The Project Gutenberg EBook of Voyages amusants, by Louis-Balthazar Néel

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Title: Voyages amusants

Author: Louis-Balthazar Néel

Release Date: March 30, 2008 [EBook #24960]

Language: French

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BIBLIOTHÈQUE NATIONALE

collection des meilleurs auteurs anciens et modernes

Louis-Balthazar Néel

———

VOYAGES

AMUSANTS

———

voyage de chapelle et de bachaumont

———

voyage de languedoc et de provence
par lefranc de pompignan

———

voyage de paris à saint-cloud
par mer
et retour de saint-cloud à paris
par terre

———

PARIS

LIBRAIRIE DE LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE

PASSAGE MONTESQUIEU (RUE MONTESQUIEU)

Près le Palais-Royal

1906

Tous droits réservés


VOYAGE

de

CHAPELLE ET BACHAUMONT

———

C'est en vers que je vous écris,
Messieurs les deux frères, nourris
Aussi bien que gens de la ville;
Aussi voit-on plus de perdrix
En dix jours chez vous, qu'en dis mille
Chez les plus friands de Paris.

Vous vous attendez à l'histoire
De ce qui nous est arrivé
Depuis que, par le long pavé
Qui conduit gui rives de Loire.
Nous partîmes pour aller boira
Les eaux, dont je me suis trouve
Assez mal pour vous faire croire
Que les destins ont réservé
Ma guérison et cette gloire
Au remède tant éprouvé.
Et par qui, de fraîche mémoire.
Un de nos amis s'est sauvé
Du bâton à pomme d'ivoire.

Vous ne serez pas frustrés de votre attente; et vous aurez, je vous assure, une assez bonne relation de nos aventures; car M. de Bachaumont, qui m'a surpris comme j'en, commençais une mauvaise, a voulu que nous la fissions ensemble; et j'espère qu'avec l'aide d'un si bon second, elle sera digne de vous être envoyée.

Chapelle.


Contre le serment solennel que nous avions fait, M. Chapelle et moi, d'être si fort unis dans le voyage, que toutes choses seraient en commun, il n'a pas laissé, par une distinction philosophique, de prétendre en pouvoir séparer ses pensées; et, croyant y gagner, il s'était caché de moi pour vous écrire. Je l'ai surpris sur le fait, et n'ai pu souffrir qu'il eût seul cet avantage. Ses vers m'ont paru d'une manière si aisée, que, m'étant imaginé qu'il était bien facile d'en faire de même,

Quoique malade et paresseux,
Je n'ai pu m'empêcher de mettre
Quelques-uns des miens avec eux.
Ainsi le reste de la lettre
Sera l'ouvrage de tous deux.

Bien que nous ne soyons pas tout à fait assurés de quelle façon vous avez traité notre absence, et si vous méritez le soin que nous prenons de vous rendre ainsi compte de nos actions, nous ne laissons pas néanmoins de vous envoyer le récit de tout ce qui s'est passé dans notre voyage, si particulier, que vous en serez assurément satisfaits. Nous ne vous ferons point souvenir de notre sortie de Paris, car vous en fûtes témoins; et peut-être même que vous trouvâtes étrange de ne voir sur nos visages que des marques d'un médiocre chagrin. Il est vrai que nous reçûmes vos embrassements avec assez de fermeté, et nous parûmes sans doute bien philosophes

Dans les assauts et les alarmes
Que donnent les derniers adieux;
Mais il fallut rendre les armes,
En quittant tout de bon ces lieux
Qui pour nous avaient tant de charmes.
Et ce fut lors que de nos yeux
Vous eussiez vu couler des larmes.

Deux petits cerveaux desséchés n'en peuvent pas fournir une grande abondance, aussi furent-elles en peu de temps essuyées, et nous vîmes le Bourg-la-Reine d'un œil sec. Ce fut en ce lieu que nos pleurs cessèrent, et que notre appétit s'aiguisa. Mais l'air de la campagne l'avait rendu si grand dès sa naissance, qu'il devint tout à fait pressant vers Antony, et presque insupportable à Longjumeau. Il nous fut impossible de passer outre sans l'apaiser auprès d'une fontaine dont l'eau paraissait la plus claire et la plus vive du monde.

Là, deux perdrix furent tirées
D'entre les deux croûtes dorées
D'un bon pain rôti dont le creux
Les avait jusque-là serrées,
Et d'un appétit vigoureux
Toutes deux furent dévorées,
Et nous firent mal à tous deux.

Vous ne croirez pas aisément que des estomacs aussi bons que les nôtres aient eu de la peine à digérer deux perdrix froides; voilà pourtant, en vérité, la chose comme elle est. Nous en fûmes toujours incommodés jusqu'à Sainte-Euverte, où nous couchâmes deux jours après notre départ, sans qu'il arrivât rien qui mérite de vous être mandé. Vous savez le long séjour que nous y fîmes, et vous savez encore que M. Coyer, dont tous les jours nous espérions l'arrivée, en fut la cause. Des gens qu'on oblige d'attendre, et qu'on tient si longtemps en incertitude, ont apparemment de méchantes heures; mais nous trouvâmes moyen d'en avoir de bonnes dans la conversation de M. l'évêque d'Orléans, que nous avions l'honneur de voir assez souvent, et dont l'entretien est tout à fait agréable. Ceux qui le connaissent vous auront pu dire que c'est un des plus honnêtes hommes de France; et vous en serez entièrement persuadés quand nous vous apprendrons qu'il a

L'esprit et l'âme d'un Delbène,
C'est-à-dire avec la bonté,
La douceur et l'honnêteté
D'une vertu mâle et romaine
Qu'on respecte en l'antiquité.

Nos soirées se passaient le plus souvent sur les bords de la Loire, et quelquefois nos après-dînées, quand la chaleur était plus grande, dans les routes de la forêt qui s'étend du côté de Paris. Un jour, pendant la canicule, à l'heure que le chaud est le plus insupportable, nous fûmes bien surpris d'y voir arriver une manière de courrier assez extraordinaire,

Qui, sur une mazette outrée,
Bronchant à tout moment, trottait.
D'ours sa casaque était fourrée.
Comme le bonnet qu'il portait;
Et le cavalier rare était
Tout couvert de toile cirée,
Qui, fondant, partout dégouttait.
Ainsi l'on peint dans des tableaux
Un Icare tombant des nues,
Où l'on voit, dans l'air épandues,
Ses ailes de cire en lambeaux,
Par l'ardeur du soleil fondues,
Choir autour de lui dans les eaux.

La comparaison d'un homme qui tombe des nues, avec un qui court la poste, vous paraîtra peut-être bien hardie, mais si vous aviez vu le tableau d'un Icare que nous trouvâmes quelques jours après dans une hôtellerie, cette vision vous serait venue comme à nous, ou tout au moins vous semblerait excusable. Enfin, de quelque façon que vous la receviez, elle ne saurait paraître plus bizarre que le fut à nos yeux la figure de ce cavalier qui était par hasard notre ami d'Aubeville. Quoique notre joie fût extrême dans cette rencontre, nous n'osâmes pourtant pas nous hasarder de l'embrasser dans l'état qu'il était. Mais sitôt

Qu'au logis il fut retiré,
Débotté, frotté, déciré,
Et qu'il nous parut délassé,
Il fut comme il faut embrassé.

Nous écrivîmes en ce temps-là; comme, après avoir attendu inutilement l'homme que vous savez, nous résolûmes enfin de partir sans lui. Il fallut avoir recours à Blavet pour notre voiture, n'en pouvant trouver de commodes à Orléans. Le jour qu'il nous devait arriver un carrosse de Paris, nous reçûmes une lettre de M. Boyer, par laquelle il nous assurait qu'il viendrait dedans, et que ce soir-là nous souperions ensemble. Après donc avoir donné les ordres nécessaires pour le recevoir, nous allâmes au-devant de lui. À cent pas des portes parut, le long du grand chemin, une manière de coche fort délabré, tiré par quatre vilains chevaux, et conduit par un vrai cocher de louage.

Un équipage en si mauvais ordre ne pouvait être ce que nous cherchions; et nous en fûmes assurés quand deux personnes qui étaient dedans, ayant reconnu nos livrées, firent arrêter;

Et lors sortit avec grands cris
Un béquillard d'une portière,
Fort basané, sec et tout gris,
Béquillant de même manière
Que Boyer béquille à Paris.

À cette démarche, qui n'eût cru voir M. Boyer? et cependant c'était le petit duc avec M. Potel. Ils s'étaient tous deux servis de la commodité de ce carrosse; l'un pour aller à la maison de monsieur son frère auprès de Tours, et l'autre à quelques affaires qui l'appelaient dans le pays. Après les civilités ordinaires, nous retournâmes tous ensemble à la ville, où nous lûmes une lettre d'excuse qu'ils apportaient de la part de M. Boyer; et cette fâcheuse nouvelle nous fut depuis confirmée de bouche par ces messieurs. Ils nous assurèrent que nonobstant la fièvre qui l'avait pris malheureusement cette nuit-là, il n'eût pas laissé me partir avec eux, comme il l'avait promis, si son médecin, qui se trouva chez lui par hasard à quatre heures du matin, ne l'en eût empêché. Nous crûmes sans beaucoup de peine que, puisqu'il ne venait pas après tant de serments, il était assurément

Fort malade et presque aux abois;
Car on peut, sans qu'on le cajole,
Dire, pour la première fois,
Qu'il aurait manqué de parole.

Il fallait donc se résoudre à marcher sans M. Boyer. Nous en fûmes d'abord un peu fâchés; mais, avec sa permission, en peu de temps consolés. Le souper préparé pour lui servit à régaler ceux qui vinrent à sa place; et le lendemain, tous ensemble, nous allâmes coucher à Blois. Durant le chemin, la conversation fut un peu goguenarde; aussi étions-nous avec des gens de bonne compagnie. Étant arrivés, nous ne songeâmes d'abord qu'à chercher M. Colomb. Après une si longue absence, chacun mourait d'envie de le voir. Il était dans une hôtellerie avec M. le président Le Bailleul, faisant si bien l'honneur de la ville, qu'à peine nous put-il donner un moment pour l'embrasser. Mais le lendemain, à notre aise, nous renouvelâmes une amitié qui, par le peu de commerce que nous avions eu depuis trois années, semblait avoir été interrompue. Après mille questions, faites toutes ensemble, comme il arrive ordinairement dans une entrevue de fort bons amis qui ne se sont pas vus depuis longtemps, nous eûmes, quoique avec un extrême regret, curiosité d'apprendre de lui, comme de la personne la plus instruite, et que nous savons avoir été le seul témoin de tout le particulier,

Ce que fit en mourant notre pauvre ami Blot,
Et ses moindres discours et sa moindre pensée.
La douleur nous défend d'en dire plus d'un mot.
Il fit tout ce qu'il fit d'une âme bien sensée.

Enfin, ayant causé de beaucoup d'autres choses qu'il serait trop long de vous dire, nous allâmes ensemble faire la révérence à Son Altesse Royale, et de là dîner chez lui avec M. et madame la présidente Le Bailleul

Là, d'une obligeante manière,
D'un visage ouvert et riant,
Il nous fit bonne et grande chère,
Nous donnant à son ordinaire
Tout ce que Blois a de friant.

Son couvert était le plus propre du monde; il ne souffrit pas sur sa nappe une seule miette de pain. Des verres bien rincés, de toutes sortes de figures, brillaient sans nombre sur son buffet, et la glace était tout autour en abondance.

En ce lieu seul nous bûmes frais;
Car il a trouvé des merveilles
Sur la glace et sur les banquets,
Et pour empêcher les bouteilles
D'être à la merci des laquais.

Sa salle était parée pour le ballet du soir; toutes les belles de la ville priées; tous les violons de la province assemblés, et tout cela se faisait pour divertir madame Le Bailleul.

Et cette belle présidente
Nous parut si bien ce jour-là,
Qu'elle en devait être contente.
Assurément elle effaça
Tant de beautés qu'à Blois on vante.

Ni la bonne compagnie, ni les divertissements qui se préparaient, ne purent nous empêcher de partir incontinent après le dîner. Amboise devait être notre couchée, et comme il était déjà tard, nous n'eûmes que le temps qu'il fallait pour y pouvoir arriver. La soirée s'y passa fort mélancoliquement dans le déplaisir de n'avoir plus à voyager sur la levée et sur la vue de cette agréable rivière

Qui, par le milieu de la France,
Entre les plus heureux coteaux,
Laisse en paix répandre ses eaux,
Et porte partout l'abondance
Dans cent villes et cent châteaux
Qu'elle embellit de sa présence.

Depuis Amboise jusqu'à Fontallade, nous vous épargnerons la peine de lire les incommodités de quatre méchants gîtes, et à nous le chagrin d'un si fâcheux ressouvenir. Vous saurez seulement que la joie de M. de Lussan ne parut pas petite de voir arriver chez lui des personnes qu'il aimait si tendrement; mais, nonobstant la beauté de sa maison et sa grande chère, il n'aura que les cinq vers que vous avez déjà vus.

Ni les pays où croît l'encens,
Ni ceux d'où vient la cassonade,
Ne sont point pour charmer les sens,
Ce qu'est l'aimable Fontallade
Du tendre et commode Lussans.

Il ne se contenta pas de nous avoir si bien reçus chez lui, il voulut encore nous accompagner jusqu'à Blaye. Nous nous détournâmes un peu de notre chemin, pour aller rendre tous ensemble nos devoirs à M. le marquis de Jonzac, son beau-frère. Un compliment de part et d'autre décida la visite; et de toutes les offres qu'il nous fit, nous n'acceptâmes que des perdreaux et du pain tendre. Cette provision nous fut assez nécessaire, comme vous allez voir:

Car entre Blaye et Jonzac
On ne trouve que Croupignac.
Le Croupignac est très-funeste:
Car le Croupignac est un lieu
Où six mourants faisaient le reste
De cinq ou six cents que la peste
Avait envoyés devant Dieu;
Et ces six mourants s'étaient mis
Tous six dans un même logis.
Un septième, soi-disant prêtre,
Plus pestiféré que les six,
Les confessait par la fenêtre,
De peur, disait-il, d'être pris
D'un mal si fâcheux et si traître.

Ce lieu, si dangereux et si misérable, fut traversé brusquement, et n'espérant pas trouver de village, il fallut se résoudre à manger sur l'herbe, où les perdreaux et le pain tendre de M. de Jonzac furent d'un grand secours. Ensuite d'un repas si cavalier, continuant notre chemin, nous arrivâmes à Blaye, mais si tard, et le lendemain nous en partîmes si matin, qu'il nous fut impossible d'en remarquer la situation qu'avec la clarté des étoiles. Le montant qui commençait de très-bonne heure, nous obligeait à cette diligence. Après donc avoir dit mille adieux à Lussan, et reçu mille baisers de lui, nous nous embarquâmes dans une petite chaloupe, et voguâmes longtemps avant le jour.

Mais sitôt que par son flambeau
La lumière nous fut rendue,
Rien ne s'offrit à notre vue
Que le ciel et notre bateau
Tout seul dans la vaste étendue
D'une affreuse campagne d'eau!

La Garonne est effectivement si large depuis qu'au Bec des Landes d'Ambesse elle est jointe avec la Dordogne, qu'elle ressemble tout à fait à la mer, et ses marées montent avec tant d'impétuosité, qu'en moins de quatre heures nous fîmes le trajet ordinaire,

Et vîmes au milieu des eaux
Devant nous paraître Bordeaux,
Dont le port en croissant resserre
Plus de barques et de vaisseaux
Qu'aucun autre port de la terre.

Sans mentir, la rivière était alors si couverte, que notre felouque eut bien de la peine à trouver une place pour aborder. La foire, qui devait se tenir dans peu de jours, avait attiré cette grande quantité de navires et de marchands, quasi de toutes les nations, pour charger les vins de ce pays;

Car ce fameux et rude port
En cette saison a la gloire
De donner tous les ans à boire
À presque tous les gens du Nord.

Ces messieurs emportent de là tous les ans, une effroyable quantité de vins; mais ils n'emportent pas les meilleurs. On les traite d'Allemands; et nous apprîmes qu'il était défendu, non-seulement de leur en vendre pour enlever, mais encore de leur en laisser boire dans les cabarets. Après être descendus sur la grève, et avoir admiré pendant quelque temps la situation de cette ville, nous nous retirâmes au Chapeau-Rouge, où M. Talleman nous vint prendre aussitôt qu'il sut notre arrivée. Depuis ce moment, nous ne nous retirâmes dans notre logis, pendant notre séjour à Bordeaux, que pour y coucher. Les journées se passaient le plus agréablement du monde chez M. l'intendant; car les plus honnêtes gens de la ville n'ont pas d'autre réduit que sa maison. Il a trouvé même que la plupart étaient ses cousins; et on le croirait plutôt le premier président de la province, que l'intendant. Enfin, il est toujours le même que vous l'avez vu, hormis que sa dépense est plus grande. Mais pour madame l'intendante, nous vous dirons en secret qu'elle est tout à fait changée.

Quoique sa beauté soit extrême,
Qu'elle ait toujours ce grand œil bleu
Plein de douceur et plein de feu,
Elle n'est pourtant plus la même;
Car nous avons appris qu'elle aime,
Et qu'elle aime bien fort le jeu.

Elle, qui ne connaissait pas autrefois les cartes, passe maintenant des nuits au lansquenet. Toutes les femmes de la ville sont devenues joueuses pour lui plaire: elles viennent régulièrement chez elle pour la divertir; et qui veut voir une belle assemblée, n'a qu'à lui rendre visite. Mademoiselle du Pin se trouve toujours là bien à propos pour entretenir ceux qui n'aiment point le jeu. En vérité, sa conversation est si fine et si spirituelle, que ce ne sont point les plus mal partagés. C'est là que messieurs les Gascons apprennent le bel air et la belle façon de parler:

Mais cette agréable du Pin,
Qui dans sa manière est unique,
A l'esprit méchant et bien fin;
Et si jamais Gascon s'en pique,
Gascon fera mauvaise fin.

Au reste, sans faire ici les goguenards sur messieurs les Gascons, puisque Gascon il y a, nous commencions nous-mêmes à courir quelque risque; et notre retraite un peu précipitée ne fut pas mal à propos. Voyez pourtant quel malheur! Nous nous sauvions de Bordeaux, pour donner deux jours après dans Agen.

Agen, cette ville fameuse,
De tant de belles le séjour,
Si fatale et si dangereuse
Aux cœurs sensibles à l'amour.

Dès qu'on en approche l'entrée,
On doit bien prendre garde à soi:
Car tel y va de bonne foi
Pour n'y passer qu'une journée,
Qui s'y sent, par je ne sais quoi,
Arrêté pour plus d'une année.

Un nombre infini de personnes y ont même passé le reste de leur vie sans en pouvoir sortir. Le fabuleux palais d'Armide ne fut jamais si redoutable. Nous y trouvâmes M. de Saint-Luc arrêté depuis plus de six mois, Nort depuis quatre années, et d'Ortis depuis six semaines; et ce fut lui qui nous instruisit de toutes ces choses, et qui voulut absolument nous faire connaître les enchanteresses de ce lieu. Il pria donc toutes les belles de la ville à souper; et tout ce qui se passa dans ce magnifique repas, nous fit bien connaître que nous étions dans un pays enchanté. En vérité, ces dames ont tant de beauté, qu'elles nous surprirent dans leur premier abord; et tant d'esprit, qu'elles nous gagnèrent dès la première conversation. Il est impossible de les voir et de conserver la liberté; et c'est la destinée de tous ceux qui passent en ce lieu-là, s'ils ont la liberté d'en sortir, d'y laisser au moins leur cœur pour otage d'un prompt retour.

Ainsi donc qu'avaient fait les autres,
Il fallut y laisser les nôtres:
Là, tous deux ils nous furent pris;
Mais, n'en déplaise à tant de belle,
Ce fut par l'aimable d'Ortis.
Aussi nous traita-t-il mieux qu'elles.

Cela ne se fit assurément que sous leur bon plaisir. Elles ne lui envièrent point cette conquête; et nous jugeant apparemment très-infirmes, elles ne daignèrent pas employer le moindre de leurs charmes pour nous retenir. Aussi, le lendemain de grand matin, trouvâmes-nous les portes ouvertes et les chemins libres; de sorte que rien ne nous empêcha de gagner Encosse sur les coureurs que M. de Chemeraut nous avait promis, et qui nous attendaient depuis un mois à Agen. C'est de ce véritable ami qu'on peut assurer

Et dire, sans qu'on le cajole,
Qu'il sait bien tenir sa parole.

Encosse est un lieu dont nous ne vous entretiendrons guère; car, excepté les eaux, qui sont admirables pour l'estomac, rien ne s'y rencontre. Il est au pied des Pyrénées, éloigné de tout commerce, et l'on n'y peut avoir autre divertissement que celui de voir revenir sa santé. Un petit ruisseau qui serpente à vingt pas du village, entre des saules et des prés les plus verts qu'on puisse s'imaginer, était toute notre consolation. Nous allions tous les matins prendre les eaux en ce bel endroit, et les après-dînées nous promener. Un jour que nous étions sur ses bords, assis sur l'herbe, et que, nous ressouvenant des hautes marées de la Garonne, dont nous avions la mémoire encore assez fraîche, nous examinions les raisons que donnent Descartes et Gassendi du flux et du reflux, sortit tout d'un coup d'entre les roseaux les plus proches, un homme qui nous avait apparemment écoutés. C'était

Un vieillard tout blanc, pâle et sec
Dont la barbe et la chevelure
Pendaient plus bas que la ceinture;
Ainsi l'on peint Melchisédec.

Ou plutôt telle est la figure
D'un certain vieux évêque grec,
Qui faisant le salamalec,
Dit à tous la bonne aventure;

Car il portait un chapiteau
Comme un couvercle de lessive,
Mais d'une grandeur excessive,
Qui lui tenait lieu de chapeau.

Et ce chapeau, dont les grands bords
Allaient tombant sur ses épaules,
Était fait de branches de saules,
Et couvrait presque tout son corps.

Son habit, de couleur verdâtre,
Était d'un tissu de roseaux,
Le tout couvert de gros morceaux
D'un cristal épais et bleuâtre.

À cette apparition la peur nous fit faire deux signes de croix et trois pas en arrière; mais la curiosité prévalut sur la crainte, et nous résolûmes, bien qu'avec quelques battements de cœur, d'attendre le vieillard extraordinaire, dont l'abord fut tout à fait gracieux, et qui nous parla fort civilement de cette sorte:

«Messieurs, je ne suis point surpris
Que de ma rencontre imprévue
Vous ayez un peu l'âme émue:
Mais lorsque vous aurez appris
En quel rang les destins ont mis
Ma naissance à vous inconnue,
Vous rassurerez vos esprits.

«Je suis le dieu de ce ruisseau,
Qui, d'une urne jamais tarie,
Qui penche au pied de ce coteau,
Prends le soin dans cette prairie
De verser incessamment l'eau
Qui la rend si verte et fleurie.

«Depuis huit jours, matin et soir,
Vous me venez règlement voir,
Sans croire me rendre visite.
Ce n'est pas que je ne mérite
Que l'on me rende ce devoir;
Car enfin j'ai cet avantage,
Qu'un canal si clair et si net
Est le lieu de mon apanage.
Dans la Gascogne un tel partage
Est bien joli pour un cadet.

«Aussi l'avez-vous trouvé tel,
Louant mes bords et ma verdure;
Ce qui me plaît, je vous assure,
Plus qu'une offrande ou qu'un autel;
Et tout à l'heure, je le jure,
Vous en serez, foi d'immortel,
Récompensés avec usure.

«Dans ce petit vallon champêtre
Soyez donc les très-bien venus,
Chacun de vous y sera maître;
Et puisque vous voulez connaître
Les causes du flux et du reflux,
Je vous instruirai là-dessus,
Et vous ferai bientôt paraître
Que les raisonnements cornus
De tous temps sont les attributs
De la faiblesse de votre être;

«Car tous les dits et les redits
De ces vieux rêveurs de jadis,
Ne sont que contes d'Amadis.
Même dans vos sectes dernières,
Les Descartes, les Gassendis,
Quoiqu'en différentes manières,
Et plus heureux et plus hardis
À fouiller les causes premières,
N'ont jamais traité ces matières
Que comme de vrais étourdis.

«Moi qui sais le fin de ceci,
Comme étant chose qui m'importe,
Pour vous mon amour est si forte,
Qu'après en avoir éclairci
Votre esprit de si bonne sorte,
Qu'il n'en soit jamais en souci,
Je veux que la docte cohorte
Vous en doive le grand merci.

Il nous prit lors tous deux par la main, et nous fit asseoir sur le gazon à ses côtés. Nous nous regardions assez souvent sans rien dire, fort étonnés de nous voir en conversation avec un fleuve; mais tout d'un coup

Il se moucha, cracha, toussa,
Puis en ces mots il commença:

«Lorsque l'onde en partage échut
Au frère du grand dieu qui tonne,
L'avènement à la couronne
De ce nouveau monarque fut
Publié partout, et fallut
Que chaque dieu-fleuve en personne
Allât lui porter son tribut.
Dans ce rencontre la Garonne
Entre tous les autres parut,
Mais si brusque et si fanfaronne,
Que sa démarche lui déplut;
Et le puissant dieu résolut
De châtier cette Gasconne
Par quelque signalé rebut.

«De fait, il en fit peu de cas
Quand elle lui vint rendre hommage;
Il se renfrogna le visage,
Et la traita du haut en bas.

«Mais elle, au lieu de l'apaiser
Ayant pris soin d'apprivoiser,
Avec la puissante Dordogne,
Mille autres fleuves de Gascogne,
Sembla le vouloir offenser.

«Lui, d'une orgueilleuse manière,
Comme il a l'humeur fort altière.
Amèrement s'en courrouça;
Et d'une mine froide et fière,
Deux fois si loin la repoussa,
Que cette insolente rivière
Toutes les deux fois rebroussa
Plus de six heures en arrière.

«Bien qu'au vrai cette téméraire
Se fût attiré sur les bras
Un peu follement cette affaire.
Les grands fleuves ne crurent pas
Devoir, en un tel embarras,
Se séparer de leur confrère,
Ni l'abandonner, au contraire,
Ils en murmurèrent tout bas.
Accusant le roi trop sévère.

«Mais lui, branlant ses cheveux blancs,
Tout dégouttants de l'onde amère,
«Taisez-vous, dit-il, insolents,
Ou vous saurez en peu de temps
Ce que peut Neptune en colère.»

«Sur-le-champ, au lieu de se taire,
Plus haut encore on murmura.
Le dieu lors en furie entra,
Son trident par trois fois serra,
Et trois fois par le Styx jura:

«Quoi donc! ici l'on osera
Dire hautement ce qu'on voudra!
Chaque petit dieu glosera
Sur ce que Neptune fera!
Per Dio questo non sarà.
Chacun d'eux s'en repentira,
Et pareil traitement aura;
Car deux fois par jour on verra
Qu'à sa source on retournera,
Et deux fois mon courroux fuira:
Mais plus loin que pas un ira
Celui qui, pour son malheur, a
Causé tout ce désordre-là;
Et cet exemple durera
Tant que Neptune régnera.»

«À ce dieu du moite élément
Les rebelles lors se soumirent;
Et, quoique grondant, obéirent
Par force à ce commandement.

«Voilà ce qu'on n'a jamais su,
Et ce que tout le monde admire.
Aussi nous avions résolu,
Pour notre honneur, de n'en rien dire:
Mais aujourd'hui vous m'avez plu
Si fort, que je n'ai jamais pu
M'empêcher de vous en instruire.»

Il n'eut pas achevé ces mots qu'il s'écoula d'entre nous deux, mais si vite qu'il était à vingt pas de nous devant que nous nous en fussions aperçus. Nous le suivîmes le plus légèrement que nous pûmes; et voyant qu'il était impossible de l'attraper, nous lui criâmes plusieurs fois:

«Eh! monsieur le Fleuve, arrêtez!
Ne vous en allez pas si vite!
Eh! de grâce, un mot! écoutez!»
Mais il se remit dans son gîte,

et rentra dans ces mêmes roseaux dont nous l'avions vu sortir. Nous allâmes en vain jusqu'à cet endroit; car le bonhomme était déjà tout fondu en eau quand nous arrivâmes, et sa voix n'était plus

Qu'un murmure agréable et doux;
Mais cet agréable murmure
N'est entendu que des cailloux.
Il ne le put être de nous;
Et même, sans vous faire injure,
Il ne l'eût pas été de vous.

Après l'avoir appelé plusieurs fois inutilement, enfin la nuit nous obligea de retourner en notre logis, où nous fîmes mille réflexions sur cette aventure. Notre esprit n'était pas entièrement satisfait de cet éclaircissement; et nous ne pouvions concevoir pourquoi, dans une sédition où tous les fleuves avaient trempé, il n'y en avait eu qu'une partie de châtiés. Nous revînmes plusieurs fois en ce même lieu, tant que nous demeurâmes à Encosse, pour y conjurer cet honnête fleuve de nous vouloir donner à ce sujet un quart d'heure de conversation; mais il ne parut plus; et nos eaux étant prises, le temps vint enfin de s'en aller.

Un carrosse que M. le sénéchal d'Armagnac avait envoyé, nous mena bien à notre aise chez lui, à Castille, où nous fûmes reçus avec tant de joie, qu'il était aisé de juger que nos visages n'étaient point désagréables au maître de la maison.

C'est chez cet illustre Fontrailles,
Où les tourtes, les ortolans,
Les perdrix rouges et les cailles,
Et mille autres vols succulents
Nous firent horreur des mangeailles
Dont Carbon et tant de canailles
Vous affrontent depuis vingt ans.

Vous autres casaniers, qui ne connaissez que la vallée de misère et vos rôtisseurs de Paris, vous ne savez ce que c'est que la bonne chère. Si vous vous y connaissiez, et si vous l'aimiez, comme vous dites,

Soyez donc assez braves gens
Pour quitter enfin vos murailles,
Et si vous êtes de bon sens,
Allez et courez chez Fontrailles
Vous gorger de mets excellents.

Vous y serez bien reçus assurément, et vous le trouverez toujours le même. Sans plus s'embarrasser des affaires du monde, il se divertit à faire achever sa maison, qui sera parfaitement belle. Les honnêtes gens de sa province en savent fort bien le chemin; mais les autres ne l'ont jamais pu trouver. Après nous y être empiffrés quatre jours avec M. le président de Marmiesse, qui prit la peine de s'y rendre aussitôt qu'il fut informé de notre arrivée, nous allâmes tous ensemble à Toulouse, descendre chez l'abbé de Beauregard, qui nous attendait, et qui nous donna de ces repas qu'on ne peut faire qu'à Toulouse. Le lendemain, M. le président de Marmiesse nous voulut faire voir, dans un dîner, jusqu'où peut aller la splendeur et la magnificence, ou, avec sa permission, la profusion et la prodigalité. Le festin du Menteur n'était rien en comparaison, et c'est ici qu'il faut redoubler nos efforts pour vous en faire une description magnifique.

Toi qui présides aux repas,
Ô Muse! sois-nous favorable;
Décris avec nous tous les plats
Qui parurent sur cette table.

Pour notre honneur et pour ta gloire,
Fais qu'aucun de tous ces grands mets
Ne s'échappe à notre mémoire,
Et fais qu'on en parle à jamais.

Mais comme notre esprit s'abuse
De s'imaginer qu'aux festins
Puisse présider une Muse,
Et qu'elle se connaisse en vins!

Non, non, les doctes demoiselles
N'eurent jamais un bon morceau:
Et ces vieilles sempiternelles
Ne burent jamais que de l'eau.

À qui donc adresser ses vœux
En des occasions pareilles?
Est-ce à vous, Bacchus, roi des treilles?
À vous, dieu des mets savoureux?

Mais, pour rimer, Bacchus et Come
Sont des dieux de peu de secours;
Et jamais de mémoire d'homme,
On ne leur fit un tel discours.

Tout nous manque au besoin, et de notre chef nous n'oserions entreprendre une si grande affaire. Il faut donc nous contenter de vous dire que jamais on ne vit rien de si splendide; et nous eussions cru Toulouse, ce lieu si renommé pour la bonne chère, épuisé pour jamais de gibier, si l'un de vos amis et des nôtres ne nous eût encore le lendemain, dans un dîner, fait admirer cette ville comme un prodige, pour la quantité de bonnes choses qu'elle fournit. Vous devinerez aisément son nom, quand nous vous dirons

Que c'est un de ces beaux esprits
Dont Toulouse fut l'origine.
C'est le seul Gascon qui n'a pris
Ni l'air ni l'accent du pays;
Et l'on jugerait à sa mine
Qu'il n'a jamais quitté Paris.

Enfin, c'est l'agréable M. d'Osneville, dont l'air et l'esprit n'ont rien que d'un homme qui n'aurait jamais bougé de la cour.

Vous saurez qu'il est marié,
Environ depuis une année,
Et qu'il est tout à fait lié
Du sacré lien d'hyménée.

Lié tout à fait, c'est-à-dire
Qu'il est lié tout à fait bien,
Et qu'il ne lui manque plus rien,
Et qu'il a tout ce qu'il désire.

L'épouse est bien apparentée,
Et bien apparenté l'époux;
Elle est jeune, riche, espritée:
Il est jeune, riche, esprit doux.

Avec lui et dans son carrosse, nous quittâmes Toulouse pour aller à Grouille, où M. le comte d'Aubijoux nous reçut très-civilement. Nous le trouvâmes dans un petit palais qu'il a fait bâtir au milieu de son jardin, entre des fontaines et des bois, et qui n'est composé que de trois chambres, mais bien peintes et tout à fait appropriées. Il a destiné ce lieu pour se retirer en particulier avec deux ou trois de ses amis, ou, quand il est seul, s'entretenir avec ses livres, pour ne pas dire avec sa maîtresse:

Malgré l'injustice des cours,
Dans cet agréable ermitage
Il coule doucement ses jours,
Et vit en véritable sage.

De vous dire qu'il tenait une fort bonne table et bien servie, ce ne serait vous apprendre rien de nouveau; mais peut-être serez-vous surpris de savoir que faisant si grande chère, il ne vivait que d'une croûte de pain par jour. Aussi son visage était-il d'un homme mourant. Bien que son parc fût très-grand, et qu'il eût mille endroits tous les plus beaux les uns que les autres pour se promener, nous passions les journées entières dans une petite île plantée et tenue aussi propre qu'un jardin, et dans laquelle on trouve, comme par miracle, une fontaine qui jaillit, et va mouiller le haut d'un berceau de grands cyprès qui l'environnent.

Sous ce berceau qu'Amour exprès
Fit pour toucher quelque inhumaine,
L'un de nous deux, un jour, au frais,
Assis près de cette fontaine,
Le cœur percé de mille traits,
D'une main qu'il portait à peine,
Grava ces vers sur un cyprès:
«Hélas! que l'on serait heureux
Dans ce beau lieu digne d'envie,
Si, toujours aimé de Sylvie,
L'on pouvait, toujours amoureux,
Avec elle passer la vie!»

Vous connaîtrez par-là que dans notre voyage nous ne songions pas toujours à faire bonne chère, et que nous avions quelquefois des moments assez tendres. Au reste, quoique Grouille ait tant de charmes, M. d'Aubijoux ne nous put retenir que trois jours, après lesquels il nous donna son carrosse pour aller à Castres prendre celui de M. de Pénautier, qui nous mena chez lui, à Pénautier, à une lieue de Carcassonne. Vos santés y furent bues mille fois, avec le cher ami Balsant, qui ne nous quitta pas un moment. La comédie fut aussi un de nos divertissements assez grand, parce que la troupe n'était pas mauvaise, et qu'on y voyait toutes les dames de Carcassonne. Quand nous en partîmes, M. de Pénautier, qui sans doute est un des plus honnêtes hommes du monde, voulut absolument que nous prissions encore son carrosse pour aller a Narbonne, quoiqu'il y eût une grande journée. Le temps était si beau, que nous espérions le lendemain, sur nos chevaux frais, et qui suivaient en main depuis Encosse aller coucher près de Montpellier. Mais, par malheur,

Dans cette vilaine Narbonne
Toujours il pleut, toujours il tonne.
Toute la nuit doncques il plut,
Et tant d'eau cette nuit il chut,
Que la campagne submergée
Tint deux jours la ville assiégée.

Que cela ne vous surprenne point. Quand il pleut six heures en cette ville, comme c'est toujours par orage, et qu'elle est située dans un fond tout environné de montagnes, en peu de temps les eaux se ramassent en si grande abondance, qu'il est impossible d'en sortir sans courir risque de se noyer. Nous voulûmes pourtant le hasarder; mais l'accident d'un laquais emporté par une ravine, et qui sans doute était perdu si son cheval ne l'eût sauvé à la nage, nous fit rentrer bien vite pour attendre que les passages fussent libres. Des messieurs, que nous trouvâmes se promenant dans la grande place, et qui nous parurent être des principaux du pays, ayant appris notre aventure, crurent qu'il était de leur honneur de ne nous laisser pas ennuyer. Ils nous voulurent donc faire voir les raretés de leur ville, et nous menèrent d'abord dans l'église cathédrale, qu'ils prétendaient être un chef-d'œuvre pour la hauteur des voûtes, mais nous ne saurions pas dire au vrai

Si l'architecte qui la fit,
La fit ronde, ovale ou carrée,
Et moins encor s'il la bâtit
Haute, basse, large ou serrée.

Car, arrivés en ce saint lieu,
Nous n'eûmes jamais autre envie
Que de faire des vœux à Dieu
De ne le voir de notre vie.

Ce qu'on y montre encor de rare,
Est un vieux et sombre tableau,
Où l'on voit sortir un Lazare
À demi mort de son tombeau.

Mais le peintre l'a si bien fait
Sec, pâle, hideux, noir, effroyable,
Qu'il semble bien moins le portrait
Du bon Lazare que d'un diable.

Ces messieurs ne furent pas contents de nous avoir fait voir ces deux merveilles, ils eurent encore la bonté, pour nous régaler tout à fait, de nous présenter à deux ou trois de leurs plus polies demoiselles, qui tombaient, en vérité, de la v... Voilà tous les divertissements que nous eûmes à Narbonne. Voyez par là si deux jours que nous y demeurâmes se passèrent agréablement. Toi qui nous as si bien divertis,

Digne objet de notre courroux,
Vieille ville toute de fange,
Qui n'es que ruisseaux et qu'égouts,
Pourrais-tu prétendre de nous
Le moindre vers à ta louange?

Va, tu n'es qu'un quartier d'hiver
De quinze ou vingt malheureux drilles,
Où l'on peut à peine trouver
Deux ou trois misérables filles
Aussi malsaines que ton air.

Va, tu n'eus jamais rien de beau,
Rien qui mérite qu'on le prise,
Bien peu de chose est ton tableau,
Et bien moins que rien ton église.

L'apostrophe est un peu violente, ou l'impression un peu forte; mais nous passâmes dans cette étrange demeure deux journées avec tant de chagrin, qu'elle en est quitte à bon marché. Enfin les eaux s'écoulèrent, et, nos chevaux n'en ayant plus que jusqu'aux sangles, il nous fut permis de sortir. Après avoir marché trois ou quatre lieues dans les plaines toutes noyées, et passé sur de méchantes planches un torrent qui s'était fait de l'égout des eaux, large comme une rivière, Béziers, cette ville si propre et si bien située, nous fit voir un pays aussi beau que celui dont nous partions était vilain. Le lendemain, ayant traversé les landes de Saint-Hubéri, et goûté les bons muscats de Loupian, nous vîmes Montpellier se présenter à nous, environné de ces plantades et de ces blanquettes que vous connaissez.

Nous y abordâmes à travers mille boules de mail; car on joue là, le long des chemins, à la chicane. Dans la grande rue des parfumeurs, par où l'on entre d'abord, l'on croit être dans la boutique de Martial; et cependant,

Bien que de cette belle ville
Viennent les meilleures senteurs,
Son terroir, en muscats fertile,
Ne lui produit jamais de fleurs.

Cette rue si parfumée conduit dans une grande place, où sont les meilleures hôtelleries. Mais nous fûmes bientôt épouvantés

De rencontrer en cette place
Un grand concours de populace.
Chacun y nommait d'Assouci.
«Il sera brûlé, Dieu merci
(Disait une vieille bagasse).
Dieu veuille qu'autant on en fasse
À tous ceux qui vivent ainsi!»

La curiosité de savoir ce que c'était nous fit avancer plus avant. Tout le bas était plein de peuple, et les fenêtres remplies de personnes de qualités. Nous y reconnûmes un des principaux de la ville, qui nous fit entrer aussitôt dans le logis. Dans la chambre où il était, nous apprîmes qu'effectivement on allait brûler d'Assouci pour un crime qui est en abomination parmi les femmes. Dans cette même chambre nous trouvâmes grand nombre de dames, qu'on nous dit être les plus jolies, les plus qualifiées et les plus spirituelles de la ville, quoique pourtant elles ne fussent ni trop belles ni trop bien mises. À leurs petites mignardises, leur parler gras et leurs discours extraordinaires, nous crûmes bientôt que c'était une assemblée des précieuses de Montpellier: mais, bien qu'elles fissent de nouveaux efforts à cause de nous, elles ne paraissaient que des précieuses de campagne, et n'imitaient que faiblement les nôtres de Paris. Elles se mirent exprès sur le chapitre des beaux-esprits, afin de nous faire voir ce qu'elles valaient, par le commerce qu'elles ont avec eux. Il se commença donc une conversation assez plaisante:

Les unes disaient que Ménage
Avait l'air et l'esprit galant,
Que Chapelain n'était pas sage,
Que Costar n'était pas pédant;
Et les autres croyaient monsieur de Scudéris
Un homme de fort bonne mine,
Vaillant, riche et toujours bien mis;
Sa sœur une beauté divine,
Et Pélisson un Adonis.

Elles en nommèrent encore une très-grande quantité, dont il ne nous souvient plus. Après avoir bien parlé des beaux-esprits, il fut question de juger de leurs ouvrages. Dans l'Alaric et dans le Moïse, on ne loua que le jugement et la conduite; et dans la Pucelle, rien du tout. Dans Sarrasin, on n'estima que la lettre de M. de Ménage, et la préface de M. Pélisson fut traitée de ridicule. Voiture même passa pour un homme grossier. Quant aux romans, Cassandre fut estimé pour la délicatesse de la conversation, Cyrus et Clélie, pour la magnificence de l'expression et la grandeur des événements. Mille autres choses se débitèrent encore plus surprenantes que tout cela. Puis insensiblement, la conversation tomba sur d'Assouci, parce qu'il leur sembla que l'heure de l'exécution approchait. Une de ces dames prit la parole, et s'adressant à celle qui nous avait paru la principale et la maîtresse précieuse:

«Ma bonne, est-ce lui que l'on dit
Avoir autrefois tant écrit,
Même composé quelque chose
En vers sur la métamorphose?
Il faut donc qu'il soit bel-esprit?

—Aussi l'est-il, et l'un des vrais,
Reprit l'autre, et des premiers faits.
Ses lettres lui furent scellées
Dès leurs premières assemblées.
J'ai la liste de ces messieurs:
Son nom est en tête des leurs.»

Plus d'une mine sérieuse,
Avec un certain air affecté,
Penchait sa tête de côté,
Et de ce ton de précieuse,
Lui dit: «Ma chère, en vérité,
C'est dommage que dans Paris
Ces messieurs de l'Académie,
Tous ces messieurs les beaux-esprits,
Soient sujets à telle infamie.»

L'envie de rire nous prit si furieusement, qu'il nous fallut quitter la chambre et le logis, pour en aller éclater a notre aise dans l'hôtellerie. Nous eûmes toutes les peines du monde a passer dans les rues, à cause de l'affluence du peuple.

Là d'hommes on voyait fort peu.
Cent mille femmes animées,
Toutes de colère enflammées,
Accouraient en foule en ce lieu
Avec des torches allumées.

Elles écumaient toutes de rage, et jamais on n'a rien vu de si terrible. Les unes disaient que c'était trop peu de le brûler; les autres qu'il fallait l'écorcher vif auparavant; et toutes, que si la justice le leur voulait livrer, elles inventeraient de nouveaux supplices pour le tourmenter. Enfin

On aurait dit, à voir ainsi
Ces bacchantes échevelées,
Qu'au moins ce monsieur d'Assouci
Les aurait toutes violées:

et cependant il ne leur avait rien fait. Nous gagnâmes avec bien de la peine notre logis, où nous apprîmes en arrivant qu'un homme de condition avait fait sauver ce malheureux: et quelque temps après on vint nous dire que toute la ville était en rumeur, que les femmes y faisaient une sédition, et qu'elles avaient déjà déchiré deux personnes, pour être seulement soupçonnées de connaître d'Assouci. Cela nous fit une très-grande frayeur.

Et de peur d'être pris aussi
Pour amis du sieur d'Assouci,
Ce fut à nous de faire gille.
Nous fûmes donc assez prudents
Pour quitter d'abord cette ville;
Et cela fut d'assez bon sens.

Nous nous savons donc, comme des criminels, par une porte écartée, et prenons la chemin de Massilargues, espérant d'y pouvoir arriver avant la nuit. À une demi-lieue de Montpellier, nous rencontrâmes notre d'Assouci, avec un page assez joli qui le suivait. En deux mots il nous conta ses disgrâces; aussi n'avions-nous pas le loisir d'écouter un long discours, ni de le faire. Chacun donc alla de son côté; lui fort vite, quoiqu'à pied; et nous doucement, à cause que nos chevaux étaient fatigués. Nous arrivâmes devant la nuit chez M. de Cauvisson, qui pensa mourir de rire de notre aventure. Il prit le soin, par sa bonne chère et par ses bons lits, de nous faire bientôt oublier ces fatigues. Nous ne pûmes, étant si proches de Nîmes, refuser à notre curiosité de nous détourner pour aller voir

Ces grands et fameux bâtiments
Du pont du Gard et des Arènes,
Qui nous restent pour monuments
Des magnificences romaines.

Ils sont plus entiers et plus sains
Que tant d'autres restes si rares.
Echappés aux brutales mains
De ce déluge de barbares
Qui fut le fléau des humains.

Fort satisfaits du Languedoc, nous prîmes assez vite la route de Provence par cette grande prairie de Beaucaire, si célèbre par sa foire; et le même jour nous vîmes de bonne heure

Paraître sur les bords du Rhône
Ces murs pleins d'illustres bourgeois,
Glorieux d'avoir autrefois
Eu chez eux la cour et le trône
De trois ou quatre puissants rois.

On y aborde par

Cette heureuse et fertile plaine
Qui doit son nom à la vertu
Du grand et fameux capitaine
Par qui le fier Dunois, battu,
Reconnut la grandeur romaine.

Nous vîmes, pour vous parler un peu moins poétiquement, cette belle et célèbre ville d'Arles, qui, par son pont de bateaux, nous fit passer de Languedoc en Provence. C'est assurément la plus belle porte. La situation admirable de ce lieu y a presque attiré toute la noblesse du pays; et les dames y sont propres, galantes et jolies; mais si couvertes de mouches, qu'elles en paraissent un peu coquettes. Nous les vîmes toutes au cours, où nous fûmes, faisant fort bien leur devoir avec quantité de messieurs assez bien faits. Elles nous donnèrent lieu de les accoster, quoique inconnus; et sans vanité, nous pouvons dire qu'en deux heures de conversation nous avançâmes assez nos affaires, et que nous fîmes peut-être quelques jaloux. Le soir on nous pria d'une assemblée, où l'on nous traita plus favorablement encore; mais avec tout cela, ces belles ne purent obtenir de nous qu'une seule nuit; et le lendemain nous en partîmes, et traversâmes avec bien de la peine

La vaste et pierreuse campagne,
Couverte encor de ces cailloux
Qu'un prince, revenant d'Espagne,
Y fit pleuvoir dans son courroux.

C'est une grande plaine toute couverte de cailloux effectivement jusqu'à Salon, petite ville qui n'a point d'autre rareté que le tombeau de Nostradamus. Nous y couchâmes, et n'y dormîmes pas un moment, à cause des hauts cris d'une comédienne qui s'avisa d'accoucher cette nuit, proche de notre chambre, de deux petits comédiens. Un tel vacarme nous fit monter à cheval de bon matin; et cette diligence servit à nous faire considérer plus à notre aise, en arrivant à Marseille, cette multitude de maisons qu'ils appellent bastides, dont toute la campagne voisine est couverte. Le grand nombre en est plus surprenant que la beauté; car elles sont toutes fort petites et fort vilaines. Vous avez tant ouï parler de Marseille, que de vous en entretenir présentement, ce serait répéter les mêmes choses, peut-être vous ennuyer.

Tout le monde sait que Marseille
Est riche, illustre et sans pareille
Pour son terroir et pour son port;
Mais il faut vous parler du fort,
Qui sans doute est une merveille.

C'est Notre-Dame de la Garde;
Gouvernement commode et beau,
À qui suffit, pour toute garde,
Un suisse avec sa hallebarde
Peint sur la porte du château.

Ce fort est sur le sommet d'un rocher presque inaccessible, et si haut élevé, que s'il commandait à tout ce qu'il voit au-dessous de lui, la plupart du genre humain ne vivrait que sous son plaisir.

Aussi voyons-nous que nos rois,
En connaissant bien l'importance,
Pour le confier ont fait choix
Toujours de gens de conséquence:
De gens pour qui, dans les alarmes,
Le danger aurait eu des charmes;
De gens prêts à tout hasarder,
Qu'on eût vu longtemps commander,
Et dont le poil poudreux eût blanchi sous les armes.

Une description magnifique qu'on a faite autrefois de cette place, nous donna la curiosité de l'aller voir. Nous grimpâmes plus d'une heure avant d'arriver à l'extrémité de cette montagne, où l'on est bien surpris de ne trouver qu'une méchante masure tremblante, prête à tomber au premier vent. Nous frappâmes à la porte, mais doucement, de peur de la jeter par terre; et après avoir heurté longtemps sans entendre même un chien aboyer sur la tour,

Des gens qui travaillaient là proche,
Nous dirent: «Messieurs, là-dedans
On n'entre plus depuis longtemps.
Le gouverneur de cette roche,
Retournant en cour par le coche,
À, depuis environ quinze ans.
Emporté la clef dans sa poche.»

La naïveté de ces bonnes gens nous fit bien rire; surtout quand ils nous firent remarquer un écriteau que nous lûmes avec assez de peine, car le temps l'avait presque effacé.

Portion du Gouvernement
À louer tout présentement.

Plus bas, en petit caractère:

Il faut s'adresser à Paris,
Ou chez Conrat, le secrétaire,
Ou chez Courbé, l'homme d'affaire
De tous messieurs les beaux-esprits,

Croyant après cela n'avoir plus rien de rare il voir en ce pays, nous le quittâmes sur-le-champ, et même avec empressement, pour aller goûter des muscats à la Cioutat. Nous n'y arrivâmes pourtant que fort tard, parée que les chemins sont rudes, et que passant par Cassis, il est bien difficile de ne s'y pas arrêter à boire. Vous n'êtes pas assurément curieux de savoir de la Cioutat,

Que les marchands et les nochers
La rendent fort considérable;
Mais pour le muscat adorable.
Qu'un soleil proche et favorable
Confit dans les brûlants rochers,
Vous en aurez, frères très-chers,
Et du meilleur sur votre table.

Les grandes affaires que nous avions en ce lieu furent achevées aussitôt que nous eûmes acheté le meilleur vin. Ainsi le lendemain, sur le midi, nous nous acheminâmes vers Toulon. Cette ville est dans une situation amirable, exposée au midi, et couverte au septentrion par des montagnes élevées jusqu'aux nues, qui rendent son port le plus grand et le plus sûr qui soit au monde. Nous y trouvâmes M. le chevalier Paul, qui, par sa charge, par son mérite et par sa dépense, est le premier et le plus considérable du pays.

C'est ce Paul dont l'expérience
Gourmande la mer et le vent,
Dont le bonheur et la vaillance
Rendent formidable la France
À tous les peuples du Levant.

Ces vers sont aussi magnifiques que sa mine; mais, en vérité, quoiqu'elle ait quelque chose de sombre, il ne laisse pas d'être commode, doux et tout à fait honnête. Il nous régala dans sa cassine, si propre et si bien entendue, qu'elle semble un petit palais enchanté.

Nous n'avions trouvé jusque-là que des orangers de médiocre grandeur, et dans des jardins. L'envie d'en voir de gros comme des chênes, et dans le milieu des campagnes, nous fit aller jusqu'à Hyères. Que ce lieu nous plut! Qu'il est charmant! Et quel séjour serait-ce que Paris sous un si beau climat!

Que c'est avec plaisir qu'aux mois
Si fâcheux en France et si froids,
On est contraint de chercher l'ombre
Des orangers qu'en mille endroits
On y voit, sans rang et sans nombre.
Former des forêts et des bois.

Là, jamais les plus grands hivers
N'ont pu leur déclarer la guerre.
Cet heureux coin de l'univers
Les a toujours beaux, toujours verts,
Toujours fleuris en pleine terre.

Qu'ils nous ont donné de mépris pour les nôtres, dont les plus conservés et les mieux gardés ne doivent pas être, en comparaison, appelés des orangers!

Car ces petits nains contrefaits.
Toujours tapis entre deux ais.
Et contraints sous des casemates.
Ne sont, à bien parler, que vrais
Et misérables culs-de-jattes.

Nous ne pouvions terminer notre voyagé par un lieu qui nous laissât une idée plus agréable; aussi dès le moment ne songeâmes-nous plus qu'à retourner à Paris. Notre dévotion nous fit pourtant détourner un peu pour aller à la Sainte-Baume. C'est un lieu presque inaccessible, et qu'on ne peut voir sans effroi. C'est un antre dans le milieu d'un rocher escarpé, de plus de quatre-vingts toises de haut, fait assurément par miracle; car il est aisé de voir que les hommes

N'y peuvent avoir travaillé;
Et l'on croit, avec apparence,
Que les saints esprits ont taillé
Ce roc qu'avec tant de constance
La sainte a si longtemps mouillé
Des larmes de sa pénitence.
Mais, si d'une adresse admirable
L'ange a taillé ce roc divin,
Le démon, cauteleux et fin,
En a fait l'abord effroyable,
Sachant bien que le pèlerin
Se donnerait cent fois au diable,
Et se damnerait en chemin.

Nous y montâmes cependant avec de la peine par une horrible pluie; et par la grâce de Dieu, sans murmurer un seul mot; mais nous n'y fûmes pas plus tôt arrivés, qu'il nous prit une extrême impatience d'en sortir, sans savoir pourquoi. Nous examinâmes donc assez brusquement la bizarrerie de cette demeure, et nous nous instruisîmes en un moment des religieux, de leur ordre, de leurs coutumes et de leur manière de traiter les passants; car ce sont eux qui les reçoivent et qui tiennent hôtellerie.

On n'y mange jamais de chair,
On n'y donne que du pain d'orge,
Et des œufs qu'on y vend bien cher.
Les moines hideux ont de l'air
De gens qui sortent d'une forge.
Enfin, ce lieu semble un enfer,
Ou pour le moins un coupe-gorge,
On ne peut être sans horreur
Dedans cette horrible demeure
Et la faim, la soif et la peur
Nous en firent sortir sur l'heure.

Bien qu'il fût presque nuit, et qu'il fît le plus vilain temps du monde, nous aimâmes mieux hasarder de nous perdre dans les montagnes, que de demeurer à la Sainte-Baume. Les reliques qui sont à Saint-Maximin nous portèrent bonheur, et nous y firent arriver, avec l'aide d'un guide, sans nous être égarés; mais non pas sans être mouillés. Aussi le lendemain, la matinée s'étant passée entière en dévotion, c'est-à-dire à faire toucher des chapelets à quantité de corps saints, et à mettre d'assez grosses pièces dans les troncs, nous allâmes nous enivrer d'excellente blanchette de Négréaux, et de là coucher à Aix. C'est une capitale sans rivière, et dont tous les dehors sont fort désagréables; mais, en récompense, belle et assez bien bâtie, et de bonne chère. Orgon fut ensuite notre couchée, lieu célèbre pour tous les bons vins; et le jour d'après Avignon nous fit admirer la beauté de ses murailles. Madame de Castelane y était, à qui nous rendîmes visite aussitôt le même jour, qui fut le jour des Morts. Nous la trouvâmes chez elle en bonne compagnie. Elle n'était point, comme les autres veuves, dans les églises à prier Dieu.

Car bien qu'elle ait l'âme assez tendre
Pour tout ce qu'elle aurait chéri.
On aurait peine à la surprendre
Sur le tombeau de son mari.

Avignon nous avait paru si beau, que nous voulûmes y demeurer deux jours pour l'examiner plus à loisir. Le soir, que nous prenions le frais sur les bords du Rhône par un beau clair de lune, nous rencontrâmes un homme qui se promenait, qui nous semblait avoir de l'air du sieur d'Assouci. Son manteau, qu'il portait sur le nez, empêchait qu'on ne le pût bien voir au visage. Dans cette incertitude, nous prîmes la liberté de l'accoster, et de lui demander:

«Est-ce vous, monsieur d'Assouci?

—Oui, c'est moi, messieurs; me voici.
N'ayant plus pour tout équipage
Que mes vers, mon luth et mon page.
Vous me voyez sur le pavé
En désordre, malpropre et sale;
Aussi je me suis esquivé
Sans emporter paquet ni malle;
Mais enfin me voilà sauvé,
Car je suis en terre papale.»

Il avait effectivement avec lui le même page que nous lui avions vu lorsqu'il se sauva de Montpellier, et que l'obscurité nous avait empêché de discerner. Il nous prit envie de savoir au vrai ce que c'était que ce petit garçon, et quelle belle qualité l'obligeait à le mener avec lui; nous le questionnâmes donc assez malicieusement, lui disant:

«Ce petit page qui vous suit,
Et qui derrière vous se glisse,
Que sait-il? En quel exercice,
En quel art l'avez-vous instruit?

—Il sait tout, dit-il. S'il vous duit,
Il est bien à votre service.»

Nous le remerciâmes lors bien civilement, ainsi que vous eussiez fait, et ne lui répondîmes autre chose

«Qu'adieu, bonsoir et bonne nuit.
De votre page qui vous suit,
Et qui derrière vous se glisse,
Et de tout ce qu'il sait aussi,
Grand merci, monsieur d'Assouci.
D'un si bel offre de service,
Monsieur d'Assouci, grand merci.»

Notre lettre finira par ce bel endroit. Quoiqu'elle soit écrite de Lyon, ce n'est pas que nous n'ayons encore à vous mander les beautés du Pont-Saint-Esprit, des vins de Coudrieux et de Côte-Rôtie; mais, en vérité, nous sommes si las d'écrire, que la plume nous tombe des mains, outre que nous voulons avoir de quoi vous entretenir, lorsque nous aurons le plaisir de vous revoir. Cependant,

Si nous allions tout tous déduire,
Nous n'aurions plus rien à vous dira:
Et vous saurez qu'il est plus doux
De causer buvant avec vous,
Qu'en voyageant de vous écrira.
Adieu, les deux frères nourris
Aussi bien que gens de la ville,
Que nous aimons plus que dix mille
Des plus aimables de Paris.

DATE.

De Lyon, où l'on nous a dit
Que le roi, par un rude édit,
Avait fait défenses expresses,
Expresses défenses à tous,
De plus porter chausses suissesses.
Cet édit, qui n'est rien pour nous,
Vous réduit en grandes détresses,
Grosses bedaines, grosses fesses:
Car où diable vous mettrez-vous?

ADRESSE.

À messieurs les aînés Broussins.
Chacun enseignera la rue:
Car leur demeure est plus connue
Au Marais que les Capucins.


VOYAGE

DE LANGUEDOC

et

DE PROVENCE

par

LEFRANC DE POMPIGNAN

———

à madame ***

Le 24 septembre 1740.

C'est donc très-sérieusement, madame, que vous demandez la relation de notre voyage. Vous la voulez même en prose et en vers. C'est un marché fait, dites-vous, nous ne saurions nous en dédire. Il faut bien vous en croire; mais croyez aussi que jamais parole ne fut plus légèrement engagée. Je suis sûr

Que tout homme sensé rira
D'une entreprise si falotte!
Que personne ne nous lira:
Ou que celui qui le fera,
À coup sûr très-fort s'ennuîra,
Que vers et prose on sifflera;
Et que sur cette preuve-là
Le régiment de la calotte
Pour ses voyageurs nous prendra.

Quoi qu'il en puisse arriver, le plus grand malheur serait de vous déplaire. Nous allons vous obéir de notre mieux. Mais gardez-nous au moins le secret. Un ouvrage fait pour vous ne doit être mauvais qu'incognito.

Comme ce n'est point ici un poème épique, nous commencerons modestement par Castelnaudary, et nous n'en dirons rien. Narbonne ayant été le premier objet de notre attention, sera aussi le premier article de notre itinéraire. N'y eût-il que ces anciennes inscriptions qu'a si fort respectées le temps, cette Narbonne méritait un peu plus d'égards que n'en ont eu les deux célèbres voyageurs.

Nous pouvons attester qu'il n'y plut ni n'y tonna pendant plus de quatre heures, et que jamais le ciel ne fut plus serein que lorsque nous en partîmes.

Mais vu le local enterré
De la cité primatiale,
Nous croyons, tout considéré,
Que quand la saison pluviale.
Au milieu du champ labouré
Vernie la bouche à la cigale,
Toutes les eaux ont conjuré
D'environner, bon gré mal gré.
La ville archiépiscopale:
Ce qui rend ce lieu révéré
Un cloaque beaucoup trop sale,
De quoi Chapelle a murmuré;
Mais d'un ton si peu mesuré,
Qu'il en résulte grand scandale.
Au point qu'un prébendier lettré
De l'église collégiale
Nous dit, d'un air très-assuré,
Que ce voyage célébré
N'était au fond qu'œuvre de balle.
Et que Narbonne, qu'il ravale,
Ne l'avait jamais admiré.

Le fait, madame, est vrai à la lettre; à telles enseignes que le docte prébendier se dessaisit en notre faveur, avec une joie extrême, de l'œuvre de ces messieurs, qui lui paraissent de très-mauvais plaisants. Ce n'est pas au reste le seul plaisir qu'il nous eût fait. Ce généreux inconnu nous avait mené au palais archiépiscopal, admirer les antiquités qu'on y a recueillies. Par son crédit, nous vîmes toute la maison, grande, noble, claire même en dépit de tout ce qui devrait la rendre obscure. Mais on a logé un peu haut le primat d'Occitanie. Nous avions ensuite suivi notre guide à la métropole, qui sera une fort belle église, quand il plaira à Dieu et aux États de faire finir la nef. Quant à ce tableau, si dénigré dans l'œuvre susdit, messieurs de Narbonne le regrettent tous les jours, malgré la copie que M. le duc d'Orléans leur en laissa libéralement, mais qu'ils trouvent fort médiocre, quoique le Lazare y soit peut-être aussi noir que dans l'original.

Nous reprîmes notre chemin, et parcourûmes gaiement les chaussées qui mènent à Béziers. Cette ville est pour ses habitants un lieu céleste, comme il est aisé d'en juger par un passage latin d'un de leurs auteurs, dont je vous fais grâce. La nuit nous ayant surpris avant d'y être arrivés, nous fûmes tentés d'y coucher.

Mais sachant par tradition
Que dans cette agréable ville,
Pour le sol de chaque saison,
Très-prudemment chaque maison
A soin d'avoir un domicile.
Et craignant pour mon compagnon,
Qui pour moi n'était pas tranquille,
Nous criâmes au postillon
Au plus vite de faire gille.

Ce fut donc à Pézénas que nous allâmes chercher notre gîte. Il était tard quand nous y arrivâmes; les portes étaient fermées. Nous en fûmes si piqués que nous ne voulûmes plus y entrer quand on les ouvrit le lendemain matin. Mais que nous fûmes enchantés des dehors! Il n'en est point de plus riants ni de mieux cultivés. Quoique Pézénas n'ait pas de proverbe latin en sa faveur, au moins que je connaisse, sa situation vaut bien celle de Béziers. La chaussée qui commence après les casernes du roi, ne dura pas autant que nous aurions voulu. Elle aboutit à une route assez sauvage, qui nous conduisit à Vallemagne, lieu passablement digne de la curiosité des voyageurs.

Près d'une chaîne de rochers
S'élève un monastère antique.
De son église très-gothique,
Deux tours, espèce de clochers,
Ornent la façade rustique.

Les échos, s'il en est dans ce triste séjour,

D'aucun bruit n'y frappent l'oreille:
Et leur troupe oisive sommeille
Dans les cavernes d'alentour.

Dépêche, dis-je à un postillon de quatre-vingts ans qui changeait nos chevaux; l'horreur me gagne: quelle solitude! c'est la Thébaïde en raccourci. Allons, l'abbé, ni vous ni moi ne commerçons avec les anachorètes.—Eh! de par tous les diables, ce sont des bernardins, s'écria le maître de la poste, que nous ne croyions pas si près de nous. Or, vous saurez que ce bon homme pouvait faire la différence d'un anachorète et d'un bernardin; car il avait sur un vieux coffre, à côté de sa porte, quelques centaines de feuillets de la vie des Pères du désert, rongés de rats.—Si vous voulez dîner, ajouta-t-il, entrez, on vous fera, bonne chère.

Nos moines sont de bons vivants,
L'un pour l'autre fort indulgents,
Ne faisant rien qui les ennuie,
Ayant leur cave bien garnie,
Toujours reposés et contents,
Visitant peu la sacristie;
Mais quelquefois les jours de pluie
Priant Dieu pour tuer le temps.

Il est vrai qu'ils avaient profité de cette matinée-là, qui était fort sombre et fort pluvieuse, pour dépêcher une grand'messe. Nous gagnâmes le cloître. Croiriez-vous, madame, qu'un cloître de solitaires fût une grotte enchantée? Tel est pourtant celui de l'abbaye de Vallemagne; je ne puis le comparer qu'à une décoration d'opéra. Il y a surtout une fontaine qui mériterait le pinceau de l'Arioste. Elle ressemble comme deux gouttes d'eau à la fontaine de l'Amour.

Sur ses colonnes, des feuillages
Entrelacés dans des berceaux,
Forment un dôme de rameaux.
Dont les délicieux ombrages
Font goûter, dans des lieux si beaux,
Le frais des plus sombres bocages.
Sous cette voûte de cerceaux,
La plus heureuse des naïades
Répand le cristal de ses eaux
Par deux différentes cascades.
Au pied de leur dernier bassin.
On frère, garçon très-capable,
Entouré de flacons de vin,
Plaçait le buffet et la table.

Tout auprès, un dîner dont la suave odeur Aurait du plus mince mangeur

Provoqué la concupiscence,
Tenu sur des fourneaux à son point de chaleur,
Pour disparaître, attendait la présence
De quatre bernardins qui s'ennuyaient au chœur.

Dans ce moment nous enviâmes presque le sort de ces pauvres religieux: nous nous regardions de cet air qui peint si bien tous les mouvements de l'âme. Chacun de nous appliquait ce qu'il voyait à sa vocation particulière, et nous nous devinions sans nous parier.

L'abbé convoitait l'abbaye:
Pour moi, qui pensais moins à Dieu,
«Ah! disais-je, si dans ce lieu
Je trouvais Iris ou Sylvie...»

Car voilà, les hommes. Ce qui est un sujet d'édification pour les uns, est un objet de scandale pour les autres. Que de morale a débiter là-dessus! Prenons congé de la délicieuse fontaine: elle nous a menés un peu loin.

Ô fontaine de Vallemagne!
Flots sans cesse renouvelés,
La plus agréable campagne
Ne vaut pas vos bords isolés.

Il n'y avait plus qu'une poste pour arriver à Loupian, lieu célèbre par ses vins, dont nos devanciers voulurent se mettre à portée de juger. Leurs imitateurs, en ce point seul, nous nous y arrêtâmes. Mais l'année, nous dit-on, n'avait pas été bonne. L'hôtesse entreprit de nous dédommager avec des huîtres d'un goût fort inférieur à celles de l'Océan.

Remontés en chaise, nous nous livrions à l'admiration que nous causait la beauté du pays,

Quand deux gentilles demoiselles,
D'un air agréable et badin
Qui n'annonçait pas des cruelles,
Nous arrêtèrent en chemin.

Elles nous demandèrent des places dans notre chaise pour aller jusqu'au village prochain, qui était le lieu de la poste. L'abbé fut impoli pour la première fois de sa vie; il les refusa inhumainement; et je fus obligé, malgré moi, d'être de moitié dans son refus.

Nous commencions alors à côtoyer l'étang de Thau, qui se débouche dans le golfe de Lyon par le port de Cette et par le passage de Maguelonne. Il fallut descendre, en faveur de mon compagnon, qui voyait pour la première fois les campagnes d'Amphitrite, et qui voulait contempler à son aise

Ce vaste amas de flots, ce superbe élément,
De l'aveugle Fortune image naturelle,
Comme elle séduisant, et perfide comme elle:
Asile des forfaits, noir séjour des hasards,
Théâtre dangereux du commerce et de Mars;
Des plus rares trésors source avare et féconde,
Et l'empire commun de tous les rois du monde.

Nous arrivâmes enfin à Montpellier. Cette ville n'aura rien de nous aujourd'hui, madame; et vous vous passeriez bien de savoir qu'après nous être fait d'abord conduire au jardin royal des plantes, qui pourrait être mieux entretenu, et avoir parcouru légèrement au retour tout ce qu'on est dans l'usage de montrer aux étrangers, cous vînmes avec empressement chercher un excellent souper, auquel nous étions préparés par le repas frugal que nous avions fait à Loupian.

La matinée du lendemain fut employée à visiter la Mosson et la Vérune. Les eaux et les promenades de celle-ci ne méritent guère moins de curiosité que la magnificence de la première, où il y a des beautés royales; mais où, sans être difficile à l'excès, on peut trouver quelques défauts auxquels, à la vérité, le seigneur châtelain est en état de remédier. Nous nous hâtâmes après cela de gagner Lunel, où nous fûmes accueillis par M. de la***, major du régiment de Duras, qui commandait dans ce quartier. Il nous donna un aussi bon souper que s'il nous eût attendus L'abbé en profita médiocrement.

Il quitta cette bonne chère
Pour une dévote action
Que ceux de sa profession
Ne font pas trop pour l'ordinaire.
Ce fut, je crois, son bréviaire
Qui causa sa désertion.
Notre convive militaire
Partagea mon affliction.
Mais comme en toute occasion
La Providence débonnaire
Compense, d'une main légère,
Plaisir et tribulation,
La retraite de mon confrère
Grossit pour moi la portion
D'un vin de Saint-Émilion
Qu'à Lunel je n'attendais guère.

Une partie de la nuit se passa joyeusement à table. Nous nous séparâmes de notre hôte à huit heures du matin, et nous courûmes à Nîmes pour y admirer ces ouvrages si supérieurs aux ouvrages modernes, si dignes de la poésie la plus majestueuse; en un mot, les chefs-d'œuvre immortels dont cette cité, autrefois si considérable, a été enrichie par les Romains. Les arènes s'aperçoivent d'aussi loin que la ville même.

Monument qui transmet à la postérité
Et leur magnificence et leur férocité
Par des degrés obscurs, sous des voûtes antiques,
Nous montons avec peine au sommet des portiques.
Là nos yeux étonnés promènent leurs regards,
Sur les restes pompeux du faste des Césars.
Nous contemplons l'enceinte où l'arène souillée
Par tout le sang humain dont elle fut mouillée,
Vit tant de fois le peuple ordonner le trépas
Du combattant vaincu qui lui tendait les bras.
«Quoi! dis-je, c'est ici, sur cette même pierre
Qu'ont épargnée les ans, la vengeance et la guerre,
Que ce sexe si cher au reste des mortels,
Ornement adoré de ces jeux criminels,
Venait d'un front serein, et de meurtres avide,
Savourer à loisir un spectacle homicide!
C'est dans ce triste lieu qu'une jeune beauté
Ne respirant ailleurs qu'amour et volupté,
Par le geste fatal de sa main renversée,
Déclarait sans pitié sa barbare pensée,
Et conduisant de l'œil le poignard suspendu
Dans le flanc du captif à ses pieds étendu.»

Des voyageurs font des réflexions à propos de tout. J'avoue, madame, que la tirade est un peu sérieuse. Je vous en demande pardon. La vue d'un amphithéâtre romain a réveillé en moi les idées tragiques.

Ce serait ici le Heu de vous donner quelque idée des autres antiquités de Nîmes. La Tour-Magne, le temple de Diane et la fontaine qui est auprès, ont dans leurs ruines mêmes, quelque chose d'auguste. Mais ce qu'on appelle la Maison carrée, édifice qu'on regarde comme le monument de toute l'antiquité le mieux conservé, frappe et fixe les yeux les moins connaisseurs.

On trouve à chaque pas des bas-reliefs et des inscriptions. Les aigles romaines, plus ou moins entières, se voient partout. Enfin, par je ne sais quel enchantement, on s'imagine, plus de treize cents ans après l'expulsion totale des Romains hors les Gaules, se retrouver avec eux, habiter encore une de leurs colonies. Nous en séjournâmes plus longtemps à Nîmes. Un jour franc nous suffit à peine pour tout voir et revoir. Ce temps d'ailleurs, grâce à M. d'A..., ne pouvait être mieux employé; il ne nous quitta point, et l'on ne saurait rien ajouter à la réception qu'il nous fit.

Or donc prions la Providence
De placer toujours sur nos pas
Le Languedoc et la Provence,
Et surtout messieurs de Duras:
Rencontre douée et gracieuse
Pour les voyageurs leurs amis,
Autant qu'elle serait fâcheuse
Pour les bataillons ennemis.

Il nous restait le pont du Gard. Notre curiosité, excitée de plus, nous fit quitter le chemin de la poste. Après une infinité de détours tortueux entre deux montagnes, nous nous trouvâmes sur les bords du Gardon, ayant en perspective le pont, ou plutôt trois ponts l'un sur l'autre.

Pour vous peindre le pont du Gard,
Il nous faudrait employer l'art
Et le jargon d'un architecte.
Mais nous pensons qu'à cet égard,
De notre couple trop bavard,
La science vous est suspecte;
Aussi, sans courir de hasard,
Notre muse très-circonspecte
Ne fera point de fol écart
Sur ses arches qu'elle respecte,
Qui sans doute périront tard.

Ici, madame, l'admiration épuisée fait place à une surprise mêlée d'effroi. Il nous fallut plusieurs heures pour considérer ce merveilleux ouvrage. Imaginez deux montagnes séparées par une rivière, et réunies par ce triple pont, où la hardiesse le dispute à la solidité. Nous grimpâmes jusque sur l'aqueduc, que nous traversâmes presque en rampant d'un bout à l'autre.

Offrant un culte romanesque
À ces lieux dérobés aux coups
De la barbarie arabesque,
Et même échappés au courroux
De ce pourfendeur gigantesque
Qui des Romains fut si jaloux.
Que sa fureur détruisit presque
Ce que le temps laissait pour nous:
Examinant à deux genoux
Un débris de peinture à fresque,
Et d'un œil anglais ou tudesque
Dévorant jusques aux cailloux.

Puis quittant à regret, quoique avec une sorte de confusion, un monument trop propre à nous convaincre de la supériorité sans bornes des Romains, nous poursuivîmes notre route, et ne fûmes plus occupés après cela que du plaisir de revoir bientôt un ami fort cher que nous allions chercher de si loin. Cette idée flatteuse fut le sujet de notre conversation le reste de la journée. Sur le soir, l'approche de Villeneuve fit diversion à nos entretiens. Du haut de la montagne, d'où nous l'aperçûmes, cette jolie ville paraît être dans la plaine, quoique sur une côte fort élevée. La beauté du paysage et la largeur du Rhône forment le point de vue le plus surprenant et le plus agréable.

C'est ici que du Languedoc
Finit la terre épiscopale.
À l'autre rive, sur un roc,
Est la citadelle papale,
Que sous la clef pontificale,
Les gens de soutane et de froc
Défendraient fort bien dans un choc.
Avec une ardeur sans égale,
Contre les troupes de Maroc,
La mer leur servant d'intervalle.

Nous passâmes les deux bras du Rhône, et nous arrivâmes à Avignon, au milieu des cris de joie et des acclamations d'un peuple immense. N'allez pas croire que tout ce tintamarre se fît pour nous. On célébrait alors dans cette ville l'exaltation de Benoît XIV. Les fêtes duraient depuis trois jours. Nous vîmes la dernière, et sans doute la plus belle.

Nos yeux en furent éblouis.
L'art, la richesse, l'ordonnance
Avaient épuisé la science
Des décorateurs du pays.
Au milieu d'une grande place
Douze fagots mal assemblés
D'une nombreuse populace
Excitaient les cris redoublés.
Tout autour cinquante figures,
Qu'on nous dit être des soldats,
Pour faire cesser le fracas,
Vomissaient un torrent d'injures;
Mais de peur des égratignures,
Ils criaient, et ne bourraient pas.

Alors les canons commencèrent.
Le commandant, vêtu de bleu,
Aux fusiliers qui se troublèrent,
Permit de se remettre un peu.
Puis leurs vieux mousquets ils levèrent:
Trente-quatre firent faux-feu,
Et quatorze en tirant crevèrent.
Si personne ne fut tué,
Ou pour le moins estropié
Par cette comique décharge,
C'est un miracle, en vérité,
Qui mérite d'être attesté.
Mais nous primes soudain le large,
Voyant que l'alguazil major
Voulait faire tirer encor.

Nous entrâmes en diligence
Au palais de Son Excellence
Monseigneur le vice-légat.
C'est là que pour Rome il préside,
Et c'est dans sa cour que réside
Toute la pompe du Comtat.
D'abord, ni lanterne ni lampe,
La nuit n'éclaire l'escalier:
Il fallut, pour nous appuyer,
À tâtons, du fer de la rampe.
L'un et l'autre nous étayer.
Après avoir à l'aventure
Fait en montant plus d'un faux pas
Nous trouvons uns salle obscure,
Où, sur quelques vieux matelas
Quatre Suisses de Carpentras
Ne buvaient pas l'eau toute pure.
Mais rien de plus ne pûmes voir.

Un vieux prêtre, entr'ouvrant la porte
D'un appartement assez noir,
Dit: «Allons, vite, que l'on sorte;
Tout est couché; messieurs, bonsoir.

Notre ambassade ainsi finie,
Nous revînmes à notre hôtel,
Où Dieu sait quelle compagnie
D'une table assez mal servie
Dévora le régal cruel.
La maîtresse, d'ailleurs polie,
Pour nous exprès avait trouvé
Un de ces batteurs de pavé
Vrai doyen de messagerie
Sur le front duquel est gravé
Qu'ils ont menti toute leur vie.
Il venait de passer les monts.
Mon bavard, sans qu'on le semonce.
Faisant et demande et réponse,
Parle d'église, de sermons,
De consistoires, d'audiences,
De prélats, de nonnains, d'abbés.
De moines et de sigisbés,
De miracles et d'indulgence,
Du doge et des procurateurs,
Des francs-maçons et des trembleurs,
De l'Opéra, de la gazette,
De Sixte-Quint, de Tamerlan,
De Notre-Dame de Lorette,
Du sérail et de Kouli-Kan,
De vers et de géométrie,
D'histoire, de théologie,
De Versailles, de Pétersbourg,
Des conciles, de la marine,
Du conclave, de la tontine,
Et du siège de Philisbourg.
Il partait pour le nouveau monde.
Mais de fureur je me levai,
Et promptement je me sauvai
Comme il faisait déjà sa ronde
Dans les plaines du Paraguaî,
J'arrive enfin au domicile
Qui, jusqu'au retour du soleil,
Semblait au moins pour mon sommeil.
M'assurer un commode asile;
J'y fus aussitôt infecté
Par l'odeur d'un suif empesté.
Reste expirant de la bougie
Dont, avec prodigalité,
Toute cette ville ébaubie,
Ornait portail et galerie
En l'honneur de Sa Sainteté.

Je n'en fus pas quitte pour ce vilain parfum. Un nuage de cousins me tint compagnie toute la nuit; ce qui me rappela fort désagréablement un certain voyage d'Horace, dont la relation vaut un peu mieux que celle-ci.

Cependant l'Aurore vermeille
Répand ses feux sur l'horizon.
Je me lève, l'abbé s'éveille,
J'entends le fouet du postillon.
Ce fut pour moi bruit agréable.
Adieu donc, ville d'Avignon,
Ville pourtant très-respectable,
Si dans tes murs tout curieux
Qui va voir faire l'exercice
Risquait moins sa vie ou ses yeux,
Et qu'un bon ordre de police
Mît tous les conteurs ennuyeux
Dans les prisons du Saint-Office.

Rien de plus beau que l'entrée du Comtat par le Languedoc; rien de plus charmant que la sortie d'Avignon par la Provence.

Des deux côtés d'un chemin comparable à ceux du Languedoc, règnent des canaux qui le traversent en mille endroits. La Durance en fournit une partie: les autres viennent de Vaucluse. Le cristal transparent des uns, l'eau trouble des autres, font démêler aisément la différence de leurs sources. De hauts peupliers, semés, sans ordre, y défendent du soleil, dont l'ardeur commence à être extrême. On touche à la province du royaume la plus méridionale. La Durance, qu'on passe à, Bompar, nous fit entrer insensiblement en Provence.

D'arides chemins, une chaîne de montagnes, des oliviers pour toute verdure, telle est la route qui nous conduit à Aix, grande et belle ville qui vaut bien un article à part. Nous le réservons, madame, pour le second volume de cet ouvrage mémorable.

Ici finira, en attendant, le bavardage du couple d'amis voyageurs, qu'un second passage de la Durance, à quatre ou cinq lieues d'Aix, fit enfin arriver au terme de leurs courses, au château de M...

C'est de ce brûlant rivage,
Dont l'ardente aridité
Offre le pin pour bocage,
Un désert pour paysage,
Par les torrents humecté:
Lieux où l'oiseau de carnage
Dispute au hibou sauvage
D'un roc la concavité,
Un chêne détruit par l'âge:
Noir théâtre de la rage
De plus d'un vent redouté.
Où l'époux peu respecté
D'une déesse volage,
Forge par maint alliage
Les traits de la déité
Qui d'un sourcil irrité
Étonne, ébranle, ravage
L'univers épouvanté.
Mais laissons ce radotage,
De ce lieu très-peu flatté
J'ose vous offrir l'hommage
D'un mortel peu dans l'usage
De trahir la vérité.
Sans l'avoir sollicité:
Si noblesse sans fierté,
Agrément sans étalage,
Raison sans austérité,
Font un unique assemblage;
Ces traits, votre heureux partage,
Honorent l'humanité.
Hélas! la naïveté
De ce compliment peu sage
Doit vous plaire davantage
Qu'un discours plus apprêté,
Dont le brillant verbiage
Manque de réalité.
Si de ma témérité
J'ai cru cacher le langage,
Sous l'auspice accrédité
De l'agréable voyage
Qui par fameux personnage
Va vous être présenté,
Pardonnez ce badinage:
Voyez mon humilité:
De l'éclat d'un faux plumage
Je ne fais point vanité.
La modestie à mon âge
N'est commune qualité.

On vous ment sur M***, madame la comtesse.

L'auteur, très-véridique d'ailleurs, s'est égayé sur la peinture qu'il fait de lui et de ses États. Il vous donne pour un désert affreux, un séjour aussi beau qu'il soit possible d'en trouver dans un pays de montagnes.

Car nous lisons dans des chroniques
Qui ne sont pas encor publiques,
Qu'autrefois le bon roi René
Dans cet asile fortuné
Faisait des retraites mystiques.
On voit même un canal fort net.
Où, sans tasse ni gobelet,
Ce roi buvait l'eau vive et pure
Dont la fraîcheur et le murmure
L'endormaient dans un cabinet
Formé de fleurs et de verdure;
Et de nos jours une beauté
Qui n'était rien moins que bigote,
Avec une sœur peu dévote
Y chercha l'hospitalité.
C'était la fugitive Hortense,
Laquelle, nous dit-on ici,
Sur les rives de la Durance,
Ne pourchassait pas son mari.

Voilà ce que c'est, madame, que ce lieu si fort défiguré par son seigneur. Que ne peut-on vous faire connaître, telle qu'elle est, la dame du château! Cette entreprise passe nos forces. Il est difficile de bien louer ce qui est véritablement louable. Peindre madame la marquise de M***, c'est peindre la douceur, la raison, les bienséances et la vertu même.

Oh! pour cette fois taisons-nous!
Dieu vous garde, aimables époux.
Que chacun chérit et révère,
De notre long itinéraire.
L'ennui retombera sur nous,
S'il n'a le bonheur de vous plaire.

———

À. M. ***

Le 28 octobre 1740.

Imaginez trois voyageurs,
Et qui pourtant ne sont menteurs.
Qu'une voiture délabrée,
Par deux maigres chevaux tirée.
Pendant trois jours a fracassés.
Disloques, meurtris et versés
Jusqu'à certain lieu plein d'ornières
Où lesdits chevaux, morts de faim,
Malgré mille coups d'étrivières,
Se sont arrêtés en chemin,
Nous faisant clairement comprendre
Qu'ils avaient assez voyagé;
Que de nous ils prenaient congé,
Et qu'ils nous criaient de descendre,
Jugez donc, après ce cadeau,
De quel air, sans feu ni manteau,
Par une nuit très-pluvieuse,
Notre troupe, fort peu joyeuse.
Traversant à pied maint coteau.
Au bout d'une route scabreuse
Parvient enfin jusqu'au château.
Peignez-vous dans cette aventure
Trois têtes dont la chevelure,
Distillant l'eau de toutes parts,
Imite assez bien la figure
Des Scamandres et des Sangars.

Voilà, madame, le portrait au naturel d'un marquis fort aimable, d'un sénateur qui ne peut se louer lui-même, parce qu'il tient la plume, et d'un très-joli chevalier de Saint-Jean-de-Jérusalem. Nous arrivons; et mon premier soin, dans l'attirail que je viens de vous décrire, est d'obéir à vos ordres. Ma première gazette a eu le bonheur de vous plaire. Je vais risquer la seconde, avec l'aide de mes compagnons.

Demain nos muses reposées,
Fraîches, vermeilles et frisées,
Mettront d'accord harpes et luth,
Et vous payeront leur tribut.

———

29 octobre 1740.

Nous voici bien éveillés, quoiqu'il ne soit que midi. L'atelier est prêt: nous commençons sans préambule.

Victimes de notre curiosité, nous partîmes le 15 de ce mois. La description de notre équipage paraît propre à être placée dans un ouvrage fait uniquement pour vous amuser.

Toi qui crayonnes en pastel,
Viens, accours, Muse subalterne:
Peins-nous, partant d'un vieux châtel
Plus fiers que gendarmes de Berne.
Et toi, railleur universel,
Dieu polisson, je me prosterne
Devant ton agréable autel.
Ton influence me gouverne;
Père heureux de la baliverne.
Prête à ma muse ce vrai sel
Dont tu sus enrichir Miguel,
Et priver tout auteur moderne,
Tel qu'en sortant du Toboso,
Le sieur de la Triste Figure,
Piquant sans succès sa monture.
Malgré les conseils de Sancho.
Courut, suivant son vertigo,
Aux moulins servir de mouture;
De même en piteuse voiture,
Chacun de nous criant: «Oh! oh!»
Bravant et chute et meurtrissure,
Voulut faire trotter Clio.
Pour moi, trop faible par nature,
J'osai, chétive créature,
Me plaindre autrement qu'in petto.
Soit respect de la prélature,
Ou devoir de magistrature,
Nul autre n'osa faire écho.

L'abbé seul perdit l'équilibre.
Mais avant que d'en venir là,
Pour se défendre en homme libre,
Il tendit veine, nerf et fibre;
Mais sa bête enfin l'entraîna.

Nous n'eûmes que la peur de son accident:

Il sut s'en tirer à merveille,
Et troqua son maudit bidet
Contre une bête à longue oreille,
Qui n'est ni lièvre ni baudet.

Les Espagnols, gens, selon eux, fort sages, estiment infiniment ce genre de monture, et l'abbé pourrait certifier qu'ils n'ont pas tort. Quoi qu'il en soit, l'équipage que je viens de vous détailler nous conduisit au château de la Tour-d'Aigues, monument, dit-on, de l'Amour et de la Folie.

Le nom seul des deux ouvriers
Ne préviendra pas pour l'ouvrage.
Ce couple n'est pas dans l'usage
De suivre des plans réguliers:
Et ce serait sottise pure
De les prendre pour nos maçons,
S'il fallait, par leurs actions,
Juger de leur architecture.

Mais ils ont eu le bon sens de choisir un habile architecte pour bâtir la maison de la Tour. D'autres vous en feraient une brillante description. Plus d'un voyageur vous parlerait de l'esplanade qui est au devant de la principale porte, des fossés profonds, revêtus de pierres, et pleins d'eau vive, dont le château est environné; d'une façade estimée des connaisseurs; enfin d'une fort belle tour carrée qui s'élève au-dessus de deux grands corps de logis, et qu'on assure avoir été construite par les Romains.

Ma muse, en rimes relevées,
Pourrait vous tracer dans ses vers
Des bosquets bravant les hivers.
Sur des voûtes fort élevées;
Tels qu'aux dépens de ses sujets.
Jadis une reine amazone
En fit planter à Babylone
Sur le faîte de son palais.

Laissons ce détail à des peintres d'architecture et de paysages, ou à des faiseurs de romans. Mais vous ne serez peut-être pas fâchée de savoir à qui la Provence est redevable de ce bâtiment qui fait une des curiosités de cette province; c'est au baron de Santal. Ce gentilhomme l'avait destiné pour être l'habitation d'une princesse dont les aventures ne sont pas ignorées.

Or ce baron de Santal
Fut épris d'une héroïne
Qui lui donna maint rival;
Voyageant en pèlerine
Tantôt bien et tantôt mal.
Villageoise ou citadine,
Promenant son cœur banal
De la cour de Catherine
À quelque endroit moins royal.
Cette dame de mérite
Fut la reine Marguerite,
Non celle à l'esprit badin,
Qui des tendres amourettes
Des moines et des nonnettes
A fait un recueil malin;
Mais sa nièce tant prônée,
Dont notre bon roi Henri
Fut pendant plus d'une année
Le très-affligé mari;
Et qui, plus qu'une autre femme,
Porta gravé dans son âme
Le commandement divin
De l'amour pour le prochain.

On trouve dans mille endroits du château les chiffres de la reine et du baron, accompagnés de trois mots latins que je vais vous citer en original, pour faire parade d'érudition: satiabor cum apparuerit. Si j'osais vous traduire ce latin, vous avoueriez, madame, qu'il dit beaucoup en peu de paroles.

Au demeurant, la gentille princesse
Ne vit jamais ce lieu si beau:
Et le baron, qui l'attendait sans cesse,
En fut pour les frais du château.

En quittant la Tour, nous prîmes une route qui nous conduisit dans un pays assez bizarre pour exercer le pinceau du voyageur. Au sortir d'un précipice, où nous courûmes une espèce de danger, nous entrâmes, dans un chemin resserré entre deux montagnes escarpées.

Ce défilé s'élargit dans quelques endroits, et devient alors aussi agréable que le vallon le plus cultivé. On découvre de temps en temps, à travers les ouvertures du rocher, des emplacements qui ressemblent assez à de grandes cours de vieux châteaux, entourés de hautes murailles.

Du temps des chèvre-pieds cornus,
Les sylvains, les faunes velus
Habitaient ce réduit sauvage.
C'est là qu'aux jours du carnaval
Silène et Pan donnaient le bal
Aux dryades du voisinage.

Ce lieu n'est plus aussi profané. Des missionnaires zélés y ont fait graver de toutes parts sur les arbres et sur les pierres des passages tirés de l'Écriture, et de petites sentences propres à édifier les passants.

Nous nous trouvâmes le soir aux portes d'Apt. Saviez-vous, madame, qu'il y eût une ville d'Apt? et savez-vous ce que c'est que la ville d'Apt? Nous serions fort embarrassés de vous le dire.

Lorsque nous y sommes entrés,
Les cieux n'étaient point éclairés
Par la lune ni les étoiles;
Et quand nous en sommes sortis,
L'Aurore et l'époux de Procris
Étaient encore dans les toiles.

Tout ce que nous pouvons faire en faveur de la ville d'Apt, c'est de la supposer grande, belle, peuplée, riche et bien bâtie. Car, en bonne politique, il faut vanter le pays où l'on voyage.

Nous arrivâmes cette même matinée à Vaucluse. C'est un de ces lieux uniques, où la nature a voulu se singulariser. Il paraît avoir été fait exprès pour la muse de Pétrarque. Ce fameux vallon est terminé par un demi-cercle de rochers d'une prodigieuse élévation, et qu'on dirait avoir été taillés perpendiculairement. Au pied de cette masse énorme de pierre, sous une voûte naturelle que son obscurité rend effrayante à la vue, sort d'un gouffre dont on n'a jamais trouvé le fond, la rivière appelée la Sorgue. Un amas considérable de rochers forme une chaussée au devant, mais a plusieurs toises de distance de cette source profonde. L'eau casse ordinairement, par des conduits souterrains, du bassin de la fontaine dans le lit où elle commence son cours. Mais dans le temps de sa crue, qui arrive, nous dit-on, aux deux équinoxes, elle s'élève impétueusement au-dessus d'une espèce de môle, dont un voyageur géomètre aurait mesuré la hauteur.

Là, parmi des rocs entassés,
Couverts d'une mousse verdâtre,
S'élancent des flots courroucés
D'une écume blanche et bleuâtre.
La chute et le mugissement
De ces ondes précipitées,
Des mers par l'orage irritées
Imitent le frémissement.
Mais bientôt moins tumultueuse
Et s'adoucissant à nos yeux.
Cette fontaine merveilleuse
N'est plus un torrent furieux.
Le long des campagnes fleuries.
Sur le sable et sur les cailloux,
Elle caresse les prairies
Avec un murmure plus doux.
Alors elle souffre sans peine
Que mille différents canaux
Divisent au loin dans la plaine
Le trésor fécond de ses eaux.
Son onde, toujours épurée,
Arrosant la terre altérée.
Va fertiliser les sillons
De la plus riante contrée
Que le dieu brillant des saisons,
Du haut de la voûte azurée,
Puisse échauffer de ses rayons.

Le chemin qui nous mena du village à la fontaine, est un sentier étroit et pierreux, que la curiosité seule peut rendre praticable. Les pieds délicats de Laure devaient souffrir de cette promenade, et le doux Pétrarque n'avait pas peu de peine à la soutenir.

Mais ce sentier, tout escarpé qu'il semble,
Sans doute Amour l'adoucissait pour eux;
Car nul chemin ne paraît raboteux
À deux amants qui voyagent ensemble.

Après avoir assez examiné la fontaine, nous livrâmes le chevalier et l'abbé à la merci de notre guide. Nous avions aperçu, une grotte dans un angle de la montagne. Nous crûmes que les deux héros de Vaucluse pourraient bien y avoir laissé quelque trace de leurs amours. Depuis l'aventure d'Énée et de Didon, toutes les grottes sont suspectes. Celle-ci, disons-nous, a peut-être rendu la même service à Laure et à Pétrarque. Au moins y trouverons-nous quelque chanson ou quelque sonnet: le bonhomme en mettait partout. En faisant ces réflexions, nous parvînmes, non sans peine, à l'entrée de la caverne. Nous y entrevîmes aussitôt uns figure humaine qui s'avançait gravement vers nous:

La barbe longue, la peau bise.
On gros volume dans les mains:
Une mandille noire et grise,
Et le cordon autour des reins.
C'est, dîmes-nous, un solitaire
Qui pleure ici ses vieux péchés.
«Bonjour, notre révérend père;
Vous voyez dans votre tanière
Deux étrangers qui sont fâchés
D'interrompre votre prière.

—Qu'est-ce donc, insolents? Eh quoi?
Est-ce ainsi qu'on me rend visite?
Osez-vous, sans pâlir d'effroi,
Prendre pour un coquin d'ermite
Un personnage tel que moi?
Je suis...»

Nous avions oublié, madame, de vous demander un profond secret sur cette histoire. On nous traiterait de visionnaires. Nous vivons dans un siècle d'incrédulité, où les apparitions ne font pas fortune. Cependant, foi de voyageurs, rien de plus vrai que celle-ci.

«Je suis, nous dit d'un air rigide
Ce vieillard au maigre menton,
Le contemporain de Caton;
Des Gaulois l'oracle et le guide;
Le grand-prêtre de ce canton;
Pour tout dire enfin, un druide.

—Vous, un druide, monseigneur!»
Reprîmes-nous avec grand'peur.

Ne soyez pas scandalisée, madame, de ce mouvement de crainte. L'idée seule de rencontrer des druides dans la forêt de Marseille fit trembler l'armée de César.

«Ne vous mettez point en colère,
Illustre évêque des Gaulois.
Que Votre Grandeur débonnaire
Nous pardonne pour cette fois.
Demeurez en santé parfaite
Dans votre lugubre retraite,
Nous n'y retournerons jamais.
Et n'allez pas vous mettre en tête
De nous réserver pour la fête
De votre vilain Teutatès.»

Le pontife se prit à rire.
«Allez, je ne suis pas méchant.
Je connais ce qui vous attire,
Et vous aurez contentement.
Vous saurez, sans passer la barque
Où l'on entre privé du jour,
Comme Laure et son cher Pétrarque,
Dans ce délicieux séjour,
Plus contents que reine et monarque
À petit bruit faisaient l'amour.»
Ses promesses ne furent vaines,
Il fit un cercle, il y tourna:
Par trois fois l'Olympe tonna;
Le rocher entr'ouvrit ses veines,
Et par des routes souterraines,
Un tourbillon nous entraîna.

Cette opération magique nous conduisit au plus beau lieu que l'imagination puisse se figurer. Une nymphe, avertie sans doute par le signal, vint nous recevoir.

Teint frais, œil vif, bouche vermeille,
Ça bouquet de fleurs sur le sein,
Chapeau de paille sur l'oreille,
Et tambour de basque à la main.
«Venez, dit-elle, cet asile
Que vous n'habiterez jamais,
N'eut dans son enceinte tranquille
Qu'un seul couple d'amants parfaits.
Toujours heureux, toujours fidèles,
Laure et Pétrarque dans ces lieux,
Dans leurs caresses mutuelles
Ont fait cent fois envie aux dieux
Mais déjà votre âme est émue
De l'image de leurs plaisirs.
L'Amour exauça leurs désirs
Partout où s'étend votre vue:
Tantôt au pied de ce coteau,
Près de ces ondes qui jaillissent;
Souvent sous cet épais berceau
Que ces orangers embellissent;
Ici quand le flambeau du jour
De ses feux brûlait la verdure;
Plus loin quand la nuit à son tour
Venait rafraîchir la nature.
Lisez en caractère d'or,
Sur ces portiques, sur ces marbres,
Ces vers plus expressifs encor
Que ceux qu'Angélique et Médor
Gravaient ensemble sur les arbres.

—Eh quoi! dîmes-nous avec surprise, sont-ce là ces chastes amours dont le poète italien nous berce dans ses sonnets et dans ses chansons?

Et que deviendra la morale
Que dans son triomphe pieux
Sa muse en vers religieux
Avec emphase nous étale?

—Elle est toujours bonne pour la théorie, répliqua notre conductrice. D'ailleurs, il y a plus de quatre cents ans que Pétrarque et Laure s'aimaient.

C'était alors la mode de se taire.
Un indiscret n'aurait point été cru;
Et dans ce siècle le mystère
Passait hautement pour vertu.

On évitait les mouvements extrêmes.
Les vains discours, les éclats imprudents.
Pour amis et pour confidents
Deux jeunes cœurs n'avaient qu'eux-mêmes.

Pétrarque enfin savait jouir tout bas,
Favorisé sans le faire connaître;
Et d'autant plus heureux de l'être,
Qu'on croyait qu'il ne l'était pas.

Faites votre profit de cela, continua-t-elle, s'il en est encore temps. Adieu. Pour des mortels, vous avez eu une assez longue audience d'une nymphe. Retournez joindre vos camarades, et ne dites au moins que ce que vous avez vu. À ces mots, nous fûmes enveloppés d'un nuage qui nous porta en un clin d'œil à Vaucluse.

Nous remontâmes à cheval. Notre voyage dans les plaines du Comtat ne fut de notre part qu'un cri d'admiration. Les canaux tirés de la Sorgue nous suivaient partout, et nous répétions continuellement, comme en chœur d'opéra:

«Lieux tranquilles, ondes chéries,
Nymphe aimable, flots argentés,
Ranimez l'émail des prairies:
Fontaines, vos rives fleuries,
Ces arbres sans cesse humectés,
Séjour des oiseaux enchantés.
Nous rappellent les bergeries.
Lieux autrefois si fréquentés,
Et dont les touchantes beautés
Ne sont plus qu'en nos rêveries.»

Nous aurions voulu nous arrêter à Lille. Le temps ne nous le permit pas. Nous eûmes cependant le loisir d'en considérer la délicieuse situation. C'est un terroir que la nature et le travail se disputent l'honneur d'embellir. La Sorgue, qui, dans tout son cours, ne perd jamais sa couleur ni sa pureté, enveloppe entièrement la ville de ses eaux.

C'est, dit-on, dans ces murs célèbres,
Que le malin sut autrefois
Faire glisser dans le harnois
D'un poëte entendant ténèbres,
D'un fol amour le feu grégeois.

C'est en effet à Lille que Pétrarque vit pour la première fois, à l'office du vendredi saint, l'héroïne que ses vers ont rendue immortelle. Nous sommes même persuadés que la beauté du pays a eu autant de part à ses retours fréquents, que la constance de sa passion. On ne peut rien imaginer de plus séduisant que cette partie du Comtat: des champs fertiles, plantés comme des vergers, des eaux transparentes, des chemins bordés d'arbres.

Tel fut sans doute, ou peu s'en faut,
Le lieu que la main du Très-Haut
Orna pour notre premier père:
Jardin où notre chaste mère,
Par le diable prise en défaut,
Trahit son époux débonnaire:
Par quoi ce doyen des maris
Vit ses jours doublement maudits,
Et murmura, dit-on, dans l'âme.
D'être chassé du paradis
Sans y pouvoir laisser sa femme.

Nous fûmes coucher à Cavaillon, et nous y arrivâmes d'assez bonne heure pour pouvoir parcourir les promenades et les dehors de la ville, qui sont agréablement ornés. Le lendemain il fallut nous résoudre à quitter cet admirable pays. Nous en sortîmes en passant la Durance; et ce fut en mettant le pied dans le bateau, qu'un de nous entonna pour les autres:

«Adieu, plaines du Comtat,
Beaux lieux que la Sorgue arrosa,
Adieu: mille fois béat
Le mortel qui se repose
Dans votre charmant État!
Loin de l'orgueilleux éclat
Qui souvent aux sots impose:
Loin de la métamorphose
Du fermier et du prélat,
Tout est soumis à sa glose,
Hors le bon vice-légat,
Qu'il doit respecter pour cause.»

Le soleil couchant nous vit arriver à Aix. Il y eut ce jour-là deux entrées remarquables dans cette ville: celle d'un cardinal et la nôtre! Vous jugez bien, après la peinture du départ de M..., qu'il y avait de la différence entre nos équipages et ceux de l'éminence. M. le cardinal d'Auvergne venait de faire un pape, et nous de rendre visite aux druides et aux nymphes. Un quart d'heure de grotte enchantée vaut bien six mois de conclave. Quoi qu'il en soit, le même instant nous rassembla tous à Aix. Nous y entrâmes par ce cours si renommé

Que les balcons et portiques
De vingt hôtels magnifiques
Ornent en divers endroits.
Ces lieux, dit-on, autrefois
Étaient vraiment spécifiques
Pour rendre plus prolifiques
Les moitiés de maints bourgeois.
Mais maintenant, moins Gaulois,
Ils savent mieux les rubriques;
Et les maris pacifiques
Reçoivent l'ami courtois
Dans les foyers domestiques.
Quelques arbres inégaux,
Force bancs, quatre fontaines,
Décorent ce long enclos,
Où gens, qui ne sont point sots,
De nouvelles incertaines
Vont amuser leur repos.

Voilà une assez mauvaise plaisanterie, que nous vous livrons pour ce qu'elle vaut. À parler vrai, la capitale de la Provence est également au-dessus de la critique et de la louange. Nous l'avons vue dans un temps où les campagnes sont peuplées aux dépens des villes. Mais nous avons jugé de ce qu'elle doit être, par la maison de M. et de madame de la T..., qui occupent les premières places dans la province, et qui sont faits l'un et l'autre pour les remplir au gré des citoyens et des étrangers.

Le ciel de plus mit un essaim de belles
Dedans ces murs qu'on ne peut trop vanter.
Si Dieu les fit ou tendres ou cruelles,
Sur ce point-là je ne puis vous citer
Discours, chansons, chroniques ni nouvelles:
Fors que pourtant je dois vous attester,
Sur le récit de maints auteurs fidèles,
Que point ne faut séjourner avec elles,
Si l'on ne veut longtemps les regretter.

Aussi, madame, prîmes-nous notre parti en gens de précaution. Nous ne demeurâmes que deux jours et demi à Aix.

Nous voici enfin à Marseille. C'est une de ces villes dont on ne dit rien, pour en avoir trop à dire. Elle ne ressemble en rien aux autres villes du royaume. Sa beauté lui est particulière. Ses dehors mêmes et ses environs ne sont pas moins singuliers. C'est un nombre infini de petites maisons, qui n'ont à la vérité, ni cours, ni bois, ni jardins, mais qui composent en total le coup d'œil le plus vivant qu'il y ait peut-être au monde. Que l'aspect de ce port est frappant!

Telles jadis en souveraines
Occupaient le trône des mers,
Carthage et Tyr, puissantes reines
Du commerce de l'univers.
Marseille, leur digne rivale,
De toutes paris, à chaque instant,
Reçoit les tributs du couchant
Et de la rive orientale.
Vous y voyez soir et matin
Le Hollandais, le Levantin,
L'Anglais sortant de ces demeures
Où le laboureur, l'artisan
N'ont jamais vu pendant trois heures
Le soleil pur quatre fois l'an;
Le Lapon, qui naît dans la neige,
Le Moscovite, le Suédois,
Et l'habitant de la Norwége
Qui souffle toujours dans ses doigts.
Là tout esprit qui veut s'instruire,
Prend de nouvelles notions.
D'un coup d'œil on voit, on admire
Sous ce millier de pavillons,
Royaume, république, empire:
Et l'on dirait qu'on y respire
L'air de toutes les nations.

M. d'H..., intendant des galères, chez qui nous dînâmes le lendemain de notre arrivée, nous fit voir, dans le plus grand détail, les parties les plus curieuses de l'arsenal. La salle d'armes est fort belle. Ce sont deux grandes galeries qui se coupent en croix. Les murailles en sont revêtues d'espaliers de fusils et de mousquetons. D'espace en espace s'élèvent, avec symétrie, des pyramides de sabres, d'épées et de baïonnettes d'une blancheur éblouissante. Les plafonds sont décorés d'un bout à l'autre de soleils composés de même, c'est-à-dire de rayons de fer. On a mis aux extrémités de la salle de grands trophées de tambours, de drapeaux et d'étendards, qui paraissent gardés par des représentations de soldats armés de toutes pièces.

Ces lieux où reposent les dards,
Que la mort fournit à la gloire,
Offrent ensemble à nos regards
L'horrible magasin de Mars,
Et la temple de la Victoire.

Après le dîner, M. d'H..., dont on ne peut trop louer l'esprit, le goût et la politesse, nous prêta sa chaloupe pour aller au château d'If, qui est à une lieue en mer. Les voyageurs veulent tout voir.

Nous fûmes donc au château d'If
C'est un lieu peu récréatif
Défendu par le fer oisif
De plus d'un soldat maladif,
Qui, de guerrier jadis actif,
Est devenu garde passif.
Sur ce roc taillé dans le vif,
Par bon ordre on retient captif,
Dans l'enceinte d'un mur massif.
Esprit libertin, cœur rétif,
Au salutaire correctif
D'un parent peu persuasif.
Le pauvre prisonnier pensif,
À la triste lueur du suif,
Jouit, pour seul soporatif,
Du murmure non lénitif
Dont l'élément rébarbatif
Frappe son organe attentif.
Or, pour être mémoratif
De ce domicile afflictif,
Je jurai d'un ton expressif
De vous le peindre en rime en if.

Ce fait, du roc désolatif
Nous sortîmes d'un pas hâtif,
Et rentrâmes dans notre esquif:
En répétant d'un ton plaintif:
«Dieu nous garde du château d'If.»

Nous regagnâmes le port à l'entrée de la nuit, fort satisfaits, si ce n'était du château d'If, au moins de notre promenade sur la mer. C'est ici que l'abbé nous quitta. Nous devions partir pour Toulon avant le jour; et lui pour la petite ville de Salon, où il a dû présenter son offrande et la nôtre au tombeau de Nostradamus. Il y eut de l'attendrissement dans notre séparation.

Adieu, disions-nous sans cesse,
Ami sincère et flatteur,
Héros de délicatesse,
Dont le liant enchanteur
Fait badiner la sagesse.
Fait raisonner la jeunesse,
Et parle toujours au cœur.

Cependant nous essuyâmes nos larmes. Il alla se coucher; et nous fûmes passer la nuit à table chez le chevalier de G...

La route de Marseille à Toulon n'aurait rien de distingué, sans le fameux village d'Ollioules. Ce fut là,

Comme cent plumes l'ont écrit.
Que la pénitente aux stigmates
Régala les nonnains béates
Des beaux miracles qu'elle apprit.
Dans ce métier, qui fut son maître?
Point n'importe de le connaître.
Quant à ce pauvre directeur
Qu'on menaçait de la brûlure,
Hélas! il n'eut jamais l'allure
D'un sorcier ni d'un enchanteur.

Quelques accidents de voyage nous empêchèrent d'arriver de bonne heure à Toulon. Le lendemain, notre premier soin fut d'aller visiter le parc.

Neptune a bâti sur ces rives
Le plus beau de tous ses palais,
Et ce dieu l'a construit exprès
Pour son trésor et ses archives.
On y voit encor le trident
Dont il frappa l'onde étonnée.
Alors que l'aquilon bruyant,
Et sa cohorte mutinée
Firent, sans son consentement,
Larmoyer le pieux Enée.
Mais ce qui plus nous étonna,
C'est qu'on y voit les étrivières
Dont il châtia les rivières,
Quand Garonne se révolta:
Fait que l'on ne connaissait guères
Lorsque Chapelle l'attesta.

Notre Pégase est un peu faible pour vous transporter dans ce magnifique arsenal. L'air de la mer appesantit ses ailes.

Le port de Toulon est entièrement fait de main d'homme. La rade est, dit-on, la plus belle et la plus sûre de l'univers. L'immense étendue des magasins et l'ordre qui y est observé étonnent et touchent d'admiration. La corderie seule, qui est un bâtiment sur trois rangs de voûtes a... toises de long. Vous nous en croirez aisément, si, après tant de merveilles, nous vous disons que le roi paraît plus grand là qu'à Versailles.

Le jour suivant nous fûmes nous rassasier du coup d'œil ravissant des côtes d'Hyères. Il n'est pas de climat plus riant, ni de terroir plus fécond. Ce ne sont partout que des citronniers et des orangers en pleine terre.

Le grand enclos des Hespérides
Présentait moins de pommes d'or
Aux regards des larrons avides
De leur éblouissant trésor.
Vertumne, Pomone, Zéphire
Avec Flore y règnent toujours:
C'est l'asile de leurs amours
Et le troue de leur empire.

Nous apprîmes à Hyères, car on s'instruit en voyageant, l'effet que produisent dans l'air les caresses du dieu des zéphyrs et de la déesse des jardins. Vous savez, madame, qu'en approchant du pays des orangers, on respire de loin le parfum que répand la fleur de ces arbres. Un cartésien attribuerait peut-être cette vapeur odoriférante au ressort de l'air; et un newtonien ne manquerait pas d'en faire honneur à l'attraction. Ce n'est rien de tout cela.

Quand par la fraîcheur du matin,
La jeune Flore, réveillée,
Reçoit Zéphire sur son sein
Sous les branches et la feuilles
De l'oranger et du jasmin,
Mille roses s'épanouissent:
Les gazons plus frais reverdissent:
Tout se ranime; et chaque fleur,
Par ces tendres amants foulée,
De sa tige renouvelée
Exhale une plus douce odeur.
Autour d'eux voltige avec grâce
Un essaim de zéphyrs légers.
L'Amour les suit et s'embarrasse
Dans les feuilles des orangers.
Zéphire, d'une âme enflammée.
Couvre son amante pâmée
De ses baisers audacieux.
Leur couche en est plus parfumée,
Et dans cet instant précieux,
Toute la plaine est embaumée
De leurs transports délicieux.

Le lever de l'aurore et le coucher du soleil sont ordinairement accompagnés de ces douces exhalaisons. Les jardins d'Hyères ne sont pas moins utiles qu'agréables. Il y en a un, entre autres, qu'on dit valoir communément, en fleurs et en fruits, jusqu'à 20,000 livres de rente, pourvu que les brouillards ne s'en mêlent pas.

Nous revînmes coucher le même jour à Toulon. Le lendemain nous préparait un spectacle admirable. Nous allâmes dès le matin dans le pare, pour voir lancer à la mer un vaisseau de guerre de quatre-vingts pièces de canon Cette masse terrible n'était plus soutenue que par quelques pièces de bois qu'on nomme, en terme de marine, épontilles. On les ôte successivement. Elle porte enfin sur son propre poids dans un lit de madriers enduits de graisse. Un homme alors, fort leste, abat un pieu qui retient encore le navire;

Au bruit des cris perçants qui s'élèvent dans l'air,
La machine s'ébranle, et fond comme l'éclair.
Tout s'éloigne, tout fuit; de sa route enflammée
Le matelot tremblant respire la fumée.
Le rivage affaissé semble rentrer sous l'eau.
L'onde obéit au poids du rapide vaisseau.
La mer, en frémissant, lui cède le passage;
Il vole, et sur les flots que sa chute partage,
De ses liens rompus dispersant les débris.
S'empare fièrement des gouffres de Thétis.
Ainsi quand sur les pas d'un héros intrépide,
La Grèce menaçait les bords de la Colchide,
Des arbres de Dodone entraînés sur les mers.
L'assemblage effrayant étonna l'univers.
De ses antres obscurs en vain l'affreux Borée
Accourut en furie au secours de Nérée,
Le vaisseau, fier vainqueur et des vents et des flots,
Accoutuma Neptune au joug des matelots.

Après cela, madame, quelque part que l'on soit, il faut fermer les yeux sur tout le reste, et partir; c'est ce que nous fîmes, quoique avec regret. Nous quittions M. le chevalier de M***, non pas notre compagnon de voyage, mais son frère aîné, jeune marin de vingt-trois ans, qui joint à beaucoup de savoir et d'expérience dans son métier, le caractère le plus sûr et l'esprit le plus aimable. Il avait été pendant trois jours notre patron. Je me disposais à vous ébaucher son portrait. Peux importuns qui se croient en droit de faire les honneurs de sa modestie, parce qu'ils sont ses frères, m'arrachent la plume des mains.

Heureusement dont vous, madame, nous n'avons plus rien à conter. Nous partons de M*** mardi prochain. J'aurai l'honneur de vous assurer moi-même, dans peu de jours, de mon très-humble respect, et de vous présenter

Un mortel qui de vos suffrages
Depuis longtemps connaît le prix:
Le compagnon de mes voyages,
Et l'Apollon de mes écrits.

Je suis, etc.

Vous avez cru la besogne finie.
Voici pourtant une apostille en bref,
Ou bien en long, dont j'ai l'âme marrie:
Si, par hasard, quelque méchant génie
Vous dérobait ce fruit de notre chef,
Pour lui causer en publie avanie.
Ce qui pourrait nous porter grand avanie:
Avertissons tout lecteur débonnaire
Que ce n'est pas voyage de long cours;
Et qu'en dépit du censeur très-sévère,
Qui ne comptait ni quarts d'heure, ni jours,
Très-fort le temps importe à notre affaire.


VOYAGE

DE PARIS À SAINT-CLOUD

par mer

ET RETOUR

DE SAINT-CLOUD À PARIS

par terre

———

La passion de voyager est sans contredit la plus digne de l'homme; elle lui forme l'esprit en lui donnant la pratique de mille choses que la théorie ne saurait démontrer. Je puis en parler aujourd'hui avec connaissance. Il n'y a rien de si sot et de si neuf qu'un Parisien qui n'a jamais sorti des barrières: s'il voit des terres, des prés, des bois et des montagnes qui terminent son horizon, il pense que tout cela est inhabitable: il mange du pain et boit du vin à Paris, sans savoir comment croissent l'un et l'autre.

J'étais dans ce cas avant mon voyage: je m'imaginais que tout venait aux arbres; j'avais vu ceux du Luxembourg rapporter des marrons d'Inde, et je croyais qu'il y en avait d'autres dans des jardins faits exprès, qui rapportaient du blé, du raisin, des fruits et des légumes de toutes espèces: je pensais que les bouchers tenaient des manufactures de viande, et que celui qui faisait la meilleure était le plus fameux; que les rôtisseur fabriquaient la volaille et le gibier, comme les limonadiers fabriquent le chocolat; que la Seine fournissait la morue, le hareng saur, le maquereau et tout ce bon poisson qu'on vend à Paris; que les teinturiers ordinaires faisaient le vin à huit et à dix sous pour les cabaretiers, mais que le bon se faisait aux Gobelins comme y ayant la meilleure teinture; que la toile et les étoffes venaient dans certains endroits comme les toiles d'araignées derrière ma porte, et enfin que les fermiers généraux faisaient l'or et l'argent, et le roi la monnaie, parce que j'ai toujours vu un suisse de sa livrée à la porte de l'hôtel des Monnaies à Paris.

Mais puisque je parle du roi, je ne saurais me dispenser de dire ce que j'en ai toujours pensé si jeune que j'ai été. Sur le portrait que l'on m'en avait fait, je me le figurais aussi puissant sur ses sujets que l'est sur ses écoliers un régent de sixième qui peut leur donner le fouet ou des dragées suivant qu'ils l'ont mérité. La première fois que je le vis, ce fut un jour de congé au petit Cours, où il passait en allant à Compiègne; je n'avais pas plus de dix ans pour lors; cependant à sa vue je me sentis intérieurement ému de certain sentiment de respect que lui seul peut inspirer, et que personne ne saurait définir: je trouvais tant de plaisir à le considérer, qu'après l'avoir vu bien à mon aise dans un endroit, je courais vite à un autre pour le revoir encore; de sorte que j'eus la satisfaction de le voir sept fois ce jour-là, et je crois que je le verrais tous les jours avec le même empressement. Je me souviens bien que je fus moins ébloui de la magnificence de sa nombreuse suite, que frappé des rayons majestueux qui partaient de son auguste front. Jusque-là, je m'étais imaginé qu'il n'y avait rien de si beau dans le monde qu'un recteur de l'Université, précédé processionnellement des quatre Facultés. Ensuite sur le bruit de ses exploits militaires, je le comparais aux César et aux Alexandre dont parlent nos auteurs latins; au récit de son goût et de sa protection pour les arts, je lui trouvais toutes les qualités d'Auguste, et enfin j'ai toujours depuis conservé pour Sa Majesté une vénération si parfaite, que je sens bien que rien ne pourra jamais l'altérer.

Mais je suis bien revenu aujourd'hui de toutes mes erreurs, et de mon ignorance sur la nature; il ne me fallait rien moins pour cela que le voyage de long cours, d'où, par la grâce de Dieu, je suis de retour, et dont je donne ici la relation au public: rien de plus capable d'exciter les jeunes gens à voyager que la lecture de différents voyageurs: c'est aussi le seul que je me suis proposé.

Il y avait deux ans que l'on me tourmentait pour me faire sortir de Paris, lorsqu'enfin un de mes intimes amis de collège, dont le père a une fort jolie maison de campagne à Saint-Cloud, me pressa si vivement de l'y aller voir, que je ne pus m'en défendre. La prière de la charmante Henriette, sa sœur, que je commençais à aimer, que j'ai aimée depuis, que j'aime et que j'aimerai toute ma vie, acheva de m'y déterminer. J'avais besoin d'un aussi puissant motif pour vaincre ma répugnance à jamais m'exposer en route. Elle me dit qu'elle y devait aller passer les fêtes de la Saint-Jean et de la Saint-Pierre, et me fit promettre, par l'amour que j'avais pour elle, de venir l'y joindre: le ton gracieux et tendre avec lequel elle me dit cela, fut encore un véhicule qui me porta à lui jurer par ses beaux yeux, que je ferais tout pour elle. Que pouvais-je jurer de plus sacré pour moi? Je lui donnai cent baisers parlants, pour gages de mon serment; et je lui en aurais donné mille s'il n'avait pas fait si chaud: mais je la quittai tout en sueur, tant je m'étais fait de violence en lui sacrifiant mon dégoût pour le voyage.

Omnia vincit amor, et nos cedamus amori... Rien ne peut résister à l'amour, et cédons-lui donc, disais-je en moi-même. C'est Virgile qui l'a dit mot pour mot, et Virgile n'était pas un sot, il faut donc le croire. Apparemment qu'on aimait déjà de son temps, et pourquoi n'aimerais-je pas aussi aujourd'hui? Mais quand au collège on me donnait ses Eglogues à expliquer, devais-je jamais prévoir que je me serais fait un jour l'application de ce beau passage: Omnia vincit amor, et nos cedamus amori?

Il est des destinées auxquelles on ne peut se soustraire, quelque violence que l'on fasse pour s'en empêcher; mais enfin si l'amour est un crime aussi grand que mon régent me l'a toujours voulu persuader, devrait-il être accompagné de tant de plaisir, et peut-il jamais y avoir de mal à faire une chose qui nous plaît tant? Pourquoi aussi tout le monde y en prend-il? Car tous nos livres grecs et latins sont remplis des noms d'illustres coupables qui y ont succombé comme moi: si c'est véritablement un crime, il flatte plus que toutes les vertus de ma connaissance. Mais aussi est-ce bien là ce qu'on appelle amour que ce que je sens actuellement? Depuis que j'ai embrassé ma chère Henriette, je ne me possède plus; mon esprit semble être sorti de sa sphère ordinaire; le cœur me bat continuellement, je souhaiterais l'embrasser toujours; elle ne me sort point de devant les yeux; tantôt je lui parle, et elle me répond; tantôt je parle seul. Je ne songe plus ni a mon battoir, ni à mon ballon, je ne pense uniquement qu'à elle. Est-ce rêver, est-ce aimer tout de bon? Si c'est un songe, puisse-t-il durer toujours, tant il m'est agréable. Si c'est aimer, comment pouvait-on avoir la cruauté de me faire un portrait si hideux d'une chose qui me paraît avoir tant de charmes?... Mais mon parti est pris. Oui, Virgile, vous ayez raison, et nos cedamus amori. C'est bien dit, aimons donc, et essayons si, en perfectionnant un si joli crime, je ne pourrais pas en faire une vertu: le poison le plus subtil, quand il est bien préparé, devient la médecine la plus salutaire. Oui, chère Henriette, je vous aime, et je crois que je vous aimerai toujours. La preuve que j'y suis bien déterminé, c'est que vous m'avez fait promettre de quitter Paris pour aller à Saint-Cloud par mer, moi qui hais tant cet élément. Non-seulement je vous ai promis, mais je vous tiendrai parole, alea jacta est, la balle est jetée, je braverai les fatigues du voyage, j'affronterai les périls de la mer, je m'exposerai aux inconvénients du changement d'air, il n'est rien en un mot que je ne vous sacrifie...

Omnia vincit amor. Je m'embarquerai le jour que vous m'avez fixé, j'irai vous joindre... Mais non, je n'irai pas; j'y volerai sur les ailes des vents, et l'Amour m'y guidera. Je ne m'en tiendrai même pas là, car si l'on peut aller encore plus loin que Saint-Cloud et que l'envie de voyager vous continue, je vous suivrai partout si vous voulez, nous verrons ensemble le bout du monde! Pour vous et avec vous où n'irais-je pas? que ne ferais-je pas?

Actuellement que je me suis fait émanciper, me voilà mon maître; ma mère et mon tuteur m'ont rendu leur compte et je n'en dois à personne...

Telles étaient mes réflexions lorsque pensant très-sérieusement que je n'avais plus que huit jours pour me disposer à partir, je commençai par faire blanchir tout mon linge que j'étageai dans une malle, avec quatre paires d'habits complets de différentes saisons, deux perruques neuves, un chapeau, des bas et des souliers aussi tout neufs: et comme j'avais entendu dire qu'en voyage, il ne fallait s'embarrasser de bagage sur soi que le moins que l'on pouvait, je mis dans un grand sac de nuit tout mon nécessaire: savoir ma robe de chambre de calmande rayée, deux chemises a languettes, deux bonnets d'été, un bonnet de velours aurore brodé en argent, des pantoufles, un sac à poudre, ma flûte a bec, ma carte de géographie, mon compas, mon crayon, mon écritoire, un sixain de piquet, trois jeux de comète, un jeu d'oie et mes Heures: je ne réservai pour porter sur moi que ma montre à réveil, mon flacon à cuvette plein d'eau sans pareille, mes gants, des bottes, un fouet, ma redingote, des pistolets de poche, mon manchon de renard, mon parapluie de taffetas vert, ma grande canne vernissée et mon couteau de chasse à manche d'agate.

Tout mon équipage fut prêt en quatre jours; il ne s'agissait plus que démettre ordre à mes petites affaires, tant spirituelles que temporelles. Après avoir fait une bonne et ample confession générale, je fis un testament olographe, que j'écrivis moi-même à tête reposée, en belle écriture, moitié ronde et moitié bâtarde; je fus faire mes adieux à tous mes voisins, parents et amis, et je payai tout ce que je devais dans le quartier, à ma blanchisseuse, a mon perruquier, à ma fruitière et aux autres. J'avais toujours ouï dire que l'air de la mer était malfaisant à ceux qui n'y étaient joint habitués de jeunesse; et pour m'y habituer petit à petit, j'allais tous les jours me promener sur les bateaux des blanchisseuses pendant une heure ou deux; je passais l'eau aussi de temps en temps, du port Saint-Nicolas aux Quatre-Nations, et j'ai continué cette manœuvre jusqu'à mon départ; de sorte qu'insensiblement je m'y suis fait.

Quand je fus à la veille de partir, quoique l'on m'eût assuré que je trouverais des vivres dans le navire sur lequel je devais m'embarquer pour aller à Saint-Cloud, et qu'on m'eût dit que le sieur Langevin, qui en est le, munitionnaire général et entrepreneur des vivres de cette partie de la marine, ne manquait de rien, et était pourvu de tout ce qui pouvait contribuer à la commodité des voyageurs, je fis toujours, par précaution, acheter un grand panier d'osier fermant à clef dans lequel je fis mettre un biscuit de trois sous du Palais-Royal (car j'ai retenu de quelqu'un qu'il ne fallait jamais s'embarquer sans biscuit), un petit pain mollet du pont Saint-Michel, une demi-bouteille de bon vin à dix, deux grosses bouteilles d'eau d'Arcueil à la glace, une livre de cerises et un morceau de fromage de Brie. Bien m'en a pris, en vérité, de faire ces petites provisions; car ce même Langevin que l'on m'avait plus vanté qu'Aubry, n'avait rien de tout cela; il n'avait que du brandevin, que je n'aime point, des petits pains à la Sigovie qui sont indigestes, et de mauvais sirop d'orgeat et de limon, qui n'étaient point de chez Baudson, qui est le seul à Paris qui réussisse dans ces sortes de sirops; en récompense aussi on vantait beaucoup son ratafiat et sa bière, mais je n'aima ni l'un ni l'autre.

Enfin, le grand jour de mon départ arrivé (c'était par un dimanche, veille de la Saint-Jean, car je m'en souviendrai tant que je vivrai), mon régent, de qui j'avais été prendre congé, voulut me venir conduire, avec ma mère et mes deux tantes, qui, pour être levées plus matin, avaient passé la nuit dans ma chambre. Nous prîmes deux carrosses, un pour nous et l'autre pour mon équipage; tous mes voisins étaient aux portes et aux fenêtres pour me dire adieu et me souhaiter un bon voyage. Je laissai à une de mes voisines mon beau chat chartreux et à une autre mon petit serin gris; et nous fûmes au Saint-Esprit entendre la sainte messe; je m'en acquittai avec le plus de dévotion que me le permettait mon état. Il y avait tant de monde ce jour-là, qu'au sortir de l'église, j'eus toutes les peines imaginables à, prendre autant d'eau bénite que j'aurais bien voulu, pour en faire la galanterie à ma compagnie; mais il me fut impossible de lui donner en cela des preuves de ma générosité; car, dans le moment que je faisais la petite cérémonie usitée parmi les jeunes gens bien nés, et que j'allongeais le bras, je me trouvai séparé par la foule des entrants et des sortants; de façon que ceux qui entraient, me reportèrent jusqu'à trois reprises de suite au milieu de l'église, sans qu'il me fût possible de m'en dépêtrer, qu'après y avoir laisse un morceau de ma perruque, deux agrafes de mon chapeau, trois boutons de mes bretelles et mon beau mouchoir des Indes tout entier. Heureusement que mon couteau de chasse était bien attaché et ferré tout à neuf, car je l'aurais perdu aussi; encore n'eus-je pas la consolation d'avoir fait usage pour moi-même de l'eau bénite que j'avais prise. Enfin je rejoignis ma mère tout hors d'haleine et boitant tout bas, parce qu'en me ballottant ainsi, on m'avait marché sur dix-sept de mes cors, car j'en ai depuis l'âge de raison trois à chaque doigt de pied, et cela vraisemblablement vient de famille; car tout Paris sait que feu mon pauvre père, dont l'âme est aujourd'hui devant Dieu, en avait une si grande quantité, qu'à chaque variation de temps il en était si cruellement tourmenté, que jamais baromètre n'a été plus infaillible que lui il annoncer les changements de temps.

Je n'osai cependant me plaindre de ma perte, dans la crainte d'être bien grondé, car je connaissais ma pauvre bonne femme de chère mère, pour ne pas aimer du tout à perdre et pour être fort mauvaise joueuse à ce jeu-là. Nous remontâmes en carrosse et traversâmes la Grève avec assez de difficulté, à cause de l'embarras qu'y causaient les préparatifs du feu d'artifice que l'on devait tirer le soir même. Ma mère était bien fâchée que je partisse sans le voir: une de ses commères, bonne amie et voisine, en l'assurant qu'il y aurait de bien belles fusées volantes toutes neuves, et dont elle connaissait l'auteur, lui avait en même temps proposé une place pour elle et pour moi sur l'amphithéâtre des huissiers de la ville, parce que le maître clerc d'un de ces messieurs faisait depuis peu l'amour à sa fille Babichon. Mais il était inutile d'y penser; j'avais promis à ma chère Henriette, et tous les feux d'artifice du monde ne m'auraient pas fait manquer la parole que je lui avais donnée de partir ce jour-là. Je dis adieu à la Grève et au grand Châtelet par où nous passâmes, à la Vallée, au Pont-Neuf, à la Samaritaine, au Cheval de bronze, au Gros-Thomas, aux Quatre-Nations, au vieux Louvre, au port Saint-Nicolas, et enfin à tous les endroits remarquables de ma route. Nous arrivâmes insensiblement au Pont-Royal, où nous vîmes beaucoup de monde assemblé, ce qui nous fit penser qu'on ne tarderait point à partir.

Le cœur me battait extraordinairement à la vue du navire: celui qui était en charge pour lors se nommait le Vieux-Saint-François, commandé par le capitaine Duval, homme fort expérimenté dans la marine de terre et de mer, et qui, suivant que lui-même m'en a assuré, n'a pas encore été noyé une seule fois depuis vingt ans qu'il navigue. Je fis embarquer tout mon bagage sous la levée; on n'attendait plus que le vent de huit heures et demie pour tirer la planche et pousser hors. Déjà le pilote avait levé le drapeau avec lequel il donnait le signal du haut de la jetée, et les matelots répandus dans les auberges voisines, y battaient le boute-selle, et y hâtaient à grands cris les voyageurs. Il est vrai que leurs jurements déplurent beaucoup à ma mère et à mes deux tantes, qui firent un peu la grimace, et moi aussi, mais mon régent, qui avait déjà vogué deux fois de Paris à Charenton, nous rassura beaucoup, en nous disant que c'était là la façon ordinaire dont les gens de mer s'expliquaient, et qu'il ne fallait point s'en formaliser.

Il est bien vrai de dire que dans les différents embarras d'un départ, on oublie toujours quelque chose: ma mère, qui avait été autrefois dans le commerce, se ressouvint que, pour rendre le capitaine responsable de sa cargaison, on faisait ordinairement une lettre de voiture pour chaque ballot qui s'embarquait dans son bord, elle en voulait faire une pour moi et ma pacotille; mes tantes, d'un autre côté, voulaient me faire passer par la chambre des assurances; mais il était trop tard pour prendre toutes ces précautions; le pilote Montbazon jurait après ma lenteur, on n'attendait que moi pour lever la fermûre et démarrer; il fallut nous séparer malgré nous. La mère du capitaine Duval, qui l'était venue conduire jusqu'au port, m'arracha des bras de mon régent, de ma mère et de mes deux tantes, pour me pousser à bord: elles n'eurent que le temps de me couler dans mes poches chacune une pièce de six sous, et de me promettre une messe à Saint-Mandé et aux Vertus, sous la condition expresse que je leur donnerais de mes nouvelles sitôt que je serais arrivé; je leur promis de le faire et de leur rapporter à chacune un singe vert et un perroquet gros bleu, et je m'embarquai.

Non, rien ne me dégoûterait tant des voyages que les adieux qu'ils occasionnent, et surtout quand il les faut faire à des gens qui nous touchent de si près, qu'un régent de rhétorique, une mère et deux tantes. Je tremble encore quand je me représente que nous restâmes muets tous les cinq pendant quelque temps; que tous les quatre avaient leurs yeux humides fixés sur les miens qui fondaient en eau; que je les regardais tous, les uns après les autres; que le cœur de ma pauvre bonne femme de chère mère creva le premier; que celui des autres et le mien crevèrent aussi; que nous pleurions à chaudes larmes tous les cinq, sans avoir la force de nous rien dire; que nous en vînmes tous à la fois aux plus tendres embrassements, ce qui faisait le plus triste groupe du monde; que nos larmes avaient de la peine à se mêler, tant elles étaient rapides; et qu'enfin le spectacle était si touchant, que les deux cochers qui nous avaient emmenés et qui, pour l'ordinaire, ne sont pas trop tendres, ne purent s'empêcher de pleurer aussi. Je ne sais pas même si les chevaux ne se mirent pas aussi de la partie; car je m'étais aperçu du bon cœur de ces animaux, en ce qu'ils semblaient ne me conduire là qu'à regret, tant ils avaient été lentement sur toute la route.

Tandis que j'étais occupé à reconnaître mon équipage, le navire fut mis à flot; je le sentis à merveille par un ébranlement qui m'effraya, parce qu'il me surprit. Je montai sur le tillac pour voir la manœuvre; déjà le Pont-Royal se retirait pour nous faire place, et tous les autres navires chargés de bois, qui semblaient n'être là que pour s'opposer à notre passage, se rangeaient aussi à la voix du pilote, qui jurait comme un diable après eux.

À peine étions-nous à la demi-rade, que plusieurs passagers ayant fait signal du bord du rivage qu'ils voulaient s'embarquer avec nous, le capitaine a fait jeter la chaloupe en mer pour les aller recueillir; apparemment qu'ils avaient retenu leurs places; nous avons été tout bellement jusqu'à, ce qu'ils nous aient joints; après quoi nous nous sommes trouvés en pleine mer, vis-à-vis du nouveau Carrousel, et nous avons été bon train ensuite.

Un petit vent de sud nous poussait, et apparemment qu'il nous était contraire, car on ne hissa aucune voile, pas même la misaine; mais on fit seulement force de rames jusqu'à ce que nous pussions saisir les vents alizés. L'odeur du goudron commença tout d'un coup à me porter à la tête; je voulus me retirer plus loin pour l'éviter: mais je fus bien étonné, quand, voulant me lever, il me fut impossible de le faire. Je m'étais malheureusement assis sur un tas de cordages, sans prendre garde qu'ils étaient nouvellement goudronnés; la chaleur que je leur avais communiquée, les avait incorporés si intimement à ma culotte, qu'il fallut en couper des lambeaux pour me débarrasser. Cette aventure ne déplut qu'à moi seul; car de tous les spectateurs, il n'y avait que moi qui ne riais point. Cependant nous rangions le Nord en dérivant jusqu'à la hauteur d'un port qu'on me dit être celui de la Conférence. Il y avait à l'ancre plusieurs navires qui y chargeaient différentes marchandises de Paris, destinées pour les pays étrangers; de là j'estimai que ce que je voyais à l'improviste était ce que nos géographes appellent la Grenouillère, parce que j'entendis effectivement le coassement des grenouilles.

Nous dépassâmes le Pont-Tournant et le Petit-Cours, d'un côté de la terre, et de l'autre les Invalides et le Gros-Caillou: nous fîmes ensuite la découverte d'une grande île déserte sur laquelle je ne remarquai que des cabanes de sauvages et quelques vaches marines, entremêlées de bœufs d'Irlande; je demandai si ce n'était point là ce qu'on appelait dans la Mappemonde l'île de la Martinique d'où nous venaient le bon sucre et le mauvais café. On me dit que non, et que cette île qui portait autrefois un nom très-indécent[1], portait aujourd'hui celui de l'île des Cygnes. Je parcourus ma carte, et comme je ne l'y trouvai point j'en ai fait la note suivante: j'ai observé que les pâturages en doivent être excellents, à cause de la proximité de la mer, qui y fournit de l'eau de la première main; qu'on y pourrait recueillir de fort bon beurre de Bray; que si cette île était labourée, elle produirait de fort joli gazon et bien frais; que c'était de là, sans doute, que l'on tirait ces beaux manchons de cygne qui étaient autrefois tant à la mode, et que quoiqu'il n'y eût pas un arbre, il y avait cependant bien des falourdes et bien des planches entassées les unes sur les autres à l'air. J'ai tiré de là une conséquence, que la récolte du bois et des planches était déjà faite dans ce pays-là, parce que le mois d'août y est plus natif que le mois de septembre à Paris; qu'il n'y a point assez de bâtiments ni de caves pour les serrer; et qu'enfin c'est sans doute de là que l'on tire ce beau bois des îles que nos ébénistes emploient, et dont nos tourneurs font de si belles quilles.

[1] On l'appeloit l'île Macquerelle.

À deux pas de là, sur un banc de sable vers le Midi, nous avions vu les débris d'un navire marchand, que l'on nous a dit avoir fait naufrage l'hiver dernier, chargé de chanvre; un bon bourgeois de Domfront[2] n'aurait point été touché de cette aventure parce que c'est une herbe de malheur pour lui; mais je ne saurais dissimuler combien ce spectacle m'a fait peine; autant m'en pendait devant le nez; je pouvais périr et échouer de même.

[2] Ville de la basse Normandie.

À propos de chanvre et de Domfront, je me souviens de la naïveté d'un marguillier de Domfront qui, se promenant un jour avec un Parisien dans un champ semé de chanvre, celui-ci lui demanda si c'était de la salade; à quoi le marguillier répondit:

—Ho dame verre! vos avés tout droit bouté le nés dessus; de la salade! vos vos y connossé; queu chienne de salade! morgué, elle a étranglé défunt mon pauvre père.

Nous faisions toujours route, et nous cinglions en louvoyant le long du rivage, qui était couvert de pierres de Saint-Leu, que je prenais de loin pour du marbre d'Italie, lorsque, pour suppléer au défaut de marée et au vent contraire, notre pilote prudent et sage, parce qu'il était encore à jeun, a jeté un câble à terre, qui sur-le-champ m'a paru avoir été attaché à un charretier et à deux chevaux. J'ai remarqué que quoiqu'ils aient toujours été le grand trot, et quelquefois même le galop tous les trois, nous les avons cependant toujours suivis sans doubler notre pas. C'est une belle chose que l'invention de la mer!

J'étais pour lors dans une assiette assez tranquille, puisque je m'occupais à consommer une partie de ma victuaille, lorsqu'apercevant une longue frégate beaucoup plus forte que notre vaisseau, et qui lançait de bout à nous, j'ai cru être perdu: la peur donne des ailes, dit-on, mais sûrement elle ne donne point d'appétit, car il m'a manqué tout d'un coup; j'ai vu notre capitaine sortir brusquement de sa chambre, et quitter une partie de pied de bœuf, à laquelle il jouait avec des dames, pour monter sur le pont, et crier à plusieurs reprises: «Coit! coit! coit!» J'ai vu ensuite les matelots de la frégate lever le chapeau en l'air, et crier à des hommes et à des chevaux qui étaient à terre: «Ho! ho! ho!» J'ai pris tout cela pour le signal de l'abordage: et attendu qu'il y a relâche au théâtre de la guerre entre nos voisins et nous, j'ai cru d'abord que c'était une galère d'Alger qui nous allait prendre et conduire à Marseille avec ces pauvres captifs qu'on y conduit tous les ans de la Tournelle, et que les R. P. Mathurins vont racheter en Barbarie de temps en temps. J'étais dans un saisissement mortel; car j'ai lu la liste des tourments que l'on fait souffrir aux pauvres chrétiens qui ne veulent pas se faire recevoir dans la religion de ces pays-là, voilà ce que c'est que d'avoir un peu de lecture. Mais j'avais déjà pris mon parti en galant homme sur cela, quand j'ai vu la frégate se remorquer et passer son chemin; elle était même déjà bien loin de nous, que je craignais encore qu'il ne lui prît quelque répit, et qu'elle ne revirât de bord. Cette frégate se nommait, à ce qu'on m'a dit après, la Parfaite, de dix hommes et huit chevaux d'équipage, du port de je ne me souviens plus combien de tonneaux de cidre, chargée de marchandises d'épiceries, et commandée par le capitaine Louis-Georges Freret, faisant route de Rouen à Paris. Cela ma donna occasion de demander si la Compagnie des Indes passait aussi par-là quand elle allait chercher ces belles toiles de Hollande au Japon? Si nous étions encore bien éloignés du cap Breton? Si nous ne courions point risque de rencontrer des écumeurs de mer? Et si C'était par ici que j'avais passé en revenant de Pantin où j'ai été en nourrice? Je m'aperçus qu'à chaque question on me riait au nez: mais je crus que c'était par ressouvenir de l'aventure de ma culotte goudronnée: cependant, sans me dire pourquoi on riait tant, on me tourna le dos, et je restai seul assis au pied du grand mât où j'achevai de déjeuner.

Sur la pente douce et agréable d'une colline qui borde le rivage du côté du nord, s'élèvent des maisons sans nombre, plus jolies les unes que les autres, qui forment la perspective d'une grosse ville, que nous longions de fort près, lorsque j'aperçus à l'une de ses extrémité! deux gros pavillons octogones à la romaine, ornés de girouettes, percées d'un écusson respectable, et aboutissant à une terrasse qui règne le long d'un parterre charmant: je faisais observer à un abbé qui était venu se mettre à côté de moi qu'apparemment dans le temps des croisades de la terre sainte, cette ville avait manqué d'être prise d'escalade du côté de la mer par les Turcs, puisque les échelles y étaient encore restées attachées aux murs ou que c'était peut-être ce que nos plus grands voyageurs ont nommé les Echelles du Levant: mais il me dit que ce village s'appelait Chaillot; que ces pavillons avaient été bâtis par S. A. R. et que ces échelles servaient aux blanchisseuses du pays pour aller laver leur linge. Je vis effectivement la preuve de ce que dit l'abbé; car, dans le moment même, des femmes descendirent et d'autres remontèrent par ces échelles avec du linge, tandis que celles qui étaient restées sur la grève à essanger, battre et laver leur lessive, nous dirent en passant mille sottises que la pudeur ne permet point de répéter ici. Celle qui me piqua le plus, quoique la moindre de toutes, ce fut de m'entendre défigurer et montrer au doigt par une de ces harpies, que je ne connaissais point, qui ne m'avait jamais vu, et qui m'a cependant appelé fils de p..... Je rougis pour ma pauvre chère mère qu'on mettait ainsi en jeu mal à propos, et j'aurais été bien fâché qu'elle eût entendu cela; car je puis bien certifier que si elle a eu la faiblesse de l'être, au moins personne n'a jamais osé le lui reprocher en public, feu mon père étant trop scrupuleux sur l'article du point d'honneur, pour l'avoir souffert impunément: mais moi qui ne voulais pas d'affaires en pays étranger, j'ai mieux aimé feindre de n'avoir point entendu, que de faire face à l'orage de sottises qui m'aurait infailliblement accablé. Il est vrai que tous les autres passagers ont bien, pris mon parti, et qu'ils m'ont assez vengé de cette impertinente qui m'avait ainsi insolenté; car ils ont répondu par des répliques si cossues, que la plus vieille de ces mégères, enragée de se voir démontée, a troussé sa cotte mouillée, et nous a fait voir le plus épouvantable postérieur qu'on puisse jamais voir. «Ah! ciel, disais-je en moi-même, cette Agnès de Chaillot, dont la douceur et l'innocence m'ont tant édifié à Paris, serait-elle de ce pays-ci?» Tout ce qui m'étonnait, c'est que J'avais fait tant de chemin, et qu'on parlait encore français: je compris de là que la langue française était une langue qui s'étendait bien loin.

Au bout des murs de Chaillot, et sur le même profil, en règne un autre fort long et fort haut, qui renferme un grand clos, de beaux jardins, et un gros corps de logis percé de mille croisées antiques, et adosse à une église fort haute, dont la pointe du clocher semble se perdre dans les airs. J'ai d'abord imaginé que ce pouvait être cette superbe Chartreuse de Grenoble, dont j'ai tant entendu parler à ma pauvre tante Thérèse, qui a manqué d'y aller en revenant un jour de Saint-Denis: mais une dame à laquelle je me suis adressé pour savoir ce que c'était, me dit que c'était le couvent des Bons-Hommes de Passy; que c'était le seul qu'il y eût au monde, que quoique la maison me parût très-considérable, elle était cependant très-mal peuplée, par la difficulté de la recruter et trouver des sujets qui conviennent à son institution: que l'on n'a pu trouver de terrain assez étendu pour y établir un pareil couvent pour les Bonnes-Femmes; et enfin, elle me dit là-dessus tout ce que l'esprit de parti lui suggéra. Nous nous trouvâmes insensiblement vis-à-vis de deux jardins charmants, fort voisins l'un de l'autre, et dont la propreté et l'ornement attirèrent toute notre attention. Je lui demandai si tout cela dépendait encore de la France? Elle se mit à rire de ma simplicité: mais moi qui ne voyageais que pour apprendre, je n'avais point regret de faire les menus frais de son divertissement, pourvu qu'elle fît ceux de mon instruction. Elle me dit que ces deux jardins étaient destinés à prendre les eaux minérales de Passy; que bien des familles étaient redevables à ces deux endroits de leur origine et de leur postérité: que l'on y venait de fort loin pour recouvrer la santé; qu'il y avait pendant toute la saison une compagnie choisie; qu'il y avait eu à la vérité autrefois quelques abus dans le grand nombre des personnes qui venaient prendre les eaux; mais que depuis que les temps sont devenus si durs, on n'y voyait plus guère que de véritables malades qui ne pensaient point à la galanterie; qu'elle-même n'y était venue depuis plus de dis ans; que le Passy d'aujourd'hui n'était plus le Passy de son temps pour les plaisirs; et qu'enfin sa fille y était depuis un mois sans... Là nous fûmes interrompus par un matelot, qui nous vint demander si nous descendions au port de Passy: la dame se prépara pour y descendre; le pilote appela par trois fois de toute sa force Jacob qui en est le passager: et Jacob, le maussade Jacob, aborda avec sa barque, dans laquelle entrèrent ceux qui voulurent descendre.

Inquiet de ce que j'allais devenir, j'allais de la proue où j'étais, à la poupe: je montai sur le tillac pour voir si je ne découvrirais point Paris avec ma lunette d'approche. Je m'orientai pour le trouver, et enfin je le vis sans le reconnaître; un tas de pierres, de cheminées, et de clochers ne me représentait plus Paris tel que je l'avais laissé, je n'y distinguais plus une rue, pas même celle de Geoffroy-l'Asnier où je demeurais: il me semblait qu'il était abîmé depuis que j'en étais sorti; je me figurais que cela ne serait point arrivé si je fusse resté. J'avais beau regarder de tous côtés, je ne voyais autour du vaisseau qu'une mer orageuse qui cherchait à nous engloutir; et dans le lointain, des terres australes et inconnues, des prés, des bois et des montagnes arides, sur lesquelles il ne devait croître que du vent, parce que j'y voyais beaucoup de moulins. Il n'y avait que la vue du soleil qui me rassurait un peu: je le reconnaissais encore pour être le même que je voyais au Palais-Royal, toutes les fois que j'y allais au méridien régler ma montre.

«Ô toi, qui m'as toujours éclairé, lui dis-je, brillant soleil, plus beau mille fois que ne peuvent être tous les autres soleils du reste de la terre! Soleil qui m'as vu naître! Soleil dont je chéris la présence, ne m'abandonne point! Je suis fait à ta chaleur bienfaisante, que sais-je si celle d'un soleil étranger ne m'incommodera point? Tiens, vois ma montre, accoutumée à être réglée sur toi seul, elle se dérangera sans toi.»

Puis, me retournant du côté de Paris, je lui disais:

«Ô toi de qui je tiens le jour: Paris! superbe Paris! mon petit Pans! pourquoi t'éloignes-tu ainsi de moi? Hélas! que ne viens-tu plutôt avec moi? Que ne me suis-tu? que ne t'es-tu embarqué avec moi? Je vois bien que tu es fâché contre moi, parce que je t'ai quitté si brusquement: mais ce n'est que pour un temps: je reviendrai, s'il plaît a Dieu, bientôt: je finirai mes jours dans ton sein: je te laisse pour gage de ma promesse, ceux de ma tendresse; ma mère et mes deux tantes, mon serin gris et mon chat chartreux: tu sais combien tout cela m'est précieux: ce n'est que pour les beaux yeux de la jeune et belle Henriette que j'entreprends aujourd'hui de voyager, un amour si beau mérite bien quelque indulgence de ta part: encore une fois, Paris! mon cher petit Paris! pourquoi me fuis-tu? Mais non, ingrat et infidèle que je suis, c'est moi qui t'abandonne! c'est moi qui m'éloigne de toi! Patrie, ô ma chère patrie! Je suis le seul coupable! Ah! si jamais je reviens de ce voyage, que tu auras lieu d'être contente de moi par la suite! c'est la première fois de ma vie que je te quitte depuis dix-huit ans que je suis au monde, mais ce sera la dernière. Je te demande mille fois pardon: tu dois passer quelque chose à la jeunesse...»

Puis, troussant mon habit:

«Vois, Paris, vois ma pauvre culotte neuve de velours cramoisi toute perdue; l'accident qui lui est arrivé n'est-il pas déjà, un commencement de l'expiation de mon crime? Mes inquiétudes, mes regrets, mes soucis, mes remords, mes larmes enfin expieront assez le reste. Mais quoi, la terre marche et semble retourner d'où je viens! il ne restera donc plus où je vais qu'antipodes et de l'eau! Encore fuit-elle aussi sous le navire! Quid est tibi mare quod fugisti? Ô mer, qu'as-tu donc à fuir? Ah! chère Henriette, que vous me causez de peines et d'inquiétudes! mais je vous les sacrifie toutes d'aussi bon cœur que je vous aime...»

À ce mot d'Henriette, j'ai repris tous mes sens, comme si je fusse revenu d'un grand évanouissement: j'ai songé que bientôt j'allais avoir le bonheur d'être auprès d'elle que je la verrais face à face, que je lui parlerais, qu'elle me répondrait, que je l'embrasserais, qu'après lui avoir démontré par ce trait de mon obéissance le quantum de ce que je l'aime, je trouverais peut-être le moment favorable de lui en prouver le quomodo; et qu'enfin ses beaux yeux me serviraient de soleil, si celui de Saint-Cloud ne me convenait point. Toutes ces réflexions me remirent le cœur au ventre.

En tournant les yeux de côté et d'autre sur sous les différents climats que je pouvais découvrir à perte de vue, j'aperçus sur notre droite un palais enchanté, qui me parut bâti par les mains des fées: son jardin vaste et spacieux, dont les murs sont baignés par la mer, est d'un goût charmant: la distribution des berceaux et la propreté des allées, me le firent prendre pour le même qu'habitait autrefois Vénus à Cythère ou à Paphos. Mais tandis que je réfléchissais sur le goût des étrangers pour l'architecture, j'aperçus encore, non loin de celui-ci, et sur le même point de vue, un autre palais beaucoup plus considérable, tant pour l'étendue des bâtiments que pour l'immensité des jardins: ce fut pour le coup que je crus être près de Constantinople, et que c'était là le sérail de grand-seigneur. Mais un de nos matelots, à qui je demandai à quel degré de longitude il estimait que nous pouvions être, et ce que c'était que ces deux palais, me répondit que de ces deux maisons la première appartenait à madame de Sessac, et la seconde à M. Bernard; et qu'à l'égard des degrés de longitude, il ne connaissait point ces rubriques-là; puis il me demanda si je n'allais point à Auteuil, et il fit la même question à tous les passagers, les uns après les autres, ce qui me donna la curiosité de m'informer de ce que c'était qu'Auteuil: on me répondit qu'Auteuil était cette ville que je voyais devant moi, que messieurs de Sainte-Geneviève en étaient seigneurs, et y avaient une fort jolie maison: que bien des bourgeois de Paris y en avaient aussi, qu'il y avait un fameux oculiste, nommé Gendron, que l'on y venait consulter de bien loin, que c'était la moitié du chemin de Paris à Saint-Cloud: et qu'enfin cet endroit était bien fréquenté.

«Il faut avouer, m'écriai-je alors, que si le cœur de la France est bien bâti, les frontières sont bien gaies et bien bâties aussi! non, la belle rue Trousse-Vache, où demeure ma mère à Paris, n'a rien de comparable à tout cela. Ô ma mère, disais-je en moi-même, que vous êtes actuellement inquiète de moi, aussi bien que mes deux tantes! et que je voudrais bien rencontrer ici quelque aviso qui fît voile pour les côtes de Paris, afin de vous donner de mes nouvelles! hélas! peut-être mon chat et mon serin sont-ils morts de déplaisir de ne me plus voir... Mais que le monde doit être long, ajoutai-je! quoi, depuis le temps que je roule les mers, je ne suis encore qu'à la moitié du chemin que j'ai à faire! Orner, que tu t'étends au loin! peux-tu être si vaste, et la morue si chère à Paris!»

Cette réflexion me rappela un beau cantique nouveau de l'Opéra-Comique qui commence par ces mots: «Vastes mers!» je le fredonnais entre les dents lorsque je découvris à l'ouest un navire à peu près semblable au nôtre, mais plus fort, qui venait à bride abattue sur nous: oh! pour le coup, je comptai bien que nous en allions découdre; car je voyais à merveille que ce n'était point un vaisseau marchand, en ce qu'il y avait trop de monde à fond de cale qui regardait par les fenêtres: on eût dit de l'arche de Noé. Je ne pouvais pourtant point m'imaginer non plus que ce fût un vaisseau de guerre, parce que je n'y voyais ni canons, ni pierriers, ni affûts; mais j'appréhendais que ce fût un saltin de Poissy qui cherchât à jeter les grappins pour tenter l'abordage à l'arme blanche, que je crains naturellement très-fort: je voyais un nombreux équipage rangé en bonne contenance sur le pont et sur le tillac. Mon premier mouvement fut de tirer mon couteau de chasse; mais je fis réflexion que peut-être l'air de la mer le rouillerait, et je pris seulement ma lunette d'approche pour en reconnaître le pavillon, afin de savoir au moins à qui nous allions avoir affaire, et pour prévoir de plus loin ce que tout cela allait devenir. Ce qui me tranquillisait pourtant, c'est qu'avec cette même longue-vue je voyais notre équipage serein, et les passagers peu inquiets: et effectivement nous passâmes rapidement à la portée du coup de poing l'un de l'autre sans nous rien faire: je m'aperçus même que notre vaisseau, qui semblait avoir peur, doubla son pas à l'approche de l'autre, qui n'osa pourtant nous attaquer; nous qui avions encore du chemin à faire, nous ne voulûmes point non plus nous amuser. Nous prîmes le bord-dehors, et lui l'avant-terre, et nous en fûmes quittes pour quelques signes de chapeau de la part des nautoniers, et pour des sottises que se dirent réciproquement les passagers. Pour moi je les saluai de bon cœur fort poliment, et je me congratulais d'en être échappé à si bon marché, après la peur que j'avais eue, lorsque je vis notre pilote revirer de bord, et d'un coup de gouvernail lancer de bout à terre, à une espèce de cap en forme de promontoire, que je prenais pour le cap de Bonne-Espérance, quand on me dit que c'était le havre de cette fameuse ville d'Auteuil, dont on m'avait parlé tout à l'heure: nous y mouillâmes, on porta la planche à terre, et il sortit vingt à trente personnes qui n'allaient pas plus loin.

Une petite aventure nous retarda à ce port Un peu plus que nous n'aurions dû; c'est que la jetée y était si escarpée, et la montée si difficile, qu'une jeune fille ayant roulé à la mer avec un abbé qui lui donnait la main et qu'elle entraîna avec elle, deux de nos matelots plongèrent pour les repêcher. J'ai observé pour lors qu'il est bien vrai de dire que, quand on se noie, on s'accroche où l'on peut, sans jamais lâcher sa prise; car la fille qui en tombant, s'était accrochée à la jambe droite de l'abbé, s'y tenait encore quand on la repêcha; et l'abbé qui s'était jeté à son cou quand elle l'entraîna, la tenait encore embrassée étroitement au sortir de l'eau. La fille perdit sa garniture et son éventail, et l'abbé son chapeau et son parasol violet clair. Quand le danger fut disparu entièrement, nous rîmes un peu de l'état où se trouvèrent nos baigneurs, et surtout de leur attitude; je ne sais S'ils recouvrèrent leur perte, parce que nous reprîmes le large; mais je me doute bien qu'ils ne se seront point quittés sans se sécher. Peu de temps après la femme de notre capitaine fut à tous les passagers faire payer leur fret: elle vint à un capucin qui était à côté de moi, et qui tira de dessous ses aisselles un chapelet à gros grains, dont il paya son passage; et elle s'adressa ensuite à moi, et je payai: elle était suivie par un pieux matelot, qui, se disant chargé de la procuration de saint Nicolas, le Neptune ordinaire des marins, excitait la dévote générosité des voyageurs; je fus du nombre de ceux qui désirèrent avoir part aux prières promises, et je fis mon offrande.

Sur la rive opposée, en tirant au sud-ouest, est une petite masure isolée, dont l'exposition heureuse, quoique retirée, semble annoncer une de ces retraites que se choisissaient autrefois ces saints anachorètes, lorsque, dégoûtés du monde, ils voulaient renoncer entièrement à son commerce, pour se livrer à la contemplation des choses célestes. Au milieu de quelques arbres mal dressés, et plantés au hasard, rampe humblement un petit corps de logis, dont la simplicité fait tout l'ornement; l'art paraît avoir moins participé à la décoration de ce lieu que la simple et belle nature: cependant tout y rit; et je me trompe fort si ce u'est point la qu'était au temps jadis ce fameux désert où saint Antoine fut tant tourmenté par le malin esprit, lors de ces belles tentations que Callot nous a si bien gravées d'acres nature; car on voit encore a quelque distance de là un moulin que ce saint ermite fit venir apparemment de Montmartre exprès, pour son usage et celui de son ménage, et sous lequel il y a encore un toit à cochon: le tout compose un ensemble qui m'a paru si charmant, que je crois que si jamais il prenait fantaisie à la Madeleine de revenir sur la terre, et qu'elle passât par cet endroit-là, elle n'hésiterait point à le préférer à la Sainte-Baume.

Quelqu'un qui me vit attentif à examiner un lieu que je paraissais avoir regret de perdre de vue, satisfit ma curiosité, en me disant:

«Hé bien, monsieur, vous considérez donc cette fameuse guinguette, autrefois si fréquentée, où l'Amour était venu de Cythère exprès pour la commodité de Paris, établir une manufacture de plaisirs, à la honte des familles bourgeoises. C'était là autrefois recueil où Carybde et Scylla prenaient plaisir à faire échouer la vertu, et à tendre des pièges aux vestales; c'était le rendez-vous de la lasciveté, de l'impureté, de la prostitution et de l'adultère: tous les vices s'y rassemblaient de toutes parts: mais tout est bien changé aujourd'hui, Bréant est mort, et le moulin de Javelle, que vous voyez aujourd'hui, n'est que l'ombre de celui que j'ai vu de mon temps.

—Qu'appelez-vous moulin de Javelle, monsieur, lui repartis-je? Est-ce que c'est là ce moulin de Javelle dont j'ai vu l'histoire à la Comédie-Française à Paris?

—Oui, monsieur, me dit-il, c'est le même pour lequel on a voulu inspirer de l'horreur aux jeunes gens, en leur représentant tous les désordres qui s'y commettaient.»

Tandis que nous causions, je n'avais point pris garde que notre corde s'étant perdue à une barque de pêcheur, qui était au bord du rivage, elle se lâcha; et m'étant appuyé dessus, elle manqua de me jeter à la mer, lorsqu'elle vint à se tendre, et elle m'y aurait effectivement jeté si je ne me fusse retenu aux haubans du grand mât. Je tombai par bonheur à la renverse sur le pont, et j'en fus quitte pour la peur, et pour mon chapeau et ma perruque qui furent emportés à la mer; je les vis dans l'instant bien loin derrière moi qui semblaient retourner a Paris.

«Si ma mère les voit, disais-je, elle reconnaîtra bien mon chapeau à la Ragotzy, et ma perruque à trois marteaux; elle les repêchera, et peut-être que cela ne sera point perdu; mais elle s'imaginera que je suis noyé, et elle se noiera aussi.»

Je fus vite à ma malle pour réparer tout mon désastre. On se rit toujours des malheureux: aussi se moqua-t-on aussi beaucoup de moi. On voulut voir ma culotte goudronnée, mais j'en avais mis une autre par-dessus. Je remontai sur le tillac, et comme je regardais avec ma longue-vue pour reconnaître deux villes peu éloignées l'une de l'autre qui me semblaient border la pente d'une longue colline, sur le sommet de laquelle il y avait la moitié d'un moulin à vent, je demandai leur nom au mousse du navire qui se trouvait pour lors auprès de moi; il me répondit que c'était Vaugirard et Issy. Il n'eut pas plutôt prononcé ces deux noms que mes entrailles s'émurent: je changeai de couleur, et me trouvai si mal que je fus obligé de m'asseoir.

Plusieurs passagers s'en aperçurent, et me demandèrent ce que j'avais, si ce n'était point l'effet de ma chute, ou l'air de la mer? Les uns me badinèrent; et d'autres me plaignirent: cependant un d'eux qui me parut s'intéresser le plus à moi, tira mon flacon de ma poche, et m'en frotta les tempes:

«Ah! monsieur, lui dis-je en le repoussant faiblement, laissez agir la nature: c'est elle qui m'agite actuellement de deux impressions bien différentes; je viens d'entendre nommer deux villes qui m'ont touché de bien près; l'une m'a ravi impitoyablement ce que l'autre avait pris plaisir à me donner. Ah! cher Vaugirard!... Ah! cruel Issy!... Ah! chère Julie!...»

À ces derniers mots, que je ne prononçai qu'avec un effort, je m'évanouis; une sueur froide dont je me sentis saisi par tout le corps glaça les larmes que je versais abondamment, et je ne revins qu'à force d'eau sans pareille. Mon bienfaiteur me pria de lui expliquer ce que j'avais voulu dire par les exclamations qu'il me répéta; je feignis ne me souvenir de rien, et lui dis que je rêvais apparemment dans ce moment-là; et pour éluder sa curiosité, je me levai et repris ma lunette d'approche avec laquelle, pour me distraire, je considérai attentivement des champs et des coteaux qui étaient couverts de petits arbrisseaux qui me parurent être attachés à des manches à balai; je m'informai de ce que c'était; l'on me dit que c'étaient des vignes; que de ces vignes sortait le raisin, et du raisin le vin. Je jugeai tout de suite que c'était apparemment de là que provenaient tous ces bons vins de Bourgogne et de Champagne que l'on boit à Paris si chèrement, parce qu'ils viennent de si loin.

À peine avais-je enfanté cette heureuse réflexion, en m'applaudissant secrètement de ce que je sentais, qu'à force de voyager mon esprit s'était déjà bien formé, que regardant de la poupe, où j'étais, à la proue, je découvris une seconde île, beaucoup plus considérable que celle que nous avions déjà passée: j'estimai qu'elle devait être entourée d'eau de tous les côtés, parce qu'elle était dans le milieu de la mer: je ne vis dessus ni maisons, ni gens, ni bêtes: pas même un clocher; nous la laissâmes sur notre gauche, et je la jugeai une de ces îles de la mer Egée, qui sont si remplies de serpents et de bêtes venimeuses, que jamais Paul Lucas[3] n'osa y aborder. Je vis effectivement plusieurs perdrix sauvages qui volaient par-dessus sans s'y arrêter, et des petits animaux gros comme des chats, qui, à notre vue, se sauvaient dans des trous qu'ils avaient pratiqués sur les berges de cette île dans des buissons: les perroquets y sont noirs, et ont le bec jaune. J'observai ensuite qu'elle avait été sciée par un bout, afin de former un détroit, qui conduit à des habitations éloignées, qui sont de l'autre côté du rivage. Tout autre que moi aurait pris ce détroit pour celui de Gibraltar, ou tout du moins de Calais: mais, quand on sait un peu sa carte, on ne se trompe guère. Là je vis des hommes en chemise, occupés à tirer du fond de la mer un banc de sable, qu'ils transportaient à terre dans des chaloupes: je vis tout d'un coup la nôtre qui prit le large, et se sépara de nous pour passer ce détroit à force de rames: elle était chargée de voyageurs, dont les uns allaient, à ce qu'on m'a dit, au château Gaillardin, aux Molineaux, à Meudon, etc., et les autres conduisaient des enfants à Clamart, où j'appris qu'il y avait une pension fort renommée pour l'éducation et l'instruction de la jeunesse.

[3] Voyageur normand.

Nous passâmes ensuite à la vue d'un endroit assez joli, que les gens du pays appellent Billancourt; je n'y remarquai rien qui fût digne de la curiosité du voyageur, sinon que ce pays-là me parut ne produire guère d'hommes, parce que je n'y en vis qu'un seul; mais qu'en récompense aussi il y croissait bien des moutons de Berry, car il y en avait beaucoup qui étaient marqués sur le nez, et qui se promenaient au bord de la mer. Cet homme que je pris pour être de leur compagnie, parce qu'il n'en était pas éloigné, et qu'à sa houlette et son chien, je jugeai devoir être un berger, me fit ressouvenir de celui à qui Virgile, faisant ses caravanes, comme moi, disait un jour en passant près de lui:

Tityre, tu patulœ reculans sub tegmine fagi,
Sylvestrem tenui musam meditaris avenâ;
Nos patriæ fines, et dulcia linquimus arva:
Nos patriam fugimus, tu, Tityre, lentus in umbra,
Formosam resonare doces Amaryllida sylvas.

«Que tu es heureux! Mon cher Tityre, tu t'amuses sous un hêtre touffu, à chercher sur ton tendre chalumeau des airs champêtres! et tandis que par ma fuite je renonce aux douceurs de ma patrie, tu fais retentir à ton aise les forêts du nom de ta chère Amarillis.»

Peut-être bien aussi pouvait-ce être encore ce même Tityre-là; car il était effectivement étendu nonchalamment au pied d'un noyer qui était le hêtre de ce temps-là, où il prenait le frais en jouant du chalumeau.

Nous continuions notre route, lorsqu'une noire et épaisse fumée qui couvrait la cime d'une montagne sur notre gauche, meut présumer que c'était apparemment ce fameux mont Vésuve, dont j'ai entendu parler, qui vomit des flammes et jette des pierres jusque dans la ville de Naples, dont il est cependant éloigné de deux milles; une odeur de soufre et de bitume, qui me frappa, me confirmait encore dans cette idée, lorsque, faisant part de mon soupçon à un quelqu'un qui était auprès de moi, et lui demandant si de là où nous étions il n'y avait rien à risquer pour nous, il me fit réponse que ce n'était point ce que je pensais, et que cette fumée que je voyais, sortait des fours d'une verrerie qui était là.

«Ah! que le latin est une belle chose, disais-je en moi-même, il sied bien d'abord à un régent, pour l'apprendre aux autres; à un curé de campagne, pour apprendre son plain-chant; à un avocat, pour citer son Cujas; à un médecin, pour parler à la fièvre; à un chirurgien pour répondre au médecin, et à un apothicaire pour ne point faire de qui pro quo. Mais il sied encore mieux à un voyageur, pour se faire entendre dans le pays étranger, car avec un da mihi panem et vinum bien appliqué, on va par toute terre; on a du pain, du vin et l'on vit.

À mesure que je m'éloignais ainsi de Paris, la chaleur augmentait à un point que j'estimai que nous devions être pour lors sous la ligne, ou du moins à côté. Je n'y pouvais plus tenir; et déjà je m'apprêtais à descendre dans le fond, lorsque j'aperçus un pont sur lequel passaient différentes voitures; je le pris d'abord pour ce fameux Pont-Euxin, qui verse la mer Noire; mais comme je prenais ma carte et mon compas pour me reconnaître, j'entendis un murmure confus parmi tous nos voyageurs et nos matelots, qui me fit comprendre que nous allions aborder; effectivement nous lançâmes de bout à terre; on mit la planche, et le monde sortit. Je demandai si c'était là la ville de Saint-Cloud; on me dit que non, et que c'était le port de Sèvres, mais que Saint-Cloud n'en était pas éloigné, et on me le montra. Je pris congé du capitaine et de sa femme, et je sortis le dernier. La tête me tourna sitôt que j'eus mis pied à terre, et je croyais toujours sentir le balancement du navire; je traversai le pont du mieux qu'il me fut possible. Il y avait au bout de ce pont une chapelle où un vénérable capucin que je reconnus à la barbe pour être du Marais, nous dit la messe en action de grâces de notre heureuse arrivée: tous les voyageurs y assistèrent, et moi aussi, quoique j'en eusse entendu une à Paris; j'entrai chez un nommé Champion pour écrire promptement à ma mère. Excepté trois ou quatre maisons bourgeoises assez passables qui terminent ce port le long de la mer, je n'y ai rien remarqué qui méritât mes observations.

Je pris deux crocheteurs pour porter mon équipage et un guide pour me conduire; il me fit traverser une longue forêt, au bout de laquelle nous entrâmes dans la ville, où après avoir passé quelques rues, nous arrivâmes enfin chez mon ami. Ce fut la charmante Henriette qui nous ouvrit la porte; je me jetai à son col, où je restai quelque temps immobile de plaisir; elle parut en prendre autant que moi. Elle m'introduisit dans une salle où étaient son père et son frère, qui m'attendait avec plusieurs de leurs amis. Après avoir lâché ma bordée de compliments de bâbord à tribord, je priai mon ami de me donner une chambre dans laquelle je puisse m'ajuster; il me conduisit lui-même dans celle qui m'était, destinée. Quand j'eus changé de la tête aux pieds, je descendis pour me mettre à table; j'y officiai très-bien, et je fis tant d'honneur à mes hôtes, que tout le monde m'en fit compliment; il faut avouer que le métier de marin est bien séduisant, puisque quand une fois on est sorti du péril on l'oublie; je ne pensai plus aux dangers que je venais de courir, que pour en faire le récit à la compagnie, qui rit beaucoup de ma simplicité, et ma naïveté paya mon écot. Après le dîner, on proposa une promenade au parc, pour m'y faire voir les eaux qui devaient jouer ce jour-là. Nous partîmes, je donnai le bras à ma chère Henriette: nous arrivâmes au château, dont les dehors surprirent ma vue. Mon ami, qui avait été enfant de chœur aux Innocents, connaissait l'organiste du château (car tous les musiciens se connaissent), il le demanda, et, par son canal, on nous fit voir tous les appartements, car il a un grand crédit auprès des garçons de la chambre. Ce fut pour lors que je ne fus plus à moi, tant j'étais enchanté. On me fit voir dans une glace la perspective de Paris qui m'amusa beaucoup. La richesse des ameublements et la beauté des peintures me firent perdre de vue ma chère Henriette; je la perdis avec ma compagnie, que je ne retrouvai qu'après bien des recherches, dans l'Orangerie d'où nous fûmes voir jouer les eaux qui commençaient; je n'ai jamais rien vu de si beau au monde. Là, deux fleuves étendus nonchalamment sur des roseaux et des joncs, penchaient une urne, dont l'eau pure et claire qui en sortait retombait en différentes cascades, qui remplissaient des bassins à différents étages. Là, des Naïades effrayées semblaient se cacher au fond des ondes, pour échapper à la poursuite de certains jeunes fleuves amoureux d'elles. D'un côté, une nappe d'eau, sur laquelle baignaient des cygnes, représentait au naturel le bain que Diane s'était choisi, lorsqu'elle y fut surprise par Actéon; de l'autre, des nymphes marines, cachées dans les herbes, semblaient prendre plaisir à faire des niches aux curieux. Ici c'était un lac, dont l'eau écumante se précipitait dans le fond de la terre pour en ressortir élastiquement et en courroux, toute en pluie dans les airs. Des routes cultivées avec soin formaient des allées à perte de vue; des parterres immenses, émaillés de mille fleurs et cultivés par Flore elle-même éblouissaient les yeux par l'éclat nuancé de leurs différentes couleurs; des bosquets enchantés, réservés aux seuls zéphyrs, y servaient de retraite aux oiseaux, dont la diversité du chant charmait les oreilles; des faunes et des dryades dispersés dans le bois, semblaient en faire les honneurs et inviter les passants à s'enfoncer avec eux dans leurs sombres demeures pour y éviter l'ardeur du soleil. Tout y est si grand et si noble, que je ne me sens point assez de talent pour en faire une exacte description; mais il me suffit de dire que tout s'y ressent de la magnificence du prince et de la princesse qui y habitent, et qu'il semble que la nature, l'art et le goût s'y soient donné rendez-vous pour s'y disputer la gloire de perfectionner un séjour où il ne reste rien a désirer pour la situation et l'ornement.

Nous revînmes chez mon ami dans le même ordre que nous en étions partis, mais par un chemin différent, afin de me faire voir tout ce qui méritait d'être vû dans le parc; il était tard, on avait servi et nous soupâmes. Avant de se coucher on fut se promener dans le jardin; la chaleur était si excessive, que chacun se permit réciproquement la liberté de se mettre à son aise; Henriette donna l'exemple aux autres dames; vêtue à la légère d'un déshabillé galant et simple, elle me donna un éventail pour la rafraîchir; avec cet habit de combat, elle semblait défier les zéphyrs, et moi je ne l'ai jamais trouvée aussi charmante que ce soir-là; je l'aimais à Paris, je l'aimais encore plus à Saint-Cloud, et je l'aimerais également par toute la terre: gui cœlum non animum mutant: «ceux qui changent d'air ne changent pas pour cela de façon de penser». Nous nous reposâmes dans un petit rond de gazon fort étroit, où l'on ne pouvait tenir que deux, encore fort petitement. Cependant l'amour qui cherchait le frais aussi, trouva le moyen, à force de pousser, de s'y faire faire place dans le milieu, et vint folâtrer avec nous; je crus d'abord que ce petit dieu badinait; mais il le prit, en vérité, très-sérieusement, et quoique j'eusse pris les devants, il voulut s'y rendre le maître, comme sont assez ordinairement les derniers venus. L'obscurité de la nuit favorisait son malin vouloir, et je vis le moment qu'il en allait venir au quomodo de tantôt si la compagnie ne fût survenue. Il était temps, car déjà l'heure du berger allait sonner; déjà le bandeau était levé pour mieux ajuster l'arc tendu et la flèche à demi décochée, et je crois que nous l'aurions laissé faire, Henriette et moi; car aussi bien, qu'aurions-nous pu contre un dieu aussi mutin que l'Amour, et qui n'a rien d'enfant que le nom? Mais on vint nous débarrasser de ses mains; de dire que ce fut nous obliger, on ne me croirait point; aussi n'en conviendrai-je pas. Chacun fut se coucher; je ne sais ce gué fit Henriette; mais je ne pus fermer l'œil de toute la nuit; je me représentais toujours le rond de gazon, l'Amour bandant son arc, la flèche prête à partir Henriette soupirant, son négligé, le bandeau levé, et enfin tout ce qui avait contribué à m'embarrasser le soir.

L'Aurore sortait à peine des bras de Tithon, pour venir se trouver au petit lever du soleil, à qui elle a soin de faire tous les jours sa cour, qu'un vent impétueux, battant la fenêtre de ma chambre, que j'avais laissée ouverte à cause de la chaleur, vint m'annoncer un orage prochain, et effectivement mille éclairs effrayants, qui se succédaient sans relâche les uns aux autres, furent tout d'un coup suivis d'horribles éclats de tonnerre, qui se répétaient à une pluie rapide et condensée, semblable à celle du déluge, paraissait un nuage qui se détachait des airs pour tomber sur la terre en gros pelotons, et pour empêcher le jour de paraître. L'alarme fut générale alors dans la maison: tout le monde, se leva, parce qu'il avait peur du tonnerre, l'on se réunit dans la salle à manger dont on avait fermé la porte, les fenêtres, les volets et les rideaux: la jardinière entra en chemise avec un cierge bénit, et une grosse bouteille de grès pleine d'eau bénite, dont elle arrosa la compagnie, qui au moindre coup de tonnerre se prosternait pour se mettre en prières. J'étais le seul qui ne se démontait point: je ne m'étais levé que par complaisance et dans le dessein de rassurer les autres, et surtout ma chère Henriette, que je savais être extrêmement peureuse; j'eus beau représenter à tous que la peur ne servait à rien, puisqu'elle ne peut jamais nous garantir des effets de ce qu'on craint, je passai pour un impie, qui ne respectait point ce qui était au-dessus de lui: je riais des extravagances que je voyais faire. L'orage dura près de deux heures avec la même violence, après quoi on éteignit le cierge bénit, et chacun se retira dans sa chambre pour se remettre au lit: on ne se leva que pour aller à la dernière messe: on revint dîner. Les uns retournèrent à Paris, les autres restèrent, et je fus du nombre de ces derniers; j'y passai neuf jours avec tous les plaisirs imaginables: Henriette me faisait voir aujourd'hui son potager, demain sa vigne, après-demain son champ, ensuite son pré et son verger. J'appris comment on faisait venir les légumes, comment on faisait le vin, comment on semait et moissonnait le blé et les autres grains, comment on récoltait le foin, et enfin je reconnus toutes les différentes espèces des fruits. Il faut convenir que les femmes ont l'esprit bien pénétrant, et qu'elles sont bien propres à dresser et à façonner les jeunes gens quand elles font tant que de vouloir s'en donner la peine; car Henriette m'en apprit plus en neuf jours, que mon régent n'avait fait en neuf ans que j'avais été au, collège: son frère qui y joignit ses leçons, me fît revenir de l'erreur où j'étais par rapport à l'étendue de la terre, et à l'idée, que je m'en étais figurée et me fit sentir le ridicule au préjugé dans lequel sont élevés pour l'ordinaire tous les enfants de Paris qui n'osent sortir de chez eux. Enfin, je me trouvai dégourdi de corps et d'esprit en peu de jours, et je me promis bien à mon retour à Paris d'en revendre à tous mes camarades. «À beau mentir qui vient de loin, disais-je en moi-même: je leur ferai croire ce que je voudrai; ils n'oseront jamais y aller voir. C'est un privilège accordé à tous les voyageurs, et loin d'y déroger, j'enchérirai encore sur le Père Labat».

Arriva cependant le jour fixé pour retourner à Paris, jour que je craignais autant, et plus encore que je n'avais appréhendé celui de mon départ de Paris! car je m'étais déjà et en si peu de temps, si bien accoutumé à vivre avec ma chère hôtesse, que j'aurais bien souhaité d'y passer ainsi le reste de mes jours. J'avais entièrement oublié Paris et tous ses attributs; je ne pensais plus à ma, mère ni à mes deux tantes: mon régent de rhétorique ne m'inquiétait pas plus que mon chat et mon serin: là je jouissais de cette heureuse tranquillité que l'on ne connaît point à la ville, j'y respirais un air pur, et qui n'était point altéré par toutes ces immondices qui infectent celui de Paris; j'y avais un appétit charmant; j'y mangeais tous les jours pour mon déjeuner une douzaine de ces excellents petits gâteaux, que Gautier fait avec tant de soin; et pour tout dire enfin, j'y vivais avec ce que j'ai de plus cher au monde, sans que personne en médît comme on aurait fait à Paris. Ah! Saint-Cloud, que pour moi vous avez d'attraits! Ô campagne! que cette innocente et voluptueuse liberté dont on jouit chez vous est adorable pour moi, et pour tous ceux qui ont le bonheur de la connaître!

Ainsi pénétré des plus sensibles regrets, il fallut cependant prendre mon parti: je montai dans ma chambre pour y verser quelques larmes que je voulais cacher à mon ami; sa sœur m'y suivit sans que je m'en aperçusse: ce fut en vain qu'elle tâcha de les essuyer; elles n'en coulèrent que plus abondamment, aussi en fut-elle toute mouillée. Comme elle avait autant besoin de consolation que moi, nous nous fîmes les plus tendres adieux du monde, et nous nous promîmes réciproquement de nous aimer toute la vie.

Je rassemblai tout mon équipage, que je fis avec le même arrangement qu'en partant de Paris, et cela ne nous retarda point, mais il n'en fut pas de même de Henriette, car quoiqu'elle eut commencé la veille à faire le sien, et que je lui eusse bien aidé à trousser toutes ses robes et tous ses jupons, elle eut mille peines à le unir pour l'heure du départ.

Le jardinier et sa femme furent chargés du soin de faire porter tout notre bagage au navire qui était prêt à faire voile pour Paris, et d'y conduire leur jeune maîtresse. Après lui avoir souhaité un heureux voyage, et l'avoir assurée que nous nous trouverions à son débarquement à Paris, mon ami et moi, je pris congé du père qui devait rester quelques jours; je le remerciai de toutes ses politesses, et nous prîmes le chemin du bois de Boulogne, ainsi que nous en étions convenus, afin de me faire voir la route de Saint-Cloud par terre.

Non loin de la maison nous passâmes sur un pont de pierre plus long que large; à la vétusté je le pris pour un de ces vieux aqueducs que l'on entretient encore pour servir de monument à l'antiquité. Je considérais attentivement de longues perches, et des moulinets de bois disposés à chaque côté du pont, de distance en distance, d'où pendaient de larges filets qui enveloppaient les arches de pied en cap: je m'imaginais tantôt que c'était pour conserver les arches; tantôt qu'ils étaient là pour empêcher de passer les écumeurs de mer venant de Cherbourg, et qui en cas d'obstination s'y trouvaient pincés, comme le fut jadis Mars, cet écumeur de ménages, dans ceux de Vulcain; et enfin que c'était peut-être là où l'on venait faire la pêche de la morue et du hareng. Mais mon ami, aussi curieux que sa sœur de mon instruction, voulant achever de me débadauder entièrement, n'en laissait échapper aucune occasion: il profita de celle-ci pour me dire qu'on ne péchait dans ces mers-ci ni morue ni hareng, que c'était le meunier qui tendait ces filets pour prendre toutes sortes de petits poissons d'eau douce, comme carpes, brochets, barbillons, goujons, éperlans et autres: et que très-souvent aussi il s'y trouvait bien des choses qui avaient été perdues à Paris; et réellement je me souviens que j'y avais beaucoup entendu parler des filets de Saint-Cloud, qui étaient en grande réputation pour cela. Je le pressai fort d'y descendre avec moi, ou de les lever pour voir si je n'y trouverais point mon chapeau et ma perruque que j'avais perdus en venant de Paris. Il eut la complaisance de me conduire chez le meunier; nous n'y trouvâmes que sa fille qui nous parut fort aimable, et ne se sentant point du tout de la trémie d'où elle était sortie; elle nous reçut très-poliment, et avec des façons d'une fille au-dessus de son état: après lui avoir donné le signalement de ce que nous demandions, elle nous ouvrit une grande armoire remplie de tant de sortes de choses, que l'inventaire en serait trop long ici et trop fatigant pour moi: tout ce dont je me souviens, c'est qu'après avoir examiné nombre de chapeaux, je n'y trouvai point le mien: j'y remuai un tas de perruques de médecins et de procureurs sans y reconnaître la mienne; j'y comptai 212 calottes, 129 bonnets d'actrices de l'Opéra, 16 petits manteaux d'abbé, 18 redingotes, 22 capotes, 150 frocs de moines de différents ordres, et un nombre infini de méchants livres nouveaux, que le lecteur, outré de colère de les avoir payés si cher, avait jetés à l'eau.

Toutes nos perquisitions devenues inutiles, nous prîmes congé de la belle meunière. Au sortir du pont, nous entrâmes dans une grande plaine parquetée de sable: le chemin qui la traversait était bordé des deux côtés par des vignes, des pois verts et des haricots; et il nous conduisit à une grande porte charretière, par laquelle nous passâmes, pour arriver dans un bois percé de différentes avenues, plantées d'arbres sauvages qui n'avaient ni fleurs ni fruits. J'avoue que j'aurais été fort embarrassé, si je me fusse trouvé seul dans un endroit si éloigné et si champêtre; car je n'aurais sur quelle route tenir: mais aussi ne quittais-je point mon conducteur, que je suivais pas à pas. Quelques petits besoins pressants le firent écarter du grand chemin pour s'enfoncer dans le plus épais de la forêt; j'y fus avec lui, et j'aimais mieux l'y accompagner, que de rester seul et de risquer de le perdre.

Dans le moment que j'étais ainsi spectateur oisif et passif, et que je faisais des réflexions qui n'étaient point de paille sur l'odeur qui m'électrisait, malgré l'eau sans pareille dont je me baignais, je vis sortir du pied d'un arbre un petit oiseau qui ressemblait si parfaitement à mon serin, que je crus que c'était lui-même qui s'était échappé de sa cage pour me venir trouver à Saint-Cloud, où il avait entendu dire que j'allais: je louai son bon, petit cœur; je l'appelai et courus après lui; mais je reconnus bientôt que c'était un oiseau sauvage, qui avait crû dans les bois, et non dans une cabane comme le mien; car il se sauva de moi sans vouloir seulement que je le prisse.

En courant ainsi après lui, j'aperçus remuer à quelques pas plus loin un arbrisseau fort touffu; j'eus la curiosité de vouloir m'en approcher pour voir ce que c'était; mais ayant entendu dire qu'il y avait dans les bois des bêtes sauvages, dont il fallait se méfier, j'eus la précaution de prendre un de mes pistolets de poche d'une main, et mon couteau de chasse nu de l'autre, et je m'y rendis le plus doucement qu'il me fut possible.

Quelle fut ma surprise, grands Dieux! lorsque, arrivé près de ce lieu, j'entendis des cris humains de gens effrayés, et à qui j'avais fait peur sans le vouloir: quelque chose que je pusse leur dire pour les rassurer, ils se sauvèrent en criant au voleur de toutes leurs forces. Je m'imaginai d'abord, parce qu'ils étaient presque nus, que c'était le nid d'un faune et d'une dryade[4]; mais ayant regardé dans le centre de l'arbrisseau j'y vis un habit noir, un petit manteau de même couleur, un chapeau sans agrafes, une robe de taffetas gros bleu et le jupon pareil, un parasol violet, une coiffe blanche, des gants couleur de rose, une bouteille de ratafiat de Neuilly à moitié vide, et une calotte dans laquelle il paraissait qu'on avait bu; tout cela me fit penser que ce n'était point là l'attirail de ces divinités bocagères, qui n'en ont d'autres que celui de la plus simple nature.

[4] Divinités des bois.

Aux cris effrayants de nos fuyards, mon ami précipita son opération pour me venir joindre; je lui contai le fait; il en rit beaucoup et de tout son cœur: il commençait même déjà à me faire part de ce qu'il en pensait, lorsque trois gardes de chasse accourus au bruit, rencontrèrent notre faune et notre dryade fugitive; ils les arrêtèrent et les emmenèrent à l'endroit d'où ils étaient partis, et où nous les attendions: l'un et l'autre me parurent bien humiliés d'être vus dans l'état où ils étaient: mon ami conta l'histoire aux trois gardes, dont il connaissait l'ancien; son ingénuité et la mienne les persuadèrent de mon innocence.

Je reconnus le Faune aux culottes de velours, et la Dryade au petit corset de basin garni de mousseline chiffonnée, pour l'abbé et la demoiselle qui étaient tombés à la mer en débarquant à Auteuil, et qui s'étaient tant divertis aux dépens de ma culotte de velours goudronnée: ma partie était belle pour prendre ma revanche, et la pousser même jusqu'au paroly; mais je me suis fait un principe de ne jamais insulter aux malheureux. Les gardes les firent habiller pour les conduire chez le sieur Guy, leur inspecteur à Madrid; et sans nous embarrasser de ce qu'ils allaient devenir, nous reprîmes une grande avenue qui nous conduisit à une autre grande porte, par laquelle on sortait de ce bois: mon ami me dit que cet endroit se nommait la porte Maillot; que l'on y vendait de fort bon vin, et me proposa de nous y rafraîchir; je l'acceptai: nous entrâmes dans une grande salle, où l'on nous servit ce que nous avions demandé.

Nous avons passé là une bonne heure à nous reposer; après laquelle nous avons compté et payé; et nous sommes sortis pour achever notre voyage. Quand une fois nous avons été à l'Étoile, j'ai reconnu cet endroit pour y être venu polissonner bien des fois étant au collège: de là nous sommes descendus à la grille des Champs Élysées, que nous avons traversés: c'était un jour de congé; il y avait alors beaucoup d'écoliers qui y louaient au battoir et au ballon: tous ceux de ma connaissance que j'y rencontrai me sont venus sauter au col, et m'ont promis de venir chez moi le lendemain pour apprendre toutes les particularités de mon voyage, qui avait fait bien du bruit dans la gent scolastique. Le paquebot était arrivé deux heures avant nous. Henriette était partie chez elle avec tout notre bagage: j'appris qu'elle était arrivée en aussi bonne santé que je l'avais souhaité; pour m'en assurer par moi-même, je fus la voir avec son frère: et je les remerciai beaucoup l'un et l'autre de toutes leurs politesses; j'ai fait porter chez moi tout mon équipage, que j'y accompagnai.

Les voisins étaient aux portes et aux fenêtres pour me voir arriver, comme lorsque je fus parti; je les ai salués et embrassés tous les uns après les autres; ils m'ont félicité sur mon heureux retour, et j'ai répondu à leurs compliments du mieux qu'il m'a été possible. Après avoir été voir mon chat et mon serin, qui à peine me reconnaissaient, j'ai envoyé dire par mon Savoyard à ma mère et à mes deux tantes que j'étais arrivé; et me voilà.

Le lendemain matin je reçus la visite de cinquante de mes amis, tous écoliers ou ex-écoliers comme moi, auxquels je fus obligé de faire une relation en gros de mon voyage, de mes remarques et de mes aventures: ils y prirent tant de plaisir qu'ils m'ont engagé a la donner détaillée au public; et la voilà.

Ô vous tous qui cherchez le portrait d'un véritable Parisien, qui n'a jamais sorti de son pays que pour aller en nourrice et pour en revenir, achetez ce petit livre, lisez-le, et vous ne pourrez vous empêcher de vous écrier avec moi: «Il est d'après nature;» et le voilà.

fin

Paris.—Imprimerie Nouvelle (assoc. ouv.), 11, rue Cadet. A. Mangeot, directeur.







End of Project Gutenberg's Voyages amusants, by Louis-Balthazar Néel

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- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
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1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
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1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
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written explanation to the person you received the work from.  If you
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your written explanation.  The person or entity that provided you with
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providing it to you may choose to give you a second opportunity to
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is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
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with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


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