The Project Gutenberg EBook of Les mystères du peuple, tome I, by Eugène Sue

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Title: Les mystères du peuple, tome I
       Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges

Author: Eugène Sue

Release Date: January 19, 2009 [EBook #27843]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MYSTÈRES DU PEUPLE, TOME I ***




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LES MYSTÈRES DU PEUPLE

TOME I.

Travailleurs qui ont concouru à la publication du volume:

Protes et Imprimeurs: Richard Morris, Stanislas Dondey-Dupré, Nicolas Mock, Jules Desmarets, Louis Dessoins, Michel Choque, Charles Mennecier, Victor Peseux, Georges Masquin, Romain Sibillat, Alphonse Perrève, Hy père, Marcq fils, Verjeau, Adolphe Lemaître, Auguste Mignot, Benjamin.

Clicheurs: Curmer et ses ouvriers.

Fabricants de papiers: Maubanc et ses ouvriers, Desgranges et ses ouvriers.

Artistes Dessinateurs: Charpentier, Castelli.

Artistes Graveurs: Ottweil, Langlois.....

Planeurs d'acier: Héran et ses ouvriers.

Imprimeurs en taille-douce: Drouart et ses ouvriers.

Fabricants pour les primes, Associations fraternelles d'Horlogers et d'ouvriers en Bronze: Boudry, Duchâteau, Deschiens.....

Employés à l'Administration: Maubanc, Gavet, Berthier, Henri, Rostaing, Jamot, Blain, Rousseau, Toussaint, Rodier, Swinnens, Porcheron, Gavet fils, Dallet, Delaval, Renoux, de Paris; Giraudier; Bassin, de Lyon; Wellen, Bonniol, Etchegorey, Plantier, de Bordeaux....

La liste sera ultérieurement complétée dès que nos fabricants et nos correspondants des départements nous auront envoyé les noms des ouvriers et des employés qui concourent avec eux à la publication et à la propagation de l'ouvrage.

Le Directeur de l'Administration: Maurice La Chatre.

Typ. Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au Marais.


LES MYSTÈRES DU PEUPLE

OU

HISTOIRE D'UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES

À TRAVERS LES AGES

PAR

EUGÈNE SUE.

Il n'est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères n'aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l'insurrection.

TOME I.

SPLENDIDE ÉDITION ILLUSTRÉE DE GRAVURES SUR ACIER.

ON S'ABONNE À L'ADMINISTRATION DE LIBRARIE, RUE NOTRE-DAME DES VICTOIRES, 32 (PRÈS LA BOURSE).

PARIS. 1849

INTRODUCTION.

LE CASQUE DE DRAGON.—L'ANNEAU DU FORÇAT.

ou

LA FAMILLE LEBRENN.

1848-1849.


CHAPITRE PREMIER.

Comment, en février 1848, M. Marik Lebrenn, marchand de toile, rue Saint-Denis, avait pour enseigne: l'Épée de Brennus.—Des choses extraordinaires que Gildas Pakou, garçon de magasin, remarqua dans la maison de son patron.—Comment, à propos d'un colonel de dragons, Gildas Pakou raconte à Jeanike, la fille de boutique, une terrible histoire de trois moines rouges, vivant il y a près de mille ans.—Comment Jeanike répond à Gildas que le temps des moines rouges est passé et que le temps des omnibus est venu.—Comment Jeanike, qui faisait ainsi l'esprit fort, est non moins épouvantée que Gildas Pakou à propos d'une carte de visite.

Le 23 février 1848, époque à laquelle la France depuis plusieurs jours et Paris surtout depuis la veille étaient profondément agités par la question des banquets réformistes, l'on voyait rue Saint-Denis, non loin du boulevard, une boutique assez vaste, surmontée de cette enseigne:

M. Lebrenn, marchand de toile, À l'Épée de Brennus.

En effet, un tableau assez bien peint représentait ce trait si connu dans l'histoire: le chef de l'armée gauloise, Brennus, d'un air farouche et hautain, jetait son épée dans l'un des plateaux de la balance où se trouvait la rançon de Rome, vaincue par nos pères les Gaulois, il y a deux mille ans et plus.

On s'était autrefois beaucoup diverti, dans le quartier Saint-Denis, de l'enseigne belliqueuse du marchand de toile; puis l'on avait oublié l'enseigne, pour reconnaître que M. Marik Lebrenn était le meilleur homme du monde, bon époux, bon père de famille, qu'il vendait à juste prix d'excellente marchandise, entre autres de superbe toile de Bretagne, tirée de son pays natal. Que dire de plus? Ce digne commerçant payait régulièrement ses billets, se montrait avenant et serviable envers tout le monde, remplissait, à la grande satisfaction de ses chers camarades, les fonctions de capitaine en premier de la compagnie de grenadiers de son bataillon; aussi était-il généralement fort aimé dans son quartier, dont il pouvait se dire un des notables.

Or donc, par une assez froide matinée, le 23 février, les volets du magasin de toile furent, selon l'habitude, enlevés par le garçon de boutique, aidé de la servante, tous deux Bretons, comme leur patron, M. Lebrenn, qui prenait toujours ses serviteurs dans son pays.

La servante, fraîche et jolie fille de vingt ans, s'appelait Jeanike. Le garçon de magasin, nommé Gildas Pakou, jeune et robuste gars du pays de Vannes, avait une figure candide et un peu étonnée, car il n'habitait Paris que depuis deux jours; il parlait très-suffisamment français; mais dans ses entretiens avec Jeanike, sa payse; il préférait causer en bas-breton, l'ancienne langue gauloise, ou peu s'en faut[1].

[1] «S'il s'est conservé quelque part des bardes (chanteurs populaires), et des bardes en possession de traditions druidiques, ça n'a pu être que dans l'Armorique (la Bretagne), dans cette province qui a formé pendant plusieurs siècles un état indépendant, et qui, malgré sa réunion à la France, est restée gauloise de physionomie, de costume et de langage, jusqu'à nos jours.» (Ampère, Histoire littéraire, professée en 1839, au collége de France.)

Nous traduirons donc l'entretien des deux commensaux de la maison Lebrenn.

Gildas Pakou semblait pensif, quoiqu'il s'occupât de transporter à l'intérieur de la boutique les volets du dehors; il s'arrêta même un instant, au milieu du magasin, d'un air profondément absorbé, les deux bras et le menton appuyés sur la carre de l'un des contrevents qu'il venait de décrocher.

—Mais à quoi pensez-vous donc là, Gildas? lui dit Jeanike.

—Ma fille, répondit-il d'un air méditatif et presque comique, vous rappelez-vous la chanson du pays: Geneviève de Rustefan[2]?

[2] Chants populaires de la Bretagne, par M. de Villemerqué. Il fait remonter au quatorzième ou quinzième siècle cette chanson que les chanteurs ambulants ou barz (anciens bardes) chantent encore de nos jours en Bretagne. Nous aurons sujet de revenir sur l'excellent ouvrage de M. de Villemerqué.

—Certainement, j'ai été bercée avec cela; elle commence ainsi:

Quand le petit Jean gardait ses moutons,
Il ne songeait guère à être prêtre.

—Eh bien, Jeanike, je suis comme le petit Jean... Quand j'étais à Vannes, je ne songeais guère à ce que je verrais à Paris.

—Et que voyez-vous donc ici de si surprenant, Gildas?

—Tout, Jeanike...

—Vraiment!

—Et bien d'autres choses encore!

—C'est beaucoup.

—Écoutez plutôt. Ma mère m'avait dit: «Gildas, monsieur Lebrenn, notre compatriote, à qui je vends la toile que nous tissons aux veillées, te prend pour garçon de magasin. C'est une maison du bon Dieu. Toi, qui n'es guère hardi ni coureur, tu seras là aussi tranquille qu'ici, dans notre petite ville; car la rue Saint-Denis de Paris, où demeure ton patron, est une rue habitée par d'honnêtes et paisibles marchands.»—Eh bien, Jeanike, pas plus tard qu'hier soir, le second jour de mon arrivée ici, n'avez-vous pas entendu comme moi ces cris: Fermez les boutiques! fermez les boutiques!!! Avez-vous vu ces patrouilles, ces tambours, ces rassemblements d'hommes qui allaient et venaient en tumulte? Il y en avait dont les figures étaient terribles avec leurs longues barbes... J'en ai rêvé, Jeanike! j'en ai rêvé?

—Pauvre Gildas!

—Et si ce n'est que cela!

—Quoi! encore? Avez-vous quelque chose à reprocher au patron?

—Lui! c'est le meilleur homme du monde... J'en suis sûr, ma mère me l'a dit.

—Et madame Lebrenn?

—Chère et digne femme! elle me rappelle ma mère par la douceur.

—Et mademoiselle?

—Oh! pour celle-là, Jeanike, on peut dire d'elle ce que dit la chanson des Pauvres[3]:

[3] Sounn ann dud Laour (le chant des pauvres), Chants populaires de la Bretagne, par Villemerqué.

Votre maîtresse est belle et pleine de bonté.
Et comme elle est jolie elle est aimable aussi.
Et c'est par là qu'elle est venue à bout de gagner tous les cœurs.

—Ah! Gildas, que j'aime à entendre ces chants du pays! Celui-là semble être fait pour mademoiselle Velléda, et je...

—Tenez, Jeanike, dit le garçon de magasin en interrompant sa compagne, vous me demandez pourquoi je m'étonne..... est-ce un nom chrétien que celui de mademoiselle, dites? Velléda! Qu'est-ce que ça signifie?

—Que voulez-vous? c'est une idée de monsieur et de madame.

—Et leur fils, qui est retourné hier à son école de commerce?

—Eh bien?

—Quel autre nom du diable a-t-il aussi celui-là? On a toujours l'air de jurer en le prononçant. Ainsi, dites-le ce nom, Jeanike. Voyons, dites-le.

—C'est tout simple: le fils de notre patron s'appelle Sacrovir.

—Ah! ah! j'en étais sûr. Vous avez eu l'air de jurer... vous avez dit Sacrrrrovir.

—Mais non, je n'ai pas fait ronfler les r comme vous.

—Elles ronflent assez d'elles-mêmes, ma fille... Enfin, est-ce un nom?

—C'est encore une des idées de monsieur et de madame...

—Bon. Et la porte verte?

—La porte verte?

—Oui, au fond de l'appartement. Hier, en plein midi, j'ai vu monsieur le patron entrer là avec une lumière.

—Naturellement, puisque les volets restent toujours fermés...

—Vous trouvez cela naturel, vous, Jeanike? et pourquoi les volets sont-ils toujours fermés?

—Je n'en sais rien; c'est encore...

—Une idée de monsieur et de madame, allez-vous me dire, Jeanike?

—Certainement.

—Et qu'est-ce qu'il y a dans cette pièce où il fait nuit en plein midi?

—Je n'en sais rien, Gildas. Madame et monsieur y entrent seuls; leurs enfants, jamais.

—Et tout cela ne vous semble pas très-surprenant, Jeanike?

—Non, parce que j'y suis habituée; aussi vous ferez comme moi?

Puis s'interrompant après avoir regardé dans la rue, la jeune fille dit à son compagnon:

—Avez-vous vu?

—Quoi?

—Ce dragon...

—Un dragon, Jeanike?

—Oui; et je vous en prie, allez donc regarder s'il se retourne... du côté de la boutique; je m'expliquerai plus tard. Allez vite... vite!

—Le dragon ne s'est point retourné, revint dire naïvement Gildas. Mais que pouvez-vous avoir de commun avec des dragons, Jeanike?

—Rien du tout, Dieu merci; mais ils ont leur caserne ici près...

—Mauvais voisinage pour les jeunes filles que ces hommes à casque et à sabre, dit Gildas d'un ton sententieux; mauvais voisinage. Cela me rappelle la chanson de la Demande[4].

[4] La Demande (Chants populaires de la Bretagne, par Villemerqué, t. II).

J'avais une petite colombe dans mon colombier;
Et voilà que l'épervier est accouru comme un coup de vent;
Et il a effrayé ma petite colombe, et l'on ne sait ce qu'elle est devenue.

—Comprenez-vous, Jeanike? Les colombes, ce sont les jeunes filles, et l'épervier...

—C'est le dragon... Vous ne croyez peut être pas si bien dire, Gildas.

—Comment, Jeanike, vous seriez-vous aperçue que le voisinage des éperviers... c'est-à-dire des dragons, vous est malfaisant?

—Il ne s'agit pas de moi.

—De qui donc?

—Tenez, Gildas, vous êtes un digne garçon; il faut que je vous demande un conseil. Voici ce qui est arrivé: Il y a quatre jours, mademoiselle, qui ordinairement se tient toujours dans l'arrière-boutique, était au comptoir pendant l'absence de madame et de monsieur Lebrenn; j'étais à côté d'elle; je regardais dans la rue, lorsque je vois s'arrêter devant nos carreaux un militaire.

—Un dragon? un épervier de dragon? hein, Jeanike?

—Oui; mais ce n'était pas un soldat; il avait de grosses épaulettes d'or, une aigrette à son casque; ce devait être au moins un colonel. Il s'arrête donc devant la boutique et se met à regarder.

L'entretien des deux compatriotes fut interrompu par la brusque arrivée d'un homme de quarante ans environ, vêtu d'un habit-veste et d'un pantalon de velours noir, comme le sont ordinairement les mécaniciens des chemins de fer. Sa figure énergique était à demi couverte d'une épaisse barbe brune; il paraissait inquiet, et entra précipitamment dans le magasin en disant à Jeanike:

—Mon enfant, où est votre patron? Il faut que je lui parle à l'instant; allez, je vous prie, lui dire que Dupont le demande... Vous vous rappellerez bien mon nom, Dupont?

—Monsieur Lebrenn est sorti ce matin au tout petit point du jour, monsieur, reprit Jeanike, et il n'est pas encore rentré.

—Mille diables!... Il y serait donc allé alors? se dit à demi-voix le nouveau venu.

Il allait quitter le magasin aussi précipitamment qu'il y était entré, lorsque, se ravisant et s'adressant à Jeanike:

—Mon enfant, dès que M. Lebrenn sera de retour, dites-lui d'abord que Dupont est venu.

—Bien, monsieur.

—Et que si, lui, monsieur Lebrenn... ajouta Dupont en hésitant comme quelqu'un qui cherche une idée; puis, l'ayant sans doute trouvée, il ajouta couramment: Dites, en un mot, à votre patron que s'il n'est pas allé ce matin visiter sa provision de poivre, vous entendez bien? sa provision de poivre, il n'y aille pas avant d'avoir vu Dupont... Vous vous rappellerez cela, mon enfant?

—Oui, monsieur... Cependant, si vous vouliez écrire à monsieur Lebrenn?

—Non pas, dit vivement Dupont; c'est inutile... dites-lui seulement.

—De ne pas aller visiter sa provision de poivre avant d'avoir vu monsieur Dupont, reprit Jeanike. Est-ce bien cela, monsieur?

—Parfaitement, dit-il. Au revoir, mon enfant.

Et il disparut en toute hâte.

—Ah ça, mais! monsieur Lebrenn est donc aussi épicier, dit Gildas d'un air ébahi à sa compagne, puisqu'il a des provisions de poivre?

—En voici la première nouvelle.

—Et cet homme! il avait l'air tout ahuri. L'avez-vous remarqué? Ah! Jeanike, décidément c'est une étonnante maison que celle-ci.

—Vous arrivez du pays, vous vous étonnez d'un rien... Mais que je vous achève donc mon histoire de dragon.

—L'histoire de cet épervier à épaulettes d'or et à aigrette sur son casque, qui s'était arrêté à vous regarder à travers les carreaux, Jeanike?

—Ce n'est pas moi qu'il regardait.

—Et qui donc?

—Mademoiselle Velléda.

—Vraiment?

—Mademoiselle brodait; elle ne s'apercevait pas que ce militaire la dévorait des yeux. Moi, j'étais si honteuse pour elle, que je n'osais l'avertir qu'on la regardait ainsi.

—Ah! Jeanike, cela me rappelle une chanson que...

—Laissez-moi donc achever, Gildas; vous me direz ensuite votre chanson si vous voulez. Ce militaire...

—Cet épervier...

—Soit... Était donc là, regardant mademoiselle de tous ses yeux.

—De tous ses yeux d'épervier, Jeanike?

—Mais laissez-moi donc achever. Voilà que mademoiselle s'aperçoit de l'attention dont elle était l'objet; alors elle devient rouge comme une cerise, me dit de garder le magasin, et se retire dans l'arrière-boutique. Ce n'est pas tout: le lendemain, à la même heure, le colonel revient, en bourgeois cette fois, et le voilà encore aux carreaux. Mais madame était au comptoir, et il ne reste pas longtemps en faction. Avant-hier encore, il est revenu sans pouvoir apercevoir mademoiselle. Enfin, hier, pendant que madame Lebrenn était à la boutique, il est entré et lui a demandé très-poliment d'ailleurs si elle pourrait lui faire une grosse fourniture de toiles. Madame a répondu que oui, et il a été convenu que ce colonel reviendrait aujourd'hui pour s'entendre avec monsieur Lebrenn au sujet de cette fourniture.

—Et croyez-vous, Jeanike, que madame se soit aperçue que ce militaire est plusieurs fois venu regarder à travers les carreaux?

—Je l'ignore, Gildas, et je ne sais si je dois en prévenir madame. Tout à l'heure je vous ai prié d'aller voir si ce dragon ne se retournait pas, parce que je craignais qu'il ne fût chargé de nous épier... Heureusement il n'en est rien. Maintenant me conseillez-vous d'avertir madame, ou de ne rien dire? Parler, c'est peut-être l'inquiéter; me taire, c'est peut-être un tort. Qu'en pensez-vous?

—M'est avis que vous devez prévenir madame; car elle se défiera peut-être de cette grosse fourniture de toile. Hum... hum...

—Je suivrai votre conseil, Gildas.

—Et vous ferez bien. Ah! ma chère fille... les hommes à casque...

—Bon, nous y voilà... votre chanson, n'est-ce pas?

—Elle est terrible, Jeanike! Ma mère me l'a cent fois contée à la veillée, comme ma grand'mère la lui avait contée, de même que la grand'mère de ma grand'mère...

—Allons, Gildas, dit Jeanike en riant et en interrompant son compagnon, de grand'mère en mère-grand', vous remonterez ainsi jusqu'à notre mère Ève...

—Certainement, est-ce qu'au pays on ne se transmet pas de famille en famille des contes qui remontent...

—Qui remontent à des mille, à des quinze cents ans et plus, comme les contes de Myrdin et du Baron de Jauioz[5], avec lesquels j'ai été bercée. Je sais cela, Gildas.

[5] Voir Chants populaires de la Bretagne.

—Eh bien, Jeanike, la chanson dont je vous parle à propos des gens qui portent des casques et rôdent autour des jeunes filles est effrayante, elle s'appelle les Trois Moines rouges, dit Gildas d'un ton formidable, les Trois Moines rouges ou le Sire de Plouernel.

—Comment dites-vous? reprit vivement Jeanike frappée de ce nom... le sire de?

—Le sire de Plouernel.

—C'est singulier.

—Quoi donc?

—Monsieur Lebrenn prononce quelquefois ce nom-là.

—Le nom du sire de Plouernel? et à propos de quoi?

—Je vous le dirai tout à l'heure; mais voyons d'abord la chanson des Trois Moines rouges, elle va m'intéresser doublement.

—Vous saurez, ma fille, que les moines rouges étaient des templiers, portant sabre et casque comme cet épervier de dragon.

—Bien; mais dépêchez-vous, car madame peut descendre et monsieur rentrer d'un moment à l'autre.

—Écoutez bien, Jeanike.

Et Gildas commença ce récit non précisément chanté, mais psalmodié d'un ton grave et mélancolique:

Les Trois Moines rouges.

«Je frémis de tous mes membres en voyant les douleurs qui frappent la terre.

«En songeant à l'événement qui vient encore d'arriver dans la ville de Kemper il y a un an[6]. Katelik cheminait en disant son chapelet, quand trois moines rouges (templiers), armés de toutes pièces, la joignirent.

[6] M. de Villemerqué fait remonter ce récit, encore très-populaire de nos jours en Bretagne, au onzième ou douzième siècle; ainsi depuis huit ou neuf cents ans il se transmet de génération en génération.

«Trois moines sur leurs grands chevaux bardés de fer de la tête aux pieds.

«—Venez avec nous au couvent, belle jeune fille; là ni l'or ni l'argent ne vous manqueront.

«—Sauf votre grâce, messeigneurs, ce n'est pas moi qui irai avec vous, dit Katelik; j'ai peur de vos épées qui pendent à votre côté. Non, je n'irai pas, messeigneurs: on entend dire de vilaines choses.

«—Venez avec nous au couvent, jeune fille, nous vous mettrons à l'aise.

«—Non, je n'irai point au couvent. Sept jeunes filles de la campagne y sont allées, dit-on; sept belles jeunes filles à fiancer, et elles n'en sont point sorties.

«—S'il y est entré sept jeunes filles, s'écria Gonthramm de Plouernel, un des moines rouges, vous serez la huitième.

«Et de la jeter à cheval et de s'enfuir rapidement vers leur couvent avec la jeune fille en travers à cheval, un bandeau sur la bouche.»

—Ah! la pauvre chère enfant! s'écria Jeanike en joignant les mains. Et que va-t-elle devenir dans ce couvent des moines rouges?

—Vous allez le voir, ma fille, dit en soupirant Gildas. Et il continua son récit.

«Au bout de sept ou huit mois, ou quelque chose de plus, les moines rouges furent bien étonnés dans cette abbaye:

«—Que ferons-nous, mes frères, de cette fille-ci, maintenant? se disaient-ils.

«—Enterrons-la ce soir sous le maître autel, où personne de sa famille ne viendra la chercher.»

—Ah! mon Dieu, reprit Jeanike, ils l'avaient mise à mal, les bandits de moines, et ils voulaient s'en débarrasser en la tuant.

—Je vous le répète, ma fille, ces gens à casque et à sabre n'en font jamais d'autre, dit Gildas d'un ton dogmatique; et il continua.

«Vers la chute du jour, voilà que tout le ciel se fend: de la pluie, du vent, de la grêle, le tonnerre le plus épouvantable. Un pauvre chevalier, les habits trempés par la pluie, et qui cherchait un asile, arriva devant l'église de l'abbaye. Il regarde par le trou de la serrure: il voit briller une petite lumière, et les moines rouges, qui creusaient sous le maître autel, et la jeune fille sur le côté, ses petits pieds nus attachés; elle se désolait et demandait grâce.

«—Messeigneurs, au nom de Dieu, laissez-moi la vie, disait-elle. J'errerai la nuit, je me cacherai le jour.

«Mais la lumière s'éteignit peu après; le chevalier restait à la porte sans bouger, quand il entendit la jeune fille se plaindre du fond de son tombeau et dire: Je voudrais pour ma créature l'huile et le baptême.

«Et le chevalier s'encourut à Kemper chez le comte-évêque.

«—Monseigneur l'évêque de Cornouailles, éveillez-vous bien vite, lui dit le chevalier. Vous êtes là dans votre lit, couché sur la plume molle, et il y a une jeune fille qui gémit au fond d'un trou de terre dure, requérant pour sa créature l'huile et le baptême, et l'extrême onction pour elle-même.

«On creusa sous le maître autel par ordre du seigneur comte, et au moment où l'évêque arrivait on retira la pauvre jeune fille de sa fosse profonde, avec son petit enfant endormi sur son sein. Elle avait rongé ses deux bras; elle avait déchiré sa poitrine, sa blanche poitrine jusqu'à son cœur.

«Et le seigneur évêque, quand il vit cela, se jeta à deux genoux, en pleurant sur la tombe; il y passa trois jours et trois nuits en prières, et au bout des trois jours, tous les moines rouges étant là, l'enfant de la morte vint à bouger à la clarté des cierges, et à ouvrir les yeux, et à marcher tout droit, tout droit, aux trois moines rouges, et à parler, et à dire:—C'est celui-ci, Gonthramm de Plouernel

—Eh bien, ma fille, dit Gildas en secouant la tête, n'est-ce pas là une terrible histoire? Que vous disais-je? que ces porte-casques rôdaient toujours autour des jeunes filles comme des éperviers ravisseurs. Mais, Jeanike... à quoi pensez-vous donc? vous ne me répondez pas, vous voici toute rêveuse...

—En vérité, cela est très-extraordinaire, Gildas. Ce bandit de moine rouge se nommait le sire de Plouernel?

—Oui.

—Souvent j'ai entendu monsieur Lebrenn parler de cette famille comme s'il avait à s'en plaindre, et dire en parlant d'un méchant homme: C'est donc un fils de Plouernel! comme on dirait: C'est donc un fils du diable!

—Étonnante... étonnante maison que celle-ci, reprit Gildas d'un air méditatif et presque alarmé. Voilà monsieur Lebrenn qui prétend avoir à se plaindre de la famille d'un moine rouge, mort depuis huit ou neuf cents ans... Enfin, Jeanike, le récit vous servira, j'espère.

—Ah ça, Gildas, reprit Jeanike en riant, est-ce que vous vous imaginez qu'il y a des moines rouges dans la rue Saint-Denis, et qu'ils enlèvent les jeunes filles en omnibus?

Au moment où Jeanike prononçait ces mots, un domestique en livrée du matin entra dans la boutique et demanda M. Lebrenn.

—Il n'y est pas, dit Gildas.

—Alors, mon garçon, répondit le domestique, vous direz à votre bourgeois que le colonel l'attend ce matin, avant midi, pour s'entendre avec lui au sujet de la fourniture de toile dont il a parlé hier à votre bourgeoise. Voici l'adresse de mon maître, ajouta le domestique en laissant une carte sur le comptoir. Et surtout recommandez bien à votre patron d'être exact; le colonel n'aime pas attendre.

Le domestique sorti. Gildas prit machinalement la carte, la lut, et s'écria en pâlissant:

—Par Sainte-Anne d'Auray! c'est à n'y pas croire...

—Quoi donc, Gildas?

—Lisez, Jeanike!

Et d'une main tremblante il tendit la carte à la jeune fille, qui lut:

LE COMTE GONTRAN DE PLOUERNEL,
COLONEL DE DRAGONS,
18, rue de Paradis-Poissonnière.

—Étonnante... effrayante maison que celle-ci, répéta Gildas en levant les mains au ciel, tandis que Jeanike paraissait aussi surprise et presque aussi effrayée que le garçon de magasin.


CHAPITRE II.

Comment et à propos de quoi le bonhomme Morin, dit le Père la Nourrice, manqua de renverser la soupe au lait que lui avait accommodée son petit-fils Georges Duchêne, ouvrier menuisier, ex-sergent d'infanterie légère.—Pourquoi M. Lebrenn, marchand de toile, avait pris pour enseigne de sa boutique l'Épée de Brennus.—Comment le petit-fils fit la leçon à son grand-père, et lui apprit des choses dont le bonhomme ne se doutait point, entre autres que les Gaulois nos pères, réduits en esclavage, portaient des colliers ni plus ni moins que des chiens de chasse, et qu'on leur coupait parfois les pieds, les mains, le nez et les oreilles.

Pendant que les événements précédents se passaient dans le magasin de M. Lebrenn, une autre scène avait lieu, presqu'à la même heure, au cinquième étage d'une vieille maison située en face de celle qu'occupait le marchand de toile.

Nous conduirons donc le lecteur dans une modeste petite chambre d'une extrême propreté: un lit de fer, une commode, deux chaises, une table au-dessus de laquelle se trouvaient quelques rayons garnis de livres; tel était l'ameublement. À la tête du lit, on voyait suspendue à la muraille une espèce de trophée, composé d'un képi d'uniforme, de deux épaulettes de sous-officier d'infanterie légère, surmontant un congé de libération de service, encadré d'une bordure de bois noir. Dans un coin de la chambre, on apercevait, rangés sur une planche, divers outils de menuisier.

Sur le lit, on voyait une carabine fraîchement mise en état, et sur une petite table, un moule à balles, un sac de poudre, une forme pour confectionner des cartouches, dont plusieurs paquets étaient déjà préparés.

Le locataire de ce logis, jeune homme d'environ vingt-six ans, d'une mâle et belle figure, portant la blouse de l'ouvrier, était déjà levé; accoudé au rebord de la fenêtre de sa mansarde, il paraissait regarder attentivement la maison de M. Lebrenn, et particulièrement une des quatre fenêtres, entre deux desquelles était fixée la fameuse enseigne: À l'Épée de Brennus.

Cette fenêtre, garnie de rideaux très-blancs et étroitement fermés, n'avait rien de remarquable, sinon une caisse de bois peint en vert, surchargée d'oves et de moulures, soigneusement travaillées, qui garnissait toute la largeur de la baie de la croisée, et contenait quelques beaux pieds d'héliotropes d'hiver et de perce-neige en pleine floraison.

Les traits de l'habitant de la mansarde, pendant qu'il contemplait la fenêtre en question, avaient une expression de mélancolie profonde, presque douloureuse; au bout de quelques instants, une larme, tombée des yeux du jeune homme, roula sur ses moustaches brunes.

Le bruit d'une horloge qui sonna la demie de sept heures tira Georges Duchêne (il se nommait ainsi) de sa rêverie; il passa la main sur ses yeux encore humides, et quitta la fenêtre en se disant avec amertume:

—Bah! aujourd'hui ou demain, une balle en pleine poitrine me délivrera de ce fol amour... Dieu merci, il y aura tantôt une prise d'armes sérieuse, et du moins ma mort servira la liberté... Puis, après un moment de réflexion, Georges ajouta:

—Et le grand-père... que j'oubliais!

Alors il alla chercher dans un coin de la chambre un réchaud à demi plein de braise allumée qui lui avait servi à fondre des balles, posa sur le feu un petit poêlon de terre rempli de lait, y éminça du pain blanc, et en quelques minutes confectionna une appétissante soupe au lait, dont une ménagère eût été jalouse.

Georges, après avoir caché la carabine et les munitions de guerre sous son matelas, prit le poêlon, ouvrit une porte pratiquée dans la cloison, et communiquant à une pièce voisine, où un homme d'un grand âge, d'une figure douce et vénérable, encadrée de longs cheveux blancs, était couché dans un lit beaucoup meilleur que celui de Georges. Ce vieillard semblait être d'une grande faiblesse; ses mains amaigries et ridées étaient agitées par un tremblement continuel.

—Bonjour, grand-père, dit Georges en embrassant tendrement le vieillard. Avez-vous bien dormi cette nuit?

—Assez bien, mon enfant.

—Voilà votre soupe au lait. Je vous l'ai fait un peu attendre.

—Mais non. Il y a si peu de temps qu'il est jour! Je t'ai entendu te lever et ouvrir ta fenêtre... il y a plus d'une heure.

—C'est vrai, grand-père..... j'avais la tête un peu lourde..... j'ai pris l'air de bonne heure.

—Cette nuit je t'ai aussi entendu aller et venir dans ta chambre.

—Pauvre grand-père! je vous aurai réveillé?

—Non, je ne dormais pas... Mais, tiens, Georges, sois franc... tu as quelque chose.

—Moi? pas du tout.

—Depuis plusieurs mois tu es tout triste, tu es pâli, changé, à ne pas te reconnaître; tu n'es plus gai comme à ton retour du régiment?

—Je vous assure, grand-père, que...

—Tu m'assures... tu m'assures... je sais bien ce que je vois, moi... et pour cela, il n'y a pas à me tromper... j'ai des yeux de mère... va...

—C'est vrai, reprit Georges en souriant; aussi c'est grand'mère que je devrais vous appeler... car vous êtes bon, tendre et inquiet pour moi, comme une vraie mère-grand. Mais, croyez-moi, vous vous inquiétez à tort... Tenez, voilà votre cuiller... attendez que je mette la petite table sur votre lit... vous serez plus à votre aise.

Et Georges prit dans un coin, une jolie petite table de bois de noyer, bien luisante, pareille à celle dont se servent les malades pour manger dans leur lit; et après y avoir placé l'écuelle de soupe au lait, il la mit devant le vieillard.

—Il n'y a que toi, mon enfant, pour avoir des attentions pareilles, dit-il au jeune homme.

—Ce serait bien le diable, grand-père, si en ma qualité de menuisier-ébéniste, je ne vous avais pas fabriqué cette table qui vous est commode.

—Oh! tu as réponse à tout... je le sais bien, dit le vieillard.

Et il commença de manger d'une main si vacillante que deux ou trois fois sa cuiller se heurta contre ses dents.

—Ah! mon pauvre enfant,—dit-il tristement à son petit-fils...—vois donc comme mes mains tremblent? il me semble que cela augmente tous les jours.

—Allons donc, grand-père! il me semble, au contraire, que cela diminue...

—Oh non, va, c'est fini... bien fini... il n'y a pas de remède à cette infirmité.

—Eh bien! que voulez-vous? il faut en prendre votre parti...

—C'est ce que j'aurais dû faire depuis que ça dure, et pourtant je ne peux pas m'habituer à cette idée d'être infirme et à ta charge jusqu'à la fin de mes jours.

—Grand-père... grand-père, nous allons nous fâcher.

—Pourquoi aussi ai-je été assez bête pour prendre le métier de doreur sur métaux? Au bout de quinze ou vingt ans, et souvent plus tôt, la moitié des ouvriers deviennent de vieux trembleurs comme moi; mais comme moi ils n'ont pas un petit-fils qui les gâte...

—Grand-père!

—Oui, tu me gâtes, je te le répète... tu me gâtes...

—C'est comme ça! eh bien, je va joliment vous rendre la monnaie de votre pièce, c'est mon seul moyen d'éteindre votre feu, comme nous disait la théorie du régiment. Or donc, moi je connais un excellent homme, nommé le père Morin; il était veuf et avait une fille de dix-huit ans...

—Georges! écoute...

—Pas du tout... Ce digne homme marie sa fille à un brave garçon, mais tapageur en diable. Un jour il reçoit un mauvais coup dans une rixe, de sorte qu'au bout de deux ans de mariage il meurt, laissant sa jeune femme avec un petit garçon sur les bras.

—Georges... Georges...

—La pauvre jeune femme nourrissait son enfant; la mort de son mari lui cause une telle révolution qu'elle meurt... et son petit garçon reste à la charge du grand-père.

—Mon Dieu, Georges! que tu es donc terrible! À quoi bon toujours parler de cela, aussi?

—Cet enfant, il l'aimait tant qu'il n'a pas voulu s'en séparer. Le jour, pendant qu'il allait à son atelier, une bonne voisine gardait le mioche; mais, dès que le grand-père rentrait, il n'avait qu'une pensée, qu'un cri... son petit Georges. Il le soignait aussi bien que la meilleure, que la plus tendre des mères; il se ruinait en belles petites robes, en jolis bonnets, car il l'attifait à plaisir, et il en était très-coquet de son petit-fils, le bon grand-père; tant et si bien que, dans la maison, les voisins, qui adoraient ce digne homme, l'appelaient le père la Nourrice.

—Mais, Georges...

—C'est ainsi qu'il a élevé cet enfant, qu'il a constamment veillé sur lui, subvenant à tous ses besoins, l'envoyant à l'école, puis en apprentissage, jusqu'à ce que...

—Eh bien, tant pis,—s'écria le vieillard d'un ton déterminé, ne pouvant se contenir plus longtemps,—puisque nous en sommes à nous dire nos vérités, j'aurai mon tour, et nous allons voir! D'abord, tu étais le fils de ma pauvre Georgine, que j'aimais tant: je n'ai donc fait que mon devoir... attrape d'abord ça...

—Et moi aussi, je n'ai fait que mon devoir.

Toi?... laisse-moi donc tranquille!—s'écria le vieillard en gesticulant violemment avec sa cuiller.—Toi! voilà ce que tu as fait... Le sort t'avait épargné au tirage pour l'armée...

—Grand-père... prenez garde!

—Oh! tu ne me feras pas peur!

—Vous allez renverser le poëlon, si vous vous agitez si fort.

—Je m'agite... parbleu! tu crois donc que je n'ai plus de sang dans les veines? Oui, réponds, toi qui parle des autres! Lorsque mon infirmité a commencé, quel calcul as-tu fait, malheureux enfant? tu as été trouver un marchand d'hommes.

—Grand-père, vous mangerez votre soupe froide; pour l'amour de Dieu! mangez-la donc chaude!

—Ta ta ta! tu veux me fermer la bouche; je ne suis pas ta dupe... oui! Et qu'as-tu dit à ce marchand d'hommes? «Mon grand-père est infirme; il ne peut presque plus gagner sa vie: il n'a que moi pour soutien; je peux lui manquer, soit par la maladie, soit par le chômage; il est vieux: assurez-lui une petite pension viagère, et je me vends à vous...» Et tu l'as fait!—s'écria le vieillard les larmes aux yeux, en levant sa cuiller au plafond avec un geste si véhément, que si Georges n'eût pas vivement retenu la table, elle tombait du lit avec l'écuelle: aussi s'écria-t-il:

—Sacrebleu! grand-père, tenez-vous donc tranquille! vous vous démenez comme un diable dans un bénitier; vous allez tout renverser.

—Ça m'est égal... ça ne m'empêchera pas de te dire que voilà comment et pourquoi tu t'es fait soldat, pourquoi tu t'es vendu pour moi... à un marchand d'hommes...

—Tout cela, ce sont des prétextes que vous cherchez pour ne pas manger votre soupe; je vois que vous la trouvez mal faite.

—Allons, voilà que je trouve sa soupe mal faite, maintenant!—s'écria douloureusement le bonhomme.—Ce maudit enfant-là a juré de me désoler.

Enfonçant alors, d'un geste furieux, sa cuiller dans le poëlon, et la portant à sa bouche avec précipitation, le père Morin ajouta tout en mangeant:

—Tiens, voilà comme je la trouve mauvaise, ta soupe... tiens... tiens... Ah! je la trouve mauvaise... tiens... tiens... Ah! elle est mauvaise...

Et à chaque tiens il avalait une cuillerée.

—Pour Dieu, grand-père, maintenant, n'allez pas si vite,—s'écria Georges en arrêtant le bras du vieillard;—vous allez vous étrangler.

—C'est ta faute aussi; me dire que je trouve ta soupe mal faite, tandis que c'est un nectar!—reprit le bonhomme en s'apaisant et savourant son potage plus à loisir,—un vrai nectar des dieux!

—Sans vanité,—reprit Georges en souriant,—j'étais renommé au régiment pour la soupe aux poireaux... Ah ça, maintenant, je vais charger votre pipe.

Puis, se penchant vers le bonhomme, il lui dit en le câlinant:

—Hein! il aime bien ça... fumer sa petite pipe dans son lit, le bon vieux grand-père?

—Qu'est-ce que tu veux que je te dise, Georges? tu fais de moi un pacha, un vrai pacha,—répondit le vieillard pendant que son petit-fils allait prendre une pipe sur un meuble; il la remplit de tabac, l'alluma, et vint la présenter au père Morin. Alors celui-ci, bien adossé à son chevet, commença de fumer délicieusement sa pipe.

Georges lui dit en s'asseyant au pied du lit:

—Qu'est-ce que vous allez faire aujourd'hui?

—Ma petite promenade sur le boulevard, où j'irai m'asseoir si le temps est beau...

—Hum!... grand-père, je crois que vous ferez mieux d'ajourner votre promenade... Vous avez vu hier combien les rassemblements étaient nombreux; on en est venu presqu'aux mains avec les municipaux et les sergents de ville... Aujourd'hui ce sera peut-être plus sérieux.

—Ah ça, mon enfant, tu ne te fourres pas dans ces bagarres-là? Je sais bien que c'est tentant, quand on est dans son droit; car c'est une indignité au gouvernement de défendre ces banquets... Mais je serais si inquiet pour toi!

—Soyez tranquille, grand-père, vous n'avez rien à craindre pour moi; mais suivez mon conseil, ne sortez pas aujourd'hui.

—Eh bien, alors, mon enfant, je resterai à la maison; je m'amuserai à lire un peu dans tes livres, et je regarderai les passants par la fenêtre en fumant ma pipe.

—Pauvre grand-père,—dit Georges en souriant;—de si haut, vous ne voyez guère que des chapeaux qui marchent.

—C'est égal, ça me suffit pour me distraire; et puis je vois les maisons d'en face, les voisins se mettre aux fenêtres... Ah! mais... j'y pense: à propos des maisons d'en face, il y a une chose que j'oublie toujours de te demander... Dis-moi donc ce que signifie cette enseigne du marchand de toiles, avec ce guerrier en casque, qui met son épée dans une balance? Toi, qui as travaillé à la menuiserie de ce magasin quand on l'a remis à neuf, tu dois savoir le comment et le pourquoi de cette enseigne?

—Je n'en savais pas plus que vous, grand-père, avant que mon bourgeois ne m'eût envoyé travailler chez monsieur Lebrenn, le marchand de toiles.

—Dans le quartier, on le dit très-brave homme, ce marchand; mais quelle diable d'idée a-t-il eue de choisir une pareille enseigne... À l'Épée de Brennus! Il aurait été armurier, passe encore. Je sais bien qu'il y a des balances dans le tableau, et que les balances rappellent le commerce... mais pourquoi ce guerrier, avec son casque et son air d'Artaban, met-il son épée dans ces balances?

—Sachez, grand-père... mais vraiment je suis honteux d'avoir l'air, à mon âge, de vous faire ainsi la leçon.

—Comment, honteux? Pourquoi donc? Au lieu d'aller à la barrière le dimanche, tu lis, tu apprends, tu t'instruis? Tu peux, pardieu, bien faire la leçon au grand-père... il n'y a pas d'affront.

—Eh bien... ce guerrier à casque, ce Brennus, était un Gaulois, un de nos pères, chef d'une armée qui, il y a deux mille et je ne sais combien d'années, est allé en Italie attaquer Rome, pour la châtier d'une trahison; la ville s'est rendue aux Gaulois, moyennant une rançon en or; mais Brennus, ne trouvant pas la rançon assez forte, a jeté son épée dans le plateau de la balance où étaient les poids.

—Afin d'avoir une rançon plus forte, le gaillard! Il faisait à l'inverse des fruitières, qui donnent le coup de pouce au trébuchet, je comprends cela; mais il y a deux choses que je comprends moins: d'abord, tu me dis que ce guerrier, qui vivait il y a plus de deux mille ans, était un de nos pères?

—Oui, en cela que Brennus et les Gaulois de son armée appartenaient à la race dont nous descendons, presque tous tant que nous sommes, dans le pays.

—Un moment... tu dis que c'étaient des Gaulois?

—Oui, grand-père.

—Alors nous descendrions de la race gauloise?

—Certainement[7].

[7] Français, dit M. Amédée Thierry dans son Histoire des Gaulois (introduction, page 8): j'ai voulu faire connaître cette race (la race gauloise), de laquelle descendent les dix-neuf vingtièmes d'entre nous Français. C'est avec un soin religieux que j'ai recueilli ces vieilles reliques dispersées, que j'ai été puiser dans les annales de vingt peuples les titres d'une famille qui est la nôtre..... Les traits saillants de la famille gauloise, ceux qui la différencient le plus, à mon avis, des autres familles humaines, peuvent se résumer ainsi: Une bravoure personnelle que rien n'égale chez les peuples anciens, un esprit franc, impétueux, ouvert à toutes les impressions, éminemment intelligent.

...Les premiers hommes qui peuplèrent l'ouest de l'Europe furent les Galls ou Gaulois, nos véritables ancêtres, car leur sang prédomine dans ce mélange successif de peuples divers qui a formé les modernes Français; toutes les qualités et quelques défauts des Gaulois, les traits les plus saillants de leur caractère, survivant chez nous, attestent encore notre antique origine (Henry Martin, Hist. de France, vol. I, éd. 1838).

... Il est incontestable que jusqu'ici nous ne nous sommes pas fait assez honneur de nos pères, les Gaulois; il semble qu'éblouis par les prestiges de l'antiquité hébraïque, même de l'antiquité grecque et romaine, nous nous empressions par honte de faire bon marché de la nôtre et de la passer sous silence.


Mais j'ose le dire, si Dieu avait voulu que l'Écriture nous eût conservé l'héritage paternel aussi brillamment qu'elle l'a fait chez les Hébreux, les Grecs et les Romains, loin d'humilier nos antiquités nationales devant celles de ces peuples, nous n'eussions voulu relever que d'elles seules. (Jean Raynaud, article Druidisme, page 405, Encyclopédie nouvelle.) Nous aurons souvent occasion de citer l'autorité si imposante de notre illustre et excellent ami Jean Raynaud.

—Mais nous sommes Français? Comment diable arranges-tu cela, mon garçon?

—C'est que notre pays... notre mère-patrie à tous, ne s'est pas toujours appelée la France.

—Tiens... tiens... tiens...—dit le vieillard en ôtant sa pipe de sa bouche;—comment, la France ne s'est pas toujours appelée la France?

—Non, grand-père; pendant un temps immémorial notre patrie s'est appelés la Gaule, et a été une république aussi glorieuse, aussi puissante, mais plus heureuse, et deux fois plus grande que la France du temps de l'empire.

—Fichtre! excusez du peu...

—Malheureusement, il y a à peu près deux mille ans...

—Rien que ça... deux mille ans! Comme tu y vas, mon garçon!

—La division s'est mise dans la Gaule, les provinces se sont soulevées les unes contre les autres...

—Ah! voilà toujours le mal... c'est à cela que les prêtres et les royalistes ont tant poussé lors de la révolution...

—Aussi, grand-père, est-il arrivé à la Gaule, il y a des siècles, ce qui est arrivé à la France en 1814 et en 1815?

—Une invasion étrangère!

—Justement. Les Romains, autrefois vaincus par Brennus, étaient devenus puissants. Ils ont profité des divisions de nos pères, et ont envahi le pays...

—Absolument comme les cosaques et les Prussiens nous ont envahis?

—Absolument. Mais ce que les rois cosaques et prussiens, les bons amis des Bourbons, n'ont pas osé faire, non que l'envie leur en ait manqué, les Romains l'ont fait, et malgré la résistance héroïque de nos pères, toujours braves comme des lions; mais malheureusement divisés, ils ont été réduits en esclavage, comme le sont aujourd'hui les nègres des colonies.

—Est-il Dieu possible!

—Oui. Ils portaient le collier de fer, marqué au chiffre de leur maître, quand on ne marquait pas ce chiffre au front de l'esclave avec un fer rouge...

—Nos pères!—s'écria le vieillard en joignant les mains avec une douloureuse indignation,—nos pères!

—Et quand ils essayaient de fuir, leurs maîtres leurs faisaient couper le nez et les oreilles, ou bien les poings et les pieds.

—Nos pères!!!

—D'autres fois leurs maîtres les jetaient aux bêtes féroces pour se divertir, ou les faisaient périr dans d'affreuses tortures, quand ils refusaient de cultiver, sous le fouet du vainqueur, les terres qui leur avaient appartenu...

—Mais attends donc,—reprit le vieillard en rassemblant ses souvenirs,—attends donc! ça me rappelle une chanson de notre vieil ami à nous autres pauvres gens...

—Une chanson de notre Béranger, n'est-ce pas, grand-père? les Esclaves gaulois?

—Juste, mon garçon. Ça commence... voyons... oui... c'est ça...

D'anciens Gaulois, pauvres esclaves,
Un soir qu'autour d'eux tout dormait, etc., etc.

Et le refrain était:

Pauvres Gaulois, sous qui trembla le monde,
Enivrons-nous!

Ainsi, c'était de nos pères les Gaulois que parlait notre Béranger? Hélas! pauvres hommes! comme tant d'autres sans doute, ils se grisaient pour s'étourdir sur leur infortune...

—Oui, grand-père; mais ils ont bientôt reconnu que s'étourdir n'avance à rien, que briser ses fers vaut mieux.

—Pardieu!

—Aussi, les Gaulois, après des insurrections sans nombre...

—Dis donc, mon garçon, il paraît que le moyen n'est pas nouveau, mais c'est toujours le bon... Eh eh!—ajouta le vieillard en frappant de son ongle le fourneau de sa pipe,—eh eh! vois-tu, Georges, tôt ou tard, il faut en revenir à cette bonne vieille petite mère, l'insurrection... comme en 89... comme en 1830... comme demain peut-être...

—Pauvre grand-père!—pensa Georges,—il ne croit pas si bien dire.

Et il reprit tout haut:

—Vous avez raison; en fait de liberté, il faut que le peuple se serve lui-même, et mette les mains au plat, sinon il n'a que des miettes... il est volé... comme il l'a été il y a dix-huit ans.

—Et fièrement volé, mon pauvre enfant! J'ai vu cela; j'y étais.

—Heureusement, vous savez le proverbe, grand-père... chat échaudé... suffit, la leçon aura été bonne... Mais pour revenir à nos Gaulois, ils font, comme vous dites, appel à cette bonne vieille mère l'insurrection; elle ne fait pas défaut à ses braves enfants; et ceux-ci, à force de persévérance, d'énergie, de sang versé, parviennent à reconquérir une partie de leur liberté sur les Romains, qui, d'ailleurs, n'avaient pas débaptisé la Gaule, et l'appelaient la Gaule romaine.

—De même qu'on dit aujourd'hui l'Algérie française?

—C'est ça, grand-père.

—Allons, voilà, Dieu merci, nos braves Gaulois, grâce au secours de la bonne vieille mère l'insurrection, un peu remontés sur leur bête, comme on dit; ça me met du baume dans le sang.

—Ah! grand-père, attendez... attendez!

—Comment?

—Ce que nos pères avaient souffert n'était rien auprès de ce qu'ils devaient souffrir encore.

—Allons, bon, moi qui étais déjà tout aise... Et que leur est-il donc arrivé?

—Figurez-vous qu'il y a treize ou quatorze cents ans, des hordes de barbares à demi sauvages, appelés Francs, et arrivant du fond des forêts de l'Allemagne, de vrais cosaques enfin, sont venus attaquer les armées romaines, amollies par les conquêtes de la Gaule, les ont battues, chassées, se sont à leur tour emparés de notre pauvre pays, lui ont ôté jusqu'à son nom, et l'ont appelé France, en manière de prise de possession.

—Brigands!—s'écria le vieillard—J'aimais encore mieux les Romains, foi d'homme; au moins ils nous laissaient notre nom.

—C'est vrai; et puis du moins les Romains étaient le peuple le plus civilisé du monde, sauf leur barbarie envers les esclaves; ils avaient couvert la Gaule de constructions magnifiques, et rendu, de gré ou de force, une partie de leurs libertés à nos pères; tandis que les Francs étaient, je vous l'ai dit, de vrais cosaques... Et sous leur domination tout a été à recommencer pour les Gaulois.

—Ah! mon Dieu! mon Dieu!

—Ces hordes de bandits francs...

—Dis donc ces cosaques! nom d'un nom!

—Pis encore, s'il est possible, grand-père... Ces bandits francs, ces cosaques, si vous voulez, appelaient leurs chefs des rois; cette graine de rois s'est perpétuée dans notre pays, d'où vient que depuis tant de siècles nous avons la douceur de posséder des rois d'origine franque, et que les royalistes appellent leurs rois de droit divin.

—Dis donc de droit cosaque!... Merci du cadeau!

—Les chefs se nommaient des ducs, des comtes; la graine s'en est également perpétuée chez nous, d'où vient encore que nous avons eu pendant si longtemps l'agrément de posséder une noblesse d'origine franque, qui nous traitait en race conquise.

—Qu'est-ce que tu m'apprends-là!—dit le bonhomme avec ébahissement.—Donc, si je te comprends bien, mon garçon, ces bandits francs, ces cosaques, rois et chefs, une fois maîtres de la Gaule, se sont partagé les terres que les Gaulois avaient en partie reconquises sur les Romains?

—Oui, grand-père; les rois et seigneurs francs ont volé les propriétés des Gaulois, et se sont partagé terres et gens comme on se partage un domaine et son bétail.

—Et nos pères ainsi dépouillés de leurs biens par ces cosaques?

—Nos pères ont été de nouveau réduits à l'esclavage comme sous les Romains, et forcés de cultiver pour les rois et les seigneurs francs la terre qui leur avait appartenu, à eux Gaulois, depuis que la Gaule était la Gaule.

—De sorte, mon garçon, que les rois et seigneurs francs, après avoir volé à nos pères leur propriété, vivaient de leurs sueurs...

—Oui, grand-père; ils les vendaient, hommes, femmes, enfants, jeunes filles, au marché. S'ils regimbaient au travail, ils les fouaillaient comme on fouaille un animal rétif, ou bien les tuaient par colère ou cruauté, de même que l'on peut tuer son chien ou son cheval; car nos pères et nos mères appartenaient aux rois et aux seigneurs francs ni plus ni moins que le troupeau appartient à son maître; le tout au nom du Franc conquérant du Gaulois[8]. Ceci a duré jusqu'à la révolution que vous avez vue, grand-père; et vous vous rappelez la différence énorme qu'il y avait encore à cette époque entre un noble et un roturier, entre un seigneur et un manant.

[8] C'est surtout pour nos frères du peuple et de la bourgeoisie que nous écrivons cette histoire sous une forme que nous tâchons de rendre amusante. Nous les supplions donc de lire ces notes, qui sont, pour ainsi dire, la clef de ces récits et qui prouvent que sous la forme romanesque se trouve la réalité historique la plus absolue.

Voici quelques extraits des historiens anciens et modernes qui établissent, quoique à différents points de vue, qu'il y a toujours eu parmi nous deux races: les conquérants et les conquis.

Une chronique de 1119, citée dans l'excellent ouvrage d'Augustin Thierry (Hist. des Temps mérovingiens, v. I, p. 47), s'exprime ainsi en parlant de la Gaule:

«De là vient qu'aujourd'hui cette nation appelle Francs dans sa langue ceux qui jouissent d'une pleine liberté; et quant à ceux qui, parmi elle, vivent dans la condition de tributaires, il est clair qu'ils ne sont pas Francs par droit d'origine, mais que ce sont des fils de Gaulois assujettis aux Francs par droit de conquête

Maître Charles Loyseau (Traité des charges de la Noblesse, 1701, p. 24), dit à son tour:

«Pour le regard de nos François, lorsqu'ils conquestèrent les Gaules, c'est chose certaine qu'ils se firent seigneurs des biens et des personnes d'icelles; j'entends seigneurs parfaits, tant en la seigneurie publique qu'en la seigneurie privée. Quant aux personnes, ils firent les Gaulois serfs.»

Plus tard, le comte de Boulainvilliers, un des plus fiers champions de l'aristocratie et de la royauté française, écrivait (Histoire de l'ancien gouvernement de France, p. 21 à 57, citée par A. Thierry):

«Les Français conquérants des Gaules y établirent leur gouvernement tout à fait à part de la nation subjuguée. Les Gaulois devinrent sujets, les Français furent maîtres et seigneurs. Depuis la conquête, les Français originaires ont été les véritables nobles et les seuls capables de l'être, et jouissaient à raison de cette noblesse d'avantages réels, qui étaient l'exemption de toutes charges pécuniaires, l'exercice de la justice sur les Gaulois, etc., etc.»

Plus tard encore, Sieyès, dans sa fameuse brochure: Qu'est-ce que le Tiers-État? qui sonna le premier coup de tocsin contre la royauté de 89, disait:

«Si les les aristocrates entreprennent, au prix même de cette liberté dont ils se montrent indignes, de retenir le peuple dans l'oppression, le tiers-état osera demander à quel titre; si on lui répond à titre de conquête, il faut en convenir ce sera remonter un peu haut; mais le tiers-état ne doit pas craindre de remonter dans les temps passés. Pourquoi ne renverrait-il pas dans les forêts de la Germanie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d'être issues de la race des conquérants, et d'avoir succédé à leurs droits de conquête? La nation épurée alors pourra se consoler, je pense, d'être réduite à ne plus se croire composée que des descendants des Gaules

Enfin, M. Guizot, sous la dernière année de la restauration, écrivait ces éloquentes paroles:

«La révolution de 89 a été une guerre, la vraie guerre, telle que le monde la connaît, entre peuples étrangers. Depuis plus de treize cents ans, la France contenait deux peuples: un peuple vainqueur et un peuple vaincu. Depuis plus de treize cents ans le peuple vaincu luttait pour secouer le joug du peuple vainqueur. Notre histoire est l'histoire de cette lutte. De nos jours une bataille décisive a été livrée; elle s'appelait la révolution. Francs et Gaulois, seigneurs et paysans, nobles et roturiers, tous, bien longtemps avant cette révolution, s'appelaient également Français, avaient également la France pour patrie. Treize siècles se sont employés parmi nous à fondre dans une même nation la race conquérante et la race conquise, les vainqueurs et les vaincus; mais la division primitive a traversé le cours des siècles et a résisté à leur action; la lutte a continué dans tous les âges, sous toutes les formes, avec toutes les armes; et lorsqu'on 1789, les députés de la France entière ont été réunis dans une seule assemblée, les deux peuples se sont hâtés de reprendre leur vieille querelle. Le jour de la vider était enfin venu.» (Guizot, Du Gouvernement de la France depuis la restauration, et du ministère actuel, 1829.)

Ce véhément appel aux souvenirs révolutionnaires avait pour but de prouver que, malgré la révolution de 89, la monarchie légitime de 1815 voulait, en 1829, renouveler l'oppression des conquérants sur les conquis, des Francs sur les Gaulois; car M. Guizot terminait en ces termes, en s'adressant aux contre-révolutionnaires:

«On sait d'où vous venez... c'en est assez pour savoir où vous allez...» Or, aujourd'hui 5 août 1849, jour où nous écrivons ces lignes, le parti prêtre et légitimiste espère encore nous traiter en peuple conquis en nous inféodant de nouveau au dernier rejeton de cette royauté de race franque, prétendue de droit divin. C'est curieux après les notes que nous venons de citer.—Nous laisserons-nous faire?

—Parbleu... la différence du maître à l'esclave.

—Ou, si vous l'aimez mieux, du Franc au Gaulois, grand-père.

—Mais, c'est-à-dire,—s'écria le vieillard,—que je ne suis plus du tout, mais du tout, fier d'être Français... Mais, nom d'un petit bonhomme, comment se fait-il que nos pères les Gaulois se sont ainsi laissé martyriser par une poignée de Francs, non..... de cosaques, pendant des siècles?

—Ah! grand-père! ces Francs possédaient la terre qu'ils avaient volée; donc, ils possédaient la richesse. L'armée, très-nombreuse, se composait de leurs bandes impitoyables; puis, à demi épuisés par leur longue lutte contre les Romains, nos pères eurent bientôt à subir une terrible influence: celle des prêtres...

—Il ne leur manquait plus que cela pour les achever!

—À leur honte éternelle, la plupart des évêques gaulois ont, dès la conquête, renié leur pays et fait cause commune avec les rois et les seigneurs francs, qu'ils ont bientôt dominés par la ruse et la flatterie, et dont ils ont tiré le plus de terre et le plus d'argent possible. Aussi, de même que les conquérants, grand nombre de ces saints prêtres, ayant des serfs qu'ils vendaient et exploitaient, vivaient dans la plus horrible débauche, dégradaient, tyrannisaient, abrutissaient à plaisir les populations gauloises, leur prêchant la résignation, le respect, l'obéissance envers les Francs, menaçant du diable et de ses cornes les malheureux qui auraient voulu se révolter pour l'indépendance de la patrie contre ces seigneurs et ces rois étrangers qui ne devaient leur pouvoir et leurs richesses qu'à la violence, au vol et au meurtre[9].

[9] Les druides (ministres de l'antique et sublime religion gauloise) ont, au contraire, avec un héroïsme admirable, lutté pendant des siècles contre les Romains, contre les Francs et contre le clergé catholique, pour reconquérir l'indépendance et la nationalité de la Gaule, soulevant les populations contre l'étranger et expiant leur patriotisme dans les tortures, tandis que le haut clergé catholique, allié des rois et seigneurs francs qu'il captait par la ruse et par des flatteries infâmes, regorgeait de richesses.

Ainsi Grégoire, évêque de Tours, le seul historien des rois de la première race, dit de Clovis, ce premier roi de droit divin:

«Ayant encore fait périr plusieurs autres rois, et même ses plus proches parents, Clovis étendit son pouvoir sur toutes les Gaules. Cependant ayant un jour rassemblé les siens, on rapporte qu'il leur parla ainsi des parents qu'il avait fait lui-même périr.—Malheur à moi qui suis resté comme un voyageur parmi des voyageurs et qui n'ai plus de parents qui puissent, en cas d'adversité, me prêter leur appui!—Ce n'était pas qu'il s'affligeât de leur mort,—ajoute l'évêque de Tours;—mais il parlait ainsi par ruse et pour découvrir s'il lui restait encore quelqu'un à tuer.» (Grégoire de Tours, Histoire des Francs, l. II, ch XLII.)

Croit-on que le prêtre chrétien, le serviteur du christ, l'évêque gaulois, flétrisse cette épouvantable hypocrisie du roi franc conquérant, souillé de vols, de meurtres, d'incestes, de fratricides, comme tous ceux de cette première race? On va le voir:

«.....Chaque jour Dieu faisait ainsi tomber les ennemis de Clovis sous sa main et étendait son royaume, parce qu'il marchait avec un cœur pur devant lui, et faisait ce qui était agréable aux yeux de Dieu.» (Grégoire de Tours, Histoire des Francs, l. II, ch. xl.)

Quant aux débauches et aux crimes d'un grand nombre d'évêques gaulois, nous citerons au hasard, car la mine est féconde:

«Cependant Tautin, devenu évêque, se conduisait de manière à mériter l'exécration générale.» (Grégoire de Tours, Histoire des Francs, l. IV, ch. XII.)

«... Ceux de Langres demandèrent un évêque; on leur donna Pappol, autrefois archidiacre d'Autun. Au rapport de plusieurs, il commit beaucoup d'iniquités.» (Grégoire de Tours, l. V.)

«... Salone et Sagiltaire, évêques d'Embrun et de Gap, une fois maîtres de l'épiscopat, commencèrent à se signaler avec une fureur insensée par des usurpations, des meurtres, des adultères et d'autres excès.» (Grégoire de Tours, Histoire des Francs, l. V, ch xxi.)

Certes, l'évêque de Tours ne pouvait être soupçonné de partialité envers ses confrères de l'épiscopat.

—Ah ça, mais, nom d'un petit bonhomme, est-ce que, malgré ces diables d'évêques, notre bonne vieille petite mère l'insurrection n'est pas venue de temps à autre montrer le bout de son nez? Est-ce que nos pères se sont laissé tondre sans regimber, depuis l'époque de la conquête jusqu'à ces beaux jours de la révolution, où nous avons commencé à faire rendre gorge à ces seigneurs, à ces rois francs et à leur allié le clergé, qui, par habitude, avait continué de fièrement s'arrondir?

—Il n'est pas probable que tout se soit passé sans nombreuses révoltes des serfs contre les rois, les seigneurs et les prêtres. Mais, grand-père, je vous ai dit le peu que je savais... et ce peu là, je l'ai appris tout en travaillant à la menuiserie du magasin de monsieur Lebrenn, le marchand de toile d'en face...

—Comment donc cela, mon garçon?

—Pendant que j'étais à l'ouvrage, monsieur Lebrenn, qui est le meilleur homme du monde, causait avec moi..... me parlait de l'histoire de nos pères, que j'ignorais comme vous l'ignoriez. Une fois ma curiosité éveillée... et elle était vive...

—Je le crois bien...

—Je faisais mille questions à monsieur Lebrenn, tout en rabottant et en ajustant; il me répondait avec une bonté vraiment paternelle. C'est ainsi que j'ai appris le peu que je vous ai dit. Mais...—ajouta Georges avec un soupir qu'il put à peine étouffer,—mes travaux de menuiserie finis... les leçons d'histoire ont été interrompues. Aussi, je vous ai dit tout ce que je savais, grand-père.

—Ah! le marchand de toile d'en face est si savant que ça?

—Il est aussi savant que bon patriote; c'est un vieux Gaulois, comme il s'appelle lui-même. Et quelquefois,—ajouta Georges sans pouvoir s'empêcher de rougir légèrement,—je l'ai entendu dire à sa fille, en l'embrassant avec fierté pour quelque réponse qu'elle lui avait faite: Oh! toi... tu es bien une vraie Gauloise!

À ce moment, le père Morin et Georges entendirent frapper à la porte de la première chambre.

—Entrez,—dit Georges.

On entra dans la pièce qui précédait celle où était couché le vieillard.

—Qui est là?—demanda Georges.

—Moi... monsieur Lebrenn,—répondit une voix.

—Tiens!... ce digne marchand de toile... dont nous parlions... Ce vieux Gaulois!—dit à demi-voix le bonhomme.—Va donc vite, mon enfant, et ferme la porte.

Georges, aussi troublé que surpris de cette visite inattendue, quitta la chambre de son grand-père, et se trouva bientôt en face de M. Lebrenn.


CHAPITRE III.

Comment M. Marik Lebrenn, le marchand de toile, devina ce que Georges Duchêne, le menuisier, ne voulait pas dire, et ce qui s'ensuivit.

M. Lebrenn avait cinquante ans environ, quoiqu'il parût plus jeune. Sa grande stature, la nerveuse musculature de son cou, de ses bras et de ses épaules, le port fier et décidé de sa tête, son visage large et fortement accentué, ses yeux bleus de mer au regard ferme et perçant, son épaisse et rude chevelure châtain clair, quelque peu grisonnante et plantée un peu bas sur un front qui semblait avoir la dureté du marbre, offraient le type caractéristique de la race bretonne, où le sang et le langage gaulois se sont surtout perpétués presque sans mélange jusqu'à nos jours. Sur les lèvres vermeilles et charnues de M. Lebrenn régnait tantôt un sourire rempli de bonhomie, tantôt empreint d'une malice narquoise et salée, comme disent nos vieux livres en parlant des plaisanteries de haut goût, du vieil esprit gaulois, toujours si enclin à gaber (narguer). Nous achèverons le portrait du marchand en l'habillant d'un large paletot bleu et d'un pantalon gris.

Georges Duchêne, étonné, presque interdit de cette visite imprévue, attendait en silence les premières paroles de M. Lebrenn. Celui-ci lui dit:

—Monsieur Georges, il y a six mois, vous avez été chargé, par votre patron, de différents travaux à exécuter dans ma boutique; j'ai été fort satisfait de votre intelligence et de votre habileté.

—Vous me l'avez prouvé, monsieur, par votre bienveillance.

—Elle devait vous être acquise; je vous voyais laborieux. Désireux de vous instruire, je savais de plus... comme tous nos voisins, votre digne conduite envers votre vieux grand-père, qui habite cette maison depuis quinze ans...

—Monsieur,—dit Georges embarrassé de ces louanges,—ma conduite...

—Est toute simple, n'est-ce pas? Soit. Vos travaux dans ma boutique ont duré trois mois... Très-satisfait de nos relations, je vous ai dit, et cela de tout cœur: Monsieur Georges, nous sommes voisins... venez donc me voir, soit le dimanche, soit d'autres jours, après votre travail... vous me ferez plaisir... bien plaisir...

—En effet, monsieur, vous m'avez dit cela.

—Et cependant, monsieur Georges, vous n'avez jamais remis les pieds chez moi.

—Je vous en prie, monsieur, n'attribuez ma réserve ni à l'ingratitude ni à l'oubli.

—À quoi l'attribuer alors?

—Monsieur...

—Tenez, monsieur Georges, soyez franc... vous aimez ma fille...

Le jeune homme tressaillit, pâlit, rougit tour à tour, et après une hésitation de quelques instants, il répondit à M. Lebrenn d'une voix émue:

—C'est vrai, monsieur... j'aime mademoiselle votre fille.

—De sorte que, vos travaux achevés, vous n'êtes pas revenu chez nous de peur de vous laisser entraîner davantage à votre amour?

—Oui, monsieur...

—De cet amour vous n'avez jamais parlé à ma fille?

—Jamais, monsieur...

—Je le savais. Mais pourquoi avoir manqué de confiance envers moi, monsieur Georges?

—Monsieur,—répondit le jeune homme avec embarras,—je... n'ai... pas osé...

—Pourquoi? parce que je suis ce qu'on appelle un bourgeois?... un homme riche comparativement à vous, qui vivez au jour le jour de votre travail?

—Oui, monsieur...

Après un moment de silence, le marchand reprit:

—Permettez-moi, monsieur Georges, de vous adresser une question; vous y répondrez si vous le jugez convenable.

—Je vous écoute, monsieur.

—Il y a environ quinze mois, quelque temps après votre retour de l'armée, vous avez dû vous marier?

—Oui, monsieur.

—Avec une jeune ouvrière fleuriste, orpheline, nommée Joséphine Éloi?

—Oui, monsieur.

—Pouvez-vous m'apprendre pourquoi ce mariage n'a pas eu lieu? Le jeune homme rougit; une expression douloureuse contracta ses traits; il hésitait à répondre.

M. Lebrenn l'examinait attentivement; aussi, inquiet et surpris du silence de Georges, il ne put s'empêcher de s'écrier avec amertume et sévérité:

—Ainsi, la séduction, puis l'abandon et l'oubli... Votre trouble... ne le dit que trop!

—Vous vous méprenez, monsieur,—reprit vivement Georges,—mon trouble, mon émotion, sont causés par de cruels souvenirs... Voilà ce qui s'est passé; je ne mens jamais...

—Je le sais, monsieur Georges.

—Joséphine demeurait dans la même maison que mon patron. C'est ainsi que je l'ai connue. Elle était fort jolie, et, quoique sans instruction, remplie d'esprit naturel. Je la savais habituée au travail et à la pauvreté; je la croyais sage. La vie de garçon me pesait. Je pensais aussi à mon grand-père: une femme m'eût aidé à le mieux soigner. Je proposai à Joséphine de nous unir; elle parut enchantée, fixa elle-même le jour de notre mariage... Et ceux-là ont menti, monsieur, qui vous ont parlé de séduction et d'abandon!

—Je vous crois,—dit M. Lebrenn en tendant cordialement la main au jeune homme.—Je suis heureux de vous croire; mais comment votre mariage a-t-il manqué?

—Huit jours avant l'époque de notre union, Joséphine a disparu, m'écrivant que tout était rompu. J'ai su, depuis, que, cédant aux mauvais conseils d'une amie déjà perdue, elle l'avait imitée... Ayant toujours vécu dans la misère, enduré de dures privations, malgré son travail de douze à quinze heures par jour... Joséphine a reculé devant l'existence que je lui offrais, existence aussi laborieuse, aussi pauvre que la sienne.

—Et comme tant d'autres,—reprit M. Lebrenn,—elle aura succombé à la tentation d'une vie moins pénible! Ah! la misère... la misère!

—Je n'ai jamais revu Joséphine, monsieur..... Elle est à cette heure, m'a-t-on dit, une des coryphées des bals publics... elle a quitté son nom pour je ne sais quel surnom motivé sur son habitude d'improviser à propos de tout les plus folles chansons... Enfin, elle est à jamais perdue. Cependant elle avait d'excellentes qualités de cœur... Vous comprenez maintenant, monsieur, la cause de ma triste émotion de tout à l'heure, lorsque vous m'avez parlé de Joséphine.

—Cette émotion prouve en faveur de votre cœur, monsieur Georges... On vous avait calomnié... Je m'en doutais. Maintenant, j'en suis certain. Ne parlons plus de cela. Voici ce qui s'est passé chez moi il y a trois jours: J'étais, le soir, chez ma femme avec ma fille. Depuis quelque temps elle semblait pensive; soudain elle nous dit, en prenant ma main et celle de sa mère: «J'ai quelque chose à vous confier à tous deux. J'ai longtemps différé, parce que j'ai longtemps réfléchi, afin de ne pas parler légèrement... J'aime monsieur Georges Duchêne.»

—Grand Dieu! monsieur,—s'écria Georges les mains jointes et en proie à un saisissement inexprimable,—il serait possible! mademoiselle votre fille!...

—Ma fille nous a dit cela, reprit tranquillement M. Lebrenn. «Je te sais gré de ta franchise, mon enfant, lui ai-je répondu; mais comment cet amour t'est-il venu?—D'abord, mon père, en apprenant la conduite de monsieur Georges envers son grand-père; puis en vous entendant louer souvent le caractère, les habitudes laborieuses, l'intelligence de monsieur Georges, ses efforts pour s'instruire. Enfin il m'a plu par ses manières douces et polies, par sa franchise, par sa conversation que j'entendais lorsqu'il causait avec vous. Jamais je ne lui ai dit un mot qui ait pu lui faire soupçonner mon amour. Lui, de son côté, n'est jamais sorti à mon égard d'une parfaite réserve; mais je serais heureuse s'il partageait le sentiment que j'ai pour lui, et si ce mariage vous convenait, mon père, ainsi qu'à ma mère. S'il en est autrement, je respecterai votre volonté, sachant que vous respecterez ma liberté. Si je n'épouse pas monsieur Georges, je resterai fille. Vous m'avez souvent dit, mon père, que j'avais du caractère; vous croirez donc à ma résolution. Si ce mariage ne se peut, vous ne me verrez ni maussade ni chagrine. Votre affection me consolera. Heureuse comme par le passé, je vieillirai auprès de vous, de ma mère et de mon frère. Voici la vérité; maintenant décidez, j'attendrai.»

Georges avait écouté M. Lebrenn avec une stupeur croissante. Il ne pouvait croire à ce qu'il entendait. Enfin, il s'écria d'une voix entrecoupée:

—Monsieur, est-ce un rêve?

—Non pas. Ma fille n'a jamais été plus éveillée, je vous jure. Je connais sa franchise, sa fermeté; ma femme et moi nous en sommes certains, si ce mariage n'a pas lieu, l'affection de Velléda pour nous ne changera pas, mais elle n'épousera personne... Or, comme il est naturel qu'une jeune et belle fille de dix-huit ans épouse quelqu'un, et, comme le choix qu'a fait Velléda est digne d'elle et de nous, ma femme et moi, après mûres réflexions, nous serions décidés à vous prendre pour gendre...

Il est impossible de rendre l'expression de surprise, d'ivresse, qui se peignit sur les traits de Georges à ces paroles du marchand; il restait muet et comme frappé de stupeur.

—Ah ça! monsieur Georges,—reprit M. Lebrenn en souriant,—qu'y a-t-il de si extraordinaire, de si incroyable dans ce que je vous dis là? Durant trois mois vous avez travaillé dans ma boutique; je savais déjà que pour assurer l'existence de votre grand-père vous vous étiez fait soldat. Votre grade de sous-officier et deux blessures prouvaient que vous aviez servi avec honneur. Pendant votre séjour chez moi, j'ai pu, et j'ai l'œil assez pénétrant, apprécier tout ce que vous valiez comme cœur, intelligence et habileté dans votre état. Enchanté de nos relations, je vous ai engagé à revenir souvent me voir. Votre réserve, à ce sujet, est une nouvelle preuve de votre délicatesse. Par-dessus tout cela, ma fille vous aime, vous l'aimez. Vous avez vingt-sept ans, elle en a dix-huit. Elle est charmante, vous êtes beau garçon. Vous êtes pauvre, j'ai de l'aisance pour deux. Vous êtes ouvrier, mon père l'était. De quoi diable vous étonnez-vous si fort? Ne dirait-on pas d'un conte de fées?

Ces bienveillantes paroles ne mirent pas terme à la stupeur de Georges, qui se croyait réellement en plein conte de fées, ainsi que l'avait dit le marchand; aussi, les yeux humides, le cœur palpitant, le jeune homme ne put que balbutier:

—Ah! monsieur... pardonnez à mon trouble... mais j'éprouve un tel étourdissement de bonheur en vous entendant dire... que vous consentez à mon mariage...

—Un instant!—reprit vivement M. Lebrenn,—un instant! Remarquez que, malgré ma bonne opinion de vous, j'ai dit nous serions décidés à vous prendre pour gendre... Ceci est conditionnel... et les conditions, les voici: la première, que vous n'auriez pas à vous reprocher la séduction indigne... dont on vous accusait...

—Monsieur, ne vous ai-je pas juré?...

—Parfaitement; je vous crois. Je ne rappelle cette première condition que pour mémoire... quant à la seconde... car il y en a deux.

—Et cette condition, qu'elle est-elle,—monsieur? demanda Georges avec une anxiété inexprimable et commençant à craindre de s'être abandonné à une folle espérance.

—Écoutez-moi, monsieur Georges. Nous avons peu parlé politique ensemble; du temps que vous travailliez chez moi, nos entretiens roulaient sur tout, sur l'histoire de nos pères. Cependant je vous sais des opinions très-avancées..... Tranchons, le mot, vous êtes républicain socialiste...

—Je vous ai entendu dire, monsieur, que toute opinion sincère était honorable...

—Je ne me dédis pas. Je ne vous blâme pas; mais entre le désir de faire prévaloir pacifiquement son opinion et le projet de la faire triompher par la force, par les armes... il y a un abîme, n'est-ce pas, monsieur Georges?

—Oui, monsieur,—répondit le jeune homme en regardant le marchand avec un mélange de surprise et d'inquiétude.

—Or, ce n'est jamais individuellement que l'on tente une démonstration armée, n'est-ce pas, monsieur Georges?

—Monsieur,—répondit le jeune homme avec embarras,—je ne sais...

—Si, vous devez savoir qu'ordinairement l'on s'associe à des frères de son opinion; en un mot, on s'affilie à une société secrète... et le jour de la lutte... on descend courageusement dans la rue, n'est-ce pas, monsieur Georges?

—Je sais, monsieur, que la révolution de 1830 s'est faite ainsi,—répondit Georges, dont le cœur se serrait de plus en plus.

—Certainement,—reprit M. Lebrenn,—certainement, elle s'est faite ainsi, et d'autres encore se feront probablement ainsi. Cependant, comme les révolutions, les insurrections, ne réussissent pas toujours, comme ceux qui jouent ce jeu-là y jouent leur tête, vous concevrez, monsieur Georges, que ma femme et moi nous serions peu disposés à donner notre fille à un homme qui ne s'appartient plus, qui, d'un moment à l'autre, peut prendre les armes pour marcher avec la société secrète dont il fait partie, et risquer ainsi sa vie en homme d'honneur et de conviction. C'est très-beau, très-héroïque, je le confesse. L'inconvénient est que la chambre des pairs, appréciant mal ce genre d'héroïsme, envoie au mont Saint-Michel les conspirateurs, à moins qu'elle ne leur fasse couper la tête. Or, je vous le demande en bonne conscience, monsieur Georges, ne serait-ce pas triste, pour une jeune femme, d'être exposée un jour ou l'autre à avoir un mari sans tête ou prisonnier à perpétuité?

Georges, abattu, consterné, était devenu pâle. Il dit à M. Lebrenn d'une voix oppressée:

—Monsieur... deux mots...

—Permettez, dans l'instant j'ai fini,—reprit le marchand, et il ajouta d'une voix grave, presque solennelle:

—Monsieur Georges, j'ai une foi aveugle dans votre parole, je vous l'ai prouvé; jurez-moi que vous n'appartenez à aucune société secrète, je vous crois, et vous devenez mon gendre... ou plutôt mon fils,—ajouta M. Lebrenn en tendant la main à Georges;—car depuis que je vous ai connu... apprécié... j'ai toujours éprouvé pour vous, je vous le répète, autant d'intérêt que de sympathie...

Les louanges du marchand, sa cordialité, rendaient encore plus douloureux le coup dont les espérances de Georges venaient d'être frappées. Lui, si courageux, si énergique, il se sentit faiblir, cacha sa figure dans ses mains, et ne put retenir ses larmes.

M. Lebrenn l'observait avec commisération; il lui dit d'une voix émue:

—J'attends votre serment, monsieur Georges.

Le jeune homme détourna la tête pour essuyer ses pleurs, se leva et dit au marchand:

—Je ne puis, monsieur, faire le serment que vous me demandez.

—Ainsi... votre mariage avec ma fille...

—Je dois y renoncer, monsieur,—répondit Georges d'une voix étouffée.

—Ainsi donc... monsieur Georges,—reprit le marchand,—vous en convenez? vous appartenez à une société secrète?

Le silence du jeune homme fut sa seule réponse.

—Allons,—dit le marchand avec un soupir de regret. Et il se leva.—Tout est fini... Heureusement ma fille a du courage...

—J'en aurai aussi, monsieur...

—Monsieur Georges,—reprit M. Lebrenn en tendant la main au jeune homme,—vous êtes homme d'honneur. Je n'ai pas besoin de vous demander le silence sur cet entretien. Vous le voyez, je ressentais pour vous les meilleures dispositions. Ce n'est pas ma faute si mes projets... je dirai plus... mes désirs... mes vifs désirs... rencontrent un obstacle insurmontable.

—Jamais, monsieur, je n'oublierai la preuve d'estime dont vous venez de m'honorer. Vous agissez avec la sagesse, avec la prudence d'un père... Je ne puis... quoi que j'aie à en souffrir, qu'accepter avec respect votre décision. J'aurais dû même, je le reconnais, aller au devant de votre question à ce sujet... vous dire loyalement l'engagement sacré qui me liait à mon parti. Sans doute... je vous aurais fait cet aveu... lorsque, revenu de mon enivrement, j'aurais réfléchi aux devoirs que m'imposait ce bonheur inespéré... cette union... Mais pardon, monsieur,—ajouta Georges avec des larmes dans la voix,—pardon, je n'ai plus le droit de parler de ce beau rêve... Mais ce dont je me souviendrai toujours avec orgueil, c'est que vous m'avez dit: Vous pouvez être mon fils.

—Bien, monsieur Georges... je n'attendais pas moins de vous,—reprit M. Lebrenn en se dirigeant vers la porte.

Et tendant la main au jeune homme, il ajouta d'une voix émue:

—Encore adieu.

—Adieu, monsieur...—dit Georges en prenant la main que lui tendait le marchand. Mais soudain celui-ci, par une brusque étreinte, attira le jeune homme contre sa poitrine en lui disant d'une voix émue et les yeux humides:

—Viens, Georges, honnête homme! loyal cœur!... je t'avais bien jugé!

Georges, abasourdi, regardait M. Lebrenn sans pouvoir prononcer une parole; mais celui-ci lui dit à voix basse:

—Il y a six semaines, rue de Lourcine?

Georges tressaillit et s'écria d'un air alarmé:

—De grâce, monsieur!

—Numéro dix-sept, au quatrième, au fond de la cour?

—Monsieur, encore une fois!

—Un mécanicien, nommé Dupont, vous a introduit les yeux bandés...

—Monsieur, je ne puis vous répondre...

—Cinq membres d'une société secrète vous ont reçu? Vous avez prêté le serment d'usage, et vous avez été reconduit toujours les yeux bandés?...

—Monsieur,—s'écria Georges aussi stupéfait qu'effrayé de cette révélation et tâchant de reprendre son sang-froid,—je ne sais ce que vous voulez dire...

—Je présidais ce soir-là le comité, mon brave Georges.

—Vous, monsieur?—s'écria le jeune homme hésitant encore à croire M. Lebrenn.—Vous...

—Moi...

Et voyant l'incrédulité de Georges durer encore, le marchand reprit:

—Oui, moi, je présidais, et la preuve la voici:

Et il dit quelques mots à l'oreille de Georges.

Celui-ci, ne pouvant plus douter de la vérité, s'écria en regardant le marchand:

—Mais, alors, monsieur, ce serment que vous me demandiez tout à l'heure?

—C'était une dernière épreuve.

—Une épreuve?

—Il faut me le pardonner, mon brave Georges. Les pères sont si défiants!... Grâce à Dieu, vous n'avez pas trompé mon espoir. Cette épreuve, vous l'avez vaillamment subie; vous avez préféré la ruine de vos plus chères espérances à un mensonge, et cependant vous deviez être certain que je croirais aveuglément à votre parole, quelle qu'elle fût.

—Monsieur,—reprit Georges avec une hésitation qui toucha le marchand,—cette fois, puis-je croire... puis-je espérer... avec certitude? Je vous en conjure, dites-le moi... Si vous saviez ce que tout à l'heure j'ai souffert!...

—Sur ma foi d'honnête homme, mon cher Georges, ma fille vous aime. Ma femme et moi nous consentons à votre mariage, qui nous enchante, parce que nous y voyons un avenir de bonheur pour notre enfant. Est-ce clair?

—Ah! monsieur!—s'écria Georges en serrant avec effusion les mains du marchand, qui reprit:

—Quant à l'époque précise de votre mariage, mon cher Georges... les événements d'hier, ceux qui se préparent aujourd'hui... la marche à suivre par notre société secrète...

—Vous, monsieur?—s'écria Georges ne pouvant s'empêcher d'interrompre M. Lebrenn pour lui témoigner sa surprise un moment oubliée dans le ravissement de sa joie.—Vous, monsieur, membre de notre société secrète? En vérité, cela me confond!

—Bon,—reprit en souriant le marchand.—Voici les étonnements du cher Georges qui vont recommencer. Ah ça, pourquoi n'en serais-je pas de cette société secrète? Est-ce parce que, sans être riche, j'ai quelque aisance et pignon sur rue? Qu'ai-je à faire, n'est-ce pas? dans un parti dont le but est l'avènement des prolétaires à la vie politique par le suffrage universel? et à la propriété par l'organisation du travail? Eh! mon brave Georges, c'est justement parce que j'ai... qu'il est de mon devoir d'aider mes frères à conquérir ce qu'ils n'ont pas.

—Ce sont là, monsieur, de généreux sentiments,—s'écria Georges;—car bien rares sont les hommes qui, arrivés au but avec labeur, se retournent pour tendre la main à leurs frères moins heureux...

—Non, Georges, non, cela n'est pas rare. Et lorsque dans quelques heures peut-être... vous verrez courir aux armes tous ceux de notre société dont je suis un des chefs depuis longtemps, vous y trouverez des commerçants, des artistes, des fabricants, des gens de lettres, des avocats, des savants, des médecins, des bourgeois enfin, vivant pour la plupart comme moi dans une modeste aisance, n'ayant aucune ambition, ne voulant que l'avènement de leurs frères du peuple, et désireux de déposer le fusil après la lutte pour retourner à leur vie laborieuse et paisible.

—Ah! monsieur, combien je suis surpris, mais heureux, de ce que vous m'apprenez!

—Encore surpris! pauvre Georges! Et pourquoi? parce qu'il y a des bourgeois? Voilà le grand mot, des bourgeois républicains socialistes! Voyons, Georges, sérieusement, est-ce que la cause des bourgeois n'est pas liée à celle des prolétaires? Est-ce que moi, par exemple, prolétaire hier, et que le hasard a servi jusqu'ici, je ne peux pas, par un coup de mauvaise fortune, redevenir prolétaire demain, ou mon fils le devenir? Est-ce que moi, comme tous les petits commerçants, nous ne sommes pas à la discrétion des hauts barons du coffre-fort? comme nos pères étaient à la merci des hauts barons des châteaux-forts? Est-ce que les petits propriétaires ne sont pas aussi asservis, exploités par ces ducs de l'hypothèque, par ces marquis de l'usure, par ces comtes de l'agio? Est-ce que chaque jour, malgré probité, travail, économie, intelligence, nous ne sommes pas, nous, commerçants, à la veille d'être ruinés à la moindre crise? lorsque, par peur, cupidité ou caprice de satrape, il plaît aux autocrates du capital de fermer le crédit, et de refuser nos signatures, si honorables qu'elles soient? Est-ce que si ce crédit, au lieu d'être le monopole de quelques-uns, était, ainsi qu'il devrait l'être et le sera, démocratiquement organisé par l'État, nous serions sans cesse exposés à être ruinés par le retrait subit des capitaux, par le taux usuraire de l'escompte ou par les suites d'une concurrence impitoyable[10]? Est-ce qu'aujourd'hui nous ne sommes pas tous à la veille de nous voir, nous vieillards, dans une position aussi précaire que celle de votre grand-père? brave invalide du travail, qui, après trente ans de labeur et de probité, serait mort de misère sans votre dévouement, mon cher Georges? Est-ce que moi, une fois ruiné comme tant d'autres commerçants, j'ai la certitude que mon fils trouvera les moyens de gagner son pain de chaque jour? qu'il ne subira pas, ainsi que vous, Georges, ainsi que tout prolétaire, le chômage homicide? qui vous fait mourir un peu de faim tous les jours? Est-ce que ma fille... Mais non, non, je la connais, elle se tuerait plutôt... Mais, enfin, combien de pauvres jeunes personnes, élevées dans l'aisance, et dont les pères étaient comme moi modestes commerçants, ont été, par la ruine de leur famille, jetées dans une misère atroce... et parfois de cette misère dans l'abîme du vice, ainsi que cette malheureuse ouvrière que vous deviez épouser! Non, non, Georges; les bourgeois intelligents, et ils sont nombreux, ne séparent pas leur cause de celle de leurs frères du peuple; prolétaires et bourgeois ont pendant des siècles combattu côte à côte, cœur à cœur, pour redevenir libres; leur sang s'est mêlé pour cimenter cette sainte union des vaincus contre les vainqueurs! des conquis contre les conquérants! des faibles et des déshérités contre la force et le privilége! Comment, enfin, l'intérêt des bourgeois et des prolétaires ne serait-il pas commun? toujours ils ont eu les mêmes ennemis? Mais assez de politique, Georges, parlons de vous, de ma fille. Un mot encore, il est grave... L'agitation dans Paris a commencé hier soir, ce matin elle est à son comble; nos sections sont prévenues: on s'attend d'un moment à l'autre à une prise d'armes... Vous le savez?

[10] Nous empruntons les chiffres et les réflexions suivantes à un écrit de notre excellent ami M. Perreymond, dont nous ne louerons jamais assez les beaux et grands travaux. Il est impossible de joindre plus de science pratique et plus de profondeur de vues à une conviction plus généreuse dans l'avenir de la cause démocratique et sociale. (Aux commerçants: la faillite et le morbus numériens).

«À Paris, pendant les dix dernières années du règne de Louis-Philippe, années de prospérité, dit-on, le nombre des procès et des faillites augmenta continuellement; en voici la progression:

»Tribunal de commerce de Paris.

»En 1836, il y a eu 26,545 causes et 329 faillites.


1839            47,077              788
1845            46,064              691
1846            54,878              931
1847            59,560            1,139

»C'est-à-dire une augmentation en dix ans de 30,000 causes et de 810 faillites.


»L'ensemble du passif a été, en 1845-46, de 48,342,529 fr.
1846-47, de 68,474,803

»La moyenne du passif, par faillite, de 51,000 fr.»

Or, le nombre des faillites et l'ensemble des passifs augmentant chaque année, voici comment M. le président du tribunal de commerce, Bertrand, en explique les causes pour les années 1845-46 et 1846-47; nous citons:

«(1845-46) Parmi les causes habituelles, déjà signalées par nos prédécesseurs, telles que la concurrence illimitée, l'exagération des dépenses de premier établissement, il fallait placer aussi comme cause accidentelle et malheureusement trop évidente les séductions de l'agiotage sur les actions de chemin de fer, auxquelles se sont laissé entraîner beaucoup de petits commerçants par l'appât d'un gain qu'ils n'avaient pas, comme d'autres spéculateurs plus grands et plus habiles, le talent de rendre facile et sûr.

»C'est surtout pour les petits commerçants que la cherté des subsistances, la rareté du numéraire, l'élévation du taux de l'escompte et le retrait des facilités du crédit, ont dû avoir les plus fâcheux résultats.

»(1846-47) Les sinistres éprouvés par le commerce de Paris peuvent être attribués à des causes différentes: d'abord les spéculations hasardeuses, celles conçues dans des proportions déraisonnables; les craintes des capitalistes qui ont fermé aux petits fabricants, aux modestes industriels, les sources pécuniaires auxquelles ils avaient l'habitude de puiser et dont la suppression a déterminé la chute...»

Ainsi, de l'aveu même des hommes recommandables que les commerçants de Paris choisissent pour présider leur tribunal, le commerce de la capitale se trouve sous le coup:

De la concurrence illimitée;

De la chicane;

Des séductions de l'agiotage;

Du jeu sur les actions industrielles, plaie de notre époque;

De l'habileté des grands spéculateurs qui savent et peuvent jouer à coup sûr contre les petits spéculateurs;

De l'élévation du taux de l'escompte;

Du retrait des facilités du crédit;

Des capitalistes qui ferment aux modestes industriels les sources pécuniaires du travail, pour des craintes plus ou moins plausibles, et dont eux, capitalistes, restent seuls juges et appréciateurs.

—Oui, monsieur; j'ai été prévenu hier.

—Ce soir, ou cette nuit, nous descendons dans la rue... Ma fille et ma femme l'ignorent, non que j'aie douté d'elles,—ajouta le marchand de toile en souriant;—ce sont de vraies Gauloises, dignes de nos mères, vaillantes femmes, qui encourageaient du geste et de la voix, pères, frères, fils et maris à la bataille! Mais vous connaissez nos statuts; ils nous imposent une discrétion absolue. Georges, avant trois jours, la royauté de Louis-Philippe sera renversée, ou notre parti sera encore une fois vaincu, mais non découragé, l'avenir lui appartient. Dans cette prise d'armes, mon ami, vous ou moi, vous et moi, nous pouvons rester sur une barricade.

—C'est la chance de la guerre, monsieur... puisse-t-elle vous épargner!

—Dire d'avance à ma fille que je consens à son mariage avec vous, et que vous l'aimez, ce serait doubler ses regrets si vous succombez.

—C'est juste, monsieur.

—Je vous demande donc, Georges, d'attendre l'issue de la crise pour tout dire à ma fille... Si je suis tué, ma femme saura mes derniers désirs; ils sont que vous épousiez Velléda.

—Monsieur,—reprit Georges d'une voix profondément émue,—ce que je ressens à cette heure ne peut s'exprimer... je ne peux vous dire que ces mots: Oui, je serai digne de votre fille... oui, je serai digne de vous... la grandeur de la reconnaissance ne m'effraye pas... mon cœur et ma vie y suffiront, croyez-le, monsieur.

—Et je vous crois, mon brave Georges,—dit le marchand en serrant affectueusement les mains du jeune homme dans les siennes.—Un mot encore! Vous avez des armes?

—J'ai une carabine cachée ici, et cinquante cartouches que j'ai fabriquées cette nuit.

—Si l'affaire s'engage ce soir, et c'est infaillible, nous barricaderons la rue à la hauteur de ma maison. Le poste est excellent; nous possédons plusieurs dépôts d'armes et de poudre; je suis allé ce matin visiter des munitions que l'on croyait éventées par les limiers de police, il n'en était rien. Au premier mouvement, revenez ici chez vous, Georges, je vous ferai prévenir, et mordieu! ferme aux barricades! Dites-moi. Votre grand-père est discret?

—Je réponds de lui comme de moi, monsieur.

—Il est là dans sa chambre?

—Oui, monsieur.

—Eh bien, laissez-moi lui causer une bonne joie.

Et M. Lebrenn entra dans la chambre du vieillard, toujours occupé à fumer sa pipe en pacha, comme il disait.

—Bon père,—lui dit le marchand de toile,—votre petit-fils est un si bon et si généreux cœur, que je lui donne ma fille, dont il est amoureux fou... Je vous demande seulement le secret pour quelques jours, après quoi vous aurez le droit d'espérer de vous voir arrière-grand-père, et moi, grand-père... Georges vous expliquera la chose. Adieu, bon père... Et vous, Georges, à tantôt.

Et laissant Georges avec le vieillard, M. Lebrenn se dirigea vers la demeure de M. le comte de Plouernel, colonel de dragons, qui attendait le marchand de toile avant midi pour s'entendre avec lui au sujet d'une grosse fourniture.


CHAPITRE IV.

Comment le colonel de Plouernel déjeunait tête à tête avec une jolie fille qui improvisait toutes sortes de couplets sur l'air de la Rifla.—De l'émotion peu dévotieuse causée à cette jeune fille par l'arrivée d'un cardinal.

M. Gonthran Néroweg, comte de Plouernel, occupait un charmant petit hôtel de la rue de Paradis-Poissonnière, bâti par son grand-père. À l'élégance un peu rococo de cette habitation, on devinait qu'elle avait dû être construite au milieu du dernier siècle, et avait servi de petite maison. Le quartier des poissonniers, comme on disait du temps de la régence, très-désert à cette époque, était ainsi parfaitement approprié à ces mystérieuses retraites, vouées au culte de la Vénus aphrodite.

M. de Plouernel déjeunait tête à tête avec une fort jolie fille de vingt ans, brune, vive et rieuse: on l'avait surnommée Pradeline, parce que dans les soupers, dont elle était l'âme et souvent la reine, elle improvisait sur tout sujet des chansons que n'eût sans doute pas avouées le célèbre improvisateur dont elle portait le nom féminisé, mais qui du moins ne manquaient ni d'à-propos ni de gaieté.

M. de Plouernel, ayant entendu parler de Pradeline, l'avait invitée à souper la veille avec lui et quelques amis. Après le souper, prolongé jusqu'à trois heures du matin, l'hospitalité était de droit; ensuite de l'hospitalité, le déjeuner allait de soi-même: aussi les deux convives étaient attablés dans un petit boudoir Louis XV attenant à sa chambre à coucher; un bon feu flambait dans la cheminée de marbre chantournée; d'épais rideaux de damas bleu tendre, semés de roses, atténuaient l'éclat du jour; des fleurs garnissaient de grands vases de porcelaine. L'atmosphère était tiède et parfumée. Les vins étaient fins, les mets recherchés. Pradeline et M. de Plouernel y faisaient honneur.

Le colonel était un homme de trente-huit ans environ, d'une taille élevée, svelte et robuste à la fois; ses traits, un peu fatigués, mais d'une sorte de beauté fière, offraient le type de la race germanique ou franque, dont Tacite et César ont tant de fois dessiné les traits caractéristiques: cheveux d'un blond pâle, longues moustaches rousses, yeux gris clairs, nez en bec d'aigle.

M. de Plouernel, vêtu d'une robe de chambre magnifique, paraissait non moins gai que la jeune fille.

—Allons, Pradeline,—dit-il en lui versant un glorieux verre de vieux vin de Bourgogne,—à la santé de ton amant!

—Quelle bêtise! est-ce que j'ai un amant?

—Tu as raison. À la santé de tes amants!

—Tu n'es donc pas jaloux, mon cher?

—Et toi?

À cette question, Pradeline vida lestement son rouge bord; puis, faisant tinter son verre avec le bout de la lame de son couteau, elle répondit à la question de M. de Plouernel en improvisant sur l'air alors si en vogue de la Rifla:

À la fidélité
Je joue un pied de nez,
Quand un amant me plaît,
Ah! mais, c'est bientôt fait.
La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

—Bravo, ma chère!—s'écria le colonel en riant aux éclats.

Et faisant chorus avec Pradeline, il chanta en frappant aussi son verre de la pointe de son couteau:

Quand un amant me plaît,
Ah! mais, c'est bientôt fait.
La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

—Eh bien, petite,—reprit-il après ce refrain,—puisque tu n'es pas jalouse, donne-moi un conseil...

—Voyons!

—Un conseil d'amie.

—Pardieu!

—Je suis amoureux... mais amoureux fou.

—Ah bah!

—C'est comme ça. S'il s'agissait d'une femme du monde, je ne te demanderais pas conseil, et...

—Tu dis une femme du...?

—Du monde.

—Ah ça! est-ce que je ne suis pas femme? et au monde? et du monde?

—Et pour tout le monde, n'est-ce pas, ma chère?

—Naturellement, puisque je suis ici; ce qui est peu flatteur pour toi, mon cher, et encore moins flatteur pour moi. Mais c'est égal; continue, et ne sois plus grossier... si tu peux.

—Ah! c'est curieux! cette petite me donne des leçons de savoir vivre!

—Tu me demandes des conseils, je peux bien te donner des leçons. Voyons, achève.

—Figure-toi que je suis amoureux d'une boutiquière, c'est-à-dire que son père et sa mère tiennent une boutique.

—Bien.

—Tu dois connaître ce monde-là, toi, ses mœurs, ses habitudes: quels moyens me conseilles-tu d'employer pour réussir?

—Fais-toi aimer.

—C'est trop long... Quand j'ai un violent caprice, il m'est impossible d'attendre.

—Vraiment!... C'est étonnant, mon cher, comme tu m'intéresses. Mais voyons. Cette boutiquière, d'abord, est-elle bien pauvre? est-elle bien misérable? a-t-elle bien faim?

—Comment! a-t-elle faim? que diable veux-tu dire?

—Colonel, je ne peux pas nier tes agréments... tu es beau, tu es spirituel, tu es charmant, tu es séduisant, tu es adorable, tu es délicieux...

—De l'ironie!

—Ah! par exemple! est-ce que j'oserais?... Tu es donc délicieux! Mais pour que la pauvre fille pût te bien apprécier, il faudrait qu'elle mourût de faim. Tu n'as pas d'idée comme la faim... aide à trouver les gens délicieux.

Et Pradeline d'improviser de nouveau, non pas cette fois avec un accent joyeux, mais avec une sorte d'amertume et en ralentissant tellement la mesure de son air favori, qu'il devenait presque mélancolique:

Tu as faim et tu pleures,
Petite... en ma demeure
Viens... tu auras de l'or.
Mais livre-moi ton corps.
La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

—Diable! ton refrain n'est pas gai cette fois,—dit M. de Plouernel, frappé de l'accent de mélancolie de la jeune fille, qui d'ailleurs reprit bientôt son insouciance et sa gaieté habituelles.

—Je comprends l'allusion,—reprit le comte;—mais ma belle boutiquière n'a pas faim.

—Alors, est-elle coquette? aime-t-elle la toilette, les bijoux, les spectacles? voilà encore de fameux moyens de perdre une pauvre fille.

—Elle doit aimer tout cela; mais elle a père et mère, elle doit donc être très-surveillée. Aussi j'avais une idée...

—Toi?... Enfin ça c'est vu. Et cette idée?

—Je voulais acheter beaucoup chez ces gens-là, leur prêter même au besoin de l'argent, car ils doivent toujours être à tirer le diable par la queue, ces gens du petit commerce!

—De sorte que tu crois qu'ils te vendront leur fille... comptant?

—Non, mais j'espère que du moins ils ferment les yeux... alors je pourrai éblouir la petite par des cadeaux et aller très-vite! Hein! qu'en penses-tu?

—Dam! moi je ne sais pas,—répondit Pradeline en jouant l'ingénuité...—Si dans ton grand monde ça se fait de la sorte, si les parents vendent leurs filles, peut-être ça se fait-il aussi chez les petites gens. Pourtant, je ne crois pas; ils sont trop bourgeois, trop épiciers, vois-tu?

—Petite,—dit M. de Plouernel avec hauteur,—tu t'émancipes prodigieusement.

À ce reproche, la jeune fille partit d'un grand éclat de rire, qu'elle interrompit par cette nouvelle improvisation joyeusement chantée:

Voyez donc ce seigneur
Avec son point d'honneur!
Pour ce fier paladin
Tout bourgeois tout gredin!
La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

Après quoi, Pradeline se leva, prit sur la cheminée un cigarre qu'elle alluma bravement en continuant de chantonner son refrain; puis elle s'étendit dans un fauteuil en envoyant au plafond la fumée bleuâtre du tabac doré de la Havane.

M. de Plouernel, oubliant son dépit d'un moment, ne put s'empêcher de rire de l'originalité de la jeune fille, et lui dit:

—Voyons, petite, parlons sérieusement; il ne s'agit pas de chanter, mais de me conseiller.

—D'abord, il faut que je connaisse le quartier de tes amours,—reprit la jeune fille d'un ton dogmatique en se renversant dans le fauteuil;—la connaissance du quartier est très-importante... Ce qui se peut dans un quartier ne se peut pas dans l'autre. Il y a, mon cher, des quartiers bégueules et des quartiers décolletés.

—Profondément raisonné, ma belle; l'influence du quartier sur la vertu des femmes est considérable... Je peux donc sans rien compromettre te dire que mon adorable boutiquière est de la rue Saint-Denis.

À ces mots, la jeune fille, qui jusqu'alors, étendue dans un fauteuil, faisait indolemment tourbillonner la fumée de son cigarre, tressaillit, et se releva si brusquement, que M. Plouernel la regardant avec surprise, s'écria:

—Que diable as-tu?

—J'ai...—reprit Pradeline en reprenant son sang-froid et secouant sa jolie main avec une expression de douleur,—j'ai que je me suis horriblement brûlée avec mon cigarre... mais ce ne sera rien. Tu disais donc, mon cher, que tes amours demeuraient rue Saint-Denis? c'est déjà quelque chose, mais pas assez.

—Tu n'en sauras cependant pas davantage, petite.

—Maudit cigarre!—reprit la jeune fille en secouant de nouveau sa main;—ça me cuit... oh! mais ça me cuit...

—Veux-tu un peu d'eau fraîche?

—Non, ça passe... Or donc, tes amours demeurent dans la rue Saint-Denis... Mais, un instant, mon cher... Est-ce dans le haut ou dans le bas de la rue? car c'est encore quelque chose de très-différent que le haut ou le bas de la rue; à preuve que les boutiques sont plus chères dans un endroit que dans un autre. Or, selon le plus ou moins de cherté du loyer, la générosité doit être plus ou moins grande... Hein? c'est ça qui est fort!

—Très-fort. Alors je te dirai que mes amours ne demeurent pas loin de la porte Saint-Denis.

—Je n'en demande pas davantage pour donner ma consultation,—répondit la jeune fille d'un ton qu'elle s'efforça de rendre comique. Mais un homme plus observateur que M. de Plouernel eût remarqué une vague inquiétude dans l'expression des traits de Pradeline.

—Eh bien, voyons! que me conseilles-tu? lui dit-il.

—D'abord, il faut...—Mais la jeune fille s'interrompit, et dit:

—On a frappé, mon cher.

—Tu crois?

—J'en suis sûre. Tiens, entends-tu?...

En effet, on frappa de nouveau.

—Entrez,—dit le comte.

Un valet de chambre se présenta d'un air assez embarrassé, et dit vivement à son maître:

—Monsieur le comte, c'est son éminence...

—Mon oncle!—dit le colonel très-surpris en se levant aussitôt.

—Oui, monsieur le comte; monseigneur le cardinal est arrivé cette nuit de voyage, et...

—Un cardinal!—s'écria Pradeline en interrompant le domestique par un grand éclat de rire, car elle oubliait déjà ses dernières préoccupations;—un cardinal! voilà qui est flambard! voilà ce qu'on ne rencontre pas tous les jeudis à Mabille ou à Valentino!... Un cardinal! je n'en ai jamais vu, il faut que je m'en régale.

Et d'improviser sur son air favori:

La reine Bacchanal,
Voyant un cardinal,
Dit: Faut nous amuser
Et le faire danser...
La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

Et ce disant, la folle fille, soulevant à demi les deux pans de sa robe, se mit à évoluer dans le boudoir avec désinvolture en répétant son improvisation, tandis que le valet de chambre, immobile à la porte à demi ouverte, tenait à grand'peine son sérieux, et que M. de Plouernel, fort irrité des libertés grandes de cette effrontée, lui disait:

—Allons donc, ma chère, c'est stupide... taisez-vous donc, c'est indécent!

Le cardinal de Plouernel, que l'on venait d'annoncer, se souciant peu de faire antichambre chez son neveu, et ne le croyant pas sans doute en si profane compagnie, arriva bientôt sur les pas du valet de chambre, et entra au moment où Pradeline, lançant en avant sa jambe charmante, ondulait du torse en répétant:

Il faut nous amuser
Et le faire danser.
La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

À la vue du cardinal, M. de Plouernel courut à la porte, et tout en embrassant son oncle à plusieurs reprises, il le repoussa doucement dans le salon d'où il sortait alors; le valet de chambre, en homme bien appris, ferma discrètement sur son maître la porte du boudoir, dont il poussa le verrou.


CHAPITRE V.

De l'entretien du cardinal de Plouernel et de son neveu.—Comment son éminence finit par envoyer son neveu à tous les diables.—Ce que vit M. Lebrenn, le marchand de toile, dans un certain salon de l'hôtel de Plouernel, et pourquoi il se souvint d'une abbesse portant l'épée, de l'infortuné Broute-Saule, de la pauvre Septimine la Coliberte, de la gentille Ghiselle la Paonnière, d'Alizon la Maçonne, et autres trépassés des temps passés que l'on rencontrera plus tard.

Le cardinal de Plouernel était un homme de soixante-cinq ans, grand, osseux, décharné. Il offrait, avec la différence de l'âge, le même type de figure que son neveu; son long cou, son crâne pelé, son grand nez en bec d'oiseau de proie, ses yeux écartés, ronds et perçants, donnaient à ses traits, en les analysant et en faisant abstraction de la haute intelligence qui semblait les animer, donnaient à ses traits, disons-nous, une singulière analogie avec la physionomie du vautour.

Somme toute, ce prêtre, drapé dans sa robe rouge de prince de l'église, devait avoir une physionomie redoutable; mais pour visiter son neveu il était simplement vêtu d'une longue redingote noire, strictement boutonnée jusqu'au cou.

—Pardon, cher oncle,—dit le colonel en souriant.—Ignorant votre retour, je ne comptais pas sur votre bonne et matinale visite... et...

Le cardinal n'était pas homme à s'étonner de ce qu'un colonel de dragons eût des maîtresses; aussi lui dit-il de sa voix brève et tranchante:

—Je suis pressé. Parlons d'affaires. Je reviens d'une longue tournée en France. Nous touchons à une révolution.

—Que dites-vous, mon oncle?—s'écria le colonel d'un air incrédule—Vous croyez?...

—Je crois à une révolution.

—Mais, mon oncle...

—As-tu des fonds disponibles? Si tu n'en as pas, j'en ai à ton service.

—Des fonds... pourquoi faire?

—Pour les convertir en or, en bon papier sur Londres. C'est plus commode en voyage...

—Ah ça! mon oncle, quel voyage?

—Celui que tu feras en m'accompagnant. Nous partirons ce soir.

—Partir... ce soir?

—Aimes-tu mieux servir la république?

—La république!—demanda M. de Plouernel, qui tombait des nues.—Quelle république?

—Celle qui sera proclamée ici, à Paris, avant peu, après la chute de Louis-Philippe.

—La chute de Louis-Philippe! la république! en France... et avant peu?

—Oui, la république française, une, indivisible... proclamée à notre profit... Seulement sachons attendre...

Et le cardinal sourit d'un air étrange en aspirant une prise de tabac.

Le comte le regardait avec ébahissement. Il reprit:

—Comment, mon oncle, vous parlez sérieusement?

—Ah ça! mon pauvre Gonthran, tu es donc aveugle? sourd?—reprit le cardinal en haussant les épaules.—Et ces banquets révolutionnaires qui durent en France depuis trois mois?

—Ah, ah, ah! mon oncle,—dit le comte en riant;—vous croyez ces buveurs de vin bleu! ces mangeurs de veau... à vingt sous par tête... capables de...

—Ces niais-là... et je ne les en blâme point, tant s'en faut... ces niais-là ont tourné la cervelle des imbéciles qui les écoutaient. Il n'y a rien de plus bête en soi-même que la poudre à canon, n'est-ce pas? et ça ne l'empêche point d'éclater! Eh bien! ces banqueteurs ont joué avec la poudre. La mine va jouer et faire sauter le trône de ces d'Orléans.

—Cela n'est pas sérieux, mon oncle. Il y a ici cinquante mille hommes de troupes; si la canaille bougeait, elle serait hachée en morceaux. On est si tranquille sur l'état de Paris, que, malgré l'espèce d'agitation de la journée d'hier, l'on n'a pas seulement consigné les troupes dans les casernes.

—Vraiment? Ah! tant mieux,—reprit le cardinal en se frottant les mains.—Si leur gouvernement a le vertige, ces d'Orléans feront plus vite place à la république, et notre tour viendra plus tôt.

Ici l'éminence fut interrompue par deux petits coups frappés à la porte du salon donnant sur le boudoir; puis à ce bruit succéda le cantilène suivant, toujours sur l'air de la Rifla, chanté extérieurement et piano par Pradeline:

Pour m'en aller d'ici...
Il me faut mon bibi,
Et par occa-si-on
La béné-dic-ti-on.
La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

—Ah! mon oncle,—dit le colonel avec colère,—méprisez, je vous en supplie, les insolences de cette sotte petite fille.

Et, se levant, le comte de Plouernel prit sur un canapé le châle et le chapeau de l'effrontée, sonna brusquement, et, jetant ces objets au valet de chambre qui entra, il lui dit:

—Donnez-lui cela, et faites-la sortir à l'instant.

Puis, revenant auprès de l'éminence, qui était restée impassible, et qui ouvrait en ce moment sa tabatière:

—En vérité, mon oncle, je suis confus. Mais de pareilles drôlesses ne savent rien respecter.

—Elle a une fort jolie jambe!—répondit le prêtre en aspirant sa prise.—Elle est très-gentille, cette drôlesse! Au quinzième siècle, nous l'aurions, pour sa plaisanterie, fait rôtir comme une petite juive. Mais patience... Ah! mon ami, jamais... non, jamais... nous n'avons eu la partie si belle!!!

—La partie plus belle si les d'Orléans sont chassés et si la république est proclamée?

Le cardinal haussa les épaules et reprit:

—De deux choses l'une: ou la république de ces va-nu-pieds sera l'anarchie, la dictature, l'émigration, le pillage, les assignats, la guillotine, la guerre avec l'Europe; alors il y en aura pour six mois au plus, et notre Henri V est ramené triomphant par la sainte-alliance... ou bien, au contraire, leur république sera bénigne, bête, légale, modérée, avec le suffrage universel pour base.

—Et dans ce cas-là, mon oncle?

—Dans ce cas-là, ce sera plus long; mais nous ne perdrons rien pour attendre. Usant de notre influence de grands propriétaires, agissant par le bas clergé sur nos paysans, nous devenons maîtres des élections, nous avons à la chambre la majorité, nous entravons toute mesure qui pourrait faire non pas aimer, mais seulement tolérer cet horrible et révolutionnaire état de choses; dans tous les esprits nous semons la défiance, la peur; bientôt mort du crédit, ruine générale, désastre universel, chœur de malédictions contre cette infâme république, qui meurt de sa belle mort après cet essai qui en dégoûte à jamais. Alors nous paraissons; le peuple affamé, le bourgeois épouvanté, se jettent à nos pieds, nous demandant à mains jointes notre Henri V, le seul salut de la France... Vient enfin l'heure des conditions; voici les nôtres: la royauté d'avant 89 au moins... c'est-à-dire plus de chambre bourgeoise insolente et criarde, aussi reine que le roi, puisqu'elle le tient par l'impôt, ce qui est ignoble; plus de système bâtard, tout ou rien; et nous voulons tout, à savoir: notre roi de droit divin et absolu, appuyé sur un clergé tout-puissant; une forte aristocratie et une armée impitoyable; cent mille deux cents hommes de troupes étrangères, s'il le faut; la sainte-alliance nous les prêtera. La misère est si atroce, la peur si intense, la lassitude si grande, que nos conditions sont aussitôt acceptées qu'imposées. Alors nous prenons vite des mesures promptes, terribles, les seules efficaces. Les voici: Premier point: Cours prévôtales; rappel des crimes de sacrilége, et de lèse-majesté depuis 1830; jugement et exécution dans les vingt-quatre heures, afin d'écraser dans leur venin tous les révolutionnaires, tous les impies... une terreur, une Saint-Barthélemy s'il le faut... La France n'en mourra pas; au contraire, elle crève de pléthore, elle a besoin d'être saignée à blanc de temps à autre. Second point: Donner l'instruction publique à la compagnie de Jésus... elle seule peut mater l'espèce. Troisième point: Briser le faisceau de la centralisation; elle a fait la force de la révolution... Il faut, au contraire, isoler les provinces en autant de petits centres, où, seuls, nous dominerons par le clergé ou nos grandes propriétés; restreindre, empêcher s'il est possible les rapports des populations entre elles. Il n'est point bon pour nous que les hommes se rapprochent, se fréquentent; et pour les diviser, réveiller d'urgence les rivalités, les jalousies, et s'il le faut les vieilles haines provinciales. En ce sens un brin de guerre civile serait d'un favorable expédient comme germe d'animosités implacables.

Puis, prenant sa prise, le cardinal ajouta:

—Les gens divisés par la haine ne conspirent point.

L'impitoyable logique de ce prêtre répugnait à M. de Plouernel; malgré son infatuation et ses préjugés de race, il s'arrangeait assez du temps présent; sans doute il eût préféré le règne de ses rois légitimes; mais il ne réfléchissait pas que, qui veut la fin, veut les moyens, et qu'une restauration complète, absolue, pour être durable aux yeux de ses partisans, ne pouvait avoir lieu et se soutenir que par les terribles moyens dont le cardinal venait de faire une complaisante exposition. Aussi le colonel reprit-il en souriant:

—Mais, mon oncle, songez-y donc! de nos jours isoler les populations entre elles, c'est impossible! et les routes stratégiques! et les chemins de fer!

—Les chemins de fer?...—s'écria le cardinal courroucé;—invention du diable, bonne à faire circuler d'un bout de l'Europe à l'autre la peste révolutionnaire! Aussi notre saint père n'en veut point dans ses états, de chemin de fer, et il a raison. Il est inouï que les monarques de la sainte-alliance se soient laissés aller à ces nouveautés diaboliques! Ils les payeront cher peut-être? Qu'ont fait nos aïeux lors de la conquête? pour dompter et asservir cette mauvaise race gauloise, notre vassale de naissance et d'espèce, qui s'est tant de fois rebellée contre nous? nos aïeux l'ont parquée dans leurs domaines, avec défense d'en sortir sous peine de mort. Ainsi enchaînée à la glèbe, ainsi isolée, abrutie, l'engeance est plus domptable... c'est là qu'il faut tendre et arriver.

—Mais encore une fois, cher oncle, vous n'irez pas détruire les grandes routes et les chemins de fer?

—Pourquoi non? est-ce que les Francs, nos aïeux, par une excellente politique, n'ont pas ruiné ces grandes voies de communications fondées en Gaule par ces païens de Romains? est-ce que l'on ne peut pas lancer sur les chemins de fer toutes les brutes que cette invention infernale a dépossédées de leur industrie? Anathème... anathème sur ces orgueilleux monuments de la superbe de Satan!... Par le sang de ma race! si l'on ne l'arrêtait pas dans ses inventions sacriléges, l'homme finirait, Dieu me garde! par changer sa vallée de larmes en un paradis terrestre! comme si la tâche originelle ne le condamnait point à la douleur pour l'éternité.

—Corbleu! cher oncle, un moment,—s'écria le colonel.—Je ne tiens pas, moi, à accomplir si scrupuleusement ma destinée!

—Grand enfant!—dit le cardinal en prisant son tabac.—Pour que l'immense majorité de la race d'Adam souffre et ait une conscience méritoire de sa souffrance, ne faut-il pas qu'il y ait toujours en évidence un bon petit nombre d'heureux en ce monde?

—J'entends... Pour le contraste, n'est-ce pas, cher oncle?

—Nécessairement... On ne s'aperçoit de la profondeur des vallées qu'à la hauteur des montagnes. Mais assez philosopher... Tu le sais, j'ai le coup d'œil juste, prompt et sûr... la position est telle que je te le dis... Je te le répète, fais comme moi, réalise toutes tes valeurs négociables en or et en bon papier sur Londres, envoie ta démission aujourd'hui, et partons demain. L'aveuglement de ces gens-là est tel, qu'ils ne craignent rien; tu le dis toi-même... Presque aucune disposition militaire n'est prise... tu peux donc sans blesser en rien le point d'honneur militaire quitter ton régiment, et m'accompagner.

—Impossible, mon cher oncle... ce serait une lâcheté.

—Une lâcheté!...

—Si la république s'établit, ce ne sera pas sans coups de fusil, et j'en veux ma part... quitte à rendre politesse pour politesse à bons coups de mousqueton! car, je vous en réponds, mes dragons chargeront cette canaille à cœur joie.

—Ainsi, tu vas défendre le trône de ces misérables d'Orléans,—s'écria le cardinal avec un éclat de rire sardonique,—toi, un Plouernel?

—Mon cher oncle, vous le savez, je ne me suis pas rallié aux d'Orléans; ainsi que vous, je ne les aime pas... Je me suis rallié à l'armée, parce que j'ai du goût pour l'état militaire; l'armée n'a pas d'autre opinion que la discipline... Encore une fois, si vous voyez juste, et votre vieille expérience me fait supposer que vous ne vous trompez pas, il y aura bataille ces jours-ci... Je serais donc un misérable de donner ma démission la veille d'une affaire.

—De sorte que tu tiens extrêmement à risquer de te faire égorger par la populace sur une barricade pour le plus grand appui de la dynastie d'Orléans?

—Je suis soldat... je tiens à faire jusqu'au bout mon métier de soldat.

—Mais, maudit opiniâtre, si tu es tué, notre maison tombe de lance en quenouille.

—Je vous ai promis, cher oncle, de me marier quand j'aurai quarante ans...

—Mais d'ici là, songez-y donc, cette guerre des rues est atroce... mourir dans la boue d'un ruisseau, massacré par des gueux en haillons!

—Je me donnerai du moins le régal d'en sabrer quelques-uns; et si je succombe,—dit en riant le colonel,—vous trouverez toujours bien de mon fait quelque petit bâtard de Plouernel... que vous adopterez, cher oncle... il continuera notre nom... Les bâtards portent souvent bonheur aux grandes maisons.

—Triple fou! jouer ainsi ta vie... au moment où l'avenir n'a jamais été plus beau pour nous! au moment où, après avoir été vaincus, abaissés, bafoués, par les fils de ceux qui, depuis quatorze siècles, étaient nos vassaux et nos serfs, nous allons enfin effacer d'un trait, cinquante ans de honte! au moment où, instruits par l'expérience, servis par les événements, nous allons redevenir plus puissants qu'avant 89!... Tiens, tu me fais pitié... Tu as raison, les races dégénèrent,—s'écria l'intraitable vieillard en se levant.—Ce serait à désespérer de notre cause si tous les nôtres te ressemblaient.

Le valet de chambre, entrant de nouveau après avoir frappé, dit à M. de Plouernel:

—Monsieur le comte, c'est le marchand de toile de la rue Saint-Denis... il attend dans l'antichambre.

—Faites-le entrer dans le salon des portraits,—répondit le comte...—J'y vais à l'instant.

Le domestique sorti, le colonel dit au cardinal, qu'il vit prendre brusquement son chapeau et se diriger vers la porte.

—Pour Dieu, mon oncle, ne vous en allez pas ainsi fâché...

—Je ne m'en vais pas fâché, je m'en vais honteux; car tu portes notre nom.

—Allons, cher oncle, vous vous calmerez, et vous reconnaîtrez que...

—Veux-tu, oui ou non, partir avec moi pour l'Angleterre?

—Impossible, cher oncle.

—Va t'en au diable!—s'écria peu canoniquement le cardinal en sortant furieux et refermant la porte derrière lui[11].

[11] On sait la terreur blanche qui a succédé à la première restauration du roi de droit divin, les massacres du Midi, les exécutions sans appel, etc., etc. Nous lisons dans l'un des derniers numéros de la Démocratie pacifique:

Le 27 octobre 1815, M. Pasquier lisait à la chambre un rapport sur le projet de loi relatif aux propos et écrits séditieux:

«Prononçons, s'écriait-il, la peine des travaux forcés contre les cris, les discours et les écrits séditieux proférés ou publiés isolément;

La mort, s'ils sont concertés;

La peine des parricides, s'ils sont suivis d'effets.»

Une législation aussi implacable était bien faite pour satisfaire les haines les plus aveugles, les ressentiments les plus vifs voués aux hommes du régime impérial. Elle ne suffit pas à la ferveur royaliste ou plutôt à la rage haineuse de M. de C***.

Il se lève, et, de concert avec deux de ses collègues, il propose, avec la plus vive insistance, d'appliquer la peine de mort à tout individu convaincu d'avoir arboré le drapeau tricolore!

«Eh quoi! s'écrie l'un de ces honorables, on ne punirait pas de mort l'érection de ce drapeau abominable que je ne veux pas nommer, tant son nom me répugne à prononcer et me révolte

Cette effrayante leçon sera-t-elle perdue? Une troisième restauration du roi par droit de conquête ne durerait pas six mois, mais elle aurait le temps d'assouvir ses haines sauvages contre les conquis. Les horribles paroles prononcées plus haut prouvent par le passé ce que serait l'avenir.


M. Marik Lebrenn avait été introduit, par ordre de M. de Plouernel, dans un salon richement meublé, l'on voyait suspendus à ses boiseries un grand nombre de portraits de famille.

Les uns portaient la cuirasse des chevaliers, la croix blanche et le manteau rouge des templiers, le pourpoint des gentilshommes, l'hermine des pairs de France ou le bâton des maréchaux, quelques-uns la pourpre des princes de l'Église.

De même, parmi les femmes, plusieurs portaient le costume monastique ou le costume de cour; mais, soit que chaque peintre eût scrupuleusement copié la nature, soit qu'il eût cédé aux exigences d'une famille qui tenait à honneur de faire montre d'une filiation de race non interrompue, le type générique de ces figures diverses se retrouvait partout, soit en beau, soit en laid, et par l'écartement des yeux et la courbe prononcée du nez rappelait l'oiseau de proie. De même ce que l'on est convenu d'appeler le type bourbonnien, qui n'est pas sans rapport avec celui de la race ovine, s'est visiblement perpétué dans la race des Capets. De même enfin presque tous les descendants de la maison de Rohan avaient, dit-on, dans la chevelure certain épi longtemps appelé le toupet des Rohans.

Ainsi que cela se voit dans presque tous les portraits anciens, le blason des Plouernel et le nom de l'original du tableau étaient placés dans un coin de la toile. Par exemple, on pouvait lire Gonthramm V, sire de Plouernel; Gonthramm IX, comte de Plouernel; Hildeberte, dame de Plouernel; Méroflède, abbesse de Moriadek en Plouernel, etc.

M. Lebrenn, en contemplant ces tableaux de famille, semblait éprouver un singulier mélange de curiosité, d'amertume, et de récrimination plus triste que haineuse; il allait de l'un à l'autre de ces portraits, comme s'ils eussent éveillé en lui mille souvenirs. Son regard s'arrêtait pensif sur ces figures immobiles, muettes comme des spectres. Plusieurs de ces personnages parurent surtout exciter vivement son attention. L'un, évidemment peint d'après des indications ou des souvenirs transmis postérieurement à l'époque de la date du tableau (an 497), devait être le fondateur de cette antique maison; on lisait dans l'angle de la toile le nom de Gonthramm Neroveg. Ce personnage était un homme d'une taille colossale; ses cheveux, d'un rouge de cuivre[12], relevés à la chinoise, et arrêtés au sommet de sa tête, au moyen d'un cercle d'or, retombaient ensuite sur ses épaules comme la crinière d'un casque. Les joues et le menton étaient rasées, mais de longues moustaches, du même rouge que les cheveux, tombaient presque jusque sur la poitrine, tatouée de bleu et à demi cachée par une espèce de plaid ou de manteau bariolé de jaune et de rouge. On ne pouvait imaginer une figure d'un caractère plus farouche et plus barbare que celle de ce premier des Neroweg.

[12] Ainsi qu'on verra plus tard, les chefs francs, lors de la conquête, imbibaient leur chevelure de graisse mélangée avec de la chaux, afin de rendre leurs cheveux d'un rouge éclatant. C'était la beauté de l'époque.

Sans doute, à son aspect, de cruelles pensées agitèrent le marchand de toile; car, après avoir longtemps regardé ce portrait, M. Lebrenn ne put s'empêcher de lui montrer le poing, mouvement involontaire et puéril dont il parut bientôt confus.

Le second portrait, qui parut non moins vivement impressionner le marchand de toile, représentait une femme vêtue de l'habit monastique; ce tableau portait la date de 759 et le nom de Méroflède, abbesse de Moriadek en Plouernel. Particularité assez étrange, cette femme tenait d'une main une crosse abbatiale, et de l'autre une épée nue et sanglante, afin d'indiquer sans doute que ce glaive n'était pas toujours resté dans le fourreau. Cette femme était très-belle, mais d'une beauté fière, sinistre, violente; ses traits, fatigués par les excès et enveloppés de longs voiles blancs et noirs; ses grands yeux gris étincelants sous leurs épais sourcils roux; ses lèvres rouges comme du sang, d'une expression à la fois méchante et sensuelle: enfin cette crosse et cette épée sanglante entre les mains d'une abbesse formaient un ensemble étrange, presque effrayant.

M. Lebrenn, après avoir contemplé cette image avec un dégoût mêlé d'horreur, murmura tout bas:

—Ah! Méroflède! noble abbesse, sacrée par le démon! Messaline ou Frédégonde étaient des vierges auprès de toi! le maréchal de Retz, un agneau! et son château infâme un saint lieu auprès de ton cloître de damnées!

Puis il ajouta avec un soupir douloureux, en levant les yeux au ciel comme s'il eût plaint des victimes:

—Pauvre Septimine la Coliberte! Et toi... malheureux Broute-Saule[13]!

[13] On retrouvera dans la suite de ces récits l'histoire de l'abbesse Méroflède, du maréchal de Retz, de Septimine la Coliberte, de Broute-Saule, etc., etc.

Et, détournant le regard avec tristesse, M. Lebrenn resta un moment pensif; lorsqu'il releva les yeux, ils s'arrêtèrent sur un autre portrait daté de 1237, représentant un guerrier aux cheveux ras, à la longue barbe rousse, armé de toutes pièces, et portant sur l'épaule le manteau rouge et la croix blanche des croisés.

—Ah!—fit le marchand de toile avec un nouveau geste d'aversion—le moine rouge!...

Et il passa la main sur ses yeux comme pour chasser une hideuse vision.

Mais bientôt les traits de M. Lebrenn se déridèrent; il soupira avec une sorte d'allégement, comme si de douces pensées succédaient chez lui à de cruelles émotions; il attachait un regard bienveillant, presque attendri, sur un portrait daté de l'an 1463, et portant nom de Gontran XII, sire de Plouernel.

Ce tableau représentait un jeune homme de trente ans au plus, vêtu d'un pourpoint de velours noir, et portant au cou le collier d'or de l'ordre de Saint-Michel. On ne pouvait imaginer une physionomie plus douce, plus sympathique; le regard et le demi-sourire qui effleurait les lèvres de ce personnage avaient une expression d'une mélancolie touchante.

—Ah!—dit M. Lebrenn,—la vue de celui-là repose... calme... et consolé... Grâce à Dieu, il n'est pas le seul qui ait failli à la méchanceté proverbiale de sa race!

Puis, après un moment de silence, il dit en soupirant:

—Chère petite Ghiselle la Paonnière! ta vie a été courte... mais quel songe d'or que ta vie!... Ah! pourquoi faut-il que tes sœurs Alison la Maçonne et Marotte la Haubergière[14] n'aient pas...

[14] On retrouvera dans la suite de ce récit Ghiselle la Paonnière, Alison la Maçonne, et Marotte la Haubergière (armurière).

M. Lebrenn fut interrompu dans ses réflexions par l'entrée de M. de Plouernel.


CHAPITRE VI.

Comment le marchand de toile, qui n'était point sot, fit-il le simple homme au vis-à-vis du comte de Plouernel, et ce qu'il en advint.—Comment le colonel reçut l'ordre de se mettre à la tête de son régiment parce que l'on craignait une émeute dans la journée.

M. Lebrenn était si absorbé dans ses pensées, qu'il tressaillit comme en sursaut lorsque M. de Plouernel entra dans le salon.

Malgré son empire sur lui-même, le marchand de toile ne put s'empêcher de trahir une certaine émotion en se trouvant face à face avec le descendant de cette ancienne famille. Ajoutons enfin que M. Lebrenn avait été instruit par Jeanike des fréquentes stations du colonel devant les carreaux du magasin; mais, loin de paraître soucieux ou irrité, M. Lebrenn prit un air de bonhomie naïve et embarrassée, que M. de Plouernel attribuait à la respectueuse déférence qu'il devait inspirer à ce citadin de la rue Saint-Denis.

Le comte, s'adressant donc au marchand avec un accent de familiarité protectrice, lui montra du geste un fauteuil en s'asseyant lui-même, et dit:

—Ne restez pas ainsi debout, mon cher monsieur... asseyez-vous, je l'exige...

—Ah! monsieur,—dit M. Lebrenn en saluant d'un air gauche,—vous me faites honneur, en vérité...

—Allons, allons, pas de façon, mon cher monsieur,—reprit le comte, et il ajouta d'un ton interrogatif,—Mon cher monsieur... Lebrenn... je crois?

—Lebrenn,—répondit le marchand en s'inclinant,—Lebrenn, pour vous servir.

—Eh bien donc, j'ai eu le plaisir de voir hier la chère madame Lebrenn, et de lui parler d'un achat considérable de toile que je désire faire pour mon régiment.

—Bien heureux nous sommes, monsieur, que vous ayez honoré notre pauvre boutique de votre achalandage... Aussi, je viens savoir combien il vous faut de mètres de toile, et de quelle qualité vous la désirez. Voici des échantillons,—ajouta-t-il en fouillant d'un air affairé dans la poche de son paletot.—Si vous voulez choisir... je vous dirai le prix, monsieur... le juste prix... le plus juste prix...

—C'est inutile, cher monsieur Lebrenn; voici en deux mots ce dont il est question: j'ai quatre cent cinquante dragons; il me faut une remonte de quatre cent cinquante chemises de bonne qualité; vous vous chargerez de plus de me les faire confectionner. Le prix que vous fixerez sera le mien; car vous sentez, cher monsieur Lebrenn, que je vous sais la crême des honnêtes gens!

—Ah! monsieur...

—La fleur des pois des marchands de toile.

—Monsieur... monsieur... vous me confusionnez; je ne mérite point...

—Vous ne méritez pas! Allons donc, cher monsieur Lebrenn, vous méritez beaucoup, au contraire...

—Je ne saurais, monsieur, disputer ceci avec vous. Pour quelle époque vous faudra-t-il cette fourniture?—demanda le marchand en se levant.—Si c'est un travail d'urgence, la façon sera un peu plus chère.

—Faites-moi donc d'abord le plaisir de vous rasseoir, mon brave! et ne partez pas ainsi comme un trait... Qui vous dit que je n'aie pas d'autres commandes à vous faire?

—Monsieur, pour vous obéir je siérai donc... Et pour quelle époque vous faudra-t-il cette fourniture?

—Pour la fin du mois de mars.

—Alors, monsieur, les quatre cent cinquante chemises de très-bonne qualité coûteront sept francs pièce.

—Eh bien! d'honneur, c'est très-bon marché, cher monsieur Lebrenn... Voilà, je l'espère, un compliment que les acheteurs ne font pas souvent, hein?

—Non, point très-souvent, il est vrai, monsieur. Mais vous m'aviez parlé d'autres fournitures?

—Diable, mon cher, vous ne perdez pas la carte... Vous pensez au solide.

—Eh! eh! monsieur... on est marchand, c'est pour vendre...

—Et, dans ce moment-ci, vendez-vous beaucoup?

—Hum... hum... couci... couci...

—Vraiment! couci... couci? Eh bien, tant pis, tant pis, cher monsieur Lebrenn. Cela doit vous contrarier... car vous devez être père de famille?

—Vous êtes bien bon, monsieur... J'ai un fils.

—Et vous l'élevez pour vous succéder?

—Oui-dà, monsieur; il est à l'École centrale du commerce.

—À son âge? ce brave garçon! Et vous n'avez qu'un fils, cher monsieur Lebrenn?

—Sauf respect de vous contredire, monsieur, j'ai aussi une fille...

—Aussi une fille! ce cher Lebrenn. Si elle ressemble à la mère... elle doit être charmante...

—Eh! eh... elle est grandelette... et gentillette...

—Vous devez en être bien fier. Allons, avouez-le.

—Trédame! je ne dis point non, monsieur! point non je ne dis.

C'est étonnant (pensa M. de Plouernel), ce bonhomme a une manière de parler singulièrement surannée; il faut que ce soit de tradition dans la rue Saint-Denis; il me rappelle le vieil intendant Robert, qui m'a élevé, et qui parlait comme les gens de l'autre siècle.

Puis le comte reprit tout haut:

—Mais, parbleu, j'y pense: il faut que je fasse une surprise à la chère madame Lebrenn.

—Monsieur, elle est votre servante.

—Figurez-vous que j'ai le projet de donner prochainement dans la grande cour de ma caserne un carrousel, où mes dragons feront toutes sortes d'exercices d'équitation: il faut me promettre de venir, un dimanche, assister à une répétition avec la chère madame Lebrenn; et en sortant de là, accepter sans façon, une petite collation.

—Ah! monsieur, c'est trop d'honneur pour nous..... Je suis confus...

—Allons donc, mon cher, vous plaisantez. Est-ce convenu?

—Je pourrai amener mon garçon?

—Parbleu!...

—Et ma fille aussi?

—Pouvez-vous, cher monsieur Lebrenn, me faire une pareille question?...

—Vrai, monsieur? vous ne trouverez point mauvais que ma fille?...

—Mieux que cela... une idée, mon cher, une excellente idée!

—Voyons, monsieur.

—Vous avez entendu parler des anciens tournois?

—Des tournois?...

—Oui, du temps de la chevalerie.

—Faites excuses, monsieur; de bonnes gens comme nous...

—Eh bien, cher monsieur Lebrenn, au temps de la chevalerie il y avait des tournois, et dans ces tournois plusieurs de mes ancêtres, que vous voyez là,—et il montra les portraits,—ont autrefois combattu.

—Ouais!!—fit le marchand, feignant la surprise et suivant du regard le geste du colonel,—ce sont là messieurs vos ancêtres?... Aussi, je me disais: Il y a quelque chose comme un air de famille.

—Vous trouvez?

—Je le trouve, monsieur... pardon de la liberté grande...

—N'allez-vous pas vous excuser?... Pour Dieu! ne soyez donc pas ainsi toujours formaliste, mon cher... Je vous disais donc que dans ces tournois il y avait ce qu'on appelait la reine de beauté; elle distribuait les prix au vainqueur... Eh bien, il faut que ce soit votre charmante fille qui soit la reine de beauté du carrousel que je veux donner... elle en est digne à tous égards.

—Ah! monsieur, c'est trop, non, c'est trop. Et puis ne trouvez-vous point que pour une jeune fille... être comme cela... en vue... et au vis-à-vis de messieurs vos dragons... c'est un peu... pardon de la liberté grande... mais un peu... comment vous dirai-je cela?... un peu...

—N'ayez donc pas de ces scrupules, cher monsieur Lebrenn; les plus nobles dames étaient autrefois reines de beauté dans les tournois, elles donnaient même un baiser au vainqueur.

—Je conçois... elles avaient l'habitude... tandis que ma fille... voyez-vous... dam... ça a dix-huit ans, et c'est élevé... à la bourgeoise...

—Rassurez-vous; je n'ai pas un instant songé à ce que votre charmante fille donnât un baiser au vainqueur.

—Voire! monsieur... que de bontés... et si vous daignez permettre que ma fille n'embrasse point...

—Mais cela va sans dire, mon cher... Que parlez-vous de ma permission? je suis déjà trop heureux de vous voir accepter mon invitation, ainsi que votre aimable famille.

—Ah! monsieur, tout l'honneur est de notre côté.

—Pas du tout, il est du mien.

—Nenni, monsieur, nenni! c'est trop de bonté à vous. Je vois bien, moi, l'honneur que vous voulez nous faire.

—Que voulez-vous, mon cher, il y a comme cela des figures... qui vous reviennent tout de suite; et puis je vous ai trouvé si honnête homme au sujet de votre fourniture...

—C'est tout en conscience, monsieur, tout en conscience.

—...Que je me suis dit tout de suite: Ce doit être un excellent homme que ce brave Lebrenn; je voudrais lui être agréable, et même l'obliger, si je pouvais.

—Ah! monsieur, je ne sais où me mettre.

—Tenez, vous m'avez dit tout à l'heure que les affaires allaient mal... voulez-vous que je vous paye d'avance votre fourniture?...

—Nenni, monsieur, c'est inutile.

—Ne vous gênez pas! parlez franchement... la somme est importante... Je vais vous donner un bon à vue sur mon banquier.

—Je vous assure, monsieur, que je n'ai point besoin d'avances.

—Les temps sont si durs, cependant...

—Bien durs, sont les temps, il est vrai, monsieur; il faut en espérer de meilleurs.

—Tenez, cher monsieur Lebrenn,—dit le comte en montrant au marchand les portraits qui ornaient le salon,—le temps où vivaient ces braves seigneurs, c'était là le bon temps!...

—Vraiment, monsieur?...

—Et qui sait?... peut-être reviendra-t-il, ce bon temps...

—Oui-dà... vous croyez?

—Un autre jour nous parlerons politique... car vous parlez peut-être politique?

—Monsieur, je ne me permettrais point cela; vous concevez, un marchand...

—Ah! mon cher, vous êtes un homme du bon vieux temps, vous, à la bonne heure... Que vous avez donc raison de ne pas parler politique! c'est cette sotte manie qui a tout perdu; car dans ce bon vieux temps dont je vous parle, personne ne raisonnait: le roi, le clergé, la noblesse commandaient, tout le monde obéissait sans mot dire.

—Trédame! C'était pourtant bien commode, monsieur!

—Parbleu!

—Si je vous comprends, monsieur, le roi, les prêtres, les seigneurs, disaient: Faites... et l'on faisait?

—C'est cela même.

—Payez... et l'on payait?

—Justement.

—Allez... et on allait?

—Eh! mon Dieu! oui!

—Enfin, tout comme à l'exercice: à droite, à gauche! en avant! halte!... On n'avait point le souci de vouloir ceci ou cela; le roi, les seigneurs et le clergé se donnaient la peine de vouloir pour vous... et l'on a changé cela, et l'on a changé cela!!!...

—Heureusement il ne faut désespérer de rien, cher monsieur Lebrenn.

—Que le bon Dieu vous entende!—dit le marchand en se levant et saluant.—Monsieur, je suis votre serviteur.

—Ah ça, à dimanche... pour le carrousel, mon cher... vous viendrez... en famille... c'est convenu.

—Certainement, monsieur, certainement... ma fille ne manquera point à la fête... puisqu'elle doit être la reine de... de?...

—Reine de beauté, mon cher! ce n'est pas moi qui lui assigne ce rôle... c'est la nature!

—Ah! monsieur, si vous le permettiez?...

—Quoi donc?

—Ce que vous venez de dire là de si galant pour ma fille? je le lui répéterais de votre part?

—Comment donc, mon cher! non-seulement je vous y autorise, mais je vous en prie; j'irai d'ailleurs rappeler, sans façon, mon invitation à la chère madame Lebrenn et à sa charmante fille.

—Ah! monsieur... les pauvres femmes... elles seront si flattées du bien que vous nous voulez... Je ne vous parle point de moi... l'on me donnerait la croix d'honneur que je ne serais pas plus glorieux.

—Ce brave Lebrenn, il est ravissant.

—Serviteur, monsieur... serviteur de tout mon cœur,—dit le marchand en s'éloignant.

Cependant, au moment où il atteignait la porte, il parut se raviser, se gratta l'oreille et revint vers M. de Plouernel.

—Eh bien! qu'est-ce, mon cher?—dit le comte, surpris de ce retour; qu'y a-t-il?

—Il y a, monsieur,—poursuivit le marchant en se grattant toujours l'oreille,—il y a que j'ai comme une idée... pardon de la liberté grande...

—Parbleu, à votre aise. Pourquoi donc n'auriez-vous pas d'idées... tout comme un autre?

—C'est vrai, monsieur; parfois les petits tout comme les grands n'en chevissent point... d'idées.

—N'en chevissent point... quel est ce diable de mot-là?

—Un honnête vieux mot, monsieur, qui veut dire manquer; Molière l'emploie souvent.

—Comment, Molière?—dit le comte surpris;—vous lisez Molière, mon cher? En effet, je remarquais tout à l'heure, à part moi, que vous vous serviez souvent du vieux langage.

—Je m'en vas vous dire pourquoi cela, monsieur: quand j'ai vu que vous me parliez environ comme don Juan parle à monsieur Dimanche, ou Dorante à monsieur Jourdain...

—Qu'est-ce à dire?—s'écria M. de Plouernel de plus en plus surpris, et commençant à se douter que le marchand n'était pas si simple qu'il paraissait,—que signifie cela?

—...Alors, moi,—poursuivit M. Lebrenn avec sa bonhomie narquoise—alors, moi, afin de correspondre à l'honneur que vous me faisiez, monsieur, j'ai pris à mon tour le langage de monsieur Dimanche ou de monsieur Jourdain... pardon de la liberté grande... Mais, pour revenir à mon idée... m'est avis, selon mon petit jugement, monsieur, m'est avis que vous ne seriez pas fâché de prendre ma fille pour maîtresse...

—Comment!—s'écria le comte tout à fait décontenancé par cette brusque apostrophe;—je ne sais pas... je ne comprends pas ce que vous voulez dire...

—Voire! monsieur... je ne suis qu'un bonhomme... je vous parle ainsi selon mon petit jugement.

—Votre petit jugement!... votre petit jugement!... mais il vous sert fort mal, monsieur; car, d'honneur, vous êtes fou; votre idée n'a pas le sens commun.

—Vraiment? ah bien, tant mieux!... Je m'étais dit, suivez bien, s'il vous plaît, mon petit raisonnement... je m'étais dit: Je suis un bon bourgeois de la rue Saint-Denis, je vends de la toile, j'ai une jolie fille; un jeune seigneur... (car il paraît que nous revenons au temps des jeunes seigneurs) un jeune seigneur a vu ma fille, il en a envie; il me fait une grosse commande, il ajoute des offres de service, et, sous ce prétexte...

—Monsieur Lebrenn... je ne souffre pas certaines plaisanteries de certaines gens...

—D'accord... mais suivez bien toujours, s'il vous plaît, mon petit raisonnement... Ce jeune seigneur, me dis-je, me propose de donner un carrousel en l'honneur des beaux yeux de ma fille, de venir souvent nous voir, à seule fin, en faisant ainsi le bon prince, de parvenir à suborner mon enfant.

—Monsieur,—s'écria le comte devenant pourpre de dépit et de colère,—de quel droit vous permettez-vous de me supposer de pareilles intentions?

—À la bonne heure, monsieur, voilà qui est parler; ce n'est point vous, n'est-ce pas, qui auriez imaginé un projet non-seulement indigne, mais énormément ridicule.

—Assez, monsieur... assez!

—Bien! bien! ce n'est point vous... c'est entendu, et j'en suis tout aise... sans cela j'aurais été, voyez-vous, forcé de vous dire humblement, révérencieusement, ainsi qu'il sied à un pauvre homme de ma sorte: Pardon de la liberté grande, mon jeune seigneur; mais, voyez-vous, l'on ne séduit plus comme cela les filles des bons bourgeois; depuis une cinquantaine d'années, ça ne se fait plus, mais plus du tout, du tout... Monsieur le duc ou monsieur le marquis appellent bien encore familièrement les bourgeois et les bourgeoises de la rue Saint-Denis cher monsieur... Chose... cher madame... Chose... regardant, par vieille habitude de race, la bourgeoisie comme une espèce inférieure; mais, trédame! aller plus loin, ne serait point du tout prudent! Les bourgeois de la rue Saint-Denis n'ont plus peur, comme autrefois, des lettres de cachet et de la Bastille... et si monsieur le marquis ou monsieur le duc s'avisaient de leur manquer de respect... à eux ou à leur famille... ouais... les bourgeois de la rue Saint-Denis pourraient bien rosser... pardon de la liberté grande... je dis rosser d'importance monsieur le marquis ou monsieur le duc...

—Mordieu! monsieur!—s'écria le colonel, qui s'était contenu à peine et pâlissait de courroux,—est-ce une menace?

—Non, monsieur,—dit M. Lebrenn en quittant son accent de bonhomie narquoise pour prendre un ton digne et ferme;—non, monsieur, ce n'est pas une menace... c'est une leçon.

—Une leçon!—s'écria M. de Plouernel pâle de colère,—une leçon! à moi!...

—Monsieur!... malgré vos préjugés de race... vous êtes homme d'honneur... jurez-moi sur l'honneur qu'en tâchant de vous introduire chez moi, qu'en me faisant des offres de service, votre intention n'était pas de séduire ma fille!... Oui, jurez-moi cela, et je retire ce que j'ai dit.

M. de Plouernel, très-embarrassé de l'alternative qu'on lui posait, rougit, baissa les yeux, devant le regard perçant du marchand, et resta muet.

—Ah!—reprit M. Lebrenn avec amertume,—ils sont incorrigibles; ils n'ont rien oublié... rien appris... nous sommes encore pour eux les vaincus, les conquis, la race sujette...

—Monsieur!...

—Eh! monsieur, je le sais bien! nous ne sommes plus au temps où, après avoir violenté mon enfant, vous m'auriez fait battre de verges et pendre à la porte de votre château, ainsi que cela se faisait et que l'a fait à un de mes aïeux ce seigneur que voici...

Et du geste M. Lebrenn désigna un des portraits, à la profonde surprise de M. de Plouernel.

—Mais il vous a paru tout simple,—ajouta le marchand,—de vouloir prendre ma fille pour maîtresse... Je ne suis plus votre esclave, votre serf, votre vassal, votre main-mortable... mais, tranchant du bon prince, vous me faites asseoir par grâce, et me dites dédaigneusement: Cher monsieur Lebrenn. Il n'y a plus de comtes, mais vous portez votre titre et vos armoiries de comte! L'égalité civile est déclarée; mais rien ne vous semblerait plus monstrueux, que de marier votre fille ou votre sœur à un bourgeois ou à un artisan, si grands que soient leur mérite et leur moralité... M'affirmez-vous le contraire?... Non; vous me citerez une exception peut-être, et elle sera une nouvelle preuve qu'il existe toujours à vos yeux des mésalliances... Puérilités, dites-vous; certes, puérilités... mais, quel grave symptôme que d'attacher par tradition tant d'importance à ces puérilités?... aussi, vous et les vôtres, soyez demain tout-puissants dans l'État, et fatalement, forcément, vous voudrez, comme sous la restauration, peu à peu, rétablir vos anciens priviléges, qui de puérils deviendraient alors odieux, honteux, écrasants pour nous, comme ils l'ont été pour nos pères pendant tant de siècles.

M. de Plouernel avait été si stupéfait du changement de ton et de langage du marchand, qu'il ne l'avait pas interrompu; il reprit alors avec une hautaine ironie:

—Et sans doute, monsieur, la moralité de la belle leçon d'histoire que vous me faites la grâce de me donner, en votre qualité de marchand de toile, probablement, est qu'il faut mettre les prêtres et les nobles à la lanterne... comme aux beaux jours de 93? et marier nos filles au premier goujat venu?

—Ah! monsieur,—reprit le marchand avec une tristesse pleine de dignité,—ne parlons pas de représailles; oubliez ce que vos pères ont souffert pendant ces formidables années... j'oublierai, moi, ce que nos pères à nous ont souffert grâce aux vôtres, non pendant quelques années, mais durant quinze siècles de tortures... Mariez vos filles et vos sœurs comme vous l'entendrez, c'est votre droit, croyez aux mésalliances, cela vous regarde; ce sont des faits je les constate; et comme symptôme, je le répète, ils sont graves, ils prouvent que pour vous il y a, il y aura toujours... deux races.

—Et quand cela serait, monsieur, que vous importe?

—Diable! mais cela nous importe beaucoup, monsieur: la sainte-alliance, le droit divin et absolu, le parti prêtre et l'aristocratie de naissance, tout-puissants, telles sont les conséquences forcées de cette croyance qu'il y a deux races, une supérieure, une inférieure, l'une faite pour commander, l'autre pour obéir et souffrir...

M. de Plouernel, se rappelant l'entretien qu'il venait d'avoir avec son oncle le cardinal, ne trouva rien à répondre.

—Vous me demandez la moralité de cette leçon d'histoire?... la voici, monsieur...—reprit le marchand.—Comme je suis fort jaloux des libertés que nos pères nous ont conquises au prix de leur sang, de leur martyre... comme je ne veux plus être traité en vaincu; tant que votre parti reste dans la légalité, je vote contre lui, en ma qualité d'électeur... mais lorsque, comme en 1830, votre parti sort de la légalité, afin de nous ramener, selon son idée fixe, au gouvernement du bon plaisir et des prêtres, c'est-à-dire au gouvernement d'avant 89... je descends dans la rue... pardon de la liberté grande, et je tire des coups de fusil à votre parti.

—Et il vous en rend!

—Parfaitement bien... car j'ai eu le bras cassé en 1830 par une balle suisse... Mais voyons, monsieur, pourquoi la bataille? toujours la bataille! toujours du sang, et de brave sang... versé des deux côtés? Pourquoi toujours rêver un passé qui n'est plus, qui ne peut plus être? Vous nous avez vaincus, spoliés, dominés, exploités, torturés quinze siècles durant! n'est-ce donc point assez? Est-ce que nous pensons à notre tour vous opprimer? Non, non... mille fois non... la liberté nous a coûté trop cher à conquérir, nous en savons trop le prix, pour attenter à celle des autres. Mais, que voulez-vous? depuis 89, vos alliances avec l'étranger, la guerre civile soulevée par vous, vos continuelles tentatives contre-révolutionnaires, votre accord intime avec le parti prêtre, tout cela inquiète et afflige les gens réfléchis, irrite et exaspère les gens d'action. Encore une fois, à quoi bon? Est-ce que jamais l'humanité a rétrogradé... non, monsieur, jamais... Vous pouvez, certes, faire du mal, beaucoup de mal; mais c'est fini du droit divin et de vos priviléges... prenez-en donc votre parti... Vous épargnerez au pays, et à vous peut-être, de nouveaux désastres; car, je vous le dis, l'avenir est républicain.

La voix, l'accent de M. Lebrenn étaient si pénétrants, que M. de Plouernel fut non pas convaincu, mais touché de ces paroles; son indomptable fierté de race luttait contre son désir d'avouer au marchand qu'il le reconnaissait au moins pour un généreux adversaire.

À ce moment, la porte fut brusquement ouverte par un capitaine adjudant-major, du régiment du comte, qui lui dit d'une voix hâtée en faisant le salut militaire:

—Pardon, mon colonel, d'être entré sans me faire annoncer; mais l'on vient d'envoyer l'ordre de faire à l'instant monter le régiment à cheval, et de rester en bataille dans la cour du quartier; on craint du bruit pour ce soir...

M. Lebrenn se disposait à quitter le salon, lorsque M. de Plouernel lui dit:

—Allons, monsieur, du train dont vont les choses, et d'après vos opinions républicaines, il se peut que j'aie l'honneur de vous trouver demain sur une barricade.

—Je ne sais ce qui doit arriver, monsieur,—répondit le marchand;—mais je ne crains ni ne désire une pareille rencontre.

Puis il ajouta en souriant:

—Je crois, monsieur, qu'il sera bon de surseoir à la fourniture en question?

—Je le crois aussi, monsieur,—dit le colonel en faisant un salut contraint à M. Lebrenn, qui sortit...


CHAPITRE VII.

Pourquoi madame Lebrenn et mademoiselle Velléda sa fille n'avaient pas une haute opinion du courage de Gildas Pakou, le garçon de magasin.—Comment Gildas, qui ne trouvait pas le quartier Saint-Denis pacifique ce jour-là, eut peur d'être séduit et violenté par une jolie fille, et s'étonna fort de voir certaines marchandises apportées dans la boutique de l'Épée de Brennus.

Pendant que M. Lebrenn avait eu avec M. de Plouernel l'entretien précédent, la femme et la fille du marchand occupaient, selon l'habitude, le comptoir du magasin.

Madame Lebrenn, pendant que sa fille brodait, vérifiait les livres de commerce de la maison. C'était une femme de quarante ans, d'une taille élevée; sa figure, à la fois grave et douce, conservait les traces d'une beauté remarquable; il y avait dans l'accent de sa voix, dans son attitude, dans sa physionomie, quelque chose de calme de ferme, qui donnait une haute idée de son caractère; en la voyant on aurait pu se rappeler que nos mères avaient part aux conseils de l'État dans les circonstances graves, et que telle était la vaillance de ces matrones, que Diodore de Sicile s'exprime ainsi:

«Les femmes de la Gaule ne rivalisent pas seulement avec les hommes par la grandeur de leur taille, elles les égalent par la force de l'âme.» Tandis que Strabon ajoute ces mots significatifs: «Les Gauloises sont fécondes et bonnes éducatrices.»

Mademoiselle Velléda Lebrenn était assise à côté de sa mère. En voyant cette jeune fille pour la première fois, l'on restait frappé de sa rare beauté, d'une expression à la fois fière, ingénue et réfléchie; rien de plus limpide que le bleu de ses yeux, rien de plus éblouissant que son teint, rien de plus noble que le port de sa tête charmante, couronnée de longues tresses de cheveux bruns, brillants, çà et là, de reflets dorés. Grande, svelte et forte sans être virile, sa taille était accomplie; l'ensemble et le caractère de cette beauté faisaient comprendre le caprice paternel du marchand, donnant à son enfant le nom de Velléda, nom d'une femme illustre, héroïque dans les annales patriotiques des Gaules; l'on se figurait mademoiselle Lebrenn le front ceint de feuilles de chêne, vêtue d'une longue robe blanche à ceinture d'airain, et faisant vibrer la harpe d'or des druides, ces admirables éducateurs de nos pères, qui, les exaltant par la pensée de l'immortalité de l'âme, leur enseignaient à mourir avec tant de grandeur et de sérénité! On pouvait retrouver encore dans mademoiselle Lebrenn le type superbe de ces Gauloises vêtues de noir, au bras si blanc et si fort (dit Ammien-Marcellin[15]), qui suivaient leurs maris à la bataille, avec leurs enfants dans leurs chariots de guerre, encourageant les combattants de la voix et du geste, se mêlant à eux dans la défaite, et préférant la mort à l'esclavage et à la honte.

[15] «..... La femme gauloise égale son mari en force; elle a les yeux encore plus sauvages lorsqu'elle est en colère; elle agite ses bras aussi blancs que la neige, et porte des coups aussi vigoureux que s'ils partaient d'une machine de guerre.» (Ammien-Marcellin. Voir aussi les notes des Martyrs, vol. XVIII, l. ix.)

«—Je n'ignorais pas que les Gaulois confient aux femmes les secrets les plus importants, et que souvent ils soumettent aux conseils de leurs filles et de leurs épouses les affaires qu'ils n'ont pu régler entre eux.» (Ibid., Martyrs, l. ix, p. 69).

«Si quelque Carthaginois se trouve lésé par un Gaulois, l'affaire sera jugée par le conseil suprême des femmes gauloises.» (Plutarque, cit. par Sainte-Foy, Essais sur Paris.)

Ceux qui n'évoquaient pas ces tragiques et glorieux souvenirs du passé voyaient dans mademoiselle Lebrenn une belle jeune fille de dix-huit ans, coiffée de ses magnifiques cheveux bruns, et dont la taille élégante se dessinait à ravir sous une jolie robe montante de popeline bleu tendre, que rehaussait une petite cravate de satin orange nouée autour de sa fraîche et blanche collerette.

Pendant que madame Lebrenn vérifiait ses livres de commerce, et que sa fille continuait de broder en causant avec sa mère, Gildas Pakou, le garçon de magasin, se tenait sur le seuil de la porte, inquiet, troublé, si troublé, qu'il ne songeait plus, selon son habitude, à citer, çà et là, quelques passages de ses chères chansons bretonnes.

Le digne garçon n'était préoccupé que d'une chose, du contraste étrange qu'il trouvait entre la réalité et les promesses de sa mère, celle-ci lui ayant annoncé la rue Saint-Denis en général et la demeure de M. Lebrenn en particulier, comme des lieux calmes et pacifiques par excellence.

Soudain Gildas se retourna et dit à madame Lebrenn d'une voix alarmée:

—Madame! madame! entendez-vous?

—Quoi, Gildas?—demanda la femme du marchand en continuant d'écrire tranquillement.

—Mais, madame, c'est le tambour... tenez... Et puis... ah! mon Dieu!... il y a des hommes qui courent!

—Eh bien, Gildas,—dit madame Lebrenn,—laissez-les courir.

—Ma mère, c'est le rappel,—dit Velléda après avoir un instant écouté.—On craint sans doute que l'agitation qui règne dans Paris depuis hier n'augmente encore?

—Jeanike,—dit madame Lebrenn à sa servante,—il faut préparer l'uniforme de monsieur Lebrenn; il le demandera peut-être à son retour.

—Oui, madame... j'y vais,—dit Jeanike en disparaissant par l'arrière-boutique.

—Gildas,—reprit madame Lebrenn,—vous pouvez apercevoir d'ici la porte Saint-Denis?

—Oui, madame,—répondit Gildas en tremblant;—est-ce qu'il faudrait y aller?

—Non... rassurez-vous; dites-nous seulement s'il y a beaucoup de monde rassemblé de ce côté.

—Oh! oui, madame,—répondit Gildas en allongeant le cou;—c'est une vraie fourmilière... Ah! mon Dieu! madame... madame... Ah! mon Dieu!...

—Allons! quoi encore... Gildas!

—Ah! madame... là-bas... les tambours... ils allaient détourner la rue...

—Eh bien?

—Des hommes en blouse viennent de les arrêter et de crever leurs tambours... Tenez, madame, voilà tout le monde qui court de ce côté-là... Entendez-vous comme on crie, madame?... Si l'on fermait la boutique?...

—Allons, décidément, vous n'êtes pas très-brave, Gildas,—dit en souriant mademoiselle Lebrenn sans cesser de s'occuper de sa broderie.

À ce moment, un homme en blouse, traînant péniblement une petite charrette à bras, qui semblait pesamment chargée, s'arrêta devant le magasin, rangea la voiture au long du trottoir, entra dans la boutique, et dit à la femme du marchand:

—Monsieur Lebrenn, madame?

—C'est ici, monsieur.

—Ce sont quatre ballots que je lui apporte.

—De toile, sans doute?—demanda madame Lebrenn.

—Mais, madame... je le crois,—répondit le commissionnaire en souriant.

—Gildas,—reprit-elle en s'adressant au digne garçon, qui jetait dans la rue des regards de plus en plus effarés,—aidez monsieur à transporter ces ballots dans l'arrière-boutique.

Le commissionnaire et Gildas déchargèrent les ballots, longs et épais rouleaux enveloppés de grosse étoffe grise.

—Ça doit être de la toile fièrement serrée,—dit Gildas en aidant avec effort le voiturier à apporter le dernier de ces colis,—car ça pèse... comme du plomb.

—Vrai? vous trouvez, mon camarade?—dit l'homme en blouse en regardant fixement Gildas, qui baissa modestement les yeux et rougit beaucoup.

Le voiturier, s'adressant alors à madame Lebrenn, lui dit:

—Voilà ma commission faite, madame; je vous recommande surtout de ne pas faire mettre ces ballots dans un endroit humide ou près du feu, en attendant le retour de monsieur Lebrenn; ces toiles sont très... très-susceptibles.

Et ce disant, le voiturier essuya son front baigné de sueur.

—Vous avez dû avoir bien de la peine à apporter tout seul ces ballots?—lui dit madame Lebrenn avec bonté, et ouvrant le tiroir qui lui servait de caisse, elle y prit une pièce de dix sous, qu'elle fit glisser sur le comptoir.—Veuillez prendre ceci pour vous.

—Je vous rends mille grâces, madame,—répondit en souriant le voiturier;—je suis payé.

—Les commissionnaires rendent mille grâces et refusent des pourboires!—se dit Gildas.—Étonnante... étonnante maison que celle-ci!...

Madame Lebrenn, assez surprise de la manière dont le refus du voiturier était formulé, leva les yeux, et vit un homme de trente ans environ, d'une figure agréable, et qui avait, chose assez rare chez un porte-faix, les mains très-blanches, très-soignées, et une très-belle bague chevalière en or au petit doigt.

—Pourriez-vous me dire, monsieur,—lui demanda la femme du marchand,—si aujourd'hui l'agitation augmente beaucoup dans Paris?

—Beaucoup, madame; c'est à peine si l'on peut circuler sur le boulevard... Les troupes arrivent de toutes parts; il y a de l'artillerie mèche allumée ici près, en face le Gymnase... J'ai rencontré deux escadrons de dragons en patrouille, la carabine au poing... On bat partout le rappel... quoique la garde nationale se montre fort peu empressée... Mais, pardon, madame,—ajouta le voiturier en saluant très-poliment madame Lebrenn et sa fille;—voici bientôt quatre heures... Je suis pressé.

Il sortit, s'attela de nouveau à sa charrette et repartit rapidement.

En entendant parler de l'artillerie, stationnant dans le voisinage, mèche allumée, les étonnements de Gildas devinrent énormes; cependant, partagé entre la crainte et la curiosité, il hasarda de jeter un nouveau coup d'œil dans cette terrible rue Saint-Denis, si voisine de l'artillerie.

Au moment où Gildas avançait le cou hors de la boutique, la jeune fille qui avait déjeuné chez M. de Plouernel, et improvisait de si folles chansons, sortait de l'allée de la maison où logeait Georges Duchêne, qui, on l'a dit, demeurait en face du magasin de toile.

Pradeline avait l'air triste, inquiet; après avoir fait quelques pas sur le trottoir, elle s'approcha autant qu'elle put de la boutique de M. Lebrenn, afin d'y jeter un regard curieux, malheureusement arrêté par les rideaux de vitrage. La porte, il est vrai, était entr'ouverte; mais Gildas, s'y tenant debout, l'obstruait entièrement. Cependant Pradeline tâcha, sans se croire remarquée, de voir dans l'intérieur du magasin. Gildas, depuis quelques instants, observait avec une surprise croissante la manœuvre de la jeune fille; il s'y trompa, et se crut le but des regards obstinés de Pradeline; le pudique garçon baissa les yeux, rougit jusqu'aux oreilles: sa modestie alarmée lui disait de rentrer dans le magasin, afin de prouver à cette effrontée le cas qu'il faisait de ses agaceries; mais un certain amour-propre le retenait cloué au seuil de la porte, et il se disait plus que jamais:

—Ville étonnante que celle-ci, où, non loin d'une artillerie dont la mèche est allumée, les jeunes filles viennent dévorer les garçons des yeux!

Il aperçut alors Pradeline traverser de nouveau la rue et entrer dans un café voisin.

—La malheureuse! elle va sans doute boire des petits verres pour s'étourdir... Elle est capable alors de venir me relancer jusque dans la boutique..... Bon Dieu!... que diraient madame Lebrenn et mademoiselle?...

Un nouvel incident coupa court, pour un moment, aux chastes appréhensions de Gildas. Il vit s'arrêter devant la porte un camion à quatre roues, traîné par un vigoureux cheval, et contenant trois grandes caisses plates, hautes de six pieds environ, et sur lesquelles on lisait: Très-fragile... Deux hommes en blouse conduisaient cette voiture: l'un, nommé Dupont, avait paru de très-bon matin dans la boutique, afin d'engager M. Lebrenn à ne pas aller visiter sa provision de poivre; l'autre portait une épaisse barbe grise. Ils descendirent de leur siége, et Dupont, le mécanicien, entra dans la boutique, salua madame Lebrenn, et lui dit:

—Monsieur Lebrenn n'y est pas, madame?

—Non, monsieur.

—Ce sont trois caisses de glaces que nous lui apportons.

—Très-bien, monsieur,—répondit madame Lebrenn.

Et, appelant Gildas:

—Aidez ces messieurs à entrer ces glaces ici.

Le garçon de magasin obéit tout en se disant:

—Étonnante maison!... Trois caisses de glaces... et d'un poids!... Il faut que le patron, sa femme et sa fille aiment fièrement à se mirer...

Dupont et son compagnon à barbe grise venaient d'aider Gildas à placer les caisses dans l'arrière-magasin, d'après l'indication de madame Lebrenn, lorsqu'elle lui dit:

—Sait-on quelque chose de nouveau, monsieur? Le mouvement dans Paris se calme-t-il?

—Au contraire, madame... ça chauffe... ça chauffe,—répondit Dupont avec un air de satisfaction à peine déguisée.—On commence à élever des barricades au faubourg Saint-Antoine... Cette nuit les préparatifs... demain la bataille...

À peine Dupont achevait-il ces mots, qu'on entendit au dehors et au loin un grand tumulte et un formidable bruit de voix criant: Vive la réforme!

Gildas courut à la porte.

—Dépêchons-nous,—dit Dupont à son compagnon;—on prendrait notre camion comme noyau d'une barricade... Ce serait trop tôt; nous avons encore des pratiques à servir...—Puis, saluant madame Lebrenn:—Bien des choses à votre mari, madame.

Les deux hommes sautèrent sur le siége de leur camion, fouettèrent leur cheval, et s'éloignèrent dans une direction opposée à celle de l'attroupement.

Gildas avait suivi des yeux ce nouveau mouvement de la foule avec une inquiétude croissante; il vit tout à coup Pradeline sortir du café où elle était entrée, et se diriger vers le magasin, tenant une lettre à la main.

—Quelle enragée!... elle vient de m'écrire!—pensa Gildas.—La malheureuse m'apporte sa lettre!... Une déclaration!.... Je suis déshonoré aux yeux de mes patrons!...

De sorte que Gildas éperdu referma vivement la porte du magasin, lui donna un tour de clef et se tint coi auprès du comptoir.

—Eh bien,—lui dit madame Lebrenn,—pourquoi fermez-vous ainsi cette porte, Gildas?

—Madame, c'est plus prudent. Je viens de voir venir là-bas une bande d'hommes... dont la mine effrayante...

—Allons, Gildas, vous perdez la tête! Ouvrez cette porte.

—Mais, madame...

—Faites ce que je vous dis... Tenez, justement, il y a quelqu'un qui essaye d'entrer... Ouvrez donc cette porte...

—C'est cette enragée avec sa lettre,—pensa Gildas plus mort que vif.—Ah! pourquoi ai-je quitté ma tranquille petite ville d'Auray?...

Et il ouvrit la porte avec un grand battement de cœur; mais au lieu de voir apparaître la jeune fille avec sa lettre, il se trouva en face de M. Lebrenn et de son fils.


CHAPITRE VIII.

Comment M. Lebrenn, son fils, sa femme et sa fille, se montrent dignes de leur race.

Madame Lebrenn fut surprise et heureuse à la vue de son fils qu'elle n'attendait pas, le croyant à son École du commerce. Velléda embrassa tendrement son frère, tandis que le marchand serrait la main de sa femme.

Sacrovir Lebrenn, par son air résolu, semblait digne de porter le glorieux nom de son patron, l'un des plus grands patriotes gaulois dont l'histoire fasse mention.

Le fils de M. Lebrenn était un grand et robuste garçon de dix-neuf ans passés, d'une figure ouverte, bienveillante et hardie; une barbe naissante ombrageait sa lèvre et son menton; ses joues pleines étaient vermeilles et animées par l'émotion: il ressemblait beaucoup à son père.

Madame Lebrenn embrassa son fils et lui dit:

—Je ne m'attendais pas au plaisir de te voir aujourd'hui, mon enfant.

—Je l'ai été chercher à son école,—reprit le marchand.—Tu sauras tout à l'heure pourquoi, ma chère Hénory.

—Sans être inquiètes,—reprit madame Lebrenn en s'adressant à son mari,—Velléda et moi, nous nous étonnions de ne pas te voir rentrer... Il paraît que l'agitation augmente dans Paris... Tu sais qu'on a battu le rappel?

—Oh! mère!—s'écria Sacrovir, l'œil étincelant d'enthousiasme,—Paris a la fièvre... On devine que tous les cœurs battent plus fort. Sans se connaître, on se cherche, on se comprend du regard; dans chaque rue ce sont d'ardentes paroles... de patriotiques appels aux armes... Ça sent la poudre, enfin!... Ah! mère! mère!...—ajouta le jeune homme avec exaltation;—comme c'est beau le réveil d'un peuple!...

—Allons, calmez-vous, enthousiaste,—dit madame Lebrenn en souriant.

Et elle étancha avec son mouchoir la sueur dont était mouillé le front de son fils. Pendant ce temps, M. Lebrenn embrassait sa fille.

—Gildas,—dit le marchand,—on a dû apporter des caisses pendant mon absence?

—Oui, monsieur, de la toile et des glaces; elles sont dans l'arrière-boutique.

—Bien... laissez-les là, et surtout gardez-vous d'approcher du feu les ballots de toile.

—C'est donc inflammable comme du madapolam? de la mousseline? de la gaze?—pensa Gildas;—et pourtant c'est lourd comme du plomb... Encore une chose étonnante!

—Ma chère amie,—dit M. Lebrenn à sa femme,—nous avons à causer; veux-tu que nous montions chez toi avec les enfants, pendant que Jeanike mettra le couvert, car il est tard?... Vous, Gildas, vous mettrez les contrevents de la boutique; nous aurions peu d'acheteurs ce soir.

—Fermer la boutique! ah! monsieur, combien vous avez raison!—s'écria Gildas avec enchantement.—C'est depuis tantôt mon idée fixe.

Et comme il s'encourait pour obéir aux ordres du marchand, celui-ci lui dit:

—Un moment, Gildas; vous ne poserez pas les contrevents à la porte d'entrée, car plusieurs personnes doivent venir nous demander. Vous ferez attendre ces personnes dans l'arrière-boutique, et vous me préviendrez.

—Oui, monsieur,—répondit Gildas en soupirant; car il eût préféré voir le magasin complètement fermé et la porte garnie de ses bonnes barres de fer fortement boulonnées à l'intérieur.

—Maintenant, chère amie,—dit M. Lebrenn à sa femme,—nous allons monter chez toi.

La nuit était déjà presque noire.

La famille du marchand se rendit au premier étage, et se réunit dans la chambre à coucher de M. et de madame Lebrenn.

Celui-ci dit alors à sa femme d'une voix grave:

—Ma chère Hénory, nous sommes à la veille de grands événements.

—Je le crois, mon ami,—répondit madame Lebrenn d'un air pensif.

—Voici, mon amie, le résumé de la situation d'aujourd'hui,—poursuivit M. Lebrenn.—Tu dois la connaître pour juger ma résolution, la combattre si elle te semble injuste et mauvaise, l'encourager si elle te semble juste et bonne.

—Je t'écoute, mon ami,—répondit madame Lebrenn, calme, sérieuse, réfléchie, comme nos mères lors de ces conseils solennels où elles voyaient souvent leur avis prévaloir.

M. Lebrenn reprit ainsi:

—Hier, monsieur Barrot et ses compères, après avoir agité la France pendant trois mois, avaient appelé le peuple dans la rue; ces intrépides agitateurs n'ont pas osé venir à leur rendez-vous... Le peuple y est venu pour constater son droit de réunion et faire lui-même ses affaires... On dit ce soir que le roi a pris pour ministres monsieur Barrot et ses compères... Nous ne descendons pas dans la rue pour faire ministre cet homme ridicule, la marionnette de M. Thiers. Ce que nous voulons, ce que le peuple veut, c'est renverser le trône, c'est la république, c'est la souveraineté pour tous... des droits politiques pour tous... afin d'assurer à tous éducation, bien-être, travail, crédit, moyennant courage et probité!... Voilà ce que nous voulons, femme!... Est-ce juste ou injuste?

—C'est juste!—dit madame Lebrenn d'une voix ferme et convaincue.—C'est juste!

—Je t'ai dit ce que nous voulions,—poursuivit M. Lebrenn;—voici ce que nous ne voulons plus... Nous ne voulons plus que deux cent mille électeurs privilégiés décident seuls du sort de trente-quatre millions de prolétaires ou petits propriétaires; de même qu'une imperceptible minorité conquérante, romaine ou franque, a spolié, asservi exploité nos pères pendant vingt siècles... Non, nous ne voulons pas plus de la féodalité électorale ou industrielle que de la féodalité des conquérants! Femme! est-ce juste ou injuste?

—C'est juste! car le servage, l'esclavage, s'est perpétué de nos jours,—reprit madame Lebrenn avec émotion.—C'est juste; car je suis femme, et j'ai vu des femmes, esclaves d'un salaire insuffisant, mourir à la peine, épuisées par l'excès du travail et par la misère... C'est juste! car je suis mère, et j'ai vu des filles, esclaves de certains fabricants, forcées de choisir entre le déshonneur et le chômage... c'est-à-dire le manque de pain!... C'est juste! car je suis épouse, et j'ai vu des pères de famille, commerçants probes, laborieux, intelligents, esclaves et victimes du caprice ou de la cupidité usuraire de leurs seigneurs les gros capitalistes, tomber dans la faillite, la ruine et le désespoir... Enfin, ta résolution est juste et bonne, mon ami,—ajouta madame Lebrenn en tendant la main à son mari,—parce que, assez heureux jusqu'ici pour échapper à bien des maux, ton devoir est de te dévouer à l'affranchissement de nos frères qui souffrent des malheurs dont nous sommes exempts.

—Vaillante et généreuse femme! tu redoubles mes forces et mon courage,—dit le marchand en serrant la main de madame Lebrenn avec effusion.—Je n'attendais pas moins de toi... Maintenant, un dernier mot... Ces droits si justes que nous réclamons pour nos frères, il faudra, comme toujours, les conquérir par la force, par les armes...

—Je le crois, mon ami.

—Aussi,—reprit le marchand,—cette nuit, des barricades... demain, au point du jour, la bataille... Voilà pourquoi j'ai été chercher notre fils à son école... M'approuves-tu?... Veux-tu qu'il reste?

—Oui,—reprit madame Lebrenn;—la place de ton fils est à tes côtés...

—Oh! merci, mère!—s'écria le jeune homme en sautant au cou de madame Lebrenn, qui le serra contre son sein.

—Vois donc, mon père,—dit Velléda au marchand avec un demi-sourire en montrant Sacrovir du regard;—il est aussi content que si on lui donnait congé...

—Mais, dis-moi, mon ami,—reprit madame Lebrenn en s'adressant au marchand,—la barricade où, toi et mon fils, vous vous battrez... sera-t-elle près d'ici? dans cette rue?

—À notre porte...—répondit M. Lebrenn.—C'est convenu... Nos amis me gâtent.

—Ah! tant mieux!—dit madame Lebrenn;—nous serons là... près de vous.

—Ma mère,—reprit Velléda,—ne nous faudra-t-il pas cette nuit préparer du linge?... de la charpie?... Il y aura beaucoup de blessés.

—J'y pensais, mon enfant. Notre magasin servira d'ambulance.

—Oh! ma mère!... ma sœur!...—s'écria le jeune homme,—nous battre... sous vos yeux, pour la liberté!... Quelle ardeur cela donne!... Hélas!—ajouta-t-il après un instant de réflexion,—pourquoi faut-il que ce soit entre frères... qu'on se batte?...

—Cela est triste, mon enfant,—répondit en soupirant M. Lebrenn—Ah! que le sang versé dans cette lutte fratricide retombe sur ceux-là qui forcent un peuple à revendiquer ses droits par les armes... comme nous le ferons demain, comme l'ont fait nos pères, presque à chaque siècle de notre histoire! et souvent deux ou trois fois par siècle, les vaillants qu'ils étaient! Aussi, mes enfants, bénissons leur mémoire ignorée! Il a fécondé le germe de toutes nos libertés le sang de ces héros... de ces martyrs inconnus! puisque, hélas! il n'est pas une réforme sociale... politique ou religieuse... qu'ils n'aient été forcés de conquérir par ces terribles insurrections populaires où tant d'eux ont péri!

—Grâce à Dieu, de nos jours on se bat du moins sans haine,—reprit le jeune homme.—Le soldat se bat au nom de la discipline... le peuple au nom de son droit. Duel fatal, mais loyal, après lequel les adversaires survivants se tendent la main.

—Mais comme il n'y a pas que des survivants... et que moi ou mon fils pouvons rester sur une barricade,—reprit M. Lebrenn en souriant,—un dernier mot, mes enfants. Vous le voyez, où d'autres pâliraient d'effroi... nous sourions avec sérénité. Pourquoi? Parce que la mort n'existe pas pour nous, parce que, élevés dans la croyance de nos pères, au lieu de voir dans ce qu'on appelle la fin de la vie je ne sais quoi de lugubre, d'effroyable, qui éteint à jamais l'existence dans des ténèbres éternelles, nous ne voyons, nous, dans la mort que ceci: aller retrouver ou attendre un peu plus tôt, un peu plus tard, ceux que nous aimions, et nous réunir à eux de l'autre côté de ce rideau qui, pendant la première période de notre vie ici-bas, nous cache les merveilleux, les éblouissants mystères de nos existences futures, existences infinies, variées, comme la puissance divine dont elles émanent. En un mot, nous ne cessons pas de vivre: nous allons vivre ailleurs, dans des pays inconnus... voilà tout[16].

[16] Nous avons supposé, chose moins étrange qu'elle ne le paraît, puisque la religion juive, non moins ancienne que la religion druidique, a encore ses croyants, nous avons supposé M. Lebrenn et sa famille fidèles par tradition au dogme de l'éternité de l'existence physique, si admirablement formulé par les druides des Gaules. Bien des siècles avant l'apparition du christianisme, on verra dans le courant de ces récits les prodiges opérés par cette foi dans la continuité et la perpétuité de l'existence. Nous citerons seulement ici un extrait du magnifique travail de notre excellent et illustre ami Jean Raynaud sur les druides. (Encyclopédie nouvelle, article druidisme).

«..... Telle était dans son essence la doctrine des druides, et voilà pourquoi ceux qui la partageaient se trouvaient aussi délivrés que possible du mal de la mort. L'homme détaché des organes dont il s'était servi durant la période terrestre ne devenait point une ombre comme dans le dogme du paganisme et de l'église romaine, l'âme reprenait aussitôt possession d'une nouvelle enveloppe, et sans entrer dans le fabuleux empire de Pluton, ni dans celui de Satan, pas plus que dans les mystiques rayons de l'empirée, elle allait tout simplement chercher sa résidence sur un autre astre que celui-ci. Ainsi, la mort en réalité ne formait qu'un point de division dans une série d'existences périodiques. C'est ce que décident les vers de Lucain, dans la brièveté desquels sont amassées tant de lumières. Selon vous (dit-il en s'adressant aux druides), les ombres ne se rendent pas dans les domaines silencieux de l'Érèbe et dans les pâles royaumes de Pluton; le même esprit régit dans un autre monde d'autres membres. La mort, si ce que contiennent vos hymnes est certain, n'est qu'un milieu dans une longue vie.

»Que Lucain a bien raison d'ajouter que les Gaulois étaient heureux d'une telle foi! Aussi ne faut-il pas s'étonner si le dogme de l'immortalité formait le point capital de leur religion: il en était le plus achevé, et par conséquent le plus fructueux. Rien n'était donc plus juste que de le proposer au peuple comme la plus précieuse leçon. Aussi les historiens sont-ils d'accord pour constater la prédilection des druides en faveur de cette croyance, qui est en effet la plus caractéristique du génie de la Gaule. Pompilius Mela dit que c'était le seul dogme qui fût populaire. César, qui le considère au point de vue du soldat, c'est-à-dire dans ses effets sur la guerre, assure de même qu'il n'y avait rien à quoi les druides tinssent davantage.—En premier lieu (dit César), les druides veulent persuader que les âmes ne périssent pas, et qu'après elles passent de l'un à l'autre; et ils pensent que cela excite puissamment les hommes au courage, en leur faisant négliger la crainte de la mort.—Aussi on disait à un Gaulois:—Que crains-tu?Je ne crains qu'une chose, c'est que le ciel ne tombe,—répondit-il.»

—Cela est tellement l'idée que je me fais de la mort,—s'écria Sacrovir,—que je suis certain de mourir avec une incroyable curiosité!... Que de mondes nouveaux! étranges! éblouissants à visiter!

—Mon frère a raison,—reprit non moins curieusement la jeune fille.—Cela doit être si beau! si nouveau! si merveilleux! Et puis ne se jamais quitter que passagèrement pendant l'éternité!... Quels voyages variés, infinis, à faire ensemble... Ah! quand on songe à cela, ma mère, l'esprit s'égare dans l'impatience de voir et de savoir!

—Allons, allons, curieuse! pas tant d'impatience,—répondit madame Lebrenn en souriant, et avec un accent d'affectueux reproche.—Tu sais, quand tu étais petite? je te grondais toujours, lorsque dans ta leçon de dessin tu songeais moins au modèle que tu copiais qu'à celui que tu copierais ensuite... Eh bien, chère enfant! que ta curiosité, si naturelle d'ailleurs, de savoir ce qu'il y a de l'autre côté du rideau, comme dit ton père, ne te distraye pas trop de ce qu'il y a de ce côté-ci...

—Oh! sois tranquille, ma mère!—répondit la jeune fille avec effusion.—De ce côté-ci du rideau, il y a toi, il y a mon père, mon frère; c'est assez pour m'occuper sans distraction...

—Et voilà comme le temps passe à philosopher!—dit en riant M. Lebrenn.—Jeanike va venir nous avertir pour le dîner, et je ne vous aurai rien dit de ce que je voulais vous dire... Dans le cas où ma curiosité serait satisfaite avant la vôtre... ma chère Hénory!—ajouta-t-il en s'adressant à sa femme et lui montrant un secrétaire,—tu trouveras là mes dernières volontés... Tu les connais, car nous n'avons qu'un cœur... Ceci,—reprit le marchand en tirant de sa poche un pli fermé, mais non cacheté,—concerne notre chère fille, et tu le lui remettras après l'avoir lu.

Velléda rougit légèrement en songeant qu'il s'agissait sans doute de son mariage.

—Quant à toi, mon enfant,—dit le marchand en s'adressant à son fils,—prends cette clef...—et il la détacha de la chaîne de sa montre.—C'est la clef de la chambre aux volets fermés, dans laquelle ta mère et moi sommes seuls entrés jusqu'ici... Le 11 septembre de l'année prochaine, tu auras vingt-et-un ans accomplis; ce jour, mais pas avant, tu ouvriras cette porte..... Entre autres objets, tu trouveras dans ce cabinet un écrit que tu liras... Il t'apprendra par suite de quelle immémoriale tradition de famille... car,—ajouta M. Lebrenn en s'interrompant et en souriant,—nous autres plébéiens, nous autres conquis, nous avons aussi nos archives, archives du prolétaire souvent aussi glorieuses, crois-moi, que celles de nos conquérants... Tu verras, dis-je, par suite de quelle tradition de notre famille, à l'âge de vingt-et-un ans, le fils aîné, ou à défaut de fils, la fille aînée, ou notre plus proche parente, prend connaissance de ces archives et des divers objets qui y sont rassemblés... Maintenant, mes amis,—ajouta M. Lebrenn d'une voix émue en se levant et tendant les bras à sa femme et à ses enfants,—un dernier embrassement... Nous pouvons avant demain être passagèrement séparés... et la possibilité d'une séparation attriste toujours un peu.

Ce fut un tableau touchant... M. Lebrenn tendit les bras à ses enfants et à sa femme, qui se suspendit à son cou, pendant qu'il entourait sa fille de son bras droit et son fils de son bras gauche. Il les serra passionnément contre sa poitrine, et ceux-ci, à leur tour, enlaçaient leur mère dans une seule étreinte.

Ce groupe touchant, symbole de la famille, resta quelques moments silencieux; on n'entendit que le bruit des baisers échangés. Puis, cette dette payée à la nature, malgré un stoïcisme puisé dans la foi à une existence éternelle, cette émotion calmée, ce groupe se délia, les têtes se redressèrent calmes, mais attendries: la mère et la fille, graves et sérieuses; le père et le fils, tranquilles et résolus.

—Et maintenant,—reprit le marchand,—à la besogne, mes enfants... Toi, femme, tu t'occuperas avec ta fille et Jeanike de préparer du linge et de faire de la charpie... Moi et Sacrovir, en attendant l'heure où les barricades doivent s'élever simultanément dans tous les quartiers de Paris, nous déballerons les cartouches et les armes que bon nombre de nos frères viendront chercher ici.

—Mais, ces armes, mon ami,—demanda madame Lebrenn,—où sont-elles?

—Ces caisses,—dit le marchand en souriant;—ces caisses et ces ballots de tantôt?...

—Ah! je comprends!—reprit madame Lebrenn.—Mais il te faudra mettre Gildas dans ta confidence... C'est sans doute un honnête garçon... Cependant ne crains-tu pas...

—À cette heure, chère Hénory, le masque est levé; il n'y a pas à craindre une indiscrétion... Si ce pauvre Gildas a peur, je lui offrirai une retraite sûre dans la cave... ou au grenier... Maintenant, allons dîner; et ensuite, toi et ta fille, vous remonterez ici préparer tout pour l'ambulance, avec Jeanike... Nous resterons au magasin, moi et Sacrovir... car nous aurons cette nuit nombreuse compagnie!

Le marchand et sa famille descendirent dans l'arrière-boutique, où ils dînèrent en hâte.

L'agitation allait croissant dans la rue; on entendait au loin ce grand murmure de la foule, sourd, menaçant, comme le bruit lointain de la tempête sur les vagues. Quelques fenêtres de la rue étaient illuminées en l'honneur du changement de ministère; mais quelques amis de M. Lebrenn, qui entrèrent et sortirent plusieurs fois afin de lui rendre compte du mouvement, annonçaient que ces concessions de la royauté témoignaient de sa faiblesse, que la nuit serait décisive, que partout le peuple s'armait en entrant dans les maisons et y demandant des fusils; après quoi l'on écrivait sur la porte à la craie: Armes données...

Le dîner terminé, madame Lebrenn, sa fille et la servante remontèrent chez elles, au premier étage, donnant sur la rue: le marchand, son fils et Gildas restèrent dans l'arrière-magasin.

Gildas était doué par la nature d'un robuste appétit; cependant il ne dîna pas; son inquiétude augmentait à chaque instant, et plus que jamais il disait tout bas à Jeanike ou à lui-même:

—Étonnante maison!... étonnante rue!... étonnante ville que celle-ci...

—Gildas!—lui dit M. Lebrenn,—apportez-moi un marteau et un ciseau; j'ouvrirai ces caisses avec mon fils, pendant que vous ouvrirez ces ballots.

—Ces ballots de toile, monsieur?

—Oui... Éventrez d'abord leur enveloppe avec un couteau.

Et le marchand, ainsi que Sacrovir, munis de marteaux et de ciseaux, commencèrent à marteler vigoureusement les caisses, pendant que Gildas, ayant placé un des gros rouleaux par terre, s'agenouilla, se préparant à l'ouvrir.

—Monsieur!—s'écria-t-il soudain, effrayé des violents coups de marteau que donnait M. Lebrenn sur les caisses.—Mais, monsieur, s'il vous plaît, prenez donc garde... il y a écrit sur les caisses: Très-fragile... Vous allez mettre les glaces en morceaux!

—Soyez tranquille, Gildas,—reprit en riant M. Lebrenn, tout en cognant à tour de bras,—ces glaces-là sont solides.

—Elles sont étamées à fer et à plomb, mon ami Gildas,—ajouta Sacrovir en frappant à coups redoublés.

—De plus en plus étonnant!—murmura Gildas en s'agenouillant devant le ballot, afin de l'éventrer. Pour voir plus clair à sa besogne, il prit une lumière, et la plaça sur le plancher à côté de lui. Il commençait à découdre la grosse enveloppe de toile grise, lorsque M. Lebrenn, s'apercevant seulement alors de l'illumination que s'était ménagée le garçon de magasin, s'écria:

—Ah ça! Gildas, vous êtes donc fou? Remettez vite cette lumière sur la table... Diable! vous nous feriez sauter, mon garçon!

—Sauter, monsieur!—s'écria Gildas effrayé, en sautant lui-même, et de ce bond s'éloignant du ballot, pendant que Sacrovir replaçait la lumière sur la table.—Pourquoi sauterais-je?

—Parce que ces ballots contiennent des cartouches, mon garçon; ainsi faites attention.

—Des cartouches!—s'écria Gildas en reculant de plus en plus effrayé, tandis que le marchand prenait deux fusils de munition dans la caisse qu'il venait d'ouvrir, et que son fils y puisait une ou plusieurs paires de pistolets et des carabines.

À la vue de ces armes, se sachant entouré de cartouches, Gildas eut un éblouissement, devint d'une pâleur extrême, s'appuya sur une table et se dit:

—Étonnante maison! où les ballots de toile sont des cartouches! les glaces des fusils et des pistolets!...

—Mon bon Gildas,—lui dit affectueusement M. Lebrenn,—il n'y a aucun danger à déballer ces armes et ces munitions. Voilà tout ce que j'attends de vous... Cela fait, vous pourrez, si bon vous semble, descendre dans la cave ou monter au grenier, et y rester en sûreté jusqu'après la bataille; car je dois vous en avertir, Gildas, il y aura bataille au point du jour... Seulement, une fois dans la retraite de votre choix, ne mettez le nez ni à la lucarne ni au soupirail lorsque vous entendrez la fusillade... car souvent les balles s'égarent...

Ces mots de balles égarées, de bataille, de fusillade, achevèrent de plonger Gildas dans une sorte de vertige très-concevable; il ne s'attendait pas à trouver le quartier Saint-Denis si belliqueux. D'autres événements vinrent redoubler les terreurs de Gildas... De nouvelles rumeurs, d'abord lointaines, se rapprochèrent et éclatèrent enfin avec une telle furie, que Gildas, M. Lebrenn et son fils, presque alarmés, coururent à la porte de la boutique pour voir ce qui se passait dans la rue.


CHAPITRE IX.

Comment une charretée de cadavres, ayant traversé la rue Saint-Denis, M. Lebrenn, son fils, Georges le menuisier, et leurs amis, élevèrent une formidable barricade.—De l'inconvénient d'aimer trop les montres d'or et la monnaie, démontré par les raisonnements et par les actes du père Bribri, du jeune Flamèche et d'un forgeron, aidés de plusieurs autres scrupuleux prolétaires.

Lorsque M. Lebrenn, son fils et Gildas, accoururent à la porte de la boutique, attirés par le bruit et le tumulte croissant, la rue était déjà encombrée par la foule.

Les fenêtres s'ouvraient et se garnissaient de curieux. Soudain des reflets rougeâtres vacillants éclairèrent la façade des maisons. Un immense flot de peuple, toujours grossissant, accompagnait et précédait ces sinistres clartés. Les clameurs devenaient de plus en plus terribles. On distinguait parfois, dominant le tumulte, les cris:

—Aux armes! vengeance!

À ces cris répondaient des exclamations d'horreur. Des femmes, attirées aux croisées par ces rumeurs, se rejetaient en arrière avec épouvante, comme pour échapper à quelque effrayante vision...

Le marchand et son fils, le cœur serré, la sueur au front, pressentant quelque horrible spectacle, se tenaient au seuil de leur porte.

Enfin le funèbre cortége parut à leurs yeux.

Une foule innombrable d'hommes en blouse, en habit bourgeois, en uniforme de garde nationale, brandissant des fusils, des sabres, des couteaux, des bâtons, précédaient un camion de diligence lentement traîné par un cheval et entouré d'hommes portant des torches.

Dans cette charrette était entassé un monceau de cadavres.

Un homme, d'une taille énorme, coiffé d'un berret écarlate, nu jusqu'à la ceinture, la poitrine déchirée par une blessure récente, se tenait debout sur le devant du camion, et secouait une torche enflammée.

On l'eût pris pour le génie de la vengeance et de l'insurrection.

À chaque mouvement de sa torche, il éclairait de lueurs rouges ici des têtes blanches de vieillards souillées de sang, là le buste d'une femme, aux bras pendants et ballottants comme sa tête livide et ensanglantée, que voilaient à demi ses longs cheveux dénoués.

De temps à autre l'homme au berret écarlate secouait sa torche et s'écriait d'une voix tonnante:

—On massacre nos frères! Vengeance!... Aux barricades!... aux armes!

Et des milliers de voix, frémissantes d'indignation et de colère, répétaient:

—Vengeance!... aux barricades!... aux armes!...

Et des milliers de bras, ceux-ci armés, ceux-là désarmés, se dressaient vers le ciel sombre et orageux, comme pour le prendre à témoin de ces serments vengeurs.

Et la foule exaspérée que recrutait ce funèbre cortége allait toujours grossissant. Il avait passé comme une sanglante vision devant le marchand et son fils. Leur première impression fut si douloureuse, qu'ils ne purent trouver une parole; leurs yeux se remplirent de larmes en apprenant que ce massacre de gens inoffensifs et désarmés avait eu lieu sur le boulevard des Capucines.

À peine la voiture de cadavres eut-elle disparu, que M. Lebrenn saisit une des barres de fer de la fermeture de son magasin, la brandit comme un levier au-dessus de sa tête, et s'écria en s'adressant à la foule indignée:

—Amis!... la royauté engage la bataille en massacrant nos frères... Que leur sang retombe sur cette royauté maudite! que ce sang l'étouffe à jamais!... Assez de rois!... assez de tueurs de peuple!... Aux barricades!... aux armes!... Vive la république!...

Et le marchand, ainsi que son fils, soulevèrent les premiers pavés. Ces paroles, cet exemple, furent électriques, et des cris mille fois répétés répondirent:

—Aux armes!... Aux barricades!... À bas les rois!... À bas les tueurs de peuple!... Vive la république!...

En un instant le peuple eut envahi les maisons voisines, demandant partout des armes, et des leviers pour dépaver la rue. La première tranchée ouverte, ceux qui ne possédaient ni barres de fer ou de bois, arrachaient les pavés avec leurs mains et leurs ongles.

M. Lebrenn et son fils travaillaient avec ardeur à élever une barricade à quelques pas de leur porte, lorsqu'ils furent rejoints par Georges Duchêne, l'ouvrier menuisier, accompagné d'une vingtaine d'hommes armés, composant une demi-section de la société secrète à laquelle ils étaient affiliés, ainsi que le marchand.

Parmi ces nouveaux combattants se trouvaient les deux voituriers d'armes et munitions apportées à la boutique dans la journée: l'un était un homme de lettres distingué, l'autre un savant éminent, et Dupont, le mécanicien.

Georges Duchêne s'approcha de M. Lebrenn au moment où celui-ci, cessant un instant de travailler à la barricade, distribuait, à la porte de son magasin, les armes et les munitions à des hommes du quartier sur lesquels il pouvait compter; tandis que Gildas, dont la poltronnerie s'était changée en héroïsme depuis l'apparition de la sinistre charretée de cadavres, revenait de la cave avec plusieurs paniers de vin, qu'il versait aux travailleurs de la barricade pour les réconforter.

Georges, vêtu de sa blouse, portait une carabine à la main et des cartouches dans un mouchoir serré autour de ses reins. Il dit au marchand:

—Je ne suis pas venu plus tôt, monsieur Lebrenn, parce que nous avons eu beaucoup de barricades à traverser; elles s'élèvent de tous côtés... Je quitte Caussidière et Sobrier; ils s'apprêtent à marcher sur la Préfecture: Leserré, Lagrange, Étienne Arago, doivent, au point du jour, marcher sur les Tuileries et barricader la rue Richelieu; nos autres amis se sont partagé divers quartiers.

—Et les troupes, Georges?

—Plusieurs régiments fraternisent avec la garde nationale et le peuple aux cris de: Vive la réforme! À bas Louis-Philippe!... Mais la garde municipale et deux ou trois régiments de ligne et de cavalerie se montrent hostiles au mouvement.

—Pauvres soldats!—reprit tristement le marchand;—eux, comme nous, subissent cette fatalité terrible, qui arme les frères les uns contre les autres... Enfin, cette lutte sera peut-être la dernière... Et votre grand-père, Georges, l'avez-vous vu pour le rassurer?

—Oui, monsieur; je descends à l'instant de chez lui... Malgré son âge et sa faiblesse, il voulait m'accompagner... Je l'ai décidé à rester chez lui.

—Ma femme et ma fille sont là,—dit le marchand en montrant à Georges les jalousies du premier étage, à travers lesquelles on voyait de la lumière;—elles s'occupent à faire de la charpie pour les blessés... On établira une ambulance dans notre magasin.

Tout à coup, ces cris: Au voleur! au voleur! retentirent vers le milieu de la rue, et un homme fuyant à toutes jambes fut bientôt arrêté par cinq ou six ouvriers en blouse et armés de fusils. Parmi eux, l'on remarquait un chiffonnier à longue barbe grise, encore agile et vigoureux; il était vêtu de haillons, et quoiqu'il portât un mousqueton sous son bras, il gardait toujours sa hotte sur son dos. L'un des premiers il avait arrêté le fuyard, et le tenait au collet d'une main ferme, pendant qu'une femme essoufflée accourait, criant de toutes ses forces:

—Au voleur!... au voleur!...

—Ce cadet-là vous a volé, la petite mère?—dit le chiffonnier à cette femme.

—Oui, mon brave homme,—répondit-elle.—J'étais sur le pas de ma porte; cet homme me dit: Le peuple se soulève, il nous faut des armes.—Monsieur, je n'en ai pas, lui ai-je répondu.—Alors il m'a repoussée, est entré malgré moi dans ma boutique en disant:—Eh bien! s'il n'y a pas d'armes, je veux de l'argent pour en acheter.—En disant cela, il a ouvert mon comptoir, a pris trente-deux francs qui s'y trouvaient avec une montre d'or. J'ai voulu l'arrêter, il a tiré un couteau-poignard... heureusement j'ai paré le coup avec ma main... Tenez, voyez comme elle saigne... J'ai redoublé mes cris, et il s'est enfui...

L'accusé était un homme bien vêtu, mais d'une figure ignoble; le vice endurci avait laissé sur ses traits flétrits son empreinte ineffaçable.

—Ce n'est pas vrai! je n'ai pas volé!—s'écria-t-il d'une voix enrouée, en se débattant pour éviter d'être fouillé—Laissez-moi... Et d'ailleurs, est-ce que ça vous regarde?

—Un peu que ça nous regarde, mon cadet!—reprit le chiffonnier en le retenant.—Tu as donné un coup de poignard à cette pauvre dame après l'avoir volée au nom du peuple... Minute... faut s'expliquer.

—Voilà déjà la montre,—dit un ouvrier après avoir fouillé le voleur.

—La reconnaîtriez-vous, madame?

—Je crois bien, monsieur; elle est ancienne et très-grosse.

—C'est bien ça,—dit l'ouvrier.—Tenez, la voici.

—Et dans son gilet,—dit un autre en continuant de fouiller le voleur,—six pièces cent sous et une pièce de quarante sous.

—Mes trente-deux francs!—s'écria la marchande.—Merci, mes bon messieurs, merci...

—Ah ça! maintenant, mon cadet! à nous autres,—reprit le chiffonnier.—Tu as volé et voulu assassiner au nom du peuple, toi, hein?

—Ah ça, voyons, les amis, sommes-nous, oui ou non, en révolution?—répondit le voleur d'une voix enrouée en riant d'un air cynique.—Alors, crèvons les comptoirs!!

—C'est ça que tu appelles la révolution, toi?—dit le chiffonnier—Crever les comptoirs?...

—Tiens...

—Tu crois donc que le peuple s'insurge pour voler... brigand que tu es?...

—Pourquoi donc alors que vous vous insurgez, tas de feignants? C'est peut-être pour l'honneur?—répondit le voleur avec audace.

Le groupe d'hommes armés (moins le chiffonnier) qui entouraient le voleur se consultèrent un moment à voix basse. L'un d'eux, avisant une boutique d'épicier à demi ouverte, s'y rendit; deux autres se détachèrent du groupe en disant:

—Il faut en parler à monsieur Lebrenn et lui demander son avis.

Un autre enfin dit quelques mots à l'oreille du chiffonnier, qui répondit:

—J'en suis... C'est juste... Faudrait ça pour l'exemple... Mais, en attendant, envoyez-moi Flamèche pour m'aider à garder ce mauvais Parisien-là.

—Eh! Flamèche!—dit une voix,—viens aider le père Bribri à garder le voleur!

Flamèche accourut. C'était le type du gamin de Paris: hâve, frêle, étiolé par la misère, cet enfant, d'une figure intelligente et hardie, avait seize ans; il n'en paraissait pas douze. Il portait un mauvais pantalon garance troué, des savates, un bourgeron bleu presque en lambeaux, et était armé d'un pistolet d'arçon. Il arriva en gambadant.

—Flamèche!—dit le chiffonnier,—ton pistolet est-il chargé?

—Oui, père Bribri; deux billes, trois clous et un osselet... J'ai fourré dedans tout mon saint frusquin.

—Ça suffit pour régaler mossieu, s'il bouge... Attention, Flamèche! le doigt sur la détente... et le canon dans le gilet de mossieu...

—Ça y est, père Bribri.

Et Flamèche introduisit délicatement le canon de son pistolet entre la chemise et la peau du voleur. Le voleur, voulant regimber, Flamèche ajouta:

—Gigottez pas... gigottez pas... vous ferez partir Azor.

—Flamèche veut dire le chien de son pistolet,—ajouta le père Bribri, en manière de traduction.

—Mais, farceurs que vous êtes!—s'écria le voleur en ne bougeant plus, mais commençant de trembler, quoiqu'il tâchât de rire,—qu'est-ce que vous voulez donc me faire? Voyons, ça finira-t-il? Assez blagué comme ça...

—Minute, cadet! reprit le chiffonnier.—Causons un brin... Tu m'as demandé pourquoi nous nous insurgions... Je vas te le dire, moi... D'abord, ça n'est pas pour crever des comptoirs et piller les boutiques... Merci!... La boutique est au marchand, comme mon mannequin est à moi... Chacun son négoce et ses objets... Nous nous insurgeons, mon cadet, parce que ça nous embête de voir les vieux comme moi crever de faim au coin des bornes, comme de vieux chiens perdus, quand les forces nous manquent... Nous nous insurgeons, mon cadet, parce que ça nous embête de nous dire que sur cent pauvres filles qui raccrochent le soir sur les trottoirs, il y en a quatre-vingt-quinze que la misère a réduites là... Nous nous insurgeons, mon cadet, parce que ça nous embête de voir des milliers de voyous comme Flamèche, enfants du pavé de Paris, sans feu ni lieu, sans père ni mère, abandonnés à la grâce du diable, et exposés à devenir un jour ou l'autre, faute d'un morceau de pain, des voleurs et des assassins comme toi, mon cadet!...

—Ayez pas peur, père Bribri,—reprit Flamèche.—Ayez pas peur... J'ai pas besoin de voler; je vous aide, vous et les autres négociants en vieilles loques, à décharger vos mannequins et à trayer vos épluchures; je me paye les meilleures, que ces aristos de chiens ont laissées... je fais mon trou dans vos tas de chiffons, et j'y dors comme un Philippe... Ayez donc pas peur, père Bribri! j'ai pas besoin de voler... Moi, si je m'insurge, non d'un nom! c'est que ça m'embête à la fin... de ne pouvoir pas pêcher de poissons rouges dans le grand bassin des Tuileries... Et j'en veux pêcher à mort, si nous sommes vainqueurs... Chacun son idée... Vive la réforme!... À bas Louis-Philippe!...

Puis, s'adressant au voleur, qui, voyant revenir les cinq ou six ouvriers armés, faisait un mouvement pour s'échapper:

—Bougez pas, mossieu! ou je lâche Azor.

Et il appuya de nouveau son doigt sur la détente du pistolet.

—Mais qu'est-ce que vous voulez donc faire de moi?—s'écria le voleur en blêmissant à la vue des trois ouvriers qui apprêtaient leurs armes, tandis qu'un autre, sortant de chez l'épicier où il était entré, apportait un écriteau sur papier gris, fraîchement tracé, au moyen d'un pinceau trempé dans du cirage.

Un sinistre pressentiment agita le voleur, il s'écria en se débattant:

—Vous dites que j'ai volé?... Alors, conduisez-moi chez le commissaire...

—Pas moyen... le commissaire marie sa fille,—dit le père Bribri.—Il est à la noce.

—Il a mal aux quenottes,—ajouta Flamèche;—il est chez le dentiste.

—Amenez le voleur près du bec de gaz,—dit une voix.

—Je vous dis que je veux aller chez le commissaire!—répéta ce misérable en se débattant, et il se mit à hurler:

—Au secours!... au secours!

—Si tu sais lire, lis cela...—dit un ouvrier en mettant un écriteau sous les yeux du voleur.—Si tu ne sais pas lire, il y a là écrit:

FUSILLÉ COMME VOLEUR!

—Fusillé!—murmura l'homme en devenant livide.—Fusillé! Grâce!... Au secours!... À l'assassin!... À la garde!... À l'assassin!

—Il faut un exemple pour tes pareils, mon cadet, afin qu'ils ne déshonorent pas l'insurrection du peuple!—dit le père Bribri.

—Allons, à genoux, canaille!—dit au voleur un forgeron qui portait encore son tablier de cuir.—Et vous autres, les amis, apprêtez vos armes!... À genoux donc!—répéta-t-il au voleur en le jetant sur le pavé.

Le misérable tomba à genoux, si défaillant, si anéanti par l'épouvante, qu'affaissé sur lui-même, il ne put qu'étendre les mains en avant, et murmurer d'une voix éteinte:

—Oh! grâce!... Pas la mort!...

—Tu as peur!—dit le chiffonnier.—Attends, je vas te bander les yeux...

Et détachant son mannequin de dessus ses épaules, le père Bribri en couvrit presque entièrement le condamné agenouillé, ramassé sur lui-même, et se recula prestement.

Trois coups de fusil partirent...

La justice populaire était faite...

Quelques instants après, attaché par-dessous les épaules au support du bec de gaz, le corps du bandit se balançait au vent de la nuit, portant cet écriteau attaché à ses habits:

FUSILLÉ COMME VOLEUR!


CHAPITRE X.

Comment M. Lebrenn, son fils, Georges le menuisier, et leurs amis, défendirent leur barricade.—Ce que venait faire Pradeline dans cette bagarre et ce qu'il lui advint.—Oraison funèbre de Flamèche par le père Bribri.—Comment le grand-père la Nourrice fut amené à jeter son bonnet de coton sur la troupe du haut de sa mansarde.—Entretien philosophique du père Bribri, qui avait une jambe cassée, et d'un garde municipal ayant les reins brisés.—Comment celui-ci trouva que le père Bribri avait de bien bon tabac dans sa tabatière.—Dernière improvisation de Pradeline sur l'air de la Rifla.—Comment, ensuite d'une charge de cavalerie, le colonel de Plouernel fit un cadeau à M. Lebrenn au moment où la République était proclamée à l'Hôtel de ville.

Peu de temps après l'exécution du voleur, le jour commença de poindre.

Soudain, des hommes placés en éclaireurs aux angles des rues avoisinant la barricade qui s'élevait presque à la hauteur des croisées de l'appartement de M. Lebrenn, se replièrent en criant: Aux armes! après avoir tiré leur coup de fusil.

Aussitôt on entendit des tambours, muets jusqu'alors, battre la charge, et deux compagnies de garde municipale, débouchant par la rue latérale, s'avancèrent résolument pour enlever la barricade. En un instant elle fut intérieurement garnie de combattants.

M. Lebrenn, son fils, Georges Duchêne et leurs amis se postèrent et armèrent leurs fusils.

Le père Bribri, grand amateur de tabac, prévoyant qu'il n'aurait guère le loisir de priser, puisa une dernière fois dans sa tabatière, saisit son mousqueton et s'agenouilla derrière une sorte de meurtrière ménagée entre plusieurs pavés, tandis que Flamèche, son pistolet à la main, grimpait comme un chat pour atteindre la crête de la barricade.

—Veux-tu descendre, galopin? et ne pas montrer ton nez!—lui dit le chiffonnier en le tirant par une jambe.—Tu vas te faire poivrer.

—Ayez donc pas peur, père Bribri,—répondit Flamèche en gigottant et parvenant à se débarrasser de l'étreinte du vieillard.—C'est gratis... Je veux me payer une première de face... et bien voir...

Et se dressant à mi-corps au-dessus de la barricade, Flamèche tira la langue à la garde municipale, qui s'avançait toujours.

M. Lebrenn, se retournant, dit aux combattants qui l'entouraient:

—Ces soldats sont des frères, après tout; tâchons une dernière fois d'éviter l'effusion du sang.

—Vous avez raison... Essayez toujours, monsieur Lebrenn,—dit le forgeron aux bras nus, en frappant avec l'ongle sur la pierre de son fusil;—mais ce sera peine perdue... Vous allez voir...

Le marchand monta jusqu'au faîte des pavés amoncelés; là, appuyé d'une main sur son fusil, et de l'autre main agitant son mouchoir, il fit signe aux soldats qu'il voulait parlementer.

Les tambours de la troupe cessèrent de battre la charge, et firent un roulement, que suivit un grand silence.

À l'une des fenêtres du premier étage de la maison du marchand, sa femme, sa fille, à demi cachées par la jalousie, qu'elles soulevaient un peu, se tenaient côte à côte, pâles, mais calmes et résolues. Elles ne quittaient pas des yeux M. Lebrenn, parlant alors aux soldats, et son fils, qui, son fusil à la main, avait bientôt gravi la barricade, afin de pouvoir, au besoin, couvrir son père de son corps. Georges Duchêne allait les rejoindre, lorsqu'il se sentit vivement tiré par sa blouse.

Il se retourna et vit Pradeline, les joues animées et toute haletante d'une course précipitée.

Les défenseurs de la barricade regardant la jeune fille avec surprise, lui avaient dit, tandis qu'elle tâchait de se frayer un passage parmi eux pour arriver jusqu'à Georges:

—Ne restez pas là, mon enfant, c'est trop dangereux.

—Vous, ici!—s'écria Georges, stupéfait à l'aspect de Pradeline.

—Georges! Écoutez-moi!—lui répondit-elle d'une voix suppliante—Hier, je suis allée chez vous deux fois dans la journée, sans pouvoir vous trouver... Je vous ai écrit que je reviendrais ce matin... J'ai traversé pour cela plusieurs barricades, et...

—Retirez-vous!—s'écria Georges alarmé pour elle.—Vous allez vous faire tuer... Votre place n'est pas ici...

—Georges! je viens vous rendre un service... Je...

Pradeline ne put achever. M. Lebrenn, qui avait en vain parlementé avec un capitaine de la garde municipale, se retourna et s'écria:

—Ils veulent la guerre!... Eh bien! la guerre!... Attendez leur feu... et alors ripostez...

La garde municipale tira; les insurgés ripostèrent, et bientôt un nuage de fumée plana sur la barricade. On tira des fenêtres voisines, on tira des soupiraux de caves; on put même voir à la croisée de sa mansarde le vieux grand-père de Georges Duchêne effectuer, faute d'armes et de munitions, une espèce de déménagement à grande volée sur les municipaux assaillant la barricade, où se battait le petit-fils du vieillard: ustensiles de ménage et de cuisine, tables, chaises, tout ce qui put enfin passer à travers la fenêtre, était jeté par le bonhomme avec une fureur presque comique; car, à bout de projectiles, il finit par jeter, de désespoir, son bonnet de coton sur les troupes; puis, regardant autour de lui, désolé de n'avoir plus de munitions, il poussa un cri de triomphe, et commença d'arracher toutes les ardoises de la toiture qui se trouvaient à sa portée, et de les lancer à tour de bras sur les soldats.

L'attaque était chaudement engagée: les municipaux, après avoir riposté par des feux de peloton, s'élancèrent intrépidement à la baïonnette.

À travers la vapeur blanchâtre condensée sur le faîte de la barricade, se dessinaient plusieurs groupes: dans l'un, M. Lebrenn, après avoir déchargé son fusil, s'en servait comme d'une massue pour repousser les assaillants; son fils et Georges, attachés à ses pas, le secondaient vigoureusement. De temps à autre, tout en combattant, le père et le fils jetaient un regard rapide sur la jalousie à demi baissée, et ces mots parvenaient parfois à leur oreille:

—Courage! Marik!...—criait madame Lebrenn.—Courage! mon fils!...

—Courage! père!...—criait Velléda.—Courage! frère!...

Une balle égarée fit voler en éclats une des lames fragiles de la jalousie derrière laquelle se trouvaient les deux femmes héroïques..... Les deux vraies Gauloises, comme disait M. Lebrenn, ne sourcillèrent pas, elles restèrent à portée de voir le marchand et son fils.

Il y eut un moment où, après avoir vaillamment lutté corps à corps avec un capitaine, M. Lebrenn, venant de le renverser, se redressa, chancelant encore sur les pavés ébranlés; soudain un soldat, debout sur la crête de la barricade, et dominant le marchand de toute sa hauteur, leva son fusil la pointe de la baïonnette en bas; il allait transpercer le marchand, lorsque Georges, se jetant au devant du coup, le reçut à travers le bras, et tomba. Le soldat allait redoubler, lorsqu'il fut saisi aux jambes par deux petites mains, qui se cramponnèrent à lui avec la force convulsive du désespoir... il perdit l'équilibre et roula, la tête en avant, de l'autre côté de la barricade.

Georges devait la vie à Pradeline: brave comme un lion, les cheveux en désordre, la joue enflammée, elle était, durant le combat, parvenue à se rapprocher de Georges. Mais, au moment où elle venait de le sauver, une balle, en ricochant, frappa la jeune fille au côté. Elle tomba sur les genoux... en s'évanouissant son dernier regard chercha Georges, qui ne se doutait pas du dévouement de la pauvre créature[17].

[17] Ces traits de courage, dignes de nos mères, sont justifiés par la mort héroïque de deux belles jeunes filles de dix-huit ans, qui, coiffées en cheveux, les bras nus, se tenaient debout sur une barricade, voisine de la rue Saint-Denis, au mois de juin 1848.

Le père Bribri, voyant la jeune fille blessée, déposa son mousqueton, courut à elle et la souleva. Il cherchait des yeux où la mettre à l'abri, lorsqu'il aperçut, à la porte du magasin de toile, madame Lebrenn et sa fille. Elles venaient de descendre du premier étage, et s'occupaient, avec Gildas et Jeanike, d'organiser une ambulance dans la boutique.

Gildas commençait à s'habituer au feu. Il aida le père Bribri à transporter Pradeline mourante dans l'arrière-magasin, où madame Lebrenn et sa fille lui donnèrent les premiers soins.

Le chiffonnier sortait de la boutique, lorsqu'il vit rouler à ses pieds un frêle petit corps vêtu d'un pantalon garance et d'un bourgeron bleu en lambeaux, trempé de sang.

—Ah! pauvre Flamèche!—s'écria le vieillard en courant auprès de l'enfant, qu'il essaya de relever en lui disant:—Tu es blessé?... Ça ne sera rien... Courage...

—Je suis flambé, père Bribri!...—répondit l'enfant d'une voix éteinte.—C'est dommage... je n'irai pas... pêcher de poissons rouges dans le... bassin... des...

Et il expira.

Une grosse larme roula sur la barbe hérissée du chiffonnier.

—Pauvre petit b.....! il n'était pas méchant,—dit le père Bribri en soupirant.—Il meurt comme il a vécu, sur le pavé de Paris!

Telle fut la fin et l'oraison funèbre de Flamèche.

Au moment où le pauvre enfant trépassait, le grand-père de Georges, malgré sa faiblesse, descendait de chez lui, accourant à la barricade. Du haut de sa fenêtre, ses munitions mobilières et immobilières épuisées, il avait suivi les péripéties du combat, et vu tomber son petit-fils. Il le cherchait parmi les morts et les blessés, en l'appelant d'une voix déchirante.

La résistance des défenseurs de la barricade fut si opiniâtre, que les municipaux, après avoir perdu un grand nombre de soldats, durent se replier en bon ordre.

Le feu avait cessé depuis quelques instants, lorsqu'on entendit tirer un coup de fusil dans une rue voisine, et retentir sur le pavé le galop de plusieurs chevaux.

On vit bientôt paraître à revers de la barricade un colonel de dragons, suivi de plusieurs cavaliers, le sabre au poing, comme leur chef, et chargeant un groupe d'insurgés, qui tiraient en battant en retraite et en courant.

C'était le colonel de Plouernel; séparé d'un escadron de son régiment par un mouvement populaire, il cherchait à s'ouvrir un passage vers le boulevard, ne s'attendant pas à trouver la rue occupée à cet endroit par l'insurrection.

Le combat, un moment suspendu, recommença. Les défenseurs de la barricade crurent d'abord que ce petit nombre de cavaliers formait l'avant-garde d'un régiment qui allait les prendre à revers et les mettre entre deux feux si la garde municipale revenait à l'assaut.

Une décharge générale accueillit les quinze ou vingt dragons commandés par le colonel de Plouernel; quelques cavaliers tombèrent, lui-même fut atteint; mais, cédant à son intrépidité naturelle, il enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval, brandit son sabre et s'écria:

—Dragons! sabrez cette canaille!...

Le bond que fit le cheval du colonel fut énorme; il atteignit la base de la barricade; mais là, il trébucha sur les pavés roulants et s'abattit.

M. de Plouernel, quoique blessé, et à demi engagé sous sa monture, se défendait encore avec un courage héroïque; chacun des coups de sabre qu'il assénait de son bras de fer faisait une blessure. Il allait cependant succomber sous le nombre, lorsque, au péril de sa vie, M. Lebrenn, aidé de son fils et de Georges (quoique celui-ci fût blessé), se jeta entre le colonel et les assaillants exaspérés par la lutte, parvint à le retirer de dessous son cheval, et à le pousser dans l'intérieur de la boutique.

—Amis! ces dragons sont isolés, hors d'état de nous résister... désarmons-les... mais pas de carnage inutile... ce sont des frères!...

—Grâce aux soldats... mais mort au colonel!—s'écrièrent les hommes qui étaient accourus chargés par les dragons.—Mort au colonel!...

—Oui! oui!—répétèrent plusieurs voix.

—Non!—s'écria le marchand en barrant sa porte avec son fusil, tandis que Georges se joignait à lui.—Non! non! pas de massacre après le combat... pas de lâcheté!...

—Le colonel a tué mon frère d'un coup de pistolet à bout portant... là-bas, au coin de la rue!—hurla un homme, les yeux sanglants, l'écume aux lèvres, en brandissant un sabre.—À mort, le colonel!...

—Oui! oui! à mort!...—crièrent plusieurs voix menaçantes.—À mort!...

—Non! vous ne tuerez pas un homme blessé!—Vous ne voudrez pas massacrer un homme désarmé!...

—À mort!—répétèrent plusieurs voix.—À mort!...

Eh bien, entrez!—Voyons si vous aurez le cœur de déshonorer la cause du peuple par un crime!

Et le marchand, quoique prêt à s'opposer de nouveau à cette férocité, laissa libre la porte qu'il avait jusque-là défendue.

Les assaillants restèrent immobiles, frappés des paroles de M. Lebrenn.

Cependant, l'homme qui voulait venger son frère s'élança le sabre à la main en poussant un cri farouche. Déjà il touchait au seuil de la porte, lorsque Georges, lui saisissant les mains, et les serrant entre les siennes, l'arrêta, et lui dit d'une voix profondément émue:

—Tu voudrais te venger par un assassinat? Non, frère... tu n'es pas un assassin!

Et Georges Duchêne, les larmes aux yeux, le pressa dans ses bras.

La voix, le geste, l'accent de la physionomie de Georges causèrent une telle vive impression à l'homme qui criait vengeance, qu'il baissa la tête, jeta son sabre loin de lui; puis, se laissant tomber sur un tas de pavés, il cacha sa figure entre ses deux mains, en murmurant à travers ses sanglots étouffés:

—Mon frère!... mon pauvre frère!...


Le combat a cessé depuis quelque temps. Le fils du marchand est allé aux informations; il a apporté la nouvelle que le roi et la famille royale sont en fuite, que les troupes fraternisent avec le peuple, que la chambre des députés est dissoute, et qu'un gouvernement provisoire est établi à l'Hôtel de ville.

La barricade de la rue Saint-Denis est cependant toujours militairement gardée. En cas de nouvelles alertes, des vedettes avancées ont été placées. Çà et là gisent les morts des deux partis.

Les blessés appartenant soit à l'insurrection, soit à l'armée, ont été transportés dans plusieurs boutiques où sont établies des ambulances, ainsi que chez M. Lebrenn. Les soldats sont traités avec les mêmes soins que ceux qui les combattaient quelques heures auparavant. Les femmes s'empressent autour d'eux; et s'il est quelque chose à regretter, c'est l'excès de zèle et la multitude des offres de service.

Plusieurs gardes municipaux et un officier de dragons, qui accompagnait le colonel de Plouernel, ayant été faits prisonniers, on les a répartis dans diverses maisons, d'où ils ont pu bientôt sortir, déguisés en bourgeois, et accompagnés bras dessus, bras dessous, par leurs adversaires du matin.

La boutique de M. Lebrenn est encombrée de blessés: l'un est étendu sur le comptoir, les autres sur des matelas jetés à la hâte sur le plancher. Le marchand et sa famille aident plusieurs chirurgiens du quartier à poser le premier appareil sur les blessures; Gildas distribue de l'eau mélangée de vin aux patients, dont la soif est brûlante. Parmi ces derniers, côte à côte, sur le même matelas, se trouvaient le père Bribri et un sergent de la garde municipale, vieux soldat à moustaches aussi grises que la barbe du chiffonnier.

Celui-ci, après avoir prononcé l'oraison funèbre de Flamèche, avait reçu, lors de l'alerte causée par les dragons, une balle dans la jambe. Le sergent avait reçu, lui, à la première attaque de la barricade, une balle dans les reins.

—Cré coquin! que je souffre!—murmura le sergent.—Et quelle soif!... le gosier me brûle...

Le père Bribri l'entendit, et voyant passer Gildas, tenant d'une main une bouteille d'eau mélangée de vin et de l'autre un panier de verres, il s'écria comme s'il eût été au cabaret:

—Garçon! eh! garçon! à boire à l'ancien, s'il vous plaît... il a soif.

Le sergent, surpris et touché de l'attention de son camarade de matelas, lui dit:

—Merci, mon vieux; c'est pas de refus, car j'étrangle.

Gildas, à l'appel du père Bribri, avait rempli un de ses verres; il se baissa et le tendit au soldat. Celui-ci essaya de se soulever, mais il n'y put parvenir, et dit en retombant:

—Sacrebleu! je ne peux pas me tenir assis; j'ai les reins démolis.

—Attendez, sergent,—dit le père Bribri;—j'ai une patte avariée, mais les reins et les bras sont encore solides. Je vas vous donner un coup de main.

Le chiffonnier aida le soldat à se mettre sur son séant, et le maintint de la sorte jusqu'à ce qu'il eût fini de boire; après quoi, il l'aida à se recoucher.

—Merci et pardon de la peine, mon vieux,—dit le municipal.

—À votre service, sergent.

—Dites donc, mon vieux!

—Quoi, sergent?

—Savez-vous que c'est tout de même une drôle de chose?

—Laquelle, sergent?

—Enfin! de dire qu'il y a deux heures, nous nous fichions des coups de fusil, et que maintenant nous nous faisons des politesses.

—Ne m'en parlez pas, sergent! C'est bête comme tout les coups de fusil.

—D'autant plus qu'on ne s'en veut pas...

—Parbleu! que le diable me brûle si je vous en voulais, à vous, sergent!... Et pourtant, c'est peut-être moi qui vous ait cassé les reins... De même que, sans m'en vouloir pour deux liards, vous m'auriez planté votre baïonnette dans le ventre... D'où j'en reviens à dire, sergent, que c'est bête de s'échiner les uns les autres quand on ne s'en veut pas.

—C'est la pure vérité.

—Eh puis, enfin, est-ce que vous y teniez beaucoup à Louis-Philippe... vous, sergent?

—Moi? je m'en moque pas mal!... Je tenais à avoir mon temps de retraite pour m'en aller... Voilà mon opinion. Et vous, l'ancien? la vôtre?...

—Moi, je suis pour la république, qui assurera du travail et du pain à ceux qui en manquent.

—Si c'est comme ça, l'ancien, j'en serais assez de la république; car j'ai mon pauvre frère, chargé de famille, à qui le chômage fait bien du mal... Ah! c'est pour ça que vous vous battiez, vous, l'ancien? Ma foi, vous n'aviez pas tort...

—Et pourtant, c'est peut-être vous qui m'avez déquillé, farceur; mais, sans reproche au moins!

—Que diable voulez-vous? Est-ce que nous savons jamais pourquoi nous nous battons? La vieille habitude de l'exercice est là; on nous commande feu... nous faisons feu, sans vouloir trop bien ajuster pour la première fois... vrai... Mais on riposte ferme... Dam... alors... chacun pour sa peau...

—Tiens! je crois bien...

—On est pincé, ou l'on voit tomber un camarade; alors on se monte; l'odeur de la poudre vous grise, et l'on finit par taper comme des sourds...

—Une fois là, sergent, c'est si naturel!

—Mais, c'est égal, voyez-vous, mon ancien, à portée de fusil, ça va encore; mais une fois qu'on en vient à s'empoigner corps à corps, à la baïonnette, et que, se regardant le blanc des yeux, on se dit en français: À toi, à moi... tenez, on sent quelque chose qui vous amollit les bras et les jambes, ce qu'on ne sent pas quand on tape sur un vrai ennemi.

—C'est tout simple, sergent, parce que vous vous dites en vous-même: Voilà des gaillards qui veulent la réforme, la république... bon... Quel mal me font-ils à moi? Eh puis, est-ce que je ne suis pas du peuple comme eux? Est-ce que je n'ai pas des parents ou des amis dans le peuple aussi?... Il y a donc cent à parier contre un que je devrais être de leur avis au lieu de les carnager...

—C'est si vrai, l'ancien, que je suis comme vous pour la république... si elle peut donner du pain et du travail à mon pauvre frère, qui en manque.

—C'est ce qui revient à dire, sergent, qu'il n'y a rien de plus bête que de s'esquinter les uns les autres, sans s'être au moins dit le pourquoi de la chose.

Et le père Bribri, tirant de sa poche sa vieille petite tabatière de bois blanc, dit à son compagnon:

—Sergent, en usez-vous?

—Ma foi, ça n'est pas de refus, l'ancien; ça me dégagera un peu la cervelle.

—Dites donc, sergent,—dit en riant le père Bribri;—est-ce que vous seriez enrhumé du cerveau? Vous savez la chanson:

Il y avait une fois cinq à six gendarmes
Qui avaient des bons rhumes de cerveau...

—Ah! vieux farceur!—dit le municipal en donnant une tape amicale sur l'épaule de son camarade de matelas, et riant de la plaisanterie; puis, ayant savouré son tabac en connaisseur, il ajouta:

—Fichtre! c'est du fameux!

—Écoutez donc, sergent,—dit le père Bribri en prisant à son tour,—c'est mon luxe. Je le prends à la Civette, rien que ça!

—C'est aussi là que ma femme se fournit.

—Ah! vous êtes marié, sergent? Diable! votre pauvre épouse va être fièrement inquiète!

—Oui, car c'est une brave femme! Et si ma blessure n'est pas mortelle, il faudra, l'ancien, que vous veniez d'amitié manger la soupe chez nous. Eh! eh!... nous parlerons de la barricade de la rue Saint-Denis en cassant une croûte.

—Vous êtes bien honnête, sergent; c'est pas de refus. Et comme je n'ai pas de ménage, il faudra qu'en retour votre épouse et vous veniez manger avec moi une gibelotte à la barrière.

—C'est dit, mon ancien.

Au moment où le civil et le militaire faisaient entre eux cet échange de courtoisie, M. Lebrenn, pâle, et les larmes aux yeux, sortit de l'arrière-magasin, dont la porte était restée fermée jusque-là, et dit à sa femme, toujours occupée à soigner les blessés:

—Ma chère amie, veux-tu venir un instant?

Madame Lebrenn rejoignit son mari, et la porte de l'arrière-magasin se referma sur eux. Un triste spectacle s'offrit aux yeux de la femme du marchand.

Pradeline était étendue sur un canapé, pâle et mourante. Georges Duchêne, le bras en écharpe, se tenait agenouillé auprès de la jeune fille, lui présentant une tasse remplie de breuvage.

À la vue de madame Lebrenn, la pauvre créature tâcha de sourire, rassembla ses forces, et dit d'une voix défaillante et entrecoupée:

—Madame... j'ai voulu vous voir... avant de mourir... pour vous dire... la vérité sur Georges. J'étais orpheline, ouvrière fleuriste; j'avais eu bien de la peine... bien de la misère... mais j'étais restée honnête. Je dois dire, pour ne pas m'en faire trop accroire, que je n'avais jamais été tentée,—ajouta-t-elle avec un sourire amer; puis elle reprit:—J'ai rencontré Georges à son retour de l'armée... je suis devenue amoureuse de lui... Je l'ai aimé... oh! bien aimé... allez!... c'est le seul... peut-être est-ce parce qu'il n'a jamais été mon amant... je l'aimais sans doute plus qu'il ne m'aimait; il valait mieux que moi..... c'est par bon cœur qu'il m'a offert de nous marier..... Malheureusement, une amie m'a perdue; elle avait été, comme moi, ouvrière... et par misère, elle s'était vendue!... Je l'ai revue riche, brillante... elle m'a engagée à faire comme elle... la tête m'a tourné... j'ai oublié Georges.... pas longtemps, pourtant..... mais pour rien au monde, je n'aurais osé reparaître devant lui... Quelquefois, cependant, je venais dans cette rue, tâchant de l'apercevoir... Je l'ai vu plus d'une fois travailler dans votre magasin, madame... et parler à votre fille, que j'ai trouvée belle... oh! belle comme le jour!... Un pressentiment m'a dit que Georges devait l'aimer... Je l'ai épié; plus d'une fois dans ces derniers temps, je l'ai aperçu le matin à sa fenêtre, regardant vos croisées... Hier matin... j'étais chez quelqu'un...

Et une faible rougeur de honte colora un instant les joues livides de la jeune fille; elle baissa les yeux, et reprit d'une voix de plus en plus affaiblie.

—Là, par hasard... j'ai appris que cette personne... trouvait votre fille... très-belle... et comme cette personne... ne recule devant rien, cela m'a fait peur pour votre fille et pour Georges... J'ai voulu le prévenir hier... il n'était pas chez lui; je lui ai écrit... pour lui demander à le voir, sans lui expliquer pourquoi... Ce matin... je suis sortie de chez moi... sans savoir... qu'il y avait... des barricades... et.....

La jeune fille ne put achever, sa tête se renversa en arrière; elle porta machinalement les deux mains à son sein, où elle avait reçu la blessure, poussa un soupir douloureux et balbutia quelques paroles inintelligibles, pendant que M. et madame Lebrenn pleuraient silencieusement.

—Joséphine,—lui dit Georges,—souffrez-vous davantage?—Et il ajouta en portant la main à ses yeux:—Cette blessure... mortelle... c'est en voulant me sauver qu'elle l'a reçue.

—Georges,—dit la jeune fille d'une voix faible et d'un air égaré,—Georges, vous ne savez pas...

Et elle tâcha de rire.

Ce rire dans l'agonie était navrant.

—Pauvre enfant! revenez à vous,—dit madame Lebrenn.

—Je m'appelle Pradeline,—répondit la malheureuse créature en délire.—Oui... parce que je chante toujours.

—L'infortunée!—dit M. Lebrenn,—elle délire!

—Georges...—reprit-elle dans un complet égarement,—écoutez mes chansons...

Et d'une voix expirante elle improvisa sur son air favori:

Je sens déjà la mort...
Allons... si c'est mon sort...
Ah! c'est pourtant bientôt.
Que de... mourir...

Elle n'acheva pas; ses bras se raidirent, sa tête se pencha sur son épaule.

Elle était morte...

Gildas, à cet instant, entr'ouvrit la porte qui communiquait à un escalier montant au premier étage, et dit au marchand:

—Monsieur, le colonel qui est là-haut demande à vous parler tout de suite.

La nuit était venue.

Le marchand se rendit dans sa chambre à coucher, où le colonel avait été conduit par mesure de prudence.

M. de Plouernel avait reçu deux blessures légères et de fortes contusions. Pour faciliter le premier pansement appliqué à ses plaies, il s'était dépouillé de son uniforme.

M. Lebrenn trouva son hôte debout, pâle et sombre.

—Monsieur,—dit-il,—mes blessures ne sont pas assez graves pour m'empêcher de quitter votre maison. Je n'oublierai jamais votre généreuse conduite envers moi, conduite doublement louable, après ce qui s'est passé hier entre nous. Mon seul désir est de pouvoir m'acquitter un jour... Cela me sera difficile, monsieur, car nous sommes vaincus, et vous êtes vainqueurs... J'étais aveugle sur la situation des esprits; cette révolution soudaine m'éclaire... Le jour de l'avénement du peuple est arrivé... Nous avons eu notre temps, comme vous me le disiez hier. Monsieur, votre tour est venu.

—Je le crois, monsieur... Maintenant, laissez-moi vous donner un conseil... Il ne serait pas prudent à vous de sortir en uniforme... L'effervescence populaire n'est pas encore calmée... Je vais vous donner un paletot et un chapeau rond; à l'aide de ce déguisement, et dans la compagnie d'un de mes amis, vous pourrez sans encombre regagner votre demeure.

—Monsieur! vous n'y songez pas... Me déguiser... ce serait une lâcheté!...

—De grâce, monsieur! pas de susceptibilité exagérée; n'avez-vous pas conscience de vous être intrépidement battu jusqu'à la fin?

—Oui... mais désarmé... désarmé par des...

Puis, s'interrompant, il tendit la main au marchand et lui dit:

—Pardon, monsieur... je m'oublie, et je suis vaincu... Soit, je suivrai votre conseil; je prendrai un déguisement, sans croire commettre une lâcheté. Un homme dont la conduite est aussi digne que la vôtre doit être bon juge en matière d'honneur.

En un instant M. de Plouernel fut vêtu en bourgeois, grâce aux habits que lui prêta le marchand.

Le colonel, montrant alors son casque bossué placé à côté de son uniforme à demi déchiré pendant la lutte, dit à M. Lebrenn:

—Monsieur, je vous en prie, gardez mon casque, à défaut de mon sabre, que j'aurais aimé à vous laisser comme souvenir d'un soldat à qui vous avez généreusement sauvé la vie.

—J'accepte, monsieur,—répondit le marchand;—j'ajouterai ce casque à deux autres souvenirs qui me viennent de votre famille.

—De ma famille!—s'écria M. de Plouernel stupéfait.—De ma famille!... Vous la connaissez?

—Hélas! monsieur...—répondit le marchand d'un air pensif et mélancolique,—ce n'est pas la première fois que depuis des siècles un Néroweg de Plouernel et un Lebrenn se sont rencontrés les armes à la main.

—Que dites-vous, monsieur?—demanda le comte de plus en plus surpris.—Je vous en prie! expliquez-vous...

Deux coups frappés à la porte interrompirent l'entretien de M. Lebrenn et de son hôte.

—Qui est là?—dit le marchand.

—Moi, père.

—Entre, mon enfant.

—Père,—dit vivement Sacrovir,—plusieurs amis sont en bas; ils arrivent de l'Hôtel de ville. Ils vous attendent.

—Mon enfant,—reprit M. Lebrenn,—tu es connu comme moi dans la rue; tu vas accompagner notre hôte, en passant par le petit escalier qui aboutit sous la porte cochère, afin de ne pas passer par la boutique.

—Oui, père.

—Tu ne quitteras monsieur de Plouernel que lorsqu'il sera rentré chez lui, et tout à fait en sûreté.

—Soyez tranquille, mon père; je viens déjà de traverser deux fois les barricades... Je réponds de tout.

—Pardon, monsieur, si je vous quitte,—dit le marchand à M. de Plouernel.—Mes amis m'attendent...

—Adieu, monsieur...—dit le colonel d'une voix pénétrée.—J'ignore ce que l'avenir nous réserve; nous pouvons nous retrouver encore dans des camps opposés; mais, je vous le jure, je ne pourrai désormais vous regarder comme un ennemi.

Et M. de Plouernel suivit le fils du marchand.

M. Lebrenn, resté seul, contempla le casque du colonel pendant un instant, et se dit:

—Ah! il est vraiment des fatalités étranges!...

Et prenant le casque, il alla le déposer dans cette pièce mystérieuse qui excitait si vivement la curiosité de Gildas.

M. Lebrenn vint ensuite rejoindre ses amis, qui lui apprirent que l'on ne doutait plus que la république ne fût proclamée par le gouvernement provisoire réuni à l'Hôtel de ville.


CHAPITRE XI.

Comment la famille du marchand de toile, Georges Duchêne et son grand-père, assistèrent à une imposante cérémonie et à une touchante manifestation, aux cris de vive la république!—Comment le numéro onze cent vingt, forçat au bagne de Rochefort, fut menacé du bâton par un argousin et eut un entretien avec un général de la république, et ce qu'il en advint.—Ce que c'était que ce général et ce forçat.

1848-1849.

Après la bataille, après la victoire, l'inauguration du triomphe et la glorification des cendres des victimes!

Quelques jours après le renversement du trône de Louis-Philippe, vers les dix heures du matin, la foule se pressait aux abords de l'église de la Madeleine, dont la façade disparaissait entièrement sous d'immenses draperies noires et argent. Au fronton du monument on lisait ces mots:

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. Liberté—Égalité—Fraternité.

Un peuple immense encombrait les boulevards, où s'élevaient, depuis la Bastille jusqu'à la place de la Madeleine, deux rangs de hauts trépieds funéraires. Ce jour-là, on honorait les mânes des citoyens morts en février pour la défense de la liberté. Un double cordon de garde nationale, commandée en premier par le digne général Courtais, et en second par un vieux soldat de la cause républicaine, le brave Guinard, formait la haie.

La population, grave, recueillie, avait conscience de sa souveraineté nouvelle, conquise par le sang de ses frères.

Bientôt le canon tonna, l'hymne patriotique de la Marseillaise retentit. Les membres du gouvernement provisoire arrivaient; c'étaient les citoyens: Dupont (de l'Eure), Ledru-Rollin, Arago, Louis Blanc, Albert, Flocon, Lamartine, Crémieux, Garnier-Pagès, Marrast. Ils montèrent lentement l'immense perron de l'église: des écharpes tricolores, nouées en sautoir, distinguaient seules les citoyens chargés, à cette époque, des destinées de la France.

À leur suite venaient, reniant la royauté si longtemps flattée par eux, et acclamant la république et la souveraineté populaire, par le seul fait de leur présence à cette cérémonie solennelle, les grands corps de l'État, la haute magistrature en robe rouge, les corps savants, revêtus de leur costume officiel, les maréchaux, les généraux en grand uniforme; tous allaient prier des lèvres, sinon du cœur, pour la mémoire de ceux que la veille encore ils traitaient d'émeutiers, de factieux, avec une haine dédaigneuse et superbe.

Des cris passionnés de: Vive la république! éclatèrent sur le passage de ces dignitaires, dont la plupart, courtisans de tant de régimes, et, à cette heure, néophytes républicains, avaient blanchi au service de la couronne, comme ils disaient. Ces cris austères semblaient leur rappeler la solennité de leur adhésion.

Plus d'un homme en robe rouge ou en habit doré, le front encore moite de la peur de la veille, souriait d'un air contraint; plus surpris que touché de la contenance digne et calme de ce peuple héroïque, de ce peuple qui, par ses paroles, par ses actes, par ses privations, par la protection dont il couvrait les personnes et les propriétés en l'absence de toute force publique organisée, prouvait, en se montrant si jaloux de ses devoirs, qu'il était à la hauteur des droits souverains qu'il venait de reconquérir.

Toutes les fenêtres des maisons situées sur la place de la Madeleine étaient garnies de spectateurs. À l'entresol d'une boutique occupée par un des amis de M. Lebrenn, on voyait aux croisées madame Lebrenn et sa fille, toutes deux vêtues de noir; M. Lebrenn, son fils, ainsi que le père Morin et son petit-fils, Georges, qui portait le bras en écharpe: tous deux faisaient dès lors, pour ainsi dire, partie de la famille du marchand. La surveille de ce jour, M. et madame Lebrenn avaient annoncé à leur fille qu'ils consentaient à son mariage avec Georges. Aussi lisait-on sur les beaux traits de Velléda l'expression d'un bonheur profond, contenu par le caractère imposant de la cérémonie, qui excitait une pieuse émotion dans la famille du marchand.

Lorsque le cortége fut entré dans l'église, et que la Marseillaise eut cessé de retentir, M. Lebrenn, dont les yeux étaient humides, s'écria avec enthousiasme:

—Oh! c'est un grand jour que celui-ci... c'est l'inauguration de notre république pure de tout excès, de toute proscription, de toute souillure... Clémente comme la force et le bon droit, fraternelle comme son symbole, sa première pensée a été de renverser l'échafaud politique, cet échafaud que, vaincue, elle eût arrosé du plus pur, du plus glorieux de son sang. Voyez: loyale et généreuse, elle appelle maintenant à un pacte solennel d'oubli, de pardon, de concorde, juré sur les cendres des derniers martyrs de nos libertés, ces magistrats, ces généraux, naguère encore implacables ennemis des républicains, qu'ils frappaient par le glaive de la loi, par le glaive de l'armée... Oh! c'est beau! c'est noble! tendre ainsi, à ses adversaires de la veille, une main amie et désarmée!

—Mes enfants!—dit madame Lebrenn,—espérons... croyons que ces martyrs de la liberté, dont on honore aujourd'hui les cendres, seront les dernières victimes de la royauté!

—Oui! car partout la liberté s'éveille!—s'écria Sacrovir Lebrenn avec enthousiasme.—Révolution à Vienne... révolution à Milan... révolution à Berlin... Chaque jour apporte la nouvelle que la commotion républicaine de la France a ébranlé tous les trônes de l'Europe!... La fin des rois est venue!

—Une armée sur le Rhin, une autre sur la frontière du Piémont pour marcher à l'aide de nos frères d'Europe, s'ils ont besoin de notre secours,—dit Georges Duchêne,—et la république fait le tour du monde!... Alors, plus de guerre, n'est-ce pas, monsieur Lebrenn?... Union! fraternité des peuples! paix générale! travail! industrie! bonheur pour tous!... Plus d'insurrections, puisque la lutte pacifique du suffrage universel va désormais remplacer ces luttes fratricides dans lesquelles tant de nos frères ont péri.

—Oh!—s'écria Velléda Lebrenn, qui des yeux avait suivi son fiancé tandis qu'il parlait,—que l'on est heureux de vivre dans un temps comme celui-ci! Que de grandes et nobles choses nous verrons, n'est-ce pas, mon père?

—En douter, mes enfants! serait nier la marche, le progrès constant de l'humanité!...—dit M. Lebrenn.—Et jamais l'humanité n'a reculé...

—Que le bon Dieu vous entende, monsieur Lebrenn!—reprit le père Morin.—Et quoique bien vieux, j'aurai ma petite part de ce beau spectacle... Après ça, c'est être trop gourmand aussi!—ajouta le bonhomme d'un air naïf et attendri en regardant la fille du marchand.—Est-ce que j'ai encore quelque chose à désirer, moi? maintenant que je sais que cette bonne et belle demoiselle doit être la femme de mon petit-fils? Ne fait-il pas à cette heure partie d'une famille de braves gens? la fille valant la mère... le fils valant le père... Dam!... quand on a vu cela, et qu'on est aussi vieux que moi... l'on n'a plus rien à voir... on peut s'en aller... le cœur content!...

—Vous en aller, bon père?—dit madame Lebrenn en prenant une des mains tremblantes du bonhomme.—Et ceux qui restent et qui vous aiment?

—Et qui se sentiront doublement heureux,—ajouta Velléda en prenant l'autre main du vieillard,—si vous êtes témoin de leur bonheur!

—Et qui tiennent à honorer longuement en vous, bon père, le travail, le courage et le grand cœur!—reprit Sacrovir avec un accent de respectueuse déférence, pendant que le vieillard, de plus en plus ému, portait à ses yeux ses mains tremblantes et vénérables.

—Ah! vous croyez, monsieur Morin,—dit M. Lebrenn en souriant,—vous croyez que vous n'êtes pas aussi notre bon grand-père à nous? vous croyez que vous ne nous appartenez pas maintenant, aussi bien qu'à notre cher Georges? comme si nos affections n'étaient pas les siennes, et les siennes les nôtres!

—Mon Dieu! mon Dieu!—reprit le vieillard, si délicieusement ému que ses larmes coulaient,—que voulez-vous que je vous réponde? C'est trop... c'est trop... je ne peux que dire merci et pleurer. Georges, toi qui sais parler, réponds pour moi, au moins!

—Ça vous est bien facile à dire, grand-père,—reprit Georges non moins ému que le vieillard.

—Mon père!—dit vivement Sacrovir en s'avançant vers la fenêtre.

—Vois donc! vois donc!...

Et il ajouta avec exaltation:

—Oh! brave et généreux peuple entre tous les peuples!...

À la voix du jeune homme tous coururent à la fenêtre.

Voici ce qu'ils virent sur le boulevard, laissé libre par l'accomplissement de la cérémonie funèbre:

À la tête d'un long cortége d'ouvriers marchaient quatre des leurs, portant sur leurs épaules une sorte de pavois enrubané, au milieu duquel se voyait une petite caisse de bois blanc; venait ensuite un drapeau sur lequel on lisait:

Vive la république! Liberté—Égalité—Fraternité. OFFRANDE À LA PATRIE.

Les passants s'arrêtaient, saluaient, et criaient avec transport:

—Vive la république!

—Ah! je les reconnais bien là!—s'écria le marchand les yeux mouillés de larmes.—Ce sont eux, eux, prolétaires... eux qui ont dit ce mot sublime: Nous avons trois mois de misère au service de la république... eux, pauvres, et les premiers frappés par la crise du commerce. Et pourtant les voici les premiers à offrir à la patrie le peu qu'ils possèdent... la moitié de leur pain de demain, peut-être...

—Et ceux-là, les déshérités, qui donnent un tel exemple aux riches, aux heureux du jour... ceux-là, qui montrent tant de générosité, tant de cœur, tant de résignation, tant de patriotisme, ne sortiraient pas enfin de leur servage?—s'écria madame Lebrenn.—Quoi! leur intelligence, leur travail opiniâtre, seraient toujours stériles pour eux seuls! quoi! pour eux, toujours la famille serait une angoisse? le présent, une privation? l'avenir, une épouvante? la propriété un rêve sardonique? Non, non! Dieu est juste!... Ceux-là qui triomphent avec tant de grandeur ont enfin gravi leur Calvaire! Le jour de la justice est venu pour eux. Et je dis comme votre père, mes enfants: C'est un grand et beau jour que celui-ci! jour d'équité... de justice... pur de toute vengeance!

—Et ces mots sacrés sont le symbole de la délivrance des travailleurs!—dit M. Lebrenn en montrant du geste cette inscription attachée au fronton du temple chrétien:

Liberté—Égalité—Fraternité.


C'est près de dix-huit mois ensuite de cette journée si imposante par cette cérémonie religieuse, et si riche de splendides espérances qu'elle donnait à la France... au monde!... que nous allons retrouver M. Lebrenn et sa famille.


Voilà ce qui se passait au commencement du mois de septembre 1849 au bagne de Rochefort.

L'heure du repas avait sonné: les forçats mangeaient.

L'un de ces galériens, vêtu, comme les autres, de la veste et du bonnet rouge, portant au pied la manille, ou anneau de fer auquel se rivait une lourde chaîne, était assis sur une pierre et mordait son morceau de pain noir d'un air pensif.

Ce forçat était M. Lebrenn.

Il avait été condamné aux travaux forcés par un conseil de guerre, après l'insurrection de juin 1848.

Les traits du marchand avaient leur expression habituelle de fermeté sereine; seulement, sa figure, exposée pendant ses durs travaux à l'ardeur du soleil, était devenue, pour ainsi dire, couleur de brique.

Un garde-chiourme, le sabre au côté, le bâton à la main, après avoir parcouru quelques groupes de condamnés, s'arrêta, comme s'il eût cherché quelqu'un des yeux, puis s'écria en agitant son bâton dans la direction de M. Lebrenn:

—Eh! là-bas!... Numéro onze cent vingt!

Le marchand continua de manger son pain noir de fort bon appétit et ne répondit pas.

Numéro onze cent vingt!—cria de nouveau l'argousin.—Tu ne m'entends donc pas, gredin?

Même silence de la part de M. Lebrenn.

L'argousin, maugréant et irrité d'être obligé de faire quelques pas de plus, s'approcha rapidement du marchand, et le touchant du bout de son bâton, lui dit brutalement:

—Sacredieu! tu es donc sourd, toi, dis donc! animal?

Le visage de M. Lebrenn, lorsqu'il se sentit touché par le bâton de l'argousin, prit une expression terrible... Puis, domptant bientôt ce mouvement de colère et d'indignation, il répondit avec calme:

—Que voulez-vous?

—Voilà deux fois que je t'appelle... Onze cent vingt! et tu ne me réponds pas... Est-ce que tu crois me faire aller? Prends-y garde!...

—Allons, ne soyez par brutal,—répondit M. Lebrenn en haussant les épaules.—Je ne vous ai pas répondu parce que je n'ai pas encore perdu l'habitude de m'entendre appeler par mon nom... et que j'oublie toujours que je me nomme maintenant: Onze cent vingt.

—Assez de raisons!... Allons, en route chez le commissaire de marine.

—Pourquoi faire?

—Ça ne te regarde pas... Allons, marche, et plus vite.

—Je vous suis,—dit M. Lebrenn avec un calme imperturbable.

Après avoir traversé une partie du port, l'argousin, suivi de son forçat, arriva à la porte des bureaux du commissaire chargé de la direction du bagne.

—Veux-tu prévenir monsieur le commissaire que je lui amène le numéro onze cent vingt?—dit le garde-chiourme à un de ses camarades servant de planton.

Au bout de quelques instants, le planton revint, dit au marchand de le suivre, lui fit traverser un long corridor; puis, ouvrant la porte d'un cabinet richement meublé, il lui dit:

—Entrez là, et attendez...

—Comment!—dit M. Lebrenn fort surpris.—Vous me laissez seul?

—C'est l'ordre de monsieur le commissaire.

—Diable!—reprit M. Lebrenn en souriant;—c'est une marque de confiance dont je suis très-flatté.

Le planton referma la porte et sortit.

—Parbleu!—dit le marchand en avisant un excellent fauteuil,—voici une bonne occasion de m'asseoir ailleurs que sur la pierre ou sur le banc de la chiourme.

Puis il ajouta en se carrant sur les moelleux coussins:

—Décidément, c'est toujours une chose très-agréable qu'un bon fauteuil.

À ce moment une porte s'ouvrit, M. Lebrenn vit entrer un homme de haute taille, portant le petit uniforme de général de brigade, habit bleu à épaulettes d'or, pantalon garance.

À l'aspect de cet officier général, M. Lebrenn, saisi de surprise, se renversa sur le dossier de son fauteuil et s'écria:

—Monsieur de Plouernel!...

—Qui n'a pas oublié la nuit du 23 février, monsieur—répondit le général en s'avançant et tendant la main à M. Lebrenn. Celui-ci la prit, tout en examinant par réflexion les deux étoiles d'argent dont étaient ornées les épaulettes d'or de M. de Plouernel. Alors il lui dit avec un sourire de bonhomie narquoise:

—Vous êtes devenu général au service de la république, monsieur? et moi, je suis au bagne!... Avouez-le... c'est piquant...

M. de Plouernel regardait le marchand avec stupeur; il s'attendait à le trouver profondément abattu, ou dans une irritation violente; il le voyait calme et souriant avec malice.

—Eh bien! monsieur,—reprit M. Lebrenn toujours assis, pendant que le général, debout, le considérait avec un ébahissement croissant,—eh bien! monsieur, il y a tantôt dix-huit mois, lors de cette soirée dont vous voulez bien vous rappeler, qui eût dit que nous nous retrouverions dans la position où nous sommes tous deux aujourd'hui?...

—Tant de fermeté d'âme!—dit M. de Plouernel, forcé de rendre hommage à la vérité.—C'est de l'héroïsme!

—Pas du tout, monsieur... c'est tout simplement de la conscience et de la confiance...

—De la confiance?

—Oui... Je suis calme, parce que j'ai foi dans la cause à laquelle j'ai voué ma vie... et que ma conscience ne me reproche rien.

—Et pourtant... vous êtes ici, monsieur.

—Je plains l'erreur de mes juges...

—Vous... l'honneur même! sous la livrée de l'infamie!...

—Bah! cela ne déteint pas sur moi.

—Loin de votre femme... de vos enfants...

—Ils sont aussi souvent ici avec moi que moi avec eux... Les corps sont enchaînés, séparés; mais la pensée se joue des chaînes et de l'espace.

Puis, s'interrompant, M. Lebrenn ajouta:

—Mais, monsieur, apprenez-moi donc par quel hasard je vous vois ici... Le commissaire du bagne m'a fait demander... était-ce seulement pour me procurer l'honneur de recevoir votre visite?

—Vous me jugeriez mal, monsieur,—reprit le général,—si vous croyiez qu'après vous avoir dû la vie, je viens ici par un sentiment de curiosité stérile ou blessante...

—Je ne vous ferai pas cette injure, monsieur. Sans doute vous êtes en tournée d'inspection?

—Oui, monsieur.

—Vous aurez appris que j'étais ici au bagne, et vous venez peut-être m'offrir vos services?

—Mieux que cela, monsieur.

—Mieux que cela?... Expliquez-vous, je vous prie... Vous semblez embarrassé...

—En effet... je le suis... et beaucoup,—répondit le général visiblement décontenancé par le sang-froid et l'aisance du forçat.—Les révolutions amènent souvent des circonstances si bizarres...

—Des circonstances bizarres?...

—Sans doute,—reprit le général;—celle où nous nous trouvons tous deux aujourd'hui, par exemple.

—Oh! nous avons déjà épuisé cette apparente bizarrerie du sort, monsieur,—reprit le marchand en souriant.—Que sous la république, moi, vieux républicain, je sois aux galères, tandis que vous, républicain... de date un peu plus récente, vous soyez devenu général... cela est en effet bizarre... nous en sommes convenus... Mais ensuite?

—Mon embarras a une autre cause, monsieur.

—Laquelle?

—C'est que...—répondit M. de Plouernel en hésitant.

—C'est que?...

—J'ai demandé...

—Vous avez demandé? quoi, monsieur?

—Et obtenu...

—Ma grâce!... peut-être!—s'écria M. Lebrenn.—C'est charmant!

Et il y avait une sorte de comique si amer dans ce trait de mœurs politiques, que le marchand ne put s'empêcher de rire.

—Oui, monsieur,—reprit le général,—j'ai demandé, obtenu votre grâce... vous êtes libre... J'ai tenu à honneur de venir moi-même vous apporter cette nouvelle.

—Un mot d'explication, monsieur,—reprit le marchand d'un ton digne et sérieux.—Je n'accepte pas de grâce; mais, quoique tardive, j'accepte une justice réparatrice...

—Que voulez-vous dire?

—Si lors de la fatale insurrection de juin j'avais partagé l'opinion de mes frères qui sont ici au bagne avec moi, je n'accepterais pas de grâce; après avoir agi comme eux, je resterais ici comme eux et avec eux!...

—Mais cependant, monsieur... votre condamnation...

—Est inique, en deux mots, je vais vous le prouver... À l'époque de la prise d'armes de juin, l'an passé, j'étais capitaine dans ma légion; je me rendis sans armes à l'appel fait à la garde nationale... Et là, j'ai déclaré haut, très-haut... que c'est sans armes que je marcherais à la tête de ma compagnie, non pour engager une lutte sanglante, mais dans l'espoir de ramener nos frères, qui, exaspérés par la misère, par un déplorable malentendu, et surtout par d'atroces déceptions[18], ne devaient pourtant pas oublier que la souveraineté du peuple est inviolable, et que tant que le pouvoir qui la représente n'a pas été légalement accusé, convaincu de trahison... se révolter contre ce pouvoir, l'attaquer par les armes au lieu de le renverser par l'expression du suffrage universel, c'est se suicider, c'est porter atteinte à sa propre souveraineté... La moitié de ma compagnie a partagé mon avis, suivi mon exemple; et pendant que d'autres citoyens nous accusaient de trahison, nous, tête nue, désarmés, les mains fraternellement tendues, nous nous sommes avancés vers une première barricade; les fusils se sont relevés à notre approche... Des mains amies serraient déjà les nôtres... notre voix était écoutée... Déjà nos frères comprenaient que, si légitimes que fussent leurs griefs, une insurrection serait le triomphe momentané des ennemis de la république... lorsqu'une grêle de balles pleut dans la barricade derrière laquelle nous parlementions. Ignorant sans doute cette circonstance, un bataillon de ligne attaquait cette position... Surpris à l'improviste, les insurgés se défendent en héros; la plupart sont tués, un petit nombre fait prisonnier... Confondus avec eux, ainsi que plusieurs hommes de ma compagnie, nous avons été pris et considérés comme insurgés. Si je ne suis pas devenu fou d'horreur, ainsi que plusieurs de mes amis, prisonniers comme moi dans le souterrain des Tuileries pendant trois jours et trois nuits! si j'ai conservé ma raison, c'est que j'étais par la pensée avec ma femme et mes enfants... Traduit devant le conseil de guerre, j'ai dit la vérité; l'on ne m'a pas cru... Sans doute, quelques misérables haines de quartier, quelques basses délations de voisins avaient aggravé mon dossier... J'ai été envoyé ici... Vous le voyez, monsieur, l'on ne m'accorde pas une grâce; on me rend une justice tardive... Cela ne m'empêche pas de vous savoir gré des démarches que vous avez faites pour moi... Ainsi donc je suis libre?

[18] Plus que personne nous avons déploré la funeste insurrection de juin, le sang qu'elle a fait couler devant et derrière les barricades; mais nous nous révoltons aussi contre les abominables calomnies dont on a poursuivi tous les insurgés indistinctement. Nous en appelons entre autres au témoignage du brave général Piré, qui, dans une lettre adressée aux représentants du peuple, s'exprimait ainsi:

«Citoyens représentants, entré le premier à la baïonnette, le 23 juin, dans la barricade de la rue Nationale Saint-Martin, je me suis vu quelques instants seul au milieu des insurgés animés d'une exaspération indicible; nous combattions à outrance de part et d'autre; ils pouvaient me tuer, ils ne l'ont pas fait! J'étais dans les rangs de la garde nationale, en grande tenue d'officier général; ils ont respecté le vétéran d'Austerlitz et de Waterloo! Le souvenir de leur générosité ne s'effacera jamais de ma mémoire... Je les ai combattus à mort, je les ai vus braves, Français qu'ils sont. Encore une fois, ils ont épargné ma vie, ils sont vaincus, malheureux je leur dois le partage de mon pain... advienne que pourra!

Le lieutenant général Piré

Était-ce à des pillards, à des cannibales que croyaient s'adresser le président de l'Assemblée Nationale et le général Cavaignac dans ces proclamations?

23 juin 1848.

«Ouvriers,

»On vous trompe, on vous égare. Regardez quels sont les fauteurs de l'émeute:

»Hier, ils prenaient le drapeau des prétendants, aujourd'hui ils exploitent la question des ateliers nationaux: ils dénaturent les actes et la pensée de l'Assemblée Nationale... Le pain est suffisant pour tous, il est assuré pour tous; la Constitution garantira à jamais l'existence à tous; déposez donc vos armes, etc., etc.

»Sénard, président de l'Assemblée Nationale.»
25 juin 1848.

«... On vous dit que de cruelles vengeances vous attendent: ce sont vos ennemis, les nôtres, qui parlent ainsi. On vous a dit que vous serez sacrifiés de sang-froid! Venez à nous, venez comme des frères repentants et soumis à la loi, et les bras de la République sont prêts à vous recevoir.

Sénard, Cavaignac.»

Enfin, nous citons, sans commentaire, ce passage du journal l'Atelier:

«Octobre 1848.

»Trois mois se sont écoulés depuis les journées de juin, et maintenant on peut juger avec plus de sang-froid la cause de ces effroyables événements; sans doute on y trouvera, comme toujours, des hommes qui exploitent, au point de vue de leur ambition, les malheurs publics, des hommes qui sacrifieraient le monde entier à leur esprit haineux et égoïste; mais le véritable moteur, celui qui a mis le fusil à la main de trente mille combattants, c'était la désolante misère qui ne raisonne pas. Les pères de famille connaissent seuls, hélas! la puissance de cette excitation.

»Écoutez plutôt celui-ci, que le Conseil de guerre vient de condamner à dix ans de travaux forcés:

«... J'avais couru pendant deux jours pour avoir du travail, je n'en avais trouvé nulle part... Je rentrai près de ma femme malade; elle était dans son lit, sans chemise, sans camisole, avec un lambeau de couverture autour d'elle! J'eus un instant la pensée du suicide; mais je la repoussai quand je vis à côté la petite figure toute rose de mon enfant qui dormait profondément au milieu de cette affreuse misère. Ma femme mourut, je restai seul avec mes deux enfants; c'était deux jours avant l'insurrection. Mon fils, me montrant le panier qu'il portait habituellement pour aller à l'école, et où on lui mettait sa petite provision, me disait: Papa, tu n'as donc rien mis dedans? Eh bien, messieurs, voilà pourquoi j'ai écouté mes malheureux camarades... J'avais souffert comme eux... quand ils vinrent me chercher, je cédai; mais je leur dis: Je vous le jure, par la mémoire de ma pauvre sainte mère: si nous sommes vaincus, je serai jeté dans un cul de basse-fosse; je ne me plaindrai pas, je ne vous reprocherai rien; mais si nous sommes vainqueurs, pas de vengeance, pardon à tous, car cette guerre entre français est horrible.» (Déposition de N. A. devant les Conseils de guerre.)

—Monsieur le commissaire de la marine va venir vous confirmer ce que je vous annonce, monsieur. Vous pouvez sortir d'ici, aujourd'hui... à l'heure même.

—Eh bien, monsieur, puisque vous êtes si parfaitement en cour... républicaine,—reprit M. Lebrenn en souriant,—soyez assez obligeant pour demander au commissaire une faveur qu'il me refuserait peut-être.

—Je suis, monsieur, tout à votre service.

—Vous voyez cet anneau de fer que je porte à la jambe, et qui soutient ma chaîne? Cet anneau de fer, je voudrais être autorisé à l'emporter... en le payant, bien entendu.

—Comment!... cet anneau... Vous voudriez?...

—Simple manie de collectionneur, monsieur... Je possède déjà quelques petites curiosités historiques... entre autres, le casque dont vous avez bien voulu me faire hommage il y a dix-huit mois... J'y joindrai l'anneau de fer du forçat politique... Vous voyez, monsieur, que pour moi et ma famille ce rapprochement dira bien des choses...

—Rien de plus facile, je crois, monsieur, que de satisfaire votre désir. Tout à l'heure j'en ferai part au commissaire. Mais permettez-moi une question, peut-être indiscrète.

—Laquelle, monsieur?

—Je me rappelle qu'il y a dix-huit mois, et bien souvent depuis j'ai songé à cela, je me rappelle que, lorsque je vous ai prié de conserver mon casque, en souvenir de votre généreuse conduite envers moi, vous m'avez répondu...

—Que ce ne serait pas la seule chose provenant de votre famille que je possédais dans ma collection? C'est la vérité.

—Vous m'avez aussi dit, je crois, monsieur, que les Néroweg de Plouernel...

—S'étaient quelquefois rencontrés, dans le courant des âges et des événements, avec plusieurs membres de mon obscure famille, esclave, serve, vassale ou plébéienne, reprit M. Lebrenn.

—Cela est encore vrai, monsieur.

—Et à quelle occasion? dans quelles circonstances? comment avez-vous pu être instruit de faits passés il y a tant de siècles?...

—Permettez-moi de garder ce secret, et excusez-moi d'avoir inconsidérément éveillé chez vous, monsieur, une curiosité que je ne peux satisfaire. Mais encore sous l'impression de cette journée de guerre civile et de l'étrange fatalité qui nous avait mis, vous et moi, face à face... une allusion au passé m'est échappée... Je le regrette; car, je vous le répète, il est certains souvenirs de famille qui ne doivent jamais sortir du foyer domestique.

—Je n'insisterai pas, monsieur,—dit M. de Plouernel.

Et après un instant d'hésitation il reprit:

—Un mot encore, monsieur... Encore une question indiscrète, sans doute...

—J'écoute, monsieur.

—Que pensez-vous de moi... en me voyant servir la république?

—Une telle question, monsieur, appelle une réponse d'une entière franchise.

—Vous ne pouvez m'en faire d'autre, monsieur, je le sais.

—Eh bien! vous ne croyez pas à la durée de la république; vous pensez vous servir utilement, pour l'avenir de votre parti, de l'autorité que vous confie, ainsi qu'à tant d'autres royalistes, un pouvoir parjure... Vous espérez enfin, à un moment donné, user de votre position dans l'armée pour favoriser le retour de votre maître, ainsi que vous appelez, je crois, ce gros garçon, le dernier des Capets et des rois franks par droit de conquête... Le gouvernement de monsieur Bonaparte met entre vos mains des armes contre la république... Vous les acceptez, c'est de bonne guerre, à votre point de vue.

—Et au vôtre?

—Au mien?

—Oui...

—Je ne ferais pas cela, monsieur... Je hais la monarchie pour les maux affreux dont, pendant des siècles, elle a écrasé mon pays, où elle s'est établie en conquérante, par la violence, le vol et le meurtre! Oui... je la hais! je l'ai combattue de toutes mes forces... mais jamais je ne l'aurais servie... avec l'intention de lui nuire... Jamais je n'aurais porté sa livrée, ses couleurs.

—Je ne porte pas la livrée de la république, monsieur!—dit vivement M. de Plouernel.—Je porte l'uniforme de l'armée française!...

—Allons, monsieur,—reprit le marchand en souriant,—avouez, sans reproche, que, pour un soldat, c'est peut-être un peu... un peu... prêtre... ce que vous dites là... Mais passons... chacun sert sa cause à sa façon. Et, tenez, nous sommes tous deux ici... vous, revêtu des insignes du pouvoir et de la force; moi, pauvre homme, portant la chaîne du forçat, ni plus ni moins que mes pères portaient, il y a quinze cents ans, le collier de fer de l'esclave: votre parti est tout-puissant et considérable; il a les vœux et il aurait au besoin l'appui des armes étrangères; il a la richesse, il a le clergé; de plus, les trembleurs, les repus, les cyniques, les ambitieux de tous les régimes se sont ralliés à vous dans l'effroi que leur cause la souveraineté populaire; ils disent tout haut qu'ils préfèrent à la démocratie la royauté de droit divin et absolu d'avant 89, appuyée, s'il le faut, par une armée cosaque et permanente... Eh bien, moi et ceux de mon parti, nous sommes pleins de foi dans la durée de la république et dans les prochaines et excellentes conséquences du suffrage universel, qui ne se laissera pas égarer deux fois de suite; aussi, croyez-moi, vous n'atteindrez jamais le but auquel vous croyez cependant toucher, à savoir: la restauration de ce gros garçon de droit divin et conquérant. Cela vous fait sourire... Soyez tranquille, monsieur: qui vivra verra, et, comme je l'espère, vous vivrez longtemps, très-longtemps... vous verrez.

L'entrée du commissaire de marine mit fin à l'entretien du général et du marchand; celui-ci obtint facilement, par l'intervention de son protecteur, la permission d'emporter son anneau de fer, sa manille, comme on dit au bagne.

Dans la soirée du même jour, M. Lebrenn se mit en route pour Paris.


CHAPITRE XII.

Ce qu'était devenue la famille de M. Lebrenn pendant son séjour au bagne, et d'une lettre qu'elle reçut un soir.

Le 10 septembre 1849, deux jours après que le général de Plouernel était allé porter à M. Lebrenn sa grâce pleine et entière, la famille du marchand se trouvait réunie dans le modeste salon de l'appartement du premier étage.

On avait fermé la boutique depuis une heure environ; une lampe, placée sur une grande table ronde, éclairait les différentes personnes qui l'entouraient.

Madame Lebrenn s'occupait des écritures commerciales de la maison; sa fille, vêtue de deuil, berçait doucement sur ses genoux un petit enfant endormi, tandis que Georges Duchêne, vêtu de deuil comme sa femme (le grand-père Morin était mort depuis quelques mois), dessinait sur une feuille de papier l'épure d'une boiserie; car depuis son mariage, et d'après le désir de M. Lebrenn, Georges avait établi, sur les bases de l'association et de la participation, un vaste atelier de menuiserie dans le rez-de-chaussée d'un des bâtiments dépendant de la maison de son beau-père.

Sacrovir Lebrenn lisait un traité de mécanique appliqué au tissage des toiles, et de temps à autre prenait des notes dans ce livre.

Jeanike ourlait des serviettes, tandis que Gildas, placé devant une petite table chargée de linge, pliait et étiquetait à leur numéro de vente divers objets destinés à la montre du magasin.

La physionomie de madame Lebrenn était pensive et triste; telle eût été sans doute aussi l'expression des traits de sa fille, alors dans tout l'éclat de sa beauté, si à ce moment elle n'avait doucement souri à son petit enfant qui lui riait.

Georges, un instant distrait, de son travail par ce rire enfantin, contemplait ce groupe maternel avec un ravissement inexprimable.

On sentait vaguement qu'un chagrin, pour ainsi dire de tous les instants, pesait sur une famille si tendrement unie; c'est qu'en effet il ne se passait pour ainsi dire pas d'heure où l'on ne se souvînt avec amertume que le chef si aimé, si vénéré de cette famille lui manquait...

Disons en quelques mots comment le fils et le gendre de M. Lebrenn n'avaient pas imité sa conduite lors de l'insurrection du mois de juin 1848, et conséquemment partagé son sort.

Vers le commencement de ce mois, madame Lebrenn, se rendant en Bretagne, afin d'y faire différentes emplettes de toile, et d'y voir quelques personnes de sa famille, était partie accompagnée de sa fille et de son gendre, voyage de plaisir pour les deux jeune mariés. Sacrovir Lebrenn était, de son côté, allé à Lille pour les intérêts du commerce de son père. Il devait revenir à Paris avant le départ de sa mère; mais, retenu en province par quelques affaires, il apprit, lors de son retour à Paris, l'arrestation de son père, alors prisonnier au fort de Vanvre, comme insurgé.

À cette funeste nouvelle, madame Lebrenn, sa fille et Georges étaient en toute hâte revenus de Bretagne.

Est-il besoin de dire que M. Lebrenn reçut dans sa prison toutes les consolations que la tendresse et le dévouement de sa famille pouvaient lui offrir? Sa condamnation prononcée, sa femme et ses enfants voulurent le suivre et aller s'établir à Rochefort, afin d'habiter au moins la même ville que lui, et de le voir souvent; mais il s'opposa formellement à cette résolution pour plusieurs motifs de convenance et d'intérêts de famille; puis enfin son principal argument contre un déplacement considérable et fâcheux fut... (cette fois son excellent jugement le trompa) fut sa foi complète à une amnistie générale plus ou moins prochaine. Il fit partager cette conviction à sa famille; les siens avaient trop besoin, trop envie de le croire pour ne pas accepter cette espérance. Aussi, les jours, les semaines, les mois, se passèrent dans une attente toujours vaine, et toujours renaissante.

Chaque jour le condamné recevait une longue lettre collective de sa femme et de ses enfants; il leur répondait aussi chaque jour, et, grâce à ces épanchements quotidiens, ainsi qu'au courage et à la sérénité de son caractère si fermement trempé, M. Lebrenn avait supporté sans faiblesse la terrible épreuve dont on venait de voir le terme.


La famille du marchand était toujours silencieusement occupée autour de la table ronde. Madame Lebrenn cessa un moment d'écrire et appuya son front sur sa main, pendant que son autre main, qui tenait la plume, s'arrêtait immobile.

Georges Duchêne, s'apercevant de la préoccupation de sa belle-mère, fit un signe à Velléda. Tous deux regardèrent silencieux madame Lebrenn. Sa fille, au bout de quelques instants, lui dit tendrement:

—Ma mère, tu parais inquiète, soucieuse?

—Depuis bientôt treize mois, mes enfants,—répondit la femme du marchand,—voici le premier jour que nous ne recevons pas de lettre de votre père...

—Si monsieur Lebrenn eût été malade, ma mère,—dit Georges,—et hors d'état de vous écrire, il vous l'eût fait savoir, grâce à une main étrangère, plutôt que de vous inquiéter par son silence. Aussi, comme nous le disions tantôt, il est probable que pour la première fois sa lettre aura subi quelque retard.

—Georges a raison, ma mère,—reprit la jeune femme;—il ne faut pas t'alarmer ainsi.

—Et puis, qui sait?—ajouta Sacrovir Lebrenn avec amertume,—les règlements de police sont si étranges, si despotiques, qu'il se peut qu'on ait voulu priver mon père de sa dernière consolation... Les gens qui nous gouvernent ont tant de haine contre les républicains!... Oh! nous vivons dans de tristes temps...

—Après avoir rêvé l'avenir si beau!...—dit Georges en soupirant,—le voir sombre, presque désespéré!... M. Lebrenn! lui! lui! condamné! traité ainsi!... Ah! cela ferait croire que le triomphe des honnêtes gens... n'est jamais qu'un accident!

—Ah! frère! frère! je sens qu'il s'amasse en moi de terribles ferments de haine et de vengeance!—dit d'une voix sourde le fils du marchand.—Avoir un jour... un seul jour!... et faire justice... dût ma vie entière se passer dans les tortures!

—Patience,—frère! dit Georges,—patience... À chacun son heure!

—Mes enfants,—reprit madame Lebrenn d'une voix grave et mélancolique,—vous parlez de justice... n'y mêlez jamais de pensées de haine, de vengeance... Votre père, s'il était là... et il est toujours avec nous... vous dirait que le bon droit ne hait pas... ne se venge pas... La haine, la vengeance, donnent le vertige; témoins ceux qui ont poursuivi votre père et son parti avec acharnement..... Méprisez-les... plaignez-les... mais ne les imitez pas.

—Et cependant, voir ce que nous voyons, ma mère!—s'écria le jeune homme.—Penser que mon père... mon père!... l'homme d'honneur, de courage, de patriotisme éprouvé, est à cette heure au bagne! et qu'on l'y laisse... et que nos ennemis éprouvent une joie féroce de l'y savoir!...

—Qu'est-ce que cela fait à l'honneur, au courage, au patriotisme de votre père, mes enfants?—dit madame Lebrenn.—Est-ce qu'il est au pouvoir de personne au monde de flétrir ce qui est pur? d'abaisser ce qui est grand? de faire d'un honnête homme un forçat?... Est-ce que vous croyez que votre père injustement condamné sera moins honoré de l'empreinte de la chaîne qu'il traîne que de ses cicatrices de 1830? Est-ce qu'au jour de la justice il ne sortira pas de leurs bagnes encore plus aimé, encore plus vénéré que par le passé? Que prouvent ces persécutions, mes enfants? que la haine et la vengeance peuvent devenir encore plus ridicules qu'elles ne sont odieuses! Et l'on ne doit avoir que dégoût et pitié pour l'odieux et le ridicule!... Ah! mes enfants! pleurons l'absence de votre père... mais songeons que chaque jour de son martyre le grandit et l'honore!...

—Tu as raison, ma mère,—dit Sacrovir en soupirant.—Les pensées de haine et de vengeance sont mauvaises au cœur.

—Ah!—reprit tristement Velléda,—pauvre père! le jour de demain était attendu par lui avec tant d'impatience!...

—Le jour de demain?—demanda Georges à sa femme.—Pourquoi cela?

—Demain est l'anniversaire de la naissance de mon fils,—reprit madame Lebrenn.—Demain, 11 septembre, il aura vingt-et-un ans; et pour plusieurs raisons cet anniversaire devait être pour nous une fête de famille.

Madame Lebrenn achevait à peine ces mots, que l'on entendit sonner à la porte de l'appartement.

—Qui peut venir si tard? Il est près de minuit,—dit madame Lebrenn.—Voyez ce que c'est, Jeanike.

—J'y vais, madame!—s'écria héroïquement Gildas en se levant.—Il y a peut-être du danger.

—Je ne le pense pas,—reprit madame Lebrenn;—mais allez toujours ouvrir.

Au bout d'un instant, Gildas revint, tenant une lettre qu'il remit à madame Lebrenn, en lui disant:

—Madame, c'est un commissionnaire qui a apporté cela... Il n'y a pas de réponse.

À peine la femme du marchand eut-elle jeté les yeux sur l'enveloppe, qu'elle s'écria:

—Mes enfants!... une lettre de votre père!...

Georges, Sacrovir et Velléda se levèrent spontanément et se rapprochèrent de leur mère.

—C'est singulier!—reprit celle-ci en examinant avec inquiétude l'enveloppe qu'elle décachetait.—Cette lettre doit venir de Rochefort comme les autres, et elle n'est pas timbrée...

—Peut-être,—dit Georges,—monsieur Lebrenn aura-t-il chargé quelqu'un partant de Rochefort de vous la faire parvenir.

—Et telle aurait été la cause du retard,—reprit Sacrovir.—C'est probable.

Madame Lebrenn, assez inquiète, se hâta de lire à ses enfants la lettre suivante:

«Chère et tendre amie, embrasse nos enfants au nom d'une bonne nouvelle, dont vous allez être aussi heureux que surpris... J'ai espoir de vous revoir bientôt...»

Ces mots étaient à peine prononcés par la femme du marchand, qu'il lui fut impossible de continuer sa lecture. Ses enfants l'entourèrent et sautèrent à son cou avec des exclamations de joie impossible à rendre, tandis que Gildas et Jeanike partageaient l'émotion de la famille.

—Mes pauvres enfants! soyons raisonnables, ne triomphons pas trop tôt,—dit madame Lebrenn.—Ce n'est qu'un espoir que votre père nous donne... Et Dieu sait combien notre espérance d'amnistie a été souvent déçue!

—Alors, mère, lis vite... bien vite... achève,—dirent les enfants d'une voix impatiente.—Nous allons voir si cet espoir est sérieux.

Madame Lebrenn continua la lettre de son mari:

«J'ai l'espoir de vous revoir bientôt... plutôt même que vous ne pouvez le croire...»

—Vois-tu, mère! vois-tu?...

Dirent les enfants d'une voix palpitante et les mains jointes, comme s'ils eussent prié.

—Achève! achève!

—Mon Dieu! mon Dieu! serait-il possible!... Nous le reverrions bientôt!—dit madame Lebrenn en essuyant les pleurs qui obscurcissaient sa vue; et puis elle continua:

«Quand je dis espoir, chère et tendre amie, c'est plus qu'un espoir, c'est une certitude... J'aurais dû commencer ma lettre en te donnant cette assurance; mais, quoique certain de la fermeté de ton caractère, j'ai craint qu'une trop brusque surprise ne vous fît mal, à toi et à nos enfants... Vous voici donc déjà familiarisés avec l'idée de me revoir prochainement... très-prochainement, n'est-ce pas? Je puis donc vous...»

—Mais, ma mère!—s'écria Georges Duchêne en interrompant la lecture,—monsieur Lebrenn doit être à Paris!

—À Paris!—s'écria-t-on tout d'une voix.

—La lettre n'est pas timbrée,—reprit Georges;—monsieur Lebrenn est arrivé... il l'aura envoyée par un commissionnaire.

—Plus de doute! Georges a raison,—reprit madame Lebrenn.

Et elle lut rapidement la fin de la lettre:

«Je puis donc vous promettre que nous fêterons en famille le jour de l'anniversaire de la naissance de mon fils... Ce jour commence ce soir à minuit... Je serai donc à minuit au milieu de vous, peut-être avant; car aussitôt le commissionnaire descendu, je monterai l'escalier et j'attendrai... Oui, j'attends à la porte, là, près de vous.»

Ces mots à peine achevés, madame Lebrenn et ses enfants se précipitaient à la porte de l'appartement.

Elle s'ouvrit.

En effet, M. Lebrenn était là.


Il faut renoncer à peindre les transports de cette famille en retrouvant ce père adoré.


CHAPITRE XIII.

Comment le jour anniversaire de la naissance de son fils M. Lebrenn lui ouvre cette chambre mystérieuse qui causait tant d'étonnements à Gildas Pakou, le garçon de magasin.—Comment Sacrovir Lebrenn et Georges Duchêne, son beau-frère, désespéraient du salut de la république et du progrès de l'humanité.—Pourquoi M. Lebrenn, fort de ce que renfermait la chambre mystérieuse, était au contraire plein de foi et de certitude sur l'avenir de la république et de l'humanité.

Le lendemain matin du retour de M. Lebrenn, jour de l'anniversaire de la naissance de son fils, qui atteignait à cette époque sa vingt-et-unième année, la famille du marchand était rassemblée dans le salon.

—Mon enfant,—dit M. Lebrenn à son fils,—tu as aujourd'hui vingt-et-un an, le moment est venu de t'ouvrir cette chambre aux volets fermés, qui a si souvent excité ta curiosité. Tu vas voir ce qu'elle contient... Je t'expliquerai le but et la cause de cette espèce de mystère... Alors, j'en suis convaincu, mon enfant, ta curiosité se changera en un pieux respect... Un mot encore: le moment de t'initier à ce mystère de famille semble providentiellement choisi. Depuis hier, tout à notre tendresse, nous avons eu peu le temps de parler des affaires publiques; cependant, quelques mots qui te sont échappés, ainsi qu'à vous, mon cher Georges,—ajouta M. Lebrenn en s'adressant au mari de sa fille,—me font craindre que vous ne soyez découragés... presque désespérés.

—Cela n'est que trop vrai, mon père,—répondit Sacrovir.

—Quand on est témoin de ce qui se passe chaque jour,—ajouta Georges,—on est effrayé pour l'avenir de la république et de l'humanité.

—Voyons, mes enfants,—dit M. Lebrenn en souriant;—que se passe-t-il donc de si terrible? contez-moi cela...

—Comment, mon père!—s'écria Georges avec surprise,—vous nous le demandez?

—D'abord,—s'écria le fils du marchand,—monsieur Bonaparte, premier magistrat de la république, monsieur Bonaparte, se recommandant naïvement des souvenirs de son oncle, l'homme du 18 brumaire! l'un des plus horribles despotes qui aient jamais pesé sur la France, qu'il a ruinée, dépeuplée, livrée deux fois à l'invasion et aux Bourbons!...

—Comment!—dit M. Lebrenn avec un éclat de rire homérique,—monsieur Louis Bonaparte vous fait peur!... Passons, mes enfants, passons, le suffrage universel, comme la lance magique, guérit les blessures qu'il a faites.

—Le gouvernement aux mains de ces gens,—reprit Georges,—dont les plus républicains regardent la république comme un essai...

—Oui, comme un essai... qu'ils font, eux, qui ont essayé tant de gouvernements, tant de fidélités, tant de serments!... C'est une vieille habitude chez eux... Ces pauvres hommes!—répondit M. Lebrenn.—Qu'est-ce que ça nous fait?... s'ils nous essayent, nous les essayons aussi, et, le jour venu, le scrutin leur dira: «Vous voyez bien, vous ne savez ni servir la république ni vous en servir... Allez-vous-en de là, s'il vous plaît...»

—Soit, mon père,—reprit Sacrovir;—mais voici qui est effrayant: l'instruction publique livrée à monsieur Falloux! l'apologiste de l'inquisition! l'exécuteur des basses œuvres des jésuites! l'audacieux souteneur de ce qu'il y a de plus haineux, de plus rétrograde, de plus impitoyable dans le parti catholique et absolutiste!... L'éducation de nos enfants livrée aux hommes noirs de cet homme noir!...

—Mes amis,—reprit M. Lebrenn,—sans remonter plus haut que 1789, qui donc, à cette époque, avait le monopole de l'instruction publique? Le clergé, n'est-ce pas?... le clergé dans sa toute-puissance, si puissant qu'il a fait trancher la tête à deux pauvres enfants qui avaient plaisanté d'une procession... Eh bien, ce clergé tout-puissant a-t-il pu conjurer la révolution, quoiqu'il fût maître de l'éducation publique?... Comment, vous craignez les hommes noirs de monsieur Falloux en 1849? quand nous avons la liberté de la presse, et la propagande socialiste, bien autrement active et ardente que celle des encyclopédistes au siècle dernier? Quoi! vous doutez? vous craignez? lorsque, grâce au suffrage universel, dans deux ans au plus, il suffira d'un souffle du pays pour faire rentrer à jamais ces hommes noirs dans leurs ténèbres? Allons, enfants! vous n'êtes pourtant plus à l'âge où l'on a peur des loups-garoux!...

—Et l'expédition d'Italie?—reprit Georges.—La république italienne, notre sœur, mitraillée, abattue par nos soldats, le pape rétabli par nos armes!

—Comment, enfants? vous vous plaignez de la restauration du pape par la force? Quel nouveau et écrasant démenti donné à cette prétention d'infaillibilité divine! Dieu n'a pas tonné... il a laissé son représentant sur terre implorer les carabines des chasseurs de Vincennes, braves garçons, préférant le cotillon et le cabaret aux oremus... Passons, enfants! la papauté ne se relèvera pas de ce dernier triomphe; elle devait régner par l'amour et par la foi, elle en appelle à la violence; elle se perdra par la violence, et bientôt la république romaine reprendra son rang parmi les peuples libres. La vieille habitude de la discipline a contraint nos braves soldats à une restauration papale, inique et imbécile... mais patience, deux ans d'exercice de leurs droits de citoyen éclaireront nos soldats sur leurs véritables devoirs... Et déjà les votes de l'armée ne sont-ils pas en majorité socialistes?... D'ailleurs, dans un temps prochain, il n'y aura plus de rois en Europe, conséquemment plus d'armées, l'un ne va jamais sans l'autre... Les peuples régénérés, émancipés, ne songeront, dans leur intérêt commun, qu'à s'unir, qu'à échanger leurs produits, au lieu de se battre!... Passons, enfants... les temps approchent où les derniers bataillons s'en iront avec les derniers rois!

—Ah! mon père! ces temps heureux, les verrons-nous jamais?—dit Sacrovir, non moins étonné que Georges de la quiétude du marchand.—Partout, à cette heure, la liberté des peuples est bâillonnée, bâtonnée, égorgée par les bourreaux des rois absolus!... L'Italie, la Hongrie, l'Allemagne, sont de nouveau courbées sous le joug sanglant qu'elles avaient brisé en 1848, électrisées par notre exemple, et comptant sur nous comme sur des frères!... Au nord, le despote des cosaques, un pied sur la Pologne, un pied sur la Hongrie, étouffées dans leur sang, menace de son knout l'indépendance de l'Europe, prêt à lancer sur nous ses hordes sauvages!...

—Des hordes pareilles, mes enfants, nos pères, en sabots, les ont écharpées sous la Convention... et nous ferions comme eux... Quant aux rois, ils massacrent, ils menacent, ils écument de fureur!... et surtout d'épouvante!... Ils voient déjà, du sang des martyrs assassinés par eux, naître des milliers de vengeurs!... Ces porte-couronnes ont le vertige: il y a bien de quoi!... Qu'une guerre européenne éclate, la révolution se dresse chez eux et les dévore! Que la paix subsiste, le flot pacifique de la civilisation monte... monte... et submerge leurs trônes... Passons, enfants...

—Mais, à l'intérieur!—s'écria Georges,—à l'intérieur!

—Eh bien, mes amis! que se passe-t-il à l'intérieur?

—Hélas! mon père... la défiance, la peur, la misère partout, semées par les éternels ennemis du peuple et de la bourgeoisie... Le crédit anéanti... Des populations égarées, trahies, trompées, ameutées contre la république, leur mère, par ceux-là qui savent bien qu'ils ne pourront plus, sous un gouvernement républicain-socialiste, exploiter le peuple et la modeste bourgeoisie, sur qui pèse presque entièrement l'impôt, c'est-à-dire la gêne ou la misère[19]!...

[19] Afin de donner un aperçu de l'odieuse iniquité de la répartition des impôts qui pèsent exclusivement sur le peuple, les petits propriétaires et le modeste commerce, tandis que les gros capitalistes en sont exempts, nous empruntons les chiffres et les réflexions suivantes à un excellent travail de la Démocratie pacifique (de la Richesse et des Impôts en France, 15 septembre 1849).

L'auteur, après avoir posé en principe cette incontestable vérité que tous doivent payer l'impôt suivant un mode proportionnel et progressif, en vient à démontrer les iniquités suivantes:

Banques de France.

Par exemple, en 1844, les banques de France ont escompté la somme colossale de 1 milliard 922 millions en effets de commerce.

809 millions par la banque de France en province.

319 — par ses dix-neuf comptoirs à Paris.

594 — par les banques départementales, constituées en sociétés anonymes, indépendantes de la banque de France.

Eh bien! si nous ouvrons le rapport des censeurs de la banque de France, rédigé par M. Odier, nous trouvons, parmi les frais généraux de cette administration, qu'elle n'a payé qu'un droit de patente de 12,500 francs. Douze mille cinq cents francs pour exploiter une masse d'effets de 809 millions! Est-ce là de la justice distributive en matière d'impôts? Si toutes les exploitations agricoles et autres étaient taxées à ce taux, le budget des recettes courrait grand risque de ne pas atteindre 200,000 à 300,000 francs, et il monte pourtant à près de deux milliards.

Aussi la valeur des actions des principales banques de France, en 1846, était monté aux taux suivants:

Banques Valeur de création des actions. Valeurs en 1846.
de France 1,000 fr 3,346 fr.
Lyon 1,000 3,260
Rouen 1,000 2,600
Bordeaux 1,000 2,285
Marseille 1,000 1,750
Lille 1,000 1,600
Orléans 1,000 1,550
Hâvre 1,000 1,250
Toulouse 500 1,150

Industries métallurgiques.

Autre exemple: Parmi les entreprises de la grande industrie, celle des mines figure au premier rang. Voici le relevé de cette production envahie en argent pour 1842:

Houille 33,497,779 fr.
Tourbe 5,326,184
Cuivre et minerai 257,500
Plomb, litharge, alquifoux, argent fin 844,583
Antimoine et préparations 100,645
Manganèse 116,150
Bitume 459,413
Alun et sulfate de fer 1,413,263
Sel marin 14,889,425
Fer, fonte, acier et minerai en fer 148,074,900
Carrière de matériaux de constructions de pierres à chaux,
d'argiles communes 41,047,519
Industries d'origines minérales, telles que verreries, poteries,
porcelaines, briques, produits chimiques 151,690,008
Produits divers en cuivre, zinc, plomb, etc. 6,689,269
 ————
Total général 404,406,638 fr.

On connaît les bénéfices énormes que l'industrie des mines procure à une grande partie de leurs propriétaires; on connaît l'abondance, par exemple, de la production des fers de Saint-Dizier, et l'étendue de leurs débouchés, celle des houilles dans le riche bassin de la Lière, etc. Eh bien! toutes ces richesses industrielles ne participent à l'impôt que des sommes insignifiantes.


Nous avons analysé plus haut les richesses produites par l'industrie minérale. Le nombre des ouvriers occupés par ces diverses industries est d'environ 500,000.

Quel est le sort de ces ouvriers? Allez, demandez-le aux catacombes des carrières et des mines, aux forges, aux fonderies brûlantes du fer, des verreries, etc. Visitez les hôpitaux et les chenils de ces misérables travailleurs, vous les verrez mourir avant l'âge, et souvent, hélas! expirer sous les tortures d'affreuses maladies, produites par les émanations de substances délétères. Voilà le hideux spectacle qui se présentera à vos yeux.

Aussi des rumeurs sinistres et des cris de vengeance sortent de temps en temps de ces profondeurs. C'est le rugissement d'Encelade qui se sent écrasé sous le poids de l'Etna; c'est la voix des esclaves d'un industrialisme sans entrailles qui lutte contre le poids non moins lourd d'un capital égoïste.

—Pauvres chers aveugles!—reprit en souriant M. Lebrenn,—le prodigieux mouvement industriel qui s'opère dans les différentes classes de travailleurs et de bourgeois ne frappe donc pas vos yeux? Songez donc à ces innombrables associations ouvrières qui se fondent de toutes parts, à ces excellents essais de banque d'échange, de comptoirs communaux, de crédit foncier, etc., etc. Ces tentatives, les unes couronnées de succès, les autres incertaines encore, mais toutes entreprises avec intelligence, courage, probité, persévérance et foi dans l'avenir démocratique et social, ne prouvent-elles pas que le peuple et la bourgeoisie, ne comptant plus, et bien ils font, sur le concours et l'aide de l'État, cette impuissante chimère, cherchent leur force et leurs ressources en eux-mêmes, afin de se délivrer de l'exploitation capitaliste et usuraire, comme ils se sont délivrés de la tyrannie monarchique et jésuitique?... Croyez-moi, mes enfants, lorsque tout un peuple comme le nôtre se met à chercher la solution d'un problème, d'où descend sa vraie liberté, son travail, son bien-être et celui de la famille... ce problème, il le trouve... et, le socialisme aidant, il le trouvera[20].

[20] Pour donner une idée du prodigieux mouvement industriel dont nous parlons, et qui éclôt pacifiquement sous la féconde influence du socialisme, nous donnerons sans commentaire la pièce suivante:

ASSOCIATIONS OUVRIÈRES FRATERNELLES. commission centrale des associations fraternelles.

Les associations sont enfin unies.

La Mutualité du travail commence sérieusement, et de cette mutualité va naître la gratuité du crédit, basée sur la solidarité proportionnelle que les associations établissent entre elles.

La commission centrale s'occupe activement de former des centres de production et de consommation, afin de rendre très-facile la circulation des bons d'échange, qui seront émis prochainement.

Cette publication des associations adhérentes s'accroîtra chaque semaine des adhésions reçues et des associations nouvelles qui auront été formées.

La commission centrale de l'Union invite les associations qui n'ont pas encore envoyé leurs statuts à les envoyer le plus promptement possible, afin qu'elle puisse les faire jouir du bénéfice de la publicité des journaux démocratiques. Il a été bien compris que l'envoi des statuts et l'adhésion aux rectifications n'impose pas l'obligation d'adhérer au Contrat d'union.

Le siége de la Commission centrale est rue Saint-André-des-Arts, 27, ancien 35. Ouvert tous les jours, de dix heures du matin à quatre heures, et de six à dix heures du soir.

Union des associations fraternelles.

Mutualité du travail et du crédit.—Solidarité des associations.

BLANCHISSEUSES. Rue Michel-Lecomte, 27.

BONNETIERS. Rue de la Vannerie, 47.

BOULANGERS. Bureau central, rue des Fossés-Saint-Germain-l'Auxerrois, 7.—Succursales: Rue de la Glacière, 32, et rue Vincent, à Belleville.—Rue Mogador, 13, à la Villette.

CASQUETTES (Ouvrières en). Rue Saint-Germain-l'Auxerrois, 45.

CHARBONS DE TERRE ET DE BOIS. Rue de Châtillon, 3.

CHAUSSONNIERS. Rue Jean-de-l'Épine, 11.

CHEMISIÈRES ET COUTURIÈRES. Rue de la Corderie Saint-Honoré, 7.

CLOUTIERS. Rue Château-Landon, 6.

COIFFEURS. Associations solidaires. Rue Saint-Honoré, 87.—Rue Jean-Robert, 22.—Cloître Saint-Benoît.—Rue Saint-Denis, 278.—Chaussée du Maine, 56.—Rue Michel-le-Comte, 50.—À Saint-Denis (banlieue), rue Compoise, 57.—Rue Saint-Nicolas-Saint-Antoine, 26.

CORDONNIERS. Rue du Cadran, 15.—Rue Rambuteau, 57.—Place du Louvre, 26.

CUISINIERS. Jardin de la Liberté, rue des Poissonniers, 38 et 40, à la Chapelle-Saint-Denis, et rue Saint Sauveur, 53.

—Réunis, barrière Pigale et barrière des Amandiers, et rue Aubry-le-Boucher, 32.

—Français, barrière des Trois-Couronnes.

—Rue Notre-Dame-des-Victoires, 7.

—Rue de la Grande-Truanderie, 40.

DAGUERRÉOTYPES (Fabricants d'appareils de). Rue Galande, 47.

ÉCRIVAINS RÉDACTEURS. Rue du Petit-Reposoir, 3.

GRAVEURS. Rue des Vieux-Augustins, 58.

LIMONADIERS. Rue du Roule, 3.

LINGÈRES. Rue du Faubourg-Saint-Denis, 23.

LITHOGRAPHES. Passage du Caire, 64-65.

MAÇONS ET TAILLEURS DE PIERRE. Rue Geoffroy-Lasnier, 11.

MÉDECINS ET PHARMACIENS. Rue Montmartre, 20.

ŒUFS, BEURRE, FROMAGE (pour la vente). Rue Saint-Honoré, 49.

PEINTRES EN BATIMENTS. Fusion des trois associations, ayant leurs siéges respectifs rue des Arcis, 8; rue de Paradis-Poissonnière, 40, et rue du Faubourg-Saint-Denis, 123.

PHARMACIENS. Pharmacie humanitaire, rue Constantine, 26, et rue du Temple, 55.

SAGES FEMMES. Rue du Cherche-Midi, 12.

SERRURIERS EN TOUS GENRES. Faubourg Saint-Denis, 135.

TRAVAILLEURS de toutes professions et de tous pays, à Châtillon, près Montrouge (département de la Seine).

Associations dont les statuts ont été vérifiés, mais qui n'ont pas adhéré à l'Union.

APPAREILLEURS DE GAZ. Rue Saint-Denis, 257, passage du Renard, et rue du Renard-Saint-Sauveur, 4.

CHAPELIERS. Boulevard Saint-Denis, 4, et rue Dauphine, 11.

CHARPENTIERS. Rue Vieille-du-Temple, 79.

COIFFEURS. Rue Lamartine, 1.—Succursale: rue Saint-Honoré, 139.

CORDONNIERS. Rue Saint-Honoré, 22.

CORPORATIONS RÉUNIES. Impasse des Couronnes, 6 et 8, à la Chapelle-Saint-Denis.

CORROYEURS. Rue de la Terrasse, 4, aux Batignolles. Dépôt à Paris, rue du Renard-Saint-Sauveur, 7.

CUISINIERS. Rue du Faubourg-du-Temple, 58.—Rue du Four Saint-Germain, 46.—Rue Dauphine.

FACTEURS DE PIANOS. Rue de Chabrol, 24.

GRAINETIERS. Rue des Fourreurs, 12.

GRAVEURS SUR BOIS pour illustrations typographiques. Quai Bourbon, 39, île Saint-Louis.

INSTITUTEURS, INSTITUTRICES et PROFESSEURS socialistes. Rue de Bréda, 21.

LIMES (Ouvriers en). Rue Phélippeaux, 27.

LUNETTIERS EN ACIER. Rue Saint-Martin, 180, entrée rue Jean-Robert, 28.

MARBRIERS ET TAILLEURS DE PIERRES réunis, pour monuments funèbres. Rue Fontaine-Saint-Georges, 52.

MÉGISSIERS. Rue Saint-Hippolyte, 13.

MENUISIERS EN BATIMENTS. Rue de Jessaint, à la Chapelle Saint-Denis.

PHARMACIENS. Pharmacie médicale, rue Zacharie, 5.

SERRURIERS MÉCANICIENS. Rue du Grand-Hurleur, 5.

Pour la Commission,
Le secrétaire, JEANNE.

—Mais où sont nos forces, mon père? Notre parti est décimé!... Les républicains-socialistes sont traqués, calomniés, dénoncés, emprisonnés, proscrits!... Enfin, que dirai-je? Comment ne pas se décourager, se désespérer, lorsque l'on pense que toi... toi... tu dois la tardive justice qu'on t'a rendue... à qui?... au comte de Plouernel... à un royaliste tout-puissant aujourd'hui!...

—Hélas! mon père!—ajouta Georges,—n'est-ce pas le déplorable symbole de cette situation dont la pensée nous écrase?... Les royalistes tout-puissants, les républicains persécutés!

—Et quelle est, mes enfants, la conclusion de votre découragement?

—Hélas!—reprit tristement Sacrovir,—ce que nous redoutons, c'est la ruine de la république, c'est le retour au passé; c'est de rétrograder au lieu d'avancer, c'est la négation du progrès... c'est d'en arriver à cette désolante conviction: que l'humanité, au lieu de marcher toujours, est fatalement condamnée à tourner incessamment sur elle-même, dans un cercle de fer, dont elle ne peut jamais sortir... Ainsi, que la République succombe, peut-être allons-nous retourner sur nos pas... revenir au delà même du point dont nos pères sont partis en 89!

—C'est absolument ce que disent et ce qu'espèrent les royalistes, mes enfants...

—Il n'est que trop vrai, mon père...

—Que les royalistes commettent cette erreur de logique, soit, je le conçois; rien n'aveugle comme la passion, l'intérêt, ou les préjugés de caste; mais que nous... mes enfants, nous fermions les yeux à l'évidence du progrès... plus éclatant que le soleil, pour nous plonger de gaieté de cœur dans les ténèbres du doute... mais que nous, mes enfants, nous fassions à la sainteté de notre cause l'injure de douter de sa puissance, de son triomphe souverain... lorsqu'il se manifeste de toutes parts...

—Que dites-vous, mon père?

—Je dis: lorsque notre triomphe se manifeste de toutes parts; je dis que, en de telles circonstances, se laisser abattre, se décourager, ce serait compromettre notre cause!... si le progrès de l'humanité ne poursuivait pas sa marche éternelle, malgré l'incrédulité, l'aveuglement, les faiblesses, les trahisons ou les crimes des hommes!...

—Comment!... l'humanité sans cesse en progrès?...

—Sans cesse, mes enfants.

—Mais il y a bien des siècles... nos pères les Gaulois vivaient libres, heureux! et pourtant ils ont été dépouillés, asservis, par la conquête romaine, puis par celle de rois franks: était-ce donc un progrès cela?

—Je n'ai pas dit, mes amis, que nos pères n'ont pas souffert, mais que l'humanité avait marché... Derniers fils d'un ancien monde qui s'écroulait de toutes parts pour faire place au monde chrétien, progrès immense!... nos pères ont été meurtris, mutilés, sous les débris de la société antique... Mais en même temps une grande transformation sociale s'opérait; car, je vous le répète, l'humanité marche toujours... parfois lentement, jamais elle n'a fait un pas en arrière.

—Mon père, je vous crois... cependant...

—Malgré toi tu doutes encore, Sacrovir? Je comprends cela; heureusement les enseignements, les preuves, les dates, les faits, les noms, que tu trouveras tout à l'heure dans la chambre mystérieuse, te convaincront mieux que mes paroles... Et lorsque vous verrez, mes amis, qu'aux temps les plus affreux de notre histoire, tels que les ont presque toujours faits à notre pays les rois, les seigneurs et le haut clergé catholique; lorsque vous verrez que nous autres conquis, nous sommes partis de l'esclavage pour arriver progressivement, à travers les siècles, à la souveraineté du peuple, vous vous demanderez si à cette heure, où nous sommes investis de cette souveraineté si laborieusement gagnée, nous ne serions pas criminels de douter de l'avenir... En douter, grand Dieu! ah! nos pères, malgré leur martyre, n'en ont jamais douté, eux! Aussi, n'est-il presque pas de siècle où ils n'aient fait un pas vers l'affranchissement... Hélas! ce pas était presque toujours ensanglanté. Car si nos maîtres les conquérants se sont montrés implacables, vous le verrez, il n'est pas de siècle où de terribles représailles n'aient éclaté contre eux pour satisfaire la justice de Dieu... Oui, vous le verrez, pas de siècle où le bonnet de laine ne se soit insurgé contre le casque d'or! où la faux du paysan ne se soit croisée avec la lance du chevalier! ou la main calleuse du vassal n'ait brisé la main douillette de quelque tyranneau d'évêque! Vous le verrez, mes enfants... pas de siècle où les infâmes débauches, les voleries, les férocités des rois et de la plupart des seigneurs et des membres du haut clergé catholique, n'aient soulevé les populations, et où elles n'aient protesté par les armes contre la tyrannie du trône, de la noblesse et des papes!... Vous le verrez, pas de siècle où les affamés, se dressant inexorables comme la faim, n'aient jeté les repus dans la terreur... pas de siècle qui n'ait eu son festin de Balthazar, enseveli avec ses coupes d'or, ses fleurs, ses chants et ses magnificences, sous le flot vengeur de quelque torrent populaire... Sans doute, hélas! à ces terribles, mais légitimes représailles de l'opprimé, succédaient contre lui de féroces vengeances; mais de formidables exemples étaient faits; et toujours l'insurrection ou l'épouvante a arraché aux éternels oppresseurs de nos pères quelque durable concession écrite dans la loi et forcément observée.

—Je vous crois,—dit Sacrovir;—si l'on juge du passé par le présent, car dans ces derniers temps l'insurrection a conquis nos libertés de 89 et 92, l'insurrection, en 1830, nous a rendu une partie de nos droits; enfin, en 1848, l'insurrection a proclamé la souveraineté du peuple, et le suffrage universel, qui met un terme à ces luttes fratricides.

—Et il en a été toujours ainsi, mon enfant; car tu le verras, il n'est pas une réforme sociale, politique, civile ou religieuse, que nos pères n'aient été forcés de conquérir de siècle en siècle au prix de leur sang!... Hélas! cela est cruel... cela est déplorable; mais que faire? qui invoquer? que résoudre? Il fallait bien recourir aux armes, lorsque des privilégiés opiniâtres, inexorables, incorrigibles, répondaient aux larmes, aux douleurs, aux prières des opprimés: Rien, rien, rien!!... Alors d'effroyables colères surgissaient et le désespoir rendait les faibles forts... alors des torrents de sang coulaient des deux côtés... Mais sur qui ce sang doit-il retomber?... Ah! qu'il retombe tout entier sur ceux-là qui, par la force, réduisaient leurs frères à un abominable esclavage, sous lequel l'homme, parfois ravalé au niveau de la brute, n'en différait que par ces divins instincts de justice et de liberté que l'oppression la plus affreuse n'étouffe jamais en nous! Aussi ces instincts se réveillaient-ils formidables lorsque sonnait, d'âge en âge, l'heure de l'affranchissement progressif de l'humanité... C'est ainsi qu'à force de vaillance, d'opiniâtreté, de batailles, de martyres, nos pères ont brisé d'abord les fers de l'esclavage antique où les Franks les avaient maintenus lors de la conquête; puis ils sont arrivés au servage, condition un peu moins horrible. Puis, de serfs, ils sont devenus vassaux, puis main-mortables, nouveaux progrès; et toujours ainsi, de pas en pas, se frayant, à force de patience et d'énergie, une route à travers les siècles et les obstacles, ils sont enfin arrivés à reconquérir leur droit divin, à eux et à nous; c'est-à-dire la souveraineté du peuple. Et n'est-ce pas à la fois un droit et une récompense? car enfin, à cette heure, tout ce qui constitue la richesse de la France que nos pères avaient reçue des mains de Dieu, nue, inculte et sauvage, ces terres cultivées, ces industries, ces monuments, ces routes, ces canaux, que sais-je? enfin toutes les merveilles de civilisation dont la France est aujourd'hui couverte, ne sont-elles pas le fruit de l'accumulation du travail de nos aïeux, prolétaires et bourgeois durant des siècles? Ah! eux seuls ne sont jamais restés oisifs! et tandis que les rois, les seigneurs de la conquête franque, et le haut clergé catholique, leur éternel et indigne complice, jouissaient dans l'indolence; chacune de nos laborieuses générations, à nous autres Gaulois conquis, asservis et dépouillés, augmentait les incalculables richesses du pays! Et pour prix de ces labeurs séculaires, le prolétariat aujourd'hui émancipé n'interviendrait pas légalement, pacifiquement, de par son droit souverain, dans une plus équitable exploitation de ces trésors, créés, fécondés, par la sueur et par le sang de ses pères! Quoi! pauvres enfants! le prolétariat risquerait d'être demain replongé dans le servage, parce que, selon la nature des choses, à l'action succède une réaction passagère; parce que des traîtres ont escaladé le pouvoir; parce que les rois d'Europe, sentant leur fin venue, redoublent de férocité comme la bête sauvage aux abois?... Vous désespérez de l'avenir? lorsque, grâce au suffrage universel, leur dernière et impérissable conquête, les déshérités d'hier, aujourd'hui majorité immense, peuvent demain imposer à la minorité privilégiée de la veille leur volonté, souveraine comme l'équité? Quoi! vous désespérez? lorsque le pouvoir est révocable à la voix de nos représentants, nommés commis par nous juges suprêmes de ce pouvoir?... dans le cas où il aurait l'audace de violer la constitution, cette arche sainte de la république, que nous défendrions au prix de notre sang! Quoi! vous désespérez, parce que, depuis dix-huit mois, nous avons lutté, quelque peu souffert?... Ah! ce n'est pas pendant dix-huit mois que nos pères ont souffert, ont lutté; c'est pendant plus de dix-huit siècles... Et si chaque génération a eu ses martyrs, elle a eu ses conquêtes!... et de ces martyrs, de ces conquêtes, vous allez voir les pieuses reliques, les glorieux trophées... Venez, mes enfants, suivez-moi.

Et ce disant, M. Lebrenn se dirigea, suivi de sa famille, dans la chambre aux volets fermés, où le fils, la fille et le gendre du marchand entraient pour la première fois.


CHAPITRE XIV.

Comment la famille Lebrenn vit de nombreuses curiosités historiques dans la chambre mystérieuse.—Quelles étaient ces curiosités, et pourquoi elles se trouvaient là, ainsi que plusieurs manuscrits singuliers.—De l'engagement sacré que prit Sacrovir entre les mains de son père avant de commencer la lecture de ces manuscrits qui doit chaque soir se faire en famille.

La chambre mystérieuse où M. Lebrenn introduisait pour la première fois son fils, sa fille et Georges Duchêne, n'avait, quant à ses dispositions intérieures, rien d'extraordinaire, sinon qu'elle était toujours éclairée par une lampe de forme antique, de même que le sont certains sanctuaires sacrés; et ce lieu n'était-il pas le sanctuaire des pieux souvenirs, des traditions souvent héroïques de cette famille plébéienne? Au-dessous de la lampe, les enfants du marchand virent une grande table recouverte d'un tapis, sur cette table un coffret de bronze. Autour de ce coffret, verdi par les siècles, étaient rangés différents objets, dont quelques-uns remontaient à l'antiquité la plus reculée, et dont les plus modernes étaient le casque du comte de Plouernel et l'anneau de fer que le marchand avait rapporté du bagne de Rochefort.

—Mes enfants,—dit M. Lebrenn d'une voix pénétrée en leur désignant du geste les curiosités historiques rassemblées sur la table,—voici les reliques de notre famille... À chacun de ces objets se rattache, pour nous, un souvenir, un nom, un fait, une date; de même que lorsque notre descendance possédera le récit de ma vie écrite par moi, le casque de monsieur de Plouernel et l'anneau de fer que j'ai porté au bagne auront leur signification historique. C'est ainsi que presque toutes les générations qui nous ont succédé, ont, depuis près de deux mille ans, fourni leur tribut à cette collection.

—Depuis tant de siècles, mon père!—dit Sacrovir avec un profond étonnement, en regardant sa sœur et son beau-frère.

—Vous saurez plus tard, mes enfants, comment sont parvenues jusqu'à nous ces reliques, peu volumineuses, vous le voyez; car, sauf le casque de monsieur de Plouernel et un sabre d'honneur donné à mon père à la fin du dernier siècle, ces objets peuvent être renfermés, ainsi qu'ils l'ont été souvent, dans ce coffret de bronze... tabernacle de nos souvenirs, enfoui parfois dans quelque solitude, et y restant de longues années jusqu'à des temps plus calmes.

M. Lebrenn prit alors sur la table le premier de ces débris du passé, rangés par ordre chronologique. C'était un bijou d'or noirci par les siècles, ayant la forme d'une faucille; un anneau mobile fixé au manche indiquait que ce bijou avait dû se porter suspendu à une chaîne ou à une ceinture.

—Cette petite faucille d'or, mes enfants,—poursuivit M. Lebrenn,—est un emblème druidique; c'est le plus ancien souvenir que nous possédions de notre famille; son origine remonte à l'année 57 avant Jésus-Christ; c'est-à-dire qu'il y a de cela aujourd'hui dix-neuf cent six ans.

—Et ce bijou... l'un des nôtres l'a porté, mon père?—demanda Velléda.

—Oui, mon enfant,—répondit M. Lebrenn avec émotion.—Celle qui l'a porté était jeune comme toi, belle comme toi... et le cœur le plus angélique!... le courage le plus fier! Mais à quoi bon?... vous lirez cette admirable légende de notre famille dans ce manuscrit,—ajouta M. Lebrenn en indiquant à ses enfants un livret auprès duquel était placée la faucille d'or. Ce livret, ainsi que les plus anciens de ceux que l'on voyait sur la table, se composait d'un grand nombre de feuillets oblongs de peau tannée (sorte de parchemin), jadis cousus à la suite les uns des autres en manière de bande longue et étroite[21]; mais, pour plus de commodité, ils avaient été décousus les uns des autres et reliés en un petit volume, recouvert de chagrin noir, sur le plat duquel on lisait en lettres argentées:

An 57 av. J.-C.

[21] L'emploi de peaux tannées pour écrire remonte à une antiquité très-reculée, et fut répandu chez les peuples de l'Asie, ainsi que chez les Grecs, les Romains et les Gaulois. On conserve à la bibliothèque de Bruxelles un manuscrit du Pentateuque que l'on croit antérieur au neuvième siècle; il est écrit en cinquante-sept peaux cousues ensemble, formant un rouleau de trente-six mètres de long. (Ludovic Lalanne, Cur. bibl., p. 11.)

—Mais, mon père,—dit Sacrovir,—je vois sur cette table un livret à peu près pareil à celui-ci, à côté de chacun des objets dont vous nous avez parlé?...

—C'est qu'en effet, mes enfants, chaque relique provenant d'un des membres de notre famille est accompagnée d'un manuscrit de sa main, racontant sa vie et souvent celle des siens.

—Comment, mon père?—dit Sacrovir de plus en plus étonné;—ces manuscrits?...

—Ont tous été écrits par quelqu'un de nos aïeux... Cela vous surprend, mes enfants? Vous avez peine à comprendre qu'une famille inconnue possède sa chronique, comme si elle était d'antique race royale? puis vous vous demandez comment cette chronique a pu se succéder, sans interruption, de siècle en siècle, depuis près de deux mille ans jusqu'à nos jours?

—En effet, mon père,—dit le jeune homme,—cela me semble si extraordinaire...

—... Que cela touche à l'invraisemblance, n'est-ce pas?—reprit le marchand.

—Non, mon père,—dit Velléda,—puisque vous affirmez que cela est; mais cela nous étonne beaucoup!

—Sachez d'abord, mes enfants, que cet usage de se transmettre, de génération en génération, soit oralement, soit par écrit, les traditions de famille, a toujours été l'une des coutumes les plus caractéristiques de nos pères les Gaulois, et encore plus religieusement observée chez les Gaulois de Bretagne que partout ailleurs. Chaque famille, si obscure qu'elle fût, avait sa tradition, tandis que dans les autres pays d'Europe cette coutume se pratiquait même rarement parmi les princes et les rois. Pour vous en convaincre,—ajouta le marchand en prenant sur la table un vieux petit livre qui semblait dater des premiers temps de l'imprimerie,—je vais vous citer un passage traduit d'un des plus anciens ouvrages sur la Bretagne, et dont l'autorité fait foi dans le monde savant.

Et M. Lebrenn lut ce qui suit:

«Chez les Bretons, les gens de la moindre condition connaissent leurs aïeux et retiennent de mémoire toute la ligne de leur ascendance jusqu'aux générations les plus reculées, et l'expriment ainsi, par exemple: Érès, fils de Théodrik,—fils d'Enn,—fils d'Aecle,—fils de Cadel,—fils de Roderik le Grand, ou le chef. Et ainsi de reste. Leurs ancêtres sont pour eux l'objet d'un vrai culte, et les injures qu'ils punissent le plus sont celles faites à leur race. Leurs vengeances sont cruelles et sanguinaires, et ils punissent non-seulement les insultes nouvelles, mais aussi les plus anciennes, faites à leur race, et qu'ils ont toujours présentes tant qu'elles ne sont pas vengées[22].»

[22] M. Augustin Thierry, l'illustre historien, au témoignage duquel nous en appellerons plus d'une fois, car nul plus que lui n'a envisagé l'histoire sous un jour plus national et plus démocratique, a cité (1º v. page 11 de son Histoire de la Conquête de l'Angleterre par les Normands) trois lignes seulement de ce document curieux qu'il indique sommairement ainsi: Geraldi Cambrensis Itenerari Walliæ. Nous sommes allés aux sources, et nous avons trouvé tout le passage ci-dessus. L'époque de la publication de ce livre écrit en latin est ainsi désignée: Londini apud Edmonidum Bollifantum impress. Henrici dembani et Radulfi nuberii.—1585.

—Vous le voyez, mes enfants,—ajouta M. Lebrenn en reposant le livre sur la table,—notre chronique de famille s'explique ainsi; et malheureusement vous verrez que quelques-uns de nos aïeux n'ont été que trop fidèles à cette coutume de poursuivre une vengeance de génération en génération... Car plus d'une fois, dans le cours des âges, les Plouernel...

—Que dites-vous, mon père?—s'écria Georges.—Les ancêtres du comte de Plouernel ont été parfois les ennemis de notre race?...

—Oui, mes enfants... vous le verrez... Mais n'anticipons pas... Vous comprendrez donc que si nos pères se transmettaient une vengeance de génération en génération, depuis les temps les plus reculés, ils se transmettaient nécessairement aussi les causes de cette vengeance, et en outre les faits les plus importants de chaque génération; c'est ainsi que nos archives se sont trouvées écrites d'âge en âge jusqu'à aujourd'hui.

—Vous avez raison, mon père,—dit Sacrovir;—cette coutume explique ce qui nous avait d'abord semblé si extraordinaire.

—Tout à l'heure, mes enfants,—reprit le marchand,—je vous donnerai d'autres éclaircissements sur la langue employée dans ces manuscrits; laissez-moi d'abord appeler vos regards sur ces pieuses reliques, qui vous diront tant de choses après la lecture de ces manuscrits... Cette faucille d'or,—ajouta M. Lebrenn en replaçant le bijou sur la table,—est donc le symbole du manuscrit numéro 1, portant la date de l'an 57 avant Jésus-Christ. Vous le verrez, ce temps a été pour notre famille, libre alors, une époque de joyeuse prospérité, de mâles vertus, de fiers enseignements. C'était, hélas! la fin d'un beau jour... de terribles maux l'ont suivi, l'esclavage, les supplices, la mort...—Et après un moment de silence pensif, le marchand reprit:—En un mot, chacun de ces manuscrits vous dira presque siècle par siècle la vie de nos aïeux.

Pendant quelques instants, les enfants de M. Lebrenn, non moins silencieux et émus que leur père, parcoururent d'un regard avide ces débris du passé, dont nous donnerons une sorte de nomenclature chronologique, comme s'il s'agissait de l'inventaire du cabinet d'un antiquaire.

Nous l'avons dit, à la petite faucille d'or[23] était joint un manuscrit portant la date de l'an 57 avant Jésus-Christ.

[23] Rien de moins invraisemblable que la conservation séculaire d'un pareil bijou; on peut voir au Cabinet des antiques de la Bibliothèque nationale, un bracelet d'or d'un délicieux travail et de fabrication gauloise; ce bracelet a été reproduit dans l'excellent et curieux Livre d'or des métiers, p. 3, 1re liv., par le bibliophile Jacob et Ferdinand Serré.

Au manuscrit nº 2, portant la date de l'an 56 avant Jésus-Christ, était jointe une clochette d'airain, pareille à celle dont on garnit aujourd'hui en Bretagne les colliers des bœufs.

Cette clochette datait donc au moins de dix-neuf cent six ans.....

Au manuscrit nº 3, portant la date de l'année 50 après Jésus-Christ, était joint un fragment de collier de fer, ou carcan, rongé de rouille, sur lequel on reconnaissait les vestiges de ces lettres romaines burinées dans le fer:

SERVUS SUM...

Je suis esclave de...

Nécessairement le nom du possesseur de l'esclave se devait trouver sur le débris du collier qui manquait.

Ce carcan datait donc au moins de dix-sept cent quatre-vingt-dix-neuf ans.

Au manuscrit nº 4, portant la date de l'an 290 de notre histoire, était jointe une petite croix d'argent attachée à une chaînette du même métal, qui semblaient avoir été noircies par le feu.

Cette petite croix datait donc au moins de quinze cent cinquante-neuf ans.

Au manuscrit nº 5, portant la date de l'an 393 de notre histoire, était joint un ornement de cuivre massif, ayant appartenu au cimier d'un casque, et représentant une alouette les ailes à demi étendues.

Ce débris de casque datait donc au moins de quatorze cent cinquante-six ans.

Au manuscrit nº 6, portant la date de l'année 497 de notre histoire, était jointe la garde d'un poignard de fer, noir de vétusté; sur la coquille on lisait d'un côté ce mot:

GHILDE;

Et de l'autre, ces deux mots en langue celtique ou gauloise (le breton de nos jours ou peu s'en faut):

AMINTIAICH (Amitié).

COUMUNITEZ (Communauté).

Ce manche de poignard datait donc au moins de treize cent cinquante-deux ans.

Au manuscrit nº 7, portant la date de l'an 675 de notre histoire, était jointe une crosse abbatiale en argent repoussé, autrefois doré. On remarquait parmi les ornements de cette crosse le nom de Méroflède.

Cette crosse datait donc au moins de onze cent soixante-quatorze ans.

Au manuscrit nº 8, portant la date de l'an 787 de notre histoire, étaient jointes deux petites pièces de monnaie dites carlovingiennes, l'une de cuivre, l'autre d'argent, réunies entre elles par un fil de fer.

Ces deux pièces de monnaie dataient donc au moins de mille soixante-deux ans.

Au manuscrit nº 9, portant la date de l'an 885 de notre histoire, était joint le fer d'une sagette (ou flèche) barbelée.

Cette flèche datait donc au moins de neuf cent soixante-quatre ans.

Au manuscrit nº 10, et portant la date de l'an 999 de notre histoire, était joint un crâne d'enfant de huit à dix ans (à en juger par sa structure et son volume). On lisait sur les parois extérieures de ce crâne ces mots, gravés en langue gauloise:

FIN—AL—BÈD (Fin du monde).

Ce crâne datait donc au moins de huit cent cinquante ans.

Au manuscrit nº 11, portant la date de l'an 1010 de notre histoire, était jointe une coquille blanche côtelée, pareille à celles que l'on voit sur les manteaux des pèlerins.

Cette coquille datait au moins de huit cent trente-neuf ans.

Au manuscrit nº 12, portant la date de l'an 1137 de notre histoire, était joint un anneau pastoral en or, tel que les ont portés les évêques. Sur l'un des chatons dont il était orné, on voyait gravées les armes des Plouernel (leur blason était de trois serres d'aigle de sable (d'or) sur champ de gueule (fond rouge).

Cet anneau datait donc au moins de sept cent douze ans.

Au manuscrit nº 13, portant la date de l'an 1208 de notre histoire, était jointe une paire de tenailles de fer, instrument de torture, découpée en lame de scie, de sorte que les dents s'emboîtaient les unes dans les autres.

Cet instrument de torture datait donc au moins de six cent quarante-un ans.

Au manuscrit nº 14, portant la date de l'an 1358 de notre histoire, étaient joints deux objets:

1º Un petit trépied de fer de six pouces de diamètre, qui semblait à moitié rougi par le feu;

2º La poignée d'une dague richement damasquinée, et dont le pommeau était orné des armes des comtes de Plouernel.

Ce trépied de fer et cette poignée de dague dataient donc au moins de quatre cent quatre-vingt-onze ans.

Au manuscrit nº 15, portant la date de l'an 1413 de notre histoire, était joint un couteau de boucher à manche de corne, et dont la lame était à demi brisée.

Ce couteau datait donc au moins de quatre cent trente-six ans.

Au manuscrit nº 16, portant la date de l'an 1515 de notre histoire, était jointe une petite Bible de poche, appartenant aux premiers temps de l'imprimerie: la couverture de ce livre était presque entièrement brûlée, ainsi que les angles des pages, comme si cette Bible était restée quelque temps exposée au feu; on remarquait aussi sur plusieurs de ses pages quelques taches de sang.

Cette Bible datait donc au moins de trois cent trente-quatre ans.

Au manuscrit nº 17, portant la date de l'an 1648 de notre histoire, était joint le fer d'un lourd marteau de forgeron sur lequel on voyait ces mots incrustés dans le métal en langue bretonne:

EZ—LIBR (Être libre).

Ce marteau datait donc au moins de deux cent un ans.

Au manuscrit nº 18, et portant la date de l'an 1794 de notre histoire, était joint un sabre d'honneur à garde de cuivre doré, avec ces inscriptions gravées des deux côtés de la lame:

République française. Liberté—Égalité—Fraternité. Jean Lebrenn a bien mérité de la patrie.

Enfin l'on voyait, mais sans être accompagnés de manuscrit, et seulement portant la date de 1848 et 1849, les deux derniers objets dont se composait cette collection:

Le casque de dragon donné par le comte de Plouernel à M. Lebrenn.

La manille ou l'anneau de fer que le marchand avait porté au bagne de Rochefort.

On comprendra sans doute avec quel pieux respect, avec quelle ardente curiosité, ces débris du passé furent examinés par la famille du marchand. Il interrompit le silence pensif que gardaient ses enfants pendant cet examen, et reprit:

—Ainsi, vous le voyez, mes enfants, ces manuscrits racontent l'histoire de notre famille plébéienne depuis près de deux mille ans; aussi cette histoire pourrait-elle s'appeler l'histoire du peuple, de ses vicissitudes, de ses coutumes, de ses mœurs, de ses douleurs, de ses fautes, de ses excès, parfois même de ses crimes; car l'esclavage, l'ignorance et la misère dépravent souvent l'homme en le dégradant. Mais, grâce à Dieu, dans notre famille les mauvaises actions ont été rares, tandis que nombreux ont été les traits de patriotisme et d'héroïsme de nos aïeux, gaulois et gauloises, pendant leur longue lutte contre la conquête des Romains et des Franks! Oui, hommes et femmes... car vous le verrez dans bien des pages de ces récits, les femmes, en dignes filles de la Gaule, ont rivalisé de dévouement, de vaillance! Aussi plusieurs de ces figures touchantes ou héroïques resteront chéries et glorifiées dans votre mémoire comme les saints de notre légende domestique... Un dernier mot sur la langue employée dans ces manuscrits... Vous le savez, mes enfants, votre mère et moi, nous vous avons toujours donné, dès votre plus bas âge, une bonne de notre pays, afin que vous apprissiez à parler le breton en même temps que le français; aussi, votre mère et moi, nous vous avons toujours entretenus dans l'habitude de cette langue en nous en servant souvent avec vous?...

—Oui, mon père...

—Eh bien, mon enfant,—dit M. Lebrenn à son fils,—en t'apprenant le breton, j'avais surtout en vue, suivant d'ailleurs une tradition de notre famille, qui n'a jamais abandonné sa langue maternelle, de te mettre à même de lire ces manuscrits.

—Ils sont donc écrits en langue bretonne, père?—demanda Velléda.

—Oui, enfants; car la langue bretonne n'est autre que la langue celtique ou gauloise, qui se parlait dans toute la Gaule avant les conquêtes des Romains et des Franks. Sauf quelques altérations causées par les siècles, elle s'est à peu près conservée dans notre Bretagne jusqu'à nos jours[24]; car, de toutes les provinces de la Gaule, la Bretagne est la dernière qui se soit soumise aux rois francks, issus de la conquête... Oui... et ne l'oublions jamais, cette fière et héroïque devise de nos pères asservis, dépouillés par l'étranger: «Il nous reste notre nom, notre langue, notre foi...» Or, mes enfants, depuis deux mille ans de lutte et d'épreuves, notre famille a conservé son nom, sa langue et sa foi; car nous nous appelons Lebrenn, nous parlons gaulois, et je vous ai élevés dans la foi de nos pères, dans cette foi à l'immortalité de l'âme et à la continuité de l'existence, qui nous fait regarder la mort comme un changement d'habitation, rien de plus[25]... foi sublime, dont la moralité, enseignée par les druides, se résumait par des préceptes tels que ceux-ci: «Adorer Dieu. Ne point faire le mal. Exercer la générosité. Celui-là est pur et saint qui fait des œuvres célestes et pures.»... Ainsi donc, mes amis, conservons, comme nos aïeux, notre nom, notre langue, notre foi.

[24] L'un des plus illustres historiens de nos jours, dont l'autorité ne saurait être contestée, M. Amédée Thierry, dit dans son introduction à l'Histoire des Gaulois, page xcvi: «On trouve encore aujourd'hui dans quelques cantons de France et d'Angleterre le reste des langues originales; la France en possède deux: le basque, parlé dans les Pyrénées-Orientales; le bas-breton (ou gaulois-armoricain), plus étendu naguère, resserré maintenant à l'extrémité de la Bretagne;—l'Angleterre le gallois, parlé dans le pays de Galles.» Voir aussi la préface du Dictionnaire français-celtique, de Grégoire de Rostrenen (édit. de Guingaud, 1834).

[25] Nous avons dit dans une des notes précédentes que cette foi sublime de continuité de la vie, enseignée par les druides, avait encore de nos jours de fervents adeptes; nous ne pouvons résister au désir de citer à ce sujet quelques passages d'une admirable page d'Armand Barbès, l'un des plus vaillants soldats de la démocratie, aujourd'hui prisonnier comme tant d'autres de nos frères, une page dédiée à la mémoire de Godefroid Cavaignac, et intitulée: Deux jours d'une condamnation à mort. On verra par ces extraits avec quelle religieuse sérénité Armand Barbès attendait l'heure de son exécution; sérénité puisée, ainsi qu'il le dit, dans sa foi à la perpétuité de la vie, point fondamental de la croyance druidique.

«... C'était le 12 juillet 1839, la Cour des Pairs, après quatre jours de délibération, venait de me notifier son arrêt. Suivant l'usage, c'était le greffier en chef qui me l'avait apporté, et l'honorable M. Cauchy crut devoir ajouter à son message une petite réclame en faveur de la religion catholique, apostolique et romaine. Je lui répondis que j'avais en effet ma religion, que je croyais en Dieu; mais que ce n'était pas une raison pour que j'eusse, quoi que ce soit, à faire des consolations d'un prêtre; qu'il voulût donc bien aller dire à ses maîtres que j'étais prêt à mourir, et que je leur souhaitais d'avoir à leur dernière heure l'âme aussi tranquille que l'était la mienne en ce moment.»

Armand Barbès dit ensuite comment, spiritualiste par instinct, et ramené par l'approche de son heure dernière à un ordre de pensées élevées, il se rappela, avec une touchante reconnaissance, à quelle source il avait puisé cette tranquillité suprême en face de la mort, et il poursuit ainsi:

«... Un jour je lus, dans l'Encyclopédie nouvelle, le magnifique article Ciel, par Jean Raynaud. Sans parler des raisons péremptoires par lesquelles il détruit en passant le ciel et l'enfer des catholiques, sa capitale idée (telle que l'enseignait la foi druidique), de faire découler de la loi du progrès la série infinie de nos vies, progressant continuement dans des mondes qui y gravitaient eux-mêmes de plus en plus vers Dieu, me parut satisfaire à la fois nos aspirations multiples. Sens moral, imagination, désirs, tout n'y trouve-t-il pas de place? Cependant, emporté, lorsque je lus cet article, par les préoccupations d'un républicain actif, j'en méditai peu les détails, je ne fis que les déposer, en quelque sorte, bruts, dans mon sein; mais depuis que, ramassé blessé dans la rue, j'habitais une chambre de prison avec l'échafaud en perspective, je les avais tirés de la place où je les gardais en réserve comme une dernière richesse dont il m'importait de connaître enfin toute la valeur... et c'est ce qui vint naturellement se présenter à ma pensée au moment où je veillais, victime déjà liée pour le bourreau (on avait eu l'infamie de mettre à Barbès la camisole de force des condamnés à mort)... où je veillais la solennelle nuit de la mort...

»Que Jean Raynaud, l'éloquent encyclopédiste, me pardonne, si je changeai en un plomb vil, pour le besoin du moment, l'or pur de sa haute métaphysique; mais voici comment, après m'être confirmé par quelques raisonnements préliminaires ma croyance à l'immortalité de l'âme, il m'a semblé voir se dérouler une sublime échelle de Jacob, dont le pied s'appuyait sur la terre pour monter vers le ciel, sans finir jamais, d'astre en astre, de sphère en sphère! La terre, cette petite planète, où je venais de passer trente ans, me parut un des lieux innombrables où l'homme fait sa première étape dans la vie... d'où il commence à monter devant Dieu; et lorsque le phénomène que nous appelons la mort s'accomplit, l'homme, emporté par l'attraction du progrès, va renaître dans un astre supérieur avec un nouvel épanouissement de son être...»

Nous ne connaissons rien de plus beau que cette solennelle veillée de la mort d'Armand Barbès, puisant dans ces pensées sa fière sérénité d'âme, au moment du supplice qu'il croyait imminent.

—À cet engagement nous ne faillirons pas, mon père!—répondit Velléda.

—Nous ne montrerons ni moins de courage ni moins de persistance que nos ancêtres,—ajouta Sacrovir.—Ah! quelle émotion sera la mienne lorsque je lirai ces caractères vénérés qu'ils ont tracés!... Mais l'écriture de la langue celtique ou gauloise est-elle donc tout à fait la même que l'écriture bretonne, que nous avons l'habitude de lire, père?

—Non, mon enfant; depuis nombre de siècles l'écriture gauloise, qui était d'abord la même que celle des Grecs[26], s'est peu à peu modifiée par le temps, et est tombée en désuétude; mais mon grand-père, ouvrier imprimeur, aussi obscur qu'érudit et lettré, a traduit en écriture bretonne moderne tous les manuscrits écrits en gaulois. Grâce à ce travail, tu pourras donc lire ces manuscrits aussi couramment que tu lis ces légendes si aimées de notre brave Gildas, et qui, composées il y a huit ou neuf cents ans, courent encore nos villages de Bretagne, imprimées sur papier gris.

[26] «Les Gaulois employaient les mêmes caractères ou lettres que les Grecs. Tacite parle de plusieurs inscriptions gauloises trouvées sur les frontières de la Germanie, et observe qu'elles étaient écrites en caractères grecs.» (Latour-d'Auvergne, Origines gauloises, ch. I, p. 12.)

—Mon père,—dit Sacrovir,—une question encore... Notre famille a-t-elle donc pendant tant de siècles toujours habité la Bretagne?

—Non... pas toujours, ainsi que tu le verras par ces récits... La conquête, les guerres, les rudes et différentes vicissitudes auxquelles était soumise, dans ces temps-là, une famille comme la nôtre, ont souvent forcé nos pères de quitter le pays natal, tantôt parce qu'ils étaient traînés esclaves ou prisonniers dans d'autres provinces, tantôt pour échapper à la mort, tantôt pour gagner leur pain, tantôt pour obéir à des lois étranges, tantôt par suite des hasards du sort; mais il est bien peu de nos ancêtres qui n'aient accompli une sorte de pieux pèlerinage, que j'ai accompli moi-même, et que tu accompliras à ton tour le 1er janvier de l'année qui suivra ta majorité, c'est-à-dire le 1er janvier prochain.

—Pourquoi particulièrement ce jour, père?

—Parce que le premier jour de chaque nouvelle année a toujours été dans les Gaules un jour solennel.

—Et ce pèlerinage, quel est-il?

—Tu iras aux pierres druidiques de Karnac, près d'Auray.

—On dit, en effet, mon père, que cet assemblage de gigantesques blocs de granit, que l'on voit encore de nos jours alignés d'une façon mystérieuse, remontent à la plus haute antiquité?

—Il y a deux mille ans et plus, mon enfant, que l'on ignorait déjà à quelle époque, perdue dans la nuit des temps, les pierres de Karnak avaient été ainsi disposées.

—Ah! père! on éprouve une sorte de vertige en songeant à l'âge que doivent avoir ces pierres monumentales.

—Dieu seul le sait, mes amis! et si l'on juge de leur durée à venir par leur durée passée, des milliers de générations se succéderont encore devant ces monuments gigantesques, qui défient les âges, et sur lesquels les regards de nos pères se sont tant de fois arrêtés de siècle en siècle avec un pieux recueillement.

—Et pourquoi faisaient-ils ce pèlerinage, père?

—Parce que le berceau de notre famille, les champs et la maison du premier de nos aïeux dont ces manuscrits fassent mention, étaient situés près des pierres de Karnak; car, tu le verras, cet aïeul, nommé Joel, en Brenn an Lignez an Karnak, ce qui signifie, tu le sais, en breton: Joel, le chef de la tribu de Karnak[27], cet aïeul était chef ou patriarche, élu par sa tribu, ou par son clan, comme disent les Écossais...

[27] Afin de démontrer la vraisemblance de notre fiction, et de prouver qu'un pareil souvenir a pu traverser les siècles, nous extrayons le passage suivant de Grégoire de Rostrenen, qui écrivait au milieu du dernier siècle:

«... Ce que j'ai trouvé de plus ancien sur la langue gauloise ou bretonne, c'est le livre manuscrit en langue bretonne des prédictions de Guin-Clan, astronome breton, très-fameux encore aujourd'hui chez les Bretons; il marque, au commencement de ses prédictions, qu'il écrivait l'an de l'ère chrétienne 240, demeurant entre Roc'h Hellas et le Potz-Guen, c'est-à-dire aujourd'hui entre Morlaix et la ville de Tréguier.» (Grég. de Rostrenen, liste de la plupart des auteurs, livres ou manuscrits dont il s'est servi pour la confection de son Dictionnaire.) Or, nous le demandons, si l'on sait aujourd'hui, en 1849, que Guin-Clan habitait, en 240, c'est-à-dire il y a seize cent neuf ans, entre Morlaix et Tréguier, il n'y a rien de vraisemblable dans notre fable qui suppose que les descendants de la famille Lebrenn savaient que leur aïeul demeurait il y a environ deux mille ans, près des pierres de Karnak, qui existent encore de nos jours telles qu'elles étaient alors.

—De sorte,—dit Georges Duchêne,—que notre nom, mon père, le nom de Brenn, signifie chef?

—Oui, mon ami, cette appellation honorifique, jointe au nom individuel de chacun, au nom de baptême, comme on a dit, depuis le christianisme, s'est, par le temps, changée en nom de famille; car l'usage des noms de famille ne commence guère à se répandre généralement dans les familles plébéiennes que vers le quatorzième ou le quinzième siècle. Ainsi, dans les premiers âges, on a appelé, par exemple, le fils du premier de nos aïeux dont je vous ai parlé: Guilhern, mab eus an Brenn[28], Guilhern, fils du chef, puis Kirio, petit-fils du chef, etc., etc. Mais avec les siècles, les mots petit-fils et arrière-petit-fils ont été supprimés, et l'on n'a plus ajouté au mot Brenn, devenu par corruption Lebrenn, que le nom de baptême. Ainsi presque tous les noms empruntés à une profession, tels que M. Charpentier, M. Serrurier, M. Boulanger, M. Tisserand, M. Meunier, etc., etc., ont eu presque toujours pour origine une profession manuelle, dont la désignation s'est transformée, avec le temps, en nom de famille[29]. Ces explications vous sembleront peut-être puériles, et pourtant elles constatent un fait grave et douloureux: l'absence du nom de famille chez nos frères du peuple... Hélas! tant qu'ils ont été esclaves ou serfs, pouvaient-ils avoir des noms, eux qui ne s'appartenaient pas? leur maître leur donnait des noms bizarres ou grotesques, de même qu'on donne un nom de fantaisie à un cheval ou à un chien; puis l'esclave vendu à un autre maître, on l'affublait d'un autre nom... Mais, vous le verrez, à mesure que ces opprimés, grâce à leur lutte énergique, incessante, arrivent à une condition moins servile, la conscience de leur dignité d'homme se développe davantage; et lorsqu'ils purent enfin avoir un nom à eux et le transmettre à leurs enfants, obscur, mais honorable, c'est que déjà ils n'étaient plus esclaves ni serfs, quoique encore bien malheureux... La conquête du nom propre, du nom de famille, en raison des devoirs qu'il impose et des droits qu'il donne, a été l'un des plus grands pas de nos aïeux vers un complet affranchissement... Un dernier mot, au sujet des manuscrits que nous allons lire. Vous y trouverez un admirable sentiment de la nationalité gauloise et de sa foi religieuse, sentiment d'autant plus indomptable, d'autant plus exagéré peut-être, que la conquête romaine et franque s'appesantissait davantage sur ces hommes et sur ces femmes héroïques, si fiers de leur race, et poussant le mépris de la mort jusqu'à une grandeur surhumaine... Admirons-les, imitons-les, dans cet ardent amour du pays, dans cette inexorable haine de l'oppression, dans cette croyance à la perpétuité progressive de la vie, qui nous délivre du mal de la mort... Mais tout en glorifiant pieusement le passé, continuons, selon le mouvement de l'humanité, de marcher vers l'avenir... N'oublions pas qu'un nouveau monde avait commencé avec le christianisme... Sans doute son divin esprit de fraternité, d'égalité, de liberté, a été outrageusement renié, refoulé, persécuté, dès les premiers siècles, par la plupart des évêques catholiques, possesseurs d'esclaves et de serfs, gorgés de richesses subtilisées aux Francs conquérants, en retour de l'absolution de leurs crimes abominables, que leur vendait le haut clergé... Sans doute, nos pères esclaves, voyant la parole évangélique étouffée, impuissante à les affranchir, ont fait, comme on dit, leurs affaires eux-mêmes, se sont soulevés en armes contre la tyrannie des conquérants, et presque toujours, ainsi que vous allez en avoir la preuve, là où le sermon avait échoué, l'insurrection obtenait des concessions durables, selon ce sage axiome de tous les temps: Aide-toi... le ciel t'aidera... Mais enfin, malgré l'Église catholique, apostolique et romaine, le souffle chrétien a passé sur le monde; il le pénètre de plus en plus de cette chaleur douce et tendre, dont manquait, dans sa sublimité, la foi druidique de nos aïeux, qui, ainsi rajeunie, complétée, doit prendre une sève nouvelle... Sans doute encore il a été cruel pour nous, conquis, de perdre jusqu'au nom de notre nationalité, de voir imposer à cette antique et illustre Gaule le nom de France, par une horde de conquérants féroces... Aussi, chose remarquable, lors de notre première révolution la réaction contre les souvenirs de la conquête et de ces rois de prétendu droit divin, fut si profondément nationale, que des citoyens ont maudit jusqu'au nom Français[30], trouvant (et c'était à un certain point de vue aussi logique que patriotique), trouvant odieux et stupide de conserver ce nom au jour de la victoire et après quatorze siècles de lutte contre ces rois et cette race étrangère qui nous l'avaient infligé comme le stigmate de la conquête!...

[28] D'antiques généalogies, conservées soigneusement par les Bardes, servirent à désigner ceux qui pouvaient prétendre à la dignité de chefs de canton ou de famille, car ces mots étaient synonymes dans la langue des anciens Gaulois-Bretons, et les liens de la parenté étaient la base de leur état social. (Augustin Thierry, État social des anciens Bretons, Hist. de la conq. d'Angl., p. 10-11.)

[29] On verra dans le cours de cette histoire des personnages n'ayant, selon l'usage du temps, d'autre nom que des surnoms, parfois grotesques, terribles, et touchants, empruntés soit à leur condition, soit à une qualité ou à une difformité physique ou morale, à un acte de leur vie.

[30] Une très-vive et très-profonde réaction gauloise s'est en effet manifestée à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci; la fondation de l'Académie celtique, dont les immenses travaux ont été dirigés vers la recherche de nos origines nationales, date de cette époque; enfin, plusieurs pétitions furent adressées à la Convention pour revendiquer le nom de Gaule pour le pays. Nous citons ici plusieurs passages d'une pétition à ce sujet, adressée au directoire du département de Paris. Ce document fort curieux et fort caractéristique, a été publié dans la Revue rétrospective, t. 1, 2e série.

«Citoyens administrateurs,

»Jusques à quand souffrirez-vous que nous portions encore l'infâme nom de Français? Tout ce que la démence a de faiblesse, tout ce que l'absurdité a de contraire à la raison, tout ce que la turpitude a de bassesse, ne sont pas comparables à notre manie de nous couvrir de ce nom. Quoi! une troupe de brigands (les Francs conquérants) vient nous ravir tous nos biens, nous soumet à ses lois, nous réduit à la servitude, et pendant quatorze siècles ne s'attache qu'à nous priver de toutes les choses nécessaires à la vie, à nous accabler d'outrages, et lorsque nous brisons nos fers, nous avons encore l'extravagante bassesse de continuer à nous appeler comme eux! Sommes-nous donc descendants de leur sang impur? à Dieu ne plaise, Citoyens, nous sommes du sang pur des Gaulois! Chose plus qu'étonnante, Paris est une pépinière de savants, Paris a fait la révolution, et pas un de ces savants n'a encore daigné nous instruire de notre origine, quelque intérêt que nous ayons à la connaître.»

Après avoir parlé d'une adresse à la Convention, présentée par lui, et d'une lettre à ses concitoyens, qui offriraient sans doute un curieux intérêt, l'auteur de la pétition termine ainsi:

«... Souffrirez-vous, Citoyens, que nous ayons fait la révolution pour faire honneur de notre courage à nos ennemis de quatorze siècles? aux bourreaux de nos ancêtres? Non sans doute, et vous recourrez avec moi à l'autorité de la Convention nationale afin qu'elle nous rende le nom de Gaulois, etc., etc.

Signé, Ducalle.

—Cela me rappelle mon pauvre grand-père,—reprit Georges en souriant,—me disant qu'il n'était plus fier du tout d'être Français depuis qu'il savait porter le nom des barbares, des cosaques, qui nous avaient dépouillés et asservis.

—Moi, je conçois parfaitement,—reprit Sacrovir,—que l'on revendique ce vieux et illustre nom de Gaule pour notre pays!

—Certes,—reprit M. Lebrenn,—la république gauloise sonnerait non moins bien à mes oreilles que la république française; mais, d'abord, notre première et immortelle république a, ce me semble, suffisamment purifié le nom français de ce qu'il avait de monarchique en le portant si haut et si loin en Europe; et puis, voyez-vous, mes amis,—ajouta le marchand en souriant,—il en est de cette brave Gaule comme de ces femmes héroïques qui s'illustrent sous le nom de leur mari... quoique le mariage de la Gaule avec le Franc ait été singulièrement forcé.

—Je comprends cela, père,—dit Velléda souriant aussi.—De même que beaucoup de femmes signent leur nom de famille à côté de celui qu'elles tiennent de leur mari, toutes les admirables choses accomplies par notre héroïne, sous un nom qui n'était pas le sien, doivent être signées: France, née Gaule...

—Rien de plus juste que cette comparaison,—ajouta madame Lebrenn.—Notre nom a pu changer, notre race est restée notre race...

—Maintenant,—reprit M. Lebrenn avec émotion.—vous êtes initiés à la tradition de famille qui a fondé nos archives plébéiennes; vous prenez l'engagement solennel de les continuer, et d'engager vos enfants à les continuer?... Toi, mon fils, et toi, ma fille, à défaut de lui, vous me jurez d'écrire avec sincérité vos faits et vos actes, justes ou injustes, louables ou mauvais, afin qu'au jour où vous quitterez cette existence pour une autre, ce récit de votre vie vienne augmenter cette chronique de famille, et que l'inexorable justice de nos descendants estime ou mésestime notre mémoire selon que nous aurons mérité...

—Oui, père... nous te le jurons!...

—Eh bien, Sacrovir, aujourd'hui que tu as accompli ta vingt-et-unième année, tu peux, selon notre tradition, lire ces manuscrits... Cette lecture, nous la ferons dès aujourd'hui, chaque soir, en commun; et pour que Georges puisse y participer, nous la traduirons en français.


Et ce même soir, M. Lebrenn, sa femme, sa fille et Georges s'étant réunis, Sacrovir Lebrenn commença ainsi la lecture du premier manuscrit, intitulé:

LA FAUCILLE D'OR.


L'AUTEUR AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE.

Chers lecteurs,

Permettez-moi d'abord de vous remercier du bienveillant accueil fait par vous aux Mystères du Peuple, dont le succès dépasse aujourd'hui toutes mes espérances; j'ai reçu de précieux encouragements, de vives preuves de sympathie. Après y avoir répondu privément, je suis heureux et fier de vous en témoigner publiquement ici ma reconnaissance; ce cordial appui double mes forces. Je vous ai parlé des louanges, je vous parlerai non moins sincèrement d'une critique qui m'a été adressée, sous la forme la plus amicale d'ailleurs; celle critique m'a paru grave, chers lecteurs, aussi m'a-t-elle engagé à vous écrire ces quelques mots:

On m'a reproché le grand nombre de notes dont plusieurs livraisons sont accompagnées: j'étais allé de moi-même au devant de cette objection, dès la deuxième livraison, en vous suppliant de lire attentivement ces notes, dont j'espérais faire aussi comprendre la haute importance. Je vais être plus explicite:

Quelque confiance que vous daigniez accorder à ma parole, vous trouverez dans les prochains récits des faits si étranges, si extraordinaires, souvent même si monstrueux, je dirais presque si peu croyables, que, sans l'irrécusable autorité historique dont je les accompagnerai, le lecteur le plus favorable à cet ouvrage, pourrait croire, non, sans doute, que je l'ai voulu tromper, mais qu'entraîné par mon imagination de romancier, j'ai exagéré les faits au delà des limites du possible, afin de les rendre plus saisissants. Je n'aurai pas cette crainte lorsque la citation historique textuelle, irréfragable, servant, pour ainsi dire de poinçon, de contrôle à mon récit, prouvera du moins que, quelle que soit sa valeur, il est pur et sans alliage.

Et puis, une fois l'œuvre accomplie, cet notes qui l'accompagnent dès le début, et choisies par moi, je vous l'affirme, avec un soin scrupuleux, parmi d'innombrables documents, ces notes formeront, à côté du récit, que je tâche de rendre amusant et varié, non-seulement une histoire authentique des misères, des souffrances, des luttes et souvent grâce à Dieu, des triomphes de nos pères à nous autres prolétaires et bourgeois, mais encore une histoire authentique de leur origine, de leurs religions, de leurs lois, de leurs mœurs, de leur langage, de leurs costumes, de leurs habitations, de leurs professions, de leurs arts, de leur industrie, de leurs métiers, etc., etc.

Un mot à ce sujet, chers lecteurs. Jusqu'ici (sauf quelques-uns des éminents et modernes historiens déjà cités dans les notes), l'on avait toujours écrit l'histoire de nos rois, de leurs cours, de leurs amours adultères, de leurs batailles, mais jamais notre histoire à nous autres bourgeois et prolétaires; on nous la voilait, au contraire, afin que nous ne pussions y puiser ni mâles enseignements, ni foi, ni espérance ardente à un avenir meilleur, par la connaissance et la conscience du passé. Ç'a été un grand mal, car plus nous aurons conscience et connaissance de ce que nos pères et nos mères ont souffert pour nous conquérir à travers les âges, pas à pas, siècle à siècle, au prix de leurs larmes, de leur martyre, de leur sang, les droits et les libertés consacrés, résumés aujourd'hui par la souveraineté du peuple écrite dans notre Constitution, plus les droits, plus les libertés nous seront chers et sacrés, plus nous serons résolus de les défendre!

Plus nous aurons conscience et connaissance de l'épouvantable esclavage moral et physique sous lequel nos ennemis de tous les temps, les rois et seigneurs, issus de la conquête franque, ainsi que les ultramontains, leurs dignes alliés, jésuites, inquisiteurs, etc., etc., ont fait gémir nos aïeux à nous, race de Gaulois conquis, plus nous serons résolus de briser le joug sanglant et abhorré, si l'on tentait de nous l'imposer de nouveau.

Enfin, chers lecteurs, plus nous aurons conscience et connaissance du progrès incessant de l'humanité, qui, l'histoire le prouve, n'a jamais fait un pas rétrograde, plus nous serons inébranlables dans notre foi à un avenir toujours progressif, et plus victorieusement nous triompherons de ce découragement funeste dont les plus forts se laissent souvent accabler aux jours des rudes épreuves! découragement fatal, car nos ennemis, sans cesse en éveil, l'exploitent avec un art infernal, pour arrêter, momentanément, notre marche vers la terre promise.

Enfin et surtout, plus nous aurons conscience et connaissance des barbaries, des usurpations, des pilleries, des désastres, des guerres civiles, sociales ou religieuses, des bouleversements et des révolutions sans nombre, renaissant pour ainsi dire à chaque siècle de notre histoire, depuis le sacre de ce bandit couronné, nommé Clovis, jusqu'en 1848, plus nous rirons de ces hableurs qui ont la triste audace de nous présenter le gouvernement monarchique de droit divin, ou autre, comme une garantie d'ordre, de paix, de bonheur et de stabilité, et plus nous serons convaincus qu'il n'y a désormais de salut et de repos pour la France que dans la République.

C'est donc cette conscience et cette connaissance du passé qui, seule, peut donner foi et certitude dans l'avenir, que je tâche de vous inspirer, par ces récits, selon la faible mesure de mes forces; or, quelle que soit la bienveillante sympathie dont vous m'honoriez, je crois de mon devoir envers vous de joindre la preuve aux faits, l'autorité historique à la scène que je représente à vos yeux. Il me semble aussi que votre conviction sera plus puissante, plus féconde pour vous-même, lorsque vous direz: Cette conviction, je l'ai puisée aux sources les plus profondes et les plus pures de l'histoire.

Et voila pourquoi, chers lecteurs, je vous conjure de nouveau de lire attentivement ces notes, dont je suis aussi sobre que possible, mais qui, à mon avis (puissiez-vous le partager!), sont le complément indispensable de cette œuvre si cordialement encouragée par vous dès son début.

Permettez-moi d'espérer que vous me continuerez cette précieuse bienveillance, et croyez à tous mes efforts pour m'en rendre de plus en plus digne.

Eugène SUE.
Aux Bordes, 20 janvier 1850.

LES MYSTÈRES DU PEUPLE.

LA FAUCILLE D'OR,

ou

HÊNA LA VIERGE DE L'ÎLE DE SÊN.

AN 57 AVANT JÉSUS-CHRIST.


CHAPITRE PREMIER.

Les Gaulois il y a dix-neuf cents ans.—Joel, le laboureur, chef (ou brenn) de la tribu de Karnak.—Guilhern, fils de Joel.—Rencontre qu'ils font d'un voyageur.—Étrange façon d'offrir l'hospitalité.—Joel, étant aussi causeur que le voyageur l'est peu, parle avec complaisance de son fameux étalon, Tom-Bras, et de son fameux dogue de guerre, Deber-Trud, le mangeur d'hommes.—Ces confidences ne rendant pas le voyageur plus communicatif, le bon Joel parle non moins complaisamment de ses trois fils, Guilhern, le laboureur, Mikael, l'armurier, et Albinick, le marin, ainsi que de sa fille Hêna, la vierge de l'île de Sên.—Au nom d'Hêna, la langue du voyageur se délie.—On arrive à la maison de Joel.

Celui qui écrit ceci se nomme Joel, le brenn de la tribu de Karnak; il est fils de Marik, qui était fils de Kirio, fils de Tiras, fils de Gomez, fils de Vorr, fils de Glenan, fils d'Erer, fils de Roderik, choisi pour être chef de l'armée gauloise qui, il y a deux cent soixante-dix-sept ans, fit payer rançon à Rome.

Joel (pourquoi ne le dirait-il pas?) craignait les dieux, avait le cœur droit, le courage ferme et l'esprit joyeux; il aimait à rire, à conter, et surtout à entendre raconter, en vrai Gaulois qu'il était.

Au temps où vivait César[31] (que son nom soit maudit), Joel demeurait à deux lieues d'Alrè[32], non loin de la mer et de l'île de Roswallan, près la lisière de la forêt de Karnak, la plus célèbre forêt de la Gaule bretonne.

[31] 57 avant Jésus-Christ. Le récit suivant remonte donc à dix-neuf cents ans environ.

[32] Alrè, aujourd'hui Auray, département du Finistère.

Un soir, le soir du jour qui précédait celui où Hêna, sa fille... sa fille bien aimée lui était née... il y avait dix-huit ans de cela... Joel et son fils aîné, Guilhern, à la tombée du jour, retournaient à leur maison, dans un chariot traîné par quatre de ces jolis petits bœufs bretons dont les cornes sont moins grandes que les oreilles. Joel et son fils venaient de porter de la marne dans leurs terres, ainsi que cela se fait à la saison d'automne, afin que les champs soient marnés pour les semailles de printemps. Le chariot gravissait péniblement la côte de Craig'h, à un endroit où le chemin très-montueux est resserré entre de grandes roches, et d'où l'on aperçoit au loin la mer, et plus loin encore l'île de Sen, île mystérieuse et sacrée.

—Mon père,—dit Guilhern à Joel,—voyez donc là-bas, au sommet de la côte, ce cavalier qui accourt vers nous... Malgré la raideur de la descente, il a lancé son cheval au galop.

—Aussi vrai que le bon Elldud[33] a inventé la charrue, cet homme va se casser le cou.

[33] «Elldud, le saint homme de Côr-Dewdws, améliora la culture, enseigna aux Gaulois une meilleure manière de cultiver la terre que celle qui était connue auparavant, et leur montra l'art de la marner et de labourer à la charrue. Avant le temps d'Elldud, la terre était seulement cultivée avec la bêche et le hoyau. (Jean Raynaud, Notes du Druidisme, p. 415.—Encyclopédie nouvelle.)

—Où peut-il aller ainsi, père? Le soleil se couche; il fait grand vent, le temps est à l'orage, et ce chemin ne mène qu'aux grèves désertes...

—Mon fils, cet homme n'est pas de la Gaule bretonne; il porte un bonnet de fourrure, une casaque poilue, et ses jambes sont enveloppées de peaux tannées assujéties avec des bandelettes rouges.

—À sa droite pend une courte hache, à sa gauche un long couteau dans sa gaîne.

—Son grand cheval noir ne bronche pas dans cette descente..... Mais où va-t-il ainsi?

—Mon père, cet homme est sans doute égaré?

—Ah! mon fils,—que Teutâtès t'entende[34]!... Nous offririons l'hospitalité à ce cavalier; son costume annonce qu'il est étranger... Quels beaux récits il nous ferait sur son pays et sur ses voyages!...

[34] «Teutâtès est le demi-dieu (ou le Saint) qui, aux yeux de nos pères, tenait dans ses mains les destinées particulières de toutes les âmes; c'est lui qui présidait à la circulation non-seulement sur la terre, mais dans tous les cercles de l'univers, véritables guides comme le nomme César, des voies et des voyages. (Jean Raynaud, art. Druid., Encyclop. nouv.)

—Que le divin Ogmi[35], dont la parole enchaîne les hommes par des liens d'or, nous soit favorable, père! Depuis si longtemps un étranger conteur ne s'est assis à notre foyer!

[35] Un des traités les plus caractéristique de ce génie conteur, et surtout de ce besoin d'entendre raconter, si particulier aux Gaulois, c'est la semi-divinité d'Ogmi.

«Il est impossible,—dit Jean Raynaud,—que chez les Gaulois, si amoureux de la parole, l'art qui lui correspond ne fût pas mis au premier rang parmi les inventions de l'esprit. Le demi-dieu qui symbolise cette puissance de la parole dont Lucain a décrit les attributs est figuré sous les apparences de la vieillesse, comme pour marquer qu'au détriment des vertus du corps, il possédait celles de la tradition et de l'expérience; revêtu de la peau du lion et de la massue d'Hercule, ce n'était pourtant point par la force qu'il s'attachait ses captifs. Liés à des chaînes d'or et d'ambre, qui partant de leurs oreilles venaient se réunir à la bouche, loin de lui résister, ils le suivaient, avec empressement, comme ces bêtes farouches autrefois asservies par la lyre d'Orphée.» (Jean Raynaud, art. Druid., Encyclop. nouv.)

—Et nous n'avons aucune nouvelle de ce qui se passe dans le reste de la Gaule.

—Malheureusement!

—Ah! mon fils! si j'étais tout-puissant comme Hésus[36], j'aurais chaque soir un nouveau conteur à mon souper.

[36] Hésus, comme le Jéhovah des Hébreux et le Jupiter des Païens, était le dieu suprême de la religion des Gaulois. Le nom de Hésus signifiait je suis celui qui suis.

—Moi, j'enverrais des hommes partout voyager, afin qu'ils revinssent me réciter leurs aventures.

—Et si j'avais le pouvoir d'Hésus, quelles aventures surprenantes je leur ménagerais, à mes voyageurs, pour doubler l'intérêt de leurs récits au retour!...

—Mon père! mon père! voici le cavalier près de nous.

—Oui... il arrête son cheval, car la route est étroite, et nous lui barrons le passage avec notre chariot... Allons, Guilhern, le moment est propice; ce voyageur doit être nécessairement égaré, offrons-lui l'hospitalité pour cette nuit... nous le garderons demain, et peut-être plusieurs jours encore... Nous aurons fait une chose bonne, et il nous donnera des nouvelles de la Gaule et des pays qu'il peut avoir parcourus.

—Et ce sera aussi une grande joie pour ma sœur Hêna, qui vient demain à la maison pour la fête de sa naissance.

—Ah! Guilhern! je n'avais pas songé au plaisir qu'aurait ma fille chérie à écouter cet étranger..... Il faut absolument qu'il soit notre hôte!

—Et il le sera, père!... Oh! il le sera...—reprit Guilhern d'un air très-déterminé.

Joel, étant alors, de même que son fils, descendu de son chariot, s'avança vers le cavalier. Tous deux, en le voyant de près, furent frappés de ses traits majestueux. Rien de plus fier que son regard, de plus mâle que sa figure, de plus digne que son maintien; sur son front et sur sa joue gauche, on voyait la trace de deux blessures à peine cicatrisées. À son air valeureux, on l'eût pris pour un de ces chefs que les tribus choisissent pour les commander en temps de guerre. Joel et son fils n'en furent que plus désireux de le voir accepter leur hospitalité.

—Ami voyageur, lui dit Joel,—la nuit vient; tu t'es égaré, ce chemin ne mène qu'à des grèves désertes; la marée va bientôt les couvrir, car le vent souffle très-fort... continuer ta route par la nuit qui s'annonce, serait très-périlleux; viens donc dans ma maison: demain tu continueras ton voyage.

—Je ne suis point égaré; je sais où je vais, je suis pressé; range tes bœufs, fais-moi passage,—répondit brusquement le cavalier, dont le front était baigné de sueur à cause de la précipitation de sa course. Par son accent il paraissait appartenir à la Gaule du centre, vers la Loire. Après avoir ainsi parlé à Joel, il donna deux coups de talon à son grand cheval noir pour s'approcher davantage des bœufs du chariot, qui, s'étant un peu détournés, barraient absolument le passage.

—Ami voyageur, tu ne m'as donc pas entendu?—reprit Joel.—Je t'ai dit que ce chemin ne menait qu'à la grève... que la nuit venait, et que je t'offrais ma maison.

Mais l'étranger, commençant à se mettre en colère, s'écria:

—Je n'ai pas besoin de ton hospitalité... range tes bœufs... Tu vois qu'à cause des rochers je ne peux passer ni d'un côté ni de l'autre... Allons, vite, je suis pressé...

—Ami,—dit Joel,—tu es étranger, je suis du pays: mon devoir est de t'empêcher de t'égarer... Je ferai mon devoir...

—Par Ritha-Gaür! qui s'est fait une saie[37] avec la barbe des rois qu'il a rasés[38]!—s'écria l'inconnu de plus en plus courroucé,—depuis que la barbe m'a poussé, j'ai beaucoup voyagé, beaucoup vu de pays, beaucoup vu d'hommes, beaucoup vu de choses surprenantes... mais jamais je n'ai rencontré de fous aussi fous que ces deux fous-là!

[37] La saie des Gaulois est la blouse de nos jours.

[38] Ritha-Gawr (demi-dieu ou saint gaulois selon la tradition) «se fit une saie avec les barbes des rois qu'il fit raser (réduire en esclavage) à cause de leurs oppressions et de leur mépris de la justice. (Tryades de Bretagne, déjà citées.)

Joel et son fils, qui aimaient passionnément à entendre raconter, apprenant par l'étranger lui-même qu'il avait vu beaucoup de pays, beaucoup d'hommes, beaucoup de choses surprenantes, conclurent de là qu'il devait avoir de charmants et nombreux récits à faire, et se sentirent un très-violent désir d'avoir pour hôte un tel récitateur. Aussi, Joel, loin de déranger son chariot, s'avança tout auprès du cavalier, et lui dit de sa voix la plus douce, quoique naturellement il l'eût très-rude:

—Ami, tu n'iras pas plus loin! Je veux me rendre très-aimable aux dieux, et surtout à Teutâtès, le dieu des voyageurs, en t'empêchant de t'égarer, et en te faisant passer une bonne nuit sous un bon toit, au lieu de te laisser errer sur la grève, où tu risquerais d'être noyé par la marée montante.

—Prends garde...—reprit l'inconnu en portant la main à la hache suspendue à son côté.—Prends garde!... Si à l'instant tu ne ranges pas tes bœufs, j'en fais un sacrifice aux dieux, et je t'ajoute à l'offrande!...

—Les dieux ne peuvent que protéger un fervent tel que toi,—répondit Joel, qui en souriant avait échangé quelques mots à voix basse avec son fils;—aussi les dieux t'empêcheront-ils de passer la nuit sur la grève.... Tu vas voir...

Et Joel, ainsi que son fils, se précipitant à l'improviste sur le voyageur, le prirent chacun par une jambe, et, comme ils étaient tous deux extrêmement grands et robustes, ils le soulevèrent comme debout au-dessus de la selle de son cheval, auquel ils donnèrent un coup de genou dans le ventre, de sorte qu'il se porta en avant, et que Joel et Guilhern n'eurent plus qu'à déposer par terre, et avec beaucoup de respect, le cavalier sur ses pieds. Mais celui-ci, dont la rage était au comble, ayant voulu résister et tirer son couteau, Joel et Guilhern le continrent, prirent une grosse corde dans leur chariot, lièrent solidement, mais avec grande douceur et amitié, les mains et les jambes de l'inconnu, et, malgré ses furieux efforts, le rendant ainsi incapable de bouger, le placèrent au fond du chariot, toujours avec beaucoup de respect et d'amitié, car la mâle dignité de sa figure les frappait de plus en plus[39].

[39] «Chez les Gaulois, la passion des récits est si vive, que les marchands, arrivés de loin, se voyaient assaillis de questions par la foule; quelquefois même les voyageurs étaient retenus malgré eux sur les routes et forcés de répondre aux passants.» (César, de la Guerre des Gaules, liv. IV, ch. iii, édit. Pank.)

Alors Guilhern monta le cheval du voyageur, et suivit le chariot que conduisait Joel, hâtant de son aiguillon la marche de ses bœufs, car le vent soufflait de plus en plus fort; on entendait la mer se briser à grand bruit sur les rochers de la côte; quelques éclairs brillaient à travers les nuages noirs, tout enfin annonçait une nuit d'orage.

Et cependant, malgré cette nuit menaçante, l'inconnu ne semblait point reconnaissant de l'hospitalité que Joel et son fils s'empressaient de lui offrir. Couché au fond du chariot, il était pâle de rage; tantôt il grinçait des dents, tantôt il soufflait comme quelqu'un qui a fort chaud; mais, concentrant son courroux en lui-même, il ne disait mot. Joel (il doit l'avouer) aimait beaucoup à entendre raconter; mais il aimait aussi beaucoup à parler. Aussi dit-il à l'étranger:

—Mon hôte, car tu l'es maintenant, je remercie Teutâtès, le dieu des voyageurs, de m'avoir envoyé un hôte... Il faut que tu saches qui je suis; oui je dois te dire qui je suis, puisque tu vas t'asseoir à mon foyer.

Et quoique le voyageur fît un mouvement de colère, semblant signifier qu'il lui était indifférent de savoir quel était Joel, celui-ci continua néanmoins:

—Je me nomme Joel... je suis fils de Marick, qui était fils de Kirio... Kirio était fils de Tiras... Tiras était fils de Gomer... Gomer était fils de Vorr... Vorr était fils de Glenan... Glenan, fils d'Erer, qui était le fils de Roderik, choisi pour être le Brenn[40] de l'armée gauloise confédérée, qui fit, il y a deux cent soixante-dix-sept ans, payer rançon à Rome pour punir les Romains de leur traîtrise. J'ai été nommé brenn de ma tribu, qui est la tribu de Karnak. De père en fils nous sommes laboureurs, nous cultivons nos champs de notre mieux, et selon l'exemple donné par Coll[41] à nos aïeux... Nous semons plus de froment et d'orge que de seigle et d'avoine.

[40] Les historiens romains ont pris la qualification du chef des armées gauloises pour son nom, et de Brenn (littéralement chef) ont fait Brennus. (Améd. Thierry, Hist. des Gaules.)

[41] Coll, fils de Coll-Fewr (autre saint gaulois). Le premier apporta le froment et l'orge en Bretagne, où auparavant il n'y avait que du seigle et de l'avoine. (Jean Raynaud, Druid., Encyclop. nouv.)

L'étranger paraissait toujours plus colère que soucieux de ces détails; cependant Joel continua de la sorte:

—Il y a trente-deux ans, j'ai épousé Margarid, fille de Dorlenn; j'ai eu d'elle une fille et trois garçons: l'aîné, qui est là derrière nous, conduisant ton bon cheval noir, ami hôte... l'aîné se nomme Guilhern; il m'aide, ainsi que plusieurs de nos parents, à cultiver nos champs... J'élève beaucoup de moutons noirs, qui paissent dans nos landes, ainsi que des porcs à demi sauvages, méchants comme des loups[42], et qui ne couchent jamais sous un toit... Nous avons quelques bonnes prairies dans la vallée d'Alrè... J'élève aussi des chevaux, fils de mon fier étalon Tom-Bras (ardent). Mon fils Guilhern s'amuse, lui, à élever des chiens pour la chasse et pour la guerre: ceux de chasse sont issus de la race d'un limier nommé Tyntammar; ceux de guerre[43] sont fils de mon grand dogue Deber-Trud (le mangeur d'hommes). Nos chevaux et nos chiens sont si renommés, que de plus de vingt lieues d'ici on vient nous en acheter. Tu vois, mon hôte, que tu pouvais tomber en pire maison.

[42] Malgré l'extension de l'agriculture, l'éducation des bestiaux est une des principales industries des Gaulois. «Ils élèvent d'innombrables bandes de porcs à demi-sauvages, conduites dans les forêts et non moins dangereuses à rencontrer que des loups. (Strabon, liv. IV.)

[43] «À la guerre, des dogues dépistaient et poursuivaient l'ennemi. Ces chiens très-féroces, également bons pour la guerre et pour la chasse des bêtes fauves, se tiraient de la Bretagne et des Ardennes; ils combattaient pour leurs maîtres autour des chars de guerre.» (Strabon, ibid.)

L'étranger poussa comme un grand soupir de colère étouffée, mordit ce qu'il put mordre, de ses longues moustaches blondes, et leva les yeux vers le ciel.

Joel continua en aiguillonnant ses bœufs:

Mikaël, mon second fils, est armurier à quatre lieues d'ici, à Alrè... Il ne fabrique pas seulement des armes de guerre, mais aussi des coutres de charrue, de grandes faux gauloises[44] et des haches très-estimées, car il tire son fer des montagnes d'Arrès... Ce n'est point tout, ami voyageur... non, ce n'est point tout... Mikaël fait autre chose encore... Avant de s'établir à Alrè, il est allé à Bourges travailler chez un de nos parents, qui descend du premier artisan qui ait eu l'invention d'appliquer l'étain sur le fer et sur le cuivre[45], étamage où excellent maintenant les artisans de Bourges... Aussi, mon fils Mikaël est-il revenu digne de ses maîtres... Ah! si tu les voyais, tu les croirais d'argent, ces mors de chevaux! ces ornements de chariot, et ces superbes casques de guerre, que fabrique Mikaël!!! Il a terminé dernièrement un casque dont le cimier représente une tête d'élan avec ses cornes... rien de plus magnifique et de plus redoutable!...

[44] Les Gaulois ont inventé la faux; avant cette innovation, tout se coupait à la faucille, de même qu'avant l'invention gauloise de la charrue, la terre se cultivait à la houe.

[45] «Les Gaulois de Bourges appliquaient l'étain à chaud sur le cuivre avec une telle habileté, que l'on ne pouvait le distinguer de l'argent. Des vases, des mors de chevaux, des harnais, des chars entiers étaient ainsi ornés. (Pline, liv. IV, chap. xvii.)

—Ah!—murmura l'étranger entre ses dents,—que l'on a bien raison de dire: L'épée du Gaulois ne tue qu'une fois, sa langue vous massacre sans cesse!...

—Ami hôte,—reprit Joel,—jusqu'ici je n'ai aucune louange à donner à ta langue, aussi muette que celle d'un poisson; mais j'attendrai ton loisir, afin que tu me dises, à ton tour, qui tu es, d'où tu viens, où tu vas, ce que tu as vu dans tes voyages, quels hommes surprenants tu as rencontrés, puis ce qui se passe enfin à cette heure dans les autres contrées de la Gaule que tu viens de traverser, sans doute? En attendant tes récits, je vais terminer de t'instruire sur moi et sur ma famille.

À cette menace, l'étranger se raidit de tous ses membres, comme s'il eût voulu rompre ses liens; mais il ne put y parvenir: la corde était solide, et Joel, ainsi que son fils, faisaient très-bien les nœuds.

—Je ne t'ai point encore parlé de mon troisième fils, Albinik le marin,—continua Joel;—il trafique avec l'île de la Grande-Bretagne, ainsi que sur toute la côte de la Gaule, et va jusqu'en Espagne porter des vins de Gascogne et des salaisons d'Aquitaine... Malheureusement il est en mer depuis assez longtemps avec sa gentille femme Meroe; aussi tu ne les verras pas ce soir dans ma maison... Je t'ai dit qu'en outre de mes trois fils j'avais une fille... celle-là, oh! celle-là, vois-tu!...—ajouta Joel d'un air glorieux et attendri,—c'est la perle de la famille!... Ce n'est point moi seul qui dis cela, c'est ma femme, ce sont mes fils, ce sont tous nos parents, c'est toute ma tribu; car il n'y a qu'une voix pour chanter les louanges d'Hêna, fille de Joel... d'Hêna, l'une des neuf vierges de l'île de Sên.

—Que dis-tu?—s'écria le voyageur en se dressant soudain sur son séant, seul mouvement qui lui fût permis, parce qu'il avait les jambes liées et les mains attachées derrière le dos.—Que dis-tu? ta fille? une des neuf vierges de l'île de Sên?...

—Cela paraît te surprendre beaucoup, et t'adoucir un peu, ami hôte?...

—Ta fille,—reprit l'étranger, comme s'il ne pouvait croire à ce qu'il entendait,—ta fille... une des neuf druidesses de l'île de Sên[46]?

[46] L'île de Sên, aujourd'hui l'île de Sein. Il y avait autrefois dans cette île un collége renommé de druidesses; les unes restaient vierges, d'autres se mariaient et participaient à la vie de famille.

—Aussi vrai qu'il y a demain dix-huit années qu'elle est née; car nous nous apprêtons à fêter sa naissance, et tu pourras être de la fête. L'hôte, assis à notre foyer, est de notre famille... Tu verras ma fille; elle est la plus belle, la plus douce, la plus savante de ses compagnes, sans pour cela médire d'aucune d'elles.

—Allons,—reprit moins brusquement l'inconnu,—je te pardonne la violence que tu m'as faite.

—Violence hospitalière, ami.

—Hospitalière ou non, tu m'as empêché par la force de me rendre à l'anse d'Érer, où une barque m'attendait jusqu'au coucher du soleil pour me conduire à l'île de Sên.

À ces mots Joel se mit à rire.

—De quoi ris-tu?—lui demanda l'étranger.

—Si tu me disais qu'une barque ayant une tête de chien, des ailes d'oiseau et une queue de poisson, t'attend pour te conduire dans le soleil, je rirais de même de tes paroles.

—Je ne te comprends pas.

—Tu es mon hôte; je ne t'injurierai point en te disant que tu mens. Mais je te dirai: Ami, tu plaisantes en parlant de cette barque qui te doit conduire à l'île de Sên. Jamais homme... excepté le plus ancien des druides... n'a mis, ne met et ne mettra le pied dans l'île de Sên...

—Et quand tu vas y voir ta fille?

—Je n'entre pas dans l'île; je touche à l'îlot de Kellor. Là j'attends ma fille Hêna, qui vient me joindre.

—Ami Joel,—dit le voyageur,—tu as voulu que je fusse ton hôte; je le suis, et, comme tel, je te demande un service. Conduis-moi demain, dans ta barque, à l'îlot de Kellor.

—Tu ne sais donc pas que des Ewagh's[47] veillent la nuit et le jour?

[47] Les Ewagh's, ainsi qu'on le verra plus tard, faisaient partie de la corporation druidique.

—Je le sais; c'est l'un d'eux qui devait ce soir venir me chercher, à l'anse d'Erer, pour me conduire auprès de Talyessin, le plus ancien des druides, qui est à cette heure à l'île de Sên, avec son épouse Auria[48].

[48] Druide vient des mots gaulois derw (chêne), wyd (gui), dyn (homme), c'est-à-dire homme du gui de chêne, derw-wyd-dyn, et par corruption Druide. Le chêne était pour les Druides l'arbre symbolique de la divinité; ils n'avaient pas d'autres temples que les forêts de chênes séculaires où ils invoquaient et glorifiaient Hésus, le dieu suprême. Le gui, plante d'une autre nature que le chêne et vivant de sa substance, était pour eux l'image de l'homme, vivant de Dieu et par Dieu, quoique d'une autre nature que lui. «Le gui, dit Pline, est l'admiration de la Gaule, rien n'est plus sacré dans ce pays.» (Disons, en passant, que l'eau de gui a existé jusqu'à ce siècle, sur le formulaire des pharmaciens, comme panacée presque universelle.) L'antiquité, la sublimité de la religion druidique est attestée par de nombreux passages des auteurs anciens.

Aristote (suivant Diogène-Laërte) enseignait, dans le Magique, que «grâce aux Druides, la Gaule avait été l'institutrice de la Grèce

Polystor, une des plus grandes autorités des anciens pour la connaissance des temps passés, enseignait que «Pythagore avait voyagé chez les Druides, et qu'il leur avait emprunté les principes de la philosophie

Suivant Amnien Marcellin, Pythagore proclame les Druides «les plus élevés des hommes par l'esprit

Saint Cyrille d'Alexandrie, dans sa thèse contre l'empereur Julien, soutenant que la croyance à l'unité de Dieu avait existé chez les nations étrangères avant de se répandre chez les Grecs, allègue l'exemple des Druides, qu'il met au niveau des disciples de Zoroastre et de Braham.

Celse (dit Origène) appelle nations primordiales et les plus sages les Galactophages d'Homère et les Druides de la Gaule.

Ces témoignages prouvent surabondamment la grandeur et la dignité de la religion de nos pères.

En principe, rien ne séparait le corps druidique du reste de la nation; ce n'était point une caste et un corps sacerdotal, comme le clergé catholique, par exemple; les intérêts des Druides se confondaient avec ceux de la société civile; c'étaient, pour ainsi dire, des gradués savants et littéraires, laissant à celui qui était ainsi gradué toute liberté pour le mariage et les affaires privées et publiques. L'instruction publique, la surveillance des mœurs, la justice civile et criminelle, les affaires diplomatiques étaient leur partage. Le corps druidique se subdivisait en Druides proprement dits, chargés de la direction supérieure des affaires publiques; en Ewagss, chargés du service du culte, et qui aussi pratiquaient la médecine, et enfin en Bardes, qui chantaient la gloire des héros de la Gaule, la louange des dieux, et flétrissaient les mauvaises actions par leurs satires. Les Bardits, chanteurs ambulants qui existent encore en Bretagne, et aux poésies desquels nous avons emprunté quelques passages cités par M. de la Villemerqué, sont les descendants de ces anciens Bardes.

—C'est la vérité,—dit Joel très-surpris.—La dernière fois que ma fille est venue à la maison, elle m'a dit que le vieux Talyessin était dans l'île depuis le nouvel an, et que la femme de Talyessin avait pour elle les bontés d'une mère.

—Tu vois que tu peux me croire, ami Joel. Conduis-moi donc demain à l'îlot de Kellor; je parlerai à un des Ewagh's. Le reste me regarde.

—J'y consens; je te conduirai à l'îlot de Kellor.

—Maintenant, tu peux me débarrasser de mes liens. Je te jure, par Hésus, que je ne chercherai pas à échapper à ton hospitalité...

—Ainsi soit fait,—dit Joel en détachant les liens de l'étranger.—Je me fie à la promesse de mon hôte.

Lorsque Joel disait cela, la nuit était venue. Mais, malgré les ténèbres et les difficultés du chemin, l'attelage, sûr de sa route, arrivait proche de la maison de Joel. Son fils Guilhern, qui, toujours monté sur le cheval du voyageur, avait suivi le chariot, prit une corne de bœuf, percée à ses deux bouts, s'en servit comme d'une trompe, et y souffla par trois fois. Bientôt de grands aboiements de chiens répondirent à ces appels.

—Nous voici arrivés à ma maison,—dit Joel à l'étranger.—Tu dois t'en douter aux aboiements des chiens... Tiens, cette grosse voix qui domine toutes les autres est celle de mon vieux Deber-Trud (le mangeur d'hommes), d'où descend la vaillante race de chiens de guerre que tu verras demain. Mon fils Guilhern va conduire ton cheval à l'écurie; il y trouvera bonne litière de paille nouvelle et bonne provende de vieille orge.

Au bruit de la trompe de Guilhern, un de ses parents était sorti de la maison avec une torche de résine à la main. Joel, guidé par cette clarté, dirigea ses bœufs, et le chariot entra dans la cour.


CHAPITRE II.

La maison de Joel, le brenn de la tribu de Karnak.—La famille gauloise.—Hospitalité.—Costumes.—Armes.—Mœurs.—La ceinture d'agilité.—Le coffre aux têtes de morts.Armel et Julyan, les deux Saldunes.—Joel brûle d'entendre les récits du voyageur, qui ne satisfait pas encore à sa curiosité.—Repas.—Le pied d'honneur.—Comment finissait souvent un souper chez les Gaulois, à la grande joie des mères, des jeunes filles et des petits enfants.

La maison de Joel, comme toutes les habitations rurales, était très-spacieuse, de forme ronde[49], et construite au moyen de deux rangs de claies, entre lesquelles on pilait de l'argile bien battue, mélangée de paille hachée[50]; puis l'on enduisait le dehors et le dedans de cette épaisse muraille, d'une couche de terre fine et grasse, qui, en séchant, devenait dure comme du grès; la toiture, large et saillante, faite de solives de chêne, jointes entre elles, était recouverte d'une couche de joncs marins, si serrés, que l'eau n'y pénétrait jamais.

[49] Voir pour la construction des habitations gauloises:


Améd. Thierry, Hist. des Gaulois, t. ii, p. 44.
Dom Bouquet, Préface, t. i, p. 53.
Hérodien, Vie de Maximin, liv. VII.
Vitruve, liv. I, chap. i.
Strabon, vol. IV, p. 107.

[50] Le pisé sert encore de nos jours à la construction de la majorité des habitations rurales.

De chaque côté de la maison, s'étendaient les granges destinées aux récoltes, les étables, les bergeries, les écuries, le cellier, le lavoir.

Ces divers bâtiments, formant un carré long, encadraient une vaste cour, close pendant la nuit par une porte massive; au dehors, une forte palissade, plantée au revers d'un fossé profond, entourait les bâtiments, laissant entre eux et elle une sorte d'allée de ronde, large de quatre coudées[51]. On y lâchait, durant la nuit, deux grands dogues de guerre très-féroces. Il y avait à cette palissade une porte extérieure correspondant à la porte intérieure de la cour: toutes se fermaient à la tombée du jour.

[51] Environ sept pieds.

Le nombre d'hommes, de femmes et d'enfants, tous parents plus ou moins proches de Joel, qui cultivaient les champs avec lui, était considérable. Ils logeaient dans des bâtiments dépendants de la maison principale, où ils se réunissaient au milieu du jour et le soir pour prendre leur repas en commun.

D'autres habitations ainsi construites et occupées par de nombreuses familles, qui faisaient valoir leurs terres, étaient çà et là dispersées dans la campagne et composaient la ligniez ou tribu de Karnak, dont Joel avait été élu chef.

À son entrée dans la cour de sa maison, Joel avait été accueilli par les caresses de son vieux grand dogue de guerre Deber-Trud, molosse gris de fer, rayé de noir, à la tête énorme, aux yeux sanglants, chien de si haute taille, qu'en se dressant pour caresser son maître, il lui mettait ses pattes de devant sur les épaules; chien si valeureux qu'une fois il avait combattu seul un ours monstrueux des montagnes d'Arrès, et l'avait étranglé. Quant à ses qualités pour la guerre, Deber-Trud eût été digne de figurer dans la meute de combat de Bithert, ce chef gaulois, qui disait dédaigneusement à la vue d'une troupe ennemie: Il n'y a pas là un repas pour mes chiens[52].

[52] Ce trait est rapporté par Paul Oros, liv. V, chap ii.

Deber-Trud ayant d'abord regardé et flairé le voyageur d'un air douteux, Joel dit à son chien:

—Ne vois-tu pas que c'est un hôte que j'amène?

Et Deber-Trud, comme s'il eût compris son maître, ne parut plus s'inquiéter de l'étranger, et, gambadant lourdement, précéda Joel dans la maison.

Cette maison était divisée en trois pièces, de grandeur inégale; les deux petites, fermées par deux cloisons de chêne, étaient destinées l'une à Joel et à sa femme, l'autre à Hêna leur fille, la vierge de l'île de Sên, lorsqu'elle venait voir sa famille. La vaste salle du milieu servait aux repas et aux travaux du soir à la veillée.

Lorsque l'étranger entra dans cette salle, un grand feu de bois de hêtre, avivé par des bruyères et des ajoncs marins, brûlait dans l'âtre, et par son éclat rendait presque inutile la clarté d'une belle lampe de cuivre étamé, soutenue par trois chaînes de même métal, brillantes comme de l'argent. Cette lampe était un présent de Mikaël, l'armurier.

Deux moutons entiers, traversés d'une longue broche de fer, rôtissaient devant le foyer, tandis que des saumons et autres poissons de mer cuisaient dans un grand bassin de cuivre avec de l'eau, du vinaigre, du sel et du cumin[53].

[53] Sorte de poivre rouge. Pour la description des repas gaulois, voir Améd. Thierry, Hist. des Gaulois, t. II, p. 50. Strabon, liv. VII. Posidonius.

Aux cloisons, on voyait clouées des têtes de loup, de sanglier, de cerf, et deux têtes de bœuf sauvage, appelé urok[54], qui commençait à devenir très-rare dans le pays. On voyait encore des armes de chasse, telles que flèches, arcs, frondes... et des armes de guerre, telles que le sparr[55], le matag[56], des haches, des sabres de cuivre, des boucliers de bois, recouverts de la peau si dure des veaux marins, et des lances à fer large, tranchant et recourbé, ornées d'une clochette d'airain, afin d'annoncer de loin à l'ennemi l'arrivée du guerrier gaulois, parce que celui-ci dédaigne les embuscades et aime à se battre face à face, à ciel ouvert. On voyait encore suspendus çà et là des filets de pêche et des harpons pour harponner le saumon dans les bas fonds, lorsque la marée se retire.

[54] Ure ou taureau sauvage, animal fort, grand et très-méchant. «Les Gaulois le chassaient souvent, la jeunesse surtout; on faisait border d'argent les cornes des ures tués à la chasse pour orner la table dans les festins d'apparat.» (César, Comm. liv. VI.)

[55] Épieu gaulois.

[56] Couteau de jet.

À droite de la porte d'entrée, il y avait une sorte d'autel, composé d'une pierre de granit gris, surmonté et ombragé par de grands rameaux de chêne fraîchement coupés. Sur la pierre était posé un petit bassin de cuivre, où trempaient sept branches de gui[57], et sur la muraille on lisait cette inscription:

L'ABONDANCE ET LE CIEL SONT POUR LE JUSTE QUI EST PUR.

CELUI-LÀ EST PUR ET SAINT QUI FAIT DES ŒUVRES CÉLESTES ET PURES[58].

[57] Voir à l'article Druidisme (Encyclopédie nouvelle) la manière de préparer le gui de chêne, plante symbolique de la religion druidique.

[58] Une des sentences druidiques les plus répandues dans la Gaule.

Lorsque Joel entra dans la maison, il s'approcha du bassin de cuivre où trempaient les sept branches de gui, et sur chacune il posa ses lèvres avec respect. Son hôte l'imita, et tous deux s'avancèrent vers le foyer.

Là se tenait, filant sa quenouille, Mamm' Margarid[59], femme de Joel. Elle était de très-grande taille et portait une courte tunique de laine brune, sans manches, par-dessus sa longue robe de couleur grise à manches étroites; tunique et robe attachées autour de sa ceinture par le cordon de son tablier. Une coiffe blanche, coupée carrément, laissait voir ses cheveux gris séparés sur son front. Elle portait, ainsi que plusieurs femmes de ses parentes, un collier de corail, des bracelets travaillés à jour, enrichis de grenat, et autres bijoux d'or et d'argent fabriqués à Autun[60].

[59] Mamm' Margarid, pour:—mère Marguerite,—terme de respectueuse déférence.

[60] «Les bijoux d'Autun étaient fort bien travaillés et enrichis de coraux, dont il existait plusieurs bancs aux îles d'Hyères,» dit Posidonius, liv. VI.

«Il y avait en Gaule, outre les mines d'or, d'argent, de fer, d'étain et de cuivre, des mines de grenat, nommées escabourcles, et les moindres escabourcles gauloises se vendaient 40 pièces d'or du temps d'Alexandre le Grand.» (Théophraste, Traité des Pierreries, p. 393.)

Voir pour les costumes gaulois, Hist. du Costume en France, par Quicherat.

Autour de Mamm' Margarid se jouaient les enfants de son fils Guilhern et de plusieurs de ses parents, tandis que les jeunes mères s'occupaient des préparatifs du repas du soir.

—Margarid,—dit Joel à sa femme,—je t'amène un hôte.

—Qu'il soit le bien venu,—répondit la femme tout en filant sa quenouille.—Les dieux nous envoient un hôte, notre foyer est le sien. La veille du jour de la naissance de ma fille nous aura été favorable.

—Que vos enfants, s'ils voyagent, soient accueillis comme je le suis par vous,—dit l'étranger avec respect.

—Et tu ne sais pas quel hôte les dieux nous envoient, Margarid?—reprit Joel.—Un hôte tel qu'on le demanderait au bon Ogmi pour les longues soirées d'automne et d'hiver, un hôte qui a vu dans ses voyages tant de choses curieuses, surprenantes! que nous n'aurions pas de trop de cent soirées pour écouter ses merveilleux récits.

À peine Joel eut-il prononcé ces paroles, que tous, depuis Mamm' Margarid et les jeunes mères, jusqu'aux jeunes filles et aux petits enfants, tous regardèrent l'étranger avec une curieuse avidité, dans l'attente des merveilleux récits qu'il devait faire.

—Allons-nous bientôt souper, Margarid?—dit Joel.—Notre hôte a peut-être aussi faim que moi? et j'ai grand faim.

—Nos parents finissent de remplir les râteliers des bestiaux,—répondit Margarid;—ils vont revenir tout à l'heure. Si notre hôte y consent, nous les attendrons pour le repas.

—Je remercie la femme de Joel et j'attendrai,—dit l'inconnu.

—Et en attendant,—reprit Joel,—tu vas nous raconter...

Mais le voyageur, l'interrompant, lui dit en souriant:

—Ami, de même qu'une seule coupe sert pour tous, de même un seul récit sert pour tous... Plus tard la coupe circulera de lèvres en lèvres, et le récit d'oreilles en oreilles..... Mais, dis-moi, quelle est cette ceinture d'airain que je vois là, pendue à la muraille?

—Vous autres, dans votre pays, n'avez-vous pas aussi la ceinture d'agilité?

—Explique-toi, Joel.

—Chez nous, à chaque nouvelle lune, les jeunes gens de chaque tribu viennent chez le chef essayer cette ceinture, afin de montrer que leur taille ne s'est pas épaissie par l'intempérance, et qu'ils se sont conservés agiles et lestes[61]. Ceux qui ne peuvent agrafer la ceinture sont hués, montrés au doigt et payent l'amende. De la sorte, chacun prend garde à son ventre, de peur d'avoir l'air d'une outre sur deux quilles.

[61] «Avoir une bonne tenue militaire, se conserver longtemps dispos et agile, était un point d'honneur pour les Gaulois, et un devoir envers le pays. À des intervalles réglés, les jeunes gens allaient se mesurer la taille à une ceinture déposée chez le chef de la tribu. Ceux qui dépassaient la corpulence officielle étaient sévèrement réprimandés comme oisifs et intempérants et punis d'une amende.» (Améd. Thierry, Hist. Gaul., vol. II, p. 44.)

—Cette coutume est bonne. Je regrette qu'elle soit tombée en oubli dans ma province. Mais à quoi sert, dis-moi, ce grand vieux coffre? Le bois en est précieux et il paraît très-ancien?

—Très-ancien? C'est le coffre de triomphe de ma famille,—dit Joel en ouvrant le coffre, où l'étranger vit plusieurs crânes blanchis. L'un d'eux, scié par moitié, était monté sur un pied d'airain en forme de coupe.

—Sans doute, ce sont les têtes d'ennemis tués par vos pères, ami Joel? Chez nous, ces sortes de charniers de famille sont depuis longtemps abandonnés.

—Chez nous aussi. Je conserve ces têtes par respect pour mes aïeux; car, depuis plus de deux cents ans, on ne mutile plus ainsi les prisonniers de guerre. Cette coutume remontait au temps des rois[62] que Ritha-Gaür a rasés, comme tu dis, pour se faire une blouse avec leur barbe. C'était le beau temps de la barbarie que ces royautés. J'ai entendu dire à mon aïeul Kirio que, même du vivant de son père Tirias, les hommes qui avaient été à la guerre revenaient dans leur tribu avec les têtes de leurs ennemis plantées au bout de leurs lances, ou accrochées par leur chevelure au poitrail de leurs chevaux; on les clouait ensuite aux portes des maisons en manière de trophées comme vous voyez clouées ici aux murailles ces têtes d'animaux des bois[63].

[62] Avant de former une grande république fédérative, la Gaule avait été constituée en royauté. «Mais (dit Jean Raynaud, article Druidisme), le principe républicain était si fortement implanté dans le génie de la Gaule, que celui de la royauté ne put jamais en triompher et ne prit place dans la nation que par l'étranger

[63] «Les têtes des chefs ennemis fameux par leur courage étaient placées dans de grands coffres; c'était le livre où le jeune Gaulois étudiait les exploits de ses aïeux, et chaque génération s'efforçait d'y ajouter une nouvelle page, etc., etc.» (Tite-Live, l. I.)

Mais ces usages de barbarie étaient depuis très-longtemps abandonnés à l'époque où se passent les faits de ce récit.

—Chez nous, dans les anciens temps, ami Joel, on gardait aussi ces trophées, mais conservés dans l'huile de cèdre, lorsqu'il s'agissait des têtes des chefs ennemis.

—Par Hésus! de l'huile de cèdre... quelle magnificence!—dit Joel en riant;—c'est la coutume des matrones: à beau poisson, bonne sauce!

—Ces reliques étaient chez nous, comme chez vous, le livre où le jeune Gaulois apprenait les exploits de ses aïeux; souvent les familles du vaincu offraient de racheter ces dépouilles; mais se dessaisir à prix d'argent d'une tête ainsi conquise par soi-même ou par ses pères, était un crime d'avarice et d'impiété[64] sans exemple... Je dis comme vous, ces coutumes barbares sont passées avec les royautés, comme aussi le temps ou nos ancêtres se teignaient le corps et le visage de couleurs bleue et écarlate, et se lavaient les cheveux et la barbe avec de l'eau de chaux, afin de les rendre d'un rouge de cuivre[65].

[64] Idem, voir Tite-Live.

[65] Ces usages étaient communs aux anciens Gaulois et aux Germains. Voir Tacite et César, De Bell. Gall.

—Sans injurier leur mémoire, ami hôte, nos aïeux devaient être ainsi peu plaisants à considérer, et devaient ressembler à ces effrayants dragons rouges et bleus qui ornent la proue des vaisseaux de ces terribles pirates du Nord dont mon fils Albinik, le marin, et sa gentille femme Meroe nous ont conté de si curieuses histoires. Mais voici nos hommes de retour des bergeries; nous n'attendrons pas longtemps maintenant le souper, car Margarid fait débrocher les moutons; tu en mangeras, ami, et tu verras quel bon goût donnent à leur chair les prairies salées qu'ils paissent le long de la mer.

Tous les hommes de la famille de Joel qui entrèrent dans la salle portaient, comme lui, la saie[66] de grosse étoffe sans manches, laissant passer celles de la tunique ou chemise de toile blanche; leurs braies[67] tombaient jusqu'au-dessus de la cheville, et ils étaient chaussés de solés[68]. Quelques-uns de ces laboureurs, arrivant des champs, avaient sur l'épaule une casaque de peau de brebis qu'ils retirèrent. Tous avaient des bonnets de laine, les cheveux longs et coupés en rond, la barbe touffue. Les deux derniers qui entrèrent se tenaient par le bras: ils étaient très-beaux et très-robustes.

[66] Saie, blouse avec ou sans manches.

[67] Pantalons.

[68] Sabots ou galoches.

—Ami Joel,—dit l'étranger,—quels sont ces deux jeunes gens? les statues du dieu Mars des païens ne sont pas plus accomplies, n'ont pas un aspect plus valeureux...

—Ce sont deux de mes parents, deux cousins, Julyan et Armel; ils se chérissent comme frères... Dernièrement un taureau furieux s'est précipité sur Armel: Julyan, au péril de sa vie, a sauvé Armel... Grâce à Hésus, nous ne sommes pas en temps de guerre; mais s'il fallait prendre les armes, Julyan et Armel se sont juré d'être saldunes[69]... Ah! voici le souper prêt... Viens; à toi la place d'honneur.

[69] Chez les Gaulois, ceux qui s'appelaient saldunes se juraient de toujours partager le même sort, soit qu'ils s'attachassent à un chef, soit qu'ils combattissent ensemble. Heureux et riches, ils partageaient; malheureux et pauvres, ils partageaient leurs revers: l'un d'eux périssait-il de mort violente, l'autre se tuait. (Voir César, De Bell. Gall., liv. III, et Tacite, vol. II, p. 13.)

Joel et l'inconnu s'approchèrent de la table; elle était ronde, peu élevée au-dessus du sol, recouvert de paille fraîche; tout autour de la table il y avait des siéges rembourrés de foin odorant. Les deux moutons rôtis, dépecés par quartiers, étaient servis dans de grands plats de bois de hêtre, blancs comme de l'ivoire; il y avait aussi de grosses pièces de porc salé et un jambon de sanglier fumé: le poisson restait dans le grand bassin de cuivre où il avait cuit.

À la place où s'asseyait Joel, chef de la famille, on voyait une immense coupe de cuivre étamé, que deux hommes très-altérés n'auraient pu tarir. Ce fut devant cette coupe, marquant la place d'honneur, que l'étranger s'assit, ayant à sa droite Joel, à sa gauche Mamm' Margarid.

Les vieillards, les femmes, les jeunes filles, les enfants, se placèrent ensuite autour de la table; les hommes faits et les jeunes gens se tinrent derrière sur un second rang, d'où ils se levaient parfois pour remplir tour à tour l'office de serviteurs, allant de temps à autre, lorsqu'elle s'était vidée en passant de main en main, à commencer par l'étranger, remplir la grande coupe à un tonneau d'hydromel placé dans un des coins de la salle; chacun, muni d'un morceau de pain d'orge et de blé, prenait ou recevait une tranche de viande rôtie ou de salaison, qu'il mordait à belles dents, ou qu'il dépeçait avec son couteau.

Le vieux dogue de guerre, Deber-Trud, jouissant du privilége de son âge et de ses longs services, était couché aux pieds de Joel, qui n'oubliait pas ce fidèle serviteur.

Vers la fin du repas, Joel ayant tranché le jambon de sanglier, en détacha le pied, et, selon une ancienne coutume, il dit à son jeune parent Armel, en lui donnant ce pied:

—À toi, Armel, le morceau du plus brave[70]! à toi, le vainqueur dans la lutte d'hier soir!...

[70] «Il était d'usage autrefois (dit Posidonius) que le pied ou la cuisse des animaux appartînt au plus brave d'entre les convives, ou du moins à celui qui se prétendait tel. Si quelqu'un osait le lui disputer, il s'ensuivait un duel à outrance.» (L. V, c. iii.)

Au moment où Armel, très-fier d'être reconnu pour le plus brave en présence de l'étranger, avançait la main pour prendre le pied de sanglier que lui présentait Joel, un tout petit homme de la famille, que l'on appelait Rabouzigued[71], à cause de sa petite taille, dit:

[71] Rabouzigued, nabot, petit homme. (Dictionnaire de Rostrennen.)

—Armel a été hier vainqueur à la lutte parce que Julyan n'a pas lutté contre lui: deux taureaux d'égale force s'évitent, se craignent et ne se combattent pas.

Julyan et Armel, humiliés de s'entendre dire devant un étranger qu'ils ne luttaient pas l'un contre l'autre parce qu'ils se redoutaient, devinrent très-rouges.

Julyan, dont les yeux brillaient déjà, s'écria:

—Si je n'ai pas lutté contre Armel, c'est qu'un autre s'est présenté à ma place; mais Julyan ne craint pas plus Armel qu'Armel ne craint Julyan; et si tu avais une coudée de plus, Rabouzigued, je te montrerais sur l'heure qu'à commencer par toi, je ne crains personne... pas même mon bon frère Armel...

—Bon frère Julyan!—reprit Armel, dont les yeux commencèrent aussi à briller,—nous devons prouver à l'étranger que nous n'avons pas peur l'un de l'autre.

—C'est dit, Armel... luttons au sabre et au bouclier.

—C'est dit, Julyan[72]...

[72] «Après le repas, les Gaulois aimaient à prendre les armes et à se provoquer mutuellement à des duels simulés; d'abord ce n'est qu'un jeu, ils attaquent et se défendent du bout des mains; mais leur arrive-t-il de se blesser, la colère les gagne, ils se battent alors pour tout de bon; si l'on ne s'empressait de les séparer, l'un d'eux resterait sur la place.» (Posidonius, cité par Améd. Thierry, Hist. des Gaul., t. II, p. 59.)

Et les deux amis se tendirent et se serrèrent la main; car ces jeunes gens n'avaient aucune haine l'un contre l'autre, s'aimaient toujours autant, et n'allaient combattre que par outre-vaillance.

Joel n'était point sans contentement de voir les siens se comporter valeureusement devant son hôte; et la famille pensait comme lui.

À l'annonce de ce combat, tous, jusqu'aux petits enfants, aux jeunes femmes et aux jeunes filles, furent très-joyeux, et battirent des mains en souriant et se regardant, très-fiers de la bonne idée que l'inconnu allait avoir du courage de leur famille. Mamm' Margarid dit alors aux jeunes gens:

—La lutte cessera quand j'abaisserai ma quenouille.

—Ces enfants te font fête de leur mieux, ami hôte,—dit Joel à l'étranger;—tu leur feras fête à ton tour en leur racontant, comme à nous, les choses merveilleuses que tu as vues dans tes voyages.

—Il faut bien que je paye de mon mieux ton hospitalité, ami,—répondit l'étranger.—Ces récits, je les ferai.

—Alors, dépêchons-nous, frère Julyan,—dit Armel;—j'ai grande envie d'entendre le voyageur. Je ne me lasserais jamais d'entendre raconter, mais les conteurs sont rares du côté de Karnak.

—Tu vois, ami,—dit Joel,—avec quelle impatience on attend tes récits; mais avant de les commencer, et pour te donner des forces, tout à l'heure tu boiras au vainqueur de la lutte avec de bon vieux vin des Gaules...—Et s'adressant à son fils:—Guilhern, va chercher ce petit baril de vin blanc du coteau de Béziers[73], que ton frère Albinik nous a rapporté dans son dernier voyage, et remplis la coupe en l'honneur du voyageur.

[73] «Les vins blancs des coteaux de Béziers (Bilteræ) sont très-recherchés, ainsi que les vins doux de la Durance, obtenus en tordant la grappe sur le cep.» (Pline, liv. XXXIV, ch. 17.)

Lorsque cela fut fait, Joel dit à Julyan et à Armel:

—Allons, enfants, aux sabres! aux sabres!...


CHAPITRE III.

Combat de Julyan et d'Armel.—Mamm' Margarid abaisse trop tard sa quenouille.—Agonie d'Armel.—Étranges commissions dont on charge le mourant.—Le remplaçant.—La dette payée outre-tombe par Rabouzigued.—Armel meurt désolé de n'avoir pas entendu les récits du voyageur.—Julyan promet à Armel d'aller les lui raconter ailleurs.—L'étranger commence ses récits.—Histoire d'Albrège, la Gauloise des bords du Rhin.—Margarid raconte à son tour l'histoire de son aïeule Siomara et d'un officier romain aussi débauché qu'avaricieux.—L'étranger fait de sévères reproches à Joel sur son amour pour les contes, et lui dit que le moment est venu de prendre la lance et l'épée.

La nombreuse famille de Joel, rangée en demi-cercle à l'extrémité de la grande salle, attendait la lutte avec impatience, tandis que Mamm' Margarid, ayant l'étranger à sa droite, Joel à sa gauche, et, deux des plus petits enfants sur ses genoux, levant sa quenouille, donna le signal du combat, de même qu'en l'abaissant elle devait donner le signal de le cesser.

Julyan et Armel se mirent nus jusqu'à la ceinture; ne gardant que leurs braies, ils se serrèrent de nouveau la main, se passèrent au bras gauche un bouclier de bois, recouvert de peau de veau marin, s'armèrent d'un lourd sabre de cuivre[74], et fondirent l'un sur l'autre avec impétuosité, de plus en plus animés par la présence de l'étranger, aux yeux duquel ils étaient jaloux de faire valoir leur adresse et leur courage. L'hôte de Joel semblait plus content qu'aucun autre de cette annonce de combat, et sa figure paraissait à tous encore plus mâle et plus fière.

[74] Pendant longtemps, et même lors de l'invasion romaine, les Gaulois ne se servaient que de sabres de cuivre très-affilés.

Julyan et Armel étaient aux prises: leurs yeux ne brillaient pas de haine, mais d'une fière outre-vaillance; ils n'échangeaient pas de paroles de colère, mais d'amicale joyeuseté, tout en se portant des coups terribles, et parfois mortels, s'ils n'eussent été évités avec adresse. À chaque estocade brillamment portée ou dextrement parée, au moyen du bouclier, hommes, femmes et enfants battaient des mains, et, selon les chances du combat, criaient, tantôt:

—Hèr!... hèr[75]!... Julyan!...

—Hèr!... hèr!... Armel!...

[75] Hèr! hèr! cri d'encouragement des Gaulois, analogue à l'évohë des Romains et des Grecs. (Sidoine-Appolinaire, liv. VI.)

De sorte que ces cris, la vue des combattants, le bruit du choc des armes, rappelant même au vieux grand dogue de guerre ses ardeurs de bataille, Deber-Trud, le mangeur d'hommes, poussait des hurlements féroces en regardant son maître, qui de sa main le calmait en le caressant.

Déjà la sueur ruisselait sur les corps jeunes, beaux et robustes de Julyan et Armel, égaux en courage, en vigueur, en prestesse; ils ne s'étaient pas encore atteints.

—Dépêchons, frère Julyan!—dit Armel en s'élançant sur son compagnon avec une nouvelle impétuosité.—Dépêchons pour entendre les beaux récits du voyageur...

—La charrue ne peut pas aller plus vite que le laboureur, frère Armel,—répondit Julyan.

Et en disant cela, il saisit son sabre à deux mains, se dressa de toute sa hauteur, et asséna un si furieux coup à son adversaire, que, bien que celui-ci, se jetant en arrière, eût tenté de parer avec son bouclier, le bouclier vola en éclats, et le sabre atteignit Armel à la tempe; de sorte qu'après s'être un instant balancé sur ses pieds, il tomba tout de son long sur le dos, tandis que tous ceux qui étaient là, admirant ce beau coup, battaient des mains en criant:

—Hèr!... hèr!... Julyan!...

Et Rabouzigued criait plus fort que les autres:

—Hèr!... hèr!...

Mamm' Margarid, après avoir abaissé sa quenouille pour annoncer la fin du combat, alla donner ses soins au blessé, tandis que Joel dit à l'inconnu en lui tendant la grande coupe:

—Ami hôte, tu vas boire ce vieux vin au triomphe de Julyan...

—Je bois au triomphe de Julyan et aussi à la vaillante défaite d'Armel!—répondit l'étranger;—car le courage du vaincu égale le courage du vainqueur... J'ai vu bien des combats! mais jamais déployer plus de bravoure et d'adresse!... Gloire à ta famille, Joel!... gloire à ta tribu!...

—Autrefois,—dit Joel,—ces combats du festin avaient lieu chez nous presque chaque jour... maintenant ils sont rares, et se remplacent par la lutte; mais le combat au sabre sent mieux son vieux Gaulois.

Mamm' Margarid, après avoir examiné le blessé, secoua deux fois la tête, pendant que Julyan soutenait son ami adossé à la muraille; une des jeunes femmes se hâta d'apporter un coffret rempli de linge, de baume, et contenant un petit vase rempli d'eau de gui[76]. Le sang coulait à flots de la blessure d'Armel; ce sang, étanché par Mamm' Margarid, laissa voir la figure pâle et les yeux demi-clos du vaincu.

[76] En Gaule, le gui était considéré, en sa qualité de plante sacrée, comme un spécifique universel. (Ammien Marcellin, liv. V.)

—Frère Armel,—lui disait Julyan de bonne amitié en se tenant à genoux près de lui,—frère Armel, ne faiblis pas pour si peu..... chacun son heure et son jour... Aujourd'hui tu es blessé, demain je le serai... Nous nous sommes battus en braves... L'étranger se souviendra des jeunes garçons de Karnak, et de la famille de Joel, le brenn de la tribu.

Armel, le visage baissé sur sa poitrine, le front couvert d'une sueur déjà glacée, ne paraissait pas entendre la voix de son ami. Mamm' Margarid secoua de nouveau la tête, se fit apporter sur une petite pierre des charbons allumés, y jeta de l'écorce de gui pulvérisée: une forte vapeur s'éleva des charbons, et Mamm' Margarid la fit aspirer à Armel. Au bout de quelques instants il ouvrit les yeux, regarda autour de lui comme s'il sortait d'un rêve... et dit enfin d'une voix faible:

—L'ange de la mort m'appelle... je vais aller continuer de vivre ailleurs[77]... Ma mère et mon père seront surpris et contents de me revoir si tôt... Moi aussi, je serai content de les revoir...

[77] Nous l'avons dit, selon la croyance druidique, l'on ne mourait pas, l'âme quittait ce monde pour un autre, et s'y revêtait d'une nouvelle enveloppe charnelle. Cette foi à la perpétuité de la vie, dans des existences successives, donnait aux Gaulois, en toute circonstance, ce mépris de la mort, signalé par tous les historiens de l'antiquité, car il constitue le trait le plus caractéristique de la race de nos pères.—Aristote assure que «les Gaulois poussaient le mépris du danger jusqu'à refuser de s'enfuir d'une maison prête à s'écrouler.»—Horace définit la Gaule: «La terre où l'on n'éprouve pas la peur de la mort;»—«Tandis que les Romains,—dit Polybe,—n'arrivaient au combat qu'après s'être rendus invulnérables, les Gaulois, se dépouillant de leurs vêtements habituels, y venaient presque nus; tel était le premier rang de leur armée, composé des plus jeunes, des plus beaux et des plus héroïques. Au premier abord, avant d'avoir fait l'épreuve du fer, l'ennemi lui-même éprouvait une sorte de terreur devant cette témérité surhumaine.»—«Coupés avec les haches à deux tranchants,—dit Pausanias,—ou déchirés à coups d'épée, l'emportement de leurs âmes (des Gaulois) ne faiblissait pas tant qu'ils respiraient; retirant les traits de leurs blessures, ils les retournaient contre les Grecs

Et il ajouta d'un ton de regret:

—J'aurais pourtant bien voulu entendre les beaux récits du voyageur...

—Quoi! frère Armel,—reprit Julyan, d'un air véritablement surpris et peiné,—tu partirais sitôt d'ici? Nous nous plaisions pourtant bien ensemble... Nous nous étions juré notre foi de saldunes de ne jamais nous quitter.

—Nous nous étions juré cela, Julyan?—reprit faiblement Armel.—Il en est autrement...

Julyan appuya son front dans ses deux mains et ne répondit rien.

Mamm' Margarid, savante en l'art de soigner les blessures, qu'elle avait appris d'une druidesse sa parente, posa la main sur le cœur d'Armel. Après quelques instants, elle dit à ceux qui étaient là et qui, de même que Joel et son hôte, entouraient le blessé:

Teutâtès appelle Armel pour le conduire là où sont ceux qui nous ont devancés; il ne va pas tarder à s'en aller. Que ceux de nous qui ont à charger Armel de paroles pour les êtres qui nous ont précédés et qu'il va retrouver ailleurs... se hâtent.

Alors Mamm' Margarid, baisant au front celui qui allait mourir, lui dit:

—Tu donneras à tous ceux de notre famille le baiser de souvenir et d'espérance. Demain des lettres seront déposées pour eux sur ton bûcher[78].

[78] Cette foi dans la perpétuité de la vie se retrouvait dans toutes les circonstances et affectait nécessairement mille formes.—«Dans les funérailles (dit Diodore de Sicile), les Gaulois déposent des lettres écrites aux morts par leurs parents, afin qu'elles soient lues par les défunts qui les ont précédés.»—En citant ce passage de Diodore, Jean Raynaud (dans son ouvrage sur le Druidisme) ajoute ces belles paroles: «Que de regards devaient donc suivre, en imagination, ces voyageurs, plonger à travers l'espace avec eux, assister à leur arrivée, à leur étonnement, à leur réception! Si l'on ne pouvait empêcher les larmes, du moins brillait toujours sur les lèvres le sourire de l'espérance.»

—Je leur donnerai pour vous le baiser de souvenir et d'espérance, Mamm' Margarid,—répondit Armel d'une voix faible.—Et il ajouta d'un air toujours contrarié:—J'aurais pourtant bien aimé à entendre les beaux récits du voyageur.

Ces paroles parurent faire réfléchir Julyan, qui soutenait toujours la tête de son ami, et le regardait d'un air triste.

Le petit Sylvest, fils de Guilhern, enfant tout vermeil à cheveux blonds, qui d'une main tenait la main de sa mère Hénory, s'avança un peu, et s'adressant au moribond:

—J'aimais bien le petit Alanik; il s'en est allé l'an passé... Tu lui diras que le petit Sylvest se souvient toujours de lui, et pour moi tu l'embrasseras, Armel.

Puis, quittant la main de sa mère, le petit garçon baisa, de sa bouche enfantine, le front déjà glacé du mourant, qui répondit à l'enfant en lui souriant:

—Pour toi, petit Sylvest, j'embrasserai le petit Alanik.—Et Armel ajouta encore:—J'aurais pourtant bien voulu entendre les beaux récits du voyageur.

Un autre homme de la famille de Joel dit au mourant:

—J'étais ami d'Hoüarné, de la tribu de Morlec'h, notre voisine. Il a été tué sans défense pendant son sommeil, il y a peu de temps. Tu lui diras, Armel, que Daoülas, son meurtrier, a été découvert, jugé et condamné par les druides de Karnak, et que son sacrifice aura lieu bientôt. Hoüarné sera content d'apprendre la punition de Daoülas, son meurtrier.

Armel fit signe qu'il donnerait cette nouvelle à Hoüarné.

Rabouzigued, cause de tout cela, non par méchanceté, mais par l'intempérance de sa langue, s'approcha aussi pour donner une commission à celui qui s'en allait ailleurs... et lui dit:

—Tu sais qu'à la huitième lune de ce mois-ci, le vieux Mark, qui demeure près de Glen'han, est tombé malade; l'ange de la mort lui disait aussi de se préparer à partir bientôt. Le vieux Mark n'était point prêt, il désirait assister aux noces de la fille de sa fille. Le vieux Mark, n'étant donc point prêt, pensa à trouver quelqu'un qui voulût s'en aller à sa place (ce qui devait satisfaire l'ange de la mort), et demanda au druide, son médecin, s'il ne connaîtrait pas un remplaçant[79]. Le druide lui a répondu que Gigel de Nouarën, de notre tribu, passait pour serviable, et que peut-être il consentirait à partir à la place du vieux Mark, afin de l'obliger et pour être agréable aux dieux, toujours touchés de ces sacrifices; Gigel a librement consenti. Le vieux Mark lui a fait cadeau de dix pièces d'argent à tête de cheval, qui ont été distribuées par Gigel à ses amis avant de s'en aller; puis, vidant joyeusement sa dernière coupe, il a tendu sa tête au couteau sacré, au bruit du chant des bardes. L'ange de la mort a accepté l'échange, car le vieux Mark a vu marier la fille de sa fille, et il est aujourd'hui en bonne santé....

[79] Voici ce que dit Posidonius sur cette coutume étrange:—«Un Gaulois tombait-il sérieusement malade, c'était pour lui un avertissement de l'ange de la mort de se tenir prêt à partir; mais que cet homme eût d'importantes affaires à terminer, qu'une famille l'enchaînât à la vie, que la mort lui fût enfin un contre-temps, si aucun de ses clients ou de ses proches n'était en disposition de partir à sa place, il faisait chercher un remplaçant. Celui-ci arrivait bientôt accompagné d'une troupe d'amis; stipulant une somme pour prix de sa peine, il la distribuait souvent en cadeaux de départ à ses compagnons. Parfois il s'agissait simplement d'un tonneau de vin: on dressait une estrade, on faisait une espèce de fête; puis le banquet terminé, le héros se couchait sur son bouclier et se faisait trancher les liens du corps par le couteau sacré.»—Si cette coutume de nos pères semble barbare dans sa grandeur naïve, n'oublions pas que de nos jours le riche qui craint les fatigues de la vie de soldat ou qui a peur de mourir à la guerre achète aussi un remplaçant.

—Veux-tu donc partir à ma place, Rabouzigued?—demanda le mourant.—Je crains qu'il soit bien tard...

—Non, non, je ne veux point partir à ta place,—se hâta de répondre Rabouzigued.—Je te prie seulement de remettre à Gigel ces trois pièces d'argent que je lui devais; je n'ai pu m'acquitter plus tôt. Je craindrais que Gigel ne revînt me demander son argent au clair de la lune, sous la figure d'un démon.

Et Rabouzigued, fouillant dans son petit sac de peau d'agneau, prit trois pièces d'argent à tête de cheval, qu'il plaça dans la saie d'Armel[80].

[80] La plupart des monnaies gauloises portaient pour effigie une tête de cheval. Quant à la coutume de charger les mourants de payer les dettes contractées, ou d'en contracter de payables après la mort, voici ce que disent les historiens sur cette coutume, qui prouve combien était profondément enracinée dans l'esprit gaulois la foi à la perpétuité de la vie:—«On se prêtait de l'argent à rembourser dans l'autre monde,—dit Pomponius Mêla,—et même le remboursement des créances était remis après la mort.»—«Après avoir quitté les murs de Marseille,—dit Valère Maxime,—je trouvai cette ancienne coutume des Gaulois, qui ont institué, comme on sait, de se prêter mutuellement de l'argent à rembourser après la mort, car ils sont persuadés que les âmes des hommes sont éternelles.»

—Je remettrai tes pièces d'argent à Gigel,—dit le mourant, dont on entendait à peine la voix. Et il murmura une dernière fois à l'oreille de Julyan:—J'aurais... pourtant... bien aimé... à... entendre... les beaux récits... du... voyageur...

—Sois content, frère Armel,—lui répondit alors tout bas Julyan.—Je vais les bien écouter, ce soir, pour les retenir, ces beaux récits; et demain... j'irai te les dire... Je m'ennuierais ici sans toi... Nous nous sommes juré notre foi de saldunes de ne jamais nous quitter; j'irai donc continuer de vivre ailleurs avec toi[81].

[81] —«Il y a des Gaulois,—dit Pomponius Mêla,—qui se placent volontairement sur le bûcher de leurs amis, comme devant continuer de vivre ensemble après la mort.»

—Vrai... tu viendras?—dit le mourant, que cette promesse parut rendre très-heureux,—tu viendras... demain?

—Demain, par Hésus... je te le jure, Armel, je viendrai.

Et toute la famille, entendant la promesse de Julyan, le regarda avec estime. Le blessé parut encore plus satisfait que les autres, et dit à son ami d'une voix expirante:

—Alors, à bientôt, frère Julyan... et écoute attentivement... le récit... Maintenant... adieu... adieu... à vous tous de notre tribu...

Et Armel agita ses mains agonisantes vers ceux qui l'entouraient.

Et de même que des parents amicalement unis s'empressent autour de l'un d'eux, au moment où il part pour un long voyage, durant lequel il doit trouver des personnes restées chères au souvenir de tous, chacun serrait les mains d'Armel, et le chargeait de tendres paroles pour ceux de la famille ou de la tribu qu'il allait revoir.

Lorsque Armel fut mort, Joel abaissa les paupières de son parent, le fit transporter près de l'autel de pierres grises, au-dessus duquel était le bassin de cuivre où trempaient sept brins de gui.

Ensuite on couvrit le corps avec les rameaux de chêne dont on dégarnit l'autel, de sorte qu'au lieu du cadavre l'on ne vit bientôt plus qu'un monceau de verdure, auprès duquel Julyan restait assis.

Le chef de la famille, emplissant alors de vin la grande coupe jusqu'aux bords, y trempa ses lèvres, et dit en la présentant à l'étranger:

—Que le voyage d'Armel soit heureux, car Armel a toujours été juste et bon; qu'il traverse, sous la conduite de Teutâtès, ces espaces et ces pays merveilleux d'outre-tombe, que nul de nous n'a parcouru... que tous nous parcourrons... qu'Armel retrouve bientôt ceux que nous avons aimés, et qu'il les assure que nous les aimons!...

Et la coupe circulant à la ronde, les femmes et les jeunes filles firent des vœux pour l'heureux voyage d'Armel, puis l'on releva les restes du repas, et tous s'assirent autour du foyer, attendant impatiemment les récits promis par l'étranger.

Celui-ci, voyant tous les regards fixés sur lui avec une grande curiosité, dit à Joel:

—C'est donc un récit que l'on veut de moi?

Un récit!—s'écria Joel,—dis donc vingt récits, cent récits. Tu as vu tant de choses! tant d'hommes! tant de pays! un récit! ah! par le bon Ogmi, tu n'en seras pas quitte pour un récit, ami hôte.

—Oh non! oh non!—répétèrent toutes les personnes de la famille d'un air très-déterminé,—oh non! il nous faut plus d'un récit.

—Il y aurait pourtant mieux à faire, dans les temps où nous vivons, que de raconter et d'écouter de frivoles histoires...—dit l'étranger d'un air pensif et sévère.

—Je ne te comprends pas,—reprit Joel non moins surpris que sa famille; et tous pendant un moment regardèrent silencieusement le voyageur.

—Non, tu ne me comprends pas, je le vois,—dit tristement l'inconnu.—Alors, je vais tenir ma promesse... chose promise, chose due...

Puis il ajouta en montrant Julyan toujours assis au fond de la salle à côté du corps d'Armel couvert de feuillage:

—Il faut bien que ce jeune homme ait demain à raconter quelque chose à son ami, lorsqu'il ira le retrouver... ailleurs.

—Va, notre hôte... conte,—répondit Julyan, le front toujours appuyé dans ses deux mains,—conte... je ne perdrai pas une de tes paroles... Armel saura le récit tel que tu vas le dire...

—«Il y a deux ans, voyageant chez les Gaulois des bords du Rhin,—reprit l'étranger;—je me trouvais un jour à Strasbourg[82]. J'étais sorti de la ville pour me promener au bord du fleuve. Bientôt je vis arriver une grande foule de gens, ils suivaient un homme et une femme, jeunes tous deux, beaux tous deux, qui portaient sur un bouclier, dont ils tenaient les côtés, un petit enfant né à peine depuis quelques jours. L'homme avait l'air inquiet et sombre, la femme était pâle et calme. Tous deux s'arrêtèrent sur la rive du fleuve, à un endroit où il est très-rapide. La foule s'arrêta comme les deux personnes qu'elle accompagnait. Je m'approchai, et demandai à quelqu'un quels étaient cet homme et cette femme.—L'homme se nomme Vindorix, et la femme Albrège; ils sont époux,—me répondit-on.—Alors je vis Vindorix, l'air de plus en plus sombre, s'approcher de son épouse, et il lui dit: Voici le moment venu...

[82] Alors nommé Argentoratum.

»Tu le veux?—répondit Albrège,—tu le veux?...

»Oui,—reprit son époux.—Je doute... je veux la certitude.

»Qu'il en soit ainsi...—dit-elle.

»Alors, prenant à lui seul le bouclier, où était son petit enfant, qui lui souriait en lui tendant les bras, Vindorix entra dans le fleuve jusqu'à la ceinture, leva un instant le bouclier et l'enfant au-dessus de sa tête, se retournant une dernière fois vers sa femme comme pour la menacer de ce qu'il allait faire... mais, elle, le front haut, le regard assuré, se tenait debout au bord du fleuve, immobile comme une statue, les bras croisés sur son sein... Alors elle étendit sa main droite vers son mari, et sembla lui dire:

»Fais...

»À ce moment, un frémissement courut dans la foule; car Vindorix ayant placé sur les flots le bouclier où se trouvait l'enfant, l'abandonna dans cette dangereuse nacelle au rapide courant du fleuve...»

—Ah! le méchant homme!—s'écria Mamm' Margarid, émue de ce récit, ainsi que toute la famille de Joel.—Et sa femme!... sa femme... qui reste sur la rive?...

—Mais quelle était la cause de cette barbarie, ami hôte?—demanda Hénory, la jeune femme de Guilhern, en embrassant ses deux enfants, son petit Sylvest et sa petite Siomara, qu'elle tenait sur ses genoux, comme si elle eût craint de les voir exposés à un péril semblable.

L'étranger mit un terme à ces questions en demandant le silence par un geste, et poursuivit:

—«À peine le courant eut-il emporté le bouclier où se trouvait l'enfant, que le père leva au ciel ses mains jointes et tremblantes, comme s'il eût invoqué les dieux. Il suivait des yeux le bouclier avec une sombre angoisse, malgré lui se penchant à droite si le bouclier penchait à droite, ou à gauche si le bouclier penchait à gauche... La mère, au contraire, les bras toujours croisés sur sa poitrine, suivait le bouclier des yeux, d'un regard si ferme, si tranquille, qu'elle ne semblait rien craindre pour son enfant.»

—Rien craindre!—s'écria Guilhern.—Voir son enfant ainsi exposé à une mort presque certaine... car il va périr...

—Mais cette mère était donc dénaturée!...—s'écria Hénory, la femme de Guilhern.

—Et pas un homme dans cette foule pour se jeter à l'eau et sauver l'enfant!—dit Julyan en pensant à son ami.—Ah! voici qui courroucera le bon cœur d'Armel, quand je lui dirai ce récit.

—N'interrompez donc pas à chaque instant!—s'écria Joel.—Continue, ami hôte... puisse Teutâtès, qui préside aux voyages de ce monde et des autres, veiller sur ce pauvre petit!

—«Par deux fois,—reprit l'étranger,—le bouclier faillit s'engouffrer avec l'enfant dans un des tourbillons du fleuve; la mère seule ne sourcilla pas... Et bientôt on vit, voguant comme un petit esquif, le bouclier, descendre paisiblement le cours de l'eau... Alors toute la foule cria en battant des mains:

»La barque! la barque!

»Deux hommes coururent, mirent une barque à flots, et forçant de rames, ils atteignirent en peu d'instants le bouclier, et le retirèrent de l'eau, ainsi que l'enfant, qui s'était endormi...»

—Grâce aux dieux, il est sauvé!—dit presque tout d'une voix la famille de Joel, comme si elle eût été délivrée d'une appréhension douloureuse.

Et l'étranger continua, s'apercevant qu'on allait l'interrompre par de nouvelles questions:

—«Pendant que l'on retirait de l'eau le bouclier et l'enfant, son père, Vindorix, dont les traits était devenus aussi radieux qu'ils avaient été sombres jusqu'alors, courut à sa femme, lui tendit les bras en s'écriant:

»Albrège!... Albrège!... tu disais vrai... tu m'as été fidèle...

»Mais Albrège, repoussant son mari d'un geste, lui répondit fièrement:—Certaine de mon honneur, je n'ai pas craint l'épreuve... J'étais tranquille sur le sort de mon enfant; les dieux ne pouvaient punir une mère innocente par la perte de son fils..... Mais... femme soupçonnée, femme outragée... je garderai mon enfant; tu ne nous verras plus, ni lui, ni moi... toi qui as douté de l'honneur de ton épouse!

»À ce moment, on rapportait en triomphe l'enfant... Sa mère se jeta sur lui, de même qu'une lionne sur son petit, l'enserra passionnément entre ses bras; et autant elle avait été jusque-là calme et assurée, autant elle fut violente dans les embrassements dont elle couvrit son enfant, qu'elle emporta en se sauvant comme avec une proie.»

—Ah! c'était une vraie Gauloise que celle-là!—dit la femme de Guilhern.—Femme soupçonnée... femme outragée... ces mots sont fiers... je les aime!

—Mais,—reprit Joel,—cette épreuve est donc une coutume des Gaulois des bords du Rhin?

—Oui,—répondit l'inconnu.—Le mari qui soupçonne sa femme d'avoir déshonoré son lit met l'enfant qui naît d'elle sur un bouclier, et l'expose au courant du fleuve... Si l'enfant surnage, l'innocence de la femme est prouvée; s'il s'abîme dans les flots, le crime de la mère est avéré[83]...

[83] Cette superstition, dit M. Amédée Thierry dans son Histoire des Gaulois, t. II, p. 63, a inspiré à un poëte grec inconnu quelques vers pleins de grâce, qui méritent de trouver place ici:

«C'est le Rhin, ce fleuve au cours impétueux, qui éprouve chez les Gaulois la sainteté du lit conjugal.—À peine le nouveau-né, descendu du sein maternel, a-t-il poussé le premier cri, que l'époux s'en empare.—Il le couche sur son bouclier et court l'exposer aux caprices des flots; car il ne sentira pas dans sa poitrine battre un cœur de père avant que le fleuve, juge et vengeur du mariage, ait prononcé l'arrêt fatal.—Ainsi donc, aux douleurs de l'enfantement succèdent pour la mère d'autres douleurs; elle connaît le véritable père, et pourtant elle tremble dans de mortelles angoisses, elle attend ce que décidera l'onde inconstante.» (Julian., Épist. XV, ad Maxim, philos.—Idem, Orat. in Constant, imper.—Anthiol, l. I, ch. lxiii.)

—Et cette vaillante épouse, ami hôte,—demanda Hénory, femme de Guilhern,—comment était-elle vêtue? Portait-elle des tuniques semblables aux nôtres?

—Non,—dit l'étranger;—leur tunique est très-courte et de deux couleurs: le corsage bleu, je suppose, et la jupe rouge; souvent elle est brodée d'or ou d'argent.

—Et les coiffes,—demanda une jeune fille,—sont-elles blanches et carrées comme les nôtres?

—Non; elles sont noires et évasées, souvent ornées de fils d'or ou d'argent.

—Et les boucliers,—demanda Guilhern,—sont-ils faits comme les nôtres?

—Ils sont plus longs,—répondit le voyageur;—mais ils sont peints de couleurs tranchantes, disposées en carreaux, ordinairement rouges et blancs.

—Et les mariages, comment se font-ils?—demanda une jeune fille.

—Et leurs troupeaux, sont-ils aussi beaux que les nôtres?—dit un vieillard.

—Et ont-ils comme nous de vaillants coqs de combat[84]?—demanda un enfant.

[84] Les coqs de combat gaulois, dont l'image surmontait leur enseigne de guerre, étaient très-recherchés.—«... Pour récompenser l'enfant de sa docilité, je lui donnerai deux coqs gaulois des plus acharnés au combats.» (Pétronne, Satyricon, ch. lxxxvi.)

De sorte que Joel, voyant l'étranger si fort accablé de questions, dit aux questionneurs:

—Assez, assez, vous autres... laissez donc souffler notre ami; vous êtes à crier autour de lui comme une volée de mouettes.

—Et payent-ils comme nous l'argent qu'ils doivent aux morts?—demanda Rabouzigued, malgré la recommandation de Joel de ne plus questionner l'étranger.

—Oui; leur coutume est la nôtre,—répondit l'inconnu,—et ils ne sont pas idolâtres comme un homme de l'Asie, que j'ai rencontré à Marseille, qui prétendait, selon sa religion, que nous continuons de vivre après notre mort, non plus revêtus de formes humaines, mais de formes d'animaux.

—Hèr!... hèr!...—cria Rabouzigued en grande inquiétude.—S'il en était ainsi que disent ces idolâtres, Daoülas, tué la lune passée par un meurtrier, habite peut-être le corps d'un poisson?... et je lui ai envoyé trois pièces d'argent par Armel, qui habite peut-être à cette heure le corps d'un oiseau?... Comment un oiseau pourra-t-il remettre des pièces d'argent à un poisson?... Hèr!... Hèr!...

—Notre ami te dit que cette croyance est une idolâtrie, Rabouzigued...—reprit sévèrement Joel.—Ta crainte est donc impie.

—Il en doit être ainsi...—reprit tristement Julyan.—Car, que deviendrais-je, moi, qui demain vais rejoindre Armel par serment et par amitié, si je le retrouvais oiseau, moi étant devenu cerf des bois ou bœuf des champs?...

—Ne crains rien, jeune homme,—dit l'étranger à Julyan;—la religion de Hésus est la seule vraie; elle nous enseigne que nous retrouvons après la mort des corps plus jeunes et plus beaux.

—C'est là mon espoir!—dit Rabouzigued, le nabot.

—Ce que c'est que de voyager!—reprit Joel;—que de choses l'on apprend! Mais, tiens, pour ne pas être en reste avec toi, récit pour récit, fière Gauloise pour fière Gauloise... demande à Margarid de te raconter la belle action d'une de ses aïeules; il y a à peu près cent trente ans de cela, lorsque nos pères étaient allés jusqu'en Asie fonder la nouvelle Gaule; car il est peu de terres dans le monde qu'ils n'aient touchées de leurs semelles.

—Après le récit de ta femme,—reprit l'étranger,—puisque tu veux parler de nos pères, je t'en parlerai aussi, moi... et par Ritha-Gaür!... jamais le moment n'aura été mieux choisi; car pendant que nous racontons et écoutons ici des récits, vous ne savez pas ce qui se passe, vous ignorez qu'en ce moment peut-être...

—Pourquoi t'interrompre?—dit Joel surpris.—Que se passe-t-il donc pendant que nous faisons ici des contes? Qu'y a-t-il de mieux à faire au coin de son foyer, pendant les longues et froides soirées d'automne?...

Mais l'étranger, au lieu de répondre à Joel, dit respectueusement à Mamm' Margarid:

—J'écouterai le récit de l'épouse de Joel.

—C'est un récit très-simple,—répondit Margarid tout en filant sa quenouille,—un récit simple comme l'action de mon aïeule... Elle se nommait Siomara.

—Et en son honneur,—dit Guilhern interrompant sa mère, et montrant avec orgueil à l'étranger une enfant de huit ans, d'une beauté merveilleuse,—en l'honneur de notre aïeule Siomara, aussi belle que vaillante, j'ai donné son nom à ma petite fille que voici.

—On ne peut voir une enfant plus charmante,—dit l'inconnu frappé de l'adorable figure de la petite Siomara.—Elle aura, j'en suis certain, la vaillance de son aïeule comme elle en a la beauté.

Hénory, la mère de l'enfant, rougit de plaisir à ces paroles, et dit à Mamm' Margarid en souriant:

—Je n'ose pas blâmer Guilhern de vous avoir interrompue, car il m'a valu ce compliment.

—Ce compliment m'est aussi doux qu'à toi, ma fille,—dit Mamm' Margarid, et elle reprit ainsi son récit:

—«Mon aïeule se nommait Siomara; elle était fille de Ronan. Son père l'avait conduite dans le bas Languedoc, où il allait commercer. Les Gaulois de ce pays[85] se préparaient alors à l'expédition d'Orient. leur chef, nommé Oriëgon, vit mon aïeule, fut frappé de son extrême beauté, s'en fit aimer, l'épousa. Siomara partit avec son mari pour l'expédition d'Orient. D'abord, on triompha; puis les Romains, toujours jaloux des possessions gauloises, vinrent attaquer nos pères. Dans l'un de ces combats, Siomara, qui, selon son devoir et son cœur, accompagnait Oriëgon, son mari, à la bataille, dans son chariot de guerre, fut, durant le combat, séparée de son époux, faite prisonnière et mise sous la garde d'un officier romain, avare et débauché. Ce Romain, frappé de la grande beauté de Siomara, tenta de la séduire; elle le méprisa. Alors, abusant du sommeil de sa captive, il lui fit violence...»

[85] Alors les Gaulois Tectosages.

—Tu entends, Joel,—s'écria l'inconnu avec indignation,—tu entends... un Romain; l'aïeule de ta femme subir un pareil outrage!

—Écoute la fin du récit, ami hôte,—dit Joel;—tu verras que Siomara vaut la Gauloise du Rhin.

—«L'une comme l'autre,—poursuivit Margarid,—se sont montrées fidèles à cette maxime: Il y a trois sortes de pudeur chez la femme gauloise:—la première, lorsque son père dit en sa présence qu'il accorde sa main à celui qu'elle aime;—la deuxième, lorsque pour la première fois elle entre au lit de son mari;—la troisième, lorsqu'elle paraît ensuite devant les hommes. Le Romain avait fait violence à Siomara, sa captive. Son désir assouvi, il lui proposa la liberté moyennant rançon. Elle accepta la proposition, et engagea le Romain à envoyer un de ses serviteurs, prisonnier comme elle, au camp des Gaulois, pour dire à Oriëgon, ou en l'absence de celui-ci à ses amis, d'apporter la rançon en un lieu désigné. Le serviteur partit pour le camp gaulois. L'avaricieux Romain, voulant recevoir lui-même la rançon et ne la partager avec personne, conduisit seul Siomara au lieu convenu. Les amis d'Oriëgon se trouvèrent là avec l'or de la rançon. Pendant que le Romain comptait la somme fixée, Siomara s'adressant aux Gaulois dans leur langue commune, leur dit d'égorger l'infâme... Cela fut fait... Alors Siomara lui coupa la tête, l'emporta dans un pan de sa robe, et retourna au camp gaulois. Oriëgon, fait prisonnier de son côté, était parvenu à s'échapper, et arrivait au camp en même temps que sa femme. Celle-ci, à la vue de son époux, laisse tomber à ses pieds la tête du Romain, et s'adressant à Oriëgon:—Cette tête est celle d'un homme qui m'avait outragée... Nul autre que toi ne pourra dire qu'il m'a possédée...»

Et après ce récit, Mamm' Margarid continua de filer sa quenouille.

—Ne te disais-je pas, ami,—reprit Joel,—que Siomara, l'aïeule de Margarid, valait ta Gauloise des bords du Rhin?

—Et ce noble nom ne doit-il pas porter bonheur à ma petite fille?—ajouta Guilhern en baisant tendrement la tête blonde de son enfant.

—Ce mâle et chaste récit est digne des lèvres qui l'ont prononcé,—dit l'étranger.—Il prouve aussi que les Romains, nos ennemis implacables, n'ont pas changé... Cupides et débauchés... tels ils étaient... tels ils sont encore. Et puisque nous parlons de Romains avides et débauchés, et que vous aimez les récits,—ajouta l'étranger avec un sourire amer,—vous saurez que j'ai été à Rome... et que là j'ai vu... Jules César... le plus fameux des généraux romains, et aussi le plus cupide, le plus infâme débauché qu'il y ait dans toute l'Italie; car de ses débauches infâmes je n'oserais parler devant des femmes et des filles.

—Ah! tu as vu ce fameux Jules César? Quel homme est-ce? demanda curieusement Joël.

L'étranger regarda le brenn comme s'il eût été très-surpris de sa question, et répondit, paraissant contraindre sa colère:

—César touche à l'âge mûr; il est de taille élevée; son visage est maigre et long, son teint pâle, son œil noir, son front chauve; et, comme cet homme réunit tous les vices des plus mauvaises femmes romaines, il a, ainsi qu'elles, l'orgueil de sa personne; aussi, pour dissimuler qu'il est chauve, porte-t-il toujours une couronne de feuilles d'or. Ta curiosité est-elle satisfaite, Joel? Veux-tu savoir encore que César tombe d'épilepsie? veux-tu savoir...

Mais l'inconnu n'acheva pas, et s'écria en regardant la famille du brenn avec un grand courroux:

—Par la colère de Hésus! ignorez-vous donc tous, tant que vous êtes ici, capables de prendre le sabre et la lance, et insatiables de vains récits, ignorez-vous donc qu'une armée romaine, après avoir envahi, sous le commandement de César, la moitié de nos provinces, prend ses quartiers d'hiver dans l'Orléanais, la Touraine et l'Anjou?

—Oui, oui, nous avions entendu parler de ces choses,—dit tranquillement Joel.—Des gens de l'Anjou, qui sont venus nous acheter des bœufs et des porcs, nous ont appris cela.

—Et c'est avec cette insouciance que tu parles de l'invasion romaine en Gaule?—s'écria le voyageur.

—Jamais les Gaulois bretons n'ont été envahis par l'étranger,—répondit fièrement le brenn de la tribu de Karnak.—Nous resterons vierges de cette souillure... Nous sommes indépendants des Gaulois du Poitou, de la Touraine, de l'Orléanais et des autres provinces, de même qu'ils sont indépendants de nous. Ils ne nous ont pas demandé secours. Nous ne sommes pas faits pour aller nous offrir à leurs chefs et guerroyer sous eux: que chacun sauvegarde son honneur et sa province... Les Romains sont en Touraine... mais d'ici à la Touraine il y a loin.

—De sorte, que si les pirates du Nord égorgeaient ton fils Albinik, le marin, et sa vaillante femme Méroë, cela ne te toucherait point, parce que ce meurtre aurait été commis loin d'ici?

—Tu plaisantes. Mon fils est mon fils... Les Gaulois des autres provinces que la mienne ne sont pas mes fils!

—Ne sont-ils pas ainsi que toi les fils d'un même Dieu, comme te l'apprend la religion des druides? S'il en est ainsi, tous les Gaulois ne sont-ils pas frères? et l'asservissement, le sang d'un frère, ne crient-ils pas vengeance? De ce que l'ennemi n'est pas à la porte de ta maison... tu es sans inquiétude? Ainsi la main, sachant le pied gangrené, peut se dire: «Moi, je suis saine et le pied est loin de la main... Je n'ai point à m'inquiéter de ce mal...» Aussi, la gangrène n'étant pas arrêtée, monte du pied aux autres membres, et bientôt le corps périt tout entier.

—À moins que la main saine ne prenne une hache,—dit le brenn—et ne coupe le pied d'où vient le mal.

—Et que devient un corps ainsi mutilé, Joel?—reprit Mamm' Margarid, qui avait écouté en silence.—Quand les plus belles provinces de notre pays auront été envahies par l'étranger? que deviendra le reste de la Gaule? Ainsi mutilée, démembrée, comment se défendra-t-elle contre ses ennemis?

—La digne épouse de mon hôte parle avec sagesse,—dit respectueusement le voyageur en s'adressant à Mamm' Margarid;—ainsi que toute matrone gauloise, elle tiendra sa place au conseil public aussi bien qu'au milieu de sa maison.

—Tu dis vrai,—reprit Joel;—Margarid a le cœur vaillant et l'esprit sage; souvent son avis est meilleur que le mien... je le dis avec contentement... Mais cette fois j'ai raison. Quoi qu'il arrive du reste de la Gaule, jamais le Romain ne mettra le pied dans notre vieille Bretagne. Elle a pour se défendre ses écueils, ses marais, ses forêts, ses rochers et surtout... ses Bretons.

À ces paroles de son époux, Mamm' Margarid secoua la tête; mais tous les hommes de la famille de Joel applaudirent à ce qu'il avait dit.

Alors l'inconnu reprit d'un air sombre:

—Soit, un dernier récit; mais que celui-là vous tombe à tous sur le cœur comme de l'airain brûlant, puisque les sages paroles de la matrone de la maison ont été vaines.

Tous regardèrent l'étranger avec surprise, et il commença son récit.


CHAPITRE IV.

Le voyageur fait le récit qui doit tomber comme de l'airain brûlant sur le cœur de Joel, assez insensé pour avoir répondu qu'il y avait loin de la Touraine à la Bretagne.—Joel commence d'autant mieux à comprendre l'utilité de cette leçon, que soudain ses deux fils, Mikaël, l'armurier, et Albinik, le marin, arrivant d'Auray au milieu de la nuit, apportent de redoutables nouvelles.

Le voyageur, d'un air sombre et sévère, commença son récit en ces termes:

«—Depuis deux ou trois mille ans, peut-être, une famille vit ici, en Gaule. D'où est-elle venue, cette famille, pour occuper la première ces grandes solitudes aujourd'hui si peuplées? Sans doute elle était venue du fond de l'Asie[86][A], cet antique berceau des races humaines, aujourd'hui caché dans la nuit des temps: Cette famille a toujours conservé un caractère qui lui est propre et ne se retrouve chez aucun autre peuple du monde; loyale, hospitalière, généreuse, vive, gaie, railleuse, aimant à conter et surtout à entendre raconter, intrépide dans le combat, bravant la mort plus héroïquement qu'aucune nation, parce qu'elle sait, par sa religion, ce que c'est que la mort... Voilà les qualités de cette famille. Étourdie, vagabonde, présomptueuse, inconstante, curieuse de toute nouveauté, encore plus avide de voir des pays inconnus que de les conquérir, s'unissant aussi facilement qu'elle se divise, trop orgueilleuse et trop changeante pour soumettre ou accommoder son avis à celui de ses voisins, ou, si elle y consent, incapable de marcher longtemps de concert avec eux, quoiqu'il s'agisse des intérêts communs les plus importants... voilà les vices de cette famille; en bien et en mal, ainsi elle a toujours été depuis des siècles, ainsi est-elle encore aujourd'hui, ainsi sera-t-elle sans doute demain!»

[86] Voir note (A) à la fin du volume, où les notes seront classées désormais pour la régularité du texte.

—Eh, eh, si je ne me trompe,—reprit le brenn en riant,—tous tant Gaulois que nous sommes! nous serions un peu de cette famille-là...

—Oui,—dit l'inconnu,—pour son malheur... et pour la joie de ses ennemis... tel a-t-il été et est le caractère de notre peuple!

—Avoue du moins que, malgré ce caractère, ce cher peuple gaulois a bien fait son chemin dans le monde! car il est peu de terres où ce grand vagabond curieux, comme tu l'appelles, n'ait été promener ses chausses, le nez au vent et l'épée sur la cuisse...

—Tu dis vrai; tel est notre esprit d'aventure: toujours marcher en avant et vers l'inconnu, plutôt que de s'arrêter et de fonder. Aussi, aujourd'hui, le tiers de la Gaule est au pouvoir des Romains, tandis qu'il y a plusieurs siècles la race gauloise, par ses conquêtes exagérées, occupait, en outre de la Gaule, l'Angleterre, l'Irlande, la haute Italie, la rive droite du Danube, le pays d'outre-mer, jusqu'au Danemark, et ce n'était pas assez, car on dirait que notre race devait se répandre dans tout le monde! Les Gaulois du Danube s'en allaient en Macédoine, en Thrace, en Thessalie; d'autres, traversant le Bosphore et l'Hellespont, atteignaient l'Asie-Mineure, fondaient la nouvelle Gaule, et devenaient ainsi arbitres de tous les rois de l'Orient.

—Jusqu'ici,—reprit le brenn,—il me semble que nous n'avons pas à regretter notre caractère, que tu juges sévèrement?

—Et qu'est-il donc resté de ces folles batailles entreprises par l'orgueil des rois qui alors régnaient sur les Gaules? Ces conquêtes lointaines ne nous ont-elles pas échappé? Les Romains, nos ennemis implacables et toujours grandissant, n'ont-ils pas soulevé tous les peuples contre nous? n'avons-nous pas été obligés d'abandonner ces possessions inutiles: l'Asie, la Grèce, l'Allemagne, l'Italie? Voilà donc le fruit de tant d'héroïsme, de tant de sang versé? Voilà donc où nous avait conduits l'ambition des rois usurpateurs du pouvoir des druides!

—À cela je n'ai rien à répondre. Tu as raison, il n'était pas besoin de nous aller promener si loin pour ne rapporter à nos semelles que du sang et de la poussière des pays étrangers. Mais, si je ne me trompe, vers ces temps-là, les fils du brave Ritha-Gaür, qui s'est fait une blouse avec la barbe des rois qu'il a rasés, voyant dans ceux-ci les bouchers du peuple et non ses pasteurs, ont mis bas les royautés?

—Oui, grâce aux dieux, une époque de vraie grandeur, de paix, de prospérité, a succédé aux conquêtes stériles et sanglantes des royautés. Débarrassée de ses inutiles possessions, réduite à de sages limites, ses frontières naturelles, le Rhin, les Alpes, les Pyrénées, l'Océan, la république des Gaules a été la reine et l'envie du monde. Son sol fertile, cultivé comme nous savons le cultiver, produisait tout avec abondance; les rivières étaient couvertes de bateaux marchands; les mines d'or, d'argent, de cuivre, augmentaient chaque jour sa richesse; de grandes villes s'élevaient de toutes parts. Les druides, répandant partout les lumières, prêchaient l'union aux provinces, et en donnaient l'exemple en convoquant, une fois par an, dans le pays chartrain, centre des Gaules, une assemblée solennelle, où se traitaient les intérêts généraux du pays. Chaque tribu, chaque canton, chaque cité, nomment leurs magistrats; chaque province était une république, qui, selon la pensée des druides, venait se fondre dans la grande république des Gaules, et ne faire ainsi qu'un seul corps tout-puissant par son union[B].

—Les pères de nos grands-pères ont encore vu cet heureux temps-là, ami hôte!

—Et leurs fils n'ont vu que ruines et malheurs! Qu'est-il arrivé? la race maudite des rois détrônés se joint à la race non moins maudite de leurs anciens clients ou seigneurs, et tous, irrités d'être dépossédés de leur autorité, espèrent la ressaisir au milieu des malheurs publics, et exploitent avec une perfidie infâme l'inconstance, l'orgueil, l'indiscipline de notre caractère qu'améliorait déjà la puissante influence des druides; les rivalités de province à province, depuis longtemps assoupies, se réveillent; les jalousies, les haines, renaissent dans la république; l'œuvre d'union se démembre de toutes parts. Les rois ne remontent pas pour cela sur le trône; plusieurs de leurs descendants sont juridiquement exécutés; mais ils ont déchaîné les partis. La guerre civile s'allume, les provinces puissantes veulent asservir les plus faibles. Ainsi, à la fin du dernier siècle, les Marseillais, descendants de ces Grecs exilés, à qui la Gaule avait généreusement cédé le territoire où ils bâtirent leur ville, veulent s'ériger en suzerains de la province. Elle se soulève. Marseille, menacée, appelle les Romains à son secours... Ils viennent, non pour soutenir Marseille dans son iniquité, mais pour s'emparer eux-mêmes de la contrée, malgré les prodiges de valeur de ses habitants. Voilà donc les Romains établis en Provence; ils y bâtissent la ville d'Aix, et fondent ainsi leur première colonie dans notre pays...

—Ah! maudits soient les gens de Marseille!—s'écria Joel.—C'est grâce à ces fils des Grecs que les Romains ont mis le pied chez nous!

—Et de quel droit maudire les gens de Marseille? Ne doivent-elles pas être aussi maudites ces provinces, qui, depuis la décadence de la république, laissaient ainsi écraser, asservir, une de leurs sœurs par l'étranger? Mais prompte est la punition du mal! Les Romains, encouragés par l'insouciance de la Gaule, s'emparent de l'Auvergne, puis du Dauphiné, plus tard du Languedoc et du Vivarais, malgré la défense héroïque de ces populations divisées entre elles et abandonnées à leurs seules forces. Voilà donc les Romains maîtres de presque tout le midi de la Gaule; ils le gouvernent par leurs proconsuls, réduisent le peuple au plus dur esclavage. Les autres provinces s'alarment-elles enfin de ces terribles envahissements de Rome, qui toujours s'avance menaçant le cœur de la Gaule? Non, non! confiantes dans leur courage, elles disent comme tu le disais tout à l'heure, Joel: Le Midi est loin du Nord, l'Orient est loin de l'Occident. Cependant notre race, assez insouciante et présomptueuse pour ne pas prévenir la domination étrangère lorsqu'il en est temps, a toujours le courage tardif de se révolter lorsque le joug s'appesantit sur elle. Les provinces soumises aux Romains éclatent en rébellions terribles: elles sont comprimées dans le sang. Nos désastres se précipitent. Les Bourguignons, excités par les descendants des anciens rois, s'arment contre les Francs-Comtois, en invoquant le secours des Romains. La Franche-Comté, hors d'état de résister à une telle alliance, demande des renforts aux Germains, de l'autre côté du Rhin; ces barbares du Nord apprennent ainsi le chemin de la Gaule; mais ces nouveaux alliés se montrent si féroces, qu'après de sanglantes batailles contre ceux même qui les avaient appelés, ils restent maîtres de la Bourgogne et de la Franche-Comté... Enfin, l'an passé, les Suisses, excités par l'exemple des Germains, font irruption dans les provinces gauloises conquises par les Romains. Jules César, nommé proconsul, accourt d'Italie, refoule les Suisses dans leurs montagnes, chasse les Germains de la Bourgogne et de la Franche-Comté, s'empare de ces provinces, épuisées par leur longue lutte contre les barbares, et à leur oppression succède celle des Romains: c'était pour nous changer de maîtres... Enfin! enfin! au commencement des cette année, une partie de la Gaule sort de son assoupissement, sent le danger qui menace les provinces encore indépendantes. De courageux patriotes, ne voulant pour maîtres ni Romains ni Germains, Galba chez les Gaulois de la Belgique, Boddig-nat chez les Gaulois de Flandre, soulèvent en masse les populations contre César. Les Gaulois du Vermandois, ceux de l'Artois, s'insurgent aussi. Et l'on marche aux Romains! Ah! ce fut une grande et terrible bataille... que cette bataille de la Sambre!—s'écria l'inconnu avec exaltation.—L'armée gauloise avait attendu César sur la rive gauche du fleuve. Trois fois l'armée romaine le traversa, trois fois elle fut forcée de le repasser en combattant jusqu'à la ceinture dans l'eau rougie par le sang... La cavalerie romaine est culbutée, les plus vieilles légions écrasées. César descend de cheval, met l'épée à la main, rallie ses dernières cohortes de vétérans qui lâchaient pied, et, à leur tête, charge notre armée... Malgré le courage de César, la bataille était perdue pour lui... lorsque nous voyons s'avancer à son secours un nouveau corps de troupes.

—Tu dis: Nous voyons s'avancer?—reprit Joel.—Tu assistais donc à cette terrible bataille?

Mais l'inconnu, sans répondre, continua:

—Épuisés, décimés par sept heures de combat, nous luttons encore contre ces troupes fraîches... nous luttons jusqu'à l'agonie. nous luttons jusqu'à la mort..... Et savez-vous,—ajouta l'étranger avec une grande douleur,—savez-vous, vous autres, qui restiez paisibles ici, tandis que vos frères mouraient pour la liberté des Gaules, qui est la vôtre aussi... savez-vous combien il en a survécu?... des soixante mille combattants de l'armée gauloise? à cette bataille de la Sambre?... Il en a survécu cinq cents[C]!...

—Cinq cents!...—s'écria Joel d'un air de doute.

—Je le dis parce que je suis l'un de ceux-là qui ont survécu...—répondit fièrement le voyageur.

—Ainsi, ces deux cicatrices récentes que tu portes au visage...

—Je les ai reçues à la bataille de la Sambre...

À ce moment du récit, on entendit au dehors de la maison les dogues de garde aboyer avec furie, pendant que l'on frappait de grands coups à la porte de la palissade. La famille du brenn, encore sous la triste impression des paroles du voyageur, se crut sur le point d'être attaquée: les femmes se levèrent, les petits enfants se jetèrent dans leurs bras, les hommes coururent aux armes suspendues à la muraille... Cependant, les dogues ayant cessé d'aboyer, quoique l'on heurtât toujours fortement, Joel dit à sa famille:

—Quoique l'on continue de frapper, les chiens n'aboient plus; ils connaissent ceux qui frappent.

Et disant ces mots, le brenn sortit de sa maison: plusieurs des siens et l'inconnu le suivirent par prudence. La porte de la cour fut ouverte, et l'on entendit deux voix qui criaient de l'autre côté de la palissade:

—C'est nous, amis, c'est nous... Albinik et Mikaël.

En effet, à la clarté de la lune on vit les deux fils du brenn, et derrière eux leurs chevaux essoufflés et blancs d'écume. Lorsqu'il eut embrassé tendrement ses enfants, surtout le marin, qui voyageait sur mer depuis près d'une année, Joel entra avec eux dans sa maison, où ils furent accueillis avec beaucoup de joie et de surprise par leur mère et par toute la famille.

Albinik, le marin, et Mikaël, l'armurier, étaient, comme leur père et leur frère, très-grands et très-robustes; ils portaient, par-dessus leurs vêtements, un manteau à capuchon, en grosse étoffe de laine et ruisselant de pluie. À leur entrée dans la maison, et même avant d'aller embrasser leur mère, les deux nouveaux venus avaient approché leurs lèvres des sept petites branches de gui baignant dans la coupe de cuivre placée sur la grosse pierre. Là, ils avaient vu un corps inanimé à demi couvert de feuillages, auprès duquel se tenait toujours Julyan.

—Bonsoir, Julyan,—lui dit Mikaël.—Qui donc est mort ici?

—C'est Armel; je l'ai tué ce soir en me battant au sabre avec lui par outre-vaillance,—répondit Julyan.—Mais comme nous nous sommes promis d'être saldunes, demain j'irai le rejoindre... ailleurs; si tu le veux, je lui parlerai de toi?

—Oui, oui, Julyan; car j'aimais Armel, et je croyais le trouver vivant. J'ai dans mon sac, sur mon cheval, un petit fer de harpon, que j'ai forgé pour lui; je le mettrai demain sur votre bûcher à tous deux.....

—Et tu diras à Armel,—ajouta le marin en souriant,—qu'il s'en est allé trop tôt, car son ami Albinik et sa femme Méroë lui auraient raconté leur dernier voyage sur mer...

—C'est moi et Armel qui, à notre tour, aurons plus tard à t'en faire de beaux récits, Albinik,—reprit Julyan souriant avec confiance;—car tes voyages sur mer ne seront rien auprès de ceux qui nous attendent dans ces mondes merveilleux que personne n'a vus et que tout le monde verra.

Lorsque les deux fils de Margarid eurent répondu aux tendresses de leur mère et de leur famille, le brenn dit au voyageur:

—Ami, ce sont mes deux enfants.

—Fassent les dieux que la précipitation de leur arrivée ici n'ait pas une cause mauvaise!—répondit l'inconnu.

—Je dis comme notre hôte, mes fils,—reprit Joel,—que s'est-il passé, pour que vous veniez si tard et si pressés? Heureux soit ton retour, Albinik; mais je ne le croyais pas prochain; où est donc ta gentille femme Méroë?

—Je l'ai laissée à Vannes, mon père. Voilà ce qui s'est passé: Je revenais d'Espagne par le golfe de Gascogne, m'en allant en Angleterre; le mauvais temps d'aujourd'hui m'a forcé d'entrer dans la rivière de Vannes. Mais, par Teutâtès, qui préside à tous les voyages sur terre et sur mer, ici-bas et ailleurs, je ne m'attendais pas... non, je ne m'attendais pas à voir ce que j'ai vu dans la ville. Aussi, laissant mon navire au port, à la garde de mes matelots sous la surveillance de ma femme, j'ai pris un cheval et galopé jusqu'à Auray; là, j'ai dit la nouvelle à Mikaël, et nous sommes accourus ici afin de vous prévenir, mon père.

—Et qu'as-tu donc vu à Vannes?

—Ce que j'ai vu? tous les habitants soulevés par l'indignation et par la colère, en braves Bretons qu'ils sont!

—Et la cause de cette colère, mes enfants?—demanda Mamm' Margarid en filant sa quenouille.

—Quatre officiers romains, sans autre escorte que quelques soldats, et aussi tranquillement insolents que s'ils étaient en un pays d'esclaves, sont venus, hier, commander aux magistrats de la ville d'envoyer des ordres à toutes les tribus voisines, afin qu'elles envoient à Vannes dix mille sacs de blé...

—Et puis, mon fils?—demanda Joel en riant et haussant les épaules.

—Cinq mille sacs d'avoine.

—Et puis?

—Cinq cents tonneaux d'hydromel.

—Naturellement,—dit le brenn en riant plus fort,—il faut boire... et puis?

—Mille bœufs.

—Et des plus gras, nécessairement... Ensuite?

—Cinq mille moutons.

—C'est juste, l'on se rassasie de manger toujours du bœuf. Est-ce tout, mes enfants?

—Ils demandent encore trois cents chevaux pour remonter la cavalerie romaine, et deux cents chariots de fourrage.

—Pourquoi non? Il faut bien les nourrir ces pauvres chevaux,—reprit Joel en continuant de railler.—Mais il doit y avoir encore quelque commande? Dès que l'on ordonne, pourquoi s'arrêter?

—Il faudra ensuite charroyer ces approvisionnements jusqu'en Poitou et en Touraine.

—Et quelle grand-gueule doit avaler ces sacs de blé, ces moutons, ces bœufs et ces tonnes d'hydromel?

—Et surtout,—ajouta l'inconnu,—qui doit payer ces approvisionnements?

—Les payer!—reprit Albinik,—personne! c'est un impôt forcé.

—Ah! ah!—fit Joel.

—Et la grand-gueule qui doit avaler ces provisions, c'est l'armée romaine qui hiverne en Touraine et en Anjou[D].

Un grand frémissement de colère, mêlée de dédain railleur, souleva toute la famille du brenn.

—Eh bien, Joel,—reprit alors le voyageur,—trouves-tu encore qu'il y ait loin de la Touraine à la Bretagne? La distance ne me paraît point grande à moi, puisque les officiers de César viennent tranquillement et sans escorte approvisionner leur armée la bourse vide et le bâton haut.

Joel ne rit plus, baissa la tête avec confusion et resta muet (il l'avoue).

—Notre hôte dit vrai,—reprit Albinik.—Oui, ces Romains sont venus la bourse vide et le bâton haut; car un de leurs officiers a levé son cep de vigne sur le vieux Ronan, le plus ancien des magistrats de Vannes, qui, comme toi, père, riait très-fort des demandes des Romains.

—Et pourtant, mes enfants, que faire si ce n'est d'en rire de ces demandes? Nous imposer ces approvisionnements à nous autres, tribus voisines de Vannes? nous forcer de conduire ces réquisitions en Touraine et en Anjou avec nos bœufs et nos chevaux que les Romains garderont! et cela au moment de nos semailles et de nos labours d'automne! ruiner la récolte de l'an qui vient, en nous volant celle de l'an passé! c'est nous réduire à brouter l'herbe dont auraient vécu les bestiaux qu'ils nous volent!

—Oui,—dit Mikaël, l'armurier,—ils veulent nous prendre notre blé, nos troupeaux, et nous laisser l'herbe; mais, par le fer de lance que je forgeais encore ce matin!!! ce sont les Romains qui, sous nos coups, mordront l'herbe de nos champs!!!

—Vannes dès aujourd'hui prépare sa défense en cas d'attaque,—reprit le marin.—Des retranchements sont commencés aux environs du port... Tous nos matelots s'armeront, et si les galères romaines viennent nous attaquer par mer, jamais les corbeaux de mer n'auront vu sur nos grèves pareil régal de cadavres!

—En passant à travers les autres tribus,—reprit Mikaël,—nous avons cette nuit répandu la nouvelle et semé l'alarme... Les magistrats de Vannes ont aussi envoyé de tous côtés, pour ordonner que des feux allumés de colline en colline signalent dès cette nuit un grand danger d'un bout à l'autre de la Bretagne.

Mamm' Margarid, toujours filant sa quenouille, avait écouté les paroles de ses fils. Alors elle dit tranquillement:

—Et ces officiers romains? mes enfants, est-ce qu'on ne les a point renvoyés à leur armée... après les avoir rudement battus de verges?

—Non, ma mère, on les a mis en prison à Vannes, sauf deux de leurs soldats que les magistrats ont chargés de déclarer au général romain qu'on ne lui fournirait aucun approvisionnement, et que ses officiers seraient gardés en otage.

—Il valait mieux battre ces officiers de verges et les chasser honteusement de la ville,—reprit Mamm' Margarid.—On traite ainsi les voleurs, et ces Romains voulaient nous voler...

—Tu as raison, Margarid,—dit Joel,—ils venaient nous voler... nous affamer! nous enlever nos récoltes! nos troupeaux!—ajouta Joel avec grande colère.—Par la vengeance de Hésus! nous prendre notre bel attelage de six jeunes bœufs à poil de loup! nos quatre couples de taureaux noirs qui ont une si jolie étoile blanche au milieu du front!

—Nos belles génisses blanches à tête fauve!—dit Mamm' Margarid en haussant les épaules et toujours filant,—nos brebis dont la toison est si épaisse! Allons, des verges... mes fils, des verges à ces Romains!

—Et ces rudes chevaux de la race de ton fier étalon Tom-Bras, Joel,—reprit le voyageur,—ils vont pourtant charroyer tes récoltes, tes fourrages, jusqu'en Touraine, et servir ensuite à remonter la cavalerie romaine... Il est vrai que pour eux la fatigue ne sera point forte... car, maintenant, tu avoueras peut-être qu'il n'y a pas loin de la Touraine à la Bretagne.

—Tu peux railler, ami,—dit Joel,—tu as raison, j'avais tort. Oui, oui, tu disais vrai! Ah! si toutes les provinces de Gaule s'étaient confédérées à la première attaque des Romains! si, réunies, elles avaient fait seulement la moitié des efforts qu'elles ont tentés séparément... nous ne serions pas exposés aujourd'hui aux insolentes demandes et aux menaces de ces païens! Tu peux donc railler!

—Non, Joel, non, je ne veux plus railler,—reprit gravement l'inconnu.—Le danger est proche, le camp ennemi est à douze journées de marche; le refus des magistrats de Vannes, l'emprisonnement des officiers romains, c'est la guerre sous peu de jours... la guerre sans pitié, comme la font les Romains!!! Vaincus! c'est pour nous la mort sur le champ de bataille ou l'esclavage au loin!!! car les marchands d'esclaves, suivant les camps romains, sont avides à la curée. Tout ce qui survit, valides ou blessés, hommes, jeunes femmes, filles, enfants, sont vendus à la criée comme bétail, au profit du vainqueur, et expédiés par milliers en Italie ou dans la Gaule romaine du midi, puisqu'il y a maintenant une Gaule romaine! Là souvent les hommes robustes sont forcés de combattre les bêtes féroces dans les cirques pour le divertissement de leurs maîtres; les jeunes femmes, les filles, les enfants même..... oui, les enfants..... demandez à César, sont victimes de monstrueuses débauches! Voilà ce que c'est que la guerre avec les Romains, si l'on est vaincu,—s'écria l'étranger.—vous laisserez-vous donc vaincre? subirez-vous cette honte? leur livrerez-vous vos femmes, vos sœurs, vos filles, vos enfants, Gaulois de Bretagne?

Le voyageur eut à peine prononcé ces paroles, que la famille de Joel, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, tous jusqu'au nabot Rabouzigued, se dressèrent les yeux brillants, les joues enflammées, et s'écrièrent en tumulte et en agitant les bras:

—Guerre! guerre! guerre!

Le grand dogue de bataille de Joel, animé par ces cris, se leva debout, appuyant ses pattes de devant sur la poitrine de son maître, qui, caressant sa tête énorme, lui dit:

—Oui, vieux Deber-Trud, tu feras comme notre tribu la chasse aux Romains... La curée sera pour toi... ta gueule sera rouge de sang! Ouh... ouh!... Deber-Trud, aux Romains, aux Romains... ouh... ouh!...

À ces cris de guerre le dogue répondit par des hurlements furieux, en montrant des crocs aussi redoutables que ceux d'un lion. Les chiens de garde du dehors, ainsi que ceux renfermés dans les étables, entendant Deber-Trud, lui répondirent, et les hurlements de cette meute de bataille devinrent effroyables!

—Bon présage, ami Joel,—dit le voyageur,—tes dogues hurlent à la mort de l'ennemi.

—Oui, oui, mort à l'ennemi!—s'écria le brenn.—Grâce aux dieux... dans notre Gaule bretonne, au jour du péril... le chien de garde devient chien de guerre! le cheval de trait, cheval de guerre! le taureau de labour, taureau de guerre! le chariot de moisson, chariot de guerre! le laboureur, homme de guerre! et jusqu'à notre terre paisible et féconde, devenant terre de guerre, dévore l'étranger! À chaque pas il trouve un tombeau dans nos marais sans fonds, dans nos grèves mouvantes, dans les abîmes de nos roches, et ses vaisseaux disparaissent dans les gouffres de nos baies plus terribles dans leur calme que la tempête dans sa fureur!

—Joel,—dit alors Julyan, qui s'était éloigné du corps de son ami,—j'ai promis à Armel d'aller le rejoindre ailleurs... Cette mort serait pour moi un plaisir... Mourir en combattant les Romains est un devoir... Que faire?

—Demain tu le demanderas à l'un des druides de Karnak; il te le dira, Julyan....

—Et notre sœur Hêna?—dit à sa mère Albinik, le marin,—depuis tantôt un an je ne l'ai point vue... elle est toujours, j'en suis certain, la perle de l'île de Sên? Ma femme Méroë m'a chargé de ses tendresses pour elle.

—Ceux qui prononcent le nom de ta sœur semblent prononcer celui d'une divinité,—répondit Mamm' Margarid.—Tu la verras demain.

Et la femme de Joel, déposant sa quenouille, se leva; c'était pour la famille le signal d'aller prendre du repos.

Mamm' Margarid dit alors:

—Retirons-nous, mes enfants, la soirée est avancée; demain au point du jour il faudra nous occuper des provisions de guerre à emporter et à cacher ici.

Et s'adressant au voyageur:

—Que les dieux vous donnent bon repos et doux sommeil, ami hôte!

Et elle ajouta en soupirant:

—Je croyais demain célébrer plus heureusement le jour de la naissance de ma fille Hêna.


CHAPITRE V.

Joel, le brenn de la tribu de Karnak, fidèle à sa promesse, conduit son hôte à l'île de Sên.—Julyan consulte les druides de Karnak pour savoir s'il doit aller retrouver Armel ou combattre les Romains.—Comment, chez les Gaulois, en moins d'une demi-journée, des ordres étaient transmis à quarante et cinquante lieues de distance.—Hêna, la vierge de l'île de Sên, vient dans la maison paternelle.—Ce qu'elle apprend à sa famille au sujet de trois sacrifices humains, auxquels doivent assister toutes les tribus voisines, et qui auront lieu le soir aux pierres de la forêt de Karnak, dès le lever de la lune.—Hêna, ainsi que tous ceux de sa famille et de la tribu de Joel, se rend à la forêt de Karnak aussitôt la lune levée.—Sacrifices humains.—Appel aux armes contre les Romains.

Le lendemain de ce jour, Joel, dès l'aube et selon sa promesse, mit sa barque à la mer, et accompagné de son fils Albinik, le marin, conduisit l'inconnu à l'îlot de Kellor, n'osant aborder le sol sacré de l'île de Sên. L'hôte du brenn, ayant parlé bas à l'ewagh, qui toujours veille dans la maison de l'île, celui-ci parut frappé de respect, et dit que Taliesin, le plus ancien des druides, qui se trouvait alors à l'île de Sên, ainsi que sa femme Auria, attendait un voyageur depuis la veille.

L'étranger, avant de quitter Joel, lui dit:

—Ta famille et toi, n'oubliez pas vos résolutions d'hier. Aujourd'hui un appel aux armes retentira d'un bout à l'autre de la Gaule bretonne.

—Sois certain qu'à cet appel, moi, les miens et ceux de ma tribu, nous serons les premiers à répondre.

—Je te crois; il s'agit pour la Gaule d'être esclave ou de renaître dans sa force et dans sa gloire d'autrefois.

—Au moment de te quitter! ne saurai-je pas le nom de l'homme vaillant qui s'est assis à mon foyer? le nom du sage qui parle avec tant de raison et aime si fort son pays?

—Joel, je me nommerai soldat tant que la Gaule ne sera pas libre; et si nous nous rencontrons encore, je me nommerai ton ami, car je le suis.

Lui disant ces mots, l'inconnu monta dans la barque, qui de l'îlot de Kellor le devait conduire à l'île de Sên. Avant que la barque se fût éloignée, sous la conduite de l'ewagh, Joel demanda à ce dernier s'il pouvait attendre sa fille Hêna, qui devait venir à sa maison ce jour-là. L'ewagh lui apprit que sa fille ne se rendrait chez lui que vers la fin de la journée.

Le brenn, chagrin de ne point emmener Hêna, s'en retourna dans sa barque seul avec Albinik.

Julyan, vers le milieu du jour, alla consulter les druides de la forêt de Karnak pour leur demander s'il devait préférer à la mort prochaine et volontaire, qui était pour lui un plaisir... puisqu'il allait rejoindre Armel... la mort qu'il irait chercher en combattant les Romains. Les druides lui répondirent qu'ayant juré à Armel sa foi de saldune de mourir avec lui, il devait être fidèle à sa promesse, et que les ewaghs iraient chercher le corps d'Armel avec les cérémonies d'usage pour le transporter sur le bûcher, où Julyan trouverait sa place dès le lever de la lune. Julyan, joyeux de pouvoir sitôt retrouver son ami, se disposait à quitter Karnak, lorsqu'il vit arriver chez les druides l'étranger qui avait été l'hôte de Joel, et qui revenait de l'île de Sên en compagnie de Taliesin. Celui-ci dit quelques mots aux autres druides, et ils entourèrent le voyageur avec autant d'empressement que de respect, les plus jeunes l'accueillaient comme un frère, les plus vieux comme un fils.

Le voyageur, reconnaissant alors Julyan, lui dit:

—Tu retournes chez le brenn de ta tribu, attends un peu: je te donnerai un écrit pour lui.

Julyan obéit au désir de l'inconnu, qui se retira accompagné de Taliesin et des autres druides. Peu de temps après il revint, et remit un petit rouleau de peau tannée au jeune garçon, en lui disant:

—Voici pour Joel... Ce soir, Julyan, au lever de la lune... nous nous verrons encore... Hésus aime ceux qui, comme toi, sont vaillants et fidèles à l'amitié.

Julyan, revenu à la maison du brenn, apprit qu'il était aux champs pour rentrer des blés conservés en meule; il alla le trouver, et lui remit l'écrit de l'étranger; cet écrit renfermait ces mots:

«Ami Joel, au nom de la Gaule en danger, voici ce que les druides de Karnak attendent de toi: Commande à tous ceux de ta famille qui travaillent aux champs de crier à ceux de ta tribu qui travailleraient non loin d'eux:—au gui l'an neuf[F]!... Que ce soir, hommes, femmes, enfants, tous se rendent à la forêt de Karnak au lever de la lune.—Que ceux de ta tribu qui auront entendu ces paroles les crient à leur tour à ceux des autres tribus, aussi occupés aux travaux de la terre. De sorte que ce cri ainsi répété de proche en proche, de l'un à l'autre, de village en village, de cité à cité, de Vannes à Auray, avertisse toutes les tribus de se trouver ce soir à la forêt de Karnak[G]

Joel fit ainsi qu'il lui avait été demandé par l'étranger au nom des druides de Karnak. Le cri d'appel se répéta de proche en proche, et toutes les tribus, des plus voisines aux plus éloignées, furent prévenues de se trouver le soir au lever de la lune à la forêt de Karnak.

Pendant qu'une partie des hommes de la famille du brenn rentraient en hâte les récoltes de blés restées en meule, pour en enfouir une partie au fond des cavités que d'autres laboureurs creusaient dans des terrains secs, les femmes, les jeunes filles et jusqu'aux enfants, dirigés par Margarid, mettaient en hâte des salaisons dans des paniers, de la farine dans des sacs, de l'hydromel et du vin dans des outres; d'autres rangeaient dans des coffres des vêtements, du linge et des baumes pour les blessures; d'autres ajustaient de grandes et fortes toiles destinées à recouvrir les chars; car, dans les guerres redoutables, toutes les tribus du pays menacé par l'ennemi, au lieu de l'attendre, allaient souvent à sa rencontre. On abandonnait les maisons; les bœufs de labour étaient attelés aux chariots de bataille contenant les femmes, les enfants, les habillements et les provisions; les chevaux, montés par les hommes mûrs de la tribu, formaient la cavalerie; les jeunes gens, plus alertes, escortaient à pied et en armes. Les grains étaient enfouis; les troupeaux délaissés allaient paître les champs sans gardiens et par instinct rentraient le soir aux étables abandonnées; presque toujours les loups et les ours dévoraient une partie de ce bétail. Les champs restaient sans culture: de grandes disettes s'ensuivaient. Mais souvent aussi les combattants s'en allant de la sorte à la défense du pays, encouragés par la présence de leurs femmes et de leurs enfants, qui n'avaient à attendre de l'ennemi que la honte, l'esclavage ou la mort, les combattants repoussaient l'étranger au delà des frontières, et revenaient réparer les désastres de leurs champs.

Vers le déclin du soleil, Joel sachant que sa fille devait se rendre à sa maison, y retourna avec les siens, afin d'aider aussi aux préparatifs du voyage de guerre. Hêna, la vierge de l'île de Sên, vint à la tombée du jour, selon qu'elle l'avait promis.

Lorsque son père, sa mère et tous ceux de la famille, virent entrer Hêna, il leur sembla que jamais... non, jamais elle n'avait été belle... et son père (qui écrit ceci), ne s'était non plus jamais senti si fier de son enfant. La longue tunique noire qu'elle portait était serrée à sa taille par une ceinture d'airain, où pendaient d'un côté une petite faucille d'or, de l'autre un croissant, figuré ainsi que la lune en son décours. Hêna avait voulu se parer pour ce jour où l'on devait fêter sa naissance. Un collier, des bracelets d'or, travaillés à jour et garnis de grenat ornaient ses bras et son cou plus blancs que la neige; lorsqu'elle ôta son manteau à capuchon, l'on vit qu'elle portait, comme dans les cérémonies religieuses, une couronne de feuilles de chêne vert sur ses cheveux blonds, tressés en nattes autour de son front chaste et doux. Le bleu de la mer, lorsqu'elle est calme sous un beau ciel, n'était pas plus pur que le bleu des yeux d'Hêna.

Le brenn tendit ses bras à sa fille. Elle y courut joyeuse, et lui offrit son front, ainsi qu'à sa mère Margarid; les enfants de la famille chérissaient Hêna, ils se disputaient à qui baiserait ses belles mains, que cherchaient à l'envi toutes ces petites bouches innocentes.

Il n'est pas jusqu'au vieux Deber-Trud qui ne gambadât de son mieux pour fêter la venue de sa jeune maîtresse.

Albinik, le marin, fut celui à qui Hêna offrit son front après son père et sa mère; elle n'avait pas vu son frère depuis longtemps. Guilhern et Mikaël eurent ensuite leur tour, ainsi que la fourmillante nichée d'enfants qu'Hêna enserra tous à la fois de ses deux bras en se baissant à leur niveau pour les embrasser. Elle fit ensuite tendre accueil de sœur à Hénory, femme de son frère Guilhern, regrettant que Méroë, l'épouse d'Albinik, ne fût point là. Ses autres parentes et parents ne furent point oubliés: tous, jusqu'à Rabouzigued, dont chacun se moquait, eurent d'elle une parole d'amitié.

Alors, toute heureuse de se trouver parmi les siens, dans la maison où elle était née, il y avait dix-huit ans de cela, Hêna voulut s'asseoir aux pieds de sa mère, sur le même escabeau où elle s'asseyait toujours étant enfant. Lorsqu'elle vit sa fille ainsi à ses pieds, Mamm' Margarid lui montra le désordre qui régnait dans la salle par suite des préparatifs de départ pour la guerre, et dit tristement:

—Nous devions fêter avec joie et tranquillité ce jour où tu nous es née... chère fille! et voici que tu trouves confusion et alarmes dans notre maison bientôt déserte... car la guerre menace...

—Ma mère dit vrai,—reprit Hêna en soupirant.—La colère de Hésus est grande...

—Toi, chère fille! qui es une sainte,—reprit Joel,—une sainte de l'île de Sên, dis? que faire pour apaiser la colère du tout-puissant?

—Mon père et ma mère m'honorent trop en m'appelant sainte,—répondit la jeune vierge.—Comme les druides, moi et mes compagnes, nous méditons la nuit, sous l'ombrage des chênes sacrés, à l'heure où la lune se lève. Nous cherchons les préceptes les plus simples et les plus divins pour les répandre parmi nos semblables[H]; nous adorons le Tout-Puissant dans ses œuvres, depuis le grand chêne qui lui est consacré jusqu'aux humbles mousses qui croissent sur les roches noires de notre île... depuis les astres dont nous étudions la marche éternelle[I] jusqu'à l'insecte qui vit et meurt en un jour... depuis la mer sans bornes... jusqu'au filet d'eau pure qui coule sous l'herbe. Nous cherchons la guérison des maux qui font souffrir; et nous glorifions ceux de nos pères et de nos mères qui ont illustré la Gaule. Par la connaissance des augures et l'étude du passé, nous tâchons de prévoir l'avenir, afin d'éclairer de moins clairvoyants que nous. Comme les druides, enfin, nous instruisons l'enfance, nous lui inspirons un ardent amour pour notre commune et chère patrie... aujourd'hui si menacée par le courroux de Hésus!... parce que les Gaulois ont trop longtemps oublié qu'ils sont tous fils d'un même Dieu et qu'un frère doit ressentir la blessure faite à son frère!

—L'étranger qui a été notre hôte et que ce matin j'ai conduit à l'île de Sên,—reprit le brenn,—nous a parlé comme toi, chère fille...

—Ma mère et mon père peuvent écouter comme saintes les paroles du chef des cent vallées. Hésus et l'amour de la Gaule l'inspirent.

—Lui! chef de cent vallées? Il est donc bien puissant?—reprit Joel.—Il a refusé de me dire son nom! Le sais-tu, chère fille? Sais-tu quelle est sa province?

—Il était impatiemment attendu hier soir à l'île de Sên par le vénérable Taliesin. Quant au nom de ce voyageur, tout ce qu'il m'est permis de dire à mon père et à ma mère, c'est que le jour où notre pays sera asservi, le chef des cent vallées aura vu couler la dernière goutte de son généreux sang! Puisse le courroux de Hésus nous épargner ce terrible jour!...

—Hélas! ma fille... si Hésus est irrité... par quels moyens l'apaiser?

—En suivant sa loi, car il a dit:—Tous les hommes sont fils d'un même Dieu...—et aussi en offrant à Hésus des sacrifices humains... Puissent ceux de cette nuit calmer sa colère!...

—Les sacrifices de cette nuit!—demanda le brenn.—Lesquels?

—Mon père et ma mère ne savent-ils pas que cette nuit, à l'heure où la lune se lèvera, il y aura trois sacrifices humains aux pierres de la forêt de Karnak?

—Nous savons,—reprit Joel,—que toutes les tribus sont appelées pour se rendre ce soir à la forêt de Karnak; mais quels sont ces sacrifices qui doivent être agréables à Hésus, fille chérie?

—D'abord celui de Daoülas, le meurtrier; il a tué Hoüarné sans combat pendant son sommeil... Les druides l'ont condamné à mourir ce soir[J]. Le sang d'un lâche meurtrier est une expiation agréable à Hésus.

—Et le second sacrifice?

—Notre parent Julyan veut aller, par amitié jurée, rejoindre Armel, qu'il a loyalement tué par outre-vaillance... Ce soir, glorifié par le chant des bardes, il ira, selon son vœu, retrouver Armel dans les mondes inconnus. Le sang qu'un brave offre volontairement à Hésus... lui est agréable.

—Et le troisième sacrifice, fille chérie?—dit Mamm' Margarid,—le troisième sacrifice, quel est-il?

Hêna ne répondit pas... Elle appuya sa tête blonde et charmante sur les genoux de Margarid, rêva pendant quelques instants, baisa les mains de sa mère, et lui dit avec un doux sourire de remémorance:

—Combien de fois la petite Hêna, quand elle était enfant, s'est ainsi endormie, le soir, sur vos genoux ma mère, pendant que vous filiez votre quenouille, et que vous tous, qui êtes ici, moins Armel, étiez réunis autour du foyer, parlant des mâles vertus de nos mères et de nos pères du temps passé!

—Il est vrai, fille chérie,—répondit Margarid en passant sa main sur les blonds cheveux de sa fille, comme pour les caresser,—il est vrai; et ici, chacun t'aimait tant, à cause de ton bon cœur et de ta grâce enfantine, que lorsqu'on te voyait endormie sur mes genoux, on parlait tout bas, de peur de t'éveiller.

Rabouzigued, qui était là, parmi les autres de la famille, dit alors:

—Et quel est ce troisième sacrifice humain, qui doit apaiser Hésus et nous délivrer de la guerre... qui donc, Hêna, sera sacrifié ce soir?...

—Je te le dirai, Rabouzigued, lorsque j'aurai un peu songé au temps qui n'est plus,—répondit la jeune fille, toujours rêveuse, sans quitter les genoux de sa mère, puis passant sa main sur son front, comme pour rappeler ses souvenirs; elle regarda autour d'elle, montra du doigt la pierre sur laquelle était le bassin de cuivre où trempaient les sept branches de gui, et reprit:

—Et lorsque j'ai eu douze ans, mon père et ma mère se rappellent-ils combien j'ai été heureuse d'être choisie par les druidesses de l'île de Sên pour recevoir dans un voile de lin, blanchi à la rosée des nuits, le gui, que coupaient les druides avec une serpe d'or, lorsque la lune jetait sa plus grande clarté?... Mon père et ma mère se souviennent-ils que, rapportant du gui pour sanctifier notre maison, j'ai été ramenée ici, par les ewaghs, dans un chariot orné de fleurs et de feuillages, pendant que les bardes chantaient la gloire de Hésus?... Quels tendres embrassements toute notre famille me prodiguait à mon retour? quelle fête dans la tribu!...

—Chère... chère fille!—dit Margarid en pressant la tête d'Hêna contre son sein,—si les druidesses t'avaient choisie pour recueillir le gui sacré dans un voile de lin, c'est que ton âme était blanche comme ce voile!

—C'est que la petite Hêna était la plus savante, la plus sage, la plus douce de ses compagnes,—ajouta Albinik, le marin, en regardant sa sœur avec tendresse.

—C'est que la petite Hêna était la plus courageuse de ses compagnes; car elle avait failli périr pour sauver Janed, fille de Wor, qui, ramassant des coquillages sur les rochers de l'anse Glen'-Hek, était tombée à la mer, et déjà entraînée par les vagues...—dit Mikaël, l'armurier, en regardant tendrement sa sœur.

—C'est que la petite Hêna était, plus que toute autre, douce, patiente, aimable aux enfants... et qu'à l'âge de douze ans à peine elle les instruisait déjà, au collége des druidesses de l'île de Sên, comme une petite matrone,—dit à son tour Guilhern, le laboureur.

La fille de Joel rougissait de modestie en entendant ces paroles de sa mère et de ses frères, lorsque Rabouzigued dit encore:

—Et quel est ce troisième sacrifice humain, qui doit apaiser Hésus et nous délivrer de la guerre? qui donc, Hêna, sera sacrifié ce soir?...

—Je te le dirai, Rabouzigued,—répondit la jeune fille en se levant;—je te le dirai, lorsque j'aurai revu une fois encore la petite chambre où je dormais lorsque, devenue jeune fille, j'arrivais ici de l'île de Sên pour nos fêtes de famille.

Et allant vers la porte de cette chambre, elle s'arrêta un moment sur le seuil et dit:

—Que de douces nuits j'ai passées là, après m'être retirée le soir, à regret, du milieu de vous tous! avec quelle impatience je me levais pour vous revoir le matin!

Et s'avançant de deux pas dans la petite chambre, pendant que sa famille s'étonnait de plus en plus, de ce que si jeune encore Hêna parlât tant du passé, elle reprit en regardant avec plaisir plusieurs objets placés sur une table:

—Voici les colliers de coquillages que je faisais le soir, à côté de ma mère! Voilà ces varechs desséchés, qui ressemblent à de petits arbres, et recueillis par moi sur nos rochers... Voici le filet dont je me servais pour m'amuser à prendre à la marée basse des mormen dans les sables du rivage... Voici encore les rouleaux de peau blanche où, chaque fois que je venais ici, j'écrivais le bonheur que j'avais de revoir les miens et la maison où je suis née... Tout est à sa place. Je suis contente d'avoir amassé ces trésors de jeune fille...

Cependant, Rabouzigued, que ces remémorances ne semblaient pas toucher, dit encore de sa voix aigre et impatiente:

—Et quel est ce troisième sacrifice humain, qui doit apaiser Hésus et nous délivrer de la guerre? qui donc, Hêna, sera sacrifié ce soir?

—Je le le dirai, Rabouzigued,—reprit Hêna en souriant;—je te le dirai lorsque j'aurai distribué mes petits trésors de jeune fille à vous tous, et à toi aussi... Rabouzigued.

Et en disant ces mots, la fille du brenn fit signe à ceux de sa famille d'entrer dans sa chambre; et à chacun, bien étonné, elle donna un souvenir d'elle. Tous, jusqu'aux enfants qui l'aimaient tant, et aussi Rabouzigued, reçurent quelque chose; car elle délia les colliers de coquillages et divisa les varechs desséchés, disant de sa douce voix à chaque personne:

—Garde ceci, je te prie, pour l'amitié d'Hêna, ta parente et amie.

Joel, sa femme et ses trois fils, à qui Hêna n'avait encore rien donné, se regardaient, d'autant plus surpris de ce qu'elle faisait, que sur la fin ils lui virent des larmes dans les yeux, quoiqu'elle ne parût pas triste. Alors elle détacha le collier de grenat qu'elle portait au cou, et dit à Margarid en baisant sa main et lui offrant le collier:

—Hêna prie sa mère de garder cela pour l'amitié d'elle.

Elle prit ensuite les petits rouleaux de peau blanche préparés pour écrire, les remit à Joel, lui baisa aussi la main et dit:

—Hêna prie son père de garder ce rouleau pour l'amitié d'elle, il y trouvera ses plus chères pensées...

Détachant ensuite de son bras ses deux bracelets de grenat, Hêna dit à la femme de son frère Guilhern, le laboureur:

—Hêna prie sa sœur Hénory de porter ce bracelet par amitié.

Donnant ensuite l'autre bracelet à son frère, le marin, elle lui dit:

—Ta femme Méroë, que j'aime tant pour son courage et son noble cœur, gardera ce bracelet en souvenir de moi.

Détachant ensuite de sa ceinture d'airain la petite faucille et le croissant d'or qui y étaient suspendus, Hêna offrit la première à Guilhern, le laboureur, le second à Albinik, le marin; puis, ôtant de son doigt un anneau, elle le remit à Mikaël, l'armurier, et leur dit à tous trois:

—Que mes frères gardent ceci par amitié pour leur sœur Hêna.

Tous restaient là, bien étonnés, tenant à la main ce que la vierge de l'île de Sên venait de leur offrir... Tous restaient là, si étonnés, que, ne trouvant pas une parole, ils se regardaient inquiets, comme si un malheur inconnu les eût menacés. Alors Hêna se tourna vers Rabouzigued:

—Rabouzigued, je vais maintenant t'apprendre quel sera le troisième sacrifice de ce soir.

Et elle prit doucement par la main Joel et Margarid, qui la suivirent, revint avec eux dans la grande salle, et leur dit:

—Mon père et ma mère savent que le sang d'un lâche meurtrier est une offrande expiatoire agréable à Hésus, et qui peut l'apaiser...

—Oui... tout à l'heure tu nous as dit cela, chère fille.

—Ils savent aussi que le sang d'un brave, mourant pour la foi de l'amitié, est une valeureuse offrande à Hésus, et qui peut l'apaiser.

—Oui... tout à l'heure tu nous as dit cela.

—Mon père et ma mère savent enfin qu'il est surtout une offrande agréable à Hésus, et qui peut l'apaiser: c'est le sang innocent d'une vierge, heureuse et fière d'offrir ce sang à Hésus, de le lui offrir librement... volontairement... dans l'espoir que ce dieu tout-puissant délivrera de l'oppression étrangère notre patrie bien-aimée... cette chère et sainte patrie de nos pères!... Le sang innocent d'une vierge coulera donc ce soir pour apaiser le courroux de Hésus.

—Et le nom?—demanda Rabouzigued,—le nom de cette vierge, qui doit nous délivrer de la guerre?

Hêna, regardant son père et sa mère avec tendresse et sérénité, leur dit:

—Cette vierge, qui doit mourir, est une des neuf druidesses de l'île de Sên; elle s'appelle Hêna; elle est fille de Margarid et de Joel, le brenn de la tribu de Karnak!...

Et il se fit un grand et triste silence parmi la famille de Joel.

Personne... personne... ne s'attendait à voir si prochainement Hêna s'en aller ailleurs... Personne... personne... ni père, ni mère, ni frères, ni parents n'étaient préparés aux adieux de ce brusque voyage.

Les enfants joignaient leurs petites mains, et disaient pleurant:

—Quoi!... déjà partir... notre Hêna?... quoi déjà t'en aller?...

Le père et la mère se regardèrent en soupirant, Margarid dit à Hêna:

—Joel et Margarid croyaient aller attendre leur chère fille dans ces mondes inconnus, où l'on continue de vivre et où l'on retrouve ceux que l'on a aimés ici... c'est, au contraire, notre Hêna qui va nous y devancer.

—Et peut-être,—reprit le brenn,—notre douce et chère fille ne nous attendra pas longtemps...

—Puisse son sang innocent et pur comme celui de l'agneau apaiser la colère de Hésus!—ajouta Margarid;—puissions-nous aller bientôt apprendre à notre chère fille que la Gaule est délivrée de l'étranger!

—Et le souvenir du vaillant sacrifice de notre fille se perpétuera dans notre race,—dit le père;—tant que vivra la descendance de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, sa descendance sera fière de compter parmi ses aïeules Hêna, la vierge de l'île de Sên.

La jeune fille ne répondit rien... Elle regardait son père, sa mère, tous les siens, avec une douce avidité; de même qu'au moment d'un voyage, on regarde une dernière fois les êtres chéris que l'on va quitter pour quelque temps...

Rabouzigued, montrant alors, par la porte ouverte, la lune en son plein, qui au loin dans la brume du soir se levait large... rouge, comme un disque de feu, Rabouzigued dit:

—Hêna!... Hêna!... la lune paraît à l'horizon...

—Tu as raison, Rabouzigued; voici l'heure!—répondit-elle en détachant à regret son regard du regard des siens.

Et elle ajouta:

—Que mon père et ma mère, et ma famille, et tous ceux de notre tribu m'accompagnent aux pierres sacrées de la forêt de Karnak..... Voici l'heure des sacrifices...

De sorte que Hêna, marchant entre Joel et Margarid, et suivie de sa famille et de tous ceux de sa tribu, se rendit à la forêt de Karnak.


L'appel aux tribus, volant de bouche en bouche, de village en village, de cité en cité, avait été entendu dans la Gaule bretonne... Les tribus se rendaient en foule, hommes, femmes, enfants, à la forêt de Karnak, ainsi que s'y rendaient Joel et les siens.

La lune, en son plein cette nuit-là, brillait radieuse dans le firmament au milieu des étoiles. Les tribus, après avoir longtemps... longtemps marché, à travers les ténèbres et les clairières de la forêt, arrivèrent sur les bords de la mer. Là se dressaient en neuf longues avenues les pierres sacrées de Karnak[K]. Pierres saintes! gigantesques piliers d'un temple qui pour voûte a le ciel...

À mesure que les tribus approchaient de ce lieu, le recueillement redoublait.

Au bout de ces avenues étaient rangées en demi-cercle les trois pierres de l'autel du sacrifice, placé au bord de la mer. De sorte que derrière soi l'on avait la forêt profonde... Devant soi, la mer sans borne... Au-dessus de soi, le firmament étoilé...

Les tribus ne dépassèrent pas les dernières avenues de Karnak, et laissèrent vide un large espace entre la foule et l'autel. Cette grande foule resta silencieuse.

Trois bûchers s'élevaient au pied des pierres du sacrifice.

Celui du milieu des trois, le plus grand, était orné de longs voiles blancs rayés de pourpre; il était aussi orné de rameaux de frêne, de sapin, de chêne et de bouleau, disposés dans un ordre mystérieux.

Le bûcher de droite, moins élevé, était aussi orné de feuillages divers et de gerbes de blé... Là se trouvait le corps d'Armel, tué en loyal combat, étendu, à demi caché par des branches de pommier chargées de fruits.

Le bûcher de gauche était surmonté d'une cage tressée d'osier, représentant une figure humaine d'une taille gigantesque.

Bientôt on entendit au loin le son des cymbales et des harpes.

Les druides, les druidesses, les vierges de l'île de Sên, arrivaient au lieu du sacrifice.

D'abord les bardes, vêtus de longues tuniques blanches, serrées par une ceinture d'airain, le front ceint de feuilles de chêne, et chantant sur leurs harpes: Dieu, la Gaule et ses héros.

Ensuite les ewaghs, chargés des sacrifices. Ils portaient des torches, des haches, et conduisaient enchaîné, au milieu d'eux, Daoülas, le meurtrier destiné au supplice.

Puis les druides, vêtus de leurs robes blanches, traînantes et rayées de pourpre, le front ceint de couronnes de chêne. Au milieu d'eux marchait Julyan, heureux et fier, Julyan, qui voulait quitter ce monde pour aller retrouver Armel et voyager avec lui dans les mondes inconnus.

Venaient enfin les druidesses mariées, portant des tuniques blanches, à ceinture d'or, et les neuf vierges de l'île de Sên, avec leurs tuniques noires, leurs ceintures d'airain, leurs bras nus, leurs couronnes verdoyantes et leurs harpes d'or. Hêna marchait la première de ses sœurs; son regard et son sourire cherchèrent son père, sa mère et les siens... Joel, Margarid et leur famille s'étaient placés sur le premier rang; ils rencontrèrent les yeux de leur fille..... leurs cœurs allèrent vers elle.

Les druides se rangèrent autour des pierres du sacrifice. Les bardes cessèrent leurs chants.... Un des ewaghs dit alors à la foule que ceux-là qui voulaient se rappeler à la mémoire des personnes qu'ils avaient aimées et qui n'étaient plus ici, pouvaient déposer leurs lettres et leurs offrandes sur les bûchers.

Alors beaucoup de parents et d'amis de ceux qui depuis longtemps voyageaient ailleurs, s'approchèrent pieusement des bûchers; ils y déposèrent des lettres, des fleurs et d'autres souvenirs, qui devaient revivre dans les autres mondes, de même que les âmes dont les corps allaient se dissoudre en une flamme brillante allaient revêtir ailleurs une nouvelle enveloppe[L].

Mais personne... personne... ne déposa rien sur le bûcher du meurtrier... Autant Julyan était fier et souriant, autant Daoülas était gémissant, épouvanté. Julyan avait tout à espérer de la continuité d'une vie toujours pure et juste... Le meurtrier avait tout à redouter de la continuité d'une vie souillée par un crime... Lorsque les missions pour les défunts furent déposées, il se fit un grand silence.

Les ewaghs conduisant Daoülas, chargé de chaînes, l'amenèrent auprès de la cage d'osier, représentant une figure humaine d'une taille gigantesque. Malgré les cris d'effroi du condamné, les ewaghs le placèrent garrotté au pied du bûcher, et se tinrent auprès la torche à la main.

Alors Taliesin, le plus ancien des druides, vieillard à longue barbe blanche, fit un signe à l'un des bardes. Celui-ci fit vibrer sa harpe à trois cordes et chanta les paroles suivantes, après avoir d'un geste montré à la foule le meurtrier:

«—Celui-ci est Daoülas, de la tribu de Morlech.—Il a tué Hoüarné, de la même tribu.—L'a-t-il tué en brave? face à face? à armes égales?—Non, Daoülas a tué Hoüarné en lâche.—À l'heure de midi, Hoüarné dormait dans son champ sous un arbre.—Daoülas est venu, sur la pointe du pied, sa hache à la main, et d'un coup il a frappé sa victime.—Le petit Erik, de la même tribu, monté dans un arbre voisin, où il cueillait des fruits, a vu le meurtre et reconnu celui qui le commettait.—Le soir de ce jour, les ewaghs ont été saisir Daoülas dans sa tribu... Amené devant les druides de Karnak, et mis en présence du petit Erik, il a avoué son crime.—Alors le plus ancien des druides a dit:

»—Au nom de Hésus, celui qui est parce qu'il est, au nom de Teutâtès, qui préside aux voyages de ce monde et des autres, écoute:—Le sang expiatoire du meurtrier est agréable à Hésus...—Tu vas aller renaître dans d'autres mondes.—Ta nouvelle vie sera terrible, parce que tu as été cruel et lâche!—Si dans cette autre vie tu continues d'être cruel et lâche... tu mourras pour aller renaître ailleurs plus malheureux encore... et toujours ainsi... toujours à l'infini!!!—Deviens, au contraire, lors de ta renaissance, brave et bon, malgré les peines que tu endureras... et tu mourras pour renaître ailleurs plus heureux... et toujours ainsi... toujours à l'infini!!![M]»

Alors le barde s'adressa au meurtrier, qui, chargé de liens, poussait des cris d'épouvante:

«—Ainsi a parlé le druide vénéré... Daoülas, tu vas mourir... et aller revoir ailleurs ta victime... elle t'attend! elle t'attend!»

De sorte qu'à ces paroles du barde toute la foule était là frémissante d'épouvante, pensant à cette redoutable chose:—Retrouver ailleurs et vivant celui que l'on a tué ici!!!

Et le barde continua en se tournant vers le bûcher:

«—Daoülas, tu vas donc mourir! Si elle est glorieuse à voir, la figure des justes et des vaillants, au moment où ils s'en vont volontairement de ce monde pour des causes saintes; s'ils aiment, au moment du départ, à rencontrer les tendres regards d'adieu de leurs parents et de leurs amis, les lâches comme toi, Daoülas, sont indignes de voir une dernière fois la foule des justes et d'en être vus... Voici pourquoi, Daoülas, tu vas mourir et brûler caché au fond de cette enveloppe d'osier, simulacre d'un homme, de même que tu n'es plus que le simulacre d'un homme depuis ton crime...»

Et le barde s'écria:

«—Au nom de Hésus! au nom de Teutâtès!... gloire! gloire aux braves!... Honte! honte aux lâches!...»

Et tous les bardes, faisant résonner leurs harpes et leurs cymbales, s'écrièrent en chœur:

«—Gloire! gloire aux braves!... Honte! honte aux lâches!...»

Alors un ewagh prit le couteau sacré, trancha la vie du meurtrier, qui fut ensuite jeté dans le gigantesque simulacre de figure humaine. Le bûcher s'embrasa; les harpes, les cymbales retentirent à la fois, et toutes les tribus répétèrent à grands cris les derniers mots du barde:

«—Honte au lâche!...»

Le bûcher du meurtrier ne fut bientôt plus qu'une fournaise où apparut un moment la forme humaine comme un géant de feu, la flamme jeta au loin ses clartés sur la cime des grands chênes de la forêt... sur les pierres colossales de Karnak... sur la mer immense, pendant que la lune inondait l'espace de sa divine lumière... Et au bout de peu d'instants, à la place du bûcher de Daoülas, il ne resta qu'un monceau de cendres...

Alors on vit Julyan monter d'un air joyeux sur le bûcher où était étendu le corps d'Armel, son ami... son saldune... Julyan portait ses habits de fête: une saie de fine étoffe rayée de bleu et de blanc, que serrait sa ceinture de cuir brodé, à laquelle pendait un long couteau; son manteau de laine brune à capuchon s'agrafait sur son épaule gauche; une couronne de chêne ornait son front mâle. Il tenait à la main un bouquet de verveine; sa figure était hardie, sereine. À peine fut-il monté sur le bûcher, que les harpes, les cymbales, retentirent, et le barde chanta ainsi:

«—Quel est celui-ci? C'est un brave.—C'est Julyan, le laboureur;—Julyan, de la famille de Joel, le brenn de la tribu de Karnak!—Il craint les dieux, et chacun l'aime; il est bon, il est laborieux, il est hardi.—Il a tué Armel, non par haine, il le chérissait, mais il l'a tué par outre-vaillance, en combat loyal, le bouclier au bras, le sabre au poing, en vrai Gaulois breton, qui aime à montrer sa bravoure et ne craint pas la mort.—Armel parti, Julyan, qui lui avait juré sa foi de saldune, veut aller retrouver son ami...—Gloire à Julyan, fidèle aux enseignements des druides; il sait que les créatures du Tout-Puissant ne meurent jamais... et son pur et noble sang, Julyan l'offre à Hésus!—Gloire, espérance, bonheur à Julyan! il a été bon, juste et brave... il va renaître plus heureux, plus juste, plus brave; et toujours ainsi... toujours, de monde en monde, Julyan renaîtra... son âme revêtant à chaque vie nouvelle un corps nouveau, de même que le corps revêt ici des vêtements nouveaux.

»Oh! Gaulois! fières âmes! pour qui la mort n'existe pas! venez, venez!!! détachez vos regards de la terre... élevez-vous dans les sublimités du ciel!—Voyez, voyez à vos pieds les abîmes de l'espace, sillonnés par ces cortéges d'immortels, comme nous le sommes tous, que Teutâtès guide incessamment du monde où ils ont vécu dans les mondes où ils vont revivre.—Oh! que de contrées inconnues merveilleuses, à parcourir! avec les amis, les parents qui nous ont devancés, et avec ceux que nous aurons précédés!

»Non, nous ne sommes pas mortels! notre vie infinie se compte par milliers de milliers de siècles... de même que se comptent par milliers de milliers les étoiles du firmament... mondes mystérieux, toujours divers, toujours nouveaux, que nous devons habiter tour à tour.

»Qu'ils craignent la mort ceux-là qui, fidèles aux faux dieux des Grecs, Romains ou juifs, croient que l'on ne vit qu'une fois, et qu'ensuite, dépouillée de son corps, l'âme heureuse ou malheureuse reste éternellement dans le même enfer ou dans le même paradis!... Oh! oui, ils doivent redouter la mort ceux-là qui croient qu'en quittant cette vie l'on trouve: l'immobilité dans l'éternité!

»Nous, Gaulois, nous avons la vraie connaissance de Dieu... Nous avons le secret de la mort... l'homme est immortel par l'âme et par le corps... Notre destinée, de monde en monde, est de voir et de savoir... afin qu'à chacun de ses voyages l'homme, s'il a été méchant, s'épure et devienne meilleur... meilleur encore s'il a été juste et bon... et qu'ainsi, de renaissance en renaissance, l'homme s'élève incessamment vers une perfection sans fin comme sa vie!!!

»Heureux donc les braves qui, volontairement, quittent cette terre-ci, pour d'autres pays, où toujours ils verront de nouvelles et merveilleuses choses en compagnie de ceux qu'ils ont aimés! Heureux donc... heureux le brave Julyan! il va rejoindre son ami, et avec lui voir et savoir ce que nul de nous n'a vu ni ne sait!... ce que tous nous verrons et saurons. Heureux Julyan... gloire à Julyan!»

Et tous les bardes et tous les druides, les druidesses, les vierges de l'île de Sên, répétèrent en chœur, au bruit des harpes et des cymbales:

—«Heureux, heureux Julyan! gloire, gloire à Julyan!»

Et toutes les tribus, sentant passer alors dans leur esprit comme le curieux désir de la mort... afin de savoir plus tôt l'inconnu et le merveilleux des autres mondes, répétèrent avec mille cris:

«—Heureux... heureux Julyan!»

Alors Julyan, radieux, debout sur le bûcher, ayant à ses pieds le corps d'Armel, leva ses regards inspirés vers la lune brillante, écarta les plis de sa saie, tira son long couteau, tendit vers le ciel le bouquet de verveine qu'il tenait à la main gauche et se plongea fermement de la main droite son couteau dans la poitrine, en criant d'une voix mâle:

«—Heureux... heureux je suis... je vais rejoindre Armel!...»

Aussitôt le feu embrasa le bûcher... Julyan leva une dernière fois son bouquet de verveine vers le ciel, et disparut au milieu des flammes éblouissantes, tandis que les chants des bardes, le son des harpes, des cymbales, retentissaient au loin.

Un grand nombre d'hommes et de femmes des tribus, dans leur impatient et curieux désir de voir et de savoir les mystères des autres mondes, se précipitèrent vers le bûcher de Julyan, afin de s'en aller avec lui et d'offrir à Hésus une immense hécatombe de leurs corps. Mais Taliesin, le plus ancien des druides, ordonna aux ewaghs de repousser ces fidèles et leur cria:

«Assez! assez de sang a coulé... sans celui qui va couler encore: l'heure est venue où le sang gaulois ne doit plus couler que pour la liberté! Et le sang versé pour la liberté est aussi une offrande agréable au Tout-Puissant!»

Les ewaghs s'opposèrent, non sans grande peine, à ces sacrifices humains et volontaires. Le bûcher de Julyan et d'Armel continua de brûler, et il n'en resta qu'un monceau de cendres.

Un grand silence se fit parmi la foule des tribus... Hêna, la vierge de l'île de Sên, montait sur le troisième bûcher.

Joel et Margarid, ainsi que ses trois fils Guilhern, Albinik et Mikaël, leurs femmes et leurs petits enfants, qui aimaient tant Hêna, tous ses parents et tous ceux de la tribu qui la chérissaient aussi, se serraient les uns contre les autres, en se disant tout bas:

«—Voici Hêna... voici notre Hêna.»

Lorsque la vierge de l'île de Sên fut debout sur le bûcher, orné de voiles blancs, de feuillages et de fleurs, la foule des tribus cria tout d'une voix:—«Qu'elle est belle!... qu'elle est sainte!...»

Joel l'écrit ici avec sincérité. Elle était bien belle, sa fille Hêna!!! ainsi debout sur le bûcher, éclairée toute entière par la douce clarté de la lune, avec sa tunique noire, ses cheveux blonds, couronnés de feuilles vertes, tandis que ses bras, plus blancs que l'ivoire, s'arrondissaient sur sa harpe d'or!

Les bardes firent silence.

La vierge de l'île de Sên chanta d'une voix pure comme son âme:

«—La fille de Joel et de Margarid vient avec joie sacrifier à Hésus!

»—O Tout-Puissant... de l'étranger délivre la terre de nos pères!

»—Gaulois de Bretagne, vous avez la lance et l'épée!

»—La fille de Joel et de Margarid n'a que son sang; elle l'offre volontairement à Hésus!

»—O Dieu tout-puissant! rends invincibles la lance et l'épée gauloises! Oh! Hésus... prends mon sang, il est à toi... sauve notre sainte patrie!»

La plus âgée des druidesses s'était tenue debout sur le bûcher derrière Hêna, le couteau sacré à la main... Lorsque Hêna eut chanté, le couteau brilla... et frappa la vierge de l'île de Sên...

Sa mère, ses frères, tous ceux de sa tribu, et Joel, son père, virent Hêna tomber à genoux, croiser les mains sur son sein, tourner son céleste visage vers la lune, en s'écriant d'une voix ferme encore:

«—Hésus... Hésus... par ce sang qui coule... clémence! pour la Gaule!...

—Gaulois, par ce sang qui coule! victoire à nos armes!...»

Le sacrifice d'Hêna s'accomplit ainsi au milieu de la religieuse admiration des tribus... et tous répétèrent ces dernières paroles de la vaillante vierge: «Hésus! clémence pour la Gaule!... Gaulois! victoire à nos armes!...»

Plusieurs jeunes hommes, enthousiasmés par l'héroïque exemple et la beauté d'Hêna, voulurent se tuer sur son bûcher, afin de renaître avec elle... Les ewaghs les repoussèrent, bientôt la flamme enveloppa le bûcher. Hêna disparut au milieu de ces splendeurs éblouissantes. Bientôt il ne resta plus de la vierge et du bûcher que des cendres. Un grand souffle du vent de mer survint et dispersa ces atomes... La vierge de l'île de Sên, brillante et pure comme la flamme qui l'avait consumée, s'était évanouie dans les airs pour aller revivre et attendre ailleurs ceux qu'elle aimait!

Les cymbales, les harpes, retentirent de nouveau, et le chef des bardes chanta: «—Aux armes, Gaulois! aux armes!

—Le sang innocent d'une vierge a coulé pour vous, et le vôtre ne coulerait pas pour la patrie!!!—Aux armes!... voici le Romain; frappe!... Gaulois! frappe-le à la tête... frappe fort...—Tu vois le sang ennemi comme un ruisseau! il te monte jusqu'au genou! courage! frappe fort, Gaulois! frappe donc le Romain! plus fort encore!...—Tu vois le sang ennemi comme un lac! il te monte jusqu'à la poitrine! Courage! frappe plus fort encore, Gaulois! frappe donc le Romain! frappe plus fort encore! tu te reposeras demain.—Demain la Gaule sera libre!—Qu'aujourd'hui de la Loire à l'Océan il n'y ait qu'un cri... aux armes!...»

Toutes les tribus, comme emportées par ce souffle de guerre, se dispersèrent en courant aux armes... La lune avait disparu, la nuit était venue, que du sein des forêts, que du fond des vallées, que du haut des collines où brillaient des feux d'alarme, mille voix répétaient encore ce chant du barde:—Aux armes!... Frappe, Gaulois! frappe fort le Romain! Aux armes!...


Ce récit véridique, de tout ce qui s'est passé dans notre pauvre maison le jour anniversaire de la naissance de ma glorieuse fille Hêna, jour qui a aussi vu son sacrifice héroïque, ce récit a été écrit par moi, Joel, le brenn de la tribu de Karnak, la dernière lune d'octobre de la première année où Jules César a combattu en Gaule.

Après moi, Guilhern, mon fils aîné, gardera précieusement cet écrit, et après Guilhern, les fils de ses fils se le transmettront de génération en génération, afin que dans notre famille se conserve à jamais la mémoire d'Hêna, la vierge de l'île de Sên.

LA CLOCHETTE D'AIRAIN,

ou

LE CHARIOT DE LA MORT.

An 56 à 40 avant Jésus-Christ.


CHAPITRE PREMIER.

Albinik, le marin, et sa femme Méroë, vêtue en matelot, partent seuls du camp gaulois pour aller braver le lion dans sa tanière.—Leur voyage.—Ils assistent à un spectacle que nul n'avait vu jusqu'alors et que nul ne verra jamais.—Arrivée des deux époux au camp de César.—Les cinq pilotes crucifiés.—Le souper de César.—L'interrogatoire.—La jeune esclave maure.—Le réfractaire mutilé.—L'épreuve.—L'hospitalité de César.—Albinik et Méroë sont séparés.—Ce qui apparaît à Méroë dans la tente ou elle a été renfermée seule.

Albinik, le marin, fils de Joel, le brenn de la tribu de Karnak; Méroë, la chère et bien-aimée femme d'Albinik, ont, pendant une nuit et un jour, assisté à un spectacle dont ils frémissent encore.

Ce spectacle, nul ne l'avait vu jusqu'ici, nul ne le verra désormais!

L'appel aux armes, fait par les druides de la forêt de Karnak, et par le chef des cent vallées, avait été entendu.

Le sacrifice d'Hêna la vierge de l'île de Sên, semblait agréable à Hésus, puisque toutes les population de la Bretagne, du nord au midi, de l'orient à l'occident, s'étaient soulevées pour combattre les Romains. Les tribus du territoire de Vannes et d'Auray, celles des montagnes d'Arès et d'autres encore, se sont réunies devant la ville de Vannes, sur la rive gauche, et presque à l'embouchure de la rivière qui se jette dans la grande baie du Morbiban: cette position redoutable, située à dix lieues de Karnak, et où devaient se réunir toutes les forces gauloises, a été choisie par le chef des cent vallées, élu général en chef de l'armée.

Les tribus, laissant derrière elles leurs champs, leurs troupeaux, leurs maisons, étaient rassemblées, hommes, femmes, enfants, vieillards, et campaient autour de la ville de Vannes, où se trouvaient aussi Joel, ceux de sa famille et de sa tribu. Albinik, le marin, ainsi que sa femme Méroë, ont tous deux quitté le camp, vers le coucher du soleil, pour entreprendre une longue marche. Depuis son mariage avec Albinik (il est fier de le dire), Méroë a toujours été la compagne de ses voyages ou de ses dangers sur mer. Alors, comme lui, elle portait le costume de marin; comme lui, elle savait au besoin mettre la main au gouvernail, manier la rame ou la hache, car son cœur est ferme, son bras est fort.

Ce soir-là, avant de quitter l'armée gauloise, Méroë a revêtu ses habits de matelot: une courte saie de laine brune, serrée par une ceinture de cuir, de larges braies de toile blanche tombant au-dessous du genou, et des bottines de peau de veau marin; elle porte son court mantel à capuchon, sur son épaule gauche et sur ses cheveux flottants un bonnet de cuir; de sorte qu'à son air résolu, à l'agilité de sa démarche, à la perfection de son mâle et doux visage, on pouvait prendre Méroë pour un de ces jeunes garçons, dont la beauté fait rêver les vierges à fiancer. Albinik aussi est vêtu en marin; il a jeté sur son dos un sac contenant des provisions pour la route, et les larges manches de sa saie laissent voir son bras gauche enveloppé jusqu'au coude dans un linge ensanglanté.

Les deux époux avaient quitté depuis peu d'instants les environs de Vannes, lorsque Albinik, s'arrêtant triste et attendri, a dit à sa femme:

—Il en est temps encore... songes-y... Nous allons braver le lion jusque dans son repaire; il est rusé, défiant et féroce... c'est peut-être pour nous l'esclavage, la torture, la mort... Méroë, laisse-moi accomplir seul ce voyage et cette entreprise, auprès de laquelle un combat acharné ne serait qu'un jeu... Retourne auprès de mon père et de ma mère, dont tu es aussi la fille.

—Albinik, il fallait attendre la nuit noire pour me dire cela... tu ne m'aurais pas vue rougir de honte à cette pensée: tu me crois lâche!...

Et la jeune femme, en répondant ces mots, a hâté sa marche, au lieu de retourner en arrière.

—Qu'il en soit ainsi que le veut ton courage et ton amour pour moi...—lui a dit son mari.—Qu'Hêna, ma sainte sœur, qui est ailleurs, te protége auprès de Hésus!...

Tous deux ont continué leur chemin à travers une route montueuse, qui aboutit et se prolonge sur les cimes d'une chaîne de collines très-élevées. Les deux voyageurs eurent ainsi à leurs pieds et devant eux une suite de profondes et fertiles vallées: aussi loin que le regard pouvait s'étendre, ils virent ici des villages, là des bourgades, ailleurs des fermes isolées, plus loin une ville florissante, traversée par un bras de la rivière, où étaient de loin en loin amarrés de grands bateaux chargés de gerbes de blé, de tonneaux de vin et de fourrages.

Mais, chose étrange, la soirée était sereine, et l'on ne voyait dans les pâturages aucun de ces grands troupeaux de bœufs et de moutons qui ordinairement y paissaient jusqu'à la nuit; aucun laboureur ne paraissait non plus dans les champs, et pourtant c'était l'heure où, par tous les sentiers, par tous les chemins, les campagnards commençaient à regagner leurs maisons, car le soleil s'abaissait de plus en plus. Cette contrée, la veille encore si peuplée... semblait déserte.

Les deux époux se sont arrêtés pensifs, contemplant ces terres fertiles, ces richesses de la nature, cette opulente cité, ces bourgs, ces maisons. Alors, songeant à ce qui allait arriver dans quelques instants, dès que le soleil serait couché et la lune levée, Albinik et Méroë ont frissonné de douleur, d'épouvante, les larmes ont coulé de leurs yeux, et ils sont tombés à genoux, les yeux attachés avec angoisse sur la profondeur de ces vallées, que l'ombre envahissait de plus en plus... Le soleil avait disparu; mais la lune, alors dans son décours, ne paraissait pas encore...

Il y eut ainsi, entre le coucher du soleil et le lever de la lune, un assez long espace de temps. Cela fut poignant pour les deux époux, comme l'attente certaine de quelque grand malheur.

—Vois, Albinik,—a dit tout bas la jeune femme à son époux, quoiqu'ils fussent seuls, car il est des instants redoutables où l'on se parlerait bas au milieu d'un désert,—vois donc... pas une lumière! pas une!... dans ces maisons... dans ces villages... dans cette ville... La nuit est venue... et tout dans ces demeures reste ténébreux comme la nuit...

—Les habitants de ce pays vont se montrer dignes de leurs frères,—a répondu Albinik avec respect.—Ceux-là aussi vont répondre à la voix de nos druides vénérés, et à celle du chef des cent vallées...

—Oui, à l'effroi dont je suis saisie, je sens que nous allons voir une chose que nul n'a vue jusqu'ici... que nul ne verra peut-être désormais...

—Méroë, aperçois-tu là-bas... tout là-bas... derrière la cime de cette forêt... une faible lueur blanche?...

—Je la vois... c'est la lune qui va bientôt paraître... Le moment approche... Je me sens frappée d'épouvante... Pauvres femmes!... pauvres enfants!...

—Pauvres laboureurs!... ils vivaient depuis tant d'années, heureux sur cette terre de leurs pères! sur cette terre fécondée par le travail de tant de générations!... Pauvres artisans! ils trouvaient l'aisance dans leurs rudes métiers!... Oh! les malheureux!... les malheureux!... Quelque chose égale leur grande infortune... c'est leur héroïsme!... Méroë... Méroë!...—s'est écrié Albinik,—la lune paraît... Cet astre sacré de la Gaule va donner le signal du sacrifice...

—Hésus!... Hésus!...—a répondu la jeune femme, les joues baignées de larmes,—ton courroux ne s'apaisera jamais si ce dernier sacrifice ne le calme pas...

La lune s'était levée radieuse au milieu des étoiles; elle inondait l'espace d'une si éclatante lumière, que les deux époux voyaient comme en plein jour, et jusqu'aux plus lointains horizons, le pays qui s'étendait à leurs pieds.

Soudain, un léger nuage de fumée, d'abord blanchâtre, puis noire, puis bientôt nuancée des teintes rouges d'un incendie qui s'allume, s'éleva au-dessus de l'un des villages disséminés dans la plaine.

—Hésus!... Hésus!...—s'écria Méroë, tout en cachant sa figure dans le sein de son époux agenouillé près d'elle,—tu as dit vrai: l'astre sacré de la Gaule a donné le signal du sacrifice... il s'accomplit...

—Oh! liberté!...—s'est écrié Albinik,—sainte liberté!...

Il n'a pu achever... Sa voix s'est éteinte dans les pleurs, tandis qu'il serrait avec force sa femme éplorée entre ses bras.

Méroë n'est pas restée la figure cachée dans le sein de son époux plus de temps qu'il n'en faudrait à une mère pour baiser le front, la bouche et les yeux de son enfant nouveau-né...

Et lorsque Méroë, relevant la tête, a osé regarder au loin... ce n'était plus seulement une maison, un village, un bourg, une ville, de cette longue suite de vallées, qui disparaissait dans des flots de fumée noire teinte des lueurs rouges de l'incendie qui s'allume!

C'étaient toutes les maisons... tous les villages... tous les bourgs, toutes les villes... de cette longue suite de vallées que l'incendie dévorait...

Du nord au midi, de l'orient à l'occident, tout était incendie! les rivières elles-mêmes semblaient rouler des flammes sous leurs bateaux chargés de grains, de tonneaux, de fourrages, aussi embrasés, qui s'abîmaient dans les eaux.

Tour à tour le ciel était obscurci par d'immenses nuages de fumée, ou enflammé par d'innombrables colonnes de feu.

D'un bout à l'autre, cette vallée ne fut bientôt plus qu'une fournaise, qu'un océan de flammes...

Et non-seulement les maisons, les bourgs, les villes de ces vallées ont été livrés aux ravages de l'incendie, mais il en a été ainsi de toutes les contrées qu'Albinik et Méroë ont traversées durant une nuit et un jour de marche qu'ils ont mis à se rendre de Vannes à l'embouchure de la Loire, où était établi le camp de César[A].

Oui, tous ces pays ont été incendiés par leurs habitants, et ils ont abandonné ces ruines fumantes pour aller se joindre à l'armée gauloise, rassemblée aux environs de Vannes.

Ainsi a été obéie la voix du chef des cent vallées, qui avait dit ces paroles, répétées de proche en proche, de village en village, de cité en cité:

«Que dans trois nuits, à l'heure où la lune, l'astre sacré de la Gaule, se lèvera, tout le pays, de Vannes à la Loire, soit incendié! Que César et son armée ne trouvent sur leur passage ni hommes, ni toits, ni vivres, ni fourrages, et partout... partout... des cendres, la famine, le désert et la mort!...»

Cela a été fait ainsi que l'ont ordonné les druides et le chef des cent vallées[B].

Ceux-là, qui ont assisté à ce dévouement héroïque de chacun et de tous au salut de la patrie, ont vu une chose que personne n'avait vue... une chose que personne ne verra peut-être plus désormais... Ainsi, du moins, ont été expiées ces fatales dissensions, ces rivalités de province à province, qui pendant trop longtemps, et pour le triomphe de leurs ennemis, ont divisé les Gaulois.

La nuit s'est passée, le jour aussi, et les deux époux ont traversé tout le pays incendié, depuis Vannes jusqu'à l'embouchure de la Loire, dont ils approchaient. Au soleil couché, ils sont arrivés à un endroit où la route qu'ils suivaient se partageait en deux.

—De ces deux chemins, lequel prendre?—dit Albinik;—l'un doit nous rapprocher du camp de César, l'autre doit nous en éloigner.

Après avoir un instant réfléchi, la jeune femme répondit:

—Il faut monter sur cet arbre, les feux du camp nous indiqueront notre route.

—C'est vrai,—dit le marin; et confiant dans l'agilité de sa profession, il se disposait à grimper à l'arbre; mais s'arrêtant, il dit:

—J'oubliais qu'il me manque une main... Je ne saurais monter. Le beau visage de la jeune femme s'attrista et elle reprit:

—Tu souffres, Albinik? Hélas! toi, ainsi mutilé?

—Prend-on le loup de mer sans appât[C]?

—Non...

—Que la pêche soit bonne,—reprit Albinik,—je ne regretterai pas d'avoir donné ma main pour amorce...

La jeune femme soupira, et après avoir regardé l'arbre pendant un instant, elle dit à son époux:

—Adosse-toi à ce chêne: je mettrai mon pied dans le creux de ta main, ensuite sur ton épaule, et de ton épaule j'atteindrai cette grosse branche...

—Hardie et dévouée!... tu es toujours la chère épouse de mon cœur, aussi vrai que ma sœur Hêna est une sainte!—répondit tendrement Albinik.

Et s'adossant à l'arbre, il reçut dans sa main robuste le petit pied de sa compagne, si leste, si légère, qu'il put, grâce à la vigueur de son bras, la soutenir pendant qu'elle lui posait son autre pied sur l'épaule; de là, elle gagna la première grosse branche, puis, montant de rameau en rameau, elle atteignit la cime du chêne, jeta au loin les yeux, et aperçut vers le Midi, au-dessous d'un groupe de sept étoiles, la lueur de plusieurs feux. Elle redescendit, agile comme un oiseau qui sautille de branche en branche, et, appuyant enfin ses pieds sur l'épaule du marin, d'un bond elle fut à terre, en disant:

—Il nous faut aller vers le Midi, dans la direction de ces sept étoiles... les feux du camp de César sont de ce côté.

—Alors, prenons cette route,—reprit le marin en indiquant le plus étroit des deux chemins. Et les deux voyageurs poursuivirent leur marche.

Au bout de quelques pas, la jeune femme s'arrêta, et parut chercher dans ses vêtements.

—Qu'as-tu, Méroë?

—Attends-moi; j'ai, en montant à l'arbre, laissé tomber mon poignard; il se sera détaché de la ceinture que j'ai sous ma saie.

—Par Hésus! il nous faut retrouver ce poignard,—dit Albinik en revenant vers l'arbre.—Tu as besoin d'une arme, et celle-ci, mon frère Mikaël l'a forgée, trempée lui-même, elle peut percer une pièce de cuivre.

—Oh! je retrouverai ce poignard! Albinik. Avec cette petite lame d'acier bien effilée, on a réponse à tout... et dans tous les langages.

Après quelques recherches au pied du chêne, elle retrouva son poignard; il était renfermé dans une gaîne, long à peine comme une plume de poule, et guère plus gros. Méroë l'assujettit de nouveau sous sa saie, et se remit en route avec son époux. Après une assez longue marche, à travers des chemins creux, tous deux arrivèrent dans une plaine: on entendait, très au loin le grand bruit de la mer; sur une colline on apercevait les lueurs de plusieurs feux.

—Voici enfin le camp de César!—dit Albinik en s'arrêtant:—le repaire du lion...

—Le repaire du fléau de la Gaule... Viens... viens... la soirée s'avance.

—Méroë!... voici donc le moment venu!...

—Hésiterais-tu, maintenant?...

—Il est trop tard... Mais j'aimerais mieux un loyal combat à ciel ouvert... vaisseau contre vaisseau... soldats contre soldats... épée contre épée... Ah! Méroë... pour nous, Gaulois, qui, méprisant les embuscades comme des lâchetés, attachons des clochettes d'airain aux fers de nos lances, afin d'avertir l'ennemi de notre approche, venir ici... traîtreusement...

—Traîtreusement!—s'écria la jeune femme.—Et opprimer un peuple libre... est-ce loyal? Réduire ses habitants en esclavage... les expatrier par troupeaux, le collier de fer au cou... est-ce loyal?... Massacrer les vieillards, les enfants... livrer les femmes et les vierges aux violences des soldats... est-ce loyal?... Et maintenant, tu hésiterais... après avoir marché tout un jour, tout une nuit, aux clartés de l'incendie... au milieu de ces ruines fumantes, qu'ont faites l'horreur de l'oppression romaine!... Non... non... pour exterminer les bêtes féroces, tout est bon: l'épieu comme le piége... Hésiter... hésiter!!! Réponds, Albinik!... Sans parler de ta mutilation volontaire... sans parler des dangers que nous bravons en entrant dans ce camp... ne serons-nous pas, si Hésus aide ton projet, les premières victimes de cet immense sacrifice que nous voulons faire aux dieux?... Va, crois-moi, qui donne sa vie n'a jamais à rougir... et par l'amour que je te porte! par le sang virginal de notre sœur Hêna... j'ai à cette heure, je te le jure, la conscience d'accomplir un devoir sacré... Viens, viens... la soirée s'avance...

—Ce que Méroë, la juste et la vaillante, trouve juste et vaillant doit être ainsi...—dit Albinik en pressant sa compagne contre sa poitrine.—Oui... oui... pour exterminer les bêtes féroces tout est bon: l'épieu comme le piége... Qui donne sa vie n'a pas à rougir... Viens...

Les deux époux hâtèrent leur marche vers les lueurs du camp de César. Au bout de quelques instants, ils entendirent, à peu de distance, résonner sur le sol le pas réglé de plusieurs soldats et le cliquetis des sabres sur les armures de fer; puis à la clarté de la lune ils virent briller des casques d'acier à aigrettes rouges.

—Ce sont des soldats de ronde qui veillent autour du camp,—dit Albinik.—Allons à eux...

Et ils eurent bientôt rejoint les soldats romains, dont ils furent aussitôt entourés. Albinik avait appris dans la langue des Romains ces seuls mots: «Nous sommes Gaulois bretons; nous voulons parler à César.» Telles furent les premières paroles du marin aux soldats. Ceux-ci, apprenant ainsi que les deux voyageurs appartenaient à l'une des provinces soulevées en armes, traitèrent rudement ceux qu'ils regardèrent comme leurs prisonniers, les garrottèrent et les conduisirent au camp.

Ce camp, ainsi que tous ceux des Romains, était défendu par un fossé large et profond, au delà duquel s'élevaient des palissades et un retranchement de terre très-élevé, où veillaient des soldats de guet.

Albinik et Méroë furent d'abord conduits à l'une des portes du retranchement. À côté de cette porte, ils ont vu, souvenir cruel... cinq grandes croix de bois: à chacune d'elles était crucifié un marin gaulois, aux vêtements tachés de sang. La lumière de la lune éclairait ces cadavres...

—On ne nous avait pas trompés,—dit tout bas Albinik à sa compagne;—les pilotes ont été crucifiés après avoir subi d'affreuses tortures, plutôt que de vouloir piloter la flotte de César sur les côtes de Bretagne.

—Leur faire endurer la torture... la mort sur la croix...—répondit Méroë,—est-ce loyal?... Hésiterais-tu encore?... Parleras-tu de traîtrise?...

Albinik n'a rien répondu; mais il a serré dans l'ombre la main de sa compagne. Amenés devant l'officier qui commandait le poste, le marin répéta les seuls mots qu'il sût dans la langue des Romains: «Nous sommes Gaulois bretons; nous voulons parler à César.» En ces temps de guerre, les Romains enlevaient ou retenaient souvent les voyageurs, afin de savoir par eux ce qui se passait dans les provinces révoltées. César avait donné l'ordre de toujours lui amener les prisonniers ou les transfuges qui pouvaient l'éclairer sur les mouvements des Gaulois.

Les deux époux ne furent donc pas surpris de se voir, selon leur secret espoir, conduits à travers le camp jusqu'à la tente de César, gardée par l'élite de ses vieux soldats espagnols, chargés de veiller sur sa personne.

Albinik et Méroë, amenés dans la tente de César, le fléau de la Gaule, ont été délivrés de leurs liens; ils ont tâché de contenir l'expression de leur haine, et ont regardé autour d'eux avec une sombre curiosité.

Voilà ce qu'ils ont vu:

La tente du général romain, recouverte au dehors de peaux épaisses, comme toutes les tentes du camp, était ornée au dedans d'une étoffe de couleur pourpre, brodée d'or et de soie blanche; le sol battu disparaissait sous un tapis de peaux de tigre. César achevait de souper, à demi couché sur un lit de campagne que cachait une grande peau de lion, dont les ongles étaient d'or et la tête ornée d'yeux d'escarboucles. À portée du lit, sur une table basse, les deux époux virent de grands vases d'or et d'argent précieusement ciselés, des coupes enrichies de pierreries. Assise humblement au pied du lit de César (triste spectacle pour une femme libre), Méroë vit une jeune et belle esclave, africaine sans doute, car ses vêtements blancs faisaient ressortir davantage encore son teint couleur de cuivre, où brillaient ses grands yeux noirs; elle les leva lentement sur les deux étrangers, tout en caressant un grand lévrier fauve, étendu à ses côtés; elle semblait aussi craintive que le chien.

Les généraux, les officiers, les secrétaires, les jeunes et beaux affranchis de César, se tenaient debout autour de son lit, tandis que des esclaves noirs d'Abyssinie, portant au cou, aux poignets et aux chevilles, des ornements de corail, restaient immobiles comme des statues, tenant à la main des flambeaux de cire parfumée, dont la clarté faisait étinceler les splendides armures des Romains.

César, devant qui Albinik et Méroë ont baissé le regard, de crainte de trahir leur haine, César avait quitté ses armes pour une longue robe de soie richement brodée; sa tête était nue, rien ne cachait son grand front chauve, de chaque côté duquel ses cheveux bruns étaient aplatis. La chaleur du vin des Gaules, dont il buvait, dit-on, presque chaque soir outre mesure, rendait ses yeux brillants, et colorait ses joues pâles; sa figure était impérieuse, son sourire moqueur et cruel. Il s'accoudait sur son lit, tenant de sa main, amaigrie par la débauche, une large coupe d'or enrichie de perles; il la vida lentement et à plusieurs reprises, tout en attachant son regard pénétrant sur les deux prisonniers, placés de telle sorte qu'Albinik cachait presque entièrement Méroë.

César dit en langue romaine quelques paroles à ses officiers. Ils se mirent à rire, l'un d'eux s'approcha des deux époux, repoussa brusquement Albinik en arrière, prit Méroë par la main, et la força ainsi de s'avancer de quelques pas, afin, sans doute, que le général pût la contempler plus à son aise, ce qu'il fit en tendant de nouveau, et sans se retourner, sa coupe vide à l'un de ses jeunes échansons.

Albinik sait se vaincre; il reste calme envoyant sa chaste femme rougir sous les regards effrontés de César. Celui-ci a bientôt appelé à lui un homme richement vêtu, l'un de ses interprètes, qui, après quelques mots échangés avec le général romain, s'est approché de Méroë, et lui a dit en langue gauloise:

—César demande si tu es fille ou garçon?

—Moi et mon compagnon, nous fuyons le camp gaulois...—répondit ingénument Méroë.—Que je sois fille ou garçon, peu importe à César...

À ces paroles, que l'interprète lui traduisit, César se prit à rire d'un rire cynique. Il parut confirmer d'un signe de tête la réponse de Méroë, tandis que les officiers romains partageaient la gaieté de leur général. César continuait de vider coupe sur coupe, en attachant sur l'épouse d'Albinik des yeux de plus en plus ardents; il dit quelques mots à l'interprète, et celui-ci commença l'interrogatoire des deux prisonniers, transmettant à mesure leurs réponses au général qui lui indiquait ensuite de nouvelles questions.

—Qui êtes-vous?—a dit l'interprète;—d'où venez-vous?

—Nous sommes Bretons,—répondit Albinik.—Nous venons du camp gaulois, établi sous les murs de Vannes, à deux journées de marche d'ici...

—Pourquoi as-tu abandonné l'armée gauloise?

Albinik ne répondit rien, développa le linge ensanglanté dont son bras était entouré. Les Romains virent alors qu'il n'avait plus sa main gauche. L'interprète reprit:

—Qui t'a mutilé ainsi?

—Les Gaulois.

—Mais tu es Gaulois toi-même?

—Peu importe au chef des cent vallées.

Au nom du chef des cent vallées, César a froncé les sourcils, son visage a exprimé la haine et l'envie.

L'interprète a dit à Albinik:—Explique toi.

—Je suis marin, je commande un vaisseau marchand; moi et plusieurs autres capitaines, nous avons reçu l'ordre de transporter par mer des gens armés et de les débarquer dans le port de Vannes, par la baie du Morbihan. J'ai obéi; un coup de vent a rompu un de mes mâts; mon vaisseau est arrivé le dernier de tous. Alors... le chef des cent vallées m'a fait appliquer la peine des retardataires... Mais il a été généreux, il m'a fait grâce de la mort; il m'a donné à choisir entre la perte du nez, des oreilles ou d'un membre. J'ai été mutilé... non pour avoir manqué de courage ou d'ardeur... cela eût été juste... je me serais soumis sans me plaindre aux lois de mon pays...

—Mais ce supplice inique—reprit Méroë,—Albinik l'a subi parce que le vent de mer s'est levé contre lui... Autant punir de mort celui qui ne peut voir clair dans la nuit noire... celui qui ne peut obscurcir la lumière du soleil!

—Et cette mutilation me couvre à jamais d'opprobre,—s'est écrié Albinik.—À tous elle dit: Celui-là est un lâche... Je n'avais jamais connu la haine: maintenant mon âme en est remplie! périsse cette patrie maudite, où je ne peux plus vivre que déshonoré! périsse sa liberté! périssent ceux de mon peuple, pourvu que je sois vengé du chef des cent vallées!... Pour cela je donnerais avec joie les membres qu'il m'a laissés. Voilà pourquoi je suis ici avec ma compagne. Partageant ma honte, elle partage ma haine. Cette haine nous l'offrons à César; qu'il en use à son gré, qu'il nous éprouve; notre vie répond de notre sincérité... Quant aux récompenses, nous n'en voulons pas.

—La vengeance... voilà ce qu'il nous faut,—ajouta Méroë.

—En quoi pourrais-tu servir César contre le chef des cent vallées?—a dit l'interprète à Albinik.

—J'offre à César de le servir comme marin, comme soldat, comme guide, comme espion même, s'il le veut.

—Pourquoi n'as-tu pas cherché à tuer le chef des cent vallées... pouvant approcher de lui dans le camp gaulois?—dit l'interprète au marin.—Tu te serais ainsi vengé.

—Aussitôt après la mutilation de mon époux,—reprit Méroë,—nous avons été chassés du camp: nous ne pouvions y rentrer.

L'interprète s'entretint de nouveau avec le général romain, qui, tout en écoutant, ne cessait de vider sa coupe et de poursuivre Méroë de ses regards audacieux.

—Tu es marin, dis-tu?—reprit l'interprète;—tu commandais un vaisseau de commerce?

—Oui.

—Et... es-tu bon marin?

—J'ai vingt-huit ans; depuis l'âge de douze ans je voyage sur mer; depuis quatre ans je commande un vaisseau.

—Connais-tu bien la côte depuis Vannes jusqu'au canal qui sépare la Grande-Bretagne de la Gaule?

—Je suis du port de Vannes, près de la forêt de Karnak. Depuis plus de seize ans je navigue continuellement sur ces côtes...

—Serais-tu bon pilote?

—Que je perde les membres que m'a laissés le chef des cent vallées s'il est une baie, un cap, un îlot, un écueil, un banc de sable, un brisant, que je ne connaisse, depuis le golfe d'Aquitaine jusqu'à Dunkerque.

—Tu vantes ta science de pilote; comment la prouveras-tu?

—Nous sommes près de la côte: pour qui n'est pas bon et hardi marin, rien de plus dangereux que la navigation de l'embouchure de la Loire en remontant vers le nord.

—C'est vrai,—répondit l'étranger.—Hier encore une galère romaine a échoué et s'est perdue sur un banc de sable.

—Qui pilote bien un bateau,—dit Albinik,—pilote bien une galère, je pense?

—Oui.

—Faites-nous conduire demain matin sur la côte; je connais les bateaux pêcheurs du pays: ma compagne et moi nous suffirons à la manœuvre, et du haut du rivage César nous verra raser les écueils, les brisants, et nous en jouer comme le corbeau de mer se joue des vagues qu'il effleure. Alors César me croira capable de piloter sûrement une galère sur les côtes de Bretagne.

L'offre d'Albinik ayant été traduite à César par l'interprète, celui-ci reprit:

—L'épreuve que tu proposes, nous l'acceptons... Demain matin elle aura lieu... Si elle prouve ta science de pilote, peut-être, en prenant toute garantie contre ta trahison, si tu voulais nous tromper, peut-être seras-tu chargé d'une mission qui servira ta haine... plus que tu ne l'espères; mais il te faudrait pour cela gagner toute la confiance de César.

—Que faire?

—Tu dois connaître les forces, les plans de l'armée gauloise. Prends garde de mentir, nous avons eu déjà des rapports à ce sujet; nous verrons si tu es sincère, sinon le chevalet de torture n'est pas loin d'ici.

—Arrivé à Vannes le matin, arrêté, jugé, supplicié presque aussitôt, et ensuite chassé du camp gaulois, je n'ai pu savoir les délibérations du conseil tenu la veille,—répondit Albinik;—mais la situation était grave, car à ce conseil les femmes ont été appelées; il a duré depuis le soleil couché jusqu'à l'aube. Le bruit répandu était que de grands renforts arrivaient à l'armée gauloise.

—Quels étaient ces renforts?

—Les tribus du Finistère et des Côtes du Nord, celles de Lisieux, d'Amiens, du Perche. On disait même que des guerriers du Brabant arrivaient par mer...

Après avoir traduit la réponse d'Albinik à César, l'interprète reprit:

—Tu dis vrai... tes paroles s'accordent avec les rapports qui nous ont été faits... mais quelques éclaireurs de l'armée, revenus ce soir, ont apporté la nouvelle que de deux ou trois lieues d'ici... on apercevait du côté du nord les lueurs d'un incendie... Tu viens du nord? as-tu connaissance de cela?

—Depuis les environs de Vannes jusqu'à trois lieues d'ici,—a répondu Albinik,—il ne reste ni une ville, ni un bourg, ni un village, ni une maison... ni un sac de blé, ni une outre de vin, ni un bœuf, ni un mouton, ni une meule de fourrage, ni un homme, ni une femme, ni un enfant... Approvisionnements, bétail, richesses, tout ce qui n'a pu être emmené, a été livré aux flammes par les habitants... À l'heure où je te parle, toutes les tribus des contrées incendiées se sont ralliées à l'armée gauloise, ne laissant derrière elles qu'un désert couvert de ruines fumantes.

À mesure qu'Albinik avait parlé, la surprise de l'interprète était devenue croissante et profonde; dans son effroi il semblait n'oser croire à ce qu'il entendait, et hésiter à apprendre à César cette redoutable nouvelle... Enfin il s'y résigna...

Albinik ne quitta pas César des yeux, afin de lire sur son visage quelle impression lui causeraient les paroles de l'interprète.

Bien dissimulé était, dit-on, le général romain; mais à mesure que parlait l'interprète, la stupeur, la crainte, la fureur, et aussi le doute, se trahissaient sur la figure de l'oppresseur de la Gaule... Ses officiers, ses conseillers, se regardaient avec consternation, et échangeaient à voix basse des paroles qui semblaient pleines d'angoisse.

Alors César, se redressant brusquement sur son lit, adressa quelques brèves et violentes paroles à l'interprète, qui dit aussitôt au marin:

—César t'accuse de mensonge... Un tel désastre est impossible... Aucun peuple n'est capable d'un pareil sacrifice... Si tu as menti, tu expieras ton crime dans les tortures!...

Albinik, et Méroë éprouvèrent une joie profonde en voyant la consternation, la fureur du Romain, qui ne pouvait se résoudre à croire à cette héroïque résolution si fatale pour son armée... Mais les deux époux cachèrent cette joie, et Albinik répondit:

—César a dans son camp des cavaliers numides, aux chevaux infatigables: qu'à l'instant il les envoie en éclaireurs; qu'ils parcourent non-seulement toutes les contrées que nous venons de traverser en une nuit et un jour de marche, mais qu'ils étendent leur course vers l'orient, du côté de la Touraine, qu'ils aillent plus loin encore, jusqu'au Berri... et aussi loin que leurs chevaux pourront les porter, ils traverseront des contrées désertes, ravagées par l'incendie.

À peine Albinik eut-il prononcé ces paroles, que le général romain donna des ordres à plusieurs de ses officiers; ils sortirent en hâte de sa tente, tandis que lui, revenant à sa dissimulation habituelle, et, sans doute, regrettant d'avoir trahi ses craintes en présence de transfuges gaulois, affecta de sourire, se coucha de nouveau sur sa peau de lion, tendit encore sa coupe à l'un de ses échansons, et la vida, après avoir dit à l'interprète ces paroles, qu'il traduisit ainsi:

—César vide sa coupe en l'honneur des Gaulois... et par Jupiter! il leur rend grâce d'avoir accompli ce que lui-même voulait accomplir... car la vieille Gaule s'humiliera, soumise et repentante, devant Rome, comme la plus humble esclave... ou pas une de ses villes ne restera debout... pas un de ses guerriers vivants... pas un de ses habitants libres!...

—Que les dieux entendent César!—a répondu Albinik.—Que la Gaule soit esclave ou dévastée, je serai vengé du chef des cent vallées... car il souffrira mille morts en voyant asservie ou anéantie cette patrie que je maudis maintenant!

Pendant que l'interprète traduisait ces paroles, le général, soit pour mieux dissimuler ses craintes, soit pour les noyer dans le vin, vida plusieurs fois sa coupe, et recommença de jeter sur Méroë des regards de plus en plus ardents; puis, paraissant réfléchir, il sourit d'un air singulier, fit signe à l'un de ses affranchis, lui parla tout bas, ainsi qu'à l'esclave maure, jusqu'alors assise à ses pieds, et tous deux sortirent de la tente.

L'interprète dit alors à Albinik:

—Jusqu'ici tes réponses ont prouvé ta sincérité... Si la nouvelle que tu viens de donner se confirme, si demain tu te montres habile et hardi pilote, tu pourras servir ta vengeance... Si tu le satisfais, il sera généreux... si tu le trompes!... ta punition sera terrible... as-tu vu en entrant dans le camp cinq crucifiés?

—Je les ai vus.

—Ce sont des pilotes qui ont refusé de nous servir... On les a portés sur la croix, car leurs membres, brisés par la torture, ne pouvaient plus les soutenir... Tel serait ton sort et celui de ta compagne au moindre soupçon...

—Je ne redoute pas plus ces menaces que je n'attends quelque chose de la magnificence de César...—reprit fièrement Albinik.—Qu'il m'éprouve d'abord, ensuite il me jugera.

—Toi et ta compagne, vous allez être conduits dans une tente voisine; vous y serez gardés comme prisonniers...

Les deux Gaulois, à un signe du Romain, furent emmenés et conduits, par un passage tournant et couvert de toile, dans une tente voisine. On les y laissa seuls... Éprouvant une grande défiance, et devant passer la nuit en ce lieu, ils l'examinèrent avec attention.

Cette tente, de forme ronde, était intérieurement garnie d'une étoffe de laine rayée de couleurs tranchantes, fixée sur des cordes tendues et attachées à des piquets enfoncés en terre. L'étoffe, ne descendant pas au ras du sol, Albinik remarqua qu'il restait circulairement, entre les peaux grossièrement tannées, servant de tapis, et le rebord inférieur de la tente, un espace large comme trois fois la paume de la main. On ne voyait pas d'autre ouverture à cette tente que celle par laquelle les deux époux venaient d'entrer, et que fermaient deux pans de toile croisés l'un sur l'autre. Un lit de fer, garni de coussins, était à demi enveloppé de draperies dont on pouvait l'entourer en tirant un long cordon pendant au-dessus du chevet; une lampe d'airain, élevée sur sa longue tige piquée dans le sol, éclairait faiblement l'intérieur de la tente.

Après avoir examiné en silence et avec soin l'endroit où il allait passer la nuit avec sa femme, Albinik lui dit à voix très-basse:

—César nous fera épier cette nuit; on écoutera notre conversation... mais si doucement que l'on vienne, si adroitement que l'on se cache, on ne pourra, du dehors, s'approcher de la toile pour nous écouter sans que nous n'apercevions, à travers ce vide, les pieds de l'espion.

Et il montra à sa femme l'espace circulaire laissé entre le sol et le rebord inférieur de la toile.

—Crois-tu donc, Albinik, que César ait des soupçons? Pourrait-il supposer qu'un homme ait eu le courage de se mutiler lui-même pour faire croire à ses ressentiments de vengeance?

—Et nos frères? les habitants des contrées que nous venons de traverser, n'ont-ils pas montré un courage mille fois plus grand que le mien, en livrant leur pays à l'incendie?... Mon unique espoir est dans le besoin absolu où est notre ennemi d'avoir des pilotes gaulois pour conduire ses galères sur les côtes de Bretagne. Maintenant surtout que le pays n'offre plus aucune ressource à son armée, la voie de mer est peut-être son seul moyen de salut... Tu l'as vu, en apprenant cette héroïque dévastation, il n'a pu, lui toujours si dissimulé, dit-on, cacher sa consternation, sa fureur, qu'il a bientôt tenté d'oublier dans l'ivresse du vin... Et ce n'est pas la seule ivresse à laquelle il se livre... je t'ai vue rougir sous les regards obstinés de cet infâme débauché!...

—Oh! Albinik! pendant que mon front rougissait de honte et de colère sous les yeux de César... par deux fois ma main a cherché et serré, sous mes vêtements, l'arme dont je me suis munie... Un moment j'ai mesuré la distance qui me séparait de lui... il était trop loin...

—Au premier mouvement, et avant d'arriver jusqu'à lui, tu aurais été percée de mille coups... Notre projet vaut mieux... S'il réussit,—a ajouté Albinik en jetant un regard expressif à sa compagne, et en élevant peu à peu la voix, au lieu de parler très-bas, ainsi qu'il avait fait jusqu'alors,—si notre projet réussit... si César a foi en ma parole, nous pourrons enfin nous venger de mon bourreau... Oh! je te le dis... je ressens maintenant pour la Gaule l'exécration que m'inspiraient les Romains...

Méroë, surprise des paroles d'Albinik, le regarda presque sans le comprendre; mais d'un signe il lui fit remarquer, à travers l'espace resté vide entre le sol et la toile de la tente, le bout des sandales de l'interprète, qui écoutait au dehors de la tente... La jeune femme reprit:

—Je partage ta haine comme j'ai partagé l'amour de ton cœur et les périls de ta vie de marin... Fasse Hésus que César comprenne quels services tu peux lui rendre, et je serai témoin de ta vengeance comme j'ai été témoin de ton supplice.

Ces paroles, et d'autres encore, échangées par les deux époux, afin de tromper l'interprète, l'ayant sans doute rassuré sur la sincérité des deux prisonniers, ils s'aperçurent qu'il s'éloignait de la tente.

Peu de temps après, et au moment où Albinik et Méroë, fatigués de la route, allaient se jeter tout vêtus sur le lit, l'interprète parut à l'entrée de la tente: la toile soulevée laissait voir plusieurs soldats espagnols.

—César veut s'entretenir avec toi sur-le-champ,—dit l'interprète au marin.—Suis-moi.

Albinik, persuadé que les soupçons du général romain, s'il en avait eu, venaient d'être détruits par le rapport de l'interprète, se crut au moment de connaître la mission dont on voulait le charger; il se disposait, ainsi que Méroë, à sortir de la tente, lorsque celui-ci dit à la jeune femme en l'arrêtant du geste:

—Tu ne peux nous accompagner... César veut parler seul avec ton compagnon.

—Et moi,—répondit le marin en prenant la main de sa femme,—je ne quitte pas Méroë.

—Oses-tu bien refuser d'obéir à mon ordre?...—dit l'interprète.—Prends garde!... prends garde!...

—Nous irons tous deux près de César,—reprit Méroë,—ou nous n'irons ni l'un ni l'autre.

—Pauvres insensés! n'êtes-vous pas prisonniers et à notre merci?—dit l'interprète en indiquant les soldats immobiles à l'entrée de la tente.—De gré ou de force, je serai obéi.

Albinik réfléchit que résister était impossible... La mort ne l'effrayait pas; mais mourir, c'était renoncer à ses projets au moment même où ils semblaient devoir réussir. Cependant il s'inquiétait de laisser Méroë seule dans cette tente. La jeune femme devina les craintes de son époux, et sentant comme lui qu'il fallait se résigner, elle lui dit:

—Va seul... je t'attendrai sans alarmes, aussi vrai que ton frère est habile armurier...

À ces mots de sa femme, rappelant qu'elle portait sous ses vêtements un poignard forgé par Mikaël, Albinik, plus rassuré, suivit l'interprète. Les toiles de l'entrée de la tente, un moment soulevées, s'abaissèrent, et bientôt Méroë crut entendre de ce côté le bruit d'un choc pesant; elle y courut, et s'aperçut alors qu'une épaisse claie d'osier, fermant l'entrée, avait été appliquée au dehors. D'abord, surprise de cette précaution, la jeune femme pensa qu'il valait mieux, pour elle, rester ainsi enfermée en attendant Albinik, et que peut-être lui-même avait demandé que la tente fût clôturée jusqu'à son retour.

Méroë s'assit pensive sur le lit, pleine d'espoir dans l'entretien que son époux avait sans doute alors avec César. Tout à coup elle fut tirée de sa rêverie par un bruit singulier; il venait de la partie située en face du lit. Presque aussitôt, à l'endroit d'où était parti le bruit, la toile se fendit dans sa longueur... La jeune femme se leva debout; son premier mouvement fut de s'armer du poignard qu'elle portait sous sa saie. Alors, confiante en elle-même et dans l'arme qu'elle tenait, elle attendit... se rappelant le proverbe gaulois:—Celui-là qui tient sa propre mort dans sa main... n'a rien à redouter que des dieux!...

À ce moment la toile qui s'était fendue dans toute sa longueur s'entr'ouvrit sur un fond d'épaisses ténèbres, et Méroë vit apparaître la jeune esclave maure, enveloppée de ses vêtements blancs.


CHAPITRE II.

Trahison de l'esclave maure.—César et Méroë.—Le coffret précieux.—La corde au cou.—Adresse et générosité de César.—Le bateau pilote.—Tor-è-Benn, chant de guerre des marins gaulois.—Albinik pilote la flotte romaine vers la baie du Morbihan—L'homme à la hache.—Le chenal de perdition.—Le vétéran romain et ses deux fils.—Rencontre d'un vaisseau irlandais.—Les sables mouvants.—Jamais Breton ne fit trahison.

Dès que la Mauresque eut mis le pied dans la tente, elle se jeta à genoux et tendit ses mains jointes vers la compagne d'Albinik, qui, touchée de ce geste suppliant, et de la douleur empreinte sur les traits de l'esclave, ne ressentit ni défiance, ni crainte, mais une compassion, mêlée de curiosité, et déposa son poignard au chevet du lit. La jeune Mauresque s'avançait comme en rampant sur ses genoux, les deux mains toujours tendues vers Méroë, penchée vers la suppliante avec pitié, afin de la relever; mais l'esclave s'étant ainsi approchée du lit où était le poignard, se releva d'un bond, sauta sur l'arme, qu'elle n'avait pas sans doute perdue de vue depuis son entrée dans la tente, et avant que, dans sa stupeur, la compagne d'Albinik eût pu s'y opposer, son poignard fut lancé à travers les ténèbres que l'on voyait au dehors.

À l'éclat de rire sauvage poussé par la Mauresque lorsqu'elle eut ainsi désarmé Méroë, celle-ci se vit trahie, courut vers le ténébreux passage, afin de retrouver son poignard ou de fuir... mais de ces ténèbres... elle vit sortir César...

Saisie d'effroi, la Gauloise recula de quelques pas. César avança d'autant, et l'esclave disparut par l'ouverture, aussitôt refermée. À la démarche incertaine du Romain, au feu de ses regards, à l'animation qui empourprait ses joues, Méroë s'aperçut qu'il était ivre à demi, elle eut moins de frayeur. Il tenait à la main un coffret de bois précieux; après avoir silencieusement contemplé la jeune femme avec une telle effronterie qu'elle sentit de nouveau la rougeur de la honte lui monter au front, le Romain tira du coffret un riche collier d'or ciselé, l'approcha de la lumière de la lampe comme pour le faire mieux briller aux yeux de celle qu'il voulait tenter; puis, simulant un respect ironique, il se baissa, déposa le collier aux pieds de la Gauloise, et se releva, l'interrogeant d'un regard audacieux.

Méroë, debout, les bras croisés sur sa poitrine soulevée par l'indignation et le mépris, regarda fièrement César, et repoussa le collier du bout du pied.

Le Romain fit un geste de surprise insultante, se mit à rire d'un air de dédaigneuse confiance, choisit dans le coffret un magnifique réseau d'or pour la coiffure tout inscrusté d'escarboucles, et après l'avoir fait scintiller à la clarté de la lampe, il le déposa encore aux pieds de Méroë, en redoublant de respect ironique, puis, se relevant, sembla lui dire:

—Cette fois je suis certain de mon triomphe.

Méroë, pâle de colère, sourit de dédain.

Alors César versa aux pieds de la jeune femme tout le contenu du coffret... Ce fut comme une pluie d'or, de perles et de pierreries, colliers, ceintures, pendants d'oreilles, bracelets, bijoux de toutes sortes.

Méroë cette fois ne repoussa pas du pied ces richesses, mais autant qu'elle le put elle les broya sous le talon de sa bottine, et d'un regard arrêta l'infâme débauché qui s'avançait vers elle les bras ouverts...

Un moment interdit, le Romain porta ses deux mains sur son cœur, comme pour protester de son adoration; la Gauloise répondit à ce langage muet par un éclat de rire si méprisant que César, ivre de convoitise, de vin et de colère, parut dire:

—J'ai offert des richesses, j'ai supplié; tout a été vain; j'emploierai la force...

Seule, désarmée, persuadée que ses cris ne lui attireraient aucun secours, l'épouse d'Albinik sauta sur le lit, saisit le long cordon qui servait à rapprocher les draperies, le noua autour de son cou, monta sur le chevet, prête à se lancer dans le vide et à s'étrangler par la seule pesanteur de son corps au premier mouvement de César; celui-ci vit une résolution si désespérée sur les traits de Méroë qu'il resta immobile; et, soit remords de sa violence, soit certitude, s'il employait la force, de n'avoir en sa possession qu'un cadavre, soit enfin, ainsi que le fourbe le prétendit plus tard, qu'une arrière-pensée, presque généreuse, l'eût guidé, il se recula de quelques pas et leva la main au ciel comme pour prendre les dieux à témoin qu'il respecterait sa prisonnière. Celle-ci, défiante, resta toujours prête à se donner la mort. Alors le Romain se dirigea vers la secrète ouverture de la tente, disparut un moment dans les ténèbres, donna un ordre à haute voix, et rentra bientôt, se tenant assez éloigné du lit, les bras croisés sur sa toge. Ignorant si le danger qu'elle courait n'allait pas encore augmenter, Méroë demeurait debout au chevet du lit, la corde au cou. Mais, au bout de quelques instants, elle vit entrer l'interprète accompagné d'Albinik, et d'un bond fut auprès de lui.

—Ton épouse est une femme de mâle vertu!—lui dit l'interprète.—Vois à ses pieds ces trésors! elle les a repoussés... L'amour du grand César... elle l'a dédaigné. Il a feint de vouloir recourir à la violence. Ta compagne, désarmée par ruse, était prête à se donner la mort... Ainsi elle est glorieusement sortie de cette épreuve.

—Une épreuve?...—reprit Albinik d'un air de doute sinistre,—une épreuve... qui a donc ici le droit d'éprouver la vertu de ma femme?...

—Les sentiments de vengeance qui t'ont amené dans le camp romain sont ceux d'une âme fière révoltée par l'injustice et la barbarie... La mutilation que tu as subie semblait surtout prouver la sincérité de tes paroles,—reprit l'interprète;—mais les transfuges inspirent toujours une secrète défiance. L'épouse fait souvent préjuger de l'époux, la tienne est une vaillante femme. Pour inspirer une fidélité pareille tu dois être un homme de cœur et de parole. C'est de cela que l'on voulait s'assurer.

—Je ne sais...—reprit le marin d'un air de doute.—La débauche de ton général est connue...

—Les dieux nous ont en ta personne envoyé un précieux auxiliaire, tu peux devenir fatal aux Gaulois. Crois-tu César assez insensé pour avoir voulu se faire un ennemi de toi en outrageant ta femme? et cela au moment peut-être où il va te charger d'une mission de confiance? Non, je le répète, il a voulu vous éprouver tous deux, et jusqu'ici ces épreuves vous sont favorables...

César interrompit son interprète, lui dit quelques mots; puis, s'inclinant avec respect devant Méroë et saluant Albinik d'un geste amical, il sortit lentement avec majesté.

—Toi et ton épouse,—dit l'interprète,—vous êtes désormais assurés de la protection du général... Il vous en donne sa foi, vous ne serez plus ni séparés ni inquiétés... La femme du courageux marin a méprisé ces riches parures,—ajouta l'interprète en ramassant les bijoux et les replaçant dans le coffret.—César veut garder comme souvenir de la vertu de la Gauloise le poignard qu'elle portait et qu'il lui a fait enlever par ruse. Rassure-toi, elle ne restera pas désarmée.

Et presque au même instant deux jeunes affranchis entrèrent dans la tente; ils portaient sur un grand plateau d'argent un petit poignard oriental d'un travail précieux et un sabre espagnol court et légèrement recourbé, suspendu à un baudrier de cuir rouge, magnifiquement brodé d'or. L'interprète remit le poignard à Méroë, le sabre à Albinik, en leur disant:

—Reposez en paix et gardez ces dons de la magnificence de César.

—Et tu l'assureras,—reprit Albinik,—que tes paroles et sa générosité dissipent mes soupçons; il n'aura pas désormais d'auxiliaire plus dévoué que moi, jusqu'à ce que ma vengeance soit satisfaite.

L'interprète sortit avec les affranchis; Albinik raconta à sa femme que, conduit dans la tente du général romain, il l'avait attendu en compagnie de l'interprète, jusqu'au moment où tous deux étaient revenus dans la tente, sous la conduite d'un esclave. Méroë dit à son tour ce qui s'était passé. Les deux époux conclurent, non sans vraisemblance, que César, ivre à demi, avait d'abord cédé à une idée infâme, mais que la résolution désespérée de la Gauloise, et sans doute aussi la réflexion qu'il risquait de s'aliéner un transfuge dont il pouvait tirer un utile parti, ayant dissipé la demi-ivresse du Romain, il avait, avec sa fourbe et son adresse habituelles, donné, sous prétexte d'une épreuve, une apparence presque généreuse à un acte odieux.

Le lendemain, César, accompagné de ses généraux, se rendit sur le rivage qui dominait l'embouchure de la Loire: une tente y avait été dressée. De cet endroit on découvrait au loin la mer et ses dangereux parages, semés de bancs de sable et d'écueils à fleur d'eau. Le vent soufflait violemment. Un bateau de pêche, à la fois solide et léger, était amarré au rivage et gréé à la gauloise, d'une seule voile carrée, à pans coupés. Albinik et Méroë furent amenés. L'interprète leur dit:

—Le temps est orageux, la mer menaçante: oseras-tu t'aventurer dans ce bateau, seul avec ta femme? Il y a ici quelques pêcheurs prisonniers, veux-tu leur aide?

—Ma femme et moi, nous avons bravé bien des tempêtes, seuls dans notre barque, lorsque par de mauvais temps nous allions rejoindre mon vaisseau ancré loin du rivage.

—Mais, maintenant, tu es mutilé,—reprit l'interprète;—comment pourras-tu manœuvrer?

—Une main suffit au gouvernail... ma compagne orientera la voile... Métier de femme, puisqu'il s'agit de manier de la toile,—ajouta gaiement le marin pour donner confiance au Romain.

—Va donc,—dit l'interprète.—Que les dieux te conduisent...

La barque, poussée à flot par plusieurs soldats, vacilla un instant sous les palpitations de la voile, que le vent n'avait pas encore emplie; mais bientôt, tendue par Méroë, tandis que son époux tenait le gouvernail, la voile se gonfla, s'arrondit sous le souffle de la brise; le bateau s'inclina légèrement, et sembla voler sur le sommet des vagues comme un oiseau de mer. Méroë, vêtue de son costume de marin, se tenait debout à la proue. Ses cheveux noirs flottaient au vent, parfois la blanche écume de l'océan, après avoir jailli sous la proue du bateau, jetait sa neige amère au noble et beau visage de la jeune femme. Albinik connaissait ces parages comme le pasteur des landes solitaires de la Bretagne en connaît les moindres détours. La barque semblait se jouer des hautes vagues; de temps à autre les deux époux apercevaient au loin, sur le rivage, la tente de César, reconnaissable à ses voiles de pourpre, et voyaient briller au soleil l'or et l'argent des armures de ses généraux.

—Oh! César!... fléau de la Gaule!... le plus cruel, le plus débauché des hommes!...—s'écria Méroë,—tu ne sais pas que cette frêle barque, qu'en ce moment peut-être tu suis au loin des yeux, porte deux de tes ennemis acharnés! Tu ne sais pas qu'ils ont d'avance abandonné leur vie à Hésus, dans l'espoir d'offrir à Teutâtès, dieu des voyages sur terre et sur mer, une offrande digne de lui... une offrande de plusieurs milliers de Romains, s'abîmant dans les gouffres de la mer! Et c'est en élevant nos mains vers toi, reconnaissants et joyeux, ô Hésus! que nous disparaîtrons au fond des abîmes avec les ennemis de notre Gaule sacrée!...

Et la barque d'Albinik et de Méroë, rasant les écueils et les vagues au milieu de ces dangereux parages, tantôt s'éloignait, tantôt se rapprochait du rivage. La compagne du marin, le voyant pensif et triste, lui a dit:

—À quoi songes-tu, Albinik?... Tout seconde nos projets: le général romain n'a plus de soupçon, l'habileté de ta manœuvre va le décider à accepter tes services, et demain peut-être tu piloteras les galères de nos ennemis...

—Oui... je les piloterai vers l'abîme... où elles doivent s'engloutir avec nous...

—Quelle magnifique offrande à nos dieux!... dix mille Romains, peut-être!...

—Méroë,—a répondu Albinik avec un soupir,—lorsque après avoir cessé de vivre ici, ainsi que ces soldats... de braves guerriers, après tout, nous revivrons ailleurs avec eux, ils pourront me dire: «Ce n'est pas vaillamment, par la lance et par l'épée, que tu nous as tués... Non, tu nous as tués sans combat, par trahison... Tu veillais au gouvernail... nous dormions confiants et tranquilles... tu nous as conduits sur des écueils... et en un instant la mer nous a engloutis... Tu es comme un lâche empoisonneur, qui, en mettant du poison dans nos vivres, nous aurait fait mourir... Est-ce vaillant?... Non! ce n'est plus là cette franche audace de tes pères! ces fiers Gaulois, qui, demi-nus, nous combattaient, en nous raillant sur nos armures de fer, nous demandant pourquoi nous battre si nous avions peur des blessures ou de la mort...»

—Ah!—s'est écrié Méroë avec amertume et douleur,—pourquoi les druidesses m'ont-elles enseigné qu'une femme doit échapper par la mort au dernier outrage?... Pourquoi ta mère Margarid nous a-t-elle si souvent raconté, comme un mâle exemple à suivre, ce trait de ton aïeule Siomara... coupant la tête du Romain qui l'avait violentée... et apportant dans un pan de sa robe cette tête à son mari, en lui disant ces fières et chastes paroles: «Deux hommes vivants ne se vanteront pas de m'avoir possédée!...» Ah! pourquoi n'ai-je pas cédé à César!

—Méroë!...

—Peut-être te serais-tu vengé alors!... Cœur faible, âme sans vigueur! il te faut donc l'outrage accompli... la honte bue... pour allumer ta colère?...

—Méroë! Méroë!...

—Il ne te suffit donc pas que ce Romain ait proposé à ta femme de se vendre?... de se livrer à lui pour des présents?... C'est à ta femme... entends-tu?... à ta femme... que César l'a faite... cette offre d'ignominie!...

—Tu dis vrai,—a répondu le marin en sentant, au souvenir de ces outrages, le courroux enflammer son cœur,—j'étais une âme faible...

Mais sa compagne a poursuivi avec un redoublement d'amertume:

—Non, je le vois; ce n'est pas assez... j'aurais dû mourir... peut-être alors aurais-tu juré vengeance sur mon corps!... Ah! ils t'inspirent de la pitié, ces Romains, dont nous voulons faire une offrande aux dieux!... ils ne sont pas complices du crime qu'a voulu tenter César, dis-tu... Réponds?... seraient-ils venus à mon aide, ces soldats, ces braves guerriers... Si, au lieu de me fier à mon seul courage et de puiser ma force dans mon amour pour toi, je m'étais écriée éplorée, suppliante: «Romains, au nom de vos mères, défendez-moi des violences de votre général!» Réponds, seraient-ils venus à ma voix? auraient-ils oublié que j'étais Gauloise... et que César était... César? Les cœurs généreux de ces braves se seraient-ils révoltés, eux, qui, après le viol, noient les enfants dans le sang des mères?...

Albinik n'a pas laissé achever sa compagne; il a rougi de sa faiblesse; il a rougi d'avoir pu oublier un instant les horreurs commises par les Romains dans leur guerre impie... il a rougi d'avoir oublié que le sacrifice des ennemis de la Gaule est surtout agréable à Hésus. Alors, dans sa colère, et pour toute réponse, il a chanté le chant de guerre des marins bretons, comme si le vent avait pu porter ces paroles de défi et de mort sur le rivage où était César:

«Tor-è-benn! Tor-è-benn![D]

»Comme j'étais couché dans mon vaisseau, j'ai entendu l'aigle de mer appeler au milieu de la nuit.—Il appelait ses aiglons et tous les oiseaux du rivage.—Et il leur disait en les appelant:—Levez-vous tous... venez... venez...—Non, ce n'est plus de la chair pourrie de chien ou de brebis qu'il nous faut... c'est de la chair romaine.

»Tor-è-benn! Tor-è-benn!


»Vieux corbeau de mer, dis-moi, que tiens-tu là?—Moi, je tiens la tête du chef romain; je veux avoir ses deux yeux... ses deux yeux rouges...—Et toi, loup de mer, que tiens-tu là?—Moi, je tiens le cœur du chef romain, et je le mange!—Et toi, serpent de mer, que fais-tu là, roulé autour de ce cou, et ta tête plate si près de cette bouche, déjà froide et bleue?—Moi, je suis ici pour attendre au passage l'âme du chef romain.

»Tor-è-benn! Tor-è-benn!»


Méroë, exaltée par ce chant de guerre, ainsi que son époux, a, comme lui, répété, en semblant défier César, dont on voyait au loin la tente:

«Tor-è-benn! Tor-è-benn! Tor-è-benn!»

Et toujours la barque d'Albinik et de Méroë, se jouant des écueils et des vagues, au milieu de ces dangereux parages, tantôt s'éloignait, tantôt se rapprochait du rivage.

—Tu es le meilleur et le plus hardi pilote que j'aie rencontré, moi, qui dans ma vie ai tant voyagé sur mer,—fit dire César à Albinik, lorsqu'il eut regagné la terre et débarqué avec Méroë.—Demain, si le temps est favorable, tu guideras une expédition dont tu sauras le but au moment de mettre en mer.

Le lendemain, au lever du soleil, le vent se trouvant propice, la mer belle, César a voulu assister au départ des galères romaines; il a fait venir Albinik. À côté du général était un guerrier de grande taille, à l'air farouche: une armure flexible, faite d'anneaux de fer entrelacés, le couvrait de la tête aux pieds; il se tenait immobile; on aurait dit une statue de fer. À sa main, il portait une lourde et courte hache à deux tranchants. L'interprète a dit à Albinik, lui montrant cet homme:

—Tu vois ce soldat... durant la navigation il ne te quittera pas plus que ton ombre... Si par ta faute ou par trahison une seule des galères échouait, il a l'ordre de te tuer à l'instant, toi et ta compagne... Si, au contraire, tu mènes la flotte à bon port, le général te comblera de ses dons; tu feras envie aux plus heureux.

—César sera content...—a répondu Albinik.

Et suivi pas à pas par le soldat à la hache, il a monté, ainsi que Méroë, sur la galère prétorienne, dont la marche guidait celle des autres; on la reconnaissait à trois flambeaux dorés, placés à sa poupe.

Chaque galère portait soixante-dix rameurs, dix mariniers pour la manœuvre des voiles, cinquante archers et frondeurs armés à la légère, et cent cinquante soldats bardés de fer de la tête aux pieds.

Lorsque les galères eurent quitté le rivage, le préteur, commandant militaire de la flotte, fit dire, par un interprète, à Albinik, de se diriger vers le nord pour débarquer au fond de la baie du Morbihan, dans les environs de la ville de Vannes, où était rassemblée l'armée gauloise. Albinik, la main au gouvernail, devait transmettre, par l'interprète, ses commandements au maître des rameurs. Celui-ci, au moyen d'un marteau de fer, dont il frappait une cloche d'airain, d'après les ordres du pilote, indiquait ainsi, par les coups lents ou redoublés du marteau, le mouvement et la cadence des rames, selon qu'il fallait accélérer ou ralentir l'allure de la prétorienne, sur laquelle la flotte romaine guidait sa marche.

Les galères, poussées par un vent propice, s'avançaient vers le nord. Selon l'interprète, les plus vieux mariniers admiraient la hardiesse de la manœuvre et la promptitude de coup d'œil du pilote gaulois. Après une assez longue navigation, la flotte, se trouvant près de la pointe méridionale de la baie du Morbihan, allait entrer dans ces parages, les plus dangereux de toute la côte de Bretagne par leur multitude d'îlots, d'écueils, de bancs de sable, et surtout par leurs courants sous-marins d'une violence irrésistible.

Un îlot, situé au milieu de l'entrée de la baie, que resserrent deux pointes de terre, partage cette entrée en deux passes très-étroites. Rien à la surface de la mer, ni brisants, ni écume, ni changement de nuance dans la couleur des vagues, n'annonce la moindre différence entre ces deux passages. Pourtant, l'un n'offre aucun écueil, et l'autre est si redoutable, qu'au bout de cent coups de rame les navires engagés dans ce chenal à la file les uns des autres, et guidés par la prétorienne que pilotait Albinik, allaient être peu à peu entraînés par la force d'un courant sous-marin vers un banc de rochers, que l'on voyait au loin, et sur lequel la mer, partout ailleurs calme, se brisait avec furie... Mais les commandants de chaque galère ne pourraient s'apercevoir du péril que les uns après les autres, chacun ne le reconnaissant qu'à la rapide dérive de la galère qui le précéderait... et alors il serait trop tard... la violence du courant emporterait, précipiterait vaisseau sur vaisseau... Tournoyant sur l'abîme, s'abordant, se heurtant, ils devaient, dans ces terribles chocs, s'entr'ouvrir et s'engloutir au fond des eaux avec leur équipage, ou se briser sur le banc de roches... Cent coups de rame encore, et la flotte était anéantie dans ce passage de perdition...

La mer était si calme, si belle, que nul, parmi les Romains, ne soupçonnait le péril... Les rameurs accompagnaient de chants le mouvement cadencé de leurs rames; des soldats nettoyaient les armes, d'autres dormaient, étendus à la proue; d'autres jouaient aux osselets. Enfin, à peu de distance d'Albinik, toujours au gouvernail, un vétéran aux cheveux blanchis, au visage cicatrisé, était assis sur un des bancs de la poupe, entre ses deux fils, beaux jeunes archers de dix-huit à vingt ans. Tout en causant avec leur père, ils avaient chacun un bras familièrement passé sur l'épaule du vieux soldat, qu'ils enlaçaient ainsi; ils semblaient causer tous trois avec une douce confiance, et s'aimer tendrement. Albinik, malgré sa haine contre les Romains, n'a pu s'empêcher de soupirer de compassion, en songeant au sort de tous ces soldats, qui ne se croyaient pas si près de mourir.

À ce moment, un de ces légers vaisseaux dont se servent les marins d'Irlande, sortit de la baie du Morbihan par le chenal qui n'offrait aucun danger... Albinik avait, pour son commerce, fait de fréquents voyages à la côte d'Irlande, terre peuplée d'habitants d'origine gauloise, parlant à peu près le même langage, mais difficile à comprendre pour qui ne les avait pas souvent pratiqués comme Albinik.

L'Irlandais, soit qu'il craignît d'être poursuivi et pris par quelqu'une des galères de guerre qu'il voyait s'approcher, et qu'il voulût échapper à ce danger en venant de lui-même au-devant de la flotte, soit qu'il crût avoir des renseignements utiles à donner, l'Irlandais se dirigea vers la prétorienne, qui ouvrait la marche. Albinik frémit... L'interprète allait peut-être interroger cet Irlandais, et il pouvait signaler le danger que devait courir l'armée navale en prenant l'une ou l'autre des deux passes de l'îlot. Albinik ordonna donc de forcer de rames, afin d'arriver au chenal de perdition avant que l'Irlandais n'eût rejoint les galères. Mais après quelques mots échangés entre le commandant militaire et l'interprète, celui-ci ordonna d'attendre le navire qui s'approchait, afin de lui demander des nouvelles de la flotte gauloise. Albinik, n'osant contrarier ce commandement, de peur d'éveiller les soupçons, obéit, et bientôt le petit navire irlandais fut à portée de voix de la prétorienne. L'interprète, s'avançant alors, dit en langue gauloise à l'Irlandais:

—D'où venez-vous? où allez-vous?... Avez-vous rencontré des vaisseaux en mer?...

À ces questions, l'Irlandais fit signe qu'il ne comprenait pas, et, dans son langage moitié gaulois, il reprit:

—Je viens vers la flotte pour lui donner des nouvelles.

—Quelle langue parle cet homme?—dit l'interprète à Albinik.—Je ne l'entends pas, quoique son langage ne me semble pas tout à fait étranger.

—Il parle moitié irlandais, moitié gaulois,—répondit Albinik.—J'ai souvent commercé sur les côtes de ce pays; je sais ce langage. Cet homme dit s'être dirigé vers la flotte pour lui donner des nouvelles.

—Demande-lui quelles sont ces nouvelles.

—Quelles nouvelles as-tu à donner?—dit Albinik à l'Irlandais.

—Les vaisseaux gaulois,—répondit-il,—venant de divers ports de Bretagne, se sont réunis hier soir dans cette baie, dont je sors. Ils sont en très-grand nombre, bien équipés, bien armés, et prêts au combat... Ils ont choisi leur ancrage tout au fond de la baie, près du port de Vannes. Vous ne pourrez les apercevoir qu'après avoir doublé le promontoire d'Aëlkern...

—L'Irlandais nous apporte des nouvelles favorables,—dit Albinik à l'interprète.—La flotte gauloise est dispersée de tous côtés: une partie de ses vaisseaux est dans la rivière d'Auray, d'autres plus loin encore, vers la baie d'Audiern et Ouessant... Il n'y a au fond de cette baie, pour défendre Vannes par mer, que cinq ou six mauvais vaisseaux marchands, à peine armés à la hâte.

—Par Jupiter!—s'écria l'interprète joyeux;—les dieux sont, comme toujours, favorables à César!...

Le préteur et les officiers, à qui l'interprète répéta la fausse nouvelle donnée par le pilote, parurent aussi très-joyeux de cette dispersion de la flotte gauloise... Vannes était ainsi livrée aux Romains, presque sans défense, du côté de la mer.

Albinik dit alors à l'interprète en lui montrant le soldat à la hache:

—César s'est défié de moi; bénis soient les dieux de me permettre de prouver l'injustice de ses soupçons... Voyez-vous cet îlot... là-bas... à cent longueurs de rame d'ici?...

—Je le vois...

—Pour entrer dans cette baie, il n'y a que deux passages, l'un à droite, l'autre à gauche de cet îlot. Le sort de la flotte romaine était entre mes mains; je pouvais vous piloter vers l'une de ces passes, que rien à la vue ne distingue de l'autre, et un courant sous-marin entraînait vos galères sur un banc de rochers... pas une n'eût échappé...

—Que dis-tu?—s'écria l'interprète, tandis que Méroë regardait son époux avec douleur et surprise, car il semblait renoncer à sa vengeance.

—Je dis la vérité,—répondit Albinik à l'interprète;—je vais vous le prouver... Cet Irlandais connaît, comme moi, les dangers de l'entrée de cette baie, dont il sort; je lui demanderai de marcher devant nous, en guise de pilote; et d'avance je vais vous tracer la route qu'il va suivre: d'abord il prendra le chenal à droite de l'îlot; il s'avancera ensuite, presque à toucher cette pointe de terre que vous apercevez plus loin; puis il déviera beaucoup à droite, jusqu'à ce qu'il soit à la hauteur de ces rochers noirs qui s'élèvent là-bas; cette passe traversée, ces écueils évités, nous serons en sûreté dans la baie... Si l'Irlandais exécute de point en point cette manœuvre, vous défierez-vous encore de moi?

—Non, par Jupiter!—répondit l'interprète.—Il faudrait être insensé pour conserver le moindre soupçon.

—Jugez-moi donc...—reprit Albinik, et il adressa quelques mots à l'Irlandais, qui consentit à piloter les navires. Sa manœuvre fut celle prévue par Albinik. Alors celui-ci, ayant donné aux Romains ce gage de sincérité, fit déployer la flotte sur trois files, et pendant quelque temps la guida à travers les îlots dont la baie est semée; puis il donna l'ordre aux rameurs de rester en place sur leurs rames. De cet endroit on ne pouvait apercevoir la flotte gauloise, ancrée tout au fond de la baie, à près de deux lieues de distance de là, et dérobée à tous les yeux par un promontoire très-élevé.

Albinik dit alors à l'interprète:

—Nous ne courons plus qu'un seul danger; mais il est grand. Il y a devant nous des bancs de sable mouvants, parfois déplacés par les hautes marées: les galères pourraient s'y engraver; il faut donc que j'aille reconnaître ce passage la sonde à la main, avant d'y engager la flotte. Elle va rester en cet endroit sur ses rames; faites mettre à la mer la plus petite des barques de cette galère avec deux rameurs: ma femme tiendra le gouvernail; si vous avez encore quelque défiance, vous et le soldat à la hache vous nous accompagnerez dans la barque; puis, le passage reconnu, je reviendrai à bord de cette galère pour piloter la flotte, jusqu'à l'entrée du port de Vannes.

—Je ne me défie plus,—répondit l'interprète;—mais, selon l'ordre de César, ni moi ni ce soldat, nous ne devons te quitter un seul instant.

—Qu'il en soit ainsi que vous le désirez,—dit Albinik.

Et la petite barque de la galère fut mise à la mer. Deux rameurs y descendirent avec le soldat et l'interprète; Albinik et Méroë s'embarquèrent à leur tour: le bateau s'éloigna de la flotte romaine, disposée en croissant et se maintenant sur ses rames en attendant le retour du pilote. Méroë, assise au gouvernail, dirigeait la barque selon les indications de son époux. Lui, à genoux et penché à la proue, sondait le passage au moyen d'un plomb très-lourd attaché à un long et fort cordeau. Le bateau côtoyait alors un des nombreux îlots de la baie de Morbihan. Derrière cet îlot s'étendait un long banc de sable que la marée alors descendante commençait à découvrir; puis, au delà du banc de sable, quelques rochers bordant le rivage... Albinik venait de jeter de nouveau la sonde; pendant qu'il semblait examiner sur la corde les traces de la profondeur de l'eau, il échangea un regard rapide avec sa femme en lui indiquant d'un coup d'œil le soldat et l'interprète... Méroë comprit: l'interprète était assis près d'elle, à la poupe; venaient ensuite les deux rameurs sur leur banc, et enfin l'homme à la hache debout, derrière Albinik, penché à la proue, sa sonde à la main... Se relevant soudain, il se fit de cette sonde une arme terrible, lui imprima le mouvement rapide que le frondeur donne à sa fronde, et du lourd plomb attaché au cordeau frappa si violemment le casque du soldat, qu'étourdi du coup, il s'affaissa au fond de la barque. L'interprète voulut s'élancer au secours de son compagnon; mais, saisi aux cheveux par Méroë, il fut renversé en arrière, perdit l'équilibre et tomba à la mer. L'un des deux rameurs, ayant levé sa rame sur Albinik, roula bientôt à ses pieds. Le mouvement donné au gouvernail par Méroë fit approcher le bateau si près de l'îlot montueux, qu'elle y sauta, ainsi que son époux. Tous deux gravirent rapidement ces roches escarpées; ils n'avaient plus d'autre obstacle pour arriver au rivage qu'un banc de sable, dont une partie, déjà découverte par la marée, était mouvante, ainsi qu'on le voyait aux bulles d'air qui venaient continuellement à sa surface. Prendre ce passage pour atteindre les rochers de la côte, c'était périr dans le gouffre caché sous cette surface trompeuse. Déjà les deux époux entendaient de l'autre côté de l'îlot, dont l'élévation les cachait, les cris, les menaces du soldat, revenu de son étourdissement, et la voix de l'interprète, retiré sans doute de l'eau par les rameurs. Albinik, habitué à ces parages, reconnut, à la grosseur du gravier et à la limpidité de l'eau dont il était encore couvert, que le banc de sable, à quelques pas de là, n'était plus mouvant. Il le traversa donc en cet endroit avec Méroë, tous deux ayant de l'eau jusqu'à la ceinture. Ils atteignirent alors les rochers de la côte, les escaladèrent agilement, et s'arrêtèrent ensuite un instant afin de voir s'ils étaient poursuivis.

L'homme à la hache, gêné par sa pesante armure, et n'étant, non plus que l'interprète, habitué à marcher sur des pierres glissantes couvertes de varechs, comme l'étaient celles de l'îlot qu'ils avaient à traverser pour atteindre les deux fugitifs, arrivèrent, après maints efforts, en face de la partie mouvante du banc de sable laissée à sec par la marée de plus en plus basse. Le soldat, possédé de colère à l'aspect d'Albinik et de sa compagne, dont il ne se voyait séparé que par un banc de sable fin et uni, laissé à sec, crut le passage facile, et s'élança... Au premier pas, il enfonça dans la fondrière jusqu'aux genoux; il fit un violent effort pour se dégager... et disparut jusqu'à la ceinture... Il appela ses compagnons à son aide... à peine avait-il appelé... qu'il n'eut plus que la tête hors du gouffre... Elle disparut aussi... et un moment après, comme il avait levé les mains au ciel en s'abîmant, l'on ne vit plus qu'un de ses gantelets de fer s'agitant convulsivement en dehors du sable... Puis l'on n'aperçut plus rien... rien... sinon quelques bulles d'eau à la surface de la fondrière.

Les rameurs et l'interprète, saisis d'épouvante, restèrent immobiles, n'osant braver une mort certaine pour atteindre les fugitifs... Alors Albinik adressa ces mots à l'interprète:

—Tu diras à César que je m'étais mutilé moi-même pour lui donner confiance dans la sincérité de mes offres de services... Mon dessein était de conduire la flotte romaine à une perte certaine en périssant moi et ma compagne... Il en allait être ainsi... Je vous pilotais dans le chenal de perdition d'où pas une galère ne serait sortie... Lorsque nous avons rencontré l'Irlandais, il m'a appris que, rassemblés depuis hier, les vaisseaux gaulois, très-nombreux et très-bien armés, sont ancrés au fond de cette baie... à deux lieues d'ici. Apprenant cela, j'ai changé de projet, je n'ai plus voulu perdre vos galères... Elles seront de même anéanties, mais non par embûche et déloyauté... elles le seront par vaillant combat, navire contre navire, Gaulois contre Romain... Maintenant, dans l'intérêt du combat de demain, écoute bien ceci: J'ai à dessein conduit tes galères sur des bas fonds où dans quelques instants elles se trouveront à sec sur le sable. Elles y resteront engravées, car la mer descend... Tenter un débarquement, c'est vous perdre; vous êtes de tous côtés entourés de bancs de sable mouvants, pareils à celui où vient de s'engloutir l'homme à la hache... Restez donc à bord de vos navires; demain ils seront remis à flot par la marée montante... et demain bataille... bataille à outrance... Le Gaulois aura une fois de plus montré que jamais Breton ne fit trahison... et que s'il est glorieux de la mort de son ennemi, c'est lorsqu'il a loyalement tué son ennemi...

Et Albinik et Méroë, laissant l'interprète effrayé de ces paroles, se sont dirigés en hâte vers la ville de Vannes, pour y donner l'alarme et prévenir les gens de la flotte gauloise de se préparer au combat pour le lendemain...

Chemin faisant, l'épouse d'Albinik lui a dit:

—Le cœur de mon époux bien-aimé est plus haut que le mien. Je voulais voir détruire la flotte romaine par les écueils de la mer... Mon époux veut la détruire par la vaillance gauloise. Que je sois à jamais glorifiée d'être la femme d'un tel homme!


«Ce récit que votre fils Albinik, le marin, vous envoie, à vous, ma mère Margarid, à vous, mon père Joel, le brenn de la tribu de Karnak, ce récit votre fils l'a écrit durant cette nuit-ci qui précède la bataille de demain. Retenu dans le port de Vannes par les soins qu'il donne à son navire, afin de combattre les Romains au point du jour, votre fils vous envoie cette écriture au camp gaulois qui défend par terre les approches de la ville. Mon père et ma mère blâmeront ou approuveront la conduite d'Albinik et de sa femme Méroë, mais ce récit contient la simple vérité.»


CHAPITRE III.

La veille de la bataille de Vannes, Guilhern, le laboureur, fait une promesse sacrée à son père, Joel le brenn de la tribu de Karnak.—Position de l'armée gauloise.—Le chef des cent vallées.—Les bardes à la guerre.—La cavalerie de la Trimarkisia.—La chaîne de fer des deux saldunes.—Piéton et cavalier.

La veille de la bataille de Vannes, qui, livrée sur terre et sur mer, allait décider de l'esclavage ou de la liberté de la Bretagne, et, par suite, de l'indépendance ou de l'asservissement de toute la Gaule, la veille de la bataille de Vannes, en présence de tous ceux de notre famille réunie dans le camp gaulois, moins mon frère Albinik et sa femme Méroë, alors sur la flotte rassemblée dans la baie du Morbihan, mon père Joel, le brenn de la tribu de Karnak, a dit ceci à moi son premier né, Guilhern, le laboureur (qui écris ce récit):

«—Demain est jour de grand combat, mon fils; nous nous battrons bien. Je suis vieux, tu es jeune; l'ange de la mort me fera sans doute partir le premier d'ici, et demain peut-être j'irai revivre ailleurs avec ma sainte fille Hêna. Or, voici ce que je te demande, en présence des malheurs dont est menacé notre pays, car demain la mauvaise chance de la guerre peut faire triompher les Romains: mon désir est que, dans notre famille, et tant que durera notre race, l'amour de la Gaule et le souvenir sacré de nos pères ne périssent point. Si nos enfants doivent rester libres, l'amour du pays, le respect pour la mémoire paternelle, leur rendra la liberté plus chère encore. S'ils doivent vivre et mourir esclaves, ces souvenirs sacrés leur disant sans cesse de génération en génération qu'il fut un temps où, fidèle à ses dieux, vaillante à la guerre, indépendante et heureuse, maîtresse de son sol fécondé par de durs labeurs, insouciante de la mort dont elle a le secret, la race gauloise était redoutée du monde entier et hospitalière aux peuples qui lui tendaient une main amie, ces souvenirs perpétués d'âge en âge, rendant à nos enfants leur esclavage plus horrible, leur donneront un jour la force de le briser. Afin que ces souvenirs se transmettent de siècle en siècle, il faut, mon fils, me promettre, par Hésus, de rester fidèle à notre vieille coutume gauloise, en conservant le dépôt que je vais te confier, en l'augmentant et en faisant jurer à ton fils Sylvest de l'augmenter à son tour, afin que les fils de tes petits-fils imitent leurs pères, et qu'ils soient imités de leur descendance... Ce dépôt, le voici... Ce premier rouleau contient le récit de ce qui est arrivé dans notre maison lors de l'anniversaire de la naissance de ma chère fille Hêna, jour qui a été aussi celui de sa mort. Cet autre rouleau, que ce soir, vers le coucher du soleil, j'ai reçu de mon fils Albinik, le marin, contient le récit de son voyage au camp de César, à travers les contrées incendiées par leurs populations. Ce récit honore le courage gaulois; il honore ton frère Albinik et sa femme Méroë, fidèles, jusqu'à l'excès peut-être, à cette maxime de nos pères: Jamais Breton ne fit trahison. Ces écrits, je te les confie, tu me les remettras après la bataille de demain, si j'y survis... sinon, tu les garderas (ou, à défaut de toi, tes frères), et tu y inscriras les principaux faits de ta vie et de celle des tiens; tu transmettras ces récits à ton fils, afin qu'il fasse comme toi, et ainsi toujours de génération en génération... Me jures-tu, par Hésus, d'obéir à ma volonté?...

»—Moi, Guilhern, le laboureur,—ai-je répondu,—je jure à mon père, Joel, le brenn de la tribu de Karnak, d'accomplir ses volontés...»


Et ces volontés de mon père, je les accomplis pieusement aujourd'hui, longtemps après la bataille de Vannes, et en suite de malheurs sans nombre. Le récit de ces malheurs, je le fais pour toi, mon fils Sylvest. Et ce n'est pas avec du sang... que je devrais écrire ceci... non, ce n'est pas avec du sang, car le sang se tarit; mais avec des larmes de douleur, de haine et de rage... leur source est intarissable!


Après que mon pauvre et bien-aimé frère Albinik a eu piloté la flotte romaine dans la baie du Morbihan, voici d'abord ce qui s'est passé le jour de la bataille de Vannes...

Cela s'est passé sous mes yeux... je l'ai vu... J'aurais à vivre ici toutes les vies que j'ai à vivre ailleurs, que, dans des temps infinis, le souvenir de ce jour épouvantable et de ceux qui l'ont suivi me serait présent, comme il me l'est à cette heure, comme il me l'a été, comme il me le sera toujours...

Joel mon père, Margarid ma mère, Hénory ma femme, mes deux enfants, Sylvest et Siomara, ainsi que mon frère Mikaël, l'armurier, sa femme Martha et leurs enfants (pour ne parler que de nos parents les plus proches), s'étaient rendus, comme tous ceux de notre tribu, dans le camp gaulois: nos chariots de guerre, recouverts de toiles, nous avaient servi de tentes jusqu'au jour de la bataille de Vannes. Pendant la nuit, le conseil, convoqué par le chef des cent vallées et par Taliesin, le plus ancien des druides, s'était rassemblé. Des montagnards d'Arès, montés sur leurs petits chevaux infatigables, avaient été envoyés, la veille, en éclaireurs à travers le pays incendié. Ils accoururent à l'aube annoncer qu'à six lieues de Vannes on apercevait les feux de l'armée romaine, campée cette nuit-là au milieu des ruines de la ville de Morh'ek. Le chef des cent vallées supposa que César, pour échapper au cercle de destruction et de famine dont son armée allait être de plus en plus enserrée, avait fui à marches forcées ce pays dévasté et venait offrir la bataille aux Gaulois. Le conseil résolut de marcher au-devant de César, et de l'attendre sur les hauteurs qui dominent la rivière d'Elrik. Au point du jour, après que les druides eurent invoqué les dieux, notre tribu se mit en marche pour aller prendre son rang de bataille.

Joel montait son fier étalon Tom-Bras et commandait la mahrek-ha-droad[A], dont je faisais partie avec mon frère Mikaël, moi comme cavalier, lui comme piéton. Nous devions, selon la règle militaire, combattre à côté l'un de l'autre, lui à pied, moi à cheval, et nous secourir mutuellement. Dans l'un des chars de guerre, armés de faux et placés au centre de l'armée avec la réserve, se tenaient ma mère, ma femme, ainsi que celle de Mikaël et nos enfants à tous deux. Quelques jeunes garçons, légèrement armés, entouraient les chars de bataille, et tenaient difficilement en laisse les grands dogues de guerre, qui, animés par l'exemple de Deber-Trud, le mangeur d'hommes, hurlaient et bondissaient, flairant déjà le combat et le sang. Parmi les jeunes gens de notre tribu qui se rendaient à leur rang, j'en ai remarqué deux qui s'étaient juré foi de saldune, comme Julyan et Armel; de plus, et ainsi que cela se fait souvent, ils avaient voulu lier non-seulement leur parole, mais leurs corps; et pour être plus certains de partager le même sort, une assez longue chaîne de fer, rivée à leur ceinture d'airain, les attachait l'un à l'autre. Image du serment qui les liait, cette chaîne les rendait inséparables, vivants, blessés ou morts.

En allant à notre poste de combat, nous avons vu passer le chef des cent vallées à la tête d'une partie de la trimarkisia[B]. Il montait un superbe cheval noir, recouvert d'une housse écarlate; son armure était d'acier; son casque de cuivre étamé, brillant comme de l'argent, était surmonté de l'emblème de la Gaule: un coq doré, aux ailes à demi ouvertes; aux côtés du chef chevauchaient un barde et un druide, vêtus de longues robes blanches rayées de pourpre; ils ne portaient pas d'armes; mais, la bataille engagée, dédaigneux du péril, au premier rang des combattants, ils les encourageaient par leurs paroles et par leurs chants de guerre[C]. Ainsi chantait le barde au moment où passait devant nous le chef des cent vallées:

«César est venu contre nous.—Il nous a demandé d'une voix forte: Voulez-vous être esclaves? êtes-vous prêts?...—Non, nous ne voulons pas être esclaves... non, nous ne sommes pas prêts.—Gaulois, enfants d'une même race, unis par la même cause, levons notre étendard sur les montagnes, et précipitons-nous dans la plaine.—Marchons... marchons à César, unissons dans un même carnage lui et son armée... Aux Romains!... aux Romains!»

Et tous les cœurs battaient vaillamment à ces chants du barde.

En passant devant notre tribu, à la tête de laquelle était Joel, mon père, le chef des cent vallées arrêta son cheval et dit:

—Ami Joel, lorsque j'étais ton hôte, tu m'as demandé mon nom: je t'ai répondu que je m'appellerais Soldat tant que notre vieille Gaule ne serait pas délivrée de ses oppresseurs... L'heure est venue de nous montrer fidèles à la devise de nos pères: Dans toute guerre il n'y a que deux chances pour l'homme de cœur: vaincre ou périr. Puisse mon dévouement à notre commune patrie n'être pas stérile!... Puisse Hésus protéger nos armées!... Peut-être alors le chef des cent vallées aura-t-il effacé la tache qui couvre un nom qu'il n'ose plus porter[D]... Courage, ami Joel! les fils de ta tribu sont braves entre les braves... J'ai vu dans ta maison deux des tiens, Julyan et Armel, se battre après souper par outre-vaillance... Ta sainte fille Hêna, la vierge de l'île de Sên, a offert son sang à Hésus... Brave donc est ta tribu, ami Joel... Quels coups ne va-t-elle pas frapper, aujourd'hui qu'il s'agit du salut de la Gaule?...

—Ma tribu frappera de son mieux et de toutes ses forces, comptes-y, ami, ainsi que je t'appelais dans ma maison,—reprit mon père.—Nous n'avons pas oublié ce chant des bardes qui t'accompagnaient lorsqu'ils ont poussé le premier cri de guerre dans la forêt de Karnak:

«Frappe fort le Romain... frappe à la tête... plus fort encore... frappe... frappe le Romain!...»

Et tous ceux de la tribu de Joel répétèrent à grands cris et d'une voix le refrain des bardes:

«Frappe... frappe le Romain!...»

FIN DU PREMIER VOLUME.


NOTES.

LA FAUCILLE D'OR.

[A] «Les puissants essaims des nations sciltiques et celtiques ou Gaulois (puisque les Celtes sont les premiers peuples connus qui occupèrent la Gaule), poussés par la Providence dans le continent de l'Europe, sortis des mêmes montagnes que les essaims de l'Inde et de l'Asie, avaient dû nécessairement s'y empreindre des mêmes croyances... Si le rassemblement devant les mêmes autels dans les montagnes d'Asie, des patriarches inconnus, qui sont devenus les pères des nations, suffit pour expliquer les affinités générales qui se trouvent entre l'essaim celtique (ou gaulois) et les autres, quelle difficulté y a-t-il à ce qu'il se trouve des affinités plus particulières encore entre les deux races celtique et hébraïque?» (Jean Raynaud, Druidisme, Encycl. mod.)

D'où il suit, selon Jean Raynaud, et il le démontre avec une irrésistible puissance historique et logique, que les religions hébraïque, brahmique et druidique sortent de la même souche. Ainsi les Hébreux, de même que les Gaulois, avaient la plus grande vénération pour le chêne, ainsi que le prouve le chêne de Sichen, etc., etc. De même qu'aux Gaulois, les pierres brutes servaient spécialement d'autels aux Hébreux et avaient d'autres emplois communs aux deux peuples: servant chez les Gaulois, ainsi que chez les Hébreux, de limites de frontières, de tombes, de monuments commémoratifs d'actions glorieuses ou de la foi jurée.

«Aussi loin que l'on puisse remonter dans l'histoire de l'Occident, on trouve la race des Celtes (devenue la race gauloise) occupant le territoire continental compris entre le Rhin, les Alpes, la Méditerranée et l'Océan.» (Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, vol. I, p. 1.)

(Nous ne citerons pas d'autres sources pour ce chapitre. Voir pour ce récit sommaire tous les historiens déjà cités sur les Gaulois.)

[B] L'histoire du gouvernement gaulois offre trois périodes distinctes:

Théocratie du druidisme.—Royauté et aristocratie.Constitutions populaires fondées sur l'élection et la volonté du plus grand nombre. (Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, vol. II, p. 65.)

Plusieurs siècles avant Jésus-Christ, l'élection populaire remplaça l'antique privilége de l'hérédité. Les rois et les chefs absolus furent expulsés, le pouvoir remis aux mains de législateurs librement consentis; mais l'aristocratie héréditaire ne se laissa pas déposséder sans combat; appuyée sur le peuple des campagnes, elle engagea contre les villes une guerre longue et mêlée de chances diverses. (Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, vol. II, p. 104.)... Ce fut une sorte de démocratie pure où le peuple en corps nommait, soit des sénats souverains, soit des magistrats et des chefs, et où, suivant l'expression d'un de ces petits chefs populaires, la multitude conservait autant de droits sur le chef que le chef sur la multitude... Tout le système politique de la Gaule reposait sur l'association; de même que des individus clients se groupaient autour d'un patron, de petits états se déclaraient clients d'un état plus puissant; les états également puissants s'associaient et se fédéraient entre eux; des lois fédératives, universellement reconnues, réglaient les rapports de tous ces états, fixaient les services mutuels, déterminaient les droits et les devoirs. (Améd. Thierry, Hist. des Gaulois, vol. II, p. 108.)

[C] Bataille de la Sambre. 500 survivants sur 60,000.

[D] Cause de la guerre.—Demande de provisions.

[F] Ce cri de ralliement druidique au gui l'an neuf, est encore, dans quelques provinces, acclamé par de pauvres enfants qui parcourent les rues au nouvel an.

[G] Voici ce qu'on lit dans César au sujet de ce singulier moyen de communication de télégraphie orale, si l'on peut s'exprimer ainsi:

«Les paysans gaulois, occupés aux travaux des champs, se communiquaient les nouvelles importantes en se les criant de l'un à l'autre; elles volaient ainsi de bourg en bourg, de cité en cité, avec la rapidité d'un son. Un événement arrivé à Genabum (Orléans), au lever du soleil, dans les jours les plus courts de l'année, put être connu chez les Avernes (les Gaulois de l'Auvergne), à cent soixante milles de distance, avant la fin de la nuit.» (César, De Bello Gall., liv. VII, ch. iii.)

[H] Diogène Laërte cite ces belles maximes, empruntées à la philosophie druidique:

—Obéir aux lois de Dieu.—Faire le bien de l'homme.—Supporter avec courage les accidents de la vie.

[I] «L'astronomie préoccupait assez la Gaule pour qu'il soit permis de penser qu'elle y formait aussi, parmi les druides, une classe particulière de savants; pendant que les uns s'efforçaient, suivant Ammien Marcellin, de découvrir les enchaînements et les sublimités de la nature terrestre, d'autres s'appliquaient aux mêmes travaux pour la nature céleste. Ce qui est certain, c'est que les plus savants des druides avaient su se poser les problèmes fondamentaux de l'histoire géométrique du ciel; ils faisaient profession de connaître, comme on le voit dans César et dans Nicla, les dimensions de la terre, ainsi que sa forme, la grandeur et la disposition du ciel, les mouvements des astres... Que l'on compare sur le système du monde le langage des bardes (une des classes des druides) et des pères de l'Église au sixième siècle, c'est la science à côté de l'ignorance. Que l'on réfléchisse seulement à ce que suppose de science ce simple passage du Chant du monde, par Taliesin:

«Je demanderai aux bardes du monde:—Pourquoi les bardes ne me répondraient-ils pas?—Je leur demanderai qui est-ce qui soutient le monde? pour que, privé de supports, il ne retombe pas!—Et s'il tombe? quel chemin suit-il?—Mais qui pourrait lui servir de support?—Quel grand voyageur est le monde!—Tandis qu'il glisse sans repos, il demeure tranquille dans son orbite.—Et combien la forme de cette orbite est admirable pour que le monde n'en tombe dans aucune direction!

»Qui ne sent frémir ici ce grand courant duquel était sorti Pythagore, et qui en reparaissant devait produire Kepler et toutes les explorations modernes des étoiles?

»L'attention des druides s'était surtout attachée à la lune. On sait, par le témoignage d'Héraclée, qu'ils s'étaient aperçus (probablement par la considération des dentelures) de l'existence des montagnes lunaires, qui fournit à l'astronomie un principe si riche en inductions; aussi peut-on avoir quelque soupçon des idées que leur dogme favori de la continuité de la vie avait dû leur inspirer touchant les perspectives les plus profondes de l'astronomie.» (Jean Raynaud, Encyclopédie nouvelle, Druidisme.)

[J] Les sacrifices humains, si calomnieusement reprochés aux druides, se composaient d'exécutions juridiques et de sacrifices volontaires. Quant à ceux-ci, les chrétiens ne sauraient en contester les grandeurs: le Christ en croix, offrant à Dieu le Père son sang pour la rédemption du monde, est le type parfait du sacrifice volontaire.

«Le jugement des meurtres, dit Strabon, est spécialement attribué aux druides.» Diodore de Sicile ajoute: «Après avoir retenu les criminels en prison, les druides les attachent à des potences en l'honneur des dieux, ou les placent avec d'autres offrandes sur des bûchers.» César dit enfin: «Les druides sont persuadés que les supplices les plus agréables aux dieux sont ceux des criminels saisis dans le vol, le brigandage ou autres forfaits.»

Citons enfin ces éloquentes paroles de Jean Raynaud:

«En définitive, la principale différence des exécutions druidiques et des nôtres venait de ce qu'alors la religion se trouvait d'accord avec la loi civile pour les ordonner. Sans approuver, sur ce point, la loi de nos pères, puisque c'est une sorte de lâcheté de se défaire des criminels au lieu de les corriger, je ne serais pas embarrassé pour dire quel est des deux spectacles le plus abominable, ou du druide rendant lui-même à Dieu, comme une hostie expiatoire, au milieu d'une assemblée en prière, le criminel condamné, ou du bourreau de nos jours, du mercenaire sans entrailles et sans foi, saisissant brutalement le criminel pour l'égorger sur un tréteau en forme de démonstration de police.»


«En outre des sacrifices volontaires et expiatoires, les druides, quelques siècles avant César, dévouaient parfois à leur dieu, de même que les Hébreux, les ennemis de leur nationalité. Après la victoire, sur le lien même de la lutte, ils en faisaient des holocaustes; la formule de l'anathème était presque semblable à celle employée par les Hébreux, et en lisant les exterminations dans le Chanaan, on pourrait se croire avec les Gaulois des temps les plus reculés: hommes et animaux, le sacrifice embrassait tout; l'incendie du butin accompagnait, comme un encens, l'offrande du sang. Que l'on compare la prise d'Amalec ou de Jéricho avec quelque holocauste gaulois:—Ils tuèrent, dit Josué, tout ce qui était dans la ville, depuis l'homme jusqu'à la femme, depuis l'enfant jusqu'au vieillard; ils frappèrent avec le glaive les bœufs, les ânes et les moutons; ils incendièrent la ville et tout ce qu'elle contenait.»

Certes, il faut déplorer ces barbaries des âges primitifs, qui toujours, d'ailleurs, allèrent en s'affaiblissant dans la religion druidique; mais nos livres saints, l'Ancien Testament, les Prophètes, etc., etc., dont la source est, dit-on, divine, fourmillent de barbaries, d'atrocités plus épouvantables encore, et ils n'offrent pas une idée d'une aussi consolante sublimité que cette perpétuité de la vie, base fondamentale du druidisme.

[K] La forêt de Karnak, maintenant détruite, s'étendait alors presque jusqu'au bord de la mer; quant aux pierres druidiques qui existent encore de nos jours (en 1850), voici la description qu'en donnait un écrivain du siècle passé. (Ogée, Dictionnaire de la Bretagne, t. I, p. 161. On peut voir aussi, Voyage pittoresque dans l'ancienne France, par M. Taylor.—Bretagne, t. I.)

Carnac, sur la côte, à cinq lieues et demie à l'ouest-sud-ouest de Vannes, son évêché, à vingt-cinq lieues et demie de Rennes et deux lieues et demie d'Auray, sa subdélégation et son ressort.

Sur la côte, au sud du Morbihan, tout auprès du bourg de Carnac, sont ces pierres étonnantes dont les antiquaires ont tant parlé; elles occupent le terrain le plus élevé en face de la mer, depuis ce bourg jusqu'au bras de mer de la Trinité, dans une longueur de six cent-soixante-dix toises; elles sont plantées en quinconce comme des allées d'arbres, et forment des espèces de rues tirées au cordeau. La première de ces rues, en les prenant du côté de Karnac, a six toises de largeur; la seconde cinq toises trois pieds; la troisième six toises; la quatrième six toises deux pieds; la cinquième et la sixième cinq toises chacune; la septième trois toises trois pieds; la huitième trois toises quatre pieds; la neuvième quatre toises, et la dixième deux toises; ce qui fait en largeur totale quarante-sept toises. Ces pierres sont de grosseurs différentes et plantées à dix-huit, vingt, vingt-cinq pieds les unes des autres; il y en a qui ne sont pas plus grosses que des bornes ordinaires; mais en revanche il s'en voit, surtout à l'extrémité des rangs, qu'on ne peut considérer sans étonnement. Elles sont hautes de seize, dix-huit et même cinquante pieds; quelques-unes sont d'une masse si prodigieuse, qu'elles doivent peser plus de quatre-vingts milliers. Ce qu'il y a de plus étonnant, c'est que la plus grande grosseur est en haut et la moindre en bas, de sorte qu'il en est plusieurs qui sont portées comme sur un pivot; elles sont brutes, telles qu'on les a tirées du rocher. On en remarque seulement quelques-unes qui ont un caractère aplati, et l'on a affecté de tourner ce côté de manière qu'il fait face aux rues.

[L] Les Gaulois, comme les Grecs, brûlaient les morts; ils préféraient avec raison cette volatilisation de la matière par la flamme à ces charniers répugnants appelés cimetières, qui, dans un temps donné, finiront par envahir l'espace réservé aux vivants.

Mais, contrairement aux Grecs, les Gaulois, beaucoup moins préoccupés de la matière ou de ce qui en rappelait les souvenirs, n'en conservaient pas les cendres.

«Les Gaulois, dit Jean Raynaud, tous pénétrés des sublimes enseignements de la spiritualité druidique, sentaient bien qu'il n'y avait point là le sujet d'un crime; s'ils faisaient moins d'état des cendres ils songeaient davantage aux âmes, c'est une différence que les monuments ont consacrée d'une manière bien sensible; au lieu de l'urne païenne noyée dans les pleurs, on trouve des sculptures gauloises qui représentent le personnage mortuaire, les yeux levés vers le ciel, d'une main tenant la cippe, et de l'autre, à demi ouverte, montrant l'espace. Au lieu de ces stériles inscriptions du paganisme, qui n'inspirent jamais que le deuil et les larmes, on trouve chez nos pères des inscriptions qui savent, à côté du regret, recommander l'espérance. On connaît celle-ci, découverte sur les bords du Rhône: Si la cendre manque dans cette urne, alors regarde l'esprit, sur le salut duquel rien n'a été dit témérairement.»

Quel parfait affranchissement de tout lien matériel! (Druidisme, Encyclop. nouv.)

[M] Pour les druides, la totalité des êtres qu'embrasse la pensée se divise en trois cercles: le premier de ces cercles (Cylch-y-Ceuyant) Cercle de l'Immensité, de l'infini, n'appartient qu'à Dieu; le second (Cylch-y-gwynfyd), Cercle du Bonheur, comprenait les être revêtus du degré supérieur de sainteté, c'était le paradis; le troisième cercle (Cylch-yr-Abred), Cercle des Voyages, enveloppait tout l'ordre naturel; c'est là, au fond des abîmes, dans les grands océans de l'espace, que commençait le premier soupir de l'homme; placé bientôt entre le bien et le mal, il s'exerçait longtemps dans les épreuves de ce milieu, sortant de l'une par la mort, reparaissant dans une nouvelle épreuve par la renaissance; le but proposé à son courage était d'acquérir ce que l'on nommait le point de liberté, équilibre entre les devoirs et les passions. Arrivé à ce point d'excellence, l'homme quittait enfin le cercle des voyages ou épreuves, pour prendre place dans celui du bonheur. Il n'y avait pas d'enfer, l'âme dégradée ou mauvaise retombait à une condition inférieure d'existence, plus ou moins tourmentée; il y avait assez de supplices en évidence dans le vaste cercle de l'humanité pour dispenser d'un lieu à part pour les punitions.» (Jean Raynaud, Druidisme. Encyclop. nouv.)


LA CLOCHETTE D'AIRAIN.

CHAPITRE PREMIER.

[A] À peu de distance de la ville de Saint-Nazaire, qui existe aujourd'hui.—Le pays ainsi dévasté par l'incendie comprenait presque la totalité des départements du Morbihan et de la Loire-Inférieure de nos jours.

[B] On a justement admiré le patriotisme des Russes incendiant Moskow pour chasser et affamer l'armée française, mais il ne s'agissait que d'une seule ville; combien plus admirable a été l'héroïque patriotisme de nos pères! car, à cette époque, pour combattre l'invasion romaine, non-seulement la Bretagne, mais presque un tiers de la Gaule, a été livré à l'incendie par ses habitants.

Mais laissons parler César:

«Le chef des cent vallées convoqua les chefs des armées gauloises coalisées, et leur déclara qu'il était urgent de changer le système de guerre et d'en adopter un autre plus approprié au caractère d'une lutte nationale; qu'il fallait affamer l'ennemi, intercepter les vivres aux hommes, le fourrage aux chevaux; travail d'autant plus aisé que les Gaulois étaient forts en cavalerie, et que la saison les favorisait; les Romains ne pouvaient encore fourrager au vert, il serait facile de les surprendre dans les habitations éloignées où le besoin les conduirait, et de les détruire ainsi en détail; mais le salut commun,—ajouta le chef des cent vallées,—exige des sacrifices particuliers; nous devons nous résoudre à brûler toutes nos habitations, tous nos villages et celles de nos villes qui ne sauraient se défendre, de peur qu'elles ne deviennent un refuge pour les lâches qui déserteraient notre cause, ou qu'elles ne servent à attirer l'ennemi, par l'espoir du butin: la population trouvera un refuge dans les cités éloignées du théâtre de la guerre. Ces mesures vous paraissent violentes et dures? mais vous serait-il plus doux de voir vos femmes outragées et captives? vos enfants chargés de chaînes? vos parents, vos amis égorgés? vous mêmes réservés à une mort honteuse? car voilà le sort qui vous attend si vous êtes vaincus.» (César, De Bello Gallico, liv. VII, chap. XIV.)

«.....Le chef des cent vallées fut écouté avec calme et résignation, aucun murmure ne l'interrompit, aucune objection ne s'éleva contre le douloureux sacrifice qu'il demandait; ce fut à l'unanimité que les chefs de tribus votèrent la ruine de leur fortune, et la dispersion de leurs familles. On appliqua sans délai ce remède terrible au pays que l'on craignait de voir occuper par l'ennemi... De toute part, on n'apercevait que le feu et la fumée des incendies; à la lueur de ces flammes, à travers ces décombres et ces cendres, l'on voyait une population innombrable se diriger vers la frontière, où l'attendaient un abri et du pain; souffrante et morne, mais non pourtant sans consolation, puisque ces souffrances devaient amener le salut de la patrie.» (Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, t. III, chap. VIII, p. 103.)

[C] Le requin.

[D] Cri de guerre des Gaulois, signifiant frappe à la tête, assomme! (Latour d'Auvergne, Origines gauloises.)

CHAPITRE III.

[A] Troupe composée de cavaliers (mahrek) et de piétons (droad).

«Un certain nombre de cavaliers gaulois choisissaient un pareil nombre parmi les piétons les plus agiles et les plus courageux; chacun d'eux veillait sur un cavalier et le suivait dans les combats; la cavalerie se repliait sur eux si elle était en danger, et les piétons accouraient; si un cavalier blessé tombait de cheval, le piéton le secourait et le défendait. Fallait-il s'avancer rapidement ou faire une retraite précipitée, l'exercice avait rendu ces piétons si agiles, qu'en se tenant à la crinière des chevaux, ils suivaient les cavaliers à la course.» (César, De Bell. Gall., liv. I, chap. XLVIII.)

[B] «Dans ce corps de cavalerie, chaque cavalier était suivi de deux écuyers montés et équipés qui se tenaient derrière le corps d'armée; lorsque le combat s'engageait, le cavalier était-il démonté, les écuyers lui donnaient un de leurs chevaux; si le cheval et le cavalier étaient tués ou que le cavalier blessé fût emporté du champ de bataille par un des écuyers, l'autre occupait dans l'escadron la place du cavalier. Ce corps de cavalerie s'appelait trimarkisia, de deux mots qui, dans la langue gauloise, signifiaient trois chevaux.» (130, v. 1. Histoire des Gaulois. Amédée Thierry.—Pausanias. L. X.)

[C] Les Bardes faisaient, nous l'avons dit, partie de la corporation des Druides...

«.....L'art—dit Jean Raynaud—n'était représenté chez les Gaulois que par les bardes; ils avaient pour ceux-ci un attachement sans bornes... ils ne les séparaient pas des autres ministres de la religion druidique; le don céleste de l'inspiration leur paraissait une investiture suffisante; ils comprenaient que l'art n'est digne de celui qui en fait briller les rayons qu'à la condition d'encourager les hommes dans les efforts qui font la noblesse et la sainteté de la vie.—Les bardes,—dit Lucain,—se plaisaient à célébrer la gloire des fortes armes, et en illustrant ainsi les héros, ils allumaient dans les cœurs le désir d'imiter ces modèles, dans l'espoir d'être un jour chantés comme eux.—On a comparé les bardes à Tyrtée qui, par l'autorité de ses accents, disposait, comme un Dieu, de la victoire.—Ils se font écouter des ennemis comme de leurs amis,—dit Diodore de Sicile;—souvent, entre les deux armées en bataille, quand les rangs marchaient déjà l'un sur l'autre, les glaives tirés, les piques en arrêt, les bardes s'avançant au milieu suspendent le combat, comme s'ils venaient tout à coup apaiser des bêtes féroces par leurs enchantements.

»Le but des bardes n'était pas de divertir, avec d'harmonieux accords, des auditeurs mollement rassemblés autour d'eux pour leur plaisir; animés par la religion dont ils se sentaient les ministres, ils regardaient le ciel, et suivis de la multitude séduite, ils marchaient en chantant dans la voie que leur montraient les dieux.» (Jean Raynaud, Druidisme.)

«.....Les Gaulois eurent aussi leurs Pindares et leurs Tyrtées, le talent des bardes, le talent des poëtes s'exerçant à chanter en vers héroïques les actions des grands hommes, à entretenir dans le cœur des Gaulois l'amour de la gloire.» (Latour d'Auvergne, Origine gauloise, p. 158.)

«Les Gaulois pensent,—dit Nicolas de Damas,—qu'il est honteux de vivre subjugués, et que, dans toute guerre, il n'y a que deux chances pour l'homme de cœur: vaincre ou périr.» (Nic. Damasc.ap.Strab. serm. XII.)

[D] César, dans ses Commentaires, et plus tard les historiens ont pris le titre de commandement exercé par ce héros de la Gaule pour son nom propre, et, par corruption, ils l'ont écrit Vercingetorix, au lieu de ver-cinn-cedo-righ, chef-des-cent-vallées, ainsi que le fait observer M. Amédée Thierry (Hist. des Gaulois, t. III, pag. 86). Vercingetorix, natif d'Auvergne, était fils de Celtil, qui, coupable de conspiration contre la liberté de sa cité, avait expié sur le bûcher son ambition et son crime; héritier des biens de son père, dont il rougissait de porter le nom, puisqu'on ne le trouve jamais autrement désigné dans l'histoire que par son surnom de guerre, le jeune Gaulois, devenu l'idole du peuple, voyagea beaucoup, alla à Rome et y vit César qui tâcha de se l'attacher, mais le Gaulois repoussa l'amitié de l'ennemi de sa patrie. Revenu dans son pays, il travailla secrètement à réveiller parmi les siens le sentiment de l'indépendance, et à susciter des ennemis aux Romains; quand l'heure d'appeler le peuple aux armes fut venue, il se montra au grand jour, dans les cérémonies druidiques, dans les réunions politiques, partout enfin on le voyait, employant son éloquence, sa fortune, son crédit, en un mot, tous ses moyens d'action sur les chefs et sur la multitude, pour les amener, comme dit un historien, à revendiquer le droit de la vieille Gaule. (Amédée Thierry, Hist. des Gaules.)

FIN DES NOTES DU PREMIER VOLUME.


TABLE DU PREMIER VOLUME.

INTRODUCTION. LE CASQUE DE DRAGON.—L'ANNEAU DU FORÇAT, OU LA FAMILLE LEBRENN (1848-1849).

Chapitre Ier. Comment, en février 1848, M. Marik Lebrenn, marchand de toile, rue Saint-Denis, avait pour enseigne: l'Épée de Brennus.—Des choses extraordinaires que Gildas Pakou, garçon de magasin, remarqua dans la maison de son patron.—Comment, à propos d'un colonel de dragons, Gildas Pakou raconte à Jeanike, la fille de boutique, une terrible histoire de trois moines rouges, vivant il y a près de mille ans.—Comment Jeanike répond à Gildas que le temps des moines rouges est passé, et que le temps des omnibus est venu.—Comment Jeanike, qui faisait ainsi l'esprit fort, est non moins épouvantée que Gildas Pakou à propos d'une carte de visite.

Chap. II. Comment et à propos de quoi le père Morin, dit le Père la Nourrice, manqua de renverser la soupe au lait que lui avait accommodée son petit-fils Georges Duchêne, ouvrier menuisier, ex-sergent d'infanterie légère.—Pourquoi M. Lebrenn, marchand de toile, avait pris pour enseigne de sa boutique l'Épée de Brennus.—Comment le petit-fils fit la leçon à son grand-père, et lui apprit des choses dont le bonhomme ne se doutait point, entre autres que les Gaulois, nos pères, réduits en esclavage, portaient des colliers ni plus ni moins que des chiens de chasse, et qu'on leur coupait parfois les pieds, les mains, le nez et les oreilles.

Chap. III. Comment M. Marik Lebrenn, marchand de toile, devina ce que Georges Duchêne, le menuisier, ne voulait pas dire, et ce qui s'ensuivit.

Chap. IV. Comment le colonel de Plouernel déjeunait tête-à-tête avec une jolie fille qui improvisait toutes sortes de couplets sur l'air de la Rifla.—De l'émotion peu dévotieuse causée à cette jeune fille par l'arrivée d'un cardinal.

Chap. V. De l'entretien du cardinal de Plouernel et de son neveu.—Comment son éminence finit par envoyer son neveu à tous les diables.—Ce que vit M. Lebrenn, le marchand de toile, dans un certain salon de l'hôtel de Plouernel, et pourquoi il se souvint d'une abbesse portant l'épée, de l'infortuné Broute-Saule, de la pauvre Septimine la Coliberte, de la gentille Ghiselle la Paonnière, d'Alizon la Maçonne, et autres trépassés des temps passés que l'on rencontrera plus tard.

Chap. VI. Comment le marchand de toile, qui n'était point sot, fit le simple homme vis-à-vis du comte de Plouernel, et ce qu'il en advint.—Comment le colonel reçut l'ordre de se mettre à la tête de son régiment, parce que l'on craignait une émeute dans la journée.

Chap VII. Pourquoi madame Lebrenn et mademoiselle Velléda, sa fille, n'avaient pas une haute opinion du courage de Gildas Pakou, le garçon de magasin.—Comment Gildas, qui ne trouvait pas le quartier Saint-Denis pacifique ce jour-là, eut peur d'être séduit et violenté par une jolie fille, et s'étonna fort de voir certaines marchandises apportées dans la boutique de l'Épée de Brennus.

Chap. VIII. Comment M. Lebrenn, son fils, sa femme et sa fille se montrent dignes de leur race.

Chap. IX. Comment une charretée de cadavres ayant traversé la rue Saint-Denis, M. Lebrenn, son fils, Georges le menuisier, et leurs amis élevèrent une formidable barricade.—De l'inconvénient d'aimer trop les montres d'or et la monnaie, démontré par les raisonnements et par les actes du père Bribri, du jeune Flamèche et d'un forgeron, aidés de plusieurs autres scrupuleux prolétaires.

Chap. X. Comment M. Lebrenn, son fils, Georges, le menuisier, et leurs amis défendirent leur barricade.—Ce que venait faire Pradeline dans cette bagarre, et ce qu'il lui advint.—Oraison funèbre de Flamèche par le père Bribri.—Comment le grand-père la Nourrice fut amené à jeter son bonnet de coton sur la troupe du haut de sa mansarde.—Entretien philosophique du père Bribri, qui avait une jambe cassée, et d'un garde municipal ayant les reins brisés.—Comment celui-ci trouva que le père Bribri avait du bien bon tabac dans sa tabatière.—Dernière improvisation de Pradeline sur l'air de la Rifla.—Comment, en suite d'une charge de cavalerie, le colonel de Plouernel fit un cadeau à M. Lebrenn au moment où la République était proclamée à l'Hôtel de ville.

Chap. XI. Comment la famille du marchand de toile, Georges Duchêne et son grand-père, assistèrent à une imposante cérémonie et à une touchante manifestation, aux cris de vive la République.—Comment le numéro onze cent vingt, forçat au bagne de Rochefort, fut menacé du bâton par un argousin et eut un entretien avec un général de la République, et ce qu'il en advint.—Ce que c'était que ce général et ce forçat.

Chap. XII. Ce qu'était devenue la famille de M. Lebrenn pendant son séjour au bagne, et d'une lettre qu'elle reçut un soir.

Chap. XIII. Comment le jour anniversaire de la naissance de son fils M. Lebrenn lui ouvre cette chambre mystérieuse qui causait tant d'étonnement à Gildas Pakou, le garçon de magasin.—Comment Sacrovir Lebrenn et Georges Duchêne, son beau-frère, désespéraient du salut de la République et du progrès de l'humanité.—Pourquoi M. Lebrenn, fort de ce que renfermait la chambre mystérieuse, était au contraire plein de foi et de certitude sur l'avenir de la république et de l'humanité.

Chap. XIV. Comment la famille Lebrenn vit de nombreuses curiosités historiques dans la chambre mystérieuse.—Quelles étaient ces curiosités, et pourquoi elles se trouvaient là, ainsi que plusieurs manuscrits singuliers.—De l'engagement que prit Sacrovir entre les mains de son père avant de commencer la lecture de ces manuscrits, qui doit chaque soir se faire en famille.

L'AUTEUR AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE.

LA FAUCILLE D'OR, ou HÊNA, LA VIERGE DE L'ÎLE DE SÊN (an 57 avant Jésus-Christ).

Chap. Ier. Les GAULOIS il y a dix-neuf cents ans.—Joel, le laboureur, chef (ou brenn) de la tribu de Karnak.—Guilhern, fils de Joel.—Rencontre qu'ils font d'un voyageur.—Étrange façon d'offrir l'hospitalité.—Joel, étant aussi causeur que le voyageur l'est peu, parle avec complaisance de sou fameux étalon. Tom-Bras, et de son fameux dogue de guerre, Deber-Trud, le mangeur d'hommes.—Ces confidences ne rendant pas le voyageur plus communicatif, le bon Joel parle non moins complaisamment de ses trois fils, Guilhern, le laboureur, Mikaël, l'armurier, et Albinik, le marin, ainsi que de sa fille Hêna, la vierge de l'île de Sên.—Au nom d'Hêna, la langue du voyageur se délie.—On arrive à la maison de Joel.

Chap. II. La maison de Joel, le brenn de la tribu de Karnak.—La famille gauloise.—Hospitalité.—Costumes.—Armes.—Mœurs.—La ceinture d'agilité.—Le coffre aux têtes de morts.—Armel et Julyan, les deux saldunes.—Joel brûle d'entendre les récits du voyageur, qui ne satisfait pas encore sa curiosité.—Repas.—Le pied d'honneur.—Comment finissait souvent un repas chez les Gaulois, à la grande joie des mères, des jeunes filles et des petits enfants.

Chap. III. Combat de Julyan et d'Armel.—Mamm' Margarid abaisse trop tard sa quenouille.—Agonie d'Armel.—Étranges commissions dont on charge le mourant.—Le remplaçant.—La dette payée outre-tombe par Rabouzigued.—Armel meurt désolé de n'avoir pas entendu les récits du voyageur.—Julyan promet à Armel d'aller les lui raconter ailleurs.—L'étranger commence ses récits.—Histoire d'Albrège, la Gauloise des bords du Rhin.—Margarid raconte à son tour l'histoire de son aïeule Siomara et d'un officier romain, aussi débauché qu'avaricieux.—L'étranger fait de sévères reproches à Joel sur son amour pour les contes, et lui dit que le moment est venu de prendre la lance et l'épée.

Chap. IV. Le voyageur fait le récit qui doit tomber comme de l'airain brûlant sur le cœur de Joel, assez insensé pour avoir répondu qu'il y avait loin de la Touraine à la Bretagne.—Joel commence d'autant mieux à comprendre l'utilité de cette leçon que, soudain, ses deux fils, Mikaël, l'armurier, et Albinik, le marin, arrivant d'Auray au milieu de la nuit, apportent de redoutables nouvelles.

Chap. V. Joel, le brenn de la tribu de Karnak, fidèle à sa promesse, conduit son hôte à l'île de Sên.—Julyan consulte les druides de Karnak pour savoir s'il doit aller retrouver Armel ou combattre les Romains.—Comment, chez les Gaulois, en moins d'une demi-journée, des ordres étaient transmis à quarante et cinquante lieues de distance.—Hêna, la vierge de l'île de Sên, vient dans la maison paternelle.—Ce qu'elle apprend à sa famille au sujet de trois sacrifices humains, auxquels doivent assister toutes les tribus voisines, et qui auront lieu le soir aux pierres de la forêt de Karnak, dès le lever de la lune.—Hêna, ainsi que tous ceux de sa famille et de la tribu de Joel, se rend à la forêt de Karnak aussitôt la lune levée.—Sacrifices humains.—Appel aux armes contre les Romains.

LA CLOCHETTE D'AIRAIN, ou LE CHARIOT DE LA MORT (an 56 à 40 avant Jésus-Christ).

Chap. Ier Albinik, le marin, et sa femme Méroë, vêtue en matelot, partent seuls du camp gaulois pour aller braver le lion dans sa tanière.—Leur voyage.—Ils assistent à un spectacle que nul n'avait vu jusqu'alors, et que nul ne verra jamais.—Arrivée des deux époux au camp de César.—Les cinq pilotes crucifiés.—Le souper de César.—L'interrogatoire.—La jeune esclave maure.—Le réfractaire mutilé.—L'épreuve.—L'hospitalité de César.—Albinik et Méroë sont séparés.—Ce qui apparaît à Méroë dans la tente où elle a été renfermée seule.

Chap. II. Trahison de l'esclave maure.—César et Méroë.—Le coffret mystérieux.—La corde au cou.—Adresse et générosité de César.—Le bateau pilote.—Tor-è-Benn, chant de guerre des marins gaulois.—Albinik pilote la flotte romaine vers la baie du Morbihan.—L'homme à la hache.—Le chenal de perdition.—Le vétéran romain et ses deux fils.—Rencontre d'un vaisseau irlandais.—Les sables mouvants.—Jamais Breton ne fit trahison.

Chap. III. La veille de la bataille de Vannes, Guilhern, le laboureur fait une promesse sacrée à son père Joel, le brenn de la tribu de Karnak.—Position de l'armée gauloise.—Le chef des cent vallées.—Les bardes à la guerre.—La cavalerie de la Trimarkisia.—La chaîne de fer des deux saldunes.—Piéton et cavalier.

Notes.

FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.

Paris.—Imprimerie Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au Marais.

Portrait Les trois moines enterrent toute vive la belle Katelik et son petit enfant.
Les trois moines enterrent toute vive la belle Katelik et son petit enfant.
Pradeline chez le Comte de Plouernel
Pradeline chez le Comte de Plouernel.
La Promenade des Cadavres aux flambeaux. Vengeance!.... aux armes!.... on assassine nos frères!......
La Promenade des Cadavres aux flambeaux.
Vengeance!.... aux armes!.... on assassine nos frères!......
Mr Lebrenn au bagne de Rochefort
Mr. Lebrenn au bagne de Rochefort.
(Les Condamnés politiques).
Mamm' Margarid abaisse trop tard sa quenouille.
Mamm' Margarid abaisse trop tard sa quenouille.
(Le Combat d'outre-vaillance des deux Saldunes.)
Hêna, la vierge de l'île de Sên.
Hêna, la vierge de l'île de Sên.
Trois Sacrifices humains dans la mystérieuse Forêt de Karnak.
Trois Sacrifices humains dans la mystérieuse Forêt de Karnak.
Les cinq Pilotes Bretons crucifiés.
Les cinq Pilotes Bretons crucifiés.





End of Project Gutenberg's Les mystères du peuple, tome I, by Eugène Sue

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