Project Gutenberg's Raison et Sensibilité, Tome Premier, by Jane Austen

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Title: Raison et Sensibilité, Tome Premier
       ou les deux manières d'aimer

Author: Jane Austen

Translator: Isabelle de Montolieu

Release Date: August 11, 2010 [EBook #33388]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK RAISON ET SENSIBILITÉ, TOME PREMIER ***




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NOTE DE TRANSCRIPTION:

Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.

La référence à l'auteur et à l'œuvre originale a été ajoutée
(publié de façon anonyme)

CHAPITRE PREMIER.
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
CHAPITRE VI.
CHAPITRE VII.
CHAPITRE VIII.
CHAPITRE IX.
CHAPITRE X.
CHAPITRE XI.
CHAPITRE XII.
CHAPITRE XIII.
CHAPITRE XIV.
CHAPITRE XV.
CHAPITRE XVI.
CHAPITRE XVII.
CHAPITRE XVIII.
CHAPITRE XIX.
CHAPITRE XX.

RAISON ET SENSIBILITÉ.

DE L'IMPRIMERIE DE D'HAUTEL,

rue de la Harpe, no. 80.

RAISON

ET

SENSIBILITÉ,

OU

LES DEUX MANIÈRES D'AIMER.

D'APRÈS L'ŒUVRE ORIGINALE

SENSE AND SENSIBILITY

DE Mme JANE AUSTEN

TRADUIT LIBREMENT DE L'ANGLAIS,

PAR

Mme ISABELLE DE MONTOLIEU.

TOME PREMIER.

A PARIS,

CHEZ ARTHUS-BERTRAND, LIBRAIRE,

RUE HAUTEFEUILLE, No. 23.

1815.

RAISON

ET

SENSIBILITÉ.


CHAPITRE PREMIER.

La famille des Dashwood était depuis long-temps établie dans le comté de Sussex. Leurs domaines étaient étendus, et leur résidence habituelle était à Norland-Park, au centre de leurs propriétés, où plusieurs générations avaient vécu avec honneur, aimées et respectées de leurs vassaux et de leurs voisins.

Le dernier possesseur de ces biens, était un vieux célibataire, qui pendant long-temps avait vécu avec une sœur chargée de diriger l'économie de sa maison, en même temps qu'elle était sa fidèle compagne. Elle mourut dix ans avant lui, et pour réparer cette perte, il invita un neveu, qui devait hériter de ses terres, à venir vivre auprès de lui avec toute sa famille. Ce neveu, M. Henri Dashwood était marié, et il avait des enfans. Le bon vieillard trouva dans leur société un bonheur qui lui était inconnu, et son attachement pour eux tous s'augmenta chaque jour. Monsieur et madame Henri Dashwood soignèrent sa vieillesse bien moins par intérêt que par bonté de cœur, et la gaîté des enfans, et leurs douces caresses animèrent le soir de sa vie et la prolongèrent.

M. Henri Dashwood avait un fils d'un premier mariage et trois filles de sa seconde femme. Son fils John était en possession d'une belle fortune provenante de sa mère, qui avait été très-riche. Econome par caractère, il ne fit aucune folle dépense, et se maria de bonne heure à miss Fanny Ferrars, jeune personne riche aussi, qui ajouta encore à sa fortune. La succession de la terre de Norland ne lui était donc pas aussi nécessaire qu'à ses trois sœurs qui n'avaient pas les mêmes espérances; leur mère n'avait rien du tout à leur laisser, et leur père ne pouvait disposer que de sept mille livres sterling. Tout le reste de sa fortune devait revenir après lui à son fils, attendu qu'il n'avait eu pendant sa vie que la jouissance de la moitié du bien de sa première femme.

Le vieux oncle mourut; son testament fut ouvert, et comme il arrive presque toujours, il fit beaucoup de mécontens. M. Henri Dashwood devait naturellement s'attendre à être le seul héritier, et l'était en effet, mais de manière à détruire pour lui la valeur de cet héritage, auquel il n'attachait de prix que pour faire un sort à sa femme et à ses trois filles, son fils étant déjà si avantageusement pourvu du côté de la fortune. Mais à sa grande surprise son oncle, qui paraissait aussi les aimer tendrement, avait cependant substitué tous ses biens à ce fils et à son enfant âgé de trois ou quatre ans; tellement que M. Henri Dashwood n'avait plus le pouvoir d'en aliéner la moindre partie pour faire un sort à sa femme et à ses filles. Pendant les dernières années de la vie du vieillard, M. John Dashwood et sa femme avaient eu soin de lui faire beaucoup de visites, et d'amener avec eux leur petit garçon, qui caressait le vieux oncle, l'appelait bon grand papa, jouait autour de lui, l'amusait de son petit babil, et même de ses sottises enfantines, et qui finit par lui faire oublier toutes les attentions que ses nièces lui avaient prodiguées pendant des années. Il leur laissait cependant à chacune mille pièces, comme une marque d'amitié; mais c'était tout ce qu'elles avaient à prétendre de son héritage.

M. Henri Dashwood fut d'abord consterné de ces dispositions; il se consola cependant, en pensant que quoiqu'il fût déja grand-père, il pouvait raisonnablement espérer de vivre encore bien des années, et de faire d'assez fortes économies sur ses grands revenus pour laisser après lui une somme considérable. Mais sur quoi peut compter l'homme mortel! M. Dashwood ne survécut que quelques mois à son oncle, et de cette fortune si long-temps attendue, il ne resta à sa femme et à ses trois filles que dix mille pièces, y compris le legs des trois mille. Aussitôt que M. Henri Dashwood se sentit en danger, il fit venir son fils, et lui recommanda sa belle mère et ses trois sœurs, avec toute la force de la tendresse paternelle.

M. John Dashwood n'avait pas la sensibilité de son père et de toute sa famille; cependant ému par la solennité du moment et par les tendres supplications du meilleur des pères, il lui promit de faire tout ce qui dépendrait de lui pour le bonheur des êtres si chers à son cœur. Les derniers instans du mourant furent adoucis par cette assurance; il expira doucement dans les bras de sa femme et de ses filles, au désespoir de sa perte, et son fils, assis à quelques pas plus loin, réfléchissait à sa promesse, et à ce qu'il pouvait et devait faire pour la remplir. Dans le fond il était alors très-bien disposé pour cela. Quoiqu'il fût naturellement froid et très-égoïste, il jouissait cependant d'une bonne réputation; il était respecté comme un jeune homme qui avait des mœurs, qui s'était toujours conduit avec sagesse et prudence, et qui remplissait exactement les devoirs de fils, de père, de mari et ceux de société. S'il avait eu une compagne plus aimable, il aurait joui de plus d'estime encore, et l'aurait mieux mérité. Il s'était marié fort jeune; et passionnément amoureux de sa femme, elle avait pris sur lui beaucoup d'empire. Un esprit très-étroit, des nerfs très-irritables, un cœur qui n'aimait qu'elle-même et son enfant, parce qu'il était à elle et qu'il lui ressemblait: voilà en deux mots le portrait de madame John Dashwood.

Allons, dit M. John Dashwood en lui-même à la suite de ses réflexions, il faut tenir ce que j'ai promis à mon père mourant, il faut faire à mes sœurs un présent qui les dédommage de leur perte et qui augmente leur bien-être. Si je leur donnais mille pièces à chacune; il me semble que ce serait fort honnête, et je ne puis pas faire moins; ma fortune s'augmente à présent par la mort de mon père de quatre mille livres sterling par année des biens de mon vieux oncle, sans parler de la moitié du bien de ma mère dont mon père jouissait. Tout cela ajouté à mes revenus actuels, me met en état d'être généreux avec mes sœurs... Oui, oui, je leur donnerai trois mille guinées, et je crois que c'est assez beau et qu'on parlera dans le monde de ma libéralité. Trois mille pièces ajoutées aux trois mille qu'elles ont eues de leur bon oncle et aux sept mille dont leur mère jouit, les mettront complètement à leur aise. Quatre femmes ne peuvent pas dépenser beaucoup, et trois mille pièces c'est une belle somme; elles pourront faire des épargnes considérables. Allons, j'en suis bien aise; je l'ai promis à mon père mourant, et j'y suis résolu. Il pensa de même tout le jour, et même plusieurs jours consécutivement sans qu'il s'en repentît; il ne leur en parla pas encore dans le premier moment de leur douleur, mais il en prit l'engagement avec lui-même.

Les funérailles ne furent pas plutôt achevées, que madame John Dashwood, sans en avertir sa belle-mère, arriva à Norland-Park, avec son fils et tous leurs domestiques. Personne ne pouvait lui disputer le droit d'y venir, puisque du moment du décès de leur père, cette terre leur appartenait; mais le peu de délicatesse de ce procédé aurait été senti même par une femme ordinaire, et madame Dashwood la mère, avec une sensibilité romanesque, un sens parfait des convenances, ne pouvait qu'être très-blessée de cette négligence. Madame John Dashwood n'avait jamais cherché à se faire aimer de la famille de son mari (à l'exception cependant du vieux oncle) mais jusqu'alors ne vivant pas avec eux, elle avait eu peu d'occasion de leur prouver combien ils devaient peu compter sur des attentions consolantes de sa part.

Madame Dashwood fut si aigrie de cette conduite peu amicale, et désirait si vivement de le faire sentir à sa belle-fille, qu'à l'arrivée de cette dernière, elle aurait quitté pour toujours la maison, si sa fille aînée ne lui avait fait observer qu'il ne fallait pas se brouiller avec leur frère. Elle céda à ses prières, à ses représentations et, pour l'amour de ses trois filles, consentit à rester pour le moment à Norland-Park.

Elinor sa fille aînée, dont les avis étaient presque toujours suivis, possédait une force d'esprit, une raison éclairée, un jugement prompt et sûr, qui la rendaient très capable d'être à dix-neuf ans le conseil de sa mère, et lui assuraient le droit de contredire quelquefois, pour leur avantage à toutes, une vivacité d'esprit et d'imagination, qui chez madame Dashwood ressemblait souvent à l'imprudence; mais Elinor n'abusait pas de cet empire. Elle avait un cœur excellent, elle était douce, affectionnée, ses sentimens étaient très-vifs, mais elle savait les gouverner; c'est une science bien utile aux femmes, que sa mère n'avait jamais apprise, et qu'une de ses sœurs, celle qui la suivait immédiatement, avait résolu de ne jamais pratiquer.

Pour l'intelligence, l'esprit et les talens, Maria ne le cédait en rien à Elinor; mais sa sensibilité toujours en mouvement, n'était jamais réprimée par la raison. Elle s'abandonnait sans mesure et sans retenue à toutes ses impressions; ses chagrins, ses joies étaient toujours extrêmes; elle était d'ailleurs aimable, généreuse, intéressante sous tous les rapports, et même par la chaleur de son cœur. Elle avait toutes les vertus, excepté la prudence. Sa ressemblance avec sa mère était frappante; aussi était-elle sa favorite décidée.

Elinor voyait avec peine l'excès de la sensibilité de sa sœur, tandis que leur mère en était enchantée, et l'excitait au lieu de la réprimer. Elles s'encouragèrent l'une l'autre dans leur affliction, la renouvelaient volontairement, et sans cesse, par toutes les réflexions qui pouvaient l'augmenter, et n'admettaient aucune espèce de consolation, pas même dans l'avenir. Elinor était tout aussi profondément affligée, mais elle s'efforçait de surmonter sa douleur, et d'être utile à tout ce qui l'entourait. Elle prit sur elle de mettre chaque chose en règle avec son frère pour recevoir sa belle-sœur à son arrivée, et lui aider dans son établissement. Par cette sage conduite, elle parvint à relever un peu l'esprit abattu de sa mère, et à lui donner au moins le désir de l'imiter.

Sa sœur cadette, la jeune Emma, n'était encore qu'une enfant; mais à douze ans elle promettait déjà d'être dans quelques années aussi belle et aussi aimable que ses sœurs.


CHAPITRE II.

Madame John Dashwood fut donc installée par elle-même dame et maîtresse de Norland-Park, et sa belle-mère et ses belles-sœurs réduites à n'y paraître plus que comme étrangères et presque par grace. Elles étaient traitées par madame Dashwood avec une froide civilité, et par leur frère avec autant de tendresse qu'il pouvait en témoigner à d'autres qu'à lui-même, à sa femme et à son enfant. Il les pressa, et même avec assez de vivacité, de regarder Norland comme leur demeure. Madame Dashwood n'ayant encore aucun autre endroit où elle pût se fixer, accepta son invitation jusqu'à ce qu'elle eût trouvé une maison à louer dans le voisinage: rester dans un lieu où tout lui retraçait et son bonheur passé, et la perte qu'elle avait faite, était exactement ce qui lui plaisait et lui convenait le mieux. Dans le temps du plaisir, personne n'avait plus de cette franche gaîté, de cet enjouement qui rejette toute sensation pénible, personne ne possédait à un plus haut degré cette confiance dans le bonheur, cet espoir dans sa durée, qui est déjà le bonheur lui-même; mais dans le chagrin elle repoussait de même toute idée de consolation, et s'y livrait en entier avec une sorte de volupté.

M. John Dashwood fit part à sa femme de son projet de faire présent à chacune de ses sœurs de mille guinées, et comme on peut le penser, elle fut loin de l'approuver: trois mille pièces ôtées de la fortune de son cher petit garçon, n'étaient pas une bagatelle! Elle regardait comme inconcevable que le tendre père d'un enfant aussi charmant, pût seulement en avoir la pensée; elle le supplia d'y réfléchir encore. N'était-ce pas faire un tort irréparable à son fils unique! sa conscience lui permettait-elle de le priver d'une telle somme! et quel droit avaient mesdemoiselles Dashwood, qui n'étaient que ses demi-sœurs, (ce qu'elle regardait à peine comme une parenté), sur cet excès de générosité? Il était reçu dans le monde, qu'aucune affection ne pouvait être supposée entre des enfans de deux lits différens. Leur père avait déjà fait grand tort à son fils en se remariant et en ayant trois filles, auxquelles il avait injustement donné tout ce dont il pouvait disposer; et vous voulez, dit-elle, encore ruiner votre pauvre petit Henri, en donnant à vos demi-sœurs tout son argent. Tout cela fut dit avec ce ton de conviction et de tendresse maternelle, qui ne manquait jamais son effet sur le faible John. Cette fois cependant il ne céda pas d'abord.—C'était (lui disait-il) la dernière requête de mon père expirant, que je prendrais soin de sa veuve et de ses filles.—Il ne savait pas lui-même ce qu'il disait, j'en suis bien sûre, répliqua madame Dashwood. Tous les gens à l'agonie disent de même; ils recommandent les survivans les uns aux autres; leur tête n'y est plus, ce n'est que leur cœur qui leur parle encore pour ceux qu'ils ont aimés, et qu'ils sont près de quitter. Si ses idées avaient été bien nettes et qu'il n'eût pas rêvé à demi, il n'aurait jamais imaginé de vous faire une demande aussi ridicule que celle d'ôter à votre enfant la moitié de sa fortune.

—Mon père, ma chère Fanny, n'a stipulé aucune somme, il me demanda seulement de rendre la situation de sa femme et de ses filles aussi comfortable[1] qu'il était en mon pouvoir. Peut-être aurait-il mieux fait de s'en rapporter tout-à-fait à moi; il ne pouvait pas supposer que je les négligerais, mais enfin il a exigé de moi cette promesse; je l'ai faite, et je veux la remplir. Je dois faire quelque chose pour mes sœurs avant qu'elles quittent Norland pour s'établir ailleurs.

—Eh bien! à la bonne heure. Quelque chose; mais il n'est pas nécessaire que ce quelque chose soit trois mille pièces. Passe encore si vos sœurs étaient âgées et que cet argent pût revenir une fois à votre fils; mais considérez qu'une fois donné, vous ne le retrouverez plus. Vos sœurs sont jeunes et jolies; si vous les dotez de cette manière, elles se marieront bientôt, et vos trois mille guinées seront perdues pour toujours. Des familles étrangères en jouiront, les dissiperont, et notre cher petit Henri en sera privé; je vous demande, s'il y a là l'ombre de la justice.

—Vous avez raison, Fanny, dit gravement John Dashwood, parfaitement raison; c'est peu de chose à présent relativement à ma fortune, mais le temps peut venir que notre cher fils regrettera beaucoup cette somme: si par exemple il avait une nombreuse famille.

—Eh! mais sans doute, et je parie qu'il aura beaucoup d'enfans, ce cher petit.

—Peut-être bien! Ainsi, chère amie, il vaudrait mieux en effet diminuer la somme de moitié, qu'en dites-vous? Cinq cents pièces à chacune ce serait encore une prodigieuse augmentation à leur fortune.

—Prodigieuse, immense, incroyable! Quel frère dans le monde ferait cela pour ses sœurs, même pour des sœurs réelles? et des demi-sœurs! mais vous avez toujours été trop généreux, mon cher John.

—Il vaut mieux dans de telles occasions faire trop que trop peu, dit John en se rengorgeant; personne au moins ne dira que je n'ai pas fait assez. Elles-mêmes ne s'attendent sûrement pas que je leur donne autant.

—Elles n'ont rien du tout à attendre, reprit aigrement Fanny; ainsi il n'est pas question de leurs espérances, mais de ce que vous pouvez leur donner, et je trouve....

—Certainement je trouve aussi que cinq cents pièces sont bien suffisantes, interrompit John, sans que j'y ajoute rien. Elles auront chacune à la mort de leur mère trois mille trois cent trente-trois pièces; fortune très-considérable pour toute jeune femme.

—Oui vraiment trois mille trois cent trente-trois; je n'avais pas fait ce calcul, et c'est vraiment immense! trois mille trois cent trente-trois pièces! c'est énorme.

—Et même quelque chose de plus, dit John en calculant sur ses doigts. Dix mille pièces, divisées en trois. Oui c'est bien cela. Trois mille trois cent trente-trois et quelque chose en sus.

—Alors, mon cher, je ne conçois pas, je vous l'avoue, que vous vous croyiez obligé d'y ajouter la moindre chose. Dix mille pièces à partager entr'elles, c'est plus que suffisant. Si elles se marient, c'est une très-belle dot, et elles épouseront sûrement des hommes riches; si elles ne se marient pas elles vivront très-comfortablement ensemble avec dix mille livres.

—Cela est vrai, très-vrai, dit John en se promenant avec l'air de réfléchir; ainsi dites-moi, ma chère, s'il ne vaudrait pas mieux faire quelque chose pour la mère, pendant qu'elle vit, une rente annuelle? Mes sœurs en profiteront autant que si c'était à elles. Cent pièces par année par exemple; il me semble que pour une vieille femme qui vit dans la retraite, c'est bien honnête: qu'en pensez-vous, Fanny?

—Il est sûr, dit-elle, que cela vaut beaucoup mieux que de se séparer de quinze cents livres tout à-la-fois... Mais je réfléchis que si madame Dashwood allait vivre vingt ans, alors nous serions en perte.

—Vingt ans, chère Fanny! vous plaisantez; elle ne vivra pas la moitié de ce temps-là; elle est trop sensible, trop nerveuse.

—J'en conviens; mais n'avez-vous pas observé que rien ne prolonge la vie comme une rente viagère! C'est une affaire très-sérieuse que de s'engager à payer une rente annuelle. Vous ne savez pas quel ennui vous allez vous donner, et comme on est malheureux quand le moment de l'échéance arrive. C'est précisément alors qu'on aurait une dépense indispensable à faire pour soi-même, et que cet argent qui se trouve là ferait plaisir, et il faut le donner à d'autres; c'est vraiment insupportable! Ma mère devait payer de petites rentes à trois vieux domestiques par le testament de mon père; j'ai souvent été témoin du chagrin, de l'ennui que cela lui donnait. Ses revenus n'étaient plus à elle, disait-elle. Et ces bonnes gens qui n'avaient garde de mourir! elle en était tout-à-fait impatientée. Aussi j'ai pris une telle horreur des rentes viagères, que pour rien dans le monde je ne voudrais m'engager à en payer, quelle que petite qu'elle fût. Pensez y bien, mon cher.

—Il est sûr qu'il n'est pas du tout agréable que quelqu'un ait des droits sur notre revenu; être obligé à un paiement régulier, tel mois, tel jour, cela blesse l'indépendance.

—Ajoutez, mon cher, qu'après tout, on ne vous en sait aucun gré. Cette rente est assurée; vous ne faites en la donnant que ce que vous devez, et on n'en a nulle reconnaissance. Si j'étais de vous, je voudrais n'être lié par rien et pouvoir donner ce qu'il me plairait, et quand il me plairait. Vous serez charmé peut-être de pouvoir mettre de côté, cent ou cinquante pièces pour quelque dépense de fantaisie que vous ne pouvez prévoir.

—Je crois que vous parlez très-sensément, ma chère Fanny, et je suivrai vos bons conseils; ce sera beaucoup mieux en effet que de leur donner une rente fixe. Ayant un revenu plus considérable, elles augmenteraient leur train, leurs dépenses, et au bout de l'année, elles n'en seraient pas plus riches. Oui, oui, cela sera beaucoup mieux; un petit présent de vingt, de trente pièces de temps en temps, préviendra tout embarras d'argent, et j'aurai rempli la promesse que j'ai faite à mon père.

—Parfaitement bien, et je vous le répète, mon cher, je suis convaincue qu'il n'a jamais eu dans la pensée que vous dussiez leur donner de l'argent. L'assistance, les secours qu'il demandait pour elles, étaient seulement ce qu'on peut attendre d'un bon frère: comme par exemple de leur aider à trouver une petite maison jolie et commode; de leur prêter vos chevaux pour transporter leurs effets; de leur envoyer quelquefois du poisson, du gibier, des fruits dans leur saison. Je parie ma vie que c'est là seulement ce qu'il entendait, et il ne pouvait vouloir autre chose. Pensez comme votre belle-mère sera bien avec l'intérêt de sept mille pièces, et vos sœurs avec celui de trois mille; elles auront par an cinq cents pièces de revenu, et qu'ont-elles besoin d'en avoir davantage? Elles ne dépenseront pas cela; leur ménage sera si peu de chose. Elles n'auront ni carosse, ni chevaux, tout au plus une fille pour les servir; elles ne recevront point de compagnie, et n'auront presque aucune dépense à faire. Ainsi vous voyez qu'elles seront à merveille, et qu'il ne leur manquera rien. Cinq cents pièces par an! je ne peux imaginer à quoi elles en emploieront la moitié; et leur donner quelque chose de plus serait tout-à-fait absurde. Vous verrez que ce sont elles plutôt qui pourront vous donner quelque chose et faire souvent quelque joli présent à leur petit neveu.

—Sur ma parole, dit M. John Dashwood en se frottant les mains, vous avez parfaitement raison. Mon père ne prétendait rien de plus, je le comprends à présent, et je veux strictement remplir mes engagemens par toutes les preuves de tendresse et de bonté fraternelles que vous m'indiquez; car votre cœur est excellent, chère Fanny, et je vous rends bien justice. Il est charmant à vous d'être aussi bonne pour mes sœurs et ma belle-mère. Quand elles iront s'établir ailleurs, je leur rendrai, et vous aussi, tous les petits services qui pourront leur être utiles: quelques présens de meubles par exemple, de porcelaines. Enfin je puis m'en rapporter à vous.

—Oh! bien certainement tout ce qui pourra leur convenir..... Mais cependant, réfléchissez à une chose. Quand votre vieux oncle fit venir ici votre père et votre belle-mère, il les établit chez lui. Tout le mobilier de Stanhill, la porcelaine, la vaisselle, le linge, tout fut soigneusement enfermé, et votre père, comme vous le savez, a légué ces objets à sa femme. Leur maison sera donc meublée et garnie au-delà de ce qu'elle pourra contenir; ainsi elles n'auront besoin de rien.

—De rien du tout; je n'y pensais pas. C'est un très-beau legs qu'elles ont eu là, en vérité! et la vaisselle, par exemple, nous aurait bien fort convenu pour augmenter la nôtre, à présent que nous aurons souvent du monde à demeure.

—Et le beau déjeuner de porcelaine de la Chine; combien je le regrette! il est beaucoup plus beau que celui qui est ici, et suivant mon opinion, dix fois trop beau et trop grand pour leur situation actuelle. Votre père n'a pensé qu'à elles; je trouve, mon cher, que vous pourriez fort bien le leur faire sentir avec délicatesse, et les engager à nous laisser tant de choses qui vont leur devenir inutiles et qui nous conviendraient bien mieux. Mais certainement vous ne devez pas avoir beaucoup de reconnaissance pour la mémoire d'un père qui, s'il avait pu, leur aurait laissé tout au monde et rien à vous; et vous leur donneriez encore quelque chose... Ce serait à mon avis une duperie et une faiblesse dont je vous connais incapable. L'extrême bonté de votre cœur peut quelquefois vous entraîner trop loin; mais la fermeté de votre caractère et la force de votre jugement, vous ramènent bientôt dans le droit chemin.

Cet argument était irrésistible. Ce que John Dashwood craignait le plus, c'était de passer pour un homme faible et dupé, et sans qu'il s'en doutât, il ne faisait et ne pensait que ce que voulait madame John Dashwood: il finit donc par déclarer, que non-seulement il serait inutile, mais injuste et ridicule de rien faire pour ses sœurs, au-delà des petits services de bon voisinage, que sa femme lui avait indiqués, et que c'était à elles au contraire à leur donner ce qui pourrait leur convenir.


CHAPITRE III.

Madame Dashwood passa plusieurs mois à Norland, non plus cependant par la crainte de quitter un lieu qui nourrissait sa douleur; elle s'y était livrée d'abord avec trop de violence pour qu'elle pût durer au même point. Peu-à-peu elle cessa d'éprouver ces émotions déchirantes que la vue de chaque place où elle avait été avec son mari excitait chez elle. Son esprit redevint capable d'autre chose que de chercher par de mélancoliques souvenirs à augmenter son affliction. Dès qu'elle en fut à ce point, elle s'impatienta au contraire de quitter le château, et fut infatigable dans ses recherches pour trouver une demeure qui pût lui convenir, qui ne l'éloignât pas trop d'un séjour où elle avait été si heureuse, et où peut-être elle pourrait retrouver encore, si non le bonheur, au moins une vie tranquille avec ses chères enfans; mais elle n'en put trouver aucune qui répondît à-la-fois à ses idées de bien-être et à la prudence de sa fille aînée, dont le jugement éclairé rejeta plusieurs maisons trop grandes pour leurs revenus, que sa mère aurait désirées.

Madame Dashwood qui n'avait point quitté son mari pendant sa dernière maladie, avait appris par lui la promesse solennelle de son fils en leur faveur, qui avait adouci les derniers momens du mourant. Elle ne doutait pas plus de sa sincérité à la tenir qu'il n'en avait douté lui-même, et pensait avec satisfaction que ses filles trouveraient dans leur frère un appui et un bienfaiteur. Quant à elle-même, ayant toujours vécu dans l'aisance et sans avoir besoin de calculer ses dépenses, elle était persuadée que le revenu de sept mille livres sterling la ferait vivre dans l'abondance. Pour son beau-fils aussi elle se réjouissait du plaisir qu'il aurait à servir de père à ses jeunes sœurs, à leur procurer toutes les petites jouissances dont elles avaient l'habitude et se reprochait de ne lui avoir pas toujours rendu toute la justice qu'il méritait, lors qu'elle l'avait quelquefois soupçonné d'avarice ou d'égoïsme. «C'est parce qu'il s'était laissé influencer par sa femme, pensait-elle, qu'il a donné lieu à ce soupçon; mais à présent qu'il a vécu avec nous, qu'il nous connaît, il a appris à nous aimer, et elle n'aura plus le pouvoir d'altérer son amitié. Nous lui sommes chères parce que nous l'étions à son père; toute sa conduite avec nous prouve combien il s'intéresse à notre bonheur, et il s'attachera plus encore à nous par sa propre générosité.» Pendant long-temps madame Dashwood s'abandonna à cet espoir; il était dans son caractère de croire aveuglément tout ce qu'elle désirait.

Elle avait encore un autre espoir auquel elle donna bientôt le nom de certitude, et qui lui faisait supporter et la prolongation de son séjour à Norland, et la froideur presque méprisante de sa belle-fille, et tous les désagrémens d'un séjour où naguère elle était maîtresse; et cet espoir qui devint bientôt pour elle une réalité, était fondé sur l'attachement que M. Edward Ferrars, le frère de madame John Dashwood, paraissait avoir pour sa fille aînée, la sage et prudente Elinor. Ce jeune homme avait accompagné sa sœur et son beau-frère à Norland; depuis il y avait passé la plus grande partie de son temps, et il était facile de voir ce qui le retenait.

Bien des mères auraient encouragé ce sentiment par des motifs d'intérêt, car M. Edward Ferrars était le fils aîné d'une famille très-riche, et son père était mort depuis long-temps; d'autres l'auraient réprimé par des motifs de prudence, car Edward Ferrars dépendait absolument de sa mère, à qui, à l'exception d'une très-petite somme, la fortune entière appartenait. Elle pouvait en disposer suivant sa volonté, et madame Ferrars n'aurait certainement pas approuvé les liaisons de son fils avec une jeune personne sans biens. Mais madame Dashwood n'était ni intéressée ni prudente; la richesse d'Edward et sa dépendance ne se présentèrent pas une fois à sa pensée. Elle vit seulement qu'il paraissait aimable, qu'il aimait sa fille, qu'Elinor ne repoussait pas ses soins; il ne lui en fallait pas davantage pour décider dans sa tête qu'ils devaient être unis. Suivant ses principes, la différence de fortune était la chose du monde la plus indifférente quand les cœurs étaient d'accord, et qu'il y avait des rapports de caractère. Edward avait senti tout le mérite d'Elinor, ce qui prouve qu'il en avait lui-même, et du même genre, et que plus rien ne pourrait les séparer.

Edward Ferrars n'avait rien cependant de ce qui peut séduire au premier moment. Il n'était point beau; il avait peu de graces, et plutôt une espèce de gaucherie dans les manières, suite d'une excessive timidité; il avait besoin d'être encouragé, et ce n'était que dans une société intime qu'il pouvait plaire; il avait trop de défiance de lui-même, trop de réserve et de retenue pour le grand monde. Mais quand une fois il avait surmonté cette disposition naturelle, il devenait très-aimable, et tout indiquait chez lui un cœur ouvert, sensible et capable de tous les sentimens généreux. Il avait l'esprit simple, naturel et cultivé par une bonne éducation, mais il n'avait aucun talent brillant. Rien en lui ne pouvait répondre aux vœux de sa mère et de sa sœur, qui désiraient avec ardeur qu'il se distinguât... Par quoi? elles n'auraient pu le dire elles-mêmes positivement, par tout ce qui distingue un gentilhomme très-riche. Elles auraient voulu qu'il fît une grande figure dans le monde, d'une manière ou d'une autre, et qu'on parlât de lui. Madame Ferrars aurait désiré qu'il eût une opinion prononcée en politique, qu'il entrât dans le parlement, ou du moins qu'il se liât avec quelque orateur célébre en attendant qu'il le devînt lui-même. Madame John Dashwood se serait contentée que son frère fût cité par son élégance, par ses talens, ne fût-ce même que par celui de conduire un caricle de manière à faire effet.—Mais hélas! Edward n'aimait ni les grands hommes ni aucune des folies à la mode chez les jeunes gens. Toute son ambition, tous ses vœux se bornaient à une vie tranquille et retirée au sein du bonheur domestique; heureusement au reste pour sa mère et pour sa sœur, il avait un jeune frère qui promettait davantage: leur plus grand regret était qu'il ne fût pas l'aîné.

Edward se mettait si peu en avant, qu'il avait passé plusieurs semaines à Norland, sans attirer du tout l'attention de madame Dashwood. Tout occupée de sa douleur, elle vit seulement qu'il était tranquille, et qu'il ne cherchait pas à troubler son affliction par une gaîté importune ou par des conversations hors de propos. Elle fut ensuite prévenue en sa faveur par une réflexion d'Elinor qui remarquait un jour combien il ressemblait peu à Fanny; c'était la meilleure recommandation auprès de madame Dashwood.—Il suffit, dit-elle, qu'il ne ressemble pas à sa sœur pour faire son éloge; c'est dire qu'il est aimable, et pour cela seul je l'aime déja.—Je vous assure, maman, qu'il vous plaira quand vous le connaîtrez mieux.—Je n'en doute pas, mais que puis-je faire de plus que de l'aimer?—Vous l'estimerez.—Je n'ai jamais imaginé qu'on pût séparer l'estime de l'amitié.—Ni moi non plus, dit Elinor, et M. Edward Ferrars mérite l'une et l'autre.

De ce moment madame Dashwood commença à bâtir son château en Espagne, et à se rapprocher de ce jeune homme qui devait devenir son fils. Sa manière avec lui fut si tendre, si amicale, que bientôt toute réserve fut bannie et qu'il se montra tel qu'il était, avec tout son vrai mérite et son admiration pour Elinor. Il n'osa pas dire plus, mais la bonne mère acheva le reste dans sa pensée, et fut aussi convaincue de son ardent amour pour sa fille, que de toutes ses vertus. Sa tranquillité, sa froideur apparente, sa gravité si peu ordinaire à son âge, devinrent même à ses yeux un mérite de plus, quand elle vit que tout cela ne nuisait point à la chaleur réelle de son cœur et à la vivacité de ses sentimens. Elinor, pensait-elle, serait bien ingrate, si elle n'aimait pas ce bon jeune homme autant qu'elle en est aimée. Mais Elinor ne pouvait avoir un tort ni un défaut; elle n'a donc point d'ingratitude; elle éprouve aussi le sentiment qu'elle inspire. Ils sont égaux en vertus, en amour; que faut-il de plus? ils furent créés l'un pour l'autre: et voilà sa vive imagination aussi certaine de leur mariage, que si elle les avait vus devant l'autel.

—Dans quelques mois, ma chère Maria, dit-elle un jour à sa seconde fille, dans quelques mois notre Elinor sera probablement établie pour la vie; nous la perdrons, mais elle sera si heureuse!

—Ah, maman! comment pourrons-nous vivre sans elle? Elinor est notre ame, notre guide, notre tout dans ce monde.

—Ma chère enfant, ce sera à peine une séparation. Nous vivrons près d'elle, et nous pourrons nous voir tous les jours; vous gagnerez un second frère, un bon, un tendre frère; j'ai la plus haute opinion d'Edward..... Mais vous êtes bien sérieuse, Maria, est-ce que vous désapprouvez le choix de votre sœur?

—J'avoue, dit Maria, que j'en suis au moins surprise. Edward est très-aimable, et comme un ami je l'aime tendrement. Mais cependant, ce n'est pas l'homme.... Il manque quelque chose.... Sa figure n'est point remarquable; il n'a point ces graces, cet attrait, que je m'attendais à trouver chez l'homme qui devait s'unir à ma sœur. Ses yeux sont grands, ils sont beaux peut-être, mais ils n'ont pas ce feu, cette expression qui annoncent à-la-fois la sensibilité et l'intelligence, et qui pénètrent dans le cœur. D'un autre côté, maman, je crains qu'il n'ait pas ce goût des beaux arts qui prouve une vraie sensibilité; la musique a peu d'attrait pour lui, et quoiqu'il admire beaucoup les dessins d'Elinor, ce n'est point l'admiration de quelqu'un qui s'y connaît. Il est évident que malgré toute son attention pendant qu'elle dessine, il n'y entend rien du tout; il admire au hasard plutôt son ouvrage que son talent, et comme un amoureux plutôt qu'en connaisseur: pour me satisfaire il faudrait qu'il fût tous les deux. Je ne pourrais pas être heureuse avec un homme qui ne partagerait pas en tout point mes sentimens, mes goûts; il faut qu'il voie, qu'il sente, qu'il juge exactement comme moi: la même lecture, le même dessin, la même musique, doivent saisir au même instant deux ames unies par une sympathie absolument nécessaire au bonheur. Ah, maman! avez vous entendu avec quelle monotonie, quel calme, Edward nous lisait hier les vers délicieux de Cowper? Je souffrais réellement pour ma sœur; elle le supportait avec une douceur incroyable! moi je pouvais à peine me contenir: entendre cette belle poésie qui m'a si souvent extasiée, l'entendre lire avec ce calme imperturbable, avec cette incroyable indifférence....... Non, non, je ne concevrai jamais qu'on puisse aimer un homme qui lit de cette manière.

—Eh bien! ma chère Maria, je ne sais pourquoi cette manière me plaisait assez; j'entendais mieux les pensées que lorsque vous déclamez si vivement. Edward prononce si bien, il a un si beau son de voix, tant de simplicité.—Non, non, maman, ce n'est pas ainsi qu'on doit lire Cowper, et si Cowper ne l'anime pas, c'est qu'il ne peut être animé. Elinor ne sent pas comme moi sans doute, et peut-être, malgré cela, sera-t-elle heureuse avec lui; pour moi je ne pourrais l'être avec quelqu'un qui met si peu de feu et de sentiment dans sa lecture. Ah! maman, plus je connais le monde, et plus je suis convaincue que je ne rencontrerai jamais un homme que je puisse réellement aimer: il me faut trop de choses. Je voudrais les vertus d'Edward, ma vive sensibilité, et par-dessus, toutes les graces et toutes les perfections, dans la manière et dans l'extérieur: tout cela ne se trouvera jamais réuni.

—C'est difficile, il est vrai; mais vous n'avez que dix-huit ans, ma chère enfant, il n'est pas encore temps de désespérer d'un tel bonheur. Vous venez de me tracer le portrait de votre père quand il m'offrit son cœur et sa main, et toujours il m'a paru aussi parfait. Pourquoi seriez-vous moins heureuse que votre mère? puisse seulement votre félicité sur la terre être plus durable que la sienne.

Elles s'embrassèrent en versant des larmes, qui n'étaient pas sans douceur.


CHAPITRE IV.

Quel dommage, Elinor, dit Maria à sa sœur, qu'Edward n'ait aucun goût pour le dessin!

—Aucun goût pour le dessin! pourquoi pensez-vous cela? Il ne dessine pas lui-même, il est vrai; mais il a le plus grand plaisir à voir de bons ouvrages en dessin et en peinture, et il sait les admirer. Je vous assure même qu'il a beaucoup de goût naturel pour cet art, quoiqu'il n'ait pas eu d'occasion de l'étudier. S'il l'avait entrepris, je crois qu'il aurait eu un vrai talent; il se défie de son propre jugement en cela comme en toute autre chose, et ne se hasarde pas à donner son opinion, mais il a un sentiment intérieur de ce qui est beau, et un goût simple et sûr qui le dirige très-bien.

Elinor défendit son ami avec plus de vivacité qu'à l'ordinaire, et Maria craignant de l'avoir offensée, ne dit plus rien contre le goût naturel d'Edward, mais sans en avoir meilleure opinion. Cette froide approbation qu'il donnait aux talens, sans en avoir lui-même, était trop loin de cet enthousiasme, de ces ravissemens qui, dans son idée, étaient la marque certaine du goût: cependant en souriant en elle-même de l'aveugle présomption d'Elinor, elle lui en sut beaucoup de gré.

J'espère, ma chère Maria, continua Elinor, que vous ne croyez pas vous-même qu'Edward manque de goût ou de sensibilité? Toute votre conduite avec lui est si parfaitement amicale; et je sais que si vous aviez cette opinion de lui, à peine pourriez-vous prendre sur vous d'être polie.

Maria ne sut que répondre: elle ne voulait pas blesser les sentimens de sa sœur, et dire ce qu'elle ne pensait pas lui était impossible. Après un instant de silence, elle lui dit: Ne soyez pas offensée, chère Elinor, si mes éloges ne répondent pas exactement à l'idée que vous avez de son mérite; j'ai moins d'occasion que vous de discerner toutes ses qualités, de connaître ses inclinations, ses goûts, de lire dans son cœur et dans son esprit; mais je vous assure que j'ai la plus haute opinion de sa bonté, de sa raison, de son bon sens, et je pense que personne n'est plus digne que lui d'inspirer une sincère amitié.

En vérité, dit Elinor en souriant, ses plus chers amis doivent être satisfaits de cet éloge, et je ne vois pas ce qu'on pourrait y ajouter.

Maria fut contente de ce que sa sœur était aussi vîte appaisée. Il est impossible, dit Elinor, lorsqu'on connaît Edward, lorsqu'on l'a entendu parler, de douter un instant de son jugement droit et de sa bonté; ses excellens principes, son esprit même sont quelquefois voilés par son excessive timidité, qui le rend trop souvent silencieux. Vous, Maria, vous le connaissez assez pour rendre justice à ses solides vertus, mais ses goûts, ses inclinations, comme vous les appelez, je conviens que vous avez eu moins d'occasions que moi de les distinguer dans les premiers temps de notre malheur. Vous vous êtes consacrée entièrement à notre bonne mère; pendant que vous étiez ensemble, je l'ai vu journellement, j'ai causé avec lui sur plusieurs sujets, j'ai étudié ses sentimens et entendu ses opinions sur différens objets de littérature et de goût, et je puis vous assurer que je ne hasarde point trop en vous disant qu'il a non-seulement beaucoup d'instruction, mais un sentiment naturel très-vif pour tout ce qui est digne d'admiration. Il a fait d'excellentes lectures avec beaucoup de plaisir et de discernement; son imagination est vive, ses observations justes et correctes, et son goût délicat et pur. Son extérieur même gagne à être mieux connu. A la première vue, sa figure n'a rien de remarquable, à l'exception cependant de ses yeux qui sont très-beaux, et de la douceur de sa physionomie; mais lorsqu'on le connaît mieux, on le juge bien différemment. Je vous assure qu'à présent il me paraît presque beau, ou je trouve au moins qu'il plaît mieux que s'il était beau. Qu'en dites-vous, Maria?

—Je dis que je le trouverai bientôt plus que beau, si je ne le fais pas encore. Quand vous me direz, Elinor, de l'aimer comme un frère, et qu'il fera votre bonheur, je vous promets de ne plus lui trouver aucun défaut.

Elinor rougit beaucoup à cette déclaration, et fut fâchée contre elle-même de s'être trahie en parlant d'Edward avec trop de feu. Elle sentait bien à quel point il l'intéressait; elle était persuadée que cet intérêt était réciproque, mais elle n'en avait pas cependant une conviction assez positive pour que les propos de Maria lui fussent agréables. Elle comprit fort bien les conjectures de sa mère et de sa sœur; elle savait qu'avec elles tous leurs vœux étaient de l'espoir, et tout espoir certitude. Elinor avait à peine de l'espoir, et voulut saisir cette occasion de dire à Maria l'exacte vérité de sa situation.—Je ne prétends point vous nier, lui dit-elle, en se remettant, quelle haute opinion j'ai de lui; je l'estime, il m'intéresse, mais.—Estime, intérêt, interrompit vivement Maria, insensible Elinor!... ces expressions sont dictées par un cœur glacé; répétez ces froides paroles, et je vous quitte à l'instant.

Elinor ne put s'empêcher de rire. Excusez-moi, dit-elle, je n'ai pas je vous assure la moindre intention de vous chasser en vous parlant avec calme de mes sentimens. Croyez les si vous voulez plus forts que je ne l'avoue, et tels que son mérite, et le soupçon, l'espoir, si vous le voulez, de son affection pour moi, doivent me les inspirer, sans imprudence ou folie; mais je vous prie de ne pas aller plus loin: je n'ai pas la moindre assurance de la nature de cette affection. Il y a des momens où son existence même me semble douteuse, et jusqu'à ce que les sentimens d'Edward me soient entièrement dévoilés, vous ne devez pas être surprise que j'évite de donner aux miens quelques encouragemens, d'en parler avec exagération, de leur donner un autre nom que celui d'intérêt et d'estime. J'avoue que j'ai peu ou même point de doute sur sa préférence; mais il y a d'autres considérations à écouter; il ne faut pas ne voir que son inclination et la mienne. Il est loin d'être indépendant. Je ne connais pas sa mère; mais à en juger sur ce que dit Fanny, nous ne devons pas être disposées à la croire d'un caractère facile, et je suis bien trompée si Edward ne prévoit pas de sa part beaucoup de difficultés, s'il voulait épouser une femme qui n'eût ni rang ni fortune: et peut-être est-ce là la vraie cause de son silence.

Maria eut l'air très-étonnée en apprenant combien l'imagination de sa mère et la sienne propre étaient allées au-delà de la vérité. Réellement, s'écria-t-elle, vous n'êtes pas engagés l'un à l'autre? mais du moins cela ne peut tarder, et je trouve deux avantages à ce délai: je ne vous perdrai pas sitôt, et pendant ce temps-là Edward prendra plus de goût pour votre occupation favorite, la peinture, où vous réussissez si bien; votre talent doit développer le sien. Oh! s'il pouvait être assez stimulé par votre génie pour parvenir à dessiner lui-même: c'est cela qui serait indispensable à votre bonheur. Imaginez, Elinor, combien vous seriez heureuse. Occupés de même, à côté l'un de l'autre, comme ce serait délicieux. Elinor sourit. Il y aurait peut-être, dit-elle, jalousie de talens; j'aime autant que mon mari n'ait pas les mêmes, et qu'il aime à me lire, par exemple, pendant que je dessinerais. Maria allait dire quelque chose sur la lecture insipide des vers de Cowper, mais elle s'arrêta à temps, et sortit de la chambre.

Elinor avait dit à sa sœur l'exacte vérité; tout lui disait qu'Edward l'aimait, excepté lui-même. Emu, ravi à côté d'elle, suivant tous ses pas, tous ses mouvemens, écoutant chaque mot qu'elle prononçait; cent fois elle l'avait cru sur le point de lui faire l'aveu de son amour, mais cet aveu n'avait jamais été prononcé. Quelquefois elle le voyait tomber dans un tel abattement, qu'elle ne savait à quoi l'attribuer; ce ne pouvait être à la crainte de n'être pas aimé: malgré sa prudence et sa retenue, Elinor était trop franche, trop sincère pour affecter une indifférence qui n'était pas dans son cœur; elle lui témoignait assez d'intérêt pour le rassurer et lui laisser espérer d'obtenir un jour un sentiment plus tendre. Ce n'était donc pas la cause de sa tristesse; elle en trouvait une plus naturelle dans la dépendance de sa situation, qui lui défendait de se livrer à un sentiment inutile. Elle savait que madame Ferrars n'avait jamais cherché à rendre sa maison agréable à son fils, ni à lui donner les moyens de s'établir ailleurs, et ne cessait de lui répéter qu'il devait chercher à augmenter sa fortune, et que la sienne était à cette condition. Il était donc impossible qu'Elinor fût tout-à-fait à son aise et qu'elle nourrît les mêmes espérances que sa mère et sa sœur; et même plus ils se voyaient, plus elle doutait que l'attachement d'Edward fût de l'amour. Elle croyait ne voir en lui que les symptômes d'une tendre et simple amitié. Mais que ce fût amour ou amitié, c'était assez pour inquiéter madame John Dashwood, dès qu'elle s'en fut aperçue. Elle saisit la première occasion de parler devant sa belle-mère des grandes espérances de son frère qui était soumis aux volontés d'une mère, des projets que celle-ci formait pour la réputation de ses fils, et du danger extrême que courrait une jeune personne qui chercherait à attirer l'un d'eux dans quelque piège, et qui serait un obstacle aux vastes projets de leur mère. Madame Dashwood ne put ni feindre de ne pas l'entendre, ni l'entendre avec calme; elle répondit avec orgueil et dignité et quitta la chambre à l'instant, bien décidée à quitter aussi immédiatement une maison où sa chère Elinor était exposée à de telles insinuations, où l'on ne sentait pas tout ce qu'elle valait.

Elle allait en parler à ses filles et prendre ses mesures pour leur prompt départ, sans savoir où aller, lorsqu'elle reçut par la poste, une lettre qui contenait une proposition arrivée fort-à-propos pour la tirer de peine: c'était l'offre d'une petite maison qu'on lui cédait à un prix très modéré, et qui appartenait à un de ses parens, un baronnet, sir Georges Middleton, qui demeurait dans le Devonshire. La lettre était du baronnet lui-même, écrite avec la plus cordiale amitié. Il avait appris, disait-il, que ses cousines cherchaient une demeure simple et petite; celle qu'il leur offrait n'était précisément qu'une chaumière; mais si elles voulaient l'accepter, il l'arrangerait de manière qu'elle fût agréable et commode à habiter. Il pressait vivement madame Dashwood, après lui avoir donné une légère description de la maison et des environs, de venir avec ses filles à Barton-Park, où il résidait; que là elles pourraient juger si la chaumière de Barton pouvait leur convenir et décideraient les réparations nécessaires. Il paraissait désirer vivement de les arranger dans son voisinage; et son style amical et franc, plut extrêmement à madame Dashwood, qui n'avait pas soutenu de relation avec ce parent éloigné qui la traitait avec tant d'obligeance, pendant qu'elle souffrait de la froideur et de l'insensibilité d'une parente bien plus proche.

Elle n'eut pas besoin de beaucoup de temps pour délibérer; sa résolution fut prise avant que la lettre fût achevée. La situation de Barton, et la grande distance de Devonshire à Sussex, qui la veille encore aurait été un motif de refus, fut alors sa recommandation principale. Quitter le voisinage de Norland n'était plus un malheur; c'était une bénédiction, et plus elle serait loin de sa méchante belle-fille, plus elle serait heureuse.

Elle annonçait donc sans différer à sir Georges Middleton, toute sa reconnaissance de ses bontés et sa prompte acceptation; elle se hâta ensuite d'aller lire les deux lettres à ses filles, pour avoir leur approbation, avant d'envoyer sa réponse. Elinor avait toujours pensé qu'il serait plus prudent de s'établir à quelque distance de Norland; elle fut donc loin de s'opposer au désir de sa mère d'aller en Devonshire. La simplicité de leur demeure, le peu d'argent qu'elle leur coûterait, le voisinage et la protection d'un bon parent, tout allait à merveille suivant les désirs de sa raison. Son cœur aurait voulu peut-être que la distance eût été moins grande, mais Elinor lui imposa silence, donna son plein consentement, et prépara tout pour leur prompt départ.


CHAPITRE V.

A peine la réponse fut partie, que madame Dashwood voulut se donner le plaisir d'annoncer à son beau-fils, et surtout à Fanny, qu'elle était pourvue d'une demeure, et qu'elles ne les incommoderaient que peu de jours encore pendant qu'on préparait leur habitation. Fanny ne dit rien, son mari exprima seulement qu'il espérait que ce ne serait pas loin de Norland. Madame Dashwood répondit avec l'air du plaisir que c'était en Devonshire. Edward qui était présent, et déjà fort triste et silencieux, s'écria vivement avec l'expression de la surprise et du chagrin: En Devonshire, est-il possible! si loin d'ici! et dans quelle partie du Devonshire? Elle expliqua la situation: Barton-Park, dit-elle, est à quatre milles de la ville d'Exeter, et la maison que mon cousin nous offre touche presque à la sienne; ce n'est, dit-il, qu'une chaumière qu'il arrangera commodément pour nous! J'espère que nos vrais amis ne dédaigneront pas de venir nous voir; et quelque petite que soit notre demeure, il y aura toujours place pour ceux qui ne trouveront pas que la course soit trop longue. Elle conclut en invitant poliment M. et madame John Dashwood à la visiter à Barton, et demanda la même chose à Edward d'une manière plus pressante et plus amicale. Malgré son dernier entretien avec madame John Dashwood qui l'avait décidée à quitter Norland, son espoir du mariage de sa fille aînée avec Edward n'avait pas du tout diminué. Elle croyait que l'amour du jeune homme et le mérite d'Elinor aplaniraient tous les obstacles, et elle était bien aise de montrer à sa belle-fille, en invitant son frère, que tout ce qu'elle avait dit là-dessus n'avait pas eu le moindre effet; mais elle attendait encore celui de la promesse de John à son père, et le beau présent qu'il destinait sans doute à ses sœurs. Elle attendit en vain, il fallut se contenter de complimens très-polis sur le regret d'être autant séparé d'elles, et sur ce que cette grande distance le privait même du plaisir de leur être utile pour le transport de leurs meubles et de leurs coffres: tout cela devait aller par eau. Madame John Dashwood eut le chagrin de voir partir pour Barton les porcelaines et la vaisselle qu'elle avait enviées. Cependant ses belles-sœurs prièrent leur mère de lui laisser le beau déjeûner, qu'elle louait outre mesure, et qu'elle accepta comme quelque chose qui lui serait dû. Elle soupira encore à chaque objet de valeur qu'elle voyait empaqueter. «Il est bien dur, pensait-elle, que des personnes dont le revenu est si inférieur au mien aient une maison aussi bien fournie que la mienne.» Le piano-forte de Maria, qui était de la première force sur cet instrument, était beaucoup meilleur et plus beau que le sien; elle en fit la remarque avec aigreur, et aurait volontiers accepté un échange, qui ne lui fut pas proposé. Il n'y eut que les livres d'études qu'elle vit partir sans regret; elle en faisait peu d'usage, et son mari avait une belle bibliothèque, où il permit à ses sœurs de prendre quelques ouvrages favoris qui leur manquaient: ce fut tout ce qu'elles eurent de lui, avec une légère invitation de différer leur départ autant que cela leur conviendrait. J'ai promis à mon père, dit-il avec quelque embarras, de vous aider dans toutes les occasions, et je veux tenir ma promesse; ainsi vous pouvez rester chez moi jusqu'à ce que tout soit prêt à Barton pour vous recevoir. Alors seulement madame Dashwood comprit qu'elle n'avait plus rien à en attendre. Il lui offrit encore de lui acheter (très-bon marché) les chevaux et le carosse que son mari lui avait laissés et qui, dit-il, ne seraient plus à son usage, puisque sans doute elle n'aurait point d'équipage. Madame Dashwood aurait voulu pouvoir lui dire qu'à son âge elle pouvait encore moins s'en passer, et qu'elle voulait l'emmener; mais la prudente Elinor lui fit sentir qu'un équipage consumerait la moitié au moins de leur revenu, et ne convenait guère dans une simple petite demeure. Elle céda, ainsi que pour le nombre de leurs domestiques, qui fut fixé à trois femmes et un valet-de-chambre, qu'elles choisirent parmi leurs anciens serviteurs, qui tous auraient voulu les suivre. Le laquais et une des femmes furent envoyés avec les effets pour préparer la maison à recevoir leur maîtresse.

Comme lady Middleton était entièrement inconnue à madame Dashwood, elle préféra d'aller directement s'établir à la chaumière, plutôt que d'être en visite au château de Barton-Park. Il lui tardait à présent d'être chez elle; elle ne voulait plus avoir d'obligation à personne pour son entretien; elle se voyait en perspective heureuse, tranquille, n'entendant plus aucun propos désagréable, et ne regrettait plus aucune de ces jouissances de luxe. Comment aurait-elle envié quelque chose à son beau-fils, il ne cessait de se plaindre des dépenses excessives que lui coûtait à présent l'entretien d'une grande maison, d'un nombreux domestique: un homme riche, répétait-il, est condamné d'avoir sans cesse sa bourse à la main, et c'est très-désagréable. Pauvre John! disait madame Dashwood, il semble avoir bien plus d'envie d'augmenter son argent que d'en donner.

Le jour de leur départ arriva enfin, et quoique bien aise à quelques égards de s'éloigner de Norland, bien des larmes furent versées en le quittant. Cher, cher Norland, disait Maria en se promenant seule la veille de son départ sur le boulingrin devant la maison, demeure si long-temps celle du bonheur quand cesserai-je de vous regretter? quand apprendrai-je à me trouver bien ailleurs? Hélas! mes pieds ne fouleront plus ce gazon, mes yeux ne verront plus cette contrée où j'étais autrefois si heureuse! Et vous beaux arbres, je ne verrai plus le balancement de votre feuillage, je ne me reposerai plus sous votre bienfaisant ombrage: je pars, je vous quitte, et ici tout restera de même, aucune feuille ne séchera par mon absence, aucun oiseau n'interrompra son chant; que vous importe qui vous voie, qui vous entende. Désormais personne, non personne au monde ne vous verra, ne vous entendra avec autant de plaisir que moi. Ainsi Maria excitait elle-même sa sensibilité et son chagrin, et versait des larmes amères sur tout ce qu'elle laissait, pendant qu'Elinor, qui regrettait bien autre chose que des arbres et des oiseaux, s'efforçait de surmonter, ou du moins de cacher ses regrets pour ne pas affliger sa mère.


CHAPITRE VI.

La première partie de leur voyage se passa dans une disposition mélancolique qui leur convenait trop bien pour être un sentiment pénible; mais en avançant dans la contrée qu'elles devaient habiter, un intérêt, une curiosité bien naturelle surmonta leur tristesse, et la vue de la charmante vallée de Barton, la changea presque en gaîté. C'est un pays cultivé, agréable, bien boisé, et riche en beaux pâturages. Après l'avoir traversé pendant un mille, elles arrivèrent à leur maison: une petite cour gazonnée la séparait du chemin; une jolie porte à clair-voie en fermait l'entrée. La maison, à laquelle sir Georges avait donné le nom trop modeste de Chaumière, n'était ni grande ni ornée, mais commode et bien arrangée; le bâtiment régulier, le toît point couvert en chaume, mais en belle ardoise; les contrevents n'étaient pas peints en vert, ni les murailles couvertes de chèvrefeuille; elle avait plutôt l'air d'une jolie ferme ou petite maison de campagne. Une allée au rez-de-chaussée traversait la maison, et conduisait de la cour au jardin. De chaque côté de l'entrée il y avait deux chambres environ de seize pieds en carré, et derrière se trouvaient la cuisine et les escaliers; quatre chambres à coucher et deux cabinets dans le haut formaient le reste de la maison: elle était bâtie depuis peu d'années, et très-propre. En comparaison de l'immense château de Norland, c'était sans doute une chétive demeure; mais si ce souvenir fit couler quelques larmes, elles furent bientôt séchées. En entrant dans la maison, chacune d'elles s'efforça de paraître heureuse et contente, et bientôt elles le furent en effet; la joie avec laquelle leurs bons domestiques les reçurent, en les félicitant de leur heureuse arrivée dans cette jolie habitation, dont ils étaient enchantés, se communiqua à leur cœur. Au grand château de Norland ils étaient confondus dans le nombre des serviteurs; dans cette petite maison, plus rapprochés de leurs maîtresses, ils devenaient presque des amis. La saison aussi contribuait à égayer leur établissement, on était au commencement de septembre, le temps était beau et serein, ce qui n'est point indifférent. Un beau jour, un ciel pur et sans nuage répandent un charme de plus sur les objets qu'on voit pour la première fois; on reçoit d'abord une impression favorable qui ne s'efface plus dans la suite.

La situation de la maison était charmante, des collines s'élevaient immédiatement derrière et la garantissaient du vent du nord; des deux côtés s'étendaient des plaines, les unes ouvertes et cultivées, d'autres boisées. Le beau village de Barton était situé sur une de ces collines, et faisait une vue très agréable des fenêtres de la maison; au devant elle était plus étendue et commandait la vallée entière, et même la contrée adjacente. Les collines rapprochées de la chaumière terminaient le vallon dans cette direction; mais sous un autre nom il s'étendait au-delà et se laissait apercevoir entre les deux pentes des collines les plus escarpées, ce qui formait en face de la chaumière un point de vue enchanteur.

Madame Dashwood fut d'abord très satisfaite de la maison sous tous les rapports; ce qui manquait même à quelqu'un accoutumé à plus de grandeur et d'élégance, était pour elle une source de jouissances. Un de ses plus grands plaisirs était d'augmenter et d'embellir ses demeures; comme dans ce moment elle venait de vendre son équipage et quelques meubles de trop, elle avait de l'argent tout prêt pour suppléer à ce qui pouvait manquer aux appartemens. Pour la maison elle-même (disait-elle) il est sûr qu'elle est trop petite pour notre famille, mais nous tâcherons de nous y arranger pour le moment; la saison est trop avancée pour rien entreprendre. Mais si j'ai assez d'argent au printemps, et j'ose répondre que j'en aurai, nous pourrons alors penser à bâtir: ces chambres ne sont, ni l'une ni l'autre, assez grandes pour y rassembler tous les amis qui viendront chez moi, comme je l'espère; mais j'ai dans l'esprit de réunir ce passage, et même une partie de l'une des chambres avec l'autre, pour avoir un joli salon. Le reste servira d'antichambre en ajoutant une aîle à la maison; on aurait de plus dans le bas un petit salon lorsqu'on n'est qu'en famille: au-dessus une chambre à coucher, une de domestique dans la mansarde, et nous aurons alors une charmante petite maison. Il serait à souhaiter aussi que l'escalier fût plus beau, mais on ne peut pas tout avoir, quoique je suppose qu'il ne serait pas difficile de l'élargir. Enfin nous verrons ce que j'aurai devant moi au printemps, et je m'arrangerai en conséquence pour mon plan.

En attendant que ces réparations pussent se faire, sur un revenu de cinq cents pièces par une femme qui n'en avait jamais économisé une en sa vie, elles furent assez sages pour se contenter de la maison telle qu'elle était. Elinor laissa sa mère s'amuser de ses projets, et, sans la contredire, se promit bien qu'ils ne seraient pas exécutés. Chacune d'elles se mit à s'arranger de son mieux; leurs livres et leurs jolis meubles furent placés de la manière la plus commode pour en jouir à chaque instant. Le bon piano de Maria dans la chambre de réunion qui prit le nom de salon, et les beaux dessins d'Elinor en ornèrent les murs recouverts d'un simple papier uni avec une jolie bordure. Elles étaient au milieu de cette occupation, lorsqu'elles furent interrompues par la visite du propriétaire, sir Georges Middleton, qui venait leur souhaiter la bienvenue, et leur offrir tout ce qui pourrait leur être utile dans les premiers momens; tout ce qu'il y avait dans sa maison et dans ses jardins était à leur service. Il connaissait déja madame Dashwood, lui ayant précédemment fait une visite à Stanhill, mais il y avait trop long-temps pour que ses jeunes cousines pussent se rappeler de lui. C'était un homme d'environ quarante ans, d'une belle et bonne figure; la joie et la santé respiraient sur sa physionomie; sa manière franche et amicale ressemblait au style de ses lettres. L'arrivée de ses parentes paraissait lui causer la plus grande satisfaction, et leur félicité lui donner une réelle sollicitude. Il exprima avec une extrême cordialité son désir de vivre ensemble en bons voisins, amis et parens, et les pressa si instamment de venir dîner tous les jours chez lui jusqu'à ce que leur établissement fût formé, que quoiqu'il insistât un peu au-delà de la politesse, elles ne purent en être offensées ni s'y refuser.

Sa bonté n'était pas seulement en paroles, car une heure après les avoir laissées, elles reçurent un panier plein de beaux fruits et de bons légumes, lequel fut suivi avant la fin du jour d'un présent de gibier. Il insista aussi pour faire chercher ou envoyer leurs lettres à la poste avec les siennes, et leur faire passer chaque jour les papiers nouvelles.

Lady Middleton avait envoyé par son mari un message fort poli: son intention, disait-elle, était de les voir dès qu'elle serait sûre de ne pas les embarrasser; et comme la réponse tout aussi polie témoignait l'impatience de faire sa connaissance, Milady fit son introduction à Barton-Chaumière, le jour suivant.

Madame Dashwood et ses filles avaient en effet assez de curiosité de voir une personne qui aurait autant d'influence sur leur agrément journalier, et la première apparence leur fut on ne peut plus favorable. Lady Middleton n'avait que vingt-six ou vingt-sept ans; elle était belle, ses traits réguliers, sa figure gracieuse, sa taille élégante et élancée; et son maintien plein de grace prévenait d'abord extrêmement; elle avait toute la mesure et l'élégance dont sir Georges était dépourvu, mais on regrettait bientôt qu'elle n'eût pas un peu de sa franchise. Sa visite fut assez longue pour diminuer peu à peu l'admiration que son premier abord avait excitée. Elle était sans doute parfaitement bien élevée, mais froide, réservée, sans aucun mouvement, et sa conversation, en très bons termes et très soignée, était aussi très insipide, et n'allait pas au-delà des lieux communs.

L'entretien cependant se soutint assez bien, grace au babil non interrompu de sir Georges, et au soin que lady Middleton avait eu d'amener son fils aîné, un beau petit garçon de six ans, qui dans un pareil cas est un sujet inépuisable, lorsqu'on n'en a pas d'autre à traiter. On s'informe de son âge, de son nom, on admire sa beauté, on le trouve grand ou petit pour son âge, on lui fait des questions auxquelles sa mère répond pour lui, pendant que l'enfant penché sur elle, chiffonne sa robe, baisse sa tête et ne dit mot, à la grande surprise de sa maman, qui s'étonne de sa timidité en compagnie, et raconte comme il est bruyant à la maison et toutes ses gentillesses. Dans les visites de cérémonie, un enfant devrait être de la partie, comme une provision de discours. Dans celle-ci dix minutes au moins furent employées à déterminer si le petit ressemblait à son père ou à sa mère, en quoi il leur ressemblait: chacun était d'un avis différent, ce qui anima encore l'entretien.

Elles eurent bientôt l'occasion de discuter sur les autres enfans, milady en avait quatre, et sir Georges ne voulut pas partir sans avoir leur promesse positive de dîner au parc le lendemain.


CHAPITRE VII.

Barton-Park était tout au plus à un demi mille de la Chaumière; les quatre dames avaient passé très près en traversant la vallée; mais une colline l'avait dérobé à leur vue. Le bâtiment était grand et beau, et tel que doit l'être la demeure d'un riche gentilhomme qui fait un bel usage de sa fortune, et qui reçoit chez lui avec hospitalité et avec élégance: la première regardait le baronnet, et la seconde sa femme. Sir Georges tenait à avoir toujours sa maison remplie de ses amis et de ses connaissances; et lady Middleton à ce que sa maison fût citée comme celle de tout le comté qui était montée sur le meilleur ton. La société leur était nécessaire à tous deux, quoique leur manière de recevoir fût très différente; ils avaient cependant un grand rapport dans le manque total de talens et de moyens pour employer leur temps dans la retraite. Sir Georges n'était qu'un bon vivant et un habile chasseur, et sa femme une belle dame et une mère faible, sans autre occupation que d'arranger avec élégance ses chambres et sa personne, et de gâter ses enfans d'un bout de l'année à l'autre. Les plaisirs de sir Georges étaient plus variés: tantôt il chassait le renard; tantôt il tuait du gibier pour sa table et celle de ses amis; tantôt il recevait du monde chez lui; tantôt il allait en chercher ailleurs. Jamais ils n'étaient seuls en famille, et ce mouvement continuel du grand monde avait l'avantage d'entretenir la bonne humeur du mari, de développer les talens de la femme pour une bonne tenue de maison, et de cacher leur ignorance et le rétrécissement de leurs idées. Lady Middleton était contente au possible lorsqu'on vantait l'ordonnance de sa table, la recherche de ses meubles, et la jolie figure de ses enfans; elle ne demandait pas d'autre jouissance. Il fallait de plus à sir Georges que la compagnie qu'il rassemblait s'amusât beaucoup, ou du moins en eût l'air; plus son salon était rempli de jeunes gens bien gais, plus on y faisait de bruit, plus il était content. C'était une bénédiction pour toute la jeunesse du voisinage, à laquelle il ne cessait de donner et de procurer des plaisirs. Pendant l'été il arrangeait continuellement de charmantes parties de campagne, des haltes de chasse dans ses bois, des promenades nombreuses à cheval, en phaëton, et dès que l'hiver arrivait, les bals étaient assez fréquens chez lui pour satisfaire les danseurs les plus intrépides, à la tête desquels il était encore avec l'ardeur et la gaîté de vingt ans. L'arrivée d'une nouvelle famille dans les environs lui causait toujours une grande joie, s'il y avait surtout des jeunes gens en âge d'augmenter le nombre de ses convives, ensorte qu'il fut enchanté sous tous les rapports des nouveaux habitans de sa jolie chaumière. Trois charmantes jeunes filles, simples, naturelles, n'ayant aucune prétention, aucune affectation; une mère bonne, indulgente, qui n'avait pas de plus grands plaisirs que ceux de ses enfans: c'était vraiment une acquisition précieuse. Elles avaient encore pour lui un mérite de plus, celui d'avoir été malheureuses par le changement subit de leur situation. Son bon cœur trouvait une satisfaction réelle en établissant ses cousines près de lui, et en leur rendant la vie assez douce pour qu'elles n'eussent aucun regret de leur opulence passée. Elles auront, pensait-il, une aussi bonne table et plus d'amusement qu'elles n'en avaient dans leur grand château pendant la vie de leur oncle, et sans doute elles trouveront qu'un joyeux cousin vaut encore mieux.

Dès qu'il les vit de sa fenêtre arriver à Barton-Park, il courut au-devant d'elles pour les introduire dans sa demeure, où il les reçut avec sa bonhomie et sa gaîté ordinaires, en leur disant qu'il espérait qu'elles y viendraient presque tous les jours. «Je n'ai qu'un chagrin, leur dit-il, en les conduisant au salon, c'est de ne pas avoir pu donner de jeunesse aujourd'hui à mes petites cousines; on aurait pu danser un peu dans la soirée, et à votre âge cela fait toujours plaisir. J'ai couru ce matin chez plusieurs de mes voisins dans l'espoir d'avoir un nombreux rassemblement, et mon malheur a voulu qu'ils fussent tous engagés; vous voudrez bien m'excuser cette fois, cela n'arrivera plus je vous le promets. Vous trouverez donc seulement aujourd'hui un gentilhomme de mes intimes amis, qui passe quelque temps au Parc, mais qui n'est malheureusement ni bien jeune, ni bien gai. J'ai vu le moment où nous n'aurions absolument que lui, heureusement madame Jennings, la mère de ma femme est arrivée il y a une heure pour passer quelque temps avec nous, et celle-là est aussi gaie, aussi animée, aussi agréable que si elle n'avait que dix-huit ans. Ainsi j'espère que mes jeunes cousines ne s'ennuieront pas trop. Madame Dashwood trouvera là une bonne maman avec qui elle pourra s'entretenir, et demain tout ira mieux et nous serons plus nombreux.» Elles l'assurèrent toutes les trois qu'elles étaient enchantées qu'il n'y eût pas plus de monde, et qu'elles n'en désiraient pas davantage.

Madame Jennings, la mère de lady Middleton, était une femme entre deux âges, avec assez d'embonpoint, aussi gaie que son gendre, parlant beaucoup, et ayant l'air si contente, si heureuse, si amicale, qu'on était d'abord avec elle aussi à son aise qu'avec une ancienne connaissance; sa manière était un peu commune, et contrastait plaisamment avec celle de sa fille. Elle se mit d'abord sur le ton de la plaisanterie avec les jeunes Dashwood; elle leur parla d'amour, de mariage, leur demanda si elles avaient laissé leur cœur à Sussex, et prétendait les avoir vues rougir.

Maria souffrait pour sa sœur, et la regardait de manière à l'embarrasser beaucoup plus que les railleries de madame Jennings.

Le colonel Brandon, l'ami de sir Georges, ne lui ressemblait pas plus que lady Middleton ne ressemblait à sa mère. Il était grave et silencieux; sa figure n'avait rien de déplaisant, malgré l'opinion de Maria, qui lui trouvait, disait-elle, toute la mine d'un vieux célibataire; il n'avait cependant que trente-cinq ans, mais c'est être vieux en effet pour une fille de dix-huit ans. D'ailleurs le soleil de l'Inde, où il avait séjourné long-temps et fait la guerre, avait bruni son teint, ce qui avec sa gravité lui donnait l'air plus âgé. Mais sans être beau, sa physionomie avait quelque chose de sensible, qui le rendait intéressant, et toute sa manière avait de la noblesse. Il plut beaucoup à Elinor, quoiqu'il fît peu d'attention à elle, et qu'il regardât souvent Maria, dont la figure était en effet plus frappante. Il parla fort peu, mais son silence même et sa gravité étaient plus agréables aux dames Dashwood, que les plaisanteries un peu trop familières de madame Jennings, la joie un peu trop bruyante de son gendre, et la froide insipidité de lady Middleton, qui n'était occupée que du service de sa table. Ses idées prirent un instant un autre cours par l'entrée bruyante de ses quatre enfans, qui se jetèrent tous à-la-fois sur elle, déchirèrent sa robe, se disputèrent, pleurèrent, firent un tapage affreux, et occupèrent à eux seuls la compagnie pendant le temps qu'ils en firent partie. A défaut d'autres amusemens, leur père joua avec eux, et l'on n'eut un peu de repos que lorsque l'heure de leur coucher arriva.

Dans la soirée on découvrit que Maria était musicienne et on la pria de se mettre au piano; l'instrument fut ouvert, et chacun l'entoura en préparant d'avance ses éloges. On la pria de chanter, ce qu'elle fit très-bien, et à la requête de sir Georges, elle chanta à livre ouvert un épithalame dont on avait composé la musique et les paroles pour son mariage, et qui depuis lors était resté dans la même position sur le piano. Lady Middleton raconta que le jour de ses noces, elle avait donné un beau concert très bien exécuté; sa mère ajouta qu'elle avait beaucoup de talent, et que c'était grand dommage qu'elle l'eût négligé. Lady Middleton répondit d'un ton glacé, qu'elle aimait la musique avec passion, mais qu'une maîtresse de maison, une mère de famille, n'avait plus un seul moment à y donner.

Le jeu de Maria fut extrêmement applaudi, mais sir Georges exprimait son admiration si haut et frappait si fort des mains, même pendant le chant, qu'à peine on pouvait l'entendre. Lady Middleton lui imposait silence, s'étonnait qu'on pût dire un mot quand on entendait une musique aussi délicieuse qui captivait toute son attention et demandait ensuite à Maria un air qu'elle venait de finir, sans que lady Middleton l'eût remarqué. Madame Jennings aussi fut très-vive dans ses applaudissemens; mais on voyait que sans s'y entendre du tout elle était vraiment amusée et contente, et qu'elle voulait encourager la jeune musicienne. Le colonel Brandon seul fit peu d'éloges, mais il avait l'air ému et touché. Maria le remarqua au son de sa voix, lorsqu'il lui fit un léger compliment, et lui en sut plus de gré que s'il avait exprimé, comme les autres, un ravissement exagéré et sans goût ni connaissance de l'art. Elle vit qu'il aimait réellement la musique pour la musique elle-même, et s'il n'y mettait pas l'enthousiasme qui pouvait répondre au sien, elle n'en accusa que son âge. Il sent encore, disait-elle à sa sœur, le charme d'une bonne musique, mais il n'en est plus transporté comme on l'est dans la jeunesse; et c'est tout simple, on se calme avec les années, et moi-même si j'arrive une fois à trente cinq ans, je deviendrai peut-être plus raisonnable, mais il y a encore bien du temps jusqu'à ce que j'aie atteint et l'âge et la froideur du bon colonel Brandon.


CHAPITRE VIII.

Madame Jennings était veuve d'un homme qui avait fait une grande fortune dans le commerce; elle en avait eu un ample douaire, et deux filles riches et jolies, qui furent bientôt mariées. Elle venait de marier la cadette depuis quelques mois, et n'avait plus rien à faire que de marier le reste du monde: car selon elle, il n'y avait de bonheur sur la terre que dans un bon mariage. D'après cette opinion, et la bonté de son cœur, elle n'était occupée qu'à projeter des noces entre les jeunes gens de sa connaissance; elle y mettait un zèle et une activité extrêmes, et faisait tout ce qui dépendait d'elle, pour amener, disait-elle, les choses à bien. Elle avait une habileté remarquable pour découvrir les attachemens réciproques, même avant ceux qui devaient les éprouver; elle avait plus d'une fois pris la rougeur de la vanité pour celle de l'amour, en disant à l'oreille d'une jeune personne, que monsieur un tel, avait une ardente passion pour elle, qu'elle en était sûre, etc., etc. Le jour même de son arrivée, en suivant les regards du colonel Brandon, et en l'examinant pendant que Maria chantait, elle eut le prompt discernement de découvrir qu'il en était passionnément amoureux. Le second jour la confirma dans cette idée. Il ne lui parlait point et la regardait souvent; signe certain d'amour: il ne louait pas son chant, mais il écoutait avec attention; signe d'amour. Une fois elle avait entendu un soupir étouffé, elle en était sûre, et alors il n'y eut plus le moindre doute. Ce sera, dit-elle, un charmant mariage des deux côtés, car il est riche et elle est belle. Depuis que madame Jennings avait appris à connaître le colonel chez son gendre, elle avait un vif désir de le marier, et dès qu'elle voyait une jeune fille, elle avait envie de lui procurer un bon mari. Elle trouvait ici une double jouissance, pour elle-même dans le plaisir de railler le colonel quand il était au Park, et Maria quand elle allait à la chaumière. Le colonel répondait peu de chose, peut-être était-il flatté, peut-être indifférent; mais Maria ne comprit pas d'abord ce que madame Jennings voulait dire, et quand enfin cette dernière se fut expliquée plus clairement, elle ne savait si elle devait rire de cette absurdité ou se mettre en colère de ce qui lui paraissait une impertinence, non pas pour elle; il lui était assez égal d'avoir fait ou non la conquête du vieux colonel: mais elle trouvait mauvais qu'on ne respectât pas son âge, et croyait que les railleries de madame Jennings ne pouvaient porter que sur lui. Ce n'est peut-être pas la faute de ce bon colonel s'il n'est pas marié, disait-elle à sa mère et à sa sœur, et c'est bien mal à madame Jennings de se moquer ainsi de lui.

Madame Dashwood qui n'avait que cinq ans de plus que le colonel, ne le trouvait pas aussi vieux qu'il le paraissait à la jeune imagination de sa fille; elle voulut justifier au moins madame Jennings de l'intention de jeter du ridicule sur son âge.

—Mais au moins, maman, dit Maria, vous ne pouvez nier l'absurdité de cette accusation, et si ce n'est pas méchanceté, c'est du moins profonde bêtise. Le colonel Brandon est peut-être un peu moins âgé que madame Jennings, mais il est assez vieux pour être mon père; et même en supposant qu'un homme puisse encore être amoureux à son âge, ce n'est du moins pas le colonel qui a l'air si grave, si sérieux, et qui sent déjà les infirmités de la vieillesse.

—Les infirmités! s'écria Elinor! ou prenez-vous cela, Maria? le colonel Brandon infirme! Je peux aisément supposer qu'il vous paraisse plus vieux qu'à ma mère, mais non pas que vous le trouviez infirme; il a l'air de la meilleure santé.

—Ne l'avez-vous pas entendu se plaindre hier de rhumatisme? N'est-ce pas la maladie la plus commune aux vieillards? N'a-t-il pas dit qu'il voulait mettre une veste de flanelle? et la flanelle ne vous présente-t-elle pas l'idée de la vieillesse et de tous les maux qui en sont la suite? Pour moi, je le vois d'abord avec la veste de flanelle, la crampe, la goutte, les douleurs, le rhumatisme, et tout ce qui s'en suit.

—S'il s'était plaint d'un violent accès de fièvre, Maria, vous auriez trouvé au contraire que cela lui aurait ôté bien des années. Convenez qu'il y a quelque chose de très-intéressant dans un accès de fièvre? Ces yeux brillans, ces joues colorées, ce mouvement accéléré du pouls vous plairaient beaucoup plus qu'un léger rhumatisme à l'épaule, dont le colonel se plaignait hier par un jour froid et humide.

Maria sourit d'abord de ce badinage, puis tomba dans la rêverie; un instant après elle demanda à sa sœur un livre que celle-ci avait dans sa chambre. Elinor sortit pour aller le chercher; dès qu'elle fut dehors, Maria s'approcha vivement de sa mère. J'ai pris ce prétexte de renvoyer Elinor, lui dit-elle, pour vous parler d'une crainte qui m'a saisie tout-à-coup quand elle a parlé de fièvre. Je suis sûre qu'Edward Ferrars est très-malade, ne le pensez-vous pas aussi? Voici quinze jours que nous sommes ici, et il n'y a pas encore paru: rien autre chose qu'une maladie sérieuse ne peut expliquer ce retard. Qu'est-ce qui pourrait le retenir à Norland quand Elinor est ici? Je ne comprends pas qu'elle ne soit pas aussi malade d'inquiétude.

—Aviez-vous donc quelque idée qu'il dût venir aussitôt, répondit madame Dashwood? Je ne le croyais pas, bien au contraire; si j'avais eu sur lui quelque inquiétude, ç'aurait été plutôt en me rappelant qu'il n'avait pas eu beaucoup d'empressement à accepter mon invitation quand je le priai de venir nous voir. Est-ce donc qu'Elinor l'attendait déjà?

—Nous n'en avons point parlé, maman, mais il me semble que cela va sans dire.

—Moi, je crois, ma fille, que vous vous trompez; je lui parlai hier de quelques petites réparations à faire à la chambre destinée aux visiteurs; elle observa que rien ne pressait, et que de long-temps cette chambre ne serait occupée.

—C'est bien singulier, dit Maria! Quelle peut être leur idée! au reste toute leur conduite est inexplicable d'un bout à l'autre. Si vous aviez vu la froideur de leur dernier adieu, si vous aviez entendu comme leur entretien était simple et presque languissant la dernière soirée. Edward ne mit aucune distinction dans ses adieux entre Elinor et moi; c'étaient pour toutes deux les bons souhaits d'un frère affectionne, et rien, rien de plus pour elle. Quelquefois je les laissais exprès, croyant peut-être qu'ils étaient gênés par ma présence; eh bien! croiriez-vous qu'il restât près d'elle? Il sortait avec moi, ou immédiatement après. Et Elinor! elle ne pleurait pas même autant que moi en quittant Norland, et actuellement elle a tout-à-fait l'air consolée. La voit-on abattue, mélancolique? Cherche-t-elle à éviter la société? Parait-elle seulement distraite ou rêveuse? Non, maman, je ne sais plus qu'en penser, elle déroute toutes mes notions sur l'amour.

—Et les miennes aussi, dit madame Dashwood; mais Elinor est si sage, si raisonnable, que nous ne pouvons pas nous permettre de la condamner.


CHAPITRE IX.

La famille Dashwood était actuellement tout-à-fait établie à Barton, et s'y trouvait mieux de jour en jour. Leur habitation simple et commode, leur petit jardin, tout ce qui les entourait leur était devenu familier; et leurs occupations journalières, qui avaient tant d'attrait pour ces jeunes personnes à Norland, avant la mort de leur bon père, et qui depuis ce triste événement avaient perdu plus de la moitié de leur charme, se retrouvaient en entier dans cette demeure. Elles n'éprouvaient que des sentimens doux et consolans, et la mère et les trois filles ne cessaient de se féliciter de leur changement de demeure. Sir Georges Middleton venait les visiter tous les matins, et n'ayant pas l'habitude de voir sa femme occupée à rien d'agréable ou d'utile, il ne pouvait assez s'étonner de les trouver toujours à travailler ou à étudier. Elles n'avaient presque pas d'autres visites que la sienne; car malgré ses sollicitations réitérées de leur faire faire connaissance avec tout son voisinage, en leur disant que son équipage serait toujours à leur service, l'esprit indépendant de madame Dashwood s'y était absolument refusé, et l'avait emporté même sur son désir de l'amusement de ses filles. Elle déclara positivement qu'elle ne verrait que les personnes chez qui elle pourrait aller à pied en se promenant. Le nombre de celles-là était fort borné, et même la maison la plus rapprochée de la chaumière, après le park, ne leur offrait pas de ressource de société. Dans une de leurs excursions du matin, les jeunes filles avaient découvert, environ à un mille et demi de la chaumière, dans l'étroite et charmante vallée d'Altenham, qui suivait celle de Barton, un ancien et respectable château, qui en leur rappelant celui de Norland, intéressa leur imagination, et piqua leur curiosité. Elles s'informèrent à qui il appartenait; elles apprirent avec regret que c'était à une dame âgée, d'un très-excellent caractère, nommée madame Smith, mais malheureusement trop infirme pour être en société, qu'elle ne sortait jamais de chez elle, et n'y recevait personne.

Toute la contrée abondait en promenades délicieuses et variées. La vallée offrait dans les jours de chaleur des ombrages frais, et de presque toutes les fenêtres de la maison, l'on voyait des collines qui invitaient d'aller respirer sur leur sommet un air pur et vivifiant, et d'aller admirer les plus beaux points de vue. Il avait plu pendant deux jours, et les habitantes de la chaumière avaient été retenues chez elles. Dans la matinée du troisième jour, le temps était encore douteux, mais Maria, ennuyée de la retraite, voulut faire une promenade: on apercevait quelques rayons de soleil à travers des nuages pluvieux. Madame Dashwood et Elinor refusèrent de l'accompagner; l'une préféra ses livres, et l'autre, ses pinceaux, au danger d'être mouillées. Maria persista, assura que le temps serait parfait au haut de la colline, et prenant sous le bras sa petite sœur Emma, toujours en train de courir, elles prirent le chemin de la colline la plus rapprochée. Elles la montèrent avec gaîté, riant de la peur de leur maman et de leur sœur Elinor, se félicitant d'avoir eu plus de courage, admirant comme le ciel devenait bleu, comme l'herbe et le feuillage étaient verts et rafraîchis, comme un air agréable soufflait autour d'elles. Non, disait Maria, il n'y a point au monde de félicité supérieure! Emma, si tu le veux, nous nous promènerons au moins pendant deux heures.

De tout mon cœur, dit la petite, et je plains bien Elinor et maman de n'être pas avec nous.

Ainsi s'encourageant l'une l'autre, elles poursuivirent leur route, quoique le ciel commençât de s'obscurcir, et le vent d'être plus fort, quand soudainement les nuages réunis au-dessus de leur tête fondirent en eau, et qu'une averse de grosse pluie tomba sur elles.

Surprises et chagrines, elles s'arrêtèrent; pas un arbre, pas un abri! Elles étaient alors au-dessus de la colline, et la maison la plus rapprochée était leur chaumière. Nous serons bientôt en bas, dit Emma en prenant sa course; on descend bien plus vîte qu'on ne monte: viens, Maria, prenons le sentier qui mène directement devant notre porte. Maria s'élance aussi, et dans leur robe blanche, descendant aussi rapidement, elles devaient ressembler, à quelque distance, aux boules de neige qui commencent les avalanches. Maria était sur le point d'atteindre sa sœur, lorsqu'un faux pas sur cette pente rapide et glissante la fait tomber. Emma la voit à terre, entend son cri, mais involontairement entraînée par la vîtesse de sa course, il lui est impossible de s'arrêter pour aller à son secours. Elle arrive au bas de la colline en sûreté, et court dans la maison, pour que leur domestique vienne soutenir sa sœur, si par malheur elle ne peut pas marcher seule.

Un gentilhomme avec un fusil et deux chiens qui le suivaient avait passé sur la colline, et se trouvait à vingt pas de Maria quand son accident lui arriva; il jeta son fusil, et courut pour lui aider à se relever. Elle-même l'avait essayé, mais son pied s'était trouvé engagé, et elle s'était donné une telle entorse, qu'il lui fût impossible de rester debout. Elle venait de retomber encore, et paraissait souffrir beaucoup, quand le chasseur arriva près d'elle. Il lui offrit ses services; mais voyant que sa modestie refusait ce que sa situation rendait nécessaire, il l'enleva dans ses bras sans qu'elle pût s'en défendre, et d'un pas sûr et ferme, quoique très prompt, il la porta au bas de la colline. La porte de leur jardin n'était qu'à quelques pas; Emma l'avait laissée ouverte: il y entra, le traversa rapidement, et suivant immédiatement Emma qui venait d'arriver et qui ouvrait la porte de la chambre, il y porta Maria, et ne la quitta que quand il l'eût placée dans un fauteuil.

Elinor et sa mère se levèrent en grande surprise lorsqu'ils entrèrent, elles ne comprenaient rien à ce qu'elles voyaient. Emma et le beau jeune homme (car il était jeune et beau) parlaient à la fois: la douleur de Maria et la confusion de la manière dont elle avait été amenée lui imposaient silence. Madame Dashwood fit taire Emma, et l'ange gardien de Maria (car il ressemblait vraiment à un ange), en demandant excuse de la manière dont il s'était introduit, raconta ce qui en était la cause, avec tant de grace et de sensibilité, que l'admiration déjà excitée par une figure d'une beauté remarquable, redoubla encore par le son de sa voix et par son expression. Quand il aurait été vieux, laid et d'une figure commune, la reconnaissance de madame Dashwood aurait été la même pour le service rendu à son enfant chéri, mais l'influence de la jeunesse, de la beauté, de l'élégance, donna un intérêt de plus à cette action, et réveilla tous ses sentimens.

Elle le remercia mille et mille fois, et avec cette douceur, cette politesse qui régnaient dans toutes ses manières, elle l'invita de s'asseoir; mais il s'y refusa absolument étant très-mouillé, et pensant que la malade avait besoin de soins, que sa présence retardait peut-être. Il prit congé de ces dames; madame Dashwood n'insista pas, mais le pria de lui faire au moins connaître à qui elle avait cette obligation. Il répondit que son nom était Willoughby, et sa demeure actuelle le château d'Altenham, qu'il espérait qu'on voudrait lui permettre de venir le lendemain s'informer du pied foulé de mademoiselle Dashwood; ce qui lui fut accordé avec plaisir. Il partit alors, et, pour se rendre encore plus intéressant, par des torrens de pluie.

Aussitôt que le pied de Maria fut pansé, et même en le soignant, l'entretien ne tarit pas sur lui; c'était à laquelle admirerait le plus sa figure mâle et d'une beauté peu commune, la grace et la noblesse de son maintien, le choix de ses expressions, sa galanterie chevaleresque avec Maria, que ses sœurs plaisantèrent un peu sur son embarras en se voyant enlevée par un être qu'à sa beauté elle aurait pu prendre pour le chasseur Endémion ou pour Adonis. Elle l'avait beaucoup moins regardé que les autres; émue, interdite et de sa chute et de la manière dont elle était revenue chez elle, elle cachait avec sa main, sur laquelle elle s'appuyait, la rougeur de ses joues; mais cependant elle l'avait assez vu pour joindre ses éloges à ceux de sa famille, avec ce feu, cette vivacité qui embellissaient tous ses discours. Elle avoua que c'était précisément là l'idéal qu'elle s'était toujours formé d'un héros de roman, et dans son action quand il l'avait emportée si promptement sans lui donner, ni se donner à lui-même le temps de la réflexion, il y avait une rapidité de pensée qui lui plaisait extrêmement. Chaque circonstance qui lui était relative était intéressante; son nom était bon, sa résidence dans leur village favori, des chiens remarquablement beaux aussi dans leur espèce, et qui l'avaient accompagné jusque dans le salon, lui paraissaient très-attachés, parce que sans doute il était bon pour eux; enfin Maria trouva bientôt, qu'une veste de chasse était le costume qui séyait le mieux à un jeune homme. Son imagination était occupée, ses réflexions agréables, son cœur doucement agité, et la douleur de son entorse à peine sentie.

Sir Georges vint à la chaumière dès que le premier intervalle de beau temps lui permit de sortir; il apprit l'accident de Maria qui, avant qu'on eût achevé de le lui raconter, lui demanda vivement s'il connaissait un gentilhomme du nom de Willoughby, demeurant à Altenham.

Willoughby! s'écria-t-il, quoi, ce cher garçon est ici! C'est une bonne nouvelle; j'irai à Altenham demain, et je l'inviterai à dîner pour jeudi.

—Vous le connaissez donc beaucoup, dit madame Dashwood?

—Si je le connais! bien sûrement; il vient à Altenham toutes les années.

—Et quelle opinion avez-vous de lui, sir Georges?

—La meilleure du monde; un excellent garçon, je vous assure. Il chasse bien, il danse à merveille, et il n'y a pas en Angleterre un homme qui monte à cheval plus hardiment.

Et c'est là tout ce que vous avez à dire de lui, s'écria Maria indignée? Sa personne et ses manières sont, il est vrai, au-dessus de tout éloge, il n'y a qu'à le voir un moment; mais quel est son caractère quand on le connaît plus intimement? Quels sont ses goûts, ses talens, son génie? Aime-t-il la littérature, les beaux-arts, la bonne compagnie?

Sir Georges parut embarrassé. Sur mon ame, dit-il, je ne puis pas vous répondre un mot sur tout cela; mais je puis vous dire qu'il est un agréable et bon camarade, et qu'il a les plus jolies petites chiennes d'arrêt que j'aie vues de ma vie. Les avait-il avec lui aujourd'hui? Elles sont noires, le museau et les pattes marqués de feu, une tache blanche au poitrail; deux charmantes petites bêtes, sur mon honneur.

Il avait des chiens qui sautaient beaucoup autour de lui, dit Maria; mais elle n'avait pas plus remarqué leur manteau et leur espèce, que sir Georges le génie et le caractère de leur maître.

Mais qui est-il? dit Elinor. D'où est-ce qu'il vient? A-t-il une maison à Altenham?

Sur ce point sir Georges pouvait mieux répondre. Il leur dit que M. Willoughby n'avait aucune propriété dans le comté, qu'il demeurait au château d'Altenham, chez la vieille dame Smith, qui était sa grande tante, et dont il devait hériter. Oui, oui, miss Elinor, c'est une bonne capture à faire, je puis vous l'assurer; et outre cet héritage, qui ne lui manquera pas, car il fait bien sa cour à la vieille dame, il possède déjà une très-jolie terre en Sommerset Shire, et si j'étais à votre place je ne le céderais pas à ma sœur cadette, en dépit de ses roulades en bas des collines. Que diable! mademoiselle Maria ne peut pas espérer de garder pour elle seule tous nos beaux garçons; le colonel Brandon sera jaloux, si vous n'y prenez garde.

Je ne crois pas, dit madame Dashwood, avec un aimable sourire, que M. Willoughby soit en danger d'être capturé comme vous dites, par l'une ou l'autre de mes filles; elles n'ont pas été élevées à cet emploi dans leur enfance, et n'y entendent rien. Vos beaux garçons, de même que les riches peuvent être fort tranquilles avec nous; je suis charmée cependant d'apprendre par ce que vous dites, que ce bon jeune homme est estimable et bien né, et qu'on peut le recevoir.

Oui, oui, reprend sir Georges, c'est un très-bon et très-aimable garçon. L'automne dernier à un petit bal au Park, je me rappelle qu'il dansa depuis huit heures du soir jusqu'à quatre heures du matin, sans s'asseoir une seule fois.

—Vraiment, dit Maria avec ses charmans yeux étincelans, et sans paraître fatigué!

—Lui! Pas du tout; à huit heures du matin il était à cheval pour la chasse.

—Eh bien! dit Maria, j'aime cela; un jeune homme doit être ainsi. Quoiqu'il fasse, il doit y être entièrement, sans se lasser, sans se rebuter. Je suis sûre qu'il ferait de même pour tout, pour ses affaires, pour ses devoirs.

—Quant à cela je l'ignore, dit sir Georges; mais ce que je vois clairement, c'est qu'il a fait votre conquête, miss Maria, et que le pauvre Brandon n'a plus qu'à se retirer.

—Je ne sais ce que vous voulez dire, dit Maria avec un peu de fierté, je déteste cette expression de conquête; je ne songe point à faire des conquêtes, je vous assure, et personne n'a fait la mienne.

Sir Georges éclata de rire. Que vous le vouliez, ou non, vous en ferez, lui dit-il, et quelqu'un une fois fera la vôtre. Je vois ce qui va arriver, je vois très-bien; et il s'en alla en répétant: Heureux Willoughby! Pauvre Brandon!


CHAPITRE X.

L'ange gardien de Maria (comme Emma appelait avec plus d'élégance que de précision M. Willoughby) arriva de bonne heure le matin suivant. Il fut reçu par madame Dashwood avec plus que de la politesse; elle y mit une forte nuance d'affabilité, et sa reconnaissance, et le témoignage que sir Georges lui avait rendu, se réunissaient en sa faveur. De son côté il put s'assurer pendant cette visite de tout le mérite de la famille dans laquelle le hasard l'avait introduit. Manières nobles, esprit, bonté, affection mutuelle; tout s'y trouvait réuni. Quant à leurs charmes personnels, il n'avait pas eu besoin d'une seconde visite pour en être convaincu, et c'est ici le moment de tracer en peu de mots le portrait de la mère et des trois sœurs.

Madame Dashwood avait été charmante, sans être ce qu'on appelle une beauté. C'était une brune, claire, des yeux bruns, des traits qui n'avaient d'abord rien de remarquable, mais dont chacun avait son attrait particulier, et cet accord qui fait le charme d'une physionomie. La sienne était très-mobile; tout ce qui se passait dans son ame s'y peignait à l'instant. Ses yeux étaient pleins d'expression, et son sourire annonçait la bienveillance et la bonté. Sa taille était moyenne et bien prise; à quarante ans elle avait conservé cet avantage et elle marchait aussi bien, aussi légèrement que ses filles. En la voyant de loin on l'aurait prise pour leur sœur; mais de près on s'apercevait que ce visage agréable encore, était flétri par des impressions vives, et que ses yeux, un peu éteints, avaient versé bien des larmes.

Elinor avait les cheveux, les cils, les sourcils de la même teinte que ceux de sa mère, c'est-à-dire, châtains bruns, mais elle avait ainsi que son père, les yeux d'un beau bleu foncé, et son regard était plein de douceur et de sensibilité; une belle peau, peu colorée sans pâleur, et tous les traits réguliers. Elle était petite, et sa figure pleine de grace était remarquablement jolie; tous ses mouvemens étaient doux et moëlleux.

Maria était beaucoup plus frappante de beauté, quoique ses traits ne fussent pas aussi corrects que ceux de sa sœur; mais sa physionomie était plus animée. Elle était grande, élancée, tous les détails charmans; le port et le mouvement de sa tête avaient quelque chose d'enchanteur. Ses cheveux étaient noirs ainsi que ses yeux, dans lesquels brillaient une vie, une intelligence telle qu'un seul de ses regards disait toute sa pensée et pénétrait au fond de l'ame. Son teint était assez brun, mais plus coloré que celui d'Elinor, et sa peau unie, transparente, lui donnait un éclat singulier. Son sourire, qui ressemblait à celui de sa mère, avait une expression de finesse et en même-temps de bonté, qui le rendait irrésistible. Son front ombragé à demi par ses cheveux et ses sourcils d'ébène était parfait. Il était impossible de la voir sans s'écrier: Ah! quelle est belle! quelle charmante créature!

Emma à treize ans promettait d'être aussi bien jolie à dix-huit; elle était blonde et très-blanche, gaie, vive, légère, naïve, une figure spirituelle et gracieuse; c'était une délicieuse enfant.

Telles étaient les quatre femmes au milieu desquelles se trouvait le beau Willoughby; ses yeux allaient de l'une à l'autre, mais s'attachèrent bientôt tout-à-fait sur Maria. La veille, sa souffrance et plus encore son embarras l'avaient empêchée de paraître à son avantage, à peine avait-elle osé regarder celui qui venait de la porter dans ses bras; mais ce jour-ci rassurée par l'accueil qu'il recevait de sa mère, par sa propre reconnaissance, par ce qu'elle avait appris de lui, elle reprit sa vivacité, son aisance naturelle. Elle lui parla, elle l'écouta, et put bientôt se convaincre par elle-même qu'il avait l'usage du monde, le ton parfait, qu'il unissait la politesse à la franchise, la douceur à la vivacité; et quand elle l'entendit déclarer qu'il aimait la musique avec passion, alors ses beaux yeux brillèrent de tout leur éclat, et il put y lire la permission de profiter du voisinage et de revenir souvent sans avoir besoin de prétexte.

Avec Maria il n'y avait qu'à nommer un de ses amusemens favoris pour la faire parler avec enthousiasme; elle ne pouvait pas rester froide et silencieuse, et ne mettait ni timidité, ni réserve dans ses discussions, qu'elle savait rendre très-intéressantes. Dès qu'elle eût découvert que Willoughby avait les mêmes goûts, et que leur passion de musique et de danse était mutuelle, leur entretien s'anima, et ils se trouvèrent penser sur tous les points exactement à l'unisson, porter les mêmes jugemens sur les compositeurs, sur les différentes danses, et ce sujet fut long-temps inépuisable.

Encouragée par ces rapports à pousser plus loin son examen, elle parla de littérature et de ses auteurs favoris, et retrouva encore la même sympathie. Leur goût était exactement semblable: les mêmes livres, les mêmes passages les avaient frappés, ou s'il y avait quelque légère différence, si quelque objection s'élevait, c'était seulement pour que Maria pût déployer son éloquence irrésistible. Il aurait fallu qu'un jeune homme de vingt-cinq ans fût bien insensible, pour ne pas céder à la force des argumens sortis d'une aussi belle bouche, et accompagnés d'un regard qui portait la conviction au cœur. Willoughby finissait par acquiescer à toutes ses décisions, partager son enthousiasme, et long-temps avant la fin de la visite, ils conversaient avec la familiarité d'une ancienne connaissance.

Fort bien, Maria, dit Elinor, aussitôt qu'il les eut laissées, pour une matinée vous êtes bien avancée dans vos découvertes sur notre nouveau voisin. Vous avez déjà pénétré son opinion sur toutes les matières importantes; vous savez ce qu'il pense de Shakespear, de Cowper, de Scott; vous êtes certaine qu'il apprécie ces auteurs comme il le doit, qu'il sent comme vous leurs beautés; vous avez reçu l'assurance de son admiration pour Pope, pour Milton: mais si notre connaissance avec M. Willoughby doit se prolonger, je suis un peu en peine de vos entretiens. A la manière dont vous y allez dès le premier jour, vous aurez bientôt épuisé tous les sujets; une visite suffira pour lui faire expliquer ses sentimens sur la peinture, une autre sur l'amour et le mariage, et vous n'aurez plus rien à lui demander.

Elinor, s'écria Maria, êtes-vous sincère, êtes-vous juste? Croyez-vous donc mes idées si bornées? mais non, j'entends ce que vous voulez dire; ma grave Elinor, ma raisonnable sœur trouve que j'ai été trop à mon aise, trop franche, trop heureuse! j'ai manqué, sans doute, au decorum, j'ai été ouverte et sincère quand je devais être réservée, maussade, ennuyeuse et hypocrite. Si je n'avais parlé à M. Willoughby que du temps, des chemins, de la vue, et que je n'eusse ouvert la bouche que toutes les dix minutes, ce reproche m'aurait été épargné.

Mon cher amour, dit madame Dashwood, vous ne devez pas être fâchée contre Elinor; c'est un badinage. Je la gronderais moi-même si elle était capable de mal interpréter votre entretien avec notre nouvel ami: vous avez été tous les deux très-aimables. Maria fut adoucie, et donna la main à sa mère et à sa sœur. Willoughby de son côté prouva tout le prix qu'il attachait aux bontés de la famille Dashwood, en venant les réclamer chaque jour, et souvent deux fois par jour. Son prétexte fut d'abord de s'informer de l'accident de Maria, mais avant même que son pied fût guéri, il n'avait plus besoin de prétexte, et il était reçu comme un intime ami aurait pu l'être. Maria fut obligée d'être quelques jours sans marcher; cette contrainte lui eût été insupportable avant sa chute, à présent elle aurait voulu prolonger son mal, pour ne point sortir et avoir toujours Willoughby à côté d'elle. Chaque jour, chaque instant il lui paraissait plus aimable. Beaucoup de connaissances et d'esprit, avec si peu de prétentions; une imagination si vive et si brillante; une répartie si prompte; tant de feu dans ses expressions et de sensibilité dans son cœur; cette exaltation qui colore tous les objets, et joint à tous ces avantages une figure si belle, si noble, une physionomie à-la-fois animée et régulière, et un son de voix enchanteur, etc. etc.: voilà ce que Maria trouvait et répétait en allant toujours en crescendo d'éloges. Peut-être son pinceau était-il un peu trop flatteur, mais il est sûr que ce jeune homme paraissait à tous égards formé pour lui plaire et l'attacher, et remplissait à merveille cette destination. Sa société devint peu-à-peu absolument nécessaire au bonheur de Maria et à son existence. Ils lisaient, ils parlaient, ils chantaient ensemble; son talent pour la musique égalait presque celui de Maria, et il déclamait les beaux vers de Cowper, avec cette chaleur, ce sentiment de la belle poésie, qui manquait si totalement au pauvre Edward Ferrars.

Madame Dashwood qui ne voyait que par les yeux de sa chère Maria, qui la trouvait parfaite en tout point, aimait celui qu'elle aimait et qui avait tant de rapports avec elle; la sage Elinor même le trouvait très-séduisant, mais ne pouvait s'empêcher de blâmer en lui, ainsi que dans sa sœur, cette franchise excessive, ou plutôt cette imprudence qui leur faisaient dire tout ce qu'ils pensaient sur chaque sujet, sans aucune attention aux personnes et aux circonstances. Peu importait à Willoughby de blesser ou de contredire l'opinion des autres, pourvu qu'il flattât celle de l'objet d'une préférence qu'il déclarait et prouvait hautement, en n'ayant d'attention que pour Maria, en ne voyant qu'elle seule au milieu du cercle le plus nombreux. Elinor trouvait à cette conduite un manque de délicatesse pour celle qu'il préférait et de politesse pour les autres, qu'elle ne pouvait pas approuver en dépit de tout ce que Maria pouvait dire pour l'excuser.

Elle commençait à s'apercevoir, la pauvre Maria, qu'elle avait eu tort à dix-huit ans de désespérer de trouver un homme qui réalisât ses idées de perfection; Willoughby lui paraissait tout ce que son imagination pouvait créer de plus accompli. C'était sans doute son bon ange qui l'avait amené là au moment de sa chute; la sympathie avait agi sur tous deux au même instant; avant la création du monde, ils étaient destinés à se rencontrer, à s'aimer, à s'unir pour la vie; leur mariage était écrit au ciel de tout temps; ce rapport inouï dans leurs opinions, leurs goûts, leurs sentimens en était la preuve, et toute sa conduite lui assurait qu'il y pensait sérieusement.

Madame Dashwood aussi, avant que quinze jours se fussent écoulés, pensa exactement comme sa fille; mais peut-être un peu plus qu'elle aux richesses dont sir Georges lui avait parlé, et secrètement elle se félicitait d'avoir obtenu du sort deux gendres tels qu'Edward Ferrars et Willoughby.

La préférence du colonel Brandon pour Maria, qui avait été sitôt découverte par ses amis, fut remarquée par Elinor quand tous les autres cessèrent d'y faire attention. On ne remarqua plus que son heureux rival, et madame Jennings voyant bien positivement qu'il n'y avait nul espoir de mariage avec le colonel, l'abandonna complètement, et dit qu'elle s'était trompée pour la première fois de sa vie, que le colonel Brandon ne songeait pas à Maria, qu'il était en effet trop âgé pour elle, que le jeune et charmant Willoughby lui convenait beaucoup mieux, et qu'ils étaient faits l'un pour l'autre.

Elinor pensait tout autrement sur le colonel. Elle découvrit seulement alors que son attachement pour Maria n'était que trop réel. Le redoublement de sa tristesse, une émotion pénible qu'il cherchait à cacher, et qui perçait malgré lui quand Maria causait avec Willoughby; tout confirmait à Elinor qu'il était très-amoureux et très-malheureux. Quel espoir pouvait avoir un homme de trente-cinq ans, sombre et silencieux, opposé à un amant de dix ans plus jeune et vingt fois plus séduisant? elle sentait bien que ce dernier convenait mieux à Maria sous tous les rapports, mais elle ne pouvait s'empêcher de plaindre du fond du cœur le colonel, et de désirer qu'il pût retrouver son indifférence, puisque son amour ne pouvait avoir aucun succès. Elle l'aimait; et malgré sa gravité et sa réserve, il lui inspirait un grand intérêt. Ses manières quoique sérieuses étaient douces, et cette réserve paraissait plutôt être la suite de quelque peine; que la disposition naturelle de son caractère. Sir Georges avait insinué quelques mots qui justifiaient ses soupçons, qu'il avait été malheureux, et d'après cela il lui inspirait du respect et de la compassion. Peut-être que cette estime et cette tendre pitié s'augmentèrent par la légèreté avec laquelle Maria et Willoughby parlaient de lui: parce qu'il n'était ni jeune ni brillant, ils paraissaient décidés à ne lui trouver aucun mérite.

Le colonel Brandon, disait un jour Willoughby, est précisément de cette espèce d'homme dont chacun dit du bien et que personne ne recherche; on est, dit-on enchanté de le voir, et on n'a rien à lui dire.

—C'est exactement ce que je pense de lui, s'écria Maria. Ne vous en vantez pas dit Elinor, car c'est une grande injustice. Il est aimé et hautement estimé par tous les individus de la famille du Park, qui sont charmés de l'avoir chez eux; et moi je ne le vois jamais sans désirer de causer avec lui.

—Votre protection, mademoiselle, dit Willoughby, prouve certainement en sa faveur; mais quant à l'estime des habitans du Park, vous me permettrez de la prendre plutôt comme un reproche. Celui qui rechercherait l'approbation de lady Middleton et de madame Jennings, ne trouverait que l'indifférence de toutes les autres femmes.

—Mais peut-être, dit Elinor, que votre critique, et celle de Maria, contrebalanceraient le suffrage de lady Middleton et de sa mère: si leur éloge est une censure, votre censure est peut-être un éloge; elles ne sont pas plus incapables de discerner le vrai mérite, que vous êtes injustes et prévenus.

—Je ne reconnais pas votre douceur ordinaire à ce reproche, dit Maria; le désir de défendre votre protégé, vous rend un peu méchante avec nous.

—N'êtes-vous pas bien aise, Maria, que je sache défendre mes amis! Mon protégé (comme vous l'appelez) est à-la-fois sensible et raisonnable, ce qui a toujours eu un grand attrait pour moi; oui, Maria, même dans un homme entre trente et quarante. Il a très-bien vu le monde, il a voyagé avec fruit, il a lu, il a réfléchi. Je l'ai trouvé très en état de m'instruire sur plusieurs objets; il a toujours répondu à mes questions avec la politesse et la complaisance d'un homme bien né et instruit sans pédanterie.

—Oui, oui, s'écria Maria légèrement, il vous a appris que le soleil des grandes Indes était brûlant, et que les mousquites y sont insupportables.

—Il me l'aurait dit, sans doute, si je le lui avais demandé; mes questions n'ont pas eu pour objet ce que je sais déjà.

—Peut être, dit Willoughby, qu'il a été en état de vous parler des Nababs, des différentes castes, des palanquins, des éléphans, des femmes de toutes couleurs; c'est un entretien très-touchant, très-intéressant et très instructif.

—Il n'est du moins pas méchant, dit Elinor. Mais je vous en prie, M. Willoughby, qu'est-ce que vous a fait le colonel Brandon, et pourquoi lui donnez-vous des ridicules?

—Moi! en aucune manière; j'ai beaucoup de considération pour lui, je vous assure; je le regarde comme un homme très-respectable, qui ne fait de mal à personne, qui a plus d'argent qu'il n'en peut dépenser, plus de temps qu'il n'en peut employer, et plus d'années qu'il ne voudrait.

—Ajoutez à ce portrait, dit Maria, qu'il n'a ni génie, ni goût, ni esprit; que son imagination n'a rien de brillant, ses sentimens point de chaleur, et sa voix point d'expression.

—Vous décidez ses imperfections en masse avec tant de vivacité, dit Elinor, que tout ce que je pourrais dire paraîtrait insipide et froid, comme il vous paraît lui-même; je dirai donc seulement qu'il est bon, sensible, indulgent, que son esprit est assez orné pour n'avoir nul besoin de briller en dépréciant l'esprit des autres, et que son cœur ne le lui permettrait pas.

—Ah! miss Dashwood, s'écria Willoughby, vous en usez mal avec moi; vous tâchez de me désarmer par la raison, mais vous n'y réussirez pas. J'ai trois grands motifs de haïr le colonel Brandon, contre lesquels vous n'avez rien à dire: il m'a menacé de la pluie un jour que je désirais le beau tems; il a trouvé des défauts dans mon nouveau caricle, et je n'ai pu le persuader d'acheter ma jument brune. Vous conviendrez que voilà des griefs impardonnables. Je veux bien convenir avec vous cependant qu'à tout autre égard, son caractère est irréprochable; mais en faveur de cet aveu, accordez-moi de rire quelquefois un peu en parlant de lui avec mademoiselle Maria.


CHAPITRE XI.

Lorsque mesdames Dashwood vinrent s'établir dans ce qu'on appelait (improprement il est vrai) une chaumière, elles ne s'attendaient guère qu'elles y trouveraient presque les plaisirs de la ville, ou du moins assez d'engagemens et de visites pour qu'il leur restât trop peu de temps à donner à des occupations sérieuses; c'est cependant ce qu'il leur arriva. Dès que Maria fut rétablie, les plans d'amusement de sir Georges commencèrent avec une grande activité. Des bals à la maison du Park, des parties sur l'eau, des courses à cheval ou en caricle, se succédèrent sans interruption. Un très-beau mois d'octobre favorisait les promenades du matin; on revenait dîner chez lady Middleton, et la danse, le jeu, la musique remplissaient les soirées. Willoughby ne manquait pas l'occasion de s'y rencontrer, et l'aisance, la familiarité que sir Georges établissait dans ses parties étaient exactement calculées pour augmenter l'inclination réciproque qui s'établissait entre lui et Maria, pour leur faire remarquer encore davantage leur perfections mutuelles, le rapport de leurs goûts et de leurs talens, et la préférence décidée qu'ils s'accordaient l'un à l'autre. Elinor n'était pas du tout surprise de leur attachement; elle aurait voulu seulement qu'ils l'eussent un peu moins manifesté, et deux ou trois fois elle usa doucement de ses droits réunis de sœur aînée et d'amie pour adresser à ce sujet quelques tendres exhortations à Maria et lui faire sentir la nécessité de prendre de l'empire sur elle-même. Mais Maria détestait, abhorrait la dissimulation; elle la regardait comme une fausseté impardonnable, et cacher des sentimens qui n'avaient rien en eux-mêmes de condamnable, lui paraissait non-seulement un effort inutile, mais une ridicule prétention de la raison opposée à l'élévation des sentimens. Willoughby pensait de même, et leur conduite à tout égard montrait clairement leur opinion. Quand il était présent, elle n'avait des yeux que pour lui; tout ce qu'il faisait était juste; tout ce qu'il disait était charmant. Si dans la soirée on jouait aux cartes, elle ne s'intéressait qu'à son jeu; si on dansait, il était son partner pour toute la soirée, et s'ils étaient obligés de se séparer une ou deux contredanses, ils tâchaient au moins d'être près l'un de l'autre. Lorsqu'on ne dansait pas ils étaient toujours et toujours à causer dans un coin du salon; si on se promenait c'était lui qui la conduisait dans son caricle. Une telle conduite excitait comme on le comprend les railleries de toute la société, mais ils s'en embarrassaient fort peu, et cherchaient plutôt à les provoquer.

Madame Dashwood au lieu de gronder sa fille comme elle l'aurait dû, et de la retenir au moins par l'obéissance, puisque la raison n'avait pas de prise sur elle, partageait tous ses sentimens avec une chaleur presque égale à celle de Maria. Elle avait un de ces cœurs qui n'ont point d'âge et ne vieillissent jamais. Tout cela lui paraissait la conséquence très-naturelle d'une forte inclination entre deux jeunes gens vifs et sensibles qui se rendaient mutuellement justice. Au lieu de retenir Maria, elle renchérissait sur l'éloge de Willoughby; elle le comparait à feu son époux, et sa fille à elle-même dans le temps de leurs amours. Ah! comme c'était pour Maria le temps du bonheur! Qu'on se rappelle le charme d'une première passion, de ce sentiment si nouveau, si ardent qui s'empare de l'ame entière, et celle de Maria était formée pour l'éprouver dans toute sa force. Aussi s'attacha-t-elle à Willoughby mille fois davantage qu'à sa propre existence. Elle le voyait à chaque instant sans remords, sans contrainte, puisque c'était sous les yeux de sa mère, qui l'approuvait, et que toutes les deux trouvaient de jour en jour de nouveaux motifs de l'aimer davantage. Norland et Sussex, et toute sa vie passée étaient effacés de sa mémoire; elle n'existait plus qu'en Devonshire, et pour son adoré Willoughby.

La pauvre Elinor n'était pas aussi heureuse; son cœur ne goûtait pas le même bonheur. Il était encore à Norland, et rien autour d'elle ne pouvait remplacer ce qu'elle y avait laissé. Ce n'était assurément ni lady Middleton, ni madame Jennings qui pouvaient la dédommager des entretiens dont elle gardait un si tendre souvenir. La dernière, il est vrai, était une excellente femme, mais une parleuse éternelle; et comme au premier instant Elinor était devenue sa favorite, c'était toujours à elle qu'elle adressait ses discours. Elle lui avait déjà raconté son histoire cinq ou six fois; Elinor savait toutes les particularités de son mariage et de celui de ses filles, tous les détails de la maladie de monsieur Jennings, tout ce que le pauvre cher homme lui avait dit en mourant, etc. Lady Middleton plaisait mieux à Elinor, mais elle eut bientôt remarqué qu'elle ne parlait pas, parce qu'elle n'avait rien à dire, et que ce calme, qui d'abord allait assez bien à sa belle physionomie et lui donnait un grand air de décence et de retenue, n'était qu'un manque total d'idées et de sentimens. On restait toujours avec elle au même point; et depuis sa première visite à la chaumière, toujours également froide et polie, leur liaison ne s'était pas avancée d'une ligne. Elle disait aujourd'hui ce qu'elle avait dit hier, et presque dans les mêmes termes; son insipidité était invariable, son humeur était toujours la même. Quoiqu'elle ne s'opposât point aux parties de son mari, qu'elle veillât à ce que tout fût dans les règles, et que ses deux plus grands enfans fussent toujours avec elle, elle ne paraissait y prendre aucun plaisir, mais aussi n'en recevoir aucune peine. Elle ne s'ennuyait ni ne s'amusait; il lui était égal d'être là ou ailleurs; elle était avec son mari et sa mère, de même qu'avec les étrangers, et sa présence ajoutait si peu de chose à la société, qu'on aurait oublié qu'elle était là, si des enfans bruyans et gâtés n'avaient pas été autour d'elle. Ce n'était donc pas une ressource pour Elinor, et de toutes leurs nouvelles connaissances, le colonel Brandon était le seul qui excitât en elle l'intérêt de l'amitié, et avec qui elle pût s'entretenir avec plaisir. Willoughby lui était indifférent. Elle le trouvait assez aimable; mais il l'était rarement pour elle; toutes ses attentions, tous ses propos s'adressaient à Maria. Cette dernière laissait, il est vrai, le colonel Brandon entièrement à sa sœur. Il trouvait sans doute dans l'aimable entretien d'Elinor quelque consolation de la parfaite indifférence de celle qui, malgré lui, occupait son cœur et sa pensée; mais cette indifférence redoublait sa tristesse habituelle, et sa conversation n'était rien moins que gaie. Elinor le plaignait sincèrement, d'autant qu'elle avait lieu de croire que ce n'était pas la première fois qu'il était malheureux en amour. Un soir, pendant que tous les autres dansaient, ils voulurent se reposer, et s'assirent à côté l'un de l'autre. Les yeux du colonel étaient fixés sur Maria, qui dansait avec Willoughby. Il dit avec un triste sourire: votre sœur, à ce qu'on m'assure, n'approuve pas les seconds attachemens; elle pense qu'on ne doit aimer qu'une fois.

—Oui, répliqua Elinor, ses opinions sont un peu romanesques.

—Ou plutôt, à ce que j'imagine, elle croit qu'un second attachement ne peut pas exister.

—Je crois que c'est-là son idée; mais comment ne réfléchit-elle pas sur le caractère de notre bon père qui s'est marié deux fois par inclination. Elle est encore bien jeune, et se fait des illusions; dans quelques années ses opinions seront établies sur des bases plus réelles: alors il sera plus aisé de les définir et de les justifier; à présent je lui en laisse le soin.

—Oui, dit le colonel, c'est probablement ce qui arrivera; cependant il y a quelque chose de si aimable dans les préjugés d'un jeune cœur, qu'on est presque fâché du moment où il y renonce pour adopter les opinions générales.

—Je ne puis être de votre avis, dit Elinor; il y a des inconvéniens dans la manière de voir et de sentir de Maria que tous les charmes de l'enthousiasme et de l'ignorance du monde ne peuvent compenser. Son système a le funeste effet de nourrir son esprit de chimères qui l'égarent, et qui la rendront malheureuse quand la triste réalité les dissipera. Plus de vraie connaissance du monde lui serait à ce que je crois bien avantageuse.

Le colonel resta un moment en silence, puis il reprit avec un peu d'émotion dans la voix: est-ce que votre sœur ne fait aucune distinction dans ses objections contre un second attachement? Est-ce que ceux qui ont été malheureux dans un premier choix, ou par l'inconstance de son objet, ou par l'entraînement des circonstances doivent rester indifférens tout le reste de leur vie!

—Je vous assure, colonel, répondit Elinor, que je ne connais pas son système en détail, je sais seulement que je ne lui ai jamais entendu admettre qu'un second amour pût être pardonnable.

—Ainsi, dit-il, il faudrait un changement total dans ses idées.... Mais non, non, je ne le désire pas. Quand les idées romanesques d'un jeune esprit sont forcées de s'évanouir, combien souvent sont-elles remplacées par des principes trop communs hélas! dans le monde, et trop dangereux. J'en parle d'après l'expérience. J'ai connu une jeune dame qui ressemblait extrêmement à votre sœur en tout point; même chaleur de cœur; même vivacité d'esprit; elle pensait et jugeait comme elle, et par un changement forcé, par une série de circonstances malheureuses..... Ici il s'arrêta soudainement, comme s'il avait pensé qu'il en disait trop, et donna lieu ainsi à des conjectures, qui sans cela ne seraient jamais entrées dans la tête d'Elinor. Cette dame n'aurait nullement excité ses soupçons, mais le trouble visible du colonel, son interruption convainquit mademoiselle Dashwood que ce qui la concernait était un triste secret, et de là elle fut conduite naturellement à croire que l'émotion du colonel en parlant d'elle était relative à un tendre souvenir. Elle se tut, et ne lui fit aucune question. Avec Maria cela n'aurait pas fini ainsi: l'histoire entière se serait achevée dans son active imagination, si elle n'avait pu en obtenir la confidence, comme la plus mélancolique histoire d'un amour malheureux.


CHAPITRE XII.

Elinor et Maria se promenaient ensemble le matin suivant; la dernière confia à sa sœur quelque chose, qui, malgré toutes les preuves qu'elle avait de l'imprudence de Maria et de son manque de raison, la surprit par l'excès de son extravagance.

Maria lui apprit avec un transport de joie, que Willoughby lui avait fait présent d'un cheval; c'était une jument charmante qu'il avait élevée lui-même à Haute-Combe, sa campagne de Sommerset-Shire, et qui était exactement un cheval de femme, doux, sage, vif et d'une bonne hauteur. Sans considérer qu'il n'entrait pas dans le plan de sa mère d'avoir des chevaux, que si elle y consentait en faveur de ce don, il faudrait en acheter un autre pour un domestique, puis engager un palefrenier pour en avoir soin, et après tout cela bâtir une écurie pour le loger, elle avait accepté cet inconcevable présent sans hésiter, et le dit à sa sœur avec ravissement. Il compte, ajouta-t-elle, envoyer un de ces jours son jokey en Sommerset-Shire pour la chercher, et quand elle sera arrivée, nous la monterons tous les jours, escortées par Willoughby; nous irons tour-à-tour, vous et moi, car, ma chère Elinor, vous en userez tout comme moi. Imaginez le délice de galoper dans cette plaine, de grimper à cheval ces collines.

Elinor souffrait de faire évanouir ce songe de félicité; il le fallait cependant. Elle rassembla son courage, et tâcha de lui faire comprendre avec tendresse et raison qu'elle devait y renoncer. Maria ne voulait d'abord rien entendre; elle avait réponse à tout; elle était sûre que sa maman n'y ferait nulle objection; un domestique de plus serait une bagatelle; tout cheval serait bon pour lui, il en emprunterait au Park, et pour écurie le plus simple hangar serait suffisant. Alors Elinor essaya d'élever quelques doutes sur l'inconvenance d'accepter un présent d'un jeune homme, qu'elle connaissait aussi peu. C'en était trop, et les yeux noirs de Maria brillèrent d'indignation.

Vous vous trompez, Elinor, dit-elle vivement, en supposant que je connaisse peu Willoughby; il n'y a pas long-temps il est vrai que je le vois, mais je le connais plus que qui que ce soit au monde, excepté vous et maman. Ce n'est ni le temps, ni l'occasion qui déterminent les liaisons du cœur; c'est uniquement la sympathie, une disposition réciproque qui entraîne irrésistiblement. Dix ans sont quelquefois insuffisans pour connaître à fond quelqu'un qu'on voit tous les jours; et avec d'autres, dix jours, dix heures mêmes sont plus que suffisantes. Tenez, par exemple, je croirais plutôt me rendre coupable d'imprudence en acceptant un cheval de mon frère que de Willoughby. Je connais très-peu John, quoique nous ayons vécu ensemble des années; mais sur Willoughby mon jugement est formé, et je le connais comme moi-même.

Elinor crut qu'il était plus sage de ne plus dire un mot sur un sujet qui tenait si fort à cœur à sa sœur; elle la connaissait assez pour savoir que là dessus elle n'entendrait pas raison, et s'affermirait encore plus dans son idée; il lui restait d'ailleurs un moyen plus sûr de réussir. Maria chérissait sa mère, et dès qu'Elinor lui eut représenté que madame Dashwood ferait des sacrifices et s'imposerait à elle-même des privations pour que sa fille chérie eût ce plaisir, elle y renonça à l'instant, et promit de ne pas même tenter la bonté de sa mère et de ne pas lui parler de cette offre, qu'elle refuserait elle-même positivement la première fois qu'elle verrait Willoughby.

Elle fut fidèle à sa parole, et quand Willoughby vint à la chaumière le même jour, Elinor (à sa grande satisfaction) entendit Maria lui exprimer à voix basse tout son regret de ne pouvoir accepter le cheval qu'il voulait lui donner. Elle lui dit les motifs qui lui avaient fait changer d'avis, et avec assez de fermeté pour qu'il n'essayât pas de les détruire; son chagrin cependant fut très-apparent, et après l'avoir exprimé avec vivacité, il ajouta aussi à voix basse: Eh bien! Maria, ce cheval est encore à vous, quoique vous ne puissiez pas vous en servir à présent. Je vous le garderai jusqu'à ce que vous vouliez le réclamer; quand vous quitterez Barton pour vous établir dans une plus grande maison, ma Reine Mab (c'est son nom), vous y recevra.

C'est tout ce que put entendre Elinor; et de la manière dont ces mots furent prononcés, en nommant Maria par son nom de baptême, elle jugea leur intimité tout-à-fait décidée, d'un commun accord. De ce moment elle ne douta pas qu'ils ne fussent engagés l'un à l'autre pour se marier incessamment, et n'eut pas d'autre surprise, connaissant leur franchise à tous deux, que de l'apprendre par hasard.

Emma lui raconta quelque chose le jour suivant qui la confirma tout-à-fait dans cette idée. Willoughby passa toute la journée avec elles; pendant que madame Dashwood et Elinor s'habillaient, Emma resta seule au salon avec lui et Maria, et la petite fine mouche, sans avoir l'air de les regarder, faisait des observations, qu'elle communiqua ainsi à sa sœur aînée.—O Elinor! j'ai un grand secret à vous dire sur Maria; je suis sûre qu'elle se mariera bientôt avec M. Willoughby.

—Vous avez dit ainsi, Emma, depuis le premier jour que vous l'avez rencontré sur la colline, et il n'y avait pas une semaine qu'il était reçu chez nous que vous étiez certaine que Maria portait son portrait au cou, et quand vous avez un jour tiré malicieusement par derrière le cordon qui l'attachait, c'était.... la miniature de notre vieux bon oncle que vous avez mise au jour.

—Oui, c'est vrai; mais à présent c'est tout autre chose; je suis sûre qu'ils vont bientôt se marier, car il a dans son portefeuille une grosse boucle des cheveux de Maria.

—Prenez garde, Emma, c'est peut-être les cheveux de quelque grande tante, de madame Smith.

—Non, non, vous dis-je, c'est bien de Maria; j'en suis bien sûre, car je les lui ai vu couper. Hier, quand vous et maman sortîtes de la chambre, il s'approcha tout près d'elle sur le dos de sa chaise; et ils parlèrent ensemble si bas que je ne pouvais rien entendre, mais il me semblait qu'il lui demandait quelque chose. Elle secouait ainsi la tête, comme pour dire non: mais en même temps elle sourit en le regardant, comme pour dire oui. Alors il prit des ciseaux et coupa une longue boucle de ses cheveux, de ceux qui retombaient sur sa nuque; il les baisa plus de vingt fois, et les enveloppant dans une feuille de papier, il les cacha dans son portefeuille. Qu'avez-vous à dire à présent, mademoiselle Elinor? n'est-il pas vrai qu'ils sont engagés?

Il fallut bien croire Emma, et d'autant plus facilement que son rapport était à l'unisson de ce qu'elle voyait chaque jour; mais la sagacité de la petite ne s'exerçait pas toujours sur Maria, et la prudente Elinor n'en fut pas à l'abri. La bonne madame Jennings dont le plus grand plaisir était de railler et d'embarrasser les jeunes filles par des questions d'amour, et de découvrir le secret de leur cœur, attaqua la petite Emma sur le compte de sa sœur aînée. Il était impossible, dit-elle, qu'étant aussi jolie, elle n'eût pas un amoureux, et elle avait la plus grande curiosité de savoir son nom.

La petite rougit, et se tournant vers sa sœur: puis-je le nommer, lui dit-elle? Tout le monde éclata de rire; Elinor même essaya de rire aussi, mais ce fut un effort pénible. Elle était convaincue qu'Emma n'avait et ne pouvait avoir en vue qu'Edward Ferrars, dont elle n'aurait pu entendre le nom sans une émotion qui aurait excité les railleries de madame Jennings.

Maria sentit vivement aussi ce que sa sœur devait souffrir, mais elle augmenta plutôt que de diminuer son trouble. Elle rougit beaucoup aussi et dit en colère à Emma: Rappelez-vous, Emma, que quelles que soient vos conjectures, vous n'avez pas le droit de les répéter.

—Je n'ai point de conjectures, répondit la petite; c'est vous, Maria, qui m'avez appris le nom de l'amoureux d'Elinor.

Les éclats de rire recommencèrent. Emma fut vivement pressée de dire ce nom; elle s'en défendit: Non, non, Madame, voyez comme Maria est fâchée; non, je ne veux pas le dire, mais je sais bien qui c'est, et où il est.

—Oh! pour ce dernier point, mon enfant, j'en sais autant que vous, dit M. Jennings, c'est à Norland, j'en suis sûre.... Je parie que c'est le curé de la paroisse!

—Non, non, pas du tout, ce n'est point un curé, je vous assure.

—Non! et bien qu'est-il donc? militaire sans doute.

—Encore moins, il n'est rien du tout.... que l'amoureux d'Elinor.

—Emma, dit Maria en colère, vous savez fort bien que tout cela est vine invention de votre part, et que cette personne n'est rien sans doute, puisqu'elle n'existe pas.

—Ah mon Dieu! s'écria Emma, il est donc mort dernièrement, car je sais fort bien qu'il existait, et que les premières lettres de son nom étaient un E et une F.

Elinor s'était un peu éloignée sous quelque prétexte, mais elle entendait tout et elle était au supplice. Pour la première fois lady Middleton lui parut très-aimable en observant qu'il pleuvait beaucoup, et ramenant l'attention de chacun sur le temps et les nuages. C'était moins pour obliger Elinor que pour faire cesser un entretien qui l'ennuyait; mais le colonel Brandon saisit cette idée, parla de la pluie avec milady, puis de la gentillesse de la petite Sélina, puis de la bonté du thé, puis de l'élégance du service, et l'amour d'Elinor fut oublié. Mais il ne lui fut pas facile de se remettre de son trouble, et jamais elle n'avait mieux senti combien ce nom l'intéressait.

Dans le cours de la soirée sir Georges proposa une partie de campagne pour le lendemain; il s'agissait d'aller voir une très-belle terre à douze mille de Barton, appartenant à un beau-frère du colonel Brandon. Il était absent, et il avait laissé les ordres les plus stricts pour que personne n'entrât chez lui que ceux que le colonel amènerait. Sir Georges vantait excessivement toutes les beautés de cette maison et des jardins, et sans doute il pouvait en parler, car depuis dix ans, il y conduisait au moins deux fois, chaque été les hôtes qu'il avait chez lui. Il y avait entr'autres une immense pièce d'eau et une grande chaloupe qui devait former un des plus grands amusemens de la journée. On y porterait des viandes froides, des vins; on irait en calêche ouverte, en phaéton, en caricle, et chaque chose fut arrangée pour en faire une vraie partie de plaisir.

Quelques personnes de la compagnie pensaient différemment; la saison était trop avancée, et le temps trop humide pour aller chercher le plaisir aussi loin; il avait plu tous les jours pendant la quinzaine; madame Dashwood était déjà très-enrhumée, et à la prière instante d'Elinor, elle consentit à n'en pas être et à rester chez elle.


CHAPITRE XIII.

La partie projetée tourna très différemment de ce qu'on avait imaginé; les uns y voyaient un plaisir parfait, quelques-uns de l'ennui, d'autres de la fatigue. Il n'y eut rien de tout cela; elle manqua au moment où on s'y attendait le moins.

A dix heures toute la société était au Parc, où on devait déjeûner amplement avant le départ. Sir Georges ne se possédait pas de joie. Il avait plu toute la nuit, mais le temps s'était éclairci sur le matin, les nuages se dispersaient à l'horison, et le soleil paraissait. Nous aurons un temps de Dieu, disait-il, et vous verrez Whitwell dans toute sa gloire. Tout le monde était en train et de bonne humeur; on était décidé à s'amuser quoiqu'il arrivât, et l'on se montait en gaîté.

Pendant le déjeûner on apporta les lettres. Il y en avait une pour le colonel Brandon; il la prit, regarda l'adresse, pâlit et quitta immédiatement la chambre.

—Qu'est-ce qui arrive à Brandon, dit sir Georges!

Personne ne répondit.

—J'espère qu'il n'a pas reçu de mauvaises nouvelles, dit lady Middleton; mais il faut que ce soit quelque chose de bien extraordinaire pour laisser ma table de déjeûner si brusquement.

Dans moins de cinq minutes il rentra.

—Point de mauvaises nouvelles j'espère, lui dit madame Jennings, au moment où il ouvrit la porte.

—Non, madame, aucune; je vous remercie de votre intérêt.

—Très-vif en vérité. Est-ce d'Avignon! j'espère que votre sœur n'est pas plus malade!

—Non, madame, ma lettre est de Londres, et c'est simplement une lettre d'affaires.

—Mais comment se fait-il que la seule écriture vous ait autant troublé? Venez, venez à côté de moi, cher colonel, racontez-moi ce que c'est; quelque chose d'intéressant pour vous, j'en suis sûre.

—Ma chère maman, dit lady Middleton, laissez de grace le colonel achever son déjeûner. Voilà votre tasse, colonel. Il la prit et la but rapidement sans s'asseoir.—Peut-être est-ce pour vous dire que votre cousine Fanny se marie? est-cela, dit madame Jennings?

—Non, madame pas du tout.

—Eh bien donc! je sais ce que c'est, et qui vous écrit, colonel; j'espère qu'elle se porte bien.

—Qui? madame, dit le colonel en rougissant un peu.

—Oh vous savez très-bien de qui je veux parler.

Le colonel impatienté ne répondit pas; il s'adressa à lady Middleton.—Je suis très-fâché, milady, lui dit-il, d'avoir reçu cette lettre ce matin; elle m'oblige à partir de suite pour Londres.

—Pour Londres! s'écria madame Jennings: quelle folie, et que peut-on avoir à faire à Londres dans cette saison.

—C'est moi qui perd le plus, dit-il, en étant forcé de quitter une société aussi agréable; mais ce qui me chagrine surtout, c'est que je crains de faire manquer la partie de ce matin, et que ma présence ne soit absolument nécessaire pour être admis à Whitwell.

Tout le monde fut consterné.

—Mais si vous écriviez un billet à la concierge, M. Brandon, dit vivement Maria, ne serait-ce pas suffisant?

—Je crains que non mademoiselle.

—Il faut absolument que vous veniez avec nous, s'écria sir Georges; il n'y a point d'affaire plus importante au monde que de ne pas déranger une partie sur le point de commencer. Renvoyez votre départ pour la ville à demain, Brandon; voilà tout.

—Je voudrais que cela me fût possible, dit-il avec fermeté; mais je ne puis retarder mon départ d'un jour.

—Si vous vouliez seulement nous dire de quoi il est question, dit madame Jennings, et nous conter votre affaire, nous déciderions si elle est si pressée ou si vous pouvez rester.

—Vous ne perdrez que cinq ou six heures, dit Willoughby, si vous vouliez seulement différer jusqu'à notre retour.

—Je ne puis pas perdre seulement une heure, répondit le colonel.

Elinor entendit Willoughby qui disait à voix basse à Maria:—Il est de ces gens maussades qui ne peuvent supporter une partie de plaisir; il avait peur de s'enrhumer ou d'être mouillé, j'en suis sûr, et il a inventé cela pour faire manquer celle-ci. Je voudrais parier cinquante guinées que cette lettre est de sa main.

—Je n'en doute pas, dit Maria.

—Il n'y a pas moyen de vous persuader, dit sir Georges, quand une fois vous avez mis quelque chose dans votre tête; je sais cela depuis long-temps: voyez cependant combien vous nous contrariez.

Le colonel répéta encore tout son chagrin d'en être la cause, mais déclara que son départ était inévitable.

—Eh bien donc! quand vous reverra-t-on?

—Bientôt j'espère, ajouta lady Middleton, et nous remettrons la partie de Whitwell à votre retour; j'aurai le temps de tout mieux arranger.

—Vous êtes très obligeante, madame, mais mon retour est si incertain, que je n'ose prendre aucun engagement.

—Je vous déclare, dit sir Georges, que si vous n'êtes pas ici à la fin de la semaine, je vais vous chercher.

—Oui, oui, sir Georges, faites cela, s'écria madame Jennings; vous saurez alors ce que c'est que cette affaire, et vous me le direz.

On vint avertir le colonel que son cheval était prêt.—Vous n'allez pas à cheval jusqu'en ville, dit sir Georges?

—Non: seulement jusqu'à la première poste.

—Eh bien! je vous souhaite un bon voyage, entêté que vous êtes; allons un effort de complaisance; renvoyez ce cheval.

—Je vous jure que cela n'est pas en mon pouvoir.

Il prit congé de toute la compagnie, qui lui rendit son salut avec humeur, à l'exception d'Elinor qui n'avait pas dit un mot pour le retenir, et qui le salua avec affection.—N'y a-t-il aucune chance, mademoiselle Elinor, lui dit-il, de vous voir à Londres cet hiver avec votre sœur?

—Je crains qu'il n'y en ait point.

—Je vous dis donc adieu pour plus long-temps que je ne voudrais, dit-il avec émotion. Il lui prit la main qu'il serra doucement, et fit un simple salut à Maria. Madame Jennings voulait encore le retenir pour lui faire dire son secret; mais il lui souhaita le bonjour, et quitta la chambre avec sir Georges.

Les plaintes, les regrets, les lamentations, les reproches, les sarcasmes, les conjectures, que la politesse avaient retenus, éclatèrent à la fois dès qu'ils furent sortis, lorsque madame Jennings fit taire tout le monde en disant: Je crois que j'ai deviné l'importante affaire qui nous a tous rendus si malheureux.

—Quoi donc? chère dame, qu'est-ce que vous croyez? dites-vite, s'écria chacun.

—Je suis sûre que c'est pour miss Williams.

—Et qui est miss Williams, demanda Maria?

—Quoi! vous ne connaissez pas miss Williams! vous en avez au moins entendu parler?

—Pas du tout, je vous jure.

—Eh bien! miss Williams, dit-elle avec un sourire fin, est une proche parente du colonel, très proche en vérité; je ne veux pas dire en toute lettre à quel degré pour ne pas blesser les oreilles des jeunes dames; et baissant un peu la voix, elle dit à Elinor: c'est sa fille naturelle.

—Vraiment! vous me surprenez.

—Oui, comme je vous le dis, et le colonel l'aime comme ses yeux; je suis sûre qu'il lui laissera toute sa fortune.

Sir Georges rentra, et se joignit de grand cœur au regret général; mais il finit par observer que puisqu'on était rassemblé, il fallait au moins faire tous ensemble quelque chose qui serait peut-être aussi divertissant. Après quelques consultations, on convint qu'on irait courir de côté et d'autre, suivant sa fantaisie, pendant quelques heures, puis qu'on reviendrait dîner au Parc. Lady Middleton trouva que c'était beaucoup plus convenable que de dîner en plein air. Elinor fut du même avis par d'autres motifs. Les voitures furent ordonnées; l'élégant caricle de Willoughby fut prêt le premier. On comprend qu'il devait conduire Maria, et jamais celle-ci n'avait paru plus heureuse qu'en se plaçant à côté de lui; et vraiment c'était le plus beau couple qu'il fût possible de voir. Ils partirent comme l'éclair et furent bientôt hors de vue, et on n'entendit plus parler d'eux jusqu'au retour général. Ils étaient partis les premiers, ils revinrent les derniers. Tous deux paraissaient enchantés de leur promenade dont ils ne donnèrent aucun détail; ils dirent seulement que pour rouler plus vîte, ils étaient restés dans la plaine. Les autres, pour jouir de la vue, s'étaient promenés sur les hauteurs.

Sir Georges avait décidé que pour se consoler du départ du colonel, on s'amuserait toute la journée, et qu'on danserait après dîner. Il y avait, outre la compagnie ordinaire, toute la nombreuse famille Carey de Nerrton. On était vingt personnes à table, ce que sir Georges remarqua avec grand plaisir. Willoughby prit sa place accoutumée entre Elinor et Maria. Il n'y avait pas long-temps qu'ils étaient assis, lorsque madame Jennings se penchant entre Elinor et Willoughby, prit le bras de Maria, et lui dit, assez haut pour être entendue de tous deux: Je sais où vous êtes allés ce matin, miss Maria; je l'ai découvert malgré tous vos beaux mystères. Maria rougit et dit vivement: Où donc, Madame?

—Ne saviez-vous pas, dit Willoughby, que nous nous étions promenés dans mon caricle?

—Oui, oui, Monsieur, je le savais bien, mais j'étais décidée de savoir aussi où ce caricle vous avait menés, et je le sais. J'espère, miss Maria, que votre future maison est de votre goût? Elle est à mon gré une des plus grandes et des plus belles que je connaisse, et quand je viendrai vous voir, j'espère que je la trouverai bien arrangée et meublée de neuf. Les meubles actuels sont trop antiques, n'est-ce pas? c'est la seule chose à quoi j'aie trouvé à redire quand j'y fus il y a six ans, et vous ne les aurez pas trouvés en meilleur état ce matin.

Maria se détourna en grande confusion. Madame Jennings rit aux éclats, et conta ensuite à Elinor qu'elle avait chargé sa femme-de-chambre Betty, adroite autant que gentille, de savoir du jockey de M. Willoughby où son maître avait conduit miss Dashwood, et qu'ainsi elle avait appris positivement qu'il l'avait menée au château d'Altenham, et qu'ils avaient passé toute la matinée à se promener dans la maison et dans les jardins.

Elinor pouvait à peine le croire; il lui semblait également inouï à M. Willoughby de l'avoir proposé et à Maria d'avoir consenti d'aller dans la maison où vivait une femme respectable, qu'elle ne connaissait point, et chez qui elle ne pouvait être admise.

Aussitôt qu'on fut sorti de table, elle prit sa sœur à part et le lui demanda, et à sa grande surprise, elle trouva que tout ce que madame Jennings avait dit était exactement vrai. Maria était tout-à-fait revenue de son premier moment de trouble, et se fâcha presque de ce que sa sœur en doutait.

—Qu'est-ce qui vous étonne donc, Elinor, lui dit-elle? pourquoi serais-je pas allée voir Altenham, puisque j'en avais une si bonne occasion? ne vous ai-je pas entendue dire vous-même que vous en auriez grande envie?—Oui, Maria, mais j'aurais attendu que madame Smith n'y fût plus ou voulût m'y recevoir, et je n'y serais surtout pas allée seule avec M. Willoughby.

—M. Willoughby est cependant la seule personne qui ait quelque droit de m'y introduire, et qui puisse me montrer en détail la maison et les jardins. Son caricle ne contient que deux places, et je ne pouvais avoir personne avec moi. Je vous assure, Elinor, que dans toute ma vie je n'ai passé une plus délicieuse matinée.

—Il est fâcheux, reprit doucement Elinor, que le plaisir et la convenance n'aillent pas toujours ensemble.

—Au contraire, Elinor, cela vaut beaucoup mieux, et ce que vous dites est la plus forte preuve en ma faveur. Si j'avais blessé le moins du monde les convenances ou la décence, j'en aurais eu le sentiment: vous m'accorderez j'espère qu'on sent toujours quelque chose de pénible quand on fait ce qui n'est pas bien, et avec cette conviction je vous assure que je n'aurais eu nul plaisir.

—Mais, ma chère Maria, dit Elinor avec une extrême tendresse, ne pensez-vous pas aussi qu'un sentiment plus vif encore peut aveugler? vous vous êtes déja trop exposée peut-être à de malicieuses remarques; ne commencez-vous pas à vous douter que vous y avez peut-être donné lieu, et votre promenade peut les augmenter? Madame Jennings......

—Madame Jennings et ses sottes railleries, interrompit Maria, me sont très-indifférentes; tout le monde, et vous-même Elinor, vous y êtes sans cesse exposés; je n'attache pas plus de prix à sa censure qu'à son approbation. Je n'ai point du tout le sentiment d'avoir fait quelque chose de mal en me promenant dans les jardins de madame Smith, ou en voyant sa maison; elle doit un jour appartenir à M. Willoughby, et.....

—Lors même qu'elle devrait aussi vous appartenir, dit Elinor, cela ne justifie point ce que vous avez fait.

Maria rougit beaucoup, mais plutôt de plaisir que de peine, et après quelques minutes de silence elle passa un bras autour de sa sœur, et lui dit avec son charmant sourire: peut-être, Elinor, ai-je fait une étourderie en allant à Altenham, pardonnez-la moi, je ne puis m'en repentir, M. Willoughby avait la passion de me le montrer, et c'est une charmante habitation je vous assure: il y a surtout un petit salon au premier étage, précisément comme il le faut pour un établissement de tous les jours. Lorsqu'il sera meublé avec élégance, il sera délicieux; il est situé à l'angle de la maison, et il y a deux vues différentes, d'un côté sur le boulingrin, et au-delà sur un beau grand bois; de l'autre côté c'est l'église et le village, et derrière, cette belle colline que nous avons si souvent admirée. Encore n'ai-je pas vu le salon à son avantage, les meubles sont si antiques! mais, comme dit Willoughby, avec quelques centaines de guinées nous en ferons..... on peut en faire la plus charmante chambre d'été de toute l'Angleterre.

Ainsi finit le sermon d'Elinor; elle ne dit plus rien, et Maria allait continuer sa description d'Altenham avec le même feu, quand elles furent appelées pour la danse. C'était Willoughby; elle lui donna la main, et dansa toute la soirée avec lui sans se rappeler un mot de ce que lui avait dit sa sœur.


CHAPITRE XIV.

Le départ soudain du colonel Brandon et la fermeté qu'il avait mise à en cacher la cause, excitèrent la plus vive curiosité chez madame Jennings, et pendant trois ou quatre jours elle en fut occupée au point, que la course de Maria avec Willoughby fut tout-à-fait mise de côté. Elle avait deviné juste; elle était contente et n'y pensait plus. Elle était trop bonne pour se plaire à tourmenter ces pauvres jeunes gens, qui s'aimaient comme on doit s'aimer à leur âge, qui rivalisaient tous deux en beauté: rien de plus naturel, et il n'y avait rien à dire. Mais ce colonel que peut-il lui être arrivé? Elle errait de conjecture en conjecture; c'était sûrement quelque chose de très-fâcheux; elle avait vu cela sur son visage; et la voilà à penser à toutes les espèces de maux et de malheurs qui pouvaient tomber sur lui. Pauvre cher homme! j'en suis vraiment effrayée! c'est peut-être une affaire dangereuse, une banqueroute, que sais-je! il est possible qu'à ce moment il soit entièrement ruiné. Sa belle terre de Delafort n'a jamais rendu plus de deux mille louis par an, et son frère lui a laissé beaucoup de dettes, je sais cela positivement; mais que ne donnerais-je pas pour savoir à présent la vérité et le vrai but de ce voyage à Londres, si pressé qu'il ne peut le retarder d'une heure? Peut-être que cela regarde miss Williams, et en rassemblant toutes les circonstances, je sais que c'est cela même. Il rougit quand je la nommai; ne l'avez-vous pas remarqué? moi j'étais en face de lui, je le regardais au blanc des yeux, et je ne me trompe pas. Peut-être est-elle malade à Londres, peut-être morte; rien dans le monde de plus vraisemblable; j'ai une idée qu'elle est très délicate. Je parie tout au monde que cette lettre regardait miss Williams. Non, non, ce n'est pas une banqueroute; il est trop prudent et trop sage! A moins, quoiqu'il en dise, que ce ne soit sa sœur qui le demande à Avignon; il est très bon frère, et cela expliquerait cette grande presse. Enfin à la bonne heure! qu'est-ce que cela me fait à moi? quoique ce soit, on le saura pourtant un jour. Je souhaite de tout mon cœur d'apprendre qu'il soit hors de peine et qu'il ait une bonne femme par-dessus le marché.

C'était à Elinor que madame Jennings adressait toutes ces conjectures, en s'étonnant beaucoup qu'elle ne partageât pas son inquiétude. Elinor s'intéressait infiniment au colonel, mais elle ne voyait aucune raison de s'alarmer pour lui; elle était d'ailleurs trop occupée des amours de sa sœur et de Willoughby, et de l'extraordinaire silence que tous les deux gardaient sur leur projet de mariage, pour s'inquiéter d'autre chose. Elle ne savait comment expliquer ce mystère, incompatible avec leur caractère à tous les deux, tandis qu'ils n'en mettaient pas même assez dans leur inclination réciproque. Pourquoi ne pas s'ouvrir entièrement soit à elle, soit à madame Dashwood? Cette dernière ne se conduisait pas de manière à faire craindre un refus à Willoughby, qu'elle comblait d'amitiés comme s'il eût déja été son beau-fils; et quand toute sa conduite disait qu'il aspirait à le devenir, pourquoi continuait-il à se taire? Elinor ne pouvait l'imaginer.

Elle comprenait bien cependant qu'il était possible que quoique Willoughby fût très amoureux de Maria il ne fût pas le maître de l'épouser immédiatement; il était indépendant, il est vrai, mais tant que madame Smith vivrait, il n'était pas assez riche pour s'établir. Sa terre de Haute-Combe ne lui rapportait, d'après sir Georges, que six ou sept cents pièces par an, qui lui suffisaient à peine pour sa vie de garçon, et souvent il s'était plaint devant elles de sa pauvreté. Malgré cela il était singulier qu'avec l'extrême franchise dont il faisait profession, et que Maria mettait sans cesse à la tête de toutes les vertus, il ne leur échappât jamais un mot ni à l'un ni à l'autre sur un projet d'union qu'ils formaient bien certainement. Mais étaient-ils réellement engagés ensemble? Toute leur conduite l'affirmait et surtout cette course à Altenham; cependant quelquefois une espèce de doute traversait l'esprit d'Elinor et l'empêchait d'avoir une explication avec sa sœur. Si vive, si sensible, si peu raisonnable, lui pardonnerait-elle l'ombre d'un doute sur celui qu'elle aimait si passionnément? souvent aussi Elinor reprenait en lui une entière confiance. Toute sa conduite était si franche, si ouverte, qu'il croyait peut-être n'avoir pas besoin de s'expliquer plus clairement. Il était avec Maria le plus tendre et le plus attentif des amans, et avec sa mère et ses sœurs, le fils et le frère le plus affectionné; il avait l'air de les regarder toutes comme ses parentes et la chaumière comme sa maison. Il y passait bien plus de temps qu'à Altenham, et lorsqu'il n'y avait pas d'engagement général au Parc, il y restait des jours entiers à côté de Maria, son chien favori couché à ses pieds, lisant, faisant de la musique comme s'il eût fait déja partie de la famille.

Une soirée particulièrement, environ une semaine après le départ du colonel, son cœur sembla s'ouvrir avec plus d'abandon et d'attachement pour tous les objets qui l'entouraient. Il était comme à l'ordinaire seul avec la mère et les trois sœurs, quand madame Dashwood parla de ses projets d'agrandir et d'embellir la maison le printemps suivant. Aussitôt il rejeta cette idée avec beaucoup de feu et de sentiment, comme ne pouvant supporter la pensée d'aucun changement dans un lieu qui lui était si cher tel qu'il était, et qui lui paraissait parfait. «Quoi! s'écria-t-il, embellir cette chère demeure! non, non, je n'y consentirai jamais; pas une pierre ne doit être ajoutée à ces murs, pas un coin ne doit être changé, si vous avez le moindre égard à mes sentimens.»

Madame Dashwood sourit et lui tendit la main en silence, mais avec l'air attendri. Ne soyez pas alarmé, mon cher Willoughby, dit Elinor gaîment; maman fait beaucoup de projets; cela ne coûte rien, mais il n'en est pas de même de l'exécution, et nous ne serons jamais assez riches pour bâtir. J'en suis charmé, s'écria-t-il; puissiez-vous toujours être pauvres, si vous ne savez pas mieux employer vos richesses.

—Bien obligée du souhait, Willoughby, dit madame Dashwood; mais soyez assuré que je sacrifierais sans peine tous mes projets d'embellissement à ce touchant sentiment d'affection locale que vous venez d'exprimer. Fiez-vous à moi là-dessus; quelque riche que je devienne, je ne dépenserai pas mon argent d'une manière qui vous serait aussi pénible. Mais êtes-vous réellement assez attaché à cette maison pour n'y voir aucun défaut?—Aucun je vous le jure, dit-il, avec feu; je vous dirai plus, je la regarde comme le seul endroit sur la terre qui me donne l'idée du parfait bonheur domestique, et si j'étais, moi, assez riche pour bâtir, je jetterais bas ma grande maison de Haute-Combe, pour la rebâtir exactement sur le plan de votre chaumière.

—Sans oublier cet étroit et sombre escalier, et la cuisine qui fume? dit Elinor.

—Oui, sans rien oublier; exactement comme ceci; les petits inconvéniens mêmes: ils tiennent aussi à des souvenirs, et la moindre variation m'avertirait que ce n'est pas la chaumière de Barton. Oh! je pourrais peut-être alors être aussi heureux à Haute-Combe que je l'ai été ici!

—J'espère, reprit Elinor, que même avec le désavantage d'un grand escalier et d'un beau salon, vous trouverez aussi le bonheur dans votre maison.

—Il y a certainement, dit Willoughby, des circonstances qui pourraient aussi me la rendre bien chère; mais cette demeure-ci aura toujours des droits sur mon affection qu'aucune autre ne peut avoir.

Oh! qui rendra l'expression de plaisir, de bonheur, de tendresse, de passion qui se peignit alors dans les yeux de madame Dashwood et de Maria; c'étaient l'amour maternel et l'autre amour dans toute leur force. Toutes les deux regardèrent l'aimable enthousiaste de la chaumière, de manière à lui dire qu'on l'avait entendu.

—Combien de fois ai-je souhaité, ajouta-t-il, quand je venais à Altenham que cette charmante demeure fût habitée. Jamais dans mes promenades je n'ai passé devant sans admirer sa situation, sans regretter que personne n'y vécût. Avec quel plaisir j'appris en arrivant cette année chez madame Smith, que ce vœu était exaucé! J'éprouvai une satisfaction, un tel intérêt pour cet événement qui m'était si étranger, que je ne puis l'expliquer que comme un pressentiment du bonheur qui m'attendait; ne le pensez-vous pas pas aussi Maria, dit-il, un peu plus bas en se penchant de son côté, et continuant plus haut, il dit vivement: et vous voudriez gâter cette demeure, madame Dashwood; vous voudriez lui ôter le charme de sa simplicité, et ce cher petit salon, où notre connaissance a commencé, où j'apportai Maria dans mes bras, où j'ai passé au milieu de vous tous tant d'heures délicieuses; vous voudriez le dégrader, en faire une allée où tout le monde passerait pour entrer dans un salon plus grand, plus beau peut-être, mais qui n'aurait jamais pour moi le prix de celui-ci, où tout parle à mon cœur, où on est si bien, si agréablement établi.

Madame Dashwood lui promit encore que rien n'y serait changé.

—Vous êtes la meilleure des femmes et des mères, lui dit-il, en serrant sa main entre les siennes; cette promesse commence déja à me rendre heureux. Étendez-la plus loin (le cœur d'Elinor battit), dites moi que non-seulement votre maison restera toujours la même, mais que j'y trouverai toute ma vie cette affection, cette bonté avec laquelle vous m'avez reçu, et qui m'a rendu cette demeure si chère.

Il n'en dit pas davantage. Elinor aurait voulu quelques mots de plus; mais Maria avait l'air si contente qu'elle le fut aussi. Madame Dashwood lui fit la promesse qu'il demandait, et la conduite de Willoughby pendant toute cette soirée, témoigna son affection et son bonheur.

Venez dîner demain avec nous, mon cher Willoughby, lui dit madame Dashwood, quand il sortit, sans cela nous ne nous verrions pas de la journée; nous voulons aller au Park faire une visite à lady Middleton, mais nous reviendrons de bonne heure. Il l'accepta et promit d'être chez elles avant quatre heures le lendemain.


CHAPITRE XV.

Madame Dashwood et deux de ses filles, l'aînée et la cadette, partirent après déjeûner pour leur visite projetée au Park; Maria s'excusa d'en être sous quelque léger prétexte d'occupation. Sa mère présuma que Willoughby avait à lui parler et lui avait promis de venir pendant leur absence; elle le trouva très naturel au point où ils en étaient, et ne fit nulle objection. Ai-je deviné, dit madame Dashwood à Elinor en riant, lorsqu'à leur retour, environ sur les trois heures, elles trouvèrent en effet le caricle du jeune homme devant la porte de la chaumière avec son domestique. Elle se hâta d'entrer avec gaîté, et croyait aussi trouver les jeunes amoureux bien contens; mais à peine eût-elle ouvert la porte du passage qui conduisait au petit salon, qu'à sa surprise, elle en vit sortir Maria qui paraissait dans une grande affliction. Son mouchoir couvrait ses yeux et on entendait des sanglots: sans faire aucune attention à sa mère et à ses sœurs, elle traversa rapidement l'allée et monta l'escalier. Surprises et alarmées, elles entrèrent dans la chambre qu'elle venait de quitter, dans laquelle elles trouvèrent Willoughby assis près du feu, la tête appuyée contre le chambranle de la cheminée, et leur tournant le dos. Il se leva quand il les entendit entrer; et sa contenance abattue et ses yeux aussi pleins de larmes, témoignèrent assez qu'il partageait fortement l'affliction de Maria.

—Qu'est-ce qu'a ma fille, dit vivement madame Dashwood en entrant? lui serait-il arrivé quelque accident?

—J'espère que non, madame, dit Willoughby, en essayant de sourire; c'est moi plutôt qui dois m'attendre à être malade, car j'éprouve la plus cruelle contrariété.

—Vous, monsieur, quoi donc!

—Oui, madame, cruelle en vérité. Je ne puis avoir l'honneur de dîner avec vous. Madame Smith use du pouvoir des riches sur un pauvre diable de cousin; elle m'envoie à Londres pour une affaire pressée. J'ai reçu mes dépêches et pris congé d'Altenham, et je suis venu, madame, m'excuser auprès de vous, et vous faire mes adieux.

—A Londres! vous allez à Londres ce matin!

—Dans ce moment.

—C'est précisément comme le colonel Brandon, dit Emma; mais au moins M. Willoughby ne fait pas manquer une partie de plaisir en allant à Londres.

—C'est moi qui perds tout le mien, reprit-il en soupirant, tout mon bonheur.

—Pour peu de temps, j'espère, dit madame Dashwood, mais peu c'est quelquefois beaucoup. Faites bien vîte les affaires de madame Smith, et revenez plus vîte encore auprès de vos amis. Quand peut-on espérer de vous revoir? Il rougit et répondit avec embarras: Vous êtes trop bonne, madame, mais je n'ai aucun espoir... Je ne crois pas revenir en Devonshire cette année; l'année prochaine peut-être... Je ne fais à madame Smith qu'une visite dans l'année.

—Est-ce que madame Smith est votre seule amie, dit madame Dashwood avec un sourire mélé de reproche et d'amitié; est-ce qu'Altenham est la seule maison en Devonshire où vous soyez sûr d'être bien reçu? Est-ce chez moi, cher Willoughby, que vous attendrez une invitation?

Sa rougeur augmenta, des larmes remplirent de nouveau ses yeux, et la tête baissée sans regarder madame Dashwood, il lui dit seulement: Vous êtes trop bonne.

Madame Dashwood surprise, regarda Elinor, et vit dans ses yeux qu'elle ne l'était pas moins. Pour quelques momens tout le monde garda le silence; madame Dashwood le rompit la première.

Je vous répète encore, mon jeune ami, lui dit-elle, qu'en tous temps vous serez le bien-venu à la chaumière de Barton; je ne vous presse plus d'y revenir immédiatement, c'est à vous seul de juger de ce qui peut plaire ou déplaire à madame Smith. Sur ce point je ne veux pas plus douter de votre jugement que de votre inclination. Dites-moi seulement que nous nous reverrons le plutôt que vous le pourrez.

Mes engagemens sont pour le moment si nombreux, madame, et d'une telle nature, que je.... je n'ose me flatter..... Je ne puis dire...... Il s'arrêta, et tout témoignait son embarras et sa confusion.

Madame Dashwood était trop étonnée pour pouvoir parler. Un autre silence suivit; il fut cette fois rompu par Willoughby, qui dit avec une gaîté forcée. Allons il faut partir, il faut s'arracher de cette chère chaumière. C'est une folie de prolonger son tourment en restant plus long-temps dans des lieux qu'on regrette et avec une société dont on ne peut plus jouir. Adieu! il fit un salut de la main, sortit promptement. Elles le virent de la fenêtre monter lestement dans son caricle, et dans une minute il fut hors de vue.

Madame Dashwood ne put prononcer que ce seul mot: ma pauvre Maria! Et sortit aussi, en faisant signe de la main à ses deux filles de ne pas le suivre. L'inquiétude d'Elinor était égale au moins à celle de sa mère, et peut-être même plus profonde. Tous ses doutes sur les sentimens ou plutôt sur les intentions de Willoughby revinrent à-la-fois dans son esprit. Cet inconcevable départ, ses adieux bien plus inconcevables encore, son embarras, son affectation de gaîté, la manière marquée dont il avait repoussé l'invitation amicale de sa mère; toute sa conduite, en un mot, si différente de la ville et de lui-même, la confondait d'étonnement. Ne sachant que penser, elle eut l'idée que quelque querelle d'amant avait eu lieu entre sa sœur et lui; la tristesse avec laquelle Maria avait quitté la chambre avant son départ, et le laissant seul, pouvait autoriser l'idée d'une brouillerie. Mais d'un autre côté, quand elle se rappelait avec quelle passion Maria l'aimait, adoptait à l'instant toutes ses idées, ne voyait, ne pensait que d'après lui, une querelle lui semblait presque impossible.

—Mais enfin, quelque fût le motif et les particularités de leur séparation, l'affliction de sa sœur était indubitable, et elle pensait avec la plus tendre compassion au violent chagrin auquel Maria se livrait par sentiment, et qu'elle regardait même comme un devoir. Elle aurait voulu tout de suite aller auprès d'elle pour essayer de l'adoucir; mais sa mère y était sans doute et y réussirait mieux encore, leurs ames étant tout-à-fait à l'unisson. Elle attendit son retour avec impatience; elle ne revint qu'au bout d'une demi-heure, et quoique ses yeux fussent rouges sa physionomie était plus sereine.

—Vous avez vu Maria, maman, lui dit Elinor, comment est-elle!

—Je ne l'ai pas vue; elle est enfermée dans sa chambre; elle pleure, et m'a conjurée de la laisser seule quelque temps. Pauvre enfant! ses larmes sont bien naturelles; laissons passer ce premier moment sans la tourmenter d'inutiles consolations.

—Elinor ne répondit rien; elle aurait voulu que les larmes de sa sœur se fussent séchées sur le sein de sa mère, qu'elle eût ouvert sa porte. Elles prirent leurs ouvrages, et s'assirent en silence. Emma sortit pour prendre ses leçons par l'ordre de sa mère. Notre cher Willoughby est déja à quelques milles de Barton, dit madame Dashwood après quelques minutes, et Dieu sait, Elinor, comme il voyage tristement. Elinor étouffait, elle avait besoin qu'un mot de sa mère l'encourageât à ouvrir son cœur. Tout cela est bien étrange, répondit-elle! s'en aller si subitement; ce départ a l'air d'un mauvais songe. Aujourd'hui à quelques milles de nous, et hier il était là à cette place, si heureux, si gai, si affectionné, comme s'il devait y passer sa vie, et actuellement il part sans projet de retour, sans savoir s'il nous reverra, et il nous quitte d'une manière si singulière, avec un embarras si marqué! Il faut qu'il soit arrivé depuis hier quelque chose qu'il n'a pas voulu dire; il n'était plus le franc, le tendre Willoughby d'hier. Vous avez sûrement senti cette différence tout comme moi, maman! Peut-être se sont-ils querellés. Sur quoi! je ne puis le concevoir, ni cependant expliquer autrement son peu d'empressement d'accepter votre invitation.

—Ce n'est pas l'inclination qui lui manquait, Elinor; je l'ai vu bien clairement. Il ne dépendait pas de lui de l'accepter. Au premier moment je trouvais toutes ses manières aussi singulières que vous les trouvez vous-même; mais je viens d'y réfléchir avec calme, et je puis vous assurer que je le comprends à merveille et que je puis tout expliquer.

—Vous le pouvez, maman!

—Oui, ma fille; je me suis tout expliqué à moi-même de la manière la plus satisfaisante; mais vous, Elinor, qui doutez toujours de l'amour, vous ne serez pas satisfaite: je vous prie cependant de ne pas me dire un mot contre ma confiance en Willoughby; elle est entière et complète. Je suis donc persuadée que madame Smith, qu'il a un si grand intérêt à ménager, soupçonne son attachement pour Maria et le désaprouve, peut-être parce qu'elle a d'autres vues sur lui. Elle a donc désiré de l'éloigner, et elle a inventé quelque affaire pressée pour lui faire quitter le voisinage de Barton. Voilà je crois ce qui est arrivé. Il n'a sans doute pas encore osé lui avouer ses engagemens avec Maria, et il est obligé, bien à contre cœur, de lui obéir pour le moment et de quitter quelque temps le Devonshire. Vous me direz, je le sais, que cela peut être ou ne pas être; mais je ne veux écouter aucun doute, à moins que vous ne puissiez m'expliquer la chose d'une manière aussi satisfaisante. A présent, Elinor, qu'avez-vous à dire?

—Rien, ma mère; vous aviez prévu ma réponse; ce que vous croyez peut être vrai, peut être faux: nous n'en savons rien, mais lequel des deux que ce soit mes inquiétudes sont les mêmes.

—Fille insensible! dit madame Dashwood avec un peu de dépit, vous voulez croire le mal plutôt que le bien; vous préférez voir Willoughby coupable et votre sœur à jamais malheureuse, plutôt que d'admettre ce qui peut le justifier. Il a pris congé de nous, dites-vous avec moins d'affection qu'à l'ordinaire: n'accordez-vous donc rien au chagrin qui l'oppressait? Le pauvre garçon ne savait ce qu'il disait ni ce qu'il nous entendait dire seulement; à mes yeux la singularité de sa conduite dans cet instant est plutôt une preuve de son amour et de sa sincérité.

—De son amour peut-être, dit Elinor; je connais peu les effets de l'amour, mais de sa sincérité!! Ah! ma mère ne pensez-vous pas qu'un entier aveu de son amour, des difficultés qui se présentaient pour le moment, et de ses intentions de les surmonter, nous l'aurait encore mieux prouvée. Sans doute il est des cas où le secret est nécessaire; mais encore je ne puis m'empêcher d'être surprise que lui, Willoughby en ait été capable. Peut-être en effet est-il obligé de cacher ses engagemens avec ma sœur (si du moins ils sont engagés) à madame Smith, mais je ne vois aucune raison pour nous les cacher à nous.

—Pour les cacher, Elinor! ai-je bien entendu? est-ce bien vous qui reprochez de la dissimulation à Willoughby et à Maria, quand chaque jour, chaque instant vos regards leur reprochaient de n'en avoir pas assez?

—Je ne manque pas de preuves de leur amour, maman, mais bien de leurs engagemens.

—Je suis aussi sûre de l'un que de l'autre.

—Alors je me tais et je suis contente; mais pardon: j'ai cru que ni l'un ni l'autre ne vous en avaient parlé.

—Ni l'un ni l'autre, il est vrai; mais qu'ai-je besoin de paroles quand les actions parlent si ouvertement? Est-ce que toute la conduite de Willoughby avec Maria, et avec nous toutes, n'a pas prouvé positivement qu'il l'aimait et la considérait comme sa future compagne, et nous, comme ses parentes de cœur et de choix? N'a-t-il pas demandé tous les jours mon consentement par ses regards, ses attentions, son tendre respect? Ne le lui ai-je pas donné tacitement en souffrant ses assiduités auprès de ma fille? O mon Elinor, comment pouvez-vous douter qu'ils ne soient solennellement engagés l'un à l'autre par des promesses positives? Comment pouvez-vous supposer que Willoughby, persuadé de l'amour de votre sœur, comme il doit l'être, pourrait la quitter, et pour long-temps peut-être, sans s'assurer de la retrouver un jour pour la vie? Pourquoi penserions-nous mal d'un homme que nous avons tant de motifs d'aimer, quoique nous ne le connaissions pas depuis long-temps? Il n'est pas étranger ici; et qui nous a dit un seul mot à son désavantage? Vous voyez comme il est aimé de mon cousin sir Georges, qui s'intéresse assez à nous pour nous avoir averties s'il y avait quelque chose à dire contre lui. Au contraire ne cherche-t-il pas toujours dans ses parties à le rapprocher de Maria? Non, non, je n'ai aucun doute, aucune crainte; il reviendra j'en suis convaincue. En attendant, Elinor, je vous prie de ne pas déchirer davantage le cœur de votre pauvre sœur en ayant l'air de douter de lui. La pauvre enfant aura bien assez de peine à supporter son absence.

—Je me tairai avec elle, maman, et je désire de tout mon cœur de m'être trompée; j'aime Willoughby, et un soupçon sur son intégrité ne peut pas vous être plus pénible qu'à moi. S'il nous écrit, si une correspondance s'établit entre lui et ma sœur, je n'aurai plus aucun doute.

—Vraiment, vous accordez cela! quand vous les verrez devant l'autel, vous vous douterez alors qu'ils vont se marier.

Elles furent interrompues par l'entrée d'Emma. Elinor put réfléchir sur leur entretien; elle voulait aller tâcher d'être admise auprès de sa sœur; mais madame Dashwood l'en empêcha. Il fallait, disait-elle, laisser au moins cette matinée à son affliction, après quoi l'espoir de l'avenir la calmerait.

Elles ne la virent donc qu'au moment du dîner. Maria entra dans la chambre à manger sans dire une parole; ses yeux étaient rouges et humides; elle semblait retenir ses larmes avec difficulté; elle évitait les regards, et ne pouvait ni parler ni manger. Après quelques momens sa mère lui pressa tendrement la main. Maria voulut lever les yeux sur elle, mais ils se tournèrent sur la place que Willoughby aurait occupée; son faible courage l'abandonna; elle fondit en larmes, et quitta la chambre.

Elle rentra un quart-d'heure après; mais l'oppression de son cœur continua de même toute la soirée. Elle était sans pouvoir sur elle-même, parce qu'elle ne voulait même pas commander à son affliction; la plus légère mention de ce qui pouvait avoir quelque rapport à Willoughby, la décomposait entièrement, et quoique sa mère et ses sœurs eussent la plus tendre attention de ne rien lui dire qui pût renouveler sa douleur, il aurait fallu ne pas parler du tout pour l'éviter. Elle avait tellement identifié sa vie, ses pensées, ses actions avec Willoughby, qu'on ne pouvait parler de rien qui n'y eût quelque rapport.


CHAPITRE XVI.

Maria se serait trouvée impardonnable si elle eût été capable de fermer l'œil la première nuit après le départ de Willoughby. Elle aurait été honteuse le matin de se présenter à sa famille avec un teint reposé, et n'ayant pas autant besoin de repos qu'avant de se mettre au lit; mais il n'y avait point de danger qu'elle eût le tort de dormir dans cette circonstance. Elle ne ferma pas l'œil de toute la nuit, et en passa une grande partie dans les larmes. Elle se leva avec un grand mal de tête, toujours incapable de parler, ne prenant de nourriture que ce qu'il fallait pour ne pas mourir de faim, donnant par là beaucoup de chagrin à sa mère et à ses sœurs, et rejetant toutes leurs consolations. Maria sans doute était très sensible, mais n'avait pas l'ombre de raison.

Quand elle avait fini de déjeûner ou de voir déjeûner, elle allait se promener seule, errait dans le village d'Altenham ou sur la colline où elle avait rencontré Willoughby, se nourrissait des souvenirs de son bonheur passé, et pleurait amèrement sur son malheur actuel. Voilà quel était le principal emploi de ses matinées, et les soirées se passaient à-peu-près de même, à rêver, appuyée sur sa main, ou ses regards attachés sur la colline. Quelquefois elle allait à son piano, et jouait tous les airs que Willoughby aimait, où leurs voix avaient été si souvent réunies; elle suivait chaque ligne de musique qu'il avait écrite pour elle, jusqu'à ce que son cœur fût près de se rompre; elle passait ainsi tous les jours des heures entières devant son piano, chantant et pleurant alternativement, sa voix souvent totalement arrêtée par ses sanglots. Dans ses lectures aussi bien que dans sa musique, elle ne cherchait que ce qui pouvait nourrir son chagrin et ses regrets; elle ne lisait rien que ce qu'ils avaient lu ensemble, et le moindre passage relatif à sa situation, renouvelait et augmentait sa douleur.

Une telle violence d'affliction ne pouvait pas, il est vrai, durer toujours au même point; au bout de quelques jours, sans s'affaiblir, elle se calma et devint une profonde mélancolie. Mais ses occupations, ses promenades solitaires, ses méditations furent les mêmes et produisaient encore des effusions de larmes.

Aucune lettre de Willoughby n'arriva, et Maria ne paraissait point en attendre. Sa mère était surprise, et Elinor inquiète, mais madame Dashwood trouvait toujours des explications pour tout ce qui pouvait accuser Willoughby d'indifférence.—Rappelez-vous, Elinor, dit-elle, combien souvent sir Georges va prendre lui-même nos lettres à la poste et nous les apporte; Willoughby devant qui il nous les a souvent remises, le sait très bien. Nous avons supposé vous et moi que le secret était peut-être nécessaire, et peut-il y en avoir dans leur correspondance si elle passe par les mains de sir Georges, qui connaît sans doute l'écriture de son jeune ami.

Elinor en convint, et tâcha d'y trouver un motif suffisant pour expliquer son silence. Mais il y avait un moyen si simple, si naturel de savoir exactement le fond de cette affaire et s'ils étaient engagés ensemble ou non, qu'elle ne pût s'empêcher de le suggérer à sa mère.

—Pourquoi, maman, lui dit-elle, ne le demandez-vous pas à Maria? de la part d'une mère si tendre, si indulgente, cette question ne peut pas l'offenser: elle est le résultat naturel de votre affection pour Maria. Elle est par caractère franche, candide, disposée à la confiance, et surtout avec vous particulièrement.

—C'est précisément pour cela que je ne voudrais pour rien au monde, répondit madame Dashwood, lui faire une telle question. Supposons qu'il soit possible (ce que je ne crois pas), qu'ils ne soient pas engagés et qu'elle ait des doutes sur lui, combien cela n'ajouterait-il pas à sa douleur d'être forcée d'en convenir? Je ne mériterais pas sa confiance, si je voulais l'obliger à confesser ce qu'elle voudrait peut-être qui fût ignoré de tout le monde. Je connais le cœur de Maria, je sais combien elle m'aime, et que je serai la première à savoir ce qui la touche, quand elle pourra me le dire. Ou elle n'a aucun doute sur la constance de Willoughby, alors je dois être tranquille; ou elle en a, et il serait affreux pour elle de me le dire. Je ne tenterai jamais de forcer la confiance de personne, et moins encore celle de mon enfant, à qui le devoir fait une loi de ne pas me la refuser, lors même qu'elle le voudrait.

Elinor trouvait que cette générosité était poussée trop loin avec une fille aussi jeune, et qui avait un tel besoin de guide et de conseil; elle le dit à sa mère, mais ce fut en vain. Le sens commun, la prudence, la raison, tout cédait le pas chez madame Dashwood à une délicatesse romanesque et à son faible pour Maria.

Il se passa bien des jours avant que le nom même de Willoughby fût prononcé devant Maria par quelqu'un de sa famille. Sir Georges et madame Jennings n'étaient pas aussi discrets, et la firent souffrir doublement plus d'une fois par leurs sarcasmes sur sa tristesse. Mais un jour madame Dashwood prit par hasard un volume de Shakespear, et s'écria sans y penser; Ah! c'est Hamlet, que nous n'avions pas fini, notre cher Willoughby avait commencé à nous le lire, j'attendais son retour pour l'acheter, mais comme il se passera peut-être des mois avant qu'il revienne....

Des mois! s'écria Maria avec l'accent de la terreur, le ciel m'en préserve; non, non, des semaines tout au plus.

Madame Dashwood fut fâchée de ce qui lui était échappé; Elinor au contraire en fut charmée; la réponse de Maria montrait une confiance entière en Willoughby et une connaissance de ses intentions.

Un matin, environ douze ou quinze jours après son départ, Elinor obtint de Maria de se promener avec elle comme elles faisaient précédemment avant que le chagrin lui fît préférer de se promener seule. Elle évitait avec soin la compagnie de ses sœurs; si elles allaient sur les collines, elle s'échappait dans la plaine, et grimpait bien vîte les collines lorsqu'elle les voyait descendre. Il était donc très difficile de la trouver; mais Elinor, qui blâmait ce goût de solitude, fit si bien que Maria n'osa pas l'éviter. Elles se promenèrent au travers de la vallée, appuyées amicalement l'une sur l'autre, mais se parlant peu. Maria aimait mieux rester à ses pensées, et Elinor contente d'avoir obtenu qu'elle l'accompagnât, ne voulait rien exiger de plus. Elles arrivèrent insensiblement à l'entrée de la vallée, où la contrée était plus ouverte et présentait une vue plus étendue; elles s'arrêtèrent à la contempler, leurs promenades ne les ayant point encore conduites à cette place. Au-devant d'elles se dessinait au loin la route de Londres, qui par ses sinuosités faisait un effet agréable dans le paysage.

Elles en firent la remarque ensemble, Elinor avec admiration, Maria avec un redoublement de tristesse, c'était celle que Willoughby avait traversée et qui conduisait à Londres.

Au milieu des objets de cette scène, elles en découvrirent un qui paraissait animé; peu d'instants après elles distinguèrent un homme à cheval, suivi d'un domestique, qui s'avançait de leur côté; elles le virent ensuite plus distinctement, mais sans pouvoir cependant le reconnaître. Les yeux de Maria étaient attachés sur lui, et sur chacun de ses traits; on voyait son émotion qui s'augmentait à mesure que le cavalier approchait. Enfin levant ses mains jointes au ciel: elle s'écria tout-à-coup avec ravissement, c'est lui, c'est bien lui, je le reconnais; qui serait-ce que mon Willoughby! et quittant le bras de sa sœur elle courut à sa rencontre. Elinor la suivit plus doucement, en lui criant: Arrêtez, Maria, que faites-vous? Vous vous trompez, ce n'est point Willoughby; ce cavalier n'est pas aussi grand, il n'a pas du tout sa tournure.

C'est lui, c'est bien lui, disait Maria en courant, j'en suis sûre; c'est la couleur de ses cheveux, c'est son habit, son cheval. Ah! je le savais bien qu'il ne tarderait pas à revenir: elle doubla le pas. Elinor convaincue que ce n'était pas Willoughby, effrayée de voir sa sœur courir ainsi au-devant d'un étranger, marcha plus vîte aussi pour la joindre et l'arrêter. Elles furent bientôt à trente pas du gentilhomme à cheval; Maria s'arrête enfin, regarde encore, se sent près de défaillir en voyant alors clairement qu'elle s'est trompée, que ce n'est pas son ami, et se retournant brusquement, elle court en arrière aussi vîte qu'elle est venue. Elinor au contraire s'arrête, en conjurant Maria de le faire aussi. Une autre voix presque aussi bien connue que celle de Willoughby le lui demande aussi. Elle se retourne avec surprise, et voit tout près d'elle Edward Ferrars.

C'était la seule personne au monde à qui dans ce moment elle pût pardonner de n'être pas Willoughby, le seul qui pût obtenir une parole d'elle; aussi s'efforça-t-elle de sourire en lui souhaitant la bien-venue, et le bonheur de sa sœur lui fit oublier un instant son désapointement[2].

Il descendit de son cheval qu'il remit à son domestique, et revint avec les deux sœurs à Barton-Chaumière où il venait leur faire une visite. Elles lui témoignèrent leur plaisir de le revoir, principalement Maria qui mit plus de chaleur dans sa réception qu'Elinor. La conduite de cette dernière dans un moment aussi intéressant que le retour de celui qu'elle aimait aurait étrangement surpris Maria, si elle n'avait pas été une continuation de son inconcevable froideur, quand elle l'avait quitté à Norland. Edward l'étonnait plus encore, elle savait comment Elinor était prudente et réservée; mais un homme, un amoureux aussi glacé lui paraissait un être contre nature; elle ne pouvait en revenir, et vraiment sans être aussi vive, aussi sensible que Maria, on pouvait en être surpris. Passé le premier instant, où il avait témoigné un peu d'émotion en les retrouvant, rien dans sa manière n'annonçait ses sentimens pour Elinor; il ne la distinguait par aucune marque d'affection; à peine paraissait-il sensible au plaisir de la revoir; à peine ses regards se portaient-ils sur elle, il était plutôt triste que content, il ne parlait que lorsqu'il était obligé de répondre à leurs questions. Maria l'examinait avec une surprise qui s'augmentait à chaque instant; il était cependant à-peu-près tel qu'il avait toujours été, mais Willoughby avait tout fait oublier à Maria; elle pensait que tous les amoureux devaient être comme lui. L'extrême contraste de la conduite d'Edward la révolta, et ne daignant plus s'occuper de lui, elle retomba dans le cours habituel de ses pensées.

Après un court silence qui succéda à la surprise et aux premières questions, Maria demanda à Edward s'il venait directement de Londres.

—Non, répondit-il avec un peu de confusion, il y a environ quinze jours que je suis en Devonshire.

—En Devonshire quinze jours! répéta Maria surprise comme on peut le penser qu'il eût été quinze jours dans le voisinage d'Elinor sans chercher à la voir. Il répondit avec un air très peiné qu'il avait passé ce temps là près de Plymouth avec quelques amis.

—Avez-vous été dernièrement à Norland, demanda Elinor?

—Il y a environ un mois. Votre frère et ma sœur étaient fort bien.

—Et ce cher Norland, dit Maria, comment est-il à présent, bien beau n'est-ce pas?

—Je suppose, dit Elinor, que votre cher Norland est comme il l'est toujours à la fin de l'automne, les bois et les sentiers couverts de feuilles mortes.

—Oh! s'écria Maria, avec quelles ravissantes sensations je voyais tomber ces feuilles! quelles délices, quand je me promenais, de les voir tourbillonner autour de moi, emportées par le vent ou entraînées dans le ruisseau! Quel sentiment de douce mélancolie m'inspiraient ces arbres défeuillés, cet air sombre d'automne, ces feuilles jaunes et flétries qui raisonnaient sous mes pas. Actuellement personne ne les admire, personne ne les regarde, on les dédaigne, et on se hâte de les ôter.

—Tout le monde, dit Elinor, n'a pas la même passion que vous pour les feuilles mortes.

—Non, il est vrai, mes sentimens sont rarement partagés et compris. Mais quelquefois ils l'ont été, dit-elle avec un profond soupir! il suffit d'un seul être qui sente comme moi.... Elle se tut et tomba pour quelques instans dans une profonde rêverie. Elle en sortit tout-à-coup, et reprenant toute sa vivacité: Arrêtez-vous, Edward, dit-elle, regardez et restez calme si vous le pouvez. Voilà la vallée de Barton, plus loin la délicieuse vallée d'Altenham; regardez ces collines, ce mouvement de terrain, avez-vous jamais rien vu qui soit égal à ceci? à gauche, c'est le parc de Barton, au milieu de ses bois et de ses plantations; et là, derrière cette colline qui s'élève et se dessine avec tant de grace, est notre chaumière.

—C'est une belle contrée, dit tranquillement Edward, mais ces fonds doivent être bien boueux en hiver?

—Grand Dieu! comment pouvez-vous penser à la boue avec de tels objets sous vos yeux?

—C'est, dit-il en souriant, parce que je vois au milieu de ces objets, un chemin étroit et impraticable.

—Quel étrange homme vous êtes, dit-elle avec un mouvement d'indignation.

—Avez-vous, reprit-il, un agréable voisinage? les Middleton sont-ils aimables?

—Rien moins que cela, dit Maria, et à cet égard nous ne pouvons pas être plus mal placées.

Maria, s'écria Elinor, comment pouvez-vous parler ainsi? c'est une famille très respectable, M. Ferrars, qui se conduit avec nous de la manière la plus amicale. Avez-vous donc oublié, Maria, combien de jours agréables nous leurs devons?

—Non, dit Maria à voix basse, ni combien de pénibles momens.

Elinor n'eut pas l'air de l'entendre, et dirigea toute son attention sur leur ami, tâchant de cacher son trouble intérieur en soutenant la conversation sur tous les objets qui se présentaient à son esprit. Sa froideur, sa réserve la mortifiaient intérieurement au moins autant que Maria; elle était blessée, presque en colère, mais résolue de régler sa conduite avec lui plutôt sur le passé que sur le présent. Pour ne pas troubler le plaisir que cette visite ferait à sa mère, elle évita avec soin de montrer aucune apparence de chagrin ou de ressentiment, et le traita amicalement comme elle pensait qu'il devait l'être, vu leurs relations de famille.


CHAPITRE XVII.

Madame Dashwood ne fut pas du tout surprise en voyant entrer Edward. Dans son opinion rien n'était plus naturel que sa visite à Barton, elle l'était bien plus qu'il n'y fût pas encore venu; aussi le reçut-elle avec de telles expressions de joie et d'amitié, que sa réserve et sa froideur ne purent tenir contre un tel accueil. Elles avaient déja diminué avant d'entrer dans la maison, la manière toute naturelle d'Elinor, l'avait un peu ranimé; celle de madame Dashwood si bonne, si amicale, le mit entièrement à son aise. Elle était si parfaitement aimable, qu'un homme ne pouvait être amoureux de l'une de ses filles, sans l'être aussi de la mère; et il n'eut pas causé une demi-heure avec elle, qu'Elinor eut la satisfaction de le voir aussi bien à son gré qu'elle l'avait toujours vu. Son affection pour toute la famille se réveilla en entier, ainsi que son tendre intérêt pour leur bonheur. Il n'était pas gai cependant, un poids semblait peser sur son cœur; il fit l'éloge de leur habitation, il admira la vue, il fut attentif, bon, aimable, mais il avait un fond de tristesse qu'elles remarquèrent toutes. Madame Dashwood l'attribua à quelque manque de libéralité de sa mère, et s'indigna intérieurement contre les parens avares. Quelles sont à présent les vues de madame Ferrars sur vous, Edward, lui dit-elle, lorsqu'après dîner ils causaient autour du feu; devez-vous encore être un grand orateur en dépit de vous-même?

—Non, madame, ma mère est à présent convaincue que je n'ai pas plus de talens que d'inclination pour la politique.

—Mais comment donc deviendrez-vous célèbre? car il faut absolument qu'on parle de vous dans le monde pour satisfaire votre famille; et mon cher Edward, il faut vous rendre justice, n'ayant aucun goût de dépense, aucun désir d'obtenir une place, aucune envie de briller et de faire parade de votre savoir, cela vous sera difficile.

—Vous dites très vrai, madame, je n'ai comme vous le dites aucun désir d'être distingué, et j'ai toutes les raisons possibles d'espérer que je ne le serai jamais. Grâce au ciel, on ne peut pas m'obliger d'avoir du génie et de l'éloquence!

—Vous en auriez autant et plus que beaucoup de gens qui s'en vantent, si vous vouliez vous mettre en avant, mais vous n'avez point d'ambition et tous vos désirs sont modérés.

—Comme ceux de tout le monde, madame; je désire autant que qui que ce soit d'être parfaitement heureux, mais je veux l'être à ma manière, et chacun, je crois, en dit autant. Ni la richesse ni les grandeurs ne peuvent faire mon bonheur.

—Je le crois bien, dit Maria, qu'est-ce que la richesse et les grandeurs ont à démêler avec le bonheur?

—Les grandeurs fort peu, dit Elinor, mais l'argent beaucoup plus.

—Elinor, est-ce bien vous qui dites cela? s'écria Maria, l'argent ne peut donner le bonheur qu'à ceux qui n'ont pas d'autres moyens d'être heureux. Tout ce qui est au-dessus du nécessaire est inutile, et ne peut donner aucune satisfaction réelle.

—Peut-être, dit en souriant Elinor, nous arriverons au même point; votre nécessaire et ma richesse seront je crois à-peu-près semblables; voyons à combien fixez-vous votre nécessaire?

—A dix-huit cents ou deux mille pièces de revenu, pas plus que cela.

—Elinor rit: deux mille pièces de revenu! je me croirais trop riche avec mille.

—Et cependant deux mille sont un revenu très borné, dit Maria; une famille de gens comme il faut ne peut pas s'entretenir à moins. Je suis sûre qu'il n'y a nulle extravagance dans ma demande; ce qu'il faut de domestiques, une voiture, un caricle, un train de chasse n'exigent pas moins.

—Elinor sourit encore, en la voyant décrire d'avance sa vie de Haute-Combe.

—Un train de chasse! dit Edward, au nom du ciel pourquoi voulez-vous en avoir un? êtes-vous devenue la Diane de ces bois?

—Maria rougit; non.... je ne chasse pas.... mais....

—Ah! j'entends, le possesseur de vos deux mille guinées peut être un chasseur.

—Je voudrais, dit Emma, qu'une bonne fée nous rendît toutes bien riches.

—Et moi aussi, s'écria Maria, avec ses yeux brillans de plaisir, en pensant avec qui elle partagerait ses richesses.

—J'accepte aussi le don de la fée, dit Elinor, avec la même pensée secrète.

—Ah! que nous serions heureuses, dit la petite Emma en frappant les mains de joie; mais je ne sais pas à quoi j'emploierais mon argent!

—Pour moi, dit la bonne maman, je ne sais ce que je ferais d'une grande fortune, si mes enfans étaient toutes riches sans mon secours.

—Votre cœur, maman, dit Elinor, trouverait assez d'enfans pour qui vous seriez la bonne fée; et puis les embellissemens de notre chaumière.

—Moi, dit Edward, je vous vois, mesdames, établies dans une des plus belles places de Londres. Ah! quel heureux jour pour les libraires, les magasins de musique, de gravures. Vous, miss Elinor, vous vous feriez d'abord un cabinet des plus beaux tableaux; pour Maria, il n'y aurait pas assez de bonne musique à Londres, elle ferait arriver toute celle d'Italie, ses livres, et les fameux poëtes; elle achetterait les éditions entières, pour qu'elles ne tombassent pas en des mains indignes... Pardon, Maria, je n'ai pas, comme vous le voyez, oublié nos anciennes disputes.

—J'aime tout ce qui me rappelle le passé, Edward, lui dit-elle; que ce soit gai ou mélancolique, vous ne m'offenserez jamais en me le rappelant. Vous avez raison d'ailleurs en supposant que j'achetterais beaucoup de livres et de musique; mais ma fortune cependant ne serait pas toute employée à cet usage, je vous assure.

—Vous en donneriez une partie, je parie, à l'auteur qui prendrait la défense de votre maxime favorite, et qui prouverait qu'on ne peut aimer qu'une fois en la vie; car votre opinion n'est pas changée, je suppose.

—Moins que jamais; à mon âge les opinions sont fixées.

—Maria, dit Elinor, est ferme dans ses principes, comme vous le voyez, elle n'a pas du tout changé.

—Seulement, dit Edward, je la trouve un peu plus grave.

—Je puis vous faire le même reproche, dit-elle, vous n'êtes pas trop gai vous-même.

—Pourquoi pensez-vous cela, répondit-il en étouffant un soupir? la gaîté n'a jamais fait partie de mon caractère.

—Ni de celui de Maria, dit Elinor; elle sent très vivement, et s'exprime de même; quand un sujet l'anime, elle en parle avec feu; mais le plus souvent, elle n'est pas réellement disposée à la gaîté.

—Je crois que vous avez raison, dit Edward. Cependant elle passera toujours pour une jeune personne très-vive et très-animée.

—On se trompe bien souvent, reprit Elinor, en jugeant le caractère ou l'esprit de ceux que l'on ne voit que dans le monde; on est quelquefois entraîné, ou par ce qu'on dit soi-même, ou par ce qu'on entend dire aux autres. Maria est très franche, et se laisse aller à dire tout ce qui lui passe dans la tête sans se donner le tems de réfléchir; c'est là notre querelle habituelle. Quelquefois, avec un cœur excellent, elle dit des choses qui feraient douter de sa bonté; et moi qui sais comme elle est bonne dans le fond, je n'aime pas à la voir mal jugée.

—Maria embrassa sa sœur et lui dit: il me suffit que vous et tous ceux que j'aime me rendent justice. L'opinion de ceux qui me sont indifférens m'est aussi très indifférente. Je suis sûre, Edward, que vous êtes de mon avis, car vous ne vous donnez pas grand peine non plus pour paraître aimable envers ceux dont vous ne vous souciez pas.

—J'en conviens, répondit-il, et je m'en blâme; je suis tout-à-fait dans le fond de l'avis de votre sœur. Cette politesse générale, qui rend si agréable en société, est bien préférable à votre franchise et à ma maussaderie; je le sens; mais il ne dépend pas de moi d'être autrement; je suis si ridiculement timide, que cela me rend souvent négligent et presque impoli, quoique je n'aie jamais l'intention d'offenser personne. Je crois que j'étais destiné par la nature à la vie simple et retirée; tant je suis mal à mon aise dans le grand monde.

—Maria ne peut pas donner sa timidité pour excuse, dit Elinor.

—Elle connaît trop bien ses avantages pour être timide, répliqua Edward, la timidité est toujours l'effet du sentiment de son infériorité. Si je pouvais me persuader que mes manières sont aisées et gracieuses je ne serais pas timide.

—Vous seriez toujours réservé, dit Maria, et c'est encore pis.

—Réservé! Maria, dit-il, qu'entendez-vous par là?

—Caché, mystérieux, si vous l'aimez mieux, renfermant vos sentimens en vous-même.

—Je ne vous entends pas davantage, dit-il en rougissant; caché, mystérieux, en quelle manière? qu'ai-je donc à confier?... pouvez-vous supposer.......

—Je ne suppose rien, monsieur, dit Maria dédaigneusement.

L'émotion d'Edward n'échappa point à Elinor; elle en fut surprise, mais s'efforça de rire de cette attaque. Ne connaissez-vous pas assez ma sœur, lui dit-elle, pour comprendre ce qu'elle vient de dire? Ne savez-vous pas qu'elle appelle être réservé, lorsqu'on n'est pas toujours dans l'enthousiasme et le ravissement?

Edward ne répondit rien; mais il redevint sérieux, occupé, et resta quelque temps absorbé dans ses pensées.


CHAPITRE XVIII.

Elinor vit avec une grande inquiétude l'abattement de son ami; sa visite ne put lui procurer une satisfaction complète, puisque lui-même ne paraissait pas en éprouver. Il était évident qu'il avait une peine secrète au fond de l'ame; elle aurait voulu du moins voir aussi clairement qu'il conservait pour elle cette tendre affection qu'elle croyait lui avoir inspirée. Mais actuellement rien ne lui paraissait plus incertain; et l'extrême réserve de ses manières contredisait un jour ce qu'un regard plus animé, une inflexion de voix plus tendre lui avaient fait espérer la veille.

Il les joignit elle et Maria le lendemain au déjeûner avant que les deux autres dames fussent descendues. Maria persuadée que plus il était silencieux, en général plus il désirait d'être seul avec Elinor, les quitta sous quelque prétexte. Mais avant qu'elle fût à la moitié des escaliers, elle entendit ouvrir la porte de la chambre; curieuse elle se retourne, et à son grand étonnement elle vit Edward prêt à sortir de la maison; elle ne put retenir un cri de surprise! Bon Dieu; où allez-vous donc, lui cria-t-elle?

—Comme vous n'êtes pas encore rassemblées pour le déjeûner, je vais voir mes chevaux au village, et je reviendrai bientôt. Maria leva les yeux au ciel et rentra près d'Elinor; elle la trouva debout devant la fenêtre. Si Maria l'eût bien regardée, peut-être aurait-elle surpris quelques larmes dans ses yeux, mais elles rentrèrent bientôt en-dedans, et le déjeûner fut préparé comme à l'ordinaire.

Edward revint avec assez d'admiration de la contrée, pour se raccommoder un peu avec Maria; dans sa course au village, il avait vu plusieurs parties de la vallée à leur avantage, et le village lui-même situé plus haut que la chaumière présentait un point de vue qui l'avait enchanté. C'était un de ces sujets de conversation qui électrisait toujours Maria. Elle commença à décrire avec feu sa propre admiration, et à dépeindre avec un détail minutieux chaque objet qui l'avait particulièrement frappée, quand Edward l'interrompit. —N'allez pas trop loin, Maria, lui dit-il, rappelez-vous que je n'entends rien au pittoresque, et que je vous ai souvent blessée malgré moi, par mon ignorance de ce qu'il faut admirer. Je suis très capable d'appeler montueuse et pénible une colline que je devrais nommer hardie et majestueuse; raboteux ce qui doit être irrégulier, ou d'oublier qu'un lointain que je ne vois pas, est voilé par une brume. Il faudrait apprendre la langue de l'enthousiasme, et j'avoue que je l'ignore. Soyez contente de l'admiration que je puis donner; je trouve que c'est un très beau pays. Les collines sont bien découpées, les bois me semblent pleins de beaux arbres; les vallées sont agréablement situées, embellies de riches prairies, et de plusieurs jolies fermes répandues çà et là. Il répond exactement à toutes mes idées d'un beau pays, parce qu'il unit la beauté avec l'utilité, et j'ose dire aussi qu'il est très pittoresque, puisque vous l'admirez; je puis croire aisément qu'il est plein de rocs mousseux, de bosquets épais, de petits ruisseaux murmurans; mais tout cela est perdu pour moi. Vous savez que je n'ai rien de pittoresque dans mes goûts.

—Je crains que ce ne soit que trop vrai, dit Maria, mais pourquoi voulez-vous vous en glorifier?

—J'ai peur, dit Elinor, que pour éviter un genre d'affectation, Edward ne tombe dans un autre. Parce qu'il a vu quelques personnes prétendre à l'admiration de la belle nature bien au-dessus de ce qu'elles sentaient, dégoûté de cette prétention, il donne dans l'excès contraire, et il affecte plus d'indifférence pour ces objets qu'il n'en a réellement.

—Je n'ai je vous assure nulle prétention à l'indifférence pour les vraies beautés de la nature; je les aime et je les admire, mais non pas peut-être d'après les règles pittoresques; je préfère un bel arbre bien grand, bien droit, bien formé à un vieux tronc tordu, penché, rabougri, couvert de plantes parasites, j'ai plus de plaisir à voir une ferme en bon état, qu'à voir une ruine ou une vieille tour.

Maria regarda Edward avec mépris, et sa sœur avec compassion. La conversation tomba. Maria demeura pensive et silencieuse, jusqu'à ce qu'un nouvel objet réveillât son attention. Elle était assise près d'Edward, et celui-ci en prenant sa tasse de thé, passa sa main si directement devant elle, qu'elle ne put s'empêcher de remarquer à son doigt un anneau avec une natte de cheveux.

—Je ne vous ai jamais vu porter de bague, Edward, lui dit-elle, montrez-moi celle-là; sont-ce des cheveux de Fanny? Je me rappelle qu'elle vous en avait promis; ses cheveux me paraissaient plus foncés, ce n'est pas d'elle.

Maria comme à son ordinaire avait parlé sans réfléchir, mais quand elle vit combien elle avait fait de peine à Edward, elle fut plus fâchée que lui-même de son étourderie. Il rougit jusqu'au blanc des yeux, jeta un regard rapide sur Elinor, et dit enfin: oui, ce sont des cheveux de ma sœur; le travail change toujours les nuances.

Elinor avait rencontré son regard, il pénétra au fond de son ame, ce seul regard lui avait dit que ces cheveux étaient les siens; Maria en était tout aussi persuadée. La seule différence c'est qu'elle croyait que c'était un don d'Elinor; et que celle-ci qui savait en conscience qu'elle ne lui avait point donné de ses cheveux, crut qu'il s'en était procuré par quelque moyen inconnu, ou qu'il les avait coupés par derrière sans qu'elle s'en fût aperçue, lorsqu'elle avait quitté Norland. La couleur était bien la même, et la rougeur et le regard d'Edward avaient porté dans son cœur cette douce conviction. Elle était bien loin de lui en vouloir, et n'ayant plus l'air d'y faire attention, elle parla d'autre chose. L'embarras d'Edward dura quelque temps, et finit par une tristesse encore plus marquée, et qui dura la matinée entière.

Maria se reprocha vivement ce qui lui était échappé; elle aurait été plus indulgente pour elle-même, si elle avait pu savoir combien peu sa sœur était offensée, et le plaisir secret qu'elle lui avait procuré.

Dans le milieu du jour on eut la visite de sir Georges et de madame Jennings, qui ayant entendu dire qu'un gentilhomme était arrivé à la Chaumière, venaient savoir qui c'était. Avec le secours de sa belle-mère, sir Georges ne fut pas long-temps à découvrir que le nom d'Edward Ferrars commençait par un E. et un F., et que c'était là l'amoureux d'Elinor, dont la petite Emma avait parlé. Cette découverte aurait valu beaucoup de railleries à la pauvre Elinor, si la présence d'Edward qu'ils connaissaient aussi peu, ne les avait pas retenus. Mais ni les coups-d'œils significatifs, ni les sourires malins ne lui furent épargnés. Sir Georges ne venait jamais chez les Dashwood sans les inviter à prendre le thé au Parc dans la soirée ou à dîner le lendemain. Cette fois en l'honneur du nouveau venu, qu'il était fier de contribuer à amuser; l'invitation fut pour le soir et pour le lendemain.

—Venez tous prendre le thé avec nous ce soir, dit-il, nous sommes tout-à-fait seuls, mais demain nous avons beaucoup de monde, et il faut absolument dîner au Parc.

Madame Jennings les pressa d'accepter. On dansera dans la soirée, dit-elle, et cela doit tenter miss Maria.

—Danser! s'écria-t-elle, impossible; qui peut penser à danser!

—Qui! vous même, ma belle, et la petite Emma, et les Carey, et les Whitalers. Comment, ma chère, vous pensez de bonne foi que personne ne peut danser, parce que quelqu'un... que je ne nomme pas est parti!

—Je voudrais de toute mon ame, dit sir Georges, que Willoughby fût encore avec nous.

Ces mots et la rougeur de Maria donnèrent de nouveaux soupçons à Edward. Qui donc est ce Willoughby, demanda-t-il à voix basse à Elinor, près de qui il était assis? Elle le lui dit en peu de mots; mais la contenance et la physionomie de Maria parlaient plus clairement. Edward en vit assez pour comprendre ce qui en était, et quand les visiteurs furent partis, il s'approcha d'elle et lui dit à demi voix: J'ai deviné; dois-je vous dire ce que j'ai deviné?

—Quoi donc?.... Qu'entendez-vous?

—Dois-je le dire?

—Certainement.

—Eh bien, j'ai deviné que M. Willoughby chasse.

—Maria fut surprise et confuse, cependant elle ne put s'empêcher de rire de sa douce et fine raillerie, et après un moment de silence, elle lui dit: Oh Edward! comment pouvez-vous... Mais le temps viendra où j'oserai.... Je suis sûre que vous l'aimerez.

—Je n'en doute pas, répondit-il avec amitié. Cet aveu naïf de Maria l'avait touché; il croyait qu'il y avait une plaisanterie établie sur elle et sur Willoughby sans conséquence, et que Maria s'en défendrait, ou plaisanterait elle-même. Mais elle avait répondu tout autrement qu'il ne s'y attendait; et il sentit que c'était plus sérieux qu'il ne l'avait cru.


CHAPITRE XIX.

Edward passa une semaine à la chaumière, il fut vivement pressé par madame Dashwood d'y rester plus long-temps; mais on aurait dit qu'il était décidé à se mortifier lui-même, il prit tout-à-coup la résolution de quitter ses amis au moment où il sentait le plus le bonheur de les revoir. Son humeur dans les derniers jours, quoique toujours inégale était cependant beaucoup plus agréable. Il paraissait chaque jour plus content de l'habitation et des environs; il ne parlait jamais de son départ qu'avec un soupir; il avouait que rien ne le rappelait ailleurs; il était même incertain où il irait on les quittant, mais cependant il voulait partir. Jamais, disait-il, aucune semaine de sa vie ne lui avait paru plus courte; jamais il n'avait été plus complètement heureux! Ses paroles, ses regards, des attentions légères, mais qui de sa part disaient beaucoup, tout devait rassurer Elinor sur ses sentimens; mais cependant sa conduite devait la surprendre. Libre de prolonger son séjour auprès d'elle, pourquoi cette obstination de partir? Il n'avait aucun plaisir à Norland, il détestait Londres, et il voulait aller à Norland ou à Londres. Il appréciait leurs bontés, leur amitié au-delà de tout; son plus grand bonheur était d'en jouir, et cependant il voulait les quitter à la fin de la semaine malgré elles et malgré lui, et sans avoir rien à faire qui fût un obstacle à leurs désirs mutuels.

Mais Elinor n'était ni susceptible ni défiante, elle mit sur le compte de madame Ferrars tout ce qui l'étonnait dans la conduite de son fils. Il était heureux qu'Edward eût une mère dont le caractère lui était si peu connu qu'il pouvait servir d'excuse pour tout ce qui paraissait étrange dans la manière d'être d'Edward. Sa réserve, sa froideur, ses inégalités, son départ, tout fut mis sur le compte de cette mère. Elle en estima davantage son ami de ne pas lui résister ouvertement, et d'attendre en silence le moment où il serait le maître de déclarer ses sentimens et ses intentions. Elle ne craignait pas de grandes difficultés de la part d'une famille déja alliée à la sienne; elle aurait bien sûrement l'appui de son frère, et sa belle-sœur même n'oserait pas faire autrement que son mari. Edward était assez riche pour n'écouter que le choix de son cœur en se donnant une compagne, lorsqu'à tout autre égard ce choix était honorable. Si madame Ferrars avait l'air de s'y opposer, c'était moins par rapport à elle que pour tenir son fils dans sa dépendance tant qu'elle en avait le droit; et sans doute il jugeait plus sage et plus prudent de ne pas la heurter encore, de temporiser avec elle, et par sa condescendance actuelle de mériter la sienne quand le moment serait arrivé. Ainsi rassurée sur sa conduite, Elinor chercha et trouva la consolation de son départ dans le souvenir de chaque preuve de son affection, de chaque regard pendant cette semaine si vîte écoulée, et surtout de cet anneau qu'il portait à son doigt, et qui plus que le reste encore l'assurait de sa constance. Quand il lui serait resté quelques doutes, ils se seraient tous évanouis au moment de son départ. Il était l'image vivante de la tristesse et des regrets; à peine pouvait-il retenir ses larmes; il ne pouvait cacher combien son cœur était oppressé. Maria fut enfin contente de lui, et lui exprima aussi à sa manière animée ses regrets de le voir partir. Elinor avait assez à faire à garder bonne contenance, et madame Dashwood essayait de remonter un peu son futur gendre. Vous êtes mélancolique, mon cher Edward, lui disait-elle; sans doute il est toujours triste de se séparer de ses amis, mais il n'y a d'ailleurs nulle circonstance affligeante, vous pouvez revenir quand vous le voudrez, et nous désirons tous que ce soit bientôt, n'est-ce pas, Elinor?.... Vous êtes à tout égard un heureux jeune homme, il ne vous manque qu'un peu de patience, ou si vous voulez lui donner un nom plus doux, de l'espoir. Votre mère vous gêne peut-être un peu dans ce moment; mais enfin celui de votre indépendance viendra bientôt. Madame Ferrars assurera votre bonheur, c'est son devoir, et sans doute sa volonté.

—Je ne suis pas né pour le bonheur, dit-il en secouant la tête tristement.

C'était le moment du départ, sa tristesse augmenta la peine que chacune en ressentait, et laissa surtout une forte impression dans l'ame d'Elinor; mais elle était déterminée à la surmonter. Elle employa toutes les forces dont elle était capable à cacher ce qu'elle souffrait; elle n'adopta pas la méthode dont Maria s'était servie avec tant de succès, dans une occasion semblable, pour augmenter et fixer son chagrin, par le silence, la solitude, l'oisiveté. Dès qu'Edward fut parti, Elinor se mit à son dessin, et employa utilement et agréablement la journée, sans chercher à parler de lui, et sans éviter d'en parler, prenant intérêt à tout ce qui se disait. Si par cette sage conduite elle ne diminua pas ses peines, elle prévint au moins qu'elles ne s'augmentassent inutilement, et sa mère et ses sœurs n'eurent aucune inquiétude sur son compte. Sans se séparer de sa famille, sans les quitter pour se promener seule, sans passer ses nuits blanches, Elinor trouvait encore fort bien le temps de s'occuper d'Edward et de sa conduite, avec les variations de la disposition de son ame, avec tendresse, pitié, blâme, approbation, confiance, doute, etc., etc. Elle pouvait commander à ses actions, à sa manière extérieure, mais non pas à ses pensées; et le passé et le futur se présentaient successivement à son imagination. Maria qui pouvait à peine lui pardonner le calme avec lequel elle supportait l'absence d'Edward, et qui l'attribuait à une sorte d'apathie de caractère qui la rendait incapable d'éprouver une forte passion, aurait été bien étonnée si elle avait pu lire dans le cœur de sa sœur, de le trouver rempli d'un sentiment pour le moins aussi vif, et peut-être plus tendre que le sien pour Willoughby.

Peu de jours après le départ d'Edward, Elinor était seule dans le salon, devant sa table à dessiner, et plongée dans ses rêveries, lorsqu'elle en fut tirée par un bruit de voix dans la petite cour verte; elle leva les yeux vers la fenêtre, et vit beaucoup de monde près de la porte. C'était sir Georges, sa femme, sa belle-mère, mais il y avait de plus un monsieur et une dame qu'elle ne connaissait point. Elle était assise près de la fenêtre, et dès que sir Georges l'eut aperçue, il laissa les autres frapper à la porte, et traversant le gazon, il l'obligea d'ouvrir la fenêtre pour lui parler, quoique la distance entre la fenêtre et la porte fût si petite qu'il était impossible qu'ils ne fussent pas entendus.

—Eh bien! dit-il, je vous amène une visite qui vous fera plaisir j'en suis sûr: devinez qui.

—Je ne le puis.... Mais chut, on nous entendra.

—A la bonne heure; c'est seulement mon beau-frère et ma belle-sœur Palmer. Madame Jennings a, comme, vous savez, marié sa fille cadette il y a six mois à M. Palmer, très aimable jeune homme comme vous verrez. Charlotte est très jolie, je vous assure: avancez un peu la tête vous pourrez la voir.

Comme Elinor était certaine de la voir tout à son aise dans quelques minutes, sans faire une impolitesse, elle n'avança point.

—Où est Maria, dit sir Georges, s'est-elle sauvée quand elle nous a vus? Son piano est ouvert. Depuis que quelqu'un que je sais bien n'est plus là, elle ne peut souffrir personne.

—Non, je vous assure, j'étais seule, je crois qu'elle se promène.

Ils furent joints par madame Jennings, qui n'eut pas la patience d'attendre qu'on eût ouvert la porte pour causer avec sa chère Elinor. Eh bon jour! chère enfant, comment vous portez-vous? Un peu triste, je présume, c'est tout simple; et votre mère et vos sœurs? C'est mal à elles de vous laisser ainsi à vos regrets; mais nous voici pour vous distraire. Je vous amène ma fille cadette et mon fils Palmer; vous en serez charmée. Ce n'est pas pour la vanter, mais c'est un vrai bijou que ma Charlotte! Ils sont arrivés hier soir au moment où nous les attendions le moins. Nous étions à prendre le thé, j'entends le bruit d'un carrosse; jamais il ne m'entra dans l'esprit que ce fût mes enfans; je pensais que c'était le colonel Brandon qui revenait; je dis à sir Georges, j'entends une voiture, je parie que c'est Brandon. Il faudra bien qu'il nous conte ce qu'il est allé faire à Londres. Sir Georges se lève et....

Elinor fut obligée de lui tourner le dos au milieu de son intéressante histoire, pour recevoir le reste de la compagnie. Lady Middleton présenta sa sœur et son beau-frère. Madame Dashwood et Emma descendirent en même temps, et tout le monde s'assit. On se regarda mutuellement avec curiosité, on dit quelques lieux communs. Madame Jennings rentra avec sir Georges et continua son histoire.

Madame Charlotte Palmer était de quelques années plus jeune que lady Middleton, et totalement différente et pour la figure et pour les manières, quoiqu'elle fût dans le fond tout aussi insipide, mais dans un autre genre; ce qui prouve que l'insipidité même peut varier. Elle était petite et grasse, son teint était beau, tous ses traits jolis et gracieux, et une expression de gaîté et de contentement ne l'abandonnait jamais. Sa figure n'avait ni la noblesse, ni la beauté de celle de sa sœur, mais elle était beaucoup plus prévenante. Elle entra en souriant, elle sourit tout le temps de sa visite, excepté quand elle riait, et sourit encore en s'en allant.

Son mari formait avec elle un parfait contraste. C'était un homme de vingt-cinq à vingt-six ans, d'une assez belle figure; aussi grand et mince qu'elle était courte et ronde, aussi brun qu'elle était blanche, aussi grave et sérieux qu'elle était gaie et riante, aussi important qu'elle était affable: enfin au physique et au moral c'étaient deux êtres d'une nature différente. Il entra dans la chambre d'un air assez dédaigneux, salua légèrement les dames, sans dire un seul mot s'assit auprès d'une table, jeta un regard rapide sur elles et sur l'appartement, prit un papier nouvelle qui était sur la table, et le parcourut tout le temps de la visite.

Madame Palmer au contraire fut à peine assise, que son admiration pour tout ce qu'elle voyait éclata. Ah! mesdames, quelle délicieuse habitation! que ce salon est commode et bien arrangé! Voyez, maman, combien tout ceci est embelli depuis que je ne l'ai vu. J'ai toujours trouve le site délicieux; mais vous en avez fait tout ce qu'il y a de plus charmant. Vous ne m'aviez pas dit, ma sœur, avec quel goût tout ceci est arrangé. Ah! combien j'aimerais avoir une maison comme celle-ci! Cela n'est-il pas, possible, mon cher amour?

M. Palmer ne répondit rien, et ne leva pas les yeux de dessus le papier qu'il tenait.

—C'est à vous que je parle, mon amour. (Même silence) M. Palmer ne veut pas m'entendre, dit-elle en riant; cela lui arrive souvent. Il est si drôle quelquefois, M. Palmer; c'est qu'il a beaucoup, beaucoup d'esprit, et il est absorbé dans ses pensées: elle rit encore. Madame Dashwood les regarda tous deux d'un air étonne.

Madame Jennings de son côté achevait l'histoire de sa surprise de la veille et ne la finit que lorsqu'il n'y eut plus rien à dire. Madame Palmer rit aux éclats de l'étonnement qu'on avait eu au Parc, en les voyant arriver; et lady Middleton prit sur elle de dire bien froidement, que c'était une agréable surprise.

—Vous pouvez penser combien j'étais charmée de les voir, reprit madame Jennings, mais, ajouta-t-elle en se penchant vers Elinor, j'étais fâchée qu'ils eussent fait un si long voyage, car ils sont venus de Londres tout d'une traite, et.... une jeune mariée.... Vous comprenez.... il y avait du danger dans sa situation. Je voulais au moins qu'elle se reposât tout le jour; mais retenez ces jeunes femmes! Elle a absolument voulu venir avec nous, elle languissait de vous voir.

Madame Palmer rit, baissa les yeux, dit que ce qui faisait plaisir n'était jamais dangereux.

—Elle n'entend rien encore à cela, reprit sa mère; une première grossesse... Vous comprenez. Elle doit je pense accoucher en février.

Lady Middleton excédée d'une conversation aussi triviale, l'interrompit pour demander à M. Palmer, s'il y avait quelque chose de nouveau dans les papiers.

—Rien du tout, madame, ennuyeux à périr; et il continua de les lire.

—Ah, je vois venir la belle Maria, dit sir Georges; je vous conseille de cesser votre lecture, Palmer, si vous voulez voir une des plus belles personnes que vous ayez jamais vues. Il alla au-devant d'elle dans l'entrée, la prit par la main et la fit entrer. A peine eût-elle paru que madame Jennings lui demanda si elle venait d'Altenham. Madame Palmer éclata de rire à cette question, et prouva par-là qu'elle la comprenait. M. Palmer se leva, la regarda pendant quelques minutes, puis se rassit et reprit son papier nouvelle. Madame Palmer ne se rassit pas, elle alla examiner les dessins qui garnissaient les murs et son déluge d'admiration recommença. Ah! que c'est beau! que c'est délicieux! Regardez donc, maman, je n'ai jamais rien vu de si charmant; je serais toute une journée à les regarder. Après en avoir vu un ou deux, elle se rassit, sans penser qu'il y en avait encore une douzaine.

Bientôt après lady Middleton donna le signal du départ. Alors M. Palmer se leva d'un air important, posa le papier, étendit les bras en bâillant, et regarda avec distraction autour de lui.

—Avez-vous dormi, mon amour, lui dit sa femme en riant? On dirait que vous vous réveillez.

Il ne fit aucune réponse et après avoir examiné la chambre; il observa judicieusement qu'elle était trop basse et que le plafond était voûté: ce sont les seuls mots qu'il prononça; il salua comme en entrant, et sortit avec les autres.

Sir Georges avait été très pressant pour que les habitantes de la Chaumière vinssent passer toute la journée le lendemain au Parc. Madame Dashwood avait là-dessus sa petite fierté, et ne se souciait pas de dîner au Parc plus souvent qu'on ne dînait à la Chaumière; elle refusa donc absolument pour elle, et laissa ses filles maîtresses de faire ce qui leur ferait plaisir. Mais elles n'avaient plus de curiosité de voir rire madame Palmer, bâiller son mari, et d'entendre les éternelles histoires de madame Jennings; elles essayèrent aussi de s'en dispenser. Le temps était incertain; elles ne voulaient pas quitter leur mère. Sir Georges avait réponse à tout, et ne voulut entendre aucune excuse. Miss Emma resterait; il enverrait son carosse. Mesdames Jennings et Palmer se joignirent à ses supplications; lady Middleton même les pressa de venir. Ils avaient tous l'air de craindre également de rester en famille. Elles furent obligées de céder.

—Ils sont persécutans, dit Maria, lorsqu'ils furent partis. Le loyer de la Chaumière est bas, mais en vérité, nous payons trop cher encore s'il faut aller amuser tous ceux qui viennent chez eux, ou leur mener tous ceux qui viennent chez nous. Ils pourraient avoir telles visites que vous seriez bien aise de voir, dit Elinor, et nous ne pouvons reconnaître leurs bontés pour nous que par notre complaisance.


CHAPITRE XX.

Le lendemain il pleuvait des torrens; Elinor et Maria espéraient que ce temps les dispenserait du dîner du Parc; mais de très bonne heure arriva l'équipage de sir Georges; il fallut bien aller. Toutes les deux auraient mieux aimé rester à leurs occupations et à leurs pensées habituelles.

A peine furent-elles entrées au salon, que la petite madame Palmer, aussi joyeuse que la veille, vint à elles les bras ouverts comme si elles eussent été amies intimes, et riant aux éclats: elle leur exprima de sa manière affable et triviale, sa joie de les revoir. Elle s'assit entr'elles deux, et leur prenant à chacune une main: Que je suis enchantée que vous soyez venues, leur dit-elle; j'en désespérais quand j'ai vu ce temps, et puis j'ai pensé que c'était une raison de plus pour ne pas rester seules chez soi à regarder tomber la pluie. A votre âge le temps ne fait rien quand il s'agit de s'amuser, et nous nous amuserons beaucoup. Il aurait été bien cruel que vous ne fussiez pas venues, car nous repartons demain à ce que M. Palmer vient de me dire; je croyais rester au moins quatre jours, et j'en étais charmée. Je ne me doutais pas de ce voyage ci; M. Palmer me dit tout-à-coup l'autre matin: Charlotte, je vais à Barton, voulez-vous y venir? Il est si drôle M. Palmer, jamais il ne me dit rien qu'au moment même. Ce matin il m'a dit en se levant: Charlotte, nous repartons demain. Vous ne sauriez croire combien il est enchanté d'avoir fait votre connaissance; moi, je suis désolée de vous quitter déja, mais nous nous retrouverons cet hiver à Londres. (Et sa désolation s'exprima par un éclat de rire).

Mesdemoiselles Dashwood lui dirent qu'elles n'iraient sûrement pas à la ville.

Ne pas venir à la ville! Rester à la campagne après Noël! Mais c'est impossible, il faut absolument y venir; je vous arrêterai une charmante maison tout près de la nôtre en Hanovre Square, je vous servirai de chaperon partout où vous voudrez aller quand votre maman voudra rester; vous savez que les femmes mariées ont ce privilège: et un éclat de rire suivit cette remarque.

Elles la remercièrent et répétèrent leur intention positive de ne point aller à Londres.

M. Palmer entra avec sa mine importante et refrognée. Ah! mon amour, lui dit sa femme, venez vous joindre à moi pour persuader à ces dames d'aller cet hiver à Londres; on ne peut rien vous refuser.

Son amour ne fit aucune réponse, salua légèrement; puis allant à la fenêtre, il regarda les nuages en étendant les bras et bâillant. Quel horrible temps, dit-il, il fait paraître tout insupportable! La pluie à cet excès est aussi ennuyeuse en-dedans qu'en dehors: Aussi pour quoi diable! sir Georges n'a-t-il pas un billard dans sa maison? que veut-il qu'on fasse chez lui quand il pleut? A quoi veut-il qu'on s'amuse? Combien peu de gens savent s'arranger chez eux. Sir Georges est aussi désagréable que le temps. Il s'enfonça dans un fauteuil avec l'air de très mauvaise humeur.

Le reste de la compagnie entra. Je crains, mademoiselle Maria, lui dit sir Georges, que vous n'ayez pas pu faire aujourd'hui votre pélerinage à Altenham.

Elle prit un air de dignité et ne répondit rien.

—Ah ne soyez pas si mystérieuse avec nous, chère Maria, dit madame Palmer, nous savons tout je vous assure, et j'admire votre bon goût, car il est très bel homme, notre terre n'est pas très loin de la sienne, pas plus de neuf milles, je crois.

—Beaucoup plus de trente, dit son mari.

—Oh bien c'est à-peu-près de même. Je n'ai jamais vu sa maison, mais on dit qu'elle est très jolie.

—C'est la plus laide et la plus abominable maison que j'aie vue en ma vie, dit monsieur Palmer.

Maria garda le silence, mais toute sa contenance trahissait l'intérêt qu'elle prenait à cet entretien.

—Mon amour, dit madame Palmer en riant, vous êtes en humeur de contredire aujourd'hui.

—Aujourd'hui comme toujours, répondit-il, quand on dit devant moi des bêtises ou des faussetés.

Charlotte éclata de rire. Il était impossible d'avoir une gaîté plus soutenue, d'être plus décidée en dépit de tout de se trouver parfaitement heureuse; l'indifférence étudiée de son mari, son insolence, son mécontentement, son dédain ne lui donnaient aucun chagrin: plus il était dur avec elle, plus elle riait de bon cœur.

—M. Palmer est si plaisant, disait-elle à voix basse à Elinor, il est toujours de mauvaise humeur.

Certainement il ne se montrait pas d'une manière aimable; mais sous cette apparence rude et grossière, Elinor, dont le tact était parfait pour démêler le fond des caractères, crut remarquer par plusieurs petites observations qu'il n'était ni aussi rude, ni aussi mal élevé qu'il voulait le paraître. Son caractère s'était peut-être aigri en découvrant, après quelques mois de mariage, qu'il était enchaîné pour la vie avec une femme assez jolie, très bonne enfant, mais n'ayant pas une idée, et niaise dans toute l'étendue du terme. Son rire éternel finissait par l'impatienter à ne pouvoir le cacher. Il avait de plus cet amour-propre qu'on retrouve chez plusieurs hommes, et souvent même à côté de l'esprit, quoiqu'il n'en soit pas une preuve, et qui lui persuadait qu'il était très supérieur à la plupart de ceux qu'il rencontrait. Sa supériorité sur sa femme était trop décidée pour qu'on pût la contester. Il s'accoutuma bientôt à l'étendre sur tous ceux qu'il voyait; et c'est là ce qui produisait cet air de dédain et d'ennui de tout, qu'il portait dans le monde. Il croyait se distinguer par là des autres hommes, et c'était son plus ardent désir. Mais Elinor n'en fut pas moins convaincue que s'il pouvait consentir à se laisser aller à son naturel, il pourrait être fort aimable. Elle sentit déja qu'elle préférait l'inégalité de son humeur, qui n'était pas sans originalité, à la bonne humeur de sa femme, à ses éclats de rire sans sujet qui revenaient à chaque instant, à son ton commun, et à son manque total d'esprit et de tact.

—Oh! mes chères miss Dashwood, leur dit-elle après quelques momens, il me vient une charmante pensée; il faut absolument que vous veniez passer quelque temps chez moi à Cleveland aux fêtes de Noël. Vous savez bien, ma chère Maria, que nous sommes voisins de Haute-Combe; cela sera délicieux! vous y serez si heureuses, et moi aussi de vous y voir. Mon amour, ne désirez-vous pas beaucoup d'avoir les dames Dashwood à Cleveland.

—Certainement, répliqua-t-il d'un ton ironique, je n'avais pas d'autres vues en venant à Barton.

—Vous voyez à présent, dit Charlotte, que M. Palmer compte sur vous, ainsi vous ne pouvez refuser.

Toutes les deux prouvèrent qu'elles le pouvaient, et refusèrent décidément.

Charlotte en parut très surprise. Je ne comprends pas, dit-elle, qu'on puisse refuser quelque chose à M. Palmer. Ne le trouvez-vous pas l'homme du monde le plus aimable, dit-elle bas à Elinor? il est quelquefois des jours entiers sans me parler; mais avec vous ce ne sera pas ainsi. Vous lui plaisez beaucoup, je vous assure; et il sera tout-à-fait de mauvaise humeur si vous ne venez pas à Cleveland. Je ne comprends pas quelle objection vous pouvez faire. Une seule, dit Elinor, c'est que cela ne se peut pas; et pour éviter de nouvelles persécutions, elle changea de sujet. Elle avait envie de savoir quelques particularités sur Willoughby, sur son caractère, sur son genre de vie. Madame Palmer étant sa voisine de campagne, et aimant beaucoup à causer, pouvait lui donner des détails qui l'intéresseraient relativement à Maria. Elle lui demanda donc si M. Willoughby venait souvent à Cleveland, et s'ils le connaissaient particulièrement.

—O mon Dieu, oui! je le connais extrêmement, dit madame Palmer; il est vrai que je ne lui ai jamais parlé, mais je suis sûre que je le reconnaîtrais entre mille: il est si beau! je l'ai rencontré quelquefois à Londres; je me suis aussi trouvée une fois ici quand il était à Altenham. Ah! non, je me rappelle que c'était maman qui l'avait vu et qui m'en a parlé. Nous l'aurions sûrement vu très-souvent à Cleveland; mais il vient très-peu à Haute-Combe, je crois; et puis M. Palmer ne lui a jamais fait de visite, parce qu'il est de l'opposition. Vous voyez que je le connais très bien, et je sais bien aussi pourquoi vous vous informez de lui; c'est qu'il doit épouser votre sœur; j'en suis transportée de joie, elle sera ma voisine, et nous nous verrons tous les jours.

—Je vous assure, dit Elinor, que vous en savez plus que moi là-dessus. Qui donc vous a parlé de ce projet de mariage?

—Qui? tout le monde; je n'ai pas entendu autre chose en passant à Londres.

—A Londres! c'est impossible, ma chère dame.

—Sur mon honneur, rien n'est plus vrai. Je rencontrai le colonel Brandon lundi matin, à Bendstreet, comme nous allions partir, et il me le dit positivement.

—Vous me surprenez beaucoup. Le colonel Brandon vous l'a dit! sûrement vous vous êtes trompée. Lors même que ce serait vrai, je ne puis croire que le colonel Brandon l'ait dit à quelqu'un qui n'y prenait nul intérêt.

—Mais je vous assure qu'il me l'a dit: tenez, je vais vous conter tout ce qui s'est passé à cette occasion. Quand nous nous rencontrâmes, il nous aborda, et nous commençâmes à parler de notre voyage à Barton et de choses et d'autres; enfin je lui dis: maman m'écrit, colonel, qu'il y a une nouvelle famille à la Chaumière, des demoiselles excessivement jolies, je dis ainsi en vérité, et que la plus jolie des trois doit épouser M. Willoughby de Haute-Combe. Est-ce vrai, je vous en prie, colonel? vous devez le savoir puisque vous avez été dernièrement en Devonshire.

—Et qu'est-ce que vous répondit le colonel?

—Oh! rien, presque rien; mais il devint rouge, et puis pâle. J'ai bien vu cela; c'est comme s'il avait dit que c'était bien vrai et de ce moment j'en ai été certaine. Comme ce sera délicieux! ce mariage aura-t-il lieu bientôt?

Elinor dédaigna de répondre. M. Brandon se portait bien, j'espère, dit-elle après un instant de silence.

—Oh! oui, très-bien, et il était si plein de vos mérites, que je ne sais ce qu'il ne m'a pas dit de vous.

—Je suis bien flattée de son suffrage; il me paraît un excellent homme, et il me plaît beaucoup.

—Et à moi aussi, je vous assure; c'est un charmant homme que le colonel Brandon. C'est seulement grand dommage qu'il soit si sombre et si ennuyeux. Maman dit qu'il était aussi amoureux de votre sœur; moi je ne puis le croire, il est si grave; je ne l'ai jamais vu amoureux de personne.

—Est-ce que M. Willoughby est répandu dans la bonne société de Sommerset-shire, dit encore Elinor?

—Oh oui! très répandu: je ne crois pas cependant que beaucoup de gens le connaissent; Haute-Combe est si loin et il y est si peu; mais on le trouve très-agréable, je vous assure; personne n'est plus aimé que lui de toutes les femmes; vous pouvez le dire à votre sœur. Elle est bien heureuse d'avoir fait sa connaissance; il est si riche! Au reste elle est très-belle aussi, et rien n'est trop beau pour elle. Cependant, je vous assure que je vous trouve, moi, presque aussi jolie qu'elle, et M. Palmer aussi; car il disait hier au soir qu'il ne pouvait pas vous distinguer. Quant à moi je vous admire beaucoup toutes deux; je suis charmée d'avoir fait votre connaissance, et j'espère vous revoir souvent. Il me vient une charmante pensée; il faut à présent que vous épousiez le colonel Brandon: ne le voulez-vous pas? cela peut fort bien aller à présent.

Elinor ne put s'empêcher de rire. Pourquoi à présent demanda-t-elle?

—Pourquoi? ah! je sais bien pourquoi je dis cela, et je veux bien vous le dire; c'est qu'à présent je suis mariée: voyez, c'est l'intime ami de mon beau-frère. Sir Georges et maman s'étaient mis dans la tête qu'il devait m'épouser; ma sœur aussi le désirait beaucoup; c'était une affaire arrangée. Mais le colonel n'en parla point; sans quoi on nous aurait mariés immédiatement. Maman dit cependant que j'étais trop jeune; et aussitôt après M. Palmer me fit la cour, et je l'aime beaucoup mieux; il est si drôle M. Palmer, c'est justement le mari qu'il me fallait pour être heureuse.

Elinor cessa l'entretien sans avoir rien appris de ce qu'elle voulait savoir, et fatiguée de tout ce qu'elle avait entendu.


FIN DU PREMIER VOLUME.


NOTES:

[1] Ce mot comfortable n'a point de vrai synonyme en français, il en faut beaucoup pour exprimer toutes les idées qu'il renferme. C'est aisance, bien-être, agrément, commodité, consolation; il s'adopte au moral comme au physique. Ce serait une vraie acquisition pour notre langue, et sans oser me flatter d'avoir le droit de le naturaliser, je veux au moins essayer de m'en servir dans cet ouvrage; il le mériterait autant et mieux que bien d'autres qu'on a empruntés de l'anglais et dont on se sert journellement. (Note du traducteur.)

[2] Mot que la langue anglaise a pris au vieux français, et qu'on ferait bien de reprendre. Contrariété qui l'a remplacé ne présente point la même idée, et dans ce cas-ci désapointement est le seul qui puisse convenir.


NOTE DE TRANSCRIPTION:

Mots remplacés:
Page 017: irrépable remplacé par irréparable (un tort irréparable).
Page 031: déjeuner remplacé par déjeûner.
Page 037: altéter par altérer (elle n'aura plus le pouvoir d'altérer).
Page 048: impertubable par imperturbable
(ce calme imperturbable).
Page 055: lorqu'on remplacé par lorsqu'on (lorsqu'on le connaît mieux).
Page 070: at-attendit supprimé at.
Page 110: Quest-ce remplacé par Qu'est-ce (Qu'est-ce qui pourrait le retenir).
Page 124: sallon remplacé par salon (accompagné jusque dans le salon).
Page 128: céderai par céderais (je ne le céderais pas).
Page 129: parce que remplacé par par ce que (je suis charmée... par ce que vous dites).
Page 130: remplacé feroit par ferait (je suis sûre qu'il ferait de même).
Page 154: remplacé madedemoiselle par mademoiselle.
Page 170: galopper par galoper (Imaginez le délice de galoper).
Page 175: sallon par salon (Emma resta seule au salon).
Page 187: qu'elle par quelle (quelle folie).
Page 193: porche par proche (très proche en vérité).
Page 213: jeterais par jetterais (je jetterais bas ma grande maison).
Page 215: suppression de double pas (ne le pensez-vous pas aussi Maria, dit-il,).
Page 216: là remplacé par la (Etendez-la plus loin).
Page 227: yoyage par voyage (comme il voyage).
Page 230: suppression de double est (Voilà je crois ce qui est arrivé).
Page 234: assuidités par assiduités.
Page 271: parce qu'on remlacé par par ce qu'on (par ce qu'on entend dire aux autres).
Page 255: tourbilloner remplacé par tourbillonner.
Page 309: suppression double vous (partout où vous voudrez aller).
Page 310: réfrognée inexistant dictionnaires→refrognée ou renfrognée (avec sa mine importante et refrognée).
Page 311: remplacé pélérinage par pélerinage.

Harmonisation pour:
Dashwood, Williams, Smith, Willoughby, Jennings, Cleveland, Ferrars, surtout, ame(s), grace(s), long-temps.

Non harmonisé (conservé les deux orthographes):
déja et déjà; très- et très; vite et vîte; bienvenu(e) et bien-venu(e).

Mots inadaptés conservés:
D'empire (p 007) (elle avait pris sur lui beaucoup d'empire).
Partner (p 158) (il était son partner pour toute la soirée).
Est-cela (p 189) (que votre cousine Fanny se marie? est-cela, dit madame Jennings).






End of Project Gutenberg's Raison et Sensibilité, Tome Premier, by Jane Austen

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK RAISON ET SENSIBILITÉ, TOME PREMIER ***

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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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