The Project Gutenberg EBook of Mathilde, by Eugène Sue

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Title: Mathilde
       mémoires d'une jeune femme

Author: Eugène Sue

Release Date: August 17, 2010 [EBook #33454]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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Note sur la transcription: L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
Quelques erreurs clairement introduites par le typographe ont cependant été corrigées.

MATHILDE.

TYPOGRAPHIE LACRAMPE ET COMP.,
RUE DAMIETTE, 2


MATHILDE


MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME

PAR

EUGÈNE SÜE.

PARIS
PAULIN, ÉDITEUR, RUE RICHELIEU, 60.


1845

TABLE
Tome premier
Tome deuxième
Tome troisième
Tome quatrième
Tome cinquième

Table des chapitres.

MATHILDE.


TOME PREMIER.

INTRODUCTION.


CHAPITRE PREMIER.

LE CAFÉ LEBŒUF.

Vers la fin du mois de décembre 1838, on voyait (et l'on voit probablement encore) un modeste café appelé le café Lebœuf, situé rue Saint-Louis au Marais, en face du vieil hôtel d'Orbesson, vaste et triste demeure, mise en location, après avoir été habitée pendant plusieurs générations par une ancienne famille de robe.

Son dernier propriétaire, le président d'Orbesson, était mort peu de mois après la restauration.

Au mois d'octobre 1838, les écriteaux disparurent, et un locataire vint prendre possession de ce sombre édifice, bâtiment à deux étages entre cour et jardin. Une grande porte vermoulue flanquée de deux pavillons servant de commun s'ouvrait sur la rue.

L'hôtel d'Orbesson, quoique habité, paraissait toujours désert et abandonné.

Une herbe épaisse continuait de pousser sur le seuil de la grande porte, qui ne s'était jamais ouverte depuis l'arrivée du dernier locataire, le colonel Ulrik.

Dans les quartiers populeux ou élégants de Paris, on est à peu près à l'abri de la médisance ou de la curiosité de ses voisins. Chacun est trop occupé de ses travaux et de ses plaisirs, pour perdre un temps précieux à ces commentaires fabuleux, à cet espionnage hargneux et incessant qui fait les délices de la province.

Il n'en est pas ainsi dans certains quartiers retirés, généralement peuplés de petits rentiers ou d'anciens employés, gens éminemment oisifs et passionnés du merveilleux, toujours préoccupés de l'impérieux besoin de savoir ce qui se passe dans la rue ou chez les autres.

On doit le dire, à la louange de ces honnêtes bourgeois, si jaloux d'exercer leur imagination, ils ne sont pas très-exigeants sur l'importance des faits qu'ils aiment à poétiser à leur manière. La moindre particularité leur suffit pour étayer les plus formidables histoires, dont ils vivent heureux et satisfaits pendant plusieurs mois.

Mais si la personne qu'ils épient s'opiniâtre à ne pas même leur donner le prétexte d'une fable, si elle s'environne d'un mystère impénétrable, la curiosité des oisifs, refoulée, comprimée, ne trouvant pas d'issue, s'exalte jusqu'à la frénésie. Pour assouvir leur passion favorite, ils ne reculent alors devant aucune extrémité.

Depuis trois mois qu'il habitait le Marais, le colonel Ulrik avait réussi à exciter cette espèce de curiosité furibonde chez ses voisins, presque tous habitués du café Lebœuf, situé, ainsi que nous l'avons dit, en face de l'hôtel d'Orbesson.

Rien ne semblait plus extraordinaire que la vie du colonel: ses fenêtres étaient toujours fermées; jamais il ne sortait de chez lui, à moins que ce ne fût mystérieusement, sans doute par une petite porte du jardin qui s'ouvrait sur une ruelle déserte. Son domestique paraissait un grand homme à l'air rébarbatif.

Chaque matin, une petite porte de service recevait un panier de provisions qu'un restaurateur des environs avait été chargé de fournir, et se refermait aussitôt.

Réduits à exploiter cette seule circonstance, les curieux gagnèrent le pourvoyeur, et tâchèrent de présumer des mœurs et du caractère du colonel par l'examen des provisions qu'on lui apportait.

Malgré leur esprit inventif, les habitués du café Lebœuf ne purent asseoir aucune sérieuse hypothèse sur ces renseignements.

Le colonel semblait se nourrir d'une manière très-simple et très-sobre. Pourtant, quelques gens d'imagination laissèrent entendre qu'il pouvait bien manger crue la volaille qu'on lui apportait. On ne donna, pour le moment du moins, aucune suite à ces insinuations, qui ne parurent pas manquer de profondeur.

Dernière et importante remarque: Jamais le facteur de la poste n'avait apporté une seule lettre à l'hôtel d'Orbesson. Personne, depuis trois mois, n'avait franchi le seuil de cette demeure.

On pense que bien des ruses avaient été ourdies pour arracher quelques mots au domestique du colonel, ou pour jeter un coup d'il dans l'intérieur de l'hôtel.

Toutes ces entreprises furent vaines. Les voisins, réduits à une sorte d'observation armée, de surveillance continue, établirent le centre de leurs opérations au café Lebœuf.

A la tête des curieux étaient les deux frères Godet, célibataires, ex-employés à la loterie. Depuis l'arrivée du colonel à l'hôtel d'Orbesson, ces deux vieux garçons avaient trouvé un but ou un prétexte à leur vie, jusqu'alors assez décolorée. Acharnés à découvrir quel était le mystérieux inconnu, chaque jour ils formaient de nouveaux projets, ils tentaient de nouveaux efforts pour pénétrer l'énigme vivante qui les affolait.

Madame veuve Lebœuf, hôtesse du café, servait d'auxiliaire aux deux frères. Retranchée derrière les bocaux de cerises et les bols d'argent qui ornaient son comptoir, sans cesse elle avait ses gros yeux braqués sur les portes de l'hôtel.

Si l'on s'étonne de cette persévérance à épier dans le désert, on oublie que la vanité même de l'espionnage de nos oisifs devait servir de puissant aiguillon à leur curiosité. Chaque jour ils s'attendaient à dévoiler quelques faits importants.

Nous l'avons dit, on était à la fin du mois de décembre.

Midi venait de sonner à la pendule du café; madame Lebœuf, le nez appliqué aux vitres, partageait son attention entre la neige qui tombait à gros flocons et la porte de l'hôtel d'Orbesson.

La veuve s'étonnait de n'avoir pas encore vu les deux frères Godet, ses fidèles habitués, qui chaque matin venaient régulièrement déjeuner chez elle.

Enfin elle les vit passer devant ses fenêtres; ils entrèrent, et se débarrassèrent de leurs manteaux couverts de neige.

—Bon Dieu! monsieur Godet l'aîné, qu'avez-vous donc au front? s'écria la veuve en voyant le bandeau qui enveloppait la tête de son habitué.

M. Godet l'aîné était un gros homme chauve, au teint coloré, au ventre proéminent, à la physionomie importante et dogmatique. Il souleva un peu la bande de soie noire qui cachait son œil gauche, et répondit d'un air indigné, avec une voix de basse-taille qui eût fait honneur à un chantre de cathédrale:

—C'est de la façon de ce monstre de Robin des Bois

(Les curieux du café Lebœuf avaient ainsi ingénieusement baptisé l'habitant de l'hôtel d'Orbesson.)

—C'est de la façon de ce monstre de Robin des Bois! répéta monsieur Godet le cadet, véritable écho de son frère.

—Bon Dieu du ciel! racontez-moi donc vite comment cela vous est arrivé!—s'écria madame Lebœuf frémissant d'impatience.

—C'est bien simple, ma chère madame Lebœuf, dit l'ex-employé.—Il fallait en finir avec cet aventurier, ce vagabond, ce coureur, qui se tapit dans sa tanière comme une véritable bête farouche. (Et si je l'appelle bête farouche, je n'attaque en rien ni son honneur ni sa moralité; seulement je pose cette simple question: «S'il ne faisait pas du mal ou s'il n'en avait jamais fait, pourquoi se cacherait-il comme une véritable bête farouche?»)

Après cette triomphale parenthèse, M. Godet l'aîné écarta de nouveau le bandeau de son œil gauche.

—Au fait, pourquoi se cacherait-il?—répétèrent les habitués attentifs.

—Mais voilà bien le gouvernement,—reprit M. Godet avec amertume;—il sait traquer, trouver, arrêter des conspirateurs; mais quand il s'agit du salut, de la tranquillité de paisibles bourgeois, serviteur de tout mon cœur! il n'y a pas plus de sergents de ville ou de commissaires de police que chez les sauvages!

—Que chez les sauvages,—répéta M. Godet puîné.

—Dans les dangereuses conjonctures où nous nous trouvions, abandonné à mes propres forces, ma pauvre madame Lebœuf,—reprit M. Godet l'aîné,—qu'ai-je fait, qu'ai-je dû faire? Le voici. Je me suis dit:—Godet, tu es un honnête homme, tu as à accomplir un devoir, un grand devoir; fais ce que dois, advienne que pourra, Godet... Il y a dans ton voisinage un vagabond, un aventurier, un coureur qui, à la face de toute une rue, de tout un quartier, ose se celer effrontément, depuis des semaines, depuis des mois, sans que le gouvernement fasse rien pour mettre un terme à ce scandale public!!!

—Le fait est que c'est un scandale!—dit madame Lebœuf;—il est impossible de savoir ce que font des voisins qui ne se montrent jamais. Alors on est bien forcé d'en dire du mal!

—C'est un affreux scandale!—reprit M. Godet l'aîné:—je ne le dis pas seulement, je le prouve: il est évident, il est palpable que cet aventurier fait litière de la manière de penser de ses concitoyens, en s'obstinant a échapper à leur appréciation sévère, mais équitable. L'homme propose... Mais Dieu dispose...

Madame Lebœuf, ne saisissant pas l'à-propos de cette citation philosophique, et impatiente d'arriver à l'action, s'écria:

—C'est bien vrai... monsieur Godet; mais par quel motif avez-vous donc ce bandeau sur l'œil?

—M'y voici, ma chère dame Lebœuf. Hier j'appelai mon frère, mon digne frère; je lui dis:—Dieudonné, il faut que cet abus intolérable ait une fin; il faut, dussions-nous y laisser notre vie, il faut que nous sachions quel est cet aventurier. Je ne te le cache pas, mon frère, dis-je à Dieudonné, c'est pour moi une question de santé. Depuis trois mois que ce coureur habite ce quartier, depuis que je cherche en vain à savoir ce qu'il est, ce qu'il fait, je ne vis pas, je suis dévoré d'inquiétudes; j'ai des rêves atroces, des cauchemars abominables. Je ne pense qu'à ce mystérieux inconnu. C'est à ce point que mes fonctions physiques s'en altèrent. Oui, ma pauvre madame Lebœuf, c'est comme j'ai l'honneur de vous le confier, mes fonctions s'en altèrent. Aussi me suis-je dit: Godet, tu ne seras pas assez bourreau de toi-même pour creuser ta tombe pour le bon plaisir de cet aventurier! Ce mystère t'agite outre mesure, Godet! eh bien! dévoile ce mystère, et tu seras digne de reconquérir ton repos, que ce vagabond a méchamment troublé. Ce qui fut dit fut tait, ma chère madame Lebœuf. Hier, à la nuit tombante, j'emprunte une échelle à notre voisin le menuisier; je traverse la rue avec Dieudonné; nous entrons dans la ruelle où s'ouvre la petite porte du jardin de Robin de Bois; j'applique l'échelle à la muraille, je monte; il faisait encore assez de jour pour voir dans le jardin et dans l'intérieur de la maison.

—Eh bien?—s'écria madame Lebœuf.

—Eh bien, madame, au moment où j'avançais la tête afin de regarder par-dessus la crête du mur, un coup de fusil part...

—Dieu du ciel! un coup de fusil!—s'écria la veuve.

—Un véritable coup de fusil, madame, un véritable attentat à mon existence particulière. Mon chapeau tombe, je me sens frappé au front et à l'œil comme si j'avais reçu un millier de pointes d'épingles à bout portant, et j'entends la voix (je te reconnaîtrai entre mille), j'entends la voix du janissaire, du séide de cet aventurier, qui s'écrie avec un accent féroce et railleur: «Une autre fois, au lieu de cendrée, ce sera du gros plomb; une autre fois, au lieu de tirer au chapeau, on tirera au visage...» Voilà, ma pauvre madame Lebœuf, où nous en sommes réduits avec le gouvernement. Vous le voyez, on vient massacrer des bourgeois paisibles jusque sur la crête des murs... les plus élevés!

—Mais c'est un assassinat!—s'écrièrent les habitués.

—Ah!—le monstre d'homme!—dit madame Lebœuf.—Il faut aller chez le commissaire, monsieur Godet, il faut avoir des témoins.

—C'est justement ce que je me disais à part moi, en descendant précipitamment de mon échelle, ma chère madame Lebœuf; oui... je me disais:—Godet, il faut que tu ailles à l'instant déposer ta plainte chez le magistrat. Mais vous allez voir comment nous sommes gouvernés. Un quart d'heure après, j'entrais chez M. le commissaire au moment où on allumait sa lanterne... sa lanterne! emblème dérisoire, s'il voulait signifier la clairvoyance de ce fonctionnaire. J'apportais avec moi les pièces de conviction, mon chapeau troué et mon front tout bleu...

—Eh bien?

—Eh bien! madame Lebœuf, le commissaire m'a dit, il a eu l'impudeur de me dire que je n'avais eu que ce que je méritais, et que, sans la considération dont je jouissais dans le quartier depuis vingt-deux ans et quelques mois, il aurait été forcé de me poursuivre comme coupable d'escalade nocturne dans une maison habitée.

—Quelle horreur!—s'écria madame Lebœuf.

—Ainsi,—reprit M. Godet l'aîné avec une ironie amère et une emphase cicéronienne,—ainsi un aventurier pourra venir insolemment exciter la curiosité publique en dissimulant sa personne, et un bourgeois honnête, bien famé, sera fusillé, impunément fusillé, parce qu'il aura tenté de sortir de l'état d'angoisse, d'inquiétude, de perplexité où le plonge l'ignorance d'un mystère qui importe peut-être au salut public! Écoutez, madame Lebœuf,—ajouta M. Godet d'un ton d'oracle en se dressant de toute sa hauteur,—un grand homme l'a dit, je ne sais plus lequel, mais c'est égal, un grand homme l'a dit: La maison de tout citoyen doit être de verre. Je donne l'exemple, qu'on m'imite; ma maison est de verre, un véritable bocal: qu'on y plonge la vue, et l'on m'y verra dévoué au repos de mes concitoyens... on...

M. Godet ne put terminer sa philippique.

Un fait foudroyant lui coupa la parole.

Une très-belle voiture, largement armoriée, attelée de deux beaux chevaux, s'arrêta devant la grande porte de l'hôtel d'Orbesson.

Cette voiture était venue au pas; ses persiennes levées annonçaient qu'elle était vide; un chasseur richement galonné descendit du siége où il était assis, à côté du cocher, vêtu d'une pelisse amarante fourrée.

A peine le chasseur eut-il touché le marteau de la porte, que, pour la première fois depuis trois mois, elle s'ouvrit pour recevoir la voiture, et se referma aussitôt.

Les oisifs du café Lebœuf se regardèrent d'un air ébahi.

Ils allaient sans doute se livrer à des commentaires exorbitants, lorsque la porte se rouvrit de nouveau.

La voiture sortit rapidement; l'on put y voir, nonchalamment assis, un homme jeune encore, d'une figure très-basanée. Il portait un uniforme de hussard, blanc, à collet bleu, couvert de broderie d'or. A son cou et sur sa poitrine brillaient des croix et des plaques d'ordres étrangers.

—Ah çà, Robin des Bois est donc un grand seigneur d'un pays lointain? s'écria M. Godet l'aîné.

—Il a une assez belle figure, mais l'air bien insolent,—dit madame Lebœuf.

—Avez-vous vu ses deux crachats, l'un en or, l'autre en argent?—dit M. Godet le cadet.

—Tiens... tiens... tiens!... moi qui croyais au fond de ma pensée que, malgré son titre de colonel, l'aventurier, le coureur, le vagabond était quelque chose comme un banqueroutier retiré, ajoute M. Godet l'aîné en sifflant entre ses dents.

—Une idée, messieurs!—s'écria madame Lebœuf.—C'est peut-être un acteur! J'ai vu au Cirque-Olympique des écuyers habillés dans ce genre-là.

—Mais cette magnifique voiture,—dit M. Godet,—elle appartiendrait donc à la troupe? Et d'ailleurs on ne joue pas la comédie en plein jour.

—Mais j'y pense,—dit madame Lebœuf;—peut-être ce vilain homme qui habite avec Robin des Bois vous laissera-t-il entrer, maintenant que son maître est sorti.

—Vous avez raison, ma chère madame Lebœuf,—dit M. Godet;—vous avez raison; mais sous quel prétexte m'introduirai-je dans ce domicile?

—Vous n'avez qu'à dire que vous venez lui faire des excuses de ce qui s'est passé hier,—dit timidement Godet le puîné.

—Comment! des excuses... de ce qu'il a manqué de m'éborgner? Vous êtes fou, Dieudonné. Je vais au contraire lui déposer ma plainte de son incivilité d'hier; ce sera un moyen d'engager la conversation. Vous allez voir.

Ce disant, M. Godet sortit et frappa à la petite porte.

La sombre figure du domestique du colonel Ulrik parut au guichet.

—Que voulez-vous?—dit-il.

—C'est moi qui, hier, ai reçu...

—Vous en recevrez bien d'autres, si vous y revenez,—répondit le domestique en fermant brusquement le guichet.

M. Godet, désappointé, revint trouver ses complices. On continuait de faire, au café Lebœuf, les suppositions les plus inouïes sur le colonel Ulrik, lorsque cet intéressant sujet de conversation fut interrompu par le roulement d'une voiture qui s'arrêta devant l'hôtel d'Orbesson.

Le colonel rentrait.—Un moment après, la voiture qui l'avait amené ressortit au pas.

M. Godet la suivit; il tenta d'engager la conversation avec le cocher et le chasseur; il n'en put tirer un seul mot, soit que ces gens n'entendissent pas le français, soit qu'ils ne voulussent pas répondre au questionneur.

M. Godet et ses amis conclurent de ce silence obstiné, que le colonel était servi par des muets, ce qui augmenta infiniment la terreur qu'il inspirait.

Cette voiture lui appartenait-elle? Il fut impossible de résoudre cette question.

Le lendemain, le surlendemain, les jours suivants, les habitués du café attendirent en vain le carrosse; il ne reparut plus.

Rien ne semblait changé dans les habitudes solitaires de Robin des Bois. La curiosité des frères Godet était encore plus violemment excitée depuis qu'ils savaient que le colonel était jeune, beau, et sans doute dans une position sociale élevée.

Ou ne lui prodigua plus les épithètes de vagabond et d'aventurier, on se contenta de l'appeler Robin des Bois, ce surnom paraissant décidément très en rapport avec sa mystérieuse existence.

Une nouvelle fantaisie vint tourmenter les deux frères Godet: il s'agissait de découvrir si le colonel, qu'on n'avait jamais vu passer dans la rue, sortait de chez lui par la porte de la ruelle.

Deux polissons, placés en vedette à chaque bout du passage sous le prétexte apparent de jouer aux billes, furent secrètement chargés de remarquer si quelqu'un paraissait à la petite porte.

Durant trois jours les enfants restèrent fidèlement à leur poste, ils n'aperçurent personne.

Les frères Godet, entraînés par le démon de la curiosité, qui devait les pousser à bien d'autres entreprises téméraires, eurent la patience de s'embusquer à leur tour pendant deux journées entières à l'entrée du la ruelle pour contrôler le rapport des enfants; Ils ne virent non plus ni sortir, ni entrer personne.

La neige avait été remplacée par une forte gelée, on ne pouvait donc reconnaître aucune trace de pas dans la ruelle.

Les habitués du café Lebœuf conclurent victorieusement que si Robin des Bois ne sortait pas le jour, il devait sortir la nuit.

Afin de s'en assurer, M. Godet l'aîné eut recours à un stratagème que le dernier des Mohicans eût certainement employé pour surprendre l'empreinte des mocassins d'un guerrier tewton.

Un soir, par une nuit obscure, les deux frères étendirent devant la petite porte du jardin, et dans la largeur de la ruelle, une épaisse couche de cendre également battue, et se retirèrent enchantés de leur invention.

On ne saurait dire avec quelle inquiétude, avec quelle angoisse, le lendemain matin, au point du jour, ils coururent à la ruelle... Plus de doute... Robin des Bois sortait la nuit! Ses pas imprimés sur la cendre l'avaient trahi!

Certains de ce fait, les deux frères n'eurent plus qu'à renouveler leur expérimentation pour savoir si les promenades du colonel étaient quotidiennes, fréquentes ou rares.

Ils acquirent bientôt ainsi la conviction que le colonel sortait chaque soir, que les nuits fussent belles ou pluvieuses.

Où allait-il ainsi?

Les gens les moins curieux le seraient devenus sur ces indices.

Les habitués du café Lebœuf se réunirent en conseil extraordinaire; il fut résolu que les frères Godet, toujours intrépides, attendraient la première nuit obscure pour s'embusquer aux deux bouts de la ruelle.

Ainsi traqué, le colonel devait nécessairement passer devant l'un ou l'autre des deux curieux, qui se mettraient alors à sa piste avec les plus grandes précautions, de peur d'être surpris; Robin des Bois, à en juger par la manière dont il accueillait les escalades, ne devant pas être très jaloux d'initier les étrangers aux habitudes de sa vie mystérieuse.


CHAPITRE II.

LA LETTRE.

Le lendemain de l'expédition projetée par les deux frères, madame Lebœuf, dans son impatience, s'était levée plus tôt que de coutume; elle se promenait de son comptoir à la porte et de la porte à son comptoir avec une inquiétude inexprimable.

Les frères Godet avaient-ils réussi dans leur entreprise? avaient-ils couru quelques dangers?

A mesure que les habitués arrivaient, la curiosité générale augmentait.

L'un des oisifs, après avoir réfléchi toute la nuit et résumé les antécédents connus du colonel, avait d'abord déclaré qu'il ne pouvait être qu'un espion du haut parage.

Cette idée lumineuse fut victorieusement réfutée par un auditeur, qui fit observer que, selon toutes les apparences, Robin des Bois ne sortant jamais que la nuit, il lui devenait difficile de faire cet honnête métier.

L'opiniâtre bourgeois répondit à cette objection que le colonel n'agissait ainsi que pour écarter tout soupçon, ce qui rendait son espionnage plus dangereux encore.

Malgré l'intérêt de cette discussion, loin d'oublier les deux frères, on s'étonnait de leur longue absence; il était midi, ni l'un ni l'autre n'avaient encore paru.

Madame Lebœuf se rappela l'histoire du coup de fusil; redoutant quelque dénoûment tragique, elle allait envoyer son garçon de café savoir des nouvelles de MM. Godet, lorsqu'ils parurent.

Ils furent accueillis par un cri général de curiosité:—Hé bien? hé bien?

—Hé bien! nous en avons appris de belles,—répondit M. Godet aîné d'un air sinistre. Alors seulement on s'aperçut que les deux frères étaient pâles comme des spectres. Fallait-il attribuer cette pâleur aux fatigues de la nuit précédente ou aux ressentiments de quelque grand danger? La narration de Godet l'aîné va nous l'apprendre.

Les habitués du café se formèrent en cercle autour de lui; il commença:

—Je n'ai pas besoin de vous dire, messieurs, qu'ayant courageusement voué ma vie à la découverte du ténébreux mystère qui, j'ose l'affirmer, importe à tous les honnêtes gens, il...

Alors, ne dites pas,—fit observer sagement un auditeur.

—Comment?—répondit M. Godet.

—Sans doute,—répondit l'habitué,—vous vous écriez: Je n'ai pas besoin de vous dire!... et puis vous dites tout de même... Alors...

—C'est bon, mais c'est bon,—cria-t-on tout d'une voix.—Vous ne dites que des sottises, monsieur Dumont; continuez donc, monsieur Godet, continuez, nous vous écoutons de toutes nos forces.

—Hier, donc,—reprit M. Godet,—à la nuit tombante, moi et Dieudonné, nous nous embusquâmes aux deux issues de la ruelle, bien décidés à pénétrer ce susdit ténébreux mystère. L'horloge de la paroisse sonna sept heures..., rien; huit heures... rien; neuf heures... rien; dix heures... rien; onze heures... rien.

—Quel dévouement! attendre si longtemps par le froid!—s'écria l'auditoire.

—Comme vous auriez eu besoin d'un bon bol de vin chaud!—soupira madame Lebœuf.

—Je ne m'étonnai pas!—reprit M. Godet d'un ton doctoral.—Non, eh bien, moi, messieurs, je ne m'étonnai pas de ce retard; je m'y attendais. Je m'étais dit: Godet, si quelque chose doit se passer, je dois te prévenir que cela se passera à minuit; c'est ordinairement l'heure criminelle de certaines entreprises... que... Mais n'anticipons pas. Minuit venait donc à peine de sonner, lorsque j'entends distinctement cric, crac, et on ouvre la serrure de la petite porte.

—Ah! enfin!...—dit l'auditoire.

—Comme le cœur a dû vous battre, monsieur Godet!...—reprit la limonadière.—Je me serais trouvée mal, moi.

—La nature m'ayant donné la faculté du courage, que tout Français porte en soi, ma chère madame Lebœuf, je croisai bien ma redingote, et je me préparai à suivre notre homme; seulement je sentis une légère sueur froide qui me monta au front, ce que j'attribuai à l'effet de la température extérieure. J'entendis Robin des Bois... ou plutôt non. Il n'est plus même digne de ce surnom; il doit en porter un, cette fois bien mérité et cent fois plus terrible. Mais n'anticipons pas... J'entendis donc Robin des Bois venir de mon côté; il avait un pas singulier, effrayant, un pas que j'oserais presque appeler bourrelé de remords. Je suspends ma respiration; je m'efface le long de la muraille: il faisait si noir qu'il ne me voit pas. Il passe, et je commence à m'attacher à ses pas avec la ténacité du chien qui poursuit sa proie, si j'ose m'exprimer ainsi. Dieudonné, qui l'avait entendu se diriger de mon côté, accourt, et nous suivons notre homme ou plutôt notre... Mais n'anticipons pas... Nous marchons, nous marchons, nous marchons... Dieu! fallait-il qu'il fût bourrelé, ce malheureux-là! pour ne pas s'apercevoir que nous étions sur ses talons!

—C'est à faire dresser les cheveux sur la tête,—dit la veuve,—quand je pense qu'il pouvait vous apercevoir!

—Dans ce cas-là, madame, j'avais une réponse toute prête, une réponse que j'avais soigneusement élaborée dans la prévision d'un conflit.

—Cette réponse?

—Cette réponse était bien simple: la rue est à tout le monde,—répondit M. Godet d'un air héroïque.

—Comment était-il vêtu?—demanda madame Lebœuf.

—Il me parut vêtu d'un manteau noir et d'un grand chapeau. Enfin, après des détours sans nombre, nous arrivons... devinez où? Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille, je vous le donne en dix mille...

—Nous jetons notre langue aux chiens,—s'écrièrent comme un seul homme les habitués du café.

—Monsieur Godet, ayez pitié de nous!—dit madame Lebœuf.

Le rentier, après avoir joui un moment de l'impatience générale, dit enfin d'un ton sépulcral:—Nous arrivons... Ah! messieurs...

—Mais dites donc!

—Nous arrivons au cimetière du Père-Lachaise.

—Au cimetière du Père-Lachaise!!!—répéta l'assemblée avec un accent d'horreur et d'effroi.

Madame Lebœuf fut si troublée, qu'elle se versa un verre de rhum pour se remettre de son émotion.

—Eh! que pouvait-il aller faire au cimetière à cette heure? Dieu du ciel!—s'écria la veuve après avoir bu.

—Vous allez le voir, messieurs, vous n'allez que trop le voir. Nous arrivons à la porte du cimetière. Elle était fermée, bien entendu, ainsi que cela se doit dans le champ du repos, pour que rien n'y trouble la paix de la tombe de chacun. Alors notre homme, c'est-à-dire l'homme, car je repousse toute complicité, toute communauté avec un pareil monstre, l'homme, sans doute armé d'une fausse clef, d'un rossignol, d'un monseigneur ou autre hideux instrument analogue à ses pareils, l'homme, dis-je, ouvre la porte et la referme après lui.

—Alors qu'avez-vous fait?—demanda madame Lebœuf.

—Moi et Dieudonné, nous avons eu le courage d'attendre cet abominable sacrilége jusqu'à quatre heures du matin... pendant ce temps-là nul doute qu'il n'ait employé son temps à des profanations abominables, à l'imitation de ce fameux mélodrame appelé le Vampire.

—Un Vampire!—s'écria madame Lebœuf.

—Est-ce que vous croyez qu'il y a encore des vampires? Comment! le voisin d'en face serait un vampire? un vampire! ah!... quelles horribles délices!

—Dieu merci, ma chère madame Lebœuf, je ne suis pas assez superstitieux pour croire aux vampires exagérés que le mélodrame nous montre; mais je crois qu'on ne s'introduit pas la nuit dans des cimetières sans des motifs qui n'ont rien d'humain ni de naturel; ce qui m'engage, en attendant mieux, à nommer Robin des Bois le Vampire. Et à ce propos j'éprouve le besoin de déclarer hautement que celui qui ne respecte pas l'abri des tombeaux finit tôt ou tard par y descendre, car la Providence atteint toujours le coupable,—ajouta philosophiquement M. Godet.

—Mais c'est tout simple, puisqu'on meurt tôt ou tard,—dit à demi-voix, l'impitoyable critique de M. Godet.

Ce dernier lui lança un regard courroucé, et termina en ces termes:

—Lorsque l'homme que je ne crains pas d'appeler un vampire quitta le cimetière du Père-Lachaise, nous nous remîmes à le suivre, d'abord parce que c'était notre route, et ensuite parce que, dans le cas d'une mauvaise rencontre, il vaut mieux être trois que deux. Enfin, le Vampire revint d'où il était parti et rentra par la ruelle dans ce que j'ose appeler à peine son domicile... et d'où il repartira sans doute cette nuit pour continuer son tissu d'horreurs ténébreuses.

La narration de M. Godet ne satisfit pas complétement ses auditeurs.

Cette visite au cimetière, jointe à la brillante apparition du colonel dans une magnifique voiture, servit de nouveau texte aux inépuisables commentaires des habitués du café Lebœuf, et irrita davantage encore la curiosité générale.

A l'exception de la veuve, personne, il est vrai, ne croyait positivement aux vampires; mais la conduite étrange du colonel n'en prêtait pas moins aux plus bizarres interprétations.

Au moment où la discussion était dans toute sa force, un facteur entra et remit une lettre à madame Lebœuf; celle-ci, vu le froid rigoureux, daigna lui verser un verre d'eau-de-vie en matière de gratification.

Cette bonne action eut immédiatement sa récompense.

Le facteur, tirant de sa botte une assez grande enveloppe scellée d'un large cachet noir, dit à la veuve:

—Le voisin d'en face n'est pas une bonne pratique, car depuis trois mois je ne lui ai jamais porté une lettre; mais en voici une qui en vaut bien plusieurs! Eh! eh! il paraît qu'il aime mieux les gros morceaux que les petites bouchées, le colonel Ulrik,—ajouta le facteur d'un air capable.

—Messieurs! messieurs! une lettre pour le Vampire!—s'écria madame Lebœuf en saisissant l'enveloppe et en l'élevant au-dessus de sa tête d'un air triomphant.

Les habitués accoururent et entourèrent le comptoir.

—Madame! madame!—s'écria le facteur; et craignant un abus de confiance, il étendait la main pour reprendre sa lettre.

—Soyez tranquille, mon garçon; nous ne lui ferons pas de mal, à cette enveloppe! Laissez-nous seulement jeter un coup d'œil sur l'adresse.

—Un simple coup d'œil,—ajouta M. Godet. Et, saisissant la lettre dans ses mains tremblantes d'émotion, il la déposa précieusement sur le marbre du comptoir.

—Encore un verre d'eau-de-vie, mon garçon,—dit la veuve au facteur.—Qu'importe que vous remettiez cette lettre cinq minutes plus tard à son adresse!

Le facteur but son second verre d'eau-de-vie sans quitter sa lettre des yeux.

—Voyons, voyons,—dit la veuve,—quelle est l'adresse...—Elle lut:—M. le colonel Ulrik, 38, rue Saint-Louis, Paris.

—Et le cachet, des armes?

—Non, une losange pointillée.

—Et le timbre?—demanda un autre curieux.

—De Paris, levée de midi, et un franc de port, vu son poids,—répondit le facteur.—Allons, maintenant, madame Lebœuf, vous l'avez assez vue, cette lettre, j'espère.

—Un moment, mon garçon, vous avez le nez bien rouge; buvez donc encore un verre d'eau-de-vie. Il fait un froid terrible aujourd'hui.

—Merci! merci! madame Lebœuf,—dit le facteur.—Vite! vite! ma lettre!

H. Godet et les habitués considéraient cette enveloppe avec une avidité presque farouche; ils examinaient attentivement son papier épais, bleuâtre, glacé, son écriture fine et déliée.

Tout à coup la veuve appuya son nez camard sur la lettre, et s'écria:—Oh! ça sent le musc, quelle horreur d'odeur!

Nous devons à la vérité de déclarer que cette enveloppe sentait extrêmement le vétiver; mais pour certaines gens tout parfum est musc, et le musc est, par tradition, une abominable odeur.

Tous les nez des habitués du café Lebœuf se posèrent alternativement sur le paquet.

Il n'y eut qu'un cri:—Ça sent le musc!

—C'est une lettre de femme!—s'écria M. Godet d'un air inspiré,—et d'une femme qui porte des odeurs.

—Pouah!—fit la veuve Lebœuf avec une moue suprêmement dédaigneuse.

—Et qui, par là-dessus, n'affranchit pas une lettre de cette conséquence! une lettre d'un franc de port!—dit un autre habitué.

—C'est-à-dire que ça ne peut être qu'une pas grand'chose, qu'un rien du tout,—reprit madame Lebœuf en haussant les épaules.—Une créature qui porte des odeurs, et qui n'a pas seulement de quoi affranchir ses lettres!

—Attendez donc, attendez donc,—dit M. Godet en réfléchissant;—cette petite écriture fine et couchée... le numéro avant la rue.. oui! oui!... plus de doute, cette lettre est d'une Anglaise!

Que pouvait avoir de commun une femme qui portait des odeurs, une Anglaise, avec un beau colonel étranger, qui ne sortait jamais le jour, et qui allait dans les cimetières pendant la nuit?

Tel fut le résumé des questions que se posèrent les habitués.

Penchés autour de l'enveloppe, leurs yeux flamboyaient de convoitise.

Certes, on peut affirmer, sans trop méjuger de l'espèce humaine, que, s'il avait dépendu des curieux du café Lebœuf de pouvoir immédiatement noyer d'un seul vœu le malheureux facteur pour posséder cette précieuse lettre, le messager à collet rouge eût couru de grands dangers.

La veuve n'y tint pas, elle eut l'audace de soulever un coin de l'enveloppe afin de tâcher d'apercevoir quelque chose de son contenu.

Le facteur s'élança sur sa lettre en s'écriant qu'il y allait de sa place et de la prison pour un tel abus de confiance.

La veuve, emportée hors de toute limite par le démon de la curiosité, tint bon; l'enveloppe allait se déchirer dans cette lutte, lorsqu'un des habitués s'écria:—Messieurs! messieurs! en voici bien d'une autre! une femme! une femme qui a l'air de chercher le numéro de la tanière du Vampire!...

Ces mots eurent un effet magique.

La veuve abandonna la lettre déjà froissée, et colla son gros visage à ses carreaux marbrés par la gelée. Le facteur sortit en toute hâte, très-satisfait d'avoir échappé à ce guet-apens.

Madame Lebœuf gratta légèrement avec son ongle la vapeur glacée qui s'était formée à l'une des vitres, se ménagea une percée de vue et regarda attentivement dans la rue.

—Messieurs, ne nous montrons pas,—dit M. Godet,—nous effaroucherions cette femme; imitons cette chère madame Lebœuf, mettons-nous chacun à notre trou, et motus.

Une fois aux aguets, les curieux furent amplement dédommagés de leur longue attente de trois mois; les événements semblaient ce jour-là s'accumuler.

Le facteur frappa, remit sa lettre au domestique du colonel, qui examina l'enveloppe d'un air soupçonneux, et parut irrité.

A peine le facteur avait-il disparu, que la femme déjà signalée par les oisifs s'approcha de la grande porte de l'hôtel; n'y trouvant pas de marteau, elle se dirigea vers la petite porte du pavillon de gauche.

Cette femme, assez âgée, semblait émue, agitée; elle portait un chapeau noir et un manteau brun, sous lequel elle semblait cacher quelque chose.

Après avoir sonné à la petite porte, au lieu d'attendre qu'on vînt lui ouvrir, elle marcha de long en large, sans doute afin d'être moins remarquée.

Le domestique du colonel parut, la femme âgée lui dit quelques mots à la hâte, lui donna un petit coffret d'écaille, incrusté d'or, et disparut après avoir fait un signe d'intelligence à une personne que les oisifs du café Lebœuf ne pouvaient encore apercevoir.

Le domestique regarda un moment le coffret d'un air surpris, et referma sa porte.

M. Godet, la veuve et leurs complices en espionnage ne respiraient pas derrière leurs carreaux; ils attendaient avec une indicible impatience la femme invisible.

Elle leur apparut enfin.

C'était une jeune femme âgée de vingt-cinq ans environ. Sa mise était fort simple: un petit chapeau de velours noir, une redingote de gros de Naples carmélite très-foncé, et un grand châle de cachemire noir qui tombait jusqu'aux volants de sa robe; elle cachait ses mains dans un manchon de martre qui laissait apercevoir le coin d'un mouchoir richement garni de valenciennes. Enfin, les plus jolis petits pieds du monde semblaient frissonner de froid dans leurs bottines de satin noir.

Ce qui frappait d'abord dans la figure de cette jeune femme, d'une beauté remarquable, c'était le contraste de ses cheveux, du plus beau blond cendré, avec ses grands yeux noirs et ses sourcils de même couleur, hardiment accusés.

De longues et épaisses boucles de cheveux, pressés par la passe de son chapeau, cachaient à demi ses joues; malgré le froid qui aurait dû aviver son teint, cette jeune femme était très-pâle: ses traits paraissaient bouleversés par la frayeur.

Deux fois elle leva au ciel ses yeux humides de larmes; et lorsqu'elle rejoignit la personne qui l'attendait, ses lèvres, contractées par un douloureux sourire, laissèrent voir des dents du plus bel émail.

En passant devant madame Lebœuf elle hâta le pas.

M. Godet n'y tint plus, il entr'ouvrit la porte, et vit les deux femmes regagner un petit fiacre bleu à stores rouges qu'elles avaient laissé au coin de la rue Saint-Louis.

Elles montèrent en voiture et partirent en gardant les stores baissés.

—J'espère... j'espère que voilà du nouveau!—dit M. Godet en se croisant les bras et en secouant la tête d'un air triomphant.

Et les habitués de récapituler les événements qui s'accumulaient depuis le matin...

—Une lettre qui sent le musc.

—Une vieille femme qui apporte un coffret d'écaille incrusté d'or, d'un air effaré.

—Et enfin une jeune femme qui pleurniche en passant devant la porte du Robin des Bois, du Vampire,—ajouta la veuve Lebœuf.

—Saperlotte! la jolie créature!—dit M. Godet.

—Ça... une belle femme... ça n'a pas plus de prestance que rien du tout,—dit madame Lebœuf en se rengorgeant.

—Je parie que c'est la femme qui porte des odeurs et qui n'affranchit pas ses lettres! s'écria M. Godet après quelques minutes de réflexion.

—L'Anglaise? Mais vous n'avez donc pas vu comme elle était habillée, monsieur Godet?—reprit la veuve en haussant les épaules avec un air de supériorité écrasante.—Ça une Anglaise! mais il n'y a rien de plus facile à reconnaître qu'une Anglaise. Il n'y a qu'à voir la manière dont elle s'habille. C'est bien simple: en toute saison un bibi en paille, un spencer rose, une jupe écossaise, des brodequins vert clair ou jaune citron; avec cela presque toujours les cheveux rouges: témoin les Anglaises pour rire, aux Variétés. C'est une pièce qui ne date pas d'hier, et qui a de l'autorité, puisque ça se joue en public. Encore une fois, depuis que le monde est monde, les Anglaises, les vraies Anglaises n'ont jamais été autrement habillées.

Malheureusement; l'arrivée de deux individus qui entrèrent brusquement dans le café interrompit les observations et les enseignements de madame Lebœuf sur la monographie des Anglaises.

Les habitués contemplèrent avec un redoublement de curiosité ces deux nouveaux personnages, évidemment aussi étrangers au quartier du Marais, que l'était la jeune et charmante femme dont nous avons tout à l'heure esquissé le portrait.


CHAPITRE III.

LES RECHERCHES.

Les deux inconnus étaient jeunes et vêtus avec élégance.

Quoiqu'il fît très-froid, ni l'un ni l'autre n'étaient défigurés par ces abominables sacs, si mal imités du north-west des marins anglais, et appelés paletots par les tailleurs français.

Le plus jeune de ces deux hommes, blond, mince, d'une charmante tournure, portait par-dessus ses vêtements une redingote de drap blanchâtre, ouatée, à longue et large taille. Le gros nœud de sa cravate de satin noir était fixé par une petite épingle de turquoise; son pantalon, presque juste et d'un bleu très-clair, s'échancrait avec grâce sur ses bottes glacées d'un brillant vernis.

L'autre inconnu, brun, un peu plus âgé, avait aussi les dehors d'un homme du monde; il portait un surtout couleur de bronze, doublé au collet et au revers de velours de même nuance mais écrasé. Son pantalon, gris clair, laissait voir un fort joli pied chaussé d'un soulier à bottine de casimir noir; une cravate de fantaisie, d'un rouge brique, à larges raies blanches, assortissait à merveille son teint et ses cheveux bruns.

Nous insistons sur ces puérils détails, parce qu'ils expliquent la curiosité avide et pour ainsi dire sauvage avec laquelle ces deux hommes furent examinés par les habitués du café Lebœuf.

Le plus jeune des deux inconnus, blond et d'une figure remplie de distinction, semblait en proie à une vive émotion.

En entrant il ôta son chapeau, s'assit presque avec accablement devant une table, et appuya sa tête dans ses deux mains, parfaitement bien gantées de peau de Suède.

—Que diable!—lui dit son ami (que nous appellerons Alfred)—que diable! Gaston, calmez-vous; vous vous serez trompé, vous dis-je... ce n'était sûrement pas elle.

—Ce n'était pas elle?—reprit Gaston en relevant vivement la tête et en souriant avec amertume.—Ce n'était pas elle? Comment! quand, au bal masqué, je la reconnaîtrais entre mille femmes rien qu'à sa démarche, rien qu'à ce je ne sais quoi qui n'appartient qu'à elle, vous voulez que je me sois trompé? Allons donc, Alfred, vous me prenez pour un enfant; je l'ai vue quitter sa voiture et monter en fiacre, vous dis-je, un petit fiacre bleu à stores rouges; elle était avec sa maudite madame Blondeau, qui portait le coffret.

A ces mots, prononcés assez haut par le jeune homme, les habitués du café Lebœuf ne purent retenir un mouvement de joie.

M. Godet dit à vois basse à ses complices...

—Entendez-vous? entendez-vous?... le coffret!... C'est sans doute celui que la vieille femme a apporté tout à l'heure au domestique du Vampire. Bravo! Cela se complique, cela devient fort intéressant. Écoutons. Donnez-moi un journal; je vais me glisser adroitement près de ces deux messieurs, qui m'ont l'air de gaillards de la plus haute volée.

En disant ces mots, il s'approcha de la table où causaient ces deux jeunes gens.

Ceux-ci s'apercevant qu'on les regardait avec attention, contrariés du voisinage de M. Godet, reprirent leur conversation en anglais, au grand désappointement des curieux.

—Mais quel était ce coffret?—dit Alfred.

—Un coffret qu'elle m'avait donné, et que mon valet de chambre a été assez sot pour remettre à cette madame Blondeau, croyant qu'elle venait de ma part... Ce matin, en rentrant chez moi, Pierre m'apprend cette belle équipée; dans mon étonnement je cours chez elle, elle était sortie... Je vous rencontre au pont Royal, devant le pavillon de Flore: pendant que nous causions, je la vois aussi clairement que je vous vois, de l'autre côté du pont, monter en fiacre bleu, avec madame Blondeau.

—Le fiacre part, reprit Alfred;—nous n'avons que le temps de traverser le pont, pendant que vous observez la direction de la citadine: je cours rue du Bac chercher un cabriolet de régie; je l'amène, nous y montons et nous suivons le petit fiacre jusqu'à l'entrée de la rue du Temple. Depuis une heure, nous battons toutes les rues pour le retrouver; impossible... Mais, encore une fois, que voulez-vous qu'elle vienne faire au Marais, dans cette solitude? Elle n'y connaît pas une âme, m'avez-vous dit... Allons, vous vous serez trompé, vous dis-je...—Eh bien! non, non, soit,—reprit Alfred à un nouveau mouvement d'impatience de son ami;—soit, c'est bien elle que vous avez vue; mais alors, entre nous, je ne conçois plus rien à votre dépit, à votre inquiétude. Vous me disiez encore hier que vous vouliez rompre cette liaison, que votre mariage...

—Eh! sans doute oui, je voulais rompre: depuis deux mois je travaille sourdement à cette rupture; mais j'avais mille raisons pour la ménager, et il m'est odieux d'être prévenu. Ce coffret renfermait ses lettres, je suis au désespoir d'en être dessaisi. Jamais je ne rends les lettres, c'est un système: on ne sait pas ce qui peut arriver.

—Mais comment alors Pierre a-t-il remis ce coffre?

—Eh! cette infernale Blondeau est venue, mon Dieu! le lui demander de ma part, disant que j'étais chez sa maîtresse. Pierre a cent fois vu Blondeau venir m'apporter des lettres ou faire des commissions de confiance, il ne s'est méfié de rien, il l'a crue.

Elle savait donc que ses lettres étaient dans ce coffret?

—Sans doute, elle me l'avait donné pour les y enfermer; j'en avais la clef et le secret: il était dans un meuble de ma chambre à coucher, que je ne ferme pas... car j'ai toute confiance en Pierre.

—Mais, mon cher Gaston, j'y songe, il y a là dedans quelque chose d'inexplicable; au lieu d'emporter ce coffret je ne sais où, pourquoi ne l'a-t-elle pas tout bonnement gardé chez elle?

Elle ne l'aurait pas osé.

Elle ne l'aurait pas osé!... Ce n'est pas, j'espère, la jalousie de son mari qui pouvait l'effrayer,—dit Alfred en souriant malgré lui.

—Je ne puis vous en dire davantage.—reprit Gaston d'un air très-embarrassé et en rougissant beaucoup; mais elle a des raisons pour croire ce coffret beaucoup plus en sûreté partout ailleurs que chez elle.

Alfred regarda Gaston avec étonnement. C'est différent,—dit-il;—alors je vous crois. Mais, au pis-aller, ce ne sont que des lettres rendues involontairement, et je ne vois pas...

—Non, ce n'est pas tout! Sachez donc que sur ses lettres il y avait des notes de moi et d'une autre femme sur cet amour... Eh! mon Dieu, oui! un défi, une exagération de rouerie, je ne sais quelle fanfaronnade de régence du plus mauvais goût où je me suis laissé malheureusement entraîner, et que je maudis maintenant. Car si elle le veut, et j'avoue que j'ai assez mal agi avec elle pour qu'elle le veuille, elle peut me faire un mal horrible. Je connais son esprit, sa volonté, vous savez son influence dans le monde... Ah! tenez... tenez, Alfred, avec mes prétentions de finesse, j'ai agi comme un écolier, comme un sot; je suis maintenant à sa merci!

—Allons, allons, mon cher Gaston. C'est bien assez d'attendre les remords sans aller au-devant d'eux, pas d'exagérations. Vous avez eu des torts... envers elle, dites-vous. Mais la question n'est pas là; il s'agit de savoir si ces torts peuvent vous nuire: eh bien! je ne le crois pas. On la dit généreuse et fière; autrefois, vous-même ne tarissiez pas sur les qualités de son cœur; vous la souteniez incapable d'une perfidie, d'une noirceur.

—Eh, vous savez comme moi que ce sont justement ces caractères-là qui quelquefois souffrent, s'irritent, se vengent le plus cruellement des perfidies... jamais je n'ai eu à me plaindre d'elle, et pourtant je lui ai donné bien des motifs de jalousie; mais c'est un de ces caractères entiers qui dévorent leurs larmes et qui vous accueillent toujours avec un front serein. Ça en est souvent blessant pour l'amour-propre! A part cela, encore une fois, je n'ai rien à lui reprocher. Si vous n'étiez pas venu me proposer ce mariage qui fera monter ma fortune à plus de cinquante mille écus de rente, sans les espérances, j'aurais pardieu conservé cette liaison, si ce n'est comme un bien vif plaisir, du moins comme une habitude agréable; et puis, il n'y avait rien de gênant dans nos relations, ça m'était commode... et après tout, on sait ce qu'on quitte et l'on ne sait pas ce qu'on prend.

—Tout cela, mon cher Gaston, est raisonné à merveille, c'est du triple bouquet d'égoïsme; toute votre conduite s'est jusqu'ici ressentie de cet adorable parfum de personnalité. Ne vous laissez donc pas égarer par de vaines terreurs. Vous vouliez rompre? eh bien, l'enlèvement de cette cassette est un flagrant motif de rupture. Quant aux notes, comme vous appelez ça, quant aux notes qu'elle y trouvera, une femme dans sa position, une femme qui se respecte autant qu'elle, ne risque pas une vengeance qui peut la perdre ou la faire passer pour avoir été sacrifiée à... ma foi, je ne vous demande pas à qui... peu m'importe... Encore une fois, mon cher Gaston, croyez-moi donc... tout ceci est pour le mieux. Eh! mon Dieu!—s'écria-t-il après un moment de silence et frappé d'une idée subite,—elle s'est peut-être tout bonnement fait conduire au bord de la rivière pour y jeter ce coffret.

—Mais vous êtes fou, Alfred! Elle aurait brûlé les lettres chez elle et tout eût été dit... Encore une fois, elle les garde, c'est pour en faire un méchant usage.

—Un méchant usage!—dit Alfred en haussant les épaules avec impatience.—Que prouvent ces lettres, après tout?... que vous avez mal agi avec elle, que vous l'avez sacrifiée? Eh! qui diable prend jamais le parti d'une femme sacrifiée? Accablez une femme du monde des plus odieux procédés, traitez-la publiquement avec la plus atroce cruauté, ses amis intimes crieront partout que la malheureuse n'a que ce qu'elle méritait, et les hommes envieront votre brutale insolence sans oser vous imiter, comme les petits voleurs envient les assassins!

—Je vous dis que vous ne la connaissez pas,—reprit Gaston.

Voyant la pâleur et l'agitation de son ami, Alfred lui dit cette fois en français:—Allons, Gaston, remettez-vous; nous étions entrés dans cet abominable cabaret pour nous reposer un moment et pour boire un verre d'eau.

—Vous avez raison,—reprit Alfred en regardant autour de lui:—mais tout ici a l'air si malpropre, que nous ne pourrons peut-être pas seulement avoir un verre d'eau supportable.

Ces inconvenantes paroles augmentèrent la colère de madame Lebœuf et celle de ses habitués, furieux de n'avoir pas pu prendre part à la conversation des deux jeunes gens, depuis que ceux-ci avaient parlé anglais.

—Madame, un verre d'eau sucrée, je vous prie, dit Gaston à la veuve.

Celle-ci, sans répondre, agita majestueusement une sonnette cassée, en criant d'une voix glapissante:

—Boitard! Boitard! un verre d'eau sucrée!

—Quelle affreuse odeur de poêle!—dit Gaston en appuyant son front;—j'ai la tête en feu.

—Il se joint à cela,—reprit Alfred avec dégoût,—je ne sais quelle senteur de moisi et de vieux rentier qui fait que décidément ça empeste...

—Mais, madame, j'avais demandé un verre d'eau!—dit Gaston avec impatience.

—Mais, monsieur, il me semble que j'ai sonné Boitard assez fort,—répondit aigrement la veuve en agitant de nouveau sa sonnette.

—Au fait, c'est vrai, Gaston, madame a sonné Boitard,—dit Alfred avec beaucoup de sérieux; ayez un peu de patience. Mais comme je me défie de la présence de Boitard, par précaution je vais allumer un cigare.

Alfred tira un cigare d'un cigarero de paille de Lima, prit une allumette chimique dans une petite boîte d'argent damasquinée, et commença à fumer.

Les habitués du café se regardèrent avec stupéfaction, ne sachant comment qualifier cette audacieuse innovation.

Quelques-uns toussèrent, d'autres poussèrent quelques hum! hum! énergiques. Nul doute que, sans l'intérêt de curiosité qu'inspiraient ces jeunes gens, par le rôle qu'ils semblaient jouer dans l'aventure du coffret remis au domestique du Vampire, nul doute que la veuve et ses partisans n'eussent vivement protesté contre ces manières de tabagie.

A ce moment parut Boitard, garçon joufflu, aux bras nus, et pour qui toute saison était canicule.

Il portait sur un plateau écaillé une carafe, un verre de deux pouces d'épaisseur, et cinq morceaux de sucre dans une soucoupe fêlée.

Pendant que Gaston semblait livré à de profondes réflexions, Alfred, les deux mains dans ses poches, regardait le verre d'eau avec une défiance mêlée de dégoût; tout à coup il s'écria:

—Mais, Boitard, mon cher, il y a une araignée dans votre carafe. C'est plus que nous n'avons demandé. Nous sommes pressés. Nous voudrions un simple verre d'eau sans araignée, si c'est possible.

Boitard passa une grosse main rouge dans ses cheveux, se gratta la tête, regarda attentivement dans la carafe, et reconnut en effet la présence réelle d'une araignée.

Au lieu d'être accablé par cette abominable découverte, il haussa les épaules en se tournant à demi du côté de la veuve et des habitués.

Ce mouvement semblait dire: «En vérité, ce monsieur fait bien le dégoûté avec son araignée!»

A quoi la veuve et les habitués répondirent par une autre pantomime signifiant à peu près: «Ah! mon Dieu! ne nous en parlez pas, Boitard; cela fait pitié!»

Alors Boitard, haussant de nouveau les épaules, prit la carafe d'une main, enfonça à plusieurs reprises son gros vilain doigt dans le goulot, et commença une pêche d'un nouveau genre.

Cette pêche fut couronnée d'un plein succès. Boitard retira l'araignée, la prit délicatement entre le pouce et l'index, l'écrasa sous son pied, remit, avec un imperturbable sang-froid, la carafe sur la table, et dit à Alfred, comme s'il lui eût reproché un caprice d'enfant gâté:—Eh bien, monsieur, j'espère que vous ne me direz plus qu'il y a des araignées dans l'eau, maintenant!

Alfred avait contemplé la manœuvre de Boitard avec une admiration profonde. Ces derniers mots lui parurent sublimes.

Il lui mit cent sous dans la main et lui dit:—Ceci est pour vous, Boitard; toute perfection a son prix, et, dans votre spécialité, vous êtes, mon cher, magnifiquement malpropre.

Boitard regardait tour à tour Alfred, l'argent, la veuve et les habitués, d'un air stupide.

Gaston, toujours resté rêveur, dit à demi-voix, en se parlant à lui-même;—Que faire?... que faire?... Où est à cette heure ce coffret?—Et il avança machinalement la main vers la carafe.

—Du diable! si vous touchez à cela, Gaston,—dit Alfred.

Et il raconta à son ami la pêche à l'araignée.

Gaston repoussa le plateau avec horreur, et s'écria avec impatience:

—Allons, il est impossible de boire un verre d'eau: j'ai la tête brûlante, j'ai la gorge en feu... Venez, Alfred; tâchons de trouver quelque endroit un peu moins répugnant.

Ces mots mirent le comble à la colère de la veuve.

Elle s'écria d'un air indigné en s'adressant à Alfred:

—D'abord, monsieur, on ne fume pas ici comme dans un estaminet, entendez-vous? Et puis, je suis bien aise de vous dire, malgré votre air ricaneur, que, si vous ne buvez pas ce qu'on vous sert ici, vous ne devez pas chercher à en dégoûter les autres.

Alfred répondit avec un sérieux imperturbable:

—Croyez, ma chère madame, que je n'ai pas abusé de mon influence sur monsieur. Je vous déclare que, lorsqu'il est abandonné à ses propres penchants, il ne mange jamais d'araignée.

—Venez, cette femme est folle,—dit Gaston en jetant un louis sur le comptoir.

La veuve repoussa fièrement la pièce d'or, en s'écriant que, dans son établissement, on ne payait que ce que l'on avait consumé.

—J'ai donné à ce drôle pour son araignée,—dit Alfred à Gaston.

Celui-ci reprit son louis, et les deux jeunes gens sortirent.

A peine avaient-ils fermé la porte du café, que M. Godet les suivit nu-tête, malgré le froid.

—Votre chapeau, M. Godet!—s'écria la veuve, qui devina les intentions de son habitué.

—Mon chapeau!—dit M. Godet,—il n'en est pas besoin; je vais à l'instant vous les ramener ici pieds et poings liés, et doux comme des moutons, ces beaux godelureaux.

En deux enjambées il rejoignit les jeunes gens, et toucha légèrement la manche d'Alfred, qui lui inspirait plus de confiance.

—Que voulez-vous, monsieur?—dit ce dernier, étonné de la grotesque figure de l'habitué.

—Je veux, monsieur, vous rendre un immense service si j'en étais capable, ainsi que cela se doit faire entre bons citoyens; je vous propose de nous liguer contre l'ennemi commun. Or, dans ce moment, notre ennemi commun c'est le Robin des Bois, en d'autres termes le Vampire.

Alfred et Gaston regardèrent M. Godet sans comprendre un mot à son étrange langage.

Gaston finit par dire à Alfred:—Venez, mon ami; ne voyez-vous pas que ces gens-là sont fous?

—C'est que celui-ci a l'air bien bête pour un fou,—dit Alfred.

M. Godet, craignant de voir sa proie lui échapper, ne releva pas le propos, et ajouta très-vite, d'un air mystérieux:

—Je sais tout, vous cherchez une jeune dame qui était dans un petit fiacre bleu à stores rouges avec une femme plus âgée. Chapeau noir, manteau puce, cheveux gris, voilà le signalement de la vieille; cheveux blonds, sourcils et yeux noirs, voilà le signalement de la jeune.

—Ce sont elles!—s'écria Gaston; puis, reprenant son sang-froid, il dit à M. Godet, qui triomphait d'une joie maligne:

—En effet, monsieur, j'aurais intérêt à savoir quelle direction ont prise les personnes dont vous parlez.

—Et surtout à savoir où elles ont porté la petite cassette d'écaille incrustée d'or, n'est-ce pas, monsieur?—reprit M. Godet.

—Comment êtes-vous instruit de cela?—reprit Gaston de plus en plus étonné.

—Tout ce que je puis vous affirmer sur l'honneur, c'est que la vieille femme en question a remis, il y a une heure, devant moi, le coffret au domestique du Vampire, dit M. Godet.

Cette nouvelle était tellement inattendue, si surprenante, que les deux jeunes gens ne la pouvaient croire.

Mille sentiments contraires, l'inquiétude, la colère, la jalousie, la vengeance, la curiosité, se heurtèrent dans l'esprit de Gaston.

—Monsieur,—s'écria-t-il en pâlissant,—il faut que vous me disiez à l'instant quelle est la personne que vous avez surnommée le Vampire, et quelle est sa demeure.

—Peste! vous n'êtes pas dégoûté, mon cher ami,—pensa M. Godet, qui n'était pas disposé à abandonner sitôt ses victimes. Il reprit, en montrant son crâne chauve:—Je vous ferai observer, messieurs, qu'à mon âge je ne suis plus dans mon printemps. Si vous vouliez rentrer au café Lebœuf, nous y causerions sans y geler.

—Soit, monsieur,—dit Gaston en reprenant avec impatience le chemin du café de la veuve.

Jamais triomphateur romain, traînant à sa suite des populations esclaves, ne fut plus fier que M. Godet en rentrant dans le café de la veuve, suivi des deux jeunes gens.

Il fit un signe aux habitués, afin de modérer leur curiosité, et s'enfonça dans un coin du café.

M. Godet se garda bien d'apprendre tout de suite aux deux jeunes gens le nom du colonel; malgré leur impatience, il leur fallut subir toutes les absurdes histoires forgées par le doyen des habitués du café Lebœuf.

Sans les faits précis, évidents, que cet impitoyable curieux avait déjà révélés, Gaston n'aurait pas ajouté la moindre foi à ses paroles; il fut pourtant obligé d'entendre l'histoire du coup de fusil, de la voiture magnifiquement harnachée, de l'uniforme du colonel, et, enfin, de ses sacriléges stations au cimetière du Père-Lachaise.

A travers toutes ces sottises, les jeunes gens furent du moins frappés de l'existence étrange du colonel.

—Enfin, monsieur,—dit Gaston,—j'ai l'honneur de vous le demander pour la vingtième fois, faites-moi la grâce de me dire où demeure cet homme. Tous ces détails sont fort curieux sans doute, mais encore une fois, l'adresse du colonel, son adresse?...

—Suivez-moi, messieurs,—dit Godet en se levant subitement d'un air imposant.

Il ouvrit la porte du café, allongea le doigt, montra à Gaston la petite porte de l'hôtel d'Orbesson, et lui dit:—Voilà, monsieur... la demeure du Vampire, en face... la porte à guichet.

Gaston courut vers la porte sans prononcer une parole.

M. Godet referma la porte, et s'écria en se frottant les mains avec une joie diabolique:

—Ça chauffe, messieurs, ça chauffe; maintenant à nos trous, à nos trous.

Les habitués du café Lebœuf se remirent en observation.

Gaston sonnait avec violence.

La figure du vieux domestique du colonel parut, non pas à la porte, mais au guichet.

Les deux jeunes gens semblèrent faire les plus vives instances pour entrer: prier, menacer même, tout fut inutile; il fallut que Gaston se résignât à passer par le guichet sa carte, sur laquelle il écrivit à la hâte quelques mots au crayon.

S'apercevant que les deux inconnus parlaient avec chaleur, M. Godet entr'ouvrit la porte du café, et entendit distinctement Gaston dire d'une voix courroucée:

—A demain matin neuf heures. Il n'y aura pas d'excuses, j'espère.

Les deux jeunes gens disparurent en marchant à grands pas.


CHAPITRE IV.

LE RENDEZ-VOUS.

Le lendemain matin à neuf heures, la voiture de Gaston s'arrêta devant l'hôtel d'Orbesson.

Le valet de pied sonna, la petite porte s'ouvrit, le vieux domestique parut.

Gaston et Alfred descendirent.

—M. le colonel Ulrik?—dit Gaston.

Le domestique s'inclina sans répondre, et précéda les deux jeunes gens.

Rien de plus triste, de plus désolé que l'intérieur de cette vaste maison.

Plusieurs grandes dalles provenant sans doute de quelques démolitions étaient couchées çà et là sous l'herbe qui envahissait la cour. On eût dit les pierres sépulcrales d'un cimetière abandonné.

Toutes les fenêtres étaient extérieurement fermées; la porte vitrée du vestibule cria sur ses gonds rouillés, et fit retentir d'un bruit lugubre la voûte sonore du grand escalier.

Le colonel habitait le rez-de-chaussée. Le domestique conduisit les deux jeunes gens dans un immense salon à peine meublé; ses hautes fenêtres sans rideaux et à petits carreaux s'ouvraient sur un jardin entouré de grandes murailles, triste comme un jardin de cloître.

—Monsieur le colonel va venir à l'instant,—dit le domestique;—et il disparut.

Le jour était sombre, bas; le vent gémissait tristement à travers les portes mal closes. Tout dans cette demeure révélait, non pas la misère, non pas l'incurie, mais la plus profonde insouciance du bien-être matériel.

Alfred et Gaston se regardèrent quelques moments en silence.

—Depuis que nous sommes entrés,—dit Alfred en frissonnant de froid,—on dirait que je me sens sur les épaules une chape de plomb glacé. Il n'y a de feu nulle part... C'est un vrai Spartiate que cet homme-là.

—Cet homme! quel est-il? quel est-il?—dit Gaston en se parlant à lui-même.

Elle seule aurait pu vous éclairer; mais elle est partie cette nuit, je crois?

—Cette nuit,—répondit Gaston.

—Ulrik!—dit Alfred,—Ulrik! ça doit être un nom russe, prussien ou allemand. Je suis allé hier au club de l'Union, espérant y trouver quelques membres du corps diplomatique; en effet, j'y ai vu trois ou quatre secrétaires de légation ou d'ambassade. Mais aucun ne connaît le colonel Ulrik. Il n'y a plus de ressource pour nous éclairer que dans M. l'ambassadeur de Russie, mais je n'ai pu le rencontrer.

—Après tout, que m'importe?—dit Gaston. Cet homme a mon secret; elle m'a sans doute sacrifié à lui, c'est une indigne trahison. Je le tuerai ou il me tuera.

—N'allez pas si vite, mon ami; peut-être cet imbécile d'hier nous a-t-il mal renseignés. Sans doute, toutes les apparences tendent à faire croire qu'elle-même a apporté ce coffret ici; mais remarquez-le bien, elle n'est pas entrée; c'est madame Blondeau qui l'a remis au domestique; enfin, Gaston, je m'en rapporte à vous; vous avez trop l'habitude du monde et de ces sortes d'affaires pour vous conduire en enfant: ceci est grave; ce que nous pouvons faire de mieux est de nous mesurer sur les circonstances qui vont suivre.

—Ce qui m'exaspère, s'écria Gaston,—c'est la fausseté de cette femme! Je la croyais incapable, non pas d'un mensonge, mais de la plus légère dissimulation. Eh bien! jamais elle n'a même prononcé devant moi le nom de cet homme, et c'est à lui qu'elle confie... Tenez, il y a là un odieux mystère que j'ai hâte de pénétrer.

—Tout ce que ce bavard nous a raconté hier de la vie du colonel est assez étrange,—dit Alfred;—il en ressort du moins que c'est un être infiniment bizarre. Cet intérieur délabré n'annonce pas non plus un caractère des plus réjouissants; sans vos tristes préoccupations, je serais ravi de me trouver face à face avec Robin des Bois, avec le Vampire, comme disent ces bonnes gens. Mais quel froid!...... quel froid! Si c'est le diable, il devrait au moins, par égard pour ceux qui viennent le voir, jeter ici comme un reflet de sa rôtissoire infernale.

A ce moment, le domestique ouvrit une porte; le colonel entra.

C'était un homme de haute taille, très-simplement vêtu. Il paraissait âgé de trente-six ans, quoique ses cheveux bruns commençassent à grisonner légèrement sur les tempes.

Son teint était très-basané; le pli profond qui séparait ses sourcils noirs, droits et prononcés, lui donnait une physionomie dure, hautaine, quoique ses traits, d'ailleurs très-réguliers, eussent pu dans d'autres temps exprimer des sentiments plus doux. Il tenait à la main la carte de Gaston; il y jeta les yeux, et dit d'une voix ferme, brève, et sans aucun accent étranger, en interrogeant à la fois les deux jeunes gens:

—Monsieur le comte Gaston de Senneville?

—C'est moi, monsieur,—dit Gaston.—Puis, montrant son ami, il ajouta:—M. le marquis de Baudricourt.

Le colonel fit de nouveau un léger mouvement de tête en manière de salut.

Regardant Gaston bien en face, croisant ses mains derrière son dos, il attendit que ce dernier lui expliquât le sujet de cette visite.

Malgré son assurance, malgré son habitude du monde, Gaston resta un moment interdit.

Les traits durs et bronzés du colonel étaient impassibles; on eût dit un masque d'airain. Ses grands yeux gris avaient un regard clair, fixe, pénétrant, qui, à la longue, devenait insupportable.

Rien de plus difficile que de rompre certains silences. Soit qu'Alfred attendît que Gaston prît la parole, soit que celui-ci attendît que le colonel parlât, tous trois restèrent muets quelques minutes.

Alors seulement Gaston sentit qu'il lui serait assez difficile d'expliquer le sujet de sa visite sans compromettre la femme dont il croyait avoir à se plaindre.

Ainsi que cela arrive souvent, au moment de l'explication qu'il venait demander, Gaston fut assailli de mille réflexions qu'il aurait dû faire avant que de se présenter chez le colonel.

L'embarras, le dépit, la colère, lui firent monter la rougeur au front. Alfred, voulant mettre un terme à cette scène embarrassante, dit au colonel:

—Monsieur, vous savez sans doute le sujet qui nous amène auprès de vous?

—Non, monsieur,—dit Ulrik.

—Il s'agit, monsieur, d'un coffret qui m'appartient,—s'écria Gaston, et qui vous a été remis hier par une femme que vous devez connaître... car elle est l'émissaire d'une autre femme qui ne peut sans doute vous être inconnue...

—Je ne sais pas ce que vous voulez dire, monsieur,—répondit le colonel.

—Monsieur!...—dit vivement Gaston.

—Monsieur!...—dit le colonel sans élever davantage la voix.

Il y eut un nouveau silence; Gaston se mordit les lèvres de dépit.

Alfred reprit avec sang-froid:

—M. de Senneville a le plus grand intérêt, monsieur, à savoir si un coffret qui lui appartient, et qui renferme des papiers fort importants, vous a été remis hier dans l'après-midi. Si vous voulez bien, monsieur, lui donner votre parole d'honneur que ce coffret n'a pas été ou n'est pas en votre possession, M. de Senneville se déclarera satisfait.

—Je ne me déclarerai satisfait que si...

—Mon ami, vous avez bien voulu me prendre pour conseil, dit Alfred,—permettez-moi donc de m'expliquer avec monsieur.

—L'explication sera fort simple, messieurs,—dit le colonel en faisant quelques pas vers la porte pour montrer que toute autre question serait vaine:—je n'ai aucune réponse à faire.

—Ainsi, monsieur,—s'écria Gaston,—vous refusez de donner votre parole que...

—Je refuse, monsieur, de répondre aux questions dont je n'admets pas la convenance,—dit le colonel; et il s'avança toujours vers la porte.

Gaston et Alfred restèrent près de la fenêtre.

—Monsieur,—dit Alfred en se contenant à peine,—votre mouvement vers la porte signifierait-il que cette conversation a trop duré?

Trop..... peut-être, monsieur,—dit le colonel en mettant la main sur la serrure,—mais certainement assez.... Je n'ai rien à dire ni à écouter.

—Et moi, je vous déclare, monsieur, que je ne sortirai pas d'ici que vous ne m'ayez répondu—s'écria Gaston.—Ce coffret est-il ici, oui ou non?

—Un mot, monsieur, je vous prie,—dit Alfred, qui semblait vouloir épuiser toutes les voies de conciliation.—Vous êtes homme du monde, monsieur, et nous nous sommes adressés à vous en gens du monde, nous nous y sommes résolus après de sûrs renseignements: ces renseignements nous donnent la certitude que le coffret dont il s'agit a été remis, sinon à vous, monsieur, du moins à un de vos gens. Si vous ignorez cette circonstance, veuillez interroger votre domestique.

—Cela est inutile, monsieur.

—Mais alors,—s'écria Gaston en frappant du pied avec violence,—il faut...

—Gaston... un mot encore,—dit Alfred;—et il ajouta:

—Puisque vous nous refusez cet éclaircissement, monsieur, vous restez seul responsable du fait en question. Nous nous adressons une dernière fois à votre honneur, pour obtenir de vous une réponse positive. M. de Senneville serait aux regrets de sortir des bornes de la modération, et vous êtes, monsieur, de trop bonne compagnie pour ne pas accueillir avec politesse une demande faite avec politesse.

—J'ai déjà eu l'honneur de vous dire deux fois, messieurs, que je n'avais aucune réponse à faire à ce sujet,—répéta le colonel, toujours calme et froid.

Alfred et Gaston se regardèrent avec indignation.

—Il est évident, monsieur,—dit Alfred, que nous ne pouvons vous forcer à parler et à vous expliquer; mais...

—Il est inutile de prolonger davantage cet entretien, monsieur,—dit fermement Gaston;—refuser de répondre, c'est avouer que vous possédez ce coffret; j'ai des raisons de regarder cette possession comme un outrage pour moi, je vous en demande donc satisfaction.

—Soit, monsieur,—dit le colonel en ouvrant la porte du salon.

—Monsieur voudra bien venir dans la journée s'entendre avec vos témoins,—dit Gaston en montrant Alfred.

—C'est inutile, monsieur; nous pouvons à l'instant choisir l'heure, le lieu, les armes,—dit le colonel.

—Eh bien! monsieur... l'heure... demain matin, dix heures,—dit Gaston.

—A dix heures,—dit le colonel.

—Au bois de Vincennes, près la faisanderie.

—Au bois de Vincennes,—dit le colonel.

—Quant aux armes,—dit Gaston,—choisissez, monsieur.

—Cela m'est indifférent, monsieur.

—L'épée donc, monsieur.

—L'épée donc!—dit le colonel en refermant la porte sur les deux jeunes gens, sans que sa figure, sans que sa voix, eussent trahi la moindre émotion.

Le vieux domestique reconduisit les deux jeunes gens, et l'hôtel d'Orbesson redevint silencieux et solitaire.

Les habitués du café Lebœuf, aux aguets depuis le matin, avaient vu entrer les deux jeunes gens.

Lorsque ceux-ci sortirent pour remonter dans leur voiture, M. Godet, poussé par son invincible curiosité, ouvrit la porte du café, s'avança tête nue vers Gaston, et lui dit d'un air mystérieux et familier:

—Eh bien, jeune homme! où en sommes-nous? Vous qui avez pénétré dans le capharnaüm du Vampire, vous pouvez nous dire comment est l'intérieur de son antre. Vous a-t-il rendu le coffret de la jolie dame? Vous l'avez, j'espère, joliment tancé, joliment rabroué?

Alfred et Gaston montèrent en voiture sans répondre un mot aux questions de M. Godet.

Le valet de pied referma la portière, dit au cocher: A l'hôtel... et l'habitué resta désappointé.

—Impertinent! joli cœur!—dit Godet.—Tu étais bien plus poli hier, lorsqu'il s'agissait de me soutirer mon secret! C'est égal, ils étaient pâles... ils avaient l'air vexé; c'est toujours cela.

En rentrant dans le café, M. Godet fut assailli d'interrogations.

Il prit un air important, et répondit:—Ces messieurs n'ont eu que le temps de me donner quelques détails et de me remercier de mon obligeance. C'est demain matin que tout s'éclaircira.

Cette défaite, qui se trouva par hasard être la vérité, fut parfaitement accueillie par les habitués; ils attendirent le lendemain avec impatience.

Ce jour devait être, en effet, un grand jour pour les curieux du café Lebœuf.

A huit heures, le domestique du colonel sortit seul; il revint environ une heure après en fiacre, amenant avec lui deux soldats d'infanterie.

—Tiens,—s'écria M. Godet, déjà placé à son poste d'observateur,—il est allé chercher la garde! C'est peut-être pour défendre son maître contre les deux jeunes gens. Il paraît que le Vampire n'est pas crâne.

—Si c'était la garde,—fit observer quelqu'un, les soldats auraient leurs fusils et leurs gibernes, tandis qu'ils n'ont que leurs sabres.

—C'est juste; mais alors à quoi bon des soldats, si ce n'est pour prêter main forte au Vampire?

La discussion en était là lorsque la porte de l'hôtel d'Orbesson s'ouvrit: le colonel en sortit enveloppé d'un grand manteau; il monta dans le fiacre avec les deux soldats.

La voiture partie, le vieux domestique, au lieu de rentrer aussitôt dans l'intérieur de la maison, selon son habitude, resta quelques moments sur le seuil de la porte en jetant un regard inquiet dans la direction de la voiture... puis il se retira et referma brusquement la porte...

Ces mouvements n'échappèrent pas aux espies du café Lebœuf; ils ne comprenaient rien à la conduite du colonel: où pouvait-il aller en compagnie de ces deux soldats?

La veuve fit observer qu'elle avait cru voir comme un fourreau d'épée sortir de dessous le manteau du colonel; mais elle n'osa l'affirmer.

—Comment, une épée? mais attendez donc, attendez donc...—dit M. Godet en se frottant joyeusement les mains,—mais vous pourriez avoir raison; il s'agit peut-être d'un duel avec ces deux godelureaux d'hier... Mais ça devient très-amusant... Nous en aurons pour notre argent! bravo!

—S'il y avait un duel,—s'écria la rancunière veuve,—je donnerais bien quelque chose de ma poche pour que ce grand ricaneur qui a fait tant ses embarras pour une malheureuse araignée, attrapât un bon coup de... n'importe quoi.

—N'ayant pas autrement à me louer de la politesse et de la reconnaissance de ces godelureaux, je me joins à vous pour leur souhaiter quelque chose de très-désagréable, ma chère madame Lebœuf. Pourtant s'il s'agissait d'un duel, il faudrait des témoins.

—Eh... ces soldats?...

—Allons donc, ma chère madame Lebœuf, le Vampire est colonel, il n'irait pas prendre pour témoins deux simples voltigeurs. Ce serait contre toutes les règles de la discipline. Ah çà! que diable vient encore faire ce domestique sur le seuil de la porte?—ajouta M. Godet en regardant à travers les carreaux.—Depuis que son maître est parti, voilà trois fois qu'il vient se planter là, droit comme un therme. Ceci n'est pas naturel, il se passe quelque chose, il a l'air inquiet... Si j'allais l'interroger?

—Le moment serait mal choisi, monsieur Godet,—dit la veuve;—ne vous exposez pas aux brutalités de ce vieux misérable...

—Silence!... silence!... j'entends le roulement d'une voiture,—dit M. Godet en collant de nouveau sa figure aux carreaux.

En effet, le fiacre revenait avec les deux soldats et le colonel.

Celui-ci sauta lestement de voiture, dit quelques mots aux soldats, leur serra la main et les congédia.

Madame Lebœuf affirma plus tard avoir vu une larme couler des yeux du vieux domestique lorsqu'il referma sur son maître la petite porte de l'hôtel.

Malheureusement pour les habitués du café Lebœuf, à ces deux journées si fécondes en événements, succédèrent des jours d'une monotonie désespérante.

Ils ne virent plus arriver ni lettres, ni coffret, ni voiture; chaque matin le pourvoyeur apporta sa provision accoutumée, mais ce fut tout.

L'épreuve de la cendre, souvent renouvelée dans la ruelle, prouva que le Vampire continuait ses promenades nocturnes.

Quoique M. Godet ne se sentît plus le goût de les partager, il ne douta pas qu'elles ne fussent toujours dirigées vers le cimetière du Père-Lachaise.

Le seul fait qui réveilla passagèrement la curiosité des habitués fut l'apparition de la femme âgée qui avait apporté le coffret.

Deux mois environ après le duel du colonel, cette femme revint à l'hôtel d'Orbesson, et remit un paquet assez volumineux au domestique du colonel.

Depuis, elle ne reparut plus.

Nous raconterons donc cette dernière visite de madame Blondeau au colonel Ulrik.


CHAPITRE V.

LE COLONEL ULRIK.

Le vieux domestique fit entrer madame Blondeau dans le grand salon où, deux mois auparavant, le colonel avait reçu Gaston et Alfred.

La physionomie de Stok, ainsi se nommait cet ancien serviteur, avait perdu son expression rébarbative.

—Comment se porte M. le marquis?... non, M. le colonel, veux-je dire, puisque votre maître préfère qu'on l'appelle ainsi.

—Toujours de même, madame Blondeau; le corps est de fer, mais la tête est faible; quelquefois monsieur passe des journées à pleurer comme un enfant... Lui pleurer!... lui..., on m'eût dit cela, il y a un au, voyez-vous, que je ne l'aurais jamais cru!... et puis presque toutes les nuits... et Stok soupira.

—Toujours au cimetière? juste ciel!

—Toujours, madame Blondeau... c'est à fendre l'âme...

—Et le reste du temps, monsieur Stok?

—Il rêve, il se désole, il se promène dans la petite chambre carrelée qu'il habite. Elle est cent fois plus froide, plus humide que les autres, car elle servait de salle de bains. Eh bien! on dirait que monsieur l'a choisie exprès, parce qu'elle est la plus mauvaise de l'hôtel. Tenez, madame Blondeau, il y a quelque chose qui a l'air d'un enfantillage, et pourtant les larmes me viennent aux yeux quand je vois cela.

—Quoi donc, monsieur Stok?

—Depuis six mois que nous habitons cette maison, à force de marcher dans cette petite chambre, de la porte à la fenêtre, et de la fenêtre à la porte, toujours dans le même endroit, mon maître a tellement usé le carreau, qu'on y voit creusée la trace de ses pas.

—Ah! en effet, c'est horrible! quelle vie, mon Dieu!

—Hélas! madame Blondeau, on dirait que son esprit est si fort concentré sur une seule chose, qu'il est indifférent à tout le reste, au froid, à la faim. Si je ne l'avertissais des heures de ses repas, il ne penserait pas à manger... Pendant les grandes gelées de cet hiver, par un caprice que je ne comprends pas, il n'a pas voulu de feu. Du reste, je puis vous dire une chose qui vous étonnera, madame Blondeau: depuis trente ans, chaque jour, selon une vieille coutume de notre province, mon maître me permet, lorsque je me retire, de lui baiser la main. Dans nos usages, c'est une marque d'attachement et de respect. Eh bien! malgré ces grands froids, sa pauvre main était toujours sèche, brûlante, comme si une fièvre ardente l'eût dévoré... Malgré cela... il n'est pas changé; cela se conçoit, il est d'une constitution si énergique... Dans nos campagnes contre les Turcs, je l'ai vu rester à cheval vingt, trente heures sans manger, prenant seulement de temps à autre un peu de la neige qui couvrait la crinière de son cheval pour étancher sa soif, ne se plaignant jamais. S'il était blessé... quand je m'approchais de lui, il souriait, mais d'un sourire si bon, si doux, que, malgré mes craintes, je me sentais tout rassuré. Hélas!... depuis un an... ce sourire-là n'a plus jamais reparu sur ses lèvres... Il ne voit personne... ne va chez personne... Une seule fois, il est sorti pour ce duel...

—Ah! ce duel, ce duel... monsieur Stok, quand je pense que ce malheureux coffret l'a causé!

—Pour ce qui est du duel, je n'étais pas absolument inquiet, madame Blondeau, je savais l'adresse et la force de mon maître. Autrefois, il battait les plus fameux maîtres d'armes; pourtant, malgré moi, j'allais, je venais à la porte. Enfin, quand je l'ai vu rentrer avec les deux soldats qu'il m'avait envoyé chercher pour témoins ici près, à la caserne, mon pauvre vieux cœur a bondi de joie... Ce jeune homme en a été quitte pour un coup d'épée qui l'a tenu un mois couché... Le soir du duel, mon maître a dit un mot qui m'a bien étonné de sa part; il se parlait à lui-même, comme cela lui arrive souvent; il a murmuré à voix basse:—«Je ne hais pas cet homme; excepté à la guerre, la vue du sang m'a toujours révolté, et j'ai vu couler le sien avec une joie féroce... J'ai été sur le point de ne plus le ménager, et puis la voix m'a dit de lui laisser la vie; je l'ai écoutée.»

—Quelle voix, monsieur Stok?

—Je ne sais, madame Blondeau... Quelquefois il interrompt brusquement sa promenade, s'arrête... paraît écouter, met les deux mains sur son front et recommence à marcher.

—Pauvre colonel!

—Mais voyez comme je suis égoïste, je ne vous parle que de mon maître,—dit Stok.—Et madame la vicomtesse?

—Madame est toujours en Touraine, toujours bien souffrante.

—Ah! madame Blondeau, depuis que nous nous connaissons, que de changements, que de malheurs!

—Fasse le Seigneur qu'ils soient à leur terme pour ma maîtresse, monsieur Stok! Je n'ose faire le même vœu pour votre maître, quoiqu'on dise que tout chagrin a sa fin.

—Pas ceux-là, madame Blondeau, pas ceux-là,—dit tristement Stok en secouant la tête.

—Ne puis-je encore voir M. le colonel? Je désirerais lui remettre ce paquet et reprendre ce soir la voiture de Tours. J'ai hâte de retourner près de madame.

—Monsieur ne m'a pas encore sonné. Quelques moments de plus ou de moins ne seront rien pour vous,—dit Stok d'un ton presque suppliant.—Et si vous saviez ce que c'est pour monsieur quelques moments de bon sommeil? Ça lui fait tant de bien! Il dort si peu! Il est encore rentré ce matin bien tard...

—Quelle vie!—dit madame Blondeau en soupirant.

—Je ne me plaindrais pas,—reprit Stok,—si je n'avais qu'à songer à mon maître; mais vous ne croiriez pas les ennuis que me donnent une demi-douzaine de vieux imbéciles qui nous espionnent toute la journée. Il n'y a pas de ruses qu'ils n'aient essayées pour s'introduire ici; ils sont continuellement perchés comme des corbeaux sur les chaises du café d'en face, pour espionner ce qui se fait ici.

—Ce sont eux sans doute qui semblaient être aux aguets tout à l'heure lorsque j'ai frappé à la porte,—dit madame Blondeau.

—Eux-mêmes... Pourtant j'ai donné une bonne leçon à l'un d'eux... Rien n'y fait...

En ce moment, une sonnette tinta.

—Monsieur me sonne... Attendez-moi, je vous prie, madame Blondeau... Je vais prévenir mon maître de votre arrivée.

Un quart d'heure après, madame Blondeau entra dans la chambre du colonel... Il était debout, vêtu d'une longue pelisse turque, de couleur foncée. La fenêtre basse, au travers de laquelle on voyait une allée de marronniers aux troncs noirs et dépouillés, jetait un jour douteux dans l'appartement.

L'espèce de contraction douloureuse qui donnait à la figure du colonel une expression dure, et pour ainsi dire pétrifiée, sembla diminuer un peu lorsqu'il vit madame Blondeau; ses traits se détendirent.

—Comment se porte Mathilde?—dit-il avec un accent rempli de douceur et de bonté.

—Hélas! monsieur... Madame est toujours bien accablée.

Et la voix de la pauvre vieille femme s'altéra; ses yeux se remplirent de larmes.

—Pardonnez-moi, monsieur,—dit-elle;—c'est que je ne puis entendre prononcer ce nom sans me sentir tout émue.

—Je l'appelle ainsi devant vous de son nom de jeune fille, parce que vous l'avez élevée, parce que vous lui avez été dévouée comme une mère...

—Ah! monsieur... je ne mérite pas... je ne suis qu'une domestique.

—Ce n'est rendre justice ni à vous, ni à elle, que de parler ainsi... Je sais votre conduite; je sais aussi que Mathilde l'apprécie comme elle le doit. Bonne et excellente femme que vous êtes... Mais que voulez-vous?

—Madame m'a priée de vous apporter ces papiers, ne voulant pas les confier au hasard de la poste. Elle m'a bien recommandé de vous dire encore, monsieur, qu'elle ne vous demande pas de lui répondre. Vous lirez cela... quand vous voudrez, m'a dit madame; elle sait...

—Bien... bien,—dit doucement le colonel, comme s'il eût voulu chasser un souvenir pénible; et il posa l'enveloppe sur la table.

—Et le coffret?—demanda-t-il à madame Blondeau.

—Madame m'a dit de vous prier de continuer à le garder.

Malgré l'accueil plein de bonté qu'il avait fait à madame Blondeau, on voyait que le colonel était sous le poids d'une distraction profonde; à peine eut-il prononcé ces dernières paroles, qu'il retomba dans sa rêverie.

Croisant ses deux bras sur sa poitrine, il baissa la tête et commença de marcher à pas lents, oubliant la présence de madame Blondeau. Celle-ci, n'osant dire un mot, se retira bientôt........

La lettre suivante était jointe à un assez volumineux manuscrit que madame Blondeau venait d'apporter au colonel de la part de Mathilde.

«Château de Maran, 13 avril 1838.

«Je ne sais pas, mon ami, si d'ici à bien longtemps vous aurez le courage d'ouvrir cette lettre.

«J'ai connu... j'ai aimé, oh! j'ai bien aimé celle que vous pleurez; je connais votre cœur, votre caractère; je sais ce que vous étiez pour elle, je sais ce qu'elle était pour vous: comment ne sentirais-je pas que votre désespoir est à tout jamais incurable?

«Mon ami, mon frère, vous n'avez plus ici-bas de cœur plus dévoué que le mien... Je n'ai jamais eu d'autre ami que vous... Vous le savez... si j'avais plus souvent écouté la voix sévère, inflexible, de votre sainte amitié, que de regrets amers j'aurais évités! Mais, dans cette lettre, ne parlons pas de moi... mais de vous, de vous... noble et grand cœur; de vous, l'idéal de la bonté humaine.

«Vous souffrez, mon ami! vous souffrez d'un chagrin désespéré! Plus vous creusez cet abîme, plus il devient profond, plus ses ténèbres augmentent!

«Il y a un an, lorsque j'ai su l'épouvantable catastrophe, je suis tombée à genoux; j'ai prié pour elle, j'ai surtout prié pour vous... vous lui surviviez!

«Je n'ai pas un instant alors songé à vous écrire, à vous voir... Il est de ces malheurs que la vanité des consolations irrite et exaspère encore.

«Vous avez tout quitté pour venir près des restes chéris d'Emma, mener une vie froide et muette comme sa tombe.

«C'est une chose à la fois étrange et magnifique, mon ami, que de voir combien les grands caractères, grands par le courage, grands par le cœur, prévoient sûrement ce qu'ils doivent ressentir.

«Il y a trois ans, Emma vous disait: «Si vous me perdiez, que deviendriez-vous?» Je vous entends encore, mon ami, lui répondre avec ce sourire qui n'appartient qu'à vous et sans cacher les larmes qui vous vinrent aux yeux:—«J'irais où vous seriez, je vivrais dans l'isolement... je ne me consolerais jamais... Peut-être n'aurais-je pas le courage de revoir Mathilde... notre amie.... notre sœur...»

«Ces simples paroles, dites par tout autre, n'auraient semblé que tristes ou exagérées... dites par vous elles avaient un caractère de vérité désolante.

«Emma et moi nous fondîmes en larmes, aussi effrayées que si la main de Dieu nous eût en ce moment dévoilé l'avenir.

«A cette terrible promesse, non plus qu'à toutes celles que vous aviez faites, mon ami, vous n'avez pas manqué.

«Je vous envoie ces papiers en toute confiance, sans crainte d'être importune; quand vous lirez cette lettre, c'est que vous vous sentirez le courage de penser à moi, qui étais si souvent avec elle.

«Ce ne sera pas une preuve que votre désespoir s'affaiblit... Hélas! non... ce sera au contraire avec une sorte de joie cruelle que vous croirez aviver encore vos blessures déjà si douloureuses, en cherchant parmi ces pages celles qui parlent d'Emma.

«Peut-être... d'ici à bien longtemps... ne lirez-vous pas cela... Peut-être ne le lirez-vous jamais... Alors... mon ami... vous recommanderez ces papiers à la fidélité de Stok, ainsi que le coffret que vous avez reçu... il y a deux mois... Je désire que tout soit anéanti.

«Si vous lisez l'écrit que je vous envoie, vous saurez pourquoi je vous ai envoyé ce coffret.

«Un remords éternel me poursuivra. Ce dépôt aurait pu vous être fatal... J'ai tout appris... Ce duel! Ah! Dieu m'est témoin que je croyais que personne au monde ne saurait que ces papiers étaient entre vos mains.

«Par quelle fatalité ce secret a-t-il été découvert? Par quelle fatalité votre vie... celle d'une personne que je ne puis plus accuser... ont-elles été compromises? C'est ce que je ne saurai sans doute jamais.

«Maintenant, un mot de moi, mon ami.

«Depuis longtemps, depuis une année surtout, j'ai été bien malheureuse. Comparer mes chagrins aux vôtres serait blasphémer; pourtant la vie m'a été lourde et pénible.... Lorsqu'il y a deux mois je suis venue dans cette retraite, où je finirai probablement mes jours, le souvenir du passé me causait un étourdissement douloureux.

«J'avais un tel besoin de calme, ou plutôt d'oubli de tout et de tous, que ce bruissement lointain du temps qui n'était plus m'était odieux.

«Alors j'ai fait cette réflexion bizarre:—On calme, on use des chagrins en les confiant. Peut-être en écrivant cette histoire de ma vie, me débarrasserai-je des souvenirs qui m'obsèdent, peut-être cette muette confession me rendra-t-elle le repos.

«J'ai pensé aussi que je trouverais une sorte de joie amère à revenir une dernière fois sur le passé, à y choisir quelques fleurs précieuses encore, quoique desséchées, à jeter le reste au vent de l'oubli... à pouvoir enfin épancher les indignations que ma fierté avait jusqu'ici toujours contenues...

«Je ne me suis pas trompée dans cette espérance, mon ami; ce loyal aveu de toute ma vie, nobles actions ou lâches erreurs, m'a soulagée; les fantômes dont s'effrayait mon imagination se sont évanouis.

«En jetant un coup d'œil désabusé sur les temps qui n'étaient plus, en faisant le compte de mes larmes, en calculant froidement ce qui les avait causées, le dédain a remplacé la douleur; à de cruelles agitations a succédé un calme morne et triste. J'ai dit le bien sans orgueil, le mal sans fausse humilité; je n'ai pas dénigré mes ennemis, je n'ai pas loué mes amis; j'ai dit leur conduite envers moi. J'ai jeté sur ma vie un regard juste, sévère comme celui d'un juge.

«Dans ma pensée, c'était à notre amie, à notre sœur, que je m'adressais; c'était à vous.

«Je me souvenais que bien des fois vous et elle m'aviez dit, dans ce temps si heureux: Racontez-nous donc quelques pages de votre cœur. Je me souvenais que ma franchise vous charmait, vous effrayait tour à tour.

«Si vous lisez ces pages, mon ami, vous ne m'aimerez pas plus, mais vous m'estimerez peut-être davantage.

«Maintenant mon but est rempli: mon cœur est vide, mais tranquille. Le passé me répond de l'avenir. C'est à vous que je dois le repos que je goûte... Jamais je n'eusse fait à d'autres ces confidences. Et ces confidences ont calmé de bien vives douleurs.

«Adieu, mon ami! adieu, mon frère! Souvenez-vous de Mathilde en lisant dans ces pages deux noms qui vivront toujours saintement unis dans mon cœur, comme ils l'ont été dans ce monde.

«Mathilde

FIN DE L'INTRODUCTION.


MATHILDE.


MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME.


CHAPITRE PREMIER.

MADEMOISELLE DE MARAN.

Orpheline, j'ai passé mon enfance chez ma tante, mademoiselle de Maran, sœur de mon père.

J'ai été élevée par madame Blondeau, excellente femme, qui lors de ma naissance était au service de ma mère depuis fort longtemps.

Ma tante n'avait jamais voulu se marier; elle était contrefaite, infiniment spirituelle, et moqueuse à l'excès.

Malgré sa difformité, malgré sa laideur, malgré l'extrême petitesse de sa taille, il était difficile d'avoir une physionomie plus imposante ou plutôt plus altière que mademoiselle de Maran. Elle n'inspirait pas sans doute la respectueuse déférence que commandent toujours la noblesse des traits, le grand air ou l'affable dignité des manières; mais à son aspect on ressentait de la crainte et de la défiance de soi.

Mademoiselle de Maran n'avait jamais quitté mon père; vers le milieu de la révolution, elle avait émigré en Angleterre avec lui, après avoir partagé ses chagrins et ses dangers.

Malgré le mal que m'a fait ma tante, je ne puis m'empêcher de reconnaître qu'elle aimait tendrement son frère; mais l'amour des méchants porte aussi leur cruelle empreinte: on dirait qu'ils chérissent une personne pour avoir le prétexte d'en haïr cent; ils vous aiment, mais ils détestent ceux qui ont droit à votre affection ou qui vous témoignent de leur attachement.

Tel fut l'amour de ma tante pour mon père.

Elle le dominait d'ailleurs complétement par la hauteur et par la fermeté de son caractère. Il ne faisait rien sans la consulter. Elle lui donnait toujours des avis remplis de prévoyance, de finesse et d'habileté. Haïssant Napoléon autant que la révolution, connaissant intimement plusieurs membres du cabinet anglais, pressentant la chute de l'empire, vers 1812, elle avait engagé mon père à aller habiter près d'Hartwell et faire assidûment sa cour à Louis XVIII.

Elle-même vit souvent le roi, et lui plut par la vivacité caustique de son esprit, par la sûreté de son jugement et par la liberté de ses discours. Sachant le latin à merveille, elle faisait à ce prince des citations pleines d'à-propos et d'une flatterie d'autant plus délicate, qu'elle se cachait sous les dehors d'une brusquerie presque cynique.

Déliée, adroite, pénétrante, redoutée par sa méchanceté sarcastique, qui, ne craignant rien, s'attaquait à tout, mademoiselle de Maran se faisait une arme ou une défense de sa laideur, de sa difformité, de sa faiblesse, pour braver les hommes et les femmes. Elle s'immolait elle-même au ridicule, pour avoir le droit d'y sacrifier les autres sans pitié. Elle usait avec un art infiniment dangereux des secrets qu'elle savait toujours surprendre aux étourdis ou aux gens sans défiance pour dominer plus tard les dupes de son astuce; connaissant le point vulnérable de chacun, elle ne reculait devant aucune raillerie, si amère qu'elle fût, suppliant à son tour qu'on ne l'épargnât pas.

Elle affectait ordinairement une certaine familiarité de langage qui approchait fort de la vulgarité. Je lui ai entendu dire qu'ayant passé une partie de sa jeunesse à Ponchartrain, chez la vieille madame de Maurepas (lors de l'exil de M. de Maurepas dans cette terre), elle avait contracté là cette habitude de se servir d'expressions communes, habitude très à la mode sous la régence, et qui s'était perpétuée chez quelques personnes à la cour jusqu'à la fin du règne de Louis XV.

L'on ne doit pas s'étonner de rencontrer çà et là dans mon récit les traces d'un langage qui, de nos jours, semblerait très-choquant. Je n'ai voulu rien altérer de ce qui pouvait rendre plus vraie la physionomie de mademoiselle de Maran.

Louis XVIII, qui aimait la cruauté dans l'épigramme et la crudité dans la plaisanterie, se plaisait assez à l'entretien de ma tante et disait: «On est avec elle plus à son aise qu'avec un homme et moins gêné qu'avec une femme.»

En 1812, le marquis de Maran, mon père, avait environ quarante ans. Plusieurs fois il avait voulu se marier; mais sa sœur, qui craignait de perdre l'empire qu'elle possédait sur lui, avait rompu ses différents projets de mariage, soit par des calomnies adroitement répandues sur les jeunes filles qu'on proposait à M. de Maran, soit en lui prêtant à lui-même un caractère à la fois si violent et si dissimulé, que bien des pères ne voulaient plus entendre parler d'une union avec un pareil gendre.

M. de Maran vit ma mère; elle était si belle, d'un naturel si charmant, d'un esprit si enchanteur, qu'il en devint passionnément épris, épris à ce point, qu'il annonça en même temps à sa sœur et son amour et sa résolution de se marier.

Fille d'un émigré, le baron d'Arbois, ancien lieutenant général des armées du roi, ma mère était pauvre et merveilleusement belle.

Avare et difforme, mademoiselle de Maran méprisait la pauvreté et abhorrait la beauté. Elle mit tout en œuvre, prières, menaces, larmes, railleries, perfidies, pour détourner mon père de sa détermination. Il fut inflexible; il épousa ma mère.

On comprend la rage, la haine de ma tante contre elle. Pour la première fois de sa vie, mon père secouait le joug de son impérieuse sœur. En femme habile, celle-ci dissimula ses ressentiments. Devant mon père, elle fut d'abord froidement polie pour sa belle sœur; peu à peu elle sembla s'humaniser, fit quelques concessions apparentes; mais comme elle n'avait pas cessé d'habiter avec M. de Maran, elle reprit bientôt son premier empire.

L'âge, l'esprit sarcastique et hautain de mademoiselle de Maran, imposaient beaucoup à ma mère, femme d'une bonté d'ange et d'une douceur que sa timidité pouvait seule égaler.

Mon père la traitait en enfant gâtée, et réservait toutes les questions sérieuses pour mademoiselle de Maran.

Celle-ci ne se contraignit plus; elle fit bientôt expier à ma mère par des chagrins de chaque jour la fatale union qu'elle avait contractée.

Mon père, le meilleur des hommes, était malheureusement d'un caractère faible, quoique rempli de droiture, de générosité. Il aimait sa femme, sans doute, mais il ressentait pour sa sœur autant d'attachement que de vénération, et il la considérait comme le guide le plus sûr, le plus précieux qu'il pût avoir.

Après la première année du mariage de mon père, l'influence de mademoiselle de Maran, un moment balancée, redevint plus absolue que jamais. Ma mère commença de s'apercevoir avec douleur qu'elle n'avait jamais eu la confiance de mon père.

Rien ne se faisait sans l'initiative ou sans l'approbation de ma tante. Deux ou trois fois, ma mère essaya d'être maîtresse chez elle, et se plaignit à son mari des empiétements de mademoiselle de Maran; il s'ensuivit des scènes cruelles.

Mon père déclara nettement à ma mère qu'il n'entendait jamais sacrifier l'affection fraternelle à un sentiment très-vif sans doute, mais qui ne datait que d'un an ou deux, tandis que le premier avait commencé et devait finir avec sa vie.

De ce jour, profondément blessée, trop fière pour se plaindre, trop timide pour oser lutter avec sa belle-sœur, ma mère se résigna et fut complétement sacrifiée à mademoiselle de Maran.

Les événements qui suivirent les désastres de 1813, en mettant mon père à même de satisfaire ses vues ambitieuses, augmentèrent encore l'influence de mademoiselle de Maran. Grâce aux relations qu'il avait dès longtemps nouées avec Louis XVIII, d'après le conseil de sa sœur, M. de Maran fut chargé de plusieurs missions très-délicates auprès des cours de Vienne et de Berlin.

Il tint sa sœur au courant de ses négociations. Elle était véritablement capable de prendre part aux affaires politiques les plus importantes. Ses avis furent très-utiles à mon père, et les missions qui lui avaient été confiées eurent les plus heureux résultats. En 1814, il fut largement et glorieusement récompensé de ses services par une très-haute position dans les conseils de Louis XVIII, qu'il suivit plus tard à Gand, et avec lequel il revint en France.

J'étais née en 1813, pendant le voyage de mon père en Allemagne. Cet événement, qui aurait peut-être pu redonner à ma mère quelque empire sur son mari, s'il eût été près d'elle, n'apporta qu'un bien léger changement dans leurs relations déjà si refroidies.

Plus la fortune de mon père s'élevait, plus la domination de mademoiselle de Maran grandissait, plus le sort de ma mère devenait pénible.

Le salon de mon père était devenu un salon politique dont mademoiselle de Maran faisait seule les honneurs.

Ma mère, jeune femme de dix-huit ans, avait une antipathie profonde pour les affaires d'État, qui ne l'intéressaient pas. Elle préférait la musique et la poésie à l'aridité des discussions diplomatiques, auxquelles elle ne voulait ni ne pouvait prendre part.

Mademoiselle de Maran, au contraire, semblait là dans son centre. En rencontrant plus tard dans le monde d'autres femmes politiques, je me suis convaincue qu'elles se ressemblent toutes. C'est une race bâtarde qui a les passions ambitieuses, égoïstes des hommes, et qui ne possède aucune des qualités, des grâces de la femme; stérilité d'esprit, sécheresse et impuissance de cœur, dureté de caractère, prétentions au savoir ridiculement exagérées, voilà ce qui les distingue. En un mot, les femmes politiques tiennent du maître d'école et de la marâtre, et quoique mariées, elles ressemblent toujours à de vieilles filles......

. . . . . . . . . .

Peu à peu, ma mère prétexta de sa santé pour se retirer du monde, où se plaisait tant sa belle-sœur. Elle concentra sur moi toute sa tendresse; elle m'aima comme le seul refuge de ses chagrins, comme son unique consolation, comme son unique espérance.

Son cœur était si généreux, si bon, que jamais elle ne se permit une plainte, un reproche envers mademoiselle de Maran.

Mon père fut élevé à la pairie.

Un dernier, un mortel chagrin était réservé à ma mère; elle s'aperçut que la tendresse de mon père pour moi s'affaiblissait de plus en plus; il m'accordait quelques caresses rares et distraites, en disant avec regret, dans son orgueil de patricien héréditaire: «Quel dommage que ce ne soit pas un garçon!»

Bientôt, à la froideur que mon père me témoignait succéda une complète indifférence.

Ma mère ne put supporter ce nouveau coup; elle languit quelques mois encore, et mourut.

J'ai bien souvent et bien amèrement pleuré, en entendant ma gouvernante me raconter les derniers moments de la meilleure des mères, les terreurs que lui inspirait mon avenir, ses craintes, hélas! trop justifiées, de me voir tomber entre les mains de mademoiselle de Maran.

Ma mère connaissait la faiblesse de mon père. Elle fit jurer à ma gouvernante de ne jamais me quitter. Elle fit aussi promettre à mon père de la conserver près de moi.—«Hélas! je ne le prévois que trop, ma pauvre Mathilde n'aura que vous au monde,—dit ma mère à Blondeau.—Ne l'abandonnez pas.»

Ses dernières paroles à mon père furent sévères, touchantes, solennelles. «Je meurs bien jeune, j'ai beaucoup souffert, je ne me suis jamais plainte, je pardonne tout; mais vous répondrez à Dieu du sort de mon enfant...»

Un an environ après la mort de ma mère, mon père, ayant accompagné monsieur le dauphin à la chasse, fit une chute de cheval. Les suites de cet accident furent mortelles. Je le perdis.

A l'âge de quatre ans je restai orpheline, confiée aux soins de ma tante, ma plus proche parente.

Il faut être juste envers mademoiselle de Maran, elle aimait son frère autant qu'elle pouvait aimer. Sa conduite envers ma mère lui avait été dictée par une jalousie d'affection poussée jusqu'à la haine.

Mademoiselle de Maran regretta profondément mon père, ses larmes furent amères, son désespoir concentré, mais violent. Son caractère devint encore plus atrabilaire, son esprit plus incisif, sa méchanceté plus impitoyable.

Je ressemblais trait pour trait à ma mère. Oubliant que j'étais l'enfant de son frère bien-aimé, ma tante ne voyait en moi que la fille d'une femme qu'elle avait abhorrée; je devais aussi hériter de son aversion pour ma mère.

. . . . . . . . . .

Pendant mon enfance, mademoiselle de Maran fut presque continuellement pour moi un sujet d'effroi; son visage long, maigre, bistre, ses traits fortement caractérisés, paraissaient encore plus durs à cause d'un tour de faux cheveux noirs qui cachaient à demi son front aplati comme celui d'une couleuvre. Elle avait des sourcils gris très-épais, les yeux bruns, petits et perçants.

Elle portait en toute saison une robe de soie carmélite et un chapeau de même couleur et de même étoffe, dont elle se coiffait toujours, même le matin dans son lit, où elle avait coutume de déjeuner, d'écrire ou de lire, enveloppée d'un manteau de lit, aussi de soie carmélite, ainsi qu'on en portait avant la révolution.

Lorsque chaque jour il s'agissait d'entrer chez ma tante, j'étais saisie d'un tremblement involontaire; les pleurs me suffoquaient.

Pour me décider à me rendre auprès de mademoiselle de Maran, il fallait toute la tendresse de ma pauvre Blondeau. Elle m'avait avertie que si je continuais à montrer cette frayeur, elle serait forcée de me quitter. A cette menace, je surmontais mes craintes, j'étouffais mes pleurs, je serrais la main de Blondeau dans mes petites mains, et nous partions pour ces redoutables entrevues.

Il fallait traverser un premier salon où se tenait habituellement le maître d'hôtel de ma tante, appelé Servien.

Cet homme partageait avec le chien-loup de mademoiselle de Maran, appelé Félix, mon insurmontable aversion. Servien avait presque la moitié du visage envahie par une abominable tache de vin, une bouche énorme, de grandes mains velues. Il me faisait l'effet d'un ogre véritable.

Enfin, la porte de la chambre à coucher de mademoiselle de Maran s'ouvrait, je me cramponnais à la robe de Blondeau, et je m'approchais en tremblant du lit de ma tante.

Ma terreur n'était pas sans cause, car Félix, petit chien-loup blanc, à oreilles pointues, sortait aussitôt de dessous la courte-pointe, et me montrait en grondant deux rangées de dents aiguës.

Plusieurs fois il m'avait mordue jusqu'au sang. Pour toute réprimande, ma tante lui avait dit d'une voix doucement grondeuse, et en me jetant un coup d'œil irrité:—Eh bien! eh bien! petit fou; voulez-vous bien laisser cette enfant! Vous voyez bien qu'elle ne veut pas jouer avec vous.

Mademoiselle de Maran était fort instruite, et se tenait très au courant des affaires politiques. Je la trouvais, selon son habitude, dans son lit, en manteau et en chapeau de soie carmélite, lisant ses journaux ou quelque grand in-folio soutenu par un pupitre. Elle m'accueillait toujours avec une réprimande ou un sarcasme.

Ces scènes se sont tellement renouvelées, elles m'ont laissé une impression si profonde, qu'elles me sont encore présentes dans leurs moindres détails. J'y insiste, parce que la crainte incessante dont j'étais dominée pendant mon enfonce a eu sur le reste de ma vie une puissante influence.

Je vois encore la chambre de mademoiselle de Maran.

Au fond de son alcôve, drapée de damas rouge sombre, était un grand christ d'ivoire, surmonté d'une tête de mort aussi en ivoire, le tout se détachant sur un encadrement de velours noir.

Cette pieta n'était qu'une apparence, qu'une sorte de manifestation toute de convenance, je crois, car je ne me souviens pas d'avoir vu ma tante aller à la messe.

Presque tous les carreaux des fenêtres étaient couverts de fragments de vitraux coloriés. Il y avait surtout une Décollation de saint Jean-Baptiste qui m'a bien longtemps poursuivie dans mes rêves enfantins.

Sur le marbre du secrétaire de laque rouge, on voyait dans deux cages de verre le père et l'arrière-grand-père de Félix supérieurement empaillés.

L'air méchant et prêts à mordre, ces espèces de fantômes immobiles, avec leurs yeux d'émail brillant, me causaient peut-être encore plus d'effroi que leur rejeton.

Il y avait pour moi quelque chose de surnaturel dans la vue de ces animaux sous verre, qui ne bougeaient pas, qui ne mangeaient pas, et qui me montraient toujours leurs dents.

Plusieurs vieux portraits se détachaient sur la boiserie grise: l'un représentait ma grand'tante, anciennement abbesse des Ursulines de Blois, figure froide, sévère, et pâle comme le bandeau de toile blanche qui ceignait son front et ses joues.

Les autres portraits me frappaient moins. C'étaient plusieurs de nos parents en costume de cour ou de guerre, appartenant aux siècles passés.

Enfin la cheminée était ornée de deux hideuses chimères vertes en porcelaine de Chine. Ces monstres étaient toujours en mouvement au moyen d'un balancier caché, qui faisait en outre remuer leurs yeux rouges d'une manière effrayante.

Que l'on se figure une pauvre enfant de cinq ou six ans au milieu de ces mystérieux prodiges, et l'on concevra mon épouvante.

Mais, hélas! ce n'était que le prélude de bien d'autres tourments. Il s'agissait, malgré les abois et les dents de Félix, de m'asseoir sur le lit de ma tante et de me laisser embrasser par elle.

Mademoiselle de Maran prenait du tabac en profusion, et l'odeur du tabac m'était insupportable. Pourtant, malgré la peur et la répugnance que m'inspirait ma tante, je me sentais touchée des marques d'affection qu'elle voulait me donner. Je faisais des efforts inouïs pour surmonter mon effroi, et souvent je ne pouvais y parvenir.

J'ai su plus tard (et la conduite de mademoiselle de Maran ne m'a que trop prouvé son aversion) que ce n'était pas par tendresse, mais pour s'amuser de ma frayeur qu'elle me faisait subir son baiser de chaque matin.

Une scène entre autres m'a laissé un souvenir ineffaçable. Elle fera juger du caractère de ma tante.

Un jour on m'amena auprès d'elle.

Était-ce pressentiment, hasard? Jamais elle ne m'avait paru plus méchante... Je n'osais en approcher. Je baissais tellement la tête, que les longues boucles de mes cheveux me tombaient sur le visage.

Enfin Blondeau me mit sur le lit de mademoiselle de Maran.

Celle-ci me prit rudement par le bras, en s'écriant avec aigreur:

—Mon Dieu! que cette petite a l'air stupide avec ses grands yeux hébétés et ses cheveux qui lui tombent sur le front! Allons, allons, il faut lui couper ces cheveux-là, tout en rond, comme ceux d'un garçon.

Madame Blondeau, qui depuis m'a raconté tous ces détails, joignit les mains et s'écria:

—Sainte Vierge! mademoiselle! ce serait un meurtre de couper les beaux cheveux blonds de Mathilde! ils lui descendent jusqu'aux pieds.

—Eh bien! justement, c'est pour qu'elle ne marche pas dessus.. Finissons... des ciseaux.

—Ah! mademoiselle!—s'écria Blondeau les larmes aux yeux,—je vous en supplie, ne faites pas cela... Que mademoiselle me permette de lui dire... ce serait presque une impiété... un sacrilége.

—Qu'est-ce que c'est?... qu'est-ce que c'est?—demanda ma tante de sa voix impérieuse et perçante, qui faisait tout trembler autour d'elle.

—Oui, mademoiselle,—répondit ma gouvernante d'une voix émue,—madame la marquise... m'a recommandé de ne jamais couper les cheveux de sa fille. On ne les lui avait jamais coupés à elle-même... Pauvre madame... Elle les avait si beaux!... C'est pour cela qu'elle m'a fait cette recommandation avant... avant de mourir,...—dit l'excellente femme, et elle se mit à fondre en larmes.

—Vous êtes une impertinente et une vilaine menteuse! Ma belle-sœur n'a jamais dit une telle sottise... Des ciseaux, et finissons.

Ma tante dit ces mots: Ma belle-sœur, avec un accent d'ironie si amère, que plus tard j'avais toujours le cœur serré quand je lui entendais prononcer ces paroles.

Mademoiselle de Maran semblait tellement irritée, qu'il se serait agi de ma vie que je n'aurais pas été plus épouvantée.

D'une main elle me tirait à elle, en me serrant le bras dans ses longs doigts maigres et durs comme du fer; de l'autre, elle ôtait mon peigne, afin de dérouler mes cheveux, qui couvrirent bientôt mes épaules.

La terreur me rendit muette, je n'eus pas la force de crier.

—Mademoiselle! mademoiselle! dit Blondeau en tombant à genoux,—au nom du ciel! ne faites pas cela; il en arrivera malheur à Mathilde! C'est désobéir aux volontés de sa mère mourante, mademoiselle!

—Me donnerez-vous ou non des ciseaux, sotte bête que vous êtes?

—Mais, mon Dieu!... mon Dieu!... Mademoiselle!

Sans lui répondre, ma tante sonna.

Servien parut.

—Servien, apportez ici vos grands ciseaux d'office.

—Oui, mademoiselle,—dit Servien.

Il sortit.

—Mademoiselle,—s'écria ma gouvernante avec énergie,—je ne suis qu'une pauvre domestique, vous êtes la maîtresse ici, mais je me ferais tuer plutôt que de laisser toucher aux cheveux de mon enfant.

Et ma gouvernante s'avança sur le lit pour m'arracher des mains de ma tante.

Félix, excité par ce mouvement, se jeta sur Blondeau et la mordit à la joue.

—Ah! la méchante bête!—s'écria-t-elle dans sa colère. Elle prit Félix par le cou et le jeta rudement au milieu du parquet.

Le chien poussa des cris lamentables; je sentis les ongles de ma tante s'enfoncer dans mon épaule nue.

—Sortez d'ici! sortez d'ici, malheureuse!—dit-elle à Blondeau. Puis, voyant Servien entrer:

—Mettez cette insolente à la porte,—ajouta-t-elle,—et venez tenir cette petite, que je lui coupe les cheveux.

—Mademoiselle, pardon! pardon!... j'ai eu tort, je me suis oubliée; mais ayez pitié de Mathilde!... Grâce pour ses beaux cheveux, grâce! Et puis enfin, mademoiselle, la main de sa mère mourante les a touchés... c'est sacré cela!

—Un mot de plus, et je vous chasse... entendez-vous?—lui dit ma tante.

Cette menace frappa Blondeau de stupeur. Elle savait mademoiselle de Maran capable de tenir sa parole. Avant tout, elle craignait de me quitter; elle se résigna au sacrifice.

Toute ma vie je me souviendrai de cette scène. Elle semble puérile; mais pour moi elle était horrible.

Servien, avec sa figure moitié lie de vin, tenait ses grands ciseaux ouverts. Je crus qu'il voulait me tuer... Je poussai des cris perçants.

—Prenez-la donc dans vos bras!—dit ma tante à cet homme,—et tenez-la bien; en se débattant elle se ferait blesser.

Hélas! je ne songeais plus à me débattre, j'avais presque perdu tout sentiment.

Blondeau se cachait la figure en sanglotant; Servien me prit dans ses grosses mains.

Je fermai les yeux, je frissonnai au froid de l'acier sur mon cou; j'entendis le grincement des ciseaux... et je sentis mes cheveux tomber tout autour de moi.

L'exécution finie, ma tante dit à Servien en riant de toutes ses forces:

—Maintenant, elle a l'air d'un affreux petit enfant de chœur... Allons... allons... Servien, appelez une de mes femmes, qu'elle vienne les balayer, ces beaux cheveux!

Blondeau demanda en tremblant la permission de les ramasser et de les garder.

Ma tante le permit, et lui ordonna de m'emmener.

Au moment où je quittai sa chambre, mademoiselle de Maran me fit venir auprès d'elle, me regarda un moment encore, et s'écria en éclatant de rire de nouveau:

—Mon Dieu! que cette petite est donc laide ainsi!

Une fois rentrée dans l'appartement que j'occupais avec Blondeau, celle-ci me prit dans ses bras et me couvrit de larmes et de baisers.

J'avais ressenti une telle frayeur à la vue des grands ciseaux de Servien, que le dénoûment de cette scène me parut presque heureux. Je ne partageais pas le culte et l'admiration de ma gouvernante pour ma chevelure; j'avoue même que je fus assez contente de pouvoir courir dans le jardin sans être obligée d'écarter à chaque instant mes cheveux de mon front.

J'avais seulement été frappée de ces dernières paroles de ma tante:

—Que cette petite est laide ainsi!

Je priai ma gouvernante de me porter devant une glace. Je me trouvai une figure si singulière, qu'au grand chagrin de Blondeau je me mis aussi à rire aux éclats.

Plus tard, j'ai pu m'expliquer la singulière conduite de mademoiselle de Maran. Elle avait toujours ressenti une antipathie, une aversion profonde pour tout ce qui était beau; et sans vanité, mon ami, ou plutôt selon l'attachement aveugle de ma gouvernante, étant enfant j'étais charmante. Puis, ma tante avait toujours détesté ma mère. Plus tard, hélas! je fis à ce sujet de bien cruelles découvertes.


CHAPITRE II.

LE PROTECTEUR.

J'atteignis l'âge de sept ans. L'aversion de mademoiselle de Maran pour moi semblait augmenter chaque jour. Il n'est pas de petites tortures qu'elle ne se plût à m'infliger.

Ainsi l'on m'avait toujours servi à dîner chez ma gouvernante, ma tante voulut me faire dîner à table à côté d'elle; sa tabatière me causait un horrible dégoût; elle la mettait ouverte auprès de mon assiette; si quelques mets me répugnaient, on m'en servait tous les jours; si je ne pouvais surmonter mon dégoût, pour me punir, mademoiselle de Maran faisait placer mon assiette dans la niche de Félix, et, malgré mon effroi, j'étais condamnée à aller chercher cette nourriture à genoux et à la manger à genoux.

Ma tante avait remarqué que la présence de ma bonne Blondeau me donnait le courage de tout souffrir sans pleurer; elle lui défendit de rester auprès de moi pour me servir. Le maître d'hôtel, Servien, fut chargé de ce soin, et cet homme m'inspirait autant de dégoût que de frayeur.

Ce que j'ai maintenant peine à concevoir, c'est comment ma tante, malgré ses occupations, malgré la réelle supériorité de son esprit, pouvait mettre autant de calcul, autant de persévérance à tourmenter une enfant.

Rien n'était donné au hasard. Sa conduite envers moi était réfléchie, étudiée.

Peu à peu je m'endurcis à la douleur. La souffrance éveilla en moi le besoin de la vengeance. J'observai que plus je pleurais, plus ma tante riait ou semblait satisfaite.

Après des efforts inouïs pour me contraindre et pour cacher mes larmes, j'y réussis. J'éprouvai une grande joie en voyant l'étonnement, le dépit de ma tante.

Elle redoubla ses duretés, je redoublai de courage et de dissimulation.

Je frémis quelquefois encore en songeant à cette lutte ouverte entre une enfant abandonnée et une femme telle que mademoiselle de Maran, lutte dans laquelle je finis par avoir l'avantage, car la méchanceté de ma tante ne pouvait dépasser certaines limites.

Toute la maison tremblait devant elle, aussi ma gouvernante était-elle en butte à mille petites vexations de chaque jour. Il a véritablement fallu à cette excellente femme un dévouement plus qu'héroïque pour surmonter tant de dégoûts. Deux fois ma tante voulut m'en séparer; mais je tombai si gravement malade, qu'elle dut renoncer à toute nouvelle tentative à ce sujet.

Je ne sais si c'était de la part de ma tante résolution arrêtée ou insouciance, mais à sept ans je n'avais encore eu aucun professeur.

Ma gouvernante m'avait appris à lire et à écrire; elle me faisait dire mes prières, mon catéchisme; je recevais enfin, grâce à l'attachement presque maternel de cette bonne créature, l'éducation qu'une personne de sa classe aurait donnée à sa fille.

Les enfants ne se trompent jamais sur les sentiments et sur les caractères de ceux qui les entourent.

Leur pénétration confond; quand ils se voient aimés, ils savent avec une incroyable habileté assurer leur empire.

Autant j'étais craintive et taciturne avec mademoiselle de Maran, autant j'étais gaie, turbulente, despotique avec ma gouvernante.

Jamais elle ne résistait à mes volontés les plus extravagantes, à moins que ma santé ne fût en question. Elle m'idolâtrait, m'accablait de louanges sur ma beauté, sur mon esprit, sur ma gentillesse.

Je passais ainsi mon enfance, entre les sarcasmes ou les duretés de ma tante, et les flatteries aveugles de Blondeau.

Mon caractère devait participer de ces influences diverses.

J'étais tour à tour orgueilleuse ou humble à l'excès, rayonnante de bonheur ou navrée d'amertume, je ressentais enfin la haine et l'amour à un point inconcevable pour mon âge. J'étais presque heureuse des cruautés de ma tante, parce qu'elles m'offraient le moyen de la braver, de la dépiter par mon sang-froid.

Elle se vengeait en me persuadant avec un art infini que j'étais laide et sotte.

Je retenais mes larmes, je courais auprès de ma gouvernante, et j'éclatais en sanglots. Alors, pour me consoler, la pauvre femme me faisait les louanges les plus outrées, auxquelles je finissais par croire.

De là sans doute mes ressentiments toujours extrêmes, de là mon impuissance à accepter plus tard ces mezzo termine, si fréquents dans la vie.

L'âge n'a d'ailleurs jamais modifié chez moi cette étrange façon de me juger. Au lieu de choisir un milieu raisonnable entre deux exagérations, au lieu de ne me croire ni tout à fait inférieure, ni tout à fait supérieure aux autres, j'ai vécu dans de continuelles alternatives de confiance insolente ou de défiance accablante.

Les triomphes passés ne m'empêchaient pas plus d'être parfois d'une humilité ridicule, que les humiliations souffertes ne m'empêchaient d'être glorieuse jusqu'au dédain.

Du premier mot, du premier regard j'étais dominée ou je dominais, et cela, dans les relations les plus ordinaires de la vie. Il y a des personnes vraiment redoutées et redoutables, devant qui les plus hardis tremblaient, auxquelles j'ai toujours complétement imposé, tandis que des gens de la plus grande insignifiance prenaient sur moi un empire absolu.

Je devais encore conserver de mon éducation première l'habitude, la volonté de dissimuler mes chagrins ou mes souffrances, et de me venger du mal qu'on me faisait par une apparence de dédaigneuse insensibilité.

. . . . . . . . . .

Je n'avais pas encore sept ans, je crois, lorsque mon éducation fut tout à fait changée. Les événements qui amenèrent cette révolution sont restés très-présents à mon souvenir.

On m'avait abandonnée aux soins de ma tante, d'après l'avis de mon tuteur, le baron d'Orbeval, parent assez éloigné de mon père, que je voyais fort rarement.

Lorsqu'il venait chez mademoiselle de Maran, on m'envoyait chercher, on me faisait quitter le sarrau plus que modeste dont ma tante voulait toujours que je fusse vêtue. On m'habillait avec un peu plus de soin que de coutume, et on m'amenait devant mon tuteur.

C'était un grand vieillard blême, à figure de fouine, à perruque blonde très-frisée; il portait un abat-jour de soie verte et une douillette de soie puce tout usée: il était conseiller à la cour de cassation, et d'une sordide avarice.

Quand j'arrivais auprès de lui, il me regardait d'un air sévère et me demandait si j'étais bien sage.

Ma tante se chargeait ordinairement de répondre que j'étais volontaire, stupide et paresseuse.

Mon tuteur me donnait alors une chiquenaude très-sèche sur la joue, en me disant:

—Mademoiselle Mathilde, mais c'est très-mal!... très-mal!... Si cela continue, on vous enverra avec les petites filles des pauvres.

Je fondais en larmes, et Blondeau m'emportait.

J'étais restée trois ou quatre mois sans être présentée à mon tuteur, lorsqu'un jour je vis entrer dans ma chambre un homme jeune encore que je ne connaissais pas.

Dès qu'il parut, Blondeau s'écria en joignant les mains avec une expression de surprise et de bonheur:

—Mon Dieu!... c'est vous, c'est vous! monsieur de Mortagne!!...

Celui-ci, sans répondre à ma gouvernante, me prit dans ses bras, me regarda en silence, avec une sorte d'avide curiosité; puis, après m'avoir tendrement embrassée, il me remit à terre, et dit en essuyant une larme: Comme elle lui ressemble!... comme elle lui ressemble!!

Et il tomba dans une sorte de rêverie.

La figure de cet étranger me semblait si bienveillante, malgré la sévérité de ses traits; il m'avait paru si ému en me contemplant; sa présence paraissait faire tant de plaisir à Blondeau, que je me rapprochai de lui sans crainte.

C'était un cousin germain de ma mère. Depuis plusieurs années il voyageait, et arrivait seulement en France.

M. le comte de Mortagne passait pour un homme, très-étrange. Il avait servi, et vaillamment servi sous l'empire. Depuis, l'on ne pouvait s'expliquer sa vie continuellement nomade. Il avait parcouru les deux mondes. On le disait doué d'une instruction prodigieuse, d'un caractère de fer, d'un courage à toute épreuve; mais sa franchise, presque brutale, lui avait concilié peu d'amis.

Il avait aimé ma mère comme le plus tendre des frères.

Plusieurs fois il avait tâché de faire comprendre à mon père tout le prix du trésor qu'il négligeait pour suivre les conseils ambitieux de mademoiselle de Maran; aussi ma tante avait-elle pris M. de Mortagne dans une aversion profonde; mais, comme membre de mon conseil de famille, et chargé comme tel de veiller à mes intérêts, il, se trouvait quelquefois forcément rapproché de mademoiselle de Maran.

Depuis quatre ans il voyageait dans l'Inde. Sa première visite, en arrivant à Paris, avait été pour moi. Il ne pouvait se lasser de me regarder, de m'admirer, de me louer! Il accablait Blondeau de questions.

Étais-je heureuse?

Recevais-je l'éducation que je devais recevoir?

Quels étaient mes maîtres?

A sept ans, je devais savoir bien des choses, j'avais l'air si intelligente! je devais avoir bien profité de l'instruction qu'on m'avait donnée!

Ma pauvre gouvernante osait à peine répondre. Enfin elle avoua en pleurant la vérité... Le peu que je savais, c'était elle qui me l'avait appris. Mademoiselle de Maran devenait de plus en plus dure et injuste envers moi. Je n'avais aucun des plaisirs de mon âge; et ce qui surtout exaspérait Blondeau, je n'étais jamais vêtue comme devait l'être la fille de madame la marquise de Maran.

A chaque parole de ma gouvernante, l'indignation de M. de Mortagne augmentait.

C'était un homme de haute taille, toujours vêtu avec négligence. Quoiqu'il eût quarante ans à peine, son front était chauve; par une mode qui semblait à cette époque des plus bizarres, il portait sa barbe longue comme quelques personnes la portent aujourd'hui.

La brusquerie de ses manières, la hardiesse militaire de ses paroles, sa physionomie singulière et presque sauvage, l'avaient fait surnommer dans le monde le paysan du Danube.

Il appartenait à l'opinion libérale la plus avancée de cette époque, et il ne cachait en rien sa manière de voir, quoique des personnes bienveillantes pour lui l'eussent engagé à plus de modération.

Quand il le voulait, il dissimulait la plus mordante ironie sous une apparence de bonhomie naïve; mais ordinairement son langage était âpre, rude et presque brutal.

Lorsque ma gouvernante eut exposé à M. de Mortagne la manière dont j'étais élevée par ma tante, la figure de mon cousin, hâlée par le soleil de l'Inde, devint pourpre de colère; il marcha quelques moments avec agitation; puis, me prenant brusquement dans ses bras, il se dirigea vers l'appartement de mademoiselle de Maran en s'écriant:

—Ah! c'est ainsi qu'elle traite l'enfant de ma pauvre cousine... Je vais lui dire deux mots, moi! et de ma grosse voix, encore!

—Mais, monsieur le comte, prenez garde... dit ma gouvernante en le suivant d'un air effrayé.

—Soyez tranquille, madame Blondeau, je ne m'intimide pas pour si peu! J'ai écrasé du pied des bêtes encore plus malfaisantes que mademoiselle de Maran.—Et il m'embrassa deux fois en me disant:—Pauvre petite, ton sort va changer.

Jamais je n'oublierai la joie que je ressentis en devinant que mon protecteur allait me venger des méchancetés de ma tante.

Dans mon ravissement, dans ma reconnaissance, j'entourai de mes bras le cou de M. de Mortagne, et, croyant lui rendre un important service, je lui dis tout bas:

—Il n'y a pas que ma tante qui soit méchante, monsieur, il y a aussi son chien Félix; il faudra bien prendre garde à vous, car il mord jusqu'au sang.

—S'il me mord, ma petite Mathilde, je le jetterai par la fenêtre,—dit M. de Mortagne en m'embrassant encore.

M. de Mortagne me parut un héros; je ressentis pour la première fois l'ardeur de la vengeance.

Servien était, selon son habitude, dans le salon d'attente qui précédait la chambre à coucher de sa maîtresse.

M. de Mortagne, suivi de Blondeau, allait ouvrir la porte; le maître d'hôtel se leva et dit:

—Je ne sais pas, monsieur, si mademoiselle est visible.

M. de Mortagne, sans lui répondre, le repoussa du coude, et entra chez ma tante.

Assise dans son lit, en manteau et en chapeau de soie carmélite, selon son habitude, elle lisait ses journaux.

L'entrée de M. de Mortagne fut si brusque, si bruyante, que Félix, alarmé, sortit vivement de sa niche, et se jeta résolument aux jambes de mon protecteur.

—Prenez garde, prenez garde, voilà le méchant chien,—lui dis-je tout bas.

—Voilà pour lui!—et d'un coup de pied mon vengeur envoya Félix rouler sous le lit.

Aux hurlements de son favori, ma tante, déjà très-irritée de l'entrée de M. de Mortagne, qu'elle détestait, s'écria aigrement:

—Mais, monsieur, cela n'a pas de nom!... Qu'est-ce que cela veut dire? Entrer chez moi comme d'assaut!... écraser mon chien!... Vous croyez-vous encore dans votre caserne?...

M. de Mortagne m'a bien des fois, depuis, raconté cette scène.

Il s'assit sans façon à côté du lit de mademoiselle de Maran, me tenant toujours sur ses genoux; il lui répondit:

—Il ne s'agit, madame, ni de chien, ni d'assaut; il s'agit de cette malheureuse enfant, que vous élevez en marâtre...

—Qu'est-ce que c'est? qu'est-ce que c'est?...—répondit ma tante d'un air hautain.—Êtes-vous donc revenu des antipodes, monsieur, pour me dire de ces insolences-là? Parce que vous êtes fait comme un vilain sauvage, et que vous avez une réputation de grossièreté parfaitement bien établie, et méritée d'ailleurs, il ne s'ensuit pas que je me laisserai insulter ni intimider chez moi, entendez-vous bien, monsieur?

—Et parce que vous avez, madame, le bonheur de joindre la laideur et la méchanceté du feu duc de Gesvres à la difformité et à l'esprit d'Ésope, il ne s'ensuit pas non plus que je doive souffrir vos insolences, entendez-vous bien, madame?—reprit M. de Mortagne, qui avait toujours rendu à mademoiselle de Maran, grossièreté pour grossièreté.

Ma tante pâlit de rage et s'écria:—Monsieur, prenez garde, quand je hais, je hais bien... et quand je hais, je le prouve...

—Je sais que vous avez des amis puissants et des créatures dangereuses, mais je n'ai besoin de personne... je ne crains personne... Je vous dirai donc la vérité... Tant pis, si elle vous blesse; je l'ai dite à bien d'autres qui n'en sont pas morts... malheureusement! En un mot, cette enfant est indignement élevée, son éducation est si négligée que j'en rougis pour vous. N'avez-vous pas honte de traiter ainsi la fille de votre frère?

Ces mots réveillèrent à la fois l'amour de ma tante pour mon père et sa haine contre ma mère.

Elle s'écria:

—Et c'est parce que la mémoire de mon frère est sacrée pour moi que je traite cette petite comme il me convient de la traiter. Elle m'est confiée, je n'ai à en rendre compte qu'à son tuteur; ainsi, monsieur, allez porter ailleurs vos outrages: ce qui se fait ici ne vous regarde pas.

—Cela me regarde si fort, que, comme membre du conseil de famille, je vais aujourd'hui même en demander la convocation; et l'on examinera si votre nièce a reçu jusqu'à présent l'éducation à laquelle elle doit prétendre...

Cette menace parut faire un assez grand effet sur mademoiselle de Maran.

—Venez ici, petite, et répondez,—dit ma tante en me faisant signe d'approcher.

Au lieu d'obéir, je me pressai contre M. de Mortagne en le regardant d'un air suppliant.

—Vous voyez bien que vous lui faites une peur horrible avec vos tendresses!—dit M. de Mortagne.—Ce n'est pas cette enfant qui doit répondre, c'est vous. Elle n'a pas un maître! elle sait à peine ce que les enfants du peuple savent à son âge! Vous lui refusez jusqu'aux vêtements convenables à sa position. Pourtant on vous paye assez cher pour en prendre soin.

—Qu'est-ce que ça veut dire? On me paye!—s'écria ma tante avec indignation.

—Cela veut dire qu'on vous donne 1,000 f. par mois, sur la fortune de cette pauvre enfant, pour subvenir à ses dépenses, et, à voir la façon dont elle est vêtue et instruite, il est clair que vous ne dépensez pas 100 louis par an pour elle... Que faites-vous du reste? Si vous l'avez empoché, il faudra bien en rendre compte... Du reste, soyez tranquille... j'y veillerai... Parce que vous êtes très-méchante, ce n'est pas une raison pour que vous ne soyez pas aussi très-avare!

—Mais cela passe toutes les bornes! Mais si l'on ne savait pas que vous êtes plus qu'à moitié fou, monsieur, ce serait à vous faire jeter par les fenêtres! Est-ce que j'ai des comptes à vous rendre? Qu'est-ce que signifie cette impertinente inquisition-là—s'écria mademoiselle de Maran en s'agitant sur son lit.

—Je vous dis que je suis son parent, son conseil; m'entendez-vous?—répondit M. de Mortagne d'une voix tonnante,—et, comme tel, je vous citerai devant l'assemblée de famille pour répondre de votre conduite! Si l'on ne me fait pas justice de vous... je me la ferai moi-même! et nous nous verrons entre les deux yeux... ce qui ne sera guère agréable pour moi... car vous êtes un monstre.

—Oh! l'abominable homme, il va me rendre malade, avec ses brutalités... Traiter ainsi une malheureuse femme!—dit ma tante d'une voix dolente.

—Eh! madame, il y a longtemps que, par la hardiesse de vos attaques, par la méchanceté de vos propos, vous avez fait oublier la pitié qu'on doit avoir pour la vieillesse, pour la laideur et pour les infirmités... Allons donc! vous n'êtes plus une femme.

—Comment! je ne suis plus une femme! Je suis une licorne, peut-être?... Mais, c'est à vous faire enfermer, monsieur! Allez-vous-en d'ici! allez-vous-en! je ne veux pas faire d'éclat devant mes gens... Sans cela...

—Sans cela! madame, il en serait tout de même, vous n'y gagneriez que des témoins. Voici mon dernier mot: je vais me rendre chez tous les membres du conseil de famille, afin de les engager (et j'y parviendrai) à vous retirer cette malheureuse enfant d'entre les mains et à la placer dans une pension ou dans un couvent.

—Et pour compléter cette belle œuvre-la,—reprit mademoiselle de Maran d'un air ironique,—on vous chargera sans doute, monsieur, de désigner le couvent? C'est grand dommage qu'il n'y ait pas de Jacobines, vous y feriez mettre tout de suite cette petite, n'est-ce pas? En souvenir des frères et amis de 93 dont vous aimez tant l'histoire, vous l'appelleriez mamzelle Scipionne ou mamzelle Égalité; qu'est-ce que je dis donc, mamzelle! citoyenne, s'il vous plaît. Malheureusement ces bons temps-là sont passés... et de nos jours, en tout et pour tout, on tient compte, monsieur, on tient sévèrement compte, entendez-vous, de la manière de voir des gens qui veulent faire prévaloir leur avis contre celui... de personnes bien pensantes.

Mademoiselle de Maran accentua tellement ces derniers mots, que M. de Mortagne en comprit la portée.

—Ah! nous y voilà,—s'écria-t-il,—j'étais bien étonné aussi que vous ne m'eussiez pas encore traité de Jacobin ou de bonapartiste, ce qui, pourtant, ne va guère ensemble. Je sais que vous êtes assez perfide pour me susciter dans le conseil une question de parti, à propos de ma réclamation. Je sais que vos parents ultras y sont en grand nombre. Je sais qu'ils suivent aveuglément vos avis, et il est probable qu'ils feront dans cette circonstance, comme dans toute autre, un usage criminel de leur majorité.

En m'embrassant avec tendresse et émotion, M. de Mortagne ajouta tristement:

—Pauvre enfant!... Pauvre France!

—Ah! mon Dieu! voyez donc comme c'est à la fois superbe et touchant! s'écria ma tante en riant aux éclats de son rire aigre et insolent.—Ah! mon Dieu! voyez-vous ce pharamineux rapprochement... pauvre enfant! pauvre France!. Le tendre Saint-Just disait de ces jolies bergerades-là au club des Cordeliers, je crois; ce qui ne l'empêchait pas du tout de vous faire couper le cou le lendemain. Oui, oui, je vois bien à votre colère, monsieur, que si cela dépendait de vous, vous me traiteriez à la façon de ses pauvres frères et amis. Car, en vérité, malgré votre naissance, vous étiez digne d'être des leurs, vous avez fait partie de ces messieurs de la Loire.

M. de Mortagne m'a dit qu'en effet les froids et cruels sarcasmes de ma tante l'avaient mis hors de lui, et qu'il se reprocha de lui avoir brutalement répondu:

—C'est vrai! quand je songe que vous avez fait mourir de chagrin ma cousine de Maran, quand je songe que vous torturez une malheureuse enfant avec une méchanceté diabolique, je me demande si l'on ne devrait pas mettre hors la loi... ce qui est moralement et physiquement hors de la nature.

—Assez d'insultes comme ça! sortez! sortez! monsieur!—s'écria mademoiselle de Maran avec une telle expression de colère, que, lorsque M. de Mortagne, en se levant, voulut me déposer à terre, je me cramponnai à lui de toutes mes forces en le suppliant de ne pas me laisser avec ma tante.

Il me mit dans les bras de ma gouvernante, qui était restée muette et inaperçue pendant cette scène.

Nous sortîmes tous trois: mademoiselle de Maran était dans une colère difficile à peindre.


CHAPITRE III.

LE CONSEIL DE FAMILLE.

Je n'avais pas compris grand'chose à la conversation de monsieur de Mortagne et de ma tante. J'avais seulement été ravie d'entendre mon protecteur parler d'une manière si ferme à mademoiselle de Maran.

Je pressentais quelque heureux changement dans ma position. L'idée d'entrer dans un couvent ou dans une pension, qui effraye toujours si fort les enfants, me plaisait au contraire beaucoup. Tout ce que je désirais au monde, c'était de quitter la maison de ma tante.

Le conseil allait décider si je resterais ou non au pouvoir de mademoiselle de Maran. Je faisais les vœux les plus vifs pour que M. de Mortagne réussît dans son dessein. Le jour fatal arriva; ma tante me fit habiller avec soin, et je descendis dans le salon où les membres de notre famille s'étaient réunis.

Je cherchai des yeux M. de Mortagne; il n'était pas encore venu. Ma tante me plaça à côté d'elle et de M. d'Orbeval, mon tuteur.

Tous mes parents semblaient craindre mademoiselle de Maran, et l'entouraient d'une obséquieuse déférence. On lui savait un crédit puissant. Son salon était le rendez-vous des hommes les plus influents du gouvernement. Par égard pour Louis XVIII, les princes lui témoignaient une extrême bienveillance.

M. de Talleyrand partageait souvent ses soirées entre ma tante et la princesse de Vaudemont. Ce grand homme d'État, qui—disait ma tante avec beaucoup de raison d'ailleurs—«avait élevé le silence jusqu'à l'éloquence, l'esprit jusqu'au génie, et l'expérience jusqu'à la divination,» causait quelquefois une heure, tête-à-tête, avec mademoiselle de Maran; car elle était de ces femmes avec qui toutes les sommités sont presque obligées de compter.

Les enfants sont surtout frappés des apparences; ils ne peuvent se rendre raison de la puissance de l'esprit et de l'intrigue: aussi pendant bien longtemps il me fut impossible de comprendre comment mademoiselle de Maran, malgré son apparence chétive, presque grotesque, exerçait autant d'empire sur des personnes qui n'étaient pas forcément sous sa dépendance.

Lorsque ma tante était assise, sa tête, presque de niveau avec son épaule gauche, infiniment plus haute que la droite, ne dépassait pas le dossier d'un fauteuil ordinaire; ses longs pieds, toujours chaussés de souliers de castor noir, reposaient sur un carreau très-élevé qu'elle partageait avec Félix.

Pourtant, malgré sa laideur, malgré sa méchanceté, mademoiselle de Maran réunissait chaque soir autour d'elle l'élite de la meilleure compagnie de Paris, et gourmandait avec hauteur les personnes qui demeuraient quelques jours sans venir la voir. Ses reproches aigres et durs, témoignaient assez qu'elle ne tenait pas à ces hommages par affection, mais par orgueil.

On n'attendait plus que M. de Mortagne, il arriva. Mon cœur battait avec force. De lui allait dépendre mon avenir.

Je remarquai bien vite que M. de Mortagne était reçu avec froideur par mes parents. Sa barbe et ses dehors négligés firent chuchoter et sourire, quoique son originalité fût connue.

On savait la profonde aversion de ma tante contre lui; en le raillant on savait la flatter.

Après quelques moments de silence, mon tuteur, M. d'Orbeval, pria M. de Mortagne de reproduire les raisons qui lui semblaient motiver la réunion d'une assemblée de famille.

M. de Mortagne répéta ce qu'il avait dit à ma tante sans mesurer davantage ses termes; il finit par demander qu'on me mît au couvent des Anglaises, qui était alors en aussi grande vogue que l'a été par la suite le Sacré-Cœur.

Pendant cette violente accusation, mademoiselle de Maran resta impassible. Nos parents, complétement dominés par elle, en avaient une peur horrible. Ils manifestèrent à plusieurs reprises leur indignation contre M. de Mortagne par des murmures et par des interruptions; leurs regards, tournés vers ma tante, semblaient la prendre à témoin et protester contre la brutalité du langage de mon protecteur.

Celui-ci, parfaitement indifférent à ces rumeurs, haussa les épaules de temps en temps, attendit que le bruit eût cessé pour recommencer de parler, et ne modifia en rien son langage.

Il lui fallait véritablement du courage pour s'attaquer ainsi à mademoiselle de Maran; placée, entourée comme elle l'était, elle pouvait trouver mille moyens de lui nuire, de se venger... Hélas! elle ne prouva que trop à M. de Mortagne que la haine qu'elle lui portait était implacable.

J'étais alors bien enfant, je me souviens pourtant d'un fait qui me frappa malgré son insignifiance, et qui maintenant a toute sa valeur à mes yeux.

Pendant ce débat, la physionomie de ma tante n'avait trahi aucune émotion; elle tenait dans ses mains une longue aiguille à tricoter...

A mesure que M. de Mortagne parlait, mademoiselle de Maran semblait de plus en plus serrer cette aiguille entre ses doigts décharnés. Enfin, au moment où il s'écria—que si rien n'était plus respectable que la laideur, la vieillesse et les infirmités, rien n'était plus lâche que d'abuser de ces déplorables avantages pour répondre impunément des insolences aux hommes qui lui demandaient compte d'une conduite à la fois honteuse et cruelle, mademoiselle de Maran brisa en morceaux et comme par hasard l'aiguille qu'elle tenait entre ses doigts, et jamais je n'oublierai le regard fatal qu'en ce moment elle jeta sur M. de Mortagne.

Mon tuteur crut devoir, au nom de la majorité de l'assemblée, répondre à l'antagoniste de ma tante et blâmer vertement son langage. Mon protecteur sembla se soucier fort peu de cette attaque, ensuite de laquelle M. d'Orbeval demanda à mademoiselle de Maran, avec la plus respectueuse déférence et seulement pour la forme, si elle croyait nécessaire d'apporter quelques modifications à mon éducation, se hâtant d'ajouter que, d'avance, l'assemblée s'en rapportait absolument à sa décision sur ce sujet, qu'elle pouvait apprécier mieux que personne.

Mademoiselle de Maran, sans faire la moindre allusion aux attaques de M. de Mortagne, répondit avec une finesse, avec une adresse extrême, qu'en effet j'étais ce qu'on appelle fort peu avancée, que j'avais la tête faible, l'entendement peu développé; qu'elle avait cru ne pas devoir me fatiguer vainement l'intelligence en me faisant donner des leçons dont j'aurais été hors d'état de profiter; qu'ainsi je me serais nécessairement dégoûtée du travail; elle avait au contraire voulu d'abord s'occuper de ma santé, qui, grâce au ciel, était florissante: je me trouvais donc dans une condition parfaite pour regagner le temps perdu, sans craindre les fatigues d'une application forcée. Elle termina en disant qu'avant la convocation de l'assemblée de famille, elle était résolue de me faire commencer immédiatement mes études.

M. de Mortagne m'a dit bien souvent qu'il était impossible de se défendre plus habilement que l'avait fait ma tante et de colorer sa conduite de semblants plus spécieux; elle démontra clairement qu'en économisant beaucoup sur les premières années de mon éducation, elle avait voulu se réserver les moyens de me donner plus tard une instruction beaucoup plus large et beaucoup plus complète; elle ajouta qu'il était concevable que je m'ennuyasse dans la maison d'une tante vieille et infirme, mais qu'elle avait promis à mon père de ne jamais m'abandonner; qu'ainsi, elle ne pouvait croire que mes parents voulussent me faire entrer au couvent.

Pour tout concilier et pour que j'eusse une compagne de mon âge, ma tante annonça que mon tuteur, cédant à ses sollicitations, consentait à retirer dans quelques mois sa fille du couvent et à la lui confier.

M. d'Orbeval était veuf, sa fille partagerait ainsi mes études et viendrait habiter chez mademoiselle de Maran.

Avec sa rudesse et sa franchise ordinaires, M. de Mortagne répondit que de cette façon, ce serait moi qui ferais les frais de l'éducation de mademoiselle d'Orbeval, qui était pauvre, et que son père n'avait consenti à cet arrangement que par intérêt personnel et par frayeur de ma tante, qui pouvait lui nuire ou le servir.

M. de Mortagne reprit que dans toute autre circonstance il n'aurait élevé aucune objection contre l'éducation particulière qu'on voulait me donner et me faire partager avec ma jeune parente, mais qu'il avait de puissantes raisons de croire que l'influence de mademoiselle de Maran ne pouvait que m'être funeste; qu'elle avait torturé mon enfance, et qu'elle perdrait peut-être ma jeunesse.

Une rumeur d'indignation lui coupa la parole.

Mon tuteur s'écria que jamais sa fille ne mettrait le pied chez ma tante; qu'il n'avait adhéré aux propositions qu'on lui avait faites que dans mon intérêt, mais qu'il retirait sa promesse, puisqu'on interprétait si mal son dévouement. Pourtant, lorsque toute l'assemblée se fut jointe à mademoiselle de Maran pour apaiser M. le baron d'Orbeval et pour blâmer M. de Mortagne, mon tuteur promit de laisser venir sa fille.—M. de Mortagne, ne pouvant contenir sa colère, s'échappa jusqu'à dire qu'il n'y avait pas dans l'assemblée un homme de cœur, que tous tremblaient devant le crédit de mademoiselle de Maran.

Comme mon protecteur leur offrait de soutenir l'épée à la main ce qu'il avait avancé, il n'y eut qu'un cri d'indignation contre ce spadassin, qui voulait faire prévaloir la force brutale dans les délibérations de famille, et qui ne respectait ni le sexe ni la vieillesse.

M. de Mortagne, outré, vint à moi, m'embrassa tendrement et me dit: Ma pauvre enfant, dans peu de temps nous nous reverrons. Que Dieu vous garde de cette méchante femme et de ses complaisants! Je le vois, ils ont maintenant le nombre et la loi pour eux. Patience patience, je trouverai moyen de vous sauver malgré eux.... Il m'embrassa de nouveau et sortit.

Après son départ l'indignation redoubla, et fit bientôt place à un sentiment de pitié méprisante.

Ceux de mes parents qui étaient en état de répondre aux provocations de M. de Mortagne et qui ne l'avaient pas fait, non par manque de courage, mais par crainte de ma tante, affirmèrent que M. de Mortagne avait le cerveau fêlé, et qu'on ne pouvait traiter sérieusement ses folies.

Tout en regrettant beaucoup la défaite de mon protecteur, je ne pouvais m'empêcher de songer presque avec joie à cette compagne qu'on m'annonçait; je regardais son père, M. d'Orbeval, avec moins d'inquiétude: je m'enhardis même jusqu'à demander à ma tante quand arriverait ma cousine.

A mon grand étonnement, mademoiselle de Maran me répondit sans aigreur et presque d'un ton affectueux que mademoiselle Ursule d'Orbeval viendrait prochainement.

Cette assurance me combla de joie. Si j'avais été plus heureuse, peut-être aurais-je accueilli avec jalousie l'arrivée de ma cousine, tandis qu'au contraire je ne pouvais croire qu'à une diversion favorable dans ma position.

Dès ce jour la conduite de mademoiselle de Maran changea complétement envers moi. D'abord elle me donna, pour m'instruire, les meilleurs professeurs de Paris. Par un motif que j'ai pénétré plus tard, elle me laissa madame Blondeau pour gouvernante, quoique celle-ci fût bien loin d'avoir les connaissances nécessaires pour remplir ces fonctions, alors que mon éducation devait être beaucoup plus cultivée.

Seulement elle adjoignit une femme de chambre à son service; au lieu de me laisser vêtue presque d'une manière sordide, ma tante voulut que je fusse habillée avec un luxe, avec une recherche qui n'était pas même de mon âge.

Je me souviens de ma surprise, de ma joie, un jour où je trouvai dans ma chambre une psyché faite pour ma taille, et une toilette à la duchesse, entourée de flots de rubans et de dentelles.

Au lieu de me gronder sans cesse, de s'extasier sur ma laideur, sur mon ineptie, ma tante se mit tout à coup à m'accabler des louanges les plus outrées sur ma beauté, sur ma taille, sur l'élégance de ma tournure, sur mon esprit, sur mes dispositions.

Comme ce brusque changement de manières devait m'étonner beaucoup, mademoiselle de Maran me dit en confidence qu'il eût été très-dangereux de me faire part de ces charmantes vérités quand j'étais une paresseuse; car mon amour-propre en aurait été dangereusement exalté: maintenant, comme je travaillais avec assiduité, c'était une manière de me récompenser que de m'apprendre qu'il n'y avait rien au monde de plus ravissant que moi.

La femme de chambre que ma tante m'avait donnée me répétait les mêmes paroles. Enfin, dans la maison, tout le monde, jusqu'à Servien, se mit à me flatter à l'envi.

Ma pauvre Blondeau, avec cet instinct, cette profonde sagacité de cœur que donne le dévouement, fut effrayée de ce revirement subit dans les procédés de ma tante. Ce fut elle alors qui me gronda, qui me reprocha de penser trop à ma toilette, de négliger mes prières, de devenir hautaine, capricieuse.

Malgré mon attachement pour cette excellente femme, je fus choquée de ses remontrances. Elles me parurent d'autant plus pénibles, que jusqu'alors elle m'avait toujours traitée avec la tendresse la plus idolâtre.

Je sentis mon affection pour elle se refroidir; au contraire ma confiance s'augmentait envers mademoiselle Julie, ma femme de chambre, qui ne manquait aucune occasion de m'irriter contre ma gouvernante.

Malgré les prévenances de mademoiselle de Maran pour moi, je ne pouvais encore surmonter la frayeur et l'aversion qu'elle m'avait inspirées; j'y tâchais cependant de toutes mes forces, croyant de ma reconnaissance de lui témoigner quelque attachement.

Je faisais vraiment des progrès rapides; je m'appliquais avec ardeur au dessin, à la musique, à l'étude de l'anglais et de l'italien, afin de ne pas être trop au-dessous de ma cousine Ursule d'Orbeval, dont ma tante ajournait sans cesse l'arrivée.

Ma tante ne sortait que très-rarement; elle m'envoyait presque chaque jour me promener au bois de Boulogne, dans sa voiture, avec mademoiselle Julie, car je ne cachais pas ma préférence pour cette fille.

Pendant toute la promenade, elle ne cessait de me répéter que tout le monde me regardait avec admiration.

Enfin, depuis près d'une année que ma tante s'occupait particulièrement de mon éducation, je n'étais plus reconnaissable: mon instruction avait beaucoup gagné, mon esprit s'était développé; mais le germe des plus mauvaises passions commençait à fermenter en moi.

Malgré le christ d'ivoire qui ornait l'alcôve de ma tante, elle ne pratiquait en apparence aucun acte religieux.

Elle se bornait à m'envoyer à la messe, à Saint-Thomas-d'Aquin, avec une de ses femmes. Un valet de pied me suivait, portant un carreau armorié pour mes pieds, et un sac de velours qui renfermait mon livre de messe. C'était un appareil aussi ridicule qu'inconvenant pour un enfant de mon âge, et j'entendais dire sur mon passage: «La tendresse aveugle de mademoiselle de Maran pour sa nièce va jusqu'à la folie.»

Je finissais par croire à cet attachement. En effet, on disait partout que ma tante m'idolâtrait, et qu'il faudrait s'en prendre à sa faiblesse et à son aveuglement si un jour j'étais mal élevée.

A cette heure encore, bien des gens sont persuadés que mademoiselle de Maran m'a toujours tendrement... trop tendrement aimée.

Il n'y a rien de plus aimant, mais il n'y a aussi rien de plus cruellement égoïste que les enfants.

Je me faisais un jeu barbare de combler ma nouvelle femme de chambre de marques de confiance en présence de Blondeau pour faire enrager celle-ci, ainsi que disent les petites filles.

La malheureuse femme, éclairée par son bon sens, et non pas irritée par une basse envie, souffrait horriblement de se voir ainsi oubliée, méconnue par moi, elle qui m'aimait si sincèrement.

Bientôt mon ingratitude n'eut plus de bornes.

A mesure que mon intelligence se développait, mademoiselle de Maran m'inspirait, sinon plus d'attachement, du moins plus de curiosité. Mon esprit commençait à comprendre ses railleries, à s'en amuser; elle se moquait de Blondeau, de sa rigidité, de ses remontrances sur ma coquetterie naissante, et je riais beaucoup. Elle raillait son ignorance, l'expression de son langage, et je riais encore.

Peu à peu, à l'oubli de cette affection si sainte, si dévouée, se joignit presque le mépris; car ma tante me fit rougir de l'espèce de familiarité dans laquelle je vivais avec une femme de cette espèce.

Sans doute j'eus tort, bien tort; mais j'avais huit ans à peine, et une femme d'un esprit réellement très-supérieur en abusait pour me jeter dans une voie funeste.

Je ne suivis que trop ses conseils; je témoignai tant de froideur à ma gouvernante, que la malheureuse femme tomba malade de chagrin, après avoir fait tout pour réveiller en moi mon attachement d'autrefois.

Lorsque je la vis pâle, changée, je compris toute l'étendue de ma faute! je pleurai, je ne voulus plus la quitter; ma tante, s'apercevant de mon affliction, me persuada que la maladie de Blondeau était un jeu, une feinte. Cette odieuse interprétation donnait une excuse à mon ingratitude, j'y ajoutai foi.

Je n'oublierai jamais le douloureux étonnement qui se peignit sur les traits de ma gouvernante lorsqu'elle me vit revenir auprès d'elle, souriante, légère et moqueuse. Elle leva au ciel ses mains amaigries, et s'écria en pleurant:

—Mon Dieu! elle qui avait le cœur de sa mère!... ils l'ont perdue... perdue...

De ce jour, la malheureuse femme devint encore plus sombre, plus taciturne. Quoique sa faiblesse fût grande, elle voulut se lever... Distraite, absorbée, elle semblait préoccupée d'une idée fixe. Nos gens la prenaient presque pour leur jouet. Elle, autrefois si impatiente, semblait tout souffrir avec résignation ou plutôt avec indifférence. Elle me parlait à peine.

Je me souviens qu'une nuit, en m'éveillant, je la trouvai la tête penchée sur mon chevet, les yeux baignés de larmes, et me regardant avec une angoisse indéfinissable.

J'eus peur, je feignis de me rendormir. Le lendemain, je dis tout à ma tante. Elle me répondit que c'était une plaisanterie de Blondeau, qui voulait m'effrayer. Je crus mademoiselle de Maran, et je gardai rancune à ma gouvernante.

Le jour de l'an arriva; la veille, ma tante m'avait dit, en me parlant des étrennes de Blondeau: «Au lieu de lui donner quelque robe ou quelque bijou, il faudra lui donner de l'argent: Ces gens-là aiment mieux l'argent que tout;» et elle me remit cinq louis pour elle.

Les années précédentes, jamais ma tante ne m'avait rien donné pour ma gouvernante; comme j'aimais alors tendrement celle-ci, et que je tenais à lui offrir quelque chose, chaque année je faisais des prodiges de dissimulation et d'adresse pour parvenir à écrire à son insu quelques lignes d'une tendresse naïve, et pour lui broder de mon mieux quelque petit morceau de tapisserie.

Il est impossible de se figurer la joie, le ravissement de madame Blondeau, lorsque la veille du nouvel an, me jetant à son cou, après ma prière du soir, je lui apportais cette offrande.

Maintenant que j'y songe, il me semble qu'il y avait quelque chose de touchant, de religieux, dans cette marque de mon affection, pauvre orpheline, abandonnée, rebutée, qui, ne possédant rien, recourais à mon travail enfantin pour acquitter la dette de mon cœur.

Malgré l'infériorité de sa condition, ma gouvernante avait trop d'âme pour ne pas être touchée jusqu'aux larmes de cette preuve de mon attachement, que personne au monde ne m'avait conseillée.

Qu'on se figure donc sa douleur, lorsque le jour dont je parle, la veille du premier de l'an, je lui glissai, d'un air gai et riant, mes cinq louis dans la main.

Elle s'attendait à sa surprise ordinaire. Comme je commençais à dessiner passablement, elle avait même osé espérer quelque preuve de mon nouveau talent. Malgré mon ingratitude apparente, elle n'avait pas un instant cru possible que j'eusse oublié si complétement les traditions délicates de mon enfance. Aussi, me regardant avec autant de tristesse que d'inquiétude, elle me rendit l'or.

—Vous vous trompez, Mathilde, ceci est pour Julie. Pour moi... pour moi... n'est-ce pas, vous avez autre chose?

Et sa voix tremblait, et elle me regardait d'un air inquiet, alarmé.

—Mais... non, je n'ai rien autre chose à te donner,—lui dis-je.

—Pourtant... les autres années...—et elle tâchait de cacher ses larmes,—les autres années... vous savez bien... le soir... après votre prière... vous me donniez...

—Ah! oui, je sais ce que tu veux dire; mais maintenant, vois-tu, je n'ai plus le temps, il faut que j'étudie... Et puis d'ailleurs, vous autres, vous aimez mieux l'argent que tout.

Puis, sans l'embrasser, sans lui donner la moindre marque d'affection, je lui remis l'argent dans la main, et je sortis en sautant pour aller admirer une magnifique palatine d'hermine dont mademoiselle de Maran me faisait présent.

En quittant ma gouvernante, j'entendis un gémissement douloureux et le bruit des pièces d'or qui tombèrent de sa main sur le parquet.

Dans mon impitoyable indifférence, dans ma hâte d'aller contempler le cadeau de ma tante, je ne m'arrêtai pas un moment, je ne retournai pas la tête.

Hélas! quoique jeune encore, j'ai beaucoup souffert, j'ai versé des larmes bien amères! mais Dieu sait que, dans le plus violent paroxysme du désespoir, je me suis souvent écriée:—Je dois tout supporter sans me plaindre! car j'ai causé à la meilleure des créatures le plus affreux chagrin que le cœur humain puisse éprouver.

Le soir de ce jour-là, malgré mon indifférence, j'étais assez honteuse en songeant à Blondeau; je m'attendis à des reproches; je trouvai, au contraire, ma gouvernante plus tendre que d'habitude; seulement elle était très-pâle, très-affectée. Je lui trouvai dans le regard quelque chose d'extraordinaire.

Elle me coucha et m'embrassa à plusieurs reprises avec effusion; je sentis ses larmes couler sur mes joues. Mon naturel reprit le dessus; je me jetai à son cou en lui demandant pardon de l'avoir affligée.

—Vous accuser... vous... mon enfant... jamais,—disait-elle en pleurant, en baisant mes cheveux et mes mains.—Jamais, pauvre petite! Tant qu'on vous a laissée être bonne et délicate, vous avez été, en tout, le portrait de votre mère... Mais ne parlons plus de cela, ma chère enfant. Allons, faites votre prière du soir. Priez aussi pour votre vieille bonne. Elle vous aime bien; elle a besoin que vous priiez pour elle. Les prières des enfants sont comme celles des anges: le bon Dieu les aime et les exauce.

Lorsque j'eus prié, elle me baisa tendrement au front, et me dit:—Maintenant, mon enfant... bonsoir... bonsoir.

Je remarquai qu'elle tremblait, que ses mains étaient brûlantes, et qu'elle était pourtant d'une grande pâleur.

Je m'endormis. Je ne sais pas depuis combien de temps j'étais plongée dans un profond sommeil, lorsque je fus réveillée en sursaut. Un corps assez pesant s'appuyait sur moi.

Dans mon effroi, j'ouvris à demi les yeux. Je ne sais pas quelle heure il était.

Un restant de feu flambait dans la cheminée, et éclairait la chambre de sa lumière vacillante.

A la lueur d'une veilleuse, je vis ma gouvernante; elle était auprès de mon lit; elle m'avait éveillée en voulant m'embrasser.

N'osant faire un mouvement, je la suivis des yeux. Sa figure, ordinairement si douce, si calme, avait une expression sinistre qui me glaça d'épouvante.

Elle me regardait en se parlant à elle-même à demi-voix et d'un air égaré.

—Non, non,—disait-elle,—je ne puis supporter cela plus longtemps. Ce monstre perd mon enfant; elle l'a rendue indifférente... méprisante pour moi. Mathilde ne m'aime plus. Je ne lui suis plus bonne à rien, je n'ai pas besoin de rester plus longtemps... Aussi bien je ne le pourrais pas... Non, aujourd'hui j'ai trop souffert; on a comblé la mesure... De l'argent... à moi... Ah! j'en deviendrai folle... Je crois que je le suis déjà... Allons, finissons-en; un dernier baiser à ce pauvre petit ange endormi; il a prié pour moi, le bon Dieu me pardonnera.

En disant ces mots, Blondeau me baisa au front et ajouta en sanglotant:—Adieu! adieu! tu ne sauras jamais le mal que tu m'as fait, pauvre petite... Ce n'est pas toi que j'accuse... oh non! c'est ce monstre qui a fait mourir ta mère de chagrin, et qui veut perdre ton âme... Adieu! encore adieu... O mes beaux cheveux blonds! que je les baise encore une fois.—Et je sentis sur mon front ses lèvres glacées.

J'avais jusqu'alors fermé les yeux, quoique éveillée. Tout à coup je regardai; je vis ma gouvernante aller vers la fenêtre et l'ouvrir violemment; je devinai sa funeste pensée; je courus vers elle, et je l'arrêtai au moment où elle allait se jeter par la fenêtre.

La pauvre femme resta stupéfaite; mes cris la rappelèrent à elle-même; elle tomba agenouillée, et s'écria:—Qu'allais-je faire? Seigneur mon Dieu, pardonnez-moi, j'étais folle; j'oubliais que j'avais juré à ta mère mourante de ne pas t'abandonner; mais je souffrais tant... aujourd'hui surtout; c'est le bon Dieu qui m'a envoyé cet ange pour m'empêcher de commettre un crime. Non, non, je resterai près de toi, mon enfant; je souffrirai, j'endurerai tout, je mourrai, s'il le faut, de chagrin, mais je mourrai près de loi, en te regardant; je l'ai promis à cette pauvre madame qui est dans le ciel et qui m'entend.

Cette scène me laissa une impression si profonde, je fus si frappée du désespoir de Blondeau, que mes premiers germes d'ingratitude à son égard furent à jamais étouffés. Je redevins pour elle ce que j'avais été autrefois, au grand chagrin de mademoiselle de Maran, qui avait un instant espéré de me priver de cette affection si sincère et si dévouée.

Peu de temps après, ma tante m'apprit qu'Ursule d'Orbeval, ma cousine et la fille de mon tuteur, allait enfin venir habiter avec nous, ajoutant—que j'étais beaucoup plus jolie, beaucoup plus instruite, beaucoup mieux mise qu'elle, et que par conséquent j'aurais infiniment de plaisir à lui faire ressentir toutes mes supériorités.

Ainsi, mademoiselle de Maran ne me laissait pas un sentiment dans sa pureté, dans sa fleur! Déjà cette joie douce et candide de trouver une amie de mon âge était flétrie par l'arrière-pensée de lui inspirer de la jalousie, de l'envie, et nécessairement de la haine!

Ma tante, avec une singulière sagacité, avait pour ainsi dire fait deux parts de ma jeunesse: jusqu'à neuf ans, j'avais eu à souffrir de la terreur, des privations, de l'abandon; je n'étais pas encore mûre pour d'autres projets.


CHAPITRE IV.

UNE AMIE D'ENFANCE.

Une ère nouvelle allait commencer pour moi.

Jusqu'alors je n'avais eu que des sentiments incomplets; je craignais ma tante, mais son esprit m'amusait. Malgré quelques preuves de froideur et d'oubli, j'aimais tendrement ma gouvernante, mais il n'existait entre nous aucun rapport d'âge ou de caractère.

Lorsque Ursule d'Orbeval arriva, j'étais si seule, j'avais fait de si beaux rêves sur cette affection promise, que je me sentais déjà reconnaissante envers ma cousine, qui allait me mettre à même de réaliser ces douces espérances. J'oubliai complétement les perfides conseils de ma tante; au lieu de songer à humilier Ursule, je ne songeai qu'à l'aimer.

Elle avait une année de plus que moi. Par une bizarre singularité, ses cheveux étaient noirs, et ses yeux bleus, tandis que l'avais les yeux noirs et les cheveux blonds. Nous étions à peu près de la même taille; les traits d'Ursule étaient loin d'être réguliers, mais on ne pouvait imaginer une physionomie plus intéressante, un sourire plus doux et plus aimable.

La première fois que je la vis, elle portait le deuil de sa grand'mère. Ses vêtements noirs faisaient encore plus ressortir la blancheur rosée de sa peau; je lui trouvai une expression si charmante, que je me jetai à son cou en l'appelant ma sœur.

Malgré moi je pleurai; ces larmes furent les plus douces larmes que j'eusse encore répandues. Ma cousine accueillit mes caresses avec une grâce touchante, je l'emmenai dans ma chambre, et je mis à sa disposition tous mes trésors de toilette.

Ursule ne montra ni embarras gauche, ni assurance indiscrète. Elle me dit, tout émue, qu'elle me demandait mon amitié; car elle était presque orpheline, son père étant pour elle d'une extrême dureté.

Je sentis s'éveiller en moi un monde de sensations nouvelles; je compris le bonheur de se dévouer à une personne qu'on aime, de la protéger, de la défendre; je sus presque gré à Ursule d'être pauvre, puisque j'étais riche; d'être presque abandonnée, puisque mon cœur était tout prêt à aller au-devant du sien, et à lui offrir les affections qui lui manquaient.

Dès que j'eus une amie à aimer, je crus n'être plus un enfant, je me sentis grande, comme disent les petites filles, je devins très-sérieuse, très-réfléchie; j'eus honte de ma coquetterie passée; je dis à Ursule en lui montrant toutes mes belles robes avec un superbe dédain: C'était bon quand j'étais seule.

Ma cousine portait le deuil; je voulus être vêtue de noir.

Toute la nuit je roulai mon projet dans ma tête. Le matin venu, j'entrai résolument chez mademoiselle de Maran.

—Ma tante, je voudrais être habillée de noir comme Ursule, et autant de temps qu'elle le sera.

—Mais vous êtes folle, ma chère petite; Ursule est en deuil, et vous n'avez aucune raison pour porter le deuil,—me dit ma tante avec étonnement.

—Mais le deuil de ma mère?—répondis-je en baissant tristement les yeux.

Ma tante éclata de rire, et s'écria:

—Est-elle donc divertissante avec ses imaginations funèbres! Mais vous l'avez porté il y a sept ans, le deuil de votre mère; c'est bien assez comme ça.

—Je l'ai porté sans savoir que je le portais, ma tante, dis-je en sentant les larmes me venir aux yeux. L'éclat de rire de ma tante m'avait douloureusement blessée.

—Ah! mon Dieu! que cette petite a donc de drôles d'idées,—reprit mademoiselle de Maran en riant de nouveau et en me prenant le menton.—Allons... allons.. follette, on vous passera ce beau caprice-là; c'est-à-dire que vous serez vêtue en noir, mais non pas en noir de deuil, s'il vous plaît; ce serait par trop ridicule... Mais vous aurez de belles robes de moire et de soie, pendant que cette pauvre Ursule n'aura que des robes de laine... ce qui la fera bien enrager.

—Je voudrais n'être jamais mise autrement que ma cousine, ma tante.

—Comment! c'en est déjà à ce point-là? s'écria mademoiselle de Maran en attachant sur moi ses yeux perçants.—Mais c'est encore bien mieux que je ne le pensais. Allons... allons... rassurez-vous, une fois le deuil fini, vous serez toujours mises comme les deux sœurs; vous êtes assez riche pour faire de temps en temps cadeau d'une belle robe a votre cousine, qui n'a pas le sou.

—Ma tante, vous ne me comprenez pas—m'écriai-je avec impatience;—puisque Ursule est pauvre, je voudrais être mise comme elle et non pas qu'elle fût mise comme moi.

Mademoiselle de Maran me regarda encore attentivement, et dit de son air sardonique:

—Ah çà! mais à qui en a donc aujourd'hui cette petite avec ses superlatives délicatesses? Comme c'est touchant... ça tient de famille. Puis elle ajouta en se parlant à elle-même: Au fait, tant mieux.—Et s'adressant à moi: Bien... très-bien... petite, vous ne sauriez trop traiter Ursule en sœur. Je vois avec joie se manifester en vous les symptômes d'une grande délicatesse... d'une grande sensibilité. Tant mieux, je n'y complais pas, vous dépassez mes plus chères espérances.

Je sortis de chez mademoiselle de Maran, toute fière, tout heureuse.

J'allai vite trouver ma gouvernante pour lui apprendre le résultat de mon entretien avec ma tante.

Blondeau m'embrassa cette fois en pleurant de joie, et me dit:—Voilà votre bon cœur revenu. Il me semble entendre parler votre pauvre mère.

On pourrait croire qu'il y eut alors un temps d'arrêt dans les méchantes menées de mademoiselle de Maran contre moi; il n'en est rien.

Jamais, au contraire, elle ne se crut plus certaine de me nuire et dans le présent et dans l'avenir. Mais alors j'ignorais ce que j'ai su depuis, et je me livrais avec bonheur à mes sentiments d'amitié exaltée pour ma cousine. Elle y répondit avec l'expansion la plus affectueuse, la plus reconnaissante.

Quelques jours après l'arrivée d'Ursule à l'hôtel de Maran, je n'avais plus de secret pour elle. Je lui avais raconté toute mon enfance, excepté le sinistre dessein de ma gouvernante; et encore ce secret m'avait-il bien coûté et me coûtait encore beaucoup à garder.

Quoique Ursule fût d'un an plus âgée que moi, j'étais à peu près aussi avancée qu'elle dans mes études; nos professeurs ne manquaient jamais de préférer mes devoirs aux siens, soit qu'ils le méritassent réellement, soit qu'en agissant ainsi, nos maîtres crussent flatter ma tante. Sans le savoir, ils se rendaient ainsi complices de ses secrets desseins.

Craignant de blesser l'amour-propre d'Ursule par mes succès, je faisais tout au monde pour m'excuser de ma supériorité. Je trouvais mille raisons d'expliquer mes petits triomphes à mon désavantage: tantôt en me donnant la première place, nos professeurs voulaient plaire à mademoiselle de Maran; tantôt Ursule elle-même m'aimait assez pour faire exprès des fautes et me laisser ainsi l'avantage.

Je ne sais si notre affection naissante contraria les projets de mademoiselle de Maran; mais elle trouva le moyen de me tourmenter de nouveau, et plus cruellement que jamais.

Sous le prétexte de nous habituer peu à peu à voir le monde, elle nous fit venir quelquefois, le matin, dans son salon. Elle recevait tous les soirs, mais plusieurs personnes intimes venaient la voir entre quatre et six heures.

Qu'on juge de mon chagrin la première fois que j'entendis ma tante dire à des étrangers en nous montrant, moi et Ursule:

«Croiriez-vous que ma nièce, qui a une année de moins que mademoiselle d'Orbeval, et qui a commencé son éducation beaucoup plus tard, s'est tellement appliquée, a fait des progrès si étonnants, qu'en toute chose elle prime sa compagne? C'est étonnant, n'est-ce pas? Ordinairement, ce sont les pauvres filles sans fortune qui travaillent le plus assidûment. Ici, c'est tout le contraire. Mathilde ne se contente pas d'être au-dessus de sa cousine par la richesse et par la beauté, elle veut encore lui être supérieure par l'éducation. Pauvre chère petite, c'est un vrai trésor que cette enfant: c'est tout le portrait de sa mère.»

Et mademoiselle de Maran me comblait de caresses hypocrites.

Mon cœur se brisait. Je regardais Ursule d'un air suppliant; à peine étions-nous seules que je me jetais en pleurant dans ses bras, lui demandant pardon des louanges exagérées, ridicules, dont ma tante m'accablait.

Ma cousine, émue comme moi, calmait mes craintes, en plaisantait même, et me prouvait par sa tendresse toujours croissante qu'elle n'était nullement jalouse de mes avantages, ou blessée des reproches de mademoiselle de Maran.

Je fis alors tout mon possible pour laisser à Ursule la première place; mais en vain j'accumulais fautes sur fautes, je ne parvenais pas à voir les travaux d'Ursule préférés aux miens. Un jour j'imaginai de ne plus rien faire, de ne pas apprendre mes leçons; il fallut bien alors donner la première place à ma compagne.

Mademoiselle de Maran nous fit descendre toutes deux dans le salon, où se trouvaient encore plusieurs personnes.

Après quelques mots d'une conversation insignifiante, ma tante me fit venir près d'elle.

Puis s'adressant à une de ses amies:

—Vous allez me dire que je répète toujours la même chose; mais il faut pardonner aux vieilles femmes d'être radoteuses quand elles ont à parler de ce qu'elles chérissent! Je vous vois rire; vous devinez qu'il s'agit encore de ma petite Mathilde? C'est vrai, j'en suis affolée, assotée, si vous voulez. Eh bien! oui, c'est comme ça; je ne puis pas m'en empêcher,—dit ma tante en prenant son ton de bonne femme, ce qui arrivait toujours lorsqu'elle disait quelques méchancetés. Elle reprit: Enfin, tenez, comparez Mathilde et Ursule... par exemple... et il faut, à propos, que je lui donne une leçon, à mamzelle d'Orbeval.—Puis, se retournant vers ma cousine, ma tante continua d'un air sévère:—Mademoiselle, vous êtes pauvre; vous profitez de tous les maîtres de votre cousine, et vous êtes assez paresseuse pour souffrir que Mathilde, cet ange de bonté, manque, comme aujourd'hui, exprès à ses devoirs pour vous laisser la première place, que vous n'avez pas le courage de gagner par votre application.

—Mais, ma tante,—m'écriai-je,—Ursule n'en savait rien.

—Voyez-vous le bon cœur de cette chère petite! Quelle générosité! Elle la défend encore!—Et ma tante m'embrassa.

Puis, continuant de s'adresser d'un ton sévère à ma cousine, qui, rouge de honte, fondait en larmes, elle lui dit durement:

—Comment n'avez-vous pas honte de supporter, d'exiger peut-être de pareils sacrifices de la part de cette enfant?

—Mais, madame,—s'écria la pauvre Ursule,—je vous assure que j'ignorais...

—C'est bon!... c'est bon!—dit mademoiselle de Maran,—je sais que penser. Et elle nous renvoya, après m'avoir encore tendrement embrassée.

Ses caresses me révoltaient. Je recommençais à la haïr plus que jamais. Je pressentais que son infernale méchanceté voulait m'aliéner mon amie.

Après cette scène je me jetai aux genoux d'Ursule en sanglotant. La pauvre enfant me rendit mes caresses, me remercia de mes assurances de tendresse; mais, je le vis, elle resta longtemps sous le coup de ses blessures, d'autant plus douloureuses qu'elle était fière et naturellement peu expansive dans le chagrin.

Toute ma terreur était que ma cousine me crût capable de faire quelques rapports à ma tante, ou du moins d'être complice ou flattée des louanges qu'elle me donnait.

Je résolus de me mettre en état d'hostilité envers mademoiselle de Maran, de l'irriter à tout prix contre moi, afin de bien prouver à Ursule que je n'étais pas traître, et que je voulais partager avec elle les gronderies de ma tante.

Il s'agissait de frapper un grand coup; mon inapplication, mon refus de travail, loin d'indisposer ma tante contre moi, avaient attiré de cruels reproches à Ursule; il fallait donc me rendre autrement coupable.

Je méditai longtemps ce beau projet; j'avais, me dit plus tard Blondeau, l'air grave, pensif et préoccupé. Je redoublai de tendresse à l'égard d'Ursule; mais je prenais toutes les précautions possibles pour qu'elle ne pût pas être accusée d'avoir connu mes desseins.

Entre plusieurs fâcheux projets, j'avais songé d'abord à briser une magnifique coupe de porcelaine de Sèvres que le roi Louis XVIII avait donnée à ma tante et à laquelle elle tenait beaucoup.

Cela ne me satisfit pas: on pouvait attribuer cet acte à une maladresse, à une imprudence. Il me fallait quelque chose de prémédité, quelque bonne méchanceté, bien franche, bien inexcusable:

Alors je pensai bravement à mettre le feu aux rideaux du salon; mais les suites de cet incendie devenaient dangereuses pour Ursule et pour Blondeau, et d'ailleurs on pouvait encore attribuer tout au hasard.

En machinant ces mauvais desseins, je n'avais pas le moindre scrupule, je croyais faire quelque chose de très-généreux, de très-héroïque, je sentais mon sang bouillonner dans mes veines, je croyais atteindre la sublimité du dévouement.

Je roulais ces grandes pensées dans ma tête, lorsque la fatalité voulut que je jetasse les yeux sur Félix, le chien-loup de ma tante.

J'avais à me venger de ce méchant animal, il m'avait souvent mordue. La veille encore il avait donné un coup de dent à Ursule; mais, je l'avoue, eût-il été le plus débonnaire des chiens, son plus grand crime à mes yeux, ou plutôt la raison qui me le fit choisir pour victime, était l'attachement extrême que lui portait mademoiselle de Maran.

Je savais sa colère, lorsque seulement par hasard un de ses gens faisait pousser le moindre cri à Félix. Un moment j'eus la lâcheté de trembler en pensant au courroux de mademoiselle de Maran. Je la crus capable de me tuer si j'entreprenais quelque chose contre son chien. Mais mon amitié pour Ursule l'emporta. Je bravai toutes les conséquences de ma résolution.

Je me trouvais seule dans le parloir de ma tante, Félix était couché dans sa niche de velours; je ne voyais que sa tête; je voulais lui faire du mal, mais je ne savais comment m'y prendre: il était très-méchant, très-défiant, et d'ailleurs un coup de pied n'eût suffi ni à ma vengeance ni à mes projets.

Maintenant je ne puis m'empêcher de sourire en retraçant ces détails puérils; pourtant je ne me souviens pas d'avoir jamais ressenti une émotion aussi profonde, aussi saisissante que celle que je ressentais alors, lorsque je fus sur le point d'agir.

Chose étrange! depuis, j'ai pris dans ma vie des résolutions bien graves, bien coupables même; mais, encore une fois, jamais je n'ai éprouvé la crainte, l'hésitation, le remords anticipé, si cela se peut dire, que j'éprouvai au moment de commettre une méchante espiéglerie d'enfant.

J'avoue que ma vengeance contre Félix fut bien barbare; je n'étais pas cruelle par caractère; il fallait tout mon désir de réhabilitation auprès d'Ursule pour me décider à cette atrocité.

J'eus l'abominable idée du mettre une pincette au feu; quand je la vis bien rouge, je la pris et je m'avançai intrépidement contre mon ennemi.

Selon son habitude, il sortit de sa niche en aboyant pour se jeter sur moi; mais je le saisis si adroitement avec la pincette par une de ses oreilles pointues, qu'il poussa des hurlements affreux, et tomba sans avoir le courage ou la force de regagner sa niche. J'eus un moment de remords en voyant fumer l'oreille de ce malheureux animal et en entendant ses cris douloureux; mais, pensant au bonheur d'être maltraitée par ma tante aux yeux d'Ursule, j'étouffai ce mouvement de pitié.

J'étais héroïquement restée debout, ma pincette à la main: ma victime se roulait à mes pieds.

Mademoiselle de Maran accourut et entra tout effrayée.

Son maître d'hôtel la suivait non moins inquiet.

—Bon Dieu du ciel! qu'y a-t-il?—s'écria-t-elle en se précipitant sur Félix.—Qu'y a-t-il, mon pauvre loup?... Puis, apercevant son oreille complétement brûlée, elle releva la tête et me dit en furie:

—Petite stupide! vous ne pouviez pas veiller sur lui... et l'empêcher d'approcher du feu... Servien... Servien... vite, de l'eau fraiche... de la glace...

Puis, les yeux égarés par la colère, les lèvres écumantes, ma tante, oubliant ses procédés habituels, me prit par les bras, me pinça jusqu'au sang, et s'écria:—Tu ne pouvais pas veiller sur lui, vilaine sotte, indigne créature!...

Mademoiselle de Maran avait une si terrible figure elle avait l'air si méchant, que j'eus un moment d'indécision: je pouvais lui laisser croire que la brûlure de Félix était la suite d'une imprudence, mais je surmontai bien vite cette lâche faiblesse; m'échappant de ses mains, je lui montrai la pincette que je tenais encore, en lui disant avec un calme superbe et triomphant:

—J'ai fait rougir cette pincette au feu, et je m'en suis servie pour brûler l'oreille de Félix.

Je n'avais pas terminé ces mots, que je sentis sur ma joue les doigts osseux et secs de ma tante.

Le soufflet fut si violent, que je faillis tomber à la renverse.

Quoique ma douleur eût été violente, quoique la frayeur de ma tante fût grande, je ne songeai pour ainsi dire qu'à l'insulte; je devins pourpre de colère: sans trop savoir ce que je faisais, je lançai les pincettes de toutes mes forces contre mademoiselle de Maran.

La fatalité me servit à souhait; les pincettes atteignirent la magnifique coupe de porcelaine de Sèvres: le royal présent fut brisé en morceaux.

Ensuite de cette belle victoire de chien brûlé et de coupe cassée, insensible aux reproches, aux menaces de ma tante, je courus dans le parloir, enivrée d'orgueil, en criant de toutes mes forces:—Ursule!... Ursule!... viens donc voir!...

Puis, ne pouvant sans doute résister à la violence des sentiments qui m'agitaient depuis quelques minutes, je perdis complétement connaissance...

Que l'on juge de ma joie! En revenant à moi je me vis couchée dans mon lit, ma gouvernante était à mon chevet; ma cousine, à genoux, tenait mes mains dans les siennes.

Je ne puis exprimer avec quel ravissement, avec quel orgueil, je me souvins de ma courageuse action. Toute ma peur était d'apprendre l'apaisement de la colère de ma tante.

—Mon Dieu, ma pauvre enfant,—dit Blondeau,—vous qui êtes si bonne, comment avez-vous donc eu le cœur de faire tant de mal à ce chien? Il est méchant comme un démon... je le sais; mais, enfin, c'est toujours bien cruel à vous...

—Et ma tante!... ma tante!... est-elle bien fâchée?—dis-je avec impatience.

—Si elle est fâchée? Jésus, mon Dieu!—dit Blondeau;—elle est si fâchée qu'elle en a eu une attaque de nerfs... En revenant à elle, ses premiers mots ont été d'ordonner qu'on vous mît au pain et à l'eau pendant huit jours.

—Ah!... Ursule!—m'écriai-je en me jetant au cou de ma cousine.

—Ce n'est pas tout, mademoiselle,—ajouta tristement Blondeau;—madame votre tante vous fait faire un sarrau de grosse toile grise avec un écriteau, avec lequel vous serez forcée de descendre demain au salon, quand il y aura du monde.

—Ursule!... Ursule... tu le vois! elle me punit aussi!... elle m'humilie aussi... elle me déteste aussi!...—m'écriai-je, rayonnante de bonheur, en embrassant ma cousine.

—Ah! maintenant je devine tout.—dit ma gouvernante; et l'excellente femme joignit les mains en me regardant avec attendrissement.


CHAPITRE V.

PREMIÈRE COMMUNION.

Malgré sa finesse, malgré son esprit, mademoiselle de Maran ne pénétra pas le motif de ma vengeance contre Félix.

Elle crut que j'avais agi par haine et par ressentiment contre son chien.

Je n'eus qu'à m'applaudir de ma résolution; Ursule parut extrêmement touchée de cette preuve bizarre de mon amitié: les liens de notre tendre affection continuèrent à se resserrer de plus en plus.

Je trouvais Ursule d'un caractère bien supérieur au mien; souvent j'étais emportée, volontaire, opiniâtre: ma cousine, au contraire, se montrait toujours d'une patience, d'une sérénité parfaite; son regard, doux et limpide, se voilait quelquefois de larmes, mais ne s'animait jamais du feu d'une émotion vive. Elle semblait destinée à souffrir ou à se dévouer.

Mademoiselle de Maran parut oublier peu à peu la faute dont je m'étais rendue coupable, et continua en toute occasion de m'exalter aux dépens de ma cousine.

Celle-ci, rassurée sans doute par les preuves d'attachement que je m'efforçais de lui donner, sembla désormais insensible aux perfidies de ma tante.

. . . . . . . . . .

Un des événements les plus graves de la vie d'une jeune fille qui n'est plus un enfant, ma première communion, éveilla plus tard en moi de nouvelles, de sérieuses pensées.

Mademoiselle de Maran ne suivait aucune des pratiques extérieures de la religion. Rien dans son langage, rien dans ses habitudes, ne révélait des sentiments de piété. Elle nous fit donc seulement accomplir cet acte solennel comme une sorte de nécessité sociale.

Malheureusement, le prêtre chargé de notre instruction religieuse accomplit aussi cette céleste tâche comme un des devoirs de sa profession. Se conformant à la lettre de cette cérémonie sainte, il n'en mit pas l'esprit divin à la portée de notre jeune intelligence. Ainsi, il ne nous montra pas la confession comme un acte de confiance pieuse et bienfaisante, à laquelle le prêtre répond par des consolations et par le pardon.

La confession fut pour nous un aveu pénible et redouté.

Ce prêtre, qui venait chaque jour nous préparer à la communion, s'appelait l'abbé Dubourg. D'un caractère morose et dur, il semblait toujours pressé de terminer nos conférences. Son enseignement était sec, froid, presque dédaigneux. Éloquent prédicateur, il avait prêché deux carêmes avec le plus grand succès, et désirait, je crois, vivement d'arriver à l'épiscopat. Connaissant le puissant crédit de ma tante, il avait par calcul accepté les fonctions qu'il remplissait auprès de nous, fonctions qu'il regardait sans doute comme au-dessous de son savoir et de son éloquence.

Maintenant que je puis comparer et apprécier les faits, il me semble que les instructions de l'abbé Dubourg ne différaient en rien de celles de nos autres professeurs; il nous donnait des leçons de religion, rien de plus.

Hélas!... heureuses les jeunes filles dont l'éducation religieuse a été développée, fécondée par la tendresse d'une mère, intermédiaire sacré entre son enfant et Dieu!

Ne faut-il pas, pour ainsi dire, que les éclatants rayons de la lumière divine ne pénètrent les natures enfantines, encore si tendres, si délicates, qu'au travers de l'amour maternel? Sans cela on est, à cet âge, ébloui, mais non pas éclairé.

Pourtant, l'instinct religieux qui existait, qui a toujours existé en moi, me révélait confusément la sainteté de l'acte auquel j'allais prendre part. Seulement, dans mon ignorance, je restreignis à mes sentiments personnels ce majestueux symbole, immense comme l'humanité.

Communier avec Ursule, ce fut pour moi prendre devant Dieu l'engagement sacré d'être pour elle la sœur la plus chrétienne. Ainsi je concentrai sur elle le dévouement sans bornes que la religion réclame pour tous.

Notre consécration au pied des autels fut pour moi la consécration sainte, éternelle, de notre amitié.

Je le sais, mon Dieu, la loi sacrée s'étend à tous et non pas à un seul; mais le Seigneur, dans sa miséricorde, a dû prendre en pitié deux pauvres enfants orphelins, qui, dans leur exaltation ingénue, rattachaient leur fraternité touchante à l'un des plus imposants mystères de la religion.

. . . . . . . . . .

De ce jour, nos liens me parurent indissolubles; nous faisions les projets les plus extravagants: nous ne devions jamais nous quitter, jamais nous marier, vivre comme vivait ma tante. Charmée par l'amitié, cette future existence de vieilles filles nous semblait la plus enviable du monde.

Les trois ou quatre années qui suivirent ma première communion se passèrent sans événements importants.

Mon seul chagrin était de me voir, malgré mes prières, toujours plus élégamment vêtue que ma cousine, et d'entendre mademoiselle de Maran dire devant moi et devant ma cousine aux personnes qui venaient la voir:

«C'est incroyable comme les années changent les traits..... Tenez, par exempl... Mathilde était seulement jolie, étant enfant; eh bien! à mesure qu'elle grandit, elle devient d'une beauté si accomplie, si remarquable, qu'on se retourne pour la voir: Ursule, au contraire, qui avait un petit minois assez gentil, devient, en grandissant, un vrai laideron; avec cela l'air si commun, si commun!!... tandis que sa cousine a une physionomie si distinguée! Mais, hélas! que veux-tu, ma petite,—ajouta mademoiselle de Maran en s'adressant à Ursule avec une résignation hypocrite et en prenant son air de bonne femme,—il faut nous résigner et en passer par là... Notre côté, à nous, dans la famille, n'a eu ni la grâce ni la beauté en partage! Je puis bien en parler, moi qui suis laide comme les sept péchés capitaux, et bossue comme un sac de noix. Mais, à propos,—ajoutait ma tante en s'adressant à ses complaisants,—est-ce que vous ne trouvez pas qu'Ursule a la taille un peu voûtée, un peu tournée? Ce n'est presque rien... mais certainement il y a quelque chose, n'est-ce pas? C'est comme un ressouvenir de famille du coté paternel.»

Les complaisants de mademoiselle de Maran ne manquaient pas de nier faiblement, et ma tante de s'écrier:

«Quelle différence avec Mathilde!... Voilà une vraie taille de fée, droite comme un jonc, flexible comme l'osier; il n'y a pas une jeune personne de son âge qui réunisse comme elle la grâce à la majesté, l'esprit à la beauté. Que faire à cela? Toi qui n'as pas ces belles qualités, ma pauvre Ursule! crois-moi, pour te consoler d'être en tout si au-dessous de ta cousine, il faut l'admirer... vois-tu, car l'admiration est la consolation des vilaines figures généreuses; ce sera d'autant mieux de ta part, que c'est surtout quand on te compare à Mathilde qu'on te trouve laide... C'est comme moi, je ne paraissais jamais si affreuse qu'en compagnie d'une femme jeune et belle; mais, ainsi que je te le dis, je me consolais en l'admirant... Et puis enfin tu as mille raisons pour aimer Mathilde: votre amitié me charme, elle me prouve que tu n'es pas ingrate. Ta cousine ne t'a-t-elle pas fait donner la plus magnifique charité du monde? celle d'une éducation splendide. Sans elle, tu ne l'aurais jamais eue, cette éducation-là. Est-ce que ton père aurait pu te donner des professeurs à un louis le cachet? Encore une fois, tu fais bien d'aimer, de bénir ta cousine; grâce à elle, tu peux, par ton instruction, par tes talents, faire oublier que ta figure est aussi peu agréable que la sienne est ravissante.»

Il n'y avait rien de plus perfide, de plus odieux, de plus dangereux, que ces blâmes et que ces louanges sur nos avantages ou sur nos désavantages physiques.

Je n'ai jamais compris cette fausse modestie qui consiste à nier sa beauté; c'est un fait indépendant de soi. Si l'on est belle, l'avouer n'est pas s'enorgueillir, c'est dire vrai.

Je conçois, au contraire, la plus scrupuleuse, la plus défiante réserve dans l'appréciation qu'on peut faire des talents ou des avantages acquis.

Je crois donc qu'à seize ou dix-sept ans j'étais belle, non pas sans doute aussi belle que le prétendait mademoiselle de Maran; mais enfin je l'étais assez pour justifier quelque peu ses louanges, si elles n'eussent pas été si cruellement exagérées.

Il en était ainsi des blâmes qu'elle prodiguait à ma cousine; sa taille était grande, mince, parfaitement droite; mais ce qui donnait une apparence de réalité aux méchancetés de ma tante, c'est qu'Ursule, comme toutes les jeunes personnes qui ont grandi très-vite, se tenait un peu voûtée. On voit quel art, quelle suite mademoiselle de Maran mettait dans ses perfidies.

C'était le même système qu'elle avait employé depuis mon enfance. Sous un certain point de vue, elle disait vrai, et, de plus, l'arme était à deux tranchants.

Ma tante voulait blesser douloureusement Ursule dans sa vanité, et exciter mon amour-propre jusqu'au ridicule.

Si les idées les plus fausses, las mensonges les plus avérés, lorsqu'ils sont incessamment répétés, finissent par jeter et laisser des traces profondes dans notre esprit, que sera-ce lorsqu'il s'agira d'apparentes vérités?

Ma cousine avait fini par se croire dénuée de tout charme, de tout agrément; si je l'assurais du contraire, elle considérait mes paroles comme dictées par un sentiment d'affectueuse pitié, et me répondait:

«Mon Dieu, que tu es bonne de chercher à me consoler ainsi! Je ne m'abuse pas, mademoiselle de Maran a raison... tu es aussi belle que je suis laide; j'en ai pris mon parti.»

Sans doute le langage de ma cousine était sincère. Rien alors ne pouvait me faire supposer que ma tante eût atteint son but, qu'elle eût fait germer d'amères jalousies dans ce cœur candide et pur...

Mais, hélas! l'avenir prouvera si ce ne fut pas un crime... un grand crime à mademoiselle de Maran, qui avait sondé les replis les plus secrets, les plus sombres du cœur humain, d'avoir risqué seulement d'éveiller dans l'âme d'Ursule la plus effrayante, la plus atroce, la plus implacable des passions... l'envie.

L'autre danger... celui d'exalter mon amour-propre outre mesure, était moins grave. En agissant ainsi, ma tante me rendait même un service à son insu.

Elle me mit pour jamais en garde contre les flatteries exagérées.

Ce qui rend les flatteries dangereuses, c'est l'habitude, c'est la conscience d'avoir été loué avec tendresse, avec tact, avec vérité.

On se laisse alors aveuglément aller au charme de ces paroles bienveillantes; elles vous rappellent un passé rempli de confiance, d'amour et de sincérité.

Quelle puissance irrésistible, enchanteresse, n'aurait pas une flatterie qui semblerait continuer les louanges d'une mère?

. . . . . . . . . .

Quand je parlais à Ursule de nos projets de petites filles, de ne jamais nous marier, projets auxquels je voulais demeurer fidèle, elle me disait en souriant tristement:

—Cela est bon pour moi de rester vieille fille, je suis pauvre, sans agréments; mais toi, riche, belle, charmante, tu te marieras, tu seras heureuse. Seulement, tu me garderas une petite place dans ton cœur et dans ta maison, pour que je puisse à chaque instant assister à ton bonheur.

Hélas! la fatalité se rit quelquefois bien amèrement de nos vœux et de nos prévisions!

J'avais atteint ma dix-septième année. Nous n'étions, ma cousine et moi, presque jamais sorties de l'hôtel de Maran.

Quelquefois nous allions aux Bouffes ou à l'Opéra avec M. d'Orbeval, mon tuteur; mais nous n'avions pas encore été présentées dans le monde.

Très-rarement nous restions le soir dans le salon de ma tante. Elle voyait beaucoup plus d'hommes que de femmes, et la présence de deux jeunes filles est presque toujours une gêne pour la conversation.

Mademoiselle de Maran, songeant sans doute à me marier, se résolut, à son grand regret, de me mener dans le monde au commencement de 1830.

Elle nous fit part de cette résolution, à ma cousine et à moi, en ajoutant, selon son habitude, quelques choses désobligeantes pour Ursule.—«Ce n'est plus chez moi seulement que tu vas avoir à souffrir de la comparaison qu'on fera de toi et de Mathilde,—«lui dit-elle;—mais au grand jour... devant tout le monde.... Arme-toi donc de courage, ma chère enfant... Ta première épreuve se fera bientôt. Demain matin je vous présenterai à madame l'ambassadrice d'Autriche, et mercredi je vous conduirai au grand bal qu'elle donne. Il est temps que vous entriez dans le monde. Je suis vieille, d'une mauvaise santé: je ne voudrais pas mourir sans voir ma chère nièce mariée... et surtout mariée comme je le désire...»


CHAPITRE VI.

L'ENTRÉE DANS LE MONDE.

Lorsque mademoiselle de Maran nous eut annoncé qu'elle nous conduirait au bal de l'ambassade d'Autriche, Ursule et moi nous fûmes très-inquiètes; cela était fort simple, car nous vivions presque dans la retraite.

Rien de plus monotone, de plus régulier que nos habitudes.

Le matin nous prenions nos leçons. Dans l'après-midi, selon la saison, nous allions nous promener soit à pied avec madame Blondeau, soit en voiture avec mademoiselle de Maran; puis nous rentrions, et, après nous être habillées, nous restions quelquefois dans le salon de ma tante à travailler jusqu'au dîner.

Plusieurs de ses amis venaient la voir à cette heure. Ils étaient peu nombreux, et tous d'anciens compagnons d'émigration de mon père.

Parmi eux, nous aimions beaucoup M. de Versac, l'un des grands officiers de la maison du roi.

Malgré ses soixante-dix ans, on ne pouvait voir un vieillard d'un esprit plus gai, plus jeune, plus aimable. Il était d'une tournure encore très-élégante, montait à cheval à merveille, et ne manquait aucune des chasses du roi ou de monsieur le dauphin. Il avait toujours été pour moi d'une bonté parfaite, et, à ma grande joie, il avait souvent défendu Ursule en prenant très-gaiement son parti contre ma tante.

M. de Versac était d'un caractère charmant, mais sans consistance; il avait passé sa vie à plaire, et il lui eût été impossible de ne pas dire une chose aimable, gracieuse ou flatteuse. Jamais il n'avait, je crois, prononcé un mot qui approchât de la critique.

Je suis maintenant quelquefois tentée de croire que cette impitoyable bienveillance cachait, sinon un profond dédain, du moins une parfaite indifférence de tout et de tous. Mais si ce sentiment existait chez M. de Versac, il devenait difficile de le pénétrer à travers l'enveloppe d'urbanité et d'affabilité exquise dont il s'entourait. D'ailleurs je n'ai jamais pu me représenter M. de Versac ne souriant pas ou ne flattant pas: il avait les plus belles dents du monde, un sourire très-séduisant; peut-être ces avantages décidèrent-ils de son optimisme.

Je vois encore sa figure remplie de noblesse et de cette grâce affectueuse particulière aux vieillards heureux. Il portait ses cheveux blancs avec beaucoup de coquetterie. Lorsque, le soir, sa toilette, d'une recherche peut-être extrême pour son âge, était rehaussée du cordon bleu et de la plaque du Saint-Esprit, on ne pouvait imaginer un type plus agréable du grand seigneur d'autrefois.

Il voyait rarement madame la duchesse de Versac, sa femme, qui depuis la restauration était retirée à l'Abbaye-aux-Bois, où elle s'occupait de pieuses et bonnes œuvres.

Ce qui nous faisait encore aimer M. de Versac, c'étaient toutes ses narrations enchanteresses des bals de madame la duchesse de Berry, et surtout des quadrilles costumés. M. de Versac était un homme de plaisir par excellence; il parlait de ces fêtes, de ces distractions de la vie oisive et opulente, avec le plus vif intérêt.

Parmi les autres personnes qui composaient, le matin, le petit cercle de mademoiselle de Maran, il y avait encore un des ministres du roi. C'était le meilleur homme du monde; il nous amusait fort par ses distractions et par ses insurmontables envies de dormir, auxquelles il cédait quelquefois en plein jour avec une bonhomie charmante.

Ce qui mettait le comble à notre joie, c'était l'arrivée de M. Bisson, homme d'une science prodigieuse et d'une réputation européenne; il passait pour l'un des membres les plus éminents de l'Académie des sciences. C'était un grand homme maigre, haut de six pieds, avec une toute petite tête, et la figure la plus débonnaire qu'on pût voir; son long cou sortait d'une cravate blanche roulée en corde, dont le nœud se trouvait ordinairement derrière sa tête. En toute saison, il portait un spencer vert, fourré d'astracan, par-dessus son habit noir à larges basques. Pour rien au monde on ne l'aurait fait monter en voiture, tant il avait peur de verser; aussi, lors des temps pluvieux ou boueux, arrivait-il quelquefois chez mademoiselle de Maran dans un état à faire pitié.

Rempli d'esprit, de connaissances, de bonté, il n'avait qu'une manie incurable, celle de toucher à tout, de tout déranger de place, et souvent de tout casser.

Ma tante se mettait dans des colères furieuses; mais comme elle aimait beaucoup causer sciences avec un homme de la réputation de M. Bisson, elle finissait par s'apaiser.

Je me souviendrai toujours d'une charmante tabatière ornée d'émaux de Petitot que ma tante lui avait imprudemment confiée, au milieu d'une dissertation sur un des derniers mémoires lus, je crois, par M. le duc de Luynes à l'Académie des sciences, sur les vases étrusques.

M. Bisson commença par rouler innocemment la précieuse boîte dans sa main, puis peu à peu la conversation s'anima. Mademoiselle de Maran ne mettait aucune mesure dans ses attaques; plutôt que de céder, elle niait l'évidence.

Le savant, exaspéré par je ne sais plus quelle fausse affirmation de ma tante, s'écria en frappant impétueusement sur la cheminée:

—Eh! non, non, non, mille fois non, et encore non, madame.

Chaque négation était accompagnée d'un grand coup de tabatière, donné à tour de bras sur la tablette de marbre.

Ma tante ne s'aperçut de la destruction de sa fragile botte qu'au nuage de tabac et aux éclats d'émaux qui s'en échappèrent.

—Ah! l'affreux brise-tout!—s'écria-t-elle en colère:—qu'est-ce qu'il m'a encore cassé là?....... mais, c'est ma tabatière de Petitot! Ah! le vilain homme; mais, monsieur, pour l'amour de Dieu, tenez-vous donc tranquille! vous me jetez du tabac dans les jeux, vous m'aveuglez! Pour cette fois, je vous défends de remettre les pieds chez moi, entendez-vous... Ma tabatière de Petitot!... L'autre jour c'était une bonbonnière de cristal de roche irisé, une bonbonnière de cinquante louis, s'il vous plaît, qu'il m'a mise en morceaux en faisant gesticuler ses grands bras! Allez-vous-en... de chez moi, je vous en supplie... allez-vous-en... vos conversations me coûtent trop cher, sans compter que vous avez l'inconvénient d'arriver toujours fait comme un voleur et de m'apporter ici toutes les boues des rues de Paris.

—Vous avez beau dire! madame,—s'écria M. Bisson courroucé,—je ne monterai jamais dans une voiture; j'y suis résolu, j'aime bien mieux salir votre tapis que de me casser le cou!—Et le savant ne parla pas autrement du désastre de la tabatière.

—Tenez, monsieur Bisson,—dit ma tante,—laissez-moi tranquille, vous allez me mettre hors de moi; faites-moi l'amitié de sortir tout de suite, et surtout ne revenez plus.

—Et où voulez-vous donc que j'aille? il n'est que deux heures et demie, je n'ai pas besoin d'être à l'Institut avant trois heures et demie,—dit M. Bisson; et il se plongea dans un fauteuil, en s'emparant d'un écran qu'il commença de démonter.

—Comment où je veux que vous alliez!—s'écria mademoiselle de Maran outrée.—Est-ce que ma maison est faite pour servir de salle d'asile aux membres de l'Institut désœuvrés? Ah! mon Dieu! qu'est-ce qu'il fait encore là? Allons... bon... maintenant le voilà qui travaille à me casser un écran. Mais c'est intolérable... mais c'est une peste, mais c'est un fléau qu'un être aussi malfaisant; et mademoiselle de Maran fut obligée d'arracher des mains de M. Bisson l'écran déjà presque brisé.

—C'est étonnant comme on travaille peu solidement de nos jours! cela vient de ce qu'on exagère la production outre mesure,—dit M. Bisson d'un air méditatif en s'armant d'un petit balai de cheminée dont il se servit pour tisonner en guise de pincettes, à la grande impatience de ma tante, qui se mit dans un nouvel accès de colère.

De pareilles scènes, souvent renouvelées, nous divertissaient beaucoup; car M. Bisson revenait au bout de deux ou trois jours, complétement oublieux de ce qui s'était passé, et mademoiselle de Maran ne pouvait lui garder rancune.

Ensuite de cette réception du matin, nous dînions avec mademoiselle de Maran; elle n'aimait à se contraindre en rien, n'invitait personne. On faisait chez elle une chère excellente; elle était gourmande et avait une manie qui nous causait d'insurmontables répugnances.

Son maître d'hôtel, Servien, lui apportait tout ce qu'on présentait sur la table, car elle goûtait à tout, et souvent,—pardonnez-moi ce détail, mon ami,—elle se servait avec ses doigts, ensuite c'était son chien Félix, alors valétudinaire, qu'elle faisait manger dans son assiette.

La durée du dîner nous était presque un supplice. Nous rentrions un moment dans le salon, où nous restions jusqu'à ce que mademoiselle de Maran fût complétement endormie dans son fauteuil, coutume à laquelle elle ne manquait pas. Ses gens avaient ordre de ne jamais la réveiller, et de prier les personnes qui auraient pu, par hasard, venir en prima-sera, d'attendre dans un autre salon.

Nous remontions, avec Ursule, dans notre appartement sur les huit heures, et là, nous causions, nous lisions, nous faisions de la musique jusqu'à l'heure du thé.

Jamais nous n'assistions aux soirées de mademoiselle de Maran; elle y recevait peu de femmes: celles qu'elle voyait étaient généralement de son âge.

Vous concevez, mon ami, qu'habituées comme nous l'étions à cette vie monotone, nous devions être un peu éblouies de la perspective de bals et de fêtes que ma tante venait de nous ouvrir.

En apprenant cette nouvelle, notre premier mouvement fut joyeux; peu à peu la réflexion amena des pensées mélancoliques.

Je passai dans une agitation singulière la nuit qui précéda le bal. A mesure que le jour de cette fête approchait, je me sentais de plus en plus triste et accablée. Je n'avais pas eu le bonheur de jouir de la tendresse de ma mère... je ne la regrettai peut-être jamais davantage qu'à cet instant.

L'expérience m'a prouvé que mon instinct ne m'avait pas trompée: c'est surtout lorsque nous entrons dans le monde que la sollicitude protectrice, imposante d'une mère nous est indispensable.

Chacun sait que l'apparition officielle d'une jeune fille au milieu des fêtes, dont les convenances de son éducation l'avaient jusqu'alors tenue éloignée, encourage, autorise, pour ainsi dire, les prétentions de ceux qui peuvent demander sa main.

Qu'elle soit ou non justifiée, on a généralement une telle créance dans la sagacité du cœur d'une mère, que certaines vues, certaines espérances peu dignes ou peu susceptibles de réussir, craignent d'affronter cette pénétration maternelle, si attentive et si défiante.

Lorsque au contraire une jeune fille est orpheline, de quelque affection qu'on la suppose entourée, on la croit, on la sait plus isolée, moins défendue; elle devient alors, pour peu qu'elle soit riche, une sorte de proie, de conquête, si vous voulez, à laquelle tous veulent prétendre.

Sans voir aussi clairement dans la douloureuse inquiétude qui me tint éveillée une partie de la nuit, j'avais un vague pressentiment de ces pensées; j'étais choquée, presque irritée, en songeant que des indifférents allaient m'examiner, me commenter, supputer ma fortune, peser ma naissance, me classer dans la catégorie des partis d'une manière plus ou moins avantageuse. Il me semblait que je n'aurais pas éprouvé le moindre de ces scrupules si j'avais accompagné ma mère.

J'avais un autre motif de contrariété, presque de chagrin sans doute: j'étais loin de partager les préventions de ma tante à l'égard de ma cousine; mais à force d'entendre mademoiselle de Maran répéter qu'Ursule était laide et sans aucun agrément, j'avais fini par craindre que le monde ne confirmât le jugement de ma tante, et que mon amie ne s'aperçût du peu de succès qu'elle aurait.

Je tremblais qu'une fois au grand jour des salons, Ursule, malgré sa douceur, malgré sa résignation habituelle, ne m'enviât les frivoles avantages qui lui manquaient, et que sa jalousie ne se changeât peut-être en un sentiment plus amer.

Son amour-propre n'avait jamais souffert qu'en présence de quelques amis de mademoiselle de Maran. Que serait-ce s'il allait être cruellement et publiquement atteint par une dédaigneuse indifférence?

Cette préoccupation fut peut-être celle de toutes qui me tourmenta le plus, tant l'amitié d'Ursule était précieuse pour moi. D'ailleurs, sans lui dire un mot de ce projet, je pensais sérieusement aux moyens de partager ma fortune avec elle. Ce n'était pas une de ces exagérations enfantines aussi vite oubliées que conçues, c'était une résolution fermement arrêtée; pour la réaliser plus certainement, je ne voulais pas en parler à ma tante, étant bien décidée à poser ce don comme la première clause de mon contrat de mariage.

On rira sans doute de ma naïveté à propos d'affaires d'intérêt, comme on dit; je remercie le ciel de n'avoir pas été mieux ni plus tôt instruite; j'ai dû d'heureux moments à cette ignorance.

Enfin, le jour du bal arriva. Malgré sa laideur et sa mise négligée, mademoiselle de Maran avait un goût exquis; sa constante habitude de critique, sa haine de ce qui était jeune et beau, l'avaient rendue si difficile, que ce qu'elle approuvait devait être au moins irréprochable.

Elle nous avait fait faire deux toilettes charmantes et absolument pareilles. Plus tard, je me suis demandé comment mademoiselle de Maran avait été assez généreuse pour ne pas m'affubler de quelque robe ou de quelque coiffure de mauvais goût; cela lui eût été très-facile et m'eût pour longtemps donné un ridicule, car la première impression que reçoit le monde est souvent ineffaçable... Mais une mesquine vengeance était indigne de ma tante; elle voulait, elle fit mieux.

Si je ne craignais de désordonner les événements, en rapportant ici des choses que je n'ai pu apprendre que plus tard, on verrait qu'à cette époque de ma vie j'étais déjà presque enveloppée dans la trame que la haine de mademoiselle de Maran avait ourdie contre moi avec une sûreté de prévision qui prouvait une bien profonde et bien fatale connaissance du cœur humain.


CHAPITRE VII.

LE BAL.

Dès le matin, Ursule et moi nous causâmes des grands événements de la soirée; je trouvai ma cousine très-abattue, défiante d'elle-même et résolue à ne pas aller à ce bal. Elle me dit qu'elle avait pleuré toute la nuit, pourtant sa figure n'était ni pâle ni fatiguée; seulement, elle avait une expression de mélancolie charmante.

Je la vois encore la tête baissée, le front caché par les boucles de ses cheveux bruns, presque affaissée sur elle-même, les mains croisées sur ses genoux, et soupirant de temps à autre en levant vers le ciel un regard voilé.

—Ursule, Ursule, ma sœur,—lui dis-je en l'embrassant avec tendresse,—je t'en supplie, reprends courage, n'aie pas de ces frayeurs; ne suis-je pas avec toi? comme toi ignorante de ce monde où nous allons? et dont, comme deux enfants, nous nous épouvantons, j'en suis sûre. On ne fera pas attention à nous, peu à peu nous nous y habituerons. Toujours à côté l'une de l'autre, ce sera pour nous un bonheur que de nous confier nos observations. Eh bien! si pour la première fois nous sommes gauches, embarrassées, nous trouverons bien, à notre tour, quelque confidence maligne à nous faire.

Ursule sourit, et me répondit en serrant tendrement mes mains dans les siennes:

—Pardonne-moi, Mathilde, mais je ne puis te dire mon effroi du monde... Jamais... je le sens, je ne pourrai m'y habituer; cela n'est pas enfantillage, c'est conscience, c'est devoir. Quand on est, comme moi, pauvre et sans agrément, on ne se met pas en évidence, on reste à l'ombre, on ne va pas au-devant des dédains... Toi, à la bonne heure, tu as tout ce qu'il faut pour paraître, pour briller dans le monde... Vas-y seule. Je t'attendrai, je serai si heureuse de t'entendre raconter tes succès! Ces fêtes splendides, je les verrai par tes yeux; cela me suffira.—Puis souriant avec grâce, elle ajouta:—Tiens, je serai, non pas la Cendrillon du conte de fée, malheureuse et oubliée; mais une Cendrillon volontaire, heureuse de te voir belle et admirée. Oui, quand tu arriveras du bal, bien lasse de plaisir, bien rassasiée de flatteries, tu seras accueillie par mon regard tendrement inquiet, et tu te reposeras de tes succès dans le calme de mon amitié pour toi.

Il fallait voir et entendre Ursule pour la trouver, non pas belle, mais enchanteresse, malgré l'irrégularité de ses traits.

Sa voix émue avait un timbre si pur, si suave, ses yeux bleus avaient une expression si douce, si implorante, qu'on se trouvait irrésistiblement subjugué...

—Ursule!—m'écriai-je,—comment peux-tu concevoir une telle défiance de toi, lorsque tu parles, lorsque tu regardes ainsi! Moi, ta sœur, moi qui ne t'ai jamais quittée, moi qui devrais être habituée à ta voix, à ton regard, en ce moment je te trouve belle, mais belle à être jalouse, si je pouvais l'être. Tu ne te connais pas... tu ne t'es jamais vue, pour ainsi dire... Crois-moi donc, malgré les méchancetés de mademoiselle de Maran, malgré tes défiances, tu es charmante. Penses-tu que ta sœur soit capable de te tromper? Allons, Ursule, mon amie, du courage; appuyons-nous l'une sur l'autre; soyons braves, affrontons ce grand jour, et demain, peut-être, nous rirons de nos terreurs... Enfin, je te déclare que si tu ne m'accompagnes pas à ce bal, je n'irai certainement pas seule.

—Mathilde, je t'en supplie, n'insiste pas.

—Ursule... à mon tour, je te supplie.

—Je ne puis.

—Ursule, cela est mal... Tu le sais, ma tante te reprochera d'avoir refusé de venir à ce bal pour m'empêcher d'y aller... Tu la connais; tu sais si je suis malheureuse quand je te vois injustement grondée... Eh bien! veux-tu me causer ce chagrin? Ursule; ma sœur, me refuser serait dire que tu me crois indifférente à tes peines... et je ne mérite pas ce reproche.

—Mathilde... ah! que dis-tu?—s'écria ma cousine;—maintenant je n'hésite plus, j'irai.

Plus le moment approchait, plus j'étais inquiète, moins encore de moi que d'Ursule. Malgré mon apparente sécurité, je ne savais si elle serait ou non à son avantage en toilette de bal. Pour ne pas émousser ma première impression, au lieu d'aller la voir s'habiller, lorsque je fus prête, je descendis dans le salon.

Je trouvai mademoiselle de Maran et M. le duc de Versac, qui devait nous accompagner à l'ambassade.

Je n'ai plus de prétentions; ma première beauté, ma première jeunesse, sont si loin de moi! je ressemble si peu maintenant à ce que j'étais alors, que je puis parler de moi à dix-sept ans comme d'une étrangère; il y a d'ailleurs du courage, de la modestie, de l'humilité, à savoir dire J'étais belle.

Il y a maintenant dix ans de cela environ; j'étais dans toute la fleur de mes jeunes années, coiffée en bandeau, mes cheveux blonds ornés d'une branche de bruyères roses; j'avais une robe de crêpe blanc très-simple, garnie seulement de trois gros bouquets de bruyères naturelles, pareilles à celles de ma coiffure; madame la dauphine avait eu l'extrême bonté de choisir dans les serres de Meudon ces fleurs du Cap, d'une grande rareté, et de les envoyer à mademoiselle de Maran.

J'avais la taille très-mince. M. de Versac me fit, je crois, un compliment sur la rondeur de mon bras, pendant que je mettais mes gants. Quant à mon pied et à ma main, ce sont les seules choses dont je ne puisse pas parler, car ils n'ont pas changé.

Il fallut que mademoiselle de Maran me trouvât bien ainsi, peut-être même trop bien; car, en me voyant, elle ne put s'empêcher de froncer les sourcils, malgré son habitude de me donner des louanges outrées. Pourtant elle réprima ce premier mouvement et dit à M. de Versac:

—N'est-elle pas toute charmante et belle comme un astre, cette chère enfant?

—Elle a heureusement assez d'esprit pour qu'on ne craigne pas de lui parler de sa beauté,—répondit M. de Versac en souriant.

Mademoiselle de Maran portait, comme toujours, une robe de soie carmélite, et, pour la première fois, je lui vis un bonnet fort simple, orné d'une branche de souci.

J'attendais l'entrée d'Ursule avec inquiétude; elle parut enfin.

Je n'exagère pas en disant que je la reconnus à peine, tant je la trouvais embellie.

Elle était surtout coiffée à ravir. Ses beaux cheveux bruns, séparés au milieu de son front, tombaient en longues boucles de chaque côté de ses joues, et descendaient presque jusque sur ses épaules; sa pâleur rosée, son regard à demi voilé, son doux et triste sourire, et jusqu'à son maintien un peu languissant, semblaient personnifier en elle l'idéal de la mélancolie rêveuse, expression que ne peuvent jamais rendre les figures régulièrement belles.

On dirait qu'il faut qu'une physionomie mélancolique semble regretter quelque perfection, afin que cette sorte de défiance modeste lui devienne une grâce de plus.

Lorsque j'ai lu Shakspere, j'ai toujours évoqué le souvenir d'Ursule lors de ce bal pour me représenter Ophélie.

Au lieu de se tenir un peu voûtée selon son habitude, ma cousine prouvait, par sa démarche pleine de souplesse, que sa taille était irréprochable; seulement, comme elle inclinait toujours un peu son front ainsi qu'une fleur penchée sur sa tige, ce mouvement donnant à son cou une légère courbure d'une élégance extrême, ajoutait encore au charme de son maintien. On lisait sur son visage une tristesse doucement contenue, qui se mêlait aux joies du monde, sans y prendre part. Le regard d'Ursule, presque suppliant, semblait enfin demander pardon de ce qu'elle restait étrangère aux plaisirs qu'une préoccupation douloureuse lui rendait indifférents.

J'étais habituée à voir Ursule souffrante et résignée. Mais le jour de ce bal, c'était, pour ainsi dire, la souffrance intime et la résignation poétisées, je dirai maintenant habillées pour le bal.

Mais, hélas! des épigrammes ne me vengeront pas du mal affreux que cette amie m'a causés... Pouvais-je croire à tant de dissimulation? Et encore non, non... ce n'est pas elle qu'il faut accuser, c'est mademoiselle de Maran, dont les railleries perfides...

Ces tristes découvertes n'arriveront que trop tôt... revenons à mon récit.

Je m'étais approchée d'Ursule avec empressement pour lui prendre la main et la féliciter d'être aussi charmante.

M. de Versac s'écria:—De grâce, restez ainsi un moment toutes deux vous donnant la main! Quel adorable contraste! vous, Mathilde, belle, ravissante, le front rayonnant de bonheur et de grâce, vous qui serez la reine de nos fêtes... et vous, Ursule, touchante image de la mélancolie qui sourit une larme dans les yeux.

Mademoiselle de Maran se mit à rire de toutes ses forces, et dit à M. de Versac:

—Pourquoi donc vous arrêter en si beau chemin, et ne pas pousser jusqu'à la comparaison de la rose glorieuse et de l'humble violette, s'il vous plaît? Est-ce que vous venez des bords du Tendre et du Lignon, bel Alcundre?—Laissez-moi donc tranquille avec vos contrastes. La rose a près de cent mille livres de rente, et la violette n'a pas le sou; voilà pourquoi l'une lève le front, et pourquoi l'autre le baisse modestement.

La comparaison de M. de Versac, la méchante remarque de mademoiselle de Maran, et peut-être la vue d'Ursule, que je n'avais jamais vue si jolie, m'inspirèrent, pour la première fois de ma vie, une pensée de jalousie, qui se changea bientôt en dépit contre moi-même.

Ne doutant pas de ce que disait ma tante, je me crus l'air orgueilleusement satisfait que donne la richesse, et j'enviai l'intéressante modestie d'Ursule, qui jetait sur ses traits un charme si touchant.

Sans doute, cette pensée mauvaise dura peu; sans doute, j'eus honte de moi-même, en songeant que j'avais assez peu de générosité pour jalouser à ma cousine, à mon amie la plus tendre, jusqu'à l'intérêt qu'inspirait sa pauvreté; sans doute, enfin, sans la maligne observation de ma tante, je n'eusse jamais ressenti ce mouvement d'envie, peut-être excusable, puisque riche j'enviais d'être pauvre. Néanmoins, cette impression me laissa un ressentiment amer.

Au moment de partir, M. de Versac dit à mademoiselle de Maran:

—Voyez un peu quel oubli! Gontran est arrivé d'Angleterre ce matin, et je ne vous en ai rien dit.

—Votre neveu!... eh bien! ce sera un danseur tout trouvé pour ces jeunes filles.

Je regardai Ursule avec étonnement; jamais M. de Versac ni mademoiselle de Maran n'avaient prononcé devant nous le nom de ce neveu. Nous allions monter en voiture, lorsqu'un des amis les plus intimes de ma tante vint lui demander quelques moments d'entretien au sujet d'une affaire très-importante. Mademoiselle de Maran passa dans sa bibliothèque; M. de Versac prit le journal du soir.

Sous le prétexte d'arranger une épingle de coiffure, j'emmenai Ursule dans la chambre de mademoiselle de Maran; là, lui sautant au cou, je lui avouai franchement mon mouvement de jalousie, et les larmes aux yeux je lui en demandai pardon.

Ursule fut aussi touchée jusqu'aux larmes de ma franchise; elle me rassura par les plus tendres protestations.

Je rentrai dans le salon le cœur calme et content, me promettant bien, ainsi que je l'avais dit à Ursule, de tâcher de ne pas avoir l'air d'une héritière.

Nous partîmes pour l'ambassade.


CHAPITRE VIII.

LA PRÉSENTATION.

En entrant dans le premier salon de l'ambassade, accompagnée de M. de Versac, je sentis ma résolution m'abandonner. Il fallut l'accueil plein de grâce et de bonté de madame l'ambassadrice d'Autriche pour m'encourager un peu.

Mademoiselle de Maran donnait le bras à Ursule.

Plus que jamais je pus apprécier quelle était l'influence de ma tante, et combien on la redoutait. La femme la plus agréable, la plus à la mode, n'aurait pas été plus entourée, plus courtisée à son entrée dans le bal, que ne le fut mademoiselle de Maran; elle recevait ces respectueuses prévenances, ces hommages empressés, avec un très-grand air et une affabilité protectrice presque dédaigneuse.

Nous allâmes du côté de la galerie où l'on dansait. M. de Versac, à qui je donnais le bras, me nomma différentes personnes qui méritaient d'être distinguées.

Nous nous arrêtâmes un moment auprès d'une des portes de la galerie. J'entendis là les paroles suivantes, échangées entre deux personnes que je ne pouvais voir.

—Eh bien! vous savez... Lancry est arrivé d'Angleterre... Je viens de le voir... Il est plus brillant que jamais...

—Vraiment! il est de retour?...—reprit l'autre personne.—La duchesse de Richeville doit être bien joyeuse, car elle avait été plus que triste de son départ... Pauvre femme!...

A un mouvement assez brusque de M. de Versac pour nous frayer un passage dans la foule, je compris qu'il voulait distraire mon attention de cet entretien, qu'il n'était pas convenable que j'entendisse, et dont M. Gontran de Lancry, son neveu, était le héros.

Je n'attachai alors aucune importance à cet incident, et je suivis M. de Versac. Avant d'arriver au bal, il me semblait que tout devait m'embarrasser: mon maintien, ma démarche, mon regard; mais ma première émotion passée, une fois au milieu de cette société à laquelle j'appartenais, je me sentis non pas rassurée, mais, pour ainsi dire, placée au milieu des miens.

L'on n'est presque jamais gêné ou intimidé que lorsqu'on aborde une sphère au-dessus de celle à laquelle on appartient. Je recouvrai bientôt toute ma liberté d'observation.

En entrant dans la galerie où l'on dansait, je fus presque éblouie de l'éclat, de la magnificence des toilettes. Madame de Mirecourt, amie de ma tante, et qui chaperonnait une jeune femme récemment mariée, offrit de nous ménager une place auprès d'elle. Mademoiselle de Maran accepta; Ursule et moi nous nous assîmes entre madame de Mirecourt et ma tante.

M. de Versac nous quitta pour aller chercher son neveu, qu'il voulait nous présenter.

—Eh bien!—dis-je tout bas à ma cousine,—ce n'est pas si effrayant, après tout; es-tu un peu rassurée?

—Non,—me dit Ursule,—je ne puis vaincre mon émotion; je tremble; c'est à peine si je vois ce qui se passe autour de moi.

—Moi, je vois fort bien,—lui dis-je gaiement; et, pour lui donner un peu de courage, j'ajoutai:—J'avoue que je trouve ce coup d'œil charmant. Quel dommage que tu ne puisses pas en jouir! Décidément, c'est une bien jolie chose qu'un bal.

Comme je disais ces mots avec une joie naïve, ma tante, à côté de qui j'étais aussi, se prit à rire aux éclats.

Plusieurs personnes qui étaient debout devant nous, pendant le repos d'une valse, se retournèrent. Madame de Mirecourt, qui se trouvait de l'autre côté d'Ursule, se pencha et dit à ma tante:

—Qu'avez-vous donc à rire ainsi?

—Est-ce qu'on peut y tenir, avec une petite moqueuse comme elle?—dit mademoiselle de Maran en me montrant à son amie.—Si vous entendiez combien ses remarques sont drôles, malignes... c'est à en mourir... Prenez bien garde à vous, car elle emporte la pièce d'abord!—Puis, se retournant vers moi, ma tante ajouta à demi-voix, d'un ton affectueusement grondeur:—Voulez-vous bien ne pas avoir autant d'esprit que ça, mademoiselle! on dira que c'est moi qui vous ai rendue si méchante.

Tout ceci fut dit à voix basse, mais de façon à être entendu des personnes qui nous entouraient.

Je regardai ma tante avec un profond étonnement. Ursule, se penchant à mon oreille, me demanda ce que j'avais dit de si plaisant à mademoiselle de Maran, et de quel ridicule je m'étais choquée.

—Mais d'aucun,—lui répondis-je.—Je ne comprends pas un mot à ce qu'elle vient de me dire.

Voici le mot de cette énigme. Ma tante voulait commencer à me faire cette réputation de méchanceté. Grâce à ses perfides paroles, plusieurs personnes placées devant nous (l'une d'elles, la bonne et charmante lady Fitz-Allan, me l'a répété plus tard) crurent être l'objet de mes moqueries.

J'entrais pour la première fois dans le monde; pour plusieurs raisons je devais être assez remarquée. L'exclamation de ma tante sur mes observations malicieuses devait donc se répandre, et se répandit à l'instant.

Il n'est pas, pour une femme, de plus funeste réputation que celle d'être même spirituellement moqueuse... Les sots la redoutent et la calomnient; les gens d'esprit la jalousent; les caractères bienveillants et généreux s'en éloignent. Aussi une demi-heure ne s'était pas écoulée depuis mon arrivée au bal, que j'avais déjà des ennemis.

Lady Fitz-Allan m'a dit depuis que ma méchanceté fut un moment la nouvelle du bal. On s'entretint de l'ironie mordante de mademoiselle Mathilde de Maran. (On m'appela ainsi pour me distinguer de ma tante.)

Personne n'avait entendu mes sarcasmes, il est vrai; mais, ainsi que cela arrive toujours, tout le monde en parlait.

Ma tante voulut compléter son œuvre; quelques minutes après, au milieu d'un nouveau repos de valse, elle dit tout haut à Ursule:

—Mon Dieu! ma pauvre enfant! n'ayez donc pas l'air si sérieux, si mélancolique; soyez donc un peu de votre âge si vous pouvez: qu'est-ce que c'est que cette sauvagerie-là?

Ces mots de ma tante aussi entendus, répétés, commentés, établirent positivement que j'étais aussi moqueuse, aussi étourdie, que ma cousine était timide, sensée, réfléchie.

Le monde revient bien rarement de ses premières impressions; ces quelques mots de ma tante eurent donc une grande influence sur ma destinée.

Hélas! il faut tout dire, mon inexpérience, ma vanité, augmentèrent encore la portée du mal qu'on me faisait... Plus tard, je déplorai amèrement cette réputation de méchanceté moqueuse. J'eus d'abord assez de faiblesse pour en être presque flattée, presque fière. Je me croyais belle, je pensais que l'ironie était un brevet d'esprit.

La valse finie, M. de Versac s'approcha de ma tante avec son neveu, M. le vicomte Gontran de Lancry.

Je l'avoue... je ne pus m'empêcher de rester presque immobile de surprise à la vue de M. de Lancry; il avait alors environ trente ans. Il était difficile de voir un homme plus parfaitement agréable, d'un extérieur plus séduisant.

J'étais bien jeune, et chez mademoiselle de Maran je n'avais vu personne qui pût en rien être comparé à M. de Lancry.

Ancien page du roi, il avait servi et fait très-vaillamment la guerre en Espagne. Attaché plus tard à une grande ambassade, il avait, au bout de quelques années, abandonné l'état militaire; et, grâce aux bontés du roi et à la protection de M. de Versac, il avait été nommé gentilhomme de la chambre du roi.

Ma première entrevue au bal de l'ambassade d'Autriche me revient très-présente à l'esprit. Il y avait eu grande réception au château; beaucoup d'hommes de la cour étaient venus au bal en uniforme. M. de Lancry sortait aussi des Tuileries; il portait l'éclatant habit de sa charge, et avait au cou le ruban rouge et la croix d'or de commandeur de la Légion d'honneur; à son coté, la large plaque d'un ordre étranger. M. de Lancry était d'une taille moyenne, mais de la plus extrême élégance; ses traits, d'une régularité parfaite, étaient (selon ma tante, et elle disait vrai), étaient ceux «d'un jeune Grec d'Athènes, animés de toute la finesse et de toute la grâce parisienne» C'était, disait-elle, l'idéal du joli. Il avait des cheveux châtains, les yeux bruns, les dents charmantes, une main, un pied, à rendre une femme jalouse; je vous l'ai dit, ayant trente ans à peine, il n'en paraissait pas vingt-cinq.

Ces avantages naturels, relevés d'insignes honorables qu'on n'accorde généralement qu'à un âge plus mûr et qui semblent toujours annoncer le mérite, devaient donc rendre M. de Lancry infiniment remarquable.

Lorsqu'il s'approcha de ma tante elle lui tendit la main et lui dit:

—Bonsoir, mon cher Gontran!... Votre oncle m'a seulement appris tantôt votre retour de Londres. Eh bien! qu'est-ce que vous avez fait dans ce cher pays?

M. de Lancry sourit, s'approcha de mademoiselle de Maran, et lui dit tout bas quelques mots que je ne pus entendre.

—Voulez-vous bien vous taire!—s'écria ma tante en riant.—Puis elle ajouta:—Heureusement, on peut tout dire à une mère bobie comme moi; seulement, pour faire pénitence, vous allez faire danser ces petites filles.

Se tournant alors vers moi, ma tante dit à M. de Lancry d'un air rempli de dignité qu'elle prenait mieux que personne quand elle le voulait:—Mademoiselle Mathilde de Maran, ma nièce.

M. de Lancry s'inclina respectueusement.

—Mademoiselle Ursule d'Orbeval, notre cousine...—ajouta ma tante avec une nuance presque imperceptible, pourtant assez marquée pour qu'on sentît qu'elle voulait établir à mon avantage une sorte de distinction entre mon amie et moi.

M. de Lancry s'inclina de nouveau.

Je baissai les yeux, je me sentis rougir beaucoup. Ma main était près de celle d'Ursule; je la serrai presque avec crainte.

—Mademoiselle voudra-t-elle me faire la grâce de danser avec moi la première contredanse?—me dit M. de Lancry.

—Oui, monsieur,—répondis-je en jetant un regard inquiet sur mademoiselle de Maran.

M. de Lancry me salua, et, s'adressant à Ursule, il lui dit:—Puis-je espérer, mademoiselle, que vous daignerez m'accorder la même faveur que mademoiselle de Maran, pour la seconde contredanse?

—Sans doute, monsieur,—répondit Ursule avec un soupir; et, baissant la tête, elle jeta, à travers ses longs cils, un mélancolique regard sur M. de Lancry.

A ce moment, une fort jolie femme, éblouissante de pierreries, très-brune, très-mince, d'une tournure très-élégante, d'une physionomie fière, hardie, ayant de grands yeux noirs très-perçants, et un peu rapprochés de son nez, fait en bec d'aigle, s'arrêta devant nous; elle donnait le bras à un jeune colonel anglais.

—Vous êtes bien oublieux de vos amis, monsieur de Lancry,—dit-elle d'une voix sonore et douce.

M. de Lancry se retourna vivement, réprima un embarras assez visible, et dit en s'inclinant:

—Je ne mérite pas ce trop aimable reproche, madame la duchesse; je suis seulement arrivé ce matin de Londres; et j'espérais avoir demain l'honneur de vous faire ma cour.

Combien certains pressentiments trompent peu, mon ami! Du moment où j'entendis M. de Lancry dire à cette femme... madame la duchesse... je ne doutai pas un moment qu'elle ne fût madame de Richeville, dont j'avais entendu le nom si indiscrètement rapproché de celui de M. de Lancry.

On préluda pour la contredanse.

—Voyez combien je suis bonne,—dit la duchesse à M. de Lancry:—je vous pardonne votre oubli et je vous dis même en confidence que je ne suis pas engagée pour cette contredanse; suis-je assez généreuse?

M. de Lancry la regarda de nouveau d'un air étonné, presque stupéfait, et répondit avec une gêne assez évidente:

—Et moi, n'ai-je pas trop de bonheur?... j'aurais pu danser cette contredanse avec vous, madame, et je vais avoir le plaisir de la danser avec mademoiselle de Maran, que j'ai eu l'honneur d'inviter à l'instant.

Madame de Richeville, croyant qu'il s'agissait de ma tante et que M. de Lancry plaisantait, partit d'un éclat de rire, et s'écria:

—Vous arrivez d'Angleterre pour faire danser mademoiselle de Maran... il y a donc à Londres un Excentric-Club? vous voulez donc vous signaler parmi les plus intrépides?

M. de Lancry se hâta d'interrompre madame de Richeville. Elle avait la vue très-basse, elle ne s'était pas aperçue de la présence de ma tante.

—Je dois avoir l'honneur de danser tout à l'heure avec mademoiselle Mathilde de Maran,—dit M. de Lancry en appuyant sur ce nom Mathilde, et en s'inclinant légèrement de mon côté.

—Ah! je comprends. On la mène donc déjà dans le monde?—dit la duchesse.

Elle prit son petit lorgnon d'écaille, et m'examina avec une curiosité qui me sembla malveillante.

J'étais au supplice.

Ma tante n'avait pas perdu un mot de cette conversation. Voyant le lorgnon de la duchesse de Richeville encore tourné sur moi, elle parut choquée, et lui dit de sa place, d'une voix aigre et impérieuse:

—Madame la duchesse, n'est-ce pas que ma nièce est charmante?...

—Charmante, madame,—répondit la duchesse d'un ton sec en rabaissant son lorgnon. Elle s'approcha de mademoiselle de Maran, et lui fit une demi-révérence pleine de grâce et de noblesse.

J'ai su depuis que ma tante et la duchesse se détestaient, ce qui m'expliqua l'attention avec laquelle on avait examiné ces deux adversaires également redoutables.

—Eh bien! madame,—reprit ma tante,—je suis ravie pour cette chère petite que vous la trouviez charmante; l'approbation d'une femme comme vous, madame, ne peut que porter bonheur à une jeune personne qui entre dans le monde; c'est comme un présage... Malgré ça, j'ai peine à croire que ma nièce puisse jamais approcher de votre mérite, madame...

Il n'y avait en apparence rien que de très-simple, que de très-poli dans ces paroles; pourtant je connaissais assez l'accent de ma tante pour pressentir que ces mots avaient renfermé quelque perfidie. En effet, levant les yeux sur madame de Richeville et sur les personnes qui nous environnaient, je vis la première affecter un grand calme, et tout le monde fort embarrassé.

Plus tard, j'ai rencontré dans le monde madame de Richeville; j'ai su qu'on exagérait jusqu'à la plus odieuse calomnie la légèreté de sa conduite. On disait que sans l'illustre nom qu'elle portait, que sans la grandeur et les alliances de sa maison, que sans son immense fortune, on eût difficilement fermé les yeux sur ses fautes, et que son mari avait été forcé de se séparer d'elle. Elle était néanmoins parfaitement bien accueillie dans la meilleure compagnie, à laquelle elle appartenait; seulement, les jours de réception au château, madame la dauphine semblait lui témoigner son blâme par un abord glacial.

On comprend maintenant tout ce qu'il y avait d'amer dans l'apostrophe de mademoiselle de Maran. Celle-ci, profitant de son premier avantage, porta un dernier coup à madame de Richeville en s'écriant:

—Ah! mon Dieu! les beaux rubis que vous avez la, madame! Est-ce que ce ne sont pas ceux qui appartenaient à cette excellente duchesse douairière de Richeville? Quel malheur qu'elle n'ait pas pu vous les voir porter! et comme ça doit faire plaisir à M. de Richeville de vous voir parée des pierreries de madame sa mère!

Pour sentir la cruauté de la remarque de mademoiselle de Maran, il faut savoir que, selon un bruit accrédité (ce dont plus tard j'ai reconnu la fausseté), on disait que M. le duc de Richeville avait donné à sa femme cette parure de famille lors de son mariage, et qu'en se séparant de la duchesse, il avait eu la délicatesse de ne pas la lui redemander, délicatesse que celle-ci n'aurait pas imitée en continuant de porter ces bijoux.

Tout le monde semblait atterré de la méchanceté de mademoiselle de Maran. Madame de Richeville eut assez d'empire sur elle-même pour cacher son ressentiment; elle jeta sur ma tante un regard rempli de douceur et de dignité, et lui dit très-affectueusement:

—Vous me comblez, madame; je voudrais pouvoir reconnaître les marques d'intérêt que vous me donnez... Mais j'y songe... je puis vous apprendre au moins une nouvelle qui vous fera, je l'espère, un grand plaisir. Un de vos amis arrive d'Italie, où il était resté pendant des années sans qu'on sût ce qu'il était devenu. Mais je le vois... vous êtes inquiète, je ne veux pas abuser plus longtemps de votre curiosité... Eh bien! ajouta madame de Richeville d'un air gracieusement confidentiel,—eh bien! sachez donc que M. de Mortagne sera ici dans quelques jours. Oui, j'ai reçu de Venise des nouvelles de lui. On dit que c'est un roman terrible que sa disparition... Avouez que vous êtes bien surprise et bien heureuse de ce retour, madame!

Madame de Richeville lança ces derniers mots à mademoiselle de Maran comme un coup de poignard; puis, entendant les préludes de la contredanse, elle dit gaiement à M. de Lancry:

—Je vous offre une valse en dédommagement de la contredanse que vous m'avez refusée.—Et se tournant vers le colonel anglais qui lui donnait le bras: Montons dans la petite galerie,—lui dit-elle. Je voudrais voir cette contredanse...

Je n'avais jamais vu mademoiselle de Maran troublée. Elle le fut beaucoup dès les premiers mots de madame de Richeville; mais quand celle-ci eut prononcé ces paroles: M. de Mortagne sera ici dans quelques jours... ma tante pâlit et parut accablée, au grand étonnement de ceux qui connaissaient son audace et ne comprenaient pas le sens caché de la réponse de madame de Richeville.

La contredanse commença. M. de Lancry eut le bon goût de m'épargner des compliments toujours embarrassants pour une jeune personne. Il fut très-simple, très-gai, sans méchanceté, me parla de mademoiselle de Maran avec une affectueuse vénération, de M. de Versac avec tendresse; il trouva la physionomie d'Ursule des plus intéressantes, et il me demanda quel était le grand chagrin qui la rendait si mélancolique. Il était musicien, nous causâmes musique. Je préférais les maîtres allemands, il préférait les maîtres italiens. Il mit une si aimable bonhomie dans la discussion, qu'à la fin de la contredanse il ne m'intimida presque plus.

Après m'avoir ramenée à ma place et avoir rappelé à Ursule la promesse qu'elle lui avait faite, il alla saluer plusieurs femmes de sa connaissance.

—Mon Dieu!—me dit Ursule,—comment as-tu donc fait pour oser parler autant? Je t'admirais.

—Oh!—lui dis-je,—d'abord j'ai eu bien peur, peu à peu j'ai repris courage, et puis M. de Lancry paraît si bon, si simple! tu verras toi-même.

—Oh! c'est à peine si j'oserai lui répondre,—dit timidement Ursule.

—Tu as bien tort, il te trouve charmante, il me l'a dit tout à l'heure, et c'est peut-être cela qui me l'a fait trouver si aimable...

Je ne pus continuer ma conversation avec Ursule. Tous les hommes qui connaissaient ma tante vinrent la saluer. Parmi eux, elle nous présentait ceux qui étaient d'un âge à danser, et nous eûmes bientôt, Ursule et moi, un grand nombre d'engagements.

J'étais si occupée à regarder danser, que bien que je le voulusse, j'avais à peine le temps de songer aux dernières paroles de madame de Richeville, au sujet de M. de Mortagne.

J'avais toujours conservé de lui un souvenir plein de gratitude; il avait été, dans mon enfance, mon premier défenseur.

Depuis huit ou neuf ans, on n'avait presque jamais prononcé son nom chez ma tante. Je me rappelai seulement alors avoir plusieurs fois entendu dire qu'on n'avait pas de ses nouvelles. Sa vie était si étrange, on lui savait une telle habitude de voyager, que je ne trouvai là rien d'étonnant. Seulement, ce qui me paraissait extraordinaire, c'était l'effet presque écrasant que l'annonce de son retour produisait sur mademoiselle de Maran.

Je fus tirée de ces réflexions par le son d'une valse.

Parmi les couples qui furent bientôt emportés dans son tourbillon, je vis M. de Lancry et la duchesse de Richeville. Elle avait une taille accomplie, et, ainsi que lui, elle valsait à ravir. Les boucles de ses cheveux, noirs comme du jais, qu'elle portait très-longs, flottaient avec grâce autour de sa tête expressive, un peu renversée en arrière.

Il fallait que cette femme fût bien forte de son innocence, ou qu'elle eût un bien profond dédain des jugements du monde, pour le braver si ouvertement après les mots cruels de mademoiselle de Maran, qui venaient de réveiller, pour ainsi dire, tous les scandales réels ou supposés de la conduite de madame de Richeville.

Ce qui me surprit beaucoup, ce fut l'expression des traits de M. de Lancry pendant cette valse; il semblait tour à tour dédaigneux, sardonique et irrité; lorsqu'il reconduisit madame de Richeville à sa place, il me parut qu'elle souriait avec amertume de quelques paroles que M. de Lancry lui disait à voix basse.

J'éprouvai d'abord, je ne sais pourquoi, comme un serrement de cœur en voyant M. de Lancry valser avec madame de Richeville. Je me souvins involontairement des paroles que j'avais entendu prononcer. Je ne doutai plus qu'il l'aimât. Elle avait un air de résolution et de fierté qui m'effrayait; pourtant, quand je pensais qu'elle était l'amie de M. de Mortagne, qui m'avait protégée, qui avait été, m'avait dit plus tard madame Blondeau, si profondément dévoué à ma mère, je tâchais de surmonter l'impression désagréable qu'elle me causait.

Ces pensées furent interrompues de nouveau par les contredanses auxquelles j'étais engagée.

Ma réputation de méchanceté était déjà, sans doute, parvenue à plusieurs de mes danseurs, car beaucoup d'entre eux, pensant plaire à mon esprit moqueur, se mirent en grands frais d'épigrammes; d'autres me firent des louanges outrées; d'autres, des plaisanteries que je ne comprenais pas.

Somme toute, quoiqu'il y eût parmi eux beaucoup d'hommes agréables, la plupart me semblèrent manquer absolument du tact parfait dont était doué M. de Lancry. C'est qu'en effet il faut qu'un homme ait beaucoup de mesure et de délicatesse dans l'esprit pour mettre de jeunes filles en confiance, pour jouir de tout ce qu'il y a de charmant dans leur entretien. Il faut un langage dont les nuances soient affaiblies, modifiées; ainsi c'est peut-être manquer de goût que de louer leur beauté, tandis qu'il y a toujours de la grâce à louer leur esprit. Leur gaieté a bien plus de charme quand on ne l'excite pas au delà du sourire, et c'est effaroucher la finesse exquise et ingénue de leurs observations que d'y répondre par la médisance.

Ce n'est pas de la vanité que de parler ainsi du plus bel âge de notre vie, à nous autres femmes. Nos instincts sont alors si nobles, si généreux, nos illusions sont si radieuses, que notre caractère, que nos pensées participent de l'élévation habituelle de notre âme.

Je reviens à ce bal. Je vis Ursule danser avec la même grâce touchante et triste. Elle ne semblait pas s'amuser beaucoup; cependant elle ne refusa aucune contredanse, mais elle soupirait et semblait faire un grand sacrifice en les acceptant.

Après avoir été voir le coup d'œil du souper et prendre une tasse de thé, nous quittâmes le bal. M. de Lancry, qui sortait aussi, nous retrouva dans le salon d'attente; il demanda les gens de ma tante et nous apporta nos pelisses.

M. de Versac donna son bras à Ursule, M. de Lancry offrit le sien à mademoiselle de Maran, qui lui dit en riant:

—Voulez-vous bien ne pas me faire de ces offensantes propositions-là, Gontran? Est-ce que je suis de taille à les accepter? Donnez votre bras à ma nièce, j'irai bien toute seule.

Lorsque nous fûmes montés en voiture, ma tante dit à M. de Lancry:

—Ah çà! Gontran, puisque vous voilà de retour, je compte bien vous voir souvent avec votre oncle vous savez que je ne souffre pas qu'on me néglige. A propos, savez-vous qu'elle a un masque d'airain couleur de rose, cette belle duchesse, et qu'il faudrait le feu de l'enfer pour la faire rougir? Mais qu'est-ce que je dis donc là devant ces jeunes filles!... Allons, bonsoir, Gontran, et prenez bien garde à vous si vous ne me soignez pas.

M. de Lancry assura ma tante de son empressement à lui obéir, et nous rentrâmes à l'hôtel de Maran.


CHAPITRE IX.

LE LENDEMAIN DU BAL.

Il en est de certaines impressions comme de certains paysages qui ont besoin d'être vus à quelque distance pour avoir toute leur valeur.

Le lendemain du bal, en rassemblant mes souvenirs, en me rappelant les moindres détails de cette soirée, j'en ressentis, pour ainsi dire, le contre-coup.

Pourtant, pourquoi le cacher? parmi ces souvenirs, un seul dominait tous les autres: c'était celui de M. de Lancry valsant avec madame de Richeville une valse de Weber.

Cet air, assez mélancolique, me revenait sans cesse à la pensée, tandis que je ne me rappelais pas celui de la contredanse que j'avais dansée avec M. de Lancry.

Le résultat de mes impressions fut presque triste. Le monde, malgré son urbanité parfaite, malgré ses dehors exquis et charmants, me semblait déjà une arène où l'on se portait les plus terribles coups, le sourire aux lèvres et des fleurs au front.

Ce qui s'était passé entre mademoiselle de Maran et la duchesse de Richeville ne me le prouvait que trop. Je n'avais entendu que des paroles polies, et leur sens détourné cachait quelque cruel mystère.

J'avais cependant été très-entourée. Il me semblait, sans fausse modestie, qu'on me trouvait belle. J'avais remarqué que mesdemoiselles de B*** et de P*** avaient à peine dansé trois ou quatre contredanses, tandis que moi et Ursule nous avions dû souvent en refuser. Je n'avais pu m'empêcher d'entendre sur mon passage cette espèce de murmure toujours flatteur aux oreilles d'une femme. M. de Lancry, sans comparaison l'homme le plus agréable de cette réunion, avait été très-assidu près de nous, et pourtant le ressentiment de mes impressions était triste et amer!

Néanmoins, je dus à cette nuit de fête une pensée douce, comme une vague espérance: M. de Mortagne allait arriver...

Je me faisais une joie de son retour. Je ressentis confusément le besoin de conseils graves et sûrs; non-seulement j'éprouvais une profonde aversion pour ma tante, mais ses louanges, mais ses avis, mais ses remarques me laissaient dans une inquiétude continuelle.

J'étais comme ces malheureux qui craignent de trouver du poison dans tout ce qu'ils portent à leurs lèvres.

J'aimais Ursule de toutes les forces de mon âme, mais elle était aussi jeune, aussi inexpérimentée que moi; je comptais absolument sur le dévouement de Blondeau, mais cette excellente femme ne pouvait, ne savait que m'aimer aveuglément.

Mon tuteur, M. d'Orbeval, le père d'Ursule, s'était retiré en Touraine, dans une propriété qu'il possédait, je ne le voyais jamais; d'ailleurs, il était complétement dominé par ma tante, ainsi que mes autres parents. Je devais donc regarder l'arrivée de M. de Mortagne comme un événement très-heureux pour moi; il m'avait, d'ailleurs, promis de revenir lorsqu'il pourrait m'être d'une utilité réelle.

Ce qui rendait encore plus vif mon désir de le voir, c'était l'espèce d'effroi que ma tante avait manifesté lorsque madame de Richeville lui avait annoncé son retour.

Au milieu de ces préoccupations de mon esprit, Ursule entra dans ma chambre; nous causâmes du bal; je revins d'autant plus gaiement à parler du léger sentiment de jalousie qu'elle m'avait inspiré avant notre départ pour l'ambassade, que pendant toute la durée du bal j'avais joui du succès de ma cousine.

—Sais-tu bien, ma chère Ursule,—lui dis-je en souriant,—qu'à me voir si rayonnante on a peut-être cru que c'était de moi que je paraissais si contente, tandis qu'au contraire j'étais orgueilleuse de toi? Mais que nous importe, à nous qui connaissons les secrets de notre cœur?

—Comment trouves-tu M. de Lancry?—me demanda tout à coup ma cousine.

—Mais je le trouve charmant,—lui dis-je, un peu surprise de cette question subite.—Oui... charmant, surtout quand il ne danse pas avec cette duchesse de Richeville qui a l'air si impérieux.

Ursule me regarda attentivement, baissa les yeux, garda un moment le silence et reprit:

—Veux-tu, Mathilde, que je te dise ce que je crois...

—Dis donc vite...

—Eh bien! je crois que mademoiselle de Maran et M. de Versac seraient enchantés de te marier avec M. de Lancry.

D'abord, je fis un geste d'étonnement; puis, je me mis à rire aux éclats.

—Que trouves-tu donc de si déraisonnable à cette supposition, Mathilde? M. de Versac n'a-t-il pas présenté M. de Lancry à mademoiselle de Maran? celle-ci n'a-t-elle pas très-instamment engagé M. de Lancry à venir souvent la voir le matin? Or, qui reçoit-elle le matin? cinq ou six personnes très-intimes. Dans quel but aurait-elle fait une exception en faveur du neveu de M. le duc de Versac?

—Veux-tu, Ursule, que je te dise ce que je crois?—repris-je en me servant des termes de ma cousine;—c'est que M. de Versac et mademoiselle de Maran seraient enchantés de te marier avec M. de Lancry.

Ce fut au tour d'Ursule à sourire.

—Quelle folie!—me dit-elle;—un si beau parti pour moi, pauvre fille, humble et sans fortune! est-ce que cela est possible? non, non; tu sais mon désir, ma résolution de ne jamais me marier; je me rends trop de justice pour prétendre à ce que je ne puis espérer, et puis demain il dépendrait de moi d'épouser M. de Lancry, que je ne l'épouserais pas. Cela te surprend?... Il en est pourtant ainsi; il est trop beau, trop élégant, trop à la mode... Ce n'est pas là le bonheur que je rechercherais; je ne suis pas faite pour une position si brillante; ma vie doit s'écouler dans l'obscurité; je ne dois pas avoir d'autre félicité que la tienne.

—Nous ne serons jamais d'accord sur le rôle que tu prétends devoir jouer... Ma bonne Ursule, tu verras... si j'en crois mon cœur, tu seras heureuse pour ton propre compte... Mais pour parler de M. de Lancry, pourquoi veux-tu donc que les dangereux avantages qu'il possède me plaisent plus qu'à toi?

—Pourquoi? parce qu'en m'épousant, M. de Lancry ferait une sorte de mésalliance; tandis que toi, qui possèdes, comme tu dis, les mêmes dangereux avantages, tu ne peux, tu ne dois être, il me semble, que très-charmée des suites d'un pareil mariage.

—Ursule, tu es folle; M. de Lancry ne pense pas plus à moi que je ne pense à lui; et d'ailleurs, comme toi, j'aimerais un bonheur moins brillant, par cela même beaucoup plus assuré.

—Enfin, tu trouves M. de Lancry charmant!

—Mon Dieu! que tu es méchante... Eh bien! oui... autant que l'on peut trouver quelqu'un charmant quand on l'a vu deux heures...

—Soit, et tu le trouves surtout charmant quand il ne valse pas avec la duchesse de Richeville.

Je ne pus m'empêcher de rougir.—Oui,—dis-je à ma cousine; je ne sais pourquoi cela est ainsi; je ne sais pas davantage pourquoi je rougis en t'entendant répéter ces paroles que je t'ai dites.

—Pourquoi... pourquoi?... Veux-tu que je te le dise, moi?—reprit tristement ma cousine. C'est que tu l'aimeras.

—Ursule, encore une fois, tu es folle!

—Non, non, Mathilde... je ne suis pas folle... mon amitié pour toi, ma crainte de me voir oubliée par toi, ma jalousie d'affection, si tu le veux, me tiennent lieu d'une expérience que je ne puis avoir, et m'éclairent plus que toi peut-être sur tes propres sentiments... Mathilde... je devais m'attendre à ce changement dans ta vie, un jour ou l'autre cela doit arriver... Pardonne... Pardonne-moi donc mes larmes.

Et elle se jeta en pleurant dans mes bras.

Je ne saurais vous dire, mon ami, avec quelle profonde émotion je répondis à cette preuve de l'affection d'Ursule; je tâchai de la rassurer par les plus tendres protestations.

—Tiens,—lui dis-je en essuyant mes yeux,—il n'en faut pas davantage pour me faire prendre M. de Lancry en aversion... je te jure...

—Mathilde... tais-toi...—dit Ursule en me mettant doucement sa main sur ma bouche...—tais-toi... j'ai été sotte, folle, de céder à mon premier mouvement, mais il a été plus fort que moi; mon pauvre cœur était plein, il a débordé, et d'ailleurs, je ne puis rien te cacher de ce que je ressens pour toi et à propos de toi.

Blondeau interrompit notre entretien; elle entra en disant:

—Ah! mon Dieu, mademoiselle, la jolie voiture! il n'en est jamais venu de pareilles dans la cour de l'hôtel, bien sûr... et quel charmant jeune homme vient d'en descendre! Il a demandé mademoiselle de Maran, et il s'est croisé sur le perron avec M. Bisson, qui a sans doute encore cassé quelque chose, car il marchait très-vite, et il s'en est allé sans son chapeau, tant il avait l'air affairé.

Ursule me regarda; je la compris. Ce jeune homme dont me parlait ma gouvernante ne pouvait être que M. de Lancry.

Je fus choquée de cette visite si prompte, il me sembla y voir un manque de tact; je résolus de refuser de descendre, dans le cas où mademoiselle de Maran m'en ferait prier sous un prétexte quelconque.

Nous entendîmes un roulement de voiture; Blondeau courut à la fenêtre et dit:—Ah! voilà déjà ce jeune homme qui repart, sa visite n'aura pas été longue.

Je fus soulagée d'un grand poids; je regrettai presque de n'avoir pas eu à refuser de descendre auprès de mademoiselle de Maran.

Un peu avant dîner, nous allâmes rejoindre ma tante dans le salon; elle s'y trouvait seule et semblait très en colère.

—Eh bien!—nous dit-elle, vous ne savez pas un nouveau trait de cet abominable brise-tout de M. Bisson? Mais, Dieu merci, il ne remettra plus les pieds ici.

—M. Bisson a encore cassé quelque chose, ma tante?

—Comment? s'il a encore cassé quelque chose... eh! mais sans doute, et cela, c'est la faute de cet imbécile de Servien!—s'écria ma tante avec un redoublement de fureur.—Je lui avais, une fois pour toutes, défendu de laisser jamais seul ce vilain homme dans mon salon. J'étais dans mon cabinet occupée à écrire une lettre, ma porte entr'ouverte, lorsque tout à coup j'entends un bruit sec et roulant comme celui d'une crécelle; ne sachant pas ce que ce pouvait être, je me lève, j'entre dans le salon, et qu'est-ce que je vois? cet indigne M. Bisson assis dans mon fauteuil, tenant ma pendule entre ses genoux, et tracassant dans l'intérieur du mouvement avec mes ciseaux; il avait déjà cassé le grand ressort: c'était là le bruit de crécelle que j'avais entendu.

Mademoiselle de Maran était si fort en colère, qu'elle ne s'aperçut pas de nos rires étouffés; elle reprit:—Mais, en vérité, c'est que je l'aurais battu si j'en avais eu la force.

—Vous avez donc juré de tout détruire ici? vous ne pouvez donc vous tenir tranquille, abominable homme que vous êtes! lui dis-je.

—Qu'est-ce que vous voulez donc que je fasse en vous attendant? moi je m'ennuie quand je ne fais rien,—me répondit-il si bêtement, si froidement, en posant la pendule par terre, que, par ma foi! je n'ai pas pu y tenir. Je me suis révoltée, je l'ai poussé, je l'ai chassé, et il s'est encouru tout effaré.

—Sans emporter son chapeau, que voilà sur cette chaise?—dis-je à ma tante.

—Tant mieux! s'écria-t-elle;—je voudrais qu'il attrapât quelque bonne fièvre cérébrale, pour qu'on l'enfermât comme un affreux fou qu'il est, malgré toute sa science.

Il fallait que mademoiselle de Maran fût bien en colère, car elle repoussa brusquement les caresses du vénérable Félix, qui rentra dans sa niche en grondant.

La vue de Félix me rappela la valeur de M. de Mortagne, que j'avais tant admiré dans mon enfance, lorsqu'il avait osé battre ce vilain animal; je me hasardai à demander à mademoiselle de Maran où était M. de Mortagne et s'il devait bientôt arriver.

Je crois que ma tante aurait voulu me foudroyer d'un regard.

—Est-ce que ça vous regarde? Pourquoi me faites-vous cette question-là? Est-ce que je m'inquiète de ce que fait cet homme? Dieu merci! quoi qu'en dise cette belle duchesse, dont l'âme est aussi noire que l'enfer, qu'il vous suffise de savoir qu'il est bien où il est, et qu'il y restera longtemps, entendez-vous? cet affreux jacobin!

Je souligne ces mots, mon ami, parce que je frissonnai malgré moi de l'expression sinistre, presque féroce, avec laquelle ma tante prononça ces paroles. Je me rappelai involontairement qu'il y avait dix ans, presqu'à la même place, elle avait jeté un regard implacable sur M. de Mortagne, en cassant, dans sa rage muette, l'aiguille qu'elle tenait dans sa main.

Je ne trouvai pas un mot à dire ou à répondre à mademoiselle de Maran, tant j'étais effrayée.

Après quelques moments de silence elle reprit:

—Gontran est venu me proposer pour demain, à l'Opéra, la loge des gentilshommes de la chambre; j'ai accepté et nous irons.

Je crus être très-héroïque et prouver mon amitié à Ursule en refusant cette occasion de revoir M. de Lancry.

—Je suis fatiguée du bal, ma tante,—répondis-je; je préférerais ne pas aller à l'Opéra.

—Vous préférerez ce que je vous ordonnerai de préférer,—répondit aigrement mademoiselle de Maran.

Ursule me jeta un regard suppliant.

—J'irai à l'Opéra si vous le désirez absolument.


CHAPITRE X.

L'OPÉRA.

Ce que m'avait dit Ursule de la possibilité de mon mariage avec M. de Lancry me fit profondément réfléchir lorsque je me trouvai seule.

Peut-être, sans les remarques de ma cousine, serais-je restée longtemps sans me rendre compte de l'impression que le neveu de M. de Versac avait faite sur moi. Je m'interrogeai franchement, en mettant de côté la prévention favorable qu'inspirent toujours chez un homme l'extrême distinction des manières, un beau nom et une très-jolie figure.

Je me demandai si le souvenir de M. de Lancry me troublait, si je ressentais pour lui quelque intérêt. Il me sembla qu'il m'était absolument indifférent; je m'étonnais seulement d'avoir été désagréablement affectée en le voyant danser avec madame de Richeville.

Par cela même que la cause de cette dernière impression me paraissait inexplicable, je m'obstinais à la découvrir, j'y parvins... La remarque d'Ursule m'avait mise sur la voie.

J'ai toujours cru que les femmes n'avaient souvent de caractère arrêté qu'après avoir aimé.

Les premières impressions, ou, si cela se peut dire, les premiers intérêts de l'amour une fois en jeu, une fois sollicités, éveillent, développent, exaltent certaines facultés de l'âme, nobles ou dangereuses, qui peu à peu envahissent toutes les autres.

Ainsi, à dix-sept ans, je n'avais aucune bonne ou mauvaise qualité dominante; il eût été, je crois, difficile de particulariser, de préciser mon caractère.

J'étais tour à tour humble et orgueilleuse à l'excès, parce que, dans ma jeunesse, on m'avait tour à tour flattée jusqu'au ridicule, ou déprisée jusqu'à l'insulte; j'étais pieuse par conviction et par nature; j'éprouvais le besoin impérieux de remercier Dieu de tout ce qui m'arrivait d'heureux. D'abord je poussai ce sentiment, louable pourtant, jusqu'à une puérilité blâmable, plus tard jusqu'à une gratitude impie. J'étais généreuse autant que je pouvais l'être; mais j'avoue à ma honte que je ne me sentais jamais plus impitoyable envers les malheureux que lorsque je souffrais moi-même; j'allais alors avec empressement au-devant des douleurs d'autrui, pour tâcher de les consoler. Le bonheur, sans me rendre égoïste, m'absorbait entièrement; il fallait provoquer ma pitié pour me faire compatir à l'affection. Tendres ou cruels, mes ressentiments étaient plus durables que violents: je pardonnais un tort, une offense, mais je ne l'oubliais pas; non que je cherchasse jamais à nuire à qui m'avait blessée, mais je me vengeais pour moi par un mépris contenu. Vous le voyez, mon ami, il n'y avait rien de marqué, rien de bien tranché dans mon caractère.

Eh bien! du jour où je vis M. de Lancry pour la première fois, une passion que j'avais jusqu'alors complétement ignorée commença de poindre en moi: d'abord imperceptible, presque insaisissable, puisqu'elle se manifestait par une vague contrariété de voir un homme que je connaissais à peine valser avec une femme que je ne connaissais pas.

Hélas! je n'ai pas besoin de le dire, cette passion, qui devait un jour déchaîner toutes les autres, devenir presque le mobile de mon caractère, cette passion était la jalousie, la jalousie tantôt contrainte, cachée, niée par orgueil, tantôt avouée, éplorée, humble et suppliante jusqu'à la bassesse........

....Habituée dès mon enfance à beaucoup réfléchir et à me plier sur moi-même, ayant une imagination assez vive, un esprit assez pénétrant, je ne fus pas longtemps à résoudre cette question que ma cousine m'avait posée:

Pourquoi m'a-t-il été plus désagréable de voir M. de Lancry danser avec madame de Richeville qu'avec toute autre?

Pourtant, je le répète, en trouvant M. de Lancry très-agréable, je ne ressentais rien qui me parût ressembler à l'amour, à ces premières émotions qu'on rêve toujours si sereines et si douces.

Et puis d'ailleurs, je pensais qu'il me fallait peut-être lutter de toutes mes forces contre ce sentiment, s'il naissait en moi; il pouvait me rendre la plus malheureuse des femmes; car M. de Lancry ne le partagerait peut-être pas, ou, s'il le partageait, ses vues devaient peut-être déplaire à sa famille ou à la mienne.

Au milieu de ces préoccupations si graves pour une pauvre tête de dix-sept ans, je regrettais surtout la présence de mon seul ami, de M. de Mortagne, en qui j'avais une confiance instinctive. Malheureusement, les dernières paroles de mademoiselle de Maran firent évanouir les espérances que madame de Richeville avait éveillées en moi en m'annonçant le prochain retour de mon ancien protecteur.

Abandonnée au cours de ces réflexions, bien résolue à épier les moindres mouvements de mon cœur, j'attendis avec une sorte d'anxiété cette soirée, pendant laquelle je reverrais sans doute M. de Lancry pour la seconde fois.

Nous arrivâmes assez tard à l'Opéra; la salle était complétement et brillamment remplie. Madame la duchesse de Berry assistait à cette représentation.

On donnait le Siége de Corinthe.

En entrant dans notre loge, la première personne que je vis, presque en face de nous, fut madame la duchesse de Richeville; madame de Mirecourt, une des amies de ma tante, et M. de Mirecourt, l'accompagnaient. Un autre homme que je ne connaissais pas était aussi dans la loge de madame de Richeville. Sa figure basanée et assez austère, quoique très-jeune, me frappa.

On ne pouvait rien voir de plus élégant, de plus joli que madame de Richeville. Son turban de gaze blanche lamée d'argent allait merveilleusement à son teint un peu brun et à ses cheveux noirs comme du jais; elle portait une robe de velours cerise à manches courtes, et malgré ses gants longs on pouvait juger de la perfection de ses bras... Elle tenait à sa main un énorme bouquet de roses blanches, l'une des plus grandes raretés qu'on puisse, dit-on, se procurer en hiver.

Je fis tout au monde pour être au moins indifférente à sa beauté; je ne pus m'empêcher d'être attristée: l'air mélancolique de la valse de Weber, qu'elle avait valsée avec M. de Lancry, vint, pour ainsi dire, accompagner ces tristes pensées.

Madame de Mirecourt se pencha vers madame de Richeville, qui avait la vue très-basse, pour lui faire, sans doute, remarquer notre arrivée.

La duchesse prit vivement sa lorgnette, et me regarda avec beaucoup d'attention, mais non plus avec l'affectation hautaine et malveillante qui m'avait frappée la veille.

On leva la toile. J'aimais tant la musique, l'Opéra me semblait si beau, que j'écoutai, que je regardai tout avec une avidité de pensionnaire.

Pendant l'entr'acte, je vis M. de Lancry se présenter dans la loge de madame la duchesse de Berry, loge que la princesse n'avait pas quittée pour entrer dans son salon.

Madame parut accueillir M. de Lancry avec beaucoup de bienveillance, causa assez longtemps avec lui, et au moment où il allait, sans doute, se retirer par discrétion, madame daigna le retenir quelques moments encore.

Lorsqu'il quitta la loge royale, j'étais curieuse de savoir s'il viendrait nous faire visite, avant que d'aller saluer la duchesse de Richeville.

Pendant quelques minutes, cette curiosité fut pour moi presque de l'angoisse; mon cœur battit bien fort lorsque j'entendis ouvrir la porte de notre loge; je ne doutai pas que ce ne fût M. de Lancry.

C'était lui.

Je me sentais troublée, je n'osais pas retourner la tête. Il souhaita le bonsoir à mademoiselle de Maran et à Ursule.

Ma tante me toucha légèrement le bras, et me dit:—Mathilde! M. de Lancry.

Je me retournai et je m'inclinai en rougissant.

Peu à peu je sentis mon embarras diminuer, et je pris part à la conversation.

M. de Lancry fut très-aimable, très-spirituel. Il connaissait tout Paris, et tout Paris assistait à cette représentation. Je me souviens parfaitement de cet entretien, car M. de Lancry m'y apparut sous un jour tout nouveau, et tout à fait à son avantage.

—Voyons, Gontran,—lui dit mademoiselle de Maran,—vous qui allez partout, mettez-moi donc un peu au fait de tout ce beau monde-là, que je ne connais pas; j'y suis aussi étrangère que ces jeunes filles. Voilà plus de quinze ans que je n'ai mis le pied à l'Opéra. Il doit y avoir ici toute la fleur des pois de la banque? Vous devez connaître ça de nom ou de vue. C'est riche à faire peur aux honnêtes gens; ça a toujours une loge à l'Opéra, tandis que nous autres, nous profitons modestement des loges de la cour, qui sont les meilleures, Dieu merci.

—Je serais très-embarrassé, madame,—dit M. de Lancry;—car, pendant quatre mois que je suis resté en Angleterre, bien des loges de la Banque, comme vous dites, ont changé de maître. Je ne reconnais presque plus personne; la Bourse a tant de caprices, elle fait et défait tant de brusques fortunes!

—Il ne nous manquerait plus que de voir ces gens-là riches à perpétuité! ça serait d'un joli exemple pour les autres malfaiteurs,—dit mademoiselle de Maran.—Mais quelle est donc cette petite femme, aux secondes, en béret rose? Elle est jolie, n'est-ce pas?

—Très-jolie,—dit M. de Lancry.—Elle et son mari sont les héros d'une histoire bien simple et bien touchante,—ajouta-t-il avec un accent de mélancolie qui m'étonna et qui donnait beaucoup de charme à sa physionomie.

—Ah! mon Dieu! racontez-nous donc cela, Gontran! Comment s'appelle-t-elle, cette belle héroïne?

—Le nom de mes héros est très-insignifiant... ils s'appellent M. et madame Duval,—dit M. de Lancry en souriant.

—Duval! mais c'est un très-beau nom! Est-ce qu'il ne vaut pas bien les Duparc, les Dupont, les Dumont ou les Dubois? Voyons, Gontran, le roman de M. et de madame Duval.

—Figurez-vous donc, madame, qu'il y a deux ans...—Puis s'interrompant, M. de Lancry dit à ma tante:—Tenez, madame, votre sourire moqueur m'épouvante! Permettez-moi de m'adresser à mademoiselle Mathilde et à mademoiselle Ursule; elles ne me décourageront pas, elles s'intéresseront, j'en suis sûr, à cette naïve histoire.

Je levai les yeux, et je rencontrai le regard de M. de Lancry; je ne pus m'empêcher de rougir.

—Allons! allons! contez votre conte à ces jeunes filles.—Je ne vous regarderai pas,—dit mademoiselle de Maran;—et si je ris, ce sera à part moi.

—Eh bien! donc, mademoiselle,—me dit M. de Lancry,—M. et madame Duval avaient fait un très-heureux mariage.

—Mais c'est très-bien!—s'écria mademoiselle de Maran;—ça commence tout juste comme une historiette de l'Ami des enfants ou de Berquin. Je vous demande un peu si on dirait que c'est un ancien capitaine des hussards de la garde qui raconte de ces choses-là! Continuez, continuez, voici la belle princesse Ksernika qui entre dans sa loge avec sa suite. Vous aurez fini votre historiette avant que le porte-flacon, le porte-lorgnon, le porte-éventail, le porte-bouquet, le porte-programme, aient rempli leurs fonctions. Voilà une belle princesse qui n'aime guère les contes de Berquin.

—Je sais, madame,—dit M. de Lancry en souriant malignement,—toute la différence qu'il y a entre un conte de Berquin et madame la princesse Ksernika; mais je m'adresse à ces demoiselles; je n'ai pas besoin de leur demander grâce pour la naïve simplicité de cette histoire, et je continue:

—M. et madame Duval étaient complétement heureux et jouissaient d'une honnête fortune. Je ne sais quelle banqueroute ou quel abus de confiance les ruina entièrement. M. Duval avait une vieille mère qu'il idolâtrait et qui était aveugle; elle lui avait abandonné tout ce qu'elle possédait, à condition de vivre avec lui et sa belle-fille, qu'elle aimait tendrement. En apprenant leur ruine, le premier, le plus grand chagrin de M. et madame Duval fut d'avoir à craindre la pauvreté pour leur mère, qui, depuis si longtemps, était habituée à un bien-être presque indispensable à son âge. Ils résolurent donc de lui cacher ce désastre. Son infirmité les aida merveilleusement à réaliser ce projet. Quelques débris de fortune leur permirent de faire face aux dépenses des premiers temps. M. Duval savait parfaitement l'anglais et l'allemand, il fit des traductions; sa femme peignait à ravir, elle fit des dessins d'album et jusqu'à des éventails. A force de travail, de privations et surtout de présence d'esprit et d'adresse, ils parvinrent pendant près de deux ans à tromper ainsi leur mère, qui, ne trouvant aucun changement matériel dans ses habitudes, ne douta pas un instant du malheur qui avait frappé ses enfants, malheur qui lui aurait été doublement funeste, et par le chagrin qu'elle en eût ressenti, et par les privations qu'elle eût voulu s'imposer. Enfin, il y a quelques jours, M. Duval reçut cent mille francs avec une lettre qui lui annonçait que cette somme était une restitution de la part du banqueroutier qui l'avait ruiné.—D'autres personnes attribuent ce don à un bienfaiteur mystérieux.

—Ce qui paraît bien plus probable que le remords d'un maltôtier,—dit ma tante.

—Toujours est-il, mademoiselle, que, grâce à cette somme, ces bons et braves jeunes gens, maintenant habitués au travail, ont presque retrouvé l'aisance qu'ils avaient perdue, et leur vieille mère ne s'est pas aperçue qu'elle avait côtoyé de si près la misère.

—Ça finit comme ça avait commencé,—dit mademoiselle de Maran,—et ça prouve que la bonne conduite est toujours récompensée. C'est pour cela que lorsque la belle princesse Ksernika ira devant le bon Dieu, elle n'y restera pas longtemps.

—Vous riez, madame,—reprit M. de Lancry;—eh bien! j'aurai le courage de maintenir cette anecdote comme un des faits qui honorent le plus notre temps.—Puis, s'adressant à moi:—Ne trouvez-vous pas, mademoiselle, qu'il y a une bien rare délicatesse dans cette conduite? Avoir assez d'empire sur soi pour étouffer toute plainte, toute allusion involontaire au malheur dont on souffre et que l'on cache avec une si pieuse sollicitude? Avoir, au milieu des inquiétudes navrantes de la pauvreté, assez de présence d'esprit, assez de force d'âme pour conserver toujours le caractère égal et gai que donne l'habitude de la richesse? N'est-ce pas enfin un noble et touchant tableau, que de voir ces deux jeunes gens tromper si religieusement leur vieille mère, en lui créant, à force de travail, un petit coin d'opulence au milieu de leur froide misère?

—Ah! sans doute, cela est beau, cela est admirable!—dit Ursule d'une voix émue en portant sa main à ses yeux.—En entendant raconter on pareil trait,—ajouta-t-elle,—on ne regrette pas d'être pauvre, puisque la pauvreté inspire de pareils dévouements.

J'étais si troublée que je ne pus trouver une parole, et je trouvai Ursule bien heureuse d'avoir pu dire quelque chose.

M. de Lancry avait raconté avec une grâce parfaite cette histoire, puérile sans doute, mais par cela même pleine de charme dans la bouche d'un homme comme lui.

Plusieurs fois, pendant ce récit, j'avais regardé M. de Lancry; la touchante expression de sa physionomie donnait un nouvel attrait à ses paroles; on ne pouvait, selon moi, apprécier si généreusement une telle action sans être capable de l'imiter.

Je restais muette d'étonnement; je ne m'attendais pas à trouver cette douce sensibilité sous les brillants dehors d'un homme à la mode. Aussi mon cœur se serra bien douloureusement quand j'entendis ma tante dire à M. de Lancry:

—Ma nièce Mathilde est si malicieuse avec son air de sœur... Angélique, qu'elle est bien capable de se moquer de votre conte, au moins, mon pauvre Gontran.

Je levai vivement les yeux sur M. de Lancry, comme pour le rassurer. Je rencontrai son regard, mais si triste, mais si découragé, que je fus sur le point de pleurer de chagrin et de dépit.

Je ne sais comment cette scène se serait terminée sans l'arrivée de M. de Versac, qui ne précéda que de quelques moments le lever du rideau.

J'éprouvais un trouble profond, une sorte de vertige que la puissance de la musique augmentait encore; chacune des pensées qui m'agitaient était, pour ainsi dire, accompagnée d'une harmonie tour à tour rêveuse, tendre ou passionnée, qui n'était que trop d'accord avec l'état de mon cœur.

Dans certaines circonstances, la musique a des séductions immenses. Elle semble traduire nos pensées les plus secrètes, les plus confuses, quelquefois même les plus coupables, dans un langage si enivrant, que nous nous abandonnons à ses dangereux entraînements.

Ainsi, sans songer un instant aux obstacles que pouvait rencontrer le sentiment qui s'éveillait si délicieusement en moi, bercée par ces adorables mélodies, je me plaisais à rappeler à ma mémoire les touchantes paroles de M. de Lancry; je me laissais aller à toute l'admiration que m'inspirait le caractère que je lui supposais. Des idées de jalousie venaient aussi m'assaillir lorsque, à travers ce songe éveillé, je voyais vaguement devant moi la brune figure de la duchesse de Richeville.

L'acte fini, j'écoutais encore; j'étais si absorbée que ma tante dut m'appeler à plusieurs reprises pour me tirer de ma rêverie.

On sortait de la salle; je donnai le bras à M. de Versac; M. de Lancry donna le bras à Ursule.

Je descendis presque machinalement, entendant, voyant à peine ce qui se passait autour de moi.

Au moment où l'on vint nous annoncer notre voiture, je sentis un parfum très-agréable, mais très-fort; le frôlement d'une étoffe toucha ma robe, et une voix émue, affectueuse, me dit ces mots presque à l'oreille:

Prenez garde, pauvre enfant... on veut vous marier... Attendez M. de Mortagne...

Je retournai vivement la tête pour voir qui venait de me parler; je n'aperçus que le manteau de satin cerise et le turban lamé d'argent de la duchesse de Richeville, qui descendait légèrement l'escalier devant moi avec M. et madame de Mirecourt.


CHAPITRE XI.

L'AVEU.

Un mois s'était passé depuis le jour où j'étais allée à l'Opéra avec ma tante et M. de Lancry.

Celui-ci était venu très-régulièrement voir mademoiselle de Maran, d'abord tous les deux jours, puis tous les jours.

A mesure que notre intimité augmentait, je découvrais en lui mille nouvelles qualités charmantes; on ne pouvait rencontrer un caractère plus égal, plus prévenant, plus délicatement attentif. Son esprit fin, ingénieux, savait si adroitement déguiser la flatterie, qu'il me la laissait accepter, à moi qui me défiais toujours des louanges, en me souvenant des perfides exagérations de ma tante sur les avantages dont j'étais douée.

Ardent et généreux, il n'y avait pas une noble cause que M. de Lancry ne défendît avec chaleur. Rempli de modestie, il souffrait visiblement lorsqu'on lui parlait des mérites qui lui avaient valu des distinctions toujours rares à son âge. Quant à ses succès dans le monde, quoique, par convenance, un tel sujet fût rarement traité devant moi et devant Ursule, il était facile de voir que M. de Lancry n'avait pas la moindre fatuité. Sa conversation était, quand il le voulait, sinon sérieuse, du moins instructive. Il avait beaucoup voyagé, et voyagé avec fruit. Il parlait des arts avec infiniment de goût, et il n'était pas étranger aux littératures contemporaines.

Peindre si longuement ses avantages, c'est presque dire que je l'aimais... oui... je l'aimais.

Comment ne l'aurais-je pas aimé? Vivant chez ma tante presque dans la solitude, ne voyant que lui, et le voyant chaque jour, pouvais-je résister longtemps au charme qui le rendait si séduisant? Je vous ai dit combien était triste et monotone la vie que je menais chez mademoiselle de Maran. Dès que M. de Lancry vécut dans notre intimité, tout changea: l'espoir, le plaisir de le voir, le désir de lui plaire, la crainte de n'y pas réussir, les ressouvenirs qui succédaient à son absence, les longues rêveries, enfin les mille anxiétés mystérieuses de la passion me jetaient dans un trouble continu, et le temps s'écoulait avec une incroyable rapidité.

Je l'aimais... et j'étais tour à tour bien heureuse et bien malheureuse de cet amour...

J'étais heureuse lorsque dans mes rares accès de croyance en moi, dans mes jours d'orgueil de jeunesse, d'orgueil de beauté, d'orgueil de cœur, je me demandais si Gontran trouverait dans une autre les garanties de bonheur que je croyais posséder et que je pouvais lui offrir, s'il demandait ma main...

J'étais malheureuse, oh! bien malheureuse, lorsque doutant de moi, de ma beauté, doutant presque de mon cœur, je n'osais croire que Gontran pût m'aimer; je me persuadais même qu'il était plus que jamais attaché à madame de Richeville.

Alors ces mots qu'elle m'avait dits à l'Opéra avec un accent si affectueux:—Prenez garde, pauvre enfant!—ces mots me revenaient à la pensée. Dans mon découragement, je n'avais plus la force de haïr cette femme. J'interprétais ces paroles comme si elle m'eût dit: «Prenez garde, pauvre enfant, on veut vous marier à Gontran, vous n'avez rien de ce qu'il faut pour lui plaire, et vous souffrirez d'un amour que vous ressentirez seule.»

Lorsqu'au contraire ma confiance renaissait, je voyais dans ces mots de la duchesse une sorte de menace déguisée, une sorte de défense de prétendre à un cœur qu'elle possédait.

J'étais d'autant plus accablée par ces différentes pensées, que je ne pouvais les confier à personne. Mon tuteur, M. d'Orbeval, avait rappelé Ursule près de lui pendant quelque temps. Notre séparation, quoiqu'elle dût être de très-courte durée, n'en avait pas été moins pénible. Dans ce moment, surtout, l'absence de ma cousine m'était doublement cruelle.

Lors de mes doutes les plus accablants, je me rassurais pourtant quelquefois en pensant que mademoiselle de Maran n'aurait pas si ouvertement, si particulièrement reçu M. de Lancry, s'il ne lui avait pas fait part de ses vues. Cependant, jamais ma tante ou M. de Versac n'avaient fait la moindre allusion à la possibilité d'un mariage entre moi et M. de Lancry.

Enfin, ces angoisses cessèrent.

Le 15 février, je me rappelle ce jour, cette date, ces circonstances, comme si tout s'était passé hier; le 15 février, j'étais seule dans le salon de ma tante, où j'avais cru la trouver, mais elle était sortie en donnant ordre de dire aux personnes qui pouvaient la demander, qu'elle allait rentrer.

Je lisais les Méditations de Lamartine, lorsque j'entendis la porte du salon s'ouvrir; Servien annonça M. le vicomte de Lancry.

Jamais je ne m'étais trouvée seule avec Gontran, je me sentis dans un embarras mortel.

—On m'a dit, mademoiselle, que madame votre tante allait bientôt rentrer, et qu'elle priait les personnes qui viendraient de vouloir bien l'attendre... Et puis, après avoir hésité un moment, il ajouta d'une voix émue:—Et je ne croyais pas avoir le bonheur de vous trouver ici, mademoiselle; aussi permettez-moi de profiter de cette rare et précieuse occasion pour vous supplier de m'entendre.

—Monsieur... je ne sais... Que pouvez-vous avoir à me dire?—répondis-je en balbutiant, avec un battement de cœur presque douloureux.

Alors, d'une voix tremblante dont je ne pourrai jamais oublier l'accent enchanteur, il me dit:

—Tenez, mademoiselle, laissez-moi vous parler avec la plus entière franchise... et soyez assez bonne pour me promettre de me répondre de même.

—Je vous le promets, monsieur.

—Eh bien! mademoiselle, mon oncle, M. le duc de Versac, abusant d'un secret qu'il a pu pénétrer, mais que je ne lui ai jamais confié, était décidé à demander pour moi votre main à madame votre tante...

Je l'ai conjuré de n'en rien faire.

Le courage me manqua... Je ressentis au cœur un coup violent; je crus que M. de Lancry avait de l'éloignement pour moi, et je répondis d'une voix faible:

—Il était inutile de m'apprendre... monsieur...—Je ne pus achever.

—Non, mademoiselle... cela n'était pas inutile, permettez-moi de vous le dire; je ne pouvais autoriser M. de Versac à faire cette demande à mademoiselle de Maran avant d'avoir eu votre consentement.

—Et c'est mon consentement que vous venez me demander?—m'écriai-je, sans pouvoir cacher ma joie, sans penser à la cacher.

A un mouvement de surprise de M. de Lancry, je regrettai presque ma franchise; je craignis qu'il ne l'interprétât défavorablement; je rougis, je me troublai, et je ne pus ajouter un mot.

Après quelques moments de silence, Gontran reprit:

—Oui, mademoiselle, c'est votre consentement que je viens solliciter sans oser l'espérer. Vous êtes libre de votre choix, et j'aurais toujours regretté d'avoir été le sujet de quelque demande, de quelque insistance qui auraient pu vous être désagréables.

—Monsieur, je...

Gontran m'interrompit et me dit avec un accent de sérieuse tendresse:—Mademoiselle, un mot encore avant de vous voir par un refus peut-être renverser non de présomptueuses espérances, mais des vœux que j'ose à peine former; permettez-moi de vous exposer toute ma pensée. Vous êtes orpheline, vous êtes presque seule au monde. Je dois, en honnête homme, vous tenir le langage sérieux que je tiendrais à votre mère... Vous savez pourquoi... dans cette circonstance, je m'adresse à vous... et non pas à mademoiselle de Maran,—ajouta Gontran d'un air significatif qui me prouva qu'il avait pénétré quels étaient mes rapports avec ma tante, mais que, par délicatesse, il ne pouvait m'en parler.

Je fus vivement touchée de la manière à la fois grave et affectueuse dont s'exprimait Gontran.

—Je vous comprends,—lui dis-je...—et je vous remercie.

—Quand vous m'aurez entendu,—reprit-il,—vous pourrez, mademoiselle, préjuger de l'avenir avec autant de certitude que s'il était accompli. J'ai peu de qualités peut-être, mais j'ai toujours été loyal et sincère dans l'exécution de ma parole... J'ai toujours résolu de ne me marier qu'à une femme que j'aimerais de l'amour le plus respectueux et le plus vif... de cet amour fervent et saint qui ne ressemble pas plus aux goûts passagers de la première jeunesse, que la durée des liaisons éphémères qui en sont la suite ne ressemble à la durée du mariage; au contraire de tout le monde, rien ne m'a toujours semblé plus romanesque qu'une union tendrement assortie... telle que je la rêvais... Pour accomplir ces vœux, il s'agit seulement de savoir ménager le trésor de félicités qui peuvent durer autant que nous... Alors on traverse avec enchantement, dans une confiance mutuelle, une vie de tendresse et d'amour, que le génie du cœur peut délicieusement varier... car, encore une fois, il n'y a rien de plus romanesque que le mariage... quand on sait s'aimer.

Je ne sais pourquoi à ce moment le souvenir de madame de Richeville traversa ma pensée. Je ne pus m'empêcher de dire à M. de Lancry:

—Pourtant, monsieur, ces liaisons éphémères dont vous parlez semblent quelquefois...

—Ah! mademoiselle,—s'écria-t-il en m'interrompant,—peut-on jamais les comparer à un bonheur légitime et vrai? Ah! croyez-moi... quand on aime pour la vie, on reconnaît bien vite le néant de ces coupables affections. Quel est donc leur charme pour qu'on puisse les préférer à un amour béni par Dieu? Parce qu'une femme vous appartient devant le ciel et devant les hommes, appréciera-t-on moins tout ce qu'il y a de charme dans une longue soirée passée près d'elle? Jouira-t-on moins de ses préférences, parce que chaque jour on les aura méritées aux yeux de tous à force de soins et de tendresse? Son esprit, sa grâce, ses succès, vous seront-ils moins chers, parce que son regard pourra sans crainte chercher le vôtre, et vous dire: «Jouissez de ce que vous inspirez!» Si au milieu du monde elle accueille un signe de vous par un mystérieux et doux sourire, ce sourire sera-t-il moins doux, parce qu'il n'annoncera pas une coupable intelligence? Parce que ces fleurs dont elle est parée ont été choisies par une main amie et respectée, ont-elles moins d'éclat et de parfum! Si l'on veut voyager et se reposer du tumulte de Paris dans la contemplation des beautés de la nature, faudra-t-il enlever absolument une fille à son père, une femme à son mari, pour jouir de mille ravissements d'un voyage amoureux fait dans un pays enchanteur et poétique? Le beau ciel d'Espagne ou d'Italie sera-t-il donc voilé pour tous ceux qui peuvent s'aimer sans rougir? Oh! croyez-moi, je vous le répète, il y a des trésors inépuisables de bonheur pur, de plaisirs romanesques dans une union basée sur l'amour, telle que je la rêve... Car, je vous l'avoue, il me serait impossible de voir dans le mariage un isolement à deux, une vie indifférente, ou seulement convenable et polie!... Oh! non... non... je voudrais concentrer dans cette vie toutes les joies, toutes les adorations, toute la puissance de mon cœur! Maintenant, voyez-vous... que je connais les faux plaisirs de la jeunesse, ils me semblent aussi loin du vrai bonheur que la superstition est loin de la religion... Je ne sais, mademoiselle, si vous m'avez bien compris, je ne sais si j'ai pu vous donner une faible idée de mes sentiments, de mes pensées. Si j'étais assez heureux pour cela, si, contre tout mon espoir, vous me permettiez d'autoriser la demande que M. de Versac désire faire pour moi à mademoiselle de Maran, croyez-en ma foi d'honnête homme... mademoiselle... aimé de vous... je serais en tout digne de vous...

En disant ces trois derniers mots, M. de Lancry, qui était assis dans un fauteuil près du mien, se leva par un mouvement d'une gravité touchante, presque solennelle.

Je ne puis dire toutes les émotions que ce langage si nouveau pour moi éveilla dans mon cœur; il me sembla qu'un nouvel et radieux horizon s'offrait à ma vue; je fus frappée d'un saisissement délicieux, car les paroles de Gontran sur le romanesque d'un bonheur légitime, traduisaient, résumaient complétement mille pensées jusque-là vagues et confuses dans mon esprit.

Ce tableau ravissant de l'amour dans le mariage, avec les délicatesses, les mystères et les entraînements de la passion, me transporta d'une espérance ineffable.

J'étais trop profondément heureuse pour cacher ma joie, pour mettre la moindre dissimulation dans ma réponse. Je sentis mes joues brûlantes, mon cœur battre, non de timidité, mais de résolution généreuse. Je voulus être à la hauteur de l'homme qui venait de me parler avec tant de sincérité, et dont les paroles m'inspiraient une invincible confiance.

—Je ne serai ni moins franche ni moins loyale que vous,—lui dis-je.—Je suis orpheline; je ne dois compte qu'à Dieu et à moi du choix que je puis, que je veux faire... J'ai foi dans l'amour que vous me peignez si doux et si beau, parce que moi-même bien souvent j'ai rêvé cet avenir.

—Mademoiselle, il serait vrai... je pourrais espérer?

—Je vous ai promis d'être franche... je le serai. Avant que de vous donner, non pas une espérance, mais une certitude... permettez-moi, à mon tour, quelques mots sur mes sentiments: ne prenez pas ce que je vais vous dire pour l'expression d'un doute, bien loin de ma pensée... J'aime ma cousine comme la plus tendre des sœurs. Elle est sans fortune, elle veut faire un mariage selon son cœur; pour la mettre à même de choisir sans se préoccuper des questions d'intérêt, je désire lui assurer la moitié de mes biens. Si elle ne se marie pas, je désire la garder toujours près de moi... Consentez-vous à ce qu'elle soit aussi votre sœur?

D'abord Gontran me contempla avec étonnement; puis, joignant les mains, il s'écria:

—Quel noble cœur! quelle âme! Comment ne pas approuver, que dis-je? ne pas admirer une affection si généreuse? Ne serait-elle pas une garantie de l'élévation de vos sentiments, s'il était possible d'en douter? Et puis ne connais-je pas mademoiselle Ursule? ne sais-je pas qu'elle mérite tant de dévouement?

—Oh! bien... bien,—dis-je avec entraînement,—je le vois, mon cœur trouve un écho dans le vôtre. Maintenant, une dernière question...—ajoutai-je en baissant les yeux et en balbutiant;—madame la duchesse de Richeville...

Je ne pus dire que ces mots.

Gontran me répondit aussitôt:—Je vous comprends, mademoiselle... les bruits du monde ont pu parvenir jusqu'à vous... Depuis mon retour d'Angleterre, ou plutôt depuis le bal de l'ambassade d'Autriche, je vous le jure sur l'honneur, je n'ai été occupé que d'une seule pensée... je n'ose dire... que d'une seule personne...

Je tendis la main à Gontran sans pouvoir retenir deux larmes; oh! deux bien douces larmes.—Si vous voulez la main de l'orpheline... elle est à vous... devant Dieu, je vous la donne,—lui dis-je.

—Devant Dieu aussi, je fais le serment de la mériter,—dit Gontran,—et il tomba à genoux d'une manière si charmante, si naturelle, je dirais presque si pieuse, en portant ma main à ses lèvres, que rien ne me parut exagéré dans ce mouvement.

De ma vie... je n'éprouvai une impression à la fois plus douce, plus sereine, plus triomphante.

Je joignis les mains avec force, et je dis d'une voix profondément émue:

—Mon Dieu! mon Dieu! que je vous remercie de me faire maintenant la vie si riante et si belle!...

Un roulement de voiture qui retentit dans la cour annonça le retour de mademoiselle de Maran.

—Mathilde,—me dit Gontran,—voulez-vous me permettre de faire tout à l'heure, là, devant vous, ma demande à votre tante?... Alors je pourrais peut-être revenir passer cette soirée près de vous.

—Oh! oui, oui,—m'écriai-je avec joie,—vous avez raison... Ainsi vous reviendrez ce soir?

Mademoiselle de Maran entra dans le salon.

—Je gage,—me dit-elle dès la porte du salon,—que vous ne savez pas ce qu'Ursule est allée faire en Touraine?

—Non, madame.

—Et vous, Gontran?

—J'ignore complétement...

—Eh bien! moi, je le sais; je viens de chez le notaire de M. d'Orbeval, qui est aussi le mien; il paperassait, devinez quoi... Je vous le donne en cent... je vous le donne en mille.

—Mais, ma tante..

—Il paperassait des titres, des donations pour Ursule,—dit mademoiselle de Maran en riant aux éclats,—pour Ursule, qui se marie.

—Ursule se marie... sans me l'écrire!... Dans sa dernière lettre elle ne m'en disait pas un mot!—m'écriai-je avec une douloureuse surprise.

—Attendez donc... attendez donc; tout à l'heure Pierron, après avoir ouvert la porte cochère, m'a remis quelques lettres que j'ai mises dans mon sac sans les regarder; il y en a peut-être une d'Ursule pour vous.

Mademoiselle de Maran fouilla dans son sac, en tira trois lettres, lut leurs adresses, et dit:—En effet... en voici une timbrée de Tours pour vous.

—Madame,—dit M. de Lancry à ma tante,—ce que je vais avoir l'honneur de vous dire est bien grave. Je choque sans doute les usages reçus en abordant un tel sujet sans préparation; mais je suis si heureux, et surtout si jaloux de jouir le plus tôt possible du privilége qui me sera peut-être accordé... que je viens, sûr de l'agrément de mademoiselle Mathilde, vous demander sa main.

—Ah! mon Dieu!—s'écria ma tante;—qu'est-ce que vous me dites donc là, Gontran? C'est comme un coup de tonnerre... je n'en reviens pas. Ça ne s'est jamais vu, un mariage arrangé de cette façon-là!

—Vous dites vrai, madame; si vous accordiez votre consentement, et si j'en crois mon cœur, ce mariage serait unique entre tous les mariages,—dit Gontran en me regardant.

—Mais c'est qu'en vérité j'en suis tout ébaubie. Ça ne se fait jamais comme ça, mon pauvre Gontran! Ce sont les grands parents qui se chargent de ces ouvertures-là, avec toutes sortes de préliminaires et de préambules. On en cause quelquefois huit jours, et, après d'autres préambules encore, on fait venir la petite fille, et on lui dit qu'il se pourrait bien qu'on songeât un jour à la marier; que dans ce cas là, un jeune homme qui réunirait tels, tels et tels avantages, semblerait un parti sortable.

—Eh bien! ma tante,—dis-je gaiement à mademoiselle de Maran;—figurez-vous que ces huit jours, que ces longs préambules ont duré, et que vous avez dit à la petite fille qu'un parti sortable se présentait...

—Eh bien?—dit ma tante.

—Eh bien! la petite fille accepte avec une profonde reconnaissance,—dis-je à mademoiselle de Maran en lui prenant tendrement la main pour la première fois de ma vie.

Je trouvai cette main glacée. Elle serra longtemps la mienne dans ses longs doigts décharnés, en attachant sur moi un regard perçant, puis elle sourit comme elle pouvait sourire.

Je ne pus vaincre un sentiment de vague frayeur qui se dissipa aussitôt.

—Vous voulez donc bien de cet abominable mauvais sujet-là pour mari, mon enfant?... Allons, soit, je ne veux pas vous contrarier... J'y consens... sauf l'approbation de M. d'Orbeval, votre tuteur, et celle de votre oncle, Gontran.

—Il devait vous faire lui-même cette demande, madame,—dit M. de Lancry transporté de joie.

—Ah! ma tante! vous êtes pour moi une seconde mère!...—m'écriai-je dans ma joie, en embrassant mademoiselle de Maran avec effusion.

—Ah! ah! entendez-vous cette folle?—dit ma tante en riant aux éclats, de son rire strident et moqueur; une seconde mère!...

—Hélas! j'avais blasphémé en donnant à mademoiselle de Maran le nom d'une mère... Dieu devait m'en punir cruellement...

Le soir, à neuf heures, Gontran revint avec son oncle, M. de Versac. Il annonça officiellement à ma tante que le roi avait eu la bonté de permettre de substituer son titre de duc et sa pairie à M. de Lancry lorsque ce dernier se marierait.

—Ce qui fait qu'un jour vous serez duchesse, ce qui est certes fort agréable, quand on joint à cela plus de cent mille livres de rentes,—dit mademoiselle de Maran.—Puis elle ajouta:

—A propos de rentes, j'ai fait fermer ma porte ce soir. Nous avons à causer contrat avec M. de Versac. Les amoureux n'ont rien à y entendre. Laissez-nous donc tranquilles, et allez-vous-en dans ma bibliothèque.

Que dirai-je de cette soirée si délicieusement employée à parler d'un avenir qui s'offrait si splendide? Était-il possible de réunir plus de chances certaines de bonheur? Esprit, beauté, charme, délicatesse, mérite, naissance, fortune, celui que je devais épouser ne possédait-il pas tous ces avantages?


CHAPITRE XII.

LA LETTRE.

En remontant chez moi, quelle fut ma surprise? je trouvai dans mon cabinet d'études une énorme corbeille de jasmins et d'héliotropes, mes deux fleurs de prédilection.

Nous étions au mois de février. C'était depuis le matin seulement que Gontran avait pour ainsi dire le droit de m'offrir des fleurs; je ne pus concevoir comment en si peu de temps il avait pu réunir cette masse de fleurs, plus rares encore que précieuses dans cette saison.

Je fus profondément touchée de cette prévenance. Blondeau m'attendait. Je lui dis tout mon bonheur, toutes mes espérances. Après m'avoir écoutée attentivement, cette excellente femme me répondit:

—Sans doute, mademoiselle, je crois que M. le vicomte de Lancry est bien aussi charmant que vous le dites; un jour il sera duc et pair... c'est possible; mais permettez-moi de vous faire observer qu'avant de se marier, il est toujours prudent de prendre des informations.

—Comment! des informations? tu es folle! Est-ce que M. le duc de Versac, son oncle, n'en a pas donné à ma tante...

Blondeau secoua la tête.

—Les informations des parents, mademoiselle, sont toujours bonnes; ce n'est pas à celles-là qu'il faut croire, ni même souvent à celles du monde.

—Où veux-tu en venir?

—Tenez, mademoiselle, si vous vouliez me le permettre, je trouverais moyen, en faisant causer les gens de M. le vicomte à l'office, de savoir bien des choses.

—Ah! c'est indigne!... Et c'est vous qui osez me parler d'un vil espionnage!... Rappelez-vous bien une chose,—m'écriai-je,—c'est que si vous faites le moindre cas de mon attachement pour vous, vous me promettrez à l'instant même de ne pas faire la moindre question aux gens de M. de Lancry.

—Mais, mademoiselle, c'est votre tante qui, à bien dire, a arrangé ce mariage! Oubliez-vous donc toutes ses méchancetés? la haine qu'elle portait à cette pauvre madame la marquise votre mère, qu'elle a fait mourir de chagrin!... Au moment de vous lier pour jamais, réfléchissez bien, mademoiselle... Pardonnez-moi si je vous parle ainsi. Je ne suis qu'une pauvre femme, mais je vous aime comme mon enfant; ce sentiment-là me donne des idées au-dessus de ma position et le courage de vous les dire. Pauvre mademoiselle, vous êtes si confiante, si bonne, si généreuse, que vous ne vous défiez de personne. C'est comme pour mademoiselle Ursule, je ne la crois pas franche, malgré ses soupirs et ses airs de victime...

—Écoutez-moi, Blondeau: je comprends qu'une sorte de jalousie d'affection vous porte à parler injustement de mademoiselle d'Orbeval, aussi j'excuse ce sentiment; mais je vous prie de ne pas vous permettre la moindre allusion à une union que je veux contracter, parce qu'elle est honorable et belle. Je sais ce que je fais; je ne suis plus une enfant. Ce n'est pas mademoiselle de Maran qui m'a parlé de ce mariage; c'est moi qui lui en ai parlé... D'ailleurs, je le sens là... ma mère vivrait encore qu'elle approuverait le choix de mon cœur...

—Mademoiselle, une dernière observation. Si, comme vous n'en doutez pas, les renseignements qu'on peut avoir sur M. le vicomte sont bons, qu'est-ce que cela vous fait que?...

—Écoutez,—dis-je à Blondeau d'un ton très-ferme,—je ne puis vous empêcher d'agir à votre tête; mais quoi qu'il doive m'en coûter, oui, m'en coûter beaucoup, de me priver de vos services... je vous déclare que si vous me dites encore un mot à ce sujet, j'assure votre sort et je vous éloigne pour toujours de moi...

—Ah! mademoiselle, ne me regardez pas ainsi. Mon Dieu! c'est comme lorsque étant toute petite et égarée par les méchants conseils de votre tante, vous m'avez dit que j'aimais mieux l'argent que tout.

Et la pauvre femme se mit à fondre en larmes.

—Ah!—lui dis-je avec une impatience chagrine et presque durement,—j'étais si heureuse! faut-il qu'avec vos ridicules visions vous veniez me distraire de ce bonheur?

Puis, ne voulant laisser à personne le soin de toucher à la précieuse corbeille de fleurs que Gontran m'avait envoyée, je la pris et je l'emportai dans ma chambre. De ce jour, je m'habituai à avoir des fleurs près de moi sans rien en ressentir qu'une sorte de légère torpeur qui n'est pas sans charme.

Peu à peu l'impatience que m'avait causée Blondeau se dissipa sous le charme de mes souvenirs de la journée. Mes préoccupations avaient été si puissantes que je n'avais pas encore ouvert la lettre d'Ursule, qui m'annonçait son mariage.

J'ai gardé cette lettre ainsi que plusieurs autres... la voici.

On remarquera en la lisant que le style en est un peu prétentieux et romanesque. Je querellais quelquefois ma cousine sur cette manière d'écrire sans pouvoir l'en corriger.

En me rappellant maintenant toutes les phases de mon amitié pour Ursule et les suites de son mariage, je ne puis retenir un sourire d'amertume en lisant ces lignes éplorées, gémissantes, où elle se pose si lugubrement en victime.

Mais alors les temps n'étaient pas changés, j'avais toutes mes illusions, et je fus cruellement navrée du malheur d'Ursule.

Pour tout dire, cette lettre, d'une écriture parfaitement correcte et posée, était cachetée de noir avec une pierre gravée, représentant une tête de mort; cachet bizarre qu'Ursule affectionnait beaucoup.

«Saint-Norbert, février 1840.

«C'en est fait, Mathilde, ta pauvre Ursule est sacrifiée; elle n'a plus qu'à vouer sa vie tout entière aux larmes et au deuil. C'est à peine si au milieu du sombre avenir qui l'attend, elle entrevoit quelques lueurs de consolation, qu'elle devra, sans doute, à ton amitié chérie... Mais, mon Dieu! pourquoi m'étonner du nouveau coup qui me frappe? depuis longtemps ne suis-je pas habituée à souffrir! Victime résignée au malheur, je ne puis que courber le front et pleurer!...

«Pardon, mon amie, ma sœur, de venir attrister tes joies par ces plaintes qui s'exhalent de mon âme désolée: car, j'en ai le pressentiment, tu seras heureuse, tu es heureuse selon ton cœur; tu épouseras celui que tu aimes... Si belle, si riche, si charmante, pour plaire tu n'as qu'à paraître!...

«La pauvre Ursule, au contraire, sans charmes, sans attraits, sans fortune, a été en naissant presque vouée au malheur... Que veux-tu? c'est sa destinée... Mais, que dis-je?... non, non, je suis injuste; ne t'ai-je pas rencontrée sur ma route? n'as-tu pas tendu la main à la petite abandonnée? n'a-t-elle pas dû à ta générosité, à ta touchante amitié, le plus précieux des biens, une éducation brillante, comme me le répète toujours avec raison mademoiselle de Maran?

«Ne t'ai-je pas dû... ne te dois-je pas le sentiment le plus doux, le plus cher à mon cœur? Hélas! sans cela... sans l'espoir involontaire qu'il me donne... je serais déjà morte de désespoir... tu n'aurais qu'à pleurer ton amie.

«Écoute, Mathilde; c'est une folie, diras-tu... soit... mais c'est une douloureuse et triste folie, je t'assure... J'ai de funèbres pressentiments, je ne sais quel est le sort qui m'attend... en tous cas... je voudrais te donner mes livres et cette petite parure de corail que tu sais.

«Hélas! je suis sans fortune, je n'ai rien... Pardonne la pauvreté de ce présent; mais au moins il te rappellera nos journées de travail et notre innocente coquetterie de jeunes filles, n'est-ce pas, Mathilde? Tu pleureras ton amie! n'est-ce pas qu'un vague souvenir d'elle viendra quelquefois traverser ta pensée au milieu des fêtes brillantes dont tu seras la reine?...

«Je voudrais avoir ici mon dernier asile. Je suis allée souvent dans le modeste cimetière du village; il n'a rien de repoussant; c'est une pelouse verdoyante, entourée d'une haie de sureau et d'aubépine qui au printemps doivent être couverts de fleurs. On y voit çà et là de simples croix de bois... Oh! qu'il me serait doux d'être là confondue avec les humbles créatures qui reposent dans ces tombes ignorées, car j'aurai passé, comme elles, inaperçue dans ce monde...

«Pardon, Mathilde, de ce triste commencement de lettre; mais j'ai l'âme si profondément navrée que je me suis laissée aller à l'amertume de mes impressions.

«Il faut pourtant t'apprendre le sujet de mes larmes...

«Je me marie!

«Quel mariage! mon Dieu!... Adieu mes rêves de jeune fille! adieu mes vagues espérances! adieu surtout cette vie de dévouement de tous les instants que je voulais passer près de toi!

«Un moment j'ai pensé à lutter contre l'inébranlable et terrible volonté de mon père; mais j'ai senti que j'aurais vite usé mes forces dans ce combat inégal, que je serais brisée, dans la lutte; et puis une bien plus puissante raison me faisait un devoir de la résignation. J'ai obéi; tu sauras bientôt pourquoi.

«Il y a huit jours, le jour même où je t'avais écrit, sans savoir ce qui m'attendait, mon père me fit venir dans son appartement. Tu n'as jamais vu mon père que dans le monde, ou devant mademoiselle de Maran qui lui impose beaucoup; il n'a dû te paraître que grave et compassé. Ici il est habitué à dominer, à parler en maître inflexible; sa figure a une expression toute différente; elle est dure, presque menaçante.

—«Vous n'avez pas de fortune,»—me dit-il,—«il faut songer à vous marier. J'ai trouvé pour vous un parti inespéré, un jeune homme qui a plus de soixante mille livres de rentes, sans les espérances, et ce qu'il peut gagner encore; car il gère sa fortune à merveille et entend parfaitement les affaires. Il viendra ici, demain, avec sa mère. Arrangez-vous pour lui plaire; car, si vous lui plaisez, le mariage est conclu. Surtout soyez simple et gaie, car M. Sécherin est un garçon de bonne humeur, tout rond et sans façons. Réfléchissez à cela; je vous laisse. Il faut que j'aille à ma ferme des Sanlaies. En vérité, cette malheureuse propriété me coûte plus qu'elle ne me rapporte, et vous avez besoin de faire un bon mariage pour ne pas être, après ma mort, dans une position pire que médiocre.»

«Sans me donner le temps de lui répondre un mot, mon père me laissa seule.

«Oh! mon amie, je ne saurais te dire dans quel abîme je crus tomber en entendant ces fatales paroles, moi qui, tu le sais, avais toujours rêvé comme toi cette ravissante union des âmes qui tôt ou tard se rencontrent, parce qu'elles se cherchent involontairement!!

«Je passai la nuit dans les larmes.... Tu me demanderas peut-être, bonne et tendre sœur, si j'avais oublié la généreuse promesse que tu m'avais faite de partager ta fortune avec moi pour me faciliter un mariage selon mon cœur, ou bien de me garder près de toi si je ne trouvais pas un parti qui me convînt. Non, Mathilde, non, je ne l'avais pas oubliée, cette promesse! Je savais que ton cœur était assez grand, assez noble pour la tenir... C'est pour cela que j'ai voulu rendre impossible le sacrifice que tu voulais faire à notre amitié.

«Dans ton dévouement, aussi admirable qu'irréfléchi, tu n'avais pas songé à l'avenir; quoique considérables, tes biens ne sont pas assez grands pour pouvoir ainsi se diviser; avec ta fortune entière, tu es une très-riche héritière, et tu peux prétendre aux plus brillants partis. En la partageant, tu diminues tes chances de moitié.

«Sans doute, rester éternellement près de toi a été un de mes plus doux rêves de jeune fille. Mais qui sait si cet arrangement conviendrait à celui que tu choisiras pour mari? Grand Dieu! plutôt mourir mille fois que d'être la cause du plus léger dissentiment entre vous! Je me suis donc résignée, Mathilde. J'ai trouvé la force de cette résignation dans mon amitié, dans mon dévouement pour toi. Je bénirai toujours le sacrifice que je me suis imposé, en songeant qu'il a peut-être pu contribuer à assurer ton bonheur à venir.

«Hélas! il m'en a bien coûté, j'ai pleuré, amèrement pleuré pendant la nuit qui précéda ma première entrevue avec M. Sécherin.

«Oserai-je tout te dire, tout t'avouer? Un moment une pensée impie suspendit mes larmes... La maison de mon père est entourée de fossés profonds et remplis d'eau... je me levai... j'ouvris ma fenêtre... je mesurai la hauteur; la lune était voilée, il faisait une triste nuit d'hiver, le vent gémissait, je m'avançai hors du balcon... je me dis: Mieux vaut une mort criminelle, sans doute, que la vie qui m'attend. Un vertige me saisit; j'allais peut-être céder à une funeste inspiration, lorsqu'en donnant un dernier adieu à tout ce qui m'était cher, c'est à dire à toi, ton souvenir m'arrêta... Grâce encore te soit rendue, Mathilde! car ce souvenir m'a retenue au bord du précipice, il m'a empêchée de commettre un crime, je me suis résignée à vivre...

«Hélas! cette vie que je dispute si faiblement aux chagrins qui m'accablent, cette vie ne s'usera-t-elle pas bientôt? Oh! si cela était... si cela était! Je bénirais Dieu de me retirer de cette terre, j'accepterais la mort comme la douce récompense de tant de sacrifices que j'ai eu le courage de m'imposer.

«Le jour fatal arriva; le matin mon père me renouvela les plus sévères recommandations. J'attendis avec autant d'accablement que de morne indifférence le moment où l'on me présenterait M. Sécherin.

«Malgré les ordres, malgré la colère de mon père, je n'avais mis aucun soin à ma toilette. Comment en aurais-je eu le courage, mon Dieu! j'avais une robe noire, véritable emblème des pensées qui navraient mon cœur. Mes cheveux tombaient en longues boucles autour de mon visage pâli par la douleur; je me tenais si courbée sous le poids du malheur qui m'accablait, que mademoiselle de Maran m'aurait bien certainement cette fois et avec raison reproché d'être contrefaite.

«Mon père eut beau me gronder durement, m'ordonner de me tenir mieux, de prendre un air souriant, je ne pus vaincre les pénibles émotions qui m'agitaient; c'est à peine si je tournai la tête lorsqu'on annonça M. Sécherin et sa mère.

«M. Éloi Sécherin est, m'a dit mon père, intéressé dans de très-grandes entreprises, et il augmente chaque jour la fortune que lui a laissée son père. Je ne puis rien te dire de sa figure, de ses manières... car je vois tout à travers un nuage de larmes.

«Il faut que M. Éloi Sécherin ne soit pas difficile à séduire; car après son départ, mon père est venu me complimenter en m'assurant que j'avais été parfaitement bien, simple, sans prétention, et que M. Sécherin et sa mère étaient partis enchantés de moi.

«Je suis comme une pauvre prisonnière dont les yeux n'ont pas encore pu percer les ténèbres glacées qui l'environnent. J'ai bien vu vaguement M. Sécherin et sa mère; mais il ne m'en reste qu'une idée indécise. J'ai entendu plutôt qu'écouté quelques paroles. J'ai répondu machinalement. Aujourd'hui même on signe le contact, et mon mariage doit avoir lieu demain ou après demain, je crois.

«Quand tu me reverras à Paris, dans quelques jours, tu ouvriras tes bras à la pauvre victime obéissante et résignée....

«Pardon, pardon, Mathilde, d'être venue ainsi attrister ton bonheur; car un secret pressentiment me dit que tu es heureuse, qu'il t'aime. Tu le sais depuis le jour de l'ambassade. Je te l'ai dit.—Tu l'aimeras,—et je suis sûre qu'il s'est rendu digne de cet amour en le partageant.

«Heureuse, heureuse Mathilde, il me faut la certitude de ta félicité pour m'aider à supporter la vie que je vais misérablement traîner, jusqu'à ce que le fardeau de mes souffrances soit trop lourd; alors je quitterai cette terre de douleur, en jetant un dernier regard de regret sur les années passées près de toi...

«Adieu, adieu, bien tristement adieu! Un moment j'avais songé à te supplier à genoux de venir assister à mon mariage pour me donner du courage; mais j'ai bientôt réfléchi que ta vue, en me rappelant tout ce que je perds en me séparant de toi, m'ôterait le peu d'énergie qui me reste... Adieu encore! Quand tu reverras ta pauvre Ursule, tu auras, j'en suis sûre, bien de la peine à la reconnaître.

«Adieu... oh! adieu! la force me manque; j'ai tant pleuré! A toi de cœur, du plus profond de mon cœur.

«Ursule d'Orbeval

Après la lecture de cette lettre, je fus atterrée.

La pensée qui domina toutes les autres fut qu'Ursule, ainsi qu'elle me le disait, s'était littéralement sacrifiée pour moi, dans la crainte de nuire à mon mariage avec M. de Lancry.

Je fis ensuite presque un reproche à ma cousine d'avoir si peu compté sur mon affection et sur celle de Gontran. Il régnait dans sa lettre une tristesse si profonde, un abattement si désespéré, que je fus sérieusement inquiète, redoutant pour elle une maladie de langueur.

Il me restait un espoir. Le mariage d'Ursule pouvait être retardé. Je me décidai le lendemain à prier Gontran de partir aussitôt pour la Touraine; il devait supplier ma cousine de rompre cette union, et l'assurer lui-même que l'exécution de mes promesses ne pouvait apporter la moindre difficulté à notre mariage.

Je passai une nuit très-agitée. Le lendemain j'attendis avec la plus grande anxiété l'arrivée de Gontran. Il n'hésita pas un moment à aller trouver Ursule; il comprit, il partagea mes craintes, mes espérances avec une adorable bonté. Il ne devait pas parler de ce voyage à mademoiselle de Maran, et partir à l'instant même. Nous causions de ce sujet si intéressant pour moi, lorsqu'on m'apporta une lettre de Tours...

Le mariage d'Ursule était accompli. Sa lettre de la veille avait eu plusieurs jours de retard.

Cette nouvelle m'accabla. J'étais si heureuse de mon amour pour Gontran que je comprenais mieux encore combien le sort d'Ursule devait être cruel.

Ma cousine m'annonçait qu'elle arriverait sous peu de jours avec son père et son mari, et qu'elle passerait la fin de l'hiver à Paris.

Je remontai chez moi pour écrire à ma cousine, pour me plaindre de son manque de confiance, pour la consoler, pour l'encourager, pour faire enfin ressortir à ses yeux les avantages que sa douleur l'empêchait peut-être d'apercevoir dans cette union qui la désespérait.

Je trouvai Blondeau dans mon cabinet d'étude; elle me dit qu'une femme, qui venait me solliciter pour une bonne œuvre, demandait à me parler.

Je lui dis de la faire entrer.

Je vis une femme enveloppée d'un manteau, et dont les traits étaient absolument cachés par un voile noir très-épais.

Blondeau sortit.

Cette femme laissa tomber son manteau, releva son voile.

C'était madame la duchesse de Richeville.


CHAPITRE XIII.

L'ENTRETIEN.

Je fus si surprise, presque si effrayée, à l'aspect de madame de Richeville, que je m'appuyai sur le dossier d'un fauteuil placé près de moi.

Pourtant l'expression des traits de la duchesse n'avait rien de menaçant. Elle me parut très-changée, très-maigrie; elle était fort émue, et me regardait avec intérêt.

Elle se hâta de me dire, comme pour m'engager à l'entendre, et pour me mettre en confiance avec elle:

—Quelque étrange que puisse vous paraître ma visite, mademoiselle, rassurez-vous. Je viens au nom de nos amis communs, M. de Mortagne.

—Est-il donc ici, madame?

—Hélas! non; et, quoiqu'il soit attendu d'un moment à l'autre, je ne puis rien encore vous dire de son mystérieux voyage... mais je sais tout l'intérêt qu'il vous porte... Il y a huit ans... en sortant de sa dernière entrevue avec mademoiselle de Maran, il m'a tout raconté... le conseil de famille, la scène avec votre tante, lorsqu'il vous prenait dans ses bras et vous apporta dans la chambre de mademoiselle de Maran, malgré les aboiements de Félix. J'entre dans ces détails pour vous prouver que cet homme, le plus généreux des hommes, avait en moi une confiance absolue... C'est au nom de cette confiance... que je viens vous demander la vôtre, mademoiselle...

—La mienne... madame?... vous?

J'accentuai tellement ce mot—vous,—que madame de Richeville sourit amèrement et reprit:

—Pauvre enfant, si jeune encore! croiriez-vous déjà aux calomnies du monde? auraient-elles altéré cette bonté charmante que M. de Mortagne prévoyait en vous, et qui se révèle dans tous vos traits?... Pourquoi accueillir si froidement... cette démarche dictée par votre seul intérêt, cette démarche faite pour ainsi dire sous l'autorité d'un homme qui fut l'un des meilleurs amis de votre mère... dites... pourquoi m'accueillir ainsi?

Il est impossible de rendre le charme insinuant de la voix de madame de Richeville, et de peindre le regard à la fois triste et affectueux dont elle accompagna ces paroles. Malgré la sourde jalousie que je ressentais contre elle, je fus émue, et je lui répondis avec moins de sécheresse.

—Il m'est permis de m'étonner d'une visite que je n'avais aucun droit d'espérer, n'ayant pas l'honneur de vous connaître, madame.

—Il y a à peu près un mois... à la sortie de l'Opéra... ne vous ai-je pas dit ces mots... Pauvre enfant... prenez garde?

—J'ai entendu, en effet, ces mots, madame, mais j'ignorais dans quel but ils m'étaient dits.

—Vous l'ignoriez?—me dit madame de Richeville en attachant sur moi un regard perçant qui me fit rougir.

Ne voulant pas sans doute augmenter ma confusion, elle continua, en rendant, si cela est possible, sa voix et son regard plus affectueux encore.

—Écoutez-moi... Pour vous donner créance en mes paroles... pour que je puisse aborder le sujet qui m'amène ici, sans être soupçonnée par vous d'arrière-pensée, il faut que je vous donne quelques explications sur le passé. De tout temps M. de Mortagne a été mon ami; il m'a autrefois rendu un de ces services qu'une âme généreuse ne peut acquitter que par une amitié de toute une vie; et quand je dis amitié... je parle des devoirs sacrés qu'elle impose... Je ne sais de quelles noires couleurs votre tante m'a peinte à vos yeux... mais vous saurez un jour, je l'espère, que mes ennemis les plus mortels n'ont jamais osé contester mon courage et mon dévouement à mes amis... Plus tard... vous connaîtrez peut-être le motif de mon éternelle gratitude envers M. de Mortagne... Je savais, je sais tout l'intérêt que vous lui inspirez... Oh, ce qu'il aime, je l'aime...

Voilà déjà un motif pour que vous m'intéressiez vivement... n'est-ce pas? J'ai des haines bien acharnées soulevées contre moi... mais il n'en est pas de plus violente, de plus implacable que celle de mademoiselle de Maran... Je sais que votre tante a tout fait pour rendre votre enfance malheureuse... maintenant elle fait tout pour vous rendre la plus malheureuse des femmes... vous devez la haïr au moins autant que je la hais... Voilà encore un motif pour que vous m'intéressiez... Vous arracher à ses méchants desseins, vous dévoiler de nouvelles perfidies... prouver enfin mon amitié, ma gratitude à M. de Mortagne, en agissant pour vous comme il aurait agi lui-même... voilà des motifs assez puissants pour exprimer l'intérêt que je vous porte, il me semble...

—Madame, j'ai pu avoir à me plaindre de mademoiselle de Maran; mais depuis quelques jours elle a tant fait pour moi que je dois oublier quelques contrariétés de jeune fille.

J'appuyai à dessein sur ces mots, elle a tant fait pour moi, afin de bien donner à entendre à madame de Richeville que je voulais parler de mon mariage avec Gontran.

La duchesse secoua tristement la tête, et me dit:—Elle a tant fait pour vous!... Oui, vous dites vrai... elle n'a jamais tant fait pour votre malheur.

De ce moment, je crus deviner le sujet de la visite de madame de Richeville. Elle aimait Gontran, son mariage avec moi la rendait furieuse de jalousie, elle était aussi adroite que dissimulée, elle venait sans doute calomnier M. de Lancry, afin de rompre une union qu'elle abhorrait.

En partant de cette pensée, d'abord Gontran me devint encore plus cher, en voyant combien on me disputait son cœur. Je fus presque fière de voir une femme comme madame de Richeville, si belle, si hautaine, si dédaigneuse du monde, avoir recours à un déguisement, aux faussetés les plus habiles et les plus compliquées, pour venir jouer humblement auprès de moi un rôle odieux.

Bien décidée à envisager la conduite de la duchesse sous ce point de vue, je répondis très-sèchement à madame de Richeville:

—Je vous répète, madame, que maintenant je ne puis qu'être profondément reconnaissante et touchée de tout ce que mademoiselle de Maran fait pour moi.

—Cela doit être ainsi,—dit madame de Richeville, et c'est parce que cela est ainsi, et c'est parce que vous pouvez aveuglément tomber dans le piége qu'on vous tend... malheureuse enfant, que je viens à vous. Vous êtes abandonnée de tous, isolée de tous! Regardez autour de vous, depuis que votre ami... votre seul protecteur est parti... à qui demander conseil? à qui vous fier?

—A personne... vous avez raison madame.

—A personne? pas même à moi, voulez-vous dire?... Cela est cruel, Mathilde... Oh! ne vous offensez pas de cette familiarité. J'ai presque le double de votre âge, et puis je ne sais que faire, je ne sais que dire pour rompre cette froideur de glace qui vous éloigne de moi. Pardonnez si je me sers en vous parlant de termes trop affectueux peut-être... Mais, mon Dieu! dans ce moment est-ce que je puis faire attention à ce que dit mon cœur?...

Il fallait ma prévention, ma jalousie contre madame de Richeville, pour ne pas être désarmée par la grâce enchanteresse avec laquelle la duchesse dit ces derniers mots.

Ainsi que cela arrive toujours, dans la disposition d'esprit où je me trouvais, certaines paroles émeuvent profondément, ou bien elles révoltent d'autant plus qu'elles ressemblent davantage à un cri de l'âme. Je répondis donc à madame de Richeville:

—Je désirerais, madame, savoir le but de cet entretien; s'il n'en a pas d'autre que de réveiller mes anciens griefs contre mademoiselle de Maran, tout en vous remerciant de l'intérêt que vous me portez au nom de M. de Mortagne, je ne puis que vous répéter, madame, que maintenant je n'ai qu'à me louer de mademoiselle de Maran.

—Il faut que vous ayez déjà bien souffert, que vous ayez été bien contrainte, pour vous posséder ainsi à dix-sept ans,—me dit madame de Richeville, me regardant avec une expression de pitié douloureuse, ou il faut que vos préventions contre moi soient bien invincibles...

Alors elle dit en se parlant à elle-même:

—A quoi bon tenter... Qu'importe?... C'est un devoir;—et s'adressant à moi, elle me dit vivement...—Oui, c'est un devoir et je l'accomplirai... On veut vous marier à M. de Lancry!

—Mademoiselle de Maran et M. le duc de Versac ont confirmé une résolution que M. de Lancry et moi nous avions prise, madame. Et ce mariage est assuré, répondis-je, tout orgueilleuse, triomphante de pouvoir écraser ma rivale par ces mots, peut-être messéants dans la bouche d'une jeune fille.

—Savez-vous ce que c'est que M. de Lancry?

—Madame...

—Eh bien! je vais vous le dire, moi. M. de Lancry est un homme charmant, rempli de grâces, d'esprit et de bravoure, de formes parfaites, d'une élégance achevée; vous savez cela, n'est-ce pas, malheureuse enfant? Ces brillants dehors vous ont séduite, je ne vous en fais pas un reproche; mais sous ces brillants dehors se cachent un cœur desséché, un égoïsme intraitable, une insatiable avidité qui cherche à se satisfaire par un jeu effréné. Depuis longtemps il a presque entièrement dissipé sa fortune; il a des dettes considérables. Croyez-moi, Mathilde, mademoiselle de Maran a facilité, a protégé ce mariage, parce qu'il doit vous précipiter dans un abîme de malheurs incalculables: aussi je vous en conjure, au nom de votre ami M. de Mortagne, attendez son retour, qui doit être prochain, pour conclure cette union; vous ne savez pas quel est l'homme que vous avez choisi! encore une fois, je vous en supplie, attendez M. de Mortagne; attendez-le au nom de votre mère.

—Assez, madame!—m'écriai-je indignée;—je ne souffrirai pas que le nom de ma mère soit invoqué à propos d'une calomnie à laquelle vous ne craignez pas de descendre, vous... vous, madame la duchesse... Ah! madame, quel mal vous ai-je donc fait pour tenter d'empoisonner ce que je regardais, ce que je regarde encore, Dieu m'entend... comme le seul bonheur, comme le seul espoir de ma vie. Ah! je frémis d'épouvante en songeant que ces odieuses paroles prononcées par toute autre que par vous, madame, auraient peut-être altéré la confiance, l'admiration, l'amour que j'ai pour M. de Lancry.

—Vous auriez peut-être cru à ces paroles si toute autre que moi vous les eût dites,—répéta madame de Richeville en me regardant attentivement et en semblant chercher le sens de ma pensée.—Pourquoi m'accordez-vous moins de confiance qu'à toute autre?

—Pourquoi? Vous me le demandez! Mais il s'agit de M. de Lancry, madame... Mais tout isolée que je sois, certains bruits.

—Ah! la malheureuse enfant! elle me croit jalouse de M. de Lancry!—s'écria madame de Richeville avec un accent de surprise, presque d'effroi.—Alors tout est perdu, Mathilde! vous croyez cela... Mon Dieu! mon Dieu! j'ai donc été bien calomniée auprès de vous, pour que vous me supposiez coupable d'une telle infamie. Éprise de M. de Lancry, je viens le calomnier auprès de vous pour rendre impossible un mariage qui me mettrait au désespoir! Dites, dites! n'est-ce pas cela que vous croyez?

—Dispensez-moi de vous répondre, madame!

—Eh bien! moi, je vais vous faire un aveu. Il est pénible, oh! il est bien cruel; mais que m'importe? il peut vous sauver.

Après avoir longtemps hésité, madame de Richeville dit enfin d'une voix altérée en rougissant beaucoup, et avec toutes les marques d'une profonde confusion:

—Apprenez donc que, comme vous... j'ai aimé M. de Lancry; oui, comme vous j'ai été séduite par ses brillants dehors... Mais j'ai bientôt découvert tout ce qu'il y avait en lui d'égoïsme, d'indifférence, de dureté, de cruauté même, lorsque sa vanité était satisfaite. Aussi maintenant, je ne sais pas qui l'emporte dans mon âme, de ma haine ou de mon mépris pour lui...

Ces derniers mots de madame de Richeville me semblaient si odieux, que, perdant toute mesure, je m'écriai:

—Pourtant lors de ce bal de l'ambassade... madame, vous ne pensiez pas ainsi!

Madame de Richeville haussa les épaules avec un mouvement d'impatience douloureuse:

—Écoutez-moi donc... vous saurez pourquoi j'ai agi ainsi à ce bal, et vous connaîtrez M. de Lancry. Il y a près d'une année, je venais d'éprouver un grand malheur; j'étais la plus désolée des femmes... Puissiez-vous, Mathilde, ne jamais sentir combien la souffrance nous rend faibles; puissiez-vous n'être jamais malheureuse pour ne pas connaître le charme dangereux d'une voix amie qui nous console et qui nous plaint. Je crus aux protestations de M. de Lancry, je l'aimai avec sincérité, avec dévouement; j'étais pour lui la meilleure, la plus tendre des amies, je vivais presque dans la retraite, cherchant à prévenir toutes ses pensées, tous ses désirs. Un jour je ne le vois pas venir chez moi, je m'inquiète, j'envoie chez lui... Il était parti le matin pour Londres sans m'écrire un mot, et laissant au monde le soin de m'apprendre qu'il allait rejoindre en Angleterre je ne sais quelle fille de théâtre qu'il m'avait donnée depuis quelques jours pour rivale. Cette conduite était si brutale, si lâche, que ma colère tomba sur moi-même. Je m'indignai d'avoir été la dupe de cet homme. A mon grand étonnement, l'indifférence la plus absolue, la plus dédaigneuse, succéda à un sentiment que la veille je croyais indestructible. Il est des outrages si méprisables, qu'ils n'inspirent pas la colère, mais la pitié. Lorsque je rencontrai M. de Lancry à l'ambassade, je le revoyais pour la première fois depuis qu'il m'avait si bassement sacrifiée. Malgré son assurance, il fut embarrassé... Je n'éprouvai rien... rien que le désir de lui prouver mon mépris en l'accueillant avec autant d'apparente affabilité que si je me trouvais avec lui dans les termes de familiarité autorisée par une ancienne amitié... ma vengeance n'allait pas au delà. Mais pour un homme du caractère de M. de Lancry, et en général pour tous les hommes... rien n'est plus blessant, plus cruel, que de voir sourire indifféremment la victime qu'ils ont voulu frapper à mort... Je vous ai dit avec quel intérêt M. de Mortagne m'avait parlé de vous, je vous regardais avec une affectueuse curiosité lorsque mademoiselle de Maran m'interpella pour me dire quelques paroles sanglantes dont vous n'avez pu comprendre le sens détourné. J'eus assez d'empire sur moi pour ne lui répondre que par un fait qui devait la frapper presque de frayeur... l'arrivée de M. de Mortagne, que je savais d'une manière certaine; il a été la victime d'une abominable machination. Avant peu vous le verrez.

—Mon Dieu, madame,—m'écriai-je,—qu'est-ce que cela signifie?

—Je ne puis encore vous le dire,—reprit madame de Richeville;—mais bientôt il sera ici. C'est pour cela que je vous supplie de l'attendre avant de contracter ce fatal mariage... Encore quelques mots, ajouta la duchesse en voyant mon impatience, et je vous laisse. Le soir même, à l'ambassade, les projets de votre tante et de M. de Versac n'étaient plus un mystère. On disait partout que le duc n'avait fait revenir son neveu d'Angleterre que pour ce riche mariage. Lorsque le surlendemain je vous vis à l'Opéra, dans la loge des gentilshommes de la chambre, je ne doutai plus de la réalité de ces bruits. Votre tante et M. de Versac les avaient, à dessein, confirmés, en vous faisant trouver, en grande loge à l'Opéra, avec M. de Lancry, afin d'empêcher tout autre parti de se présenter. Mademoiselle de Maran savait qu'un jeune homme, dont je vous parlerai bientôt, auquel M. de Mortagne s'intéressait vivement, et qui vous avait vue à l'ambassade, car vous aviez fait sur lui une vive impression, devait faire demander votre main... Je sentis le danger que vous couriez. A la sortie de l'Opéra, je vous dis: Pauvre enfant, prenez garde! Je ne voulais pas me borner à cet avertissement stérile... Ce que je vous dis aujourd'hui, je voulais vous le dire avant que M. de Lancry n'eût fait impression sur votre cœur; doué des avantages qu'il réunit, favorisé par votre tante, il devait vous plaire... Malheureusement, le lendemain de cette représentation de l'Opéra, j'ai été souffrante, puis je suis tombée assez gravement malade pour ne pouvoir donner de suite à mon projet... Dans cette extrémité, je m'ouvris avec toute confiance à madame de Mirecourt, une femme de mes amies, qui voit souvent votre tante; je la chargeai de tâcher de vous parler en secret, afin de vous éclairer sur le mariage qu'on voulait vous faire faire, et de vous supplier d'attendre le retour de M. de Mortagne. Votre tante se méfiait de madame de Mirecourt; elle savait notre liaison, elle l'empêcha de se trouver seule avec vous... Alors je maudis encore davantage les souffrances qui me retenaient chez moi. Chaque jour votre amour pour M. de Lancry devait augmenter; je voulus vous écrire, je craignis que votre tante n'interceptât ma lettre, j'étais au désespoir en songeant que peut-être, prévenue à temps, vous n'auriez pas engagé votre avenir... je vous porte tant d'intérêt!... Que cette pensée m'était cruelle!... Mais, hélas! je le vois à votre froideur, Mathilde, je ne vous convaincs pas; dans votre défiance vous vous demandez toujours la cause de cet intérêt si puissant que je vous porte. Mon Dieu, faut-il vous répéter encore qu'en tâchant de vous sauver je m'acquitte envers M. de Mortagne?

—Et vous vous vengez de M. de Lancry, madame!—dis-je avec amertume.

—Je me venge, Mathilde?—reprit doucement la duchesse.—Faut-il donc être absolument conduite par un tel motif pour vous prendre en affectueuse pitié? Le cœur ne se brisera-t-il pas de douleur en vous voyant, pauvre petite, si jeune, si intéressante, abandonnée, perdue au milieu de ces méchants égoïstes, devenir à la fin victime de la haine de votre tante et de la cupidité de M. de Lancry?

—C'est trop, madame!—m'écriai-je dans un accès d'orgueil révolté;—suis-je donc après tout si mal ou si peu douée, que M. de Lancry, en recherchant ma main, n'ait en vue que ma fortune? Parce qu'il vous a trompée, odieusement trompée, je le veux, est-ce une raison pour qu'il n'apprécie pas un cœur qui se donne à lui avec ivresse? Et qui vous dit, madame, que vous l'ayez aimé comme il méritait d'être aimé? Et qui vous dit que toutes les femmes qu'il a aussi indignement trompées l'aient aimé autant que moi? Et qui vous dit, madame, que ce n'est pas parce que son âme est généreuse et grande qu'il sait mesurer toute la distance qui existe entre une liaison coupable et un amour sacré aux yeux de Dieu et des hommes? Et de quel droit lui reprochez-vous une lâcheté... vous qui avez commis une grande faute? Et de quel droit venez-vous comparer votre amour au mien?

—O mon Dieu, mon Dieu! entendre cela,—dit madame de Richeville en cachant sa figure dans ses mains avec une expression de douleur et d'humilité qui m'eût frappée si je m'étais sentie moins indignée; mais, hélas! je ne pus modérer mon langage et je regrette aujourd'hui sa cruauté. Entraînée par le désir de venger Gontran des calomnies dont je le croyais l'objet, je continuai:

—Vous dites qu'il n'a plus de fortune! qu'il l'a dissipée... Tant mieux, madame, je suis doublement heureuse de pouvoir lui offrir la mienne. Il a, dites-vous, cherché des ressources dans le jeu!... Désormais riche, il n'aura pas à recourir à ce moyen... Vous croyez qu'il me trompe, madame; rassurez-vous... rassurez-vous; l'envie, la jalousie, prennent souvent leurs méchantes espérances pour de la prévision... Le véritable amour est plus heureux; fort de son dévouement, de sa générosité, il prévoit sûrement la récompense qu'il mérite et qu'il obtient.

Madame de Richeville redressa son beau visage, qu'à ma grande surprise je vis baigné de larmes et douloureusement contracté.

Je vous l'avoue, mon ami, malgré mon indignation, je ne pus m'empêcher d'être bien émue en voyant cette femme, ordinairement si fière et si hautaine, écouter mes reproches avec tant de résignation.

Elle prit ma main, que je n'eus pas le courage de retirer, et elle me dit avec un accent de tristesse profonde:

—C'en est fait, Mathilde, il n'y a plus d'espoir... vous êtes victime d'un sophisme qui m'a perdue... qui a perdu bien des femmes... Moi aussi, lorsque j'ai aimé M. de Lancry, je me suis dit: Ne suis-je pas plus belle, plus séduisante que mes rivales?... Elles n'ont pu fixer ce cœur inconstant, dompter ce cœur altier et dédaigneux qui se joue des sentiments les plus dévoués... moi j'y réussirai. Hélas! Mathilde, je vous ai dit ma honte et mon outrage. Maintenant, ne croyez pas que je veuille un instant me comparer à vous, que je pense l'emporter sur le charme de votre personne, sur ce rare assemblage de qualités aimables qui vous distinguent. C'est ce charme, ce sont ces qualités que j'avais presque devinées, qui m'ont encore rendue plus jalouse de servir la protégée de M. de Mortagne... Sans mesurer la portée de vos paroles, pauvre enfant, tout à l'heure vous m'avez fait bien cruellement ressentir la différence qui existait entre l'amour que j'avais pu offrir à M. de Lancry et celui que vous lui donnez... Vous avez raison, Mathilde... si M. de Lancry pouvait être touché de tout ce qu'il y a d'adorablement bon et de dévoué dans votre amour pour lui, vous pourriez espérer le bonheur que vous rêvez. Mais, croyez-moi,—ajouta la duchesse en baissant la voix et en arrêtant sur moi un regard baigné de larmes qui m'alla au cœur,—croyez-moi, quelque coupable que soit un amour... quelle que soit la femme qui aime et qui se dévoue sincèrement... jamais un homme d'un cœur élevé, d'un caractère généreux, ne répondra par l'insulte et par la cruauté à des preuves d'attachement profond... Une telle conduite annonce toujours un méchant naturel... Pourtant, Mathilde, peut-être avez-vous raison à votre insu et au mien... Peut-être êtes-vous destinée à changer complétement le caractère de M. de Lancry... Certes, si la beauté, la grâce, les perfections les plus aimables peuvent opérer ce prodige... vous y parviendrez... Mais, hélas! croyez-moi, si j'avais eu la moindre espérance de cette conversion, je me serais fait un crime de venir ébranler votre croyance, votre foi dans cet amour... Enfin... l'avenir décidera... Adieu, Mathilde... adieu... un jour peut-être vous me connaîtrez mieux... un jour peut-être, pauvre enfant, vous me direz avec amertume:—Que ne vous ai-je écoutée!...—Mais, grand Dieu! j'aimerais mieux rester à vos yeux ce que je vous parais sans doute, une femme méchante et perfide, que de voir mes prévisions justifiées par vos malheurs. Adieu... encore adieu une dernière fois... Vous ne voulez pas attendre l'arrivée de M. de Mortagne?

—Madame,—répondis-je, touchée des larmes de madame de Richeville,—je vous en supplie, cessons cet entretien. Quelques paroles que je regrette, oh! que je regrette profondément, me sont échappées. Que du moins elles vous prouvent que la chaleur avec laquelle j'ai défendu M. de Lancry part d'un cœur qui lui appartient à jamais.

—Un dernier mot, et je vous quitte,—me dit madame de Richeville;—ce que je vais vous dire n'altérera en rien votre résolution; mais je ne dois pas vous cacher ce qui tenait aux projets de M. de Mortagne à votre égard. Avant son départ pour l'Italie, songeant à votre avenir, il m'avait, ainsi que je vous l'ai dit, parlé d'un mariage entre vous et le fils d'un de ses meilleurs amis, M. Abel de Rochegune, qui avait alors vingt ans et dont la fortune devait être considérable. Ce jeune homme paraissait à M. de Mortagne un parti digne de vous. Aujourd'hui M. de Rochegune, par la mort de son père, un des plus nobles caractères de ce temps, se trouve maître de grands biens. Il arrive d'un voyage, chacun s'accorde à vanter son esprit et ses qualités: sans être belle, sa physionomie a infiniment de charme... Il vous a vue à l'Opéra, il était dans une loge le soir où vous êtes venue à ce théâtre pour la première fois; il a été frappé de votre beauté, et sans l'affectation avec laquelle mademoiselle de Maran a proclamé d'avance votre mariage avec M. de Lancry, M. de Rochegune eût demandé la grâce de vous être présenté. Si M. de Mortagne eût été ici, il vous eût amené son protégé. Encore une fois, je vous dis cela, Mathilde, pour vous prouver que votre résolution de ne pas attendre pour vous marier l'arrivée de votre seul ami, pourra lui être d'autant plus pénible, qu'il avait des vues auxquelles votre bonheur lui semblait attaché.

—M. de Mortagne, dont je n'oublierai jamais les bontés, madame, serait ici, que je lui répondrais... que j'ai fait un choix honorable, qu'aucune considération ne m'empêchera de m'unir à M. de Lancry...—répondis-je avec cette inflexible opiniâtreté de volonté qui caractérise l'amour profond, aveugle, encore exalté par la contradiction.

—Adieu donc, Mathilde!—dit madame de Richeville d'un ton pénétré,—donnez-moi l'assurance que vous croyez au moins au désintéressement de ma démarche, cela me consolera du chagrin de n'avoir pu gagner votre confiance... Dites, dites que vous ne conserverez pas de moi un mauvais souvenir.

J'allais lui répondre, lorsque Blondeau entra brusquement.

Madame de Richeville baissa son voile.

—Mademoiselle,—me dit Blondeau,—mademoiselle de Maran vous prie de descendre chez elle.

Madame de Richeville me fit une modeste révérence et sortit.

Maintenant je sais, à n'en pas douter, que madame de Richeville n'était pas guidée par une odieuse arrière-pensée en me parlant ainsi. Elle ressentait véritablement pour moi une affectueuse compassion. Sa reconnaissance envers M. de Mortagne, l'intérêt qu'inspirait ma position, avaient été les seuls mobiles de sa démarche.

Maintenant je sais que cette femme réunit en elle les plus étranges contrastes. Elle passe la moitié de sa vie à pleurer amèrement les fautes qu'elle a commises, et cela du fond de l'âme, et cela sans hypocrisie. Sa position, son caractère altier, lui rendent toute dissimulation aussi inutile qu'impossible.

Non, c'est une de ces créatures à part, puissantes pour le mal comme pour le bien: elle est sortie des mains de Dieu pure, noble et grande; l'éducation, le monde, la vie qu'on lui a faite, bien plus encore que ses mauvais penchants, l'ont rendue coupable. Mais il y a en elle de si vaillantes qualités, son esprit est si juste, son jugement si supérieur, son cœur est resté si bon, son âme si généreuse, que, s'élevant parfois dans un milieu de ressouvenirs désolés et de repentir fervent, elle jette vers le ciel un regard suppliant et désespéré, et vers la terre un sourire d'amertume et de dédain.

Plus tard, je raconterai quelques traits admirables de cette femme, qui eut des torts sans doute, mais qui fut toujours si indignement calomniée; je vous dirai son épouvantable mariage, qui seul peut-être l'a jetée dans l'abîme, dont elle sort parfois épurée par une expiation douloureuse.

Qu'on juge maintenant des remords qui m'accablent au souvenir de la dureté méprisante avec laquelle j'accueillis sa démarche, dictée par le plus touchant intérêt: je n'ose dire encore par la plus funeste prévision...

A peine madame de Richeville fut-elle sortie, que j'allai chez ma tante. La première personne que j'aperçus auprès d'elle fut Gontran.


CHAPITRE XIV.

LA JUSTIFICATION.

En voyant M. de Lancry, je ne pus m'empêcher de rougir encore d'indignation en songeant aux calomnies dont je le croyais la victime.

—Je vous fais descendre, Mathilde,—me dit ma tante, parce que voilà Gontran qui m'obsède de questions à propos de la corbeille. Il me demande quel est votre goût, quelles sont les parures que vous désirez. Il vaut beaucoup mieux que vous lui disiez cela que moi... Arrangez-vous ensemble... faites ce beau travail. Voilà de quoi écrire.

Et elle me montra son bureau, car nous étions dans sa bibliothèque.

Servien entra au même instant, et dit à sa maîtresse:—Mademoiselle, M. Bisson est dans le salon.

—Et vous le laissez seul! il va tout briser!—s'écria mademoiselle de Maran en sortant précipitamment pour s'opposer aux nouveaux méfaits du savant, qui, après quelque temps d'exil, était rentré en grâce auprès d'elle.

Je me trouvai seule avec Gontran. Hésitant à lui raconter la visite de madame de Richeville, je gardais le silence.

Gontran me dit:—Je suis très-content du départ de mademoiselle de Maran, car j'ai à vous parler bien sérieusement.

—De la corbeille?—lui dis-je en souriant.

—Non,—reprit-il d'un air grave, presque triste, qui me serra le cœur.—Hier, je vous ai parlé de l'avenir, de mes projets, de mes sentiments... Vous m'avez cru, vous avez bien voulu me confier le soin de votre bonheur, vous m'avez généreusement donné votre parole. Hier, tout au ravissement que me causait ce succès inespéré, je n'avais pas songé à vous parler du passé... et toujours le passé... est une bonne ou mauvaise garantie pour l'avenir. Tout à l'heure un scrupule m'est venu. Vous êtes orpheline; votre tante est amie intime de mon oncle M. de Versac; elle est remplie des préventions les plus favorables à mon égard. Si j'avais quelques défauts, quelques vices, ce n'est pas elle, ce n'est pas M. de Versac qui vous en avertiraient, n'est-ce pas? Vous vous êtes montrée envers moi si loyale, si confiante... que la noblesse de votre conduite m'impose des devoirs... Vous êtes seule... vous êtes entourée de personnes qui m'aiment, qui m'ont sans doute présenté à vos yeux sous le jour le plus avantageux possible. C'est donc à moi de vous éclairer avec franchise sur mes défauts, sur ce qu'il peut y avoir eu de blâmable, de coupable même dans ma vie passée. Je le ferai sans exagérer le mal, mais avec une sévère sincérité... Après cela vous jugerez si je suis toujours digne de vous... Au moins, si le malheur veut que ces révélations me soient défavorables... si je perds le plus cher espoir de ma vie... j'aurai la consolation d'avoir agi en honnête homme.

A mesure que M. de Lancry parlait, je me sentais émue de surprise et d'attendrissement. Gontran, par un hasard presque prodigieux, venait au-devant des pensées que l'entretien de madame de Richeville avait soulevées en moi.

L'instinct de son cœur le poussait à se justifier, comme s'il avait pu prévoir qu'on l'avait attaqué.

Sa franchise me charmait; j'attendais ses aveux avec plus de curiosité que d'inquiétude.

Je me sentais si complétement rassurée, que je lui dis en souriant:

—Je vous écoute: mais si c'est une confession, prenez garde, je ne puis pas tout entendre.

—Je vous jure que rien n'est plus sérieux,—reprit Gontran.—Maintenant que je jette un regard sur le passé, maintenant que je vous ai vue, maintenant surtout que j'ai pu comparer mes impressions d'autrefois et mes impressions d'aujourd'hui, ma vie m'apparaît sous un tout autre jour; oui, certaines pensées jusqu'ici confuses s'expliquent très-clairement à cette heure. Je comprends l'espèce de malaise, d'impatience chagrine qui venait toujours flétrir ou briser ces liaisons passagères qui me paraissaient d'abord si séduisantes...

Plus j'avançais dans la vie, plus je reconnaissais le néant, l'amertume de ces affections. Je cherchais le bonheur, le calme, le repos du cœur, je ne trouvais qu'agitations douloureuses. Les femmes qui m'avaient sacrifié leurs devoirs, après une longue lutte, éprouvaient des remords qui me faisaient souvent maudire mon bonheur... tandis que je me révoltais bientôt de l'assurance de celles qui ne rougissaient plus... Et pourtant; me disais-je, il y a d'autres félicités que celles-ci. Dans mon désespoir d'atteindre le but impérieux vers lequel tendaient toutes les facultés de mon âme, je brisais bientôt l'idole que j'avais encensée; j'éprouvais une sorte de joie méchante à lui faire partager l'amertume dont mon âme était abreuvée; je poussais ce sentiment jusqu'à la cruauté peut-être; faut-il m'accuser? je ne sais... Il faudrait peut-être plutôt accuser l'idéal que je rêvais. Oui... car c'était lui qui me rendait si injuste, si sévère pour tout ce qui ne lui ressemblait pas. Si vous interrogiez le monde sur moi, Mathilde, il vous dirait que dans quelques ruptures, je me suis montré égoïste, dédaigneux et dur... Cela est encore vrai... J'étais mécontent de moi; j'étais impatient d'échapper aux liens d'un faux bonheur; je cherchais une félicité qui me fuyait toujours... Les idées les plus simples sont celles qui ne nous viennent jamais à la pensée: j'étais bien loin de songer que ce but inconnu que je poursuivais avec une si ardente inquiétude était l'amour dans le mariage. On m'eût alors expliqué ainsi ces aspirations qui m'entraînaient à mon insu, que j'aurais souri d'un air de doute... Lorsque je vous ai vue, Mathilde, un bandeau est tombé de mes yeux; oui, le présent m'a révélé le passé, lorsque je vous ai vue enfin... ce que j'avais vaguement désiré m'a distinctement apparu! en dédaignant tant de sentiments coupables, je rendais pour ainsi dire hommage au sentiment pur et sacré que mon cœur appelait de tous mes instincts et que vous seule deviez me faire connaître...

Je restai stupéfaite d'admiration en entendant Gontran m'expliquer ainsi le passé.

Par une coïncidence singulière, il se défendait à l'aide des mêmes sophismes que j'avais opposés aux dénonciations de madame de Richeville.

Les raisonnements de Gontran devaient m'impressionner profondément. Quelle femme aimant déjà avec passion ne croirait pas aveuglément l'homme qui lui dit: «Je vous aime, je vous aimerai d'autant plus que j'ai dédaigné, que j'ai outragé davantage tout ce qui n'était pas vous?» Dites, mon ami, est-il un paradoxe plus dangereux? N'est-ce pas avec une fatale adresse, ou plutôt avec une profonde connaissance du cœur humain, faire une sorte de piédestal de toutes les trahisons dont on s'est rendu coupable, pour y placer la nouvelle divinité qu'on adore?

Le paradoxe enfin n'est-il pas plus dangereux encore lorsque la femme qu'on exalte ainsi a la conscience de ne ressembler en rien aux femmes qu'on lui a sacrifiées? N'étais-je pas dans cette position à l'égard de Gontran?

Hélas! était-ce un si méchant orgueil que de croire mon dévouement, mon amour pour lui, supérieurs à tous les autres amours, à tous les dévouements qu'il avait rencontrés?

Gontran me paraissait si complétement disculpé des accusations de madame de Richeville, que je ne crus pas devoir parler de mon entrevue avec la duchesse. Je pensai qu'elle pouvait d'ailleurs être venue à moi guidée par un véritable intérêt; elle était l'amie de M. de Mortagne; cette dernière raison seule eût suffi pour m'engager à garder le silence.

Gontran me regardait d'un air inquiet, ne sachant pas l'effet que ses paroles avaient produit sur moi.

Je lui tendis la main en souriant:—Parlons maintenant de nos projets d'avenir.

Il secoua tristement la tête et me dit:—Que vous êtes généreuse et bonne!—Mais je ne puis encore dire nous, en parlant de vous et de moi; il me reste d'autres aveux à vous faire.

—Eh bien!... vite, avouez-moi tout... Voyons, de quoi s'agit-il? Vous avez été joueur, prodigue, votre fortune est obérée? Sont-ce bien là les terribles aveux que vous avez à me faire?—Puis j'ajoutai en souriant:—Voyez si je ne vous parle pas comme un grand parent indulgent?

—De grâce, ne plaisantez pas, Mathilde,—répondit Gontran.—Eh bien, oui! j'ai joué!... j'ai joué pendant quelque temps avec fureur; oui!... là j'ai cherché des émotions que je ne trouvais plus ailleurs... Indigné de l'effronterie de certains amours, effrayé des remords dont j'étais cause... n'ayant rien qui m'attachât à la vie... n'ayant d'autre avenir que le lendemain, sentant mon cœur engourdi, rougissant de moi et des autres, désespérant de jamais rencontrer le bonheur que je rêvais, n'aimant rien, ne regrettant rien, je me jetai dans le gouffre du hasard... Mais les agitations stériles du jeu, ses angoisses et ses espérances sordides me lassèrent bientôt... Jouant pour m'étourdir, et non pas pour gagner, je perdis beaucoup... et ma fortune s'en ressentit... elle était déjà obérée par d'assez grandes dépenses que j'avais été obligé de faire pour tenir dignement mon rang à l'ambassade où j'avais été attaché; néanmoins je possède encore à cette heure...

—Ah! pas un mot de plus!—m'écriai-je d'un ton de reproche.—Pouvez-vous parler ainsi? Croyez-vous que je me sois un instant préoccupée de ce que vous pouviez on non posséder? Vous-même, avez-vous un instant pensé que la donation que je voulais faire à ma cousine, et que son sacrifice rend maintenant inutile, réduisait ma fortune de moitié?

—Mais enfin, Mathilde...

—Parlons de la corbeille,—dis-je en souriant,—ou plutôt de choses plus graves; parlons de nos projets d'avenir. En sortant de chez ma tante, où irons-nous? Voyons, monsieur, avez-vous seulement songé à me demander le quartier que je voudrais habiter? à vous informer de mon goût pour l'arrangement de notre demeure?

—Mathilde, je voudrais vous voir plus sérieuse pour les affaires d'intérêt.

—Vous voulez me voir sérieuse! Eh bien!—lui dis-je avec l'expression de la touchante gratitude que je ressentais,—eh bien! laissez-moi vous dire combien j'ai été sérieusement heureuse, en voyant hier, chez moi, cette corbeille de jasmins et d'héliotropes... Oh! tenez, cela est plus sérieux, croyez-moi, que les affaires d'intérêt... il y a là plus que des chiffres... il y a là un sentiment, un présage, que dis-je, un présage? une certitude de bonheur pour l'avenir... Oui... le cœur se révèle dans les plus petites choses... et l'homme qui a montré tant de prévenances, tant de délicatesse dans une occasion, ne saurait jamais se démentir... Ces fleurs, qui ont été la première marque de vos sentiments, resteront toujours pour moi le symbole de mon bonheur. Oh! d'abord, je serai très-exigeante! Chaque matin je veux avoir une corbeille de ces fleurs; mais je vous préviens que mon cœur s'éveille de très-bonne heure, et qu'une pensée pour vous aura déjà prévenu l'arrivée de ce beau bouquet!

—C'est à genoux, à genoux qu'il faut vous adorer... Mathilde. Comment ne pas vouer sa vie entière à votre bonheur? Il faudrait être le plus misérable des hommes pour ne pas répondre devant Dieu de vous rendre la plus heureuse des femmes.

—Oh! je vous crois, Gontran! J'ai trop de confiance dans mon amour pour ne pas avoir une croyance aveugle dans le vôtre.

Pourquoi me tromperiez-vous? Doué comme vous l'êtes, ne trouveriez-vous pas mille autres jeunes filles qui ne vous aimeraient pas mieux que moi sans doute... je les en défierais... mais qui, plus que moi, auraient de quoi vous charmer? Je crois donc ce que vous me dites, Gontran, parce que je vous sais loyal et généreux. Tout ce que vous venez de m'apprendre de votre vie passée, au risque de me déplaire, de me perdre peut-être, m'est une preuve de plus de votre sincérité.

Le reste de notre conversation avec M. de Lancry fut employé à faire des projets charmants. Notre mariage devait être célébré aussitôt que les formalités nécessaires seraient remplies. Le roi devait y signer. Gontran devait prendre les ordres de Sa Majesté à ce sujet.

Nous causâmes avec un plaisir extrême de nos arrangements futurs, de notre maison, des saisons que nous passerions à Paris, en voyage ou dans nos terres. Gontran me parla pour notre établissement d'un charmant hôtel situé dans le faubourg Saint Honoré, et donnant sur les Champs-Élysées. Nous convînmes de l'aller voir avec mademoiselle de Maran.

Il me pria aussi d'apprendre à monter à cheval, afin que nous pussions plus tard faire de longues promenades à la campagne, et que je fusse en état de l'accompagner à la chasse, qu'il aimait passionnément. Nous réglâmes approximativement nos dépenses. Gontran, qui avait toujours été prodigue, me parla très-sérieusement d'une économie raisonnable. Tant qu'il avait été garçon, jamais ces idées d'ordre ne lui étaient venues; mais maintenant il en comprenait, disait-il, toute la nécessité. Il n'y avait rien de plus charmant que ces projets, que ces pensées d'avenir à la fois riantes et sérieuses. Ma première jeunesse s'était si tristement écoulée chez mademoiselle de Maran, j'avais vécu jusqu'alors tellement en petite fille, que je ne pouvais croire au bonheur qui m'attendait.

. . . . . . . . . .

Deux ou trois jours après cet entretien, Gontran vint un matin nous chercher, mademoiselle de Maran et moi, afin de nous faire voir l'hôtel du faubourg Saint-Honoré dont il nous avait parlé.

Après quelques moments de conversation, mademoiselle de Maran dit en parlant de la maison dont M. de Lancry avait envie:

—Mais attendez donc, est-ce que ce ne serait pas l'hôtel de Rochegune dont il serait question?

—Oui, madame,—dit Gontran, c'est une occasion magnifique. Le vieux marquis de Rochegune est mort l'an passé. Son fils, Abel de Rochegune, au retour de ses voyages, y avait fait faire de très-grands embellissements, comptant l'habiter; mais comme il est très-fantasque, il a tout à coup changé d'avis, et maintenant il désire s'en défaire.

—Il chasse de race,—dit mademoiselle de Maran,—car il n'y avait pas d'homme plus original et plus insupportable que monsieur son père.

—Mais on ne parlait de lui qu'avec vénération, madame!—dit Gontran d'un air étonné.

—Allons donc,—s'écria mademoiselle de Maran en riant d'un air sardonique,—c'était une espèce de vieil imbécile, une manière de philosophe, un rêvasseur, par-dessus cela philanthrope enragé, et toujours fourré dans les prisons et dans les bagnes, où il se faisait dévaliser par messieurs les voleurs et messieurs les assassins, qu'il embrassait de toutes ses forces, et les appelait ses frères, s'il vous plaît! ce qui était bien agréable pour sa famille. Joignez à cela que ce vilain homme, en sortant de ces baisers de Judas, avait l'inconvénient de vouloir toujours vous embrasser sous le moindre prétexte d'amitié ou de parenté, ni plus ni moins que si vous aviez été un de ses chers frères les galériens.

—Mais, madame, il a fondé, dit-on, dans l'une de ses terres, un hospice pour les pauvres!

—Eh! je le sais bien; c'était une abomination de plus!

—Comment cela, madame?—dit Gontran.

—Il avait fondé cela pour avoir le droit de tyranniser un tas de vieux vagabonds qui ainsi dépendaient complétement de lui. On n'a pas l'idée des imaginations de ce vilain homme pour torturer ces pauvres gens. Pour se divertir, il leur faisait manger des loups, des rats et des chauves-souris; il les battait comme plâtre et les faisait travailler dix-huit heures par jour à toutes sortes d'ouvrages, dont il tirait profit, bien entendu; de façon que ce soi-disant hospice était une manière de ferme qui lui rapportait beaucoup, sans compter la réputation de charité qui lui servait de manteau pour cacher toutes sortes d'actions véreuses.

Quoique je n'eusse aucune raison pour m'intéresser à la mémoire de M. de Rochegune, je fus indignée de la méchanceté de ma tante. D'un regard je le fis comprendre à Gontran, qui me semblait aussi choqué que moi.

—Je crois, madame,—dit-il à ma tante,—que vous avez été mal informée, et que...

—Pas du tout, je sais ce que je dis. C'était un homme désagréable, quand je ne devrais en juger que par ses amitiés; il avait pour disciple un de nos parents du côté de ma belle-sœur... Dieu merci... qui ne valait pas mieux que lui, un M. de Mortagne.

—M. de Mortagne! cet ancien soldat de l'empire! ce voyageur aussi original qu'infatigable!—dit Gontran!—mais je ne savais pas qu'il eût l'honneur de vous appartenir.

—Si vraiment, nous avons cet honneur-là... du moins nous l'avions...

—Comment! madame, est-ce que M. de Mortagne serait mort?—demanda Gontran.

—Mort! grand Dieu!—m'écriai-je en prenant avec anxiété la main de mademoiselle de Maran.

Celle-ci me regarda d'un air dur et ironique, et dit en riant de son rire aigu et strident:

—Ah!... ah!... ah!... voyez donc l'émotion de Mathilde. Eh bien! oui, il est mort... on en doutait il y a quelques jours, mais maintenant il paraît que c'est certain.

—Ah! madame, puissiez-vous vous tromper!—dis-je avec amertume.

—Me tromper! eh bien! où serait donc le grand mal qu'il fût mort, ce beau héros de caserne? un jacobin! un de ces brouillons dangereux qui, pour faire marcher l'humanité, comme ils disent, s'inquiètent peu qu'elle marche dans le sang jusqu'aux genoux!

—Madame,—m'écriai-je,—je ne suis qu'une femme, je tiens peu compte des opinions politiques; mais tant que je n'aurai pas la preuve du malheur dont vous parlez, ce sera toujours avec l'impatience d'un cœur reconnaissant que j'attendrai M. de Mortagne; il fut l'ami de ma mère, madame... Quand malheureusement je ne pourrai plus douter de sa mort, je conserverai de sa mémoire un pieux respect.

—Eh bien! ma chère, vous pouvez commencer cette belle conservation-là,—vous dis-je;—mais ne parlons plus de cet homme-là; mort ou vif, je l'exècre, dit mademoiselle de Maran d'un ton impérieux; et s'adressant à Gontran:

—Et le fils du vieux Rochegune, qu'est-ce que c'est?

—C'est un homme dont on ne sait trop que dire, madame; il est arrivé depuis peu; il a parlé une fois à la chambre des pairs d'une manière fort remarquable, dit-on, quoique dans un assez mauvais esprit. Je l'ai rencontré quelquefois dans le monde, où il va rarement. Il a eu en Espagne une très-grande aventure à la fois terrible et romanesque, qui a fait beaucoup de bruit, et dans laquelle il s'est, à la vérité, conduit avec la discrétion chevaleresque et l'héroïque dévouement des anciens Maures de Grenade; il a été laissé pour mort, percé de je ne sais combien de coups de poignard. Il s'agissait pour lui de sauver la réputation d'une femme; et... mais,—dit Gontran en souriant;—je ne puis vous conter cela devant mademoiselle Mathilde; je le conterai plus tard à madame de Lancry.

—Ah! mon Dieu! reprit mademoiselle de Maran;—c'est donc un héros de roman que nous allons voir?

—A peu près, mademoiselle; mais je doute que nous le voyions... il s'était d'abord offert avec beaucoup d'empressement à se mettre à nos ordres pour nous montrer sa maison; puis tout à coup il s'est ravisé, disant que peut-être il ne pourrait nous en faire lui-même les honneurs; il m'a donc prié de l'excuser auprès de vous.

FIN DU TOME PREMIER.


MATHILDE


MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME

PAR

EUGÈNE SÜE.

PARIS
PAULIN, ÉDITEUR, RUE RICHELIEU, 60.


1845

TOME DEUXIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

LA VISITE.

En apprenant que nous allions chez M. de Rochegune, je fus vivement contrariée des relations qui allaient peut-être s'établir entre lui et nous. C'était de lui que madame de Richeville m'avait parlé, en me disant que M. de Mortagne aurait voulu me le présenter dans l'espoir de me le faire épouser. Je me reprochai mon premier manque de confiance envers Gontran. Si je lui avais rapporté la conversation de madame de Richeville, j'aurais pu lui dire l'espèce d'éloignement que j'éprouvais à rencontrer M. de Rochegune.

Nous arrivâmes; je fus très-contente d'apprendre que M. de Rochegune était sorti... sa vue m'aurait sans doute embarrassée. Son intendant nous fit voir la maison; elle parut parfaitement convenir à M. de Lancry.

Le rez-de-chaussée, destiné aux pièces de réception, était d'un goût parfait, d'une rare élégance. Nous remarquâmes un appartement d'une charmante position, mais dont les murs étaient nus, sans tentures ni boiseries. Il s'ouvrait en partie sur le jardin et en partie sur une serre chaude.

—Pourquoi cet appartement est-il le seul qui ne soit pas décoré?—dit Gontran.

—Parce que M. le marquis destinant cet appartement à sa future, il voulait sans doute qu'elle pût le faire arranger à son goût,—reprit l'intendant.

—M. de Rochegune devait donc se marier?—demanda M. de Lancry.

—C'est probable, monsieur le comte; car c'est la raison que m'a donnée l'architecte, quand je lui ai demandé pourquoi cet appartement restait ainsi.

—Mais voyez donc, M. de Rochegune, sans le vouloir a été rempli de prévoyance,—me dit Gontran;—ne trouvez-vous pas? Je serais ravi que cet appartement vous convînt comme distribution, alors nous l'arrangerions à votre goût.

—Sans doute, il est charmant,—répondis-je à M. de Lancry, sans pouvoir m'empêcher de rougir.

Pendant que Gontran examinait toutes les pièces avec attention, ce que m'avait dit madame de Richeville me revint à l'esprit; lorsque l'intendant de M. de Rochegune parla du mariage que son maître avait dû faire, je pensai qu'il s'était peut-être agi de moi. Je trouvai singulier qu'il fût dans ma destinée que cette maison m'appartînt.

Nous montâmes au premier étage. Arrivés dans un salon d'attente, l'intendant s'aperçut qu'il avait oublié la clef d'une salle formant bibliothèque, et descendit la chercher.

Cédant à un simple mouvement de curiosité, nous entrâmes avec Gontran dans une petite galerie de tableaux modernes; au bout de cette galerie était une double porte de velours rouge. Un de ses battants ouverts laissait voir une autre porte fermée.

En examinant des tableaux, nous nous étions insensiblement rapprochés de cette porte. Gontran fit un mouvement, et dit d'un air étonné:

—Il y quelqu'un là; on parle haut. Je croyais M. de Rochegune sorti.

A peine M. de Lancry avait prononcé ces mots, que quelqu'un dit, dans la pièce à côté, d'un ton presque suppliant:

—Je vous en conjure, monsieur, silence! on pourrait nous entendre!!! Il y a quelques personnes ici, et j'ai fait dire que je n'y étais pas.

—Mais c'est la voix de M. de Rochegune!—dit Gontran.

—Ça devient fort piquant,—reprit mademoiselle de Maran;—nous allons voir quelque affreuse découverte; je suis sûre que le fils vaut le père.

—Retirons-nous,—dis-je vivement à M. de Lancry.

Nous n'en eûmes pas le temps. Une autre voix s'écria, en répondant à M. de Rochegune:

—Il y a quelqu'un là?... Eh bien! tant mieux, monsieur; tout ce que je demande, c'est qu'on m'entende... Béni soit le hasard qui m'envoie des témoins.

—Vous allez voir qu'il s'agit de quelque somme confiée au vieux Rochegune en sa qualité de philanthrope, et que monsieur son fils nie le dépôt comme un enragé,—dit mademoiselle de Maran en se rapprochant de la porte.

—Monsieur... encore une fois... je vous en supplie,—dit M. de Rochegune,—qu'allez-vous faire?...

A ce moment, la porte s'ouvrit violemment. Un homme sortit, et s'écria en nous voyant:

—Dieu soit loué! il y a quelqu'un là...

Quel fut mon étonnement! Je reconnus M. Duval, que Gontran nous avait montré à l'Opéra, en nous racontant la touchante conduite de ce jeune homme envers une vieille mère aveugle à laquelle il avait caché sa ruine à force de travail. L'autre personne était M. de Rochegune, que j'avais vu ce même jour dans la loge de madame de Richeville: il était grand et très-basané. Ce qui me frappa dans sa physionomie fut l'expression triste et sévère de ses grands yeux gris.

Gontran fit à M. de Rochegune mille excuses de notre indiscrétion involontaire.

—Ah! monsieur, ah! mesdames,—s'écria M. Duval avec exaltation en s'adressant à nous,—c'est le ciel qui vous envoie; au moins je pourrai témoigner toute ma reconnaissance à mon bienfaiteur.

—Monsieur, je vous en supplie,—dit M. de Rochegune avec embarras.

Je regardai ma tante. Ses traits avaient jusqu'alors exprimé une sorte de triomphe moqueur. A ces mots elle sembla dépitée, et s'assit brusquement sur un fauteuil, en souriant d'un air ironique.

—Monsieur,—reprit M. de Rochegune en s'adressant à M. Duval,—je vous demande instamment, formellement le silence.

—Le silence!—s'écria M. Duval avec une explosion de reconnaissance pour ainsi dire furieuse.—Le silence! ah parbleu! vous vous adressez bien! Non... non... monsieur, ces traits-là sont trop rares; ils honorent trop l'espèce humaine pour qu'on ne les publie pas à haute voix, et plutôt cent fois qu'une.

—Madame,—dit M. de Rochegune à ma tante,—je suis en vérité confus... J'avais fait défendre ma porte... excepté pour vous. Je comptais rester dans mon cabinet pour ne vous pas gêner dans la visite de cette maison, et...

—Et moi j'ai forcé la consigne!—s'écria M. Duval.—Un secret pressentiment me disait que vous étiez... chez vous, monsieur! j'avais appris que d'un moment à l'autre vous deviez partir pour un voyage; c'est seulement depuis hier que je sais à qui je dois presque la vie de ma pauvre vieille mère, et il fallait à tout prix que je vous visse...

—Monsieur... monsieur...—dit encore M. de Rochegune.

—Oh! monsieur, monsieur... il ne s'agit pas de faire le bien en sournois et de vouloir se cacher après... Oui, monsieur, en sournois!—s'écria M. Duval dans sa généreuse colère.—Heureusement ces dames sont là; elles vont en être juges. Une banqueroute m'avait ruiné. Jusqu'alors j'avais vécu dans l'aisance; ce coup m'avait été terrible, moins pour moi, moins pour ma femme peut-être que pour ma mère, qui était vieille et aveugle. Il fallait avant tout, madame, lui cacher ce malheur. A force de travail, moi et ma femme nous y parvînmes pendant quelque temps; mais enfin nos forces s'épuisaient; ma pauvre femme tomba malade. Nous allions peut-être mourir à la peine, lorsqu'un jour je reçus sous enveloppe cent mille francs, madame; cent mille francs, avec une lettre qui me prévenait que c'était une restitution que me faisait le banqueroutier qui m'avait emporté quatre cent mille francs.—Vous comprenez ma joie, mon bonheur; ma mère, ma femme, étaient désormais à l'abri du besoin. Pour nous, maintenant habitués au travail, que nous n'avons pas interrompu pour cela, c'était presque de la richesse. Je racontai partout que je devais ce secours inespéré au remords du misérable qui nous avait tout enlevé. Des personnes qui connaissaient cet homme en doutèrent; elles avaient bien raison, car M. le marquis de Rochegune, que voici, était le seul auteur de cette généreuse action.

—Mais encore une fois, monsieur, je vous en supplie, vous abusez des moments de ces dames,—dit M. de Rochegune avec impatience.

—Au moins arrivez au fait, monsieur,—dit mademoiselle de Maran d'une voix aigre, en s'agitant avec dépit sur son fauteuil.

—Monsieur,—s'écria gaiement Gontran en prenant la main de M. Duval,—nous nous liguons tous contre M. de Rochegune, quoi qu'il dise. Quoique nous soyons chez lui, nous ne sortirons pas que vous ne nous ayez tout raconté...

—A la bonne heure, monsieur,—dit M. Duval,—je vois que vous êtes digne d'apprécier ces choses-là... Inquiet de savoir d'où me venait alors un secours aussi généreux, je relus la lettre, je ne connaissais pas cette écriture; voyez si la Providence ne m'est pas venue en aide! Un de mes amis qui habite la province, et qui arrive bientôt à Paris... M. Éloi Sécherin... me prie de lui chercher un domestique de bonne maison.

—Le mari d'Ursule?—m'écriai-je.

—Madame connaît M. Sécherin?—me dit M. Duval d'un air étonné.

—Pour l'amour du ciel! continuez, mon cher monsieur,—dit mademoiselle de Maran.

—Hier donc, dit M. Duval,—un domestique se présente chez moi. Je lui demande ses certificats, il m'en montre plusieurs; le dernier lui avait été donné par M. le marquis de Rochegune; en l'ouvrant, l'écriture me frappe, je cours chercher ma lettre; plus de doute! monsieur, l'écriture était semblable, absolument semblable, impossible de s'y tromper. Dire ma joie, mon émotion, serait impossible. Je demandai au domestique quelques renseignements sur son maître.—Ah! monsieur,—me dit-il,—il n'y en a pas de meilleur, de plus charitable, tout le portrait de son père, qui a fait tant de bien...—Et pourquoi quittez-vous son service?—lui demandai-je.—Hélas! monsieur, M. le marquis va partir pour un long voyage, il ne garde que deux anciens serviteurs qui l'accompagnent. Je ne pouvais plus conserver le moindre doute. Je dis tout à ma femme. Je pars hier et j'arrive ici. M. de Rochegune était sorti, je reviens dans la soirée, il n'était pas encore rentré. Enfin, ce matin, après avoir encore en vain tenté de le voir, et craignant qu'il ne partît, je suis monté ici malgré le portier, et j'ai pu presser les mains de mon bienfaiteur. Oh! d'abord il a voulu nier, mais il sait trop mal mentir pour cela...

—Monsieur,—dit M. de Rochegune avec un embarras croissant...

—Oui, monsieur,—s'écria M. Duval,—vous ne savez pas mentir... je vous dis que vous mentez d'une manière pitoyable! et lorsque je vous ai proposé, pour vous confondre, de m'écrire absolument la même lettre que celle que j'avais reçue avec les cent mille francs, vous n'avez pas osé, monsieur, vous n'avez pas osé! répondez à cela... Voilà, madame, ce que monsieur a fait pour moi. Voilà ce que je suis glorieux d'accepter, non comme don, mais comme prêt; car je compte sur mon travail pour m'acquitter... Voilà la bonne et généreuse action que je raconterai partout; mais je n'en suis pas moins heureux d'avoir pu une bonne fois convaincre monsieur de son bienfait devant témoins; maintenant il n'osera plus le nier peut-être!

—Si, monsieur... je le nierai,—dit M. de Rochegune,—car il m'importe que le véritable bienfaiteur soit connu. Quelque douce que me soit votre reconnaissance, je ne puis l'accepter; je n'ai fait, en agissant ainsi, qu'obéir aux derniers vœux de mon père,—dit M. de Rochegune d'un ton triste et pénétré.

—Votre père, monsieur?—s'écria M. Duval.

—Oui, monsieur!—encore une fois,—je n'ai fait qu'exécuter ses dernières volontés.

—Mais je n'avais pas l'honneur d'être connu de lui, monsieur. Mais vous l'avez perdu bien avant l'époque où vous êtes si généreusement venu à mon secours.

—Quelques mots vous expliqueront, monsieur, ce que je viens de vous dire. Mon père avait, dans sa jeunesse, placé une faible somme dans une de ces sociétés fondées au profit du dernier survivant. Il avait complétement oublié ce placement. Peu de temps avant sa mort, il reçut environ trois cent mille francs provenant de cette source. Un scrupule, dont j'apprécie toute la délicatesse, l'empêcha de profiter d'une somme due à la mort successive de plusieurs personnes. Cette somme fut, par lui, destinée à de bonnes œuvres. Pendant sa vie, il en employa une partie. Lorsque je le perdis, il me recommanda d'user du reste de cet argent dans le même but. J'ai appris, monsieur, avec quelle pieuse énergie vous aviez, pendant deux années, lutté contre le sort. J'ai appris combien votre conduite envers votre mère avait été admirable: je n'ai donc fait, monsieur, vous le voyez bien, qu'obéir aux ordres de mon père. J'avais cru que ceci demeurerait secret, comme tant d'autres généreuses actions de mon père. Le hasard a voulu qu'il n'en fût pas ainsi, monsieur.—Je vous avoue que maintenant j'en ai moins de regret, puisque je connais personnellement celui dont le courageux dévouement m'avait si vivement frappé;—et M. de Rochegune tendit cordialement la main à M. Duval.

J'étais délicieusement émue; je me rappelais avec quelle grâce touchante M. de Lancry m'avait raconté à l'Opéra l'histoire de M. Duval; aussi le souvenir de Gontran se mêlait d'une manière charmante à toutes les grandes et généreuses pensées que cette scène soulevait en moi. Je regardai Gontran avec émotion. Il me sembla partager l'admiration que m'inspiraient le bienfaiteur et l'obligé.

Mademoiselle de Maran avait plusieurs fois souri d'un air ironique. Je reconnus sa méchanceté habituelle au portrait qu'elle avait fait du père de M. de Rochegune, l'un des hommes les plus remarquables, les plus justement vénérés de son temps, et qui s'était illustré par une foule d'actes d'une philanthropie éclairée, et par de beaux et grands travaux d'intelligence.

—Monsieur,—dit Gontran à M. de Rochegune avec une amabilité parfaite, je suis bien heureux du hasard qui m'a mis à même de reconnaître ce que je savais déjà par le bruit du monde, c'est que dans certaines familles privilégiées, et la vôtre est de ce nombre, monsieur, les plus nobles qualités sont héréditaires.—Puis, s'adressant à M. Duval, il ajouta:—Il y a deux mois, monsieur, qu'à l'Opéra j'avais l'honneur de raconter à ces dames votre belle conduite avec l'enthousiasme qu'elle m'inspirait; je n'espérais pas être un jour assez heureux pour vous témoigner à vous-même, monsieur, l'admiration que vous méritez.

—C'était au Siége de Corinthe, n'est-ce pas, monsieur?—dit naïvement M. Duval.—Un jour où madame la duchesse de Berry assistait au spectacle... c'est bien cela. C'était la première fois que ma femme et moi nous allions au spectacle depuis deux ans; nous nous en étions fait une vraie fête.

—Nous avons même remarqué, monsieur, le béret de madame Duval, qui lui allait à merveille,—dit mademoiselle de Maran;—elle était jolie comme un ange et n'avait pas du tout l'air, je vous l'assure, d'être réduite à travailler pour vivre.

—Peut-être trouvez-vous, madame, que ma femme était mise avec trop d'élégance pour notre position? dit M. Duval avec une fierté douloureuse.

—C'est qu'alors, madame, je croyais que cet argent était une restitution. Depuis que je sais que c'est un prêt, je me refuserai tout superflu, croyez-le bien.

Gontran, désolé comme moi de la méchante remarque de mademoiselle de Maran, dit à M. de Rochegune pour détourner sans doute la conversation:

—Mais j'ai eu aussi le plaisir de vous voir à cette représentation, monsieur de Rochegune, et j'étais bien loin de me douter que vous fussiez le bienfaiteur mystérieux dont j'entretenais ces dames.

—Oui, je crois en effet que ce jour... j'étais à l'Opéra avec madame la duchesse de Richeville,—reprit M. de Rochegune d'un air embarrassé.

Je levai par hasard les yeux sur lui; je rencontrai son regard, qu'il détourna aussitôt en rougissant.

—Monsieur,—dit mademoiselle de Maran à M. de Rochegune en prenant un air de bonhomie qui me présagea quelque perfidie,—rien de ce que nous voyons ou de ce que nous entendons là ne peut nous étonner; monsieur votre père avait habitué tout le monde à l'admiration de ses bonnes œuvres.

—Madame...—dit M. de Rochegune en s'inclinant avec une sorte d'impatience pénible, soit qu'il n'aimât pas mademoiselle de Maran, soit que sa modestie souffrît de la prolongation de cette scène.

—Pardonnez-moi, monsieur, c'était un homme admirable,—reprit mademoiselle de Maran.—Je disais encore tout à l'heure à ma nièce que rien n'est plus touchant que ses visites dans les prisons... que la bonté avec laquelle il traitait les pauvres de son hospice; c'était comme une manière de saint Vincent de Paul ou quelque chose d'approchant.

—C'était simplement un homme de bien. Il n'a jamais prétendu autre chose, madame,—dit M. de Rochegune d'un ton ferme et sévère qui prouvait qu'il n'était pas dupe des louanges ironiques de mademoiselle de Maran.

Je vis avec plaisir, à la physionomie chagrine de Gontran, qu'il souffrait comme moi d'entendre ma tante parler ainsi. Mais le caractère de mademoiselle de Maran était trop altier pour jamais céder. Elle voulait toujours, comme on dit vulgairement, avoir le dernier mot.

Offrant donc son bras à M. de Lancry, elle dit à M. de Rochegune:—Adieu, monsieur. C'est égal, quoi que vous en disiez, un simple homme de bien n'aurait jamais fait le trait mirifique de la tontine[A]! Oui, monsieur, ce scrupule de tontine—là suffirait pour illustrer une famille... Cent mille écus d'aumônes!... mais c'est-à-dire qu'autrefois il n'y avait que les grands coupables qui se permissent de faire de ces espèces d'amendes honorables.

—Pardon, monsieur,—dit Gontran, en interrompant vivement mademoiselle de Maran.—Ces dames ont quelques visites à faire; je reviendrai voir cette maison si vous le permettez.

—Elle est toute à vos ordres, monsieur,—dit M. de Rochegune en saluant d'un air froid, et contenant à peine l'indignation que les dernières paroles de ma tante lui avaient causée.

Lorsque nous fûmes remontés en voiture, je ne pus m'empêcher de dire à mademoiselle de Maran:

—Ah! madame, vous avez été bien cruelle!

—Comment, bien cruelle?...—s'écria-t-elle en éclatant de rire.—Laissez-moi donc tranquille... Est-ce que vous croyez que je donne dans ces comédies-là?

—Quelles comédies?

—Comment, quelles comédies! Mais tout cela était convenu, arrangé; on nous attendait! Il est évident qu'on avait fait dire à ce M. Duval de venir et de se tenir tout prêt à pousser ses cris reconnaissants; aussi s'est-il mis à crier comme une arche-pie quand il nous a su près de la porte. Ce vieux drôle d'intendant avait sans doute été l'avertir, sous le prétexte de chercher la clef de la bibliothèque.

—Ah! madame... quelle supposition!—dit Gontran; et dans quel but, madame?

—Eh!—mon pauvre garçon,—c'est un calcul tout simple: d'abord, si M. de Rochegune vous surfait sa maison de 20 ou 30,000 fr., vous n'oserez pas marchander avec un homme capable de si beaux traits, sans compter qu'habiter un hôtel témoin de si vertueuses actions, ça porte bonheur et ça se paye. Je parie que le vieux Rochegune en a fait bien d'autres pour s'arranger sa belle réputation de philanthrope, afin de pouvoir, sous cet abri, tripoter, j'en suis sûre, dans toutes sortes d'abominables agiots. On dit qu'il prêtait à la petite semaine; je le croirais fort, car il est mort riche à millions! La preuve de ce que je dis, c'est qu'on ne fait pas des aumônes de cent mille écus quand on a la conscience nette. Il n'y a que les gros pécheurs qui donnent gros aux pauvres, répétait toujours le desservant de ma paroisse de Glatigny, qui n'était pas bête... Peste! cent mille écus en bonnes œuvres! c'est la part du diable, comme disent les bonnes gens, ou, si vous l'aimez mieux, c'est l'intérêt d'un capital de toutes sortes de vilenies...

—Mais, madame,—dit Gontran avec impatience, vous avouerez du moins qu'on ne pouvait mieux placer ce bienfait, quelle que soit la source de cet argent.

—Certainement, certainement; cette petite Duval était très-gentille, ma foi, avec son béret rose. Ça aura été l'avis de M. de Rochegune, et le benêt de mari qui vient encore le remercier!...

—Ah! madame! quelle indignité!—s'écria Gontran.—D'ailleurs, M. de Rochegune part dans quelques jours...

—Eh bien! quoi?... il part? ça prouverait tout au plus qu'il est las de cette petite bourgeoise, dit mademoiselle de Maran en éclatant de rire.

—Madame, madame!—dit M. de Lancry en me regardant, pour faire sentir à ma tante l'inconvenance de ce propos.

Je ne pourrais vous peindre, mon ami, l'impression désolante que je ressentis en entendant mademoiselle de Maran flétrir aussi méchamment tout ce que mon cœur venait d'admirer; jamais son horreur, jamais sa haine du beau, qu'il fût physique ou moral, ne s'étaient plus odieusement manifestées.

A cette nouvelle preuve de son impitoyable méchanceté, je fis un retour sur moi-même et sur ma position. Mes défiances revinrent plus vives que jamais contre mademoiselle de Maran, sans que pourtant mon aveugle confiance pour Gontran diminuât en rien.

Je ne pus m'empêcher de me souvenir de ce que m'avait dit madame de Richeville: Défiez-vous de ce mariage. Votre tante le protége, il doit vous être fatal.

Je reconnaissais aussi que la duchesse ne m'avait pas trompée sur les qualités qu'elle accordait à M. de Rochegune, que M. de Mortagne aurait voulu me voir épouser.

Je l'avoue, un moment je fus inquiète de l'apparente gravité de ces réflexions. Mon cœur trembla, pour ainsi dire, de voir mon esprit embarrassé pour y répondre.

Par instinct, je jetai les yeux sur Gontran... La vue de sa physionomie si noble, si douce, si loyale, me rassura.

Ce n'est pas mademoiselle de Maran, c'est mon cœur qui a fait ce mariage, me dis-je; et enfin, parce que M. de Rochegune a de généreuses qualités, est-ce une raison pour que Gontran n'en ait pas? N'est-ce pas lui qui le premier m'a raconté cette touchante action si noblement récompensée? Tout à l'heure encore n'a-t-il pas partagé mon émotion?

Ces réflexions chassèrent les impressions pénibles que les paroles perfides de ma tante avaient fait naître.

Lorsque nous descendîmes de voiture, un des gens de mademoiselle de Maran lui dit que mademoiselle Ursule, c'est-à-dire madame Sécherin,—ajouta-t-il en se reprenant,—attendait dans le salon avec son mari.

Ma cousine était arrivée; oubliant Gontran, ma tante, je montai rapidement l'escalier; j'ouvris vivement la porte du salon.

En effet c'était elle... c'était Ursule et son mari.


CHAPITRE II.

MONSIEUR ET MADAME SÉCHERIN.

—Ursule!

—Mathilde!

Nous nous embrassâmes avec effusion. Je m'attendais à trouver ma pauvre cousine affreusement changée: quel fut mon étonnement de la voir plus fraîche, plus jolie que jamais, quoique son regard fût toujours mélancolique, quoique son sourire fût toujours triste.

Elle me présenta M. Éloi Sécherin: c'était un jeune homme d'une taille moyenne, très-blond, d'une figure assez régulière, pleine, colorée et d'une expression riante et ouverte.

Au premier abord, il me parut être un de ces hommes qui se font pardonner la vulgarité de leur tournure et de leur langage par la franchise et par la bonhomie de leurs manières.

Néanmoins je n'eusse jamais cru que ma cousine, avec nos idées de jeunes filles, aurait pu se décider à un pareil mariage. En voyant M. Sécherin, le sacrifice qu'Ursule disait m'avoir fait me parut encore plus grand. Je la plaignais profondément d'avoir dû subir l'impérieuse volonté de son père.

En embrassant Ursule, je lui serrai la main; elle me comprit, et serra la mienne en levant les yeux au ciel.

Mademoiselle de Maran entra avec M. de Lancry. Ursule me jeta un regard qui me navra: elle comparait son mari à Gontran.

Ma cousine présenta son mari à ma tante; je crus que celle-ci allait donner carrière à son esprit ironique. A mon grand étonnemnent, il n'en fut pas d'abord ainsi; mademoiselle de Maran fit la bonne femme, et dit à M. Sécherin avec la plus grande affabilité, afin sans doute de le mettre en confiance:

—Eh bien! monsieur, vous voulez donc rendre Ursule la plus heureuse des femmes? Vous voulez donc nous faire oublier, nous tous, qui l'aimons tant? Savez-vous bien que je vais devenir très-jalouse de vous au moins, monsieur Sécherin! Oui, sans doute, et d'abord je dois vous prévenir d'une chose, c'est qu'ici nous avons l'habitude de parler en toute franchise, nous vivons bonnement en famille; dans une demi-heure vous nous connaîtrez comme si nous avions passé notre vie ensemble. Moi je suis une vieille bonne femme qui rabâche toujours la même chose... que j'adore ces deux enfants, Mathilde et Ursule; ainsi, tenez-vous bien pour averti que je ne taris pas, quand il s'agit d'elles; aussi j'aime ceux qui les aiment presque autant que je les aime, elles: après cela je suis grondeuse, boudeuse, quinteuse et râchonneuse, parce que c'est le privilége de la vieillesse. Eh bien! pourtant, malgré tout ça, monsieur Sécherin, je ne sais pas comment ça se fait... mais on finit toujours par m'aimer un peu.

M. Sécherin fut complétement dupe de cette feinte bonhomie. J'observais sur sa physionomie franche et cordiale la confiance croissante que lui inspirait ma tante; son embarras, sa gêne disparurent; il s'écria joyeusement:

—Ma foi, tenez, madame, je ne crois pas qu'on doive vous aimer un peu, moi, je crois qu'on doit vous aimer beaucoup. Et, puisqu'il faut vous parler franchement, je vous avoue que vous me faisiez une peur diabolique. Eh bien! votre accueil m'a tout de suite rassuré.

—Comment! vous aviez peur de moi, mon cher monsieur Sécherin? Et pourquoi donc cela, s'il vous plaît?

En vain Ursule fit signes sur signes à son mari, il ne les aperçut pas.

—Certes, madame, j'avais peur de vous,—reprit M. Sécherin de plus en plus confiant,—et il y avait bien de quoi.

—Ah! mon Dieu! mais vous m'interloquez, monsieur Sécherin.

—Eh! sans doute, madame; mon beau-père, M. le baron d'Orbeval, me cornait toujours aux oreilles: Prenez bien garde, mon gendre! mademoiselle de Maran est une grande dame! Si vous aviez le malheur de lui déplaire, vous seriez perdu, car elle a de l'esprit vingt fois gros comme vous, et elle sait s'en servir de son esprit, je vous en réponds! Eh bien! maintenant, madame, savez-vous ce que je lui répondrais, au beau-père? car il ne me faut pas beaucoup de temps, à moi, pour toiser mes pratiques...

Ursule rougit jusqu'au front en entendant ces expressions vulgaires; Gontran dissimula son sourire; mademoiselle de Maran dit au mari d'Ursule, avec un ton de bonhomie incroyable:

—Monsieur Sécherin, permettez, nous nous sommes promis d'être francs, n'est-ce pas?

—Oui, madame.

—Eh bien! on ne dit pas, même en parlant d'une vieille femme comme moi, toiser mes pratiques. C'est de mauvais goût! Oh! je ne vous passerai rien, d'abord! je vous en préviens. Voilà comme je suis; d'ailleurs nous sommes convenus d'être francs.

—Tenez, madame,—s'écria M. Sécherin avec une expression de reconnaissance vraiment touchante,—ce que vous faites là est généreux et bon, voyez-vous! je vous en remercie de tout cœur! D'autres se seraient moqués de moi; vous, au contraire, vous avez la bonté de me reprendre. Que voulez-vous, madame, je ne suis qu'un provincial, peu fait aux belles manières de la capitale.

—De Paris... monsieur Sécherin, de Paris! On ne dit pas de la capitale,—reprit mademoiselle de Maran avec un très-grand sérieux.

—Vraiment, madame? Tiens, c'est drôle. Pourtant notre procureur du roi et notre sous-préfet disent toujours la capitale.

—C'est possible; ça se dit en administration et en géographie,—continua mademoiselle de Maran,—mais ça ne se dit pas ailleurs. Vous voyez que je suis implacable, mon pauvre monsieur Sécherin.

—Allez, allez, madame, allez toujours, je n'oublie jamais ce qu'on m'a dit une bonne fois. Eh bien donc, madame, si j'avais maintenant à faire votre portrait à mon beau-père... je lui dirais: Mademoiselle de Maran est sans doute une très-grande dame par sa position, mais au fond c'est une brave petite dame, franche et unie comme bonjour, qui a le cœur sur la main, et qui a peut-être encore plus de bons sentiments que de bon esprit. Eh bien! n'est-ce pas que je ne me trompe pas?

—Mais, c'est-à-dire, mon cher monsieur Sécherin, que Lavater n'était rien du tout auprès de vous; vous êtes un Nostradamus, un Cagliostro pour la prévision et pour la prédiction! Tenez, je suis si contente du portrait que vous avez fait de moi, que je ne relèverai pas certains mots.

—Ah bien! si, madame, si... relevez-les; ou sans cela je me fâcherai, je vous en avertis.

—Eh bien non! monsieur Sécherin, je vous en prie...

—Non, madame, je vous dis que je me fâcherai, et je me fâcherai si vous ne me reprenez pas.

—Eh bien! puisque vous le voulez absolument, et pour conserver la bonne harmonie entre nous, je vous ferai observer que unie comme bonjour et le cœur sur la main, c'est un peu bien vulgaire.

—Bon... bon, je ne le dirai plus. Mais, mon Dieu, madame, comme vous êtes bonne! C'est qu'après tout, voyez-vous, il n'y a pas de méchanceté dans mon fait; vous avez deviné ça tout de suite!

—Certainement, je vous ai tout de suite deviné, mon bon monsieur Sécherin; vous me paraissez le meilleur des hommes, et certes je ne vous crois pas le moindre fiel.

—Du fiel.... moi! pas plus qu'un pigeon; ce qui me manque, je le sens bien, c'est l'éducation; mais que voulez-vous? j'ai été élevé en province, mon père était un petit marchand, il a commencé sa fortune en achetant des biens d'émigrés.

—Avec un début comme celui-là, il ne pouvait manquer de prospérer,—dit mademoiselle de Maran.—Certainement ces biens d'émigrés devaient lui porter bonheur à M. votre père.

—C'est ce qui est en effet arrivé, madame.

—Je le crois bien; continuez, monsieur Sécherin.

—Quant à ma mère,—reprit la malheureuse victime de la perfidie de ma tante,—quant à ma mère, c'est la meilleure des femmes, mais elle a toujours voulu conserver son bonnet rond et son casaquin d'autrefois; c'est une bonne ménagère dans toute l'acception du mot; vous voyez donc bien que je n'ai pas été élevé comme un duc et pair. J'ai fait couci couci mes études au collége de Tours; à la mort de mon père, j'ai pris la direction de sa fortune, et j'ai trouvé dans son vieux bureau de sapin noir un inventaire de soixante-trois mille sept cents livres de rentes en terres et en propriétés, et cela net d'impôts, madame, sans compter le matériel de deux fabriques où j'emploie cinq cents ouvriers qui ne peuvent pas suffire aux commandes... Voilà où j'en suis, madame.

—Mais vous êtes dans une position magnifique, monsieur Sécherin! C'est tout simple, les honnêtes gens prospèrent toujours, et je suis sûre que ce sont ces biens d'émigrés dont nous parlions qui ont valu cette prospérité croissante à monsieur votre père.

—Madame,—dit Ursule, qui était au supplice,—je crains que ces détails...

—Allons donc, Ursule, ils m'intéressent au contraire beaucoup, ma chère enfant.

—Sans doute, chère bellotte, mes petites affaires d'intérêt ne peuvent qu'intéresser infiniment notre bonne tante.

—Monsieur Sécherin, toujours fidèle à mon système de franchise,—dit mademoiselle de Maran,—je vous ferai observer que chère bellotte, doit être réservé pour la plus douce et la plus secrète intimité: vous profanez le charme mystérieux de ces adorables expressions en les prodiguant ainsi.

—Pourtant, madame, mon père appelait toujours ma mère chère bellotte, et ma mère l'appelait petit père ou gros loup.

—Mais remarquez, mon bon monsieur Sécherin, que je n'incrimine pas en elles-mêmes les tendres et naïves expressions de chère bellotte, petit père, et même de gros loup, au contraire!! j'espère bien qu'Ursule, pieusement fidèle à ces touchantes traditions de votre famille, vous prodigue en secret ces noms si doux.

—Ah çà! mais tu as donc dit à madame que tu m'appelais ton gros loup, toi?—s'écria M. Sécherin en se retournant vers Ursule et en frappant dans ses mains avec étonnement.

—Vraiment!... Ursule vous appelle déjà son gros loup, mon bon monsieur Sécherin?—s'écria ma tante.

—Mais oui, madame, et elle ne met pas de mitaines pour cela,—continua M. Sécherin avec une orgueilleuse satisfaction.

—Ah! madame, pouvez-vous croire!...—s'écria Ursule,—et des larmes de honte et de confusion lui vinrent aux yeux.

—Comment!—reprit M. Sécherin,—comment! tu ne te souviens pas que le surlendemain de notre mariage, lorsque je t'ai fait voir l'inventaire de notre fortune, je l'ai dit en t'embrassant: Tout cela est à toi et à ton gros loup! Et que tu m'as répondu en m'embrassant aussi: Oui, tout ça c'est à moi et à mon gros loup? Mais rappelle-toi donc bien, c'était dans la petite chambre verte qui me sert de cabinet.

Il est impossible de se figurer la douleur, l'accablement d'Ursule, en entendant ces mots.

J'étais navrée pour elle. Gontran souriait malgré lui; mademoiselle de Maran triomphait. Pourtant elle ne voulut pas trop prolonger cette scène, et reprit aussitôt:

—Voulez-vous bien vous taire, monsieur Sécherin, vilain indiscret! Est-ce qu'on dit ces choses-là? On garde ces friands petits bonheurs-là pour soi tout seul; ce sont de ces petites félicités coquettes et mysticoquentieuses dont on se chafriole en secret et qu'on n'avoue pas! Ursule vous aurait mille et mille fois appelé son gros loup qu'elle se ferait plutôt tuer que de l'avouer, et elle aurait raison. Je vous répète que vous êtes un vilain indiscret. Ah! les hommes!... les hommes!... nous ne pouvons pas leur laisser lire dans notre cœur nos plus charmantes préférences, nous ne pouvons pas les leur témoigner par les noms les plus doux, sans qu'ils aillent tout de suite se vanter de cela de toutes leurs forces!

—Eh bien! c'est vrai, madame,—dit M. Sécherin,—j'ai eu tort, vous avez raison, toujours raison; encore une leçon dont je profiterai. Je garderai bellotte et gros loup pour nous deux ma femme.

—Et vous ferez bien. Mais parlez-moi donc de ces biens d'émigrés que monsieur votre père avait achetés lorsqu'il était petit marchand. Vous ne savez pas comme ça m'intéresse. Est-ce qu'ils étaient considérables, ces biens?

—Oui, madame, ils avaient appartenu en partie à la famille de Rochegune avant la révolution; mais à la restauration, mon père les a revendus au vieux marquis.

A ce nom, qui revenait si singulièrement et si souvent dans cette journée, ma tante fronça le sourcil.

—Est-ce que M. de Rochegune a encore beaucoup de propriétés dans cette province, monsieur?—demanda Gontran.

—Certainement, monsieur; il a toutes les propriétés de son père, comme il en a toutes les qualités... L'hospice des vieillards fondé par feu M. le marquis est à deux lieues de chez moi. Ah! madame,—ajouta M. Sécherin avec exaltation en se retournant vers ma tante,—quel bien feu M. le marquis faisait dans le pays!... et avec cela si peu fier! Enfin, madame, figurez-vous que, tant qu'il restait à son château de Rochegune, il allait tous les dimanches à la messe de l'hospice des vieillards; après la messe il dînait à leur table, allait avec eux à vêpres, soupait encore avec eux et couchait dans leur dortoir: il faisait toujours cela une fois par semaine; ce n'est pas tout, il suivait jusqu'au cimetière le cercueil des pauvres qui mouraient. Voilà, madame, ce qui s'appelle faire du bien avec bonté... n'est-ce pas?

—Oui, sans doute,—répondit ironiquement mademoiselle de Maran.—Aller manger dans la gamelle de ces vieux vagabonds, mais je trouve cette idée-là tout à fait réjouissante.

—Ah! vous avez bien raison, madame,—reprit naïvement M. Sécherin;—ça leur réjouissait le cœur, à ces pauvres gens. Mais ce n'est encore rien que cela, madame.

—Ah! mon Dieu! il y a quelque chose de plus pharamineux encore que cette communion de gamelle?

—Oui, madame. Comme j'étais le plus fort manufacturier du pays, M. le marquis m'avait prié de commander de petits ouvrages à ces malheureux: ils les faisaient, mais Dieu sait comme! cela ne servait à rien, c'était de la matière première perdue que feu M. le marquis payait; non content de cela, il me remboursait les petites sommes que je donnais à ces pauvres vieux censément pour prix de leurs ouvrages, de façon qu'ils croyaient gagner par leur travail les douceurs qu'ils se procuraient ainsi...

—Mais c'est que c'est, en effet, d'une superlative délicatesse!—s'écria mademoiselle de Maran,—et c'est bien raisonné surtout! car enfin, jugez donc! si ces messieurs les vagabonds étaient venus à s'apercevoir que ce M. de Rochegune se permettait de leur faire l'aumône en tout et pour tout, c'est qu'ils auraient pu se révolter au moins! joliment rabrouer cet impertinent marquis, et profiter d'une nuit où il serait venu coucher dans leur dortoir pour lui donner une bonne traversinade qu'il n'aurait pas volée.

L'amertume avec laquelle mademoiselle de Maran raillait une action d'une délicatesse peut-être outrée, mais qui révélait du moins la plus touchante bonté, prouvait combien elle était piquée de voir donner à ses calomnies un si éclatant démenti.

Gontran partageait mon émotion. Ursule, les yeux fixes, semblait profondément et douloureusement absorbée.

M. de Lancry dit à M. Sécherin:

—Je trouve aussi que la conduite de M. de Rochegune est admirable, monsieur; et l'hospice est-il toujours entretenu?

—Toujours, monsieur, et M. le marquis de Rochegune maintenant fait comme faisait son père. Au retour de ses voyages, il est venu passer six mois à son château, et il a été une fois par semaine dîner et coucher à l'hospice tout comme son père; aussi est-il adoré dans le pays tout comme son père...

—Et il le mérite bien, assurément... tout comme son père...—dit mademoiselle de Maran avec aigreur.—Est-ce qu'il met aussi le bonnet et la casaque ces beaux jours-là?

—Non, madame; il reste habillé comme il est. Oh! il fait cela comme tout ce qu'il fait, simplement, sans ostentation. C'est naturel chez lui. Il tient ça de son père. C'est comme le courage; il est brave comme un lion. Tenez, il y a sept ou huit ans, il n'avait alors que vingt ans, lui et un drôle d'homme, M. le comte de Mortagne, qui était l'ami intime de son père, ont fait un coup devant lequel les plus intrépides auraient peut-être reculé.

En entendant le nom de M. de Mortagne, la mauvaise humeur de mademoiselle de Maran augmenta.

—Vous avez connu M. de Mortagne?—dis-je vivement à M. Sécherin.

—Oui, mademoiselle; c'était un original qui avait été au bout du monde, un ancien troupier de la grande armée, une barbe comme un sapeur; il venait bien souvent nous voir à la fabrique; mon pauvre père l'aimait bien aussi. Pour en revenir à mon histoire, un jour, lui et le jeune M. de Rochegune chassaient un lièvre à cheval et aux chiens courants; ils n'avaient donc pas de fusils, et ne possédaient pour toute arme qu'un fouet; le lièvre débouche de la forêt de Rochegune et prend la plaine. C'était en plein hiver; ils trouvent dans un champ un berger couvert de sang et à moitié mort.

—Bon... bon... je vois d'ici ce que c'est,—dit mademoiselle de Maran avec impatience,—quelque chien... quelque loup enragé qui aura mordu les moutons et le berger, et que ces deux paladins auront mis à mort. Allons, c'est superbe... N'en parlons plus.

—Non, madame, c'était...

—Bien, bien, mon cher monsieur Sécherin, faites-nous grâce de ces histoires-là, elles doivent être d'une terrible beauté, et cette nuit leur ressouvenir me donnerait le cauchemar. Mais tenez, je vois dans les yeux d'Ursule qu'elle meurt d'envie d'aller causer avec Mathilde.

Je me levai, je pris ma cousine par la main, et je l'emmenai chez moi, laissant M. Sécherin avec ma tante et Gontran.


CHAPITRE III.

L'AVEU.

L'humiliation d'Ursule fut profonde et cruelle; non-seulement elle avait souffert de la vulgarité de son mari, mais aussi de la révélation des expressions ridiculement familières qu'il avait employées à son égard quelques jours après son mariage.

Mademoiselle de Maran avait été servie au delà de ses souhaits; sa bonhomie perfide, en mettant d'abord le mari d'Ursule en confiance, avait montré ce dernier sous un jour presque grotesque; le hasard avait fait le reste.

Je pense maintenant que, sans trop anticiper sur les événements, je puis vous faire remarquer que dès mon enfance mademoiselle de Maran n'avait eu qu'une pensée, celle d'exciter la jalousie, l'envie d'Ursule contre moi; elle voulait me faire tôt ou tard une ennemie implacable de celle que j'aimais de la tendresse la plus sincère.

Lorsque j'étais enfant, elle avait mis mon intelligence, mon esprit au-dessus de celui d'Ursule; jeune fille, c'était ma beauté, c'était ma fortune qui devaient complétement éclipser ma cousine; enfin, elle s'était efforcée de faire indirectement ressortir la distinction, l'élégance, la position, la naissance de Gontran, que j'allais épouser, en provoquant avec une infernale méchanceté les épanchements candides de M. Sécherin, le mari d'Ursule.

Hélas! je le crois, sans l'incessante obsession de ma tante, ma cousine n'eût pas si souvent comparé avec amertume ma position à la sienne; elle ne m'eût pas envié quelques avantages, et nous aurions vécu sans rivalité, sans jalousie. Je croirai toujours que le cœur d'Ursule était primitivement bon et généreux; les insinuations de ma tante ont causé le mal qu'elle m'a fait plus tard....

Je montai dans ma chambre avec Ursule. J'avais la plus entière, la plus aveugle créance dans sa franchise; je voyais en elle une victime; je me souvenais de la lettre si lugubre, si gémissante, qu'elle m'avait écrite: aussi je cherchais en vain à m'expliquer la singulière familiarité de ses expressions envers son mari, deux ou trois jours après ce mariage désespérant qui lui avait donné des idées de suicide.

Si j'avais un seul instant soupçonné Ursule de fausseté, si je l'avais crue capable d'avoir contracté une union, sinon avec plaisir du moins par calcul, j'aurais compris l'étrange contradiction des paroles de la lettre de ma cousine; mais, je le répète, j'avais une foi profonde en elle, j'attendais avec anxiété l'explication de ce mystère.

En entrant chez moi, Ursule tomba dans un fauteuil; elle cacha sa tête dans ses deux mains sans me dire un mot.

—Ursule, mon amie, ma sœur,—lui dis-je en me mettant à ses genoux, en prenant ses deux mains dans les miennes.

—Laisse-moi... laisse-moi,—dit-elle en cherchant à se dégager et en souriant avec amertume à travers ses larmes.—Pourquoi ces paroles de tendresse? tu ne les penses pas... tu ne peux plus les penser.

—Ah! Ursule... c'est cruel... que t'ai-je fait? que t'ai-je dit? pourquoi m'accueillir ainsi, mon Dieu! après une si longue absence?

—Mathilde, je n'accuse pas ton cœur; il est bon et généreux! mais c'est parce qu'il est généreux, qu'il a en horreur tout ce qui est mensonge et fausseté. Ainsi, laisse-moi... laisse-moi! ne te crois pas obligée de paraître m'aimer encore.

—Ursule... que dis-tu?

—Est-ce que je ne sais pas que tu me méprises!...—ajouta la malheureuse femme en fondant en larmes. Puis elle se leva et alla près de la fenêtre essuyer ses pleurs.

J'étais restée stupéfaite, ne comprenant rien à ce que me disait Ursule. Je courus à elle.

—Mais, au nom du ciel, explique-toi; que veux-tu dire? pourquoi veux-tu donc que je te méprise?

—Pourquoi, Mathilde? peux-tu me le demander? Comment! il y a quinze jours, je t'écris une lettre désolée, une lettre qui te peignait l'affreux bouleversement de mon cœur. Tu t'émeus de mon désespoir, tu plains ton amie... tu pleures sur son sacrifice, sur ses illusions perdues, et tout à l'heure tu entends dire que cette femme, qui, un moment, n'avait vu d'autre refuge que la mort pour échapper à cet odieux avenir; que cette femme, trois jours après ce mariage détesté, prodigue à son mari les noms les plus ridiculement familiers... Encore une fois, Mathilde, je te dis que tu me méprises... ou bien tu caches ce sentiment et je te fais pitié... Mais la pitié... je n'en veux pas... j'aime mieux le dédain... j'aime mieux la haine... j'aime mieux l'indifférence; mais la pitié... oh! jamais, jamais!

Et mettant son mouchoir sur sa bouche, Ursule étouffa les sanglots qu'elle ne pouvait contenir.

—Mais tu es folle, Ursule! tu ne penses pas ce que tu dis... Souviens-toi donc de ma lettre? Est-ce que je ne sens pas tes larmes couler sur mes joues?—lui dis-je en l'embrassant,—est-ce que je ne vois pas, hélas! que tu es bien malheureuse? Que me fait, après tout, un mensonge de ton mari?

—Un mensonge?... non, ce n'est pas un mensonge, Mathilde... non. Ces mots, si ridiculement familiers, je les ai dits... entends-tu... je les ai dits...

—Tu les as dits... Ursule?...

—Oui, oui... Ainsi laisse-moi... tu le vois bien... je suis la plus dissimulée... la plus fausse des créatures... Je feins le désespoir pour me faire plaindre, tandis qu'au fond je suis ravie de ce mariage... Mon mari est si riche... après tout! O honte! ô infamie!

Et Ursule appuya avec force ses deux mains sur son front....

—Non... il n'y a pas de honte, il n'y a pas d'infamie,—m'écriai-je.—Il y a là un mystère que je ne comprends pas. Eh! que m'importe après tout quelques paroles passées? tu souffres, tu pleures: eh bien! je veux souffrir, je veux pleurer avec toi... Vois mes larmes... ma sœur, sens mon cœur comme il bat... Dis... maintenant, dis... crois-tu que ce soit là du mépris... de la pitié?

—Eh bien! non, non; je te crois, Mathilde. Pardon! oh! pardon d'avoir un instant pu douter de ton cœur... Mais c'est qu'aussi j'avais... je dois avoir tant de préventions à détruire dans ton esprit!

—Mais aucune,—te dis-je.

—Alors, écoute-moi, ma sœur, ma tendre sœur. Tes larmes, ton affliction, m'arrachent mon secret. Tout à l'heure je ne voulais rien te dire... Je voulais ne plus te revoir, car vivre près de toi, soupçonnée par toi de fausseté, oh! cela me semblait impossible.

—Pauvre Ursule! eh bien! voyons... ne méritai-je pas ta confiance?

—Si... oh! si! mon Dieu! toi seule... écoute donc... Ce mariage me causait un tel désespoir que jusqu'au dernier moment, malgré moi, je crus qu'un événement imprévu l'empêcherait... Oui... j'étais comme ces condamnés qui savent qu'ils doivent mourir, qu'il n'y a pas de grâce pour eux, et qui pourtant ne peuvent s'empêcher d'espérer cette grâce impossible. C'était un dernier instinct de bonheur qui se révoltait en moi!

—Ursule... Ursule... et ce que tu dis là est affreux. Combien tu as dû souffrir, mon Dieu!

—J'obéis à mon père... je voulus te mettre dans l'impossibilité de consommer le généreux sacrifice que tu m'avais proposé. Ce mariage se fit... mon sort irrévocablement fixé, je n'avais que deux alternatives... la mort...

—Ursule... Ursule, ne parle pas ainsi... tu m'épouvantes.

—La mort, ou une vie à tout jamais malheureuse. Un moment je restai accablée sous le coup de ce funeste avenir! Pourtant, avant que de me désespérer tout à fait, je me demandai ce qui causait l'éloignement que m'inspirait mon mari; je me dis que c'était la vulgarité de ses manières, son éducation commune, car son cœur est bon, je crois....

—Oh! sans doute, Ursule, crois-le, crois-le; il est généreux, il est bon. N'as-tu pas vu avec quelle sensibilité il parlait des bienfaits de M. de Rochegune! Mon Dieu! son langage, ses manières se façonneront au monde.

—Eh bien, donc, je me suis dit: ce langage commun me choque, ces familiarités, presque grossières, me révoltent... Ma vie, désormais, doit se passer dans la compagnie de cet homme; il faut renoncer à toutes mes idées de jeune fille. Désormais je dois vivre d'une vie tout autre... Du courage... tout est fini, tout!!!—et les larmes couvrirent la voix d'Ursule.

—C'est la délicatesse naturelle de mes habitudes,—reprit-elle,—de mes penchants qui me rend si malheureuse. Eh bien! puisque je ne puis pas élever mon mari jusqu'à moi... je m'abaisserai jusqu'à lui... Oui, ce langage qui me révolte, je le parlerai... ces manières qui me font frissonner de répugnance, je les imiterai... Mathilde! Mathilde! cela, je l'ai fait; j'ai flatté cet homme comme il voulait être flatté. J'ai feint de l'aimer comme il voulait être aimé... Ses expressions ridiculement familières je les ai répétées en rougissant d'humiliation et de honte... Oh! ma sœur, ma sœur... tu ne sauras jamais ce que j'ai souffert pendant les huit jours d'épreuves que je m'étais imposés!... Tu ne sauras jamais ce qu'il y a d'affreux dans cette profanation de soi-même, dans ce mensonge des lèvres, dont le cœur se révolte. Oh! que de larmes dévorées en secret, pendant que je jouais cette triste et amère comédie!... Mais, vois-tu, maintenant je ne puis plus, je souffre... non, je ne puis plus! Ah! plutôt que de continuer à m'abaisser à mentir ainsi... oh! oui... la mort! mille fois la mort.

L'accent d'Ursule était si déchirant, si désespéré, son air si égaré, ses traits si bouleversés, qu'elle m'effraya.

Alors je comprenais sa conduite; alors j'étais frappée du courage qu'il lui avait fallu pour tenter seulement ce qu'elle avait essayé.

—Rassure-toi, rassure-toi, ma sœur,—lui dis-je,—écoute seulement mes conseils. Tu te trompes, je pense, en croyant nécessaire de t'abaisser au niveau de ton mari. Son cœur est généreux, il t'aime avec idolâtrie; essaye au contraire de l'élever jusqu'à toi... Tout à l'heure, n'as-tu pas vu avec quel empressement il accueillait les observations de mademoiselle de Maran? Juge donc de quelle autorité seraient les tiennes sur lui? Ursule, ma sœur, songe à cela... Sans doute, je t'aurais désiré une autre union; mais enfin celle-ci est accomplie. Ne repousse donc pas les chances de bonheur qu'elle t'offre.

—Du bonheur, Mathilde? à moi du bonheur?... oh! jamais.

—Si, si, du bonheur... Ton mari est bon, franc, loyal... Il est riche, il t'aime. Il n'est pas d'une très-jolie figure; ses manières, son langage manquent d'élégance; soit; mais cela est-il donc irréparable? Mon Dieu! cela s'apprend si vite, l'exemple est tout! Et tu seras pour lui un si charmant exemple à étudier! Et puis, enfin, veux-tu que nous t'aidions?... Oui, pour te rendre cette éducation plus facile,—lui dis-je en souriant,—veux-tu que moi et Gontran nous allions passer cet été quelque temps chez toi? Si tu ne veux pas encore prendre de maison à Paris, tu viendras chez nous. Aujourd'hui nous avons vu une maison assez grande pour que nous puissions t'offrir un appartement. Eh bien! mon projet, qu'en dis-tu?

—Je dis que tu es toujours la meilleure des amies, la plus tendre des sœurs!—me dit Ursule en m'embrassant avec effusion.—Je dis que près de toi j'oublie mon malheur, et que tu as toujours le don de me faire espérer. Mais, hélas! maintenant, Mathilde, il me sera difficile de me faire illusion.

—Je ne te demande pas de te faire illusion: je ne te demande que de croire aux réalités... Tu verras ton mari dans un an! Combien ton amour pour lui l'aura transformé!

—Mais vois combien le chagrin rend égoïste!—me dit Ursule;—je ne te parle pas de ton bonheur; tu dois être si heureuse, toi!

—Oh! oui, maintenant surtout que tu es là pour partager ce bonheur... Tiens, Ursule, si je te savais sans chagrin, je ne connaîtrais pas de félicité égale à la mienne: Gontran est si bon, si dévoué! c'est un si noble cœur, un caractère si élevé! et puis, il me comprend si bien! Oh! je le sens là... à la sécurité de mon cœur, c'est un bonheur de toute la vie. Il m'inspire une confiance inaltérable; la mort seule pourrait la troubler. Et encore! Non, non, quand on s'aime ainsi, quand on est aussi heureuse que je le suis, l'on ne survit pas; on meurt la première... Non, rien au monde ne pourrait m'ôter cette conviction, que je serai la plus heureuse des femmes, et que ce bonheur durera toute ma vie, ou plutôt toute la vie de Gontran!

. . . . . . . . . .

Maintenant encore, quoique ces prévisions de mon cœur aient été bien cruellement déçues, mon ami, je me souviens que cette créance à un avenir heureux était absolue, aveugle.

. . . . . . . . . .

Huit jours après l'arrivée d'Ursule, toute notre famille devait se rassembler le soir pour la signature de mon contrat de mariage avec M. de Lancry.

Mademoiselle de Maran avait obtenu du maire de notre arrondissement de nous marier le soir après cette cérémonie, afin d'éviter les curieux.


CHAPITRE IV.

LA LETTRE.

Le jour de la signature du contrat, je fus réveillée selon mon habitude par Blondeau, qui m'apporta la corbeille d'héliotrope et de jasmin que depuis six semaines Gontran m'envoyait chaque matin.

J'ai toujours attaché une importance extrême à ce qu'on appelle vulgairement les petites choses. Des attentions délicates, quand elles sont persistantes, prouvent la constante occupation de la pensée; les occasions où l'on peut montrer son dévouement par quelque acte éclatant sont si rares, qu'il vaut mieux donner, si cela se peut dire, la monnaie courante de ce dévouement.

Ceux qui le réservent absolument pour les circonstances extraordinaires semblent vous dire: Noyez-vous... jetez-vous au milieu des flammes, et alors vous saurez ce que je vaux.

Fataliste de cœur, comme je l'étais, cette corbeille de fleurs de chaque matin avait pour moi une grande signification. Le souvenir du premier aveu de Gontran s'y rattachait, et je songeais avec un indicible bonheur que désormais chaque jour commencerait pour moi par une pensée de lui, qui me viendrait au milieu de mes fleurs de prédilection.

De très-bonne heure j'allai à l'église avec madame Blondeau. En voyant arriver le moment où j'allais appartenir à Gontran, plus que jamais j'éprouvais l'irrésistible besoin de prier, de bénir Dieu, et de mettre cet avenir de bonheur sous la protection du ciel et de ma mère.

Je ressentais une joie sereine, confiante et grave; bien souvent, dans la journée, mes yeux se mouillèrent de douces larmes, cela sans raison. C'étaient des attendrissements vagues, involontaires, toujours terminés par des élans de reconnaissance ineffable et religieuse.

Vers les quatre heures, mademoiselle de Maran me fit venir dans sa chambre, où je n'étais pas entrée depuis fort longtemps. Je ne puis vous dire, mon ami, ce que j'éprouvai en me retrouvant dans cet appartement, qui me rappelait les scènes cruelles de mon enfance. Rien n'y était changé: c'était toujours le crucifix, les vitraux coloriés, le secrétaire de laque rouge, les chimères vertes sur la cheminée, et sous les cages de verre, les aïeux de Félix, qui allait, sans doute, bientôt les rejoindre.

Mademoiselle de Maran était assise devant son secrétaire; je vis sur la tablette un écrin, un portefeuille, un paquet cacheté, et un médaillon que ma tante considérait avec tant d'attention, qu'elle ne s'aperçut pas de mon entrée chez elle.

Ses traits, toujours si dédaigneux, avaient une expression de tristesse sévère que je ne lui avais jamais vue. Ses lèvres minces n'étaient plus contractées par le sourire d'implacable ironie qui la rendait si redoutable. Elle semblait soucieuse et accablée.

J'hésitais à lui parler. En m'appuyant sur la cheminée, je remuai un flambeau. Mademoiselle de Maran retourna vivement la tête.

—Qui est là?—s'écria-t-elle. Elle me vit, laissa retomber le médaillon qu'elle tenait à la main et resta quelques moments rêveuse.

—Nous allons nous séparer, Mathilde,—me dit-elle avec un accent de douceur qui me rendit muette de surprise.—Votre première jeunesse n'a pas été heureuse, n'est-ce pas? Ce sera toujours avec amertume que vous vous souviendrez du temps que vous avez passé près de moi.

—Madame...

—Oh! ça doit être... je le sais bien,—reprit-elle d'une voix lente, et comme si elle se fût parlé à elle-même.—Vous m'avez souvent trouvée dure, acariâtre, à votre égard. Je n'ai pas été pour vous ce que j'aurais dû être.... Non, je le sais bien.... C'est sans doute pour cela que j'éprouve une sorte de chagrin de vous quitter. Au moins votre jolie et jeune figure animait un peu cette maison... Je suis bien vieille... et à cet âge il est triste de rester toute seule, d'attendre son dernier jour avec un chien pour tout compagnon, et puis de mourir seule... sans être plainte, sans être regrettée.

Après quelques moments de sombre silence, elle reprit avec douceur:—Mathilde... soyez généreuse, ne vous en allez pas d'ici avec un mauvais ressentiment de moi, cela rendrait ma solitude plus pénible encore!

Mademoiselle de Maran devait être sincère en me parlant ainsi. Les caractères les plus méchants ne sont pas à l'abri de certains retours sur eux-mêmes. D'ailleurs l'expression de ses traits, de sa voix, trahissait son émotion. Elle n'avait aucun intérêt à jouer cette comédie devant moi.

Je fus profondément sensible à cette preuve d'intérêt, la seule que ma tante m'eût jamais donnée. J'avais été plus joyeuse que touchée de son consentement à mon mariage avec Gontran. Je savais qu'à la rigueur j'aurais pu me passer de son adhésion; et, sans exagération de vanité, je sentais que ma tante devait être satisfaite, tout en assurant mon bonheur, de pouvoir donner ma main au neveu d'un de ses amis intimes; mais, dans cette circonstance, les regrets affectueux que me témoignait mademoiselle de Maran m'émurent profondément.

Je pris sa main, je la portai à mes lèvres, et je la baisai cette fois avec une tendre vénération. Elle avait la tête baissée; je ne voyais que son front. Tout à coup elle se releva vivement en m'ouvrant ses bras.

A ma grande surprise, deux larmes, les seules que j'aie jamais vu répandre à mademoiselle de Maran, mouillaient ses paupières.

Je me mis à genoux devant elle. Elle appuya légèrement ses deux mains sur mes épaules, et me dit en me regardant avec intérêt:

—Jamais tu ne t'es plainte; jamais tu n'as senti la douceur d'une caresse maternelle... jusqu'à présent; ou je t'ai abominablement tourmentée... ou bien je t'ai louée avec une funeste exagération... j'ai eu tort, j'en suis désolée. Qu'est-ce que tu veux que je te dise de plus? Je le regretterai jusqu'à la fin de mes jours, qui, hélas! n'est pas bien loin. Heureusement ton bon naturel a pris le dessus; ce sera un reproche que j'aurai de moins à me faire; il m'en reste bien assez comme ça.... Tiens, ma chère petite, je suis si navrée que, s'il en était encore temps, je voudrais... je voudrais... mais non... non... et pourtant...

Sans achever sa phrase, ma tante baissa de nouveau la tête, comme si une lutte se fût engagée en elle entre son désir de parler et une autre influence.

Malgré moi j'eus peur, comme si mon avenir allait dépendre du secret que ma tante hésitait à me livrer. Celle-ci, voulant peut-être s'affermir dans sa bonne résolution en me demandant de nouvelles paroles de tendresse, me dit:

—Je te suis moins odieuse qu'autrefois, n'est-ce pas?

—Ma tante, depuis un moment je vous aime, tout est oublié;—et je serrai ses deux mains dans les miennes avec effusion.

—Cela est pourtant bon; bien bon, de s'entendre dire cela... et si je te rendais un grand service... qui assurât peut-être le bonheur de ta vie entière... me chériras-tu beaucoup? Me diras-tu souvent de ta douce voix attendrie... Je vous aime bien?... Tu me regardes avec de grands yeux étonnés?... Enfin, réponds-moi. J'ai toujours été crainte ou détestée, excepté par ton père, mon excellent frère. Ah! celui-là m'aimait! Mais aussi pour celui-là seul j'avais été bonne et dévouée... oui, je l'aimais tant... que je me croyais le droit de haïr tout le monde; et puis sans doute l'on a en soi-même une plus ou moins grande dose de bonté; moi, j'en ai très-peu et je l'avais toute concentrée sur ton père... Je ne sais pourquoi, à cette heure, ta voix... ton accent me touchent et éveillent en moi, sinon de la bonté, au moins de la pitié. Aussi répète-moi que tu m'aimerais bien, que tu aimerais de toutes les forces de ton cœur une amie qui t'arrêterait au bord d'un précipice où tu serais sur le point de tomber? Réponds... réponds... est-ce que tu lui dévouerais ta vie à cette amie?

Mademoiselle de Maran prononça ces derniers mots avec une sorte d'impatience nerveuse, qui prouvait la violence du combat qui se livrait en elle.

Sans comprendre ce que me disait ma tante, je me jetai dans ses bras tout effrayée.—Ayez pitié de moi!—m'écriai-je; je ne sais pas quel malheur me menace... mais s'il en est un, oh! parlez... parlez! Vous êtes la sœur de mon père! Je suis seule... seule... je n'ai que vous au monde! Qui m'éclairera si ce n'est vous?... Oh! parlez... parlez, par pitié!... Un malheur! dites-vous, mais lequel?... Gontran m'aime, je l'aime autant que je puis l'aimer: j'ai la plus tendre des amies dans Ursule, puis-je entrer dans le monde sous de plus heureux présages? Vous-même, à cette heure, vous me parlez avec tendresse; quelques mots de vous ont à tout jamais effacé les souvenirs pénibles de mon enfance. Si quelque malheur caché menace ma destinée, oh! dites-le... par pitié... dites-le.

—Malheureuse enfant! je ne sais quelle voix me dit que ce serait un crime affreux de te laisser dans cette erreur... et que tôt ou tard la vengeance divine ou humaine me saurait atteindre,—s'écria ma tante.

Le sentiment auquel elle cédait était si généreux, elle était alors si noblement émue, qu'un moment sa figure eut presque un caractère de beauté touchante.

Je l'écoutais dans une angoisse indicible, lorsque Servien frappa à la porte et entra apportant une lettre sur un plateau d'argent.

J'eus un affreux serrement de cœur; un sinistre pressentiment me dit que le hasard fatal qui interrompait mademoiselle de Maran allait à tout jamais cacher à mes yeux le mystère qu'elle était sur le point de me dévoiler.

—Qu'est-ce que c'est?—s'écria ma tante avec une impatience presque douloureuse.

—Une lettre, madame,—dit Servien en avançant son plateau.

Mademoiselle de Maran la prit brusquement et dit:

—Sortez!...

Je respirai, je crus que ma tante allait continuer notre entretien, car sa physionomie n'avait pas changé d'expression; elle semblait même si préoccupée qu'elle jeta la lettre sur son bureau sans la décacheter. La fatalité voulut que l'adresse fût tournée du côté de ma tante; l'écriture la frappa; elle la prit et l'ouvrit vivement.

Tout espoir disparut; cette lettre parut faire sur elle un effet foudroyant, ses traits reprirent peu à peu leur expression d'ironie et de dureté habituelles; ses sourcils froncés lui donnèrent une expression plus méchante que jamais.... Un moment elle resta comme frappée de stupeur, et dit d'une voix sourde, en froissant la lettre avec rage:

—Et moi... qui justement allais... Ah çà! mais qu'est-ce que j'avais donc? j'étais folle, je crois... cette petite fille m'avait ensorcelée... Je faisais des bonasseries stupides, pendant que lui.... Ah! que l'enfer le confonde!... heureusement j'ai le temps.

Ces paroles de ma tante, entrecoupées de longs silences réfléchis, m'effrayèrent.

—Madame,—lui dis-je en tremblant,—tout à l'heure vous étiez sur le point de me faire un aveu bien important...

—Tout à l'heure j'étais une sotte, une bête, entendez-vous?—reprit-elle d'un ton aigre et emporté...—Je crois, Dieu me pardonne, que je m'étais attendrie... Ah!... ah!... ah!... et cette petite qui a cru cela... qui ne voyait pas que je me moquais d'elle... avec mes sensibleries... Je suis si sensible, en effet!

—J'ai cru à votre émotion, madame; oui, vous étiez émue. Vous le nierez en vain... J'ai vu vos larmes couler... Ah! madame, au nom de ces larmes que le souvenir de mon père a peut-être provoquées, ne me laissez pas dans une douloureuse inquiétude!!! Cédez au généreux sentiment qui vous a fait m'ouvrir vos bras... Cela serait trop cruel, madame, de m'avoir mis au cœur cette défiance, ce doute, d'autant plus cruel qu'il peut s'attaquer à tout et me faire vaguement soupçonner ceux que j'aime le plus au monde.

—Vraiment! ça vous paraît ainsi? Eh bien! tant mieux, ça vous occupera, de chercher le mot de cette énigme. C'est un jeu très-divertissant que celui-là... je vous promets de vous dire si vous divenez juste.

—Madame,—m'écriai-je, indignée de la froide méchanceté de ma tante, vous l'avez dit vous-même, la justice humaine ou la justice divine vous atteindrait si...

—Ah!... ah!... ah!...—s'écria ma tante, en m'interrompant par un éclat de rire sardonique.—Ah çà! est-ce que vous voulez me menacer des gens du roi ou des foudres du Vatican, avec votre justice humaine et divine?... Vous ne voyez donc pas que je plaisantais.... C'est tout simple, on est si gai le jour d'un mariage... Je sais bien que vous allez me parler de mes deux larmes... Eh bien! ma chère petite, je vais vous faire une confidence qui pourra vous servir un jour pour attendrir Gontran dans une de ces discussions dont le meilleur ménage n'est pas à l'abri... Voyez-vous, un petit grain de tabac dans chaque œil, et vous pleurerez comme une madeleine. Or, de beaux yeux comme les vôtres sont irrésistibles lorsqu'ils pleurent.

—Mais... madame...

—Ah! j'oubliais, j'ai là quelques objets que, par son testament, votre mère a recommandé de vous remettre le jour de votre mariage, c'est-à-dire quand votre mariage sera conclu. Je voulais vous les donner tout à l'heure... je me ravise... je vous les donnerai ce soir, après la mairie,—dit-elle en se levant et en fermant son secrétaire à clef.

—Ah! madame, accordez-moi au moins cela,—lui dis-je;—vous allez me laisser bien triste, bien effrayée de vos cruelles réticences... Ces dernières preuves de la tendresse de ma mère me consoleront, au moins.

—C'est impossible,—dit mademoiselle de Maran;—la clause du testament est formelle. Une fois mariée, je vous remettrai tout cela... Mais, comment!... cinq heures déjà... et je ne suis pas habillée! laissez-moi... chère petite.

En disant ces mots, ma tante sonna une de ses femmes, qui entra, lui dit qu'on venait d'apporter au salon un meuble pour moi de la part de M. le vicomte de Lancry.

—Allez vite... c'est sans doute votre corbeille,—me dit ma tante; si j'en juge par le goût de Gontran, ça doit être charmant et magnifique à la fois.

Je sortis navrée de chez mademoiselle de Maran.

En songeant à ce secret qu'elle avait voulu me confier une seconde fois, je me rappelai malgré moi ce que m'avait dit la duchesse de Richeville... Et pourtant, je n'avais pas la moindre défiance de Gontran; lui-même n'avait-il pas été au-devant de mes soupçons en m'avouant les torts qu'on pouvait lui reprocher? et puis, d'ailleurs, je l'aimais passionnément. J'avais en lui une foi profonde.

Je ne me sentais si assurée, si charmée de mon avenir que parce qu'il en était chargé. Il en était de même de l'amitié d'Ursule; je la croyais aussi dévouée, aussi sincère que celle que j'éprouvais moi-même pour elle.

La cruelle inquiétude que mademoiselle de Maran m'avait jetée au cœur planait donc au-dessus des deux seules affections que j'eusse, et semblait les menacer toutes deux sans en attaquer aucune.

Je trouvai dans le salon la corbeille que m'envoyait M. de Lancry. Ainsi que l'avait prévu ma tante, il était impossible de rien voir de plus élégant et de plus riche: diamants bijoux, dentelles, châles de cachemire, étoffes, etc., tout était en profusion et d'un goût exquis. Mais j'étais trop triste pour jouir de ces merveilles. Je les aurais à peine regardées si elles n'avaient pas été choisies par Gontran.

Pourtant, à force de vouloir deviner le mystère que mademoiselle de Maran me cachait, je finis par croire que son attendrissement, qui m'avait paru très-sincère, ne l'avait pas été, que son seul but avait été de me tourmenter et de me faire de cruels adieux.

La vue Gontran, qui vint un peu avant l'heure fixée pour la signature du contrat, ses tendres paroles, finirent par me rassurer tout à fait.

A neuf heures, ma famille et celle de Gontran étaient rassemblées dans le grand salon de l'hôtel de Maran.

J'étais à côté de ma tante et de M. le duc de Versac. Le notaire arriva. Presque au même instant, on entendit le claquement des fouets et le bruit retentissant d'une voiture qui entrait dans la cour au galop de plusieurs chevaux.

Je regardai ma tante, elle devint livide.

Un moment après, M. de Mortagne parut à la porte du salon.


CHAPITRE V.

MONSIEUR DE MORTAGNE.

Sans les traits fortement accentués qui caractérisaient la physionomie de M. de Mortagne, il eût été méconnaissable. Sa barbe, ses cheveux, avaient entièrement blanchi; son front ridé, ses yeux caves et bistrés, ses joues profondément creusées, témoignaient de longues et cruelles souffrances; ses vêtements étaient aussi négligés que d'habitude.

Cette apparition presque sinistre, au milieu de ce salon étincelant d'or et de lumières, rempli d'hommes et de femmes élégamment parées, formait un contraste étrange.

D'abord l'assemblée resta muette d'étonnement. M. de Mortagne vint droit à moi, je me levai; il me prit les mains, me regarda quelques minutes; l'expression farouche de ses traits s'adoucit, il m'embrassa tendrement sur le front, et me dit:

—Enfin me voici, pourvu qu'il ne soit pas trop tard...—Et me considérant attentivement, il ajouta:—C'est sa mère... tout le portrait de sa pauvre mère! Ah! je comprends bien la haine du monstre.

La première stupeur passée, mademoiselle de Maran retrouva son audace habituelle, et s'écria résolument:

—Qu'est-ce que vous venez faire ici, monsieur?

Sans lui répondre, M. de Mortagne s'écria d'une voix tonnante:

—Je viens ici accuser et convaincre trois personnes d'indignes manœuvres et de basse cupidité! Ces trois personnes sont vous, mademoiselle de Maran! vous, monsieur d'Orbeval! vous, monsieur de Versac!

Ma tante s'agita sur son fauteuil, M. d'Orbeval pâlit d'effroi, et M. de Versac se leva; mais son neveu s'écria vivement:

—Monsieur de Mortagne!... prenez garde, M. le duc de Versac est mon oncle... et l'insulter, c'est m'insulter.

—Votre tour viendra, monsieur de Lancry, mais plus tard: d'abord les causes, puis les effets,—dit froidement M. de Mortagne.

Je saisis la main de Gontran, en lui disant tout bas d'une voix suppliante:

—Que vous importe? je vous aime; ne vous irritez pas contre M. de Mortagne; il a été le seul protecteur de mon enfance.

M. de Mortagne continua:

—Je m'attends à des cris, à des menaces, c'est tout simple; quiconque m'empêchera de parler redoutera mes paroles.

—On ne redoute que vos injures, monsieur,—s'écria mon tuteur.

—Quand j'aurai dit ce que j'ai à dire, je serai aux ordres de ceux qui se trouveront offensés.

—Mais c'est une tyrannie insupportable! vous ne nous imposerez pas avec vos airs furieux de matamore et de Ramasse-ton-bras!—s'écria mademoiselle de Maran.

—Mais, en effet, c'est intolérable!...—dit M. de Versac.—On n'a pas d'idée d'une grossièreté pareille chez un homme bien né....

—Il y a là calomnie et diffamation,—dit mon tuteur.

—Vous craignez donc mes révélations... puisque vous voulez étouffer ma voix?—s'écria M. de Mortagne.—Vous craignez donc bien que je détourne cette malheureuse enfant du mariage qu'on veut lui faire faire?

—Monsieur!—s'écria Gontran,—c'est maintenant moi, entendez-vous?... moi! qui vous somme de parler... et de parler sans réticences... Si honoré, si heureux que je sois de m'unir à mademoiselle Mathilde, je renoncerais à l'instant à des vœux si chers, s'il lui restait le moindre doute sur...

J'interrompis à mon tour M. de Lancry; et je dis à M. de Mortagne:—Je ne doute pas que votre conduite ne vous soit dictée par l'intérêt que vous me portez, monsieur... Je n'ai pas oublié vos bontés pour moi, mais, je vous en supplie, pas un mot de plus... Rien au monde ne pourra faire changer ma résolution...

—Mais moi, mademoiselle, j'en changerai,—s'écria Gontran...—Oui, telle cruelle que soit cette résolution, je renoncerai à votre main si à l'instant monsieur ne s'explique pas...

—C'est ce que je demande...—dit M. de Mortagne.

—Mais c'est absurde,—s'écria mademoiselle de Maran, pâle de colère;—mais vous n'avez donc pas de sang dans les veines, tous tant que vous êtes, de vous laisser imposer par cet échappé de Bicêtre!...

—Échappé des prisons de Venise... où vous m'avez fait jeter depuis huit ans... par la plus exécrable machination!—s'écria M. de Mortagne d'une voix tonnante en saisissant rudement mademoiselle de Maran par le bras et en la secouant avec fureur.

—Mais il va m'assassiner, il est capable de tout!—s'écria ma tante.

—Et toi, infernale créature, de quoi n'es-tu pas capable? Ta trahison ne m'a-t-elle pas fait souffrir mille morts?... Vois mes cheveux blanchis, vois mon front sillonné par les souffrances. Huit ans de tortures... entends-tu? Huit ans de tortures! Et je m'en vengerai, dussé-je te poursuivre jusqu'à la fin de tes jours... et encore je ne sais pas pourquoi je ne délivre pas tout de suite la terre d'un monstre tel que toi...—ajouta M. de Mortagne en rejetant mademoiselle du Maran dans son fauteuil.

Cette scène avait été si brusque, l'accusation que M. de Mortagne portait contre ma tante semblait si extraordinaire, que tous les assistants restèrent un moment frappés du stupeur et d'effroi.

Mademoiselle de Maran, quoique redoutée, était assez universellement détestée pour que ses amis ne fussent pas fâchés d'être involontairement témoins d'une scène si étrangement scandaleuse.

Le front de mademoiselle de Maran était couvert d'une sueur froide, elle respirait à peine, et regardait M. de Mortagne avec frayeur et d'un air égaré.

—Vous ne savez pas comment j'ai découvert votre abominable trame?—continua-t-il en s'adressant à ma tante, et il tira de sa poche quelques papiers.—Reconnaissez-vous cette lettre au gouverneur de Venise?... Reconnaissez-vous ces proclamations incendiaires? Tout ceci vous étonne, messieurs?—dit M. de Mortagne en voyant les regards de curiosité inquiète qu'on jetait sur ces mystérieux papiers.—Vous ne me comprenez pas encore? Je le crois sans peine; jamais complot n'a été plus méchamment et plus habilement conçu; écoutez donc... et apprenez à connaître cette femme.

Il y a huit ans, je l'accusai devant vous tous, qui composiez le conseil de famille de ma nièce, d'élever en marâtre cette malheureuse enfant; je vous demandais de la lui retirer; vous m'avez refusé; j'étais seul, vous aviez le nombre pour vous, je me résignai. Obligé de partir, j'espérais bientôt revenir à Paris, et, bon gré mal gré, exercer une surveillance continue sur l'éducation de Mathilde. Mon retour épouvanta sa tante; vous allez voir comme elle l'empêcha... Vous tremblez devant cette femme, je le vois. Mais vous aurez peut-être le courage de reconnaître la noirceur de cette âme, s'il y a une âme dans ce corps...

—Et vous souffrez cela? et vous me laissez insulter ainsi!—s'écria mademoiselle de Maran furieuse en se retournant vers l'auditoire.

Personne ne lui répondit.

—Il y a huit ans,—reprit M. de Mortagne,—je partis pour l'Italie... je devais attendre à Naples M. de Rochegune, fils d'un de mes meilleurs amis. Ce jeune homme au cœur ardent et généreux devait venir avec moi combattre quelque temps en Grèce. J'étais complétement étranger aux complots que les sociétés secrètes tramaient alors en Italie. J'arrive à Venise... D'abord je ne suis pas inquiété; mais une nuit, la police fait une descente chez moi, on m'arrête, on me garrotte, on saisit mes papiers, mes effets, et on me conduit en prison; je suis mis au secret. Je proteste de mon innocence, je défie qu'on trouve contre moi la moindre preuve de culpabilité; on me répond que le gouvernement autrichien a été instruit de mes mauvais desseins, que je viens prendre une part active aux menées des sociétés révolutionnaires.—Je nie hautement cette accusation.—On apporte mes malles, on les ouvre devant moi, et on trouve dans un double fond, dont j'ignorais l'existence, plusieurs paquets cachetés.

—Mais il faut être aussi fou que cet homme pour écouter sérieusement de pareilles balivernes!—s'écria mademoiselle de Maran.—Quant à moi, je ne les entendrai pas plus longtemps; et elle se leva.

—Soit, allez-vous-en, ce n'est pas à vous que je prétends dévoiler ces abominables mystères, vous n'en avez que trop le secret.

Mademoiselle de Maran se rassit en frémissant de rage.

M. de Mortagne continua:

—On ouvrit ces paquets, et l'on y trouva les proclamations les plus incendiaires, un appel aux ventes des carbonari, un plan d'insurrection contre la puissance autrichienne, et quelques lettres mystérieuses à mon adresse, timbrées de Paris, que j'étais censé avoir lues, et dans lesquelles on me promettait le concours de tous les hommes libres de la Lombardie... Ces apparences étaient accablantes, je restai anéanti devant ce fait inexplicable. On me demanda compte de mes opinions, je n'eus pas la lâcheté de les nier. Je répondis que je m'étais voué à une seule cause: celle de la liberté sainte et pure de toute souillure... Ces hommes ne comprirent pas que, puisque j'avais le courage d'avouer des opinions qui pouvaient me perdre, je devais être cru lorsque je jurais sur l'honneur que j'ignorais l'existence de ces papiers dangereux. Je fus jeté dans un cachot, j'y restai huit années... J'en sortis, vous le voyez, décrépit avant l'âge... Maintenant savez-vous comment j'étais porteur de ces dangereux papiers? Peu de temps avant mon départ pour l'Italie, cette femme avait dépêché Servien, son digne serviteur, auprès de celui de mes gens qui devait m'accompagner. Sous le prétexte de faire entrer en Italie des marchandises de contrebande et de réaliser de grands bénéfices, il lui persuada de faire mettre à mon insu des doubles fonds à mes malles, et d'y cacher les prétendus paquets de dentelles d'Angleterre. Une fois à Venise, un correspondant devait venir réclamer les dentelles, et donner vingt-cinq louis à mon domestique. Ce malheureux, ignorant le danger de cette commission, accepta... Je partis, et presque en même temps que moi partit aussi cette lettre, adressée au gouverneur de Venise.

«M. de Mortagne, ancien officier de l'empire, connu par l'exaltation de ses idées révolutionnaires et par ses liaisons avec les anarchistes de tous les pays, arrivera à Venise dans le courant du mois de mai; on trouvera dans plusieurs malles à double fond les preuves de ses dangereux desseins...»

—Eh bien! cela est-il assez infâme?—s'écria M. de Mortagne en croisant ses bras sur sa poitrine et en jetant un regard d'indignation sur mademoiselle de Maran.

Celle-ci, un moment accablée, reprit bientôt toute son audace, et s'écria:

—Et qu'ai-je de commun, monsieur, avec vos paquets de dentelles renfermant des conspirations? Est-ce que c'est ma faute à moi, si, en voyant vos projets révolutionnaires déjoués, vous avez imaginé une histoire absurde à laquelle on n'a pas cru du tout, avec raison? Qui est-ce qui croira jamais que je me suis amusée à fabriquer des proclamations, des constitutions, des conspirations, et que j'ai mis un de mes gens dans la confidence de cette belle œuvre? Allons donc, monsieur, vous êtes fou... Il n'y a pas un mot de vrai dans tout cela... Je le nie!

—Vous le niez?... et votre misérable Servien niera-t-il aussi la déposition de mon domestique qui l'accuse formellement de lui avoir remis les paquets?

—Votre domestique!—s'écria ma tante en riant aux éclats;—voilà une belle garantie, en vérité, et qui doit être bien admise! Tel maître, tel valet, monsieur. Est-ce qu'on ne connaît pas vos antécédents? Qu'y a-t-il d'étonnant dans la lettre que vous nous avez lue, et qui a été adressée au gouverneur de Venise? Est-ce que vous ne vous êtes pas toujours déclaré le champion des frères et amis de tous les pays? La police d'ici, qui vous surveille, aura, en bonne sœur, averti la police autrichienne de vos projets, c'est tout simple... ça se fait tous les jours... Ainsi laissez-moi tranquille avec vos paquets de dentelles rembourrés de conspirations; c'est un conte de ma mère l'oie... Vous avez voulu faire le Brutus, le Washington, le Lafayette, on vous a coffré et on a bien fait... Vous vous plaignez d'avoir les cheveux blancs, est-ce que j'y peux quelque chose, moi? On sait bien que les plombs de Venise ne sont pas fontaine de Jouvence, non plus! Si, par suite, votre imaginative est détraquée, comme il y paraît, prenez des douches, monsieur, et laissez-nous en repos, car vous êtes insupportable.

Les cruels sarcasmes de mademoiselle de Maran trouvèrent, contre son attente, M. de Mortagne impassible. Il lui répondit avec le plus grand sang-froid:

—Grâce aux soins actifs de l'amitié de madame de Richeville, de M. de Rochegune et de quelques autres amis, me voici libre, malgré votre impudente audace; nous avons assez de preuves pour vous clouer au pilori de l'opinion publique, et j'y parviendrai.

—C'est ce que nous verrons, monsieur!

—Et vous n'y serez pas seule; j'y attacherai aussi vos complices... ceux qui, par lâcheté, égoïsme ou cupidité, ont servi vos méchants desseins... Entendez-vous, monsieur de Lancry? entendez-vous, monsieur d'Orbeval? entendez-vous, monsieur de Versac?

Une explosion d'indignation accueillit ces paroles de M. de Mortagne; il continua sans se déconcerter:

—Je ne sais pas même, messieurs, si votre conduite n'est pas plus exécrable encore que celle de mademoiselle de Maran... Au moins celle-ci me hait, elle hait sa nièce, et, quoique la haine soit une détestable passion, elle prouve au moins une certaine énergie... Mais vous trois... vous avez lutté de lâcheté, d'égoïsme et de cupidité...

—Continuez, monsieur, continuez,—dit Gontran pâle de rage.

—Il y a eu un jour, sans doute, où vous, monsieur de Versac, vous avez dit à mademoiselle de Maran: Mon neveu est perdu de dettes; c'est un joueur effréné; on ferme les yeux sur le scandale de ses aventures, mais il m'embarrasse; s'il se met dans de mauvaises affaires, par respect humain, je serai obligé de l'en tirer. Votre nièce est fort riche; arrangeons ce mariage-là: les dettes de mon neveu seront payées, et je n'aurai plus à m'en occuper.

—Monsieur,—dit M. de Versac avec une urbanité parfaite,—je vous ferai observer que ce que vous me faites l'honneur de me dire manque complétement d'exactitude, et que...

—Monsieur le duc,—reprit M. de Mortagne,—si vous aviez une fille qui vous fût chère... la donneriez-vous à votre neveu?... Sur l'honneur, répondez.

—Il me semble, monsieur, que nous ne sommes pas dans les termes assez particulièrement familiers pour que je puisse vous faire mes confidences à ce sujet,—dit M. de Versac.

—Ce détour... est accablant pour votre neveu, monsieur,—reprit M. de Mortagne.

Gontran allait s'emporter; je le contins à force de supplications. M. de Mortagne continua:

—A la proposition de ce mariage, mademoiselle de Maran a réfléchi sans doute; oui, elle s'est demandé si le parti qu'on lui proposait réunissait bien tous les défauts et tous les vices nécessaires pour assurer le malheur de sa nièce, qu'elle abhorrait... M. de Lancry lui a paru doué des qualités convenables; elle a donné parole à M. de Versac, et l'on a commencé cette odieuse machination... Il y a une justice humaine, dit-on, et cela se passe impunément ainsi!—s'écria M. de Mortagne avec indignation. Voici une jeune fille orpheline, isolée depuis son enfance de toute affection, abandonnée à elle-même, sans appui, sans conseil... On introduit près d'elle, à chaque instant du jour, un homme doué de séductions dangereuses; on écarte tout rival honorable; on la lui livre, à cet homme, à lui tout seul... à lui rompu dès longtemps aux intrigues de la galanterie. La pauvre enfant, sans expérience, habituée aux duretés, aux perfidies d'une marâtre, écoute avec une confiance ingénue et ravie les douceurs hypocrites, les promesses menteuses de cet homme. Ignorante du danger qu'elle court, elle ne s'aperçoit qu'elle aime... que lorsque l'amour est à jamais enraciné dans son cœur... La malheureuse enfant n'a pas un ami, pas un parent pour l'éclairer sur les dangers qu'elle court, sur la position, sur les antécédents de l'homme qui la trompe...

—Assez, monsieur, assez!—m'écriai-je, transportée d'indignation, car je souffrais cruellement de ce que devait ressentir Gontran.—C'est moi, moi seule, qui dois répondre ici... Au lieu de me taire le passé, que vous lui reprochez avec tant d'amertume... M. de Lancry, plein de franchise et de loyauté, a été au-devant des informations que je ne pouvais prendre; il m'a dit: Je ne veux pas vous tromper; ma jeunesse a été dissipée, j'ai joué, j'ai été prodigue. Mais lorsque M. de Lancry a voulu me parler de sa fortune, du peu qu'il possédait encore, c'est moi qui n'ai pas voulu l'entendre... Je n'ai donc pas été trompée en accordant ma main à M. de Lancry; j'ai une foi profonde, absolue dans les assurances qu'il m'a données, dans les promesses qu'il m'a faites, dans l'avenir que j'attends de lui; et, tout en regrettant amèrement cette triste discussion, je suis heureuse, oui, bien heureuse de pouvoir déclarer ici hautement, solennellement, que je suis fière du choix que j'ai fait...

M. de Mortagne me regardait avec un étonnement douloureux.

—Mathilde... Mathilde... Pauvre enfant... on vous abuse... vous ne savez pas ce qui vous attend.

—Monsieur, je respecterai toujours le sentiment qui a dicté votre conduite, et j'espère qu'un jour vous reviendrez de vos injustes préventions contre M. de Lancry.

Puis, allant vers la table où était posé le contrat, je le signai vivement et je dis à M. de Mortagne:

—Voici ma réponse, monsieur;—et je donnai la plume à Gontran.

M. de Mortagne se précipita vers lui, et lui dit d'une voix émue, presque suppliante:

—Ayez pitié d'elle! Vous êtes jeune, tout bon sentiment ne peut pas être éteint dans votre cœur... grâce pour Mathilde, grâce pour tant de candeur, pour tant de confiance, pour tant de générosité! N'abusez pas de votre influence sur elle... vous savez bien que vous ne pouvez pas la rendre heureuse... Est-ce sa fortune que vous convoitez?... eh! monsieur, parlez... je suis riche...

A cette dernière offre, qui était un outrage, Gontran devint pâle de rage.

—Signez... oh! signez, dis-je à M. de Lancry d'une voix défaillante.

—Oui, oui, je signerai,—dit-il avec une fureur contenue.—Ne pas signer serait m'avouer coupable, serait mériter les outrages de cet homme; ne pas signer serait m'avouer indigne de vous... mademoiselle;—et Gontran signa.

—Dites donc que ne pas signer serait renoncer à la fortune que vous convoitez, car vous êtes indigne de comprendre et d'apprécier les qualités de cet ange... Dans deux mois vous la traiterez aussi brutalement que vos maîtresses... si l'on n'y met ordre...

—Gontran,—dis-je tout bas à M. de Lancry,—je suis votre femme, accordez-moi la première chose que je vous demande... pas un mot à M. de Mortagne... je vous en supplie... terminez cette scène qui me tue.

Gontran réfléchit pendant quelques moments et me dit d'un air sombre:

—Soit, Mathilde... vous me demandez beaucoup... je vous l'accorde.

—Le sacrifice est consommé, dit M. de Mortagne;—cela devait être ainsi... Allons, maintenant, courage... plus que jamais il me reste à veiller sur vous, Mathilde... Si je le puis, je dois rendre les suites de votre fatale imprudence moins funestes pour vous... et empêcher les malheurs que je prévois... Soyez tranquille... partout où vous serez... je serai... partout où vous irez... j'irai... Ce monstre—et il montra mademoiselle de Maran—a été votre mauvais génie; je serai, moi, votre génie tutélaire... Et ici je déclare une guerre acharnée, sans merci ni pitié, à tous vos ennemis, quels qu'ils soient... Mes cheveux sont blancs, mon front est ridé, mais Dieu m'a laissé l'énergie du cœur et du dévouement. Hélas! pauvre enfant, je viens bien tard dans votre vie; mais, je l'espère, je ne viens pas trop tard... Adieu, mon enfant, adieu... Je vais signer ce contrat... j'assisterai à votre mariage, c'est mon droit, c'est mon devoir... En ce moment plus que jamais je tiens à remplir ce devoir et ce droit.

En allant à la table, il signa le contrat d'une main ferme. La voix, la figure de M. de Mortagne avaient un tel caractère d'autorité, que personne ne dit mot; lorsqu'il eut signé, il dit:

—M. d'Orbeval, M. de Versac, M. de Lancry... je ne rétracte rien de ce que j'ai dit... cela est vrai, je le maintiens et je le maintiendrai pour vrai, ici et partout. Il y a dix ans, j'aurais ajouté que je le soutiendrais l'épée à la main, monsieur de Lancry! Aujourd'hui je ne le dirai plus, ma vie appartient à cette enfant, qui, je le vois, n'a plus que moi au monde; ne souriez pas avec dédain, jeune homme; vous savez bien que M. de Mortagne n'a pas peur!—Puis, étendant son bras droit, il fit de son index un geste menaçant et impérieux, et dit à M. de Lancry:

—Si vous ne réparez pas votre vie passée; si par la tendresse la plus reconnaissante, si par une adoration de tous les instants vous ne vous rendez pas digne de cet ange, c'est vous qui aurez à trembler devant moi, monsieur! Oh! les regards furieux ne m'imposent pas, j'en ai dompté de plus farouches que vous.—Et M. de Mortagne se retira d'un pas lent.

A peine fut-il parti, que l'espèce de stupeur qu'avait causée cet homme singulier se dissipa. Chacun l'attaqua, le déprisa, l'accusa de folie. On se rappela qu'environ neuf ans auparavant, il avait fait des sorties tout aussi incroyables et tout aussi sauvages. L'intérêt qu'il avait un moment excité en racontant la perfidie de mademoiselle de Maran se refroidit bientôt; presque tous nos parents se rallièrent à ma tante et lui déclarèrent qu'ils ne croyaient pas un mot de la fable de M. de Mortagne au sujet des causes de sa captivité à Venise.

Quelques instants après son départ, nous nous rendîmes à la mairie.

Malgré la scène cruelle qui venait de se passer, ma confiance aveugle dans M. de Lancry ne faiblit pas. M. de Mortagne et madame de Richeville l'accusaient de fautes qu'il m'avait avouées et dont il avait trouvé l'excuse et presque la justification dans son amour pour moi; je l'avais cru, et je n'éprouvais que de l'irritation contre M. de Mortagne et un redoublement de tendresse pour Gontran; je m'accusais avec amertume d'avoir été cause de cette scène si douloureuse pour lui, et je me promettais de la lui faire oublier à force de dévouement.

Si l'on s'étonne d'une telle persistance à conclure ce mariage malgré tant d'avertissements vagues ou précis, c'est que l'on ne connaît pas cette aveugle et intraitable opiniâtreté de l'amour, qui augmente presque en raison de l'opposition qu'elle rencontre.

Ce fut avec un religieux ravissement que je répondis oui, lorsqu'on me demanda si je prenais Gontran pour époux. La cérémonie terminée, nous revînmes à l'hôtel de Maran.

Le lendemain matin, nous nous rendîmes à la chapelle de la chambre des pairs, où le mariage devait avoir lieu à neuf heures. En entrant, la première personne que j'aperçus fut M. de Mortagne. N'ayant pas été prévenu la veille, il n'avait pu assister au mariage civil.

Monseigneur l'évêque d'Amiens nous unit. Son allocution à Gontran fut grave, sérieuse, presque sévère; je pensai qu'on jugeait mon mari sur sa conduite passée; je fus presque orgueilleuse de l'espèce de conversion que son amour pour moi allait opérer dans l'avenir. En sortant de la chapelle, nous rentrâmes dans un salon que M. le chancelier avait bien voulu mettre à notre disposition. J'étais près de la fenêtre avec Gontran et mademoiselle de Maran, attendant le retour de M. de Versac pour partir avec lui.

M. de Mortagne s'avança près de nous.

Je vis les yeux de Gontran étinceler de colère.

Effrayée, je lui pris le bras en lui disant:—Gontran, rappelez-vous votre promesse; mais il me repoussa presque durement en me disant:—C'est bon... je sais ce que j'ai à faire; puis, s'avançant près de M. de Mortagne, il lui dit d'une voix sourde:

—J'ai enduré vos outrages et vos menaces, monsieur... tant que j'ai eu des raisons pour les endurer; ces raisons n'existent plus, et il faudra bien que vous me donniez satisfaction, maintenant que mademoiselle Mathilde est ma femme.

Mademoiselle de Maran prit Gontran par la main; son regard brilla d'une méchanceté infernale! Elle dit à M. de Lancry, en lui montrant M. de Mortagne:

—Désormais monsieur doit être sacré, inviolable à vos yeux, entendez-vous? Quoi qu'il dise, quoi qu'il fasse, vous devez tout endurer de lui.

—Je dois tout endurer!—dit Gontran,—et pourquoi cela?

—Pourquoi cela?...—et mademoiselle de Maran, jetant sur moi et sur M. de Mortagne un regard de vipère, dit avec son affreux sourire:—Vous devez tout endurer de M. de Mortagne, mon pauvre Gontran, par une raison toute simple... c'est qu'on ne peut pas se battre avec le père de sa femme.

M. de Mortagne resta foudroyé... Gontran le regardait avec stupeur. Moi... je fus quelques moments sans comprendre l'épouvantable portée des exécrables paroles de mademoiselle de Maran... Puis, lorsqu'elles traversèrent ma pensée, brûlante comme un trait de feu, je ne pus que m'écrier: O ma mère! et je m'évanouis.

. . . . . . . . . .

Bien des années se sont écoulées depuis cette horrible scène; mon ami, bien des fois j'ai amèrement pleuré en y songeant; maintenant encore je pleure en la retraçant. O ma mère! ma mère, la plus sainte des femmes! ô vous dont l'angélique vertu rayonnait d'un éclat si pur, que le monstre qui causait votre lente agonie n'avait pas même osé tenter de vous calomnier pendant votre vie! ô ma mère! il a fallu que vos cendres fussent depuis longtemps refroidies pour qu'une haine sacrilége osât profaner votre mémoire!

Telle fut mon enfance, telle fut ma première jeunesse jusqu'à l'époque de mon mariage.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.


MATHILDE.


DEUXIÈME PARTIE.


LE MARIAGE.



CHAPITRE PREMIER.

LA RETRAITE

Après la célébration de mon mariage avec M. de Lancry, en sortant de la chapelle du Luxembourg, quel fut mon étonnement de voir une voiture attelée de chevaux de poste! madame Blondeau était assise sur le siége de derrière. Le valet du chambre de M. de Lancry ouvrit la portière.

—Où allons-nous donc?—demandai-je à Gontran.

—Voulez-vous vous confier à moi?—me répondit-il en souriant.

Je montai, heureuse de penser que, sans doute, je ne reverrais plus mademoiselle de Maran; sa calomnie atroce et insensée contre ma mère avait mis le comble à mon aversion pour elle.

En vain Gontran m'avait fait observer que ce n'était plus de la méchanceté, mais de la folie, que de si odieux soupçons tombaient d'eux-mêmes; je sentais qu'il me serait désormais impossible de me rencontrer avec mademoiselle de Maran.

La voiture partit rapidement.

Pendant trois heures que dura le voyage, Gontran fut pour moi rempli d'attentions, de gracieuses prévenances, il me parla peu; ses paroles furent d'une bonté touchante, presque grave et recueillie.

Il sentait comme moi, sans doute, qu'on ne peut s'initier aux grandes félicités que par une sorte de méditation rêveuse et mélancolique.

Il n'y a rien de plus sérieux, de plus pensif que le bonheur, lorsqu'il arrive à l'idéal.

Je fus émue jusqu'aux larmes de l'expression de tendresse protectrice avec laquelle Gontran me regarda souvent. Jamais, je crois, je ne me sentis l'âme plus élevée; jamais je n'eus d'aspirations plus généreuses.

Je songeais avec enchantement à tous les grands, à tous les pieux devoirs que j'allais remplir. Je contemplais l'avenir avec une sérénité calme et fière; j'attendais avec une religieuse impatience le moment de prouver à M. de Lancry tout ce que valait mon cœur.

En pensant enfin que peut-être, à force d'amour, je deviendrais indispensable au bonheur de la vie de Gontran, un moment j'éprouvai la folle ardeur, le glorieux enivrement, le magnifique orgueil que l'ambition doit causer aux hommes....

. . . . . . . . . .

Nous arrivâmes à Chantilly.

Nous étions à la fin d'avril. Le soleil à demi voilé répandait une lumière douce et tiède. A mon grand étonnement, notre voiture entra dans la forêt, côtoya les étangs si pittoresques de la Reine Blanche, et atteignit la lisière des bois qui bordent le désert.

M. de Lancry me fit descendre de voiture, il la renvoya avec son valet de chambre; madame Blondeau restait seule près de nous.

Gontran, souriant de ma surprise, m'offrit son bras.

Nous suivîmes un petit sentier déjà tout parfumé de violettes et de primevères. Après quelques minutes de marche, nous arrivâmes devant une haie d'aubépine fleurie, très-haute, très-épaisse, au milieu de laquelle était une porte de bois rustique.

Blondeau l'ouvrit, nous entrâmes.

Je vis une maisonnette et un jardin qui auraient tenu dans le grand salon de l'hôtel de Maran.

Jamais chalet ne fut plus coquettement orné que cette maisonnette; son toit disposé en gradins était couvert de pots de fleurs cachés dans la mousse; les massifs du jardin étaient tellement encombrés de rosiers, d'héliotropes, de jasmins, de gérofliers, de petits lilas de Perse, que ce parterre ressemblait à une immense jardinière ou à un gigantesque bouquet.

Notre maisonnette se composait d'un rez-de-chaussée; en entrant, un petit salon où je vis, avec une douce surprise, mon piano, ma harpe, mes livres, que j'avais laissés la veille à l'hôtel de Maran. Cela tenait du prodige.

A droite, deux petites chambres pour moi; à gauche, celle de Gontran; au fond du jardin, une chaumière en bois rustique renfermant la chambre de Blondeau et la cuisine.

Dire l'élégance incroyable, presque féerique, de ce petit Éden, serait aussi impossible que de peindre ma reconnaissance envers Gontran, ou ma folle joie d'enfant en songeant que nous allions vivre là pendant quelque temps.

M. de Lancry demanda en riant à Blondeau si elle serait capable de nous faire chaque jour à dîner.

Ma gouvernante répondit très-fièrement qu'elle nous étonnerait par son savoir-faire; car elle seule devait nous servir pendant notre séjour dans ce chalet.

Ai-je besoin de vous dire combien j'appréciai cette délicate attention de Gontran?

Il était trois heures à peine; je pris le bras de mon mari pour faire une longue promenade dans la forêt.

Le soleil avait peu a peu dissipé les nuages qui le voilaient; l'air était embaumé, saturé des mille floraisons du printemps; les feuilles, encore d'un vert tendre, frémissaient au léger souffle de la brise; des oiseaux de toute espèce gazouillaient, voltigeaient, se cherchaient dans ces arbres magnifiques, et troublaient seuls de leurs petits cris joyeux le profond silence de la forêt.

Mon cœur se dilatait avec force. J'aspirais avec une ineffable avidité tous les parfums, toutes les suaves émanations de la nature.

Je m'appuyai davantage sur le bras du Gontran... nous marchions lentement... A peine nous échangions de temps à autre quelques rares et distraites paroles.

Un moment, je voulus me rappeler quelques impressions de ma première jeunesse: chose étrange! cela me fut presque impossible.

Le passé m'apparaissait comme vague, voilé; mes souvenirs m'échappaient. Je n'ai jamais pu m'expliquer cette bizarre sensation. Était-ce donc que le bonheur présent envahissait, absorbait assez mes facultés pour m'ôter même la mémoire des anciens jours?

Bientôt ces ressentiments devinrent si vifs, que je fermai à demi les yeux, je ne pus faire un pas; malgré moi, ma tête appesantie s'appuya sur l'épaule de Gontran, et je joignis mes deux mains sur son bras...

Gontran, sans doute aussi ému que moi, s'arrêta, et ne troubla pas cet accablement ineffable.

—Pardon,—lui dis-je, après quelques minutes de silence;—je suis bien faible et bien enfant, n'est-ce pas? mais que voulez-vous? tant de bonheur est au-dessus de mes forces... Oh! que vous devez être heureux d'inspirer autant d'amour!...

—Vous avez raison, Mathilde, car l'inspirer, c'est le ressentir! C'est à moi de vous demander pardon de mon silence... et pourtant non... car c'est aussi un langage que le silence... il exprime tant de choses que la parole est impuissante à rendre!... Dites, Mathilde, quels mots pourraient peindre ce que nous éprouvons?

—Oh! cela est vrai; il me semble aussi que la parole doit se taire lorsque la pensée s'entretient avec l'âme... Mais, mon Dieu!—ajoutai-je en souriant,—vous allez trouver cela bien métaphysique, bien ridicule. Voyez combien vous avez raison... Je veux expliquer ces adorables impressions, et je dis des folies. Continuons notre promenade, et laissons nos deux cœurs s'entretenir silencieusement.

Le soleil commençait à s'abaisser lorsque nous rentrâmes au chalet, déjà presque noyé dans les ombres du soir, tant les arbres qui l'environnaient étaient touffus.

Nous trouvâmes avec plaisir, dans le salon, un feu de pommes de pin bien pétillant, que madame Blondeau nous avait allumé, car les soirées du printemps étaient encore froides. Un charmant petit couvert était mis près de la cheminée.

Gontran m'avoua naïvement qu'il était très-disposé à faire honneur au talent de ma gouvernante: elle s'était surpassée. Notre dîner fut très-gai; nous nous servions nous-mêmes. Je voulais prévenir les désirs de Gontran, lui les miens; de là, de folles discussions dans lesquelles il finissait toujours par céder.

Après dîner, il ouvrit la porte du salon; il y avança un grand fauteuil où je m'assis.

—Voyez donc quelle belle soirée,—me dit-il.

Un clair de lune admirable jetait des flots de lumière argentée sur notre petit jardin et sur la cime des grands arbres qui l'entouraient.

Le silence le plus solennel régnait dans la forêt... Au-dessus de nous les étoiles brillaient dans les profondeurs du firmament; autour de nous les fleurs épandaient leurs parfums.

Gontran s'assit à mes pieds. Son noble et beau visage était tourné vers moi; un pâle rayon de la lune se jouait sur son front et sur ses cheveux. Il tenait une de mes mains dans les siennes et me contemplait avec une sorte d'extase...

Étrange contraste de notre nature! A ce moment, je crois, j'atteignis l'apogée du bonheur: l'homme que j'aimais de toutes les forces de mon âme était à mes pieds. Le calme mystérieux d'une belle nuit ajoutait encore à mes ravissements. A ce moment pourtant, une indéfinissable tristesse s'empara de mon cœur... je pleurai.

Gontran vit mes larmes; bientôt ses yeux se mouillèrent aussi. Je penchai mon front accablé sur le sien, et nos pleurs se confondirent.

Hélas! hélas!... pourquoi ces larmes? Sommes-nous donc si malheureusement doués, que la grandeur de certaines félicités nous écrase? ou bien la tristesse involontaire qu'elles nous inspirent est-elle un pressentiment de leur peu de durée?......

. . . . . . . . . .

Que dirai-je de ces jours fortunés, si beaux, si rapides, de cette vie d'amour et de solitude que Dieu voulut environner de toutes ses splendeurs, car le temps fut toujours admirable?

Un crayon de notre journée fera comprendre l'amertume de mes regrets lorsqu'il fallut abandonner cette existence enchanteresse.

Chaque matin, après avoir admiré ma corbeille de jasmin et d'héliotropes, qui ne m'avait jamais manqué à mon réveil, et que Gontran se plaisait à cueillir lui-même dans notre parterre, chaque matin nous allions de très-bonne heure nous promener à pied dans la forêt, fouler avec joie les grandes herbes trempées de rosée, savourer les parfums des plantes aromatiques, et voir les cerfs et les biches se retirer dans l'épaisseur des taillis.

Lorsque le soleil commençait à s'élever, nous revenions déjeuner; puis, après les stores de notre petit salon baissés, jouissant de la fraîcheur et de l'ombre, nous nous reposions de notre promenade du matin en faisant quelquefois une sieste pendant la chaleur du jour.

Ensuite, je me mettais souvent au piano; je chantais avec Gontran certains duos, certains airs auxquels nous attachions de tendres souvenirs. D'autres fois nous lisions. Le timbre de la voix de Gontran était charmant; c'était pour moi un bonheur toujours nouveau que de lui entendre lire un de mes poëtes favoris. Ces douces occupations étaient mêlées de longues causeries, de projets d'avenir, de doux regards déjà jetés sur le passé. Puis, à l'heure du dîner, nous allions nous habiller avec autant de coquetterie et de recherche que si nous eussions habité un château rempli de monde.

J'attachais un prix infini aux louanges, aux flatteries de Gontran; je prenais plaisir à me coiffer moi-même, afin de ne devoir qu'à moi tous les succès que je voulais obtenir auprès de lui.

Malgré l'essai des talents de madame Blondeau, M. de Lancry, qui avouait franchement son goût pour la bonne chère, avait fait venir son cuisinier à Chantilly; au moyen d'une cantine de chasse parfaitement organisée, notre dîner nous arrivait chaque jour avec de la glace, des fruits; Blondeau n'avait qu'à nous servir.

Gontran avait aussi des chevaux à Chantilly. Après dîner, notre calèche venait nous prendre, et nous partions pour de longues promenades dans les magnifiques allées de la forêt. Nous revenions quelquefois à la nuit au clair de lune, bercés par les plus adorables rêveries, puis nous rentrions. La voiture s'en allait, et Blondeau nous servait le thé.

Oh! que de longues soirées ainsi passées! la porte de notre salon ouverte, et nous... jouissant de toutes les beautés de ces nuits de printemps, dont le silence n'était interrompu que par le léger bruissement du feuillage!

Oh! que d'heures ainsi passées, pendant lesquelles j'écoutais Gontran me raconter sa vie, sa première jeunesse, les combats de son père, un des héros de la Vendée, bravement mort dans les landes sauvages de la Bretagne pour sa foi, pour son roi!

Avec quelle insatiable curiosité j'interrogeais Gontran sur la guerre qu'il avait faite, lui, sur les dangers qu'il avait courus! Plus je pénétrais dans le passé, grâce à sa confiance, plus je reconnaissais la vanité, l'injustice des accusations de madame de Richeville et de M. de Mortagne.

Ils m'avaient dépeint Gontran comme un homme d'un caractère inégal, égoïste, dur, profondément blasé, incapable de comprendre les délicatesses d'un amour élevé...

Quels étaient ma joie, mon orgueil! je trouvais au contraire Gontran rempli de douceur, de prévenances, de tendresse, et doué surtout du tact le plus parfait, le plus exquis.

. . . . . . . . . .

Ce bonheur durait depuis trois semaines.

Un soir, en prenant le thé, Gontran me dit en souriant:

—Mathilde, j'ai une grave proposition à vous faire.

—Oh! dites... dites, mon ami.

—C'est de prolonger encore quelque temps notre séjour ici... si cette solitude ne vous déplaît pas.

—Gontran... Gontran.

—Vous acceptez donc?...

—Si j'accepte? mais avec joie, mais avec ivresse!... Mais vous me gâtez ainsi la vie, Gontran; une fois rentrée dans le monde... que de regrets!... quels sacrifices!... Et pour qui? et pourquoi? mon Dieu!

—Vous avez raison, Mathilde,—dit Gontran en soupirant.—Pourquoi? pour qui? Il y a tant de charmes dans cette existence! et il faut la quitter pour aller se rejeter dans ce gouffre étincelant qu'on appelle le monde.

—Mais qui nous y force, mon ami? A quoi bon la fortune, si ce n'est à vivre librement à sa guise... Mais non, vous dites cela par bonté pour moi, Gontran... Vous êtes trop jeune encore, trop brillant pour renoncer au monde...

—Pauvre enfant,—dit Gontran en souriant doucement,—c'est vous au contraire qui êtes trop jeune pour vous priver des plaisirs que vous connaissez à peine... Longtemps prolongée, cette vie que vous trouvez charmante, vous semblerait monotone.

—Ah! Gontran, vous dites que je suis belle... vous vous lasserez donc de ma beauté?

—Mathilde, quelle différence!

Un bruit de pas et de voix inaccoutumé interrompit Gontran.

On parlait de l'autre côté de la haie. On frappa bientôt à la porte du jardin.

Il était onze heures du soir. Cela m'inquiéta.

—Je vais ouvrir,—me dit Gontran.

—Grand Dieu! mon ami, prenez garde.

—Il n'y a rien à craindre: cette forêt est toute la nuit parcourue par les gardes de M. le duc de Bourbon.

—Qui est là?—dit Gontran.

—Moi, Germain, monsieur le vicomte.

C'était un palefrenier de M. de Lancry. Mon mari ouvrit la porte.

—Que veux-tu?

—C'est le chasseur de M. le comte de Lugarto qui apporte une lettre à M. le vicomte; il est venu en courrier. Il savait où nous étions logés avec les chevaux à Chantilly, il est venu nous trouver, et nous a dit de le conduire à monsieur, ayant une lettre pressée à lui remettre.

—Où est cet homme?

—Là, derrière la porte, monsieur le vicomte.

—Fais-le entrer.

A la clarté que jetait la lampe du salon, je vis un homme de grande taille vêtu en courrier. Je ne sais pourquoi sa physionomie me sembla sinistre...

Il ôta sa casquette et remit une lettre à Gontran.

M. de Lancry, depuis l'arrivée de cet homme, semblait vivement contrarié... presque abattu.

Il s'approcha de la lampe, prit la lettre et la lut rapidement.

Par deux fois Gontran fronça les sourcils; il me parut réprimer un mouvement d'impatience ou de colère.

Après avoir lu, il déchira la lettre et dit au courrier:

—C'est bon, vous direz à votre maître que je le verrai demain à Paris. Puis, s'adressant à son palefrenier, M. de Lancry ajouta:—Tu donneras l'ordre à Pierre d'amener demain matin ici la voiture de voyage. Vous autres, vous partirez ce soir pour Paris avec les chevaux et la calèche. En arrivant à l'hôtel, vous direz que tout soit prêt, car j'arriverai dans la journée.

Les deux domestiques partis, je dis à Gontran avec inquiétude:

—Vous semblez contrarié, mon ami... Qu'avez-vous?...

—Rien, je vous assure... rien... un service assez important... que me demande un de mes amis qui arrive d'Angleterre. Cela m'oblige de me rendre à Paris plutôt que je ne le pensais.

—Quel dommage de quitter cette retraite!—dis-je à Gontran, sans pouvoir retenir mes larmes.

—Allons... allons...—me dit-il doucement,—Mathilde, vous êtes une enfant.

—Mais nous y reviendrons. Oh! n'est-ce pas? Cette petite maison sera pour nous un souvenir vivant et sacré!

—Sans doute, sans doute, Mathilde; mais je vous laisse. Il faudra que nous partions demain de très-bonne heure; j'ai hâte d'arriver à Paris... Vous devez avoir quelques ordres à donner à madame Blondeau. Je vais me promener; j'ai un peu de migraine.

—Mon ami, permettez-moi de vous accompagner.

—Non, non, restez.

—Je vous en prie, Gontran, puisque vous souffrez.

—Encore une fois, je préfère être seul...—dit M. de Lancry avec une légère impatience.—Et il se dirigea vers la porte du jardin.

—Je versai des larmes... larmes amères cette fois...

Retirée chez moi, j'attendis le retour de Gontran.

Il revint une heure après, se promena longtemps encore dans le jardin d'un air agité, et rentra chez lui.


CHAPITRE II.

LE DÉPART.

Je passai une nuit remplie d'angoisses en songeant à l'inquiétude, à l'agitation que M. de Lancry n'avait pu dissimuler.

Au point du jour, je me levai; j'étais douloureusement oppressée. Je voulais jeter un dernier regard sur cette mystérieuse et charmante retraite où j'avais passé des moments si heureux.

Hélas! était-ce un présage? Tant de bonheur devait-il à jamais s'évanouir?...

Le ciel, si pur pendant tant de jours, se voilait de nuages noirs; un vent froid gémissait tristement à travers les grands arbres de la forêt.

La prédisposition de l'âme est un prisme qui colore les objets extérieurs de ses reflets sombres ou riants. Je fis une remarque puérile, mais elle me navra....

Toutes les fleurs qui ornaient cette demeure avaient été apportées et transplantées comme une décoration champêtre. Peu à peu elles avaient langui et s'étaient flétries. Absorbée par mon bonheur, voyant tout à travers les rayonnements que l'amour jetait sur ma vie, je ne m'étais pas aperçue de l'insensible étiolement de ces plantes; mais à ce moment, sous ce ciel gris, pensant à ce départ qui m'affligeait, je fus douloureusement frappée de ce spectacle.

Malgré moi, je fis un vague rapprochement entre les jours heureux que je venais de passer et l'existence de ces fleurs, pauvres fleurs éphémères, dépaysées, sans racines, qui, au lieu de s'épanouir chaque matin toujours fraîches et vivaces, mouraient d'une mort précoce, après avoir jeté un parfum, un éclat passagers.

Je frémis... en me demandant s'il en devait être ainsi de la félicité que j'avais goûtée.

Pourtant je voulus échapper à ces réflexions pénibles; je les regardai comme un blasphème.

Je cueillis pieusement quelques branches d'héliotrope et de jasmin que je me promis de garder toujours; je pensai qu'après tout, j'étais folle de chercher de douloureux pronostics dans un état de choses qu'il dépendait de moi de faire cesser.

Je résolus d'établir un jardinier dans notre maisonnette pour y cultiver des fleurs qui, cette fois, ne mourraient pas au bout de quelques jours.

Par une réflexion bizarre, je me demandai pourquoi l'on entretenait si religieusement les tristes jardins des tombeaux, et pourquoi l'on n'entourerait pas des mêmes soins pieux et touchants les lieux consacrés par quelques souvenirs chéris.

Je rentrai.

Gontran semblait encore plus soucieux que la veille.

La voiture arriva; nous partîmes.

M. de Lancry ne me dit pas un mot de regret sur l'abandon où nous laissions notre retraite à la garde d'un de ses gens; cela me fit mal.

Après quelques moments de silence, Gontran me dit:

—Mathilde, je vous présenterai demain un de mes meilleurs et de mes plus intimes amis, M. Lugarto, qui arrive de Londres. C'est pour lui rendre un service assez important qu'il me demande que je quitte Chantilly. Nous verrons souvent Lugarto; je l'aime beaucoup; je désire que vous l'accueilliez avec bienveillance.

—Quoique M. Lugarto soit cause de notre brusque retour à Paris,—dis-je en souriant à M. de Lancry,—je vous promets d'oublier ce grand grief, et de recevoir votre ami comme vous le désirez. Mais vous ne m'avez jamais parlé de lui?

—J'étais à la fois si distrait et si absorbé par mon amour,—reprit Gontran avec grâce,—qu'il y a bien des choses que je ne vous ai pas dites... J'avais laissé Lugarto à Londres; il est très-paresseux; il écrit rarement, et j'avais trop de charmantes compensations pour m'apercevoir du silence de cet ingrat.

—Mais savez-vous, Gontran, qu'il faut que vous aimiez en effet beaucoup M. Lugarto pour lui faire le sacrifice que vous lui faites... Nous étions si heureux, dans notre retraite!

—Oui, oui, sans doute; mais, de son côté, Lugarto m'a autrefois rendu de très-grands services; je vous conterai cela.

—Oh! alors, mon ami, si vous acquittez une dette de reconnaissance, je ne me plains plus; d'ailleurs j'ai mon projet, et, à mon tour, je vous demanderai une grâce à laquelle je tiens beaucoup.

—Parlez... parlez... Mathilde.

—Eh bien! il faut me promettre de venir chaque mois passer quelques jours dans notre maisonnette de Chantilly.

Gontran me regarda avec étonnement.

—Mais cette maison ne m'appartient pas, me dit-il.

Mon cœur se serra douloureusement.

—Comment cela? lui demandai-je.

—Mon Dieu! rien de plus simple; j'avais chargé mon homme d'affaires de me chercher une petite maison à Chantilly ou dans quelque endroit bien retiré, et de me la louer pour la saison; il m'a trouvé cette maison de paysan presque enclavée dans la forêt; je vins la voir, cela me parut charmant comme position, j'y envoyai mon architecte qui est très-bon décorateur; car, vous le voyez, il a transformé une affreuse chaumière en un vrai chalet d'opéra. Cela se trouvait d'autant mieux que le propriétaire de cette masure et de quelques arpents de terre qui en dépendent est sur le point de les vendre à M. le duc de Bourbon; dès qu'on aura enlevé ce que nous avons laissé dans cette maisonnette, on l'abattra; je ne l'avais louée que pour quatre mois, et il nous reste, je crois, encore environ trois semaines de jouissance.

Hélas! les paroles de Gontran me rappelèrent cruellement ma remarque du matin, sur l'éclat factice des fleurs éphémères de notre jardin.

Sans le vouloir, M. de Lancry me causait un sensible chagrin. Cet homme d'affaires, ce décorateur, ce loyer... tous ces mots vinrent gâter un à un tous mes souvenirs chéris.

Sans doute je n'étais pas assez insensée pour vouloir échapper aux réalités de la vie; mais il me semblait qu'un si petit réduit devait rester environné de tout son prestige, de toute sa poésie, et que, sans prodigalité folle, on aurait pu le respecter à tout jamais.

Je n'accusai pas Gontran; absorbé par le bonheur présent, il avait pu négliger l'avenir; je songeai qu'à nous autres femmes était surtout réservé le culte du passé.

—Gontran,—lui dis-je,—je suis toute fière d'une pensée que vous n'avez pas eue malgré votre cœur si ingénieusement inventif...

—Parlez, ma chère Mathilde.

—Il nous faut acquérir tout de suite cette maison et le petit champ qui l'environne, puisque heureusement cela n'est pas encore vendu à M. le duc de Bourbon.

—Vous n'y songez pas, Mathilde; le prince doit payer la convenance de cette acquisition. Le propriétaire nous ferait les mêmes conditions qu'au prince, et dans de pareilles circonstances, ces gens-là ont toujours des prétentions exorbitantes.

—Mais encore, combien cela vaut-il?

—Que sais-je? peut-être trente, quarante mille francs, plus même, car on ne peut assigner de prix raisonnable à une chose toute de convenance...

—Comment! ce ne serait pas plus cher que cela?—m'écriai-je avec joie.

—Enfant!—me dit Gontran en me serrant tendrement la main.

—Mais qu'est-ce que c'est que trente mille francs auprès...?

—Écoutez, Mathilde,—me dit M. de Lancry en m'interrompant avec bonté,—puisque nous sommes sur ce chapitre, il faut que nous parlions un peu raison... et ménage, comme l'on dit; c'est très-ennuyeux, mais très-nécessaire, et puis je désire savoir si les dispositions que j'ai prises vous conviendront.

—Parlez, mon ami; mais je ne vous tiens pas quitte de notre maisonnette, j'y reviendrai tout à l'heure.

Gontran haussa les épaules en souriant, me regarda et continua:

—Vous comprenez, Mathilde, que notre position nous oblige à tenir un état de maison convenable, digne de notre fortune, et qui vous mette enfin à même de jouir des plaisirs de votre âge.

—Notre chalet... voilà tout l'état de maison que mon cœur désire.

—Mathilde, parlons sérieusement. Voici comment j'ai arrangé nos dispositions intérieures: nous aurons un maître d'hôtel, homme de confiance qui nous servira d'intendant; un valet de chambre pour vous, un pour moi; quatre valets de pied pour l'antichambre et...

—Mais, mon ami, je vous assure que pour moi je préfère réduire cette livrée, et conserver notre petit paradis.

—Soyez donc raisonnable. Il faut, ma chère enfant, d'abord parler des dépenses nécessaires... Notre écurie se composera de quatre chevaux de voiture et d'un cocher pour vous; pour moi, de deux chevaux de harnais et de deux ou trois chevaux de selle, avec mes gens d'écurie anglais, deux femmes pour vous, sans madame Blondeau; un cuisinier et une fille de cuisine compléteront notre domestique. Pardonnez-moi ces détails, ma chère Mathilde; mais une fois tout ceci convenu, nous n'en parlerons plus.

—Je vous écoute, mon ami; tout à l'heure je vous ferai mes observations.

—Nous habiterons l'hôtel Rochegune pendant l'hiver; ensuite nous ferons un voyage aux eaux ou en Italie, afin de revenir dans votre terre de Maran vers le mois de septembre pour la chasse; nous y resterons jusqu'au mois de décembre, époque de notre retour à Paris. Vous aurez, si vous le voulez, un soir par semaine pour recevoir; nous donnerons à dîner le même jour. Vous choisirez vos jours de loge, l'un à l'Opéra, l'autre aux Bouffes. Enfin, si vous trouvez que mille francs par mois vous suffisent pour votre toilette, nous fixerons cette somme.

—Mon ami...

—Encore un mot, ma chère Mathilde, et je me tais,—dit Gontran en souriant:—Vous voyez que notre état de maison est fort simple; dans notre position, nous ne pouvons avoir moins; ne m'en voulez pas si maintenant j'arrive à de grands vilains chiffres. Votre fortune s'élève à cent trente mille francs de rente environ; avec ce qui me reste de la mienne, nous pouvons donc compter à peu près sur un revenu de cent soixante mille francs; mais en défalquant l'acquisition de l'hôtel Rochegune, les non-valeurs et les économies que nous devons rigoureusement tenir en réserve pour les cas imprévus, nous ne devons calculer à peu près que sur cent mille francs par an. Eh bien! ma chère Mathilde, il ne nous faut ni plus ni moins que cela pour tenir notre maison sur le pied que je vous ai dit. Vous le voyez, nous n'avons que ce que l'on pourrait appeler le nécessaire du luxe, sans aucun superflu, car toutes les dépenses que je vous ai énumérées sont absolument indispensables.

—Ce que vous ferez sera toujours parfaitement fait, mon ami, quoiqu'il me semble qu'on puisse vivre très-heureux sans un si grand entourage de nécessaire, comme vous dites; mais ce qui vous plaît est bien; je ne veux voir que par vos yeux, ne penser que par votre pensée. Seulement, dussé-je pour cela retrancher sur ce que vous m'accordez, je veux... vous entendez, je veux absolument mon chalet de Chantilly; c'est pour moi le plus indispensable, le plus nécessaire, la moins superficielle de toutes les dépenses; ce sera mon luxe de cœur. Nous irons de temps en temps y faire un joli pèlerinage, avec ma pauvre Blondeau pour toute suite.

—Allons, allons, soyez tranquille, nous reparlerons de cela, jolie petite opiniâtre,—me dit Gontran avec gaieté.—Ah! j'oubliais; il faudra envoyer notre architecte à votre château de Maran. Depuis vingt ans il n'a été habité que par votre régisseur; il doit être en ruines.

—Sans doute... et puis un château, c'est si grand!... Tenez, mon ami... Grondez-moi; mais votre chalet m'a gâtée... Ah! que le printemps de Paris va me sembler pesant et ennuyeux auprès de notre beau printemps de la forêt!... Voyez comme je suis rancunière, je ne puis vraiment pardonner à votre ami le sacrifice que vous lui faites.

—A propos de Lugarto, me dit Gontran,—il faudra excuser chez lui certaines façons un peu cavalières, qui ne sont peut-être pas de la plus exquise compagnie.... Il a toujours été si gâté!

—Que voulez-vous dire?

—Mais tenez, Mathilde, je ne puis mieux faire que de vous tracer à peu près le portrait de Lugarto; au moins vous le connaîtrez lorsque je vous présenterai. Lugarto a vingt-deux ou vingt-trois ans à peine: il est d'origine brésilienne. Son père, fils d'un esclave sang mêlé, avait été affranchi dès son enfance. Ce père, d'abord intendant d'un grand seigneur portugais, géra si bien ou si mal la fortune de son maître, qu'il le ruina complétement, et qu'il acquit une grande partie de ses biens. Telle fut l'origine d'une fortune d'abord considérable, puis enfin colossale; car des entreprises et des concessions de mines dans l'Amérique du Sud augmentèrent tellement ses biens, qu'à sa mort M. Lugarto laissa à son fils plus de soixante millions.

M. Lugarto père avait vécu aux colonies avec le faste et la dépravation d'un satrape. Profondément corrompu, affichant un cynisme révoltant, aussi lâche que méchant, il avait, dit-on, dans un accès de colère féroce, tellement maltraité sa femme, qu'elle était morte des suites de ces violences.

—Mais c'était un monstre qu'un pareil homme!—m'écriai-je. Quel triste et cruel héritage qu'une telle mémoire!... Son fils doit être bien à plaindre, malgré ses millions!

—D'autant plus à plaindre,—dit Gontran en souriant avec amertume,—que son père lui a donné les plus hideux exemples. Laissé à quinze ans maître d'une fortune de roi, Lugarto a grandi au milieu des excès et des adulations de toutes sortes. A vingt ans, il éprouvait déjà les dégoûts et la satiété de la vieillesse, grâce à l'abus de tout ce qui se procure avec l'or. D'une nature frêle, délicate, étiolée avant son développement, il n'a de jeune que son âge; sa figure même, malgré des traits agréables, a quelque chose de morbide, de flétri, de convulsif, qui révèle de précoces infirmités.

J'écoutais Gontran avec étonnement; en me traçant le portrait de M. Lugarto, sa voix avait un accent d'ironie mordante; il semblait se complaire dans la triste peinture du caractère de cet homme.

Un moment je fus sur le point de faire cette observation à Gontran, puis je ne sais quel scrupule me retint; il continua:

—Au moral, Lugarto est un homme profondément dépravé, sans foi, sans courage, sans bonté, habitué à mépriser souverainement les hommes, car presque tous ont bassement flatté sa fortune. Tour à tour d'une prodigalité folle et d'une avarice sordide, ses dépenses n'ont qu'un mobile, l'orgueil; qu'un but, l'ostentation. Le procureur le plus retors ne sait pas mieux les affaires que lui; seul, il gère son immense fortune avec une sagacité, avec une habileté incroyables, et il s'enrichit encore chaque jour par les spéculations les moins honorables. Portrait fidèle de son père, l'ignoble rapacité de l'esclave lutte encore chez lui contre la ridicule vanité de l'affranchi; tout prouve cette double nature: son luxe sévèrement réglé, son faste retentissant, mais parcimonieux; tout, jusqu'à ses bruyantes aumônes faites insoucieusement et sans l'intelligence du malheur qu'il secourt, mais qu'il ne plaint pas... Deux plaies incurables empoisonnent pourtant l'opulence impériale de Lugarto: la bassesse de son extraction et la conscience du peu qu'il vaut personnellement. Aussi, par un compromis qui ne trompe que lui, il est affublé au titre de comte, et s'est fait fabriquer je ne sais quelles ridicules armoiries. Exalté par l'adulation et par l'orgueil, l'adulation et l'orgueil torturent; il le sait: c'est à sa fortune qu'on accorde les prévenances dont on l'entoure; pauvre demain, il serait complétement méprisé; alors, parfois sa rage contre le sort n'a pas de bornes; mais, comme son père, Lugarto est aussi lâche que méchant, et il se venge de tant de prospérités injustement accumulées sur lui, en maltraitant avec la plus cruelle dureté ceux que leur dépendance oblige à supporter ses violences; des femmes... des femmes même n'ont pas été à l'abri de ses brutalités... Eh bien! malgré cela, malgré tant de vices odieux, le monde n'a toujours eu pour lui que des sourires; les plus hardis lui ont témoigné de l'indifférence.

Ne pouvant me contenir plus longtemps, je m'écriai:

—Eh! comment osez-vous appeler un tel homme votre ami? comment avez-vous pu lui sacrifier nos plus chers désirs?... En vérité, Gontran, je ne vous comprends pas.

M. de Lancry, sans doute rappelé à lui par ces mots, me regarda d'un air interdit.

—Que dites-vous, Mathilde?

—Je vous demande comment vous pouvez appeler M. Lugarto votre ami.... Mais jamais je ne consentirai à voir un homme aussi pervers, aussi odieux... Et encore une fois, c'est pour lui que vous quittez si tôt cette retraite où nous vivions si heureux?... Gontran, il y a là quelque chose d'inexplicable!

M. de Lancry se remit de son émotion, et me dit en souriant.

—Écoutez une comparaison bien ambitieuse, Mathilde.... L'homme qui parvient à dompter et à rendre sociables et soumis le tigre et la panthère, ne prend-il pas en amitié la bête féroce qu'il a pu rendre douce et obéissante? Eh bien! quoique ce pauvre Lugarto ne soit pas un tigre, il y a, je crois, un peu de ce sentiment-là dans mon amitié pour lui. Oui, autant je l'ai vu dédaigneux, méchant, altier pour les autres, autant pour moi il a toujours été bon, prévenant, dévoué. Je vous l'avoue, Mathilde, je n'ai pu m'empêcher d'être profondément touché des preuves nombreuses d'affection qu'il m'a données... et vous le concevez, avec bien du désintéressement. Puis, jugez donc combien il doit être malheureux: personne ne l'aime; il n'a pas même un ami... Toujours dominé par cette crainte de n'être recherché que pour sa fortune, par hasard il ressent pour moi une bienfaisante confiance qu'il n'éprouve pour personne. Eh bien! dites, Mathilde, mon cœur... ma vanité, je dirais presque mon honneur, ne m'ordonnent-ils pas de l'accueillir avec bienveillance?

Déjà je connaissais assez la physionomie de Gontran pour avoir remarqué une sorte de contrainte pendant qu'il m'expliquait la cause de son amitié pour M. Lugarto, tandis qu'au contraire il s'était laissé aller à une franche amertume en dépeignant l'odieux caractère de cet homme.

Sans pouvoir justifier mes soupçons, je sentais qu'il y avait là quelque mystère; les explications de Gontran ne me rassurèrent qu'à demi.

Pourtant, telle est la puissance du prestige de l'amour, que peu à peu, en réfléchissant à ce que venait de me dire Gontran, je vis une nouvelle preuve du charme qu'il inspirait dans l'influence extraordinaire qu'il exerçait sur M. Lugarto.

Si j'avais eu besoin de m'excuser à mes propres yeux de n'avoir pu résister aux rares séductions de Gontran, ne me serais-je pas dit que je devais céder à cette inévitable fatalité, puisque les caractères les plus intraitables, les plus altiers, n'avaient pu y échapper.

Que dirai-je? ma passion était si aveugle, que M. Lugarto me devint presque moins odieux par la pensée qu'il avait subi l'irrésistible empire de Gontran.


CHAPITRE III.

LES VISITES DE NOCES.

M. de Lancry avait profité de notre absence pour faire disposer l'hôtel Rochegune; nous le trouvâmes prêt à notre arrivée. Quoique cette maison fût splendide, je ne pus vaincre un sentiment de tristesse en y entrant. Tout m'était pour ainsi dire nouveau dans cette demeure, et l'inconnu m'a toujours glacée.

Ursule et son mari étaient partis. Elle devait venir passer l'automne à Maran; M. Sécherin l'y amènerait et viendrait la reprendre, ses occupations ne lui permettant pas une longue absence.

Le lendemain du jour de notre arrivée, je m'éveillai de bonne heure; je sonnai Blondeau, elle entra.

—Eh bien!... et mes fleurs?—lui dis-je en ne lui voyant pas la corbeille de jasmin et d'héliotrope qu'elle m'avait toujours présentée chaque matin depuis mes fiançailles avec Gontran.

—On n'en a pas apporté, madame.

—C'est impossible!

—Je puis vous assurer, madame, qu'on n'a rien apporté... Je viens de l'antichambre.

—C'est impossible, encore une fois; je t'en prie, retournes-y, ma bonne Blondeau.

Elle revint sans fleurs.

Ce fut un enfantillage, sans doute, mais les larmes me vinrent aux yeux.

Blondeau s'en aperçut et me dit:

—Mais, madame, nous sommes seulement ici depuis hier, ça ne peut être qu'un oubli.

Hélas! oui, ce n'était qu'un oubli, et cet oubli me faisait mal.

Dans ma superstition de cœur, j'attachais une importance, une signification extrême à cette preuve quotidienne du souvenir de Gontran. C'était très-simple en soi-même, il ne s'agissait que de donner un ordre et d'en surveiller l'exécution; c'est par cela même que je ressentais plus vivement encore cette privation qu'on aurait pu si facilement m'épargner.

Blondeau, voyant mes larmes, voulut me consoler; elle m'avoua que les craintes qu'elle avait eues de ne pas me voir heureuse étaient évanouies; que M. de Lancry paraissait rempli de soins, de bontés pour moi, et que je n'étais pas raisonnable de m'affecter si profondément pour si peu....

Jamais je n'aurais accusé Gontran. Je contins mon chagrin; je dis à Blondeau qu'elle avait raison, que j'étais folle, qu'il ne fallait plus songer à cela.

Puis je pensai qu'après tout c'était peut-être une maladresse de nos gens... J'attendis le lendemain avec angoisses... Pas de corbeille encore...

Pour en finir avec les fleurs, à dater de ce jour elles ne reparurent plus.

Pour rien au monde je n'en aurais parlé à M. de Lancry. Après le chagrin que cause l'oubli de certaines prévenances, il n'y a rien de plus douloureux, de plus humiliant pour le cœur que de réclamer contre cet oubli.

Quoique j'aie cruellement et longtemps souffert d'une puérilité si insignifiante en apparence, j'excusai Gontran aux dépens de ma susceptibilité, sans doute exagérée, déraisonnable.

Je lui sus gré d'avoir du moins mis une sorte de transition à cet oubli si cruel pour moi.

Combien d'hommes, le lendemain de leur mariage, substituent tout à coup une sorte de laisser-aller insoucieux et égoïste aux prévenances, aux recherches de la veille!

Les insensés! pour échapper à quelques douces contraintes, pour vivre ce qu'ils appellent sans gêne, ils ne savent pas de quelles ravissantes douceurs ils se privent à jamais! ils ne comprennent pas que le mariage devient une existence monotone, grossière, souvent intolérable, faute de cette continuité de soins exquis, de coquetteries gracieuses, de délicatesses charmantes et mystérieuses!

Ils ne comprennent pas que de ces attentions si futiles en apparences dépendent souvent le bonheur, le repos de la vie!

Ils ne sentent pas enfin à quelle humiliation navrante ils réduisent une femme, du jour où ils la forcent à se demander si c'est son titre d'épouse qui lui mérite cette brusque cessation d'empressement! Ils ne sentent pas de quelle généreuse résignation il faut qu'une femme soit douée pour ne pas faire une comparaison fatale entre les égards attentifs de gens qui ne lui sont rien... et la négligence de celui qui doit être tout pour elle!...

Hélas! je sais qu'on reproche aux femmes qui ressentent si vivement ces nuances, d'attacher une importance outrée, ridicule, à de petites choses, à des misères; et pourtant ces misères suffisent presque toujours au bonheur des femmes!

Pour ces misères, elles se dévouent aveuglement, avec orgueil, avec joie!

Pour ces misères, elles oublient souvent les privations, les chagrins, les grands malheurs qui les frappent; car ces misères leur prouvent qu'elles sont précieusement aimées, et il est une chose qui les blesse toujours d'une manière incurable, c'est l'indifférence et le dédain.

Et puis enfin, puisque les hommes, dans leur glorieuse suffisance, traitent d'enfantillage ce qui est tant pour nous, est-il bien généreux de leur part, à eux si sages, à eux si forts, à eux si puissants, de nous refuser quelques soins qui leur coûteraient si peu, et qui nous seraient au moins un prétexte de les aimer avec adoration?

Cette longue digression était peut-être nécessaire pour faire sentir combien je devais souffrir de l'oubli de Gontran. Ce fut le premier chagrin qu'il me causa.......

Cette journée, d'ailleurs si malheureuse à son début, devait m'être pénible.

Après le déjeuner, M. de Lancry me montra la liste des visites de noces qu'il avait fait dresser, et me dit:

—Il est inutile d'y mettre le nom de mademoiselle de Maran, car il est tout simple que nous commencions notre tournée par elle.

Je regardai M. de Lancry avec stupeur.

—Ma tante! Vous n'y pensez pas, mon ami.

—Comment cela?

—Aller chez elle, moi! moi!

—Mais en vérité, Mathilde, je ne vous comprends pas.

—Vous ne me comprenez pas... Ah! Gontran!

—Bon... j'y suis... vous songez encore à cette calomnie insensée contre votre mère? mais nous sommes convenus que c'était de la folie. Il faut prendre les gens pour ce qu'ils sont... Plutôt que de ne calomnier personne, votre tante médirait d'elle-même; c'est une infirmité morale dont il faut avoir autant de pitié que d'une infirmité physique... Vous me regardez d'un air stupéfait... pourtant rien n'est plus simple... Ajouteriez-vous la moindre importance aux propos d'un fou?... Non, sans sans doute, n'est-ce pas? Eh bien, faites comme moi... Oubliez de folles paroles dictées par l'égarement de la haine; la noble mémoire de votre mère est au-dessus de pareilles médisances.

Mon cœur se brisait. D'abord je n'eus pas la force de dire un mot, puis je m'écriai en fondant en larmes, car depuis le matin je les étouffais:

—Jamais... jamais je ne remettrai les pieds chez mademoiselle de Maran!... Je vous en supplie, n'insistez pas... cela me serait impossible.

—Calmez-vous, Mathilde, calmez-vous... croyez bien que je ne vous demande rien que du juste, que de nécessaire... Je n'exige pas que vous voyiez souvent votre tante, mais je désire que vous la voyiez quelquefois.

—Non, je vous dis que la vue de cette femme me tuera... Elle me fait horreur.

—Ce sont là des exagérations, ma chère Mathilde. Réfléchissez à une chose: le monde ne pourra s'expliquer votre brusque rupture avec une parente qui vous a élevée... et qui a presque fait mon mariage. Vous comprenez cela, Mathilde... On fera des commentaires... des suppositions à perte de vue... On interrogera votre tante... Celle-ci, choquée de ce manque de procédés de votre part, sera capable de l'expliquer à sa façon... Vous, moi... et... M. de Mortagne,—ajouta Gontran en prononçant ce nom avec effort,—nous avons seuls entendu les folles et méchantes paroles de mademoiselle de Maran; craignez de la pousser à bout, elle pourrait répéter à d'autres ce qui demeurera un secret pour nous... et, malgré son inaltérable pureté, la mémoire de votre mère...

—Et c'est vous... vous, Gontran, qui me proposez cela!... Eh! que m'importe le monde?... et que m'importent les abominables noirceurs de mademoiselle de Maran?..... Croyez-vous donc que si l'on m'interroge je laisserai ignorer la raison qui m'a fait à jamais rompre avec elle? Non, non... Il n'y a pas de plus sanglante vengeance à tirer des calomniateurs que de proclamer leurs calomnies, et de les écraser ainsi sous leur propre honte! Ah! ne craignez rien, Gontran, la noble mémoire de ma mère peut braver les basses attaques de mademoiselle de Maran. Tous les honnêtes gens m'approuveront quand je dirai pourquoi je ne veux pas remettre les pieds chez cette horrible femme.

—Mathilde, vous parlez en fille tendre et dévouée, c'est tout simple, mais vous ne connaissez pas le monde... Croyez-moi, maintenant la mémoire de votre mère m'est aussi sacrée qu'à vous; c'est pour la conserver pure de toute souillure que, malgré votre répugnance, j'insiste absolument pour que vous fassiez quelques rares visites à mademoiselle de Maran. Encore une fois, cela est nécessaire, indispensable... vous m'entendez.

En prononçant ces derniers mots, la voix de M. de Lancry, jusque-là douce et affectueuse, prit une expression plus ferme; il contracta légèrement ses sourcils.

Je craignis de l'avoir blessé par ma résistance, j'en fus désespérée; mais ce qu'il me demandait, avec raison peut-être, me semblait au-dessus de mes forces.

—Pardon, pardon, mon ami,—lui dis-je;—ayez pitié de ma faiblesse... Je ne le peux pas... Encore une fois, pour rien au monde... je ne reverrai cette femme... Au nom de notre amour, Gontran... n'exigez pas cela de moi... Je ne le pourrais pas.

—Je vous assure, Mathilde, que vous le pourrez... C'est un sacrifice, un grand sacrifice... soit... je vous le demande.

—Gontran, par pitié!

—Je vous dis que cela est nécessaire, et que vous le ferez.

—Mais, mon Dieu! mon Dieu! vous ne savez donc pas ce que c'est que...?

M. de Lancry m'interrompit avec une violence jusque-là contenue, et s'écria en frappant du pied:

—Je sais bien ce que c'est, moi! que d'avoir enduré les honteux reproches, les insolentes bravades de M. de Mortagne!... Je sais ce que c'est que d'avoir été presque insulté à la face de votre famille et de la mienne; je sais ce que c'est que d'avoir refoulé ma haine et mon désir de vengeance; je sais enfin ce que c'est que d'avoir, par égard pour vous, consenti à ne pas forcer cet homme à me donner satisfaction, quoiqu'il se retranche derrière la protection qu'il vous porte! Eh bien! c'est parce que je sais combien tout cela m'a coûté... qu'en retour je vous demande de faire ce que je crois de votre rigoureux devoir... Une fois pour toutes, madame, autant vous me trouverez aveuglément dévoué à tous ceux de vos désirs qui ne vous seront pas fâcheux, autant vous me trouverez intraitable lorsqu'il s'agira de céder à un caprice.

—Un caprice!... Gontran... mon Dieu!... un caprice!!!

—L'exagération d'un sentiment très-louable vous empêche de juger nettement cette question.

—Mais mon cœur se révolte... malgré moi; que puis-je faire?

—Eh bien! puisque les raisons, puisque les prières ne peuvent rien sur vous, s'écria M. de Lancry en courroux, je vous déclare que si vous ne consentez pas à m'accompagner chez mademoiselle de Maran, je découvrirai la demeure de M. de Mortagne; je connais sa bravoure, je sais que malgré sa résolution de ne pas se battre, il est des outrages qu'il ne souffrira pas... et si vous m'y forcez par votre refus, je...

—Ah! c'est affreux... Gontran... j'irai chez mademoiselle de Maran,—dis-je en pleurant et en prenant la main de mon mari entre les miennes presque avec effroi, et comme pour l'arracher à un grand danger.

On frappa à la porte du salon où nous étions, je rentrai en essuyant mes larmes dans ma chambre à coucher.

J'entendis un valet de chambre annoncer à mon mari que M. le comte de Lugarto l'attendait chez lui.

Gontran vint me trouver, changea de ton, me parla avec tendresse, et me dit de le faire avertir lorsqu'il pourrait m'amener M. Lugarto, qu'il voulait me présenter.

—Mais je suis en larmes,—lui dis-je;—de grâce, remettez cette visite.

—Vite, vite, séchez ces beaux yeux,—me dit Gontran avec une apparente gaieté,—ou je vous amène tout de suite mon tigre dompté. Pendant que vous allez vous remettre, je vais lui faire admirer notre maison, et j'enverrai tout à l'heure vous demander si vous pouvez nous recevoir.


CHAPITRE IV.

MONSIEUR LUGARTO.

J'essuyai mes larmes et j'attendis cette présentation importune.

Je n'eus pas un seul moment d'amertume contre Gontran. Je crus qu'il voyait de son point de vue et moi du mien; je devais avoir tort, il le disait, je devais me soumettre à son jugement.

La seule pensée d'une rencontre entre M. de Mortagne et M. de Lancry me glaçait d'effroi. Enfin, alors comme depuis, en songeant au cruel sacrifice que j'allais faire aux volontés de Gontran, en songeant à tout ce que j'allais souffrir en présence de mademoiselle de Maran, je me consolais par cette pensée, que ma résignation plairait à mon mari.

Dès lors je compris cette grande, cette terrible vérité, si vraie qu'elle ressemble à un paradoxe:

«Lorsqu'une femme aime passionnément... les ordres les plus injustes... les traitements les plus barbares, loin de diminuer son amour... l'exaltent davantage encore; elle baise pieusement la main qui la frappe, ainsi que les martyrs, dans leur ravissement douloureux, remercient le Seigneur des tortures qu'il leur impose...»

On vint me demander de la part de M. de Lancry si je pouvais le recevoir avec M. Lugarto. Je lui fis répondre de passer chez moi.

Quelques instants après, Gontran et son ami entrèrent.

Le portrait que mon mari m'avait fait de ce dernier me parut frappant.

M. Lugarto était d'une taille grêle, et mis avec plus de recherche que de goût. On retrouvait dans ses traits, quoique agréables, le type primitif de sa race: un teint pâle et jaune, un nez écrasé, des yeux d'un bleu vitreux et des cheveux bruns.

Sa physionomie maladive avait une expression de suffisance, d'astuce et de méchanceté, qui me repoussa tout d'abord.

Ma chère amie, permettez-moi de vous présenter M. Lugarto, le meilleur de mes amis.

Je m'inclinai sans pouvoir trouver une parole.

—Lancry m'avait bien dit que vous étiez charmante, mais je vois que ses éloges sont encore au-dessous de la réalité,—me dit M. Lugarto avec une sorte d'aisance protectrice et familière.

Je ne répondis rien.

Gontran me fit un signe d'impatience, et se hâta de dire en souriant à son ami:

—Moi qui n'ai pas la modestie de madame de Lancry, moi qui jouis de ses succès comme s'ils étaient les miens, je vous avoue, mon cher Lugarto, que je suis très-sensible à votre suffrage.

—Et vous avez raison, mon cher; vous le savez, je ne m'enthousiasme pas facilement. Or, si je vous jure que je n'ai rien vu de plus séduisant que madame... c'est que cela est. Mais je vous dirai avec la même franchise qu'il est très-dangereux pour vos amis de voir un trésor pareil....

—Ah! mon cher Lugarto, prenez garde, voici que vous tombez dans l'exagération; vous aviez si bien commencé!—dit Gontran, embarrassé de mon silence.

J'étais au supplice; pourtant, faisant un effort sur moi-même, je dis à M. Lugarto d'un air glacial:

—Vous arrivez de Londres, monsieur?

—Oui, madame; j'étais allé assister aux courses de printemps.

—Vous voyez, ma chère amie, un des vainqueurs habituels d'Epsom et du Darby. Les chevaux de course de Lugarto sont célèbres en Angleterre,—se hâta de dire Gontran pour engager la conversation.—Est-ce que vous n'en ferez pas venir quelques-uns pour les courses du bois de Boulogne et du Champ-de-Mars?

—Bah!... vos chevaux français ne valent pas la peine qu'on se dérange pour les battre; et puis vous ne pouvez pas tenir de paris assez forts,—dit dédaigneusement M. Lugarto.—S'adressant à moi:—Il y a après-demain une matinée dansante à l'ambassade d'Angleterre; allez-y donc, tout Paris sera là... Ce sera charmant... si vous y êtes surtout.

—J'ignore, monsieur, si M. de Lancry a l'intention d'aller chez madame l'ambassadrice d'Angleterre.

—Ah çà! mon cher, vous êtes donc un tyran... que votre femme attend vos ordres pour savoir où elle doit aller?—Et se retournant vers moi, M. Lugarto ajouta:—Tenez, croyez-moi, en fait de plaisirs, agissez toujours à votre tête; mettez tout de suite ce cher Lancry dans la bonne voie. Il n'y a rien de plus désagréable que ces diables de maris, une fois qu'on leur laisse prendre de mauvaises habitudes.

Je regardai Gontran, et je répondis à ces impertinentes vulgarités, dites avec l'assurance la plus ridicule, par ces seuls mots:

—Le Musée est-il déjà ouvert, monsieur?—afin de faire bien sentir à M. Lugarto, par ce brusque changement de conversation, que je trouvais ses plaisanteries de mauvais goût.

M. Lugarto, sans doute habitué à un autre accueil, parut piqué; il dit à Gontran:

—Ah çà! mon cher, nous jouons aux propos interrompus avec madame de Lancry; je lui parle de la tyrannie des maris, elle me répond par une question sur le Musée.

—C'est qu'en effet, mon cher Lugarto, vous êtes très-embarrassant, votre conversation éblouit d'abord un peu; vous êtes né un siècle trop tard, il fallait venir sous la régence; et encore, ma chère amie,—me dit Gontran,—il ne faut pas juger Lugarto sur ses folles paroles, il vaut beaucoup mieux qu'elles, mais il est convenu qu'on lui passe tout... on l'a tant gâté... Allons, je me charge de faire votre paix avec madame de Lancry.

—Je serais fâché de vous avoir déplu par une mauvaise plaisanterie, reprit M. Lugarto avec un sourire contraint, sans me dire madame; sorte de familiarité qui lui semblait habituelle, et qui me paraissait de la dernière inconvenance.

Je fus sur le point de lui répondre quelque chose de très-dur, mais je me contins, et je répondis:—Il m'a seulement paru, monsieur, que vous vous hâtiez un peu de me confondre dans l'intimité qui vous lie à M de Lancry.

—C'est que, voyez-vous, on a hâte de jouir des avantages qu'on désire vivement, et j'espère que vous m'excuserez en faveur de ce motif,—me dit M. Lugarto en souriant d'une manière convulsive; puis il me jeta un regard morne, froid, qui me fit presque peur.

Mon instinct me dit qu'en quelques minutes je venais de me faire un ennemi.

Mon mari semblait vivement contrarié. Voulant relever une seconde fois la conversation, que je laissais tomber à dessein afin de rompre le plus tôt possible un entretien qui m'était insupportable, Gontran dit à M. Lugarto, dont l'impertinente assurance n'était en rien troublée:

—Avez-vous vu la serre chaude sur laquelle s'ouvre l'appartement de madame de Lancry? Vous qui êtes grand amateur de fleurs, il faut que vous nous donniez des conseils. Voulez-vous venir, Mathilde?

J'allais refuser, j'obéis à un geste impérieux de Gontran; je l'accompagnai dans le parloir qui communiquait à cette serre chaude.

—C'est horriblement mal établi!—s'écria M. Lugarto après l'avoir examinée.—Votre architecte n'y entend rien. C'est bâti au-dessus d'une voûte; le froid passant en dessous, vous n'aurez jamais là... une température convenable. Mais voilà bien les Français... ils veulent singer l'opulence, et ils sont réduits à un luxe économique!

Le rouge monta au front de M. de Lancry, mais il fit un effort sur lui-même, et répondit:

—Vous êtes bien sévère pour M. de Rochegune, l'ancien propriétaire de cette maison, mon cher Lugarto! car nous avons trouvé cette serre toute bâtie.

—Rochegune?... Rochegune?...—dit M. Lugarto,—je le connais bien; je l'ai rencontré à Naples. J'étais alors l'amant de la comtesse Bradini... Rochegune me l'a enlevée, mais n'a pas joui longtemps de son triomphe... Au moyen de certaines lettres contrefaites... et vous savez que je contrefais les écritures à merveille, le mari...

—Mon ami, je trouve qu'il fait bien chaud ici,—dis-je à M. de Lancry en interrompant M. de Lugarto, dont le cynisme me révoltait;—voulez-vous entrer dans le salon?

—Pardon,—me dit M. Lugarto,—je voudrais à peu près prendre la mesure de cette serre avec ma canne; je veux vous envoyer quelques magnifiques passiflores du Brésil et d'autres plantes très-rares que j'ai envoyé chercher en Hollande; il faut que je voie si elles tiendront ici.

—Monsieur, je vous rends grâce... Les fleurs qui garnissent cette serre me suffisent.

—Mais elles sont affreuses, ces fleurs! c'est toujours du goût de ce M. de Rochegune. Quand on a les choses, il faut les avoir complètes... Tenez, Lancry, moi, par exemple, j'ai voulu envoyer cet hiver chercher des plantes équinoxiales en Hollande; comment m'y suis-je pris? j'ai fait construire un énorme fourgon vitré et disposé en serre chaude avec un petit poêle à vapeur; le tout a été si parfaitement établi, que, bien que ce fourgon fût venu en poste de La Haye, pas une des vitres qui le couvraient n'a été brisée. Deux jardiniers accompagnaient cette serre nomade dans une voiture de suite; tout cela est arrivé ici comme par enchantement.

—En effet, cette idée est très-ingénieuse,—dit M. de Lancry.—C'est qu'aussi vous avez beaucoup d'invention, Lugarto.

—Que voulez-vous? il ne suffit pas d'avoir de l'argent, il faut encore avoir l'esprit de l'employer convenablement... Il y a tant de gens qui ne savent pas même bien dépenser la fortune qu'ils n'ont pas.

—Dépenser quand on n'a pas... vous parlez en énigme, mon cher Lugarto.

—Ah! vous croyez, mon cher Lancry?

Gontran et son ami me parurent échanger un étrange regard pendant un silence de quelques secondes.

Mon mari le rompit le premier, et dit en souriant d'un air embarrassé:

—Je vous comprends... dans ce sens, vous avez raison... Mais, si vous le voulez, nous allons rentrer dans le salon. Je crains réellement que la chaleur ne fasse mal à madame de Lancry.

M. Lugarto finit de mesurer la hauteur du mur avec sa canne, et dit:

—Mes passiflores tiendront parfaitement ici; j'y joindrai quelques orchidées très-rares, avec les paniers en joncs caraïbes pour les suspendre. Au moins vous aurez une serre convenablement meublée. Il est vrai qu'elle est si mal construite, votre serre, que tout y périra; mais j'en serai ravi, cela me donnera l'occasion de renouveler vos fleurs plus souvent.

Nous rentrâmes dans le salon.

Je croyais cette interminable visite finie, il n'en fut rien. M. de Lancry fit voir à M. Lugarto une assez belle vue de Venise par un peintre moderne, et lui dit:

—Vous êtes connaisseur, que pensez-vous de cela?

—Ce n'est pas mal. Avez-vous payé cela bien cher?

—Non, ce tableau est entré dans la vente de l'hôtel.

—C'est la meilleure manière d'acheter des tableaux, car cette racaille d'artistes, toujours affamés, vous les font payer le double de leur valeur quand on les leur commande et qu'ils vous savent riches.... Quand j'étais jeune, j'étais assez niais pour les payer d'avance; aussi il arrivait que très-souvent je pouvais à peine leur arracher mon tableau... Et quel tableau!... Une fois l'argent mangé, ils ne s'inquiétaient pas du reste... Maintenant, donnant... donnant, je les paye lorsque je suis content, sinon je leur fais retoucher, refaire et refaire jusqu'à ce que cela me plaise... Au moins ainsi je ne suis plus volé.

Cette brutale insolence m'indigna. Je ne pus m'empêcher de dire:

—Ah! monsieur... vous me révélez là une des plaies douloureuses du génie que je ne soupçonnais pas!.... et vous trouvez des artistes?

—Comment, si j'en trouve et des plus fameux encore!... Ils m'accablent de platitudes quand je vais dans leur atelier; ils me demandent mes conseils, même pour les tableaux qu'ils ne font pas pour moi, et ils ont l'air de m'écouter pour me faire la cour. En vérité, je ne sais pas ce qu'on ne ferait pas faire à cette race pour quelques billets de mille francs. On ne tient cette espèce que par l'argent.

Il me fut impossible de me contenir davantage; je me souvins de ce que m'avait dit Gontran sur la rage qu'éprouvait M. Lugarto de n'avoir ni naissance ni valeur personnelle, et je dis à M. de Lancry.

—Mon Dieu! mon ami, ce que monsieur nous dit là me rappelle une bien touchante histoire de grand artiste et de grand seigneur, que M. le duc de Versac, votre oncle, m'a plusieurs fois racontée. Il s'agissait de Greuse et de M. le duc de Penthièvre; ne vous en a-t-il jamais parlé?

—Non, je ne me le rappelle pas du moins,—me dit M. de Lancry.

—Contez-nous donc ça; j'ai quelques tableaux de Greuse, ça m'intéressera,—dit M. de Lugarto.

—Voici, mon ami,—répondis-je en m'adressant à Gontran,—ce que m'a raconté monsieur votre oncle. M. le duc de Penthièvre aimait passionnément les arts; il les protégeait en grand seigneur digne de comprendre que l'antique illustration de race et le génie se touchent, en cela que ce sont deux magnifiques avantages que l'histoire ou que Dieu seul vous donnent, et que tous les trésors du monde ne sauraient acquérir ni remplacer....—Je regardai M. Lugarto; il rougit de dépit;—je continuai. M. le duc de Penthièvre avait donc pour Greuse la plus touchante amitié. Vous le savez, l'inépuisable bonté de cet excellent prince égalait la supériorité de son esprit, d'une finesse et d'une grâce exquise. Lorsqu'il alla voir les premiers tableaux que Greuse fit pour lui, et qu'il rémunéra avec une libéralité toute royale, il dit au grand peintre, avec ce charme qui n'appartient qu'aux grandes aristocraties:

—«Mon cher Greuse, je trouve vos tableaux admirables; mais j'ai une grâce à vous demander.

—«Monseigneur, je suis à vos ordres.

—«Eh bien!—dit le prince avec une sorte d'hésitation timide et comme s'il eût demandé une faveur,—eh bien!.... je voudrais que vous missiez de votre main, au bas de ces tableaux: donné par Greuse à son ami M. le duc de Penthièvre.—La postérité saurait que j'ai été l'ami d'un grand peintre!...»

—Avouez,—dis-je à Gontran en remarquant avec joie que le coup avait porté, et que M. Lugarto ne pouvait dissimuler sa contrariété,—avouez qu'il n'y a rien de plus délicat, de plus charmant que la conduite du prince.

—Oui, en effet... c'est charmant,—dit M. de Lancry avec embarras en me faisant un signe d'impatience et en me montrant du regard M. Lugarto, qui, les yeux baissés, mordait la pomme de sa canne.

Malgré mon désir de plaire à Gontran, je continuai.

—N'est-ce pas, mon ami, que cela rehausse à la fois le grand artiste capable d'inspirer un tel sentiment, et le véritable grand seigneur capable de ressentir et d'exprimer ainsi l'amitié?

Gontran avait tâché de m'interrompre par quelques signes; j'avais été trop outrée contre M. Lugarto pour résister au plaisir de le mortifier.

J'y parvins; je le vis à la pâleur de cet homme et à un autre regard de haine, regard morne et froid qui m'alla au cœur, pesant comme du plomb.

M. Lugarto, néanmoins, ne se déconcerta pas; il reprit avec une imperturbable assurance:

—Je ne connaissais pas cette histoire du duc de Penthièvre; elle est fort jolie, mais elle ne me convertit pas. Je préfère ne pas passer pour un niais aux yeux des artistes et ne pas me donner la peine de faire de la délicatesse avec eux. Mais j'y pense, j'ai justement une vue de Naples, de Bonnington, qui ferait à ravir le pendant de votre vue de Venise, mon cher Lancry; je vous l'enverrai avec ces fleurs que j'ai promises à votre femme.

—Mon cher Lugarto, je vous en prie...

—Allons... vous faites des façons?... entre amis, pour un malheureux tableau... Qu'est-ce que cela?

—Eh bien! je suis de votre avis, on ne doit pas faire de façons entre amis pour un tableau. Permettez-moi donc de vous envoyer ma vue de Venise, qui fera tout aussi bien pendant à votre vue de Naples.

—Ma foi, mon cher, je suis pris dans mes propres filets; j'accepte avec d'autant plus de plaisir que ce tableau vient de l'appartement de madame de Lancry. A ce soir, mon cher; je vous verrai un moment au club, n'est-ce pas?

—Je ne sais, j'ai plusieurs visites à faire avec madame de Lancry.

—Si... si... je vous verrai... j'en suis sûr... Vous savez pourquoi.

—Ah! oui... j'oubliais, vous avez raison. Ainsi donc ce soir, mais un peu tard, répondit M. de Lancry avec un certain embarras.

—Sans rancune,—me dit M. Lugarto en me tendant la main.

Quoique cette habitude anglaise fût alors à peine répandue dans le monde, elle me choqua moins encore que l'audace de M. Lugarto.

Au lieu de prendre la main qu'il m'offrait, je répondis par un salut très-froid.

—Décidément, vous ne voulez pas faire la paix? Allons, mon cher, votre femme me déchire la guerre,—dit M. Lugarto à M. de Lancry.—Eh bien! elle a tort, car elle finira par reconnaître que je vaux mieux que ma réputation. C'est un défi, prenez garde à vous, mon cher; je serai peut-être forcé de faire ma cour à votre femme pour la faire revenir de ses préventions... Vous le voyez, je ne vous prends pas en traître, Lancry, je vous préviens.

—Vous serez toujours le plus grand fou que je connaisse,—lui dit Gontran en l'emmenant et en le prenant par le bras.

Je restai plus stupéfaite encore de la patience de Gontran que de l'insolence de cet homme. Je cherchais à pénétrer quel pouvait être le secret de l'influence qu'il exerçait sur Gontran, lorsque celui-ci rentra.

Pour la première fois je vis sur ses beaux traits une expression de colère qui les défigurait.

—Mon Dieu! madame,—s'écria-t-il en fermant la porte avec violence,—je ne vous avais pas encore vu exercer cette méchanceté d'esprit dont j'avais entendu parler dans le monde! Mais vous auriez pu, ce me semble, ne pas choisir pour victime mon meilleur ami! Chacune de vos paroles aurait été longuement, perfidement calculée, qu'elle n'aurait pas pu le blesser plus cruellement. Hier, je vous dis en confidence que Lugarto regrettait amèrement de n'être pas grand seigneur, et de n'avoir d'autre valeur que celle de ses millions, et vous vous étendez complaisamment sur les avantages de l'aristocratie de naissance et de talent!... Malgré son air riant, il est parti furieux... je le connais bien... il est furieux, vous dis-je.

—Comment, mon ami, vous le défendez!... C'est vous... vous! qui me reprochez d'avoir fait sentir à cet homme tout ce que ses manières avaient d'inconvenant?

—Eh! mon Dieu! madame, je vous ai prévenue qu'il avait des façons peut-être trop familières, et que vous m'obligeriez de les excuser en faveur de l'amitié qui m'attache à lui. Je vois avec peine que, malgré mes recommandations, vous faites tout ce qu'il faut pour l'irriter, car, je vous le répète, il est très-irrité.

—Mais que vous importe, je vous le demande, la colère de M. Lugarto?

—Il m'importe de ne pas m'aliéner un ami... un ami intime que j'aime, auquel je suis sincèrement attaché... Vous m'entendez, madame?

—Vous aimez cet homme, dites-vous, Gontran?... Je voudrais vous croire, et je ne puis... Il n'y a aucun rapport entre la noblesse de vos sentiments et la grossièreté de M. Lugarto... Et puis, enfin, je ne sais... mais, quand vous parlez de l'amitié que vous ressentez pour lui... vos traits se contractent... votre parole est amère... et l'on dirait qu'il s'agit d'un sentiment tout contraire.

Ces mots, que je dis presque au hasard, semblèrent produire un effet terrible sur M. de Lancry. Il frappa du pied avec violence; il s'écria, les lèvres tremblantes de colère:

—Qu'entendez-vous par là, madame? qu'entendez-vous par là?

Effrayée, le cœur me manqua; je fondis en larmes, et je dis à Gontran:

—Pardon, mon ami, pardon, je n'ai rien voulu vous dire de blessant; seulement je ne puis comprendre...

—Il ne s'agit pas de comprendre; il s'agit de m'obéir sans interpréter mes paroles, sans scruter mes sentiments secrets. Si je vous dis que M. Lugarto est mon ami, si je vous demande de le traiter comme tel, vous devez me croire et m'obéir sans raisonner ni réfléchir.

—Ne vous fâchez pas, Gontran... je vous obéirai; seulement laissez-moi vous dire qu'il m'en coûte beaucoup. Dans ce seul jour vous m'avez demandé deux bien cruels sacrifices: revoir mademoiselle de Maran, et admettre dans notre intimité un homme dont le caractère et les manières doivent inspirer une profonde aversion à tous ceux qui comme vous n'excusent pas M. Lugarto par une indulgente amitié... Encore une fois, mon ami, parce que le sacrifice que je fais est pénible, ne croyez pas que je manquerai à ma promesse... Plus les preuves de dévouement que vous me demandez sont grandes, plus elles me seront douloureuses, plus, je l'espère, elles vous attesteront de la vivacité de mon amour... Pardonnez-moi donc, mon ami... l'hésitation que j'ai montrée. Maintenant, je ferai tout ce que vous voudrez à ce sujet.

La figure de M. de Lancry avait peu à peu repris son expression de douceur habituelle; seulement il semblait accablé. Il me prit la main et me dit avec bonté:

—C'est à mon tour, Mathilde, à vous demander pardon de ma violence... Mais, une fois pour toutes, croyez... oh! croyez bien que je ne demande rien qui ne soit indispensable à votre bonheur... je n'ose dire au mien.

—Ah! mon ami! cette raison est la seule qu'il faille invoquer; elle suffira toujours à me décider.

On vint annoncer à Gontran que la voiture l'attendait. Nous partîmes pour aller rendre visite à mademoiselle de Maran.


CHAPITRE V.

LA PRINCESSE KSERNIKA.

M. de Lancry ne me dit pas un mot pendant le temps que nous mîmes à arriver chez mademoiselle de Maran; il semblait rêveur, abattu.

Lorsque la voiture s'arrêta devant la porte, le cœur me manqua. Je suppliai Gontran de remettre au moins cette visite, il me répondit par un geste d'impatience.

Je vis quelques voitures dans la cour de l'hôtel, je fus presque contente; il me semblait qu'une première entrevue avec ma tante me serait ainsi moins pénible.

Quelle fut ma surprise en entrant dans le salon de retrouver M. Lugarto! J'y vis aussi la princesse Ksernika, qui assistait à la représentation de Guillaume Tell lorsque j'étais allée à l'Opéra avec mademoiselle de Maran, dans la loge des gentilshommes de la chambre.

—Bonjour enfin, ma chère enfant,—me dit ma tante de l'air du monde le plus affectueux en se levant pour m'embrasser.

Je frissonnai; je fus sur le point de la repousser. A un regard de Gontran, je me résignai.

—Mais c'est qu'elle est encore embellie,—dit mademoiselle de Maran en m'examinant avec sollicitude.—C'est tout simple... le bonheur sied si bien! Et Gontran sait mieux que personne prodiguer cette parure-là.—Puis, s'adressant à madame Ksernika:—Ma chère princesse, permettez-moi de vous présenter madame de Lancry, ma nièce, ma fille adoptive.

La princesse se leva et me dit avec beaucoup de grâce:

—Nous commencions, madame, à trouver M. de Lancry bien égoïste; mais on ne le blâmait sans doute autant que parce qu'on l'enviait davantage....

Je saluai madame Ksernika, je m'assis près d'elle.

C'était une très-jolie femme, blonde, grande, mince, d'une taille et d'une tournure charmante; ses traits, d'une extrême régularité, avaient presque toujours une expression hautaine, boudeuse ou ennuyée; ordinairement elle fermait à demi ses grands yeux bleus un peu fatigués. Cette habitude, jointe à un port de tête assez impérieux, lui donnait un air plus dédaigneux que véritablement digne..... Polonaise, elle parlait notre langue sans le moindre accent, mais avec une sorte d'indolence et de lenteur presque asiatique. Quoiqu'elle fût d'une superbe élégance, elle se recherchait encore plus dans sa parure que dans sa personne.

A peine fus-je assise auprès de la princesse, que M. Lugarto vint se mettre derrière moi sur une chaise, et me dit familièrement:

—Eh bien! est-ce que vous êtes encore fâchée?... Vous voulez donc la guerre?...—Et, s'adressant à madame de Ksernika en me montrant du regard, il ajouta:

—Princesse, dites-lui donc que je gagne à être connu, et qu'il vaut mieux m'avoir pour ami que pour ennemi.

Je rougis de dépit; je n'osais, de peur de déplaire à Gontran, répondre avec dureté; je gardai le silence.

La princesse reprit de sa voix langoureuse et en regardant avec hauteur M. Lugarto par-dessus son épaule:

—Vous?... Il me serait fort égal de vous avoir pour ami ou pour ennemi, car je ne croirais pas plus à votre amitié que je ne craindrais votre inimitié.

—Allons donc, princesse, vous êtes injuste.

—Non, vous savez que je ne vous gâte pas... moi... je suis peut-être la seule personne qui vous dise vos vérités... Vous devez m'en savoir gré... car je ne me donne pas la peine de les dire à tout le monde. Est-ce que vous ne trouvez pas, madame,—dit la princesse en s'adressant à moi,—qu'il faut faire une espèce de cas des gens pour leur dire ce que le reste du monde n'ose pas leur dire?

—En cela, madame,—répondis-je,—il me semble que l'estime et le mépris se traduisent de la même sorte.

—Expliquez-nous donc cela?—me dit M. Lugarto.

—Eh bien! je crois, monsieur, qu'on peut dire les plus dures vérités, sans faire le moindre état de la personne à laquelle on les adresse.

—Est-ce que c'est pour moi que vous dites ça?—reprit M. Lugarto avec son imperturbable assurance.

—Vous mériteriez bien qu'on vous répondît Oui,—dit la princesse;—savez-vous que je ne comprends pas pourquoi hommes et femmes tolèrent vos airs audacieux et familiers?

—C'est mon secret, et vous ne le saurez pas.

—Vous allez me faire croire à quelque pouvoir... surnaturel, n'est-ce pas?

—Peut-être.

—Vous êtes fou!...

—Je suis fou? Eh bien! voulez-vous que je vous fasse d'abord rougir jusqu'au blanc des yeux, et puis ensuite pâlir plus que vous ne le voudrez?

—C'est bien usé cela...—répondit la princesse avec indolence.—Vous allez me proposer de me magnétiser? Et vous ne savez peut-être pas seulement ce que c'est que le magnétisme; car vous n'êtes pas savant, vu que la science ne s'achète pas avec de l'argent.

M. Lugarto souriait depuis quelques moments d'un sourire méchant et convulsif qui lui était particulier... Je lisais dans ses yeux ternes l'expression d'une joie maligne; il dit lentement en attachant un long regard sur la princesse:

—Je suis ignorant comme un sauvage, c'est vrai; mais il y a des choses que personne au monde que moi ne peut savoir, parce qu'il faut beaucoup d'argent pour acheter cette science-là.

—Vraiment?—dit dédaigneusement la princesse.

—Vraiment... Et ce qu'il y a de plus piquant, c'est que ma science n'a l'air de rien... mais, comme tous les gens habiles, avec peu je fais beaucoup. Ainsi, par exemple, vous n'avez pas idée des résultats que j'obtiens, je suppose, avec une date, un nom de rue et un numéro.

Je regardai par hasard la princesse; elle devint pourpre.

—Ainsi le 12 décembre... rue de l'Ouest... n. 17... par exemple... cela a l'air de ne rien signifier du tout,—reprit M. Lugarto,—et pourtant il n'en faut pas davantage pour vous faire pâlir... maintenant que vous avez rougi, comme je vous l'avais prédit...

Puis il reprit de manière à n'être entendu que d'elle et de moi:

—Faites donc attention, princesse, on vous remarque; ne me regardez pas ainsi d'un air fixe et ébahi, cela vous va mal. Vos yeux sont bien plus jolis lorsqu'ils sont à demi fermés,—ajouta-t-il avec une cruelle ironie.

Madame Ksernika était en effet d'une pâleur extrême, elle semblait fascinée par la révélation que venait de lui faire M. Lugarto.

A ce moment, mademoiselle de Maran causait à voix basse avec M. de Lancry. Remarquant l'agitation de madame de Ksernika, elle lui dit:

—Est-ce que vous êtes souffrante, chère princesse?

—Oui, madame, j'ai eu toute la journée une migraine affreuse,—dit la pauvre femme, en balbutiant et en se remettant avec peine.

—Vous le voyez... il vaut mieux m'avoir pour ami que pour ennemi,—me dit tout bas M. Lugarto.

Il se leva.

Deux femmes entraient alors; la princesse put sortir et déguiser plus facilement son trouble...

Je restai presque terrifiée du pouvoir mystérieux de M. Lugarto.

Gontran me fit un signe, en me montrant un fauteuil vide auprès de mademoiselle de Maran; j'allai m'y asseoir. Ma tante me dit tout bas:

—Est-ce que vous croyez que j'ai donné dans la migraine de cette belle princesse Micomicon... Je parie que ce nègre blanc,—et elle me montra M. Lugarto,—lui a dit quelque infamie, qu'elle mérite bien, d'ailleurs, car, quoique son mari la batte comme plâtre, et qu'il lui ait déjà cassé un bras, elle est loin d'être quitte envers lui; elle lui redoit au moins son autre bras et ses deux jambes, s'il est disposé à lui briser un membre par chaque amoureux. Mais, c'est égal, l'impudence de ce M. Lugarto m'a révoltée. Je n'ai consenti à recevoir cette espèce archimillionnaire que pour me donner le régal de le flageller d'importance.

Malgré l'aversion que mademoiselle de Maran m'inspirait, je ne pus m'empêcher de lui savoir gré de cette résolution.

Les deux femmes nouvellement arrivées causèrent quelques instants avec mademoiselle de Maran, Gontran et M. Lugarto.

—Dites donc, monsieur Lugarto,—s'écria tout à coup mademoiselle de Maran, tout en travaillant à son tricot, et en interrompant l'un de ces silences qui coupent souvent les conversations;—est-ce que c'est à vous cette voiture où je vous ai rencontré l'autre jour?

—Pour quelle raison me demandez-vous cela?—dit négligemment M. Lugarto.

Mademoiselle de Maran, au lieu de répondre à cette question, en fit une autre. Elle m'avait toujours dit que rien n'était plus impertinent et plus dédaigneux que ce procédé.

—Pourquoi donc alors qu'il y avait des armoiries sur c'te voiture, si elle est à vous?

—Ce sont les miennes, madame,—dit M. Lugarto en rougissant de dépit; car son imperturbable audace était en défaut lorsqu'on attaquait ses ridicules prétentions nobiliaires.

—Est-ce que vous les avez payées bien cher ces armoiries-là?—dit mademoiselle de Maran.

Il y eut un moment de silence très-embarrassant. M. Lugarto serra les lèvres l'une contre l'autre en fronçant le sourcil. Je regardai Gontran. Il ne put s'empêcher d'abord de sourire amèrement; puis, à un regard à la fois colère et suppliant de M. Lugarto, il dit vivement à mademoiselle de Maran:

—A propos d'armoiries, madame, est-ce que vous aurez la bonté de me prêter votre d'Hozier; j'aurais quelques recherches à faire sur une de nos branches collatérales. Mais j'y songe, ne pourriez-vous pas?...

—Laissez-moi donc tranquille avec vos branches collatérales,—reprit mademoiselle de Maran;—vous venez vous jeter à la traverse d'une conversation intéressante! Dites donc, monsieur Lugarto, on vous a joliment volé, si on vous a vendu ces armoiries-là cher... Je parie que c'est une imagination de votre carrossier... Alors, permettez-moi de vous le dire, ça n'a pas de sens commun. Est ce qu'il faut jamais s'en rapporter à ces gens-là pour composer un blason? Puisque vous vouliez vous passer cette fantaisie, il fallait vous adresser mieux.

—Mais, madame,—dit M. Lugarto, en devenant pâle de colère contenue....

—Mais, monsieur, je vous répète que votre carrossier ou son peintre sont des imbéciles. Est-ce qu'on a jamais vu mettre en blason métal sur métal? Figurez-vous donc, mon pauvre monsieur, qu'ils se sont outrageusement moqués de vous avec leurs étoiles d'or en champ d'argent; ils ont inventé ça parce que c'était plus riche probablement, et que ça rappelait ingénieusement vos monceaux du piastres et de doublons... Sans compter les deux lions rampants dont ces imbéciles ont affublé votre écusson. Dites-moi, savez-vous qu'ils feraient un effet superbe, vos deux lions rampants, s'ils n'avaient pas l'inconvénient d'appartenir à la maison royale d'Aragon?

—Mais, madame, ce n'est pas moi qui ai inventé ces armoiries. Ce sont celles de ma famille, dit M. Lugarto en se levant avec impatience, et en lançant un coup d'œil furieux sur Gontran.

Celui-ci voulut en vain intervenir dans la conversation; mademoiselle de Maran n'abandonnait pas si facilement sa proie.

—Ah! mon Dieu!... mon Dieu!... Vraiment... ce sont les armoiries de votre famille?—s'écria ma tante en ôtant ses lunettes, et en joignant les mains avec une apparente bonhomie.—Pourquoi donc que vous ne me l'avez pas dit tout de suite? Après cela, il n'y a rien que de très-naturel là dedans. Il est probable, voyez-vous, qu'un Lugarto, pour quelque beau fait d'armes contre les Morisques d'Espagne, aura obtenu d'un roi d'Aragon la faveur insigne de porter des lions rampants dans ses armes, de même que nos rois ont octroyé les fleurs de lis à certaines maisons de France.... C'est comme vos étoiles d'or en champ d'argent: c'est, bien sûr, quelque glorieux mystère héraldique enseveli dans vos archives de famille. Et moi qui m'en moquais! mais c'est-à-dire que maintenant je les admire sur parole, vos étoiles d'or en champ d'argent! C'est peut-être, dans son genre, un blason aussi unique, aussi particulier que la croix de Lorraine, que le créquier de Créquy, que lus mâcles de Rohan, ou que les alérions de Montmorency. Ça doit être furieusement curieux l'origine de vos étoiles d'or en champ d'argent! Recherchez-nous donc cela, mon cher monsieur.

—Madame, si c'est une raillerie, franchement je la trouve de mauvais goût,—dit M. Lugarto en tâchant de reprendre son sang-froid.

—Mais pas du tout, mon cher monsieur, rien n'est plus sérieux; or, j'y songe, vous êtes originaire du Brésil, le Brésil appartient au Portugal, le Portugal a appartenu à l'Espagne, vous voyez bien qu'en remontant nous approchons des rois d'Aragon. Ah bien! oui; mais voilà une toute petite chose qui m'arrête dans mon ascension vers le passé.

—Eh! mon Dieu, madame! ne vous en occupez pas; je vous rends grâce de toute votre sollicitude,—s'écria M. Lugarto.

Mademoiselle de Maran ne fit pas semblant de l'avoir entendu, et reprit:

—Oui, il n'y a que cette petite difficulté-là, c'est qu'on dit que monsieur votre grand-père était quelque chose comme un esclave nègre, ou approchant.

—Madame... vous abusez...

—C'est là ce qui fait, reprit mademoiselle de Maran, sans abandonner son tricot,—c'est là ce qui fait que je ne peux pas venir à bout de me figurer monsieur votre grand-père avec une couronne de comte sur la tête. Coiffé de la sorte, il ressemblerait comme deux gouttes d'eau à ces vilains sauvages de Bougainville qui portaient gravement une croix de Saint-Louis passée dans le bout de leur nez. Est-ce que vous ne trouvez pas?

Je frémis de l'expression presque féroce que prit un moment la physionomie de M. Lugarto; cette expression me frappa d'autant plus, qu'au même instant il partit d'un éclat de rire nerveux et forcé.

—N'est-ce pas que c'est une drôle de comparaison que j'imagine là?—dit mademoiselle de Maran en s'adressant à M. Lugarto.

—Très-drôle, madame, très-drôle; mais avouez que j'ai le caractère bien fait.

—Comment donc! mais le meilleur du monde; et je suis bien sûre que vous ne garderez pas contre moi la moindre rancune. Et après tout, vous avez raison; il n'y a rien de plus innocent que mes plaisanteries.

—De la rancune, moi! dit M. Lugarto;—ah! pouvez-vous le croire? Tenez, je veux emmener tout de suite Gontran avec moi pour rire avec lui à notre aise de mes étoiles d'or en champ d'argent.

—Pendant que vous y serez, riez donc en même temps de vos lions rampants,—ajouta mademoiselle de Maran.—C'est ce qu'il y a de plus pharamineux dans votre blason. Mais tout cela,—reprit-elle,—ce sont des folies; gardez vos armoiries mon cher monsieur, gardez-les; ça jette de la poudre aux yeux des passants. C'est tout ce qu'il faut pour des yeux bourgeois; car vos innocentes prétentions nobiliaires ne dépassent pas nos antichambres. Quant à nous, pour nous éblouir, ou plutôt pour nous charmer, vous avez, ma foi, bien mieux que des étoiles d'or en champ d'argent; vous réunissez toutes sortes de qualités de cœur et d'esprit, toutes sortes d'immenses savoirs et de modesties ingénues; aussi, quand vous ne seriez pas riche à millions, vous n'en seriez pas moins un homme joliment intéressant et furieusement compté, c'est moi qui vous le dis.

—Je sens tout le prix de vos louanges, madame, je tâcherai de m'acquitter envers vous, et d'étendre, si je le puis, ma reconnaissance aux personnes de votre famille et à celles qui vous intéressent,—répondit M. Lugarto avec amertume et en me jetant aussi un regard furieux.

—Et j'y compte bien, car je ne suis pas égoïste,—répondit mademoiselle de Maran avec un étrange sourire.

—Venez-vous, Lancry?—dit M. Lugarto à mon mari.

—Je vous verrai ce soir au club, nous en sommes convenus,—répondit Gontran avec embarras.

—Oui, mais j'avais oublié une chose: notre homme de Londres nous attend à trois heures,—dit M. Lugarto d'un air impérieux.

A ces mots, M. de Lancry fronça les sourcils, se leva, et dit à mademoiselle de Maran:

—Madame, je vous laisse Mathilde; M. Lugarto me rappelle un engagement que j'avais oublié.

Je jetai un regard suppliant sur Gontran, il l'évita:

—Lugarto me mène,—ajouta-t-il,—gardez la voiture, je vous reverrai à dîner.

Les deux femmes qui avaient été comme moi spectatrices muettes de cette scène entre mademoiselle de Maran et M. Lugarto, s'en allèrent quelques instants après.

Je restai seule avec mademoiselle de Maran.


CHAPITRE VI.

MADEMOISELLE DE MARAN.

Longtemps et douloureusement contenue, mon indignation éclata enfin contre cette femme, qui avait osé calomnier ma mère d'une manière si atroce.

—Voilà une leçon que cet impertinent n'oubliera pas de sitôt,—me dit mademoiselle de Maran.—Il sera d'autant plus furieux que je la lui ai donnée, et ma foi fort à dessein, cette leçon, devant les deux comtesses d'Aubeterre, qui sont les plus mauvaises langues que je connaisse. Ce soir, tout Paris saura l'histoire des étoiles d'or en champ d'argent.

—Madame,—dis-je à mademoiselle de Maran,—vous devez être étonnée de me voir chez vous?

—Étonnée! Et pourquoi cela, ma chère petite?

Cet excès d'audace augmenta mon indignation.

—Écoutez-moi, madame: il n'y avait au monde que la volonté de M. de Lancry qui pût m'obliger à vous revoir après les affreuses paroles que vous avez osé prononcer contre ma mère. Tout à l'heure j'avais peur de me trouver seule avec vous; maintenant j'en ai moins de regret: je puis vous exprimer toute l'horreur que vous m'inspirez.

—Mathilde... vous oubliez...

—Je me souviens, madame, de vos cruautés, je me souviens des chagrins dont vous avez abreuvé mon enfance et ma jeunesse. Pourtant j'aurais pu vous les pardonner en faveur du bonheur dont je jouis depuis mon mariage, bonheur auquel vous avez sans doute involontairement contribué...

—Involontairement, non, ma chère petite, je savais bien ce que je faisais; c'est justement pour cela que votre ingratitude...

—Mon ingratitude? Cette raillerie est cruelle, madame!

—Eh... oui... oui... votre ingratitude,—s'écria mademoiselle de Maran en m'interrompant avec colère.—Oui, vous êtes une ingrate de ne pas avoir apprécié ce que je faisais pour vous... en empêchant votre mari de se couper la gorge avec ce misérable M. de Mortagne.

—Fallait-il, madame, recourir à une épouvantable calomnie pour empêcher ce malheur? D'ailleurs, Gontran m'avait promis...

—Belle promesse qu'il n'aurait pas tenue!... au lieu que maintenant il respectera celui qu'il croit votre père...

—Maintenant,—m'écriai-je,—osez-vous croire M. de Lancry capable d'ajouter foi à un si abominable mensonge? Ah! madame, j'aime bien mon mari, je sens mon amour assez puissant pour résister à toutes les épreuves, à son abandon même... il n'est au monde qu'une occasion où mon cœur trouverait la force de l'accuser... ce serait le jour où... Mais, non... non... c'est impossible, impossible! Tout à l'heure encore il m'a répété que cette affreuse calomnie était détruite par son exagération même.

—Eh bien! alors de quoi vous plaignez-vous? Si Gontran n'y croit pas, si M. de Mortagne n'y croit pas, quel mal vous ai-je fait? J'ai peut-être empêché un événement sinistre, voilà tout; laissez-moi donc tranquille.

—Voilà tout, madame? Et pourtant vous l'avez vu, je n'ai pu résister à la violence de cet horrible coup.

Je ne pus retenir mes larmes en prononçant ces derniers mots. Mademoiselle de Maran se leva, vint à moi, et prit un accent presque affectueux:

—Allons, allons, calmez-vous; sans doute j'ai eu tort, chère petite; j'ai voulu faire le bien à ma façon... je m'y suis mal pris, parce que je n'en ai pas l'habitude. Que voulez-vous? dans cette occasion j'ai peut-être agi comme une vipère qui se serait crue une sangsue... mais il faut pourtant tenir compte à cette pauvre vipère de sa bonne volonté.

Cette hideuse plaisanterie me révolta.

—Je vous connais trop, madame, pour croire à un bon sentiment de votre part; votre méchanceté même ne se contente pas du présent, elle embrasse l'avenir et le passé; ces paroles, vous ne les avez pas dites sans en calculer le résultat; elles cachent quelque odieuse arrière-pensée qui ne se révélera que trop tôt peut-être.

—Eh bien! après?—s'écria mademoiselle de Maran avec impatience.—Qu'est-ce que vous voulez conclure de tout ça? Ce qui est fait est fait, n'est-ce pas? Gontran veut que vous continuiez à me voir, vous lui obéirez. A quoi bon récriminer sur ma méchanceté? Je suis comme cela, et trop vieille pour changer... De deux choses l'une, ou mon aversion contre vous n'est pas éteinte, ou elle l'est... Si elle l'est, vous n'avez rien à craindre de moi, et vos reproches sont inutiles; si elle ne l'est pas, tout ce que vous me dites ou rien c'est la même chose. Vous ne pouvez pas me nuire, et moi je puis vous nuire; ne tentez pas de lutter. Je peux, je sais bien des choses... Vous avez vu comme je l'ai arrangé ce Lugarto, à qui son opulence colossale et la platitude du monde semblent donner un brevet d'audace et d'insolence!... maintenant il sait que quand je mords, je mords bien, et que la cicatrice reste... Il me haïra, ça, j'y compte bien; mais en même temps il me craindra comme le feu; car, si je m'acharne après lui, je le traquerai de salon en salon et je ne le ménagerai pas... Aussi maintenant je le tiens dans la main... ce vilain homme! Or, rappelez-vous bien, chère petite, qu'il aimera toujours mieux prendre pour ennemis mes ennemis que de m'avoir à ses trousses. Vous m'entendez, n'est-ce pas?—ajouta ma tante en me lançant un regard d'ironie cruelle;—aussi je ne dis rien de plus. Seulement ne me poussez pas à bout et soyez gentille.

Je restai accablée d'effroi... Je ne pouvais prononcer une parole. Ce que me disait mademoiselle de Maran n'était que trop vrai: elle seule pouvait se mettre assez au-dessus des convenances pour attaquer si impitoyablement M. Lugarto dans son orgueil, et le dominer ainsi par la frayeur.

Je frémis en songeant à la possibilité de je ne sais quel monstrueux accord conclu entre cet homme et mademoiselle de Maran, accord basé sur leur méchanceté commune.

Un invincible pressentiment me disait que Gontran subissait malgré lui l'influence de M. Lugarto. A quelle cause fallait-il attribuer cette influence; c'est ce que j'ignorais. Assaillie par ces soupçons, je reconnaissais que les menaces de mademoiselle de Maran n'étaient pas vaines.

Oh! ce fut un moment affreux que celui où je me sentis forcée de contenir mes ressentiments devant cette femme qui avait outragé la mémoire de ma mère!

—Allons, allons, je vois que nous nous entendons, n'est-ce pas?—me dit mademoiselle de Maran avec son sourire sardonique.—Vous irez à ce bal du matin de madame l'ambassadrice d'Angleterre; j'irai peut-être aussi pour méduser ce Lugarto, et le tenir dans ma dépendance. Dites donc, chère petite, est-ce que vous ne trouvez pas que je lui ai donné un joli échantillon de mon savoir-faire? Examinez bien demain son visage de cire jaune quand il m'apercevra... ça vous amusera et moi aussi... Peut-être je vous l'immolerai... cet archimillionnaire... peut-être, au contraire... Mais je ne dis rien... Qui vivra verra.

Je quittai ma tante dans un état d'inquiétude inexprimable; je me rappelai son entretien avec une sorte de terreur sourde. De tous côtés je ne voyais que haine, que périls, que perfidies cachées. J'aurais préféré de franches menaces aux sinistres réticences de mademoiselle de Maran.

Je rentrai chez moi absorbée par ces tristes pensées. Dans un moment de désespoir, je songeai à M. de Mortagne; mais, grâce à ma tante, je ne pouvais même penser à mon unique protecteur sans un souvenir douloureux, sans me rappeler les scènes cruelles qui avaient précédé et suivi mon mariage.

Ma voiture s'arrêta un moment avant que d'entrer dans la cour. Machinalement je jetai les yeux sur la maison qui était en face de la nôtre.

Au second étage, à travers un rideau à demi soulevé, je reconnus M. de Mortagne, assis dans un grand fauteuil; il me parut très-pâle, très-souffrant; il me fit rapidement un signe de la main, comme pour me dire qu'il veillait sur moi, puis le rideau retomba.

J'eus un moment d'espérance ineffable; je me sentis plus forte, moins effrayée, en sachant cet ami près de moi; je ne doutai pas de son appui dans un cas extrême. Je remerciai la Providence des secours imprévus qu'elle semblait ainsi m'offrir.

M. de Lancry n'était pas encore rentré; je m'habillai pour dîner, me rappelant avec des regrets pleins d'amertume que, dans notre charmante retraite de Chantilly, je me faisais belle aussi, et que j'arrivais près de Gontran radieuse et fière de mon bonheur.

Hélas! deux jours à peine me séparaient de ce passé si enchanteur, déjà il me semblait que des mois s'étaient écoulés depuis ce temps heureux!

Sept heures sonnèrent, Gontran ne vint pas.

Je ne commençai à m'inquiéter sérieusement que vers les huit heures; je fis demander par Blondeau au valet de chambre de M. de Lancry s'il avait donné quelque ordre; il n'en avait donné aucun; on l'attendait pour dîner.

A huit heures et demie, ne pouvant vaincre mes craintes, je me décidai à envoyer un de nos gens à cheval chez M. Lugarto, afin de savoir si M. de Lancry n'y était pas resté; j'écrivis un mot à mon mari, en le suppliant de me rassurer.

M. Lugarto demeurait rue de Varennes; je recommandai la plus grande promptitude; j'attendis le retour de mon messager avec une pénible impatience.

Une demi-heure après, Blondeau entra.

—Eh bien?—m'écriai-je.

—M. le vicomte est chez M. Lugarto, madame; monsieur a fait répondre à Jean que c'était bon, et qu'on prévienne madame qu'il ne reviendrait que très-tard.

Je ne fus rassurée qu'à demi. Pour que Gontran m'eût ainsi oubliée, il fallait sans doute qu'il eût de graves préoccupations; je l'attendis.

Hélas! pour la première fois je connus cette anxiété dévorante avec laquelle on compte les minutes, les heures; ces tressaillements d'espoir que cause le moindre bruit, et les mornes abattements qui leur succèdent.

J'avais envoyé ma pauvre Blondeau chez le portier, en lui recommandant de guetter le retour de M. de Lancry et de venir tout de suite m'en faire part. Sans les événements de la journée, de telles angoisses eussent été puériles, mais tout ce qui s'était passé les excusait peut-être.

A minuit, Gontran n'avait pas paru; alors les frayeurs les plus folles, les plus exagérées, s'emparèrent de moi. Je me souvins des sinistres regards que M. Lugarto avait jetés sur Gontran. Sans réfléchir au peu de vraisemblance de mes craintes, je crus M. de Lancry en danger, je demandai ma voiture, je dis à Blondeau de m'accompagner.

—Mon Dieu! où voulez-vous aller, madame?

—A la porte de M. Lugarto. Tu monteras chercher M. de Lancry, tu lui diras que je suis en bas à l'attendre. Je ne puis supporter un moment de plus cette incertitude.

—Mais, madame, rassurez-vous.

A cet instant, un bruit presque imperceptible arriva à mon oreille, c'était la grande porte qui se refermait; un instinct inexplicable me dit que Gontran venait de rentrer.

Sans songer à ce que je faisais, je sortis de ma chambre, je courus au-devant de mon mari; je le trouvai dans le salon qui précédait sa chambre à coucher.

—Vous voilà, mon Dieu! vous voilà! Ne vous est-il rien arrivé?—m'écriai-je d'une voix défaillante, en lui prenant les mains.

—Rien, rien; mais passons chez vous,—me dit M. de Lancry, en me montrant son valet de chambre d'un coup d'œil irrité.

Je compris le peu de convenance de cette scène devant nos gens; mais mon premier mouvement avait été tout irréfléchi.

Je craignis d'avoir contrarié Gontran; mon cœur se serra lorsque je fus seule avec lui. Alors seulement je remarquai qu'il était très-pâle, très-défait.

—Mon Dieu! Gontran, que vous est-il arrivé?—m'écriai-je.

—Et que vouliez-vous qu'il m'arrivât? Êtes-vous folle! Tout cela n'est-il pas naturel, très-naturel?—ajouta-t-il d'un air qui me parut presque égaré, et en riant d'un rire sardonique qui m'épouvanta.—Quoi de plus simple? J'ai retrouvé le meilleur de mes amis, le tigre que j'ai dompté, vous savez... Je vous présente ce cher Lugarto; il vous trouve charmante; vous le traitez avec le dernier mépris... Il va chez votre tante, qui l'accable des plus sanglantes épigrammes... Lui qui a le caractère le meilleur, le plus inoffensif, le plus généreux, prend ces malices en très-bonne part; il en rit comme j'en ris moi-même maintenant, fort gaiement... C'est qu'en effet il n'y avait rien de plus piquant, de plus gai que vos épigrammes et que celles de votre tante; elles étaient avec cela d'un à-propos inouï.

La voix de M. de Lancry était saccadée, interrompue par des éclats de rire brusques, nerveux; il me parlait presque sans me voir, et en marchant avec agitation, comme s'il eût été en délire.

—Mon Dieu!... mon Dieu!... Gontran, vous m'épouvantez... Par pitié... dites... qu'avez-vous?

Mon mari s'arrêta brusquement devant moi, passa ses deux mains sur son visage, me parut revenir à lui, et me dit d'une voix terrible:

—Ce que j'ai?... ce que j'ai?... Vous ne savez donc pas quel est l'homme que vous et votre tante avez impitoyablement raillé? Votre infernale tante a fini tantôt ce que vous avez si bien commencé ce matin. Ah! Mathilde!... Mathilde!... qu'avez-vous fait?... Malheureuse femme! que les suites de votre imprudence n'atteignent que moi! ajouta Gontran d'un accent douloureux en quittant ma chambre...

Je voulus le suivre... D'un geste impérieux il me commanda de rester.


CHAPITRE VII.

MATINÉE DANSANTE.

Je passai une nuit cruelle.

Dès que le jour parut, j'envoyai Blondeau savoir des nouvelles de M. de Lancry. Il me fit dire qu'il allait parfaitement bien.

Un peu avant l'heure du déjeuner, il entra chez moi; sa figure était riante et douce comme si la scène de la veille n'avait pas eu lieu.

Je restai muette d'étonnement.

Il me prit la main, la baisa avec une gracieuse tendresse, et me dit:

—C'est un grand coupable qui vient vous demander pardon, mon amie.

Il y avait tant de douceur, tant de sérénité dans la voix de Gontran, que, malgré moi, je fus presque rassurée. L'influence de mon mari sur moi était telle, que mes traits reflétaient pour ainsi dire toujours l'expression des siens; et puis je désirais si ardemment de le voir heureux, que je devais accepter, trop facilement peut-être, les explications sur sa conduite de la veille.

—De quel pardon parlez-vous?—lui dis-je.

—C'est très-embarrassant, Mathilde; car comment vous avouer... vous expliquer... un si grand crime?...

—Un crime!... Vous plaisantez... Mais encore... dites... oh! vous êtes pardonné d'avance.

—Je le sais... vous êtes si bonne! et pourtant ce pardon, je ne le mérite pas.

—Comment?

—Hier, ne vous ai-je pas d'abord inquiétée par mon absence, et presque épouvantée par mon retour?

—Il est vrai... votre agitation...

—Mon Dieu! ma jolie Mathilde, comment oser vous dire que vous avez été assez bonne pour vous intéresser... à... un vilain ivrogne? Voilà le terrible mot prononcé... Oui, hier Lugarto m'a retenu à dîner chez lui avec quelques amis communs: on a porté je ne sais combien de toasts à mon bonheur, à votre beauté; je n'ai pas pu, je n'ai pas voulu refuser. Depuis que j'ai quitté la vie de garçon, j'ai, Dieu merci, perdu l'habitude de ces dîners britanniques; aussi oserai-je vous faire cet abominable aveu: je me suis grisé en pensant à vous! Vous voyez que je n'ai fait que changer d'ivresse... Mais, hélas! la première est aussi belle que l'autre est honteuse... Encore une fois, me pardonnez-vous?

—Comment? Ces reproches que vous m'avez faits hier en rentrant...

—Quels reproches?

—Vous m'avez dit que mes épigrammes et celles de ma tante avaient irrité M. Lugarto au dernier point; que sa vengeance pouvait être terrible, et que...

M. de Lancry partit d'un éclat de rire si franc, que je crus à sa sincérité.

—Malheureux Lugarto!—répéta-t-il;—j'en ai fait un ogre, je le vois... Pauvre Mathilde! je rirais davantage encore, si je ne vous avais pas inquiétée. Mais, sérieusement... quelle terrible vengeance voulez-vous que Lugarto?...

—Mais, mon ami, hier matin, vous m'avez paru fâché de la dureté de mes réponses.

—Oui, sans doute; car, je vous le répète, malgré quelques excentricités de caractère, je le regarde, Lugarto, comme un de mes meilleurs amis; comme tel, je désire le voir à l'abri de vos spirituelles attaques, ma jolie petite méchante; mais ce sera difficile, et, je le vois, on dira l'esprit des Maran, comme on disait l'esprit des Mortemart. Pourtant, je vous en prie, ménagez ce pauvre garçon; si ce n'est pour lui... que ce soit pour moi.

—Mais hier... vous m'avez dit aussi que vous craigniez de l'irriter.

—Sans doute, car alors il tombe dans des désolations sans fin, il me reproche de ne pas l'aimer, d'être un mauvais ami; en un mot, de sa part, ce ne sont pas des reproches, je n'en supporterais pas, mais des plaintes; c'est ce qui m'oblige à tant de ménagements pour lui...

—Et vous êtes bien sûr de son amitié?—demandai-je en hésitant à Gontran.

—D'autant plus sûr qu'elle est plus rare, et qu'il n'a aucune raison pour affecter un sentiment qu'il n'éprouverait pas.

Je racontai à Gontran l'entretien que j'avais entendu entre M. Lugarto et la princesse Ksernika.

—C'est une plaisanterie de bal masqué sans domino,—me dit Gontran:—il aura voulu s'amuser à la tourmenter; et cela n'est d'aucune conséquence avec la princesse, qui est la meilleure des femmes. A ce propos, si elle vous fait quelques avances, répondez-y, je vous en prie, car elle est très-bonne amie quand elle le veut, et les bonnes amies sont rares. D'ailleurs, vous la verrez ce matin à l'ambassade d'Angleterre.

—Irons-nous donc à cette fête?—dis-je à M. de Lancry d'un air chagrin.

—Eh! mais, sans doute. L'ambassadrice m'a écrit ce matin une lettre charmante, me disant qu'elle avait seulement appris hier soir notre retour, et qu'elle espérait bien avoir le plaisir de vous voir aujourd'hui.

—Allons, soit, mon ami, j'irai,—dis-je en soupirant.

—Un soupir, Mathilde! mais vous serez charmante. C'est un triomphe d'être jolie le matin; et moi je suis fier de vous, de votre ravissante beauté!...

—Hélas! mon ami, cette beauté est à vous; mais j'en suis plus fière encore quand je me fais belle pour vous seul.

Gontran sourit et me dit:—Je devine... encore vos rêves de maisonnette?

—Encore mes rêves de bonheur... Oui, Gontran.

—Eh bien! soyez jolie, bien jolie, plus jolie que toutes les femmes, vous voyez que je ne vous demande rien que de très-facile, et nous songerons à cette folie.

—Vrai? oh! bien vrai?—m'écriai-je avec ravissement.

—Silence,—me dit Gontran;—il faut dire cela tout bas à mon cœur, afin que ma raison ne vous entende pas; car elle est bien sévère et elle dirait non.

Blondeau entra, portant un carton carré.

—Qu'est-ce que cela?

—Je ne sais pas, madame; on l'a remis chez le concierge, c'est très-léger; cela doit être des fleurs ou des dentelles.

Je regardai Gontran, il ne put s'empêcher de sourire.

Je devinai quelque surprise. Mon cœur battit bien fort; c'étaient peut-être mes chères fleurs de prédilection que j'allais revoir.

Par un de ces enfantillages très-sérieux pour les esprits fatalistes, avec la rapidité de la pensée je me dis: Si je trouve un bouquet d'héliotropes et de jasmins dans ce carton, ce sera un bon présage, je serai heureuse de ma journée d'aujourd'hui, sinon ce jour me sera fatal.

Une fois cette espèce de défi jeté au sort, je me repentis presque de ma témérité; je n'osai plus ouvrir le carton.

Gontran s'aperçut que ma main tremblait, que je rougissais beaucoup.

—Eh bien!... Mathilde, qu'avez-vous?

—Rien... rien...—lui dis-je, et surmontant mon émotion, j'ouvris le carton...

Hélas! mon cœur se serra douloureusement. C'est à peine si je pus retenir mes larmes. Je ne trouvai ni jasmins ni héliotropes: les fleurs qui les remplaçaient étaient charmantes, il est vrai; jamais je n'en ai vu de pareilles... Il y avait un gros bouquet et deux branches de petites grappes de fleurs d'un pourpre très-vif; au centre de chaque fleur brillait comme un diamant une goutte de rosée solide, si je puis m'exprimer ainsi; de longues feuilles d'un vert d'émeraude glacé de cramoisi complétaient cette parure d'un goût parfait, sans doute d'une extrême rareté, et dont j'aurais été heureuse sans mon maudit souhait.

—Que vous êtes bon!—dis-je à Gontran avec reconnaissance.

—Ce sont des euphorbes[B], plantes fort rares et telles qu'il les faut pour parer une beauté rare,—me dit gaiement M. de Lancry; rien ne sera plus joli, plus coquet que ces deux branches de fleurs purpurines au milieu de vos beaux cheveux blonds, sous un chapeau de paille de riz.

Nous arrivâmes à l'ambassade.

Le temps était radieux; les toilettes des femmes étaient d'une fraîcheur extrême; les rayons du soleil, brisés et adoucis par le feuillage des plantes et des masses de fleurs qui garnissaient la galerie, ne jetaient qu'une douce clarté dans ces vastes salons.

Généralement il n'y a rien de plus gai, de plus riant que ces matinées dansantes, où le soleil remplace les bougies, où la tiède atmosphère du printemps, toute chargée du parfum des fleurs du jardin, remplace la chaleur étouffante des bals de l'hiver.

Presque en arrivant je me trouvai en présence de madame la duchesse de Richeville; elle donnait le bras à une femme de ses amies. Je ne pus m'empêcher de rougir extrêmement en la voyant. Gontran ne s'en aperçut pas.

Madame de Richeville lui dit avec beaucoup de grâce:—Je vais vous rendre malgré vous à votre liberté et vous enlever madame de Lancry. Lord Mungo nous garde deux ou trois places dans la galerie. Bien hardi et bien adroit celui ou celle qui les lui fera rendre avant notre retour.

M. de Lancry, quoiqu'il parût vivement contrarié, ne put qu'accepter la proposition de madame de Richeville. Celle-ci prit mon bras, Gontran offrit le sien à la femme qui accompagnait la duchesse, et nous nous dirigeâmes vers les places gardées par lord Mungo.

Il me parut en effet parfaitement capable de les conserver et de les défendre par sa force d'inertie; c'était un homme d'un embonpoint démesuré. Lorsqu'il nous aperçut, il fit un vain effort pour se lever. Madame de Richeville me dit en souriant:

—J'ai peut-être été imprudente de lui confier nos places; s'il n'allait pas pouvoir nous les rendre!

Pourtant, grâce à un nouvel effort, lord Mungo se leva, et nous nous assîmes toutes les trois parfaitement à notre aise.

Gontran s'éloigna après m'avoir jeté un regard expressif en me désignant madame de Richeville.

A ma gauche était un véritable buisson de camélias, la duchesse était à ma droite; aussi, en se tournant de mon côté, elle put me parler à voix basse sans être entendue de personne.

—Mon Dieu!—me dit-elle,—je vous parais bien hardie, n'est-ce pas, après ce qui s'est passé entre nous?...

—Madame...

—Ne m'en veuillez pas, j'ai à vous parler de notre ami, de M. de Mortagne. Il a été en grand danger.

—Que dites-vous, madame?

—Sans doute; il avait tant souffert! et puis les dernières émotions l'ont si vivement agité! maintenant il est encore bien souffrant, mais il est mieux.

—Je le sais, madame; hier, en rentrant chez moi...

—Vous l'avez vu à sa fenêtre. Oui, il est allé habiter en face de votre maison pour être plus près de vous. Si vous saviez combien il vous aime! toutes ses craintes... Eh bien! non... non, ne parlons plus de cela,—reprit la duchesse à un mouvement que je fis;—j'espère que lui et moi nous nous sommes trompés; vous semblez heureuse... c'est une conversion que vous avez opérée: je ne m'en étonne pas... seulement je n'osais l'espérer.

—Je suis en effet très-heureuse, madame, ainsi que je l'avais prévu.

—Et moi je vous jure que je suis aussi bien heureuse de m'être trompée dans ma prévision. Mais dites-moi, pendant que nous sommes à peu près seules, n'oubliez pas, si vous aviez quelques lettres à faire parvenir à M. de Mortagne, de les faire adresser rue de Grenelle à l'hôtel de Richeville, dans le cas où il serait absent pour quelques jours... Enfin, pauvre enfant, quoi qu'il vous arrive, dans quelque occasion que ce soit, rappelez-vous que vous avez une amie bien vraie, bien dévouée. Cela vous semble étrange, n'est-ce pas? Tout ce que je vous demande, c'est de mettre à l'épreuve cette amitié que je vous offre; elle ne vous manquera jamais.

A ce moment M. Lugarto entra dans la galerie.

Involontairement je fis un mouvement d'effroi en me rapprochant de la duchesse de Richeville.

—Qu'avez-vous donc?—me dit-elle.

—J'ai, madame, un peu froid: il vient beaucoup d'air par cette galerie.

Madame de Richeville vit par hasard M. Lugarto qui causait avec plusieurs personnes; elle me dit en me le désignant:

—Vous voyez bien cet homme?

—Oui, madame,—répondis-je en tremblant.

—Eh bien! votre tante est un ange de mansuétude auprès de lui. C'est l'orgueil dans la bassesse, et la lâcheté dans la cruauté; pourtant on le reçoit. Il y a des traits de lui qui font frémir. L'année dernière il a perdu, à jamais perdu, une malheureuse jeune femme, madame de Berny, qui est, à cette heure, seule, abandonnée de sa famille, repoussée par tout le monde; il a agi envers elle de la manière la plus brutale, la plus scandaleuse, la plus cruelle. M. de Berny, soit faiblesse, soit mépris, s'est renfermé dans une dédaigneuse indifférence sur le sort de sa femme; M. Lugarto est encore resté une fois impuni! Puisque les hommes sont si lâches, ce serait au moins aux femmes de faire justice des Lugarto et de ses pareils. Aussi je ne conçois pas qu'on tolère dans le monde une pareille espèce, ou même qu'on lui réponde quand il vous parle; car il est familier, et son impudence est grande.

Je restai muette. Je pressentais que M. Lugarto allait venir auprès de moi. En effet, madame de Richeville me parlait encore lorsqu'il s'approcha, me fit un léger salut, et me tendit la main en me disant:

—Eh bien! vous êtes venue à ce bal? Vous avez eu raison de m'écouter.

Voyant que je ne prenais pas la main qu'il m'offrait, il reprit en souriant d'un air sardonique:

—Nous sommes donc toujours en guerre? J'avais pourtant dû croire le contraire en vous voyant porter les fleurs que je vous avais envoyées ce matin.

—Je ne vous comprends pas, monsieur,—lui répondis-je; et, m'adressant de nouveau à madame de Richeville, je lui demandai le nom de deux très-jolies personnes qui entraient en ce moment.

M. Lugarto ne se déconcerta pas; il continua:

—Vous ne me comprenez pas: ce que je vous dis, c'est pourtant assez clair. Les fleurs que vous avez à la main et dans les cheveux viennent de mes serres: c'est moi qui vous les ai envoyées ce matin. Savez-vous que je n'en donne pas à tout le monde, au moins? J'avais, le printemps passé, donné la pareille garniture à la jolie petite madame de Berny... Ça lui a véritablement porté bonheur.

Ces fleurs, que je croyais devoir à Gontran, me firent horreur; il me fut cruel de penser que mon mari s'était entendu avec cet homme pour me les faire accepter. Je vis quelque chose de sinistre dans le rapprochement qu'il faisait entre moi et cette femme dont madame de Richeville venait de me parler. Je ne pus vaincre un mouvement de colère; dans mon dépit, j'arrachai quelques feuilles du bouquet que je tenais à la main.

—Prenez garde!—s'écria M. Lugarto en me montrant une sorte de liqueur blanche qui sortait de la tige des feuilles arrachées;—vous avez la main nue, cette substance est très-corrosive; ces fleurs sont charmantes, mais la plante qui les porte est très-vénéneuse.

En effet, une goutte de cette liqueur blanche était tombée sur mon doigt; je sentis une légère cuisson, et il me resta une petite tache livide à la peau[C].

Je ne devais pas sans doute m'étonner de la propriété vénéneuse de ces fleurs; mais en songeant qu'elles venaient de cet homme qui m'inspirait tant d'effroi, il me fut impossible de ne pas faire des rapprochements sinistres en pensant qu'il y avait quelque chose de fatal, de mortel jusque dans son présent. Saisie de terreur, je jetai cet affreux bouquet au milieu des camélias qui se trouvaient près de moi. M. Lugarto sourit et me dit:

—On dirait que vous avez été mordue par un serpent; il est bien dommage que vous ne puissiez pas jeter aussi loin de vous ces grappes des mêmes fleurs qui ornent vos beaux cheveux; je suis heureux, malgré vous, de vous voir obligée de les garder.

—Oh! madame,—dis-je à voix basse à madame de Richeville,—ce qui se passe ici a l'air d'un rêve terrible; emmenez-moi d'ici, je vous en conjure, allons retrouver M. de Lancry; je désire me retirer.

—Je ne reviens pas de ma stupeur,—me dit la duchesse;—vous connaissez donc cet homme?

—Non pas moi, madame; il est l'ami intime de mon mari, qui me l'a présenté; il me cause autant de frayeur que d'aversion. Oh! par grâce, emmenez-moi d'ici.

Pendant que je parlais à voix basse avec la duchesse, M. Lugarto répondit d'un air distrait et hautain aux empressements de quelques jeunes gens, grands admirateurs de son luxe et de ses chevaux.

Madame de Richeville resta un moment silencieuse et comme absorbée; puis elle me dit avec un accent profondément ému:

—Bénissez Dieu, pauvre enfant, de ce qu'il vous a rendu M. de Mortagne; je ne sais pourquoi cette intimité de votre mari et de M. Lugarto m'épouvante. Venez retrouver M. de Lancry, vous êtes toute pâle.

—Oui, madame; et puis c'est un enfantillage, mais il me semble que ces horribles fleurs que j'ai au front me donnent le vertige.

Je ne sais si M Lugarto m'entendit; abandonnant aussitôt les personnes qui l'entouraient, il se retourna au moment où moi et madame de Richeville nous nous levions.

—Vous vous en allez de là?—me dit-il;—voulez-vous mon bras?

Sans lui répondre, je me pressai contre madame de Richeville.

—A propos, madame la duchesse,—dit M. Lugarto en laissant tomber ses paroles une à une, et en suivant du regard l'effet qu'elles produisaient,—j'ai une question assez insignifiante à vous adresser. Y a-t-il longtemps que la vieille mademoiselle Albin a été au village de Bory en Anjou, chez le fermier Anselme?

Madame de Richeville resta stupéfaite, rougit et pâlit tour à tour, comme la princesse Ksernika avait pâli et rougi la veille.

M. Lugarto me regardait d'un air triomphant.

Tout à coup ses traits changèrent d'expression; son impertinente audace disparut sous un masque d'humilité forcée; il salua deux fois, avec une obséquieuse politesse, une personne que je ne pouvais voir:

Je me tournai: c'était M. de Rochegune.

Ce dernier répondit par un froid signe de tête aux civilités empressées de M. Lugarto, et s'approcha de madame de Richeville.

Encore sous le coup de son émotion, la duchesse n'avait pu trouver une parole.

Madame de Richeville parut éprouver un profond sentiment de joie en voyant M. de Rochegune.

—Que votre présence me fait de bien!—reprit-elle;—je suis mieux depuis que vous êtes là.

M. de Rochegune regarda madame de Richeville d'un air étonné.

—Mon Dieu! qu'avez-vous donc, madame?—lui dit-il.

—Rien, une folie; vous savez que je crois aux présages; madame de Lancry partage mes superstitions, nous venions de nous effrayer pour rien; mais en vous voyant, vous l'homme sage et raisonnable par excellence, nos folles visions se sont bien vite évanouies.

Lorsque madame de Richeville m'eut nommée, M. de Rochegune s'inclina respectueusement de mon côté. Je ne l'avais pas revu depuis la scène de reconnaissance dont j'avais été témoin chez lui avec ma tante et Gontran; il me semblait très-changé; un sourire douloureux donnait un caractère singulièrement triste à sa figure, à la fois douce et grave.

—Vous n'êtes pas resté longtemps en voyage, monsieur; vos amis ont dû être bien satisfaits de votre prompt retour?—dit M. Lugarto à M. de Rochegune avec une excessive affabilité;—vous me permettrez, je l'espère, d'aller vous chercher un de ces matins.

—Je regretterais que vous prissiez cette peine, monsieur, car on me trouve rarement chez moi,—répondit M. de Rochegune d'un ton glacial.

—Si je ne suis pas heureux dans ma première visite,—reprit M. Lugarto,—je le serai peut-être dans la seconde, monsieur. Je ne me décourage pas facilement, lorsqu'il s'agit d'une chose à laquelle j'attache beaucoup de prix.

—Vous êtes trop bon, monsieur, je crains que vous vous exagériez beaucoup la valeur de mes relations; d'ailleurs, je n'ai ici qu'un pied-à-terre tellement modeste, que je n'y puis absolument recevoir que mes amis.

Ces dernières paroles, dites très-sèchement, terminèrent cette conversation.

M. Lugarto dissimula son dépit, et, voulant sans doute se venger sur quelqu'un, il dit à madame de Richeville:

—Vous n'oublierez pas le renseignement que je vous ai donné, madame la duchesse; lorsque vous le désirerez, j'aurai l'honneur d'aller causer avec vous.

A mon grand étonnement, à celui de M. de Rochegune, madame de Richeville répondit d'une voix émue:

—Mais, demain, si vous le voulez, monsieur... De quatre à cinq heures vous me trouverez.

—Je ne manquerai pas de profiter de cette bonne fortune, madame la duchesse,—dit M. Lugarto en s'inclinant profondément. Puis s'adressant à moi:

—Ah! madame, prenez garde... je vous dénonce M. de Lancry comme un infidèle... Je l'aperçois là-bas en grande coquetterie avec la belle princesse Ksernika, qui est fort expéditive, je vous en préviens... car chez elle un caprice prend bien vite le caractère de la passion. Tenez... voyez-vous ce monstre de Lancry! il est si absorbé, qu'il ne se souvient pas seulement que vous êtes ici.

En effet, Gontran traversait un salon avec la princesse Ksernika; il lui donnait le bras, et lui parlait bas en souriant.

Elle baissa les yeux, rougit légèrement, sourit aussi, et fit un petit mouvement d'impatience.

Gontran sembla insister dans sa demande, elle leva les yeux sur lui, rencontra son regard, et, au lieu de l'éviter, il me sembla qu'elle se complaisait à le soutenir; puis, comme si M. de Lancry se fût seulement alors souvenu ou aperçu de ma présence, il fit un brusque mouvement, dit un mot à la princesse en regardant de mon côté, et l'expression de leurs deux physionomies changea à l'instant.

Tout ceci s'était passé en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire; pour la première fois, je connus la jalousie.

Jamais je n'oublierai le coup douloureux, profond, que je ressentis au cœur en voyant la princesse sourire ainsi à Gontran.

Étrange et cruel mystère! cette jalousie envahit soudainement, complétement toutes mes facultés; il me sembla que depuis longtemps j'avais l'habitude de cette souffrance.

En un instant, j'éprouvai ses haines, ses défiances, ses humiliations... Je n'échappai à aucune de ses tortures variées.

Hélas! la jalousie est un de ces sentiments qui débutent par une terrible maturité; comme Minerve, elle naît armée de toutes pièces.

Mon âme se brisa, mes joues se colorèrent d'une rougeur fébrile; Gontran s'avança, il donnait le bras à la princesse. Celle-ci vint à moi d'un air riant et ouvert; je sentis mes larmes prêtes à couler: je ne pus que m'incliner, sans répondre à quelques paroles aimables qu'elle me dit.

—Monsieur de Rochegune, voulez-vous me donner votre bras?—dit madame de Richeville;—vous aurez la bonté de demander ma voiture.

—Vous ici, monsieur de Rochegune? dit Gontran en tendant la main à ce dernier;—je vous croyais en voyage. J'espère que vous n'aurez pas complétement oublié le chemin de votre ancienne maison, et que madame de Lancry et moi nous aurons le plaisir de vous voir souvent.

—Je crois rester très-peu à Paris,—dit M. de Rochegune; mais je n'oublierai pas votre bien aimable proposition; et j'aurai au moins l'honneur d'aller dire mes adieux à madame de Lancry, si elle m'accorde cette faveur.

Je répondis machinalement; madame de Richeville et M. de Rochegune quittèrent la galerie.

—Je désirerais m'en aller, je suis un peu souffrante,—dis-je à M. de Lancry.

—Pas encore, ma chère Mathilde; la princesse a traversé toute la foule pour venir vous trouver.

M. Lugarto s'approcha de madame de Ksernika; il me parut qu'ils échangeaient un regard d'intelligence.

La princesse, si hautaine la veille, lui dit avec une sorte d'affabilité craintive:

—Je vous pardonne vos méchancetés, vous êtes un homme terrible au moins!—Elle se retourna vers moi, et ajouta en s'asseyant à mes côtés:—Je prends la place de la duchesse de Richeville, dont j'étais vraiment jalouse.

—Vous êtes bien bonne, madame, mais...

—Je vais faire un tour dans le bal avec Lugarto,—me dit Gontran.—Tout à l'heure, si vous le désirez, je reviendrai vous chercher.

M. de Lancry prit le bras de M. Lugarto, et tous deux s'éloignèrent. Je restai près de la princesse.

—Savez-vous me dit-elle très-gaiement,—que vous avez un mari charmant? Je ne le connaissais que de réputation; car, depuis que je suis entrée dans le monde, le hasard a fait que lui ou moi nous avons toujours été en voyage; mais je compte bien me dédommager cette saison. D'abord je commence par vous prévenir que nous sommes déjà fort en coquetterie; et j'ai presque envie d'en être aux regrets, car il me semble très-dangereux. Ah çà, que diriez-vous donc si j'allais vous l'enlever?

La princesse aurait pu parler longtemps encore, sans que je songeasse à lui répondre. Ce qu'elle venait de me dire pouvait passer pour une de ces plaisanteries que le monde tolère. Pourtant, chacune de ces paroles me portait un coup cruel.

Mon amour pour Gontran était si dévoué, si sérieux, si fervent; cet amour, enfin, sur lequel reposait ma vie, ma destinée tout entière, était pour moi l'objet d'un culte si religieux, que, lors même que la jalousie n'eût pas été douloureusement excitée, j'aurais été blessée de la légèreté du langage de la princesse.

Il y a dans tout sentiment sincère et profond qui sent sa vaillance une sorte d'austérité ombrageuse, de susceptibilité farouche, de pudeur sacrée, qui se révolte à la moindre profanation. Aussi, songeant à mon isolement, à mon caractère défiant, aux malheurs de mon enfance, à l'espoir immense que j'avais fondé sur mon mariage avec Gontran, on comprendra peut-être mes ressentiments.

La princesse, étonnée de mon silence, me dit:

—Mais vous semblez préoccupée, madame; à quoi pensez-vous donc?

Je fus sur le point de lui dire avec candeur ce que j'éprouvais; et de la supplier, au nom de mon bonheur, de ne pas être coquette pour Gontran; mais je réfléchis au ridicule de cette démarche: j'y renonçai. Le monde est ainsi fait, qu'il n'a que des mépris ou des sarcasmes pour l'expression d'une douleur légitime et ingénue.

Alors mon orgueil s'indigna, des paroles remplies de fiel et d'amertume me vinrent aux lèvres; je tâchai de m'inspirer de la méchanceté de mademoiselle de Maran; je tâchai, mais en vain, de trouver quelque repartie sanglante... je souffrais trop pour avoir de l'esprit.

Forcée de répondre à une seconde interpellation de la princesse, je ne pus que trouver cette sottise, que je dis en souriant avec amertume:

—Je ne doute pas, madame, de la puissance de vos charmes.

—Mon Dieu! de quel air sombre et tragique vous me dites cela!—reprit madame de Ksernika en riant aux éclats.—Est-ce que vous seriez jalouse, par hasard? et jalouse de votre mari encore? mais ça serait très-piquant.

—Madame...

—Ah çà! n'allez pas avoir cette ridicule faiblesse, au moins! j'en serais désolée. Mon triomphe serait bien moins grand, la jalousie vous ferait perdre une grande partie de votre supériorité sur moi. Mais voyez donc un peu ma prétention, ma vanité! j'ose entrer en lutte avec vous, avec vous armée de tant d'avantages! avouez que c'est bien héroïque!

J'étais au supplice; il me fallut l'habitude de dissimuler mes chagrins, habitude que j'avais contractée pendant ma triste enfance, pour m'empêcher de pleurer à chaudes larmes.

Hélas! je n'aurais pas cru devoir sitôt recourir à cette faculté, fruit d'un si misérable passé. Toutes les forces de mon âme furent employées à cette contrainte. Je sentis que j'allais encore faire une sotte réponse; et presque malgré moi je balbutiai ces mots absurdes:

—Parlez-vous sérieusement, madame?

La princesse recommença de rire aux éclats.

—Comment, si je parle sérieusement!—reprit-elle;—vous me faites là une question de pensionnaire. Mais, certainement, tout ce que je vous dis est très-sérieux. Je raffole de M. de Lancry; et vous voyez en moi une rivale déclarée, prête à vous disputer ce cœur par tous les moyens possibles. Quelle belle occasion, enlever une charmante conquête à une adversaire redoutable!

Je regardai fixement madame Ksernika pour tâcher de pénétrer le fond de sa pensée. Cela me fut impossible, tant l'expression de ses traits était mobile et changeante.

Peu à peu pourtant je repris mon sang-froid, je surmontai mon émotion, je tâchai de prendre un air riant et léger.

—Mais, madame,—répondis-je,—savez-vous que vous risquez beaucoup en entrant en lice contre moi?

—Certainement, et c'est ce qui fait mon orgueil; car enfin vous êtes bien plus belle, bien plus jeune, bien plus aimable que moi,—dit la princesse avec un accent moqueur.

—Ceci n'est pas la question, madame; ce qui fait ma supériorité, c'est que je n'ai pas comme vous... une réputation à conserver...

—Comment cela, madame?—dit la princesse en me regardant avec surprise;—votre réputation...

—Oh! madame, j'ai la mienne comme vous avez la vôtre... Il y en a de toutes les sortes.

Madame de Ksernika fit un mouvement de dépit.

Je me hâtai de continuer.

—La vôtre est une réputation de beauté irrésistible, établie par de brillants et surtout par de nombreux succès. Si dans notre lutte vous triomphez encore, une nouvelle conquête n'augmentera pas de beaucoup votre gloire; tandis que si vous succombez... jugez donc... madame, ce sera devant qui? devant une pauvre jeune femme sans expérience qui entre dans le monde et qui défend bourgeoisement... son mari... ou, si vous l'aimez mieux, son bonheur...

La princesse prit son air hautain, et me dit assez aigrement:

—Vous êtes piquée, madame?

Je vis à ces mots que ma réponse avait porté juste; j'en ressentis une joie amère.

—Pas du tout, madame, car nous plaisantons... je crois.

Gontran revint avec M. Lugarto.

—Princesse,—dit M. de Lancry,—mesdames d'Aubeterre et M. de Saint-Prix viennent d'arranger une partie de petit spectacle et un souper au cabaret pour ce soir; vous conviendrait-il d'en être avec madame de Lancry, moi et Lugarto?

—Sans doute, avec le plus grand plaisir,—reprit-elle.

—Voici ce qu'on propose encore,—ajouta M. de Lancry.—Il est bientôt six heures, le temps est charmant, nous irions faire un tour au bois de Boulogne jusqu'à sept heures et demie, et de là nous irions voir Arnal au Vaudeville.

—C'est à merveille!—répéta la princesse;—adopté à l'unanimité; n'est-il pas vrai, madame de Lancry?

—Je me sens assez souffrante,—dis-je à Gontran,—pour vous prier de me dispenser de ce plaisir.

—Y pensez-vous?—répondit M. de Lancry;—au contraire, cela vous distraira.

—Arnal est ravissant d'abord,—ajouta M. Lugarto.

—Je vous en prie...—dis-je en jetant un regard suppliant sur mon mari.

—Monsieur de Lancry, soyez impitoyable,—dit la princesse;—faites le tyran, ordonnez.

—Nous serions trop privés de l'absence de madame de Lancry,—répondit Gontran en souriant,—pour que je ne suive pas le barbare conseil de la princesse. Ainsi donc,—ajouta-t-il avec une emphase comique,—madame de Lancry, je vous ordonne positivement de venir passer avec nous une charmante soirée.

—Si vous l'exigez...—dis-je à Gontran.

—Sans doute, nous l'exigeons tous,—ajouta M. Lugarto.

—C'est convenu,—reprit Gontran.—Je vais aller prévenir Saint-Prix et madame d'Aubeterre, et envoyer tout de suite prendre deux avant-scènes au Vaudeville et commander le souper chez Véry.

—Mais, j'y pense,—dit la princesse,—madame de Sérigny m'a amenée, et je n'ai pas demandé mes gens!

—Rien de plus simple, princesse,—reprit M. Lugarto.—Lancry dispose de sa voiture pour envoyer retenir les loges, je vous offre la mienne ainsi qu'à madame de Lancry et à Gontran.

—C'est on ne peut mieux,—dit mon mari en offrant son bras à madame de Ksernika.—Allons rejoindre ces dames, elles nous attendent.

M. Lugarto m'offrit son bras avec un sourire de triomphe... Il m'était impossible de le refuser malgré ma répugnance.

Il me dit tout bas:—Cela vous désole d'être parée de mes fleurs, d'accepter mon bras, de venir dans ma voiture. J'en suis désolé, c'est votre faute; pourquoi me traitez-vous si mal, que toutes mes prévenances tournent pour vous en contrariétés?

Je ne répondis rien; je traversai ces salons remplis de gens heureux et gais. Les fenêtres ouvertes laissaient voir le jardin avec tous ses trésors de fleurs et de verdure.

En contemplant ce riant tableau, en entendant l'harmonie de l'orchestre, j'avais la mort dans le cœur: ce contraste m'était insupportable. On me regardait beaucoup. J'entendais murmurer mon nom et celui de M. Lugarto; je rougissais de honte, pensant que tout le monde avait pour lui autant de mépris que moi. J'étais navrée de paraître liée intimement avec cet homme.

Il n'en était rien, du moins en apparence; les hommes échangeaient avec lui un salut cordial ou quelques paroles prévenantes; beaucoup de femmes lui souriaient en répondant à son salut: un moment nous nous arrêtâmes dans l'embrasure d'une porte.

La jeune marquise de Sérigny, très-grande dame pourtant, s'approcha de M. de Lugarto et lui dit:

—Je viens vous présenter une requête au nom d'une foule de jolies femmes.

—Voyons, de quoi s'agit-il?—demanda M. Lugarto.

—D'un ou de deux bals charmants que vous deviez nous donner ce printemps pour célébrer votre retour. Vous savez si bien organiser une fête! ce serait délicieux.

—Oui, oui, donnez-nous des bals de printemps, M. Lugarto,—reprirent quelques jeunes femmes en se joignant à madame de Sérigny.

M. Lugarto se retourna vers moi, et me dit très-haut avec sa familiarité choquante:

—Allons, voyons... décidez: voulez-vous, oui ou non, que je donne quelques bals? Fixez l'époque, le nombre, et je vous obéis... à vous...

Je devins pourpre de honte; tous les yeux se tournèrent vers moi: je remarquai quelques méchants sourires; mon cœur se serra, je ne trouvai pas un mot.

—Lancry, répondez donc pour votre femme,—dit Lugarto à mon mari, qui était devant nous;—je lui demande si elle veut que je donne des bals; elle ne dit ni oui ni non.

—Donnez-les toujours,—dit Gontran;—je suis sûr que la discrétion empêche seule madame de Lancry de vous dire oui.

—Eh bien! mesdames, alors, puisque cela plaît à madame de Lancry, je donnerai quatre bals.

—Deux bals du matin et deux bals le soir avec illumination dans votre magnifique jardin, ce sera ravissant!—dit madame de Sérigny.

—Peut-être bien...—répondit M. Lugarto.—Il faudra que je demande le goût d'une personne de mes amies,—et il me jeta de nouveau un regard expressif,—et en qui j'ai toute confiance.

—Monsieur Lugarto, vous êtes toujours un homme charmant,—dirent plusieurs femmes.

—Sans doute, quand je vous donne des bals,—répondit-il insolemment.

Nous passâmes pour aller attendre nos voitures.


CHAPITRE VIII.

LE SOUPER.

J'étais atterrée de l'impudence avec laquelle M. Lugarto s'était adressé à moi, et de l'indiscrétion effrontée avec laquelle des femmes de la meilleure et de la plus haute compagnie, dans leur ardeur effrénée pour le plaisir, mendiaient des fêtes à un homme qu'elles devaient mépriser.

La voiture de M. Lugarto avança.

—Il n'y a que vous au monde pour avoir des chevaux pareils,—dit la princesse.

—Ils sont assez chers pour être magnifiques,—dit Gontran;—l'attelage lui coûte quinze mille francs.

Nous partîmes pour le bois de Boulogne; M. de Saint-Prix et mesdames d'Aubeterre suivaient dans une autre voiture.

D'une tristesse morne, j'étais écrasée sous le poids des émotions si violentes de cette journée de fête.

La force factice et fébrile qui m'avait un moment soutenue m'abandonna tout à fait. Je m'étais en vain promis de lutter d'esprit, d'entrain, de gaieté avec la princesse. Sans m'abuser d'un vain orgueil, j'avais vu que je pourrais l'embarrasser, mais je n'eus pas le courage de le tenter.

Je tombai dans une sorte d'affaissement douloureux, je me résignai... Dans ma pensée, j'offris à Gontran le sacrifice que je lui faisais en assistant aux joies de cette soirée, qui, pour moi, était un supplice.

Je sentais, avec une sorte de consolation amère, que, tout en souffrant beaucoup des angoisses de la jalousie, mon amour pour Gontran n'éprouvait pas la moindre atteinte. Je ne pourrais, je crois, mieux comparer cette impression qu'à celle que ressent une mère en pleurant les erreurs d'un enfant adoré..., elle hait ses fautes en le chérissant toujours.

Oh! c'est qu'il y a dans l'amour invincible des femmes un sentiment de charité magnifique au-dessus de l'intelligence et des facultés du vulgaire. Plus on souffre, plus on désire épargner des souffrances à celui qui cause les vôtres; on met en pratique, avec une résignation pieuse, ce précepte évangélique d'une naïveté si sublime: Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît.

Je me souviens que cette pensée me vint à l'esprit au moment où la princesse riait très-haut et très-fort d'une plaisanterie de Gontran sur la tournure ridicule d'un homme qui passait à cheval auprès de nous.

Il y avait un tel contraste entre mes idées et celles qu'on venait d'exprimer, que j'en rougis d'abord presque de honte; puis vint une réaction contraire: je ne pus m'empêcher de jeter sur la princesse un regard de mépris écrasant, en me soulevant à demi du fond de la calèche où j'étais appuyée.

Gontran s'en aperçut; il profita d'un moment où M. Lugarto et madame de Ksernika étaient penchés à une des portières pour voir passer monseigneur le duc de Bordeaux, qui revenait de Bagatelle, et il me dit tout bas avec impatience:

—Vous n'avez pas l'air souffrant, mais fort maussade; vous vous ferez dans le monde la réputation d'avoir un caractère insupportable; c'est du dernier ridicule: on s'épuise en frais pour vous, et vous y répondez par le silence le plus dédaigneux.

—Gontran, je vous assure que je souffre...

Et deux larmes, longtemps contenues, me vinrent aux yeux.

—Allons, des pleurs maintenant! il ne manque plus que cela pour vous achever,—dit-il en haussant les épaules.

Je baissai la tête, je portai mon mouchoir à mes lèvres, je cachai mes larmes.

Sans doute Gontran regretta son mouvement d'impatience; car, relevant bientôt sur lui mes yeux, pour lui montrer que je ne pleurais plus, je rencontrai les siens...

Oh! jamais, jamais, je n'oublierai le regard rempli de tristesse et de bonté qu'il me jeta.

Puis ses traits se contractèrent... par un mouvement plus rapide que la pensée; pendant une seconde, sa figure si belle, si noble, porta l'empreinte d'un désespoir terrible.

Je ne pus retenir un léger cri, tant je fus effrayée.

La princesse et M. Lugarto se retournèrent vivement.

Les traits de mon mari avaient repris leur expression de gaieté habituelle; il me dit:

—Pardon, ma chère Mathilde; je suis un maladroit, j'ai manqué d'écraser votre joli pied.

L'heure du spectacle arriva; nous y arrivâmes avec les personnes qui devaient nous y accompagner, mesdames d'Aubeterre et leur oncle M. de Saint-Prix.

Les femmes étaient assez insignifiantes et parlèrent heureusement beaucoup. Les hommes avaient à peu près la même valeur. Je me mis dans un coin de la loge, M. Lugarto se tint derrière moi.

Gontran parut très-occupé de la princesse; celle-ci fut d'assez mauvais goût pour s'attirer plusieurs fois quelques chut énergiques, tant ses éclats de rire étaient désordonnés.

Je répondis par de rares monosyllabes à ce que me disait M. Lugarto; je causai quelque peu avec mesdames d'Aubeterre, placées près de moi.

Les lazzi de ce théâtre m'auraient peut-être amusée dans une autre situation d'esprit, mais ils me parurent insupportables.

Avant la dernière pièce, nous partîmes pour aller souper chez Véry. M. de Lancry fut placé entre la princesse et l'une des comtesses d'Aubeterre. J'eus à ma droite M. Lugarto, à ma gauche M. de Saint-Prix. J'espérais échapper à l'entretien du premier en causant avec le second; ce fut en vain: M. de Saint-Prix était fort gourmand, il prit le souper très au sérieux et me répondit à peine.

—Lancry a raison, vous avez un bien malheureux caractère, car vous méconnaissez vos amis,—me dit M. Lugarto de manière à n'être entendu que de moi;—mais avec le temps vous reviendrez de vos injustes préventions...

Je ne répondis rien. Il continua sur le même ton:

—J'ai entendu votre mari inviter M. de Rochegune à venir vous voir... J'espère bien que vous ne recevrez pas souvent cet original; il est ennuyeux comme la pluie, et je le déteste, moi.

Je ne pus m'empêcher de dire à M. Lugarto:

—Vous le détestez sans doute autant que vous le craignez, monsieur, car ce matin vous avez été plus que poli pour lui.

—Tiens!... vous le défendez!—dit-il en attachant sur moi un regard fixe.

—Je tiendrais beaucoup à compter M. de Rochegune au nombre de mes amis; c'est un homme de grande naissance, d'un rare savoir et d'un noble cœur.

—Ah!... ah!... c'est comme cela, c'est bon à savoir, dit M. Lugarto avec ce sourire convulsif qui annonçait toujours chez lui une colère contrainte.

Je me tus. J'étais fermement résolue à avoir avec M. de Lancry une dernière explication au sujet de cet homme.

De vagues pressentiments me disaient qu'il se tramait quelque machination perfide dont moi et Gontran nous devions être les victimes. En me rappelant l'expression de désespoir qui avait un moment contracté les traits de M. de Lancry, je faisais mille suppositions contraires. Je ne pouvais concilier son apparence de gaieté et son empressement auprès de la princesse, avec le regard tendre, désolé, presque suppliant, qu'il m'avait jeté à la dérobée.

Cette mortelle journée finit enfin. Hélas! elle devait contenir pour ainsi dire dans leur germe bien des malheurs pour l'avenir...

. . . . . . . . . .

Je viens de relire ces pages, cette réflexion me semble encore plus juste; il n'est pas un des faits les plus insignifiants de ce jour qui n'ait eu plus tard un cruel développement.


CHAPITRE IX.

EXPLICATION.

Plusieurs jours se passèrent; la princesse Ksernika vint me voir. Croyant sans doute qu'elle n'aurait pas un grand avantage sur moi dans une conversation un peu piquante, elle se contenta de m'accabler de paroles d'affection. Gontran continua de se montrer très-assidu près d'elle lorsqu'il la rencontrait dans le monde.

M. Lugarto venait presque chaque jour voir mon mari; il ne cessait de me persécuter de son odieuse présence. Malgré moi, malgré les observations que j'avais faites à Gontran, très-souvent cet homme m'envoyait des fleurs. Il demanda à mon mari une place dans notre loge à l'Opéra pour la fin de la saison; malgré mes supplications, M. de Lancry la lui accorda.

A toutes mes objections il n'avait que cette réponse:

«Lugarto est mon ami intime; je ne puis ni ne veux rompre une très-ancienne liaison pour satisfaire à votre antipathie, aussi injuste qu'elle est déraisonnable. Lugarto vous déplaît, soit, vous ne le lui prouvez que trop, je vous laisse libre d'agir à votre gré, laissez-moi la même liberté à son égard; seulement, par convenance, ménagez-le devant le monde.»

J'avais déjà pu reconnaître que la volonté de Gontran était inébranlable, je me résignai.

Heureusement je m'aperçus d'un changement notable dans les manières de Lugarto à mon égard. Au lieu de me poursuivre de sa conversation lorsqu'il se trouvait dans le monde avec nous, il m'adressait à peine quelques mots. Plusieurs fois Gontran m'avait obligée à offrir aussi une place dans notre loge à la princesse Ksernika. Je continuai de souffrir cruellement de mes soupçons jaloux. Vingt fois je fus sur le point d'en parler à Gontran; je n'osai pas.

Je me souvins de ce qu'on m'avait raconté de ma mère, de la force d'inertie avec laquelle elle se repliait sur elle-même, sous le poids de la douleur; je me sentis le même pouvoir; je contins, je cachai mon chagrin; je ne montrai jamais à M. de Lancry qu'un front calme et serein.

D'abord je m'interrogeai chaque jour presque avec effroi, afin de savoir si mon amour pour Gontran avait reçu la moindre atteinte: il n'en était rien.

Dans l'orgueil de mon dévouement, j'attendais avec une sorte de sécurité douloureuse que mon mari reconnût le néant de l'affection à laquelle il me sacrifiait sans scrupule. D'ailleurs, à part les soins apparents qu'il rendait à madame Ksernika, Gontran était bon pour moi, affable; il ne soupçonnait pas mes souffrances; car je le trouvais toujours riant et léger.

En vain je recherchais dans ses traits cette expression fugitive du désespoir qui m'avait une fois si vivement frappée, et qui un instant m'avait fait penser que sa conduite lui était imposée par la mystérieuse influence de M. Lugarto.

Je me trompais cependant en croyant que, pour être contraints et dissimulés, mes ressentiment perdaient de leur intensité; je ne pouvais me confier à personne, je vivais seule, je n'avais pas d'amie, Ursule était loin de moi; d'ailleurs j'aurais presque considéré comme un sacrilége toute récrimination contre Gontran.

Généralement l'on ne se plaint que pour faire excuser ses représailles ou pour faire montre de sa résignation.

J'aimais Gontran plus que jamais; ma résignation était si naturelle, que je ne pouvais songer à en tirer vanité.

Une douleur immense, solitaire, s'amassait lentement dans mon cœur. A mesure que cette douleur l'envahissait, j'éprouvais une sensation singulière. Je me sentais de plus en plus oppressée, comme si peu à peu l'air m'eût manqué. Je craignais qu'il ne vînt un moment où mon âme déborderait, où malgré moi je jetterais un premier cri d'angoisse en suppliant Gontran de me prendre en pitié.

Ce moment arriva.

Depuis quelques jours j'étais souffrante. Un matin je dis à mon mari:

—Gontran, j'ai à réclamer de vous une promesse bien chère.

—Que voulez-vous dire, Mathilde?

—Vous m'avez fait espérer que nous irions passer quelque temps dans notre maisonnette de Chantilly. Voici bientôt la fin du mois de mai, il me semble que le bon air de la forêt me ferait du bien.

—Comment, vous pensez encore à cette folie? Mais depuis huit jours cette masure est abattue. Mon homme d'affaires m'a dit que l'administration des domaines de M. le duc de Bourbon en avait pris possession. C'est une affaire terminée.

J'avais conservé une lueur d'espoir; voyant qu'il fallait y renoncer, je fondis en larmes. Gontran me parut impatienté, et me dit:

—Mais, en vérité, ma chère amie, vous n'avez pas le sens commun de pleurer pour un tel enfantillage. Je vous l'ai déjà dit, quoique riche, notre fortune ne nous permet pas de satisfaire à tous vos caprices.

—Des caprices! J'en ai bien peu, Gontran, et celui-là était saint et sacré pour moi.

—Encore une fois, ce qui est fait est fait; il est impossible de revenir sur cette vente: ce sont, mon Dieu! d'ailleurs des imaginations de roman; s'il fallait acheter tous les endroits où l'on s'est trouvé heureux, on se verrait au bout d'un certain temps singulièrement embarrassé de ces propriétés commémoratives qui ne vous rapporteraient que des souvenirs. Malheureusement, dans notre siècle de fer, il faut pour vivre d'autres revenus que ceux-là.

Cette plaisanterie de Gontran me fit un mal affreux. J'avais toujours cru à sa religion pour ces temps si fortunés, je ne pus m'empêcher de lui répondre en pleurant:

—Hélas!... mon ami, cette occasion de folle dépense, comme vous dites, était unique.

—C'est-à-dire que, depuis ce temps, vous vous trouvez très-malheureuse sans doute?

—Non... non... je ne me plains pas; seulement je regrette ces beaux jours où vous étiez tout à moi... où nous vivions l'un pour l'autre.

—Puisque l'occasion se présente,—reprit M. de Lancry après un long silence,—j'en profiterai pour vous donner quelques avis dont vous profiterez, je l'espère... Je ne sais pas quelle idée romanesque vous vous êtes faite du mariage; mais permettez-moi de vous dire ce qu'il doit être pour des gens raisonnables. Comme deux amants ou plutôt comme deux enfants, nous avons joué au bonheur solitaire, à une chaumière et à un cœur; toute exagération a un terme, nous avons usé toutes ces joies pastorales. Maintenant, nous devons seulement voir dans le mariage une douce intimité basée sur une confiance et surtout sur une liberté réciproque; nous sommes du monde, nous devons vivre pour et comme le monde.

—Gontran, vous souvenez-vous de ce que vous me disiez: «Pour moi le mariage, c'est l'amour, c'est la passion dans une union bénie de Dieu?»—Vous souvenez-vous que vous me disiez encore: «Il me serait impossible de me résoudre à ces relations froides et monotones où le cœur n'a point de part?...»

—Je vous disais cela! je vous disais cela... sans doute. C'est qu'alors j'étais persuadé que ce rêve était possible à réaliser, j'étais de bonne foi.

—Et vous ne vous trompiez pas, Gontran; oh! cette espérance n'était pas une chimère: pour moi, du moins... rien n'est changé... l'amour... la passion dans le mariage, c'est, ou plutôt, si vous le vouliez, ce serait... toujours ma vie, mon bonheur...

—Les femmes prennent toujours leurs désirs pour des faits accomplis. Vous vous abusez étrangement, vous êtes plus jeune que moi. Il se peut que votre illusion dure un peu plus longtemps que la mienne; mais, comme la mienne, elle se dissipera: vous verrez que l'amour romanesque que vous ressentez doit, comme toute chose, avoir son terme....

—Gontran, par pitié, ne blasphémez pas!

—Tout cela, ce sont des mots; il vaut mieux voir tout de suite clair dans sa vie. On n'en est que plus heureux... La preuve de cela, c'est que depuis quelque temps vous êtes horriblement maussade, tandis que moi je suis du caractère le plus égal... Pensez comme moi, renoncez à des idylles imaginaires, et vous acquerrez cette placidité, cette indulgence, qui font du mariage un paradis au lieu d'un enfer.

—O mon Dieu! mon Dieu!... et entendre cela de vous?... de vous?—dis-je en cachant ma tête dans mes mains pour étouffer mes sanglots.

—Allons... une scène à présent; ah! quel caractère!...

—Non!... non... Gontran, je ne vous ferai pas de scène.... Écoutez... je vous parlerai franchement. Oui! j'ai besoin de vous dire ce que je souffre depuis longtemps. Vous l'ignorez... car sans cela vous ne vous feriez pas un jeu de mon chagrin. Vous êtes si bon, si généreux!...

Je pris la main de M. de Lancry dans les miennes.

—Allons, voyons, parlez, Mathilde... si je vous ai tourmentée, c'est sans le savoir. Si vos reproches sont raisonnables je m'accuserai, vous me pardonnerez, et à l'avenir cela ne m'arrivera plus, comme disent les enfants...—ajouta-t-il en haussant les épaules.

—Je n'attendais pas moins de votre cœur, mon ami. Vous m'encouragez, votre gaieté dissipe la pénible impression que m'avaient causée vos paroles de tout à l'heure... Moquez-vous bien de votre pauvre Mathilde,—ajoutai-je en m'efforçant de sourire après un moment de silence:—elle est jalouse de la princesse Ksernika... Oui, vos assiduités auprès d'elle me font un mal horrible; depuis que vous vous occupez de cette femme, il me semble que vous m'oubliez.

—Sont-ce là tous vos reproches? et qu'en conclurez-vous?

—Que vous pourriez me rendre aussi heureuse que par le passé en m'accordant une chose qui ne doit nullement vous coûter, mon ami.

—Eh bien! voyons, parlez,—dit-il avec impatience.

—Je voudrais que nous pussions rompre les relations presque intimes dans lesquelles nous vivons avec la princesse... et cesser peu à peu de la voir.

—Voilà ce que vous me demandez: ah çà, vous êtes folle!

—Gontran!

—Comment!—s'écria-t-il courroucé,—je ne pourrai pas être convenable, poli avec une femme sans que vous me poursuiviez de vos jalousies! comment! sous prétexte de calmer vos visions, vous venez me demander de traiter avec impertinence une personne qui ne mérite que votre considération, que votre respect! mais vous perdez la tête!

—Eh bien! oui... je la perdrai, si mes souffrances se prolongent. Gontran, croyez-moi, mon calme apparent cache bien des douleurs! Par la mémoire de ma pauvre mère, qui a tant souffert aussi, je vous le jure... ce que j'endure depuis quelque temps est au-dessus de mes forces.

—Eh! que voulez-vous donc que j'y fasse?—s'écria-t-il de plus en plus en colère;—suis-je responsable des songes que vous forgez pour vous tourmenter?

—Mais si ce sont de fausses apparences, dissipez-les en m'accordant ce que je vous demande.

—Mais c'est justement parce qu'il s'agit d'apparences qui n'ont pas le moindre fondement, qu'encore une fois je ne puis, de gaieté de cœur, faire une grossièreté à une femme de mes amis et des vôtres.

—Mais il s'agit de mon bonheur, Gontran, de mon repos.

—Écoutez-moi, Mathilde,—dit Gontran en se contraignant avec peine,—j'ai de la raison, de la volonté. Il est de mon devoir de ne faire que ce que je trouve juste, convenable, ainsi que je vous l'ai déjà dit au sujet de vos répugnances à revoir mademoiselle de Maran et à recevoir mon ami intime. Vous me trouverez inflexible lorsqu'il s'agira de me prêter à des caprices extravagants; c'est vous dire qu'il n'y aura rien...—vous m'entendez!—rien de changé dans nos relations avec la princesse.

—Ainsi, vous continuerez d'être assidu auprès d'elle? Ainsi, dans le monde, vos regards, vos prévenances seront pour elle? Ainsi ce sera toujours votre bras qu'elle prendra pour se promener? Ce sera elle, mon Dieu! toujours elle!

—Ne voulez-vous pas que ce soit vous, vous! toujours vous! Et enfin que vous et moi nous soyons couverts de ridicule? Eh! madame! si vous n'aviez pas un abord si glacial, si dédaigneux, vous seriez assez entourée pour trouver un bras à défaut du mien! il y a mille coquetteries innocentes et parfaitement admises par le monde qui permettent à une femme de chercher dans les hommes qui l'entourent ces soins, ces prévenances que son mari ne peut lui consacrer sans se faire montrer au doigt; mais non, vous êtes d'une morgue, d'une hauteur qui éloigne tout le monde de vous... Et, après cela... vous venez vous plaindre d'être isolée! Si je faisais comme vous, où en serais-je? je serais un de ces maris maussades, jaloux, qui ne parlent à aucune femme, ne bougent de l'embrasure des portes, et qui, lorsque minuit sonne, viennent, comme les spectres de la ballade, enlever d'un air rébarbatif leur femme à ses danseurs! Qu'arrive-t-il? que ces maris-là sont bafoués. Or, ma chère, pour vous et pour moi, je suis décidé à toujours éviter un pareil rôle.

—Ainsi,—m'écriai-je avec amertume, il faut que je me soumette sans me plaindre à ces étranges lois du monde, qui regardent comme souverainement inconvenant qu'un mari s'occupe de sa femme, et qu'il l'entoure des soins qu'il prodigue à toute autre! Singulier usage qui consacre pour ainsi dire les apparences de l'infidélité comme une coutume de bonne compagnie! qui flétrit d'un ridicule impardonnable tout empressement légitime et naturel!... Vous haussez les épaules, Gontran... Ces réflexions d'un cœur ulcéré vous font pitié, n'est-ce pas?

—Encore une fois, madame, puisque nous vivons dans le monde, pour l'amour du ciel vivons en gens du monde... Quant à moi, je suis décidé à ne rien changer à ma conduite... et je désire... je n'aimerais pas à vous dire je veux, que vous modifiiez la vôtre... Il m'est déjà assez pénible de vous voir si mal répondre aux prévenances de mon meilleur ami. Mais j'ai renoncé à tout espoir de ce côté. Heureusement l'affection de Lugarto pour moi n'est pas de celles qu'une fantaisie, qu'une antipathie déraisonnable peut attiédir.

—Et je vous dis, moi, que vous n'avez pas de plus mortel ennemi que cet homme,—m'écriai-je;—et je vous dis qu'il est la seule cause de tous mes chagrins et des vôtres. L'instinct de mon cœur ne me trompe pas: il exerce sur vous je ne sais quelle mystérieuse influence; j'en ignore les causes, mais elle existe, entendez-vous, Gontran, elle existe. Bien des fois, malgré votre apparente sérénité, j'ai surpris sur vos traits l'expression d'un sombre désespoir; ce ne sont plus des soupçons, maintenant, ce sont des certitudes. Cet homme, je le hais... Et vous-même, au fond de votre cœur... vous me savez gré de cette haine... vous la partagez!...

—Mais c'est intolérable! Eh! pourquoi, madame, voulez-vous que je m'abaisse à feindre une amitié que je ne ressens pas?

—Là est le mystère, Gontran... Et si je ne craignais pas... Eh! d'ailleurs, pourquoi craindrais-je de tout vous dire? ne s'agit-il pas de votre bonheur, du mien?... Eh bien! oui... cet homme vous domine malgré vous, et vous n'osez pas m'avouer la cause de cette domination; pourtant me méconnaîtriez-vous au point de croire que je ne puis tout vous pardonner?... auriez-vous envers moi une fausse honte? En m'unissant à vous, n'ai-je pas voulu partager non-seulement votre vie à venir, mais, si cela se peut dire, votre vie passée? Mon ami, je suis courageuse, je trouverai des forces, des ressources immenses dans mon amour... Autant vous me voyez faible et abattue, autant vous me trouveriez vaillante et résolue s'il s'agissait de vous sauver.

—De me sauver? Et de quoi voulez-vous me sauver?... C'est à en perdre la tête!

—Mon Dieu! puis-je vous le dire positivement? Cet homme vous domine: c'est un fait. Il a peut-être surpris un de vos secrets, ainsi qu'il a surpris ceux de la princesse et de madame de Richeville, que sais-je?... Vous avez été prodigue: cet homme a une fortune royale; peut-être avez-vous contracté envers lui des obligations?

—Et vous osez croire que pour un si misérable motif je consentirais à montrer pour lui une amitié que je ne ressentirais pas!...—s'écria M. de Lancry en courroux.

—Je crois, mon ami, que, soumis comme vous l'êtes à l'opinion du monde, vous êtes capable de vous imposer les plus grands sacrifices pour y paraître.

—Madame! madame!...—dit Gontran avec une rage contenue.

—Vous vous résignez bien à me causer le plus cruel chagrin, plutôt que de passer aux yeux de ce monde pour un homme amoureux de sa femme? Pourquoi donc ne vous résigneriez-vous pas à passer pour l'ami de M. Lugarto, à subir sa pernicieuse influence, plutôt que de renoncer peut-être à une partie du faste qui nous environne?

—Madame... madame... prenez garde!...

—Mon ami... ne voyez pas là un reproche. Depuis bien longtemps vous avez l'habitude de mettre le bonheur dans ces brillants dehors... vous croyez peut-être que moi-même je n'y renoncerais qu'avec peine: combien vous vous trompez! Que m'importe ce luxe? je le hais s'il vous cause le moindre chagrin... Ce luxe n'était pour rien dans ce bonheur divin qui a duré si peu pour nous, qui durerait peut-être encore sans l'arrivée de cet homme! Que faut-il pour vivre obscurément dans quelque coin ignoré, vous, moi, et ma pauvre Blondeau? Cette vie ne serait-elle pas mon rêve idéal? Jusqu'à notre mariage n'ai-je pas vécu dans la solitude, loin de ces plaisirs qui sont pour moi une fatigue, car mon cœur n'y prend pas de part? Mon ami, vous êtes ému, je le vois... Oh!... par grâce, écoutez celle qui ne songe qu'à votre bonheur, qui l'achèterait au prix de sa vie entière... Gontran, c'est à genoux, à genoux que je vous en supplie, ne me cachez rien, comptez sur moi... Mettez mon amour à l'épreuve, cherchez-y un refuge, une consolation, vous verrez s'il vous manque.

Je me mis aux genoux de Gontran. La tête baissée sur sa poitrine, les yeux fixes, il semblait profondément absorbé; sans me répondre, il poussa un long soupir et cacha sa tête dans ses deux mains.

—Oh! je le vois... je le vois,—m'écriai-je presque avec joie,—je ne me suis pas trompée: courage! mon ami, courage! Tenez, j'admets l'impossible... Supposons que, pour vous libérer envers cet homme, nous soyons ruinés tout à fait; ne nous restera-t-il pas Ursule, mon amie? Mon Dieu! je viendrais à elle aussi confiante, aussi heureuse qu'elle l'aurait été elle-même en venant à moi. Quand on s'aime comme nous nous aimons, car vous m'aimez... malgré vos coquetteries avec cette belle princesse, est-ce qu'il y a des jours mauvais? Mais souvenez-vous donc de cette histoire si touchante que vous me racontiez à l'Opéra avec tant de charmes. Eh bien! nous ferons comme ces deux jeunes gens si nobles, si courageux...

Gontran se leva brusquement, et me dit avec une ironie amère:

—En vérité, vous peignez là une existence bien digne d'envie, et bien faite pour compenser la perte d'une grande fortune! Belle vie que celle-là! Je suis fou d'écouter vos rêveries; une fois pour toutes, vous m'obligerez de ne plus revenir sur ce chapitre. Vos suppositions n'ont pas de sens; aucune obligation ne me lie à Lugarto: il m'a rendu autrefois quelques services, mais ce ne sont nullement des services d'argent. Je m'étonne qu'avec l'exaltation romanesque de vos idées, vous ne compreniez pas que la reconnaissance suffise pour former des liens indissolubles d'une fervente amitié. En résumé, je vous dirai que votre jalousie est dérisoire, que vos soupçons sur Lugarto sont absurdes, que je suis d'âge à savoir me conduire dans le monde, et que vous ferez bien, dans l'intérêt de notre tranquillité commune, de prendre la vie comme elle doit être prise... Vous m'entendez?...

Ce qui se passa en moi fut étrange, je fis rapidement ce raisonnement:

Ce que je veux, c'est le bonheur de Gontran. Mon bonheur à moi doit être considéré comme un moyen de parvenir à ce but. Si en me sacrifiant j'assure son repos, sa félicité, je ne dois pas hésiter; quoiqu'il m'en coûte, je ferai ce qu'il désire.

Je suis encore à comprendre comment je me résignai brusquement à ce parti extrême, qui contrastait tant avec les plaintes que je venais d'exprimer à Gontran. Maintenant il me semble que ce revirement subit participa de ces résolutions désespérées que l'on prend avec la rapidité de la pensée dans les dangers de mort.

—Je vous entends, Gontran,—lui dis-je,—je vous obéirai. Mes plaintes vous importunent, je ne me plaindrai plus; il vous coûterait de vous occuper de moi dans le monde... je ne vous le demanderai plus... Vous trouvez une distraction dans les soins que vous rendez à la princesse, je ne vous ferai plus de reproches à ce sujet. Vous me voyez avec peine ne pas comprendre le sentiment qui vous lie à M. Lugarto, je ferai tout mon possible pour vaincre l'aversion que cet homme m'inspire. Seulement,—ajoutai-je en ne pouvant retenir mes larmes,—il est une grâce que j'implore de vous, permettez-moi d'aller dans le monde le moins possible. Je ne pourrais vaincre cette froideur que vous me reprochez; malgré moi... ma pensée se révolte à l'idée de recevoir d'autres soins que les vôtres, s'agît-il même des soins les plus insignifiants. C'est une faiblesse, c'est un enfantillage... je l'avoue... mais soyez généreux... pardonnez-le-moi... Pour le reste, je ferai ce que vous voudrez... Eh bien! êtes-vous content? me pardonnez-vous l'impatience que je vous ai causée?—lui dis-je en tachant de sourire à travers mes larmes.

—Pauvre Mathilde!—dit Gontran avec un attendrissement qu'il ne put vaincre;—il faudrait être de bronze pour résister à tant de douceur et de bonté... J'ai peut-être eu tort?

—Non! non!—dis-je en l'interrompant,—ce qui me manque, voyez-vous, c'était l'expérience de ce qui vous plaisait ou non... Vous avez raison, j'étais folle; mais il ne faut pas m'en vouloir, voyez-vous, j'ignorais vos désirs; mais rassurez-vous, mon ami... cette leçon ne sera pas perdue, croyez-le. Maintenant et toujours, dites-moi bien franchement, bien nettement votre volonté, je m'y résignerai; mais aussi, n'est-ce pas? si, malgré tous mes efforts, je ne pouvais quelquefois, oh! mais bien rarement... parvenir à vous obéir... lorsque vous aurez la preuve que cela a été au-dessus de mes forces, vous serez bon, indulgent, n'est-ce pas? vous ne me gronderez plus?

Gontran me regarda avec étonnement, presque avec inquiétude; il me prit vivement la main, il la trouva glacée.

En effet, je me sentais défaillir. Je venais de tenter une résolution désespérée. Ce n'était pas la volonté de tenir ma promesse qui me manquait, c'était la force physique de soutenir cette scène cruelle.

Sans mon mari, qui me soutint dans ses bras, je serais tombée; j'eus une sorte de douloureux vertige; le soir une fièvre ardente se déclara, et durant quelques jours je fus gravement malade.


CHAPITRE X.

LE BILLET.

Je fus plusieurs jours très-souffrante, et pourtant, après notre retraite de Chantilly, je comptai ces jours parmi les plus beaux de ma vie.

Gontran resta près de moi, me prodigua les plus tendres soins. Mes pensées étaient mélancoliques, tristes, mais d'une tristesse douce. Quelquefois je me demandais à quoi bon la vie désormais. Je craignais d'avoir épuisé toute la félicité que je pouvais espérer. Sincèrement, sans exagération, je priais Dieu de me retirer de ce monde; alors la mort m'eût paru presque belle.

Mon mari était redevenu affectueux, prévenant comme par le passé; il regrettait le chagrin qu'il m'avait causé, il ne me quittait pas; j'étais délivrée de la présence de M. Lugarto.

Mon bonheur était si grand que j'oubliais les chagrins qui avaient causé ma maladie. Je redoutais presque le rétablissement de ma santé, dans la crainte de voir cesser les précieuses attentions de Gontran, car, à mesure que mes souffrances diminuaient, il devenait moins assidu.

Dans mon égoïsme pour le retenir près de moi, je désirais ardemment une rechute. A l'insu de ma pauvre Blondeau, qui me veillait pourtant avec une sollicitude maternelle, je commis de grandes imprudences; je tombai assez gravement malade.

Je ne saurais dire ma joie en voyant que j'avais réussi. Gontran redevint pendant quelques jours ce qu'il avait été d'abord. Mais le bonheur d'être toujours près de lui avait sur moi une telle influence, que je renaissais bientôt à la vie; alors de nouveau je craignais de le perdre.

Au milieu de ces alternatives, je me traçai une ligne de conduite dont je me promis bien de ne pas m'écarter; elle était en tout conforme à la dernière résolution que j'avais prise. Il serait faux de dire que cette détermination ne me coûtait pas beaucoup; mais il y a dans tout sacrifice fait à l'amour une sorte de satisfaction profonde qui augmente, pour ainsi dire, en raison de la grandeur même du sacrifice qu'on s'impose.

Le lendemain de ma première sortie, Blondeau entra chez moi; elle m'apportait la liste des personnes qui étaient venues savoir de mes nouvelles et se faire écrire à ma porte pendant ma maladie.

La princesse de Ksernika, M. de Rochegune, M. Lugarto, s'y trouvaient; mademoiselle de Maran avait aussi envoyé chez moi, mais elle n'était pas venue me voir. Jamais elle n'approchait de la maison d'un malade, car elle avait la manie de croire toutes les maladies contagieuses.

Je fus étonnée de ne pas trouver sur la liste le nom de madame de Richeville; mes préventions contre elle avaient en partie disparu: non que j'eusse en rien reconnu la vérité de ses préventions au sujet de Gontran, car un des symptômes de l'amour est un aveuglement complet; mais le charme qu'elle possédait m'attirait malgré moi, et je ne mettais plus en doute l'intérêt qu'elle me portait.

—Madame la duchesse de Richeville n'a pas envoyé savoir de mes nouvelles?—demandais-je à Blondeau.

—Non, madame... mais...

Je vis à la physionomie de Blondeau qu'elle avait quelque chose à me dire au sujet de cette liste, et qu'elle hésitait.

—Qu'as-tu donc? tu parais embarrassée? (Quoique ce tutoiement fût assez peu convenable, je n'avais pu renoncer à cette habitude de mon enfance.)

—C'est que j'ai peur de vous inquiéter, madame.

—S'agirait-il de M. de Lancry?—m'écriai-je.

—Non, non, madame; c'est une aventure extraordinaire qui s'est passée pendant votre maladie. Je ne vous en aurais pas parlé s'il ne s'agissait pas, indirectement il est vrai, de ce bon M. de Mortagne.

—Dis donc vite, alors...

—Eh bien! madame, le lendemain du jour où vous êtes tombée malade, le soir, pendant que vous étiez assoupie, j'étais un moment descendue à l'office; M. René, votre valet de chambre, venait de nous apprendre qu'il quittait la maison.

—Il est vrai,—dis-je à Blondeau en me souvenant d'avoir vu le matin un nouveau domestique dont la figure m'avait frappée, car il ne me semblait pas inconnu;—sais-tu pourquoi René s'en est allé?

—Pour retourner dans son pays, en Lorraine,—a-t-il dit.

—Et celui qui le remplace,—d'où sort-il?—Il était chez des Anglais, il est au fait du service, il paraît très-bon homme et assez intelligent. Mais, madame, il ne s'agit pas de cela, ainsi que vous allez le voir. Le soir donc, on vint me dire que quelqu'un me demandait à la porte de l'hôtel, et on me remit un billet où étaient écrits ces mots de l'écriture de M. de Mortagne, que je reconnaîtrais entre mille.

«Ma bonne madame Blondeau, ayez toute confiance dans la personne qui vous remettra ce billet; elle vous dira ce que j'attends de vous: j'ai appris que Mathilde est malade, je tiens à avoir chaque jour de ses nouvelles par vous.

«Signé Mortagne

—Vous pensez bien, madame, que je n'hésitai pas un moment. Je descendis à la porte, je vis un fiacre, la portière était entr'ouverte; dans cette voiture était un homme dont je ne pouvais distinguer les traits à cause de l'obscurité; il me dit d'une voix émue et que je ne reconnus pas:

—Madame Blondeau, je viens de la part de M. de Mortagne savoir des nouvelles de madame la vicomtesse de Lancry...

—Elle est bien souffrante,—dis-je à cet inconnu.—Les médecins craignent une mauvaise nuit.

—Vous ne vous étonnerez pas du mystère avec lequel M. de Mortagne s'informe par moi, son ami, de l'état de madame de Lancry,—ajouta-t-il,—quand vous saurez que dans l'intérêt de votre maîtresse le nom de M. de Mortagne ne doit pas être prononcé chez elle.—Vous ne m'aviez pas caché, madame,—ajouta Blondeau,—la scène cruelle de votre contrat de mariage; il me parut très-simple que M. de Mortagne s'informât de vos nouvelles par un moyen détourné, d'autant plus qu'il n'était pas alors à Paris.

—Où est-il donc? dis-je à Blondeau.

—Cette même personne inconnue ajouta que M. de Mortagne était absent de Paris par suites d'affaires très-importantes qui vous concernaient, et qu'il lui fallait s'entourer du plus grand mystère pour les amener à bien.

—Qu'est-ce que cela signifie?

—Je ne sais pas, madame. Toujours est-il que cet inconnu me dit qu'il ne pouvait me faire ainsi désormais demander à la porte sans provoquer les remarques de vos gens, ce qui eût été fâcheux; que, pour avoir des détails fréquents et précis sur votre santé, il me priait, au nom de M. de Mortagne, de mettre chaque jour une espèce de bulletin sous une grosse pierre à la grille du jardin, du côté des Champs-Élysées, et qu'il viendrait le prendre le soir, cet endroit étant, la nuit, tout à fait désert; que si je pouvais quelquefois venir moi-même, il m'en serait bien reconnaissant au nom de M. de Mortagne, car il pourrait ainsi avoir des nouvelles encore plus détaillées; il ajouta que M. de Mortagne avait bien pensé à envoyer un domestique s'informer de votre santé, ainsi que cela se fait, mais que ce renseignement incomplet ne pouvait satisfaire son inquiétude; il me dit enfin qu'il avait aussi songé à me demander de lui écrire, par la poste, sous un nom supposé, mais que ce moyen était de tous le plus dangereux.

—Et pourquoi si dangereux?

—Je ne sais, madame, il ne s'est pas expliqué davantage; il m'a bien recommandé de vous dire, une fois pour toutes, que si vous aviez, dans un cas grave, à écrire à M. de Mortagne, vous ne remettiez votre lettre qu'à madame de Richeville elle-même, qui la lui ferait parvenir.

—C'est étrange! dis-je à Blondeau.—Et qu'as-tu fait?

—Ainsi que me l'avait demandé M. de Mortagne, j'ai écrit un bulletin de votre santé; sous le prétexte de me promener dans le jardin avant de revenir veiller, chaque soir je mettais ma lettre sous la grille, et cet inconnu venait la prendre. Le jour où vous avez été si mal, j'écrivis un mot à la hâte et je le portai comme d'habitude. Le lendemain je ne pus sortir de chez vous que très-tard, lorsque vous étiez un peu assoupie; il y avait du mieux; j'étais tout heureuse; j'écrivis deux mots pour M. de Mortagne, je courus à la grille; la nuit était noire. L'inconnu m'entendit sans doute, car il me dit à voix basse:

—Madame Blondeau,—c'est vous?

—Oui, monsieur,—lui dis-je.—Au nom du ciel, comment va-t-elle? s'écria-t-il d'une voix qui me parut bien altérée.—Mieux, bien mieux, dites-le à M. de Mortagne,—lui répondis-je;—je sors seulement depuis hier de la chambre de cette pauvre madame, et j'apportais un petit mot.—Je crois qu'en apprenant cette bonne nouvelle, la personne inconnue tomba à genoux, car la voix s'abaissa pour ainsi dire, et j'entendis ces mots prononcés comme par quelqu'un qui prie: «Mon Dieu! mon Dieu! soyez béni, elle vit, elle vivra.»—Je retourne bien vite auprès de madame,—dis-je à l'inconnu;—rassurez bien M. de Mortagne.—Soyez tranquille, ma bonne madame Blondeau, il ne sera pas longtemps sans apprendre cette heureuse nouvelle.—Je revenais à la maison, lorsqu'il me sembla entendre, du côté de la grille, comme des cris étouffés, un bruit de lutte, et un bruit sourd comme un corps pesant qui serait tombé.

—Tu m'effraies! Et ensuite?

—J'écoutai de nouveau, je n'entendis rien. Inquiète, je retournai bien vite à la grille, j'écoutai... encore rien... rien. J'appelai à voix basse, on ne répondit pas... Je crus m'être trompée, je rentrai.

—Et le lendemain? demandai-je à Blondeau.

—Le lendemain, à la nuit tombante, je portai un billet à la place accoutumée; j'attendis assez longtemps, personne ne vint: je supposai que le messager de M. de Mortagne n'avait pu arriver plus tôt. Je rentrai, me promettant bien d'aller voir de grand matin si le billet avait été retiré comme d'habitude.

—Eh bien?

—Eh bien, madame! le lendemain je le retrouvai... On n'était pas venu le prendre... Non, madame. Mais ce qu'il y a de plus malheureux et ce qui me donne des craintes...

—Mais dis donc!—m'écriai-je en voyant l'hésitation de Blondeau.

—Ah! madame,—reprit-elle en joignant les mains,—jugez de mon effroi lorsque je vis près de la grille une assez grande tache de sang.

-Oh! c'est horrible! Et ce billet, ce billet?

—Je le laissai toujours pour voir si l'on viendrait le chercher. Ce fut en vain. Hier seulement je l'ai retiré. Voilà donc aujourd'hui dix jours que cet événement est arrivé, car depuis dix jours on n'est pas venu retirer le billet... Il paraît donc malheureusement vrai que le messager de M. de Mortagne a poussé le cri sourd que j'ai entendu.

—Hélas!... cela ne semble que trop probable... Et tu es bien sûre d'avoir entendu un cri et comme la chute d'un corps?—dis-je à Blondeau.

—Oui, oui, madame, et ces traces de sang ne prouvent que trop que je ne m'étais pas trompée.

—Écoute, Blondeau, M. de Mortagne demeure en face de cette maison; il faudra que ce soir tu ailles savoir s'il est à Paris; s'il n'y est pas, demain j'irai voir madame de Richeville pour l'en informer, car je suis cruellement inquiète. Dès que M. de Lancry sera rentré, je lui dirai tout, afin qu'il se joigne à moi pour tâcher d'éclaircir ce triste mystère.

—Madame,—dit Blondeau en m'interrompant,—permettez-moi de vous faire observer qu'il ne serait peut-être pas prudent de parler de cela à monsieur le vicomte. Vous le savez, il déteste M. de Mortagne, et cet inconnu m'avait dit que ce dernier s'occupait de graves intérêts qui vous regardaient. Hélas! madame, vous êtes heureuse maintenant,—ajouta cette excellente femme en attachant sur moi ses yeux baignés de larmes...—mais qui sait, enfin...; un jour peut venir où vous aurez besoin de la protection de M. de Mortagne. Ne vaudrait-il pas mieux ne parler de tout ceci à personne, de peur d'ébruiter quelque chose, d'attirer l'attention sur M. de Mortagne, et ainsi de contrarier peut-être ses projets, en nuisant au mystère dont il croit devoir s'entourer? Pourquoi instruiriez-vous monsieur le vicomte de ceci? Après tout, j'ai agi à votre insu; si quelqu'un a tort, c'est moi. Et encore, quel tort y a-t-il à donner de vos nouvelles à un de vos parents, le seul qui vous ait véritablement aimée?

Malgré la répugnance que j'éprouvais à cacher quelque chose à Gontran, je me rendis aux observations de Blondeau.

Mes inquiétudes au sujet de l'influence que M. Lugarto exerçait sur mon mari étaient aussi vives qu'avant ma maladie. Cet homme m'inspirait toujours une profonde terreur. Je pensais qu'un jour, moi et Gontran, nous serions peut-être forcés de réclamer la protection de M. de Mortagne.

J'imaginai que la conduite mystérieuse de ce dernier devait avoir pour but de déjouer ou de pénétrer les méchants desseins de M. Lugarto. Sous ce rapport, la disparition de l'émissaire de M. de Mortagne éveillait mes craintes.

Au milieu de ces inquiétudes, on annonça M. de Rochegune.

Je le fis prier d'attendre un moment. Je donnai quelques ordres à Blondeau, et je rejoignis bientôt M. de Rochegune, remerciant le ciel de me mettre peut-être ainsi à même d'avoir des nouvelles de M. de Mortagne, car je savais l'intimité qui les unissait.


CHAPITRE XI.

L'ENTREVUE.

M. de Rochegune me parut très-changé, très-pâle il avait l'air plus triste que d'habitude.

—Aussitôt, madame, que j'appris que vous receviez,—me dit-il,—je me suis empressé de me présenter chez vous pour m'acquitter d'une commission dont m'a chargé une personne de mes amis, qui serait très-heureuse d'être comptée parmi les vôtres.

—De qui voulez-vous parler, monsieur?

—De madame la duchesse de Richeville. Forcée de quitter subitement Paris pour se rendre en Anjou, elle n'a su que là, et par moi, votre maladie. Elle me priait de vous faire part de tous ses vœux pour votre prompte guérison. Aussi, sera-ce une consolation pour elle que d'apprendre votre rétablissement.

—Une consolation, monsieur! lui serait-il arrivé quelque accident fâcheux?

—Je le crains, madame; elle est partie soudainement en m'écrivant qu'un malheur imprévu l'obligeait de quitter Paris; qu'elle ne savait pas encore toute la portée du coup qui la frappait. Sa dernière lettre me laisse dans la même incertitude; elle ne m'a écrit que pour me prier d'être son interprète auprès de vous.

Involontairement je me rappelai l'espèce de menace mystérieuse que M. Lugarto avait faite à madame de Richeville; un pressentiment me dit que cet homme n'était pas étranger au malheur qui éloignait la duchesse de Paris.

—Il est une autre personne, monsieur, à qui je porte un bien vif intérêt,—dis-je à M. de Rochegune,—et qui est aussi de vos amis, M. de Mortagne.

—Il est absent de Paris depuis quelques jours, madame; il est parti encore souffrant, car il aurait besoin de longs soins pour remettre sa santé qui a déjà supporté de si rudes atteintes.

—Savez-vous où est M. de Mortagne, monsieur?

—Non, madame... et je regrette d'autant plus de ne pas le savoir, que je suis au moment de quitter la France... pour bien longtemps peut-être... Avant mon départ je voulais avoir l'honneur de venir prendre vos ordres, madame, dans le cas où vous auriez eu quelque commission à me donner pour Naples, où je vais m'embarquer.

—Vous êtes mille fois bon, monsieur, mais je n'ai pas à profiter de votre extrême obligeance.

M. de Rochegune garda quelques moments le silence d'un air embarrassé. Par deux fois il leva les yeux sur moi, par deux fois il les baissa; enfin, après une assez grande hésitation, il me dit d'un air grave, solennel:

—Madame, me croyez-vous un honnête homme?

Je regardai M. de Rochegune avec étonnement.

—Vous êtes l'ami de M. de Mortagne,—lui dis-je,—et le hasard m'a permis de me convaincre, monsieur, que vous étiez digne de cette amitié. Ici, dans cette maison, la scène de reconnaissance dont j'ai été témoin...

—Par grâce, madame,—dit M. de Rochegune en m'interrompant,—permettez-moi d'oublier ce temps-là; pour moi, trop d'amers souvenirs s'y rattachent. Je vous ai demandé, madame, si vous me croyez honnête homme, parce qu'il faut que je sois bien fort de votre confiance, moi qui vous suis inconnu, moi que vous ne verrez plus peut-être, madame, pour oser dire ce que j'ai à vous dire.

—Monsieur, je suis sûre que je puis vous écouter sans crainte.

—Je vais donc parler, madame, avec sincérité... Un mot seulement... Croyez que l'homme auquel vous voulez bien reconnaître quelque noblesse de cœur est incapable de cacher une arrière-pensée. Si vous ne connaissiez pas, madame, plusieurs antécédents de ma vie, peut-être la démarche que je tente vous semblerait blessante, incompréhensible. Permettez-moi donc d'entrer dans quelques détails.

—Je vous écoute, monsieur.

M. de Rochegune, avant de continuer, parut se recueillir. Sa figure douce et triste devint pensive; il continua d'une voix légèrement altérée, malgré les visibles efforts qu'il faisait pour vaincre son émotion.

—Le projet favori de M. de Mortagne et de mon père avait été d'obtenir votre main pour moi, madame.

—Monsieur, à quoi bon ces souvenirs... je vous prie?...

—Pardonnez-moi de vous parler d'un passé, de projets qui vous intéressent si peu, madame; mais j'ai eu l'honneur de vous le dire, c'est indispensable. J'avais souvent entendu M. de Mortagne, avant son funeste voyage pour l'Italie, dire à mon père combien votre enfance était malheureuse, malgré les rares qualités qui s'annonçaient en vous. Le récit des mauvais traitements que vous faisait subir mademoiselle de Maran excita plusieurs fois la généreuse indignation de mon père. J'étais bien jeune, mais je n'oublierai jamais quel intérêt votre position m'inspirait. J'avais jusqu'alors habité avec mon père une de ses terres; c'est vous dire, madame, que j'avais eu toujours sous les yeux l'exemple des plus nobles vertus. En entendant M. de Mortagne raconter quelques traits de mademoiselle de Maran, pour la première fois de ma vie j'appris qu'il existait des êtres méchants et pervers... Quand je voyais M. de Mortagne, je l'accablais de questions à votre sujet; vous étiez pour moi, madame, la personnification de la douleur et de la résignation. Je partis pour d'assez longs voyages; bien souvent en songeant à mon père, à la France, je donnais une triste pensée à la pauvre orpheline abandonnée aux méchants caprices d'une femme impitoyable. Si vous saviez, madame, la haine invincible que m'a toujours inspirée l'abus de la force; si vous saviez combien j'ai toujours pris le parti du faible contre le puissant, vous ne vous étonneriez pas de m'entendre parler ainsi du profond intérêt que vous m'inspiriez déjà.

—Je vous en sais gré, monsieur, croyez-le...

—A mon retour, je trouvai M. de Mortagne à Paris; il vint nous apprendre, à mon père et à moi, l'issue de la scène violente à la suite de laquelle votre conseil de famille, madame, vous avait laissée sous la tutelle de mademoiselle de Maran. Alors seulement mon père me parla de projets qui ne devaient jamais se réaliser. Au retour d'une campagne en Grèce, que j'avais projetée avec M. de Mortagne, celui-ci voulait tout tenter pour éclairer l'opinion de votre famille, afin de vous soustraire à l'influence de mademoiselle de Maran. Vous avez su, madame, par quelles odieuses machinations notre courageux ami avait été retenu dans les prisons de Venise pendant de longues années; nous le crûmes perdu pour nous... Cet homme généreux nous avait si vivement intéressés à votre sort, que mon père crut obéir à un pieux devoir en tâchant de remplacer M. de Mortagne auprès de vous.

—Que voulez-vous dire, monsieur?

—Mon père fit tout au monde pour se rapprocher de mademoiselle de Maran. Dans la noble illusion de sa belle âme, il croyait, par la seule influence de la raison et de la vertu, pouvoir décider madame votre tante à changer de conduite envers vous. Il eut plusieurs entrevues avec elle; il la trouva inflexible. Je ne puis vous dire, madame, ses regrets, le chagrin qu'il en éprouva. Il fit entendre à cette femme un langage tour à tour sévère, menaçant, suppliant: rien ne put la toucher.

—J'avais toujours ignoré cette intervention, monsieur; maintenant je comprends l'éloignement que ma tante a souvent témoigné pour monsieur votre père.

—Après de nouveaux voyages je le perdis... madame.—M. de Rochegune garda un moment le silence, baissa la tête, essuya furtivement une larme et reprit:—En mourant, mon père me recommanda, au nom de l'amitié qui nous unissait à M. de Mortagne, de toujours veiller sur l'orpheline qui méritait à tant de titres l'intérêt de notre ami. Hélas! madame, j'étais réduit à faire des vœux stériles pour votre bonheur. Je voulus en vain me présenter à mademoiselle de Maran; le nom que je portais fut un motif d'exclusion: elle me refusa l'entrée de sa maison. Vous aviez alors seize ans, je crois, madame. Plusieurs fois, attiré par une sorte de curiosité pieuse que m'inspirait votre position, je me trouvai sur votre chemin; il y avait sur vos traits je ne sais quel mélange de tristesse contenue, de résignation douloureuse qui me navrait. Vous me pardonnerez, n'est-ce pas? cette part mystérieuse que je prenais à votre vie. La respectueuse sympathie que j'éprouvais pour vous était comme un legs pieux que mon père, que M. de Mortagne, notre meilleur ami, avaient fait à mon cœur. Ne pouvant vous rencontrer, souvent je m'entretenais de votre position avec madame de Richeville. L'inquiète et jalouse surveillance de mademoiselle de Maran empêcha souvent quelques personnes de nos amis et des siens de parvenir jusqu'à vous. A la moindre question sur votre sort, sur ses projets sur vous, mademoiselle de Maran détournait la conversation ou refusait formellement de répondre. Un an se passa de la sorte. Je reçus une lettre de M. de Mortagne: après des tentatives et des efforts inouïs, il était parvenu à corrompre un de ses gardiens, à s'évader de Venise. Obligé de s'arrêter à Marseille par suite de ses fatigues, il m'écrivit de me rendre auprès de lui le plus tôt possible. J'y courus: je le trouvai presque mourant, mais préoccupé d'une seule chose, de votre avenir. Je lui appris que madame de Richeville, une de nos amies, avait en vain essayé de parvenir jusqu'à vous. Il me demanda si vous étiez bien portante, si vous étiez belle; je lui fis votre portrait, madame; une lueur de bonheur et de joie brilla dans son regard mourant.

—Excellent ami!—m'écriai-je.

—Oui, madame, vous n'en avez pas de plus fervent, de plus dévoué... Je ne le quittai plus... Madame de Richeville, bravant les convenances peut-être, mais suivant le premier mouvement de son amitié et d'une inaltérable reconnaissance, vint passer quelque temps à Marseille; elle amenait avec elle l'un des meilleurs médecins de Paris: M. de Mortagne fut sauvé... Comme toujours, il se préoccupait avant tout de votre sort... Alors revint à sa pensée ce projet d'union qui avait fait la joie, l'espérance de mon père... Cette espérance, que j'ai crue un moment réalisable, a suffi pour me donner, j'ose presque le dire, le droit... de vous supplier de disposer toujours de mon religieux dévouement. M. de Mortagne, à son arrivée à Paris, devait avoir un long entretien avec vous. Que mademoiselle de Maran y consentît ou non, il voulait vous faire part de ses projets. On croit ce qu'on veut dire, madame; il me semblait si beau d'avoir la mission de vous faire oublier une enfance, une jeunesse malheureuses! l'amitié prévenue de M. de Mortagne me montra l'avenir sous un si beau jour, que je revins à Paris partageant presque les espérances de mon ami. Tout à coup deux nouvelles foudroyantes firent évanouir ce beau rêve: votre mariage était arrêté avec M. de Lancry; et M. de Mortagne, ayant voulu se mettre trop tôt en route, était retombé gravement malade à Lyon: l'on désespérait presque de ses jours. Je courus près de lui... Ce que je lui appris empira tellement sa maladie, qu'il fut saisi d'une fièvre ardente; elle dura un mois environ. Quelques affaires pressantes m'obligèrent de le précéder à Paris; il y arriva la veille de votre mariage. Quant à moi, renonçant à un espoir caressé depuis bien longtemps, je résolus de voyager; je mis cette maison en vente, alors que j'eus l'honneur de vous voir chez moi, madame, avec M. de Lancry et mademoiselle de Maran.

—Permettez-moi une question, monsieur, savez-vous la démarche que madame de Richeville a faite auprès de moi avant mon mariage?

M. de Rochegune me regarda avec surprise, et me dit avec l'accent le plus sincère:

—Je ne sais, madame, de quelle démarche vous voulez parler.

—Veuillez continuer, monsieur,—dis-je à M. de Rochegune.

Je pensais avec angoisse qu'il allait sans doute me parler de Gontran dans les mêmes termes que madame de Richeville. Quoique jusqu'alors la conversation de M. de Rochegune eût été remplie de délicatesse, de mesure et de respect, je n'aurais pas souffert la moindre attaque contre M. de Lancry.

M. de Rochegune continua:

—Vous le voyez, madame, par ce long préambule, depuis dix ans votre sort n'a pas cessé d'occuper M. de Mortagne, mon père ou moi, tout ceci à votre insu, je le sais; mais enfin, puisse cet intérêt si vif, si soutenu, me donner maintenant le droit de vous dire une vérité utile, quelque cruelle que soit cette vérité.

—Monsieur, je ne sais ce que vous avez à me dire... mais s'il s'agit de quelque récrimination contre M. de Lancry, il est inutile de prolonger cet entretien.

M. de Rochegune me regarda avec un étonnement presque douloureux.

—Je le vois, madame, je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous... Du moment où vous avez donné votre main à M. de Lancry, ce choix si honorable pour lui l'a placé à mes yeux parmi les personnes auxquelles je serais heureux de prouver mon dévouement. Une des raisons qui me donnent le courage de venir à vous en toute confiance, madame, c'est que mes paroles intéressent autant M. de Lancry que vous-même.

Ce simple et noble langage me débarrassa d'un poids énorme, mais il éveilla mes craintes au sujet de Gontran.

—Que venez-vous m'apprendre, monsieur?—m'écriai-je vivement.

Après un moment de silence, il me répondit:

—Vous voyez souvent M. Lugarto, madame?

—Oui, monsieur, et je dirais presque malgré moi, s'il n'était pas l'ami de M. de Lancry.

—Savez-vous, madame, ce que c'est que M. Lugarto?

—Hélas! monsieur, je le sais.

—Savez-vous, madame, que M. Lugarto passe maintenant sa vie chez mademoiselle de Maran?

—Je l'ignorais... monsieur; j'avais au contraire entendu mademoiselle de Maran le traiter avec l'ironie la plus impitoyable.

—Sans doute mademoiselle de Maran l'a traité ainsi jusqu'au jour où elle a reconnu que vous n'aviez pas, madame, d'ennemi plus dangereux que cet homme.

—Cela devait être,—dis-je en souriant avec amertume...—ma tante m'avait presque prévenue de cette nouvelle perfidie.

—Mais vous ignorez, madame, toute la noirceur, toute la lâcheté de cette nouvelle machination de mademoiselle de Maran... Vous ne savez pas l'indigne appui qu'elle prête par ses discours aux calomnies infâmes de M. Lugarto!

—Et quelles calomnies... monsieur? Ce que dit un pareil homme est-il compté? et d'ailleurs que peut-il dire?

—Oh! rien qu'il ne puisse justifier, madame, rien non plus qui ne soit vrai, ce qui rend malheureusement ses affreuses médisances plus fatales... Il dit que M. de Lancry est son ami intime, et il le prouve en se montrant sans cesse avec vous et avec lui. Il dit que chaque matin il vous envoie des fleurs dont vous vous parez, et cela est encore vrai; il dit que les fêtes qu'il va donner, c'est pour vous qu'il les donne; il dit que devant le monde vous lui témoignez de la froideur, mais que cette froideur est une feinte convenue avec vous pour tromper votre mari... Il dit enfin que vous l'aimez, madame!

Je regardai M. de Rochegune avec tant de stupeur qu'il crut que je ne l'avais pas entendu; il reprit:—Oui, madame... M. Lugarto dit que vous l'aimez.

Cette accusation me parut d'une stupidité si révoltante, que je m'écriai avec un éclat de rire sardonique:

—Moi! aimer cet homme! mais c'est de la folie, monsieur; qui croira jamais cela? qui admettra cela comme possible? Sans doute, je regrette amèrement l'intimité qui s'est établie entre lui et mon mari, je regrette amèrement d'être de sa part l'objet d'attentions que je méprise et que je hais... mais, jamais, mon Dieu! je n'ai craint de voir ces relations que j'abhorre interprétées de la sorte.

M. de Rochegune me regardait avec une expression de pitié douloureuse.

—Hélas! madame,—reprit-il après un assez long silence,—il m'en coûte de vous convaincre d'une réalité bien affligeante; mais votre repos, mais... le dirai-je? le soin de l'honneur... oui, de l'honneur de M. de Lancry, me font un devoir de vous éclairer.

—Ah! monsieur, parlez...

—Vous êtes bien jeune, madame; vous êtes fière de la noblesse, de la pureté de vos sentiments; vous êtes fière de l'amour que vous éprouvez, de celui que vous inspirez à l'homme que vous avez choisi; vous êtes fière de votre bonheur enfin, parce qu'il est noble, grand et légitime; vous dédaignez des calomnies infâmes. Qui voudra les croire? dites-vous. Écoutez, madame. Au lieu de supposer le monde ce qu'il est, avide de scandale et de médisance, croyant au mal, parce que la sottise et la vulgarité ont juste l'intelligence qu'il faut pour répéter, pour colporter une médisance; supposez le monde spectateur impartial... que voit-il? Vous, belle, jeune, sans expérience, paraissant déjà presque oubliée par votre mari, tandis que lui rend ses soins empressés à une femme très à la mode et d'une réputation souvent compromise. Ce n'est pas tout, l'ami de votre mari, madame, vit dans votre intimité de chaque jour, partout il vous accompagne; sa renommée est telle qu'on le sait incapable de s'occuper d'une femme avec désintéressement; il dit bien haut, il affiche à tous les yeux les préférences forcées, je n'en doute pas, qu'il reçoit de vous: ces apparences fâcheuses sont envenimées par la jalousie qu'une femme dans votre position, madame, inspire à tontes les femmes. Mademoiselle de Maran, poursuivant l'œuvre de perfidie et de méchanceté qu'elle a commencée dès votre enfance, joue un autre rôle maintenant. C'est contre sa volonté, dit-elle, que vous avez épousé M. de Lancry; elle redoutait sa légèreté, dont il ne donne maintenant que trop de preuves en s'occupant si évidemment de la princesse Ksernika. Mademoiselle de Maran dit encore qu'elle a représenté à M. de Lancry qu'il vous pousserait dans quelque funeste voie de représailles; que votre position est d'autant plus dangereuse que vous voyez souvent M. Lugarto, et qu'à part quelques prétentions puériles elle ne peut s'empêcher de trouver cet étranger doué de qualités charmantes et faites pour séduire une femme... Ce n'est pas tout, madame; préparez vous à un dernier coup plus cruel encore que les autres, parce qu'il n'attaque pas que vous seule... mademoiselle de Maran donne encore une autre cause au regret qu'elle éprouve de votre mariage avec M. de Lancry; elle affirme que, par suite de dettes énormes contractées par votre mari avant votre mariage, votre fortune est maintenant gravement compromise, et que...

—Vous hésitez, monsieur?—dis-je à M. de Rochegune en contenant mon indignation, non contre lui, mais contre les auteurs de cette trame odieuse qui se déroulait alors tout entière à mes yeux...—Continuez, continuez, je suis préparée à tout entendre...

—Et moi à tout vous dire, madame; car, heureusement, je crois avoir le moyen de ruiner et de confondre tant de méchantes impostures...

—Eh bien, madame, votre tante a l'infamie de répéter que M. de Lancry, voyant ses affaires embarrassées, s'est adressé à l'obligeance de M. Lugarto, et qu'il est dans une telle dépendance à l'égard de cet homme, qu'il se voit presque forcé de souffrir ses assiduités auprès de vous.

—Oh! mon Dieu!... mon Dieu! m'écriai-je en cachant mon visage dans mes mains...

—Vous frémissez, madame; c'est un abîme de honte et d'infamie, n'est-ce pas? Vous si noble, vous si pure! c'est à peine si vous pouvez comprendre ce tissu d'horreurs... Eh bien, madame, croyez un homme qui de sa vie n'a fait un mensonge... Tel est le bruit qui court sur vous, sur M. de Lancry, sur M. Lugarto... Et ce n'est pas un vain bruit sans écho, madame, non... non; malheureusement c'est une conviction basée sur les apparences les plus funestes. M. Lugarto a agi avec une infernale habileté. M. de Lancry, vous-même, madame, à votre insu, vous avez accrédité ces abominables calomnies.

Je restais anéantie; je m'expliquais alors l'invincible aversion, la terreur instinctive que m'inspiraient les soins de M. Lugarto. Alors je voyais toute l'étendue du mal.

Mes soupçons sur la nature des obligations que M. de Lancry avait pu contracter envers M. Lugarto me semblaient justifiés. En cela, sans doute, mademoiselle de Maran ne calomniait pas.

Quoique sans expérience du monde, je le connaissais assez pour savoir qu'il accueillait les bruits les plus infâmes. Malheureusement mille circonstances interprétées dans le sens odieux qu'on attachait aux relations qui existaient entre nous et M. Lugarto me revinrent à l'esprit.

Jusqu'alors elles m'avaient semblé insignifiantes, à cette heure elles m'épouvantèrent par l'influence qu'elles pourraient avoir sur les jugements du monde.

Je me sentis un moment accablée; j'appuyai ma tête brûlante dans mes deux mains sans trouver une parole.

—Vous le voyez, madame,—me dit M. de Rochegune,—il fallait toute l'impérieuse nécessité du devoir, il fallait l'absence de M. de Mortagne, pour me décider à venir vous parler de ce coup douloureux. Maintenant, permettez-moi de vous indiquer ce que crois utile dans cette circonstance. Il faut, sans perdre un moment, tout apprendre à M. de Lancry. Pour qu'il ne doute pas de la vérité, je vous conjure, madame, de lui raconter notre entretien. Quant à la manière de faire tomber ces bruits infâmes, elle est bien simple; je n'ai pas oublié les leçons de M. de Mortagne; avant tout et pour tout, la vérité, telle brutale, telle violente qu'elle soit, c'est le seul moyen d'écraser la perfidie et le mensonge. Lorsque vous aurez tout confié à M. de Lancry, ni vous ni lui ne changerez rien dans vos manières avec M. Lugarto. Dans quelques jours vous donnerez une soirée privée, vous y inviterez toutes les personnes de votre connaissance, M. Lugarto, mademoiselle de Maran, et moi-même, madame. Je retarderai mon départ jusque-là, car je pourrai vous servir, je l'espère; alors ce jour-là, madame, hautement, à la face de tous, devant ce tribunal composé de gens du monde, j'accuserai M. Lugarto et mademoiselle de Maran d'avoir indignement calomnié vous, madame, et M. de Lancry. Mademoiselle de Maran, malgré son audace, M. Lugarto, malgré son impudence, resteront accablés devant une accusation si solennelle; alors vous, madame, et M. de Lancry, vous sommerez cet homme et cette femme de répéter devant vous les indignes mensonges qu'ils ont accrédités; de donner la preuve des horreurs qu'ils avancent. Alors, madame, croyez-moi, quelque prévenu que soit le monde, il sera bien forcé de croire à la honte, à l'infamie de ceux qui, foudroyés par votre généreuse indignation, ne pourront que balbutier une lâche défaite.

—Oui... oui... vous avez raison!—m'écriai-je, ranimée par le noble langage et par le généreux conseil de M. de Rochegune.—Oui, c'est une inspiration du ciel! Béni soyez-vous, monsieur, vous qui nous le donnez! Il faudra que la vérité sorte éclatante de cette explication... Je serai sans merci ni pitié. Mensonge à mensonge je poursuivrai ces infâmes jusqu'à ce qu'ils avouent leur lâcheté à la face de ce monde qu'ils avaient fait complice, et qui sera leur juge!

—Bien! bien! madame. Alors moi je partirai plus tranquille, plus rassuré sur l'avenir d'une personne à qui j'ai voué le plus inaltérable dévouement...

—Ah! monsieur, vous êtes le digne, le noble ami de M. de Mortagne!—m'écriai-je en tendant la main à M. de Rochegune.—Au nom de M. de Lancry, au nom de notre gratitude éternelle, recevez l'assurance d'une amitié non moins vive que la vôtre. Par cette courageuse révélation, vous nous aurez sauvé de bien des malheurs. Jamais, oh jamais! nous ne pourrons l'oublier.

M. de Rochegune prit respectueusement la main que je lui offrais, la serra cordialement dans les siennes et me dit avec émotion:

—Par la mémoire sacrée de mon père, je prends ici l'engagement d'être pour vous le frère... l'ami le plus dévoué... Le voulez-vous? Me croyez-vous digne de cette amitié, madame?

—Elle nous honore trop tous deux pour que nous ne la contractions pas avec joie et fierté,—lui dis-je.

On frappa à la porte.

Blondeau entra.

—Que voulez-vous? lui dis-je.

—Madame,—reprit-elle en regardant attentivement M. de Rochegune,—je viens de recevoir une lettre qu'on me dit de remettre sans délai à M. le marquis de Rochegune.

Elle me présenta une lettre, je la donnai à M. de Rochegune; il s'écria:

—Elle est de M. de Mortagne. Je lui avais laissé un mot chez moi dans le cas où il arriverait, le prévenant que j'étais chez vous, madame... Me permettez-vous de lire cette lettre? elle peut vous intéresser.

Je fis un signe de tête à M. de Rochegune; il ouvrit la lettre et la lut.

—Madame,—me dit tout bas Blondeau en me montrant M. de Rochegune,—je reconnais sa voix... c'est lui...

—Comment?

—C'est la personne qui venait savoir de vos nouvelles de la part de M. de Mortagne.

—Que dis-tu?

—Aussi vrai que le bon Dieu est au ciel, c'est lui, madame; je suis sûre de ne pas me tromper; c'est sa voix, vous dis-je.

Pendant que Blondeau me parlait, j'examinai les traits de M. de Rochegune; ils prirent tout à coup l'expression d'une anxiété profonde... Je ne pus m'empêcher de m'écrier:

—Qu'avez-vous, monsieur? M. de Mortagne...

—Il faut que je le rejoigne à l'instant... madame... Nous allons quitter Paris... pour quelque temps; il est sur la voie d'une abominable machination,—me dit-il sans s'expliquer davantage.

—Et ce complot, qui menace-t-il?—m'écriai-je.

—Pouvez-vous me le demander, madame?... vous... vous!

—Et Gontran, et mon mari?

—M. de Mortagne vous recommande avant tout de ne pas le quitter; s'il voyage, de voyager avec lui; mais avant tout et surtout, pour son salut et pour le vôtre, de ne jamais vous séparer de lui un seul instant.

—Mon Dieu!... mon Dieu!... et qui soupçonne-t-il? de quoi avons-nous tant à craindre?

—Est-il besoin de vous le dire, madame? de M. Lugarto. L'immense fortune de cet homme met à sa disposition des ressources inconnues; il est aussi rusé que méchant. M. de Mortagne, pour contreminer ses projets, s'est absenté ou a feint de s'absenter de Paris depuis quelque temps.

—Mais, monsieur, vous me laissez dans une mortelle inquiétude!

—Voyez la lettre de M. de Mortagne; il m'écrit à la hâte et ne m'instruit d'aucune particularité: tant que durera l'absence de madame de Richeville, il ne pourra vous donner de ses nouvelles, car c'est seulement par son entremise qu'il pourrait vous écrire. Il craint que plusieurs de vos gens ne soient gagnés, et la moindre indiscrétion sur ses desseins les ferait avorter; il est donc obligé d'agir dans l'ombre et dans le silence... Adieu, madame, je m'en vais plus rassuré. Si M. de Mortagne croit que je puisse vous assister dans la justification que vous provoquerez, j'aurai l'honneur de venir vous en instruire, sinon persistez dans le projet que je vous ai indiqué; lui seul peut couper le mal dans sa racine et confondre les méchants... Mais, j'y songe, pour remédier à mon absence, j'écrirai à M. de Lancry tout ce que je vous ai dévoilé, l'autorisant à se servir de ma lettre. Adieu, madame. M. de Mortagne me dit que chaque minute est comptée... Espoir et courage; vous avez des ennemis bien acharnés.

—Mais nous comptons deux amis bien précieux,—dis-je à M. de Rochegune.—Adieu, monsieur; vous entreprenez une noble tâche. Dieu vous soutiendra.

M. de Rochegune sortit.

—C'est lui, madame, qui a été assailli, blessé, j'en suis sûre,—me dit Blondeau.—Avez-vous remarqué combien il était pâle et la cicatrice que ses cheveux cachaient à peine.

—Tu te trompes,—lui dis-je.

—Oh! madame, sa voix est trop douce pour que je ne la reconnaisse pas.

Le valet de chambre ouvrit la porte et annonça M. le comte de Lugarto.

Blondeau sortit.

Je me trouvai seule avec cet homme.


CHAPITRE XII.

L'AVEU.

En voyant entrer M. Lugarto chez moi, je fus sur le point de me retirer; mais, me rappelant les conseils de M. de Rochegune, je contins mon indignation.

Il dut lire sur mon visage une partie des émotions violentes qui m'agitaient et que je réprimais avec peine.

Assise près d'une croisée, je regardais dans le jardin en attendant que M. Lugarto prît la parole.

Après un assez long silence, il s'assit à côté de moi et me dit brusquement:

—Vous avez été très-malade; j'ai été bien inquiet de vous; cela m'a fait une peine que vous ne sauriez croire.

—Je sais, monsieur, tout l'intérêt que vous me portez,—lui dis-je en souriant avec amertume.

—Vous me haïssez donc toujours?

—Monsieur...

—Eh! mon Dieu! pourquoi le nier? Pourtant, que vous ai-je fait?

—Je n'ai pas à répondre à de pareilles questions, monsieur!

—Mais, enfin, on dit aux gens ce que l'on a contre eux. Depuis que vous êtes à Paris, j'ai toujours tâché de vous être agréable.

—Cette peine était inutile, monsieur.

—Je m'en suis bien aperçu, et de reste! Vous n'avez répondu à mes soins, à mes prévenances, que par le mépris.

—Vous auriez dû voir par là, monsieur, que ces soins, que ces prévenances ne pouvaient m'agréer.

—Mais pourquoi cela, encore une fois? Vous ne me répondez pas. Était-ce donc vous insulter que d'avoir pour vous des attentions que toute femme accueille, sinon avec gratitude, du moins avec complaisance?

Je levai les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de l'exécrable duplicité de cet homme.

M. Lugarto fit un mouvement d'impatience; il reprit en tachant de donner à sa voix aigre un accent affectueux et insinuant:

—Voyons, ne soyez pas aussi méchante, causons en bons amis; oui, car je suis votre ami, quoique vous ayez tout fait jusqu'ici pour m'irriter contre vous; mais je ne sais pas comment... vous m'avez ensorcelé! Moi qui me souviens toujours du mal qu'on me veut, et qui sais prouver que je m'en souviens, je ne puis vous garder rancune, je vous pardonne tout. C'est qu'aussi vous exercez sur moi une influence incroyable! D'abord je n'ai rien compris à cette influence, puis peu à peu j'ai reconnu... mais vous allez encore vous fâcher... En vérité, moi qui ne suis pas un écolier, moi qui connais les femmes, pour la première fois de ma vie... j'hésite... à vous dire... car vous avez un air si froid, si hautain, que... Allons, de mieux en mieux. Si vous me toisez avec cette figure-là, ce n'est pas le moyen de me décider à parler.

Je regardai M. Lugarto si fièrement, avec une expression de mépris si écrasant, que, malgré son audace, il s'interrompit un moment; mais, rougissant bientôt de s'être laissé déconcerter, il reprit:

—Après tout, je suis stupide; je ne vous apprendrai rien que vous n'ayez depuis longtemps deviné: les femmes ne sont pas aveugles, elles sont les premières instruites des sentiments qu'elles inspirent... Eh bien! je vous aime, oui... je vous aime avec passion.

M. Lugarto dit ces derniers mots d'une voix basse, émue, tremblante.

Avertie par M. de Rochegune, je prévoyais cet insolent aveu; mon visage resta impassible.

M. Lugarto s'attendait sans doute à une explosion d'indignation de ma part, il parut très-surpris de mon calme, de mon silence.

—Oui, je vous aime à l'adoration,—reprit-il;—moi qui jusqu'ici n'ai eu que des fantaisies, que des amours éphémères, je sens près de vous le besoin de me fixer tout à fait. Si vous vouliez, nous arrangerions notre vie à merveille... Maintenant je suis établi dans votre intimité, nous pourrons mener l'existence la plus agréable... Mais vous ne me répondez pas! Est-ce que cela vous fâche?

—Continuez, monsieur, continuez.

—De quel air vous me dites cela! Vous ne me croyez peut-être pas capable de vous être à tout jamais fidèle? Vous avez tort, voyez-vous. J'ai joui de la vie et de tous ses plaisirs, avec trop d'excès peut-être; je serais charmé de pouvoir me reposer dans une affection bien douce, bien paisible. Mon caractère, qui est souvent détestable, je l'avoue naïvement, y gagnerait beaucoup, vrai... Je suis sûr que, si vous vouliez vous en donner la peine, vous pourriez me rendre bien meilleur que je ne le suis. Voyons, essayez, qu'est-ce que cela vous fait? je vous aimerai tant! Oh! vous ne savez pas ce que c'est que d'être aimée par un homme qui méprise tous les autres hommes!... Vous ferez de moi tout ce que vous voudrez... et l'on dira partout:—Voyez donc l'empire de madame de Lancry! elle a su fixer, adoucir, assouplir cet homme, le plus indomptable qu'il y ait au monde!!!

Si je n'avais pas senti au brisement de mon cœur que je touchais à une crise fatale de ma vie, et qu'un grand danger grondait sourdement autour de moi et de Gontran, l'incroyable suffisance de cet homme, sa fatuité cynique, dont le ridicule touchait à l'odieux, m'auraient fait sourire de pitié; mais j'étais obsédée par de cruels pressentiments.

M. Lugarto m'épouvantait; il me semblait que, malgré sa grossière audace, il ne m'aurait pas parlé ainsi, à moi, s'il n'avait cru pouvoir le faire presque impunément. Aussi, je lui dis en joignant les mains avec frayeur:

—Que se passe-t-il donc, monsieur, que vous osiez me parler ainsi?

—Mon langage est tout simple pourtant... Mon Dieu! rassurez-vous... je ne suis pas exigeant... je ne vous demande que des espérances pour l'avenir, accompagnées d'un peu de confiance pour le présent. Laissez-vous aimer, ne vous occupez plus du reste; seulement soyez assez loyale pour me promettre de ne pas lutter contre le penchant qui pourrait s'éveiller dans votre cœur en ma faveur. Voyons, avouez que je vous parais fat en vous parlant ainsi; je parie que cela vous choque?... Eh bien! vous avez tort... c'est le langage du véritable amour... L'homme qui aime bien se sent toujours sûr de faire tôt ou tard partager sa passion... Êtes-vous bizarre! Adoucissez donc ce regard effarouché. Après tout, qu'est-ce que je vous demande? de vous laisser être heureuse... Vous verrez, vous verrez... Mais répondez-moi donc... au moins... Mathilde.

En m'appelant ainsi, M. Lugarto s'approcha de moi; il voulut me prendre la main.

J'entendais ce langage ignoble et je croyais rêver; l'impudence de cet homme m'était connue, et j'en vins presque à me demander si à mon insu je n'avais pas mérité une pareille humiliation.

Je me crus fatalement punie de n'avoir pas assez témoigné à M. Lugarto l'aversion qu'il m'inspirait.

Lorsqu'il voulut me prendre la main, la honte, le courroux, l'épouvante, m'exaspérèrent, je me levai brusquement:

—Sortez, monsieur!—m'écriai-je,—sortez! Le dégoût et le mépris arrivent quelquefois à ce point que l'âme se révolte malgré les efforts que l'on fait pour se contenir; je vous dis de sortir, monsieur!

—Mais vous êtes donc sans pitié... sans cœur!...—s'écria M. Lugarto.—Est-ce vous injurier que de vous aimer? car je vous aime, moi, je vous jure que je vous aime. Si jusqu'ici je vous ai choquée, contrariée, je vous en demande pardon, cela vient de ma mauvaise éducation... Et puis, je n'ai pas été habitué à rencontrer souvent des femmes comme vous... on m'a gâté... J'ai de mauvaises manières, je l'avoue; d'un mot... d'un mot seulement un peu affectueux, vous auriez pu me changer; il m'aurait été si doux de vous obéir! Et puis, je ne savais que penser.... En vous voyant si indifférente à mes soins, je croyais que vous n'en compreniez pas la signification; je ne savais qu'imaginer pour vous faire entendre que c'était de l'amour. Quelquefois j'étais tenté de m'éloigner, mais j'étais retenu malgré moi par le charme qui vous entoure. Tenez... ayez non pas un peu d'intérêt, mais un peu de pitié pour moi; donnez-moi un ordre, dites-moi de m'éloigner, j'aurai la force de vous obéir: mais que je sache au moins que ce cruel sacrifice me sera peut-être un jour compté. Répondez-moi... par grâce! répondez-moi... Rien... rien... pas un mot... toujours ce regard de haine, de mépris implacable! Ah! je suis bien malheureux!... et l'on m'envie encore!—s'écria M. Lugarto.

Deux larmes feintes ou vraies roulèrent sur ses joues livides; il cacha sa tête dans ses deux mains.

Si je n'avais pas été prévenue par M. de Rochegune des bruits odieux que répandait cet homme, sans être aucunement touchée de sa douleur apparente, j'y aurais cru peut-être. Je n'y vis qu'une insultante hypocrisie: il me faisait horreur.

Je m'avançai vers la porte pour sortir.

M. Lugarto s'aperçut de mon mouvement, il se plaça devant cette porte.

J'eus peur.

Je revins précipitamment près de la cheminée afin de pouvoir sonner.

—Vous voulez donc me réduire au désespoir?—s'écria-t-il d'une voix altérée en joignant ses deux mains d'un air suppliant.—Oh! dites, dites-moi seulement que vous me laisserez essayer de vous plaire, que vous me permettrez de tâcher de vaincre l'éloignement que je vous inspire; cela, rien que cela?—Et il tomba à mes genoux.

Je sonnai précipitamment.

M. Lugarto se releva.

—Ah! c'est comme cela?—s'écria-t-il en devenant tout à coup livide de rage;—rien ne vous fait, ni les prières, ni la tendresse, ni l'humilité? Eh bien! j'emploierai d'autres moyens; c'est à genoux, entendez-vous, femme orgueilleuse, c'est à genoux que vous me supplierez d'avoir pitié de vous.

Il y avait tant de confiance, tant de méchanceté dans l'accent de cet homme, que je frissonnai d'épouvante.

Un valet de chambre entra.

—Dites à mes gens de s'en aller, dit M. Lugarto avec le plus grand sang-froid et avant que j'eusse pu prononcer une parole.

Rien ne paraissait plus simple que cet ordre. Le domestique sortit.

J'étais si stupéfaite que je n'osai pas le retenir.

M. Lugarto, qui avait un moment contenu sa colère, perdit toute mesure.

Il devint hideux, ses yeux s'injectèrent, tout son corps trembla convulsivement; ses lèvres décolorées se contractèrent par un tressaillement nerveux.

Je ne pouvais faire un pas, j'attendais avec anxiété quelque révélation horrible.

—Ah! vous voulez lutter avec moi! s'écria-t-il;—mais vous ne savez donc pas ce que je puis, moi?... Vous avez pourtant vu que d'un mot j'ai maté cette insolente princesse! Quant à cette belle duchesse, vous ne savez pas les larmes de sang que lui coûte à cette heure son impertinence à mon égard; vous ne savez pas que si je voulais... entendez-vous, que si je voulais, je n'aurais qu'un mot à dire, un seul, pour vous faire tomber évanouie de terreur... Ah! vous croyez que lorsqu'un homme comme moi veut quelque chose... qu'il le veut en vain! ah! vous croyez que je ne sais pas me venger de qui m'outrage! ah! vous croyez que pendant que vous m'abreuviez de mépris et d'insultes, je ne vous rendais pas mépris pour mépris, insulte pour insulte! J'aurais été bien niais. Mais apprenez donc que, grâce à moi et à votre tante, que j'ai su mettre de mon parti, vous êtes déjà perdue dans l'opinion publique. Quoi que vous fassiez désormais, c'est une blessure incurable faite à votre réputation! Le monde juge, condamne et frappe d'une honte éternelle pour mille fois moins que cela! Mais apprenez donc que pour compléter, que pour achever de rendre mes calomnies vraisemblables; la princesse, par ma volonté, a fait des avances à votre mari; que celui-ci, encore par ma volonté, vous est infidèle: c'est un fait avéré pour tous... le monde dit que vous vous vengez de votre mari en le trompant avec moi... Maintenant, je vous défie de détruire ces bruits, ces apparences. Que vous le vouliez ou non, je serai là, toujours là, toujours auprès de vous. Je vous épouvante, je vous fais horreur, tant mieux! vous n'aurez qu'un moyen de vous délivrer de mon obsession. Je suis blasé sur les succès trop faciles: j'aime mieux triompher, comme on dit, par la terreur que par l'amour. Je vous vois d'ici suppliante... éplorée... épouvantée... vos beaux yeux noyés de larmes... tant mieux! vous en serez plus ravissante encore!

En prononçant ces exécrables paroles, les yeux vitreux de cet homme semblaient briller d'une férocité sauvage.

Depuis quelques moments je l'écoutais machinalement, comme si j'avais été le jouet d'un rêve affreux; tout à coup j'entendis du bruit dans l'appartement de mon mari.

C'étaient ses pas, il allait entrer dans le salon.

Je joignis les mains en m'écriant:—Béni soyez-vous, mon Dieu!... le voici.

M. Lugarto me regarda avec étonnement.

La porte s'ouvrit.

M. de Lancry parut.


CHAPITRE XIII.

LE DÉFI.

A l'aspect de Gontran, mon premier mouvement fut de courir à lui et de m'écrier:

—Sauvez-moi!... sauvez-moi!...

Mes traits bouleversés frappèrent Gontran; il s'écria en regardant M. Lugarto:

—Mathilde, qu'avez-vous? Au nom du ciel! qu'avez-vous?

M. Lugarto se prit à rire aux éclats, et dit à M. de Lancry:

—Ah çà! mon cher, savez-vous que votre femme est incroyable! Elle est capable de prendre au sérieux une mauvaise plaisanterie.

—Vous êtes un infâme!—m'écriai-je;—je n'ai aucun ménagement à garder... En dévoilant votre conduite à mon mari, je n'expose pas ses jours; vous n'oseriez pas vous battre avec lui, et lui ne daignerait pas se battre avec vous.

—Vous entendez, mon cher, comme elle me traite,—dit M. Lugarto à M. de Lancry;—avouez que j'ai un bon caractère.

—Trêve de plaisanterie, monsieur!—s'écria Gontran.—Je vois à l'agitation, à la pâleur de madame de Lancry, qu'elle est péniblement émue. Quelle que soit mon amitié pour vous, je ne souffrirai jamais que vous oubliiez un moment le respect que vous devez à ma femme, monsieur.

—Vous le prenez comme cela, mon cher? c'est différent,—dit M. Lugarto;—n'en parlons plus, oublions cette folie, et songeons à autre chose... Que faites-vous ce soir?

—Vous l'entendez!—m'écriai-je,—cet homme vous dit d'oublier ce qu'il appelle une folie! Il va vous demander votre main et vous trahir encore. Non... non... mon noble, mon généreux Gontran, quoique votre âme confiante et bonne doive souffrir de cette découverte, je vais tout vous dire: il faut que cet homme que vous croyez votre ami soit démasqué; il faut que là, devant lui, vous appreniez les bruits infâmes qu'il répand sur vous, sur moi; il faut que vous sachiez, qu'ici, tout à l'heure, il m'a déclaré son indigne amour, non pas comme une vaine galanterie... il ment... non... non... D'abord il a parlé de son amour en suppliant... avec des larmes dans les yeux, avec de douces et hypocrites paroles.

—Monsieur!—s'écria Gontran en devenant pourpre de colère et en jetant un regard furieux à M. Lugarto.

—Écoutez-la donc jusqu'à la fin, mon cher; je vous répète qu'elle s'indigne à tort, qu'elle prend sérieusement une mauvaise plaisanterie.

—Et puis,—continuai-je,—lorsqu'il a vu le mépris, le dégoût qu'il m'inspirait, alors sont venues les menaces de vengeance, les révélations horribles... Le monde,—disait-il,—croyait que vous m'étiez infidèle, Gontran; le monde,—disait-il encore,—croyait que je me vengeais de votre abandon en aimant cet homme. Avez-vous dit cela, monsieur, avez-vous dit cela?

M. Lugarto sourit et haussa les épaules.

—Monsieur Lugarto, prenez garde!—dit Gontran d'une voix sourde...—La patience humaine a des bornes... et depuis longtemps... oh! bien longtemps, je suis patient, voyez-vous.

M. Lugarto baissa les yeux et ne répondit rien. Fière de sa confusion, espérant m'en délivrer à jamais après cette scène cruelle, je continuai:

—Mais cela n'est pas tout; il s'est joint à notre plus mortelle ennemie, à mademoiselle de Maran, pour proclamer partout que vous, que vous, mon noble Gontran... vous subissiez sa présence tout en la maudissant... que les soins qu'il me rendait étaient tolérés par vous. Et savez-vous pourquoi? parce que notre fortune était compromise par vos dettes, et que vous aviez eu recours à l'argent de cet homme.

Un moment je fus effrayée de l'expression de rage qui anima les traits de Gontran.

Il se leva, il saisit M. Lugarto par le bras et lui dit d'une voix foudroyante:

—Entendez-vous ce que dit ma femme, monsieur? l'entendez-vous?

—Enfin, mon Dieu! nous serons délivrés de ce démon!—m'écriai-je en joignant les mains.

M. Lugarto était resté assis.

Lorsque Gontran s'approcha de lui, il ne fit pas un mouvement; il se dégagea froidement de l'étreinte de Gontran, le regarda fixement et lui dit avec un calme sardonique dont je fus attérée:

—Ah çà! mon cher, décidément vous êtes fou.

—Je vous dis, monsieur, que ces bruits que vous répandez sont infâmes... et que je ne souffrirai pas...

—Vous ne souffrirez pas?—articula lentement M. Lugarto en riant d'un rire sardonique.—Ah! ah!... ah! je le trouve charmant, ma parole d'honneur; il ne souffrira pas! Ah çà! est-ce que par hasard vous vous donnez les airs de me menacer, monsieur le vicomte de Lancry?

—Oui... oui... quoi qu'il puisse arriver, une fois au moins je...

—Quoi qu'il puisse arriver, vicomte?—s'écria M. Lugarto d'une voix stridente, en interrompant mon mari.—Quoi qu'il puisse arriver... Répétez donc cela.

Gontran était dans une angoisse inexprimable: son beau visage, douloureusement contracté, exprimait la haine, la rage, le désespoir; mais on aurait dit qu'une mystérieuse influence empêchait l'explosion de ces violents ressentiments.

Ils éclatèrent. M. de Lancry s'écria en frappant du pied:

—Eh bien! oui, oui! quoi qu'il puisse arriver, puisque vous me poussez à bout, je vous insulterai, entendez-vous, je vous insulterai à la face de tous; nous nous battrons, et je vous tuerai ou vous me tuerez; l'un de nous maintenant est de trop sur la terre: cette existence m'est insupportable... Si ce n'était la crainte de vous causer une joie infernale, je me serais déjà délivré de cette vie qui m'est odieuse.

Il y avait tant de désespoir dans ces paroles de Gontran, elles me menaçaient d'un nouveau et si formidable malheur, que je me sentis défaillir.

—Vous ne m'insulterez pas et je ne me battrai pas avec vous,—reprit froidement M. Lugarto.—Comme l'a dit madame, je ne l'oserais pas d'abord, et puis vous ne le daigneriez pas... Mais revenons à votre quoi qu'il arrive. Est-ce un défi?..... hein..... vicomte? Voulez-vous qu'à l'instant, devant madame, je dise...

—Arrêtez! oh! arrêtez! pas un mot de plus!—s'écria Gontran avec effort;—par pitié... pas un mot!...

Il retomba dans un fauteuil, mit sa main sur ses yeux en s'écriant d'une voix étouffée:

—O mon Dieu!... mon Dieu!...

Je restai frappée de stupeur.

—Allons donc... on a bien de la peine à vous convaincre, mon cher et intime ami, qu'après tout je ne suis pas si diable que j'en ai l'air,—reprit M. Lugarto.—Qu'est-ce que je demande? à vivre en paix avec vous et avec votre femme, à réaliser le triangle équilatéral des Italiens, en tout bien tout honneur s'entend... car vous êtes un vilain jaloux, un Othello. Voyons... de quoi vous plaignez-vous? Admettez que je fasse la cour à votre femme; que vous importe? Elle est vertueuse, elle vous adore et elle m'exècre; voilà trois raisons pour une de vous tranquilliser... une manière de Cerbère à trois têtes qui défend suffisamment votre bonheur conjugal. Mais,—me dites-vous,—«le monde jase, il croit que vous êtes au mieux avec ma femme.»—Eh! mon Dieu... laissez le monde jaser; n'êtes-vous pas sûr de la fidélité de votre femme?—Allons, vicomte, soyez philosophe, et n'attachez pas de prix à de vaines paroles.—«Mais ce bruit, tout mensonger qu'il est, est contrariant,»—me direz-vous encore.—C'est possible... mais, vous le savez, de deux maux il faut choisir le moindre, et puisque les propos du monde vous effrayent, songez donc, mon cher, à ceux qu'il ferait, le monde... si je jasais, moi, sur certaines choses... si je disais comment... à Londres...

—Monsieur... oh! monsieur!...—s'écria Gontran d'un air suppliant.

M. Lugarto me regarda en souriant d'un air ironique.

—Vous voyez, voilà ce beau matamore souple comme un gant!... Vous qui êtes la sagesse même, conseillez-lui donc d'être raisonnable. Tenez, je vais finir en parlant comme un traître du mélodrame. Vicomte de Lancry, vous êtes en ma puissance; vous ne pouvez m'échapper qu'en m'assassinant ou qu'en vous suicidant. Or, je vous sais de trop bonne compagnie pour recourir à de tels moyens. Ceci bien établi, passons. Voyons, mon cher, oublions les rêveries de votre femme; vivons tous les trois dans une douce intimité, comme par le passé; laissons dire le monde, et jouissons de la vie, car elle est courte. Pourtant, comme on ne m'insulte pas impunément, comme je tiens à me venger des mépris de cette chère Mathilde, je veux la punir, et je la condamne à venir dîner avec vous aujourd'hui chez moi pour célébrer sa convalescence. Nous serons peu de monde... la princesse Ksernika, trois ou quatre femmes ou hommes de nos amis. Ceci est sérieux, mon cher... vous entendez... je le veux... Madame de Lancry fera quelques façons; mais je vous laisse le soin de décider ma belle ennemie. Vous ne manquerez pas d'excellentes raisons à lui donner, j'en suis sûr.

Je regardais Gontran avec stupeur; il ne disait pas un mot; il avait les yeux fixes, la tête baissée sur sa poitrine.

M. Lugarto se leva et ajouta:—Dites donc un peu, mes bons amis, comme c'est bizarre! Qui est-ce qui dirait qu'à cette heure, dans un des plus jolis hôtels du faubourg Saint-Honoré, par cette belle journée de printemps, il se passe une de ces scènes incroyables qui feraient la fortune d'un romancier?... C'est pourtant vrai... La vie du monde est après tout beaucoup moins prosaïque qu'on ne le croit. Ah çà! à tantôt; nous dînerons à sept heures. Vous essayerez un nouveau cuisinier; il sort de chez le prince de Talleyrand; on en dit des merveilles. Ah! j'y pense, vous renverrez votre voiture après dîner; nous irons tous à Tivoli: il y a une fête charmante; on dit que madame la duchesse de Berri doit y assister. Je tiens à y paraître avec vous, votre femme et votre adorable princesse, vilain infidèle... Ainsi, c'est convenu; je vous ramènerai chez vous, et avant que de rentrer nous irons prendre des glaces chez Tortoni... Vous le voyez, je tiens absolument à continuer de compromettre Mathilde, et je choisis bien mon théâtre, je crois... Ah çà! mon cher, m'avez-vous entendu?... Hein!...

—Oui, monsieur...—dit Gontran à voix basse.

—Je compte donc sur vous et sur ma belle ennemie... Mais répondez-moi donc... Je vous ai dit que je le voulais... cela doit vous suffire, je pense.

—Madame de Lancry et moi... nous irons dîner chez vous, monsieur...—répondit Gontran avec un effort désespéré.

M. Lugarto sortit en me jetant un regard de triomphe infernal.


CHAPITRE XIV.

EXPLICATION.

Après le départ de M. Lugarto, ni moi ni Gontran nous n'eûmes le courage de dire un seul mot; je tombai dans un abîme de réflexions désolantes.

Il était donc vrai, un mystérieux, un terrible secret mettait M. de Lancry dans la dépendance de M. Lugarto.

Pour la première fois, mon mari avait parlé de se tuer; cette horrible pensée ne m'était jamais venue à l'esprit; je frémissais en songeant à la résolution de Gontran.

J'avais ressenti au cœur un coup bien douloureux lorsqu'il s'était écrié, en s'adressant à M. Lugarto:—Sans la crainte de vous coûter une joie infernale, je me serais déjà tué.

Hélas! et moi, il oubliait donc que je lui survivais?... Alors je me reprochai amèrement d'être comptée pour si peu dans la vie de Gontran; je me reprochai de l'avoir pour ainsi dire mal aimé.

Ce n'était pas une vaine humilité de cœur, c'était conscience. Sans doute, j'avais toujours été pour lui dévouée, prévenante, soumise, passionnée; mais j'avais sans doute mal employé ces nobles sentiments, puisqu'il pouvait mourir sans me regretter.

De ce moment, j'acquis cette amère conviction, née de l'amour le plus fervent et d'une profonde défiance de moi-même:—L'on a toujours tort de n'être pas aimée.

Je m'attachai de toutes mes forces à cette conviction, paradoxale sans doute; j'employai toutes les ressources de mon esprit, toute la puissance de mon cœur à lui donner une irrécusable autorité.

Elle me permettait de m'accuser et de pardonner à Gontran.

Les femmes qui ont aimé avec cet aveuglement sublime, avec cette magnifique abnégation de soi qui constitue la passion, comprendront le bonheur qu'on a de saisir la moindre occasion d'excuser les cruautés de celui qu'on chérit, lors même qu'on doit se sacrifier à cette réhabilitation.

Maintenant que les années, maintenant que le malheur ont mûri mon jugement, il me semble qu'il faut peut-être attribuer aussi cette opiniâtre indulgence à l'impérieux besoin que nous avons de justifier notre choix à nos propres yeux, même au prix de nos plus chères espérances.

Une fois dans cette voie de défiance de moi, je me reprochai encore de n'avoir pas su inspirer à Gontran assez de tendresse pour qu'il m'eût appris le malheureux secret dont M. Lugarto faisait un si funeste abus.

En voyant l'accablement de Gontran, j'en vins à me faire presque un crime de m'être montrée si dédaigneuse envers M. Lugarto, de n'avoir pas su mieux dissimuler mon aversion. Au lieu de s'exaspérer contre nous, peut-être cet homme fût-il resté inoffensif.

Je fus heureuse et pourtant presque épouvantée de cette dernière réflexion.

Telle était la formidable puissance de l'amour! Moi, si fière, surtout depuis que j'appartenais à Gontran, je regrettais presque de m'être conduite avec dignité envers le plus méprisable, le plus méchant des hommes.

Maintenant je m'étonne du silence prolongé que moi et Gontran nous nous gardâmes après cette scène; mais les paroles de M. Lugarto établissaient si nettement l'horrible dépendance de Gontran à son égard, que nous devions rester quelque temps comme étourdis de ce coup écrasant.

M. de Lancry tenait son visage caché dans ses deux mains.

Je m'approchai de lui toute tremblante.—Mon ami...—lui dis-je.

—Que voulez-vous encore?—s'écria-t-il brusquement et d'une voix courroucée. Il redressa son front, qui me parut sombre et comme la nuit, et me jeta un regard qui me fit pâlir.

—Voilà où votre causticité, voilà où votre sotte pruderie nous ont conduits! à une explication positive. Vous devez être satisfaite, maintenant! Ma position envers Lugarto est claire et tranchée, j'espère?

—Comment! Gontran, je devais écouter sans indignation les horribles aveux de cet homme!... Mais mon honneur! mais le vôtre!

—Eh, madame! qui vous parle de compromettre votre honneur et le mien? Il y a un abîme entre une faute et une innocente coquetterie... Si vous aviez eu l'ombre de perspicacité, aux premiers mots que je vous ai dit sur Lugarto, vous auriez deviné que c'était un homme à ménager. Mais non, malgré mes recommandations les plus expresses, vous avez vingt fois pris à tâche de l'irriter. Blasé, méchant comme il est, il trouve un affreux plaisir dans les contrariétés, dans les résistances... Quelques banalités affectueuses de votre part nous en auraient débarrassés... Mais vous l'avez piqué au jeu... Maintenant,—ajouta M. de Lancry avec rage,—maintenant il est poussé à bout. Malgré moi je me suis laissé aller à lui dire de dures paroles... Maintenant je sais qu'il vous fait la cour, et il faut que je sois assez lâche pour ne pas le souffleter, et pour aller ce soir, demain, tous les jours en public avec vous et avec lui... Voilà ce dont vous êtes cause, madame.

—Moi!... moi!...

—Eh! oui, mille fois oui! Puisque vous étiez sûre de vous autant que je le suis moi-même, il fallait, sans agréer ses soins, ne pas le repousser brutalement; il fallait lui dire avec grâce et bonté que ses assiduités vous compromettaient, et que puisqu'il voulait vous être agréable, il devait commencer par vous obéir en cela. Il vous aurait écoutée; car, ainsi vous ne lui ôtiez pas toute espérance, vous ne l'exaspériez pas... Mais était-ce à moi à entrer dans de pareils détails? était-ce à moi à vous dire le rôle que vous deviez jouer dans cette circonstance? Ne deviez-vous pas m'épargner ce soin à la fois humiliant et ridicule? Si vous m'aimiez pour moi, je n'aurais pas eu besoin de vous dire tout cela... Il ne suffit pas d'être une femme de bien, de faire parade de sa vertu,—ajouta-t-il en souriant avec amertume;—il faut encore tâcher de ne pas mettre son mari dans une position dont il ne puisse sortir que par le déshonneur, ou par un crime... Entendez-vous, madame?

—Grand Dieu!... Gontran!

—Vous parliez d'obligations d'argent... je donnerais ma vie pour n'en avoir pas d'autres... envers lui; car sachez-le donc, malheureuse femme, il tient entre ses mains plus que ma vie... entendez-vous, plus que ma vie... Maintenant, comprenez-vous?

—Je comprends, mon Dieu! je comprends... Pardonnez-moi, Gontran, soyez bon; tout à l'heure, je me suis dit aussi que j'avais tort. Vous le savez, avant ma maladie, j'ai pris la résolution de vous aimer pour vous; cette résolution je la tiendrai toujours, mon ami... Notre position est horrible... Ce secret, je ne vous le demande pas; non, non; mais enfin que faut-il faire?

—Aller ce soir à ce dîner d'abord, puis à cette fête...

—Soit, nous irons... nous irons... Oh! vous verrez, j'aurai du courage. Je parlerai à cet homme sans lui témoigner mon aversion. S'il le faut, je lui sourirai. Le monde interprétera ma conduite comme il le voudra... Peu m'importe, pourvu qu'aux yeux de Dieu et de vous, je n'aie pas à rougir... Gontran, j'ai plus de résolution que vous ne le pensez. Voyons, regardons notre position bien en face... Cet homme peut vous perdre; je l'abhorre autant que je vous aime, Gontran; je pourrai bien, je vous le promets, cacher l'horreur qu'il m'inspire... mais enfin s'il persiste, si un jour il me dit... à moi... car cet homme ose tout:—Ce secret qui peut perdre votre mari, je le dévoile, si vous ne m'aimez pas?...

Gontran rougit d'indignation et s'écria:

—Je le tuerai... et me tuerai après!

—Cet homme avait donc raison... mon ami... un crime ou le suicide... Allons... c'est bien... En tout cas vous ne mourrez pas seul. Voici donc nos chances les plus terribles... Maintenant écoutez-moi... Ce matin M. de Rochegune est venu me faire ses adieux; il a reçu ici une lettre de M. de Mortagne. Ne prenez pas cet air courroucé, Gontran; notre position est bien triste, et M. de Mortagne est peut-être notre seul ami. Il sait, je ne sais comment... que M. de Lugarto a de funestes desseins sur vous, sur moi. Il est parti, dit-il, de Paris pour les déjouer; il me fait surtout recommander de ne jamais vous quitter si vous voyagiez. Tout ceci est bien vague, sans doute; mais enfin il est toujours consolant de penser que nous avons des amis qui veillent sur nous.

—Et M. de Mortagne aura bien à faire pour que j'oublie ses lâches insultes!—s'écria Gontran.

—Ce qu'il faudra faire pour cela, mon ami, il le fera de grand cœur, croyez-le.

—Mais au fait... il ne s'était pas trompé; il vous avait prévenue que je vous rendrais très-malheureuse,—dit Gontran avec une irritation continue,—vous devez reconnaître la justesse de ses prévisions.

—Mon ami,—dis-je en tâchant de sourire,—sans doute j'aime beaucoup M. de Mortagne, mais je suis forcée, en cette occasion, de lui donner tort; ce n'est pas vous, c'est cet homme implacable qui me rend si malheureuse! Tant que vous avez été libre, ne m'avez-vous pas comblée de toutes les félicités possibles? Avant mon mariage ne vous ai-je pas dû de beaux jours tout rayonnants d'amour et d'espérances?

—Et ces espérances ont été bien trompées... n'est-ce pas?

—Gontran... vous savez bien qu'il n'en est rien. N'ai-je pas goûté un bonheur idéal dans notre retraite de Chantilly? Qui est venu nous arracher de cet éden? cet homme odieux! Son arrivée n'a-t-elle pas été le signal de nos chagrins! Ne sais-je pas maintenant qu'en rendant des soins à cette femme dont j'étais si jalouse, vous obéissiez encore à l'influence de cet homme? N'avait-il pas besoin, pour ses affreux projets, que vous eussiez l'air de m'être infidèle? Encore une fois, Gontran, je ne vous accuse pas.

—Vous êtes pourtant, et toujours et malgré tout, une noble et excellente créature,—me dit Gontran en me regardant d'un air attendri.—Ah! maudit soit le jour où j'ai écouté les avis de mon oncle et de votre tante!... Quelle vie je vous ai faite, malheureuse enfant! Ah! c'est affreux! Tenez, j'ai quelquefois horreur de moi-même.

En disant ces mots, Gontran sortit violemment.

Le malheur donne quelquefois une grande décision de caractère.

Je résolus de suivre les ordres de Gontran, d'être affable pour M. Lugarto. Maintenant que je ne suis plus sous le charme de l'amour que m'inspirait M. de Lancry, ni sous l'impression de la terreur que m'inspirait son ami, je puis à peine concevoir comment j'ai pu me résigner à cette honteuse, à cette humiliante concession, après la scène odieuse qui avait eu lieu le matin.

Mais alors je n'hésitai pas; avant tout il fallait surtout gagner du temps. M. de Mortagne agissait de son côté: peut-être espérait-il trouver le moyen d'arracher Gontran à l'influence de M. Lugarto.

Nous partîmes pour ce dîner, pour cette fête.

Il faisait un temps magnifique; je me rappelle une circonstance puérile, mais bizarre.

Au coin de l'avenue de Marigny, notre voiture fut obligée de s'arrêter quelques instants. Un pauvre, d'une figure hideuse et difforme, s'approcha et demanda l'aumône.

Gontran, je crois, ne l'entendit pas; le mendiant jeta sur nous un regard de courroux et nous dit avec un geste menaçant, au moment où notre voiture repartit:—Ces riches! ils sont bien fiers, ils sont si heureux!

Par un mouvement spontané, nous nous regardâmes, Gontran et moi, comme pour protester contre cette accusation de bonheur.

Hélas! pourtant, l'erreur de ce pauvre était excusable: il voyait une jeune femme, un jeune homme, dans une brillante voiture, entourés de ce luxe que le vulgaire prend pour le bonheur et qui cache souvent tant de douleurs, tant de plaies incurables. Ce pauvre pouvait-il deviner les chagrins dont nous étions navrés? et cette fête somptueuse à laquelle nous nous rendions comme à un supplice avec une sourde et vague frayeur? Que de tristes enseignements dans ces contrastes de l'apparence et de la réalité!

Nous arrivâmes chez M. Lugarto.

Mon découragement, ma tristesse avaient fait place à une sorte d'animation fébrile et factice. M. Lugarto nous reçut le sourire sur les lèvres; il triomphait dans l'orgueil de son exécrable méchanceté.

Sa maison, que je ne connaissais pas, était encombrée de toutes les magnificences imaginables, mais entassées, mais accumulées sans goût. Au milieu de ce chaos d'admirables choses, certaines mesquineries inouïes dénotaient des instincts d'avarice sordide. Cette vaste et opulente demeure, malgré ses proportions, manquait complétement d'élégance, de noblesse et de grandeur.

Nous y trouvâmes réunies les personnes que M. Lugarto nous avait annoncées. De temps en temps je regardais Gontran pour prendre courage. M. Lugarto parut frappé du changement qui s'était opéré dans mes manières à son égard.

Tout ce que je pus faire fut d'être pour lui d'une politesse presque bienveillante; il en parut plus étonné que touché: il me considérait attentivement, comme s'il eût douté de cette apparence; il fut pour moi de la plus extrême prévenance.

Gontran était placé auprès de la princesse Ksernika; soucieux, absorbé, il répondait à peine aux coquetteries provocantes de cette femme.

M. Lugarto me dit à voix basse et en sortant de table qu'il était le plus heureux des hommes, puisque je semblais renoncer à mes injustes préventions contre lui; qu'il regrettait amèrement son emportement du matin, mais que je devais l'excuser en faveur de la violence d'un amour dont il n'était pas le maître.

—Hélas!—pensais-je en l'écoutant,—qui m'aurait dit, un jour, que trois mois après mon mariage, après cette union qui était pour moi si adorablement belle et sainte, je serais réduite à entendre de telles paroles sans pouvoir témoigner ma honte, mon dégoût, mon indignation? Oh! profanation! oh! sacrilége! un amour que j'avais rêvé si noble, si grand, si pur!

Après dîner, ainsi que l'avait voulu M. Lugarto, nous montâmes dans sa voiture, lui, la princesse, Gontran et moi; nous allâmes à Tivoli. Mon supplice continua.

M. Lugarto me donnait le bras; mon mari donnait le sien à la princesse: il y avait beaucoup de monde à cette fête; presque toutes les personnes de la cour que leur service retenait à Paris y assistaient.

J'étais restée assez longtemps malade; depuis quelques semaines je n'étais pas allée dans le monde: aussi certaines nuances dans la manière dont on m'accueillait, ainsi que M. de Lancry, me surprirent sensiblement.

Les hommes lui rendaient ses saluts d'un air froid et distrait; quelques femmes auxquelles il parla lui répondirent à peine. M. Lugarto fut, au contraire, accueilli comme d'habitude; son visage rayonnait. Je crus voir que les hommes lui jetaient des regards d'envie et que plusieurs femmes me montraient avec dédain.

Les révélations de M. de Rochegune me vinrent à la pensée; je frissonnai en songeant aux bruits ignominieux dont moi et Gontran nous étions peut-être l'objet en ce moment, tant les apparences semblaient accablantes...

Je me sentis défaillir; je dis à M. Lugarto d'une voix suppliante:

—Vous tenez notre destinée entre vos mains, monsieur, ayez pitié de nous... sortons de ce jardin...

—Voici, madame, la duchesse de Berri. Gontran ne peut se dispenser d'aller la saluer, ni vous non plus,—me dit M. Lugarto.

En effet, Madame était venue à cette fête; elle entrait alors sous une tente où l'on dansait.

Je repris un peu d'espoir. Lorsque j'avais été présentée à Madame, après mon mariage, elle avait bien voulu m'accueillir avec cette grâce touchante et cordiale qui n'appartenait qu'à elle.

—«C'est un trésor que mademoiselle de Maran; en vérité; vous êtes plus heureux que vous ne le méritez, monsieur de Lancry,»—avait-elle dit à Gontran d'un air moitié souriant, moitié sérieux.

Je pensais que Madame, en nous accueillant avec sa bonté accoutumée, imposerait aux méchants propos du monde, et que, par habitude de cour, toutes les personnes présentes modèleraient leur conduite envers nous sur celle de Madame.

Je pris le bras de Gontran; nous nous approchâmes de S. A. R.

Mon cœur battait à se rompre.

En nous voyant venir, les personnes qui accompagnaient Madame s'écartèrent de façon à laisser un assez grand espace vide entre nous et la princesse.

Je vis avec frayeur la figure de Madame, d'une expression ordinairement si bienveillante, se rembrunir tout à coup et devenir hautaine et sévère.

Malgré son assurance, M. de Lancry tressaillit légèrement. A peine avait-il salué Madame, que S. A. R., après avoir regardé mon mari avec un mélange de dédain glacial et de fierté révoltée, comme si elle eût été indignée que nous eussions osé nous présenter devant elle, nous tourna le dos sans lui dire un mot.

M. de Lancry devint pâle de douleur et de rage. Il me fit tellement pitié que j'eus la force de surmonter mes ressentiments. Je lui dis d'une voix ferme:

—Mon ami, pardonnez à Madame. Elle, toujours si bonne, si généreuse, aura été involontairement surprise par les calomnies du monde... Venez, venez... Pas un mot de ceci à M. Lugarto; ne donnons pas ce nouveau triomphe à sa méchanceté.

J'entraînai presque M. de Lancry.

Un grand nombre de personnes curieuses de voir Madame l'avaient suivie; nous pûmes cacher notre confusion dans la foule, et rejoindre M. Lugarto et madame de Ksernika.

—Il me semble que madame la duchesse de Berri vous a parfaitement accueillis,—dit M. Lugarto avec ironie à M. de Lancry.

—Oui... oui... fort bien,—dit Gontran en souriant d'un air contraint.

Je donnais le bras à Gontran; son cœur battait si vite, si violemment, que j'en sentis les pulsations. Je vis qu'il se contenait à peine.

—Je ne veux pas, mon cher, vous enlever plus longtemps à madame de Ksernika,—dit M. Lugarto.

Je me pressai contre Gontran; il me dit à voix basse:—Un moment encore... donnez-lui le bras... je vous en prie.

L'accent de sa voix me parut singulièrement altéré; il ajouta tout haut:

—Et moi, mon cher Lugarto, je ne veux pas vous enlever plus longtemps non plus à madame de Lancry; nous nous entendons à merveille. Mais ne devions-nous pas aller prendre des glaces chez Tortoni, ce soir?

—Sans doute,—répondit M. Lugarto. J'y pensais bien, mon cher, et je ne vous aurais pas fait grâce de cette partie du programme de notre soirée,—ajouta-t-il avec un sourire sardonique.

—Ni moi non plus, mon cher,—reprit Gontran.

J'étais désolée, je croyais cette malheureuse soirée terminée. Tout Paris était à Tortoni; notre présence allait être une nouvelle occasion de calomnies.

En regagnant notre voiture, M. Lugarto me dit à voix basse:

—Je n'ai pas été dupe de Lancry; la duchesse de Berri l'a reçu de la manière la plus humiliante. J'ai vu cela aux figures rayonnantes des personnes qui accompagnaient Son Altesse; car Gontran est aussi détesté par les hommes que vous l'êtes par les femmes, tout cela grâce à vos avantages naturels à tous deux. Vous le voyez bien, la ville et la cour, comme on disait autrefois, croient que nous sommes ensemble du dernier mieux... Vous n'avez donc plus maintenant à craindre pour votre réputation... Laissez-moi donc vous aimer; vous verrez que je parviendrai à me faire supporter... Déjà, ce soir, vous êtes mieux pour moi... Tenez... je vous aime tant, que si vous le vouliez, vous pourriez m'ôter tout pouvoir sur votre mari.

Je ne répondis rien; nous montâmes en voiture, nous arrivâmes à Tortoni. A mon grand chagrin, Gontran nous conduisit dans un salon au premier. J'y reconnus plusieurs personnes qui avaient vu avec quel dédain Madame avait accueilli mon mari. Ma confusion fut à son comble lorsque je vis beaucoup de personnes nous regarder en souriant malignement.

—Enfin,—dit Gontran,—le moment est venu...

Ne sachant ce qu'il voulait dire, je le regardai. L'expression de son visage me fit peur... Je me rappelle cette scène effrayante comme si j'y assistais encore. Gontran était assis à côté de moi, il avait en face de lui madame de Ksernika et M. Lugarto. M. de Lancry se leva tout à coup, et dit à M. Lugarto d'une voix haute et vibrante de colère:

—Monsieur Lugarto, vous êtes un misérable!...

Celui-ci, stupéfait malgré son audace, ne sut que répondre. Plusieurs hommes se levèrent vivement. Un profond silence régna dans le salon. Je ne pus faire un mouvement... je croyais rêver. Gontran reprit:

—Monsieur Lugarto, vous osez attaquer dans le monde la réputation de madame de Lancry et faire entendre que je suis un mari complaisant, parce que je vous ai certaines obligations; je vous dis ici bien haut que vous êtes un infâme imposteur! Madame de Lancry vous a toujours méprisé comme vous le méritez, et vous avez indignement abusé de l'intimité qui existait entre nous pour donner une apparence à vos lâches calomnies.

La première, la seule idée qui me vint, fut que cet homme allait perdre Gontran et révéler le funeste secret qu'il possédait.

—Mon Dieu! mon Dieu!—m'écriai-je en fondant en larmes:

Deux ou trois femmes de ma société, que je ne connaissais cependant que de vue, vinrent auprès de moi et m'entourèrent avec la plus touchante sollicitude, tandis que plusieurs hommes s'interposaient entre Gontran et M. Lugarto.

Ce dernier, sa première stupeur passée, redoubla d'impudence; je l'entendis répondre à M. de Lancry avec l'apparence d'une dignité contrainte et offensée:

—Je ne comprends pas, monsieur, le motif de vos reproches; je déclare ici hautement que personne ne respecte plus profondément que moi madame de Lancry, et j'ignore complétement les calomnies auxquelles vous faites allusion. Quant aux obligations que vous pourriez avoir envers moi, je ne sache pas que j'en aie dit un mot à personne... Votre attaque est si violente, monsieur, votre accusation tellement grave, et surtout si imprévue, car nous venons de passer la soirée ensemble, que je ne puis l'attribuer qu'à une imagination passagère que je déplore sans me l'expliquer.

—Misérable fourbe!—s'écria Gontran, mis hors de lui par la fausse modération et par l'infernale perfidie de la réponse de M. Lugarto.

—Toutes les personnes ici présentes,—dit ce dernier,—comprendront, je l'espère, dans quelle position nous sommes vis-à-vis l'un de l'autre, monsieur, et qu'il est des injures qu'on doit savoir tolérer.

—Et ceci, le tolérerez-vous?...—s'écria Gontran.

Et j'entendis le bruit d'un soufflet.

Il y eut un moment de tumulte, au-dessus duquel domina la voix de M. Lugarto, qu'on entraînait, et qui s'écriait avec un accent de rage que je n'oublierai jamais:

—Offense pour offense, monsieur, nous sommes quittes. Demain, tout Paris saura comment je me venge!...

FIN DU TOME DEUXIÈME


MATHILDE


MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME

PAR

EUGÈNE SÜE.

PARIS
PAULIN, ÉDITEUR, RUE RICHELIEU, 60.


1845

TOME TROISIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

UNE VISITE.

Je passai une nuit terrible.

A peine M. de Lancry m'eut-il ramenée chez moi, que je tombai dans une crise nerveuse qui m'ôta toute connaissance.

Je ne me souviens pas de ce qui se passa pendant les longues heures qu'elle dura. Elle cessa vers les quatre heures de l'après-midi.

Ma pauvre Blondeau était assise à mon chevet et pleurait silencieusement. Je portai les mains à mon front comme pour rassembler mes souvenirs. En me rappelant la scène de la veille, je ne doutai pas qu'un duel n'eût eu lieu.

Hélas! c'était encore la moindre de mes terreurs. Lugarto pouvait perdre Gontran. Peut-être cet homme avait-il parlé?

—Où est M. de Lancry?—m'écriai-je.

Blondeau me regarda avec une sorte de tendresse compatissante, et me dit:

—M. le vicomte est sorti ce matin, madame; puis il est rentré et ressorti encore.

—Et sans être blessé?—m'écriai-je.

Blondeau parut très-étonnée.

—Sans être blessé, madame... pas le moins du monde... S'il l'eût été, il n'aurait pas pu se mettre... en route.

—En route... que dis-tu?

—M. le vicomte, en rentrant ce matin, a donné l'ordre de préparer son nécessaire de voyage, une ou deux malles; et il est parti, emmenant son nouveau valet de chambre, et en laissant cette lettre pour vous, madame.

—Parti!... parti... sans moi. Et les avertissements de M. de Mortagne!—m'écriai-je.—Il y a là quelque chose de bien fatal...

J'ouvris en hâte la lettre de Gontran.

En quelques lignes il m'apprenait qu'à la suite de la scène de la veille, une rencontre avait eu lieu entre lui et M. Lugarto, que ce dernier était légèrement blessé. Mon mari se voyait obligé, me disait-il, de faire une absence de quelques jours seulement pour terminer l'affaire importante que je savais! il regrettait beaucoup de me laisser seule, mais je devais comprendre combien étaient graves et décisives les démarches qu'il allait tenter.

—Et par quelle barrière est sorti M. de Lancry? Quelle route a-t-il prise?—demandai-je à Blondeau. Car, désirant obéir aux recommandations expresses de M. de Mortagne de ne jamais me séparer de Gontran, je voulais le rejoindre.

—Je n'en sais rien, madame.

—Il faut envoyer à l'instant à la poste aux chevaux savoir quelle route M. de Lancry a suivie; grâce à ces mêmes renseignements, pris de relais en relais, je pourrai peut-être l'atteindre. Nous allons partir... à l'instant... Tu m'accompagneras...

—Partir, madame, dans l'état où vous êtes? mais c'est impossible.

—Je te dis qu'il le faut... Tu ne sais pas combien cela est important.

—Comment faire alors, madame, pour savoir où es allé M. le vicomte? il n'est parti ni dans sa voiture, ni en poste: il a fait venir un fiacre, et y est monté avec son valet de chambre.

—Mon Dieu!... mon Dieu!—m'écriai-je avec désespoir.

Je ne comprenais rien au brusque départ de Gontran, je redoutais quelque perfidie de M. Lugarto.

J'envoyai Blondeau s'informer si ce dernier était à Paris; on lui répondit qu'il y était, que sa blessure avait assez de gravité, et qu'il ne pouvait pas sortir de quelques jours.

J'étais en proie à une mortelle inquiétude. Je frémissais en songeant que M. de Mortagne avait pour ainsi dire prévu cette absence de Gontran, puisqu'il m'avait expressément recommandé de ne pas quitter M. de Lancry.

En vain Blondeau interrogea ceux de nos gens qui avaient assisté au départ de mon mari, je ne pus recueillir le moindre renseignement.

Je passai la fin de la journée et la nuit suivante dans d'inexprimables angoisses. Je ne pouvais comprendre comment M. Lugarto n'avait pas exécuté sa menace de perdre Gontran; peut-être l'avait-il fait: peut-être mon mari, parti précipitamment pour échapper aux suites de cette révélation, n'avait pas voulu m'effrayer.

Je ne savais qui interroger pour être éclairée à ce sujet.

Je me décidai à aller, quoi qu'il m'en coûtât, chez mademoiselle de Maran. Elle, plus que personne, devait m'instruire de ce que je voulais savoir, car elle recueillait avec empressement les bruits odieux qui nous concernaient.

Je me disposais à me rendre chez ma tante, lorsqu'on l'annonça.

En toute autre circonstance, cette visite m'eût été odieuse. Je remerciai presque le ciel de m'envoyer mademoiselle de Maran.

Pourtant, lorsque je vis l'air ironique et satisfait de ma tante, je regrettai le vœu que j'avais formé.

—Eh bien!... eh!...—me dit-elle—qu'est-ce qu'il y a donc? Du trouble dans votre ménage, chère petite? dans ce modèle des jolis ménages commodes et faciles? On parle de tragédies... qui, j'en suis sûre... ne sont que des comédies... heureusement.

—Je ne sais pas ce que vous voulez dire, madame; à cette heure, je suis horriblement inquiète de M. de Lancry, je ne l'ai pas revu depuis la scène cruelle qui au moins aura fait tomber les calomnies dont M. de Lancry et moi nous étions l'objet.

—Qu'est-ce que vous dites donc là, ma chère petite? vous croyez qu'elle a été d'un bon effet, cette scène à Tortoni! Ah çà! est-ce que vous êtes folle?

—Je crois, madame, que les honnêtes gens qui auront entendu M. de Lancry prouver si nettement l'infamie de M. Lugarto, ne se feront plus l'écho de bruits encore plus ridicules qu'ils ne sont odieux; si personne à l'avenir ne nous défend, personne du moins ne nous attaquera.

—Laissez-moi donc tranquille avec vos preuves: il n'a rien prouvé du tout, votre mari! est-ce qu'on a été dupe de cette comédie-là?

—Une comédie! madame, une comédie!

—Mais certainement; est-ce que M. Lugarto pouvait répondre autrement qu'il a fait à l'apostrophe sauvage de Gontran?... Est-ce que devant tout le monde il pouvait avouer que vous aviez eu des préférences pour lui?... Ainsi, chère petite, vous avez la bonhomie de vous croire blanche comme neige et votre mari aussi, parce que M. Lugarto aura proclamé votre innocence à la face du lustre de Tortoni? Mais le simple savoir-vivre l'obligeait à agir ainsi. Il faudrait être un vilain, un croquant, pour se conduire autrement. Je ne suis pas suspecte, moi: je trouve ce Lugarto bête comme une oie à l'endroit de sa titulature et de ses étoiles d'or en champ d'argent; mais je dois avouer avec tout le monde que, dans cette occasion-là, il s'est conduit avec toute sorte de réserve, de mesure et une dignité non pareille... Est-ce que pour vos beaux yeux il ne s'est pas laissé menacer, injurier, presque assommer par votre mari, sans proférer une plainte, et au contraire en défendant votre réputation? Allons donc!... Galaor et Orondate sont des monstres de cynisme et de fatuité... auprès de ce pauvre Lugarto.

Je ne trouvais pas une parole à répondre à mademoiselle de Maran. J'avais déjà une si triste expérience de la méchanceté du monde que je ne doutai pas que la conduite de M. de Lancry et de M. Lugarto ne pût être interprétée ainsi que le disait ma tante.

Je laissai retomber avec accablement ma tête sur ma poitrine.

Mademoiselle de Maran, fière de son triomphe, continua avec une joie cruelle.

—Ce qu'il y a de pis pour Gontran, c'est que, par là-dessus, le Lugarto s'est très-bien conduit dans le duel; il a été blessé, l'honneur est satisfait, comme l'on dit; sans compter qu'à la rigueur ce bel archimillionnaire aurait pu parfaitement refuser à Gontran de se battre avec lui... vu que votre mari a, dit-on, l'inconvénient de lui devoir énormément d'argent. Or, entre nous, c'est une drôle de manière de payer ses dettes que de vous rembourser d'un bon coup d'épée... Mais, puisque le Lugarto s'arrange de cette monnaie-là, tout est dit. Seulement cela prouve qu'il vous aime d'une furieuse force... et même, depuis sa blessure, il ne parle de vous qu'avec des roucoulements de fidèle berger les plus touchante du monde; je vous en avertis.

—Ainsi, madame... depuis cette scène, moi et M. de Lancry... nous sommes tombés encore un peu plus bas dans l'opinion du monde?—dis-je avec un calme qui étonna mademoiselle de Maran;—et M. Lugarto inspire, au contraire, le plus touchant intérêt?

—Vous parlez d'or, chère petite! Cela est ainsi, ni plus ni moins; aussi vous m'en voyez tout émue, toute bouleversée. Je venais dare-dare... vous avertir et vous dire, un peu tardivement peut-être (mais mieux vaut se repentir tard que jamais), que j'étais désolée d'avoir consenti à votre mariage avec Gontran. Qui est-ce qui se serait jamais attendu à cela de lui? Savez-vous qu'après tout ce Mortagne, avec son cerveau fêlé, ne manquait pas d'une certaine judiciaire au moins? Mais on a eu beau faire et beau dire, il n'y a pas eu moyen de vous ôter ce beau mari-là de la tête, pauvre petite! Eh! penser qu'après quatre mois à peine de mariage, vous voilà déjà avec un mari méprisé, ruiné, infidèle! Tenez... c'est à fendre le cœur! Je sais bien que vous me répondrez à ça que la conduite de votre infidèle vous a donné le droit d'user de représailles, et que ce Lugarto ne manque pas d'agréments, malgré sa figure de cire jaune, ses épilepsies et sa manie de tilulature; c'est égal, quand on me parle de votre goût pour lui, je me révolte... je m'indigne...

—Vraiment, madame...

—Vraiment... mais comme vous prenez bien ce que je vous dis! ça n'a pas l'air de vous émouvoir du tout!

—Non, madame... vous le voyez... je suis très-calme... je suis touchée même du sentiment qui vous dicte les consolations que vous venez me donner...

—Et vous avez bien raison d'en être touchée, mais je vous disais que, lorsqu'on me parlait de votre goût pour ce Lugarto, je me révoltais, je disais aux méchantes langues: Vous seriez furieusement interloqués, tous tant que vous êtes, si vous saviez le pourquoi et le comment du goût du cette petite vicomtesse de Lancry pour M. Lugarto... il y a dans cette jeune femme-là, voyez-vous, une manière d'abnégation courageuse, dans le goût des femmes héroïques de l'antiquité, quelque chose comme une mixture de Portia et de la mère des Gracques... Mais c'est vrai ce que je vous dis là... A vous voir à cette heure si calme, est-ce qu'on pourrait seulement penser que votre mari vous rend la plus malheureuse des femmes, et qu'à tort ou à raison votre réputation et la sienne sont à jamais perdues? Ah çà, mais dites-moi donc, maintenant j'y pense... si c'est à tort qu'on vous accuse, comme ça doit être affreux pour vous!

—Écoutez, madame,—dis-je à mademoiselle de Maran avec un sang-froid qui la confondit,—vous êtes venue ici pour jouir de votre triomphe, pour voir si vos prévisions s'étaient bien accomplies, si la jeune femme était aussi malheureuse que la jeune fille, que l'enfant l'avait été... n'est-ce pas, madame?

—Allez toujours, je vous répondrai plus tard... C'est étonnant comme vous êtes perspicace.

—Eh bien! madame, je vais vous porter un bien terrible coup... Je vais d'un seul coup me venger, me cruellement venger de tout le mal que vous m'avez fait, de celui que vous avez voulu me faire.

—C'est étonnant... vous ne m'effrayez pas du tout, chère petite.

—Regardez-moi bien en face, madame; écoutez bien l'accent de ma voix, remarquez bien l'expression de mes traits... vous si pénétrante, vous verrez si je mens.

—Au fait... au fait,—dit mademoiselle de Maran avec aigreur.

—Eh bien! madame, j'aime Gontran autant que je l'ai jamais aimé... entendez-vous?... Je l'aime avec passion, je l'aime plus encore qu'autrefois, car il est malheureux... Cet amour-là, c'est ma force, c'est mon courage, c'est ma consolation; grâce à cet amour, je suis déjà sortie, meurtrie peut-être, mais souriante, des luttes les plus cruelles... Grâce à cet amour, enfin, je défie l'avenir d'un front calme et serein.

Il y avait un tel accent de vérité dans mes paroles; mon visage, ranimé par la puissance de mes convictions, était sans doute si radieux que mademoiselle de Maran, ne pouvant cacher sa rage, s'écria:

—C'est qu'elle est capable de dire vrai! C'est qu'il y a pourtant des femmes assez imbéciles pour s'ensorceler ainsi d'un homme! Les vilaines stupides, on les assommerait à coups de bûche, qu'elles s'écrieraient encore avec toutes sortes de voluptés langoureuses, comme les convulsionnaires du diacre Pâris:—O douceur charmante!... ô ravissement ineffable!

Puis, revenant involontairement à ses habitudes d'autrefois, mademoiselle de Maran me serra violemment le bras, en s'écriant:

—Mais vous êtes donc aveugle, sotte ou folle?

La colère de ma tante me fit du bien; mon amour pour Gontran était compris; il pouvait, il devait me consoler de tout, puisque mademoiselle de Maran était si furieuse de me le voir ressentir.

—C'est à vous faire enfermer,—répéta ma tante.

—Je l'aime, madame, je ne puis vous dire autre chose.

—Elle me fera perdre la tête avec ses devises de mirliton sur tous les tons: Je l'aime!!! je l'aime!!! je l'aime!!! Belle réponse! Vous l'aimez, mais il vous a ruinée, mais il doit des sommes énormes à ce Lugarto; mais, du moment où celui-ci en exigera le payement, vous serez réduite à la misère.

—Je partagerai cette misère avec Gontran, madame...

—Mais il est déshonoré aux yeux du monde.

—Il ne l'est pas aux miens.

—Mais il vous méprise, mais il vous a laissé compromettre par ce Lugarto.

—Gontran est sûr de mon amour.

—Il en est si sûr qu'il ne vous aime pas.

—Mais je l'aime, moi, madame.

Je ne sais avec quel accent je prononçai ces derniers mots, mais mademoiselle de Maran frappa du pied et s'écria avec emportement:

—Il faut que l'enfer s'en mêle: cet amour a tourné en folie; elle est maintenant incurable.

—Oui... oh! oui... vous l'avez dit, mademoiselle, c'est une folie, une sainte, une noble folie du moins que celle-là! Elle concentre toutes les forces de mon esprit, toute la puissance de mon âme sur Gontran. Ce qui n'est pas lui n'existe pas pour moi... vivre de sa vie, si dure, si pénible, si humiliante qu'elle soit... c'est mon seul vœu: vous avez raison, je suis folle. Qu'est-ce que la folie, sinon un sentiment exagéré aux dépens de tous les autres? Eh bien! oui... je suis folle... comme les folles j'ai de ces souvenirs chéris, adorés, enivrants, qui viennent à chaque instant luire à mon esprit, me transporter dans un monde idéal; ces souvenirs sont ceux des jours ineffables que j'ai passés près de lui, alors que j'étais si fière d'être belle et jeune, parce qu'il aimait ma jeunesse et ma beauté.

—Mais à cette heure il en est las et rassasié, de votre-beauté; quant à votre jeunesse, bel avantage!... Vous n'en aurez que plus longtemps à souffrir.

—Vous ne pouvez comprendre ces questions de jeunesse et de beauté, madame; ou plutôt vous ne les comprenez que trop, c'est ce qui cause votre rage; mais le ciel est juste... il veut que vous connaissiez les tourments de l'envie... Il vous a réservé un terrible supplice, celui de me voir, malgré tout et à tout jamais heureuse, et par celui qui, selon vous, devait causer mes plus cruels chagrins! Voyez-vous, madame, demain il me dirait: Va-t'en... je te hais... qu'il ne pourrait pas arracher de mon cœur ce trésor de souvenirs adorés dont je vivrais un siècle... Quelque méprisant, quelque impitoyable que soit Gontran, il ne pourra pas faire que le passé n'ait pas été le passé, un passé éblouissant comme un rêve de fée... un passé dans lequel je me réfugierai dès que le présent deviendra sombre et obscur.

—Ah!... ah! qu'elle est donc surprenante et réjouissante avec son cher petit passé!... Laissez-moi donc tranquille! Est-ce que ce n'est pas pour votre argent qu'il vous a épousée? Vous auriez été laide et méchante comme les sept péchés capitaux, qu'il vous aurait épousée tout de même.

—Aussi, madame, jugez donc combien je me suis trouvée heureuse d'être à la fois riche, belle et dévouée!—Mais c'est intolérable, mais c'est l'acharnement dans la frénésie qu'un tel amour!—s'écria mademoiselle de Maran hors d'elle-même.—Mais, enfin, un jour il mourra; il faudra bien qu'il meure, ce cher et bel adoré! Comment vous consolerez-vous alors? Ah!... ah!... ah!... je vous prends sans vert! répondez à cela!

—Dans ce monde, je prierai Dieu pour lui; dans l'autre, je le reverrai. Madame, ma vie se passerait ainsi entre la prière et l'espérance...

Mademoiselle de Maran se leva brusquement et s'écria:

—Allons, c'est une gageure, un parti pris, un défi... dont je ne suis pas dupe. Vous faites contre fortune bon cœur... vous êtes si orgueilleuse!!... Vous crèveriez de désespoir et de rage... plutôt que de pleurer devant moi!! C'est bien, ma mie, à votre aise. Vous êtes heureuse, très-heureuse, superlativement heureuse, n'est-ce pas? Grand bien vous fasse... Je me sentais disposée à être pitoyable pour vos chagrins, mais je vous trouve d'un tempérament si robuste à l'endroit des peines de cœur que je ne m'en occuperai plus... J'ai dû charitablement vous prévenir de ce qu'on disait sur vous et sur votre bel Alcindor; vous trouvez tout cela parfaitement simple et naturel: rien de mieux. Seulement, maintenant n'attendez pas de moi que je vous défende ou que je vous plaigne le moins du monde... Nous verrons où cette belle obstination vous conduira...

Mademoiselle de Maran partit furieuse...

J'étais radieuse de ma fermeté et de l'espèce de révélation que je devais à la visite de mademoiselle de Maran.

Peut-être sans la violence de ses attaques n'aurais-je pas vu aussi clair dans mon cœur. Jamais je n'aurais osé me proposer les questions qu'elle m'avait faites.

Il est des suppositions si douloureuses ou si horribles que par instinct l'esprit ne s'y arrête pas; mais une fois qu'elles sont admises, une fois qu'on les a résolues, on est presque heureux de les avoir soulevées.

La visite de mademoiselle de Maran eut donc un effet contraire à celui qu'elle attendait.

Cette discussion m'éclaira davantage encore sur la profondeur de mon dévouement pour M. de Lancry.

Avant j'aurais pu douter de moi, alors je n'en doutais plus: j'avais envisagé sans pâlir les plus terribles chances que cette affection pût subir...

Hélas! je n'avais que trop besoin de cette puissante conviction pour résister aux nouveaux coups qui me menaçaient.


CHAPITRE II.

LA ROUTE

Un nouveau chagrin vint m'accabler.

Ma pauvre Blondeau tomba malade. Mon médecin parut étonné de cette indisposition presque subite; sans être grave, elle tenait cette excellente femme dans un état de torpeur et de somnolence étranges.

Mon inquiétude au sujet de Gontran augmentait de plus en plus.

Je ne savais à qui me confier; j'envoyai chez madame de Richeville. Elle était encore en Anjou; l'on ne savait pas l'époque de son retour.

M. de Mortagne n'avait pas reparu à Paris depuis le jour où il avait adressé chez moi une lettre à M. de Rochegune.

Avec quelle amertume je regrettai Ursule, ma seule amie! J'aurais pu sinon lui demander ses conseils, du moins lui dire mes angoisses.

Elle m'écrivait souvent des lettres remplies de mélancolie et de tristesse. Elle n'était pas heureuse: non que son mari manquât de soins, de prévenances pour elle; mais il ne la comprenait pas. Elle se plaignait de la vie monotone qu'elle menait et regrettait notre enfance.

Depuis mon entrée dans le monde, je n'avais pas contracté une amitié de femme; tout en reconnaissant les généreuses qualités de madame de Richeville, malgré moi, j'éprouvais toujours un sentiment vague de jalousie... Elle aussi avait aimé Gontran!

Je me trouvais donc complétement isolée; j'étais entourée de gens récemment entrés à mon service; presque toute ma maison s'était renouvelée; la plus ancienne de mes deux femmes y était à peine entrée depuis six semaines. L'indisposition de Blondeau me privait de la seule personne amie que j'eusse alors auprès de moi.

Depuis près de trois jours j'ignorais le sort de Gontran.

Vers les cinq heures du soir, Fritz, le valet de chambre qu'il avait emmené, arriva dans un de ces cabriolets qu'on trouve aux postes, et m'apporta une lettre de mon mari.

Je fus stupéfaite des nouvelles qu'il m'apprit.

Gontran était souffrant; il m'attendait près de Chantilly, dans une maison où devait me conduire l'homme qu'il me dépêchait.

M. de Lancry désirait qu'aussitôt sa lettre reçue je partisse en poste avec Blondeau et Fritz pour venir le rejoindre.

«Il est très-important pour moi,—ajoutait M. de Lancry,—qu'on ignore encore à Paris que vous êtes venue me retrouver. Vous direz donc à vos gens de répondre aux personnes qui viendraient vous demander, que vous êtes partie pour aller passer quelques jours chez madame Sécherin. Vous écrirez aussi dans ce sens à mademoiselle de Maran, à mon oncle de Versac, et aussi à la princesse Ksernika. Je vous en prie, Mathilde, quelque répugnance que vous ayez à écrire à cette dernière personne, l'important est qu'il soit bien constaté dans le monde que vous vous rendez auprès d'Ursule, et non pas auprès de moi. Je vous expliquerai tout ce mystère, qui heureusement ne doit pas durer. Vous pouvez avoir une confiance absolue dans Fritz, que je vous envoie; il vous conduira près de Chantilly: c'est là que je vous attends, bonne et chère Mathilde. Courage! j'espère que de beaux jours nous sont encore réservés.»

Je l'avoue, ma joie de revoir Gontran l'emporta peut-être sur l'inquiétude que me causait sa santé.

Je donnai les ordres nécessaires pour partir à l'instant. Quoiqu'il me répugnât d'interroger un de mes gens, je demandai à Fritz si M. de Lancry était tombé malade pendant son voyage ou à son retour.

—Je ne puis répondre à madame la vicomtesse à ce sujet,—me dit-il.—En arrivant de Paris, M. le vicomte m'a laissé près de Chantilly, dans la maison où il attend madame; il en est parti seul, il y a trois jours; il y est revenu seul ce matin. M. le vicomte semblait fatigué, souffrant; il m'a ordonné de prendre un cabriolet à la poste et de venir chercher madame.

Une folle espérance me passa par le cœur. Je pensai un moment que Gontran m'avait trompée en annonçant la ruine de notre maisonnette, qu'il me ménageait une surprise, et que c'était dans cette retraite que nous devions nous réfugier pour échapper aux méchants bruits du monde.

J'avais tant de religion pour cette adorable phase de ma vie passée, que, par un scrupule exagéré, je ne voulus pas, pour ainsi dire, profaner mon espoir et mes souvenirs chéris en faisant à Fritz la moindre question à ce sujet.

Ainsi que Gontran me l'avait recommandé, j'écrivis à mademoiselle de Maran, à M. de Versac et à madame de Ksernika que j'allais passer quelques jours à la campagne chez Ursule; je donnai chez moi l'ordre de répondre dans le même sens aux personnes qui pourraient venir me voir.

J'étais fâchée de ne pouvoir emmener Blondeau, mais je ne songeai pas même à lui parler de mon départ; malgré son état maladif, elle eût voulu m'accompagner.

J'allai la voir dans sa chambre. Elle me reconnut à peine. Ses traits ne semblaient pas altérés. Elle ne paraissait pas souffrir; elle était seulement absorbée dans un engourdissement profond.

A six heures, je partis de Paris.

Celle de mes femmes qui me suivait avec le valet de chambre de M. de Lancry était une fille assez triste et dont la physionomie me déplaisait sans que je susse pourquoi.

On était à la fin de juin, le ciel était sombre, l'air lourd, la chaleur étouffante, un orage menaçait.

Malgré la longueur du jour, vers les sept heures et demie, au moment où je changeais de chevaux à Écouen, la nuit était presque complétement venue. Le tonnerre commença de gronder dans le lointain, quelques éclairs sillonnèrent l'horizon. L'atmosphère devint encore plus pesante.

A ce relais, il s'éleva un débat puéril entre mon domestique et les postillons qui m'avaient conduite. Je ne signale ce fait, en apparence si peu important, que parce qu'il eut plus tard une grave conséquence.

On avait jusqu'alors payé les guides à quatre francs, je crois, car j'avais recommandé la plus grande vitesse; je ne sais pourquoi, à ce relais, Fritz voulut payer à trois francs seulement. Le postillon vint réclamer à la portière; j'ordonnai de lui donner ce qu'il demandait, en ajoutant qu'avant toute chose je voulais aller très-vite, car j'étais très-pressée d'arriver.

Le maître de poste, qui assistait à cette légère discussion, recommanda aux postillons la plus grande attention lorsqu'ils arriveraient à la descente de Luzarches, car la route était presque entièrement dépavée en cet endroit par suite des réparations qu'on y faisait. Des lanternes, d'ailleurs, signalaient ce danger.

Nous partîmes d'Écouen.

L'obscurité redoubla; quelques larges gouttes de pluie commencèrent à tomber. Je craignais que le bruit de la foudre n'effarouchât les chevaux, qu'un accident imprévu ne retardât mon arrivée près de Gontran.

Du reste, je contemplais avec un calme mélancolique ces signes précurseurs de l'orage.

Hélas! ces grands phénomènes de la nature, si imposants, si terribles qu'ils soient, sont bien moins effrayants que ces sourdes et lâches méchancetés qui bourdonnent autour de nous. Il y a tant de majesté dans cette commotion des éléments, que l'âme s'élève au-dessus de la peur et ne songe qu'à religieusement admirer la magnificence de cette lutte.

Ces pensées me donnèrent de nouvelles forces, d'ailleurs j'allais retrouver M. de Lancry; il n'était que souffrant, me disait-il; je comptais sur mes soins, sur le repos, pour le guérir.

J'avais fini par me persuader qu'il m'attendait, soit dans notre ancienne demeure, soit dans une nouvelle maison, et que nous devions vivre ainsi quelque temps dans l'isolement.

Je regardais cet événement si désiré comme la récompense de mon dévouement pour Gontran; je remerciai Dieu de m'avoir si bien inspirée. J'avais une telle confiance dans la force de mes sentiments, que je ne doutais plus du bonheur de mon mari, désormais livré à la seule influence de mon amour.

Peu de temps avant que d'arriver à la descente de Luzarches, qu'on avait signalée comme dangereux, ma voiture s'arrêta un moment au haut d'une côte que nous venions de gravir, il fallait enrayer.

J'entendis d'abord dans le lointain le bruit du galop d'un cheval qui se rapprochait de plus en plus. Je me penchai machinalement à la portière; peu d'instants après, un cavalier, accourant à toute bride, s'écria d'une voix haletante en s'adressant à Fritz:

—Vous êtes poursuivis; ils sont si pressés qu'ils ont doublé la poste d'Écouen... Je n'ai pas un quart d'heure d'avance sur eux; ils montent la côte; je vais là-bas prévenir que...

Je ne pus entendre le reste de sa phrase; il poursuivit sa route à bride abattue...

Saisie d'effroi, ma première pensée fut qu'il s'agissait de M. Lugarto.

—Qui nous poursuit? Quel est cet homme?—m'écriai-je.

Fritz hésita un moment et me répondit:

—C'est un homme à qui M. le vicomte m'avait fait porter une lettre en même temps que je venais chercher madame... Sans doute il agit d'après les ordres qu'il a reçus de M. le vicomte, en accourant prévenir madame qu'on nous poursuit.

—Mais qui nous poursuit? mon Dieu!

—Je ne saurais le dire à madame,—répondit Fritz d'un air inquiet, en se baissant pour écouter.

En effet, pendant un de ces moments de profond silence qui coupent parfois le fracas de l'orage, nous entendîmes le bruit encore éloigné d'une voiture; malgré l'escarpement de la côte, elle s'approchait assez vite...

—Les voilà... les voilà...—dit Fritz presque avec frayeur.

Tout me fut expliqué. Sans doute Gontran, dans la crainte que M. Lugarto ne découvrît sa retraite ou ne fût instruit de mon départ, avait ordonné à un homme sûr d'observer ses démarches. Cet homme avait vu partir M. Lugarto, il allait prévenir M. de Lancry que sa retraite était découverte, et m'avertissait en passant.

—Mon Dieu! que faire?... que faire?...—m'écriai-je.

Le bruit de la voiture se rapprochait de plus en plus.

Elle arriva au haut de la côte; n'ayant plus qu'à descendre, elle allait nous rejoindre.

—Que madame la vicomtesse n'ait pas peur,—me dit tout à coup Fritz.—J'ai un moyen... Postillon, attention à tes chevaux, et ventre à terre sans enrayer, tu t'arrêteras après avoir passé l'endroit dépavé où on a mis ces lanternes qu'on voit là-bas....

A peine Fritz avait-il parlé que la voiture partit avec une vitesse effrayante.

Elle ne roulait pas, elle bondissait sur cette descente rapide.

Il fallut aux postillons une adresse merveilleuse pour traverser la saine partie de la route, sorte d'étroit passage pratiqué à travers d'énormes monceaux de pavés, et seulement éclairé par trois lanternes posées sur des pieux.

Cet obstacle franchi, nous nous arrêtâmes.

Je regardai par le carreau du fond de la voiture. Fritz sauta de son siége, courut aux lanternes et les éteignit.

Les postillons, tournant le dos à la partie de la route qu'ils venaient de dépasser et que la voiture leur cachait, ne purent s'apercevoir de l'action de Fritz.

Je compris son dessein.

La nuit était si noire que les personnes qui nous poursuivaient, ignorant le danger, puisqu'elles n'avaient pas relayé à Écouen, devaient arriver aveuglément sur cette masse de grès et s'y briser.

Nous avions descendu cette côte avec tant de rapidité, que l'autre voiture apparaissait à peine à son sommet lorsque Fritz s'écria:

—Marche! postillon... Dix francs de guides si vous montez la route au galop!

Malgré cette recommandation, les chevaux, essoufflés par cette course désordonnée, gravirent lentement le rude versant qui succédait à la descente.

Dans un état d'angoisse inexprimable, je regardais toujours à travers le carreau du fond de la voiture.

Fritz resta sur le marchepied de son siége pour juger du résultat de sa ruse.

La nuit continuait d'être si profonde qu'on ne distinguait pas la voiture qui nous poursuivait; on ne voyait que deux points lumineux (ses lanternes) qui approchaient, qui descendaient avec une effrayante vitesse sur cette pente presque à pic.

A la lueur d'un éclair, je vis parfaitement une voiture attelée de deux chevaux blancs... lancés avec impétuosité...

Puis tout retomba dans l'ombre...

Une idée terrible me vint: si les malheureux qui couraient à une perte certaine n'étaient pas ceux qui nous poursuivaient!...

Machinalement je jetai mes deux mains en avant et je m'écriai:—Arrêtez!!

Un nouvel éclair me montra la voiture, entraînée par son irrésistible élan...

Elle était à peine à vingt pas de la masse de grès, sur laquelle elle devait inévitablement se briser...

Que devins-je, mon Dieu! lorsque je crus reconnaître la forme particulière d'une sorte de briskha appartenant à M. de Mortagne, et dans lequel il était arrivé d'Italie chez ma tante le jour de la signature de mon contrat de mariage! Gontran m'avait parlé souvent de la construction commode quoique bizarre de cette voiture.

En voyant les deux points lumineux qui la signalaient disparaître tout à coup... je poussai un cri déchirant, je mis ma main sur mes yeux... comme si j'avais assisté à l'effroyable catastrophe que je redoutais.

A ce moment, nos chevaux, arrivant au haut de la côte que nous avions gravie, trouvèrent un terrain plat et repartirent avec une nouvelle impétuosité.

En vain j'appelai les postillons, le bruit étourdissant des roues couvrait ma voix, ils ne m'entendirent pas; je me rejetai dans le fond de la voiture avec désespoir...

Peu à peu, craignant de m'appesantir sur cette idée que M. de Mortagne était peut-être victime d'un épouvantable accident, je voulus me persuader, je me persuadai que je m'étais trompée.

D'ailleurs, il n'existait peut-être pas que cette seule voiture d'une forme particulière; M. de Mortagne pouvait l'avoir vendue et M. Lugarto l'avoir achetée; ainsi je calmai ou plutôt j'étourdis ma terreur... Je m'efforçai de croire que ce dernier nous poursuivait et qu'une punition toute providentielle frappait l'homme qui nous avait tant fait de mal. Enfin j'allais voir Gontran. Cet espoir seul me rassurait; M. de Lancry, prévenu par le messager qui nous avait dépassés, éclaircirait mes doutes à ce sujet.

Après avoir couru une demi-heure environ sur la grande route, je m'aperçus bientôt que nous quittions le pavé et que nous nous engagions dans un chemin de traverse.

La nuit était si obscure que je ne pus voir si nous entrions ou non dans la forêt.

Après avoir ainsi marché quelque temps, nous nous arrêtâmes tout à coup. L'orage durait toujours.

Je vis une maison de triste apparence dont tous les volets étaient fermés.

Fritz descendit du siége, frappa, la porte s'ouvrit...

Mon cœur battait à se rompre en songeant que j'allais revoir Gontran.

J'entrai vivement dans cette maison pendant que mes gens s'occupaient de décharger la voiture.

Une femme âgée, que je ne connaissais pas, me pria d'entrer dans un petit salon au rez-de-chaussée.

—Où est M. de Lancry?—m'écriai-je.

—M. le vicomte a laissé cette lettre pour madame...

—M. de Lancry n'est donc pas ici? mon Dieu!

—M. le vicomte ne doit revenir que demain soir, ainsi qu'il a dû sans doute l'écrire à madame dans cette lettre.

Très-inquiète de l'absence de M. de Lancry, je pris la lettre que m'offrait cette femme; j'y lus ces mots:

«Ne vous tourmentez pas, ma chère Mathilde, je pars à l'instant pour profiter d'une très-heureuse circonstance qui me met à même de tout terminer, et de pouvoir désormais ne penser qu'à votre bonheur. Courage! ma tendre et généreuse amie, nos mauvais jours sont finis... Attendez-moi, demain soir au plus tard je reviendrai; si la maison vous plaît, nous y resterons jusqu'à ce que nous puissions aller nous établir à votre château de Maran. Adieu! consolation, espoir de ma vie, pardonnez-moi les chagrins que je vous ai causés, et aimez-moi un peu.»

Quoique ce nouveau départ me contrariât beaucoup, je m'y résignai sans trop de chagrin, en songeant que le lendemain je reverrais M. de Lancry. D'ailleurs quelle joie pour moi! Gontran réalisait mes secrètes espérances, il me promenait de vivre seul avec moi dans cette retraite.

J'étais depuis quelque temps témoin d'événements si mystérieux que je ne pouvais m'étonner de cette nouvelle et soudaine absence.

—N'est-il pas venu dans la soirée un homme à cheval apporter à M. de Lancry des nouvelles très-pressées?—demandai-je à cette femme.

—Non, madame, je n'ai vu personne.

—Appelez Fritz à l'instant,—lui dis-je au comble de l'étonnement.

—M. le vicomte a donné ordre à Fritz de reconduire la voiture à Chantilly avec les chevaux, madame, car il n'y a pas de place ici pour la remiser; il est déjà parti, il n'est pas seulement entré dans la maison.

—Comment! ce soir, un homme à cheval n'est pas arrivé de Paris?

—Non, madame.

Qu'était devenu ce messager? que voulait-il apprendre à M. de Lancry?

Je commençais à être inquiète de me trouver dans cette maison isolée, avec des gens que je ne connaissais pas.

Je regrettais surtout de n'avoir pas Blondeau avec moi. Était-ce M. Lugarto qui me poursuivait? En admettant cette hypothèse, j'étais à peu près rassurée; sa voiture devait s'être brisée au milieu de la route, et il ne pouvait continuer son chemin; mais si je m'étais trompée? mais si à sa place M. de Mortagne...

Cette pensée était affreuse, je ne voulus pas m'y appesantir.

La femme qui m'avait reçue me demanda si je voulais qu'elle me servît à souper. J'étais partie de Paris sans dîner... La fatigue m'accablait, je me décidai à manger pour reprendre mes forces.

Cette femme sortit.

Le salon où je me trouvais était meublé avec élégance, tendu de rouge et éclairé par de nombreuses bougies placées dans des candélabres dorés.

Je reconnus le goût de Gontran à certains détails; je n'osais croire encore que pendant longtemps peut-être j'habiterais cette demeure avec M. de Lancry.

Bientôt la femme qui m'avait ouvert m'apporta une petite table servie avec recherche, en me disant que M. de Lancry avait lui-même commandé le souper.

Je fus sensible à cette attention de Gontran, je renvoyai cette femme pour être seule et songer librement aux événements de la journée.

Après avoir pris quelques cuillerées de potage, mangé un blanc de poulet et bu deux ou trois verres d'eau rougie d'un peu de vin de Bordeaux, car j'avais une soif ardente (on verra pourquoi j'insiste sur ces puérils détails), je repoussai la table et je rapprochai mon fauteuil de la cheminée, quoiqu'il n'y eût pas de feu dans l'âtre.

L'orage grondait toujours sourdement, un vent violent s'était élevé, l'on entendait ses longs et tristes gémissements. Au bout de quelque temps, je cédai à une violente fatigue morale et physique, mes paupières s'appesantirent malgré moi; ne voulant pas encore céder au sommeil, je me levai brusquement, je fis quelques pas, et je m'approchai par hasard d'une porte qui devait communiquer dans une pièce voisine.

Fut-ce le vent ou un effet de mon imagination, il me sembla entendre un profond et douloureux soupir derrière cette porte.

Je me reculai vivement, j'eus peur.

Il me vint un vague pressentiment de quelque malheur.

Je vis un cordon de sonnette à l'un des côtés de la cheminée; j'y courus, je l'agitai violemment...

Personne ne vint.

Je sonnai de nouveau et plus fort... personne ne vint.

Une troisième épreuve fut aussi vaine.

Épouvantée du silence de mort qui régnait dans cette maison, je me jetai dans un fauteuil, en cachant ma figure dans mes mains.

Alors il me parut qu'un engourdissement invincible me clouait à ma place, je sentais mes jambes alourdies, je crus qu'un sommeil irrésistible me gagnait.

Craignant de m'endormir, voulant absolument trouver ma femme de chambre, ou la personne qui m'avait servie, je surmontai ma frayeur, je pris une bougie sur la table et je m'avançai résolument vers la porte qui donnait sur l'antichambre.

Je mettais la main au bouton de la serrure lorsque je le sentis remuer avec un bruit sec et redoublé.

On fermait du dehors la porte à deux tours.

Dans ma subite épouvante, je secouai cette porte: impossible de l'ouvrir...

Frappée de stupeur, commençant alors à entrevoir vaguement les plus horribles machinations, j'allai à la fenêtre; je l'ouvris, les volets étaient aussi barrés en dehors...

Éperdue, je courus à la porte derrière laquelle j'avais cru entendre un gémissement.

A cette porte apparut M. Lugarto.


CHAPITRE III.

RÉVÉLATIONS.

M. Lugarto était très-pâle; sa figure avait une expression d'infernale méchanceté que je ne lui avais pas encore vue.

—Ceux qui habitent cette maison me sont dévoués. Toutes ses issues sont fermées; il n'y a pas de puissance humaine qui puisse avant demain vous enlever d'ici.

Tels furent les premiers mots de cet homme.

Frappée de stupeur, je le regardais d'un air égaré sans pouvoir lui répondre.

Tout à coup, me réfugiant auprès d'une des fenêtres, je m'écriai:

—Ne m'approchez pas!... ne m'approchez pas!...

Il haussa les épaules, s'assit dans un fauteuil, et me dit:

—Causons... J'ai beaucoup de choses à vous apprendre.—Il tira de sa poche un portefeuille, qu'il posa sur une table.—Asseyez-vous donc,—ajouta-t-il,—car ce sera long, et vous devez être fatiguée.

—Seigneur, mon Dieu! ayez pitié de moi!—m'écriai-je en tombant à genoux sur un fauteuil, et j'adressai au ciel une prière fervente.

M. Lugarto feuilleta son portefeuille, y prit quelques papiers, et me dit en me les montrant:

—Voici qui va bien vous étonner... Mais procédons par ordre.

Encouragée par la pieuse invocation que je venais d'adresser à Dieu, je me relevai, je restai debout, je jetai un regard assuré sur M. Lugarto, et je lui dis:

—Il y a un Dieu au ciel et j'ai des amis sur cette terre.

—Sans doute; moi d'abord... Mais... si vous comptez aussi sur M. de Mortagne, vous avez tort; sa voiture s'est brisée à la descente de Luzarches. Il est resté sur la place, à demi mort.

—Il était donc vrai!... cette voiture qui nous poursuivait...

—C'était la sienne... Oh! Fritz est un homme précieux... Je savais bien ce que je faisais en ordonnant à votre mari de le prendre...

Un moment atterrée par cette fatale nouvelle, je repris bientôt espoir en pensant que M. Lugarto ne pouvait être instruit du sort de M. de Mortagne.

—Vous mentez, monsieur,—m'écriai-je.—En admettant ce funeste événement, vous n'avez pu avoir aucun détail sur l'état de M. de Mortagne; Fritz ne m'a pas quittée.

—Aussi n'est-ce pas Fritz, mais un des deux hommes à qui j'avais donné l'ordre de suivre votre voiture à une assez grande distance depuis votre départ de Paris, qui m'a appris cette bonne nouvelle... Sans être militaire comme ce cher Lancry, je sais l'utilité des arrière-gardes. Voyez si cela m'a servi!... S'apercevant que M. de Mortagne tâchait de vous atteindre, un de ces deux hommes est venu à fond de train prévenir Fritz, et moi ensuite; l'autre suivant est resté à quelque distance de la voiture de M. de Mortagne pour l'observer; témoin de la culbute de votre sauveur à la descente de Luzarches, il l'a vu retirer à moitié mort de son brishka; et mon fidèle serviteur est arrivé ici un quart d'heure après vous, laissant son cheval à quelque distance, pour ne pas éveiller vos soupçons... En un mot, la preuve que vous n'avez pas plus à espérer la présence de M. de Mortagne que je n'ai, moi, à la redouter, c'est que vous me voyez ici fort paisible, et prenant, comme on dit, mes coudées franches.

Ce que me disait M. Lugarto était malheureusement si probable, que je ne pus conserver aucune espérance; je gémis en songeant à la fatalité qui me privait du secours que la Providence m'envoyait.

—Oh! c'est un rusé jouteur que M. de Mortagne,—reprit M. Lugarto,—lui et ce Rochegune, que l'enfer confonde, se sont attachés à mes pas depuis deux mois; cachés dans l'ombre, ils ont déjà fait échouer deux ou trois projets qui vous concernaient, ma toute belle ennemie! ils ont corrompu des gens à moi que je croyais incorruptibles. Heureusement Fritz, il y a quelque temps, a déjà presque assommé ce Rochegune, lorsque celui-ci venait faire le pied de grue à la grille de votre jardin pour avoir des nouvelles de votre chère santé, pendant votre maladie.

—C'était!... lui!... mon Dieu! M. de Rochegune, c'était lui!... Un assassinat!...

—Allons donc! pour qui me prenez-vous? Une simple rixe... un bon coup de bâton sur la tête, rien de plus... Rochegune s'est bien donné garde d'ébruiter cette affaire. Ce vertueux et philanthrope jeune homme savait, et moi aussi, qu'en portant sa plainte, il lui aurait fallu expliquer comment et pourquoi il venait chaque soir se mettre en faction à la grille de votre jardin... Cela pouvait vous compromettre; il devait se taire. J'y avais bien compté.

—Aussi lâche que traître et cruel!—dis-je en joignant les mains avec horreur.

—Lâche, non; nerveux, oui. Que voulez-vous? j'ai la faiblesse de tenir essentiellement à la vie.—C'est tout simple... je vous aime... et vous me faites chérir l'existence... A propos de cela... je dois vous paraître un adorateur joliment novice ou joliment froid... J'ai en mon pouvoir une femme charmante, la plus adorable femme de Paris, sans contredit, et je lui raconte tranquillement mes bons tours, au lieu de lui parler de ma flamme. Mais ne vous impatientez pas, je vais vous expliquer cette conduite qui vous semble peut-être un peu trop respectueuse... Vous voyez cette pendule, n'est-ce pas? Elle marque onze heures et demie... Eh bien!... avant minuit, vous serez endormie d'un sommeil profond, invincible... à minuit donc, vous serez en ma puissance... Tout à l'heure, en soupant, vous avez pris un narcotique infaillible, déjà même vous avez dû ressentir quelques symptômes d'accablement... maintenant, en attendant l'heure du berger... causons.

Je poussai un cri terrible... je me rappelai en effet l'espèce d'engourdissement passager qu'un moment auparavant j'avais attribué au sommeil et à la fatigue.

—Ayez pitié de moi...—m'écriai-je en tombant à genoux.—Cela est horrible... Que vous ai-je fait? mon Dieu! grâce... grâce...

M. Lugarto se mit à rire aux éclats et me dit:

—Mais, madame, qu'avez-vous? que voulez-vous? que me reprochez-vous? En vérité... c'est incroyable... Je suis là, bien tranquille dans mon fauteuil, très-loin de vous, vous contemplant avec le plus profond respect, et, à vous voir ainsi suppliante, effarouchée, on dirait que je me conduis en Tarquin... Allons donc! belle Lucrèce, vous n'êtes pas juste... Savez-vous au moins que, si j'étais fat, je croirais que vous me reprochez ma réserve... pour provoquer mon audace...

J'interrogeai pour ainsi dire mes sensations avec une terrible anxiété; je portai mes mains à mon front: il était brûlant; ma tête me sembla pesante, mes paupières étaient alourdies.

A chacune de ces fatales découvertes je frissonnais d'épouvante; j'étais à genoux, je voulus me relever: je sentis mes genoux fléchir sous moi.

—Mais cela n'est pas du sommeil!—m'écriai-je désespérée. Non, c'est une agonie... une vivante agonie... Mais c'est affreux! Oh! mon Dieu! mon Dieu! Est-ce une illusion?... Mais, encore une fois... non... non... Je sens mes forces faiblir... un nuage s'étend devant mes yeux... Dieu du ciel! Dieu vengeur! ne viendrez-vous donc pas à mon secours?...

Hélas! soit que mon imagination, frappée par le révélation de M. Lugarto, hâtât les effets du narcotique que j'avais pris, soit qu'il agît naturellement, j'éprouvais une sorte de langueur, d'accablement invincibles... Malgré moi je tombai assise dans un fauteuil, auprès de la table où avait été servi ce funeste souper.

J'étais agitée d'un tremblement convulsif, je pouvais à peine parler; dans ma terreur, je faisais en vain à ce monstre des gestes suppliants.

—J'étais bien sûr de l'effet de mon breuvage...—reprit-il,—je l'ai déjà essayé plusieurs fois. Bon, vous voilà assise, bientôt vous serez incapable de faire aucun mouvement... mais vous pouvez encore entendre pendant quelque temps... écoutez-moi donc, cela vous distraira.

J'entendais en effet, mais déjà vaguement.

Il me semblait être le jouet de quelque rêve horrible: j'avais les yeux fixes. Cet homme me paraissait alors presque doué d'une puissance surnaturelle.

Pendant un moment il garda le silence, il cherchait quelques papiers.

Le vent redoublait de violence en s'engouffrant par la cheminée. Je sentais une torpeur croissante envahir peu à peu toutes mes facultés; par deux fois je voulus me lever, appeler du secours: les forces, la voix me manquaient.

—Je vous dis que c'est inutile,—dit Lugarto, en haussant les épaules;—mais écoutez-moi... vous allez connaître votre bien-aimé Gontran et savoir le sujet de mon aversion pour lui... Il y a deux ans... à Paris, j'avais découvert, dans la position la plus humble, une perle de grâce, un trésor de beauté, un cœur noble, un esprit enchanteur, une jeune fille adorable en un mot; je ne m'étais pas fait connaître à elle pour ce que j'étais. Cette jeune fille m'aima, mais elle ne voulut en rien faillir à ses devoirs... Irrité par la contradiction, j'en devins si éperdûment épris, je la trouvai si belle, si bonne, si ingénue, que j'aurais fait la folie de l'épouser, car c'était une de ces vertus qui malgré leurs rigueurs attirent au lieu de repousser. L'enfer me fit rencontrer de Lancry; je me liai avec lui, je lui confiai mon amour, mes projets: je le présentai à cette jeune fille comme un ami le plus intime. Un mois après cette présentation, j'étais évincé, supplanté auprès d'elle; il avait révélé mon nom, calomnié mes intentions, séduit cette enfant jusque-là si pure... La malheureuse s'est suicidée en se voyant plus tard abandonnée par Lancry... Voilà ce qu'il m'a fait... votre mari... il a flétri, souillé, tué le seul véritable amour que j'eusse peut-être éprouvé de ma vie! Il a du même coup et à jamais ulcéré mon cœur et mon orgueil en m'enlevant si dédaigneusement une conquête que j'aurais achetée au prix de ma main... c'est là ce que je ne lui pardonnerai jamais. Tenez, vous ne savez pas ce qu'il m'a fait souffrir, cet homme.

M. Lugarto me parut sortir de son ironie glaciale, en prononçant ces derniers mots avec un accent profondément ému.

—Vous avez au moins connu un sentiment généreux et pur,—m'écriai-je.—Au nom de ce sentiment, de ce souvenir cruel mais sacré, ayez pitié de moi... je le sens, mes forces m'abandonnent...

M. Lugarto répondit par un éclat de rire...

—Que vous êtes enfant... C'est tout simple... je vous fais prendre un narcotique, c'est pour qu'il agisse. Votre somnolence va augmenter ainsi jusqu'à ce que vous soyez tout à fait endormie. Pour en revenir à Lancry, si j'ai oublié la jeune fille, il m'est resté au cœur la rage d'avoir été sacrifié à Gontran, la soif de la vengeance. Si j'avais eu le courage de me battre avec Lancry, il me semble que je l'aurais tué, tant je le haïssais: mais je vous l'ai dit... je suis nerveux, j'ai attendu... Et puis la vengeance se mange très-bien froide, comme on dit vulgairement... D'ailleurs, je ne sais quelle voix mystérieuse m'avertissait que tôt ou tard Gontran ne pourrait m'échapper. L'an passé, j'étais à Londres, il y vint; il apportait les derniers débris de sa fortune; il voulait jeter un certain éclat factice pour amorcer et épouser quelque riche héritière... J'allai franchement à lui; je commençai par rire du bon tour qu'il m'avait joué en m'enlevant cette jeune fille; il en rit aussi, fut ravi de voir que je prenais si bien les choses: nous redevînmes intimes... Son mariage n'avançait pas; j'avais répandu le bruit de sa ruine, de ses desseins intéressés, ajoutant qu'il se moquait par avance des héritières qu'il s'attendait à prendre dans ses filets conjugaux. L'orgueil aristocratique des jeunes miss des trois royaumes se révolta contre les secrètes prétentions de cet insolent Français que j'avais dévoilées.

Enfin, malgré son beau nom, son esprit, sa charmante figure, avantages que j'abhorrais, ce cher Lancry ne put seulement parvenir à épouser quelque obscure héritière de la Cité... Mais, je le vois, le sommeil vous gagne de plus en plus,—ajouta M. Lugarto,—il n'atteint pas encore votre intelligence; c'est jusqu'à présent un engourdissement tout physique. Je continue, car je vois à l'expression de votre figure que vous m'entendez très-bien. Lancry avait donc épuisé ses dernières ressources en faisant cette chasse aux héritières... Son oncle, le duc de Versac, ne voulant plus lui donner un liard, votre cher Gontran allait être réduit aux expédients, lorsque le démon l'inspira. Il m'emprunta de l'argent pour la première fois; de ce jour il était à moi. Je lui prêtai mille louis si facilement, il savait ma fortune si énorme, qu'il accepta sans scrupule, et qu'il revint à la charge. J'allai au-devant de ses désirs par un nouveau prêt plus considérable. La tête lui tourna, il me prit pour une vache à lait.

Dans son intérêt, je lui conseillai charitablement d'étaler de nouveau un grand luxe. On l'avait cru ruiné, on le verrait splendide; il annoncerait un héritage tout frais, et ne pourrait cette fois manquer d'accrocher quelque riche mariage. Quant à la dépense, j'étais là, j'avais trois ou quatre millions de revenus; une fois richement marié, il me rembourserait. C'était une sorte d'entreprise pour laquelle je lui prêtais des fonds; je ne les lui réclamerais qu'après la réalisation des bénéfices. J'ai l'air d'un sot, n'est-ce pas? car après tout, Lancry pouvait ne pas trouver à se marier, et je pouvais en être, moi, pour mon argent, quoiqu'il m'eût fait plus tard des obligations que j'ai là... Mais, pour la réussite de certain projet assez adroitement combiné, il me fallait lui inspirer une confiance aveugle dans ma générosité et dans mon amitié... Vous allez voir que je plaçai bien mon argent. Toutes les fois que je lui avais prêté quelque somme considérable, je lui avais donné un simple bon signé de moi sur mon banquier: remarquez bien ceci.—Un jour, je quittai brusquement Londres sans en prévenir Lancry et sans lui faire dire où j'allais. Je le savais alors sans argent. Je lui détachai un certain juif fort madré qui, sur sa signature, lui proposa une trentaine de mille livres. Lancry, comptant sur moi pour rembourser, signa. J'étais à Brighton, d'où je le surveillais... Mon projet était mûr... L'or est une baguette magique. Quelque temps après son emprunt, je fis sérieusement proposer à Lancry une héritière de plus de cinquante mille écus de rente. Je connaissais les parents de cette jeune fille; ils avaient en moi toute confiance. J avais garanti sur ma propre fortune que Lancry apportait en dot plus de deux millions; seulement, j'engageai les parents à ne traiter la question d'argent qu'à mon retour. Par habitude, Lancry se donnait toujours effrontément pour millionnaire; il vit la jeune fille, on l'accueillit, et l'on convint d'un jour pour régler les affaires d'intérêt. Lorsqu'on en fut là, j'écrivis à Lancry de Brighton: sa réponse fut une demande de deux mille louis pour payer le juif, car l'échéance approchait; il y avait prise de corps; le créancier était impitoyable. Or, au moment de faire un mariage de cinquante mille écus de rentes, il eût été atroce pour Lancry d'être incarcéré, de voir ainsi avorter une si belle espérance.

La veille du jour du payement arrive, j'avais tout calculé, l'anxiété de Lancry était horrible; mais, ô miracle du ciel! manne bienfaisante! j'adressai à Gontran par la poste, mais sans lettre d'envoi, remarquez bien encore ceci, un bon de deux mille louis de moi, payable à vue sur mon banquier, et ne renfermant que ces mots comme d'habitude: Bon pour deux mille livres sterling.—Brighton,—Comte de Lugarto.—J'écrivais seulement un mot à Lancry pour lui dire que je quittais Brighton, et que je lui ferais plus tard savoir où je serais. Je m'étais arrangé de manière à ce que le bon arrivât le soir par la poste. J'avais donné à Lancry un valet de chambre de ma main. Lancry met le bon dans un tiroir et sort sans ôter la clef, car il ne brille pas par l'ordre, votre tendre époux; le domestique prend le bon, selon mes ordres, et me le renvoie. Le lendemain Lancry cherche son bon... rien... il questionne son valet de chambre... rien. Celui-ci joue son rôle à merveille; il ne sait pas ce que son maître lui demande... Le juif arrive, veut son argent à toutes forces, menace de s'adresser à la famille de la fiancée et de faire ainsi manquer le mariage.

Lancry, aux abois, se voit au moment de perdre son héritière, faute de ce maudit bon; il éclate, il tempête; dans sa colère, il instruit son valet, dans lequel d'ailleurs il avait toute confiance, de l'atroce embarras où il se trouve. Mon drôle alors, suivant de point en point mes instructions, fait à son maître le raisonnement suivant, après mainte hésitation. «M. le comte de Lugarto a envoyé à M. le vicomte un bon de deux mille louis; il veut donc lui prêter deux mille louis; maintenant M. le vicomte a égaré le bon. Où serait le mal si M. le vicomte fabriquait un autre bon?—Misérable!... un faux?—Mais puisque M. de Lugarto a envoyé un bon à M. le vicomte, et que ce bon s'est perdu... c'est toujours la même chose. A qui cela fait-il du tort qu'on en fasse un autre?»

Votre cher Gontran, après quelques scrupules de conscience, se rendit à cette belle rhétorique de faussaire; une heure après, il présentait à mon banquier un faux bon de moi... Mais ceci vous réveille...—ajouta M. Lugarto en voyant que je me relevais par un effort presque désespéré.

—Vous mentez... vous mentez,—m'écriai-je d'une voix affaiblie,—Gontran est incapable d'une telle infamie...

Presque épuisée par ce mouvement, je retombai dans mon fauteuil.

De ce moment j'éprouvai une sorte d'hallucination étrange à mesure que M. Lugarto parlait; il me sembla voir son récit en action, les personnages qu'il évoquait apparaissaient et disparaissaient à ma vue, comme dans un rêve, avec la rapidité de la pensée.

—Je mens si peu en accusant Lancry d'être un faussaire,—reprit M. Lugarto, en me montrant un papier,—que le faux, le voilà. Je reprends mon récit... J'en ai au plus pour les dix minutes de connaissance qui vous restent. Depuis quelques jours mon banquier était confidentiellement prévenu par moi, et sous le sceau du plus profond secret, que Lancry, abusant de mon amitié, pourrait lui présenter de faux bons de moi, mais par égard pour le nom que portait ce misérable,—disais-je,—je priai mon dit banquier de payer sans faire d'éclat, seulement de garder le bon et de bien constater le crime de M. de Lancry, me réservant de faire des poursuites si cet indigne ami ne s'amendait pas plus tard.

Ce qui fut dit fut fait; des témoins dont l'autorité était irrécusable, mais dont la discrétion était sûre, virent Lancry apporter le billet et en empocher l'argent. Les témoins signèrent avec mon banquier un procès-verbal que voici, et dans lequel j'ai fait toutes réserves pour l'avenir. Vous le voyez, je n'ai qu'à dire un mot pour faire condamner votre mari comme faussaire, car on obtiendra facilement son extradition.

Je cachai ma tête dans mes mains avec horreur.

—Ceci vous explique le secret de ma domination sur Lancry et sur beaucoup de personnes. J'ai une espèce de police à moi; je la mets à la piste de toutes les personnes sur lesquelles je veux agir, et c'est bien le diable si je ne découvre quelque tendre erreur ou quelque sordide action qui me les livre pieds et poings liés. Vous avez vu une preuve de ce savoir-faire dans ma domination sur la princesse de Ksernika et la duchesse de Richeville... Pour en revenir à Gontran, quoique le juif aux 30,000 fr. eût été payé, son mariage avec la riche héritière ne se fit pas. Je retirai ma garantie sans m'expliquer. Lancry, mis en demeure de justifier de la fortune qu'il prétendait avoir, ne put rien prouver; bien entendu on lui tourna le dos, et il retomba pauvre comme Job, ayant pour tout bien plus de deux cent mille francs qu'il me devait. C'était cher; mais son âme m'appartenait, comme aurait dit Satan... Lorsque Lancry s'est vu ainsi en mon pouvoir, il a jeté feu et flamme; mais que faire? se résigner, sous peine de la marque...

Ce fut alors qu'il reçut une lettre de son oncle qui vous proposait en mariage. Cela me ravit; ma vengeance allait se doubler, j'allais disposer de deux existences au lieu d'une... Pour faire réussir ce beau projet conçu par mademoiselle de Maran et M. de Versac, je prêtai une centaine de mille francs à Lancry en avance d'hoirie sur votre dot, pour faire face aux dépenses imprévues et lui permettre de ne pas manquer cette belle affaire.

Le mariage se conclut. J'étais malade à Londres, sans cela je serais venu assister à la noce comme premier garçon d'honneur. Une fois rétabli, j'écrivis à Lancry qui savourait sa lune de miel à Chantilly... Je lui ordonnai de revenir à Paris sur l'heure. Il vous ramena; je vous vis, je vous aimai, et je me mis dans la tête de vous posséder... Or, ce que je veux... je le veux bien. Je déclarai à votre mari que je vous ferais la cour, il s'y résigna en enrageant... Pourtant il comptait sur votre vertu et il avait raison... aussi m'avez-vous mis dans la nécessité de recourir, comme on dit, aux grands moyens. Vous savez le reste... jusqu'à la scène de l'autre jour à Tortoni... Sa mauvaise tête l'a emporté; exaspéré par le méprisant accueil de Madame, il a fait cette sortie, cette bravade ridicule à Tortoni... A deux heures du matin, il était chez moi, à genoux, pleurant, sanglotant, suppliant, demandant grâce pour vous et pour lui... Il rabâchait des galères... je me suis encore laissé attendrir, à ces conditions: 1º Il fallait un duel, et j'étais trop nerveux pour en accepter un sérieux. Il serait donc convenu que nous ferions censés nous être battus seulement avec des soldats pour témoins; je serais encore censé avoir reçu un coup d'épée peu dangereux; je me chargeais d'accréditer ce bruit; ce qui s'est fait, et je passe pour un crâne... 2º Lancry devait immédiatement partir pour Londres, où il est à cette heure. Avant son départ, sans que j'aie voulu lui dire dans quel but, je l'obligeai à vous écrire sous ma dictée la première lettre que vous avez reçue à Paris et qui vous a décidée à venir ici. Les autres lettres sont de moi, bien entendu, car votre mari n'est pas le seul qui sache contrefaire les écritures et faire des faux.

Je n'ai rien oublié, je crois... non... Maintenant qu'il vous reste encore un peu de connaissance, envisagez bien les conséquences de votre position; depuis deux mois, le monde est persuadé que nous sommes ensemble du dernier mieux... Si l'on en pouvait douter, qu'on juge sur les faits... Vous êtes venue ici volontairement; vous avez voulu cacher ce voyage à votre tante, à M. de Versac, à madame de Ksernika, puisque vous leur avez écrit que vous alliez chez madame Sécherin à la campagne; on croit que votre mari m'a blessé en duel, on pensera que vous êtes accourue ici aussitôt après son départ pour me consoler dans mes souffrances: comment le nierez-vous? où seront vos preuves? Mes fausses lettres, direz-vous; mais tout à l'heure, quand vous allez être endormie, je vous prendrai ces lettres et je les brûlerai.

Invoquerez-vous le témoignage de vos gens? D'abord ils me sont dévoués; et puis ils diront, ce qui est vrai, qu'ils ont agi d'après vos ordres, car vous seule avez ordonné le départ. Ce n'est pas tout; pour comble d'horreur... un de vos parents, un homme respectable, apprenant sans doute votre infâme conduite, se met à votre poursuite pour vous empêcher de vous perdre... Votre passion vous aveugle tellement, que de complicité avec un laquais vous faites tomber ce vertueux poursuivant dans un piége abominable où il aura peut-être perdu la vie... Eh bien! que dites-vous? Je défie l'avocat le plus habile de contredire tout ceci... de vous empêcher d'être écrasée sous les apparences... sous le dernier et éclatant scandale: car je me suis arrangé de façon à ce que l'on sache bien que vous n'avez pas été du tout chez madame Sécherin, et que vous êtes venue ici me faire vos tendres et tristes adieux. Demain matin... (votre sommeil va durer au moins huit ou dix heures) je pars pour l'Italie, je vous laisse vous réveiller tout à votre aise et écrire à Gontran, poste restante, à Londres, de revenir vous consoler si ça l'amuse... J'emporterai toujours avec moi... ce précieux faux... ce fil infernal au bout duquel je tiendrai constamment l'âme de Gontran et la vôtre. Quant aux cent mille écus que votre mari me doit environ... et dont voici les titres, demain matin, après mon départ, vous les trouverez à vos pieds, déchirés en morceaux, car je suis galant homme et généreux.

Cette dernière infamie ranima le peu de force et de volonté qui existât encore en moi...

M. Lugarto se leva, regarda la pendule et me dit:—Dans dix minutes vous serez à moi.

En faisant un mouvement désespéré pour me soulever du fauteuil où j'étais engourdie, mes yeux tombèrent sur un couteau.

Maintenant je me rappelle à peine les violentes pensées qui m'agitèrent en ce moment; soit que je voulusse échapper par la mort au déshonneur, soit que je crusse qu'une douleur, que la perte de mon sang peut-être, m'arracheraient de l'état affreux où j'étais plongée, je saisis ce couteau, je rassemblai toute mon énergie pour m'en porter un coup dans la poitrine; la lame glissa et m'atteignit légèrement à l'épaule.

Ce mouvement fut si rapide que M. Lugarto ne l'aperçut pas.

Une voix bien connue s'écria avec effroi:

—Arrêtez, Mathilde!

Je me relevai toute droite par un mouvement presque convulsif, et je fis deux pas en étendant mes bras vers M. de Mortagne, car c'était lui...

Sortant d'une pièce voisine, il se précipita vers moi.

M. de Rochegune, qui l'accompagnait, saisit d'une main Lugarto au collet et ferma à double tour la porte par laquelle venaient d'entrer mes deux sauveurs.


CHAPITRE IV.

PUNITION.

J'éprouvai une telle commotion à la vue de M. de Mortagne et de M. du Rochegune, que je revins tout à fait à moi.

Peut-être aussi la légère blessure que je m'étais faite eut-elle une action salutaire, en cela qu'elle remplaça une saignée, car je me sentis presque dans mon état naturel.

Pendant que M. de Mortagne pansait cette blessure, M. de Rochegune s'emparait des papiers de M. Lugarto, qui était devenu livide de terreur.

Alors seulement je m'aperçus que la figure de M. de Mortagne était meurtrie en plusieurs endroits. Ses habits, ainsi que ceux de M. de Rochegune, étaient souillés de boue.

Dans mon premier saisissement, je n'avais pas réfléchi à tout ce que ce secours avait de providentiel.

Plus calme, je remerciai Dieu de m'avoir sauvée.

Je ne pris qu'une part muette à la scène suivante, mais elle est restée gravée dans ma mémoire en caractères ineffaçables.

Tant qu'elle dura, quoique M. de Rochegune fût plus témoin qu'acteur, ses traits basanés et contractés eurent une expression peut-être plus menaçante, plus effrayante encore, que l'emportement de M. de Mortagne.

Toutes les fois que le regard de M. de Rochegune s'arrêta sur M. Lugarto, il sembla flamboyer; plusieurs fois je remarquai à la crispation nerveuse de ses mains qu'il faisait de grands efforts pour conserver un calme apparent. Toutes les fois aussi que ses yeux gris et perçants s'arrêtèrent sur M. Lugarto, celui-ci sembla presque en proie à une fascination douloureuse.

Après m'avoir donné les premiers soins, M. de Mortagne m'établit dans un fauteuil et me dit:

—Vous allez maintenant, pauvre enfant, assister au jugement et à l'exécution de ce monstre...—Et il se retournait vers M. Lugarto.

—Mais, monsieur, que prétendez-vous donc me faire? Vous n'abuserez pas de votre force,—s'écria celui-ci en étendant les mains d'un air suppliant.

—A genoux d'abord... à genoux...—lui dit M. de Mortagne d'une voix terrible; et de sa main puissante, il prit M. Lugarto par le collet et le força de s'agenouiller rudement sur le plancher.

—Mais c'est un guet-apens... un abus de...

—Tais-toi,—s'écria M. de Mortagne.

—Mais...

—Un mot de plus, je te bâillonne.

M. Lugarto, accablé, laissa retomber sa tête sur sa poitrine...

—Écoute bien,—dit M. de Mortagne...—tu vas écrire à M. de Lancry que tu lui renvoies le faux qui peut le perdre: il m'est nécessaire qu'il croie que tu agis volontairement en lui rendant cette pièce, et que personne n'a été dans ton horrible confidence... Tu m'entends...

Un moment altérés, les traits de M. Lugarto reprirent peu à peu leur expression d'audace. Toujours agenouillé, il jeta un regard oblique sur M. de Mortagne et lui répondit:

—Vous me prenez pour un enfant, monsieur; vous pouvez me prendre ces papiers de force, mais je vous défie de m'obliger à écrire ce que vous voulez que j'écrive...

—Tu n'écriras pas?

—Non...

—Non?...

—Encore une fois non... non.

M. de Mortagne garda le silence pendant un moment, jeta les yeux autour de lui, puis il dit tout à coup:

—Rochegune, donnez-moi l'embrasse du rideau; est-elle solide?...

—Très-solide,—dit M. de Rochegune, en ôtant un assez long cordon de soie de l'une des patères.

—Que voulez-vous faire?—s'écria M. Lugarto en se levant à demi.

M. de Mortagne le rejeta à genoux.

—Te mettre ce cordon autour du front et le serrer au moyen d'un tourniquet... (ce manche de couteau sera parfait pour cela), et le serrer jusqu'à ce que tu cèdes... C'est un moyen de torture excellent que j'ai vu pratiquer dans l'Inde... Grâce à lui, les plus têtus obéissent.

—Vous ne ferez pas cela! s'écria M. Lugarto en tremblant,—vous ne ferez pas cela... la justice... la loi...

—Je me charge de répondre à la justice, l'important est que tu écrives,—dit M. de Mortagne avec un sang-froid effrayant, en faisant un nœud coulant au cordon de soie.

—Mais je ne me laisserai pas faire... mais...

—Regarde-moi bien... regarde... M. de Rochegune, regarde ensuite ta chétive personne, et tu verras si tu peux nous résister.

—Mais...

—Oh! finissons. Rochegune, prenez-lui les mains.

—La figure de M. Lugarto devint hideuse de rage et de terreur.

Je mis mon mouchoir sur mes yeux; une courte lutte s'engagea, au bout de laquelle j'entendis un cri perçant, puis ces mots d'une voix tremblante:

—Grâce... grâce... j'écrirai...

—Alors écris,—dit M. de Mortagne.

—Vous abusez de votre force... vous êtes deux contre un...—murmura Lugarto.

—Écriras-tu? écriras-tu?...

M. Lugarto se résigna et écrivit ces quelques lignes que lui dicta M. de Mortagne:

—«J'ai fait trop longtemps durer la mauvaise plaisanterie que vous savez, mon cher Lancry, je vous envoie le papier en question; que ce secret soit désormais entre vous et moi, car j'ai grande honte de tout ceci; je pars pour l'Italie! Adieu. Tout à vous.»

M. Lugarto, après avoir écrit, signa.

—J'espère que c'est tout,—ajouta-t-il,—je cède à la force... Mais patience... patience...

—Tais-toi... dit M. de Rochegune.—Combien M. de Lancry te doit-il d'argent?

—Voici les obligations de M. de Lancry dans ce portefeuille,—dit M. de Rochegune,—trois cent vingt mille francs.

M. de Mortagne écrivit quelques lignes sur un papier, les remit à M. Lugarto, et lui dit:—Voici un bon de cette somme sur mon banquier, payable à vue. Tu les feras toucher par ton correspondant.

Puis il déchira les billets de Gontran.

—Mais c'est indigne... mais il y a soustraction de pièces... mais...

—Et ce malheureux faux de Gontran?—dit M. de Mortagne sans lui répondre.

—Le voici,—dit M. de Rochegune.

M. de Mortagne le joignit à la lettre que M. Lugarto venait d'écrire à M. de Lancry, et mit le tout dans son portefeuille.

En se voyant ainsi arracher le moyen de continuer les tortures de sa victime, M. Lugarto poussa un cri de fureur presque sauvage.

—C'est infâme! il y a contrainte... guet-apens... violence!

—Mais tu veux donc que je te bâillonne?—s'écria M. de Mortagne.—Je te défends de parler lorsque je ne t'interroge pas... Écris encore.

—Mais...

—Rochegune, donnez-moi le cordon...

M. Lugarto leva les yeux au ciel et obéit. M. de Mortagne dicta ce qui suit à M. Lugarto: «Je déclare avoir écrit de fausses lettres à madame la vicomtesse de Lancry, en contrefaisant l'écriture de son mari. Par ces lettres, M. de Lancry invitait sa femme à se rendre à l'instant auprès de lui, dans une maison située près de Chantilly. Madame de Lancry, ayant tombé dans ce piège infâme, est partie aussitôt de Paris; à son arrivée ici, elle a trouvé une autre lettre de M. de Lancry, également contrefaite par moi, dans laquelle il priait sa femme de ne pas s'inquiéter, de l'attendre, lui annonçant qu'il serait de retour le lendemain. Madame de Lancry, épuisée de fatigue, a accepté le souper que je lui avais fait préparer; j'avais mélangé un narcotique dans tout ce qu'on lui a servi: lorsque l'effet de ce poison a commencé de se manifester, je me suis présenté devant madame de Lancry, j'ai eu la barbarie de lui annoncer qu'elle avait pris un narcotique et de lui faire constater de minute en minute l'influence croissante de ce breuvage, affirmant à madame de Lancry qu'à minuit elle serait complétement endormie et alors en mon pouvoir... A cette horrible menace, madame de Lancry, préférant la mort au déshonneur, a rassemblé ce qui lui restait de force et de connaissance, a saisi un couteau et s'en est frappée. M. de Mortagne et M. de Rochegune, qui étaient parvenus à s'introduire dans la maison, et qui, cachés, avaient été témoins de toute cette scène, sont, en ce moment, entrés dans la chambre. Comme je suis aussi lâche que cruel...»

—Je n'écrirai pas cela...—s'écria M. Lugarto en rejetant la plume.

Du revers de sa main, M. de Mortagne donna un vigoureux soufflet à M. Lugarto.

Celui-ci voulut se lever.

M. de Mortagne le maintint sur sa chaise et lui dit:

—Je veux te prouver à toi-même, ce que tu sais d'ailleurs de reste, que tu es un misérable lâche; je t'ai souffleté; je te dois une réparation. Voici des pistolets chargés, il fait un clair de lune superbe, Rochegune sera notre témoin... Viens...

Et il saisit M. Lugarto par le collet en faisant un pas vers la porte, pendant que M. de Rochegune prenait des pistolets qu'en entrant il avait déposés sur la table.

M. Lugarto écumait de rage, et paraissait en proie à une lutte violente.

—Allons... viens...—dit M. de Mortagne en voulant l'entraîner;—viens... j'ai idée que je te tuerai... car Dieu est juste... viens donc...

M. Lugarto se leva, fit un pas; mais la peur l'emporta sur le désir de venger son outrage; il retomba affaissé sur sa chaise en disant à M. de Mortagne d'une voix altérée:

—Vous êtes un duelliste consommé; vous voulez m'assassiner... Je...

—Alors écris donc que tu es un lâche, ou je te brise les os!—s'écria M. de Mortagne d'une voix terrible.

M. Lugarto courba la tête, reprit la plume, et continua d'écrire:

«Comme je suis aussi lâche que cruel...»

—Ouvre une parenthèse,—ajouta M. de Mortagne.

«(Et si lâche qu'après avoir été tout à l'heure souffleté par M. de Mortagne...»

—Écriras-tu!

M. Lugarto hésita encore. Il se décida.

«Qu'après avoir été tout à l'heure souffleté par M. de Mortagne, je n'ai pas eu le cœur d'accepter le duel qu'il daignait m'offrir...)»

—Ferme la parenthèse.

«J'ai déclaré et avoué les infamies que je viens d'écrire en tremblant de peur.—Je déclare aussi avoir fait tomber M. de Rochegune dans un guet-apens dont Fritz Muller, homme à mes gages, a été l'instrument, ainsi que le démontrera l'instruction qui va être provoquée par M. de Rochegune...»

—Mais,—dit M. Lugarto en s'interrompant encore,—puisque je consens à tout... épargnez...

—Te tairas-tu!... Écris: «Fait, signé et déclaré vrai, sous l'empire de la terreur que les lâches de mon espèce ressentent toujours en présence des honnêtes gens courageux.»

«Lugarto.»

Après avoir signé son nom, M. Lugarto jeta sa plume et cacha sa tête dans ses mains.

—Maintenant, écoute,—continua M. de Mortagne.—Demain matin tu partiras pour l'Italie, et je te défends, tu m'entends bien... je te défends de remettre les pieds en France, à moins que je ne t'y autorise... je t'exile.

—C'est de la folie!—s'écria M. Lugarto.—Après tout, je brave vos menaces; la loi me protégera, je resterai en France si cela me convient...

—Écoute-moi,—s'écria M. de Mortagne en se redressant de toute la hauteur de sa grande et robuste taille, et il appuya sa large main sur l'épaule de M. Lugarto, qui fut presque obligé de se courber sous cette puissante étreinte...—Écoute-moi bien. Depuis quatre mois tu as été le mauvais génie de la plus adorable femme qui existe sur la terre; tu as fait tout au monde pour flétrir sa réputation, pour avilir son mari; tu as usé de la plus exécrable perfidie pour accréditer des bruits infamants; tu as voulu faire assassiner M. de Rochegune; tu as été faussaire pour attirer ici madame de Lancry. Toi et tes complices vous avez été encore meurtriers en me faisant tomber dans un piége horrible; tu as été empoisonneur en faisant prendre à cette malheureuse femme un breuvage qui devait te permettre d'ajouter un nouveau crime à tant de crimes... Voilà ce que tu as fait... entends tu... entends-tu?...

L'air, la voix, l'accent de M. de Mortagne étaient si menaçants, que malgré son audace M. Lugarto n'osa répondre un seul mot.

M. de Mortagne ajouta avec une exaltation croissante, et me désignant à M. Lugarto:

—Tu ne sais donc pas que j'ai promis à sa mère mourante de veiller sur elle comme sur mon enfant? Tu ne sais donc pas quels dangers on court en attaquant ceux que j'aime?... Tu ne sais donc pas que, sans l'intérêt que j'avais à pénétrer quel était le mobile de la fatale domination que tu exerçais sur M. de Lancry, je t'aurais déjà chassé de France en te crossant de coups de pied? car tu sens bien qu'un homme comme moi qui veut s'acharner à la poursuite d'un misérable comme toi... vient à bout d'en délivrer la société... et qu'il n'y a pas de tribunaux qui fassent!... Et d'ailleurs,—s'écria M. de Mortagne, ne se possédant plus,—est-ce que tu n'es pas hors la loi! En vérité, je suis bien bon de ne pas te tuer là comme un chien!... Est-ce que je n'en ai pas le droit?

—Le droit!...—s'écria M. Lugarto, effrayé de la violence de M. de Mortagne.

—Oui, le droit... oui... j'ai le droit de te tuer... là... à l'instant. Mathilde est ma parente; tu l'attires ici à l'aide de fausses lettres; j'en ai la preuve... tu l'empoisonnes, j'en ai la preuve... tu vas commettre un crime exécrable, lorsque moi son ami, son parent, j'arrive, je te surprends... je prends ce pistolet, je te l'appuie sur le crâne,—et M. de Mortagne appuya en effet un pistolet sur le front de M. Lugarto,—et je te fais sauter la cervelle. Eh bien! après? qui donc me blâmera?... quel tribunal osera me condamner? N'es-tu pas pris en flagrant délit? ta vie ne m'appartient-elle pas, hein! misérable?...

Épouvanté de la fureur de M. de Mortagne, qui, s'exaltant peu à peu, ne se connaissait plus, et qui lui tenait toujours le pistolet armé sur le front, M. Lugarto joignit les mains avec terreur; sa figure se décomposa, il n'eut que la force de dire:

—Grâce... grâce... Prenez garde, mon Dieu! le pistolet est chargé...

Et il laissa retomber ses deux bras le long de son corps, comme s'il eût perdu tout sentiment.

M. de Rochegune lui-même, effrayé de l'exaspération de M. de Mortagne, lui dit:

—Ayez pitié de ce misérable.

—Eh! a-t-il eu pitié de cette malheureuse enfant, lui, lui?... s'écria M. de Mortagne.

—Grâce... mon Dieu... je partirai quand vous voudrez... je vous le jure,—murmura M. Lugarto à voix basse.

—Oses-tu bien faire ici un serment?... Ce n'est pas sur ta parole que je compte, mais sur la mienne, et je te la donne, entends-tu?... ma parole d'honnête homme, que tu ne remettras pas les pieds en France, et par une bonne raison que tu vas comprendre... Comme après tout il faut que tu sois puni de tes infamies, et que la voie légale ne peut me convenir; comme après tout tu es un faussaire, un meurtrier, un empoisonneur, et qu'on marque tes pareils d'un fer chaud, je veux aussi te marquer, moi... entends-tu? te marquer non pas sur l'épaule, mais sur le front... te marquer d'un T et d'un F, pour que cela se voie bien et toujours!... De la sorte, tu ne seras pas tenté de revenir en France, j'espère.

—Mais c'est le démon que cet homme!—s'écria M. Lugarto en joignant les mains avec terreur et en se levant à demi.—Mon Dieu! mon Dieu! que voulez-vous donc me faire encore? Ne m'avez-vous pas assez insulté, humilié?

—Je veux te marquer sur le front. La lame de ce couteau, rougie à la flamme de cette bougie, suffira pour rendre l'empreinte ineffaçable.

En disant ces mots, M. de Mortagne prit le couteau avec lequel je m'étais blessée et l'approcha de l'un des flambeaux.

M. Lugarto le regardait avec terreur; il courut à la porte.

Elle était fermée.

Il revint, se jeta à mes pieds et me dit d'une voix déchirante:

—Oh! pas cela... pas cela... madame... ayez pitié de moi. Je vous ai offensée... J'ai été lâche, infâme, je partirai... Je partirai... Jamais je ne reviendrai... Mais pas cela... Oh! par pitié! pas cela!!!

Les traits de cet homme étaient bouleversés par la terreur; il pleurait, il tendait les mains vers M. de Mortagne.

Celui-ci, impassible, continuait d'exposer la lame du couteau à la flamme de la bougie.

—Mais vous, monsieur, vous serez moins impitoyable!—s'écria M. Lugarto en s'adressant à M. de Rochegune.—Je vous ai fait traîtreusement attaquer, je l'avoue. Je m'en repens, ayez pitié de moi, priez pour moi... Mais, au nom du ciel, pas cela... Pour la vie!... Jugez donc, marqué pour la vie... sur la figure... Ah! c'est horrible!... c'est une idée infernale!

M. de Rochegune haussa les épaules et ne répondit pas.

—Madame, mais... vous... vous, ô mon Dieu! par le souvenir de votre mère que vous aimiez tant... madame, priez pour moi.

Malgré moi... malgré le mal horrible que m'avait fait cet homme, je reculai devant la barbarie du châtiment.

—Mon ami, mon sauveur,—dis-je à M. de Mortagne,—laissez cet homme à ses remords; qu'il parte seulement, qu'il parte...

—Ses remords!—dit M. de Mortagne,—est-ce que ses pareils ont des remords? La rage d'avoir au front l'empreinte d'un fer chaud, voilà le seul remords qu'il puisse connaître. Allons, Rochegune, le couteau est chauffé à blanc... attachons-lui les mains.

—Par pitié, laissez-le,—m'écriai-je,—je n'assisterai pas à cette torture horrible. Mon ami, je vous en supplie, une telle vengeance est indigne de vous et de moi.

Après avoir un moment regardé M. Lugarto, qui à travers ses sanglots murmurait encore des prières et des supplications, M. de Mortagne lui dit:

—Grâce à cet ange de bonté, cette fois encore j'ai pitié de toi.

—Oh! votre main... votre main, laissez-moi baiser votre main!—s'écria M. Lugarto dans un élan de reconnaissance indicible, en se traînant à genoux jusqu'auprès de M. de Mortagne.

Celui-ci se retira vivement, le repoussa du pied et lui dit:

—Mais je te jure que si tu oses revenir en France, ce que je ne fais pas maintenant je le ferai alors; tu dois me connaître assez pour croire que je ne reculerai devant rien: moi et deux hommes déterminés, nous suffirons à cette exécution, et je saurai bien m'emparer de toi.

—Je vous promets de ne jamais revenir en France, tout est prêt pour mon départ, ma voiture viendra ici demain; au point du jour je partirai pour l'Italie; je voyagerai jour et nuit, jusqu'à ce que je sois sorti de France, je vous le jure,—dit M. Lugarto dont les dents se choquaient de terreur.

—Mathilde, mon enfant, vous avez besoin de repos,—me dit M. de Mortagne,—votre femme de chambre est là, vous n'avez plus rien à craindre. Venez, Rochegune va rester avec ce misérable. Demain, lorsque vous serez plus reposée, je vous dirai comment nous avons découvert le mauvais dessein de cet homme.

Je suivis le conseil de M. de Mortagne, je me retirai dans la chambre qu'on m'avait préparée.

Bientôt je m'endormis d'un profond sommeil.


CHAPITRE V.

LES ADIEUX.

Le lendemain à mon réveil, je crus avoir fait un songe; mais la vive douleur que me causait ma blessure me rappela la terrible scène de la nuit précédente.

Mon premier mouvement fut de remercier encore Dieu qui m'avait sauvée, qui m'avait rendu Gontran.

Les mystères odieux qui m'avaient si longtemps affligée étaient éclaircis; je ne doutai plus que mon mari, désormais tranquille et rassuré, ne redevînt pour moi ce qu'il avait été dans les premiers jours de notre union.

J'attribuai à la funeste influence de M. Lugarto toutes les peines que Gontran m'avait involontairement causées. N'était-ce pas pour obéir à son mauvais génie qu'il s'était occupé de madame de Ksernika?

D'abord, je l'avoue, je redoutais d'appesantir ma pensée sur l'acte fatal qui avait mis M. de Lancry dans la dépendance de M. de Lugarto.

Pourtant, voulant en finir avec ces pénibles réflexions, j'envisageai courageusement la conduite de Gontran. Je cherchai à la pallier par tous les raisonnements possibles.

Hélas! j'avais naturellement des principes trop arrêtés pour pouvoir trouver un milieu entre un blâme sévère et une approbation coupable...

Je condamnai Gontran.

Du moment je fus atterrée en m'apercevant que cette funeste découverte ne portait pas la moindre atteinte à mon amour pour M. de Lancry.

Je fus presque effrayée d'aimer toujours passionnément un homme capable d'une action si mauvaise.

Je pleurai amèrement sur sa faute; il m'était affreux de me sentir supérieure à lui, d'avoir non pas à lui reprocher, mais à lui pardonner... une bassesse...

Ce ressentiment devint si vif, si douloureux, que, par une étrange inconséquence que je puis à peine m'expliquer aujourd'hui, moi qui n'avais pu trouver une excuse honorable à son action honteuse, je fis tout au monde pour me persuader, par plusieurs analogies, que dans une situation pareille j'aurais agi comme Gontran.

Je ne saurais dire ma joie lorsque, après de longues, après de mûres réflexions plus paradoxales les unes que les autres, je me fus convaincue de cette sorte de complicité morale... Avec quel bonheur triomphant je reconnus que je n'avais plus le droit de blâmer Gontran!

Sans doute il y avait dans cet abaissement singulier de ma part une arrière-pensée de sacrifice, d'abnégation, dont alors je ne me rendais pas bien compte, et qui me guidait à mon insu....

. . . . . . . . . .

Lorsque je descendis dans le salon, j'y trouvai M. de Rochegune; il rougit et me dit que M. de Mortagne donnait quelques ordres pour mon départ.

—J'étais hier si troublée, si souffrante,—lui dis-je,—que j'ai à peine pu vous exprimer toute ma reconnaissance. Vous et M. de Mortagne avez été mes sauveurs. Je n'oublie pas non plus que lors de ma maladie...

—Je vous en conjure, madame, ne parlons pas de ceci... Vous m'avez permis de me dire votre ami, j'ai agi comme votre ami.

—Ah! monsieur!... comment jamais reconnaître?...

—En me conservant toujours ce précieux titre... madame, en me permettant de continuer à le mériter.

Je ne sais pourquoi il me vint tout à coup à l'esprit cette idée pénible que M. de Rochegune, connaissant le secret de Gontran, se croirait peut-être le droit de juger sévèrement la conduite de mon mari.

Par une de ces bizarres correspondances de la pensée dont il y a tant d'exemples, M. de Rochegune ajouta à ce moment même:

—Et lorsque je vous prie, madame, de me permettre de me dire de vos amis, j'ose croire que vous n'oubliez pas que je serai heureux aussi d'être toujours compté parmi les amis de M. de Lancry.

Je remarquai que M. de Rochegune appuya avec intention sur ces derniers mots. Je trouvai cette assurance si généreuse, elle répondait si noblement à mes craintes, que je ne pus m'empêcher de m'écrier vivement:

—Oh! merci, monsieur, merci pour lui et pour moi!

M. de Rochegune, étonné de ce mouvement, me regarda... Nous nous entendions...

Il comprenait ma gratitude comme j'avais compris sa bienveillance pour Gontran.

Un doux et triste sourire effleura les lèvres de M. de Rochegune; il me dit d'une voix émue:

—Il y a dans la vie de nobles jouissances, madame, le bien est trop facile à faire à ce prix...

Un silence de quelques minutes suivit ces paroles de M. de Rochegune.

J'en fus embarrassée; par hasard, je levai les yeux sur lui: son regard était vague et distrait, il semblait rêveur. Sa physionomie, ordinairement sévère et hautaine, avait une expression d'ineffable bonté. Ses cheveux noirs recouvraient à peine une cicatrice récente et profonde qu'il avait au front, et que j'avais déjà remarquée lorsqu'il était venu me voir pour la première fois après ma maladie.

Malgré moi, mes yeux se remplirent de larmes, en songeant que j'avais été la cause involontaire du guet-apens où était tombé M. de Rochegune en venant s'informer de mes nouvelles auprès de Blondeau. Voulant rompre le silence, je lui dis:

—Vous ne souffrez... plus de cette blessure que vous avez reçue?...

En entendant ma voix, M. de Rochegune tressaillit et se hâta de me répondre:

—Je ne souffre plus, madame.—Puis, comme si ce sujet de conversation lui eût été gênant, il me dit d'un ton pénétré:

—Toute ma crainte maintenant est que ce misérable Lugarto, quoique hors de France, ne se venge de M. de Mortagne.

—Comment cela?

—Ce matin cet homme est parti; M. de Mortagne a voulu le voir monter en voiture et lui faire une dernière recommandation...—Souvenez-vous...—lui a-t-il dit avec un geste menaçant.

—Pour votre repos, je ne me souviendrai que trop!!!—a répondu M. Lugarto; à quelque distance que je sois... je saurai vous atteindre.—Et après avoir montré le poing à M. de Mortagne, il a ordonné aux postillons de partir à toute bride... Oh! madame, il est impossible de voir quelque chose de plus hideux que la figure de cet homme au moment où il prononçait cette dernière menace: la haine, la vengeance, la rage s'y confondaient dans une horrible agitation.

—Grand Dieu!—m'écriai-je,—il est capable, même en pays étranger, de comploter quelque perfide machination contre M. de Mortagne; cet homme trouve dans sa richesse tant de ressources pour assouvir son infernale méchanceté!

—Je partage vos craintes,—me dit M. de Rochegune,—et malheureusement je suis obligé d'abandonner M. de Mortagne... Sans cela... j'aurais veillé sur ses jours comme sur ceux de mon père...

—Et où allez-vous donc, monsieur?

—En Grèce, madame, faire la guerre contre les Turcs. C'est une noble et sainte cause à défendre... Et puis j'ai besoin de mouvement, d'agitation...

—C'est, dit-on, une guerre souvent terrible, sans merci ni pitié...—dis-je à M. de Rochegune avec intérêt.

—C'est une guerre comme toutes les guerres, madame,—reprit-il avec un sourire mélancolique,—l'on tue ou l'on est tué... Seulement, dans celle-ci, l'on meurt pour une généreuse et héroïque nation... et cette mort est belle et grande.

—Ce sont là de tristes pressentiments,—lui dis-je,—ne vous y appesantissez pas. Moi, j'ai l'espérance, la conviction même que vos amis vous reverront.

—Et je partage cette conviction, madame. L'on n'a pas le droit d'être indifférent à la vie lorsqu'on a la moindre chance de pouvoir être utile à ceux qu'on aime et qu'on respecte.

M. de Mortagne entra.

Il paraissait très-irrité.

—Je viens encore d'apprendre une autre infamie de ce Lugarto. Votre femme de chambre, que je viens de presser de questions et de menaces, m'a avoué qu'elle avait été placée chez vous par cet homme, et qu'afin d'empêcher votre excellente madame Blondeau de vous accompagner, cette créature avait, d'après l'ordre de Lugarto, mêlé une certaine poudre à son breuvage, ce qui avait rendu Blondeau assez malade pour qu'elle ne pût vous suivre.

—Mon ami, M. de Rochegune me dit qu'en partant M. Lugarto...

—Oui, oui... il m'a menacé... je m'attends bien à quelque tour diabolique, mais je serai sur mes gardes... Tout ce que je voulais, c'était de vous débarrasser de lui, et j'y ai réussi, je pense... Je regrette néanmoins de ne l'avoir pas marqué... Ç'aurait été une garantie de plus.

—Et aussi un motif de haine et de vengeance de plus pour cet homme,—lui dis-je.

—Si l'on était arrêté par de pareilles craintes, on ne ferait jamais rien,—dit M. de Mortagne.—Je sais bien contre qui j'ai à lutter... Mais il faut que je vous apprenne comment j'ai suivi la trace de cette abominable machination... Quelque temps après votre retour de Chantilly, j'ai appris par Rochegune les bruits infâmes que Lugarto faisait courir sur vous; j'étais malade, hors d'état de sortir... Le premier mouvement de Rochegune fut d'aller trouver Lugarto, de lui ordonner de se taire; il le connaissait de longue main, il le savait très-lâche, il ne doutait pas qu'une vigoureuse menace ne l'intimidât; je l'engageai à n'en rien faire, j'avais écrit à Londres pour avoir des renseignements sur la vie que M. de Lancry y avait menée avant son mariage.

Voyant que la conversation allait s'engager sur M. de Lancry, par un sentiment de convenance exquise dont j'appréciai toute la délicatesse, M. de Rochegune dit à M. de Mortagne:

—J'aurais quelques ordres à donner pour notre départ, je vous laisse.

Il me salua et sortit.

M. de Mortagne continua:

—On me dit qu'à Londres M. de Lancry avait dépensé beaucoup d'argent, et que, selon le bruit public, cet argent lui avait été prêté par Lugarto. En rapprochant ceci de quelques autres circonstances, je devinai facilement que votre mari se trouvait dans la dépendance de cet homme, sans toutefois croire que cette dépendance fût rendue plus absolue, plus dangereuse encore par l'acte que vous savez; j'engageai donc Rochegune à patienter et à attendre mon rétablissement. Un homme très-sûr qui me sert depuis vingt ans fit jaser quelques-uns des domestiques de Lugarto. J'appris par eux qu'ils avaient souvent entendu M. de Lancry, enfermé avec leur maître, supplier celui-ci de ne pas le perdre. Ce rapport me prouva qu'il s'agissait d'autre chose que d'une obligation d'argent; je voulus pénétrer à tout prix ce secret et vous garantir des mauvais desseins de Lugarto. Il savait mon affection pour vous. Je m'aperçus bientôt que j'étais suivi, car cet homme, à force d'argent, s'est créé une sorte de police au moyen de laquelle il découvre une foule de secrets dont il use et abuse dans l'occasion, ainsi que vous l'avez vu à l'égard de madame de Ksernika et de madame de Richeville. Pour détourner ses soupçons, je quittai Paris; ses espions perdirent mes traces: c'était à peu près à l'époque de votre maladie... Au bout de quelques jours je revins m'établir à Paris dans un quartier éloigné: je n'en surveillais pas moins les démarches de M. Lugarto. Je savais aussi bien que lui que les gueux sont corruptibles. Or, comme presque tous ses gens sont complices de quelques-unes de ses méchantes ou honteuses actions, il me fut possible d'acheter quelques-uns de ses domestiques: j'appris ainsi que depuis quelque temps il avait loué et fait meubler une maison isolée du côté de Chantilly... C'était celle où nous sommes... Je vins m'assurer du fait par moi-même, et reconnaître la position de cette demeure. Je savais que Lugarto contrefaisait les écritures avec une détestable habileté. Craignant quelque ruse, je vous fis dire par Rochegune de ne jamais quitter votre mari, supposant bien que Lugarto choisirait le moment de son absence pour vous jouer quelque tour infernal. La scène de Tortoni arriva, je n'en fus instruit que le lendemain par Rochegune; j'envoyai chez vous, on me dit que vous veniez de partir pour aller chez Ursule, et que M. de Lancry était aussi en voyage: j'envoyai chez Lugarto; il était, dirent ses gens, retenu au lit, blessé d'un coup d'épée... reçu le matin même... Je connaissais l'homme, je ne crus pas à ce coup d'épée, je fus avant toute chose frappé de votre isolement de Gontran; une heure de retard ou d'hésitation pouvait tout perdre... si vous étiez véritablement allée chez madame Sécherin, vous ne couriez aucun danger, nous n'avions donc pas à nous occuper de cette hypothèse; à tout hasard nous nous décidâmes à nous rendre ici. Nous allions vous atteindre à la descente de Luzarches, lorsque ce diable d'homme nous fit culbuter dans un tas de pavés: la chute fut terrible; je restai quelques minutes sans connaissance...

—Mon ami... mon Dieu... et pour moi... toujours pour moi... tant de périls déjà courus!

—Ces périls-là ne comptent, ma pauvre enfant, que lorsqu'ils me font arriver trop tard... Cette fois, grâce au ciel, il n'en fut pas ainsi. Après quelques moments d'étourdissement, je revins à moi... J'en étais quitte, ainsi que Rochegune, pour quelques rudes contusions... Mais nos chevaux étaient incapables de marcher, notre postillon avait la jambe cassée, ma voiture était brisée... Nous comptions les secondes; à pied, il nous fallait plus d'une heure pour nous rendre ici; nous nous mîmes en marche... Heureusement, au bout d'un quart d'heure, nous rencontrâmes les chevaux de retour qui vous avaient amenée ici. Aux détails que nous donnèrent les postillons, il n'y avait plus de doute, c'était bien vous. Nous prîmes, moi et Rochegune, les deux porteurs, et nous partîmes bride abattue; en une demi-heure, nous étions à quelques pas de cette maison. Pour ne pas éveiller les soupçons nous laissâmes nos montures assez loin. Toutes les fenêtres étaient fermées, mais on voyait de la lumière à travers les volets. Nous allions nous décider à frapper violemment à la porte, lorsqu'une croisée du rez-de-chaussée s'ouvrit; c'était votre femme de chambre qui sans doute voulait prendre l'air. Nous vîmes dans une salle basse une vieille femme et Fritz; d'un saut nous entrâmes dans cette salle, le pistolet à la main. Rochegune se mit à la porte, moi à la fenêtre. Ces misérables tombèrent à genoux, saisis de frayeur.

—Il doit y avoir un bûcher, une cave,—leur dis-je;—conduisez-nous-y, ou nous vous brûlons la cervelle.

—A droite, sous le vestibule, il y a la porte de la cave,—me dit la vieille.

Cinq minutes après, Fritz et les deux femmes étaient renfermées. Nous entrâmes dans la chambre qui précède le salon où vous étiez; nous entendîmes parler; c'était Lugarto: il vous dévoilait toutes ses horribles machinations. Ces révélations pouvaient nous servir; nous attendîmes jusqu'au moment, pauvre femme, où vous vous êtes si courageusement blessée...

—Noble et généreux ami,—dis-je à M. de Mortagne en serrant ses mains dans les miennes...—toujours là... lorsqu'il s'agit de me secourir ou de me sauver!

—Oui, sans doute, toujours là... Sans vous quel intérêt aurais-je dans la vie? Mais dites-moi, mon enfant, il faut aujourd'hui même mettre à la poste cette lettre pour votre mari; il la trouvera à son arrivée à Londres; elle lui apportera ce malheureux faux et lui rendra sa liberté. Pour déjouer les méchants propos de Lugarto et expliquer votre départ de Paris, afin que votre mari n'ait aucun soupçon de ce qui s'est passé cette nuit, vous allez partir pour la terre de madame Sécherin. Une fois là, vous écrirez à votre mari que, ne voulant pas rester à Paris sans lui, vous êtes allée passer chez Ursule le temps de son absence. Vous adresserez votre lettre chez vous, à Paris; à son arrivée il la trouvera.

—Mais, mon ami, pourquoi ne pas tout dire à Gontran?

—Pourquoi! pauvre enfant! parce que, du moment où votre mari vous saura instruite de la bassesse qu'il a commise, il vous haïra... il aura à rougir devant vous... et jamais il ne vous pardonnera sa faute.

—Ah! pouvez-vous croire?

—Écoutez, Mathilde... je ne veux pas récriminer, je ne veux voir dans M. de Lancry que l'homme que vous aimez, votre noble et sainte affection le sauvegarde à mes yeux; mais enfin... soyez juste, lorsqu'il vous savait si malheureuse de cette hideuse intimité avec un homme qu'il méprisait, qu'il haïssait autant que vous, a-t-il eu le courage de vous faire ce fatal aveu? Non, il a préféré laisser s'accréditer sur vous les bruits les plus infamants.

—Mais rompre ouvertement avec M. Lugarto, c'était se perdre.

—Mais c'était sauver votre réputation à vous, malheureuse femme, innocente de toutes ces vilenies... Si votre mari n'avait pas été un abominable égoïste, il aurait courageusement bravé les conséquences de sa faute, au lieu de vous laisser avilir aux yeux du monde... Après cette scène de Tortoni, qui révélait au moins de sa part une lueur de généreuse indignation, n'a-t-il pas de nouveau souscrit à toutes les exigences de Lugarto? Ne vous a-t-il pas, pour ainsi dire, lâchement abandonnée à ses infâmes tentatives? Tenez, Mathilde, pauvre et chère enfant! il faut tout le respect, toute l'admiration que m'inspire votre dévouement pour m'empêcher de dire ce que je pense... je ne veux pas vous attrister encore... Seulement, croyez-en mon expérience, ne dites jamais à Gontran que vous avez son secret... Cet aveu vous serait fatal... Je vous le répète, l'homme qui dans les terribles circonstances où vous vous êtes trouvée, n'a pas eu assez de confiance dans votre cœur pour tout vous avouer, serait impitoyable s'il vous savait instruite d'un mystère qu'il a caché avec tant d'opiniâtreté.

—Mais enfin, si par hasard Gontran découvre mon séjour dans cette maison?

—J'y ai songé.... J'ai aussi songé que, par une nouvelle méchanceté dont je ne puis concevoir le but, Lugarto pourrait tout écrire à votre mari; alors cette déclaration signée de lui, mon témoignage, celui de Rochegune, suffiraient pour vous mettre à l'abri de toute calomnie, car il faut tout prévoir...

—Je suivrai vos conseils,—dis-je à M. de Mortagne en soupirant. Pourtant je vous l'avoue, il m'en coûte de cacher quelque chose à Gontran...

M. de Mortagne, sans me répondre, me prit les deux mains et me regarda quelque moment en silence.

Sa figure si caractérisée avait une expression d'attendrissement inexprimable. Malgré lui, il pleura. Je ne saurais dire combien je fus profondément touchée en voyant couler les larmes de cet homme si énergique et si résolu.

—Mon Dieu! qu'avez-vous, mon ami?—m'écriai-je, sans pouvoir non plus retenir mes larmes.

—Je ne vous vois pas encore heureuse pour l'avenir... Pauvre enfant... votre mari est délivré d'une épouvantable domination, votre fortune est rétablie... M. de Lancry a des torts cruels à se faire pardonner, et le repentir doit rendre meilleures encore les âmes naturellement bonnes... Pourtant je crains, je ne suis pas rassuré...

—Ce sont de vaines terreurs, mon ami... votre affection pour moi s'alarme à tort... croyez-moi.

—Hélas! je voudrais me tromper,—me dit M. de Mortagne en secouant tristement la tête.

—A propos,—lui dis-je,—cette somme considérable que vous avez remboursée pour nous... il est entendu, n'est-ce pas, que nous vous la rendrons?

—Écoutez, Mathilde, j'ai environ soixante mille livres de rente; pendant les années que mademoiselle de Maran m'a fait passer sous les Plombs de Venise, j'ai fait des économies forcées; j'ai peu de besoins, j'emploie presque tout mon revenu à soulager de nobles et obscures infortune; je n'aurai pas d'autres héritiers que vous, cette somme est donc une avance d'hoirie.

—Mon ami! pourtant...

—Écoutez-moi encore, votre contrat de mariage a été si déloyalement fait, que vous, qui apportez toute la fortune dans la communauté, vous n'avez droit à aucune réserve: votre mari peut vous dépouiller ou vous ruiner complétement. Heureusement je suis là... ma fortune garantit votre avenir.

—Mon ami... n'ayez pas ces craintes; je vous assure que Gontran est revenu de ses goûts de faste... il ne joue plus...

—L'état de maison que vous tenez à Paris était déjà beaucoup trop considérable pour votre fortune; je suis sûr que, lorsqu'il se verra débarrassé de Lugarto, M. de Lancry se jettera de nouveau dans de folles dépenses... Vous avez encore maintenant net cent mille livres de rentes, votre hôtel payé; eh bien! en cinq ou six ans d'ici, votre mari peut avoir tout dissipé. Je connais les prodigues.

—Mais, mon ami...

—Mais, mon enfant, il n'a pas été arrêté, retenu par la honte de commettre un faux, pour se procurer de l'argent... Quel frein l'arrêtera lorsqu'il n'aura qu'à puiser à pleines mains dans votre fortune?... Pardon... Mathilde... je vous afflige; mais il est de ces vérités sévères qu'il faut oser dire... Jamais je n'ai failli à ce devoir, jamais je n'y manquerai... Je vous en conjure, résistez autant que vous le pourrez aux prodigalités de votre mari; pour vous, pour lui-même, ayez cette résolution... Moi, je ne veux lui rien dire; je réserverai mon influence pour les cas extrêmes. Il est violent, emporté; il est impatient des remontrances: peu m'importe, lorsque votre intérêt voudra que je parle... je parlerai, et de façon à être entendu et écouté, je vous en réponds. Allons, adieu, mon enfant... Au moindre événement, écrivez-moi à Paris; à tout jamais comptez sur moi... et sur Rochegune... Quant à celui-ci, que Dieu me le conserve... car il s'en va faire une terrible guerre, et il n'est pas homme à s'y ménager... Adieu, encore adieu! Je vous enverrai Blondeau chez madame Sécherin; un de mes gens qui m'accompagnait hier, et qui vient d'arriver avec ma voiture, vous suivra. Il m'appartient depuis longtemps, c'est vous garantir sa sûreté. Vous pouvez prendre avec lui cette femme que vous avez emmenée; mais, à l'arrivée de Blondeau, chassez-la; et à votre retour à Paris, faites maison nette, de peur qu'il ne reste parmi vos gens quelque dangereuse créature de Lugarto; puis ne remontez votre maison qu'avec des gens parfaitement bien recommandés. Allons, encore adieu.

Une dernière fois, j'embrassai cet excellent ami en versant de douces larmes.

Je serrai affectueusement les mains de M. de Rochegune, et je partis pour la Touraine, me faisant une fête de surprendre Ursule par ma visite inattendue.


CHAPITRE VI.

LA FAMILLE SÉCHERIN.

La propriété de M. Sécherin, qu'il habitait alors avec Ursule, était située à Rouvray en Touraine, sur le bord de la Loire.

Je fus obligée de repasser par Paris; je m'y arrêtai afin de mettre moi-même à la poste la lettre de M. Lugarto pour Gontran, lettre qui allait combler mon mari de joie et le délivrer de l'odieuse influence dont il avait si longtemps souffert.

Nous étions à la fin du mois de juin.

Je voyageai très-rapidement; à mesure que je m'éloignais de Paris, il me semblait que je respirais plus librement: la vue des riantes campagnes que je traversais me calmait, me faisait du bien; mon cœur se dilatait, j'allais revoir l'amie de mon enfance...

Après tant de cruelles secousses, j'allais goûter le repos des champs, je me faisais une joie de partager pendant quelque temps la vie simple, paisible, d'Ursule et de son mari.

Depuis assez longtemps, je n'avais reçu aucune lettre de ma cousine.

Dans ses dernières lettres, elle continuait de se plaindre de son sort, mais elle le supportait avec une résignation mélancolique.

Je connaissais l'exaltation du caractère d'Ursule, la bonté de son mari; aussi n'étais-je pas très-inquiète.

Je ne lui avais pas écrit un mot de ce qui avait bouleversé ma vie depuis quelque temps; j'étais décidée à ne lui faire à ce sujet aucune confidence: ce n'était pas mon secret à moi seule, c'était aussi le secret de Gontran.

J'arrivai à Rouvray par un beau soleil couchant, par une ravissante soirée d'été.

Je laissai à gauche de grands bâtiments où était établie la manufacture de M. Sécherin. J'entrai dans une belle avenue de tilleuls qui conduisait à la maison d'habitation.

A peine ma voiture était-elle à moitié de cette allée, que j'aperçus Ursule.

Les chevaux s'arrêtèrent, on ouvrit la portière, je me précipitai dans les bras de ma cousine.

Il est impossible de peindre sa joie, son étonnement surtout; elle m'embrassait, me regardait comme si elle ne pouvait en croire ses yeux, puis elle m'embrassait encore.

—Comment c'est toi? c'est toi?—me disait-elle.—Quelle douce surprise!

—Ursule! oui, c'est moi, moi ta sœur, je viens passer ici quelques jours dont je puis disposer pendant que mon mari est en Angleterre.

—Quelle ravissante idée tu as eue là, Mathilde! combien j'en suis reconnaissante! Quel dommage seulement que notre pauvre maison soit si peu digne de te recevoir!

Je haussai mes épaules en souriant.

—Et ton mari, où est-il? comment va-t-il?

—Très-bien,—me dit Ursule.

Après cette effusion de reconnaissance, j'examinai ma cousine; elle me parut encore plus jolie que par le passé.

—Tu es heureuse, car tu es charmante,—lui dis-je.

—Heureuse,—reprit-elle, avec un accent qui devint presque subitement plaintif...—Heureuse? Oui, je suis heureuse;—et elle étouffa un soupir. Mais c'est à toi... qu'il faut parler de bonheur.

—Oh! oui,—m'écriai-je,—en ce moment surtout; tu ne sais pas combien je jouis du plaisir de te revoir, tu ne sais pas tout ce que j'attends de ces jours que je viens passer auprès de toi.

J'avais mis mon bras sous le bras d'Ursule, et nous cheminions vers la maison.

Cette habitation était assez grande; le jardin qui l'entourait, symétriquement disposé en carrés, en quinconces, et bordé de grandes allées de charmilles régulièrement taillées à l'ancienne mode française, avait un aspect calme et grave; au bout d'une de ces longues voûtes de verdure qui aboutissait à une terrasse, on apercevait la Loire.

—Tu trouves cette demeure bien provinciale, bien vulgaire, n'est-ce pas?—me dit Ursule.—Mais M. Sécherin, ou plutôt sa mère, ne veut y rien changer, sous le prétexte qu'elle était ainsi du temps de feu M. Sécherin père; ce qui n'empêche pas cette habitation d'être très-laide, comme tu peux le voir. Et cet affreux jardin français, ne dirait-on pas un jardin de couvent? comme il est triste et sombre!

—Mais non, tu calomnies cette maison, ma chère Ursule; je trouve ce jardin très-beau et très-noble, et puis vous avez, ce me semble, une terrasse sur les bords de la Loire; comptes-tu cela pour rien?

—Toujours indulgente et bonne, pauvre chère Mathilde.

—Non, vraiment, je t'assure que tout ici me plaît beaucoup. C'est si calme, si tranquille!

—Oh! pour du calme il y en a beaucoup; heureusement on n'entend pas le bruit étourdissant des machines de la fabrique de M. Sécherin.

—Ce sont ces grands bâtiments qu'on voit en entrant, n'est-ce pas? Mais c'est un établissement magnifique.

—Magnifique... comme une fabrique. Il n'y a rien de plus triste au monde... si ce n'est d'entendre sans cesse parler des résultats merveilleux de cette même fabrique, du nombre d'ouvriers qu'elle emploie, de son importance dans le pays, etc. Il faudra, ma pauvre Mathilde, te résigner à supporter souvent ces conversations-là. Quel changement pour toi, habituée à cette brillante vie du monde que, hélas! je n'ai fait qu'entrevoir avant de venir m'enterrer ici.

Je regardai Ursule avec un air de reproche.

—Ma sœur, ma sœur,—lui dis-je,—je crains d'avoir encore à te gronder; je suis sûre que tu médis de ton bonheur... Ah! crois-moi, ce monde... ce monde dont nous nous faisions de si brillantes imaginations, ce monde est bien triste et bien méchant. Combien je préférerais à ses faux plaisirs l'existence paisible que tu mènes ici!

Ursule me regarda avec surprise.

—Toi... toi,—me dit-elle,—tu envierais mon sort... Tu es donc bien malheureuse, Mathilde!... Que t'est-il donc arrivé? Tu m'as donc caché quelque chose?

—Non, ma chère Ursule,—me hâtai-je de répondre,—mais je l'assure que les plaisirs du monde étourdissent, mais ne remplissent pas le cœur. Tu le sais, j'ai toujours été un peu sauvage, même chez mademoiselle de Maran; j'aimais mieux passer avec toi nos soirées dans notre chambre que de rester dans le salon.

—Combien je reconnais ta bonté, ta délicatesse habituelle!—me dit Ursule;—tu feins d'envier mon sort pour me le faire trouver désirable... Mais viens que je te conduise dans ton appartement, tu excuseras cette modeste hospitalité.

Nous entrâmes dans la maison.

Tout était simple, mais tenu avec une extrême propreté. Nous montâmes un grand escalier carrelé, à rampe de bois massif; il aboutissait à un long corridor, où s'ouvraient plusieurs portes.

Ursule en ouvrit une; je traversai une petite antichambre, et je me trouvai dans une très-grande chambre à antiques boiseries grises. Au fond était un lit à baldaquin avec des rideaux de toile de Perse à sujets chinois rouges sur fond blanc. Au-dessus des portes et de la cheminée on voyait des panneaux peints et représentant des pastorales dans le goût de Watteau. C'étaient des arbres d'un vert tendre, un beau ciel d'azur, des bergères en jupes roses, des bergers en habit bleu céleste, ayant à leurs pieds des moutons d'un blanc de neige qui portaient à leur cou de larges rosettes de rubans.

Je ne puis dire combien je me sentis réjouie à l'aspect de ces bergerades, un peu maniérées sans doute, mais dont le calme souriant et champêtre reposait délicieusement ma pensée. De grandes fenêtres à petits carreaux s'ouvraient sur le jardin et dominaient la Loire. Une commode et un secrétaire en bois des îles, semés de marquetterie verte et rose; des meubles peints en gris, et aussi recouverts de toile de Perse rouge et blanche, complétaient l'ameublement de cette chambre.

Ursule paraissait honteuse de cette simplicité, qui me ravissait. Je ne trouvai rien de plus gai, de plus riant. Deux autres pièces meublées dans le même goût, dont l'une pouvait servir de petit salon, dépendaient de cet appartement.

—Vraiment,—me dit Ursule,—tu ne te trouveras pas trop mal établie?

—Je m'y trouve si bien que, si M. de Lancry veut rester ici quelque temps lorsqu'il viendra me chercher, je te préviens que tu auras beaucoup de peine à nous renvoyer de chez toi.

—Allons, je te crois, ma bonne Mathilde; toute ma peur est que tu ne t'ennuies bientôt de cette vie que tu pares, j'en suis sûre, de tout le prestige de ton imagination; je crains aussi que la compagnie de ma belle-mère, madame Sécherin, ne te paraisse bientôt insupportable.

—Mais ton mari la disait la meilleure des femmes.

—Les fils sont toujours indulgents; tu la verras; elle est sans esprit, sans usage, d'une dévotion outrée, d'un entêtement qui serait une incroyable fermeté de caractère si elle avait autant d'intelligence que de volonté; jamais ni moi ni son fils nous n'avons pu obtenir d'elle de faire le moindre changement à cette maison, d'augmenter le nombre de ses domestiques, d'améliorer leur service. Son éternel refrain est: Feu mon pauvre Sécherin trouvait que c'était bien comme ça. Aussi, Mathilde, toi qui as, dit-on, une des meilleures et des plus élégantes maisons de Paris,—me dit Ursule en rougissant de confusion,—ne te moque pas trop de nous en nous voyant à table servies par deux grosses paysannes tourangelles: c'est une manie de ma belle-mère à laquelle rien au monde n'a pu la faire renoncer.

Je regardai ma cousine sans pouvoir lui cacher ma tristesse.

—Comment, Ursule, tu me connais assez peu pour me croire capable de remarquer seulement de telles misères? Est-ce qu'avant toute chose je ne songe pas au plaisir d'être près de toi?

Sept heures sonnèrent.

—Je vais vite t'envoyer ta femme de chambre,—me dit Ursule;—madame Sécherin soupe exactement à huit heures. Oui, elle soupe, car rien n'a pu lui faire changer ses habitudes gothiques; et elle aurait assez peu d'usage pour se mettre à table sans toi, si tu n'étais pas prête.

—Et j'en serais désolée, ma bonne Ursule, car ta belle-mère verrait peut-être un manque d'égards de ma part dans mon inexactitude; et, tu le sais, je ne trouve rien de plus respectable que les habitudes de famille.

Ursule sortit; ses craintes, ses remarques me chagrinèrent pour elle.

Elle semblait presque humiliée, pour ne pas dire dépitée, de la simplicité de sa réception, et l'on eût dit qu'elle songeait plus encore à sa vanité qu'à moi-même.

Maintenant je me souviens que ma cousine, tout en me protestant de sa joie, du bonheur qu'elle avait à me revoir, me parut contrariée de ma venue; d'abord j'attribuai sa contrainte aux puérils motifs que j'ai dits. Je devais bientôt savoir la véritable et misérable cause de son embarras.

Je m'habillai très-vite et le plus simplement possible.

Ursule frappa à ma porte.

—Tu excuseras ma belle-mère de n'être pas venue te voir, mais elle marche difficilement, et il lui aurait été très-pénible de monter l'escalier. Mon mari arrive à l'instant de la fabrique, il va nous rejoindre au salon.

—Descendons vite, car je suis décidée à faire la conquête de ta belle-mère,—dis-je en riant à Ursule.

—Oh! tu auras bien de la peine. J'ai eu beau lui rappeler ton rang, la position de ton mari, lui parler de votre élégance, de votre richesse; elle ne m'a pas parue disposée à faire plus de frais pour toi qu'elle n'en fait pour une bourgeoise de notre sous-préfecture. Tu excuseras ce manque d'éducation, n'est-ce pas?

—Cette simplicité me donne au contraire encore meilleure opinion de ta belle-mère, ma chère Ursule, et il faut absolument que je réussisse à lui plaire...

Nous descendîmes, nous entrâmes dans une salle à manger où le couvert était mis, puis dans un salon où se tenait madame Sécherin.

Je me souviens des moindres détails de cette scène, car elle me frappa beaucoup par l'harmonie qui existait pour ainsi dire entre madame Sécherin et les objets qui l'entouraient.

J'avais eu de telles agitations que je devais surtout trouver un charme infini dans tout ce qui rappelait des idées de calme, de tranquillité.

Les fenêtres et les portes vitrées de ce salon s'ouvraient sur un parterre émaillé de fleurs. Un lustre de cristal de roche, soigneusement entouré d'une gaze blanche, descendait d'une énorme poutre qui traversait le plafond; çà et là pour tout ornement étaient accrochés à la boiserie grise plusieurs cadres dorés renfermant des têtes d'étude dessinées au crayon par le mari d'Ursule lorsqu'il apprenait le dessin au collége de Tours, et offertes à son père ou à sa mère pour le jour de leur fête, ainsi que le témoignaient des dédicaces écrites d'une magnifique écriture.

Sur le marbre de la cheminée, on voyait une pendule et des candélabres en bronze doré, recouverts de gaze comme le lustre; deux consoles en bois d'acajou placées entre les fenêtres, des fauteuils et deux canapés garnis de housses de bazin blanc, composaient l'ameublement de cette pièce carrelée en rouge et cirée avec une minutieuse propreté.

Madame Sécherin était assise dans une bergère placée dans l'embrasure d'une des fenêtres ouvertes et au-dessous de laquelle s'étendait un beau massif de rosiers en fleurs. Un vieux et gros perroquet gris à collier rouge se promenait gravement sur le rebord de cette croisée.

La belle-mère d'Ursule filait sa quenouille au bruit mesuré de son rouet.

C'était une femme de soixante-dix ans environ, vêtue d'une robe noire et coiffée d'une sorte de bavolet de batiste sans aucune garniture, qui encadrait étroitement son front pâle et ses joues creuses et ridées.

Au premier abord, cette physionomie paraissait seulement simple, douce et grave; mais en l'observant plus attentivement, on y découvrait une grande expression de fermeté, tandis que son regard calme, mais profond et scrutateur, révélait une longue habitude d'observation.

Je fus à l'instant persuadée qu'Ursule était prévenue contre sa belle-mère, ou qu'elle la jugeait mal.

Ce qui me prouva surtout que madame Sécherin n'était pas une femme vulgaire, c'est qu'elle m'accueillit avec une dignité affable et sans aucun embarras.

Lorsque j'entrai elle se leva péniblement en s'appuyant sur les bras de sa bergère, me fit un salut affectueux et me dit:

—Vous êtes bien bonne, madame, d'être venue voir ma bru: nous ferons ce que nous pourrons, mon fils et moi, pour que vous vous plaisiez ici.

—Comment ne m'y plairais-je pas, madame? je suis avec une sœur que j'aime et dont j'estime beaucoup le mari, et vous m'accueillez avec une cordialité qui me fait espérer davantage encore.

—Je me sens très-disposée à vous aimer; mon fils m'a dit que vous étiez une brave et honnête dame: les braves gens aiment les braves gens; j'espère que vous serez contente avec nous.

—Je n'en doute pas, madame.

—Nous sommes sans façon,—dit madame Sécherin en se remettant à son rouet;—nous vivons à l'ancienne mode... comme du temps de mon mari. Je n'aurais pas pu changer des habitudes qui ont été les siennes pendant tant d'années.

—Je comprends cette religion des souvenirs, madame, et je l'admire; ainsi l'absence d'un être aimé se sent encore davantage... il n'y a rien d'amer dans ces regrets; ils sont adoucis par l'espérance d'être un jour réunis à ceux que nous pleurons.

Madame Sécherin me regarda pendant un instant avec intérêt et me dit:—Les bons cœurs entendent les bons cœurs;—puis elle soupira, garda quelques moments le silence, et reprit, comme si elle eût voulu changer le cours de ses pensées:

—Voici nos habitudes de Touraine, madame: nous déjeunons à neuf heures, nous dînons à deux, nous soupons à huit, à dix heures nous sommes tous couchés; car, voyez-vous, qui se lève tôt doit se coucher tôt. Mon fils est sur pied au chant du coq, il ne peut pas veiller tard.

Ursule me regarda d'un air presque suppliant, et haussa les épaules en me montrant sa belle-mère.

Ma cousine craignait que je ne fusse choquée de la familiarité naïve avec laquelle madame Sécherin me recevait. J'étais au contraire charmée de son accueil; je le trouvais très-digne.

Il n'y a rien de plus bourgeoisement, de plus platement vulgaire qu'un empressement faux et bruyant, que ces humbles protestations, que ces regrets exagérés de n'être que de pauvres provinciaux indignes de recevoir des personnes de la capitale (style de sous-préfecture, comme disait mademoiselle de Maran).

M. Sécherin entra vivement, il parut ravi de me voir, et vint à moi les bras ouverts pour m'embrasser.

Son mouvement fut si naturel, si cordial, que je lui tendis mes deux joues, non sans sourire et sans rougir un peu.

M. Sécherin fit retentir le salon de deux gros baisers, à la grande confusion d'Ursule, qui ne put s'empêcher de lui dire à demi-voix:

—En vérité, monsieur, vous êtes fou! Quelles manières! Mathilde, pardonnez-lui.

—Comment, quelles manières!—s'écria-t-il.—Parce que j'embrasse notre cousine de tout mon cœur sur les deux joues? Ma foi, moi, ça me réjouit de la voir, et je le lui prouve à ma façon.

—Ne voyez-vous pas qu'Ursule est jalouse, mon cher cousin?—dis-je en riant à M. Sécherin.

Celui-ci avait paru néanmoins réfléchir aux paroles d'Ursule; aussi me dit-il d'un air confus, presque triste:

—Après tout, ma femme a peut-être raison... Sans doute j'ai eu tort, ma cousine... Excusez-moi, mais j'étais si heureux de vous revoir que je n'ai pas réfléchi si c'était l'usage ou non de vous embrasser...

—J'ai bien envie, mon cher cousin, de vous prier de recommencer pour apprendre à Ursule à ne plus vous gronder injustement.

—Vrai?... Vous n'êtes pas fâchée?—s'écria M. Sécherin, dont la figure s'épanouit aussitôt.

—En ai-je l'air?—lui dis-je.

—Êtes-vous bonne, mon Dieu! êtes-vous bonne! Tenez, juste comme votre excellente tante, madedemoiselle de Maran.... Et à propos, comment se porte-t-elle, cette excellente dame?

—Mais fort bien,—dis-je assez embarrassée en échangeant un regard avec Ursule.

—Ah! maman,—reprit M. Sécherin avec exaltation,—vous n'avez pas d'idée quelle bonne femme ça est que mademoiselle Maran, la tante de madame de Lancry! Elle est unie comme bonjour... Enfin, pour tout dire, elle vous ressemble comme deux gouttes d'eau pour le caractère; maman, en cela, c'est tout votre portrait.

—Tu me l'as toujours dit, mon fils... et je te crois.

—Et je le dirai toujours. Tenez, madame de Lancry peut vous l'affirmer. La première fois qu'elle m'a vu, mademoiselle de Maran m'a tout de suite parlé comme vous m'auriez parlé vous-même, maman; elle m'a fait des remontrances, elle m'a même un peu sermonné, parce que je disais des choses que je ne devais pas dire... Et c'est si rare, cette franchise-là... N'est-ce pas, maman?

—Les vieilles gens doivent des leçons aux jeunes, le bon Dieu les laisse sur la terre pour cela,—dit simplement madame Sécherin en continuant de tourner son rouet. Puis, levant par hasard les yeux sur son fils, elle lui dit:—Est-ce que tu vas à la ville ce soir?

—Non, maman. Pourquoi voulez-vous que j'aille à la ville?

—Tu as ton habit noir, une cravate blanche, et tu es rasé tout frais.

—Ceci, maman, c'est une idée de ma femme; elle m'a dit d'aller me faire beau à cause de madame de Lancry; j'avais ma blouse en revenant de la fabrique.

—Comment, Ursule, c'est pour moi... Ah! mon cousin, nous nous fâcherons si vous changez la moindre chose à vos habitudes pendant mon séjour ici...

—Eh bien! vois-tu, Belotte,—dit M. Sécherin se retournant vers Ursule,—quand je te le disais que ça lui serait bien égal, à madame de Lancry, que je dîne en blouse avec une barbe d'avant-hier...

—Encore une fois, mon cher cousin, je serais au désespoir d'être venue ici si je devais vous gêner en rien.

—Eh bien! c'est convenu, ma cousine, j'accepte, et quoi qu'en dise ma femme, je resterai dorénavant en blouse. Vous me pardonnerez, n'est-ce pas? C'est qu'ainsi, quand on s'est occupé toute la journée, on trouve joliment bon de se mettre à son aise le soir.

—Le fait est que tu te fatigues comme si tu avais encore ta fortune à faire, mon fils, dit madame Sécherin avec un soupir,—et pourtant le bon Dieu a béni le travail de ton père.

—Soyez tranquille, maman; quand mon inventaire se montera à cent mille livres de rentes bien claires et bien nettes, j'arrêterai la mécanique. Je me suis dit: Ma femme trouve que je n'ai pas assez de fortune comme ça; elle veut avoir cent mille livres de rentes, pour aller briller à Paris. Eh bien donc elle les aura, ses cent mille livres de rentes! C'est si bon, si doux de penser que toute la peine que je me donne fait plaisir à ma femme, de penser enfin qu'il est en mon pouvoir de réaliser tous ses vœux, et que pour le faire il ne s'agit que de travailler... Tenez, cousine, rien qu'à cette idée-là je suis heureux comme un roi de pouvoir travailler comme un nègre... Aussi c'est pour cela que j'ai les mains si noires, car je n'ai pas le temps de faire le petit-maître, moi!—dit M. Sécherin riant aux éclats. Et il me montra ses grosses mains, qui justifiaient assez de sa plaisanterie.

Ursule rougit de honte, de dépit, et lança un coup d'œil furieux à son mari.

Celui-ci me regarda timidement, en contemplant ses mains d'un air décontenancé.

—Et quand cette digne main s'offre comme gage d'une promesse ou d'une amitié sincère, l'amitié qu'elle jure ou la promesse qu'elle fait sont sacrées!...

—Je le sais,—dis-je à M. Sécherin en lui tendant la main.

Ce mouvement, ces simples paroles que m'inspirait ma sympathie pour cet excellent homme, aussi loyal, aussi dévoué qu'il était inculte, lui firent venir les larmes aux yeux; il porta le bout de mes doigts à ses lèvres presqu'avec vénération.

Sa mère interrompit son ouvrage, me regarda fixement, et me dit d'une voix attendrie:

—Madame, voulez-vous me permettre de vous embrasser? vous rendez bien justice à mon pauvre fils... vous!!!

Et jetant sur Ursule qui haussait les épaules un coup d'œil sévère, madame Sécherin fit un mouvement pour se lever...

—Ne vous dérangez pas, madame,—lui dis-je en me courbant vers elle.

Par deux fois elle me baisa au front.

Quand je la regardai, deux larmes coulaient sur ses joues vénérables.

Elle les essuya lentement sans mot dire et se remit à son rouet.

—Ma pauvre mère... vous la gâtez... en lui parlant ainsi de moi...—me dit tout bas M. Sécherin d'un air attendri.

Ceci s'était passé très-rapidement.

Je cherchai Ursule des yeux, je fus surprise de l'expression ironique avec laquelle elle avait contemplé cette scène.

L'horloge de la fabrique de M. Sécherin sonna huit heures.

—Maman... votre bras... allons souper... J'ai une faim enragée,—dit M. Sécherin à sa mère en s'avançant vers elle.

—Non, non, mon fils, donne la main à ta cousine... ma bru m'aidera.

—Encore un dérangement que je ne souffrirai pas, madame; ne sommes-nous pas en famille?—dis-je en prenant le bras d'Ursule.

—Madame Lancry a raison; allons, maman, venez,—dit M. Sécherin en s'approchant de sa mère qui s'appuya sur lui et passa devant nous.

—En vérité, Mathilde,—me dit Ursule à demi-voix, d'un air presque piqué,—tu as fait, comme tu le voulais, la conquête de ma belle-mère. C'est la première fois que je l'ai entendue dire à son fils d'offrir son bras à une autre personne qu'à elle. Vingt fois des femmes de nos parentes ont dîné ici, et jamais pareille chose n'est arrivée.

—Tant mieux! je suis très-fière de ma conquête,—dis-je en souriant à Ursule,—car je trouve ta belle-mère très-respectable et très-digne.

—Digne?... ma belle-mère? tu la trouves digne? Ah çà! tu te moques d'elle et de nous.

—Je la trouve si digne qu'elle me représente à merveille une de ces vénérables femmes de la vieille noblesse de province dont nous parlait toujours mademoiselle de Maran, tu sais?... qui vivaient dans leurs terres sans jamais venir à Paris ou à la cour.

Ursule me regardait avec étonnement; elle croyait que je raillais, et je disais vrai: rien n'est plus imposant que la vieillesse, lorsqu'elle est simple, réfléchie, vénérable, et qu'elle a la conscience de son autorité.

Nous nous mîmes à table.

—Maman... les clefs pour avoir le vin,—dit M. Sécherin à sa mère.

Ursule rougit de nouveau de confusion et de dépit, pendant que sa belle-mère tirait lentement de sa poche un énorme trousseau de clefs et qu'elle le donnait à une des deux paysannes.

M. Sécherin dit le bénédicité, nous commençâmes à souper.

La chère était excellente, presque délicate, servie sans aucune recherche, mais avec une excessive propreté.

—Cousine, vous allez goûter de la pâtisserie de maman,—me dit M. Sécherin en m'offrant d'un gâteau placé devant lui; vous verrez comme c'est bon, il n'y a que maman pour faire ces tourtes-là. Tout mon malheur est que Belotte ne veuille pas apprendre à les faire, mais ma petite femme ne mord pas à la pâte.

—Elle a très-grand tort, mon cousin, car elle déroge à une des illustrations de notre famille,—dis-je d'un air très-sérieux.

—Ah bah! et comment donc cela, cousine?

—Comment, Ursule,—dis-je à ma cousine,—tu ne te rappelles pas que mademoiselle de Maran nous disait toujours que notre grand'tante de Surgy et la comtesse de Brionne (une princesse de la maison de Lorraine, monsieur Sécherin, notez bien cela, s'il vous plaît...) avaient la passion de confectionner des caillebottes au jasmin et des tartelettes à la gelée d'orange pralinée, et que le roi Louis XV se trouvait très-heureux quand ces dames consentaient à lui faire part de leur œuvres culinaires, ajoutait mademoiselle de Maran... Encore une fois, est-ce que tu ne te souviens pas de cela?

—Si, si,—dit Ursule,—je l'avais oublié.

—Des tartelettes à la gelée d'orange pralinée.... Mais ça doit être très-bon!—dit madame Sécherin, il faudra que j'essaie.

—Eh bien! Belotte, ça ne te décide pas? Vois donc... Pourtant, puisqu'une princesse de Lorraine faisait des tartelettes... tu peux bien, toi...

—Excusez-moi... Je n'ai aucun goût pour ces distractions-là...—dit Ursule,—je n'ai pas d'ailleurs l'honneur d'appartenir à la maison de Lorraine.

—Mais maman n'appartient pas non plus à la maison de Lorraine, et ça ne l'empêche pas de faire des galettes; ainsi tu peux bien...

J'eus pitié de l'impatience d'Ursule, j'interrompis son mari pour lui demander s'il était content de sa manufacture.

Il fut ravi de cette question et entra dans toutes sortes de détails qui véritablement m'intéressèrent beaucoup.

Il y a toujours un côté sérieux et instructif à chercher et à trouver chez les hommes spéciaux.

Une fois dans un milieu d'idées relatives à des faits qu'il connaissait à merveille, M. Sécherin s'exprima avec facilité, avec justesse, et sinon avec éloquence, du moins avec âme et énergie.

Je me souviens que je lui demandai s'il occupait beaucoup d'enfants dans sa manufacture...

—J'emploie tous ceux que je puis attraper,—me répondit-il en souriant,—et une fois que je les tiens... je ne les lâche plus. Je fais signer un beau et bon dédit aux parents, et il faut bien qu'ils me les laissent le plus longtemps possible.

—Quel avantage trouvez-vous donc à employer ces enfants?

—Quel avantage, cousine? celui d'empêcher leurs parents, qui sont souvent égoïstes et durs, de surcharger de travail ces pauvres petits malheureux... Dans ma fabrique ils ne font que ce qu'ils peuvent faire, apprennent un bon métier, et deviennent honnêtes, laborieux, ayant toujours de bons exemples sous les yeux, car je ne garde jamais de mauvais sujets chez moi; ça me dépense de l'argent, vu que les pauvres enfants me coûtent plus qu'ils ne me rapportent; mais ça m'est égal, c'est mon luxe... et quand je les vois heureux, robustes, travailler gaiement, ma foi, cousine, je m'aperçois qu'après tout j'ai fait un fameux placement.

—J'admire d'autant plus votre tendresse à ce sujet, mon bon cousin, que j'avais entendu dire que plusieurs de vos confrères...

—Écrasaient les enfants de travail, n'est-ce pas?—s'écria M. Sécherin avec indignation;—les misérables... Tenez, cousine, ça me rappelle une chose que je n'ai jamais dite ni à ma femme ni à maman, parce que ça n'en valait guère la peine et que ça m'aurait fait passer pour un tapageur; mais, puisque nous sommes sur ce chapitre, je vais tout vous dire.—Un jour, c'était à mon mariage, j'entre à Paris pour visiter une manufacture; qu'est-ce que je vois? des enfants exténués, maladifs, travaillant plus que des hommes, et pour quel salaire... mon Dieu!... à peine de quoi acheter du pain. Ma foi, ça me révolte, je n'en fais ni une ni deux, et je dis au maître de l'établissement qui me le montrait:—Comment avez-vous le courage de faire périr ces petits malheureux à petit feu? car vous les tuez, monsieur!—Mon confrère me répond que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, et qu'il n'a pas besoin de mes observations. Je lui réponds, moi, que ça me regarde, que je suis aussi fabricant, et que la cruelle avidité de lui et de ses pareils suffirait pour déconsidérer une profession honorable. Il m'envoie promener; je l'y envoie à son tour: je suis naturellement doux comme un agneau, cousine; mais quand on m'échauffe les oreilles, je ne réponds pas de moi; enfin je ne sais pas comment ça s'arrange, mais nous en venons aux gros mots; j'ai la main trop leste: mon confrère avait servi, le lendemain nous nous battons. Je n'avais jamais touché un pistolet, mais à la chasse je ne suis pas mauvais tireur. Finalement je lui campe une balle dans le mollet droit, car il se tenait les pieds en dehors comme un maître de danse.

—Mon fils, tu t'es battu!—s'écria madame Sécherin, qui avait écouté cette naïve narration avec toutes les marques d'une anxiété profonde, et elle joignit les mains avec un ressentiment de terreur.

—Allons, j'en étais sûr, voilà maman qui va me bougonner,—me dit tout bas M. Sécherin.

Puis se levant et allant à elle, il lui dit d'un ton rempli de respectueuse tendresse:

—Voyons, maman, j'ai eu tort, c'est une bêtise de jeune homme; je ne vous en ai pas parlé, parce que cela vous aurait inquiétée.

—Mon enfant! mon pauvre enfant!—dit madame Sécherin en embrassant son fils avec effusion,—que de mal tu me fais...

—Mais, mon Dieu! maman, c'est passé... ainsi! c'est passé.

—Ta naissance aussi est passée, et tous les jours je remercie le Seigneur de m'avoir donné un bon fils,—dit madame Sécherin avec une simplicité touchante, en essuyant ses larmes...

Cette scène, qui me prouvait que le mari d'Ursule était, dans l'occasion, aussi courageux, aussi énergique que loyal et dévoué, fut interrompue par une des deux servantes, qui remit une lettre à M. Sécherin.

—Tiens, ma femme, c'est de Chopinelle,—dit-il à Ursule.—Probablement il ne pourra pas venir faire sa partie ce soir.

M. Sécherin décacheta et lut la lettre.

—Il s'agit d'un de vos voisins?—dis-je à Ursule.

—C'est notre sous-préfet,—répondit-elle en rougissant.

Surprise de la voir rougir, je la regardai fixement, non pour l'embarrasser, mais par un mouvement machinal; à mon grand étonnement, Ursule devint pourpre.

—C'est bien cela,—reprit M. Sécherin,—il ne peut pas venir ce soir, il a des circulaires à écrire, car on parle de réélections. C'est un bien charmant garçon que Chopinelle, et un bien bel homme. En voilà un qui est toujours bien mis, et qui fait sa barbe tous les jours, et qui met des gants. Est-ce que vous ne l'avez pas rencontré dans le monde, Chopinelle... ma cousine?

—Je ne le crois pas...—lui dis-je en souriant... je ne connais pas ce nom...

—Il va pourtant dans ce qu'il y a de plus huppé comme société quand il est à Paris. N'est-ce pas, ma femme? Il dîne chez les ministres et il est la coqueluche du noble faubourg, comme il dit toujours, n'est-ce pas, Belotte?

—Je crois que M. Chopinelle se vante,—dit Ursule d'un ton sec.

—Tiens! comme tu dis cela d'un drôle d'air, toi qui te fâches quand on le contredit et qui l'écoutes toujours comme un oracle!

—Je crois que M. Chopinelle est un menteur,—dit madame Sécherin d'un ton bref.

—Ah! bon! maman, bon!... vous allez vous faire une fameuse querelle avec Ursule, si vous dites du mal de son pays, car Chopinelle est parisien comme elle, et par-dessus son valseur privilégié et son accompagnateur de romances; car il a une voix superbe, Chopinelle, n'est-ce pas, Belotte? une voix ronflante comme un tuyau d'orgue. Il faudra que vous chantiez ensemble, pour notre cousine, ce joli duo, tu sais... mais tu sais bien, ce duo que vous avez répété si longtemps, ce duo d'un opéra italien qui finit en... i.

Ursule, voulant sans doute interrompre une conversation qui lui était désagréable, dit à sa belle-mère:

—Ma cousine est très-fatiguée de la route... Elle a besoin de repos.

—C'est juste, ma bru... Pardon, madame,—ajouta madame Sécherin en se retournant vers moi;—mon fils, dis tes grâces.

Les grâces dites, nous rentrâmes au salon.

Je souhaitai le bonsoir à mes hôtes, et je montai chez moi avec Ursule.

—Demain matin, je viendrai t'éveiller, et nous causerons,—me dit-elle d'un air embarrassé.—Ce soir, tu dois être fatiguée... Repose-toi.


CHAPITRE VII.

LA LETTRE.

Le lendemain matin, à mon réveil, j'adressai une longue lettre à Gontran pour le supplier de venir me rejoindre à Rouvray le plus tôt possible.

Mon mari devait trouver cette lettre à Paris à son retour de Londres, je pourrais donc le voir avant huit jours.

Pour la première fois que j'écrivais à Gontran, j'éprouvais un charme infini à cette douce occupation; j'avais tant a lui dire! à chaque instant j'étais sur le point de lui tout raconter; mais je me souvenais des avis de M. de Mortagne, et je me résignais au silence.

Ma lettre écrite, j'attendis Ursule avec assez d'impatience.

Tous mes souvenirs d'enfance et de jeunesse s'étaient réveillés; les chagrins que je venais d'éprouver avaient développé, mûri mon jugement.

Je voyais avec un véritable chagrin ma cousine méconnaître les qualités essentielles, excellentes, de son mari. Si outrée que fût la mélancolie qu'Ursule affectait autrefois, je préférais encore cette exagération au ton sec, décidé, presque méprisant, qu'elle me semblait avoir adopté à l'égard de sa belle-mère et de M. Sécherin.

En réfléchissant davantage, j'excusai Ursule; elle était seule, sans conseils, et, une fois engagée dans une fausse voie, elle devait s'y égarer chaque jour davantage, faute d'un avertissement salutaire et ami.

Plusieurs fois je pensai à la rougeur, à l'embarras de ma cousine, lorsque son mari avait parlé de ce M. Chopinelle.

Dans son isolement Ursule s'était peut-être montrée quelque peu coquette à l'égard de cet homme. Je résolus de lui parler très-franchement à ce sujet, de la supplier de ne pas s'exposer à de pénibles contrariétés domestiques pour un si misérable sujet.

Madame Sécherin me parut une femme très-sensée, très-ferme, très-observatrice. Elle avait évidemment sur son fils peut-être encore plus d'influence qu'Ursule; il me sembla qu'elle nourrissait contre celle-ci quelque grief secret et qu'elle se contenait jusqu'à ce qu'un moment opportun lui permît d'éclater.

Les personnes de ce caractère, ordinairement prudentes, calmes, opiniâtres, d'un esprit clairvoyant, d'un cœur simple et droit, d'une piété austère, ne connaissent ni ménagements ni tempéraments; une religieuse impartialité leur fait un devoir d'attendre des preuves avec une patience invincible; puis, lorsqu'elles se croient dans le juste et dans le vrai, elles deviennent impitoyables.

Ursule entra chez moi.

Après quelques phrases insignifiantes, je lui dis:

—Il faut que je te gronde, ma sœur. Tu n'es pas raisonnable: tu m'avais promis de faire pour ainsi dire l'éducation de ton mari, de le façonner un peu; avec quelques mots gracieux et tendres, tu en obtiendrais tout. Car j'en suis sûre, moi qui n'ai aucune influence sur lui, en quelques jours je le changerai beaucoup à son avantage.

—Tu es habituée aux miracles. N'as-tu pas ensorcelé ma belle-mère? Mon mari m'a dit ce matin qu'elle raffolait de toi.

—En admettant ce triomphe, tu le vois, est-ce donc si difficile de se faire aimer?

—Ce n'est pas difficile, ma chère Mathilde... C'est ennuyeux; je n'éprouve pas le besoin d'être aimée de madame Sécherin.

—Écoute, Ursule, crois-moi, tu te méprends sur le caractère, sur l'esprit de ta belle-mère.

—Tu lui trouves l'air grande dame.. Tu vas maintenant lui découvrir du génie,—dit Ursule en souriant avec ironie.

—Du génie? non, mais beaucoup de pénétration. Continuellement elle observe.

—Que peut-elle observer? Je ne la crains pas.

—Je le crois... Néanmoins pourquoi ne pas la ménager?

—A quoi bon? Je voudrais bien te voir à ma place, ma pauvre Mathilde.

—A ta place?... Je m'amuserais beaucoup.

—Ici?...

—Ici...

—Mais à quoi?

—Je te le dis, à me faire aimer, à essayer mon pouvoir, à opérer des merveilles, à changer ton mari presqu'en élégant, et à amener ta belle-mère à aller au-devant de toutes les améliorations désirables dans cette maison qui te déplaît tant.

—C'est impossible; tu ne connais pas l'entêtement de madame Sécherin, et l'horreur de mon mari pour tout ce qui est gêne ou contrainte.

—Essaie toujours... Depuis hier, comment ai-je fait, moi, pour être au mieux avec elle?

—Oh! toi, tu es très-séduisante, tu sais plaire, tu sais cacher tes impressions désagréables. Moi je ne sais rien dissimuler, je suis trop franche. Pendant quelques mois, j'ai été d'une mélancolie profonde, d'une tristesse morne, mon désespoir s'est usé dans mes larmes. Maintenant je me suis endurcie, j'ai tant souffert! Mon cœur est insensible, même à la douleur; je raille, je méprise, j'aime mieux cela.

Depuis le commencement de notre conversation l'accent d'Ursule avait été nerveux, saccadé, brusque.

—Ma sœur,—lui dis-je,—tu n'es pas dans ton état naturel, tu me caches quelques chagrins.

—Aucun,—je te jure,—j'ai pris mon parti; lorsque nous aurons assez de fortune pour aller vivre à Paris, j'irai; jusque-là je vis machinalement, fuyant mes rêves de jeune fille, lorsqu'ils viennent quelquefois m'apparaître... malgré moi... car ces souvenirs chéris ne me rappellent que trop, et toi... et nos beaux jours... Ah! Mathilde!... Mathilde! tu m'as gâté la vie,—ajouta Ursule...

Après un assez long silence, elle fondit en larmes, comme si elle avait cédé tout à coup à une émotion jusqu'alors contenue.

—Oh! j'étais bien sûre,—m'écriai-je,—que mon amie, que ma sœur me dissimulait quelque chose; que ses paroles brèves et âcres partaient de ses lèvres et non pas de son cœur.

—Eh bien! oui... oui, pardonne-moi... Hier, après le premier mouvement de joie que m'a causé ton arrivée, j'ai été saisie d'un mauvais sentiment; j'ai eu honte de ce qui m'entourait, j'ai eu honte de ma mélancolie habituelle; j'ai craint de te sembler ridicule avec mes larmes éternelles; j'ai voulu être résolue, insouciante, ironique: mais ce rôle, faux, dissimulé, je ne peux le supporter. A toi, devant toi, je ne puis mentir... Ta pauvre Ursule ressent aujourd'hui aussi vivement, plus vivement peut-être qu'autrefois, les douleurs de la mésalliance morale qu'elle a contractée. Hier, ce matin, quand je me plaignais de la tristesse de cette habitation, je mentais; de son manque d'élégance, je mentais. Que m'importe le cadre de la vie... lorsque cette vie est à jamais flétrie... Ah! Mathilde... avec un cœur qui m'eût comprise, l'existence la plus dure, la plus malheureuse m'aurait ravie.

—Pauvre Ursule, je t'aime mieux ainsi; j'aime mieux tes larmes que ton ironique et froid sourire. Pourtant, dis-moi: ton mari semble aller au-devant de tes moindres désirs.... Quoique riche déjà, il travaille encore sans relâche pour satisfaire un jour à tes goûts d'opulence.

—Tu veux parler, n'est-ce pas, Mathilde, de cette fortune que je lui ai ordonné d'acquérir... afin d'aller briller à Paris?—dit Ursule en souriant avec amertume.—Je te parais bien égoïste, bien cupide, bien vaine, n'est-ce pas?

—Ursule, tu es folle. Je ne dis pas cela.

—Non, non, c'est vrai; pardon Mathilde. Mais aussi je serais si chagrine si tu me soupçonnais capable de cette honteuse avidité d'argent.... Écoute-moi donc. A mon arrivée ici, mon mari parla d'abandonner sa manufacture, de vivre dans le loisir, de me consacrer tous ses instants. Mathilde, te l'avouerai-je? je m'effrayai, plus peut-être encore pour lui que pour moi, de cette vie inoccupée qu'il m'offrait de partager. Nos goûts sont si différents! il y a si peu de sympathie entre nous! Et puis, je savais qu'il lui en coûtait beaucoup d'abandonner des occupations très-attachantes, des habitudes d'activité qui étaient pour lui une seconde nature, qui étaient presque sa santé... J'aurais si mal récompensé ce grand sacrifice, que je ne voulus pas l'accepter. Aussi, afin de rendre mon refus moins pénible pour son amour-propre, afin de ne pas lui dire: «Ces loisirs que vous voulez me consacrer me seraient indifférents ou pesants,» il m'a fallu trouver un prétexte... Alors j'ai été forcée de feindre je ne sais quelle cupidité, quelle vanité démesurée; alors je lui ai dit, qu'au lieu d'abandonner les affaires, il me ferait au contraire plaisir de les continuer jusqu'à ce qu'il eût acquis une fortune assez considérable pour nous permettre de briller à Paris... Une fortune... briller! Mathilde, Mathilde... tu me connais, tu sais le cas que je fais du luxe et de la splendeur; et lors même que mon mari réaliserait la fortune qu'il rêve, hélas! je le sens, je n'en jouirais pas... ma vie s'use lentement et sourdement, ma sœur.

Ursule, en disant ces derniers mots, baissa tristement la tête sur sa poitrine; elle semblait accablée par une douleur immense.

L'expression mélancolique de sa physionomie, la langueur de son regard voilé, étaient tellement d'accord avec ces tristes paroles, que, je l'avoue, je crus aveuglément à ce qu'elle me disait.

Elle trouvait le moyen de paraître se sacrifier encore à son mari en l'obligeant à travailler sans relâche pour augmenter une fortune déjà considérable.

Je poussai l'aveuglement si loin, que je m'inquiétai des pressentiments sinistres d'Ursule.

Je les combattis vivement.

—Mais enfin,—lui dis-je,—pourquoi rêver un avenir si sombre?... pourquoi renoncer à toute espérance?

Ursule me prit les deux mains, attacha sur moi ses yeux bleus noyés de larmes, et murmura d'une voix douloureusement émue:

—Tu parles d'espérances, ma sœur... hélas! je te l'ai écrit le lendemain de cette fatale union, mon espérance, c'est une pauvre place obscure dans le cimetière du village; mon avenir, c'est l'éternité...

Et Ursule appuya sa tête sur mon épaule en pleurant.

. . . . . . . . . .

Peu à peu elle se calma.

Notre entretien avait pris un tel caractère, que je ne voyais pas de transition possible pour lui demander si elle avait été quelque peu en coquetterie avec M. Chopinelle.

Sachant l'exaltation de ma cousine, l'inoccupation de son cœur, je redoutais pour elle les dangers de la solitude; je croyais utile, urgent, de lui faire part de mes craintes: je n'hésitai pas.

—Dis-moi, Ursule, voyez-vous beaucoup de monde?—lui demandai-je.

—Quelques parents de mon mari et quelques négociants de Rouvray, avec lesquels il est en relation d'affaires.

—Mais vous n'avez pas d'intimité habituelle?

—Si, un ou deux vieux amis de ma belle-mère, quelquefois le substitut du procureur du roi, et aussi notre sous-préfet.

—Ce monsieur Chopinelle?

—Justement, qui a écrit hier à mon mari, tu sais?

Ursule prononça ces mots si naturellement, avec si peu d'embarras, que je crus mes soupçons sans fondement.

—Et tu as fait de la musique avec lui? Est-il bon musicien?

—Détestable; il chante horriblement faux. Malheureusement, M. Sécherin est fort lié avec lui, et j'ai été obligée de subir par politesse je ne sais combien de duos et de répétitions de duos. Ah! Mathilde—ajouta Ursule en secouant tristement la tête,—te souviens-tu de ce que nous disions? «—Parlée à deux, la musique est une langue divine, sacrée, qu'il ne faut pas profaner!...» Aussi combien j'ai souffert d'être obligée de chanter avec cet homme, moi qui pensais comme toi, que c'est seulement «avec une personne tendrement aimée qu'on peut partager ces élans de l'âme, ces accents passionnés que le chant seul peut rendre!»

Je me rappelai qu'en effet, au fort de notre admiration pour la musique, nous ne comprenions pas comment on osait ou comment on pouvait chanter un duo passionné avec une autre personne que celle qu'on aimait.

Les dernières paroles d'Ursule détruisirent tous mes doutes sur sa coquetterie, je ne craignis pas de lui dire en souriant:

—Tu vas bien te moquer de moi... Est-ce que je ne m'étais pas imaginé que ton sous-préfet te faisait la cour?

Ursule, malgré les larmes qui tremblaient encore au bout de ses longs cils, partit d'un éclat de rire si franc, si naïf, si bruyant, que j'en restai tout décontenancée.

—M. Chopinelle!—s'écriait-elle à travers ses éclats de rire,—mon Dieu! quelle singulière idée! tu ne sais pas ce que c'est que M. Chopinelle, tu le verras. Ah! mon Dieu... mon Dieu... M. Chopinelle... me faire la cour!!!

Le rire est contagieux; malgré moi, je partageai l'hilarité de ma cousine.

Lorsque cette gaieté fut tout à fait calmée, Ursule, par un de ces brusques revirements d'impressions qui étaient un de ses plus grands charmes, me dit tristement:

—Hélas! Mathilde... une des causes de mon chagrin désespéré, c'est que, vois-tu, je le sens... mon cœur est mort... mort à tout jamais... il a été si douloureusement broyé par une souffrance longtemps contenue, que c'est à peine si ce pauvre cœur bat encore; et ces faibles battements, ton amitié, ton amitié seule les cause... Et puis enfin, ma sœur,—ajouta Ursule avec une dignité touchante,—mon mari manque sans doute de tous les avantages qui inspirent, qui commandent la passion, ce rêve de notre vie, à nous autres femmes; mais il est bon, il est loyal, il est dévoué, et, crois-moi, Mathilde, il me serait aussi impossible de l'outrager... que de l'aimer d'amour.

—Bien, bien, Ursule, je reconnais ton cœur,—m'écriai-je en lui serrant la main.

—Et puis,—dit-elle,—en souriant d'un sourire si navrant, que les larmes me vinrent aux yeux,—je suis comme les pauvres enfants souffrants... Je trouve une sorte de douce consolation à être plainte... et oserais-je jamais me plaindre si j'étais coupable...

Sans doute j'étais complétement prévenue en faveur d'Ursule, mais l'esprit le plus déliant, le plus soupçonneux, n'aurait-il pas été désarmé comme je le fus par les apparences d'une sincérité si ingénue?

La gaieté moqueuse, la sensibilité, la délicatesse, la dignité... Ursule avait tout employé pour me convaincre, je fus convaincue.

A cette heure, mieux instruite, je reste toujours confondue, j'oserais presque dire d'admiration (il y a de belles horreurs), en pensant avec quel art infini cette femme savait alternativement faire vibrer toutes les cordes de l'âme, avec quelle dextérité, avec quelle souplesse elle passait des larmes au sourire, de la candeur à la dignité, de l'orgueil à la tendresse pour vous persuader un mensonge.

S'attaquant à tout, à votre esprit, à votre cœur, à vos vices, à vos vertus, à vos sympathies, à vos haines, elle ne laissait pas enfin une seule des fibres de votre intelligence, de votre cœur, sans l'avoir interrogée....

. . . . . . . . . .

Vers les trois heures, M. Sécherin était occupé à sa fabrique, madame Sécherin faisait sa sieste accoutumée; j'étais dans le salon avec Ursule, lorsque M. Chopinelle y entra.

M. Chopinelle était un jeune homme brun, d'une figure pleine, colorée, encadrée de favoris noirs; sa taille épaisse, robuste, était sans grâce: il avait des pieds et des mains énormes; ses traits assez réguliers, mais d'une expression commune, devaient lui valoir en province le titre de beau.

En conséquence de la saison, probablement, il portait un chapeau de paille et une cravate à la Colin; une redingote de bouracan vert à boutons de métal, un pantalon rayé de bleu et des souliers de daim gris complétaient ce costume pastoral.

A peine eus-je entrevu cet ensemble vulgaire, que je me sentis absolument rassurée sur la tranquillité du cœur d'Ursule.

J'ajouterai,—en m'inspirant un peu de l'esprit et du langage de mademoiselle de Maran,—que M. Chopinelle joignait à ces dehors du beau Léandre des rengorgements de satisfaction jubilante, doucement contenue par une sorte de réserve officielle, de morgue administrative qui faisait de M. le sous-préfet l'idéal de la sottise dans la suffisance et de la vulgarité dans l'insuffisance.

J'échangeai un malin sourire avec ma cousine.

Elle répondit par un salut très-froid aux bruyantes et familières démonstrations de M. Chopinelle.

Il me sembla qu'il était entré dans le salon en véritable vainqueur, en ami intime impatiemment attendu.

Il restait comme ébahi de l'accueil glacial d'Ursule.

Tout à coup M. Chopinelle réfléchit, et s'aperçut sans doute que ces airs conquérants devaient être souverainement déplacés devant une étrangère. Il sourit d'un air capable, et son regard semblait dire à Ursule:—«Soyez tranquille, ne craignez rien; je ne vais pas vous compromettre; je dissimulerai parfaitement notre intelligence.»

Ce manége de fatuité insolente et ridicule me révolta; alors je ne supposais pas un moment que la conduite de ma cousine eût en rien autorisé les impertinentes affectations de M. Chopinelle.

—Qu'y a-t-il de nouveau à Rouvray, monsieur Chopinelle?—lui dit Ursule en continuant de travailler à sa tapisserie.

—Rien de très-important, madame, si ce n'est administrativement;—et il ajouta, d'un ton important et mystérieux:—On parle d'une dissolution. Ma correspondance m'a absorbé et m'a empêché de venir faire hier la partie de notre gros Tourangeau... Que voulez-vous?... avant d'être aimable il faut être fonctionnaire...

Je regardai Ursule. Elle haussa les épaules.

Ces mots, notre gros Tourangeau, s'appliquaient sans doute à son mari. Je fus choquée de cette plaisanterie.

M. Chopinelle continua:

—Vous pensez bien, madame, que mes regrets ne se sont pas bornés là,—ajouta-t-il en s'inclinant gracieusement devant Ursule,—mais les affaires d'état avant tout.

—Ma chère amie... M. Chopinelle, sous-préfet de notre arrondissement,—me dit Ursule en m'indiquant M. Chopinelle d'un signe de tête.

Je m'inclinai légèrement.

—Madame arrive de la capitale?

—Oui, monsieur.

—Madame va trouver la province bien maussade, bien ennuyeuse, bien stupide! Pour nous autres Parisiens, c'est une véritable Sibérie... un exil; autant aller tout de suite aux antipodes... Vous n'avez pas d'idée, madame, des figures qu'on trouve dans mon arrondissement et de la vie qu'on y mène; ma parole d'honneur on se croirait chez les Hurons, pour ne pas dire davantage. Heureusement que madame Sécherin a été jetée comme moi sur cette terre étrangère; si madame reste ici quelque temps, nous improviserons une petite colonie parisienne au milieu des sauvages de la Touraine. Madame est sans doute musicienne?—me demanda M. Chopinelle.

Heureusement il se chargea de ma réponse et ajouta:

—Il n'y a pas à en douter, je parie que madame a une voix charmante; nous transporterons ici la patrie des arts. Madame Sécherin a un délicieux talent: madame Sécherin la jeune, bien entendu, car sa belle-mère n'a jamais su que chanter la messe, ah! ah! ah!...—M. Chopinelle me regarda tout fier de cette impertinence.

Il s'aperçut qu'elle n'était pas de mon goût, et se retourna vers Ursule.

—Monsieur,—lui répondit-elle sèchement,—ce que vous dites de la mère de mon mari me semble parfaitement déplacé.

L'étonnement de M. Chopinelle redoubla.

—Ah çà! vous avez donc quelque chose contre moi, que vous m'accueillez de la sorte? On dirait que je suis un étranger pour vous,—dit-il avec un certain dépit.

—En vérité, monsieur, je ne sais pas ce que vous voulez dire. Parlons, si vous le voulez bien, de la route vicinale que vous nous promettez sans cesse,—reprit Ursule avec le plus grand sang-froid.

M. Chopinelle sembla piqué au vif; voulant sans doute justifier le langage familier qu'il affectait à l'égard de ma cousine, il s'oublia jusqu'à dire:

—Je ne sais si c'est la présence de madame qui vous intimide ainsi; mais, ordinairement, avouez-le vous me traitez moins cérémonieusement, madame. Je ne suis donc plus l'ami de la maison?... Bien... bien... je me plaindrai à ce cher Sécherin, je vous en avertis.

Si je n'avais pas eu en Ursule une confiance aveugle, insensée, la mauvaise humeur de cet homme, d'ailleurs infiniment mal élevé, m'eût donné beaucoup à penser.

Mais je ne vis dans M. Chopinelle qu'un fat ridicule qui voulait à mes yeux abuser d'une apparence d'intimité que la vie de la campagne autorise, pour me faire croire qu'Ursule le voyait avec un certain intérêt.

C'est pour donner une idée de la sottise de ce personnage que j'ai cité quelques mots de sa conversation, qui ne fut qu'un fastidieux mélange de lieux communs et de prétentions insupportables.

Je n'ai jamais compris qu'on pût trouver un grand plaisir à s'amuser des sots; leur vulgarité, leur niaiserie me répugnent, m'attristent au moins autant que la vue d'une infirmité physique.

La froideur et la répugnance que je ne pus m'empêcher de témoigner à M. Chopinelle abrégèrent donc singulièrement sa visite.

Après son départ, Ursule me demanda, en riant aux éclats, si je croyais toujours qu'elle s'occupât de ce sous-préfet, s'il était possible de rencontrer un homme plus complétement absurde, et si je n'avais pas honte de mes soupçons à ce sujet.

Je partageai la gaieté d'Ursule, je ne conservai pas le moindre doute sur sa sincérité.

M. Chopinelle ne revint pas de quelques jours, à la grande surprise de M. Sécherin qui ne cessait pas d'accabler sa femme de questions auxquelles celle-ci répondait avec impatience.

Complétement rassurée au sujet de la coquetterie d'Ursule, au bout de quelques jours je fis une autre découverte qui me charma bien davantage.

En ma présence, le ton de ma cousine envers son mari était froid, indiffèrent, quelquefois dédaigneux; pourtant M. Sécherin ne paraissait pas s'en apercevoir; il semblait l'homme le plus heureux du monde, et, au grand déplaisir d'Ursule, il faisait allusion à mille circonstances qui prouvaient que les meilleurs rapports existaient entre eux, et que sa femme le comblait de prévenances.

Plusieurs fois M. Sécherin dit à Ursule en riant et en haussant les épaules:—C'est pourtant parce que notre cousine est là que tu ne veux pas avoir l'air d'être amoureuse de moi.

En effet, après m'être longtemps demandé pourquoi ma cousine dissimulait une conduite si conforme aux conseils que je lui donnais, je fus convaincue que c'était pour conserver toujours le droit de se dire la plus incomprise, la plus infortunée des femmes, et pour pouvoir se plaindre à moi de la mésalliance morale à laquelle elle avait été sacrifiée.

Cette conviction me tranquillisa beaucoup sur la destinée d'Ursule.

Pour la première fois je reconnus une sorte de monomanie mélancolique dans les tristesses exagérées qu'elle avait affectées dans notre premier entretien à mon arrivée à Rouvray. Je n'accusai pas ma cousine de fausseté, je la trouvais presque malheureuse d'avoir honte de son bonheur et de ne pas oser avouer qu'ayant reconnu les nobles et généreuses qualités de son mari, elle avait sagement pris son parti sur quelques-unes de ses vulgarités. Une fois bien sûre que ses chagrins n'étaient qu'une prétention, qu'une sorte de coquetterie de souffrance, je n'eus pas le courage de contrarier Ursule à ce sujet: je la croyais, je la voyais parfaitement heureuse; le reste m'était indifférent.

Je fus bien loin de regretter les larmes que j'avais données à ses douleurs supposées. Seulement je ne pus m'empêcher de sourire en pensant que le complément du bonheur d'Ursule était pour elle de se dire la plus misérable des créatures. Plus j'observais, plus je reconnaissais que l'empire qu'elle avait sur son mari était immense; quelquefois même je doutais que celui de madame Sécherin pût l'égaler.

Celle-ci persévérait toujours à l'égard d'Ursule dans une froideur contrainte qui souvent semblait blesser son fils.

Environ huit ou dix jours après la scène que j'ai racontée, M. Chopinelle revint à Rouvray pour y dîner. Il prétexta de nombreuses occupations pour excuser son absence.

M. Sécherin l'accueillit avec une parfaite et joyeuse cordialité.

Après souper, la nuit venue, au lieu de jouer selon son habitude au piquet, avec son fils, madame Sécherin se mit à son rouet.

Mon cousin sortit pour aller donner quelques ordres à sa fabrique.

Les fenêtres étaient ouvertes, il faisait un temps magnifique.

Ursule et M. Chopinelle causaient assis sur un canapé placé derrière la chaise de madame Sécherin, qui était complétement absorbée par son rouet.

Grâce à l'abat-jour d'une lampe, le salon était plongé dans une demi-obscurité.

J'allai m'asseoir près d'une des fenêtres. Le ciel était pur, les étoiles brillantes: je tombai dans une rêverie profonde.

Je ne sais depuis combien de temps j'étais absorbée dans ces réflexions, lorsque, retournant machinalement la tête, je vis M. Chopinelle, assis près d'Ursule, lui donner une lettre qu'elle serra vivement dans la poche du petit tablier qu'elle portait.

J'étais presque complétement cachée dans l'embrasure de la fenêtre; ma cousine, ne pouvant pas me voir, pensait sans doute qu'il m'était impossible de l'apercevoir.

Je me croyais dupe d'une illusion.

A ce moment madame Sécherin interrompit le mouvement mesuré de son rouet, et du ton le plus naturel, elle dit à Ursule, en tournant à demi la tête:

—Ma bru, venez, je vous prie, me tenir cet écheveau à dévider.

Ursule se leva, s'approcha de sa belle-mère.

Je vois encore cette scène.

Ursule portait une robe de mousseline blanche rayée de rose et un tablier de soie bleu-clair garni de dentelle noire; debout devant madame Sécherin, elle tenait l'écheveau de lin sur ses deux mains élevées. Sans doute ennuyée de l'occupation que lui avait imposée sa belle-mère, elle frappait légèrement le plancher du bout de son joli pied.

Tout à coup, par un mouvement plus rapide que la pensée, madame Sécherin plongea sa main dans la poche du tablier d'Ursule, et saisit la lettre de M. Chopinelle.

—Avec les traîtres il faut user de traîtrise!—s'écria-t-elle d'une voix menaçante.—J'ai tout vu dans cette glace!

Et elle montra une glace placée en face d'elle qui avait dû, en effet, réfléchir ce qui venait de se passer derrière sa chaise.

—Madame!—dit Ursule en pâlissant.

—Il y a longtemps que je vous surveille,—répondit madame Sécherin.—Mon fils va tout savoir.


CHAPITRE VIII.

LA NUIT PORTE CONSEIL.

Cette scène s'était passée si rapidement, que j'eus à peine le temps de m'approcher de madame Sécherin et de lui dire:

—Au nom du ciel, madame, parlez plus bas; on peut vous entendre, votre fils va rentrer d'un moment à l'autre.

—Il me tarde qu'il soit ici,—répondit cette femme inflexible.

M. Chopinelle restait anéanti, stupéfait; debout auprès d'Ursule, il ne put prononcer une parole.

—Madame,—m'écriai-je à mon tour,—ma cousine est plus imprudente que coupable.

—Mon pauvre fils... mon pauvre fils,—dit madame Sécherin sans me répondre, en regardant avec douleur la lettre qu'elle venait de surprendre.—Et pour cette femme, il se tue de travail! et pour cette femme, il oublie quelquefois sa mère... Mais le bon Dieu est juste; oui, oui, il est juste... il ne permet pas que les coupables soient impunis.

Elle sonna.

Une servante vint.

—Allez dire à mon fils de venir me parler à l'instant même; il doit être à la fabrique,—dit madame Sécherin.

La servante obéit.

Je regardais Ursule; son calme imperturbable me confondait.

—Vous allez être enfin traitée comme vous le méritez,—lui dit madame Sécherin avec indignation, en montrant la lettre;—mon fils va tout savoir...

Ursule avait repris tout son sang-froid.

Elle regarda sa belle-mère de l'air du monde le plus naïvement étonné et lui dit:

—En vérité, madame, je ne comprends pas vos reproches; je ne sais pas à quoi vous faites allusion en me disant que je serai traitée comme je le mérite; il me semble qu'avant de m'accuser vous devriez ouvrir cette lettre si cette lettre cause votre courroux, et vous assurer de ce qu'elle contient...

Madame Sécherin leva vivement la tête et regarda ma cousine avec une profonde surprise.

—Comment! vous osez dire...—s'écria-t-elle.

-Mon Dieu, madame, rien de plus simple... Le jour de la fête de mon mari arrive bientôt. J'ai chargé monsieur (elle montra M. Chopinelle) d'une commission relative à une surprise que je ménage à M. Sécherin. Prévoyant le cas où M. Chopinelle ne pourrait m'entretenir seule de cette commission, et voulant que tout ceci demeurât secret, je l'avais prié de m'écrire un mot à ce sujet... Voilà ce grand mystère... et tout uniment ce dont il s'agit, madame...

Soulagée d'un poids énorme, je me jetai au cou d'Ursule. Elle s'était exprimée d'une manière si simple, si naturelle, si naïve, que je me reprochai amèrement de l'avoir soupçonnée.

Je dis à madame Sécherin:—Vous le voyez, madame, vous vous êtes trompée.

Madame Sécherin resta stupéfaite.

Elle regardait fixement la lettre qu'elle tenait entre les mains, et semblait ne pouvoir croire à ce qu'elle entendait.

—Comment,—disait-elle, en se parlant à elle-même,—je me serais trompée à ce point? Depuis tant de temps que je les observe!... Mais non, non,—reprit-elle vivement, en décachetant la lettre,—le cœur d'une mère ne se trompe pas... Pourquoi ressentirais-je tant d'aversion contre cette femme? Je ne suis ni injuste, ni haineuse, moi... non... non... il faut qu'elle soit coupable, elle est coupable!

Elle s'approcha de la lampe pour lire la lettre, et chercha ses lunettes.

La physionomie de ma cousine resta impassible.

Elle dit en souriant à M. Chopinelle:

—Allons, monsieur... adieu notre surprise.

Le sous-préfet regarda ma cousine d'un air stupide, effaré, puis il prit brusquement son chapeau et se précipita vers la porte.

Il y rencontra M. Sécherin.

Celui-ci le saisit par le bras, le retint et lui dit en riant:—Comment, vous vous en allez déjà, Chopinelle? Est-ce que vous êtes fou? Et ma revanche à l'écarté que vous devez me donner! allons donc, allons donc, on ne m'échappe pas comme ça.

—Enfin, voilà mon fils,—s'écria madame Sécherin, qui tenait toujours la lettre ouverte, sans y avoir encore jeté les yeux,—tout va s'éclaircir.

M. Sécherin avait ramené avec lui M. Chopinelle et le tenait toujours par le bras.—S'éclaircir, quoi donc, maman? dit-il.

—Oh! mon ami, une bien terrible aventure,—se hâta de dire Ursule avec gaieté.—Figurez-vous que M. Chopinelle m'a remis tout à l'heure une lettre en secret... Mon Dieu, oui... très-mystérieusement, tout comme s'il se fût agi d'une véritable déclaration d'amour. Maintenant savez-vous ce que c'est que cette lettre?... Hélas! il faut bien se décider à vous l'apprendre... Elle contient quelques renseignements relatifs à une surprise que je vous ménageais pour le jour de votre fête, et dont j'avais chargé M. Chopinelle; comme il était fort probable que je n'aurais pas l'occasion de m'entretenir seule avec monsieur, je l'avais prié de m'écrire ce qu'il ne pourrait pas me dire, afin que personne ne se doutât de rien. Malheureusement, maintenant, voilà tout ébruité, je ne pourrai pas jouir de ma surprise...

—Tiens... tiens, mais c'est juste, c'est après-demain la Saint-Benoît,—dit M. Sécherin.—Comment, ma femme, tu me gâtes comme ça? Et tu prends ce cher Chopinelle pour complice? Ah! ah! monsieur le sous-préfet, vous voulez me liguer avec ma femme!—ajouta-t-il en riant aux éclats.—Ah! vous complotez tous deux pour me faire des surprises!

—Une surprise,—dit madame Sécherin en jetant un regard perçant sur Ursule.—Nous allons bien voir.

Elle déplia la lettre.

M. Chopinelle devint livide.

Je frissonnai; un affreux pressentiment me dit qu'Ursule, par une présence d'esprit qui me confondait, et à l'aide d'un mensonge audacieux, n'avait fait que retarder un éclat terrible.

Voyant l'émotion du sous-préfet, je fus persuadée que cette lettre était une lettre d'amour. Je voulus à tout hasard tenter une dernière fois de sauver Ursule; je m'écriai, en tâchant de cacher l'altération de ma voix:

—Vous savez, mon cher cousin, que ces sortes de surprises sont sacrées, qu'il faut les respecter.

—Je le crois bien! ainsi, maman, je vous en prie, ne lisez pas cette lettre; rendez-la à Ursule, afin qu'elle et son complice puissent machiner ensemble leurs scélératesses; je ferai semblant de ne rien savoir.

—Donnez, donnez la lettre, madame!—s'écria Chopinelle en avançant la main.

Cette main tremblait comme la feuille.

Je crus que tout était perdu.

A ce moment Ursule, qui n'avait pas quitté sa belle-mère des yeux, et qui s'était approchée d'elle peu à peu et sournoisement, saisit la lettre en riant aux éclats et s'écria:

—Ma bonne maman, il n'y aura pas de préférence... ni vous non plus ne connaîtrez pas cette surprise.

—Bravo!... bravo!... sauve-toi, ma petite femme! sauve-toi!—s'écria M. Sécherin.

Ursule sortit rapidement.

Je la suivis machinalement, ainsi que M. Chopinelle; une fois hors du salon, il s'écria d'un air éperdu, en s'essuyant le front:

—Quel sang-froid!... elle nous a sauvés!... Ah! quelle femme!!! quelle femme!!!

Dès que nous fûmes seuls, ma cousine déchira la lettre et la mit en morceaux dans la poche de son tablier.

—Ah! Ursule,—lui dis-je d'un ton de reproche, j'en tremble encore, quelle terrible leçon! Dieu veuille qu'elle ne soit pas perdue.

—Vous pouvez vous vanter d'avoir une fameuse présence d'esprit... Sans vous, tout était découvert. Je n'ai pas une goutte de sang dans les veines,—dit M. Chopinelle, d'un air consterné.—Ah! Ursule... quelle femme vous êtes!

Si j'avais pu conserver le moindre soupçon, ces dernières paroles de M. Chopinelle, son émotion, eussent suffi pour m'éclairer.

Ma cousine nous regarda tous deux avec les marques du plus grand étonnement, se mit à rire et me dit:

—Ah çà! entre nous, ma bonne Mathilde, parles-tu sérieusement? à qui donc en as-tu avec ta terrible leçon? Pourquoi me dis-tu cela? quel rapport ont ces terribles paroles avec une innocente surprise qui a failli être découverte? ne dirait-on pas qu'il s'agit de quelque chose de grave? ne vas-tu pas croire, comme ma belle-mère, qu'il s'agit d'une déclaration d'amour?—ajouta-t-elle en riant aux éclats.

Cette assurance railleuse et effrontée m'effrayait et me rendait muette.

Le sous préfet, non moins stupéfait que moi, me regard, et s'écria sottement:

—C'est étonnant... c'est à ne pas croire ce qu'on entend. Ah! quelle femme!

Ursule redoubla d'éclats de rire et dit:

—Et vous aussi, M. Chopinelle? Vous vous troublez... vous pâlissez... vous vous extasiez sur ma présence d'esprit qui a empêché, dites-vous, que tout ne fût découvert? En vérité, je suis désolée des émotions que je vous ai causées en vous chargeant de cette pauvre commission. Mais savez-vous que vous êtes fort peu adroit?—ajouta-t-elle avec un sourire méprisant,—mais savez-vous que votre air empêtré, effaré, aurait suffi pour donner une apparence de vraisemblance aux soupçons de ma belle-mère... Pour un futur homme d'état, vous êtes bien peu maître de vous... et à propos d'une niaiserie encore... Que serait-il donc arrivé, je vous le demande, s'il s'était agi de quelque chose de sérieux? Je doute fort que vous fassiez votre chemin dans la politique, mon pauvre monsieur Chopinelle.

—Comment,—m'écriai-je malgré moi, indignée de tant d'audace,—si ton mari eût ouvert cette lettre!

—Il savait quel était le cadeau que je voulais lui donner pour sa fête; notre surprise était manquée, voilà tout...

Et Ursule me regarda fixement sans rougir.

Ses traits étaient aussi calmes, aussi riants que si elle eût dit la vérité.

Nous étions restés sous le vestibule.

M. Sécherin nous rejoignit, souriant toujours, gai toujours comme d'habitude.

Ursule s'écria, dès qu'elle le vit:

—Votre mère est bien fâchée de mon enfantillage, n'est-ce pas? Après tout, ce que j'ai fait était très-mal. Mon Dieu... mais maintenant j'y pense, savez-vous que j'avais l'air de craindre que vous ne lussiez cette lettre? Tenez, je suis sûre que votre mère vous aura parlé dans ce sens; et elle aurait eu raison, car les apparences semblent être contre moi.

—Ah! ah! ah! dit M. Sécherin en riant aux éclats.

—Est-ce que tu es folle... avec tes apparences? Au contraire... à mon grand étonnement, au lieu de se fâcher de ce que tu lui avais ôté la lettre des mains, quand tu as été partie, maman m'a regardé fixement sans me dire un mot; puis elle m'a demandé mon bras et elle est rentrée dans sa chambre; je n'ai pas pu en tirer une parole.

Ursule secoua tristement la tête et dit:—Voyez-vous, mon ami, j'en étais sûre; voilà votre mère fâchée contre moi. Que je m'en veux donc d'avoir agi ainsi comme une étourdie! Tenez... je ne me le pardonnerai jamais.

Et une larme brilla dans les yeux d'Ursule.

—Allons, allons, s'écria son mari d'un air attendri,—voilà que tu vas te bouleverser, te faire du mal pour une bêtise... quand je te dis que maman n'a pas prononcé un mot; voyons, sois donc tranquille.

—C'est justement pour cela; son silence m'accuse, elle est profondément blessée, elle aura au moins pris cette folie pour un manque d'égards de ma part.

M. Chopinelle s'esquiva pendant que M. Sécherin consolait Ursule.

Je prétextai une migraine pour monter chez moi.

Ursule et son mari m'accompagnèrent jusqu'à ma porte, et me souhaitèrent le bonsoir.

Je restai seule.

Ursule était coupable... je ne pouvais pas conserver le moindre doute à ce sujet.

Mon cœur se serra; j'éprouvai une des plus douloureuses angoisses que j'aie jamais ressenties... Ursule m'avait menti! toujours menti!

Elle était fausse; sa mélancolie éplorée, sa tristesse rêveuse, ses besoins d'idéalité, ses scrupules, qui s'effarouchaient de ce qui n'était pas d'une délicatesse exquise, tout cela n'était qu'un jeu, qu'une apparence.

Je m'étais apitoyée sur ses souffrances morales, et elle ne souffrait pas; elle avait commis une faute, et cela même sans l'excuse de la passion, de l'entraînement que peut inspirer un homme éminemment doué.

Elle avait sacrifié ses devoirs à un homme ridicule dont elle rougissait, car elle le raillait, car elle le reniait avec une imperturbable assurance.

Dans cette scène qui pouvait la perdre, son front était resté calme, intrépide; elle avait conjuré l'orage qui allait éclater avec une présence d'esprit, avec un sang-froid, avec une audace qui m'épouvantaient.

Ces découvertes me firent un mal horrible.

Hélas! je l'avoue à ma honte, peut-être l'amertume de mon désillusionnement s'augmenta-t-elle encore du dépit qu'on éprouve toujours d'être dupe de sa propre bonté.

Pourtant non... non... plus je rappelle mes souvenirs, plus il me semble que je fus surtout accablée de cette pensée: que je n'avais plus de sœur, que celle en qui je mettais tant d'espérances n'était plus digne de cette amitié.

Je passai une nuit triste et agitée.

Le lendemain matin, à mon réveil, ma femme de chambre me dit que M. Sécherin était déjà venu plusieurs fois savoir quand je pourrais le recevoir: il avait absolument à me parler.

Assez inquiète, je m'habillai à la hâte, j'envoyai chercher mon cousin.

Il vint bientôt, il me parut triste et soucieux.

—Qu'avez-vous à me dire, mon cher cousin?

—Quelque chose de très-grave... ma cousine. Comme vous êtes de la famille, et la meilleure amie de ma femme, nous ne devons pas avoir de secret pour vous... Devinez ce qui m'arrive? Une tuile qui me tombe sur la tête. Jamais je ne me serais douté de cela... Mais quand les gens âgés se mettent quelque chose dans la tête...

—Je ne comprends pas, mon cousin.

—Vous seriez-vous jamais doutée que maman fût dure et injuste pour ma pauvre femme?—s'écria—il.—Eh bien! cela est pourtant. Cette nuit, Ursule m'a tout conté en fondant en larmes, j'en avais le cœur navré; croiriez-vous que, quand je ne suis pas là, maman la traite avec injustice? qu'elle la bourre, qu'elle la gronde?... et Ursule... comme une pauvre brebis du bon Dieu qu'elle est, souffre tout cela sans se plaindre? Il a fallu la scène d'hier pour combler la mesure.

—La scène d'hier?

—Mais oui... certainement... Ursule m'a tout raconté... Les soupçons absurdes de maman à propos de cette lettre de Chopinelle, c'est ça surtout qui a profondément blessé ma femme, et il y avait bien de quoi. Car enfin, comme ma femme me le disait cette nuit; «Tu comprends bien, mon pauvre loup, que tant qu'il s'est agi de choses indifférentes, j'ai pu me taire; mais maintenant il s'agit d'un soupçon qui porte atteinte à ton honneur et au mien, je ne puis me résigner plus longtemps au silence envers toi. Ce serait presque avouer que ta mère a raison de m'accuser.» Mais voilà ce que c'est,—s'écria M. Sécherin,—les belles-mères et les brus, c'est le feu et l'eau, c'est le diable à confesser.

J'aurais du m'attendre à cela, et encore, non, car ma pauvre femme ne soufflait jamais un mot, elle cédait en tout à maman... Elle est si bonne! si excellemment bonne!

Et il se mit à marcher avec agitation.

Je vis qu'Ursule, dans la crainte d'être prévenue par sa belle-mère, avait tout avoué à son mari, et usé de son influence pour s'innocenter complétement.

Quoique je fusse indignée de la conduite d'Ursule et peinée de l'aveuglement de son mari, je ne voulus pas dire un mot qui pût éveiller ses soupçons, mais je tâchai de calmer l'irritation qu'il semblait avoir contre sa mère.

—Tout ceci s'apaisera, mon cher cousin,—lui dis-je;—vous le savez, le cœur d'une mère est toujours un peu ombrageux, un peu jaloux. C'est le défaut de la véritable tendresse.

—Aussi, je ne lui en veux pas, à la bonne femme. Je n'aurais, d'ailleurs, qu'à lui dire une chose bien simple: Vous prétendez, maman, que Chopinelle fait la cour à ma femme depuis trois mois! Eh bien! c'est justement depuis trois mois que ma femme est plus gentille pour moi qu'elle ne l'a jamais été... Mais c'est que c'est vrai, cousine; vous n'avez pas idée comme depuis trois mois surtout Ursule me câline, comme elle me gâte; c'est mon gros loup par-ci, mon bon chien par-là, car Ursule fait comme votre tante voulait que je fisse; c'est une justice à lui rendre, elle garde tous ces jolis petits noms-là pour quand nous sommes seuls. Enfin, c'est pour vous dire que, depuis trois mois, jamais, jamais je n'ai été plus heureux, plus gai, plus content. Ce ne sont pas des rêves, des propos, cela!... C'est la vérité, je l'ai éprouvé, je l'éprouve! Aussi tout ce que maman me dirait ou rien, ce serait la même chose... Ah! ah! ah!—ajouta-t-il en riant sincèrement,—ma femme amoureuse de Chopinelle... Peut-on avoir une idée pareille? mais c'est du délire... Et comme Ursule me le disait encore cette nuit, si ça n'avait pas été pour ne pas faire une malhonnêteté à Chopinelle, et le butter contre le chemin vicinal qui me serait si nécessaire à ma fabrique, il y a beau temps qu'elle l'aurait envoyé promener avec ses duos; il l'ennuyait à périr, il lui écorchait les oreilles; car, au lieu de chanter, il paraît qu'il crie comme un diable enrhumé, à ce que dit Ursule. Ça m'avait toujours bien fait un peu cet effet-là, mais, comme je ne m'y connais pas, je n'avais rien dit... ni Ursule non plus, de peur de me contrarier en se moquant de mon ami intime. Je vous demande un peu où il faut que maman ait la tête pour imaginer de pareilles choses? Un gros garçon si bêtement fat! Enfin, il faut qu'il soit bien ridicule, Chopinelle, puisque ma pauvre Ursule, malgré ses larmes, en a tant plaisanté cette nuit, que nous avons fini par en rire comme deux enfants. Elle est si drôle, si gaie, ma femme, quand elle s'y met... Vous n'avez pas d'idée de ça, cousine, parce que, devant vous, elle s'observe dans la crainte de vous paraître mauvais ton... Mais, entre nous, il n'y a pas de petite réjouie comme elle; c'est pour cela que ça m'affecte tant de la voir triste; c'est qu'aussi il faut avoir un cœur de pierre pour l'affliger, pauvre cher agneau... et maman, qui est si bonne d'ordinaire, va justement la prendre en grippe... Elle... elle...

—Je suis sûre, mon cousin, qu'Ursule n'a rien à se reprocher; mais, vous le savez, la vieillesse est soupçonneuse... et puis, enfin, il me semble que madame votre mère ne vous a rien dit contre votre femme jusqu'à présent?

—Non sans doute, mais, tenez, ça ne va pas manquer d'arriver; maintenant je comprends l'air que maman avait hier soir. C'est dans son caractère de ne rien faire à demi, voyez-vous... Ce silence-là présage une forte scène; je connais maman, elle ne dit que quand elle a à dire, mais alors... elle devient terrible.

—Les familles les plus unies ne sont pas à l'abri de ces discussions, vous le savez, mon cousin... mais ces légers orages passent et s'oublient bientôt.

—Sans doute, mais après ça, comme me disait Ursule, pour éviter ces orages dont vous parlez, peut-être, pour nous comme pour maman, serait-il mieux de vivre un peu plus séparés... Il y a, à deux portées de fusil d'ici, une très-jolie maison à vendre; nous nous y établirions avec ma femme en laissant ceci à maman; vous comprenez, elle serait bien plus à son aise... car après tout, comme disait Ursule, c'est pour maman... ce que nous en ferions.

—Quitter votre mère! mon cousin... prenez garde... depuis si longtemps elle est habituée à vivre près de vous.

—Oh! ce ne serait pas la quitter, nous la verrions tous les jours, plutôt deux ou trois fois qu'une... Et puis, vous concevez, Ursule a la poitrine très-délicate malgré son air de bonne santé; les heures de repas de maman sont si différentes de celles dont ma femme avait l'habitude, qu'elle a toutes les peines du monde à s'y faire. A la longue, elle en tomberait malade; elle a lutté tant qu'elle a pu sans me rien dire, la pauvre petite, mais à cette heure elle m'a avoué qu'elle ne pouvait plus tenir.

—Ainsi, mon cousin, vous voilà presque décidé à vous séparer de votre mère. Cette résolution est bien grave; il me semble qu'elle a été prise très-brusquement: hier vous n'y songiez pas.

—Non, sans doute... c'est-à-dire quelquefois, ma femme m'en avait parlé à bâtons rompus; mais cette nuit, elle m'a fait comprendre qu'après tout ce qui s'était passé, ça serait pour maman et pour nous le parti le plus convenable, et je suis tout à fait de son avis... Maintenant que je sais que maman est injuste envers ma femme, tôt ou tard ça jetterait du froid dans nos relations. Est-ce que vous ne trouvez pas que nous avons raison d'agir ainsi, ma cousine? Oh! d'abord, Ursule m'a dit: Avant tout, consulte Mathilde, et suivons son conseil.

—Puisque vous me demandez mon conseil, je vous engagerai à patienter encore. Votre pauvre mère ne s'attend pas à cette séparation soudaine; ce serait pour elle un coup terrible.

—Vous croyez, cousine?

—Mais vous, n'en éprouvez-vous donc aucun?

—Certes, j'éprouverais un affreux chagrin, s'il s'agissait de quitter maman tout à fait... je ne sais pas même si je pourrais m'y résoudre; mais il ne s'agit que de nous aller établir à deux petites portées de fusil de cette maison, pas davantage...

—Malgré tout, croyez-moi, cette détermination lui serait très-pénible; ne vous pressez pas... croyez-moi, attendez... réfléchissez...

Une des servantes de madame Sécherin entra et dit à mon cousin;

—Monsieur, madame Sécherin vous dit de venir la trouver; elle prie aussi madame de vouloir bien vous accompagner. Elle attend dans la chambre aux trois fenêtres...

—Dans la chambre de feu mon père!...—dit mon cousin en me regardant avec un étonnement mêlé de crainte;—qu'est-ce qu'il y a donc d'extraordinaire? Depuis la mort de papa, ma mère ne va jamais dans cette chambre que pour prier; c'est, pour elle, comme une chapelle... Tenez, cousine, vous n'avez pas d'idée de la tristesse, de la peur que ça me cause... je connais ma mère, il va se passer quelque chose de très-grave.

Très-étonnée d'être aussi convoquée par madame Sécherin, je suivis mon cousin avec un noir pressentiment.

J'ai conservé un long ressouvenir de cette scène de famille. Il me semble qu'elle a dû bien des fois se renouveler. Les sentiments qui s'y trouvaient en jeu étaient, sont et seront toujours profondément humains.

L'entretien que je venais d'avoir avec M. Sécherin me prouvait évidemment ce que j'avais à moitié deviné: qu'Ursule, loin de souffrir de la vulgarité de son mari, affectait de la partager, afin d'assurer davantage encore son influence sur lui.

La ruse, l'habileté de ma cousine m'effrayèrent.

J'eus hâte de quitter Rouvray; je me repentis d'y être venue; un secret pressentiment me disait que ce voyage me serait fatal.

En me rappelant mon enfance, les humiliations que mademoiselle de Maran avait fait souffrir à ma cousine à cause de moi, en comparant ma position à la sienne, je commençai à me persuader que, malgré ses continuelles assurances d'affection, Ursule était trop fausse, trop perfide, trop intéressée, pour n'être pas aussi profondément envieuse.

Je sentais vaguement qu'elle ne pouvait pas m'avoir pardonné les avantages apparents que j'avais toujours eus sur elle, et que tôt ou tard elle chercherait à s'en venger.

Le sang-froid, l'audace que je lui avais vu développer la veille m'épouvantaient.

Une femme aussi jeune, aussi belle, aussi hardie, aussi adroite, aussi perverse, me paraissait la plus dangereuse créature du monde.

Ne rougissant de rien, osant tout, mentant avec une imperturbable effronterie, joignant le don des larmes touchantes au plus séduisant sourire... spirituelle, charmante et sans âme... que ne pouvait-elle pas entreprendre? qui pouvait lui résister? à quoi ne réussirait-elle pas?

En suivant M. Sécherin pour aller rejoindre sa mère, je songeais à l'adresse infinie avec laquelle Ursule avait préparé son mari aux révélations que madame Sécherin allait sans doute lui faire.

J'entrai avec mon cousin dans la chambre où l'attendait sa mère.


CHAPITRE IX.

LA FEMME ET LA BELLE-MÈRE.

Il y avait quelque chose d'imposant, de lugubre dans l'aspect de cet appartement, qui avait été celui de feu M. Sécherin.

Sa veuve, par un pieux souvenir, avait laissé cette pièce dans l'état où elle se trouvait lors de la mort de son mari.

Çà et là, sur les meubles, on voyait quelques fioles encore remplies de médicaments; sur un bureau une lettre à demi écrite, sans doute la dernière que la main de M. Sécherin eût tracée... était recouverte d'un globe de verre...

Cet appartement, toujours fermé, était humide, froid comme un sépulcre, sa tenture sombre; le faible jour qu'y laissait pénétrer une persienne entr'ouverte augmentait encore la désolante tristesse de ce séjour, où tout rappelait d'une manière si frappante et si funèbre l'agonie et la mort.

Malgré moi je frissonnai; mon cousin pâlit et s'approcha de sa mère avec une crainte respectueuse.

Madame Sécherin était, selon son habitude, vêtue de noir; elle avait substitué un bonnet de veuve au bavolet blanc qu'elle portait ordinairement. Ses cheveux en désordre s'échappaient de cette triste coiffure, ses sourcils gris étaient froncés, ses lèvres contractées douloureusement; sa physionomie avait un beau caractère de tristesse, de souffrance et de sévérité, qui m'émut et qui m'imposa profondément.

Tout à coup, sans proférer une parole, madame Sécherin tendit ses bras à son fils; il s'y jeta en pleurant, pendant quelques moments il tint sa mère étroitement embrassée.

Celle-ci disait d'une voix étouffée:—Mon enfant... mon pauvre enfant... du courage...

M. Sécherin essuya ses yeux et dit à sa mère avec émotion:

—Mon Dieu! maman, pourquoi nous faire venir ici, dans la chambre de mon père? Ça vous rappelle à vous, et à moi aussi, de bien cruels moments; cela vous fait mal... ça n'est pas raisonnable.

—Cet endroit est sacré pour moi, mon enfant; tu le sais; j'y viens souvent prier... C'est comme un saint lieu... Il me semble que ton pauvre père me voit et m'entend mieux quand je suis ici.

Puis s'adressant à moi:

—Madame, vous êtes de la famille, vous êtes un ange de vertu, de bonté... C'est pour cela que je me suis permis de vous appeler... Vous avez de l'amitié pour mon fils, vous savez s'il est honnête et bon, vous ne nous abandonnerez pas? Vous ne serez pas contre nous! vous serez pour la justice, n'est-ce pas?

Et madame Sécherin tendait vers moi ses mains tremblantes.

—Madame... je ne sais en quoi je puis...

—Je vais tout vous dire... et quoique cette malheureuse femme vous appelle sa sœur, vous serez juste...—j'en suis bien sûre...—vous ne pouvez avoir rien de commun avec les méchants.

M. Sécherin me regarda, me fit un signe d'intelligence comme pour me dire qu'il devinait la pensée de sa mère.

Celle-ci prit la main de son fils dans les siennes, le regarda avec une sollicitude touchante et lui dit d'une voix profondément émue:

—Mon enfant, s'il t'arrivait un grand malheur, tu viendrais à moi, n'est-ce pas? tu te consolerais près de moi... Je te tiendrais lieu de tout ce que tu aurais perdu... tu ne serais jamais tout à fait malheureux, puisque tu m'aurais, n'est-ce pas?

—Mais, maman... pourquoi me dire cela?

—Écoute, écoute; je te dis cela pour te prouver que le Seigneur n'abandonne jamais ceux qui sont bons et honnêtes... entends-tu? Si un cœur faux et méchant les trompe, eh bien! ils trouvent, pour se consoler, un cœur tout dévoué à eux... le cœur d'une mère... et avec cela... ils oublient les indignes créatures qui les abusent... Du courage, mon pauvre enfant... du courage.

Sans doute madame Sécherin voulait et croyait préparer son fils au terrible coup qu'elle allait lui porter en lui révélant la conduite d'Ursule.

M. Sécherin me parut impatient de ces préliminaires.

Enfin sa mère, ne pouvant contraindre davantage son indignation, s'écria:

—Il faut la quitter... l'abandonner sans la revoir... entends-tu? Voilà ce qu'elle mérite... Mais je te resterai, moi...

—Mais encore une fois, maman, expliquez-vous...

—Eh bien!... mon fils...

—Eh bien!...

—Mon fils, ta femme te trompe...—dit madame Sécherin d'une voix émue, en regardant mon cousin avec effroi.

Elle s'attendait à une crise violente; que devint-elle lorsqu'elle vit son fils hausser les épaules en disant simplement:

—Tenez, maman, laissons cela; je sais ce que vous voulez dire... Vous voulez parler de Chopinelle? Eh bien! entre nous, ça n'a pas le bon sens.

Il est impossible de peindre la stupeur de madame Sécherin en entendant son fils accueillir ainsi cette révélation, qu'elle croyait si accablante. Son instinct de mère l'éclaira tout à coup, elle s'écria:—Elle m'a prévenue, elle m'a prévenue!—Et elle cacha sa tête dans ses mains.

—Eh bien! oui...—s'écria son fils,—oui, ma femme m'a prévenu qu'hier vous avez semblé croire que la lettre que lui avait remise Chopinelle était une lettre d'amour; elle m'a prévenu que vous croyiez que cet homme l'aimait, et qu'elle l'aimait aussi... Eh bien, maman, vous vous trompez... vous avez mal vu... Ne parlons plus de cela, et embrassez-moi... Seulement, si j'avais été moins confiant envers Ursule que je ne le suis... ça aurait pu me faire beaucoup de peine... car ça m'aurait donné des soupçons sur ma pauvre petite femme.

Mon cousin paraissait si complétement rassuré, si aveuglément persuadé de l'honnêteté de sa femme, que sa mère voulut frapper un coup terrible, décisif, pressentant que des ménagements seraient inutiles.

Elle se leva droite, calme, imposante, elle leva les mains au ciel et s'écria avec un accent inspiré qui semblait partir du plus profond de ses entrailles:

—Par la mémoire sacrée de votre père! aussi vrai que Dieu est au ciel... que je sois punie comme sacrilége pour l'éternité, si votre femme n'est pas coupable...

Cette accusation était formidable... Ce serment solennel avait une telle autorité dans la bouche d'une femme pieuse et austère, que M. Sécherin, malgré sa foi profonde dans Ursule, devint pâle comme un linceul.

Immobile, les yeux fixes, il contemplait sa mère avec une angoisse indicible.

Je fus aussi étonnée qu'effrayée de l'expression de douleur, de rage, de désespoir qui durant un instant donna un caractère d'énergie presque sauvage aux traits de M. Sécherin, ordinairement si débonnaires.

—Les preuves... les preuves de cela, ma mère!...—s'écria-t-il.

—Des preuves, tu demandes des preuves... et je t'ai juré, et je te jure par la mémoire sacré de ton père!—dit madame Sécherin d'un ton de douloureux reproche.

—Mon Dieu!... mon Dieu!... est-ce possible? est-ce possible?—s'écria M. Sécherin en cachant sa tête dans ses mains avec accablement.

Sa mère continua:

—Hier j'avais une preuve entre les mains, j'en suis bien sûre... mais ce démon me l'a arrachée... J'ai été si bouleversée de son audace que je n'ai pas pu dire un mot... Et puis je voulais encore une fois bien me recueillir, bien demander au bon Dieu ce que je devais faire... Toute cette nuit j'ai pensé à cela... Je me suis rappelé ce que j'avais vu, leurs signes d'intelligence, leur manége. J'ai prié le ciel de m'éclairer; ce matin je suis venue ici, je me suis mise à genoux, j'ai supplié ton pauvre père, qui nous voit et qui nous entend, de m'inspirer aussi... Mes prières ont été exaucées... Je me suis sentie... si convaincue de ce que je le dis, que j'en fais le serment... entends-tu? le serment sacré... Tu me connais... je mourrais plutôt que d'accuser un innocent; je ne damnerais pas mon âme pour l'éternité par un sacrilége!... il faut donc que ce soit une révélation d'en haut qui me dise que cette malheureuse est coupable.

—C'est vrai! ma mère ne ferait pas un sacrilége; il faut qu'elle soit bien sûre, et pourtant... Mon Dieu!... que croire?... que croire?...—murmurait M. Sécherin d'une voix sourde, en appuyant avec violence ses deux poings fermés sur son front.

Sa mère leva les yeux au ciel d'un air suppliant, puis s'approcha de son fils, appuya ses deux mains vénérables sur ses épaules, et lui dit avec un accent de pitié, de tendresse ineffable:

—Il faut croire ta mère, car le bon Dieu l'inspire, mon pauvre enfant; il m'a sans doute choisie pour te porter ce coup cruel, parce que je puis le consoler, te calmer, te guérir... Nous vivrons seuls tous les deux, comme autrefois... Oh! tu verras, tu verras, tu ne t'apercevras pas de l'absence de cette mauvaise femme... Tu me trouveras là... toujours là... Je serai avec toi bien plus encore que je n'y ai été jusqu'à présent, parce que, vois-tu... je m'apercevais que je t'étais moins nécessaire... depuis qu'elle était ici... elle... Je n'osais pas te le dire, mais cela me faisait de la peine... oh! bien de la peine! C'est cela qui augmentait encore la tristesse que j'avais depuis la mort de mon pauvre mari. Mais maintenant je tâcherai d'être plus gaie. Je le serai pour tu distraire... je t'en réponds... j'en suis sûre... tu verras... tu verras...—dit la pauvre mère en essayant de sourire à travers ses larmes.—Je serai si heureuse de ravoir mon enfant à moi toute seule, que je redeviendrai joyeuse comme dans ma jeunesse; je t'assure que tu ne t'ennuieras pas un instant avec moi... J'ai encore de bons yeux... Eh bien! le soir, je te ferai la lecture, ça te reposera de tes travaux... Et puis je prierai le bon Dieu à ton chevet; tu t'endormiras béni par ta mère. Nous mènerons une existence bien douce, bien calme... Je t'assure que je t'aimerai tant... oh! tant,... que tu n'auras rien à regretter.

A ce moment une porte s'ouvrit.

Ursule entra...

Je suis persuadée qu'Ursule avait écouté le commencement de cet entretien et qu'elle avait habilement ménagé son entrée.

Pressentant le grave événement qui allait se passer, elle avait redoublé de coquetterie dans sa parure...

Je la vois encore arriver calme, souriante, ingénue; jamais elle ne m'avait semblé plus jolie... Elle portait des manches courtes qui laissaient voir ses bras nus d'une blancheur et d'une admirable perfection; sa robe de mousseline anglaise fond blanc, à petits dessins bleus, un peu décolletée, montrait ses charmantes épaules et dessinait à ravir sa taille alors accomplie, car elle avait pris l'embonpoint qui lui manquait avant son mariage; ses cheveux bruns, épais, lissés en bandeaux jusqu'aux tempes, tombaient en boucles nombreuses sur son col et encadraient à ravir son visage frais et rosé; une frange de longs cils noirs comme ses sourcils voilait ses grands yeux bleu foncé.

En entrant elle jeta un coup d'œil furtif à son mari, en lui faisant un petit signe de tête rempli de grâce.

Le regard d'Ursule fut si chargé de tendresse et de langueur... que M. Sécherin, malgré l'angoisse où il était plongé, ne put s'empêcher de rougir, de tressaillir d'amour et d'admiration...

Sa physionomie, jusqu'alors assombrie par le doute, s'éclaircit tout à coup; il attacha sur sa femme des yeux avides et charmés; de ce moment il sembla fasciné par l'influence irrésistible de cette séduisante beauté.

Je le répète, de ma vie Ursule ne m'avait semblé plus ravissante.

Ma cousine paraissait complétement ignorer ce qui se passait.

Elle salua respectueusement sa belle-mère, s'assit non loin d'elle, sur un divan, appuya son bras frais et rond au dossier de ce meuble, croisa ses jambes l'une sur l'autre, de façon à ce que sa robe découvrît la cheville du plus joli pied du monde, bien cambré, bien étroitement chaussé d'un petit soulier de maroquin mordoré à cothurne.

Si dans une circonstance aussi grave j'insiste sur ces détails, en apparence puérils, si j'insiste même sur la pose d'Ursule, c'est que je suis certaine que tout, jusqu'à cette pose remplie d'une coquetterie provocante, avait été calculé par ma cousine avec une incroyable habileté.

Fut-ce hasard ou réflexion?... Ursule s'assit justement sous le rayon de soleil qui pénétrait dans ce sombre appartement par une des persiennes entr'ouvertes.

Jamais je n'oublierai ce contraste frappant.

Là, Ursule, dans tout l'éclat de la beauté, de la jeunesse, de la plus fraîche parure, semblait entourée d'une lumineuse auréole rendue plus éblouissante encore par le triste demi-jour où restait l'autre partie de cette chambre.

Plus loin, dans l'ombre, était la mère de M. Sécherin, lugubrement vêtue de deuil, pâle, désolée, courbée par le chagrin et par la vieillesse.

Hélas! lorsque je vis la question qui s'agitait posée pour ainsi dire entre ces deux femmes, dont l'une touchait à la tombe, et dont l'autre touchait au printemps de la vie, je fus saisie d'une tristesse immense.

J'allais assister à l'une de ces luttes fatales si communes dans la carrière de tous, et qui mettent aux prises les sentiments les plus sacrés et les passions les plus humaines.

Je me sentais une profonde sympathie pour cette pauvre vieille mère, par cela qu'elle était vieille, parce qu'elle était mère. Mon cœur se navra d'un douloureux pressentiment... Je me souvins qu'à l'instant même où, s'ingéniant de toutes les forces de son cœur pour consoler son fils, elle lui énumérait avec une naïveté touchante les distractions qu'elle lui réservait, et lui demandait ce qu'il pouvait regretter... à ce moment même entrait Ursule, belle, coquette, hardie, agaçante.

Funeste hasard, funeste rapprochement qui semblait dire à ce malheureux homme: choisis... Il faut désormais passer ta vie avec cette femme austère, pieuse, au visage flétri par la tristesse et par les années, ou avec cette femme enchanteresse qui réunit à tes yeux toutes les séductions...

Sans doute l'instinct maternel de madame Sécherin lui révéla la grandeur et le danger de la lutte qu'elle allait avoir à soutenir.

Sa physionomie n'avait jusqu'alors exprimé que les sentiments les plus tendres; à la vue de ma cousine, son front s'obscurcit, ses traits se contractèrent violemment et révélèrent l'indignation, le mépris et la haine.

Stupéfaite de l'audace de ma cousine, madame Sécherin avait un moment gardé le silence. Tout à coup elle s'écria:

—Que venez-vous faire ici?... sortez... sortez...—Et, se levant à demi sur son fauteuil, elle lui montra la porte d'un doigt impérieux.

Ursule regarda d'abord sa belle-mère avec un étonnement naïf et douloureux, puis elle interrogea M. Sécherin d'un coup d'œil rempli de douceur et de résignation.

—Mais, maman...—dit celui-ci en hésitant.

—Je veux qu'elle sorte, je ne veux pas qu'elle souille davantage de sa présence cette chambre sacrée pour moi. Elle est indigne de rester ici... Je veux qu'elle sorte, mon fils. Entendez-vous? je veux qu'elle sorte!

M. Sécherin fit un mouvement d'impatience et dit à sa mère:

—Mais enfin, maman, on ne condamne pas les gens sans les entendre, non plus.

—Vous la soutenez!... vous la soutenez!—s'écria madame Sécherin en joignant les deux mains, puis elle répéta en les laissant retomber avec accablement...—Il la soutient encore!

Ursule, tournant vers son mari ses grands yeux, où commençait à briller une larme, lui dit d'une voix émue, tremblante:

—Mon Dieu... mon Dieu, mon ami... qu'est-ce que cela signifie?

—Et vous, madame,—ajouta-t-elle en se retournant d'un air suppliant vers sa belle-mère,—dites-moi, mon Dieu, que vous ai-je fait pour mériter un tel traitement?

—Ce que vous avez fait? Vous avez fait le malheur de mon fils... Vous l'avez indignement trompé... Mais il n'est plus votre dupe, je l'ai éclairé... et il a pour vous tout le mépris, toute l'aversion que vous méritez.

A ces mots, prononcés d'une voix éclatante, Ursule regarda son mari dans une angoisse inexprimable; elle cacha sa tête dans ses mains, et ne dit que ces mots, d'un ton de reproche navrant:—Ah! mon ami!

Elle appuya son visage sur le dossier du divan; on ne vit plus que ses blanches et charmantes épaules agitées par une sorte de tressaillement.

—Maman,—s'écria M. Sécherin en frappant du pied,—pourquoi dites-vous cela? pourquoi dites-vous que j'ai de l'aversion, du mépris pour ma femme?

—Parce qu'elle le mérite. Tu sais bien... qu'elle le mérite... Viens... viens, mon pauvre enfant, laissons-la...—Et madame Sécherin fit un mouvement pour se lever.

—Cela ne peut se passer ainsi!—s'écria son fils;—il ne s'agit pas d'accuser ma femme sans me donner des preuves de la faute qu'elle a commise, dites-vous... Écoutez donc, maman; il s'agit du bonheur de toute ma vie, à moi; vous sentez bien que je n'irai pas, certes, sacrifier cela légèrement.

—Légèrement, légèrement, mon fils? quand je vous ai juré que cette femme était coupable!

—Elle est coupable, elle est coupable... cela vous est bien aisé à dire... Je ne puis pas, moi... renoncer à tout le bonheur de ma vie, parce que vous êtes persuadée d'une chose...

—Tout le bonheur de votre vie, elle? et que suis-je donc pour vous, moi?—s'écria madame Sécherin indignée.

—Mais, mon Dieu, maman, vous êtes ma mère, je vous respecte, je vous aime tendrement. Mais,—s'écria-t-il avec déchirement,—j'aime aussi passionnément Ursule, je l'aime comme on aime la première, la seule femme qu'on ait aimée, et je ne la sacrifierai jamais; non, je ne la sacrifierai jamais à vos préventions si elles ne sont pas fondées...

—Vous m'accusez donc d'être parjure, malheureux enfant!

—Je ne vous accuse pas... Vous me dites que ma femme est coupable; eh bien, prouvez-le-moi!

Madame Sécherin s'écria avec un accent d'indignation terrible:

—Vous osez me demander d'autres preuves que le serment que je vous fais ici à la face du Dieu qui m'entend... par la mémoire sacrée de votre père?...

—Au nom du ciel, maman, ne vous fâchez pas... Je voudrais ne pas douter de ce que vous dites; mais enfin, après tout, vous pouvez vous tromper de bonne foi, vous pouvez être aveuglée par l'éloignement que vous ressentez pour ma femme, et prendre pour une révélation d'en haut ce qui n'est que la suite de votre aversion pour elle; car, puisque nous en sommes là, je vous dirai que je sais d'aujourd'hui seulement que vous n'aimez pas ma femme... et cela m'explique maintenant bien des choses...

—Eh bien! oui, je la hais, oui, je la méprise, parce qu'elle vous a indignement trompé, parce qu'elle déshonore votre nom... et je ne souffrirai pas qu'une malheureuse comme elle déshonore un nom que votre père et moi avons toujours honoré.

Ursule ne faisait entendre que quelques sanglots étouffés.

Son mari rougissant de colère s'écria:

—Ma mère... il ne faut pas abuser de votre position... Encore une fois, si vous avez des preuves contre ma femme, fournissez-les; la voilà... accusez-la. Si elle ne peut se défendre... si elle est coupable, je serai sans pitié pour elle... Mais jusque-là... ne l'insultez pas... Non... je ne souffrirai pas qu'on l'insulte devant moi...

—Entendez-vous? Il me menace... Mon Dieu! tu l'entends... il me menace dans la chambre où son père est mort...

—Mon Dieu! maman... maman... pardonnez-moi,—s'écria M. Sécherin, en se jetant aux genoux de sa mère et en saisissant sa main, qu'elle retira avec indignation.

Tout à coup ma cousine releva son charmant visage inondé de larmes.

Je la considérai attentivement. Pour la première fois, je m'aperçus de ce que je n'avais peut-être pas su remarquer jusqu'alors, c'est que ses yeux, quoique baignés de pleurs, n'étaient ni rouges ni gonflés; ils paraissaient peut-être même plus brillants encore sous les larmes limpides qui coulaient doucement, je dirais presque coquettement, si je les comparais aux sanglots amers et convulsifs de la véritable douleur.

Je compris seulement alors qu'on pouvait rester belle en pleurant; les traits les plus enchanteurs m'avaient toujours semblé défigurés par la contraction nerveuse du désespoir.

Au mouvement que fit Ursule en se levant, son mari se tourna vers elle.

—Mon ami,—lui dit-elle d'une voix ferme, digne, touchante,—jamais je ne serai un sujet de désaccord entre votre mère et vous; j'ai eu le malheur de lui déplaire, je me résigne à mon sort. Elle vous affirme que je suis coupable, elle vous l'atteste par un serment solennel; ne lui faites pas l'injure d'en douter... Croyez-la... Oubliez-moi comme une femme indigne de vous... Mathilde me ramènera chez mon père; vous resterez auprès de votre mère, et vous lui ferez oublier par votre tendresse le chagrin que je lui ai fait, hélas! bien involontairement.

Madame Sécherin regarda fixement sa belle-fille et lui dit durement:

—Croyez-vous que vous réparerez ainsi le mal que vous avez fait à mon fils? Il aurait pu épouser une femme digne de lui! Grâce à vous, le voilà seul maintenant et pourtant enchaîné pour la vie... Heureusement je lui reste... et je le consolerai de tout.

—Ah! ne craignez rien, madame, je le sens là,—et Ursule appuya ses deux mains sur son cœur,—dans peu de temps votre fils sera libre... Il pourra mieux choisir,—ajouta-t-elle avec un accent de tristesse lugubre, comme si sa tombe eût déjà été entr'ouverte.

M. Sécherin ne tint pas à ce dernier trait; il fondit en larmes; il était aux genoux de sa mère, il se retourna vers Ursule, saisit sa main qu'il couvrit de baisers en lui disant d'une voix entrecoupée:

—Ma pauvre femme... calme-toi... calme-toi... ma mère ne pense pas ce qu'elle dit... n'y fais pas attention, pardonne-la... Est-ce que je t'accuse, moi? est-ce que je peux vivre sans toi? est-ce que je ne suis pas sûr de ton cœur?

La douleur si vraie de cet excellent homme me toucha profondément. J'étais révoltée de la fausseté d'Ursule, mais que pouvais-je dire?

Madame Sécherin, voyant le brusque revirement de son fils, s'écria:

—Ainsi donc vous me sacrifiez à cette hypocrite? ainsi donc il suffit de quelques fausses larmes pour lui donner raison contre votre mère?

M. Sécherin se releva brusquement et répondit en se contenant à peine:

—Mais vous voulez donc me rendre fou... ma mère? Une dernière fois... avez-vous, oui ou non, des preuves contre ma femme?... Vous croyez que Chopinelle a fait la cour à Ursule, et qu'il l'aime, n'est-ce pas? Eh bien! moi, je ne le crois pas... Vous croyez que la lettre qu'il lui a écrite hier était une déclaration ou une lettre d'amour; eh bien! moi, je ne le crois pas... Vous dites que ma femme fera mon malheur; eh bien! moi, je vous déclare que jusqu'ici elle m'a rendu le plus heureux des hommes. J'ai d'innombrables preuves de l'affection d'Ursule, de son amour, de sa tendresse... Maintenant, pour l'accuser, il me faut des preuves, mais des preuves positives, irrécusables, de sa perfidie et de sa trahison... Jamais je n'aurais le courage de sacrifier mon bonheur à vos antipathies.

—Mais moi je saurai sacrifier le vœu le plus cher de ma vie au bonheur de votre mère, mon ami,—s'écria Ursule avec une dignité touchante.—Ma présence lui est importune. Eh bien! c'est à moi de m'éloigner... N'oubliez jamais que votre mère est votre mère!... Depuis votre enfance, elle vous a comblé de soins, de tendresse; moi, je vous aime depuis un an à peine; mon affection ne peut donc pas se comparer à la sienne... Si j'avais été assez heureuse pour vous avoir consacré de longues années, j'essaierais de lutter peut-être contre les injustes préventions de votre mère que j'aime, que je respecte. Mais, hélas! j'ai si peu fait pour vous, j'ai si peu de droits à faire valoir, que je subirai mon sort sans me plaindre... Adieu... adieu... et pour toujours... Adieu.

Ursule fit un pas vers la porte en mettant ses mains sur ses yeux.

Son mari se précipita vers elle, la retint, la ramena, la força de s'asseoir; et, se retournant vers madame Sécherin, il s'écria:

—Vous voyez bien, mère, que c'est un ange, un ange du bon Dieu; pas une plainte, pas un reproche, et vous la traitez comme la dernière des créatures...

Madame Sécherin sourit amèrement.—Êtes-vous assez aveugle... assez insensé de croire à ses protestations hypocrites?... Ne voyez-vous donc pas que c'est par l'impuissance où elle est de se défendre qu'elle fait la victime... et qu'elle veut s'en aller avec sa honte?

—Non, madame, ne croyez pas cela,—dit tristement Ursule;—je me tais, parce que je respecte, parce que j'admire le sentiment qui vous dicte votre conduite! Oui, madame, rien n'est plus saint à mes yeux que l'amour d'une mère pour son fils! Si j'osais comparer l'amour d'une femme pour son mari à cette affection sacrée, je vous dirais que je comprends toutes les jalousies, tous les dévouements, si aveugles qu'ils soient, parce que moi aussi je suis capable de les ressentir. Encore un mot, madame: depuis le commencement de cette discussion cruelle, Mathilde, ma cousine, ma sœur, est restée silencieuse; vous connaissez ses vertus, son caractère loyal; ah! si elle m'avait crue coupable, malgré son amitié, malgré les liens qui nous unissent, elle m'eût condamnée. Hélas! madame, je sais combien elle souffre de ne pouvoir me défendre... mais me défendre... c'est vous accuser... vous accuser presque de sacrilége... aussi est-elle obligée de se taire.

—Vous... et... vous aussi... vous la soutenez?—s'écria la malheureuse mère, en joignant les mains avec angoisse, en se tournant vers moi.—Mais c'est impossible... parlez... parlez... que cette perfide ne puisse pas dire que votre silence l'absout.

Que pouvais-je faire? accuser ma cousine? jamais je n'en aurais eu le courage, je ne pus donc que répondre:

—Madame, les apparences sont quelquefois trompeuses, et...

—Vous le voyez bien, ma mère, ma cousine est aussi convaincue de son innocence!—s'écria M. Sécherin.

—Qu'importe cela? se hâta de dire tristement Ursule?—Ma cousine a beau proclamer mon innocence; entre votre mère et moi, mon ami, vous n'avez pas à hésiter un moment... Seulement, madame,—s'écria Ursule d'une voix entrecoupée par les sanglots,—seulement, comme je tiens à emporter avec moi pour seule consolation l'estime de l'homme à qui j'aurais dévoué ma vie avec tant de bonheur, vous me permettrez de me justifier, n'est-ce pas? vous me permettrez de demander si, dans ma conduite, vous pouvez citer un seul fait qui me condamne... cela, madame, oh! cela seulement par pitié!

—Oh! sans doute, sans doute... vous êtes si rusée, si adroite, que vous n'avez eu garde de vous laisser surprendre, malgré ma surveillance,—s'écria madame Sécherin mise hors d'elle-même par tant de fausseté...—Ah! je porte la peine de ma faiblesse; si, lors de mes premiers soupçons, je les avais dévoilés à mon fils, il vous aurait mieux épiée que moi... lui; je suis vieille, infirme, je n'étais pas de force à lutter avec vous... Ne restiez-vous pas des heures entières enfermée avec ce monsieur Chopinelle... sous le prétexte de chanter?

—Mais, mon Dieu, madame, vous êtes venue souvent dans l'appartement où j'étais... Mon mari, d'ailleurs, m'avait priée de chanter avec son ami.

—Mais vous ne comprenez donc pas,—s'écria madame Sécherin,—que c'est justement parce que je n'ai aucune preuve palpable, et que pourtant je suis convaincue de votre crime comme de mon existence... que le bon Dieu m'a donné le courage de faire un serment, un serment sacré pour vous convaincre d'imposture? Eh! cette lettre... cette lettre d'hier vous aurait confondue... Vous saviez bien ce que vous faisiez en risquant tout pour la reprendre.

—Encore cette lettre... Ça n'a pas le bon sens,—dit M. Sécherin,—tourner justement contre ma femme une attention qu'elle avait pour moi.

—Mon Dieu! mon Dieu! mais je suis pourtant innocente, moi,—s'écria Ursule en se jetant aux pieds de madame Sécherin.—Vous voyez bien que vous n'avez aucune preuve réelle contre moi... Je me soumets à tout, j'abandonnerai mon mari, je ne le verrai plus, je sortirai de chez vous, j'irai vivre dans l'obscurité, dans la douleur, dans les regrets; mais au moins laissez-moi emporter mon honneur et l'estime de mon mari; je ne vous demande que cela... oh! que cela, pour m'aider à passer le peu de jours qui me restent. Vous êtes bonne, généreuse, c'est l'amour aveugle que vous ressentez pour votre fils qui vous prévient contre moi... Soyez seulement juste... ayez seulement un peu de pitié pour la pauvre Ursule, qui aurait tant aimé à vous appeler sa mère.

Ursule voulut porter à ses lèvres la main de madame Sécherin.

Celle-ci la repoussa durement en s'écriant:

—Ne me touchez pas, infâme hypocrite.

M. Sécherin ne put tenir à ce dernier trait.

Il prit doucement sa femme par le bras en lui disant d'une voix tremblante de colère:

—Relève-toi, Ursule, relève-toi, ma bonne et digne femme; assez d'humiliation comme cela... c'est moi seul qui suis juge... Je te déclare innocente, et quoi qu'on dise, quoi qu'on fasse, je te regarderai toujours comme ma meilleure, comme ma plus sincère amie.

—Malheureux! ce n'est plus de l'aveuglement... c'est de la folie,—s'écria madame Sécherin.—Prends bien garde... tu te couvriras de tant de ridicule en restant la dupe de cette femme, qu'on ne pourra même plus te plaindre.

Ces derniers mots de la belle-mère d'Ursule furent d'une grande imprudence, ils blessaient au vif l'amour-propre de M. Sécherin; aussi reprit-il avec irritation:

—Eh bien! j'aime mieux dire ridicule qu'injuste, traître, et méchant.

—Pour qui dites-vous cela... mon fils? répondez.

—Je ne m'explique pas... Cette scène a assez duré; elle fait un mal horrible à ma femme, à vous et à moi... Ce que vous pourriez ajouter serait inutile... Je suis décidé à ne plus souffrir qu'on attaque devant moi cet ange de douceur et de bonté.

—Vous osez me menacer dans la maison de votre père... me menacer pour soutenir une infâme qui au fond de son cœur se rit de vous.

—Ma mère... ne me poussez pas à bout... Je vous le répète, quoi que vous disiez, quoi que vous fassiez, j'aimerai, je respecterai ma femme, oui, et je la défendrai contre tous ceux qui l'attaquent, quels qu'ils soient.

—Contre moi... n'est-ce pas? Oses-tu le répéter, fils ingrat?

—Eh bien! oui, oui, même centre vous, si vous l'attaquez injustement!—s'écria M. Sécherin, ne pouvant plus se contenir.—Elle ne veut que mon bonheur... elle... et vous ne voulez que me rendre malheureux en torturant ce que j'ai de plus cher au monde.

Ursule, à demi étendue sur le divan, cachait sa tête dans ses mains et pleurait à chaudes larmes.

La figure de madame Sécherin prit une expression menaçante; elle dit d'une voix ferme et profondément accentuée:

—Mon fils... vous savez que ma volonté est irrévocable... ou cette femme sortira de la maison de votre père, et vous resterez auprès de moi... ou vous vous en irez avec elle, et je ne vous reverrai de ma vie...

—Ma mère...

—Madame,—m'écriai-je,—prenez garde... ne cédez pas à un premier mouvement.

—Je vous dis, mon fils, que si vous n'abandonnez pas cette femme à l'instant même, je ne vous reverrai de ma vie,—reprit madame Sécherin,—vous sortirez tous deux d'ici; et comme je n'aurai plus d'enfant, je dénaturerai ma fortune personnelle pour la laisser aux pauvres.

—Vous croyez donc, ma mère, que je suis assez misérable pour m'arrêter à une pareille menace, à une considération d'argent?—s'écria M. Sécherin.

—Oui, maintenant, car cette femme vous a rendu aussi avide, aussi intéressé qu'elle... Vous priver de ma succession, c'est un moyen de vous punir tous les deux...

—Ainsi, ma mère, vous me chassez de la maison de mon père... vous me déshéritez parce que je ne veux pas partager votre haine aveugle contre ma femme?

—Oui, oui, je te chasse, fils dénaturé... je te chasse pour n'avoir pas sous les yeux cette créature... je te chasse.—Ici la voix, l'accent de la malheureuse mère changea complétement d'expression, et elle s'écria avec une émotion déchirante et fondant en larmes:—Je te chasse... mon Dieu... parce que je ne pourrais pas te voir ainsi continuellement trompé, malheureux enfant! je te chasse pour que tu ne me voies pas mourir de chagrin.

Ces derniers mots furent prononcés avec tant d'âme, avec un déchirement si maternel, que M. Sécherin courut à sa mère, se mit à ses genoux et lui cria:

—Pardon.. pardon!...

A ce moment, Ursule poussa un profond gémissement, elle laissa retomber sa tête sur le dossier du divan, un de ses bras pendit à terre, elle s'évanouit.

Le hasard voulut encore que sa pose fût adorable de langueur et de grâce. Ses joues étaient toujours vermeilles; de ses yeux fermés s'échappaient des larmes transparentes comme des gouttes de rosée; son sein battait violemment. Deux ou trois fois, elle porta machinalement la main à son corsage comme si elle eût été douloureusement oppressée.

Je croyais à peine à la réalité de cet évanouissement. Néanmoins je courus à elle.

—Mais vous la tuez, ma mère, vous voyez bien que vous la tuez!—s'écria M. Sécherin éperdu, désespéré, en se précipitant vers sa femme.

La colère de madame Sécherin se ranima, elle s'écria avec une indignation furieuse:

—Elle se moque de vous! Cet évanouissement est une comédie comme tout le reste. Ne vous en occupez pas... elle reviendra bien d'elle-même, l'hypocrite!

—Ah! c'est horrible, cela...—s'écria M. Sécherin,—pas seulement de pitié! Eh bien! puisque vous le voulez, ma mère, séparons-nous, séparons-nous pour toujours... Après des paroles si impitoyables, je ne pourrais désormais vous voir sans douleur...

—Fils indigne... le Seigneur te punira par ton propre péché... Va, je te maud...

—Madame... c'est votre fils...—et me précipitant vers madame Sécherin, j'arrêtai la malédiction qui lui était venue aux lèvres.

—Non, je ne le maudirai pas... il a perdu la raison... Dieu s'est retiré de lui... qu'il reste avec cette infâme... Cette punition est affreuse... mais il la mérite...

Et la malheureuse mère sortit.

M. Sécherin, agenouillé près d'Ursule, couvrait ses mains, ses cheveux, son front de baisers et de larmes, en l'appelant à grands cris.

—Mais elle se meurt... ma cousine,—s'écria-t-il.—Délacez-la donc, vous voyez bien qu'elle se meurt.

. . . . . . . . . .

La fin de cette scène fut, hélas! ce qu'elle devait être: la crise nerveuse d'Ursule cessa quelques moments après le départ de madame Sécherin.

En revenant à elle, Ursule fondit en larmes et persista dans sa résolution de retourner chez son père, il lui était désormais impossible de rester avec sa belle-mère.

Je voulus en vain tâcher de faire entrevoir la possibilité d'une réconciliation, Ursule s'opiniâtra à vouloir se sacrifier.

Les dernières hésitations de M. Sécherin disparurent devant cette influence irrésistible pour lui.

Le soir même de cette scène, il déclara à sa mère qu'ils iraient habiter une maison voisine alors en vente.

La séparation fut résolue et convenue.

Au moment même où M. Sécherin venait m'apprendre cette triste nouvelle, j'entendis un bruit de chevaux dans la cour. Je courus à la fenêtre: c'était mon mari, c'était Gontran.


CHAPITRE X.

RETOUR ET DÉPART.

Je tombai en pleurant dans les bras de Gontran.

De telles émotions ne peuvent se décrire... Il me revenait sauvé... sauvé du plus terrible danger qu'un homme puisse courir.

Je vis sur ses beaux traits altérés, fatigués, les traces récentes des chagrins qu'il avait soufferts.

Il fut pour moi d'une bonté, d'une grâce adorables, vingt fois il me demanda pardon des peines involontaires qu'il m'avait causées, me promettant de me les faire oublier à force de soins et d'amour.

J'oserai presque dire que je ne regrettai pas les cruels événements dont j'avais été victime depuis quelques mois, tant le contraste de ce passé sombre et douloureux donnait d'éclat à ma situation présente.

Ce qui prédomina surtout au milieu du chaos de tendres émotions qui m'agitèrent au retour de Gontran, ce fut une sérénité profonde, une confiance entière dans l'avenir; je ne croyais pas aux bonheurs parfaits, il me semblait que ma vie venait d'être assez durement éprouvée pour que je pusse, sans prétention exorbitante, compter désormais sur des jours calmes et heureux.

Chose étrange! avant l'arrivée de Gontran, j'étais quelquefois effrayée en tâchant de me figurer ce que je ressentirais à son retour, en pensant à sa mauvaise et fatale action. En vain, ne pouvant l'excuser, je m'étais dit que j'aurais agi comme lui; je redoutais néanmoins ma première impression; mais en le revoyant, j'oubliai complétement l'acte honteux qu'il avait commis.

Je ne fus préoccupée que du désir de lui cacher la nuit terrible que j'avais passée dans la maison de M. Lugarto. J'étais aussi avide de savoir comment M. de Lancry me déguiserait les véritables motifs de son brusque départ et de son retour. Je craignais qu'il ne mentît trop bien... cela m'aurait rendue défiante pour le reste de ma vie.

Je concevais que jusqu'alors il m'eût caché le funeste secret qui existait entre lui et M. Lugarto. Cet aveu n'eût pas sauvé Gontran, et il aurait soulevé en moi les plus épouvantables terreurs... Mais il allait avoir à m'expliquer une assez longue absence; je n'aurais pas voulu qu'il fît preuve de trop d'imagination pour m'en rendre compte.

Mes craintes ne se réalisèrent pas. Gontran évita pour ainsi dire le mensonge en m'avouant une partie de la vérité; il me dit qu'il avait eu de grandes obligations d'argent à M. Lugarto, qu'en outre celui-ci avait eu entre les mains des papiers fort importants qui pouvaient compromettre non-seulement lui, Gontran, mais l'honneur d'une famille de la manière la plus funeste, me laissant entendre qu'il s'agissait des lettres d'une femme.

M. de Lancry ajouta que pour ravoir ces papiers, qui n'étaient plus en possession de M. Lugarto, il lui avait fallu aller en Angleterre, où il les avait enfin repris et détruits après des angoisses sans nombre.

Je m'étais malheureusement trop inquiétée de la manière dont Gontran me mentirait, sans réfléchir que moi-même j'avais à lui dissimuler des événements bien importants. Plusieurs fois mon mari me demanda si depuis son départ je n'avais pas vu M. Lugarto.

Ainsi que me l'avait recommandé M. de Mortagne, ainsi que je l'avais déjà écrit à M. de Lancry, je lui répondis qu'aussitôt sa lettre reçue, j'étais partie pour la Touraine, préférant passer le temps de son absence auprès d'Ursule.

D'après les questions de M. de Lancry à ce sujet, je devinai qu'il s'expliquait difficilement comment M. Lugarto lui avait renvoyé le faux qu'il avait jusqu'alors si précieusement gardé.

Mon mari voulait savoir si mes prières ou mon influence n'avaient été pour rien dans la restitution qu'avait faite M. Lugarto.

Je me repentis de nouveau d'avoir à dissimuler quelque chose à M. de Lancry; mais, me souvenant des recommandations de M. de Mortagne et de la promesse que je lui avais faite, je me tus à ce sujet.

Sans doute Gontran craignit d'éveiller mes soupçons en m'interrogeant plus longtemps d'une manière détournée, car il ne me parla pas davantage de M. Lugarto.

Une dernière chose m'embarrassait. M. de Mortagne avait payé à M. Lugarto les sommes que lui devait mon mari. Dès que Gontran, qui ignorait cette circonstance, voudrait s'acquitter, tout se découvrirait peut-être, M. de Lancry me rassura, pour quelque temps du moins, à cet égard, en me disant qu'il payerait plus tard l'argent qu'il devait à M. Lugarto, en lui tenant compte des intérêts.

Ces explications données et reçues, Gontran parut délivré d'un grand poids.

Sa physionomie exprima une sorte de confiance insoucieuse que je ne lui avais pas encore vue, même avant mon mariage.

Rien de plus simple: depuis que je le connaissais, il s'était toujours trouvé sous le coup des menaces de M. Lugarto, son mauvais génie.

Hélas! le dirai-je? un moment je fus assez injuste envers la Providence pour regretter presque la teinte de mélancolie et de tristesse que le chagrin avait jusqu'alors donnée aux traits de Gontran.

Il me sembla follement que, malheureux, il m'appartenait davantage.

Le voyant si jeune, si beau, si gai, si brillant, et alors si libre de toute malheureuse préoccupation, j'eus presque peur pour l'avenir.

J'avais déjà ressenti les horribles tortures de la jalousie, et pourtant, en s'occupant de la princesse Ksernika, Gontran n'avait fait qu'obéir aux menaces de M. Lugarto... et pourtant Gontran était alors dévoré d'inquiétudes; d'un moment à l'autre il pouvait être déshonoré; malgré cela n'avait-il pas été charmant auprès de cette femme? Qu'eût-il donc été si son goût, si son caprice l'eussent seuls décidé à s'occuper d'elle?...

Bientôt je rejetai ces tristes pensées loin de moi comme un outrage au bonheur qui m'était rendu....

. . . . . . . . . .

Hélas! cette crainte était un pressentiment.

J'instruisis Gontran de la rupture qui avait eu lieu entre M. Sécherin et sa mère, sans lui en dire la cause. Le secret d'Ursule ne m'appartenait pas. J'attribuai à des discussions d'intérêt, d'abord légères, puis de plus en plus aggravées, la détermination que prenait mon cousin de vivre séparément de sa mère.

Gontran me parut vivement contrarié de ne pouvoir, comme il l'espérait, passer quelques jours à Rouvray.

—Ce délai eût suffi,—me dit-il,—pour faire exécuter à notre château de Maran quelques travaux indispensables, afin de le rendre plus habitable, car il n'avait pas été occupé depuis longtemps. Mais les tristes divisions qui venaient d'éclater entre ma cousine et sa belle-mère ne nous permettaient pas de prolonger notre séjour à Rouvray.

En vain le lendemain, me trouvant seule avec M. Sécherin, je voulus de nouveau tenter un rapprochement entre lui et sa mère; il me parut encore plus ulcéré que la veille.

Ursule avait continué de jouer son rôle avec sa supériorité habituelle; elle ne s'était pas permis un mot de récrimination contre sa belle-mère; elle comprenait, elle admirait, disait-elle, cette jalousie d'affection qui pousse une mère à demander le sacrifice de sa belle-fille.

Son mari n'avait qu'un mot à dire, et elle courbait son front; elle consentait à tout, s'il le fallait, elle abandonnait l'époux de son cœur, pour plaire à madame Sécherin.

L'angélique douceur d'Ursule avait encore exaspéré M. Sécherin contre sa mère.

Celle-ci, comme toutes les personnes d'un caractère ferme et juste, se montra de son côté de plus en plus inflexible dans son aversion pour Ursule.

J'allai trouver madame Sécherin pour lui faire mes adieux.

En vain je lui parlai de son fils, de l'abandon, de l'isolement où elle allait vivre, elle ne voulut entendre à rien jusqu'à ce que mon cousin eût chassé sa femme.

Ce qui me prouva davantage encore l'incroyable et fatale influence de ma cousine sur son mari, c'est que je le trouvai, lui pourtant si bon fils, lui pourtant d'un si noble, d'un si généreux cœur, je le trouvai, dis-je, presque indifférent à cette douloureuse séparation.

Il me dit que sa mère se calmerait, qu'alors il viendrait la voir tous les jours. Il était presque content de ce qui était arrivé, car tôt ou tard il aurait fallu en venir à une séparation.

L'accusation de madame Sécherin n'était, selon le mari d'Ursule, qu'un prétexte pour éloigner sa bru, qu'elle n'avait jamais pu souffrir, parce qu'elle aimait trop son fils.—«Oui, ma cousine, toute la question est là!—s'était écrié M. Sécherin: ma femme m'aime trop; ma mère en est jalouse.»

. . . . . . . . . .

Hélas! le hasard me réservait un nouveau coup bien cruel et qui, dans ces circonstances, semblait être une raillerie de la destinée.

Le lendemain du jour de son arrivée, Gontran avait été donner quelques ordres relatifs à notre départ qui devait avoir lieu dans l'après-midi.

J'avais profité de ce moment pour avoir, avec M. Sécherin, l'entretien dont je viens de parler; nous nous étions longtemps promenés en causant dans une avenue de charmille très-touffue, située au milieu du jardin.

Mon cousin me quitta.

Restée seule, je m'assis rêveuse sur un banc situé au pied d'un groupe de pierres peintes représentant un berger et une bergère.

Ces statues, assez communes dans les jardins du siècle passé, s'élevaient au bout de l'allée dont j'ai parlé. Leur piédestal était large, carré et entouré de quatre bancs.

De la façon dont j'étais placée je tournais le dos à l'allée et j'étais absolument cachée par la hauteur de ce petit monument.

Je ne sais pourquoi, au lieu de songer à mon bonheur, à Gontran, je pensai à la perfidie d'Ursule; depuis la scène de la veille ma cousine m'avait constamment évitée.

Tout à coup j'entendis sa voix. Elle causait avec quelqu'un et se rapprochait peu à peu.

Un serrement de cœur me dit qu'elle parlait à Gontran.

J'écoutai... je ne me trompais pas.

Au lieu de me lever et d'aller rejoindre Ursule et mon mari, j'eus la honteuse pensée de vouloir surprendre leur conversation.

Sans raison, sans motifs, un éclair de jalousie m'avait soudainement traversé le cœur.

Je suspendis ma respiration, j'écoutai avidement...

Maintenant que je suis de sang-froid, je me demande si j'agissais alors sous l'empire de quelque soupçon. Je suis forcée de convenir que je n'en avais aucun; cette résolution fut instantanée, involontaire.

J'écoutai avidement.

Le sable qui criait sous les pieds d'Ursule et de Gontran pendant leur marche m'empêcha d'abord d'entendre, de rien distinguer.

Quand ils furent à quelques pas de moi, je saisis ces mots que disait Ursule de sa voix la plus douce et la plus mélancolique:

«... Tant de tristesse dans la solitude... car c'est être seule que d'être...»

Je ne pus rien entendre de plus.

Gontran et elle, arrivant au bout de l'allée, se retournèrent, s'éloignèrent, et le bruit de leurs pas cessa d'arriver jusqu'à mon oreille.

Dans les mots d'Ursule que j'avais surpris, rien ne devait m'étonner ou me blesser. Ma cousine, fidèle à sa manie de passer pour une femme incomprise et malheureuse, répétait sans doute à Gontran le romanesque mensonge qu'elle m'avait tant de fois répété, à moi. Et puis... ce n'était peut-être pas d'elle-même qu'elle parlait?

Pourtant je ressentis au cœur un coup si douloureux, une angoisse si poignante... l'avenir, que je venais un moment d'entrevoir si riant et si beau, se couvrit subitement d'un voile si funèbre, que je fus frappée d'un invincible et fatal pressentiment.

Pourquoi, me disais-je, éprouverais-je une émotion si douloureuse, si profonde, pour quelques paroles insignifiantes?

Elles cachent donc quelque perfidie, quelque trahison?

Encore sous l'impression de la cruelle scène à laquelle j'avais assisté la veille, je voulus voir, dans la crainte qui m'agitait, une révélation divine semblable à celle qui avait éclairé si vainement madame Sécherin sur la conduite coupable de ma cousine.

Je ne puis dire avec quelle angoisse, avec quelle anxiété j'attendis le second tour de promenade qu'allaient faire Gontran et Ursule.

Un moment je rougis de honte en songeant à quel ignoble espionnage je descendais; je fis même un mouvement pour m'en aller, mais une funeste curiosité me retint.

Je les entendis se rapprocher de nouveau.

Mon cœur commença de bondir avec force, on eût dit que chacun de ses battements se réglait sur le bruit léger et mesuré de leurs pas.

Cette fois j'entendis la voix de Gontran.

Oh! je la reconnus, cette voix d'un timbre si charmant; il parlait, ce me semble, avec une expression remplie de grâce, et tellement bas que je n'entendis que ces mots:

Vous souvenez-vous, dites, vous souvenez-vous? Oh! vous étiez si...

Le reste de la phrase fut perdu pour moi.

Ils s'éloignèrent encore.

Hélas! dans ces mots de Gontran, il n'y avait rien non plus qui pût me donner lieu de le soupçonner; pourtant, en songeant à qui ils étaient adressés, ils me firent un mal affreux.

Quels souvenirs évoquait-il? Pourquoi demander à cette femme si elle se souvenait? De quoi pouvait-elle se souvenir? Alors je me souvins, moi, que pendant un mois avant mon mariage, Gontran avait vu Ursule chez ma tante presque chaque jour.

Alors malheur... malheur! je me souvins, moi, qu'Ursule m'avait dit cent fois qu'elle trouvait mon mari charmant, que j'étais la plus heureuse des femmes, qu'un bonheur comme le mien n'était pas fait pour elle.

Alors malheur... malheur!... je me souvins, moi, de l'humiliation, de la rage d'Ursule, lorsque après son mariage, devant Gontran, mademoiselle de Maran, avec une infernale méchanceté, avait fait valoir tous les ridicules de M. Sécherin.

Connaissant alors la perfidie, la dissimulation, la corruption de ma cousine, n'avais-je pas à craindre qu'elle ne voulût se venger de tout ce que mademoiselle de Maran lui avait fait autrefois souffrir, sans doute dans l'espoir de me rendre un jour victime de cruelles représailles?

Sans doute, ma tante, avec son effroyable sagacité, avait deviné, dès la jeunesse d'Ursule, les défauts et les vices qui devaient, en se développant, m'être si funestes; car notre amitié d'enfance, nos liens de parenté devaient un jour forcément nous rapprocher l'une de l'autre...

Ces tristes réflexions furent interrompues de nouveau.

Gontran parlait encore.

Cette fois, son accent était gai, railleur.

Ursule lui répondit sur le même ton, car j'entendis un éclat de rire doux et frais.

Gontran reprit: Vous verrez que j'ai raison... vous verrez. J'aimerais tant à vous le prouver...

Tenez, mon cousin,—répondit Ursule d'un ton de coquet et gracieux reproche,—vous êtes fou, c'est une horreur de...

Plus rien, plus rien.

Ils s'éloignèrent encore.

Que signifiaient ces mots?

A quoi Gontran faisait-il allusion en disant à ma cousine qu'elle verrait, que voulait-il lui prouver?

Et elle, pourquoi lui disait-elle si coquettement qu'il était fou? Mon Dieu! de quoi causaient-ils donc?

Hélas! je me souviens que je fus alors assez stupidement naïve pour m'indigner de ce que ma cousine et mon mari ne parlaient pas de moi!

Oui... il y a tant de puéril égoïsme dans la douleur; dès qu'on souffre, on se croit si intéressant, si digne de pitié, que, dans un désespoir insensé, l'on demande des sentiments humains à ceux mêmes qui vous blessent.

Ainsi, je me disais avec amertume:—«Comment Gontran et Ursule qui m'aiment tant... ne pensent-ils pas à moi dans ce moment? Rien de plus naturel cependant. Oui... et cela est si naturel qu'il faut qu'ils soient nécessairement sous le charme d'une vive préoccupation pour choisir un autre sujet d'entretien.»

Hélas! maintenant je rougis de ces sots raisonnements; mais je commençais à reconnaître que le chagrin n'est jamais plus intense, plus affreux, que lorsqu'il vous inspire des raisonnements absurdes et touchant au grotesque.

Les pas se rapprochèrent.

Il me sembla cette fois qu'Ursule et Gontran marchaient plus lentement, que de temps en temps ils s'arrêtaient.

Gontran disait d'une voix douce et suppliante:—Je vous en prie... cela, eh bien! cela.

Les pas s'arrêtèrent.

Ursule répondit avec un accent qui me parut très-ému:

Vous n'y pensez pas, ce ferait trop pénible. Vous ne savez pas toutes les larmes que j'ai dévorées depuis que... Mais, tenez, je suis encore plus folle que vous, vous me faites dire ce que je ne voudrais pas dire... vous ne méritez pas...—ajouta-t-elle, et en parlant d'une voix précipitée en marchant si rapidement que la fin de cette phrase m'échappa...

Je me sentais défaillir.

Cette position était horrible.

Les plus violents soupçons me bouleversaient, et cela pour quelques lambeaux de conversation qui n'avaient d'autre sens que celui que ma jalousie insensée leur donnait.

Après ces terreurs venait le doute; puis une lueur d'espoir. En admettant qu'Ursule fût assez indigne pour tâcher de plaire à Gontran, et je pouvais le penser sans la calomnier: n'avait-elle pas déjà oublié ses devoirs pour un homme sot et vulgaire? en admettant, disais-je, cette indignité, lui!... lui, Gontran, à qui j'avais voué ma vie, à qui je n'avais donné jusqu'alors que de l'amour et du bonheur; Gontran pour qui j'avais déjà tant et tant souffert, aurait-il jamais le courage, la cruauté de m'oublier pour elle?...

Non, non, cela est impossible, m'écriai-je; je ne sors pas d'un abîme de chagrin et de désespoir pour retomber à l'instant dans un abîme plus profond encore.

Non, non, cela est impossible, Gontran est arrivé hier, il repart ce matin; il est impossible que dans un entretien d'une heure il ait voulu plaire, il ait plu à cette femme, et que déjà il songe à me tromper.

Ursule est bien audacieuse; mais la femme la plus éhontée garde des dehors. Et puis à ces lueurs d'espérances succédaient des doutes accablants. Tout ce que m'avait dit madame de Richeville du caractère égoïste et léger de Gontran me revenait à la pensée.

Ursule me paraissait du plus en plus séduisante et dangereuse. Si mon mari la rencontrait à Paris, sous le prétexte de notre amitié, ne pourrait-elle pas venir souvent chez moi?

Cette idée et les émotions que je contraignais depuis quelques moments me bouleversèrent tellement, que, sans penser que je dévoilais mon espionnage en sortant brusquement de la cachette où j'étais jusqu'alors restée, j'entrai dans l'allée.

Ursule et Gontran étaient très loin, à l'autre extrémité.

Je vis M. Sécherin venir à eux et les accompagner du côté de la maison.

Je respirai plus librement, je restai quelque temps encore dans le jardin.

Par une bizarre, une inexplicable mobilité d'impression, une fois qu'Ursule eut disparu, peu à peu le calme rentra dans mon cœur; j'eus honte de ma faiblesse, je me reprochai de flétrir, de gaieté de cœur, le bonheur que la Providence m'envoyait; n'allais-je pas être seule à Maran avec Gontran? les beaux jours du chalet de Chantilly n'allaient-ils pas renaître? L'hiver était bien loin encore, si je redoutais la coquetterie d'Ursule envers mon mari, je trouverais mille moyens de l'éloigner; enfin, s'il fallait arriver à ces extrémités, je raconterais à Gontran l'aventure de M. Chopinelle, et il n'éprouverait alors pour Ursule que du mépris.

Par quel étrange contraste cet accès de folle confiance succéda-t-il au plus douloureux accablement? C'est ce que je ne puis dire.

Avant de quitter Rouvray, je voulus aller faire mes adieux à madame Sécherin.

Je la trouvai calme, digne et forte; elle me tendit la main, je la baisai pieusement.

—Ce soir,—me dit-elle,—mon fils et cette femme quitteront cette maison, j'y vivrai désormais solitaire en attendant mon fils. Oui,—reprit-elle en voyant mon air étonné,—un jour mon fils me reviendra, le bon Dieu me le dit... Il me laissera sur la terre assez longtemps encore pour voir mon enfant bien malheureux, mais aussi pour le consoler.

Je fus frappée de l'accent presqu'inspiré avec lequel madame Sécherin prononça ces dernières paroles.

Elle ajouta en me regardant avec compassion:

—Vous êtes bonne et généreuse, vous êtes convaincue comme moi, j'en suis sûre, que cette femme est une indigne, mais vous n'avez pas eu le courage de l'accuser... Si vous vous étiez jointe à moi, elle était perdue. Je ne vous fais pas un reproche de votre clémence; au contraire, je prierai le Seigneur pour que celle que vous avez épargnée ne vous cause pas un jour bien des chagrins.

—Que dites-vous, madame?—m'écriai-je en sentant mes craintes renaître.

—Je vous dis ce que le bon Dieu m'inspire... rien de plus.........

Hélas! ces paroles n'étaient que trop prophétiques, surtout si je les rapprochais de la scène de l'allée.

Le moment de partir arriva.

Ursule m'embrassa avec son effusion ordinaire, mon cousin nous fit des adieux remplis de cordialité.

Rien dans les paroles ou dans l'expression des traits de Gontran ne put me faire soupçonner qu'il quittait Ursule avec regret.

Nous abandonnâmes cette maison si paisible à mon arrivée, et qui avait été depuis le théâtre de si pénibles divisions.


CHAPITRE XI.

LE CHATEAU DE MARAN.

A mesure que nous nous nous éloignions de Rouvray, je me sentais moins oppressée.

Bientôt j'oubliai presque complétement les douloureuses agitations que j'y avais ressenties, pour ne songer qu'au bonheur de me retrouver enfin seule avec mon mari.

Je me faisais une joie de ce voyage en me rappelant les tendres paroles, les prévenances délicates dont Gontran m'avait comblée, lorsqu'après mon mariage nous étions partis pour Chantilly.

Je trouvais une grande ressemblance entre ces deux époques de ma vie. Cette fois aussi je partais seule avec Gontran pour un long séjour au milieu d'une riante et paisible solitude.

Cette impression de bonheur fut si profonde, cet espoir fut si radieux, qu'il domina tontes mes autres pensées.

J'attendais avec impatience le premier mot de Gontran.

Depuis notre départ du Rouvray, il était silencieux.

Je trouvais mille raisons dans mon cœur pour que ce premier mot fût rempli de grâce et de bonté. Je me disais presque avec satisfaction que mon mari avait quelques torts à se reprocher envers moi, et qu'il allait les expier par ces douces flatteries, ces attentions exquises dont il avait le secret.

Tout à coup M. de Lancry bâilla deux fois assez haut, appuya sa tête sur l'un des accotoirs de la voiture et s'endormit profondément sans me dire une parole...

Cette indifférence me fit d'abord un mal affreux. Je ne pus retenir quelques larmes en me souvenant des ravissantes tendresses que Gontran m'avait prodiguées dans notre premier voyage.

Je me demandai avec douleur en quoi j'avais démérité. Ne devais-je pas au contraire lui être plus chère encore? n'avais-je pas déjà bien souffert pour lui?

A ce premier mouvement si pénible succéda la réflexion.

J'eus honte de moi-même. Je m'accusai d'égoïsme, d'exagération ridicule et romanesque.

Quoi de plus simple, de plus naturel, que ce sommeil que je reprochais à Gontran? Devait-il se gêner, se contraindre pour moi? n'agissait-il pas au contraire avec une confiance pleine de sécurité?

Je séchai mes larmes, je contemplai ses traits. On n'y voyait déjà plus les traces des fatigues et des chagrins qui les altéraient jadis.

Jamais il ne m'avait paru plus beau de cette beauté délicate, charmante, qui rendait sa physionomie si attrayante; un de ces demi-sourires qui annoncent toujours un sommeil heureux et tranquille, donnait à sa bouche une ravissante expression de finesse un peu malicieuse. Par deux fois il agita légèrement ses lèvres comme s'il eût prononcé quelques paroles.

J'écoutai avidement...

Je n'entendis rien.

En le voyant dormir ainsi, beau, calme, souriant, je me sentais heureuse de tout le bonheur qui lui était départi: libre de l'odieuse domination de M. Lugarto, jeune, riche, aimé de moi jusqu'à l'idolâtrie, y avait-il au monde un homme plus admirablement doué? Ne réunissait-il pas tous les avantages, toutes les conditions de la félicité humaine?

En m'appesantissant ainsi sur ses qualités, un moment j'eus peur; nous devions rester à Maran jusqu'au commencement de l'hiver: ce long avenir de solitude me ravissait, mais plairait-il à Gontran?

Je commençais à me délier de moi-même, à craindre de ne pas plaire assez à mon mari. J'avais déjà tant souffert que je ne ressentais plus ces élans de gaieté douce et ingénue que m'inspirait autrefois la présence de Gontran.

Je comparai ce que j'étais avant mon mariage ou pendant notre bienheureux séjour à Chantilly, avec ce que j'étais en arrivant à Maran, et malgré moi je fus reprise de folles frayeurs.

Je me crus enlaidie, attristée, appauvrie; je me demandai s'il me restait assez d'avantages pour plaire à mon mari durant les longs jours que nous allions passer dans la solitude; puis cet entretien de l'allée, qu'un moment j'avais oublié, me revenait à la pensée.

J'en venais à exagérer mes imperfections, à dénaturer mes avantages, à envier l'esprit, le caractère d'Ursule, à envier aussi sa physionomie tour à tour animée, coquette, touchante, mélancolique ou naïve...

Sans orgueil insensé, je me savais plus régulièrement belle que ne l'était ma cousine, je me savais des qualités solides, un cœur loyal, une franchise à toute épreuve, un dévouement sans bornes pour mon mari, dévouement déjà éprouvé et qui n'avait jamais failli... Je ne pouvais douter qu'Ursule ne fût menteuse, dissimulée, qu'elle n'eût un profond mépris pour tout ce que révèrent les âmes honnêtes et élevées.

Eh bien! lorsque je pensais qu'elle plaisait peut-être à Gontran, je me prenais à regretter de ne pas ressembler à ma cousine...

Oh! sacrilége... j'allai jusqu'à dédaigner les vertus que j'avais, et à jalouser les vices que je n'avais pas.

Hélas!... hélas!... c'est qu'aussi les hommes ne savent pas qu'en affichant certaines préférences... ils dépravent souvent les plus fières, les plus généreuses natures... ils ne savent pas que lorsqu'on aime avec passion, avec délire, on veut plaire avant tout et à tout prix, et que, si vertueuse que l'on soit, on blasphème quelquefois les qualités les plus nobles comme inutiles et vaines, lorsqu'on se voit sacrifiée à des femmes qui n'ont pour séduire qu'hypocrisie, audace et corruption!.......

. . . . . . . . . .

Puis, comme toujours... après ces abattements, après ces humiliations impitoyables que je m'infligeais, venaient des exaltations toutes contraires, une réaction d'orgueil insensé.

Je me demandais en quoi ma cousine pouvait m'être comparée, quelles garanties de bonheur elle aurait pu donner à mon mari... Mais je retombais bientôt, écrasée sous le poids de cette horrible pensée—Qu'importe... s'il l'aime ainsi?.......

. . . . . . . . . .

Pendant la route, Gontran fut distrait, silencieux; j'attribuai ces préoccupations au changement politique qui venait d'avoir lieu, et auquel il n'était peut-être pas aussi indifférent qu'il voulait le paraître.

J'ai oublié de dire qu'en chemin nous avions appris la révolution de Juillet.

Si étrangère que je fusse à la politique, j'éprouvais un sentiment de profonde et respectueuse pitié pour ce vieux et bon roi qui retournait sans doute une dernière fois sur une terre d'exil, loin de cette France qu'il avait tant aimée et que sa famille avait arrosée de son sang. J'avais toujours vu le peuple heureux et calme, les illustrations personnelles jouir d'avantages égaux, souvent même supérieurs à ceux dont jouissait la plus haute aristocratie. Je ne comprenais donc pas le bien et l'avantage de cette régénération sociale qui venait, disait-on, de sortir des sanglantes barricades de 1830.

J'avais une grande impatience d'arriver à Maran.

Blondeau m'avait souvent dit que ma mère avait passé deux étés dans cette terre de Maran avec moi, et qu'elle l'y avait accompagnée, alors que j'étais âgée de deux ans à peine; jamais ma mère, disait-elle, ne s'était trouvée plus heureuse que dans cette solitude, où elle échappait aux méchancetés de mademoiselle de Maran et à l'indifférence glaciale de mon père.

J'étais ravie de savoir que le château était resté inhabité; ces souvenirs si précieux pour moi me semblaient ainsi plus entiers, plus saintement conservés.

Blondeau devait me donner mille précieux renseignements sur les appartements que ma mère avait habités de préférence, sur les promenades qu'elle affectionnait.

C'était avec un religieux intérêt que je m'approchais de cette habitation qui, pour tant de raisons, était sacrée pour moi.

Il me semblait aussi qu'une fois là, dans ce lieu où tout parlait de ma mère, je serais sous son invisible protection; que du haut du ciel elle veillerait sur son enfant, qu'elle demanderait à Dieu de ne pas m'infliger de nouvelles souffrances.

Plusieurs fois j'avais pu apprécier le tact, la délicatesse de Gontran, j'étais donc assurée de lui voir partager la vénération que m'inspirait cette maison.

En parlant de Rouvray, j'avais écrit à Blondeau de venir sur-le-champ me rejoindre à Maran. M. de Lancry, en passant à Paris, avait déjà envoyé une partie de notre maison dans cette terre, située à quelques lieues de Vendôme.

Nous y arrivâmes par une belle matinée d'été.

Une longue avenue de chênes séculaires conduisait à la cour d'honneur. Il fallait traverser deux ponts jetés sur la petite rivière qui baignait les murs du château, bâti en briques et composé d'un grand corps de logis, avec deux grandes ailes en retour, dans le goût du siècle de Louis XIII; un dernier pont de pierre conduisait à la première cour, fermée par une grille parallèle au corps de logis principal.

Autour du château, la végétation était magnifique: les chênes, les peupliers d'Italie, les ormes y poussaient à une hauteur admirable; d'immenses prairies s'étendaient à perte de vue et avaient pour horizon de grands massifs de bois.

Le régisseur, prévenu de notre arrivée par notre courrier, nous attendait à la grille; il nous conduisit dans une longue galerie située au rez-de-chaussée et remplie de tableaux de famille.

Les six fenêtres de cette pièce immense s'ouvraient sur le fossé rempli d'eau vive qui entourait le château. Malgré la chaleur de l'été, il faisait presque froid dans cet énorme salon. Ses murailles étaient si épaisses que l'embrasure des fenêtres avait cinq ou six pieds de profondeur.

Impatiente de visiter la maison, j'offris en souriant mon bras à Gontran et je lui dis:

—Allons, mon ami, venez vite, je suis impatiente de tout revoir ici, quoique je ne me souvienne de rien. Vous n'avez pas d'idée comme le cœur me bat à la pensée de parcourir les lieux autrefois habités par ma pauvre mère. Et puis, il faut que je vous fasse les honneurs de chez moi. Je suis si heureuse, si fière de vous avoir ici! Oh!—ajoutai-je en souriant,—je suis, la châtelaine de ces lieux, vous voici dans mon empire, et je vais vous accabler de l'amour le plus despotique.

Au lieu de partager ma gaieté comme je m'y attendais, Gontran me répondit d'un air contraint, en s'efforçant de sourire et en regardant autour de lui avec une expression de répugnance:

—Entre nous, votre manoir me paraît un peu délabré, noble châtelaine, si toutes les pièces ressemblent à ceci... Il est fâcheux que mes dernières préoccupations m'aient empêché de penser à envoyer ici un architecte; sans reproche, vous qui n'aviez qu'à songer à cela, ma chère amie, vous auriez dû vous charger de ce détail. Vous saviez dans quel déplorable état était le château.

Mon mari avait d'abord faiblement souri, il finit par me parler presque séchement.

Je le regardai avec un étonnement douloureux, et je lui dis doucement:

—Mais, mon ami, souvenez-vous que j'étais aussi tourmentée que vous de toutes ces secousses qui nous ont bouleversés; et puis, vous le savez, j'ai été très-malade, il ne m'a pas été possible de m'occuper de ces soins. Je croyais que...

—Eh! mon Dieu,—me dit Gontran, en m'interrompant avec impatience,—encore une fois je ne vous fais pas de reproches, ma chère amie... Seulement je regrette que vous ou moi n'ayons pas songé aux réparations indispensables à cette habitation. Maintenant il n'y a plus à reculer... Grâce à cette révolution maudite, on ne peut voyager nulle part, on ne peut aller aux eaux. Dans quinze jours peut-être l'Europe sera en feu. Paris doit être insupportable. Il faut donc nous résigner à rester ici. C'est ce qui fait que je regrette de nous voir si mal établis.

—C'est surtout pour vous que je suis désolée de ce manque de confort, mon ami... Quant à moi, je suis si heureuse d'être ici avec vous que je me trouverai toujours bien.

—Vous êtes mille fois bonne, ma chère. Je suis aussi très-heureux de partager cette solitude avec vous; je comprends toutes les raisons qui vous rendent cette habitation précieuse... Mais ce n'est pas une raison pour se passer de tapis et de persiennes... car je n'en vois à aucune fenêtre, et ce château a l'air d'une lanterne.

—J'en suis désolée, mon ami; mais rassurez-vous, nous trouverons moyen de remédier à cela en faisant venir quelques ouvriers de Vendôme... Je me charge de surveiller et de hâter ces travaux. Par amour-propre de cœur, je tiens à ce que Maran soit pour vous le plus agréable séjour du monde; seulement je vous demande un peu d'indulgence pour mes efforts.

—Des ouvriers!...—s'écria-t-il avec impatience,—il ne manque plus que cela... Il n'y a rien de plus insupportable que des ouvriers... et pourtant il faudra bien s'y résigner... Ah!... ça va être bien agréable... une jolie distraction que j'aurai là!

—Gontran,—dis-je tout attristée de l'humeur de mon mari,—nous nous exagérons peut-être le délabrement de cette habitation... nous n'avons vu que cette galerie.

—Eh! mon Dieu! on peut parfaitement juger du reste par cet échantillon; c'est la pièce d'honneur... c'est le salon de réception. On voit que le régisseur a accumulé ici toutes les splendeurs de l'habitation, —ajouta-t-il en se remettant à rire d'un air contraint.—Allons, ma chère amie, inspectez votre manoir... et tâchez d'en tirer le plus de parti possible en attendant les ouvriers... puisqu'il faut se résigner à cet ennui. Quant à moi, je vais aller aux écuries; je parie que ce sont de véritables halles sans stalles, sans box! et moi qui viens justement de ramener une douzaine de chevaux d'Angleterre! C'est fort agréable!... En vérité, je ne sais pas à quoi pensent vos gens d'affaires, de laisser cette habitation dans un tel état de délabrement.

—J'en suis désolée, mon ami.. je vous en supplie... ne vous fâchez pas... donnez-moi vos ordres, je les ferai exécuter de mon mieux.

Ma résignation toucha sans doute M. de Lancry; il regretta son impatience, et me dit en s'apaisant:

—Encore une fois je ne vous accuse pas, ma chère amie, vous n'y pouvez rien; mais si les écuries sont mauvaises, ça n'en sera pas moins désagréable, d'autant plus que, pendant les cinq ou six mortels mois que nous allons passer ici, je n'aurai pour tout plaisir que mes chevaux et la chasse... A propos, sommes-nous loin de Vendôme?...

—Mais à six ou huit lieues, je crois... mon ami.

—De mieux en mieux, ça sera fort commode pour les approvisionnements de viande de boucherie; nous n'aurons déjà pas de marée. Il ne nous manque plus pour nous achever que de faire une chère détestable. Je ne sais pas, en vérité, comment votre famille se résignait à vivre ici.

—Mon père a fort peu habité Maran, mon ami... Ma mère seulement y a passé quelque temps, et vous savez que, nous autres femmes nous nous contentons de peu.

—Libre à vous... ma chère amie, de vous nourrir de rêverie et d'idéalité; quant à moi, je vous déclare qu'à la campagne je deviens très-positif et très-matériel. J'en demande un million de pardons à votre exaltation romanesque; mais, quand on n'a pas d'autre plaisir que la table, il est, je crois, permis de vouloir que la chère soit bonne. Vous m'obligerez donc beaucoup, n'est-ce pas? de vous entendre avec votre maître-d'hôtel pour trouver les moyens de nous approvisionner le mieux possible; j'aurai, s'il le faut, un fourgon et deux chevaux de service pour aller à Vendôme faire la provision; car, moi, je ne vis pas d'abstractions; je tiens au solide... Sur ce, je vais aux écuries.

Gontran sortit.

Tel fut notre premier entretien en arrivant au château de Maran.


CHAPITRE XII.

LA VIE DE CHATEAU.

Quelque temps après notre arrivée à Maran, je me sentis faible, souffrante; je restais quelquefois pendant une heure accablée par un malaise inconnu.

Bientôt je reconnus que je m'étais fait une grande illusion en espérant que Gontran reviendrait pour moi ce qu'il avait été pendant le premier mois de notre mariage; son caractère semblait s'aigrir dans la solitude. Pourtant la vie qu'il menait pour lui semblait lui plaire.

Souvent, en ma présence, il paraissait pensif, absorbé: tantôt je me persuadais qu'il pensait à Ursule; tantôt, qu'il regrettait malgré lui les chagrins que son indifférence me causait.

Si je l'interrompais au milieu de ses réflexions, il me répondait avec aigreur, ou se levait avec impatience sans dire une parole, comme si je l'avais distrait d'une chère et douce rêverie.

Ce qui me donnait pourtant quelquefois une lueur d'espoir, c'était le brusque changement de mon mari à mon égard. Un refroidissement successif m'eût effrayée davantage, il eût été plus naturel.

Ce fut un jour fatal que celui où j'eus la conviction que Gontran ne m'aimait plus d'amour; dès lors il ne crut même plus nécessaire de garder envers moi ces formes de bonne compagnie, ce respect des bienséances que tout homme doit aux femmes, même à la sienne.

Dès lors plus de douces prévenances, plus d'épanchements de cœur, rien qui prouvât en lui le désir ou le besoin de me plaire.

Quelques mots sur la nouvelle existence que menait Gontran sont indispensables.

Depuis notre établissement à Maran, il avait fait venir des chiens et des chevaux de chasse d'Angleterre. Il avait loué une des forêts de l'État qui touchait à nos propriétés, il y chassait trois fois par semaine à courre, trois fois à tir. Il se reposait le dimanche, c'était le seul jour qu'il passait près de moi.

Habituellement, il partait après déjeuner, je ne le revoyais que le soir au retour de la chasse. Nous nous mettions à table, il dînait longuement, me parlait peu, buvait souvent trop pour sa raison, et, l'avouerai-je, hélas! il lui fallut quelquefois l'aide d'un de nos gens pour regagner son appartement, qui était contigu au mien...

J'avais toujours vu mon mari d'une recherche, d'une élégance extrême; seul avec moi, il se négligeait comme à plaisir. Il ne semblait vivre que pour la chasse et pour la bonne chère.

O! honte! ô profanation! Quant à moi, je n'étais plus pour lui qu'une des conditions de sa vie grossière et sensuelle.

Longtemps je souffris en silence de cet abandon, de ce changement dans ses manières, qui, au moins, jusqu'alors, avaient toujours été parfaites.

Cette existence solitaire sur laquelle j'avais fondé tant d'espérances s'écoulait pour moi morne, flétrie, décolorée.

Selon mon habitude, je concentrai mon chagrin jusqu'à ce qu'il débordât; le jour arriva où je ne pus souffrir davantage.

Je me décidai à parler, à tout dire à Gontran.

C'était un samedi; il avait fait un vent violent pendant presque toute la journée; sans doute la chasse de Gontran avait été mauvaise, car le soir, lorsqu'il rentra au château, ses piqueurs ne sonnèrent pas leurs fanfares accoutumées.

Je le savais par expérience, ces jours-là mon mari avait de l'humeur; j'allai craintive à sa rencontre; mon cœur se serra lorsque j'entendis résonner ses grosses bottes éperonnées sur les dalles de l'escalier.

—Votre chasse n'a pas été heureuse, mon ami?—lui dis-je.

—Non; je suis harassé,—me dit-il, et il entra dans un petit salon où je me tenais de préférence, parce que ma mère l'avait occupé.

M. de Lancry se jeta sur un canapé, l'air soucieux et contrarié, sans me dire un seul mot.

En le voyant ainsi avec ses vêtements couverts de boue, sa barbe longue, ses cheveux en désordre, qui s'échappaient de sa cape de chasse qu'il gardait sur sa tête, je pouvais à peine le reconnaître, lui que j'avais toujours vu d'une si exquise élégance.

—Sonnez donc, ma chère, qu'on nous fasse dîner le plus tôt possible, j'ai très-faim,—dit Gontran en se retournant sur le canapé; puis, attirant du bout de son pied une petite chaise de tapisserie, il y allongea ses bottes couvertes de fange.

—Ah! m'écriai-je en courant à lui,—grâce pour cette chaise, elle a été brodée par ma mère; prenez un autre tabouret, je vous en prie.

Gontran haussa les épaules, s'établit sur un autre siége, et me dit:

—Mon Dieu! que vous êtes donc singulière avec vos affectations! je vous demande un peu ce que cela fait à la mémoire de votre mère que je mette ou non mes pieds sur cette chaise?

—Je m'étonne, mon ami, que vous ne compreniez pas le culte du passé... il est souvent la seule consolation des jours présents.

—Ah! si vous allez recommencer à faire de la métaphysique de sentiment... j'y renonce... la vie que je mène est peu faite pour développer l'intelligence.

—En effet, depuis quelque temps, Gontran, vous agissez, je crois, beaucoup plus que vous ne pensez.

—Dieu merci! j'avais toujours rêvé quelques mois d'une vie toute matérielle, dans laquelle la bête, comme on dit, prendrait le dessus. Eh bien! cette vie, je la mène, et je m'en trouve à merveille... Il n'est pas jusqu'à ces superfluités d'élégance, de recherche de toilette, que je n'aie mises bravement de côté. J'étais un véritable sybarite; me voici, à cette heure, un véritable Spartiate, un ours, un sauvage. Eh! ma foi, je trouve fort commode d'être ainsi au vert pendant quelque temps.... de rester grossière chrysalide jusqu'au moment où il me prendra la fantaisie de me transformer de nouveau en brillant papillon... Mais sonnez donc, je vous prie; je veux dire à Hébert (c'était notre maître d'hôtel) de me mettre une bouteille de vin du Rhin à la glace; c'est un caprice. Il y a longtemps que je n'ai bu de vin vieux du Rhin.. et celui que vous avez ici est excellent; c'est du johannisberg jaune comme de l'ambre... Où votre père avait-il eu ce vin-là?

—Il me semble, mon ami, avoir entendu dire à mademoiselle de Maran que l'empereur d'Autriche en fit cadeau à mon père lors de sa mission à Vienne.

—Ma foi, votre père a eu raison d'oublier ce vin ici, car il est parfait.

Je sonnai; mon mari donna ses ordres, il bâilla et me dit:

—Jouez-moi donc, sur votre piano, l'ouverture du Siége de Corinthe en attendant le dîner.

Je regardai Gontran avec chagrin.

Il ne se rappelait pas sans doute qu'on représentait cet opéra lorsque je m'étais, pour la première fois, trouvée avec lui dans la loge des gentilshommes de la chambre.

S'il n'avait pas oublié cette circonstance, sa demande était un amer sarcasme.

Les larmes me vinrent aux yeux malgré moi, je lui dis tristement:

—Pardonnez-moi, mon ami, je ne saurais jouer ce morceau.

—Est-ce parce que je vous en prie? Allons, soit... faites comme vous le voudrez, jouez-m'en un autre, alors. Je vous demande cela pour tuer le temps en attendant l'heure du dîner.

—Pour tuer le temps?... Il vous pèse donc bien maintenant, Gontran?

—A moi? pas du tout... je le tue sans lui en vouloir le moins du monde... jamais la vie ne m'a passé plus vite. Je n'avais pas idée de cette bonne et matérielle existence de gentilhomme campagnard, je la trouve adorable. Je ne sais pas si elle continuera de m'amuser longtemps; mais, jusqu'à présent, je suis enchanté, la chasse est devenue chez moi une vraie passion... Mon chef d'équipage est excellent... Avec lui, sur dix fois, je prends huit... J'ai un tireur royal. Thomas est un cuisinier parfait. Grâce à quelques améliorations, les écuries sont maintenant fort logeables; nous sommes à peu près bien établis dans ce vieux château; vous êtes toujours jolie comme un ange, comment voulez-vous que le temps me pèse?

Mon mari me parlait avec tant de sincérité, avec tant d'abandon, il paraissait trouver sa conduite si simple, si naturelle, qu'il ne soupçonnait évidemment pas le chagrin qu'il me causait.

Cette pensée adoucit l'amertume de mes reproches.

Je regardai Gontran fixement, je lui dis avec émotion:—Et moi... Gontran, me croyez-vous heureuse?

A demi couché sur le canapé, il me répondit en frappant négligemment du bout de son fouet sur ses bottes:

—Vous? je vous crois, ma foi, très-heureuse, aussi heureuse que vous pouvez l'être avec votre diable de petit caractère... Que vous manque-t-il?

—Rien, vous avez raison, Gontran... Je vous vois le matin à l'heure du déjeuner... puis le soir à table... quelquefois une heure ou deux le dimanche... lorsque vous me faites mettre au net votre livre de chasse.

—Eh bien! que voulez-vous de plus? ne faut-il pas que je sois continuellement pendu à votre côté? Croyez-moi, ces éternels tête-à-tête vous seraient bientôt d'un ennui mortel.

—Je vous avais demandé, mon ami, de monter à cheval avec vous; ainsi, j'aurais pu vous suivre quelquefois à la chasse...

—Bah! bah! vous êtes trop peureuse, ma chère amie; et puis il n'y a rien de plus embarrassant qu'une femme à la chasse: elle n'y prend aucun plaisir et empêche les autres d'en prendre. Si j'avais eu quelqu'un à qui vous confier... à la bonne heure; mais nous n'avons pas un voisin sortable: et d'ailleurs vous ne voulez voir personne; vous êtes une solitaire des plus farouches.

—Ce serait pour moi un grand plaisir de monter à cheval avec vous, mon ami; mais seulement avec vous...

—Alors, comme je vous le dis, c'est impossible... Êtes-vous fantasque, ma pauvre Mathilde... Vous ne voulez jamais que des choses déraisonnables.

—C'est juste, n'en parlons plus... je suis la plus heureuse des femmes... Mon bonheur doit me suffire.—Et je portai mon mouchoir à mes yeux.

Gontran avait trouvé fort naturelles et fort peu blessantes les réponses qu'il venait de me faire.

Il parut aussi surpris que contrarié de me voir pleurer.

—Ah çà! me dit-il avec impatience,—à qui en avez-vous? Nous sommes à causer là tranquillement, et vous voilà en larmes! Mais à propos de quoi? C'est donc une scène que vous voulez me faire?

—Une scène? non, Gontran; non, je n'ai rien à vous dire, puisque depuis notre arrivée à Maran vous ne vous apercevez pas du contraste qui existe entre la vie que nous menons et celle que nous menions à Chantilly.

—Ah!..., nous y voilà!... Chantilly, encore Chantilly, toujours Chantilly! Vous n'avez que ce mot à la bouche comme un reproche. Mais savez-vous qu'à force de me parler ainsi de ce temps-là vous finirez par me faire prendre en grippe le souvenir de cette ravissante lune de miel?—Et il ajouta en riant de cette plaisanterie:—Que voulez-vous! ma chère, lune de miel, elle a vécu... ce que vivent les lunes de miel. Le vers n'y est pas, mais la pensée y est... c'est égal.

—Ah! Gontran... ne blasphémez pas les seuls heureux souvenirs qui me restent.

—Eh bien! alors ne me répétez pas toujours la même chose; sans cela je vous punirai de la sorte. Voyons... raisonnons en bons amis sans nous fâcher... Croyez-vous que je me sois marié pour passer ma vie à vos genoux, à vous roucouler des fadeurs? Vous n'êtes jamais contente. Si nous sommes dans le monde, vous êtes jalouse; si nous vivons seuls, ce sont des exigences à n'en pas finir. Cela devient impatientant... à la fin!—s'écria-t-il, ne pouvant pas se contenir davantage.

—Gontran, vous êtes sans pitié... Vous oubliez que j'ai déjà beaucoup souffert, que j'aurais droit à quelques ménagements.

—Ah mon Dieu! mon Dieu! quel caractère! Est-ce encore une récrimination? Voyons, dites-le franchement. Vous avez beaucoup souffert? Si c'est à cause de Lugarto que vous me dites cela, vous avez tort.

—J'ai tort!

—Certainement, je ne puis que vous répéter ce que je vous ai dit dans le temps à ce sujet. Si vous aviez eu l'ombre d'adresse, de sagacité, avec quelques banalités affectueuses vous nous en auriez débarrassés sans vous compromettre comme vous l'avez fait.

—Sans me compromettre, mon Dieu! Était-ce ma faute?

—Mais il n'importe! que ce soit votre faute ou non, vous avez été compromise, et c'est moi qui, tôt ou tard, en supporterai le ridicule.

—Moi! je serais méprisée, moi!...

—Eh! madame, j'aimerais mieux encore ma part que la vôtre; si vous croyez qu'il sera bien agréable pour moi, lorsque nous serons de retour à Paris, d'être montré au doigt comme un mari trompé... Mais, en vérité,—reprit-il avec colère,—il faut que vous soyez folle, archifolle... d'élever de pareilles discussions... Tenez, brisons là... vous me feriez vous dire quelque dureté, vous éclateriez en reproches, en sanglots, et je veux que vous dîniez tranquille et moi aussi.

—Ce que vous me dites là est horrible,—repris-je après un moment de stupeur;—c'est moi que vous accusez!... moi, la victime de toutes les calomnies de cet homme. Allez, Gontran, je ne sais quel sort me menace dans l'avenir... mais pour ce soir, rassurez-vous, je n'éclaterai pas en sanglots, vous pourrez dîner tranquille; j'ai tant pleuré déjà, que mes larmes se tarissent. Le malheur m'a donné de la raison. Je ne vous ferai pas de reproches, ils seraient inutiles; je veux seulement vous apprendre que je souffre, que je suis résignée... mais non pas insensible à votre indifférence.

—Allons, parlez,—dit M. de Lancry, en se levant brusquement et en marchant à grands pas.—J'ai fait tout ce que j'ai pu pour tourner ceci en plaisanterie, je ne pourrai pas échapper à une scène. Ce matin j'ai fait une mauvaise chasse, la fin de la journée sera digne du commencement. Voyons, dites... finissons... Vous savez pourtant que je n'ai qu'un désir, celui de vivre en repos et de vous voir heureuse...

—Je vous remercie de vouloir bien m'entendre, Gontran. Eh bien! il m'est cruel de voir que, depuis que nous sommes ici, vous n'avez pas eu pour moi un mot de tendresse, un mot de cœur; vous vivez auprès de moi comme si je n'existais pas.

—Mais, au nom du ciel! qu'est-ce que signifie tout ce jargon? Que voulez-vous donc que je vous dise? Si vous aimez tant à vous entendre raconter des galanteries, inspirez-m'en.

—Vous avez raison. Il y a longtemps que je suis pénétrée de cette triste vérité: on mérite ce qu'on inspire. Malgré vos duretés, je vous aime toujours; vous méritez cet amour.

—Eh bien! alors, soyez donc raisonnable, puisque ni vous ni moi ne pouvons rien à ce qui est,—me dit Gontran avec moins de colère. Puis il ajouta:

—En vérité, Mathilde... votre caractère romanesque, exalté, vous rendra la plus malheureuse des femmes; soyez donc raisonnable. Je vous l'ai dit cent fois, l'on ne se marie pas pour conjuguer perpétuellement et sur tous les tons le verbe j'aime; on se marie pour avoir une maison, un intérieur, une existence plus assise; on se marie pour vivre sans gêne ni contrainte tout le temps qu'on reste seul avec sa femme. Il est clair que si l'on se mariait pour continuer à faire sa cour, à dire des bergerades, autant vaudrait rester garçon...

—Eh!... Gontran... Gontran... quel réveil...

—Vous me saurez gré, un jour, de faire justice de ces creuses rêveries; il faut savoir quelquefois être sévère, c'est notre rôle, à nous autres hommes... à nous qui sommes appelés à devenir pères de famille; c'est à nous à parler le langage de la raison, et je vous le parlerai... Oh! d'abord, je suis décidé, bien décidé, à ne vous laisser aucune folle illusion; une fois qu'elles seront détruites, vous verrez que vous vous arrangerez parfaitement bien dans la réalité qui vous restera.

—Cela est vrai, Gontran, une fois toutes mes illusions détruites, je m'arrangerai parfaitement dans la réalité qui me restera, comme vous le dites, seulement ce sera pour l'éternité.

—Allons, des menaces de mort maintenant; comme c'est gai! quelle conversation agréable!... Et puis vous vous plaignez après cela de me trouver maussade! Je rentre; au lieu de vous voir une figure avenante, souriante, heureuse, je vous vois triste et sombre; avouez au moins que ce n'est pas fait pour me mettre en train d'être aimable.

—Il est vrai, mon âme est désolée... je ne puis vous le taire plus longtemps,—dis-je avec amertume; car le ton persifleur, ironique, que Gontran affectait, me blessait encore plus que ses duretés.—Il n'y a rien de plus impatientant, je le conçois, repris-je,—que de voir tomber les pleurs qu'on fait verser... Mais ce n'est pas ma faute... je ne puis plus, comme autrefois, sourire à chaque blessure.

—Eh bien! soit, je me résignerai à vous voir toujours en larmes; que voulez-vous que j'y fasse? Puis-je vous empêcher de vous trouver la plus malheureuse des femmes?

—Gontran, soyez juste, mon Dieu... Voyons, quelle est ma vie? Qu'êtes-vous pour moi?... ou plutôt, que suis-je pour vous? Bonjour, bonsoir... Ma chasse a été bonne ou mauvaise... Jouez-moi cet air sur votre piano... Faites écrire à nos fermiers en retard... Voilà pourtant ma vie, Gontran, voilà ma vie; et vous voulez que je vous égaye, que je sois riante, que je sois joyeuse... Est-ce possible? Hélas... c'était votre bonté, votre amour, qui faisaient ma gaieté d'autrefois.

—Enfin voilà le dîner,—dit Gontran en entendant la cloche,—j'aime beaucoup mieux aller me mettre à table que de vous répondre, car vous finiriez par me mettre hors de moi, et j'en serais désolé; discuter avec vous à ce sujet, c'est se battre contre des moulins à vent.

On annonça que nous étions servis.

—Venez-vous?—me dit Gontran.

—Excusez-moi, mon ami, je n'ai pas faim, je suis souffrante.

—C'est agréable, et surtout d'un excellent effet pour vos gens,—me dit Gontran.—A votre aise... ma chère amie...

Il sortit pour aller se mettre à table......

. . . . . . . . . .

Après le départ de mon mari, je rentrai dans ma chambre, et je fondis en larmes.

Rien n'avait pu le toucher; j'en avais la certitude. Il ne soupçonnait même pas l'étendue des chagrins qu'il me causait. Dans mes plaintes, il ne voyait qu'une exaltation vague, romanesque; tout espoir de l'apitoyer était à jamais perdu pour moi.

Malgré son égoïsme, malgré sa personnalité, il n'eut pas été absolument insensible à mes souffrances, s'il les eût comprises.

Si je ne vous parle plus le tendre langage d'autrefois, c'est que vous ne me l'inspirez plus,—m'avait-il répondu.

C'était là une de ces révélations écrasantes qui se dressaient entre moi et l'espérance comme un mur d'airain.

Dans mon abattement je ne savais que répondre; hélas! j'avais dix-huit ans à peine... et devant moi la vie... la vie tout entière...

Et encore je me disais que je n'étais peut-être qu'au commencement de mes chagrins. Je pouvais déjà les comparer... en me souvenant des tortures de la jalousie... j'avais peut-être tort de me plaindre.

L'existence morne, froide, que je menais à Maran... était presque négative, je n'avais au moins à regretter que le bonheur dont j'aurais pu jouir. Hélas!... peut-être fallait-il compter ces tristes jours parmi les meilleurs que me réservait l'avenir.

Je descendis alors dans mon cœur, je me demandai si, après tant de cruelles épreuves, mon amour pour Gontran était diminué.

Ce dernier entretien avec lui venait de me blesser tellement, que je me sentais dans un rare accès de franchise envers moi-même.

Hélas! je m'aperçus avec une sorte de joie amère que je l'aimais toujours... toujours autant que par le passé.

J'ai maintenant peine à comprendre cette aveugle opiniâtreté d'affection.

Elle devait naître de cette conviction que Gontran pouvait encore, s'il le voulait, me rendre heureuse comme autrefois.

Ce dernier espoir, auquel je m'attachais de toutes mes forces, suffisait pour entretenir, pour aviver ce fatal amour. Un mélange d'orgueil et de défiance me persuadait que j'étais encore capable d'inspirer à Gontran l'adorable tendresse qu'il avait ressentie, mais que je manquais d'adresse de cœur, si cela peut se dire.

Je m'expliquais de la sorte ces passions indomptables qui survivent chez les femmes aux dédains les plus barbares... D'enivrants souvenirs vous disent que le bonheur est là, dans un regard, dans un sourire, dans une parole de l'homme que l'on chérit... et l'on ne peut croire que tantôt, que demain, il ne nous adresse encore ce sourire, ce regard, cette parole, auxquels notre vie nous semble attachée.

Lorsque l'amour arrive à cet état d'exaltation fébrile, d'opiniâtreté désespérée, il a, ce me semble, tous les caractères de la fureur du jeu, telle que je l'ai entendu analyser...

Un gain passé vous donne une confiance aveugle dans l'avenir... malgré vous, votre espérance s'augmente de chacune de vos déceptions, chaque pas fait dans cette voie brûlante, douloureuse, semble vous rapprocher du but insaisissable que vous poursuivez: plus vos pertes se multiplient, dites-vous, plus vos chances de gain s'accroissent.

Le sort se lassera,—dit-on,—et l'on rassemble ses dernières pièces d'or... et le gouffre du hasard les engloutit encore... et l'on a tout perdu...

Il se lassera de me dédaigner,—dit-on,—et l'on redouble de persévérance; l'on épuise ses dernières preuves d'affection, ses derniers dévouements... l'on tente une dernière, une terrible épreuve... et comme le joueur s'est brisé contre un hasard stupide... vous vous brisez contre une stupide indifférence.

Alors vous n'avez plus rien... plus rien... alors votre cœur est vide, alors vous avez usé toute votre puissance d'aimer, alors il ne vous reste, comme au prodigue, que le regret éternel d'avoir honteusement dissipé de si magnifiques trésors...

Je n'en étais pas encore là... Tout en l'accusant, j'aimais toujours Gontran.

Quelquefois je le croyais occupé du souvenir d'Ursule, je concevais alors que la jalousie redoublât pour ainsi dire mon amour au lieu de l'attiédir.

La jalousie met en jeu les sentiments les plus violents, l'amour-propre, l'orgueil, la crainte, l'espérance... et l'amour vit surtout d'agitations.

La jalousie ne diminue pas la passion, elle l'augmente; plus celui qu'on aime charme et plaît, plus on vous dispute son cœur, plus sa valeur augmente à vos yeux.

Je voulus tenter une dernière épreuve et voir jusqu'à quel point j'étais encore éprise de Gontran.

Plusieurs fois, pensant au dévouement de M. de Mortagne, j'avais aussi songé à M. de Rochegune, à son affection si fervente... La sérénité même avec laquelle j'allais au-devant de ces souvenirs me prouvait combien ils étaient peu coupables.

J'éprouvais pour M. de Rochegune de l'admiration, du respect, un sentiment analogue à celui que m'inspirait M. de Mortagne, sentiment rempli de calme, de douceur. Quoique ses traits ne fussent pas d'une régularité parfaite, je leur trouvais une expression pleine de noblesse et de dignité. Quand je pensais à l'intérêt qu'il me portait à mon insu, depuis si longtemps, et dont il m'avait donné tant de preuves, quand je me rappelais toutes les belles actions qu'il avait faites, quand je réfléchissais qu'à cette compatissante bonté il joignait un courage à toute épreuve, un caractère ardent, chevaleresque, je reconnaissais que M. de Rochegune réunissait toutes les rares qualités qui doivent inspirer la passion la plus vive...

Et pourtant, loin d'éprouver du regret en pensant que j'aurais pu l'épouser, je le sentais, à cette heure encore j'aurais pu choisir entre lui et Gontran, que mon cœur eût toujours été pour Gontran.

Hélas! cet aveu me coûte, il est sans doute le signe d'une nature mauvaise.

Aux yeux de la raison, de l'équité, il n'y avait pas de comparaison à faire entre M. de Lancry et M. de Rochegune quant aux qualités essentielles, et même quant à l'état qu'on faisait de chacun dans le monde.

Je ne m'abusais pas; Gontran plaisait aux jeunes gens et aux femmes par ses grâces, par son élégance, par son esprit, par sa gaieté; mais on comptait sérieusement avec M. de Rochegune: il commandait cette déférence, cette grave considération qu'on n'accorde jamais qu'aux hommes d'une haute position ou d'un très-grand caractère; je ne parle pas même de sa naissance illustre, de sa brillante fortune, quoique ces avantages, joints à ceux qu'il possédait déjà, donnassent plus de poids à la place qu'il occupait dans le monde.

Eh bien! à ma honte, je le répète, cette comparaison ne faisait rien perdre à Gontran dans mon cœur. Oui, je le dis... à ma honte... parce que je crois qu'un amour indigne est le fait d'une nature ou mauvaise ou pervertie.

Les amours qu'on est forcé d'excuser en disant que la passion est aveugle sont presque toujours des amours bassement placés; en persistant dans mon adoration pour un homme dont je subissais les mépris, les insultes, j'étais, je le sens, coupable d'un de ces amours sans nom.


CHAPITRE XIII.

UNE BONNE ŒUVRE.

Les réflexions que je fis après cette triste conversation avec mon mari ne furent pas stériles; je pensai que peut-être le manque d'une occupation attachante, sérieuse, me rendait si susceptible, si impressionnable.

Je renonçai pour jamais, et avec des larmes amères, je l'avoue, à cette conviction, que mon amour pouvait être la seule, la constante occupation de ma vie.

Bientôt j'allai plus loin; par suite de mon habitude de m'accuser pour excuser Gontran, je me fis un reproche d'avoir jusqu'alors concentré mon existence dans cette affection; je me dis que Dieu me punissait peut-être ainsi de ma personnalité.

Dès que cette pensée me fut venue, je me crus sauvée; le passé m'apparut sous un jour tout nouveau, je compris que l'exagération de mes sentiments romanesques avait dû mécontenter Gontran. Je compris qu'une femme avait sur la terre une autre mission à remplir que celle d'aimer, ou plutôt que, tout en brûlant pour un être unique et adoré, l'amour immense dont notre cœur est consumé devait jeter de généreux reflets sur tous ceux qui souffrent... de même que notre religion pour l'être unique et infini qui a créé les mondes doit se manifester par notre bonté et par notre pitié pour tous...

Le jour où cette pensée m'avait éclairée comme une révélation divine, j'attendis le retour de Gontran avec impatience.

Sans doute ma physionomie trahissait ma joie, mes espérances, car en me voyant, il me dit:

—Mon Dieu! vous avez l'air bien joyeux...

—Mon ami, j'ai fait aujourd'hui une précieuse découverte.

—Comment cela?

—J'ai découvert que vous aviez raison de me gronder, que j'avais tort d'être exagérée, romanesque, comme vous me reprochiez de l'être; en un mot, que mon amour pour vous était mal employé; j'ai découvert enfin qu'il ne devait pas me suffire de vous dire: Gontran, je suis digne de vous, mais qu'il fallait vous le prouver autrement que par des protestations de chaque jour.

—Que voulez-vous dire, Mathilde?

—Oui... mes plaintes continuelles devaient vous impatienter, je ne me plaindrai plus; aussi désormais, vous ne me trouverez plus triste et morose à votre retour; je serai toujours, comme aujourd'hui, heureuse, souriante.

—Tant mieux, mille fois tant mieux; pour quelle raison changeriez-vous ainsi?

—Oh! j'ai de grands projets.

—De grands projets qui vous rendront heureuse et souriante? voyons vite, qu'est-ce que c'est?

—Vous savez bien le petit château? (c'était une assez grande maison qui dépendait du château de Maran, et qui touchait aux Communs; du temps de mon grand'père on logeait dans cette succursale les hôtes qui survenaient, lorsqu'il n'y avait plus de place pour eux au château);—vous savez bien le petit château?—dis-je à Gontran.

—Oui, ensuite...

—Il nous est complétement inutile.

—Comment inutile? c'est là où est mon chenil, ma sellerie et le logement de mes gens d'équipage!...

—Lorsque vous saurez à quoi je destine le petit château,—dis-je en souriant,—je suis sûre que vous conviendrez comme moi que votre chenil, votre sellerie et vos gens peuvent parfaitement s'établir aux Communs, dont une partie est inoccupée.

M. de Lancry me regarda avec étonnement et me dit:

—Comment... vous pensez à déloger mes gens du petit château!... Ah çà! c'est une plaisanterie.

—Mais non, je vous assure...

—Allons, allons, ne parlons plus de cela, ma chère amie; il est impossible de mettre mon chenil ailleurs qu'au petit château, le jardin qui en dépend est enclos et excellent pour l'ébat des jeunes chiens et des lices pleines. L'ancien chenil est d'ailleurs très-humide, et n'a qu'une petite cour obscure: vous voyez donc bien qu'il ne faut pas songer à ce changement.

—Savez-vous, mon ami, que je suis presque contente de ce que vous tenez à ce petit château pour vos amusements? votre part sera encore plus méritoire que la mienne dans la bonne œuvre que je médite; car vous aurez fait un léger sacrifice, et moi je n'aurai eu que du plaisir.

Mon mari me parut fort surpris.

—Une bonne œuvre... un sacrifice... Ah çà! ma chère amie, ne me parlez pas en énigmes; qu'est-ce que tout cela signifie?

—Cela signifie que j'ai une excellente idée dont vous allez tout à l'heure me remercier; je veux fonder, au petit château, une école pour les jeunes filles; au rez-de-chaussée, au premier étage, je ferai disposer quelques lits pour les pauvres femmes malades. Trois ou quatre bonnes sœurs suffiront pour ce petit établissement, qui sera sous ma haute surveillance et qui nous vaudra les bénédictions de tous les malheureux du pays; je ferai moi-même la leçon aux enfants, ils auront une moitié du jardin pour jouer, l'autre moitié sera consacrée aux pauvres femmes convalescentes. Eh bien! maintenant, direz-vous encore que vos chiens seront trop mal aux Communs?

M. de Lancry partit d'un éclat de rire qui me déconcerta, et s'écria en s'interrompant pour rire de nouveau:

—Je trouve, en vérité, cette idée fort originale; il n'y a que vous, ma chère amie, pour en avoir de pareilles...

—Comment!...

—Ah çà! sérieusement, vous vous imaginez que je vais m'empâter ici d'un tas de mendiants et d'enfants? pour avoir la tête rompue des criailleries des marmots et la vue choquée par un ramassis de vieilles femmes infirmes!

—Mais, mon ami, le petit château est éloigné d'ici, et l'on ne peut ni voir ni entendre...

—Allons, allons, vous êtes un enfant gâté... une petite folle,—me dit mon mari avec un sang-froid moqueur qui me navra.—Ne parlons plus de cet enfantillage. Comment! pour le plaisir de jouer à la maîtresse d'école et à la dame de charité, pouvez-vous penser sérieusement à déranger mes gens et mes chiens, qui sont là parfaitement établis?

—Mais, mon ami...

—Voyons, chère petite capricieuse, comment des projets si étranges peuvent-ils vous venir dans la tête? Dites-moi cela bien franchement.

—Comment, Gontran?—dis-je en sentant les larmes me venir aux yeux, car j'étais loin de m'attendre à cet accueil et à ces sarcasmes;—je vais vous dire comment cela m'est venu à l'esprit. J'ai reconnu que vous aviez raison, que je devais faire autre chose que de vous parler sans cesse de ma tendresse; j'ai senti qu'il était presque impie de ne songer qu'à mon amour pour vous, et que, sans vous aimer moins, je devais faire tout le bien que je pourrais faire. J'ai songé que ce serait encore un moyen de vous témoigner mon affection, car c'est le désir de vous paraître encore plus digne de vous qui m'a inspiré cette résolution... Voilà comment cette idée m'est venue à l'esprit, Gontran.

—Sans doute le but est fort louable, ma chère amie, et je comprends que vous ayez ici besoin de distractions. Mais je vous avoue qu'il en est que je préférerais à celle que vous méditez, quoique je doive retirer une partie du profit des bonnes œuvres auxquelles vous m'associez si généreusement. Entre nous, je suis fort le serviteur de vos intentions philanthropiques, mais je choisirai plus tard une autre voie de faire mon salut.

—Mais, mon ami.

—Voyons, je vous en prie, Mathilde, ne parlons plus de cela. Si vous étiez d'un autre caractère, je croirais que vous plaisantez.

—Je parle sérieusement, Gontran, et c'est sérieusement que je vous supplie de m'accorder ce que je vous demande.

—Ah çà! sérieusement, Mathilde, est-ce que vous prétendez vous moquer de moi?

—Gontran, quel langage, quel accueil, et pourquoi? Parce que je vous prie de vous associer à une œuvre bonne et utile!

M. de Lancry haussa les épaules avec impatience et me dit sèchement:

—J'ai fait tout ce que j'ai pu pour ne voir qu'une plaisanterie dans cette imagination; mais, puisque vous me forcez enfin de vous parler nettement, je vous dirai une dernière fois que ce que vous me demandez est impossible. Vous m'entendez, complétement et absolument impossible. J'espère que c'est assez clair, et que vous m'éviterez de revenir sur un pareil sujet.

Pour la première fois de ma vie je me révoltai contre la volonté de M. de Lancry, je lui dis très-fermement:—Je regrette beaucoup de n'être pas d'accord avec vous à ce sujet, mon ami, mais ce projet est praticable, je tiens beaucoup à ce qu'il soit exécuté, et il le sera.

Mon mari me regarda d'un air peut-être encore plus surpris que courroucé, et me dit en souriant avec ironie:

—Ah çà! suis-je ici le maître, ou ne le suis-je pas?

—Vous êtes le maître, mon ami: je ne contrarie pas vos goûts; de grâce, laissez-moi la même liberté.

—Peste! comme vous y allez! Comment, que je vous laisse la liberté de gaspiller huit ou dix mille francs par an, et même davantage, pour une fantaisie qui vous passe par la tête, car vous ne savez pas dans quelles dépenses vous jetterait cette belle manie de charité qui vous prend si subitement... Mais, tenez, je suis fou de vous répondre, seulement.

—Si la question d'argent vous préoccupe, mon ami, ne vous en embarrassez pas; j'économiserai sur ce que vous me donnez par mois, et...

—Mais je n'entends pas cela du tout, ma chère amie; je veux que vous soyez mise avec l'élégance que comportent notre fortune et notre position. Voyons franchement: croyez-vous que pour vous laisser enseigner l'A, B, C, D, à des marmots, ou pour vous donner l'agrément de fournir des drogues à des vieilles femmes, je souffrirai que vous soyez mise avec une mesquinerie ridicule? Allons donc... ma chère Mathilde... je veux qu'on dise que madame de Lancry est une des femmes les plus élégantes de Paris; vous êtes un de mes luxes les plus charmants...

Il y avait tant d'égoïsme, tant de sécheresse dans les objections que me fit mon mari, il y avait si peu de pitié pour le pieux et noble sentiment auquel j'obéissais, que j'en fus indignée.

Pour la première fois aussi, je songeai qu'après tout j'étais chez moi, dans la maison de mon père, et que sans injustice je pouvais vouloir dépenser en bonnes œuvres une partie bien minime de cette fortune que mon mari dissipait en prodigalités.

Je répondis donc à M. de Lancry après un assez long silence:

—Vous m'excuserez de ne pouvoir pas partager votre opinion au sujet de cette école et de...

Gontran frappa du pied avec colère, ne me laissa pas continuer et s'écria:

—Comment, encore! comment! après tout ce que je vous ai dit! Ah çà! vous avez donc décidément juré de me mettre hors de moi? vous ne m'avez donc pas entendu? je vous dis que je ne le veux pas, que je ne le veux pas!... Combien de fois faudra-t-il vous le répéter?

Je ne pus me contenir davantage, et je m'écriai:—Eh bien! moi... je le veux.

—Vous le voulez! voilà du nouveau. Dieu me pardonne, vous dites vous le voulez, je crois.

—Oui, car je me lasse à la fin de souffrir et de me résigner toujours. Ce langage est nouveau. Il vous étonne, je le conçois, Gontran; mais cette fois je ne céderai pas; ce que je demande est juste et raisonnable, et je l'obtiendrai.

—Ah! ah!... vous! vous l'obtiendrez? et comment cela, s'il vous plaît? Voyons, par quel moyen? A qui vous adresserez-vous pour me forcer à faire ce que je ne veux pas faire? Voyons, répondez... Avant d'en venir à ces extrémités, à ces menaces, vous vous êtes sans doute assurée des moyens d'arriver à vos fins; encore une fois, répondez donc!

J'étais atterrée... je ne trouvais pas un mot à dire à mon mari... Non-seulement une lutte contre lui m'épouvantait, mais elle me paraissait impossible. Mon instinct me disait que la loi, que les usages donnaient raison à M. de Lancry contre moi.

Avant que de renoncer à cet espoir, je voulus tenter un dernier effort, en m'adressant au cœur, à la générosité de Gontran.

—Sans doute, je ne puis pas vous forcer à faire ce que je désire, mon ami, mais je puis vous le demander comme une grâce... N'interprétez pas mal les paroles que je vais vous dire, mais votre refus me force à vous parler ainsi; et j'ajoutai, je l'avoue, en tremblant et rougissant de honte:—Cette maison appartenait à mon père, et...

—Si c'est une manière indirecte de me faire sentir que vous m'avez apporté une grande partie de la fortune dont nous jouissons,—répondit M. de Lancry avec le plus grand sang froid,—le reproche est délicat et de bon goût assurément; mais il m'affecte peu. Depuis longtemps je l'attendais, cela devait arriver un jour ou un autre, c'est le refrain habituel des femmes, lorsqu'un mari prudent et ferme s'oppose à leurs fantaisies. Eh bien! madame, que cette maison ait ou non appartenu à votre père; que la fortune dont nous jouissons soit venue de votre côté et non pas du mien, il n'importe; une fois pour toutes, rappelez-vous bien que nous sommes mariés, de telle sorte que vous m'avez donné des pouvoirs tels, qu'à moi seul, vous entendez, à moi seul, appartiennent l'emploi et la gestion de ces biens; moi seul j'autorise ou non les dépenses que vous voulez faire; je vous demande mille pardons d'entrer dans ces détails de ménage, mais j'espère que ce sera bien entendu une fois pour toutes; cela vous évitera à vous le désagrément de demander désormais des choses impossibles, et à moi le désagrément de vous les refuser. En vérité, si l'on n'y mettait pas ordre, vous feriez un joli emploi de vos biens... Il y a six mois, c'était une maison que vous vouliez acheter à Chantilly, sous le prétexte que nous y avions passé quelques jours heureux.

—Ah! Gontran, m'écriai-je, ne pouvant contenir plus longtemps mes larmes, tenez, c'est affreux; vous êtes devenu impitoyable! Au moins autrefois, à vos duretés succédaient parfois des retours de tendresse et de bonté, au moins vous aviez pitié du mal que vous me faisiez... Mais maintenant, rien, rien, pas un seul mot de consolation... Hélas! je le comprends, autrefois vous étiez malheureux, l'avenir vous inquiétait; vous aussi vous saviez alors ce que c'était que le chagrin, cela vous rendait meilleur.

—Des reproches, toujours des reproches!—dit Gontran en levant les yeux au ciel.

Sa voix me parut moins menaçante, j'espérais l'avoir touché.

—Gontran,—m'écriai-je,—peut-être mes reproches sont amers... Pourtant, soyez juste; à part ces jours de bonheur rapides, dites... dites... n'ai-je pus été la plus malheureuse des femmes?... Songez à mon enfance, à ma jeunesse si triste et si pénible. Tenez, je ne vous demande qu'une chose: oubliez ce que je vous suis, considérez-moi seulement comme une étrangère, et dites, là, dites... si je ne fais pas pitié.

Et je tombai assise dans un fauteuil, en cachant ma tête dans mes mains, ne pouvant plus trouver une parole.

—Allons, voyons, calmez-vous,—me dit M. de Lancry en s'approchant et en s'asseyant à côté de moi.—Vous êtes une petite folle, vous avez un caractère si exalté, que vous vous exagérez tout en noir... Parce que par intérêt pour vous je refuse de sanctionner vos projets bizarres... allons... généreux si vous voulez... mais inexécutables... vous vous emportez... vous mettez les choses au pis.

—Mon Dieu, si vous saviez par suite de quelles pensées j'en suis venue à désirer fonder cette bonne œuvre,—dis-je à Gontran,—vous comprendriez mon insistance à ce sujet.

—Je comprends tout, ma chère amie. Mais voyons, parlons raison. Vous allez dépenser beaucoup d'argent pour établir votre école et votre hospice... C'est une noble et pieuse distraction que vous voulez vous donner, rien de mieux; mais est-il sage, est-il même humain d'accoutumer de pauvres gens à jouir de bienfaits qui peuvent être très-éphémères?

—Je vous assure, mon ami, que je ne me lasserais jamais de faire le bien.

—Il y a mille circonstances pourtant où cela pourrait vous devenir impossible. Ainsi, par exemple, pour ne vous en citer qu'une, il n'y aurait rien d'étonnant à ce que je vendisse cette terre un jour ou un autre.

—Vendre cette terre... mon Dieu! Et pourquoi cela?

—Elle vaut plus d'un million et ne me rapporte pas vingt mille livres de rente net d'impôts et de réparations; l'habitation est incommode, les terres sont divisées; somme toute, c'est un séjour très-maussade; eh bien! en vendant Maran un million et en plaçant l'argent sur l'État ou sur la banque de France, cela nous ferait cinquante mille livres de rente, au lieu du vingt à peine que rapporte cette terre.

—Vendre Maran! mais vous n'y pensez pas... ce domaine est dans notre famille depuis si longtemps, ma mère l'a habité, je...

—Tous ces avantages chimériques ne valent pas le sacrifice de trente mille livres de rente, convenez-en.

—Mais qu'avons-nous besoin de tant d'argent? ne pouvons-nous pas vivre avec ce que nous possédons déjà?

—Enfant... dit Gontran avec une compassion railleuse,—vous n'entendez rien aux affaires; on n'a jamais trop de revenus; vous ne savez ce que coûte une maison, et d'ailleurs je veux que cet hiver à Paris nous recevions beaucoup et avec magnificence; je tiens à prouver que la révolution de juillet ne nous a pas abattus comme on le croit.

—Mais sérieusement, mon ami, vous ne songez pas à vendre Maran? Je vous supplie en grâce, ne faites pas cela; je suis déjà attachée à cet endroit...

—C'est pour cela qu'il vaudra mieux nous en défaire avant que vous y soyez attachée davantage.

—Mais, mon ami, je ne voudrais pas...

—Allons-nous encore recommencer nos querelles? écoutez donc la raison... Combien de fois faut-il vous dire que la loi me donne absolument, vous entendez, absolument, la gestion de vos biens; que je puis vendre, acheter, placer comme bon me semble; si je crois utile à nos intérêts de vendre cette terre, je la vendrai... et je suis tellement près d'avoir cette conviction-là, que je ne puis consentir à vous laisser fonder ici des établissements de bienfaisance qui pourraient avoir à peine six mois d'avenir... Ceci est bien entendu. Je vous quitte; je vais voir comment mes chiens d'arrêt ont mangé, car j'ai fait une chasse rude aujourd'hui.

Et M. de Lancry me laissa seule.


CHAPITRE XIV.

EMMA.

Ce que m'avait dit mon mari touchant son intention de vendre Maran et d'augmenter ses dépenses m'effrayait, je sentais que je ne pouvais en rien combattre sa volonté. Je me souvins des avertissements de madame de Richeville et de M. de Mortagne à propos de la prodigalité de M. de Lancry; je frémis en songeant que notre fortune était complétement à sa merci. Son refus de m'accorder ce que je lui demandais pour fonder un asile de charité me navra, mais je ne me décourageai pas; ne pouvant faire le bien sur une aussi grande échelle, je résolus de secourir de mon mieux les infortunés que je rencontrerais, de chercher dans l'accomplissement de ces pieux devoirs une distraction à mes chagrins.

Ma pauvre Blondeau me servit merveilleusement; grâce aux renseignements qu'elle me donna, je pus soulager quelques souffrances. Dieu me récompensa; au lieu d'être amère et poignante, ma tristesse devint mélancolique et contemplative. Je goûtais une sorte de calme, de repos; je me consolais des manières brusques ou de l'indifférence de mon mari en songeant aux larmes que m'avaient méritées quelques bienfaits. Je me plaisais à associer Gontran à ces charités. Je donnais toujours en son nom, et j'éprouvais une touchante émotion à nous entendre confondre dans une bénédiction commune.

Plusieurs jours se passèrent ainsi; mon mari menait toujours la même vie et ne semblait pas s'apercevoir du changement qui s'était opéré en moi; il me dit seulement une fois:—Je vois avec plaisir que vous avez renoncé à vos folies; vous avez eu raison: plus j'examine cette terre, plus je suis convaincu de faire une excellente affaire en nous en débarrassant.

J'avais acquis assez d'expérience du caractère de Gontran pour ne plus essayer de lutter contre sa volonté, lorsque je savais que je ne possédais aucun moyen pour l'en faire changer. Je ne répondis rien autre chose, sinon qu'il était le maître d'agir comme bon lui semblerait; mais j'écrivis à M. de Mortagne pour le prévenir de cette résolution, et lui demander si je pouvais m'y opposer. Depuis deux mois environ, nous avions quitté Ursule. Un matin, après le départ de mon mari pour la chasse, je reçus par la poste une lettre de Rouvray. M. Sécherin m'annonçait que, fidèle à la promesse qu'elle m'avait faite, Ursule arriverait très-prochainement avec lui à Maran, afin d'y passer quelque temps auprès de nous. Sa fabrique allait à merveille, et son premier commis le remplacerait parfaitement pendant son absence. M. Sécherin n'avait pas voulu laisser à Ursule le plaisir de m'écrire et de me causer cette surprise, me disait-il. Quelques mots de ma cousine, ajoutés en post-scriptum au bas de la lettre, répétaient ce que disait son mari à ce sujet.

Par deux fois je relus cette lettre; je n'en pouvais croire mes yeux. Rien pourtant n'était plus naturel en apparence; vingt fois nous étions convenus avec Ursule qu'elle viendrait passer quelque temps avec moi; mais alors je la croyais encore mon amie, ma sœur.

Je me rappelai les quelques mots que j'avais surpris pendant la conversation d'Ursule et de Gontran, et qui avaient si vivement excité ma jalousie.

Je frémis en songeant que ma cousine, habitant avec nous, verrait mon mari chaque jour. Je me persuadai qu'elle était convenue de ce voyage à Maran avec Gontran. Mon premier mouvement fut d'écrire à madame Sécherin que nous allions quitter notre terre, et que nous ne pouvions la recevoir. Mais je n'osai pas prendre cette détermination sans en prévenir mon mari. Je me résignai à attendre son retour de la chasse.

Hélas! à ces nouveaux ressentiments de jalousie je regrettai les deux mois que je venais de passer. Les chagrins qui les avaient assombris n'étaient rien auprès de ceux qui me seraient réservés, je n'en doutais pas, si ma cousine venait à Maran.

Au milieu de ces préoccupations, j'entendis tout à coup un bruit de chevaux de poste; une voiture entra dans la cour du château. Pendant qu'Ursule, pour m'ôter tome occasion de refus, avait peut-être voulu arriver en même temps que sa lettre, je courus à ma croisée... Quel fut mon étonnement! je vis madame de Richeville descendre de voiture avec une jeune fille que je ne connaissais pas!

Pour la première fois, l'aspect de la duchesse me fit du bien: il me sembla que le ciel m'envoyait une amie au moment où elle m'était le plus nécessaire. L'expérience m'avait prouvé qu'en venant autrefois m'avertir des défauts de Gontran, elle avait voulu me rendre un immense service. Je pensai que, dans la position difficile où me mettait la prochaine arrivée d'Ursule, les conseils de l'amie de M. de Mortagne pouvaient m'être d'un grand secours. J'allais sortir du salon pour descendre au-devant de madame de Richeville, lorsque celle-ci entra.

Je la trouvai si changée, depuis environ trois mois que je ne l'avais vue, que je ne pus réprimer un mouvement d'étonnement. Elle s'en aperçut, et me dit avec son charmant et doux sourire:

—Vous me reconnaissez à peine, n'est-ce pas? Oh! c'est que j'ai bien souffert. Mais parlons de vous, de vous,—me dit-elle en me prenant mes deux mains dans les siennes;—Maran n'était pas très-éloigné de ma route, j'ai fait un détour pour vous voir en passant... Et M. de Lancry, où est-il?

—A la chasse, madame, pour toute la journée, dis-je à madame de Richeville.

Sans doute à l'accent, au regard qui accompagnèrent ces paroles, la duchesse devina que j'étais heureuse de cette occasion de m'entretenir longtemps avec elle, et que j'avais quelque pénible confidence à lui faire; elle secoua tristement la tête et me regarda avec une expression de touchant intérêt. Mais, réfléchissant qu'elle n'était pas seule, elle me dit en me montrant la jeune personne qui l'accompagnait:

—Permettez-moi de vous présenter mademoiselle Emma du Lostanges... ma... parente, ajouta madame de Richeville après un moment d'hésitation.

Je n'avais pas encore attentivement examiné cette jeune fille. Je restai frappée d'admiration. Quoiqu'elle eût quatorze ans à peine, elle paraissait en avoir seize à cause de sa taille svelte, élégante et élevée. L'azur de ses grands veux bleus était, pour ainsi dire, limpide et transparent; son nez fin et droit, sa petite bouche vermeille, étaient d'une perfection rare; son front d'ivoire et ses joues d'une blancheur rosée étaient encadrés de bandeaux d'admirables cheveux blonds cendrés, légèrement ondulés, et si épais, malgré leur finesse, qu'ils formaient derrière la tête d'Emma une énorme tresse plusieurs fois roulée sur elle-même.

Cette ravissante figure, d'un ovale un peu allongé, réalisait l'idéal de la beauté antique. Malgré l'extrême jeunesse de mademoiselle de Lostanges, ses traits, son ensemble, son maintien, lui donnaient une apparence de candeur sérieuse, de gravité douce, de sérénité noble, qui imposait et charmait à la fois. Son regard, surtout, avait une expression de mansuétude angélique qui, malgré moi, me fit venir les larmes aux yeux...

Hélas! hélas!... pauvre Emma! mes tristes pressentiments ne me trompaient pas... Ces êtres si complétement doués qu'on les croirait d'une essence supérieure à la nôtre, ont seuls de ces regards qui reflètent, pour ainsi dire à l'avance, les joies célestes au sein desquelles ils sont quelquefois trop tôt ravis. Dieu ne laisse pas longtemps ses anges parmi les hommes.

Emma... Emma, mon amie. O toi, ma véritable sœur, tu me vois, tu m'entends. O toi qui as passé comme une apparition divine et sainte dans la vie de ceux qui t'ont chérie................

. . . . . . . . . .

Je fus si frappée de la beauté de mademoiselle de Lostanges, qu'en me retournant vers madame de Richeville, je ne pus m'empêcher de lui dire à demi-voix:

—Mon Dieu! qu'elle est belle! qu'elle est belle! Emma m'entendit, baissa ses longs cils; son jeune et frais visage devint d'un rose vif.

—N'est-ce pas?—me répondit involontairement madame de Richeville avec une exclamation de fierté radieuse. Puis elle me regarda d'un air inquiet, sa figure pâle et amaigrie se couvrit aussitôt de rougeur. Après quelques moments de silence, elle me dit:

—Votre excellente Blondeau est-elle ici?

—Oui, sans doute.

—Eh bien! voulez-vous être assez bonne pour la faire demander; je désirerais causer avec vous; pendant ce temps-là je lui confierai Emma pour qu'elle lui fasse voir votre parc, qu'on dit charmant.

Je sonnai, j'envoyai chercher Blondeau; elle emmena bientôt mademoiselle de Lostanges, que madame de Richeville ne put laisser partir sans la baiser au front.

—Ah! pauvre malheureuse enfant!—s'écria madame de Richeville lorsque nous fûmes seules...—j'ai tout appris; votre mari devait de l'argent à cet infâme Lugarto, celui-ci a abusé de la dépendance où se trouvait M. de Lancry à son égard pour vous compromettre affreusement; il y a eu un duel... où ce misérable a été blessé...

Ces mots de madame de Richeville me prouvèrent qu'elle ne savait rien, ni de la honteuse action de Gontran, ni des scènes de la maison isolée. Je fus heureuse de la discrétion de M. de Mortagne. Il m'eût été pénible d'avoir à rougir de mon mari.

—En effet, madame, M. Lugarto nous a fait autant de mal qu'il a pu; mais, Dieu merci, il est hors de France à cette heure... Mais, vous-même, n'avez-vous pas à vous en plaindre aussi?

—Il m'a fait connaître la plus grande douleur que j'aie ressentie de ma vie.

—Madame, pardon... pardon... L'intérêt que vous me portiez a peut-être été la cause de sa haine contre vous?

—Pourquoi vous le nier, pauvre enfant?... cela est vrai... il connaissait la vive amitié qui m'attachait à M. de Mortagne et nécessairement à vous. Il a voulu m'éloigner, et vous priver ainsi d'une amie au moment ou vous aviez surtout besoin d'elle.

—Et vous m'avez accusée peut-être... moi, la cause involontaire de vos chagrins...

—Non, non, Mathilde; hélas! j'étais si malheureuse, que je me suis au contraire reproché depuis de n'avoir que bien rarement songé à vous au milieu du malheur qui me frappait... Vous le voyez, Mathilde, je ne suis plus que l'ombre de moi-même... J'ai tant souffert, tant pleuré!

—Je n'ose vous demander... ce qui a causé ce chagrin affreux.

—Écoutez, Mathilde... Puisse cette marque de confiance entière que je vais vous donner... provoquer la vôtre... A votre pâleur... à votre triste et douloureux sourire... je le vois, Mathilde... Mathilde... vous n'êtes pas heureuse.

Je me tus; une larme roula sur ma joue.

Madame de Richeville joignit les mains avec force, leva les yeux au ciel, et me regarda en secouant la tête, comme pour me dire: Hélas! ne vous avais-je pas prévenue?

Après quelques moments de silence, elle reprit:

—Tenez, il y a en vous, pauvre enfant, je ne sais quel charme touchant qui inspire une confiance extrême... Avant votre mariage, je vous ai fait un bien pénible aveu... dans l'espoir que cette confession, si humiliante qu'elle fût pour moi, servirait pour ainsi dire de garantie aux conseils, aux avis que je venais vous donner... Il est arrivé ce qui devait arriver, Mathilde... Votre cœur était passionnément épris... vous ne m'avez pas crue... vous ne pouviez pas me croire. Ceci n'est pas un reproche; au contraire, c'est une excuse que je donne à un aveuglement que j'ai moi-même partagé. En vous confiant ce que je vais vous confier, Mathilde... j'espère cette fois être plus heureuse... Vous ne me cacherez pas vos chagrins... je pourrai vous être utile.

—Ah! madame... combien autrefois j'ai été coupable, cruelle envers vous,—m'écriai-je, émue des paroles de madame de Richeville.

Elle me dit:

—Cruelle pour moi... non... mais pour vous-même, malheureuse enfant... Allons, courage, ne désespérez pas. Vous le voyez... maintenant c'est moi qui vous console, qui vous fais espérer...

—Espérer!—dis-je en soupirant.

La duchesse prit tendrement mes mains dans les siennes.

—Oui, espérer... mes conseils vous en donneront le droit; mais, pour que ces conseils soient efficaces, il faut que je sache tout.. Je commence... mon exemple vous décidera.

—N'en doutez pas, madame. Tout à l'heure, en vous voyant arriver, je remerciai Dieu de m'envoyer... une amie... Puis-je le dire?

—Oui, oh! oui, dites-le, dites une mère... car le chagrin m'a bien vieillie, et mon cœur vous est plus tendrement dévoué que jamais... Écoutez-moi donc... A cette matinée dansante de l'ambassadeur d'Angleterre, M. Lugarto me dit ces mots: Y a-t-il longtemps que mademoiselle Albin est allée au village de Bory, chez le fermier Anselme en Anjou? Vous expliquer comment cet homme avait découvert un secret de la dernière importance pour moi..., cela m'est impossible; à cette révélation imprévue je restai stupéfaite. M. Lugarto me demanda une entrevue pour le lendemain. Je la lui accordai; j'avais hâte de savoir jusqu'à quel point cet homme était instruit d'un secret que je croyais bien gardé. M. Lugarto vint. Vous faites élever une jeune fille sous le nom d'Emma de Lostanges,—me dit-il.—Cela était vrai... Je pâlis... Mademoiselle Albin est chargée de son éducation. Cela était encore vrai... Cette jeune fille est depuis un mois à la campagne, en Anjou, chez le fermier Anselme. Cela était encore vrai... Je sais quelle est la mère... quel est le père de cette jeune fille,—ajouta-t-il;—puis, après avoir un instant joui de mon effroi, il ajouta lentement ces dernières paroles avec une expression de triomphe infernal:—«Cette jeune fille est à la mort depuis trois jours... à cette heure elle n'existe peut-être plus.» Puis il sortit en disant:—«Je traiterai toujours comme mes ennemis acharnes ceux qui sont les amis de Mortagne, de Rochegune ou de Mathilde. Maintenant que je sais le mystère de la naissance d'Emma, vous savez comment je me vengerai, qu'elle meure ou qu'elle vive, ce qui n'est guère probable...» Mon premier cri, en sortant de l'espèce d'anéantissement où m'avait jetée cette révélation, fut pour demander des chevaux... Je partis pour l'Anjou le soir même. Ce démon ne m'avait pas trompée, Emma était mourante.

—Grand Dieu! madame!

—M. Lugarto avait su par mademoiselle Albin, misérable créature qu'il avait gagnée à prix d'or; il avait su, dis-je, l'état désespéré de cette malheureuse Emma, et s'était servi de cette affreuse nouvelle pour m'éloigner de Paris; je pouvais nuire à ses perfides projets sur vous, et ma présence auprès d'Emma devait servir de preuve à ses dénonciations. Ses perfidies avaient été bien calculées; je pleurais au chevet d'Emma presqu'à l'agonie; mon mari arriva. Nous étions tacitement séparés depuis plusieurs années; la conduite de M. de Richeville, dans cette occasion, le fera connaître.—Cette fille est à vous? me dit-il. Hélas! au moment de voir descendre cet ange au tombeau, moi... brisée par le désespoir, par le remords d'une faute que le ciel punissait d'un si terrible châtiment, je n'osais pas, je ne voulais pas mentir.

—Comment,—m'écriai-je en interrompant madame de Richeville,—Emma!...

—Emma est ma fille,—répondit la duchesse, en baissant les yeux avec confusion.

Je ne pus retenir un mouvement que madame de Richeville prit pour un reproche; elle se hâta d'ajouter:

—Oh! ne me condamnez pas avant de m'avoir entendue... Sans doute je fus coupable, bien coupable... mais si vous saviez... je vous dirai tout, et vous me plaindrez, j'en suis sûre. Après cet aveu, M. de Richeville me dit, au chevet de cette enfant expirante: «J'ai dissipé toute ma fortune, il vous reste cent mille livres de rente, donnez-moi un million, ou sinon je vous intente un procès en séparation, je fais un scandale horrible; j'ai toutes les lettres qui prouvent que mademoiselle de Lostanges est votre fille, qu'elle est née pendant mon voyage d'Italie... Ce n'est pas tout, j'ai aussi toutes les lettres que vous avez écrites à M. de Lancry...»

—Ah! madame,—m'écriai-je en rougissant,—c'est M. Lugarto seul qui, abusant de son influence sur mon mari, l'aura forcé de lui remettre ces lettres.

—Je n'en doute pas; je crois M. de Lancry incapable d'avoir commis volontairement une telle infamie... Que vous dirai-je, Mathilde? éperdue, à moitié folle de douleur, épouvantée de l'éclat d'un procès qui me déshonorait, d'un procès qui allait livrer aux sarcasmes du monde une mémoire sacrée pour moi... celle du père d'Emma...

—Il n'existe plus, madame?

—Non, depuis six ans... Il est mort,—dit madame de Richeville en portant ses mains à son front avec une douloureuse émotion. Elle reprit:

—En présence de tant de raisons qui me faisaient redouter le scandale dont me menaçait M. de Richeville si je n'exécutais pas ses volontés, je consentis à tout.. En homme de prévoyance,—ajouta la duchesse avec un sourire amer,—mon mari avait amené un de ses gens d'affaires; les actes étaient préparés. Là, près du lit de ma fille, je signai l'abandon de la moitié de ma fortune. En échange de cette donation, les lettres de M. de Lancry, celles qui se rattachaient à la naissance d'Emma, me furent rendues; grâce au ciel, maintenant mon mari se trouve désarmé contre moi.

—Oh! cela est bien misérable!—m'écriai-je;—près d'un lit de mort... venir imposer de telles conditions!

—A cette heure, Mathilde,—me dit la duchesse de Richeville,—je vous ai fait l'aveu des deux seules fautes que j'aie jamais commises... on m'a prêté bien des aventures, et pourtant, devant ce Dieu souverainement bon qui m'a rendu ma fille... je vous le jure, Mathilde... jamais je n'ai justifié les calomnies dont on m'a accablée. Je ne prétends pas nier mes torts, ils sont immenses... Mais si vous saviez que, mariée à seize ans à peine... à M. de Richeville, je fus, après quelques mois d'union, dédaigneusement, brutalement sacrifiée, et à quelles créatures, mon Dieu! Pendant quatre ans, les succès que j'avais dans le monde suffirent pour me consoler du délaissement de mon mari; pendant ces quatre ans d'ivresse, ou plutôt d'étourdissement, mon cœur sommeilla; je n'aimai personne, mais je ne connus pas un moment d'ennui; peu à peu je me lassai de ces fêtes, de cette existence vide et bruyante. Mon mari était parti pour l'Italie, où il resta deux ans; j'étais seule, libre; une mélancolie profonde s'empara de moi. Pour la première fois, les joies du monde ne me suffisaient plus. Que vous dirai-je, Mathilde... à cette époque, je rencontrai dans le monde le père d'Emma. Longtemps combattu, un amour violent me fit oublier mes devoirs. Si une faute pouvait être excusée, ennoblie par la valeur de celui qui vous la fait commettre, mon amour était excusable; celui que j'aimais réunissait les qualités, les charmes les plus rares. Cette passion profonde et partagée dura six ans, presque inconnue au monde, car je passai la plus grande partie de ce temps dans une de mes terres. La mort frappa celui que j'avais tant aimé. Après ce coup affreux, je passai plusieurs années dans des alternatives étranges, tantôt restant des mois entiers accablée par le désespoir, tantôt, voulant lutter contre le chagrin qui me dévorait, je me livrais avec ardeur à tous les plaisirs; j'accueillais avec une sorte de coquetterie distraite, innocente, je vous le jure, mais mille fois plus compromettante que bien des fautes, j'accueillais,—dis-je,—tous les hommages, tous les vœux... car mon cœur restait toujours froid et mort aux émotions de l'amour, et puis, lorsque ces hommes dont j'avais agréé si indifféremment les soins se croyaient aimés, me demandaient quelque preuve d'affection sérieuse, je les comprenais à peine, je croyais sortir d'un songe, leurs prétentions m'indignaient. Leur dépit, leur haine de se voir trompés dans des espérances que j'avais malheureusement encouragées, fomentaient d'abominables calomnies dont j'étais victime, et auxquelles vous avez entendu mademoiselle de Maran faire de si cruelles allusions... Alors, me voyant injustement attaquée, indignée de la méchanceté du monde, je cherchais un refuge dans la prière; ne pouvant rien éprouver sans exagération, je me vouais aux austérités les plus rigoureuses, je me couvrais d'un cilice, je vivais des mois entiers dans la plus profonde solitude; mais en vain je demandais à Dieu le repos, Dieu ne m'entendait pas, il voyait de l'impiété dans ces prières désespérées, violentes, dans ces velléités de religion auxquelles je ne me livrais que par accès et comme pour me venger des médisances que ma légèreté avait provoquées. Après tant de luttes, après tant d'amères déceptions, je voulus chercher une dernière consolation dans l'amour, ou plutôt j'espérai de faire revivre le passé, ce passé qui m'avait été si cher. Hélas! ce fut là ma plus grande faute, j'ai follement cru qu'on pouvait aimer deux fois. Au lieu de conserver dans mon cœur un souvenir précieux et sacré, j'ai blasphémé ce premier et unique amour!... Parodiant ses élans, ses dévouements, ses enthousiasmes, j'aimai ou plutôt je crus aimer M. de Lancry; je m'aperçus bientôt de mon erreur, je versai des larmes amères sur cette nouvelle faute, si vaine pour mon bonheur. Je ne veux pas justifier l'odieuse conduite de M. de Lancry à mon égard, Mathilde, mais peut-être s'aperçut-il de la tiédeur de mon affection, quoique je fusse pour lui d'un dévouement sans bornes; chaque jour je reconnaissais avec une tristesse navrante que l'on n'aime qu'une fois; lors même qu'un second amour aurait la vivacité du premier, il ne serait toujours qu'une redite, qu'un reflet, qu'un écho. Après ma rupture avec M. de Lancry, dernière et fatale épreuve, je revins dans le monde sans intérêt, pensant continuellement à ma fille, que les convenances ne me permettaient pas d'avoir près de moi; alors j'appris la maladie d'Emma; une femme dans laquelle j'avais toute créance, mademoiselle Albin, que j'avais donnée pour gouvernante à ma fille, fut corrompue par les offres de M. Lugarto.

—Quelles infamies!

—Elle lui vendit la correspondance que j'avais toujours entretenue avec elle, ainsi que toute les pièces qui se rattachaient à la naissance d'Emma, et que je lui avais confiées, les fréquents voyages de M. de Mortagne n'ayant pas permis à cet excellent ami de se charger de ce dépôt. Lorsque mon mari m'eut arraché une dernière concession, au chevet de ma fille mourante, je fis vœu, si Dieu daignait la rendre à la vie, d'abandonner à jamais le monde et de passer la fin de mes jours dans une retraite qui aurait tous les caractères de la vie religieuse. Dieu eut pitié de moi, il a sauvé Emma: depuis ce vœu, je ne puis vous dire le calme dont je jouis... Mon existence va désormais se passer entre ma fille et l'exercice de cette religion dont je commence à comprendre la douceur infinie... Je suis si heureuse de cet avenir, Mathilde, si heureuse, que je tremble que quelque nouveau malheur ne vienne le briser... Voyez-vous, j'ai été trop coupable pour avoir droit à une pareille félicité,—ajouta madame de Richeville avec un profond soupir.

—Ah! ne croyez pas cela, madame, Dieu pardonne tant au repentir!

—Qu'il vous entende, Mathilde!

—Eh! où allez-vous à cette heure, madame?

—A Paris; je me retirerai au couvent du Sacré-Cœur, où je vais mener Emma. Elle passera pour une orpheline de mes parentes. La supérieure du couvent m'abandonne un petit appartement dans cette sainte maison; c'est là où je vivrai désormais. Lorsque Emma sera en âge d'être mariée, je prierai M. de Mortagne, vous, Mathilde, vous qui connaîtrez le triste secret de sa naissance, de chercher un homme assez généreux pour ne pas rendre cette pauvre enfant responsable de la faute de sa mère. Je lui abandonnerai le reste de ma fortune, à la réserve d'une modique pension; je consacrerai ma vie désormais à l'expiation de mes erreurs, et Dieu exaucera peut-être... les vœux que je ferai pour le bonheur de ma fille.

Il y avait dans les paroles, dans l'aveu de madame de Richeville, tant de simplicité, elle annonçait une résolution si ferme et si sincère, que j'en fus profondément émue.

J'étais aussi touchée de la voir, elle si belle, si jeune encore, car elle avait au plus trente-quatre ou trente-cinq ans, se dévouer à une retraite profonde et renoncer au monde, où elle pouvait encore briller de tant d'avantages.

—Ah! madame,—lui dis-je,—comment Dieu ne vous prendrait-il pas en pitié et en grâce?

—Il a déjà été si miséricordieux en me rendant ma fille, en la douant si bien, car vous n'avez pas d'idée des qualités adorables de cette enfant; si vous saviez quel cœur, quelle âme, quel esprit enchanteur! Non, l'amour maternel ne m'aveugle pas...—dit la duchesse, sans pouvoir retenir ses larmes,—il est impossible de rencontrer plus de bonté, jointe à plus de noblesse, à plus de droiture; et puis une sensibilité si expansive, si vraie... Tenez, son âme se lit dans son regard angélique, et puis... mais, pardon... pardon, Mathilde, excusez une pauvre mère; mais je trouve si rarement l'occasion de dire ma fille, que j'abuse...

—Ah! pouvez-vous le croire, madame? pensez-vous que je ne sente pas combien la contrainte que vous vous imposez doit vous être pénible?

—Oui... oh! oui... bien pénible, Mathilde, surtout lorsque je suis seule avec Emma; quoique je l'accable de tendresse, quoiqu'elle m'aime tendrement, hélas! elle ne sait pas... elle ne saura jamais que je suis sa mère... Il me semble que si elle le savait elle m'aimerait autrement; il me semble que sa voix aurait un autre accent, ses yeux un autre regard; je ne suis pour elle qu'une parente étrangère qu'elle a vue bien rarement. Que serait-ce donc si elle savait que je suis sa mère... Quelquefois je suis sur le point de lui tout avouer, mais la honte me retient... Jamais je ne m'exposerai à rougir devant cet ange. Mais encore pardon, Mathilde, de tant vous parler de moi... Maintenant vous savez ma vie, vous imiterez ma confiance... Maintenant, Mathilde, parlons de vous... je vous en supplie... ne me cachez rien... Croyez-moi, l'expérience du malheur mûrit la raison, mes conseils pourront vous être utiles.

Après un moment d'hésitation, je racontai à madame de Richeville tous les motifs que j'avais d'être jalouse d'Ursule, mes soupçons sur sa liaison avec M. Chopinelle, ce que j'avais surpris de son entretien avec mon mari, et enfin mon appréhension de l'arrivée prochaine de ma cousine.

Madame de Richeville me dit:

—Mathilde, vous aimez toujours passionnément votre mari... tant mieux, c'est une sainte et noble chose qu'un amour comme le vôtre; sans doute on souffre, mais le cœur est plein, et cette ardeur fiévreuse et inquiète vaut mieux que le vide et le néant. Votre cousine me paraît très-dangereuse. Autrefois mademoiselle de Maran vous exaltait toujours aux dépens d'Ursule avec une méchanceté profondément calculée. Elle savait que les femmes de ce caractère n'oublient rien, que chez elles les blessures de l'orgueil sont incurables. Ursule voudra se venger sur vous des humiliations de son enfance, des ridicules de son mari, des ridicules de son premier amant... La fatalité a voulu que vous fussiez témoin de bien des scènes dont elle rougit; elle ne l'oubliera jamais... Regardez-la donc comme votre plus mortelle ennemie. Vous avez été parfaite pour elle: les méchants ne pardonnent pas le bien qu'on leur a fait.

—Elle va pourtant venir encore me protester de son hypocrite amitié! Jamais! oh! jamais je ne le souffrirai.

—Mathilde, vous connaissez le caractère intraitable de votre mari; s'il veut que vous receviez votre cousine, vous serez obligée de lui obéir.

—Oh! jamais, jamais.

—Pauvre enfant, que ferez-vous?

—Je supplierai Gontran, il verra mes larmes, il aura pitié de moi, car, j'en suis sûre, si elle vient ici, je tomberai malade.

—M. de Lancry n'aura pas de pitié, Mathilde, car je crois comme vous que peut-être ce voyage a été convenu entre lui et Ursule.

—Vous croyez donc qu'il l'aime?

—Comme il peut aimer... D'après ce que vous m'avez dit, je ne doute pas que votre cousine n'ait été pour lui d'une coquetterie brusque et provoquante... Leur intelligence se sera établie sur-le-champ; sans le hasard qui vous a permis de surprendre quelques mots de leur entretien, vos soupçons n'eussent pas été éveillés.

—Mais que faire, mon Dieu! que faire? Une fois ma cousine ici, madame, mon malheur sera certain; Gontran n'aura de soins que pour elle, ma vie sera un supplice de tous les instants.

—Ne croyez pas cela, au contraire. Si vous suivez mes avis, Ursule ne restera que quelques jours chez vous; pendant ce temps, elle repoussera jusqu'aux moindres prévenances de votre mari.

—Que dites-vous, madame?

—Écoutez-moi, Mathilde. Votre cousine, cette femme si mélancolique, si romanesque, tient, avant tout, à l'influence qu'elle exerce sur son mari. Pour assurer cette influence, rien ne lui coûte, elle flatte sa vulgarité, elle la partage, elle l'exagère, c'est tout simple. Ursule est orgueilleuse, cupide et pauvre; elle écrase son mari de travail, afin d'être bientôt en état de mener à Paris une vie opulente. Que demain M. Sécherin sache qu'Ursule le trompe, demain il l'abandonne, et Ursule redevient pauvre, sans autre ressource que sa dot. Elle s'est mariée pour être riche, et elle sacrifiera beaucoup, si ce n'est tout, à la conservation de cette fortune.

—Ah! madame, son mari l'aime tant, il est si bon, si faible!

—D'après ce que vous m'avez dit de lui, il est aussi courageux qu'honnête et dévoué; jamais de tels caractères ne transigent avec l'honneur et ne descendent à des lâchetés. Il adore sa femme; du moment où il sera certain qu'elle le déshonore, il l'abandonnera; il sera atrocement malheureux peut-être, mais il ne la reverra jamais.

—Me conseillez-vous donc de dénoncer Ursule?—m'écriai-je.

—Je vous conseille, mon enfant, d'attendre ici votre cousine, et, le jour même de son arrivée, de lui dire avec calme et fermeté: «Votre voyage à Maran était concerté avec mon mari, je ne suis pas votre dupe; je vous déclare que je suis déterminée à tout pour vous éloigner de chez moi. Je ne puis empêcher M. de Lancry de se laisser séduire par vos coquetteries, mais je ne souffrirai pas que vous veniez me braver ici; vous dominez complétement M. Sécherin, il vous sera donc très-facile, dans cinq ou six jours, de le décider à partir sous prétexte d'un refroidissement dans notre amitié, dont je vous fournirai très-naturellement l'occasion. Si vous me refusez, demain je m'adresse à votre mari, et je lui avoue franchement qu'à tort ou à raison je suis jalouse de vous, et que je le supplie de vous emmener. Voyez donc si vous voulez m'accorder de bonne grâce ce que je puis obtenir par un autre moyen.» Parlez-lui ainsi, Mathilde,—ajouta madame de Richeville,—et je vous jure qu'elle n'hésitera pas à partir... elle craindra avec raison qu'une fois les soupçons de son mari éveillés, il ne perde cette confiance aveugle qui fait toute la force, toute l'audace et tout l'avenir de votre cousine.

J'avais attentivement écouté madame de Richeville; ce qu'elle me disait me semblait juste et vrai. Mille circonstances oubliées, me revenant à l'esprit, me prouvèrent que la duchesse devinait à merveille le caractère d'Ursule. Seulement je lui avouai que je redoutais l'assurance effrontée dont ma cousine m'avait donné tant de preuves.

—Aussi, Mathilde, je vous engage surtout à ne jamais discuter avec elle; ne sortez pas de ceci: «Allez-vous-en de chez moi ou je vous démasque à votre mari,» rien de plus, rien de moins.

—Ah! madame, c'est bien cruel!

—Mathilde, pas de faiblesse! tout serait perdu.

—Hélas! madame, si Gontran ne m'aime plus... il me sacrifiera à toute autre aussi bien qu'à Ursule,—dis-je avec accablement.

—Ma pauvre enfant, il faut toujours, dans la vie, commencer par s'assurer tout le repos et tout le bonheur qu'on peut prétendre; Ursule éloignée, vous serez tranquille ici jusqu'à l'hiver; ce sera toujours autant de gagné; une fois de retour à Paris, si vous redoutez encore ses coquetteries, vous aurez recours aux mêmes menaces.. Je conçois que votre générosité s'en effraye... mais vous n'en viendrez pas à cette extrémité... Croyez-moi, la menace que vous ferez à votre cousine suffira pour la faire renoncer à ses projets d'ambition, et elle redoutera trop de redevenir pauvre par l'abandon de son mari pour vous mettre dans la nécessité de la perdre.. Les femmes comme elle sont incapables d'un sacrifice, même lorsqu'il s'agit de leurs mauvaises passions.

Madame Blondeau, rentrant avec Emma, mit fin à notre conversation.

Emma courut à sa mère et lui donna, en l'embrassant, un gros bouquet de roses. La promenade avait avivé son teint des plus vives et des plus charmantes couleurs. Elle vint s'asseoir un moment entre la duchesse et moi sur un canapé du salon. Madame de Richeville posa le bouquet sur ses genoux, prit une des mains d'Emma dans les siennes, de l'autre elle lissa les bandeaux de cheveux blonds de sa fille que la promenade avait un peu dérangés.

En nous voyant toutes trois, cette enfant, sa mère et moi, en comparant nos trois âges et nos trois exigences, je réfléchis, hélas! avec amertume que je n'avais plus la sécurité confiante de la jeune fille, et que je ne possédais pas encore la résignation morne que les chagrins ont laissée à sa mère.

Je réfléchissais encore aux douleurs que j'aurais encore à subir avant que d'arriver, comme madame de Richeville, au renoncement de toutes les espérances humaines. L'âge d'action de la femme, si cela se peut dire, s'étend surtout de quinze à trente ans. Emma, moi, et madame de Richeville, nous réunissions ces trois périodes de la vie, le calme innocent et pur, la tourmente orageuse des passions, et l'accablement qui leur succède, alors que meurtri dans la lutte, le cœur cherche le repos dans l'oubli.

Madame de Richeville répugnait à voir Gontran. A la fin de la journée elle me quitta. Elle n'avait pas reçu de nouvelles de M. de Mortagne; il n'avait pas répondu à la lettre que je lui avais écrite pour le prévenir de l'intention où était mon mari de vendre Maran.

Je ressentis quelques inquiétudes. Madame de Richeville me promit de m'écrire aussitôt son arrivée à Paris, pour me rassurer à ce sujet. Elle me recommanda aussi de la tenir très au courant de ce qui se passerait à Maran lors de l'arrivée d'Ursule, et de me bien souvenir de ses conseils.

Je quittai cette excellente amie avec un cruel serrement de cœur.

Le soir, lorsque Gontran revint de la chasse, je lui appris la visite de madame de Richeville.

Il y parut assez indifférent. Je lui donnai ensuite la lettre de M. Sécherin, qui annonçait la prochaine arrivée de ma cousine. M. de Lancry me répondit froidement qu'il en était très-satisfait, parce qu'Ursule me tiendrait compagnie.

Quatre ou cinq jours après mon entrevue avec madame de Richeville, monsieur et madame Sécherin arrivèrent à Maran.


CHAPITRE XV.

LES DEUX AMIES.

Ursule me sauta au cou et m'embrassa avec effusion. Je répondis froidement à ces témoignages d'amitié. Ma cousine ne s'aperçut pas ou feignit de ne pas s'apercevoir de la tiédeur de mon accueil.

Après les premiers compliments, M. Sécherin me dit avec un soupir, en regardant sa femme:

—Eh bien! cousine, le lendemain de votre départ nous nous sommes séparés d'avec maman, nous avons quitté Rouvray. Hélas! oui, vous n'avez pas d'idée, ma cousine, combien cela a coûté à ma femme. Elle en avait l'âme navrée, ce qui prouve son bon cœur, car, sans reproche, maman avait été bien dure et bien injuste pour elle. Mais que voulez-vous? une fois que les vieilles gens ont mis quelque chose dans leur tête, on ne peut pas le leur ôter.

—Vous habitez toujours à quelque distance de Rouvray,—lui dis-je,—afin de voir votre mère et de surveiller votre fabrique?

—Oui, sans doute, cousine, j'ai très-souvent vu ma mère, elle va très-bien, et, comme dit ma femme, je suis sûr que maman aime mieux cet arrangement-là, maintenant qu'il est fait; elle est bien plus libre, et nous aussi. Mais elle n'a jamais voulu recevoir Ursule; que voulez-vous, c'était son idée. Ma femme en a bien pleuré, allez. Enfin il n'importe; il ne s'agit pas de cela. Maintenant ma fabrique va toute seule; tout compte fait, j'ai soixante-huit mille livres de rentes, et, ma foi, Ursule et moi nous voulons jouir un peu de la vie... Vous ne savez pas notre projet?

—Non, vraiment, mon cher cousin.

—Mon ami,—dit Ursule,—vous allez être indiscret; je vous supplie de...

—Indiscret avec notre bonne cousine,—s'écria M. Sécherin en interrompant sa femme,—est-ce que cela est possible? est-ce qu'elle n'est pas votre sœur, votre meilleure amie d'enfance?—et se penchant à mon oreille, M. Sécherin me dit tout bas: Vous voyez, cousine, je dis vous; je ne tutoie plus ma femme;—il reprit tout haut: Et d'ailleurs je suis sûr que ce que je vais proposer à notre cousine lui causera un véritable plaisir, puisque ça nous en cause. En un mot, madame la vicomtesse, lors de votre mariage vous nous avez proposé de nous céder à Paris un appartement dans votre hôtel, que vous n'habiterez pas tout entier... eh bien! nous acceptons...

Je regardai Ursule avec autant de surprise que d'indignation; elle ne parut pas me comprendre, et me sourit tendrement pendant que M. Sécherin continuait.

—Vous souvenez-vous de ce que vous nous disiez, cousine? venez à Paris, nous ne ferons qu'une famille... l'hiver à Paris, l'été à Maran ou à Rouvray; eh bien! ces beaux projets qui vous plaisaient tant et à nous aussi..., ils vont être réalisés, nous ne nous quitterons plus... Tous les ans j'irai voir maman, je vous laisserai Ursule; je me suis fait arranger un pied-à-terre à ma fabrique. Maintenant nous venons vous demander ici l'hospitalité jusqu'à ce que nous partions ensemble pour Paris. Afin de ne pas laisser mon temps et mon argent sans emploi, je prendrai un intérêt dans la maison de banque d'un de mes amis, maison bien sûre, puisqu'elle a résisté à l'épreuve de la révolution de juillet. Ça m'occupera pendant mon séjour à Paris. Seulement, dans quelque temps, je vous quitterai pour un petit voyage. Il s'agit d'une ferme que l'on me propose d'acheter et que je veux visiter. Pendant ce temps-là, vous et Ursule vous conviendrez de tout pour notre établissement à Paris; autant nous avoir pour locataires que des étrangers, n'est-ce pas, cousine? Mais au fait, non, les femmes n'entendent rien aux affaires, j'arrangerai tout avec M. de Lancry. Eh bien? cousine, avouez que vous ne vous attendiez pas à cela... et que nous vous ménagions une fière surprise...

M. Sécherin était peu clairvoyant; il ne s'aperçut pas de ma stupeur.

Ma position devenait d'autant plus pénible, qu'en effet, alors que j'avais une foi aveugle dans l'amitié d'Ursule, je lui avais fait cette proposition, en la suppliant de l'accepter.

Interprétant mon silence à sa manière, M. Sécherin s'écria:

—Eh bien! vous n'en revenez pas! J'en étais sûr, vous ne nous croyez pas capables de cela.

—En effet, mon cousin, j'étais loin d'espérer...

—Que nous nous ressouviendrions de tes offres, ma bonne Mathilde?... Ah! c'était faire injure à moi d'abord et à mon mari ensuite, dit Ursule d'un ton de gracieux reproche.

Ne voulant pas éclater avant d'avoir eu avec elle la conversation que je désirais avoir, d'après les conseils de madame de Richeville, je répondis assez embarrassée:

—Sans doute j'espérais cette bonne fortune, mon cher cousin; mais je ne comptais pas qu'elle fût si prochaine, et je suis ravie de cet empressement de votre part.

—Et je vous crois, cousine, parce que vous le dites... Oh! je vous connais; vous n'êtes pas de ces femmes qui disent oui quand elles pensent non. Maman me le répétait toujours: «Madame de Lancry, c'est la vérité, c'est l'honneur en personne; ce qu'elle dit, c'est parole d'Évangile.» N'est-ce pas, Ursule?

—Sans doute, mon ami; mais votre mère en disant cela pensait comme moi.

—Ça, c'est vrai... Oh! voyez-vous, cousine, vous n'avez pas d'amie, qu'est-ce que je dis? de sœur plus dévouée que ma femme. C'est toujours Mathilde par-ci, Mathilde par-là; enfin, surtout depuis votre petit voyage à Rouvray, elle est comme endiablée pour venir habiter avec vous. Vous jugez comme ça me va, à moi qui non plus ne jure que par vous, sans oublier mon cousin Lancry... Ah! cousine, comme on dit, les deux font la paire. Vous êtes née pour M. de Lancry comme M. de Lancry est né pour vous... C'est comme moi, sans vanité, je suis né pour Ursule comme Ursule est née pour moi... Mais c'est que c'est très-vrai, les grands seigneurs sont faits pour les grandes seigneuresses comme vous,—ajouta M. Sécherin en éclatant de rire;—les gentilles petites bourgeoises comme Ursule sont faites pour les bons bourgeois comme moi.

—Mon cousin, je ne suis pas de votre avis; il n'y a aucune de ces différences-là entre Ursule et moi: ne sommes-nous pas parentes?—dis-je en voyant que la conversation prenait un caractère fâcheux et que M. Sécherin blessait profondément l'orgueil de sa femme.

Malheureusement, lorsque mon cousin poursuivait une idée, il était impossible de l'en distraire; aussi reprit-il:

—Vous ne me comprenez pas, cousine. Je ne parle pas de la naissance: je sais bien que la famille de ma femme est noble et que je ne suis qu'un bon bourgeois; mais je dis que vous et votre mari, vous avez en vous quelque chose de supérieur, d'imposant, que ni moi ni Ursule nous n'avons pas, et pour ma part j'en suis ravi... oui, ravi... Est-ce que vous croyez que si ma femme avait eu votre grand air de princesse, je l'aurais tutoyée le jour de mes noces? Ah bien oui! je n'aurais jamais osé... Au contraire, Ursule, avec sa charmante petite mine chiffonnée, dont je raffole de plus en plus, m'a mis à mon aise tout de suite; je lui ai dit toi, elle m'a dit tu, et nous avons été à l'instant une paire d'amis. Enfin entre vous et elle, il y a cette différence que...

—Oh! je vous arrête là,—dis-je à M. Sécherin.—Ne cherchez pas à nous rendre compte de la variété de vos impressions; contentez-vous de les éprouver. Vous aimez passionnément Ursule, voilà pourquoi vous êtes parfaitement en confiance avec elle, pourquoi vous lui trouvez avec raison la grâce et le charme qui attirent, tandis que vous me trouvez, moi, digne et imposante; en un mot vous l'aimez d'amour, et vous avez pour moi une franche et sincère amitié... voilà la différence.

—C'est prodigieux comme vous donnez la raison de tout!—s'écria M. Sécherin.—Ah!... à propos de quelque chose de prodigieux,—reprit-il,—je vais bien vous étonner. Est-ce que je ne suis pas devenu écuyer!

—Comment cela?

—Encore une preuve de dévouement que m'a donnée mon mari, dit Ursule.—Après ton départ, ma bonne Mathilde, mon médecin m'a ordonné l'exercice du cheval. M. Sécherin a eu la bonté de faire venir de Tours un maître d'équitation, et il a partagé mes leçons pour pouvoir m'accompagner.

L'idée me vint aussitôt qu'Ursule avait appris à monter à cheval, afin de pouvoir, une fois à Maran, se ménager des tête-à-tête avec mon mari, car depuis notre arrivée, Gontran avait toujours refusé de me laisser me livrer à cet exercice.

—Et vous ne pouvez pas vous imaginer,—reprit mon cousin,—avec quelle ardeur, avec quel courage Ursule apprenait. Ce qui lui avait été ordonné pour sa santé était devenu pour elle un vrai plaisir; elle montait deux ou trois fois a cheval par jour dans un pré de la fabrique qui avait l'air d'avoir été créé pour ça. Elle était si hardie, si intrépide, que l'écuyer disait qu'il n'avait vu personne avoir des dispositions pareilles.

—Ah! mon ami, vous exagérez,—dit Ursule avec modestie.

—J'exagère! eh bien! je parie qu'il n'y a pas un des chevaux de M. de Lancry qu'Ursule ne puisse monter,—s'écria M. Sécherin;—et quant à moi, je n'en pourrais pas dire autant... ni vous non plus, cousine, car vous n'êtes guère écuyère, je crois...

—Non, mon cousin; mais il serait très-imprudent à Ursule d'essayer de monter un des chevaux de M. de Lancry; aucun n'est dressé pour une femme; il y aurait du danger pour elle.

—Du danger!... Ah! vous la connaissez bien! Du danger! Est-ce qu'elle craint quelque chose?... Ah! une fois à cheval, si vous la voyiez, comme elle y est gentille et comme son amazone lui va bien! comme ça fait valoir sa taille! Rien qu'à la regarder, j'en ai la tête tournée. Tu montreras ton amazone à notre cousine, n'est-ce pas?

—Vous savez bien, mon ami, qu'on dit un habit de cheval et non pas une amazone,—dit Ursule en souriant.

—C'est vrai, c'est vrai, tu me l'as dit, je l'avais oublié. Oh! es-tu mademoiselle de Maran! L'es-tu! N'est-ce pas, cousine?

—Ma bonne Mathilde ne pourra pas m'en vouloir de ce petit reproche que je vous fais, mon ami, car elle-même m'a recommandé de toujours vous avertir de ce qui se disait ou non,—n'est-ce pas, ma sœur?

—Oui... oui...—répondis-je avec distraction. J'étais navrée; la jalousie, et, le dirai-je, l'envie, me torturaient. Je voyais déjà Ursule à cheval à côté de Gontran, coquette, hardie, impétueuse, et tous deux partant pour de longues promenades, et moi... moi seule je restais! Non, non, me dis-je en frémissant de colère, cela ne sera pas. Il faut qu'Ursule parte; je suivrai les conseils de madame de Richeville.

Au moment où j'étais livrée à ces amères pensées, Ursule reprit:

—Voici bientôt l'heure du dîner, ma chère Mathilde; veux-tu avoir la bonté de faire demander ma femme de chambre... pour qu'on nous conduise à notre appartement?

—Ah! oui, et fais-toi belle; tu as apporté de si charmantes toilettes. Figurez-vous, cousine,—dit M. Sécherin,—qu'elle avait tant de caisses et de cartons, que j'ai été obligé d'acheter un fourgon à Tours pour apporter tout cet attirail, y compris Célestine, mademoiselle Célestine, veux-je dire, une femme de chambre comme il n'y en a pas, dit-on, et que ma femme a fait venir de Paris. Il est vrai de dire qu'elle coiffe dans la perfection des perfections.

Ces préparatifs de coquetterie de la part d'Ursule augmentèrent encore mes soupçons; je ne pus m'empêcher de lui dire avec assez d'aigreur:

—Mon Dieu! pourquoi donc as-tu fait tant d'apprêts? comment, pour venir passer quelque temps avec nous qui ne voyons personne!... Mais, en vérité, on dirait que tu as de grands projets de conquête; je ne sais qui tu veux séduire ici. Cela devient très-inquiétant,—ajoutais-je d'une voix altérée en m'efforçant de sourire.

Ursule ne me répondit rien; mais elle me montra M. Sécherin d'un geste de tête d'une coquetterie charmante, et me dit avec la candeur la plus merveilleusement simulée:

—Mon Dieu! je veux séduire mon mari... voilà tout.

M. Sécherin ne put résister à cette attaque; il saisit la main de sa femme, la baisa tendrement à plusieurs reprises, et s'écria:

—Est-elle gentille et naturelle!... hein, cousine, l'est-elle? Mais elle a raison. Vous oubliez donc vos leçons quand vous me disiez: «Mon cher cousin, c'est surtout pour son mari qu'une femme doit se parer, faire des frais, et, vice versâ, qu'un mari doit se parer, doit faire des frais surtout pour sa femme.» Ah... ah... cousine, nous n'oublions pas vos conseils, allez! soyez tranquille. Aussi je vais imiter Ursule, et vous demander la permission d'aller me faire pour elle le plus beau que je le pourrai... car, vous l'avez dit, dès qu'un mari se néglige, c'est une preuve qu'il n'aime plus sa femme d'amour, et quand il n'aime plus sa femme d'amour...

—Toute chose peut s'exagérer,—dis-je à M. Sécherin en l'interrompant, car Gontran pouvait rentrer d'un moment à l'autre, et j'aurais été profondément humiliée de laisser deviner à Ursule avec quel dédain mon mari me traitait depuis quelque temps.

Je repris donc:

—Il y a une certaine liberté qui s'accorde parfaitement avec une vie de campagne toute solitaire; la recherche de toilette y est alors presque déplacée, presque de mauvais goût.

—Ah! Mathilde!... Mathilde!...—dit Ursule en souriant,—regarde-toi donc: quelle élégance!... Je ne t'ai jamais vue mise avec plus de coquetterie.

Je ne sus que répondre. Ne voulant rien négliger pour ranimer l'amour de Gontran à Maran comme autrefois dans notre maisonnette de Chantilly, je n'avais qu'un but, celui de lui plaire le plus possible, malgré ses dédains.

A ce moment j'entendis une porte s'ouvrir; je reconnus les pas de Gontran. Je rougis de honte.

Il entra... Quel fut mon étonnement! Il était mis avec une élégance, une recherche extrêmes.

J'étais tellement habituée à le voir dans des accoutrements sordides, que je le reconnaissais à peine. J'examinai attentivement Ursule lorsque mon mari entra, elle ne rougit pas.

Gontran fut d'une grâce et d'une cordialité parfaites. Ses traits, qui pendant deux mois s'étaient à peine déridés pour moi, reprirent l'expression ravissante qui, lorsqu'il le voulait, leur donnait une séduction irrésistible.

Ursule et son mari nous laissèrent quelques instants avant dîner.

Je ne pus m'empêcher de dire à Gontran:

—Vous saviez sans doute qu'Ursule était ici.

—Pourquoi cela... parce que j'ai quitté mes habits de chasse et que je ne les quitte pas quand je suis seul avec vous?

—Sans doute c'est un enfantillage, mais il me semble que ce que vous faites pour une étrangère...

—Je pourrais le faire pour vous, est-ce cela?—me demanda-t-il.

—Je crois, mon ami, que j'ai autant de droits que ma cousine à être traitée par vous avec égard.

—Permettez-moi, ma chère amie, de vous faire observer que les égards ne consistent pas dans un vêtement fait d'une façon ou d'une autre. Il est tout simple que je m'habille convenablement pour recevoir votre cousine. Ce n'est pas moi qui l'ai invitée à venir ici, c'est vous; je crois donc faire une chose qui vous soit agréable en l'accueillant de mon mieux, et en ayant pour elle les égards que tout homme doit à une femme qu'il a l'honneur de recevoir.

—Vous ignoriez qu'Ursule devait venir ici cet automne?—demandai-je à mon mari en tâchant de lire sur sa physionomie. Il resta impassible et me répondit:

—Je l'ignorais complétement; mais, après tout, maintenant j'en suis enchanté. Sa présence vous distraira, et son mari est le meilleur des hommes... Mais qu'avez-vous? l'arrivée de votre amie d'enfance ne vous cause pas la joie que j'attendais...

—J'ai des raisons pour cela, mon ami... Et je crains que le séjour de ma cousine ici ne soit pas aussi long qu'elle l'espère, peut-être.

—Les affaires de son mari l'abrégeront sans doute. Vous en a-t-elle prévenue?

—Non... mais...

—Mais?... que voulez-vous dire?

—C'est moi qui supplierai Ursule de partir.

—Vous! et pourquoi?

—Parce que... parce que...

—Eh bien?

—Parce que j'ai des raisons pour craindre sa présence, parce que... j'en suis jalouse, Gontran!

—De votre cousine! Ah çà, mais vous êtes folle, ma chère amie!

—Je ne suis pas folle, Gontran... L'instinct de mon cœur ne me trompe pas.

—S'il en est ainsi, vous allez lui rendre le séjour de Maran bien agréable! cette vision promet!... Il est dit qu'avec vous on n'a jamais un moment de repos. Ah! quel malheureux caractère vous avez... et pour vous et pour les autres.

—Mais, mon Dieu... ce n'est pas ma faute si j'ai des soupçons... si...

—Mais, encore une fois, vos soupçons n'ont pas le sens commun; réfléchissez donc que c'est m'accuser sans raison, que c'est vous tourmenter sans motif.

—Vrai? bien vrai? Gontran, soyez généreux! rassurez-moi... j'ai tant de frayeur.

—Pauvre Mathilde...—me dit Gontran avec une dignité touchante,—je ne vous parlerai plus de mon amour, vous ne me croiriez plus peut-être; mais je vous dirai que M. Sécherin, notre parent, vient habiter chez nous, et que je serais un misérable si je songeais seulement à abuser aussi lâchement de l'hospitalité que nous lui offrons.

Je serrai la main de Gontran dans les miennes, ces simples et nobles paroles me redonnèrent du courage.

Ursule et son mari rentrèrent. Je trouvai ma cousine si jolie, si fraîche, si rose, ses yeux étaient à la fois si doux et si brillants, son sourire si fin et si agaçant, sa taille si accomplie, que je jetai les yeux sur une glace placée en face de moi pour me comparer avec Ursule.

Hélas! je remarquai avec douleur que j'étais pâle, que mes traits étaient changés, flétris, languissants, car depuis quelque temps je me trouvais souffrante, j'éprouvais toujours un malaise vague, un accablement douloureux que j'attribuais au chagrin et qui augmentait sans cesse. Pour la première fois, je m'aperçus que mon visage avait déjà perdu cette première fleur de jeunesse qui rendait les traits d'Ursule si enchanteurs.

Le dîner fut très-gai, grâce a mon mari qui y mit beaucoup d'enjouement et d'entrain. Ursule était visiblement gênée, elle craignait de paraître trop gaie à mes yeux et de perdre ainsi son prestige mélancolique; d'un autre côté, elle regrettait de ne pouvoir se montrer à Gontran sous un jour plus brillant. A la fin du dîner, M. Sécherin en revint à sa malheureuse proposition.

—Mon cousin,—dit-il à M. de Lancry,—je soutenais tout à l'heure à madame de Lancry que ma femme était capable de monter n'importe lequel de vos chevaux.

—Comment, madame, vous montez à cheval?—dit Gontran avec étonnement.—Mais c'est une bonne fortune pour nous, j'oserais presque dire pour vous; car les environs de Maran sont délicieux, et je suis charmé de pouvoir vous offrir cette distraction.

—Mais, mon ami,—dis-je à mon mari,—vous n'avez pas de chevaux de femme... car vous savez que vous n'avez jamais voulu me permettre de vous suivre à la chasse. Et ce serait une grande imprudence que d'exposer Ursule à...

—Mais je vous ai déjà dit que ma femme sait très-bien monter à cheval, cousine...—s'écria M. Sécherin en m'interrompant.—Depuis deux mois elle ne fait que cela.

—Mathilde a raison,—dit Ursule avec résignation,—il serait plus prudent de m'abstenir de cet exercice.

—Vous devez bien penser, madame,—lui dit Gontran,—que pour rien au monde je ne voudrais vous exposer à quelque danger. Madame de Lancry n'a jamais monté à cheval de sa vie; aussi, par prudence, j'ai dû me priver du plaisir de l'emmener avec moi... tandis que vous... d'après ce que me dit mon cousin...

—Je vous réponds que ma femme vous étonnera!—s'écria M. Sécherin.—L'écuyer de Tours n'en revenait pas.

—J'ai justement une jument excellente et d'une douceur parfaite,—dit M. de Lancry;—elle conviendra on ne peut mieux à madame Sécherin; et si ma cousine veut bien m'accorder quelque confiance, elle n'aura aucune crainte.

—J'ai sans doute une entière confiance en vous, mon cousin,—dit Ursule en hésitant;—mais, tout bien considéré, je regretterais trop de prendre un plaisir que Mathilde ne pût pas partager.

—Mais que vous êtes donc enfant,—dit M. Sécherin à sa femme,—parce que madame de Lancry ne monte pas à cheval, elle ne veut pas vous empêcher d'y monter. N'est-ce pas, cousine?

—Voyons, ma chère Mathilde,—me dit Gontran,—vous allez décider cette grave question en dernier ressort; votre haute sagesse sera seule juge... Permettez-vous ou non à madame Sécherin de monter à cheval? Prenez garde!... si vous dites non... comme vous la priveriez, et moi aussi... d'un très-grand plaisir, nous vous garderons tous deux une mortelle rancune, je vous en préviens.

—Et ce sera bien fait, et je me joindrai à eux,—s'écria M. Sécherin en riant aux éclats,—car vous aurez empêché ma femme de paraître dans tout son beau; elle n'est jamais plus jolie qu'à cheval.

Je ne pouvais objecter aucune raison sérieuse, je répondis en balbutiant:

—Je ne m'y oppose pas... c'était seulement par prudence que je faisais cette observation à Ursule.

—Oh! rassurez-vous, il n'y aura aucun danger,—reprit mon mari,—je réponds de la sagesse de Stella; un enfant la monterait.

—Puisque tu le veux absolument, Mathilde,—me dit ma cousine,—j'essaierai; mais, en vérité, j'ai peur d'être si gauche...

—Oh! pour cela, ma cousine,—reprit Gontran en souriant,—je vous en défie, et cela soit dit sans flatterie, car il est impossible à certaines personnes de ne pas tout faire avec grâce et adresse. Et ce n'est pas leur faute si elles sont charmantes.

—Ah çà! et à quand cette belle partie-là?—demanda M. Sécherin.

—Mais demain. Le coucher du soleil était magnifique ce soir,—dit Gontran;—il fera un temps superbe, nous monterons à cheval à une heure, et nous ferons une véritable chasse de demoiselles.

—Ah çà! et moi, cousine, je suis trop mauvais cavalier pour suivre une chasse, je vous en avertis...

—Vous, mon cher monsieur Sécherin, vous nous accompagnerez en calèche avec madame de Lancry; un de mes valets de limiers qui connaît parfaitement la forêt montera à cheval et vous conduira dans les carrefours, où vous pourrez parfaitement voir passer la chasse.

—A la bonne heure... voilà une vraie fête, un plaisir royal,—s'écria M. Sécherin;—moi, qui n'ai jamais chassé qu'avec mon garde-chasse et ses deux bassets... Pourvu qu'il fasse beau!

—Je vous assure qu'il fera demain un temps radieux; madame Sécherin le désire trop pour que cela n'arrive pas. Demain sera donc une journée enchanteresse, j'en réponds,—dit Gontran.

FIN DU TOME TROISIÈME.


MATHILDE


MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME

PAR

EUGÈNE SÜE.

PARIS
PAULIN, ÉDITEUR, RUE RICHELIEU, 60.


1845

TOME QUATRIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

LA CHASSE.

Il me fut impossible le soir de parler en secret à ma cousine, elle partageait l'appartement de son mari, et deux ou trois fois après dîner il me sembla qu'elle m'évitait. Je souffris cruellement pendant la nuit. Au malaise physique qui m'accablait depuis quelque temps se joignit une grande tristesse.

Je ressentis tout ce que la jalousie a de plus poignant, de plus amer. En vain je voulus me convaincre de l'injustice, de l'exagération de mes soupçons; en vain je me dis que peut-être il n'y avait au fond de la conduite d'Ursule qu'une innocente coquetterie, je ne pus parvenir à me rassurer.

Je me promis bien, pendant cette cruelle journée, d'observer attentivement ma cousine et mon mari, et d'avoir le lendemain un sérieux entretien avec elle.

Gontran ne s'était pas trompé dans son espérance: le jour était radieux, un resplendissant soleil d'octobre annonçait une de ces dernières journées d'automne presque aussi belles que les journées d'été...

A midi nous partîmes pour le rendez-vous de chasse.

M. de Lancry avait fait mettre les gens de son équipage en grande livrée; des fenêtres du château nous les avions vus partir avec les chiens au son retentissant des trompes. Une calèche à quatre chevaux approcha du perron; je montai en voiture avec M. Sécherin.

Je n'insiste sur ces puérils détails d'opulence que pour deux raisons: d'abord, parce que je vis à l'expression des traits d'Ursule qu'elle admirait autant qu'elle enviait ce luxe, et puis parce que cet appareil de fête contrastait douloureusement avec mon chagrin.

J'attendais avec impatience l'apparition d'Ursule. J'étais curieuse de savoir si elle avait à cheval aussi bonne tournure que le disait son mari; j'espérais que cela n'était pas; je désirais qu'il lui arrivât, non pas un dangereux accident, mais quelque mésaventure qui pût la rendre ridicule aux yeux de Gontran, et la punît de son outrecuidance.

Hélas! je n'eus pas cette misérable satisfaction. Lorsque ma cousine nous rejoignit à cheval avec mon mari, je fus forcée de la trouver plus jolie que je ne l'avais jamais vue.

A ce propos, je n'ai jamais compris comment la jalousie niait ou dénaturait les avantages d'une rivale; au contraire, j'ai toujours été portée a me les exagérer. Mais sans exagération, Ursule était si parfaitement élégante et gracieuse à cheval, que je fus sur le point d'en pleurer de dépit.

Je la vois encore: son habit de cheval, de drap bleu foncé, dont la longue jupe traînait presque jusqu'à terre, était à corsage et à manches justes: il dessinait à ravir sa taille charmante; elle portait un chapeau d'homme et un col de chemise rabattu sur une petite cravate de satin cerise; sa jolie figure, si fraîche et si rose, devait à ce costume un air mutin, décidé, qui lui seyait à merveille; ses beaux cheveux bruns encadraient ses joues à fossette. Jamais je n'avais vu ses yeux d'un bleu plus pur, on eût dit que le ciel s'y reflétait comme dans un miroir.

La jument qu'elle montait avec une aisance qui me confondit était d'un bai doré, dont les ardents reflets miroitaient au soleil; ses longs crins noirs ondoyaient et flottaient au vent. Elle semblait heureuse du léger poids qu'elle portait, et marchait d'un pas si cadencé, qu'elle effleurait à peine le gazon.

Gontran montait un cheval de course, noir comme l'ébène, et portait un habit d'équipage à sa livrée, bleu clair, à collet de velours orange, avec des boutons d'argent armoriés en vermeil. Le ceinturon de son couteau de chasse, aussi mi-partie argent et or, serrait sa taille élégante. Enfin, sa cape de velours noir, découvrant ses traits, en faisait encore valoir la finesse et le charme.

La recherche de Gontran me frappa d'autant plus, que pour chasser il était toujours vêtu d'une manière plus que négligée.

Ma cousine voulut s'approcher de la calèche pour me parler. Sa jument, sans doute effrayée par mon ombrelle, refusa d'avancer.

Je l'avoue à ma honte, je fus ravie de ce contretemps qui mettait l'habileté d'Ursule en défaut; mais à mon grand étonnement, je n'ose dire à mon effroi, elle fronça ses jolis sourcils, leva sa cravache et commença de châtier hardiment sa monture.

—Prenez garde, madame, ne frappez pas Stella: elle est très-vive!—s'écria Gontran effrayé de l'audace d'Ursule.

—Ne fais pas la mauvaise tête, ma petite femme, je t'en supplie,—s'écria mon cousin en étendant avec anxiété ses deux mains jointes vers sa femme.

Mais celle-ci, les joues empourprées, les narines dilatées, les yeux brillants de colère, ses lèvres vermeilles relevées par un dédaigneux sourire, ne tint compte de ces avertissements. Elle infligea résolûment un nouveau châtiment à Stella, qui se cabra si violemment, que je poussai un cri d'épouvante.

Ursule, sans paraître aucunement intimidée, se courba sur l'encolure de Stella en lui rendant la main, tout cela avec un mouvement si naturel, qu'elle ne semblait courir aucun danger.

—Bravo, ma cousine, à merveille,—s'écria Gontran sans pouvoir cacher son admiration,—quel sang-froid! quel courage!

Encore excitée par cette approbation, Ursule voulut vaincre l'obstination de sa jument et la forcer de s'approcher de la voiture. Quelques nouveaux coups de cravache, assénés d'une main ferme, décidèrent Stella après une nouvelle lutte de quelques instants, lutte pendant laquelle la jument bondit au lieu de se cabrer. Ursule, dont la taille ronde, fine et cambrée ondulait avec la souplesse d'une couleuvre, suivit avec tant de grâce les mouvements désordonnés de sa monture, qu'elle ne fut pas déplacée un moment.

Cet incident, que j'espérais voir tourner contre ma cousine, ne servit qu'à lui prêter un nouveau charme; elle dompta l'indocile animal, le força de rester près de la voiture. Alors, se courbant légèrement sur sa selle, Ursule, fière, souriante, caressant le cou nerveux de Stella de sa petite main blanche, qu'elle déganta coquettement, jouit de son triomphe et jeta un regard brillant sur Gontran comme pour lui dire que c'était sa présence qui lui donnait tant de courage.

—Eh bien! ma cousine,—s'écria M. Sécherin,—qu'est-ce que je vous avais dit? Est-elle hardie? Avouez que c'est un vrai page!

—En vérité, madame,—dit Gontran en s'approchant tout ému,—je ne reviens pas de votre intrépidité, de votre grâce. On oublie le danger que vous courez pour ne songer qu'à vous admirer.

—Oh! c'est si amusant de montrer à cheval!—dit naïvement Ursule. Et s'adressant à moi:—Comment te prives-tu de ce ravissant plaisir? Pour nous autres femmes, surtout, quel bonheur de pouvoir, malgré notre faiblesse, maîtriser, dompter, dominer, un être qui nous tuerait mille fois si l'on n'opposait l'adresse à la force, une volonté intelligente à son entêtement brutal.

Ceci est un peu l'histoire de votre domination en général,—dit Gontran en souriant,—et vous nous domptez, nous autres hommes, à peu près selon les mêmes principes et par les mêmes moyens... Mais, mon Dieu! qu'avez-vous donc, ma chère amie?—me dit M. de Lancry en voyant l'altération de mes traits, car le triomphe d'Ursule, l'admiration que Gontran lui avait témoignée, me faisaient un mal affreux.

—Je n'ai rien, mon ami; seulement l'exemple d'Ursule m'encourage, et à compter de demain je veux absolument monter à cheval.

—Mais vous n'avez jamais essayé, ma chère amie, et puis je crois que vous n'avez pas beaucoup de dispositions, vous êtes trop timide...

—Je vous dis que j'y monterai, quand bien même je devrais être tuée sur la place!—m'écriai-je.

—Bien, bien, nous reparlerons de cela,—me dit Gontran,—mais partons pour le rendez-vous de chasse, car il est déjà tard. Ma cousine, je suis à vos ordres.

—Nous nous reverrons tout à l'heure; adieu, Mathilde,—dit Ursule en me faisant un signe de la main.

—Ne faites pas d'imprudence, ma bonne petite femme... monsieur de Lancry, je vous la recommande!—s'écria M. Sécherin.

—Soyez tranquille, mon cher cousin,—dit mon mari,—quand on est si légère, si adroite et si hardie, on ne risque jamais rien.

Ursule et Gontran partirent au petit galop, côte à côte, sur une pelouse de gazon qui prolongeait l'allée où marchait notre voiture. Pendant quelque temps, nous les accompagnâmes. Je les suivis des yeux autant que je le pus; mais ils disparurent bientôt dans une allée sinueuse où la calèche ne pouvait passer, et je les perdis de vue.

Tous ces détails sembleront puérils à ceux qui ne connaissent pas les innombrables angoisses de la jalousie et les cuisantes blessures de l'amour-propre offensé. Pourtant cette scène, en apparence si insignifiante, me bouleversa tellement, que je fus sur le point de commettre une action infâme... de dénoncer à M. Sécherin la conduite d'Ursule, de lui faire partager mes soupçons contre sa femme.

Heureusement la honte retint ce terrible aveu sur mes lèvres. Si mon cousin avait eu la moindre perspicacité, il eût deviné la cause de mon agitation et de mon inquiétude. Je ne lui répondais qu'avec distraction; et quelquefois je tombais dans de profondes rêveries à peine interrompues par le bruit de la chasse qui, de temps en temps, traversait les larges allées convergentes aux ronds-points où nous allions nous placer pour la voir passer, guidés par un des hommes de l'équipage de M. de Lancry.

Ce qui me causait une impression profonde, fatale, étrange, c'était de voir de temps en temps rapidement apparaître au fond de quelque foule ombreuse Gontran et Ursule toujours côte à côte. Le son éloigné et mélancolique des trompes qui résonnaient dans les hautes futaies noyées d'ombres, les sourds aboiements du la meute me semblaient sinistres, effrayants... Hélas! la triste disposition de l'esprit et de l'âme couvre de voiles de deuil les objets les plus riants, et cherche de lugubres présages dans ce qui cause la joie et l'enivrement de tous...

M. Sécherin était si transporté du spectacle mouvant qu'il avait sous les yeux, qu'il ne remarquait pas mon état de langueur et de tristesse; le malaise dont je me ressentais depuis quelque temps augmentait de plus en plus. Souvent j'éprouvais des tressaillements inconnus que j'attribuais à une cause nerveuse. J'avais la tête pesante, douloureuse, affaiblie.

Nous venions d'arriver et de nous arrêter dans un carrefour de la forêt. Ursule et Gontran s'avançaient rapidement par une allée transversale. Je crus qu'ils venaient nous rejoindre, je m'avançai hors de la calèche.

Ils furent en effet bientôt près de nous, mais ils ne s'arrêtèrent pas.

—Mathilde,—me cria Ursule en passant avec vitesse et en me saluant de la main,—je suis folle... enivrée de la chasse.

Et les joues colorées, l'œil brillant et hardi, elle donna un coup de cravache à la jument pour hâter sa course.

—Le cerf ne durera pas maintenant plus d'une demi-heure!—nous cria Gontran,—les chiens chassent à merveille... ça va débucher.

Et se courbant sur l'encolure de son cheval, il atteignit Ursule qui l'avait un moment dépassé, et tous deux disparurent de nouveau.

—Comme elle s'amuse... Dieu! comme elle s'amuse!...—dit M. Sécherin avec joie,—mais, ma cousine, qu'est-ce que veut dire M. Gontran par ces mots: ça va débucher?

J'avais assez souvent entendu parler de chasse par mon mari pour pouvoir répondre à la question de M. Sécherin.

—Cela veut dire que le malheureux animal, traîné dans les bois, va prendre la plaine, c'est sa dernière chance de salut... après quoi il sera égorgé... sans pitié.

J'étais dans un état tellement nerveux, j'avais depuis si longtemps contenu mes larmes, que, saisissant pour ainsi dire cette occasion ridicule de me livrer à un accès de sensibilité, je me mis à fondre en larmes.

M. Sécherin me regarda d'un air stupéfait, et me dit avec intérêt:

—Mon Dieu, comment la mort d'un cerf vous attriste à ce point, vous qui devez avoir l'habitude de ces choses-là... Allons donc, cousine, soyez raisonnable; peut-être après tout qu'elle échappera à son mauvais sort, cette pauvre victime!

Ceux qui auront bien souffert d'une douleur intime, contrainte, forcément cachée, ne souriront pas de mépris, lorsque je dirai qu'en répondant aux derniers mots de M. Sécherin, je fis pour moi seule une sorte d'allusion à mon propre tort afin de pouvoir un peu épancher à haute voix les chagrins qui m'oppressaient.

Cela est ridicule, amèrement ridicule, hélas! je le sais, mais heureux ceux qui ignorent que la souffrance la plus poignante est quelquefois grotesque dans son expression, ce qui est, je crois, le comble de la torture morale...

Je répondis donc à M. Sécherin, en pleurant:

—Non, non, la victime ne pourra pas échapper; que peut-elle faire? Lutter, n'est-ce pas? mais il faut la force de lutter, et elle n'en a plus la force. Cela dure depuis trop longtemps, elle n'a qu'à se résigner... à tendre le cou au couteau et à mourir... Pourtant la vie lui avait paru belle... pourtant qui songerait à mourir par ce temps radieux, par ce beau soleil?... au bruit de ces fanfares et des cris de joie des chasseurs... qui pense à mourir? pour qui cette fête est-elle un deuil?... pour la victime seule... elle pleurera, et on rira de ses larmes, et on la tuera sans pitié... sans pitié!!

—Le fait est,—dit M. Sécherin, presque attendri,—que les pauvres bêtes pleurent au moment de mourir... mais, écoutez donc, cousine,—reprit-il,—on dit aussi qu'avant de mourir les cerfs se défendent quelquefois joliment, et qu'en mourant la victime a au moins le plaisir de se venger.

Dans mon égarement, répondant à ma pensée au lieu de répondre à M. Sécherin, j'essuyai mes larmes; je le regardai fixement et je lui dis avec un sourire amer:

—Oh! n'est-ce pas? la vengeance... la vengeance! ne pas mourir faible, méprisée, moquée, insultée! faire à son tour verser des larmes à ceux qui ont ri de vos douleurs, oh!... n'est-ce pas... la vengeance, la vengeance! surtout pour punir l'insulte... l'insulte lâche et misérable... l'insulte qu'on sait impunie... qu'on croit impunie, parce que l'honneur, la hauteur d'un noble cœur, empêchent une ignoble délation... Oh! mais cela doit avoir un terme à la fin, n'est-ce pas? Oui, vous avez raison... la vengeance...

—Ah çà!... cousine,—s'écria M. Sécherin en contenant à peine son envie de rire,—comment voulez-vous donc qu'on insulte un cerf, et qu'il pense à se venger?

Je regardai M. Sécherin; je ne le compris pas d'abord.

Au bout de quelques moments je revins à moi et je lui dis:

—Pardon, pardon, mon cher cousin; en vérité, je suis folle; vous avez raison, ma sensibilité m'a égarée...

—C'est aussi ce que je me disais, ma cousine parle de ce pauvre cerf comme d'une personne naturelle... Mais nous allons recommencer à marcher. Entendez-vous, là-bas, comme c'est beau le bruit du cor? Vraiment, c'est bien un plaisir de roi que la chasse.

La calèche se remit en marche.

Je profitai de ce mouvement pour me livrer sans réserve aux plus amères réflexions. Je me figurais Gontran et Ursule marchant au pas, l'un près de l'autre, pour se reposer d'une longue course, laissant leurs chevaux aller à l'aventure dans des allées sans fin, tapissées de verdure, abritées par les arbres nuancés des plus riches nuances de l'automne...

Heureux, aimant, ils jouissaient avec ardeur de cette belle et tiède journée, de ce luxe royal, de cette vie de fêtes en songeant à un avenir pins enivrant encore, en se disant de tendres paroles d'amour, en échangeant de longs et brûlants regards... Peut-être même... la forêt est si touffue et si solitaire, que Gontran, se penchant vers Ursule, embrasse sa taille svelte d'un bras amoureux et effleure ses joues vermeilles, encore animées par la course.

Oh! rage!... oh! douleur! oh! torture!... pensai-je... Et moi... moi... je suis là, brisée, flétrie, oubliée, moquée, car ils se moquent, ils rient de moi... de moi qui me promène paisiblement avec ce mari qu'on trompe, qu'on outrage!... Et c'est moi... c'est moi qui ai donné à cet homme pauvre et presque déshonoré le château où il courtise ma rivale, le luxe dont il l'éblouit, les plaisirs dont il l'enivre!

Oh! mais, cela est affreux!... affreux!... Cela ne peut pas durer... Je me lasse d'être stupidement malheureuse, je ne le veux plus... je ne le veux plus... J'ai là près de moi ce mari honnête et bon qu'on bafoue, qu'on offense... Éclairons-le... Ce n'est pas dénoncer la perfidie et la corruption, c'est empêcher l'honneur, la loyauté même, d'être plus longtemps dupes de la trahison.

Encore une fois le fatal aveu me vint aux lèvres, encore une fois je reculai devant cette délation....

Au bout d'une demi-heure environ, Gontran nous envoya un de ses gens nous prévenir que le cerf avait été pris dans un étang, mais que le chemin pour s'y rendre était si mauvais, que les voitures n'y pouvaient passer; il m'engageait à retourner au château, où il nous rejoindrait avec madame Sécherin.

Nous arrivâmes à Maran, où nous précédâmes de peu d'instants Ursule et Gontran. Après nous être habillés pour dîner, nous rentrâmes au salon. J'y trouvai ma cousine, mon mari et M. Sécherin. A table, la conversation roula sur la chasse de la journée. Gontran donna les plus grandes louanges au courage, à l'adresse d'Ursule, qui déclara n'avoir jamais goûté un plaisir plus vif.

Ma cousine fut beaucoup plus gaie que la veille; elle parut se soucier assez peu de conserver à mes yeux son apparence mélancolique. Elle accepta résolument quelques toasts à ma santé que lui porta Gontran, et but, sans se faire trop prier, quelques verres de vin de Champagne, à la grande admiration de M. Sécherin qui ne cessait de s'écrier:

—C'est un vrai démon que ma femme!

Pour la première fois, en voyant l'animation, la gaieté, l'entrain de ma cousine, je pressentis ce qu'il y avait en elle de hardi et d'indomptable.

Jusqu'alors elle m'avait paru profondément dissimulée. Ses audacieux mensonges avaient toujours été enveloppés de formes hypocrites; c'est en levant mélancoliquement au ciel ses grands yeux baignés de larmes qu'elle niait l'évidence; mais en la voyant à table si joyeuse, si résolue; mais en entendant ses saillies vives, imprévues, souvent étincelantes, je la trouvais plus dangereuse encore.

Mon mari ne cachait pas l'espèce d'admiration qu'elle lui inspirait. Une espèce de lutte d'esprit s'était établie entre elle et lui, souvent Gontran n'eut pas l'avantage. Il semblait presque fasciné, dominé par l'ascendant de cette femme qui, plusieurs fois, le rendit muet par un mot d'une ironie mordante.

Ce qui paraîtra peut-être étrange, impossible, c'est que je souffrais alors de l'espèce de supériorité moqueuse avec laquelle Ursule répondait à mon mari.

Je restais confondue d'étonnement à l'aspect de cette transformation de ma cousine.

M. Sécherin lui-même me disait tout bas qu'il n'avait jamais cru à sa femme autant d'esprit.

Maintenant je m'explique ce changement. Il y a certaines natures qui ne se révèlent pour ainsi dire jamais complétement que lorsqu'elles se trouvent dans leur véritable milieu. Ainsi Ursule était essentiellement née pour une vie de luxe, de splendeur, de fêtes, de plaisirs effrénés. Un siècle plus lot, elle eût été l'une de ces femmes spirituelles et effrontées qui furent les reines des orgies de la régence.

Pour la première fois peut-être depuis son mariage, elle se trouvait dans une position analogue à ses goûts, et sans doute son véritable caractère se développait presque à son insu.

Après dîner on devait faire la curée du cerf aux flambeaux dans la cour du château, Gontran ayant voulu réserver ce sanglant spectacle à madame Sécherin.

Vers les neuf heures, les piqueurs sonnèrent quelques fanfares. Nous allâmes sur une terrasse qui donnait sur la cour d'honneur et qui s'étendait devant les fenêtres du salon que nous venions de quitter.

Les torches que tenaient nos valets de pied, en grande livrée, jetaient une clarté rougeâtre sur les bâtiments, dont une partie était complètement obscure.

Cela me parut sinistre... La meute, avide, impatiente, à peine contenue par les fouets des veneurs, faisait entendre des grondements féroces; les yeux farouches des chiens étincelaient dans l'obscurité.

Au milieu de la cour, le premier piqueur de M. de Lancry, ayant recouvert les débris et les ossements du cerf avec la peau de cet animal, en prit la tête par le bois et l'agita vivement devant les chiens.

Toujours contenue, la meute poussa des hurlements furieux jusqu'au moment où on lui permit de se jeter sur ces restes sanglants, pendant que les trompes sonnaient avec force. Alors commença une lutte acharnée entre ces quatre-vingts chiens se ruant les uns sur les autres, hurlant, grondant, se disputant et s'arrachant les lambeaux sanglants de l'animal.

Ce spectacle, ces cris me révoltèrent; je rentrai dans le salon, dont les fenêtres donnaient sur la terrasse. M. Sécherin était descendu pour voir la curée de plus près. Je me sentais accablée, plus accablée que jamais d'un mal tout physique; pour la première fois je me demandai quelle pouvait en être la cause.

Je tombai assise sur une chaise placée près d'une croisée à demi cachée par les rideaux. Je regardais machinalement le reflet des dernières clartés des torches vaciller et s'éteindre, car la curée était terminée, lorsque je vis Ursule et Gontran s'arrêter un instant devant cette croisée... Gontran enlaça la taille d'Ursule d'un de ses bras et approcha ses lèvres de la joue de ma cousine, malgré une légère résistance de celle-ci...

Jamais je n'oublierai ce que je ressentis en ce moment. Par une étrange fatalité la douleur la plus atroce que j'eusse jamais ressentie me révéla pour ainsi dire la joie la plus immense que j'aie jamais connue...

Je ne sais par quel phénomène le coup que je ressentis fut si violent, qu'au même instant un tressaillement profond... qui me répondit au cœur, m'éclaira subitement sur la cause de ce malaise dont je souffrais depuis quelque temps... Je sentis que j'étais mère.

Cette double impression de joie enivrante et de malheur foudroyant fut telle, qu'un moment je crus que ma tête allait s'égarer.

Dans mon vertige, je me levai machinalement. Je traversai le salon en courant; je m'enfermai dans ma chambre et, me précipitant à genoux, je ne pus dire que ces mots:

—Mon Dieu! tu m'as entendue; je ne puis plus être malheureuse maintenant! A l'instant où j'allais mourir de douleur, tu m'as envoyé un espoir ineffable!...

Je n'avais pas aperçu Blondeau, qui était dans mon alcôve.

—Grand Dieu!... Madame, qu'avez-vous?—s'écria-t-elle.

Sans lui répondre, je lui montrai la porte de ma chambre en lui disant:

—Je veux être seule. Ferme cette porte, laisse-moi; va dire que je veux être seule.

Blondeau sortit, alla prévenir M. de Lancry que j'étais indisposée et que je voulais être seule.

Je restai seule en effet à méditer...

Je ne pouvais plus douter de l'infidélité de mon mari... et j'étais mère...


CHAPITRE II.

UNE MÈRE.

Jamais je n'oublierai les émotions saisissantes de cette nuit que je passai dans une sorte de délire raisonnable, si cela se peut dire.

Tantôt je marchais à grands pas dans ma chambre, tantôt je m'arrêtais brusquement pour m'agenouiller et pour prier avec ferveur; puis j'avais des éclats de joie folle, des ressentiments de bonheur immense, des élans de fierté calme et majestueuse.

J'étais mère! j'étais mère! à cette pensée enivrante, c'étaient des accès de tendresse idolâtre pour l'être que je portais dans mon sein. Je ne pouvais croire à tant de félicité... je pressais avec force mes deux mains sur ma poitrine, comme pour bien m'assurer que je vivais.

Il me semblait qu'à chaque battement de mon cœur répondait un petit battement doux et léger: c'était celui du cœur de mon enfant.

Mon enfant... mon enfant! Je ne pouvais me lasser de répéter ces mots bénis et charmants. Dans mon ivresse, je l'appelais, je le dévorais de caresses, j'étais comme insensée; je baisais mes mains, je riais aux éclats de cette puérilité, un instant après je fondais en larmes: mais ces bienfaisantes larmes étaient bonnes à pleurer.

Il était, je crois, deux ou trois heures du matin.

Il me sembla que mon bonheur manquait d'air, d'espace, que j'avais besoin de me trouver face à face avec le ciel, pour mieux exprimer à Dieu ma religieuse reconnaissance.

J'ouvris ma fenêtre; nous étions à la fin de l'automne: la nuit était aussi belle, aussi pure que le jour avait été radieux; on n'entendait pas le plus léger bruit. Tout était ombre et mystère, les profondeurs du firmament étaient semées de millions d'étoiles étincelantes. La lune se leva derrière une colline couverte de grands bois. Tout fut inondé de sa pâle clarté, le parc, la forêt, les prairies, le château.

Tout à coup une faible brise s'éleva, grandit, passa dans l'air comme un soupir immense, et tout redevint silencieux.

Je vis un présage dans cet imposant murmure qui troublait un moment cette solitude et qui fit paraître plus profond encore le calme qui succéda...

Il me sembla que ma dernière plainte était sortie de mon cœur, et que désormais ma vie s'écoulerait heureuse et paisible.

Pour la première fois depuis que j'avais l'orgueilleuse conscience de la maternité... depuis que je vivais double, je songeai à mes peines passées... Ce fut pour rougir d'avoir pu m'affliger de chagrins qui n'atteignaient que moi seule.

En me rappelant cette soirée si fatale et si enivrante où j'avais acquis et la certitude de l'infidélité de Gontran, et la certitude que j'étais mère, je fus étonnée de la sérénité profonde, ineffable qui vint remplacer les poignantes émotions qui naguère encore m'avaient cruellement agitée.

Je ne pouvais douter que Gontran ne m'eût trompée... pourtant je me sentais pour lui d'une mansuétude infinie, d'une indulgence sans bornes.

Mon mari avait cédé à un goût passager; c'était une faiblesse, une faute: mais il était le père de mon enfant; mais c'était à lui que je devais la nouvelle et céleste sensation que j'éprouvais...

Ces pensées éveillaient en moi un mélange inexprimable de tendresse, de dévouement, de respect et de reconnaissance, qui ne me laissait ni la volonté ni le courage d'accuser Gontran de ses erreurs passées...

Quant à l'avenir... oh!... quant à l'avenir, cette fois je n'en doutais plus.

La révélation que j'allais faire à mon mari m'assurait, je ne dis pas, son amour, ses soins empressés, sa sollicitude exquise, mais encore une sorte de tendre et religieuse vénération de tous les instants.

Oui, c'était plus qu'une espérance, plus qu'un pressentiment qui me garantissait un avenir auprès duquel ces quelques jours de bonheur passés à Chantilly et toujours si regrettés devaient même me paraître pales et froids...

Oui, j'avais dans mon bonheur à venir une foi profonde, absolue, éclairée, qui prenait sa source dans ce qu'il y a de plus sacré parmi les sentiments divins et naturels.

Dans ce moment où Dieu bénissait et consacrait ainsi mon amour... douter de l'avenir c'eût été blasphémer.

Dès lors je ressentis pour Ursule une sorte de dédain compatissant, de pitié protectrice.

Je ne pouvais plus l'honorer de ma jalousie; envers elle, je ne pouvais plus descendre jusqu'à la haine.

Je planais dans une sphère si élevée, j'avais une telle conviction de mon immense supériorité sur Ursule, qu'il m'était même impossible d'établir entre elle et moi la moindre comparaison...

Pour la première fois depuis bien longtemps un franc sourire me vint aux lèvres en me rappelant que, la veille, j'avais envié la grâce avec laquelle elle montait à cheval; que, la veille, j'avais envié les brillantes saillies de son esprit.

Je haussai malgré moi les épaules à ce ressouvenir. Dans mon impériale et généreuse fierté, je m'apitoyai sur cette pauvre femme qui, après tout peut-être, n'avait pu résister au penchant qui l'entraînait vers Gontran... penchant dont je connaissais l'irrésistible puissance...

Mon Dieu, me disais-je, quel sera le réveil d'Ursule après ce rêve de quelques jours! Alors je me rappelai notre enfance, notre amitié d'autrefois... Le bonheur rend si compatissante, que je m'attendris sur ma cousine.

Je me promis de demander à mon mari de lui apprendre avec ménagement qu'elle ne pouvait plus rester avec nous, je ne voulais pas abuser cruellement de mon triomphe...

Il me serait impossible d'expliquer la complète révolution que la maternité venait d'imprimer à mes moindres pensées, des idées graves, sérieuses, presque austères, qui s'éveillèrent en moi dans l'espace d'une nuit, comme si Dieu voulait préparer l'esprit et le cœur d'une mère aux célestes devoirs qu'elle doit remplir auprès de son enfant.

Moi jusqu'alors faible, timide, résignée, je me sentis tout à coup forte, résolue, courageuse: la main de Dieu me soutenait.

Tout un horizon nouveau s'ouvrit à ma vue, les limites de mon existence me semblaient reculées par les espérances infinies de la maternité.

Dans les seuls mots élever mon enfant il y avait un monde de sensations nouvelles...

. . . . . . . . . .

Peu à peu le jour parut.

Mon premier mouvement fut de tout apprendre à mon mari, de changer par cet aveu soudain sa froideur en adoration; puis je voulus temporiser un peu, suspendre le moment de mon triomphe pour le mieux savourer.

J'éprouvais une sorte de joie, à me dire: D'un mot je puis rendre Gontran plus passionné pour moi qu'il ne l'a jamais été, lui qui, hier encore, m'oubliait pour une autre femme.

Bien rassurée sur l'avenir, je me plaisais à évoquer les souvenirs de mes plus mauvais jours...

J'agissais comme ces gens qui, miraculeusement délivrés de quelque grand péril, contemplent une dernière fois avec une jouissance mêlée d'effroi le gouffre qui a failli les engloutir, le rocher qui a failli les écraser...

Un sommeil profond, salutaire, me surprit au milieu de ces pensées.

Je m'éveillai tard; je trouvai ma pauvre Blondeau à mon chevet bien inquiète, bien triste: mes chagrins ne lui avaient pas échappé; mais, si grande que fût ma confiance en elle, jamais je ne lui avais dit un mot qui pût accuser Gontran.

Mon visage rayonnait d'une joie si éclatante, que Blondeau s'écria en me regardant avec surprise:

—Jésus mon Dieu, madame, qu'y a-t-il donc de si heureux?... hier je vous avais laissée tellement abattue que j'ai passé toute la nuit en larmes et en prières.

—Il y a... ma bonne Blondeau, que, toi aussi, tu deviendras folle de joie quand tu sauras... mais va vite chercher M. de Lancry... va...

—M. le vicomte a déjà envoyé savoir des nouvelles de madame, ainsi que M. et madame Sécherin. J'ai dit que vous aviez passé une nuit assez mauvaise, monsieur semblait inquiet.

—Eh bien! va... va bien vite le chercher... Je vais le rassurer...

Blondeau partit.

A mesure que le moment où j'allais revoir Gontran approchait, mon cœur battait de plus en plus fort.

Mon mari parut.

Je me jetai dans ses bras en fondant en larmes et sans pouvoir trouver une parole.

Gontran se trompa, il prit mes pleurs pour des pleurs de douleur. Croyant sans doute que je l'avais vu la veille embrasser Ursule, et que j'étais désespérée, il me dit avec embarras:

—Je vous en prie, ne croyez pas les apparences, ne pleurez pas... ne...

—Mais c'est de joie que je pleure... Gontran, mais c'est de joie... regardez-moi donc bien!—m'écriai-je.

—En effet, dit mon mari,—ce sourire, cet air de bonheur répandus sur tous vos traits: Mathilde... Mathilde, que signifie?...

—Cela signifie que je sais tout, et que je vous pardonne tout... Oui, mon bien-aimé Gontran... oui... hier sur ce balcon j'ai vu votre bras enlacer la taille d'Ursule... hier j'ai vu vos lèvres effleurer sa joue... Eh bien! je vous pardonne, entendez-vous?... je vous pardonne, parce que vous-même tout à l'heure vous vous accuserez plus amèrement que je ne l'aurais jamais fait moi-même; parce que tout à l'heure, à genoux, à deux genoux, vous me direz grâce... grâce...

—Mais, encore une fois... Mathilde...

—Vous ne comprenez pas? Gontran, vous ne devinez pas?... Non; vous me regardez avec effroi, vous croyez que je raille... que je suis folle peut-être? Mais, à mon tour, pardon... aussi pardon à vous, mon Dieu! car il est mal de ne pas parler d'un tel bonheur si sacré avec une austère gravité. Gontran,—m'écriai-je alors en prenant la main de mon mari,—agenouillez-vous avec moi... Dieu a béni notre union... je suis mère!

Oh! je ne m'étais pas trompée dans mon espoir! les traits de Gontran exprimèrent la plus douce surprise, la joie la plus profonde. Un moment interdit, il me serra dans ses bras avec la plus vive tendresse... Des larmes... des larmes... les seules que je lui aie vu répandre, coulèrent de ses yeux attendris; il me regardait avec amour, avec adoration, presque avec respect.

—Oh!—s'écria-t-il en prenant mes deux mains dans les siennes,—tu as raison, Mathilde; c'est à genoux, à deux genoux que je vais te demander pardon, noble femme, cœur généreux, angélique créature! Et j'ai pu t'offenser! toi... toi toujours si résignée, si douce... Oh! encore une fois pardon... pardon.

—Je vous le disais bien, mon Gontran, mon bien-aimé, que vous me demanderiez pardon... Mais hélas! je le sens... je ne puis plus vous l'accorder; il faudrait me souvenir de l'offense, et je ne m'en souviens plus.

—Ah! Mathilde! Mathilde! j'ai été bien coupable,—s'écria Gontran en secouant tristement la tête.—Mais, croyez-moi, ç'a été de la légèreté, de l'inconséquence; mais mon cœur, mon amour, ma vénération étaient à vous... toujours à vous... Maintenant de nouveaux devoirs me dictent une conduite nouvelle, vous verrez... oh! vous verrez, mon amie... combien je serai digne du bonheur qui nous arrive. Combien vous serez sacrée pour moi... Mathilde!... Mathilde...—ajouta-t-il en baisant mes mains avec ivresse.—Oh! croyez-moi, ce moment m'éclaire, jamais je n'ai mieux senti tout ce que vous valiez et combien j'étais peu digne de vous... Je vous le jure, Mathilde, je vous aime maintenant plus passionnément peut-être que lors de ces beaux jours de Chantilly, que vous regrettez toujours, pauvre femme... Maintenant, je dis comme vous... si vous ne pouvez plus me pardonner l'offense, parce que vous l'avez oubliée; moi je ne puis plus vous demander grâce, parce que je ne puis plus croire que je vous aie jamais offensée.

—Oh! Gontran... Gontran, voilà votre cœur, votre langage... c'est vous, je vous reconnais... O mon Dieu, mon Dieu, donnez-moi la force de supporter tant de bonheur...

—Oui, oui, c'est moi, ton ami, ton amant, Mathilde... ton amant, qui n'étais pas changé; non, non, je te le jure. Mais, grâce à toi, j'étais si heureux, si heureux que je ne pensais pas plus à ce bonheur que je te devais qu'on ne pense à remercier Dieu de la vie qui s'écoule heureuse et facile; et puis si j'étais quelquefois insouciant, capricieux, fantasque, il faut vous le reprocher, mon bon ange, ma bien-aimée: oui, j'étais comme ces enfants gâtés que, dans sa tendresse idolâtre, une mère ne gronde jamais! pour leurs grandes fautes elle n'a que des sourires ou de douces remontrances... Et encore... non...—reprit-il avec une grâce touchante,—non... je cherche à m'excuser, à affaiblir mes torts, et c'est mal... J'ai été égoïste, dur, indifférent, infidèle; j'ai pendant quelque temps méconnu le plus adorable caractère qui existât au monde... Oh! Mathilde, je ne crains pas de charger le passé des plus noires couleurs... l'avenir m'absoudra...

—Ne parlons plus de cela. Gontran, parlons de lui, de notre enfant: quels seront vos projets? Quelle joie, quelle félicité! Si c'est un garçon, comme il sera beau! si c'est une fille, comme elle sera belle! Il aura vos yeux, elle aura votre sourire et de si beaux cheveux bruns, des joues si roses, un petit col si blanc, de petites épaules à fossettes... Ah! Gontran, je délire; tenez je suis folle... je ne pourrai jamais attendre jusque-là!—m'écriai-je si naïvement, que Gontran ne put s'empêcher de sourire.

—Dites-moi,—reprit-il tendrement,—que préférez-vous? Voulez-vous rester ici... encore quelque temps, ou bien nous en aller nous établir à Paris?... Dites, Mathilde... ordonnez... maintenant je n'ai plus de volonté.

—Maintenant, au contraire, mon ami, il faut que vous en ayez et pour vous et pour moi, car je vais être tout absorbée par une seule pensée... mon enfant... Hors de cette idée fixe, je ne serai bonne à rien.

—Puisque vous me laissez libre, je réfléchirai à ce qui sera convenable, ma bonne Mathilde... j'y aviserai.

—Ce que vous ferez sera bien fait, mon ami. Entre autres considérations, n'est-ce pas? vous consulterez l'économie; car maintenant il nous faut être sages... nous ne sommes plus seuls... il faut songer dès à présent à la dot de ce cher enfant, et du temps où nous vivons, l'argent est tant... que la richesse est une chance de bonheur de plus. Voyons, mon ami, comment réduirons-nous notre maison?

—Nous y songerons, Mathilde; vous avez raison. Quel bonheur de remplacer un luxe frivole et inutile par une touchante prévoyance pour l'être qui nous est le plus cher au monde! Ah! jamais nous n'aurons été plus heureux d'être riches.

—Tenez, mon ami, quand je pense que chacune de mes privations pourrait augmenter le bien-être de notre enfant... j'ai peur de devenir avare.

—Chère et tendre amie, soyez tranquille... Je sens comme vous tous les devoirs qui nous sont imposés maintenant... Je ne manquerai à aucun d'eux. Comme vous, Mathilde, cette nuit m'a changé,—ajouta Gontran avec un sourire de grâce et de tendresse inimitable.

Mon mari parlait alors sincèrement. Je connaissais assez sa physionomie pour y lire l'expression la plus vraie, la plus touchante.

Quand il m'exprimait ses regrets de m'avoir tourmentée, il disait vrai: les cœurs les plus durs, les caractères les plus impitoyables ont souvent d'excellents retours; à plus forte raison Gontran était capable d'un généreux mouvement: il n'était point méchant, mais gâté par trop d'adorations.

Encore une fois, je suis certaine qu'alors mon mari redevint pour moi ce qu'il était au moment de mon mariage.

J'étais si forte de cette conviction, il me paraissait si naturel que le goût passager que mon mari avait eu pour Ursule se fût subitement éteint, par la révélation que je venais de lui faire, que sans la moindre hésitation, sans le moindre embarras, je dis à Gontran:

—Maintenant, mon ami, comment allons-nous éloigner Ursule?...

A cette question naïve, Gontran me regarda en rougissant de surprise.

—Cela vous étonne, de m'entendre ainsi parler de ma cousine,—lui dis-je en souriant,—rien n'est pourtant plus simple: je ne ressens à cette heure aucune animosité, aucune jalousie contre elle; je n'ai pas le temps, je suis trop heureuse! elle a été coquette avec vous, vous avez été empressé près d'elle, je pardonne tout cela: ce sont des étourderies de jeunesse dont vous ne vous souvenez plus maintenant, mon tendre ami; je désire seulement que, vous qui avez tant de tact et d'esprit, vous trouviez un moyen d'éloigner Ursule, sans dureté, sans trop la blesser: car, malgré moi, je ne puis m'empêcher de la plaindre; un moment peut-être... elle aura cru que vous l'aimiez...

Gontran me regarda d'un air interdit, il semblait croire à peine ce qu'il entendait.

Après un moment de silence, il s'écria:

—Toujours grande, toujours généreuse: ah! je serais le plus coupable des hommes, si j'oubliais jamais votre conduite dans cette circonstance. Oui, vous avez raison, Mathilde, j'expierai ces étourderies de jeunesse comme je le dois. Il faut que votre cousine parte... qu'elle parte le plus tôt possible; non que je doute de ma résolution, mais parce que sa vue vous redeviendrait pénible une fois votre premier enivrement passé.

—Vous dites vrai, mon ami... vous me connaissez mieux que je ne me connais moi-même. Si vous saviez... j'ai tant souffert à cause d'elle... Mais, tenez... Gontran, ne parlons plus de cela... tout est oublié... Il sera facile à Ursule de déterminer son mari à quitter Maran, il n'a pas d'autre volonté que la sienne... Mais...—ajoutai-je en hésitant,—comment ferez-vous pour amener Ursule à cette résolution?

—Rien de plus simple, je lui dirai tout avec franchise et loyauté.

—Vous lui direz...

—Je lui dirai qu'elle et moi nous avons été des fous, que nous avons risqué de compromettre gravement, elle, la tranquillité du meilleur des hommes, moi, le repos de la plus tendre, de la plus adorable des femmes... Je lui dirai que nos imprudences ont effrayé vos soupçons, que pour rien au monde je ne voudrais vous causer le moindre chagrin; je lui dirai enfin que je la supplie de décider son mari à partir.

Je gardai un moment le silence; malgré ma foi dans l'amour de Gontran, dans ma supériorité sur Ursule, il m'était pénible de songer que mon mari allait avoir un entretien secret avec ma cousine.

Hélas! à cette pensée, tous mes ressentiments jaloux se réveillèrent malgré moi.

Je dis à Gontran avec émotion:—Pour décider Ursule à partir, il faudra donc que vous lui demandiez un rendez-vous?...

—Sans doute...

—Eh bien! je vous l'avoue, Gontran, cette idée m'est cruelle.

—Allons,—reprit-il en souriant,—il faudra que j'aie plus de courage que vous... Comment faire pourtant, ma pauvre Mathilde?

—Je ne sais..

—Je n'ose vous proposer de parler vous-même à votre cousine.

—Non; cela me ferait mal, je le sens. Un tel avis de ma part l'humilierait amèrement, je ne puis oublier qu'elle a été mon amie... ma sœur...

—Que faire donc? je lui écrirais bien... mais cela est dangereux... et puis il y a mille choses qu'on peut dire et qu'on ne peut écrire; des objections auxquelles on répond de vive voix, et que l'on ne peut détruire que par une longue correspondance...

Après avoir rêvé quelque temps, Gontran s'écria tout rayonnant de joie:

—Oh! Mathilde... Mathilde... quelle bonne idée! voulez-vous une double preuve de ma loyauté et de mon désir de vous faire oublier les chagrins que je vous ai causés?

—Comment cela?

—Cachée quelque part, d'où vous puissiez tout voir et tout entendre, assistez à cet entretien dont votre jalousie s'effraye.

—Gontran... que dites-vous... Ah! cette épreuve...

—N'a rien qui doive alarmer... Une dernière fois, Mathilde, mon ange bien-aimé, je veux tout vous dire, tout vous confier... être aussi franc que vous êtes généreuse... Pardonnez-moi si je vous froisse; j'en aurai le courage, car au moins un loyal aveu détruira, j'en suis sûr, vos craintes exagérées... Vous verrez que j'ai été plus imprudent, plus léger que coupable. Vous verrez que si Ursule a été pour moi très-coquette, que si, de mon coté, je suis sorti des bornes de la simple galanterie, elle n'a pas à rougir d'une faute grave et irréparable... Eh bien! oui, hier, après cette curée aux flambeaux, en plaisantant, j'ai passé mon bras autour de sa taille, j'ai voulu l'embrasser; c'était une légèreté condamnable, je le sais, quoiqu'elle pût peut-être s'excuser par la familiarité qu'autorise la parenté.

—Et à Rouvray... Gontran!

—A Rouvray, comme ici, j'ai fait a Ursule de ces compliments qu'on adresse à toutes les femmes... je lui ai dit qu'elle était charmante, que j'aurais un vif plaisir à la voir longtemps chez nous; elle a accueilli ces galanteries avec coquetterie, mais en riant et sans y voir plus de sérieux qu'il n'y en avait, je vous l'assure... Voilà toute ma confession: Mathilde... pardon, encore pardon.

—Je vous remercie, au contraire, de ces aveux qui me rassurent, mon ami; il vaut mieux connaître la vérité, quelque pénible qu'elle soit, que de s'épouvanter de fantômes souvent plus effrayants que la réalité.

—Aussi, Mathilde, maintenant je vous jure sur l'honneur, sur ce que j'ai de plus cher au monde, sur vous, enfin! que dans cet entretien j'aborderai votre cousine avec un cœur tout rempli de vous, de votre bonté, de votre générosité; que je ne dirai pas une parole sans songer aux larmes que je vous ai fait verser, noble et angélique créature! je vous jure enfin que ce goût passager dont je vous ai fait l'aveu s'est évanoui devant l'intérêt si sacré, si puissant qui rend nos liens plus étroits encore... Mathilde... Mathilde... je serais le dernier des hommes, si l'état dans lequel vous êtes ne suffisait pas pour me commander les plus tendres soins, les plus chers respects; croyez-moi, assistez donc sans crainte à cet entretien, Mathilde, je suis fier de vous prouver que je sais au moins expier les fautes que j'ai commises.

—Oh! je vous crois, je vous crois, mon Gontran bien-aimé; je m'abandonne à vos conseils: oui, j'aurai le courage de cette épreuve.

—Merci... oh! merci, Mathilde, de me permettre de me justifier ainsi, mais je ne veux pas que vous conserviez le moindre doute; l'amour est soupçonneux, je le sais: malgré vous il vous resterait peut-être l'arrière-pensée que j'ai prévenu Ursule, que...

—Ah! Gontran, vous me jugez bien mal.

—Non, non, ma pauvre Mathilde, laissez-moi faire; plus l'explication vous semblera franche, loyale, imprévue, plus vous serez satisfaite. Écoutez-moi donc... vous allez dire à Blondeau de prier votre cousine de venir vous trouver ici. Vous vous mettrez là, dans le cabinet de votre alcôve; cette porte vitrée entrouverte, un coin de ce rideau soulevé, vous permettront de tout voir, de tout entendre. Votre cousine viendra, je lui dirai que vous venez de sortir, que vous la priez de vous excuser et de venir la retrouver dans le pavillon du parc. Pendant quelques moments je la retiendrai ici, puis elle sortira pour aller vous chercher. Alors paraissant hors de votre cachette...

—Alors je tomberai à vos genoux, Gontran, pour vous remercier raille fois de m'avoir rendu en un jour tous les bonheurs que je croyais avoir perdus.

Ainsi que l'avait désiré mon mari, Blondeau alla chercher Ursule.

J'entrai avec un grand battement de cœur dans un des cabinets de l'alcôve; les tendres assurances de Gontran, sa loyauté, tout devait m'empêcher de ressentir la moindre crainte, et pourtant un moment encore j'hésitai.

Il me sembla que je jouais un rôle indigne de moi en assistant ainsi invisible à cet entretien.

Je l'avoue, mes irrésolutions cessèrent, moins dans l'espoir de voir humilier ma rivale, que dans l'espoir ardent et inquiet d'assister à une scène si étrange, si nouvelle pour une femme.

Je connaissais le ton plaintif et mélancolique d'Ursule, je m'attendais à la voir fondre en larmes lorsque mon mari lui signifierait son intention.

Jugeant de l'amour qu'elle devait ressentir pour Gontran par l'amour que j'éprouvais pour lui, je prévoyais que cette scène allait être cruelle pour ma cousine; soit faiblesse, soit générosité, je ne pus m'empêcher de la plaindre.

J'allai même jusqu'à craindre que Gontran, excité par ma secrète présence, ne se montrât trop dur envers elle. Quel réveil pour cette malheureuse femme qui l'aimait tant sans doute et qui se croyait aussi tant aiméé!...

Encore à cette heure je suis convaincue que mon mari était alors sincère dans sa détermination de sacrifier un caprice passager à l'affection sainte et grave que je méritais... Une seule crainte vint m'assaillir: Ursule était si rusée, si adroite; elle savait donner à sa voix, à ses larmes une si puissante séduction que peut-être la résolution de mon mari ne résisterait-elle pas à l'expression de sa douleur touchante.

Ces réflexions m'étaient venues plus rapides que la pensée.

J'entendis les pas légers d'Ursule.

Je me retirai dans ma cachette.


CHAPITRE III.

L'ENTRETIEN.

Ursule en entrant dans ma chambre parut fort surprise de ne pas m'y voir.

Son visage était souriant et gai, la physionomie de Gontran était au contraire froide et réservée.

Il se tenait debout près de la cheminée, où il s'accoudait.

Ursule, après avoir fermé la porte, lui dit:

—Comment, c'est vous! où est donc Mathilde?

—Elle a été obligée de descendre à l'instant pour répondre aux réclamations d'un de ses pauvres; elle vous prie de l'excuser, et d'aller la rejoindre tout à l'heure dans le pavillon du parc...

Ursule me parut d'abord étonnée de l'accueil glacial de mon mari, puis elle sourit, lui fit une profonde révérence d'un air moqueur en lui disant:

—Je vous remercie, monsieur, d'avoir bien voulu m'apprendre où je pourrai rencontrer madame la vicomtesse de Lancry, je suis désolée d'avoir troublé vos graves méditations.

Ursule fit un pas vers la porte.

—Un mot, je vous prie,—dit Gontran.

Ursule, qui allait sortir, s'arrêta, retourna lentement la tête, jeta à Gontran un long regard rempli de malice et de coquetterie, leva en l'air son joli doigt d'un air menaçant et lui dit:

—Un mot.. soit, mais pas plus... je sais qu'il est très-dangereux de vous écouter... plus encore peut-être que de vous regarder. Voyons, vite, ce mot, mon beau, mon ténébreux cousin.

—Ce que j'ai à vous dire est grave et sérieux, madame.

—Vraiment, monsieur, c'est grave, c'est sérieux? Eh bien! j'en suis ravie, cela contrastera avec votre folie et votre étourderie habituelle. Voyons, dites, je vous écoute.

—Lorsque je vous revis à Rouvray,—dit Gontran,—il y a deux mois, je ne pus vous cacher que je vous trouvais charmante.

—C'est la vérité, monsieur et cher cousin, et j'ai souvenance que, dans certaine allée de charmille, vous me fîtes même une déclaration... assez impertinente à laquelle je répondis comme je devais le faire, en me moquant de vous: voyons, continuez; votre gravité sentencieuse, cérémonieuse m'amuse et m'intrigue infiniment... où voulez-vous en venir?

Gontran jeta un coup d'œil satisfait du côté de la porte du cabinet où j'étais et reprit:

—A votre arrivée ici, je vous ai dit tout le plaisir que j'avais à vous revoir.

—Tout le bonheur, mon cher et beau cousin, tout le bonheur, s'il vous plaît; vos moindres paroles sont, hélas! gravées là en caractères ineffaçables,—dit Ursule en appuyant sa main sur son cœur et en regardant mon mari d'un air ironique.

Gontran parut presque contrarié de ce sarcasme, fronça légèrement les sourcils, et reprit d'un ton ferme:

—Je suis ravi, madame, que vous soyez en train de plaisanter, la tâche que j'ai à remplir me sera moins difficile.

—Voyons, vite, vite, je suis sur des charbons ardent, mon cher cousin, je brûle de savoir la conclusion de tout ceci, et à quoi sera bon ce résumé solennel de notre... comment dirai-je? de notre amour... non certes, vous avez trop et trop peu pour m'inspirer ce sentiment... disons donc de notre coquetterie, c'est, je crois, le mot... Trouvez-vous?

—Soit, madame...—reprit Gontran.—Je continuerai donc ce résumé de notre... de notre coquetterie: à votre arrivée à Maran, je vous ai dit tout le bonheur que j'avais de vous revoir, tout mon espoir de voir votre séjour ici se prolonger.

—Cela est encore vrai, beau cousin; nous avons le lendemain fait une charmante partie de chasse: vous m'avez même un peu grondée... très-tendrement, il est vrai, de ce que je semblais préférer le bruit retentissant des trompes à vos amoureuses déclarations... et j'avoue à ma honte que je méritais beaucoup vos reproches; il n'y avait pour moi rien de plus ravissant, de plus nouveau surtout, que ces fanfares éclatantes qui résonnaient fièrement au fond des bois.

—Et sans doute une déclaration n'avait pas pour vous le même attrait de nouveauté. L'aveu est naïf,—dit Gontran en souriant.

Ursule regarda fixement mon mari, cambra, redressa sa jolie taille, comme si elle eût obéi à un secret mouvement d'admiration pour elle-même, secoua légèrement son front hardi, pour faire onduler les longues boucles de sa chevelure brune, et répondit avec un sourire moqueur presque méprisant:

—Mon cher cousin, j'ai dix-huit ans à peine et on m'a déjà bien souvent dit que j'étais charmante; vous me pardonnerez donc d'être un peu blasée sur les déclarations; depuis longtemps mon oreille est faite à ce ramage flatteur et banal, et vous n'avez pas malheureusement éveillé dans mon âme des sensations aussi inconnues que ravissantes; je ne doute pas que vous ne soyez un très-excellent Pygmalion, mais le marbre de Galatée s'était assoupli et animé avant que votre tout-puissant regard eût daigné s'abaisser sur une pauvre provinciale comme moi...

Mon étonnement était à son comble.

C'était Ursule qui s'exprimait ainsi: elle autrefois si éplorée, si incomprise et parlant toujours de sa tombe prochaine...

C'était Ursule qui parlait à Gontran avec ce dédain moqueur, à lui dont les succès avaient été si nombreux, à lui si recherché, si adoré par les femmes les plus à la mode!

Gontran semblait non moins surpris que moi de ce langage railleur.

Néanmoins je vis avec joie qu'il ne m'avait pas trompée.

Il avait pu être léger, inconsidéré auprès d'Ursule, mais il avait été préservé d'un sentiment plus vif par la froide coquetterie de ma cousine.

Ursule reprit avec la même ironie:

—Qu'avez-vous, mon cher cousin? vous semblez contrarié.

—C'est qu'aussi, madame, je ne vous ai jamais vue si moqueuse.

—C'est qu'aussi, monsieur, je ne vous ai jamais vu si solennel.

—Vous avez raison,—dit Gontran en souriant,—il s'agit de folies, de quelques galanteries sans conséquence échangées entre un homme et une femme du monde, et je prends en vérité un air magistral par trop ridicule. Eh bien donc, ma jolie cousine, vous souvenez-vous qu'hier soir, après la curée aux flambeaux, j'ai été assez peu maître de moi pour vouloir enlacer cette taille charmante et effleurer cette joue si fraîche et si rose... eh bien, je viens vous demander pardon de cette audace, vous supplier d'oublier cette folie... J'avais cédé à un entraînement passager... j'avais un moment confondu la familiarité du la parenté avec un sentiment plus tendre, et je viens...

Ursule interrompit mon mari par un éclat de rire et s'écria:

—Vous venez me demander pardon... mais il n'y a véritablement pas de quoi, mon cher cousin... Votre vertueuse candeur s'alarme à tort, je vous le jure... Votre audace a été fort innocente... car votre bouche a effleuré non pas cette joue si fraîche et si rose, mais la barbe de mon bonnet. Quant à cette taille charmante que vous avez enlacée à peu près malgré moi, c'est une faveur que s'accorde au bal le premier valseur venu; et je ne vois pas qu'elle soit assez flatteuse pour que vous en ayez des remords: hier soir je n'ai pas joué la pudeur offensée, parce qu'il m'eût fallu me plaindre on me fâcher d'un procédé de mauvais goût; dans une circonstance pareille, une honnête femme se résigne et se tait.

Sans doute l'amour-propre de Gontran fut blessé de ces railleries, car, oubliant ma présence, il s'écria presqu'avec chagrin:

—Comment, madame, votre silence était de la résignation, de l'indifférence!

—A ce point, mon cher cousin, que je me rappelle, hélas! jusqu'aux plus petits détails des tristes suites de votre audace.

—Comment cela?

—Certainement, j'avais la main droite sur la grille du balcon, et, en la retirant, j'ai déchiré la valencienne de mon mouchoir.

—Cela prouve,—dit Gontran avec impatience,—madame, que vous avez une excellente mémoire...

—Cela ne prouve pas du tout en faveur de ma mémoire, mon cousin, mais cela prouve en faveur de l'angélique pureté de mes sentiments à votre égard...

—Madame!...

—Mais sans doute, voyons sérieusement: est-ce que si mon silence eût été du trouble... est-ce que si je vous avais aimé... j'aurais remarqué tout cela?... est-ce que j'aurais attendu que vos lèvres effleurassent mes joues, que votre bras pressât ma taille, pour être saisie d'une de ces émotions subites, muettes, profondes, qui nous enivrent et vous égarent? Eh mon Dieu!... à peine votre main eût-elle touché ma main, qu'une sensation électrique, rapide comme la foudre, eût bouleversé ma raison, mes sens!... Presque sans le savoir, sans y penser, malgré moi enfin... je serais tombée dans vos bras, et je m'y serais réveillée sans me souvenir de rien, mais encore toute frémissante d'une émotion délirante, inconnue, qu'aucune expression ne pourrait traduire!

Malheur! malheur! jamais je n'oublierai l'accent ému, passionné avec lequel Ursule prononça ces derniers mots; jamais je n'oublierai la rougeur qui un instant enflamma son visage, comme un reflet de pourpre; jamais je n'oublierai le regard à la fois vague, brûlant, noyé de volupté, qu'elle jeta au ciel comme si elle eût ressenti ce qu'elle venait de dépeindre.

Malheur! malheur! jamais je n'oublierai surtout avec quelle admiration ardente Gontran la contempla pendant quelques minutes: car elle était belle... oh, bien belle ainsi; elle était belle, non sans doute d'une beauté chaste et pure, mais de cette beauté sensuelle qui a, dit-on, tant d'empire sur les hommes.

Malheur! malheur! je vis sur les traits de Gontran un mélange de douleur, de colère, d'entraînement involontaire, qui me dit assez qu'il était au désespoir de n'avoir pas fait éprouver à Ursule ces émotions qu'elle racontait avec une éloquence si passionnée.

Ma terreur de cette femme augmenta: je fus sur le point de sortir de ma retraite, d'interrompre cette scène; mais, emportée par une âpre curiosité, inquiète d'entendre la réponse de Gontran, je restai immobile.

Mon mari semblait fasciné par le regard d'Ursule; il reprit avec amertume:

—En vérité, madame, voici une théorie complète: heureux celui qui la mettra en pratique! Avec vous je vois avec plaisir que j'étais encore moins infidèle envers ma femme que je ne l'avais cru; je m'en applaudis sincèrement, je vous remercie d'être au moins franchement coquette avec moi.

Ursule partit d'un nouvel éclat de rire et reprit:

—Mon Dieu! de quel air découragé votre solennité me parle de sa fidélité conjugale! on dirait que vous éprouvez le remords d'une bonne action, et que vous êtes désespéré de vous trouver si peu coupable...

—Il est vrai, ma chère cousine, je me croyais un peu moins innocent... et je vous croyais un peu plus ingénue...

—Tenez, décidément, vous êtes furieux...

—Moi! vous vous trompez, je vous le jure.

—Vous êtes furieux... vous dis-je... Ah! vous avez cru, mon cher cousin, que vous n'aviez qu'à paraître pour me plaire, pour me subjuguer; mais, j'y pense, ajouta-t-elle en redoublant d'éclats de rire,—vous avez pensé, j'en suis sûre, que blessée d'un trait mortel dès avant mon mariage, lors de votre présentation à Mathilde, et reblessée lors de votre passage à Rouvray, je n'avais jamais eu qu'un but, qu'une pensée, celle de venir vous rejoindre ici ou à Paris... que dans mon empressement à vous faire ma cour, à me ménager de longues entrevues avec vous, j'avais bravement appris à monter à cheval, au risque de me casser le cou, le tout pour mériter un de vos regards, pour vous faire dire en vous-même:—Pauvre petite, quel dévouement, quel courage!—ou bien encore...—Ah! les femmes, les femmes! quand un de ces démons s'est mis en tête de nous séduire, il y réussit toujours.—Quant à cela, entre nous, mon pauvre cousin, vous n'avez pas eu tout à fait tort; car je crois que je vous ai fort séduit... seulement, je ne l'ai pas fait exprès...

—Je vois que je ne suis pas le seul à qui l'on puisse reprocher quelque vanité,—dit Gontran de plus en plus piqué.

—Comment,—reprit Ursule dans un nouvel accès de gaieté,—vous croyez qu'on ne peut sans vanité prétendre à votre cœur! pour vous qui voulez me donner une leçon de modestie, l'aveu est piquant. Eh bien! je vous avoue que, tout en étant certaine de vous avoir séduit, je n'en suis pas plus fière...

—Ainsi, vous me croyez très-amoureux de vous?

—Je vous crois plus amoureux de moi aujourd'hui que vous ne l'étiez hier. Je crois que vous le serez demain encore plus qu'aujourd'hui...

—Et quelle sera la fin de cette passion toujours croissante, charmante prophétesse?...

—Pour moi, un immense éclat de rire... pour vous, peut-être, toutes sortes de désespoirs... Car, vous devez savoir cela par expérience, seigneur don Juan; s'il y a passion d'un côté, ordinairement il y a de l'autre indifférence on dédain: aussi, ce qui m'empêchera de jamais répondre à votre amour... ce qui vous fait un tort irréparable a mes yeux, c'est tout simplement... votre amour...

—Vous maniez à merveille le paradoxe, madame, et je vous en fais mon compliment...

—Ceci vous semble paradoxal, c'est tout simple; on est si peu habitué à entendre des vérités vraies, qu'elles paraissent toujours des paradoxes: au risque de passer pour folle, je vous dirai donc que vous m'aimez non-seulement parce que je suis jeune et jolie, mais parce que votre orgueil, votre vanité, s'irritent de ce que, malgré vos succès passés, je ne me rends pas à vos irrésistibles séductions.

—Madame,—s'écria Gontran,—de grâce... parlons un peu moins de moi...

—Vous avez raison, mon cousin, nous voici bien loin de la conversation que nous devions avoir ensemble; où en étions-nous donc?... Ah... oui. C'est cela; vous me demandiez humblement pardon d'avoir été assez audacieux pour embrasser la barbe de mon bonnet et pour me prendre la taille ni plus ni moins que le plus oublié de mes valseurs de l'an passé!

Au lieu de répondre à Ursule, Gontran garda un moment le silence; puis il lui dit avec un sourire contraint:

—Vous réunissez, sans doute, madame, les qualités les plus rares; vous avez certainement le droit de vous montrer difficile, dédaigneuse... Mais pourrait-on savoir au moins de quelles perfections inouïes, de quels surprenants avantages devrait être doué celui qui pourrait prétendre au bonheur inespéré de vous plaire?

—Savez-vous, mon cousin, que vous êtes très-fantasque?

—Comment cela?

—A l'instant même, vous me priez assez aigrement de ne plus vous mettre en question: et voici que vous recommencez de plus belle à parler de vous-même.

—Moi... au contraire...

—Me demander, avec une ironie si transparente, de quels dons surnaturels il faut être doté pour me plaire, n'est-ce pas me demander clairement pourquoi vous ne me plaisez pas du tout, vous qui réunissez tant de séductions irrésistibles?... Eh bien... vous le voyez; si je vous réponds, vous allez me reprocher encore, comme tout à l'heure, de changer un grave entretien en dissertations amoureuses...

—Non, non... nous reprendrons cet entretien... Mais, voyons, dites... Je suis très-curieux de connaître l'idéal que vous avez rêvé.

—Mon idéal? à quoi bon, mon pauvre cousin! il en est de tous ces héros rêvés par les jeunes filles comme des réponses préparées d'avance; l'on dit tout le contraire de ce qu'on voulait dire, et l'on adore tout le contraire de ce qu'on avait rêvé. Pourtant il est une première condition, sur laquelle je serais inflexible: celui que j'aimerais devrait être complétement libre; en un mot, garçon.

—Et pourquoi frapper les maris de cet implacable ostracisme?

—D'abord parce que je ne daignerais pas régner sur un cœur partagé; ensuite il y a quelque chose de ridicule dans l'allure d'un mari galantin: c'est un être amphibie qui participe à la fois de l'écolier en vacances et du père de famille révolté; et puis, vous allez trouver cela stupide, mais il me semble qu'un mari galant ressemble toujours... à un prêtre marié...

—Le portrait n'est assurément pas flatteur,—dit Gontran en se contenant à peine.

—Ainsi vous,—reprit Ursule,—vous par exemple, mon cher cousin, vous avez ainsi perdu tout votre ancien prestige; et encore, non, même garçon vous auriez en vous trop... et trop peu... pour me séduire. Oui, certainement. Car, après tout, qu'est-ce que vous êtes? un grand seigneur très-aimable, très-spirituel, d'une figure charmante et d'une irréprochable élégance. Or, entre nous, mon amour aurait des visées... ou plus hautes ou plus basses.

—En vérité, ma cousine, aujourd'hui vous parlez en énigme.

—En vérité, mon cousin, aujourd'hui vous êtes bien peu intelligent. Eh bien donc, oui, il me faut, à moi, un esclave ou un maître. Vous ne pouvez être ni l'un ni l'autre: vous n'avez ni le dévouement naïf qui intéresse, ni la supériorité qui trouble et qui soumet... Qu'un être simple, bon, inoffensif, m'adorât, par exemple, avec l'idolâtrie opiniâtre du sauvage pour son fétiche, je pourrais ressentir pour cet être aveuglément confiant cette sorte de compassion affectueuse qu'on a pour un pauvre chien soumis, tremblant, qui ne vous quitte pas du regard; qui lèche la main qui le frappe et qui est encore trop heureux de revenir en rampant servir de coussin à vos pieds, lorsque, par colère ou par caprice, vous l'avez brutalement chassé... Mais si je rencontrais jamais un de ces hommes qui, par je ne sais quelle mystérieuse puissance, s'imposent en despotes du premier regard, avec quelle humble et tendre soumission je m'abaisserais devant lui! avec quelle idolâtrie, moi si impérieuse, je l'adorerais à mon tour! comme j'enchaînerais ma pensée, ma volonté, ma vie à la sienne! à genoux, toujours à genoux devant mon souverain, devant mon dieu, joie, douleur, espérance, désespoir, tout viendrait de lui... et retournerait à lui... Pour qu'il daignât seulement me dire Viens... je serais humble, résignée, lâche, criminelle, que sais-je?... Car la jalousie d'un tel amour peut arriver à la frénésie... à la férocité. Tenez... à cette pensée, oh! à cette pensée, j'ai peur.

En disant ces derniers mots d'une voix brève, Ursule baissa son visage assombri et parut rêveuse.

Gontran était stupéfait.

J'étais épouvantée.

Après quelques moments de silence, Ursule passa la main sur son front comme pour chasser les idées qui semblaient l'avoir tristement préoccupée, et dit en souriant à mon mari, qui la regardait presque avec stupeur:

—Vous le voyez donc bien... vous ne pouvez être ni mon esclave ni mon maître. Nous ne pouvons qu'être amis, et encore ce serait difficile; vous êtes trop homme du monde pour me pardonner vos maladroites déclarations et votre insuccès près de moi. Tout bien considéré, il ne nous reste guère que la chance d'être ennemis à peu près irréconciliables. Ne trouvez-vous pas cette conclusion fort originale? qui aurait dit que notre conversation devait prendre cette tournure-là?

—Sans contredit, madame,—répondit machinalement Gontran, comme s'il eût encore été sous le coup de cet étrange entretien;—sans contredit, cela est fort original. Mais alors puis-je vous demander pourquoi vous avez bien voulu nous consacrer quelque temps?

Avec cette mobilité d'impressions qui la caractérisait, Ursule se mit de nouveau à rire aux éclats en regardant Gontran avec étonnement, et s'écria:

—Ah çà! devenez-vous décidément fou, mon cousin? Est-ce déjà votre passion pour moi qui vous trouble la raison? Comment, vous voulez être le but incessant où tendent toutes mes pensées! Vous ne comprenez rien à mon voyage ici, parce qu'il n'a pas pour but de vous dire: Je vous aime! Mais rappelez donc vos esprits: ce n'est pas du tout à vous, mais à ma chère Mathilde, que je veux consacrer le temps que je passerai a Maran. Mon Dieu! quelle figure vous me faites! Que les hommes sont singuliers! Je vous aurais avoué que depuis longtemps je méditais le dessein perfide de vous enlever à votre femme, que vous auriez trouvé cette indignité toute naturelle, taudis que vous voilà très-contrarié de me voir respecter si scrupuleusement les lois sacrées de l'amitié que vous venez vous-même invoquer.

—Madame!

—Allons, allons, rassurez-vous, je ne veux pas me faire meilleure que je ne le suis; c'est beaucoup plus mon éloignement pour les gens mariés en général et mon peu de penchant pour vous en particulier qui me défend de toute mauvaise tentation... Sans doute j'aime Mathilde de tout mon cœur; mais si une puissance irrésistible m'eût entraînée vers vous, malgré moi j'aurais trahi la confiance de ma meilleure amie... Après cela,—reprit Ursule en souriant de ce rire sarcastique qui donnait à sa physionomie un caractère si insolent et si dédaigneux,—j'offre des chances de combat égales; je suis vulnérable aussi: moi aussi j'ai un mari... qu'on le séduise... c'est de bonne guerre; mais, assez de folies comme cela, mon cher cousin. Maintenant, parlons raison, quel est ce mot que vous avez à me dire, et pourquoi me retenez-vous ici? Mathilde s'impatiente et m'attend peut-être.

Gontran semblait poussé à bout par les railleries d'Ursule. Il lui répondit brusquement:

—C'est justement de Mathilde que je voulais vous parler, madame; quoique je sois un de ces êtres amphibies assez ridicules qu'on appelle maris, ma femme a pour moi un attachement profond, sincère, inaltérable.

—Et elle a parfaitement raison, et fait preuve du meilleur goût; je ne médis des maris que comme amants: hors ces prétentions-là, ils possèdent toutes sortes d'agréments... conjugaux; et vous avez, vous, mon cousin, personnellement, tout le charme nécessaire pour plaire à votre femme.

—C'est parce que je désire continuer de plaire à ma femme, madame, que je serais désolé de lui causer un chagrin violent; elle est assez jeune, assez aveuglée pour m'aimer passionnément, pour tenir à mon amour comme à sa vie... Mais comme elle n'a pas de ces confiances exorbitantes qui font croire qu'on ne peut manquer de nous adorer... comme elle est surtout remplie de la plus charmante modestie, elle redoute certaines comparaisons... sans doute très-dangereuses; et quoique je sois, je l'avoue humblement, un soupirant fort à dédaigner pour vous, elle veut bien craindre...

Ursule interrompit Gontran:

—Toutes ces périphrases veulent dire que Mathilde est jalouse de moi, n'est-ce pas? Voilà donc ce grand secret... Quelle bonne folie!

—J'ai eu l'honneur de vous dire, madame, que rien n'était plus sérieux... Le repos de Mathilde m'est cher avant toutes choses...

—J'en suis convaincue... et vous pouvez, ce me semble, la rassurer mieux que personne, mon cher cousin; quant à moi, je serais désolée de lui causer le moindre chagrin à votre sujet: ce serait impardonnable... je n'aurais ni le plaisir du remords... ni le remords du plaisir.

—Malheureusement, madame, Mathilde a plus que des soupçons, elle a des certitudes. Hier, après la curée, sur la terrasse... elle a vu...

—Que vous avez embrassé mon bonnet! mais c'est charmant... j'en suis ravie, j'ai justement une petite vengeance à tirer d'elle pour lui apprendre à croire aux apparences; laissons-la un jour ou deux dans son erreur, et puis nous la détromperons, et je lui dirai: Voyez-vous, méchante cousine, qu'il faut ne jamais croire à ce qu'on voit!

—Ne pas détromper Mathilde, madame! mais la malheureuse enfant en mourrait. Vous ne connaissez donc pas la noblesse, la candeur angélique de son âme... Vous ne savez donc pas avec quelle sainte ardeur elle m'aime... Oh! Mathilde n'est pas une de ces femmes froidement railleuses qui, parce qu'elles ne sentent rien, affectent de mépriser des sentiments qu'elles sont incapables de comprendre ou d'apprécier... Non... non... Mathilde n'est pas de ces...

—De ces femmes abominables... de ces monstres de perfidie, qui ont l'effronterie de ne pas vouloir prendre pour amant le mari de leur amie intime!—dit Ursule en interrompant mon mari et recommençant de rire aux éclats...

Gontran semblait au supplice. Ursule continua:

—Mon Dieu, que vous êtes donc amusant! et comme l'éloge de cette pauvre Mathilde vient naturellement en aide à votre dépit contre mon insensibilité! Savez-vous qu'il ne fallait rien moins que mes dédains pour amener enfin sur vos lèvres l'éloge de votre femme!

—Vous avez raison, madame,—s'écria Gontran mis hors de lui par ces sarcasmes.—Je n'ai peut-être jamais mieux compris tout ce que valait ce cœur adorable qu'en reconnaissant...

—A quel horrible cœur vous vouliez le sacrifier. Est-ce cela, mon cher cousin? J'aime beaucoup à finir vos phrases, nous nous entendons si parfaitement! Sérieusement, vous avez grandement raison de me préférer Mathilde: d'abord votre fidélité maritale me préservera de votre amoureuse insistance; et puis, franchement, ma cousine vaut mille fois mieux que moi. N'est-elle pas bien plus belle? ne compte-t-elle pas autant de qualités que je compte de défauts? n'y aurait-il pas toujours entre nous une distance énorme? En raison même de son dévouement, de ses vertus, n'est-elle pas fatalement destinée à éprouver les passions les plus sincères, les plus magnifiquement dévouées... et à ne les inspirer jamais... tandis que moi, j'aurai toujours, hélas! l'affreux malheur de les inspirer...

—Sans les jamais ressentir, n'est-ce pas, madame?—s'écria Gontran.—Ah! vous avez raison... Tenez, vous êtes une femme infernale... vous me faites peur...

Ursule haussa les épaules.

—Eh bien, oui, je serais une femme infernale pour ceux qui, je le répète, ne seraient ni mes esclaves, ni mes tyrans; pour ceux-la, s'ils étaient assez fous ou assez présomptueux pour s'éprendre de moi, je serais sans merci, je les raillerais, je les mettrais dans les positions les plus ridicules, peut-être même les plus cruelles, selon mon caprice! Plus ils montreraient d'opiniâtreté à m'aimer, plus j'en montrerais moi, à me moquer d'eux.

—Tenez, ma cousine,—dit Gontran pour mettre un terme à un entretien qui lui pesait,—vous déployez une telle vigueur d'esprit, une telle force de caractère, que je suis de moins en moins embarrassé pour arriver à ce que je voulais vous dire.

—Que voulez-vous me dire?

—Qu'entre parents, entre amis, il est certaines choses qu'on peut s'avouer franchement. Je vous ai dit que Mathilde était jalouse de vous, qu'elle redoutait votre présence... et que...—Gontran hésita.

—Et qu'elle serait tranquille et rassurée si j'abrégeais mon séjour ici?

—Excusez-moi, ma cousine, mais...

—Mon Dieu, rien de plus simple. Pourquoi ne pas m'avoir dit cela tout de suite? Pauvre et chère Mathilde, je regrette pourtant de la quitter sitôt; elle d'abord, puis je regrette vos chasses qui m'amusaient beaucoup; peut-être aussi je vous aurais même regretté, vous, si vous ne m'aviez pas parlé d'amour. C'est dommage pourtant... mais il n'y a rien à faire contre un soupçon jaloux... Il faudra seulement me donner quelques jours pour préparer et pour amener mon mari à ce changement de résolution si soudain; je m'en charge... Ah çà! vous ne m'en voulez pas, mon cousin,—dit Ursule en tendant la main à Gontran avec cordialité.

—Je ne vous en veux pas... mais, je vous l'avoue, jamais je ne me serais attendu à un pareil langage, à de pareilles idées de votre part... je crois rêver.

Ursule reprit avec son sourire ironique:

—Pour une jeune femme qui, en sortant de l'hôtel Maran, est venue habiter une fabrique en province, vous me trouvez assez étrange, n'est-ce pas? vous n'y comprenez rien? Vous ne reconnaissez plus la pauvre victime, la femme incomprise qui écrivait de si larmoyantes élégies à cette pauvre Mathilde, qui en pleurait et qui avait raison, car je pleurais moi-même en les écrivant, et quelquefois même je pleure encore...

—Vous... vous! pleurer...

—Certainement, quand le vent est à l'ouest et qu'il y a dans l'air ce je ne sais quoi qui fait qu'on se pend, comme disait mademoiselle de Maran.

—Toujours mobile, toujours folle,—dit Gontran.

—N'est-ce pas que je suis une drôle de femme? Je parle de tout sans rien savoir, je parle d'émotions de cœur sans les ressentir, j'ai toutes les physionomies sans en avoir aucune; je suis effrontée, moqueuse, inconséquente... Et pourtant, mon cousin, vous ne connaissez de moi que ce que j'en veux laisser connaître. En mal comme en bien, vous êtes encore à mille lieues de la réalité; mais ce dont vous pouvez être certain seulement, c'est que je peux toujours ce que je veux fermement. Ainsi, par exemple, tenez: j'ai plus de physionomie que de beauté, plus de défauts que de qualités, plus de bavardage que d'esprit, j'ai une fortune ordinaire, un nom ridicule... madame Sécherin, je vous demande un peu... madame Sécherin! Eh bien! malgré tout cela, je veux être cet hiver la femme la plus entourée, la plus à la mode de Paris, avoir la maison la plus recherchée et faire tourner toutes les têtes en finissant par la vôtre. Maintenant adieu, mon cousin... Je vais décider mon mari à partir le plus tôt possible... nous irons faire un petit voyage jusqu'à l'hiver... Je vais retrouver Mathilde dans le parc; je lui tairai notre entretien, bien entendu... Pauvre femme! je la plains... pauvre divinité... Hélas! quand on ne sait parler que le langage des anges, ou court grand risque de se trouver ici-bas bien dépareillée. Somme toute, j'aime mieux mon sort que le sien... quoiqu'elle ait l'inqualifiable bonheur de vous avoir pour Seigneur et maître!—ajouta Ursule avec un sourire moqueur.

Elle sortit en faisant un petit signe de tête à Gontran et lui envoya du bout des doigts un gracieux baiser de l'air le plus malin.

Et puis j'entendis ma cousine fredonner en s'en allant un motif de Freischütz de sa voix fraîche et sonore.


CHAPITRE IV.

FRAYEURS

Si j'avais un instant douté du changement extraordinaire que la maternité avait apporté dans mon esprit en le mûrissant tout à coup, en lui révélant un monde nouveau, les idées, les terreurs qui s'éveillèrent en moi ensuite de l'entretien d'Ursule et de mon mari eussent suffi pour me prouver cette incroyable transformation.

Qu'on me pardonne une comparaison bien usée, bien vulgaire... Un admirable instinct apprend à la pauvre mère qui veille sur sa couvée que le point noir, presque imperceptible, qu'on aperçoit à peine dans l'azur du ciel est le vautour féroce, son plus mortel ennemi.

De même, après la conversation d'Ursule et de Gontran, je vis poindre le germe d'un nouveau, d'un terrible malheur dans cet entretien qui, en apparence, semblait devoir me rassurer.

Ma cousine n'aimait pas mon mari, elle raillait même dédaigneusement les galanteries dont j'avais tant souffert....

Avec une effronterie révoltante elle se montrait à lui telle qu'elle était... pire qu'elle n'était peut-être...

Elle avouait avec un superbe cynisme qu'elle ne pouvait être que lâche esclave de l'homme qui la dompterait... maîtresse hautaine de l'homme qui l'adorerait, et coquette impitoyable envers tous ceux qui ne ramperaient pas à ses genoux ou qui ne lui mettraient pas orgueilleusement le pied sur le front...

Elle avait dit encore à Gontran qu'elle ne l'aimerait jamais, parce que l'amour d'un mari était ridicule; parce qu'il l'aimait, lui: et pourtant, par deux fois, elle lui avait jeté cet insolent défi:—Malgré vous, vous m'aimerez toujours...

Avant que d'être mère je serais sortie de ma retraite, rayonnante de bonheur et de confiance; je me serais jetée à genoux en disant: Merci, mon Dieu, vous avez permis que cette femme perfide, audacieuse, se montrât sans fard, dévoilât toute la bassesse, toute la méchanceté de son âme! Un moment mon mari s'est laissé prendre à ces dehors séduisants; mais maintenant il la connaît, mais maintenant il n'aura plus pour elle que mépris et qu'horreur. Quel homme, et Gontran plus que tout autre encore, ne sentirait pas au moins sa fierté révoltée en entendant cette femme lui parler si dédaigneusement!

Comment! lui Gontran, lui si beau, si séduisant, lui gâté par tant de succès, par tant d'adorations, irait non pas aimer mais s'occuper seulement d'une femme qui oserait lui dire: Je ne vous aime pas, je ne vous aimerai jamais, et je vous défie de ne pas m'aimer!...

Oui, encore une fois, j'aurais remercié Dieu; le calme, le repos, fussent pour longtemps rentrés dans mon cœur.

Mais, hélas! je l'ai dit, en une nuit j'avais, je ne sais par quelle intuition, acquis la triste sagacité, la désespérante sûreté de jugement que les années peuvent seules donner.

Je crois fermement que cette sorte de prescience m'était venue soudainement parce qu'elle pouvait me servir à défendre l'avenir de mon enfant. Hélas! mon Dieu, j'étais bien jeune encore, jamais je ne m'étais appesantie sur les tristes misères de l'esprit humain, il fallait une puissance surnaturelle pour me faire pénétrer ce tissu d'horribles pensées.

Je croyais au bien jusqu'à l'aveuglement; je n'avais pas idée de ces passions dépravées, qui, au lieu de rechercher ce qui est pur, noble, salutaire et possible, sont au contraire honteusement aiguillonnées par l'attrait de la corruption, du cynisme, de l'impossible.

Pouvais-je soupçonner qu'un homme, par cela même qu'une femme sans mœurs lui dirait: Je ne vous aime pas, je ne vous aimerai jamais!... que pour cela même cet homme dût adorer cette femme avec frénésie?

Non... non, mon Dieu; on m'eût dit que le cœur humain était capable de ces énormités, que je l'aurais nié, que j'aurais pris cela pour un blasphème.

Par quel mystère pourtant... moi jusqu'alors si heureusement ignorante de ces misères, avais-je donc deviné, avais-je donc senti, oui physiquement senti, à un atroce déchirement de mon cœur, que Gontran allait de ce moment aimer cette femme, non-seulement plus qu'il n'avait aimé ses premières maîtresses, non-seulement plus qu'il ne m'aimait... mais plus qu'il n'aimerait jamais?

Quelle voix secrète me disait que cette passion fatale serait la seule, la dernière passion de sa vie?

Quelle voix me disait que les hommes les plus légers, les plus blasés, lorsqu'ils se prennent à aimer et surtout à aimer sans espoir une femme perdue, aiment souvent avec une violence effrayante?

Comment avais-je senti qu'Ursule, dans son manége infernal, avait mis en jeu les passions les plus irritantes de mon mari en lui disant:—Vous êtes beau, vous êtes charmant, vous êtes habitué à plaire, et pourtant je me raille de vous, et pourtant vous m'aimerez, et cet amour sera pour moi une inépuisable raillerie... pour vous un inépuisable chagrin!

Et ce n'était pas encore assez pour cette femme. Comme il lui fallait aviver, exalter l'amour de Gontran en allumant sa jalousie, elle a voulu lui prouver qu'elle ne serait pas pour tous froide, méprisante, moqueuse, comme elle l'était pour lui.

Aussi voyez... voyez... avec quelle ardeur passionnée, délirante, elle lui peint alors l'émotion foudroyante qui bouleversera sa raison et ses sens à la seule approche de l'homme qu'elle aimerait!...

A ces mots, empreints d'un délire brûlant et sensuel, voyez comme son regard s'est perdu, comme sa joue a rougi, comme son sein a battu!...

Et lorsqu'elle parlait de son idolâtrie pour l'homme qui la dominerait en tyran, avec quelle grâce humble, soumise, elle courbait son front charmant! Comme on la voyait agenouillée, les mains jointes, implorant un sourire de son maître en attachant sur lui ses grands yeux bleus noyés de langueur, de tristesse et d'amour!...

Hélas!... hélas! il fallait que la séduction de cette femme fût bien puissante, bien irrésistible, pour que moi, moi sa rivale, moi mère, moi qui avais cette créature en horreur, j'aie senti, j'aie compris qu'en ce moment non-seulement Gontran, mais tout homme, peut-être, devait devenir éperdûment amoureux d'Ursule, tant il y avait en elle de fascination et de charme!

Mon, non, Dieu ne me trompait pas en me donnant ces épouvantables pressentiments! En me montrant le formidable orage qui se formait à l'horizon, il voulait, dans sa miséricorde infinie, qu'une pauvre mère seule et faible pût, sinon éviter, du moins conjurer peut-être les affreux malheurs qui la menaçaient.

Je me sentis presque défaillir lorsque je sortis du cabinet où j'étais restée cachée.

Je trouvai Gontran assis dans un fauteuil, le regard fixe, les bras croisés sur sa poitrine, dans l'attitude de la réflexion et de la stupeur.

Je fus obligée de m'appuyer légèrement sur son épaule pour le rappeler à lui-même...

Il releva vivement la tête, et me dit ces seuls mots avec une expression profonde et concentrée:

—Quelle femme!... quelle femme!... Oh! il faut qu'elle parte, Mathilde, il faut qu'elle parte!

Ces paroles confirmèrent mes soupçons.

Dans la bouche de Gontran, lui toujours si maître de lui, ils avaient une signification effrayante; il aimait cette femme ou il craignait de l'aimer.

Une idée que j'accueillis d'abord comme une inspiration divine, me poussait à apprendre à Gontran ce que je savais de la liaison d'Ursule avec M. Chopinelle, ce dernier ayant sans doute été rangé par elle dans la catégorie des esclaves.

D'abord je ne doutai pas que le dépit d'avoir échoué là où un homme si ridicule avait réussi, ne dût inspirer à Gontran un invincible éloignement pour Ursule; peut-être Gontran eût-il attaché d'autant plus du prix à la conquête d'Ursule, qu'il aurait cru être son premier amour.

Je voulais aussi apprendre à mon mari avec quelle fausseté, avec quelle perfidie Ursule avait amené la rupture de M. Sécherin et de sa mère... J'allais tout dite, lorsque j'hésitai; je me demandai si ces révélations n'irriteraient pas encore davantage la passion de Gontran, si sa vanité ne serait pas encore plus excitée par le dépit d'être moins bien traité qu'un provincial ridicule.

Et puis il pouvait croire Ursule vertueuse, malgré les théories effrontées qu'elle affichait, et se résigner plus facilement à n'être pas aimé d'elle, en songeant que personne n'avait été plus heureux que lui... Mais je craignis que cette dernière conviction ne prêtât peut-être plus d'attraits encore à ma cousine.

Agitée par tant de perplexités, je me résignai à attendre l'inspiration du moment.

Mon mari était retombé dans une sorte de rêverie...

Je lui pris la main, je la serrai tendrement en lui disant:

—Merci... merci, mon noble Gontran, vous m'aviez dit vrai. Enfin Ursule va partir, et nous serons heureux et tranquilles.

Gontran sourit avec amertume et me répondit:

—Vous avez dû être bien contente de me voir ainsi traité par Ursule? cela doit vous rassurer, je l'espère?

Ne voulant pas laisser entrevoir mes craintes à Gontran, je lui dis:

—Sans doute, mon ami, je suis rassurée; mais je ne vois pas en quoi ma cousine vous a si maltraité... Elle plaisantait, d'ailleurs...

—Elle plaisantait?... Et lors même qu'elle aurait plaisanté, n'était-ce pas me traiter avec le dernier mépris?... De ma vie... non, de ma vie... je n'ai été si insolemment joué; je restai là comme un sot, sans trouver une seule parole. Quelle audace! quel cynisme!

—Mais, Gontran, il me semble que ce qu'Ursule vous a dit de plus cruel est qu'elle ne vous aimerait jamais et qu'elle vous défiait de ne pas l'aimer.

—Eh bien! n'est-ce rien que cela?

—Mais cela n'est rien puisque vous m'aimez, Gontran... Votre tendresse pour moi vous empêche de ressentir de l'amour pour elle; il doit vous être indifférent qu'elle ne vous aime pas.

—Sans doute, sans doute, vous avez raison... Ma pauvre Mathilde, je vous aime... Oh! oui, je vous aime... Vous êtes bonne, généreuse, vous!... vous avez du cœur, de l'élévation, de la grandeur d'âme, tandis que votre cousine... Je vous le demande: qu'a-t-elle donc pour plaire, après tout? un minois chiffonné, une taille accomplie, il est vrai, un très-joli pied, de grands yeux tour à tour effrontés ou langoureux, un persiflage impertinent, un grand fonds d'impudence... mais ni cœur, ni âme... Avec cela, comédienne et fausse à faire frémir... Plus j'y pense, moins je peux revenir de mon étonnement. Vous seriez-vous attendue à cela d'elle, toujours en apparence si mélancolique, si doucereuse? Certes, j'ai vu des femmes bien hardies, bien... rouées, passez-moi le terme, mais jamais je n'ai rien rencontré de pareil: j'en étais abasourdi... Ah! que j'aimerais à mater, à dominer un tel caractère! Avec quel bonheur je lui rendrais alors dédain pour dédain, sarcasme pour sarcasme! s'écria involontairement mon mari.

Je cachai mon visage dans mes mains, je fondis en larmes sans dire un mot.

Je n'en pouvais plus douter, Ursule avait frappé juste.

Gontran était si préoccupé par ses pensées, qu'il ne s'aperçut pas de mes larmes.

Il se leva brusquement, et continua en marchant à grands pas:

—Oh! je conçois bien qu'un homme soit sans pitié quand il parvient à maîtriser l'un de ces caractères hautains et insolents... Alors avec quel bonheur on humilie, on outrage même, car elles le méritent, ces créatures jusque-là si orgueilleuses!—Puis il reprit avec un éclat de rire forcé:—Mais c'est à mourir de rire, ces prétentions-là!... madame Sécherin! je vous le demande un peu, madame Sécherin qui veut être à la mode, qui veut avoir la meilleure maison de Paris et se moquer de tout le monde. Ah! ah! ah!... c'est, sur ma parole, fort divertissant... Est-ce que vous ne trouvez pas cela fort plaisant?... Mais, qu'avez-vous? vous pleurez... Mathilde!

—Ah! Gontran, cet entretien nous sera fatal.

—Que voulez-vous dire?

—Il n'y a pas un mot d'Ursule qui n'ait laissé du dépit, de l'amertume dans votre cœur...

—Du dépit! de l'amertume! parce que madame Sécherin dit que je n'ai pas le bonheur de lui plaire! Ah çà, ma chère amie, à quoi pensez-vous? Pour qui me prenez vous? Je n'ai pas grande vanité, mais je ne crois pas que mon mérite souffre une grave atteinte du dédain de madame Sécherin. Ce qui me paraît seulement d'une bouffonnerie excellente, c'est cette prétention de sa part de me rendre amoureux d'elle... Ma pauvre Mathilde, je vous ai fait ma confession; vous avez vu que je vous avais dit vrai: je trouvais Ursule assez gentille; j'ai été, par galanterie, entraîné un peu plus loin que je ne l'aurais voulu... Mais ça n'a jamais été qu'un caprice, assez vif de ma part. Il n'y a rien dans cette femme-là, rien, absolument rien... Amoureux d'elle, moi! Je plains bien les malheureux assez sots pour se laisser prendre à ses filets... Amoureux d'elle! mais ce serait l'enfer!... Avec un tel caractère... amoureux d'elle... moi!... moi!...

Puis Gontran, par un brusque retour, me dit avec une expression, hélas! qui me parut distraite et forcée:

—Moi! amoureux d'elle! comme si je n'avais pas près de moi mille fois mieux qu'elle... comme si je n'avais pas la meilleure, la plus dévouée des femmes... un ange de douceur et de bonté!... Pauvre Mathilde! comment avez-vous pu craindre un instant la comparaison?... vous... vous...

Et il retomba dans une sorte de rêverie.

Les derniers éloges qu'il me donna me firent un mal horrible.

Ils me rappelèrent ces odieuses paroles d'Ursule à mon mari: «Il faut que je vous témoigne de mon dédain pour que vous pensiez à vanter votre femme.»

Ma cousine avait raison, les louanges que me donnait Gontran lui étaient arrachées par le dépit.

En me mettant au-dessus de ma cousine, il pensait plus à la blesser qu'à me flatter.

—Le plus important pour nous,—dis-je à mon mari,—c'est qu'Ursule quittera Maran sous très-peu de jours; elle décidera facilement M. Sécherin à partir.

—Sans doute, sans doute, qu'elle parte; le plus tôt sera le mieux.

—Mon ami,—dis-je à Gontran après un moment de silence,—permettez-moi de vous parler en toute franchise.

—Je vous écoute, ma chère amie.

—Ne trouvez-vous pas étrange que cet entretien, qui aurait dû me rassurer complètement, puisqu'il vous justifiait à mes yeux, produise sur vous et sur moi un effet contraire?

—Comment cela? Je ne vous comprends pas.

—Ursule a dit qu'elle ne vous aimait pas, qu'elle ne vous aimerait jamais; que vos galanteries étaient sans conséquence, et qu'elle partirait le plus tôt possible... Et pourtant, vous le voyez, je pleure... Et pourtant vous ne pouvez cacher votre agitation.

—Eh! mon Dieu!—s'écria Gontran avec impatience...—c'est tout simple... Vous pleurez... parce que vous pleurez de rien.. Je suis agité parce qu'il est de ces choses qui, malgré soi, blessent l'amour-propre... Que prétendez-vous conclure de cela? Allez-vous vous faire l'écho d'Ursule, et dire comme elle que je suis ou que je serai amoureux d'elle? C'est absurde; seulement je vous avoue qu'elle m'a impatienté, je ne suis pas habitué à être raillé de la sorte: voilà tout. Il y a mille manières de dire les choses. Elle m'aurait dit tout simplement: J'ai été un peu coquette pour vous, oublions cela; restons bons amis: si ma présence excite la jalousie de Mathilde, je partirai... rien de mieux; mais à quoi bon cette profession de principes... et quels principes! A quoi bon me dire effrontément que, si je ne lui plais pas, d'autres lui plairont peut-être?... A quoi bon exprimer d'une manière si passionnée, pour ne pas dire plus, l'ivresse qu'elle éprouverait dans telle ou telle occasion?... Femme incompréhensible!... C'est que, dans ce moment-là, elle avait l'air véritablement émue... En vérité, je m'y perds... c'est une énigme... Mais qu'un autre que moi s'amuse à en chercher le mot; je lui souhaite bien du plaisir! Après cela, une volonté de fer... elle a voulu apprendre à monter à cheval et elle y monte à merveille; elle s'est mis dans la tête d'être, l'hiver prochain, une femme à la mode, elle est bien capable d'y réussir: elle a tout ce qu'il faut pour cela...

—Vous pensiez tout à l'heure le contraire, mon ami; vous disiez que c'était, de sa part, une prétention ridicule.

—Ah! mon Dieu, ma chère... si vous venez sans cesse épiloguer mes moindres paroles, cela devient insupportable,—dit mon mari en frappant brusquement du pied.—Je vous parle en toute confiance, en toute sécurité, ne cherchez pas dans mes paroles autre chose que ce que je dis.

Je regardai Gontran avec un étonnement douloureux.

—Mon ami, je vous ferai une seule observation... Depuis la fin de cet entretien, vous m'avez sans cesse parlé d'Ursule et vous n'avez pas eu la moindre pensée pour notre enfant...

Mon mari passa les mains sur son front et s'écria avec émotion.

—Pauvre et excellente femme!... c'est vrai, pourtant, ah! c'est mal, bien mal, pardon, Mathilde... Tiens ces seuls mots de toi me rappellent à mes devoirs, à mon amour; ces seuls mots me calment et me consolent d'une sotte et ridicule blessure d'amour-propre. Eh bien! oui, pardonne-moi ce dernier éclair d'orgueil. Oui, je me suis senti malgré moi un peu piqué de n'avoir pas fait la moindre impression sur Ursule; sais-tu pourquoi? parce que le sacrifice que j'aurais eu à te faire eût été plus grand. Crois-moi, rien ne me sera plus facile que d'oublier cette femme diabolique... Tu as raison, mon ange bien-aimé; notre enfant... pensons à notre enfant. Entre cette douce espérance et mon amour pour toi, pour toi désormais bien rassurée sur moi, le bonheur nous sera facile. Pardon encore d'avoir pris à cœur les sarcasmes d'Ursule; mais c'est qu'aussi elle me raillait à vos yeux, et, je ne vous le cache pas, Mathilde, je suis très-fier de moi depuis que je suis à vous. Pourtant, comme, après tout, vous m'aimez toujours autant, n'est-ce pas? nous ne penserons plus à cette scène ridicule que pour nous moquer de moi-même; ou mieux, parlons de notre enfant: ces douces causeries seront notre refuge assuré contre toutes ces pensées mauvaises.

L'arrivée d'un de nos fermiers qui voulait parler à mon mari termina cet entretien.

Gontran sourit.

Mon premier mouvement fut d'être charmée des douces paroles qu'il venait de me dire avec sa grâce habituelle: puis il me sembla que son accent avait été nerveux, saccadé; que ses regards n'étaient pas d'accord avec son langage.

On eût dit qu'il voulait s'étourdir sur sa situation, ou me rassurer par quelques mois de tendresse.

Cependant il y avait quelque chose de touchant, de pénétré dans son accent.

Néanmoins, plus je réfléchis à l'impression qu'Ursule avait faite sur lui, plus je crus à un danger imminent.

Quelques jours auparavant j'aurais pleuré, pleuré, puis tenté quelques plaintes timides et stériles; mais, appelée à de nouveaux devoirs, je voulus changer complétement de conduite.

Je compris que je devais craindre la violence des chagrins, leur réaction pouvait être fatale à mon enfant; je me promis donc de tâcher désormais de ne jamais m'affliger pour des vanités, de me roidir contre ma susceptibilité, de m'endurcir contre les souffrances morales, et d'être, si cela se peut dire, extrêmement sobre de douleurs.

Les circonstances présentes devaient mettre ma nouvelle résolution à une rude épreuve.

J'essuyai mes larmes, je songeai froidement à ma position.

De ce moment, pour n'être plus écrasée sous les débris de mes espérances, j'envisageai bravement la vie sous les douleurs les plus sombres.

Je ne m'abuse pas sur la cause de cette courageuse résolution, je possédais un trésor de bonheur et d'espérance que rien au monde ne pouvait me ravir.

Quel que fût l'avenir, mon enfant me restait: car j'avais la conviction profonde, inébranlable, que Dieu m'avait envoyé cette suprême consolation dans mes chagrins, comme une religieuse récompense de mon dévouement à mes devoirs.

Cette foi aveugle à la protection divine m'empêcha d'avoir jamais la moindre frayeur sérieuse sur la vie future de ce petit être qui doublait ma vie, qui devait me faire oublier bien des souffrances.

Je me traçai un plan de conduite avec la ferme résolution de n'en pas dévier.

Huit jours suffisaient à Ursule pour décider son mari à quitter Maran; si au bout de huit jours elle n'était pas partie, si d'ici là j'acquérais la conviction que ses dédains affectés n'étaient qu'une perfide manœuvre de coquetterie, j'étais résolue de suivre les conseils de madame de Richeville.

Une fois seule avec Gontran, j'espérais par ma tendresse, par l'intérêt que devait lui inspirer l'état dans lequel je me trouvais, j'espérais, dis-je, chasser Ursule de sa pensée.

Sinon, si son amour pour elle grandissait avec les obstacles; si je succombais après avoir lutté contre la détestable influence de cette femme, de toutes les forces de mon amour, de mon dévouement, je succomberais du moins avec dignité: mon enfant me resterait, et je vivrais pour lui seul.

Il m'est impossible de dire le calme, la confiance, que me donna cette résolution.

Je n'avais plus, comme par le passé, de ces effrois vagues, de ces douleurs sans but et sans bornes.

C'est qu'autrefois... l'amour de Gontran perdu... il ne me restait rien, rien qu'un désespoir immense, rien qu'une vie misérable et stérile, rien que quelques pâles souvenirs qui devaient rendre, par comparaison, le présent plus cruel encore.

Je m'agenouillai pour remercier Dieu de ne m'avoir pas endormie dans une fatale confiance.

Sans vouloir descendre à un honteux espionnage, je me promis de tout observer attentivement, de ne rien omettre de ce qui pouvait m'éclairer.


CHAPITRE V.

MADEMOISELLE DE MARAN.

Le lendemain de cette scène, quel fut mon étonnement de recevoir un mot fort bref de mademoiselle de Maran! Elle m'annonçait qu'elle arriverait en même temps que sa lettre, et qu'elle m'apprendrait elle-même la cause de sa venue.

On eût dit en vérité que cette femme, avertie par un secret instinct des nouveaux chagrins qui m'accablaient, venait pour jouir de mes tourments.

Si j'avais moins connu mademoiselle de Maran, je me serais étonnée de l'audace de sa visite en me rappelant que la dernière fois que je l'avais vue, elle n'avait pas dissimulé la haine qu'elle me portait.

Sa rencontre avec Ursule m'effrayait encore.

Si elle avait méchamment espéré, prévu, calculé que tôt ou tard Ursule, se trouvant pour ainsi dire mêlée à ma vie, me serait un jour hostile, elle devait être satisfaite et pouvait devenir une utile alliée pour ma cousine.

Je réfléchissais avec amertume que le monde était ainsi fait, qu'on était obligé de recevoir, d'accueillir chez soi ses ennemis les plut mortels, sous le prétexte de parentés ou de liaisons qui rendent leur animosité plus odieuse encore.

Je fis part à Gontran de la prochaine arrivée de ma tante.

Il accueillit cette nouvelle avec assez d'indifférence.

Je ne partageais pas sa quiétude. Un tel voyage était si en dehors des habitudes de mademoiselle de Maran, qui n'avait pas quitté Paris depuis quinze ans, que je lui soupçonnais quelque grave motif.

Environ vers les deux heures, ma tante arriva accompagnée de Servien, d'une de ses femmes, d'un valet de pied qui lui servait de courrier, et d'un chien-loup successeur de Félix.

Nous allâmes recevoir mademoiselle de Maran au perron du château.

Elle descendit assez lestement de voiture et n'était nullement changée: elle portait toujours sa robe et son chapeau de soie carmélite.

Malgré mes tristes préoccupations, je ne pus m'empêcher de sourire de surprise en voyant la capote de mademoiselle de Maran décorée d'un nœud tricolore; le chapeau de Servien portait une énorme cocarde aux mêmes couleurs patriotiques.

Ma tante s'aperçut de mon étonnement, et s'écria en entrant dans le salon:

—Ça vous interloque, n'est-ce pas? de ce que je ne vous ai pas encore entonné la Marseillaise, Ça ira ou la Parisienne, autre complainte patriotique, démagogique, emblématique et orléanique qui vaut bien les autres bucoliques de la République... Dites donc, citoyen et citoyenne, je vous fais l'effet d'une fameuse tricoteuse ou vainqueuse de juillet avec mes rubans tricolores, n'est-ce pas? Vous croyez peut-être que je viens vous annoncer mon mariage avec M. de Lafayette, pour la première sans-culotide de frimaire... par-devant l'autel de la Patrie? Eh bien! vous vous trompez; tenez, les voilà sous mes pieds, ces beaux rubans tricolores, les voilà au feu,—dit ma tante en arrachant de son chapeau le nœud, et en le jetant dans la cheminée après avoir marché dessus avec une rage comique.

—A merveille, madame!—dit Gontran en riant aux éclats,—je vous croyais ralliée.

—Comment, ralliée? Ah çà! est-ce que vous prétendez vous moquer de moi, monsieur de Lancry? Figurez-vous donc que si j'ai consenti à m'attifer de ces exécrables couleurs qui puent le peuple, l'empire et la guillotine, c'était pour voyager tranquille.

—Et votre royalisme ne s'est pas révolté de cette concession, madame?—dit Gontran.

—Est-ce que mon royalisme a quelque chose à voir là-dedans? Est-ce qu'on regarde aux moyens de salut quand ils sont bons? Du temps du citoyen Cartouche et du citoyen Mandrin, est-ce que je me serais fait faute d'user d'un sauf-conduit de ces messieurs pour pouvoir traverser leurs bandes sans danger? Eh bien! cette abominable cocarde et ce passe-port timbré d'un imbécile de coq gaulois qui m'a tout l'air d'un gras citoyen du Maine, ne sont que des sauf-conduits... j'en use, mais je les méprise... vous comprenez?

—Parfaitement, madame; mais à quel heureux hasard devons-nous votre bonne visite?

—Figurez-vous donc, mon pauvre garçon, qu'ils vont juger, c'est-à-dire condamner ces malheureux ministres; il y a des émeutes tous les jours à Paris: on parle de piller les hôtels; de faire un second 93. J'ai fourré mon argenterie dans une cachette que le diable ne déterrerait pas; j'apporte mes diamants et cinq mille louis dans le double-fond de ma voiture, et je viens attendre ici les événements. Si ça se calme, je retourne à Paris; si ça augmente, j'émigre en Angleterre encore une fois; mais, quant à présent, Paris n'est pas tenable. Toute ma société s'est effarouchée et envolée, il y avait bien de quoi. Les uns ont suivi ce pauvre bon vieux roi et madame la dauphine; les autres vont en Vendée attendre Madame, et, Dieu merci, ils donneront longtemps du fil à retordre à ces nouveaux bleus: les autres, enfin, ont fait un sauve-qui-peut qui en Italie, qui en Allemagne, comme du temps de la première révolution. Ma foi! je m'ennuyais à Paris, lorsque, pour changer, la peur est venue me talonner; c'est ce qui me procure le bonheur de venir vous embrasser, mes chers enfants. J'aime tant à contempler votre joli petit ménage, ça me réjouit le cœur; je me dis en le voyant: C'est pourtant grâce à moi que ces deux cœurs si bien faits l'un pour l'autre sont unis par une chaîne fleurie. Ah!... ah!... ah!... mais voyez donc l'effet de la campagne... je parle déjà comme une églogue... Où sont donc vos pipeaux, s'il vous plaît, beau sylvain? Je voudrais chanter votre bonheur sur la double flûte des bergers d'Arcadie!

La gaieté de mademoiselle de Maran m'effrayait; son rire aigre et strident annonçait toujours quelque méchanceté.

Selon son habitude, ma tante avait, en entrant, mis ses lunettes, quoiqu'elle n'eût ni à lire, ni à travailler; mais elles lui servaient, pour ainsi dire, à cacher son regard: à l'abri de leurs verres, elle pouvait observer à son aise sans être remarquée.

Je m'aperçus que, tout en causant, elle examinait attentivement la figure de mon mari et la mienne.

—Et Ursule,—dit mademoiselle de Maran,—avez-vous de ses nouvelles?

—Elle est ici depuis quelques jours avec son mari, madame,—lui répondis-je.

—C'est-y possible? Comment! nous sommes donc tout à fait en famille? Mais voyez donc comme j'arrive à propos. Mais où est-elle donc, cette chère fille?

—Elle se promène avec M. Sécherin; elle va bientôt rentrer, je l'espère,—dit Gontran.

—Elle se promène avec son mari!—s'écria mademoiselle de Maran,—et je vous trouve ici avec votre femme, Gontran! Mais c'est la terre promise des ménages que cet endroit-ci, mais c'est pharamineux, mais c'est une manière de vie patriarcale tout à fait attendrissante... Elle se promène seule avec son mari! comme c'est bien à elle! car il est bête comme une oie, son mari, et il a autant de conversation qu'une autruche... Mais, dites donc, mes enfants, est-ce qu'ils s'accordent toujours entre eux la mignarde et touchante réciproque de Bellotte et de Gros-Loup?

—Vous trouverez Ursule fort changée, madame,—dis-je à mademoiselle de Maran en souriant avec amertume.

—Changée! est-ce qu'elle n'est plus jolie comme autrefois?

—Si, madame, elle est toujours charmante, mais son caractère s'est développé; elle est maintenant beaucoup moins mélancolique.

—Ah! ah! ah!... je ris malgré moi,—dit mademoiselle de Maran,—en pensant combien ma partialité pour vous m'aveuglait, Mathilde... Vous souvenez-vous comme je grondais toujours Ursule à tout propos, comme je la trouvais laide! je puis bien vous dire cela maintenant, mes enfants. Eh bien! c'était une affreuse injustice: je la trouvais, au contraire, spirituelle, charmante; et même, on peut dire ça devant un mari, parce que les maris en disent bien d'autres lorsque leurs femmes ne sont pas là... eh bien! je trouvais à Ursule plus de physionomie, plus de gentillesse qu'à vous, ma chère Mathilde... C'était pourtant par amour pour vous et pour vous louer aux dépens de votre cousine, que je faisais ces affreux mensonges-là. Étais-je fausse, hein! c'est-à-dire étais-je bonne! car, moi, lorsque l'attachement m'emporte, je suis capable de tout... Ah çà! dites donc, chère petite, n'allez pas, après cela, vous figurer que vous êtes moins belle qu'Ursule, au moins; vous l'êtes mille fois davantage, sans contredit. Elle ne peut pas lutter avec vous pour la régularité des traits; mais elle a ce je ne sais quoi, ce montant, ce piquant, cet entrain qui tourne la tête de ces garnements-là.

Et elle me montra Gontran en riant aux éclats... Puis, se penchant à mon oreille, elle me dit à mi-voix toujours en riant:

—Ah çà! est-ce que vous n'en êtes pas jalouse, de cette diablesse d'Ursule? Défiez-vous de ces sœurs sainte-n'y-touche qui ont des sourires de Madeleines repentantes et des regards de Vénus Aphrodite!

Ma tante aurait calculé chacune de ses paroles avec la méchanceté la plus réfléchie, qu'elle ne m'aurait pas blessée plus cruellement.

Cette circonstance me fit croire qu'il y avait des hasards pour les caractères odieux comme pour les caractères généreux.

Les uns comme les autres sont souvent servis par d'étranges fatalités.

Gontran lui-même, malgré son sang-froid, fut aussi interdit que moi des tristes plaisanteries de mademoiselle de Maran; il ne put que balbutier avec un sourire forcé:

—Croyez-vous donc, madame, qu'il me soit possible d'être infidèle à ma chère Mathilde? Ne sommes-nous pas, comme vous l'avez dit, le modèle des bons ménages?

—Est-ce que vous ne voyez pas que je plaisante, vilain libertin? Je voudrais bien apprendre que vous lui fussiez infidèle... A la campagne, ça n'aurait pas d'excuse; à Paris, c'est différent: l'enivrement du monde, l'occasion... l'herbe tendre... Comme qui dirait la belle princesse Ksernika... Mais ici, fi donc, fi donc!... Pauvre chère petite!... Vous qui avez été toujours si bien pour Gontran... Tenez... à l'endroit de cet abominable Lugarto, par exemple.

Je pâlis. Gontran se redressa comme s'il avait été mordu par un serpent, et dit à mademoiselle de Maran.

—De grâce, madame, ne parlons plus de cela... Ne me rappelez pas une scène pénible...

—Comment! que je ne parle pas de cela, affreux ingrat que vous êtes! Je vous dis que j'en parlerai moi... j'en veux rabâcher... Trouvez donc, s'il vous plaît, une femme qui, pour charmer le créancier de son mari, s'expose à se perdre de réputation! Mais c'est tout bonnement sublime, cela, mon cher ami.

—Madame,—s'écria Gontran,—c'est une infâme calomnie; à la face de tous, je l'ai dit tout haut à ce misérable.

—Eh mon Dieu! je le sais bien, que c'est une calomnie, mes pauvres enfants, je sais bien que Mathilde est innocente et pure comme le jeune cygne qui sort de sa blanche coquille, mais...

Je vis où tendait la conversation que voulait engager mademoiselle de Maran; je l'interrompis et je lui dis avec une fermeté qui l'étonna comme elle étonna Gontran:

—Vous nous avez fait, madame, l'honneur de venir nous voir; nous ne pouvions nous attendre à cette visite; nous serons toujours très-heureux de vous posséder, nous n'oublierons jamais que cette maison a appartenu à votre frère, nous ferons tout pour vous y recevoir de notre mieux; mais il nous est permis d'espérer, madame, que vous ne prendrez pas à tâche d'éveiller de bien douloureux souvenirs pour moi et pour mon mari.

—Mais, ma chère...

—Mais, madame,—repris-je d'une voix plus haute et interrompant encore mademoiselle de Maran,—mais, madame, puisque vous avez oublié les motifs qui semblaient devoir à jamais empêcher un rapprochement aussi intime entre vous et moi, il nous est du moins permis d'espérer qu'il ne sera pas dit un mot de ces calomnies odieuses dont vous vous faites l'écho; je crois que ce n'est pas solliciter un trop grand sacrifice de votre part... Si vous nous accordez cette grâce, madame, nous vous serons très-reconnaissants, et vous trouverez peut-être quelque plaisir à voir unis et heureux ceux qu'involontairement, sans doute, vous eussiez aigris et divisés...

Mon sang-froid, mon calme firent sur mademoiselle de Maran et sur Gontran un effet singulier et inattendu.

Ma tante, après quelques moments de silence, reprit avec ironie en regardant Gontran:

—C'est donc maintenant Mathilde qui dit, nous? Comment, mon pauvre vicomte, l'autorité est tombée de lance en quenouille?

—Mathilde parle un peu pour moi et beaucoup pour elle, madame,—dit Gontran.—je me joins à elle pour vous prier d'oublier des événements qui nous attristent; mais je ne me permets pas de mettre des conditions à votre séjour ici,—ajouta Gontran en me regardant sévèrement.

Quoique je ne m'attendisse pas à voir mon mari prendre presque le parti de mademoiselle de Maran contre moi, je ne me laissai pas abattre. Satisfaite d'une fermeté de langage qui me surprenait moi-même:

—Je ne mets de conditions qu'à ma présence ici, madame; j'ai eu l'honneur de vous dire que je me souviendrais toujours que vous êtes la sœur de mon père, et que vous êtes ici chez M. Lancry. S'il m'était malheureusement impossible d'accepter certaines plaisanteries, je vous prierais d'excuser mon départ: M. de Lancry voudrait bien se charger de vous faire les honneurs de Maran, et je partirais, dis-je, à l'instant pour Paris.

Je m'étais exprimée avec tant de résolution que mademoiselle de Maran s'écria:

—Ah çà! c'est qu'elle le ferait comme elle le dit; mais, je ne reconnais plus votre femme, mon pauvre Gontran, qu'est-ce qu'il y a donc?

—Il y a, madame, que j'ai besoin de ne plus souffrir, que je suis décidée à éviter tous les chagrins que je pourrai désormais éviter.

—Peste! vous n'êtes pas dégoûtée, chère petite: ah çà! vous voulez vous dorloter, vous soigner, ce me semble?

—Oui, madame... j'ai besoin de me soigner, comme vous dites.

Malgré ses préoccupations, un tendre regard de Gontran me prouva qu'il m'avait comprise.

Mademoiselle de Maran reprit ironiquement:

—Eh bien! chère petite, c'est convenu, nous ferons un programme des sujets qui me sont interdits:

1º le Lugarto et les calomnies relatives au susdit,—2º l'infidélité que Gontran vous a faite avec la belle princesse Ksernika,—3º toute comparaison qui pourrait faire penser que je trouve Ursule plus piquante que vous;—4º enfin toute allusion aux soins empressés que, par la pente naturelle des choses, ce garnement de Gontran pourrait avoir la tentation de rendre à Ursule au détriment de cet imbécile de M. Sécherin, qui, soit dit entre nous, ne perdra pas pour attendre: mais... tenez, justement le voilà... le voilà... Mon Dieu... comme ça se trouve bien!

M. Sécherin entrait à ce moment dans le salon avec sa femme.

—Tiens... tiens...—s'écria-t-il joyeusement,—voilà cette bonne madame de Maran.

—Moi-même, en chair et en os, mon bon monsieur Sécherin,—justement je parlais de vous à l'instant. Bonjour, Ursule... bonjour, chère petite,—dit mademoiselle de Maran en se levant pour baiser Ursule au front,—je suis tout heureuse de vous voir réunies. Voilà ce que je rêvais, vous voir toujours vivre ensemble comme deux sœurs... vous quitter le plus rarement possible...

—Et même ne pas nous quitter du tout si ça se peut,—s'écria M. Sécherin.—Il n'y a rien de tel que la vie de famille... n'est-ce pas, mademoiselle de Maran? vous comprenez ça, vous qui êtes la crème des bonnes femmes?

—Ah! monsieur Sécherin! je vas recommencer à vous gronder si vous continuez à m'appeler crème! je vous en avertis; d'abord ça effarouche ma modestie, et puis ça va me compromettre comme aristocrate. Vous êtes encore bon là avec votre crème! monsieur Sécherin! Est-ce qu'après les glorieuses journées de juillet, qui ont fondé l'égalité, la fraternité, la liberté, il y a encore de ces distinctions-là? Appelez-moi bonne femme tout uniment, mais pas crème... ou je me révolte!

—Allons, va pour bonne femme; mais vous êtes une fameusement bonne femme... si bonne...—ajouta M. Sécherin en devenant tout à coup sérieux,—si bonne que vous me rappelez ma pauvre mère comme ma pauvre mère vous rappelait à moi.

—Cette comparaison-là fait à la fois mon éloge, celui de madame votre mère, et par-dessus tout celui de votre judiciaire, mon bon monsieur Sécherin. Mais est-ce que vous auriez eu le malheur de la perdre?

—Non, non, Dieu merci... mais il y a eu bien du nouveau depuis que je ne vous ai vue, allez...

—Ah! bah! contez-moi donc cela, vous savez comme je m'intéresse à ce qui vous regarde; qu'est-ce qu'il y a donc, mon pauvre monsieur Sécherin?

En vain Ursule, redoutant l'indiscrétion de son mari, lui fit signes sur signes, il ne s'en aperçut pas, et continua:

—Mon Dieu! oui, nous nous sommes séparés d'avec maman.

—Pas possible! mon pauvre cher enfant; vous vous êtes séparé d'avec votre maman? Et pourquoi cela, Jésus mon Dieu?

—Parce que maman avait pris Ursule en grippe, et qu'elle s'était imaginé que cette pauvre Bellotte se laissait faire la cour par Chopinelle, notre sous-préfet, qui a été du reste destitué par la révolution de juillet.

La physionomie de mademoiselle de Maran, jusque-là comique et moqueuse, devint tout à coup digne, sévère; elle dit à M. Sécherin:

—Douter de la vertu d'Ursule serait douter de la moralité de l'éducation et de la solidité des principes que je lui ai données. Monsieur Sécherin, il fallait que madame votre mère fût cruellement prévenue contre Ursule pour croire à une telle énormité... Vous savez que l'attachement ne m'aveugle pas, moi. Eh bien! je vous suis et je vous serai toujours caution de la régularité d'Ursule; quoique les apparences puissent être contre elle, ne les croyez jamais, les apparences... car cette charmante enfant vous aime encore plus qu'elle ne vous le laisse voir.

—Ah! madame, il sera dit que vous me mettrez toujours du baume dans le sang!—s'écria M. Sécherin,—de ma vie je n'ai douté d'Ursule, je vous en donne ma parole d'honneur... mais j'en aurais douté que ce que vous me dites là détruirait mes soupçons les plus enracinés.

—Madame,—dit Ursule,—vous êtes trop bonne, trop indulgente...

—Pas du tout, je suis juste, je rends hommage au mérite, ça me fait tant de plaisir de vous trouver ainsi unis! Vous n'avez pas d'idée comme çà me ravit de voir vos deux charmants ménages s'entendre si bien ensemble; ça me touche à un point que je ne peux pas vous dire. Ce qui me plaît surtout de votre rapprochement, c'est de penser que tout cela n'est rien encore, et que plus vous irez, plus l'avenir resserrera vos liens: mais c'est à dire que vous finirez par faire une famille si étroitement unie et confondue qu'on n'y reconnaîtra plus rien du tout; ça sera une manière de communauté, la confraternité dans le goût de Melimelo, d'Otaïti ou de l'âge d'or, où l'on n'avait à soi que ce qui appartenait aux autres, n'est-ce pas, mon bon monsieur Sécherin?

—C'est vrai, madame,—dit il en riant,—seulement, moi et ma femme, nous y gagnons trop, à ce marché-là.

—Laissez-moi donc tranquille avec votre modestie, vous y gagnez trop! Est-ce qu'on parle ainsi entre amis? Est-ce que d'ailleurs chacun n'y met pas du sien? n'êtes-vous pas comme frère et sœur avec Mathilde? si Gontran regarde votre femme comme la sienne, est-ce que, à son tour, votre femme n'aime pas Gontran au moins autant que vous? Qu'est-ce que vous venez donc nous chanter avec vos gains, alors?

—Vous avez raison, madame, vous avez raison,—s'écria gaiement M. Sécherin:—apporter son cœur et son dévouement en commandite dans une société pareille, comme nous disons en affaires, c'est y mettre tout ce qu'on peut y mettre, et ça vous donne droit égal au partage du bonheur.

—L'entendez-vous?—nous dit mademoiselle de Maran en frappant dans ses mains;—l'entendez-vous, je vous le demande? Mais c'est qu'elle est charmante, sa comparaison commerciale et commanditaire! C'est donc Ursule qui vous inspire de ces jolies choses-là? Ce que c'est pourtant que l'influence d'une honnête jeune femme; comme ça vous polit, comme ça vous façonne! Certes, mon bon monsieur Sécherin, vous aviez déjà d'excellentes qualités; mais il vous manquait un je ne sais quoi de fin, de délicat, de distingué dans l'expression, que vous possédez maintenant à merveille. Vous n'êtes plus du tout le même homme; votre rudesse, votre franchise primitive sont tempérées, adoucies par une urbanité toute pleine de grâce et de mignardise... Ah! ça! mais dites donc... n'allez pas en piaffer, au moins! vous n'êtes pour rien du tout là-dedans.

—Comment, madame?

—Mais, certainement, si vous êtes ainsi, ça n'est pas plus votre faute que ça n'est la faute de l'églantier lorsqu'il devient rosier... Vous êtes tout bonnement l'ouvrage de cette charmante petite jardinière que voilà... Elle vous a greffé... mon bon monsieur Sécherin, elle vous a greffé.

—Mais c'est que la comparaison est très-juste,—s'écria M. Sécherin,—elle m'a greffé... je suis greffé!...

—Comment donc! et à double écusson encore, mon cher monsieur!—dit mademoiselle de Maran en regardant Ursule avec un sourire si méchant que je compris qu'il devait y avoir quelque double entente outrageante dans la plaisanterie de mademoiselle de Maran.

—Après cela,—dit naïvement M. Sécherin,—peut-être que vous vous moquez de moi? Vrai, suis-je changé à mon avantage?

—Mon bon monsieur Sécherin,—dit gravement ma tante,—je n'ai peut-être qu'une seule qualité au monde, c'est une véracité... brutale; pourquoi donc que je vous dirais cela, si je ne le pensais pas? Vous ai-je ménagé quand je trouvais à reprendre dans votre manière de dire?

—Non; ça, c'est vrai. Eh bien! au fait, je vous crois et je veux vous croire; parce que, si je suis changé en bien, c'est grâce à Ursule, comme vous dites: mais jamais je ne m'étais aperçu de ce changement-là.

—Cette modestie timide et charmante vient consacrer ce que j'ai dit, mon bon monsieur Sécherin; mais je me tais de peur de rendre Ursule trop orgueilleuse d'elle et de vous. Ah çà! je vous laisse; je vas demander à Mathilde de me conduire chez moi, car je suis un peu fatiguée de la route. Sans compter que ces abominables couleurs tricolores m'ont causé un affreux mal de cœur. Heureusement, le calme champêtre... la vue des heureux que j'ai faits... tout ça va me remettre... Ah, ça! je vous laisse à vos amours tous tant que vous êtes, car je jabotte comme une pie dénichée.


CHAPITRE VI.

SOUVENIRS D'ENFANCE.

Je ne pouvais deviner la véritable cause de la brusque arrivée de mademoiselle de Maran, je cherchais à me persuader que sa venue n'avait pas d'autre motif que celui qu'elle m'avait donné; les journaux que nous recevions de Paris parlaient, en effet, de troubles assez graves dans cette ville.

Pourtant les terreurs de ma tante me semblaient exagérées. Si j'admettais qu'une autre raison l'eût amenée à Maran, malgré moi j'étais effrayée; sa présence me présageait quelque nouveau malheur.

J'observais attentivement Gontran; il était distrait, préoccupé, rêveur.

Ursule avait évité plusieurs fois de se trouver seule avec moi; j'avais hâte de la voir partie.

Je ne savais si elle avait préparé et disposé son mari à quitter Maran; j'en parlai plusieurs fois à Gontran; il me dit que ma cousine l'avait assuré qu'elle était obligée d'agir avec ménagement pour rompre des projets arrêtés depuis si longtemps, mais qu'elle espérait sous peu de jours y parvenir.

Je n'avais pas voulu apprendre à Ursule et à mademoiselle de Maran dans quel étal je me trouvais, c'était un bonheur dont je voulais jouir seule et dans le secret le plus longtemps possible.

Ma tante continuait de se moquer de M. Sécherin, et semblait observer attentivement Ursule et mon mari.

Elle tenait fidèlement sa promesse et ne parlait plus d'un passé qui éveillait en moi des souvenirs si pénibles. Sans doute elle savait que je serais assez résolue pour agir, ainsi que je le lui avais dit, et pour quitter Maran plutôt que de souffrir de nouvelles perfidies.

Elle avait trop de sagacité, trop de pénétration, pour ne pas s'apercevoir d'un changement remarquable dans les manières de Gontran; lui autrefois joyeux, brillant, animé, était devenu pensif, concentré, quelquefois brusque et impatient, d'autres fois morne, accablé. Mes inquiétudes augmentaient de jour en jour; je craignais, comme je l'avais pressenti, que son goût pour ma cousine contrarié, irrité par l'indifférence affectée de celle-ci, ne prît tout le caractère de la passion.

Je remarquai de nouveau sur ses traits contractés ce sourire triste, nerveux, qui n'avait pas assombri sa figure depuis qu'il avait échappé à l'influence de M. Lugarto.

Plusieurs fois je le surpris dans le parc se promenant à grands pas; une fois je vis qu'il avait pleuré... Rarement il me parlait avec dureté; souvent, au contraire, il me traitait avec une tendresse inusitée.

Hélas! à ces retours de bonté, je m'apercevais bien qu'il devait souffrir.

Lorsque Ursule se trouvait en tiers avec mon mari et moi, elle affectait une gaieté folle qui augmentait encore la tristesse de Gontran. Elle déployait à peu près le même cynisme moqueur qu'elle avait montré dans son entretien avec mon mari; seulement, par égard pour la présence de M. Sécherin, au lieu de donner ces sentiments comme siens, elle les attribuait à un être imaginaire, à je ne sais quelle héroïne de roman: véritable démon dont elle s'amusait à rêver l'existence.

Je ne puis le nier, Ursule, dans ces conversations, continuait de déployer infiniment d'esprit et de se montrer véritablement supérieure à Gontran. Ce que je ressentais pour elle était bizarre, inexplicable; je la haïssais à la fois, et d'avoir rendu mon mari amoureux d'elle, et de rire méchamment des tourments qu'il éprouvait.

Elle eût paru partager l'affection de Gontran, que j'aurais été horriblement malheureuse, plus malheureuse encore sans doute que de la voir le dédaigner... mais j'aurais été moins effrayée peut-être.

L'ironie perpétuelle d'Ursule prouvait qu'elle ne ressentait rien, qu'elle dominait complétement M. de Lancry, et c'est surtout cette influence que je redoutais.

Quelque temps après l'arrivée de mademoiselle de Maran, je fus un jour réveillée de très-grand matin par un bruit de voiture.

Après avoir écouté de nouveau je n'entendis plus rien, je crus m'être trompée, je me rendormis.

Blondeau entra chez moi. Je lui demandai si elle n'avait rien entendu.

Elle avait entendu comme moi un bruit de voiture; ce qui était tout simple,—ajouta-t-elle,—puisque M. Sécherin était parti le matin à quatre heures..

—Avec Ursule? m'écriai-je.

—Non, madame,—me répondit Blondeau;—le domestique de M. Sécherin a dit que son maître partait de très-bonne heure afin de pouvoir arriver dans la nuit à Saint-Chamans, où il allait pour affaires.

Dans mon anxiété, je fis prier Ursule de passer chez moi.

Elle entra bientôt.

—Votre mari est parti sans vous?—m'écriai-je.

—Mon Dieu! de quel air courroucé tu me parles, ma chère Mathilde! Qu'y a-t-il donc de si étonnant à ce départ?

—Ce qu'il y a d'étonnant!—repris-je, confondue de tant d'audace.

—Certainement, rien de plus simple. Hier soir, après nous être retirés chez nous, mon mari m'a parlé comme d'habitude de ses affaires; tout à coup il s'est souvenu en feuilletant son carnet qu'il y avait à Saint-Chamans une vente de terres dont quelques-unes sont voisines des nôtres et qu'il désire acquérir; il n'a voulu déranger personne; ce matin, au point du jour, il a envoyé chercher des chevaux et m'a priée de l'excuser auprès de toi. Il ne sera absent que très-peu de temps, et il profitera de cette occasion pour visiter celle de ses propriétés qui se trouve dans le voisinage de Saint-Chamans.

J'étais indignée: Ursule avait sans doute à dessein laissé échapper cette occasion si naturelle de quitter Maran; elle avait donc des projets sur Gontran; mes soupçons se justifiaient de plus en plus.

Depuis trop longtemps je me contraignais trop envers ma cousine, pour pouvoir dissimuler davantage; je ne me crus plus obligée de lui cacher que j'avais assisté à son entretien avec Gontran, et je lui dis:

—Quel intérêt avez-vous donc à rester ici, puisque vous n'avez pas profité du départ de votre mari pour quitter Maran?

Ursule, fidèle à son système de fausseté, ne leva pas encore le masque, et me répondit avec une expression d'étonnement douloureux:

—Mais, encore une fois, Mathilde, qu'as-tu donc? En vérité je ne sais que penser. Tu me dis vous, tu me parles de quitter Maran comme si ma présence te gênait; qu'est-ce que cela signifie?

—Cela signifie qu'il y a huit jours j'ai entendu votre entretien avec mon mari; oui, j'étais dans l'un des cabinets de cette alcôve: j'avais dit à Gontran combien son empressement auprès de vous me chagrinait, et il m'avait aussitôt proposé de vous demander de quitter Maran.—Je ne pus m'empêcher de prononcer ces derniers mots avec un orgueil triomphant.

Ursule fronça légèrement les sourcils et sourit avec amertume:

—Ainsi,—me dit-elle en me regardant fixement,—ton mari savait que lu étais là pendant notre entretien?

—Il le savait... Comprenez-vous maintenant, comprenez-vous que je m'étonne de ce qu'après avoir promis à mon mari de vous éloigner, vous restiez ici malgré le départ de M. Sécherin?

—Eh bien! puisque tu étais là, entre nous j'en suis ravie, ma chère Mathilde, tu dois être contente, j'espère?

—Contente?...

—Oui, sans doute. Tu l'as vu, j'ai assez maltraité ton vilain infidèle pour qu'il n'ait plus maintenant envie de l'être. Me suis-je montrée assez bonne amie? aller jusqu'à me faire voir à lui sous le jour le plus odieux pour changer en éloignement, en haine peut-être, le goût qu'il prétendait avoir pour moi!

—Et vous croyez m'imposer par ce mensonge?

—Un mensonge?... Mais tu étais là... souviens-toi donc du dédain avec lequel je l'ai traité... Tu étais là?... qui m'aurait dit pourtant que j'avais si près de moi la récompense de ma vertueuse conduite?... Tiens, Mathilde, je ne puis croire à un hasard si heureux... si providentiel... comme dirait ma belle-mère...—Et Ursule éclata de rire.

Cette fois, du moins, ma cousine était franchement ironique et malveillante.

—Écoutez-moi, Ursule,—lui dis-je.—Il n'est plus temps de railler; la conversation que je vais avoir avec vous sera grave, ce sera sans doute la dernière que nous aurons ensemble.

—J'en doute fort!—s'écria impérieusement Ursule,—car j'ai, moi, à vous demander compte de la déloyauté de votre conduite et de celle de votre mari.

—Que voulez-vous dire?

—En vous cachant pour épier un entretien que je croyais secret, vous commettiez un abus de confiance, vous me rendiez votre jouet... savez-vous que je pourrais vouloir m'en venger!

—J'aime mieux ces fières paroles, Ursule, que votre mélancolie doucereuse dont j'ai été trop longtemps dupe; je sais au moins qu'en vous j'ai une ennemie... Eh bien!... soit...

—Je n'ai aucune envie d'être votre ennemie; vous avez eu envers moi un mauvais procédé, j'ai le droit de m'en plaindre, et je vous dis que je pourrais vouloir m'en venger: voilà tout.

—Mais, depuis votre arrivée ici, ne prenez-vous pas à tâche de porter le trouble dans cette maison?

—Qu'avez-vous à me reprocher? Puis-je empêcher votre mari d'avoir du goût pour moi? Puis-je faire mieux que de le railler, que de lui ôter tout espoir, que de lui promettre de partir, puisque vous et lui le désirez?

—Pourquoi donc, alors, n'êtes-vous pas partie ce matin? l'occasion n'était-elle pas parfaite? Je vous dis, moi, que, si vous aviez l'intention d'ôter tout espoir à mon mari, au lieu d'étaler je ne sais quelle métaphysique de sentiments effrontés, au lieu de lui dire: «Je ne vous aimerai jamais, mais je pourrai en aimer d'autres passionnément;» si vous lui aviez dit simplement: Je suis attachée à mes devoirs; votre femme est mon amie, ma sœur, jamais je ne trahirai ni elle, ni mon mari; ce langage eût été digne et noble... au lieu d'être perfidement calculé.

—Vous me permettrez, j'espère, d'être juge de la convenance et de la portée de mes paroles; la jalousie est une mauvaise conseillère, et je crois qu'elle vous égare.

—Elle m'éclaire... elle m'éclaire...

—Vous êtes trop intéressée dans la question, Mathilde, pour la juger sainement; en parlant à votre mari comme je lui ai parlé, je lui ôtais toute espérance... Les hommes ne croient pas à nos principes, ils croient à notre indifférence.

—Je ne doute pas de votre expérience à ce sujet, Ursule; mais il y a un moyen infaillible de rompre un penchant: c'est l'absence.

—Quand elle ne l'augmente pas!

—Ainsi, c'est par indifférence pour mon mari que vous restez ici?

—Absolument; je lui ai déclaré que j'avais presque de l'éloignement pour lui... Vous l'avez entendu... que voulez-vous de plus?

—Eh bien! admettez que mes soupçons, que mes craintes soient exagérés; n'élait-il pas de votre devoir d'y mettre un terme, en ne prolongeant pas votre séjour ici?

—Il est impossible de renvoyer les gens avec plus d'urbanité; pourtant, je me permettrai de vous faire, à mon tour, quelques observations: vous sentez qu'après la promesse que j'ai faite à votre mari, si j'ai laissé ce matin partir M. Sécherin sans l'accompagner... c'est que de graves motifs m'obligeaient à agir ainsi.

—Et n'était-ce donc rien que mon repos, que la tranquillité de ma vie, à moi, que vous venez si méchamment troubler!

—Je suis ravie de voir, Mathilde, que vous songez beaucoup à vous; alors vous ne trouverez pas extraordinaire que je songe un peu à moi. Par deux fois, j'ai indirectement parlé de mon départ à mon mari; son étonnement a été tel, que j'ai pressenti qu'il ne pourrait parvenir à s'expliquer ce brusque changement dans mes résolutions sans que quelques soupçons ne s'élevassent dans son esprit: ou il croira que je fuis volontairement votre mari parce que je crains de partager son amour, ou il croira que votre jalousie a exigé mon départ... de toutes façons, vous le voyez, ses doutes seront éveillés, sa confiance en moi s'altérera, et, je vous l'avoue, je tiens autant que vous à vivre tranquille.

—Ursule... Ursule... prenez garde; c'est vous railler de moi, que de me donner de pareilles raisons.

—Elles sont excellentes pour moi, je vous jure. Il a fallu toute l'autorité du langage de la vérité pour empêcher mon mari de croire aux visions de sa mère à propos de ce M. Chopinelle, je n'ai pas envie de voir de pareilles scènes se renouveler.

—Malgré tout ce que je ressens contre vous,—m'écriai-je,—je n'aurais pas osé faire allusion à votre conduite dans cette circonstance; mais puisque vous en parlez sans bonté, je vous dirai que c'est justement parce que je vous sais coupable d'une faute que rien ne pouvait excuser, que j'ai le droit de vous soupçonner et de vous craindre lorsqu'il s'agit d'un homme tel que M. de Lancry.

—Mathilde!...

—C'est parce que j'ai été témoin de tout ce qui s'est passé à Rouvray que j'ai le pressentiment, que j'ai la certitude que votre apparente indifférence pour mon mari cache quelque arrière-pensée.

Ursule haussa dédaigneusement les épaules.

—Mon Dieu! je sais fort bien que vous avez cru aux absurdes médisances de ma belle-mère,—me dit-elle,—mais il est trop tard pour les renouveler; vous aviez une très-belle occasion de m'accuser lorsque, devant mon mari et devant sa mère, j'ai invoqué votre témoignage à l'appui de mon innocence...

—Osez-vous parler ainsi, Ursule! lorsque la pitié, lorsqu'un généreux ressentiment de notre ancienne amitié m'a fait garder le silence... Ah! elle me l'avait bien dit: «Puissiez-vous ne jamais vous repentir de l'appui que vous prêtez à cette femme coupable!...» Mais ne récriminons pas sur le passé... Une dernière fois je vous demande... et, s'il le faut... je vous supplie de ne pas prolonger votre séjour ici... Après ce qui s'est passé entre nous, nos relations ne pourront être que bien pénibles... De grâce... rejoignez votre mari... Vous avez, dites-vous, de l'indifférence pour Gontran; qui peut vous retenir? Votre caractère est tel, que vous serez heureuse partout; je ne vous ai jamais fait de mal, ne vous opiniâtrez donc pas à me tourmenter.

—Je serais désolée de vous tourmenter; mais, je vous le dis encore, je ne puis, pour une vaine imagination, pour un caprice de votre part, risquer une folle démarche qui compromettrait mon avenir...—me répondit Ursule avec un sang-froid imperturbable.

—Je crois qu'en tout cas vous calculez fort mal,—dis-je à ma cousine en surmontant mon émotion;—vous voulez attendre le retour de votre mari...

—Je le désire.

—Soit... Eh bien! à tort ou à raison, je suis jalouse de vous.

—A tort... très à tort.

—Soit... encore..., mais je suis jalouse; votre refus de vous éloigner... augmente encore cette jalousie, le retour de M. Sécherin ne calmera pas mes agitations... Je lui en cacherais la cause, qu'il finirait par la deviner... Réfléchissez bien à cela... Lors de cette partie de chasse, il a fallu mon empire sur moi-même et la distraction de votre mari pour qu'il ne surprît pas mon secret... Vous voyez donc bien qu'en me refusant de partir vous provoquez un danger plus grand que celui que vous redoutez.

—Que puis-je faire à cela? Si je suis perdue par votre fait, je me résignerai à mon sort... mais je ne serai jamais assez folle ni assez sotte pour aller me perdre moi-même.

—Peut-être... Ursule... peut-être. Prenez bien garde...

—Me menacez-vous? Et de quoi me menacez-vous?

—Je ne vous menace pas, mais je vous préviens qu'il s'agit de mon bonheur, de mon avenir, de ma vie; je lutterai de toutes mes forces, je serai capable de tout pour conserver ce que vous voulez peut-être me ravir...

—Vous... capable d'une lâche délation?... je ne le crois pas, je vous en défie.

—Vous avez raison de m'en défier, vous m'en savez incapable; mais, sans lâcheté, je puis m'adresser à la bonté de votre mari: je puis lui avouer mes craintes, tout en lui disant qu'elles sont insensées, mais qu'elles me font un mal affreux... Cela ne vous compromettra pas... cela éveillera peut-être les soupçons de votre mari... mais vous l'aurez voulu...

—Alors je saurai me défendre ou me venger.

—Écoutez-moi bien, Ursule... je vous jure par la mémoire de ma mère, que si vous persistez à rester ici malgré moi... je n'hésiterai pas devant cette extrémité, quelque funeste qu'elle soit... Un secret pressentiment me dit qu'une des questions les plus fatales de ma vie s'agite en ce moment... je vous préviens qu'il s'est fait un grand changement dans mon caractère. Il est devenu aussi ferme et aussi résolu qu'il était faible et timide... ne me poussez pas à bout; je ne vous demande rien que de possible, que de faisable.

—Je suis seule juge de cela, il me semble... je connais mon mari mieux que vous.

—Vous exagérez à dessein sa susceptibilité; j'ai vu quelle influence vous aviez sur lui... Vous ne me ferez pas croire que l'homme qui a été d'une confiance assez aveugle pour croire à votre fable au sujet de la lettre de M. Chopinelle, que l'homme qui n'a pas été ébranlé dans sa foi par le formidable serment de sa mère, vous ne me ferez pas croire, dis-je, que cet homme, qui ne vit que pour vous, que par vous, aura le moindre soupçon lorsqu'il vous verra venir le rejoindre, et que vous lui direz que vous vous ennuyiez loin de lui...

—Il ne verra là qu'une exagération ridicule.

—Ce sont de ces exagérations que les cœurs dévoués et généreux comme le sien admettent d'autant plus qu'ils sont capables de les éprouver. Vos moindres désirs sont des ordres pour lui: vous lui direz que vous voulez faire un voyage en Italie, je suppose; il vous croira, il s'empressera de vous satisfaire.

—Je vous remercie mille fols de la bonne opinion que vous avez de mon habileté, de mon adresse et de mon influence,—me dit Ursule avec un sourire sardonique...—malheureusement, je crois que vous exagérez mes avantages. Pourtant rassurez-vous: dès le retour de mon mari, je ne resterai ici que le temps nécessaire pour amener naturellement ce départ; d'ici là, je vous en prie à mon tour, n'insistez pas, et accordez-moi l'hospitalité.

—Mais cela est infâme pourtant...—m'écriai-je avec indignation; il suffira donc de votre volonté pour désespérer ma vie!

—Revenez à la raison; oubliez des soupçons insensés; ces fantômes s'évanouiront, le calme renaîtra dans votre esprit.

—Oubliez la douleur, n'est-ce pas? et vous ne souffrirez plus!

—Croyez que rien ne m'est plus désagréable que cette discussion, Mathilde, et que...

—Eh bien! m'écriai-je en interrompant ma cousine,—puisque c'est une lutte, je l'accepte... Tous les moyens vous sont bons pour m'attaquer dans ce que j'ai de plus cher, tous les moyens me seront bons pour me défendre... Votre prétendue indifférence pour mon mari est un manége de coquetterie raffinée dont je ne suis pas dupe. Vous voulez lui plaire, je vous rendrai odieuse à ses yeux; je lui avais tu jusqu'ici votre honteuse aventure de Rouvray, je ne garderai plus aucun ménagement: s'il était tenté de m'oublier un moment pour vous, moi qui ne lui ai donné que des marques d'amour et de dévouement, il comparerait... et il verrait à quelle femme il me sacrifie.

—Mathilde... Mathilde... prenez garde à votre tour!—s'écria Ursule, et ses yeux semblèrent étinceler de colère,—prenez garde à ce que vous direz!... de ma vie... je ne pardonnerais cette calomnie, entendez-vous?... ne m'exaspérez pas!

—J'en étais sûre!—m'écriai-je,—mon mari ne vous est donc pas indifférent, puisque vous craignez qu'il ne soit instruit de cette aventure!

—Je tiens à l'estime de votre mari... comme à l'estime de tous les honnêtes gens... et il est horrible à vous de vouloir me la faire perdre,—s'écria Ursule avec un accent de dignité outragée.

—Vous tenez à son estime! et vous n'avez pas craint d'afficher effrontément les principes les plus corrompus! et vous n'avez pas craint de railler tout ce qui est saint et sacré dans le monde! Non, non, j'en suis de plus en plus convaincue, votre instinct de ruse vous a dit qu'incapable de lui plaire par de généreuses et nobles qualités, vous ne pouviez que frapper son imagination par quelque affectation bizarre et étrange; mais dès qu'il saura que tout cet échafaudage de prétentions cyniques n'a pour but que de lui ménager un cœur que M. Chopinelle a occupé tout entier...

—Mathilde... à votre tour prenez garde! ne me poussez pas à bout...

—Oh! maintenant je vous connais, je ne vous crains plus... Mes illusions sur vous pouvaient seules être dangereuses, mais elles sont, heureusement, dissipées.

—Eh bien!—s'écria ma cousine en ne cachant plus les mauvais ressentiments qui l'agitaient,—puisque vos illusions sont dissipées, puisque vous me connaissez, puisque vous m'outragez... je n'ai plus à garder aucune mesure, il m'en a assez coûté de dissimuler avec vous depuis longtemps... Vous m'avez démasquée, dites-vous; regardez-moi donc bien en face alors!

Je fus effrayée de l'expression d'audace et de méchanceté qui se révéla tout à coup sur les traits d'Ursule.

—Depuis assez d'années ce masque me gênait,—reprit-elle.

—Depuis assez d'années? que voulez-vous dire, Ursule?

—Ah! cela vous surprend? Ah! vous me croyiez une amie dévouée, une sœur?... Femme ingénue et candide!—Et elle haussa les épaules.

—Mon Dieu... mon Dieu!...

—Mais vous oubliez donc tout ce que vous m'avez fait souffrir, vous, depuis votre enfance?—s'écria-t-elle.

—Moi? moi?

—Vous, Mathilde! Vous me supposez donc bien insensible, bien inerte, ou bien stupide, pour croire que j'aie oublié notre jeunesse! Vous ne savez donc pas tout ce que mon cœur ulcéré a amassé de haine et d'envie, depuis qu'un hasard fatal m'a rapprochée de vous?

—Et moi... moi! qui avais béni ce jour parce qu'il me donnait une sœur...

—Vous auriez dû le maudire, car alors il vous donnait une victime... et plus tard une ennemie...

—Une victime, une ennemie... grand Dieu!... que vous ai-je donc fait?

—N'était-ce pas en votre nom, n'était-ce pas à votre orgueil, qu'on me sacrifiait chaque jour? Vous ne vous rappelez donc pas que sans cesse, à tout propos, j'ai été humiliée, blessée, méprisée à cause de vous? Non, il n'y a pas de torture d'amour-propre qu'on ne m'ait fait subir toujours en me comparant à vous... Enfant, mon éducation était un bienfait que je devais à votre charité! si l'on me donnait quelque vêtement élégant, c'était encore une aumône qu'on me jetait à vos dépens! ce n'était pas tout... pour vous toujours et partout la louange, les flatteries, les récompenses; pour moi toujours les reproches, les punitions, les duretés. Et vous croyez que j'ai pu oublier cela, moi! Et vous croyez que ce ne sont pas là de ces blessures dont les cicatrices sont ineffaçables! Et vous croyez que vous êtes maintenant bien venue à me reprocher une faute et à me menacer!

—O mon Dieu! mon Dieu!—m'écriai-je en cachant ma figure dans mes mains,—l'infernale prévision de mademoiselle de Maran ne l'avait pas trompée: elle savait dans quelle âme elle faisait germer l'envie!

—Et que m'importe!—reprit Ursule avec une nouvelle violence,—que m'importe la main qui m'a frappée? Je ne pense qu'au coup que j'ai reçu. N'ai-je pas toujours et d'autant plus souffert que l'on ne m'accablait que pour vous exalter? Enfant, les punitions; jeune fille, les mépris: voilà quel a été mon sort auprès de vous. S'est-il agi de nous marier, vous deviez, vous, prétendre aux plus brillants partis; moi, je devais me trouver trop heureuse d'épouser quelque homme pauvre et grossier. Vous étiez si riche! vous étiez si belle! vous étiez remplie de si adorables qualités! tandis que moi, au contraire, j'étais pauvre, sotte, et dépourvue de tous les agréments qui vous faisaient chérir! Cela est arrivé, d'ailleurs, comme on nous l'avait prédit: vous avez épousé un grand seigneur spirituel et charmant, moi j'ai épousé un homme ridicule et vulgaire. Oh! jamais, jamais je n'oublierai, voyez-vous, ce que j'ai ressenti lorsque, devant vous qui, toute rayonnante d'orgueil et de bonheur, regardiez votre beau fiancé, on a insulté, raillé l'homme dont je rougissais de porter le nom. Oh! comme ce rapprochement était un dernier et terrible coup qu'on me portait, comme cette fois encore on me sacrifiait, on m'immolait à vous, à l'insolent bonheur dont vous m'écrasez depuis si longtemps!

—Mais c'est horrible!—m'écriai-je,—mais vous savez bien que j'étais étrangère à ces perfidies de ma tante; mais vous savez bien que, même pendant notre enfance, je me faisais punir pour partager les rigueurs qu'on vous imposait; mais vous savez bien que plus tard il n'a pas dépendu de moi que vous ne fissiez un mariage selon votre cœur...

—Vous m'avez offert la moitié de votre fortune, me direz-vous; l'ai-je acceptée? Qui donc vous dit que je n'ai pas ma fierté comme vous avez la vôtre? qui donc vous dit que je n'ai pas été encore aigrie davantage par vos éternelles affectations de générosité, de pitié?

—Mais vous m'avez donc toujours haïe? mais ces assurances d'amitié que vous m'avez données jusqu'ici étaient donc autant de mensonges, autant de blasphèmes? Comment, dès notre enfance, cette odieuse haine a fermenté en vous? Comment, vous avez pu jusqu'à présent la dissimuler? Comment, rien ne vous a touché, ni mon affection de sœur, ni la haine que me portait mademoiselle de Maran? Comment, vous, avec votre esprit, vous n'avez pas vu qu'elle prenait à tâche de vous humilier en me louant, afin d'exciter votre jalousie, votre envie, et de vous rendre un jour mon ennemie?... Ah! Ursule... Ursule... si elle vous entendait, elle serait bien heureuse de voir que vous servez ainsi d'aveugle instrument à sa haine.

—Eh! mon Dieu... n'accusez pas tant mademoiselle de Maran,—s'écria Ursule avec impatience;—elle n'a fait sans doute que développer le sentiment d'envie qui était en moi: je suis née jalouse et envieuse, comme vous êtes née loyale et généreuse; vous eussiez été à ma place, j'eusse été à la vôtre, que, malgré tous les calculs de la méchanceté de mademoiselle de Maran, elle n'aurait jamais éveillé en vous une jalousie ardente contre moi.

—Mais puisque vous me reconnaissez loyale et généreuse, pourquoi me haïssez-vous? Que vous ai-je fait?

—C'est justement parce que vous êtes loyale et généreuse, que je vous hais... Je vous hais encore parce que j'ai toujours été humiliée à cause de vous; je vous hais parce que vous jouissez de tous les bonheurs que j'envie; je vous hais parce que j'ai eu à rougir devant vous. Nous sommes seules, je puis tout dire impunément... Eh bien! oui, ce qui a porté le comble à ma rage contre vous, ç'a été de vous voir instruite d'une liaison ridicule, ç'a été de me voir traitée devant vous avec le dernier mépris par ma belle-mère.

—Mais vous le voyez bien, cette liaison existait; ce mépris, vous le méritiez!

—Et c'est justement cela qui m'exaspère... vous me diriez que je suis laide et bossue comme mademoiselle de Maran, que je ne m'en inquiéterais pas.

—Mais...

—Mais, je ne veux pas me faire meilleure que je ne le suis, je ne discute pas... je ne dis pas que j'ai raison d'éprouver ainsi... je dis que j'éprouve ainsi; le hasard a fait que par vous ou à cause de vous j'ai été blessée dans ce que j'avais de plus irritable... je m'en prends à vous et je vous hais. Ceci n'est peut-être pas logique, mais c'est réel... Ce langage vous étonne?... oh!... c'est que le chagrin et l'isolement avancent et développent singulièrement l'intelligence, Mathilde!... D'abord j'ai dû à ces maîtres rudes et cruels la science de dissimuler et d'attendre. J'étais humiliée à cause de vous, que pouvais-je contre vous? rien. J'attendis, j'observai; les louanges excessives dont on vous accablait me donnèrent le désir violent de compenser par l'art, par la grâce hypocrite, par la coquetterie la plus étudiée, ces avantages qui me manquaient et qu'on admirait en vous... Quand j'eus quinze ans, je vous trouvai belle, bien plus belle que moi; ne pouvant lutter de beauté avec vous, je me promis de vous le disputer un jour par la physionomie, par l'entrain, par le montant: vous étiez belle d'une beauté chaste et sereine... je voulus être agaçante... provoquante... mais le moment n'était pas venu... Un jour, je pleurais de rage en pensant à l'avenir brillant qui vous attendait, au triste sort qui m'était réservé... Par hasard je me regardai dans un miroir, je vis que les larmes m'allaient presque aussi bien que le rire éclatant et fou... Provisoirement je me résolus d'être triste, mélancolique, sentimentale. Vous étiez riche, j'étais pauvre; on vous comblait de flatteries, on m'accablait de mépris: rien ne paraissait plus naturel et plus intéressant que mon rôle de victime résignée... Je me mariai et vous aussi; vous aviez tout pour choisir, et vous avez choisi un homme charmant... Le même bonheur vous a suivie dans votre union; belle, riche, jeune, titrée, jouissant d'une réputation sans tache, idole de ce monde qui n'a d'admiration que pour votre beauté, de louanges que pour vos vertus, vous ne pouvez faire un vœu qui ne soit réalisé: voilà votre vie... Est-ce assez de bonheur, cela?—ajouta-t-elle avec une expression de colère et d'envie qui me prouva qu'elle me croyait véritablement la plus heureuse des femmes.

Un moment je fus sur le point de la détromper, pensant ainsi la désarmer; je voulais lui dire toutes les angoisses des premiers mois de mon mariage, les calomnies dont j'avais été victime... mais cela me parut une lâcheté, je me contentai de lui répondre:

—Vous me croyez donc bien heureuse, que vous me haïssez tant...

—Eh bien! oui; quand je compare votre existence à la mienne, je vous envie, je souffre. Pourquoi cette différence entre nous? Pourquoi n'y a-t-il pas un avantage dont vous ne jouissiez? pas une qualité, pas une vertu qu'on n'admire en vous? Je l'avais bien prévu, et votre tante me l'a sans cesse répété depuis son arrivée ici: à Paris... dans votre monde... on ne connaît que vous, on ne jure que par vous... Vous êtes à la fois la femme la plus à la mode et la plus respectée. On vous cite partout comme un modèle de grâce et d'élégance, et on ne vous reproche pas une faiblesse, pas une coquetterie... Et cela dans le monde le plus médisant, le plus difficile à capter... tandis que moi je vis en province avec un obscur marchand que je ne puis dominer qu'en affectant des vulgarités qui révoltent mes goûts et mes habitudes! Et ce n'est pas tout: il faut encore que vous veniez surprendre les plaies honteuses de cette existence déjà si cruelle! il faut qu'à votre arrivée ma belle-mère, mon mari, ne cessent de m'étourdir de vos louanges comme autrefois mademoiselle de Maran! Oh! vous êtes une femme incomparable, soit... mais votre insolent bonheur n'est peut-être pas invulnérable...

La colère et la jalousie dominaient tellement Ursule, qu'elle ne s'aperçut pas de ma stupeur.

En l'entendant ainsi parler du mon insolent bonheur je m'expliquai les paroles de mademoiselle de Maran, qui m'avait plusieurs fois répété: «Je suis fidèle à nos conventions; je ne parle pas de toutes ces horreurs de Lugarto à votre cousine: au contraire, je lui répète sans cesse que vous avez toujours été la plus heureuse des femmes, que votre sort fait l'envie de tous, et que les bons comme les méchants n'ont pour vous qu'un sentiment,—l'adoration.»

Je ne m'étonnai plus. Avec sa perfidie ordinaire, mademoiselle de Maran avait pris à tâche d'exaspérer la jalousie de ma cousine en lui peignant ma vie comme aussi riante qu'elle avait été douloureuse.

En voyant Ursule si indignement irritée du bonheur qu'elle me supposait, je songeai à sa joie si elle pénétrait mes véritables infortunes: moins que jamais je voulus lui donner cette satisfaction.

—Ainsi,—lui dis-je,—voilà le secret de votre haine?... vous l'avouez au moins... A cette heure quels sont vos desseins? Voulez-vous m'enlever mon mari? Est-ce là la vengeance que vous prétendez tirer de moi?

—Au point où nous en sommes maintenant, vous ne comptez pas, je crois, que je vous fasse part de mes projets?—me dit impérieusement Ursule.

—Comme il ne m'est pas difficile de les deviner,—m'écriai-je...—je vais vous dire, moi, mon irrévocable décision. Je vais écrire à votre mari de revenir en toute hâte: à son arrivée, je lui avoue mes soupçons, que je veux bien encore lui dire insensés, et je le supplie de vous emmener; vous êtes désormais ma plus dangereuse ennemie... je n'ai plus aucun ménagement à garder. Ainsi je ne cacherai rien à mon mari de ce qui s'est passé à Rouvray entre vous et M. Chopinelle.

—Vous voulez la guerre, Mathilde! eh bien, la guerre!... tous les moyens sont bons quand on réussit; j'espère vous le prouver.

Et Ursule me laissa seule.


CHAPITRE VII.

RETOUR.

Après le départ d'Ursule, mon premier mouvement fut d'aller trouver mon mari et de lui raconter mon entretien avec ma cousine.

Malheureusement Gontran était sorti dès le matin pour aller à la chasse.

Je dis à Blondeau de me prévenir de son retour. L'heure du déjeuner sonna, Gontran n'était pas encore de retour.

Je trouvai mademoiselle de Maran dans le salon. Elle me demanda où était ma cousine, je lui dis qu'elle était sans doute chez elle.

On alla l'y chercher, on ne la trouva pas.

La matinée était assez belle, je supposai qu'elle se promenait dans le parc; on sonna une seconde fois, elle ne parut pas.

Tout à coup l'idée me vint qu'elle était peut-être allée rejoindre Gontran. Mais on me dit que mon mari était sorti sur un poney avec un de ses gardes et ses chiens, pour chasser au marais.

Cela me tranquillisa, je me mis à table avec ma tante; elle ne m'épargna pas ses méchantes remarques sur l'absence d'Ursule et de mon mari.

J'avais de telles préoccupations, que ces perfides insinuations qui, dans d'autres circonstances, m'eussent été pénibles, m'étaient alors presque indifférentes.

En sortant de table, je prétextai de quelques lettres à écrire avant l'arrivée du courrier pour remonter chez moi. Je laissai mademoiselle de Maran occupée à son tricot.

Deux heures sonnèrent, ni Ursule ni Gontran n'étaient encore de retour.

Je vis venir Blondeau, je la priai de s'informer auprès de la femme de chambre d'Ursule si sa maîtresse lui avait donné quelques ordres.

Blondeau revint m'apprendre que madame Sécherin avait pris un livre dans la bibliothèque, et qu'elle était allée pour se promener.

Je parcourus le parc en tout sens, je ne trouvai pas Ursule.

Une petite porte donnant dans la forêt était ouverte. Ma cousine avait dû sortir par là. Peut-être la veille était-elle convenue d'un rendez-vous avec Gontran.

Cette idée m'effrayait, j'attachais la plus grande importance à ne pas être prévenue par Ursule auprès de mon mari.

Je revins au château le désespoir dans l'âme.

Mademoiselle de Maran me dit qu'elle commençait à être sérieusement inquiète d'Ursule, que je devrais envoyer quelques-uns de mes gens dans la forêt, qu'elle s'était peut-être égarée.

A ce moment ma cousine entra.

Elle me salua avec une cordialité aussi intime que si la scène du matin n'avait pas eu lieu.

Son teint était animé, ses yeux brillaient, je ne sais quel air de triomphe et d'orgueil éclatait sur tous ses traits; ses bottines de soie un peu poudreuses montraient qu'elle avait assez longtemps marché, les rubans dénoués de son chapeau de paille doublé d'incarnat flottaient sur ses épaules, et les longues boucles de ses cheveux bruns, un peu défrisées, s'allongeaient jusqu'à la naissance de son sein, à demi voilé par un fichu à la paysanne.

Elle tenait dans une de ses mains un gros bouquet de fleurs sauvages.

Elle dit à mademoiselle de Maran et à moi qu'elle avait voulu sortir du parc et qu'elle s'était à demi égarée dans la forêt; mais, que trouvant le temps magnifique, elle avait voulu profiter d'une des dernières belles journées d'automne: elle s'était amusée à cueillir des fleurs, et n'avait songé à retrouver son chemin qu'après avoir fait au moins une grande lieue. Un bûcheron, auquel elle s'était adressée, l'avait rencontrée, et l'avait ramenée jusqu'au château.

Ce récit, fait simplement, naturellement, dissipa ma défiance, si justement éveillée.

Je crus d'autant plus à ce que disait Ursule, qu'environ une demi-heure après son retour, au moment où le courrier venait d'apporter nos lettres, le garde qui avait accompagné mon mari vint me dire de sa part que sa chasse s'était prolongée plus qu'il ne l'avait pensé, que je fusse sans inquiétude, qu'il reviendrait le soir pour dîner.

J'interrogeai ce garde; il me dit n'avoir quitté mon mari que depuis une heure environ, à l'étang des Sources, où il chassait encore.

Ces renseignements me rassurèrent complétement.

J'attachais tant de prix à voir mon mari avant Ursule, que de nouveau je recommandai à Blondeau de guetter son arrivée et de le conduire chez moi en lui disant que j'avais à lui parler des choses les plus importantes.

Cet ordre donné, je rentrai au salon.

Je trouvai mademoiselle de Maran lisant avec attention les lettres qui venaient de lui arriver de Paris.

Je ne sais si elle s'aperçut ou non de ma présence, mais elle ne quitta pas des yeux les lettres qu'elle lisait, et s'écria plusieurs fois avec les marques du plus grand étonnement:

—Ah! mon Dieu... mon Dieu... qui est-ce qui aurait cru cela? on lui aurait donné le bon Dieu sans confession. Qu'est-ce que cela va devenir?... faut-il le prévenir?... faut-il lui cacher? c'est terrible!...

Impatientée de ces exclamations, ne pouvant supposer que ma tante ne m'eût pas vue entrer... je lui dis:

—Avez-vous de bonnes nouvelles de Paris, madame?

Mais elle, sans me répondre, sans paraître m'entendre, continua de se parler à elle-même.

—Quel éclat ça va faire... D'un autre côté, comment l'empêcher?... Comme c'est encore heureux que je sois venue ici pour arranger tout cela!

Ces derniers mots de ma tante me donnèrent à penser et m'effrayèrent. J'ignorais ce dont il s'agissait; mais, en entendant dire à mademoiselle de Maran qu'il était «heureux qu'elle fût venue pour arranger quelque chose,» un secret pressentiment m'avertissait que son arrivée à Maran cachait de méchants desseins, et que ses terreurs des révolutionnaires de Paris n'étaient qu'un prétexte.

Je m'approchai d'elle; je lui répétai cette fois assez haut pour qu'elle ne pût feindre de ne pas m'entendre:

—Avez-vous de bonnes nouvelles de Paris, madame?

Elle fit un mouvement de surprise, et me dit:

—Comment... vous étiez là... Est-ce que vous m'avez entendue?...

—Je vous ai entendue, madame; mais je n'ai pu rien comprendre à ce que j'ai entendu.

—Tant mieux, tant mieux; car il n'est pas temps... Ah! mon Dieu, mon Dieu, c'est-y donc possible!—reprit mademoiselle de Maran en levant les mains au ciel.

—Vous semblez préoccupée, madame... Je vous laisse,—lui dis-je.

—Je semble préoccupée... je le crois bien, il y a de quoi, vous n'en saurez que trop tôt la raison.

—Cette lettre peut donc m'intéresser, madame?

—Vous intéresser? vous intéresser... plus que vous ne le pensez. Hélas! vous m'en voyez tout abasourdie... toute je ne sais comment, de cette nouvelle! Mais je ne puis encore y croire... non, non; n'est-ce pas que vous êtes incapable de cela?

—Mais de quoi, madame? sont-ce de nouvelles inquiétudes que vous voulez me donner! De grâce, expliquez-vous.

—Que je m'explique! est-ce que c'est possible en l'absence de votre mari? Il faut l'attendre... Et encore je ne sais si j'oserai... Dites donc, est-ce qu'il est toujours violent comme on dit qu'il était avant son mariage? C'est qu'alors il faudrait de fameux ménagements.

Je regardai fermement ma tante.

—J'aurais été bien étonnée, madame, que votre arrivée ne fût pas signalée par quelque triste événement... Je suis résignée à tout, et je mets ma confiance dans le cœur de mon mari.

—Ah bien alors, puisqu'il en est ainsi, tant mieux! je n'aurai pas à prendre de grandes précautions oratoires: vous avez raison de placer votre confiance dans le cœur de votre mari, ça répond à tout... Vous avez là une ingénieuse idée... C'est égal, défiez-vous toujours de son premier mouvement, et tâchez de n'être pas seule: car, hélas! pauvre chère enfant, je suis bien faible, bien vieille, et je ne pourrais pas vous défendre.

—Me défendre... et contre qui?

—Contre votre mari... car, malgré moi, je pense toujours que le prince Kserniki a souvent battu comme plâtre la belle princesse Ksernika, sa femme, pour bien moins que ça, ma foi!

—Je vois avec plaisir, madame, à ces exagérations, que vous voulez faire une triste plaisanterie.

—Une plaisanterie? Dieu m'en garde!... Vous ne verrez que trop que rien n'est plus sérieux; tout ce que je puis, tout ce que je dois faire, comme grand'-parente, c'est de m'interposer si les choses allaient trop loin.

Je connaissais trop ma tante pour espérer de la faire s'expliquer et de mettre un terme à ses mystérieuses réticences; je lui répondis donc avec un sang-froid qui la contraria extrêmement:

—Veuillez m'excuser si je vous quitte, madame; je voudrais aller m'habiller pour dîner.

—Allez, allez, chère petite, et faites-vous le plus jolie possible; ça désarme quelquefois les plus furieux: la belle princesse Ksernika s'y connaissait, et elle n'y manquait jamais. Elle s'attifait toujours à ravir pour conjurer l'orage conjugal, elle arrivait toujours triomphante et pimpante; aussi gagnait-elle à ses beaux atours, de n'avoir jamais qu'un membre cassé à la fois par ce cher et bon prince.

Je sortis sans entendre la suite des odieuses plaisanteries de mademoiselle de Maran; je montai chez moi pour attendre Gontran.

A son retour de la chasse il vint me trouver, ainsi que je l'en avais fait prier.

Je fus frappée de son air radieux, épanoui, lui que j'avais vu depuis plusieurs jours si pensif et si triste.

En entrant chez moi il m'embrassa tendrement et me dit:

—Pardon, mille pardons, ma chère Mathilde, de vous avoir peut-être inquiétée; mais je me suis laissé aller, comme un enfant, au plaisir de la chasse, et, comme toujours, j'ai compté sur votre indulgence.

Les excuses de mon mari me surprenaient: depuis longtemps il ne m'en faisait plus.

—Je suis ravie,—lui dis-je,—que cette chasse ait été heureuse; vous semblez moins soucieux que ces jours passés.

—Mon Dieu, rien de plus simple; vous le savez, souvent les plus petites causes ont de grands effets. Ce matin, en m'en allant sur mon poney, j'étais de mauvaise humeur, je commençai la chasse machinalement, sans plaisir; le ciel était voilé de brouillard. Tout à coup un brillant rayon de soleil perce les nuages, la nature semble s'illuminer, resplendir: je ne sais pourquoi je fis comme la nature; mais, j'étais morose, et je devins tout à coup heureux et gai... heureux et gai comme à vingt ans, ou mieux... heureux et gai comme le jour où vous m'avez dit: Je vous aime. Voyons... regardez-moi,—me dit Gontran avec charme,—regardez-moi et comparez, madame, si vous avez, comme moi, conservé un souvenir immortel de ce beau jour.

Cela était vrai, de la vie je n'avais vu à mon mari une physionomie à la fois plus riante et plus indiciblement heureuse.

—En effet...—lui dis-je sans pouvoir cacher ma surprise,—votre figure respire le bonheur et me rappelle bien de beaux jours...

—Oh! oui,—reprit-il avec expansion,—mon bonheur est immense, il resplendit autour de moi et malgré moi... Il s'agirait, je crois, de ma vie, que je ne pourrais cacher combien je suis heureux!

—Béni soit donc ce rayon de soleil, mon ami, puisqu'il a eu le pouvoir de vous changer ainsi.

Gontran me regarda en souriant.

—Oh! il faut tout vous avouer; ce n'est pas seulement ce rayon de soleil qui m'a changé, il y a eu aussi, pour ainsi dire, un rayon de soleil moral qui est venu dissiper les ténèbres de mon esprit. Ai-je besoin de vous apprendre, bon ange chéri, que c'est votre pensée adorée qui a opéré ce prodige?

—Vraiment, Gontran? Mon Dieu! et comment cela?

—Je me suis demandé pourquoi ma sombre tristesse contrastait ainsi avec le brillant éclat de la nature... Je me suis demandé si je n'avais pas tout ce qui rend l'existence adorable, si je ne devais pas tout cela à une femme bien-aimée, la plus belle, la meilleure, la plus généreuse de toutes celles qui se soient jamais dévouées au bonheur d'un homme: ce n'est pas tout, me suis-je dit, un nouveau gage d'amour, un nouveau lien ne va-t-il pas nous unir plus étroitement encore? Et je suis sombre, et je suis triste! et je ne jouis pas avec délices de chaque instant de cette vie. Alors, Mathilde, il m'a semblé que je sortais d'un mauvais songe.

—Oh! Gontran... Gontran... dites-vous vrai? mon Dieu!

—Oh! oui, je dis vrai... le bonheur rend si confiant, si sincère... Une fois dans cette bonne voie que la pensée m'avait offerte, Mathilde, je n'ai pas craint de rechercher la cause première de cette sotte mauvaise humeur où j'étais retombé depuis quelques jours... Encore une petite cause, vous l'avouerai-je? oui, j'aurai ce courage. J'ai été assez sot pour ressentir un profond dépit des railleries de votre cousine! Oui, comme un écolier, comme un provincial, je lui avais gardé rancune de s'être moquée de mes déclarations; j'avais vu là une terrible atteinte, non pas à mon amour... vous le préservez, mais à mon amour-propre... Heureusement, en songeant à Mathilde, au petit ange qu'elle promet à notre doux avenir, j'ai chassé ces mauvaises pensées, et je lui reviens plus repentant et, ce qui vaut mieux, plus tendre, plus épris, plus passionné que jamais...—Et mon mari me baisa les mains avec une grâce enchanteresse.

Je croyais rêver.

Je ne pouvais croire ce que j'entendais. Quel revirement subit dans l'esprit de Gontran avait opéré ce changement? Ses paroles me semblaient naturelles, sincères, il invoquait la pensée de notre enfant avec une émotion si sérieuse, que je ne pouvais supposer qu'il me mentît: et puis quel eût été son but?

Ce bonheur inespéré, joint aux émotions si diverses de la journée, me bouleversa tellement que je tombai dans un fauteuil comme affaissée sur moi-même.

Je mis mon front dans mes deux mains pour recueillir mes idées. Après un moment de silence, je dis à Gontran:

—Pardon à mon tour, mon ami, si je ne réponds pas mieux à toutes vos ravissantes bontés; mais, quoique bien douce, ma surprise est si profonde, que je ne puis trouver de paroles pour vous exprimer ma reconnaissance.

J'étais dans un embarras extrême; je croyais à la sincérité du retour de mon mari, je ne savais si je devais ou non lui faire part de mon entretien avec Ursule, de ses cruels aveux et de l'espèce de défi qu'elle m'avait jeté au sujet de Gontran.

Pour tâcher de pressentir mon mari, je lui dis:

—A propos, M. Sécherin est parti ce matin; le savez-vous, mon ami?

—Je le savais. Pourquoi sa femme ne l'a-t-elle pas accompagné? c'était pour elle une excellente occasion de remplir sa promesse,—me dit Gontran du ton le plus naturel.—Elle aurait dû agir ainsi,—ajouta-t-il d'un ton de reproche,—par égard pour vous, puisque je lui avais confié que votre tranquillité dépendait presque de son départ.

—Peut-être,—dis-je en tâchant de sourire pour cacher mon émotion,—peut-être se repent-elle de s'être montrée si cruelle pour vous et d'avoir repoussé vos soins, peut-être ce dédain de sa part était-il affecté.

—Oh! alors tant pis pour elle,—me dit gaiement Gontran;—elle a laissé passer le quart d'heure du diable, comme on dit...—Maintenant il est trop tard; mon ange gardien est avec moi, et il a trop de beauté et trop de bonté pour ne pas me préserver et me défendre de tous les maléfices.

—Vous êtes maintenant bien rassuré, mon ami,—dis-je en continuant de sourire;—mais ma cousine est bien adroite, bien séduisante, et votre pauvre Mathilde...

—Oh! ma pauvre Mathilde,—me dit Gontran avec un accent rempli de tendresse,—ma pauvre Mathilde est une petite moqueuse... Au lieu de prendre cet air humble et résigné, elle doit s'apercevoir qu'elle est, de ce moment, ma souveraine maîtresse. Tenez, entre nous, je lui crois, à cette pauvre Mathilde, des intelligences surnaturelles avec je ne sais quels bons génies invisibles, qui d'un souffle changent l'orage en calme, la tristesse en joie douce et sereine: elle leur a fait un signe, et mon âme a été inondée de félicité... Ma pauvre Mathilde me rappelle enfin ces fées qui cachent longtemps leur pouvoir pour le révéler un jour dans toute sa majesté; et j'aurais peur d'être désormais par trop son esclave, si ce n'était régner... que de lui obéir... Mais je vous laisse... mon bel ange gardien; faites-vous jolie, bien jolie, pour que nous puissions nous dire d'un coup d'œil en regardant votre cousine: Cette pauvre Ursule!

Gontran, me baisant au front, me quitta, et me laissa dans une sorte d'enchantement.


CHAPITRE VIII.

LES BRUITS DU MONDE.

Maintenant que je réfléchis de sang-froid à ces paroles de mon mari, je ne comprends pas comment je pus croire à leur sincérité; comment ce brusque et tendre retour de Gontran, si étrangement, si fabuleusement motivé, n'éveilla pas mes soupçons.

Mais alors j'ignorais encore que les protestations les plus passionnées servent souvent de voile à la perfidie, à la trahison. Et puis j'étais si malheureuse, j'avais tant besoin de trouver un bon sentiment chez mon mari, que je me laissai aller aveuglément à ce bonheur inespéré. Je comptais d'ailleurs sur ma sagacité, sur ma pénétration, pour découvrir les véritables intentions d'Ursule.

Le dîner fut très-gai. Mademoiselle de Maran ne dit pas un mot qui eût trait aux menaces détournées qu'elle m'avait faites. Ursule me combla de prévenances.

De son côté Gontran m'entoura de soins si marqués, si affectueux, que plusieurs fois ma tante l'en plaisanta.

A la fin du repas ma cousine me dit avec une expression de regret:

—Ah! que tu es heureuse de passer l'automne et une partie de l'hiver à la campagne... toi!

—Eh bien!—reprit mademoiselle de Maran,—il me semble que c'est un bonheur que vous partagez, ma chère; est-ce que cet excellent M. Sécherin n'est pas le plus heureux des hommes de vous voir et de vous savoir ici, jusqu'à la fin des siècles? Est-ce qu'il n'a pas pris le soin complaisant de vous y amener lui-même, s'il vous plaît?

—Sans doute, madame,—reprit Ursule,—mais on ne fait pas toujours ce qu'on désire; aussitôt après son retour ici, retour que je viens de hâter en lui écrivant tantôt, mon mari sera obligé de partir pour Paris, et, naturellement, je l'y accompagnerai.

—Ah! mon Dieu,—s'écria ma tante,—mais c'est du fruit nouveau, cela! Avant son départ il disait qu'il pouvait rester ici jusqu'au mois de janvier, que vous ne reviendriez à Paris qu'avec Mathilde et Gontran?

—Oui, madame, mais un de ses correspondants de Paris, dont j'ai reçu tantôt une lettre, car j'ouvre les lettres de mon mari en son absence,—dit Ursule en souriant,—lui annonce qu'il est indispensable qu'il se rende à Paris pour la fondation de la maison de banque à laquelle M. Sécherin s'est associé comme il vous l'a dit; aussi, ma bonne Mathilde, je n'ai plus que quatre ou cinq jours à passer avec toi: et même, une fois à Paris, nos sociétés seront si différentes... Moi... modeste femme de banquier... toi, la brillante vicomtesse de Lancry, nous nous verrons donc bien rarement: ce sera presque une séparation.

—Mais vous deviez habiter ensemble à Paris pour continuer ce modèle des ménages unis et confondus,—s'écria mademoiselle de Maran.—Toutes ces belles résolutions sont donc changées?

—C'étaient malheureusement de ces rêves de pensionnaires, impossibles à réaliser, madame,—dit Ursule en souriant.—Quoique, pour ma part, je regrette beaucoup de renoncer à cette espérance... je m'y résigne.

—Et puis avouez un peu, ma cousine,—dit gaiement mon mari,—que le tableau que je vous ai fait du seul appartement dont nous pouvons disposer pour vous ne vous a pas séduite?

—Vous êtes très-injuste, mon cher cousin: nous nous serions accommodés de bien moins encore, pour avoir le plaisir de ne pas quitter cette chère Mathilde; mais le faubourg Saint-Honoré est si loin du centre des affaires, que mon mari ne pourrait s'y fixer...

Le dîner était terminé, je me levai.

Gontran donna le bras à mademoiselle de Maran et passa devant moi et Ursule.

Celle-ci, au moment d'entrer dans le salon, me dit tout bas:

—Voilà comme je me venge... Êtes-vous contente?...

Lorsque les gens eurent servi le café, mademoiselle de Maran prit un air grave, solennel, et dit:

—Maintenant, nous sommes seuls et en famille, nous pouvons parler à cœur ouvert.

En disant ces mots elle tira de sa poche les lettres qu'elle avait reçues de Paris le matin, en me jetant un regard d'ironie et de méchanceté.

—Que voulez-vous dire, madame?—dit Gontran.

—Vous allez le savoir: mais d'abord il faut me promettre d'être calme, de ne pas vous laisser entraîner à un premier mouvement... Mais, j'y pense, Ursule, allez donc voir s'il n'est resté personne dans la salle à manger.

Ursule se leva, ouvrit la porte, regarda et revint.

—Il n'y a personne, madame.

—Mais encore, à quoi bon toutes ces précautions?—reprit Gontran.

—Bonaparte a dit qu'il fallait laver son linge sale en famille. Passez-moi l'expression en faveur de la pensée, qui est toute pleine de bon sens... Mais avant de commencer,—ajouta mademoiselle de Maran en se retournant vers Ursule,—il faut que je vous explique, chère petite, la contradiction apparente que vous remarquerez entre ce que je vais dire et ce que je vous ai appris.

—Comment cela, madame?

—J'étais convenue avec Mathilde de ne pas parler des horribles calomnies dont elle avait été victime, des affreux chagrins qui avaient empoisonné les premiers mois de son mariage... Je vous ai donc représenté votre cousine, jusqu'ici, comme la plus adorablement heureuse des créatures; hélas! il n'en était rien, mais rien du tout: vous allez bien le voir, et apprendre qu'au contraire, depuis qu'elle est mariée, à part quelques petits quartiers de lune de miel, la vie de notre pauvre Mathilde n'a été qu'une longue torture... et que ce n'est rien encore auprès de ce que le sort lui réserve...

A mesure que mademoiselle de Maran me parlait, Ursule me regardait avec une surprise croissante; si je n'avais pas été si souvent trompée par son hypocrisie, j'aurais presque dit qu'elle me regardait avec intérêt.

—Mais, madame, encore une fois, de quoi s'agit-il?—demanda Gontran avec impatience.

—Mon pauvre Gontran,—lui dit-elle,—vous ne saurez cela que trop tôt... car ça vous regarde au premier chef; et trop tard, car je crois bien que le mal est sans remède; mais, d'abord, il faut que vous me donniez votre parole de gentilhomme de ne croire tout au plus que la moitié de ce que je vous dirai, et de faire la part des circonstances et des mauvaises langues: après tout, c'est moi qui ai élevé votre femme; et, pour moi comme pour elle, il ne faut pas trop vous hâter de la juger défavorablement sur les apparences. Voyez-vous, nous pèserons bien sincèrement le pour et le contre; et puis après, n'est-ce pas? nous prendrons une résolution.

Il m'était impossible de prévoir où mademoiselle de Maran voulait en venir. J'avais une telle confiance dans moi-même, que je n'étais nullement inquiète, bien que je m'attendisse à quelque méchanceté.

—Puisqu'il s'agit de moi, madame,—lui dis-je,—je vous demande en grâce d'abréger ces préliminaires et d'arriver au fait.

—Allons, allons, voilà une généreuse impatience qui me rassure et qui est de bon augure. Eh bien donc, monsieur de Lancry, savez-vous quel est le bruit ou plutôt, ce qui est bien plus grave... quelle est la conviction des personnes de notre société que la révolution n'a pas chassées de Paris?

—Non, madame...

—Eh bien... l'on est persuadé... l'on sait qu'avant d'aller à Rouvray, chez sa cousine, votre femme a été en catimini passer une nuit dans une maison de campagne de M. Lugarto, et que ce bel Alcandre à étoiles d'or en champ d'argent s'y trouvait seul bien entendu: ce qui peut joliment passer pour un tête-à-tête nocturne...

Mademoiselle de Maran, en disant ces mots, me lança un regard de vipère.

Je pâlis.

—Eh bien!... eh bien!—s'écria-t-elle,—voyez donc cette pauvre chère petite, comme la voilà déjà toute bouleversée!... Ah! mon Dieu! que je m'en veux donc d'avoir parlé maintenant!... Mais aussi elle semblait si sûre d'elle-même! Ursule, donnez-lui donc vite des sels, voilà mon flacon.

Ursule s'approcha de moi avec un air de commisération protectrice et triomphante: je la repoussai doucement, en lui disant que je n'avais besoin de rien.

Ce premier coup fut terrible, je n'y étais pas préparée, je restai muette.

Mon mari, qui un moment était devenu pourpre de colère ou de surprise, se remit, partit d'un grand éclat de rire et s'écria:

—Comment, mademoiselle de Maran... vous... vous donnez dans de pareilles histoires?... Je crois bien que cette pauvre Mathilde reste stupéfaite! Il y a de quoi, qui pourrait s'attendre à une pareille folie.

Je cherchais à la hâte le moyen de me disculper, en respectant le secret de Gontran s'il en était encore temps.

Mademoiselle de Maran parut très-étonnée de l'indifférence avec laquelle Gontran accueillait cette révélation.

Elle reprit:—Mais attendez donc avant que de rire, mauvais garçon, que je vous complète au moins les faits qu'on me dénonce. On dit donc que votre femme a passé la nuit dans la maison de ce Lugarto. Maintenant les uns assurent et croient que c'était volontairement et par amour... Ce qui me semble hasardé, car ça ferait supposer que ma chère nièce est une indigne créature. Les autres prétendent, au contraire, que la pauvre chère petite s'y était rendue, en tout bien, en tout honneur, pour racheter à Dieu sait quel prix un papier qui pouvait vous diffamer, mon cher Gontran. Là-dessus, remarquez bien, mes enfants, que je suis dans tout cela et de tout cela ni plus ni moins innocente que la nymphe Écho...

Je ne pouvais plus en douter, M. Lugarto avait tenu parole: pour se venger, il avait écrit à mademoiselle de Maran ou à quelque personne de sa connaissance plusieurs versions de cette nuit fatale qui devaient ou me perdre de réputation ou déshonorer Gontran.

Le faux et le vrai étaient si perfidement combinés et confondus dans cette horrible calomnie, que le monde, par indifférence on par méchanceté, devait tout admettre sans examen.

J'osais à peine jeter les yeux sur Gontran, je m'attendais à une explosion terrible de sa part; ma stupeur égala le désappointement de mademoiselle de Maran.

Mon mari, après avoir surmonté de nouveau une légère émotion, reprit avec le plus grand sang-froid, en haussant les épaules:

—Maintenant, madame, ce ne sont plus même des calomnies, ce sont des folies; et, en vérité, les temps où nous vivons sont bien graves pour qu'on puisse s'amuser à propager de si stupides niaiseries.

—Comment!...—s'écria ma tante,—c'est ainsi que vous prenez cela? Peste soit de votre philosophie!

—On serait philosophe à trop bon marché, madame, si l'on méritait ce titre parce qu'on méprise de vains bruits qui n'ont pas même la consistance d'une calomnie... Mathilde ne doit pas s'inquiéter de ces sottises; en deux mots je vous rappellerai les tristes circonstances grâce auxquelles le nom de M. Lugarto a pu être malheureusement rapproché de celui de madame de Lancry. Cet homme a lâchement abusé d'une intimité que son amitié m'avait presque imposée, pour tâcher de nuire à la réputation de madame de Lancry. J'ai répondu à cette lâcheté comme je le devais, par un démenti et par une paire de soufflets en face de vingt personnes; une rencontre a eu lieu, j'ai donné un coup d'épée à M. Lugarto; le lendemain je suis parti pour l'Angleterre, où m'appelaient d'assez graves intérêts. Aussitôt après mon départ, Mathilde a quitté Paria pour venir chez sa cousine passer le temps de mon absence; j'ai été la rejoindre à mon retour de Londres, et je l'ai ramenée ici: voilà, madame, toute la vérité. Quant aux ridicules inventions dont on se donne la peine de vous faire part et sur lesquelles vous croyez devoir appeler notre attention, je vous le répète, cela ne vaut pas même un démenti; je n'y songerais même déjà plus, si Mathilde n'avait pas été assez enfant pour s'en attrister un instant. Mais elle est excusable; elle entre dans le monde, son âme pure et ingénue est naturellement impressionnable à des misères qui, plus tard, n'exciteront pas même son dégoût.—Puis, s'adressant à moi, Gontran me dit avec l'accent le plus tendrement affectueux:

—Pardon, ma pauvre Mathilde, ma malheureuse liaison avec Lugarto vous cause encore cette contrariété, mais, je l'espère, ce sera la dernière.

Je fus profondément touchée du langage simple et digne de Gontran.

Depuis le commencement de cet entretien, ma cousine semblait profondément absorbée; l'expression de sa figure avait complétement changé.

Mademoiselle de Maran, malgré son assurance, était déconcertée; elle regardait attentivement, moi, Ursule, mon mari, pour tâcher de pénétrer la cause de l'indifférence ou de la modération de Gontran; modération qui m'étonnait moi-même autant qu'elle me touchait, car mon mari pouvait être justement blessé de certaines assertions de mademoiselle de Maran.

Après cette muette observation, qui dura quelques secondes, ma tante reprit d'un air de réflexion:

—Allons, Gontran... vous ne vous laissez pas déferrer, c'est déjà quelque chose; vous sentez bien que tout ce que je demande au monde, c'est de pouvoir ne pas croire un mot de ce qu'on m'écrit et d'y répondre par un fameux démenti; mais d'un autre côté, comme dit le proverbe, il n'y a pas de fumée sans feu. Eh bien! voyons. Entre nous, qui peut avoir allumé cette atroce flambée de mauvais propos-là? Comment imaginer que des gens graves, sérieux, car ce sont des gens graves et sérieux qui m'écrivent, s'amusent à inventer l'histoire de la visite nocturne de Mathilde à M. de Lugarto, s'il n'y avait rien eu de vrai là dedans? Après tout, vous devez le savoir mieux que personne, mon garçon: 1º ce Lugarto a-t-il eu entre les mains de quoi vous déshonorer? 2º est-il capable, dans cette occurrence, de se dessaisir de ce susdit moyen de vous perdre, uniquement pour le plaisir de faire une action généreuse? Quant à moi, ça me paraîtrait joliment problématique, hypothétique, pour ne pas dire drôlatique, de la part d'une pareille espèce toujours grinchante et malfaisante.

L'infernale méchanceté de mademoiselle de Maran la servait peut-être à son insu.

Il était impossible de toucher plus cruellement le vif des soupçons que devait avoir Gontran, au sujet de la reddition du faux, que M. Lugarto semblait lui avoir faite volontairement.

Quoique mon mari ne pût soulever cette question avec moi, puisqu'il me croyait dans une complète ignorance de cette funeste action, j'avais toujours remarqué qu'il entrevoyait quelque cause mystérieuse dans la restitution de M. Lugarto.

Mademoiselle de Maran était-elle instruite de tout? c'est ce que je ne savais pas encore. Néanmoins je m'attendais cette fois à un mouvement de colère de Gontran.

Je fus presque effrayée en le voyant écouter mademoiselle de Maran avec le même calme insouciant; il haussa les épaules, sourit en me regardant et répondit:

—Cela n'est plus ni une calomnie, ni une stupidité, cela tombe dans le roman, dans le surnaturel. Est-ce tout, madame? vos correspondants ne vous mandent-ils rien de plus? Ce serait dommage de s'arrêter en si bon chemin.

—Non, certainement, ça n'est pas tout!—s'écria ma tante, ne pouvant plus contenir sa rage,—je vous ai dit ce dont les gens les plus respectables étaient convaincus... maintenant je dois vous dire quels seront les effets de ces convictions... Ils vous seront joliment agréables, ces effets-là! Quoique vous criiez au roman et au surnaturel, vous et votre femme, vous aurez tout simplement l'inconvénient d'être partout montrés au doigt et de ne pas recevoir un salut sur dix que vous ferez. Ça vous étonne? Vous allez peut-être dire que c'est de la magie? rien de plus simple pourtant. Je vais vous démontrer cela, toujours d'après mon petit jugement... Ou l'on croira que votre femme a sacrifié son honneur pour sauver le vôtre, mon garçon, et vous passerez pour un misérable... ou bien l'on croira que votre femme a cédé à son goût pour Lugarto, et elle passera pour une indigne, sans compter que dans cette circonstance encore on vous regardera comme le dernier des hommes, vu que vous avez toléré ce goût-là, soit parce que vous deviez de l'argent à vilain homme, soit parce que votre femme vous ayant apporté toute sa fortune vous trouvez plus politique et plus économique de fermer les yeux.

—Vraiment, madame... on croit cela?—dit Gontran.

—Sans, doute, voilà ce que croient les bonnes gens, les gens inoffensifs, vos amis enfin...

—Et nos ennemis, madame?

—Ah, ah, ah, vos ennemis, c'est bien une autre affaire! Ils croient, eux, que vous et Mathilde vous vous entendez comme deux larrons en foire: «S'il n'y avait qu'un coupable dans le ménage,—disent ceux-là,—soit l'homme, soit la femme, il y aurait eu scission entre eux. Une honnête femme ne reste pas avec un homme déshonoré. Elle peut sacrifier son honneur pour sauver celui de son mari; mais une fois le sacrifice accompli, elle l'abandonne. Si elle reste avec lui, elle lui devient complice... D'un autre côté, un honnête homme ne reste pas avec une femme qui l'a outragé... S'il n'a pas de fortune, eh bien! il vit de privations plutôt que de laisser soupçonner qu'un honteux intérêt le retient auprès d'une épouse adultère...» Ainsi donc que concluront vos ennemis, ces langues assassines et vipérines, en vous voyant toujours si bien ensemble? Ils concluront que vous avez l'un pour l'autre toutes sortes d'abominables tolérances.

—Enfin... enfin je devine tout maintenant!—m'écriai-je en interrompant mademoiselle de Maran. Votre haine vous a emportée trop loin, madame; vous vous êtes trahie malgré vous... Béni soit Dieu qui nous dévoile ainsi les inimitiés qui nous poursuivent!...

—Comment... comment... Elle est folle, cette petite...—dit mademoiselle de Maran.

—Gontran... Gontran... je me demandais pourquoi celle qui est pourtant la sœur de mon père était venue ici... Elle vous l'apprend... Oui... madame... maintenant je comprends tout... Vous voulez par vos calomnies élever d'affreuses discussions entre nous et nous désunir... En effet, madame, c'eût été un beau triomphe pour vous... Il y a une année à peine que nous sommes mariés! et une séparation perdait à jamais ou moi ou Gontran, car elle autorisait les bruits les plus odieux.

La contraction des sourcils de mademoiselle de Maran me prouva que j'avais frappé juste.

Elle se prit, selon son habitude, à rire aux éclats pour cacher sa colère:

—Ah!... ah!... ah!... qu'elle est donc amusante, cette chère petite, avec ses suppositions. Mais, folle que vous êtes, est-ce que je vous parle en mon nom? Je viens en bonne et loyale parente, s'il vous plaît, ne l'oubliez pas, vous dire: «Mes chers enfants, prenez garde, voici ce qu'on croit... Ce n'est pas un vain bruit, un caquet, un propos; ce sont les convictions de personnes sérieuses, graves, dont la parole a la plus grande autorité... Maintenant que le monde interprète ainsi votre conduite, puisqu'il est impossible de lui ôter cette créance... puisque vous êtes déshonorés sinon l'un et l'autre... du moins l'un ou l'autre... je viens en bonne et loyale parente vous...»

Gontran interrompit mademoiselle de Maran et lui dit:

—Il me semble, madame, que le monde aurait un moyen beaucoup plus simple et beaucoup plus naturel d'interpréter la persistance de l'attachement que moi et madame de Lancry continuons d'avoir l'un pour l'autre, ce serait de croire que nous vivons en honnêtes gens, que n'ayant rien à nous reprocher mutuellement, nous méprisons profondément tant d'atroces calomnies, et que nous avons trop de bon sens pour mettre notre bonheur à la merci de la première calomnie venue. Cette version aurait de plus l'avantage d'être la seule possible et vraie, ce qui n'est pas peu de chose, je crois. En résumé, madame, je ne partage pas pourtant la susceptibilité et la défiance de Mathilde. La pauvre enfant a déjà tant souffert des méchants, que dans son ressentiment un peu aveugle, elle a pu un moment vous confondre avec eux. Elle se trompe, je n'en doute pas. En nous parlant comme vous faites, vous cédez à l'intérêt que nous vous inspirons. Mettez donc le comble à vos bontés, conseillez-nous: que devons-nous faire pour convaincre nos amis qu'ils sont dupes d'une calomnie et pour prouver à nos ennemis qu'ils sont des infâmes?

—Mon beau neveu,—dit mademoiselle de Maran avec rage,—je ne conseille plus, l'heure est passée; mais je devine et je prédis... Écoutez-moi donc si vous êtes curieux du présent et de l'avenir. Dans votre joli petit ménage, l'un de vous est dupe et victime, l'autre est fripon et bourreau. Une rupture deviendra nécessaire entre vous, et cela plus prochainement que vous ne pensez, parce que la victime finira par se révolter... Mais cette rupture sera trop tardive, mes chers enfants. Le monde aura pris l'habitude de voir en vous deux complices... il continuera de vous mépriser... Cette séparation, qui aurait pu au moins sauver la réputation de l'un de vous deux, ne sera qu'un nouveau grief contre vous... On vous prendra pour deux coquins même trop scélérats pour pouvoir continuer de vivre ensemble... Cela vous paraît drôle... et j'ai l'air d'une lunatique... Eh bien!... vous viendrez me dire un jour si je me suis trompée... Un mot encore, et ne parlons plus de cela... Cette abominable révolution a tellement effarouché mes amis, que je ne voyais presque personne, et je ne savais presque rien de tout ceci. Sur quelques bruits qui m'en étaient pourtant revenus, je priai votre oncle M. de Versac et M. de Blancourt, deux de mes vieux amis, d'être aux aguets, de s'enquérir et de m'écrire ce qu'ils entendraient dire ou sauraient avoir été dit... Voici leurs lettres... lisez-les... vous verrez que je n'invente rien. Maintenant plus une parole à ce sujet... Faisons un wisth, si vous le voulez bien... Si Mathilde est trop fatiguée, nous ferons un mort avec vous, Ursule... Tout cela finit à merveille. Vous êtes content et résigné, mon beau neveu; tant mieux, j'en suis tout aise, tout épanouie; j'en piaffe, j'en triomphe: car dites donc, moi, qu'est-ce que je veux? votre bonheur. Eh bien! plus on vous méprise tous deux, plus vous êtes heureux... Ça me met joliment à même de travailler à votre félicité, n'est-ce pas? Là-dessus, sonnez et demandez des cartes...

Je remontai chez moi, laissant Ursule, mon mari et mademoiselle de Maran jouer au wisth.

Cette occupation leur permettait au moins de garder le silence après une scène si pénible.


CHAPITRE IX.

BONHEUR ET ESPOIR.

J'étais dans une extrême perplexité; je ne savais si le calme de Gontran était réel ou simulé. Je fus encore sur le point, malgré les recommandations de M. de Mortagne, de tout dire à mon mari au sujet de cette nuit fatale.

Mais je pensai que c'était peut-être en grande partie le désir de ne pas éveiller mes soupçons au sujet de ce malheureux faux qui avait rendu Gontran en apparence si indifférent aux attaques de mademoiselle de Maran. Connaissant l'infernale méchanceté de ma tante, je ne pouvais me dissimuler que nous avions beaucoup à redouter de la malveillance du monde.

La froideur glaciale avec laquelle on avait accueilli Gontran quelques mois auparavant semblait presque justifier les prévisions de mademoiselle de Maran. J'étais inquiète de savoir si Gontran viendrait chez moi avant de rentrer chez lui; je voulais lui dire combien j'étais contente de voir Ursule partir. J'attribuais cette résolution de ma cousine moins au sentiment généreux qu'à la crainte de me voir prévenir son mari de mes soupçons, ainsi que je l'en avais menacée, et d'éveiller ainsi sa défiance pour l'avenir. En cela je reconnus la justesse des conseils de madame de Richeville.

Sur les onze heures, Gontran frappa et entra chez moi.

J'interrogeai ses traits presque avec anxiété, tant je craignais de leur voir une expression menaçante.

Il n'en fut rien; il avait peut-être au contraire l'air plus tendre, plus affectueux encore.

—Ah! mon ami,—m'écriai-je,—que mademoiselle de Maran est donc méchante!... Venir ici dans le but si odieux d'exciter entre nous peut-être une rupture violente en nous rapportant les plus affreuses calomnies!

—Sans croire positivement comme vous que tel ait été le but du voyage de votre tante, je pense qu'elle s'ennuyait un peu de n'avoir personne à tourmenter, et que, sachant à peu près d'avance le contenu des lettres de mon oncle et de M. de Blancourt, elle était venue pour jeter entre nous ce brandon de discorde. Vous aviez raison, Mathilde, mademoiselle de Maran est plus méchante que je ne le pensais: désormais nous n'aurons aucun motif pour la voir.

—Ah! mon ami que vous êtes bon!... si vous saviez quel plaisir me fait cette promesse, j'ai toujours eu le pressentiment que nos chagrins viendraient de mademoiselle de Maran.

—Heureusement, dans cette circonstance, en voulant nous nuire elle nous a servis presque à son insu.

—Comment cela?

—J'ai lu les lettres de mon oncle et de M. de Blancourt; il est évident que les bruits les plus mensongers et les plus odieux circulent sur nous, la malignité a exploité des faits très-simples, et les a odieusement dénaturés; ainsi, parce que j'étais allé chercher en Angleterre des papiers qui pouvaient compromettre une tierce personne, on a dit que Lugarto avait en son pouvoir de quoi me déshonorer. Je ne veux pas non plus rechercher davantage ce qui a pu donner lieu à la fable absurde de cette nuit que vous auriez été passer dans la maison de Lugarto; je sais l'horreur qu'il vous inspirait; mais, tenez, je suis fou... c'est vous outrager que de s'appesantir un moment sur de pareilles infamies. Cette méchanceté de mademoiselle de Maran nous peut servir, en cela qu'elle nous apprend du moins ce que disent nos ennemis. Cette révélation doit surtout apporter quelques changements à nos projets; ainsi je serais d'avis, si toutefois vous y consentez, d'éloigner de beaucoup notre retour à Paris, de n'y revenir, je suppose, que dans un an ou quinze mois, et de rester ici jusque-là; les événements politiques seront un excellent prétexte à notre absence... Je connais Paris et le monde, dans six mois on ne s'occupera plus de nous; dans un an toutes ces misérables calomnies seront complétement oubliées... si, au contraire, nous arrivions à Paris dans quelques semaines, comme nous en avions le dessein, nous tomberions au milieu de ce déchaînement universel qui vous étonnerait moins, si vous connaissiez mieux le monde... Vous êtes belle, vertueuse... vous m'aimez, vous m'avez choisi; en voilà plus qu'il n'en faut pour exciter toutes les haines et toutes les jalousies qui ne manqueront pas d'exploiter ce qu'il peut y avoir de mystérieux dans mes relations passées avec Lugarto... Si j'étais seul, je mépriserais ces vains bruits, mais j'ai à répondre de votre bonheur, et je serais le plus coupable des hommes, si je n'agissais pas de façon à vous épargner de nouveaux chagrins, à vous qui avez déjà tant souffert pour moi... Ce qu'il y a de plus sage, de plus prudent, est donc de suspendre indéfiniment notre retour à Paris... Dites, Mathilde.. êtes-vous de mon avis? je vous en prie, répondez-moi.

—Eh! mon Dieu! le puis-je,—m'écriai-je dans un élan de joie impossible à décrire,—puis-je répondre lorsque mon cœur bat à se rompre de surprise et de bonheur! mon Dieu, mon Dieu! vous voulez donc me rendre folle aujourd'hui, Gontran? Dites? Oh! non, c'est trop de félicité en un jour. Retrouver votre tendresse, avoir la certitude de rester ici seule avec vous longtemps, longtemps, au lieu d'aller à Paris; encore une fois, Gontran, c'est trop... Je ne demandais pas tant... mon Dieu!

Et je ne pus m'empêcher de pleurer de bien douces larmes, cette fois.

Pauvre petite!—me dit Gontran.—Hélas! votre étonnement est un reproche cruel, et je ne le mérite que trop, cela est vrai pourtant; je vous ai assez déshabituée du bonheur pour que vous pleuriez des larmes de ravissement inespéré, en m'entendant vous dire que je vous aime et que nous resterons ici longtemps... Oh! tenez, cela est affreux... Quand je pense qu'un moment je t'ai méconnue; pauvre ange bien-aimé... D'où vient donc, qu'au lieu de jouir de la délicatesse exquise de ton esprit, de l'adorable bonté de ton âme, j'ai laissé mon cœur s'engourdir pendant que je me livrais à je ne sais quelle existence grossière, stupide et brutale? Est-ce un rêve? Est-ce une réalité? dites dites, mon bon ange gardien? Oh! oui, dites-moi bien que nous nous sommes endormis a Chantilly, que nous nous sommes réveillés à Maran...

—Oh! parlez ainsi, parlez encore de votre voix si douce et si charmante,—dis-je à mon mari en joignant mes deux mains avec une sorte d'extase.—Oh! parlez encore ainsi, vous ne savez pas combien ces bonnes et tendres paroles me font de bien; quel baume salutaire elles répandent en moi... Oh! Gontran... il me semble que notre enfant en a doucement tressailli; oui, oui, joie et douleur, ce pauvre petit être partagera tout, ressentira tout désormais... Aussi, merci à genoux pour lui et pour moi, mon tendre ami, merci à genoux du bonheur que vous nous causez....

. . . . . . . . . .

Je passai les jours qui suivirent cette conversation avec Gontran dans un enchantement continuel; il était impossible d'être plus tendre, plus attentif, plus prévenant que ne l'était mon mari.

Mademoiselle de Maran, voyant ses méchants projets presque complétement avortés, ne dissimulait pas son mécontentement et parlait de son prochain départ, feignant d'être plus rassurée par les dernières nouvelles de Paris.

Ursule attendait son mari d'un moment à l'autre.

Ainsi qu'elle me l'avait promis, elle lui avait écrit pour lui demander d'aller à Paris avec lui au lieu de rester à Maran, comme cela avait été d'abord convenu entre eux.

Depuis le jour où elle avait entendu mademoiselle de Maran parler des calomnies que nous avions à redouter, je remarquai un singulier changement dans les manières de ma cousine envers moi et Gontran. Avec mon mari, elle était de plus en plus moqueuse, ironique, altière; avec moi, dans les rares occasions où nous nous trouvions seules, elle était gênée, confuse, elle me regardait parfois avec une expression d'intérêt que je ne pouvais comprendre; souvent je vis qu'elle était sur le point de me parler avec abandon comme si elle eût eu un secret à me confier, et puis elle s'arrêtait tout à coup. D'ailleurs j'évitais autant que possible de me trouver seule avec elle.

Je passais mes matinées avec Gontran.

Après déjeuner, nous faisions de longues promenades en voiture, pendant lesquelles on échangeait quelques rares paroles; nous dînions, et le wisth de mademoiselle de Maran occupait la soirée. Maintenant que le passé m'a éclairée, je me souviens de bien des choses que je remarquais alors à peine parce que je ne pouvais m'en expliquer la portée.

Ainsi, quoique mon mari me témoignât toujours la plus parfaite tendresse depuis ce jour où il était revenu si brusquement à moi, il semblait profondément rêveur, préoccupé.

Quelquefois il avait des distractions inouïes, d'autres fois il me semblait sous l'impression d'un étonnement extraordinaire, presque douloureux, comme s'il eût en vain cherché le mot d'un cruel et étrange mystère.

Ses élans de joie folle, qui m'avaient d'abord tant étonnée, ne reparurent plus. Souvent même je vis ses traits obscurcis par une expression de tristesse amère.

Je lui en témoignai ma surprise, il me répondit avec douceur:

—C'est que je pense aux chagrins que je vous ai causés.

Quoique ces symptômes eussent dû me paraître singuliers, je ne m'en inquiétais pas; Gontran était rempli de soins et de bonté pour moi, il me parlait de plus en plus de la nécessité de rester à Maran pendant au moins une année, autant pour donner aux propos le temps de s'oublier que par une économie que notre nouvel avenir rendait nécessaire.

Je le répète, je ne pouvais donc pas m'effrayer des singulières préoccupations de Gontran, j'aurais craint de l'impatienter par mes questions à ce sujet.

Sans doute avertie par son instinct qui la portait à aimer mes ennemis, mademoiselle de Maran semblait avoir pris Ursule en une tendre affection; elles faisaient quelquefois ensemble de longues promenades à pied.

Ma tante avait d'abord évidemment cru que Gontran s'occupait d'Ursule; ses plaisanteries perfides à M. Sécherin me l'avaient prouvé, mais les marques d'intérêt que me témoignait Gontran et la froideur que lui marquait Ursule semblaient dérouter ses soupçons.

Ursule se promenait presque tous les matins dans le parc, Gontran avait choisi cette heure pour faire de la musique avec moi comme autrefois.

Enfin, sauf l'ennui d'avoir auprès de nous deux personnes que je me savais hostiles, jamais, depuis mes beaux jours de Chantilly, je n'avais été plus complétement heureuse.

Cet état de contrainte allait cependant cesser, j'allais me retrouver seule avec Gontran et notre amour.

La dernière lettre qu'Ursule avait reçue de M. Sécherin, à qui elle écrivait régulièrement tous les deux jours, lui annonçait son arrivée pour le 13 décembre.

Je n'oublierai jamais cette date.

Ce jour est venu.

Quoique M. Sécherin fût ordinairement très-exact à répondre à sa femme, celle-ci n'avait pas reçu de lettre de lui depuis trois jours.

Elle n'était nullement inquiète de ce silence, elle y voyait, au contraire, une nouvelle preuve de l'arrivée de son mari, qui l'aurait nécessairement avertie dans le cas où ses projets eussent été changés.

J'allai me mettre à mon piano avec Gontran.

Blondeau vint me demander si je pouvais recevoir Ursule.

Mon mari prévint un refus que j'allais faire en me disant:

—Elle part aujourd'hui, c'est une formalité de simple politesse; recevez-la, je reviendrai tout à l'heure.

Quoique cette entrevue dût m'être extrêmement désagréable, je n'hésitai pas à suivre le conseil de mon mari.

Ursule entra.

Nous restâmes seules.


CHAPITRE X.

REPENTIR.

Ursule était triste et grave.

—Après ce qui s'est passé entre nous,—me dit-elle,—je n'ai pas cru devoir partir sans vous revoir et sans vous entretenir un moment... Mon mari arrive ce matin, dans une heure peut-être une dernière explication serait impossible.

—Une explication... à quoi bon? Elle est inutile.

—Peut-être pour vous,—me dit Ursule,—vous n'avez rien à vous reprocher à mon égard... tandis que moi, je vous l'avoue sans honte, j'ai eu de grands torts envers vous...

Je regardai Ursule avec défiance, je m'attendais de sa part à quelque retour, non de sentiment, mais d'hypocrisie.

Mais j'avais été tant de fois sa dupe, que je ne craignais plus d'être faible et confiante comme par le passé.

Pourtant une chose m'étonnait: ma cousine n'affectait plus le ton mélancolique et plaintif qu'elle employait ordinairement comme l'une de ses séductions les plus irrésistibles. Son abord était froid et calme.

—Vous avez en effet eu des torts envers moi,—lui dis-je;—au moment de nous quitter, je ne vous les aurais pas rappelés: toute liaison, toute amitié est rompue entre nous; nous resterons désormais étrangères l'une à l'autre. Peut-être un jour oublierai-je le mal que vous m'avez fait.

—Ne vous méprenez pas sur les motifs de cette dernière entrevue,—me dit Ursule,—je ne viens pas vous demander d'oublier mes aveux sur l'envie que vous m'aviez de tout temps inspirée, ni sur les instincts d'aversion qui en avaient été la suite.

—Alors, pourquoi cet entretien?

—Écoutez-moi, Mathilde, déjà vous m'avez vue sous des faces bien différentes: un jour, femme éplorée, gémissante, incomprise, comme vous dites... l'autre jour, femme altière, ironique, insolemment coquette, et affichant les théories les plus cyniques; aujourd'hui, descendant à flatter les goûte vulgaires de mon mari, et le rendant, après tout, heureux comme il peut et comme il veut l'être... demain, le trompant sans remords et usant de l'hypocrisie la plus perfide pour le détacher de sa mère qui me détestait... Eh bien! ces aspects déjà si divers de mon caractère ne sont encore rien auprès des mystères de mon âme, car je réunis en moi bien des contrastes, Mathilde... ainsi j'ai un besoin immodéré de luxe, d'éclat et d'élégance; cette passion de briller est poussée chez moi à un tel point, que, je l'avoue à ma honte, j'aurais épousé le vieillard le plus repoussant pour la satisfaire... Eh bien, j'ai pourtant la courageuse patience d'aller m'enterrer en province dans une vie misérable et bourgeoise pour donner à mon mari le temps d'augmenter sa fortune et de me mettre à même de mener à Paris l'existence somptueuse que j'ai toujours rêvée, et pour laquelle j'aurais été capable de tout sacrifier. J'aime à dominer impérieusement, et il y a des dominations despotiques presque brutales que j'adorerais. Je suis fausse, dissimulée par nature et par calcul, et quelquefois j'ai des accès de franchise insensée. En un mot, je suis à la fois capable de beaucoup de mal et quelquefois de beaucoup de bien. Oh! ne souriez pas d'un air incrédule et méprisant, Mathilde... oui, de beaucoup de bien... dans ce moment même, je puis vous en donner une preuve; sans doute, ce bien est mélangé de mal comme tout ce qui ressort de l'humanité... Mais je crois pourtant que le bien domine, vous allez en juger... Il y a huit jours, nous eûmes ensemble un long entretien où je vous avouai la jalousie que vous m'aviez toujours inspirée; oui, je vous enviais profondément; jeune, belle, riche, spirituelle, donnant une grâce irrésistible à la vertu et à la dignité, séduisant enfin par des qualités qui ordinairement imposent... mais n'attirent pas... Je ne voyais rien de plus parfait que vous.

—Ces flatteries...

—Oh! ce ne sont pas des flatteries, Mathilde... j'ai été témoin de votre puissance de séduction... pour plaire à une pauvre vieille bourgeoise provinciale, je vous ni vue faire plus de frais et de frais charmants qu'il n'en faudrait pour tourner la tête de vingt élégants; car vous avez, chose inestimable, la coquetterie de la vertu comme tant d'autres femmes ont la coquetterie du vice... Enfin, vous réunissiez alors, comme vous réunissez encore tous les avantages qui me manquent; seulement, il y a huit jours, Mathilde, je vous enviais ces avantages, parce que je croyais que vous leur deviez un insolent bonheur... mais, aujourd'hui...

—Eh bien... aujourd'hui,—dis-je à Ursule en voyant son hésitation.

—Aujourd'hui, je vous sais malheureuse... Oui, je vous sais la plus malheureuse des femmes, et je n'ai plus le courage de vous envier ces rares et brillantes qualités... c'est encore un contraste que vous expliquerez comme vous le pourrez.

—Votre pénétration habituelle est en défaut,—dis-je à Ursule,—car justement depuis huit jours, depuis que je vous semble si digne de pitié, je n'ai jamais été plus heureuse,—et j'ajoutai avec orgueil:—Jamais mon mari ne s'est montré pour moi plus prévenant et plus tendre...

—Nous parlerons plus tard de ces prévenances et de ces tendresses,—me dit Ursule avec un singulier regard.—Parlons d'abord de la cause qui a changé ma haine et ma jalousie en pitié... Si vous me le permettiez, je dirais en intérêt.. Mademoiselle de Maran, je ne sais dans quel but, dans celui sans doute d'exciter davantage mon envie, s'est plu à exagérer encore votre bonheur à mes yeux jusqu'au jour où elle vous a appris devant moi les calomnies dont vous êtes victime; tout en faisant la part de sa méchanceté, je suis restée convaincue d'une chose, c'est que vous êtes la plus honnête, la plus noble femme qu'il y ait eu au monde, et que pourtant votre réputation est sinon perdue, du moins à tout jamais compromise!

—Vous vous trompez... la vérité finit par se faire jour...

—Hélas! Mathilde, ne vous abusez pas, le faux et le vrai sont malheureusement si mélangés dans les événements qui ont motivé les injustes jugements du monde, qu'il sera bien difficile de les combattre. Dans le doute, la société ne s'abstient pas, elle condamne; aussi, je vous le répète, maintenant je me vois trop cruellement vengée des avantages que je vous enviais.

J'étais indignée de l'espèce de commisération qu'affectait Ursule; ses louanges me révoltaient; quoique ce qu'elle me disait sur ma réputation n'eût, hélas! que trop de vraisemblance, je ne voulais pas en convenir devant elle.

—Je conçois,—dis-je à ma cousine,—que vous ayez grand besoin de croire à cette singulière répartition de la justice humaine, qui flétrirait les honnêtes femmes! Mais ne vous hâtez pas de triompher; quoique vous espériez le contraire, tôt ou tard chacun est jugé selon son mérite.. Dispensez-vous donc de me plaindre; quant à mes qualité, vous leur supposez une telle fin et une telle récompense que vos louanges sont autant de sarcasmes.

Ursule reprit avec un sang-froid imperturbable:

—C'est-justement parce que ces qualités sont si mal récompensées que je les loue sans restriction, croyez-le bien. Quant à vous les envier, je n'ai garde... j'en serais trop embarrassée,—ajouta-t-elle avec ce sourire qui lui était particulier.—Je n'ai pas vu le monde plus que vous,—reprit-elle;—mais, par réflexion, je le connais mieux que vous ne le connaîtrez jamais, quoi que vous disiez; je suis donc convaincue que votre réputation a subi une mortelle atteinte malgré votre éclatante vertu.

—Madame...

—Ne prenez pas cette redite pour un outrage, Mathilde... non... non... Et tenez,—reprit Ursule après un moment de silence,—vous me croyez la plus fausse, la plus menteuse des femmes; ainsi au lieu d'être touchée de ce que je vais vous dire, vous allez sans doute en être irritée, vous allez encore me traiter d'hypocrite: il n'importe; en ce moment, je parle pour moi et non pour vous... Eh bien! maintenant que je sais les affreux chagrins que vous avez ressentis, maintenant que je connais ceux qui vous attendent... eh bien! vrai... oh! bien vrai, Mathilde... je me suis repentie... profondément repentie du mal que je vous ai voulu... je n'ose dire... du mal que je vous ai fait.

En prononçant ces dernières paroles, la voix de ma cousine était émue, tremblante; sans ma défiance, j'aurais cru à ses remords; mais je savais Ursule si fausse, si comédienne, que je souris avec amertume, et je repoussai sa main qui cherchait la mienne.

—Mathilde... vous ne me croyez pas?

—Non, et vos larmes vont sans doute bientôt venir à votre aide pour me convaincre?

—Mes larmes?... non, Mathilde... non... cette fois je ne pleurerai pas... car ma douleur est si profonde, si sincère, que, pour vous y faire croire, je n'aurai pas besoin de larmes feintes.

Confondue du cynisme de cet aveu, je regardai ma cousine avec surprise.

Eh bien! oui... oui, je l'avoue... dussé-je passer pour stupide, pour folle; après tant de désillusions, après tant de déceptions, je fus émue, touchée malgré moi de l'expression de la physionomie d'Ursule et de l'indéfinissable douceur de son regard attendri.

Cette expression me frappa d'autant plus qu'elle ne ressemblait en rien aux affectations habituelles de ma cousine. Je crus, je crois encore qu'elle était alors sous l'influence d'un sentiment vrai.

Pourtant je voulus résister de toutes mes forces à cette sorte de fascination.

—Oh! vous êtes la plus dangereuse des femmes,—m'écriai-je;—laissez-moi! laissez-moi!... S'ils sont réels, vos regrets sont vains: ils n'atténuent en rien vos torts affreux envers moi; vous avez voulu détruire mon bonheur... Je n'ai pas été dupe de votre manége envers mon mari, et s'il n'avait pas pour vous le mép...

Le mot me paraissant trop dur, je voulus le retenir. Ursule l'acheva.

—Le mépris, voulez-vous dire, Mathilde?... dites, dites!... je puis... je dois tout entendre de vous maintenant...

—Eh bien! il n'a pas dépendu de vous que vous n'ayez séduit mon mari, que vous n'ayez porté le dernier coup à une femme qui ne vous a jamais voulu que du bien... et que vous trouvez déjà si malheureuse... si injustement malheureuse!... en admettant que votre intérêt soit sincère.

—Eh bien! oui... cela est vrai,—reprit Ursule,—oui, dans cet entretien où vous assistiez à mon insu, je savais parfaitement qu'au lieu d'éteindre la passion de votre mari je l'irritais encore, autant par mon indifférence affectée que par mes railleries et par mes dédains.

—La passion!—dis-je en haussant les épaules avec mépris...—lui, Gontran... une passion pour vous? dites donc le goût, le caprice passager.

—Je dis passion, Mathilde, parce qu'il s'agissait d'une passion... entendez-vous, parce qu'il s'agit d'une passion.

—Il s'agit d'une passion... maintenant vous osez le dire? maintenant.

—Ne croyez pas que je veuille en rien blesser votre amour-propre, je veux vous rendre un service, Mathilde, réparer en partie le mal que je vous ai fait, et, Dieu merci, il en est temps encore.

L'accent d'Ursule avait une telle autorité que, malgré moi, je l'écoutai en silence.

—Oui,—reprit-elle,—je savais irriter la passion de votre mari. Ce calcul de ma part doit vous rassurer sur ce que je ressentais pour lui, mais non sur ce qu'il ressentait.. sur ce qu'il ressent encore aujourd'hui pour moi.

—Oh! c'est indigne!—m'écriai-je,—quelle odieuse calomnie! ce sont donc là vos adieux? en partant, vous voulez me laisser au cœur un affreux soupçon!

—Mathilde, par pitié pour vous, permettez-moi d'achever, mon mari peut arriver d'un moment à l'autre et rendre cet entretien impossible...

—Par pitié pour moi?...

—Oui... oui... par pitié pour vous, malheureuse femme... Écoutez-moi, croyez-moi, je cède à un mouvement de générosité qui me consolera peut-être un jour de bien des mauvaises actions... écoutez-moi donc: si ce n'est pour vous, que ce soit au moins pour l'avenir de votre enfant.

—Quoi! vous savez!...—m'écriai-je stupéfaite, car je n'avais confié ce secret qu'à Gontran.

—Oui, oui, je le sais,—reprit Ursule,—et cette raison surtout, en augmentant mes remords, m'a déterminée à agir comme je fais...

Après un moment d'hésitation, Ursule continua en baissant les yeux et d'une voix altérée:

—Vous vous souvenez bien, n'est-ce pas, de cet entretien si vif que nous eûmes ensemble?

—Oui, oui... Eh bien!...—m'écriai-je avec angoisse, car mon cœur se serrait par je ne sais quel odieux pressentiment en songeant que mon mari avait dit à cette femme un secret que lui et moi seuls nous savions.

—Je ne veux pas récriminer,—reprit-elle avec une émotion croissante;—mais enfin, si dans cet entretien je vous avais crûment avoué l'envie que vous m'aviez toujours inspirée, Mathilde, vous avez été pour moi sans pitié, vous m'avez reproché la honte d'une liaison que je n'avouerai jamais... vous m'avez reproché mes perfidies, et puis enfin, alors je vous croyais la plus heureuse des femmes... alors, je vous le jure... j'ignorais encore ce que vous avez souffert: car, rappelez-vous-le bien, Mathilde, c'est le soir... seulement le soir de ce jour-là que, par mademoiselle de Maran, j'ai appris une partie de vos chagrins...

—Mais, au nom du ciel, parlez... parlez... Eh bien! après notre entretien, que s'est-il passé? Mais... oui... je me souviens, vous êtes allée vous promener dans la forêt..

—Mathilde... grâce... grâce... j'allais y retrouver votre mari; il m'attendait dans une maison de garde inhabitée, où il m'avait donné rendez-vous.

Cet aveu était si inattendu, si horrible, que d'abord je ne pus y croire.

Il s'agissait de ma dernière espérance.

Il s'agissait de croire que depuis huit jours la conduite de Gontran envers moi était un tissu de mensonges et de faussetés.

Il s'agissait de croire que la tendresse qu'il me témoignait n'était qu'une apparence pour cacher son intelligence avec Ursule.

Je ne pouvais, je ne voulais pas me rendre à cette odieuse vérité... hors de moi, je m'écriai:

—Vous calomniez Gontran; il a passé ce jour-là à la chasse, un de ses gens est venu me le dire de sa part.

—Eh! cet homme a dit ce que son maître lui avait ordonné de dire:

—Cela n'était pas vrai? cet homme mentait?

—Oui... oui... grâce... Mathilde... Égarée par l'aversion que je vous portais, voulant me venger de vous en vous enlevant votre mari... j'ai été coupable.

—Je vous dis que je ne vous crois pas... je vous dis que vous vous calomniez pour me porter un coup affreux.

—J'ai le courage de vous apprendre la vérité, Mathilde, si honteuse qu'elle soit pour moi, si pénible qu'elle soit pour vous.

—Mon Dieu... mon Dieu, vous l'entendez!—m'écriai-je en levant les mains au ciel.

—Grâce, Mathilde... car lorsque j'appris plus tard combien vous aviez été malheureuse, lorsque plus tard je sus par Gontran que vous étiez mère; pauvre malheureuse femme... que vous étiez mère! oh! cela, surtout cela m'a désarmée... j'ai eu horreur de ma faute, en songeant que j'avais cédé, non pas même à l'amour, mais à une basse haine, à un exécrable sentiment de vengeance...

—Mon Dieu... mon Dieu!—m'écriai-je dans un accès de désespoir inouï,—rendez-moi folle... folle! ou retirez-moi la vie... Je ne puis plus... je ne veux plus... souffrir davantage.

—Mathilde... Mathilde... pardon... je vous jure que je ne soupçonnais pas alors tous les droits que vous aviez à l'intérêt, à la plus tendre pitié... et puis il faut avoir le courage de tout vous dire... Eh bien! je ne soupçonnais pas alors l'odieuse indifférence de votre mari pour vous; non... je ne croyais pas que l'amour qu'il ressentait pour moi pût le rendre aussi faux, aussi injuste, aussi cruel qu'il devait l'être à votre égard, hélas! car vous ne savez pas ses projets...

—Mais, c'est épouvantable,—m'écriai-je,—elle a été au-devant du déshonneur, et elle vient accuser mon mari! Mais qu'est-ce donc que cette femme?... Qu'est-il donc lui-même?... Que suis-je moi-même?... Quelle est cette vie? Est-ce un rêve? Est-ce une horrible réalité? Et vous... vous qui êtes là devant moi, qui me regardez... qui que vous soyez... répondez... où suis-je? Quelle est la vérité? Quel est le mensonge? Comment! depuis huit jours la tendresse que me prodiguait Gontran, c'était un piége, une fausseté insultante! Mais à quoi bon cette feinte?... Puisque vous partiez... puisque vous allez partir! Oh! c'est un chaos dans lequel ma tête s'égare et se perd... je délire, mon Dieu! je délire!!... ayez pitié de moi... éclairez-moi... Ursule, voyez, suis-je assez humiliée?... Suis-je assez malheureuse? Tenez, me voilà à vos pieds, Ursule... à vos pieds.

—Au nom du ciel! relevez-vous, Mathilde... Maintenant, c'est moi... c'est moi qui vous demande grâce.

—Je vous pardonne, je vous pardonne... mais au moins dites-moi la vérité, toute la vérité, si affreuse qu'elle soit... Je suis mère, je ne m'appartiens plus; à force de douleur, je tuerais mon enfant; je vous dis que je ne veux plus souffrir, je ne le veux plus! si Gontran m'a aussi indignement trompée... tout espoir de le ramener à moi est à jamais perdu... Eh! bien! j'en prendrai mon parti... je ne le reverrai plus... je resterai seule ici; et quand j'aurai mon enfant, je pourrai être heureuse encore... Ainsi, Ursule, n'ayez aucune crainte... dites-moi tout... entendez-vous, absolument tout: votre franchise peut me sauver la vie... Parlez... Ursule.... parlez... une certitude... pour l'amour de Dieu... une certitude si affreuse qu'elle soit: mieux vaut la mort que l'agonie...

—Pauvre femme... pauvre malheureuse femme!...—dit Ursule, en cachant dans ses mains sa figure baignée de larmes.

—Oui, malheureuse, bien malheureuse... n'est-ce pas? Eh bien! vous ne pouvez plus m'envier maintenant... n'est-ce pas? me poursuivre encore ce serait de la barbarie... Vous le voyez, il est impossible d'être plus malheureuse... c'est ce que vous vouliez. Votre aversion est-elle assez assouvie?...

—Mathilde... ah! je suis trop vengée.... C'est horrible... horrible... malheureusement je ne puis rien sur le passé... mais je puis pour l'avenir... Écoutez-moi bien... Voici une lettre que Gontran m'a écrite, voici ce que je lui répondais: chaque jour je voulais lui remettre cette lettre, elle n'atténue pas mes torts, mais elle prouve au moins que j'espérais les réparer; dans cette réponse, je me montrais sous de si odieuses couleurs que, malgré mon regret de vous avoir outragée, jusqu'à présent j'avais hésité à remettre à Gontran ces lettres si honteuses pour moi... les voici...

Et Ursule me donna une enveloppe cachetée que je pris machinalement.

—Maintenant un dernier mot, Mathilde: j'aurais pu vous taire ce cruel aveu, partir pour Paris... et vous laisser dans un complet aveuglement; mais, en lisant la lettre de votre mari, vous verrez quels étaient ses projets pour l'avenir, vous verrez qu'il ressent pour moi une passion désordonnée dont les conséquences m'ont fait frémir... Je vous ai jusqu'ici parlé du mal que je vous ai fait; maintenant, voici comment j'espère le réparer en partie... Avec la lettre qu'il m'a écrite, vous confondrez votre mari, il n'aura qu'à se jeter à vos pieds pour implorer son pardon... Avec celle que je lui réponds, vous lui prouverez qu'il ne lui reste aucun espoir de me revoir jamais... de plus, vous pouvez vous venger du passé et garantir l'avenir... Si je vous donnais l'ombre de jalousie... envoyez à M. Sécherin la lettre que j'ai écrite à Gontran; si vous voulez vous venger du passé, Mathilde... remettez tout à l'heure cet écrit à mon mari, il ne lui laissera aucun doute sur l'étendue de ma faute; je le connais: autant sa bonté, sa confiance, sont aveugles, autant il sera impitoyable envers moi s'il est certain d'être trompé; il me chassera, mon père ne voudra jamais me revoir, je serai sans ressources, et de ce rêve d'opulence que je vais réaliser je tomberai dans la misère... Et vous ne savez pas, Mathilde... ce que pourrait me conseiller la misère! Et puis, voyez vous,—ajouta Ursule d'un ton presque solennel,—il faut qu'il y ait quelque chose de fatal, de providentiel dans ce qui arrive... Je n'écris jamais... je suis trop rusée pour rien faire qui puisse me compromettre, la faute que j'ai commise pouvait rester sinon dans le secret, du moins sans preuves, et pourtant j'ai écrit cette lettre qui peut me perdre, et pourtant je viens volontairement vous la confier: rien ne me force, vous le voyez, à me mettre ainsi à votre discrétion... rien, si ce ne sont mes remords du passé, ma bonne résolution pour l'avenir et ma confiance aveugle dans votre justice; rien ne me force enfin à agir ainsi, rien, si ce n'est l'un de ces contrastes bizarres, inexplicables de ma nature, dont je vous parlais, et dont vous vous railliez, Mathilde.

Je restais anéantie, tenant cette enveloppe entre mes mains.

Cette corruption, ce cynisme auxquels se mêlait peut-être une sorte de générosité, de grandeur, me semblait incompréhensible.

Je me demandais et je me demande encore si l'aveu que venait de me faire Ursule était calculé par la plus infernale perfidie, ou s'il était dicté par un tardif intérêt pour moi...

Affectait-elle de se mettre à ma discrétion pour pouvoir porter mon désespoir à son comble en m'apprenant l'infidélité de mon mari, ou bien voulait-elle sincèrement me donner pour l'avenir des garanties contre elle et contre Gontran?...

Je regardais ma cousine avec autant d'effroi que de surprise et de défiance.

Tout à coup un bruit de chevaux se fit entendre dans la cour.

Ma chambre à coucher était au rez-de-chaussée, Ursule courut à la fenêtre, écarta l'un des rideaux, regarda dans la cour, puis me dit avec une simplicité touchante dont je fus frappée malgré moi:

—Mathilde... la voiture de mon mari entre dans la cour... vous pouvez tout lui dire et vous venger du mal que je vous ai fait...

Nous gardâmes quelques moments le silence...

Ma porte s'ouvrit.

Ursule, pétrifiée, recula d'un pas...

Ce n'était pas son mari, c'était sa mère, madame Sécherin, qui entra...


CHAPITRE XI.

LE CHATIMENT.

Madame Sécherin puisait sans doute dans les circonstances qui l'amenaient une force surhumaine.

Je l'avais jusqu'alors vue marcher péniblement courbée par la vieillesse, par les infirmités... Elle s'avança jusqu'au milieu de la chambre d'un pas ferme, délibéré, presque agile.

Les rides semblaient avoir disparu de son front pour y laisser rayonner une sorte de satisfaction menaçante, de triomphe foudroyant qui donnait à sa physionomie un caractère majestueux et terrible.

On eût dit que, chargée d'exercer un arrêt de la vengeance divine, elle s'était un moment élevée jusqu'à la hauteur de cette formidable mission.

A son attitude haute et fière, à son sourire farouche, à son regard acéré, on devinait que la mère outragée dans son idolâtrie pour son fils, que la mère sacrifiée à une épouse coupable venait dans sa joie cruelle exercer d'effrayantes représailles.

A la vue de cette femme pâle, aux longs vêtements noirs, j'eus une telle épouvante, que j'oubliai tout ce qui venait de se passer entre moi et Ursule.

Comme ma cousine je restai muette, fascinée devant sa belle-mère.

Celle-ci s'écria d'une voix étouffée, en levant les yeux au ciel:

—Mon Dieu! mon Dieu! ne m'abandonnez pas... donnez-moi, s'il vous plaît, la force d'accomplir votre volonté jusqu'au bout! Trop de joie est trop de joie... comme trop de douleur est trop de douleur...

Et, comme si elle eût succombé à une violente émotion, un moment madame Sécherin appuya sa main ridée sur le dossier d'un fauteuil, puis elle s'écria en transperçant pour ainsi dire Ursule de son regard:

—Je vous le disais bien! malheureuse! que le bon Dieu démasquait les méchants, et qu'il les écrasait tôt ou tard...

Puis, se retournant de mon côté, elle ajouta:

—Je vous le disais bien! qu'un jour vous seriez punie par cette femme de la pitié coupable que vous aviez eue pour cette femme... je vous le disais bien, moi! que mon fils me reviendrait, et qu'il m'aurait alors pour seule consolation!

Et elle croisa ses bras en secouant la tête avec une expression d'orgueil farouche.

Gontran parut, suivi de mademoiselle de Maran et d'un homme que je ne connaissais pas.

—Puis-je savoir, madame, ce qui nous procure l'honneur de votre visite, et quel est monsieur qui s'est fait conduire chez moi par l'un de mes gens et est venu me chercher de votre part?—dit M. de Lancry.

—Monsieur est le premier commis de mon fils; je ne pouvais voyager seule, mon fils lui a dit de m'accompagner.—Puis s'adressant à cet homme:—Firmin, nous repartirons dans une heure; allez-vous-en et fermez la porte.

Gontran me regarda d'un air surpris.

Le commis sortit.

Nous restâmes, mon mari, mademoiselle de Maran, madame Sécherin, Ursule et moi.

Gontran et ma tante ignoraient le commencement de cette entrevue et pressentaient néanmoins qu'il s'agissait de quelque grave événement.

Madame Sécherin dit à ma tante:

—Vous êtes de la famille, madame?

Mademoiselle de Maran toisa la belle-mère d'Ursule sans lui répondre, et me la montra du regard comme pour me demander quelle était cette femme.

—Madame Sécherin,—lui dis-je,—et j'ajoutai en montrant ma tante à la belle-mère d'Ursule:—Mademoiselle de Maran.

Madame Sécherin, se rappelant les éloges que son fils, complétement abusé sur le caractère de ma tante, lui donnait toujours, s'avança vers elle et lui dit:

—Vous êtes aussi des nôtres, madame... vous êtes du parti des bonnes gens contre les méchants. Mon fils me l'a bien souvent répété... vous êtes comme moi, simple, loyale et ennemie de toute hypocrisie... votre présence est utile ici; il ne saurait y avoir trop de juges, car les coupables ne manquent pas.

—Quoique je ne comprenne pas du tout ce que vous voulez dire, ma chère madame, avec vos juges et vos coupables,—dit ma tante,—je ne perdrai certainement pas une si belle occasion de vous déclarer que vous avez le plus joli garçon de la terre, sans compter que tout ce qu'il vous a dit de moi, et de ma simplicité naïve, prouve joliment en faveur de sa pénétration et de sa judiciaire. J'ose espérer, en retour, que ce qu'il nous a dit de vous est tout aussi bien fondé; il ne nous resterait plus alors qu'à nous singulièrement congratuler sur la réciproque de notre rencontre.

Madame Sécherin regarda attentivement mademoiselle de Maran: soit habitude d'observation, soit sagacité, instinct de son cœur maternel, soit enfin que le sourire moqueur de ma tante eût trahi son ironie, la belle-mère d'Ursule, après un moment de silence, répondit à ma tante en agitant l'index de sa main droite et en secouant la tête:

—Non... non... je le vois... vous n'êtes pas, vous ne serez jamais des nôtres; votre regard est méchant, mon fils s'est trompé sur vous comme il s'est trompé sur d'autres.

Mademoiselle de Maran partit d'un grand éclat de rire et s'écria:

—Ah çà! mais, dites donc, chère madame, vous me faites furieusement l'effet d'être une manière de sibylle, de pythonisse avec vos prophéties pharamineuses et peu flatteuses... seulement, permettez-moi de vous le faire observer ni plus ni moins que si j'avais l'honneur de parler à M. votre fils, ces prophéties-là sont un peu malhonnêtes, vu qu'à votre compte je ne ferai jamais partie de la catégorie des braves gens.

—Je ne sais pas ce que c'est qu'une sibylle, madame, mais je sais quand on se raille de moi,—dit madame Sécherin avec hauteur.

—Je me ferai un vrai plaisir de vous remémorer, ma chère madame, que la sibylle de Cumes était une manière de devineresse qui prophétisait l'avenir avec des grimaces du diable et en gigottant toutes sortes de postiqueries étonnantes.

Mon mari, effrayé de la pâleur d'Ursule, qu'il ne quittait pas des yeux, s'écria en s'adressant à madame Sécherin:

—Madame, puis-je savoir encore une fois ce qui me procure l'honneur de vous voir? Madame de Lancry paraît fort troublée, madame votre belle-fille semble aussi très-émue; vous m'avez fait prier de me rendre à l'instant auprès de vous... Que se passe-t-il? qu'y a-t-il? de grâce expliquez-vous.

—Oh! vous allez le savoir, monsieur, vous allez le savoir,—dit madame Sécherin.

J'étais au supplice; je pressentais que cette femme avait quelque preuve accablante de la mauvaise conduite d'Ursule, mais elle ne se hâtait pas de la produire. Elle semblait savourer la vengeance et jouir de l'horrible angoisse où elle tenait ma cousine.

Celle-ci, malgré son sang-froid et son audace habituels, semblait atterrée.

Elle sentait que toutes ses séductions seraient impuissantes pour convaincre sa belle-mère.

Je l'avoue, malgré les motifs d'aversion que je devais avoir contre Ursule, je ne pus réprimer une velléité de compassion pour elle, en songeant qu'elle allait être perdue au moment où le remords de sa faute venait peut-être de lui inspirer un sentiment généreux.

Madame Sécherin tira lentement de sa poche une enveloppe toute pareille à celle que ma cousine venait de me confier.

Cette remarque me fut d'autant plus facile, que l'une et l'autre de ces enveloppes avaient dû faire partie de la provision de papier à lettre qu'on avait mise dans l'appartement d'Ursule et que ce papier était d'une couleur bleuâtre.

On va voir pourquoi j'insiste sur cette particularité.

—Connaissez-vous cette lettre?—dit madame Sécherin d'une voix éclatante en montrant l'enveloppe à Ursule.—Puis elle ajouta avec une dignité austère en levant au ciel l'index de sa main droite:—Voyez, si le doigt de Dieu n'est pas là!... La preuve de votre premier crime était une lettre que vous m'avez audacieusement dérobée... La preuve de votre second crime est encore une lettre, mais cette fois vous l'avez vous-même envoyée à mon fils... le Seigneur vous ayant frappée d'une distraction vengeresse.

Ursule ne répondit pas un mot, devint pâle comme une morte, s'élança vers moi, saisit l'enveloppe qu'elle m'avait remise et que je tenais encore à la main, la décacheta, l'ouvrit, y jeta un coup d'œil rapide, puis la laissa tomber par terre en baissant sa tête sur sa poitrine avec un morne accablement.

Victime d'une fatale erreur, la malheureuse femme s'était trompée d'adresse...

Elle avait ainsi envoyé à son mari la lettre de Gontran et la réponse qu'elle lui faisait... elle m'avait remis, à moi, la lettre qu'elle écrivait à M. Sécherin.

—Quand je vous dis que le doigt de Dieu est là,—reprit madame Sécherin.—Quand je vous dis que le Seigneur a voulu que vous, si fourbe, si adroite, vous soyez démasquée, perdue par une maladresse: vous avez mis sur une enveloppe un nom au lieu d'un autre... Voilà tout pourtant!!! Et cette simple erreur a fait que mon pauvre fils a enfin reconnu ce que vous étiez... il a vu qu'à Rouvray j'étais bien inspirée du Seigneur lorsque je disais:—«Je jure que cette femme est coupable... Chassez-la... quoique les preuves de son infamie vous manquent!» Alors, n'est-ce pas? je passais pour une folle en exigeant de mon fils, sans raison suffisante, ce qu'il appelait un sacrifice insensé; mais Dieu a pris soin de me justifier et de prouver que les instincts maternels sont infaillibles.

Il y avait, en effet, une si étrange fatalité dans cette révélation, qu'un moment nous restâmes tous frappés de stupeur.

Mademoiselle de Maran rompit la première le silence, et dit d'une voix aigre à la belle-mère d'Ursule:

—Pour l'amour du bon Dieu, dont vous connaissez si bien tous les petits secrets, ma chère madame, expliquez-nous donc ce bel embrouillamini d'enveloppes; faites-nous grâce de vos moralités, et dites-nous qu'est-ce que ça prouve.

—La vieillesse impie, méchante et sans mœurs, donne toujours de mauvais exemples,—reprit madame Sécherin en regardant fixement mademoiselle de Maran, et elle ajouta durement:—Maintenant, que je sais que vous avez élevé ces deux jeunes femmes, je ne m'étonne plus de la perversité de cette malheureuse (elle montra Ursule), mais je m'étonne des vertus de sa cousine (et elle me montra).

—Qu'est-ce que c'est? qu'est-ce que c'est? s'écria mademoiselle de Maran,—ah çà, ma bonne dame, parce que vous êtes la femme de ménage de la Providence probablement, ce n'est pas une raison pour être si impitoyable au pauvre monde. Qu'est-ce que vous diriez donc, s'il vous plaît, si je vous reprochais, moi, d'avoir éduqué monsieur votre fils d'une si plaisante façon qu'il mérite ce qui lui arrive? Dites donc: mais, c'est vrai, est-ce que je vous rends responsable, moi, de son inconvénient hyménéen?

—Madame, de grâce, finissons ce débat,—dit Gontran à madame Sécherin.—Il est incroyable que je ne puisse savoir ce que vous désirez.

—Je veux, monsieur, faire lire à votre femme cette lettre que vous avez écrite à la femme de mon fils...

Et elle me remit une lettre.

—Je veux, monsieur, vous faire lire la lettre que cette femme vous répondait, car... Dieu est juste!... il faut que cette créature soit aussi détestée par celui qui a partagé son crime que par l'homme qu'elle a indignement outragé!

Et elle remit une lettre à Gontran.

—Je veux, monsieur, lire à cette adultère la lettre que lui écrit mon fils.

Puis madame Sécherin, toujours impassible, croisa ses bras et nous regarda en silence.

Mon mari était atterré; il comprenait enfin l'horreur de la position d'Ursule, et surtout combien je devais être accablée de cette découverte inattendue.

Ursule, anéantie, semblait ne rien voir, ne rien entendre.

Cette scène avait pris un caractère si grave, que mademoiselle de Maran oublia un moment sa méchante ironie, et sembla sérieusement attentive.

J'étais, moi, dans une sorte d'excitation fébrile qui me donnait pour quelques moments encore une force factice, mais je sentais que je ne pourrais résister longtemps et que je perdrais peut-être tout sentiment avant que le fatal mystère fût éclairci...

Pendant qu'Ursule était abîmée dans ses réflexions, pendant que Gontran lisait la lettre qu'Ursule lui avait répondue et que la malheureuse femme croyait m'avoir remise, je lisais, moi, cette lettre de mon mari qui avait motivé celle de ma cousine.


CHAPITRE XII.

MONSIEUR DE LANCRY A URSULE.

«Non, non, Ursule!... je ne puis obéir à vos ordres... Votre conduite est tellement inexplicable... ce que je ressens est si étrange, après le bonheur inespéré dont vous m'avez comblé, qu'il faut que je vous écrive, puisque je ne puis vous parler, puisque par prudence, sans doute, vous semblez fuir toutes les rares occasions où je pourrais vous voir seule avant votre départ. Je ne sais si je veille, si je rêve... Peut-être m'aiderez-vous à m'expliquer ce mystère.

«La possession d'une femme ardemment aimée rend toujours heureux et fier!... et pourtant, le lendemain de ce jour... qui aurait dû être le plus beau de mes jours!... je suis tombé dans une tristesse morne, que votre conduite incompréhensible augmente encore... Ce qui se passe en moi est étrange, je vous le répète, Ursule; j'en suis épouvanté!... à l'agitation sourde, profonde, qui tourmente mon âme, je pressens que le plus grand événement de ma vie va... va s'accomplir!...

«Ma passion pour vous est immuable... fatale!... parce qu'elle est sans borne et sans issue... elle est immuable, fatale, parce que je vous aime mille fois plus que vous ne m'aimez!... Vous êtes la première femme qui m'ayez dominé! près de vous, je l'avoue, je me sens d'une infériorité absolue... Vous vouliez, disiez-vous, un tyran ou un esclave... Eh bien! vous avez un esclave... un esclave aveugle, résigné, soumis.

«J'ai honte de vous dire cela... et pourtant je vous le dis, parce que j'espère que cette humble abnégation désarmera cette ironie impitoyable qui m'a poursuivi, je crois, même au sein de ce bonheur enivrant qui, jusqu'à présent, n'a pas eu de lendemain!... Oui, il m'a semblé qu'alors j'étais à vous, et que vous n'étiez pas à moi... Dans vos regards il n'y avait ni amour, ni volupté, ni remords... il y avait je ne sais quelle expression de triomphe haineux, de domination insolente, de cruel sarcasme!... Tenez, Ursule, si je croyais au démon, si je croyais à ces marchés d'âmes qu'il fait, dit-on, je lui donnerais votre regard dédaigneux et superbe, lorsqu'il voit un malheureux tomber à tout jamais en sa puissance, par la force de son charme infernal.

«Cette comparaison vous semble folle, absurde; vous vous en moquez peut-être... railleuse impitoyable, vous croyez que je plaisante... pourtant cette comparaison est sérieuse, elle est vraie. Elle explique, autant qu'on peut l'expliquer, une sensation réelle et pourtant indéfinissable... Oui, de ce jour, Ursule, mon âme ne m'a plus appartenu... elle ne m'appartient plus!... Ange ou démon, elle est à vous!... Qu'en ferez-vous?...

«Cela est insensé, stupide, mais il me semble que mon cœur ne bat plus dans ma poitrine, mais qu'il bat dans votre cœur, à vous... Tenez, je vois avec effroi que jusqu'ici je n'avais jamais aimé... Ne prenez pas ceci pour une banalité, Ursule; si je voulais vous dire des fadeurs, je ne prendrais pas cet amer et triste langage: il ne peut en rien m'être favorable auprès de vous; il est ennuyeux, bizarre, et il ne vous apprend que ce que vous savez, car vous avez la conviction de votre toute-puissance sur moi.

«Non... non... je vous dis que jusqu'ici je n'ai jamais aimé; j'ai toujours cru et je crois encore que l'homme qui éprouve la seule véritable passion de sa vie doit presque ressentir des impressions analogues à celles des femmes en ce qu'elles ont de plus délicat, de plus craintif, de plus soumis, de plus défiant... Eh bien! voilà ce que j'éprouve auprès de vous, Ursule... voilà ce que je n'avais jamais éprouvé... Un écolier n'avouerait pas cela! c'est vous donner sur moi un avantage immense... mais pourquoi lutterais-je? à quoi cela m'a-t-il servi de lutter contre mon amour depuis que vous m'êtes apparue sous une physionomie si nouvelle, lors de ce long entretien que ma femme entendait! Pourquoi de ce jour, où vous m'avez pourtant si impitoyablement raillé... pourquoi mon goût pour vous a-t-il pris soudainement tous les caractères de la passion la plus effrénée?

«Pourquoi n'ai-je pas été séduit par vos qualités, mais par l'audace et la témérité de vos principes, par l'étincelante ironie de votre esprit, par cette brûlante éloquence avec laquelle vous peignez si voluptueusement le bouleversement des sens à l'approche de l'homme aimé?...

«Tenez, Ursule, cette pensée est horrible, il faut que je vous dise tout; savez-vous pourquoi la possession me laisse si malheureux, si inquiet, si chagrin? pourquoi elle ne me donne pas sur vous cet ascendant, cet empire qu'elle donne toujours? pourquoi, enfin, je vous le répète, je suis à vous sans que vous soyez à moi? C'est... je frémis de le croire... de l'écrire... c'est... c'est qu'il me semble que, vous... vous n'avez cédé ni à l'enivrement de l'amour, ni même à l'entraînement des sens... On dirait que vous avez cédé, non pas à moi, mais à quelque mystérieuse influence qui m'est étrangère.

«Oh! vous ne saurez jamais ce que vous m'avez laissé de regrets affreux, de désirs brûlants, de radieuses et folles espérances, vous ne savez pas ce que c'est que de se dire: Cette femme qui inspire tout ce que le désir a de plus exalté, je l'ai possédée sans la posséder... j'ai tous les droits sur elle, et je n'en ai aucun; un jour... elle s'est livrée à moi avec tant d'insouciance et de dédain, que je ne ressens qu'humiliation et amertume... Qu'étais-je donc? que suis-je donc à vos yeux? ai-je été votre jouet? Si vous ne m'aimez pas... pourquoi ces faveurs? avez-vous donc voulu me prouver que j'étais si peu à vos yeux que vous pouviez impunément me tout accorder un jour, et l'oublier le lendemain sans vous croire même obligée de rougir?... Non, non, voyez-vous, il n'y a pas d'impératrice romaine qui, dans ses mépris écrasants, ait plus audacieusement prouvé qu'un esclave n'était pas un homme!

«Depuis ce jour, en vain je tâche de lire sur votre physionomie impénétrable quelque tendre ressouvenir... Est-ce dissimulation, calcul, insensibilité, prudence? Vos traits ne disent rien... rien que raillerie humaine ou indifférence... Pourquoi me traiter ainsi? Ne suis-je pas votre amant? Ne le suis-je plus? Avez-vous donc voulu, par une coquetterie infernale, inouïe, ne me laisser rien ignorer... pour me faire tout regretter avec plus de rage encore?

«Par le ciel, cela ne peut pas être ainsi! Je n'ai pas foi en moi, mais en mon amour désespéré... Ces émotions enivrantes dont vous parlez avec de si ardentes paroles, vous les ressentirez pour moi, entendez-vous, Ursule!... Je vous inspirerai toute la fougue de la passion... Oh! que vous serez belle... ainsi... Tenez, à cette seule espérance, mon sang bouillonne, ma tête se perd... Ursule, Ursule! pour être aimé de vous, rien ne me coûtera, dévouement, sacrifice, honte... tenez, si je l'osais, je dirais crime...

«Et quand je pense que si votre charme voluptueux et irritant exalte l'amour jusqu'à cette frénésie, votre esprit étincelant, hardi, ravit, domine et captive à jamais...

«Si vous aimiez... oh! si vous aimiez, y aurait-il au monde une maîtresse plus enchanteresse? Tenez, c'est à devenir fou que de songer que, grâce à l'amour, vous si intraitable, si moqueuse, si indépendante, vous deviendriez soumise, tendre et dévouée... mais soumise, tendre et dévouée avec ce charme adorable qui n'appartient qu'à vous, et non pas à la manière des autres femmes qui vous font prendre la tendresse, le dévouement et la soumission sinon en haine, du moins en dédain ou en indifférence, parce qu'il est dans leur nature faible et chétive d'avoir ces qualités négatives...

«Après tout, que me fait, à moi, que la brebis soit douce et craintive? quel mérite a-t-elle? Mais que la panthère vienne, timide et caressante, ramper à mes pieds; alors, oh! alors je ressens un bonheur, un orgueil, un triomphe sans égal...

«Ursule... Ursule... je vous le répète, je le sens là... aux battements précipités de mon cœur, vous m'aimerez comme je veux être aimé de vous... Oh! je saurai bien vous y forcer... Oui... l'amour désespéré s'impose à force de dévouement; il s'imposera même à vous. Ne prenez pas cela pour une présomption aveugle et ridicule... Je puise cette assurance dans la profondeur même de ma passion.

«Quelquefois pourtant j'espère; je me figure que votre insouciance affectée est un jeu destiné à compléter l'illusion de ma femme et à lui faire croire plus aveuglément encore au retour que je feins d'éprouver pour elle... Mais non, vous m'auriez dit quelques paroles, nous nous serions entendus par quelque signe d'intelligence; tandis que depuis ce jour à la fois si cruel et si doux, vous avez pris à tâche d'éviter les rares occasions que j'aurais eues de vous entretenir seule... Qui sait même si je parviendrai à vous remettre cette lettre!

«Femme bizarre, incompréhensible! Si par quelque allusion détournée, je vous parle de notre amour, vous me répondez par un sarcasme! Chose plus étrange encore: ma femme vous redoute, vous hait, vous le savez, et depuis le jour où vous l'avez outragée, vous semblez la regarder avec un touchant intérêt? Est-ce le remords? non; vous n'aurez jamais de remords, vous; et puis, hélas! le remords de quoi? Une faute pareille... est-ce une faute?... Et d'ailleurs ne dirait-on pas que votre seul but maintenant est de me faire regretter et adorer Mathilde?

«Voyant votre inexplicable indifférence... autant pour détourner les soupçons de ma femme que pour essayer d'éveiller en vous quelque jalousie, j'ai feint d'entourer Mathilde des plus tendres soins... Au lieu de vous en alarmer, de vous en piquer... vous en avez paru satisfaite et nullement envieuse... Ursule... c'est à en perdre la raison. Qui êtes-vous donc? que me voulez-vous? Êtes-vous mon bon ou mon mauvais génie? Quelquefois vous m'épouvantez; il me semble que vous devez avoir sur ma vie la plus fatale influence... Non, non, pardon, je délire... Ursule! ne vous offensez pas de cette lettre; vous êtes de ces femmes supérieures auxquelles on peut tout dire...

«Cette incohérence de pensées vous prouve toute l'exaltation de ma pauvre tête. Mes idées se heurtent, se combattent; mille fantômes s'offrent à mon imagination, parce que mon esprit et mon cœur sont incertains, parce que je ne sais pas ce que vous êtes pour moi. Cet état de doute est horrible; s'il continue, si vous ne me rassurez pas, c'est à peine s'il me restera la force et la volonté de feindre une tendresse que je dois feindre pour détourner les soupçons de Mathilde et empêcher un éclat qui pourrait vous perdre. Heureusement les distractions où me plongent tant de pensées diverses passent aux yeux de ma femme pour des rêveries amoureuses dont elle est l'objet. Quelques jours encore, et tout sera éclairci.

«Vous ne me connaissez pas, Ursule; vous ne savez pas l'invincible opiniâtreté de mon caractère. Je l'ignorais moi-même avant que d'avoir ressenti la force de volonté que vous m'avez inspirée. Je ne renoncerai à l'espoir d'être aimé de vous qu'après avoir tenté tout ce qu'il est humainement possible de tenter... Et encore non, je ne puis même admettre la pensée que je renoncerai à cet espoir... non, une voix secrète me dit que je réussirai.

«Voici mes projets. N'essayez pas de les combattre; vous n'y changeriez rien. Vous partez dans quelques jours pour Paris. Prétextant des calomnies que nous a rapportées mademoiselle de Maran, j'ai persuadé ma femme de rester à Maran tout l'hiver. Quinze jours après votre départ, je vous rejoins à Paris. Des affaires d'intérêt motiveront suffisamment mon départ aux yeux de Mathilde. Une fois à Paris, les raisons ne me manqueront pas pour y prolonger mon séjour. L'état dans lequel se trouve ma femme l'empêchera de venir me rejoindre; d'ailleurs elle le voudrait que son désir serait vain: jamais je ne me suis senti plus intraitable, sans pitié; je serais cruel pour tout ce qui n'est pas mon amour pour vous. Il faut ma crainte de voir Mathilde se laisser égarer par sa jalousie et vous perdre auprès de votre mari pour me forcer de simuler ce que je n'éprouve plus pour elle.

«Tenez, Ursule, encore une remarque qui vient à l'appui de ce que je vous disais, c'est que l'amour sincère et profond inspire des délicatesses inouïes... Jusqu'ici j'avais toujours menti en galanterie sans l'ombre de peine ou de regret; eh bien! je vous le jure, maintenant il m'est odieux de dire à ma femme des tendresses que je ne ressens plus: il me semble que ce sont autant de blasphèmes contre la sincérité de ma passion pour vous.

«Il faut tout l'aveuglement de Mathilde pour ne pas découvrir combien le rôle que je joue auprès d'elle me coûte et me révolte... Mais il aura bientôt sa fin; je vais vous rejoindre à Paris, notre parenté me permettra de vous voir chaque jour sans éveiller les soupçons de votre mari. Alors, Ursule, une fois qu'aucune contrainte ne me gênera plus, je pourrai me faire aimer, et il faudra bien que vous m'aimiez... Exigez de moi tous les sacrifices possibles et impossibles, je m'y soumettrai avec bonheur, rien ne me coûtera, je ne regretterai rien, parce que maintenant tout ce qui n'est pas vous n'existe plus pour moi... Cela est affreux à dire, mais cela est... ma raison, ma volonté n'y peuvent rien... Toi... toi... Ursule, rien que toi... toujours toi... Oh! dis... le veux-tu? brisons les faibles liens qui nous retiennent tous deux, allons cacher notre amour dans quelque pays lointain; Ursule, ne soyez pas retenue par la pitié! que ma passion soit heureuse ou malheureuse, le sort de ma femme ne peut changer; elle réunirait plus de qualités et plus de perfections encore que, je le sens, tout sentiment pour elle est à jamais éteint dans mon cœur.

«Vous êtes maintenant l'idéal, le rêve de mon cœur, de mon esprit, de mes sens, de ma vie... Jugez si Mathilde peut balancer votre influence si vous m'aimez, ou me consoler si vous ne m'aimez pas...

«Encore une fois, Ursule... vous... vous sans condition, je n'admets pas de doute à ce sujet, je ne veux pas en admettre, parce que je ne veux pas entrevoir l'abîme sans fond qui s'ouvrirait devant moi si... mais, non, non, vous m'aimez, il faudra que vous m'aimiez; le hasard ne vous a pas donné en vain mon âme, je n'existe plus que par vous, que pour vous; vous avez été à moi! quoi que vous disiez, quoi que vous fassiez, il faut que nous soyons désormais et pour toujours l'un à l'autre. Je ne reculerai devant aucun moyen, vous entendez, devant aucun moyen pour y parvenir... Cela sera, parce que la fatalité le veut ainsi. Adieu! ange ou démon, je partagerai votre ciel ou votre enfer... «G.»

. . . . . . . . . .

Je dirai plus tard la réaction brusque, profonde, que la lecture de cette lettre me causa.

Pendant que je la lisais, Gontran, lui, lisait cette réponse qu'Ursule lui avait faite, et qu'elle avait cru me donner à la fin de mon entretien avec elle.


CHAPITRE XIII.

URSULE A GONTRAN.

«Je suis très-généreuse au moins... je vous renvoie votre lettre; elle m'a beaucoup divertie: il y règne un mélange de défiance et du fatuité, d'aveuglement et de clairvoyance, de dévouement et d'égoïsme, de tendresse et de cruauté, très-amusant à observer; tout cela manque de grandeur, de charme et même d'esprit (quoique vous en ayez certainement); mais, comme tout cela est naturel, je dirai même d'une horrible naïveté, vous m'avez persuadée.

«Je crois donc à votre passion, oui... je crois que vous aimez pour la première fois; je crois que vous ferez tout au monde pour vous faire aimer de moi. Je vous crois capable des tentatives les plus insensées, des actions les plus noires, pour arriver à ce beau résultat; je vous crois enfin susceptible de véritable dévouement pour moi: c'est à ne pas vous reconnaître, mon pauvre cousin.

«Sans avoir la prétention de mériter les qualifications diaboliques dont vous me gratifiez dans votre orgueilleux étonnement, comme s'il fallait, en vérité, avoir recours aux sciences occultes pour être digne ou capable de vous séduire, je crois avoir sur vous beaucoup d'influence: cette influence sera fatale si vous le voulez, cela dépendra de vous.

«Je crois encore, comme vous, que ce sont mes vilains défauts qui vous ont irrésistiblement tourné la tête.

«D'abord vous ne m'avez pas du tout inspiré l'envie d'avoir des vertus si je n'en possède pas... ou le désir d'en faire montre si j'en possède: ces perles virginales sont enfouies au fond de l'âme comme les perles au fond de la mer; ces trésors n'appartiennent jamais à ceux qui s'arrêtent à la surface des flots... dont ils sont les jouets... Il est des profondeurs solitaires et mystérieuses que les vues courtes ou débiles ne pénétreront jamais.

«Nous sommes donc parfaitement d'accord sur beaucoup de points, mon cher cousin, seulement nous différerons toujours sur le plus important de tous: vous croyez fermement qu'à force d'amour vous m'obligerez à vous aimer, je vous déclare non moins fermement que jamais je ne vous aimerai et qu'à force d'amour vous finirez par vous faire détester, l'amour qu'on inspire étant généralement en raison inverse de l'amour qu'on ressent; vous devriez savoir au moins votre A B C, seigneur don Juan.

«Si la passion ne vous rendait pas aussi inintelligent qu'un écolier, vous verriez une profonde vérité dans ce passage de votre lettre qui n'a été qu'une boutade de votre vanité froissée:

«Jamais impératrice romaine n'a plus audacieusement prouvé qu'un esclave n'était pas un homme.

«J'ai souligné ces mots, ils le méritent; vous avez deviné juste cette fois: en d'autres termes, cela signifie que la vengeance n'est pas de l'amour. Eh bien! comprenez-vous l'énigme? Devinez-vous-maintenant les motifs de ma conduite bizarre? Non? Pas encore? Allons, vous n'êtes décidément pas en veine de sagacité. Je reprends donc les faits d'un peu haut; tout mon espoir est que cette confession vous donnera de moi une horrible aversion. Il est malheureusement trop tard maintenant pour que je puisse vous paraître respectable; avec ce paraître j'aurais sûrement éteint votre folle passion.

«Or donc, en venant à Maran, en pensant même à profiter de l'offre que m'avait faite autrefois Mathilde, d'occuper à Paris un appartement de votre maison, mon projet bien arrêté était de vous rendre amoureux fou de moi; entendez-vous, amoureux fou... et de me servir de votre fol amour... je vous dirai tout à l'heure dans quel but.

«Je réunissais tontes les conditions nécessaires pour vous séduire: d'abord je ne vous aimais pas, je me sentais sur vous beaucoup de supériorité; et de plus je m'étais imaginé que le moyen le plus sûr d'enamourer un nomme blasé par de nombreux succès était de se moquer de lui, d'irriter ainsi vivement son orgueil, et, pour l'achever, de le convaincre que tout en restant parfaitement indifférente à son mérite, on devait ne pas l'être à celui d'un autre.

«Tout ce beau système, développé avec assez de malice, a obtenu près de vous le succès que j'attendais.

«A Rouvray, vous m'avez fait, le matin même de votre arrivée chez moi, une déclaration assez brusque et assez impertinente; j'y ai répondu comme il fallait pour mes desseins.

«Ici, vous avez renouvelé vos tendres protestations, je vous ai répondu et prouvé que je ne me souciais pas de vous le moins du monde; par esprit de contradiction, vous vous êtes passionné: c'était tout simple. Pendant quelques jours j'ai augmenté votre amour, non pas en le partageant, mais en le raillant, mais en me montrant à vous sous des aspects bizarres, mais en affectant un cynisme de principes, une hardiesse de pensées, qui auraient révolté tout homme d'une âme élevée.

«Je ne pouvais croire moi-même aux progrès que je faisais dans votre cœur par de si misérables moyens. Si j'avais eu de vous une haute opinion, la facilite de mon succès l'eût détruite.

«Rappelez-vous encore ceci, seigneur don Juan, ordinairement les femmes de mon caractère aiment d'autant plus qu'elles ont eu plus de peine à se faire aimer. Elles dédaignent les succès faciles, la lutte leur agrée, les obstacles les charment, elles se passionnent pour l'impossible...

«En un mot, profitez de l'avis... si jamais vous retrouvez une de mes pareilles: le seul moyen de la séduire sera de lui montrer de l'éloignement.

«Pour que vous me plaisiez, mon cher cousin, sous bien des rapports nous nous ressemblons beaucoup trop (j'espère que je suis humble); notre nature est de subir la loi de l'attraction des contraires. Quand vous restez dans cette voie normale, comme nous disait le savant M. Bisson, vous réussissez... Voyez... peut-être Mathilde vous adore-t-elle, parce qu'elle est aussi pure que vous êtes perverti... Quand, au contraire, vous vous adressez à moi, qui suis peut-être théoriquement aussi avancée que vous, vous faussez votre destinée, vous perdez vos avantages, et je me moque de vous.

«Les augures ne pouvaient se regarder sans rire, c'est pour cela que votre sérieux amour me cause une incroyable hilarité. Prenez garde, un fripon qui devient dupe est mille fois plus sottement dupe qu'un honnête homme.

«Ceci dit, mon cher cousin, revenons au sujet de votre étonnement.

«Un jour, brusquement, sans motif (à vos yeux du moins), vous avez été à moi sans que j'aie été à vous, selon votre expression... De ce moment vous m'avez toujours trouvée froide, dédaigneuse, et aussi insouciante du passé que s'il n'existait pas... Vous vous étonnez de cette soudaine indifférence, vous criez au démon, à la fatalité, que sais-je? Vous me demandez si je vous aimais, si j'avais au moins pour vous un vif caprice? Nullement; vous êtes charmant, mais j'ai le malheur d'avoir très-mauvais goût. Comment donc, direz-vous, vous ne ressentiez pour moi ni passion, ni amour, ni même le plus léger penchant, et... vous... Non, non, c'est impossible, répétez-vous.

«Vous oubliez, mon cher cousin, qu'il est des passions de toutes sortes, et que l'amour n'est pas la plus violente de toutes... Vous ignorez donc que pour satisfaire sa haine et sa vengeance, une femme comme moi ose ce qu'elle n'oserait jamais si elle éprouvait un amour passionné, ou si elle ne ressentait même qu'un tendre penchant. Dans ce dernier cas, elle obéirait à un instinct de coquetterie qui lui dirait qu'un triomphe trop facile éteint un goût passager.

«Si elle aimait au contraire passionnément, oh! elle ne raisonnerait pas... L'amour, le véritable et profond amour lui inspirerait les plus exquises délicatesses... Si elle succombait, elle succomberait avec une sorte d'enivrement chaste et pudique. Dans son aveugle entraînement, elle n'aurait la conscience de sa faute qu'après l'avoir commise; elle en aurait les remords, la honte, la volupté ardente et amère. Enfin ses ressentiments seraient ceux de la plus noble des femmes, car un amour sincère élève souvent les cœurs les plus perdus à la hauteur des cœurs les plus purs...

«Quel est donc ce mystère? Qu'êtes-vous donc pour moi? demandez-vous encore.

«Écoutez... depuis que j'ai pu analyser mes impressions et me rendre compte du bien et du mal, j'ai haï votre femme.

«Je l'ai haïe, parce que depuis que je vis il n'y avait pas eu de jour, d'heure où je ne lui eusse été sacrifiée, où elle ne m'eût écrasée de ses avantages.

«Jamais l'envie, la jalousie, ne furent exaltées à ce point... Pour la frapper plus sûrement je voulus la frapper dans ce qu'elle avait de plus précieux au monde... Je résolus de vous enlever à elle, non parce que vous me plaisiez, il n'en était rien, mais parce qu'elle vous adorait.

«Quelques jours après cet entretien que Mathilde entendait à mon insu, j'ai eu avec elle une longue conversation; elle m'a accablée de reproches. Elle m'a menacée par ses mépris, et maintenant je dois dire par ses justes mépris; elle a exaspéré mes plus mauvais sentiments. Vous m'aviez donné un rendez-vous, j'ai hâté le moment d'assurer à la fois et ma vengeance et mon empire sur vous; car alors... Mais, non, non, vous ne saurez jamais quels odieux desseins je méditais... vous m'aimeriez trop, et je veux vous détacher de moi.

«Maintenant, souvenez-vous que le soir de ce jour de bonheur, sans lendemain, comme vous dites, mademoiselle de Maran a reçu des lettres de Paris, et que devant moi elle vous a appris toutes les abominables calomnies dont Mathilde était victime.

«Malgré les méchantes exagérations de mademoiselle de Maran, j'ai bien vite compris que la réputation de Mathilde était aux yeux du monde horriblement compromise. Le hasard m'apprit ainsi que cette femme, dont le bonheur m'exaspérait depuis mon enfance, était la plus malheureuse des créatures.

«Jusqu'alors elle avait vécu pour vous et pour la vertu; elle avait toujours été digne de tous les amours et de tous les respects... et sa bonne renommée était presque perdue... et vous la délaissiez pour moi, pour moi...

«C'était trop.

«Maintenant, qui m'a inspiré l'intérêt, la pitié qui a succédé tout à coup à la haine que je portais à Mathilde? Est-ce un noble et bon sentiment? Ne serait-ce pas plutôt la conviction que votre femme, étant à tout jamais malheureuse, ne peut plus être pour moi un sujet d'envie?... ou bien encore, ne serait-ce pas la connaissance parfaite que j'ai de votre caractère et de ce qu'il présage à Mathilde?... Oui, c'est plutôt cela qui m'a désarmée... Ma vengeance étant plus que satisfaite par l'avenir que vous ménagez à votre femme, votre amour me devient parfaitement inutile. Excusez-moi, mon cousin, de vous avoir séduit pour rien.

«En ce qui touche cette pauvre Mathilde, je ne puis malheureusement rien sur le passé; mais je puis pour l'avenir...

«Je suis une femme si singulière, que du moment où je me suis sentie apitoyée sur elle, j'aurais regardé comme un crime de lui donner le moindre motif de jalousie à votre égard.

«Voilà le pourquoi de ma froideur subite, voilà pourquoi vous devez absolument renoncer à l'espoir assez coquet de me changer de panthère en brebis, de partager mon ciel ou mon enfer. Mon Dieu! mon cher cousin, je ne suis ni une panthère, ni un ange, ni un démon; je ne pratique ni le ciel ni l'enfer... je suis tout simplement une pauvre femme qui ne vous aime pas, et je fais d'autant plus aisément le vœu de vous rendre à mon amie d'enfance, que ce sacrifice m'est fort agréable, de sorte que mon dévouement peut passer pour de l'égoïsme.

«Vous me permettrez donc de ne pas briser les liens qui m'unissent au meilleur homme du monde, afin d'aller cacher notre amour dans un pays lointain: il n'est pas besoin d'aller si loin pour cacher quelque chose qui n'existe pas... J'abdique aussi très-volontairement toute souveraineté sur votre âme; mille grâces de ce beau royaume que vous mettez si gracieusement à mes pieds. J'aime mieux vivre esclave à l'ombre protectrice d'une fraîche oasis que de régner sur un désert aride et desséché. N'oubliez pas surtout, je vous en conjure, de m'épargner ces preuves de dévouement, ces sacrifices inouïs dont vous me menacez et dont je suis très-indigne... Vous me gêneriez infiniment dans la secrète recherche que je veux faire de mon tyran futur, car je me sens destinée à éprouver pour je ne sais quel mystérieux idéal une passion aussi immuable, aussi fatale que celle que vous éprouvez pour moi.

«Où s'est jusqu'ici caché ce mystérieux et futur despote de tout mon être?... c'est ce que j'ignore... Mais ce qui est certain, c'est que votre sombre aspect l'effaroucherait.

«Ne comptez pas, je vous en conjure, sur votre intimité avec mon mari pour venir me voir à Paris, dans le cas où vous feriez la folie de m'y suivre.

«Pour expliquer à M. Sécherin mon brusque départ, je serai forcée de lui avouer que vous vous occupiez un peu trop de moi, et que pour la tranquillité de Mathilde et pour m'épargner votre obsession, j'ai jugé à propos de quitter Maran.

«Vous le voyez donc bien, vous seriez très-mal venu à vouloir faire le cousin auprès de nous.

«Restez avec Mathilde. Vous parlez de bon et de mauvais génie; si vous avez, je ne dirai pas quelque générosité, mais seulement l'instinct de votre conservation, vous reviendrez à elle. C'est elle qui sera votre bon ange.

«Si, malgré ma profonde indifférence pour vous, vous vous opiniâtrez à vous faire aimer de moi, je serai, sans le vouloir, votre mauvais démon.

«Vous m'aimez passionnément, je le crois; mais on a toujours raison d'une passion sans espoir... aussi, dans l'intérêt de Mathilde et dans l'intérêt de ma tranquillité (prenez, je vous prie, ce mot dans cette acception prosaïque: n'être pas importunée par un fâcheux), je m'efforce de vous convaincre de la vanité absolue de vos tentatives à venir.

«Toute ma crainte est que vous conserviez quelque espérance. Malgré votre apparente humilité, vous avez un fond d'amour-propre intraitable, d'autant plus dangereux que vous avez de quoi le justifier auprès de tous... excepté auprès de moi. C'est ce que vous ne croyez peut-être pas... On n'admet jamais les exceptions blessantes...

«Plutôt que de vous avouer que vous ne me plaisez pas, vous êtes capable de vous persuader que je romps avec vous d'une manière brusque et cynique pour échapper à un sentiment dont je redoute et dont je prévois l'empire... Homme trop dangereux!!! ah! mon cousin... mon cousin... si vous vous laissiez prendre à l'une de ces amorces, que votre orgueil révolté vous tendra certainement, vous seriez à jamais perdu.

«Plus je vous témoignerais de dédain et d'aversion, plus vous vous croiriez redoutable et redouté; selon cet axiome: Que l'on n'éloigne que les gens dangereux... comme si les ennuyeux n'étaient pas de ce nombre.

«Prenez garde... prenez garde... tous vos avantages alors ne vous sauveraient pas d'un ridicule ineffaçable; je serais impitoyable, car je prendrais en main la cause de Mathilde; je la vengerais en vous tourmentant, et pour la venger, je serais capable de feindre la pitié, de feindre d'être enfin touchée d'un si profond et si constant amour, de vous faire quelques fausses promesses, et de me jouer de vous de la manière la plus sanglante...

«Une fois pour toutes, défiez-vous de moi, dès que je vous paraîtrai éprouver à votre égard autre chose que la plus complète indifférence.

«Ainsi donc, mon cousin, oubliez-moi pour qui vaut mille fois mieux que moi. Revenez à Mathilde: c'est un cœur d'or, c'est une âme qui n'est ni de ce temps ni de ce monde.

«Maintenant que, par une bizarre contradiction, elle m'intéresse autant par son malheur qu'elle me révoltait par son bonheur, je puis le dire, c'est une de ces natures tellement excellentes, tellement riches, tellement portées à croire au bien et à nier le mal, parce qu'elles sont pétries de noblesse et de générosité, qu'il suffit de quelques semblants pour les rendre complétement heureuses.

«Incapables de croire au mensonge, ces pauvres âmes ont la confiance ingénue des enfants. Il faut si peu, si peu, pour exciter leur joie naïve et candide, qu'on serait un monstre de les affliger.

«Vous l'avez vu... depuis huit jours, par prudence, vous avez feint un retour à elle; comme sa charmante figure rayonnait de bonheur!... et puis elle est mère!... elle est mère!... monsieur... et vous avez eu le honteux courage de m'écrire: «L'état dans lequel se trouve ma femme l'empêchera de venir à Paris...»

«Tenez, monsieur de Lancry, je suis capable et coupable de bien des mauvaises actions, je ne sais pas ce que l'avenir me réserve de commettre encore; mais jamais, je le jure, je n'aurai à me reprocher l'équivalent de ces odieuses paroles.

«Décidément, vous êtes le plus ingrat, le plus égoïste, le plus insensible des hommes, car la passion vous déprave... au lieu de vous ennoblir! C'est d'ailleurs naturel, une passion dépravée ne peut élever le cœur...

«Gardez-vous encore de votre vanité, qui vous dira peut-être que Lovelace et don Juan ne valaient pas mieux que vous, et que mon reproche signifie adorable scélérat...

«Vous vous tromperiez singulièrement: moi qui suis un don Juan femelle, je sais ce que vaut le don-juanisme; j'ai même honte de voir les passions que j'inspire se traduire par de si mauvais instincts: comme le sorcier du conte allemand, je recule épouvantée du monstre que j'ai produit, et qui vient à grands cris me demander d'être sa compagne.

«Oubliez-moi donc, mon cousin; encore une fois, si vous vous opiniâtrez dans votre fol amour, je vous prédis la plus malheureuse fin du monde, et vous me ferez croire à ces rémunérations et à ces punitions divines dont parlait toujours mon insupportable belle-mère.

«A un coupable tel que vous il fallait une punition telle que moi: seulement, comme ce rôle de vengeance divine est un peu sérieux pour mon âge, je vous saurais un gré infini de me l'éviter en vous amendant et en devenant le plus honnête et le plus fidèle des maris, ce qui veut dire le plus heureux et le plus adoré des hommes, puisque Mathilde est votre femme.

«Adieu, adieu, et pour toujours adieu... Souvenez-vous surtout qu'il ne s'est jamais agi d'amour entre nous, mais d'une infâme trahison envers la plus noble des femmes. Vous avez été mon complice, jamais mon amant


CHAPITRE XIV.

MONSIEUR SÉCHERIN A URSULE.

Lorsque madame Sécherin vit à notre abattement que moi et Gontran nous avions lu les deux lettres qu'elle nous avait remises, elle lut cette lettre de son fils à Ursule d'une voix lente, et comme pour faire durer le supplice de ma cousine plus longtemps.

«Je ne vous reverrai de ma vie, Ursule... Je vous méprise encore plus que je ne vous hais. Dieu m'a puni de n'avoir pas écouté les conseils de ma pauvre mère; elle me reste, elle, elle me reste, et avec elle je ne regrette rien; je remercie au contraire le ciel de m'avoir délivré d'un monstre de perfidie et de corruption tel que vous; je me maudis quand je pense que, pour vous, pour vous, mon Dieu! j'ai pu affliger, presque abandonner la meilleure des mères... Allez... ma tendresse la dédommagera des chagrins que je lui ai causés; elle me pardonnera, elle m'a pardonné: lorsqu'une femme aussi dangereuse et aussi abominable que vous entre dans une famille, il faut bien s'attendre à tout... Je vais vous apprendre une chose qui vous fera de la peine, j'en suis sûr, celle-là: le jour même où, par la volonté divine, le ciel a voulu que je reçusse cette lettre qui montre la noirceur de votre âme... je venais de faire rédiger l'acte qui vous assurait toute ma fortune après moi... Vous qui aimez tant le luxe, vous allez être pauvre... tant mieux, tant mieux, c'est le seul chagrin qui puisse vous atteindre... Les soixante mille francs de votre dot sont dès aujourd'hui déposés à Paris chez un notaire. Votre père vous chassera aussi de sa présence, lui; car je lui ai envoyé une copie de votre abominable lettre. Enfin, pour vous porter un dernier coup qui vous sera plus sensible encore que les autres, je vous préviens que je ne souffre aucunement de vos infamies; entendez-vous, je n'en souffre pas... Non, non, cela est si odieux que je ne ressens que de l'horreur pour vous, et je me trouve heureux... oh! bien heureux d'être à jamais séparé de vous; ma bonne et excellente mère vous le dira... ce sera votre dernier châtiment.

«Sécherin

Après avoir lu cette lettre, madame Sécherin attacha sur Ursule un regard implacable.

Celle-ci sortit enfin de l'état de stupeur dans lequel elle était plongée depuis le commencement de cette scène.

Elle se leva impérieuse, altière, le regard assuré, le sourire amer et dédaigneux; elle dit à madame Sécherin:

—Vous triomphez, n'est-ce pas? femme aveugle et insensée! vous vous réjouissez, tandis que le cœur de votre fils est mortellement blessé!

—A cette heure il ne pense même plus à vous,—dit madame Sécherin;—il vous l'écrit, et cela est vrai, Dieu merci!

—Mais moi je ne crois pas aux termes de cette lettre,—reprit Ursule;—un homme comme lui ne peut pas oublier une femme comme moi. Sachez que si je le voulais, entendez-vous à votre tour, que si je le voulais, demain il serait encore à mes pieds, me demandant à mains jointes de revenir à lui... mais je ne le veux pas. La destinée m'accable au moment même où je cédais à un sentiment si généreux qu'il en était fou, au moment où j'avais pitié de la femme que j'avais haïe, outragée, au moment où je tâchais de réparer le mal que j'avais fait... Eh bien! seule je lutterai contre la destinée; un jour viendra, et il n'est pas loin, où, dans son désespoir de m'avoir perdue, votre fils vous maudira de ne l'avoir pas engagé à me pardonner.

—L'entendez-vous, la malheureuse?—s'écria madame Sécherin en joignant les mains avec horreur.—Vous regretter, vous! Voyez... voyez... l'infernal orgueil!

Ursule haussa les épaules avec une expression de pitié.

—Vous ne savez donc pas ce que j'étais, ce que j'aurais été pour lui, car il était simple, bon, dévoué, et je m'amusais à le rendre heureux comme on s'amuse de la joie d'un enfant... Vous l'avez entendu vous-même vous dire si son bonheur était grand, si je n'étais pas tout pour lui! Vous vous réjouissez sans songer qu'il pleurera... qu'il pleure peut-être avec des larmes de sang un passé qui sera toujours pour lui un rêve, l'idéal de la félicité humaine... Aveuglé sur mes défauts par son amour, sur ma conduite par sa confiance, sa vie se fût écoulée paisible et heureuse... elle se passera dans la désolation!... Allons, vous devez être satisfaite: me voici pauvre, abandonnée de tous, même de mon père; vous voici vengée, Mathilde, et vous aussi, monsieur,—dit Ursule en s'adressant à Gontran.—Vous, Mathilde, dont j'ai trahi l'amitié; Vous, monsieur, dont j'ai raillé l'amour... A votre triomphe il manque pourtant une chose... c'est de me voir anéantie, écrasée, sous les coups d'une fatalité inouïe; mais je ne vous donnerai pas cette joie. J'ai de la volonté, j'ai de l'énergie: je me trouvais dans un de ces moments qui peuvent décider de l'avenir de toute la vie... un premier bon sentiment en eût peut-être amené un second... Le sort ne l'a pas voulu... Eh bien! j'ai dix-huit ans, j'ai un caractère de fer, un esprit souple, je suis belle et hardie, que Dieu ait pitié de moi!—dit Ursule en terminant par ce sarcasme impie.

Madame Sécherin restait muette, effrayée, devant cette femme audacieuse.

Gontran la regardait avec une angoisse mêlée d'admiration...

Tout à coup mademoiselle de Maran se leva, feignit de s'essuyer les yeux et s'écria:

—Eh bien! non, non, il ne sera pas dit que je resterai insensible, moi, aux tourments de cette pauvre chère enfant; je suis tout émue de son angélique résignation: il est impossible d'avouer ses torts avec plus de candeur et d'être mieux disposée à la contrition et au repentir... Tenez... votre dureté à tous me révolte... Je l'emmènerai à Paris avec moi, et chez moi, cette chère petite, et cela aujourd'hui même, car elle ne peut pas rester ici un jour de plus... Elle vous gâterait, honnêtes gens que voue êtes!

—Vous osez la soutenir...—s'écria madame Sécherin avec indignation;—vous osez lui offrir un asile...

—Et pourquoi non, s'il vous plaît? Est-ce que je donne, moi, dans vos lamentations de Jérémie sur la désolation de l'abomination! Dirait-on pas qu'il s'agit du sort de la chrétienté ou que le monde est menacé d'une fin prochaine, parce que monsieur votre fils a eu un inconvénient dans son ménage! Est-ce que c'est une raison pour venir crier comme une orfraie après cette pauvre Ursule, et l'accabler sans pitié?... Pour vous qui vous piquez de religion... ça n'est guère charitable, ma bonne dame...

Madame Sécherin leva les yeux au ciel, et dit d'une voix grave et solennelle:

—Seigneur mon Dieu! ayez pitié de cette femme; sa tombe est ouverte, sa fin est proche, et elle blasphème.—Puis elle ajouta d'une voix imposante et avec tant d'autorité que mademoiselle de Maran resta un moment atterrée:—Vous soutenez le vice, vous insultez aux larmes des honnêtes gens, vous reniez Dieu. Mais patience, au lit de mort vous aurez une affreuse agonie en pensant au mal que vous avez fait et aux peines qui vous attendent... Vous êtes si méchante et si impie, que vous ne trouverez pas un prêtre qui veuille prier pour votre âme...

Après un moment de silence, mademoiselle de Maran s'écria en riant de son rire aigu:

—Ah! ah! ah!... est-elle donc drôle avec ses excommunications? Ah çà! apparemment que vous êtes aussi du dernier mieux avec les foudres du Vatican, ma chère dame? Tout à l'heure c'était avec le ciel et la Providence que vous maniganciez... Dites donc: sans reproche, vous me paraissez joliment banale, pour ne pas dire un peu coureuse, à l'endroit des choses de là-haut... Mais rassurez-vous, j'aurai toujours un bon petit quart d'heure pour me repentir et un petit écu pour me faire dire une messe quand viendra le moment de songer à mon salut....

. . . . . . . . . .

Le soir même, mademoiselle de Maran partit pour Paris avec Ursule.

Madame Sécherin alla rejoindre son fils.

Gontran et moi, nous restâmes seuls à Maran.


CHAPITRE XV.

LES DEUX ÉPOUX.

Je restai deux jours sans revoir M. de Lancry.

L'arrivée et le départ de madame Sécherin ayant fait supposer à nos gens que quelque grave discussion intérieure avait eu lieu entre moi et mon mari, ils avaient cru de leur devoir d'augmenter encore de silence et de réserve dans leur service; ils ne parlaient entre eux qu'à voix basse... On eût dit que quelqu'un se mourait dans la maison... Il est impossible de peindre l'aspect sinistre de ce grand château muet, sombre et désert, dont j'habitais une aile et Gontran une autre.

J'avais voulu être seule pour me préparer à l'entretien que je devais avoir avec mon mari.

Pendant ces deux jours, par un phénomène moral que je suis encore à m'expliquer, une révolution profonde, complète, se fit subitement en moi.

Il était de mon devoir de parler à mon mari avec la plus entière franchise.

Cet événement fut le plus important de ma vie; son retentissement durera jusqu'à mon dernier jour.

Les moindres détails de cette entrevue sont encore gravés dans ma mémoire.

C'était un dimanche. Après avoir entendu une messe basse à l'église du village et être restée longtemps à prier, je revins chez moi.

Le temps était gris et lugubre; au moment où je rentrais au château, la neige commençait à tomber.

Dix heures sonnèrent à la pendule de mon parloir.

C'était un petit salon très-simple, où je me tenais d'habitude; ses deux croisées s'ouvraient sur le parc. A droite et à gauche du la cheminée étaient les portraits de mon père et de ma mère; sur ma table à écrire, un médaillon de Gontran peint en miniature.

A propos de cette miniature, je dois dire ici ce que je sus plus tard: c'est qu'elle avait été rendue à mon mari par madame de Richeville.

Donner à sa femme un portrait fait autrefois pour une maîtresse, c'est une de ces indignités naïves qu'un homme se permet, sans même se douter de ce qu'il y a d'odieux et d'insultant dans un pareil procédé.

A coté de ma table de travail, une petite bibliothèque de bois de rose renfermait mes livres de prédilection; enfin entre les deux fenêtres était mon piano.

En passant devant une glace, je me regardai: j'étais horriblement pâle et maigre; mes pommettes, déjà un peu saillantes et légèrement pourprées, témoignaient de la fièvre dont j'étais brûlée depuis deux jours; mon regard était très-brillant, très-animé; mais j'avais les lèvres violettes et les mains glacées.

J'étais habillée de noir, mes cheveux lissés en bandeaux, car je n'avais pas songé à les faire boucler.

Je contemplais avec une sorte de joie sombre le ravage que les chagrins avaient imprimé à mes traits, et je me comparais à Ursule, toujours si fraîche et si rose.

Dix heures et demie sonnèrent à l'antique horloge du château; mon mari entra chez moi.

Lui aussi, depuis deux jours, avait cruellement changé; il était d'une pâleur extrême. Les veilles, les pleurs... peut-être, avaient rougi ses yeux; il semblait accablé; sa physionomie était presque farouche.

—Je ne chercherai pas à le nier,—me dit-il brusquement,—les torts que j'ai envers vous sont très-grands; vous devez me détester...; soit, détestez-moi.

—Je vous prie de m'entendre, Gontran. Notre position fera fixée aujourd'hui. Je dois vous dire avec la plus entière franchise le résultat de mes réflexions et ma résolution inébranlable...

—Je vous écoute...

—Pendant ces deux jours que je viens de passer seule, je ne sais par quel étrange mirage de ma pensée, tous les événements qui ont eu lieu depuis que je vous connais me sont apparus pour ainsi dire en un seul moment; j'ai pu en saisir à la fois et l'ensemble et les détails: je les ai jugés avec une sûreté, avec une hauteur de vue dont j'ai été moi-même étonnée. En contemplant ainsi les jours d'autrefois, j'ai reconnu, sans fol orgueil, que mon dévouement envers vous n'avait jamais failli, que j'avais fait des prodiges de tendresse pour conserver mon amour intact et pur malgré vos dédains. Excepté quelques plaintes rares que m'arrachait une douleur intolérable, j'ai toujours souffert avec résignation: à votre moindre velléité de tendresse, vite j'essuyais mes larmes, je venais à vous le sourire aux lèvres, et je renaissais encore à des espérances de bonheur tant de fois trompées.

—Cela est vrai... mais il n'est pas généreux à vous de mettre à cette heure en présence et mes torts et vos vertus,—dit Gontran avec amertume.

—Si je vous parle ainsi, Gontran, ce n'est pas pour me louer d'avoir toujours agi de la sorte, mais pour m'en blâmer.

—Comment, vous regrettez?...

—Je regrette d'avoir fait justement ce qu'il fallait pour être malheureuse sans vous rendre heureux. Peut-être même eussiez-vous été moins cruel pour moi... si je m'étais conduite autrement.

—Que voulez-vous dire?

—Cela vous semble étrange... mais le résultat de mes réflexions a été presque de m'accuser et de vous absoudre.

—M'absoudre... moi!

—Vous absoudre, vous... Je ne m'abuse plus, Gontran: je n'ai jamais été pour vous une noble compagne, ayant la conscience de sa dignité et un caractère assez ferme pour se faire respecter; j'ai été votre lâche esclave, et je n'ai eu que les qualités négatives de l'esclave, la soumission aveugle, la résignation stupide, la patience inerte. En me voyant ainsi, vous avez dû me traiter comme vous m'avez traitée et n'avoir pour moi ni merci ni pitié.

—Je ne sais dans quel but vous voulez m'innocenter ainsi?—dit Gontran en me regardant avec défiance.

—Je pourrais vous dire que c'est pour vous rendre moins cruel l'aveu qui me reste à vous faire; mais je mentirais. Si je ne désire pas vous blesser sans raison, je m'inquiète assez peu maintenant que vous souffriez ou non de ce que je dois vous dire.

Mon mari parut frappé de mon expression de froideur insouciante.

—Votre langage est nouveau pour moi, Mathilde.

—Il doit être aussi nouveau que le sentiment qui le dicte... aussi nouveau que l'aveu que je vais vous faire.

—Mais, de grâce, expliquez-vous.

—Après ce long coup d'œil jeté sur le passé, j'ai fait encore une découverte... une découverte affreuse, je vous le jure: c'est que mes chagrins, pourtant si vrais, si douloureux, étaient à peine dignes d'intérêt... c'est que mes lamentations continuelles étaient plus fastidieuses que touchantes; c'est que mes larmes éternelles avaient dû avec raison vous impatienter, vous exaspérer, mais rarement vous apitoyer.

—Raillez-vous, Mathilde? La raillerie serait cruelle.

Je pris mon mari par la main, je le menai devant la glace, et là, lui montrant mon visage flétri, je lui dis:

—Pour que je sois ainsi changée, il m'a fallu bien souffrir, n'est-ce pas, Gontran? Eh bien! jugez donc ce que j'ai ressenti lorsque la raison m'a forcée d'avouer que mes chagrins étaient à peine dignes de pitié, lorsque je me suis dit... «Demain je les raconterais à un juge impartial, qu'il aurait le droit de me dire:—C'est votre faute...» Hé bien! croyez-vous qu'en face d'une telle conviction, j'aie le courage de railler, Gontran?...

—Vous avez cette conviction, Mathilde?

—Oui, je l'ai... Oui, demain le monde saurait une à une les tortures que j'ai endurées, qu'il dirait en haussant les épaules avec mépris: «La stupide... l'ennuyeuse créature! avec ses plaintes et ses gémissements continuels! Elle n'a que ce qu'elle mérite. On ne peut donc pas être honnête femme et malheureuse sans être insupportable! Après tout, son caractère à la fois si faible, si lamentable et si susceptible, ferait presque excuser la dureté de son mari. Certes, Ursule est bien perfide, bien effrontée, bien corrompue; eh bien! l'on comprend que M. de Lancry la préfère mille fois à Mathilde: car, au moins, Ursule a du charme, du piquant; on trouve en elle de ces alternatives de bien et de mal qui tiennent, pour ainsi dire, toujours l'esprit et le cœur en éveil. Mathilde, au contraire, est une perpétuelle résignation larmoyante et monotone. Elle a toutes les vertus, soit; personne ne songe à les lui nier... mais elle ne sait guère rendre la vertu aimable. En un mot, c'est une femme qui a le plus grand tort de tous: celui d'aimer et de ne pas savoir se faire aimer.» Voilà ce que le monde dirait, Gontran... voilà ce qu'il aurait le droit de dire, à son point de vue, à lui... Quelques âmes compatissantes me plaindraient peut-être, en songeant que ma vie auprès de vous a pu se résumer ainsi: «Aimer noblement... souffrir et se résigner...» Oui, ceux-là me plaindraient peut-être; mais ils ne feraient que me plaindre... et entre la pitié et la sympathie il y a un abîme!

—Quel langage, Mathilde!...

—Hé bien, encore une fois, croyez-vous que je raille, Gontran, lorsque je vous dis qu'après tant de larmes versées il ne me reste pas même la consolation de me croire digne d'intérêt?

—Et qui a pu, mon Dieu! vous donner une si fatale conviction?—s'écria Gontran.

—La raison... la froide et inflexible raison; mais il faut que le cœur soit bien vide, bien désert, pour que cette voix sévère puisse y retentir!...

—Que dites-vous?... votre cœur!...

—Mon cœur est vide et désert depuis que je ne vous aime plus, Gontran... et seulement depuis que je ne vous aime plus, j'ai pu juger ma conduite et la vôtre avec impartialité.

—Vous ne m'aimez plus!—s'écria-t-il.

—Non... c'est ce qui fait que je vois tout avec désintéressement; c'est ce qui fait que je ne crains pas de vous affliger en vous parlant ainsi... On m'eût dit que l'amour immense que je ressentais pour vous... que cet amour, qui avait résisté à de si rudes épreuves, diminuerait un jour, que j'aurais crié au blasphème!... et pourtant... il s'est éteint.

—Mathilde... Mathilde!...

—Il s'est complétement éteint pendant le peu d'instants que j'ai mis à lire la lettre que vous écriviez à Ursule... Je ne vous fais pas de reproches, Gontran; je n'ai plus le droit de vous en faire... vous perdez un cœur tel que le mien... je le dis sans vanité, vous êtes assez puni... je n'ai ni à espérer ni à craindre que maintenant mes sentiments pour vous changent de nature. Je me connais assez pour voir que, malheureusement, je ne dois rien éprouver à demi: la sagesse eut été peut-être de vous aimer moins violemment et de ne pas vous désaimer si vite, je le sais; mais je suis ainsi. On ne peut rien contre la désaffection: je ne l'explique pas, je la ressens. Sans doute, mon amour pour vous était depuis longtemps et à mon insu miné par mes larmes, il a suffi d'une violente secousse pour le déraciner tout à fait: votre lettre à Ursule m'a invinciblement prouvé que tout espoir était à jamais perdu pour moi; mon amour a dû se briser, se perdre contre une impossibilité. Tout ce que je sais, c'est qu'à mesure que je lisais cette lettre, un refroidissement lent mais profond, mais presque physique, paralysait mon cœur. Une comparaison vous rendra ce que j'éprouvais: ce n'était pas une tourmente impétueuse qui confondait, qui heurtait en moi les passions les plus contraires, comme l'orage courbe, ébranle tout dans son tourbillon; non, non... au moins, l'orage passé, si tout a cruellement souffert, tout n'est pas détruit; ce que j'éprouvais, c'était un envahissement sourd, croissant; peu à peu il glaçait et anéantissait mon amour... comme ces muettes inondations qui montent, montent, jusqu'à ce qu'elles aient tout englouti sous leur effrayant niveau et qu'elles n'offrent plus à l'œil épouvanté qu'une immensité déserte, silencieuse, où rien... rien n'a surnagé.

D'abord stupéfait, mon mari me répondit avec un dépit concentré:

—La soudaineté même de votre désenchantement à mon égard vous prouve qu'il n'est pas sincère; sans doute, j'ai des torts... j'ai de grands torts envers vous, mais je ne mérite pas un traitement pareil.

—Il arrive ce qui devait arriver, Gontran; je m'y attendais, votre amour-propre se révolte à cette pensée: que je ne puis plus vous aimer... que je ne vous aime plus... Je conçois même que la soudaineté de mon désenchantement, comme vous dites, puisse entretenir votre illusion à cet égard... mais vous vous trompez, jamais je ne me suis égarée sur mes impressions.

Mon mari haussa les épaules.

—Vous croyiez aussi toujours m'aimer, vous l'avez dit vous-même, et vous voyez bien qu'en ce moment vous croyez votre amour éteint; il en sera de même de votre ressentiment, il aura son terme...—ajouta-t-il avec une confiance imperturbable.

—Votre comparaison n'est pas juste, Gontran; je vous aurais toujours aimé, j'en suis sûre, si vous n'aviez pas tout fait pour tuer cet amour. Je vous dirai avec la même franchise que maintenant vous feriez tout au monde pour vaincre ma profonde indifférence, que vous n'y réussiriez pas.

—Mais enfin ce ne sont que des étourderies, ce n'est qu'une infidélité, et il n'y a pas une femme qui, après son premier mouvement de vanité blessée, ne pardonne une telle faute.

—Je ne dis pas non, je ne prétends pas que toutes les femmes pensent ou doivent penser comme moi... J'ai tort sans doute, c'est un malheur de ma destinée d'être toujours accusée, ou c'est plutôt un vice de mon caractère d'être toujours exagéré.

—Mais, encore une fois, si c'est seulement la lettre que j'ai écrite à votre cousine qui cause votre éloignement pour moi, il n'est pas fondé.

—Je ne veux pas récriminer sur le passé, Gontran; seulement, puisque vous parlez de cette lettre, rappelez-vous-en les termes, et vous reconnaîtrez qu'il n'y avait pas une de ses expressions qui ne dût porter un coup mortel aux espérances les plus opiniâtres. Vous m'avez incurablement blessée comme femme, comme épouse et comme mère. Ce n'est pas tout: cette passion, au nom de laquelle vous m'avez sacrifiée sans hésitation, sans pitié, a été, est et sera la seule véritable passion de votre vie... Vous verrez que mes prévisions se réaliseront. Je l'avoue sans fausse humilité ou plutôt avec orgueil, je n'ai rien de ce qu'il faut pour lutter avec avantage contre Ursule, si, malgré ses promesses, elle veut continuer de vous séduire; je n'ai non plus maintenant aucune compensation de cœur à vous offrir, si elle continue à vous dédaigner. Ce n'est pas tout encore, vous me pardonnerez ma franchise, il m'en coûte de vous parler ainsi: tant que je vous ai aimé, je me suis tellement aveuglée sur certaines circonstances de votre vie, que, ne pouvant les excuser, j'avais fini par me persuader que j'avais été aussi coupable que vous; maintenant mes illusions sont dissipées, votre conduite m'apparaît dans son véritable jour, et, en admettant que j'oublie jamais vos torts, vos infidélités, comme vous dites, il me serait impossible d'aimer un homme... que je ne pourrais plus estimer.

—Mathilde! que signifie?...

—Avant mon mariage, avant que j'eusse subi la fascination de la passion la plus folle, j'aurais su ce que j'ai su depuis... que je ne vous aurais pas épousé.

—Mais, encore une fois, madame, que savez-vous donc qui puisse vous empêcher de m'estimer? car je ne suppose pas qu'on soit un malhonnête homme par cela même qu'on éprouve un amour insurmontable pour une femme qui en est indigne... en admettant que ce que vous dites soit vrai.

Après une dernière hésitation, je racontai à Gontran toute la scène de la maison isolée de M. Lugarto, et de quelle manière M. de Mortagne et M. de Rochegune avaient forcé cet homme à restituer le faux que Gontran avait commis.

Mon mari fut atterré.

Pendant ce court récit, il ne me dit pas un mot.

Aux termes où j'en étais avec lui, je n'avais plus de scrupules à conserver; il ne pouvait plus y avoir de tels secrets, de tels ménagements entre nous, je tenais à établir franchement ma position envers mon mari.

Si je voulais être généreuse plus tard, je ne voulais pas être dupe.

Aux sombres regards qu'il me jeta de temps à autre en marchant avec agitation dans la chambre, je vis que, selon les prévisions de M. de Mortagne, mon mari ne me pardonnerait jamais d'être instruite de cette fatale action.

Après avoir marché quelques moments avec agitation, Gontran s'assit dans un fauteuil et cacha sa tête dans ses mains.

Il me fit pitié.

—Je ne vous aime plus d'amour,—lui dis-je;—vous avez commis une action coupable, mais je n'en porte pas moins votre nom. Vous êtes le père de mon enfant, c'est assez vous dire que si vous avez à jamais perdu un cœur brûlant du plus saint amour, il vous reste aux yeux du monde une femme; et cette femme ne manquera jamais aux devoirs que sa position lui impose envers vous. En apparence, rien ne sera donc changé dans nos relations; sans les calomnies dont nous sommes victimes, je vous aurais demandé une séparation amiable; mais, quoi qu'en dise mademoiselle de Maran, nous ne pourrions, je le crois, que perdre tous deux à cet éclat. Il sera donc convenable que nous vivions encore quelque temps ainsi que nous vivons; plus tard, nous agirons selon les circonstances.

—Soit,—dit brusquement Gontran.—Je ne chercherai pas à vous faire revenir de vos préventions; désormais nous vivrons sépares, et je vous débarrasserai au plus lot de mon odieuse présence... Vous n'oubliez pas le mal que l'on vous fait... vous avez raison.

—Je vous assure que maintenant je l'ai complétement oublié; je pourrais me venger que je ne me vengerais pas. L'effet subsiste, les causes me sont maintenant indifférentes.

Après un moment de silence, Gontran s'écria:

—Mais non, non, c'est impossible, tant de froideur ne peut avoir succédé à tant de dévouement, vous ne pouvez me traiter avec tant de cruauté!... surtout dans un moment...

—Où vous avez besoin de consolation, peut-être?...—dis-je à Gontran;—aussi je vous assure que ce n'est pas la jalousie qui m'empêcherait de vous plaindre, mais le respect humain; je vois trop que l'amour que vous ressentez vous sera fatal pour ne pas en être épouvantée: tout ce qui vous arrivera de malheureux ne me trouvera jamais insensible...

—Après tout,—s'écria Gontran en se levant brusquement,—je suis bien fou de m'affecter! Comme vous le dites, madame, notre position est parfaitement tranchée; vous ne m'aimez plus d'amour, soit: on vit parfaitement bien en ménage sans amour. Ma présence vous est importune, je vous l'épargnerai: vous vivrez de votre côté, moi du mien; je ne m'oppose pas le moins du monde à vos projets.

—Gontran, seulement il est un point très-délicat qui me reste à aborder; je désire que les deux tiers de ma fortune soient placés de manière à ce que l'avenir de notre enfant soit assuré.

—Ce soin me regarde, madame, j'y veillerai.

—Je crois devoir vous prévenir qu'ignorant complétement les affaires, et désirant que celle-là soit faite le plus régulièrement possible, je prendrai les conseils de M. de Mortagne.

—Je n'aurai jamais aucune relation avec cet homme, madame.

—Je ne vous le demande pas non plus. Vous aurez la bonté de me fournir la preuve que mes intentions seront exécutées. Si M. de Mortagne trouve cette pièce en règle et suffisante, je ne vous demande rien de plus.

—Tout ceci, madame, ne peut se faire comme vous le désirez. Le sort de notre enfant m'intéresse autant que vous: c'est à moi, à moi seul d'y pourvoir; et je ferai pour cela ce qui sera nécessaire sans que vous exerciez votre contrôle sur des affaires qui me regardent exclusivement.

—Vous ne voulez pas me donner de garantie certaine pour ce que je vous demande, Gontran?

—Non, madame.

—Je dois alors vous prévenir que j'emploierai tous les moyens possibles pour y parvenir.

—Faites, madame, vous êtes libre.

Telle fut l'issue de cet entretien avec mon mari.


CHAPITRE XVI.

DÉSESPOIR D'AMOUR.

Quelques jours après cet entretien, M. de Lancry envoya à Paris son valet de chambre, en qui il avait toute confiance.

Depuis le départ de cet homme, mon mari reçut presque chaque jour une lettre de lui.

J'attendais avec autant d'impatience que d'inquiétude la réponse de M. de Mortagne.

C'était la seconde fois que je lui écrivais. Je ne comprenais pas son silence.

Ma vie continuait de se passer triste et morne. Quelquefois je m'étonnais de ce que l'indifférence avait si subitement remplacé l'amour; cela était pourtant naturel.

Les sentiments violents et profonds ne peuvent passer par les pâles transitions d'un refroidissement successif.

Ils vivent toujours, ou ils s'éteignent comme ils sont venus... subitement, après avoir résisté longtemps, vaillamment, aux atteintes les plus cruelles.

Oui, ces sentiments tombent et meurent tout à coup, comme le guerrier qui s'aperçoit seulement en expirant qu'il est criblé de blessures et qu'il a perdu tout son sang dans le combat.

Une chose encore me surprenait et je ne savais si je devais en être fière ou honteuse... Cette désaffection me glaçait le cœur; mais bien des circonstances de ma vie m'avaient été plus douloureuses.

Était-ce du courage? était-ce de la résignation? était-ce de l'indifférence?

Je surpris bientôt le secret de ma conduite.

Je me consolais de ne plus aimer M. de Lancry, en songeant que toutes les puissances de mon âme seraient désormais concentrées sur un seul être. Mon cœur me trompait-il encore? n'était-ce pas continuer d'aimer Gontran que d'idolâtrer son enfant?

Je ne pouvais donc pas m'abuser: l'amour maternel remplissait mon cœur tout entier, seul il causait ma fermeté. Car lorsque, par malheur, je songeais que la divine espérance dont le ciel m'avait douée n'était qu'une espérance, lorsque je me demandais quel serait le vide de mon cœur si elle m'était ravie... oh! alors j'étais saisie de vertige et je détournais ma vue de ce ténébreux abîme pour la reporter vers le radieux avenir qui seul m'attachait à la vie....

. . . . . . . . . .

L'hiver était arrivé avec ses sombres froids, ses tristes brouillards, ses longues soirées, que la douce intimité du foyer domestique n'abrégeait pas.

A déjeuner, à dîner, j'échangeais quelques rares paroles avec Gontran; puis il rentrait chez lui, moi chez moi.

Ses habitudes étaient complétement changées.

Il ne chassait plus; mais, malgré la rigueur de la saison, presque chaque jour il sortait à pied dans la forêt: il y passait de longues heures, revenait avec une scrupuleuse exactitude pour l'heure de la poste, puis il repartait et ne rentrait quelquefois qu'à la nuit noire.

D'autres fois il restait deux ou trois jours renfermé chez lui; il s'y faisait servir et n'en sortait pas.

Ses traits commençaient à s'altérer d'une manière effrayante; ses joues creuses, ses yeux caves, le sourire nerveux qui contractait ses lèvres, donnaient à sa physionomie une expression de douleur, de chagrin, d'abattement, que je ne lui avais jamais vue.

A l'heure de la poste il ne pouvait vaincre son anxiété; il allait lui-même au-devant du messager. Un jour, de l'une de mes fenêtres, je le vis recevoir une lettre, la regarder quelque temps avec crainte, comme s'il eût redouté de l'ouvrir, puis la lire avidement, et ensuite la déchirer et la fouler aux pieds avec rage.

Par deux fois il fit faire tous les préparatifs de son départ, et il le suspendit.

Un soir j'étais dans mon parloir avec Blondeau à ouvrir une caisse de robes d'enfant que j'avais fait venir d'Angleterre; tout à coup Gontran, pâle, défait, presque égaré, entra en s'écriant avec un accent déchirant:—Mathilde... je ne puis plus longtemps...—Mais, voyant Blondeau, il s'interrompit et disparut.

Je le cherchai; il était renfermé chez lui; je restai longtemps à sa porte sans qu'il voulût m'ouvrir.

Un autre jour, il quitta les vêtements négligés qu'il portait, s'habilla avec la plus grande élégance, entra chez moi, et me dit d'un air égaré:

—Franchement, comment me trouvez-vous? suis-je très-changé? En un mot, ne suis-je plus capable de plaire? ou suis-je encore aussi bien que j'étais autrefois?

Je le regardai avec surprise... Il s'écria violemment en frappant du pied:—Je vous demande si je suis très-changé; m'entendez-vous?

A mon étonnement avait succédé la frayeur, tant cette question et l'air dont il la faisait me semblaient insensés. Je ne savais que lui répondre. Il sortit en fureur, après avoir brisé une coupe de porcelaine de Chine qui se trouvait sur une table.

Enfin, l'avouerai-je! Blondeau sut par notre maître d'hôtel que M. de Lancry s'enivrait quelquefois le soir avec des liqueurs fortes qu'il se faisait porter chez lui.

Je ne pouvais plus en douter, ces excès, ces emportements, les bizarreries de Gontran, me prouvaient qu'il ressentait les violentes agitations d'une passion désespérée, et qu'il voulait quelquefois chercher dans l'ivresse l'oubli de ses peines.

La pitié qu'il m'inspira me fit croire que tout amour était à jamais éteint dans mon cœur. J'étais navrée de le voir si malheureux; j'accusais amèrement Ursule, mais je ne ressentais plus de jalousie contre elle.

A mon grand regret, je sentais que je ne pouvais rien pour Gontran et que mes consolations devaient être stériles. Je ne voulais ni n'osais d'ailleurs aborder un pareil sujet avec lui, j'attendis donc une occasion favorable.

Un jour, le courrier étant arrivé un peu plus tôt que de coutume, on apporta les lettres de mon mari dans la bibliothèque, où je le trouvai en allant chercher un livre.

Il rompit le cachet avec émotion, lut, pâlit, laissa tomber la lettre, et se cacha le front dans ses deux mains.

Je m'approchai de lui tout émue.

—Gontran,—lui dis-je,—vous souffrez...

Il tressaillit, releva vivement sa tête...

Il pleurait!...

Sa figure flétrie exprimait un désespoir profond.

—Eh bien! oui... je souffre,—me dit-il avec amertume;—que vous importe?

—Écoutez-moi, mon ami,—lui dis-je en prenant sa main brûlante et amaigrie; il est des chagrins dont je puis maintenant vous plaindre...

—Vous? vous?

—Oui, par cela même que je n'ai plus pour vous d'amour, je puis... je dois vous apporter les consolations d'une amie... Vous souffrez... je n'ai pas besoin de vous demander la cause du changement que j'ai remarqué en vous depuis quelque temps.

—Eh bien! oui...—s'écria-t-il hors de lui;—pourquoi me contraindrais-je avec vous maintenant? Oui, je l'aime avec passion; oui, je l'aime comme un enfant, comme un insensé... oui, je l'aime comme personne n'a jamais aimé... et pourtant ses dédains sont impitoyables. C'est à cause de moi qu'elle est perdue... et elle ne veut pas même que je me fasse un droit du malheur que je lui ai causé... Car, enfin, il est maintenant de mon honneur de la protéger... et... mais, tenez: pardon... pardon... c'est à vous... à vous, mon Dieu... que je dis cela!

—Et vous pouvez me le dire, Gontran; vous ne m'apprenez rien là de nouveau, je ne puis plus avoir de doute sur la passion qui vous désole... fatale... fatale passion qui m'a déjà coûté mon bonheur, et qui ne vous cause que des chagrins!

—Oh! oui, fatale, bien fatale! Vous ne savez pas ce qu'elle m'a aussi coûté de larmes, de désespoirs cachés, d'accès de rage impuissante, de résolutions folles ou criminelles!... Vous ne savez pas les ignobles étourdissements que j'ai demandés à l'ivresse... Oh! cette femme infernale savait bien quel amour elle me jetait au cœur!... Infâme et horrible amour... auquel je vous ai déjà sacrifiée... vous!... Tenez, je suis un misérable, ou plutôt je suis un fou... et pourtant... malgré moi, chaque jour cet amour augmente... deux fois j'ai été sur le point d'aller la rejoindre... mais je n'ai pas osé: avec un caractère aussi intraitable que celui de cette femme, une fausse démarche peut tout perdre... et malgré moi encore, je conserve toujours une lueur d'espoir... mais, tenez: encore pardon, mon Dieu... je vous irrite, je vous blesse.

—Je puis maintenant tout entendre, je vous le jure, Gontran... pour vous et pour moi, c'est une triste compensation à ce que nous avons perdu tous deux.

—Oh! je le sais... je le sais!... Je ne puis plus compter sur votre amour, il faut y renoncer; mais ne soyez pas impitoyable, laissez-moi épancher mon cœur près de vous... Maintenant que vous ne m'aimez plus, cela ne peut pas vous froisser... Allez, Mathilde, je suis si malheureux, que c'est presque vous venger de moi-même que de vous avouer ce que j'endure. Oh! si vous saviez ce que c'est que de souffrir d'une douleur muette et concentrée!...

—Je le sais, Gontran... je le sais...

—Vingt fois j'ai été sur le point de me jeter à vos genoux, de vous tout avouer, de vous demander au moins votre pitié. Mais tous mes torts passés me revenaient à la pensée, j'ai eu honte de moi-même, je n'ai pas osé... En silence, j'ai dévoré mes larmes... oui, car je pleure, vous le voyez bien... je suis faible, je pleure comme un enfant.

Et il pleurait encore; puis, essuyant ses larmes, il s'écria:

—Mais elle est donc sans pitié, cette femme... mais elle ne réfléchit donc pas que je vous ai sacrifiée à elle... vous, noble... généreuse créature, aussi noble, aussi généreuse qu'elle est, elle, perverse et infâme... Mais elle ne songe donc pas... que mon aveuglement peut avoir un terme!... Quoi qu'elle en dise, son orgueil infernal est flatté de me voir à ses pieds... Elle ne sait donc pas que mon illusion dissipée, il ne me restera pour elle que mépris et que haine... Oh! sa vanité peut encore recevoir un coup cruel en me voyant revenir à vous, qu'elle envie toujours, quoi qu'elle dise.

—Tout retour vers le passé est impossible, Gontran; il faut renoncer à tout jamais à porter à Ursule ce coup que vous croyez si rude à son orgueil.

—Eh bien! tenez, méprisez-moi, Mathilde, mais je ne puis vous le taire; c'est depuis que vous m'avez dit ces mots, si cruels dans votre bouche: Je ne vous aime plus, que j'ai seulement senti tout ce que j'ai perdu en vous perdant... Oui, ce qui rend mon chagrin plus affreux encore... c'est de ne pouvoir plus me dire: J'ai toujours la, près de moi, un cœur noble, aimant, généreux, qui oublie, qui pardonne, et auquel je reviens toujours avec confiance, parce que sa bonté est inépuisable...

—Oui... ce cœur était ainsi... à vous, oh! bien à vous, Gontran.

—Mais ce cœur est encore à moi... Vous vous abusez, Mathilde... un amour comme le nôtre laisse dans le cœur des racines inaltérables; il peut languir pendant quelque temps, mais il reparaît bientôt plus vivace que jamais. Mathilde, ne me désespérez pas, aidez-moi à vaincre cette abominable passion: je vous le jure, je n'ai jamais mieux apprécié tout ce qu'il y a de grand, d'élevé dans votre cœur... Oh! quelle serait sa rage, à cette femme, si elle nous croyait heureux, unis, tendrement occupés l'un de l'autre!... Quel coup mortel recevrait son orgueil! Tenez, Mathilde... soyons sans pitié pour elle... venez, venez à Paris, et affectons de paraître devant elle plus passionnés que jamais; elle aussi, alors, connaîtra les angoisses qu'elle nous a fait souffrir...

Cette étrange proposition me prouva l'exaltation de Gontran, et combien la passion est toujours aveugle et personnelle.

Il ne pouvait pas avoir dans ce moment l'intention de me blesser, et il me proposait de jouer un rôle odieux pour exciter la jalousie d'Ursule!

—Autrefois,—dis-je à mon mari,—ces paroles m'auraient fait un mal horrible, aujourd'hui elles me font tristement sourire... Hélas! l'amour vous domine à ce point, que vous ne vous apercevez pas que cette velléité d'un retour à moi est une nouvelle preuve de l'irrésistible influence qu'Ursule exerce sur vous.

—Mais cela est affreux pourtant... Si cette femme ne doit jamais m'aimer!—s'écria-t-il,—si elle se rit de mes souffrances, si ses dédains ne sont pas un manége de coquetterie, pourquoi ne puis-je donc renoncer à l'espoir de me faire aimer un jour? Pourquoi trouvé-je une amère volupté dans les chagrins qu'elle me cause? Pourquoi est-ce que je l'adore enfin... quoique je la sache dissimulée, perfide et indifférente à mon amour?

—Mon Dieu... mon Dieu!—m'écriai-je en joignant les mains,—votre volonté est toute-puissante; pour punir Gontran, vous lui faites endurer tout ce qu'il m'a fait souffrir.

—Que voulez-vous dire, Mathilde?

—Savez-vous, Gontran, qu'il y a quelque chose de providentiel dans ce qui se passe ici?... Lorsque j'éprouvais pour vous une passion aveugle, opiniâtre, moi aussi je me disais: Si Gontran ne m'aime plus, pourquoi ai-je en moi l'espoir enraciné de m'en faire encore aimer? pourquoi son indifférence, ses duretés ne me lassent-elles pas? Comme vous je me demandais cela, Gontran; comme vous je trouvais une sorte d'amère volupté dans ces chagrins; comme vous, chaque jour, j'affrontais vos nouveaux mépris avec une confiance désespérée... comme vous, sans doute, je passais de longues nuits à interroger ce douloureux mystère de l'âme!

—Oh! n'est-ce pas qu'il n'y a rien de plus affreux que de se sentir entraîné par un sentiment irrésistible?—s'écria Gontran, tellement absorbé par sa personnalité, qu'il oubliait que c'était à moi qu'il parlait.—Oh! n'est-ce pas,—reprit-il,—n'est-ce pas qu'il est affreux de voir, de reconnaître que la raison, que la volonté, que le devoir, que l'honneur, sont impuissants pour conjurer ce fatal enivrement?

—Vous peignez avec de terribles couleurs les maux que vous m'avez causés, Gontran... Mais moi, en vous aimant malgré vos dédains, je cédais à la voix du devoir, c'était l'exagération d'un noble amour... En aimant cette femme malgré ses mépris, vous cédez à un penchant coupable... c'est l'exagération d'un criminel amour.

Un moment abattu, l'égoïsme indomptable de M. de Lancry se manifesta de nouveau. Il s'écria:

—Par le ciel! il y a un abîme entre votre caractère et le mien... Vous êtes une pauvre jeune femme, faible et sans énergie; vous ne saviez rien de la vie et des passions; mais je n'en suis pas là... Après tout, il ne sera pas dit qu'une provinciale de dix-huit ans, inconnue, sans consistance et maintenant perdue, abandonnée de tous, me jouera de la sorte... Elle me fuit... elle ne veut pas consentir à me recevoir, donc elle me craint... Oh! je le comprends; ce caractère insolent et hautain redoute de rencontrer un maître... La vanité ne m'aveugle pas, elle cherche à se tromper elle-même; elle est si rusée, elle me craint tellement, que dans sa lettre, pour m'ôter tout soupçon de l'influence que j'exerce sur elle, elle attribue d'avance à mon amour-propre la juste confiance que doit me donner toute sa conduite; car elle m'a dit ces mots: Que votre orgueil n'aille pas s'imaginer que je vous fuis parce que je vous crains... C'est cela... c'est cela... Plus de doute, je m'étais désespéré trop tôt... elle me craint... donc elle m'aime... L'amour me rendait aussi aveugle qu'un écolier... Oh! Mathilde, vous serez vengée.

J'interrompis mon mari.

—Écoutez-moi, Gontran... Tout à l'heure je vous ai vu malheureux; quoique la cause de ce malheur fût pour moi un outrage, j'ai pu un moment compatir à des peines que j'avais éprouvées, et oublier que c'était vous qui les aviez causées. Maintenant l'espoir renaît dans votre cœur; vous me l'exprimez si durement, qu'il serait indigne de moi de vous dire un mot de plus.

—Mathilde... pardon... Mon Dieu... je suis insensé.

—Moi qui ai ma raison... je vous donnerai un dernier avis. Ursule est plus habile que vous; vous tombez dans le piége le plus grossier qu'elle vous a tendu.

—Un piége? Quel piége?

—Si elle ne vous eût laissé aucun espoir, vous l'eussiez oubliée peut-être; mais, en vous faisant soupçonner qu'elle vous fuyait par crainte de vous aimer trop, elle gardait une sorte d'influence sur vous et me portait ainsi un dernier coup sans que je pusse me plaindre, puisqu'elle cessait de vous voir, selon sa promesse.

—C'est attribuer une odieuse arrière-pensée à une conduite remplie de générosité,—s'écria M. de Lancry.

Ce reproche me révolta.

—Eh! quelle a donc été sa générosité, à cette femme? Comment, après m'avoir frappée dans ce que j'avais de plus cher, elle m'a dit: Je n'ai jamais aimé votre mari, mais je l'ai rendu complice d'une infâme trahison; maintenant je me repens et je vous jure de ne plus le voir! Quel sacrifice! après m'avoir fait tout le mal possible, elle renonce à un homme qu'elle n'aimait pas.

—Mais, par l'aveu de sa faute, elle mettait son avenir entre vos mains, madame! et vous avez vu qu'elle ne s'exagérait pas l'inflexible sévérité de son mari!

—Eh! ne savait-elle pas, monsieur, que j'étais incapable de la perdre? Ne lui avais-je pas déjà donné mille preuves de ma bonté, de ma faiblesse? Cessez donc d'exalter si haut ce que vous appelez la générosité de cette femme... Elle me frappait dans le présent, et elle ne pouvait rien pour les maux passés.

Indignée de l'égoïsme de M. de Lancry, je me levai pour sortir... mais il s'approcha de moi avec confusion et me prit la main.

—Pardon,—me dit-il tristement,—pardon; j'ai honte maintenant de mes paroles; je sens, hélas! ce qu'elles ont de blessant. C'était déjà si bon à vous que de m'écouter... Pardon encore... mais je suis si malheureux, que je me trouve sans force dans cette lutte; mon énergie a pâli, je n'ai plus même la puissance de vouloir: chaque jour je renonce à mes résolutions de la veille... Cette malheureuse pensée est là, toujours là, présente et inflexible; je ne puis lui échapper. Oh! tenez, cette position est horrible!... Que faire, mon Dieu, que faire?

Et cet homme d'un caractère si dur et si entier versa de nouveau des larmes.

Cette honteuse faiblesse m'indigna plus qu'elle ne me toucha.

—Que faire!—lui dis-je,—que faire! vous me le demandez? A voir votre accablement, vos impuissants regrets, votre facile résignation à un penchant criminel, ne dirait-on pas que vous êtes invinciblement forcé à agir comme vous agissez!

—Je vous dis que cette influence est irrésistible, Mathilde...

—Je vous dis, moi, que ce sont de lâches excuses! Que faire, dites-vous? Il faut vous conduire enfin en honnête homme, en homme de cœur! Écoutez-moi, Gontran: je ne suis plus aveuglée sur vous; le moment est venu de vous parler avec une rude franchise: mon avenir et le vôtre, celui de notre enfant, dépendent de la résolution que vous allez prendre aujourd'hui! Vous m'avez épousée sans amour, vous avez commis une action qui touche au déshonneur, vous m'avez jusqu'ici rendue la plus malheureuse des femmes, vous nourrissez une passion misérable...

—Encore des reproches... ayez donc pitié de moi à votre tour, Mathilde!

—Si je vous rappelle ce triste passé, c'est pour bien établir votre position et la mienne, et répondre à votre question... Que faire? je vais vous le dire... moi... Aujourd'hui, au moment où nous parlons, il dépend encore de vous d'avoir une vie heureuse et honorée, demain peut-être il serait trop tard.

—Eh bien, oui! éclairez-moi, consolez-moi... venez à mon aide... Mathilde, vous ne pouvez avoir que de nobles inspirations, je les suivrai.

—Vous êtes jeune, courageux, vous avez de l'esprit, vous êtes riche; vous êtes assez heureux pour que la preuve d'une fatale action, qui pouvait vous déshonorer, soit anéantie; vous êtes assez heureux pour que le vrai et le faux soient tellement confondus dans les calomnies du monde, que les honnêtes gens hésiteront à se prononcer contre vous: changez de vie, devenez utile, faites compter avec vous, et l'opinion du monde vous reviendra.

—Mais, encore... comment... par quels moyens?

—Jusqu'ici, à part vos services militaires, votre vie a été oisive, dissipée, donnez-lui un but sérieux, servez votre pays, occupez-vous... N'est-il pas des carrières honorables que vous pouvez encore embrasser? n'avez-vous pas été militaire, diplomate?...

—Je n'accepterai ni ne demanderai jamais aucun emploi à ce gouvernement.

—Soit, vous avez raison... cette susceptibilité se comprend. Par votre position... par votre reconnaissance pour une famille qui a comblé vous et les vôtres, et à laquelle mes parents aussi ont toujours été dévoués, vous appartenez au parti qui représente les droits et les espérances de cette royale famille: eh bien! joignez-vous à ses courageux défenseurs.

—Me conseillez-vous donc d'aller en Vendée?

—Je ne vous conseille pas de prendre part à la guerre civile. Il est des entraînements que je comprends, que j'excuse, que j'admire peut-être, mais que je ne voudrais pas vous voir partager: n'est-il pas d'autre moyen de servir cette opinion?

—Mais, comment?

—Eh! que sais-je... A la Chambre, par exemple; n'y a-t-il pas une belle place à prendre parmi les royalistes?

—A la Chambre, vous n'y songez pas... quelles chances d'ailleurs?

—Si vous le vouliez, vous pourriez en avoir de grandes... Les propriétés que nous possédons ici, les souvenirs que ma famille y a laissés, favoriseraient, j'en suis sûre, votre élection; acceptez cette espérance; que désormais vos pensées tendent à ce but. Votre esprit est facile et brillant, donnez-lui la solidité, la profondeur qui lui manquent. Vous voulez représenter votre pays, étudiez ses lois, son gouvernement... Complétez, par une instruction sérieuse, les avantages que nous donnent la pratique et la connaissance du monde... Vous avez autour de nous nos fermiers, nos tenanciers, toutes personnes dont peut dépendre une élection. Exercez sur eux le charme que vous possédez quand vous le voulez, informez-vous de leurs intérêts, de leurs besoins, faites-vous aimer: jusqu'ici ils n'ont vu en vous que le gentilhomme oisif et indifférent aux grandes questions qui agitent le pays; montrez-leur que vous êtes capable d'autre chose que de conduire votre meute; prouvez-leur qu'on peut être d'ancienne race, qu'on peut défendre des principes que l'on croit salutaires, des droits que l'on croit divins, et qu'on peut aussi prendre en main la pieuse et noble cause des gens qui travaillent, qui souffrent, et les défendre à la face du pays... Employez à d'utiles études les longues soirées d'hiver, chaque jour parcourez nos campagnes; soyez bon, juste, affable, vous vous ferez des créatures; laissez-moi réaliser ce projet que vous avez si impitoyablement rejeté: à force de bienfaits, à force de services, vous vous rendrez nécessaire, et un jour sans doute vous serez récompensé de vos soins, de vos travaux, par le suffrage de ce pays... Donnez ce but à votre vie, Gontran... alors vous combattrez avec succès, alors vous surmonterez la honteuse passion qui vous abat et qui vous énerve... Pour vous encourager dans cette voie belle et glorieuse, vous n'aurez plus sans doute, auprès de vous, un cœur brûlant de l'amour le plus passionné... mais vous aurez du moins une amie sincère qui vous tiendra compte de chaque effort, de chaque louable résolution, qui vous bénira d'être courageux et bon; et puis vous vous direz que cette tâche que vous vous imposez, non-seulement peut vous délivrer d'une misérable faiblesse, mais qu'elle peut aussi relever et ennoblir le nom que portera votre enfant... Alors Gontran... peut-être en vous voyant si changé, en vous voyant si bon, parce que vous serez heureux et satisfait de vous... peut-être ce triste cœur, que je sens maintenant froid et mort pour vous, se ravivera-t-il par un de ces miracles dont le ciel récompense quelquefois les vaillantes résolutions... Si, au contraire, le coup qui l'a frappé a été mortel... eh bien! ma sérieuse amitié, l'éducation de notre enfant, la considération du monde, votre renommée, une louable ambition, peut-être, occuperont assez votre vie pour vous rendre moins regrettable cet amour dans le mariage dont vous parliez autrefois.

—Ce n'est pas moi... ce sont les circonstances qui ont renversé cet espoir! Nous avons aussi eu de beaux jours!

—De trop beaux jours, Gontran!... Un de vos torts a été de me rendre d'abord trop heureuse, sachant qu'une telle félicité ne pouvait pas durer... mon tort à moi a été de croire à la continuation d'un pareil bonheur!... Quand les mécomptes sont venus, je n'ai pas eu le courage de prendre résolument un parti; ma délicatesse est devenue une susceptibilité outrée, je n'ai su que souffrir. Il a fallu ce désillusionnement complet pour me rendre à moi-même, à la raison... Peut-être le langage ferme et sensé que je vous tiens aujourd'hui eût fait germer en vous de nobles désirs, eût étouffé de honteux projets: je vous aurais à la fois rehaussé à vos propres yeux et aux miens... mais, encore une fois, moi j'avais cru à vos paroles... la déception a été terrible! Pendant ce temps de lutte entre mon amour et vos dédains, ma raison s'était obscurcie, affaiblie; mais, je le sens, elle s'est affermie, agrandie, élevée, par la conscience des nouveaux devoirs que la nature m'impose... maintenant je vois, je juge et je parle autrement.

—Autrement... oui, autrement en effet,—me dit Gontran, qui m'avait écoutée avec une surprise croissante qui lui ôtait la faculté de m'interrompre.—Comment, Mathilde? comment! c'est vous... vous que j'entends? vous toujours si faible... si résignée!...

—Eh bien, répondez Gontran... Me direz-vous encore en pleurant ces mots indignes de vous... «Que faire?... contre la passion insensée qui m'obsède...»

—Non, non!—s'écria M. de Lancry,—non! vous serez comme toujours, mon bon ange! vos nobles et sévères paroles m'ont ouvert un horizon tout nouveau... Oui, oui, je lutterai, je vaincrai cette passion... J'aurai un double but à atteindre, une double récompense à espérer: me réhabiliter à vos yeux et à ceux du monde, et reconquérir ce noble cœur que j'ai perdu... Oh! noble femme parmi les plus nobles femmes, quand je compare ce langage digne, élevé, à toutes les cyniques forfanteries d'Ursule; quand je compare l'émotion pure, salutaire, qu'il me cause, les idées généreuses qu'il éveille en moi, aux ressentiments amers que me laissait toujours son esprit ironique et hautain, je ne puis comprendre combien j'ai pu à ce point vous méconnaître, vous sacrifier... Oh! Mathilde, pour me donner du courage, pour m'affermir dans ma résolution, laissez-moi croire que cet engourdissement passager de votre cœur cessera bientôt! Cette vie nouvelle me serait si douce, partagée avec vous, tendre et aimante comme autrefois...

—Cela est impossible, Gontran: je vous le répète, vous trouverez en moi tout l'appui, toute l'affection que le devoir m'impose; je ne puis vous promettre rien de plus. Notre mariage d'amour a passé, un mariage de convenance lui succède: ce seront des relations calmes et tristes, mais remplies de sollicitude et de sincérité... Je ne veux pas me faire valoir, Gontran; mais, enfin, réfléchissez à tout ce qui s'est passé entre nous, et voyez si je ne me conduis pas...

—Comme la plus généreuse des femmes, c'est vrai, mille fois vrai! L'habitude du bonheur rend si exigeant... que je ne puis me contenter de ce que je ne mérite même pas.

—Allons, courage, courage, Gontran; la vie peut être belle encore pour vous; de nobles ambitions, des occupations attachantes, de glorieux triomphes vous consoleront... Peut-être même un jour ne regretterez-vous rien... peut-être serai-je la seule à m'apercevoir de la différence qui régnera entre le présent et le passé, différence qui vous afflige aujourd'hui... Une existence nouvelle peut commencer pour vous... courage, courage... Si vous vous trouvez malheureux, songez à ceux qui sont plus malheureux que vous.

—Oui, oui, courage, Mathilde... vous le verrez, je serai digne de vous... De ce jour, comme vous le dites, une vie nouvelle va commencer pour moi... Vous avez éveillé dans mon cœur une louable ambition; je vais suivre vos conseils, en un mot... Malgré moi, d'ailleurs, je regrettais, je me reprochais de rester spectateur indifférent de cette révolution, et de ne pas au moins protester en faveur d'une famille à qui je dois tout... C'était presque une lâcheté. Oh! merci à vous de m'en avoir fait honte....

Je l'avoue, cet entretien me donna quelque espoir; je remerciai Dieu de m'avoir si bien inspirée.

Plus je réfléchissais aux conseils et aux espérances que j'avais donnés à Gontran, plus je m'en applaudissais.

Si l'ambition pouvait germer dans son âme, elle grandirait bien vite assez pour étouffer la passion qu'il ressentait pour Ursule.

Gontran, avec son esprit et sa connaissance des hommes, une fois mêlé aux affaires politiques, pouvait certainement bientôt arriver à une position considérable.


CHAPITRE XVII.

LE DÉPART.

Le lendemain de cette conversation qui m'avait donné tant d'espoir, et dans laquelle Gontran m'avait manifesté une si généreuse résolution, je ne vis pas mon mari.

Sur les deux heures, le temps était très-beau quoique froid. Je fis demander à M. de Lancry s'il voulait faire avec moi une promenade en voiture. Blondeau vint me dire qu'il était très-occupé et qu'il regrettait de ne pouvoir m'accompagner.

Je crus qu'avec l'ardeur naturelle de son caractère il songeait déjà aux travaux qui devaient lui être une distraction si utile.

Je partis seule.

Ce pâle soleil d'hiver me fit du bien; mon cœur brisé se dilata; malgré moi, une bien vague et bien lointaine espérance vint encore me luire.

Quoique je ne me sentisse plus d'amour pour mon mari, quoique sa présence me fût souvent pénible à cause des cruels souvenirs qu'elle me rappelait, je ne pouvais m'empêcher de songer à la possibilité d'un avenir meilleur.

Si M. de Lancry pouvait parvenir, à force de travail et de volonté, à vaincre sa passion pour Ursule, et à y substituer une noble ambition, alors il était sauvé, il me revenait.

Une fois éveillée chez les hommes de son caractère, l'ambition laisse peu de place aux sentiments tendres. Peut-être alors, me tenant compte de ma résignation, de mon dévouement, la possession de mon cœur suffirait-elle à Gontran...

Hélas! ces pensées me prouvèrent la faiblesse de nos résolutions et l'instabilité de nos impressions.

Sans doute, ainsi que je l'avais dit à mon mari, je ne l'aimais plus, et pourtant, au plus léger espoir de le voir redevenir ce qu'il était autrefois, il me semblait que, moi aussi, je retrouverais le même amour d'autrefois.

J'aimais mieux croire à la léthargie qu'à la mort de mon cœur....

Après une longue promenade, je rentrai; il était presque nuit.

En approchant du château, je fus très-étonnée de voir Blondeau venir à ma rencontre dans la longue allée qui conduisait à la grille du parc.

Elle fit signe au cocher; la voiture s'arrêta.

Je fus frappée de l'air triste et inquiet de cette excellente femme.

—Monte avec moi,—lui dis-je,—je te ramènerai.

—J'allais vous le demander, madame.

Blondeau entra.

—Mon Dieu! qu'as-tu?—lui dis-je;—tu es pâle... agitée... il se passe certainement quelque chose d'extraordinaire?

—D'abord, madame, ne vous alarmez pas.

—Mais qu'y a-t-il donc? tu m'effraies!

—Je suis venue au-devant de vous, madame, parce que j'ai craint qu'au château on ne vous apprît trop brusquement...

—Mais, encore une fois, parle donc, qu'est-il arrivé?

—Calmez-vous, madame... calmez-vous... c'est quelque chose qui va bien vous étonner: mais il n'y aurait pas de quoi vous affliger, si vous étiez raisonnable... ce serait peut-être pour le mieux, vous seriez plus tranquille.

—Plus tranquille? mais explique-toi donc.

—D'ailleurs, une lettre que monsieur le vicomte m'a remise pour vous, madame, vous apprendra sans doute.

—Une lettre! où est-elle?

—La voici, madame; mais la nuit est venue... vous ne pourrez pas la lire.

—Mais que t'a dit M. de Lancry?

—Madame, voici ce qui est arrivé. A peine vous veniez de sortir, que Germain, que monsieur le vicomte avait envoyé à Paris il y a quelque temps et qui lui écrivait tous les jours, est arrivé au château, venant de Paris. Il a demandé tout de suite à voir son maître. A peine a-t-il eu causé avec monsieur pendant cinq minutes...

—Eh bien?

—Je vous assure, madame,—reprit Blondeau en hésitant et en me regardant avec une douloureuse compassion,—que cela peut-être vaut mieux ainsi... ce départ...

—Un départ?... M. de Lancry est parti...—m'écriai-je en joignant les mains.

—Et fasse le ciel qu'il ne revienne pas!—dit impétueusement Blondeau, ne pouvant se contraindre davantage,—car vous mourriez à la peine, ma pauvre madame...

Sans répondre à Blondeau, je courus chez moi pour lire la lettre de M. de Lancry.

Cette lettre, la voici:

«Maran, trois heures.

«Vous devinerez sans peine la cause de mon départ subit... au point où nous en sommes, il est inutile de dissimuler. Vous le voyez bien, il y a des fatalités auxquelles on ne peut, sans folie, essayer de résister.

«Ma présence vous serait désormais insupportable, et la vôtre me rappellerait des torts que je ne puis ni ne veux nier. Vos qualités et mes défauts sont d'une telle nature que nous ne pouvons espérer de vivre dans cette sorte d'intimité négative qui suffit à tant d'époux.

«Vos regrets des premiers temps de notre mariage se traduiraient toujours en reproches, et votre patiente vertu me rappellerait toujours mes fautes; mon caractère s'aigrirait encore davantage, et nous ne pourrions que perdre tous deux à un rapprochement.

«Je vous laisse toute liberté, bien certain que vous saurez ménager les convenances: je vous demande la même grâce; d'ailleurs mon parti est irrévocablement pris, et vous espéreriez en vain m'en faire changer.

«Je pense que vingt-cinq mille francs par an vous suffiront. Soit que vous restiez à Maran, comme je vous le conseille, soit que vous veniez à Paris, cette pension vous sera exactement comptée.

«Donnez-moi des nouvelles de votre santé; et si vous avez quelques objections à me faire sur les dispositions financières que je vous propose, écrivez-moi, je tâcherai d'arranger tout selon votre désir.

«J'avais été dupe comme vous de ma bonne résolution d'hier. C'était une faiblesse; je n'avais plus la tête à moi: j'ai agi, parlé comme un homme sans énergie. Le courant m'emporte; je ferme les yeux et je m'y abandonne: quoi que vous disiez, il est des circonstances dans lesquelles la volonté est impuissante. « G. de L.»

Le brusque départ de mon mari, la lecture de cette lettre me causèrent un tel saisissement, une si violente commotion, que je sentis tout à coup je ne sais quel atroce déchirement intérieur!... mon sang se glaça dans mes veines... une horrible crainte traversa mon esprit comme un trait de feu... je m'évanouis d'épouvante et de douleur..........

. . . . . . . . . .

Aujourd'hui comme alors... comme toujours... je vous dirai: Soyez maudit, Gontran!... vous avez tué mon enfant dans mon sein!!!...........

. . . . . . . . . .

Combien de temps restai-je dans un état voisin de la folie et de la stupidité, je ne pus m'en rendre compte alors...

Blondeau ne me quitta pas un jour, pas une nuit. Depuis elle me dit que lorsque j'appris l'affreux résultat de mon saisissement, ma raison s'égara... je me mis à pousser des éclats de rire convulsifs.

Ce paroxysme nerveux dura jusqu'à ce que mes forces fussent complétement épuisées.

Alors je tombai dans une sorte de torpeur, d'engourdissement inerte. Pendant cette période, je ne dis pas un mot... je ne semblai pas entendre les paroles que l'on m'adressait.

Je restai environ deux mois avant que d'avoir tout à fait repris l'usage de ma raison.

Lorsque je revins à moi, il fallut que Blondeau me racontât tout ce qui s'était passé; tout, jusqu'au départ de mon mari...

Tout... jusqu'à la révolution que ce départ m'avait causée...

Tout enfin... jusqu'au moment terrible où...

Mais ma plume s'arrête... ma main tremble... tout mon être tressaille encore à ce déchirant souvenir!... Oh! mon enfant... mon enfant!

Oh! malheur à vous, Gontran!... malheur à vous!...

Encore à cette heure, mon désespoir éclate en sanglots... Oh! malheur, malheur à vous qui avez impitoyablement brisé le dernier... le seul lien qui dût m'attacher à la vie!...

Malheur à vous qui m'avez ôté le seul prétexte qui m'aurait permis un jour de vous pardonner le mal que vous m'avez fait... Soyez maudit!... à tout jamais maudit!......

. . . . . . . . . .

Bien des fois je me suis demandé si le brusque départ de Gontran avait seul causé le fatal événement qui devait décider de ma vie, ou bien si je devais attribuer ce funeste accident aux violents chagrins qui m'avaient frappée depuis quelques mois.

Longtemps encore, rougissant de ma faiblesse, je ne voulus pas m'avouer cette dernière, cette impardonnable lâcheté: cela était vrai pourtant... Malgré l'affreuse trahison de mon mari, malgré sa lettre à Ursule, malgré ses aveux, malgré mes ressentiments, quoique je lui eusse dit enfin que je ne l'aimais plus... honte! anathème sur moi!! je l'aimais encore, je l'aimais, puisque le bouleversement que me causa son départ causa la mort prématurée de mon enfant!

Maintenant que toute illusion est à jamais dissipée pour moi et que je vois vrai dans le passé... je m'aperçois que, même au milieu des chagrins que je croyais les plus désespérés, un secret et vague espoir me soutenait encore à mon insu. L'abandon de Gontran me fit sentir tout ce que sa présence était pour moi.

En vain je savais qu'il aimait Ursule, en vain il m'avouait cette folle et irrésistible passion... Au moins il était là... près de moi; je pouvais compter, grâce à mes soins, grâce à ma tendresse, sur un bon retour de son cœur... Et puis enfin, encore une fois, si cruel, si impitoyable qu'il fût... il était là, et mieux vaut souffrir par la présence que par l'absence.

Un remords terrible, implacable, me poursuivra désormais toute ma vie... Un indigne amour m'a coûté la vie de mon enfant...

Si, comme le disaient mes lèvres menteuses, oubliant, méprisant un homme sans foi, j'avais mis tout mon avenir dans l'amour maternel, j'aurais supporté le délaissement de cet homme avec calme et dignité...

Il n'en fut pas ainsi. En me causant un atroce déchirement, le départ de cet homme me prouva par combien de fibres palpitantes mon cœur lui était encore attaché...

Mais aussi son infâme abandon, en arrachant ces dernières racines vives et saignantes, anéantit, hélas! trop tard, mais à jamais, cet odieux amour.

. . . . . . . . . .

FIN DU TOME QUATRIÈME.


MATHILDE


MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME

PAR

EUGÈNE SÜE.

PARIS
PAULIN, ÉDITEUR, RUE RICHELIEU, 60.


1845

TOME CINQUIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

LE TESTAMENT.

Pendant ma maladie, les lettres suivantes de madame de Richeville étaient arrivées à Maran...

Blondeau, les voyant cachetées de noir, ne me les remit que lorsque je fus hors de danger. Craignant que leur contenu ne fût sinistre, elle n'avait pas voulu m'exposer à une émotion peut-être dangereuse.

Les pressentiments de cette femme si bonne et si dévouée ne l'avaient pas trompée.

Paris, deux heures, janvier 1831.

«Je vous écris un mot à la hâte, ma chère Mathilde, pour vous faire part d'un bien douloureux événement.

«J'apprends à l'instant que M. de Mortagne a été hier gravement blessé en duel... On dit (et je ne puis le croire) que notre malheureux ami, dont vous connaissez le caractère et la loyauté, a été l'agresseur.

«Les chirurgiens ne peuvent encore donner aucun espoir! le premier appareil ne sera levé que dans la soirée; je ne sais pourquoi je redoute que le duel de M. de Mortagne ne soit la suite quelque odieux complot...

«Tout à l'heure, j'étais allée moi-même savoir de ses nouvelles; enfoncée dans ma voiture, j'attendais à la porte de la maison qu'il habite seul, comme vous savez, que mon valet de pied fût de retour: deux hommes de haute taille, bien vêtus, mais d'une tournure vulgaire, vinrent sans doute aussi pour s'informer de ses nouvelles. Avant d'entrer, ils se firent, en s'excusant de passer l'un devant l'autre, quelques révérences grotesques qui me surprirent; après être un instant restés dans la maison, ils sortirent et se tinrent une minute devant la porte en regardant de côté et d'autre. Alors, l'un de ces hommes, le plus grand... (jamais je n'oublierai sa physionomie à la fois basse et sinistre, sa figure couperosée, encadrée d'épais favoris d'un roux ardent, et illuminée par deux petits yeux d'un gris clair), alors le plus grand de ces deux hommes dit à l'autre en riant d'un rire féroce: Quand je vous dis que le plomb sous l'aile vaut autant que le plomb dans le crâne; je l'avais pourtant ajusté à la tête! mais, moi qui ne manque pas une mouche à quarante pas, j'ai été obligé de cligner de l'œil devant le regard de cet homme-là: je n'ai jamais vu un pareil regard... C'est ce qui a dérangé mon point de mire.—Il n'y a pas de mal si le coup est tout à fait bon,—reprit l'autre homme avec un accent étranger fortement prononcé;—dans ce cas,—ajouta-t-il,—chose promise, chose tenue. Il n'a que sa parole... et...

«Je n'entendis rien de plus, ces deux hommes s'éloignèrent. Je ne puis vous dire combien cela m'inquiète. Quels sont ces hommes? quels rapports ont pu exister entre M. de Mortagne et des êtres pareils? que signifient ces mots: chose promise, chose tenue; Il n'a que sa parole; si le coup est tout à fait bon, c'est-à-dire, sans doute, si le coup est mortel? Quel est ce mystère?...»

Huit heures du soir.

«M. de Mortagne est dans le même état; on lui a ordonné le silence le plus absolu; j'ai fait prier M. de Saint-Pierre, qui a été l'un de ses témoins, m'a-t-on dit, de passer chez moi; je voulais l'instruire des propos que j'avais entendu tenir par ces deux hommes; il a été frappé comme moi de ces étranges paroles. Celui des deux qui a les cheveux roux a été l'adversaire de M. de Mortagne.

«Voici les détails que M. de Saint-Pierre m'a donnés sur ce duel.

«M. de Mortagne était venu chez lui vendredi soir, le prévenir qu'il avait eu une altercation violente avec un homme qu'il ne connaissait pas, mais qu'il avait souvent rencontré depuis quelque temps au Café de Paris, où il dîne habituellement. Cet homme et son compagnon affectaient toujours de se placer à une table voisine de la sienne dès qu'ils en trouvaient l'occasion. Une fois établis de façon à être entendus de M. de Mortagne, ils commençaient à parler de l'empereur dans les termes les plus grossiers et les plus méprisants. Vous connaissez, ma chère Mathilde, l'espèce de culte d'idolâtrie que M. de Mortagne a conservé pour Napoléon; vous concevez donc avec quelle impatience il devait souffrir de ces entretiens, qui le blessaient dans l'objet de ses plus vives sympathies.

«Vendredi dernier, il vint dîner à son habitude; à peine était-il assis à sa table, que les deux inconnus arrivèrent, et la même scène se renouvela, le même entretien continua. Notre malheureux ami eut d'autant plus de peine à se contenir, qu'il lui sembla que ces deux hommes échangèrent un signe d'intelligence en regardant de son côté; pourtant il conserva assez d'empire sur lui-même pour se lever et sortir sans dire un mot, n'ayant aucun motif réel d'agression. Ces deux voisins étaient parfaitement libres d'émettre entre eux leurs opinions; d'ailleurs, ils ne s'adressaient pas à lui...

«En sortant de dîner, M. de Mortagne alla à la Comédie-Française; il y avait peu de monde, il prit une stalle; au bout de quelques instants, les deux inconnus vinrent se placer à ses côtés et reprirent leur conversation où ils l'avaient laissée. M. de Mortagne crut voir une provocation dans l'étrange persistance avec laquelle on le poursuivait; il perdit malheureusement patience, son caractère bouillant l'emporta, et il dit à l'homme aux favoris roux qu'il n'y avait qu'un misérable qui pût oser parler ainsi de l'empereur.

«Cet homme, au lieu de répondre à M. de Mortagne, redoubla d'injures sur Napoléon en continuant de s'adresser à son compagnon. Notre malheureux ami, que ce sang-froid mit hors de lui, s'oublia jusqu'à secouer violemment le bras de l'inconnu, en lui demandant s'il ne l'avait pas entendu.

«Celui-ci s'écria vivement: «Vous m'avez appelé misérable, vous avez porté la main sur moi; je ne vous ai pas adressé la parole, vous êtes l'agresseur, vous me devez satisfaction. Voici mon adresse; demain matin mon témoin sera chez vous.» Et il remit une carte à M. de Mortagne.

«Sur cette carte il y avait: le capitaine Le Blanc. Le soir même de cette altercation, M. de Mortagne alla chez M. de Saint-Pierre, lui avoua qu'il avait eu tort, mais qu'il n'avait pu s'empêcher de s'emporter en entendant injurier la mémoire de l'homme qu'il admirait le plus au monde; il pria M. de Saint-Pierre de s'entendre avec le témoin du capitaine Le Blanc, ajoutant qu'il était prêt à donner toute satisfaction.

«Le lendemain, à huit heures du matin, le témoin du capitaine Le Blanc, un Italien qui se qualifia du titre de chevalier Peretti, vint trouver M. de Saint-Pierre et réclamer le choix des armes pour le capitaine Le Blanc, qui voulait se battre au pistolet, à vingt pas, et tirer le premier, étant l'offensé.

«M. de Saint-Pierre, voulant égaliser davantage les chances du combat, demanda que les deux adversaires tirassent ensemble; mais le témoin du capitaine Le Blanc n'y voulut jamais consentir. Malheureusement, M. de Mortagne était l'agresseur sans provocation. M. de Saint-Pierre fut donc forcé, me dit-il, d'accepter le combat tel qu'il était proposé.

«Lorsque M. de Mortagne apprit le résultat fâcheux de cette entrevue, il parut soucieux, préoccupé. Avant que de partir, il remit à M. de Saint-Pierre une clef, en le priant d'envoyer à leur adresse les papiers qu'il trouverait dans un coffre qu'il lui indiqua.

«M. de Saint-Pierre, connaissant le courage de M. de Mortagne, qui avait fait les plus brillantes preuves dans des circonstances pareilles, attribua à un sinistre pressentiment l'espèce d'accablement qu'il montra avant le combat.

«Notre ami regretta plusieurs fois de s'être laissé emporter jusqu'à insulter cet homme, comme si la mémoire de l'empereur ne se défendait pas d'elle-même. Plusieurs fois il répéta: «Cela m'eût été à peine pardonnable si ma vie m'eût appartenu à moi seul; mais en ce moment me conduire comme je me suis conduit, c'est pis qu'une folie, c'est presque un crime...»

«A midi, M. de Mortagne et ses deux témoins, le capitaine Le Blanc et les deux siens, arrivèrent dans le bois de Ville-d'Avray. Tout fut réglé comme il avait été convenu.

«Les deux adversaires se placèrent à vingt pas; M. de Mortagne redressa sa grande taille, et, tout en tenant son pistolet de la main droite, il croisa ses bras sur sa poitrine, jeta un regard si ferme et si perçant sur le capitaine Le Blanc, que celui-ci baissa un moment les yeux, et M. de Saint-Pierre vit distinctement son poignet trembler, pourtant son coup partit; hélas!... il fut bien fatal... M. de Mortagne tourna une fois sur lui-même et tomba à genoux en portant la main droite à son coté gauche... puis il se renversa en arrière en s'écriant: «Ma pauvre enfant!» Vous le voyez... il pensait à vous, Mathilde...

«Ses témoins le reçurent presque expirant dans leurs bras. La balle avait pénétré dans la poitrine. On le transporta à Paris avec les plus grands ménagements, et, depuis hier heureusement, quoique très-alarmant, son état n'a pas empiré.

«Voilà, ma chère Mathilde, le triste récit que m'a fait M. de Saint-Pierre.

«D'après les paroles atroces que j'ai entendu prononcer aux adversaires de M. de Mortagne, M. de Saint-Pierre pense comme moi que, sans doute, ces hommes avaient calculé leur opiniâtre et pourtant insaisissable provocation de telle sorte qu'elle fît sortir M. de Mortagne de sa modération habituelle, et qu'il se mît par une imprudente agression à la merci de ces deux spadassins, dont l'un ne semblait que trop sûr de son adresse.

«Mais quel est le mystérieux moteur de cette atroce vengeance? Sans aucun doute ces misérables n'ont pas agi d'eux-mêmes, ils ne sont que les instruments d'une horrible machination...

«Je reçois à l'instant un mot de M. de Mortagne, il se sent mieux; il a, dit-il, les choses les plus graves à me communiquer. Je ne manquerai pas à ce triste et pieux devoir; je vous quitte pour revenir bientôt, ma chère enfant.»

«Paris, onze heures du soir.

«J'arrive de chez notre ami... Remercions Dieu, Mathilde, et implorons-le!... il reste encore quelque espoir... Il vivra!... oh! il vivra pour le bonheur de ses amis et pour le châtiment de ses ennemis, car les paroles que j'ai entendues l'ont mis sur la voie d'une trame horrible...

«Quel abîme d'infamie!... Mais parlons de vous d'abord... Son premier cri a été: «Mathilde!» ses premières paroles ont été pour me supplier de vous dire que de graves devoirs l'avaient assez absorbé pour qu'il ne pût vous consacrer quelques jours, depuis la scène de la maison isolée (il a confié à mon amitié tous les détails de cette nuit horrible... vous verrez bientôt pourquoi.)

«Les crises politiques qui amenèrent la révolution de l'an passé et le triomphe de la cause dont M. de Mortagne était l'un des plus ardents partisans vous indiquent assez quels intérêts l'occupèrent presque exclusivement pendant quelques mois.

«Il a reçu la lettre que vous lui avez écrite au sujet des prodigalités de votre mari; selon son habitude, il voulait vous répondre en vous rassurant ou en vous donnant un conseil efficace, mais il lui a fallu plusieurs consultations de ses gens d'affaires, et il n'a pu se procurer qu'avant-hier et avec les plus grandes difficultés une copie de votre contrat de mariage. Hélas! ma pauvre enfant, vous avez été victime d'une trame bien perfide et bien complète... vous ne pouvez disposer de rien... votre mari peut tout engloutir et ne léguer que la misère à celle qui l'a si généreusement enrichi!...

«—Mais que Mathilde se rassure,—a dit M. de Mortagne,—quoi qu'il arrive, que je vive ou que je meure, son avenir, celui de son enfant, seront assurés et à l'abri de la dissipation de son mari...»

«Je lui ai tout appris, malheureuse femme!... et vos justes sujets de jalousie, et sa dureté; il ne voit qu'un moyen possible de vous arracher à cette tyrannie... je n'ose écrire ces mots, car je connais votre tendre aveuglement... enfin, selon lui, ce moyen est... une séparation!... et il n'y a pas une année que vous êtes mariée!... malheureuse enfant!...

«Écoutez notre ami... écoutez-moi... réfléchissez... habituez-vous à cette pensée... qu'elle ne vous effraye pas... Sans doute l'isolement est pénible, mais il vaut mieux encore qu'une douleur de tous les instants...

«Enfin si, comme je n'en doute pas, Dieu nous conserve M. de Mortagne, il ira lui-même, et devant votre mari[D], vous donner les conseils qu'il me prie de vous donner.

«Maintenant, je viens aux soupçons que lui ont donnés les paroles que j'ai surprises. Savez-vous quel est celui qu'il accuse... toutefois avec les restrictions d'une âme juste et loyale?... c'est le démon qui avait semblé s'acharner à votre perte, M. Lugarto enfin!...

C'est pour me faire comprendre le sujet de la rage de ce misérable que M. de Mortagne m'a raconté la scène de la maison isolée et les menaces de vengeance que ce monstre proféra en s'éloignant... Il n'aura que trop tenu parole! Des spadassins soudoyés, renseignés et dirigés par lui, auront épié M. de Mortagne, et, exécutant les infernales instructions de leur maître, ils auront exaspéré la colère de notre malheureux ami, en outrageant devant lui une mémoire qu'il vénérait.

«Une fois l'agression de M. de Mortagne bien constatée, et le choix et le mode du combat ainsi laissés forcément à son adversaire, il ne pouvait que tendre sa poitrine désarmée aux assassins payés par M. Lugarto.

«Malgré cette interprétation si naturelle d'un fait inexplicable sans cela, malgré son mépris pour cet homme, M. de Mortagne répugne à le croire capable d'une si sanglante infamie; avec la rude franchise de son caractère, il n'admet que les réalités, les preuves matérielles, lorsqu'il s'agit d'accuser un homme d'un crime peut-être plus exécrable encore que l'assassinat, parce qu'il est infaillible et impunissable... Pourtant il consent à...»

Cette lettre de madame de Richeville était interrompue...

Un billet accompagnant un volumineux paquet cacheté de noir était ainsi conçu et écrit d'une main défaillante par madame de Richeville:

«Une heure du matin.

«Il me reste... à peine la force de vous écrire ces mots terribles... Il est mort... une suffocation vient de l'emporter... Ce n'est pas tout... je crains de devenir folle de terreur. A peine m'avait-on annoncé cette affreuse nouvelle qu'un inconnu a apporté une boîte pour moi... Emma l'a ouverte... en ma présence... qu'ai-je vu... Un bouquet de ces fleurs vénéneuses d'un rouge de sang que l'an passé vous portiez à ce bal du matin... et qui vous avaient été envoyées à votre insu par M. Lugarto, démon... à figure humaine... Ce bouquet est ceint d'un ruban noir... Comprenez-vous cette épouvantable allégorie?... N'est-ce pas à la fois dire quelle est la main qui a frappé, et nous menacer de nouvelles vengeances?... Si cela est, mon Dieu! grâce... grâce pour Emma, grâce pour ma fille... frappez-moi, mais épargnez-la... Mathilde... prenez garde... un génie infernal plane au-dessus de nous... Notre ami n'est peut-être que sa première victime... Adieu, je n'ai que la force de vous dire mille tendresses désolées.

«Verneuil de Richeville

. . . . . . . . . .

Un paquet cacheté, à mon adresse, accompagnait cette lettre.

Il contenait les dernières volontés de M. de Mortagne... le don qu'il me faisait de tous ses biens... et la révélation d'un mystère sacré qui doit rester enseveli au plus profond de mon cœur...

. . . . . . . . . .

Je n'ai pas besoin de dire si mes regrets furent cruels... La seule main ferme et amie qui aurait pu peut-être me retenir sur le bord de l'abîme... venait d'être glacée par la mort.

Tous les soutiens me manquèrent à la fois...

La fatalité semblait s'appesantir sur moi.

. . . . . . . . . .

Un jour donc, je me trouvai seule... le cœur vide et désolé... l'âme remplie d'amertume et de haine...

Dans ma révolte impie contre la destinée que Dieu m'imposait sans doute comme épreuve, lasse d'être victime, insultant à ma résignation et à mes vertus passées, je songeai enfin à rendre le mal pour le mal.

Me pardonnerez-vous jamais, mon Dieu!

Que mes fautes retombent sur l'homme qui m'a jetée dans cette voie orageuse et désespérée!

Non, non, pas de pitié... pas de pitié pour lui... Du ciel il m'a rejetée dans l'enfer; il m'a ravi ma dernière espérance.

Haine... haine immortelle à celui qui a tué mon enfant.

. . . . . . . . . .


CHAPITRE II.

LA LETTRE.

J'aborde avec défiance le récit de cette nouvelle période de ma vie.

En retraçant les événements qui se sont succédé depuis mon enfance jusqu'à mon mariage, et depuis mon mariage jusqu'au moment où M. de Lancry m'abandonna si cruellement pour aller rejoindre Ursule à Paris, je pouvais me confier sans crainte à tous mes souvenirs, à toutes les impressions qu'ils réveillaient: je n'avais rien à me taire, rien à me déguiser à moi-même: la sincérité m'était facile.

Je n'avais à me reprocher que l'exagération de quelques généreuses qualités; je l'avais dit à M. de Lancry, je reconnaissais moi-même que mes douleurs passées ne pouvaient me gagner aucune sympathie, en admettant que le monde les eût connues, car j'avais manqué d'énergie, de dignité dans ma conduite avec lui.

Je m'étais toujours aveuglément soumise, lâchement résignée; je n'avais su que pleurer, que souffrir... et la souffrance n'est pas plus une vertu que les larmes ne sont un langage.

Souffrir pour une noble cause, cela est grand et beau; humblement endurer le mépris et les outrages d'un être indigne, c'est une honteuse faiblesse qui excitera peut-être une froide pitié, jamais un touchant intérêt.

Cette découverte fut pour moi une terrible leçon: je reconnus qu'après tant de maux, j'avais à peine le droit d'être plainte; la réflexion, l'expérience me prouvèrent qu'au point de vue du monde ou plutôt du grand nombre des hommes, Ursule, avec ses vices et avec ses provocantes séductions, devait plaire peut-être, tandis que moi je ne pouvais prétendre qu'à une pâle estime ou à une compassion dédaigneuse. Du moins j'avais la consolante conviction de n'avoir jamais failli à mes devoirs; je puisais dans ce sentiment une sorte de dédain amer dont je flétrissais à mon tour le jugement du monde et l'égarement de mon mari.

. . . . . . . . . .

Je ne saurais dire mon découragement, ma stupeur, lorsque après ma longue maladie je me trouvai seule, pleurant mon enfant mort avant de naître.

La fin tragique de M. de Mortagne, mon unique soutien, rendait mon isolement plus pénible encore.

Tant que dura l'hiver, je souffris avec une morne résignation; mais, au printemps, la vue des premiers beaux jours, des premières fleurs, me causa des ressentiments pleins d'amertume: le sombre hiver était au moins d'accord avec ma désolation; mais lorsque la nature m'apparut dans toute la splendeur de sa renaissance, mais lorsque tout recommença à vivre, à aimer, mais lorsque je sentis l'air tiède, embaumé des premières floraisons, mais lorsque j'entendis les joyeux cris des oiseaux au milieu des feuilles, mon désespoir augmenta.

L'aspect de la nature, paisible et riante, m'était odieux, je sentais la faculté d'aimer et d'être heureuse complétement morte en moi...

A quoi me servaient les beaux jours remplis de chaleur, de soleil et d'azur?... à quoi me servaient les belles nuits étoilées, remplies de fraîcheur, de parfums et de mystères?

J'étais souvent en proie à des accès de désespoir affreux et de rage impuissante, en songeant que, si mon enfant eût vécu, ma vie eût été plus belle que jamais, car j'avais entrevu des trésors de consolations dans l'amour maternel. Si méprisante, si cruelle, si indigne que la conduite de M. de Lancry eût été pour moi, elle n'aurait pu m'atteindre dans la sphère d'adorables félicités où je me serais réfugiée.

Alors je compris combien était horrible notre position, à nous autres femmes qui ne pouvons remplacer la vie du cœur par la vie d'action.

Par une injustice étrange, mille compensations sont offertes aux hommes qui ont à souffrir passagèrement d'une peine de cœur, eux dont les facultés aimantes sont bien moins développées que les nôtres, car on a dit cent fois:—ce qui est toute notre existence est une distraction pour eux.

Malgré les odieux procédés de mon mari envers moi, je ne comprenais pas que la trahison pût autoriser ni excuser la trahison. Je pensais ainsi non par respect pour M. de Lancry, mais par respect pour moi. Je sentais qu'au point de vue du monde, j'aurais peut-être eu tous les droits possibles à chercher des dédommagements dans un amour coupable; mais lors même que rien ne m'eût paru plus vulgaire, plus dégradant que cette sorte de vengeance, je croyais la source de toute affection tendre absolument tarie en moi.

J'étais quelquefois effrayée des mouvements de haine, de méchanceté qui m'agitaient. Le souvenir d'Ursule me faisait horreur, parfois il soulevait dans mon âme de folles ardeurs de vengeance...

Encore une de ces bizarreries fatales de notre condition! Un homme peut assouvir sa fureur sur son ennemi, le provoquer, le tuer à la face de tous, et se faire ainsi une terrible justice... Une femme outragée par une autre femme, frappée par elle dans ce qu'elle a de plus cher, de plus sacré, ne peut que dévorer ses larmes!

Chose étrange! encore une fois, nous qui souffrons tant par l'amour, nous ne pouvons nous venger d'une manière digne et éclatante! Nous pouvons nous venger par le mépris, dira-t-on. Le mépris!... que pouvait faire mon mépris à Ursule, qui avait déjà toute honte bue!

A ces violents ressentiments succédait une morne indifférence. Ma vie se passait ainsi.

La prière, le soin de mes pauvres ne m'apportaient, je l'avoue en rougissant, que des soulagements passagers; le bien que je faisais satisfaisait mon cœur, ne le remplissait pas.

Plusieurs fois ma pauvre Blondeau me conseilla de changer de résidence, de voyager; je n'en avais ni le désir, ni la force; tout ce qui m'entourait me rappelait les souvenirs les plus amers, les plus douloureux, et pourtant je restais à Maran, abattue, énervée.

Les jours, les mois se passaient ainsi dans une sorte d'engourdissement de la pensée et de la volonté.

Je menais la vie d'une recluse; tous les gens de M. de Lancry l'avaient été rejoindre: ma maison se composait de Blondeau, de deux femmes et d'un vieux valet de chambre qui avait été au service de M. de Mortagne.

Je marchais beaucoup afin de me briser par la fatigue; en rentrant, je me mettais machinalement à quelque ouvrage de tapisserie: il m'était impossible de m'occuper de musique; j'avais une telle excitation nerveuse que le son du piano me causait des tressaillements douloureux et me faisait fondre en larmes.

Madame de Richeville m'écrivait souvent. Lorsqu'elle avait vu mon mari arriver à Paris pour y rejoindre Ursule, elle m'avait proposé de venir me chercher à Maran, quoiqu'il lui en coûtât de se séparer d'Emma et de la laisser au Sacré-Cœur, où elle terminait son éducation; j'avais remercié cette excellente amie de son offre, en la suppliant de ne pas quitter sa fille et aussi de ne jamais à l'avenir me parler de M. de Lancry et d'Ursule: je voulais absolument ignorer leur conduite.

Les lettres de madame de Richeville étaient remplies de tendresse, de bonté. Respectant, comprenant mon chagrin, elle m'engageait néanmoins à venir la trouver à Paris, mais alors j'avais une répugnance invincible à rentrer dans le monde.

Je savais par mes gens d'affaires que M. de Lancry me ruinait: il avait un plein pouvoir de moi, nous étions mariés en communauté de biens; il pouvait donc légalement et impunément dissiper toute ma fortune.

J'avoue que ces questions d'intérêt me laissaient assez indifférente, la pension qu'il me faisait suffisait à mes besoins; d'ailleurs madame de Richeville m'avait écrit que M. de Mortagne, surpris par la mort, n'avait pu aviser aux moyens de mettre tous les biens qu'il me laissait à l'abri de la dissipation de mon mari, mais qu'il lui avait remis, à elle, madame de Richeville, une somme considérable, destinée à assurer mon avenir et celui de mon enfant dans le cas où M. de Lancry m'eût complétement ruinée. Hélas, cet enfant n'était plus... que m'importait l'avenir?

Plus de deux années se passèrent ainsi, avec cette rapidité monotone particulière aux habitudes uniformes.

Au bout de ce temps, je ne souffrais plus; je ne ressentais rien, ni joie ni douleur. Peut-être serais-je restée longtemps encore dans cette apathie, dans cette somnolence de tous les sentiments, si la lettre suivante de madame de Richeville ne m'eût pas démontré l'absolue nécessité de mon retour à Paris.

Paris, 20 octobre 1831.

Je suis obligée, ma chère Mathilde, malgré vos recommandations contraires, de vous parler de M. de Lancry. Hier un homme de mes amis a appris, par le plus grand hasard, que votre mari s'occupait de vendre votre terre de Maran; la personne qui voulait l'acquérir s'en tenait, je crois, à vingt ou trente mille francs. Je sais combien vous êtes attachée à cette propriété, parce qu'elle a appartenu à votre mère, et peut-être aussi parce que vous y avez beaucoup souffert; j'ai donc cru bien agir, après avoir consulté M. de Rochegune, qui est arrivé ici depuis un mois, en envoyant mon homme d'affaires proposer à M. de Lancry, qui ne le connaît pas, d'acheter Maran à un prix supérieur à celui qu'on lui en offre: votre mari a accepté, le contrat de vente est dressé, mais votre présence à Paris est indispensable.

«Votre contrat de mariage est tel que vous ne pouvez posséder rien en propre. Il faut donc beaucoup de formalités pour vous assurer néanmoins cette acquisition sous un nom supposé, et la soustraire ainsi aux prodigalités de votre mari; dans le cas où ces arrangements vous conviendraient, vous placeriez très-avantageusement la somme que M. de Mortagne a déposée entre mes mains lors de cette nuit à jamais fatale...

«Pardonnez ces ennuyeux détails d'affaires, ma chère enfant, mais vous comprenez, n'est-ce pas, de quelle importance tout ceci est pour vous. Et je suis heureuse du hasard qui m'a mise à même de vous épargner un chagrin et des regrets nouveaux.

«Un voyage à Paris est donc indispensable; il vous retirera peut-être de l'accablement dans lequel vous êtes plongée. Pauvre enfant! vos lettres me désespèrent. Votre chagrin sera-t-il donc incurable? faut-il vous abandonner ainsi à une désolante inertie... Les consolations de l'amitié ne sont-elles rien pour vous? Pourquoi vous isoler opiniâtrement dans vos sombres pensées?

«Mieux que personne je comprends votre éloignement du monde, mais n'est-il pas un milieu entre une retraite absolue et le tourbillon des fêtes? Je n'ose vous parler de mon bonheur, et vous citer ma vie comme un exemple à l'appui du goût que je voudrais vous donner pour une existence doucement partagée entre quelques amitiés sincères... Mon Emma est près de moi, vous me diriez avec raison que toutes les conditions doivent me paraître heureuses.

«Il me semble pourtant que la solitude dans laquelle vous vivez ne peut qu'aigrir votre noble cœur, s'il pouvait jamais perdre ses qualités angéliques; aussi, je vous le dis encore, venez, venez parmi nous.

«Depuis que l'éducation d'Emma est terminée et que j'ai quitté le Sacré-Cœur, je me suis créé une intimité charmante de femmes un peu plus âgées que moi; car je me suis mise à être très-franchement vieille femme, ce qui a désarmé celles qui pouvaient me supposer encore quelques prétentions. Je reste chez moi tous les soirs, et il me faut être vraiment inflexible pour ne pas voir mon petit salon envahi; on y parle souvent de vous: la conduite de votre mari est si scandaleuse, cette horrible femme est si effrontée, votre résignation est si digne, si courageuse qu'il n'y a qu'une voix pour vous plaindre et pour vous admirer.

«La révolution a bouleversé, scindé la société; il n'y a plus, pour ainsi dire, que de petits cercles, aucune grande maison n'est ouverte: c'est moins par bouderie contre le gouvernement, dont on s'inquiète assez peu, que par impossibilité de réunir ces fractions diverses.

«Sous la restauration, la cour, ses devoirs, ses relations, ses ambitions, ses intrigues étaient les liens qui rendaient notre monde homogène; maintenant rien n'oblige, chacun s'isole selon son goût, ses penchants, et les coteries se forment. Les ambassades de Sardaigne et d'Autriche sont les seuls centres où se réunissent encore ces fragments épars de notre ancienne société.

«Ne vous étonnez pas, chère enfant, de me voir entrer dans ces détails, en apparence puérils, à propos de la grave détermination que je sollicite de vous.

«Si le monde était ce qu'il était il y a quatre ans, s'il y avait une cour, je concevrais votre répugnance à y rentrer. Les femmes de votre caractère rougissent pour ceux qui les outragent, la honteuse conduite de M. de Lancry vous eût fait un devoir de la retraite: ainsi que vous me l'avez vous-même écrit: «Une femme souffre de l'abandon de son mari, ou elle n'en souffre pas; dans ces deux alternatives, il lui convient aussi peu d'exposer aux yeux de tous son indifférence et son chagrin.» Mais, encore une fois, ma chère enfant, je ne vous propose pas d'aller dans le monde: c'est à peine si ma société habituelle, où l'on voudrait tant vous voir, se compose de quinze à vingt personnes, et presque toutes sont de mes parents ou de mes alliés.

«Tenez... je veux vous en faire connaître quelques-unes, ce sera mon dernier argument en faveur de votre venue.

«Vous rencontrerez, presque chaque soir, l'excellent prince d'Héricourt et sa femme. Tous deux, à force de grandeur et de bonté, se sont fait pardonner une longue vie de bonheur et de tendresse, que le plus léger nuage n'a jamais obscurcie. La première révolution les avait ruinés; la dernière les a privés de leurs dignités, qui étaient toute leur fortune: redevenus pauvres, ils ont accepté ce malheur avec tant de noblesse, tant de courage, qu'ils ont fait respecter leur infortune comme ils avaient fait respecter leur félicité.

«Je vous assure, Mathilde, que la vue de ces deux vieillards, d'une sérénité si douce, vous calmerait, vous ferait du bien, vous donnerait le courage de supporter plus fermement votre chagrin.

«Il y a deux jours je suis allée voir la princesse, le matin. Elle et son mari occupent une petite maison près de la barrière de Monceaux; la solitude de ce quartier, la jouissance d'un joli jardin, et surtout la modicité du prix les ont fixés là. Je ne saurais vous dire avec quelle vénération je suis entrée dans cette modeste demeure.

«Rien de plus simple que l'arrangement de ces petites pièces; mais de vieux et illustres portraits de famille, quelques présents royaux, faits au prince pendant ses ambassades extraordinaires, imprimaient à cette habitation un caractère de grandeur noblement déchue qui me fit venir les larmes aux yeux.

«Je songeais avec amertume que le prince et la princesse, habitués à une grande existence, souffraient peut-être des privations terribles à leur âge; pourtant, de leur part, jamais une plainte, jamais une parole amère contre le sort.

«Je ne pouvais m'empêcher d'en témoigner mon admiration à la princesse; elle me répondit avec une simplicité sublime.

«Ma chère Amélie, le secret de ce que vous appelez notre courageuse résignation est bien simple. Nous pensons que mon mari et moi nous aurions pu être séparés dans ces jours d'épreuve; nous songeons surtout à notre pauvre vieux roi et à ses enfants, et nous remercions Dieu de nous avoir épargné tant du chagrins dont il aurait pu nous éprouver.»

«Mathilde, je sais combien vous méritez d'intérêt de sympathie; je ne vous dirai pas de comparer vos affreux chagrins à ceux-là et d'imiter ce courage stoïque, mais je vous dirai encore: Venez, venez auprès de nous. C'est presque une consolation que d'avoir à aimer de pareilles gens; et puis enfin, dites, ma pauvre enfant, lorsque après vos journées de solitude désolée vous cherchez le sommeil, quel souvenir consolant pouvez-vous évoquer? Aucun. Si, au contraire, vous aviez eu sous les yeux une scène aussi touchante que celle que je viens de vous raconter, est-ce que vous ne vous sentiriez pas moins malheureuse? Pourquoi n'en serait-il pas des maladies de l'âme comme de celles du corps; si un air pur et salubre peut redonner la vie, pourquoi une âme blessée ne se retremperait-elle pas dans une atmosphère de sentiments élevés et généreux?

«Je sais que vous êtes bonne, bienfaisante; mais, par cela même que vous êtes modeste, vous ne vous appesantissez pas sur le bien que vous faites, et la charité n'est pas un adoucissement à vos chagrins.

«Encore une fois, venez avec nous, nous vous distrairons, car vous trouverez aussi chez moi cette aimable et spirituelle comtesse A. de Semur, ma cousine, esprit fin, souple, brillant, et surtout impitoyable à tout ce qui est bas, lâche ou traître. Elle aime, dit-on, le paradoxe à l'excès; savez-vous pourquoi? pour pouvoir exalter ce qu'il y a de généreux et d'élevé dans toutes les opinions, mais aussi pour pouvoir immoler sans pitié tout ce qu'elle y trouve de ridicule ou de méchant!

«Vous souvenez-vous, lors du votre première entrée dans le monde à un bal du matin chez madame l'ambassadrice d'Autriche, d'avoir remarqué une étrangère d'une incomparable beauté, lady Flora Fitz-Allan? Elle ne vous a pas oubliée, elle. Je la vois aussi beaucoup; elle me parle sans cesse de vous. Ce jour-là elle admirait encore l'expression candidement étonnée de votre ravissante figure, lorsqu'on vint lui dire que vous aviez l'esprit le plus caustique et le plus méchant du monde (c'était, vous me l'avez dit depuis, une des premières calomnies de mademoiselle de Maran). Lady Flora resta stupéfaite d'étonnement, presque de crainte,—me dit-elle,—en songeant avec chagrin qu'un aussi naïf et aussi délicieux visage que le vôtre pût servir de masque à tant de méchanceté. Vous pensez bien que je l'ai vite désabusée. Elle m'a remerciée avec effusion; il lui eût été douloureux de penser que la candeur, que la beauté des traits pouvaient être si trompeuses. Vous serez folle de lady Flora. Quant à lord Fitz-Allan c'est le type accompli du grand seigneur anglais, c'est la loyauté dans la dignité.

«Vous avez dû rencontrer quelquefois la marquise de Sérigny et sa fille la duchesse de Grandval. Sinon, pour les connaître, imaginez-vous la grâce la plus parfaite jointe à une exquise distinction de manières et à une élégance pour ainsi dire native; car dans cette maison, le charme, le bon goût et la dignité semblent l'apanage héréditaire des femmes: c'est leur loi salique, à elles.

«En hommes, vous verrez souvent chez moi M. l'ambassadeur de ***, l'un de mes bons et anciens amis, homme de grand cœur, de rare courage, d'excellent sens et de haute raison, qui a fait vaillamment la guerre et qui est simple et bon, parce qu'il est brave et énergique. Je vous prie de croire, ma chère enfant, que je ne vois pas absolument que des gens graves, vous savez combien j'aime les contrastes; aussi je vous promets la fleur des pois de ce temps-ci, un de mes neveux, Gaston de Senneville: il est impossible d'être plus joli, plus gracieux, plus parfaitement élevé et pourtant plus inoffensif, pour ne pas dire plus insignifiant. C'est un de ces charmants jeunes gens qui marchent en tête des adorateurs d'une femme à la mode, comme les chefs de chœur des tragédies antiques: aussi, moi qui ne suis plus femme à la mode, je m'étonnais de le voir si souvent chez moi; il m'a avoué qu'il m'aimait comme la meilleure parente du monde d'abord, et puisque ses habitudes chez moi lui donnaient une consistance, un reflet sérieux que son âge ne lui permettait pas d'espérer et qui lui faisait grand bien. Il a d'ailleurs le bon esprit de n'être nullement exclusif, et de montrer partout sa jolie figure et ses excellentes façons. Il va sans dire qu'il voit ce qu'on appelle la nouvelle cour: c'est lui qui nous tient au courant de tout ce qui se passe, dans cette société-là, où il y a, dit-il, quelques femmes charmantes, quoique assez étrangement élevées, et des hommes généralement inconcevables. Ces cailletages nous amusent beaucoup; et puis il est toujours bon que chaque maison ait quelqu'un des siens qui sacrifie au pouvoir du moment; on ne sait pas ce qui peut arriver: c'est un de nos principes de toujours tenir par un lien quelconque à ce qui est le gouvernement du jour.

«Mais, voyez un peu, je m'appesantis sur de pareils accessoires, et je ne vous parle pas longuement d'un de nos meilleurs amis, qui est presque l'âme de mes réunions. Je vous ai dit en courant que M. de Rochegune était de retour, sans plus vous donner de détails; je veux réparer cette omission. Je ne l'aurais jamais reconnu, tant le soleil d'Orient l'a hâlé. Après avoir combattu avec les Grecs contre les Turcs, il s'en est allé en curieux faire la guerre aux Circassiens avec les Russes. Il est impossible de conter avec plus de charme toutes ces campagnes vraiment merveilleuses. Il a acquis ce qui lui manquait, à mon avis, c'est une assurance, une fermeté, un entrain qui relèvent à sa vraie hauteur son caractère, que je trouvais trop beau pour être si timide et si réservé. Cet entrain, comme vous le pensez, a été bien douloureusement comprimé par la nouvelle de la mort funeste de M. de Mortagne. Nous causons souvent de cet excellent ami. M. de Rochegune a pour vous un intérêt profond, sincère. Tout le monde l'aime pour sa bonté, pour son esprit et pour sa loyauté chevaleresque. C'est vraiment un homme d'un courage moral extraordinaire; aucune considération n'arrête sa franchise; il dit et ose ce que personne ne dit et n'ose. La comtesse A. de Semur dit de lui avec beaucoup de justesse: Il est impossible d'être plus effrontément honnête homme. Il parle souvent à la chambre des pairs; sa parole incisive et âpre ne ménage ni amis ni ennemis lorsqu'il défend contre eux un des grands principes qu'il met au-dessus des hommes et des choses. Quoique jeune, on compte fort avec lui; car son influence égale son indépendance.

«Voici ma tâche à peu près remplie, ma chère Mathilde. J'ai essayé de vous peindre les personnes au milieu desquelles vous vivrez si vous le voulez, et qui vous attendent, non pour vous aimer, mais pour vous dire qu'elles vous aiment depuis longtemps.

«Croyez-moi, ma chère Mathilde; autant le monde est souvent méchant et calomnieux en général, autant une intimité choisie est bienveillante et dévouée pour les personnes qui la composent.

«Chère enfant, je vous l'ai dit, j'avais commis des fautes, je l'avoue; mais on ne s'était pas borné à me les reprocher, on avait tout exagéré, jusqu'à la plus abominable calomnie. Il a fallu mon nom, ma famille, mes alliances, ma fortune, mon caractère, pour résister à ce déchaînement universel. Eh bien! depuis que je me suis retirée de ce monde bruyant, depuis que les années, le malheur, la raison, la religion m'ont donné une solidité de principes et une régularité que je n'avais pas, je n'ai trouvé autour de mol qu'indulgence, sympathie et intérêt.

«Je n'ai pas besoin de vous dire, en vous nommant les personnes que je vois habituellement, qu'elles composent l'élite de la meilleure compagnie, et que leur assiduité chez moi m'absout pour ainsi dire de tous mes torts passés: le prince et la princesse d'Héricourt, entre autres, sont de ces personnes dont la vie entière a été d'une pureté si éclatante, dont le caractère a une autorité si imposante, que de leur blâme ou de leur louange dépend l'accueil qu'on vous fait dans le monde. Le prince d'Héricourt, en un mot, représente tout ce qu'il y a d'honorable, de délicat, de courageux et d'élevé; quoiqu'il vive assez retiré, il faut le dire à la louange de la société, il a peut-être encore plus d'influence sur elle qu'il n'en avait avant les malheurs qui l'ont frappé, et qu'il supporte si noblement. Vous sentez donc combien je suis heureuse et fière de l'attachement que me porte ce couple vénérable.

«Et puis enfin, vous le dirai-je, ce qui remplit mon cœur de joie de reconnaissance, c'est qu'on aime Emma comme elle mérite d'être aimée.

«Il se peut qu'on sache le secret de sa naissance, quoiqu'elle passe pour une orpheline dont je me suis chargée; mais la délicate réserve dont on fait preuve à ce sujet m'est du moins un témoignage de tolérance bienveillante. Vous avez vu combien elle était belle, n'est-ce pas, mon Emma; eh bien! si l'orgueil maternel ne m'aveugle pas, elle est encore embellie! Et puis l'éducation qu'elle a reçue sous mes yeux au Sacré-Cœur a développé, a mûri toutes les excellentes dispositions qui étaient en elle. Deux ou trois fois par semaine je la garde le soir avec moi; tous mes amis en sont enchantés. Mais vous la verrez...

«Vous la verrez!... Hélas! la verrez-vous, Mathilde? renoncerez-vous à cette vie solitaire et désolée où vous passez vos plus belles années? En vérité, pauvre enfant, on dirait que votre douloureuse retraite est une expiation... une expiation... mon Dieu! du mal qu'on vous a fait sans doute!

«Mais je me rassure; vous avez à cette heure de si graves raisons pour venir à Paris, qu'il y aurait de la folie à vous à hésiter. Par cela même que vous tenez beaucoup à Maran, il faut au moins vous mettre à même de le posséder.

«Je n'ose espérer que la dernière considération que je vais vous faire valoir puisse vous décider, mais enfin j'essaye.

«Vous savez que j'habite maintenant une maison de la rue de Lille. Au fond du jardin de cette maison existe un charmant pavillon qui était occupé par la marquise-douairière de Montal; elle l'a quitté, il est tout prêt. Voulez-vous le prendre? Je ne crois pas que votre maison soit plus considérable que la sienne; en tout cas, une partie de mes communs m'est complétement inutile, et je les mets à votre disposition. Le jardin est vaste; vous serez isolée lorsque vous le voudrez au fond de votre pavillon. Si vous ne désirez voir personne, vous ne verrez personne; mais au moins, moi et Emma, nous serons là, et croyez-moi, chère enfant, il est toujours consolant d'avoir auprès de soi des cœurs bons et dévoués.

«Mathilde, réfléchissez bien à ce que je vous propose. Je concevrais votre répugnance à venir à Paris pour y vivre seule: à votre âge, dans votre position, ce serait impossible. D'un autre côté, il ne faut pas songer à habiter avec votre tante, puisque votre indigne cousine demeure chez elle. Ma proposition satisfait donc aux convenances et vous laisse en même temps une complète liberté.

«Je suis devenue tout à fait vieille femme. Vous savez que lorsque je l'ai voulu, j'ai toujours fait compter avec moi; je puis donc vous être un très-bon chaperon... grâce à cette espèce de communauté d'habitation.

«Encore un mot, Mathilde. Je ne vous aurais jamais proposé de venir me rejoindre si je n'avais tellement établi et affermi ma nouvelle position dans le monde, que vous puissiez trouver auprès de moi aide et protection... Si le choix, si la sûreté et surtout si l'autorité de mes relations ne me mettaient pas désormais à l'abri de toute calomnie, je n'aurais pas osé me charger auprès de vous d'un rôle presque maternel... Vous me comprenez, n'est-ce pas? chère enfant... Cet aveu ne doit pas vous étonner; je vous en ai fait d'autres plus humiliants pour ma vanité.

«Croyez-moi donc; si je vous dis: «Venez à moi,» c'est que vous pouvez y venir avec confiance et sécurité.

«Emma entre à l'instant chez moi; elle me prie de la rappeler à votre souvenir, de vous dire qu'elle a bien souvent songé à vous et que, sans vous connaître beaucoup, elle vous aime autant que vous m'aimez.

«Ce sont ses propres paroles. Elles sont trop douces à mon cœur pour que je ne vous les répète pas en vous disant encore: venez, venez... vous êtes aussi aimée qu'impatiemment attendue.

«Mille amitiés bien tendres.

«Verneuil de Richeville


CHAPITRE III.

ROUVRAY.

La lecture de cette lettre produisit sur moi un effet décisif.

Sauf en ce qui concernait la question d'intérêt relative à l'acquisition de Maran, madame de Richeville ne faisait pourtant que résumer la correspondance qu'elle avait entretenue avec moi depuis deux ans, mais les larmes me vinrent aux yeux en lisant le dernier passage de sa lettre dans lequel elle semblait insister sur l'espèce de réhabilitation qu'elle devait à son changement de conduite, afin de me bien convaincre qu'elle était digne du rôle presque maternel qu'elle s'offrait à remplir auprès de moi. Lors même que mon voyage à Paris n'eût pas été autrement nécessité, j'aurais, je crois, profité des offres de madame de Richeville seulement pour ne pas la blesser par un refus qu'elle aurait pu défavorablement interpréter.

J'avoue aussi que la séduisante peinture de l'intimité dans laquelle elle vivait avec des personnes dont j'avais toujours entendu vanter l'esprit et le caractère entra pour quelque chose dans ma résolution. Au moment de commencer une vie nouvelle, j'éprouvais cependant quelques regrets d'abandonner ces lieux où j'avais tant souffert: j'avais fini par trouver une sorte de torpeur bienfaisante comme le sommeil dans l'engourdissement qui avait succédé à mes agitations... Savais-je ce que me réservait l'avenir?

La crainte de rencontrer à Paris mon mari ou Ursule n'avait été pour rien dans ma détermination de vivre solitaire. J'éprouvais pour M. de Lancry une indifférence méprisante, pour ma cousine une aversion profonde; mais j'avais assez la conscience de ma dignité pour être certaine qu'à leur rencontre et malgré leur effronterie, mon front ne pâlirait pas.

Du moment où mon mari m'avait abandonnée, je m'étais regardée comme à jamais séparée de lui, sinon de droit, du moins de fait; cette position embarrassante pour une jeune femme, et ma répugnance à vivre seule à Paris avaient contribué à prolonger mon séjour à Maran. Madame de Richeville, en me proposant de demeurer presque chez elle, levait tous mes scrupules.

Je prévins Blondeau que nous quittions Maran pour aller à Paris habiter avec la duchesse. Elle pleura de joie et fit à la hâte tous mes préparatifs de voyage dans la crainte de me voir changer de résolution.

Je quittai Maran à la fin de l'automne.

Je passais forcément devant Rouvray; je ne savais si je devais m'y arrêter ou non pour voir madame Sécherin; je n'avais eu aucune nouvelle d'elle ou de son fils depuis le jour fatal où elle était venue à Maran annoncer à Ursule que mon cousin, indigné de sa conduite, se séparait d'elle pour toujours.

Je redoutais cette visite; elle pouvait rouvrir et chez moi et chez ces malheureux des plaies peut-être cicatrisées. D'un autre côté, je n'aurais pas voulu paraître indifférente aux chagrins de cet homme si honnête et si bon. Au milieu de ces hésitations, j'arrivai presque en vue de la fabrique de M. Sécherin. J'ordonnai aux postillons d'aller au pas, voulant me ménager encore quelques minutes de réflexion, lorsque tout à coup je vis M. Sécherin sortir d'un chemin creux qui aboutissait à la grande route.

Il m'aperçut, il s'arrêta, me regarda quelques instants d'un air hagard; puis cachant sa figure dans ses mains, il regagna brusquement le chemin d'où il venait de sortir.

M. Sécherin était cruellement changé; il m'avait reconnue, et je ne pouvais me dispenser d'entrer chez sa mère: je me fis conduire à sa maison. Blondeau m'attendit avec ma voiture au bout de l'allée de tilleuls où jadis j'avais rencontré Ursule.

Je m'avançai seule, vivement frappée de l'état d'incurie dans lequel était le jardin autrefois tenu avec tant de soin et de recherche: des herbes parasites envahissaient les allées; les vieux arbres, autrefois symétriquement taillés, n'étant plus émondés, cachaient la rue de la Loire et ses riantes perspectives; on n'apercevait aucun vestige de fleurs dans les quinconces abandonnés, les feuilles mortes bruissaient sous mes pas; le ciel gris et pluvieux d'une matinée d'automne jetait un sombre voile sur ce tableau déjà si triste.

Au fond de l'allée de charmille où j'avais surpris les premiers aveux de Gontran à Ursule, je vis le groupe de figures en pierre peinte à demi détruit. Sous le vestibule, je trouvai l'une des deux servantes que j'avais déjà vues à Rouvray; elle me dit que madame Sécherin était dans le salon.

Je traversai l'antichambre et la salle à manger: il y faisait un froid glacial; les carreaux du sol, autrefois soigneusement rougis et cirés, étaient verdâtres et suintaient l'humidité. Tout semblait dégradé, délaissé. Quel changement dans les habitudes de madame Sécherin, que j'avais vue toujours si rigoureuse sur l'accomplissement des devoirs domestiques, si jalouse de la minutieuse propreté de sa demeure!

Les portes étaient ouvertes, mes pas peu bruyants; j'arrivai dans le salon sans que madame Sécherin m'entendît. Elle était assise à son rouet, et portait comme toujours une robe noire et un bavolet de toile blanche. Son vieux perroquet gris, engourdi par le froid, sommeillait sur son bâton. A travers les vitres des fenêtres, ternies par le brouillard, on voyait quelques sarments de vigne agités par le vent et dépouillés de feuilles; ils se balançaient çà et là, pendant à la treille négligée. Deux tisons noircis brûlaient lentement au milieu des cendres du foyer. Les housses des meubles et les rideaux, autrefois d'une blancheur de neige, étaient jaunis par la fumée. Enfin cette habitation, jadis d'une splendeur de propreté qui atteignait au luxe, montrait partout la funèbre et sordide insouciance de la vieillesse, qui semblait dire:—A quoi bon tant de soins pour si peu de jours?

En me rappelant l'animation, la gaieté que la présence d'une femme jeune et belle avait pendant quelque temps apportées dans cette demeure, je frissonnai... Si M. Sécherin conservait le souvenir d'Ursule; si, malgré les irréparables torts de sa femme, il comparait le présent au passé, sa vie devait être bien cruelle.

Le cœur me battait si fort que je restai immobile à la porte du salon.

Examinant plus attentivement la figure pâle et austère de madame Sécherin, je fus étonnée de l'innombrable quantité de rides profondes que le chagrin avait creusées sur ses traits. Par deux fois, le mouvement mesuré de son rouet se ralentit peu à peu comme le pendule d'une horloge qui s'arrête graduellement; elle pencha légèrement sa tête sur sa poitrine; ses yeux fixes et éraillés regardaient sans voir; une de ces larmes si rares chez les vieillards mouilla sa paupière ardente et rougie; puis, faisant un brusque mouvement comme si elle se fût éveillée en sursaut, et voulant échapper sans doute à de sinistres réflexions, elle se remit à tourner son rouet avec une vivacité fébrile.

Pour ne pas rester plus longtemps inaperçue, j'agitai la clef dans la serrure.

Madame Sécherin releva la tête, me vit, repoussa du pied son rouet bien loin d'elle et me tendit les bras sans me dire une parole.

Je baisai ses mains vénérables, et je m'assis près d'elle.

Au bout d'un silence de quelques minutes, elle s'écria avec explosion:

—Ah! je suis bien malheureuse! la plus malheureuse des créatures... mais n'en dites rien à mon fils... il ne le sait pas!

—Je viens de le rencontrer,—lui dis-je,—il m'a paru bien changé.

—Le pauvre enfant n'est plus reconnaissable... le chagrin le tue... il pense encore à cette infâme...—se hâta-t-elle de me dire d'un air presque farouche. Puis elle ajouta avec amertume:

—Elle ne lui a fait que du mal pourtant... tandis que moi, moi, mon Dieu! je l'ai toujours aimé comme le fils de mes entrailles... oui, et pourtant il pense encore à elle... il y pense plus qu'à moi peut-être! répéta-t-elle.

—J'espère que vous vous trompez,—lui dis-je.—Sans doute mon cousin est plus absorbé par la douleur d'avoir été indignement trompé que par le souvenir de...

—Ne prononcez pas ce nom détesté!—s'écria-t-elle en m'interrompant avec violence.—Ne le prononcez pas! par pitié... Vous voulez me consoler, mais je ne m'abuse pas.—Non, non, ce n'est pas de l'indignation qu'éprouve mon fils... L'indignation éclate, tempête, cherche avec qui maudire ceux qui l'ont causée... Enfin après l'indignation vient le mépris, et, plus tard, l'oubli... Eh bien! le malheureux n'a pas oublié... n'a rien oublié.

—Attendez, attendez... encore. Mon cousin en est déjà au mépris sans doute, bientôt viendra l'oubli... Croyez-moi, s'il est profondément chagrin... c'est que, dans une âme généreuse, le mépris est cruel.

Madame Sécherin secoua tristement la tête, et me dit:

—Hélas! vous vous méprenez! Plût au ciel qu'il eût du dédain pour elle... Mais je l'ai deviné.

—Que dites-vous?

—La vérité... je l'ai deviné, vous dis-je; aussi il a honte, il me fuit... il s'isole... Pendant les premiers temps de son chagrin, j'ai compris que mon fils voulût être seul. Je me disais que, par tendresse pour moi, il ne voulait pas me laisser voir ce qu'il souffrait. Car vous ne savez pas ce que c'était que son chagrin...

—Il a donc beaucoup souffert?

—S'il a souffert!... Mais je l'ai vu des jours, entendez-vous?... des jours entiers, des nuits entières, couché sur son lit, pleurant à chaudes larmes, et ne s'interrompant de sangloter que pour se livrer à des accès de rage insensée, et pousser des cris, des rugissements de douleur et de désespoir, qu'il n'étouffait qu'en mordant ses draps avec fureur... Je le vois encore, mon Dieu! les bras étendus, les mains crispées... ne connaissant pas ma voix, et, dans son délire, appelant cette femme... l'appelant... la misérable! tandis qu'il ne faisait pas attention à moi, qui étais là... qui priais... qui pleurais... O mon Dieu! que de nuits j'ai passées ainsi agenouillée à son chevet tout trempé de ses larmes et des miennes, craignant qu'il ne perdît la raison dans un de ces accès de rage!... Avec quelle angoisse j'attendais qu'il me reconnût!... Alors...—dit la malheureuse mère en portant son mouchoir à ses yeux;—alors, comme il est bon et sensible comme un enfant... quand il revenait à lui, il m'embrassait, il me demandait pardon de m'affliger, de ne pouvoir vaincre sa douleur... Aussi, dans les premiers temps, je ne me désespérais pas... si quelquefois il me répondait avec humeur ou avec impatience quand je lui reprochais son découragement, je me disais: Plus tard il me reviendra... Je faisais de mon mieux pour tâcher de le consoler, pour le calmer, pour le distraire; mais je ne réussissais pas... Je lui faisais faire les plats qu'il aimait, il ne mangeait pas. J'avais demandé à la ville des livres bien intéressants; malgré la faiblesse de ma vue, je lui faisais la lecture... il ne m'écoutait pas... Je voulus attirer ici quelques-uns de ses amis; il les reçut si mal qu'ils n'osèrent plus revenir. Malgré mon âge, je lui ai proposé de nous en aller voyager; il a refusé. Quoique cette maison soit sacrée pour moi, et que je veuille y mourir comme mon mari y est mort, craignant que ces lieux ne lui rappelassent trop de mauvais souvenirs, je lui ai proposé d'habiter ailleurs, qu'importait cela... il a refusé... toujours refusé, comme il refuse tout ce que sa mère lui offre,—ajouta-t-elle avec amertume.

Il y avait une si profonde douleur dans ces plaintes naïves, j'entrevoyais pour madame Sécherin une vie si malheureuse en songeant aux insurmontables regrets de son fils, que je ne pus que prendre la main de cette pauvre mère entre les miennes en attachant sur elle un regard désolé.

—Je patientais toujours,—reprit-elle;—je me disais: Les regrets que lui laisse cette horrible femme ne pourront pas durer... Je priais le bon Dieu de toucher mon fils de sa grâce et de le ramener à moi... Je fis dire des messes à sa patronne... Hélas! tout fut inutile... tout... Plus j'allais, plus je voyais que je n'étais plus rien... que je ne pouvais plus rien pour mon fils,—ajouta-t-elle d'une voix entrecoupée de sanglots;—mais je n'osais rien lui en dire: il était déjà si malheureux! j'attendais toujours... Quelquefois, pour me contenter, il prenait un air moins triste... Une fois le malheureux enfant voulut sourire... Je fondis en larmes, tant son triste et doux sourire était navré, et je me promis bien de ne plus le contraindre ainsi... Devant Dieu, qui m'entend, je vous le jure, jamais je ne lui ai reproché son chagrin; seulement... peu à peu cela m'a découragée, accablée... Le voyant insouciant de tout, je suis devenue comme lui, insouciante de tout... j'ai laissé aller les choses comme elles ont voulu aller, dans cette maison... Tout est négligé, l'herbe pousse partout dans le jardin, comme elle poussera bientôt sur la fosse d'une pauvre vieille femme qui n'est plus bonne à rien sur la terre, puisqu'elle ne peut pas consoler son fils...

Cet abattement contrastait si fort avec la fermeté un peu âpre que j'avais toujours vue à madame Sécherin, que je fus effrayée. Cet affaiblissement moral présageait sans doute un grand affaiblissement physique. J'essayai de la rassurer en lui citant mon exemple.

—Sans doute,—lui dis-je,—ces deux années ont dû vous sembler cruellement longues; mais songez que toute douleur finit par s'user... Plus les regrets de votre fils ont été violents, plus le terme de sa délivrance approche à son insu. Moi aussi, bonne mère, j'ai beaucoup souffert; j'ai non-seulement perdu l'homme à qui j'avais voué ma vie entière, mais j'ai perdu mon enfant et avec lui la seule chance de bonheur que je pusse encore espérer... Eh bien! à d'affreux déchirements a succédé le calme... Calme triste, il est vrai, mais qui est presque du bonheur, si je le compare à tout ce que j'ai ressenti... Courage donc, bonne mère... courage... vous touchez peut-être au terme de vos peines... Comme votre fils, je suis victime de cette femme... Un mépris glacial a remplacé ma haine... L'heure n'est pas loin où votre fils éprouvera comme moi...

Madame Sécherin secoua tristement la tête et me répondit, hélas! je dois l'avouer, avec un bon sens qui m'effraya:

—Ce n'est pas la même chose... Votre mari était de votre condition... C'était pour vous un homme ni au-dessus ni au-dessous de ceux que vous aviez l'habitude de voir... Cela vous manque moins à vous, tandis que mon pauvre enfant n'avait jamais connu de femme qui, en apparence du moins, pût être comparée à cette misérable.

Puis, recouvrant un éclair de son ancienne énergie, madame Sécherin s'écria:

—Mais cette infâme, dans son affreux orgueil, aura donc deviné juste en me prédisant, avec son audace de Lucifer, qu'on n'oubliait pas une femme comme elle, que mon fils la regretterait toujours; qu'il la pleurerait avec des larmes de sang!... O mon Dieu, mon Dieu!... ta volonté est impénétrable... Il faut avoir bien de la foi pour ne pas désespérer de ta justice... Il faut bien aimer son enfant pour l'aimer encore quand l'amour qu'on lui porte est aussi inutile...

Madame Sécherin revenait sur cette pensée, qui lui semblait douloureuse; je tâchai de l'en distraire.

—Ne croyez pas cela,—lui dis-je.—Sans vous, sans vos soins assidus, la vie de votre fils lui serait mille fois plus affreuse encore.

—Comment cela pourrait-il être? Il ne regretterait pas cette, femme plus qu'il ne la regrette!—reprit madame Sécherin avec une sombre opiniâtreté.—Oui, car s'il n'était pas si malheureux, je dirais qu'il est un mauvais fils, un ingrat...

—Ah! madame...

—Je dirais qu'il ne reste auprès de moi que par respect humain, et parce que, dans le premier moment de sa colère, il a juré sur la mémoire de son père de ne jamais pardonner à cette criminelle... Oh! j'ai bien souffert sans rien dire... Depuis deux ans... j'ai bien enduré... Autrefois il croyait à la vertu de cette femme; je comprenais, à la rigueur, qu'il me la préférât... mais après ce qui s'est passé... qu'elle lui tienne encore autant au cœur... tenez... il faut que je le dise à la fin... cela m'indigne... cela m'offense...

—Vous vous méprenez peut-être,—lui dis-je;—l'on peut éprouver longtemps de la colère, de la haine contre ceux qui vous ont trompé, sans pour cela subir encore leur influence. Les cœurs généreux sont surtout susceptibles de ces profonds ressentiments, la trahison leur est d'autant plus cuisante que leur confiance a été plus aveugle...

—Bénie soit toujours votre venue,—me dit madame Sécherin en essuyant ses yeux,—j'ai pu vous dire ce que je n'ai dit à personne, car depuis deux ans mon cœur s'emplit d'amertume. Fasse le ciel qu'il ne déborde pas, et que mon fils ne sache jamais le mal qu'il me fait!... Pourtant, il se pourra bien que j'éclate à la fin! il pourra venir un moment où je ne saurai plus me contenir.

—Ah! gardez-vous en bien,—m'écriai-je,—quelle serait votre vie, mon Dieu, et la sienne!

—C'est que je me lasse à la fin, non pas de me sacrifier pour lui; non... le peu de jours qui me restent lui appartiennent, mais je me lasse de le voir souffrir comme s'il était seul et abandonné de tous. Je me lasse de voir que le honteux souvenir d'une infâme étouffe dans le cœur de mon fils la reconnaissance qu'il me doit. Enfin... dites! dites!—s'écria-t-elle avec un redoublement de violence et de douleur,—n'est-ce pas terrible de voir son enfant mourir à petit feu et de ne pouvoir pas le sauver... quand c'est pour cela que Dieu vous a laissée sur la terre!

Cette conversation rapide me montra que l'existence de M. Sécherin et de sa mère était encore plus horrible que je ne l'avais soupçonnée.

Je vis alors M. Sécherin passer lentement devant les croisées du salon; il s'arrêta un instant, me regarda, puis s'éloigna.

Je croyais qu'il venait nous rejoindre; il n'en fut rien. Supposant qu'il voulait me parler en secret, je cherchais un moyen d'aller le retrouver lorsque sa mère me dit:

—Mon fils voulait sans doute causer avec vous, maintenant il n'ose plus... Tenez, le voilà qui se promène dans l'allée de charmille.

Je saisis ce prétexte.

—Si vous le permettez, j'irai près de lui; vous savez qu'il a toujours eu quelque confiance en moi: peut-être lui redonnerai-je du courage; peut-être l'aiderai-je à vaincre cette insurmontable tristesse...

Madame Sécherin me tendit la main en secouant la tête.

—Toujours généreuse et bonne,—me dit-elle.

—Toujours compatissante aux maux que j'ai partagés,—lui dis-je.

Je retrouvai M. Sécherin dans cette même allée où j'avais autrefois surpris les premiers aveux de M. de Lancry à Ursule.

En approchant de mon cousin, je fus encore plus frappée que je ne l'avais été du changement de ses traits. Hélas! pourquoi faut-il que le malheur et le désespoir puissent seuls imprimer un cachet de grandeur aux physionomies les plus vulgaires, tandis que le bonheur et le contentement ne les ennoblissent jamais!

La figure de M. Sécherin, jadis si fleurie, si débonnaire, si souriante, était d'une pâleur de marbre, d'une effrayante maigreur; ses yeux caves, rougis par les larmes, brillaient du feu de la fièvre; ses traits avaient enfin une expression de douleur farouche qui leur donnaient un caractère d'élévation que je ne leur aurais jamais soupçonné.

En me voyant il tressaillit, leva les yeux au ciel, et s'écria d'une voix étouffée:

Elle vous a fait bien du mal, à vous...

—Bien du mal... oui, mon cousin... mais j'ai du courage, moi... J'ai été comme vous, trahie, abandonnée... eh bien! à cette heure, je méprise, j'oublie ceux qui m'ont outragée, le calme est revenu dans mon cœur, et je n'ai pas comme vous une mère pour me consoler.

M. Sécherin ne me répondit rien, marcha auprès de moi d'un pas inégal; puis s'arrêtant brusquement devant moi, il croisa les bras et me dit avec une explosion de rage, le regard étincelant de fureur:

—Je n'ai pas encore tué votre mari... je dois vous paraître bien lâche, n'est-ce pas?... Mais patience... patience,—ajouta-t-il d'un air sombre et concentré,—ma pauvre vieille mère mourra un jour...

Et il recommença de marcher en silence.

Ces mots m'expliquèrent la conduite du M. Sécherin. Malgré sa bonhomie, il avait fait ses preuves de courage. Il attendait sans doute la mort de sa mère pour exiger une sanglante réparation. Je n'aimais plus M. de Lancry, mais l'idée de ce duel me fit horreur. Je répondis à mon cousin:

—Votre mère vivra assez longtemps pour que vos regrets soient tellement affaiblis... que vous laissiez à Dieu la punition des coupables.

M. Sécherin partit d'un éclat de rire sauvage en s'écriant:

—Abandonner ma vengeance à Dieu!!!—Et il reprit à voix basse, d'un ton qui me fit frissonner:—Mais vous ne savez donc pas que je trouve quelque fois que ma mère vit bien longtemps pour ma vengeance!

—Oh, cela est épouvantable!—m'écriai-je;—vous... vous toujours si bon fils!

—Je ne suis plus bon fils,—reprit-il avec une fureur croissante;—je ne suis plus rien... rien qu'un malheureux fou... qui passe la moitié de sa vie à regretter, à appeler une infâme... et l'autre moitié à la maudire et à rêver la vengeance... Tenez, voyez-vous!... il y a des moments où je suis capable d'abandonner ma mère, quoique je sache que ce serait lui porter le coup de la mort.

—Que voulez-vous dire?

—Oui, je suis capable de tout quand je pense que votre mari peut mourir avant moi... ou qu'Ursule peut croire que je suis un lâche... que je n'ose pas me battre...

Stupéfaite, je regardai M. Sécherin; sa crainte de paraître lâche aux yeux d'Ursule me disait combien son amour était encore violent.

—Il faut oublier Ursule, elle est indigne d'occuper votre pensée.

Il haussa les épaules.

—Vous aussi... vous voilà comme ma mère... il faut oublier!!!... Oublier! Dites donc à mon cœur de ne plus battre... dites donc à mon sang de ne plus brûler dans mes veines... à mon souvenir de s'éteindre!

—Mais cette femme est une misérable.

—Mais on l'adore!... cette misérable!!! mais votre mari vous a quittée pour elle... vous qui valez pourtant mille fois mieux qu'elle!—s'écria M. Sécherin presque brutalement.

Un moment, je l'avoue, je restai sans réponse; il fallait qu'Ursule eût une irrésistible puissance de séduction pour que deux hommes de natures si différentes, M. de Lancry et M. Sécherin, en fussent devenus si passionnément épris.

Mon cousin continua d'un air sombre:—L'oublier... l'oublier!... et pourquoi l'oublierais-je?... Jusqu'au jour où elle a été criminelle, qui donc a fait pour moi ce qu'elle a fait?...

—Mais votre mère...

—Mais ma mère n'était que ma mère... et ma femme était ma femme!—s'écria-t-il courroucé.—Le temps que j'ai passé près d'Ursule sera toujours le plus beau temps de ma vie... Elle qui m'était si supérieure par l'esprit et par l'éducation, elle s'était mise à mon niveau! Et puis si belle... si belle! Oh! que de nuits de rage furieuse j'ai passées dans notre chambre déserte en l'appelant à grands cris!... Oublier!... mais vous ne savez donc pas que je l'aimais autant, plus peut-être, pour sa ravissante beauté que pour son esprit charmant?... Oublier!... et pourquoi? pour vivre tête à tête avec ma mère, n'est-ce pas? Quelle compensation!

—Mais ce que vous dites là est affreux... Croyez-vous qu'il ne lui soit pas pénible de voir combien ses consolations sont impuissantes?

—Eh! que ma mère veut-elle de plus?... elle est heureuse et contente... J'ai abandonné Ursule à son sort... j'ai juré sur la mémoire de mon père de ne plus la revoir... de ne jamais lui pardonner... Je tiens ma promesse... quoiqu'elle me coûte. Pourquoi ma mère veut-elle me disputer mes larmes... mes larmes que je lui cache tant que je puis?... Pourtant...—Et les lèvres de M. Sécherin tremblèrent convulsivement, de grosses larmes roulèrent dans ses yeux, il cacha sa tête dans ses mains et tomba assis sur un banc de pierre en sanglotant.

Épouvantée de cet affreux amour, je restai muette...

—Tenez, je suis ridicule, je suis vil, je suis fou... je le sais,—reprit mon cousin en essuyant ses yeux, mais, que voulez-vous! c'est plus fort que moi... Accablez-moi, je le mérite, car... car je l'aime encore...

—Vous l'aimez encore?

—Oui... c'est honteux, c'est horrible... je l'aime autant que je l'ai jamais aimée.

—Est-il possible, mon Dieu!

—J'ai beau me raisonner, j'ai beau me dire que sa conduite avec votre mari est mille fois plus coupable que si elle avait cédé à l'amour... j'ai beau me dire qu'il faut être profondément corrompue pour s'être donnée ainsi qu'elle s'est donnée... Eh bien! sans ma mère... entendez-vous! sans ma mère, vingt fois je serais allé tuer M. de Lancry ou me faire tuer par lui; si je l'avais tué, je me serais jeté aux pieds d'Ursule pour tout lui pardonner... et je suis sûr qu'à force d'indulgence et de bonté je l'aurais ramenée à de bons sentiments... Car, voyez-vous, personne ne la connaît comme moi...—dit-il en essuyant ses yeux.—C'est bien plutôt sa tête que son cœur qu'il faut accuser.

—Mon cousin, je n'aime pas à accabler les absents; mais votre femme m'a fait assez de mal pour que je dise ce que je pense, beaucoup moins pour récriminer sur le passé que pour vous aider à vaincre un indigne amour. Ursule est aussi fausse que méchante. Pendant dix années elle m'a haïe d'une haine implacable, et pendant dix ans elle n'a eu pour moi que des paroles d'hypocrite tendresse.

—Mais, après tout, elle n'aimait pas votre mari!—s'écria-t-il sans me répondre.—Sans ma mère, je pouvais profiter de cet aveu pour lui pardonner et rompre cette liaison dès son commencement. Mais les femmes sont si implacables dans leur haine! Ma mère n'a pas oublié qu'une fois je l'avais sacrifiée à Ursule... Oh! elle s'en est bien souvenue... Et dût y périr le bonheur de ma vie; dussé-je mourir de chagrin et elle aussi, il a fallu, pour assouvir sa vengeance, jurer de ne jamais pardonner à Ursule...

—Mais c'est un enfer que votre vie alors!...

—Eh bien! oui... oui, c'est un enfer... Devant ma mère je me contrains; mais je souffre le martyre... D'autres fois je me maudis de rester insensible aux consolations qu'elle tâche de me donner... je sens tout le chagrin que je lui fais; mais je n'y puis rien... tant je suis faible, tant je suis lâche!... Un enfer... vous l'avez dit... c'est un enfer... Et pourtant ma pauvre mère est la meilleure des femmes! et pourtant, moi, qui ne suis pas un méchant homme... je l'aime... je l'aime bien tendrement; et pourtant je sens que je l'afflige, que je la blesse sans cesse... Oh! tenez, maudit soit le sort qui m'a fait rencontrer Ursule... J'aurais épousé une femme de ma classe; ma vie, celle de ma bonne mère n'eussent point été empoisonnées... Si vous saviez quelle existence je mène, mon Dieu!... si vous saviez! Je n'ai plus le moindre souci de mes affaires d'intérêt, je ne sais où en est ma fortune; j'ai pris un homme d'affaires pour n'avoir plus à y songer... A quoi bon l'argent maintenant! C'était pour elle, moi, que je voulais être riche. Elle le savait bien, mon Dieu!... Elle m'aurait fait faire tout ce qu'elle aurait voulu... Je suis sûr que j'aurais trouvé le moyen de doubler ma fortune, parce que cela lui aurait fait plaisir... et seulement pour voir son beau regard brillant et heureux, seulement pour la voir me remercier avec son joli sourire...

Puis portant brusquement ses deux poings fermés à ses yeux, il s'écria d'une voix sourde:

—Son regard, son sourire... je ne les verrai plus... non, plus jamais, jamais... je l'ai mérité, je n'ai pas eu le courage de lui pardonner... J'ai écouté la haine impitoyable de ma mère, je n'ai pas été un homme, j'ai agi comme un enfant, comme un fou...

Après avoir un instant marché avec agitation, il reprit:

—Pardon, pardon, ma cousine... Hélas! voilà pourtant les jours que depuis deux ans je passe avec ma mère dans cette maison froide et muette comme la tombe... Dans la journée je marche... je vais sans savoir où je vais... et puis je rentre pour dîner... pendant tout le temps du repas, je regarde la place où elle était... Et puis je reste avec ma mère; nous faisons la lecture tour à tour..., je lis machinalement... sans entendre, sans comprendre ce que je lis. A onze heures, ma mère fait sa prière à haute voix et nous nous séparons... Alors je rentre dans notre chambre, que je n'ai pas voulu quitter... Alors commencent d'atroces insomnies... alors j'endure, comme au premier jour, toutes les tortures d'une jalousie frénétique et désespérée... quand je pense...

Puis, sans achever sa phrase, M. Sécherin se dressa debout, frappa du pied avec rage et s'écria en levant les poings vers le ciel:

—Oh! je le tuerai, cet homme! je le tuerai!—Et il se remit à marcher à grands pas.

Une des servantes de madame Sécherin vint nous prier de sa part de nous rendre au salon.

—Mon fils,—dit-elle lorsque nous entrâmes,—votre cousine a peut-être hâte d'arriver à Paris; il ne faut pas la retenir.

—C'est, en effet, une affaire très-importante qui m'y appelle,—lui dis-je,—et qui ne souffre pas de retard. Sans cela, je vous aurais demandé l'hospitalité pendant quelques jours.

—Vous lui avez au moins parlé raison,—me dit madame Sécherin en me montrant son fils.

—Je lui ai parlé de vous, madame, et aucun fils n'est plus respectueux et plus tendre; croyez-le bien.

—Je le crois... car je ne veux que son bien.

—Il le sait, madame.—Puis je fis un signe à M. Sécherin, en lui montrant sa mère pour l'engager à lui dire quelques paroles de tendresse filiale. Sa froideur m'effrayait. Je craignais que madame Sécherin ne voulût profiter de ma présence pour lui adresser des reproches qu'elle comprimait depuis si longtemps.

M. Sécherin s'approcha de sa mère, lui prit la main, la baisa en disant:

—Pardonnez-moi, ma mère; vous savez que je suis souffrant depuis quelque temps. Cela m'a rendu peut-être le caractère inégal, j'ai fait ma confession à ma cousine. Elle m'a bien grondé,—ajouta-t-il en souriant tristement,—je tâcherai d'être plus sage à l'avenir.

—Cela vous coûtera sans doute beaucoup,—dit sévèrement sa mère.

Ce que je redoutais allait arriver; madame Sécherin, se sentant blessée devant moi dans sa dignité de mère, ne pourrait taire ce que la fatale préoccupation de son fils lui faisait souffrir depuis si longtemps.

Je jetai un regard suppliant à M. Sécherin pour l'engager à se modérer; mais lui aussi était depuis longtemps aigri. Ma présence avait ravivé ses blessures. Je frémis en songeant que j'allais peut-être devenir la cause involontaire d'une scène affligeante.

Pourtant M. Sécherin baissa la tête sans répondre à sa mère, qui reprit d'une voix plus haute:

—Il serait d'un bon fils d'aimer sa mère au-dessus de tout.

—Quoi qu'il m'en ait coûté, j'ai fait ce que j'ai pu pour vous prouver ma soumission... ma mère; je ne puis rien de plus,—reprit froidement son fils.

—Voilà pourtant notre vie, madame, telle que nous l'a faite l'infâme qu'il regrette encore,—s'écria madame Sécherin.—Vous pouvez ne pas regretter une infâme!—dit-elle à M. Sécherin avec violence.

Épouvantée de la tournure que prenait la conversation, je me hâtai de dire:

—Ah! madame, excusez-le, il l'aimait tant!

—Il est capable de l'aimer encore... un indigne amour fait commettre tant de lâchetés!

Les yeux de mon cousin étincelèrent; il s'écria:

—Ce n'est pas seulement un indigne amour qui fait commettre des lâchetés, ma mère! D'ailleurs, voici assez longtemps que je me contrains, que je souffre, il faut que je parle, à la fin...

—Et moi aussi,—s'écria sa mère courroucée,—voici assez longtemps que je souffre, voici trop longtemps que vous oubliez ce que vous me devez... Je vous répète, moi, que vos indignes regrets sont autant de lâchetés... sont autant d'offenses à votre mère...

—Mon cousin!...—m'écriai-je.

Il ne se contenait plus.

—Les sentiments les plus nobles, les plus saints devoirs font aussi commettre des lâchetés, entendez-vous, ma mère!...

—Que veut-il dire?...

—Pas un mot de plus,—dis-je à M. Sécherin, et j'ajoutai à voix basse:

—Voulez-vous donc faire mourir votre mère deux fois... lorsqu'à sa dernière heure elle songera au danger que vous irez braver dans un duel?

—C'est vrai, c'est vrai, je suis un fou, un méchant fils de lui répondre ainsi... Mes regrets l'outragent parce qu'elle m'aime tendrement.—Puis se mettant à genoux devant sa mère, il prit sa main et la baisa en disant:—Pardonnez-moi, ma mère, j'ai eu tort de vous parler ainsi:

—Une mère doit tout pardonner...—dit-elle en soupirant. Et elle donna un baiser sur le front de son fils en me jetant un regard désolé.

—Et un fils doit tout souffrir,—répondit M. Sécherin à voix basse, et son regard vint aussi me témoigner de ses douleurs.

. . . . . . . . . .

Je quittai Rouvray dans un accès de tristesse mortelle.

Je ne crois pas qu'il y eût au monde une position aussi affreuse que celle de cette mère et de ce fils, toujours face à face, elle regrettant l'amour de son fils, lui regrettant l'amour d'une femme coupable. Je ne pus réprimer un mouvement d'indignation profonde en songeant que mon mari était perdu pour moi, que mon enfant était mort, que ma vie était brisée, qu'une pieuse femme et son généreux fils voyaient leurs relations, autrefois si tendres, à jamais aigries parce qu'Ursule m'avait haïe et enviée.


CHAPITRE IV.

LE RETOUR.

Deux mois après mon départ de Maran, j'étais établie à Paris dans le pavillon que m'avait offert madame de Richeville.

Je me demande encore comment j'avais pu inspirer à cette excellente femme l'affection qu'elle ne cessa jamais de me témoigner et dont elle me donna tant de nouvelles preuves lors de mon retour à Paris; c'est avec l'intérêt le plus tendre, le plus maternel, qu'elle veillait à mes moindres désirs, qu'elle tachait de m'épargner les moindres chagrins.

En songeant aux indignes calomnies dont elle avait été victime, je fus surtout frappée de voir dans quelle affectueuse intimité elle vivait avec des personnes qui représentaient certainement l'élite de la meilleure compagnie de Paris et qui passaient même, qu'on me pardonne cette expression, pour être extrêmement collet monté.

Ce revirement de l'opinion en faveur de madame de Richeville n'aurait pas dû m'étonner. Les gens de mœurs sévères sont d'autant plus indulgents pour les erreurs passées d'une personne qui recherche leur patronage, que la vie présente de celle-ci est plus irréprochable.

Justement fiers de l'espèce de conversion mondaine que leur salutaire influence a opérée, ils défendent, ils appuient leur néophyte avec toute la généreuse ardeur du prosélytisme.

Madame de Richeville avait donc alors pour amis véritablement dévoués tous ceux qui, autrefois, avaient sincèrement plaint ses malheurs et déploré ses fautes.

Grâce aux derniers sacrifices que lui avait imposés son mari, sa maison était fort convenable, mais pas assez splendide pour que l'empressement qu'on mettait à y être admis ne se rapportât pas entièrement à elle, qui en faisait les honneurs avec une grâce extrême.

Les portraits qu'elle m'avait faits de quelques personnes de sa société habituelle étaient d'une ressemblance frappante; je fus, par hasard, à même d'en juger le premier jour de mon arrivée à Paris.

Ma voiture s'était brisée à Étampes; retardée par cet accident, je ne pus, contre mon attente, arriver à Paris, chez madame de Richeville, qu'à dix heures du soir. Ne comptant plus ce jour-là sur moi, elle avait reçu comme elle recevait d'habitude; aussi quel fut mon étonnement, lorsque ma voiture s'arrêta sous le péristyle, d'y trouver madame Richeville, accompagnée du prince d'Héricourt! Mon courrier me précédant d'un quart d'heure m'avait annoncée, et madame de Richeville était descendue pour venir plus tôt au-devant de moi.

Je trouvai ce soir-là chez elle la princesse d'Héricourt, mesdames de Semur et de Grandval. On fut pour moi de la bonté, de l'affabilité la plus parfaite.

Il faut avoir vécu dans le monde dont je parle pour comprendre cet accueil à la fois bienveillant et réservé. On savait mes chagrins; j'excitais une vive sympathie: mais par une discrétion pleine de délicatesse on m'épargna tout ce qui aurait pu me rappeler trop directement des maux qu'on désirait me faire oublier.

Dire en quoi consistaient ces nuances si fines serait presque impossible; et cependant, grâce à ces riens, au lieu de me témoigner une compassion indiscrète, on m'entourait d'une digne et charmante sollicitude.

Tant que les traditions et le savoir-vivre de notre ancienne aristocratie ne se perdront pas, il n'y aura jamais en Europe une société capable d'être comparée à notre bonne compagnie pour ce tact exquis, pour ce goût excellent, rares priviléges de l'esprit français.

Ainsi, je n'oublierai de ma vie ces paroles de la vénérable princesse d'Héricourt lorsque je lui fus présentée ce même soir par madame de Richeville.

—Quoique j'aie le plaisir de vous voir aujourd'hui pour la première fois, madame,—me dit-elle,—je vous connais, et permettez-moi de vous le dire, je vous aime depuis que j'ai entendu parler de vous par ma chère Amélie (c'était le nom de baptême de madame de Richeville); moi et ses amis, qui sont aussi les vôtres, nous l'engagions toujours à hâter votre retour à Paris. A votre âge, une vieille grand'mère peut vous dire cela, à votre âge, la solitude est dangereuse; en s'isolant de toute affection, on finit malgré soi par soupçonner le monde d'égoïsme ou d'insensibilité. Mais je vous assure qu'il n'en est rien; j'ai toujours vu les plus touchantes, les plus nobles sympathies aller avec bonheur au-devant des nobles et des touchantes infortunes.

—Et moi, madame,—me dit gaiement la comtesse de Semur avec sa vivacité cordiale,—dût-on m'accuser de paradoxe comme on m'en accuse souvent, je vous avoue que je voudrais presque vous savoir encore au fond de votre Touraine; mais, sans doute, vous étiez notre idéal: pour nous consoler de ne pas vous voir, nous disions que l'idéal se rêve et ne se rencontre pas; au lieu que maintenant, si nous allions vous perdre, nous vous aimerions encore plus, et nous vous regretterions bien davantage.

Puis, comme je me défendais modestement de ces louanges, la princesse d'Héricourt me prit la main et me dit d'une voix profondément émue:

—Veuillez songer, madame, qu'il peut y avoir à admirer chez une jeune femme autre chose que sa beauté, sa grâce et son esprit... et vous sentirez la distance qui existe entre une flatterie banale et un hommage sérieux et mérité.

Après ces présentations, je m'approchai d'Emma. Elle était vêtue d'une robe blanche très-simple; les épais bandeaux de ses magnifiques cheveux blonds ondulés dessinaient le fin et pur ovale de son visage d'albâtre rosé. Elle me parut d'une éblouissante beauté: à son passage à Maran, elle avait quatorze ans; deux années de plus avaient accompli sa taille svelte et élancée comme celle de la Diane antique.

Je fais cette comparaison mythologique parce que les traits d'Emma, comme ses moindres mouvements, étaient empreints d'une grâce sérieuse, chaste et réfléchie, qui eût été de la majesté, si on pouvait appliquer ce mot à une jeune fille de seize ans, dont les grands yeux d'azur, dont le frais sourire révélaient la candeur enfantine.

Ce soir-là, comme toujours, Emma s'occupait des soins du thé et l'offrait avec des distinctions de prévenance dont quelques-unes me touchèrent. Ainsi, après avoir présenté une tasse à la princesse d'Héricourt, qui l'accepta, elle trouva le moyen, en s'inclinant légèrement, de baiser la main de la princesse au moment où elle allait toucher la soucoupe. Se rappelant sans doute, que madame de Semur aimait le thé moins fort, elle eut l'attention de l'affaiblir. Si j'insiste sur ces puérilités, c'est que justement Emma savait leur donner la valeur des attentions les plus délicates.

Jamais je n'oublierai non plus le sourire mélancolique que madame de Richeville me jeta lorsque Emma lui dit de sa voix harmonieuse et suave:—Vous offrirai-je du thé, madame?

Hélas! ce mot froid et indifférent, madame, navrait cette pauvre mère; il fallait se résigner... aux yeux du monde, sa fille n'était pour elle que mademoiselle de Lostange, orpheline et sa parente éloignée.

Au bout de quelques jours, Emma fut en confiance avec moi, je pus admirer les trésors de cette âme ingénue. C'était un cœur si sincère, si droit, si répulsif à tout ce qui était en désaccord avec son élévation naturelle, que jamais Emma n'a compris certains vices et certains défauts.

Les mauvaises actions étaient pour elle des effets sans cause, de monstrueux accidents; les odieux calculs, les instincts désordonnés qui amènent une bassesse ou un crime, dépassaient son intelligence complétement et adorablement bornée à l'endroit des passions: Emma était une exception aussi rare dans son espèce que l'étaient mademoiselle de Maran et Ursule dans la leur.

Je ne fus pas longtemps à deviner la cause de la vague tristesse qui semblait augmenter la mélancolie d'Emma... La pauvre enfant regrettait sa mère, qu'elle avait perdue au berceau, lui avait-on dit. Sa reconnaissance pour madame de Richeville était tendre et sincère, mais Emma faisait ce calcul d'une naïveté sublime:

«Puisque une parente éloignée est si bonne pour moi... qu'aurait donc été ma mère!»

Ayant pénétré le secret de la tristesse d'Emma, je me gardai bien d'en parler à madame de Richeville: c'eût été lui porter un coup affreux. Dans son adoration pour sa fille, elle eût été capable peut-être de lui avouer le secret de sa naissance; et je n'osais prévoir le bouleversement que cette révélation eût apporté dans les sentiments d'Emma pour madame de Richeville: quelle lutte cruelle ne se fût pas élevée dans l'âme de cette jeune fille d'une vertu si fière, si ombrageuse, lorsqu'elle eût appris que sa mère avait commis une grande faute, et que sa naissance, à elle, pauvre enfant, était presque un crime!

Emma était la franchise même; la perspicacité ne me manquait pas, et je sentais pourtant qu'il y avait en elle un côté mystérieux qui m'échappait encore.

Chose étrange! j'étais convaincue qu'elle avait un secret, et qu'elle ignorait elle-même ce secret. Je la savais incapable de dissimuler aucune de ses impressions; elle n'avait pas dit à madame de Richeville la cause de sa vague tristesse au sujet de sa mère, parce qu'elle avait senti que cet aveu devait être pénible pour celle qui l'avait entourée de soins maternels.

Je pressentais donc qu'Emma me cachait quelque chose, non par fausseté, mais par ignorance, mais parce qu'elle ne pouvait ni s'expliquer ni préciser plus que moi la cause de certaines bizarreries qui m'avaient frappée.

Ainsi, lorsque l'hiver fut arrivé et qu'elle vit tomber la première neige, elle devint pâle comme cette neige, tressaillit et s'écria douloureusement:

—Ah! la neige!!!

J'étais seule avec elle, je lui demandai pourquoi cette exclamation pénible: elle me répondit:

—Je ne sais pourquoi tout à l'heure cela m'a fait mal de voir tomber la neige. Maintenant cela m'est indifférent.

Je lui demandai si la pensée des malheureux qui souffraient du froid n'avait été pour rien dans son exclamation, elle me répondit naïvement que non, qu'elle les plaignait profondément, mais qu'en ce moment elle n'y avait pas songé: à la vue de la neige, son cœur s'était douloureusement serré sans qu'elle sût pourquoi; mais cette impression était déjà effacée.

Une autre fois, devant sa mère et moi, je ne sais plus à quel propos on parla d'hirondelles.

Les yeux d'Emma se remplirent de douces larmes; elle nous dit avec un sourire angélique:

—Je ne sais pourquoi, en entendant parler d'hirondelles, je me suis sentie délicieusement émue, pourquoi j'ai eu envie de pleurer.

Enfin, un jour que des soldats passaient devant la maison au son du clairon, Emma se leva droite, fière, l'œil brillant, la joue animée, prêta l'oreille à ce bruit guerrier avec une telle exaltation que sa charmante figure prit tout à coup une expression héroïque.

Les clairons passèrent, le bruit s'affaiblit. Emma regarda autour d'elle avec étonnement, se jeta rouge et confuse dans les bras de madame de Richeville, lui prit la main, qu'elle posa sur son sein en lui disant avec une grâce enchanteresse:

—Pardonnez-moi, je suis folle, mais je n'ai pu réprimer ce mouvement; sentez mon cœur, comme il bat.

En effet, son cœur battait à se rompre.

Quel était ce mystère, quelle était la cause secrète de ces agitations, de ces émotions? hélas! je le découvris plus tard; mais alors Emma l'ignorait comme moi.

A l'exception de ces ressentiments involontaires, imprévus, dont on ne pénétrait pas la cause, on pouvait tout lire dans cette âme ingénue, aussi pure, aussi limpide que le cristal.

Telle était Emma.

Peu à peu on verra ce caractère se développer dans sa charmante ignorance, comme ces fleurs précieuses qui n'ont pas la conscience des parfums qu'elles exhalent ou des couleurs qui les nuancent.....

. . . . . . . . . .

Quand j'étais à Maran, j'avais supplié madame de Richeville de ne pas m'écrire un mot sur M. de Lancry ou sur Ursule; je fuyais tout ce qui pouvait me rappeler leurs odieux souvenirs: une fois à Paris, entourée de nouveaux amis, je fus plus courageuse.

Madame de Richeville avait été renseignée par des personnes bien informées de la conduite de mon mari. Voici ce que j'appris.

Mademoiselle de Maran redoublait de calomnies et de méchancetés. Après avoir ramené Ursule à Paris, elle la logea chez elle, répandant le bruit que ma jalousie, aussi injuste que furieuse, avait provoqué la séparation de M. Sécherin et de sa femme; que j'avais dénoncé ma cousine à son mari et donné comme preuves de la faute d'Ursule quelques trompeuses apparences.

Ma tante ajoutait que ce procédé était d'autant plus indigne de ma part que ma liaison avec M. Lugarto ne me donnait ni le droit de me plaindre des infidélités de mon mari, ni le droit de blâmer la conduite des autres femmes. Enfin, M. de Lancry, déjà éloigné de moi par la violence de mon caractère, ayant découvert que, lors de son voyage en Angleterre, j'avais poussé l'audace jusqu'à aller passer une nuit dans la maison de M. Lugarto, m'avait abandonnée. Mademoiselle de Maran, malgré l'affection qu'elle me portait, disait-elle, ne pouvait s'empêcher de reconnaître que M. de Lancry avait eu raison d'agir ainsi, et elle croyait de son devoir de soutenir cette pauvre Ursule, victime de ma jalousie et de ma noirceur.

Ces médisances, si absurdes qu'elles fussent, n'en auraient pas moins été dangereuses, si madame de Richeville, pour prémunir ses amis contre ces infamies, ne leur avait pas raconté toute la scène de la maison isolée de M. Lugarto, telle que M. de Mortagne la lui avait dite à son lit de mort.

Cette révélation, les antécédents de M. de Lancry, la conduite présente d'Ursule suffirent pour me défendre des odieuses accusations de ma tante.

La révolution de juillet, en divisant, en dispersant la société légitimiste, avait en partie dépeuplé le salon de mademoiselle de Maran. Celle-ci n'avait dû les soins assidus dont on l'avait entourée, sous la restauration, qu'à la crainte qu'elle inspirait et aux puissantes inimitiés ou aux non moins puissantes protections dont elle pouvait disposer à son gré.

Lorsqu'on n'eut plus rien à redouter ou à espérer d'elle, on commença de la délaisser; car sa méchanceté augmentait avec les années. Sa maison n'offrait aucun attrait, aucun plaisir; son économie avait tourné à l'avarice: peu à peu elle se trouva complétement isolée.

Le dépit qu'elle en éprouva fut la véritable cause de son voyage à Maran. Pour se distraire de ses ennuis, elle vint sans doute me faire tout le mal possible.

En prenant le parti d'Ursule contre sa belle-mère, en lui proposant de l'emmener à Paris, elle avait d'abord cédé à son instinct de haine contre moi: mais lorsqu'elle eut reconnu la puissance des nouvelles séductions d'Ursule, elle songea à se servir de ma cousine,—qu'on me pardonne cette trivialité,—pour achalander son salon.

Elle savait le monde mieux que personne; elle annonça partout qu'Ursule était séparée de son mari. Il y a toujours un irrésistible attrait dans l'espoir de plaire à une jeune et jolie femme qui se trouve dans une position aussi indépendante; aussi, bientôt, mademoiselle de Maran ne fut plus délaissée. Ursule, plus jolie, plus effrontément coquette que jamais, se vit entourée d'une cour nombreuse.

M. de Lancry, instruit de tout ce qui se passait par un homme de confiance qu'il avait envoyé à Paris, perdit la tête de jalousie. Ce fut alors qu'il m'abandonna pour aller rejoindre Ursule.

Ce qu'il me reste à dire paraîtra sans doute bien ignoble... Malheureusement, en avançant dans la vie, j'ai été assez fréquemment témoin d'ignominies pareilles. Que chacun interroge ses souvenirs, et il reconnaîtra que les faits que je vais signaler n'ont rien d'exagéré, rien d'impossible; et qu'au contraire ils sont plutôt remarquables par une sorte de délicatesse assez rare dans ces indignités.

Ursule aimait passionnément le luxe, l'éclat, les plaisirs, les fêtes; elle ne trouvait pas cette vie splendide chez mademoiselle de Maran. Ma tante, assez riche pour recevoir noblement, était plus loin que jamais de penser à donner des bals, à prendre des loges aux grands théâtres, à avoir enfin un état de maison plus moderne, plus élégant, plus considérable que celui qu'elle avait toujours eu.

M. de Lancry, en arrivant à Paris, trouva Ursule en coquetterie réglée avec deux ou trois hommes de la société de ma tante. Malgré son aveugle passion, il connaissait trop bien les femmes et certaines femmes pour n'avoir pas deviné les goûts d'Ursule.

Par respect pour elle et pour lui, il ne pouvait lui proposer de satisfaire son penchant au faste et à la dépense; on savait qu'elle n'avait point d'autre fortune que soixante mille francs de sa dot. L'origine de son luxe une fois connue, Ursule tombait dans le dernier mépris et se voyait chassée de ce monde au milieu duquel elle voulait briller.

M. de Lancry, d'accord ou non avec ma tante, je ne l'ai jamais su, trouva un moyen fort ingénieux de tout accommoder; en un mot de donner à sa maîtresse la plus grande existence du monde, de ne pas la faire déchoir aux yeux de la société, et de lui assurer, au contraire, toutes les sympathies d'une coterie, de très-bonne compagnie d'ailleurs, présidée par mademoiselle de Maran.

Sans la haine que celle-ci me portait, elle eût repoussé sans doute la honteuse complicité qu'elle accepta dans cette infâme transaction.

Quant à la manière dont je fus instruite de ces détails, elle se rattache à une nouvelle série d'événements mystérieux qui me prouvèrent malheureusement que le mauvais génie de M. Lugarto planait encore autour de moi et de ce qui me devenait de plus en plus cher.


CHAPITRE V.

CORRESPONDANCE.

Environ trois mois après mon arrivée, Blondeau me remit un petit carton qu'un commissionnaire avait apporté. Je l'ouvris, pâlis d'effroi... en voyant un bouquet de ces fleurs vénéneuses d'un rouge éclatant que M. Lugarto m'avait autrefois envoyées, et qui depuis lors étaient devenues comme le symbole de son odieux souvenir, puisque madame de Richeville avait reçu un bouquet pareil le jour de la mort de M. de Mortagne.

Avec ce bouquet était la lettre ci-jointe écrite par mon mari à un de ses amis que je ne connaissais pas, l'enveloppe ayant été enlevée.

Comment M. Lugarto, qui n'était pas à Paris, du moins je le supposais, avait-il pu intercepter la correspondance de M. de Lancry, je ne pus le savoir; mais je ne fus pas étonnée de ce fait: cet homme, grâce à son immense fortune, pouvait corrompre les gens ou avoir des créatures à lui au sein même de la maison des personnes qu'il épiait.

Quant au but de cet envoi, il n'était pas douteux: ignorant mon indifférence pour M. de Lancry, M. Lugarto croyait me blesser douloureusement en me dévoilant les mystères de la conduite de mon mari et d'Ursule.

Si cette intention ne fut pas absolument remplie, cette lettre, ainsi qu'on va le voir, dut néanmoins me causer de pénibles ressentiments; la nouvelle perfidie de M. Lugarto porta donc quelques fruits amers.

Voici la lettre de mon mari.

M. DE LANCRY A ***.

«Paris, janvier 1835.

. . . . . . . . . .

«Je vous remercie de votre lettre, mon cher ami; la mienne a dû bien vous étonner lorsqu'il y a un mois vous m'avez écrit pour me demander ces renseignements que vous savez, et que vous avez ajouté:

«Que devenez-vous? puis-je croire à ce que j'ai par hasard entendu dire dans mon désert? est-il vrai que vous soyez l'heureux préféré de la femme la plus à la mode de Paris, qui à force d'esprit et de charmes a su faire oublier qu'elle s'appelait du nom vulgaire de madame Sécherin?—Est-il vrai que mademoiselle de Maran, tante de votre femme, de votre Eurydice, soit en train de se ruiner; qu'elle dépense un argent fou, qu'on cite la splendeur des fêtes qu'elle donne, le luxe de sa maison, etc., etc.? Il me semble que dissiper à son âge, c'est commencer un peu tard.»

«J'ai répondu longuement à une partie de ces questions; je vais continuer, car je suis dans un jour où mon cœur déborde de fiel et de haine.

«Vous êtes de ces hommes éprouvés auxquels on peut tout confier, et qui peuvent tout comprendre. Vous avez fondu deux énormes héritages dans l'enfer de Paris; vous avez tué trois hommes en duel; vous avez survécu à une horrible blessure que vous vous êtes faite en tentant de vous brûler la cervelle. Maintenant, revenu de ces folies, comme vous dites, vous vivez en philosophe «contemplateur et rêveur dans une vieille maison au fond de la Bretagne, heureux de regarder vos grèves en écoutant le bruit de la mer qui les bat incessamment.» C'est dire que vous avez un caractère ferme, une rare connaissance des faiblesses humaines. Vous ne vous étonnerez donc pas des confidences qu'il me reste à vous faire.

«Je suis entouré d'êtres si niais ou si envieux que je me tuerais plutôt que de leur laisser soupçonner ce que je souffre; ils seraient trop contents. Vous me mépriserez peut-être, homme stoïque! Il n'importe; je ne puis souffrir plus longtemps sans me plaindre à quelqu'un et de mes tourments et de mon bonheur, puisque mon bonheur est encore un tourment.

«J'ai d'ailleurs éprouvé un grand soulagement en vous écrivant ma première lettre; je continue, puisque vous me dites ne pouvoir me donner aucun conseil avant de savoir la fin de mon histoire. Écoutez donc[E].

«Dévoré de jalousie en apprenant qu'Ursule était à Paris entourée d'adorateurs; voulant à toute force ressaisir mes droits, malgré le peu d'espoir que devait me laisser la lettre insolente qu'elle m'avait écrite, et qui était tombée entre les mains de son mari, je quittai Maran. J'abandonnai ma femme, j'arrivai ici.

«Je trouvai Ursule toujours belle, railleuse, fantasque et fière. Lorsque je voulus lui parler de mon bonheur passé, elle m'accabla de moqueries; je me contins, j'avais mon projet.

«Mademoiselle de Maran, tante de ma femme, me reçut à merveille; je vous ai dit sa haine contre Mathilde, cela vous aidera a comprendre ce qui suit. Je connaissais Ursule: elle avait un goût effréné pour le luxe et pour les plaisirs, et pouvait beaucoup sacrifier à ce goût; mais je savais aussi que, malgré sa pauvreté, malgré la hardiesse de ses principes, l'effronterie de son caractère, elle était, par un bizarre mélange d'orgueil et d'indépendance, incapable de certaines bassesses.

«Pourtant le meilleur moyen de m'imposer à elle, de la dominer autant qu'on peut la dominer, était de la mettre à même de mener cette existence splendide, le rêve de toute sa vie, et cela sans froisser sa susceptibilité souvent très ombrageuse.

«Pour concevoir la détermination que je pris alors, il faut vous rappeler que jamais je n'ai hésité entre une somme d'argent si considérable qu'elle fût et un désir si insensé qu'il fût aussi; il faut surtout vous convaincre que j'aimais, que j'aime encore Ursule avec toute l'ardeur, toute la rage d'un amour irrité, contrarié, inquiet, toujours inassouvi...

«Maintenant, tel est le problème que j'avais à résoudre:—Me rendre indispensable à Ursule en l'entourant de toutes les jouissances, de toutes les splendeurs imaginables, sans que sa délicatesse pût s'offenser, surtout sans que le monde pût jamais pénétrer ce mystère.

«L'avarice de mademoiselle de Maran, sa haine contre ma femme, qu'elle était enchantée de voir ruiner, me servirent à souhait; voici comment:

«Un jour, devant Ursule, qui logeait chez elle, je vous l'ai dit, je demandai à mademoiselle de Maran ce qu'elle dépensait par an pour sa maison, son écurie, etc., etc. Elle me répondit: Quarante mille francs. Je m'écriai qu'on la volait, qu'elle ne recevait jamais personne, que ses voitures étaient horribles; tandis qu'avec cette somme, moi, je m'engageais à lui tenir la meilleure maison de Paris, si elle voulait se fier à moi et suivre mes conseils.

«—Comment cela? me dit-elle.

«—Donnez-moi 40,000 francs, ne vous occupez de rien, et je me charge de votre dépense pendant un an. Vous verrez de quelle manière je vous ferai vivre: seulement, si vous acceptez, vous irez passer quelques mois à la campagne pour me laisser le temps de faire les changements nécessaires à votre hôtel, cela sans bourse délier de votre part; je retrouverai cette dépense sur les 40,000 francs annuels.

«Ursule me regarda. Il me sembla qu'elle comprenait ma pensée, car un sourire... (oh! si vous connaissiez ses sourires!...) me récompensa de mon ingénieux stratagème.

«Vous entendez à demi-mot, n'est-ce pas? Ursule devait jouir de tout le luxe que je prétendais improviser avec les 40,000 francs de mademoiselle de Maran; celle-ci accepta ma proposition en riant aux éclats (elle rit toujours ainsi lorsqu'elle fait quelque perfidie). Quinze jours après notre convention, mademoiselle de Maran était établie à Auteuil avec Ursule dans une ravissante maison qu'un Anglais, dégoûté de ce séjour, m'avait, disais-je, louée pour rien. J'ai toujours eu le génie des impromptus, quand l'argent ne me manque pas.

«Il est inutile de vous dire ce que me coûta l'arrangement de cette maison d'Auteuil, où je me rendais chaque jour. C'était un cottage véritablement féerique. Pendant ce temps-là les travaux de l'hôtel de Paris avançaient rapidement. J'avais commencé la réforme par l'écurie. Je remplaçai les antiques voitures de mademoiselle de Maran par les plus jolis attelages de Paris. Sachant combien Ursule aimait a monter à cheval, je décidai mademoiselle de Maran à louer un petit appartement vacant alors chez elle à mon oncle, le duc de Versac, complétement ruiné par la révolution de juillet; il servit ainsi de chaperon a Ursule dans ses promenades équestres avec moi, et la conduisit dans le monde lorsque mademoiselle de Maran ne pouvait l'y accompagner.

«Grâce à mon activité, au commencement de l'hiver l'hôtel de Maran tut transformé en un vrai palais. Un magnifique rez-de-chaussée fut réservé pour les réceptions. L'appartement d'Ursule, le temple de mon idole chérie, était une merveille de luxe et d'élégance: je le remplis de meubles rares, de porcelaines précieuses, de tentures admirables, de tableaux des meilleurs maîtres. On crut que mademoiselle de Maran devenait folle, car les énormes dépenses que je faisais chez elle lui étaient nécessairement attribuées. Elle le laissait croire, et moi aussi pour mille raisons que vous sentez bien.

«Mademoiselle de Maran, pendant l'hiver, donna des bals superbes, pendant le carême des concerts excellents, et au printemps des soirées champêtres dans son immense jardin, où j'avais fait des prodiges.

«L'hôtel de Maran devint la maison la plus agréable, la plus recherchée de Paris. Mademoiselle de Maran avait de plus une loge à l'Opéra et aux Bouffons, le tout au moyen des éternels quarante mille francs qu'elle me donnait annuellement.

«Lorsque je lui rendis ses comptes, au bout de la première année, elle se mit à rire aux éclats, déclara que j'étais un enchanteur, et me supplia de continuer d'être son intendant. J'avais dépensé plus de dix mille louis. Il est inutile de vous dire qu'Ursule était la reine de ces fêtes, données pour elle et presque par elle, car elle en faisait les honneurs avec une grâce exquise, une dignité nonpareille. Elle était devenue une excellente musicienne. Dans les concerts de l'hôtel de Maran elle montra un talent du premier ordre. Bientôt on ne parla que d'elle, de son esprit brillant et hardi, de sa gaieté spirituelle et moqueuse, surtout de son audacieuse coquetterie, qui me mettait à la torture et éveillait en moi toutes les fureurs de la jalousie.

«Mademoiselle de Maran subit elle-même l'influence de cette femme séduisante; car elle ensorcelait tout ce qui l'approchait: toujours égale, câline, flatteuse, insinuante avec les femmes, avec les hommes elle était tour à tour fantasque, brusquement provocante, ou d'une indifférence glaciale; grâce à ce manége elle avait fini par passer pour une énigme vivante, et pouvoir tout risquer, tout oser impunément.

«Contraste étrange! cette femme, qui jouissait sans scrupule de toutes les dépenses qu'au nom de mademoiselle de Maran je faisais pour elle, me traita avec la dernière dureté, avec le plus outrageant mépris, parce qu'une fois je voulus lui offrir quelques bijoux pour sa fête.

«En y réfléchissant, cela ne m'étonna pas. Ursule est remplie de tact: on sait qu'elle est pauvre, le moindre luxe personnel l'eût compromise: elle s'est donc créé une mode à elle, à la fois de la dernière simplicité et d'une extrême élégance. Elle a un cou si charmant, un bras si frais, si blanc et si rond, qu'il y a d'ailleurs de la coquetterie à elle à se passer de colliers et de bracelets.

«Sa toilette Consiste toujours pour le soir en une robe de crépu blanc d'une fraîcheur ravissante et d'un goût adorable; une fleur naturelle dans ses beaux cheveux, un bouquet pareil au corsage: jamais elle ne porte autre chose. Le matin, c'est une petite capote et une robe des plus simples avec un grand châle de cachemire. Vous voyez que les soixante mille francs de sa dot doivent lui suffire longtemps pour son entretien.

«Quant aux magnificences qui l'entourent et dont elle fait les honneurs, elle en est aussi fière, aussi heureuse que si elle en était la maîtresse et non pas le prétexte; car cette femme singulière aime moins la possession que la jouissance du luxe. Cette distinction vous paraîtra subtile. Si vous connaissiez Ursule, vous la trouveriez juste.

«Eh bien, malgré tant de dévouement, malgré tant de sacrifices, souvent... je ne suis pas heureux. J'ai la conscience d'être nécessaire à Ursule, je suis sûr qu'elle ne renoncerait que difficilement à l'empire qu'elle a sur moi... Mais quel empire!

«Après la lettre qu'elle m'avait écrite et qui fut surprise par son mari, elle aurait dû être très-embarrassée lors de sa première entrevue avec moi. Il n'en fut rien; malgré ce que vous appelez ma rouerie, je fus plus gêné qu'elle. Cela ne vous étonnerait pas si vous connaissiez la trempe de ce caractère, la souplesse, l'audace, la supériorité de cet esprit.

«—Pensez-vous réellement tout ce que vous m'avez écrit?—lui dis-je avec amertume.

«Elle se prit à rire, car cette femme rit toujours, et me répondit:

«—Êtes-vous de ces gens aveugles qui confondent le présent et le passé? Ce qui était vrai hier ne peut-il pas être faux aujourd'hui, et ce qui était faux hier ne peut-il pas être vrai à cette heure! Ne vous occupez donc pas de pénétrer si j'ai pensé ou non ce que je vous ai écrit dans des circonstances différentes de celles où je vous revois. Vous m'aimez, dites-vous; faites donc que je vous aime, ou que je semble vous aimer. Me forcer à feindre un sentiment que je ne ressens pas est plus flatteur encore que de m'inspirer un sentiment que j'avoue. Si je vous aime sincèrement, votre cœur sera flatté; si je simule cet amour, votre orgueil triomphera. De toute façon votre rôle est assez beau, j'espère.»

«Que répondre à tels paradoxes, à de telles folies, surtout lorsque ces folies sont murmurées à votre oreille par une bouche de corail aux dents perlées, aux lèvres fraîches, sensuelles et pourprées, dont les coins se sont veloutés depuis peu d'un imperceptible duvet noir... Que répondre lorsque ces paroles sont accompagnées d'un regard profond, ardent, voluptueux... Oh! vous ne savez pas la puissance magnétique de ces deux grands yeux bleus qui sous leurs longs cils et leurs minces sourcils d'ébène, vous dardent, quand ils le veulent, la passion jusqu'au fond du cœur... ou se plaisent méchamment à vous glacer par leur dédain moqueur... Non, non, on ne rencontrera jamais des yeux pareils.....

. . . . . . . . . .

«Je ne reculai donc devant aucun sacrifice. Alors commença pour moi une vie d'agitation continuelle... car cette femme est incompréhensible, impénétrable; je ne sais encore ce que je suis pour elle.

«Tantôt elle semble éprouver pour moi un amour irrésistible auquel elle cède parfois avec une sorte de tendre dépit. Vous dire ce qu'elle est alors... vous dire ce qu'elle est dans ces rares moments d'ivresse et d'abandon m'est impossible... aussi impossible que de vous peindre ses brûlantes langueurs lorsque, succombant au sentiment que je lui inspire, elle me maudit avec une grâce si enchanteresse et si passionnée.

«Tenez, à cette seule pensée mon cœur bat, mon sang bouillonne, mes joues s'allument! Et pourtant cette liaison dure depuis plus de deux ans, et pourtant je suis presque sûr que cette femme me trompe, et pourtant durant ces deux années je n'ai pas eu peut-être un mois de bonheur complet, car à chaque instant cette créature insaisissable m'échappe, me raille, me rejette du ciel dans l'enfer en me laissant au cœur d'affreux doutes que le lendemain elle sait dissiper d'un regard ou d'un sourire...

«Oh! vous n'imaginez pas ce que c'est que de vivre dans ces alternatives continuelles d'espérance et de désespoir, de joie et de larmes, de colère et d'amour, de méfiance et d'aveuglement; vous ne savez pas quel art infernal sait lentement filtrer l'ambroisie dont elle pourrait m'enivrer! Figurez-vous un malheureux dont les lèvres sont desséchées et à qui l'on distillerait goutte à goutte à de longs intervalles l'eau limpide et fraîche qui pourrait apaiser la soif...

«Oh! dites, dites, ne serait-ce pas rendre sa soif plus inextinguible, plus cruelle encore? Dites, ne serait-ce pas à mourir de rage?...

Telle est pourtant ma vie... sans cesse dévorée d'amour... Ursule ne m'accorde jamais assez pour satisfaire ma passion, et toujours assez pour l'irriter et pour rendre ainsi sa domination plus despotique encore.

«Oh! la créature infernale... Elle sait bien que d'un souvenir ardent naissent d'ardentes espérances, et que ce qui est inassouvi est toujours éternel.

«Tel est le secret de ma faiblesse, de ma lâcheté, de ma honte. Tel est aussi le secret de ma joie insensée, délirante, lorsqu'Ursule daigne être pour moi une femme et non pas un démon insolent et moqueur.

«Tantôt encore elle sait me persuader, ou plutôt je me persuade que, malgré tous ses désolants caprices, Ursule m'aime ardemment, et que sa conduite bizarre est calculée pour me tromper sur l'amour qu'elle a pour moi, amour dont son orgueil se révolte; tantôt je crois que c'est pour conserver plus longtemps mon cœur qu'elle feint l'inconstance et le dédain, parce qu'elle sait que la satiété me viendrait peut-être si je n'avais plus d'inquiétude sur la sincérité de son affection... Je vois alors une preuve de violente passion dans ce qui d'autres fois me révolte et m'indigne.

«Enfin, dans mes jours de soupçons, je me figure qu'elle ne m'aime pas, qu'elle me tolère parce que je trouve le moyen de flatter ses goûts et ses penchants.

«N'est-ce pas que c'est affreux? Oh! la misérable! elle sait bien que ce sont ces doutes irritants qui font sa force, elle le sait bien!

«Si je me croyais ingénument, stupidement aimé comme je l'ai été par ma femme et par bien d'autres, l'indifférence, le dégoût viendraient bien vite... de même que si je me croyais impudemment joué, je l'abandonnerais sans hésiter... Malédiction! Qui m'éclairera donc? que pensez-vous vous-même? Et encore non, moi seul puis juger de cela; si j'en suis incapable, vous ne réussirez pas mieux que moi.

«Ce qui m'est encore douloureux, c'est la lutte de mon orgueil et de mon amour-propre: mademoiselle de Maran évite avec soin tout ce qui, aux yeux du monde, pourrait ressembler de sa part à une tolérance coupable; j'ai revendu la maison que j'avais achetée à M. de Rochegune, et je me suis logé assez près de l'hôtel de Maran; à Auteuil, j'ai un pied à terre, et mes droits apparents ne sortent pas des limites d'une intimité ordinaire. Quant à Ursule, elle est pour moi dans le monde comme pour tous les hommes qui s'occupent d'elle, ni plus, ni moins, et beaucoup de mes amis demandent encore si je suis heureux ou non.

«Tantôt je me révolte à la pensée qu'un bonheur qui me coûte si cher soit ignoré, et je suis assez jeune pour songer à compromettre Ursule; d'autres fois, craignant d'être trompé et de passer pour un homme ridicule, je contribue à égarer l'opinion en nommant moi-même mes rivaux.

«Oh! tenez, voici encore une des plaies de cet indigne et brûlant amour; c'est de ne pas savoir si Ursule me trompe! Je l'ai fait suivre. Peut-être s'en est-elle aperçue, car l'on n'a rien découvert: cela ne m'a pas rassuré. Je crois plus à son adresse qu'à sa vertu.

«Ce qui est encore affreux dans de pareils amours, c'est que les bassesses, les trahisons que l'on a commises sont autant de liens qui vous enchaînent à votre fatale idole... Quelquefois je m'indigne de ce qu'Ursule ne me tienne pas assez compte du mal que j'ai fait, des douleurs que je cause; car cet argent que je dissipe à pleines mains... c'est la fortune de ma femme qui vit seule et malheureuse... Mais ces réflexions me trouvent impitoyable: j'ai assez de mes chagrins, sans songer à ceux des autres; et puis c'est une question d'argent après tout, et je n'ai jamais su ce que c'était que l'argent... Toute ma terreur est de penser à ce que je deviendrai quand cette fortune sera dissipée. Ursule s'accommodera-t-elle toujours de la maison plus restreinte de mademoiselle de Maran? car celle-ci ne la quittera plus; elle vieillit et elle avoue l'horreur qu'elle aurait pour la solitude... Pour rien au monde elle ne voudrait maintenant se séparer d'Ursule... Mais moi... moi, que deviendrai-je?

«Pour conjurer ces fatales pensées, je veux vous donner un exemple de ma persévérance et de mon soin à prévenir les plus frivoles caprices de cette femme.

«Il y a deux mois environ, elle me boudait; jamais je n'avais été plus malheureux, c'est-à-dire plus amoureux. Voici pourquoi: Ursule ayant eu la fantaisie de jouer la comédie à l'hôtel de Maran, un théâtre avait été élevé comme par enchantement; Ursule y avait montré un talent incroyable dans le rôle de Célimène du Misanthrope, et, par un de ces contrastes qu'elle affectionne, elle avait voulu jouer ensuite un rôle de mademoiselle Déjazet dans une petite pièce très-graveleuse: c'était à devenir amoureux fou d'Ursule, si l'on ne l'eût été déjà.

«Tout le monde resta stupéfait. Les gens les plus prévenus furent forcés de convenir qu'après mademoiselle Mars personne n'avait joué Célimène avec autant de grâce, de finesse, d'esprit, et surtout avec un plus grand air; quant à la petite pièce, Ursule avait au moins rivalisé avec mademoiselle Déjazet pour la malice et l'effronterie libertine: enfin, son succès dans ces deux ouvrages si différents avait été véritablement inouï.

«Transporté d'amour et d'orgueil, je vins joindre mes éloges à ceux de la foule; savez-vous ce qu'Ursule me répondit avec son insolence et son cynisme habituel?

«—Lorsqu'une femme du monde joue la comédie, son amant est le dernier qui doive se féliciter de la voir si parfaite comédienne.»

«Puis pendant quelques jours elle me bouda, et se compromit assez gravement avec lord C***, homme très-aimable et très à la mode.

«Cette fois je fus sur le point de rompre avec Ursule; un caprice de cette étrange créature, en me jetant dans une de ces folles dépenses qu'elle prenait à tâche de provoquer, me remit sous le joug plus épris que jamais.

«Sachez d'abord que j'avais fait construire au milieu du jardin de l'hôtel de Maran un très-grand chalet suisse; au printemps, il servait de salle de bal; à l'intérieur les murs étaient recouverts de sapin rustique orné d'une incrustation de bois des îles d'un vert tendre représentant des guirlandes de vignes.

«J'arrive sombre et chagrin. Ursule était dans le chalet avec mademoiselle de Maran et lord C***. Au milieu de la conversation, Ursule dit en montrant les murs du pavillon:

«—Mon Dieu! qu'une tenture toute en fleurs naturelles serait ravissante! Comme l'intérieur de ce chalet ainsi tapissé serait admirable! Il est bien dommage que ce soit un rêve de fée.

«Lord C*** et mademoiselle de Maran s'écrièrent qu'en effet une telle idée était impossible à réaliser. Ursule me jeta un de ces regards dont elle connaissait la puissance et parla d'autre chose; je la compris.

«Le lendemain les murs intérieurs du chalet disparaissaient sous une véritable tenture de fleurs naturelles; des treillis de jonc très-serrés avaient été couverts de jasmins, d'œillets blancs, de roses blanches, tellement pressés et symétriquement arrangés, que cette masse de fleurs formait un fond très-uni, d'une blancheur de neige, sur lequel de gros bouquets de roses étaient régulièrement disposés et attachés avec des flots de rubans de satin bleu-ciel, ainsi que cela se voit dans les tapisseries.

«Il est impossible de dire ce qu'il m'avait fallu d'argent, de soins, de volonté pour rassembler en vingt-quatre heures cette énorme quantité de fleurs, car il y avait peut-être cent pieds de lambris à recouvrir en entier.

«Ursule daigna se montrer sensible à cette attention, me pardonner les tourments qu'elle m'avait fait souffrir, et je fus encore le plus fortuné des hommes.

«Une autre fois, un soir, à la campagne, à Auteuil, par un magnifique clair de lune, on parlait de l'ouverture d'un nouvel opéra-comique d'Auber, alors fort en vogue; l'on en vantait l'harmonie à la fois savante et mélodieuse. Ursule, qui prenait plaisir à me mettre au défi, dit en me regardant:—«Quel dommage que cette délicieuse musique ne puisse nous arriver de Paris avec cette faible brise... qui murmure dans les arbres du jardin!»

«Il était six heures. Je sors un moment. Je reviens, je trouve le moyen de retenir Ursule et mademoiselle de Maran jusqu'à près de minuit. On entend tout à coup dans le lointain cette ouverture jouée à grand orchestre, et arrivant, ainsi que l'avait désiré Ursule, avec la faible brise qui murmurait dans les arbres du jardin.

«Cela vous semble tenir du prodige, rien n'était plus simple. A peine Ursule avait-elle exprimé ce désir, que j'avais aussitôt envoyé deux de mes gens à Paris; ils y arrivaient en vingt minutes: l'un obtenait pour une somme considérable que le chef d'orchestre de l'Opéra-Comique vînt après le spectacle à Auteuil avec ses instrumentistes; l'autre s'occupait de trouver des voitures de remise et de les tenir attelées à la porte du théâtre avec des chevaux de poste pour amener rapidement les musiciens et leurs instruments. Cet opéra était assez étudié pour être exécuté sans la partition. Le spectacle finit à onze heures; une heure après, l'orchestre entier était à Auteuil, caché dans un massif, et réalisait ainsi un caprice d'Ursule.

«Cette fois j'eus à peine un remerciement; je l'avais habituée à de telles surprises en ce genre qu'elle s'était blasée sur les prodiges que j'opérais à force d'or.

«Poussé à bout par tant d'insolence, d'ingratitude et de dureté, j'osai récriminer, parler des sacrifices de toutes sortes que je lui avais faits, de ma femme que j'abandonnais, de sa fortune que je dissipais. Ursule, prenant des airs de fierté glaciale et de mépris écrasant, me demanda ce que je voulais dire, si j'étais un homme d'assez mauvais goût pour lui reprocher une sérénade ou un bouquet (faisant allusion à la tenture de fleurs et à l'orchestre invisible). Quant à mes autres sacrifices, elle ne me comprenait pas du tout. Mademoiselle de Maran s'ennuyant seule, la voyant isolée, lui avait proposé, à elle Ursule, de venir habiter l'hôtel de Maran, et de l'aider à en faire les honneurs. Cette maison était fort agréable sans doute, grâce à l'économie bien entendue que je mettais dans les dépenses de mademoiselle de Maran; mais elle, Ursule, quelle obligation personnelle pouvait-elle m'en avoir? Ne m'avait-elle pas exprimé toute son indignation une fois que je m'étais permis de lui offrir quelques bijoux?

«Tout cela était vrai. Par un de ces contrastes inexplicables, si nombreux dans le caractère d'Ursule, je vous le répète, elle eût rougi d'accepter un diamant, et elle n'hésitait pas à faire les honneurs d'une maison dont je soutenais l'énorme dépense; et elle n'hésitait pas à me jeter, avec une sorte de joie méchante, dans les plus folles, dans les plus stériles prodigalités.

«Enfin, lorsque désespéré, furieux de me voir ainsi traité, je lui reprochais d'être mon mauvais génie, Ursule riait aux éclats et me répondait audacieusement:—«Je vous avais bien dit de toujours vous défier de moi lorsque je semblerais éprouver pour vous autre chose que de l'indifférence ou du dédain, pouvant bien quelque jour me mettre en tête de venger Mathilde. Or, ce que je vous avais prédit est arrivé: je venge Mathilde

«Le lendemain, un mot tendre de sa part me fit encore oublier ses mépris...

«Tenez, j'ai beau mettre mon inconcevable conduite sur le compte d'un de ces amours insensés dont il y a tant d'exemples, malgré moi... oui... malgré moi, je crois qu'il y a là quelque chose de fatal... Je suis devenu superstitieux: je vous dis que cette femme est fatale.

«Il y a dans sa joie quelque chose de sombre; dans son influence, dans sa fascination quelque chose d'étrange.

«Mademoiselle de Maran me dit quelquefois:—Je ne me suis jamais attachée à personne; personne ne m'a jamais dominée, et voilà que je ne puis plus me passer de cette jeune femme. Je sais qu'elle est malicieuse comme un démon; mais c'est égal, il me semble que le feu de ses grands yeux bleus éclaire tout autour de moi.» Mademoiselle de Maran a raison: ses yeux rayonnent d'un éclat extraordinaire, on dirait que la lumière dont ils brillent provient d'un foyer de lumière intérieure... Allons, je me tais, vous riez et vous m'accusez de croire au diable...

«Adieu, j'ai la tête en feu; cette pensée rétrospective sur ces années passées me fait l'effet d'un songe douloureux.

«Que pensez-vous de tout ceci? répondez-moi, conseillez-moi, plaignez-moi.

«G. de Lancry


CHAPITRE VI.

RENCONTRE.

Après la lecture de cette lettre, je ne sus ce qui l'emportait dans mon âme, de l'indignation, de la pitié ou du mépris pour M. de Lancry; si j'avais conservé quelque regret du passé ou quelque sentiment de haine contre mon mari, j'aurais été bien cruellement vengée ou désolée.

Je ne pus néanmoins m'empêcher de sourire avec amertume en songeant aux sacrifices que mon mari faisait pour une femme qui le méprisait, tandis qu'il m'avait traitée avec la dernière dureté lorsque j'étais venue lui demander de changer de place le chenil de ses chiens, et de m'accorder une modique somme pour une œuvre pieuse.

Ce qui me frappa aussi profondément dans cette lettre, ce fut l'espèce d'effroi, de faiblesse superstitieuse qui perçait dans les dernières lignes. Les âmes mauvaises, les esprits orgueilleux sont toujours portés à attribuer leurs excès ou leurs crimes à la fatalité, à une cause surnaturelle, plutôt que de l'attribuer à l'infirmité et à la perversité de leur nature.

Et puis enfin, dernier trait bien digne d'observation: cet homme, autrefois si brillant, si insolemment fat et heureux, si méprisant des larmes qu'il faisait répandre, si froidement égoïste, si blasé sur les adorations, se voyait, dans cet amour, aussi humble, aussi moqué, aussi ridiculisé qu'un tuteur de comédie; pourtant cet homme était jeune, beau, riche, spirituel!—En vérité la vengeance du ciel prend toutes les formes,—disais-je.—Quelle forme prendra-t-elle pour atteindre Ursule?

Je ne pouvais plus en douter, M. de Lancry marchait à grands pas vers sa ruine. Il ne lui restait plus que le prix de notre terre de Maran, que j'avais rachetée secrètement. La portion d'héritage de M. de Mortagne qui était tombée dans la communauté de biens allait aussi être engloutie. Si indifférente que je fusse aux questions d'argent depuis la mort de mon enfant, j'étais cruellement blessée de voir ma fortune personnelle servir à alimenter le luxe de mademoiselle du Maran et à satisfaire les caprices insensés de ma cousine.

Malheureusement, mon contrat de mariage était tel, que je ne pouvais en rien m'opposer aux folles prodigalités de mon mari. Ma feule ressource eût été dans un procès, dans une demande en séparation, mais pour rien au monde je n'aurais voulu descendre à ces extrémités et voir mon nom mêlé à de scandaleuses révélations; j'ai toujours eu la pudeur du chagrin: à peine j'avais confié les miens à madame de Richeville. Je ne pouvais songer à mettre le public dans la confidence de ces misères.

Je me résignai donc à supporter ce que je ne pouvais empêcher. La modestie de mes goûts et de mes habitudes me rendait d'ailleurs ce sacrifice moins pénible......

. . . . . . . . . .

Les prévisions de madame de Richeville ne l'avaient pas trompée; ses soins, son amitié, la bienveillance des personnes que je voyais souvent chez elle effacèrent bientôt jusqu'aux dernières traces de mon ancienne tristesse; je jouis enfin d'un calme qui n'était pas de l'anéantissement, d'un repos qui n'était pas de la stupeur; si ce n'était pas le bonheur, c'était du moins la cessation absolue de la souffrance.

Cet état de transition me paraissait plein de charme; il ressemblait beaucoup à ce doux et léger engourdissement, à ce vague bien-être qui succède aux douloureuses maladies.

Une expérience due au hasard me prouva que ma guérison était complète.

Un jour je me promenais en voiture au bois de Boulogne avec madame de Richeville, je vis passer très-rapidement deux femmes à cheval accompagnées de plusieurs hommes: c'était Ursule, la princesse Ksernika, M. le duc de Versac, M. de Lancry, lord C. et deux ou trois autres personnes dont je ne sais pas les noms.

Ma cousine montait avec sa grâce et sa hardiesse habituelles une jument, Stella, qui nous avait appartenu. Notre voiture allait au pas. Ursule et mon mari me reconnurent parfaitement; ma cousine, avec une rare effronterie, me montra M. de Lancry d'un regard moqueur... Mon mari rougit beaucoup et n'eut pas l'air de m'apercevoir.

Cette cavalcade passa.

Madame de Richeville m'observait avec anxiété...

Mon cœur se serra; mais cette impression s'effaça rapidement...

En retournant à Paris nous vîmes Ursule, la princesse Ksernika et le duc de Versac revenir du bois de Boulogne dans une charmante calèche à quatre chevaux menés en Daumont. Les gens portaient la livrée de mademoiselle de Maran. M. de Lancry suivait de près en tilbury. A cette nouvelle épreuve, madame de Richeville me regarda encore... Je souris.

—Allons,—me dit-elle,—vous êtes complétement guérie.

C'était un mardi, autant que je puis m'en souvenir.

Je venais de prendre ce jour de loge aux Bouffons avec madame de Richeville; elle avait offert une place à la princesse et au prince d'Héricourt. Nous étions arrivés depuis quelque temps, lorsque, par un singulier hasard, Ursule et mademoiselle de Maran, accompagnées de M. le duc de Versac, entrèrent bientôt après dans une loge du même rang que la nôtre.

J'avais prié madame de Richeville, malgré ses refus, de se mettre sur le devant à côté de la princesse d'Héricourt; presque cachée dans l'ombre, je pus donc sans être vue observer la scène suivante.

Ma cousine était, selon son habitude, mise avec la plus parfaite simplicité; elle portait une robe blanche, une écharpe de gaz très-légère semblait entourer d'un brouillard neigeux ses charmantes épaules, qui aux grandes lumières avaient l'éclat et le poli du marbre; deux camélias cerise gracieusement posés dans ses beaux cheveux bruns, dont les boucles ondulaient jusque sur son sein, à son corsage un bouquet de fleurs pareilles à la coiffure, telle était sa parure.

La jalousie ne m'avait jamais aveuglée, je trouvai Ursule peut-être encore plus jolie qu'autrefois; ses traits, son maintien, avaient pris une nuance de dignité ou plutôt de hauteur qui balançait la hardiesse de son regard et la liberté de ses paroles: car elle était, disait-on, quelquefois avec les hommes d'une incroyable licence de langage.

Mademoiselle de Maran, toujours fidèle à sa robe carmélite, à son tour de cheveux noirs et à son bonnet garni de soucis, me parut très-vieillie, très-changée; ses yeux seulement avaient conservé leur vivacité vipérine, et brillaient sous ses épais sourcils gris.

Pendant l'entr'acte la loge de mademoiselle de Maran fut continuellement remplie de visiteurs appartenant à ce qu'il y avait de plus élégant dans la meilleure compagnie.

Je vis alors Ursule dans tout l'éclat de son triomphe et de ses succès. Elle avait dit qu'elle voulait être... et qu'elle serait la femme la plus à la mode de Paris. Elle avait réussi, et semblait vraiment née pour le rôle qu'elle jouait.

Le feu de ses regards, ses gestes animés, mais toujours charmants, ses éclats de rire doux et frais, son grand air quelquefois quitté pour de petites mines agaçantes ou moqueuses, tout annonçait en elle une longue habitude de chercher à plaire et à être remarquée.

Parmi les hommes qui vinrent saluer Ursule je vis M. Gaston de Senneville, la fleur des pois de ce temps-là, comme disait sa tante madame de Richeville. Ma cousine parut l'accueillir avec une distinction particulière, pendant qu'un autre visiteur plus grave, M. le chargé d'affaires de Saxe, je crois, causait avec mademoiselle de Maran.

Plusieurs fois M. de Senneville prit familièrement la lorgnette d'Ursule, lui parla à voix basse, rit aux éclats avec elle, se pencha pour regarder quelques personnes qu'elle lui désignait sans doute, enfin il affecta ce petit manége d'intimité que les jeunes gens sont toujours enchantés d'afficher lorsqu'il s'agit d'une femme à la mode.

De son côté, ma cousine redoubla de coquetterie; voulant lui faire sentir le parfum du colossal bouquet qu'elle portait à la main, elle se pencha en arrière et cambra sa jolie taille en se retournant à demi vers M de Senneville, qui parut nécessairement aspirer avec délices l'odeur embaumée de ces belles fleurs. Quoique cette préférence ne fût pas rigoureusement de bon goût de la part d'Ursule, j'avoue qu'il était impossible de mettre dans ce mouvement plus de charme et de grâce provocante.

Par hasard, presque en cet instant je jetai les yeux sur une loge placée en face de celle de mademoiselle de Maran, et je vis à travers la lucarne ouverte la figure pâle et contractée de mon mari.

Placé dans le corridor, il épiait sans doute Ursule, dont l'attitude et les manières devaient singulièrement exciter sa jalousie.

Au bout de quelques instants, M. de Lancry disparut et vint à son tour saluer mademoiselle de Maran. Étant beaucoup plus jeune que le chargé d'affaires de Saxe, M. de Senneville fut obligé de céder sa place à mon mari; ce qu'il fit non sans avoir en riant pris quelques fleurs au bouquet d'Ursule, et en avoir triomphalement orné sa boutonnière. M. de Lancry semblait au supplice; il échangea quelques mots avec mademoiselle de Maran.

Après le départ de M. de Senneville, Ursule avait brusquement repris sa lorgnette d'un air contrarié; sans donner un regard à M. de Lancry, elle lorgnait impitoyablement tous les points de la salle. Par deux fois mon mari lui parla, elle ne l'entendit pas ou feignit de ne pas l'entendre; il fallut qu'il lui touchât légèrement le bras pour qu'elle parût s'apercevoir de sa présence. Elle lui donna la main avec distraction, lui répondit à peine quelques mots et se remit à lorgner.

M. de Lancry ne put réprimer un mouvement d'impatience et de colère, et se remit à causer avec le chargé d'affaires de Saxe et avec mademoiselle de Maran.

Le matin, grâce à la rapidité de la course d'Ursule, j'avais à peine entrevu M. de Lancry. Je le regardai plus à loisir: sa figure amaigrie, fatiguée, révélait les chagrins, les jalousies que sa lettre m'avait fait connaître; ce n'était plus comme autrefois un homme brillant et léger parce qu'il n'aimait pas, moqueur et hardi parce qu'il était sûr de plaire et de dominer: il était alors sombre et inquiet, humble et résigné, parce qu'il aimait passionnément et qu'on le raillait à son tour.

Lorsque Ursule fut fatiguée de lorgner, M. de Lancry lui adressa de nouveau la parole, mais cette fois avec une sorte de timidité triste. Je connaissais assez la physionomie de cette femme pour voir, à son port impérieux, au sourire railleur qui releva le coin de ses lèvres, pour voir, dis-je, qu'elle répondait par des sarcasmes aux reproches indirects de mon mari. Enfin M. de Versac rentra. La toile se leva, cette scène qui paraissait si pénible à M. de Lancry cessa aux premiers accords de l'orchestre.

Un violent ressentiment d'indignation me traversa le cœur en songeant à l'affreux désespoir dans lequel M. Sécherin, insensible aux pieuses consolations maternelles, consumait solitairement ses jours pendant que sa femme, riante, heureuse, se livrait effrontément à son penchant pour la galanterie et pour les plaisirs.

J'avais fait toutes ces observations du fond de la loge où j'étais pour ainsi dire cachée.

Madame de Richeville et la princesse, devinant les pensées qui devaient m'agiter à la vue d'Ursule, avaient constamment causé ensemble pour ne pas me distraire.

Le prince était sorti, je pus donc me livrer à de pénibles réflexions.

Cette soirée ne fut pas vaine pour moi; elle me prouva que je ne ressentais plus pour M. de Lancry que la pitié mêlée de dédain que j'aurai ressentie pour un étranger qui se fut trouvé dans cette position fausse et honteuse.

Peu à peu mes idées se rassérénèrent.

Ce que devait souffrir M. de Lancry me rappela tout ce que j'avais souffert. Je bénis le ciel de m'avoir délivrée de ces horribles anxiétés en tarissant en moi la source de tout amour, car je voyais la garantie de mon bonheur à venir dans l'impossibilité où je me croyais d'éprouver jamais ce sentiment.

. . . . . . . . . .

Peu de jours avant mon arrivée à Paris, M. de Rochegune était parti pour une de ses terres où quelques affaires l'appelaient. Il en revint peu de temps après la rencontre que j'avais faite de ma cousine aux Italiens.

Le souvenir de M. de Rochegune était resté dans ma pensée intimement lié à celui de M. de Mortagne. Gravement dévoué pour moi, d'un caractère sérieux, d'une philanthropie éclairée, ou lui témoignait généralement tant de déférence que, malgré sa jeunesse, je m'étais habituée à le considérer comme un homme d'un âge mûr, car il en avait les qualités solides et sûres.

Au fort de mes malheurs, encore sous le charme de mon mari, et songeant que j'aurais pu épouser M. de Rochegune, je m'étais avoué presque à ma honte que je n'aurais jamais pu l'aimer d'amour, tant son austère bonté prévalait alors de peu sur les grâces séduisantes de M. de Lancry.

Madame de Richeville, en me parlant quelquefois de M. de Rochegune, m'avait dit que depuis son retour d'Orient il avait pris dans le monde une attitude ferme et hardie, en tout digne de l'indépendance et la noblesse de son caractère, au lieu de s'effacer, comme autrefois, dans une froide réserve. Impatiente de revoir M. de Rochegune, autant par affectueux souvenir que par curiosité, je fus enchantée d'apprendre son retour à Paris.

Un soir, vers les dix heures, traversant une petite galerie vitrée que j'avais fait construire pour pouvoir communiquer de mon pavillon à la maison de madame de Richeville, j'arrivai chez elle.

Je ne sais pourquoi il y a des salons privilégiés, dont l'arrangement, dont les proportions invitent à la causerie et à l'intimité. Celui de madame de Richeville était de ce nombre; j'y ai passé de si douces soirées que je ne puis résister au plaisir d'en donner une esquisse: l'aspect des lieux qu'on a aimés semble augmenter encore la réalité des souvenirs.

Une première pièce ornée de bons et anciens tableaux conduisait au salon où madame de Richeville se tenait habituellement, salon tendu de damas vert, étoffe commune à la tenture, aux rideaux, aux portières et aux meubles de bois doré, sculptés dans le meilleur goût du siècle de Louis XIV.

Au coin de la cheminée était une large causeuse que madame de Richeville partageait ce soir-là avec le prince d'Héricourt, grand et beau vieillard à cheveux blancs, d'une figure pleine de noblesse, de calme et de sérénité; de l'autre coté de la cheminée était la princesse d'Héricourt. Son pâle et doux visage exprimait à la fois la dignité et la plus angélique mansuétude; elle portait ses cheveux gris bouclés sous son bonnet avec une sorte de coquetterie de vieillesse. Tout en causant avec madame de Semur, cette bonne princesse ne pouvait s'empêcher de regarder quelquefois le prince d'Héricourt avec une sorte de sollicitude tendre et satisfaite.

J'étais toujours émue à la vue de ces deux vieillards, qui avaient traversé d'un pas ferme tant d'époques désastreuses en s'appuyant l'un sur l'autre, et arrivaient au terme de leur longue carrière le front haut, le sourire aux lèvres et les yeux au ciel.

Madame de Semur, assise à côté de la princesse, offrait avec elle un contraste frappant: c'était une femme de quarante ans à peine, dont la physionomie, à la fois noble et piquante, semblait résoudre un problème insoluble: allier le plus grand air du monde aux mobiles vivacités de l'esprit le plus pétillant et le plus imprévu. Enfin, près de la table à thé placée entre les deux fenêtres de ce salon, Emma travaillait à sa tapisserie.

Pour achever ce tableau, qu'on l'éclaire de plusieurs lampes de porcelaine de Chine dont la trop vive lumière, affaiblie par des abat-jour, fait çà et là briller, dans le clair-obscur, l'or des boiseries blanches, les cadres des tableaux, les bronzes des meubles, les peintures des vases de Sèvres ou les vives couleurs des fleurs qu'ils contiennent; qu'on fasse jouer les joyeuses lueurs du foyer sur d'épais tapis amarante; qu'on parfume légèrement ce salon, bien clos et bien chaud, d'essence de bouquet, odeur anglaise que madame de Richeville aimait beaucoup, et que je ne puis encore sentir, à cette heure, sans que ce temps déjà si lointain surgisse tout à coup à ma pensée (certains parfums et certaines mélodies doublent chez moi la puissance des souvenirs), et l'on pourra se faire une idée du plus charmant asile qui ait jamais été ouvert aux longues et douces causeries d'une société intime et choisie.


CHAPITRE VII.

LE RECIT.

Lorsque j'entrai dans le salon, Emma se leva pour m'offrir ce qu'elle appelait mon fauteuil; c'était une petite bergère assez basse, car cette chère enfant avait remarqué que je choisissais ce siége de préférence. Je la baisai au front pour la remercier de cette prévenance, et je serrai affectueusement la main du prince d'Héricourt.

—Qu'il est dommage que vous arriviez si tard, ma chère Mathilde, me dit Mme de Richeville, le prince nous racontait une des vaillantes prouesses d'un de nos amis. Cela vous eût bien intéressée.

—Et de qui s'agit-il donc? demandai-je.

—De M. de Rochegune, dit Mme de Semur, c'est un vrai Cid: il mérite d'avoir sa place dans le romancero moderne.

—Allons, allons, dit le prince en souriant avec bonté. Au risque de passer pour un radoteur, je vais recommencer l'histoire de mon Cid pour Mme de Lancry; elle m'en saura gré.

—Et moi aussi,—dit madame de Semur.—Tout à l'heure, j'ai été émue malgré moi. Cette fois-ci, je serai sur mes gardes, et je pourrai me moquer de votre héros, car il n'y a rien de plus insupportable que d'avoir autant à admirer.

—L'entendez-vous?...—dit en souriant madame de Richeville à la princesse.—Et elle niera encore qu'elle adore le paradoxe!

—Mais c'est tout simple,—reprit madame de Semur.—Quand on sort de ces enthousiasmes-là, on a l'air de bourgeois qui reviennent de la cour. Ainsi, prince, soyez assez bon pour recommencer le récit de ce beau trait, afin que je puisse en rire à mon aise.

—Je me joins à madame de Semur pour vous prier de raconter de nouveau cette belle action,—dis-je au prince,—bien certaine d'ailleurs que cette complaisance vous coûtera peu... les hommes à bonnes fortunes sont toujours si heureux, dit-on, de parler de galanterie!

—Oh! je comprends,—me dit le prince en souriant,—je comprends... Vous m'adressez de charmants compliments pour m'empêcher de dire tout ce que je pense de vous... Mais que j'en trouve l'occasion, et je serai inexorable; vous aurez beau flatter mon orgueil, je ne ménagerai pas votre modestie... Mais, puisque vous le désirez, je recommence le récit que je faisais à ces dames.

—Vous savez peut-être, mesdames,—dit le prince d'Héricourt,—que Rochegune se battit si bien pour la cause des Grecs, qu'il fut nommé colonel d'un de leurs trois régiments de cavalerie; régiment que d'ailleurs il avait créé et équipé à ses frais, et auquel, par une touchante pensée d'amitié, il avait donné l'uniforme des hussards dont M. de Mortagne avait fait partie sous l'empire. Cet uniforme était, je crois, blanc et or, à collet bleu. Si j'insiste sur ce détail, c'est pour vous préparer à une autre marque de souvenir non moins touchante et d'une portée véritablement belle et grande... que vous serez bien forcée d'admirer, madame,—dit le prince à madame de Semur,—et d'admirer sans regrets.

—Nous verrons, nous verrons, car je vous écoute, prince, je vous en avertis, avec toutes sortes d'ombrageuses défiances; on juge un avocat par la cause qu'il défend.

—Tâchons donc de gagner la nôtre,—dit le prince en riant; et il reprit:—L'indépendance de la Grèce proclamée et assurée, Rochegune fit un voyage en Russie; c'était au moment de la guerre de cette puissance contre les Circassiens. Curieux d'assister à ces opérations, parfaitement accueilli par l'empereur, il fit en curieux, ou plutôt en volontaire, la campagne du Caucase. Grièvement blessé dans une charge de cavalerie à laquelle il prit une part brillante, il eut de plus son cheval tué sous lui. Rochegune, épuisé par le sang qu'il perdait, ne put se dégager, et resta sans connaissance sur le champ de bataille. Lorsqu'il revint à lui, ce fut un moment terrible: il se trouvait seul au milieu d'un steppe immense et solitaire, que la lune éclairait de sa pâle clarté; la neige tombait lentement; il était déjà à moitié enseveli sous une couche glacée, lorsqu'il sortit de son évanouissement.

—C'est affreux,—dit madame de Richeville.—Ce désert couvert de neige lui fit l'effet d'un immense linceul... M. de Rochegune m'a dit que telle fut la première réflexion qui lui vint, car il m'a déjà raconté cette circonstance en m'apprenant comment il avait été blessé, mais en me cachant la suite de cette aventure romanesque.

—Je le crois bien,—dit la princesse;—elle était trop honorable pour lui.

—Et je l'ai sue, moi,—dit le prince,—pas plus tard qu'hier, par un aide de camp de l'empereur. Cet officier a fait cette guerre avec Rochegune, et c'est de lui que je tiens tous ces détails. Notre ami se trouva donc seul, la nuit, au milieu d'une solitude profonde, paralysé par le froid et par sa blessure, et ayant à peine la force de se débarrasser de la neige qui s'amoncelait sur lui; enfin il entendit au loin le sourd piétinement d'une troupe de cavalerie; ignorant si elle était amie ou ennemie, mais préférant la mort à son horrible position, il appela de toutes ses forces quelques cavaliers éclaireurs qui par bonheur passèrent près de lui; ils l'entendirent, s'approchèrent: il fut sauvé. Ces cavaliers appartenaient à un corps de cosaques du Don que le mouvement de la bataille avait placé momentanément à l'arrière-garde de l'armée; ces cosaques irréguliers, aussi farouches que leurs chevaux sauvages, obéissaient aveuglément au vieil hetman qui les commandait. Rochegune fut conduit à ce chef de horde, qui le prit en croupe après avoir pansé ses blessures. Cet hetman était, me dit l'aide de camp, une espèce de patriarche guerrier, d'un courage et d'une physionomie dignes de l'antiquité. Rochegune lui devait la vie; il contracta de ce jour avec lui une amitié de frère d'armes, quitta l'état-major de l'armée où il aurait enduré beaucoup moins de privations, et partagea désormais l'existence aventureuse et pénible des cavaliers de l'hetman, qui servaient d'éclaireurs et d'enfants perdus à l'armée, ne reposaient jamais sous une tente, couchaient sur la terre ou sur la neige. Ce n'est pas tout: ils couraient d'autant plus de dangers qu'ils faisaient une guerre sans merci, presque sans prisonniers, n'accordant ni ne demandant de quartier aux Tartares, qui, comme eux, massacraient femmes, enfants, vieillards.

—Pardon, prince, si je vous interromps,—dit en riant madame de Semur;—mais j'étais bien sûre qu'en entendant une seconde fois les hauts faits de votre protégé, je trouverais de quoi ne plus l'admirer autant... Voyez un peu! par goût pour les aventures, il va s'allier à une troupe de bandits et d'assassins... et il reste témoin de leurs atrocités... par reconnaissance!... Le prince se mit à rire et répondit:

—Et c'est justement, madame, à propos de ces atrocités dont M. de Rochegune est témoin, que votre admiration pour lui sera vivement excitée.

—Comment?

—Cela tient du prodige...

—Alors, prince, arrivons donc vite à cette fin que nous ignorons aussi bien que madame de Lancry, car c'est ici que vous vous êtes arrêté tout à l'heure.

Le prince reprit:

—Rochegune, bien décidé à n'abandonner son hetman que lorsqu'il lui aurait rendu un service égal à celui qu'il en avait reçu, n'attendit pas longtemps l'occasion de s'acquitter dignement. J'oubliais de vous dire que l'hetman avait deux fils qui servaient comme simples cavaliers dans sa troupe; il les aimait comme un loup aime ses petits, les lançait sans sourciller au milieu des plus grands dangers, et puis, l'action finie, il les étreignait sur sa poitrine avec une sorte de joie sauvage et des rugissements de bête fauve. L'intrépidité naturelle à Rochegune, l'affection que lui témoignait l'hetman dont il partageait vaillamment les dangers et les privations, lui acquirent bientôt une grande influence sur ces hordes. Une reconnaissance d'avant-postes, composée de quelques cavaliers parmi lesquels étaient les deux fils de l'hetman, tomba dans une embuscade placée au bord d'un torrent. Presque tous les cosaques furent massacrés, et les eaux apportèrent au camp de l'hetman ceux des cadavres qui n'étaient pas brisés parmi les rochers.

—Ah! c'est horrible, s'écria madame de Semur;—on dirait une page de roman moderne, le timide essai d'une jeune fille de lettres qui s'essaie en rougissant...

—Écoutez alors la péripétie,—reprit le prince.—En apprenant ce malheur, le vieil hetman reste stupéfait, inerte. A ce moment, un aide de camp du feld-maréchal (l'officier russe dont je vous ai parlé) accourt ordonner à l'hetman de se porter avec sa masse de cavaliers sur un point qu'il désigne. L'hetman fait machinalement un signe de tête... Plein de confiance dans ce vieux soldat, et pressé de porter d'autres ordres, l'aide de camp ne croit pas nécessaire de s'assurer par lui-même de l'exécution de la manœuvre qu'il est venu commander; il se dirige au galop sur un autre point. Rochegune sait bien la guerre; quoique jeune, il la fait depuis longtemps. Comprenant l'importance de ce mouvement qui doit être exécuté avec la rapidité de la foudre, il reste stupéfait de l'immobilité de l'hetman, il lui parle, il lui rappelle l'ordre qu'il vient de recevoir... il n'en peut tirer une parole. Chaque minute de retard compromettait le salut de l'armée et la vie de l'hetman, car son inaction méritait la mort. Pour le tirer de l'anéantissement où l'avait plongé la nouvelle du massacre de ses deux fils, Rochegune prit un parti désespéré et dit à l'hetman:—A cheval... à cheval... Le vieillard le regarde et secoue la tête.—C'est pour retrouver tes fils!—s'écrie notre ami... Un éclair brille dans les yeux du vieillard.—Mes fils!—s'écrie-t-il,—où sont-ils?Suis-moi... tu les trouveras!—dit Rochegune, et il saute à cheval en se dirigeant vers le point indiqué par l'aide de camp:—Mes fils... mes fils!—s'écrie le vieillard en sautant à cheval à son tour pour atteindre Rochegune qui gagnait du terrain. Les cosaques se pressent sur les traces de leur hetman: cette masse de cavalerie s'ébranle; Rochegune la guide et la précède, suivi de près par le vieil hetman criant toujours:—Mes fils... mes fils!Suis-moi!—répondait Rochegune. Les lignes ennemies sont en vue. Rochegune les montre à l'hetman en lui disant:—Tes fils sont là. Le vieillard pousse un cri de rage et fond sur l'ennemi; une horrible mêlée s'engage; une fois au milieu du feu, l'hetman revient à lui. Rochegune, qui ne le quitte pas, lui explique en deux mots ce qui arrive. Le vieillard, reprenant son sang-froid, combat avec sa valeur accoutumée. Par un miraculeux hasard, Rochegune, en chargeant un gros de cavaliers circassiens qui opéraient lentement leur retraite, les culbuta et les força d'abandonner dans leur fuite un cheval de bât sur lequel étaient garrottés les deux prisonniers...

—Les deux fils du vieil hetman!—s'écria madame de Richeville.—Quel bonheur!...

—Justement, madame—reprit le prince;—ils étaient criblés de blessures; l'ennemi les avait seuls épargnés lors de l'embuscade, et les gardait en otage. Vous concevez la joie de Rochegune en ramenant ces deux enfants à leur père. Celui-ci, à cette vue, croisa ses deux bras sur sa poitrine, mit un genou en terre et baisa pieusement la main de Rochegune. Pour apprécier la signification de cet acte, il faut savoir qu'il n'y a qu'à l'empereur que ces chefs de hordes rendent un pareil hommage, et puis, chez ces peuples sauvages, il est inouï qu'un vieillard se soit jamais agenouillé devant un jeune homme. «Je t'avais sauvé la vie, tu m'as sauvé l'honneur,—dit le vieillard;—je devrais donc te sauver encore une fois la vie pour être quitte envers ici; tu me rends encore mes fils: que faire pour m'acquitter?»—Voici les propres paroles de notre ami, telles que me les a rapportées l'aide de camp qui était venu complimenter l'hetman sur la charge brillante de ses cosaques:—«Toi et tes fils,—dit Rochegune,—jurez-moi d'épargner désormais les femmes et les enfants ou les vieillards qui vous tomberont sous la main, et de leur dire Vivez au nom de...»—Ici le prince s'interrompit.

—Au nom de qui?—nous écriâmes-nous...

Le prince sourit et dit:

—Ceci n'est pas mon secret; qu'il vous suffise de savoir que l'hetman et ses enfants firent et tinrent ce serment. Le nom qu'avait prononcé Rochegune fut si peu oublié dans cette horde, m'a dit l'officier russe qui a terminé cette campagne, que l'an passé, à la fin de la guerre, il était pour l'hetman aussi sacré que le serment qu'il avait fait à notre intrépide et généreux compatriote...

—Ceci est digne des beaux jours de la chevalerie errante,—s'écria madame de Semur,—et pour compléter le roman... ce nom est certainement celui d'une farouche beauté que...

—Permettez-moi de vous interrompre,—dit le prince d'un air sérieux,—pour vous affirmer que ce nom méritait... et mérite toujours d'être prononcé avec autant d'intérêt que de respect; je vous abandonne notre cher chevalier criant, mais je vous demande grâce pour ce nom mystérieux... que vous connaissez...

—Que je connais...—s'écria madame de Semur.

—Oui, madame, et que vous avez dit vingt fois, car c'est celui d'une personne que vous aimez... enfin c'est un nom qui mérite à tous égards de servir de symbole à une action généreuse, et Rochegune ne pouvait rendre un plus digne hommage à la personne qui porte ce nom...

—Ah! prince, que vous êtes cruel!—s'écria madame de Richeville,—dites-nous-le donc?

—Cela m'est impossible, madame; vous approuverez vous même mon silence... quand vous en saurez la cause... je ne veux pas enlever à Rochegune le plaisir de vous l'apprendre.

—Mais avant qu'il ne vienne, il y a de quoi mourir de curiosité,—dit madame de Semur.—Voyons, prince, laissez-vous attendrir. Pour vous décider, je vous déclare très-sérieusement que je trouve admirable la conduite de M. de Rochegune; son moyen de rappeler l'hetman à lui-même en lui disant: «Suivez-moi, je sais où sont vos fils...» ne pouvait venir que d'un esprit généreux qui sait combien les affections profondes ont de retentissement dans le cœur.

—Et son idée de profiter de la reconnaissance qu'il inspire, pour imposer la clémence à ces barbares!—dit la princesse d'Héricourt;—cela n'est-il pas aussi une grande pensée?

—Très-belle et très-grande,—reprit le prince,—et qui vous paraîtra peut-être sinon plus belle, du moins plus touchante, lorsque vous saurez le nom...

—Ah! prince, que vous êtes cruel!...—dit madame de Semur.—On admire tout sans restriction, et rien ne peut vous attendrir...

—Tenez, madame,—dit le prince,—j'entends une voiture entrer dans la cour, peut-être est-ce le hasard qui vous envoie notre héros. Adressez-vous à lui...

—Béni soit le hasard, si c'est en effet M. de Rochegune,—dit madame de Semur.—Le hasard est quelquefois si malencontreux, qu'il devrait bien une fois au moins...

L'entrée de M. de Rochegune interrompit l'invocation de madame de Semur.

Le soleil d'Orient l'avait tellement bronzé, l'expression de sa physionomie était si changée, qu'il était méconnaissable. Le ton bistré de sa figure faisait paraître plus étincelants encore ses grands yeux gris sous ses sourcils noirs. Son visage complétement rasé, à l'exception de ses moustaches brunes, qui faisaient ressortir le rouge foncé de ses lèvres et la blancheur de ses dents, lui donnait un caractère oriental très-prononcé. Il était impossible d'oublier ces traits énergiquement accentués. Sa taille grande et svelte, ses vêtements noirs, l'air royal et chevaleresque avec lequel il portait haut et fier son front hâlé et sa moustache brune, lui donnaient la tournure cavalière et hardie d'un vaillant portrait de Velasquez ou de Van Dyck. Son allure décidée n'avait rien de l'effronterie des fanfarons; elle annonçait une nature calme et forte, intelligente et énergique. A la courbure de ses lèvres, légèrement arquées, on voyait que le sarcasme amer pouvait remplacer la généreuse bienveillance du sourire.

Ravie de revoir M. de Rochegune, je lui dis cordialement ma joie, qu'il partagea; en me parlant du passé, un nuage de tristesse passa tout à coup sur ses traits; je devinai qu'il donnait une pensée à M. de Mortagne, mais qu'il ne trouvait ni le moment ni le lieu convenables pour me parler de cet ami bien cher.

—Savez-vous que vous êtes très-dissimulé au moins?—dit madame de Richeville à M. de Rochegune.

—Comment cela, madame la duchesse?

—Certainement; vous me racontez comment vous avez été blessé, comment vous avez manqué de périr enseveli sous la neige, comment vous avez été sauvé... mais voilà tout... vous vous gardez bien de dire un mot de certain vieil hetman...

—De dire un mot de l'immense service que vous lui avez rendu... en lui sauvant l'honneur,—dit madame de Semur.

—En lui ramenant ses deux fils,—ajouta la princesse.

—En lui faisant promettre, à lui et à ses deux fils, d'épargner désormais les femmes, les enfants et les vieillards,—dit madame de Semur,—et de les rendre à la liberté au nom de...

—Voici le mystère,—dit madame de Richeville:—ce méchant prince ne veut pas nous dire au nom de qui... vous avez adouci la férocité de ces barbares.

Tous ces reproches s'étaient succédé si rapidement, que M. de Rochegune n'avait pu répondre un mot; au lieu d'affecter une modestie maladroite et embarrassée, il dit noblement et simplement:

—Tout cela est vrai; mais, prince, permettez-moi de vous demander comment vous savez...

—Ne le lui dites pas qu'il ne nous ait appris ce nom mystérieux,—s'écria madame de Richeville.

—Voyez comme il rougit!...—s'écria en riant madame de Semur.

M. de Rochegune avait en effet beaucoup rougi, il avoua franchement au lieu de s'en défendre.

—Oui, je rougis,—dit-il en souriant,—parce que je ne puis m'empêcher de rougir de reconnaissance en entendant ce nom qui m'a toujours porté bonheur; ce nom, symbole d'un souvenir qui m'a guidé, protégé, conseillé dans bien de graves circonstances de ma vie. Depuis que j'ai prononcé ce nom pour la première fois, il est devenu pour moi comme un talisman; je professe pour lui l'idolâtrie la plus aveugle. Tenez, on m'a dit ce matin que j'avais fait un bon discours à la chambre des pairs: eh bien! c'est parce que je l'avais mentalement invoqué, j'en suis sûr!

—Mais,—dit madame de Richeville,—c'est justement à cause de toutes ces merveilles que nous brûlons de le savoir.

—Ce que vous venez de nous dire là nous rend plus impatientes encore,—dit madame de Semur.

—Parlerez-vous enfin?—s'écria madame de Richeville.—D'abord nous vous tourmenterons jusqu'à ce que vous nous ayez éclairci ce mystère. Le prince dit que nous connaissons la personne qui porte ce nom... que nous l'aimons... Voyons, dites-nous cela... C'est à en perdre la tête...

—Je serais désolé,—reprit sérieusement M. de Rochegune,—que vous pussiez croire, madame, que je crains de dire et de répéter ce nom. Le sentiment qui m'a dicté ce que j'ai fait est trop honorable pour que je ne m'en glorifie pas toujours, partout, et très-hautement, je vous le jure... Mais je suis certain que le prince pense, comme moi, qu'en ce moment je ne puis satisfaire votre curiosité. S'il est d'un avis contraire... je me rends.

—J'aurais bien envie de vous prier de parler,—dit le prince en souriant.—Je me vengerais ainsi de...

—Et de qui?—s'écria madame de Semur, voyant l'hésitation du prince.

—De vous, madame,—ajouta-t-il gaiement,—en vous faisant admirer bien davantage encore ce que vous ne louez qu'à regret. Mais je suis généreux, et je partage l'avis de Rochegune.

—Oh! c'est affreux!... comme ils s'entendent!—s'écria madame de Richeville.—Allons... nous attendrons votre loisir... Mais vous ne serez pas quitte de notre curiosité, monsieur de Rochegune. Il faut que vous la contentiez d'une autre façon.

—Je suis à vos ordres, madame.

—Eh bien! puisque vous êtes à mes ordres, vous allez me faire, de souvenir, le portrait du vieil hetman sur l'album d'Emma.

Emma, avant que M. de Rochegune n'eût répondu, se leva toute joyeuse, les joues vermeilles, et approcha une table sur laquelle était tout ce qu'il fallait pour dessiner à l'aquarelle.

—Et pour le punir de sa discrétion, il nous chantera sa chanson albanaise des Hirondelles,—ajouta la princesse.

—Emma la lui accompagnera, et madame de Lancry sera ravie de l'entendre,—dit la duchesse.

Emma, toute joyeuse, alla ouvrir le piano avec le même gracieux empressement.

—Allons, homme mystérieux,—dit madame de Richeville,—faites-nous vite connaître le visage de ce vieil hetman, que j'aime beaucoup sans le connaître.

—Et dites-nous votre chanson des Hirondelles, que j'aime beaucoup parce que je la connais,—dit madame de Semur.

—Par où commencera-t-il, chère princesse?—dit madame de Richeville.

—Par la chanson, car on l'entend encore longtemps après qu'il l'a chantée, tant cette méthode simple et touchante laisse d'écho dans le cœur.

Emma se mit au piano.

M. de Rochegune commença.

C'était un air albanais qu'il avait noté lui-même et dont il avait traduit les paroles. Rien de plus naïf, de plus primitif que ce chant d'une mélancolie ravissante.

Je n'avais jamais entendu la voix de M. de Rochegune; elle était à la fois sonore, douce et profondément vibrante.

Cette chanson me fit tant de plaisir, que je la lui redemandai; sans se faire prier, il la recommença de la meilleure grâce du monde.

Emma l'accompagnait à merveille.

Cette première partie de sa tâche si bien accomplie, M. de Rochegune s'occupa de la seconde; il se mit à la table de dessin, et en une demi-heure il eut admirablement dessiné à la sépia le portrait de l'hetman des cosaques, dont les traits rudes et sauvages étaient rehaussés par un costume très-pittoresque.

J'étais moins étonnée des talents vraiment remarquables de M. de Rochegune, quoique j'ignorasse qu'il les possédât, que de la gracieuse facilité avec laquelle il s'était prêté à tous les désirs qu'on lui avait témoignés.

Je trouvais à la fois surprenant et charmant que ce soldat intrépide, que cet éloquent orateur, que cet homme d'une charité évangélique (car il continuait scrupuleusement à sa terre les traditions philanthropiques de son père), réunît des dons si agréables à des qualités si éminentes et si rares. Et puis il me semble qu'on sait toujours un gré infini aux hommes puissants par l'intelligence, forts par le courage, de se montrer simples, bons et prévenants.

Je n'étais pas seule, d'ailleurs, à ressentir ainsi, quoique M. de Rochegune, sans affectation, tâchât de s'amoindrir et de mettre les autres personnes en valeur; il était facile de voir à mille nuances, à mille riens, qu'on lui tenait d'autant plus compte de sa supériorité qu'il faisait tout au monde pour la faire oublier.

Je me souviendrai toujours de cette soirée si doucement occupée d'arts de poésie, de voyages, et si tôt passée, grâce au charme d'une intime causerie où l'on avait pour prétention la bienveillance, pour rivalité le désir de plaire.

Pendant que madame de Richeville reconduisait la princesse d'Héricourt, M. de Rochegune me demanda si j'étais chez moi le matin, et si je pourrais lui faire la grâce de le recevoir.

—Si peu précieuse que soit cette grâce que vous me demandez,—lui dis-je en souriant,—j'ai bien envie d'y mettre à mon tour une condition; je suis beaucoup plus curieuse ou plus opiniâtre que madame de Richeville, et j'aurai beaucoup de peine à attendre jusqu'à demain pour savoir ce nom mystérieux au nom duquel vous faites de si nobles choses.

—Et moi, madame, je ne pouvais le dire... même devant vos meilleurs amis... non à cause d'eux, ils m'eussent applaudi, je n'en doute pas... mais à cause de vous.

—De moi!... Et pourquoi?

—Pourquoi?—reprit M. de Rochegune. Et il ajouta de l'air du monde le plus naturel, et comme s'il eût dit une chose toute simple:

—Parce que ce nom est le vôtre, parce que ce nom était Mathilde.


CHAPITRE VIII.

UN ANCIEN AMI.

Encore sous l'impression que m'avait causée la révélation de M. de Rochegune, je rentrai chez moi inquiète, contrariée, comme s'il m'eût fait brusquement un aveu d'amour.

Mon embarras n'était pas causé par les susceptibilités d'une fausse pruderie, mais par la crainte de voir mes relations futures avec M. de Rochegune perdre leur caractère loyal et fraternel. Au lieu de m'être agréables, elles me fussent alors devenues gênantes et pénibles par la froide réserve qu'elles m'eussent inspirée.

Cependant, après quelques réflexions, je me rassurai; je me rappelai les paroles du vénérable prince d'Héricourt. Sachant qu'il s'agissait de moi, il avait tu mon nom pour ménager ma modestie; mais il avait si ouvertement loué M. de Rochegune dans cette circonstance, celui-ci avait aussi parlé avec tant de franchise à cet égard, que mes scrupules s'apaisèrent.

D'ailleurs, je ne pouvais croire que M. de Rochegune eût voulu me traiter légèrement. Nos rapports avaient été souvent d'une nature extrêmement délicate, et jamais un tel soupçon ne m'était venu.

Il m'avait rendu de très-grands services: le premier, au commencement de mon mariage, en venant m'instruire des bruits odieux que M. Lugarto répandait et qu'il tâchait d'accréditer par sa présence auprès de moi; le second, en aidant M. de Mortagne à m'arracher du piége où cet homme infâme m'avait fait tomber.

Dans ces occasions, jamais M. de Rochegune n'était sorti de la réserve la plus parfaite. Jamais il n'avait fait la moindre allusion à l'espoir qu'il avait eu d'obtenir ma main, et aux sentiments qu'il aurait pu éprouver pour moi.

Peu de temps après la nuit fatale de la maison isolée de M. Lugarto, il était parti pour la Grèce; de là il était allé en Russie. Pendant cette campagne meurtrière, il avait rendu une espèce de culte à mon nom, à mon souvenir, ignorant alors s'il me reverrait un jour. Pouvais-je me blesser de cette preuve à la fois généreuse et bizarre de son attachement?

Je me rassurai donc d'autant plus facilement sur l'amour dont j'avais un instant soupçonné M. de Rochegune, que je croyais n'avoir pour lui aucun tendre penchant. J'admirais ses rares facultés, son noble caractère; je lui avais récemment découvert de nouveaux agréments. J'étais sincèrement reconnaissante des services qu'il m'avait rendus; mais je ressentais toujours l'immense différence qui existait entre mon affectueuse amitié pour lui et l'amour que j'avais autrefois éprouvé pour M. de Lancry.

Habituée que j'étais à analyser mes plus fugitives impressions, je me demandai s'il ne m'était pas pénible de songer qu'à vingt ans je devais renoncer à aimer... autant par solidité de principes que par impuissance de cœur. Je vis au contraire, dans ces froides impossibilités, la garantie de mon bonheur futur.

Depuis mon retour à Paris, je me trouvais parfaitement heureuse. La société restreinte et choisie dans laquelle je vivais me comblait de soins, de prévenances. J'avais à aimer madame de Richeville, Emma; j'avais donc, si cela se peut dire, assez d'occupation de cœur pour ne pas regretter l'absence des sentiments plus vifs.

J'ai oublié de dire que, restant chez moi presque toutes les matinées, je recevais assez souvent les amis de madame de Richeville, qui étaient devenus les miens. Ainsi, dans mes habitudes, la visite de M. de Rochegune n'était nullement un accident.

Je l'attendis avec impatience.

Il vint, je crois, le surlendemain du jour où je l'avais revu pour la première fois. J'étais seule; il me tendit la main et me dit tristement:

—Je n'ai pu avant-hier vous parler de notre malheureux ami, quoique nous fussions chez une des personnes qu'il aimait le plus au monde. Mais vous avez senti comme moi que ce n'était pas le moment de nous entretenir de ce cruel événement... Ah! si vous saviez tout ce que j'ai perdu en lui!

Et une larme, que M. de Rochegune ne chercha pas à cacher, roula dans ses yeux.

—Je l'ai aussi bien regretté, et le regrette tous les jours encore...—lui dis-je avec une vive émotion,—quand je songe qu'à ses derniers moments sa pensée a encore été pour moi... Ah! c'est une horrible mort, c'est une infernale vengeance!...

M. de Rochegune fronça les sourcils et me dit d'un air sombre:

—J'ai employé tous les moyens possibles pour savoir où était ce misérable Lugarto et pour découvrir les instruments de son lâche guet-apens; car je suis de l'avis de madame de Richeville au sujet de ce duel et de son effroyable issue. Personne ici n'a pu me renseigner; quelques personnes seulement m'ont dit que Lugarto était ou en Amérique ou au Brésil.

J'instruisis alors M. de Rochegune du singulier incident qui avait mis en ma possession une lettre de M. de Lancry écrite à une personne inconnue.

Ce fait le frappa, il me dit qu'il prendrait les mesures nécessaires pour tâcher de savoir si en effet M. Lugarto ne serait pas secrètement à Paris.

—Mais croyez-vous qu'il ose revenir ici?—lui dis-je.

—Je le crains, il est trop lâche pour se battre avec moi, et j'avoue que j'hésiterais à exécuter la terrible menace que lui a faite M. de Mortagne.

—Lui-même aurait reculé devant cette extrémité...

—Je ne sais, son caractère était si intraitable... Mais ce qui augmentera l'audace de Lugarto, c'est que ses crimes ne sont pas prouvés; il peut se mettre sous la protection des lois et affronter le scandale d'un procès que l'on peut lui intenter au sujet de votre enlèvement.

—Jamais je n'y consentirais,—m'écriai-je,—il faudrait soulever trop de questions ignominieuses pour le nom que je porte! Ce triste passé est maintenant pour moi comme un rêve pénible. Tout ce qui en rappellerait la réalité me ferait horreur.

—Vous avez raison, laissez-nous le soin de veiller sur vous; oubliez, oubliez le passé! Oh! nous parviendrons à le chasser de votre souvenir, à force de soins, d'affection. Mortagne vous a léguée à madame de Richeville, à moi, à tous ceux enfin qui ont une âme généreuse. Nous tâcherons d'être pour vous ce qu'il était lui-même, et devons prouver qu'il n'y a que de bons cœurs sur la terre... Pauvre femme! vous avez tant souffert, vous avez rencontré tant d'êtres infâmes ou dégradés, que vous ne demanderez pas mieux que de nous croire et de vous laisser aimer, n'est-ce pas?

Je ne saurais exprimer avec quelle cordialité simple et touchante M. de Rochegune prononça ces paroles.

—Que vous êtes bon! lui dis-je,—que de gratitude je vous ai déjà! N'avez-vous pas devancé le vœu de M. de Mortagne? souvenez-vous donc... il y a trois ans...

—Oh! ne parlons pas de ce que vous me devez,—me dit-il,—car je vous ai dû, moi, de bien douces... de bien tendres pensées.

Je ne pus réprimer un léger mouvement d'embarras.

M. de Rochegune me comprit, et me dit en souriant:

—Tenez, une comparaison vous rendra mon idée. Je serais désolé que vous prissiez ceci pour des galanteries; vous aimez beaucoup les tableaux, les belles statues, la belle musique, n'est-ce pas?

—Sans doute.

—Vous comprenez qu'on passe des heures entières à contempler la Transfiguration, le Panseroso ou la Vierge à l'enfant?

—Certainement.

—Vous comprenez qu'on écoute avec bonheur, avec reconnaissance, Mozart, Gluck ou Beethoven; vous avouez enfin qu'on peut demander à l'admiration de ces chefs-d'œuvre de l'art les plus divines jouissances, les plus hautes inspirations?

—Mais quel rapport?

—Eh bien! ces divines jouissances, ces hautes inspirations, je les ai demandées à un adorable chef-d'œuvre de la nature, à un être idéal de bonté, de grâce, de noblesse, et je les ai obtenues. Les derniers vœux de mon père, ceux de M. de Mortagne, le pieux respect que m'inspirèrent vos chagrins, ont encore augmenté le culte passionné que je vous ai voué. Vous êtes devenue pour moi comme un être intermédiaire entre ce qui est divin. Depuis que je vous connais, c'est à vous que j'ai toujours reporté mes meilleurs instincts, parce qu'ils sont toujours venus de vous: en mêlant votre nom, votre pensée à de généreuses actions, ce n'était pas une flatterie que je vous adressais, c'était un de vos droits que j'acquittais.

—Vous aviez pourtant d'autres souvenirs que le mien à invoquer,—lui dis-je pour changer le cours de cet entretien, qui commençait à m'embarrasser,—l'homme admirable qui vous a élevé dans de si nobles sentiments...

—Mon père...? il avait pressenti ce que vous seriez... il avait espéré nous unir l'un à l'autre,—me répondit gravement M. de Rochegune.—C'est penser à lui que de penser à vous... son souvenir auguste et sacré plane au-dessus de l'attachement que j'ai pour vous... Ainsi, rassurez-vous; ne me croyez surtout pas capable de vous dire des galanteries, de vouloir, comme on dit vulgairement, vous faire la cour... Vous faire la cour! On ne fait pas la cour à une femme comme vous... dès qu'on la connaît, on l'aime comme elle mérite d'être aimée. C'est ce que j'ai toujours fait.

—Monsieur de Rochegune...

—Cet aveu... ne peut vous offenser, ne doit même pas vous étonner...

—Cependant...

—Et bien plus, lorsque vous saurez ce que je veux être pour vous, ce que je voudrais que vous fussiez pour moi, vous me saurez gré de cet aveu.

—Vraiment, monsieur?—lui dis-je, ne pouvant m'empêcher de sourire de sa vivacité.

—Et il se pourra même que vous en soyez heureuse.

—Heureuse?

—Et fière...

—Et fière? Voilà qui est charmant; je vous écoute.

—Rien de plus simple. Vous êtes une courageuse femme, aussi jalouse de votre honneur qu'un homme l'est du sien. Vous êtes incapable de commettre une faute, autant par solidité de principes que parce que cette faute aurait l'air d'une lâche représaille, et de donner l'ombre d'une excuse à l'indigne conduite de votre mari. Est-ce vrai?

—Cela est vrai, je n'ai jamais pensé autrement.

—Vous le voyez, je fais une large part à l'élévation de vos sentiments. Je les comprends, car je les partage. Mais vous avez vingt ans à peine; devant vous une vie isolée, sans famille, sans liens. A cette heure, l'amitié de madame de Richeville vous suffit encore, vous êtes dans un état de transition, vous prenez la cessation de la souffrance pour le bonheur. Cet état négatif ne durera pas; votre cœur s'éveillera, vous aimerez...

J'interrompis M. de Rochegune.

—Vous avez,—lui dis-je,—jusqu'ici parlé avec trop de raison et de vérité pour que je tombe d'accord avec vous sur ce dernier point. Je n'aimerai plus... Une fatale... mais violente passion a tué l'amour dans mon cœur.

—Tué l'amour dans votre cœur!—s'écria-t-il;—mais vous n'avez jamais aimé...

—Je n'ai jamais aimé?...

—Jamais.

—Voyons, monsieur de Rochegune, parlons-nous sérieusement, ou bien nous livrons-nous aux folies paradoxales de madame de Semur?

—Je parle sérieusement, je vous le répète, vous n'avez jamais aimé.

—Mais, monsieur...

—Mais, madame... Dieu ne veut pas qu'il dépende du premier misérable venu d'allumer ou d'éteindre à jamais dans un cœur tel que le vôtre le plus divin de tous les sentiments, celui qui demande l'emploi des plus rares, des plus magnifiques facultés de l'âme!

Je regardai M. de Rochegune avec étonnement, et je repris:

—Comment... je n'ai pas aimé! Mais qu'ai-je donc éprouvé, alors? Pourquoi cet anéantissement du cœur? pourquoi cette mort de toutes mes espérances?

—Vous avez pris l'épuisement de la douleur pour l'anéantissement du cœur!... Est-ce que le cœur s'anéantit? Est-ce qu'on renonce à toute espérance quand on n'a rien à regretter?...

—Rien à regretter, monsieur...

—Non, vous avez beaucoup à déplorer, mais heureusement vous n'avez rien à regretter; aussi l'avenir vous reste-t-il tout entier avec ses horizons sans bornes...

—L'avenir...

—Sans doute l'avenir; pourquoi non? Qui vous le ferme? Dites-moi qu'une passion noble, grande, profonde, généreusement partagée, mais brusquement brisée par un événement surhumain, laisse dans l'âme des regrets éternels, et la ferme à toute espérance, je vous croirai. Oui, ces regrets seront éternels, parce que leur cause sera pure; éternels, parce qu'au lieu de les étouffer on les entretiendra pieusement; éternels, parce qu'on y trouvera l'amère volupté que donne la conscience d'une douleur inconsolable, parce que le bonheur qu'on a perdu est irréparable. Mais cette pieuse fidélité au culte du passé prouvera-t-elle que l'amour est éteint dans le cœur? Au contraire, elle prouvera qu'il n'y a jamais brûlé plus pur et plus ardent... Eh bien... avez-vous ressenti quelque chose de pareil? Non, sans doute; après avoir affreusement souffert, vous avez fui avec horreur les souvenirs de vos souffrances, vous avez remercié Dieu de vous avoir délivrée de votre bourreau, pauvre et malheureuse femme!

—Cela est vrai... Loin de me complaire dans ces souvenirs détestés... je les ai fuis... Mais si fatal, si honteux même, je vous l'accorde, qu'ait été mon amour, je n'en ai pas moins aimé... Je n'aurais pas, sans cela, épousé M. de Lancry.

—Eh mon Dieu! il y a des surprises de cœur comme il y a des surprises de sens; les séduisants dehors de votre mari, ses hypocrites et douces paroles, votre empressement si naturel d'échapper à la tutelle de votre tante, votre confiance ingénue dans un homme que vous croyiez sincère et loyal, votre générosité native, le manque absolu de comparaison, tout vous a poussée à un mariage indigne de vous. Une fois mariée, une fois malheureuse, vous avez pris votre obéissance aveugle au pouvoir de votre mari, votre courageuse observance de vos devoirs, pour le noble dévouement de l'amour; vous avez été vertueuse, résignée... vous vous êtes crue passionnée.

—Mais n'ai-je pas ressenti les tortures de la jalousie?

—Tout s'enchaîne; partant d'une impression fausse, vous vous êtes trompée sur la jalousie comme sur l'amour.

—Je me suis trompée?

—L'ingratitude de votre mari vous a bien plus révoltée que son infidélité.

—Mais pourquoi n'aurais-je pas aimé M. de Lancry?

—Parce qu'il était indigne de vous.

—Comment, vous croyez qu'on n'aime véritablement que les personnes dignes de soi?

—Je crois que vous, Mathilde de Maran, vous ne pouvez aimer, véritablement aimer, qu'une personne digne de vous...

—Mais voyez M. Sécherin, il est aussi bon que sa femme est perverse; elle l'a honteusement trompé, et il l'adore.

—Je ne parle pas de M. Sécherin, je ne généralise pas, je précise. Je vous dis que vous, vous ne pouvez véritablement aimer que quelqu'un digne de vous.

—Mais pourquoi moi plus que toute autre dois-je éprouver ainsi?

—Parce que l'amour doit être pour vous, comme pour les âmes d'élite, je vous le répète, un magnifique échange de généreux sentiments.

—Vos raisons sont spécieuses, et la vanité pourrait venir en aide à la conviction,—dis-je à M. de Rochegune; mais je ne suis pas persuadée.

—Vous le serez.

—Mais pourquoi voulez-vous me donner cette conviction que mon cœur a été surpris, que je n'ai pas véritablement aimé, et que je dois aimer quelqu'un digne de moi?

—Je veux vous donner cette conviction pour vous amener à être heureuse et fière de mon aveu, je vous l'ai dit...

—Expliquez-vous...

—En vous prouvant que vous n'avez jamais aimé, que vous ne pouvez aimer qu'un homme digne de vous, je vous amène nécessairement à avouer que vous aimerez un jour.

—Je n'avoue pas cela du tout... Qui vous dit d'abord que je trouverai cet homme digne de moi; et puis enfin, qui vous dit que je l'aimerai...

—Tout me le dit. Ce sera une des exigences de votre position; mais votre caractère, vos principes sont tels, que lorsque vous aimerez il faudra que non-seulement vous puissiez avouer hautement votre amour, mais vous en glorifier à la face du monde...

—Un tel amour est rare...

—Et les hommes dignes de l'éprouver plus rares encore. Aussi vous dis je que lorsque vous aurez rencontré un de ces hommes, forcément vous l'aimerez, tout vous y poussera, le besoin de votre cœur, la fierté d'être aimée ainsi, les mystérieuses affinités qui rapprochent les âmes supérieures.

—Mais cet homme?

—Cet homme, si vous le voulez, ce sera moi...

—Vous?...

—Moi... Je vous dis cela, parce que je me crois digne de vous.

—De la part de tout autre, cette assurance serait le comble de la fatuité,—dis-je gravement à M. de Rochegune en lui tendant la main;—mais vous, je vous crois... vous aviez raison, je suis heureuse et fière de cet aveu.

—Je vous le disais bien, reprit-il avec une incroyable simplicité.

—J'imiterai votre franchise,—dis-je à M. de Rochegune.—Il se peut que mon cœur s'éveille. Si jamais j'éprouvais pour vous un amour tel que celui que vous peignez, un amour dont vous et moi pussions nous enorgueillir, alors... je vous le jure, je m'y abandonnerais avec bonheur, avec sécurité... Mais, hélas!... l'amour le plus pur, le plus saint... est-il à l'abri des calomnies du monde?

—Je ne veux pas m'établir le champion du monde, mais le mal qu'il fait a presque toujours pour cause la dissimulation ou la faiblesse de ceux qui se plaignent. La conscience est troublée, alors on manque de courage. Si vous éprouviez au contraire un sentiment dont vous pussiez être fière, que vous pussiez avouer à la face de tous, pourquoi le cacheriez-vous? Si vous le faisiez, ce serait une lâcheté, et vous mériteriez d'être calomniée. Vous n'avez rien à vous reprocher! Alors pourquoi recourir à la feinte, à ces réticences qui accompagnent toujours une conduite coupable? Pourquoi donc, après tout, la vertu n'aurait elle pas son audace comme le vice a la sienne? Pourquoi une femme comme vous et un homme comme moi, je suppose, n'imposeraient-ils pas courageusement à la société leur amour loyal et pur, aussi bien que votre mari et Ursule lui imposent leur double adultère? Le monde aime la résolution, la hardiesse, eh bien! que les honnêtes gens soient aussi hardis, aussi résolus que les gens corrompus; à courage égal, le monde préférera les honnêtes gens: j'en suis sûr.

Je fus charmée de l'expression de noble arrogance qui animait les traits de M. de Rochegune.

—Vous avez raison,—lui dis-je, entraînée malgré moi par le courant de sa généreuse pensée,—il serait beau de réduire la calomnie à l'impuissance en dépassant ouvertement le terme que ses malveillantes insinuations oseraient à peine indiquer.

Après avoir un moment réfléchi, je dis à M. de Rochegune:

—Je vais vous donner une preuve de franchise et de confiance, en vous faisant une question étrange. Il y a trois ans, pourquoi ne m'avez-vous pas parlé ainsi?

—Parce qu'il y a trois ans j'étais plus jeune, et pas assez sûr de moi pour oser vous parler ainsi. Mortagne savait mon amour; il me conseilla fortement de quitter la France, de voyager, d'utiliser ma vie en servant une noble cause, jusqu'à ce que j'eusse acquis assez d'empire sur moi-même pour dégager l'or de ses scories, disait-il, pour épurer tellement cet amour, que je pusse venir vous l'offrir sans rougir.

—Et si en arrivant vous m'eussiez trouvée consolée de l'abandon de mon mari et aimant dignement un cœur digne du mien?...

—Les sentiments élevés et désintéressés sont à l'épreuve des durs mécomptes, si douloureux à l'amour-propre; dans une circonstance pareille, je vous aurais dit ce que je vous dis, offert ce que je vous offre, et cela devant la personne aimée... car, aimée par vous, elle eût été capable de me comprendre.

—Et si j'avais aimé un homme indigne de moi?

—Cela ne se pouvait pas; il est des impossibilités morales comme des impossibilités physiques; je vous le répète, vous ne pouviez qu'aimer sans rougir.

—Mais si le contraire arrivait, homme opiniâtre?

Après m'avoir un instant regardée en silence, M. de Rochegune me dit avec une expression solennelle qui donnait une grande valeur à ces mots:

Je douterais de moi-même.

. . . . . . . . . .

Tel fut le singulier et premier entretien que j'eus avec M. de Rochegune.


CHAPITRE IX.

LES CONFIDENCES.

Je restai assez longtemps avant de ressentir, si cela se peut dire, le contre-coup de mon entretien avec M. de Rochegune.

Il y avait en lui tant de franchise et de loyauté, que je n'apportai pas dans nos relations la réserve que son aveu aurait peut-être dû m'imposer.

Je continuai de le voir presque chaque soir chez madame de Richeville, où il venait très-assidûment, ainsi que les autres amis de la duchesse; assez souvent aussi je le vis chez moi le matin.

J'avais une telle confiance en moi et en lui que je me laissais aller sans crainte au charme de cette affection naissante. Je ne le cachais pas, j'étais fière, et, je le crois, justement fière des preuves d'attachement que M. de Rochegune m'avait données et de la noble influence qu'à mon insu j'avais exercée sur sa vie.

Je jouissais de ses succès, qui grandissaient chaque jour. Il parlait rarement à la chambre des pairs, mais son éloquence faisait vibrer toutes les âmes généreuses; l'influence de sa parole était d'autant plus puissante que son indépendance était absolue. Il n'appartenait à aucun parti, ou plutôt appartenait à tous par ce qu'ils avaient de noble et d'élevé; partisan déclaré de ce qui était juste, humain, grand, vraiment national, il était impitoyable aux lâchetés, aux égoïsmes, aux hypocrisies: ne s'inféodant à personne, il s'était fait ainsi une position exceptionnelle, stérile pour les avantages personnels qu'il aurait pu en tirer, admirablement féconde pour les augustes vérités qu'il répandait en France, en Europe.

Le retentissement de son nom et de son beau caractère alla si loin, qu'un souverain du Nord, après avoir résisté à toutes les instances de la diplomatie française au sujet d'une concession qu'on lui demandait, fit remettre à M. de Rochegune une lettre dans laquelle il l'informait que, quoiqu'il ne le connût pas personnellement, il se faisait un plaisir d'accorder à la considération de son nom et des services qu'il rendait à la cause de l'humanité... ce qu'il avait jusqu'alors refusé.

Il y avait, ce me semble, autant de touchante estime que de haute bienveillance dans cet hommage d'un prince qui, n'ayant eu aucune relation avec M. de Rochegune (absolument étranger à la question qui se traitait), et sachant son désintéressement des emplois publics, trouvait pourtant le moyen de lui faire une noble part dans les affaires du pays, en accordant à la seule influence de son caractère une concession des plus importantes.

Je n'oublierai jamais la joie de M. de Rochegune lorsqu'il vint me confier cette bonne nouvelle, ni la grâce touchante avec laquelle il voulut me persuader que, puisant toutes ses nobles inspirations dans ma pensée, c'était à moi qu'il devait rapporter cette faveur insigne dont il était si fier.

Quoique inespérée, cette grâce combla plus qu'elle n'étonna les amis de M. de Rochegune. Sa philanthropie éclairée, son talent d'orateur, les guerres qu'il avait faites, son instruction profonde, variée, en faisaient un personnage très-éminent.

Presque tous les étrangers distingués, soit par le savoir, soit par la naissance, tenaient beaucoup à être reçus chez madame de Richeville; et il était facile de voir que la société de la duchesse aimait à faire montre de M. de Rochegune, qui s'était concilié les plus hautes et les plus flatteuses sympathies.

Et pourtant, une fois dans l'intimité, personne mieux que lui n'avait l'art de faire oublier cette supériorité si éclatante et si reconnue, par une simplicité charmante, par une gaieté douce et communicative. Il avait non-seulement le rare talent de plaire, mais encore celui de donner envie de plaire.

Ses préférences pour moi, et, pourquoi ne le dirais-je pas, mes préférences pour lui, car l'affection qui les dictait n'avait rien qui pût me faire rougir, semblaient si naturelles et étaient tellement avouées par nous dans la société de madame de Richeville, qu'on se serait pour ainsi dire fait un scrupule de priver M. de Rochegune du plaisir de m'offrir son bras ou de se placer à côté de moi; cette bienveillante tolérance, de la part de personnes d'une rigidité connue, prouvait assez combien notre attachement était honorable.

J'avais une tendre amitié pour madame de Richeville; chaque jour elle me témoignait de nouvelles bontés. Je chérissais Emma comme j'aurais chéri une jeune sœur, jamais je n'avais été plus heureuse.

Je passais presque toutes mes soirées chez madame de Richeville, à l'exception de mes jours de Bouffons et de quelques autres jours où je restais seule à rêver.

Le matin, je faisais quelques promenades, des visites intimes, ou bien je me mettais au piano.

Je me trouvais si bien de cette nouvelle vie calme et intime, que je n'avais pas voulu consentir à aller quelquefois au bal.

Un fait peut-être inouï dans les fastes de la société vint montrer sous un nouveau jour le caractère déjà si excentrique de M. de Rochegune.

Pour comprendre ce qui va suivre, je dois dire, ce que j'avais d'ailleurs très-facilement oublié, que M. Gaston de Senneville, neveu de madame de Richeville, s'était occupé de moi, pensant nécessairement que l'évidence des soins de M. de Rochegune et l'évidence non moins grande avec laquelle je les accueillais, constituaient une sorte d'amitié fraternelle qui lui laissait, à lui, M. de Senneville, toutes les chances possibles de m'inspirer un sentiment plus tendre.

Il était fort jeune; il avait, je crois, vingt ans. Madame de Richeville le recevait avec bonté: c'était la nullité dans l'élégance et l'insignifiance dans la bonne grâce la plus parfaite; ayant d'ailleurs des manières excellentes, et suppléant à ce qui lui manquait du côté de l'esprit par un usage du monde si précoce, que ses façons exquisement formalistes faisaient un contraste presque ridicule avec sa jolie figure encore toute juvénile.

Après les enfants savants, les petites filles qui font les madames, je ne sais rien de plus fâcheux que les très-jeunes gens qui remplacent la gaieté, l'étourderie confiante de leur âge par un aplomb sérieux, par un dédain profond de tout ce qui est franchement joyeux et amusant. Certes cette cérémonieuse exagération est encore préférable à l'insouciance ou à la familiarité presque grossière de beaucoup d'hommes de la société; aussi, moi et madame de Richeville, nous ne plaisantions que très-intimement de la fatuité grave et compassée de son neveu.

Je l'avais accueilli avec d'autant plus de bienveillance que je ne lui supposais pas la moindre prétention. Il ne m'avait d'ailleurs rendu que de ces hommages que tout homme bien né doit rendre à une femme; mais, de nos jours, les gens de très-bonne compagnie sont si rares, et les hommes s'occupent si peu des femmes, que les moindres égards deviennent presque compromettants. Ainsi ce qui passait pour du savoir-vivre dans le très-petit cercle de madame de Richeville devait sans doute passer pour une cour très-assidue et très-éclairée dans une société moins restreinte et moins choisie.

Il fallait la scène que je raconte pour m'éclairer sur les intentions qu'on prêtait à M. de Senneville ou qu'il avait manifestées lui-même, mais dont je n'avais jamais eu le moindre soupçon.

Madame de Richeville entra un matin chez moi et me dit en m'embrassant:

—Vous me voyez folle de joie. Vous êtes l'héroïne d'un fait inouï, incroyable; on vous aime, on vous admire au delà de ce qu'on peut imaginer; on veut vous dédommager de tout ce que vous avez souffert. Quand je vous disais que le monde avait du bon... il vous rend justice. Me voici décidément optimiste.

Madame de Richeville semblait si exaltée que je lui dis en souriant:

—Mais expliquez-vous donc, dites-moi donc comment je suis devenue, sans m'en douter, l'héroïne de ce fait inouï, incroyable.

—Je vais vous dire cela et vous faire rougir!... oh! mais rougir de toutes vos forces, car les louanges ne vous ont pas été épargnées; mais ce qu'il y a de charmant, c'est que c'est une sottise de mon neveu Gaston de Senneville qui a inspiré à M. de Rochegune les plus éloquentes paroles... et... Mais je vais tout vous dire. Vous savez qu'hier soir, par hasard, j'ai fermé ma porte pour aller au jeudi de madame de Longpré. Je ne pouvais m'en dispenser: il y avait des siècles que je n'y étais allée. Notre bonne princesse et le prince se faisaient les mêmes reproches. J'étais convenue avant-hier avec eux d'aller les prendre; hier nous arrivons tous trois chez madame de Longpré. Je n'estime pas le caractère de cette femme: avec tout son esprit, elle manque de courage; elle laisserait atrocement déchirer devant elle le plus dévoué de ce qu'elle appelle ses amis intimes, sans autres observations que des... Ah! mon Dieu! que dites-vous là? Je n'aurais jamais cru cela!... Mais est-ce bien vrai?... C'est sans doute exagéré, etc. Le prince d'Héricourt va maintenant si peu dans le monde que son arrivée chez madame de Longpré fut presque un événement. Vous ne sauriez croire, ma chère Mathilde, l'effet imposant que produisit sa présence, et comme elle changea presque subitement l'aspect de ce salon au moment où nous entrâmes. On y parlait si bruyamment que c'est à peine si l'on entendit nous annoncer: lorsque le nom du prince retentit, il se fit tout à coup un profond silence; tous les hommes et même quelques jeunes femmes se levèrent.

—Je pense comme vous,—dis-je à madame de Richeville;—en songeant à ces hommages rendus à un homme aujourd'hui déchu de tant de splendeurs passées, mais qui porte à sa hauteur un des plus beaux noms de France, on se réconcilie avec le monde.

—N'est-ce pas? Mais attendez la fin, vous vous étonnerez bien davantage. Il est inutile de vous dire que madame de Longpré voit tout Paris; sa maison est curieuse, parce qu'on y rencontre les sommités (vraies ou contestées) de toutes les opinions et de toutes les sociétés. Après l'arrivée du prince et de sa femme, madame de Longpré, qui, après tout, fait à merveille les honneurs de chez elle, au lieu d'encourager, selon son habitude, une conversation maligne ou méchante, monta l'entretien sur un ton digne de ses nouveaux hôtes. Quelques moments après arriva M. de Rochegune. Son discours d'avant-hier à la chambre des pairs avait eu un grand retentissement; tous les yeux se tournèrent vers lui. Le prince lui tendit la main et l'accueillit comme toujours, avec cette affectueuse cordialité qui devient une précieuse distinction. D'autres personnes arrivèrent, parmi celles-ci mon cher neveu Gaston de Senneville, superlativement bien cravaté, un ravissant bouquet à sa boutonnière et se présentant, vous le savez, avec cette aisance compassée, cette grâce étudiée qui vous font rire...

—Et qui vous désespèrent.

—Certainement, je suis très-bonne parente, et il y a de quoi se désoler... Il y avait donc grand monde chez madame de Longpré. Il faut que je vous nombre les personnes qui se trouvaient là: vous saurez pourquoi. Il y avait entre autres madame de Ksernika et son sauvage de mari, ce qui m'a ravie: vous saurez encore pourquoi. Il y avait madame l'ambassadrice d'Autriche, ce qui m'a encore ravie dans un autre sens, parce que rien de ce qui est délicat et élevé ne peut lui échapper. Il y avait encore (il arrivait en même tempe que nous) ce grand homme d'État de qui M. de Talleyrand a si merveilleusement bien dit Il impose et repose.

—Impossible de le mieux peindre,—dis-je à madame de Richeville.—Mais n'aimez-vous pas aussi beaucoup le portrait que le prince d'Héricourt faisait de lui l'autre jour:

«Au contraire de presque tous les hommes, il sait se faire aimer par sa mâle fermeté, respecter par sa grâce exquise, séduire par les facultés les plus sérieuses et être populaire par l'illustration de sa naissance.»

—Je trouve ce portrait aussi très-ressemblant,—me dit madame de Richeville,—quoique encore loin de l'original, car il est aussi difficile de rendre les nuances d'un noble caractère que d'une belle physionomie. Que vous dirai-je? on trouvait réunie chez madame de Longpré l'élite de Paris, et je fus ravie de voir ainsi le monde au grand complet être témoin de la scène que je vais vous raconter.

—Dites donc vite, car je meurs d'impatience.

Madame de Richeville continua:

—M. de Rochegune causait près de la cheminée avec madame de Longpré. On vint à parler du dernier concert du Conservatoire, où nous étions ensemble, et l'on me demanda si vous étiez bonne musicienne; c'est à ce propos que la conversation s'engagea sur vous.—Certainement, répondis-je, et il est malheureux pour les amis de madame de Lancry qu'elle soit d'une insurmontable timidité; car elle les prive souvent du plaisir de l'entendre: elle a une excellente méthode et un goût parfait...—La première fois que j'ai entendu madame de Lancry parler,—dit M. de Rochegune,—j'ai été certain qu'elle devait chanter à merveille; le timbre de sa voix est si musical, que le chant chez elle n'est pas un talent, mais une sorte de langage naturel.—Madame de Ksernika, qui ne vous pardonne pas sans doute, ma chère Mathilde, le mal qu'elle a voulu vous faire autrefois, sourit d'un air perfide et dit doucereusement à M. de Rochegune, voulant sans doute l'embarrasser:—Vous êtes un des grands admirateurs de madame de Lancry, monsieur?—Oui, madame, mais je l'aime peut-être encore plus tendrement que je ne l'admire,—dit M. de Rochegune d'une voix si ferme, d'un ton si franc, si respectueux, si passionné, que, malgré sa singularité, cet aveu public sembla la chose du monde la plus convenable.

—Je sais mieux que personne la loyauté de M. de Rochegune,—dis-je à madame de Richeville en rougissant.—Que devant vous et vos amis il ait la franchise de son attachement pour moi, soit; mais devant des personnes dont la bienveillance ne m'est pas assurée...

—Vous êtes injuste, ma chère Mathilde; la fin de ceci vous prouvera que notre ami a au contraire parfaitement agi. Madame de Ksernika releva, bien entendu, le mot de tendrement, et dit à M. de Rochegune en minaudant et pour lui porter un coup dangereux:—Voici qui est au moins très-indiscret. Savez-vous que c'est une espèce de déclaration qui pourra bien revenir aux oreilles de madame de Lancry?—Eh!... croyez-vous, madame, dit M. de Rochegune,—qu'il n'y a pas longtemps que j'ai déclaré à madame de Lancry que je l'aimais passionnément? Madame de Ksernika prit un air étonné, effaré, baissa les yeux, les releva, les baissa encore avec une expression de pudeur alarmée, et dit enfin:—Je suis désolée, monsieur, d'avoir, par une plaisanterie, provoqué une réponse dont les conséquences peuvent être aussi graves pour la réputation de madame de Lancry et...—M. de Rochegune ne la laissa pas achever, et lui dit de l'air du monde le plus naturel:—Et pourquoi donc, madame, la réputation de madame de Lancry souffrirait-elle de ce que j'ai dit? Ne doit-on pas s'enorgueillir de l'admiration et de l'amour qu'on éprouve pour elle? ne se fait-on pas gloire d'être sensible à tout ce qui est noble et grand? faut-il dissimuler son enthousiasme, parce que c'est une femme jeune et charmante qui a une âme noble et grande?—Non, sans doute, monsieur, reprit madame de Ksernika avec son sourire perfide. Seulement, cet enthousiasme pourrait faire supposer aux médisants que la personne qui l'inspire n'y est pas insensible...—Mais tout ce que je désire, c'est que les médisants soient des premiers convaincus que madame de Lancry n'est pas du tout insensible à l'enthousiasme quelle m'inspire, s'écria M. de Rochegune en jetant sur madame de Ksernika un regard de mépris sévère.—Les médisants!... mais si par hasard vous en connaissez, madame, faites-moi donc la grâce de leur dire que madame de Lancry sait le profond amour qu'elle m'inspire, qu'elle a pour moi un attachement sincère, que je la vois chaque jour, et qu'il n'y a pas de bonheur comparable à celui que je goûte dans cette intimité charmante.—M. de Rochegune, en établissant ainsi fièrement et hardiment une intimité que les insinuations de madame de Ksernika voulaient laisser dans un demi-jour perfide, renversait le méchant échafaudage de cette femme; tout interdite, elle voulut appeler à son aide mon neveu Gaston de Senneville, qui s'était, à ce qu'il paraît, déclaré votre adorateur, et avait laissé croire que vous ne repoussiez pas ses prétentions.

—Mais M. de Senneville ne m'a jamais dit un mot qui pût me le faire supposer,—m'écriai-je...—et jamais moi-même...

—Mon Dieu, ma chère enfant, je le sais bien,—me dit madame de Richeville en m'interrompant;—aussi vous allez voir comme mon neveu a été puni de son outrecuidance. Les loyales paroles de M. de Rochegune l'avaient déjà mis très-mal à son aise, comme bien vous pensez. Il devint pourpre. Madame de Ksernika lui dit en le regardant d'un air moqueur:—Eh bien! monsieur de Senneville, que pensez-vous des idées de M. de Rochegune sur la discrétion?—Mon malheureux neveu ne brille pas par l'improvisation. Il fallut pourtant parler, sous peine de passer pour un sot. Vous aller voir qu'il ne gagna pas beaucoup à rompre le silence. Il répondit donc d'un air sentencieux à la question de madame de Ksernika:—Je trouve, madame, que M. de Rochegune ne paraît pas faire cas du mystère en amour, et je ne puis être de son avis; il y a tant de charme dans l'obscurité que... dans le demi-jour que l'on... Et puis ce fut tout; impossible à Gaston d'aller plus loin. Sa voix s'altéra, tous les regards s'attachèrent sur lui, il balbutia, toussa; M. de Rochegune en eut pitié et lui répondit d'abord avec une sorte d'affabilité presque paternelle, puis en s'animant peu à peu:—Je vous assure, mon cher monsieur de Senneville, que je sais tout le prix de l'ombre et du mystère... par exemple, pour une beauté douteuse, ou sur le retour, pour une lâche perfidie, pour un amour menteur ou coupable; mais, voyez-vous, lorsqu'il s'agit d'une beauté aussi pure, aussi éclatante qu'un beau marbre antique éclairé des premiers rayons du soleil (c'est pour madame de Lancry que je dis cela),—ajouta-t-il par une parenthèse moqueuse en regardant fixement madame de Ksernika;—mais lorsqu'il s'agit d'un sentiment qui fait l'orgueil et le bonheur de ceux qui le partagent (c'est de mon amour que je parle ainsi); pour mettre cette beauté, cet amour en lumière, je ne sais pas de jour assez radieux, d'azur assez limpide, de voix assez sonore, d'adoration assez retentissante... Alors, en comparant les divines jouissances que l'on goûte ainsi, le cœur fier, le front haut, l'œil hardi, à de ténébreux plaisirs, honteux et craintifs, je me demande qui a jamais pu comparer l'aigle au hibou, le soldat à l'assassin, l'honneur à l'infamie, ce qui s'avoue à ce qui se cache, ce qui se dit à ce qui se tait; je vous demande enfin à vous-même, madame, si dans ce moment je ne dois pas être mille fois plus heureux de pouvoir prononcer tout haut le nom de la femme que j'aime, que d'être forcé de balbutier en rougissant ce nom chéri ou de le profaner par mon impudence. —Jamais,—s'écria madame de Richeville avec exaltation,—vous ne pourrez vous imaginer, ma chère Mathilde, l'admirable expression des traits de M. de Rochegune pendant qu'il parlait ainsi, le feu de son regard, la puissance, la fierté de son geste, l'accent ému, passionné, de sa voix, son attitude à la fois si calme et si impérieuse! Que vous dirai-je? l'impression qu'il produisit fut électrique; tous ceux qui assistaient à cette scène, Gaston, madame de Ksernika elle-même, partagèrent le chevaleresque enthousiasme de M. de Rochegune durant un de ces moments si rares, si fugitifs, où toutes les âmes montées à un généreux unisson vibrent noblement à de fières et éloquentes paroles. Ce n'est pas tout: la première exaltation apaisée, le prince d'Héricourt, comme pour donner une consécration suprême aux paroles de M. de Rochegune, le prince d'Héricourt dont la voix a tant d'autorité, vous le savez, en matières de principes et d'honneur, s'écria en prenant dans ses mains la main de M. de Rochegune:—Bien, bien, mon ami! qu'une fois au moins il soit bien proclamé et prouvé à la face du monde qu'il est des amours si élevés, si honorables, que ceux qui les partagent peuvent prendre tous les gens de bien et de cœur pour confidents; soyez sûr que la société acceptera cet amour aussi loyalement qu'il est posé devant elle. Il vous appartenait, à vous et à une jeune femme dont je ne prononce le nom qu'avec le respectueux intérêt qu'elle mérite, de faire revivre de nos jours l'une de ces pures et saintes affections qui exaltent les belles âmes jusqu'à l'héroïsme.—Vous avez raison, mon ami,—ajouta la vénérable princesse d'Héricourt.—Au moins une pauvre jeune femme qui a bien souffert saura que si le monde a été malheureusement impuissant à lui épargner d'affreux chagrins, il lui a tenu compte du courage, de la pieuse résignation qu'elle a montrée, et qu'il lui témoigne sa sympathie en respectant les consolations qu'elle cherche dans un sentiment dont les personnes les plus austères se glorifieraient.—Espérons aussi,—dit le prince d'une voix imposante et sévère,—que ce qui s'est dit ici aura un retentissement salutaire... que ces paroles parviendront jusqu'à ceux qui croient que la société n'a ni le pouvoir ni l'énergie de châtier les lâches excès que la justice humaine ne peut atteindre. Qu'une fois au moins, et puisse cet exemple être fécond! la voix publique flétrisse un homme indigne et le punisse en prononçant contre lui une sorte de divorce moral; que cette voix dise à la noble et malheureuse femme de cet homme: «A celui qui vous a abreuvée de chagrins et d'outrages, à celui qui s'est séparé de vous pour se déshonorer par une vie d'un cynisme révoltant, à celui-là vous ne devez rien, madame, rien que de conserver son nom sans tache, parce que son nom est désormais le vôtre... Votre cœur est blessé, pauvre femme; après avoir longtemps souffert et pleuré en silence, vous trouvez de douces consolations dans un attachement aussi dévoué que délicat. Ni Dieu ni les hommes ne peuvent vous blâmer.» Ce sentiment est noble, pur et franc; le monde y applaudit, sa médisance l'épargne! Encore une fois, honneur et gloire à vous, mon ami,—ajouta le prince en serrant avec une nouvelle émotion la main de M. de Rochegune dans les siennes.

—Désormais, au moins, deux cœurs malheureux, et séparés par les lois humaines, pourront sans crainte chercher le bonheur dans un sentiment dont ils n'auront point à rougir... Votre exemple aura été leur guide et leur salut. Si on les calomniait, ils citeraient votre nom, et la calomnie se tairait...

—Mon Dieu!—dis-je à madame de Richeville en essuyant mes yeux, car j'étais profondément émue,—mon Dieu! que je regrette qu'il s'agisse de moi, car je ne puis dire assez combien j'admire ce langage!

—Et encore, ma chère Mathilde, je vous le rends mal, je l'affaiblis, j'en suis sûre; et puis comment vous peindre la majesté de la physionomie du prince, le noble courroux qui fit rougir son front sous ses cheveux blancs, lorsqu'il qualifia l'indigne conduite de votre mari, et l'expression d'ineffable bonté avec laquelle il parla de vous! Encore une fois, chère enfant, il faut renoncer à vous rendre l'effet de cette scène; vous savez que le prince et la princesse personnifient l'honneur, la religion, la dignité, la naissance. Jugez donc, encore une fois, de l'imposante grandeur de cette scène, qui avait pour témoin l'élite de Paris! Maintenant, avez-vous le courage de blâmer M. de Rochegune de son indiscrétion?

—Non, sans doute,—m'écriai-je en prenant la main de madame de Richeville,—car je dois à son indiscrétion un des plus doux moments de ma vie.

—N'est-ce pas?

—Si ce n'était vous qui me racontiez cela, mon amie, j'aurais de la peine à croire ce que j'entends, tant cette scène me semble loin de nos habitudes, de nos mœurs, de notre temps.

—Mais aussi,—s'écria madame de Richeville,—croyez-vous que le prince, que la princesse, que M. de Rochegune soient beaucoup de notre temps?... Je ne parle pas de vous, chère enfant, vous me gronderiez; mais croyez-vous qu'il se rencontre souvent un homme d'une loyauté si reconnue, qu'il vous honore et vous place, pour ainsi dire, plus haut encore dans l'opinion publique par un aveu qui, dans la bouche de tout autre, eût à jamais compromis votre réputation? Comment, l'autorité de ce caractère chevaleresque est telle, la confiance qu'il inspire est si grande, que des personnes qui représentent ce que la société a de plus éminent, de plus vénéré, consacrent l'amour de cet homme pour une femme qui n'est pas la sienne, tant cet amour est sublime, tant cette femme est digne de cet amour!... Ah! Mathilde... Mathilde...—me dit madame de Richeville avec un accent de bonté et de remords qui me navra,—jamais je n'ai mieux senti la distance qui existe entre vous et moi... jamais je n'ai plus amèrement regretté les fautes que j'ai commises...

—Qu'osez-vous dire?—m'écriai-je,—voulez-vous mêler quelque amertume à cet hommage que je mérite si peu?... Qu'ai-je donc fait, mon Dieu! pour être digne de ces louanges, de cet intérêt que je dois à votre constante et ingénieuse amitié? N'est-ce pas vous qui avez mis tout l'esprit de votre cœur à faire valoir ma seule qualité, bien négative, hélas! la résignation? Mon Dieu! est-ce donc si difficile de souffrir? Ai-je seulement lutté? Ai-je seulement prouvé mon amour par quelque trait de dévouement? Non: je l'aurais fait, sans doute, je le crois; mais enfin, l'occasion ne s'est pas présentée. Je n'ai pas montré un de ces caractères énergiques qui se sacrifient courageusement à de nobles infortunes, qui n'hésitent pas entre leur bonheur et celui d'êtres qui méritent l'intérêt et la sympathie des honnêtes gens. Non, non, encore une fois, non; j'ai aimé avec la lâche abnégation d'une esclave un homme indigne de moi, et par cela même mes souffrances ont manqué de grandeur. Ne me comparez donc pas à vous, qui avez su si vaillamment reconquérir mille fois plus que vous n'aviez perdu... Contre quelle séduction ai-je lutté? Cet amour même dont je suis fière, je l'avoue, que m'a-t-il coûté à inspirer?... Rien... Je n'ai eu qu'a me laisser aimer. Ce n'est pas ma fausse modestie qui me donne ces convictions; mais je vous jure, mon amie, que je suis encore à comprendre la passion que j'ai inspirée à M. de Rochegune. Certes, je sens en moi de généreux instincts; mais ce ne sont pas mes pressentiments que M. de Rochegune aime en moi. Enfin, mon amie, on vante la délicatesse, la pureté de cet amour; mais cette délicatesse, cette pureté ne me coûtent pas, je n'ai pas même à lutter contre des ressentiments plus vifs. Si je compare ce que j'éprouve auprès de M. de Rochegune à ce que je ressentais auprès de M. de Lancry avant mon mariage, et pendant les rares moments de bonheur que j'ai goûtés... quelle différence!... Au fond de toutes mes émotions d'alors, si heureuses qu'elles fussent, il y avait toujours de l'embarras, de l'inquiétude; auprès de M. de Rochegune, il n'y a rien de tel. Lorsqu'il est là, j'éprouve un bien-être, une sérénité indicibles; au lieu de précipiter ses pulsations, mon cœur semble battre plus également qu'à l'ordinaire; la présence, la conversation, les aveux mêmes de cet ami bien cher ne me troublent pas; j'éprouve ces épanouissements de l'âme qu'excitent toujours en moi l'admiration de ce qui est généreux et bon, la lecture d'un beau livre, la contemplation d'un noble spectacle ou le récit d'une action héroïque.

Madame de Richeville me regarda d'abord avec étonnement, puis elle secoua la tête en souriant avec tristesse.

—Tout ce que je désire est que ce calme dure, ma chère Mathilde. Je vous connais; lors même que vos principes ne seraient pas ce qu'ils sont, votre amour est maintenant placé si haut à la face de tous, que vous mourrez plutôt que de renoncer à cette gloire unique ou de la profaner.

—S'il faut tout vous dire,—repris-je en rougissant,—je suis quelquefois effrayée de ne pas me sentir plus d'exaltation, plus d'enthousiasme pour M. de Rochegune, quoique j'apprécie mieux que personne ses rares qualités. On dit que l'amour le plus vivace n'est pas celui qui se développe subitement comme ces plantes éphémères qui germent, croissent et meurent en un jour... mais celui qui jette peu à peu ses invisibles racines au plus profond du cœur, mais celui qui croît sourdement et que l'on ne soupçonne pas, parce que ses envahissements sont insensibles... Eh bien! oui, quelquefois je crains que mon calme attachement pour M. de Rochegune ne cache un sentiment plus vif dont je sentirai bientôt peut-être la naissante ardeur... Alors, mon amie... si je résiste à ces entraînements, si j'en triomphe, je serai digne de vos éloges, de ceux que le monde m'accorde; mais à présent... la vertu m'est trop facile pour que je m'enorgueillisse.

. . . . . . . . . .


CHAPITRE X.

CORRESPONDANCE.

Quelques jours après la conversation que je viens de raconter, je reçus ces deux nouvelles lettres de M. de Lancry par la voie mystérieuse dont j'ai déjà parlé.

Ces lettres, adressées à la même personne inconnue, étaient encore accompagnées d'un bouquet de fleurs vénéneuses, symbole du souvenir de M. Lugarto.

M. DE LANCRY A ***.

Paris, mars 1834.

«Tout m'accable à la fois; c'est à devenir fou de rage et de honte. Voici maintenant que le monde s'imagine de moraliser et de me mettre au ban de certaines coteries prudes et revêches.

«Je me serais complétement moqué de ces vertueuses philippiques si elles n'avaient pas eu quelque réaction sur cette femme qui semble née pour mon malheur et que je ne puis néanmoins m'empêcher d'aimer plus follement que jamais.

«Quand vous lirez ceci au fond de vos bruyères sauvages, vous vous demanderez, j'en suis sûr, si nous revenons au temps des Amadis et des Galaor.

«Je ne sais si vous avez autrefois rencontré dans le monde un marquis de Rochegune, homme assez original, fort riche, aussi philanthrope que l'était son père, bizarrement romanesque, allant en chevalier errant guerroyer çà et là; brave d'ailleurs, ne manquant pas d'esprit, et parlant à la chambre des pairs, aujourd'hui contre ses amis, demain pour ses ennemis, si amis ou ennemis heurtent ses principes. Du reste, homme sans élégance, ne sachant ni jouir ni se faire honneur de sa fortune, car il a plus de trois cent mille livres de rentes et en dépense à peine soixante, dit-on. On prétend qu'il donne beaucoup en aumônes, mais dans le plus grand secret; c'est plus économique. Quant à sa figure, elle est assez caractérisée, mais dure et sans charme. Cependant les femmes sont si singulières, qu'en Italie, en Espagne, et même à Paris, il a eu assez d'aventures pour pouvoir prétendre à des succès moins sérieux que ceux qu'il ambitionne.

«Après un voyage de deux ou trois ans, il est revenu cet hiver à Paris. Ses traits se sont incroyablement bronzés sous le soleil d'Orient. Cet agrément, joint à d'épaisses moustaches brunes et à quelque chose de hautain, d'âpre et de cassant dans ses manières, lui donne la physionomie d'un bravo italien; mais, avec sa stupidité habituelle, le monde, admirant toujours ce qui est nouveau, s'est engoué de ce philanthrope-matamore, de ce soldat-avocassier, de ce millionnaire avare, et à cette heure on ne jure que par lui.

«Si vous me demandez pourquoi je m'étends avec autant de complaisance sur ce portrait, c'est que M. de Rochegune est tout simplement l'amant de ma femme... Ne prenez pas ceci au moins pour du cynisme: en parlant de la sorte, je suis l'écho des gens les plus graves, les plus religieux, qui ont pris ce bel et touchant amour sous leur patronage. Oui, ils ont proclamé madame de Lancry libre de tous liens envers moi; l'unique condition qu'ils ont mise à ce divorce au petit pied est qu'elle garderait mon nom pur et sans tache. Sauf ces réserves, elle est donc parfaitement autorisée à goûter en paix et au grand jour toutes les chastes douceurs de l'amour platonique avec M. de Rochegune: vu que je suis un misérable, et que j'ai abandonné ma femme pour vivre avec ma maîtresse dans un cynisme révoltant.

«Savez-vous qui s'est ainsi porté accusateur public devant la société au nom de ma compagne outragée? c'est le vieux prince d'Héricourt, l'homme pur et honorable, le grand seigneur par excellence. Vous m'avouerez qu'il joue là un singulier rôle, d'autant plus singulier que son réquisitoire moral est venu à propos d'une nouvelle excentricité de M. de Rochegune, qui un beau jour a trouvé charmant de déclarer devant tout Paris qu'il aimait passionnément ma femme, et que celle-ci le lui rendait bien, en tout bien et tout honneur, s'entend...

«Là-dessus le vieux prince et la princesse (une angélique dévote, notez bien cela) se sont mis à crier bravo, à féliciter M. de Rochegune de sa franchise. Enfin l'enthousiasme ou plutôt le ridicule engouement a été tel, qu'une femme du mes amies, qui m'a raconté cette scène, m'a avoué, tout en se moquant beaucoup d'elle-même, qu'un moment elle n'avait pu résister à l'exaltation générale.

«Vous le savez, tout est mode à Paris; aussi est-on pour l'instant affolé de ce qu'on appelle la loyauté chevaleresque de M. de Rochegune. Les femmes en perdent la tête, les hommes le jalousent ou le craignent. Madame de Lancry est citée comme un modèle admirable de vertueuse passion; et pour le quart d'heure, l'amour platonique et ses innocentes consolations font fureur.

«Avec tout ce platonisme-là, je suis quelquefois très-tenté de regarder M. de Rochegune comme le plus grand roué que je connaisse. Il n'y aurait rien de plus commode que cette nouvelle manière de conduire une liaison: on afficherait une femme le plus franchement, le plus vertueusement du monde, et, à l'abri de ce complaisant et chaste manteau, on rirait des niais et des bonnes âmes...

«Pourtant, non, non, je connais ma femme; ou elle est incroyablement changée, ou mon nom est toujours resté sans tache. De son côté, Rochegune est assez original pour trouver du piquant dans cet amour éthéré, dont l'immatérialité durera... ce qu'elle pourra.

«Encore une fois, de tout ceci je me moquerais fort si les paroles sévères et gourmées du vieux prince d'Héricourt n'avaient eu pour moi de dures conséquences; je ne puis le nier, c'est une espèce d'oracle considéré et très-écouté; il a flétri ce qu'il a appelé l'indignité de ma conduite envers ma femme, disant que la société devait venger madame de Lancry en me témoignant une froideur significative. Malheureusement ces paroles ont eu de l'écho: des rivaux qui m'enviaient, des sots dont j'avais blessé l'amour-propre, de jeunes femmes que j'avais trompées, les laides que j'avais dédaignées, ont accueilli ces beaux propos du prince, et je m'aperçois depuis quelques jours qu'on me reçoit dans le monde avec un silence morne, une politesse glaciale, mille fois plus blessantes que l'impertinence, car je ne puis pas trouver le prétexte de me plaindre ou de me fâcher.

«Si le prince d'Héricourt n'était pas un vieillard, je serais remonté à la source de cette misérable ligue, et je l'aurais provoqué; mais il n'y faut pas songer. Il me reste le Rochegune: vingt fois par jour, je suis tenté de me battre avec lui; mais je crains le ridicule: on croirait peut-être que ma jalousie cause ce duel. Pourtant j'aimerais à tuer cet homme, car je l'exècre; de tout temps il m'a été souverainement antipathique: il était l'ami de Mortagne, que je n'ai plus à détester. Avant mon mariage, je le trouvais déjà insupportable par ses affectations de charités obscures, de bienfaits mystérieux; mais au moins il n'avait pas cette physionomie impérieuse, cette attitude insolente qu'il a maintenant.

«L'autre jour, je l'ai rencontré; il était à cheval et moi aussi. Le sang m'a monté au visage; j'espérais qu'il ne me saluerait pas, et peut-être aurais-je été assez fou pour lui chercher querelle. Malédiction! il m'a salué; mais son salut a été un de ces outrages sans nom, sans forme, qu'on ressent jusqu'au vif et dont on ne peut se plaindre: il m'a semblé lire sur ses traits durs et impassibles, dans son regard sévère et perçant, qu'en moi il saluait l'homme dont madame de Lancry portait le nom, ou qu'il saluait peut-être le mari de sa maîtresse; car, après tout, je suis bien sot de croire à la vertu de ma femme! Mais encore non, non, malgré moi, je voudrais la croire coupable quelquefois: il me semble que je respirerais plus à l'aise... que mes torts me seraient moins odieux; mais je ne puis compter sur ses faiblesses: elle n'aura jamais l'énergie de commettre une faute; elle saura pleurer, gémir, mais se venger... jamais. Tout en y réfléchissant j'aime mieux croire à sa vertu: quoique je n'aie aucun amour pour elle, il me serait peut-être plus pénible que je ne le pense de la savoir coupable: ce serait une blessure de plus à mon amour-propre.

«Ce qui m'obsède, ce qui m'irrite au dernier point, c'est de voir que personne ne trouve ce Rochegune ridicule; dans cette circonstance, qui prête tant à la moquerie, vingt autres à sa place auraient été hués. Que devient donc la méchanceté du monde? ou bien quel pouvoir a donc cet homme qui joue avec le feu, qui réussit là où tous les autres échoueraient? Comment fait-il pour se mettre très à la mode en affichant des principes qui réhabilitent, ne fût-ce que pour quinze jours, l'amour platonique, ce rêve caduc et niais des enfants, des pensionnaires ou des vieillards?... Non, non, il est impossible qu'il joue ce jeu-là franchement...

«Et pourtant si c'est une rouerie, ne trouvez-vous pas cet homme plus étonnant encore? Prendre pour dupes, pour complaisants, pour défenseurs, des personnes comme le prince d'Héricourt et sa femme... n'est-ce pas admirable? Tenez... c'est un problème que cet homme! mais quel qu'il soit, je le hais, oh! je le hais jusqu'au sang... surtout depuis quelque temps; je ne sais pourquoi. C'est une haine sourde; c'est comme un pressentiment que cet homme me fera du mal, qu'il me blessera dans ce que j'ai de plus cher...

«Après tout, pourquoi prendre tant de détours avec vous? je vous écris pour épancher ma bile, pour exhaler tous les bouillonnements de mon âme. Eh bien! depuis que, directement ou indirectement, cet homme a été cause du froid accueil qu'on me fait dans le monde, Ursule est devenue intraitable à mon égard. Je ne sais si elle se trouve humiliée des humiliations qu'on m'impose, je ne sais si son amour-propre en souffre pour elle ou pour moi; mais elle a osé me dire que je méritais ce traitement par mon odieuse conduite envers ma femme; elle a osé me dire que la société faisait bien de me flétrir ainsi, et qu'elle devrait user plus souvent de cette sorte de vengeance, qui peut atteindre des vices ou des crimes qui échappent aux lois.

«—Mais,—me suis-je écrié stupéfait de cette audace,—n'êtes-vous pas attaquée comme moi, insultée comme moi?

«—Eh! m'entendez-vous me plaindre?—m'a-t-elle répondu.—Le monde est juste; j'ai voulu, à quelque prix que ce fût (et à quel prix, mon Dieu!), être une femme à la mode, briller à Paris, être l'idole de ses fêtes... Tout cela, je l'ai été. L'on croit que c'est par amour que je vous ai enlevé à votre femme, et l'on me trouve odieuse; on a raison: si l'on savait que je ne vous ai jamais aimé, on me trouverait bien plus odieuse, bien plus infâme encore, et l'on aurait toujours raison.»

«Je vous le demande, n'était-ce pas à la tuer de mes propres mains? Mais elle m'avait, depuis si longtemps, habitué à ses boutades, à ses caprices, que je n'aurais pas attaché beaucoup d'importance à ses duretés, si, depuis quelque temps, son humeur n'était devenue étrangement sombre, taciturne.

«Je n'ose dire, même à vous, les folies que j'ai faites pour la sortir de l'espèce de mélancolie morne où elle est plongée. Tout a été vain; maintenant elle refuse de descendre chez mademoiselle de Maran. Celle-ci, qui a subi la fascination de cette femme, est aussi impuissante que moi à la distraire. Ursule l'accueille tantôt avec indifférence, tantôt avec dédain. Elle passe des journées entières seule à lire ou à rêver; sa femme de chambre, qui est à moi, me dit que sa maîtresse doit être sous l'empire d'un profond chagrin, qu'elle ne la reconnaît plus, qu'elle se promène quelquefois des heures entières dans sa chambre en marchant avec agitation; puis qu'elle tombe, accablée, en se cachant la tête dans ses mains.

«Je la trouve en effet changée; elle maigrit, elle perd ce coloris qui la rendait d'une fraîcheur idéale, elle perd ce léger embonpoint qui donnait tant de charmes à sa taille élancée; ses yeux se creusent: depuis un mois je ne l'ai pas vue rire de ce rire moqueur et hardi, à la fois si redoutable et si séduisant chez elle.

«Par je ne sais quel caprice, elle veut souvent rester dans l'obscurité la plus complète; alors, elle refuse de recevoir personne. Lorsque j'ai vu ces symptômes de tristesse dont j'ignorais la cause, j'espérais que le chagrin détendrait peut-être ce caractère inflexible. Heureuse et gaie, j'avais prodigué l'or pour satisfaire ses moindres caprices; mélancolique et chagrine, j'aurais voulu lui offrir pour consolation des trésors d'amour délicat et passionné, trésors que j'amassais depuis si longtemps dans mon cœur, et que j'avais à peine osé lui dévoiler, tant je craignais ses railleries!

«Je me disais: Enfin, voici le moment où je pourrai la dominer, peut-être, par l'ascendant du dévouement le plus tendre. Eh bien! non, non, elle m'échappe encore... à genoux, à genoux devant elle, baignant ses mains de larmes... car cette femme me fait pleurer comme un enfant; en vain m'écriai-je: «Par pitié, dites-moi ce qui vous afflige; dites-moi vos souffrances, que je les partage; dites-moi que je puis espérer de vous consoler un peu, et vous verrez quelles ressources inouïes vous trouverez dans mon cœur. Oh! non, vous ne soupçonnez pas ce dont je suis capable pour chasser un tourment de votre cœur. Vous vous êtes quelquefois étonnée des prodiges que j'opérais pour combler vos désirs les plus insensés; eh bien! cela n'est rien, rien auprès des merveilles de tendresse que m'inspireraient votre confiance, l'espoir de vous épargner quelques souffrances!»......

«Oh! croyez-moi, ce que je disais là, pleurant aux pieds de cette femme, je le ressentais; j'éprouvais ce que jamais je n'avais ressenti jusqu'alors, une douleur profonde, un affreux brisement de cœur, seulement parce que je voyais Ursule abattue. J'ignorais la cause de ses chagrins; mais elle souffrait et je souffrais... c'étaient de continuels élancements de toute mon âme vers la sienne.

«Je vous le dis à vous, cette fois j'étais sincère; mes prières partaient du fond de mon cœur, mes sanglots du fond de mes entrailles... Mes larmes étaient âcres, brûlantes comme les vraies larmes du désespoir... Eh bien! cette femme restait muette, indifférente et sombre, comme si elle ne m'eût pas compris ou entendu.

«Mais elle est donc stupide ou folle, cette femme, de ne pas voir combien je l'aime! Elle ne sait donc pas, la malheureuse! ce que c'est que d'avoir au moins un cœur sur lequel on puisse à jamais compter! Elle ne sait donc pas combien il est rare d'inspirer une passion telle que celle qu'elle m'inspire! Elle ne sait donc pas que si criminel que soit mon amour, c'est un crime que de le jeter au vent! Elle ne pense donc pas à l'avenir! Elle ne pense donc pas qu'un jour sa jeunesse, sa beauté, ne seront plus qu'un souvenir, et qu'elle sera trop heureuse de trouver cette affection qu'elle dédaigne maintenant, cette affection qui doit être éternelle puisqu'elle a résisté à ses caprices, à ses mépris, à son ingratitude!... Mais, tenez, ceci est affreux. Je deviens fou de rage contre moi et contre elle. Je ne puis continuer cette lettre... La colère et la douleur m'aveuglent.»...

. . . . . . . . . .

Paris...

«Hier il m'avait été impossible de continuer cette lettre; je la reprends, de nouveaux événements sont arrivés. J'espère éclaircir mes idées en vous écrivant, car ma tête est un tel chaos qu'elles y bouillonnent sans ordre et sans suite.

«Rassemblons les faits et mes souvenirs. Hier, après avoir interrompu cette lettre, j'allai voir Ursule: on me dit qu'elle était souffrante, qu'elle ne recevait personne; par trois fois je me suis présenté chez elle, impossible de franchir la porte de son appartement. J'y suis retourné ce matin; quelle a été ma stupeur lorsque mademoiselle de Maran m'apprit tout émue (elle émue)! qu'Ursule venait de l'informer qu'elle désirait quitter l'hôtel de Maran, et vivre seule désormais! Sans rien écouler davantage, je cours chez Ursule; en vain sa femme de chambre veut m'empêcher d'entrer, je pénètre dans son salon presque de force: je la trouve rangeant quelques papiers dans son secrétaire.

«—Cela est-il vrai?—m'écriai-je dans mon égarement, sans lui dire à quoi je faisais allusion.

«Elle me regarda d'un air sombre et distrait, et me répondit:

«—Que voulez-vous?

«—Mademoiselle de Maran m'apprend que vous quittez cet hôtel... Cela est impossible.

«Elle haussa les épaules et me dit, continuant de mettre ses papiers en ordre:

«—Cela est possible, puisque cela est.

«—Cela ne sera pas!—m'écriai-je hors de moi...—je vous le défends; cela ne sera pas!

«—Vous me le défendez? cela ne sera pas? Et de quel droit me parlez-vous ainsi, monsieur?—reprit-elle en me regardant fièrement.

«—Légitimes ou non, j'ai des droits sur vous, et je les ferai valoir.

«—Et auprès de qui, monsieur, les ferez-vous valoir?

«—Je vous dis que je ne veux pas que vous quittiez cette maison, ou sinon je vous accompagnerai partout où vous irez!—m'écriai-je.

«—Je quitterai cette maison, monsieur, et vous ne m'accompagnerez pas.

«—Tenez, Ursule, ne me poussez pas à bout, ne m'exaspérez pas. Je vais vous dire en deux mots pourquoi vous et moi nous ne pouvons nous quitter désormais; je vous ai sacrifié ma femme, je suis presque déshonoré dans le monde. Vous voyez donc bien que nous ne pouvons pas nous quitter; fatalement nous sommes désormais enchaînés l'un à l'autre. Quel que soit mon sort, vous le partagerez. Vous entendez bien, n'est-ce pas?—lui dis-je en serrant les dents avec rage, car l'impassible sang-froid avec lequel elle m'écoutait me mettait hors de moi.

«Elle me répondit en me regardant jusqu'au fond de l'âme, et sans baisser ses yeux devant les miens:

«—Moi, je vais vous dire en deux mots pourquoi nous ne devons plus rien avoir de commun ensemble. Personne au monde n'a de droits sur moi; je quitterai cette maison quand je le voudrai; et si vous m'obsédez... quoiqu'il n'y ait rien de plus vulgaire que ce procédé, je m'adresserai à qui de droit pour être protégée contre vos poursuites.

«—Vous vous adresserez à l'autorité, à la police, sans doute?—m'écriai-je avec un éclat de rire convulsif; puis, comme dans mon étonnement je regardais machinalement autour de moi, je vis sur un sofa un domino de satin noir.

«Un éclair de jalousie me traversa l'esprit; je me souvins que la veille était le jour de la mi-carême. Saisissant le domino et le lui montrant:

«—Vous avez été cette nuit au bal de l'Opéra,—m'écriai-je,—malgré vos prétendues souffrances, malgré votre mélancolie prétendue?

«—Je suis en effet allée au bal de l'Opéra cette nuit, malgré mes souffrances, malgré ma mélancolie prétendue,—reprit-elle,—c'est ce qui vous prouve, j'espère, que mon désir de m'y rendre était bien violent.

«—Je vois tout, je devine tout,—m'écriai-je;—vous aimez quelqu'un, vous avez une intrigue, un amant; mais, par l'enfer! celui-là que vous voulez aller rejoindre si effrontément ne sortira pas vivant de mes mains... Et d'abord, je m'installe ici, je n'en bouge pas,—m'écriai-je, m'asseyant sur un sofa.

«—A votre aise, monsieur,—me dit-elle,—et, sans paraître s'apercevoir de ma présence, elle continua ce qu'elle avait entrepris.

«Ce sang-froid, cette dureté, cette impudence m'exaspérèrent; je lui arrachai des mains les papiers qu'elle tenait, et je les jetai au milieu du salon.

«Elle me regarda d'un air impassible, haussa les épaules et fit un mouvement pour sortir. Je la saisis rudement par le bras.

«—Vous ne sortirez pas,—m'écriai-je;—vous ne sortirez pas que vous ne m'ayez dit pourquoi vous êtes allée cette nuit au bal de l'Opéra sans m'en prévenir, souffrante comme vous l'êtes... car vous êtes pâle et bien changée... Malheureuse femme!—lui dis-je sans pouvoir vaincre encore mon attendrissement et mes larmes à la vue de son visage amaigri,—quel impérieux motif a donc pu vous conduire à ce bal?... Répondez...

«Sans me dire un mot, elle se dégagea doucement de mon étreinte; j'étais devant la porte, lui barrant le passage: elle s'assit, appuya son coude sur le bras d'un fauteuil, posa son menton dans sa main, et resta ainsi immobile et muette. Je connaissais ce caractère intraitable; la douceur, la prière n'en obtenaient pas plus que les menaces et la violence; je m'humiliai lâchement encore une fois. La résolution qu'elle venait de prendre était si brusque, elle brisait si affreusement mes espérances, que je voulus tenter les derniers efforts pour fléchir cette femme; je lui dis tout ce que peuvent inspirer la passion la plus désordonnée, le dévouement le plus aveugle, le désespoir le plus vrai, le plus douloureusement vrai... prières, sanglots, emportements, tout fut vain, tout échoua devant ce cœur de marbre. Voulant à tout prix la faire sortir d'un silence qui m'exaspérait, j'allai jusqu'à l'injure, jusqu'aux reproches les plus ignobles; rien, rien... pas un mot.

«On eût dit une statue. Elle ne m'entendait même pas. Son esprit était ailleurs. Son regard vague, distrait, semblait suivre je ne sais quelle pensée dans l'espace: par deux fois un faible et triste sourire erra sur ses lèvres, et elle fit un léger mouvement de tête, comme si elle eût répondu à une réflexion intérieure.

«Désespéré, je descendis chez mademoiselle de Maran. Toujours égoïste, cette femme ne voyait dans la détermination d'Ursule que ce qui la touchait personnellement. Elle s'écria, dans un dépit furieux, qu'une fois Ursule partie, l'hôtel de Maran redeviendrait désert; qu'elle s'était habituée à l'esprit d'Ursule, à son enjouement; qu'elle ne pouvait maintenant supporter la pensée d'être séparée d'elle, tant l'isolement l'épouvantait; elle me conjurait d'unir mes efforts aux siens pour retenir Ursule, comme si ce n'était pas mon seul, mon unique désir; enfin, malgré son avarice croissante, mademoiselle de Maran s'écria qu'elle ne regarderait à aucun sacrifice pour garder Ursule auprès d'elle; que si les 40,000 fr. qu'elle me donnait ne suffisaient pas pour rendre sa maison agréable, elle me donnerait davantage, tout ce qui serait nécessaire, dût-elle entamer ses capitaux; il lui restait si peu d'années à vivre qu'elle pouvait faire cette folie, disait-elle...

«J'entre dans ces détails pour vous montrer l'influence d'Ursule: elle pouvait vaincre l'avarice sordide de mademoiselle de Maran, qui jusqu'alors avait honteusement abusé de ma prodigalité et m'avait à grand'peine donné annuellement l'argent qu'elle m'avait promis pour tenir sa maison.

«Nous remontâmes auprès d'Ursule avec mademoiselle de Maran. Celle-ci la supplia, mit en œuvre tout son esprit, toutes ses flatteries pour la décider à ne pas la quitter, Ursule fut inflexible. Mademoiselle de Maran pleura (mademoiselle de Maran pleurer!), s'écria que le sort d'une pauvre vieille femme, seule et abandonnée aux soins de ses valets, était horrible; qu'elle avouait avoir été assez méchante pour s'être fait tant d'ennemis; qu'une fois Ursule partie, personne ne viendrait la voir; que la révolution de juillet avait dispersé les anciennes relations sur lesquelles elle aurait pu compter. Ursule fut inflexible.

«Alors mademoiselle de Maran, entrant dans un accès de rage furieuse, lui fit les plus sanglants reproches, lui parla de son ingratitude, de son inconduite. Ursule sourit, et ne dit pas un mot. Enfin nous lui demandâmes comment elle vivrait; elle nous répondit qu'il lui restait environ trente mille francs de sa dot, et que cela lui suffirait.

«Telle est la cruelle position où je me trouve; je connais assez le caractère d'Ursule pour être certain qu'à moins d'un prodige, elle ne changera rien à ses résolutions. Je l'ai quittée il y a deux heures sans avoir pu en arracher une parole; j'ai beau me torturer l'esprit pour deviner la cause de cette brusque détermination, je n'y parviens pas plus que je ne parviens à pénétrer la cause du chagrin, de l'accablement où je la vois depuis quelque temps.

«Chez elle, cela ne peut être le remords de sa faute. D'abord je l'avais soupçonnée d'éprouver une passion réelle et profonde; mais quoique je l'aie vue en coquetterie avec plusieurs hommes de sa société, quoique j'aie eu souvent des doutes sur sa fidélité, doutes qui ne sont d'ailleurs jamais devenus des certitudes, rien dans ses relations mondaines avec les gens dont j'étais le plus jaloux n'avait eu le caractère de la passion: Ursule était avec eux comme avec moi, inégale, capricieuse, fantasque, hautaine; mais jamais je ne l'avais vue triste et rêveuse comme elle l'est depuis un mois...

«Mais... tenez... une idée... me vient à l'instant: oui... pourquoi non?... Ne riez pas de pitié... Pourquoi la tristesse croissante d'Ursule ne serait-elle pas causée par le regret de m'avoir fait dissiper plus de la moitié de ma fortune?

«Ce qui m'a toujours invinciblement soutenu dans mon amour malgré les caprices et les hauteurs d'Ursule, c'est cette conviction profonde, qu'elle ressentait pour moi un amour bien plus vif que celui qu'elle avouait, dissimulant ainsi et par orgueil, et dans la crainte de me laisser pénétrer l'influence que j'avais sur elle; croyant me dominer plus sûrement par ces alternatives de tendresse, de froideur ou de dédain.

«En quittant si brusquement mademoiselle de Maran sans me dire la raison de ce départ, pourquoi Ursule ne voudrait-elle pas me prouver qu'elle m'aime pour moi-même en renonçant aux splendeurs dont je l'ai entourée jusqu'ici? Dites, pourquoi non? Vaincue enfin par tant de preuves de passion, cette femme n'est-elle pas assez bizarre pour dédaigner maintenant ce luxe qui l'avait d'abord séduite? Peut-être elle rêve une vie obscure et tranquille dans quelque coin éloigné de la France ou dans un pays étranger... Si cela était... si cela était... oh! j'en mourrais de joie. Elle a totalement bouleversé mes goûts, mes habitudes; maintenant je déteste autant le monde que je l'aimais. Mon seul vœu serait de couler mes jours près d'elle au fond de quelque solitude ignorée; au moins là elle serait toute à moi, il n'y aurait pas une minute de sa vie qui ne m'appartînt.

«Ne prenez pas ceci pour de vaines paroles, pour des exagérations. Voilà plus de deux années que dure cette liaison, et j'aime Ursule plus ardemment, plus désespérément encore que le premier jour. Je me connais, je sais les ressources de son esprit si piquant, si original, si imprévu; sa beauté toujours provocante n'est-elle pas pour ainsi dire toujours nouvelle? posséder une telle femme, n'est-ce pas posséder tout un sérail!

«J'ai passé ma lune de miel seul avec ma femme; au bout de quinze jours tout a été dit; ç'a été une monotonie, une lourdeur de tendresse insupportable, aucun élan, aucun entrain... Au lieu qu'avec Ursule... Oh! une telle vie... avec Ursule... ce serait, je vous le répète, à en devenir fou de joie...

«Tenez... tenez... je ne me trompe pas, non, tout m'est expliqué maintenant. Après avoir si longtemps dissimulé, Ursule ne le peut plus; son amour pour moi, trop longtemps comprimé, va éclater enfin. Est-il, après tout, possible, probable, naturel, qu'une femme, si corrompue, si insensible qu'elle soit, ne se laisse pas à la fin toucher par tant d'amour?

«L'orgueil ne m'aveugle pas; je vous fais assez d'humiliants aveux pour que je puisse, d'un autre côté, me relever un peu: je suis jeune, j'ai eu assez de succès, je ne manque ni de monde ni d'esprit; j'ai été aimé, passionnément aimé, de femmes qui, aux yeux du monde, valaient bien Ursule, à commencer par ma femme et par son amie intime madame de Richeville. Pourquoi donc Ursule ne partagerait-elle pas ma passion? Elle a beau dire que, par cela même que je suis très-épris d'elle, elle ne ressent rien pour moi... ce sont des paradoxes dont elle berce son dépit; elle se sent maîtrisée par son amour, et elle ne veut pas en convenir.

«Mais ce domino... Peut-être est-elle jalouse de moi!... Oui... maintenant je me souviens de lui avoir dit, il y a quelques jours, que j'irais à ce bal de la mi-carême. Tout ce qui s'est passé hier m'a empêché d'y aller. Ursule ignorait ces changements dans mes projets; elle aura voulu m'épier. Ces allures sournoises sont quelquefois assez dans son caractère.

«Combien je me réjouis de vous avoir écrit! Je me sens mieux et plus calme en terminant cette lettre qu'en la commençant. Je renais à l'espérance. Oui, plus j'y réfléchis, plus le silence obstiné qu'Ursule a gardé sur ses projets et sur la cause de sa tristesse me paraît d'un bon augure; elle aura craint peut-être de se laisser pénétrer en me répondant. Sa distraction affectée l'a servie à souhait.

«Après deux années d'une liaison souvent troublée par la jalousie et la froideur, je l'avoue, mais enfin suivie, on n'abandonne pas ainsi un homme sans lui donner une raison, n'est-ce pas? Après les immenses sacrifices que j'ai faits pour elle, ce serait ignoble, barbare, insensé...

«Enfin, qui la forçait à revenir à Paris? Son mari était assez amoureux pour la reprendre, après la scène de Maran... J'avais bien songé à un retour à ce mari... cette femme est si bizarre!... Mais non, non... cela est impossible... Sans trop d'orgueil, je puis bien m'estimer fort au-dessus de M. Sécherin.

«Maintenant je me souviens de certaines remarques qui ne m'avaient pas d'abord autant frappé: lorsque je me suis oublié envers elle jusqu'à l'outrage, je n'ai lu dans ses yeux ni colère ni haine. C'était une complète indifférence. Or, Ursule est trop violente, trop fière, pour n'avoir pas ressenti vivement cette insulte. Une puissante raison l'a obligée de dissimuler; or, quelle peut être cette raison, sinon l'intérêt que je lui inspirais? Mon emportement même n'était-il pas une preuve de mon amour?...

«Tenez, encore une fois, je ne puis vous dire combien je me félicite de vous avoir écrit et de vous écrire; en pensant ainsi tout haut et avec confiance, de raisonnement en raisonnement, de conséquence en conséquence, je suis parti d'une impression horriblement triste pour arriver à un espoir presque réalisé.

«Je ferme cette lettre en hâte; répondez-moi courrier par courrier, maudit paresseux, car mes trois premières lettres sont encore sans réponse. Je ne vous en veux pas trop pourtant, car vous jugerez mieux de la position par l'ensemble des faits. Votre longue expérience du monde, votre froid désabusement, votre impartialité dans tout ceci, et surtout votre esprit net et ferme, vous permettront de tout apprécier clairement, de me donner des avis sérieux et surtout de me dire si vous pensez que je vois juste. Tout est là. Mon avenir dépend de cette dernière détermination d'Ursule. Elle m'a d'abord horriblement épouvanté; maintenant, au contraire, je la vois sous un jour si beau, qu'il fait rayonner à mes yeux mille adorables espérances.

«Vous allez me trouver bien lâche; mais, je vous en conjure, ne dissipez pas ces espérances sans me donner pour cela d'excellentes raisons, car vous me trouverez bien opiniâtre dans ce dernier espoir....

. . . . . . . . . .

«Quatre heures.

«Malédiction sur moi... et sur elle... Oh! sur elle! Je reçois à l'instant une lettre de mademoiselle de Maran. Ursule vient de quitter l'hôtel; on ne sait pas où elle est allée... elle a prévenu mademoiselle de Maran, par un billet, qu'elle ne la reverrait jamais... C'est horrible! Que faire? que faire?... Oh! mes pressentiments... Oh! mes folles et stupides espérances... Maintenant je vois tout... mais je serai vengé. Répondez moi... répondez-moi... Ah! je suis bien malheureux... Rage et enfer... je serai vengé!

«G. De Lancry


CHAPITRE XI.

LE BAL MASQUÉ.

La lettre dans laquelle M. de Lancry apprenait à l'un de ses amis inconnus la brusque disparition d'Ursule complétait par plusieurs traits frappants l'histoire de l'amour fatal de ma cousine et de mon mari.

Je terminais cette lecture lorsque M. de Rochegune entra chez moi. Je ne l'avais pas vu la veille; ayant passé ma journée à accomplir un pieux pèlerinage avec Blondeau, j'étais restée seule le soir sous une influence mélancolique.

—Eh bien!—me dit-il en me tendant la main,—comment vous trouvez-vous? Hier avez-vous été courageuse!

—Courageuse?... oui, car je n'ai pas craint de me laisser aller à tous les regrets que devait m'inspirer la pensée de l'excellent ami que nous avons perdu... Pourtant, faut-il vous l'avouer? au milieu de mon chagrin, il m'est venu une idée presque pénible, parce qu'elle ressemblait à de l'ingratitude...

—Comment cela?

—C'est que j'aurais peut-être pleuré davantage encore M. de Mortagne si je ne vous avais pas connu.

—Je pourrais m'adresser le même reproche, Mathilde; mais je me rassure: aimer ce qu'aimait notre ami, protéger ce qu'il protégeait, ce n'est pas oublier, c'est être fidèle à son souvenir; seulement quelquefois je me dis tristement: Qu'il eût été heureux et fier de notre bonheur!

—En lui... quel défenseur nous aurions eu, mon ami!

—En avons-nous donc besoin? notre amour n'est-il pas accepté par le monde, qui croit si peu aux sentiments purs et désintéressés?... Notre amour!... si vous saviez le charme de ces mots!... car vous m'aimez... Mathilde... vous m'aimez...

—Oui... oh! oui, je vous aime... Et je suis quelquefois à me demander par quelle transformation insensible cet amour a succédé à l'amitié profonde... presque respectueuse, que j'avais pour vous.

—Écoutez, Mathilde... voulez-vous me rendre très-heureux?

—Parlez... parlez...

—Eh bien! interrogez tout haut votre cœur, que je sache ce que vous éprouvez pour moi, aujourd'hui, à cette heure; bonnes ou mauvaises impressions, dites-moi tout avec la franchise la plus absolue; je vous ferai la même confidence.

—Je trouve cette idée charmante; j'aimerais beaucoup à constater ainsi, de temps à autre, la richesse de notre amour.

—Ce serait constater chaque fois l'augmentation de nos trésors, vrai plaisir de millionnaire.

—Et puis, j'y songe, mon ami, un jour peut-être cette espèce de confession de cœur pourrait nous éclairer sur les dangers que, par faiblesse ou fausse honte, nous voudrions peut-être ignorer... Et, vous le savez, nous devons être pour nous-mêmes d'une implacable sévérité, en songeant à la noble garantie qui protége notre amour.

—Oui, des cœurs moins braves que les nôtres regretteraient presque la hauteur suprême où nous sommes ainsi placés, Mathilde. Mais il en est de certaines positions comme des royautés menacées... on ne peut les abdiquer sans ignominie; plus nous aurons à lutter, plus notre lutte sera honorable.

—Dites donc aussi plus notre bonheur sera grand. Tenez, le prince d'Héricourt racontait l'autre jour un trait qui m'a frappée. Je vous dirai tout à l'heure le rapprochement que j'en veux tirer. Chargé d'une mission d'autant plus difficile qu'il avait à défendre la meilleure des causes, il devait traiter avec des diplomates d'une habileté consommée; au lieu de ruser, il suivit simplement l'impulsion de son noble caractère, et fut d'une franchise véritablement si étourdissante, que ses adversaires furent complétement déroutés et que sa mission eut les plus heureux résultats; aussi me disait-il que dans la vie une ligne irréprochable était non-seulement la plus honnête, mais la plus sûre, la plus avantageuse, et l'on pourrait même dire la plus habile, s'il était possible de faire le bien par calcul.

—C'est ce qu'il appelle la finesse des gens d'honneur,—me dit M. de Rochegune en souriant.—Je suis de son avis. Mais voyons l'application de cette généreuse théorie.

—Un moment encore... Il faut d'abord que je vous prévienne qu'aujourd'hui j'ai disposé de vous.

—Vraiment? Quelle douce surprise!...

—Il est trois heures; j'ai quelques emplettes à faire, il s'agit de bronzes anciens sur lesquels je voudrais avoir votre goût. Il fait un très-beau temps, nous sortirons à pied, vous me donnerez le bras.

—C'est charmant; et...

—Attendez, ce n'est pas tout encore... Ce soir je vous retrouverai chez madame de Richeville, où vous dînez comme moi; nous irons ensuite au concert avec elle, Emma, madame de Semur, la duchesse de Grandval et son mari; puis nous reviendrons prendre le thé chez moi; car j'inaugure cette petite maison, et vous savez seul ce grand secret...

—Tenez, Mathilde, je vous avoue, à ma honte, que maintenant je suis presque indifférent à l'application de la théorie du bon prince.

—Il faut pourtant m'entendre encore. J'ai la plus grande envie de voir les tableaux de l'ancien Musée; vous parlez peinture comme un poëte. Ce n'est pas une épigramme, c'est une louange, et je me fais une fête de faire cette excursion avec vous.

—Et moi donc! j'ai toujours pensé qu'il fallait être amoureux et aimé pour sentir toutes les beautés des chefs-d'œuvre de l'art; on les voit alors à travers je ne sais quel reflet d'or et de lumière qui les fait divinement resplendir... Mais il nous faudra plusieurs jours pour tout admirer.

—Je l'espère bien, mon ami; car nous serons très-paresseux. Nous voyez-vous, mon bras appuyé sur le vôtre, longtemps arrêtés dans notre admiration devant un Raphaël ou un Titien? Quel texte inépuisable de longues et douces causeries!

—Votre esprit est si impressionnable, vous avez si éminemment le sentiment du beau!...

—Et vous, mon ami, je ne sais par quel charme vous trouvez toujours le secret de ramener tout à notre amour; je suis sûre que dans nos bonnes promenades au Musée, vous saurez me prouver que Titien, Véronèse ou Raphaël n'ont produit tant d'œuvres de génie que pour offrir des allusions à notre tendresse... Égoïste que vous êtes!

—Certes, le génie donne à tous et à chacun; il répond à toutes les pensées, comme Dieu répond à toutes les prières...

—Oh! vous ne serez pas embarrassé pour vous justifier; d'ailleurs je crois que je vous aiderai moi-même... Maintenant, voici l'application de la théorie du prince d'Héricourt. Croyez-vous que nous pourrions réaliser tant de charmants projets, vivre sans gêne et sans scrupule dans cette facile et adorable intimité de tous les jours, de tous les instants, si notre amour n'était pas tel qu'il est? Ah! mon ami,—lui dis-je, ne pouvant retenir une larme de bonheur,—il faut être femme pour sentir de quelle tendre, de quelle ineffable reconnaissance nous sommes pénétrées pour celui dont la délicatesse sait nous épargner la honte et les remords de l'amour!

—Et il faut être aimé par vous, Mathilde, pour comprendre qu'il est de célestes ravissements où l'âme semble s'exhaler dans une adoration passionnée; qu'il est enfin des jouissances à la fois si pures et si vives qu'elles fondent nos instincts terrestres dans l'extase ineffable où elles nous enlèvent... Oh! Mathilde... maintenant je crois... aux délices de l'union des âmes.

—Et puis ce qui me ravit encore dans notre amour,—dis-je à M. de Rochegune,—c'est qu'il ne peut être soumis aux phases, aux variations d'un amour ordinaire: dans la sphère élevée où il plane, il échappera toujours aux dangers de la satiété, de l'inconstance. Pourquoi ne durerait il pas éternellement?

—Éternellement? oui, Mathilde, éternellement, car vous avez dit vrai, il est dégagé de tout ce qui lui est ordinairement fatal ou mortel! Vous avez dit vrai, la précieuse liberté dont nous jouissons est une magnifique récompense. Si vous saviez combien la vie ainsi passée près de vous me paraît belle, heureuse!... Si vous saviez tous les plans que je forme!

—Et moi donc, mon ami! vous n'avez pas d'idée de mes projets; quelquefois j'en suis confuse, tant ils enchaînent votre avenir.

—Cela vous regarde, Mathilde; cet avenir est à vous, je ne m'en mêle plus, et votre confusion...

—Ma confusion, c'est l'embarras des richesses; j'ai mille desseins, et je ne m'arrête à aucun. Vous ne savez pas tous les romans dont vous êtes le héros... Pourtant je me suis arrêtée pour cette année à un voyage d'Italie; nous le ferons avec madame de Richeville. Le prince et la princesse d'Héricourt, en revenant de Goritz, nous rejoindront à Florence.

M. de Rochegune me regarda d'un air très-surpris, puis il ajouta en souriant:

—Au fait, pourquoi m'étonner? Je ne désirais pas autre chose au monde. Vous m'avez deviné, il n'y a rien que de très-naturel à cela.

—De très-naturel?

—Oui. Dussiez-vous vous moquer de ma métaphysique, je prétends que d'un sentiment puéril doivent naître des projets pareils; plus ce sentiment sera exalté, plus il sera concentré dans l'imagination, plus ces mystérieuses sympathies de volonté seront fréquentes et normales. Pardonnez-moi cet horrible mot.

—Je vous le pardonne en faveur de votre système: quoique très-fou, il me plaît beaucoup. Ainsi donc, mon voyage d'Italie...

—M'enchante. Songez donc... parcourir avec vous cette terre promise des arts!

—Peut-être même nous établirions-nous quelque temps dans ce pays... Un hiver à Naples ou à Rome... qu'en diriez-vous? Madame de Richeville serait ravie d'un pareil séjour.

—Je ne dis rien, Mathilde, je ne veux rien, je ne pense rien. Vous avez ma vie, disposez-en...

—Eh bien! ainsi nous passons l'hiver à Naples; puis nous revenons de l'Italie par l'Allemagne, afin de voir les bords du Rhin dans toute leur parure particulière. Peut-être même nous arrêterions-nous quelque temps dans un des vieux châteaux qui dominent ce beau fleuve.

—Encore un de vos désirs, Mathilde, qui aurait droit de me surprendre, tant il m'est sympathique; la même idée m'était venue. A mon retour de Rome, j'avais loué le château d'Arnesberg; il est situé dans une position ravissante; j'y ai passé trois mois... Vous le reconnaîtrez, j'en suis sûr; vous l'avez si longtemps habité avec moi... Mais voyez donc quel adorable avenir, Mathilde... quel bonheur de vivre avec vous dans cette intimité de voyage plus étroite encore, d'échanger chaque jour nos impressions, nos joies, nos rêveries, nos tristesses.

—Nos tristesses?

—Oui, car enfin le vœu de mon père aurait pu se réaliser.

—Soyez raisonnable, mon ami. Ne devons-nous pas remercier Dieu du bonheur inespéré qu'il nous accorde?

—Oh! Mathilde, il n'y a pas d'amertume dans ce regret, c'est un regret plein de mélancolie. Figurez-vous un homme souverainement heureux sur la terre... mais rêvant le bonheur des cieux.

—Mais voyez un peu comme nous voilà loin de notre examen de cœur; je ne vous en tiens pas quitte.

—Voyons, Mathilde, que ressentez-vous pour moi à cette heure? Je vous écoute avec l'orgueilleux recueillement d'un poëte qui entend lire son œuvre... car enfin votre amour est mon ouvrage.

Après quelques moments de réflexion, pendant lesquels je m'interrogeais sincèrement, je répondis à M. de Rochegune:

—Il y a une différence très-grande entre ce que je ressentais pour vous il y a quelque temps et ce que je ressens maintenant... Je ne pourrais guère vous expliquer cela que par une comparaison. Nous parlions tout à l'heure de voyages, d'un château romantique situé sur les bords du Rhin. Eh bien!... moi, touriste... qu'un site à la fois majestueux, pittoresque et charmant me frappe d'admiration, ma pensée s'y repose avec bonheur, je me dis qu'il serait doux de passer sa vie au milieu de cette solitude animée par la vue des grands spectacles de la nature: tout me séduit, les lignes sévères des montagnes, la fraîcheur des riantes prairies, la profondeur mystérieuse des ombrages, la pureté des eaux, l'aspect chevaleresque des hautes tourelles; j'admire... et cette contemplation n'est pas sans amertume, parce qu'il s'y joint une secrète envie... Mais que, par un heureux caprice de la destinée, toutes ces magnificences naturelles m'appartiennent... mais que j'aie la certitude de vivre à jamais dans cet Éden, alors mon admiration devient exclusive, alors ces beautés deviennent miennes; alors je m'en glorifie, je m'en pare; alors c'est mon château.

—Bonne et tendre Mathilde... puisse au moins la sûreté, la sécurité de ce cette possession... vous dédommager de toutes les magnificences qui lui manquent pour être digne de vous!

—Oh! ma sécurité est entière... mon ami... Ce n'est pas confiance déplacée; je ne serai jamais jalouse de vous, parce que vous ne pourrez jamais éprouver pour aucune femme le sentiment que vous éprouvez pour moi.

—Ni celui-là, ni aucun autre, je vous le jure.

—Mon ami, parlons de ce qui est probable et possible. Il est de ces vœux éternels qu'on ne peut exiger que d'une femme, et qu'une femme seule peut être certaine d'accomplir.

—Écoutez-moi, Mathilde, je ne veux rien exagérer. Non-seulement je vous parle avec sincérité, mais j'ai justement et heureusement à vous citer un fait à l'appui de ce que je vous dis.

—Vraiment? quel à-propos!

—Sérieusement, Mathilde, depuis que je sais que vous m'aimez, il n'y a plus pour moi d'autre femme que vous; vous êtes un point de comparaison auquel je ramène tout, et tout me devient indifférent. J'en ai la preuve, vous dis-je, une preuve toute récente.

—Quelle preuve? faites vite cette confidence,—dis-je en souriant,—que je voie si je suis aussi peu jalouse que je le dis.

—Avant-hier, en sortant de chez madame de Richeville, où nous avions passé la soirée ensemble, je rentrai chez moi; je trouvai un billet à peu près conçu en ces termes:

«Une personne bien malheureuse, qui a quelques droits à votre pitié, vous supplie de lui accorder un moment d'entretien; mais les circonstances sont telles que cette personne ne peut vous rencontrer que cette nuit... au bal de l'Opéra.»

A ces mots de M. de Rochegune, je ne sais quelle folle, quelle funeste pensée me traversa l'esprit.

M. de Lancry, dans la lettre que je venais de lire, parlait de reproches adressés à Ursule à propos du bal de la mi-carême où elle était allée secrètement; je m'imaginai que ma cousine était l'héroïne de l'aventure que M. de Rochegune me racontait.

Mon saisissement fut tel, que je m'écriai:

—Au bal de l'Opéra... dans la nuit d'avant-hier!

M. de Rochegune attribua cette exclamation à une autre cause.

—Cela vous semble étrange, Mathilde; mais vous oubliez que la nuit de jeudi à vendredi était la nuit de la mi-carême. Je trouvai ce rendez-vous assez bizarre: mon premier mouvement fut de n'y pas aller; mais je me ravisai en réfléchissant qu'après tout une véritable infortune n'osait peut-être se révéler à moi qu'à l'abri de ce masque de fête: j'oubliais de vous dire qu'on devait m'attendre devant l'horloge depuis minuit jusqu'à quatre heures du matin. Cette preuve de patience opiniâtre confirma presque mes soupçons. J'allai donc à ce bal; malheureusement pour ce rendez-vous, je fus pris en entrant par madame de Longpré, que je ne reconnus qu'au bout d'un quart d'heure de conversation; puis par une autre femme très-gaie, très-moqueuse, que je n'ai pu reconnaître, et dont le babil m'aurait beaucoup amusé, si je n'avais pas songé que peut-être j'étais attendu avec anxiété; enfin j'arrivai devant l'horloge; deux heures et demie sonnaient.

—Eh bien?...—dis-je à M. de Rochegune en tâchant de sourire pour cacher mon anxiété.

—Eh bien! je vis debout, au pied de l'horloge, une femme en domino de satin noir. Sa tête était baissée sur sa poitrine. Sans doute, absorbée par une méditation profonde, elle ne m'aperçut pas. Voulant voir si cette personne était bien celle que je devais rencontrer, je m'approchai d'elle et lui dis:—«Si vous attendez quelqu'un, madame, celui-là est à la fois bien heureux et bien coupable.»—Mon domino tressaillit, releva vivement la tête, et me dit d'une voix émue:—Monsieur, je vous en prie, sortons du foyer.—Il y avait beaucoup de monde; nous restâmes quelques minutes avant de pouvoir traverser une foule épaisse dont les oscillations me rapprochèrent parfois assez de cette femme inconnue pour que, lui donnant le bras, je pusse sentir son cœur battre avec une force qui décelait une violente agitation.

—Et cette femme était-elle grande?

—Un peu plus grande que vous, Mathilde, très-mince, et elle me parut avoir une taille charmante. Pour échapper à la foule, nous montâmes dans le corridor des secondes loges. Cette femme était toute tremblante. Je lui proposai de s'asseoir.—Non, non,—s'écria-t-elle d'une voix émue, en me serrant le bras avec un tressaillement convulsif,—c'est la première fois que je puis m'appuyer sur ce noble bras... ce sera aussi la dernière... Marchons, je vous en prie, marchons...

—Mais enfin cette femme, que vous dit-elle, que voulait-elle?

—Me parler de vous.

—De moi?

—Avec une admiration profonde.

—Elle voulait vous parler de moi, de moi, de moi?—m'écriai-je, toujours persuadée que ce domino mystérieux n'était autre qu'Ursule.

—Oui, me parler de vous, Mathilde, et dans des termes que je lui enviais. Jamais votre cœur, votre esprit, vos malheurs, n'ont été appréciés, n'ont été vantés avec une éloquence plus touchante. J'étais dans le ravissement en écoutant cette femme inconnue; j'étais séduit par l'admiration passionnée avec laquelle elle me parlait de notre amour, de notre bonheur. Vraiment, Mathilde, pour comprendre l'élévation de ces sentiments, il fallait qu'elle fût presque capable de les éprouver...

—Vous croyez, mon ami?...

—Je n'en doute pas. Que vous dirai-je? une fois cet entretien commencé, pour ainsi dire, sous l'invocation, sous le charme de votre nom, je vis avec chagrin arriver le moment de le terminer. Jamais je n'ai rencontré un esprit plus vif, plus prompt, plus incisif. Après l'admiration de notre amour vinrent les sarcasmes contre les gens qui l'enviaient. Ou je me trompe beaucoup, ou cette femme est douée d'un caractère d'une rare énergie, car, par un étrange contraste, autant, lorsqu'il était question de vous et de moi, sa voix était douce, pénétrante, autant elle était impérieuse et âpre lorsqu'il s'agissait de nos ennemis ou de nos envieux. Je n'oublierai de ma vie le portrait qu'elle a fait de votre mari et de votre infernale cousine.

—Elle vous a parlé d'Ursule?... m'écriai-je.

—Oh! bien longuement, et avec quelle verve d'indignation! avec quel mépris! Elle et M. de Lancry ont été immolés sans pitié. Votre cousine a peut-être encore été plus maltraitée que votre mari; notre amie inconnue semblait prendre une joie cruelle à flétrir la honteuse conduite de cette femme. Son esprit satirique s'est aussi cruellement exercé sur mademoiselle de Maran, et tout cela avec un entrain, un brillant, une puissance qui me confondaient... Autrefois, et c'est là que j'en veux arriver, Mathilde, autrefois j'aurais eu la tête tournée de cette inconnue, j'aurais été fou de cet esprit audacieux, presque cynique lorsqu'il s'agissait d'attaquer le vice et la bassesse, rempli de charme et de sensibilité lorsqu'il voulait louer ce qui était noble et beau. Eh bien! ces contrastes si remarquables dans cette femme m'ont beaucoup frappé dans le moment, mais ils m'ont laissé depuis fort peu curieux et fort indifférent, tandis qu'autrefois, je vous le répète, j'aurais tout fait pour pénétrer le caractère réel de cette créature mystérieuse... Mais c'est tout simple, Mathilde, tout ce qui n'est pas vous m'est antipathique; vous m'avez rendu très-difficile; vous avez, si cela peut se dire, épuré, divinisé mon goût et mon cœur. Oui, à cette heure, je suis comme ces fanatiques de l'art qui ne peuvent détourner leurs yeux du type auguste et idéal que nous a légué l'antiquité; une fois arrivé à cette religion du beau, une fois habitué à le contempler dans sa majestueuse sérénité, à l'adorer dans sa grandeur, à l'aimer dans sa simplicité, on prend en dégoût, en aversion, la fantaisie, le caprice, le joli, le maniéré, enfin on déteste tout ce qui diffère de cette magnifique unité qui semble procéder de Dieu... Vous voyez, Mathilde, si j'avais raison de vous dire que ce qui n'était pas vous n'existait pas...

—Et cette femme, la croyez-vous belle et jeune?

—Belle, je ne sais pas; mais jeune, la fraîcheur de sa voix, la finesse de sa taille, la souplesse de sa démarche me portent à le croire... Que dis-je? je n'en doute pas; j'oubliais que j'ai vu sa main nue; et si je n'avais vu la vôtre, j'aurais trouvé la sienne la plus jolie du monde; mais du moins sa blancheur, ses contours ronds et polis annonçaient certainement la jeunesse.

—Et comment finit cet entretien? que voulait-elle, enfin, cette femme?

—Avoir,—me dit-elle,—la seule conversation qu'il lui fût possible d'avoir avec moi, juger par elle-même si ce qu'on lui disait de moi était vrai... et m'exprimer les vœux qu'elle faisait pour notre bonheur. Et puis enfin... Mais vous allez vous moquer de moi et de mon inconnue... et vous aurez bien raison...

—Dites, dites,—je vous en prie.

—D'abord, Mathilde, je dois vous prévenir que j'ai été surpris... D'honneur, je ne m'attendais à rien moins qu'à cette preuve plus que bizarre de son admiration.

—Dites, dites: je vous assure, mon ami, que je ne me moquerai pas de vous.

—Eh bien! au moment de me quitter, cette femme singulière me tendit cordialement sa main; je la pris... Alors... Mais en vérité, il est aussi ridicule de raconter cette niaiserie que de la commettre.

—Je veux tout savoir.

—Préparez-vous donc à rire.—Eh bien! alors mon inconnue porta ma main à ses lèvres sous la barbe de son masque avec un mouvement de soumission craintive, de servilité passionnée... qui me confondit de surprise... Elle avait la tête baissée; une larme tomba sur ma main, et mon domino disparut brusquement dans la foule....

. . . . . . . . . .

Sous un prétexte frivole, je remis au lendemain la promenade que je devais faire ce jour-là avec M. de Rochegune et je restai seule.


CHAPITRE XII.

LE RÉVEIL.

J'avais été souvent sur le point d'apprendre à M. de Rochegune quel était le mystérieux domino qu'il avait rencontré à l'Opéra; mais craignant d'agir légèrement, je voulus me réserver le temps de la réflexion.

Je connaissais le cœur et le caractère de M. de Rochegune; il devait éprouver pour Ursule autant de mépris que d'aversion; pourtant la séduction de cette femme était puissante... J'en avais des preuves fatales.

En amenant adroitement mon éloge, elle avait su d'abord se faire écouter favorablement de M. de Rochegune, lui plaire, l'intéresser, exciter vivement sa curiosité, l'entraîner. Je n'étais pas sûre d'effacer toutes ces impressions en lui nommant ma cousine; en ne la lui nommant pas, il oublierait peut-être cette mystérieuse entrevue.

Dans sa lettre à un ami inconnu, M. de Lancry parlait de la sombre tristesse qui accablait Ursule depuis quelque temps, du changement extraordinaire qui s'était opéré dans les habitudes de cette femme.

Elle, jusqu'alors si insouciante, si légère, était résolue, disait-il, à quitter le joyeux et brillant hôtel de Maran, et elle avait accompli cette résolution.

En rapprochant ces faits de l'aventure du bal de l'Opéra, je me demandai si une passion violente, impérieuse pour M. de Rochegune, qu'elle connaissait de vue, et dont tout le monde parlait, n'avait pas envahi l'âme d'Ursule...

Je me rappelais ce passage de son insolente lettre à mon mari, où elle lui peignait avec une si brûlante éloquence l'amour qu'elle devait peut-être ressentir un jour pour l'homme qui la dominerait despotiquement.

Enfin cette femme m'avait déjà frappée dans de bien chères affections; ne pouvait-elle pas persévérer dans sa haine et vouloir me frapper encore?

Je ne pouvais douter de M. de Rochegune, je ne me rabaissais pas par une fausse modestie; mais... je pressentais vaguement quelque nouveau malheur, quelque coup inattendu...

Je ne me trompais pas: ce malheur arriva, ce coup me fut porté... sinon par Ursule, du moins par son influence, comme si cette influence devait toujours m'être funeste.

Ce qui me reste à avouer est une analyse si délicate, d'une psychologie si déliée, qu'il m'a fallu bien longuement interroger mes souvenirs les plus intimes pour renouer ces fils presque insaisissables qui aboutissent cependant à l'un des plus importants, à l'un des plus douloureux incidents de ma vie.

Je me suis promis de tout dire, honteuses faiblesses ou lâches erreurs; je ne faillirai pas devant un aveu, si pénible qu'il soit, devant une explication, si étrange qu'elle paraisse.

Sait-on ce qui me frappa le plus dans l'entrevue d'Ursule et de M. de Rochegune? Sait-on ce qui me fit ressentir une commotion profonde, inconnue? Sait-on ce qui domina toutes mes pensées, ce qui me bouleversa tout à coup? Sait-on enfin ce qui causa la première rougeur qui me soit montée au front, la première honte qui me soit montée au cœur, qui me fit douter de moi, de mon courage, de ma vertu, de mes droits à la haute estime dont on m'entourait? Le sait-on?

...Ce fut le baiser qu'Ursule donna sur la main de M. de Rochegune...

Cela paraît fou, impossible; cela est misérable, je le sais, car à ce moment encore, où j'écris ces lignes dans la solitude, je baisse les yeux comme si mon trouble et ma confusion éclataient à tous les regards...

Oui... lorsque M. de Rochegune parla de ce baiser... mes joues s'empourprèrent, je ressentis comme un choc électrique; une émotion inconnue, à la fois ardente et douloureuse, me causa je ne sais quel frémissement de colère... tout mon sang reflua vers mon cœur... malgré moi, tandis que M. de Rochegune parlait... Mes regards ne purent se détacher de sa main... comme s'ils y eussent cherché avec angoisse la trace du baiser de flamme que lui avait donné Ursule.

Pour la première fois je m'aperçus... ou plutôt je me plus à remarquer que cette main était d'une beauté parfaite... Pour la première fois j'éprouvais un sentiment de jalousie cruelle dont je n'osais entrevoir ni la source ni les conséquences.

Tel puéril que soit ce ressentiment, il m'épouvantait comme symptôme.

Si mon amour avait été aussi pur, aussi éthéré qu'il le paraissait, ce baiser m'eût été presque indifférent. Cette nouvelle preuve du cynisme d'Ursule m'eût peut-être indignée... elle ne m'aurait jamais troublée...

Hélas! je ne veux pas dire que sans cette circonstance de l'entrevue de M. de Rochegune et d'Ursule, j'aurais pour toujours échappé à ces émotions.

Peut-être n'avais-je fait que devancer ce moment fatal où je devais reconnaître la vanité de mes nobles desseins, la faiblesse de mon caractère, l'irrésistible puissance d'un amour coupable... Mais, je le jure par tout ce que j'ai souffert, ce fut pour moi une cruelle révélation que celle-là.

Ceux qui ont longtemps, orgueilleusement compté sur eux-mêmes, sur la solidité, sur l'élévation de leurs principes, qui les mettait si fort au-dessus du vulgaire, ceux-là comprendront mon chagrin.

Je ne m'abusais pas. De même qu'il suffit d'une étincelle pour allumer un incendie, il suffit de cette impression pour m'éclairer tout à coup sur la nature de mon amour.

Quelle serait ma vie désormais?

Si j'étais assez courageuse pour résister à ce penchant ainsi devenu criminel, que de luttes, que de douleurs cachées, que de larmes brûlantes, honteuses, dévorées en silence!... Quel supplice de chaque moment ne m'imposerait pas alors cette intimité jusque-là si facile! quelle contrainte! veiller, veiller sans cesse sur ce malheureux secret, qu'une inflexion de voix, qu'un regard pourraient trahir!

Flétrir, dénaturer par la crainte, par la réserve, cette affection jusqu'alors si confiante, si loyale et si sainte!...

Et puis, pour comble d'amertume et de misère, avoir été la première sans doute à profaner cet amour par la pensée... et le laisser soupçonner peut-être... Oh! non, non,—m'écriai-je,—plutôt mille fois la mort que ce dernier terme de l'abaissement...

Et si j'étais assez malheureuse pour succomber, non-seulement je justifiais l'abandon de mon mari, mais j'abusais ignominieusement de la plus vénérable protection.

Seule, abandonnée, brisée par le désespoir, en butte aux plus odieuses calomnies, des amis étaient venus à moi, m'avaient généreusement tendu la main, m'avaient défendue, entourée de soins, de dévouement; bien plus, prenant en pitié mes malheurs passés, voyant la préférence que j'accordais à un homme digne de moi, ces amis m'avaient dit: «Vous avez, bien souffert, votre cœur a été déchiré; mais courage, espérez des jours meilleurs; pour vous, si longtemps privée d'affections, ce n'est pas assez de la tendre amitié que nous vous témoignons: un sentiment plus vif, mais aussi pur qu'il est ardent, remplira votre vie; nous avons en vous et en l'homme que vous aimez une foi si entière, que nous prendrons avec fierté ce noble amour sous notre sauvegarde.»

Et moi, moi, indigne de ce rôle, unique peut-être dans les fastes du monde, je serais assez infâme pour abuser de cette sublime confiance! A l'abri de ces austères garanties, j'aurais la lâcheté de cacher un amour coupable!

Grand Dieu!... ne serait-ce donc pas me rabaisser encore au-dessous d'Ursule? Elle a au moins maintenu l'effrayant courage de ses fautes; elle foule aux pieds les lois du monde, mais elle brave les vengeances du monde, tandis que moi j'y échapperais par l'hypocrisie la plus odieuse... Non! non, m'écriai-je encore, plutôt mille fois la mort que ce dernier terme d'abaissement!

Tel était pourtant l'avenir que m'avait fait une seule pensée, brûlante et rapide comme la foudre...

D'abord je me révoltai contre ces idées, je voulus les chasser de mon esprit; elles revinrent incessantes, implacables. Je ne pouvais m'empêcher de songer aux traits de M. de Rochegune, aux grâces de sa personne, moi qui jusqu'alors avais été indifférente, ou plutôt inattentive à ces avantages; moi qui n'avais admiré en lui que son caractère, que ses grandes qualités.

Encore à cette heure je suis à comprendre comment le léger incident que j'ai cité pouvait causer en moi un tel bouleversement; il fallait qu'à mon insu j'eusse depuis longtemps le germe de ces pensées, et qu'il n'attendît que le moment d'éclore...

Oh! je ne saurais dire mon effroi en contemplant l'avenir, mes sombres prévisions, mes vagues épouvantes!

Il faut tout avouer... hélas! dans mon désespoir, je regrettai d'être si haut placée dans l'opinion du monde! je ne pouvais en déchoir sans paraître doublement coupable.

Oui, quelquefois j'ambitionnais la condition commune; si j'avais failli à mes devoirs, le monde, disais-je, n'aurait pas été pour moi plus intolérant que pour tant d'autres femmes, l'odieuse conduite de mon mari m'eût encore excusée.

Que faire, me disais-je, que faire? Fuir... abandonner ce que j'aime... mais c'est m'isoler encore, mais c'est me vouer encore aux larmes, au désespoir... Non, non, je suis lasse de souffrir. Et puis quitter des amis si bons, si dévoués; et puis enfui le quitter, lui... car je l'aime... je sens que je l'aime avec passion... avec idolâtrie.

Hélas! en était-il donc de cet amour comme de tous les amours, dont l'irrésistible puissance se révèle aux premiers chagrins?...

Pour la première fois il me coûtait des larmes... pour la première fois j'en reconnaissais toute l'immensité......

. . . . . . . . . .

J'attendais avec une anxiété cruelle le moment de vérifier si mes alarmes étaient fondées. Peut-être mon imagination avait-elle exagéré mes ressentiments.

Si, lors de ma première entrevue avec M. de Rochegune, je ne m'apercevais d'aucun changement dans mes impressions, je devais être rassurée.

Vers les six heures, je montai chez madame de Richeville. M. de Rochegune y dînait avec moi ce jour-là, et nous devions aller ensuite au concert.

—Eh bien! ma chère Mathilde,—me dit la duchesse,—vous avez profité de cette belle journée de froid pour aller faire vos emplettes. Que pense M. de Rochegune de ces bronzes anciens? il est si connaisseur, que j'aurais une foi aveugle dans son goût.

Pour la première fois je me sentis rougir en parlant de lui.

Je tâchai de répondre d'une voix ferme:

—Je ne suis pas sortie; j'ai eu un peu de migraine.

Madame de Richeville sourit, me menaça du doigt, et me dit:

—Oh! la paresseuse, elle se sera oubliée au coin de son feu à causer avec son ami, et les bronzes auront été sacrifiés.

—Mais non, je vous assure... je...

—Entre nous, vous avez bien raison; il est si difficile de s'arracher au charme d'une tendre causerie... Ah çà! j'espère que vous ne l'avez pas retenu trop tard?... Le concert commence par une symphonie de Beethoven que je voudrais bien ne pas perdre.

—M. de Rochegune m'a quittée de très-bonne heure...

—Il fallait donc qu'il y eût quelque bien grand intérêt pour ne pas finir, selon son habitude, sa matinée avec vous... En vérité, ma chère Mathilde, quelquefois je crois rêver en pensant qu'une telle intimité existe entre une femme de vingt ans et un homme de trente sans que les médisants osent dire un seul mot, car le monde a cela de bon qu'il s'enthousiasme de tout ce qui est nouveau; aussi je ne répondrais pas que vos imitateurs ne fussent aussi heureux que vous... sans compter qu'il serait très-difficile de trouver deux personnes qui réunissent les garanties que vous et M. de Rochegune pouvez opposer aux calomnies ordinaires.

Ces paroles de madame de Richeville, qui la veille m'eussent été, comme toujours, très-agréables, m'embarrassèrent et me firent de nouveau rougir; heureusement pour moi, madame de Richeville changea le sujet de l'entretien, et ne s'aperçut pas de mon émotion.

—Ah! les hommes de cœur et d'honneur sont si rares!—reprit-elle,—je ne puis m'empêcher de faire cette réflexion quand je songe qu'un jour il faudra marier Emma...

—Qu'avez-vous à craindre, mon amie? que lui manque-t-il pour trouver un homme digne d'elle?

—Si l'amour maternel ne m'aveugle pas, il ne lui manque rien; mais, hélas! ma chère, mériter, est-ce obtenir?

—Pensez donc combien elle est belle et merveilleusement douée?

—Oui, mais sa naissance!—dit la duchesse en soupirant.—Je serai sans doute forcée de lui chercher un mari dans une classe au-dessous de la nôtre. Cette crainte ne vient pas de mon orgueil, mais de ma tendresse; il y a mille délicatesses de savoir-vivre pour ainsi dire traditionnelles et presque générales dans notre monde, qui se trouvent bien rarement ailleurs. Or, plus le caractère d'Emma se développe... plus je reconnais qu'il lui serait impossible de supporter certaines manières, certaines façons; oui... je suis presque fâchée qu'elle soit d'une susceptibilité si impressionnable; c'est une véritable sensitive... Mais puisque nous parlons de cette chère enfant... il faut que je vous dise une chose que je vous ai tue jusqu'ici.

Je regardai madame de Richeville avec étonnement.

—Probablement je me serai trompée,—reprit-elle,—puisque la remarque que j'ai faite ne vous a pas frappée... vous qu'elle intéresse particulièrement.

—Moi? Expliquez-vous, je vous en prie.

—Eh bien!—continua madame de Richeville avec une légère hésitation,—ne vous êtes-vous pas aperçue, depuis quelque temps, d'aucun changement dans la conduite d'Emma envers vous?

—Non, en vérité; ou plutôt si, si, il m'a semblé qu'elle redoublait de soins et de prévenances... Bien plus, j'avais oublié de vous parler de cet enfantillage qui prouve encore son tendre attachement: il y a huit à dix jours, la voyant rêveuse, comme elle l'est souvent maintenant: je lui dis:—Emma, à quoi pensez-vous?... Je pense que je voudrais m'appeler Mathilde comme vous,—me répondit-elle.—Pourquoi cela? le nom d'Emma n'est-il pas charmant?—Oui, mais je préfère celui de Mathilde.—Mais encore, repris-je, pour quelle raison?—Je le préfère parce qu'il est le vôtre. Je crois qu'en effet cette chère enfant ressent cette préférence... puisqu'elle le dit, car cette âme angélique n'a jamais, je ne dirai pas menti, mais seulement hésité dans sa sincérité.

—Vous avez raison, Mathilde, je l'ai bien étudiée, la franchise est chez elle involontaire, spontanée, ce qui m'a expliqué beaucoup de ses bizarreries apparentes, oui: Emma sait si peu feindre, elle a un tel besoin d'expansion, qu'elle révèle ses idées à mesure qu'elles lui viennent, et sans savoir même le but où elles tendent. En un mot, cette chère enfant ressent pour ainsi dire tout haut, et la cause et la tendance de ses ressentiments lui échappent souvent... Quelquefois je crains que cette singulière disposition d'esprit ne soit une faiblesse de jugement...

—Pouvez-vous croire cela, lorsqu'au contraire Emma vous étonne, vous et nos amis, par sa prodigieuse facilité à tout apprendre, par la grâce charmante de ses réponses? Non, je trouve, moi, qui ai souvent, hélas! abusé de l'analyse, je trouve qu'il n'y a qu'une âme d'une pureté angélique, d'une candeur exquise, presque idéale, qui puisse dévoiler ainsi sans crainte et sans examen les impressions qu'elle reçoit... parce que son instinct lui dit que ses impressions ne peuvent être que nobles et généreuses. Vraiment ne trouvez-vous pas, au contraire, beaucoup de grandeur dans un esprit qui bien souvent dédaigne de se demander le pourquoi et le terme de ses pensées?

—Oui, vous avez raison, vous me rassurez; votre cœur la devine; vous l'aimez comme une sœur, et la pauvre enfant vous a voué les mêmes sentiments; vous ne sauriez croire l'espèce de culte qu'elle a pour vous. Elle m'a priée de la laisser vous imiter, c'est-à-dire se coiffer elle-même et de la même manière que vous; cela ne m'a pas surprise, votre coiffure vous sied à merveille. Elle m'a aussi demandé d'être mise comme vous, autant que cela pouvait s'accorder avec sa position de jeune personne.

—Chère Emma! elle m'aime tant! vous l'avez habituée à s'exagérer si follement ce que vous appelez mes avantages, que, dans sa naïveté, elle ne croit pouvoir mieux me prouver son admiration qu'en m'imitant.

—Vous avez peut-être raison, ma chère Mathilde; pourtant il y a une chose qui m'a frappée.. c'est...

A ce moment Emma entra dans le salon...

Madame de Richeville me fit signe de rester attentive.


CHAPITRE XIII.

LE CONCERT.

Emma s'approcha de madame de Richeville, qui la baisa au front... puis, selon son habitude, après avoir embrassé sa mère, elle vint vers moi; mais tout à coup elle s'arrêta comme frappée d'une réflexion subite; son charmant visage et son cou d'albâtre se colorèrent d'un rose vif; elle attacha un moment sur moi ses grands yeux avec une expression indéfinissable, puis les abaissa sous leurs longues paupières, tandis que sa figure se nuançait d'un carmin plus vif encore.

Sa mère me fit un signe comme pour me dire d'examiner Emma.

Celle-ci, après un moment de silence, posa ses deux mains sur son cœur, et dit avec un accent de candeur charmante:

—Mon Dieu! comme mon cœur bat encore...—et elle ajouta en regardant sa mère:

—Je ne sais pourquoi je ne puis maintenant m'empêcher de rougir en voyant madame de Lancry; je me sens si émue que j'hésite un moment avant que de l'embrasser.

Et, comme si elle eût triomphé d'une lutte intérieure, qui se peignit par une sorte de contraction de ses traits, elle me sauta au cou en me disant avec une grâce enchanteresse:

—Ah! heureusement cela passe... mais pendant un moment cela fait bien mal.

Madame de Richeville me jeta un nouveau coup d'œil, et dit à Emma:

—Mais enfin, mon enfant, qu'éprouvez-vous? pourquoi ce mouvement?

—Je ne sais,—reprit-elle en secouant sa jolie tête d'un air d'innocence angélique;—j'arrive toute joyeuse; mais tout à coup, à l'aspect de madame de Lancry, mon cœur bat, se serre douloureusement... Mais cette impression s'évanouit bien vite, et tout mon bonheur revient en l'embrassant.

Et Emma m'embrassa de nouveau.

—Et depuis quand, chère enfant, éprouvez-vous cela?—lui dis-je en pressant ses mains dans les miennes.

—Je ne sais; cela est venu peu à peu. Et ce que je ne comprends pas, c'est que chaque jour ma peine et mon plaisir augmentent. Et encore, non,—ajouta-t-elle en ayant l'air de s'interroger,—non... c'est plus que du plaisir que j'éprouve après l'instant de peine que votre présence m'a causée...

—Qu'est-ce donc?—lui demanda sa mère comme moi intéressée au dernier point.

—C'est,—dit-elle en hésitant,—c'est comme la conscience d'une bonne action que j'aurais faite... c'est comme si j'avais triomphé d'une méchante pensée.

—Mais cette pensée méchante... quelle est-elle? lui dis-je.

—Je ne sais, je crois que je n'en ai jamais eu,—me répondit-elle;—mais il me semble que cela doit faire le même mal.

Madame de Richeville et moi nous nous regardâmes en silence.

On annonça successivement madame de Semur, le duc et la duchesse de Grandval.

La conversation se généralisa, on n'attendait plus que M. de Rochegune.

Il arriva bientôt.

Après avoir serré la main de madame de Richeville, il vint à moi; involontairement et contre mon habitude, mon premier mouvement fut de refuser la main qu'il me tendait. Voyant son étonnement, je me hâtai de la lui donner...

Je ne sais s'il la trouva brûlante ou glacée, je ne sais s'il s'aperçut de ma rougeur et du léger tressaillement qui m'agitait, je ne sais s'il devina l'émotion dont j'étais navrée; mais il garda ma main dans la sienne une seconde de plus peut-être qu'il n'était convenable de la garder, je la retirai brusquement.

—Comment vous trouvez-vous? votre migraine est-elle passée?—me dit-il avec intérêt.

—Je vous remercie mille fois, monsieur; je souffre toujours un peu.

Ma réponse causa un nouvel étonnement à M. de Rochegune; notre familiarité était si ouvertement avouée dans le très-petit cercle de madame de Richeville, que je ne lui disais jamais monsieur. Il ne me disait non plus jamais madame.

Pour la première fois, je fus confuse de cette preuve d'intimité. On annonça à la duchesse qu'elle était servie; M. de Grandval offrit son bras à madame de Richeville, comme étant plus âgé que M. de Rochegune; celui-ci m'offrit le sien, je lui dis tout bas presque d'un ton de reproche:

—Et madame de Semur?

Il était trop tard; madame de Semur, passant devant nous, avait pris gaiement le bras d'Emma.

Maintenant que je me rappelle une à une toutes ces maladresses, ou plutôt tous ces aveux involontaires, je ne puis que les attribuer à mon trouble cruel, à mon manque absolu de dissimulation. Sans me croire coupable, j'avais déjà perdu la sérénité de ma conscience; je répugnais à jouir des doux priviléges dont je me sentais alors moins digne.

Si la réflexion ne m'eût pas bien vite convaincue de la portée de mes imprudences, l'expression des traits de M. de Rochegune, l'inflexion de sa voix (il était placé à côté de moi à table), m'en eussent avertie.

—Mon Dieu, qu'avez-vous donc depuis tantôt?—me dit-il d'un ton doux et triste...

Ces paroles me rappelant à moi-même, pour la première fois je compris la nécessité de feindre; à tout hasard, quitte à trouver plus tard le moyen de justifier ma réponse, je répondis en souriant à M. de Rochegune:

—Je n'ai rien, c'est un enfantillage que je vous expliquerai; et puis je souffre encore un peu de ma migraine, mais je sens que cela va se passer...

Rassuré par ces mots, M. de Rochegune se mêla à la conversation avec son entrain ordinaire; je me remis tout à fait.

Ce qui me parut seulement singulier, ce fut de rencontrer plusieurs fois le regard d'Emma qui semblait vouloir lire jusqu'au fond de ma pensée.

D'abord, je soutins ce regard en souriant; mais sa physionomie resta impassible comme un masque de marbre, et son coup d'œil devint d'une fixité si pénétrante, que je finis par en ressentir du malaise et par l'éviter.

Je fus sur le point de faiblir encore, croyant follement qu'Emma devinait les pensées qui m'agitaient; mais par un nouvel effort, par un nouvel élan de volonté, je m'élevai au-dessus de ces préoccupations.

Puis, à ce mouvement de contrainte succéda je ne sais quel entraînement auquel je ne pus résister: au lieu d'avoir honte de l'émotion que j'éprouvais auprès de M. de Rochegune, je m'y livrai aveuglément, et je sentis sur mes joues une légère chaleur fébrile; ma réserve se dissipa complétement, je devins très-causante, et plusieurs fois madame de Richeville et nos amis s'exclamèrent sur ma gaieté, qui m'étonnait moi-même.

Le dîner fut très-amusant. Presque aussitôt nous partîmes pour le concert; j'acceptai, cette fois, très-bravement le bras de M. de Rochegune.

Je pris une résolution violente, je voulais faire une épreuve décisive pendant cette soirée tout entière passée auprès de M. de Rochegune; je ne changeai rien à mes habitudes de familiarité. Je ne voulais me refuser à aucune des nouvelles impressions que je pourrais éprouver près de lui.

Une fois bien convaincue que mes craintes étaient fondées, je prendrais fermement une détermination.

Nous arrivâmes au concert.

J'étais placée au premier rang, entre madame de Richeville et madame de Grandval; les hommes de notre société étaient derrière nous.

Je ne sais si mes émotions, combattues, refoulées, jointes à l'espèce d'irritation nerveuse dans laquelle je me trouvais, me prédisposèrent mieux que jamais aux jouissances de la musique; mais j'éprouvai d'ineffables ravissements, et mon âme enivrée se noya dans les flots d'harmonie qui me transportaient.

Je me souviens surtout d'un moment où, par une bizarre coïncidence, tout concourut à m'exalter encore.

Rubini chantait délicieusement son air de la Somnambule; madame de Richeville, par un mouvement d'admiration involontaire, m'avait saisi la main en me disant:

—Mon Dieu! que cela est sublime!...

Derrière moi était placé M. de Rochegune. Il s'était un peu avancé pour mieux entendre Rubini; son souffle léger effleurait mon épaule nue et courait dans les boucles de mes cheveux, que je sentais tressaillir... enfin, en écoutant ces chants si adorablement passionnés, j'aspirais le parfum pénétrant d'un magnifique bouquet de roses et de stéphanotis, don chéri d'une main bien chère.

Non, non, de ma vie je n'oublierai ce moment de bonheur si complet... Avoir à ses côtés sa meilleure amie, sentir près de soi l'homme que l'on adore, être bercée par des accents enchanteurs en s'enivrant de la senteur embaumée des fleurs qu'un amant vous a données... n'est-ce pas absorber l'ivresse du plaisir par tous les sens?

Je ne reculerai devant aucun aveu, je l'ai dit:

Je reconnus avec une sorte de voluptueuse angoisse que jusqu'alors je n'avais rien ressenti de semblable. Jamais la présence de M. de Rochegune ne m'avait aussi violemment agitée, aussi délicieusement émue. Je reconnus enfin que le changement qui s'était opéré dans mon amour, changement si coupable qu'il fût, donnait à toutes mes impressions, naguère si douces et si sereines, je ne sais quel mordant à la fois amer et brûlant qui me charmait et m'épouvantait à la fois...

Enfin à ce moment, moi toujours si peu glorieuse, je me sentis orgueilleusement belle. Il fallut que ma physionomie me trahît, car, après le morceau de Rubini, m'étant, ainsi que madame de Richeville retournée du côté de M. de Rochegune, la duchesse me contempla un instant en silence, puis elle dit à voix basse à notre ami:

—Mais regardez donc Mathilde... jamais je ne l'ai vue aussi jolie.

Lui, attacha ses yeux sur les miens d'un air à la fois étonné... ravi; il tressaillit légèrement et par un signe de tête expressif témoigna qu'il partageait l'admiration de madame de Richeville.

—Vraiment!—dis-je tout bas à celle-ci,—vous me trouvez jolie?... Eh bien! je serais ravie que cela fût, ajoutai-je en regardant fixement M. de Rochegune;—je n'aurais jamais été plus heureuse d'être belle.

M. de Rochegune me regarda aussi fixement pendant une seconde.

Il est impossible de dire la puissance électrique de ce regard, qui remua jusqu'aux dernières fibres de mon cœur... Dans un espace qui échappe à la pensée, je ressentis des enivrements, des défaillances, des extases, des épouvantes qui m'arrachèrent au présent, au passé, à l'avenir... Enfin dans ce regard d'une seconde qui répondait au mien... je vis s'allumer tout à coup les feux de la passion la plus ardente...

Le concert continua.

M. de Rochegune retomba comme accablé en appuyant son front dans ses deux mains. Plusieurs fois je détournai un peu la tête pour l'apercevoir; il était toujours dans la même position.

Le concert terminé, on convint de prendre le thé chez moi. J'y invitai quelques personnes de notre société que je rencontrai au concert.

Je revenais en voiture avec madame de Richeville, Emma et M. de Rochegune. Celui-ci fut taciturne, préoccupé.

Je demandai à Emma si la musique lui avait fait plaisir.

—Non, elle m'a fait mal... J'ai beaucoup souffert,—me dit-elle doucement;—j'ai eu toutes les peines du monde à ne pas pleurer: il m'a semblé que les chants se transformaient pour moi en une harmonie d'une tristesse navrante.

Nous arrivâmes chez moi.

En passant devant une glace, je fus frappée de l'expression de mon visage. Pourquoi n'avouerais-je pas cette lueur de vanité?

Ainsi que me l'avait dit madame de Richeville, je me trouvais beaucoup plus jolie qu'à l'ordinaire... Je me souviens que je portais une robe de moire bleu de ciel très-pâle, garnie de dentelles et de nœuds de rubans roses; des camélias de la même couleur étaient placés dans mes cheveux blonds, dont les longues boucles descendaient presque sur mes épaules.

Fendant ce moment rapide où je me contemplai avec une sorte de complaisance, il me sembla que ma taille était plus souple, mes yeux plus brillants, mon teint plus transparent, mes lèvres plus vermeilles, ma démarche plus décidée; je me sentais comme animée, dominée par une force supérieure: c'étaient en moi des rayonnements, des espérances de bonheur qui arrivaient à l'idéal lorsque je rencontrais le regard amoureux et inquiet de M. de Rochegune.

Je me plaisais à admirer sa noble physionomie si mâle et si hardie; je m'étonnais de n'avoir pas jusqu'alors assez remarqué combien il était beau de cette beauté fière qui est aux hommes ce que la grâce est aux femmes; chacun de ses regards m'arrivait au cœur et me bouleversait.

Oh! non, non, je ne pouvais plus me tromper, cette fatale expérimentation me dévoila toute l'étendue, toute la profondeur de ce ressentiment passionné.

Cette soirée passa comme un songe; chose singulière! malgré mes préoccupations, je fis à merveille les honneurs de chez moi; en me quittant, madame de Richeville m'embrassa et me dit:

—Je vais vous répéter pour votre esprit ce que je vous ai dit pour votre visage, il n'a jamais été plus charmant que ce soir.

Malgré ma tendre affection pour madame de Richeville, je désirais de la voir sortir, je sentais la force factice qui m'avait jusqu'alors soutenue m'abandonner.

A peine la duchesse m'avait-elle quittée, qu'épuisée par les émotions de la journée, je me sentis défaillir; bientôt je tombai presque sans connaissance entre les bras de ma pauvre Blondeau.

L'épreuve que j'avais voulu tenter ne me laissa aucun doute. L'amour pur, héroïque, était un rêve, une chimère...

Ma faiblesse, l'ardeur de la jeunesse avaient-elles fait évanouir ces admirables illusions? ou bien un tel amour est-il une de ces dangereuses utopies, un de ces funestes mirages qui cachent un abîme? Je ne savais...

D'autres femmes que moi avaient-elles su garder un juste et prudent équilibre entre la froideur et l'entraînement? Était-il des caractères assez fermes des vertus assez hautes, pour étouffer jusqu'au timide et secret désir? Je l'ignore...

L'amour platonique enfin était-il possible entre deux jeunes gens qui s'aiment avec tous les chaleureux instincts de leur âge? Je l'espérais, je le croyais; j'aimais mieux douter de moi que de douter des autres et de porter atteinte à une idéalité morale et consolante...

Ce qui m'effrayait, c'était la rapidité avec laquelle les mauvaises idées envahissaient mon âme; c'était de voir quels pâles reflets elles jetaient déjà sur le calme attachement qui, la veille encore, suffisait à mon cœur.

Alors comme il me semblait terne et glacé! avec quelle barbare ingratitude je dédaignais déjà les jours passés où j'avais goûté de si nobles jouissances!

Ce brusque changement était et est encore un problème pour moi.

J'aurais oublié mes devoirs pour M. de Rochegune,—me disais-je, que ses paroles ne seraient pas plus tendres, ses prévenances plus charmantes, ses soins plus délicats, ses empressements plus vifs.

Y aurait-il donc dans une faute, dans les remords qu'elle cause un attrait fatal? Y aurait-il dans les violentes agitations d'une conscience troublée une sorte de charme cruel et irrésistible? Ou bien enfin croyons-nous n'avoir absolument prouvé notre amour qu'en lui faisant le plus douloureux des sacrifices... celui de notre vertu, celui du repos de notre vie entière?

. . . . . . . . . .

J'étais encore amèrement humiliée en pensant que notre affection était peut-être profanée par moi seule, que M. de Rochegune aurait assez de volonté, assez de raison pour dompter ses passions, pour préférer un bonheur pur et durable aux angoisses d'un amour coupable et sans doute éphémère et méprisable.

Oui, méprisable, oui, éphémère... car la conscience d'une première faute a cela d'horrible, qu'elle fait germer le doute et la défiance de soi.

On a failli une fois aux résolutions les plus nobles, pourquoi n'y faillirait-on pas de nouveau?

On a cru d'abord à la domination de l'âme sur les sens, l'on s'est trompé... pourquoi ne se tromperait-on pas aussi sur la durée, sur la constance de l'amour qu'on éprouve?

Oh! encore une fois, il n'y a rien de plus horrible que l'idée de cette dégradation successive, pour ainsi dire logique, qu'une première déviation de la vertu doit fatalement entraîner.


CHAPITRE XIV.

L'AVEU.

L'on s'étonne peut-être de ce qu'alors je raisonnais comme si j'eusse été déjà coupable. C'est que je prévoyais que si M. de Rochegune était aussi faible que moi, je n'aurais pas la force de résister à mon penchant.

A ce moment donc les conséquences morales de cette faute vénielle étaient les mêmes; je faisais peu de différence entre la certitude de la commettre et le remords de l'avoir commise.

Je ne pouvais plus compter que sur la délicatesse, que sur l'honneur de M. de Rochegune; je ne songeai donc qu'à lui cacher à tout prix ce que j'éprouvais... Si j'étais devinée, j'étais perdue.

Je m'attendais à voir M. de Rochegune le lendemain de ce concert.

Il vint en effet sur les deux heures, et me pria de faire fermer ma porte.

Je le trouvai pâle, triste, accablé; ses traits avaient une expression de langueur touchante que je ne lui avais jamais vue.

Il s'agissait pour moi d'un moment décisif; ma destinée tout entière allait dépendre de ma résolution.

Je rassemblai toutes mes forces, j'appelai à mon aide toute la dissimulation dont j'étais capable, afin de composer mon visage et de paraître insouciante et gaie.

Je me hâtai de dire presque étourdiment à M. de Rochegune:

—Vous m'avez trouvée bien maussade hier matin, n'est-ce pas? Après vous avoir demandé votre bras pour sortir, je vous ai renvoyé; avouez que je suis horriblement capricieuse!

M. de Rochegune garda un moment le silence; puis il me dit:

—Mathilde, vous me croyez honnête homme?...

—Mon Dieu!... quel grave début, mon ami!...

—Grave, en effet, bien grave... et il doit l'être.

—Et pourquoi cela?

Après un nouveau silence, il reprit:

—Mathilde, je n'ai jamais menti. Hier je vous ai juré de vous confier toutes mes pensées... bonnes ou mauvaises... je ne croyais pas devoir tenir si tôt ce serment...

—En vérité, mon ami, vous m'effrayez presque... quel changement subit!

—Mathilde, ceci me paraît un songe. Expliquer ce que j'éprouve est impossible... Je cède à je ne sais quel charme fatal qui depuis hier a bouleversé mes idées les plus arrêtées, mes principes les plus solides; je ne me reconnais plus... je ne vous reconnais plus vous-même.

—Que dites-vous?

—Depuis hier j'ai vu en vous une femme que je n'avais pas encore vue.

—Je... je.. ne comprends pas,—dis-je en tâchant de sourire,—je ne sais comment, depuis hier, j'ai pu vous apparaître sous un jour si différent.

—En vain j'ai voulu m'expliquer la cause de cette transformation, je ne l'ai pas pu. En vain je me suis demandé pourquoi votre vue m'a causé hier une émotion que je n'avais jamais ressentie. Votre physionomie n'était plus la même... Madame de Richeville s'en est aperçue comme moi, sans doute, car elle vous a dit que jamais vous n'aviez été plus jolie... Cela était vrai... Votre regard, ordinairement si doux, si calme et si limpide, était tout à tour brillant ou chargé de trouble et de langueur; votre voix était plus vibrante, votre teint plus animé, votre sourire plus éclatant... Penché sur votre épaule, j'ai cru la voir frissonner sous mon souffle... Vous étiez entourée de je ne sais quelle atmosphère magnétique qui m'attirait, qui m'enivrait... Non, ce n'est pas une illusion. Vous étiez, vous êtes maintenant plus belle que vous ne l'avez jamais été... ou plutôt vous êtes belle d'une beauté de plus.

—Allons, mon ami, vous êtes encore plus poëte que d'habitude; vous voulez essayer de nouvelles flatteries... Peut-être, hier, étais-je mise à mon avantage... Voilà tout le mystère de ce changement... Ce qui n'a pas changé, ce sont les sentiments que vous a voués votre amie... votre sœur...

—Ma sœur... ma sœur! Je ne vous ai jamais aimée comme une sœur... je vous l'ai dit... Seulement jusqu'ici j'ai eu du courage, jusqu'ici j'ai eu de la volonté... jusqu'ici j'ai cru que l'on pouvait impunément aimer une femme comme vous... jusqu'ici j'ai cru que l'intimité dans laquelle nous vivions me suffirait, et j'ai cru que la sublimité d'un amour idéal, que l'admiration qu'il m'inspirait me raviraient à toute humaine passion... Eh bien, Mathilde, je n'ai plus ce courage, je n'ai plus ces croyances: serments, vœux, promesses, tout est oublié... Ma passion, si longtemps comprimée, éclate à la fin... Mathilde... Mathilde, je l'avoue, il n'y a qu'un lâche... c'est moi... qu'un coupable... c'est moi; mais au moins pitié, pitié pour un amour brûlant... insensé... qui égare ma raison!

Je frémis du péril que je courais. En me retraçant ses émotions, M. de Rochegune me disait les miennes.

Je ne pus vaincre un secret sentiment de bonheur et d'orgueil en me voyant si follement aimée; mais je rappelai bientôt mon courage: je me sentis plus forte en voyant M. de Rochegune si faible... Je me dis qu'il serait beau à moi de remonter cette grande âme à sa hauteur et de me sauver de moi et de lui. Je ne craignais mon enivrement que s'il le partageait.

Après un moment de silence, je lui répondis d'un ton affectueux mais calme et sérieux:

—Pardonnez-moi, mon ami, de vous avoir d'abord répondu légèrement; vous me donniez une touchante preuve de confiance en me faisant cet aveu, je vous en remercie.

Et je lui tendis la main avec dignité. La réserve de mon langage le frappa; je repris:

—Quoiqu'il y ait sans doute de l'exagération dans ce que vous m'avez dit, cela ne m'étonne pas, je m'y attendais.

—Vous, Mathilde!

—Oui... mon ami; souvenez-vous de notre conversation d'hier... Ne m'avez-vous pas dit: «L'intimité dont nous jouissons ne nous est acquise qu'au prix de nos sacrifices; plus ils seront grands, plus ils nous seront comptés!»

—Mathilde,—s'écria-t-il avec exaltation,—ne me parlez pas du passé, un abîme sépare hier d'aujourd'hui!

—Alors donc, mon ami,—lui dis-je en souriant doucement,—alors, comme la fée de la légende, je jetterai un pont invisible sur cet abîme, je vous prendrai par la main, et je vous ramènerai dans notre région céleste, toute rayonnante de pureté, de noblesse et d'honneur, où, comme par le passé, nos deux âmes planeront encore fières et radieuses de leur élévation.

Malgré le sourire que j'avais aux lèvres, mon cœur était navré; M. de Rochegune semblait douloureusement affecté de mes paroles. Il resta quelque temps silencieux, puis il reprit, avec une tristesse douce, accablée, presque craintive:

—Vous avez raison, Mathilde; le passé a été tel que vous le retracez. J'ai eu ces généreuses croyances, ces nobles inspirations; je vous ai aimée ainsi. Mon caractère était énergique, ma volonté ferme, ma parole sacrée, mon cœur vaillant et hardi. Par quel phénomène inexplicable tout a-t-il changé? Je ne le sais... Oui... cela est vrai; hier encore, je vous le disais, au-dessus du bonheur dont je jouissais près de vous, je ne voyais que la réalisation du dernier vœu de mon père. Eh bien! en un jour, mon ambition s'est accrue jusqu'au délire; mais cette ambition ne m'a pas fait déchoir dans ma propre estime... Elle m'a élevé...

—Que voulez-vous dire, mon ami? ne serait-ce pas profaner notre amour que...

Il ne me laissa pas achever, et reprit d'un air grave et pénétré:—Le profaner... oh! non, Mathilde, non; ne voyez pas dans ce que je vais vous dire une subtilité sacrilége ou l'hypocrite excuse d'un amour coupable... Ce ne sont pas seulement les désirs passionnés de la jeunesse que je vous exprime ici... non, j'exprime encore le vœu le plus noble que Dieu ait mis au cœur de l'homme, le vœu de ce bonheur de tous les instants que l'on ne peut goûter que dans la douceur enchanteresse du foyer domestique. En un mot, vous me comprendrez, Mathilde; en vous j'adorerais peut-être plus encore l'épouse... que la maîtresse... Vous êtes à la fois si belle et si sainte... que l'ivresse que vous inspirez devient chaste et sérieuse... Il suffit de votre pensée pour tout épurer, pour donner à un amour coupable le but, le caractère sacré d'une union solennelle...

—Eh bien, mon ami... je vous en conjure au nom de ces sentiments que vous m'accordez, calmez votre exaltation.

—Non, non! le bonheur dont je jouis près de vous ne me satisfait pas, parce qu'il est incomplet; ce n'est plus la liberté de vous voir maintenant que je veux... c'est passer ma vie entière près de vous... Entendez-vous, Mathilde! oui, je veux entre nous des liens indissolubles pour vous être à tout jamais enchaîné: je veux tous les droits pour vous prouver tous les dévouements; tous les bonheurs, pour vous devoir toutes les reconnaissances!

—Mais jusqu'ici, mon ami, n'avez-vous pas été pour moi plein de dévouement et de bonté?

—Et! qu'est-ce que cela auprès de cette vie intime, concentrée dans sa propre félicité, où l'on jouit de tous les dons que Dieu a accumulés sur ceux qu'il aime, où l'on se repose d'une adoration par une idolâtrie, où la beauté morale rend plus précieuse encore la beauté physique: car si Dieu a voulu qu'une belle âme eût une belle enveloppe, c'est pour que ces deux charmes se confondissent en un seul; les séparer, c'est outrager la nature!

—Ah! ce langage...

—Contraste avec celui que je tenais hier: soit; mais hier comme aujourd'hui j'ai parlé vrai.

—Mais ce changement si brusque?

—Il me confond, il m'accable, Mathilde. Pour l'expliquer, il faut avoir recours à cette vulgaire mais juste comparaison de la goutte d'eau qui fait enfin déborder la coupe. Les circonstances les plus infimes décident des événements les plus graves lorsque l'heure est venue... Je n'en doute pas, demain, un serrement de main, l'accent de votre voix, eussent fait éclater toutes les violences de cette passion longtemps comprimée. Hier, en vous parlant de sacrifices, Mathilde, je ne me servais pas d'un vain terme. Mais l'héroïsme a des bornes. Et puis une pensée fixe, unique, est maintenant sans cesse présente à mon esprit: ce serait de vivre avec vous au fond de je ne sais quelle solitude. Pour vous et pour moi les plaisirs du monde sont une vanité, Mathilde... Ah! si vous vouliez...—Et il s'interrompit, craignant d'avoir trop dit.

Je ne le comprenais que trop; le même désir m'était déjà venu: il fallait encore que mes lèvres continuassent de démentir ma pensée. A ces élans passionnés, dont, malgré moi, je ressentais le choc jusqu'au fond du cœur, il fallut répondre par de froides, par de sévères paroles...

—En vérité, mon ami,—lui dis-je,—je ne vous reconnais plus... C'est vous... vous qui me proposez de fouler aux pieds toutes les convenances, tous les devoirs; de tromper l'amitié, la confiance de nos amis... Songez-y... de quels sarcasmes le monde ne les poursuivrait-il pas! Les rendre complices de notre faute, les vouer à d'amères railleries, parce qu'ils ont une foi aveugle en notre honneur... tenez, soyez franc et répondez... Si je consentais à fuir avec vous... que penseraient de nous le prince d'Héricourt, sa femme, qui ont si loyalement protégé notre amour?...

Cette question interdit M. de Rochegune: il hésita quelques moments de parler; j'étais désolée de la lui avoir faite, car il me semblait, hélas! que nous ne pouvions y répondre.

Dans cet entretien, malgré la réserve apparente de mes paroles, je me sentis plus troublée, plus éprise que jamais... J'étais, hélas! j'ose l'avouer, peut-être encore plus de l'avis de M. de Rochegune qu'il n'en était lui-même, mon amour pour lui atteignait son paroxysme; à chaque instant j'étais sur le point de lui dire: Fuyons...

Il reprit tristement:

—Je n'ai jamais menti, Mathilde... je ne mentirai pas en cette occasion... Si vous consentiez à me suivre... j'irais trouver le prince et je lui dirais tout...

—Et quels reproches n'aurait-il pas le droit de vous faire, lui, lui!...

—Eh! après tout,—s'écria M. de Rochegune avec une impatience douloureuse,—qu'importent le prince, les jugements du monde! voulons-nous les braver? En disparaissant de la société, ne nous condamnons-nous pas; ne renonçons-nous pas à son estime, à son intérêt? Que veut-on de plus? Ne pouvions-nous pas agir moins noblement, abuser de cette confiance qu'on nous témoignait, est-il donc si difficile de tromper des yeux prévenus!

—Ah! vous et moi étions incapables d'une telle infamie!

—Je le sais; aussi aurions-nous le courage de renoncer hardiment à la haute position que nous nous étions faite; tant que nous y sommes restés, n'en avons-nous pas été dignes? Une chute houleuse ne nous en ferait pas démériter; ce serait une renonciation libre, volontaire. A l'admiration du monde, nous aurions préféré notre bonheur; il n'y a là ni lâcheté ni trahison... Je le dirais à la face de tous... comme j'ai dit...

—Hélas! mon ami,—lui dis-je en l'interrompant,—cesserions-nous d'être coupables en avouant hautement que nous le sommes? Cet aveu ne serait plus une généreuse audace, mais une grossière effronterie. Ah! croyez-moi, si nous succombions, il faudrait fuir honteusement et nous cacher comme des criminels.

—Oh! vienne ce jour bienheureux, Mathilde, et jamais mon front n'aura été plus fier... plus justement fier!

—Pouvez-vous parler ainsi! et la honte... et le déshonneur pour moi?

—Le déshonneur! n'êtes-vous pas libre? Le monde n'a-t-il pas lui-même prononcé une sorte de divorce moral entre vous et votre mari? Votre position peut-elle être comparée à celle d'aucune autre femme?

—Oui, aujourd'hui, à cette heure encore, je ne puis être comparée à personne; mais que j'oublie mes devoirs, et demain je serai, comme tant d'autres, une femme qui se venge des tromperies de son mari en le trompant à son tour. Bien plus, après avoir eu l'insolente audace de me poser en femme supérieure aux faiblesses humaines, je serai renversée de cet orgueilleux piédestal au milieu des mépris universels...

—Et où vous atteindront-ils, ces mépris? Venez... oh! venez, Mathilde, mon amour vous en défendra... le bonheur vous vengera... Qui vit pour le monde et par le monde peut le redouter; qui vit par soi et pour soi dans la retraite le dédaigne et le brave. Amis, orgueil, ambition, devoir, j'ai tout oublié; je ne vis que pour une seule pensée, que pour un seul désir... vous, vous, toujours vous.

—Mais votre carrière, mais votre avenir, mais tant d'infortunés qui n'existent que par vous, mais votre pays, auquel votre voix est si souvent utile?

M. de Rochegune haussa les épaules.—Rêveries creuses et sonores, stériles utopies que toute cette vaine politique. Quant à mes malheureux, c'est différent: du fond de cette retraite nous veillerons sur eux, nous serons leur mystérieuse Providence; ils n'y perdront rien... Est-ce qu'un amour comme le nôtre ne suffirait pas à nous rendre généreux et bienfaisants si nous ne l'étions déjà?... Vous me regardez avec surprise, Mathilde... vous êtes étonnée de m'entendre parler ainsi, moi naguère si jaloux de ce que je dédaigne aujourd'hui... Moi aussi je m'étonne et je m'en réjouis...

—Que dites-vous?

—Oui, ce brusque changement dans mes idées me prouve que votre influence sur moi augmente encore.

—Autrefois j'étais fière de cette influence, elle vous inspirait les plus nobles actions; aujourd'hui j'en rougis, elle ne vous inspire que des résolutions indignes de vous.

—Et qui vous dit cela? et qui vous dit que de nos tumultueuses passions ne sortiront pas quelques grands exemples, quelque dévouement sublime? Je ne sais ce que l'avenir nous réserve, mais ce n'est pas en vain que Dieu nous a rapprochés. Oui, notre chute apparente doit cacher quelque résurrection magnifique; deux âmes comme les nôtres ne peuvent se rencontrer dans un véritable, éclatant et profond amour, sans laisser après elles quelque souvenir de majesté; oui, une voix, qui ne m'a jamais trompé, me dit que, malgré les reproches, l'éloignement peut-être momentané de nos amis, ils nous reviendront, par la force des événements, plus dévoués que jamais, parce que jamais nous n'aurons été plus dignes d'eux...

—Comment?

—Je ne sais, mais j'en suis sûr; encore une fois, Mathilde, je vous dis que quoi qu'il paraisse, cet amour est noble et grand s'il en fut jamais; je vous dis que l'avenir le prouvera.

L'accent, la physionomie de M. de Rochegune exprimaient tant de foi dans ce qu'il disait, je me sentais aussi moi-même si fatalement persuadée que notre amour devait avoir de brillantes destinées, que malgré ma résolution de rester froide et réservée, je ne pus résister à un mouvement d'entraînement, et je m'écriai:

—Oui, oui, je vous crois, ce que vous dites là, je le sens, il me semble que vous traduisez les plus secrets mouvements de mon cœur!

—Mathilde!...—s'écria-t-il en tombant à mes genoux et en prenant mes mains dans les siennes avec un mouvement d'adoration passionnée,—oh! venez... Fuyons alors... Venez... venez... mon amie, ma sœur, ma maîtresse, ma femme...

Ces mots, les regards enivrés de M. de Rochegune, tout me rappela à moi-même; je me levai brusquement...

—Mathilde,—s'écria-t-il en cachant son visage dans ses mains,—pardonnez-moi... je suis insensé!

Quelques minutes me suffirent pour calmer mon émotion. Je lui dis le plus froidement qu'il me fut possible:

—Vous êtes insensé en effet de croire que je m'exposerai jamais à rougir de vous et de moi.

Il jeta sur moi un regard désolé; puis il s'écria d'un ton déchirant:

—Ah! vous ne m'aimez pas comme je vous aime... Et il pleura.

Je l'avoue, ô mon Dieu! si j'eus la force de ne pas le détromper, de ne pas lui dire que je partageais sa folle passion... ses idées justes ou injustes, élevées ou coupables, c'est qu'en ce moment même je prenais la résolution de fuir avec lui si, après une dernière et courageuse épreuve, je ne pouvais vaincre ce funeste entraînement.

Pour me réserver toute liberté d'agir, je devais alors lui ôter tout espoir et le rendre ainsi à son insu mon auxiliaire dans la lutte suprême que je voulais tenter.

—Je ne vous aime pas?—lui dis-je.—Pouvez-vous me faire ce cruel reproche! N'est-ce pas parce que je vous aime tendrement que j'ai le courage de vous épargner, ainsi qu'à moi, des remords éternels?

Il se leva et se mit à marcher avec agitation en essuyant ses yeux.

Je fus mise encore à une rude épreuve. Quelques boucles de sa chevelure s'étant dérangées, je vis à son front la cicatrice de la blessure qu'il avait autrefois reçue en venant savoir de mes nouvelles, lorsqu'il était tombé dans un guet-apens que lui avait tendu M. Lugarto.

La vue de cette cicatrice, en me rappelant depuis combien d'années durait le dévouement de M. de Rochegune, fit que ma résolution de lui cacher ce que j'éprouvais me devint plus pénible encore.

Il s'arrêta tout à coup devant moi et me dit:

—Mathilde, croyez-vous qu'il me soit possible de cacher aux yeux de nos amis les émotions qui m'agitent?

—Je crois qu'en réfléchissant aux suites cruelles que...

Il m'interrompit:

—La réflexion, la volonté sont,—dit-il,—impuissantes à contenir, à dissimuler un sentiment aussi violent... A chaque instant d'ailleurs ne remarquera-t-on pas entre nous une contrainte, une réserve affectée, qui ne contrastera que trop avec notre abandon habituel?

—Peut-être... mon ami, et en vous observant bien... Et puis laissez-moi espérer... que cette exaltation passagère se calmera, que vous, si courageux, vous vaincrez ce fol enivrement.

—C'est parce que mon caractère était ferme et courageux, Mathilde, que je sens mieux encore l'irrésistible puissance du sentiment qui me domine... mais c'est aussi parce que je suis ferme et courageux...

Puis il hésita.

—Parlez, mon ami... parlez...

—Eh bien! c'est parce que je suis courageux que j'aurai la force de prendre le seul parti qui puisse nous sauver tous deux!

Puis, les lèvres contractées par le désespoir, il dit d'une voix altérée:

—J'aurai la force de vous quitter.

Ce coup était si terrible, j'y étais si peu préparée, que je m'écriai en joignant les mains:

—Me quitter! mais c'est impossible!... Mon Dieu!... vous n'y pensez pas!

—Mais que voulez-vous donc que je fasse, alors, malheureuse femme?... Cesser de vous voir, c'est éveiller mille soupçons, provoquer les questions de nos amis, qui seront d'autant plus pressantes que nous ne devons avoir rien à cacher... Vivre auprès de vous comme autrefois, je vous dis que cela m'est impossible. Je prétexterai donc un voyage; je partirai.

—Vous ne partirez pas... je ne le veux pas... Je vous aime, moi... j'ai mis en vous tout l'espoir... tout l'avenir de ma vie. Il est impossible que vous m'abandonniez ainsi! vous n'aurez pas cette cruauté!

—Mais que faire alors? que résoudre?

—Je ne sais... mais, au nom du ciel... par la mémoire de votre père... ne me quittez pas... Je n'y pourrais pas survivre... J'ai été déjà si malheureuse... mon Dieu! que je n'aurai plus la force d'endurer de nouvelles douleurs.

—Écoutez, Mathilde... Vous ne me croyez pas capable de vous menacer de mon départ pour vous forcer à me suivre... Je ne parle, je n'agis jamais légèrement... Après avoir tout considéré, je vois qu'il ne me reste qu'à partir... Je partirai donc... Que Dieu me soit en aide!

—Ciel! vous m'épouvantez,—m'écriai-je, frappée de la sinistre expression de ses traits.

Il me comprit et me répondit:

—J'ai sur le suicide des idées qui ne changeront jamais: c'est une lâcheté..... Je ne serai jamais lâche... C'est parce que je ne pourrai pas me tuer, que je serai désormais le plus misérable des hommes.

Et il cacha encore sa figure dans ses mains en sanglotant.

Vaincue par ses larmes, j'allais tout lui avouer, renoncer à une dernière lutte, lui dire combien je l'adorais, lorsqu'après un moment de silence il releva la tête et me dit:

—Après tout, nous sommes des insensés de vouloir décider en une heure du destin de toute notre vie entière... Mathilde... pas un mot de plus... Nous sommes sous le coup d'impressions trop vives pour continuer cet entretien. Je pars aujourd'hui; je reviendrai dans quinze jours avec les mêmes idées que j'emporte... je vous en préviens... Mais vous... vous aurez eu le loisir de réfléchir mûrement à la proposition que je vous ai faite. Je reviendrai donc pour vous consacrer ma vie tout entière ou pour vous dire un éternel adieu. Je ne vous écrirai pas... je vous laisserai seule à vous-même. Tout mon espoir est que le passé vous parlera de moi... et que l'avenir... vous parlera pour moi...

Puis, me tendant la main avec une triste solennité, il me dit d'une voix profondément émue:

—Dans quinze jours...

Je serrai sa main en répétant:

—Dans quinze jours.

Il me quitta.


CHAPITRE XV.

UNE VISITE.

Après le départ de M. de Rochegune, je me mis à fondre en larmes; je me reprochai mon apparente insensibilité; je craignis de l'avoir désespéré, d'avoir risqué peut-être de l'éloigner de moi.

Je regrettai amèrement de n'avoir pas suivi mon premier mouvement, qui me disait de tout abandonner pour le suivre; s'il me quittait... la froide estime du monde compenserait-elle jamais la perte de cet amour dans lequel j'avais concentré tout le bonheur, toutes les espérances de ma vie?

Au milieu de ces perplexités poignantes, je me demandais si je ne résistais pas plus par orgueil que par devoir; je tâchais de me convaincre de cette pensée afin d'avoir un prétexte de céder aux vœux de M. de Rochegune.

Alors je rêvais avec délire à la vie qui m'attendait près de lui; la sûreté de son caractère, son esprit, sa tendresse exquise, tout me présageait l'existence la plus fortunée.

Je reconnaissais de plus en plus la vérité des paroles de M. de Rochegune. Mon amour pour M. de Lancry avait-il été, en effet, une surprise de cœur? je n'avais pour ainsi dire, en aucune raison sérieuse de l'aimer avant mon mariage. Ses dehors charmants, la grâce de son esprit, m'avaient séduite. Dans mon opiniâtreté à l'épouser, malgré les sages avis de madame de Richeville et de M. de Mortagne, il y avait eu plus de parti pris, plus d'étourderie, plus de désir d'échapper à mademoiselle de Maran que de passion réfléchie; plus tard, lorsque les torts de mon mari devinrent si odieux, je persistai à l'aimer par habitude, par héroïsme de souffrance et d'abnégation, et surtout par suite de cette influence presque irrésistible que prend toujours sur une jeune fille le premier homme qu'elle aime.

Au milieu de mes chagrins j'avais haï cet amour sans nom, j'en avais rougi comme d'une mauvaise action; et pourtant en aimant ainsi mon mari, je remplissais un devoir sacré. Enfin lorsque, poussée à bout par une dernière trahison qui m'avait coûté mon enfant, j'avais échappé à l'épouvantable domination de M. de Lancry, je n'avais conservé pour lui qu'un mépris glacial...

Quelle différence, au contraire, dans les phases de mon attachement pour M. de Rochegune! Son généreux dévouement pour moi, l'admiration que m'inspiraient ses rares qualités avaient d'abord jeté dans mon cœur, et presque à mon insu, les profondes racines de cet amour; puis lorsque je me retrouvai moralement libre, ce furent de nouvelles et touchantes preuves de l'affection la plus constante et la plus noble: alors à mon admiration pour lui, sentiment sévère et imposant, se joignit une amitié affectueuse et tendre... puis l'amour pur et idéal... puis enfin la passion brûlante.

La gradation constante de ce sentiment n'en assurait que trop la durée.

Ainsi que toutes les choses grandes, puissantes et humainement éternelles, cet amour avait une base profonde, inébranlable. Comme le chêne que la foudre brise et ne déracine pas, cet amour avait lentement, imperceptiblement grandi....; l'orage ou les saisons pouvaient effeuiller ses verts et frais rameaux, mais jamais l'arracher au sol où il était né.

En un mot, telle était la différence de ces deux amours:—en aimant mon mari, en me dévouant pour lui avec l'abnégation la plus aveugle, j'avais éprouvé une sorte de honte, j'avais été la plus malheureuse des femmes; et me résignant avec courage, mes souffrances avaient à peine intéressé; ma résignation avait semblé stupide.

Au contraire, j'étais heureuse et fière de mon amour pour M. de Rochegune; le monde m'approuvait, je me sentais enfin élevée, grandie par ce sentiment, qu'une inflexible morale aurait pu réprouver.

Tantôt ces réflexions me semblaient toutes-puissantes en faveur de M. Rochegune, tantôt j'y puisais une nouvelle force pour lui résister... Notre position, à tous deux me semblait si magnifique, que je ne pouvais me résoudre à la perdre.

Mais alors je comparais malgré moi les enchantements d'une vie amoureuse et ignorée aux sacrifices que m'imposaient cette brillante couronne de pureté, cette souveraineté de vertu, cette éclatante majesté du renoncement.

Oh! alors il me semblait insensé de préférer un vaste et froid palais de marbre et d'or que l'on occupe seule... à une délicieuse retraite où l'on cache un amour heureux au milieu de la verdure et des fleurs...

Hélas! il faut être femme pour comprendre ces terribles luttes de la passion et du devoir.

Les hommes ne les subissent jamais; leurs cruelles alternatives se réduisent à obtenir ou à ne pas obtenir... tandis que ce n'est souvent qu'après de douloureuses anxiétés, qu'après d'affreux tourments, que nous accordons ce que nous désirons le plus d'accorder.

Les hommes ressentent ces terribles angoisses lorsqu'il s'agit de leur honneur, jamais lorsqu'il s'agit du nôtre.

M. de Rochegune était le type des hommes de cœur, de courage et de loyauté chevaleresque. Il n'avait pourtant pas hésité un moment entre son amour et l'éloignement de ses amis... entre sa passion et ma honte....

. . . . . . . . . .

Ces résolutions, tour à tour faibles et héroïques, avaient duré plusieurs jours.

Le départ de M. de Rochegune m'accablait, m'ôtait beaucoup de ma force. Cette absence me donnait une douloureuse idée de ce que serait ma vie sans lui.

J'en étais déjà venue à ne plus admettre cette hypothèse, j'aurais consenti à tout plutôt que de le perdre: j'espérais seulement obtenir de lui d'essayer encore de vivre près de moi comme par le passé, de tacher de se vaincre, dussions-nous pendant quelque temps renoncer aux douceurs de notre habituelle intimité.

Une fois placée dans l'alternative de le perdre ou de le suivre, que résoudre? le désespérer... lui toujours et depuis si longtemps dévoué... lui que j'aimais, que j'aimais de toutes les forces de mon âme... Le désespérer... lorsque d'un mot, d'un seul mot, en faisant le bonheur de sa vie... je réalisais l'idéal de la mienne... Non... non... jamais... Et j'étais sur le point de lui écrire... Venez... venez... partons...

Les heures, les jours, les nuits se passaient dans ces irrésolutions; peu à peu elles affaiblirent mon courage: bientôt... funeste symptôme, je n'osai plus interroger mon cœur, tant j'étais sûre de le voir me répondre en faveur de M. de Rochegune....

. . . . . . . . . .

M. de Rochegune avait donné à madame de Richeville une explication toute naturelle de son départ, en lui annonçant que quelques affaires importantes l'appelaient dans une de ses terres. J'avais prétexté moi-même une migraine violente pour rester seule le soir.

Un jour madame de Richeville, à qui j'étais allée faire ma visite habituelle, me dit qu'Emma, indisposée depuis quelques jours, se trouvait très-souffrante, elle était beaucoup plus absorbée qu'à l'ordinaire. Je demandai à la voir; elle reposait, je ne voulus pas la réveiller.

J'envoyai plusieurs fois Blondeau savoir de ses nouvelles, la journée se passa assez paisiblement.

Le lendemain de très-bonne heure, madame de Richeville entra chez moi; je fus frappée de l'altération de ses traits.

—Grand Dieu... qu'avez-vous?—lui dis-je.

—Emma m'inquiète au dernier point,—me répondit-elle;—j'ai passé la nuit près d'elle... Tout à l'heure, elle vient de s'assoupir un peu: je profite de ce moment pour venir... pour venir pleurer auprès de vous!—s'écria-t-elle en ne pouvant plus contenir ses larmes,—car devant elle je n'ose pas...—Et la pauvre mère se mit à sangloter.

—Mais rassurez-vous,—lui dis-je,—il ne peut y avoir rien de sérieux dans l'indisposition d'Emma. Hier que vous a dit votre médecin? Il n'en est pas de plus habile et de plus sincère...

—C'est justement parce qu'il est très-habile, et qu'il m'a avoué son ignorance au sujet de la maladie d'Emma, que je suis horriblement effrayée; il ne trouve aucune cause apparente à la langueur qui accable de plus en plus cette malheureuse enfant... Il lui trouve une fièvre lente et nerveuse; mais il avoue que d'un moment à l'autre... une crise violente peut éclater.

—Mais Emma souffre-t-elle?

—Non; elle le dit du moins, peut-être de crainte de m'affecter.

—Mais cette nuit qu'a-t-elle éprouvé? Pourquoi êtes-vous plus inquiète ce matin?

—Cette nuit elle a été très-agitée... Hier soir, je me suis établie près d'elle... elle allait mieux. Son visage était pâle, mais calme; elle ne dormait pas. Je lui ai proposé de lui lire une méditation de M. de Lamartine, elle m'a tendrement remerciée; après m'avoir écoutée, elle m'a dit avec cette grâce naïve qui n'appartient qu'à elle: «Mon Dieu, quelle douceur dans ces vers admirables! Merci! oh! merci, je me sens mieux... il me semble que je suis moins oppressée; mais puisque le langage de l'âme me fait tant de bien... c'est donc l'âme que j'ai malade?»

—Pauvre enfant!—dis-je à madame de Richeville,—cela est étrange.

—Oui, bien étrange, Mathilde, et ces paroles ont éveillé en moi une crainte affreuse...

—Et quelle crainte?

—Toute la nuit une cruelle pensée m'a poursuivie, lorsque l'agitation d'Emma est revenue avec son accès de fièvre, lorsque plusieurs fois ses regards brillants se sont attachés sur les miens... Oh!... Mathilde, il m'a semblé y voir un secret reproche.

—Mais expliquez-vous, mon amie; je ne vous comprends pas...

—Eh bien, sans pouvoir deviner comment elle pourrait être instruite de ce fatal secret... je tremble quelle ne sache que je suis sa mère... Oh, Mathilde! cette âme est si candide que pour elle ce coup serait mortel...

Je regardai madame de Richeville avec étonnement; cette idée me frappa d'autant plus, qu'elle m'expliquait les rêveries et la triste préoccupation d'Emma. Je ne doutai pas non plus que la révélation de ce mystère ne fût fatale pour cette jeune fille, qui éprouvait une horreur insurmontable pour les actions honteuses ou criminelles. Cette angélique et précieuse ignorance avait été soigneusement entretenue par sa mère, et les enseignements qu'Emma trouvait dans l'entretien des amis de madame de Richeville avaient encore exalté son excessive délicatesse.

Qu'on juge donc de la terrible perturbation qu'une pareille découverte aurait apportée dans l'esprit d'Emma, quelle lutte effrayante se serait engagée entre la susceptibilité outrée de ses principes et l'attachement profond qu'elle ressentait pour madame de Richeville.

N'apprendre que celle-ci était sa mère... que pour être forcée de la mépriser...

—Eh bien!—reprit la duchesse avec angoisse,—n'est-ce pas, Mathilde, que mes craintes sont fondées?... C'est affreux...—s'écria-t-elle avec désespoir.—Elle sait tout... elle sait tout... Je n'oserai plus la regarder sans honte... Ah! c'est une terrible punition que celle-là... rougir devant son enfant... La vengeance de Dieu n'est pas encore satisfaite... Oh! je suis bien loin d'avoir tari ma coupe d'amertume,—dit-elle avec abattement.

—Ne croyez pas cela,—lui dis-je,—par cela même que je partage vos craintes, que je connais le caractère d'Emma et l'effet que produirait sur elle une révélation pareille... je crois qu'elle a des soupçons, peut-être... mais non pas une certitude... qui aurait causé en elle une secousse violente.

—Mathilde, vous voulez me rassurer; au nom du ciel parlez-moi franchement.

—Ma pauvre amie, je m'adresse à votre raison. Vous connaissez comme moi le cœur d'Emma; nous avons, naguère encore, analysé cette franchise si impérieuse chez elle, qu'elle épanche toutes ses impressions à mesure qu'elles lui viennent, sans même prévoir où elles tendent. Et bien! croyez-vous qu'il lui soit possible de vous cacher un secret d'une telle importance, de dissimuler les agitations qu'elle en ressentirait?... Et, tenez, maintenant je vais plus loin: il se pourrait que l'instinct de son cœur eût suffi pour éveiller en elle de vagues soupçons qu'elle ne s'explique pas encore...

—Mais, il n'importe; pour être éloigné, le danger n'en est pas moins menaçant!—s'écria madame de Richeville.—Si ce secret n'appartenait qu'à vous et à moi ou à M. de Rochegune, je n'aurais aucune crainte; mais mon mari, mais cet infâme Lugarto, mais cette femme indigne qui le lui a vendu, le possèdent, ce secret; d'un moment à l'autre ce coup peut m'atteindre?

—Ne prévoyez pas le malheur de si loin, mon amie; vous allez me trouver bien optimiste, mais, en y réfléchissant davantage, je pense qu'il vaut mieux que ces vagues soupçons se soient peu à peu éveillés dans l'esprit d'Emma; peut-être notre salut est-il là. Sans doute alors on pourra, on devra peut-être lever avec ménagement le voile qui couvre sa naissance, et prévenir ainsi une brusque révélation qui... je le crains, et je dois vous l'avouer, mon amie... serait dangereuse pour elle.

—Mathilde, vous êtes mon ange tutélaire; vos paroles, remplies de tendresse et de raison, vont à la fois à l'esprit et à l'âme... Je crois votre avis plein de sens... Oui, il serait peut-être possible, avec la plus grande circonspection, de la préparer à cet aveu et d'en amortir l'effet. Alors, oh! alors, je serai trop heureuse de pouvoir lui dire, ma fille... Oh! mon Dieu! Mais non... non... une telle félicité ne peut m'être réservée...—ajouta tristement la duchesse; cela serait trop de bonheur. Il faut que j'expie la naissance d'Emma...

—Mais ne l'avez-vous pas déjà expiée par vos chagrins, rachetée par votre vie exemplaire?

—Ma crainte est d'adopter trop aveuglément votre avis, j'y suis trop intéressée... Tenez, dès que M. de Rochegune sera de retour, nous en causerons avec lui; s'il partage votre opinion, nous aviserons aux moyens de faire connaître la vérité à Emma. Bonne... mille fois bonne et sincère amie,—s'écria madame de Richeville en serrant mes mains dans les siennes...—Ah! vous méritez bien tout le bonheur dont vous jouissez enfin... Ah! à propos de bonheur... et encore non... car le malheur des méchants ne peut pas être un bonheur pour vous... Savez-vous ce qui arrive à mademoiselle de Maran?

—Non? qu'est-ce donc?

—Depuis quelques jours, elle est atteinte d'une attaque de paralysie; elle était déjà inconsolable de la disparition de votre infernale cousine, et ce dernier coup doit lui être bien cruel. Du reste, elle est si universellement détestée que personne au monde ne va la voir; on s'affranchit même à son égard de la plus simple politesse, ou encore à peine s'informe-t-on de ses nouvelles, et reste-t-elle abandonnée aux soins de ses gens.

—Et je la plains, car son principal et plus ancien serviteur a été l'épouvante de mon enfance,—lui dis-je.—Je vois encore cette physionomie sinistre, rendue plus repoussante encore par une horrible tache de vin.

—Quant à votre cousine, on croit qu'elle a quitté Paris; toutes les recherches de votre mari pour la retrouver ont été vaines, et on dit qu'il s'est mis à jouer avec fureur pour se distraire de l'abandon d'Ursule.

Je fus sur le point de raconter à madame de Richeville l'aventure du bal masqué et de lui dire les raisons que j'avais de penser que M. de Rochegune y avait rencontré Ursule; mais à cette aventure se rattachaient mes irrésolutions présentes: ne voulant y faire aucune allusion et ne prendre conseil que de moi-même, je me tus.

—Et M. de Lancry?—demandai-je à madame de Richeville.

—Il avait d'abord soupçonné Ursule d'être allée rejoindre son mari; il s'est aussitôt rendu mystérieusement à Rouvray, et a acquis la certitude que cette odieuse femme n'y était pas retournée auprès de M. Sécherin. Tout le monde s'accorde à dire qu'elle est allée secrètement retrouver en Italie lord C..., qui s'en est beaucoup occupé cet hiver. Cela me paraît probable, car lord C... est puissamment riche.

J'aurais voulu, comme madame de Richeville, croire à l'absence d'Ursule; mais malgré moi un triste pressentiment me disait que ma cousine n'était pas loin. Je ne redoutais pas sa rivalité auprès de M. de Rochegune; je redoutais sa rage lorsqu'elle s'en verrait dédaignée, ce qui devait nécessairement arriver si elle avait l'audace de se faire connaître à lui.

—Je désire que vous soyez bien informée et qu'en effet Ursule ait quitté Paris,—dis-je à la duchesse.—Mais voulez vous que nous allions voir Emma? j'attendrai chez vous qu'elle soit éveillée; aujourd'hui je vous remplacerai auprès d'elle, cette nuit surtout, si elle est encore souffrante...

—Non... non... ma chère Mathilde, vous êtes vous-même indisposée.

—Je me sens mieux déjà; si vous voulez me guérir tout à fait, laissez-moi partager avec vous les soins que vous donnez à cette chère enfant; et puis vous savez que je ne manque pas de perspicacité; j'observerai, j'étudierai, j'interrogerai Emma bien attentivement: cela pourra nous servir et nous guider dans le cas où nous croirions toujours une révélation opportune.

—Je savais bien que vous trouveriez les meilleures raisons du monde pour me forcer d'accepter cette nouvelle preuve de dévouement... Eh bien donc! je l'accepte comme vous l'offrez... avec bonheur.

—Mon amie, par grâce, ne parlons plus de dévouement... vous me rendez confuse... que ne vous dois-je pas, moi!... comment m'acquitterai-je jamais!

—Mathilde!

—Quand je songe qu'avant mon mariage, sans me connaître, vous veniez me rendre un service de mère, et que je vous ai accueillie avec sécheresse... avec dureté... que j'ai osé insulter à ce qu'il y avait d'admirable dans votre démarche... Oh! tenez, mon amie, de ma vie je ne me pardonnerai de vous avoir alors méconnue. Ce sera pour moi un remords éternel.

—Et pour moi aussi, chère enfant, car si vous m'aviez écoutée... vous seriez aujourd'hui madame de Rochegune... Je sais que le sort a fait que vous êtes bien près de la destinée que moi et ce pauvre M. de Mortagne nous avions rêvée pour vous; mais, ma noble et courageuse Mathilde... je sais aussi l'immense différence qui existe entre l'amour tel que vos devoirs, votre fermeté, vous l'imposent, et la vie enchanteresse qui vous attendait auprès de M. de Rochegune. Maintenant que vous pouvez l'apprécier comme moi, mieux que moi,—ajouta-t-elle en souriant,—avouez qu'il est surtout l'homme de l'intimité; n'est-ce pas que c'est là seulement qu'on peut connaître tout le charme de son caractère, de son esprit? car c'est seulement dans l'intimité qu'il consent à user des merveilleux avantages dont il est doué. Est-il alors une conversation plus attachante que la sienne, un savoir à la fois plus universel, plus modeste et plus piquant dans son expression? Et que de talents variés! Et surtout quel caractère! en est-il un plus doux, plus égal, plus gai, de cette gaieté qui exprime la sérénité d'une belle âme? Enfin, en lui que de ressources! Avant votre retour, j'ai quelquefois passé des heures entières avec lui et Emma; il nous laissait encore plus émerveillées à la fin de l'entretien qu'au commencement: on passerait des jours, des années près de lui, sans ressentir, je ne dirai pas un moment d'ennui, mais sans ressentir diminuer un moment l'intérêt qu'il inspire... Après cela, il faut tout dire, dans ces longues soirées il parlait sans cesse de vous et nous disait gaiement: «Je ne cause jamais mieux qu'avec vous, parce que vous aimez et admirez aussi madame de Lancry; et comme elle est presque toujours au fond de ma pensée, vous me comprenez à demi-mot, nous parlons pour ainsi dire la même langue.»

—Je le reconnais bien là,—lui dis-je en rougissant,—et vous aussi, mon amie, qui, comme lui, parlez toujours le noble langage de la bienveillance et du dévouement... Mais allons-nous voir Emma?—ajoutai-je,—car je pouvais à peine contenir mon émotion.

—Venez, j'espère qu'elle sera éveillée,—me dit madame de Richeville.

Je la suivis, encore toute troublée de l'étrange à-propos avec lequel elle venait de me peindre si ravissemment le bonheur qu'on devait goûter dans l'intimité de M. de Rochegune.

Une des femmes de madame de Richeville lui apprit qu'Emma dormait encore. Cet état pouvant être salutaire pour elle, nous ne voulûmes pas le troubler.

J'étais depuis quelque temps chez madame de Richeville, lorsqu'un valet de pied, que j'avais nouvellement, vint me prévenir qu'un homme, qui avait à me parler d'une affaire très-importante, m'attendait chez moi, sachant que j'étais chez madame la duchesse de Richeville.

—C'est sans doute un de vos gens d'affaires,—me celle-ci.—Allez, ma chère Mathilde, je vous ferai prévenir lorsque Emma sera éveillée.

Je revins chez moi.

Qu'on juge de mon saisissement, de ma frayeur.

Dans mon salon, assis et lisant auprès de la cheminée, je vis M. de Lancry... mon mari.


CHAPITRE XVI.

L'ENTREVUE.

Frappée de stupeur, je restai immobile à la porte du salon, une main posée sur un meuble pour me soutenir; mon autre main semblait vouloir comprimer les battements de mon cœur.

M. de Lancry se leva, posa tranquillement son livre sur une table, et se plaça devant la cheminée en m'invitant d'un geste à venir auprès de lui...

L'expression de sa physionomie était dure, sardonique, et trahissait je ne sais quelle secrète satisfaction.

Je n'osais pas avancer; je croyais rêver: M. de Lancry vint à moi.

—Quel accueil après une si longue séparation!—me dit-il en voulant me prendre la main.

Je me reculai brusquement; il sourit d'un air ironique.

—Ah çà! mais... c'est donc tout à fait de l'aversion... ma chère!

Ces mots excitèrent à la fois mon indignation et mon courage; je m'avançai d'un pas ferme au milieu du salon:

—Que désirez-vous, monsieur?

—Oh! je désire beaucoup de choses; mais comme cela serait fort long à vous expliquer... veuillez d'abord vous asseoir...

—Monsieur...

—A votre aise... restez debout...

Et il s'assit.

Après quelques moments de silence réfléchi, il releva la tête et me dit:

—Avouez, ma chère amie, que je suis un mari commode et peu gênant.

—Vous n'êtes pas venu ici pour railler misérablement, monsieur... Vous avez sans doute un grave motif pour m'imposer une entrevue si pénible... Veuillez l'abréger.

—Attendriez-vous M. de Rochegune, par hasard?

La rougeur me monta au front; je ne répondis pas.

—Je serais d'ailleurs,—reprit-il,—enchanté de le revoir, et lui aussi serait charmé de cette rencontre. Voilà ce qu'il y a d'agréable dans les positions franches! voilà l'avantage des relations vertueuses et platoniques; personne n'est embarrassé, ni la femme, ni l'amant, ni le mari.—Puis, jetant un regard autour de lui, il ajouta:—Mais savez-vous que vous êtes parfaitement établie ici? c'est tout à fait solitaire et mystérieux.

—Encore une fois, monsieur, puis-je savoir ce que vous désirez de moi?

Sans me répondre, M. de Lancry m'examina attentivement et dit:

—Vous êtes fort en beauté, votre condition de femme abandonnée vous sied à merveille; il me paraît que vous avez pris votre parti. Pas le moindre attendrissement, pas la moindre émotion, pas même l'expression de la haine, pas un reproche... Un impatient mépris, voilà tout ce que ma présence vous inspire après plus de trois ans de séparation.

—S'il en est ainsi, monsieur, vous sentez que j'ai hâte de finir cet entretien, dont je ne comprends ni le but ni le motif.

—Je conçois parfaitement cet empressement, quoiqu'il soit aussi peu flatteur que peu... moral et... conjugal; car enfin, ma chère amie... vous êtes ma femme... n'oubliez pas donc cette circonstance, tout insignifiante qu'elle vous semble peut-être.

—Grâce au ciel, monsieur, je l'ai oublié; il faut votre présence pour me le rappeler.

—Et il suffira de mon absence pour effacer de nouveau cet importun souvenir, n'est-ce pas?... Fort bien, je comprends votre silence. C'est une réponse comme une autre; mais heureusement, madame, je n'ai pas les mêmes facultés oblitatives: excusez ce barbarisme. Moi, je me souviens parfaitement que je suis votre mari, surtout en vous voyant si charmante; aussi je viens vous demander pardon de vous avoir négligée si longtemps....

—Il est inutile, monsieur, de me demander pardon d'un abandon que je ne ressens pas, que je n'ai pas ressenti...

—Sans doute; aussi mon excuse est-elle seulement un acquit de conscience, un moyen d'amener la grâce que je viens solliciter de vous...

—Je vous écoute, monsieur... Mais jusqu'ici vous parlez en énigmes.

—Vraiment,—dit-il en me jetant un regard d'une profonde méchanceté,—vraiment, je parle en énigmes? Eh bien, voici le mot de celle-ci: il m'est impossible de vivre plus longtemps sans vous... et je vous prie de mettre un terme à cette trop longue séparation. Je haussai les épaules de pitié sans dire mot.

—Vous croyez peut-être que je plaisante?

—Je n'ai rien à vous répondre, monsieur...

—Je vous dis, madame, que je vous parle sérieusement.

—Je vous dis, monsieur, que cet entretien a trop duré; il est incroyable que vous veniez chez moi me tenir de pareils discours...

—Chez vous?... comment, chez vous?—reprit-il avec un éclat de rire sardonique.—Ah çà! vous perdez donc la tête... Ce serait déjà beaucoup si, comme chef de notre communauté de biens, à titre universel, notez bien cela... à titre universel... je vous permettais de dire chez nous... car vous êtes ici chez moi.

—Mais, monsieur...

—Mais, madame, avez-vous lu le Code civil?... non, n'est-ce pas? Et bien, vous avez eu tort: car vous sauriez quels sont mes droits.

Je crus comprendre l'odieux but de cette visite; j'en rougis d'indignation.

—C'est de l'argent, sans doute, que vous voulez, monsieur?—lui dis-je avec un regard plein de mépris écrasant.

Il se leva vivement, les traits contractés par la colère.

—Madame, prenez garde...

—Et vous venez sans doute mettre à prix votre absence... Je regrette plus que jamais que vous m'ayez ruinée, monsieur... car il ne me reste malheureusement pas assez d'argent pour acheter de vous cette inestimable faveur...

—Ah! vous faites des épigrammes... malheureuse que vous êtes!—s'écria-t-il l'œil enflammé de rage et de haine,—mais vous ne savez donc pas que vous êtes dans ma dépendance? que je suis ici chez moi, que vous êtes ma femme, entendez-vous?... toujours ma femme! que je dispose de vous, que je puis faire de vous ce que bon me semble, que vous n'avez pas un mot à dire, que j'ai la loi pour moi, et que demain, qu'aujourd'hui je puis m'établir ici ou vous emmener chez moi!

—Je sais, monsieur, que vous voulez m'effrayer en me menaçant ainsi, et certes la menace est bien choisie; il y aurait de quoi mourir d'effroi à cette pensée, que je pourrais être condamnée à vivre auprès de vous; mais vous ne songez pas, monsieur, que le scandale de votre conduite a été tel, que vous avez perdu tous vos droits sur moi!

—Vraiment, j'ai perdu mes droits sur vous?

—Quant à votre visite, monsieur; comme elle ne peut avoir d'autre but que celui de me demander de l'argent, et que malheureusement, vous m'avez à peine laissé de quoi vivre, je vous répète que vous n'avez rien à attendre de moi.

—Tenez,—ajouta-t-il avec un sombre sang-froid plus effrayant que l'accès de colère auquel il s'était laissé emporter,—si j'étais encore susceptible de quelque pitié, vous m'en inspireriez, pauvre folle!!! Écoutez-moi; ce bavardage me fatigue. En parlant du scandale de ma conduite, vous faites allusion à mon amour pour Ursule et à ma liaison avec elle, n'est-ce pas? Eh bien, aux termes de la loi, je puis avoir dix maîtresses sans que vous ayez le plus petit mot à dire, pourvu que je ne les aie pas introduites dans le domicile conjugal; or, je vous défie de prouver qu'Ursule ait mis le pied chez moi.

—Monsieur... il ne s'agit pas seulement d'Ursule!

—Bon! voulez-vous parler de mes prodigalités, de mes dissipations? Je vous répéterai ce que je vous ai dit autrefois, à propos de votre imagination d'hospice, qu'aux termes de la loi à moi seul appartient l'emploi de nos biens. Que cet emploi soit bon ou mauvais, personne n'a le droit de le contrôler... je n'ai de compte à rendre à personne. Voilà, j'espère, ma position assez clairement établie et mes droits suffisamment prouvés.

—Très-clairement, monsieur, et...

—Finissons; ma volonté est que vous reveniez désormais avec moi. Je vous donne quarante-huit heures pour faire vos préparatifs. C'est aujourd'hui vendredi; dimanche matin je viendrai vous chercher... Je pourrais vous emmener ce soir... à l'instant même; mais cela n'entre pas dans mes arrangements... Seulement, comme vous pourriez prendre subitement la fantaisie de voyager d'ici à dimanche, quelqu'un de sûr ne bougera pas d'ici et vous suivra partout, afin que je sache où vous retrouver... Quant à votre platonique amant, vous pourrez lui dire de ma part que je le dispense de ses visites... à moins qu'il ne veuille m'en faire une à moi... personnellement... et alors... alors... le reste ne vous regarde pas.

—Vous parlez à merveille, monsieur... je tacherai de vous répondre aussi nettement. Soyez tranquille, je ne prendrai pas la peine de fuir, mais jamais je ne vous suivrai volontairement. Pour m'y contraindre, il vous faudra employer la force. Un magistrat seul peut ordonner l'emploi de la force; or, dès que la justice interviendra entre vous et moi, la question sera immédiatement décidée.

—Ah! ah! ah! vous êtes sans doute un très-habile et très-subtil avocat, madame; mais je crains fort que vous ne perdiez votre première cause... Vous voulez dire sans doute que vous demanderez votre séparation? j'y ai pensé. Il n'y a qu'un inconvénient, c'est qu'il ne suffit pas à une femme de vouloir une séparation pour l'obtenir... Au pis-aller... nous plaiderons... soit... Vous me direz Ursule, je vous répondrai Rochegune. La voix publique m'accusera, elle vous accusera aussi... et l'on nous renverra plus mariés que jamais, vu l'égalité de nos positions.

—Monsieur, ne poussez pas l'injure jusqu'à cette comparaison.

—Ah çà! mais elle est charmante... Comment, parce qu'un vieillard à peu près en enfance, sa bigote de femme, ou une vestale de la force de madame de Richeville, viendront attester de la pureté de vos relations avec Rochegune, vous vous imaginez que cela suffira? Eh bien! moi, je me donnerai aussi comme un héros du platonisme, et, au besoin, mademoiselle de Maran et ses amis viendront témoigner en masse de l'angélique pureté de mes relations avec Ursule; sur ma parole, ce sera un procès très-divertissant. Tout ceci est pour l'avenir, bien entendu... Quant au présent, en attendant l'issue du procès, un magistrat, autrement dit un commissaire de police, vous enjoindra provisoirement d'avoir à regagner immédiatement le domicile conjugal, chère petite brebis égarée.

—Je ne le crois pas, monsieur.

—Ah bah! et par quel philtre puissant, par quel charme magique attendrirez-vous M. le commissaire?

—Par un moyen très-simple, monsieur, en mettant sous les yeux de ce magistrat les preuves positives de votre liaison criminelle avec madame Sécherin, et du coupable emploi que vous avez fait de ma fortune.

—Des preuves? Une attestation du prince d'Héricourt, sans doute, ou un certificat de cette belle duchesse repentie?

—Mieux que cela, monsieur.

—Alors ce sera quelque doléance de ce pauvre M. Sécherin ou de madame sa mère, la femme de ménage de la Providence? comme disait mademoiselle de Maran.

—Prenez garde, monsieur,—m'écriai-je,—prenez garde: il peut y avoir en effet quelque chose de providentiel dans la triste destinée de cette famille...

Je ne pouvais m'empêcher de songer à ces menaces de mort que M. Sécherin avait prononcées contre M. de Lancry.

—En effet, il doit y avoir quelque chose de providentiel, car ce pauvre M. Sécherin me semble singulièrement prédestiné...—me dit mon mari en souriant de cette grossière plaisanterie.

—Monsieur, je ne sais ce qui l'emporte de l'indignation ou du dégoût. D'un mot je veux terminer cette scène: les preuves au nom desquelles je demanderai de me retirer provisoirement au couvent du Sacré-Cœur en attendant qu'on prononce notre séparation...

—Les preuves, madame... voyons.

—Ces preuves, monsieur, sont les lettres écrites de votre propre main à un de vos amis de Bretagne sur votre liaison avec Ursule.

Ce fut au tour de M. de Lancry à me regarder avec stupeur. La colère, la honte, la rage, la haine, bouleversèrent ses traits. Il me prit les bras et s'écria d'une voix terrible:

—Malheur à vous... si vous avez lu ces lettres... malheur à vous...

Je sentis mon courage se monter à la hauteur de la circonstance. Je répondis en me dégageant de la brutale étreinte de M. de Lancry:

—J'ai lu ces lettres, monsieur!

—Vous les avez lues!... Et où sont-elles? où sont-elles?

—En ma possession.

—Oh!...—s'écria-t-il en jetant un regard autour de lui comme pour découvrir où elles pouvaient être...—Oh! ce serait une infâme trahison! et il la payerait de sa vie.

Puis portant ses deux mains crispées à son front avec une expression de fureur effrayante et frappant violemment du pied, il s'écria:

—Tenez... ne me répétez pas que vous les avez lues, ces lettres, ou je ne réponds plus de moi...

Je sonnai précipitamment. Mon valet de chambre entra.

—Restez dans le petit salon,—lui dis-je d'une voix ferme;—j'aurai tout à l'heure quelques ordres à vous donner.

Ces mots rappelèrent M. de Lancry à lui-même... Il fit quelques pas avec agitation et revint vers moi...

—Mais comment avez-vous ces lettres en votre possession?... Par l'enfer, il faut que je le sache à l'instant même.

—Peu vous importe, monsieur, de savoir de qui je les tiens... Ce qui est certain, c'est qu'elles sont entre mes mains. Si vous m'y forcez, j'en ferai usage.

—Et vous les avez déjà montrées sans doute,—s'écria-t-il avec une bonté désespérée;—vous les avez colportées dans votre société pour montrer jusqu'à quel point Ursule me bafouait et me rendait malheureux, n'est-ce pas? Oh! comme vous avez dû triompher, vous et vos imbéciles amis! Vous et eux avez bien ri de ces plaies saignantes de mon âme, n'est-ce pas? Ç'a été un amour bien ridicule, bien niais que le mien, n'est-ce pas? Me ruiner pour une femme qui se moquait de moi... Voyons,—ajouta-t-il avec un éclat de rire convulsif,—combien vous et Rochegune en avez-vous fait de copies? combien y en a-t-il en circulation à cette heure?

Cet ignoble soupçon me révolta.

—J'ai le malheur et la honte de porter votre nom, monsieur; cette punition est assez humiliante pour que je ne l'augmente pas encore.

—Cela n'est pas répondre. Les lettres, qui vous les a remises? depuis quand les avez-vous?

—Après tout, je ne vois, monsieur, aucun inconvénient à vous apprendre comment je les possède. Les deux premières ont été apportées chez moi dans un carton qui renfermait un bouquet de fleurs pareilles à celles que M. Lugarto m'avait autrefois offertes par votre entremise. J'ai donc tout lieu de croire que c'est lui qui m'a fait parvenir ces lettres. Comment se les est-il procurées, je l'ignore... Quant à la dernière, elle m'est arrivée par la poste.

—Plus de doute, Lugarto est secrètement ici,—s'écria-t-il,—on ne m'avait pas trompé... on l'avait vu... Pourtant c'est un de mes gens en qui j'avais toute confiance qui a mis ces lettres à la poste... et bien plus, la personne à qui je les écrivais m'a répondu comme si elle les avait reçues.

—Ce ne serait pas la première fois que M. Lugarto aurait contrefait votre écriture et corrompu vos gens.

—Oui... oui... c'est cela, par l'enfer; mais pourquoi se cache-t-il?... Oh! si je le découvre... Quant à son but... s'il a été d'augmenter jusqu'à la haine la plus impitoyable l'aversion que j'avais déjà pour vous, il a réussi, entendez-vous... réussi au delà de ses vœux... Mortel enfer! et dire que vous... vous... vous avez ainsi lu dans mon cœur mes plus honteuses, mes plus secrètes pensées: et vous me l'avouez encore! Mais vous ne réfléchissez donc pas que mon exécration augmente en raison de l'avantage que vous donnent ces lettres sur moi? Ces lettres... vous dis-je, ces lettres, il me les faut à l'instant!

—Vous oubliez, monsieur, que vos menaces me les rendent plus précieuses encore...

—Tenez, Mathilde, ne me poussez pas à bout! puisque vous les avez lues, vous avez dû y voir que mon âme était noyée de fiel Eh bien! cela était presque de la mansuétude auprès de ce que j'éprouve à cette heure. Encore une fois, ne me poussez pas à bout...

—Vivons comme par le passé, monsieur, séparés l'un de l'autre, et ces lettres resteront ignorées.

—Je vous dis qu'il faut que vous veniez habiter avec moi; que maintenant il le faut plus que jamais... m'entendez-vous?

—J'emploierai tous les moyens possibles pour échapper à l'épouvantable sort dont vous me menacez...

—Mais je vous dis que vous êtes folle, que malgré ces lettres vous serez d'abord obligée de me suivre et d'attendre chez moi l'issue de ce procès.

—Nous verrons, monsieur; si, en présence d'une telle présomption contre vous, on ne me permet pas de me retirer dans un asile neutre... dans un couvent... eh bien! monsieur, je subirai mon sort.

—C'est votre dernier mot?...

—C'est mon dernier mot... Cependant, dans votre intérêt et aussi dans le mien, car j'ai horreur, je vous l'avoue, de remuer toute la fange de votre passé!... écoutez-moi bien: je vous le répète, l'insistance que vous mettez à vous rapprocher de moi ne peut être qu'une menace, qu'un moyen de me faire consentir à quelque proposition intéressée; peut-être voulez-vous que je renonce à la pension que vous m'avez reconnue, et que vous avez déjà réduite... Si cela est... pour vous épargner la honte du rôle odieux que vous jouez, je consens...

Il m'interrompit avec une nouvelle violence.

—Je serais réduit à la dernière misère et vous me couvririez d'or... entendez-vous... que je ne renoncerais pas à exercer le droit que j'ai sur vous; et sans la circonstance impérieuse qui m'en empêche... ce ne serait pas après-demain, entendez-vous?... ce serait à l'heure même que je vous emmènerais.

—Mais c'est une démence féroce!...—m'écriai-je;—il est impossible que nous soyons jamais rapprochés... Vous venez de me le dire encore... vous me haïssez au moins autant que je vous méprise... que voulez-vous donc de moi?... Il y a là quelque horrible mystère... mais, Dieu merci, je ne suis plus seule, j'ai des amis maintenant; ils sauront me défendre...

Trois heures sonnèrent.

—Trois heures, déjà trois heures,—dit-il avec impatience.—Puis il ajouta:—Il faut que je parte; une dernière fois, vous refusez de venir après-demain habiter avec moi?

—Je le refuse.

—Prenez garde!

—Je refuse, je ne céderai qu'à la force.

—Vous voulez de l'éclat... du scandale?

—Je ne sais pas, monsieur, ce que vous voulez faire de moi... et maintenant—ajoutai-je avec terreur,—je vous crois capable de tout...

—Eh bien!... oui... oui,—s'écria-t-il avec égarement,—je serai capable de tout pour vous forcer à me suivre... parce qu'il y va de plus que ma vie...—Puis, comme s'il craignait d'avoir trop dit, il ajouta en souriant avec amertume:—Parce qu'il y va de mon bonheur... de mon bonheur intérieur... ma douce Mathilde; car de bien beaux jours nous attendent; ainsi donc, à dimanche midi.

Il sortit violemment......

. . . . . . . . . .

Après son départ, la force factice et fébrile qui m'avait soutenue me manqua tout à fait; je restai quelque temps inerte, incapable de réunir mes idées.

Cette scène foudroyante les avait brisées; il me fallut quelques moments de calme et de réflexion pour les rassembler et envisager froidement les conséquences des menaces de M. de Lancry, et jusqu'à quel point il pourrait les exécuter...

Quant aux raisons qu'il pouvait avoir de se rapprocher de moi, je ne pouvais les pénétrer; mais elles devaient être sinistres... Cela d'ailleurs m'inquiétait peu, résolue que j'étais de ne jamais retourner auprès de lui.

Restait la question de savoir s'il pourrait m'y forcer.

Souvent mes gens d'affaires m'avaient instamment engagée à demander ma séparation, ne doutant pas que je ne l'obtinsse facilement; j'y avais toujours répugné par horreur du scandale: mais jamais il n'était venu à leur pensée ni à la mienne de supposer que M. de Lancry aurait un jour l'audace de me sommer de revenir habiter avec lui.

Il me semblait impossible qu'à la vue des lettres que j'avais en ma possession on me forçât de rester, même temporairement, avec M. de Lancry. D'un autre côté, la loi était souvent si singulièrement injuste envers nous autres femmes, que je n'étais pas complétement rassurée.

J'écrivis donc sur-le-champ à un jurisconsulte très-distingué qui s'était occupé des intérêts de madame de Richeville, en le priant de venir le plus tôt possible causer avec moi.

Après de mûres et profondes réflexions, l'issue de cette scène terrible fut pour moi presque heureuse. Elle fixa mes incertitudes au sujet de M. de Rochegune.

M. de Lancry venait de se montrer à moi sous un aspect si repoussant, ses prétentions étaient à la fois si odieuses et si effrayantes, que je fus indignée d'avoir pu mettre un moment en parallèle ma conduite et la sienne.

Il y avait désormais entre lui et moi une si grande distance, que je finis par avoir pitié de mes scrupules.

La marche que j'avais à suivre et que je résolus de suivre était bien simple: plaider en séparation de corps et de biens contre M. de Lancry; cette séparation obtenue, suivre les vœux de mon cœur et m'en aller dans quelque retraite ignorée, attendre M. de Rochegune et lui consacrer le reste de ma vie.

Une séparation légale, complète, était une sorte de divorce; je me considérais comme absolument libre.

Sans doute il eût été plus héroïque de continuer le rôle d'abnégation sublime auquel je m'étais condamnée; mais, en définitive, je me trouvais stupide de pousser à ce point l'exagération de mes devoirs.

Jamais je n'aurais de moi-même provoqué une séparation; et ainsi peut-être j'aurais éternisé mes scrupules; mais M. de Lancry me mettait dans cette extrémité: bien qu'elle me fût pénible sous certains rapports, je l'accueillis cependant avec joie; car je lui devrais, après tout, le bonheur du reste de ma vie, je lui devrais ce radieux avenir que j'avais été sur le point de sacrifier.

Jamais je ne me sentis l'esprit plus ferme, plus net, plus calme, plus décidé qu'après cette violente secousse; jamais je n'avais pris une détermination plus prompte.

Je ne m'aveuglai sur rien, je ne reculai devant aucune prévision si désolante qu'elle fût.

Je me supposai forcée d'habiter avec M. de Lancry jusqu'au moment de mon procès; j'étais sûre de supporter fermement cette épreuve, soutenue par la certitude du bonheur qui m'attendait ensuite.

J'allai plus loin, je supposai mon procès perdu, et M. de Lancry maître de mon sort.

Mais alors cette injustice était si flagrante, le jugement de la société, résumé par ce verdict, était d'une partialité si révoltante, que je ne me croyais plus tenue à aucun respect, à aucun devoir envers cette société si monstrueusement partiale... je confiais mon avenir et ma vie à la tendresse de M. de Rochegune.

Cela sans remords, cela sans crainte, cela à la face et sous l'invocation de Dieu, appelant du jugement des hommes à son tribunal suprême, dernier refuge, dernier espoir des opprimés.

Quoique je fusse bien certaine de ma résolution; autant pour m'engager irrévocablement envers M. de Rochegune que pour avoir son conseil et son appui dans des circonstances si graves, je lui écrivis ces mots à la hâte:

Revenez... revenez vite... mon tendre ami... cette fois ce sera pour toujours et à tout jamais à vous... ma vie vous appartient.

Je demandai Blondeau et lui dis:

—Tu vas aller à l'hôtel de Rochegune, tu remettras cette lettre à l'intendant, en lui disant de ma part de renvoyer à l'instant à son maître par un courrier.

A peine Blondeau était-elle sortie, qu'une des femmes de madame de Richeville entra chez moi tout en larmes, toute éperdue:

—Au nom du ciel! madame!—s'écria-t-elle,—venez... mademoiselle Emma se meurt; madame de Richeville est dans le délire.

FIN DU TOME CINQUIÈME.


MATHILDE


MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME

PAR

EUGÈNE SÜE.

PARIS
PAULIN, ÉDITEUR, RUE RICHELIEU, 60.


1845

TOME SIXIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

UNE CONSULTATION.

Quel douloureux spectacle, mon Dieu, s'offrit à ma vue!

Les moindres détails de cette scène sont à jamais gravés dans ma mémoire. La tenture de la chambre d'Emma était de mousseline blanche, ainsi que ses rideaux et les draperies de son lit; les volets à demi fermés ne laissaient parvenir qu'un faible jour dans cet appartement. C'est à peine si l'on distinguait, au milieu de la blancheur des voiles qui l'entouraient, le pâle et angélique visage d'Emma, encadré de ses bandeaux de cheveux blonds un peu humides; ses grands yeux presque sans regard étaient à demi fermés sous leurs longues paupières qui jetaient une ombre transparente sur ses joues déjà creusées par la maladie: quelquefois ses lèvres s'agitaient faiblement; elle tenait ses deux petites mains croisées sur son sein virginal dans une attitude pleine de grâce et de modestie.

Je n'avais pas vu Emma depuis deux jours; je fus épouvantée du changement de ses traits.

Madame de Richeville, agenouillée à son chevet, la serrait dans une étreinte convulsive et couvrait de larmes et de baisers ses yeux, ses joues, son front, ses cheveux.

Une de ses femmes, étouffant ses sanglots, était à demi penchée sur le lit, tenant une tasse à la main.

—Grand Dieu! qu'y a-t-il?—m'écriai-je en courant à madame de Richeville et m'agenouillant près d'elle.

Elle ne répondit rien et redoubla ses caresses.

Je saisis la main d'Emma, elle était sèche et brûlante; sa respiration haute semblait pénible, oppressée, et causait surtout les alarmes de madame de Richeville.

—A-t-on envoyé chercher le médecin?—dis-je tout bas à la femme de chambre.

—Hélas! non, madame; la crise de mademoiselle a été si brusque que tout le monde a perdu la tête.

—Donnez-moi cette tasse, et allez tout de suite faire demander M. Gérard,—lui dis-je.

Cette fille sortit précipitamment.

—Emma... Emma, mon enfant! tu ne m'entends donc pas?... Mon Dieu! tu ne me vois donc pas?—s'écria madame de Richeville à travers ses sanglots,—je t'en supplie... bois un peu...

Et se retournant pour prendre la tasse, elle m'aperçut:

—Ah! je vous le disais bien!—murmura-t-elle en me montrant sa fille d'un regard désespéré...—Perdue... perdue... Je ne lui survivrai pas!...

—Silence... par pitié pour elle et pour vous, silence!

—Elle ne vous reconnaît plus, elle ne veut rien prendre de ma main... Cette potion la sauverait peut-être...

Et elle approcha une cuiller des lèvres de la jeune fille, qui détourna doucement la tête...

—Je vous le disais... elle sait tout... elle me méprise... elle me hait... O mon Dieu! elle va mourir en maudissant sa mère...

Et, perdant complétement la raison, madame de Richeville se tordit les bras de désespoir; ses sanglots devinrent convulsifs, puis ils cessèrent tout à coup; ses larmes s'arrêtèrent, elle s'affaissa sur elle-même et fut bientôt en proie à une horrible attaque de nerfs.

Je sonnai ses femmes; elles la transportèrent chez elle, et je restai auprès d'Emma.

Le docteur Gérard arriva presque aussitôt.

Il se fit rendre un compte exact de la nuit, qui avait été très-agitée. Le matin, Emma s'était un peu assoupie. En se réveillant, elle avait longtemps regardé madame de Richeville; puis elle avait dit quelques mots inintelligibles pendant le délire de son accès de fièvre. Cette crise passée, elle était retombée dans l'état de torpeur, d'insensibilité où nous la voyions.

M. Gérard s'approcha du lit, considéra quelque temps Emma et écouta sa respiration avec attention.

J'observai les traits du médecin avec anxiété: ils étaient soucieux et sombres. Après s'être un moment recueilli, il me dit:

—Madame, je désirerais rester un moment seul avec vous, puisque madame la duchesse de Richeville n'est malheureusement pas en état de m'entendre...

Je fis un signe; les deux femmes sortirent.

—Mon Dieu! monsieur,—m'écriai-je,—qu'y a-t-il donc?...

—Le danger est grand... très-grand...

—Au nom du ciel, monsieur... tout espoir est-il donc perdu?

—Je le crains, madame... La science est malheureusement impuissante à combattre des causes purement morales, qui produisent des réactions physiques toujours renaissantes. En vain on lutte contre les effets du mal... lorsque le foyer du mal nous échappe. Aussi... en présence de l'état si grave de mademoiselle Emma... je dois... il faut...

Voyant l'hésitation de M. Gérard:

—Monsieur,—lui dis-je,—je suis la meilleure amie de madame de Richeville, j'aime Emma comme une sœur. Je puis répondre à toutes vos questions...

—Aussi vous ai-je priée, madame, de renvoyer les femmes de madame la duchesse. Ce que je dois vous dire est tout confidentiel.

Après une nouvelle pause, il continua:

—J'ai donné mes soins à mademoiselle Emma, soit au Sacré-Cœur, soit ici. Son caractère m'a toujours semblé d'une exaltation concentrée, son imagination très-vive, son esprit très-impressionnable, sa candeur profonde... Je ne sais si je me suis trompé.

—Nullement, monsieur;... seulement, avec madame de Richeville et avec moi, Emma est toujours d'une franchise, d'une expansion pour ainsi dire involontaire, tant elle est chez elle impérieuse...

M. Gérard réfléchit quelques instants et reprit:

—C'est aussi ce que m'a souvent dit madame de Richeville; et cette assurance, de la part d'une personne qui connaît si bien mademoiselle Emma, avait suffi pour écarter jusqu'ici certains soupçons qui m'étaient venus, et que je regrette amèrement de ne vous avoir pas plus tôt confiés.

—Comment cela, monsieur?

—J'aurai bientôt l'honneur de vous dire pourquoi... Madame, selon moi, la cause de la maladie de mademoiselle Emma est toute morale: ses rêveries plus fréquentes, son état de langueur datent depuis assez longtemps; mais ces symptômes ont un caractère plus sérieux depuis quelques semaines, subitement grave depuis quelques jours, et sérieusement alarmant depuis hier... Maintenant, ce qui me reste à vous dire, madame, est très-délicat; mais il y va presque de la vie de cette enfant.

—Monsieur, de grâce!

—Eh bien!... madame... vous qui voyez chaque jour mademoiselle Emma, vous qui vivez dans son intimité, n'avez-vous aucune raison de lui soupçonner... un penchant... une inclination contrariée?

—A Emma?... non, monsieur... aucune... Mais qui peut vous le faire croire?

—Je vous le répète, madame, les symptômes de sa maladie ont tout le caractère de ces affections de langueur causées par de secrets chagrins du cœur. Souvent j'ai été sur le point de vous exprimer mes doutes; mais madame la duchesse et vous, madame, en me parlant sans cesse de l'extraordinaire franchise de cette jeune personne, vous avez éloigné cette idée...

Après avoir de nouveau réfléchi, ne trouvant véritablement rien qui pût justifier les soupçons de M. Gérard, je lui répondis:

—Non, monsieur, je ne puis supposer à Emma aucun amour contrarié; et je m'étonnerais même que cette pensée vous fût venue, si, comme moi, vous saviez qu'Emma est d'une candeur, d'une ignorance pour ainsi dire enfantines. D'ailleurs il lui eût été impossible de cacher un tel secret, soit à madame de Richeville, soit à moi.

—Cette candeur, cette ignorance enfantines, madame, loin de détruire mes convictions, les augmenteraient encore.

—Comment donc cela, monsieur?

—Peut-être ignore-t-elle elle-même le penchant qu'elle ressent. En vous rappelant ses confidences, ses révélations, madame, ne vous souvenez-vous pas de quelques circonstances en apparence insignifiantes qui, expliquées, interprétées de la sorte, pourraient nous éclairer?

—Non, plus j'y songe, monsieur,—lui dis-je après un nouveau moment de réflexion,—plus j'y songe, moins cette supposition me paraît acceptable... Pourtant, sans m'expliquer entièrement sur un secret qui ne m'appartient pas, et en vous demandant grâce pour ma réserve, je dois vous dire que madame de Richeville et moi nous avons craint qu'Emma n'eût fait une découverte d'une très-grande importance pour elle... une découverte relative à sa famille... et que cette pauvre enfant n'en eût été, n'en fût vivement affectée.

M. Gérard semblait de plus en plus embarrassé, ce que je venais de lui dire ne parut lui faire aucune impression; il secoua la tête d'un air de doute, alla de nouveau près d'Emma, écouta sa respiration, qui semblait un peu apaisée, tâta son pouls, et me dit:

—Elle est mal, bien mal... une cause morale occasionne tous ces ravages, on ne pourrait donc compter que sur une guérison morale... Il est des exemples merveilleux de personnes rappelées à la vie par la seule présence de l'être qu'elles regrettaient ou qu'elles désiraient voir... Et... je ne vous le cache pas, madame, il faudrait un miracle de ce genre pour sauver mademoiselle Emma.

—Ah! monsieur, vous m'épouvantez!—m'écriai-je en voyant la funeste expression de la physionomie du médecin.

—Cela n'est que trop certain,—reprit-il,—et je tiens d'autant plus, madame, à vous convaincre de l'imminence du danger qu'elle court... que cette considération seule peut surmonter ma répugnance à vous entretenir d'une communication bizarre, qui m'a été faite d'une manière fort désagréable.

—Que voulez-vous dire, monsieur?... de quelle communication voulez-vous parler?

—Ce matin, un commissionnaire inconnu a apporté chez moi un petit coffre renfermant dix billets de mille francs et une lettre que je dois vous montrer, quoi qu'il m'en coûte.

M. Gérard lut ce qui suit:

«Ces dix mille francs sont à vous, si vous vous chargez d'apprendre à madame de Lancry que mademoiselle Emma de Lostange se meurt d'amour pour M. le marquis de Rochegune...»

...Il en est de certaines émotions morales comme de certains faits physiques: un coup violent vous frappe à la tête, vous renverse; on ne ressent rien d'abord qu'une profonde commotion... un vertige douloureux pendant lequel toute pensée s'éteint. Vous tombez en ayant seulement la vague conscience d'un grand péril...

Il en fut ainsi pour moi de cette foudroyante révélation.

Je reçus au cœur un coup affreux, mes idées se troublèrent dans un pénible étourdissement; pendant une seconde je ne vis plus rien, je n'entendis plus rien.

L'appartement était si obscur que le médecin ne s'aperçut pas de l'altération de mes traits; il continuait de parler:

—Je n'ai pas besoin de vous dire, madame, que les dix mille francs ont été immédiatement envoyés aux hôpitaux; mais enfin, à des yeux prévenus, ne pouvais-je pas sembler servir je ne sais quel intérêt mystérieux en révélant soit à madame de Richeville, soit à vous, madame, un fait ou du moins une grave présomption que je partageais depuis quelque temps, et que les raisons que je vous ai dites, madame, m'avaient fait taire jusqu'à présent!... Encore une fois ma conviction était formée quant au sentiment que devait éprouver mademoiselle Emma, mais non pas quant à l'objet de ce sentiment, car je n'ai l'honneur de connaître M. de Rochegune que de nom. Enfin, madame, vous croirez à la parole d'un honnête homme: je n'aurais pas reçu ce matin cette étrange communication, que ce matin j'aurais fait part de mes craintes, ou plutôt de mes convictions, à madame la duchesse de Richeville, tant l'état de mademoiselle Emma est alarmant. Maintenant, madame, croyez-vous que le penchant ignoré ou contrarié qu'éprouve mademoiselle Emma ait M. de Rochegune pour objet? le voyait-elle souvent?

—Oui, monsieur... il la voyait presque chaque jour...

—Et pensez-vous que M. de Rochegune partage cette affection, ou du moins qu'il en fut instruit?

—Je ne le pense pas, monsieur... non, je ne le pense pas.

Après un moment de silence je dis tout à coup au docteur d'une voix altérée et d'un ton solennel:

—Ainsi... cette enfant est en danger de mort... monsieur, et c'est une passion concentrée qui la tue?

—Je le crois, madame, sur mon honneur je le crois; et s'il reste une seule chance de salut à cette malheureuse jeune fille... elle est dans l'espérance qu'on pourrait éveiller en elle en lui disant que son amour est partagé par M. de Rochegune. Avant tout il faut la sauver...

—Maintenant, monsieur, dans l'intérêt du salut d'Emma... il me reste à vous demander un service de la plus haute importance...

—Madame, parlez...

—Veuillez me remettre cette lettre, et me donner votre parole de ne jamais dire à personne... personne... que vous l'avez reçue.

M. Gérard se consulta un instant afin sans doute de ne pas agir légèrement, et reprit:

—Ma conscience n'a rien à me reprocher, les pauvres profitent des dix mille francs, la révélation que je vous ai faite est d'accord avec ma conscience, je ne vois aucun obstacle à vous donner ce billet et la parole que vous me demandez, madame.

—Je vous remercie, monsieur.

—Songez bien, madame,—me dit le docteur Gérard d'un ton grave, imposant, en retournant près du lit d'Emma,—songez bien que vous vous chargez d'une grave responsabilité... les moments sont précieux; je viens de voir madame la duchesse, elle est hors d'état de s'occuper en ce moment de sa jeune parente... Le sort de cette jeune fille repose entièrement sur vous... Si vous avez à lui donner quelque espoir, que ce soit le plus tôt possible... avec les plus grands ménagements. Son accès de fièvre a diminué,—ajouta-t-il en lui tâtant le pouls,—elle s'est un peu assoupie, peut-être le délire aura-t-il cessé... Si alors elle peut vous entendre, si le cerveau n'est pas encore tout à fait pris, il reste quelque chance de salut.

—Vous avez raison, monsieur,—lui dis-je avec amertume,—c'est une grande... bien grande responsabilité que la mienne... terrible en effet...

Après avoir de nouveau considéré Emma, le docteur me dit:

—Il me semble voir une larme sous ses cils... c'est une preuve de détente, une faible amélioration... Dès qu'elle pourra vous entendre, parlez-lui de M. de Rochegune, avec réserve d'abord; vous examinerez bien attentivement l'effet que ce nom produira sur elle... sur sa physionomie...

—Oui, monsieur... oui... j'observerai.

—Puis, si vous voyez que ce nom éveille en effet en elle quelque émotion, si légère qu'elle soit, vous pourrez l'entretenir de l'espoir de le voir bientôt... est-il ici?

—Non... non, monsieur, il est absent depuis plusieurs jours.

—Et c'est justement depuis plusieurs jours que l'état de mademoiselle Emma s'est aggravé... Ce départ aura fait éclater cette dernière crise... Vous pourrez donc parler à mademoiselle Emma du prochain retour... de M. de Rochegune; lui dire qu'il la reverra avec plaisir... peut-être même qu'il a deviné ses sentiments et qu'il les partage... l'important est de la sauver d'abord...

—Sans doute, monsieur... il faut la sauver,—dis-je presque machinalement.

—Ainsi, par exemple, si vos paroles ramenaient quelque résultat inespéré, vous pourriez peut-être, pour porter un coup décisif, lui faire entrevoir l'espérance de se marier avec M. de Rochegune... Encore une fois, elle est en danger de mort, il s'agit de la sauver... Si cette union est impossible, on le lui apprendra plus tard, peut-être avec moins de danger: on n'éprouve pas deux fois des crises pareilles.

—Vous croyez, monsieur?

—Sans aucun doute... Si par miracle elle revenait à la vie, on la laisserait dans cette confiance jusqu'à son rétablissement, nécessairement très-prompt. Le bonheur est un si grand sauveur! dans les maladies morales, il opère souvent des merveilles. Allons, madame, je n'ose vous dire d'espérer... mais courage... Sans doute votre responsabilité est grande; mais personne mieux que vous ne peut tenter cette épreuve, qui exige tant de délicatesse, tant de tact et tant de dévouement: vous êtes l'amie intime de madame de Richeville, presque la sœur de cette pauvre enfant; la dernière chance qui la rattache à la vie ne peut être confiée à des mains plus sûres et plus dévouées... A ce soir donc, madame, je reviendrai.

Après avoir ordonné quelques prescriptions, il sortit.

Une des femmes de madame de Richeville vint me prévenir que la duchesse était toujours dans un état nerveux déplorable.

Je lui dis de retourner auprès de sa maîtresse, qu'Emma sommeillait.

Et je restai seule...

Seule avec cette malheureuse jeune fille, qui, dans son innocence, me portait le coup le plus cruel qui pût m'atteindre...

O mon Dieu, vous le savez, je tombai à genoux auprès de ce lit funèbre, je vous suppliai avec ferveur de chasser de moi les détestables pensées, les instincts homicides... oui, homicides... car quelquefois on tue par la parole ou par le silence, comme on tue avec le fer.

Seigneur, Seigneur! vous à qui rien n'échappe, vous avez alors pu découvrir dans les plus secrets replis de mon cœur... de ces ressentiments qui sont déjà presque des crimes...


CHAPITRE II.

RÉVÉLATION.

J'étais là seule... seule avec Emma, attendant son réveil... attendant un moment lucide de son agonie pour interroger son cœur... pour lui révéler un amour qu'elle ressentait et qu'elle ignorait peut-être...

Moi... moi... lui révéler cet amour!

Et cet amour... elle l'éprouvait.

Une fois cette terrible voie ouverte à ma pensée, j'y marchai avec une effrayante rapidité; je ne pouvais concevoir mon aveuglement passé.

Je m'expliquai certaines bizarreries de la conduite et des paroles d'Emma. Mille ressouvenirs me frappèrent alors... ainsi, entre autres, elle éprouvait une émotion pénible en voyant tomber de la neige... et la neige avait failli servir de linceul à M. de Rochegune.

Enfin dernière preuve, fatale preuve! depuis quelque temps n'éprouvait-elle pas, à son insu sans doute, un vif sentiment de jalousie contre moi?

Ce premier mouvement de répulsion que je lui inspirais, auquel Emma cédait d'abord en rougissant, puis qu'elle surmontait ensuite, ne démontrait-il pas la force de son amour?

Et d'ailleurs cet amour n'était-il pas probable, inévitable?... cette enfant voyant chaque jour un homme tel que M. de Rochegune, n'entendant que ses louanges, pouvait-elle s'empêcher de l'aimer?

Un moment j'accusai amèrement madame de Richeville d'imprudence... Pauvre malheureuse mère!...

Ensuite ce fut sur M. Lugarto que tomba tout le poids de mon exécration.

Oh! il se vengeait du mal qu'il m'avait déjà fait... il s'en vengeait d'une manière bien atroce...

Mais comment, lui qui ne voyait jamais Emma, avait-il pénétré un secret que madame de Richeville et moi nous ignorions, un secret que le docteur Gérard soupçonnait seulement?

La duchesse se croyait sûre de ses gens; mais M. Lugarto n'avait-il pu en corrompre quelques-uns? et d'ailleurs comment ses gens mêmes avaient-ils lu dans le cœur d'Emma mieux que sa mère, mieux que moi?

En y songeant, cela ne se concevait que trop... J'étais constamment préoccupée de mon amour, madame de Richeville portait elle-même un vif intérêt à cet amour; certaines remarques, certaines évidences avaient dû nous échapper: le soupçon de la passion d'Emma était à mille lieues de notre pensée...

Emma avait-elle donc une confidente parmi les femmes de madame de Richeville? Cela n'était pas dans son caractère, et ces femmes semblaient toutes dévouées à sa mère. Quant à ce dévouement... l'or est, hélas! un puissant corrupteur... et M. Lugarto était bien riche.

Ces réflexions paraissent calmes, froides, presque puériles, en présence du coup dont j'étais menacée; mais elles ne m'empêchaient pas d'être en même temps assaillie de terreurs bien déchirantes.

Comme l'œil de Dieu embrasse à la fois toutes choses, j'embrassais en un instant et d'un seul regard tous les mondes de la douleur... tous les espaces du désespoir... depuis les causes les plus formidables jusqu'aux effets les plus infimes.

D'autres fois je ne pouvais pas moralement croire à cet anéantissement foudroyant de mes espérances.

Cela me paraissait surnaturel. C'était le contraire des miracles; si palpable que fût la réalité... je me refusais d'y croire.

J'opposai à l'évidence des faits des raisons qui me semblaient aussi puissantes, aussi immuables que les lois de la nature.

—Non... non... me disais-je, Emma ne peut pas aimer M. de Rochegune; elle ne le peut pas: cet amour causerait ou sa mort ou mon malheur éternel... et je ne veux pas la mort de cette jeune tille, et je ne veux pas être éternellement malheureuse.

Il est impossible que je renonce à mon amour, que je retourne auprès de M. de Lancry; il est impossible que j'aie touché de si près le bonheur pour le voir ainsi s'abîmer à mes yeux... il est impossible que je me voue à un avenir aussi affreux que serait le mien...

L'accomplissement de ces craintes m'eût semblé un rêve monstrueux. Cette accumulation de malheurs sur une seule créature ne passait-elle pas les bornes du possible?

Dieu ne pouvait pas vouloir cela; c'était damner trop sûrement et trop facilement une âme... Je me révoltais contre cette implacable persécution de la destinée... Je demandais ce que j'avais fait... moi, pour que le sort me fût si fatal!

Alors je ne sais quelle voix à la fois sévère et paternelle me répondait:

«Et cette enfant, cet ange qui agonise, qu'a-t-elle fait? et elle meurt... Son âme est si pure, qu'elle ignore même l'amour qu'elle ressent... Elle ne l'a dit à personne... elle a langui... elle a souffert, elle ne s'est jamais plainte, elle ne se plaindra jamais, et elle meurt!...

«Comme les fleurs qui se flétrissent quand le soleil leur manque, et qui ignorent ce que c'est que le soleil... elle a senti l'amour qui ferait sa vie lui manquer... et elle s'est flétrie... Elle n'avait pas besoin... elle... de sophismes, de subtilités, pour justifier son amour... Elle était jeune et libre... Elle a aimé un homme jeune et libre comme elle... Son amour a été selon les lois de Dieu et des hommes... Elle a seize ans, et elle meurt...

«Ferme à jamais les yeux, pauvre enfant; ton amour virginal sera enseveli avec toi... Ne crains rien... tout le monde l'ignorera comme toi. A voir tes deux petites mains pâles et amaigries croisées sur ton sein, on dirait que ton pudique instinct veut cacher cet amour, comme si on pouvait le deviner à travers la limpidité de ton âme... Dors... dors du sommeil éternel... Pauvre enfant.»

Et alors je me sentais attendrie malgré moi. Je jetais des yeux humides sur la douce et mourante figure d'Emma... La nuit était proche; son beau visage, blanc comme l'albâtre, semblait resplendir au milieu des ombres qui envahissaient son alcôve.

Elle sommeillait légèrement; sa pauvre figure, endolorie, abattue, avait en ce moment une magnifique expression de résignation et de souffrance candide...

—O mon Dieu! mon Dieu! m'écriai-je en tombant à genoux, elle est bien affreusement malheureuse! Mais au moins elle ignore la cause de ses maux; elle mourrait sans regrets... et moi, je ne vivrais pas dans un désespoir éternel...

Puis songeant à ce que ce vœu avait d'horrible, comprimant mes sanglots, je demandais pardon à Emma.

Dans mon remords d'avoir conçu cette criminelle pensée, je m'exaltais jusqu'à l'héroïsme. J'entendis de nouveau la voix mystérieuse, elle faisait vibrer presque malgré moi les plus généreuses cordes de mon âme.

«Courage... courage... pauvre femme...—me disait-elle,—ta croix est lourde; courage, un pas encore, et tu auras gravi la dernière cime de ton calvaire...

«Alors... de là... du haut de ton renoncement sublime, comme le Christ du haut de sa croix, placée entre les hommes et Dieu, tu contempleras au-dessous de toi cette enfant que tu auras sauvée, sa mère qui te bénira.. Quant à l'homme si digne de toi, que tu aimais si dignement... tu diras en cachant tes larmes... S'il savait...

«Courage... oh! il faut une résolution plus qu'humaine pour ceindre ainsi volontairement la couronne saignante d'un martyre ignoré. Mais aussi quel baume épandront sur tes blessures les ineffables, les maternelles consolations de ta conscience!

«Oh! tu ne sais pas encore, pauvre femme, ce que c'est que d'avoir acquis, à force de sacrifices, le droit de pleurer sur soi!

«Oh! tu ne sais pas la pieuse douceur de ces larmes saintes et fécondes... Tu ne sais pas avec quel miséricordieux orgueil on les sent couler en sachant que d'autres les verseraient, mais plus âcres, mais plus brûlantes encore...

«Tu ne sais pas les religieuses voluptés de la douleur! Tu ne sais pas comme on souffre et comme on jouit à la fois, en se disant, le cœur brisé, les yeux noyés de larmes, les lèvres tressaillantes de sanglots:—«Je suis bien malheureuse, oh! bien affreusement malheureuse! mais au moins ils sont heureux... ceux-là pour qui je souffre tant...

«Oh! oui... sois fière de cet amour, au nom duquel tu vas t'immoler... Sois-en fière... c'est ton premier, ton seul, ton noble amour. Vois les pensées qu'il t'inspire, vois ce que tu ressens, au lieu d'une jalousie grossière comme celle qui autrefois t'animait contre Ursule...

«Qu'éprouves-tu pour Emma? Les plus hautes, les plus touchantes aspirations... Elle meurt d'amour pour celui que tu chéris... tu vas arracher ce pudique secret à ses lèvres défaillantes... tu renonceras toi-même en sa faveur à ton rêve d'or, à ton ciel... et tu n'as pour Emma que des larmes de tendresse et de pitié.

«Oui... oui... Mathilde, ton amour est grand, ton amant te le disait...—De cet amour doivent jaillir un jour de magnifiques dévouements, de sublimes exemples.

«Autrefois tu n'as su que passivement souffrir pour une cause indigne... l'heure est venue de souffrir et d'agir pour la plus sainte des causes. Garde ta divine auréole de vertu; ne déchois ni à tes yeux, ni aux yeux de ceux que tu aimes; sacrifie-toi pour une enfant innocente et pure, sauve-la de la mort... travaille à son bonheur... Courage... Dieu te voit.. Dieu te sourit dans son éternité.».....

. . . . . . . . . .

Et, ainsi qu'on cherche à résister à une fascination coupable, à l'entraînement de honteux conseils, je tâchais de fermer mon cœur aux accents de cette voix généreuse.

J'étais lasse de souffrir.

Pourquoi donner à cette malheureuse enfant une espérance que M. de Rochegune ne réaliserait jamais? car il m'aimait, moi... il m'aimait éperdûment, et mon épouvantable sacrifice serait vain pour le bonheur de cette jeune fille.

Au milieu de ces réflexions si poignantes, Emma fit un léger mouvement, tourna languissamment la tête de mon côté, ouvrit les yeux en soupirant, et me regarda.

Oh! je le vois encore, ce regard profond, à la fois si doux, si triste, si résigné...

Il me sembla qu'il m'implorait, qu'il me demandait la vie, le bonheur...

Après m'avoir un instant contemplée avec étonnement, elle ferma ses longues paupières; deux larmes roulèrent sur ses joues, qui se colorèrent un instant d'un rose pâle.

—Emma, qu'avez-vous?—lui dis-je doucement,—vous pleurez!... souffrez-vous?

—Oui,—me dit-elle d'une voix faible sans ouvrir les yeux,—je vous aime... et pourtant votre présence me fait mal... Ne m'en voulez pas... il faut avoir pitié des mourants.

—Que dites-vous!... n'ayez pas de pareilles idées, pauvre enfant, vous affligeriez et moi et votre bonne amie.

—Je sais bien que je vais mourir... dans mon rêve, Dieu me l'a dit.

—Quel rêve?

—Oh! un rêve étrange,—continua-t-elle tenant toujours ses yeux fermés,—je n'ose pas vous le dire.

—Emma, je vous en prie...

—Je me sentais mourir; je sentais en moi comme une grande force qui voulait m'enlever aux cieux... et puis... il m'a semblé entendre une voix qui disait: Faut-il quelle meure, faut-il qu'elle meure?

—Et à qui parlait cette voix, mon enfant?

—Oh! c'est la fièvre... qui me donnait ces idées... Elles sont folles.

—Mais à qui cette voix disait-elle: Faut-il qu'elle meure?

—Elle le disait... à une femme... à une femme dont je ne voyais pas la figure...—se hâta de dire Emma.

Je compris... la malheureuse enfant me trompait; c'était moi qu'elle avait vue en songe.

—Et cette femme?—lui dis-je.

—Elle n'a rien répondu, et la voix a dit:—Emma, il faut mourir!

Puis se reprochant sans doute en elle-même d'avoir été impressionnée contre moi par ce rêve, et revenant à son doux et charmant naturel, elle ouvrit les yeux, et me regarda cette fois avec une expression de tendresse, de repentir, si ingénue, que je ne pus retenir mes larmes.

Elle se pencha vers moi, prit ma main dans les siennes, la porta à ses lèvres, hélas! froides, bien froides... puis elle la posa sur son sein en me disant:

—Il me semble que la chaleur de votre main va réchauffer mon cœur, qui s'était glacé tout à l'heure...

—Emma, vous m'aimez donc bien?

—Maintenant... oui... après ma seconde mère... je n'aime rien au monde plus que vous...

—Vous n'aimez personne autant que moi... mon enfant?

—Personne... J'aurais voulu vous ressembler en tout... être vous-même...

—Et pourtant quelquefois... vous me haïssez,—dis-je assez vivement.

Elle fit un brusque mouvement, pressa davantage encore ma main sur son cœur: je sentis ses faibles battements s'accélérer un peu.

Emma reprit en souriant douloureusement:

—Voyez quel mal vous me faites en me disant cela... Je vous assure que je vous aime... Ces mouvements... que je pouvais quelquefois réprimer en vous voyant, j'ai découvert ce que c'était...—et elle tâcha de sourire encore...

—Vraiment... Et qu'était-ce?...

—C'était l'instinct de mon cœur qui m'avertissait qu'à mon insu je vous avais causé quelque chagrin... Alors j'osais à peine m'approcher de vous, j'éprouvais comme un remords de ma faute; mais votre tendre bonté le faisait bien vite évanouir, et je me jetais dans vos bras.

Comment n'aurais-je pas été attendrie en entendant Emma s'efforcer d'interpréter ainsi cette jalousie qu'elle se reprochait, et dont elle ne pouvait s'expliquer la cause?...

—Vous me croyez, n'est-ce pas?—ajouta-t-elle...—Je vous jure que je ne vous hais pas... Au moment d'aller devant Dieu, je ne voudrais pas mentir.

—Vous parlez toujours de mourir, mon enfant... Heureusement il n'en est rien... Ne seriez-vous donc pas désolée de quitter ceux qui vous aiment, de quitter la vie?...

—Oh!... oui, je serais désolée de quitter madame de Richeville, vous; mais la vie... je ne la regrette pas.

—Et pourquoi cela?

—Parce que... sans raison... oh! sans aucune raison, je me sentais chaque jour plus malheureuse... Tout devenait sombre autour de moi... toutes mes pensées se brisaient contre un obstacle invisible.

—Mais avant d'être ainsi malheureuse?

—Oh!—dit-elle en joignant ses deux mains et en levant au ciel ses beaux yeux rayonnants d'une sorte d'extase, de ressouvenir;—oh! avant cela il me semblait que je devais vivre toujours; le temps passait comme un songe béni, j'avais les idées les plus riantes... J'étais si heureuse... si heureuse, qu'il me semblait qu'un jour... je retrouverais ma mère... quoique je susse qu'elle était morte...

—Et au couvent étiez-vous aussi heureuse, chère enfant?

—Au couvent c'était un autre bonheur: c'était l'amitié de mes compagnes, la bonté de madame de Richeville; ce bonheur-là, ainsi que mes chagrins d'alors, je me l'expliquais... L'autre bonheur... bien plus vif, bien plus grand, je le ressentais sans me l'expliquer... non plus que les chagrins qui l'ont suivi.

—Mais... c'était peut-être la joie d'être sortie du couvent qui vous rendait si contente?

—Non... j'ai regretté mes compagnes, et, au couvent, je voyais madame de Richeville comme je la vois maintenant.

—Tâchez de vous rappeler à peu près quand a commencé pour vous cette félicité qui a presque changé l'aspect de votre vie... qui a donné un but à votre existence... qui a jeté sur tout, n'est-ce pas? comme une clarté plus brillante et plus belle.

—Oui... oui... c'est bien cela... que j'ai ressenti...

Après un mouvement d'indécision terrible, j'ajoutai d'une voix tremblante, altérée:

—Ce bonheur... n'a-t-il pas commencé peu de temps après le retour... de M. de Rochegune à Paris, alors que vous le voyiez tous les jours?

Elle me regarda avec une expression de candeur et de céleste ravissement.

Je sentis son cœur battre plus vite qu'il n'avait encore battu, et elle me dit avec une sorte de joie à la fois étonnée, reconnaissante, et passionnée:

—Oui... oui... c'est vrai... Oh! mon Dieu!... c'est vrai!

—Et votre malheur! votre malheur!! n'a-t-il pas commencé peu de temps après mon arrivée... à moi?

Hélas! le désespoir donna sans doute à mes paroles, à ma physionomie, un accent de reproche à la fois effrayant et cruel; car Emma, se levant à demi, se précipita dans mes bras en fondant en larmes, et cacha sa tête dans mon sein en s'écriant d'une voix déchirante:

—Pardon!... pardon!...

Puis, après m'avoir étreinte avec une force convulsive, je la sentis défaillir...

Épouvantée, je la replaçai sur son oreiller et je courus prendre un flacon.

Elle était d'une pâleur mortelle, ses joues livides... ses mains froides comme du marbre.

Les sels que je lui fis respirer ne la ranimèrent pas; je mis ma main sur son cœur, il ne battait plus.

J'approchai ma joue de ses lèvres entr'ouvertes... je ne sentis pas un souffle...

Je crus l'avoir tuée.

Ce fut un moment horrible; je tombai à genoux en m'écriant:

—Pardon! pardon! mon Dieu! rappelez-la à la vie; je fais vœu de me sacrifier pour elle, d'employer tout ce qu'il me restera de force à travailler à son bonheur, comme si elle était ma sœur... ma fille... Seigneur, je vous le jure... je me sacrifierai... dût-il m'en coûter la vie! mais faites que je ne l'aie pas tuée... Mon Dieu! faites que je ne l'aie pas tuée!...

Après quelques minutes d'effrayantes angoisses pendant lesquelles, penchée sur Emma, j'épiais son moindre souffle, son moindre mouvement, Dieu m'exauça...

Elle soupira légèrement... la circulation du sang, un moment suspendue, reprit son cours. De livides, ses joues redevinrent pâles... Elle vivait... Dieu avait entendu mon serment...

Je devais me dévouer... tout était consommé, tout était fini pour moi... tout...

De ce moment il fallait ensevelir mon amour, mon pauvre et triste amour, au plus profond de mon cœur comme dans un sépulcre... Il me fallait éclairer cette malheureuse enfant, tâcher de la rattacher à la vie par l'espérance...

Je n'en pouvais plus douter, l'infortunée se mourait d'amour et de jalousie.

Mais lui... lui, pour qui elle se mourait... comment le détacher de moi?... comment l'intéresser à l'amour d'Emma? comment le lui faire partager?

Alors, je l'avoue... la pensée me manquait... il me restait à peine assez de force pour instruire Emma de ce qui pouvait la sauver... Avant tout il fallait la sauver.


CHAPITRE III.

LE SALUT.

Le médecin m'avait laissé un cordial d'un effet puissant... me recommandant d'en user s'il était nécessaire de soutenir, de remonter le moral d'Emma pendant quelque temps.

Profitant de sa faiblesse, je présentai à ses lèvres une cuillerée de cette potion; elle but machinalement.

Quelques minutes après, une faible rougeur colora ses joues, et elle ouvrit des yeux étonnés, comme si elle sortait d'un songe.

Ne voulant pas laisser revenir sa pensée sur la douloureuse impression qui avait causé son évanouissement, voulant frapper un coup décisif, je m'écriai:

—Réveillez-vous donc, paresseuse! M. de Rochegune vient d'arriver; il est là avec madame de Richeville.

A peine le nom de M. de Rochegune avait-il été prononcé, que le cœur d'Emma recommença de battre avec une force qui m'effraya.

Elle me regarda d'un air surpris, radieux, mais sans la moindre confusion.

—M. de Rochegune est de retour?—murmura-t-elle.

—Oui... oui...—lui dis-je d'une voix entrecoupée, fébrile, sentant que chaque mot tuait une de mes espérances.—Oui... il vient avec de grands projets qui vous concernent... et dont je m'entretenais toujours avec lui... je l'aimais de tout l'amour qu'il vous portait, mais nous ne pouvions encore rien vous dire... il y avait des obstacles... de grands obstacles... à ce qu'alors vous fussiez instruite de ses desseins... Oui, nous ne pensions qu'à vous... et vous croyiez que je ne pensais qu'à lui... qu'il ne pensait qu'à moi... C'est pour cela que vous aviez quelquefois contre moi de ces ressentiments que vous ne compreniez pas... C'était de la jalousie, entendez-vous, pauvre enfant! de la jalousie bien injuste, car M. de Rochegune vous aime autant que vous l'aimez sans vous rendre compte de cet amour... Oui... il vous aime... il vous aime... maintenant vous ne pouvez plus douter ni de vous ni de lui; les obstacles qui existaient n'existent plus... Il vous demande en mariage à votre seconde mère; elle y consent. Ainsi vous passerez désormais votre vie avec lui; mais il faut bien vite ne plus être malade, reprendre vos jolies couleurs roses... Eh bien, parlerez-vous encore de mourir maintenant?...

Il faut renoncer à exprimer les mille gradations par lesquelles cette pauvre figure si souffrante et si décolorée passait à mesure que je parlais; la surprise, la joie, la stupeur, la crainte, le ravissement, l'extase se peignirent sur ses traits avec une vivacité, une énergie qui m'effrayèrent.

Pourtant j'avais prévu que, dans cette circonstance décisive, les ménagements, les préparations, les réticences, n'opéraient pas la révolution profonde, fulgurante, que l'on devait avant tout rechercher dans une révélation d'un effet aussi héroïque.

Emma fut sauvée... Mais je n'eus pas d'abord cette heureuse créance; la secousse fut terrible. Pendant plusieurs heures j'eus des transes mortelles.

A de nouvelles défaillances succéda un accès de délire pendant lequel Emma prononça des phrases sans suite, mais où je distinguais surtout mon nom accompagné de ces mots: «Pardon, ange tutélaire!»

Par un étrange oubli, ou plutôt par un puissant instinct de chaste délicatesse, elle ne prononça pas une fois le nom de M. de Rochegune.

Cette crise fiévreuse se termina heureusement, non par une pénible torpeur, mais par un bienfaisant sommeil.

Le médecin revint au moment où Emma commençait à s'endormir.

A mon tour j'étais accablée, défaillante.

—Hé bien, madame?—me dit-il avec anxiété.

Sans lui répondre, je lui montrai Emma d'un coup d'œil, et je cachai ma figure dans mes mains en pleurant.

Au bout de quelques secondes, passées sans doute à s'assurer de l'état de la jeune fille, M. Gérard s'écria avec une expression de joie indicible:

—Elle est presque sauvée. Vous lui avez parlé... Ah, madame! c'est une résurrection, un miracle! C'est admirable! Peut-être vous devra-t-elle la vie... Cette violente secousse a opéré le résultat le plus salutaire. Voyez... elle dort... elle dort profondément, et depuis cinq jours son repos n'était qu'une lourde somnolence. Mais comment lui avez-vous fait cette révélation, madame?

Je racontai tout au médecin, excepté ce qui me concernait.

Quand je lui eus dit de quelle manière j'avais appris à Emma le prétendu retour de M. de Rochegune, d'abord il frémit; puis il se rassura, en me disant:

—Vous avez eu, madame, plus de courage, plus de raison que je n'en aurais eu. Cette jeune fille était perdue, une crise violente pouvait seule la sauver. Des ménagements n'auraient pas amené ce résultat inespéré... Il y a tout lieu de penser qu'elle entrera rapidement en voie de guérison. Maintenant, madame, pour terminer votre ouvrage, vous comprenez qu'il est de la dernière importance que vous assistiez à son réveil... Elle croira d'abord avoir été le jouet d'un songe; ce sera à vous de la rassurer par de nouveaux détails, de donner de la vraisemblance au récit que vous avez été obligée de lui faire: et surtout, madame, empêchez-la de soupçonner que ceci n'est qu'une feinte; une rechute s'ensuivrait, et une rechute serait mortelle. M. de Rochegune n'est pas ici... il faudrait le prévenir... il est fait pour comprendre toute l'importance de son prompt retour.

Je songeai à la lettre que je lui avais envoyée par un courrier, en lui disant de revenir en hâte... et je dis:

—M. de Rochegune est prévenu, monsieur; il sera ici après-demain sans doute...

—Déjà prévenu, et prévenu par vous!—s'écria M. Gérard.

Étonnée de cette remarque, je lui dis:

—Il ne pouvait l'être que par moi, monsieur.

—Vous avez raison, madame; allons, encore un peu de courage!

—J'ai peur que la force ne me manque, monsieur.

—Vous la trouverez, madame... en songeant que, si vous ne la trouviez pas, tout serait perdu; cette crise si salutaire, si miraculeuse, aurait été inutile. A son réveil, mademoiselle Emma interrogerait peut-être une des femmes de chambre de madame la duchesse; vous ne pouvez les mettre dans ce secret: ainsi tout serait dévoilé.

—Mais madame de Richeville... monsieur?

—Je viens de la voir... J'avais ordonné un calmant, elle dort. Elle a d'ailleurs passé trois nuits de suite auprès de mademoiselle Emma. Elle était brisée de fatigue. Il n'y a donc rien à craindre de ce côté, si vous jugez toujours à propos de ne pas la mettre dans la confidence.

—Moins que jamais, monsieur; je vous en conjure, que ce secret soit entre vous et moi.

—Je vous l'ai promis, madame. Mais comment, jusqu'à sa complète guérison, empêcherez-vous mademoiselle Emma de parler à madame de Richeville de M. de Rochegune et de son mariage? une fois parfaitement rétablie, on pourra peu à peu éloigner cette promesse; mais jusque-là...

—Tenez, monsieur...—lui dis-je en l'interrompant,—je n'ai qu'une crainte... c'est que Dieu ne me conserve pas longtemps la raison... Vous ne savez pas... vous ne pouvez pas savoir ce que j'ai enduré aujourd'hui... Ma tête n'y résistera pas... Quels sont les symptômes de la folie... monsieur?... Est-ce quand on sent les artères des tempes battre à se rompre? Les miennes battent ainsi, monsieur.

—Madame...

—Est-ce quand on sent son intelligence vaciller comme la flamme d'un flambeau qui va s'éteindre? C'est qu'en ce moment j'éprouve cela... monsieur.

M. Gérard m'a dit plus tard qu'il avait été un instant effrayé de l'égarement, de la concentration de mes traits, et que, sachant ce qu'il savait, il avait réellement craint que je n'eusse pas la force morale nécessaire pour accomplir mon œuvre de dévouement.

—Madame, remettez-vous,—me dit-il,—calmez-vous, veuillez vous appuyer sur mon bras... Venez... Je vais ouvrir une des fenêtres de cette chambre; la soirée est magnifique, quelques bouffées d'air pur et doux ne peuvent qu'être salutaires à notre pauvre malade...

Le médecin ouvrit la fenêtre qui donnait sur le jardin.

Nous étions à la fin du mois de mars, la soirée était tiède, c'était un commencement de printemps, la lune brillait au milieu des étoiles.

J'aspirai avec avidité cet air vivifiant; j'exposai mon front brûlant à cette brise douce et fraîche. Peu à peu je me calmai... Je levai les yeux au ciel avec une résignation pleine de douleur et d'amertume.

En contemplant l'immensité du firmament, il me sembla qu'une mystérieuse communication se rétablissait entre moi et Dieu; il me sembla entendre de nouveau cette voix qui m'avait conseillée, soutenue:

«—Courage,—me disait-elle,—courage, noble femme, tu t'es élevée jusqu'aux plus sublimes régions du sacrifice... de la douleur sainte et grande... Tu ne peux souffrir davantage, ne laisse donc pas ton œuvre incomplète; confie-toi en Dieu... il t'inspirera, il te donnera les moyens d'aplanir les obstacles qui maintenant te semblent insurmontables... Jamais il n'abandonne les cœurs généreux... Entre tous ceux qu'il chérit, les plus souffrants sont ceux qu'il chérit le plus... son esprit les guide... sa lumière les éclaire... sa force les soutient.»

Ces pensées me firent du bien... Elles furent à mon âme accablée ce que la brise était à mon front brûlant.

—Vous êtes mieux, n'est-ce pas, madame?—me dit le médecin après un long silence.

Il me sembla que sa voix était émue; la lune éclairait en plein sa figure grave et sévère. Deux grosses larmes coulaient sur ses joues.

—Qu'avez-vous, monsieur?—m'écriai-je.

Il me regarda quelque temps sans me répondre, puis il me dit d'une voix attendrie:

—Vous m'avez demandé le silence, madame... vous avez ma parole... mais heureusement il n'est pas de secret pour celui qui est là-haut,—ajouta-t-il en levant le doigt vers le ciel.

M. Gérard savait-il, par le bruit public, mon attachement pour M. de Rochegune? l'avait-il appris depuis le matin? Je l'ignorais.

C'était, d'ailleurs, un homme très-peu du monde, en ce qui concerne ses bruits ou ses médisances.

Il avait donc pu, jusque-là, parfaitement ignorer ce qui rendait mon sacrifice si pénible.

Après quelques nouvelles recommandations au sujet d'Emma, il me quitta...

Je restai encore seule avec Emma, attendant son réveil... Mais cette fois tout était accompli......

. . . . . . . . . .

Après trois heures d'un profond sommeil Emma s'éveilla.

Si, pour me consoler, il m'eût suffi de savoir que j'avais arraché cette malheureuse enfant à la mort, j'aurais dû être satisfaite; il s'était opéré pendant le paisible sommeil d'Emma un changement véritablement si extraordinaire, qu'elle n'était plus reconnaissable: l'espérance l'avait sauvée; elle se savait, ou plutôt elle se croyait aimée autant qu'elle aimait...

Hélas! je frémissais en songeant aux funestes conséquences que pouvait avoir le mensonge que j'avais été obligée de faire... Je fermai les yeux devant l'abîme, et j'attendis tout de Dieu.

En s'éveillant, Emma, après avoir cherché à rassembler ses idées, s'écria:

—Est-il bien vrai? Mon Dieu! cela est-il bien vrai? C'est vous...

—Oui, oui... c'est moi, mon enfant; ce que je vous ai dit est la vérité... Vous aimez M. de Rochegune, il vous aime... Nous allons parler de tout ce bonheur; mais comment vous trouvez-vous?

—Maintenant je me sens faible... Mais j'éprouve le besoin de vivre... comme tout à l'heure j'éprouvais le besoin de mourir.

—Vous êtes donc bien heureuse?

—Oh! oui... je vois que c'était à M. de Rochegune que je devais ces moments si heureux que je ne m'expliquais pas... Je sens que désormais je n'aurai plus de ces chagrins pendant lesquels je vous aimais moins...

Elle resta un moment pensive, son front appuyé dans ses mains; puis elle reprit:

—Cela est étrange comme la révélation que vous m'avez faite me montre le passé sous un autre jour... Pourtant je remarquais bien que lorsqu'il était là mon bonheur augmentait encore... Mais je ne songeais pas à lui attribuer cette émotion si douce... Seulement tout ce qu'il disait, je le retenais; les airs qu'il chantait, je les retenais aussitôt. Il me semblait que j'avais en moi l'écho de son âme... Quand je l'entendais louer, cela me faisait autant de plaisir que si l'on me louait.. Quand je l'accompagnais au piano, j'étais bien sûre de jouer mieux que d'habitude... Quand il causait avec moi, au lieu d'être intimidée, les pensées, les paroles me venaient plus aisément que jamais.

—Et comment n'avez-vous jamais dit cela à madame de Richeville ou à moi?

—C'est vrai... Pourquoi?—dit-elle en réfléchissant.—Sans doute c'est parce qu'il en avait été ainsi dès le premier jour où j'avais vu M. de Rochegune. Je ne croyais pas qu'il pût en être autrement. Cela me semblait si naturel, que je n'en parlais pas... Être heureuse auprès de lui... c'était pour moi comme respirer... comme vivre... comme voir... comme sentir... Enfin j'étais comme quelqu'un qui aurait joui des bienfaits de Dieu... sans savoir qu'il y a un Dieu... Seulement, quand mon bonheur était troublé par quelque crainte ou par quelque souvenir, je ne pouvais cacher ma tristesse... Maintenant je m'explique mes larmes involontaires en voyant tomber la neige... C'est que M. de Rochegune avait manqué de périr sous la neige...

Mais, avant mon arrivée, il parlait quelquefois de moi avec madame de Richeville, n'est-ce pas?

—Oh! toujours, il vous citait sans cesse comme la personne la plus accomplie, celle qu'il aimait le plus: c'est pour cela que je vous aimais déjà tant avant de vous connaître. Et puis j'ai été bien heureuse de vous voir... M. de Rochegune attendait votre retour avec tant d'impatience... Cependant...

—Dites... dites-moi tout, pauvre enfant... maintenant vous le pouvez...

—Cependant, sans me l'expliquer... dès que je vous vis si souvent près de lui, je me sentis rêveuse, triste... Oh! alors, je voulus mourir...—Mais se reprenant, elle ajouta avec effusion:—A quoi bon me rappeler ces chagrins passés... cet éloignement involontaire dont maintenant surtout je dois rougir... Oh! par pitié, laissez-moi oublier cela... soyez bonne et généreuse comme toujours.

—Oui... oui... oublions le passé, oublions... c'est aussi mon vif désir.

—Mon Dieu, c'est pourtant la vie que je vous dois!—s'écria-t-elle.

—A votre tour vous pouvez beaucoup... beaucoup pour moi, chère enfant.

—Comment cela?

—En m'accordant la plus aveugle confiance... en écoutant mes avis, en suivant mes conseils, en vous persuadant surtout que je ne puis vouloir que votre bonheur.

—Oh! je le sais... je le crois... je vous promets tout.

—A ce prix... votre mariage... avec M. de Rochegune aura lieu bientôt... peut-être même plus tôt que vous n'auriez pu l'espérer. Des obstacles de peu d'importance d'ailleurs seront facilement levés; mais vous avez été si souffrante, vous êtes encore si faible, qu'il ne faut pas songer à le revoir avant quelques jours; sa vue vous causerait une émotion dangereuse.

—Oh! non... non... il me semble qu'elle me guérirait tout à fait.

—Enfant... mais lui, s'il vous retrouvait si changée! car c'est surtout depuis son départ que votre maladie a fait de rapides progrès.

—Oui... quand il est parti, il m'a semblé que je recevais le dernier coup, que tout s'éteignait autour de moi... j'ai fermé les yeux et j'ai demandé à Dieu de me rappeler à lui... mais dans sa miséricorde il m'a envoyé un de ses bons anges pour veiller sur moi.

Et elle me baisa les mains avec tendresse.

—Laissez-moi donc vous conduire, mon enfant... et surtout ne faites pas un vif chagrin à M. de Rochegune.

—Moi, mon Dieu...

—Sans doute; en voyant sur vos traits les traces de vos souffrances, il se reprocherait de les avoir causées par son silence. Je ne veux donc pas que vous le receviez avant d'être redevenue fraîche et jolie comme par le passé... Il est encore une chose très-importante, ma chère Emma, dont il faut que je vous entretienne... Madame de Richeville est votre seconde mère, elle désire vous unir à M. de Rochegune; mais ignorant ce que vous éprouviez pour lui... mais vous trouvant encore bien jeune... elle n'a pas jugé à propos de vous instruire encore de ses projets... Elle me les avait confiés, à moi... en me priant surtout très-instamment de vous les cacher... Le désir de vous apprendre une bonne nouvelle qui pouvait avoir une heureuse influence sur votre santé, m'a fait connaître une grave, une très-grave indiscrétion. Il ne faut pas, chère enfant, que vous m'en fassiez repentir; ainsi, vous me promettez de ne pas parler à votre bonne amie de ce que je vous ai confié... Elle ne tardera pas d'ailleurs à vous en instruire; mais il ne faudra pas même alors paraître savoir ses projets... Ce n'est pas un mensonge... c'est le silence que je vous demande. De la sorte, madame de Richeville n'aura pas à me reprocher d'avoir trahi son secret, et de l'avoir surtout privée du plaisir de vous apprendre un mariage qui comblera vos vœux et les siens...

—Je ferai ce que vous désirez... ce sera la première fois que j'aurai dissimulé quelque chose. Mais mon désir de vous obéir m'empêchera d'être indiscrète.

—Ce n'est pas tout, ma pauvre Emma,—dis-je en tachant de sourire,—je vais vous condamner à bien d'autres dissimulations.

—Comment cela?

—M. de Rochegune vous aime... vous aime tendrement; mais il n'a pu vous faire cet aveu avant d'avoir su de madame de Richeville... si elle ou vous n'aviez aucune objection à faire contre ce mariage, qu'il désire ardemment; il faudra donc, envers M. de Rochegune, avoir aussi l'air d'ignorer complétement ses projets; et, plus tard, quand il sera votre époux, vous me garderez le même secret sur ce que je vous confie aujourd'hui... Vous sentez qu'il ne serait pas convenable qu'il sût que je vous ai fait son aveu... avant lui...

—Oh! oui... je comprends toute votre sollicitude pour moi... et puis ce sera notre secret à nous deux...—ajouta-t-elle avec une joie naïve.

—Il ne faudra pas pour cela changer le moins du monde votre manière d'être avec M. de Rochegune.

—Mais maintenant que je sais que je l'aime... qu'il m'aime... comment le lui cacher?

—Au contraire, ne lui cachez aucune de vos impressions, chère enfant; soyez avec lui naturelle et vraie, ce sera le moyen de continuer de lui plaire. Si quelque événement que je ne puis prévoir... me forçait de m'absenter pendant quelque temps... et que vous eussiez quelques conseils à me demander... en attendant que madame de Richeville vous parle de ses projets, vous pourrez m'écrire par ma bonne Blondeau, que je vous enverrai de temps à autre... je vous répondrai par le même moyen.

—Sans en prévenir madame de Richeville?—me dit-elle d'un air étonné, comme si ce mystère eût répugné à son âme droite et sincère.

—Vous oubliez, mon enfant, que madame de Richeville ne sait rien, ne doit rien savoir de tout ceci... Vous me connaissez assez pour être bien sûre que je ne vous engage pas à une action mauvaise...

—Oh! mon Dieu, pouvez-vous le penser?... Je serai au contraire si heureuse de causer avec vous de tout ce qui est maintenant ma vie! Mais vous partirez donc bientôt, et pour longtemps?

—Non... je ne le crois pas.

—Oh! non, vous ne pouvez pas abandonner votre Emma qui vous doit tout... Oh! dites, dites, comment quelques paroles changent-elles ainsi l'aspect du passé, changent-elles le passé lui-même?

—Ne cherchez pas les causes du bonheur, pauvre enfant... Remerciez Dieu qui vous l'envoie...

Le jour allait paraître, bientôt Emma s'endormit de nouveau.

Vaincue moi-même par la fatigue, par tant d'émotions diverses, je cédai au sommeil.

Le lendemain je fus réveillée par Blondeau, il était environ midi; elle me remit une lettre de M. de Rochegune, en me disant:

—M. le marquis n'était pas à Rochegune, madame, il était à sa propriété près Fontainebleau. C'est là qu'on lui a porté votre lettre, il vient d'arriver chez lui.

J'ouvris la lettre en tremblant et je lus ces mots:

«Notre destinée s'accomplit. Il est des joies imposantes, solennelles, comme la prière... Quand j'ai reçu votre lettre, je suis tombé à genoux et j'ai pleuré... A quelle heure vous verrai-je?»

Je répondis à la hâte:

«A une heure je vous attends.»

A une heure M. de Rochegune entra chez moi.


CHAPITRE IV.

LE RETOUR.

En entrant chez moi, le premier mouvement de M. de Rochegune fut de se jeter à mes pieds, de prendre mes mains, de les couvrir de larmes de bonheur... lui, toujours si maître de lui, semblait en proie à une joie folle. Jamais je n'avais vu ses traits pour ainsi dire éclairés par ce rayonnement intérieur que donnent les joies immenses et inespérées.

Mes yeux étaient secs, brûlants; j'avais usé mes pleurs, je me sentais stupide: je ne prévoyais pas ce que j'allais répondre à M. de Rochegune, lorsqu'il me demanderait compte du renversement subit de ses espérances.

Sa première émotion passée, il me regarda fixement; alors il s'aperçut seulement des ravages que la douleur avait laissés sur mes traits.

Après m'avoir un instant contemplée avec l'expression de l'intérêt le plus touchant, il me dit tristement:

—Je le vois... cette résolution vous a coûté beaucoup... je le conçois... je suis fier d'avoir triomphé dans cette lutte... Oh! par combien de tendresses je vous ferai oublier ces larmes... les dernières que vous verserez jamais, Mathilde.

—Je voulais...

—Oh! non,—dit-il en m'interrompant avec la volubilité du bonheur,—ne me dites rien, ne me parlez pas... laissez-moi vous contempler, vous admirer avec la jalouse, avec la sauvage convoitise de l'avare pour le trésor qu'il possède enfin... laissez-moi savourer à longs traits cette idée... que cette femme qui est là... que cette femme est à moi... que c'est l'épouse idéale de mes rêves d'enfance et de jeunesse... Laissez-moi me dire... celle que les hommes, que les événements, que sa volonté, semblaient à jamais séparer de moi... elle est là... elle m'appartient... Oh! je ne l'ai pas cru... là-bas... Non, je ne veux le croire que maintenant, pour que vous ne perdiez rien de l'ivresse que vous avez causée; et pourtant quelquefois je sentais que la force irrésistible de notre amour nous vouait au bonheur, que ce n'était plus qu'une question de temps. Tantôt je craignais vos scrupules; tantôt, au contraire, je me désespérais. Oh! tenez, ces jours passés loin de vous... dans cette attente, dans ce doute mortel... ont été affreux... Vous ne pouvez pas savoir les idées horribles, insensées, qui ont traversé mon esprit lorsque je pensais que dans quelques jours je pouvais être réduit à vous dire, Mathilde... adieu... et pour toujours adieu... Oh! je veux que vous ignoriez ce que j'ai souffert... vous vous reprocheriez trop de m'avoir rendu malheureux.

—Croyez que j'aurai toujours des remords en pensant aux chagrins que je vous ai causés,—dis-je machinalement.

—Mais aussi je ne suis pas généreux, Mathilde; je ne vous dis pas que si dans ma solitude j'ai eu d'affreux jours de doute, j'ai eu aussi de bien ravissantes espérances... c'est pendant un de ces moments que je me suis plu, avec un plaisir d'enfant, à faire l'esquisse d'une retraite délicieuse, que j'ai rêvée pour nous à Castellamare... Puisque vous aimez tant l'Italie... autour de nous des fleurs, sur notre tête des arbres séculaires, à nos pieds la mer, à l'horizon le Vésuve... que dites-vous de ce cadre pour notre amour?

—Mon ami, je...

—Pardon, pardon, Mathilde, je déraisonne, c'est vrai; n'avons-nous pas mille intérêts plus graves que ceux-ci... mille résolutions à prendre? que dirons-nous à nos amis? Partirai-je avant ou après vous?... Qui prendrez-vous pour chaperon dans ce voyage?... Mon Dieu! ma pauvre tête, si ferme ordinairement, tourne au vent de toutes les félicités humaines... ce n'est pas ma faute si je suis si étourdi; c'est un ouragan de bonheur qui me jette ici à vos pieds... Mais, mon Dieu!... quel air triste, accablé... Mathilde... ne soyez pas aussi folle que moi, je le veux bien... mais, au moins, que je voie un sourire sur vos lèvres, un tendre regard dans vos yeux... En vérité, Mathilde... plus je vous regarde... Mais je ne vous ai jamais vu cet air sombre... presque sinistre... Qu'avez-vous à m'apprendre?

—Oh! de bien sombres, de bien sinistres choses...

—Je ne vous comprends pas... que peut-il s'être passé?... Votre lettre ne me disait-elle pas: Venez... venez!...

—Assez, de grâce... Oh! par pitié... ne me rappelez pas cette lettre.

—Que je ne vous rappelle pas cette lettre?... Et pourquoi?...

—Depuis que je vous ai écrit... cette lettre,—répondis-je les yeux baissés et fuyant son regard,—j'ai vu M. de Lancry.

—Votre mari!... et où cela?

—Chez moi. Ici!

—Ici?... il a osé venir chez vous... Et pourquoi?... Pour quelque méchanceté nouvelle, sans doute... Mais qu'importe votre mari?... Vous êtes à tout jamais séparée de lui... Que peut-il être dans notre vie maintenant?... Vous avez pour lui... la haine et le mépris qu'il mérite... Que signifie sa venue?... c'est une nouvelle preuve de son cynisme, voilà tout.

Je me sentais mourir... le moment était venu de frapper un coup terrible, d'ôter à M. de Rochegune non-seulement tout espoir pour le présent, mais aussi pour l'avenir; de tuer d'un mot l'amour qu'il avait pour moi.... sans cela mon sacrifice était inutile.

Pour épouser Emma, il fallait qu'il ne m'aimât plus, qu'il ne conservât aucun espoir d'être aimé par moi...

O mon Dieu!... je vous implorai; grâce à vous, j'eus du courage...

—Mais, encore une fois, Mathilde,—reprit M. de Rochegune,—qu'importe la visite de votre mari?... Peut-être vous serez-vous laissé intimider par ses menaces?...

—Des menaces?... Non... j'aurais mieux aimé qu'il m'eût fait des menaces.

—Comment?... que voulez-vous dire?

—Il est au contraire venu à moi... tremblant... malheureux... avec des paroles remplies de repentir, de tendresse...

—Et vous avez pu croire à ce retour hypocrite!... vous avez peut-être senti s'éveiller en vous quelques scrupules? Vous avez été dupe de cette comédie?

—Je vous assure que M. de Lancry parlait sincèrement... avec tous les ménagements, avec tout le respect possible. Il a avoué ses torts passés, il a mis dans cet aveu tant de généreuse franchise, que, sans l'excuser, on pourrait peut-être les lui pardonner.

M. de Rochegune me regardait avec surprise.

La mesure bienveillante avec laquelle je parlais de mon mari le confondait. Puis il secoua la tête, et me dit d'un ton touchant et pénétré:

—Allons, allons, je devine; votre âme généreuse croit à ce repentir, si impossible qu'il soit, pour n'avoir plus l'occasion de haïr... Eh bien! comme vous, je trouve que maintenant nous ne devons plus haïr ni mépriser... Oublions: l'oubli est le dédain, la vengeance des cœurs heureux.

—Ce n'est pas seulement pour m'exprimer son profond chagrin de m'avoir méconnue que mon mari est venu... il m'a dit... il a prétendu... que comme nous n'étions séparés par aucun acte légal... je devais...

M. de Rochegune m'interrompit vivement. Hélas! pour comble de regret, il eut la même pensée que j'avais eue, et s'écria:

—Eh bien! tant mieux, après tout... il a raison; votre position, la mienne, seront ainsi plus nettes; la séparation de corps et de bien équivaut presque à un divorce... vous serez ainsi à jamais débarrassée de votre mari.—Puis il s'arrêta et me dit:—Oh! maintenant je conçois votre tristesse; vous craignez avec raison le scandale d'un procès... non pour vous... mon Dieu, vous ne pouvez que gagner à voir votre conduite exposée au grand jour; mais vous songez que la mauvaise conduite de l'homme dont vous portez le nom sera honteusement dévoilée dans ces tristes débats... cela est vrai, mais il faut bien à la fin que justice se fasse... vous vous êtes assez longtemps sacrifiée. Songez qu'une fois cette formalité remplie, la liberté de votre avenir est légalement assurée. Les derniers doutes que vous pouviez conserver sur votre droit moral seront ainsi levés...

Ma torture devenait intolérable. Je rassemblai toutes mes forces, et je dis à M. de Rochegune d'une voix brève, saccadée:

—Il m'est impossible de vous laisser plus longtemps dans l'erreur où vous êtes... je vous ai écrit une lettre; dans cette lettre je vous disais de revenir... que j'acceptais l'avenir que vous m'offriez... à peine cette lettre partie, M. de Lancry se présenta chez moi.

—Eh bien!...

—Alors... je vous l'avoue... touchée de ses remords... de sa tendresse... de ses malheurs... de ses protestations... émue par tant d'anciens souvenirs... malgré... moi... je... je... lui ai promis de ne plus le quitter.

J'avais jeté ces paroles comme si elles m'eussent brûlé les lèvres, sans oser regarder M. de Rochegune, et avec des palpitations inouïes.

Au bout de quelques secondes, alarmée de ne pas l'entendre, je relevai la tête. Il semblait prêter l'oreille à mes paroles, non pas avec stupeur ni désespoir, mais avec une inquiète curiosité...

Lorsque j'eus parlé, il me dit très-froidement:

—J'ai parfaitement entendu... ce que vous venez de me dire; je vous sais incapable de faire une si funeste plaisanterie dans un moment aussi grave; votre voix est tremblante, votre figure bouleversée, votre émotion effrayante; et pourtant, ma chère Mathilde, vous devez voir, à l'expression de mes traits, que je ne crois pas un mot de ce que vous venez de dire.

—Vous ne croyez pas?

—Cela est impossible à croire, parce que cela ne peut pas être, parce que cela n'est pas.

—Je le sens, une âme comme la vôtre doit regarder une telle faiblesse comme impossible; mais...

—Je n'analyse pas, je ne compare pas. Je vous dis simplement que cela ne peut pas être, que cela n'est pas. Ce qui m'inquiète, c'est votre agitation... votre pâleur. Quant à la cause qui vous fait tenir ce langage, je ne la devine pas maintenant... mais je la devinerai.

—Ne dois-je pas être émue, tremblante, désespérée, lorsque, victime d'un sentiment que je ne puis maîtriser, je réponds ainsi à votre amour?

M. de Rochegune haussa les épaules, et me dit avec un sang-froid qui me bouleversa:

—Nécessairement, Mathilde, il faut que vous ayez de bien puissants motifs pour m'accueillir par une telle révélation... Heureusement ma foi en vous est à l'épreuve... j'ai assez étudié mon propre cœur pour connaître celui des autres, le vôtre surtout. Il ne s'agit que de me souvenir de ce que vous m'avez dit mille fois avant mon départ. Ce n'étaient pas là de vains mots; cela était vrai... senti...

—Mais...

—Mais... ma chère Mathilde, en vingt-quatre heures une femme comme vous ne se dégrade pas. La preuve que je ne vous en crois pas capable, c'est que je suis en cet instant ce que j'étais en entrant chez vous; je ne crois pas un mot de la fable de la visite de votre mari. Vous le méprisez, vous le haïssez au moins autant et plus que vous ne l'avez jamais haï; voilà la vérité.

—Vous me croyez capable de mentir...

—Oui, certes, pour quelque but grand et glorieux... et je suis sûr maintenant qu'il y a là-dessous quelque dévouement mystérieux, oui, bien noble, bien beau, sans doute; car, pour exposer ce que vous risquez, il faut de hautes compensations. Mais, heureusement, vous n'êtes plus seule dans la vie, Mathilde; le soin de votre bonheur m'appartient, c'est à moi de veiller sur mon bien, sur ma femme, et je vous défendrai contre vous-même. On m'accorde assez de perspicacité... avant vingt-quatre heures, ma pauvre Mathilde, votre secret sera découvert.

J'étais à la fois ravie jusqu'aux larmes et épouvantée de me voir ainsi devinée. A tout prix cependant il fallait absolument détacher M. de Rochegune de moi, lui ôter tout espoir, surtout l'empêcher de croire que je me dévouais pour quelqu'un.

Si j'avais seulement attribué aux convenances, à la pitié, mon rapprochement de M. de Lancry, M. de Rochegune se serait toujours cru aimé de moi, et aurait rendu plus impossible encore mon dessein de le marier à Emma.

Il fallait donc que j'eusse le courage de feindre un amour passionné pour M. de Lancry, afin d'ôter à M. de Rochegune toute illusion sur moi.

Ma position était à la fois si cruelle et si difficile, parce qu'il s'agissait aussi d'Emma, de cette malheureuse enfant, à qui je devais alors compte des promesses que j'avais été obligée de lui faire.

Ma conduite était donc d'une simplicité, d'une logique effrayante: tuer absolument l'amour que M. de Rochegune avait pour moi, et, une fois son cœur libre, l'amener à soupçonner, à reconnaître l'amour d'Emma.

Ainsi seulement je rendais mon sacrifice grand et profitable: Emma était heureuse; M. de Rochegune était heureux aussi; car il ne pouvait manquer d'apprécier cette angélique nature, et moi, je jouissais au moins d'une sorte d'amère consolation.

Sinon, si je ne réussissais pas, mon stérile sacrifice faisait le malheur des deux personnes que j'aimais le plus au monde... Hélas! ces réflexions prouvent assez que j'étais obligée de feindre pour M. de Lancry un amour aussi odieux qu'inexplicable.

Je dis donc à M. de Rochegune:

—Votre incrédulité ne m'étonne pas; ma conduite est tellement coupable à vos yeux, que vous ne pouvez pas même l'accepter comme possible... Pardonnez-moi de parler encore du passé: lorsque dernièrement vous êtes parti si chagrin, si inquiet; lorsque, dans votre solitude, vous passiez alternativement de l'espoir au désespoir, vous admettiez pourtant la possibilité... d'une séparation... que vous m'aviez vous-même proposée.

—Sans doute... et malgré votre lettre si pressante... Mathilde, à mon retour, je vous aurais trouvée irrésolue, changée même au sujet de cette détermination... que je l'aurais compris... j'aurais compté sur le temps, sur mon influence, pour vous ramener à vos promesses... Mais que je sois assez fou pour croire que vous... Mathilde... vous vous êtes de nouveau et subitement éprise de M. de Lancry pendant mon absence, je vous croirais plutôt capable d'avoir vingt amants que de commettre une pareille lâcheté.

—Et pourquoi donc serait-ce une lâcheté? n'est-il pas mon mari? S'il se repent des chagrins qu'il m'a causés, n'est-il pas généreux à moi de lui faire grâce?... Et puis enfin, vous l'avez vu, malgré mon penchant... malgré mon affection pour vous... je restais obstinément attachée à mes devoirs... C'est que je vous aimais seulement comme un frère; vous ne m'inspiriez qu'une vive amitié... mon premier amour mal éteint faisait toute ma vertu.

M. de Rochegune était bien au-dessus des autres hommes et par son caractère et par ses rares qualités; et pourtant, ainsi que le vulgaire des hommes, il ajouta plus de créance à cette dernière raison, ou plutôt il la ressentit plus vivement que les autres, parce qu'elle blessait profondément son amour-propre.

—Ah! ce serait à douter de son père!—s'écria-t-il avec un mouvement d'horreur qu'il ne put vaincre.—Vous, vous... parler ainsi... Et cela s'est vu... oui... il y a eu de ces fascinations irrésistibles... de ces passions fatales, qui ont à tout jamais enchaîné des anges de noblesse et de pureté aux côtés d'hommes débauchés et perdus... Mais non, non,—reprit-il par un mouvement d'indignation,—non, il n'y a pas de fascination, il n'y pas de fatalité, ce sont là des mots inventés par la faiblesse, par la lâcheté ou par la honte; je vous dis, moi, que je ne vous crois pas; vous n'aimez plus, vous ne pouvez plus aimer cet homme, à moins d'être aussi perverse, aussi perdue que lui.

Il disait vrai; je comprenais, j'admirais son noble courroux; mais, pour la vraisemblance de mon triste rôle, je devais à mon tour défendre et mon feint amour pour M. de Lancry et M. de Lancry lui-même.

Oh! combien je remerciai le ciel de m'avoir donné la force de cacher jusque-là à M. de Rochegune l'amour ardent, passionné... que depuis longtemps j'avais ressenti... je ressentais pour lui... S'il l'avait deviné, si je le lui avais avoué, comment aurais-je pu, sans mourir de confusion, lui dire que la présence de M. de Lancry avait fait naître en moi un nouvel enivrement?... Oh! non, non, M. de Rochegune n'eût pas cru cette indignité, et je n'eusse jamais tenté de la lui persuader...

Il marchait à grands pas, il souffrait visiblement; j'avais hâte d'abréger cette scène si pénible.

—Vous êtes injuste,—lui dis-je,—de m'accuser de perversité parce qu'un amour fatalement placé, je le veux, mais, après tout, légitime, se réveille en moi: ne suis-je pas restée des années entières sous le charme de mon mari? N'ai-je pas tout sacrifié à cet homme, dont la présence... eh bien! oui... je l'avoue, dont la présence a sur moi une puissance irrésistible... Jusqu'au moment où je l'ai revu, j'ai été digne, courageuse... Mais dès que je l'ai su malheureux, dès que je l'ai vu repentant à mes pieds, dès que j'ai entendu sa voix, dès que j'ai rencontré ses regards... oh! alors, dignité, courage, chagrins, j'ai tout oublié, et j'ai couru avec joie... au-devant de mes chaînes.

—Mais c'est horrible... mais il y a du cynisme à avouer une si honteuse influence. Vous êtes folle... je ne vous crois pas, je ne veux pas vous croire.

—Pourtant, si quelqu'un doit me croire, c'est vous, car je vous parle avec une entière franchise: je ne cherche pas à colorer ce rapprochement par de faux semblants. Je pourrais vous dire ce que je dirai à nos amis... que la pitié pour les malheurs, pour les remords de mon mari, que l'exagération de mes devoirs, me font agir ainsi; mais à vous je dis ce qui est, à vous je dis la vérité, si brutale qu'elle soit... Eh bien! oui, oui... je l'aime d'un amour que je n'ose qualifier... soit... mais je l'aime: c'est fatal... c'est involontaire, mais cela est.

—Mais cela est infime, madame... Mais je vous aime, moi... mais vous m'avez dit que vous m'aimiez...

—Et qui vous dit que je ne vous aime pas? qui de vous ou de moi a voulu porter atteinte à la pureté des relations qui nous unissaient? N'est-ce pas vous? Et parce que, dans un moment de faiblesse, de compassion, je vous ai écrit imprudemment: Venez... était-ce une promesse irrévocable? Ne m'avez-vous pas dit que si, au retour de vos voyages, vous ne m'aviez pas trouvée séparée de mon mari, vous m'eussiez proposé loyalement l'attachement que vous aviez pour moi... Rien n'a donc changé, mon affection pour vous est toujours aussi dévouée, aussi pure, aussi fraternelle. Après tout, qui aurait le droit de me blâmer? Nos amis eux-mêmes, dans leur austérité, ne pourront que m'applaudir d'avoir oublié les torts de mon mari, et d'être revenue à lui lorsque je l'ai vu malheureux et abandonné.

—Eh bien! au moins dites cela... Il est temps encore... de ne pas m'éloigner de vous à jamais. L'humanité, dites cela, et je comprendrai que l'humanité est ainsi faite qu'elle trouve le moyen d'abuser même du dévouement le plus admirable par une ambition insensée... je croirai que les âmes les plus nobles peuvent, dans une fatale erreur, tout sacrifier au besoin d'être admirées... à la rage de l'héroïsme... Dites que c'est par un sentiment d'austère pitié que vous retournez à votre mari... je vous croirai... vous serez toujours pour moi la femme entre toutes les femmes, celle à qui j'ai voué ma vie. Que voulez-vous? vous avez l'exagération de vos vertus... comme tant d'autres ont l'exagération de leurs vices... Mais, par pitié pour vous et pour moi, ne me dites pas qu'un amour irrésistible vous jette dans les bras de cet homme; ne venez pas me dire qu'il est votre mari! il ne l'est plus: son ignoble conduite a mis entre vous et lui une barrière insurmontable... Vous pouvez avoir pour lui de la pitié, de la clémence, de la bonté, tous les sentiments enfin, excepté de l'amour.

—Et c'est pourtant le seul ou plutôt le plus vif de ceux qui me ramènent à lui,—m'écriai-je pour mettre un terme à cette scène cruelle.—Oui, dussiez-vous me mépriser... en lui j'aime le premier homme qui ait fait battre mon cœur; en lui j'aime... mon mari... en lui j'aime mon amant... oui, mon amant, et c'est pour cela que je veux retourner auprès de lui.

M. de Rochegune cacha son front dans ses main et resta longtemps silencieux.

Puis il dit à demi-voix et comme s'il s'était écouté penser:

—Cela est étrange! je me l'étais toujours dit... mais je ne l'aurais jamais cru... Il fallait voir ce que je vois.

—Qu'avez-vous?—m'écriai-je, effrayée de son air presque égaré,—qu'avez-vous?

—Un phénomène bizarre se passe en moi, Mathilde,—continua-t-il en se parlant à lui-même.—Oui... oui.. mes espérances, mes convictions tombent lentement... une à une... Elles tombent comme les feuilles mortes d'un arbre... et cela sans déchirement, à chaque blessure... Au lieu d'une douleur vive... c'est un froid engourdissement... Ce ne sont pas les violences de la colère, du désespoir... non, c'est un dédain amer, mêlé de compassion douloureuse... Tout le passé de ma vie... que je croyais inaltérable, s'écroule, s'amoindrit et s'efface. Allons... j'ai pris pour le marbre impérissable la neige qui fond aux premières ardeurs du soleil... Encore une fois, cela est étrange... Tout à l'heure... en pensant que je pouvais être forcé de renoncer à cette femme si adorée, cette seule supposition me semblait un abîme que je ne pouvais contempler sans vertige... Voilà que maintenant... au lieu de ce grandiose, de cet effrayant abîme... je ne vois plus qu'une espèce de bourbier dont j'ai hâte de détourner les regards... Et pourtant c'est moi... c'est bien moi... moi dont cet amour avait été le pôle, l'idée fixe, unique... moi qui depuis dix ans n'avais pas été un jour, une heure, sans donner une pensée à cet amour; moi qui, soutenu, porté par cet amour, ai tenté, accompli de grandes choses... moi qui courais hier comme un enfant... moi qui tout à l'heure ressentais une de ces joies insensées, divines, parce que je touchais au terme inespéré de mes rêves... Eh bien! maintenant, subitement... rien... rien... plus rien... à ce point, que je cherche la place de ce gigantesque et sublime édifice jusqu'alors élevé dans mon âme avec une si sainte ardeur, pensée à pensée, souvenir à souvenir... Rien... rien... plus rien... un souffle a tout fait disparaître, mais disparaître sans laisser même une ruine, un débris, une trace... Dites, dites... cela n'est-il pas étrange, Mathilde?...

Oh! rien ne m'était plus affreux que de l'entendre analyser ainsi le renversement de son espoir et de sa croyance en moi...

Encore une fois je fus sur le point de lui dire combien je le trompais, combien je l'aimais. Faut-il avouer cette lâcheté? ce fut l'espèce de résignation méprisante de M. de Rochegune qui causa mon découragement passager...

Et pourtant ce mépris de sa part devait servir mes projets.

Son désespoir m'eût donné une nouvelle force, en me prouvant que j'étais toujours aimée... et il fallait que je ne fusse plus aimée.

Il continua en s'adressant à moi:

—Cela serait incompréhensible de la part de tout autre que moi... Mais mon caractère est tel, que le venin le plus subtil, le plus rapide, n'est pas plus mortel que ne l'est mon mépris lorsqu'il atteint mes affections, si robustes, si vivaces qu'elles soient.

Puis il se leva brusquement:

—Après tout,—dit-il,—l'humanité est l'humanité... pétrie d'or et de boue. Je devrais avoir pitié de votre égarement en pensant aux qualités qui le rachètent... Je ne devrais pas jeter au vent de l'oubli et du néant dix années d'affection sainte et grande... dix années d'idolâtrie, de culte... Mais je ne le puis pas... je me connais, je suis absolu en tout: je ne puis voir en vous qu'une divinité ou une femme vulgaire... Tant que vous avez été élevée sur votre piédestal, je vous ai adorée... Maintenant vous en descendez honteusement... maintenant vous êtes comme les autres femmes... Je renie mes adorations passées.

—Ainsi,—lui dis-je avec amertume,—si je vous avais écouté lorsque vous me suppliiez d'oublier mes devoirs... le mépris sans doute eût payé ce sacrifice... Comme en ce moment... vous eussiez renié vos adorations passées... car alors aussi je serais honteusement descendue de mon piédestal... Je cède à un penchant légitime... et vous me méprisez... mais si j'avais cédé à un penchant coupable!...

Cette réflexion parut le frapper; il resta pensif. Puis il s'écria avec une violence à peine contenue:

—Je vous ai dit, il y a longtemps, que si jamais je doutais de vous... je douterais de moi... Eh bien! l'heure est venue... je doute de moi et de tous... Oui... malheur à vous qui avez bouleversé toutes mes notions du bien et du mal... malheur à vous qui pouvez inspirer l'aversion en accomplissant un devoir sacré... malheur à vous qui pouvez être pervertie en obéissant à un amour légitime... oui, je méprise moins encore l'hypocrisie du vice que votre vertueuse impudeur.

Et il sortit violemment.

C'en était fait... il me méprisait... il me haïssait...

De ce moment mon sacrifice fut entièrement accompli...

Je sentis que son cœur m'échappait... il m'avait fait cruellement assister à l'agonie, à la mort de son amour et de son estime pour moi; je n'avais plus aucun doute, son cœur était vide... Qui l'occuperait?

A ce moment une pensée infernale me traversa l'esprit...

—Et Ursule!—m'écriai-je,—si elle allait essayer ses séductions sur lui? Maintenant qu'il est libre, aigri, maintenant qu'il croit au mal, puisqu'il doute de moi... ne se trouve-t-il pas dans la seule disposition d'esprit peut-être où il puisse ressentir la fatale influence de cette femme?

Et Emma... cette enfant à qui j'ai promis cet amour, et Emma qui meurt sans cet amour, pourra-t-elle jamais lutter contre Ursule... surtout si Ursule aime passionnément?

Et moi je renoncerais volontairement à mon amour pour voir cette odieuse femme... occuper le cœur de M. de Rochegune?

Je l'avoue, les événements s'étaient tellement pressés, que je n'avais pas songé un instant à l'entrevue d'Ursule et de M. de Rochegune au bal de l'Opéra.

Si cette idée me fût venue... j'aurais peut-être eu la cruauté de sacrifier Emma plutôt que de risquer de voir Ursule aimée de M. de Rochegune.


CHAPITRE V.

LES ADIEUX.

Ma résolution une fois arrêtée, j'avais écrit à M. de Lancry qu'après avoir réfléchi au désir qu'il m'avait témoigné, je consentais volontiers à retourner auprès de lui. Je craignais qu'il ne voulût oser d'une violence légale, et qu'il ne compromît ainsi tous mes projets en faisant douter de mon empressement à le rejoindre.

Après le départ de M. de Rochegune, j'allai voir madame de Richeville et Emma.

Celle-ci se trouvait beaucoup mieux. Le docteur regardait son rétablissement comme certain. La duchesse, tout à fait remise, me remercia avec la plus tendre effusion des soins que j'avais donnés à sa fille.

Lorsque j'annonçai brusquement à madame de Richeville mon désir de retourner auprès de M. de Lancry, désir que j'attribuais à la pitié que m'inspiraient ses malheurs et son repentir, la duchesse me crut folle et me fit toutes les observations, toutes les instances, tous les reproches possibles; rien ne m'ébranla. Le prince d'Héricourt et sa femme se joignirent à mon amie pour me faire envisager l'absurdité de ma conduite. Je leur demandai si je perdrais leur estime. Ils me répondirent que non, que c'était une louable exagération sans doute, mais qu'elle serait d'un funeste exemple, et qu'il était déplorable de voir prodiguer au vice et à la corruption de pareilles marques de dévouement.

En vain je prétextai du malheur et du repentir de mon mari; ils me répondirent que son malheur était mérité, que son repentir n'était nullement prouvé. Plusieurs années d'une conduite irréprochable auraient à peine mérité la preuve d'aveugle attachement que je lui donnais.

Mieux que personne je sentais la vérité de ces remontrances, mais trop d'intérêts étaient maintenant en jeu pour que je pusse hésiter un instant dans la marche que je m'étais tracée.

Néanmoins, je le reconnus avec tristesse, le prince et sa femme éprouvèrent pour moi du refroidissement; je perdis beaucoup dans leur esprit; ils me trouvèrent faible, sans dignité. Ils souffraient véritablement et avec raison de me voir renoncer à leur intimité protectrice, qui m'avait été d'une si grande consolation, pour aller retrouver un homme qu'ils méprisaient, qu'ils haïssaient de tout le mal qu'il m'avait fait, et dont ils m'avaient pour ainsi dire moralement séparée. Enfin ils regrettaient de s'être intéressés à des chagrins que j'oubliais moi-même si promptement.

Ainsi qu'à ces amis à la fois justes et sévères, je dis à madame de Richeville que la pitié seule me rapprochait de M. de Lancry...—Hélas! c'était seulement aux yeux de l'homme que j'aimais et que je respectais le plus au monde que j'avais dû feindre un honteux amour pour mon mari.

En vain la duchesse me supplia de rester chez elle et de continuer d'habiter mon pavillon, dût-elle surmonter l'aversion que lui inspirait le voisinage de M. de Lancry; je refusai; mes relations avec mon mari eussent été surveillées de trop près, et l'on eût bien vite reconnu mon mensonge.

Je ne saurais dire les larmes, la désolation de madame de Richeville; dans la franchise de son amitié, dans l'emportement de son chagrin, elle me fit de cruels reproches... Je les dévorai en silence; ils me prouvaient la force de son affection pour moi, et à ses yeux je les méritais.

Pour la première fois de ma vie, je sentis l'espèce de jouissance amère que l'on éprouve en se voyant méconnue, blâmée, et en se disant, d'un mot je pourrais changer ces blâmes en adorations...

Il me sembla beau d'accomplir ainsi seule, accusée par tous, une œuvre que tous auraient admirée.

Alors je comprenais (dans un noble but) ces luttes sourdes, incessantes, acharnées, que certaines personnes engagent contre la société sans autres ressources que leur intelligence, autre force que leur volonté.

Seule dans la position difficile où je me trouvais, il me fallait amener M. de Rochegune à épouser Emma, malgré les intrigues et les séductions qu'Ursule mettrait nécessairement en jeu, si elle aimait M. de Rochegune.

Je ne veux pas le cacher, mon désir ardent d'arriver aux fins de cette entreprise, l'exaltation que donne une conviction généreuse, remontèrent mon moral, surexcitèrent mon énergie, et m'empêchèrent de rester écrasée sous le poids de mon sacrifice.

Oh! ce fut encore à ce moment que je reconnus la différence énorme qui existait entre mon amour pour M. de Rochegune et celui que j'avais autrefois ressenti pour M. de Lancry.

Autrefois j'avais été abattue, accablée; je n'avais su que souffrir... sans agir... A cette heure au contraire, je souffrais autant, mais je ne voulais pas que ma souffrance fût stérile; cette fois mes larmes devaient être fécondes; jusque dans mes chagrins je voulais être digne de l'homme que j'adorais.

Oh! comme j'étais fière de cet amour, de cette perle de mon cœur, conservée sans souillure... Si quelquefois je me sentais faiblir dans ma résolution, je me souvenais de ces paroles que Dieu m'avait inspirées au chevet d'Emma mourante: s'il savait!

Oui, je me disais: Que demain je révèle tout à M. de Rochegune, ne sera-t-il pas à mes pieds? son amour ne reviendra-t-il pas plus passionné que jamais?

Pourtant, comme je le chérissais toujours et plus que jamais, j'avais des moments d'abattement cruel, d'affreux désespoir...

Alors je me souvenais de ce que m'avait encore dit la voix divine pendant cette nuit fatale... Courage... pauvre femme... tu ne sais pas ce que c'est d'avoir acquis, à force de sacrifices, le droit de pleurer sur soi... Et en effet, je trouvais dans ces larmes une triste volupté!

Et puis enfin,—me disais-je,—si je réussis dans mes projets, une fois le bonheur d'Emma bien assuré, car M. de Rochegune ne restera pas insensible à cet amour si vif et si ingénu, et l'appréciera en le partageant, qui m'empêchera de me séparer légalement de mon mari, de retourner vivre auprès de madame de Richeville, et peut-être de tout dire à M. de Rochegune, alors l'époux d'Emma? Sûre de lui et de moi, je pourrai sans crainte lui dévoiler ce mystère et lui prouver que je n'ai jamais cessé d'être digne de lui... et qu'il me doit le bonheur dont il jouit auprès d'Emma. Pour moi quelle douce récompense de tant de chagrins soufferts en silence!... Combien alors ma vie serait paisible et heureuse, ainsi passée près de ceux que j'aime tant......

. . . . . . . . . .

J'attendais M. de Lancry le dimanche au matin. Avant mon départ, j'allai voir Emma une dernière fois; elle était seule. Pendant notre court entretien, je lui renouvelai toutes mes recommandations au sujet du secret qu'elle devait absolument garder envers M. de Rochegune et madame de Richeville. Je lui promis de lui écrire par Blondeau, l'engageant à me répondre par le même moyen.

En apprenant mon retour auprès de mon mari, la pauvre enfant ne put cacher un mouvement de joie involontaire, malgré son attachement bien réel pour moi. Je n'en accusai pas son cœur, mais l'instinct de son amour.

Je lui promis de venir souvent la voir, bien décidée de tenir cette promesse si nécessaire à mes desseins.

Le dimanche matin, M. de Lancry se présenta chez moi, ainsi qu'il me l'avait annoncé.

J'ai oublié de dire que, depuis l'abandon d'Ursule, sans doute, mon mari, absorbé par ses poignantes préoccupations, avait poussé l'incurie de ses vêtements et de sa personne jusqu'à une négligence presque sordide: ses traits étaient dévastés par le chagrin, par les veilles, et depuis peu par les excès de toutes sortes dans lesquels il avait cherché à étourdir sa folle et implacable passion; ses yeux rougis, sa figure couperosée, sa barbe longue, sa chevelure inculte, sa voix rauque et dure, tout en lui semblait personnifier le type du vice et presque de la misère (j'appris bientôt que cette misère était réelle).

Et c'était là l'homme que quelques années auparavant j'avais vu dans tout l'éclat de son élégance et de ses succès...

Il me dit en entrant:

—Je vous fais compliment, madame, sur votre bonne volonté, quoiqu'il me semble que cette soumission subite cache quelque arrière-pensée; mais il n'importe... ne croyez pas vous jouer de moi... Je vous prouverai que ce que je veux... je le veux.

—Quand partons-nous, monsieur?

—A l'instant, madame, à l'instant... Mais n'avez-vous pas de tendres adieux à adresser à votre ami intime? me dit-il avec ironie;—n'avez-vous pas à échanger quelques larmes? Que je ne vous gêne pas... j'ai cinq minutes à votre service pour ces touchantes embrassades.

—J'ai fait mes adieux ce matin à madame de Richeville, monsieur. D'ailleurs, j'espère la revoir bientôt.

—Oh! quant à cela... vous verrez qui vous voudrez, la liberté ne vous manquera pas... à moins que... à moins que plus tard... je ne pense autrement...

—Monsieur, quand vous voudrez, je vous suivrai.

—Un instant; je dois vous avertir, ma chère amie, que l'appartement que j'habite n'est pas brillant; c'est un simple pied-à-terre... que j'ai pris depuis que j'ai licencié ma maison... pour des raisons que vous devinez sans peine... Je n'ai donc pas eu le temps de m'occuper des détails d'intérieur; je vous préviens que vous serez beaucoup moins bien établie là qu'ici.

—Je me contenterai, monsieur, de ce dont vous vous contenterez... pourvu que j'aie seulement une chambre pour moi et une tout auprès pour Blondeau... Je ferai prendre ici les meubles qui me seront nécessaires.

—Et je ferai vendre le reste, car je dois vous avouer, madame, que je suis singulièrement gêné... Cela vous étonne? C'est pourtant ainsi. Vous connaissez maintenant mes peines de cœur... Je n'ai donc rien à vous cacher... Eh bien! dernièrement... pour m'étourdir... j'ai joué... j'ai beaucoup joué... et j'ai beaucoup perdu. Vous avez sans doute quelques économies?

—Il me semble, monsieur, que nous pourrions plus tard parler d'affaires.

—Vous avez parfaitement raison, madame... Voulez-vous mon bras?

Nous partîmes.

Je montai en fiacre avec M. de Lancry; Blondeau me suivit dans une autre voilure, avec quelques paquets indispensables; j'ordonnai à mon valet de chambre de venir, le soir même, m'apporter différentes choses dont j'avais besoin.

Une fois en voiture, M. de Lancry me dit:

—J'ai gardé un domestique... C'est du luxe, mais ce garçon m'est attaché, il nous suffira... avec votre madame Blondeau. Comme je ne dînerai jamais chez moi, vous pourrez faire venir vos repas de chez un restaurateur voisin; la portière de la maison aidera Blondeau à faire votre ménage.

—Il y a six ans, monsieur, à peu près à cette époque, nous revenions de Chantilly, vous me faisiez aussi l'état de la maison que nous devions avoir... Les temps sont changés.

—Très-changés, madame, ce qui prouve la vérité de cette maxime: que les jours se suivent et ne se ressemblent pas... Ah çà, mais vous me paraissez en veine épigrammatique, le sang des Maran se montre... A votre aise... je suis bon prince... pas toujours cependant... Mais nous voici arrivés...

Nous nous arrêtâmes devant une vieille maison de la rue de Bourgogne...

Nous traversâmes une cour sombre, humide et triste; arrivés au second étage, une porte nous fut ouverte par le valet de chambre de M. de Lancry, celui-là même qui m'avait accompagnée lors de la fatale nuit de la maison isolée.

La figure de cet homme était sinistre.

Une petite antichambre, encombrée de malles en désordre, un salon à peine meublé; à droite, la chambre de mon mari; à gauche, la mienne avec un cabinet pour Blondeau, tel était l'appartement que je devais partager avec M. de Lancry.

Les papiers étaient malpropres, il n'y avait pas de rideaux aux fenêtres, les boiseries étaient enfumées, les parquets presque boueux; à peine le jour arrivait-il au fond de cette cour humide...

D'abord mon cœur se serra douloureusement, et puis j'eus peur...

Cet appartement me semblait désert, isolé; je regardais autour de moi avec inquiétude.

Ma pauvre Blondeau ne me quittait pas et se serrait contre moi toute tremblante.

—Vous trouvez sans doute ce logement ignoble?...—me dit M. de Lancry d'un air ironique...—Mais le temps des hôtels est passé, ma chère; nous avons mangé notre pain blanc le premier.

—Je m'accommoderai de tout, monsieur. Seulement je ferai faire ici quelques réparations indispensables.

—A votre aise... Je ne vous ferai pas les mêmes reproches qu'à Maran sur le bruit insupportable des ouvriers; car je sors de grand matin, et je rentre fort tard... quelquefois même je ne rentre pas du tout. Vous ferez donc ici ce que vous voudrez.

—Alors, monsieur, je vous demanderai de garder mon valet de chambre, il couchera dans cette antichambre. C'est un homme de confiance. Je ne connais pas cette maison, et je suis très-peureuse...

—Si vous avez de quoi payer ce domestique, arrangez-vous. Fritz couche en haut.

Blondeau sortit.

—Maintenant, madame, je dois vous déclarer, avec cette franchise qu'on se doit entre époux... qu'il me reste pour tout avoir environ mille écus... Vous avez des diamants, des bijoux; il faudra en faire ressources... Je vous ai, jusqu'à l'année passée, servi une pension de vingt mille francs. Vous ne devez pas avoir dépensé tout cela... car à Maran vous viviez en ermite...

—Mais, monsieur,—lui dis-je épouvantée,—il est impossible que vous soyez réduit à ces extrémités.

—Lorsque Ursule a disparu, il me restait environ deux cent cinquante mille francs de notre fortune. Autant par désespoir que pour m'étourdir et par besoin de tenter le sort... j'ai joué... et, comme je vous l'ai dit, j'ai très-malheureusement joué, puisque j'ai tout perdu... Ceci une fois bien entendu, n'en parlons plus; je ne me souviens jamais de l'argent que j'ai dépensé avec plaisir... à plus forte raison de celui que j'ai perdu au jeu...

—Mais alors, monsieur,—m'écriai-je,—c'est donc pour me faire partager cette horrible existence que vous me forcez à revenir près de vous? A quoi, puis-je vous être utile? Vous n'êtes jamais ici, dites-vous. Quel est donc votre but?—m'écriai-je effrayée et regrettant presque de m'être ainsi volontairement livrée entre les mains de M. de Lancry.

Mais ces regrets étaient tardifs et superflus; il fallait subir toutes les conséquences de ma démarche, rester pendant quelque temps enchaînée au destin de cet homme, ou renoncer aux projets qui seuls me donnaient la force de supporter mon sort.

Il ne m'était même plus permis de me plaindre à personne, de demander conseil ou assistance à qui que ce fût.

Aux yeux de tous, j'étais allée librement, volontairement, retrouver M. de Lancry; je ne pouvais donc que paraître heureuse du parti que j'avais pris.

Mon mari répondit ainsi à mes questions:—Vous me demandez, ma chère amie, quel est mon but en vous rappelant auprès de moi; d'abord, celui de jouir de votre aimable compagnie... Et puis... cela ne vous regarde pas...

—Mais vous avez donc, monsieur, de bien odieux projets, que vous ne pouvez pas les avouer?

—Il ne s'agit pas de mes projets; j'ai le droit de vous garder chez moi, et je vous garde. Quant aux velléités que vous pourriez avoir de vous échapper de mes mains, soit à présent, soit plus tard, sous le fabuleux prétexte d'une séparation, je vous engage, pour vous distraire, à méditer à ce sujet une consultation dont voici la copie. Elle est rédigée par les plus fameux jurisconsultes de Paris, et m'a bien coûté cinquante louis, s'il vous plaît... C'est une folie dans ma position, mais je ne pouvais payer trop cher l'assurance de passer ma vie près de vous.—Et il me remit un papier.—Vous verrez que, sur la question de savoir si vous avez la moindre chance d'obtenir une séparation, les trois avocats ont unanimement déclaré que non, la voix publique nous attribuant des torts réciproques... C'était leur avis particulier, qui ne préjugeait en rien celui de la justice; mais ils croyaient pouvoir affirmer qu'aucun tribunal ne voudrait même donner suite à votre demande en séparation s'il était formellement prouvé que vous êtes revenue de votre libre volonté au domicile conjugal... cette démarche de votre part devant être regardée comme une amnistie générale du passé, quelque graves que fussent mes torts envers vous. Ne m'attendant pas, je vous l'avoue, à vous trouver d'aussi bonne composition... je me contentais donc de l'avis de mes trois conseillers, et j'allais tenter auprès de vous une dernière voie de conciliation (dont je sentais toute l'importance) avant de vous envoyer un huissier. Jugez donc de mon étonnement, de ma joie, lorsque j'ai reçu ce charmant petit billet de vous, par lequel vous me disiez qu'ayant mûrement réfléchi, vous ne voyiez aucune raison pour vivre plus longtemps séparée de moi.

Je ne pus retenir un mouvement de désespoir en songeant à cette fatale imprudence; ce mouvement n'échappa pas à M. de Lancry.

—Vous n'aviez pas songé à cela,—reprit-il,—je le vois, vous regrettez ce malencontreux petit carré de papier satiné et parfumé,—dit-il avec une cruelle ironie en me montrant ma lettre,—qui rive à tout jamais votre chaîne... qui ne sera pas toujours de fleurs, je le crains fort... Sur ce... je vais m'habiller, car aujourd'hui, par extraordinaire, je tiens à me faire très-beau.

Et M. de Lancry me laissa stupéfaite et épouvantée.

Je n'avais cru engager que le présent... j'avais irrévocablement engagé l'avenir.

Ainsi je voyais à jamais détruit mon espoir de retourner un jour vivre auprès de madame de Richeville, et de jouir enfin de la récompense de tant de sacrifices, en dévoilant à M. de Rochegune tous les motifs de ma conduite.

Ce moment fut affreux.

Ce que m'avait dit M. de Lancry n'était que trop vrai: cette lettre fatale me perdait, ou elle restait du moins comme une terrible présomption contre moi... Quelle raison invoquerais-je pour obtenir désormais une séparation, lorsque mon mari avait entre les mains une preuve écrite de ma libre et volontaire soumission à ses désirs?...

Hélas! c'est ainsi que le cercle de fer de ma position m'enfermait et se resserrait de tous côtés...

Un dernier coup vint, sinon m'accabler encore, du moins me prouver que mes craintes étaient fondées en ce qui regardait Ursule.

Le soir... au moment où je faisais avec ma pauvre Blondeau quelques préparatifs pour passer sans trop de frayeur ma première nuit dans ce lugubre appartement, on me monta une lettre ainsi conçue:

«Madame,

«Un de vos meilleurs amis, qui depuis quelque temps se fait un plaisir de vous tenir au courant des plus secrètes pensées de votre mari, veut être le premier à vous apprendre que c'est Ursule qui a ordonné à M. de Lancry de vous rappeler près de lui, afin de rompre votre liaison avec M. de Rochegune... dont elle est passionnément éprise.

«Ursule n'a pas vu votre mari; elle lui a écrit que le seul moyen qu'il eût de la faire consentir à lui accorder encore quelques entretiens était de vous reprendre chez lui et de vous y garder... Bien entendu que les promesses d'Ursule seront vaines, et que ce pauvre Lancry ignore qu'il sert ainsi à merveille la passion d'Ursule en vous séparant de Rochegune.

«On a vu dans les mains d'Ursule l'original d'une consultation signée de trois fameux jurisconsultes, et la copie d'une lettre de vous dans laquelle vous annoncez avec la meilleure grâce du monde que vous êtes prête à retourner auprès de M. de Lancry.

«Cette nouvelle, jointe à l'avis que vous a donné le docteur, complique singulièrement la question. De tout ceci il doit résulter:

«1º Qu'Emma mourra de chagrin... ce qui ne manquera pas d'être quelque peu sensible à madame de Richeville, et à vous, qui vous serez inutilement sacrifiée;

«2º Que Rochegune succombera aux séductions de votre amie Ursule, ce qui ne vous sera pas non plus indifférent;

«3º Et que vous ne quitterez plus votre mari... lors même qu'il verra qu'Ursule s'est jouée de lui. On lui donnera d'autres motifs de vous garder... ce qui devrait vous épouvanter assez si vous avez le don de lire dans l'avenir...»

Je ne pouvais en douter, cette lettre était de M. Lugarto.

Tels étaient les obstacles que j'avais à vaincre... Tels étaient les dangers que j'avais à courir.


CHAPITRE VI.

CORRESPONDANCE.

Lorsque, plus calme, j'envisageai raisonnablement ma position, j'en désespérai moins; sachant pour quel motif M. de Lancry avait exigé mon retour près de lui, je fus un peu rassurée.

La lettre anonyme (sans doute l'œuvre de M. Lugarto) me montrait l'avenir sous un jour menaçant, mystérieux; mais les préoccupations du présent me distrayaient de ces craintes futures.

Je faisais, je crois, injure au caractère de M. de Rochegune en le supposant capable de former même la liaison la plus éphémère avec Ursule; cette femme m'avait causé trop de chagrins, il avait pour elle trop de haine et d'aversion.

Une difficulté presque insurmontable était d'amener le mariage d'Emma, et surtout de ne pas laisser soupçonner à M. de Rochegune que j'étais instruite de l'amour de cette pauvre enfant... J'attendis tout de l'inspiration, qui m'avait déjà soutenue, guidée...

Je n'avais aucune idée de la vie misérable à laquelle me condamnait le désordre de M. de Lancry, j'appréciai plus que jamais la prévoyance de M. de Mortagne; ma terre de Maran avait été rachetée sous le nom de madame de Richeville: cette propriété m'assurait bien au delà du nécessaire.

Par suite de mon étrange position, j'étais forcée de partager la gêne de mon mari; car je ne paraissais rien posséder en propre. Je n'exagère pas en disant que je me résignai à cette vie presque pauvre avec assez d'indifférence; je la pris comme une épreuve, comme un essai.

Grâce aux soins de Blondeau, mon triste appartement fut habitable. Je voyais à peine M. de Lancry. A quelques accès de gaieté grossière ou de tristesse sinistre, je devinais qu'Ursule avait encouragé ou ruiné ses dernières espérances; j'espérais que du moment où elle ne lui ordonnerait plus de me garder près de lui, il consentirait à une séparation.

Mon séjour forcé auprès de mon mari n'augmentait donc pas beaucoup mes chagrins, ils roulaient tout entiers sur la perte de l'affection de M. de Rochegune et sur les craintes que m'inspirait l'avenir d'Emma.

Le surlendemain de mon installation, madame de Richeville était venue chez moi, ayant eu la précaution de s'assurer de l'absence de M. de Lancry.

Elle fondit en larmes en voyant la pauvreté de ma demeure.—Cette pauvreté,—me dit-elle,—lui expliquait mon dévouement. Emma se rétablissait rapidement; sa mère ne conservait plus aucun doute sur sa guérison.

Je demandai en tremblant à madame de Richeville des nouvelles de M. de Rochegune; jusqu'alors elle n'en avait aucune. Prévoyant son chagrin, elle avait envoyé s'informer de sa santé; il lui avait fait répondre qu'il était un peu souffrant.

Madame de Richeville m'apprit que ma conduite était diversement jugée dans le monde; les uns me blâmaient cruellement, les autres me louaient outre mesure. J'avoue que dans cette circonstance j'avais en moi de quoi balancer tous les jugements du monde.

Le lendemain je reçus cette lettre de M. de Rochegune.

Paris...

«J'ai été envers vous injuste, brutal et cruel, parce que j'ai été vaniteux. L'orgueil est au fond de tous nos mauvais sentiments: vous ressentiez pour un autre ce que vous ne ressentiez pas pour moi; mon amour-propre s'est révolté, mon bon sens s'est obscurci; dans votre mari je n'ai pas vu un homme digne ou indigne de votre amour, j'ai vu un rival.

«Tout ceci est logique: je suis sorti de la sphère des sentiments élevés, je suis tombé dans les sentiments bas et jaloux, le paradoxe a remplacé la raison; pouvais-je toujours rester dans cette sphère? Non: l'amour platonique est impossible entre deux jeunes gens; tôt ou tard l'un ou l'autre succombe. C'est un piége dangereux. Il apparaît plein de charme et de grandeur. Si votre amour mal éteint pour votre mari n'eût pas soutenu votre vertu, vous eussiez succombé comme moi! Quand le cœur est pris, on n'échappe pas à la contagion du désir.

«J'ai bien réfléchi, je me suis fait vous pour vous juger au point de vue absolument moral: vous êtes irréprochable. Pour moi, cela est cruel; il ne m'est, pour ainsi dire, pas permis d'avoir des regrets.

«Vous dévouer ma vie, cacher notre bonheur dans la solitude, parce que les grandes passions sont solitaires, ainsi pour moi l'avenir était complet et magnifique! Que me reste-t-il? Rien, ni l'amour de frère ni l'amour d'amant. Depuis qu'en vous j'ai vu la femme... la sœur a disparu.

«La femme, par une brusque préférence, m'a témoigné sa répugnance... la femme n'existe plus pour moi... Vaincre ou braver une répugnance m'a toujours été aussi impossible que d'oublier que je l'ai inspirée.

«Il en est des impressions comme des jours, on ne fait pas qu'ils n'aient point été. Je ne puis pas plus redevenir votre frère que rétrograder à l'âge de vingt ans; notre position est brisée, à tout jamais brisée.

«Votre retour à votre mari a rompu tout équilibre, bouleversé toute prévision. Ce retour aurait eu lieu quand j'étais encore votre frère, que rien n'eût été changé entre nous; je vous aurais blâmée ou approuvée avec désintéressement.

«J'ai trente ans; depuis l'âge de dix-huit ans, je crois, je vous ai aimée, je vous l'ai prouvé.

«Mais le passé est fatal pour les mauvais comme pour les bons souvenirs.

«Si mon affection pour vous est morte après s'être successivement transformée, il m'en restera toujours la mémoire.

«On doit honorer religieusement ceux qui ne sont plus.

«Oui... ce que j'éprouve pour vous à cette heure est le culte mélancolique et sacré qu'on a pour ceux à qui l'on survit.

«Mes regrets seront éternels... éternels... Une fois réduits en poussière, nos débris forment des cendres inaltérables... Telle est, telle sera l'immutabilité de mes sentiments pour vous.

«Je ne vous fais pas de reproches, Mathilde; on ne reproche pas aux gens de mourir... on les pleure.

«Ces images sont lugubres; je les emploie pour vous faire comprendre que le passé ne m'est pas cruel, odieux, insupportable; il est glacé comme le sépulcre... il est mort... il n'est pas oublié, il est tué.

«Aussi ma vie sera-t-elle misérable. Je flotte entre vingt partis sans me résoudre à aucun. Votre perte a renversé tout l'échafaudage de mon existence. C'est à recommencer. L'âge avance; je suis fatigué de la route.

«J'avais pourtant cru être près du terme... il va falloir marcher... marcher encore... et dans quel désert aride et sans fin, mon Dieu!»

Paris.

«Hier, j'ai eu un accès de rage et de haine que je voulais assouvir... j'étais fou... Je suis sorti pour aller provoquer votre mari et le tuer.

«Je dis cela parce que j'étais sûr de le tuer. Il est des pressentiments qui ne trompent pas.

«Et puis cette conviction m'a effrayé; j'ai eu peur d'être un assassin...

«La preuve que je suis complétement détaché de vous et que je n'oublierai jamais que vous m'avez préféré un être pervers et misérable, c'est qu'en voulant tuer votre mari, je réfléchissais parfaitement que si vous deveniez ainsi veuve, je mettais pour l'avenir une barrière insurmontable entre vous et moi.

«Cette pensée seule ne m'eût pas arrêté une seconde... demain vous seriez libre que je refuserais les restes d'une vie que, par deux fois, vous avez été mettre aux pieds de cet homme... Jamais! jamais...»

De ces deux lettres de M. de Rochegune, ce fut la dernière qui me fut la plus pénible.

Elle me prouvait combien le coup que j'avais frappé avait été douloureux et sûr; jamais il ne m'avait exprimé d'une manière aussi énergique, aussi dure, ce détachement complet sur lequel le temps ne pourrait rien.

Ces ressentiments me parurent, sinon faire faire un grand pas à mes projets pour Emma, du moins détruire tout obstacle dont j'aurais pu être le prétexte.

Ursule m'inspirait toujours une crainte vague. Mais, encore une fois, comment M. de Rochegune, qui la connaissait, consentirait-il seulement à l'écouter?... N'accueillerait-il pas ses avances avec le dernier mépris? J'étais absorbée par ces pensées, lorsque je reçus cette lettre de M. Lugarto, ou de l'un de ses émissaires, car je ne connaissais pas cette écriture.

On juge de l'effroi qu'elle me causa.

Paris.

«L'ami inconnu à qui vous devez déjà beaucoup de renseignements à la fois agréables et précieux sur la vie intime de votre mari continuera sa tâche avec d'autant plus de plaisir, que les événements le servent à souhait, et deviennent de plus en plus intéressants pour vous.

«Maintenant l'on va vous instruire de ce qui regarde Ursule, parce que dans cette fantasmagorie vous verrez très-incessamment apparaître la figure de M. Rochegune, et on a lieu de croire que cette apparition vous plaira infiniment. Voici ce qu'est devenue Ursule depuis sa disparition de l'hôtel de Maran. On vous cachera seulement l'indication positive de la retraite de votre charmante cousine, parce qu'il est superflu que vous la connaissiez: elle habite l'un des faubourgs les plus isolés, les plus reculés de Paris.

«Ursule a depuis deux ans une femme de chambre qui lui est profondément attachée et en qui elle a la confiance la plus absolue. Mademoiselle Zéphyrine (c'est son nom) a été chargée par sa maîtresse, quelque temps avant la nuit du bal de la mi-carême, de chercher et de louer dans un endroit retiré un modeste appartement ou (si faire se pouvait) une petite maison bien isolée.

«Mademoiselle Zéphyrine, fille pleine de zèle, d'intelligence et surtout de fidélité, trouva au fond d'une impasse qui aboutissait à une rue déserte d'un des faubourgs les moins fréquentés de Paris, une véritable cellule de trappiste. Le surlendemain du bal de la mi-carême, votre belle rivale, abandonnant tout ce qu'elle possédait à l'hôtel de Maran, partit lestement dans un fiacre avec mademoiselle Zéphyrine et gagna sa retraite cénobitique, d'où elle ne sortit pas pendant quinze jours, lesquels quinze jours M. de Lancry passa à battre Paris et ses environs sans pouvoir rattraper sa fugitive.

«Maintenant on va mettre sous vos yeux quelques fragments des plus secrètes pensées d'Ursule, écrites par elle dans un album a fermoir dont elle seule a pourtant la clef.

«Vous conclurez de cette indiscrétion, sans vous tromper beaucoup, que mademoiselle Zéphyrine, pendant les promenades de sa maîtresse, trouve le moyen d'ouvrir l'album, d'y copier ce qui lui semble curieux, et de communiquer ces renseignements à son maître invisible, qui se fait un plaisir de vous en faire part.

«Le commencement de ces fragments du journal d'Ursule remonte environ à deux ans; les derniers mots en ont été écrits il y a très-peu de jours. On ne doute pas que ces notes ne vous causent des émotions douces et salutaires

JOURNAL D'URSULE.

J'ai en ce soir un moment de triomphe. J'ai vu Mathilde aux Italiens; son mari est venu me rejoindre. Je l'ai maltraité! Elle a dû s'en apercevoir... Lui enlever Gontran, c'était une vengeance; l'humilier devant elle... c'était un plaisir.—M. de Senneville passe pour être irrésistible. C'est un de ces hommes sur lesquels on a toujours des projets quand on ne les connaît pas. Je l'ai trouvé d'une élégance niaisement sérieuse. Il doit se cravater avec solennité et mettre ses gants avec méditation. Son ramage est aussi charmant qu'insupportable, car il gazouille délicieusement toujours le même air.—Son plus grand défaut, à mes yeux, est d'être trop joli. Ce n'est pas ainsi qu'un homme est beau; aussi M. de Lancry ne m'a jamais plu.—Ce sont là de plates figures de pacotille que la nature jette dédaigneusement dans son moule:—joli nº 1, ne voulant pas se donner la peine de leur donner un cachet original...—Lord C*** est mieux, plus accentué; mais il a l'air par trop Anglais: comme presque tous ses compatriotes, c'est l'embarras dans l'arrogance, et la morgue dans la gaucherie; et puis au moral ces gens-là sont comme au physique, ils n'ont pas d'épiderme; on dirait qu'ils ressentent tout à travers leur flanelle.

§

Où trouverai-je donc cet homme rude, impérieux, passionné, qui de sa main robuste me fera plier comme un roseau?—Que je méprise ce Gontran! Ses prévenances sont de basses servilités, son dévouement un honteux valetage... Il m'aime en laquais qui craint d'être chassé.—Qu'attendre d'un misérable qui vole sa femme? Car c'est la voler, ignoblement la voler... que de se ruiner pour moi.—Et elle... oh! je la hais. Elle n'a pas l'air malheureux! Je le crois bien, sotte que je suis! je l'ai débarrassée de son mari...

§

Inspirer certaines passions est très-flatteur... les dédaigner est plus flatteur encore.

§

M. de Volanges (l'un des plus nouveaux adorateurs) s'est imaginé de me reprocher ce qu'il appelle ma coquetterie, se plaignant amèrement de ce que depuis deux mois... je l'accueille à ravir.—Est-il quelque chose au monde de plus benêt que ces récriminations? Voilà un homme qui se plaint de ce que pendant quelques semaines je l'ai reçu avec grâce, avec prévenance, avec préférence même.—N'est-ce pas déjà reconnaître très-généreusement ses soins que de les agréer?—N'est-ce pas faire mille fois plus qu'il ne mérite?—En s'indignant contre notre mauvaise foi, en parlant de ce qu'ils appellent si grotesquement leurs droits, les hommes qui nous ont fait la cour sont aussi niaisement scélérats que ces voleurs qui se croient sincèrement volés lorsqu'après des prodiges de patiente adresse ils ont forcé... un coffre vide...

§

En théorie et en pratique, j'ai toujours considéré les hommes comme nos ennemis implacables.—Il y a de la haine jusque dans leur amour le plus passionné, ou plutôt dès qu'il y a passion il y a haine. Le mari de Mathilde m'idolâtre, mais il m'exècre; il subit mon joug, mais en frémissant de rage. Il m'aime... parce qu'il ne peut pas faire autrement que de m'aimer.—Je le torture sans pitié, parce que je sais le secret de ma domination et que ce secret est ignoble.—Il y a plus... Mon hostilité contre Mathilde est excessive; j'éprouve pourtant une certaine satisfaction en pensant que je suis impitoyable pour un homme qui l'a rendue si malheureuse...

§

Si nous dédaignons leurs vœux, les hommes nous détestent; si nous les écoutons, ils nous méprisent.—Ils ne pardonnent jamais ni la vertu ni la faiblesse.—Lorsqu'ils s'occupent de nous, ils se mettent à l'œuvre avec tout un attirail d'odieuses arrière-pensées: c'est la vanité, c'est le mensonge, c'est la jalousie; et puis viennent la défiance, l'hypocrisie, et surtout la crainte haineuse de ne pas réussir.—De leur part ce n'est pas de l'amour, c'est à peine un goût, un caprice; avant tout c'est l'orgueil de mettre à mal un cœur honnête ou de triompher de leurs rivaux.—Il n'y a peut-être pas un homme qui, s'occupant de la beauté la plus à la mode de la saison, ne préfère paraître heureux aux yeux de tous que de l'être à la condition du plus profond secret.—Ils sont bien plus satisfaits du sacrifice apparent de notre réputation que du sacrifice ignoré de nos principes.—A position égale ou plutôt relative, combien d'hommes risqueraient pour une femme ce que risque une femme en commettant une faute? Ainsi que j'ai lu dans un livre moderne:—«Si une liaison coupable pouvait être facilement surprise et punie d'une amende qui enlèverait un quart de la fortune de l'homme aimé, quel est celui qui s'exposerait aux dangers d'être aimé si chèrement?...»

—Je m'endurcis donc en songeant que nous ne faisons jamais aux hommes que le mal qu'ils voudraient nous faire.

§

L'aspect de ce comédien m'a singulièrement frappée.—Il m'a fait comprendre les élans de la passion.—Il était résolu, violent, désordonné.—Il a joué ce rôle avec une énergie et une fierté sauvages.—Quand il a pris cette femme par les épaules... quand de sa main puissante il l'a jetée à genoux, il a été superbe... Son front était bien menaçant, sa jalousie bien inexorable...—Et puis sa voix mâle, un peu rauque, avait un vibrement profond, presque léonin. Cette mièvre princesse de Ksernika était avec moi dans l'avant-scène; elle s'est écriée en ricanant qu'il avait l'air de rugir.—L'imbécile! elle veut sans doute que le lion roucoule.

§

Dans la scène d'amour, ce comédien a eu un moment d'admirable expression: il n'a pas sournoisement larronné le baiser qu'il prend à la jeune fille; il l'a enlevé en maître, avec audace... avec une fougue presque brutale...

§

En sortant, comme je louais beaucoup Stéphen (c'est le nom de ce comédien), tandis que la princesse Ksernika l'attaquait comme elle peut attaquer, la pauvre femme, M. de Lancry ne s'est-il pas avisé de me faire observer, avec la plus respectueuse mesure, il est vrai, que je défendais peut-être Stéphen un peu chaudement...—J'ai regardé fixement M. de Lancry de mon regard noir...—Il a compris sa faute...—Il était trop tard... J'ai souri de mon plus doux sourire, et, m'appuyant coquettement sur son bras, je lui ai dit tout bas... bien bas, que j'écrirais le lendemain matin à Stéphen pour lui demander de me donner des leçons de déclamation, l'envie d'apprendre à jouer la comédie m'étant venue subitement.—(Je n'en veux rien faire, bien entendu.) Comme le mari de Mathilde, abasourdi de cette cruelle confidence, s'est échappé jusqu'à s'écrier, dans son douloureux étonnement, que ce nouveau caprice était au moins bizarre, j'ai redoublé la douceur de mon sourire, et je l'ai prévenu qu'il irait le surlendemain me chercher lui-même une loge pour voir jouer Stéphen dans la même pièce, et que je voulais qu'une petite salle de spectacle fût immédiatement construite dans le jardin de l'hôtel de Maran.

§

Ces ordres seront exécutés; je n'en doute malheureusement pas... Ce Gontran est assez lâche et assez sot pour ne jamais me donner la distraction d'un refus ou d'une impossibilité. Il ressemble à ma jument Stella... elle est si insupportablement bien dressée, que sa docilité m'irrite... Je la bats de colère... de n'avoir pas de raison pour la battre...

§

L'architecte de M. de Lancry est venu me soumettre plusieurs plans de salles de spectacle; je ne les ai pas trouvées assez riches.—Je veux quelque chose qui rappelle, dans de petites proportions, celle du château de Versailles, et surtout que cela soit construit tout de suite.—La nuit porte conseil: tantôt j'ai dit au mari de Mathilde qu'au lieu de me louer pour demain soir une loge au théâtre de Stéphen, il la louerait pour six mois afin d'avoir le droit de la faire arranger, car ce petit théâtre du boulevard est horrible, et je compte y aller quelquefois;—meubles, glaces et tentures seront en place demain. Gontran a trente-six heures d'avance; pour lui, l'homme aux surprises magnifiques, c'est plus de temps qu'il n'en faut.

§

Je reviens de l'ambassade; ce bal était merveilleux; je me sentais très en beauté, pourtant je me suis ennuyée à périr... Que ces hommages dont on m'accable sont insipides et monotones!—Et puis... se dire qu'on n'a qu'à vouloir pour enlever tous ces empressés à leurs maîtresses ou à leurs femmes... c'est repoussant de facilité.—Pour donner du piquant, du montant à une faiblesse, il n'y a rien tel que des principes ou des obstacles...—Hélas!... je suis réduite aux obstacles... Mais pour en rencontrer... je suis trop à la mode, et les hommes sont trop grossièrement, trop facilement infidèles à leurs amours.—Oh! si je pouvais trouver un être insensible à mes séductions, quelle gloire d'en triompher!

§

Cette pensée m'a donné de l'humeur, ma cour s'en est aperçue... J'étais nerveuse... agacée... J'ai fait plusieurs exécutions féminines et masculines qui ont beaucoup amusé mademoiselle de Maran. Décidément elle raffole de moi.—Notre haine commune contre Mathilde nous a pour toujours soudées l'une et l'autre; et puis je l'égaie...—Elle vieillit; elle aurait horreur de la solitude, où sa méchanceté la reléguerait nécessairement... Peu m'importe de l'abandonner un jour... si mon destin m'appelle ailleurs.

§

Le mari de Mathilde s'est surpassé, j'ai trouvé cette loge arrangée à merveille; tout le fond était occupé par une immense jardinière (utile précaution à ce théâtre). Mais à quoi bon? je ne remettrai plus les pieds dans cette salle... mes illusions sont détruites... A la seconde représentation, Stéphen, qui m'avait d'abord tant frappée, tant émue, m'a paru détestable, laid, vulgaire... Où avais-je donc l'esprit et les yeux? Au fait, je ne me plains pas de cette première impression, si différente de la seconde; elle m'a donné l'idée d'avoir un théâtre, et je suis enchantée de jouer la comédie.

§

Je viens de jouer Célimène.—Cette petite salle était charmante.—Selon notre public, j'ai dit à merveille et avec un très-grand air. C'est très-amusant. Il paraît que dans mon rôle de mademoiselle Déjazet, j'ai fait tourner toutes les têtes... par mon effronterie provocante...—Que les hommes sont sots et vains! Quand ils s'enchantent de voir une femme montrer une hardiesse impudente, ils s'imaginent que cette affection de cynisme doit être à leur intention et à leur profit.—Ils ne comprennent donc pas, dans leur stupide orgueil, qu'on les compte d'autant moins qu'on risque davantage en leur présence!—Après cette petite pièce, le mari de Mathilde est venu à moi d'un air glorieux, croyant probablement que le choix de ce rôle était de ma part une déclaration de principes à son usage; je l'ai reçu de telle sorte qu'il s'en est allé honteux et confus.

§

La vie que je mène est quelquefois atroce... de néant et d'ennui; cependant, aux yeux de tous, aux miens même, il n'y a pas d'existence plus fortunée que la mienne.—J'ai enfin joui de ce luxe, de cette renommée d'élégance que j'ambitionnais tant.—Je suis une femme à la mode dans toute l'acception du terme.—Je règne sur une fraction de la meilleure compagnie de Paris. Les hommes les plus aimables sont à mes pieds; mes rivales me redoutent et m'exècrent.—Je leur suis assez supérieure pour pouvoir être toujours très-bonne femme avec elles.—Je finis de les désespérer en dédaignant profondément l'amant qu'elles m'envient, et en les défiant de porter atteinte à une fidélité dont je me raille.—Comme les conquérants usurpateurs, je me suis faite toute seule ce que je suis;—d'un nom presque ridicule, j'ai fait un symbole d'élégance et de distinction; on copie mes toilettes, on cite mes reparties, on envie mes succès; mes préférences mettent un homme à la mode, mes moqueries le noient à jamais.—Quand j'arrive dans un bal, toutes les femmes prennent aussitôt d'une main rude leurs adorateurs en laisse, et je ne vois que regards de haine et de jalousie; je n'entends que chuchotements aigres ou reproches courroucés...—Mais qu'une fleur de mon bouquet tombe à mes pieds, tous les adorateurs rompent leurs cordes et se précipitent pour la ramasser... à la plus grande mortification d'une infinité de belles dames, qui rappellent en vain ces ingrats effarés.—Tout cela est charmant... Pourtant il me manque quelque chose... ou plutôt tout me manque. Je n'aime pas, je n'ai jamais aimé... Oh! que je voudrais aimer!...

§

—Un jour j'avais cru ressentir une de ces commotions sourdes, mais profondes, qui annoncent l'orage de la passion... comme les premiers roulements de la foudre annoncent la tempête... mais, hélas! cet espoir a été aussi vain... que ma comparaison est ridiculement ampoulée.—Cependant, un homme pareil à celui dont je me souviens... eût compris comment je voulais être aimée, que j'aurais tout abandonné pour lui...—Sans doute j'aurais vécu dans la misère, dans l'abjection, dans les larmes; il m'aurait battue, trahie, chassée... mais au moins j'aurais aimé, j'aurais eu des moments de passion sublime... je me serais sentie relevée à mes propres yeux.

§

Relevée! Est-ce donc qu'un secret instinct me dit que, comme le feu... la douleur purifie?—Serait-ce donc une réhabilitation que je chercherais dans l'amour?—Non... non... je n'ai pas de remords... je ne dois pas, je ne veux pas en avoir.—Une seule fois je me suis apitoyée sur Mathilde... je me suis montrée envers elle aussi bonne, aussi généreuse que ma nature me permettait de l'être, et j'en ai été cruellement punie.

§

—Comment ne haïrais-je pas M. de Lancry?—Quelquefois malgré moi (ce sont mes jours maudits), je sens des bouffées de honte me monter au front en songeant que c'est à son odieuse ingratitude envers sa femme que je dois la vie splendide que je mène.—En vain j'ai fait des compromis avec ma conscience, en vain je me suis dit qu'il n'y avait rien de plus immatériel que les plaisirs dont je jouissais,—en vain j'ai traité le mari de Mathilde comme un misérable, du jour où il a osé m'offrir autre chose que des fleurs et des sérénades... Oh! il est certaines coupes dont le déboire est plein d'amertume et de fiel...

§

—Cette fois, je suis frappée au cœur... oh! bien au cœur... Je veux écrire ici cette date.—Enfin d'aujourd'hui, heureuse ou malheureuse, ma vie aimante va commencer.—Enfin j'ai trouvé l'homme de mes rêves!—Il ne m'a pas vue, il n'a fait que passer... Je ne sais ni son nom, ni ce qu'il est; mais fût-il le premier ou le dernier des hommes, je sens que je l'aimerai, je sens que je l'aime, je lui appartiens.—Quelle physionomie haute et fière!... Quelle démarche à la fois leste et hardie!—Et ce teint basané, et ces lèvres rouges, et ces sourcils noirs, et ces grands yeux gris! Mais quand de pareils yeux daignent seulement s'abaisser sur vous, on doit tomber à genoux en disant: Seigneur... ordonnez, voici votre esclave.—Et cet inconnu, qui peut-il être?

§

Quelle est donc cette puissance invisible, mystérieuse, à laquelle j'obéis? Cet homme ne m'a pas dit un mot, son regard ne s'est pas arrêté sur moi, et je me sens soumise, dominée!...—Mon angoisse profonde me dit que ma destinée s'accomplit.

§

Rien de moins romanesque que ma rencontre avec cet inconnu. Je traversais les Tuileries à pied. Arrivée dans l'un des quinconces, je vis devant moi un homme qui marchait lentement. Sa taille, sa tournure, m'avaient déjà paru remarquables; il se retourna comme s'il se fût trompé de chemin par distraction. Alors, oh! alors... A son aspect, je n'ai pu m'empêcher de m'arrêter.—Il ne m'a pas aperçue... il s'est éloigné.—Il n'était plus là que je le contemplais encore.

§

Quel est cet homme?—Quel est cet homme? Je ne l'ai jamais vu dans le monde.—Il n'importe... je sais qu'il existe...—Le reverrai-je jamais?—Oui... oui, je ne l'aurais pas rencontré sans cela.—Il existe; cela explique, cela justifie mes mépris pour tous les hommes. Oui, pour tous... ceux-là même qui se sont cru des droits sur moi ne sont-ils pas ceux que j'ai le plus abreuvés de dédains et d'outrages?—Ont-ils eu, non pas de l'empire, mais la moindre influence sur mon cœur, sur mon âme ou sur mon esprit?—Certaines insouciances ne sont-elles pas le comble de l'indifférence et de l'insulte?—Le mari de Mathilde l'a dit et l'a prouvé.—Un homme n'est pas un esclave.

§

Misère du ciel!... c'est l'amant de Mathilde... c'est le marquis de Rochegune!

Cet homme singulier et remarquable, dont tout le monde parle, qui est arrivé depuis quelques jours, et que j'étais si curieuse de connaître,—c'est lui... c'est lui...—Il aime Mathilde... elle l'aime...—Oh! quand je disais que j'avais raison, que j'avais le droit d'exécrer cette femme!—Voilà donc le secret de la haine implacable que je lui porte depuis son enfance!—Mon instinct me disait qu'elle aimerait un jour l'homme qui serait ma destinée tout entière...

§

Elle l'aime... elle... elle! mais elle en est indigne; n'a-t-elle pas aimé, passionnément aimé son insipide et misérable Gontran?—Oh! que je suis fière... moi... de n'avoir au contraire rien aimé jusqu'ici!—que je suis fière d'avoir senti que je ne devais rien aimer avant d'avoir connu mon maître, mon despote!—Et je me plaignais! mais c'est à genoux, à deux genoux que je devrais remercier le hasard qui jusqu'ici m'a rendue insensible.

§

J'ai horreur de moi-même et de tout ce qui m'entoure.—Maintenant, je le sens, je suis une malheureuse créature dégradée.—Jamais un tel homme ne voudra seulement abaisser les yeux jusqu'à moi; c'est à cette heure que je mesure la profondeur de l'abîme de fange et d'infamie où je suis tombée.—Jamais je ne pourrai laver cette souillure.—De quels stupides paradoxes me suis-je bercée?... me croire digne de lui... moi... moi!... O profanation!—Est-ce que j'oserais seulement le regarder... lui parler!... Lui parler!... mais je mourrais de confusion...—Ah! maintenant je comprends la timidité... ou plutôt la honte!

§

Je ne veux plus rester dans la maison de mademoiselle de Maran.—Ce luxe me révolte;—je voudrais pouvoir me cacher à tous les yeux.—Pour jouir de ce luxe, je me suis vendue comme une infâme.—Les malheureuses que le besoin conduit a leur perte sont des anges auprès de moi.—Je hais la lumière du jour, il me semble que dans l'obscurité, je sens moins mon ignominie.—Comme il l'aime... comme elle l'aime!—Quelle générosité! quelle fierté! quel courage! Quelle auréole d'honneur, de patriotisme, de loyauté chevaleresque, rayonne autour du noble nom de cet homme!—A cette seule pensée je suis éblouie.—Et Mathilde, comme on l'aime aussi... comme on l'approuve, comme ou l'admire de l'aimer autant!—Comme le rapprochement de ces deux belles âmes est magnifique! que leur amour est pur et grand!...—Et ce Gontran... ce Gontran qui les raille... le misérable... Est-ce qu'il peut comprendre?... Dieu merci, il ne les comprend pas...

§

Je suis folle.—Cachée dans un fiacre, je suis allée passer encore deux heures devant sa maison, espérant le voir sortir, le voir... seulement le voir... car, pour rien au monde, je ne m'exposerais à soutenir son regard dans le monde: je mourrais de frayeur et de honte;—je ne trouverais pas un mot à balbutier.—Depuis plus d'un mois j'ai abandonné toute société;—à peine je descends chez mademoiselle de Maran, où je suis pourtant bien sûre de ne pas le rencontrer.—J'ai attendu longtemps à sa porte; il est sorti à pied.—Je l'ai fait suivre par la voiture, où j'étais toujours cachée.—Il est allé chez Mathilde; il y est resté jusqu'à six heures.—Oh! qu'elle est heureuse!—je n'ai plus la force de l'envier, de la haïr: je ne sais que souffrir.—Malgré moi, je suis obligée de l'avouer... ils sont dignes l'un de l'autre.

§

Pleure... pleure... malheureuse... pleure des larmes de sang et de rage... Va... meurs de désespoir; surtout qu'on ignore ton fol amour. Pour toi il n'y aurait pas assez de moqueries et d'insultes.

Pourtant, si j'avais vu plus tôt cet homme, ma vie eût été tout autre... Elle eût été aussi belle, aussi honorable qu'elle a été coupable et désordonnée.—Du moins elle ne le sera pas plus longtemps:—il ne me connaîtra jamais, il ne saura jamais que je l'aime; mais la flamme qu'il a allumée en moi aura purifié ma vie.—Aujourd'hui, j'ai pris mes dispositions pour quitter l'hôtel de Maran;—je n'ai plus rien, je serai pauvre, je travaillerai ou je mourrai, mais je serai libre et digne de penser à lui...—Penser à lui... oh! cela impose de grands devoirs...

§

Toute mon énergie s'est réveillée.—Demain, j'abandonnerai cette maison; mais cette nuit... je lui parlerai.—Oui, j'aurai ce courage.—Une idée m'a frappée,—c'est le bal de la mi-carême à l'Opéra; je lui donnerai un rendez-vous; ma lettre sera conçue de telle sorte qu'il croira qu'il s'agit de quelque timide infortune; je suis sûre qu'il viendra. Aurai-je la force de l'aborder? je ne sais.—A cette seule idée, ma faiblesse, mes doutes reviennent.—Ah! je suis lâche, j'ai peur, je tremble.—Avec quelle émotion je relirai un jour ces lignes que j'écris maintenant! Il me semble que sur ce papier muet, que dans ces notes si rapides, je retrouverai mes souvenirs presque vivants.—Que je suis heureuse de pouvoir au moins conserver une trace visible de ce qui se passe en moi aujourd'hui... à cette heure!

§

Je lui ai parlé... mon Dieu! je lui ai parlé;—il a senti le battement de mon cœur; j'ai appuyé mon bras au sien.—Mes lèvres ont craintivement baisé sa main, sa noble main;—mes larmes l'ont mouillée.—Il a bien voulu me répondre avec bonté.—Jamais faveur souveraine n'a été reçue avec une reconnaissance plus passionnée...—jamais paroles royales n'ont été écoutées, dévorées avec un recueillement à la fois plus avide et plus tremblant;—le masque m'a rendu mon courage: à figure découverte, je n'aurais pas trouvé une parole...—J'avais la fièvre, mes joues étaient empourprées.—Il prenait plaisir à m'entendre, parce que je lui faisais l'éloge de Mathilde... Cet éloge me brûlait les lèvres; mais je suis devenue éloquente pour la louer davantage encore.—Je l'ai vu sourire avec mépris et aversion quand j'ai prononcé mon nom.—Pour lui plaire encore, j'ai flétri avec indignation l'infamie de ma conduite; je n'ai pas trouvé d'expressions assez amères pour m'accuser...—Oh! cette amertume désespérée, je la ressentais; jamais je n'avais plus douloureusement mesuré la distance infranchissable que le passé mettait entre moi et cet homme sublime.

§

Et puis, en m'entendant exalter ainsi ce qu'il chérissait, maudire ce qu'il détestait, il paraissait si heureux...—Oh! en ce moment, il m'aurait dit d'aimer Mathilde, que je crois que je l'aurais aimée.—Et lui, que d'esprit! que de grâce! que de génie! quelles pensées fières!—Ce caractère hardi applique aux vertus rares et difficiles l'audace aventureuse, la présomptueuse énergie que les autres appliquent aux vices faciles et vulgaires:—il m'a fait comprendre les exaltations les plus pures et les plus saintes;—il m'a conféré je ne sais quelle haute noblesse de l'âme, comme un roi qui octroie la chevalerie.

§

J'ai abandonné l'hôtel de Maran.—Je ne reverrai plus M. de Lancry.—Je suis enfin sortie de cette atmosphère de honte et de dégradation qui m'étouffait.—Je ne changerais pas maintenant ma pauvre petite demeure pour tous les palais du monde.

§

M. de Rochegune ne me verra jamais,—je n'entendrai plus jamais sa voix;—jamais il ne saura qu'il a parlé avec douceur, avec bonté, à la femme qu'il déteste, qu'il méprise le plus au monde.—Pourtant je lui serai pour toujours aussi passionnément fidèle... aussi amoureusement dévouée... que s'il m'avait permis de l'aimer.—Oh! oui... oui... je comprends bien la pureté de leur amour,—je la comprends mieux que Mathilde peut-être.—Oui, plus qu'elle peut-être je serais maintenant capable des sacrifices qu'un tel amour impose.—Chez elle, une vertueuse résolution n'est que la conséquence de ses principes... Y faillir un jour ne serait pour elle que manquer à ses devoirs.—Moi, désormais je n'y faillirai jamais, parce que, principes, honneur, chasteté, pudeur, cet homme m'a tout révèle, tout donné, et que ce serait lui et non la vertu qu'il faudrait oublier.

§

Je suis épouvantée des ravages que cette passion fait en moi... ma tête s'égare, les plus sinistres projets me traversent l'esprit.—Oh! s'il connaissait mon amour, il aurait pitié de moi.—Oui, je suis sûre qu'il m'aimerait, qu'il me préférerait à Mathilde.—Après tout, quelle influence a-t-il eue sur cette femme? aucune!—Elle était honnête et pure; elle est restée honnête et pure.—Moi, j'étais dépravée, j'étais perdue... Et parce que je l'ai vu... et parce qu'il m'a dit quelques paroles douces et bonnes, et parce que je l'aime... je suis devenue aussi pure, aussi honnête que Mathilde.—Et encore qui sait? Est-elle restée pure?... Oh! si elle avait fait une faute, combien il serait plus fier de son influence sur moi!—De Mathilde... vertueuse, il n'aurait fait qu'une femme coupable;—de moi coupable, il aurait fait une femme vertueuse!—Cela ne serait-il pas plus beau?—cela ne serait-il pas plus digne de sa grande âme?—Lui qui aime tout ce qui est généreux et grand, serait-il insensible à la transformation qu'il a faite?...

§

Oui, cela est vrai, il m'a transformée, il m'a donné des remords que jusqu'ici je n'avais pas eus.—Ma conduite envers mon mari m'apparaît dans toute son horreur.—Mon cœur s'est brisé en pensant à cet être si généreux et dévoué, qui m'aimait avec tant d'idolâtrie, et que j'ai abandonné pour un homme que je méprisais.

§

Autrefois je n'aurais pas un instant hésité de prendre la résolution que je viens de prendre.—Eh bien!... pendant deux jours, j'ai lutté... j'ai combattu, oh! douloureusement combattu;—mais l'intérêt de mon amour l'emporte;—cet amour est ma vie maintenant.—Ce n'est pas de l'égoïsme, de la cruauté; c'est de l'instinct de conservation... J'ai un moyen sûr de séparer M. de Rochegune de Mathilde:—Je vais écrire à Gontran sans lui dire où je suis; je lui promettrai de le revoir s'il peut décider Mathilde à revenir habiter avec lui.—Je le sais, je risque de pousser leur passion à l'extrême... de les forcer à fuir peut-être pour échapper à M. de Lancry; mais je ne peux pas être plus malheureuse que je ne le suis;—je ne puis rien perdre, je puis tout gagner.

Gontran ne résistera pas à cette demande; mon influence sur lui est absolue, j'en suis certaine.—Mais une fois Mathilde au pouvoir de M. de Lancry, que ferai-je, moi?... Oserai-je affronter les regards de celui dont la seule pensée me trouble, m'impose, me consterne et m'enivre?—N'aime-t-il pas Mathilde avec passion?—S'il peut seulement soupçonner que c'est moi qui ai causé son retour auprès de son mari, quelle horreur, quelle haine je lui inspirerai!—Eh bien! il ne me haïra pas plus qu'il ne me hait maintenant!—Oh! c'est un abîme!... un abîme!...—Il n'importe... je risque ma dernière, mon unique espérance...

§

Quel prodige! Est-ce un rêve?—Il y a quatre jours à peine que j'ai écrit à M. de Lancry, et je reçois de lui, à l'adresse que Zéphyrine lui a indiquée, non-seulement l'assurance que Mathilde habitera désormais avec lui, mais encore une lettre de celle-ci, dans laquelle elle prend librement, volontairement, cette résolution que je croyais devoir lui coûter plus que la vie...—Encore une fois, est-ce un rêve?—J'ai envoyé Zéphyrine, qui connaît un des gens de M. de Rochegune, s'informer...

§

Zéphyrine vient de revenir.—Je tremble, j'ai peur.—Il est des bonheurs si soudains, si foudroyants, qu'on ne peut y croire; ils épouvantent.—Depuis quatre jours, M. de Rochegune, absorbé dans un violent chagrin, n'est pas allé chez Mathilde!—Elle est redevenue folle de son mari.—C'est le bruit public.—Cela est-il possible? mon Dieu!... Non, je ne puis encore le croire... Si cela était... si cela était, je pourrais tout espérer.


CHAPITRE VII.

LE RENDEZ-VOUS.

Après cette lecture, qui m'initiait aux plus secrètes pensées d'Ursule, je restai un moment accablée... sans pouvoir continuer la lettre de M. Lugarto.

J'étais frappée de la sincérité, de la violence de la passion de ma cousine pour M. de Rochegune.

Était-ce bien la même femme qui dans les premières pages de ce journal avait écrit tant d'aveux cyniques et hardis?

Selon mon habitude d'exagérer toutes mes craintes, je ressentis cruellement plusieurs observations d'Ursule. Ce qu'elle disait de la salutaire influence de M. de Rochegune sur elle ne me parut que trop vrai. Peut-être s'intéresserait-il au changement merveilleux qu'il avait opéré en elle.

Et puis, si odieusement paradoxale que fût la comparaison que faisait Ursule en disant que j'avais aimé M. de Lancry, tandis qu'elle ne l'avait pas aimé, en disant qu'elle n'avait rien aimé avant de voir M. de Rochegune, je trouvais quelque réalité à ce raisonnement en me mettant au point de vue de ma cousine, qui jusqu'alors n'avait eu aucun principe et pour qui certaines fautes n'avaient pas existé, tant on avait pour ses devoirs de criminelle insouciance...

Mes anxiétés redoublèrent en songeant aux sentiments de défiance et de scepticisme que ma conduite avait dû inspirer à M. de Rochegune.

Après une telle déception, une lois dans un milieu d'idées pénibles et amères, ne serait-il pas accessible aux séductions d'Ursule? ne verrait-il pas dans une liaison avec elle une sorte de vengeance contre moi, qui le rendais si malheureux, une sorte de raillerie sanglante contre la destinée qui se jouait si cruellement de ses plus chères espérances?.....

. . . . . . . . . .

Voulant, connaître mon sort tout entier, je poursuivis la lecture de la lettre de M. Lugarto, qui continuait en ces termes:

«Ici s'arrêtent les fragments du journal d'Ursule que votre ami inconnu juge à propos de vous faire connaître. Ce qu'Ursule a pu y ajouter depuis votre libre réunion à votre mari ne consiste qu'en réflexions, qu'en pensées plus ou moins brûlantes au sujet de son amour.

«D'après ce qu'on sait de ses projets, elle s'occupe maintenant de rechercher les moyens d'obtenir un rendez-vous de M. de Rochegune.

«Comme elle aime passionnément, ainsi que vous l'avez pu remarquer, comme il y a toujours une irrésistible séduction dans un véritable amour, comme Rochegune est furieux contre vous en particulier et contre toutes les honnêtes femmes en général, votre chère cousine, qui n'est pas sotte, comprend que son heure est venue et que ses consolations arriveront dans un excellent moment... Aussi s'écrie-t-elle:—Je puis tout espérer!

«Les hommes sont si bizarres, que le Rochegune se laissera nécessairement prendre dans les filets de votre cousine... Eh!... eh! vous voyez que ça tourne au haut comique... Tous les héroïques sacrifices qu'on vous a imposés par la révélation du docteur Gérard aboutissent à la plus grande satisfaction de madame Ursule...

«A propos de cette révélation de l'amour d'Emma, amour qui, selon l'usage éternel de tous les amours, avait justement échappé aux soupçons de madame de Richeville, de M. de Rochegune, et aux vôtres, vu que les personnes les plus intéressées à connaître d'un sentiment sont nécessairement celles qui en ignorent le plus complétement; à propos de cet amour,—dis-je,—il n'avait pas absolument échappé à un de vos amis. Il en parla comme d'une idée très-vague; ce fut un trait de lumière. Vraie ou fausse, cette révélation, combinée avec la maladie d'Emma, devait horriblement vous troubler dans votre amour et jeter une pomme de discorde entre vous, Emma et peut-être madame de Richeville... Une bonne partie de ces prévisions se sont réalisées.

«—Maintenant résumons-nous... Aussi bien je parlerai en mon nom, car vous avez dit me reconnaître à l'intérêt que je vous porte.—Voyons le fort et le faible de votre position.

«Je puis tout contre vous.—Vous ne pouvez rien contre moi.—A toutes les issues par lesquelles vous pouvez m'échapper, vous me trouverez debout et implacable...

«Voyez plutôt.—Si, éperdue de vous avoir ainsi pénétrée; si, redoutant l'influence que peut prendre Ursule sur M. de Rochegune, vous avouez à celui-ci la cause de votre sacrifice:—1º Emma meurt, c'est clair comme le jour;—2º vous ne pouvez pas échapper à votre mari pour rejoindre votre platonique ami après la mort d'Emma. Légalement votre lettre vous empêche de jamais espérer une séparation. Quant à fuir en cachette, vous êtes surveillée; votre mari en serait instruit à l'instant, et on lui a créé depuis peu d'excellentes raisons de ne jamais vous abandonner.

«Que dites-vous de la trame inextricable où vous vous êtes jetée?—Tenez, je vais vous faire une comparaison dont vous reconnaîtrez certainement la justesse.

«Il me semble qu'au moment où vous lirez ces lignes, vous vous ferez l'effet d'une pauvre petite mouche tombée au milieu d'une toile d'araignée. Chacun de ses efforts pour sortir de l'homicide réseau ne fait que l'y enlacer davantage... Pour comble d'horreur, au milieu de cette toile infernale, elle aperçoit la hideuse araignée, qui, toute repue de meurtre, se tient immobile, couve de ses yeux sanglants sa nouvelle victime et se plaît à jouir de ses mortelles angoisses avant que de la dévorer...»

A ce passage de cette exécrable lettre, je ne pus m'empêcher de pousser un cri d'effroi, tant cette comparaison me parut juste, tant je me sentais en effet enlacée de toutes parts par je ne sais quelle puissance invisible...

Un danger palpable, si formidable qu'il eût été, m'aurait moins épouvantée que ces machinations mystérieuses, souterraines, dont j'étais menacée et dont l'expérience m'avait déjà révélé le danger.

Je terminai cette lecture, craignant à chaque instant de voir ma raison m'échapper, tant j'étais épouvantée.

—«Savez-vous, ma chère Mathilde, que je serais un grand écrivain, sans m'en douter, si, justement au passage de ma lettre que vous venez de lire... vous aviez ressenti une de ces terreurs pareilles à celles que m'inspiraient dans mon enfance les beaux endroits des romans d'Anne Radcliffe?... Eh!... eh!... cela ne serait point impossible, au moins; car enfin vous lisez ceci probablement toute seule dans ce triste et sombre appartement de la rue de Bourgogne, que j'ai visité, bien entendu, avant que vous ne vinssiez l'occuper... Pour vous donner une preuve de ce que j'avance... regardez bien le lambris à gauche de la cheminée: y êtes-vous?...»

Je m'interrompis de lire, et je regardai machinalement ce lambris.

Quoique je ne visse rien qui pût m'effrayer, je frissonnai en me rappelant la maison isolée.

Je continuai de lire avec un horrible battement de cœur:

«Maintenant, approchez-vous; pesez avec force sur la moulure de la boiserie qui touche à la cheminée, et vous verrez quelque chose qui vous surprendra...»

Éperdue, j'appelai Blondeau.

—Jésus, mon Dieu... madame... qu'avez-vous?—s'écria-t-elle.

Sans pouvoir presque lui répondre, je lui montrai le panneau de boiserie d'un regard effrayé.

—Mais encore, madame, qu'avez-vous? vous me faites peur.

Rassurée par sa présence, je pesai sur la moulure de la boiserie; elle céda...

Je jetai un cri... Blondeau, aussi effrayée que moi, m'imita.

La boiserie, mue par un ressort, s'écarta doucement.

Je vis une cachette assez grande pour contenir une personne; un conduit, communiquant au tuyau de la cheminée, y donnait suffisamment d'air pour qu'on pût y respirer...

—Mon Dieu! mon Dieu! madame, qu'est-ce que cela signifie?—s'écria Blondeau en pâlissant.

—Silence... silence... referme cela... et pas un mot à personne.

Elle ferma ce panneau; je continuai cette lettre, doutant si je veillais ou si je rêvais.

«Eh bien! vous avez vu ma cachette? vous avez dû avoir joliment peur!—Jugez donc de toutes celles que je possède autour de vous... si je vous découvre celle-là aussi facilement.

«Allons, voyons, rassurez-vous, je n'en ai pas d'autres... croyez-le, entendez-vous? croyez-le, ça vous aidera à dormir tranquille; vrai... ceci n'est qu'une plaisanterie faite dans l'espoir de vous donner des rêves affreux, des cauchemars à vous faire mourir de peur.

«Vous allez vous figurer que cette maison (qui m'appartient) n'est que trappes et chausse-trapes, ni plus ni moins qu'à l'Opéra ou dans les romans de Ducray-Duminil... Ce qu'il y a de charmant, c'est que si vous vous avisez de demander à votre mari de changer de logement, il vous traitera de visionnaire...

«Eh!... eh!... vous allez avoir de jolies nuits! Comme ça vous reposera agréablement de vos chagrins diurnes... Je vous conseille de faire monter la garde par votre fidèle Blondeau... Oui... mais les soporifiques... vous souvenez-vous des soporifiques?... Eh! eh! vous allez n'oser toucher à rien de ce qu'on vous apportera de votre modeste restaurateur, qui est peut-être aussi un homme à moi. (A propos, quelle chute!!! pour une femme qui avait la meilleure maison de Paris!)

«Avouez pourtant que c'est une jolie chose que le pouvoir de l'argent... Je serais Satan en personne que je ne vous tourmenterais pas davantage. Vous allez être assiégée de terreurs continuelles, votre sommeil sera troublé par d'horribles rêves; dans le jour, ce seront les diaboliques complications de votre position... enfin... ni le jour ni la nuit vous n'aurez un seul moment de repos; sans compter que l'avenir est chargé de nuages si sombres, si noirs, si orageux, que vous ne pouvez avoir que les plus funestes prévisions...

«Eh! eh! eh!... tout ceci n'est pas couleur de rose, au moins! Mais aussi comme j'ai habilement profité de toutes mes chances! Aussi... c'est que la haine et la soif de la vengeance doublent les facultés. En conscience, c'est un peu de votre faute: souvenez-vous de cette nuit où devant vous j'ai été insulté, souffleté, où j'ai crié grâce à genoux, les mains jointes!... Vous deviez bien vous attendre à ce que je me vengerais... et je commence...

«Mais maintenant j'ai de l'expérience, je ne joue qu'à coup sûr, et j'ai surtout du bonheur... Voyez Mortagne! J'étais à cinq cents lieues quand il va se prendre de querelle avec un spadassin que je n'ai vu ni d'Ève ni d'Adam, et qui m'en délivre. Vraiment, ces choses n'arrivent qu'à moi.

«A cette heure je vous défie même de faire usage de cette lettre... Vous adresserez-vous aux lois? D'abord je ne suis pas à Paris; puis où est le corps du délit? Pures affaires d'amourettes plus ou moins platoniques, dans lesquelles la justice n'a rien à démêler.—Et pourtant, comme c'est drôle... ces affaires d'amourettes sont pour ainsi dire grosses de larmes, de désespoirs, peut-être même de meurtres, de suicides, que sais-je?

«Sur ce, bonne et paisible nuit je vous souhaite... vrai sommeil d'enfant endormi sur le sein de sa mère...

«Un ami inconnu ou un ennemi connu,
à votre choix.»

La lecture de cette lettre me laissa un étourdissement douloureux; mes idées bouillonnaient dans mon cerveau sans trouver d'issue.

M. Lugarto, avec une infernale sagacité, répondait d'avance à toutes mes objections, éveillait toutes mes craintes.

En songeant qu'Ursule pouvait plaire à M. de Rochegune, mon désespoir n'eut plus de bornes... Si Emma doit être perdue,—m'écriai-je,—que je ne sois pas au moins victime d'un sacrifice inutile!

Un moment je fus sur le point de tout dire à M. de Rochegune; j'allais lui écrire, lorsque cette voix divine qui venait toujours soutenir mes résolutions chancelantes me dit:

«—Courage.. courage... ne te laisse pas abattre; détourne tes yeux de l'abîme qu'un monstre t'a fait entrevoir pour te causer un affreux vertige et ébranler tes nobles déterminations...

«—Ne regarde pas à tes pieds, lève les yeux au ciel; mets ton espoir en Dieu, il ne te manquera pas...

«—Si l'homme que tu as cru digne de toi était capable de succomber aux séductions d'Ursule, pourrais-tu regretter son cœur? pourrais-tu envier cette femme?

«—Si Emma doit mourir en voyant qu'on lui préfère une autre femme, que ce ne soit pas toi qui lui portes ce coup fatal... reste-lui au moins pour la consoler; si tu n'y parviens pas, si elle succombe, n'oublie pas sa mère, qui a été pour toi presque une mère...

«—Quant aux mystérieuses menaces de ce monstre, qu'elles ne t'épouvantent pas; chasse de vaines terreurs... sois courageuse, forte; envisage fermement ce qu'il peut contre toi, et tu mépriseras sa vengeance. Courage, encore un pas... peut-être la récompense de tant de sacrifices n'est pas éloignée.»

Ainsi que toujours, ma résolution revint après un abattement passager.

Je me décidai à attendre les événements, à entretenir Emma dans son espérance, et à me garantir par tous les moyens possibles des piéges dangereux et des surprises de M. Lugarto.

Je fis coucher Blondeau dans ma chambre, je visitai les boiseries, et je me rassurai un peu en songeant que si cet homme avait voulu se servir de ses machinations, il ne m'aurait pas avertie. Il voulait sans doute me causer seulement des terreurs sans cesse renaissantes.

Je voyais très-peu M. de Lancry.

Son air sombre, son humeur impatiente et aigrie, me prouvaient qu'Ursule ne tenait pas les promesses qu'elle lui avait faites sans doute, mais qu'elle avait l'art de ne pas le désespérer tout à fait pour le forcer à me garder toujours près de lui.

Sans lui faire part de la lettre de M. Lugarto, je lui montrai la cachette qu'on m'avait indiquée; il haussa les épaules et me fit cette incroyable réponse avec un air sardonique dont je fus effrayée:

—C'est quelque bonne bourgeoise qui avait sans doute ménagé cette armoire à secret pour dérober ses provisions à la voracité de ses domestiques.....

. . . . . . . . . .

Environ quinze jours après avoir reçu de M. Lugarto la lettre que j'ai citée, il m'adressa le billet suivant:

«Paris, quatre heures.

«Je n'ai rien voulu vous dire avant que d'être bien sûr de mon fait. Rochegune a demain un rendez-vous avec Ursule, non pas chez elle, mais sur les boulevards extérieurs; c'est plus décent pour commencer.

«Ce rendez-vous est pour neuf heures; ils doivent se rencontrer sur le boulevard à gauche de la barrière de Fontainebleau, et en sortant par ladite barrière.»

Bouleversée par cette nouvelle, à laquelle pourtant je ne pouvais croire, le lendemain matin je montai en fiacre; je me rendis au lieu indiqué.

Je vis Ursule... qui attendait.

Quelques minutes après, M. de Rochegune arriva.

Il lui offrit son bras; tous deux disparurent dans un chemin creux qui aboutissait à ce boulevard.

Je n'eus ni la force ni la volonté de les suivre...

Je revins chez moi dans un désespoir indicible.


CHAPITRE VIII.

CONFIDENCES.

Environ six semaines s'étaient passées depuis que j'avais surpris l'entrevue d'Ursule et de M. de Rochegune.

J'attendais ce dernier dans le parc de Monceaux, où je l'avais déjà vu quelquefois; il m'avait priée de m'y rendre ce matin-là, ayant quelque chose de très-important à me dire.

Notre conversation résuma les faits importants qui se sont passés pendant un assez long intervalle.

En apprenant ces événements, et surtout ceux que notre entretien fera pressentir, on comprendra que je néglige les intermédiaires pour arriver plus vite à ces pages, qui me consolèrent de bien des tourments, et qu'à cette heure encore je ne puis écrire sans un ressentiment de bonheur mélancolique.

M. de Rochegune m'avait précédée de quelques moments.

—Vous avez été mille fois bonne,—me dit-il,—de venir; il n'y a que vous au monde que je puisse consulter sur ce qui m'arrive.

—A propos... et Ursule?—lui dis-je...

Il fit un mouvement d'impatience dédaigneuse et reprit:

—Toujours la même ridicule poursuite... Elle a encore, m'a-t-on dit, passé la dernière nuit entière dans un fiacre devant ma porte.

—Et cet amour ne vous touche pas?

Il haussa les épaules.

—Ah!—lui dis-je,—je tremble encore... lorsque je songe qu'il y a six semaines... je vous ai vu venir au rendez-vous qu'elle vous avait donné... prendre son bras... et disparaître avec elle...

—Ne connaissez-vous pas l'astuce de cette femme? elle savait que votre nom était un talisman à l'aide duquel on pouvait toujours m'intéresser. Une première fois elle m'écrit et signe l'Inconnue de l'Opéra, disant qu'elle avait des choses des plus importantes à me communiquer... sur vous. J'accours à ce rendez-vous; jugez de ma désagréable surprise en reconnaissant cette femme qui vous a causé tant de chagrins. Je lui ai d'ailleurs si peu dissimulé la répugnance qu'elle m'inspirait qu'elle en a pâli; puis se remettant, elle m'a demandé pardon de m'avoir dérangé en vain. Elle ne pouvait me donner cette fois les renseignements qui vous concernaient et qu'elle m'avait promis; mais si je voulais revenir le surlendemain, elle serait en mesure de me satisfaire... Je ne sais si elle le fit à dessein; mais quelques-unes de ses paroles me laissèrent soupçonner qu'elle attribuait à une cause mystérieuse votre retour auprès de votre mari... Alors, Mathilde, j'avais encore malgré moi conservé quelques lueurs d'espoir; je consentis donc à revoir votre cousine, afin de pénétrer le secret qu'elle possédait peut-être.

—Je comprends son calcul, mon ami... Le premier coup était porté... Vous aviez déjà presque vaincu votre antipathie à son égard... elle comptait sur son adresse ou sur son esprit pour ménager une transition à son amour.

—Son calcul ne manquait pas d'adresse... car vous ne savez pas tout encore...

—Comment cela?

—Veuillez m'écouter. Une seconde, une troisième entrevue furent aussi vaines que la première; mais en remettant chaque fois à me donner ces prétendus renseignements qui vous intéressaient ainsi que moi, disait-elle, votre cousine trouva moyen de me ramener incessamment à cette cruelle vérité: que vous étiez plus éprise que jamais de votre mari... La connaissance qu'elle avait de lui et de vous ne donnait malheureusement que trop de vraisemblance à ses assurances; s'il m'avait été possible de conserver la moindre illusion à ce sujet, Ursule l'eût à jamais détruite... Je ne sais pourquoi ce dernier coup, pourtant si prévu, me fut horriblement cruel et ranima toute ma colère contre vous... mais je dois rendre cette justice à votre cousine, elle ne m'a jamais parlé de vous qu'avec respect.

—Elle savait que vous n'auriez pas toléré un autre langage,—dis-je à M. de Rochegune.

Il me regarda d'un air singulier, et me dit après quelques moments de silence:

—Peut-être... J'étais si malheureux... toutes les blessures de mon cœur venaient de se rouvrir.

—Comment? vous eussiez permis à Ursule de m'attaquer... vous, mon ami! je ne le crois pas.

—Tout ceci est passé maintenant, Mathilde; je puis vous avouer ma faiblesse... ma lâcheté.

—Expliquez-vous, de grâce.

—Eh bien, lorsque, dans ma dernière entrevue, elle m'eut bien convaincu de votre redoublement de passion pour votre mari, je ressentis contre vous presque un mouvement de haine; en vous comparant, vous si pure, à Ursule si corrompue, je me disais:—Peut-être que si je l'avais aimée, cette femme, malgré sa dépravation, m'aurait causé moins de chagrin que Mathilde.

—Ah! mon ami, quel blasphème!

—Je vous dois la vérité tout entière, ce sera ma punition... J'étais sous le coup de l'indignation que me causait votre abandon; je me disais encore:—Après tout, le mal qu'Ursule a fait à Mathilde a cessé, puisque celle-ci aime son mari plus passionnément que jamais... Pardonner à M. de Lancry, n'est-ce pas pardonner à Ursule?... pourquoi serais-je envers celle-ci plus sévère que Mathilde?

—Comment... vous, mon ami... avez-vous pu vous abuser par de tels paradoxes?

—Le désespoir est un mauvais conseiller, Mathilde... Que vous dirai-je? une fois dans cette méchante voie, ce fut avec une sorte de satisfaction odieuse que je dis quelques mots de bonté à cette femme, votre plus mortelle ennemie. Je me plaisais à me rappeler la causticité, le brillant de son esprit.

—Et Ursule... a, je pense, répondu à votre attente?—dis-je à M. de Rochegune avec amertume.

—Heureusement,—reprit-il,—je l'ai trouvée stupide.

—Ursule!...

—Oui...

—Elle... si séduisante... si spirituelle... si fine... si rusée... c'est impossible...

—Je vous répète, Mathilde, que je l'ai trouvée stupide... Elle n'avait plus l'ombre de cet esprit qui m'avait frappé au bal de l'Opéra: elle balbutiait des phrases sans suite; rien de plus morne, de plus terne que son entretien dès qu'il n'a plus été question de vous... Elle a voulu se lancer dans de grandes dissertations métaphysiques sur l'amour passionné, sur les charmes de la constance et de la vertu, ce qui était aussi révoltant que grotesque dans sa bouche. C'était, en un mot, à hausser les épaules de dégoût et de pitié; sans compter que, pour une femme dans sa position, rien n'était plus maladroit que ce ridicule étalage de belles maximes... Cela m'indigna, tandis qu'au contraire j'aurais pu peut-être, dans les funestes dispositions où je me trouvais, me laisser étourdir par les saillies d'un esprit cynique, paradoxal, insolent et railleur comme celui qu'on lui prête... J'étais dans un de ces accès de découragement amer où l'on doute de tout ce qui est généreux et grand, où l'on sent vaguement le besoin de fouler aux pieds ce qu'on a vénéré... Pourquoi ne vous le dirais-je pas maintenant? le péril est passé...

—Eh bien!...—lui dis-je, tremblante de ces ressouvenirs.

—Eh bien! Mathilde, j'en conviens en toute honte... à ce moment, la parole audacieuse et perverse d'Ursule aurait pu avoir sur moi une fatale et puissante influence... Et qui peut prévoir les suites d'une première impression?... Mais il aurait fallu pour cela que je rencontrasse une espèce de démon charmant d'esprit, de gentillesse et d'effronterie, une jolie femme attrayante et hardie; et non pas une espèce de sotte pensionnaire psalmodiant de vertueux rébus, avec des yeux rouges, un teint pâle et une physionomie éteinte et flétrie...

—Et ce bouleversement complet dans les manières, dans le caractère d'Ursule,—m'écriai-je malgré moi—ne vous a pas touché?

—Pas le moins du monde, ma chère Mathilde. Ou ce bouleversement était réel, ou il était feint: s'il était vrai, il pouvait prouver de l'amour, soit; mais il est assez peu flatteur d'inspirer même un véritable amour à madame Ursule Sécherin. Il est des préférences et des conversions extrêmement désobligeantes... Si ce trouble, cet embarras étaient simulés, c'était une ignoble hypocrisie... Non, je vous le répète, la seule chance de votre cousine aurait été de se montrer audacieusement ce qu'on dit qu'elle est, un type d'impudence et de perversité... Alors peut-être, encore irrité d'une douloureuse déception,-entraîné par une curiosité chagrine, cherchant de tristes contrastes, j'aurais voulu lire dans ce cœur corrompu... comme on parcourt un mauvais livre, par désœuvrement... Mais une fois cette occasion manquée, tout fut dit pour cette indigne créature; je rougis de ce moment d'égarement. Je revins à moi, et je sentis renaître pour toujours l'aversion qu'elle méritait... surtout pour son atroce méchanceté envers vous...

—Mon ami... il y a là un enseignement... une punition terrible... Cette femme pouvait être dangereuse... pour vous... même pour vous!!! en restant fidèle aux odieux principes qui l'avaient toujours guidée... et Dieu veut que pour la première fois elle ait honte de sa vie passée... qu'elle essaie de balbutier un noble langage... Ce langage est peut-être sincère... mais dans sa bouche il perd toute sa vertu... Ah! la malheureuse femme! comme elle doit souffrir si elle comprend l'effrayante sévérité de cette leçon...

—N'allez-vous pas la plaindre?—me dit M. de Rochegune d'un ton de reproche...

—La plaindre?... non... mais j'ai tant souffert... que je ne puis songer à ceux qui souffrent sans émotion...

—Je m'apitoie moins facilement que vous, Mathilde. Si cette femme souffre, son châtiment est mérité: je ne ferai rien pour l'aggraver; mais, sur mon âme, je ne ferai rien pour l'adoucir... Deux fois encore elle m'a écrit pour me demander un nouvel entretien. J'ai toujours refusé. Maintenant elle se borne à venir faire de temps à autre quelques stations dans ma rue. Je ne puis l'en empêcher... Mais laissons cela, je vous prie; le souvenir de ces vilenies m'attriste encore, et les noires idées viennent aux malheureux... comme l'or... vient aux riches, dit-on,—ajouta-t-il avec un profond soupir.

—Vous êtes donc toujours malheureux, mon ami?

—Vous me le demandez!... Savez-vous quelle vie est la mienne? Savez-vous ce que je souffre... quand je compare... Mais oublions, oublions le passé, il est mort... mort avec la Mathilde d'autrefois... Plus je vais, plus je trouve juste cette funeste comparaison... Oh! oui, je suis bien malheureux... A cette heure rien ne m'attache à la vie... mes jours se passent dans une monotonie désespérante...

—Mais à quoi bon parler de cela?...—reprit-il en soupirant.—Parlons du sujet qui m'amène.—Puis M. de Rochegune reprit après avoir gardé quelques instants le silence:—Ce que j'ai à vous dire, Mathilde, est grave, très-grave... J'ai toujours hésité à vous en parler... même encore maintenant... mais à vous seule je puis confier ce secret, qui, je le crains, n'est pas uniquement le mien.

En entendant ces mots, j'eus peur de me trahir; car depuis quelques jours j'attendais cette confidence.

Pour mieux détourner encore les soupçons de M. de Rochegune, je l'interrompis en lui disant:

—Il faudra que je vous parle aussi d'une chose assez grave qui m'intéresse presque directement... car elle regarde notre meilleure amie...

Il fit un mouvement de surprise et me dit:

—Comment donc? Expliquez-vous, Mathilde.

—Oh! mon Dieu!—répondis-je le plus indifféremment qu'il me fut possible,—voici ce dont il s'agit. Hier M. de Lancry me parlait d'un fils naturel d'un souverain du Nord qui vient d'arriver à Paris; il est fort beau, fort riche; il a, dit-on, le meilleur caractère et les plus charmantes manières du monde. Il sera nécessairement présenté chez madame de Richeville; or, si par hasard il plaisait à Emma, et qu'il fût digne de ce trésor... il me semble que ce serait une excellente occasion de marier cette chère enfant... Ne le pensez-vous pas?

Je l'avoue, je fis ce mensonge avec une assurance qui me surprit.

M. de Rochegune parut frappé de ces paroles et me répondit avec un certain embarras:

—Vous ne croyez pas qu'Emma ait jusqu'ici manifesté... aucune préférence?

—Tant que j'ai habité avec elle et avec sa mère, je n'ai rien remarqué de semblable,—lui dis-je.—Et vous-même... à cette époque?

—Oh! alors, non; certainement... non,—reprit-il.

Il y eut dans ce mot un accent de conviction qui me fut bien précieux.

—Et depuis quelque temps, Mathilde, n'avez-vous rien trouvé de singulier dans la conduite d'Emma?

—Rien... absolument rien... mon ami... Mais, vous le savez, malheureusement pour moi, je vois maintenant beaucoup moins madame de Richeville... Vous seriez-vous donc aperçu qu'Emma eût quelque préférence?—demandai-je d'un air étonné.

M. de Rochegune parut faire un violent effort sur lui-même et me dit:

—Après tout, je suis fou d'avoir des scrupules... Je ne voudrais pas, par une fausse modestie, causer un jour quelque chagrin à notre excellente amie.

—En vérité, je ne vous comprends pas.

—Voici ce qui m'arrive... Mathilde... Depuis que je vous ai perdue... je suis allé presque tous les jours chez madame de Richeville... souvent deux fois dans la même journée; dans mon malheur, je trouvais un cruel plaisir à parler de vous... La duchesse avait la bonté de me recevoir aux heures où sa porte est habituellement fermée... Emma, qui très-rarement quitte sa mère, assistait à nos entretiens... Cette pauvre enfant vous regrette autant que nous. Elle était tellement accoutumée à m'entendre parler de vous comme j'en ai toujours parlé, que je n'avais rien à taire devant elle. Plusieurs fois, je trouvai ses regards attachés sur les miens avec une expression et une fixité singulières... Cela me parut d'abord étrange, mais bientôt je n'y pensai plus... Une fois j'entrai sans être annoncé; elle était seule dans le salon de sa mère; elle poussa un léger cri et devint pourpre. «Emma, je vous ai effrayée?—lui dis-je en souriant.»—Non, oh! non... Tenez,—dit-elle,—voyez comme mon cœur bat... vous verrez que ce n'est pas de frayeur...—Et prenant ma main avec un geste de naïveté charmante, elle la posa sur son sein. Son cœur, en effet, battait violemment.

—Je la reconnais bien là... ses premiers mouvements sont toujours d'une adorable ingénuité... Mais que trouvez-vous d'étrange?...

M. de Rochegune me regarda très-surpris; il croyait sans doute m'avoir mise sur la voie...

—Je ne trouve là rien d'étrange... précisément... quoique ce mouvement... cette rougeur subite...

—Vous le savez... c'est une enfant... elle aura eu peur...

—Sans doute... elle aura eu peur... Néanmoins cette circonstance me rendit plus attentif. J'observai, et je remarquai, par exemple, sa rougeur subite dès que j'entrais chez sa mère, l'espèce de contemplation avec laquelle elle me regardait presque continuellement. Tant que je fus seul à m'apercevoir de ces singularités, je n'y attachai qu'une importance relative; mais lorsque j'eus repris l'habitude de venir le soir chez sa mère, Emma, à mon grand étonnement, a manifesté pour moi, et souvent en présence d'étrangers, des préférences tellement significatives, qu'elles m'ont embarrassé... Enfin, voici ce qui m'a décidé à vous faire cette confidence... Avant-hier, au moment où je sortais de chez madame de Richeville, je trouvai Emma à la porte du salon d'attente. Elle me dit d'un air mystérieux, en me donnant un petit portefeuille:—«C'est aujourd'hui l'anniversaire de ma naissance; voici ce que j'ai fait pour vous. N'en parlez pas à madame de Richeville! c'est mon secret...»

—Et dans ce portefeuille, qu'y avait-il?

—Mon portrait peint par elle à l'aquarelle, d'une ressemblance frappante, quoiqu'il fût fait de souvenir... Vous comprenez, ma chère Mathilde, que je ne m'abuse pas sur ces apparences, bien qu'elles paraissent significatives; c'est un enfantillage: mais je dois à madame de Richeville, à moi-même, à Emma, dont mieux que personne j'apprécie les inestimables qualités... de mettre un terme à cette folie, et c'est de cela que je veux causer avec vous...

—Je crois en effet qu'il ne s'agit que d'une folle exaltation de jeune fille... Aussi, mon ami, si vous écoutez mon avis, avant que cette exaltation n'ait amené un sentiment plus réfléchi, plus profond, vous vous résignerez à faire un voyage de quelque temps... Peut-être cela contrarie-t-il vos projets; mais vous êtes trop des amis de madame de Richeville pour hésiter... Votre absence calmera la tête de notre Emma. Pendant ce temps-là je saisirai cette occasion de parler à madame de Richeville de ce jeune étranger; s'il est aussi agréable qu'on le dit, s'il est présenté à Emma comme un homme qui peut devenir son mari, il y a tout lieu de croire qu'elle l'acceptera ainsi; alors le sentiment qu'elle a pour vous reprendra son niveau, car je crois qu'il s'agit d'une amitié très-vive que son imagination s'exagère un peu... Que pensez-vous de mon conseil?

—Il me paraît plein de raison... Quoiqu'il m'en coûte beaucoup de le suivre, je le suivrai.

—Qu'avez-vous donc à regretter ici?

—Tout et rien... Maintenant le moindre dérangement m'est pénible, et puis je trouve un charme mélancolique à habiter les lieux où je vous ai aimée. C'est avec un triste plaisir que je parle de vous avec nos amis, je l'avoue... Il me chagrine de renoncer pendant quelque temps à ces dernières consolations.

—Je le comprends, mon ami; mais pouvez-vous balancer? Songez combien Emma est impressionnable; réfléchissez aux funestes conséquences d'un pareil attachement pour elle, s'il prenait de la gravité. Pauvre malheureuse enfant! quel serait son sort?... Tandis que votre absence, peut-être l'espoir d'un prochain mariage, suffiront, je n'en doute pas, pour la guérir de cette exaltation passagère... et puis, je lui parlerai, elle a en moi toute confiance; mais, je vous le répète, mon ami, si pénible que vous soit ce sacrifice... il faut partir.

—Vous avez raison... le repos, le bonheur à venir d'Emma dépendent peut-être de mon départ... Puis-je hésiter quand je songe à tout ce que je dois à sa mère, à tout l'intérêt que cette enfant m'inspire elle-même? Est-il une créature plus angélique, plus digne de bonheur? que ne mérite-t-elle pas!

—Vous avez raison, mon ami, c'est un vrai trésor... et il se peut qu'à votre retour vos vœux pour elle soient comblés. Si les convenances se trouvaient réunies dans le mariage dont je vous ai parlé, il pourrait avoir lieu dans deux ou trois mois; alors vous nous revenez, et vos amis tâchent d'alléger un peu cette vie que vous trouvez si triste et si pesante.

—Ne l'est-elle pas en effet? Que me reste-t-il? quels sont mes liens? quel est mon avenir maintenant? Ah! Mathilde... des parents, des amis, si chers qu'ils soient, ne remplaceront jamais un sentiment qui était toute ma vie; ces succès dont j'étais si fier sont à cette heure pour moi sans attrait; vous étiez au fond de toutes mes ambitions, de tous mes orgueils.—Et il ajouta en tâchant de sourire:—A cet égard, je suis comme ces pauvres femmes qui avaient l'habitude de se faire belles et d'être jolies pour leur amant... Il n'est plus là, elles se demandent à quoi bon la beauté, la parure!

—Jusqu'à ce qu'un nouvel amour leur donne encore l'envie d'être jolies et de se faire belles,—lui dis-je en souriant.

Il secoua la tête et me dit:

—Vous savez bien que tout véritable amour est fini pour moi... Le reste est-il du bonheur?... Et j'ai trente ans, et j'ai peut-être encore une longue vie à parcourir dans cette indifférence morne et glacée. Ces questions... que ferai-je? que deviendrai-je? me sont insupportables; j'accepterais je ne sais quel avenir, pourvu qu'il m'épargnât la stérile fatigue de songer au lendemain... Quelquefois j'envie l'existence machinale des cloîtres, cette obéissance muette et passive qui vous débarrasse d'une volonté dont on ne sait que faire...

—Pouvez-vous parler ainsi, vous, jeune, libre!

—Et c'est justement cette liberté qui m'effraie. Je chercherai vainement à sortir de l'apathie où je suis plongé. Ce seront des agitations inutiles.

Vingt fois je fus sur le point de dire à M. de Rochegune:—Épousez Emma, elle vous aime; votre existence aura un but, un terme.—Mais je craignis de compromettre par trop de précipitation le succès d'une œuvre qui m'avait coûté tant de larmes, tant de soins. Je lui dis:

—Courage! courage! peut-être ce voyage suffira-t-il à vous sortir de cet engourdissement passager. Comptez sur moi; je vous écrirai le résultat de mes observations au sujet d'Emma, et j'espère vous annoncer bientôt que votre absence a eu sur elle l'effet salutaire que nous en espérons........

. . . . . . . . . .

La veille du jour où j'avais cet entretien avec M. de Rochegune Emma m'écrivait cette lettre, qui résume pour ainsi dire notre correspondance depuis que j'avais cessé d'habiter avec madame de Richeville.

EMMA A MADAME DE LANCRY.

«J'ai suivi vos conseils, mon ange sauveur et tutélaire... Je vais vous raconter ce qui s'est passé depuis ma dernière lettre.

«Vous me dites que bientôt il n'aura plus de raison pour me cacher son amour: je vous crois; j'ai toujours été si bien inspirée de vous croire! vous m'avez révélé tant de choses!...

«Ainsi que vous me l'avez conseillé, je n'ai dissimulé aucune de mes impressions... J'étais heureuse de le regarder... je le regardais... Quand ses yeux rencontraient les miens, je ne les détournais pas, et il devait y lire toute la joie que me causait sa présence...

«Je ne sais si vous m'approuverez, cela est peut-être bien bizarre... mais je lui ai donné le portrait que j'avais fait de lui... de souvenir... vous savez... Ce n'était pas que je m'attendisse à lui causer un grand plaisir en lui donnant sa propre image; mais je pensais que peut-être il verrait dans cette offre une preuve que sa pensée est toujours en moi; et puis je ne sais, mais dès que j'ai eu terminé ce portrait, il m'a semblé qu'il ne m'appartenait plus, que je n'avais plus le droit de le garder, que je devais le lui rendre... Et puis encore j'étais si fière de mon ouvrage! si vous saviez comme il était devenu ressemblant! car j'y ai beaucoup travaillé depuis que vous ne l'avez vu... Il n'y a là rien d'étonnant. Une fois seule devant ma table de dessin, chaque fois que je voulais le voir, je fermais les yeux, et il m'apparaissait; oui, c'était une véritable apparition.

«M. de Rochegune est toujours bien triste quand il parle de vous... il est comme madame de Richeville, comme moi... Nous ne pouvons pas nous consoler de votre départ, nous qui avions la douce habitude de vous voir chaque jour.

«Je m'aperçois bien qu'il m'aime; il ne me traite plus en petite fille. Avant-hier, quand je lui ai donné le portefeuille, il m'a regardée avec une émotion qui m'a fait venir les larmes aux yeux.

«Quand je pense qu'il y a six semaines j'étais à l'agonie! que c'est vous qui m'avez appris quel était le mal dont je me mourais! que c'est vous qui m'avez guérie! Je me jette quelquefois à genoux pour vous bénir, pour vous prier comme une sainte... D'un mot vous m'avez sauvée... ce mot était son nom...

«Il y a une question que je me fais sans cesse. Comment ai-je mérité qu'il m'aimât, qu'il me choisît, moi, parmi toutes celles qu'il pouvait choisir? Cela ne vous semble-t-il pas à la fois bien heureux et bien inespéré pour votre Emma?

«Je voudrais savoir si je l'ai aimé avant qu'il m'aimât... Oh! oui... je l'ai aimé la première... Il me semble que le contraire serait de l'ingratitude de ma part.

«N'allez pas me gronder, me trouver très-importune; mais croyez-vous qu'il soit obligé de garder encore bien longtemps le silence? Quand me dira-t-il qu'il m'aime? vous m'annoncez dans votre dernière lettre que ce sera bientôt. Mais les distances ne sont peut-être pas les mêmes pour nous deux.

«Allons, mon bon ange gardien, je serai patiente, je ne ferai plus de questions indiscrètes. D'ailleurs, maintenant que je puis lui laisser voir combien je l'aime, il y aurait de l'égoïsme de ma part à être impatiente.

«Adieu... adieu... Vous voyez que je suis exactement vos conseils. Venez nous voir; vous savez combien vous êtes toujours chérie par madame de Richeville, par lui et par... votre Emma.»


CHAPITRE IX.

LES FIANÇAILLES.

M. de Rochegune avait écrit un mot à madame de Richeville pour la prévenir de son absence, causée, lui disait-il, par quelques affaires importantes.

Le lendemain de ce départ, j'annonçai à Emma qu'elle devait se résoudre à ne pas revoir M. de Rochegune de très-longtemps peut-être, les raisons de famille qui lui avaient fait jusqu'alors différer la demande de sa main semblant augmenter de gravité... Je dis enfin à cette pauvre enfant que M. de Rochegune était si désespéré de la quitter, qu'il n'avait pas le courage de venir lui dire adieu.

Je m'y attendais; Emma fut douloureusement frappée de ce coup imprévu, qui venait si soudainement briser ses espérances, ou du moins les ajourner presque à l'infini; mais je devais risquer beaucoup pour assurer son bonheur.

Sans être aussi sérieux qu'ils l'avaient déjà été, une partie des symptômes de la première maladie d'Emma se renouvelèrent.

Elle retomba dans ses tristesses mornes et accablantes. Son chagrin, dont elle savait alors la cause, eut une réaction peut-être plus lente, mais plus profonde.

J'avais été obligée de mettre le docteur Gérard dans ma confidence, car je ne voulais pas compromettre trop dangereusement la santé d'Emma.

Il approuva mon dessein, me garda toujours le secret auprès de madame de Richeville, et lui donna encore le change sur la maladie de sa fille.

J'avais souvent écrit à M. de Rochegune afin de le tenir au courant des événements...

Je ne lui cachai pas que la position d'Emma devenait de plus en plus inquiétante; enfin M. Gérard m'ayant avertie qu'il y aurait du danger à prolonger davantage les angoisses de la fille de madame de Richeville, je suppliai M. de Rochegune de revenir à Paris: sa présence seule pouvait opérer une crise salutaire.

Il me répondit en ces termes:

«Je serai à Paris dans la nuit de demain... Ce que vous m'apprenez est affreux... et je ne puis malheureusement pas réparer le mal que j'ai causé involontairement... Emma est un ange de bonté, de beauté, de candeur et de grâce... Elle mérite un cœur qui n'appartienne qu'à elle. Si je ne vous avais pas rencontrée dans ma vie, s'il m'était encore possible d'aimer... son amour eût été mon plus cher trésor... Mais l'épouser par pitié... est-ce digne d'elle? est-ce digne de moi? Tout mon espoir est que vous vous abusez peut-être sur le danger que court cette malheureuse enfant... En tout cas j'arrive... Et sa mère... notre meilleure amie!... Ah! je ne sais quelle fatalité me poursuit!...

«R.»

Quelques heures après l'arrivée de M. de Rochegune, M. Gérard, dont il honorait beaucoup le savoir et le caractère, se présenta chez lui (d'après mon conseil), et l'instruisit de l'état véritablement très-alarmant dans lequel se trouvait Emma.

Pour faire comprendre toute la gravité de cette crise à M. de Rochegune, M. Gérard n'eut qu'à lui exposer les raisons qu'il m'avait déduites lors de la première maladie d'Emma; car la même cause avait reproduit les mêmes effets.

—Eh bien!—me dit-il d'un air accablé...—je quitte M. Gérard. La vie de cette pauvre enfant est en danger!

—Hélas, oui!... J'avais prié le docteur, dont vous connaissez la sincérité, d'aller vous dire en qu'il en était, ne doutant pas que ses paroles ne fussent plus éloquentes que tous les raisonnements.

—Ce qu'il m'a appris... m'a navré... Malheureusement je ne puis que me désoler. Je vous répète, ma chère Mathilde, que je ne sais rien de meilleur, de plus charmant qu'Emma... Vous me connaissez assez pour croire que sa naissance ne serait pas pour moi un obstacle... Encore une fois, je rends justice à ses excellentes qualités; mais je ne l'aime pas... je ne puis pas l'aimer.

—Sans doute, mon ami, cela est fatal; heureusement tout espoir n'est pas encore absolument perdu... Je ne vous avais fait entrevoir... et bien vaguement encore... cette hypothèse de mariage que dans le cas où il deviendrait la seule chance de salut d'Emma... ainsi que cela arrivera demain peut-être... Alors il me semble que pour vous... ce mariage serait presque un devoir.

—Un devoir?...

—Pour vous, dont l'âme est généreuse et grande... oui...

—Cela ne serait un devoir ni pour moi ni pour personne, Mathilde...—me dit-il avec une fermeté qui m'effraya.—Je déplore ce qui arrive, mais je n'y puis rien.

—Vous n'y pouvez rien, lorsque d'un mot?...

—Pour dire ce mot il faudrait aimer.

—Mais elle vous aime, elle!... mais elle se meurt! cette pensée ne peut-elle donc rien sur vous?

—Et qu'ai-je fait, moi, pour éveiller, pour encourager cet amour? Est-ce ma faute si l'imagination de cette malheureuse enfant s'est exaltée sans raison?

—Est-ce sa faute, à elle, si, vous voyant chaque jour, si, entendant chaque jour vos louanges, l'amour s'est peu à peu développé dans son cœur? N'y a-t-il pas de la cruauté à afficher une indifférence... que vous ne ressentez pas... non... non, car l'amour d'Emma doit vous enorgueillir...

—J'en serais fier... oui... j'en serais fier, si j'en étais digne.

—Pourquoi en seriez-vous indigne?

—Parce que je ne partage pas cet amour... parce que je ne pourrai le partager.

—Vous ne le partagez pas à cette heure... soit... mais qui vous répond de l'avenir?... Songez donc à ce que vous me disiez avant votre départ, en me parlant de l'ennui, du dégoût qui vous accablaient!... cette triste disposition d'esprit ne peut qu'augmenter encore... Vous ne m'aimez plus, ou du moins je ne puis plus compter dans votre vie; de mon côté, pourquoi vous le cacherais-je? chaque jour resserre les liens qui m'attachent à M. de Lancry; autant qu'il le peut, il répare ses torts passés: ainsi, vous le voyez, mon ami, nos rêves d'autrefois sont, hélas! devenus ce que deviennent les songes... Ainsi que vous le dites, vous conserverez toujours de moi ce souvenir mélancolique qui survit aux êtres qui ne sont plus... J'aurai toujours pour vous la plus affectueuse amitié... la plus profonde estime... Mais maintenant nos deux existences ont des buts différents, et chaque jour nous séparera davantage... Quel avenir vous reste-t-il donc?

—L'avenir le plus triste... vous le savez.

—Et c'est un pareil avenir que vous hésitez à engager... à sacrifier, si vous voulez, lorsque ce sacrifice peut sauver la vie d'Emma?

—Pour elle, il vaut mieux mourir que d'être enchaînée à une âme flétrie.

—Mais qui vous dit que la généreuse chaleur de ce jeune cœur ne ranimera pas votre âme, que vous croyez à jamais refroidie?

—Cela est impossible, Mathilde, je le sens, je n'aimerai plus.

—Alors,—m'écriai-je avec amertume,—alors Emma doit mourir! c'est sa destinée! Après tout, qu'est-ce que l'existence d'une créature de Dieu? Emma réunit, il est vrai, les qualités les plus charmantes et les plus rares... Elle a seize ans... elle est d'une beauté accomplie... elle aime à en mourir... elle en mourra... Et celui qui, par sa dédaigneuse indifférence, causera cette mort, sacrifiera sans doute cette jeune fille à l'entraînement de quelque héroïque ambition, de quelque grande passion, ou du moins à l'attrait d'une vie aventureuse qui devra le tirer de sa léthargie?... Non... non, ce sera à l'ennui, à une lâche et morne apathie qu'il sacrifiera cette adorable enfant, qu'il sacrifiera la fille de sa meilleure amie.

—Vous êtes sévère, Mathilde.

—Si M. de Mortagne vivait encore, ne vous tiendrait-il pas ce langage? J'en appelle à votre loyauté... que vous conseillerait-il de faire?

M. de Rochegune ne me répondit rien, baissa la tête avec une sombre tristesse; mais il parut frappé de mes paroles.

—Ses avis étaient sacrés pour vous... vous n'eussiez pas hésité... Ah! mon ami... rappelez-vous ce que vous me disiez lorsque l'instinct de votre cœur vous révélait que de notre amour jaillirait un jour quelque magnifique exemple de dévouement... Sans doute vous pressentiez ce qui se passe à cette heure... Mon ami, soyez bon, soyez généreux... ne soyez pas impitoyable!

—Mathilde... franchement... M. de Mortagne m'aurait-il conseillé... vous-même, me conseillez-vous d'épouser Emma par pitié? A ce prix... elle refuserait le mariage...

—Est-ce bien vous qui me faites une telle question? Et lors même que vous céderiez seulement à la pitié... le laisseriez-vous jamais deviner à Emma? Non, non, je connais votre cœur; plutôt que de la blesser, vous l'abuseriez par un touchant mensonge... car elle aussi, est fière... Vous avez raison, elle mourrait mille fois plutôt que de devoir cette union à votre pitié.

—Mais c'est une folie! ne sait-elle pas combien je vous aimais, combien je vous regrette? ne m'a-t-elle pas toujours entendu parler de vous dans les termes les plus tendres?

—Vous connaissez la droiture et la candeur de son âme. Elle a vu dans notre amour un attachement fraternel... N'étais-je pas mariée?... ce mot ne mettait-il pas entre vous et moi une barrière insurmontable?

—Et vous me verriez épouser Emma avec plaisir?

—Je serais heureuse de ce mariage, parce qu'il rendrait la vie à Emma, parce qu'il vous offrirait de nombreuses chances de bonheur... parce qu'il comblerait d'une joie inespérée ma meilleure amie... Je serais heureuse de ce mariage, parce qu'il vous arracherait à cette apathie que vous n'avez pas la force de combattre... parce que peu à peu vous vous sentiriez renaître à l'influence vivifiante de ce candide amour... parce que vous trouveriez mille charmes dans la douceur du foyer domestique! Votre vie aurait un but, de nouveaux liens peut-être vous y attacheraient encore... Avec l'espoir de voir revivre l'illustre nom que vous a légué votre père, une noble, une généreuse ambition renaîtrait en vous... Et puis,—ajoutai-je sans pouvoir retenir mes larmes,—mon ami... vous vous croyez... vous êtes bien malheureux... il vous a fallu oublier vos espérances les plus chères... mais enfin lorsqu'on est forcé de renoncer à ce qui aurait pu faire notre félicité sur la terre, que nous reste-t-il... sinon de nous consoler en rendant les autres aussi heureux que nous aurions voulu l'être?... Voyez... cette pauvre jeune fille exaltée par l'amour fait un rêve d'une ambition de bonheur si insensé qu'elle meurt... qu'elle meurt... pour avoir seulement osé faire ce rêve idéal... Et vous... d'un mot... vous la rendez à la vie... d'un mot vous réalisez ce rêve... Dites, mon ami, excepté Dieu, qui pourrait faire acte d'une aussi puissante, d'une aussi magnifique bonté? Dites, n'est-ce pas participer de sa divine essence que de causer de tels ravissements? n'est-ce pas atteindre la plus sublime jouissance que l'homme puisse prétendre? Oh! quel monstre stupide a pu dire que la vengeance était le plaisir des dieux!...

—Mathilde, laissez-moi!—dit M. de Rochegune visiblement ému;—laissez-moi... ces exaltations sont dangereuses, on n'y cède jamais qu'aux dépens de la raison.

—De la raison? Et la raison la plus austère ne serait-elle pas d'accord avec la paix de votre cœur si vous l'écoutiez? Mon ami... vous êtes ému, je le vois... Ah! soyez généreux! qu'à nos tristes amours ne succède pas pour vous le remords éternel d'avoir causé la mort d'Emma... pour moi l'affreux regret d'avoir altéré peut-être la beauté de votre âme par les chagrins que je vous ai causés! Oh! non, non, loin de là; faites au contraire que notre affection nous ait rendus meilleurs... moi j'aurai pardonné à celui qui m'a fait bien souffrir... vous, vous aurez fait oublier à cette malheureuse enfant tout ce qu'elle a souffert pour vous...

—Mais je serais fou, mais je serais coupable de me laisser aller à l'émotion que me causent vos paroles, Mathilde! Un jour, vous vous repentiriez des maux que ma faiblesse aurait amenés!

—Non, non, mon ami, cédez... oh! cédez à ce noble mouvement du cœur... Et un jour, serrant dans vos mains la main d'Emma... un jour, le sourire aux lèvres, la sérénité sur le front et la joie au cœur... vous me direz: Mathilde, votre langage a été celui d'une amie, bonne et sincère... merci à vous. Je suis bien heureux.—Alors, moi...—ajoutai-je, ne pouvant cacher mes larmes et surmonter une pénible émotion,—alors moi...

—Qu'avez-vous, Mathilde?—s'écria M. de Rochegune en me regardant avec inquiétude.

Je compris tout le danger de mon attendrissement involontaire; un soupçon de M. de Rochegune pouvait tout perdre.

—Je n'ai rien, mon ami,—lui dis-je en tâchant de sourire,—je suis émue en songeant à la félicité qui vous attend auprès d'Emma. Écoutez mes vœux et mes conseils... Alors, un jour, comme je vous le disais... moi, heureuse aussi de mon côté... jouissant comme vous de tous les charmes du bonheur domestique... je vous dirai tout bas:—Méchant ami, il a fallu vous y forcer pourtant.

—Ah! Mathilde... prenez garde... pour Emma... plus que pour moi... n'insistez pas. Après tout... moi, je n'ai rien à risquer à cette heure. Ma vie ne peut être plus désolée qu'elle ne l'est. Mais cette enfant! pour elle, mon Dieu... un jour... quelle déception!

—Mais cette enfant vous aime sans espoir... vous aime à en mourir... sa vie non plus, à elle, ne peut être plus désolée!

—Ah! Mathilde! ce seraient de tristes fiançailles!

—Pour Emma, ce seraient celles d'une reine. Votre parole, mon ami, votre parole!

—Mathilde!

—Au nom de votre père... au nom de l'ami que nous avons perdu et qui joindrait ses prières aux miennes...

—Vous le voulez?...

—Je vous en supplie!

—Que le sort de cette enfant s'accomplisse donc!...

—Oh! merci... à vous le meilleur, le plus généreux des hommes!... Ah! vous ne savez pas... non, vous ne savez pas l'ineffable douceur des larmes que vous me faites verser en cet instant,—m'écriai-je.

Tant de douloureux sacrifices étaient au moins couronnés par le bonheur d'Emma....

. . . . . . . . . .


CHAPITRE X.

LA DEMANDE.

Que dirai-je de plus? La parole de M. de Rochegune était sacrée. Avec sa délicatesse ordinaire, il comprit la nécessité de laisser croire à Emma qu'il l'aimait depuis longtemps. Je me chargeai de faire sa demande à madame de Richeville.

Je courus chez elle... Avant de lui parler, je voulus voir Emma.

Je renonce à exprimer sa surprise, sa joie, son ivresse, lorsque je lui appris et le retour de M. de Rochegune, et la demande de mariage que je venais faire à madame de Richeville.

Cette chère enfant me promit de paraître très-étonnée lorsque la duchesse lui apprendrait cette bonne nouvelle.

Mon mensonge ne pouvait donc être découvert ni de ce côté, ni du côté de M. de Rochegune.

J'entrai chez madame de Richeville.

—Je viens de voir Emma, elle va beaucoup mieux—lui dis-je.

Madame de Richeville secoua tristement la tête.

—Je suis sûre qu'Emma me cache quelque chagrin. M. Gérard cherche en vain la cause de cette maladie de langueur... Il faut que cette malheureuse enfant ait une peine profonde et secrète qui la tue. En vain je l'interroge... Souvent je viens à penser qu'elle connaît le mystère de sa naissance, et pourtant rien ne me prouve que mes craintes soient fondées... à ce sujet.

—Votre médecin ne vous a-t-il pas dit qu'Emma était affectée d'une maladie nerveuse?... Vous le savez, la cause de ces affections est souvent aussi inexplicable que la rapidité de leur guérison...

—Hélas! rien n'est aussi plus rapide que leurs rechutes. Voyez: il y a quinze jours, Emma se portait à merveille... et maintenant... quelles inquiétudes ne me donne-t-elle pas!...

—Tous vos amis ont partagé votre anxiété, tous se réjouiront de l'espérance que vous devez concevoir... Parmi eux, je n'ai pas besoin de vous citer M. de Rochegune; je l'ai vu ce matin.

—Il est arrivé?

—Oui, et il m'a fait part d'une résolution très-importante; c'était pour y réfléchir plus mûrement qu'il était allé passer quelque temps dans la solitude. Ainsi que vous devez le croire, sa vie est maintenant... bouleversée.

—Hélas! ma pauvre Mathilde! on ne peut vous faire de reproches; vous avez obéi à la voix impérieuse du devoir... Mais M. de Rochegune est bien malheureux.

—Il l'a été beaucoup; à cette heure... il l'est moins. Vous le connaissez... son caractère est faible; il n'use pas sa force à se roidir contre l'impossible, il a le courage d'envisager l'avenir tel qu'il doit l'accepter... Il lui est resté pour moi un attachement sincère, mais son amour n'a pu résister à la rude épreuve que je lui ai imposée; souvent il vous l'a dit lui-même...

—Oui, je ne vous le cache pas, Mathilde, il m'a bien souvent répété avec désespoir que votre retour à votre mari avait tué son amour, que la Mathilde d'autrefois était comme morte pour lui.

—Mon amie, M. de Rochegune dit bien rarement de vaines paroles... Dans cette circonstance, comme toujours, il a été sincère... Il est complétement détaché de moi; la preuve de cela... je vais bien vous étonner, c'est qu'il désire se marier.

—Lui! lui! c'est impossible!

—Son absence, ainsi que je vous l'ai dit, n'a eu pour but que de réfléchir plus à loisir à cette grave détermination. Dans quelques années, l'âge mûr commencera pour lui. Il est isolé... l'avenir l'inquiète... lui semble sombre, désert... Il ne m'aime plus d'amour... ainsi qu'il vous l'a dit, et il ne ment jamais: ce sentiment est mort en lui... Par cela même que je tenais une grande place dans sa vie, et que je ne l'y tiens plus, il sent le besoin de se créer des liens durables, de chercher le bonheur dans les pures affections de la famille.

—Lui!... se marier... se marier!—répéta madame de Richeville avec surprise;—et c'est à vous, à vous qu'il fait cette confidence?

—Je suis toujours son amie... ne devait-il pas m'instruire d'un projet si important?

—Sans doute... Mathilde... et pourtant vous consulter à ce sujet... vous, qu'il a tant aimée... c'est presque cruel!

—J'ai vu dans cette confidence non de la cruauté, mais de l'affection... Comme lui, j'ai froidement envisagé sa position; que voulez-vous qu'il fasse désormais? Ne trouvez-vous pas naturel qu'il songe à l'avenir?... la femme qu'il choisira ne sera-t-elle pas bien heureuse? Vous connaissez la bonté de son cœur, la noblesse de son caractère; et s'il se marie, c'est qu'il se sait capable d'assurer le bonheur de celle qu'il épousera...

—Oh! je n'en doute pas... tous les liens, tous les devoirs sont sacrés pour lui.

—Eh bien! alors... pourquoi vous étonner de son désir de se marier?...

—Ah! Mathilde... il n'y avait qu'une femme digne de lui.

—Je ne pense pas tout à fait comme vous, mon amie; mais je crois que M. de Rochegune, à cause même de ses rares qualités... doit être aussi difficile à marier qu'Emma par exemple.

—Ah! Mathilde, à cette heure, je voudrais n'avoir que cette préoccupation.

—Rassurez-vous,—lui dis-je,—vous n'aurez bientôt plus qu'à vous occuper du soin de lui trouver un mari...

—Hélas! vous savez toutes met craintes à ce sujet.

—Vous allez me prendre pour une folle, mais je vous dirai pour elle ce que vous disiez pour M. de Rochegune: Il n'y a qu'au homme digne d'elle, et c'est lui.

—Qui!... lui?...

—M. de Rochegune.

—M. de Rochegune!

—Certainement.

—M. de Rochegune! M. de Rochegune!... En effet, ma pauvre Mathilde, vous êtes folle.

—Pas si folle, peut-être.

—M. de Rochegune!

—Mais oui. Qu'y a-t-il donc là de si étonnant? le croyez-vous homme à s'inquiéter de la naissance d'Emma? le croyez-vous capable de songer à sa fortune?

—Nullement... mais de sa vie il ne pensera, il n'a pensé à Emma.

—Mais enfin supposez qu'il y pense.

—Lui? c'est impossible!

—Supposez-le... Ne seriez-vous pas heureuse, bienheureuse?

—Quelle question!... mais à quoi bon ces rêves?

—Et si ce n'étaient pas des rêves?

—Comment?

—Et si M. de Rochegune, frappé de toutes les adorables qualités d'Emma, qu'il a pu apprécier depuis longtemps, en était épris, non pas peut-être d'un amour violent, exalté, mais d'un amour sérieux, grave, qui n'attend que le mariage pour devenir passionné... mais si M. de Rochegune, enfin, vous demandait sa main, la lui donneriez-vous?

—Mathilde, Mathilde... voici la première fois que vous me causez un sentiment de chagrin... Emma ne me donnerait pas les inquiétudes qu'elle me donne... que cette triste plaisanterie...

—Par le souvenir de ma mère, mon amie, ce que je vous dis est vrai; M. de Rochegune m'a priée de vous demander la main d'Emma, et, si elle y consent, le mariage se fera le plus tôt possible.

Ces paroles étaient sous une invocation si sacrée pour moi, que madame de Richeville fut obligée de me croire.

Je renonce à peindre son saisissement, sa joie, son étonnement redoublés par la joie et l'ivresse d'Emma, qui, du reste, me garda fidèlement le secret.....

. . . . . . . . . .

Tout était accompli.

Je l'avouerai, tant que je pus avoir un doute sur l'heureuse issue de mon projet, mes craintes, mes incertitudes, mes angoisses suffiront pour me distraire... Mais arrivée au terme que je m'étais proposé, j'eus un moment d'abattement désespéré.

Ma tâche était accomplie. Emma serait heureuse, M. de Rochegune serait heureux; mais moi... moi...

Je dirai tout...

Tant que M. de Rochegune considéra son mariage avec Emma comme une sorte de sacrifice, tant que je le vis presque malgré lui sous l'influence de mon souvenir, j'éprouvai une sorte de satisfaction mélancolique, mon dévouement me coûtait moins.

Mais lorsque peu à peu il subit le charme irrésistible de cette enfant, qu'il voyait, pour ainsi dire, renaître et revivre sous son regard; mais lorsqu'il découvrit les trésors de cette âme angélique, mais lorsqu'il me dit avec effusion qu'il n'y avait peut-être qu'une femme au monde capable de le consoler de mon abandon, et que cette femme était Emma... mais lorsqu'il me dit que le bonheur qu'il me devrait lui ferait sans doute oublier un jour... les chagrins que je lui avais causés... oh! alors, je l'avoue, j'eus de bien amers, de bien douloureux ressentiments... J'en avais honte... j'en savais l'indignité, mais je ne pouvais leur échapper......

. . . . . . . . . .

Bientôt ce mariage fut la nouvelle de tout Paris.

Les uns y virent une preuve de dépit ou d'inconstance de la part de M. de Rochegune; d'autres un tour de force de madame de Richeville, qui était arrivée à ses fins à force de finesse et d'habileté; pour d'autres, ce fut un mariage d'inclination; plusieurs, enfin, affirmèrent que M. de Rochegune, avant tout possédé du besoin de faire parler de lui, n'avait considéré dans cette union qu'une originalité, car il n'était pas supposable que l'on donnât cent mille écus de rente à une pauvre orpheline sans une arrière-pensée quiconque.

Le mariage devait se faire à Rochegune dès que les formalités le permettraient.


CHAPITRE XI.

UN MARIAGE.

Je n'ai pas parlé de ma vie intérieure pendant cette période; les funestes communications de M. Lugarto avaient complétement cessé. Je m'étais familiarisée avec mes premières craintes: Blondeau couchait dans ma chambre. Comme je mangeais fort peu et que je redoutais toujours quelque trahison, elle préparait elle-même mes repas avec des précautions infinies.

J'avais fait clouer solidement la boiserie qui servait de cachette. On sourira sans doute de mon héroïque résolution, mais j'avais acheté un poignard très-acéré qui restait toujours près de mon lit.

Pendant les premiers temps qui suivirent la réception de la lettre de M. Lugarto, j'eus des rêves horribles; mais peu à peu ils cessèrent: je m'habituai à cette position qui m'avait d'abord semblé effrayante et presque intolérable.

Je voyais rarement M. de Lancry; il avait sans doute perdu tout espoir de retrouver Ursule, malgré la soumission avec laquelle il avait obéi à ses ordres à mon égard.

Si j'avais insisté auprès de mon mari pour obtenir notre séparation, il y aurait peut-être consenti, mais, pour mille raisons que l'on comprend, j'étais obligée non-seulement de rester quelque temps encore dans cette position, mais de paraître l'accepter avec joie.

Ma vie était très-uniforme; je voyais presque tous les jours madame de Richeville et Emma, je ne recevais personne chez moi. Le jour, je dessinais, je brodais; puis j'allais faire quelques promenades au parc de Monceaux, ou quelques visites au bon prince d'Héricourt et à sa femme, qui m'avaient conservé leur amitié, tout en me grondant avec bienveillance au sujet de mon fol amour et de mon dévouement si mal placé.

J'attendais avec impatience le mariage de M. de Rochegune. Alors je comptais me retirer à Maran, que madame de Richeville avait racheté sous son nom; je lui avais aussi confié mes diamants, qui me venaient de ma mère; ils valaient, je crois, plus de cinquante mille écus. Mon mari avait tout tenté pour me forcer de les lui livrer; j'avais toujours résisté, comptant en faire un jour le prix de notre séparation légale.

S'il acceptait, comme je devais le croire, il ne me serait alors que trop facile de dire et de faire croire que M. de Lancry s'était lassé de la vie que nous menions, et que j'avais été encore une fois dupe de mon dévouement. On ne s'intéresserait pas sans doute à une victime aussi stupide que je l'étais, mais je me consolerais en rompant enfin mon horrible chaîne.

Un fait assez insignifiant en lui-même me fit prendre une résolution qui eut plus tard de funestes conséquences.

Depuis quelque temps rien ne me faisait soupçonner la funeste influence de M. Lugarto, lorsqu'un jour je crus m'apercevoir de quelque dérangement dans le classement d'une assez grande quantité de lettres que j'avais serrées dans un coffret d'écaille dont je portais toujours la clef sur moi.

Aucune lettre ne manquait, mais il me sembla que le coffret avait été ouvert en mon absence.

Je ne pouvais mettre un instant en doute la fidélité de Blondeau; mais quoique je n'eusse pas de raison de soupçonner l'autre domestique que j'avais, songeant à la puissance de l'or de M. Lugarto et à ses ressources de corruption, je me décidai à ne garder chez moi aucun de mes papiers importants.

Dans ce nombre il y avait ma correspondance avec Emma, correspondance qui prouvait la part que j'avais eue à son mariage, ainsi que plusieurs lettres de M. de Rochegune, dans lesquelles il me parlait de la maladie d'Emma, du chagrin où il était de ne pouvoir que se désoler, puisqu'il n'aurait épousé cette enfant que par pitié, etc., etc.

Il m'était donc impossible de confier ces lettres à M. de Rochegune ou à madame de Richeville, un hasard pouvant leur découvrir ce que j'avais tant d'intérêt à leur cacher; elle et lui étaient, d'ailleurs, comme moi, l'objet de la haine de M. Lugarto, et ces papiers n'eussent pas, sous ce rapport, été plus en sûreté là que chez moi. Je ne savais à qui les remettre, lorsque je songeai à M. de Senneville.

Je le voyais souvent chez sa tante; on me l'avait dit homme d'honneur, sûr et secret. Je le priai de me garder ce dépôt...

Il fut convenu avec lui que, lorsque j'aurais quelques papiers à joindre à ceux que je lui enverrais, Blondeau irait chez lui et les placerait dans la cassette, dont elle aurait la clef.

M. de Senneville mit la meilleure grâce du monde à me rendre ce léger service. Je craignais tellement l'espionnage de M. Lugarto et le terrible usage qu'il aurait pu faire de cette correspondance, s'il avait su où la surprendre, que je priai M. de Senneville de venir une fois chez moi le soir, afin qu'il pût emporter ce coffret sans être vu.

M. de Senneville eut le tact de ne pas me parler des soins qu'il m'avait rendus autrefois; il sentit qu'il eût été de très-mauvais goût de paraître renouveler ses prétentions à propos de l'obligation que je contractais envers lui.

Je reçus cette lettre de M. de Rochegune quelques jours après son départ pour sa terre, où s'était fait son mariage.

Rochegune, 20 octobre 1836.

«Emma est ma femme; c'est à vous, noble et sincère amie, que je viens rendre grâce de ce bonheur. Il est votre ouvrage, vos prévisions se sont réalisées, je marche maintenant dans la vie d'un pas libre et sûr, devant moi l'horizon s'éclaircit, de jour en jour il devient plus pur. Vos conseils m'ont rattaché à l'existence par des liens sacrés... Avoir des liens, c'est avoir des devoirs, et l'accomplissement d'un devoir a toujours été pour moi un sérieux plaisir.

«Je tiens à vous écrire parce que mon mariage doit être un événement dans votre vie. Plus je m'éloigne du temps où vous avez renversé mes espérances, plus la raison reprend d'empire sur moi; plus mon esprit se dégage des basses préoccupations qui l'avaient obscurci, plus je m'applaudis d'avoir suivi vos conseils.

«Vous avez été ce que j'ai aimé le plus au monde; vous êtes, vous serez ce que désormais j'estimerai le plus religieusement. Je vous dois de connaître un bonheur que je ne soupçonnais pas, le bonheur de vivre dans une autre; ou plutôt de faire vivre une autre personne, par cela seulement qu'on vit pour elle.

«J'éprouve pour Emma un attachement tout à part. Elle m'est tellement identifiée, assimilée, j'ai la conscience et la preuve d'avoir sur elle une influence si directe, pour ne pas dire si vitale, que je suis à la fois heureux, fier et inquiet de mon action.

«Rien de plus attendrissant, de plus charmant que la naïve extase avec laquelle elle considère parfois la vie que je lui ai faite. Vous aviez raison, Mathilde, son bonheur m'a rendu heureux, son amour m'a rendu presque amoureux.

«Pourquoi vous le cacherais-je? ce n'est pas là... l'amour que je ressentais pour vous... celui-là a été tué tout entier, tout d'un coup. Il est mort sans dépérissement, sans agonie; il a été foudroyé dans sa grandeur et dans sa force.

«Je vous l'ai dit souvent, les morts ne vieillissent pas dans la tombe; s'ils sortaient par miracle de leur sépulcre, ils revivraient tels qu'ils y sont descendus... Eh bien! il en est de même de mon amour pour vous; s'il revivait par miracle, il revivrait tel qu'il était lorsqu'il a été subitement frappé au cœur.

«Non, non, grâce au ciel, et heureusement pour moi, pour vous et pour Emma, le sentiment qu'elle m'inspire n'est pas composé de débris du nôtre: c'est un sentiment jeune et vierge qu'elle seule peut-être pouvait me faire éprouver; car son amour ne ressemble à celui d'aucune femme, et ce sont les amours pareils qui font les amours pareils.

«Je ne puis avancer d'un pas dans la voie généreuse où vous m'avez engagé sans me dire: Mathilde avait raison;—sans me rappeler ces nobles et saintes paroles:—Lorsqu'on est forcé de renoncer à ce qui aurait pu faire notre félicité sur la terre, que nous reste-t-il sinon de nous consoler en rendant les autres aussi heureux que nous aurions voulu l'être?

«Comme vous le disiez, je suis quelquefois tenté de me croire un peu dieu en voyant le bonheur de ceux qui m'entourent. Je ne puis vous peindre le profond ravissement de cette bonne duchesse. Elle ne peut croire encore à ce mariage. Quelquefois elle attache sur moi ses yeux humides de larmes en me disant:—C'est donc bien vrai, ce n'est pas un songe, vous avez pris mon enfant dans votre paradis!—Et puis; quelquefois, malgré moi, elle m'attriste en s'écriant avec effroi:—Cette félicité est trop parfaite, quelque malheur nous menace!

«Je la rassure autant que je le puis, mais elle est superstitieuse comme tous les gens qui ont éprouvé de violents chagrins; sans vous, sans votre insistance, qui m'a fait sortir de la morne apathie où j'étais plongé, moi aussi je serais devenu fataliste...

«Nous avons agité la question de savoir s'il était opportun de préparer Emma à la révélation du secret de sa naissance: je ne le pense pas; la délicatesse et la sensibilité d'Emma sont telles, que je craindrais que cette révélation ne lui devînt une source continuelle de chagrins en occasionnant une lutte douloureuse entre ses principes, qui lui feraient accuser sa mère, et sa tendresse, qui la lui ferait défendre.

«Si la fatalité veut qu'elle apprenne un jour ce secret, ce sera un grand malheur, je le sais, mais à quoi bon le devancer?

«Nous resterons à Rochegune jusqu'au mois de février ou de mars; Emma le désire. Je ne vous dis pas nos regrets en songeant que nous ne nous verrons pas; vous savez, hélas! de qui viennent les obstacles.

«Je me console en pensant que vous êtes heureuse. Je vous connais: la pauvreté vous est de peu; vous êtes même capable d'y trouver des charmes, pour n'avoir pas à la reprocher à votre mari.

«Puisque je vous écris, je dois tout vous dire. Lorsque j'ai prononcé le mot qui m'unissait pour toujours à Emma, j'ai ressenti un mouvement de poignante amertume. Ce mariage était le dernier pas que je devais faire pour être irrévocablement séparé de vous; jusqu'alors, quoique je n'eusse conservé aucun espoir, quoique vous ne vous appartinssiez plus, moi, du moins, j'étais resté libre.

«Cette émotion douloureuse fut bientôt effacée... je me trouve heureux du présent. Je ne puis dire que je ne regrette pas, que je ne regretterai pas toujours le passé; mais j'ai de précieuses espérances pour l'avenir.

«Je me défierais de mon sentiment pour Emma s'il était plus vif qu'il ne l'est à cette heure; tel qu'il est, il suffit à la joie, au bonheur de cette adorable enfant, et il doit nécessairement grandir encore.

«Ce qui me frappe dans Emma, c'est surtout un sens d'une droiture, d'une rectitude, d'une élévation qui me rappellent beaucoup ces parties saillantes de votre caractère; et puis, par une imitation enfantine qui a sa source dans son attachement pour vous, elle a pris plusieurs de vos habitudes, votre manière de vous coiffer, jusqu'à certaines de vos inflections de voix: vous pensez si cela me charme.

«Adieu, bien tendrement adieu. Il me semble que maintenant nos deux positions sont égalisées, et que je sens renaître pour vous cette affection douce et calme d'autrefois: peut-être même plus calme encore, car malgré moi je pressentais vaguement dans l'avenir les agitations de l'amour passionné.

«Maintenant ces folles ardeurs sont des cendres à jamais refroidies.

«Adieu et merci encore, Mathilde; sans vous non-seulement j'aurais causé la mort de cette enfant que j'aime si tendrement à cette heure, mais je traînerais une vie misérable, stérile, et peut-être dégradée: car je ne pense jamais sans effroi qu'il y a eu un moment où j'ai regretté de ne pas trouver à votre infernale cousine son audace et son cynisme habituels.

«Si elle m'était apparue ainsi que je la souhaitais, égaré par mon désespoir, qui m'aurait fait subir son charme fatal, je me serais peut-être accouplé à cette âme perdue; peut-être j'aurais, comme elle, employé au mal l'énergie et les facultés que Dieu avait mises en moi à d'autres fins.

«Vous le savez, plus on s'éloigne du péril, plus on le considère de sang-froid, plus on juge de son étendue... Eh bien! je vous le répète... je vous l'avoue, ce danger fut grand, très-grand; il a fallu l'absurde préoccupation de cette femme pour ne pas voir, dans l'impatience avec laquelle j'écoutais ses vertueuses homélies, mon désir de l'entendre me parler un autre langage.

«Oh, Mathilde! il n'y a rien de plus effrayant, de plus indomptable que les écarts d'un homme de bien qui se croit en droit de renier, de mépriser ce qu'il a jusqu'alors respecté.

«Tenez, quant je pense à ce qui aurait pu résulter du rapprochement du caractère d'Ursule et du mien, je suis épouvanté; dans ces circonstances, une fois sous l'influence du génie diabolique de cette femme, je ne sais jusqu'où nous ne serions pas allés.

«Me voici bien loin de mon angélique Emma... Pauvre enfant, elle ne pourrait pas croire à Ursule... mais... c'est justement lorsqu'on est calme dans le port qu'on aime à se rappeler les tempêtes qu'on a bravées; c'est parce que l'avenir est riant et paisible que je me plais à me rappeler de quels sinistres orages il aurait pu être assombri; c'est parce que je suis heureux de bercer sur mon cœur cette enfant candide, que j'évoque la fatale physionomie d'Ursule...»

J'en étais à ce passage de la lettre de M. de Rochegune, lorsque j'entendis un bruit de voix dans le petit salon qui précédait ma chambre à coucher; et tout à coup je vis entrer M. Sécherin pâle... égaré.

—Au nom du ciel... venez... venez...—s'écria-t-il.—Elle se meurt... elle veut vous voir!

—Qui... se meurt?—lui dis-je épouvantée, ne voulant pas croire qu'il s'agît d'Ursule, malgré tout le mal qu'elle m'avait fait.

—Je vous dis qu'Ursule se meurt... se meurt... et je ne suis pas là... Mais venez donc... chaque minute de retard, c'est une minute de sa vie que je perds!

—Ursule! Ursule!—répétai-je en joignant les mains de stupeur et d'effroi.

—Ah! vous êtes impitoyable!... Puisque moi... je suis venu à sa prière... vous pouvez bien venir aussi... vous! Je vous dis qu'elle se meurt.. que les minutes sont comptées... et je ne suis pas là! répétait ce malheureux en cherchant à m'entraîner.

Je pris à la hâte un châle, un chapeau; je le suivis machinalement.

Un fiacre nous attendait, nous y montâmes; il partit rapidement.

M. Sécherin, défait, les yeux rouges, ardents, les traits contractés par les tressaillements du désespoir, semblait à peine s'apercevoir de ma présence; il prononçait des paroles sans suite, ne songeait qu'à accélérer la marche de notre cocher par toutes les promesses possibles.

—Mais quand avez-vous appris cette funeste nouvelle?—lui dis-je,—son état est-il donc tout à fait sans ressource? n'y a-t-il plus d'espoir?

Il me regarda fixement.

—Avec la dose de poison qu'elle a prise, de l'espoir!...—s'écria-t-il avec un éclat de rire convulsif.

—Elle s'est empoisonnée... Ursule?

Sans me répondre, il me prit la main avec violence, et me dit d'une voix sourde.

—Et je ne pourrai tuer votre mari qu'une fois!...

—Ne songez pas à la vengeance... songez à sauver cette infortunée... s'il en est temps encore... Et votre mère?

—Ma mère!—s'écria-t-il,—ma mère est ici... mon Dieu... nous n'arriverons pas!... Ursule sera morte... vous verrez qu'elle sera morte...

—Mais comment avez-vous appris cette funeste nouvelle?

—Par une lettre... seulement quelques lignes d'elle.—Si je voulais la voir une dernière fois,—me disait-elle,—il fallait accourir à Paris... Ma mère... implacable... comme elle l'est toujours... Ah! ce cocher... quelle lenteur... elle sera morte!

—Hé bien, votre mère?—lui dis-je, pour tâcher de l'arracher à cette pénible préoccupation.

—Oh! ma mère!—reprit-il d'une voix brève, saccadée, dans une sorte de demi-délire effrayant,—oh! ma mère a tout de suite dit:—C'est une comédie qu'elle joue pour obtenir son pardon!—Une comédie!... Cette lettre sentait la mort!... Je ne m'y suis pas trompé, moi... Je suis accouru de Rouvray... ma mère m'a suivi... Une comédie!... Vous allez voir... si vous reconnaissez seulement sa pauvre figure mourante! Et puis les derniers vœux des mourants... c'est sacré... Ah! nous approchons... Pourvu qu'elle vive assez pour me pardonner ma dureté... non pas ma dureté... ma faiblesse... car c'est par faiblesse que j'ai cédé à la haine de ma mère contre elle. Et voilà ce qui arrive!... voilà ce qui arrive... Une pauvre créature fait une faute: au lieu d'être indulgent... au lieu d'être bon... au lieu de la ramener au bien à force de générosité... on la chasse comme une infâme... on la maudit... Alors elle... que voulez-vous?... elle s'exalte dans le mal, elle se perd tout à fait... Et puis un jour, comme au fond il lui est resté du cœur... un jour... les remords viennent, la vie lui est à charge... elle s'empoisonne... et alors on dit: Bah!... comédie... comédie!... Voilà ce qu'a fait ma mère par haine... voilà ce que j'ai fait par faiblesse.

—Mais les médecins, que pensent-ils?

—Les médecins?—ajouta-t-il avec ce sourire convulsif et cet air égaré qui m'effrayait,—les médecins... n'ont pas dit comme ma mère: C'est une comédie! Eux... ils ont dit...—C'est une femme morte... Alors j'ai crié à ma mère:—Eh bien! vous voilà contente... vous entendez... C'est une femme morte!... Ah!... nous voici arrivés... C'est ici!—s'écria-t-il.

La voiture s'arrêta.

M. Sécherin descendit précipitamment. Je le suivis en hâte.


CHAPITRE XII.

LA MORT.

Après avoir traversé un petit jardin inculte, rempli d'herbes, de ronces et du pierres, nous arrivâmes dans une espèce d'antichambre, puis dans une assez grande pièce humide, sombre, triste et meublée avec une parcimonie qui annonçait la détresse...

Là... se mourait Ursule...

Une vieille femme d'une figure repoussante et couverte presque de haillons lui servait de garde-malade.

Ma cousine la renvoya d'un signe dès qu'elle me vit.

Quel lugubre spectacle, mon Dieu!

Ursule, vêtue d'une robe noire, était étendue sur un canapé; un grand châle couvrait ses pieds et ses genoux. Elle semblait frissonner de froid... De l'une de ses mains elle étreignait convulsivement le coussin qui soutenait sa tête appesantie... De l'autre main elle écartait de son front pâle et glacé les boucles éparses de ses beaux cheveux bruns.

Son visage, affreusement maigri, était livide, ses grands yeux bleus presque éteints.

Lorsqu'elle me vit, son regard se ranima un peu; un douloureux sourire erra sur ses lèvres décolorées; elle joignit ses deux mains avec une expression de profonde reconnaissance.

—Mathilde,—me dit-elle d'une voix affaiblie,—vous êtes bien généreuse... je m'y attendais... Je voudrais rester seule quelques instants avec vous...

—Encore! encore!!—s'écria son mari, qui s'était jeté à genoux auprès d'elle en sanglotant.—Non, non, je ne veux plus te quitter maintenant!

Ursule tourna vers lui ses yeux suppliants.

—Ah! son regard... son doux et beau regard!—s'écria M. Sécherin en contemplant sa femme avec une angoisse déchirante;—le voilà... quoique mourant... je le reconnais... C'est comme cela qu'elle me regardait autrefois... Je la retrouve... et elle meurt!... elle meurt!...

—Je vous en prie, mon ami, laissez-moi quelques instants avec Mathilde... Mes derniers moments seront à vous... pour vous demander pardon... comme à elle... du mal que je vous ai fait... comme à elle...

—Mon cousin... je vous en supplie,—lui dis-je.—Je n'ai plus le temps de vous faire beaucoup de demandes,—reprit Ursule en tâchant de sourire à son mari...—Par grâce, ne me refusez pas celle-là.

Il se leva brusquement et sortit en cachant sa figure dans ses mains.

—Mathilde...—me dit Ursule avec un pénible effort en me donnant une clef,—dans le secrétaire de ma chambre, vous trouverez une enveloppe remplie de papiers... de lettres... Je désire que tout soit brûlé. Cette découverte eût encore désolé après moi l'excellent homme que j'ai si indignement outragé... L'effet de ce poison a été trop rapide... je n'ai pu moi-même prendre ce soin avant l'arrivée de mon mari...

—Vos désirs seront exécutés,—lui dis-je en détournant la tête pour qu'elle ne vît pas mes larmes.

—Mathilde,—me dit-elle après un moment de silence,—je meurs pour M. de Rochegune... Je puis vous dire cela sans vous blesser... puisque vous ne l'aimez plus.

—Grand Dieu!... dans ce moment terrible... ayez d'autres pensées,—m'écriai-je.—Ne savez-vous pas qu'il est marié?

—C'est pour cela que je n'ai plus voulu vivre... Quoique jusqu'ici il m'eût toujours méprisée... quoiqu'il eût refusé de me revoir depuis les deux entrevues que j'avais eues avec lui, pourtant un vague espoir me soutenait... Insensée que j'étais!... quand j'ai su qu'il était marié avec un ange qu'il aimait... j'ai compris ce que j'aurais dû comprendre plus tôt... que pour moi... il n'y avait plus qu'à mourir.

—Ah! Ursule... que vous avez fait de mal... à vous... et aux autres!

—Oui... mais depuis, moi aussi... j'ai bien souffert... Oh! si vous saviez... lorsqu'il est venu aux deux rendez-vous que je lui avais donnés pour lui parler de vous... avec quel dédain... avec quelle aversion... il m'a d'abord accueillie! Moi, pour me rehausser un peu à ses yeux, en lui montrant l'influence qu'il exerçait déjà sur mon cœur, j'ai voulu lui dire... toutes les hautes inspirations que je lui devais... j'ai voulu lui prouver que, grâce à lui, je devenais digne de comprendre tous les sentiments purs, vertueux... Malheur à moi... malheur à moi!... Les paroles m'ont manqué; c'est à peine si j'ai pu exprimer les nouvelles et nobles idées qui se développaient rapidement en moi... Dans mon trouble, dans mon effroi, dans mon enivrement... moi... toujours si hardie... j'hésitais... je balbutiais... Un mot, un regard de lui, qui eussent approuvé le changement qui se manifestait en moi, m'auraient encouragée... il aurait pu lire dans mon âme, qu'il remplissait... qu'il transformait... Mais il me glaçait par son air ironique et froid... et je n'ai pu dire que quelques paroles sans suite... Pourtant je n'avais jamais été plus sincère... jamais je ne m'étais senti d'instincts aussi élevés! Hélas!... j'étais sans doute indigne de parler un si noble langage... Oh! Mathilde! si la douleur est une expiation... vous me pardonnerez, car j'ai bien souffert ce jour-là.

—Oui... oui, je vous crois, malheureuse femme... vous avez dû bien souffrir...

—Mais ce n'est pas tout... Vous ne savez pas ce qui rend ma mort épouvantable?

—Mon Dieu!... parlez... parlez...

—Oui... au moins vous saurez cela, vous... et vous me plaindrez... Lorsque j'ai eu pris le poison, lorsque tout a été fini, lorsque je n'ai plus eu qu'à mourir... Dieu, dans sa terrible vengeance, m'a tout à coup révélé le seul moyen que j'aurais eu d'expier mes fautes, de mériter l'intérêt de celui pour qui je meurs... et l'estime de tous...

—Comment cela?... Mais à cette heure n'est-il plus temps?

—Non... non... il n'est plus temps... je le sens... ma fin approche... Et c'est là, oh! c'est là ce qui rend ma mort affreuse!—s'écria cette malheureuse femme avec une explosion de sanglots.

—Ursule... Ursule... calmez-vous... vous êtes si jeune... tout espoir n'est pas perdu peut-être... Dieu prendra en grâce vos bonnes résolutions...

—Oh! la vie... la vie maintenant... cette vie que j'ai si criminellement sacrifiée! mon Dieu... ce n'est pas pour moi... que je vous la redemande,—s'écria-t-elle en joignant les mains avec désespoir,—c'est pour cet homme si bon que j'ai indignement outragé... Et je vous le jure, mon Dieu, à force de dévouement, de soumission, je lui ferai oublier les chagrins que je lui ai causés.

—Ursule, que dites-vous?... Ces remords!...

—Comprenez-vous... comprenez-vous?... au lieu de terminer mes jours par un crime stérile... j'aurais dû venir repentante... me jeter aux pieds de mon mari... aux pieds de sa mère; ni lui ni elle n'auraient pu rester insensibles à un véritable repentir... J'aurais passé le reste de ma vie à le rendre heureux, et je le pouvais... ou! je le pouvais, j'en suis bien sûre, moi... et un jour... dans bien longtemps, quand j'aurais eu prouvé que j'étais devenue honnête et bonne... j'aurais peut-être osé dire à cet homme dont l'influence m'avait faite ainsi:—J'étais une créature indigne et misérable... je vous ai aimé... vous ne l'avez jamais su... mais cet amour ignoré m'a donné les vertus que je n'avais pas... Il y a en vous quelque chose de si grand... que de vous aimer... même en secret, c'est vouloir être digne de vous... Depuis que votre pensée est venue épurer mon cœur, tout ce qui m'entoure m'aime et me bénit...—Mais malheur à moi... il est trop tard...—s'écria-t-elle,—vous voyez bien, il est trop tard...

—Ah! c'est affreux...—m'écriai-je,—En effet, cette réhabilitation eût été belle et grande.

—Oh! n'est-ce pas, n'est-ce pas... qu'elle eût été belle et grande?—reprit Ursule avec exaltation.—Vous me connaissez, Mathilde... vous savez si j'ai de la volonté, de l'énergie... eh bien! cette volonté, cette énergie, je l'aurais appliquée au bien... j'aurais été capable de tous les dévouements, de tous les héroïsmes... pour refaire à mon mari une vie heureuse et douce... pour mériter un jour l'estime austère de M. de Rochegune, et il me l'aurait accordée... à moi qui, grâce à lui, serais partie de si bas pour arriver si haut.

—Pauvre... pauvre Ursule!—lui dis-je avec un intérêt navrant.

—Oh! que vous êtes généreuse de me plaindre, Mathilde!... N'est-ce pas qu'il est horrible de mourir!... si jeune avec un tel avenir sous les yeux... de mourir abandonnée, méprisée... détestée de tous... lorsqu'on aurait pu vivre aimée, respectée? N'est-ce pas que cela est affreux et que c'est une terrible punition du ciel?

L'infortunée, épuisée par cette dernière émotion, ne put achever, sa voix s'altéra; elle tomba en faiblesse...

Depuis le commencement de cet entretien, mon aversion contre Ursule s'était presque évanouie devant la pitié qu'elle m'inspirait.

L'amour qu'elle ressentait pour M. de Rochegune avait quelque chose de si touchant, de si élevé, il se manifestait en elle par une si haute pensée de réhabilitation, que je ne pouvais que déplorer avec cette malheureuse femme la fatalité qui l'empêchait d'expier ses fautes.

Effrayée de la voir entre mes bras presque sans connaissance, j'appelai son mari, qui entra éperdu.

Ursule respirait avec peine. Sa figure était contractée par une expression de douleur atroce...

Cette crise s'apaisa peu à peu, mais déjà son visage se décomposait par les approches de la mort.

Elle agitait faiblement ses mains autour d'elle comme si elle eût voulu repousser de sinistres apparitions.

Enfin elle rouvrit les yeux et dit d'une voix éteinte:

—Mathilde... vous me pardonnez le mal que je vous ai fait?

—Oui... oui... je vous le pardonne... et Dieu aussi vous pardonnera en faveur de vos dernières pensées.

—Mon ami... où êtes-vous? Je ne sais, mais il me semble que ma vue s'obscurcit,—dit-elle en cherchant son mari d'un regard vague...

—Ursule... Ursule... je ne veux pas que tu meures... Ce n'est pas moi qui t'ai chassée sans pitié... non... Oh! ne m'accuse pas... ne m'accuse pas... c'est ma mère qui a été si impitoyable... c'est ma mère... qui l'a voulu!—s'écria-t-il avec angoisse,—c'est ma mère! Malheur à moi!... malheur à elle!

A peine ces funestes paroles étaient-elles prononcées, que madame Sécherin parut à la porte, que son fils avait laissée ouverte...

La figure de cette femme austère était, comme toujours pale, inflexible, menaçante.

Elle s'approcha lentement, avec une sorte de majesté formidable.

—Un fils impie a osé maudire sa mère!—dit-elle d'une voix éclatante et courroucée.

—Madame... ayez pitié de lui!—m'écriai-je,—Ursule se meurt.

—Sa mort est digne de sa vie... elle meurt par un crime!...

—Grâce! madame... grâce!—dit Ursule en joignant les mains avec terreur et en se dressant à demi malgré sa faiblesse.

—Pas de grâce pour vous!—reprit madame Sécherin.

Dominant Ursule de toute sa hauteur, elle accompagna ces paroles d'un geste, d'un accent, d'un regard si foudroyants que son fils resta frappé de stupeur et d'épouvante... comme si la vengeance divine se fût manifestée à sa vue dans la personne de sa mère.

—Grâce!—dit encore Ursule,—grâce!

—M'avez-vous fait grâce, à moi... quand je vous disais:—Pitié pour mon enfant!!!...

—Oh! je me repens... je me repens!

—Il est trop tard...

—Oh! pardonnez-moi... votre fils m'a pardonné... Mathilde m'a pardonné...

—Pas de pardon pour l'adultère!...

—Oh! mon Dieu!

—Pas de pardon pour l'impie!

—Grâce!...

—Pas de pardon pour le suicide!...

—Ah! je suis maudite!—s'écria Ursule en retombant presque sans mouvement sur son canapé.

M. Sécherin, ayant vaincu sa première stupeur, s'écria d'une voix retentissante d'indignation:

—Ma mère!... ma mère!... vous faites un martyr de cette femme... Dieu la prendra en pitié!

—Et votre martyre, à vous, insensé... et mon martyre, à moi... combien ont-ils duré?

—Mais elle se repent... ma mère... mais elle se repent...

—Elle redoute le châtiment de ses crimes... c'est là son repentir.

—Oui... comédie... comédie... n'est-ce pas, ma mère?

—Oui, comédie... oui... ces vains remords sont une comédie sacrilége... jouée en face de la tombe qui l'attend.—Puis s'adressant à Ursule avec une indignation croissante:—Par terreur d'une punition éternelle, vous vous repentez depuis quelques heures... vous! Et pendant trois ans... ce malheureux, renfermé dans la solitude que vous lui avez faite, n'a pas été un jour... une heure... sans verser des larmes de sang!... Vous vous repentez un jour... vous!... et pendant trois ans... moi qui n'ai que lui... moi qui ne vis que pour lui... j'ai vu... j'ai partagé ses tortures, parce qu'une mère endure tous les maux dont elle ne peut pas consoler son enfant!... Et parce que vous venez crier—Grâce... tant de tourments seraient oubliés! Comment? les uns auraient vécu de joies mondaines et de plaisirs adultères... pendant que les autres vivaient de pleurs et de désespoirs solitaires... et parce que l'indigne créature qui a causé tous ces maux renierait le passé qui l'épouvante!... bourreaux et victimes deviendraient égaux devant le Seigneur? Non, non, pas de pitié pour vous sur la terre, pas de pitié pour vous dans le ciel!...

M. Sécherin allait répondre.

Ursule lui prit la main et dit en tournant avec peine sa tête du côté de sa belle-mère:

—Hélas! madame! que puis-je faire... sinon me repentir? puis-je vaincre mes terreurs?... ai-je donc eu tort, mon Dieu! de vouloir avant de mourir demander pardon à ceux que j'avais offensés? Que peut faire une malheureuse créature que tout abandonne sur la terre, que tout menace... dans l'éternité, si ce n'est d'offrir en expiation... tout ce qu'elle peut offrir... la sincérité de ses remords?... Je vous ai fait bien du mal... madame... et aussi a votre fils... le meilleur des hommes... et aussi à Mathilde, qui avait été pour moi une sœur... ma vie a été bien coupable... ma fin est criminelle... je suis maudite par vous... mon père apprendra ma mort sans regrets... le monde dira que je suis justement punie...

—Oui... oui... justement punie,—répéta madame Sécherin d'une voix dure et légèrement altérée.

—Je ne dis pas cela pour me plaindre... seulement, madame... vous si sévère... mais si équitable... songez... que toute petite... j'ai été confiée à la plus méchante des femmes... Oh! par pitié, songez que pendant mon enfance, pendant ma jeunesse, cette femme a développé en moi les plus mauvais penchants; la haine, la jalousie, l'hypocrisie...

—Votre cousine... aussi a été élevée par cette abominable femme... comparez sa vie à la vôtre!

Ursule ne me laissa pas le temps de répondre et reprit doucement, pendant que son mari l'écoutait dans une sorte de douloureuse adoration:

—Mon naturel était aussi mauvais que celui de Mathilde était bon: c'est pour cela que j'aurais eu besoin de nobles exemples... de sévères enseignements. Peut-être mes fautes... sont-elles dues à ma funeste éducation... car, je le sens, j'aurais pu être meilleure que je ne l'ai été,—dit-elle en me jetant un triste regard d'intelligence... Puis elle reprit:

—Ah! si j'avais pu vivre... ce n'est pas par un vain repentir que j'aurais réparé le mal que j'ai fait... mais il est trop tard... trop tard... Cela est vrai... madame.... Dieu a voulu qu'une mort criminelle terminât une vie coupable... personne ne priera pour moi... excepté les deux êtres que j'ai le plus outragés au monde...

Les traits de madame Sécherin semblèrent perdre un peu de leur impassible dureté...

Au lieu de jeter sur Ursule des regards courroucés, elle la contempla pendant quelques instants avec une sombre attention... peut-être émue malgré elle à l'aspect de cette malheureuse femme qu'elle avait laissée dans toute la fleur de la jeunesse et de la beauté, dans toute la fougue de son caractère altier, audacieux, et qu'elle retrouvait luttant contre une si terrible agonie.

Ursule ne put supporter le regard fixe et pénétrant de sa belle-mère, toujours debout et muette à son chevet. Elle prit la main de son mari, qui pouvait à peine étouffer ses sanglots, et lui dit d'une voix de plus en plus affaiblie:

—Ma vie et mes fautes ont causé quelquefois... un refroidissement passager entre votre mère et vous... mon ami; c'est mon plus douloureux remords... Faites... oh! je vous en supplie... que je sois au moins délivrée de celui-là... Je m'en irai moins malheureuse si je vous sais une consolation que jusqu'ici vous avez pu méconnaître... Alors vous voyant redevenu bon et tendre fils comme vous l'étiez, comme vous l'auriez toujours été sans moi, peut-être votre mère ressentira-t-elle un peu de pitié... en pensant à moi, qu'elle n'a pas cru devoir pardonner... à moi qui aurais vu mon heure dernière avec moins d'épouvante... si ses mains vénérables m'eussent bénie!... Mon ami... en ce moment solennel... faites-moi cette promesse sacrée... je vous en supplie...

—Oh! je le jure... je le jure...—dit M. Sécherin, éperdu de douleur.

—Mais cette malheureuse ne peut pourtant pas mourir ainsi!—s'écria tout à coup madame Sécherin, dont les traits exprimaient enfin une pitié si longtemps combattue.—Elle ne peut pas mourir sans prières et sans prêtre!

—L'Église repousse de son sein les suicides... je n'ai pas osé demander un prêtre,—dit Ursule d'une voix basse et tremblante.

Madame Sécherin s'agenouilla lentement près de sa belle-fille; deux larmes sillonnèrent ses joues ridées; elle joignit les mains en disant:

—Seigneur... Seigneur... son repentir égale ses fautes... Je ne me sens plus la force de haïr... Puissiez-vous lui pardonner... comme je lui pardonne!...

—Ma mère... ma mère... oh! ma vie... toute ma vie... je le jure!—s'écria mon cousin.

Et sans pouvoir rien ajouter, il couvrit de larmes et de baisers les mains de madame Sécherin.

La figure d'Ursule rayonna un moment de surprise et de joie... Elle s'écria:

—O mon Dieu! vous aurez pitié de moi... elle m'a pardonné!

—Et je te bénirai, pauvre malheureuse femme! et je prierai pour toi... car on t'a perdue... oui... je veux le croire... je le crois... ton cœur aurait été bon si on ne t'avait pas pervertie si jeune...

Et madame Sécherin prit la tête d'Ursule entre ses deux mains tremblantes, et la baisa au front.

—Oh! permettez-moi... une fois... pour la première et pour la dernière fois... de vous appeler... ma mère... A cette heure... ce mot serait si doux à mes lèvres... Il me semble qu'il m'aiderait à mourir avec moins d'amertume...

—Oui... je suis ta mère... Mon cœur se déchire aussi à la fin!—s'écria madame Sécherin avec une profonde émotion...—Moi aussi j'ai des regrets, et il n'est plus temps... peut-être me suis-je montrée trop inflexible... j'aurais dû te traiter comme ma fille... et ne pas te fermer à jamais la voie du salut par une sévérité trop grande.

—Oh! ma mère... vous avez sauvé mon âme du désespoir... à mon heure dernière.. oh! ma mère... je vous laisse votre fils... digne de votre tendresse...—dit Ursule.

—Oh! oui... ici je le jure... ma vie... ma vie entière sera partagée entre ton souvenir et mon adoration pour ma mère,—s'écria M. Sécherin;—mais Dieu ne permettra pas maintenant que tu meures... il te donnera le temps du réparer tes fautes... de me rendre heureux... il aura pitié de moi, qui ai tant souffert, et de ma pauvre mère, qui a tant souffert aussi. Maintenant que tu es sa fille... qu'elle t'a pardonné... maintenant que nous pouvons être tous heureux, Dieu ne voudra plus que tu meures... n'est-ce pas, ma mère?

Les forces d'Ursule étaient épuisées.

Cette dernière secousse l'acheva.

—Ma mère,—dit-elle d'une voix mourante,—je voudrais... appuyer... ma tête... sur votre... sein...

Madame Sécherin se pencha sur le canapé, souleva un peu les épaules d'Ursule, et la serra dans ses bras.

—Mon ami... votre main... Mathilde... la tienne.

Hélas! elle était glacée, sa pauvre main défaillante. Elle n'eut pas la force de serrer la mienne.

Ursule reprit en s'affaiblissant de plus en plus:

—Maintenant... adieu... et pour jamais... adieu... Pardonnez-moi mes offenses, ma mère... mon ami... Mathilde... Priez pour moi.

—Ma fille... ma fille... je te bénis...—s'écria madame Sécherin d'une voix solennelle en posant ses mains vénérables sur le front d'Ursule.

Ursule mourut.

M. Sécherin, après des transports de désespoir furieux, tomba dans un état d'insensibilité, d'anéantissement complet. Il semblait ne rien voir, ne rien entendre; il agissait machinalement et sans dire une parole.

J'aidai madame Sécherin à rendre à Ursule un dernier et funèbre devoir.

Nous passâmes la nuit en prières auprès de son cercueil.

Le père d'Ursule n'avait jamais voulu la revoir depuis qu'elle avait quitté son mari, et il était parti depuis longtemps pour un voyage en Allemagne.

Voulant, de peur de scandale, ne pas ébruiter cette sinistre mort, et ne sachant à qui m'adresser pour les tristes formalités du décès, je priai le docteur Gérard, dont j'avais déjà éprouvé la discrétion, de se charger de ce pénible soin.

Ainsi qu'Ursule m'en avait prié, je brûlai les papiers que je trouvai dans son secrétaire.

A la dimension de l'enveloppe, il me parut qu'elle devait renfermer aussi les feuillets de l'album sur lequel ma cousine avait écrit quelques détails de sa vie, et dont M. Lugarto m'avait envoyé une copie due sans doute à l'infidélité de la femme de chambre d'Ursule.

Cette fille, créature de M. Lugarto, avait-elle abandonné sa maîtresse depuis ou avant son empoisonnement? je l'ignorais.

Heureusement pour M. Sécherin, il resta dans un complet égarement, absolument étranger à ce qui se passait autour de lui.

Sa mère le conduisit dans la chambre d'Ursule; il s'assit sur son lit les bras croisés, les yeux fixes, et resta ainsi longtemps muet, immobile.

Pourtant il vint plusieurs fois la nuit pendant que nous priions avec sa mère, s'agenouiller comme nous; mais il semblait nous imiter machinalement et ne pas comprendre ce qu'il faisait: son regard était toujours égaré, ou il s'en retournait dans sa chambre sans dire une parole.

Vers le matin, tombant de fatigue et de sommeil, il s'endormit dans un fauteuil.

Usant de son droit avec une rigueur peut-être extrême, l'Église avait refusé de recevoir le corps d'Ursule, qui fut directement conduit au cimetière.

Je ne voulus pas quitter cette triste demeure avant que tout ne fût accompli.

De ma vie... oh! de ma vie je n'oublierai ce tableau déchirant.

C'était au milieu de l'automne, par une matinée sombre, voilée de brouillard.

Une dernière fois, madame Sécherin et moi, nous allâmes prier près de ce pauvre cercueil exposé dans une espèce d'antichambre du rez-de-chaussée obscur et délabré qui s'ouvrait sur le petit jardin inculte.

Il n'y avait là ni prêtre, ni eau sainte, ni chapelle ardente... rien enfin ne voilait l'horrible nudité de cette mort...

Au dehors un silence profond, seulement interrompu par le sifflement du vent qui gémissait à travers les arbres, dont les feuilles jaunies, emportées par de fortes rafales, venaient tomber jusqu'à nos pieds...

Hélas! malgré moi, malgré la lugubre solennité de cette scène, je ne pus m'empêcher de songer que la dernière fois que j'avais rencontré Ursule, ç'avait été dans une fête, où je l'avais vue éclatante de jeunesse et de beauté, ravissante d'esprit, de grâce et de charme..... environnée d'hommages....

. . . . . . . . . .

Blondeau, que j'avais envoyé chercher, vint nous avertir que la funèbre voiture était arrivée. Je ne pus retenir mes sanglots.

Je baisai pieusement le cercueil, et je rentrai avec madame Sécherin et Blondeau dans l'intérieur de l'appartement.

Nous entendîmes des pas confus... quelques voix grossières... qui se turent un moment... puis une marche pesante, mesurée... et enfin le roulement sourd d'une voiture qui s'en allait lentement...

Je voulus jeter un dernier regard d'adieu aux restes d'Ursule... Je soulevai le coin d'un rideau... Je vis le char mortuaire s'éloigner seul... tout seul... personne ne l'accompagnait...

Il disparut... et puis ce fut tout...

Il y eut un moment horrible... Le bruit sourd de cette funèbre voiture sembla retentir jusqu'au fond du cœur de M. Sécherin... Il sortit de sa stupeur, jeta autour de lui des yeux égarés; puis se rappelant sans doute l'affreuse vérité, il tomba dans les bras de sa mère en poussant un cri déchirant.....

. . . . . . . . . .

Aucun prêtre ne dit une dernière prière sur la fosse béante qui attendait cette infortunée, et qui fut comblée sur elle...

Malheureuse Ursule... malheureuse victime de l'infernale méchanceté de mademoiselle de Maran, qui avait faussé, perverti cette nature énergique et puissante, afin d'en faire sûrement l'instrument de sa haine contre moi!

Pauvre Ursule!... Oui, car, malgré ses égarements, il y avait en elle de généreux instincts: une âme capable d'éprouver si noblement l'amour ne peut pas être à tout jamais corrompue.

Oh! oui, ce fut un affreux malheur pour elle d'avoir eu la pensée de sa réhabilitation alors qu'il était trop tard pour l'accomplir.

Oui... Ursule eût marché avec sa persévérance et sa fermeté habituelles dans cette voie honorable et élevée; elle eût appliqué au bien tout le charme de sa séduction, toute l'énergie de son caractère. La malheureuse femme le disait bien: «Il n'y a qu'une volonté divine et vengeresse qui puisse faire briller un tel avenir à nos yeux, alors que la tombe va nous engloutir.».....

. . . . . . . . . .

Ce jour-là, avant de rentrer chez moi, j'entrai à Saint-Thomas-d'Aquin; j'allai à la sacristie; j'y trouvai heureusement un prêtre, je le priai de dire une messe pour le repos de l'âme d'Ursule, et j'y assistai...

Hélas! en sortant de l'église, mes yeux se remplirent encore de larmes à l'aspect du bénitier où Ursule et moi, étant enfants, nous prenions l'eau sainte.

Dans cette église, Ursule avait fait sa première communion avec moi...


CHAPITRE XIII.

LES REGRETS.

M. Sécherin retourna à Rouvray avec sa mère.

Tous deux étaient venus me voir avant leur départ; mon cousin, toujours plongé dans un sombre désespoir, parla peu; en me quittant, il me dit à voix basse et d'un air de farouche inquiétude:

—Pourvu qu'on ne me tue pas votre mari avant la mort de ma mère!... Ah! c'est attendre bien longtemps la vengeance!...

Il ne me laissa pas le temps de lui répondre, et alla reprendre le bras de madame Sécherin.

Toute sa haine s'était concentrée sur mon mari. Cela ne pouvait être autrement: Ursule avait rejoint ce dernier à Paris; aux yeux du monde, comme aux yeux de M. Sécherin, M. de Lancry était le véritable auteur de la perte de ma cousine.

J'ai oublié de dire que mon mari s'était absenté pour un voyage de quelques jours; il ne revint à Paris que le surlendemain de la mort d'Ursule.

Je ne savais pas quelles seraient ses intentions à mon égard lorsqu'il aurait appris ce cruel événement.

Je ne pouvais faire aucun projet; j'étais désormais en sa puissance. Mon retour volontaire auprès de lui avait à jamais rivé ma chaîne; pourtant ses dernières espérances détruites par le suicide d'Ursule, quel intérêt pouvait-il avoir à me garder auprès de lui?

Je comptais d'ailleurs sur un moyen que je croyais presque infaillible pour obtenir ma liberté.

Deux jours après le funeste événement, M. de Lancry entra un matin chez moi.

—Eh bien!—me dit-il,—vous devez être ravie, vengée!

—Pourquoi cela, monsieur?

—Votre ennemie acharnée... Ursule... n'est-elle pas morte?... Ç'a a dû être un beau jour pour vous que celui-là!...

—Je lui ai pieusement fermé les yeux, monsieur... Son repentir m'a fait tout oublier...

—Oh! certes,—dit-il avec un sourire amer,—le pardon des injures, c'est fort édifiant, et votre cousine vous avait donné de quoi exercer votre magnanimité...

Je restai stupéfaite, épouvantée en entendant mon mari parler ainsi d'une femme pour laquelle il avait tout sacrifié...

Ses traits, loin d'exprimer le désespoir, révélaient... oserai-je le dire!... une sorte de sombre satisfaction...

Je n'étais pas à la fin de mes étonnements... Le cœur humain est un effrayant abîme.

Après s'être promené quelques moments en silence, il reprit d'abord avec une ironie sanglante, puis bientôt avec une exaltation croissante et furieuse:

—Morte à vingt-cinq ans... morte... dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté... Ah! moi aussi je suis bien vengé!...

—Ce que vous dites là est horrible... Elle ne m'a jamais fait que du mal à moi... et je l'ai pleurée...

—Vous l'avez pleurée!... Cela fait honneur à votre sensibilité, madame, et prouve de reste que les chagrins que vous affectiez, à propos de mon infidélité, étaient exagérés...

—Ah! monsieur...

—Mais moi qui sais ce que cette femme infernale m'a fait souffrir... mais moi qui n'ai pas votre générosité... je dis:—Ursule est morte... tant mieux!! je suis débarrassé de mon mauvais génie... elle ne sera plus à moi... mais elle ne sera plus à personne!! Je n'aurai plus à endurer les atroces contraintes d'une jalousie que je n'osais pas même exprimer... tant cette femme m'imposait... tant je redoutais l'amertume de ses sarcasmes!... Je ne serai plus tourmenté de cette idée fixe, brûlante, douloureuse... où est-elle?... que fait-elle? je n'aurai plus de ces accès de désespoir frénétique qui me transportaient lorsque depuis ma ruine je me disais:—A cette heure, peut-être, elle se rit de moi avec un rival heureux et riche... à cette heure, au sein du luxe et des plaisirs... elle se moque du niais qui, pour elle, s'est réduit à la misère...—Ursule est morte!! je suis donc enfin délivré d'une préoccupation incessante, odieuse, implacable comme un défi jeté à ma destinée... Oui, car j'aimais cette femme comme j'aimais le jeu!! oui, comme le jeu... elle était pour moi une source inépuisable d'émotions poignantes, désordonnées: la crainte, la rage, la haine, l'espoir, l'orgueil, l'extase du triomphe après des journées d'attente et d'espoir cent fois trompées... C'était comme le jeu... vous dis-je!... Ainsi qu'on risque des monceaux d'or sur une carte, je risquais des sommes immenses sur un de ses sourires! et comme au jeu... jamais les rares joies du gain ne compensaient pour moi les angoisses, les fureurs de la perte!! Ursule est morte!! je suis donc libre, enfin! Sans paraître stupide à mes propres yeux, je pourrai regretter un jour, non ses qualités, mais ses infernales séductions! Ursule est morte... bien morte! Depuis longues années je n'ai éprouvé un pareil épanouissement de l'âme!... C'en est donc fait de cette puissance mystérieuse, inexplicable, qui m'accablait, qui me brisait, qui m'anéantissait, qui me rendait faible, lâche, idiot!... Ursule est morte... je suis libre... je suis libre!... je ne serai plus le stupide et obéissant esclave de cette volonté de fer contre laquelle, moi si ferme toujours, je n'avais ni le pouvoir ni la force de lutter... Je ne m'indignerai plus de ma faiblesse invincible et abhorrée... Ursule est morte!... Il est donc éteint, à jamais éteint! ce regard implacable qui me fascinait, qui ne me laissait que la faculté d'exécuter en tremblant les désirs insensés de cette femme!!... Elle est morte!... Je n'entendrai plus sa voix altière et moqueuse, car cette horrible créature était la raillerie et l'insulte incarnées! Lorsque par ses outrages elle avait mis à vif et à sang toutes les plaies de mon amour-propre et de mon orgueil, lorsque seul je me débattais sous les douleurs atroces de cette torture morale, il me semblait entendre au loin son rire insolent répondre à mes imprécations... Elle est morte, enfin, elle est morte!... Béni donc soit Dieu qui la renvoie aux enfers... car elle fait croire à Dieu en faisant croire au démon!!...

Je n'avais pas pu trouver une parole...

Mon effroi avait augmenté avec les éclats de joie sauvage et féroce qui transportaient M. de Lancry.

Telle devait être la fin de son fatal amour...

Tels étaient les regrets que cette malheureuse femme devait laisser après elle...

Pendant quelque temps encore M. de Lancry marcha avec agitation, puis il s'arrêta devant moi.

—Et quel était le riche heureux... ou l'heureux riche qui vivait avec elle lorsqu'elle est morte?

—Elle est morte pauvre et abandonnée de tous, monsieur.

—C'est qu'elle a voulu être pauvre, car l'argent ne me manquait pas quand elle m'a quitté... Pourquoi, depuis notre séparation, m'a-t-elle écrit souvent pour me donner des rendez-vous... auxquels elle ne venait jamais? se dit mon mari en se parlant à lui-même. Puis il ajouta en s'adressant à moi, avec un sourire dédaigneux:

—Vous voulez sans doute faire l'ennemie généreuse pour rester fidèle à votre rôle de femme supérieure, de femme sublime... Eh bien! pour rendre votre générosité plus méritoire encore, je suis content de vous apprendre qu'Ursule vous haïssait si fort que c'est à son instigation que je vous ai ordonné de revenir chez moi.

—Le motif qui vous avait imposé cette obligation n'existant plus, monsieur, vous me permettrez sans doute maintenant de vivre seule... Si odieuse qu'elle fût, vous aviez au moins une raison pour me retenir près de vous, tandis que maintenant...

—Maintenant j'ai une autre raison de vous retenir,—me dit-il brusquement avec un sourire méchant.

Je crus comprendre où il voulait en venir. Il m'avait plusieurs fois parlé de mes diamants... Bien décidée à les lui abandonner en partie s'il me rendait la liberté avec les garanties suffisantes, c'est-à-dire par une séparation légale, je crus pourtant prudent d'attendre cette demande de sa part, au lieu de la provoquer.

—Je ne comprends pas, monsieur,—lui dis-je,—pour quelle raison vous me garderiez plus longtemps près de vous... Tout à l'heure, en énumérant vos griefs contre Ursule, vous n'avez pas dit que ce funeste amour vous avait rendu envers moi d'une cruauté inouïe. Je ne vous fais pas un reproche, monsieur; je préfère cette indifférence, elle me fait espérer que vous ne mettrez aucun obstacle sérieux à notre séparation.

—Vous vous trompez, madame... je refuse justement de vous laisser libre à cause de mon indifférence à votre sujet... oui, de mon indifférence... pour ne pas dire plus.

—La haine sans doute, monsieur!

—Eh bien, oui, madame, la haine! Au point où nous en sommes, vous devez tout savoir... Oui, maintenant j'ai de la haine contre vous... Cela vous étonne?... Écoutez-moi... vous apprendrez ce que je vous suis, ce que vous m'êtes; alors vous ne me ferez plus de demandes ridicules, alors vous ne vous bercerez plus d'espérances chimériques. Résumons les faits. Vous m'avez apporté une belle fortune, vous étiez un ange de douceur, de résignation et de vertu... je vous ai épousée... sans amour... Il s'agit à cette heure de parler avec franchise.

—Il y a longtemps, monsieur, que vous ne dissimulez plus... Mais à quoi bon?...

—Vous allez le savoir...—me dit-il en m'interrompant.—Je vous ai donc épousée sans amour; vous étiez une riche héritière, j'ai joué mon rôle en vous débitant le phébus qu'on débite en pareil cas. Vous m'avez cru, parce qu'il vous plaisait de me croire; vous étiez charmante, notre lune de miel s'était levée et a duré ce qu'elle a pu durer. L'amour passé... il m'était resté pour vous une forte de douce compassion... vous étiez bonne, soumise, résignée; pour rien vous pleuriez, cela n'était pas gai... mais cela était attendrissant... et me touchait quelquefois si vivement que, lors des obsessions de Lugarto, j'ai tout risqué pour vous délivrer de cet... infidèle ami... Plus tard, lors de vos jalousies contre Ursule, l'état toujours intéressant dans lequel vous vous êtes trouvée, vos larmes, votre profond chagrin, votre amour qui ne faiblissait pas... tout cela m'a encore apitoyé... Vous l'avez vu, j'ai eu quelques bons et honnêtes retours, même quelques vertueuses résolutions; mais alors vous étiez encore riche, mais alors vous étiez toujours humble, toujours tendre et aimante.

—Vous avez tout fait, monsieur, pour anéantir cette richesse et cet amour.

—En effet, vous n'avez plus ni amour ni richesse. C'est là justement où je veux en venir. Les temps ont donc changé: de votre fortune, il ne reste rien; que ce soit de votre faute ou non, il n'importe, le fait existe; vous êtes ruinée. Ce n'est pas tout; non-seulement vous êtes ruinée, mais vous ne m'aimez plus, et vous en aimez un autre; non-seulement vous en aimez un autre, mais vous m'exécrez, mais vous avez ameuté contre moi toutes les prudes de votre connaissance. Or, franchement, à cette heure, qu'êtes-vous donc pour moi? Une femme pauvre, hostile, et d'une vertu au moins douteuse; il vous reste votre beauté, c'est vrai... mais je ne vous ferai pas l'injure de la compter pour quelque chose. Aux termes où nous en sommes maintenant, madame, je vous demande ce que vous pouvez raisonnablement attendre de moi, si, comme cela se doit et se fait... on mesure les égards à la valeur des gens?

—Vous êtes parfaitement logique, monsieur; je terminerai, si vous le voulez, l'exposé de votre situation envers moi... Si j'étais seulement pauvre, soumise et dévouée à vos moindres volontés, vous me feriez peut-être la grâce d'être seulement indifférent à mon égard; mais comme le hasard m'a appris vos bassesses, comme j'ai acquis le droit de vous mépriser ouvertement, votre haine a remplacé l'indifférence.

—Vous déduisez et vous analysez à merveille, madame; je n'aurais pas mieux dit. Oui, quoique ruinée, vous auriez pu obtenir de moi... peut-être de l'intérêt, probablement de la compassion.. et assurément de l'indifférence... mais il fallait toujours rester aimante et résignée.

—Vous êtes généreux... monsieur..

—Non, madame... mais je suis fort original. Je ne vous aimais pas d'amour, soit, mais il me plaisait de me voir adoré par vous; aussi... platonique ou non, votre liaison avec Rochegune, et surtout le choix de cet homme, que j'ai toujours exécré, a fait à mon orgueil une blessure incurable; cette blessure s'est envenimée jusqu'à causer ma haine violente contre vous... Vous me direz que Rochegune s'est outrageusement moqué de vous... son mariage le prouve de reste; mais cela ne me venge pas, moi, et il me reste un terrible compte à régler avec vous, madame.

—Je vous sais gré de cette confiance, monsieur; c'est me dire que je dois de votre part m'attendre à tout.

—A peu près, madame.

—De la sorte, monsieur, les questions les plus délicates peuvent se poser nettement... Selon votre droit, vous avez fait vendre tout ce qui meublait le pavillon que j'occupais chez madame de Richeville, mon argenterie, mes tableaux; vous avez dissipé cet argent, je le suppose, car jusqu'ici j'ai vécu de quelques économies qui me restaient, et qui sont épuisées. Puis-je savoir, monsieur, vos projets pour l'avenir?

—Non, madame.

—Vous persistez à vouloir me garder près de vous?

—Oui, madame.

—Malgré la mort d'Ursule?

—Malgré la mort d'Ursule.

—Et quels seront mes moyens d'existence, monsieur?

—J'y pourvoirai.

—Vous y pourvoirez!... Comment cela, monsieur?

—Que vous importe, madame!

—Il m'importe beaucoup, monsieur! Il y a des ressources que je ne partagerais jamais avec vous... celles de la bassesse...

—Madame!!!... mais je me contiens... Pour me parler ainsi dans ce moment, il faut que vous soyez folle...

—Je ne suis pas folle, monsieur; je vais être forcée de vous dire à peu près ce que je vous ai déjà dit lors de notre première entrevue chez moi.

—Si c'est une redite... à quoi bon, madame?

—Je veux au moins essayer de me délivrer de l'horrible chaîne qui pèse sur moi, monsieur... c'est bien naturel. Vous vous êtes souvent informé près de moi de ce qu'étaient devenus mes diamants?

—Oui, madame.

—Mes diamants valent?...

—Cinquante mille écus environ.

—Eh bien! monsieur, la moitié de cette somme est à vous si vous voulez consentir à une séparation égale... le reste me suffira...

—Je vais, comme vous, madame, tomber dans les redites: je ne veux pas de la moitié du prix de vos diamants, et je veux vous garder avec moi.

—Mais, monsieur... je ne puis pourtant... vous offrir davantage... il faut bien que je vive, moi...

—Vous m'offririez les cinquante mille écus, que je refuserais.

Une idée effrayante me traversa l'esprit.

—Monsieur, vous avez comme moi de nombreuses preuves de la présence de M. Lugarto à Paris.

—Après, madame?

—Vous avez mille motifs de haïr cet homme, je le sais... mais vous aimez l'argent... presque autant que vous m'exécrez, monsieur.

—Après, madame?

—Cet homme est bien riche, monsieur... comme vous, il me hait!... comme vous, il a un terrible compte à régler avec moi.

—Après, madame?

—Réduit comme vous l'êtes à la détresse, si vous refusez la somme que je vous offre, c'est que vous avez d'autres espérances.

—Après, madame?

Exaspérée par cet horrible sang-froid, par mon indignation, par mon effroi, je m'écriai:

—Eh bien, monsieur, je vous crois capable de tout envers moi, si M. Lugarto... vous paye pour me garder près de vous... plus cher que je ne puis vous payer pour me délivrer de vous!

M. de Lancry me jeta un regard lent et cruel, mais sa physionomie ne trahit pas la moindre émotion.

—Vous ne manquez pas d'une certaine perspicacité, madame... et je vous plains... C'est un don funeste; il nous donne la prévision des malheurs, et non le pouvoir de les éviter. Je vous l'avouerai donc, il se peut que vos craintes ne soient pas exagérées... Mais que pouvez-vous faire?... Pour vous donner une idée de l'obéissance passive à laquelle vous êtes réduite, supposez que demain matin vous voyiez arriver à votre porte une berline de voyage: je vous offre mon bras, je vous fais monter en voiture, en vous ordonnant de laisser ici votre éternelle Blondeau, bien entendu.

—Je refuserais de partir, monsieur, et de me séparer d'une femme dont je connais la fidélité à toute épreuve...

—Vous refuseriez, soit; mais de par la loi, qui vous aurait bien obligée de me suivre ici, rue de Bourgogne, vous seriez obligée de me suivre partout où bon me semblera... Continuons la supposition. Nous nous mettons en route: à cinq ou six relais d'ici, nous retrouvons un de mes plus anciens amis ou ennemis... peu importe... il me plaît d'en faire mon compagnon de voyage... Qu'avez-vous encore à dire?... La loi limite-t-elle le nombre et le choix de mes amis? La loi m'interdit-elle le pardon des injures? Je vous dis cela dans le cas où, par exemple, il s'agirait de Lugarto... Vous êtes épouvantée... vous n'avez rien à répondre, c'est tout simple. Je continue ma supposition... Nous sortons de France et nous allons habiter une magnifique villa que possède Lugarto à Florence. Qu'avez vous encore à objecter?... Rien... Il me plaît de m'établir en pays étranger, vous devez me suivre, toujours me suivre... La loi tiendra-t-elle compte de vos antipathies?... Vous voyez donc que vous êtes folle en parlant de vos volontés. Il vous est défendu d'avoir des volontés; vous ne pouvez qu'obéir aux miennes, qui sont votre destinée, telle que l'a voulu la haine de votre tante. Et voyez le hasard... il se trouve justement qu'au moment où mademoiselle de Maran, accablée par l'âge et les infirmités, ne pouvait plus vous poursuivre avec la même énergie, vous avez pris comme à tâche de m'irriter contre vous, et de tout faire pour m'exaspérer! Vous dites que j'aime beaucoup l'argent, madame, et que je suis capable de tout, pourvu que l'on me paye... Vous avez raison: la prodigalité a cela de bon ou de fâcheux, que c'est un vice immortel. J'aurais à cette heure autant de plaisir à mener de nouveau une vie splendide que si je ne faisais que d'entrer dans le monde. Le jeu, les chevaux, les femmes, la table, le luxe, j'aime encore tout cela avec l'ardeur d'un enfant de dix-huit ans, avec une ardeur d'autant plus dévorante que mon inconcevable passion pour votre infernale cousine m'empêchait de jouir des prodigalités dont je l'entourais: c'était un festin que je donnais et auquel je ne prenais point part; en un mot, celui qui à cette heure me mettrait à même de sacrifier largement à mes idoles chéries, non plus ici, mais ailleurs, car j'ai Paris en horreur; en un mot, celui-là qui, à sa générosité sans bornes, ne mettrait d'autre condition que celle de vous traîner à ma suite, à celui-là je dirais: Oui, oui, mille fois oui, celui là fût-il Lugarto! Tout ceci vous étonne un peu... méditez ce langage à votre aise; consultez même vos gens de loi si vous le voulez, et vous verrez que, quel que soit l'avenir que le sort vous réserve, il faudra vous y soumettre aveuglément... Il est impossible, j'espère, d'agir plus franchement que je ne le fais... En un mot, et pour vous laisser sur une idée agréable, je vous préviens qu'il est fort possible que les susdits projets de voyage se réalisent très-prochainement... après-demain, peut-être...

En disant ces mots, M. de Lancry me laissa seule.


CHAPITRE XIV.

LA SAINTE-CLAIRE.

Mon entretien avec M. de Lancry, l'effroi que me causèrent ses menaces, déterminèrent sans doute l'explosion d'une maladie dont le germe existait en moi.

Depuis assez longtemps je souffrais d'une fièvre lente, toujours négligée; les événements s'étaient tellement pressés, j'avais été forcée d'y prendre une part si active, toutes mes facultés avaient été si violemment surexcitées depuis la première maladie d'Emma jusqu'à son mariage et jusqu'à la mort d'Ursule, que je n'avais pour ainsi dire pas eu le temps d'être malade.

Et puis enfin... par cela même que mon sacrifice avait été grand... qu'il me comptait peut-être aux yeux de Dieu, il n'en avait été... il n'en était que plus douloureux... Mon amour pour M. de Rochegune n'avait rien perdu de sa force... ma seule consolation était dans les assurances qu'il me donnait que ce sentiment demeurait unique dans son cœur.

Je devais tôt ou tard me ressentir de tant de chagrins; je sentais déjà sourdre en moi une grande indisposition; je disais à ma pauvre Blondeau, qui s'étonnait de mon courage:—Ne te réjouis pas encore; dès que je n'aurai plus de vives préoccupations, je crains une violente réaction du physique sur le moral; jusqu'à présent je me suis soutenue par mon énergie, j'ai peur que cette force factice ne me manque tout à coup.

Je ne me trompais pas; seulement cette secousse fut amenée, non par la cessation de mes inquiétudes, mais par ma dernière conversation avec M. de Lancry.

Ainsi s'expliquait le sens d'un passage d'une des lettres de M. Lugarto, où il me disait qu'il créerait à mon mari d'impérieuses raisons de ne pas m'abandonner, et que l'avenir devait m'épouvanter.

M. de Lancry était sans ressources, M. Lugarto lui offrait sans doute beaucoup d'argent pour le forcer à m'emmener avec lui; je n'ose dire toutes mes frayeurs à cette pensée, connaissant la dégradation où était tombé M. de Lancry, son amour de l'or, sa haine contre moi, et surtout l'atroce méchanceté de M. Lugarto, qui depuis si longtemps me poursuivait de sa vengeance.

Je n'en doute pas, ces nouvelles frayeurs me causèrent une dernière commotion à laquelle je ne pus résister.

A peine M. de Lancry m'eut-il quittée que je tombai dans d'horribles convulsions suivies d'une violente fièvre cérébrale.

Je fus, à ce que me dirent Blondeau et le bon docteur Gérard, pendant quinze jours dans un état désespéré. M. de Lancry disparut le surlendemain du jour où j'étais tombée malade, en laissant une lettre pour moi dans laquelle il m'annonçait brièvement que ma maladie changeait tous ses projets et qu'il allait voyager en Italie.

Cette preuve de cruelle insensibilité ne m'étonna ni ne m'affecta.

Ma pauvre Blondeau avait écrit à madame de Richeville l'état alarmant dans lequel je me trouvais. Cette excellente amie était aussitôt revenue à Paris avec Emma et M. de Rochegune. On ne pouvait songer à me transporter hors de mon petit appartement de la rue de Bourgogne. Madame de Richeville s'y établit et ne me quitta que lorsque je pus aller avec elle passer à Maran le temps de ma convalescence.

Chaque jour Emma resta plusieurs heures auprès de moi, jusqu'à ma complète guérison. Je n'ai pas besoin de dire de quelles tendres attentions je fus entourée, et par quel admirable dévouement Emma me prouva sa reconnaissance de ce que j'avais fait autrefois pour elle.

Ma fièvre cérébrale s'était compliquée d'une fièvre pernicieuse, dont la guérison dura environ quatre mois. Je ne pus partir pour Maran qu'à la fin de l'hiver.

Vers le milieu de l'été de 1837, j'habitais donc cette terre; j'étais sinon complétement rétablie, du moins hors de convalescence. Il me restait une grande pâleur, beaucoup de faiblesse et une extrême sensibilité nerveuse. Le docteur Gérard avait regardé comme absolument indispensable que j'allasse passer l'automne et l'hiver suivants dans le Midi.

J'étais revenue à Maran avec de bien tristes ressouvenirs; j'y avais tant souffert! Mais depuis ma convalescence, madame de Richeville y habitait avec moi. M. de Rochegune et Emma vinrent nous y rejoindre plus tard, et ces tendres attentions suffirent pour adoucir l'amertume des pensées qui de temps en temps venaient m'assaillir.

Il me fallut pourtant du courage, de la force, de la résignation, pour comprimer la triste impression que me causait quelquefois malgré moi l'affectueux attachement de M. de Rochegune pour Emma. Ce mariage avait été le but de tous mes désirs, j'aurais été la plus malheureuse des femmes de ne pas le voir s'accomplir, et je ne pouvais m'empêcher d'éprouver de cruels, d'amers regrets.

Hélas! aigrie par tant de chagrins, je perdais sans doute mon élévation première; la vue du bonheur d'Emma, de madame de Richeville, auquel j'avais tant contribué, me ravissait toujours, mais il me faisait aussi songer à la vie malheureuse à laquelle j'étais réduite.

Je ne pouvais m'empêcher de faire souvent un douloureux retour sur moi-même, en contemplant les gens heureux, non pour les jalouser, grand Dieu! mais pour pleurer ma misère, hélas!... oui... ma misère, car pour être cachée, pour être morte à tous les yeux, ma passion n'en était pas moins profonde... J'aimais... j'aimais toujours M. de Rochegune.

Nous devions célébrer entre nous, à Maran, la Sainte-Claire, fête de madame de Richeville, le 12 août 1837.

On verra par quel motif je ne puis oublier ni cette date ni cette journée.

Il était onze heures du matin, il faisait un soleil radieux; je me promenais dans une des allées du parc les plus touffues; elle aboutissait à l'aile du château où se trouvait l'appartement de madame de Richeville. La duchesse se levait ordinairement assez tard; j'attendais Emma, qui devait venir me prendre pour aller souhaiter la fête à sa mère, et lui porter un gros bouquet de roses et de pervenches, ses deux fleurs de prédilection, que nous devions cueillir nous-mêmes.

Je vis venir M. de Rochegune, je lui tendis la main.

—Quel beau jour pour la fête de notre amie!—lui dis-je en souriant;—puis lui montrant les fleurs que je tenais à la main, j'ajoutai:—Le bouquet d'Emma est-il aussi beau que celui-ci?

—Elle finit le sien en mettant au pillage une des corbeilles du petit parterre... Il n'y a rien de plus charmant que de la voir s'escrimer ainsi au milieu de ce massif de rosiers du roi tout trempés de rosée.

—J'espère que vous lui avez fait à ce propos un délicieux madrigal? Et encore non,—lui dis-je,—l'incarnat de ses joues est si fin, que ce serait faire injure à Emma que de la comparer à une rose du roi. Cela serait dire rougeur au lieu de délicate fraîcheur; une rose thé du Bengale... à la bonne heure, telle est la seule comparaison qu'elle puisse accepter.

—Et vous, ma pauvre Mathilde,—dit-il en me regardant avec intérêt,—quand pourra-t-on vous comparer à autre chose qu'à un beau lis? quand votre pâleur se nuancera-t-elle d'un peu de carmin?

—M. Gérard compte beaucoup sur mon séjour dans le Midi pour me remettre tout à fait, et j'y compte aussi, mon ami.

Il me regarda avec attention, et me dit en secouant tristement la tête:

—Serez-vous donc la seule parmi nous qui ne soyez pas heureuse, vous à qui nous devons la félicité dont nous jouissons?

—Mon ami, quelle idée! Ma pâleur n'est-elle pas naturelle après une longue maladie?...

—Mathilde, vous ne pouvez pas en convenir... votre mari vous tourmente... Jamais vous ne recevez de ses nouvelles.

—Il écrit généralement très-peu... et puis le service des postes d'Italie se fait mal, dit-on...

—Ah! Mathilde... Mathilde...—ajouta-t-il en soupirant.—J'en reviens toujours là... comment a-t-il pu vous quitter au moment où vous étiez tombée si gravement malade? Il n'y a pas d'affaire d'intérêt qui puisse motiver une pareille conduite!

—Mon ami, je vous le répète, il s'agissait, m'a-t-il dit, d'une créance considérable sur laquelle il ne comptait plus, et qui, dans notre position actuelle, devient fort importante: je dis notre position, puisque, suivant l'avis de madame de Richeville et le vôtre, j'ai caché à M. de Lancry la conservation de cette terre, dans la crainte que ses idées de prodigalité ne lui reprennent; une fois que je le verrai corrigé par l'adversité, je lui avouerai que nous avons cette ressource. A cette heure, il ignore que nous la possédions; il est donc tout simple qu'il se soit occupé très-activement de cette affaire.

M. de Rochegune secoua la tête d'un air incrédule.

Je mentais mal sans doute, mais je n'avais pas pu imaginer d'autre prétexte au départ de M. de Lancry.

Laisser pénétrer à M. de Rochegune dans quels termes j'en étais avec mon mari pouvait éveiller ses soupçons et le mettre sur la voie de mon dévouement pour Emma, ce que je voulais éviter à tout prix depuis que j'avais sagement renoncé à mon dessein de tout révéler à M. de Rochegune.

—Il faut bien vous croire,—reprit M. de Rochegune avec un soupir,—vous me répondez toujours ainsi quand je vous parle de M. de Lancry; mais je ne sais pourquoi il me semble que sa conduite envers vous cache quelque mystère!... Je crains que vous ne soyez pas heureuse... non, vous n'êtes pas heureuse... vous avez été dupe de votre noble cœur, comme votre mari peut-être a été dupe de ses bonnes résolutions... Pendant quelque temps j'admets qu'il se soit sincèrement repenti, mais ses anciennes habitudes auront repris le dessus, et il aura mieux aimé sans doute mener je ne sais quelle existence aventureuse que de vivre obscurément auprès de vous... Et puis... Mais, tenez, Mathilde... ne parlons plus de cela... je ne veux pas dire tout ce que je pense... je me trompe sans doute et je vous affligerais.

—Vous avez raison, mon ami, ne parlons plus de cela... n'ayez aucune inquiétude... Quelquefois seulement, bien que je connaisse la paresse habituelle de M. de Lancry, je m'inquiète de ne pas avoir de ses nouvelles... voilà ce qui m'attriste. Pour chasser ces vilaines idées, parlons de vous et d'Emma, de vos projets.

—Parlons de nous, c'est encore parler de vous, nous vous devons tant!... Quant à moi, jamais ma vie n'a été plus calme, plus douce, plus sereine; et puis Emma est si heureuse... de si peu!!! Quelquefois, pauvre enfant... je me reproche de ne pas assez faire pour elle... je suis presque confus de la voir si satisfaite et contente.

—En parlant si modestement du bonheur que vous donnez, mon ami, vous êtes comme les grands poëtes, qui trouvent tout simple de faire très-facilement des œuvres magnifiques, et qui s'étonnent de voir l'admirable influence de ces ouvrages qui leur coûtent si peu.

—Non, je vous assure, Mathilde; j'ai l'air de tout donner, et je reçois beaucoup plus que je ne donne. Je suis très-heureux; je ne me sens pas vivre. Si je sors par hasard de ce délicieux état de calme et de confiante sécurité pour faire quelque projet, c'est pour y revenir bientôt avec un nouveau plaisir. Que vous dirai-je! cette vie n'a peut-être pas le grandiose, l'enthousiasme, les sublimes élancements de la passion, mais elle est paisible et riante. Après la vie que j'avais rêvé de partager avec vous, je n'en sais pas de plus agréable que celle-ci... Dans les premiers temps de mon mariage je désirais qu'un sentiment plus vif se développât en moi, maintenant je le regretterais; il ôterait à l'attachement que j'ai pour Emma ce caractère qui fait qu'il ne ressemble à aucun autre.

—Vous avez raison, mon ami; l'espèce de culte profond qu'Emma ressent pour vous exclut pour ainsi dire de votre part tout retour galant. Que votre modestie ne s'alarme pas de cette comparaison; mais les dieux, si bons qu'ils soient, n'aiment pas de la même manière qu'ils sont aimés.

—Ah! Mathilde!—me dit-il en riant,—je sens la griffe de mademoiselle de Maran sous cette divinisation moqueuse.

—Je vous estime trop pour exagérer vos louanges... Avouez qu'il y a du vrai dans ce que je vous dis, et que ma comparaison est aussi juste que peut l'être une comparaison.

—Je ne nie pas la folle idolâtrie d'Emma pour moi, il faudrait être aussi aveugle qu'ingrat; je nie seulement que je la mérite... Ou plutôt... tenez, je vais bien vous étonner, j'accepte votre comparaison tout entière, surtout à cause de ma divinisation...

—C'est très-heureux,—lui dis-je en souriant.

—Je l'accepte non comme une louange, mais comme un blâme rempli de justesse et de raison.

—Voyons, mon ami, expliquez-moi ce blâme, qui était bien loin de ma pensée, je vous assure.

M. de Rochegune reprit d'un ton sérieux:

—Vous jugez de mon cœur mieux que moi-même... Ces vagues reproches que je me faisais de ne pas faire assez pour Emma, n'ont pas d'autre cause que cette espèce de divinisation dont vous me pariez et à laquelle je me suis prêté... Je me laisse aimer... je vis trop en sultan... je suis comme ces faux dieux, qui, à force d'être adorés, finissent par croire à leur puissance et se persuadent qu'ils font beaucoup pour les pauvres humains en leur permettant de les idolâtrer... Sérieusement, Mathilde, vous m'éclairez; vous épargnez peut-être bien des larmes à Emma... Un jour elle aurait pu voir dans l'indolence de mon bonheur, ou de l'égoïsme, ou de la froideur, et j'aurais un remords éternel de causer le moindre chagrin à cet ange de bonté.

—C'est maintenant moi qui pourrais vous reprocher d'être aussi méchant que mademoiselle de Maran,—dis-je en souriant;—je vous dis non un compliment, mais une chose vraie, et vous en faites une épigramme contre vous.

—A propos de mademoiselle de Maran, vous savez que sa paralysie est complète maintenant?—me dit M. de Rochegune;—mon vieux valet de chambre Stolk a été, je ne sais plus à quel propos, voir Servien, le maître-d'hôtel de votre tante. Il paraît que lui et tous ses gens la traitent indignement; ce qu'elle est obligée de supporter en enrageant, personne ne s'intéressant à elle...

Notre conversation fut interrompue par Emma. Elle tenait un bouquet de roses d'une main, et de l'autre plusieurs lettres qu'elle remit à son mari en lui disant:

—Le courrier vient d'arriver. Voici vos lettres, mon ami.

M. de Rochegune lui dit, en mettant les lettres dans sa poche:

—Madame de Richeville peut-elle nous recevoir, ma chère Emma?

—Sans doute, voilà plus d'une demi-heure qu'elle cause avec le bon abbé Dampierre.

—Votre curé, dame châtelaine,—me dit M. de Rochegune.

—Et c'est bien le meilleur et le plus pauvre des curés de campagne,—lui dis-je;—vous ne pouvez vous faire une idée de cette charité, de ce caractère vraiment évangéliques.

—Et comme il parle simplement et noblement!—dit Emma.—L'autre dimanche, à l'église, j'étais dans l'admiration. Tout ce qu'il disait était à la portée de ses paroissiens, et pourtant ce sermon aurait pu être tout aussi bien prononcé devant un roi et sa cour.

—C'est qu'il n'y a en effet rien de plus digne que la simplicité,—dit M. de Rochegune.—Je ne sais pas un homme d'une raison plus saine, d'un jugement plus sûr que ce bon abbé Dampierre. Ce que dit Emma est très-vrai: son langage serait partout remarquable, et il ne s'en doute pas; il s'ignore complétement... C'est l'un des hommes dont je fais le plus de cas... Cela est si rare, la grandeur dans la modestie!... C'est comme la grâce et la beauté dans la candeur... Bien entendu que je ne dis pas ceci pour vous, Emma; notre sœur Mathilde ne me le pardonnerait pas; elle est jalouse de toutes les louanges qu'on vous adresse... quand elles ne sont pas d'elle.

Pendant que M. de Rochegune parlait, Emma ne le quittait pas des yeux; ce n'était pas de l'amour, c'était une adoration passionnée de tous les moments. Elle ne vivait pas en elle, elle vivait en lui.

Presque toujours après ces moments d'extase contemplative, pendant lesquels elle semblait aspirer le bonheur à longs traits, elle me jetait un regard de reconnaissance ineffable.

Lorsque M. de Rochegune eut parlé, elle lui prit la main, et lui dit avec un accent enchanteur:

—Notre sœur Mathilde a raison... il n'y a qu'elle qui puisse me flatter d'une manière ravissante.

—Vraiment... mieux que moi?

—Mais sans doute... Vous, mon ami... vous me parlez de moi... Elle au contraire me parle de vous... et me dit que vous m'aimez... n'est-ce pas me louer au delà de toute expression?

—J'accepte ceci en ce sens que lorsque Mathilde me dit que vous m'aimez... elle me loue aussi au delà de toute expression....

Emma secoua sa jolie tête blonde et dit en souriant:

—Oh! ce n'est pas la même chose... rien n'est plus simple que de vivre... on ne vous félicite de vivre que lorsqu'on vit heureuse......

. . . . . . . . . .

Nous passâmes une heureuse matinée avec madame de Richeville. Je priai M. l'abbé Dampierre de venir dîner avec nous pour célébrer cette petite fête de famille.

Vers les trois heures, M. de Rochegune vint frapper à ma porte.

Je fus surprise de sa pâleur et de la sombre expression de sa physionomie; il tenait une lettre ouverte à la main.

—Mathilde... on m'écrit d'Italie... je vous en prie,—me dit-il,—lisez ceci...

Et il m'indiqua un passage de sa lettre qu'il me présentait.

Voici ce que je lus...

«...A mon arrivée à Naples on ne s'entretenait que du luxe effréné que Lugarto avait déployé dans cette ville, de ses débauches et de quelques abominables méchancetés dont le retentissement avait été tel que le roi l'avait chassé de ses États quelques jours avant mon arrivée, sans que le chargé d'affaires du Brésil eût fait la moindre réclamation, sachant parfaitement ce que valait, ce que méritait son indigne compatriote, qui est, du reste, généralement exécré et justement méprisé de ses nationaux. Ceci ne m'étonna pas du tout, car je connaissais Lugarto de longue date; mais ce qui me renversa... mais ce que je n'aurais pu croire, si notre ambassadeur ne me l'avait certifié, c'est que l'ami intime, le compagnon de débauche de Lugarto était le vicomte de Lancry, qui s'était autrefois battu pour un motif très-sérieux que l'on m'a raconté, car je n'étais pas à Paris à cette époque. On dit M. de Lancry complétement ruiné et absolument dans la dépendance de son ancien ennemi. Ils ont quitté Naples sur un bateau à vapeur affrété par Lugarto. Il n'y avait, dit-on, qu'une voix dans toute la ville pour leur souhaiter la réunion de tous les accidents qui peuvent rendre une traversée funeste.»

Je laissai tomber la lettre sur mes genoux sans oser regarder M. de Rochegune.

—Ah! Mathilde!... vous m'avez trompé,—me dit-il avec un accent de profond reproche.—L'intimité de M. de Lancry avec ce monstre m'en dit plus que je ne voudrais en penser.

—Eh bien!... oui.. je voulais vous le cacher... Ainsi que vous l'avez deviné, les bonnes résolutions de mon mari n'ont pas duré. Son retour avait été sincère... mais il s'est lassé de cette vie obscure et paisible... Je crois maintenant, comme vous, que la raison qu'il m'avait donnée pour s'en aller en Italie était un prétexte.

—Et sa liaison avec ce monstre qui autrefois vous a tant poursuivie de sa haine,—s'écria-t-il,—comment la qualifierez-vous?

Hélas! je n'osais, je ne pouvais lui dire les preuves récentes que j'avais encore eues de la haine opiniâtre de M. Lugarto, tant ces événements étaient liés à mon sacrifice pour Emma.

Je ne répondis rien.

—Ainsi,—s'écria M. de Rochegune avec une explosion de douloureuse indignation,—voilà pour quel homme vous m'avez sacrifié... Voilà pour quel homme vous avez renoncé au bonheur que je vous offrais, en m'engageant... à.

Je l'interrompis.

—Pas un mot de plus à ce sujet,—lui dis-je avec une fermeté qui lui imposa.—Ce n'est pas vous... vous qui oseriez maintenant exprimer un seul regret sur le passé... Ce serait horrible pour Emma, qui vous rend si heureux, ce serait outrageant pour moi... Que mon mari se conduise désormais bien ou mal envers moi, ce n'est pas la question. L'attachement que j'ai eu pour lui s'évanouirait demain, que je mourrais mille fois plutôt que d'oublier mes devoirs... je vous le jure par la mémoire de ma mère... Quant à vous... vous êtes incapable de laisser jamais supposer à cette malheureuse enfant que vous regrettez de l'avoir épousée. Vous connaissez son caractère... Songez-y, vous la tueriez... elle mourrait de désespoir...

—Ah! c'est affreux,—dit-il en cachant sa tête dans ses mains. Et il sortit violemment.

Je fus moins épouvantée en apprenant la réunion de M. de Lancry et de M. de Lugarto que de l'impression que cette nouvelle devait faire sur M. de Rochegune.

Je le croyais incapable de laisser penser à Emma qu'il regrettait peut-être de l'avoir épousée, mais je tremblais qu'il ne se trahît malgré lui...

Cette journée, si heureusement commencée, s'annonçait d'une manière fatale. Quelle triste fin elle devait avoir!


CHAPITRE XV.

L'ABBÉ DAMPIERRE.

M. de Rochegune avait été assez maître de lui pour ne rien laisser pénétrer des émotions qui l'agitaient.

Nous étions réunis après dîner dans le petit salon d'été, M. l'abbé Dampierre, madame de Richeville, Emma et moi.

L'abbé Dampierre était un vieillard à cheveux blancs, d'une physionomie imposante; sa voix pleine, sonore, donnait un accent de gravité à ses moindres paroles.

Je vois encore cette scène.

Au fond du salon, madame de Richeville, assise sur un divan, avait l'abbé auprès d'elle; j'étais séparée d'Emma par la table sur laquelle on servait le café.

M. de Rochegune venait de sortir pour répondre à quelques lettres; la malle-poste de Tours à Paris passait à neuf heures du soir, on pouvait ainsi répondre courrier par courrier aux lettres reçues le matin.

Stolk, le vieux valet de chambre de M. de Rochegune, entra et dit à Emma en lui présentant une lettre sur un plateau:

—C'est une lettre que M. le marquis a reçue ce matin avec les siennes, et qu'il avait oublié de remettre à madame la marquise.

—Une lettre pour moi?—dit Emma en riant,—c'est la première que je reçois ici... une lettre de Paris encore!—dit-elle en regardant l'enveloppe. Elle était sans doute avec celles que j'ai apportées ce matin à M. de Rochegune, je n'y aurai pas fait attention.

—Voyons vite... votre correspondance, chère enfant,—dit en souriant madame de Richeville.

—Vous permettez, monsieur l'abbé?—dit Emma.

L'abbé Dampierre s'inclina.

Emma décacheta la lettre, parcourut les premières lignes et nous dit:

—C'est une demande de secours.

—Lisez-la tout haut, mon enfant,—dit madame de Richeville.—Nous nous associerons ainsi à votre bonne œuvre.

Emma lut ce qui suit:

«Madame,

«C'est une infortunée qui vient à vous avec espoir et confiance, bien sûre que vous accueillerez la prière d'une malheureuse femme victime de sa faiblesse et de son cœur, et qui n'a d'excuse que dans la force de la passion coupable qui l'a égarée.»

Emma s'interrompit et regarda madame de Richeville et l'abbé.

—Peut-on trouver une plus pauvre excuse!—dit celui-ci en haussant les épaules;—autant se plaindre des ravages du feu lorsque l'on a soi-même allumé l'incendie... N'est-ce pas, madame la duchesse?

—Sans doute, monsieur l'abbé,—répondit madame de Richeville un peu embarrassée; car, malgré son expiation, elle était restée d'une susceptibilité très-douloureuse à l'égard de tout ce qui pouvait faire allusion à sa conduite passée.—Puis s'adressant à Emma:—Continuez, mon enfant.

Emma continua.

«Mes parents m'ont mariée très-jeune à un homme qui m'a rendu la vie bien malheureuse. Ses défauts et ses mauvais traitements ont seuls causé mon affreuse inconduite, madame, je puis vous le jurer devant Dieu.»

—Oh!—s'écria l'abbé avec indignation,—quel sacrilége! invoquer le nom de Dieu pour attester sa honte!...

—C'est vrai, monsieur l'abbé,—dit ingénument Emma.—Comment ose-t-on faire un tel aveu? Et puis est-ce que quelque chose au monde peut excuser l'inconduite?—demanda-t-elle à madame de Richeville.—Il me semble que, si mon mari avait des torts envers moi, au lieu de l'imiter je tacherais de le ramener à force de résignation et de tendresse... Et puis au moins quelqu'un pourrait prier Dieu de lui pardonner ses fautes, si les prières des cœurs purs sont toujours écoutées.

—Ah! madame!—dit l'abbé avec émotion en s'adressant à madame de Richeville et lui montrant Emma,—voilà votre ouvrage, voilà le fruit de l'éducation que vous avez donnée.

Madame de Richeville rougit et ne répondit rien, mais son regard me disait combien cet entretien lui devenait pénible.

Je le sentais aussi, mais je ne savais comment rompre la conversation.

Emma continua la lecture de cette lettre:

«Mon mari m'a abandonnée depuis quatre ans, madame, et depuis ce temps je ne sais pas ce qu'il est devenu; pourtant, madame, j'ose à peine tracer ces mots, tant ma confusion est grande... C'est pour une malheureuse petite créature qui vient de naître, et qui n'est pas sa fille, que j'ose réclamer vos bontés.»

—Ah! c'est infâme!—s'écria l'abbé.

Emma ne prononça pas un mot, mais elle fit un geste de mépris et douloureux de dégoût si profond en jetant la lettre à ses pieds, que son silence et l'expression de sa physionomie furent aussi significatifs que les paroles les plus acerbes.

Jamais, mon Dieu! jamais je n'oublierai l'émotion déchirante que madame de Richeville ne put cacher, sa rougeur, sa honte.

Ses yeux rencontrèrent les miens... elle me montra Emma du regard...

Je la compris.

La malheureuse mère se voyait flétrie par sa fille, au nom des excellents principes qu'elle lui avait donnés.

Madame de Richeville ne put s'empêcher de vouloir dire indirectement quelques mots pour sa défense.

—Mon enfant,—reprit-elle tristement,—il faut avoir un peu de pitié pour les coupables... peut-être cette pauvre mère... si blâmable qu'elle soit, est-elle à plaindre?

—Madame...—dit l'abbé Dampierre d'une voix ferme,—je suis prêtre... je suis vieux... vous me permettez de vous parler avec sincérité?

—Sans doute... monsieur l'abbé, je vous en prie,—dit madame de Richeville en sentant augmenter sa confusion.

—Eh bien! madame, il est à regretter que des personnes comme vous, comme ces dames, qui peuvent s'appuyer de l'autorité de leurs vertus et d'une vie exemplaire pour condamner sévèrement le vice, lui soient au contraire indulgentes par une pitié mal entendue! Vraiment, madame, est-il juste d'accorder à des malheurs honteux, mérités, presque autant d'intérêt qu'à de nobles et touchantes infortunes?

—M. l'abbé a raison,—dis-je effrayée de la tournure que prenait la conversation.—Ramassez cette lettre, Emma; nous ferons demander des renseignements sur cette femme; c'est peut-être une ruse pour abuser de vos bontés: ne parlons plus de cela.

—Je vais toujours terminer de lire sa lettre,—reprit naïvement Emma.—Mais, je l'avoue, ce que M. l'abbé vient de me dire me désintéresse complétement de cette femme, qui ose blâmer la conduite de son mari, lorsqu'elle se dégrade autant et peut-être plus encore que lui.

—Vous êtes bien sévère, Emma,—dit la malheureuse duchesse en tâchant de cacher une larme qui lui vint aux yeux.

Emma répondit en lui souriant, avec une candeur extrême:—Cela est vrai, mais vous m'avez élevée dans des idées si généreuses, vous m'avez donné de tels exemples, que je ne puis m'empêcher de ressentir une horreur insurmontable pour tout ce qui est bas ou criminel... Combien de fois ne m'avez-vous pas dit que la vertu était aux femmes ce que le courage était aux hommes! Et, je l'avoue... je déteste les lâchetés.

Emma continua de lire:

«Quoique dans l'infortune, je n'ai pas mérité mon sort: mon éducation, ma naissance semblaient me présager une autre destinée; j'ose croire que ces dernières considérations vous intéresseront en ma faveur; et puis enfin, madame, mon enfant, ma pauvre petite fille, ne doit pas être, ne peut pas être responsable de la faute de sa mère. Si je mérite le blâme... mon enfant mérite l'intérêt; si l'on a le droit de m'accuser d'inconduite, moi j'aurai le droit d'accuser d'insensibilité ceux qui n'auraient pas pitié de mon enfant...»

L'abbé Dampierre ne put contenir un nouveau mouvement de généreuse colère, il s'écria:

—Malheureusement, cette misérable répète là tout ce que disent ses pareilles; et, comme ses pareilles, tout ce qu'elle invoque pour elle doit être invoqué contre elle.

—Son éducation surtout ne la rend-elle pas impardonnable?—dit Emma en s'adressant à madame de Richeville.—Ne peut-on pas appliquer à cette femme ces paroles vraies que vous m'avez bien souvent répétées, et que je n'ai jamais oubliées? On disait jadis: Noblesse oblige... maintenant on doit dire la même chose de l'éducation... les fautes augmentent de gravité en raison de la culture de l'esprit... ajoutiez-vous encore.

—Madame la duchesse avait cent fois raison...—s'écria l'abbé;—mais ce n'est pas tout: voyez comme le vice se trahit toujours par un langage stupide, hypocrite et cruel! parce qu'elle s'écrie dans sa lettre... ma fille ne doit pas être responsable de la faute de sa mère, cette femme se croit absoute d'un des plus grands crimes qui affligent l'humanité, celui de marquer à tout jamais du sceau de la réprobation universelle... une pauvre créature innocente.

—Ah!... c'est affreux!—s'écria madame de Richeville en me regardant avec désespoir.

L'abbé Dampierre, croyant cette exclamation arrachée à la duchesse par l'approbation qu'elle prêtait à son discours, reprit avec chaleur:

—Et je ne dis pas assez; non... madame... car j'enveloppe dans le même anathème et la mère qui tue son enfant et celle qui le dévoue à une vie de honte et de douleur.

—Ah! monsieur!—s'écria madame de Richeville.

—Oui, madame... une femme criminelle est encore une mauvaise mère; ne sait-elle pas que par une terrible nécessité morale et sociale son enfant est responsable du crime maternel! Ne sait-elle pas qu'il est mis hors la loi commune! qu'il n'a ni nom ni famille! que ses lèvres ne prononceront jamais ce mot béni, ma mère! ou bien que s'il connaît le crime secret de sa naissance... c'est pour être forcé de mépriser malgré lui ceux que Dieu veut qu'il respecte et qu'il chérisse!

—Oh! oui,—s'écria Emma,—c'est épouvantable... Une mère qui expose son enfant à la mépriser un jour... ne lui fait-elle pas maudire la naissance qu'elle lui a donnée par un crime?... Être obligée de mépriser sa mère... mépriser sa mère!... mon Dieu!!! mais en effet... la mort est mille fois préférable...

—Oh! Emma!—m'écriai-je.

Elle me regarda avec étonnement.

—Que voulez-vous, mon amie?...—me dit-elle.

Madame de Richeville, qui avait été sur le point de se trahir, parvint à surmonter son émotion; mais elle était pâle.

—En vérité, ma chère enfant,—dis-je à Emma,—vous mettez une chaleur dans cette discussion... Et puis, ces idées sont pénibles; tenez, parlons d'autre chose. Je trouve comme vous que la manière dont on implore votre pitié dans cette lettre ne doit guère vous intéresser; la soirée est magnifique, je me sens un peu de migraine, allons faire un tour de promenade dans le parc.

Emma, par une étrange fatalité, s'opiniâtra à vouloir finir de lire cette lettre.

Je craignis que mon insistance à vouloir l'en empêcher ne lui parût singulière; d'ailleurs, rassurée par un regard de madame de Richeville, qui s'était tout à fait remise, je la laissai continuer.

—Il n'y a plus que quelques lignes,—m'avait-elle dit,—ce sera bientôt terminé...

Elle reprit donc ainsi qu'il suit:

«Plus que personne, madame, vous devez d'ailleurs compatir à mon infortune... ou plutôt à celle de mon enfant.»

—Pourquoi donc moi... plus que toute autre dois-je m'intéresser à cette malheureuse?—nous demanda Emma en nous regardant d'un air étonné.

—Laissez cela... Je vous dis, mon enfant, que cette femme est folle,—m'écriai-je.

Poussée par un inexprimable pressentiment, je me levai pour prendre cette lettre des mains d'Emma.

Il était trop tard.

Elle avait continué de lire.

Ses yeux, toujours attachés sur cette lettre fatale, s'agrandirent d'une manière effrayante.

Ses lèvres s'agitèrent convulsivement, elle devint pâle comme une morte; puis, par un mouvement plus rapide que la pensée, elle se jeta aux pieds de madame de Richeville en s'écriant d'une voix déchirante:

—Si vous êtes ma mère... oh! pardon... pardon... ne me maudissez pas!...

Peindre cette scène est impossible.

La duchesse, foudroyée par ces mots, resta muette... immobile.

L'abbé Dampierre se leva brusquement, et joignit les mains avec une expression douloureuse.

Emma, sanglotant, cachait sa tête sur les genoux de sa mère.

Après quelques minutes d'un profond silence, madame de Richeville, écartant doucement sa fille, la prit par la main, la fit se mettre debout, comme elle se mit elle-même, et dit à l'abbé Dampierre avec un mélange admirable de résignation et de dignité:

—Mon père, j'ai mérité les reproches que vous adressez aux mères criminelles... Emma est ma fille... je tâche depuis longues années d'expier ma faute... le Seigneur a voulu aujourd'hui m'infliger une punition terrible... que sa volonté soit faite... je ne désespère pas de sa miséricorde infinie...

L'abbé Dampierre répondit d'une voix profondément émue:

—La vérité est une pour tous, madame la duchesse; le devoir d'un ministre du Seigneur est de la faire entendre à tous... ici-bas; mais Dieu seul condamne ou pardonne... Vous l'avez dit, madame... sa miséricorde est infinie; au jour du jugement l'expiation nous est comptée...

Puis, saluant respectueusement, il sortit......

. . . . . . . . . .

Le reste de cette lettre infernale contenait ces mots:

«Plus que personne, madame, vous devez d'ailleurs compatir à mon infortune, ou plutôt à celle de mon enfant; car vous êtes la fille naturelle de madame de Richeville, je vous en donnerai des preuves si vous venez à mon aide. Veuillez envoyer le secours que vous pourrez m'accorder, par un mandat sur la poste, à Paris, poste restante, à madame Jenny Pierron, mère de mademoiselle Albin, qui vous a élevée et qui sait le secret de votre naissance.»

Cette lettre était-elle réellement écrite par cette femme?

Était-ce une nouvelle et horrible machination de M. Lugarto? C'est ce qu'alors ni moi ni madame de Richeville nous ne pûmes démêler.

Lorsque la réflexion me vint, je me dis qu'après l'exclamation d'Emma j'aurais dû peut-être empêcher madame de Richeville de faire son irréparable aveu, en affirmant que cette lettre mentait; mais le soupçon aurait toujours été éveillé dans l'esprit d'Emma, et pour elle ce doute aurait été probablement aussi cruel que la certitude......

. . . . . . . . . .

Plus j'approche du dénoûment de ces tristes mémoires, plus les événements s'assombrissent.

Je sens quelquefois le courage me manquer.

Ce qui me reste à raconter est encore si récent, que je n'ai pas la force de m'y appesantir comme sur des faits depuis longtemps passés.

Je n'ai jamais reculé devant l'analyse de mes douleurs; j'y cherchais, j'y trouvais un certain charme amer. Pour moi, bien souvent méconnue... pour moi, qui ne m'étais jamais plainte, ce récit était comme une explosion de larmes et de sanglots trop longtemps comprimés...

Mais lorsqu'il s'agit de peindre les angoisses déchirantes de ceux que j'ai tant aimés, mon cœur se serre atrocement... je sens ma plume presque s'arrêter......

. . . . . . . . . .

Le lendemain de cette scène fatale, Emma me dit ces mots, qui résumaient la douloureuse position dans laquelle elle devait se trouver déformais à l'égard de madame de Richeville.

«Je ne me pardonnerai jamais d'avoir parlé de ma mère comme j'en ai parlé devant elle.»

En m'entretenant des craintes que lui inspirait la découverte du secret de la naissance d'Emma, madame de Richeville m'avait toujours dit:

«La vie me serait horrible du moment où j'aurais à rougir devant Emma.»

Maintenant, que l'on songe aux tortures de cette malheureuse mère depuis qu'un funeste hasard avait amené cette conversation dans laquelle sa faute avait été si énergiquement flétrie devant sa fille et par sa fille elle-même.

Maintenant, que l'on songe aux remords d'Emma, qui se reprochait sans cesse d'avoir accusé sa mère! à la lutte qui s'éleva entre son attachement pour madame de Richeville et l'inexorable sévérité des principes que celle-ci avait elle-même développés dans sa fille!

Sans doute la tendresse d'Emma pour sa mère l'eût emporté un jour; mais la pauvre enfant ne devait jamais se consoler des dures paroles qu'elle avait prononcées.

Hélas! je recevais les confidences de ces deux âmes mortellement atteintes.

Quelquefois Emma me disait:

«La bonté de ma mère me navre, son insistance même à m'assurer qu'elle n'a conservé aucun souvenir de ce fatal entretien, me prouve qu'elle y pense sans cesse. Cela doit être. J'ai fait à son cœur une blessure incurable.»

Madame de Richeville me disait à son tour:

«Emma fait tout au monde pour me convaincre qu'elle ne me méprise pas; mais son caractère est trop élevé, l'influence de l'éducation est trop ineffaçable pour que, malgré sa tendresse, malgré son aveugle affection pour moi, elle ne se rappelle pas quelquefois le jugement inexorable... mais juste qu'elle a porté sur ma conduite... pour qu'elle oublie avec quelle indignation l'abbé Dampierre n'a que trop justement, hélas! flétri mes pareilles

Tous mes raisonnements étaient impuissants à rassurer ces deux infortunées, d'une susceptibilité d'autant plus vive que leur délicatesse était extrême.

Quelle contrainte, quelle défiance, quelle tristesse, quelle froideur involontaire de telles arrière-pensées ne devaient-elles pas jeter dans leurs relations jusque-là si douces et si tendres!

Que de fois les regrets poignants et silencieux de l'une ou de l'autre de ces deux victimes d'une atroce méchanceté furent mutuellement interprétés comme de tacites reproches! Hélas! lorsque les physionomies ont contracté une expression désolée, comment distinguer la nature des angoisses qu'elle trahit?

Dans ces circonstances si difficiles, si pénibles, je pus apprécier la force du caractère de M. de Rochegune, la bonté de son cœur: il trouva d'inépuisables ressources dans sa haute raison et dans son esprit pour calmer, pour adoucir, pour tromper ces ombrageuses méfiances.

Il redoubla de tendresse, de soins pour Emma dès qu'il la vit sous L'influence de ces funestes préoccupations.

A force d'éloquence, de persévérance, il parvint à lui rendre la réaction de ce coup moins douloureuse, en ne cessant de répéter, de commenter ce qu'il avait dit à madame de Richeville et à Emma le soir même de cette fatale découverte.

«La preuve, madame, que l'expiation de certaines fautes, si grandes qu'elles soient, peut être complète, c'est que moi, dont personne ne conteste les principes; c'est que moi, qui ai autant que personne la religion de l'honneur; c'est que moi qui pousse jusqu'au scrupule l'observance de tous les devoirs, j'ai demandé avec empressement, j'ai reçu avec bonheur la main d'Emma, que je savais votre fille... Au point de vue de son bonheur et du vôtre, au point de vue du monde, vous n'avez donc maintenant pas plus de raison de regretter sa naissance qu'elle n'en aurait de vous la reprocher. Quant au reste... l'inflexible abbé Dampierre vous l'a dit lui-même: La miséricorde de Dieu est infinie, et, au jour du jugement, il tient compte des expiations.»

. . . . . . . . . .

L'automne approchait; il était pluvieux, très-froid.

Ma santé n'était pas rétablie; j'avais eu même une légère rechute. Je répugnais à quitter mes amis dans ce moment, malgré les avis pressants, presque impérieux du docteur Gérard, qui s'intéressait véritablement à moi.

Voyant ses conseils rester toujours inutiles, il écrivit à madame de Richeville que ma santé ne se remettrait jamais, que ma poitrine même pourrait être gravement attaquée, si je m'opiniâtrais à ne pas vouloir aller passer l'automne et l'hiver dans le Midi.

Il fallut me rendre aux instances de mes amis et partir.

Emma et son mari devaient s'établir pendant quelques mois à Rochegune; madame de Richeville voulait retourner à Paris.

Malgré elle, malgré tous les raisonnements de M. de Rochegune, malgré toutes les assurances d'Emma, cette malheureuse mère souffrait toujours en présence de sa fille... de même qu'Emma ne pouvait vaincre sa sourde terreur d'avoir à jamais ulcéré le cœur de sa mère...

Lorsqu'elle me quitta, la duchesse me dit:

—«Je le savais bien, Mathilde... la justice du ciel ne pouvait pas être satisfaite... il fallait qu'elle m'atteignît par une terrible punition... En pouvait-il être une plus effrayante, plus providentielle!... Peut-on imaginer une position plus poignante que celle d'une mère qui se voit inexorablement accuser et juger devant sa fille... par la voix d'un prêtre vénérable; d'une mère... qui entend son enfant répéter les mêmes justes anathèmes!... Pourvu que la vengeance du ciel soit apaisée par ce que je souffrirai jusqu'à la fin de ma vie! et qu'elle ne me réserve pas un dernier coup... plus affreux que tous les autres!»

Hélas! je la compris, ses sinistres pressentiments ne la trompaient pas.

Mes amis me quittèrent.

J'embrassai Emma une dernière fois... hélas! pour la dernière fois... Je ne devais la revoir... jamais... jamais...

. . . . . . . . . .

Je partis pour Hyères avec Blondeau et un valet de chambre.

Je m'établis dans ce village au commencement d'octobre. A peu près à cette époque, je reçus cette lettre de M. de Lancry; elle était timbrée de Cadix.

«On vous dit toujours souffrante; rétablissez-vous donc promptement. Je viendrai vous chercher lorsque vous serez en état de voyager. Vous ne savez pas la surprise que je vous ménage. Votre maladie a changé subitement mes projets il y a un an, mais vous ne perdrez rien pour attendre. Je prends naturellement tant d'intérêt à ce qui vous concerne, que je suis au courant de tout ce que vous faites; je sais que vous êtes à Hyères, ou que vous y serez bientôt. Il se peut que je vienne vous y rejoindre.

«Mon compagnon de voyage me charge de mille souvenirs pour vous, et de vous demander si l'on n'a pas reçu à Maran, chez madame de Richeville (pour ne pas dire chez vous, car je sais maintenant que la duchesse n'est que votre prête-nom)... si, le 12 août, l'on n'a pas reçu à Maran une lettre de Paris; le 12 août, fête de la Sainte-Claire, bienheureuse patronne de la belle duchesse repentie.

«Dans cette lettre, adressée à la marquise de Rochegune, une pauvre femme demandait un secours pour son enfant naturel. Mon compagnon de voyage, qui est partout à la fois et qui connaît la pauvre femme, lui avait conseillé d'écrire ce jour-là, pensant qu'on fêterait toujours un peu la Sainte-Claire, et que cette demande de secours arrivant dans cette occurrence, et peut-être au milieu d'une très-bonne et très-nombreuse compagnie, n'en serait que mieux accueillie et ferait beaucoup plus d'effet à cause de la révélation qui la terminait; c'était une chance de plus.

«Mon compagnon demande encore si le curé de Maran n'assistait pas à la lecture de la lettre, qui, par négligence, n'aurait été remise qu'après dîner à la petite marquise de Rochegune?

«On vous fait ces questions, auxquelles on pourrait répondre aussi bien que vous, pour vous prouver qu'on est parfaitement instruit et qu'on a autant de suite dans les idées que d'opiniâtreté dans l'exécution de certains projets.

«Nous menons ici une vie de Sardanapale. Vous seule... vous nous manquez beaucoup; aussi je soupire ardemment après le jour où je vous reverrai belle, fraîche et bien portante. En attendant cet heureux moment, je tâche d'étourdir mes regrets.»

Ce que j'avais soupçonné était vrai. La découverte de la naissance d'Emma, cette prétendue demande de secours, était une nouvelle perfidie de M. Lugarto.

Il n'y avait pas à en douter, pour être aussi bien instruit qu'il l'était, cet homme avait une créature à lui, soit chez moi, soit chez madame de Richeville, soit chez M. de Rochegune.

Je passai l'hiver seule et bien tristement... recevant de temps à autre quelques lettres de madame de Richeville ou de M. de Rochegune. Ce dernier ne me cachait pas que la réaction du coup imprévu qui avait frappé Emma durait encore, qu'elle était souffrante, mais qu'à force de soin il espérait la rétablir complétement.


CHAPITRE XVI.

LE COFFRET.

Le printemps de 1838 arriva...

J'étais restée environ six semaines sans recevoir de nouvelles de mes amis.

Je commençais à m'inquiéter sérieusement, lorsque M. de Rochegune m'écrivit ces mots:

«Emma est morte... Je suis son meurtrier. Voici ses dernières paroles...—Vous aimiez Mathilde; vous m'avez épousée par pitié... Pardonnez-moi... le bonheur que je vous ai dû...—Ce ne sont pas des regrets... qu'elle me laisse pour toute ma vie... ce sont des remords, d'affreux remords... Oui... je suis son meurtrier... oui, je n'aurai pas eu pour elle toute la tendresse qu'elle méritait; j'aurai, malgré moi, laissé pénétrer mes pensées... Un jour elle aura deviné l'amour que j'avais eu pour vous! la pauvre enfant aura cru que mon mariage avec elle ne me rendait pas heureux... Cette fatale erreur l'aura tuée... il n'y a pas à en douter. Le chagrin que lui avait causé la révélation de sa naissance était presque apaisé; je la voyais renaître, lorsqu'une rechute affreuse s'est déclarée... En un mois cet ange a été emporté!! J'ai la tête perdue... je suis fou de désespoir...»

On comprend ma poignante, mon horrible douleur en apprenant cette nouvelle.

Je ne pouvais m'expliquer comment Emma avait pu savoir l'amour de M. de Rochegune pour moi, comment elle avait pu supposer qu'il l'avait épousée par pitié, comment enfin lui... lui s'accusait de sa mort. Ce mystère devait m'être dévoilé un jour.

Je quittai Hyères. En arrivant à Paris, je courus chez madame de Richeville.

Je m'attendais à la trouver éplorée, gémissante: elle était ferme, résignée, pieusement résignée. Elle acceptait cette perte affreuse comme une punition méritée. Elle me dit avec un sang-froid plus effrayant que les convulsions de la douleur: «Dieu est juste; il me frappe dans mon enfant, la preuve vivante de mon crime.»

Madame de Richeville était d'une pâleur de marbre. Par un de ces phénomènes si peu rares dans les grandes douleurs, ses cheveux étaient devenus gris en un mois. Elle fit ses dernières dispositions pour se retirer au Sacré-Cœur et y vivre dans la pénitence jusqu'à la fin de ses jours. Elle ne voulait voir absolument que moi et la princesse d'Héricourt.

M. de Rochegune était parti peu de temps après la mort d'Emma; on ne savait pas où il était allé.

Madame de Richeville continuait d'attribuer la perte de sa fille à l'effroyable secousse que lui avait fait éprouver la découverte du secret de sa naissance. Depuis cette époque, elle avait changé beaucoup,—me dit-elle.—Sa santé, fortement ébranlée, s'était pourtant améliorée malgré un état de langueur, lorsque, environ un mois avant sa mort, elle avait été tout à coup saisie de convulsions violentes et d'un redoublement de tristesse qu'on ne savait à quelle cause attribuer. Depuis ce moment, sa vie n'avait plus été qu'une sorte de lente agonie, et elle s'était éteinte.

Pendant ce triste récit, madame de Richeville ne me dit pas un mot qui pût me faire soupçonner qu'Emma eût été instruite de l'amour de son mari pour moi ou qu'elle eut été persuadée qu'il ne l'avait épousée que par pitié.

Environ un mois après ce funeste événement, madame de Richeville se retira au Sacré-Cœur, après avoir employé en fondations charitables ce qu'il lui restait de fortune, à l'exception d'une modique pension viagère qu'elle payait aux dames du couvent.

Grâce à l'air du Midi, j'étais presque complétement rétablie; je ne voulais pas d'ailleurs quitter Paris et laisser madame de Richeville absolument seule pendant les premiers temps de l'austère retraite à laquelle elle s'était vouée.

Elle fut heureuse de la résolution que je pris de rester encore quelque temps auprès d'elle. Pour m'éviter l'embarras d'un établissement nouveau, elle me proposa d'habiter sa maison, dont elle avait encore, je crois, la jouissance pendant une année. Je dirai pourquoi j'entre dans ce détail.

J'acceptai cette offre. Ses gens d'affaires ne lui avaient pas suffi pour régler ses derniers arrangements de fortune; son neveu, M. Gaston de Senneville, avait avec elle quelques intérêts communs dans une succession vacante; il lui offrit très-obligeamment ses services pour certaines transactions, il devait la représenter dans plusieurs conseils de famille. Madame de Richeville, incapable de s'occuper d'affaires, accepta; ne voulant voir ni recevoir personne d'autre que moi et M. et madame d'Héricourt, elle me pria instamment d'être son intermédiaire lorsque M. de Senneville aurait quelques renseignements à prendre ou quelques signatures à donner.

Je reçus ainsi M. de Senneville quelquefois le matin.

Il conservait toujours le dépôt que je lui avais confié. Deux ou trois fois j'envoyai Blondeau chez lui pour ajouter quelques lettres à celles que renfermait la cassette dont je lui donnais chaque fois la clef; plus que jamais je redoutais les perfidies de M. Lugarto.

Vers le mois de décembre, M. de Rochegune m'écrivit qu'après avoir longtemps voyagé à l'aventure, pour s'étourdir, il était revenu à Paris, mais il ne se sentait pas même le courage de voir ni moi ni madame de Richeville; il avait loué une maison isolée au Marais sous un nom supposé, afin d'être absolument ignoré, et me donnait son adresse dans le cas où madame de Richeville ou moi nous aurions absolument besoin de lui.

Je respectai sa solitude et sa douleur. Je n'osai pas même lui répondre. J'appris par madame de Richeville qu'il avait obtenu la permission spéciale d'entrer la nuit au cimetière du Père-Lachaise, où étaient déposés les restes d'Emma dans le caveau mortuaire de la famille de Rochegune.

J'envoyai quelquefois Blondeau s'informer de la santé de M. de Rochegune auprès de Stolk, son homme de confiance. Son désespoir était toujours aussi profond; une seule fois il était sorti dans le jour pour accomplir un engagement pris autrefois avec les officiers qui avaient, comme lui, combattu pour l'indépendance de la Grèce, à la tête des troupes qu'ils avaient équipées. Il s'était, selon leurs conventions, rendu en uniforme à cette réunion solennelle; là, il avait dit qu'il arrivait de sa terre et qu'il allait y retourner à l'instant.

L'un des derniers jours de l'année, j'allai voir madame de Richeville: elle était plus triste que d'habitude.

—Je suis la cause involontaire d'une ignoble calomnie,—me dit-elle.—Mon neveu Gaston est un misérable que je ne reverrai de ma vie. Hier, la princesse d'Héricourt est venue me voir; elle a appris par hasard que M. de Senneville interprétait d'une manière odieuse les relations que vous aviez bien voulu avoir quelquefois avec lui pour mes affaires; il prétend que la vie retirée que vous menez lui est depuis longtemps consacrée tout entière, qu'il a été vous rejoindre dans le Midi. Il ose affirmer que madame Blondeau lui porte vos lettres et reçoit les siennes; il prétend qu'il l'a montrée à plusieurs de ses amis, qui l'ont vue maintes fois venir chez lui de votre part, et que c'est à cause de vous qu'il hésite à accepter un très-riche mariage qu'un de ses amis lui propose.

Je n'eus pas besoin d'affirmer à madame de Richeville que je n'avais pas entendu parler de M. de Senneville pendant mon séjour à Hyères; je lui expliquai une partie des raisons qui m'avaient autrefois obligée à confier un dépôt important à l'obligeance de M. de Senneville, et comment Blondeau avait quelquefois dû aller chez lui.

Comme moi, plus que moi encore, la duchesse s'indigna de cet ignoble abus de confiance.

Mon parti fut bientôt pris.

J'envoyai le lendemain matin Blondeau chez M. de Senneville avec l'ordre de me rapporter le coffret. Si M. de Senneville était absent, elle devait prier son valet de chambre de lui remettre ce dépôt. Cet homme, qui la connaissait, ne fit aucune difficulté, et le lui rendit.

Je montai en voiture avec Blondeau pour porter moi-même cette cassette chez M. de Rochegune, réfléchissant malheureusement trop tard que je n'avais plus à craindre que le hasard lui découvrît le contenu de ces lettres. En route je pensai que M. de Rochegune, voulant garder le secret de sa demeure, il serait plus prudent d'y aller en fiacre, de peur d'indiscrétion de mes gens, qui pourraient reconnaître Stolk. Je pris un fiacre et je renvoyai ma voiture. Nous arrivâmes au Marais.

Je me faisais un triste plaisir de voir au moins la maison qu'habitait M. de Rochegune. Nous laissâmes le fiacre près de la rue Saint-Louis, et je descendis avec Blondeau, qui alla remettre le coffret à Stolk.

Pendant qu'elle s'acquittait de cette commission, j'examinais avec angoisse les dehors de cette demeure; son aspect désert, désolé, me navra, je fus épouvantée en songeant aux heures de désespoir qui devaient si lentement s'écouler pour lui dans cette demeure abandonnée.

Blondeau remit le coffret à Stolk, me donna des nouvelles de M. de Rochegune, et nous revînmes chez moi.

J'allai faire mes adieux à madame de Richeville. Malgré le chagrin que lui causait notre séparation, elle m'avait engagée et j'étais décidée à partir le soir même pour Maran afin de faire cesser, par mon absence, les bruits odieux que la misérable fatuité de M. de Senneville avait fait naître.......

. . . . . . . . . .

Quelques jours après mon arrivée, madame de Richeville m'apprit un événement dont les suites auraient pu être bien douloureuses pour moi.

Voici le passage de cette lettre:

«..... Mon neveu Gaston a été en si grand danger, que malgré mon indignation, je n'ai pu refuser d'aller le voir; car il avait,—me disait-il,—un aveu important à me faire. Je le trouvai très-gravement blessé d'un coup d'épée qu'il a reçu de M. de Rochegune, et dont il se ressentira peut-être toute sa vie. Il m'a avoué franchement, d'ailleurs, que, cédant à un odieux sentiment d'orgueil et de vanité, il avait indignement abusé de vos relations confidentielles pour vous compromettre, et que son séjour dans le Midi était une fable comme le reste. Il me suppliait, dans le cas où sa blessure serait mortelle, de vous demander grâce pour lui et de vous dire qu'il avait reconnu la lâcheté de ses mensonges; il a enfin tâché de faire valoir, comme un titre à votre indulgence, sa discrétion profonde au sujet de M. de Rochegune. Voici à peu près comment il m'a raconté cette scène, qui aurait pu avoir, hélas! des suites plus funestes encore:

«J'appris,—me dit Gaston,—en rentrant chez moi, que mon valet de chambre avait remis à madame Blondeau le dépôt que sa maîtresse m'avait confié. Je fus étonné, presque blessé de cette manière d'agir; je courus chez madame de Lancry, elle était sortie. Je revenais chez moi, lorsque je la vis par hasard descendre de sa voiture avec madame Blondeau et prendre un fiacre. Cette apparence de mystère piqua ma curiosité; j'allais la suivre, lorsque je rencontre M. de Baudricourt, un de mes amis, arrivé récemment des États-Unis, où il était resté fort longtemps. Comme beaucoup de personnes, il avait ajouté foi à mes calomnies sur madame de Lancry. Je lui déguisai une partie de la vérité, et il m'accompagna pour m'aider à retrouver les traces de madame de Lancry, que j'avais perdues. Plusieurs circonstances bizarres, qu'il est inutile de vous raconter, me donnèrent la certitude que le coffret avait été déposé rue Saint-Louis au Marais, chez un certain colonel Ulrik.

«Je vous l'avoue, aigri par la conscience de ma mauvaise action, vaguement jaloux de l'inconnu auquel madame de Lancry accordait la confiance qu'elle me retirait, craignant enfin de passer pour un homme faible aux yeux de M. de Baudricourt, qui me croyait des droits sur madame de Lancry, je me décidai à exiger du colonel Ulrik la restitution du coffret. J'obtins à grand'peine une entrevue avec lui; j'y vins accompagné de M. de Baudricourt.

«Jugez de ma surprise en reconnaissant M. de Rochegune dans le colonel Ulrik. Mon ami ne l'avait jamais vu. J'agis alors, je crois, en gentilhomme. M. de Rochegune savait parfaitement qui j'étais; il ne parut pas vouloir me reconnaître. Mon premier étonnement dissipé, j'agis de même à son égard. Il se donnait pour le colonel Ulrik, je crus de bon goût de l'accepter pour le colonel Ulrik. M. de Rochegune refusa de rendre les lettres. L'entretien finit par un rendez-vous à Vincennes.

«Voulant, autant que possible, ménager le mystère dont s'entourait M. de Rochegune, j'eus l'attention de prendre pour mon second témoin le général-major Hartman, tout récemment arrivé de Vienne. M. de Rochegune avait envoyé chercher deux soldats à une caserne pour lui servir de témoins. Ainsi, avant, pendant et après le duel, il resta donc aux yeux de tous le colonel Ulrik, et son secret fut respecté.»

«Voici ce que m'a raconté mon neveu, ma chère Mathilde, en me suppliant d'intercéder pour lui auprès de vous et de faire valoir sa profonde discrétion. Sous ce rapport, je suis obligée de convenir que mon neveu Gaston a agi en galant homme: rien de plus, rien de moins. Mais ceci n'atténue en rien l'indignité de sa conduite envers vous, et de ma vie je ne le reverrai. Je vous donne ces détails pour vous rassurer, dans le cas où par hasard vous entendriez parler de ce duel....»

Je viens de relire cette longue histoire depuis mon mariage jusqu'aujourd'hui 10 avril 1839.

Je suis maintenant indécise: enverrai-je ces pages si tristes à celui pour qui je les ai écrites? L'heure de ma réhabilitation auprès de lui est-elle enfin venue? Est-il temps de lui avouer combien je l'aimais... combien je l'aime encore? Cet aveu n'est-il pas une faute?

Une faute? Non. Qu'importe qu'il sache que je l'aime... que je n'ai jamais aimé que lui?... Je suis sûre maintenant de n'être jamais indigne ni de moi, ni de lui...

Et puis je ne sais ce que l'avenir me réserve... Avant-hier j'ai reçu quelques lignes de M. de Lancry; il m'annonce son prochain retour... Il peut me forcer à le suivre... à quitter pour jamais la France... que sais-je! J'ai consulté plusieurs avocats; il ne me reste aucun moyen de me soustraire au pouvoir de M. de Lancry, s'il veut l'employer.

Si je suis réduite à cette extrémité, au moins l'homme que j'aime, que j'estime le plus au monde, connaîtra mes secrètes pensées. Il saura que je n'ai jamais démérité de lui... il saura que je me suis vaillamment sacrifiée au bonheur de ceux que j'aimais... Quel que soit le sort qui m'attende, au moins je serai sincèrement jugée par mes amis.

Sans les sinistres pressentiments que me cause la menace de l'arrivée de M. de Lancry, je me trouverais presque heureuse d'avoir eu la force d'achever ces pages.

Ce long coup d'œil sur le passé m'a calmée, m'a donné, sinon de l'orgueil, du moins de la confiance dans mon caractère et dans mon énergie.

Je me suis rendu compte de mes luttes, de mes souffrances; je ne me suis pas dissimulé ce que j'ai fait de mal, je ne me suis pas exagéré ce que j'ai fait de bien.

Cette analyse sévère, ce jugement impartial de ma vie ont réveillé en moi de bien navrants souvenirs, mais ils m'ont laissé une conscience d'une sérénité profonde. Ce sera ma seule consolation, ce sera mon unique refuge si de nouveaux malheurs viennent m'accabler.

Telle a été ma vie jusqu'ici.

On voit que les détestables prévisions de mademoiselle de Maran ne l'ont jamais trompée. Elle avait chargé Ursule et M. de Lancry de poursuivre son œuvre de vengeance... tous mes malheurs ont gravité autour de ces deux êtres.

En accordant ma main à M. de Rochegune qui la demandait, en suivant en cela les avis de M. de Mortagne... mademoiselle de Maran assurait le bonheur de ma vie... Ce mariage fut écarté... et ma tante me rendit complice involontaire de sa haine en m'amenant à épouser M. de Lancry.

FIN DES MÉMOIRES DE MATHILDE.


ÉPILOGUE.


CHAPITRE XVII.

LE CAFÉ LEBŒUF.

Environ un mois s'était écoulé depuis que madame Blondeau avait apporté les mémoires de Mathilde au colonel Ulrik, auquel nous restituerons son véritable nom et que nous appellerons désormais M. de Rochegune.

Le café Lebœuf offrait toujours à l'admiration des rares passants de la rue Saint-Louis ses bocaux de cerises et ses bols d'argent plaqué, à travers ses vitres. L'hôtel d'Orbesson semblait toujours solitaire; son unique habitant, successivement surnommé Robin des bois et le Vampire par les frères Godet, n'avait pas encore passé le seuil de sa porte, du moins pendant le jour.

De temps à autre la figure rébarbative de Stolk apparaissait à la petite porte de service. Toutes les fenêtres de l'hôtel restaient continuellement fermées. Madame Lebœuf, les frères Godet et les autres habitués du café avaient fini par conclure une trêve avec ce qu'ils appelaient l'ennemi commun, c'est-à-dire, qu'ils avalent renoncé à leur système d'espionnage; sacrifice d'autant plus méritoire qu'aucun fait nouveau ne s'était passé depuis la visite de madame Blondeau à M. de Rochegune. Chaque matin, les frères Godet venaient ponctuellement prendre leur tasse de café et augmenter le respectable cercle qui entourait le comptoir d'acajou de madame Lebœuf. Le 13 mai 1839, par une assez belle matinée de printemps, les deux frères, contre leur coutume méthodique, arrivèrent au café Lebœuf deux heures plus tard qu'à l'ordinaire; ce grave dérangement dans leurs habitudes était causé par une gracieuse invitation de madame Lebœuf, qui, depuis quelques jours, les avait conviés à une sorte de déjeuner dînatoire que du temps à autre elle offrait politiquement à ses plus fidèles commensaux.

Préparés à cette solennité gastronomique par une longue promenade au Jardin-des-Plantes, les frères Godet arrivaient au café Lebœuf disposés à faire largement honneur à la réfection de leur hôtesse. A quelques pas de l'établissement, M. Godet l'aîné s'arrêta, mit son parapluie sous son bras, souleva son chapeau, essuya son front, et de sa puissante voix de basse-taille il dit à son frère d'un air sentencieux:

—Je ne vous le cacherai pas, Dieudonné, le grand air, cette promenade, ce beau temps, la vue de la nature des quatre parties du monde que nous venons de contempler au Jardin-des-Plantes, y compris leurs animaux depuis les volatiles jusqu'aux reptiles les plus venimeux... tout cela m'a donné une faim canine.

—Cela ne m'étonne pas, mon frère—dit timidement M. Godet cadet.—Nous nous sommes levés de bonne heure, et, comme dit la romance: Quand ou fut toujours vertueux on aime à voir lever l'aurore.

A cet instant, les deux frères passaient devant la grande porte de l'hôtel d'Orbesson. Godet l'aîné jeta de ce côté un regard sarcastique, et dit à son frère avec l'expression d'une sanglante ironie:

—Si les gens vertueux aiment à voir lever l'aurore... je suis bien sûr que celui qui habite cette maison ne l'a pas vue souvent lever, l'aurore!!!...

Le mot était dur. Dieudonné en comprit la portée, et il dit tout bas à son frère:

—Prends garde, Godet... quelquefois les murs ont des oreilles.

—Si les murs ont des oreilles, la France a des lois,—s'écria Godet l'aîné d'une voix tonnante en s'adressant fièrement à la grande porte de l'hôtel d'Orbesson et lui jetant un regard de défi courroucé.—Oui,—reprit-il,—la France a des lois, un gouvernement constitutionnel et une garde municipale qui protègent les citoyens paisibles, et qui veillent d'un œil ouvert et paternel sur les individus qui s'embusquent sournoisement dans les ténèbres pour machiner... je ne sais quoi; mais il machine!! je suis sûr qu'il machine...

—Godet... Godet... calme-toi, je t'en conjure,—dit Dieudonné effrayé de l'audace de son frère.

—Qu'il me fasse, s'il le veut, massacrer par ses sbires,—s'écria Godet l'aîné.—Mais il a beau faire le mort depuis quelque temps, je soutiens qu'il machine!!

Après cette énergique et courageuse protestation, les deux frères entrèrent dans le café de madame Lebœuf. Ici commença pour eux une série d'étonnements plus foudroyants les uns que les autres. D'abord, au lieu du candide Botard, qui pêchait si merveilleusement les araignées dans les carafes, ils virent un grand homme maigre à cheveux et à barbe noirs, d'une physionomie sinistre, qui leur demanda d'une voix brusque:

—Que faut-il vous servir?

Godet l'aîné regarda son frère avec surprise; puis, se ravisant, et pensant que Botard était nécessairement employé aux préparatifs du banquet, il répondit d'un ton protecteur:

—Mon bon ami, nous venons pour le déjeuner...

—Quel déjeuner?

Godet l'aîné, se sentant sur son terrain, au lieu de répondre à cet intrus lui dit:

—Où est la chère madame Lebœuf?

—Qui ça, madame Lebœuf?

—C'est un véritable sauvage,—dit tout bas Godet l'aîné à Dieudonné, et, sans répondre un mot de plus, il se dirigea vers l'arrière-boutique, où devait être servi le déjeuner.

Le substitut de Botard saisit rudement le paisible rentier par le bras et lui dit:

—Où allez-vous donc par là?... on n'entre pas.

M. Godet l'aîné devint cramoisi; mais contenant sa colère, il dit d'un ton de majestueuse commisération:

—Mon bon ami... vous jouez gros jeu... fort gros jeu... au moins... mais vous êtes nouveau ici, vous avez droit à notre indulgence... vous ne savez pas que je n'ai qu'un mot à dire à madame Lebœuf pour...

—Eh! mille tonnerres! il n'y a pas de madame ni de Lebœuf qui tienne; asseyez-vous là, on vous servira ce qu'on aura, mais vous n'entrerez pas là-dedans.

M. Godet l'aîné eut encore la force de contenir son indignation, et d'une voix qu'il tâchait de rendre calme:

—Une dernière fois, je vous déclare que je suis un des membres du déjeuner qu'on prépare là-dedans; et je vous somme, oui, je vous somme hautement... d'aller tout de suite chercher votre maîtresse...

—Tenez, mon brave homme... si vous n'étiez pas un homme d'âge, ce serait à vous cribler de coups de pied dans le ventre,—dit le brutal personnage; et il tourna le dos à M. Godet l'aîné.

Celui-ci, malgré les supplications de son frère, ne put s'empêcher de s'écrier:

—Il m'en coûte, il me peine de descendre jusqu'à me commettre avec un mercenaire; mais je ne puis résister au besoin de vous déclarer que vous êtes un fier drôle!... que vous devez être le roi des drôles!

Le garçon se retourna vivement et fit un geste si menaçant, que les deux Godet rompirent simultanément d'une semelle; mais ils gardèrent toutefois une attitude défensive, en présentant leur parapluie à leur adversaire comme on croise la baïonnette.

Malgré ce mouvement, le garçon s'avança d'un air menaçant:

—Vous voulez donc que je vous fasse une bosse au genou?...—dit ce brutal en faisant une allusion offensante à la complète nudité du crâne de Godet l'aîné.

—Insolent malfaiteur! il n'y a donc rien de sacré pour toi?—s'écria M. Godet en rompant encore d'une semelle.

A ce bruit, un nouveau personnage survint: c'était un homme entre les deux âges, trapu, barbu, coloré, portant une veste ronde et une casquette de loutre.

—Hé bien, qu'est-ce qu'il y a donc, Jean?—dit-il au garçon.

—Monsieur Saunier, voilà deux particuliers qui s'acharnent à vouloir entrer à toute force là-dedans; ils disent qu'ils sont d'un déjeuner, et ils demandent madame Lebœuf. Il faut qu'ils soient bus.

—Il n'y a d'ivre ici que vous-même, grossier personnage,—dit Godet aîné, un peu rassuré par la présence de M. Saunier.

Mais M. Saunier dit d'un ton presque aussi bourru que celui de son garçon:

—Madame Lebœuf n'est plus ici; elle m'a vendu son fonds. Je ne donne pas à déjeuner.

On eût annoncé à M. Godet la résurrection positive de Napoléon, qu'il n'eût pas été plus pétrifié qu'il ne le fut à la nouvelle de la retraite subite de madame Lebœuf.

—Mais, monsieur,—s'écria-t-il,—ceci est inadmissible, ceci tombe dans la fable. J'aurai l'honneur de vous faire observer que madame Lebœuf, hier soir, à huit heures trois quarts, m'a encore réitéré l'invitation qu'elle m'avait faite pour...

—Je vous dis que madame Lebœuf m'a cédé son fonds, son mobilier, son bagage, tout enfin, excepté ses robes et ses bonnets, dont ni moi ni Jean nous n'aurions su que faire, et, hier soir, elle a filé à dix heures.

—Il n'en est pas moins fort extraordinaire, monsieur, que, venant très-disposés à déjeuner, on...

—Qu'est-ce qu'il faut vous servir?... Je n'ai pas le temps de causer... Jean... sers ces messieurs.

Et M. Saunier rentra dans l'arrière-boutique, dont il ferma soigneusement la porte...

—Alors... servez-nous ce que vous voudrez... du lait... une bavaroise, que sais-je?—dit M. Godet l'aîné d'un air égaré en se laissant tomber sur une banquette et en levant les mains au ciel.

—Il n'y a pas de bavaroise,—dit Jean.

—Comment! pas de bavaroise?... allons... eh bien alors donnez du café au lait,—dit Godet avec un profond soupir.

—Il n'y a pas de café au lait non plus.

—Comment!

—Il n'y a que du chocolat en morceaux, du café en grains, des cerises à l'eau-de-vie et de l'eau sucrée.

—Mais c'est épouvantable! on n'ouvre pas un café, monsieur, quand on ne peut offrir aux consommateurs que de tels comestibles!—s'écria Godet l'aîné.

—Eh! mille tonnerres! ne consommez pas. Qu'est-ce que ça nous fait donc, à nous, que vous consommiez?

Ces derniers mots parurent faire une vive impression sur Godet l'aîné; il jeta un regard d'intelligence à son frère et dit à Jean:

—Eh bien! donnez-nous une tablette du chocolat, un verre d'eau sucrée et du pain.

Évidemment Jean était absolument étranger aux premiers principes de sa profession; il apporta du sucre dans une tasse, une tablette de chocolat sur un vieux journal, et de l'eau dans une bouteille.

A la vue de ces énormités, les Godet échangèrent de nouveaux signes d'étonnement et presque d'effroi...

Quelques fidèles habitués, conviés comme les deux frères au déjeuner de madame Lebœuf, apprirent par eux la brusque disparition de l'hôtesse et quels étaient les sauvages,—ce fut l'expression dont se servit M. Godet l'aîné;—quels étaient les sauvages qui remplaçaient la digne veuve toujours si prévenante pour ses habitués, et son fidèle et inoffensif Botard.

MM. Godet et leurs amis, tout en grugeant leur tablette de chocolat, se livraient à des suppositions fabuleuses à l'endroit de la disparition de la veuve et de l'apparition de ses étranges successeurs; quelques uns penchaient pour un enlèvement tenté par un Anglais ou un Américain. Comme Dieudonné faisait assez sagement observer que l'âge et la figure de madame Lebœuf semblaient donner un flagrant démenti à cette supposition, un ex-clarinette de l'Ambigu, qui avait scruté profondément les mystères du cœur humain, se crut en droit d'affirmer que l'âge et la figure de madame Lebœuf n'étaient pas un obstacle à un enlèvement, vu que plusieurs milords richissimes portaient dans leurs goûts une épouvantable dépravation. Si peu flatteuse que fût cette conclusion pour madame Lebœuf, elle réunit une majorité assez imposante; mais les conjectures mêmes manquaient, lorsqu'on en vint à se demander quels étaient les gens qui succédaient à la digne veuve. Tout dans leur conduite semblait mystérieux. D'abord ils semblaient fort peu s'inquiéter des consommateurs. Pourquoi donc alors tenaient-ils un café?

Jean le brutal regardait constamment dans la rue et ne quittait pas des yeux les deux portes de l'hôtel du Vampire. Le vieux domestique Stolk ayant ouvert la petite porte de service au pourvoyeur, Jean quitta précipitamment la porte, alla chercher son maître, le ramena et lui dit en lui montrant Stolk:

—C'est pourtant toujours lui...

—Il faut qu'il ait l'âme chevillée dans le corps,—répondit Saunier.

La petite porte se referma, Stolk disparut.

Quelques heures après, un homme d'assez mauvaise mine entra précipitamment dans le café et dit à Jean:

—Attention! je ne la devance que de quelques minutes... Il avait bien dit qu'elle y viendrait.

—Je le crois bien, la souricière est fameuse,—dit Jean.—Simon est à la petite porte de la ruelle. On ne pouvait pas nous échapper.

—Ah! la voici,—reprit l'autre.

Les deux interlocuteurs et les habitués, qui n'avaient pas perdu une parole de cette conversation, regardèrent attentivement aux vitres.

—Dieudonné, Dieudonné!—s'écria Godet l'aîné,—vite... vite... c'est la même vieille femme qui, il y a quatre mois, a apporté le coffret chez le Vampire, et il y a un mois une lettre sans doute. Comme elle a l'air effaré!...

C'était en effet madame Blondeau... toute pâle et toute tremblante.

Elle sonna et fut reçue et introduite par le fidèle Stolk dans l'intérieur de l'hôtel d'Orbesson.

—Bon!—dit l'interlocuteur de Jean,—quelle heure?

Jean tira sa montre.

—Elle y est entrée à midi vingt minutes.

—Suffit,—dit l'homme;—je m'en retourne à l'hôtel Meurice, où ils sont descendus ce matin à dix heures. Et il sortit.

Jean rentra précipitamment dans l'arrière-boutique.

Quand on connaît la curiosité féroce des habitués du café Lebœuf, quand on pense que depuis plusieurs mois cette curiosité était réduite au plus maigre régime, on se figure facilement de quelle fièvre dévorante durent être transportés les Godet et la troupe en voyant la mystérieuse intrigue qu'ils avaient crue terminée se renouer et se compliquer davantage par l'intérêt que semblaient y prendre les nouveaux possesseurs du café Lebœuf.


CHAPITRE XVIII.

L'HOTEL DE MARAN.

Pendant que les nouveaux propriétaires du café Lebœuf et ses anciens habitués ont les yeux attentivement fixés sur les portes de la maison habitée par M. de Rochegune, nous conduirons le lecteur à l'hôtel de Maran, toujours habité par la tante de madame de Lancry.

La nuit approchait. Une table abondamment et somptueusement servie était dressée au milieu d'une belle office parfaitement éclairée, avoisinant la grande salle à manger.

Servien, maître d'hôtel, présidait au dîner. Deux femmes de chambre, deux valets de pied, le cuisinier et deux ou trois de leurs connaissances, faisaient donc bonne et joyeuse chère aux dépens de mademoiselle de Maran, retenue depuis plusieurs mois dans son lit par une paralysie qui lui permettait à peine de remuer le bras gauche. Ainsi qu'on l'a vu dans les mémoires de madame de Lancry, mademoiselle du Maran, exécrée, abandonnée de tout le monde, était entièrement livrée à la merci de ses domestiques.

—A votre santé, monsieur Servien,—dit le cuisinier,—à tout seigneur tout honneur... Vous êtes plus ancien que nous dans la maison, vous!...

L'homme à la tache de vin se leva et dit d'un air singulièrement sardonique:

—A la santé de notre bonne maîtresse!... Puisse-t-elle vivre encore longtemps comme ça pour faire notre bonheur!...

Ce toast fut accueilli par les éclats de rire des convives.

—Tiens... ça me fait penser que j'ai oublié son potage au tapioka,—dit le cuisinier.—Ah bah!—reprit-il,—elle mangera de la soupe à la tortue... ça sera tout de même, et ça la changera; il en reste dans la soupière.

A ce moment, une sonnerie retentit bruyamment dans l'office.

Personne ne bougea.

—Bon! la voilà qui recommence son carillon de tout à l'heure; ça va être amusant,—dit mademoiselle Julie, la première femme de mademoiselle de Maran.

On sonna une seconde fois.

—C'est insupportable; je la croyais calmée,—dit mademoiselle Julie;—on ne peut pas dîner tranquille. Vous êtes aussi bien peu aimable, monsieur Servien! Vous nous promettez de casser une fois pour toutes le mouvement de ses sonnettes pour que nous ayons la paix, et vous n'y pensez pas...

—Le fait est,—dit le cuisinier, qu'elle devient sonneuse, mais sonneuse que c'en est fastidieux.

Trois ou quatre coups de sonnette précipités confirmèrent l'assertion du cuisinier.

—Décidément il n'y a que cela à faire,—dit Servien;—vous avez raison, mademoiselle Julie. On détraquera le mouvement, et alors... nous serons en repos.

—On pourra lui laisser une petite sonnette de main pour l'amuser,—dit mademoiselle Julie;—les portes fermées, on ne l'entendra pas.

—Oui... mais madame fera venir un serrurier,—dit un valet de pied d'un air fin;—on raccommodera le mouvement, et alors, alors...

—Vous êtes encore bien de votre village, monsieur Goujon,—dit mademoiselle Julie.—Est-ce qu'on l'écoutera, avec son serrurier?... Elle donnera l'ordre, d'y aller? eh bien! on n'ira pas... et on lui dira...

—On lui dira qu'il y a une épizootie qui a emporté tous les serruriers,—dit M. Servien.

Cette plaisanterie fit tellement rire les convives, que le bruit des coups de sonnette de mademoiselle de Maran, qui allaient alors crescendo furioso, fut un moment étouffé; mais lorsque ces éclats de gaieté cessèrent un peu, on entendit un carillon assourdissant.

—Il n'y a pas moyen d'y tenir!—s'écria mademoiselle Julie.

—Est-elle sonneuse... est-elle sonneuse!—dit le cuisinier.

—C'est maintenant qu'elle doit joliment mâchonner entre ses dents et se tortiller, colère comme une possédée,—dit Goujon.

—Ah! bien oui! je lui en défie, de se tortiller,—dit Servien.—Elle est impotente sur son lit... Il n'y a que sa main gauche qu'elle puisse remuer...

—Eh bien! elle se rattrape joliment sur sa main gauche,—dit le cuisinier.—Tenez... tenez... entendez-vous son bacchanal?... Allons, allons, j'en suis pour ce que j'ai dit... c'est une sonneuse...

—Mais c'est à devenir folle!—s'écria mademoiselle Julie.—Mais j'y songe, monsieur Goujon. Allez donc prendre l'échelle de la bibliothèque; le mouvement de la sonnette passe ici: nous allons le couper, et nous serons tranquilles.

On applaudit d'autant plus à l'excellente idée de la femme de chambre, que la sonnerie de mademoiselle de Maran devenait convulsive, incessante, et n'était interrompue que par de rares repos, que mademoiselle Julie, qui se piquait d'un peu de musique, appelait ingénieusement des points d'orgue.

Goujon apporta l'échelle; Servien lui confia une pince à déboucher le vin de Champagne. Le fil de fer du mouvement fut coupé au milieu d'un tintement formidable, et le bruit cessa subitement.

—Dieu... quelle figure elle doit faire dans son lit avec son chapeau de soie carmélite!—dit mademoiselle Julie en éclatant de rire.—Je ne voudrais pas m'en approcher à cette heure; elle me mordrait, bien sûr.

—Et voilà une morsure qui serait venimeuse,—dit le cuisinier.

—Mais pourquoi donc que madame s'ostine à porter un chapeau de soie et un casaquin puce dans son lit... puisque voilà deux mois qu'elle ne se lève plus?—dit Goujon.

—C'est un vœu qu'elle a fait au diable,—dit M. Servien avec un sérieux comique.

—Le fait est que si le diable est son parrain, elle est bien sa filleule,—dit mademoiselle Julie.—Est-elle méchante! est-elle méchante! Nous a-t-elle tourmentés quand elle se portait bien! a-t-elle lésiné sur tout! nous a-t-elle brutalisés. Tiens, chacun son tour!

—Ce qui l'enrage,—reprit M. Servien,—c'est qu'elle ne peut plus écrire... à M. Luchet, son homme d'affaires, ce grand caliborgnon, à qui elle se plaignait toujours de nous... Elle a beau m'ordonner de lui écrire de venir... moi pas si bête...

—Le père Fabri, le concierge, l'a renvoyé il y a huit jours, dit Goujon.

—Je le lui avais recommandé dans le cas où il viendrait de lui-même, ce M. Luchet, mauvais intrigant... Vous sentez bien, mes enfants, que madame serait capable de le faire installer ici. Alors ça serait fini pour nous. Au lieu de nous asseoir bien à notre aise dans l'office de la salle à manger, devant un bon dîner à deux services... il faudrait descendre dans l'office de la cuisine... Nous n'aurions plus les mêmes douceurs.

—Dites donc, monsieur Servien,—dit mademoiselle Julie,—si l'on disait de M. Luchet ce qu'on dira des serruriers, qu'il est mort, qu'il y a eu aussi une épizootie sur les hommes d'affaires?

—Ma foi, ça ne serait pas de refus; nous aurions la paix. D'un autre côté, l'on dirait à M. Luchet que madame ne veut plus le voir, et il n'en serait que ça... S'il écrivait, comme je connais son écriture, je ne donnerais pas ses lettres, et il n'en serait encore que ça...

—Oui, mais il faudrait prendre garde aux amis de madame, qui pourraient lui dire que ça n'est pas vrai, ces épizooties,...—dit mademoiselle Julie d'un air malicieux.

—Avec ça qu'il en vient, des visites!—dit M. Goujon.—Depuis six mois que je suis dans la maison, je n'ai encore vu personne... que ce vieux savant si mal peigné.

—M. Bisson le brise-tout,—dit Servien,—il n'y a plus que lui de fidèle. Il est venu au moins trois fois depuis que la maison est fermée, et on lui a toujours dit que madame ne reçoit pas... Ah! quelle différence du temps de madame Ursule! Les bals, les concerts, les dîners, comme ça roulait! On a tant dansé, tant chanté, tant dîné, qu'il m'en est resté... une bonne petite ferme en Bauce.

—Ah! voilà ce que c'est que l'économie,—dit mademoiselle Julie.—Mais ça fend le cœur... cette pauvre madame Ursule.

—Si j'avais à plaindre quelqu'un, je plaindrais plutôt madame la vicomtesse, la nièce de madame, qu'elle tourmentait si méchamment quand elle était petite...—dit Servien.

—Avec cela que ça vous réussirait bien de plaindre madame la vicomtesse,—dit mademoiselle Julie.

—Vous avez vu comme madame s'est disputée il y a quinze jours avec son médecin, le docteur Gérard, qui lui disait du bien de madame de Lancry. Madame a dit tant d'injures à M. Gérard qu'il a déclaré qu'il ne remettrait plus les pieds ici.

—Et pour la punir, au lieu d'aller, le lendemain, chercher M. le docteur Verteuil,—dit Servien,—je n'y suis pas allé... Bah! un médecin nous gênerait.

—Tiens... dit mademoiselle Julie,—est-ce qu'on a besoin de médecin quand on est paralytique?

—C'est pas une maladie... paralytique,—dit Goujon;—on ne bouge pas... on est comme quelqu'un qui reste bien tranquille... bien tranquille, voilà tout.

—Bien sûr,—reprit Julie.—Et puis, pour ce que lui ordonnait le docteur Gérard... c'était pas la peine d'avoir un médecin.... De petites bouteilles avec de la fleur d'orange... de petites drogues de rien du tout; c'était pour l'amuser...

Le fait est que depuis quinze jours qu'elle se passe de médecin... elle n'en va pas plus mal,—dit M. Servien;—ça peut aller comme cela très-longtemps: les bossus ont la vie dure... c'est comme les chats. Nous aurons toujours de quoi faire la dépense; j'ai l'habitude de donner les reçus aux fermiers pour madame... je ne prends que juste ce qu'il faut pour que nous ne manquions de rien... le reste, je le mets dans la caisse de madame.

—Quant à cela, nous sommes très-bien, très-bien,—dit mademoiselle Julie,—seulement il nous faudra prendre un petit garçon pour nous servir à table, car c'est ennuyeux de se lever à chaque instant.

—C'est ça,—dit le cuisinier.—Je dresserai le dîner, ma fille de cuisine donnera les plats au gamin, et nous mangerons plus chaud.

—Adopté,—dit Servien.—A propos,—reprit-il,—depuis que son dernier chien est mort, madame me relance tous les jours pour que je lui en achète un autre.

—Ah! je ne veux plus de chien ici; non!—s'écria mademoiselle Julie,—je ne veux plus de chien ici! j'ai été assez comme ça la servante des animaux... Et d'ailleurs, ça n'était pas pour en avoir un second que j'ai donné une arête au dernier.

—Tiens, tiens, tiens... c'est vous qui l'avez fait étrangler?—dit Servien.

—Sans doute: c'était une horreur que cette vieille bête-là, si méchante.

—C'est pour sa méchanceté que madame l'a pleuré, bien sûr.

—Ainsi bien décidément... pas de chien?—demanda Servien.

—Non, non, pas de chien,—répéta-t-on en chœur.

—Accordé,—dit le maître d'hôtel;—je lui dirai qu'ils ont le même sort que les serruriers, les hommes d'affaires et les médecins.

Cette facétie fit beaucoup rire les convives, qui en étaient au fruit.

—Eh bien! il n'y a pas de vin de Chypre, monsieur Servien? voilà un joli dessert!—dit mademoiselle Julie.

Servien regarda sur la table.

—Je croyais en avoir pris une bouteille chez madame...

—Voyez donc ce genre, de garder comme ça son vin de Chypre dans l'armoire de son grand cabinet de toilette,—dit mademoiselle Julie,—tandis que les autres vins sont à l'office ou à la cave.

—C'est une idée qu'elle a; ne m'en parlez pas, ça fait pitié,—dit Servien.—Puis il se leva en disant:—Je vais en aller chercher.

—Dites donc, monsieur Servien, portons-lui son potage en même temps, nous ferons d'une pierre deux coups,—dit mademoiselle Julie.

—Vous avez raison. Quelle heure est-il? Neuf heures. Elle le voulait à huit heures et demie; il n'y a qu'une demi-heure de retard.

Le cuisinier mit négligemment un reste de soupe à la tortue dans une assiette de porcelaine. Servien prit une serviette, l'étendit sur un plateau d'argent, se fit précéder de mademoiselle Julie portant une bougie, et traversa les trois salons qui séparaient la salle à manger de la chambre à coucher de mademoiselle de Maran.

La nuit était complétement venue.

—Dites donc, monsieur Servien, prenez garde qu'elle ne vous dévore quand vous allez lui servir son potage,—dit mademoiselle Julie en riant et en ouvrant la porte.

L'intérieur de cette chambre était toujours ainsi qu'il a été décrit par madame de Lancry dans ses mémoires.

Sur la cheminée, des pagodes de porcelaine verte à yeux rouges toujours en mouvement; sur le secrétaire de vieux laque, trois générations de chiens-loups blancs empaillés: de graves portraits de personnages des siècles passés se détachaient des boiseries grises.

A la faible clarté que projeta dans cette vaste chambre la bougie que portait mademoiselle Julie, on put voir se détacher du fond de l'alcôve, drapée de damas rouge sombre, la figure jaune et terreuse de mademoiselle de Maran assise dans son lit et adossée à un énorme coussin.

C'était toujours la même robe de soie carmélite, le même manteau de lit, le même tour de cheveux noirs couvrant à demi son front plat et déprimé comme celui d'une vipère; c'étaient toujours ces yeux renfoncés, ardents, et qui, au moment où Servien entra, brillaient d'une indicible rage...

La position de cette femme était d'autant plus affreuse que la paralysie ne lui laissait de libre que le cou, l'avant-bras et la main gauche; le reste du corps était complétement inerte.

Les imprécations qu'elle, se mit à vomir contre Servien et mademoiselle Julie n'étaient donc accompagnées que d'un faible balancement de tête et de quelques mouvements convulsifs de la main gauche.

—Misérable!—s'écria-t-elle en écumant de colère,—affreux scélérat!... C'est donc ma mort que vous voulez, brigand que vous êtes?

Servien s'approcha du lit avec un sang-froid imperturbable pour y déposer son plateau.

Ce silence redoubla l'exaspération de mademoiselle de Maran, qui s'écria:

—Va-t-en... sors d'ici... je te chasse... que je ne te voie plus.

Servien tourna sur ses talons, fit un signe à mademoiselle Julie, et regagna la porte.

—Mais le vin de Chypre?—lui dit tout bas celle-ci.

—Laissez donc, elle va me rappeler.

—Servien... Servien... Julie... Voulez-vous rester là!... Ah! les misérables!... ils ont juré de me faire mourir à petit feu!...

Servien fit une seconde conversion sur lui-même, et revint du même pas lent et solennel avec son plateau.

Mademoiselle de Maran sentit le besoin de se contenir, et dit d'une voix entrecoupée par la colère:

—Quelle heure est-il?... A quelle heure avais-je demandé mon tapioka?...

—J'attendais que madame eût sonné pour la servir,—dit Servien en posant le plateau sur le lit.

—Madame sonne ordinairement pour avoir de la lumière,—dit ingénument mademoiselle Julie.

Mademoiselle de Maran leva les yeux au ciel et dit d'une voix sourde:

—Ils me tueront... Ils me tueront... Je mourrai de male-rage... Comment!... je n'ai pas sonné... sonné depuis une heure à me rompre le bras!—s'écria-t-elle avec une explosion de fureur impossible à décrire.

—Madame a sonné?—demanda Servien.

—Madame... aura peut-être cru sonner!—dit mademoiselle Julie.

—J'aurai cru sonner... entendez-vous cette sotte bête, cette vilaine menteuse! J'aurai cru sonner!!! Je sonne depuis une demi-heure à tout briser... drôlesse que vous êtes!...

—C'est ça... madame, en sonnant si fort, aura cassé le mouvement, et nous n'aurons rien entendu,—dit Servien.

—Et à qui la faute si j'ai cassé le mouvement, animal!... N'est-ce pas la vôtre? Voilà une demi-heure que je suis dans l'obscurité, et vous savez bien que j'en ai horreur, de l'obscurité. Eh bien! voyons, les allumerez-vous, ces bougies, au lieu de rester là à bâiller aux corneilles, butorde que vous êtes...

Au lieu d'obéir, mademoiselle Julie prit le coin de son tablier, le porta à ses yeux, feignit de pleurer, gagna la porte et disparut en disant d'une voix entrecoupée:

—Je ne peux pas m'habituer à être traitée comme ça... hi, hi, hi...

—Julie... Julie... voulez-vous bien rester là... Ah! la malheureuse...—s'écria mademoiselle de Maran,—je ne veux pas qu'elle reste un moment de plus chez moi... je ne veux plus de ça ici... qu'on la chasse, qu'on la jette à la porte... non pas ce soir... mais à l'instant... Entendez-vous, Servien?...

—Oui, madame... soyez tranquille... calmez-vous.

Et après avoir mis le plateau sur une table de lit, qu'il plaça devant mademoiselle de Maran, il alla dans le cabinet prendre une bouteille de vin de Chypre; il refermait l'armoire lorsqu'il entendit le bruit d'une assiette qui se brisait sur le parquet, et la voix de mademoiselle de Maran qui s'écriait dans un nouvel accès de rage:

—Servien!... Servien!...

—Qu'est-ce qu'il y a, madame?

—Mais voulez-vous donc m'empoisonner? mais c'est affreux! mais qu'est-ce que c'est que ce potage-là?

—Comment! madame l'a jeté au milieu de la chambre? et l'assiette aussi? en voilà par tout le parquet.

—Vous me donnez de la soupe en tortue... à une malade? Mais vous voulez donc me tuer, infâme gueux que vous êtes!

Servien, songeant sans doute que ses camarades s'impatientaient en son absence, sortit sous le même prétexte que mademoiselle Julie, et dit d'un ton douloureux et pénétré:

—Il est bien dur pour un vieux serviteur de se voir traiter de la sorte... ça me fait trop de peine d'entendre madame me parler ainsi... j'aime mieux m'en aller.—Et il disparut en fermant respectueusement la porte derrière lui.

—Servien... Servien... voulez-vous bien rester!... Ah! mon Dieu... qu'est-ce que c'est que cette bouteille qu'il emporte là... Servien... mais c'est de mon vin de Chypre... j'en suis sûre... Servien... Ah! les infâmes voleurs... les misérables... j'étouffe de rage...

Elle saisit péniblement la sonnette, mais elle rejeta bientôt le cordon en s'écriant:

—Elle a cassé... ils ne viendront pas... Ah! que faire... seule, seule... personne pour me délivrer de cette valetaille!... Ils m'insultent... ils me torturent... ils me pillent... et je ne puis rien... seule... vieille... impotente... abandonnée de tous... Après cela, je chasserais ceux-là, j'en prendrais d'autres, ça serait tout de même; je n'ai personne pour me soutenir, pour prendre mes intérêts. Ah! mon Dieu... que je suis donc malheureuse... à mon âge, malade, infirme, privée des soins les plus vulgaires... je ne mange au monde qu'un pauvre potage... je ne peux pas seulement l'avoir... mais j'ai faim... moi... j'ai faim... mon Dieu! mon Dieu... Moi souffrir de la faim... au milieu de ma maison... de mes gens... mais c'est affreux!... Servien... Servien... Rien... ils ne veulent pas venir. Mais il n'y a donc pas de justice au ciel et sur la terre? mais qu'est-ce que c'est que cette barbarie-là?... mais c'est atroce... mais la dernière des femmes du peuple lorsqu'elle est malade... a une famille qui la soigne... a quelqu'un qui prend pitié d'elle... et moi, personne... personne!... j'en suis réduite à une fureur impuissante... à écumer de rage... et dire que c'est ainsi tous les jours! Servien... Servien... J'ai beau appeler... ils ne m'écouteront pas... Oh! les scélérats... mon Dieu, que faire! Si je criais au secours... au feu... oui... oui... ils viendront peut-être.

Mademoiselle de Maran se mit alors à crier de toutes forces d'une voix chevrotante:—Au feu!... au secours!...

Sa voix, encore affaiblie par l'émotion de la colère, ne parvint pas aux oreilles de ses gens; tout resta silencieux.

La hideuse figure de mademoiselle de Maran devint livide de terreur; la pâle clarté de la bougie qui éclairait sa chambre suffisait à peine pour dissiper l'obscurité qui y régnait. Comme tous les caractères méchants et lâches assaillis par les remords, mademoiselle de Maran avait horreur des ténèbres.

—Au secours!—répéta-t-elle d'une voix épuisée,—au feu!...

Après un moment de profond silence, elle reprit avec désespoir:

—Ils ne viennent pas... je brûlerais... je mourrais... qu'on me laisserait mourir et brûler... Ah! mon Dieu... mourir... c'est affreux de mourir... mourir ainsi seule... sans personne autour de vous... que des valets qui n'attendent que votre agonie... pour vous dévaliser... Mourir... mourir... et après... après... oh! non... après il n'y a rien... il n'y a rien.

A ce moment ses yeux égarés par la frayeur s'arrêtèrent sur le portrait d'une de ses parentes, autrefois abbesse des Ursulines de Blois; cette figure pâle et presque sépulcrale, coiffée d'un camail noir, semblait sortir de son cadre.

Mademoiselle de Maran sentit redoubler son épouvante.

Son isolement, la vue de cette religieuse lui donnèrent quelques idées de piété, que son égoïsme odieux flétrit bientôt.

—Mon Dieu... ayez pitié de moi...—s'écria-t-elle,—j'aurai de la religion... je prierai... je prendrai un aumônier... un confesseur... il ne me quittera pas... il me soignera... il me débarrassera de ces infâmes valets... il les chassera, il me défendra... ça me fera une société... Oui, je vous le jure, mon Dieu! Mais comment l'aurai-je? Ce prêtre... qui l'avertira?... J'aurai beau ordonner qu'on m'en cherche un, ces misérables mépriseront mes ordres... Depuis quinze jours je demande un médecin... ils font exprès de me désobéir... et à qui me plaindre? qui me soutiendra?... je suis seule... toujours seule... Je crois bien... on me hait tant... qui viendrait voir une pauvre vieille femme infirme?... C'était bon quand je donnais des fêtes, ou que je pouvais nuire... Maintenant on ne me craint plus, et l'on m'abandonne... on se venge du mal que j'ai fait... ah! c'est horrible... Mais... j'entends du bruit... une voiture... une voiture s'arrête devant ma porte... Ah! mon Dieu... quel bonheur!... Mais ils ne laisseront entrer personne... ils vont la renvoyer... Non, non, elle reste, on a refermé la porte... Oh! je suis sauvée... si c'était le médecin que j'attends depuis si longtemps! Des pas... oui... oui... j'entends des pas... c'est quelqu'un; Jésus! mon Dieu... c'est quelqu'un...

On entendit en effet des pas précipités, et madame de Lancry, ouvrant violemment la porte, entra chez mademoiselle de Maran, suivie de Servien.


CHAPITRE XIX.

L'ENTREVUE.

—Mathilde, c'est le bon Dieu qui vous envoie!—s'écria mademoiselle de Maran,—venez à mon secours!

—C'est moi, madame,—répondit madame de Lancry éperdue en courant auprès du lit de sa tante;—c'est moi qui viens vous demander de me sauver. Mon mari sera ici tout à l'heure... sauvez-moi, par pitié! sauvez-moi!

Servien disparut.

—Oui... oui... je vous sauverai, mon enfant... mais nous ne nous quitterons plus,—s'écria mademoiselle de Maran.—Vous verrez... oh! vous verrez... je serai aussi bonne pour vous que j'étais méchante autrefois! Mais aussi vous n'abandonnerez pas votre pauvre vieille tante à ses bourreaux, n'est-ce pas? Si je pouvais me mettre à genoux, Mathilde, je m'y mettrais... pour vous implorer... Tout ce que vous voudrez, je le ferai... je vous le jure... Mais ne me laissez pas seule, vous ne savez pas à quelle horrible vie je suis condamnée.

Malgré son effroi, Mathilde ne put s'empêcher d'être frappée des paroles et de l'accent désespéré de mademoiselle de Maran.

—Madame,—répondit-elle précipitamment,—les moments sont précieux. Je viens vous demander ce que vous me demandez vous-même, de ne pas vous quitter... Vous êtes ma plus proche parente. On ne me refusera peut-être pas la permission de rester auprès de vous?

—C'est-il bien vrai, mon Dieu!—s'écria mademoiselle de Maran au comble de la joie et de l'étonnement.—Vous me demandez de rester auprès de moi?

—Oui... oui... madame... tout plutôt que de... Ah! c'est horrible!—dit la malheureuse femme avec angoisse.

Puis elle reprit:

—Mais il a les lois et la force pour lui... Oh! je me tuerai plutôt... oui, je me tuerai plutôt que de le suivre!...

—Non, non, ne le suivez pas, restez avec moi... Mathilde... Ma fortune... toute ma fortune vous appartient depuis longtemps... Je vous la destinais... oh! bien vrai... bien vrai... Mais je vous la donnerai tout entière de mon vivant, je ne garderai rien pour moi, rien... si vous consentez à ne pas me quitter.

L'effrayante préoccupation de Mathilde était si grande qu'elle ne se choqua pas de la proposition de mademoiselle de Maran; elle ne songeait qu'à échapper à son mari.

—Mais... il peut me forcer à le suivre... comme il l'a déjà fait,—s'écria-t-elle.

—Non, non, non, il ne le pourra pas; nous aurons des avocats, voyez-vous, les meilleurs, les meilleurs: rien ne nous coûtera... Nous plaiderons. Rien ne nous coûtera, rien... pour garder auprès de moi ma nièce... mon enfant chéri... car enfin vous êtes presque mon enfant, vous êtes la fille de mon frère, de mon bon frère que j'ai tant aimé.

—Mais dans une heure, madame, dans une heure peut-être mon mari sera ici... Avant-hier il est venu à Maran... me chercher... j'ai refusé de le suivre; il a été trouver le maire, et alors j'ai été forcée d'accompagner M. de Lancry. En arrivant ici, à l'hôtel Meurice, avec Blondeau qu'il m'avait permis d'emmener, il m'a dit de l'attendre, que nous ne resterions que douze heures à Paris, le temps nécessaire pour mettre nos passe-ports en règle et obtenir les pouvoirs que la loi lui accorde; il veut avoir entre ses mains les moyens de me contraindre, dans le cas où je voudrais encore lui résister.

—Eh bien! mon enfant, il faut vous cacher ici; il ne saura pas que vous y êtes venue.

—Tous mes pas sont surveillés, madame; il m'a prévenue que je ne pourrais pas lui échapper, qu'il saurait me retrouver. Pourtant, dès qu'il a été parti, j'ai couru chez madame de Richeville; elle m'a conseillé de venir ici, de ne céder qu'à la force, et, quand les magistrats viendront, de les supplier de me laisser auprès de vous, ma plus proche parente, jusqu'à ce que j'aie prouvé l'infamie de la conduite de M. de Lancry envers moi.

—Mais elle a raison... cette bonne... cette excellente duchesse, elle a raison; les magistrats ne peuvent pas vous refuser ça... Est-ce qu'on arrache une nièce à sa tante? Non... non... vous ne me quitterez pas. Comme ça sera généreux à vous!... comme ça sera beau! après tout le mal que je vous ai fait... mais ça vous est bien égal, le mal qu'on vous a fait à vous. Vous êtes si bonne! vous avez une si belle âme! et puis, c'est si sublime de pardonner! et puis je suis si malheureuse... Figurez-vous, ma pauvre enfant, que je suis la victime des misérables valets qui m'entourent. Voyez jusqu'où ils poussent la méchanceté! j'avais un chien, un pauvre animal... qui m'était attaché... la seule créature au monde qui ne me haït pas. Dans mon isolement, c'était mon unique joie, mon unique consolation; avec lui, au moins, je n'étais pas seule... Eh bien! ils ont eu la barbarie de me le tuer... oui, j'en suis sûre... ils me l'ont empoisonné; car, depuis qu'il est mort, je leur ai ordonné de m'en acheter un autre... ils ne m'ont pas obéi: ça n'a pas l'air croyable, c'est pourtant comme ça... Figurez-vous qu'ici personne ne m'obéit... qu'est-ce que cela leur faisait pourtant de m'acheter ce chien?... Mais à qui me plaindre? ils ne laissent approcher personne de moi... au lieu que lorsque vous serez ici, ils me respecteront... Vous leur imposerez, vous, vous les forcerez bien à écouter mes ordres, vous ferez respecter votre pauvre vieille tante infirme... n'est-ce pas?

—Silence!—dit tout à coup Mathilde;—une voiture... c'est lui... c'est lui.

—Non, non...—dit mademoiselle de Maran en écoutant,—la voiture passe... Mais que veut-il donc vous faire, ce monstre-là?... car c'est un monstre, voyez-vous! Jamais vous n'en direz assez de mal! Si vous le connaissiez comme je le connais... Ah! maintenant, je me repens bien d'avoir consenti à votre mariage avec lui... mais la tête vous en tournait, pauvre petite... ah! ce sera le chagrin de toute ma vie, de vous avoir donnée à un pareil bandit... un faussaire... un escroc... Tenez, si je pouvais pleurer... j'en pleurerais des larmes de sang. Mais qu'est-ce qu'il vous veut encore, ce misérable-là? n'a-t-il pas mangé votre fortune!

—Ce qu'il veut, madame, il veut me vendre à M. Lugarto...—s'écria madame de Lancry avec épouvante.

—Ah! Mathilde... c'est abominable.

—Je vous dis que, pour de l'argent, cet homme est capable de tout,—s'écria Mathilde. C'est un abîme d'horreur et d'infamie; pour assouvir la haine dont ce monstre me poursuit sans relâche, haine qu'il partage lui-même à cette heure... mon mari ne reculera devant aucun crime... En venant ici... il m'a fait d'horribles confidences, me disant que personne ne l'entendait, que si je parlais il nierait tout, et que je ne serais pas crue... Et pourtant, madame... telle est la loi que les hommes ont faite, qu'elle me force à accompagner cet homme, qui me conduit, non à mon déshonneur, mais à la mort... car je me tuerai plutôt que de rester au pouvoir de ces deux hommes... Si je me tue... Dieu me prendra en pitié. Mais... écoutez... écoutez... cette fois... oh! cette fois... c'est bien une voiture qui s'arrête,—s'écria Mathilde avec terreur.

—En effet, mon enfant! une voiture s'arrête... Mais c'est peut-être le médecin que j'attends... car ils ont aussi eu l'atrocité de ne pas vouloir m'aller chercher le médecin.

—Non, non, c'est lui! Ah! c'est lui... il m'aura fait suivre... il aura découvert où j'étais, il me l'avait dit... il me l'avait dit.

—Mon Dieu!... il y a peut-être quelque chose à faire; je vais envoyer Servien me chercher tout de suite des avocats. En tout cas, chère petite, résistez; mon enfant, résistez... Ne cédez qu'à la force. Ah! si mes gens m'étaient dévoués, je le ferais jeter par les fenêtres... ce misérable... ce monstre... qui vient m'enlever ma tendre enfant.

Mathilde ne s'était pas trompée, M. de Lancry entra chez mademoiselle de Maran.

Quoiqu'il eût beaucoup engraissé, sa taille était encore élégante. Il était vêtu avec une recherche extrême, presque mignarde; malgré son embonpoint, sa figure était blafarde, ses yeux caves, clignotants et entourés d'un cercle brun. Les vices les plus odieux avaient flétri ce visage de leur ineffaçable empreinte. La physionomie de M. de Lancry, autrefois fine, gracieuse et spirituelle, avait alors un caractère de férocité doucereuse: les empereurs sanguinaires et efféminés de l'ancienne Rome devaient offrir cet aspect révoltant. Jadis insolente et altière, sa voix était devenue mielleuse; un grasseyement affecté l'affaiblissait encore.

Il s'avança vers le lit de mademoiselle de Maran, lui prit la main, qu'il baisa, et lui dit:

—Quel charmant hasard rassemble aujourd'hui près de vous le couple heureux que vous avez uni!

—Laissez-moi donc tranquille, avec votre voix flûtée et votre afféterie,—dit mademoiselle de Maran; vous me faites peur, vous avez l'air d'un tigre qui fait la bouche en cœur... Pourquoi tourmentez-vous cette pauvre femme?... D'abord, je vous préviens qu'elle veut rester ici... avec moi... avec sa chère tante... entendez-vous?... Je suis la sœur de son père, sa plus proche parente, et vous ne me l'enlèverez pas... je vous en préviens.

—Vraiment, ma belle chérie?—dit-il en s'adressant à Mathilde avec une sorte de minauderie railleuse et cruelle, en s'asseyant dans un fauteuil auprès de l'alcôve de mademoiselle de Maran.—Vous avez donc bien peur de moi, que vous prenez un tel parti?

—Monsieur, vous ne m'arracherez pas vivante d'ici!—s'écria Mathilde en frissonnant.

—Vous l'entendez... j'espère... vilain homme... Cette chère petite... je ne le lui fais pas dire... on ne l'arrachera pas vivante d'ici... Ainsi, allez-vous-en... allez-vous-en... et laissez-nous en repos l'une à l'autre.

—Mon Dieu! mon Dieu!—dit M. de Lancry en continuant de minauder,—vous ne serez donc jamais raisonnable, mon bel ange? Vous ne voudrez donc jamais comprendre que vous êtes à moi, que vous êtes mon épouse chérie... que vous m'appartenez corps et âme?... A quoi donc servent les leçons?... Avant-hier j'arrive à Maran, vous refusez de me suivre, mon adorée, vous m'obligez d'envoyer chercher M. le maire: eh bien! qu'arrive-t-il? Que ce digne municipal, assisté du juge de paix, vous prouve clair comme le jour que vous êtes obligée de m'accompagner partout où il me plaira de vous conduire, mon doux amour. Est-ce que je peux renoncer à tant de charmes? Vous êtes plus jolie que jamais... vous avez le teint d'un éclat, d'une fraîcheur adorable.

—Ta, ta, ta!—s'écria mademoiselle de Maran,—votre maire de village était un imbécile... un âne... voyez donc la belle autorité que celle de ce municipal en sabots! A Paris, ça ne se passera pas ainsi; nous aurons de bons avocats, de bons juges, ils nous obtiendront une bonne séparation, et vous nous laisserez tranquilles.

—Vous croyez, ma belle tante?...

—Certainement; est-ce qu'il est possible d'abandonner une malheureuse jeune femme aux mains d'un... allons donc!... il faudrait qu'il n'y eût pas de justice sur la terre.

—Dame! ça s'est vu,—reprit doucement M. de Lancry,—tout n'est pas roses dans ce monde; j'ai justement là dans ma poche, ma belle tante, de quoi vous contredire... Par sa fugue de ce matin, mon adorée m'a servi comme à souhait... Je l'avais prévu... En passant à Paris pour aller à Maran, j'avais eu une entrevue avec M. le préfet de police; oui, ma belle chérie, une fois ici, vous avez été immédiatement suivie, non-seulement par les gens de M. le préfet, mais par d'autres non moins habiles. Ainsi on sait qu'en arrivant vous avez dépêché votre fidèle Blondeau chez un certain colonel Ulrik, qui s'appelle M. de Rochegune. On sait qu'elle y est arrivée à une heure, et qu'elle y est restée jusqu'à deux heures moins un quart. On sait qu'en sortant de l'hôtel Meurice, où nous étions descendus, mon bel ange aimé s'est rendu au Sacré-Cœur, puis ici; aussi je viens d'envoyer à l'hôtel Meurice dire qu'on m'amène tout de suite ma voiture de voyage, car, je vous en ai prévenue, mon amour, nous n'avons que douze heures à rester à Paris. J'ai employé ce temps à faire mettre mes passe-ports en règle, mon bel ange, et à obtenir un ordre de M. le président du tribunal de première instance, lequel ordre enjoint aux autorités de me prêter aide et assistance dans le cas où ma légitime épouse aurait la folle idée de se débattre contre la volonté de son mari; je ne voudrais pas dire de son maître. Désirez-vous jeter vos beaux yeux sur ceci, mon adorée?... Ne déchirez pas ce papier, vous ne me donneriez que la peine d'en aller chercher un autre.

Et M. de Lancry remit en effet à Mathilde un acte légalement conçu... La loi l'appuyait, il était dans son droit, il en usait.

—Allons donc!—s'écria mademoiselle de Maran pendant que Mathilde parcourait machinalement cet acte,—est-ce que c'est possible?... Vous ne savez donc pas ce dont elle vous accuse?... Ça suffirait pour amener une séparation... car c'est infâme... Oui, elle prétend que vous voulez l'emmener retrouver cet abominable nègre blanc de Lugarto...

—Vraiment! cette pauvre chérie, elle a deviné cela? Mais certainement oui... elle ne se trompe pas... ce bon et tendre ami nous attend à Nice... Nous partons ce soir; c'est Fritz, que Mathilde connaît bien, qui nous sert de courrier... Nous n'emmènerons personne... Elle laissera sa madame Blondeau ici... Je serai trop heureux de servir ma belle chérie.

Depuis quelques moments, Mathilde paraissait absolument indifférente à ce qui se disait autour d'elle.

Tout à coup, sans dire un mot, elle tomba à genoux, baissa la tête et pria avec ferveur.

—Vous voyez bien,—dit mademoiselle de Maran,—elle prie le bon Dieu; elle n'a plus de ressource qu'en lui, et il ne l'abandonnera pas. Est-ce que vous croyez qu'il laissera consommer une pareille abomination?... Revoir un pareil homme!...

—Je vous assure, ma toute belle tante, qu'on le calomnie. Mon adorée en jugera... Une fois arrivés à Nice, nous partons tous trois pour la Sicile, pays fort sauvage et fort pittoresque, où Lugarto a l'envie de s'établir pendant quelque temps. Lors de notre séjour à Naples, nous avons été visiter une espèce de château vénitien situé à quelques lieues de Messine, dans une solitude admirable, au milieu de gorges profondes et inaccessibles... Nous nous établirons là, moi, Mathilde et Lugarto; nous y mènerons la meilleure vie du monde. Dans cet endroit désert, on est aussi libre qu'à Otaïti. Nous improviserons là une manière de petite Caprée...

Tout à coup Mathilde se leva droite, fière, imposante, les yeux brillants, le teint coloré, et dit à mademoiselle de Maran d'une voix ferme:

—Dieu ne m'abandonnera pas... non... je le sens... il ne m'abandonnera pas... puisque la justice humaine m'abandonne... Il a lu dans mon cœur... Quoi qu'il arrive, il me pardonnera; et quoiqu'il arrive aussi, soyez maudite,—dit-elle d'une voix solennelle à mademoiselle de Maran,—soyez maudite, vous qui avez confié à cet homme la vie de la fille de votre frère... sachant que cet homme était un monstre...

—Mathilde...—s'écria mademoiselle de Maran d'une voix suppliante.

—Dieu a voulu,—reprit madame de Lancry avec une exaltation croissante,—Dieu a voulu que par un rapprochement terrible vous ayez à cette heure sous les yeux l'horrible tableau du mal que vous avez causé... Pour vous le jour des expiations commence... Vous êtes abandonnée de tous, livrée à la barbarie de vos gens; vous mourrez ainsi, abandonnée de tous... maudite de tous... Ursule, que vous avez perdue... Ursule, qui, grâce à vous, est arrivée de crime en crime jusqu'au suicide, vous a maudite!... M. de Mortagne tombant sous les coups d'un assassin.... vous a maudite!... car si vous ne m'aviez pas fait épouser cet homme, M. Lugarto n'eût pas poursuivi M. de Mortagne de sa haine...

—Mon Dieu! mon enfant... je m'en désespère... je suis la plus malheureuse des créatures.

—Il y a vingt ans... sur ce lit de douleur où vous êtes, vous m'avez fait verser mes premières larmes, vous m'avez causé mes premières terreurs en coupant mes cheveux, que ma mère mourante avait bénis et touchés!... Aujourd'hui, vous me voyez prête à suivre... cet homme, puisque la force, puisque les lois m'y condamnent... le suivre!!! Vous comprenez tout ce que ce mot renferme d'épouvantable! Songez au mal que vous m'avez fait depuis mon enfance jusqu'à cette heure... songez à tout ce qui peut encore m'arriver de sinistre... et si vous entendez dire que moi, la fille de votre frère, je me suis tuée pour échapper à l'infamie.... que mon sang retombe sur vous... comme celui d'Ursule... et soyez maudite!

—Mathilde... grâce! grace!... vous me faites peur,—s'écria mademoiselle de Maran.

Dix heures sonnèrent. On entendit le bruit d'une voiture de poste qui s'arrêta dans la rue.

—Mathilde... abandonnez-moi si vous le voulez, mais ne suivez pas votre mari... il est capable de tout...

—C'est l'époux que vous m'avez choisi, madame, et les lois veulent que je le suive!—s'écria Mathilde.

Puis se retournant vers M. de Lancry, elle lui dit d'un ton qui le fit tressaillir malgré lui:

—Monsieur, je suis prête...

M. de Lancry s'attendait à une résistance désespérée. Il fut étonné du calme effrayant de Mathilde. Néanmoins il se leva en souriant et lui offrit son bras.

Madame de Lancry le repoussa d'un geste plein de mépris et de dignité.

Servien entra et dit à M. de Lancry:

—Monsieur le vicomte, voici la voiture et ces messieurs; ils vous attendent dans le salon.

—Quels messieurs?

—Trois messieurs qui sont venus dans la berline depuis l'hôtel Meurice... Fritz, le courrier, est parti en avant pour commander vos relais.

—Qu'est-ce qu'il veut dire, avec ces trois messieurs?—reprit négligemment M. de Lancry.

Au moment où il faisait un pas vers la porte, une main vigoureuse écarta Servien... et M. Sécherin parut à la porte, pâle comme un spectre.

Il était en grand deuil...

—Ma mère est morte... je viens, vous tuer, monsieur de Lancry,—dit M. Sécherin d'une voix éclatante.


CHAPITRE XX.

UN DUEL.

En voyant M. Sécherin, M. de Lancry devint livide.

—Eh bien! monsieur... plus tard nous nous reverrons,—répondit-il d'une voix altérée. Et se retournant vers Mathilde:—Madame, venez... venez.

—Vous ne sortirez d'ici que pour vous battre avec moi!—s'écria M. Sécherin en lui barrant le passage.

—Monsieur Sécherin... vous êtes fou...—dit M. de Lancry en s'avançant toujours.

—Monsieur le vicomte, un pas de plus, et je vous soufflette devant votre femme.

Le crime rend lâche; Gontran avait été brave, il n'était plus que cruel.

—Servien,—cria-t-il,—délivrez-moi de cet homme, qu'on le jette à la porte.

—Servien, Servien, je vous défends de le toucher,—cria mademoiselle de Maran.—Cet affreux M. de Lancry veut emmener ma pauvre nièce. Ce bon M. Sécherin veut le tuer. Il a toutes sortes de bonnes raisons pour cela... Pour l'amour de Dieu... qu'on le laisse faire... qu'on le laisse faire...

Soit que Servien eût un ancien grief contre M. de Lancry, soit qu'il voulût faire oublier à sa maîtresse son impertinence de la soirée, il se retira doucement sans mot dire.

Mathilde tomba dans un fauteuil et cacha sa figure dans ses mains.

M. de Lancry, furieux, voulut forcer le passage; M. Sécherin, d'un bras vigoureux, le prit au collet et le repoussa violemment.

M. de Lancry trébucha sur le parquet. En se relevant, il jeta un regard rapide autour de lui pour voir si rien ne pouvait lui servir d'armes... Il ne trouva rien.

Cette insulte réveilla en lui quelque étincelle de son ancienne énergie. Sa figure blafarde se colora légèrement.

—Vous payerez cher votre brutalité, manant que vous êtes!

—Manant soit; mais je veux vous tuer le plus tôt possible, et je vous tuerai...

—Eh bien, après-demain... Envoyez-moi vos témoins, ils s'entendront avec les miens... cette nuit et demain ne m'appartiennent pas... madame, venez...

—S'il faisait clair, je vous traînerais à l'instant sur le terrain... mais il faut que j'attende à demain matin... Heureusement les nuits sont courtes; mes témoins, mes armes sont là; vous ne sortirez d'ici que pour vous battre avec moi.

—Monsieur,—s'écria M. de Lancry,—cette scène est ignoble! devant des femmes!

—C'est juste,—dit M. Sécherin, qui, toujours à la porte de la chambre de mademoiselle de Maran, parlementait avec Gontran. En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, il prit ce dernier au collet, l'attira dehors, referma la porte, et tous deux se trouvèrent dans le premier salon avec les témoins de M. Sécherin.

Ce nouvel outrage acheva d'exaspérer M. de Lancry; il s'avança les poings fermés sur M. Sécherin, l'écume aux lèvres, en lui disant:

—Vous osez encore porter la main sur moi!

—Oui, vicomte, et je ferai mieux que ça...

M. Sécherin saisit, dans ses rudes et larges mains, les poignets délicats de M. de Lancry; il les secoua à les briser. Puis s'approchant si près du visage de M. de Lancry qu'il sentait son souffle, il lui fit le plus mortel outrage qu'un homme puisse faire à un homme. Puis il lui dit:

—Vous vous battrez peut-être maintenant!

M. de Lancry poussa un rugissement terrible; M. Sécherin le repoussa rudement, se mit devant la porte du salon, arracha la canne d'un de ses témoins et dit à M. de Lancry:

—Je vous roue de coups si vous faites un pas... pour sortir...

Gontran, voyant qu'il lui était impossible de lutter physiquement contre M. Sécherin, se mordit les poings avec rage.

—Des gens d'honneur,—cria-t-il aux témoins d'une voix étranglée par la fureur,—des gens d'honneur être complices d'un tel guet-apens!

—C'est une vieille dette... il ne fallait pas refuser de vous battre demain,—dit flegmatiquement un grand homme chauve dont la joue était sillonnée d'une profonde cicatrice;—C'est votre faute, vous avez forcé Sécherin à employer les grands moyens... Voilà assez longtemps qu'il attend la réparation de l'insulte que vous lui avez faite. Qui doit... paye et se tait.

—Mais des témoins, monsieur, des témoins! Il me faut le temps d'en trouver,—s'écria Gontran.

—Votre voiture de poste est en bas; nous allons descendre ensemble, car je ne vous quitte pas, vu que vous ne me paraissez pas trop catholique, quoiqu'on dise que vous avez servi... Vous avez des connaissances ici, nous ramasserons deux de vos amis, nous revenons prendre ici Sécherin, et en route... Au premier relais hors de Paris, nous attendons le point du jour. Nous trouverons bien quelque part un coin de champ désert, ou un bout de chemin creux pour faire notre affaire.

—Sinon,—reprit M. Sécherin, qui allait et venait dans le salon comme un loup en cage,—je ne vous quitte pas d'une seconde, et partout où vous allez je vais, et je vous donne des coups de canne...

—Un mot encore, monsieur,—dit M. de Lancry palpitant de fureur au témoin de M. Sécherin.—Comment avez-vous su que j'étais ici?

—Ça n'est pas malin. Il y a trois jours, le surlendemain de la mort de sa mère, Sécherin me dit de quoi il s'agit, ainsi qu'à mon camarade Pierre Leblanc que voilà, qui a servi comme moi dans le 12e dragons; nous sommes des voisins de Sécherin, des pays. Nous trouvons que Sécherin est dans son droit: mais pour vous tuer, il fallait vous trouver. Nous partons en poste de Rouvray pour Paris; en passant près de Maran, l'idée vint à Sécherin d'y entrer pour y prendre des renseignements, sachant que votre femme y était: vous veniez justement d'en partir avec madame de Lancry; nous vous suivons à la piste, de relais en relais, jusqu'à Berny. Là nous attendons tout bonnement vos postillons de retour; ils nous disent qu'ils vous ont conduit à l'hôtel Meurice; nous allons à l'hôtel Meurice, vous étiez sorti; nous y revenons cinq ou six fois, vous étiez toujours sorti; lassés de cela, nous nous installons pour vous attendre. A neuf heures et demie, le maître de l'hôtel nous dit:—Messieurs, vous voulez absolument parler à M. le vicomte de Lancry, sa voiture va le prendre au faubourg Saint-Germain, montez-y; ainsi vous serez bien sûrs de le rencontrer.—Le conseil était bon, nous le suivons, et nous voici... C'est ce qui vous prouve qu'il y a là-haut quelqu'un qui aime assez que les braves gens règlent leurs comptes avec les... je dirai le reste à vos témoins, si le cœur m'en dit, en vous voyant à l'ouvrage, vous et Sécherin.

Pendant ce récit, la rage de M de Lancry était arrivée à son comble; ses affreux desseins sur Mathilde pouvaient être déjoués... il n'espérait plus échapper à la vengeance de M. Sécherin. Il résolut de se battre le plus tôt possible. D'ailleurs son courage était revenu avec les outrages qu'il avait subis. Il lui restait la chance de tuer M. Sécherin.

Gontran avait eu plusieurs duels fort heureux; il tirait le pistolet et l'épée à merveille. S'adressant au témoin de son adversaire:

—Monsieur, je consens à tout, nous allons chercher deux de mes amis. Seulement, avant de partir, je puis, je crois, faire mes adieux à ma femme,—ajouta M. de Lancry avec un sourire sinistre.

—Il veut peut-être s'échapper par quelque escalier dérobé,—dit M. Sécherin.—Pierre Leblanc, va donc veiller à la porte cochère.

M. de Lancry dévora ce dernier affront et entra violemment chez mademoiselle de Maran.

—Eh bien! madame,—dit-il à sa femme,—vous voilà contente... vous voilà bientôt veuve... vous l'espérez du moins!

Mathilde ne répondit rien.

—Oui, oui, nous l'espérons,—s'écria mademoiselle de Maran,—et vous n'aurez que ce que vous méritez; je m'en vas joliment faire des vœux pour ce brave M. Sécherin!

Après avoir contemplé quelques instants sa femme avec une expression de haine farouche, M. de Lancry lui dit:

—Il se peut que je meure; mais je serai vengé. Lugarto vous reste... Il saura vous atteindre comme il a atteint M. de Mortagne, comme il a atteint madame de Richeville, comme il atteindra M. de Rochegune, par vous et en vous! Mais si je ne suis pas tué... oh! tremblez... tremblez... vous serez écrasée!...

Il sortit.

Telles furent ses dernières paroles à Mathilde.

Celle-ci, quittant aussitôt l'hôtel de Maran, malgré les supplications désespérées de sa tante, alla attendre l'issue de ce duel chez madame de Richeville.

Deux hommes de la connaissance de M. de Lancry, éveillés au milieu de la nuit, instruits de l'urgence et de la gravité de cette rencontre, consentirent à servir de témoins. On partit pour Saint-Denis. On attendit dans une auberge le lever du soleil. Au point du jour, le duel eut lieu dans les fossés des anciennes fortifications.

Au premier coup de feu de M. Sécherin, M. de Lancry tomba... Il expira en maudissant la mémoire d'Ursule et en l'accusant de sa mort......

. . . . . . . . . .


CONCLUSION.

Madame de Lancry, instruite du résultat du duel par une lettre d'un des témoins, passa les six premiers mois de son deuil au Sacré-Cœur avec madame de Richeville. En apprenant la mort de M. de Lancry, M de Rochegune fit, par convenance, un voyage de quelques mois en Italie. Éclairé par les mémoires de Mathilde sur les véritables sentiments qu'elle avait toujours eus pour lui, sur l'admirable sacrifice qu'elle avait fait, les radieuses espérances qu'il emportait étaient cependant assombries par ses remords, car il s'accusait toujours de la mort d'Emma.

Mathilde découvrit ce triste mystère.

Avant son mariage, Emma avait fait de souvenir un portrait de M. de Rochegune et le lui avait donné; plus tard ce portrait lui fut rendu par son mari, ainsi que le petit portefeuille qui renfermait cette miniature. Madame de Richeville avait pieusement rassemblé tout ce qui lui restait de sa fille. Depuis la mort d'Emma, elle n'avait jamais eu le courage de jeter les yeux sur ces reliques sacrées. Un jour elle pria Mathilde de chercher parmi ces objets un médaillon représentant Emma enfant. En s'occupant de ce soin, madame de Lancry ouvrit le portefeuille qui contenait le portrait de M. de Rochegune peint par Emma; elle y trouva cachées deux lettres. L'une était ainsi conçue:

«On vous trompe: Mathilde est la maîtresse de votre mari. Vous connaissez l'écriture de M. de Rochegune; lisez ce billet qu'un ami inconnu vous fait parvenir.»

La seconde lettre était celle-ci; on le sait, M. de Rochegune l'avait écrite à madame de Lancry lorsque celle-ci le suppliait de revenir auprès d'Emma:

«Je serai à Paris dans la nuit de demain; ce que vous m'apprenez est affreux... Et je ne puis malheureusement pas réparer le mal que j'ai causé involontairement... Emma est un ange de bonté, de beauté, de candeur et de grâce... Elle mérite un cœur qui n'appartienne qu'à elle. Si je ne vous avais pas rencontrée dans ma vie, s'il m'était possible d'aimer une autre personne que vous, son amour eût été mon plus cher trésor... Mais l'amour par pitié... est-ce digne d'elle? est-ce digne de moi? Tout mon espoir est que vous vous abusez peut-être sur le danger que court cette malheureuse enfant... En tout cas j'arrive... Et sa mère... notre meilleure amie... Oh! je ne sais quelle fatalité me poursuit!»

En songeant à l'atroce interprétation que l'on donnait à cette lettre aux yeux d'Emma, aux soupçons qu'elle éveillait en elle, aux apparences que l'on calomniait, en songeant aux chagrins que cette malheureuse jeune femme avait déjà ressentis lors de la révélation du secret de sa naissance, on comprend qu'elle dut être frappée d'une mortelle atteinte: concentrée dans son muet désespoir, l'infortunée n'avait voulu instruire personne du dernier tourment qui la tuait.

On voyait aux plis presque déchirés et à l'usure de cette lettre qu'Emma avait dû la lire et la relire bien souvent, et s'infiltrer ainsi goutte à goutte ce poison mortel.

Mathilde, certaine d'avoir pourtant cette même lettre en sa possession, la chercha dans sa correspondance. Elle l'y retrouva en effet; mais en les comparant soigneusement toutes deux, elle reconnut la fausseté de celle qui avait été si méchamment envoyée à Emma; l'écriture de M. de Rochegune avait été contrefaite avec un art infernal.

Voici l'explication de ce fait.

Lorsqu'elle eut décidé M. de Rochegune à se marier, madame de Lancry habitait alors avec son mari l'appartement de la rue de Bourgogne. Le valet de chambre de Gontran, vendu à Lugarto, alors secrètement à Paris, s'était, par ordre de ce dernier, emparé du coffret pendant quelques heures, en forçant adroitement le secrétaire de madame de Lancry durant son absence. Le reste ne se comprend que trop facilement. Lugarto imitait à merveille toutes les écritures, et l'ouverture du coffret, dont Mathilde portait toujours la clef, n'avait été qu'un jeu pour lui. Dans la prévision certaine du mariage de M. de Rochegune, le choix de cette lettre annonçait une main habituée à frapper sûrement. Plus tard, madame de Lancry ayant conçu quelques soupçons, le coffret fut déposé chez M. de Senneville. Grâce à cette précaution tardive de Mathilde, d'autres lettres non moins dangereuses échappèrent à Lugarto.

Après la découverte de cette exécrable perfidie, Mathilde envoya les deux lettres à M. de Rochegune. Il reconnut alors la vérité tout entière, et fut délivré d'un remords déchirant; il ne ressentit plus que des regrets cruels, une pitié profonde, en songeant à tout ce qu'avait dû souffrir Emma pendant sa lente agonie.

Quinze mois environ après la mort de son mari, Mathilde de Lancry épousa M. de Rochegune.

Il est inutile de dire le bonheur profond, la sainte ivresse qui présidèrent à ce mariage. On devine l'adorable avenir qui s'ouvrit devant Mathilde, qui avait jusqu'alors si douloureusement, si religieusement souffert...

A peu près à cette époque, on démolit une petite maison isolée, située entre Luzarche et la forêt de Chantilly. Cette maison était restée fort longtemps inhabitée. Au fond d'une cachette pratiquée près de la cheminée de la chambre à coucher, et absolument semblable à celle que Mathilde avait découverte avec tant d'effroi rue de Bourgogne, on trouva le squelette d'un homme. Ce squelette était celui de Lugarto. Lorsque M. de Lancry était venu chercher sa femme chez mademoiselle de Maran, il avait donné rendez-vous à son complice dans cette petite maison, où il devait conduire Mathilde sans l'en avoir prévenue...

Fritz, le courrier de Gontran, devait annoncer à Lugarto l'arrivée de son maître et de Mathilde, par le claquement de son fouet, puis s'en aller attendre, à la poste, à Chantilly, la voiture qu'on renverrait s'y remiser. Le duel de M. Sécherin avait renversé tous ces projets; mais Fritz, qui l'ignorait, se crut toujours suivi de la berline, commanda ses relais, arriva près de la maison isolée, donna le signal convenu et continua sa route jusqu'à Chantilly. A ce signal, Lugarto était entré dans la cachette de la chambre à coucher, croyant ses hôtes sur le point d'arriver, et sa présence dans cette maison ne devant pas être soupçonnée par Mathilde. La Providence voulut que le ressort d'un panneau intérieur ne jouât pas lorsque Lugarto tenta de sortir de sa cachette: lassé d'attendre en vain que Gontran vînt le délivrer, il cria; ses cris furent inutiles, il était seul dans cette maison. Le lendemain, le courrier revint, frappa à la porte; on ne lui répondit pas. Déjà inquiet de n'avoir pas vu venir la voiture se remiser à Chantilly, il retourna à Paris, où il apprit la mort de M. de Lancry. Quant à M. de Lugarto, sa vie était depuis quelque temps si mystérieuse, que sa disparition parut fort naturelle à tous les gens qu'il employait.

L'on ne peut guère s'étonner de l'horrible mal qu'avait fait cet homme en songeant aux immenses ressources qu'il trouvait soit dans la corruption, soit dans l'espèce de police occulte dont il entourait ceux qu'il haïssait. Pour cet homme infâme, saturé de plaisirs, blasé sur tout, le mal était un besoin et une volupté: beaucoup d'argent, quelques séjours mystérieux à Paris, son adresse à contrefaire les écritures, lui permirent de frapper mortellement ou d'une manière incurable M. de Mortagne, Emma, madame de Richeville, M. de Rochegune et Mathilde.

Nous détournerons la vue des horreurs monstrueuses que méditaient pour l'avenir M. de Lancry et Lugarto: lorsque deux pareilles âmes s'accouplent, rien ne doit étonner.

M. Sécherin, après avoir tué Gontran, voyagea, toujours poursuivi par le souvenir d'Ursule. La mort de M. de Lancry l'avait vengé, mais ne l'avait pas consolé.

Mademoiselle de Maran, devenue tout à fait paralytique et presque aveugle, continua d'être absolument abandonnée au cruel despotisme de Servien, qui ne laissait personne approcher d'elle. La fin de sa vie fut un supplice de tous les moments. Le crayon que nous en avons offert peut à peine en donner une idée. Sans la volonté ferme et inébranlable de M. de Rochegune, Mathilde eût essayé d'adoucir la pénible position de sa tante.

Madame de Richeville se livra à des austérités de plus en plus cruelles; sa santé, depuis longtemps minée par d'incurables chagrins, n'y résista pas longtemps; elle apprit du moins le dévouement sublime de Mathilde pour Emma.

M. de Senneville fit oublier la coupable légèreté de ses propos et de ses mensonges par le loyal aveu de ses torts et par le respect profond, dévoué, qu'il montra toujours pour Mathilde et pour M. de Rochegune.

Enfin, pour ne laisser dans l'oubli aucun des personnages qui ont figuré dans ce long récit, nous dirons que la veuve Lebœuf revint, quelques jours après sa disparition, trôner dans le comptoir d'acajou de son café de la rue Saint-Louis, ayant toujours son fidèle Botard pour garçon et les frères Godet pour principaux habitués. M. de Lancry et Lugarto avaient fait donner à la veuve une somme assez considérable pour abandonner son établissement pendant quelques jours à leur police occulte, le voisinage de l'hôtel d'Orbesson, occupé par M. de Rochegune, rendant cette surveillance nécessairement incessante dans le cas où Mathilde, poussée à bout par le désespoir, aurait songé à y chercher un refuge.

Madame Lebœuf se plut à envelopper d'un voile épais son absence momentanée. Ce mystère est encore, à cette heure, le texte inépuisable de la conversation des frères Godet et des autres habitués du café Lebœuf. Enfin, le vieil hôtel d'Orbesson fut changé en une manufacture de produits chimiques après le départ du colonel Ulrik.

FIN.


TABLE DES CHAPITRES.

 
TOME PREMIER.
 
PREMIÈRE PARTIE
 
INTRODUCTION.
 
Chap.I.—Le Café Lebœuf
II.—La Lettre
III.—Les Recherches
IV.—Le Rendez-Vous
V.—Le Colonel Ulrik
 
MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME.
 
Chap.I.—Mademoiselle de Maran
II.—Le Protecteur
III.—Le Conseil de Famille
IV.—Une Amie d'enfance
V.—Première Communion
VI.—L'Entrée dans le Monde
VII.—Le Bal
VIII.—La Présentation
IX.—Le Lendemain du Bal
X.—L'Opéra
XI.—L'Aveu
XII.—La Lettre
XIII.—L'Entretien
XIV.—La Justification
 
 
TOME DEUXIÈME.
 
PREMIÈRE PARTIE.
 
MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME. (Suite.)
 
Chap.I.—La Visite.
II.—Monsieur et madame Sécherin.
III.—L'Aveu.
IV.—La Lettre.
V.—Monsieur de Mortagne.
 
DEUXIÈME PARTIE.
 
LE MARIAGE.
 
Chap.I.—La Retraite.
II.—Le Départ.
III.—Les Visites de Noces.
IV.—Monsieur Lugarto.
V.—La princesse Ksernika.
VI.—Mademoiselle de Maran.
VII.—Matinée dansante.
VIII.—Le Souper.
IX.—Explication.
X.—Le Billet.
XI.— L'Entrevue.
XII.—L'Aveu.
XIII.—Le Défi.
XIV.—Explication.
 
 
TOME TROISIÈME.
 
DEUXIÈME PARTIE.
 
MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME. (Suite.)
 
Chap.I.—Une Visite.
II.—La Route.
III.—Révélations.
IV.—Punition.
V.—Les Adieux.
VI.—La Famille Sécherin.
VII.—La Lettre.
VIII.—La Nuit porte conseil.
IX.—La Femme et la Belle-Mère.
X.—Retour et Départ.
XI.—Le Château de Maran.
XII.—La Vie de Château.
XIII.—Une Bonne Œuvre.
XIV.—Emma.
XV.—Les deux Amies.
 
 
TOME QUATRIÈME.
 
DEUXIÈME PARTIE.
 
MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME. (Suite.)
 
Chap.I.—La Chasse.
II.—Une Mère.
III.—L'Entretien.
IV.—Frayeurs.
V.—Mademoiselle de Maran.
VI.—Souvenirs d'enfance.
VII.—Retour.
VIII.—Les Braits du monde.
IX.—Bonheur et Espoir.
X.—Repentir.
XI.—Le Châtiment.
XII.—M. de Lancry à Ursule.
XIII.—Ursule à Gontran.
XIV.—M. Sécherin à Ursule.
XV.—Les deux Époux.
XVI.—Désespoir d'Amour.
XVII.—Le Départ.
 
 
TOME CINQUIÈME.
 
DEUXIÈME PARTIE.
 
MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME. (Suite.)
 
Chap.I.—Le Testament.
II.—La Lettre.
III.—Rouvray.
IV.—Le Retour.
V.—Correspondance.
VI.—Rencontre.
VII.—Le Récit.
VIII.—Un ancien ami.
IX.—Les Confidences.
X.—Correspondance.
XI.—Le Bal masqué.
XII.—Le Réveil.
XIII.—Le Concert.
XIV.—L'Aveu.
XV.—Une Visite.
XVI.—L Entrevue.
 
 
TOME SIXIÈME.
 
DEUXIÈME PARTIE.
 
MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME. (Suite.)
 
Chap.I.—Une Consultation.
II.—Révélation.
III.—Le Salut.
IV.—Le Retour.
V.—Les Adieux.
VI.—Correspondance.
VII.—Le Rendez-vous.
VIII.—Confidences.
IX.—Les Fiançailles.
X.—La Demande.
XI.—Un Mariage.
XII.—La Mort.
XIII.—Les Regrets.
XIV.—La Sainte-Claire.
XV.—L'abbé Dampierre.
XVI.—Le Coffret.
 
 
ÉPILOGUE.
 
XVII.—Le Café Lebœuf.
XVIII.—L'Hôtel de Maran.
XIX.—L'Entrevue.
XX.—Un Duel.
     Conclusion.
 
FIN DE LA TABLE.

NOTES:

[A] On appelle ainsi les sociétés pareilles à celles où M. de Rochegune avait dû la somme qu'il voulait employer en bonnes œuvres.

[B] Euphorbia fulgens.—Linné.

[C] Le suc de l'euphorbe est un très-violent poison.

[D] M. de Mortagne ignorait alors le départ de M. de Lancry pour Paris. (Note de l'auteur.)

[E] La première lettre contenait sans doute le récit de la vie de Gontran jusqu'au moment où il vint rejoindre Ursule à Paris.







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the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
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to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
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1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

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electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
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1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
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request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
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- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
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     License.  You must require such a user to return or
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     and discontinue all use of and all access to other copies of
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     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

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     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
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providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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