The Project Gutenberg EBook of Gunnar et Nial, by Jules Gourdault

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Title: Gunnar et Nial
       scènes et moeurs de la vieille Islande

Author: Jules Gourdault

Release Date: March 21, 2008 [EBook #24888]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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GUNNAR ET NIAL

SCÈNES ET MŒURS DE LA VIEILLE ISLANDE

PAR

JULES GOURDAULT

medallion

TOURS

ALFRED MAME ET FILS

ÉDITEURS

2e SÉRIE GRAND IN-8º

PROPRIÉTÉ DES ÉDITEURS

M DCCC LXXXVI

«Sauvez-moi!»
«Sauvez-moi!» cria Rapp. (P. 158.)

TABLE

PREMIÈRE PARTIE
GUNNAR
Avant-propos. 
ChapitreI.—Préambule rustique.—La terre de glace.
II.—Comment Rut prit femme, et ce qu'il en advint.
III.—Nial conseille et Gunnar agit.
IV.—Halvard le Rouge chez Gunnar.
V.—Gunnar dans les pays de l'Est.
VI.—La dernière croisière du vieux viking.
———
DEUXIÈME PARTIE
GUNNAR ET HALGIERDE
ChapitreVII.—Quelle femme était Halgierde, fille d'Hogi.
VIII.—Entre Bergtora et Halgierde.
IX.—Suite des représailles.
X.—Propos de femmes et couplets de skalde.
XI.—Le différend d'Otkel et de Gunnar.
XII.—Le coup d'éperon, et ce qui s'ensuivit.
XIII.—Ce qu'il y a dans le pas d'un cheval.
XIV.—Le siège de Lidarende.—Mort de Gunnar.
———
TROISIÈME PARTIE
NIAL ET LES FILS DE NIAL
ChapitreXV.—Où le lecteur retourne en Norwège.
XVI.—Thraen.
XVII.—Le fils de Thraen.
XVIII.—Le manteau de soie.
XIX.—L'attaque de Bergtorsvol.
XX.—L'incendie.—Mort de Nial et de ses fils.
———
QUATRIÈME PARTIE
KARE ET FLOSE
ChapitreXXI.—Sur le ting.
XXII.—Kare à l'affût.
XXIII.—Dans l'île de Rowsa.—Conclusion.

AVANT-PROPOS

Ce qu'on a essayé de faire revivre dans la rustique iliade qu'on va lire,—une iliade et une odyssée tout ensemble,—c'est l'esprit des vieilles sagas nordiques, si populaires encore aujourd'hui chez les populations scandinaves. Ce drame est comme le dernier battement d'ailes du paganisme expirant en Islande. Les personnages mis en scène appartiennent à cette classe de propriétaires terriens, à l'occasion guerriers et pirates, qui formaient l'aristocratie ombrageuse de la petite république insulaire, et autour desquels se groupaient, en manière de clans, des clientèles plus ou moins nombreuses d'arrière-vassaux, de sous-fermiers et d'esclaves.

Pour ces fiers et farouches paysans, la considération et l'indépendance, dans le sens qu'ils attachaient à ces mots, étaient les biens suprêmes de la vie. La moindre atteinte portée à leurs droits, la plus légère offense faite à leurs personnes ou à leur honneur, un simple mot injurieux, un couplet moqueur courant de bouche en bouche, exigeaient une réparation éclatante, créaient une fatalité de représailles à laquelle nul homme ne pouvait se soustraire, sous peine de déchoir à ses propres yeux et d'encourir le mépris des autres. Et comme tous les membres d'une famille étaient solidaires de l'outrage essuyé, les vindictes s'enchaînaient l'une à l'autre sans que la loi islandaise y pût rien.

Devant la justice, le meurtre s'expiait par une composition en argent (wehrgeld, prix du sang); mais l'opinion publique, la plupart du temps, ne se contentait pas de cette satisfaction, et il fallait que la partie lésée eût recours à une action personnelle. La vengeance était même réputée chose si sainte, que les sagas nous montrent l'aveugle recouvrant momentanément la vue à l'aide d'un prodige, afin de l'accomplir.

Il va de soi que, dans une telle société, les qualités que l'on prisait le plus étaient le courage et la force physique. C'est par son courage et sa force que Gunnar est l'homme supérieur de son temps. Toutefois la force sans la sagesse n'a qu'une vertu trop souvent stérile; c'est pourquoi à côté du vaillant on a eu soin de placer le sage, qui n'est pas moins honoré que le vaillant, mais dont la sagesse, réduite à elle-même, risque aussi de demeurer sans effet.

De là découle le récit tout entier. Tant que Gunnar, l'homme d'action, et Nial, l'homme de réflexion, s'assistent l'un l'autre et marchent ensemble, leurs ennemis ne peuvent prévaloir contre eux. En revanche, Gunnar périt quand il cesse d'écouter la voix de Nial, et Nial succombe à son tour quand il n'a plus le bras puissant de son ami.

Quoique la narration soit simple de ton, les faits d'armes merveilleux des héros, leurs aventures sur terre et sur mer confinent encore au monde légendaire et semblent du ressort de la poésie; mais les détails de mœurs, aussi bien que les peintures du train de vie, sont d'une exactitude rigoureuse, et c'est par là que la fiction et la réalité se rejoignent.


GUNNAR ET NIAL

PREMIÈRE PARTIE

GUNNAR


CHAPITRE I

préambule rustique—la terre de glace

Que le lecteur veuille bien, pour l'instant, détourner sa pensée de notre train de vie d'aujourd'hui, qu'il oublie l'attirail si complexe et si raffiné de notre moderne civilisation avec ses chemins de fer, ses bateaux à vapeur, ses fils électriques, ses téléphones et ses mille machines ingénieuses à faucher les épis et les hommes, enfants de la terre les uns et les autres, pour prendre pied en plein xe siècle, aux confins de la Scandinavie, à l'époque des haches d'armes, des cottes de mailles et des vikings écumeurs de mer.

Le pays dans lequel nous le transportons est un des plus étranges de ce bas monde, où se voient cependant bien des étrangetés. Situé sur la ligne de la grande banquise polaire qui s'étend du Groënland au Spitzberg, il mérite bien son nom de Terre-de-Glace[1] que lui donnèrent les navigateurs qui abordèrent les premiers sur ses rives; mais, malgré ses frimas et ses neiges, il mérite aussi celui de Terre-de-Feu, attendu que son sol tout entier est formé des laves et des cendres vomies par les cratères de ses monts émergés jadis du sein de l'Océan. C'est là, vous le savez, que se trouve entre autres ce fameux Hécla ou la cime du manteau[2], qui, avec l'Etna et le Vésuve, sis au bout opposé de l'Europe, sous le beau ciel où fleurit l'oranger, a été regardé, pendant bien longtemps, comme un des «soupiraux de l'enfer».

Ce n'est pourtant point, je me hâte de vous le dire, aux feux d'aucun volcan terrestre que doit s'allumer le drame qu'on va lire; l'étincelle destinée à l'alimenter jaillira du cœur même de l'homme, cet autre volcan sans cesse embrasé et toujours prêt à faire éruption. Ce ne sera d'abord qu'un faible jet, une toute petite lueur à peine perceptible; mais, comme le dit la vieille saga[3], «le tison s'allume avec le tison, la flamme monte avec la flamme,» et ce qui n'était qu'un sourd pétillement devient bientôt, sans qu'on y prenne garde, un immense et dévorant incendie.

*
* *

Donc, il y aura un millier d'années tout à l'heure, vivait en Islande un riche paysan appelé Hogi. Sa propriété, l'Hogistad, se trouvait dans la vallée de la Laxa, non loin de l'endroit où cette rivière se jette dans le fiord[4] de Vam, embranchement de ce grand fiord de Breidi qui se replie le long de la côte occidentale du pays.

Son père Dalekol avait été du nombre de ces Norwégiens qui, pour échapper au despotisme d'Harald aux beaux cheveux, s'étaient embarqués pour la Terre-de-Glace avec leurs biens, leurs familles et toute leur clientèle d'hommes libres et d'esclaves. Lui mort, il était resté en Islande, s'y était marié, et de cette union était née une fille qui, sous le nom d'Halgierde, jouera un des rôles dominants de ce récit. Quant à la veuve de Dalekol, n'ayant pu se faire à sa nouvelle patrie, elle était retournée en Norwège, où, d'un second hymen, elle avait eu un autre fils nommé Rut.

Ce Rut, devenu grand, avait rejoint en Islande son frère utérin, et s'y était fait bâtir, non loin de lui, une habitation, la Rutstad.

*
* *

En ce temps-là, de même qu'aujourd'hui, les plus grosses fermes islandaises étaient loin d'offrir un aspect agréable. C'étaient de lourdes et basses constructions en pierres de lave et en bois flotté dont le faite était revêtu d'une couche de tourbe où l'herbe poussait dans la belle saison. Aussi ces rustiques demeures se confondaient-elles volontiers de loin avec la végétation rase d'alentour, et souvent le voyageur ne les apercevait que lorsqu'il les avait juste sous ses yeux.

Mais, pour n'avoir rien de très plaisant, ces bœrs, comme on les appelle, n'en formaient pas moins, chacun pris à part, une sorte de petit monde clos, arrangé pour se suffire à soi-même. Qu'on se figure, réunies à la file sous un toit commun, ou se faisant vis-à-vis sur deux rangs, une série de bâtisses (hus) dont la principale, la «maison à feu», renfermait l'appartement du maître, la chambre commune où se réunissait la famille, et d'ordinaire aussi la cuisine. À part venaient la stofa, réservée aux femmes, puis le logis des hôtes et amis et les divers magasins aux provisions.

On accédait à la plus grande pièce, servant à la fois de salle à manger et de lieu de réception, par un vestibule plus ou moins spacieux dont l'issue extérieure donnait sur une sorte de préau pavé. Cette pièce était en outre munie de deux portes latérales, l'une pour les hommes, l'autre pour les femmes; chaque sexe y avait sa place distincte; les hommes s'asseyaient sur les bancs disposés de chaque côté du siège du milieu ou siège d'honneur, lequel était tourné vers le soleil, et les femmes occupaient le banc transversal établi plus loin sur une estrade.

Sous le toit était généralement ménagée une soupente constituant une façon d'étage supérieur et pourvue d'une lucarne. Les autres annexes de l'habitation étaient formées par les écuries, les étables, la remise aux traîneaux (sledi), les greniers à fourrage et à grain, la forge, et, si la maison était près de la mer ou sur un fiord y aboutissant,—ce qui était le cas le plus habituel,—une hutte-séchoir pour le poisson, et un hangar sous lequel on halait l'hiver, au moyen de rouleaux, le navire à l'abri des intempéries. Parfois aussi, chez les gens tout à fait aisés, il y avait une cabine de bain, à ciel ouvert la plupart du temps, où arrivait quelqu'une de ces sources chaudes si nombreuses dans le pays.

*
* *

Tout cet ensemble de constructions grandes et petites était enceint d'une clôture. À côté d'elles se trouvait un jardin planté en legumes; aux environs étaient les prés pour les chevaux et les bœufs; plus haut, sur les collines ou les monts d'alentour, se voyaient des pâtis plus ou moins rocheux; et quant aux pentes les mieux exposées, elles étaient aménagées en cultures où se récoltaient orges et pommes de terre. N'oublions pas de mentionner la tourbière, élément indispensable entre tous dans l'économie domestique de la contrée.

Ce qui manquait le plus dans ce paysage, c'étaient les arbres. Cependant, à l'époque lointaine où nous reporte ce récit, bien des bœrs islandais devaient offrir un cadre ou un arrière-plan de verdure qu'ils ont complètement perdu depuis lors. Les vieilles chroniques ne nous parlent-elles pas de grands bois (skogar) qui auraient jadis existé dans l'île, et que les constructeurs de navires, les fondeurs et les charbonniers exploitaient à l'envi selon leurs besoins? Une flore étiolée de plantes ligneuses est tout ce qu'il en reste actuellement, et ce n'est tout au plus que dans les endroits le mieux abrités des tempêtes de neige et du vent qu'on voit surgir du sol tourbeux, où reposent les débris putréfiés des antiques forêts, quelques essences un peu plus relevées, telles que des saules, des sorbiers, des bouleaux.

La faune locale, à toute époque, n'a guère été plus riche que la flore. Seules deux espèces domestiques ont toujours été abondamment représentées dans le pays, qui fournit, l'été, un foin excellent: ce sont les moutons et les chevaux.

On connaît cette race de poneys islandais, infatigable, sobre et nerveuse, sans laquelle, en une région dénuée de routes, il n'y aurait pas moyen de voyager. Le paysan, dur à ses bêtes autant qu'à lui-même, les lâche volontiers, de nuit comme de jour, au milieu de la campagne, et là où les pâtis manquent, l'animal broute comme il peut les mousses et les gramens des rochers.

L'été, cette provende de hasard suffit à le maintenir frais et dispos pour les longues courses du maître à travers les marais semés de fondrières ou les plateaux de roche volcanique; mais, l'hiver, moutons et chevaux ne trouvent pas aussi aisément à se repaître, et beaucoup périssent avant le printemps.

*
* *

Pour l'homme, l'hiver est aussi la triste saison. La neige intercepte alors toute communication d'un bœr à l'autre, et chaque famille, isolée durant des mois sous son toit, n'a d'autre ressource que la table, la causerie, la lecture ou les longs récits faits à la veillée par quelque hôte étranger arrivé en automne des lointains pays, et qui demeure jusqu'au renouveau dans la maison où on l'a accueilli.

Mais aussi quel frémissement de joie et quel réveil subit de la vie quand le printemps vient dissoudre les glaces, fondre la neige des collines et des plaines et rouvrir aux eaux, jusqu'alors captives, le chemin des fiords attiédis et de la mer!

Cette résurrection de la nature boréale ne s'accomplit point sans fracas ni trouble. Les torrents échappés des hautes cimes entraînent dans leur cours impétueux les matériaux désagrégés des montagnes mêmes d'où ils s'épanchent; de plateau en plateau et de pente en pente, ils se creusent violemment leur lit à travers les blocs de lave et de basalte et les tas de scories plutoniennes vomies par les éruptions successives des volcans toujours embrasés de l'Islande. Sur le versant sud particulièrement, les afflux d'ondes arrivent tout à coup comme de gigantesques avalanches et submergent au loin le littoral, charriant avec eux d'immenses débris de glace.

Ailleurs, dans les parties de l'île que recouvre une haute couche de cendres, la débâcle, quoique moins bruyante, n'en produit pas des effets moins terribles. Le sol, entièrement composé d'éléments meubles et sans cohésion, absorbe comme une éponge les eaux provenant de la fonte des neiges, et de cette sorte d'engouffrement, qui apporte avec soi la stérilité, il résulte les terrains spéciaux, dits tantôt les «sables tremblants», tantôt les «sables qui crèvent», où nul cavalier n'ose s'aventurer.

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Enfin cette furie de dégel s'apaise. Au-dessous de l'éternel névé que nulle chaleur solaire ne fondra, les monts inférieurs montrent à nu les escarpements rocheux de leurs têtes. Sur les pentes il n'y a plus de frimas que dans quelques crevasses où les souffles tièdes ne pénètrent pas, et, en regardant les lacs innombrables emprisonnés aux creux des vallons, on voit leurs nappes frissonner au vent.

Alors aussi, sur le sol élastique des tourbières, les brins de mousse se remettent à pointer, et partout où il y a un peu de terre l'herbe tendre verdoie. Quelques semaines encore, et, malgré les giboulées de neige qui, au cœur même de la belle saison, reviendront déferler sur l'Islande, les magnifiques prairies du pays étaleront leurs pelouses déclives entre les courants de laves figées et les grandes colonnades de basalte.

L'homme du bœr n'attend que ce moment pour secouer sa torpeur hivernale. Déjà tout est disposé pour cette reprise périodique de mouvement. Aux réunions de la salle commune pendant la longue «nuit du Nord[5]», féeriquement éclairée de temps à autre par la lueur des aurores boréales, les femmes ont préparé les vêtements, les hommes les armes, les engins de pêche et d'agriculture. Les embarcations, calfatées à neuf, sortent des hangars et sillonnent derechef les baies poissonneuses. Les huttes de séchage et de salaison recommencent à imprégner l'air de leurs âcres senteurs. Au loin enfin l'Océan dégagé rouvre ses espaces aux navigateurs aussi bien qu'aux vikings. C'est l'époque où, d'une part, ces émigrés de Scandinavie, qui sont venus chercher la liberté près des glaces du pôle, retournent volontiers pour quelques semaines dans la mère patrie raviver les souvenirs de famille, voir des parents, des amis, parfois même venger une injure, et où, d'autre part, les navires partis des côtes opposées abordent dans les fiords islandais, amenant des visiteurs de Norwège, des marchands, des conteurs de chroniques, sûrs de trouver partout bon accueil. Enfin et par-dessus tout, c'est l'époque impatiemment attendue du solennel rendez-vous de l'alting.

Grand geyser d'Islande
Grand geyser d'Islande.

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* *

À mi-chemin des fameux jets d'eau chaude que l'on désigne sous le nom de geysirs et le point du littoral ouest où s'élève aujourd'hui Reykiavik, l'humble capitale de la Terre-de-Glace, le voyageur venant de la Laxa plonge tout à coup dans un cirque grandiose encadré de toutes parts de parois laviques et terminé au sud par un lac: c'est le vallon historique de Tingvalla, l'antique champ de Mars de l'Islande.

Tout alentour on n'aperçoit que des montagnes rouges entre lesquelles s'ouvrent un certain nombre de fissures. La principale de ces crevasses est celle de l'Allmanagia, qui a près de huit kilomètres de longueur. De gigantesques remparts de roches aux formes les plus singulières enserrent ce défilé à fond plat, dans les anfractuosités latérales duquel poussent quelques arbustes chétifs.

À son extrémité orientale se dresse, comme une sorte de péninsule, un plateau revêtu de gazon et dominé lui-même par une butte. C'est là que le peuple islandais, au premier âge de son histoire, avait placé le siège de son parlement. Trois fois par an, aux mois d'avril, de juin et d'octobre, ce site épique, qui n'est plus aujourd'hui qu'un morne pâtis, voyait s'ouvrir les délibérations les plus tumultueuses et les plus violentes dont les annales humaines fassent mention.

*
* *

L'alting, comme on appelait ce parlement, n'était pas seulement la grande diète politique du pays, c'était aussi la cour suprême par-devant laquelle on portait les procès et qui tranchait toutes les causes criminelles[6]; bien plus, c'était, quelques semaines durant, une espèce de marché, un gigantesque parloir en plein vent, où se traitaient toutes les affaires entre familles et particuliers; on y venait faire des ventes et achats, conclure les ligues, ébaucher les mariages[7].

La session commencée, les juges prenaient place au sommet du Logberg (montagne de la Loi); les assesseurs se groupaient au-dessous d'eux sur les degrés de lave, tandis que le peuple écoutait les sentences, dispersé à travers les rochers. Chaque chef de maison se présentait sur le ting[8] avec tous les siens, dans le plus complet appareil militaire. Même pour faucher l'herbe de ses prés ou ensemencer son champ de pommes de terre, l'Islandais ne quittait jamais son glaive ou sa hache[9].

Tout le temps que durait le congrès, la plaine basse sise au pied de la montagne offrait l'aspect le plus vivant et le plus pittoresque. Une agglomération de huttes et de tentes y formait une sorte de cité volante occupée par les diverses familles présentes aux comices. La paix ne régnait pas toujours entre ces clans rivaux et armés, qui apportaient avec eux sur le ting mille ferments de jalousie et de haine. Aussi bien souvent, pour peu que la loi fût en désaccord avec les passions et contrariât les idées de vengeance, n'hésitait-on pas à la transgresser. La voix des juges était étouffée par des cris de fureur et de guerre, et le forum-prétoire de la république se transformait en un champ de bataille où les parties plaidaient leurs procès par le fer et le sang.

Mais revenons aux deux personnages qui n'ont fait qu'apparaître dans ce préambule.


CHAPITRE II

comment rut prit femme, et ce qu'il en advint

En l'été de 975, Hogi et son frère Rut se trouvaient ensemble sur le ting, où ils avaient leurs huttes côte à côte. Un soir qu'ils cheminaient en silence au bord du petit ruisseau de la vallée, le premier se mit à dire tout à coup:

«Rut, il te faut songer à la prospérité de ta maison; pourquoi ne te maries-tu pas?

—C'est une idée qui m'est venue souvent, répondit le jeune homme; mais je ne sais à qui m'adresser. Cependant, si cela te fait plaisir...

—Écoute, interrompit Hogi, il y a en ce moment sur le ting nombre de chefs avec leurs familles, et tu n'aurais que l'embarras du choix. Je connais entre autres une jeune fille à laquelle j'ai pensé pour toi. Elle s'appelle Unne, et son père est Mord, le jurisconsulte renommé qui habite la Ranga. Elle est belle, de mœurs irréprochables, et chacun te dira que nul homme en Islande ne saurait trouver un meilleur parti. Elle est ici; veux-tu la voir?

—Tout de même,» fit brièvement Rut.

*
* *

Le lendemain, comme les deux frères gravissaient la montagne de la Loi, ils passèrent devant le groupe de huttes occupé par les gens de la Ranga. Quelques femmes sortaient de l'une d'elles.

«Tiens, dit Hogi à Rut, voici Unne, la fille de Mord, dont je te parlais hier. Te plaît-elle?

—Tout de même,» répondit Rut.

Puis, après quelques secondes de silence:

«Je ne sais pourtant, ajouta-t-il, si je serai heureux avec elle...

—C'est un point qui ne s'éclaircit que plus tard,» repartit tranquillement Hogi, qui avait divorcé depuis dix années.

Quand la séance de la journée fut close, tous deux se dirigèrent vers la hutte de Mord et y entrèrent.

L'homme de loi était assis au fond de la cabane. Au salut des arrivants, il se leva, prit la main d'Hogi, et le fit placer à côté de lui sur le banc ainsi que son frère.

Après un échange de propos divers, Hogi prit la parole en ces termes:

«Mord, j'ai à vous toucher deux mots d'une affaire. Rut, que voici, désirerait devenir votre gendre. Je suis décidé, en ce qui me regarde, à ne pas lésiner dans cette occurrence.

—Je sais, répliqua le légiste, que vous êtes un homme riche et puissant; mais votre frère m'est inconnu.

—Je suis sa caution, fit vivement Hogi.

—Il faudra donc que vous lui donniez une grosse dot, car tous mes biens reviennent après moi à ma fille.»

Pour toute réponse, l'autre dit de quelle quantité d'argent et de terre il comptait avantager Rut. Mord parut satisfait, et il établit nettement, à son tour, le compte de l'avoir présent et futur d'Unne; puis, ces préliminaires achevés, Rut, qui avait tout écouté en silence, se leva et dit:

«Appelons des témoins.»

Les témoins présents, Mord et Rut se donnèrent la main; puis l'homme de loi fit venir sa fille, et la déclara, sans plus d'ambages, fiancée au jeune frère d'Hogi. Le mariage était fixé à un mois.

La cour avait été brève, et bref aussi était le délai; mais, que le lecteur le sache une bonne fois, ces barbares du Nord ne s'attardaient pas à ce que, nous autres civilisés, nous nommons les bagatelles de la porte. Unne, prise au dépourvu, hasarda cependant après coup quelques respectueuses et timides objections; mais son père lui repartit froidement:

«Pour une chose qui doit se faire, le plus tôt n'en vaut que mieux.» Parole décisive, que la mère corrobora de son côté en ajoutant devant son mari:

«Sachez, ma fille, que lorsque je fus fiancée à votre père, on ne me demanda pas si cela m'agréait.»

*
* *

Quelques semaines après, au bœr de Valli,—ainsi s'appelait la ferme que Mord habitait dans la vallée de la Ranga,—eut lieu la cérémonie de l'hyménée. On omettra d'en parler ici en détail, la chose n'important point au récit, et l'on gardera pour une autre occasion le tableau d'une de ces «mangeries» scandinaves, doublées de «buveries» à l'avenant, par lesquelles les sectateurs d'Odin et de Thor semblaient se préparer de leur vivant aux festins encore plus gigantesques réservés aux élus dans la Walhalla[10]. Une chose pourtant doit être notée, c'est que le banquet se passa fort bien; les cornes d'hydromel et de bière furent vidées gaillardement à la ronde; seulement il n'y eut personne, au moins parmi ceux des convives à qui lesdites libations n'ôtaient pas le pouvoir de rien remarquer, qui ne fût frappé, pendant le repas, de l'air attristé de la nouvelle épouse.

*
* *

Une fois à la Rutstad, Unne, selon l'usage du pays, fut investie du gouvernement intérieur du logis, et elle n'avait point un désir que son mari ne s'empressât de satisfaire. Cependant, loin de se dissiper, sa mélancolie ne fit qu'augmenter, et bientôt il devint évident qu'une incompatibilité absolue d'humeur séparait les époux. De querelles ouvertes, pas la moindre; mais un beau jour, au bout de deux ans, Rut s'étant absenté, comme il avait coutume de le faire au printemps, pour visiter les fiords de l'ouest, où étaient ses pêcheries, Unne s'enfuit du domicile conjugal, et, comparaissant à l'alting, elle y déclara son divorce dans les formes consacrées par la loi; après quoi elle rentra au bœr de son père.

Il s'ensuivit un procès; car l'âpre Mord, qui dans toute cette affaire avait paru de connivence avec Unne, réclama la dot qu'il avait versée, et de plus un dédommagement pécuniaire. Rut ne voulut ni rendre la dot, ni payer aucune sorte d'indemnité. Finalement le gendre proposa au beau-père de trancher la question conformément aux habitudes scandinaves, c'est-à-dire en un combat singulier dans l'île de Holm, champ clos désigné par l'usage afin qu'aucun des antagonistes ne pût avoir le recours de la fuite; mais l'homme de loi déclina l'épreuve, de sorte que le gendre garda l'argent.

*
* *

Rut et son frère Hogi s'en revinrent donc triomphants de l'alting. En route, ils entrèrent chez un paysan pour y passer la nuit. Trempés jusqu'aux os par la pluie, qui n'avait cessé de tomber tout le jour, ils s'étaient assis près d'un grand feu dans une pièce où deux petits garçons et une fillette s'amusaient en babillant sans rime ni raison, comme c'est le propre de cet âge. Tout à coup l'un des enfants dit à l'autre:

«Écoute, je vais faire Mord; toi, tu seras Rut; et je te reprendrai ta femme, parce que tu n'as pas été un bon mari.

—C'est cela; moi, je suis Rut, et toi tu n'auras pas l'argent que tu demandes si tu ne te bats point contre moi.»

Ils recommencèrent ce jeu plusieurs fois aux grands éclats de rire des gens de la maison, si bien qu'Hogi se mit en colère et frappa brutalement de son bâton le petit qui faisait le personnage de Mord.

«Va-t'en d'ici, lui cria-t-il, et cesse de te moquer de nous.»

Rut, lui, appela l'enfant qui pleurait, et, ôtant de son doigt une bague en or, il la lui donna en disant:

«Tiens, et dorénavant tâche de ne plus faire de peine à personne.»

Le marmot, tout rouge de plaisir, prit la bague et partit en courant.

Bientôt après les deux frères eurent regagné leurs bœrs respectifs, et il ne fut plus question jusqu'à nouvel ordre du débat de Rut et de Mord... Mais sous la cendre couvait, je le répète, l'invincible étincelle destinée à produire un embrasement qui devait dévorer des générations.


CHAPITRE III

nial conseille et gunnar agit

À la partie sud-ouest de l'Islande se trouve un district hérissé de hautes montagnes éternellement couvertes de neiges et de glaces, et sillonné par un grand nombre de torrents dont le plus méridional s'appelle la Markar. À un certain endroit, cette rivière se divise; l'un de ses bras court au midi, toujours sous le nom de Markar; l'autre, appelé la Quéran, infléchit à l'ouest, grossi par le double affluent des Ranga.

C'était dans une espèce de delta, au pied du versant tourné vers les eaux, qu'était situé le bœr de Lidarende, demeure de Gunnar, fils d'Hamund.

Si vous eussiez demandé à la ronde: Quel est l'homme le plus valeureux de l'Islande? Tout le monde vous eût répondu: C'est Gunnar.—Le plus robuste et le plus redouté? Gunnar.—Le plus intrépide nageur, le meilleur buveur? Gunnar encore.

Haut comme le frêne sacré d'Ygdrasil, superbe de visage, l'œil bleu clair, la chevelure blonde et ruisselante, vif de langage et skalde[11] excellent, il n'avait point son pareil de la Terre-de-Glace au pays des Wendes, qui est la Poméranie actuelle. Nul ne l'égalait au maniement de l'arc, de l'épée ou de la hache. Avec son arc il était capable, tant que durait sa provision de flèches, de tenir en respect une armée entière. D'un coup de son épée il faisait voler ses ennemis en morceaux, le tronc d'un côté et la tête de l'autre; et Thor lui-même, le plus fort des dieux Scandinaves, n'était pas plus terrible avec sa massue que le fils d'Hamund, la hache ou la hallebarde à la main.

Avec cela, et malgré sa promptitude à l'action, le plus loyal des hommes, le plus généreux, le plus sûr aussi dans ses amitiés, et ayant le goût de la magnificence, ce qui ne lui était point défendu, car il était extrêmement riche, grâce surtout, disait-on, au butin gagné par son père dans ses expéditions de viking avant qu'il eût émigré en Islande. Tel était Gunnar, le nouveau personnage qui entre en scène dans notre récit.

Sa mère était une nièce de Mord, le jurisconsulte que nous connaissons, de sorte qu'Unne, l'épouse divorcée de Rut, était sa cousine. C'était à lui que celle-ci s'adressait toutes les fois qu'elle avait besoin d'aide.

*
* *

Or il advint que, ledit Mord étant allé de vie à trépas peu de temps après sa contestation avec Rut, Unne, qui par ses dissipations n'avait pas tardé à être réduite à la gêne, imagina d'avoir recours à Gunnar. Le premier mouvement de ce dernier fut d'ouvrir sa bourse à sa cousine; mais celle-ci refusa d'y puiser. Son unique désir, le but de sa démarche auprès de lui, c'était, disait-elle, de recouvrer la fameuse dot restée en litige.

«Le cas est fort délicat, lui répondit tout d'abord Gunnar; ton père, qui entendait la loi, n'y a pu réussir, et moi, je ne suis nullement un légiste.»

Il y avait, en effet, chez les Islandais de ce temps, pour saisir le tribunal d'une affaire et la suivre par-devant les juges, une procédure excessivement compliquée, tout un arsenal de formules qu'il était d'autant plus malaisé de connaître, que les lois n'étaient encore ni codifiées ni écrites comme elles le furent plus tard dans le livre appelé le Graagaasen (l'Oie grise). Il en résultait que quiconque s'écartait si peu que ce fût d'une seule des prescriptions requises donnait aussitôt barre à son adversaire et perdait sa cause.

«Oh! fit Unne pour répondre aux objections de Gunnar, c'est par l'intimidation et l'audace, bien plus que par les moyens légaux, que Rut a eu raison de mon père. Le cœur, pour cette tâche, te faillirait-il?»

Gunnar, à ce mot, se mit à rire.

«Eh bien, reprit la cousine, va consulter ton ami Nial à Bergtorsvol; il te donnera quelque bon conseil.»

Ainsi fut-il entendu.

*
* *

Nial, fils de Torg, habitait entre la Quéran et la mer un district insulaire (les îles de la Côte) formé par un troisième bras de la Markar.

C'était, lui aussi, un homme fort riche, plein de noblesse dans le caractère, mais extrêmement pacifique d'humeur. Quoique le courage ne lui manquât pas, il se fiait surtout en sa science. À une sagesse rare et à d'infinies ressources d'esprit, il passait pour joindre le don de divination, et, dès qu'il se mêlait d'une affaire, le succès en était assuré.

Très avenant d'extérieur, il avait pourtant un défaut réputé alors fort grave chez un homme: c'était d'être imberbe.

Quand Gunnar lui eut exposé l'objet de sa visite, Nial réfléchit un instant; puis il dit:

«La question est épineuse, en effet, et ne laisse pas d'offrir du péril. Voici cependant la marche qui me semble la meilleure à suivre. Si tu te conformes de point en point à mes instructions, tout ira bien; sinon, mieux vaudrait t'abstenir.»

Gunnar assura qu'il ne pécherait point d'un écart.

«Eh bien, reprit Nial, demain matin tu te mettras en route, accompagné de deux hommes. Chacun de vous emmènera deux chevaux, un gras et un maigre. Toi, tu t'envelopperas d'un manteau de voyage grossier, sous lequel tu porteras un habit rougeâtre par-dessus tes vêtements ordinaires. Tu auras avec toi une hache avec quelques marchandises de forgeron, et, lorsque tu auras fait un bout de chemin dans la direction de l'ouest, tu rabattras ton chapeau sur tes yeux. Les gens demanderont en te voyant passer: «Quel est donc ce gros personnage aux airs mystérieux?» Tes compagnons répondront: «C'est Hédin, le marchand du fiord des Îles, qui voyage avec sa chaudronnerie.» Cet Hédin est, tu le sais, un mauvais garnement, un hâbleur, un braillard, qui croit tout connaître mieux que personne et cherche querelle à tous ceux qui le contredisent. Tu offriras ta marchandise, en ayant soin de rompre chaque fois le marché avec force tapage et dispute. Arrivé dans la vallée de la Laxa, tu coucheras à l'Hogistad, où, par parenthèse, on ne te fera pas un trop bon accueil, et le lendemain tu pousseras jusqu'au bœr qui est voisin de celui de Rut. Là tu offriras derechef ta denrée, mais en exhibant ce que tu as de pis et en affectant de dissimuler les bosselures des pièces à coups de marteau. Le fermier de l'endroit saura bien toutefois découvrir les défauts; alors tu lui arracheras les objets en l'injuriant, et, au premier mot malsonnant de riposte, tu tomberas sur lui... Ménage seulement tes forces, de peur qu'on ne te reconnaisse... Rut, averti de ce qui se passe, te fera venir chez lui, te recevra bien, et en causant il te questionnera sur les uns et les autres. Toi, tu n'auras que moqueries et méchants propos pour chacun. À la fin, vous viendrez à parler de la Ranga.

«—Eh! répondras-tu, voilà un pays où les hommes de savoir se sont faits rares depuis que Mord n'est plus de ce monde.»

«Et là-dessus tu exalteras de ton mieux ledit Mord. Tu peux même, en ta qualité de skalde, réciter quelque chant propre à amuser Rut. Celui-ci te parlera naturellement de son procès avec Mord, et te demandera si tu le connais.

«—Vaguement,» diras-tu de l'air d'un homme que la chose intéresse.

«—Mord, ajoutera Rut, n'a été qu'un maladroit de ne pas reprendre l'affaire à l'alting suivant; il aurait pu en sortir à son avantage pour peu qu'il y eût mis de constance.

«—Comment cela?» répliqueras-tu d'un ton de curiosité pure.

«Rut alors ne manquera pas de t'expliquer de quelle façon doit se faire la citation. Il t'en révélera de lui-même la formule, dont tu noteras soigneusement chaque mot dans ta mémoire. Peut-être même, en manière de passe-temps, te demandera-t-il de la répéter. Tu t'en tireras d'abord de travers, ce qui le fera rire et lui ôtera tout soupçon de l'esprit. Il te l'énoncera de nouveau, et tu la rediras après lui comme un écolier qui épèle après le maître, mais cette fois d'une manière correcte, et en prenant tes compagnons à témoin «de la citation que tu adresses à Rut au sujet de l'affaire confiée à toi par la fille de Mord». De cette façon il lui sera impossible plus tard d'opposer aucune sorte de déclinatoire devant le tribunal, puisqu'il t'aura lui-même indiqué la procédure à suivre en l'espèce... À la nuit, quand tout le monde sera plongé dans le sommeil, toi et tes compagnons vous prendrez sans bruit vos freins et vos harnais, et, vous glissant dehors, vous partirez sur vos chevaux gras en laissant les autres. Vous gagnerez les montagnes par les pâtis, et vous y resterez trois nuits, temps pendant lequel on vous cherchera. Ensuite vous reviendrez chez vous, mais seulement de nuit, vous reposant le jour... L'été prochain, moi et les miens nous nous rendrons à l'alting pour vous y aider à conduire l'instance.»

*
* *

Gunnar suivit de point en point les instructions de son ami Nial. Il prit avec lui deux hommes et partit dans la direction de la Laxa.

Des gens qu'il croisa en route demandèrent quel était ce personnage dont on ne voyait que le bout du nez. Sur la réponse que c'était Hédin, le marchand du fiord des Îles, ils parurent fort aises de laisser derrière eux un individu d'aussi mauvais renom.

Gunnar joua parfaitement son rôle tout du long. Arrivé dans la vallée de la Laxa, il coucha à la ferme d'Hogi, où les domestiques, sur l'ordre du maître, s'abstinrent de se commettre avec lui. Le lendemain, il remonta à cheval et gagna le bœr voisin de la Rutstad. Là il se prit de querelle avec le fermier. Rut, averti du tapage, manda chez lui le faux Hédin, le traita fort amicalement et lui donna la place d'honneur à sa table. De propos en propos, la conversation prit le cours que Nial avait prévu; Rut finit par prononcer la formule, et, la seconde fois, Gunnar la redit sans se tromper.

«Est-ce bien comme cela? demanda-t-il à son hôte.

—Parfaitement, répliqua celui-ci; la citation, le cas échéant, ne pourrait pas être invalidée.

—Eh bien, je te cite pour l'affaire que m'a commise Unne, fille de Mord,» reprit Gunnar d'une voix assez haute pour que ses compagnons l'entendissent.

Rut, croyant à un simple jeu, ne conçut néanmoins aucune défiance, et, le moment venu, on alla se coucher.

*
* *

Cette même nuit, Hogi, le frère de Rut, sauta de son lit en sursaut, éveilla ses gens et leur dit:

«Il faut que je vous raconte un rêve que je viens de faire. Il m'a semblé qu'un ours énorme sortait d'ici, suivi de deux oursons, et qu'ils avaient pris le chemin de la Rutstad. Dites-moi, n'avez-vous rien remarqué de particulier chez ce grand gaillard que nous avons hébergé hier soir?»

Quelqu'un répondit qu'il avait vu reluire sous sa manche un joyau et un morceau d'étoffe rouge, et que l'homme, en outre, portait au doigt un anneau d'or.

«En ce cas, s'écria Hogi, l'ours de mon rêve, c'était le génie tutélaire de Gunnar de Lidarende[12]... Vite, en route pour la Rutstad! nous n'avons pas un instant à perdre.»

Une fois là-bas, on éveilla Rut.

«As-tu des hôtes? lui demanda son frère.

—Oui, Hédin, le marchand du fiord des Îles.

—Non pas, mais un homme d'une tout autre trempe, Gunnar, fils d'Hamund.

—Alors il m'a vaincu de ruse, et me voilà pris.

—Comment cela?»

Rut raconta ce qui s'était passé.

«Ce n'est pas là une idée de Gunnar seul, observa Hogi; Nial de Bergtorsvol lui avait fait certainement la leçon.»

On chercha partout Hédin le marchand; il avait disparu.

On rassembla du monde, et pendant trois jours on battit le pays sans rien découvrir.

Le temps de l'alting venu, les deux parties se présentèrent en justice. Gunnar, assisté de Nial et de ses témoins, introduisit sa plainte suivant la procédure en usage; mais, au lieu de la suivre par les voies de droit, il fit à Rut ce que celui-ci avait fait à Mord; il lui posa cette alternative: rendre la dot, ou accepter le combat singulier. Pour la première fois de sa vie, le frère d'Hogi recula. Plutôt que de se mesurer corps à corps avec le terrible champion de Lidarende, il aima mieux se dessaisir de la dot, qui retourna ainsi aux mains de la cousine de Gunnar.


CHAPITRE IV

halvard le rouge chez gunnar

Dans l'automne de cette même année, trois navires arrivant de Norwège atterrirent à la côte sud-ouest de l'Islande, non loin de Lidarende. Leurs coques ventrues logeaient toutes sortes de marchandises, tonnes d'hydromel et draps d'Angleterre, ambre de Livonie, anneaux d'or et d'argent de Garderige (Russie), hanaps et cornes, sans parler d'une provision de ces calendriers Scandinaves que l'on désignait sous le nom de runes.

Dès que les bâtiments eurent jeté leur passerelle (bryggia), les denrées, la plupart de prix, et d'une provenance plus ou moins suspecte, furent apportées en tas au rivage; puis on établit près du fiord des espèces de hangars surmontés de tentes, et sur la place même, comme c'était la coutume, le marché s'ouvrit.

Or le patron de la flottille était un nommé Halvard le Rouge, vieux marin à la peau tannée par les tempêtes et au visage couturé de cicatrices. Le marchand se doublait en lui d'un viking, et, pour dire la vérité vraie, ce n'étaient que ses profits de viking qui lui permettaient de faire le négoce. Longtemps feu Hamund, le père de Gunnar, avait navigué en sa compagnie, et, après que ledit Hamund s'en fut allé dans le Walhalla, dont ses exploits lui ouvraient d'avance la grande porte, se reposer de ses laborieuses pirateries, Halvard le Rouge avait continué d'écumer consciencieusement l'Océan.

Gunnar lui-même avait fait, tout jeune, un voyage en Norwège avec son père, et il y avait vu ce viking, dont la taille gigantesque, le crâne de bison et la rousse chevelure n'étaient jamais sortis de sa mémoire. Aussi, bien que depuis lors il se fût écoulé une vingtaine d'années, n'eut-il aucune peine à le reconnaître quand celui-ci vint, suivant l'habitude, demander l'hospitalité à son bœr, qui se trouvait le plus proche du fiord où avait abordé la flottille. Suivant la coutume également, la saison étant avancée, il invita Halvard le Rouge à passer la nuit d'hiver sous son toit.

*
* *

Bonne aubaine, s'il en fut jamais, pour les gens du logis et des environs, voire même pour ceux des districts éloignés, que la présence d'un marin de cette encolure et de cette sorte, qui avait couru toutes les mers du Nord et qui était un vrai sac à nouvelles[13]!

C'était aussi un sac à boisson d'une capacité fantastique. Des tonnes entières d'hydromel et de bière paraissaient impuissantes à le remplir, comme si, au fur et à mesure qu'on les y versait, la blonde liqueur et le nectar piquant s'échappassent par quelque fissure invisible. Et quand on demandait à Halvard ce qu'il avait vu de plus singulier dans ses incessantes pérégrinations:

«Le plus singulier, répondait-il, c'est ce que j'ai vu quand je suis allé à Byzance[14], la ville des villes, où règne le grand empereur d'Orient. Figurez-vous que dans ce pays, où il y a tout le long de l'année un soleil qui eût, pour sûr, contraint le dieu Odin, si d'aventure il y eût fait un tour, à rabattre les bords toujours retroussés du vaste chapeau avec lequel il errait par ce monde du milieu afin de pénétrer les voies des humains, figurez-vous, dis-je, que là-bas je me suis trouvé avec des hommes qui étaient d'aussi bons archers que nous autres, et qui cependant ne buvaient que de l'eau. Jamais de vin, jamais d'hydromel, jamais de bière, rien que de l'eau pure comme les bêtes. Ils prétendent que c'est une loi du prophète auquel ils croient... En quoi d'ailleurs ils sont imités par ces moines que l'empereur d'Allemagne, Othon, nous envoie en Danemark et en Norwège pour nous convertir au dieu blanc des chrétiens[15]. Ceux-là, il est vrai, ne se battent pas; ils passent tout leur temps à prier, à égrener ce qu'ils nomment leurs chapelets et à marmotter des refrains monotones. Grand bien leur fasse! Pour moi, je tiens qu'un homme véritable n'est ni un poisson ni un moine, et que si d'aventure une goutte d'eau, que ce soit de l'eau de rivière ou de l'eau de mer, lui pénètre par surprise dans la gorge, il doit la recracher aussitôt.»

*
* *

«Mais qu'est-ce donc que ces moines et ces prêtres qui font tant de bruit dans les pays de l'Est[16]? demanda un jour Gunnar à son hôte. Jusqu'ici ils ne sont jamais venus en Islande, et tout porte à croire qu'ils n'y viendront pas.

—Ils y viendront, sois-en sûr, fils de mon frère d'armes. Ne vont-ils pas, à ce qu'on prétend, jusque dans le pays des hommes bleus?

—Des hommes bleus?

—Oui, des hommes bleus[17], comme j'en ai vu, moi aussi, en Orient, auprès du grand empereur de Byzance...; des gaillards qui ont de la laine emmêlée pour cheveux et le nez tout écrasé sur la face. Avec cela, souples et musclés à ne pas y croire!

—Voilà, en effet, de merveilleuses choses, frère d'armes de mon père, et j'aimerais à voir cela de mes yeux. Pour moi pourtant le plus beau pays c'est l'Islande.

—Bon, bon, fils d'Hamund; il ne tient néanmoins qu'à toi, le renouveau venu, de me suivre aussi loin ou aussi peu loin que tu voudras par les replis du vieux fleuve Ifing[18]; mais il faut absolument que je t'emmène quelque part avec moi. Je sais ce que je sais, que l'Islande n'est pas la Norwège, que la Norwège n'est pas le Danemark, que la jaune mer de l'Est[19] n'est pas le Belt aux eaux bleues, et que les bois de hêtres du Sleswig et de la Scanie[20] ne ressemblent pas aux forêts de sapins wendes. Je sais aussi qu'on trouve l'ambre sur les rives du Samland[21], et que Bornholm[22] n'est pas en terre ferme... Si l'Islande est le plus beau pays, tu y reviendras, et, comme ton père Hamund s'est marié, tu te marieras à ton tour, à seule fin que la lignée ne s'éteigne pas. Pour moi, je remercie tous les dieux passés, présents et futurs, Odin, Balder[23], et la déesse Frigg aussi bien que le dieu blanc des papas[24], de ce qu'aucune femme n'a eu jamais l'idée de m'épouser, ni moi celle d'épouser aucune femme. Tu feras, te dis-je, ce que tu voudras; mais mon avis est que tout le mal ici-bas vient des femmes. Nul ne sait ce que c'est que la haine jusqu'à ce qu'il ait une femme pour ennemie. Puisses-tu n'en pas faire l'expérience! Quant à vouloir tenter de rendre bon ce qui est mauvais, autant essayer de changer le fiel en miel, ou de boire l'Océan dans une corne, ou d'aller à pied d'ici à Drontheim. Je puis quelque jour périr dans cette mer dont j'aime tant à renifler les senteurs, car je ne suis pas comme Éric, le roi de Suède, qui, pour faire un temps à son gré, n'avait qu'à tourner son chapeau; et je n'ai pas non plus sous ma dunette une de ces cordes à nœuds des Finnois, qu'il suffit de dénouer pour avoir un bon vent... Mais, que je trépasse sur terre ou sur mer, que je sois mangé par les requins ou bien par les milans aux pieds jaunes, il ne m'en soucie. Pour la façon de vivre, chacun, vois-tu, peut avoir ses goûts et ses préférences: les uns aiment mieux, par exemple, l'hydromel d'Angleterre que la bière de Sleswig; d'autres, au contraire, préfèrent la bière de Sleswig (moi je les aime autant l'un et l'autre); mais, dès qu'il s'agit de clore l'œil pour ne le plus rouvrir ici-bas, je n'admets pas qu'on regarde à la couche.»

Odin
Odin.

*
* *

«Bien parlé, frère d'armes de mon père! Mais j'y pense, toi qui mêles ensemble dans tes discours tous les maîtres de l'eau et du feu, à quels dieux crois-tu donc toi-même?

—Çà, mon fils, voici ma réponse. M'est avis que, dans le temps où nous sommes, bien des vieilles choses sont en train de disparaître du Nord, pour céder la place à de nouvelles choses qui ne sont pas encore complètement établies. C'est comme qui dirait le jour et la nuit se coudoyant, une aurore et un crépuscule tout ensemble... Au milieu de tout cela, beaucoup n'y voient goutte, et, ainsi que fait le voyageur arrivé au carrefour de deux chemins également inconnus et pleins de mystères, ils s'arrêtent perplexes en se grattant l'oreille. Quel est le bon, et quel est le mauvais? Tel cependant, par habitude prise, continue de croire à Odin et à Thor; tel autre s'en tient à Bielbog, ou à Péran, qu'on vénère chez les Wendes; celui-ci leur préfère Czernebog, le dieu noir; celui-là, au contraire, s'en vient au dieu blanc, et délaisse Thorgerda et Irpa, les vierges du bouclier scandinave, pour celle que les missionnaires d'Othon appellent la vierge Marie... Il y en a, n'est-ce pas? pour les goûts de chacun... Mais, à côté de ces gens-là, il en est d'autres, et je suis du nombre, qui se moquent de toutes ces vétilles, et ne croient absolument qu'en eux-mêmes, je veux dire en leur bonne épée, en leur bras robuste, en leur tête bien attachée aux épaules, en leur navire solidement charpenté, et qui vont ainsi tout droit leur chemin, sans se demander si ce chemin aboutit au paradis du Thor ou à celui des chrétiens, au séjour d'Hela, la sombre déesse, ou à l'enfer dont parlent les moines. Voilà, fils de mon frère d'armes, ma croyance.

—Quel âge as-tu donc au juste?

—Si je vis jusqu'au prochain temps de Jul[25], j'aurai atteint mes soixante-cinq ans.

—C'est à peu près ce que je comptais.

—Mais pourquoi me fais-tu cette question?

—Parce que je trouve que cette foi en soi ne convient qu'aux jeunes hommes, et que peut-être, pour un vieillard, il n'est pas bon de ne pas savoir où l'on doit aller sortir de ce monde.

—Ma parole! s'écria le viking en éclatant d'un rire formidable, tu t'exprimes presque de la même façon que ces prêtres chrétiens que j'ai rencontrés un jour en Gothie, et dont, mes compagnons et moi, nous voulûmes, soit dit en passant, inventorier quelque peu l'église. Par malheur, il n'y avait rien dedans. C'était une pauvre cabane de bois, qui ressemblait aussi peu à ce temple de Thor aux piliers dorés et sculptés et aux statues couvertes de joyaux, qui s'élève tout près de Drontheim, qu'un vieux phoque tel que moi ressemble à une Walkyrie. Une demi-douzaine de vases de fer-blanc, des bouts de cire, quelques linges d'autel tout jaunis, à peine bons pour rapiécer ma voilure, c'était tout ce qui s'y trouvait. Pas même de viande, d'hydromel et de bière; mais de la crème et du lait à foison, que les desservants du sanctuaire nous offrirent et que nous acceptâmes de grand cœur, attendu que nous n'avions pas déjeuné.

—Et comment se termina l'aventure?

—Ma foi, nous nous en allâmes, la crête basse, pendant que les prêtres et les chantres se mettaient en file pour se promener en chantant des hymnes et en agitant des instruments de cuivre d'où sortait une fumée singulière qui vous prenait à la gorge et aux yeux. Ils faisaient, paraît-il, cette promenade autour de l'église en l'honneur de leur grand saint Michel, un ange plus haut placé que les autres, dont c'était la fête ce jour-là... Quand je dis que nous nous en allâmes; non pas tous, il y eut un des nôtres qui nous faussa tout à coup compagnie, sous prétexte que dans son enfance, au pays de Galles, sa patrie, il avait déjà cru au dieu blanc, et que ce qu'il venait de voir et d'entendre avait brusquement réveillé en lui comme un écho de choses oubliées et qu'il voulait essayer de rapprendre... Je te le dis, on en voit de toute sorte quand on quitte pour de bon le coin de son feu, et c'est pourquoi, au prochain varonn[26], je t'emmène avec moi, fils de mon frère d'armes.»

*
* *

Ce fut au milieu de ces propos et d'autres semblables que s'écoula l'hiver islandais, et, le moment venu de remettre à la voile, Gunnar, dont les récits de son hôte avaient allumé la curiosité,—il avait alors trente-deux ans environ,—résolut de s'embarquer avec lui.

Comme de coutume, il voulut, sur ce point, prendre conseil de son sage ami Nial, lequel lui répondit brièvement:

«Pars, Gunnar; en quelque lieu du monde que tu ailles, je suis sûr que tu te comporteras comme un vaillant homme que tu es, et peut-être même, depuis bien longtemps, les pays qui sont par delà,—il désignait du doigt le bras de l'Océan qui sépare l'Islande de la Norwège,—n'auront-ils pas vu un homme qui te vaille. Pars, je veillerai pendant ton absence sur ta maison et Ranveige, ta vieille mère.»

À quoi Kulskiag, le frère puîné de Gunnar, plus jeune seulement de quelques années, et qui pour le courage et la force était aussi un digne fils d'Hamund, ajouta aussitôt:

«Gunnar, je pars avec toi, pour revenir avec toi, je l'espère.

—Allez, frères, dit Hort, leur cadet, beau jouvenceau de seize ans à peine; et si, par hasard, vous périssiez là-bas de la main des hommes, il resterait «la querelle de sang», et un jour ou l'autre je me chargerais de vous venger.

—Bah! n'aie point ce souci, s'écria Halvard en riant; quelque chose me dit que la flèche qui tuera Gunnar n'est pas encore près de se voir empennée, ni le fer qui lui traversera les côtes de sortir de la main du forgeron. Quant aux tempêtes, s'il en survient,—et il en surviendra certainement,—j'offre d'avance ma vieille carcasse en rançon à celui des dieux, quel qu'il soit, qui manie le vent et le tonnerre.»


CHAPITRE V

gunnar dans les pays de l'est

On ne racontera pas les menus incidents qui signalèrent la navigation d'Halvard le Rouge et de ses compagnons jusqu'à la côte sud-ouest de Norwège. Après avoir, suivant l'itinéraire habituel des navires de l'époque, rangé les hautes roches à pic des îles des Brebis (îles Färoer), ils s'engagèrent dans la large passe qui sépare les Shetland des Orcades, appelées aussi l'archipel des Phoques, à cause des bandes nombreuses d'amphibies qui sans cesse voyagent dans ces eaux; et, passant sous le cap Stadt, ils touchèrent d'abord à Tonsberg, au fond de la baie du même nom, pour gagner ensuite l'île d'Hisingue, sise à l'embouchure du Gotaelf.

Là ils s'occupèrent aussitôt de recruter un équipage de guerre qu'ils n'eurent pas de peine à trouver; car, si le vieil Halvard était réputé le plus intrépide marin de ces parages, le nom de Gunnar l'Islandais n'était pas non plus inconnu en Norwège. Ils laissèrent aussi leurs bâtiments à coque ronde, qui étaient spécialement propres au commerce, pour se procurer ce qu'on appelait de longs vaisseaux, des nefs de guerre ou ellides.

Les navires, au xe siècle, étaient à pont coupé, c'est-à-dire pontés seulement à l'avant et à l'arrière, très exhaussés l'un et l'autre au-dessus de l'eau. La partie renflée de la proue correspondait à ce que nous appelons le gaillard d'avant; c'était sous elle et dans la section médiane non pontée, mais recouverte au besoin d'une tente, que couchaient les hommes de l'équipage. L'arrière s'élevait en dunette, et le capitaine y avait sa cabine. La force de chaque bâtiment, au lieu de s'évaluer, comme aujourd'hui, d'après le nombre des canons, se mesurait à celui des rames. Un navire de guerre de cinquante rames était réputé du premier ordre; les cent hommes qui en formaient l'équipage se relayaient par moitié pour tenir l'aviron[27].

Autour et en travers de la partie découverte de la coque régnait une galerie de faux pont où les combattants se plaçaient. En dehors de l'arsenal accoutumé de gaffes, de lances et de flèches, on embarquait d'ordinaire à fond de cale une bonne provision de pierres qui, lancées à bras, formaient une redoutable artillerie. Un seul mât, une seule voile, large et pesante, à bandes tricolores parfois, et une voile de misaine à la proue. La rame était le principal moyen de locomotion.

Mais l'originalité principale de ces bâtiments, qui n'existent plus maintenant qu'en peinture, c'était leur forme même. Ils offraient l'aspect d'animaux fantastiques. Leur proue et leur avant-bec étaient sculptés en tête de dragon, tandis que la poupe, avec le gouvernail et la barre, figuraient par leurs replis le corps et la queue du monstre: de là leur nom générique de dragons ou de serpents de mer. La plupart étaient peints en outre de couleurs vives, et beaucoup même chargés de dorures.

*
* *

Tels étaient les longs navires qu'Halvard le Rouge et Gunnar avaient frétés à l'île d'Hisingue pour les courses maritimes qu'ils projetaient. Ils étaient seulement au nombre de trois, le Bison, le Dauphin et la Côte-de-fer. Halvard n'en avait pas voulu davantage.

«Avec ces trois solides carènes montées par trois cents matelots, nous sommes, dit-il, assurés de faire quelque chose de bon, et même quelque chose de meilleur qu'avec ces énormes escadres qui ne servent qu'à faire fuir d'avance tout le monde devant soi, auquel cas, adieu à la fois la gloire et le profit.

—Et de quel côté allons-nous d'abord? demanda Gunnar à son vieil ami; à l'ouest, vers les côtes d'Écosse, ou au sud de la Baie[28], vers Funen[29] ou le Gotland?

—Au sud, repartit Halvard. J'ai appris que Vandel le pirate croisait pour l'heure vers le Cattégat ou se trouvait quelque part aux aguets dans les innombrables anses du rivage, et je sais qu'en cette saison-ci les nefs de Vandel le pirate ne regorgent pas moins de butin qu'un lac d'hiver de canards sauvages.

—Eh bien, en route pour le Sud.»

*
* *

La petite flottille partit donc. Halvard le Rouge et Gunnar montaient ensemble la Côte-de-fer, Kulskiag était sur le Bison, et Ogly le Danois, un vieux camarade de vingt ans à Halvard, dirigeait la manœuvre à bord du Dauphin. Disons tout de suite que Gunnar, selon sa coutume, s'était équipé d'une façon magnifique; il portait un riche pourpoint de soie par-dessus sa byrnie ou chemise de mailles, et était coiffé d'un casque aux cerclures d'or étincelantes.

À peine les rames eurent-elles commencé de frapper le flot en cadence, qu'un des hommes entonna la «chanson du viking»:

Un viking n'a pas de demeure;—comme l'oiseau dans l'air et le poisson dans la mer,—sa demeure est partout où il y a profit et gloire à gagner;—comme l'oiseau dans l'air et le poisson dans la mer,—il poursuit sa proie à toute heure et à l'aventure...

Une maison, qu'en pourrait-il faire?—Il dort, son bouclier d'une main et son épée de l'autre,—sous la voûte du ciel, bleue ou noire.—Si le vent souffle avec violence,—au lieu de replier sa voilure, il la hisse;—plutôt couler à pic que de rentrer un seul pouce de toile;—c'est bon pour les femmes, qui, sur le rivage,—serrent leurs cottes quand vient la rafale. Et si le viking reçoit une blessure pendant le combat,—il ne s'attarde pas à la bander,—il laisse couler le chaud filet de sang;—ce n'est que quand le cliquetis des armes a cessé—qu'il songe à se calfater la peau.

*
* *

Tout ce jour-là et le jour suivant, la flottille explora les déchiquetures de la côte norwégienne, sans faire d'autre rencontre que celle de quelques barques de pêche. Le matin du troisième jour, elle rencontra encore un pêcheur auquel on demanda des nouvelles, et s'il n'y avait pas dans les alentours quelques longs bâtiments aux allures mystérieuses.

«Oui, dirent les hommes; nous avons pêché toute la nuit par ici, et il y a quelques heures, comme le soleil venait de se lever, nous avons croisé deux nefs hautes sur l'eau qui entraient dans cette crique là-bas.»

Le pêcheur montrait une des baies voisines.

Immédiatement Halvard le Rouge et Gunnar disposèrent tout pour l'action, et les équipages ramèrent à grande vitesse afin d'entrer dans la baie.

À peine eut-on contourné l'un des promontoires qui la fermaient, qu'on y découvrit non pas seulement deux ellides, mais bien quatre, de la plus belle taille, et Halvard reconnut en outre, du premier coup d'œil, que le commandant de ces serpents de guerre avait lui-même aperçu la flottille et donnait l'ordre d'évoluer sur elle.

*
* *

Vaisseau normand au Xe siècle
Vaisseau normand au xe siècle.

«Qu'en dis-tu, mon fils d'armes? demanda-t-il aussitôt à Gunnar. Combattons-nous séparément, ou attachons-nous nos navires ensemble pour attendre l'assaut? Car, bien que ce pêcheur ait tout à fait mal compté sur ses doigts, je ne sache pas que, trois contre quatre, cela constitue, dans la circonstance, une disproportion appréciable.

—Attachons nos navires,» répondit Gunnar; et aussitôt le commandement fut transmis de relier les nefs en une seule ligne, opération pour laquelle il restait juste le temps nécessaire.

Déjà les cornes sonnaient la charge à bord des vaisseaux ennemis, qui venaient d'accomplir la même manœuvre et s'approchaient flanc contre flanc, la proue en avant, portés à la fois par leurs rames et par la marée refluante.

C'était l'ordre habituel des combats de mer en ce temps-là. Le premier objectif, de part et d'autre, était de rompre la masse ennemie, soit en coupant les attaches qui tenaient les navires adhérents, soit en forçant l'équipage adverse à les couper lui-même pour s'enfuir ou pour modifier sa tactique. Ce résultat une fois atteint, la bataille entrait dans une phase nouvelle, se transformait en une série d'actions isolées, de duels entre un vaisseau et un autre, où l'avantage final, d'ordinaire, restait au parti vainqueur dans le premier choc, attendu que la rupture d'une ligne présupposait tout d'abord une chose: à savoir que les ponts de la flottille opposée avaient été éclaircis de leurs hommes.

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* *

Quand les deux lignes flottantes furent arrivées à portée de voix, il y eut de chaque côté un arrêt. Alors, du gaillard d'avant d'un des bords ennemis, une voix,—c'était celle de Vandel,—cria de loin aux arrivants:

«Qui êtes-vous, vous qui êtes entrés si audacieusement dans cette baie? Abandonnez-nous vos navires, et vous aurez permission d'atterrir.»

Un double éclat de rire d'Halvard et de Gunnar répondit à cette sommation hautaine.

«Holà!» reprit aussitôt Vandel en allongeant le doigt vers le fils d'Hamund, qui, magnifiquement costumé, on l'a vu, se tenait sur la galerie de son ellide, attendant immobile l'événement. «Holà! est-ce d'un oiseau vivant ce beau plumage? Qu'es-tu donc, toi? Homme, ou pain d'épice?

—Pain d'épice, répliqua Gunnar, mais pain d'épice trop dur pour tes dents!»

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Il avait à peine envoyé cette riposte, que, des deux côtés, les troupes donnaient le signal du combat, et les flèches aussitôt de voler, les javelots et les pierres de siffler dans l'air et de retomber comme grêle sur les ponts, si bien que pendant quelque temps, à travers cette nuée de projectiles, on ne put distinguer qui avait l'avantage.

«Bon! cria de nouveau la voix de Vandel, voilà la bête là-bas qui se hérisse!»

Il parlait encore de Gunnar, que les vikings s'étaient fait un plaisir de viser particulièrement. Sa chemise de mailles était, en effet, toute constellée de dards; il en ressemblait à un porc-épic, et il dut secouer les piquants qui s'étaient attachés à sa cotte protectrice.

«Garde tes aiguilles pour te recoudre la peau tout à l'heure,» riposta encore une fois le fils d'Hamund.

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Bientôt cependant il parut clairement que les meilleurs viseurs, dès l'abord, avaient été les marins d'Halvard.

«En voilà assez de ce jeu d'enfants! dit alors Gunnar à son vieil ami; abordons-les, et que chacun y aille de l'épée et de la lance!»

Incontinent l'ordre fut donné de marcher en avant. La Côte-de-fer se trouva poussée justement contre la nef de Vandel, qui, par rapport au navire assaillant, se trouvait placée à tribord, tandis que le Bison, où était Kulskiag, se heurtait à bâbord contre une autre ellide, le Dauphin demeurant au milieu.

Certes, l'ennemi, disposant de quatre navires contre trois, eût pu se former en une ligne concave pour embrasser dans un fer à cheval les galères opposées; mais, outre que cette manœuvre l'eût forcé de disloquer par avance sa masse en relâchant ses amarres d'attache, il n'était déjà plus temps de l'accomplir. Après le premier mouvement de recul qui avait suivi, comme toujours, le choc brusque des proues, les nefs s'étaient mutuellement agrafées, et le corps-à-corps était commencé.

Gunnar le premier, de l'avant-bec de son bâtiment, avait sauté sur le pont de l'ellide montée par Vandel, et s'était mis à tailler en pièces tout ce qui se trouvait devant lui. Quatre hommes étaient tombés sous ses coups avant que le pirate s'en fût aperçu. Une douzaine de matelots de la Côte-de-fer, en voyant le bond impétueux exécuté par le fils d'Hamund, s'étaient dépêchés de s'élancer, eux aussi, sur les galeries de faux pont de l'ennemi, et là, épaule contre épaule, ils rivalisaient d'entrain et de vaillance. Halvard le Rouge et Kulskiag en avaient fait autant de leur côté, suivis d'un groupe de marins d'élite; si bien que c'étaient, au-dessus des coursives, un fourmillement et un pêle-mêle d'hommes impossible à décrire.

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* *

Cette irruption était, à vrai dire, un coup d'audace presque téméraire; car les quatre vaisseaux de Vandel avaient encore leurs équipages bien en force, et nul n'eût jamais pu supposer que l'adversaire oserait débuter par une manœuvre qui ne se hasarde d'ordinaire qu'à la fin, après que les ponts de l'ennemi ont été suffisamment balayés. Mais son audace même en fit le succès. Les plus braves d'entre les vikings en furent déconcertés tout d'abord, et, quand ceux-ci eurent été tués, non sans avoir fait, eux aussi, du carnage parmi la troupe de leurs agresseurs, les autres, saisis de panique, et s'imaginant avoir affaire à des trolls[30] plutôt qu'à des créatures humaines, commencèrent à se laisser choir dans les coursives des bateaux, entre les bancs des rameurs. La plupart, pris comme dans une trappe, y furent achevés à coups de lance.

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Pendant ce temps, Vandel et Gunnar s'étaient rencontrés face à face à tribord. Vandel avait aussitôt levé sa hache pour tâcher de fendre le col à Gunnar; mais il n'atteignit que son bouclier, qui en fut brisé net par le milieu. Gunnar alors brandit son épée, qui se mit à tournoyer dans les airs avec une vélocité si furieuse, que Vandel croyait voir trois glaives à la fois et ne savait duquel il devait se garer. Quand le coup retomba, ce fut pour trancher la jambe droite du pirate juste au-dessus du genou; puis, d'un second coup porté à ce tronc d'homme vacillant, qui semblait ne pas vouloir s'abattre, Gunnar acheva d'en faire un cadavre.

Au même moment, Halvard le Rouge, Kulskiag et Ogly finissaient de nettoyer les plats-bords de l'ennemi; si bien que Karl, le second de Vandel, qui dirigeait l'action à bâbord, n'osa plus, après la mort de son chef, poursuivre davantage un combat dont l'issue d'ailleurs n'était plus douteuse. Il fit au plus vite trancher les attaches qui reliaient son bâtiment au voisin, et s'enfuit de la baie à force de rames. Mais, sur les trois autres ellides, il ne restait pas un homme qui ne fût mort ou blessé, et les blessés l'étaient de telle sorte qu'ils n'avaient plus besoin de médecin. Seuls une vingtaine de matelots valides s'étaient, à la fin, jetés à la mer, pour gagner la rive à la nage et y chercher un refuge dans les bois.

Les vainqueurs purent donc prendre possession des richesses contenues dans les trois vaisseaux, et, sur ce point, Halvard le Rouge ne s'était pas trompé dans ses prévisions: la croisière de printemps du pirate avait été on ne peut plus fructueuse; les cales regorgeaient de denrées de toutes sortes, dépouilles des navires marchands que le viking avait pu aborder.

Tous ces objets furent, suivant l'usage, apportés à la perche, c'est-à-dire au pied du mât-pavillon, et là on en fit le partage. Les deux tiers environ de la cargaison furent le lot des trois capitaines, Halvard le Rouge, Gunnar et Kulskiag, et le reste fut divisé entre les chefs secondaires et les hommes d'équipage.

«Ouf! dit Gunnar à son frère, tandis que l'on distribuait le butin, voilà, ce me semble, une bonne matinée.

—Profitable, en effet, et glorieuse, se hâta d'ajouter le vieil Halvard; mais, dis-moi un peu, mon fils d'armes, quel a donc été ton père nourricier?

—À quel propos cette question?

—C'est qu'en Norwège, de même qu'en Islande, un dicton assure que l'on n'a jamais que la moitié de la force de son père nourricier. En ce cas, ou le proverbe a menti, ou le mari de la femme qui t'a allaité ne pouvait être que Thor en personne. Encore le fils d'Odin et de Frigg a-t-il besoin, à ce qu'on prétend, de se ceindre les reins de son baudrier et de revêtir ses gants de fer pour jouir de la plénitude de sa force, tandis que toi, mille têtes de corbeaux! je crois que du heurt de ta carcasse nue tu bossellerais le marteau de Thor lui-même!»


CHAPITRE VI

la dernière croisière du vieux viking

Trois mois durant, Halvard le Rouge et Gunnar continuèrent de tenir la mer, allant du Cattégat au Grand-Belt, de Laaland aux rivages du Sund, sans rencontrer nulle part un viking qui fût capable de leur résister. Vers la fin de l'été seulement, chargés de butin et de gloire, ils résolurent de se reposer. Le roi de Danemark alors régnant était Svend, fils et successeur du fameux Harald à la dent bleue, et le port d'Hedeby, en Sleswig, était sa résidence habituelle.

Le fils d'Hamund et son vieil ami menèrent donc leur flottille à Hedeby, et, comme le bruit de leurs récents exploits s'était répandu par tout le pays, le monarque danois ne manqua pas de les accueillir avec une estime et une faveur toutes particulières.

Nos héros demeurèrent plusieurs semaines auprès de lui, prenant leur part des festins et des jeux par lesquels ce prince célébrait sa dernière victoire sur les Wendes. Et, bien que pour cette occurrence les plus illustres champions du Nord se trouvassent réunis à la cour de Svend, il n'y en eut pas un parmi eux que Gunnar ne battît haut la main, dans n'importe quel exercice du corps. Aussi le roi, émerveillé, s'offrit-il à le combler de biens et d'honneurs s'il consentait à se fixer en Danemark; il voulait même lui donner sa propre nièce en mariage. Mais Gunnar déclina toutes ces ouvertures, si flatteuses et si alléchantes qu'elles fussent.

«Le plus beau pays, c'est l'Islande! répétait obstinément le fils d'Hamund.

—Un pays qui produit des hommes tels que toi est assurément une grande terre, lui répondit un jour le monarque; mais ne sais-tu pas que le Danemark domine sur tout le Septentrion, de Rügen aux rivages des Finnois, que de simples jarls[31], nos vassaux, sont eux-mêmes plus puissants que bien des souverains du Sud et de l'Est, et que dans les salles de nos châteaux nous pouvons rassembler en un même jour, à un seul banquet, plus de convives que l'Islande ne compte d'habitants?

—Je le sais, repartit Gunnar.

—Et ne crois-tu pas que, si nous le voulions, nous disposerions d'assez de guerriers et de longs navires pour conquérir l'Islande ta patrie?

—Votre père Harald ne disposait pas de moins d'hommes que vous; cependant il y réfléchit à deux fois avant d'envoyer ses longs navires conquérir l'Islande mon pays, et, quand il y eut réfléchi à deux fois, il rejeta tout à fait cette idée, et il n'y revint plus de sa vie.

—Cela est vrai, dit le prince danois; mais c'est que les dieux, consultés par lui dans leurs temples, ne lui parurent pas favorables à ce projet.

—Ce fut du moins ce que lui dirent les prêtres, je ne l'ignore pas plus que vous, ô roi Svend; pourtant ce ne furent ni les dieux du Danemark, ni ceux de la Norwège ou de l'Islande, ni même le Dieu nouveau des chrétiens, qui l'empêchèrent d'exécuter son dessein. S'il faut vous expliquer ma pensée, ce qui retint le roi votre père, ce fut l'esprit même des hommes de l'Islande, incapables, il le savait bien, de se plier au joug d'un monarque; et, aussi longtemps que durera cet esprit, nul souverain ou jarl étranger, soit par ses navires, soit par ses guerriers, ne pourra jamais conquérir l'Islande.

—Bien répondu, poursuivit le roi; ces fières paroles conviennent à ta bouche. Mais, tout en restant Islandais et libre, ne consens-tu point, pour nous faire honneur, à être notre homme-lige en Danemark?

—Pour cela, seigneur, j'y consens. En tant que paysan de l'Islande, je ne dois hommage ni allégeance à personne; tout Islandais s'appartient à lui seul. Hors de l'Islande, c'est différent, et je tiens pour ma part à honneur, quand je visite telle ou telle contrée, d'être l'homme-lige du prince qui y règne et d'accepter le baisemain qu'il m'offre. En ce sens, nous tombons d'accord; ce n'est qu'une vassalité de passage qu'on laisse, en s'en allant, derrière soi, et qu'on peut être heureux de retrouver, parce qu'elle n'a en soi rien de servile.

—Eh bien, noble fils d'Hamund, échangeons, à cette occasion, nos présents. Donne-moi, retenue par des nœuds de paix dans son fourreau[32], la glorieuse épée avec laquelle tu portas naguère le coup de mort à Vandel, et accepte de moi, également enfermée en une gaine de paix, cette hallebarde que, dans le temps où j'errais exilé dans le pays de Galles, j'enlevai au tombeau d'un vieux viking. C'est une arme magique, qui non seulement préserve de la mort celui qui la tient, mais qui a de plus la propriété d'indiquer, par une résonance prolongée, si la blessure qu'elle vient de faire est mortelle. Nul autant que toi, Gunnar, ne mérite d'être honoré de ce trophée.»

*
* *

Cependant la saison s'avançait, et Halvard le Rouge commençait à ronger son frein.

«Écoute, dit-il un jour à Gunnar, j'en ai assez de toutes ces fêtes de cour et de ce train de vie entre quatre murailles. J'aspire à entendre le cri de la mouette, qui me plaît infiniment mieux que le babil des femmes et le chant des skaldes. Nous avons encore, avec nos navires, le temps de faire une course d'automne. Qu'en penses-tu, mon fils d'armes?

—Je suis prêt. Quand faisons-nous voile?

—Quand nous faisons voile? mais aujourd'hui même, à la minute précise où je parle. Nous ne sommes pas, que je sache, comme ces filles galloises auxquelles il est interdit de se marier avant qu'elles aient filé assez de lin pour remplir leur bahut d'hyménée. L'Océan et nous, nous sommes libres de convoler ensemble à toute heure, et c'est le seul genre de mariage qui m'agrée.

—Et de quel côté, cette fois, nous dirigerons-nous?

—Si tu le veux, nous irons visiter les rivages du Smaaland et de la Gothie[33]

Gunnar prit donc congé du roi Svend, fort marri de la séparation, et la flottille se remit en mer dans la direction de la Baltique.

Après avoir rangé la côte sud de Laaland, puis les crayeuses falaises de l'île de Moen, la «vierge chevelue de la mer de l'Est», elle laissa le Sund à sa gauche pour longer les rives de la Scanie et passer ensuite entre cette terre et les hautes roches de l'île de Bornholm.

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* *

Nul incident digne d'être narré ne marqua la navigation des vikings jusqu'au delà du lacis d'îlots qui frangent le littoral scandinave au-dessous de la moderne Carlskrona. Le temps n'avait cessé d'être magnifique, et une jolie brise du sud-ouest caressait à souhait la poupe des ellides.

Mais, l'après-midi du quatrième jour, comme on était déjà engagé dans le détroit de Calmar, Halvard le Rouge, qui venait de monter sur la dunette de la Côte-de-fer, eut tout à coup, en auscultant le ciel, un de ces hochements de tête silencieux par lesquels tous les vieux loups de mer se donnent à entendre à eux-mêmes que les choses ne vont pas selon leurs désirs.

Une brusque saute de vent d'ouest en est venait, en effet, de se produire, et à un zéphyr régulier avaient succédé de petits coups d'aile haletants, brefs et saccadés, qui semblaient ne pas avoir assez de force pour embrasser plus de vingt toises de mer.

Bien que, malgré cela, la Baltique continuât de demeurer unie comme une glace, et que pas un nuage ne tachât l'horizon, il était à croire que le vieux viking n'augurait rien de bon du changement; car au hochement de son crâne de marsouin succéda aussitôt un petit grognement sourd qui équivalait à tout un poème.

«Qu'as-tu donc à te parler en dedans? lui demanda Gunnar intrigué. Est-ce que Ran, la déesse de la mer, comploterait avec Loki, le méchant dieu[34], de nous jouer quelque vilain tour?

—Je me moque de Loki et de Ran, repartit le viking en se grattant l'oreille; mais en aucun temps, et surtout dans cette saison de l'année, je n'ai jamais eu un bien vif amour pour ces petits vents ni chauds ni froids, à l'haleine essoufflée, qui n'osent pas dire franchement ce qu'ils vous veulent; mieux vaut tout de suite une bonne rafale âpre et mordante qui vous cingle carrément le visage et vous décoiffe sans même crier gare... Bon, regarde à présent, ajouta-t-il après un moment de silence: a-t-on idée de pareille traîtrise?»

*
* *

Gunnar regarda. L'atmosphère présentait maintenant un calme de mort, et un voile de vapeurs basses, hissé, semblait-il, par une main invisible, s'étendait lentement à droite et à gauche sur la terre ferme et sur l'île d'Œland, déformant au loin les aspects naturels par un de ces phénomènes de mirage que les marins appellent fée Morgane. Promontoires, arbres et rochers, tout apparaissait renversé; certains objets même se montraient dédoublés.

Un instant après émergea de l'horizon, comme par un coup de baguette magique, un gros banc de nuages dont la couleur noircissait à vue d'œil.

«Je le disais bien, s'écria Halvard, ce petit vent de rien était gros d'une tempête. Elle va être sur nous tout à l'heure, et nous surprendre dans une passe où un long vaisseau, en pareille circonstance, ne doit pas se trouver. Alerte! il faut virer de bord au plus vite, et fuir sous le vent jusqu'à l'une des anses qui se trouvent à l'entrée du détroit, car la baie de Calmar est encore trop loin de nous.»

Il avait à peine prononcé ces mots, que de la masse de nuages noirs, qui avait en moins d'un instant achevé d'envelopper le ciel, jaillit un jet de flamme rutilant qui parcourut en zigzag l'horizon et revint labourer le sein de la mer, dont les vagues commencèrent à se tuméfier, sans faire encore entendre aucun bruit.

Immédiatement l'ordre fut transmis d'exécuter la manœuvre voulue. Les rameurs reculèrent à bâbord pour donner à tribord du champ aux ellides, qui décrivirent un cercle et tournèrent.

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* *

Il n'était que temps. Un second éclair sillonna le ciel noir, et l'averse éclata torrentielle et brutale, une averse mêlée d'eau et de grêle et accompagnée d'une terrible rafale.

Les trois navires couraient de toute leur vitesse devant la tourmente, qui lançait d'énormes paquets de mer sur leurs poupes et menaçait chaque fois de les submerger. Et Halvard le Rouge avait dit vrai: dans ce sund étroit de Calmar, encaissé partout de hautes rives, parsemé de récifs insidieux, et où les vagues, sous l'action de la tempête, s'enroulent littéralement toutes ensemble, les longs vaisseaux des vikings étaient loin d'offrir la même résistance que les coques rondes de négoce, construites pour affronter au besoin les flots du canal d'Irlande et de la Manche. Aussi bon nombre de rames s'étaient-elles brisées dans les toletières, et les cales avaient-elles embarqué une masse d'eau déjà inquiétante, quand l'entrée du détroit commença de se dessiner.

Là il restait à accomplir l'opération la plus délicate de toutes; car, pour gagner la crique suédoise, où était le salut de la flottille, il fallait s'engager par un chenal étroit et tortueux que bordait un semis d'écueils à fleur d'eau, et au beau milieu de ce chenal était un bas-fond sur lequel les brisants faisaient rage. Ajoutons que les trois navires allaient être obligés, à ce pas critique, de modifier leur allure et leur direction, et de prêter, quoique pour peu d'instants, leurs flancs plus ou moins mutilés à la pleine fureur des autans. De plus, l'obscurité s'était épaissie à tel point, que d'un bord à l'autre on se voyait à peine. Des grêlons d'une taille prodigieuse, de véritables blocs de glace, s'étaient mis à fondre en avalanche, souffletant les visages des rameurs et martelant leurs mains bleuies de froid.

Le tonnerre grondait sans discontinuer.

*
* *

Tout à coup, sur la Côte-de-fer, un marin plus superstitieux que ses camarades crut apercevoir au milieu des nuages une forme de femme gigantesque qui allongeait le bras d'un air menaçant vers les trois navires en détresse.

L'homme, à cette vue, fut pris d'épouvante.

«La sorcière! s'écria-t-il en se levant. La voyez-vous qui chevauche là-haut? Tenez, là où est mon doigt! Croyez-moi, cette tempête n'est pas une tempête naturelle; c'est l'œuvre des Trolls ennemis, déchaînés contre nous, et je vous dis que nous en avons pour la nuit.

—Avant de parler de la nuit, attends donc que le jour soit fini! lui riposta Halvard en colère; et, si tu ne te rassieds pas, c'est moi qui t'enverrai d'un coup de hache souper dans les cavernes de Ran!

—Plus d'un de nous y soupera, même sans ta hache! hurla le viking au milieu de la rafale, sans oser cependant bouger de place.

Mort d'Halvard le Rouge
Mort d'Halvard le Rouge.

—À la bonne heure! voilà comme j'aime à t'entendre parler!» repartit Halvard avec son gros rire.

Sur l'entrefaite, la flottille arrivait à la passe terminale. Il y eut, une minute durant, un ralentissement voulu dans la marche; puis Halvard lui-même, sur la Côte-de-fer, prit le gouvernail des mains du pilote, et, s'adressant à tue-tête aux équipages des deux autres ellides:

«Qu'on me suive! leur cria-t-il; les yeux fermés je trouverais la route, et, dût-il grêler sur nous des sorcières, que nul ne songe à son garde-nez[35]

*
* *

Sur ce mot, l'intrépide viking lança le premier sa nef dans le chenal. Par une double évitée rapide et heureuse, celle-ci esquiva et le bas-fond et le banc de récifs longitudinal; après quoi il suffit aux matelots d'évoluer avec précaution sur la droite pour se trouver derrière une sorte de coude du rivage, au milieu d'une onde relativement calme. À une toute petite distance de là s'ouvrait une crique en fer à cheval dont l'entrée était d'autant plus aisée que le terrain, très haut d'un côté, dessinait de l'autre une pente douce vers laquelle glissait une colline herbue. Le talus protecteur du site formait justement éperon vers le Sund.

*
* *

Halvard alors quitta le timon pour suivre la marche des deux autres vaisseaux. Le Bison, monté par Kulskiag, venait, lui aussi, de franchir sans encombre la section la plus dangereuse du canal, et il eut vite fait de rallier la Côte-de-fer à l'entrée du petit havre suédois. Quant au Dauphin, que dirigeait toujours Ogly le Danois, il était encore en plein dans le ressac, et paraissait ne pouvoir en sortir.

Une ou deux minutes s'écoulèrent ainsi.

«Il passera! il passera!» s'écrièrent les matelots des navires sauvés.

Mais le Dauphin ne passa pas. Juste à ce moment, la tempête sembla, de dépit, souffler avec une violence redoublée. Le navire d'Ogly, après avoir tournoyé à deux reprises sur lui-même, alla heurter le banc de rochers et s'y fendit en deux morceaux. Le gaillard d'avant s'était, du coup, trouvé séparé du reste de la coque.

«Perdus! perdus! hurla le vieux viking à cette vue. Un si bon navire, et tant de braves gens! Vite! enfants, ramez en arrière! Contre tous les vents et tous les tonnerres, j'arracherai bien quelques-uns d'entre eux aux mâchoires de la mort!»

Pas une protestation ne s'éleva. Les deux ellides virèrent de nouveau pour tourner le dos à la baie souriante, aux vertes prairies du coteau déclive, et se rejeter dans le noir tourbillon.

«En avant! cria le chef à ses hommes, et que Thor soit ou non dans le nuage[36], je m'en soucie comme d'un vieux grelin!»

*
* *

Comme il lançait ce défi au ciel, un nouvel éclair jaillit, fulgurant et rapide; un dernier coup de tonnerre retentit, un coup de tonnerre auprès duquel tous les éclats de foudre précédents n'avaient été qu'un petit bruit de crécelle, puis un silence profond suivit cette détonation formidable qui avait ébranlé et fait tressaillir jusqu'en leurs fibres les plus secrètes la carcasse et le pont de la Côte-de-fer; et alors qu'aperçut-on? Le vieux viking, contempteur des dieux, gisait à l'extrémité de la dunette, son énorme corps renversé en arrière, de telle sorte que sa rouge chevelure retombait en flots le long de la poupe sur la figure sculptée de l'ellide.

«Le marteau de Thor a frappé le capitaine!» s'écrièrent avec effroi les vikings.

Tous les bras cessèrent aussitôt de ramer.

«Tenez! tenez! là-bas! la voici encore la femelle des Trolls! rugit le matelot qui, une fois déjà, avait cru voir la sorcière dans le nuage. De chacun de ses doigts part le trait meurtrier... Malheur à nous tous, je vous le répète, si nous ne nous enfuyons au plus vite!»

Il devenait d'ailleurs pleinement évident que toute tentative pour tâcher de retrouver, parmi les brisants furieux du canal, quelques épaves humaines du Dauphin, eût été un pur acte de folie. Aussi Gunnar, sans plus s'obstiner, donna-t-il l'ordre de battre en retraite vers l'anse de la côte.

«Amis, dit-il, Ogly le Danois et ses compagnons doivent être maintenant en route, par des voies où nul n'a rebroussé chemin, vers la demeure qu'Héla, la sombre déesse, habite au-dessus des neuf mondes[37]. Nous, demain, au lever du soleil,—si les dieux permettent que le soleil se lève demain comme les jours précédents,—nous boirons la bière des funérailles en l'honneur des braves qui nous ont quittés, et le plus brave de tous, celui qui gît ici sur ce pont, la face trouée par la flèche de feu à laquelle personne ne peut se dérober, recevra de nous la sépulture qu'il convient de donner à un vrai viking.»


DEUXIÈME PARTIE

GUNNAR ET HALGIERDE


CHAPITRE VII

quelle femme était halgierde, fille d'hogi

Une demi-année s'était écoulée depuis les événements qu'on vient de raconter. Après avoir passé l'hiver à Drontheim, auprès du fameux jarl Hakon, ce Julien l'Apostat de la Norwège avec lequel nous aurons occasion de faire plus amplement connaissance par la suite de ce récit, Gunnar et son frère Kulskiag avaient profité du renouveau pour s'en retourner en Islande avec quatre navires à coque ronde surchargés de richesses et de butin.

Comme le bruit de leurs exploits de vikings les avait devancés dans toute l'île, ce fut à qui accourrait à leur bœr pour entendre le récit de leurs aventures.

«Te voilà maintenant plus que jamais le premier parmi nous, dit Nial le sage à son ami; ta renommée va voler de bouche en bouche du fiord de Borge à l'Eyfirdinga[38], et je prévois qu'au prochain alting chacun n'aura d'yeux et de saluts que pour toi. Garde-toi bien de te laisser enivrer à ces témoignages bruyants et flatteurs. Tel qui t'exaltera très haut en paroles te jalousera au fond de son cœur, et, la première fumée de gloire dissipée, il te faut t'attendre à trouver tes chemins semés de maintes embûches.

—Avec tes yeux pour les voir, et mon bras pour les écarter, les embûches dont tu parles ne m'épouvantent guère.

—Oui, oui, repartit Nial, à nous deux nous pouvons faire beaucoup. Écoute cependant: tu sais que le ciel, de temps à autre, vous envoie des visions ou des rêves où l'on perçoit quelque chose de l'avenir. Eh bien, la nuit qui a suivi ton retour, j'ai rêvé que la première embûche, et non la moins dangereuse de toutes, tu la rencontrerais sur le ting même. Peut-être ferais-tu bien de t'abstenir de paraître aux comices qui approchent.

—Je sais, répondit Gunnar, que tu es du petit nombre de ceux qui possèdent le don de seconde vue; mais je sais aussi que la destinée est une chose qui ne se peut changer. Odin lui-même, à ce qu'on nous enseigne, devant les yeux perçants duquel l'avenir se déroule tout entier, n'ignore pas qu'il est appelé à périr finalement par le loup qui a été ordonné dès le début des choses pour l'exterminer, et, tout grand Dieu qu'il est, il ne peut faire que cela n'arrive pas... Je songerai néanmoins à ce que tu me dis.»

Un fiord
Un fiord.

*
* *

L'époque de l'alting venue, les deux fils d'Hamund ne purent, malgré tout, résister à l'envie de s'y faire voir. Gunnar s'y présenta, pour sa part, équipé d'une manière si somptueuse, que pas un des gros chefs islandais n'était capable de rivaliser avec lui. S'il y eut des envieux de sa gloire, il n'y parut toutefois en aucune façon. Sa première tournée d'une hutte à l'autre fut marquée par une ovation enthousiaste; tout le monde le comblait à l'envi de félicitations et de serrements de mains.

«Gunnar est le premier homme de l'Islande; par Gunnar, le renom de l'Islande a pénétré jusqu'aux rives de Rügen; et voyez, il est avec tous aussi affable et aussi modeste que s'il n'avait point fait ce qu'on raconte.»

Tels étaient les propos qu'échangeaient entre eux les notables de tous les districts, rassemblés au val Tingvalla.

Un jour que le fils d'Hamund descendait de la colline de la Loi, il vit venir à lui une grande et belle personne vêtue d'une robe magnifique et d'un manteau écarlate garni d'agrafes d'or. Sa chevelure, extraordinairement épaisse et soyeuse, lui flottait jusqu'à la ceinture.

Elle s'arrêta devant Gunnar, le salua gracieusement; et comme il s'enquérait de son nom, car il la voyait pour la première fois, elle lui dit qu'elle était Halgierde, fille d'Hogi.

La conversation ainsi engagée, elle le pria de vouloir bien lui narrer quelques épisodes de ses voyages.

Gunnar, ébloui et charmé, s'empressa de déférer à son désir; puis il finit par lui demander si elle était mariée.

«Non, répondit Halgierde, et je ne crois pas que beaucoup d'hommes s'avisent de songer à moi.

—Est-ce donc que personne ne vous paraît digne de vous?

—Non pas; mais j'ai sur la question du mariage des idées à moi.

—Et que répondriez-vous, poursuivit Gunnar, si je sollicitais votre main?

—Quoi! fit-elle d'un ton de surprise, vous auriez sérieusement cette pensée?

—Très sérieusement.

—Eh bien, adressez-vous à mon père.»

Et, sur ce mot, elle le quitta avec un sourire.

*
* *

Gunnar alla tout droit à la hutte d'Hogi. Il y trouva celui-ci et Rut, qui l'accueillirent aussi courtoisement que si entre lui et eux il n'y avait jamais eu le moindre différend.

Gunnar formula sa demande, qui ne laissa pas d'étonner un peu les deux frères.

«Certes, répondit Rut le premier, nous ne nous serions jamais attendus à ce qu'une alliance unît nos familles. Nous savons ce que tu vaux, Gunnar; aussi croyons-nous de notre devoir de ne te rien cacher de la vérité. Halgierde a ses qualités; mais on lui trouve aussi de graves défauts. Elle a déjà eu deux maris, et ses deux premiers mariages ont été loin d'être heureux...

—Voilà, interrompit vivement Gunnar, une noblesse de procédé que j'apprécie. J'aimerais mieux, moi aussi, que certaines choses fussent autrement que vous ne le dites... Néanmoins ne me refusez pas, ou je croirais que vous vous souvenez encore de notre ancienne contestation.

—Pas le moins du monde, reprit Hogi; nous entendons demeurer tes amis, même si cette union ne se fait pas. Es-tu bien résolu à la contracter?

—Je le suis, repartit Gunnar.

—Je vois, ajouta Hogi en souriant, que tu es capable de toutes les audaces. Halgierde est-elle au courant des choses?

—C'est elle-même qui m'envoie vers vous.»

Au même moment la jeune femme entra. Elle déclara elle-même ses fiançailles, et l'on régla les conditions de l'hymen.

Le lendemain, Gunnar courut à Bergtorsvol raconter l'événement à Nial. Ce dernier ne dissimula pas son mécontentement.

«Tu pouvais faire un meilleur choix, répondit-il, et ce que tu m'annonces éveille en moi de graves appréhensions pour l'avenir. Peut-être aurais-tu mieux fait de suivre mon conseil et de ne point paraître au présent alting.

—Kulskiag et moi nous tenions à y revoir une foule de braves gens, nos amis, et je t'assure que la réception qui nous a été faite là-bas ne cachait aucune pensée de jalousie.

—Enfin ce qu'il y a de plus clair, c'est que cette Halgierde t'a ensorcelé.

—Ensorcelé? J'ignore si c'est le mot; mais il me semble que, même sans que je l'eusse vue et qu'elle m'eût parlé, il eût suffi qu'un corbeau, messager de malheur ou non, fût venu déposer à mes pieds un de ses longs cheveux d'or, pour que je me sentisse désireux de l'épouser.»

Il y eut un petit moment de silence; après quoi le bon Nial reprit en souriant:

«Écoute, il ne me siérait pas, à moi qui suis marié depuis longtemps, de te parler en cette circonstance comme l'eût pu faire, de son vivant, Halvard le Rouge, aujourd'hui trépassé. Promets-moi seulement que, quoi qu'il arrive, nous resterons unis.

—Certes, quoi qu'il arrive, rien ne troublera jamais notre vieille amitié.

—C'est bien, Gunnar; donnons-nous la main sur ce mot,» conclut Nial en reprenant un air grave.

Mais il ne put s'empêcher d'ajouter:

«C'est égal, quelque chose me dit que, si tout continue à se bien passer, ce ne sera pas la faute d'Halgierde.»

*
* *

Tout enfant, la fille d'Hogi avait annoncé une beauté rare, et fait l'admiration de tous ceux qui la voyaient. Son oncle Rut convenait comme les autres que, pour la majesté de la taille, l'harmonie des lignes du visage, la finesse et l'abondance des cheveux, elle n'avait peut-être pas sa pareille en Islande. Seulement il lui trouvait, à part lui, dans le regard un «je ne sais quoi» dont il avait peur.

Un jour, il dînait chez son frère en société de quelques amis. La fillette était en train de folâtrer par terre dans la salle avec d'autres enfants de son âge, quand son père l'appela tout à coup:

«Viens ici, mignonne!»

Halgierde accourut aussitôt, sa charmante figure animée par le jeu.

Hogi la prit doucement par le menton, l'embrassa, et, se tournant vers Rut son cadet:

«N'est-elle pas, lui dit-il, jolie à ravir?»

Comme Rut ne répondait pas, Hogi répéta sa question.

«Oui, oui, repartit enfin l'oncle, c'est, à coup sûr, une enfant ravissante... Mais, ajouta-t-il après un silence, je me demande toujours d'où sont venus dans notre famille ces yeux... dont je ne puis définir l'expression...»

Le propos vexa Hogi, et il s'ensuivit une courte bouderie entre les deux frères.

*
* *

Les années s'écoulèrent. Halgierde devint chaque jour plus belle, et l'on put remarquer bientôt qu'elle était consommée dans l'art de plaire. Avec cela, prodigue, obstinée, rancunière, elle inquiétait de plus en plus le bon Rut; et le pis, c'était qu'un certain Tiolstolf, qui avait été son père nourricier, avait conservé sur elle une influence des plus pernicieuses.

Ce Tiolstolf était un méchant homme, d'une force et d'une habileté aux armes peu communes, qui avait déjà commis plusieurs meurtres sans payer la moindre rançon. Halgierde avait voulu qu'il restât avec elle à l'Hogistad, et elle ne faisait rien sans le consulter.

Or, à quelque distance du bœr, dans la direction de la mer, demeurait un riche fermier appelé Thorwald. C'était un homme de mœurs honorables et fort estimé, qui n'avait d'autre défaut qu'un peu trop de vivacité dans l'humeur.

Son père l'exhortant un jour à se marier, il répondit qu'il y songeait en effet, et que son choix était même déjà fait.

«Et qui comptes-tu demander? continua le vieillard.

—Halgierde, fille d'Hogi.»

Le père secoua la tête.

«Non, pas elle, mon fils! reprit-il. On la dit volontaire, emportée et coquette; tu es toi-même opiniâtre et violent... M'est avis que d'un tel mariage il ne saurait rien résulter de bon.

—C'est mon idée, et je m'y tiens, repartit le jeune homme.

—Soit!» conclut le vieillard.

Le lendemain même, le père et le fils allèrent trouver Hogi leur voisin.

«Nos situations se valent, lui dit ce dernier; je ne dois pas vous cacher pourtant qu'Halgierde a un caractère un peu difficile.

—Cela ne fait rien,» répondit Thorwald.

Et, séance tenante, l'affaire fut réglée, sans qu'Halgierde eût voix au chapitre.

Lorsque la jeune fille connut la chose, elle entra dans une grande colère et courut vers son père nourricier.

«Console-toi, lui dit Tiolstolf, et compte sur moi. C'est la première fois que tu te maries, mais ce n'est sans doute pas la dernière. Il faudra bien, à la récidive, que l'on prenne ton avis.»

Sur quoi ils se mirent à parler d'autre chose.

*
* *

Pendant ce temps, Hogi disposait tout pour la noce. Il alla d'abord inviter Rut, et lui dit:

«Je te prie de ne pas m'en vouloir si j'ai conclu cet hymen en dehors de toi.

—Certes, répondit le frère, l'union est loin de m'agréer. Je te promets néanmoins d'assister au repas.»

Thorwald fit aussi ses invitations, et Halgierde convia de son côté au festin un certain Svan qui était son oncle maternel et qui habitait le fiord des Ours, à la partie nord de l'Islande. Ce Svan était un vilain drôle, hargneux, querelleur, et qui se connaissait en magie. Au banquet, qui compta plus de cent couverts, Tiolstolf et lui se placèrent côte à côte, et, au grand étonnement des convives, on les vit l'un et l'autre, à plusieurs reprises, s'entretenir tout bas avec Halgierde, qui riait à chaque mot qu'ils disaient.

«Cette façon de rire ne me plaît guère, dit le père de Thorwald à son fils, comme ils s'en retournaient le soir chez eux; et ce qui me plaît encore moins, c'est la présence de ce Tiolstolf.»

Halgierde, en effet, avait exigé que son père nourricier la suivît au domicile conjugal. De tout l'hiver, Thorwald et lui n'échangèrent que de brèves paroles. Quant à Halgierde, dès le lendemain de son mariage, elle commença par donner libre cours à ses habitudes de gaspillage, si bien que, le printemps venu, il y eut au logis disette de farine et de poissons secs. Halgierde alors se mit en colère contre son mari, et lui reprocha de la laisser manquer même du nécessaire. À quoi Thorwald répondit que son approvisionnement de l'année avait été le même que d'habitude, et que cela lui durait d'ordinaire jusqu'au milieu de l'été.

«Qu'est-ce que cela prouve? repartit la jeune femme d'un ton méprisant: que tu es tout bonnement un avare, et que ton père et toi vous vous laissiez mourir de faim!»

Le mari, courroucé de cette parole, frappa Halgierde à la joue avec une telle force, que le sang jaillit; puis, sortant sans mot dire, il emmena six de ses gens, et gagna à la rame quelques îlots qu'il possédait dans le fiord voisin, et où il avait une réserve de farine et de poissons secs.

*
* *

Halgierde cependant s'assit devant la porte, et elle était en train de ruminer sa colère quand Tiolstolf parut.

«Ah! fit-il en l'apercevant, qui t'a donc marqué de rouge le visage?

—C'est mon mari, répondit-elle; et il paraît que tu t'en soucies peu, puisque tu n'es pas même venu à mon secours!

—Eh! le savais-je? dit le père nourricier. Je suis, en tout cas, bon pour te venger.»

Il prit sa hache, sauta en canot, et rama vers les îles du fiord.

Thorwald était dans sa chaloupe, en train d'arrimer les objets que ses hommes lui apportaient du rivage. Tiolstolf, d'un bond, fut à côté de lui.

«Voyons! dit-il, il faut que je t'aide, autrement tu n'en finiras point... Ma parole! on croirait toujours que tu es manchot!

—Tu n'as rien à m'apprendre, sache-le bien! répondit Thorwald d'un ton dédaigneux.

—Si fait, riposta l'autre, j'ai à t'apprendre de quelle façon on doit se conduire avec une femme... J'ajouterai que tu as maltraité Halgierde pour la première et la dernière fois.»

À ce mot, Thorwald saisit un couteau de pêcheur qui se trouvait près de lui, et le brandit vers Tiolstolf; mais l'autre, levant sa hache, en assena un tel coup à Thorwald, que celui-ci eut le bras cassé et laissa échapper le couteau.

D'un second coup porté sur la tête, son adversaire lui fracassa le crâne.

Au même moment les gens de Thorwald arrivaient avec des sacs de farine. Tiolstolf, sans perdre de temps, pratiqua d'un coup de hache un énorme trou dans le fond de la chaloupe, qui embarqua immédiatement le flot salé; puis, sautant vite dans son propre canot, il s'éloigna à force de rames, tandis que l'autre bateau coulait avec sa charge et le corps inanimé de Thorwald.

Une fois à terre, il se dirigea en droite ligne vers le bœr d'Halgierde, sa hache ensanglantée à l'épaule.

La jeune femme était toujours assise à la même place.

«Tiens! ta hache est de la même couleur que ma joue! dit-elle à Tiolstolf en l'apercevant.

—Oui, je viens de faire en sorte que tu puisses te remarier à ta guise.

—Alors Thorwald est mort?

—Il l'est... Maintenant, comme il faut que je pourvoie à ma sûreté, je m'en vais de ce pas vers le nord rejoindre notre ami Svan.»

Là-dessus il enfourcha un cheval, et s'enfuit au galop à travers la plaine.

*
* *

Le même jour, Halgierde était de retour chez son père Hogi. Celui-ci, ne sachant rien de ce qui était arrivé, accueillit sa fille avec joie.

«Pourquoi Thorwald ne t'accompagne-t-il pas? lui demanda-t-il tout d'abord.

—Thorwald est mort! dit Halgierde.

—Alors c'est Tiolstolf qui l'a tué! dit l'oncle Rut, survenant tout à coup.

—Oui, ajouta simplement Halgierde.

—Mes pressentiments ne me trompaient pas, reprit Rut; ce mariage ne pouvait engendrer que malheurs!»

Quand le père de Thorwald apprit la nouvelle, il rassembla un gros d'hommes armés, et se dirigea au nord vers le fiord des Ours. Mais, comme la troupe gravissait la dernière colline du chemin, il survint tout à coup une nuée si opaque, qu'elle fut obligée de s'arrêter court.

Les cavaliers mirent pied à terre un moment. Quand ils voulurent ensuite remonter en selle, il leur fut impossible de retrouver leurs chevaux dans l'obscurité. Ils perdirent même leurs armes, et tous à l'envi s'égarèrent si bien parmi les roches et les précipices, qu'ils n'eurent bientôt plus qu'un désir, celui de pouvoir battre en retraite.

«Par ma foi! s'écria le père de Thorwald, c'est ce Svan qui nous ensorcelle. Que je rattrape seulement mon cheval, et je jure que je file au plus vite!»

Au même instant l'atmosphère s'éclaircit, et chacun retrouva ce qu'il cherchait. Quelques hommes, plus obstinés, essayèrent néanmoins de pousser outre; mais, trois fois de suite, le même enchantement se renouvela, de sorte que le plus vaillant tourna bride.

L'affaire se termina donc, selon l'usage du pays et du temps, par une composition pécuniaire. Hogi paya au père de Thorwald la somme de six onces d'argent[39] comme rançon du meurtre de son gendre, et Rut lui fit, de plus, présent d'un manteau.

*
* *

Deux années s'écoulèrent. Halgierde s'était remise à vivre sous le toit paternel, quand un jour s'arrêta devant le bœr un groupe d'une dizaine d'hommes à cheval à la tête duquel se trouvait Osvif, un riche fermier qui avait sa demeure près du fiord de Borge.

À peine eurent-ils exposé l'objet de leur visite, qu'Hogi fit mander Rut en toute hâte.

«Cette fois, lui dit-il, je ne veux pas agir sans te consulter. C'est Osvif qui vient me demander la main d'Halgierde.

—Ne connaît-il point l'histoire de Thorwald?

—Il la connaît; mais il prétend qu'un second hymen est souvent plus heureux qu'un premier, et que d'ailleurs il se gardera de Tiolstolf.

—Qu'il s'en garde, répondit Rut; c'est mon meilleur conseil de beaucoup... Mais il faut que, cette fois, Halgierde soit l'arbitre de son propre sort.»

On appela aussitôt la jeune veuve. Celle-ci parut, vêtue d'une robe écarlate et d'un manteau bleu du plus fin tissu, avec une ceinture d'argent à la taille. Ses beaux cheveux retombaient en ondes dorées sur son sein.

Elle eut pour chacun un sourire gracieux, et quand Osvif, émerveillé, lui demanda si elle consentait à le prendre pour mari, elle répondit sans hésiter:

«De tout mon cœur, et je suis convaincue que rien ne troublera plus mon bonheur.»

La noce se fit deux semaines plus tard, en grande pompe, à l'Hogistad. Tiolstolf, bien que toujours au bœr, ne fut pas invité au banquet. Tout le temps que la fête dura, on le vit rôder, le sourcil froncé et la hache levée, autour du logis; mais personne n'eut l'air d'y faire attention, et nul incident ne troubla le repas.

Osvif alla s'installer chez lui avec sa femme, et pendant une année le couple vécut dans la plus parfaite harmonie.

Au commencement de l'été, Halgierde donna le jour à une fille qui lui ressemblait trait pour trait, et qui reçut le nom de Thorgierde. Tiolstolf, lui, était demeuré à l'Hogistad, où d'abord il parut bien se conduire. Mais, un matin qu'il avait commis un acte de violence sur un des serviteurs de la maison, Hogi le pria de s'en aller.

Pour toute réponse, Tiolstolf sella son cheval, prit ses armes, et se dirigea vers le bœr d'Osvif.

Il trouva Halgierde seule au logis.

«Ton père, lui dit-il, m'a chassé, et je viens te demander asile.

—C'est à Osvif qu'il appartient de te répondre quand il rentrera, repartit la jeune femme.

—Vivez-vous donc d'accord à ce point?

—Tout à fait d'accord... Pas un nuage ne s'est élevé entre nous.»

Tiolstolf prit place silencieusement sur un banc.

Lorsque Osvif parut, Halgierde lui jeta les bras autour du cou, et lui dit:

«M'accorderas-tu ce que je vais te demander?

—Si je le puis honorablement, certes oui.

—Eh bien, Tiolstolf est ici. Permets-lui de rester avec nous. S'il te donne le moindre sujet de contrariété, tu me trouveras avec toi contre lui.

—Soit, répondit Osvif. Je ne puis résister à une prière faite de cette façon; mais sache qu'à la première incartade je mettrai le compagnon à la porte.»

*
* *

Tiolstolf, quelques mois durant, se maîtrisa; puis son naturel reprit le dessus, et il emplit bientôt tout le logis de querelles et de vacarme, n'épargnant dans ses violences que la seule Halgierde, qui du reste ne le défendait jamais. Osvif voyait bien que les choses menaçaient de tourner mal; mais, craignant d'affliger sa femme, il différait de jour en jour l'expulsion du père nourricier.

Un matin, quelques moutons s'étant fourvoyés dans les pâturages des montagnes, il dit à Tiolstolf de courir après eux avec d'autres serviteurs de la ferme.

«Est-ce que tu me prends pour ton esclave? lui répondit insolemment l'homme; marche devant, et je te suivrai.»

Osvif alla aussitôt trouver Halgierde, et lui annonça sa résolution de chasser le vilain drôle.

Alors, pour la première fois, Halgierde prit vivement le parti de Tiolstolf, et, d'un mot à l'autre, la dispute s'échauffa tellement, qu'Osvif, impatienté, fit comme avait fait autrefois Thorwald: il frappa sa femme au visage.

«Assez de criailleries» lui dit-il, et incontinent il sortit.

Halgierde se mit à pleurer amèrement. Toutefois, quand son père nourricier survint, et qu'avec son astuce habituelle il voulut l'aigrir encore davantage au sujet de l'affront qu'elle avait essuyé, elle le pria fort sèchement de ne point se mêler de ses affaires d'intérieur.

Tiolstolf s'éloigna avec un ricanement plein de menace.

Osvif cependant, accompagné de quelques-uns de ses gens, avait gravi les pentes voisines à la recherche du bétail égaré. Chacun battant les buissons de son côté, il se trouva un moment seul derrière un haut massif de rochers. Soudain une voix s'écria près de lui:

«Un dernier mot de l'esclave au maître!»

C'était Tiolstolf qui, clandestinement, avait escaladé la montagne, et le menaçait de sa hache levée. Osvif se retourna brusquement, et tâcha de saisir au corps son ennemi; mais avant qu'il eût pu l'étreindre l'arme terrible lui retombait sur la nuque, et il rendait l'âme avec des flots de sang.

Tiolstolf lui arracha l'anneau d'or qu'il portait au doigt, recouvrit son corps de cailloux et redescendit vers le bœr.

«Osvif est mort!» dit-il à Halgierde.

Celle-ci, sans en demander plus long, éclata d'un rire sardonique et dit:

«C'est bien, va-t'en de ce pas trouver Rut.»

*
* *

Tiolstolf enfourcha son cheval, et s'en alla d'une traite jusqu'à la Rutstad. Il faisait nuit quand il arriva: tout le monde était couché dans la ferme.

Il mit pied à terre, attacha sa monture à un croc extérieur du séchoir, et, s'approchant de l'huis obscur, y donna un formidable coup de poing.

Rut, éveillé en sursaut, sauta vite à bas de son lit, passa son habit et ses chaussures, et sortit le glaive à la main. Sur le seuil il reconnut le visiteur.

«Que veux-tu? lui dit-il.

—J'ai tué Osvif.

—Et que cherches-tu céans?

—C'est Halgierde qui m'envoie.

—Est-ce elle qui t'a commandé le meurtre?

—Non.»

Sur ce mot, Rut brandit son épée. L'autre voulut parer le coup; mais sa hache lui glissa des mains, et l'épée de Rut lui trancha à demi le cou. La mort fut instantanée.

À cinq années de là, Gunnar épousait, lui troisième, la veuve de Thorwald et d'Osvif.

*
* *

La cérémonie du mariage se fit à la manière scandinave, c'est-à-dire que Gunnar, après les formalités d'usage accomplies devant les témoins, s'approcha du banc transversal sur lequel la fiancée se tenait assise, et là, déposant sur les genoux d'Halgierde une hache de silex qu'il tenait à la main, et qui était censée le marteau de Thor:

«Par ce marteau sacré, dit-il d'une voix assez haute pour que tous les assistants l'entendissent, moi, Gunnar fils d'Hamund, je te prends, toi, Halgierde fille d'Hogi, pour ma femme épousée

Sur quoi ménestrels et skaldes entamèrent leurs harmonies et leurs chants, harmonies et chants aussi primitifs que les rites mêmes qu'ils accompagnaient; puis eut lieu le banquet d'hyménée, et, après le banquet, la chevauchée nuptiale par laquelle le mari conduisait sa femme du logis paternel à son propre toit, escorté de tous les convives du festin.

Toujours suivant la coutume, ce fut Hogi qui, à l'heure du départ, prit la main gauche de sa fille, et l'amena jusqu'au seuil du bœr. Là il s'arrêta un instant, et se retournant vers Gunnar, qui marchait immédiatement après lui, il prononça cette parole, consécration dernière du mariage:

«Volontairement et de ma propre main, je conduis ma fille hors de ce logis pour te la donner, à toi Gunnar, fils d'Hamund. Prends-la donc, et sois bon pour elle, comme elle sera, elle aussi, bonne pour toi. Et maintenant mettez-vous en selle, et puissent tous les dieux de l'Islande aplanir les voies, quelles qu'elles soient, par lesquelles vous passerez l'un et l'autre!»

Alors Gunnar, s'avançant à son tour, prit la main droite d'Halgierde dans la sienne, et mena la jeune femme jusqu'à son coursier, en lui disant:

«À présent, Halgierde, toi seule, et nulle autre, es ma légitime épouse.»

Sur ce mot, tous les invités montèrent à cheval, et, le cortège une fois formé, Gunnar donna le signal du départ. Hogi seul demeura au logis.

La coutume voulait qu'à quelque distance du bœr conjugal la chevauchée devînt une sorte de course entre l'époux et l'épouse. Aussi, lorsqu'on fut en vue de Lidarende, Gunnar et Halgierde, distançant la file, éperonnèrent tout à coup leurs montures, luttant de vitesse à qui des deux franchirait avant l'autre la porte de l'enclos.

Ici, pour la première fois de sa vie, Gunnar ne remporta pas la victoire. Au moment décisif, le poney d'Halgierde, pressé par une maîtresse écuyère, s'enleva d'un élan formidable en bousculant presque au passage le cheval monté par le fils d'Hamund, et arriva le premier à la haie.

«Mauvais présage! dit Nial à Kulskiag; ou je me trompe fort, ou il y a là comme un signe que, si le désaccord entre dans le ménage, ce sera Halgierde qui finalement l'emportera sur Gunnar le vaillant.»


CHAPITRE VIII

entre bergtora et halgierde

Halgierde cependant déploya tout d'abord à Lidarende une activité et une bonne humeur qui firent le plus grand plaisir à Gunnar.

«Pour cette fois du moins, disait ce dernier à Nial, ta double vue me semble en défaut; on trouverait avec peine une ménagère plus entendue que la fille d'Hogi.

—Je m'en réjouis autant que toi, Gunnar, bien que la pire énigme de la vie soit de savoir combien de temps ce qui est bon reste bon, et combien de temps aussi ce qui est mauvais ne devient pas pire.»

Aux approches de l'hiver, le nouveau couple fut invité à un grand festin que le fermier de Bergtorsvol avait coutume de donner chaque année à ses parents et à ses amis.

C'est le moment d'informer le lecteur que Nial avait six enfants, trois fils et trois filles. Sa femme, Bergtora, était une personne au cœur excellent, mais d'un caractère très entier, vindicative, comme toute Islandaise, et, comme toute Islandaise aussi, vive et acerbe à la repartie.

L'aîné des fils, Skarphédin, qui avait épousé une fille du district appelée Thorilde, offrait un type tout à fait à part. Il était fort haut de stature, avec un nez d'aigle, une chevelure brune et bouclée, de très beaux yeux; seulement sa bouche était étrangement déformée par une saillie de la mâchoire supérieure, et son teint était d'une pâleur livide.

Somme toute, après Gunnar, c'était l'homme le plus martial qu'on pût voir. Il avait d'ailleurs le verbe tranchant, la riposte impérieuse de sa mère, et passait pour un skalde de valeur.

Ses trois frères, Grim, Helge et Atle, mariés, eux aussi, ne lui cédaient guère en valeur et en force; mais leur humeur était moins agressive, et l'on retrouvait parfois en eux quelque chose de la douceur et de la réflexion de leur père.

Tout ce monde, y compris les filles, dont aucune n'était encore en puissance d'époux, habitait le bœr de Bergtorsvol.

*
* *

Au banquet, Halgierde avait pris place, selon l'usage, sur le banc réservé aux femmes, et l'on n'attendait plus que Thoralle, l'épouse d'Helge. Cette Thoralle était une bonne et charmante personne que Nial aimait particulièrement, une sorte de fée domestique, dont l'activité prévoyante et discrète tenait tout en ordre au logis.

Elle parut enfin, et sa belle-mère Bergtora, la prenant par la main, la conduisit vers Halgierde en disant:

«Recule-toi un peu, je te prie, que ma bru s'assoie près de toi.»

Halgierde obéit, mais d'un air rechigné.

«Un beau voisinage vraiment que celui de cette cendrillon!» dit-elle assez haut pour qu'on l'entendît.

Nul toutefois ne parut faire attention à ce propos malsonnant. Le repas terminé, Bergtora fit le tour de la table avec l'eau destinée aux mains des convives. Lorsqu'elle s'approcha d'Halgierde, celle-ci lui saisit le bras et lui dit:

«Toi et Nial, vous êtes, ma foi, bien appariés... Tu as les doigts pleins de nodosités, et lui, il n'a pas un poil au visage!

—C'est vrai, répondit Bergtora; mais, que veux-tu, nous nous aimons l'un l'autre tels que nous sommes... Thorwald, ton premier mari, était l'homme le plus barbu du pays, ce qui ne l'a pas empêché de passer de vie à trépas, grâce à toi!»

À cette réplique, Halgierde se leva furieuse, et, se tournant vers le banc où siégeait Gunnar:

«À quoi me servirait-il d'avoir pour époux le premier homme de l'Islande, si une telle insulte restait impunie?»

Pour toute réponse Gunnar quitta la table en disant:

«Allons-nous-en! Si tu veux quereller, que ce soit chez nous, et non pas ici, au foyer de l'homme que j'honore le plus! Je n'entends pas être le jouet de tes caprices!»

Le couple se disposa aussitôt à sortir.

Sur le seuil, Halgierde dit à Bergtora:

«Souviens-toi que ce n'est pas fini comme cela entre nous.

—Tant pis pour toi!» repartit l'autre.

Gunnar, sans plus souffler mot, regagna incontinent Lidarende, d'où il ne bougea pas de tout l'hiver.

*
* *

L'été venu, il se mit en devoir de se rendre à l'alting, et au départ il dit à sa femme:

«Surtout maîtrise-toi pendant mon absence, et vis en paix avec mes amis.

—Tes amis sont-ils donc les miens? riposta aigrement Halgierde.

—Il faut qu'ils le soient,» reprit Gunnar, et il s'en alla sur cette brève réponse.

Dans le même temps, Nial partait également pour Tingvalla avec ses trois fils.

Or les deux amis possédaient en commun sur les rives de la Markar une forêt où chacun d'eux prenait le bois dont il avait besoin, sans que l'usage de cette propriété indivise eût jamais donné lieu à la moindre contestation. Après le départ de son mari, Bergtora envoya un de ses serviteurs, nommé Svart, couper des broussailles dans ladite forêt. La chose vint aux oreilles d'Halgierde, qui résolut de saisir cette occasion de se venger.

Elle manda un méchant drôle, du nom de Kol, qu'elle employait ordinairement comme tâcheron, et lui dit:

«J'ai pour toi de la besogne. Va-t'en au bois de la Markar; tu y rencontreras Svart le maraudeur. Fais en sorte qu'il ait maraudé pour la dernière fois.»

Kol prend sa hache, monte à cheval, et galope vers le lieu indiqué. Là il surprend Svart en train de travailler, et le tue raide d'un coup sur la nuque.

Quand la nouvelle de ce meurtre lui parvint à l'alting, Gunnar se hâta d'aller trouver Nial.

«À combien estimes-tu la vie de Svart, ton esclave? Kol l'a tué sur l'ordre d'Halgierde.»

Nial réfléchit un instant.

«Donne-moi deux onces d'or... Svart était mon esclave favori...»

Puis il ajouta tristement:

«Je prévois que les choses n'en resteront pas là. Le bras, dit le proverbe, ne se réjouit pas longtemps de l'acte accompli... J'aurai bientôt à te verser à mon tour le prix du sang. Ta main, Gunnar, et souviens-toi que, quoi qu'il arrive, rien ne doit troubler notre vieille amitié

*
* *

À quelque temps de là, comme Nial et ses fils s'en étaient allés à une colline nommée Thorosfield, où ils avaient une exploitation, Bergtora, de la porte de son bœr, aperçut au loin un individu monté sur un cheval noir, et armé d'une lance et d'un glaive, qui semblait se diriger de son côté. L'homme entra, en effet, dans l'enclos, et la femme de Nial lui ayant demandé qui il était et ce qu'il voulait:

«Je m'appelle Roste, dit-il; je viens des fiords de l'est, et je suis en quête d'une condition. Peut-être les gens d'ici pourront-ils m'employer. Je m'entends à la culture ainsi qu'à d'autres travaux manuels.

—Nial et Skarphédin sont absents, répondit Bergtora; mais je suis la maîtresse du logis, et j'ai le droit de les suppléer en toutes choses.

—Eh bien, voulez-vous louer mes services?

—Écoute, reprit la fermière, j'ai besoin d'un gaillard résolu qui exécute à l'occasion tout ce qu'on lui commande. Te sens-tu assez de cœur au ventre pour ne reculer devant aucune besogne?

—Pour cela, oui, repartit Roste d'un air entendu.

—Alors tu peux rester chez nous.»

Quand Nial rentra le lendemain et qu'il aperçut le nouveau venu, il interrogea sa femme, qui lui dit:

«C'est un domestique que j'ai engagé hier, un homme très actif, semble-t-il.

—Il se peut que ce soit un bon travailleur, répliqua le fermier; mais, je ne sais pourquoi, sa figure ne me revient qu'à moitié.»

Skarphédin, en revanche, déclara que Roste lui plaisait beaucoup.

L'hiver s'écoula. Au mois de juin suivant, Nial prit avec ses fils le chemin de l'alting, et il eut soin, en partant, de se munir d'un gros sac plein d'écus.

«Eh! mon père, que d'argent! lui dit Skarphédin; que veux-tu donc faire de tout cela?

—C'est la somme que Gunnar m'a payée l'an dernier pour le meurtre de Svart; j'ai comme une idée qu'il me faudra la lui restituer.»

Skarphédin sourit sans répondre.

*
* *

Quelques jours après, Roste alla un matin trouver Bergtora:

«N'avez-vous rien de particulier à me dire? lui demanda-t-il.

—Si fait. Connais-tu Kol?

—Kol de Lidarende? Si je le connais! Le drôle et moi, nous avons même un compte à régler.

—Eh bien, tâche de le rencontrer, et arrange-toi pour qu'il ne nuise plus à personne. Je te promets une bonne récompense.»

Roste prit sa lance, sauta en selle, et galopa vers les hauteurs qui bordaient la rivière. À mi-côte il croisa quelques hommes qui lui dirent que Kol était au pâtis. Il continua donc de gravir la pente; puis, arrivé en haut, il aperçut le valet d'Halgierde, également à cheval.

«Ça va-t-il comme tu veux le travail? lui cria-t-il en courant sur lui.

—Qu'est-ce que cela peut te faire, répondit l'autre, à toi et à ceux que tu sers?»

Il leva en même temps sa hache; mais, d'un mouvement prompt comme l'éclair, Roste le transperça de sa lance et le jeta raide mort à bas de sa monture.

Il poursuivit ensuite sa route jusqu'à ce qu'il eût rencontré quelques-uns des tâcherons de Lidarende.

«Voyez donc là-bas, leur dit-il, ce qui est arrivé à Kol! Je crois qu'il a fait une chute de cheval dont il a peu de chances de revenir!

—Tu l'as donc tué? demandèrent les hommes.

—Je ne sais pas; mais votre maîtresse ne manquera point, en tout cas, de m'accuser.»

Et sur ce mot il tourna bride pour regagner le bœr de Bergtora.

*
* *

Celle-ci se montra enchantée et loua fort l'adresse de son serviteur. Quant à Halgierde, le jour même du meurtre, elle dépêcha un exprès à Gunnar, qui se trouvait, lui aussi, aux comices, et qui, au reçu de la nouvelle, se hâta d'informer Nial de la chose.

Nial prit, sans mot dire, le sac d'argent qu'il avait emporté de Bergtorsvol, et, en compagnie de ses fils, il se rendit à la hutte de Gunnar sur le ting.

Tous deux s'entretinrent quelque temps à l'écart.

«La fatalité s'acharne après nous, dit Nial tristement. Fixe toi-même le prix du sang de Kol.

—Kol et Svart se valaient à peu près, fit le mari d'Hargielde; tu sais par conséquent ce que tu me dois.»

Nial versa le contenu de la sacoche à Gunnar, qui reconnut aussitôt les pièces d'argent qu'il avait comptées l'année précédente à son ami.

La session de l'alting terminée, les deux amis, dont cet incident n'avait nullement altéré les rapports, s'en retournèrent chacun à leur bœr.

Nial demanda à sa femme la raison de la violence qu'elle avait commise.

«La raison? répondit Bergtora, c'est que jamais Halgierde n'aura le dernier mot contre moi!»

Halgierde, de son côté, s'emporta furieusement contre son mari, lorsqu'elle apprit l'arrangement pécuniaire qu'il avait consenti avec Nial.

«Tu es bien prompt à t'accommoder! lui dit-elle avec force sarcasmes; mais, quelque complaisance que tu montres, jamais tu n'obtiendras de moi que je demeure en reste avec Bergtora!»

Gunnar de répliquer froidement:

«Quoi que tu fasses aussi, jamais tu ne rompras, sache-le bien, le lien d'amitié que m'unit à Nial!»


CHAPITRE IX

suite des représailles

Hogi et Rut cependant étaient morts, et, à peu près à la même époque, l'oncle maternel d'Halgierde, le magicien Svan, du fiord des Ours, avait péri d'une façon mystérieuse.

Un jour de printemps qu'il s'en était allé à la pêche en mer, une tempête effroyable avait éclaté, et sa barque, précipitée contre un écueil, avait été mise en pièces. Quelques marins, qui se trouvaient non loin de là, assuraient avoir vu le naufragé voguer triomphalement sur les flots, escorté des «génies de l'abîme», jusqu'à un massif de rochers qui s'était entr'ouvert pour le recevoir; mais d'autres affirmaient qu'il n'y avait pas un mot de vrai dans ce récit. Toujours est-il que depuis lors ledit Svan avait disparu, et nul n'en avait eu de nouvelles.

Il laissait un fils naturel, appelé Bryniolf, qui était un homme de la pire espèce, ne reculant devant aucun méfait. Halgierde se hâta de le mander, lorsque Kol eut été tué par Roste, pour le mettre à la tête de ses ouvriers. Gunnar ne fut point enchanté du choix; mais, comme il ne voulait fermer sa porte à aucun des parents de sa femme, il accepta ce nouveau serviteur, évitant seulement de lui parler en dehors des nécessités du travail.

À Bergtorsvol cependant Nial avait essayé de se défaire de Roste en l'envoyant vers les fiords de l'Est; mais, quelques jours après, le valet avait reparu, en disant qu'il était indigne d'un homme libre de paraître s'enfuir comme un vil esclave, et, sur les instances de Bergtora, on avait consenti à le garder au logis.

Le temps de l'alting revenu, tous les hommes gagnèrent Tingvalla, et les femmes restèrent seules dans leurs bœrs avec leurs domestiques des deux sexes.

Un jour, Bergtora dit à Roste:

«Monte à Thorosfield; tu y resteras une huitaine de jours à faire du charbon dans la forêt. Surtout qu'on n'en sache rien; car si Halgierde soupçonnait ta présence là-haut, tu serais un homme mort.»

Le lendemain néanmoins, la femme de Gunnar était informée du départ de Roste.

Elle appela aussitôt son cousin Bryniolf.

«Roste est au bois de Thorosfield, lui dit-elle, et je compte sur toi pour qu'il n'en revienne pas.»

L'autre d'abord parut hésiter.

«Ah! reprit Halgierde, je m'aperçois bien que Tiolstolf n'est plus là! Tu as donc peur?

—Peur!» s'écria le fils de Svan; et sur ce mot il partit au galop.

*
* *

Arrivé au bas de la colline boisée, il vit une épaisse colonne de fumée qui s'élevait du milieu du fourré. Il s'élança dans cette direction, puis, mettant pied à terre, il attacha son cheval à un arbre et se faufila vers la charbonnière.

Roste était devant son fourneau, tout noir des pieds à la tête, et tellement absorbé dans sa besogne, qu'il n'entendit pas venir Bryniolf.

Celui-ci se glissa à pas de loup derrière lui, et, levant sa hache, lui en assena un formidable coup sur le crâne.

Roste fit en l'air un tel bond, que la hache échappa des mains de l'agresseur, puis, bien que blessé à mort, il put encore saisir un javelot et le décocher à Bryniolf. Mais ce dernier se jeta par terre à plat ventre, et le trait passa au-dessus de lui en sifflant.

«C'est heureux pour toi, fit le valet de Bergtora, que tu m'aies attaqué à l'improviste! Allons, ramasse ta hache, qui n'a pas trahi la main qui la tenait, et va dire à Halgierde que tu m'as tué... Ce qui me console, c'est qu'avant peu tu auras le même sort!»

En achevant ces mots, il rendit l'âme.

Bryniolf ramassa sa hache, et courut dire à sa maîtresse que ses ordres étaient accomplis.

Halgierde fit immédiatement partir deux exprès, un pour Bergtorsvol, chargé d'annoncer à la femme de Nial que le meurtre de Kol était vengé, l'autre pour Tingvalla, avec mission de prévenir Gunnar.

Ce fut cette fois à ce dernier de désintéresser, selon le taux légal, son voisin lésé par la mort de Roste.

L'entrevue fut des plus cordiales, et, l'accord fait, les deux amis se bornèrent à se serrer la main en silence.

*
* *

«Te voilà quitte envers Gunnar, dit Bergtora à son mari, quand celui-ci, à son retour de l'alting, lui eut montré l'argent du wehrgeld; mais moi je ne le suis pas envers Halgierde.

—Il n'est pas besoin de s'acquitter deux fois! répondit Nial sans autre reproche.

—Oh! poursuivit Bergtora, mon époux a l'humeur bien douce à présent!»

«Quelle somme as-tu donc payée à Nial pour la mort de Roste? demanda de son côté Halgierde à Gunnar, quand celui-ci revint à Lidarende.

—Le prix d'un homme libre, répondit Gunnar, comme c'était du reste mon devoir.

—Allons! ajouta la femme d'un air méprisant, vous faites vraiment la paire, Nial et toi, et ni l'un ni l'autre, certes, vous ne courez le risque de mourir d'un coup de sang!»

*
* *

Il y avait alors à Bergtorsvol un certain Losing, dont le père était mort au service de la mère de Nial, et qui lui-même avait élevé le fils de son maître. C'était un homme plein de vigueur, quoique d'un naturel extrêmement placide, et d'un dévouement à toute épreuve. Skarphédin et ses frères l'aimaient comme un père.

L'été suivant, Bergtora le fit appeler et lui dit:

«Tu étais, Losing, d'une famille d'esclaves; nous t'avons affranchi. Puis-je compter sur toi en toute occurrence?

—Assurément.

—Eh bien, je te charge de tuer Bryniolf.

—L'homicide n'est point mon affaire, répliqua le brave serviteur; néanmoins, si tu me le commandes formellement...

—Formellement,» répondit Bergtora.

Losing gagna immédiatement Lidarende, et, s'adressant à Halgierde en personne:

«Où est Bryniolf? lui demanda-t-il.

—Que lui veux-tu?

—Qu'il me dise où il a enterré le corps de Roste; il paraît que la chose a été mal faite.»

Halgierde lui indiqua où se trouvait son valet; puis elle ajouta:

«Tu ne fais point métier de tuer les gens; je pense donc qu'avec toi il n'y a pas de danger.»

Losing repartit qu'en effet il n'avait encore jamais vu couler le sang de personne par son fait, et, sur cette réponse laconique, il partit.

Bientôt après, au milieu de la route, il trouva Bryniolf.

«Défends-toi! lui cria-t-il; je n'entends point t'attaquer comme un malfaiteur.»

L'autre fondit sur lui, sa hache levée; mais Losing, d'un premier coup de la sienne, lui brisa le manche de son arme, et, d'un second coup en pleine poitrine, l'étendit sans vie sur le chemin.

Quelques pas plus loin, avisant des bergers d'Halgierde, il leur annonça qu'il venait de tuer Bryniolf, non par surprise et traîtreusement, comme celui-ci en avait usé avec Roste, mais loyalement, dans un duel régulier, et il leur dit à quel endroit ils pourraient retrouver le cadavre.

Quand la nouvelle parvint à Nial sur le ting, il fut d'abord si saisi, qu'il se la fit répéter par trois fois.

«Oh! s'écria-t-il enfin, voilà cette fureur de meurtre qui gagne maintenant jusqu'aux moutons même. Qu'en dis-tu, Skarphédin, mon fils?

—Je dis qu'il fallait que Bryniolf fût vraiment prédestiné à la mort pour qu'il ait péri de la main de notre excellent père nourricier, l'homme le plus inoffensif de l'Islande.»

*
* *

Sur l'entrefaite arriva au bœr de Lidarende un cousin de Gunnar, appelé Sigmund, qui, avec son navire, faisait le trafic d'Islande en Norwège et poussait même parfois jusqu'en Suède. À une grande force physique et à certains agréments extérieurs il joignait un savoir remarquable et un talent de skalde apprécié. Une chose cependant gâtait en lui tous ces avantages: c'était un esprit d'arrogance et de présomption qui se traduisait en railleries incessantes.

Gunnar le reçut avec bienveillance, et l'invita, selon la coutume, à passer l'hiver sous son toit.

«J'accepte l'offre, répondit Sigmund, pour moi et pour Skiold, qui m'accompagne.»

Ce Skiold était un Suédois d'assez mauvais renom qui le secondait dans toutes ses affaires, et avec lequel, la similitude d'humeur aidant, il s'était lié d'une étroite amitié.

«Je veux bien aussi héberger Skiold, repartit Gunnar, quoique je ne le voie pas des mêmes yeux que toi; mais tu sais que ma femme est d'un naturel très fantasque; ne prête point l'oreille à ses suggestions, et en toutes choses consulte-moi d'abord.»

Sigmund demeura donc à Lidarende avec son ami, et Halgierde, à qui le nouveau venu plaisait fort, affecta bientôt de le combler de ses prévenances. Ce fut au point que les gens du logis en arrivèrent à se demander qui était le maître, de lui ou de Gunnar. Elle semblait néanmoins avoir oublié Bergtora et ses pensées de représailles, quand un jour, à brûle-pourpoint, elle dit à son mari:

«J'ai beau essayer de me contraindre; je ne puis prendre sur moi de laisser invengée la mort de Bryniolf.»

Gunnar lui tourna le dos sans répondre, mais immédiatement il envoya prévenir Nial que Losing eût à se bien garder.

Halgierde, en effet, cherchait de toutes parts un «homme de main» à qui elle pût confier sa vindicte. Elle s'adressa d'abord à Thraen, un riche Islandais qui habitait le bœr de Grytaa, et qui venait d'épouser Thorgierde, l'enfant née du mariage d'Halgierde et d'Osvif; mais, aux premiers mots qu'elle lui dit, celui-ci déclina la proposition. Alors elle se tourna vers Sigmund:

«Non, repartit également ce dernier. Je ne veux point encourir la colère de Gunnar, sans compter que le meurtre de Losing ne tarderait pas à être vengé à son tour.

—Par qui donc? Serait-ce par ce blanc-bec de Nial?

—Non pas par lui, mais par ses fils.

—Oh! reprit Halgierde d'un air de dédain, le négoce ne fait pas, je le vois, les hommes valeureux!»

*
* *

Sigmund la quitta sans plus souffler mot; mais, appelant son ami Skiold, il prit avec lui le chemin de Grytaa.

Que se passa-t-il entre lui et Thraen? Nul ne le sut; mais le surlendemain, comme Gunnar était absent de sa maison, les trois hommes reparurent ensemble à Lidarende.

«Nous sommes à tes ordres, dirent-ils à Halgierde; indique-nous seulement ce que nous devons faire.

—Eh bien, partez pour le fiord de l'est où est resté le navire de Sigmund; vous prétexterez que vous avez des marchandises à y prendre, et vous n'en reviendrez qu'après l'ouverture de l'alting, c'est-à-dire quand Gunnar et Nial seront aux comices avec tout leur monde. Ce sera le moment pour agir.»

Les trois hommes s'en allèrent vers l'est. Quelques semaines après, Gunnar, n'ayant nul soupçon, se mit en route pour Tingvalla, et Nial en fit autant de son côté. Celui-ci avait décidé, par prudence, qu'il emmènerait son valet Losing; mais une circonstance imprévue l'en empêcha au dernier moment. Le domestique, qui était en course à une assez grande distance du bœr, se trouva arrêté au retour par le débordement d'une rivière, ce qui lui causa un retard de quarante-huit heures environ.

Quand il reparut, Bergtora, qui avait les instructions de son mari, lui dit de rejoindre Nial à l'alting; mais elle eut la malencontreuse idée de l'envoyer d'abord au bois de Thorosfield jeter un coup d'œil à l'exploitation.

«Aie bien soin, lui recommanda-t-elle, de revenir au plus tard le lendemain.»

Par malheur Halgierde sut la chose; elle en avisa aussitôt ses vengeurs, qui se hâtèrent de monter à cheval pour prendre la direction de Thorosfield.

En route, Sigmund dit à Thraen:

«Laisse-nous agir seuls, Skiold et moi, et contente-toi d'assister à la scène. Quatre bras suffisent pour la besogne.»

Ainsi fut-il convenu. Quelques instants après, ils rencontrèrent Losing, et fondirent sur lui. L'autre se défendit vaillamment. Il commença par briser une lance à chacun de ses adversaires; puis Skiold lui ayant coupé la main droite, il continua de combattre de la gauche. À la fin pourtant Sigmund le transperça d'un javelot, et il tomba inanimé sur le sol.

Les meurtriers recouvrirent le corps de cailloux et de broussailles.

«Voilà, je le crains, un fâcheux exploit, dit Thraen à ses compagnons; je me demande comment les fils de Nial prendront la nouvelle.

—Il n'importe,» repartit Sigmund en entonnant des couplets de circonstance, et tous trois ils regagnèrent Lidarende.

*
* *

Halgierde ne se sentit pas de joie; mais Ranveige, la vieille mère de Gunnar, ne put s'empêcher de dire à Sigmund:

«Tu me parais dans une voie périlleuse. Pour cette fois, mon fils te tirera d'embarras en s'accommodant avec Nial; néanmoins je t'engage à ne plus te lancer sur les pistes que ma bru t'indiquera, si tu ne veux être assuré d'y périr.»

Halgierde, à ce mot, éclata de rire; mais la vieille reprit d'une voix grave:

«Femme, ne te moque pas des vieillards; la sagesse descend des rides de leur front.»

Lorsque Gunnar connut ce nouveau meurtre, il alla avec son frère Kulskiag trouver immédiatement Nial. Ce dernier était seul dans sa hutte.

«Losing est mort, lui dit-il; nos maisons sont de plus en plus divisées, mais notre amitié n'a point reçu d'atteinte. Fixe le wehrgeld que j'ai à te payer.»

Nial garda un instant le silence; son visage était devenu pâle. Il répondit enfin avec un soupir:

«Donne-moi six onces d'or... Losing était un serviteur comme il n'en est pas beaucoup en Islande. Mes fils, s'ils étaient ici, refuseraient à coup sûr toute composition; aussi me passerai-je de les consulter... J'espère néanmoins qu'ils respecteront l'arrangement consenti entre nous.» Bientôt après Skarphédin entra, et son père l'informa de l'événement.

«Non, certes, répliqua le jeune homme, je ne romprai point l'accord fait par toi; mais je crois que le jour est proche où, mes frères et moi, nous aurons à nous mêler de la querelle, et, à la prochaine offense, je me souviendrai volontiers de toutes les autres.»


CHAPITRE X

propos de femmes et couplets de skalde

On a vu que, dans les bœrs islandais, les femmes avaient un logis à part, sorte de gynécée ouvert où elles travaillaient et jasaient ensemble; ce qui n'empêchait pas les hommes de venir aussi de temps à autre prendre part au bavardage et à la gaieté qui ne cessaient de régner en ce lieu.

Or, un jour qu'Halgierde se trouvait ainsi dans sa stofa avec sa fille Thorgierde, son gendre Thraen et Sigmund, le cousin de Gunnar, quelques mendiantes se présentèrent. Selon l'usage du pays, la maîtresse du logis les fit entrer et asseoir; puis elle leur demanda ce qu'il y avait de nouveau «par le monde».

«Rien que nous sachions, répondirent-elles.

—Où donc avez-vous passé la nuit?

—À Bergtorsvol.

—Ah! et que faisait Nial?

—Ma foi, toute son occupation consistait à se tenir silencieux dans un coin.

—Et ses fils?

—Pour ceux-là, reprirent obséquieusement les pauvresses, on ne sait guère à quoi ils sont bons. Skarphédin pourtant affilait une hache, Grim arrangeait un arc, Helge mettait une poignée à un glaive, et Atle assujettissait une prise à un bouclier.

—Oh! oh! repartit Halgierde, méditeraient-ils quelque grave entreprise?

—Nous l'ignorons, firent les femmes.

—Mais les gens de service, poursuivit Halgierde, à quoi s'occupaient-ils?

—Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'il y en avait un qui transportait aux champs du fumier.

—Tiens! et pourquoi faire?

—Pour faire pousser l'herbe, à ce qu'il disait.

—En vérité, s'écria Halgierde en éclatant d'un rire sardonique, pour un si bon donneur de conseils, Nial me paraît bien peu avisé!

—Comment cela? dirent les mendiantes.

—Sans doute; puisque le fumier a une telle vertu, que ne s'en est-il fait appliquer une charretée au menton, afin de s'y faire croître la barbe! Mais la dépense lui a fait peur... Allons, dorénavant nous ne l'appellerons plus que le ladre sans poil... Quant à ses fils, qui sont, eux, barbus à souhait, probablement parce qu'ils ont été moins avares du précieux engrais, nous les nommerons les barbes bien fumées. Voyons, Sigmund, en bon skalde que tu es, improvise-nous quelque chose là-dessus.»

*
* *

Sigmund entama aussitôt un chant où Nial et ses fils, affublés des sobriquets qu'Halgierde venait de leur donner, étaient l'objet de cent moqueries. Toute l'assistance en riait encore aux éclats, lorsque Gunnar, qui du seuil avait tout entendu, parut dans la chambre.

À l'aspect de son visage courroucé, l'hilarité générale s'éteignit.

«Fou que tu es! dit-il à Sigmund, voilà des couplets qui te coûteront la vie!»

Puis, s'adressant à ses gens:

«Si un seul d'entre vous répète cette chanson ou y fait seulement la moindre allusion, il sentira le poids de ma colère, et je le chasserai sur-le-champ.»

Là-dessus il sortit, et telle était la crainte qu'il inspirait, que nul n'osa plus souffler mot du chant satirique. Mais les mendiantes, pensant que Bergtora leur saurait gré de l'indiscrétion, se hâtèrent d'aller à Bergtorsvol et d'y narrer la scène en détail.

*
* *

Vers le soir, quand tout le monde fut à table, la femme de Nial se mit à dire:

«À propos, on vous a gentiment arrangés aujourd'hui, le père et les fils, et si vous avalez cet affront, c'est vraiment que vous avez des cœurs de brebis.

—Qu'est-ce donc?» demanda Skarphédin.

La mère raconta ce qui s'était passé à Lidarende.

«Peuh! fit Skarphédin, nous ne sommes pas des femmelettes pour prendre la mouche à tout propos.

—Gunnar pourtant l'a prise pour vous, et Gunnar, je pense, n'est pas une femmelette! Si vous laissez cette insulte impunie, il n'y a plus de raison pour qu'aucune avanie vous émeuve jamais.

—Oh! oh! notre petite mère est bien emportée!» dit Skarphédin en s'efforçant de rire; mais la sueur lui perlait au front, et des taches rouges enflammaient ses joues.

Grim, le second frère, se mordit les lèvres sans rien dire. Helge, le troisième, resta impassible.

Quant à Atle, il sortit un moment avec Bergtora, et celle-ci, en revenant, était toute tremblante de colère.

«Femme, lui dit Nial, la vengeance est douce en prémices; mais souvent le fruit en est amer.»

*
* *

Dans la nuit, comme il reposait, il entendit résonner le bruit d'une hache contre le mur extérieur du logis, et il s'aperçut que les boucliers n'étaient plus appendus à leur place accoutumée.

«Qui a pris nos boucliers? demanda-t-il à Bergtora.

—Ce sont tes fils.»

Nial se leva aussitôt, mit ses chaussures et sortit. Il vit les quatre jeunes gens en train déjà de gravir la colline.

«Skarphédin! cria-t-il, où allez-vous donc?

—Nous allons à la recherche du bétail.

—À cette heure?»

Skarphédin, au lieu de répondre, entonna la chanson islandaise:

Nous allons pêcher le saumon;
Vois-tu le filet qui se gonfle?...

«Bonne chance donc!» reprit Nial, et il rentra d'un air résigné.

Le lendemain, à l'aurore, Sigmund le skalde était tué; Skarphédin faisait porter sa tête à Halgierde, et Nial en était quitte, à quelque temps de là, pour payer de nouveau le wehrgeld à Gunnar.

Bientôt cependant les choses allaient prendre une tournure plus grave.


CHAPITRE XI

le différend de gunnar et d'otkel

La récolte, cette année-là, fut à peu près nulle dans toute l'Islande, si bien que les plus gros fermiers se trouvèrent à court de grain et de fourrage. On s'aida mutuellement comme on put, et Gunnar en particulier se mit tellement en frais de largesses, qu'il finit par épuiser, lui aussi, sa réserve.

Or au bœr de Kirboi, situé entre les deux Ranga, au nord-ouest de Lidarende, demeurait un certain Otkel, qui était réputé l'homme le plus riche, mais aussi le plus avare du district.

Gunnar alla trouver ce paysan, et, lui faisant part de son embarras, il le pria de lui céder une partie de son superflu.

«En fait de provisions, répondit sèchement Otkel, je ne possède que le nécessaire; mais, si tu veux m'acheter un esclave, j'en ai un à te vendre.»

Gunnar, qui avait justement besoin d'un valet, consentit au marché, et Otkel lui livra un nommé Skarph, Islandais d'origine, qui était l'homme le plus fainéant et le plus vicieux qu'on pût voir.

Le mari d'Halgierde s'en revint donc chez lui avec une bouche de plus à nourrir, et pas le moindre surcroît de subsistances.

Lorsque Nial sut la chose, il partit avec ses fils pour sa propriété de Thorosfield, y prit la charge de quinze chevaux en fourrages et en vivres, et amena le tout à son ami.

«Si tu veux m'en croire, lui dit-il, tu t'abstiendras dorénavant de t'adresser à d'autres que moi.»

Gunnar le remercia cordialement, et l'on pense si ce trait de générosité délicate resserra encore l'intimité entre les deux chefs de famille.

*
* *

Cependant Halgierde avait sur le cœur le procédé insultant d'Otkel, et elle songeait aux moyens de s'en venger. Quand le temps de l'alting fut revenu, et que tout le monde fut parti pour les comices, elle appela Skarph, son nouveau domestique.

«Va à Kirboi, lui dit-elle; prends-y autant de beurre et de fromage que deux chevaux en pourront porter, et, pour qu'on ne s'aperçoive pas du larcin, mets le feu au grenier.

—Je ne vaux pas cher, objecta Skarph, et j'ai bien des vilenies à mon compte, mais jusqu'à présent je n'ai jamais volé ni incendié.

—Qu'est-ce à dire? riposta Halgierde d'un ton de menace; un chenapan fini qui fait l'honnête homme! Obéis-moi, ou sinon...!»

La nuit venue, l'esclave prit deux chevaux et se dirigea du côté de Kirboi. Bien que le chien de la ferme, qui le connaissait, se fût abstenu d'aboyer après lui, il commença par le tuer pour plus de sûreté, et, entrant dans le grenier de son ancien maître, il y chargea ses bêtes de beurre et de fromage; après quoi il incendia le bâtiment et s'en alla au galop.

Comme il approchait de Lidarende, il s'aperçut qu'il avait perdu en chemin sa ceinture, avec son couteau qui était passé dedans, mais il était trop tard pour qu'il pût retourner en arrière.

*
* *

Peu de temps après, Gunnar s'en revint de Tingvalla, accompagné de plusieurs habitants du district de Sida qu'il avait invités à dîner chez lui. Parmi les mets servis sur la table figurait abondance de beurre et de fromage.

«Tiens! d'où sort donc tout cela?» demanda-t-il avec étonnement.

Il savait que ces deux sortes d'aliments manquaient absolument au logis.

«Ne t'inquiète pas de ce détail, et mange tranquillement, lui répondit Halgierde. Est-ce aux hommes à se mêler des choses de cuisine?»

Pour le coup, la patience échappa à Gunnar.

«Me prends-tu donc pour un recéleur?» s'écria-t-il d'une voix courroucée.

Et, comme avaient fait avant lui Thorwald et Osvif, il frappa violemment sa femme à la joue.

«C'est le troisième soufflet que je reçois; il me sera payé le prix des deux autres!» dit Halgierde sans plus d'émotion.

Et sur ce mot elle sortit de la salle.

*
* *

Quand Otkel avait appris sur le ting l'incendie de son grenier, il s'était contenté de dire:

«Voilà ce que c'est que de placer la grange trop près du fournil!» Puis, la session close, il avait regagné, lui aussi, sa maison.

Un matin qu'il était sorti de chez lui pour visiter son pâtis à moutons, il vit, au bord de la Ranga, quelque chose qui brillait sur le sol.

«Tiens! fit-il, qu'est-ce que cela? On dirait de la ceinture et du couteau de ce gredin de Skarph.»

Il ramassa les objets et alla les montrer à ses gens, qui tous les reconnurent également.

La chose lui parut louche, et il résolut de l'éclaircir à tout prix.

Il manda quelques femmes du voisinage qui faisaient le métier de colporteuses, et, leur remettant de menues marchandises:

«Allez-vous-en de bœr en bœr, leur dit-il, offrir cela aux maîtresses des maisons, et ce qu'elles vous donneront en échange, rapportez-le-moi fidèlement.»

Les femmes commencèrent leur tournée. Quinze jours après, elles reparurent, pliant sous la charge.

«Oh! dit Otkel en les voyant, on vous a libéralement gratifiées! Où avez-vous reçu le plus gros de ce que vous portez?

—À Lidarende.

—C'est donc Halgierde qui vous a donné ces superbes fromages?

—Elle-même, et, à voir de quel cœur elle y allait, on eût dit que cela ne lui coûtait rien.»

Otkel se fit apporter un de ses moules, et il essaya dedans les fromages: ils s'y adaptaient exactement.

«Plus de doute, s'écria-t-il, ceci est mon bien, et c'est Skarph qui, sur l'ordre d'Halgierde, a pillé ma grange et l'a incendiée.»

*
* *

Le propos eut bientôt fait le tour du district, et Kulskiag, aux oreilles de qui il parvint, crut devoir en parler à son frère.

«Eh! répondit Gunnar, la chose ne me paraît que trop vraie.

—Et que comptes-tu faire?

—M'en aller à Kirboi offrir à Otkel la réparation à laquelle il a droit.

—Je ne puis que t'approuver, ajouta Kulskiah; c'est à toi de payer les méfaits de ta femme.»

Quelques jours après, Gunnar se présentait chez Otkel.

«Je viens, lui dit-il, m'entendre avec toi au sujet du dommage que Skarph t'a causé. Veux-tu que les principaux du district prononcent comme arbitres?

—Tu me proposes ce moyen, répondit Otkel, parce que tu sais que les gens du pays te sont en majorité favorables, tandis que moi, je ne suis pas aimé...

—Eh bien, reprit le fils d'Hamund sans se départir de son calme courtois, fixe toi-même le dédommagement que tu désires.

—Je ne sais pas, je verrai,» répliqua le paysan.

Gunnar dut se retirer sur cette réponse évasive.

À peine se fut-il éloigné, que ledit Otkel alla consulter son intime ami et voisin Valgard, qui était le personnage le plus perfide et le plus astucieux de toute la contrée; aussi ne l'appelait-on communément que Valgard le Faux. C'était, de plus, un ennemi acharné de Gunnar.

L'autre lui conseilla de recourir aux lumières de Gissur le gode[40], qui habitait le domaine de Mosfield, sis assez loin au nord-ouest par delà le torrent de la Thiorsa.

«Si tu le veux, dit-il, je t'accompagnerai.»

*
* *

Otkel accepta la proposition, et les deux hommes partirent ensemble. En route, Valgard dit à son ami:

«Écoute, je sais que les longs trajets te répugnent; laisse-moi faire cette démarche à ta place.

—Très volontiers, répliqua Otkel; je m'en rapporte complètement à toi.»

Valgard arriva donc chez Gissur, et lui expliqua de quoi il s'agissait.

«Mais, à ce que je vois, fit remarquer le gode, Gunnar a porté à Otkel des propositions d'arrangement acceptables; pourquoi donc celui-ci les a-t-il repoussées?

—C'est qu'il voulait avant tout te consulter, sachant combien tes avis ont de poids.

—Eh bien, assure-le de ma part, si tu m'as bien exposé l'affaire, que le meilleur pour lui est de souscrire aux offres d'accommodement de Gunnar. Mon concours ne lui fera pas défaut.»

Valgard regagna Kirboi.

«Gissur me charge de te présenter ses saluts, dit-il à Otkel. Son opinion est que, dans l'occurrence, tu aurais grand tort d'accepter une réparation à l'amiable. La femme de Gunnar t'a volé; son mari est coupable de recel: mieux vaut que tu intentes une plainte en justice.»

À quelques semaines de là, Gunnar travaillait dans son enclos, le dos tourné à la route, quand il entendit un galop de chevaux. C'était Otkel qui passait devant le bœr, en compagnie d'une dizaine d'hommes. Sans même s'arrêter, le fermier de Kirboi lui cria à haute voix devant ses témoins la formule d'assignation à l'alting, puis il disparut comme il était venu.

L'époque des assises arrivée, Gunnar se rendit à Tingvalla, et là il affecta de ne jamais paraître en public qu'escorté de ses deux frères Kulskiag et Hort, et de Nial et de ses fils. Ces hommes d'élite réunis lui formaient une sorte de garde d'honneur.

Tout le monde sut bientôt sur le ting que l'intention du fermier de Lidarende était d'appeler sa partie adverse à une lutte en champ clos dans l'île de Holm, et l'on ajoutait que c'était contre le gode Gissur qu'il voulait combattre personnellement.

Quand celui-ci fut informé de la chose, il courut immédiatement chez Otkel.

«Qui donc, lui dit-il, t'a conseillé d'actionner Gunnar par-devant l'alting?

—C'est toi-même, parlant à Valgard.

—Valgard en a menti, comme toujours, s'écria l'homme de loi; prenons des témoins et allons chez Gunnar.»

Gunnar, averti de son approche, s'était hâté de sortir de sa hutte avec tout son monde, qu'il fit ranger en ordre de bataille.

Gissur s'avança et lui dit:

«Nous venons t'offrir de prononcer toi-même le verdict.

—Comment? fit Gunnar interdit; est-ce que ce n'est pas sur ton avis que j'ai été cité en justice?

—Non, jamais je n'ai donné ce conseil à Otkel. Valgard le Faux l'a trompé.

—Tu le jures?»

Le gode prononça la formule de serment.

«Eh bien, reprit fièrement Gunnar, je suis toujours prêt à payer le dommage que ma femme a causé; mais il me faut, à moi aussi, une réparation pour cette façon offensante de me traduire dérisoirement à l'alting, et j'évalue l'indemnité qui m'est due de ce chef à l'équivalent de celle que j'offre à Otkel. Si cette solution ne vous agrée pas, que le procès suive son cours légal. Je sais, dans ce cas, ce qu'il me reste à faire.

—Non, répondit Gissur, nous souscrivons à tout ce que tu dis, et nous ne te demandons qu'une chose, c'est d'être dorénavant l'ami d'Otkel.

—Pour cela, jamais! s'écria Gunnar. L'ami de Valgard le Faux ne saurait devenir le mien, et, s'il n'est point fermement résolu à me laisser tranquille désormais, j'estime que le plus sage pour lui, c'est d'aller dès maintenant s'établir dans quelque district un peu éloigné.»

Ainsi eût pu se trouver clos, ou du moins assoupi jusqu'à nouvel ordre, le différend d'Otkel et de Gunnar, si un incident tout fortuit ne fût venu presque aussitôt le ranimer.


CHAPITRE XII

le coup d'éperon et ce qui s'ensuivit

Au cours de ce même été, Otkel voulut aller passer une huitaine de jours à Dal, où il avait un ami du nom de Runolf. Il prit avec lui Valgard le Faux, ses deux frères et quatre autres hommes, et il se mit en route vers la Markar, à l'est de laquelle était le bœr de Runolf. Il devait passer cette rivière à un gué voisin de Lidarende.

Comme il descendait la pente du coteau sur lequel se trouvaient les champs de Gunnar, son cheval eut peur et partit à fond de train.

Gunnar était justement en train de semer de l'orge, baissé vers la glèbe, sa hache et son manteau posés à terre près de lui. Otkel ne pouvait pas le voir, et Gunnar ne pouvait pas non plus voir Otkel.

Or le hasard voulut que l'animal emporté filât juste au ras de lui. Gunnar, surpris, se redressa brusquement, et l'éperon d'Otkel, qui n'en pouvait mais, lui déchira au passage l'oreille gauche, d'où le sang jaillit avec abondance.

Une minute après Valgard et les autres arrivaient. Gunnar les prit aussitôt à témoin de l'acte du brutalité d'Otkel.

«Eh! dit Valgard, le mal n'est pas grand. Vas-tu pour si peu te mettre en colère et brandir ta hallebarde, comme tu le fis dernièrement sur le ting en nous dictant ton arrêt souverain?

—Je te souhaite, à toi et aux autres, de ne jamais me fournir l'occasion de brandir, comme tu le dis, ma hallebarde!» se contenta de répliquer Gunnar, et il rentra de ce pas à son bœr, où il ne souffla mot de l'aventure; de sorte que chacun crut que sa blessure était l'effet d'un simple accident.

*
* *

Oktel et ses compagnons continuèrent leur route jusqu'à Dal, et là, quand tout le monde fut à table, Valgard raconta ce qui s'était passé près de Lidarende.

«Et quelle figure faisait Gunnar? demanda là-dessus un des convives.

—Ma foi, il m'a bien semblé qu'il pleurait.

—Voilà, interrompit sévèrement Runolf, une parole calomnieuse que tu regretteras. Gunnar lui-même est homme à te prouver que ses yeux ne sont point faits pour les pleurs. Puissent d'autres que toi encore ne pas l'apprendre à leurs dépens!»

Quand au bout de la semaine son ami le quitta, Runolf lui dit:

«Peut-être ferais-je bien de t'accompagner jusqu'à Kirboi; Gunnar, en te voyant avec moi, ne te cherchera point querelle.»

Mais Otkel repoussa la proposition, en alléguant qu'il passerait la Markar un peu plus en aval, loin de Lidarende.

Cependant le méchant propos de Valgard le Faux avait été rapporté à un pâtre, qui s'était empressé de l'aller redire à Gunnar.

«C'est bon, avait répondu celui-ci; occupe-toi de faire ton métier, et ne m'importune point de pareilles vétilles.»

Le soir même, toutefois, il entretint de la chose son frère Kulskiag; puis le lendemain, qui était le jour où Otkel devait regagner Kirboi, il ceignit son glaive, se coiffa de son casque, prit sa hallebarde, et ainsi équipé galopa vers l'ouest.

Après avoir passé la Ranga près de la ferme d'Hof, il descendit de cheval et attendit.

Au bout de quelques instants Otkel et ses compagnons parurent. Immédiatement il courut sur eux.

«Voici ma hallebarde, leur cria-t-il, et je vais vous montrer comment je pleure!»

*
* *

La troupe adverse mit vite pied à terre pour se ruer contre lui. Halkol, un des frères d'Otkel, fut le premier à l'attaque. Des deux mains il lança un énorme javelot à Gunnar. Celui-ci se couvrit, et le dard s'enfonça dans son bouclier. Gunnar alors jeta ledit bouclier contre terre avec une telle force, qu'il y resta fiché par la pointe du javelot; puis, saisissant son épée, il se mit à décrire des moulinets si vertigineux, que c'étaient autant d'éclairs fulgurants.

Dans un de ces moulinets il trancha le poignet droit au frère d'Otkel; ensuite, se retournant vers Valgard, qui le menaçait à dos de sa hache, il lui fit d'un coup de sa hallebarde sauter l'arme des mains; puis, d'un second coup lui traversant le ventre, il l'enleva ainsi embroché, et l'envoya, la tête la première, rejoindre sa hache dans le marais voisin.

Otkel voulut profiter du moment pour couper le jarret de son ennemi; mais, d'un bond prodigieux en l'air, Gunnar évita l'atteinte de l'épée; après quoi, retombant d'aplomb sur ses jambes, il transperça Otkel à son tour.

Soudain une voix s'écria:

«Tiens bon. Gunnar, me voici!»

C'était Kulskiag qui, averti par sa mère Ranveige du départ précipité de son frère, s'était hâté de saisir ses armes et de s'élancer ventre à terre sur ses traces. Il commença par coucher à terre l'autre frère d'Otkel, et Gunnar et lui, à deux contre quatre, eurent bientôt raison du reste de la troupe.

L'affaire revint à l'alting suivant; mais tel était encore, à ce moment, le prestige de l'homme de Lidarende, que tous les paysans de la vallée de la Markar et un grand nombre de ceux de la Ranga prirent à l'envi parti pour lui, et obligèrent les trois fils d'Otkel,—Bork, Égil et Starkad,—à recevoir le wehrgeld fixé par les juges.

«C'est égal, dit Nial à Gunnar, cette affaire me paraît très fâcheuse. On commence, vois-tu, à te jalouser fort, et désormais chacun de tes triomphes accroîtra le nombre de tes envieux, et par conséquent celui de tes ennemis.»

*
* *

Quelque temps après, comme le fils d'Hamund se disposait à partir pour le bœr de Tung, situé sur un affluent de la Markar, afin d'y rendre visite à Asgrim, le beau-père d'Helge, Nial courut vite à Lidarende.

«Tu as à faire un trajet assez long, dit-il à Gunnar; méfie-toi en chemin des surprises. Tu n'ignores pas que, malgré l'accommodement survenu, la «querelle du sang» reste ouverte entre toi et les fils d'Otkel. Veux-tu que mes quatre fils t'accompagnent?

—Merci, répondit Gunnar, je n'entends point qu'ils s'exposent pour moi.»

Et il sauta en selle, accompagné seulement de ses frères Kulskiag et Hort.

Il demeura huit jours à Tung, et lorsqu'il prit congé d'Asgrim, celui-ci lui proposa également une escorte pour sa sûreté. Il la refusa et partit.

Il venait de franchir la Thiorsau, cours d'eau vassal des grands fiords de l'ouest, quand il se sentit pris de somnolence. La petite troupe s'arrêta donc au revers d'une colline, et Gunnar se coucha pour dormir.

Son sommeil fut étrangement agité; un frisson secouait tous ses membres, et ses lèvres murmuraient des paroles sans suite. Hort voulut l'éveiller, mais Kulskiag l'en empêcha.

À la fin, ce cauchemar cessa, ses yeux se rouvrirent, et il regarda autour de lui d'un air effaré.

«Tu as fait quelque songe pénible? lui dit Kulskiag.

—Oui, un songe tel, que, si je l'eusse eu cette nuit à Tung, j'aurais laissé l'un de vous deux chez Asgrim.

—Explique-toi donc, demanda Hort.

—J'ai rêvé qu'une bande de loups nous attaquait près de Nafahole (c'était le nom des hauteurs qui se trouvaient un peu plus loin); moi et Kulskiag nous en abattions un bon nombre; mais Hort était mis en pièces, et un des fauves lui dévorait le cœur.»

Hort, à ce mot, se prit à rire; mais Gunnar ajouta d'un ton de voix très sérieux:

«Frère, veux-tu que je te donne un conseil? Retourne immédiatement à Tung.

—Je n'en ferai rien, certes, répliqua le jeune homme; j'entends te suivre, fussé-je assuré de mourir en route.»

*
* *

Quelque temps après, tous les trois passaient la Ranga de l'ouest, et s'acheminaient du côté de Nafahole. En approchant des collines, ils aperçurent une troupe armée qui épiait leur marche. C'étaient les trois fils d'Otkel, Bork, Starkad et Égil, accompagnés d'une vingtaine d'hommes. Ils avaient eu vent du voyage de Gunnar, et avaient pris leurs dispositions afin de l'attaquer au retour.

Gunnar, à leur vue, piqua des deux, suivi de ses frères, vers une langue de terre proche de la Ranga qui lui semblait propre à la défensive. Ses ennemis l'y rejoignirent aussitôt.

En tête de la bande, dévalant pêle-mêle sur la pente abrupte, s'avançait un certain Sigurd, dit «la tête de porc», qui était l'âme damnée de Starkad. Gunnar lui décocha prestement une flèche. Sigurd n'eut pas le temps de se couvrir de son bouclier; le trait lui entra par l'œil gauche et lui ressortit par la nuque. Ce fut le premier mort du combat.

Une autre flèche, lancée aussi par Gunnar, abattit un second homme, et Kulskiag, du jet d'une énorme pierre, fendit le crâne à un troisième.

*
* *

«Sus! sus! cria Bork à ses gens; j'ai juré de ne point m'en retourner sans sa tête!

—Viens donc la prendre!» riposta Gunnar, qui jeta son arc, et, le glaive d'une main, la hallebarde de l'autre, attendit le choc de pied ferme.

Bork et Égil fondirent à la fois sur lui. Il transperça l'un d'un coup de hallebarde, et décapita l'autre du tranchant de son épée.

Kulskiag, de son côté, serré de près par un certain Svine, de sa hache lui tranchait littéralement le fémur. L'homme demeura un instant debout sur son autre jambe, regardant d'un œil hébété son moignon qui rougissait le sol; puis il tomba mort.

Un nouvel adversaire se rua aussitôt sur Kulskiag. Celui-ci l'embrocha de sa hallebarde, et, le faisant tournoyer en l'air, le lança dans les eaux de la Ranga. Hort, lui aussi, se comportait vaillamment. Il avait déjà fait mordre la poussière à deux de ses ennemis, quand un troisième, nommé Thore, récemment arrivé de Norwège, lui enfonça son glaive dans le cœur. Le malheureux expira sur-le-champ.

Gunnar, qui venait de se débarrasser de son septième assaillant, se précipita furieusement sur Thore, et, le frappant au défaut des côtes, lui partagea le corps en deux morceaux.

«Fuyons! s'écria Starkad à cette vue; car nous avons affaire ici à quelque puissance surnaturelle.

—Attends au moins que je te marque, pour qu'on voie bien que tu t'es battu.»

L'autre s'esquiva au plus vite; néanmoins le fer de son adversaire eut le temps de lui entamer l'épaule.

Toute la troupe détala, laissant treize morts sur le champ de bataille, et, parmi ceux qui s'enfuyaient, il n'y en avait pas deux qui ne fussent blessés.

Hort était la quatorzième victime.

Gunnar étendit le corps à fleur de terre sur son bouclier, et un tertre surmonté d'un petit cairn en cailloux fut érigé par-dessus le cadavre, selon la mode islandaise et païenne. Tout le temps que dura cette cérémonie, le fils d'Hamund et son frère n'échangèrent pas entre eux une parole; mais, au gonflement des veines de ses tempes et aux taches rouges qui marquaient ses joues, on devinait assez quelles pensées de vengeance s'agitaient dans l'âme de Gunnar.

*
* *

On pouvait s'attendre à ce que l'affaire fût extrêmement grave, si tous les gens apparentés aux victimes se coalisaient en justice contre le meurtrier. Aussi Gunnar n'eut-il rien de plus pressé que d'aller à Bergtorsvol demander conseil à son ami Nial.

«Dans tout cela, lui dit ce dernier, je ne vois pas qu'il y ait eu de ta faute; c'est l'inéluctable fatalité qui t'a contraint à ce nouveau fait d'armes; mais on commence, je te le répète, à se lasser de tes sanglants triomphes, et je crains qu'un fâcheux remous d'opinion ne se manifeste contre toi à l'alting. Compte néanmoins que je ferai de mon mieux pour que tu reviennes victorieux de l'instance.»

Quand les assises furent ouvertes, la partie plaignante se présenta, ayant à sa tête, outre Starkad et ses deux beaux-frères Thorgrim et Onund, le gode Gissur en personne, dont Starkad avait entre temps épousé la fille, dans l'unique vue de le rallier à la cause des siens.

Gunnar, lui, était assisté de ses tenants ordinaires, et en outre d'un cousin de feu Hogi, un certain Olaf, qui était pour l'instant le plus gros chef de la vallée de la Laxa.

Le remous d'opinion prédit par Nial ne manqua pas, en effet, de se produire; néanmoins, grâce au crédit d'Olaf et à l'habileté de Nial lui-même, Gunnar, cette fois encore, s'en tira. On gagna les uns par des présents, on désarma les autres par des promesses, si bien que l'homme de Lidarende sembla sortir de ce nouveau procès plus fort et plus respecté que jamais.

Mais le sage Nial ne s'y trompait pas.

«Prends bien garde, dit-il à Gunnar, ta popularité ne tient plus qu'à un fil. Si la force des choses t'entraîne à un homicide de plus, rien, j'en ai peur, ne pourra te sauver.»


CHAPITRE XIII

ce qu'il y a dans le pas d'un cheval

Un hiver encore s'est écoulé. La diète islandaise a repris sa session de printemps au milieu d'un concours inusité de peuple, et mille grondements, précurseurs de l'orage, emplissent l'agreste vallon de Tingvalla.

Le gode Gissur a fait le tour du ting pour recueillir l'adhésion des chefs à l'instance qu'il doit introduire en justice au sujet du meurtre de son gendre Starkad et de cinq autres de ses parents.

L'affaire appelée, il gravit le Logberg suivi de ses témoins, et expose sa plainte dans les formes voulues. Le vieux Nial s'avance ensuite au pied du roc où siège le Logmadr, et s'adressant aux juges assemblés:

«Est-il vrai, demande-t-il, que Gunnar et Kulskiag, s'en revenant dernièrement des îles de la Côte, ont été derechef assaillis près de la Ranga par Starkad, fils d'Otkel, accompagné d'une douzaine d'autres hommes?

—Cela est vrai, répondent les juges.

—Est-il vrai aussi, reprend Nial, que, quelques semaines auparavant, le même Starkad, de complicité avec Onund et Thorgrim, avait projeté d'attaquer Gunnar dans son propre bœr tandis que tous les gens de sa maison se trouveraient aux champs, et que ce coup de main ne manqua que parce qu'un pâtre de Thorosfield avait eu vent de ce qui se tramait?

—C'est encore exact, fit un juré; mais une composition en argent, fixée par un arbitrage à l'amiable, a réglé l'affaire dans le délai voulu.

—Eh bien, poursuivit Nial, je demande ici, au nom de Gunnar, que douze arbitres décident également dans l'instance présente. Gunnar pourrait légalement protester contre l'accusation dont il est l'objet de la part de Gissur, et solliciter un arrêt de déboutance...»

Des bruits confus s'élevèrent à ce mot de différents côtés de l'assemblée; Nial continua toutefois sans se troubler:

«...Mais Gunnar n'est point de ceux qui se dérobent quand il s'agit de verser le prix du sang, et, dût tout son avoir et le mien y passer, vous ne le trouverez jamais insolvable.»

*
* *

Cette péroraison fut de nouveau suivie de murmures hostiles. Néanmoins un certain nombre de notables, après s'être consultés un instant, appuyèrent la requête de Nial, et le tribunal arbitral fut formé.

Gunnar et Kulskiag, retirés dans leur hutte, attendaient silencieusement la sentence.

Celle-ci fut prononcée le jour même. Elle fixait à un taux relativement modéré les indemnités pécuniaires à payer pour la mort de Starkad et de ses compagnons; mais elle déclarait Gunnar et son frère condamnés à un exil de trois ans.

L'arrêt portait, suivant l'usage, que si dans ce laps de temps les bannis reparaissaient en Islande, toute personne apparentée à l'une de leurs victimes était autorisée à les tuer.

Les applaudissements de cette même foule, qui avait tant de fois acclamé aux comices l'homme de Lidarende, saluèrent au loin cette sentence draconienne.

Gunnar acquitta sans mot dire le wehrgeld, et aussitôt, accompagné de Nial, il reprit le chemin de la Markar.

«Mon ami, lui dit en route ce dernier, obéis docilement à la loi; donne ce nouveau gage à ta gloire. Va-t'en comme jadis dans les pays de l'est conquérir un surcroît de crédit et d'honneur. Tu trouveras, à ton retour, ta considération si bien refaite d'elle-même, que nul n'osera plus te marcher sur le pied... Si tu agis autrement, tu es un homme mort.»

Gunnar répondit qu'il n'avait nullement l'intention de violer la sentence rendue contre lui. Dès le lendemain il fit parer un navire au fiord le plus proche, et quelques jours après il disait adieu à tous ses amis et ses serviteurs qui l'avaient escorté jusqu'à la Markar.

*
* *

Son frère Kulskiag chevauchait en silence à côté de lui. Tout à coup la monture de Gunnar ayant fait un faux pas, ce dernier mit pied à terre, et à ce moment il promena ses regards sur la croupe des monts d'alentour et sur les champs qui se trouvaient à leurs pieds.

«Ah! le splendide coup d'œil! s'écria-t-il comme émerveillé. Jamais il ne m'a paru aussi beau! Vois, les épis jaunes mûrissent pour la coupe, et le foin est tout fauché sur le pré... Kulskiag, je tourne ici bride... L'Islande est le plus beau pays!

—Je t'en prie, répondit le frère, ne fais pas ce plaisir à tes ennemis, respecte la loi; personne ne voudra plus se fier à toi, et il arrivera, crois-le bien, ce que Nial a prédit.

—Non, non, je ne vais pas plus loin, répéta Gunnar, et je te conseille de faire comme moi.

—Certes non, je ne veux pas rompre ma parole, ni maintenant ni en aucun temps... Séparons-nous donc; mais dis aux miens que jamais je ne reverrai l'Islande, car j'ai la certitude de ta fin prochaine, et je ne saurais vivre ici sans toi.»

Ils se quittèrent, Kulskiag pour s'embarquer à destination des rives étrangères, Gunnar pour regagner Lidarende.


CHAPITRE XIV

le siège de lidarende—mort de gunnar

À l'alting suivant le gode Gissur déclara Gunnar «hors la loi», et, après la dissolution de l'assemblée populaire, assigna rendez-vous à tous les adversaires du banni dans cette sombre gorge de l'Allmannagia dont on a décrit le site au lecteur.

À cette nouvelle, Nial courut au plus vite prévenir son ami. Il lui offrit derechef le concours armé de ses fils, prêts, disait-il, à mourir pour lui; mais Gunnar, encore une fois, refusa fermement ce généreux sacrifice.

Quelque temps s'écoula. Le fils d'Hamund allait et venait comme de coutume, sans que personne fît mine de l'attaquer au dehors ou chez lui. C'est qu'on attendait la moisson, époque où tous ses gens allaient être occupés à faucher dans les îles voisines, et où il devait rester seul au logis avec Ranveige, sa vieille mère, sa femme Halgierde et un chien d'Islande appelé Sam, d'un instinct et d'un flair tellement merveilleux, qu'il discernait du premier abord l'ami de l'ennemi et n'aboyait jamais qu'à bon escient.

Au jour dit, les conjurés prirent donc le chemin de Lidarende. Arrivés près de la haie de Gunnar, ils firent halte pour se concerter. Le premier obstacle était Sam; il fallait tout d'abord se défaire de lui. Le chien, qui rôdait au dehors, vint de lui-même au-devant de son destin. À peine, en effet, eut-il aperçu le premier homme de la bande, qu'il lui sauta courageusement à la gorge. Un vigoureux coup de hache sur la tête eut raison du fidèle animal; mais avant de tomber mort il poussa un hurlement comme personne n'en avait jamais entendu.

Gunnar, qui reposait sur son lit dans la mansarde de son bœr, s'éveilla à ce cri de détresse.

«Holà! dit-il, Sam mon frère, il me semble qu'on joue un vilain jeu avec toi!»

Au même moment il vit par la lucarne quelqu'un qui grimpait vers le toit. C'était Thorgrim, qu'on avait envoyé voir en haut si Gunnar était bien chez lui. Il fut renseigné à souhait, car celui-ci lui détacha par l'ouverture un bon coup de hallebarde qui le fit dégringoler prestement. L'homme eut néanmoins encore assez de force pour courir vers le reste de la troupe.

«Eh bien? demanda Gissur, Gunnar est-il là?

—Allez-y voir, répondit Thorgrim; pour moi, j'ai la preuve que sa hallebarde du moins y est.»

En achevant ces mots il tomba mort.

«Souviens-toi du soufflet que tu me donnas!»
«Souviens-toi du soufflet que tu me donnas!».

*
* *

Les conjurés se ruèrent aussitôt sur la maison; mais Gunnar les reçut si bien à coups de flèches, qu'ils ne purent guère avancer en besogne. Un instant ils s'arrêtèrent pour reprendre haleine, puis revinrent à la charge.

Trois assauts successifs ayant échoué, la troupe faisait mine de se retirer, lorsque Gunnar, saisissant une flèche qui était restée fichée dans une poutre près de la lucarne: «Voilà, dit-il, un trait qui leur appartient; je vais donc le leur renvoyer, pour qu'ils aient la honte d'être atteints par leurs propres armes.

—Mon fils, supplia la mère, ne fais pas cela, ne les rappelle pas ici, puisque tu vois qu'ils s'éloignent.»

Gunnar lança nonobstant le projectile, qui blessa grièvement un homme à l'arrière-garde.

«Tiens! dit Gissur, je viens de voir une main avec un anneau d'or qui cueillait une flèche sur le toit... M'est avis qu'ils n'ont pas là dedans beaucoup de munitions, puisqu'ils en vont glaner au dehors... Si nous reprenions un peu l'offensive?

—Brûlons-le dans sa tanière, dit Onund.

—Pour cela, jamais! répliqua Gissur, ma propre vie fût-elle en jeu! Mais toi, qui passes pour un homme de ressources, tu inventeras bien quelque autre expédient qui vaille.»

*
* *

Il y avait dans la plaine quelques cordages qui servaient d'amarres, en cas de tempête, pour consolider la maison. Sur l'avis d'Onund on les prit, on les enroula aux extrémités de la solive maîtresse qui maintenait tout le chevronnage du toit, et l'on arracha ainsi la membrure du faîte.

Gunnar ne s'en aperçut que lorsque la dislocation des poutres était déjà chose consommée. Il continua néanmoins à se servir si bien de son arbalète, que les ennemis ne pouvaient l'approcher.

Onund parla derechef de mettre le feu au logis; derechef aussi Gissur repoussa la proposition.

À ce moment un des assiégeants parvint à se hisser tout en haut, et trancha par surprise la corde de l'arc de Gunnar. Celui-ci saisit aussitôt sa hallebarde, et l'homme retomba transpercé au pied de la muraille.

Gunnar cependant avait reçu deux blessures.

«Halgierde, dit-il à sa femme, coupe deux tresses de ta chevelure, afin que ma mère m'en refasse une corde pour mon arbalète.

—Est-ce absolument indispensable? demanda Halgierde.

—Si indispensable, que ma vie en dépend. Si je puis continuer à jouer de l'arc, ces gens-ci ne m'approcheront jamais.»

Halgierde se croisa les bras et reprit:

«Souviens-toi du soufflet que tu me donnas... Il m'est fort égal que ta défense se prolonge plus ou moins.

—C'est bien, répliqua Gunnar; chacun entend l'honneur à sa façon; je ne m'attarderai pas à te prier.

—Coquine que tu es! s'écria la mère; ta honte vivra éternellement!»

Gunnar ne se relâchait point dans sa résistance. Il blessa encore grièvement huit hommes; mais enfin de lassitude il se laissa choir.

Ses ennemis alors s'avancèrent, fondirent sur lui et le criblèrent de coups. Il put néanmoins se redresser une dernière fois, et se battit de nouveau en désespéré jusqu'à ce qu'il retombât mortellement atteint.

«Amis, s'écria Gissur, nous venons de tuer le preux des preux! La victoire, certes, nous a coûté cher, et aussi longtemps que la terre d'Islande sera habitée, on se racontera le suprême fait d'armes de ce vaillant.»

Il donna ensuite des ordres pour que tout fût respecté dans le bœr, et chacun reprit le chemin de sa maison.

*
* *

La nouvelle de la mort tragique de Gunnar fit une profonde impression dans le pays. Une assemblée de district (gauting) fut tenue tout exprès en cette circonstance; mais le défunt ne laissait point d'enfant mâle qui pût assumer la tâche de le venger. De ses deux frères, l'un n'était plus de ce monde; l'autre, Kulskiag, était en Danemark, d'où la nouvelle arriva bientôt qu'il s'était marié, fait chrétien, puis transporté avec sa femme au pays de Novgorod, chez les Varangiens, pour s'y livrer au commerce des pelleteries.

Halgierde se hâta de quitter Lidarende pour se retirer à Grytaa auprès de son gendre Thraen. Seule Ranveige, la vieille mère de Gunnar, demeura au bœr.

Elle suspendit la hallebarde de son fils dans la salle d'honneur comme une pieuse relique. Défense fut faite à personne d'y porter la main. Dans les nuits tempétueuses de l'hiver, si parfois une rafale de vent, passant à travers les poutres disjointes, faisaient résonner l'arme contre le mur, Ranveige s'éveillait en sursaut et criait:

«Qui touche à la hallebarde de Gunnar? Celui-là seul a le droit de la prendre qui la lui veut porter dans la Walhalla!»


TROISIÈME PARTIE

NIAL ET LES FILS DE NIAL


CHAPITRE XV

ou le lecteur retourne en norwège

Dans l'été de cette même année 993, où s'était accompli le drame de Lidarende, le fameux pirate Melkolf était l'effroi des côtes scandinaves. Sa flottille, composée de six longs bâtiments, les plus véloces qu'on eût encore vus, courait sans cesse du cap Nord au Smaaland (Suède), jetant le grappin à tous les navires, et portant même la désolation jusque dans le fiord de Christiania.

Vainement le jarl Hakon avait-il lancé ses meilleurs marins à la poursuite de l'escadre écumeuse; il semblait que les tempêtes seules pussent affranchir les mers boréales du tribut qu'y prélevait le viking.

Un jour que Melkolf était aux aguets au fond d'une anse du nord de l'Écosse, il vit déboucher dans la baie un bateau qui venait des Orcades et portait à sa proue une tête de griffon. Immédiatement il donna l'ordre de lui courir sus.

L'autre n'essaya pas même de battre en retraite. En un clin d'œil il fut entouré et son équipage sommé de se rendre. Sur l'avant-pont se tenaient trois jeunes gens de haute taille et à la mine fière, que le pirate, du premier coup d'œil, avait reconnus pour des Islandais.

*
* *

C'étaient, en effet, les trois fils de Nial, Skarphédin, Helge et Grim, qui, sur le conseil de leur père, désireux d'offrir à leur humeur belliqueuse et remuante le dérivatif des lointaines aventures, s'étaient embarqués, comme jadis Gunnar, pour la terre de Norwège. Un coup de vent les avait détournés de leur route et poussés dans la direction de l'Écosse.

Quoique disposant à peine du cinquième des forces qu'avait le viking, Skarphédin n'hésita pas un instant: d'un signe il commanda le combat, et lui-même, pour donner l'exemple, assena au pilote du navire qui se trouvait bord à bord avec le sien un tel coup de sa hache Rimegyge sur la tête, que l'homme s'abattit pour ne plus se relever.

Grim, assailli par deux des pirates, en traversa un de sa hallebarde; puis, faisant un bond prodigieux de côté, un de ces bonds où Gunnar excellait, il retomba de tout son poids sur le second, qui n'atteignit que son bouclier, et se vit cloué à la renverse au bordage de son propre bateau.

Cependant toute une grappe d'ennemis s'accrochait au navire islandais, et la mêlée sanglante commençait. Skarphédin était effrayant à voir, avec son visage aigu d'oiseau de proie et la pâleur mate de son teint. Chaque tournoiement de sa Rimegyge faisait voler une tête ou un bras.

Helge, dans sa beauté douce et calme, ses longs cheveux voltigeant au vent, combattait à l'arrière du bateau avec l'élite des marins du bord, cherchant à joindre Melkolf lui-même, qu'entourait un groupe de ses gens.

Le sang ruisselait de toutes parts et la victoire flottait incertaine, quand cinq bâtiments contournèrent tout à coup la pointe recourbée de terrain qui fermait la baie du côté de l'est. Ils arrivaient à force de rames. Celui qui ouvrait la marche était orné tout entier d'écussons, et au mât se tenait adossé un homme vêtu d'un pourpoint de soie, la tête coiffée d'un casque d'or, et portant à la main une énorme lance.

«Holà! qui soutient ici cette lutte inégale?» cria-t-il de loin aux Islandais.

Les fils de Nial dirent qui ils étaient.

«Oh! répondit l'étranger, vous portez un nom connu par tout le Nord; moi, je suis Kare, fils d'Ethel. Islandais comme vous, je viens des Hébrides, et à temps, je pense, pour vous être utile.»

*
* *

Là-dessus le combat reprit plus terrible. Kare commença par sauter sur le gaillard d'avant du navire où se trouvait Melkolf. Celui-ci, sans lui laisser le temps de se reconnaître, se rua contre lui le glaive au poing. L'autre heureusement put esquiver le coup, dirigé avec une telle force, que la lame entière s'enfonça dans la boiserie du bordage.

Kare leva l'épée à son tour; mais il n'atteignit que l'air invulnérable. Dans un brusque mouvement de côté pour éviter le fer qui le menaçait, Melkolf avait perdu l'équilibre, et était tombé à l'eau comme une masse.

«Holà! s'écria le fils d'Ethel, est-ce qu'à l'instar de Fafnir le nain tu voudrais te changer en un serpent de mer[41], afin de continuer entre deux eaux l'honnête métier auquel tu excelles? Attends un peu!»

Ce disant, il saisit une lance, et, se penchant sur l'avant-bec du navire, il la brandit d'une main sûre contre le corps du pirate, qui, désireux de prendre le large, s'était mis à frapper vigoureusement l'onde de ses quatre antennes.

Celui-ci entendit le fer sifflant; il voulut replonger pour lui échapper; mais, comme dit la vieille saga, la mer est un élément plein de lourdeur, et la lance fut plus vite à son but que le plongeur au sien. Kare avait visé l'homme par le milieu, et ce fut aussi le milieu de l'homme qui fut bel et bien traversé par la pique.

Le viking, avant d'expirer, leva un moment, comme deux rames que l'on met en l'air, ses deux bras tout droits au-dessus de sa tête, un court bouillonnement agita l'eau verte, une tache rouge y apparut, et c'en fut fait à jamais de Melkolf, «la terreur du Nord.»

Au même instant Helge et Grim, enjambant toute une ligne de cadavres étendus à la file comme des cormorans, arrivaient à la rescousse de ce côté. Le renfort était inutile. Les vikings, découragés par la mort de leur chef, s'étaient décidés à demander merci. Skarphédin leur fit grâce de la vie et leur permit de se retirer avec un de leurs bâtiments; seulement ils durent livrer aux vainqueurs tout ce qu'ils possédaient d'armes et de richesses.

*
* *

Après cet exploit, les fils de Nial s'en allèrent avec Kare à Rowsa, île des Orcades où résidait le comte Sigurd, tributaire du jarl Hakon de Norwège, au service duquel était temporairement le fils d'Ethel. Ils passèrent près de lui tout l'hiver, et Helge devint même, au même titre que Gunnar jadis l'était devenu du roi Svend, l'homme-lige de Sigurd. Le printemps revenu, ils firent, toujours en compagnie de Kare, diverses expéditions maritimes qu'on s'abstiendra de raconter au lecteur, déjà au courant de ce genre d'épopée, et la seconde année ils gagnèrent le port norwégien de Drontheim. Kare, retenu quelque temps encore aux Orcades par ses fonctions de collecteur de l'impôt dans les îles et les archipels voisins, ne devait les y rejoindre qu'à la fin de la saison.

*
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Hakon le Puissant, comme on l'appelait, eût pu dès longtemps, s'il l'avait voulu, prendre le titre de roi de Norwège, sans que Svend le Danois, son suzerain nominal, eût eu les moyens de l'en empêcher; mais, assuré de son autorité et plus soucieux d'être que de paraître, il s'était contenté de se faire appeler jarl, comme l'avait fait son père avant lui, et, avant son père, son aïeul. Les épreuves n'avaient pas manqué à sa vie. Exilé pendant sa jeunesse à la cour d'Harald à la dent bleue, il s'y était vu, en compagnie de ce prince, contraint par l'empereur Othon d'embrasser le christianisme. Mais, à peine rentré en Norwège, il s'était hâté de rejeter, selon son expression favorite, la «soupe au lait» de la foi nouvelle et de revenir aux farouches dieux de ses ancêtres; de plus, pour mieux accentuer cette seconde conversion, il avait fait aussitôt mettre à mort les moines et les prêtres venus avec lui afin d'évangéliser le pays.

Son château principal, ou plutôt sa grange[42], pour employer l'expression du temps, se trouvait en un lieu appelé Ladir, au centre du district actuel de Drontheim. Quant à la ville de ce nom, elle n'existait pas alors, et ladite appellation ne s'appliquait qu'au canton même où vivaient les tribus d'hommes libres au concours desquelles Hakon devait le plus clair de sa force.

C'était aussi dans cette région, située au nord des monts Dofrines, que s'élevait le plus grand sanctuaire païen de la Norwège, celui que le jarl vénérait entre tous. Sis dans une clairière d'une des épaisses forêts de pins de la vallée, il était bâti tout en bois, mais merveilleusement ouvragé et sculpté. De forme circulaire, avec un évidement correspondant à ce que nous nommons l'abside, un dôme surmonté d'un clocher, et des fenêtres munies de vitres, ce qui était une rareté pour l'époque[43], il représentait le type ordinaire de ces temples primitifs en rotonde auxquels, en maint lieu du Nord, les chrétiens une fois victorieux n'eurent qu'à ajouter une croix et des cloches pour les métamorphoser extérieurement en églises.

À l'intérieur étaient, cela va sans dire, les images des divers dieux scandinaves, images chargées de mille ornements de prix, tels que broches, colliers d'or et bracelets.

*
* *

Or, la veille même du jour où les fils de Nial, après un an passé en Norwège, se disposaient à se rembarquer pour l'Islande, il advint que le jarl Hakon donna en son château de Ladir une fête somptueuse à l'un de ses hommes liges, le vieux chef Gudbrand de la Vallée[44].

Kare n'était pas encore arrivé. En revanche, pendant la fête même, un autre Islandais survint à la Grange: c'était Thraen, ce gendre d'Halgierde que le lecteur n'a sans doute pas oublié.

Depuis deux à trois ans, lui aussi, il voyageait dans les pays de l'Est, et, comme c'était un vaillant homme en même temps qu'un marin très expert, le jarl Hakon l'avait retenu le plus possible auprès de lui, et l'honorait d'une faveur toute spéciale. Pour le moment, ledit Thraen revenait d'une mission de confiance en Danemark, et, de même que les fils de Nial, il se préparait à mettre à la voile afin de retourner en Islande.

Le repas venait de s'achever, les cornes circulaient à la ronde avec les toasts accoutumés, quand, à l'un des bouts de la salle, une querelle s'éleva entre deux des convives. L'un s'appelait Asvard; c'était un des familiers du jarl. L'autre, un homme d'une stature gigantesque, au visage sombre et au regard mauvais, faisait partie de la suite de Gudbrand. Seul parmi tous les invités, il avait gardé avec lui sa hache, dont il ne se séparait jamais, disait-il.

Hakon appela cet individu.

«Avance ici; comment te nomme-t-on?

—On me nomme Rapp, fils de Geirolf, répondit l'autre d'un air farouche.

—Ah! oui, je connais ton histoire. Tu as tué un homme en Islande, et alors tu t'es enfui en Norwège, où notre féal Gudbrand de la Vallée a bien voulu t'accueillir sous son toit. Fais en sorte qu'il n'ait pas à se plaindre de toi, sinon il pourra t'en cuire.»

L'homme fit entendre un espèce de grognement.

«Qu'est-ce que tu dis? reprit le jarl. Sache que dans une salle remplie de monde il n'est pas séant de murmurer dans sa barbe. Allons, retourne à ta place, et ne trouble plus la paix de cette fête.»

L'Islandais fit le geste de lever à demi sa hache comme s'il eût eu la velléité d'en essayer le fil sur Hakon; puis, tournant brusquement sur lui-même, au lieu de regagner sa place, il sortit incontinent de la salle avec un ricanement sardonique. Nul ne s'occupa plus de l'incident, et les libations continuèrent comme devant.

*
* *

Le lendemain, dans la matinée, Skarphédin et ses frères, ainsi que Thraen, se trouvaient ensemble au fiord de Ladir, occupés des derniers apprêts de leur départ. Tout à coup un bruit inusité retentit par delà le petit bois de genévriers et de bruyères qui séparait le rivage de la Grange, et une épaisse colonne de fumée s'éleva plus loin au-dessus des grands arbres de la vallée.

Les fils de Nial et Thraen se demandaient ce que cela signifiait, quand un homme déboucha du fourré, courant de toute la vitesse de ses pieds.

C'était Rapp l'Islandais.

«Sauvez-moi! cria-t-il tout d'abord à Skarphédin et à ses deux frères.

—Qu'as-tu donc fait?

—Voici la chose brièvement, car les actes me vont mieux que les paroles. J'ai pillé le temple de Thor, j'y ai mis le feu, et comme les soldats du jarl me traquaient, j'en ai tué deux avec cette hache.

—En ce cas, répondit Helge, tu es un de ces oiseaux de malheur que chacun doit se garder d'accueillir.

—Vous oubliez que je suis Islandais!

—Un Islandais hors la loi!

—C'est bien, que mes malédictions vous retombent sur la tête!» riposta haineusement le fugitif, et apercevant Thraen non loin de là, il courut l'implorer à son tour.

Celui-ci d'abord le repoussa; puis, se laissant persuader, il consentit à le recevoir dans une barque et à le conduire à son bâtiment, amarré à une petite île du fiord.

Quelques instants après, le jarl parut avec ses gens.

«Où est Rapp? demanda-t-il à Helge.

—Nous ne savons pas, fit celui-ci.

—C'est bien, on le trouvera néanmoins.»

Et il tourna le dos aux fils de Nial.

«Ta réponse est d'un homme de cœur, la seule aussi que nous pouvions faire, dit Grim à son frère. Reste à savoir de quelle façon Thraen payera notre loyauté.

—Il n'importe, reprit Skarphédin. Seulement embarquons-nous sans retard, et gagnons une des îles que voici, afin de pouvoir appareiller au premier bon vent.»

*
* *

Le jarl cependant avait été, tout le long du port, demander à chaque capitaine où était passé Rapp. Nul n'avait pu ou voulu le lui dire.

À la fin, avisant le navire de Thraen:

«Bon, se dit-il, je suis sûr de trouver là-bas ce que je cherche.»

Il prend un canot et gagne le bâtiment du gendre d'Halgierde.

Néanmoins, malgré toutes ses recherches, il ne peut découvrir son homme, de sorte qu'il se décide à revenir au rivage. Mais, une fois à terre, il se souvient d'avoir aperçu dans l'eau à côté du navire deux tonneaux placés bout à bout, et qu'il avait négligé de fouiller: le bandit, à coup sûr, devait s'y trouver.

Il y était effectivement, Thraen ayant fait défoncer les tonnes d'un côté pour que le fugitif pût s'y loger plus à l'aise. Seulement, en voyant le jarl rebrousser chemin vers le bâtiment, on relève bien vite les tonneaux et on dissimule le brigand au milieu d'un tas de sacs à marchandises.

Le jarl, encore déçu dans ses investigations, regagne de nouveau la rive. À peine y a-t-il posé le pied, qu'il se rappelle avoir vu sur le pont des sacs éminemment propres à servir de cachettes, et pour la troisième fois il retourne au navire.

Mais Thraen déballe aussitôt son hôte, et l'enveloppe dans la voilure qui était repliée sur la vergue. Derechef le jarl en est pour sa peine. Ce n'est qu'à terre qu'il lui paraît clair comme le jour que le bandit s'est fourré dans la voile. Mais, entre temps,—c'était à la brune,—un vent favorable s'étant levé, Thraen en avait profité pour prendre le large.

*
* *

Le jarl, furieux de sa déconvenue, part aussitôt avec quatre chaloupes de guerre pour atteindre le navire des fils de Nial, qui n'ont pas encore dérapé, et qu'il croit complices de la perfidie de Thraen. Ceux-ci, en voyant venir la flottille, devinent de quoi il s'agit, et se mettent immédiatement en défense. Un combat s'engage, et les trois frères, n'étant pas en force, sont capturés.

Comme, dans les idées du Nord, une exécution nocturne passait pour une sorte de meurtre et de félonie, on garrotte les prisonniers avec le dessein de les mettre à mort le lendemain. Mais dans la nuit ils rompent leurs liens, se glissent en silence par-dessus bord, et, ayant gagné la côte à la nage, ils ont la chance de rencontrer un navire qui était justement celui de Kare.

Ils racontent à leur ami ce qui leur est arrivé par la faute de Thraen, et se déclarent prêts à marcher contre le jarl pour tirer vengeance de l'outrage odieux qu'il leur a infligé; mais Kare les détourne de ce projet insensé.

«Je vais, dit-il, lui parler moi-même de l'affaire en lui remettant le tribut que Sigurd m'a chargé de lui porter; laissez-moi accommoder le différend.

Effectivement, grâce au concours que lui prête le propre fils d'Hakon, il obtient de ce prince un dédommagement pour Skarphédin et ses frères. Quelque temps après, ces derniers, ajournant leur retour en Islande, regagnent avec leur ami les orcades, où ils passent encore un hiver, admirablement traités par Sigurd. Le printemps venu, ils accompagnent Kare dans de nouvelles expéditions aux Hébrides, en Écosse, dans le pays de Galles et à l'île de Man. De chacune de ces courses aventureuses ils rapportent un surcroît d'honneurs et de richesses. Enfin, l'été de la troisième année après leur départ de l'Islande, ils prennent congé de l'excellent comte qui leur a offert une si bienveillante hospitalité, et cinglent avec Kare vers la Terre-de-Glace.


CHAPITRE XVI

thraen

Thraen cependant était arrivé sans encombre en Islande, et s'était aussitôt rendu à son habitation de Grytaa, où toute sa famille l'avait reçu comme un gros chef de tribu qu'il était. Ses longs voyages et le rôle qu'il avait joué en Norwège avaient encore accru la considération naturellement due à sa personne et à ses richesses.

Il entretenait à demeure auprès de lui une troupe de quinze guerriers émérites qui l'accompagnaient dans toutes ses sorties. Avec cela il aimait beaucoup le faste. Son équipement ordinaire se composait d'un manteau bleu par-dessus lequel il ceignait l'épée, d'un casque d'or, d'un bouclier de prix et d'une pique qui était un cadeau du jarl Hakon.

Rapp le bandit, qu'il avait ramené avec lui en Islande, était demeuré son commensal et son confident de prédilection. Le drôle était aussi entré fort avant dans les bonnes grâces de la veuve de Gunnar, et l'on jasait même de l'intimité, un peu trop étroite, semblait-il, qui régnait entre lui et Halgierde.

Telles étaient les choses à Grytaa quand les fils de Nial reparurent à leur tour. Kare, leur sauveur et ami, trouva au bœr de Bergtorsvol l'accueil que lui méritaient ses actions, et le printemps suivant vit se célébrer son mariage avec Helga, une des filles de Nial. Bien qu'il eût acheté au Mydal, à peu de distance de là sur la côte, un domaine d'une certaine importance, il continua néanmoins de résider la plus grande partie de l'année auprès de son beau-père.

Quelque temps s'écoula sans que les fils de Nial reparlassent des violences qu'ils avaient subies par le fait de Thraen; puis un matin, à la suite de divers colloques mystérieux, les quatre jeunes gens, et Kare avec eux, partirent au galop du côté de Grytaa.

Thraen, averti de leur approche par une femme qui travaillait au dehors, fit prendre aussitôt les armes à ses hommes, et se posta avec eux et son frère Kétil dans le vestibule de son bœr, qui était extraordinairement spacieux. Halgierde elle-même se plaça à l'intérieur près de la porte, ayant à côté d'elle Rapp, qui, selon sa coutume, lui parlait à voix basse.

*
* *

Bientôt les fils et le gendre de Nial se montrèrent. Skarphédin marchait en avant; après lui venait Kare, que suivaient Grim, Helge et Atle. Personne ne les honora du salut.

«Puissions-nous être ici les bienvenus! dit Skarphédin en franchissant le seuil.

—Il n'y a point pour vous de bienvenue en ce lieu, se hâta de répondre la veuve de Gunnar.

—Ce qui sort de ta bouche n'a pas de valeur, repartit dédaigneusement le jeune homme; tu es le rebut et l'opprobre de ton sexe!

—Voilà un propos qui te coûtera cher,» s'écria Halgierde furieuse.

Sans plus lui répondre, Skarphédin s'adressa à Thraen:

«Je viens, dit-il, causer avec toi de la réparation que tu juges convenable de nous accorder pour ce que nous avons souffert en Norwège.

—Tiens! je ne savais pas, les vaillants, que vous battiez monnaie avec vos exploits!» repartit insolemment Traen.

Helge, à son tour, prit la parole:

«Nous t'avons par le fait, sauvé la vie, en détournant sur nous la colère du jarl, à l'égard duquel tu t'es mal comporté au sujet de cet homme.»

Du doigt il désignait Rapp.

Le bandit poussa une exclamation de fureur, et fit le geste de lever sa hache.

«Silence! lui cria Skarphédin; quelque jour on te teindra la peau en rouge, comme tu le mérites!

—Hors d'ici les «barbes bien fumées»! hurla Halgierde, transportée de rage; allez me rejoindre votre «ladre sans poil»!

Les fils de Nial regardèrent les hommes qui se trouvaient là.

«Répéterez-vous à votre tour cette injure?» leur dit Skarphédin.

Tous la répétèrent, à l'exception de Thraen, qui ordonna même à ses gens de se taire.

«C'est bien, reprit Skarphédin; à présent nous nous retirons.»

Les jeunes gens regagnèrent Bergtorsvol, où ils racontèrent l'entrevue à leur père.

Toute la soirée le vieillard conversa à voix basse avec ses enfants; mais personne, pas même Bergtora, ne fut mis dans le secret de l'entretien.

*
* *

À un mois de là,—l'hiver était déjà commencé,—Thraen, accompagné de Rapp et de sept ou huit de ses gardes du corps, alla visiter Runolf, qui, on se le rappelle, habitait le bœr de Dal, par delà la Markar. Au repas il fut question de la querelle pendante, et Runolf, qui en toute occurrence s'entremettait volontiers pour la paix, exhorta son hôte à s'accommoder.

«Jamais!» répondit Thraen.

Quand celui-ci fut pour s'en retourner, Runolf le prit encore à part et lui dit:

«Garde-toi bien; j'ai comme une idée que, depuis la mort de Gunnar, personne, dans nos pays de l'Ouest, n'est de taille à se mesurer avec ceux que tu as offensés.

—Arrive ce que pourra!» répliqua Thraen en sautant en selle, et il s'éloigna avec les siens dans la nuit.

Le lendemain, à Bergtorsvol, la femme de Nial, s'éveillant dès l'aurore, entendit résonner un bruit de fer contre la cloison: c'était Skarphédin qui décrochait sa hache Rimegyge.

La mère se leva en hâte et sortit. À la porte elle trouva son aîné avec ses trois frères et son gendre Kare. Tous étaient armés de pied en cap et enfourchaient déjà leurs montures.

«Tu m'as l'air bien animé, mon fils, dit la vieille femme à Skarphédin; jamais encore je ne t'ai vu ainsi! Où allez-vous donc?

—Nous allons à la recherche des brebis.

—Tu as déjà répondu cela une fois à ton père, et ce jour-là vous partiez pour la chasse à l'homme.»

Skarphédin se contenta de sourire, et Bergtora rentra au logis.

La troupe gagna rapidement les hauteurs d'où l'on dominait le chemin de Dal, et là elle mit pied à terre pour interroger l'horizon.

L'attente ne fut pas longue. Au bout de quelques minutes on discerna dans la brume légère qui couvrait le fond de la vallée un gros d'hommes à cheval côtoyant la rive opposée de la Markar.

Les gens de Thraen,—car c'étaient eux,—aperçurent, eux aussi, le groupe aux aguets.

«Attention! s'écria l'un d'eux; j'ai vu là-haut, sur la colline, étinceler des armes.

—Eh bien, répondit Thraen, au lieu de traverser ici la rivière, nous allons continuer d'aller en avant. Libre à eux de nous rejoindre si le cœur leur en dit.

—Tiens! ils nous ont dépistés, fit de son côté Skarphédin; les voilà qui poussent droit devant eux. Passons bien vite la Markar.»

*
* *

Le fleuve était pris par les glaces; au milieu seulement il restait un chenal libre, de douze coudées environ de largeur. Les fils de Nial résolurent de le passer à cette place.

Skarphédin s'élança le premier sur l'arène luisante et rigide, et, arrivé près de la fissure, il la franchit d'un bond gigantesque. Ses compagnons l'imitèrent. Puis il courut sur Thraen, qui se trouvait un peu en amont. Celui-ci venait d'ôter son casque; avant qu'il eût le temps de le remettre, la hache Rimegyge, tournoyant dans l'air, lui fendit la tête jusqu'à la mâchoire supérieure. Quelques dents, détachées du coup, tombèrent sur le sol gelé avec un bruit sec. Skarphédin en ramassa une et la mit dans sa poche.

Tout cela fut l'affaire d'un clin d'œil. Quand les gens de l'escorte voulurent fondre sur l'impétueux agresseur, celui-ci avait déjà fait volte-face et était hors d'atteinte. Quelqu'un lui jeta par derrière un bouclier dans les jambes; mais Skarphédin esquiva l'obstacle, et en quelques sauts rejoignit Kare et ses frères stupéfaits.

«Et d'un! leur cria-t-il; à votre tour maintenant!»

Tous les cinq reprirent l'offensive. Grim et Helge se ruèrent contre Rapp. Celui-ci allait frapper Grim de sa hache; mais Helge le prévint en lui tranchant la main droite.

«Il me reste la gauche!» s'écria le bandit.

Il n'avait pas achevé de parler, que Grim le transperçait de sa hallebarde.

L'homme tomba mort aussitôt, et le reste de la troupe adverse prit la fuite.

«Les poursuivons-nous? demanda Kare.

—Non, répondit Skarphédin; laissons une moitié de sa meute à Halgierde.

—J'ai une idée pourtant, reprit Kare, qu'un jour viendra où nous regretterons de n'avoir pas tout tué.

—Oh! je n'ai pas peur d'eux!» ajouta Skarphédin.

Et la troupe regagna Bergtorsvol.

«Voilà de gros événements, dit Nial à ses fils quand il lui eurent raconté l'affaire; vous vous êtes tous conduits en héros; mais j'ai peur des suites de votre vaillance.»


CHAPITRE XVII

le fils de thraen

Il y eut néanmoins une trêve d'assez longue durée. Le plus proche parent de Thraen, c'était son frère Kétil, qui possédait à l'est de la Markar une habitation appelée Mork. Or Kétil avait épousé, à peu près en même temps que Kare, une des filles de Nial, et comme en outre c'était un homme assez doux d'humeur, il se prêta de la meilleure grâce à l'accommodement qui lui fut proposé.

Malgré cela, Nial avait encore des craintes pour l'avenir. Il devinait les sourdes menées que l'irréconciliable Halgierde ourdissait de sa maison de Grytaa, et il sentait que le moindre incident pouvait ranimer la querelle mal éteinte entre les membres des familles ennemies.

Cet esprit de paix qui se levait en lui n'était pas seulement un effet de sa générosité d'âme naturelle. Vers la fin de l'été de l'année jusqu'à laquelle nous a conduits cette histoire, un de ces papas de l'empereur Othon, dont Halvard le Rouge parlait à Gunnar, avait franchi l'Atlantique du Nord pour essayer de convertir au dieu blanc les païens de la vieille Thulé. Ce papa, qui s'appelait Stefner, était lui-même Islandais d'origine, et, ainsi que tous ses congénères, singulièrement prompt à l'action.

Tant qu'il se contenta de prêcher le long des fiords du sud-ouest, où se groupait le plus gros de la population, le culte nouveau déjà implanté dans une partie des États scandinaves, les Islandais ne lui témoignèrent pas une hostilité bien marquée. La plupart se bornaient à faire contre lui des couplets moqueurs et des épigrammes. Mais un jour que, poussé par la ferveur de son zèle militant, le moine avait renversé les idoles d'un petit temple de Balder qui se dressait non loin de la Markar, les paysans des alentours, excités par leurs godes, menacèrent de le lapider sur place, et le missionnaire n'échappa à la mort qu'en se réfugiant à Bergtorsvol.

Nial accueillit le fugitif, et, comme l'hiver était commencé,—on informera en passant le lecteur que la première nuit d'hiver tombait à la date du 26 octobre,—il garda quelques mois à son bœr le convertisseur, contre lequel l'assemblée du district avait rendu un arrêt d'expulsion exécutable dès le printemps.

Que se passa-t-il dans cet intervalle entre le vieillard et le moine? Bien des gens crurent, non sans quelque apparence, que le papa avait repris en secret sur son hôte, durant le long tête-à-tête de l'hiver, la tentative de prosélytisme que l'ire populaire avait entravée. Nul cependant n'eût pu dire, quand le missionnaire partit au renouveau, s'il y avait eu œuvre de conversion. Peut-être le fermier de Bergtorsvol, sans être fait entièrement chrétien, avait-il été, comme on disait alors, tout simplement signé de la croix[45]. Toujours est-il que son esprit semblait ouvert à de nouvelles idées, et que tous ses discours et ses actes le montraient inclinant chaque jour davantage vers l'oubli miséricordieux des injures. Sa femme Bergtora, elle aussi, naguère si âpre à la vengeance, paraissait avoir subi l'influence de cette révolution mystérieuse. Seuls Skarphédin et ses frères conservaient leur humeur farouche et violente, ne laissant pas même de railler parfois, avec une pointe d'irrévérence, la mansuétude de Nial leur vieux père.

*
* *

Peu de jours après le rembarquement du moine, Nial partit seul un matin pour le bœr de Mork. C'était là, on l'a dit, que demeurait Kétil.

Ce dernier s'y trouvait avec le petit Kelde, fils de son défunt frère Thraen.

Les deux hommes s'entretinrent longuement et amicalement jusqu'au soir; puis à la nuit tombante Nial exprima le désir qu'on fît venir l'enfant.

Celui-ci parut aussitôt. Le vieillard lui dit de s'approcher, et lui présenta un anneau d'or. Le jeune Kelde prit la bague, et, après l'avoir regardée, il la mit à son doigt.

«Veux-tu accepter ce cadeau de moi?» lui demanda Nial.

Le petit garçon répondit affirmativement.

«Et dis-moi, reprit Nial, sais-tu qui a tué ton père?

—Oui, c'est ton fils Skarphédin, répliqua l'enfant; mais il ne faut plus parler de cela, puisque l'affaire a été arrangée moyennant l'amende qu'il convenait.

—Bien répondu! s'écria Nial; tu seras certainement un homme d'honneur.

—Ce que tu me dis me fait grand plaisir, répliqua l'orphelin, car je sais que tu lis dans l'avenir et que tu ne prononces jamais de vaines paroles.

—Écoute, poursuivit le vieillard, je me charge de t'élever, si tu y consens.»

Kelde accepta la proposition avec joie, de sorte que Nial l'emmena avec lui.

De jour en jour celui-ci s'attacha davantage à son protégé, qui, en grandissant, devint un beau et robuste jeune homme d'un naturel si doux et si généreux, que tout le monde l'aimait à l'envi. Non content de le traiter comme un fils, Nial n'eut point de répit qu'il ne l'eût fait élever au rang de gode, et ne lui eût procuré une alliance honorable avec la fille d'un chef influent nommé Flose.

Kelde, après son mariage, alla demeurer à Vorsaboï, bœr situé au nord de Bergtorsvol, que son père adoptif lui avait donné.

*
* *

En recueillant le fils de Thraen et en le comblant de ses bienfaits, Nial avait vu dans le jeune homme un gage de paix à interposer entre lui et ses ennemis. Quelques années, en effet, s'écoulèrent, et il se flattait de toucher au but, quand les rancunes implacables d'Halgierde rouvrirent soudain le cycle des tueries.

Un jour que Kelde, en compagnie de la veuve de Gunnar, était à dîner au bœr de Samstad, chez son oncle Lyting, Atle, un des fils de Nial, vint à passer dans le voisinage.

«Kelde, dit brusquement Lyting, ne veux-tu point venger ton père? Atle est là sur la route. Je suis disposé à te prêter mon concours.

—Ce serait mal reconnaître les bontés que Nial a eues pour moi, et ta provocation me fait honte!»

Sur ce mot, Kelde se leva de table, demanda son cheval et partit. Les autres convives se retirèrent également.

Resté seul avec Halgierde, Lyting lui dit:

«En ma qualité de beau-frère de Thraen, j'avais droit à une rançon pour sa mort; chacun sait que je n'ai rien reçu. Je ne suis donc lié par aucun accord, et j'entends me payer à ma guise.

—Tu as raison, quoique un peu tard,» repartit ironiquement la veuve de Gunnar.

Lyting appela une demi-douzaine d'hommes, et se mit en embuscade avec eux dans le fossé de la route par laquelle Atle devait revenir. Quand celui-ci parut, tous fondirent sur lui à la fois. Le fils de Nial se défendit vaillamment: il blessa Lyting à la main et lui tua deux de ses serviteurs; mais enfin il succomba sous le nombre. Son corps portait plus de vingt blessures.

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* *

Le lendemain, Skarphédin tuait Lyting à son tour.

Or, par une étrange fatalité, c'était à Kelde, le neveu de la dernière victime, que revenait le soin de réclamer le wehrgeld: il y avait là une obligation à laquelle, pour rien au monde, un Islandais ne pouvait se soustraire.

Kelde alla trouver Nial et lui dit:

«Quelque indigne qu'ait été la conduite de Lyting à l'égard des tiens, il était mon oncle, et je viens te demander pour la forme la satisfaction qui m'est due.»

De part et d'autre, l'accord fut vite conclu; mais Skarphédin, en apprenant la démarche de Kelde, entra dans une grande colère contre lui. Un autre gode des districts de l'ouest qui était parent de Gunnar, et qui en voulait mortellement à Kelde de ce que nombre de paysans avaient quitté son ressort judiciaire pour aller à celui de son rival, saisit avidement cette occasion d'exciter le fils de Nial contre le protégé de leur père. Il se mit à leur faire à Bergtorsvol de fréquentes visites où il les comblait d'aménités et de flatteries, et bientôt entre lui et eux les relations devinrent si étroites, que les trois autres n'entreprirent plus rien sans consulter leur nouvel ami, qui s'appelait Gige.

«Veux-tu accepter ce cadeau?» demanda Nial
«Veux-tu accepter ce cadeau?» demanda Nial.

Le vieux père observait avec peine ce qui se passait, et un jour que ses fils et Kare, revenant de dîner chez Gige, lui montraient différents objets qu'ils avaient reçus en don de leur hôte: «Voilà, dit Nial, des cadeaux qui, j'en ai peur, nous coûteront cher!»

Le rusé gode s'appliquait en même temps à circonvenir Kelde, et chaque fois que, dans ses tournées, il s'arrêtait à Vorsaboï, c'était pour lui dire que les fils de Nial avaient tenu contre lui tel ou tel propos, et qu'ils en voulaient secrètement à sa vie.

«Quand bien même tout cela serait vrai, répondait invariablement Kelde, j'aimerais mieux périr de leurs mains que de tenter rien à leur préjudice.»

Mais les méchantes calomnies du gode trouvaient plus d'écho de l'autre côté. Peu à peu Skarphédin et ses frères, dont les méfiances étaient toutes éveillées, se laissèrent persuader que Kelde n'attendait dans son silence hypocrite qu'une occasion sûre de les tuer; à partir de ce moment ils rompirent tout commerce avec lui, et affectèrent même de ne plus lui parler quand d'aventure il venait chez eux.

Chacun à Bergtorsvol sentait qu'un malheur était imminent. L'automne, puis l'hiver, s'écoulèrent néanmoins sans autre incident; mais, avec le retour du printemps, on vit se renouer les colloques secrets entre Gige et les fils de Nial, et enfin... ce qui devait arriver arriva.

*
* *

C'était le soir, un peu avant le coucher du soleil. Les meurtriers, blottis aux aguets derrière la haie de Vorsaboï, aperçurent Kelde qui sortait de la maison, tenant son glaive dans une main et dans l'autre une corbeille remplie de graines. Le jeune gode s'arrêta un instant pour contempler la chaîne des monts encore à demi poudrés de neige qui se prolongeaient à l'est jusqu'au bord de la mer, ici présentant comme un front de bastions, là se détachant en dentelles aiguës comme les flèches d'une cathédrale gothique; puis il s'approcha de la clôture et se mit en devoir de semer.

Skarphédin bondit aussitôt vers lui. Kelde, surpris, fit le geste de s'enfuir.

«N'espère pas m'échapper!» lui cria son impétueux agresseur, et, ce disant, il lui assena un coup de hache sur la tête.

Kelde tomba sur les genoux, et tous le frappèrent simultanément.

*
* *

En apprenant cette nouvelle de la bouche même de ses fils, Nial ne put s'empêcher de leur dire:

«J'aurais mieux aimé que deux d'entre vous eussent péri et que Kelde fût encore vivant!»

Là-dessus il se mit à pleurer.

«Notre père se fait vieux, et la sensiblerie le prend! répliqua irrespectueusement Skarphédin.

—C'est que je sais mieux que vous ce qui résultera de tout cela.

—Quoi donc?

—Ma mort, la mort de votre mère, et la vôtre à tous, ô mes fils!

—Et à moi, que me prédis-tu? dit Kare à son tour.

—Toi, mon gendre, c'est différent; ta chance sera la plus forte, et tous nos adversaires réunis ne pourront prévaloir contre elle. Néanmoins un jour viendra, je le crois, où ton glaive te tombera de lui-même des mains.»


CHAPITRE XVIII

le manteau de soie

L'alting d'été est réuni; les huttes et les tentes s'alignent au bas du Logberg, et le moment approche où l'affaire du meurtre de Kelde va être portée devant l'assemblée.

Suivant l'usage, les deux parties font leur tournée sur le champ de justice pour essayer de gagner à leur cause le plus de monde possible. Les trois fils de Nial, Kare, leur beau-frère, et Asgrim, beau-père d'Helge, s'en étaient donc allés à la file, Skarphédin venant le cinquième, visiter les principaux personnages.

Du campement de Gissur, qui, en sa qualité de parent d'Asgrim, avait promis de tenir pour eux, ils s'étaient rendus à celui d'un autre chef appelé Skapte. Au premier mot qu'Asgrim lui dit, celui-ci répliqua en termes presque injurieux; après quoi il fixa ses regards sur Skarphédin.

Ce dernier était resté debout près de la porte, tout de bleu vêtu, une ceinture d'argent sur les hanches, sa fameuse hache Rimegyge à la main, un léger bouclier passé à son bras, un turban de soie autour de la tête et les cheveux rejetés derrière les oreilles, avec un air de défi guerrier qui sautait d'abord aux yeux de chacun.

«Quel est donc, demanda Skapte, celui-ci, qui marche cinquième dans votre cortège, cet homme de haute taille, aux traits anguleux, pâle et sombre, semblable à un Jotu[46], et qui a l'air de traîner le malheur à sa suite?

—Je m'appelle Skarphédin, répondit le fils de Nial, et tu m'as vu souvent sur le ting. J'ai sur toi cet avantage de n'avoir pas besoin de m'enquérir de ton nom. Tu t'appelles Skapte; mais naguère tu avais pris le nom de Borstekuld: tu venais alors de tuer Krake... Tu te barbouillas de noir, tu t'enduisis la tête de goudron, puis tu allas te cacher dans un trou en terre, et quand tu voulus quitter le pays, tu te fis mettre à bord du navire dans un sac à farine.»

*
* *

Les solliciteurs se rendirent ensuite chez Snorre le gode, un des sages les plus renommés de l'Islande, un homme qui passait, comme Nial, pour avoir le don de prescience. Lui aussi il refusa son aide, ou du moins se déclara neutre; puis apercevant Skarphédin:

«Quel est, dit-il, celui-ci qui marche cinquième dans votre cortège, cet homme pâle, au visage dur, au sourire moqueur, qui tient si fièrement sa hache?

—Mon nom est Hédin, répondit derechef le fils de Nial; mais d'ordinaire on m'appelle Skarphédin[47]. Qu'as-tu encore à me dire?

—Ton air est vaillant et superbe; mais je crois que tu as joui du meilleur de ta destinée, et que désormais tes jours sont comptés.

—Nous devons tous payer notre dette à la mort, reprit Skarphédin; mais tu ferais mieux de venger ton père que de t'amuser à me prédire malheur.

—Voilà une parole que plus d'un m'a dite avant toi; aussi entends-je y demeurer froid.»

Les visiteurs sortirent sur ce mot et allèrent à la hutte de Gudmund le Puissant, un chef des districts du Nord, dont la maison se composait de plus de cent personnes.

«Je ne serai pas contre toi, répondit-il tout d'abord à Asgrim; quant à te servir, j'y réfléchirai, et nous en reparlerons.»

Puis, comme Asgrim le remerciait:

«Tu as, dit Gudmund, avec toi un homme d'un aspect si martial, que je ne crois pas avoir jamais rencontré son pareil.

—De qui veux-tu parler?

—De celui-ci, qui marche cinquième à ta suite, de cet homme à la chevelure noire et au teint pâle. Rien qu'à voir l'audace et la résolution que respire sa personne, je l'aimerais mieux que dix autres dans mon escorte... Et cependant il a l'air de quelqu'un qui traîne le malheur après lui.

—Chacun de nous porte avec lui son malheur, repartit Skarphédin; le mien est d'avoir tué Kelde le gode; le tien, c'est d'avoir été vaincu par Thorkel et de servir depuis lors de sujet à ses chants moqueurs.»

*
* *

«Où allons-nous maintenant? demanda le jeune homme quand ils furent dehors.

—Chez Thorkel, que tu viens de nommer, répondit Asgrim. Celui-là est un champion sans pareil, et si nous pouvons nous le concilier, ce sera pour nous un gros avantage. Seulement c'est un homme étrange et fantasque, devant lequel il nous faut peser avec soin nos paroles: c'est pourquoi je te prie, Skarphédin, de ne plus te jeter impétueusement en travers de notre entretien.»

Skarphédin sourit en silence, et ils entrèrent dans la hutte de Thorkel.

Celui-ci était assis au milieu du banc, ses hommes de guerre à ses côtés. Après un échange civil de saluts, Asgrim dit:

«Nous venons te prier de vouloir bien nous prêter assistance devant le tribunal.»

Thorkel répondit:

«Vous êtes allé déjà chez Gudmund, qui sans doute vous a promis son appui; qu'avez-vous donc besoin du mien?

—Gudmund ne nous a rien promis, reprit Asgrim.

—C'est que votre affaire probablement ne lui inspire pas beaucoup de sympathie, repartit le chef redouté. Je ne comprends guère, dans ce cas, la démarche que vous tentez auprès de moi. Avez-vous cru que je me laisserais plus aisément induire que Gudmund à épouser une méchante cause?»

Devant cet accueil peu amical, Asgrim ne répliqua rien; mais Thorkel, continuant:

«Quel est, dit-il, celui-ci, qui marche cinquième dans votre cortège, cet homme au visage pâle et dur, à l'air fatal, qui roule des regards si farouches?

—Je m'appelle Skarphédin, se hâta de riposter le fils de Nial, et je t'engage à ne point me persifler. On ne te voit pas souvent sur le ting, et, à dire vrai, tu fais beaucoup mieux de rester chez toi à garder ton bétail.»

Thorkel se leva d'un bond et tira son épée.

«Ce fer, dit-il, a goûté du sang de plus d'un vaillant; il goûtera aussi du tien la prochaine fois que nous nous retrouverons!»

Skarphédin, ricanant, brandit Rimegyge:

«Cette hache à la main, répliqua-t-il, j'enjambe un ruisseau de douze coudées[48], et chaque fois qu'elle tournoie dans l'air il y a un homme qui mord la poussière!»

Puis, écartant Kare et ses frères qui étaient devant lui, il s'élança vers Thorkel en lui criant d'une voix terrible:

«De deux choses l'une: ou tu vas rengainer ton glaive et te rasseoir, ou d'un coup sur ta tête je te fends jusqu'aux deux talons!»

Thorkel rengaina et se rassit. Ce fut la première et l'unique fois de sa vie qu'il fit preuve d'une pareille soumission.

Asgrim et ses compagnons sortirent de la hutte.

«Où allons-nous à présent? demanda encore Skarphédin.

—Tout droit chez nous, répondit Asgrim.

—Oui, fit l'autre, en voilà bien assez de ce métier de mendiant.»

De retour à leur campement, ils racontèrent à Nial tous les incidents de leur tournée.

«Eh bien, répondit tristement le vieillard, laissons les choses suivre leur cours.»

Quant à Gudmund, en apprenant l'affront que Skarphédin avait infligé à Thorkel, il eut un tel mouvement de joie, qu'il dit aussitôt à son frère Einar:

«Dès que les assises seront ouvertes, nous sortirons avec tous nos hommes pour prêter assistance aux fils de Nial.»

*
* *

Le vendredi suivant, les deux parties comparurent en justice: d'un côté, Flose, le beau-père de Kelde avec tous ses tenants et amis; de l'autre, Asgrim, le gode Gissur, le vieux Nial et ses gens. Skarphédin, Grim et Helge étaient restés en bas dans leur hutte, avec Kare, leur beau-frère, attendant, silencieux et farouches, le résultat de l'instance entamée.

Quand les juges eurent pris place sur leurs sièges, les plaignants exposèrent leurs griefs, et les témoins prêtèrent le serment d'usage. Nial se leva ensuite et demanda qu'on voulût bien l'écouter.

Dans un langage simple et digne, il dit ce qu'il avait fait pour Kelde, l'extrême douleur qu'il avait ressentie de cette mort qui plongeait son âme «dans la nuit»; il ajouta que la plainte de Flose était légitime, et sollicita la permission de lui offrir une satisfaction au nom de ses fils.

Gissur et Asgrim se joignirent à Nial pour prier le principal demandeur de se prêter à l'accommodement proposé.

Flose hésita d'abord; puis, sur les instances de plusieurs autres chefs éminents, il donna son assentiment. En conséquence, douze arbitres furent choisis par moitié dans les deux parties, et la délibération commença.

L'affaire paraissait à tous d'une extrême gravité; on écarta néanmoins tout d'abord l'idée d'une sentence de bannissement, la plupart du temps dépourvue de sanction[49], pour s'en tenir à une peine pécuniaire; mais on reconnut d'un commun accord que les coupables devaient être frappés d'une amende dont le taux fût encore sans exemple, et que cette amende devait être acquittée séance tenante jusqu'au dernier sou.

Ainsi fut-il résolu. Seulement, comme les défendeurs n'avaient pas avec eux la somme suffisante, et qu'il importait d'en finir le jour même, il fut décidé que chaque homme présent, à commencer par les arbitres eux-mêmes, y contribuerait,—suivant une coutume parfois pratiquée sur le ting,—en versant son appoint personnel par manière de provision et d'avance.

Tout le monde se prêta de bonne grâce à cet arrangement, tant on redoutait les complications dont ce procès exceptionnel semblait gros, et Nial alla chercher ses fils et son gendre pour qu'ils jurassent, eux aussi, l'accord intervenu avec Flose.

Par malheur, un incident, dont Nial lui-même fut la cause sans le vouloir, vint tout gâter au dernier moment. Il eut l'idée d'ajouter au tas d'argent, comme cadeau d'honneur pour le chef de la partie adverse, un manteau de soie du plus fin tissu.

«Voilà, dit Flose après avoir compté la somme, ce qui s'appelle des écus sonnants; mais qui donc m'a mis cela par-dessus le marché?» s'écria-t-il en levant en l'air le manteau.

Nul ne dit mot.

Flose répéta sa question avec un ricanement de moquerie, sans plus obtenir de réponse.

«Ainsi, cria-t-il derechef, personne n'ose faire connaître le propriétaire de cet atour de femme?

—Que veux-tu dire? demanda Skarphédin, que, pendant tout le cours de la procédure, son mauvais sourire n'avait point quitté.

—Je veux dire, puisque tu tiens à le savoir, que le propriétaire de cet objet ne peut être que ton blanc-bec de père! À lui seul sied un colifichet de ce genre, car, à le voir, on ne sait vraiment s'il est homme ou femme!

—C'est mal à toi, repartit Skarphédin, de parler ainsi d'un vieillard digne de respect! Heureusement ce vieillard a des fils qui ne reculent jamais devant la vengeance!»

Ce disant, il reprit le manteau et jeta en échange à Flose une paire de chausses blanches.

«Tiens! ajouta-t-il, voilà quelque chose qui fera mieux ton affaire, car il paraît qu'une fois la semaine tu te métamorphoses en sorcière pour aller au sabbat du diable sur le Svinefield

À ce mot, Flose, furieux, repoussa du pied le monceau d'argent, en disant qu'il ne voulait plus accepter un denier.

«C'est par le sang, vociféra-t-il, que mon gendre Kelde doit être vengé!»

Il fit un signe à ses hommes, et tous avec lui regagnèrent leurs huttes.

«Allons! dit Nial en quittant également la place suivi de ses fils, cette fois encore mes tristes pressentiments ne vont que trop se réaliser!»

*
* *

Les gens qui s'étaient cotisés pour parfaire la somme parlaient de reprendre leur quote-part; mais Gudmund le Puissant s'écria:

«Reprendre ce que j'ai une fois donné! non, certes; ni maintenant ni jamais je ne commettrai pareille vilenie!

—Il a raison!» dirent les autres, et nul ne voulut plus toucher à une pièce du tas.

«Mon avis, observa Snorre le gode, est que deux d'entre nous conservent cette somme en dépôt jusqu'au prochain alting; quelque chose me dit que nous pourrons alors en avoir besoin.»

Gissur et un autre prirent chacun la moitié de l'argent, et l'on se sépara.

À quelques jours de là, une centaine d'hommes se trouvaient de nouveau réunis dans l'enceinte de rochers de l'Allmannagia pour y conclure un pacte d'alliance. Flose, choisi pour chef par les conjurés, reçut le serment individuel de chaque Islandais présent: tous s'engagèrent solennellement à ne se point désister de l'œuvre de vengeance tant qu'un seul des fils de Nial serait vivant, et à garder rigoureusement secret jusqu'à l'époque fixée pour l'action le plan au courant duquel chacun venait d'être mis.


CHAPITRE XIX

l'attaque de bergtorsvol

À Bergtorsvol vivait une femme appelée Saun. Elle était fort âgée, et les fils de Nial la traitaient volontiers de vieille folle, parce qu'elle bavardait sans cesse à tort et à travers, ce qui ne l'empêchait pas de s'entendre à bien des choses et de faire mainte prédiction qui se réalisait.

Un matin elle prit une baguette, et, allant à un tas de renouée qui était empilé contre la maison, elle se mit à le battre avec fureur. Skarphédin, à cette vue, éclata de rire, et lui demanda la cause de cette grande colère contre le monceau d'herbes.

«C'est, dit-elle, qu'on s'en servira pour mettre le feu au logis, le jour où l'on voudra brûler Nial et Bergtora ma maîtresse. Prends-le donc, jette-le à l'eau, ou fais-le disparaître le plus tôt possible.

—À quoi bon? répondit Skarphédin; si la destinée le veut ainsi, il se trouvera bien un autre combustible pour faire l'office de ce tas de renouée.»

La vieille n'en continua pas moins tout l'hiver à répéter son propos, et à dire qu'il fallait porter toutes ces herbes à l'intérieur de l'habitation; mais elle en fut pour son refrain, et nul ne prit au sérieux sa lubie.

*
* *

Le beau temps revenu, Flose et ses compagnons demeurèrent néanmoins chez eux, occupés de leurs travaux agricoles, et de tout l'été ne donnèrent signe de vie.

Le premier jour de l'hiver suivant tombait le treizième d'octobre. Six semaines environ avant cette date, Flose commença ses préparatifs pour l'expédition projetée, et manda ceux qui avaient promis de le suivre.

Chacun se présenta avec deux chevaux et un armement complet.

Dès l'aurore, le dimanche 2 septembre, Flose fit dire pour lui et ses hommes une messe à Svinefield; après quoi toute la troupe, ayant déjeuné, se mit en route vers Bergtorsvol, de manière à y arriver le jeudi avant le repas du soir.

Le matin de ce dernier jour, deux des fils de Nial, Grim et Helge, étaient partis pour un bœr voisin, et ils avaient averti leur mère qu'ils ne rentreraient que le lendemain.

Dans la soirée, en se mettant à table, Bergtora dit à ses gens:

«Que chacun de vous choisisse le morceau qui lui plaît. J'ai idée que c'est la dernière fois que je vous donne à souper...

—À Dieu ne plaise! lui répondirent-ils.

—C'est pourtant comme je vous le dis, et je pourrais m'expliquer plus au long si je le voulais.

—Comment cela?

—Écoutez, reprit-elle: si mes fils Grim et Helge reparaissent ce soir avant que vous ayez fini de manger, eh bien, ce sera un signe que mon pronostic se réalisera.»

On servit le repas. Quelques instants après, Nial dit:

«C'est singulier! il me semble que la maison n'a plus de toit, que je vois par-dessus le mur de pignon, et que la table et les mets nagent dans une mer de sang!»

*
* *

Tout le monde fut pris d'épouvante; mais Skarphédin, avec son ton de raillerie habituel, rappela les convives à un maintien plus convenable.

«Allons, fit-il en souriant, ne donnons point prise aux mauvais propos par des lamentations déplacées. Quoi qu'il arrive, montrons du courage et une âme virile.»

Avant que la table fût desservie, Grim et Helge rentrèrent.

Pour le coup, le plus brave se sentit le cœur oppressé.

«Pourquoi donc revenez-vous sitôt? demanda Nial à ses fils.

—C'est que nous avons rencontré quelques femmes qui nous ont dit avoir vu une centaine d'hommes bien armés chevaucher dans la direction de notre bœr; nous en avons conclu que Flose devait être arrivé de l'Est, et nous n'avons pas voulu être ailleurs que là où était notre frère Skarphédin.»

En conséquence, Nial défendit que personne ce soir-là se mît au lit, et chacun fut prié de faire bonne garde.

*
* *

Dans le voisinage de Bergtorsvol se trouvait un vallon. La bande ennemie y était descendue pour y attendre la tombée de la nuit en faisant pâturer les chevaux.

Le moment venu, Flose donna l'ordre de se remettre en route, en recommandant à ses hommes de se tenir seulement bien cachés et de ne s'avancer que lentement, pour tâcher de surprendre le plan de défense des adversaires.

Nial s'était posté en avant de la maison avec ses fils, son gendre Kare et les gens de service, en tout une trentaine de personnes environ.

Flose aperçut le groupe; il s'arrêta aussitôt et dit:

«Les voilà sur leurs gardes, et la chose est fâcheuse pour nous; pourvu qu'ils conservent cette position, il nous sera difficile de les attaquer.

—Une belle entreprise alors que la nôtre, s'écria un conjuré du nom de Grane, si nous n'osons pas même prendre l'offensive!

—Oh! repartit Flose, nous prendrons l'offensive, lors même qu'ils resteraient au dehors; mais dans ce cas nous éprouverons de telles pertes, qu'il ne survivra pas grand monde pour raconter de quel côté aura été l'avantage.»

*
* *

«Tiens! dit dans l'autre camp Skarphédin, nos ennemis ont fait halte; on dirait qu'ils ont peur de nous attaquer!

—M'est avis, observa Nial, qu'ils seraient encore plus embarrassés pour nous attaquer si nous rentrions... La maison est aussi solide que celle de Lidarende, et pourtant, bien que Gunnar fût seul, ils ont mis un temps infini à l'y assaillir.

—C'est que ses adversaires étaient des gens loyaux à leur façon, et qu'ils aimaient mieux manquer leur coup que d'avoir recours à l'incendie; mais ces gens-ci ne balanceront pas à nous mettre le feu aux trousses, s'ils ne voient pas d'autre moyen de réussir. Ils pensent, et en cela ils n'ont pas tort, que leur mort est certaine plus tard si nous échappons. Or, pour mon compte, je ne me sens pas la moindre envie de me laisser enfumer comme un renard dans son terrier.

—Mes fils prétendent donc à présent me donner des avis! répondit Nial. Quand vous étiez jeunes, vous suiviez mes conseils, et vous vous en êtes toujours bien trouvés.

—Conformons-nous à la volonté de notre père, dit Helge; ce sera pour nous le meilleur de beaucoup.

—Eh! je n'en suis pas bien sûr! grommela Skarphédin; je crois que cette fois il est mal inspiré et court à sa perte; mais, après tout, ne fût-ce que par condescendance pour ses cheveux blancs, je veux bien me faire rôtir avec lui... La mort ne m'effraye nullement, sous quelque forme qu'on me la présente.»

Puis s'adressant à Kare:

«Restons à côté l'un de l'autre, beau-frère; ne nous séparons pas, quoi qu'il advienne.

—C'est bien mon intention, repartit Kare, à moins que le sort, à la dernière minute, n'en décide autrement, auquel cas je n'y pourrai rien.

—Venge-nous alors, reprit Skarphédin, comme nous te vengerons nous-mêmes si nous te survivons.

—C'est entendu.»

Tout le monde rentra donc au bœr, et l'on se posta dans le vestibule.

*
* *

Flose vit s'opérer le mouvement.

«Nous les tenons à présent, s'écria-t-il. C'est leur mauvais génie qui leur suggère cette idée de retraite... En avant bien vite, et occupons tout d'abord la porte, pour que personne ne puisse s'échapper, car ce serait un jour notre mort!»

Un cordon de gardes fut placé autour de la maison, pour le cas où il y eût eu quelque issue secrète; puis Flose et ses hommes s'approchèrent de la façade.

Aussitôt l'échange des traits commença. Le premier de la troupe assaillante qui s'aventura trop avant tomba sous la fameuse hache Rimegyge.

«Tu l'as vite dépêché! dit Kare à son beau-frère; pour sûr il n'en est pas un qui te vaille parmi nous.

—Eh! je n'en suis pas bien sûr!» répondit, cette fois encore, Skarphédin en souriant.

Les fils de Nial, ainsi que son gendre, blessèrent bon nombre de leurs ennemis, sans que ceux-ci pussent faire le moindre progrès.

«Voilà déjà bien du dégât de notre côté! dit Flose tout à coup. Autant de tués que de blessés! Nous ne viendrons jamais à bout de ces gens-là par la force... Il me semble même que tel d'entre nous qui se montrait tout à l'heure si agressif en paroles, ajouta-t-il en regardant Grane, qui avait des premiers reculé, est à présent bien mou dans l'action... Il nous faut pourtant prendre un parti, et de deux choses choisir l'une: ou nous retirer, et dans ce cas nous sommes sûrs de périr bientôt, ou appeler le feu à notre aide.

—Oui, oui, brûlons-les!» s'écria en chœur toute la bande.


CHAPITRE XX

l'incendie—mort de nial et de ses fils

Quelques hommes allèrent chercher des broussailles; on en forma un bûcher devant la porte, et l'on y mit le feu.

«Holà! cria Skarphédin, on se propose donc de faire la cuisine?

—Oui, répondit un des conjurés, et c'est toi qui cuiras!»

Les femmes du logis cependant arrivèrent avec des vases pleins d'eau et de petit lait; elles versèrent le tout par la fenêtre, de sorte que le feu, à peine allumé, s'éteignit.

Alors un homme dit à Flose:

«Si nous embrasions ce tas de renouée, qui est là juste à point contre la maison? On le jetterait par la lucarne d'en haut sur le plancher de la mansarde, et l'effet, cette fois, en serait sûr.»

Le conseil fut suivi, et ceux du dedans ne s'aperçurent de la chose que lorsque tout flambait déjà.

Alors les femmes commencèrent à crier et à se lamenter.

«Ne vous désolez donc pas ainsi, leur dit Nial; ce n'est là qu'une incommodité passagère, par laquelle sans doute nous ne passerons qu'une fois; car, à supposer que nous rôtissions dans ce monde, Dieu nous en tiendra compte dans l'autre en nous exemptant des flammes éternelles.»

Bientôt cependant toute la maison est en feu. Nial alors s'approche de la porte.

«Flose est-il là? demande le vieillard, et puis-je échanger un mot avec lui?

—Me voici, répond le chef de la troupe.

—Eh bien, reprend Nial, veux-tu entrer en accommodement avec mes fils, ou permettre à quelqu'un de sortir d'ici?

—Pour un accommodement avec tes fils, je m'y refuse, répliqua Flose; je ne m'en irai point qu'ils ne soient tous passés de vie à trépas... J'ai résolu d'en finir d'un coup. Quant aux femmes, aux enfants et aux serviteurs de chez vous, je suis prêt à leur livrer passage.»

*
* *

Nial rentra et fit part de l'offre aux intéressés.

«Va-t'en d'abord, Thoralle, fille d'Asgrim, dit-il à la femme d'Helge.

—Soit, répondit Thoralle; je me sépare de mon mari tout autrement que je ne m'y attendais; mais je réclamerai vengeance de mon père et de mes frères!

—Va toujours, repartit Nial, et que la bénédiction de Dieu t'accompagne!»

Thoralle quitta donc la maison, et avec elle sortit un gros de serviteurs. Astride, la femme de Grim, se mit en devoir d'en faire autant; sur le seuil, une idée lui vint. Elle appela Helge et lui dit:

«Viens avec moi; je vais te couvrir d'un manteau et d'une coiffe.»

Helge hésita d'abord; puis il finit par céder. Astride lui noua un mouchoir autour de la tête, et Thorilde, épouse de Skarphédin, l'affubla d'un manteau. Il sortit ainsi entre ses deux belles-sœurs, auxquelles se joignit Helga, femme de Kare.

«Holà! s'écria Flose en apercevant le groupe, m'est avis que voilà une gaillarde de belle carrure... Sus! arrêtez-moi ça!»

Helge se débarrassa prestement de son manteau, saisit son épée, qu'il avait au côté, et trancha le jarret du premier qui se présenta; mais Flose, survenant par derrière, assena au jeune homme un tel coup sur la nuque, que la tête fut détachée du tronc. Puis il alla vers la porte, et appela Nial et Bergtora, en disant qu'il désirait leur parler.

Nial parut à l'entrée du bœr.

«Écoute, lui dit Flose, je viens t'offrir la sortie libre; c'est à tes fils et à Kare que j'en veux; je n'entends nullement que tu brûles avec eux.

—Je ne bougerai pas, répliqua Nial; je suis un vieillard, à qui toute idée de vengeance et de meurtre demeure dorénavant étrangère; mais quant à vivre déshonoré, jamais!

—Et toi, femme, reprit Flose en s'adressant à Bergtora, n'es-tu pas disposée à te retirer? pour rien au monde je ne voudrais te voir périr par le feu.

—Toute jeune, je me suis mariée avec Nial, répondit Bergtora, et je lui ai promis de partager sa bonne et sa mauvaise fortune.»

Sur cette parole le couple rentra.

*
* *

«Qu'allons-nous faire maintenant? demanda Bergtora à son mari.

—Nous reposer, répondit Nial... Il y a si longtemps que j'aspire après le repos!»

Bergtora se tourna vers Thord, un jeune fils de Kare que Nial avait pris avec lui afin de faire son éducation, et le pria de sortir pour échapper à la mort. L'enfant repartit:

«Tu m'as promis, grand'mère, que nous ne nous séparerions jamais tant que je voudrais rester auprès de toi, et j'aime mieux mourir avec toi et Nial que de vous survivre.»

Bergtora prit alors le garçon et le porta sur le lit. Nial appela son esclave de confiance, qui avait jusqu'alors différé de sortir, et il lui dit:

«Avant de t'en aller, remarque bien où nous nous mettons, et de quelle manière nous nous arrangeons, car je suis résolu à ne plus bouger de place, quelles que soient la fumée et la chaleur. Tu sauras alors plus tard où l'on pourra retrouver nos cadavres.»

Il donna l'ordre au serviteur de prendre la peau d'un bœuf fraîchement écorché, et de l'étendre sur lui et sa femme après qu'ils se seraient placés côte à côte. Puis les deux époux se mirent sur le lit, ayant entre eux le petit Thord.

«Notre père se couche de bonne heure aujourd'hui! dit Skarphédin à Kare son beau-frère en voyant ce qui se passait. De la part d'un vieillard harassé, cela se conçoit. Puisse le réveil lui être doux!»

Et, pour la première fois de sa vie, le fier jeune homme courba le front vers la terre, et quelque chose comme une larme furtive perla sous sa paupière d'aigle.

Nial et Bergtora demeuraient immobiles et silencieux sur leur couche.

L'esclave prit la peau, l'étendit sur le groupe résigné, et gagna la porte pour sortir à son tour.

*
* *

Du toit et de la mansarde qui brûlaient, des tisons enflammés ne cessaient de pleuvoir dans la chambre. Skarphédin, Kare et Grim les ramassaient au fur et à mesure qu'ils tombaient, et les jetaient sur les assaillants.

Cela dura quelque temps, et comme du dehors on s'était remis à lancer des traits, ils les attrapaient également au vol et les renvoyaient à l'ennemi, si bien que Flose pria ses compagnons de cesser tout envoi de projectiles.

«Ce jeu-là ne vaut rien pour nous, leur dit-il; vous pouvez bien attendre que le feu les contraigne à se tenir cois.»

Cependant la grosse charpente du fronton s'était disloquée. À l'un des pignons restait une traverse qui reposait de biais sur le vestibule et la crête du mur; mais déjà, à sa partie médiane, elle était plus d'à moitié consumée.

Les trois hommes demeurés dans le bœr se précipitèrent de ce côté, et Kare dit à Skarphédin:

«Voici peut-être un moyen de nous sauver. Saute sur cette poutre avant qu'elle soit tout à fait calcinée. Je vais t'aider, et je monterai ensuite. Une fois dehors, il nous sera facile de filer inaperçus dans la direction de la fumée.

—Saute d'abord, dit Skarphédin, et je te suis.

—Non, à toi de passer le premier, répliqua l'autre.

—Point, j'entends que tu me précèdes.

—Allons, soit! reprit enfin Kare. C'est le devoir de tout homme de sauver sa vie quand il le peut; ainsi ferai-je... Seulement, si tu ne te hâtes pas à ton tour, je crains que nous ne nous revoyions jamais; car, pour mon compte, une fois dehors, je n'aurai guère envie de me rejeter dans la fournaise afin de t'en tirer... À chacun alors de suivre sa voie!

—Je serai fort heureux, beau-frère, si tu parviens à t'échapper, répondit Skarphédin; en ce cas tu te chargeras de la vengeance.»

*
* *

Kare prit au lambris un ais enflammé et grimpa sur la traverse. Arrivé sur le mur, il lança l'énorme brandon sur les gens du dehors; ceux-ci se rejetèrent vivement de côté. Alors, profitant de l'effarement général, les vêtements et la chevelure tout en feu, il sauta du haut de la muraille, et se mit à courir dans le sens où le vent chassait la fumée.

«Est-ce que quelqu'un ne vient pas de sauter de ce mur?» s'écria un des assaillants les plus proches.

—Nullement, repartit un autre; c'est sans doute Skarphédin qui nous a encore envoyé un tison.»

Cette parole ayant dissipé tout soupçon, Kare continua de courir jusqu'à ce qu'il eût atteint un ruisseau. Il se plongea dedans pour éteindre le feu qui le dévorait; après quoi il reprit sa course au milieu de la fumée, et ne s'arrêta que près d'un fossé, où il se coucha pour se reposer.

*
* *

Immédiatement après lui, Skarphédin avait sauté sur la traverse; malheureusement, lorsqu'il atteignit la place où elle était le plus consumée, la poutre se brisa sous lui, et il fut précipité sur le sol. Il renouvela toutefois sa tentative, et il grimpait à même la muraille quand une autre solive s'écroula sur sa tête, et derechef le jeta par terre.

«Allons! se dit-il, je vois ce qu'il en est; Kare, mon beau-frère, risque fort de m'attendre.»

Il rampa néanmoins le long de la paroi pour essayer de gagner la sortie; mais il fut surpris dans ce mouvement par un des assaillants, nommé Lambe, qui venait juste à ce moment d'escalader extérieurement le mur.

«Tiens, lui cria d'en haut ce dernier, on dirait que tu pleures à présent, Skarphédin!

—Pas le moins du monde, dit le fils de Nial en relevant la tête; seulement la chaleur un peu forte me cause quelques picotements dans les yeux; mais toi, continua-t-il, il me semble que tu ris?

—Ma foi, oui, je ris, repartit l'homme, et c'est la première fois que je suis franchement gai depuis le jour où tu tuas Thraen, près de la Markar.

—Tiens! riposta Skarphédin, voici, à ce propos, un souvenir de lui dont je te gratifie!»

Il tira de sa poche une des dents molaires de Thraen, qu'il avait ramassée lorsque celui-ci avait roulé sur le sol gelé, et il la lança si violemment dans l'œil droit de Lambe, que la prunelle jaillit de l'orbite et que l'homme se laissa choir au pied du mur.

Skarphédin courut alors à son frère Grim, qui se démenait à l'autre bout de la pièce, et tous deux s'efforcèrent de piétiner sur le feu pour l'éteindre. Quand ils arrivèrent au milieu de la salle, Grim tomba écrasé par une poutre: il était mort. Skarphédin, d'un bond gigantesque, avait réussi à esquiver le choc; mais ce ne fut qu'un répit d'une seconde. À peine reprenait-il l'équilibre, qu'un épouvantable craquement se produisit: c'était le toit tout entier qui croulait.

*
* *

Flose et ses compagnons demeurèrent devant le bœr incendié jusqu'à l'aurore du lendemain vendredi. Comme le jour commençait à poindre, ils virent arriver un homme à cheval qui leur dit s'appeler Geirmund et être un parent de Thraen.

«Combien de gens ont péri là dedans?» demanda le nouveau venu.

Flose dénombra les victimes: Nial, Bergtora et sa femme, tous leurs fils, Kare et Thord.

«Oh! reprit Geirmund, tu mets parmi les morts un homme avec lequel j'ai causé ce matin même.

—Qui donc? demanda Flose.

—C'est Kare. Ses cheveux et ses vêtements étaient tout roussis, et la lame de son épée était devenue bleue; mais il disait qu'il en renouvellerait avant peu la trempe dans ton sang et dans celui de ta troupe incendiaire.

—Malheur à nous! s'écria Flose. L'homme que nous avons laissé fuir ne nous laissera ni trêve ni repos, et plus d'un d'entre nous, je le prévois, est appelé à perdre bientôt la vie.»

Cependant un des conjurés s'était mis à entonner un chant de joie sur la mort de Nial.

«Tais-toi, dit Flose, il n'y a point là de quoi chanter. Que Nial ait péri dans les flammes, l'événement ne nous rapporte pas grand honneur.»

Il grimpa sur les ruines du pignon avec quelques autres. Là ils crurent percevoir une sorte de murmure rythmé qui partait du brasier au-dessous d'eux.

«C'est la voix de Skarphédin, dit un des hommes. Je serais curieux de savoir si c'est un vivant ou un mort qui nous chante cette chanson. Mettons-nous à la recherche des corps.

—Non pas, répondit Flose; il faudrait être fou pour s'attarder à une telle besogne au moment où, par tout le pays, on rassemble des forces contre nous. Mon avis est qu'il nous faut déguerpir au plus vite.»

Là-dessus il sauta en selle, et toute la troupe suivit son exemple.

*
* *

Après sa rencontre avec Geirmund, Kare avait emprunté un cheval et gagné divers bœrs amis où il raconta ce qui s'était passé. Bientôt se trouva réunie une troupe d'hommes déterminée et nombreuse, qui se divisa en plusieurs escouades, afin de battre le pays en divers sens; mais nulle part ils n'eurent de nouvelles de Flose et de ses gens.

Kare, avec quinze de ses amis, prit de son côté le chemin de Bergtorsvol, pour exhumer des décombres de la ferme les corps des victimes. En route, le groupe se grossit, si bien qu'en arrivant au lieu de l'incendie il comptait une centaine de cavaliers.

On chercha d'abord le cadavre de Nial, qu'on retrouva dans une épaisse couche de cendre. La peau de bœuf était toute recroquevillée; au-dessous d'elle gisaient le vieillard et sa femme. Chose singulière! leurs corps n'avaient aucunement été atteints par le feu. Seul le petit Thord, qui était couché entre eux deux, avait un doigt complètement brûlé, l'ayant laissé passer par mégarde hors de la peau de bœuf.

On porta les tristes dépouilles dans l'enclos attenant à l'habitation, et là on remarqua sur la face de Nial une expression de sérénité lumineuse dont tout le monde fut vivement frappé. Jamais encore,—chacun en convint,—on n'avait vu un tel aspect à un mort.

On rechercha ensuite le cadavre de Skarphédin. Le fier jeune homme était resté debout, emprisonné entre les débris du faîtage, la tête et le buste appuyés au mur de pignon, les jambes consumées jusqu'aux genoux, mais le reste de sa personne intacte, y compris les vêtements.

Il avait les dents enfoncées dans les lèvres, les yeux ouverts, non encore éteints, et les mains croisées sur la poitrine. Avec sa fameuse hache Rimegyge, il avait entaillé si profondément la muraille, qu'elle y était entrée jusqu'à la moitié du fer, ce qui l'avait préservée de l'action du feu.

«Voilà, dit quelqu'un, une arme digne de figurer comme relique à côté de la hallebarde de Gunnar.»

Kare prit la hache; elle lui revenait de droit.

«Il sera temps d'en faire une relique quand elle aura accompli toute son œuvre,» dit-il en se la mettant à l'épaule.

Quant aux restes de Grim, l'autre fils de Nial, on les découvrit au milieu de la pièce, avec ceux de la vieille Saun, qui n'avait point voulu se séparer de son maître, et quatre autres cadavres.


QUATRIÈME PARTIE

KARE ET FLOSE


CHAPITRE XXI

sur le ting

Après avoir quitté Bergtorsvol, Flose s'était tenu posté durant trois jours avec tous les siens sur une montagne d'où il pouvait voir ses ennemis battre en bas la contrée; puis, le premier péril conjuré, il s'était hâté de regagner à l'est son habitation de Svinefield, afin de se mettre en quête d'appuis pour la prochaine session de l'alting. Grâce à son crédit personnel et aussi à des dons en argent, il eut aisément gagné à sa cause les principaux chefs du district oriental où il demeurait. Son beau-père Liot, de Sida, lui promit le premier assistance; Geite, un riche fermier du pays, se déclara également pour lui; autant en firent Thorstein et Viarne, deux autres paysans ses voisins, de sorte qu'il put rentrer à son bœr et y attendre le retour du printemps.

Quant à Kare, il s'était tout d'abord rendu à Tunge, chez Asgrim, son parent et ami, auprès duquel sa femme Helza et ses deux belles-sœurs Astrid et Thoralle avaient elles-mêmes cherché un asile. Reçu à bras ouverts par lui et son fils Thorald, il passa avec eux tout l'hiver, ruminant nuit et jour sa vengeance, et ne parlant que des événements de Bergtorsvol. Parmi les chefs influents dont le concours lui était acquis en justice, il pouvait compter Gissur le gode, Kraak le Vaillant, du bœr de Hof, et Thorgier, un neveu de Nial qui habitait la ferme de Halt.

Quand les assises furent pour s'ouvrir, Asgrim dit à son ami:

«Pars en avant avec vingt hommes et mon fils Thorald, afin de préparer nos huttes sur le ting; j'attendrai, pour te rejoindre, Thorgier et son monde.»

Kare se mit incontinent en chemin.

*
* *

Quelques jours plus tard, Flose et les cent conjurés dont la fortune était liée à la sienne quittaient, à leur tour, Svinefield. Le trajet étant assez long, ils couchèrent, la première nuit, dans un bœr appartenant à l'un d'entre eux, et le matin de la seconde journée ils entrèrent dans la vallée de l'Ouest.

Tunge, la maison d'Asgrim, se trouvait précisément sur leur route. Quand ils n'en furent plus qu'à une courte distance, Flose dit à ses gens:

«Nous allons déjeuner chez Asgrim; tâchez que tout se passe comme il faut.»

Un quart d'heure après, un esclave d'Asgrim qui était en train de travailler au dehors aperçut la troupe dans le lointain. Il courut prévenir son maître aussitôt. Celui-ci dit:

«C'est sans doute Thorgier qui arrive. Vite qu'on se dispose à le recevoir. Nettoyez la maison, et dressez les tables.»

Le groupe cependant se rapprochait, et l'on entendait des cris et des rires bruyants.

Asgrim alla sur le pas de la porte.

«Ce n'est pas Thorgier, dit-il tout à coup; ses gens ne feraient pas ce tapage... La vengeance chemine silencieuse et grave. Ce doit être Flose avec sa bande incendiaire. Ils veulent sans doute nous demander l'hospitalité en manière de défi... C'est bien, qu'on achève les apprêts commandés!»

Bientôt Flose parut. Il entra, suivi des siens, dans l'enclos. Là toute la troupe mit pied à terre, et les hommes franchirent le seuil à la file.

Asgrim avait lui-même pris place à la table d'honneur. Il reçut Flose sans le saluer, et lui dit:

«Le repas est servi; que chacun de vous en fasse son profit.»

Les conjurés déposèrent leurs armes, s'installèrent sur les bancs et mangèrent. Quatre hommes seulement demeurèrent debout tout armés aux côtés de Flose.

Tout le temps que dura le repas, Asgrim ne prononça pas une parole; mais son visage était rouge pourpre.

Quand Flose et ses compagnons furent repus, les femmes desservirent les tables, et quelques-unes apportèrent de l'eau pour que les convives se lavassent les mains. Flose, d'un air moqueur, affectait de prendre ses aises, comme s'il eût été dans sa propre maison.

*
* *

Soudain Asgrim se saisit d'une cognée de bûcheron qui était près de lui, et, sautant à deux pieds sur le banc, il la brandit sur la tête de Flose. Mais un des hommes armés vit le mouvement; il arracha l'arme des mains d'Asgrim, et fit le geste de l'en frapper à son tour.

Flose l'arrêta:

«Qu'on ne lui fasse point de mal! commanda-t-il; nos provocations l'ont poussé à bout, et il s'est conduit comme un homme intrépide.»

Puis s'adressant à son hôte:

«Quittons-nous en paix, ajouta-t-il; nous nous retrouverons bientôt sur le ting, et là nous reprendrons notre affaire.

—Assurément, répondit Asgrim, et j'espère qu'au lendemain des assises vous vous montrerez moins prompts à l'action.»

Flose ne répliqua rien. Il sortit avec les siens de la maison, et s'éloigna aussitôt en aval.

Un peu plus loin, il rencontra Liot, son beau-père, et des hommes des fiords orientaux qui se rendaient aussi aux comices. Il leur raconta la scène de Tunge.

Quelques-uns le louèrent fort; mais Liot dit d'un ton grave:

«Tu as eu grand tort, et de telles bravades il ne peut résulter rien de bon.»

Aux approches du val Tingvalla, la petite armée se rangea en bataille, afin d'effectuer militairement son entrée sur le ting.

Bientôt après Thorgier, le neveu de Nial, partait également de son bœr accompagné d'une troupe imposante, à laquelle se joignirent successivement, au cours du trajet, ses deux frères Thorleif et Grim, Kraak de Hof avec tous ses tenants, puis Asgrim et le gode Gissur. Arrivé aux abords du champ de justice, ce second escadron forma, lui aussi, l'ordre de combat, et ce fut d'une allure si martiale qu'il déboucha au milieu de la plaine, que Flose et ses gens, en l'apercevant, se mirent instinctivement en défense, et peu s'en fallut qu'on n'en vînt aux mains. La journée s'écoula toutefois sans que la paix des comices fût troublée; mais on sentait frémir dans l'air comme un souffle de menace, et tout le monde s'accordait pour reconnaître que jamais encore, de mémoire d'homme, on n'avait vu au pied du Logberg un déploiement de forces aussi formidable et une aussi grande affluence de chefs éminents venus de tous les coins de l'Islande.

*
* *

Dès le lendemain, Flose commença sa tournée de hutte en hutte, accompagné de son ami Viarne. Il alla chez divers gros chefs qui étaient, comme lui, des districts de l'Est, et qui, pour la plupart, s'engagèrent à lui prêter leur appui. Il y en eut néanmoins plusieurs qui exigèrent préalablement de l'argent.

«Voilà certes de vaillants auxiliaires, dit Flose à son compagnon; mais il nous faudrait un juriste.

—J'en connais un, répondit Viarne, un qui peut-être n'a point son pareil. Il connaît tous les arcanes de la loi, et nul ne l'égale en subtilité. Seulement, je dois t'en prévenir, il est aussi cupide que retors.

—Qu'à cela ne tienne... Comment le nomme-t-on?

—C'est Eyolf. Le voici justement là-bas.»

L'homme désigné était assis devant la porte de sa hutte, un manteau écarlate autour des épaules, un diadème d'or sur la tête et une hache garnie d'argent à la main.

Viarne l'aborda aussitôt, et en reçut le plus gracieux accueil.

«J'ai besoin de ton aide, lui dit-il. Tu es le premier juriste de l'Islande, et tout ce dont tu te mêles réussit.

—Oh! repartit Eyolf, je n'ai pas cette opinion de moi-même, et je ne sais vraiment...

—Trêve de phrases! interrompit Flose, que tout ce préambule agaçait; je viens te prier de te charger de mon affaire contre le gendre de Nial.»

Eyolf se leva d'un air majestueux et scandalisé à la fois.

«Je vois maintenant, répliqua-t-il, où tendaient toutes ces belles paroles; croyez-vous donc que je suis un de ces hommes que chacun peut tourner à sa guise?»

Flose lui mit doucement la main sur l'épaule, et le forçant à se rasseoir entre lui et Viarne:

«Écoute-moi donc. Il faut, je le sais, plus d'un coup de cognée pour abattre un arbre.»

Ce disant, il tira de son doigt un anneau d'or du plus grand prix, et, le passant à la main de l'homme de loi:

«Accepte ceci comme un gage de l'esprit de sincérité qui m'anime.

—S'il en est ainsi, répondit Eyolf, je ne puis vraiment rien te refuser; seulement garde-toi bien de dire que j'ai reçu de toi quelque chose; ta cause serait perdue avant d'être plaidée.

—C'est pure affaire d'amitié entre nous,» repartit Viarne au jurisconsulte, et là-dessus les deux amis s'éloignèrent.

Un moment après, Snorre le gode vint à passer devant la hutte d'Eyolf. Il s'arrêta pour causer avec lui; puis tout à coup il lui prit la main, et, relevant la manche de son vêtement, il se mit à regarder l'anneau d'or.

«Tu as là un joyau de toute beauté... L'as-tu acheté, ou est-ce un cadeau?»

Eyolf ne répondit pas.

«Si on te l'a donné, reprit le gode en le quittant, c'est un présent qui peut te coûter cher!»

*
* *

En compagnie de Gissur et d'Asgrim, Kare faisait aussi sa tournée. Il se dirigea d'abord vers la hutte de Skapte, le même qui, l'année précédente, lui avait déjà refusé son concours. Cette fois encore ce dernier repoussa toutes les ouvertures. «Penses-tu, dit-il, que j'aie oublié les paroles d'insulte que Skarphédin m'a jetées ici même à la face? Jamais je ne serai avec aucun de vous!»

En revanche, Gudmund le Puissant, qu'allèrent voir ensuite les solliciteurs, se montra plein d'empressement et de zèle.

«Oui, dit-il, je vous veux assister avec tous mes hommes devant le tribunal, et aussi l'épée à la main, s'il le faut. Skapte a beau vous bouder, son fils Holmud est mon gendre, et comme ce dernier m'obéit en toutes choses, vous êtes sûrs également de l'avoir pour vous.»

Chez Snorre le gode, l'accueil ne fut pas moins amical.

«Il n'y a point de cause meilleure que la vôtre, dit-il à Asgrim et à Kare. Quel genre d'appui désirez-vous de moi?

—Ce qu'il nous faudrait surtout, repartit Asgrim, ce sont des auxiliaires bien armés et qui n'aient pas peur...

—Je crois, en effet, répondit le gode, qu'il faut s'attendre à un cliquetis de fer. Écoutez-moi donc; j'irai avec vous devant les juges. S'il y a combat, et que vous ne soyez pas les plus forts, repliez-vous du côté de ma hutte; vous me trouverez prêt à vous soutenir avec tout mon monde. Si, au contraire, vous avez le dessus, et que vos adversaires veuillent s'enfuir vers les gorges de l'Allmannagia, où ils n'auraient plus rien à craindre de vous, je me charge de leur en fermer l'accès. S'ils se retirent d'un autre côté, libre à vous de les poursuivre; seulement, quand je jugerai l'instant venu, je m'avancerai avec tous mes gens pour vous séparer, et il faut, dans ce cas, que vous me promettiez de cesser immédiatement le combat.»

Gissur, Kare et Asgrim engagèrent leur parole de faire ce que le gode demandait; après quoi celui-ci ajouta:

«Un mot encore. J'ai vu à la main d'Eyolf un anneau qui n'y était pas il y a quelques jours. Ce doit être Flose qui l'en a gratifié pour prix de ses services juridiques; il est bon que vous sachiez ce détail.»

*
* *

Au jour fixé pour les débats, les deux parties se trouvèrent face à face, équipées et armées de pied en cap, au bas de la montagne de la Loi. De part et d'autre les hommes portaient un signe de reconnaissance à leur casque, pour le cas où l'on en viendrait au combat.

Ce fut, en effet, ce qui arriva. Après avoir usé à l'envi toutes les malices de la procédure, toutes les roueries compliquées de la chicane et les déclinatoires insidieux à l'usage des godes de tous les pays, les adversaires, exaspérés, en appelèrent à la force. Ce fut le jeune Thorald, fils d'Asgrim, qui donna le signal du conflit en se ruant sur un parent de Flose. Immédiatement une clameur guerrière emplit la vallée, et la sauvage mêlée s'engagea.

Kare tua, pour commencer, trois hommes de sa main, parmi lesquels Viarne, l'ami de Flose. Asgrim ne fut pas en reste. Skapte était accouru, lui aussi. Lorsqu'il aperçut son fils Holmud dans la suite de Gudmund le Puissant, il poussa un cri de fureur et s'élança pour rappeler le jeune homme; mais, atteint à la cuisse par un dard que Thorgier lui avait décoché, il tomba et ne put se relever. Il fallut que ses gens le traînassent par terre jusqu'à la cabane d'un pelletier qui se trouvait dans le voisinage.

Dès le début de la lutte, les vengeurs de Nial s'étaient partagés en deux groupes. L'un, conduit par Gudmund, Thorgier et Kare, avait attaqué ceux des chefs du Nord et de l'Est qui s'étaient déclarés pour la cause adverse; l'autre, à la tête duquel étaient Gissur, Asgrim et Thorald, s'étaient jetés sur Flose et les siens.

On se battit longtemps avec une vaillance égale des deux parts; à la fin pourtant ce furent les gens de Flose qui reculèrent. Déjà ils opéraient leur retraite vers les défilés de l'Allmannagia, quand Snorre le gode et sa troupe apparurent pour leur barrer le passage. Ils se replièrent alors vers le sud, le long de la rivière qui arrose la plaine.

Dans ce moment ils vinrent à passer près de la cabane d'un nommé Solve, qui était assis devant sa porte, en train de faire cuire son repas dans sa marmite toute fumante.

«Par ma foi! s'écria l'homme, voilà une belle débandade de poltrons!»

Thorkel l'entendit, et, pris de fureur:

«Attends, fit-il, je m'en vais te mettre ta viande au pot!»

Il saisit l'homme par les pieds, le leva en l'air, et le plongea, la tête la première, dans le chaudron bouillant.

Le malheureux expira sur-le-champ.

*
* *

Juste à ce moment, Flose recevait un javelot à la jambe. Il s'affaissa d'abord sous le coup; puis, se relevant d'un effort énergique, il reprit sa course. À peu de distance derrière lui venait Eyolf.

«Tiens, dit Kare à Thorgier, qui menait à côté de lui la poursuite, j'aperçois là notre homme à la bague. Si nous lui faisions payer le prix de son joyau?

—Je m'en charge,» reprit Thorgier.

Il ramassa un dard qui était à terre, et le lança dans le dos d'Eyolf avec une telle force, que celui-ci tomba mort du coup.

Ce fut la dernière victime de la journée; car, sur l'entrefaite, Snorre le gode, arrivant avec tous les siens, se jetait en travers de la plaine et faisait cesser l'effusion du sang.

Par son entremise, la paix fut conclue. On enterra les cadavres, on s'occupa de soigner les blessés, et le lendemain, comme si rien ne s'était passé, le procès reprit son cours.

De l'aveu de Kare et de Flose, douze hommes furent choisis pour trancher l'affaire sous la présidence du gode Snorre.

Les arbitres fixèrent d'abord les amendes à payer des deux parts pour le prix du sang répandu la veille; puis on aborda la question de l'incendie.

La mort de Nial, celle de Bergtora, de Skarphédin, de Grim, d'Helge et des autres, furent tarifées proportionnellement; seul le trépas du petit Thord, fils de Kare, ne fut l'objet d'aucune décision, parce que le père persista à repousser tout accommodement.

Enfin Flose et ses complices furent condamnés, comme jadis Gunnar, à un exil de trois années, et tenus de quitter le pays dans le cours de l'été suivant au plus tard.


CHAPITRE XXII

kare à l'affut

Les cobannis, au sortir du ting, chevauchèrent d'abord ensemble vers l'est; puis, sur la nouvelle que Kare, en compagnie de Thorgier et de Gudmund, s'était dirigé vers le nord, Flose crut pouvoir congédier ses hommes, en leur recommandant néanmoins de cheminer le plus possible en troupe. Lui-même il regagna Svinefield.

Kare et Thorgier cependant n'avaient pas continué leur marche vers le nord. Dès le lendemain, se séparant de Gudmund le Puissant, ils avaient rabattu droit au sud, et, la Thiorsau une fois traversée, avaient poussé jusqu'à la Markar.

Là, vers le milieu de la journée, ils rencontrèrent deux vieilles femmes qui les reconnurent et leur dirent:

«Doucement, vous deux! Vous galopez, ce semble, bien à l'étourdie!

—Qu'y a-t-il donc?

—Il y a que Lambe et d'autres ont couché cette nuit par ici, et il n'est pas à supposer qu'ils aient sur vous une bien forte avance.

—Bon! dit Kare, raison de plus pour lâcher la bride à nos bêtes.»

Un peu plus loin, ils croisèrent un paysan qui menait un cheval chargé de tourbe. L'homme, en les voyant, s'arrêta.

«Quel dommage, dit-il que vous ne soyez pas en force!

—Pourquoi cela? demanda Thorgier.

—Eh! vous pourriez faire une belle chasse.

—Tu as donc aperçu du gibier?

—Oui, certes, reprit le porteur d'un air entendu.

—Combien de têtes?

—Une douzaine.

—Loin d'ici?

—Non, tout près de la rivière.

—En avant! s'écria Kare.

—Oh! ne vous pressez pas; ceux dont je parle flânent paisiblement.»

*
* *

Arrivés au bord du cours d'eau, les deux cavaliers découvrirent dans un repli de terrain quelques hommes qui semblaient sommeiller, leurs hallebardes posées par terre à côté d'eux.

«Les éveillons-nous? dit Thorgier.

—Assurément, repartit Kare; nous ne pratiquons pas le guet-apens, et ne tuons pas les gens endormis.»

Ils se mirent à crier. Les autres s'éveillèrent et saisirent aussitôt leurs armes. Kare et Thorgier attendirent qu'ils se fussent complètement équipés, puis le premier se précipita contre l'adversaire qui se trouvait le plus proche. C'était Thorkel, fils de Sigfus. Thorgier en même temps se ruait sur Sigmund.

D'un coup de la Rimegyge, Kare atteignit Thorkel au nœud de l'épaule, et lui trancha la moitié du tronc; mais, assailli lui-même de côté par Ledolf et un autre, il eût couru risque de succomber si Thorgier, qui venait de tuer Sigmund, n'eût, par une volte-face impétueuse, plongé son épée dans le cœur de Ledolf. Le second assaillant, à cette vue, essaya de se dérober par la fuite; mais la terrible Rimegyge lui retomba si violemment sur l'échine, qu'après avoir tourné sur lui-même il s'abattit mort aux pieds de Kare.

«Vite en selle!» cria Lambe.

Les huit survivants prirent le large, et gagnèrent d'une traite Svinefield, où ils racontèrent l'événement à Flose.

«Il fallait s'y attendre, dit ce dernier; une autre fois tâchez d'être un peu mieux sur vos gardes!»

*
* *

Tout le reste de l'été et l'hiver suivant, Flose demeura à son bœr, occupé des apprêts de son prochain départ. Le printemps venu, il acheta un navire norwégien qui se trouvait dans un fiord de la côte, se pourvut de marchandises, et manda plusieurs de ses cobannis pour s'entendre avec eux au sujet du voyage.

Kare cependant avait disparu de chez lui, et des voisins affirmaient encore l'avoir vu se diriger vers le nord.

«Cette fois nous n'avons plus à le craindre; il doit être chez Gudmund le Puissant, dit à ce propos Lambe à Flose.

—Eh! repartit ce dernier, je me méfie un peu de ces rumeurs. Prenez garde, j'ai fait un rêve qui ne me pronostique rien de bon.»

Derechef Flose, en prenant congé de ses amis, leur recommanda de cheminer en troupe et de ne point se relâcher de leur vigilance. Il les embrassa ensuite en disant:

«Vous voilà seize au départ d'ici; j'ai peur que plusieurs d'entre vous ne manquent au rendez-vous final.

—Quoi que l'homme fasse, il ne peut échapper à son sort,» répondit Grane brièvement.

La troupe, contournant le jokul[50], s'arrêta pour coucher le premier jour dans un bœr appelé Thorsmark, où demeurait un certain Biorn, dont la femme était parente de Gunnar. Celui-ci les reçut fort amicalement, et comme ils lui demandaient des nouvelles de Kare:

«Je l'ai vu, dit-il; j'ai causé avec lui; mais il y a déjà longtemps de cela, et il s'en allait vers le nord. Il m'a paru fort abattu, abandonné de tous, et j'ai idée qu'il ne tient plus beaucoup à vous rencontrer.

—À merveille! s'écria Grane, nous voilà débarrassés de lui.

—Je n'en suis pas aussi sûr que toi, lui repartit Modolf, un de ses compagnons, et Kare, même seul, est à redouter.»

*
* *

Le gendre de Nial n'était point chez Gudmund le Puissant. Il se tenait caché depuis longtemps dans une habitation toute voisine qui appartenait également à Biorn. Celui-ci courut aussitôt le rejoindre et l'informer de l'arrivée de ses ennemis dans cette partie supérieure du district.

«Eh bien, dit Kare, vite en route!»

Dans la nuit même ils montèrent tous deux à cheval et allèrent se placer en embuscade près de la Skaptau, rivière située à peu près à mi-route entre la Markar et Svinefield.

Le lendemain matin, les compagnons de Flose partirent à leur tour.

«Où donc est Biorn? dirent-ils à sa femme.

—Il a quelque argent à toucher là-bas dans l'est, et il a pris congé de moi au petit jour.»

Nul ne conçut de soupçon, et la troupe se mit en chemin. Non loin de la Skaptau ils se séparèrent, Glum et quatre hommes avec lui ayant affaire à un bœr plus à l'est; les autres s'assirent pour se reposer. Quelques-uns sommeillaient déjà, quand un cri retentit tout près d'eux.

«C'est Kare!» dit Grane se redressant d'un bond.

Il n'avait pas achevé de parler, qu'un dard lancé par Biorn frappait le manche de la hache de Modolf.

Immédiatement le combat s'engagea.

*
* *

Modolf le premier fondit sur Kare l'épée haute; mais le gendre de Nial para le coup, et d'une riposte prompte comme l'éclair fit sauter le glaive de son adversaire, puis d'un second coup lui enleva le poignet.

Au même moment Grane décochait à Kare un javelot; mais de la main gauche celui-ci réussit à le saisir au vol, et le lui renvoya d'une telle force, que l'autre eut la poitrine transpercée. Une seconde de plus néanmoins, et Hald, qui s'approchait en rampant, allait trancher les deux jarrets de Kare, lorsque Biorn cloua l'agresseur par terre d'un coup de sa hallebarde.

Le terrible Kare tua encore deux ennemis à lui seul, tandis que son ami en blessait grièvement pareil nombre. Trois hommes seulement restaient sains et saufs. Affolé d'épouvante, le reste de la troupe enfourcha au plus vite ses chevaux, et, cette fois encore, les survivants coururent d'une seule traite jusqu'à Svinefield.

«De tous les hommes qui vivent en Islande, dit Flose en apprenant l'événement, je n'en connais pas beaucoup qui vaillent Kare... J'ai peur décidément que bien peu d'entre vous me suivent en Norwège!»

*
* *

Kare et Biorn cependant ne crurent pas devoir retourner à Thorsmark. Après s'être consultés un instant, ils profitèrent de ce que trois paysans passaient sur la route avec des chevaux de bât pour se diriger ostensiblement vers le nord; mais à peine les hommes eurent-ils disparu en amont derrière les hauteurs qui bordaient la Skaptau, qu'ils obliquèrent vers un marécage environné de grands blocs de lave, et là ils mirent pied à terre.

«Je n'en puis plus, dit Kare à Biorn; il faut que je me repose un instant. Fais bonne garde.»

À peine était-il couché depuis un quart d'heure, qu'il se redressa en disant:

«Ces cris de corbeaux m'empêchent de dormir.»

Son ami leva les yeux vers le ciel; de longs vols noirs d'oiseaux croassants fendaient les airs au-dessus de la Skaptau.

Quelques instants après, on entendit hennir des chevaux. Biorn grimpa sur une roche.

«C'est Glum, dit-il, et quatre autres. Ils ne nous voient pas; laissons-les passer.»

Au même instant, la monture de Kare poussa un hennissement à son tour, et se mit à gratter du pied le sol déclive, si bien que quelques scories laviques dévalèrent avec fracas sur la pente.

«Ils nous voient maintenant, reprit Biorn. Alerte! les voici qui s'approchent.»

Effectivement les amis de Flose venaient de sauter à bas de leurs chevaux, et pénétraient dans l'enceinte rocheuse. Glum, qui marchait en avant, fondit sur Kare avec sa hallebarde; mais Biorn eut le temps de détourner l'arme, dont la pointe se brisa contre terre. Kare n'eut plus qu'à lever son épée pour trancher le cou à son adversaire, qui tomba expirant.

Deux autres ennemis, Skal et Röse, eurent successivement le même sort. Le quatrième blessa à l'épaule le gendre de Nial; mais ce fut son dernier exploit, car la hache de Biorn lui cassa les deux jambes.

Le cinquième et unique survivant de la troupe s'enfuit aussitôt: c'était Hilde, fils de Thorstein.

«Et maintenant, dit Kare à son compagnon, en route pour de bon vers le nord! Dès demain tous les gens du district seront sur pied, et il n'y a que chez Gudmund le Puissant qu'on ne s'avisera pas de venir nous chercher.»

Hilde, lui, regagna Svinefield, et Flose en le voyant s'écria:

«De tous les hommes qui vivent en Islande je n'en connais pas un qui vaille Kare!»

Puis, le soir même, ce qui restait des cobannis, rassemblés auprès de lui à son bœr, reçurent l'avis de se tenir prêts à filer dès l'aurore vers le fiord où attendait le navire norwégien.


CHAPITRE XXIII

dans l'ile de rowsa—conclusion

À quelques jours de là, Flose levait l'ancre à destination de la Norwège. La traversée fut d'abord heureuse, puis le temps ne tarda pas à se gâter; il survint une violente tempête, accompagnée d'un brouillard si épais, que l'on ne voyait plus à se conduire. Le bâtiment perdit sa route, et finalement se trouva de nuit jeté à la côte. Toute la cargaison fut engloutie, et vingt hommes périrent, parmi lesquels seize des conjurés. Le reste put gagner le rivage.

Quand le jour parut, deux marins reconnurent le pays pour l'avoir précédemment visité: c'était l'île de Rowsa, une des Orcades.

«Mieux eût valu que nous eussions atterri en quelque autre endroit, dit Flose à ses hommes, car le comte Sigurd, qui gouverne céans, était un chaud protecteur et ami pour les fils de Nial, et Helge lui était même attaché par un lien de vassalité. Notre vie est à sa merci. Mais n'importe, payons de résolution et d'audace.»

Après avoir fait quelques pas dans les terres, les naufragés rencontrèrent des habitants de l'île, qui leur indiquèrent le chemin à prendre pour gagner le palais du gouverneur. Arrivé en présence de Sigurd, Flose déclina son nom.

Le comte était déjà informé des événements de Bergtorsvol.

«Quelles nouvelles m'apportes-tu d'Helge mon vassal? demanda-t-il au nouveau venu.

—Je l'ai tué, répondit Flose.

—Qu'on l'empoigne, lui et tous les autres!» dit Sigurd à ses gens; ce qui fut fait en un instant.

Mais sur l'entrefaite arriva un des vassaux du comte, un certain Wörsten, qui était frère de la femme de Flose. En voyant celui-ci prisonnier, il s'adressa au gouverneur, et lui offrit pour rançon de son parent tout ce qu'il possédait. Le comte se montra d'abord inflexible; mais Wörsten, qui était fort en crédit auprès de lui, ne se tint pas pour battu; d'autres insulaires notables appuyèrent sa démarche, si bien que finalement Flose obtint sa grâce.

Non seulement Sigurd lui rendit sa liberté, en relâchant du même coup tous ses compagnons; mais, en prince magnanime qu'il était, il l'installa à son service aux lieu et place d'Helge, fils de Nial, et le combla bientôt de ses faveurs.

*
* *

Quand il fut resté quelque temps chez Gudmund, Kare, informé du départ de Flose, revint trouver son ami Asgrim.

«Que comptes-tu faire? lui dit ce dernier.

—M'embarquer à mon tour, et traquer partout le reste de la bande.

—Vraiment, repartit Asgrim, on a bien raison de dire que depuis que Gunnar et Skarphédin ne sont plus, tu es le premier homme de l'Islande.»

Quinze jours plus tard Kare était en mer.

Il eut une excellente traversée et toucha terre à Fridarœ, entre le Hialtland et les Orcades. Il avait là un ami intime, David le Blanc, chez lequel il passa l'hiver, et durant ce séjour il fut mis au fait de l'arrivée de Flose à Rowsa.

Or il advint que, vers la Noël, le comte Sigurd reçut la visite de son beau-frère le jarl Gill, qui régissait les îles du Sud (les Hébrides), et aussi celle d'un roi d'Irlande du nom de Sigtryg.

Le jour de la fête, le gouverneur et ses hôtes se trouvant à table, les deux princes étrangers exprimèrent le désir d'entendre le récit de l'incendie de Bergtorsvol. Ce fut Lambe, un des conjurés, celui-là même à qui Skarphédin, avant de mourir, avait fait sauter un œil de l'orbite, qui fut chargé de retracer les détails de l'épique entreprise.

On lui avança un siège d'honneur, et il entama sa narration.

*
* *

Le hasard voulut que, ce même jour, Kare, venant de Fridarœ, eût abordé avec son ami David et quelques autres à l'île de Rowsa, et qu'il se présentât au palais du comte à l'heure du festin.

Lambe était justement en train de raconter les faits à sa fantaisie. Kare et ses compagnons, arrêtés au dehors, l'écoutaient parler.

«Et quelle figure faisait Skarphédin dans le brasier? demanda à un moment le roi Sigtryg.

—Il se tint d'abord assez bien, répondit le conteur; mais à la fin il se mit à pleurer.»

À ce mot, Kare ne put se maîtriser davantage.

Staffa, dans les Hébrides
Staffa, dans les Hébrides.

«Tu en as menti!» cria-t-il de la porte, et, s'élançant au milieu de la salle, l'épée à la main, il se précipita sur le rapsode, et lui trancha le col d'un seul coup. La tête roula sur la table, devant les coupes des nobles convives, et ceux-ci furent inondés de sang.

«C'est Kare! s'écria Sigurd, qui avait reconnu le gendre de Nial; qu'on le saisisse et qu'on le mette à mort!»

Personne ne bougea; tous les gens de l'île avaient gardé de lui un souvenir affectueux doublé de respect.

«Sigurd, répondit Kare, sache que ce que je viens de faire c'est pour venger le meurtre d'un de tes féaux!

—C'est vrai, dit Flose à son tour, et Kare est en droit d'agir de la sorte, puisqu'il a refusé, sur le ting, tout accommodement avec nous.»

Kare se retira sans que nul le poursuivît, et, remettant à la voile avec ses amis, il regagna aussitôt Fridarœ.

*
* *

Disons au lecteur que l'intention du roi Sigtryg, en venant trouver Sigurd à Rowsa, était de réclamer son appui contre un autre prince irlandais avec lequel il était en guerre. Après avoir longtemps hésité, le comte finit par céder aux sollicitations de son hôte, et, au nombre des auxiliaires qu'il mena lui-même en Irlande, se trouvèrent quinze des compagnons de Flose. C'était tout ce qui restait de la troupe incendiaire.

Flose, lui, n'avait pas voulu être de l'expédition. Son âme, lasse de tant d'horreurs, inclinait de plus en plus vers la paix. Aussi Anschar, un prêtre d'Écosse, étant venu sur l'entrefaite à Rowsa pour y achever l'œuvre d'évangélisation commencée avant lui par les moines allemands, l'ennemi de Kare fut-il le premier à accepter la parole de pardon avec le baptême selon tous les rites.

Peu de temps après il alla aux Hébrides, et là il apprit que dans une grande bataille, tout récemment livrée en Irlande, le roi Sigtryg avait été mis en déroute et le comte Sigurd tué avec les quinze conjurés à sa suite.

À cette nouvelle Flose eut le cœur serré d'une telle affliction, qu'il résolut de se rendre à Rome, comme faisaient alors tous les grands pécheurs, pour y implorer le pardon de ses fautes. Ayant donc reçu du jarl Gill un bon navire et une somme d'argent, il s'embarqua pour le continent, et de là s'en fut à pied vers la Ville éternelle, où le pape en personne, dit la chronique, voulut bien lui donner l'absolution.

Il s'en revint ensuite «par l'Est», c'est-à-dire par terre, vers le Nord. L'hiver le retrouva en Norwège, près du jarl Éric, fils d'Hakon, et enfin dans le cours de l'été suivant il cingla vers la terre d'Islande, où il se réinstalla, le cœur soulagé, dans son habitation de Svinefield.

*
* *

Et Kare? On sut bientôt que, lui aussi, il s'était converti au dieu blanc, et que le mérite de cette conversion revenait encore à Anschar l'Écossais. Alla-t-il comme Flose en pèlerin jusqu'à Rome pour s'y faire absoudre de ses péchés? C'est un point que l'histoire n'a pas éclairci. Il paraît seulement qu'après un voyage dans diverses régions de l'Angleterre et de l'Écosse, il revint passer encore un hiver chez David le Blanc à Fridarœ, et qu'au printemps de la même année il se rembarqua à son tour pour l'Islande.

La traversée fut longue et pénible; le navire se brisa en arrivant, et peu s'en fallut que tout l'équipage ne pérît au port.

À terre, la tempête continuait de souffler, effroyable.

«De quel côté chercherons-nous un abri? demandèrent les gens de Kare.

—À Svinefield, répondit-il; c'est le point de refuge le plus proche de la côte.»

Et il ajouta en lui-même:

«Je veux voir quel accueil Flose me fera.»

On se dirigea donc vers Svinefield. Flose se trouvait chez lui. Dès que Kare parut sur le seuil, il le reconnut. Il alla à lui les mains tendues, l'embrassa, et, le faisant asseoir sur le siège d'honneur, il le pria de passer l'hiver avec lui; à quoi l'autre consentit de grand cœur.

Bref, la réconciliation fut si bien scellée, que, la femme de Kare étant venue à mourir, ce fut la propre nièce de Flose, Hildegunne, qui remplaça au foyer conjugal la fille de Nial, sœur de Skarphédin.

Flose eut, dit-on, une fin assez mystérieuse. Il voulut, sur ses vieux jours, s'en aller querir des bois de construction en Norwège. L'été d'ensuite, sa cargaison prête, il se disposa à remettre à la voile. On lui fit remarquer le mauvais état où se trouvait son navire.

«Oh! dit-il, il est assez bon pour un vieillard que la mort prendra demain!»

Et il s'embarqua.

Depuis lors on n'entendit plus jamais parler de lui ni de son bâtiment; mais bien des fois, à Bergtorsvol, le bœr des Nial étant rebâti à neuf, on vit Kare pleurer silencieusement.

*
* *

Notre histoire se trouve ainsi conduite à sa fin. Kare et Flose furent, à vrai dire, les deux premiers grands chefs islandais ralliés à la religion des papas. Ils furent aussi longtemps les seuls. Vainement les bans de missionnaires se succédaient-ils dans la vieille Thulé, le paganisme n'entendait point céder la place sans combat. Enfin le roi Olaf de Norwège, le grand convertisseur de la fin du siècle, entreprit de donner l'assaut décisif à la dernière citadelle du dieu Thor. Ses prédicateurs, enhardis par quelques conversions de marque, osèrent paraître sur le ting même, la croix d'une main et l'épée de l'autre.

Cette attitude résolue ne manqua pas d'influencer les barbares, dont beaucoup se présentèrent au baptême. Bientôt deux camps se formèrent, et un beau Jour,—c'était au commencement du xie siècle,—une bataille en règle se livra au pied du Logberg entre les païens et les chrétiens.

Cette solution à la mode islandaise pouvait seule trancher la question. Les chrétiens ayant eu l'avantage, l'alting, sur la proposition de Snorre le gode, le plus ardent des nouveaux convertis, déclara, à la pluralité des suffrages, que le christianisme serait désormais la religion officielle du pays.

Ajoutons que la première église fut bâtie à Tingvalla même, que le premier évêché s'établit à Skalholt, entre les Geysirs et la mer, c'est-à-dire dans la vallée de la Vita, et que le premier titulaire du siège fut le propre fils du gode Gissur, qui avait été ordonné en Allemagne.

Néanmoins l'influence du dogme nouveau ne transforma pas du jour au lendemain les mœurs traditionnelles d'une contrée où tout l'édifice de l'état social reposait sur une fausse idée de l'honneur et sur une sorte de divinisation des vertus de la force brutale. Longtemps encore l'antique culte se maintint, retranché dans les pratiques extérieures, et son esprit survécut surtout dans cette soif de vengeance et de meurtre, dans cette furie de guerres intestines qui devaient amener l'extermination de plusieurs notables familles de l'île, et, vers le milieu du xiiie siècle, l'asservissement final de l'Islande.

FIN

COLLECTION FORMAT GRAND IN-8º.—2e SÉRIE

chaque volume est orné de deux gravures

AGNÈS DE LAUVENS, ou Mémoires de Sœur Saint-Louis, par L. Veuillot.

BERTRAND DU GUESCLIN (HISTOIRE DE), comte de Longueville, connétable de France; d'après Guyard de Berville.

CHARLES VIII, par Maurice Griveau.

CHATELAINES DE ROUSSILLON (LES), par Mme la Csse de la Rochère.

CORSE (HISTOIRE DE LA), par Louis Boell.

CRILLON (VIE DE), par M. H. Garnier, élève de l'École des chartes.

DAHOMÉ (LE), Souvenirs de Voyage et de Mission, par M. l'abbé Laffitte. Carte de la côte des Esclaves et notice par M. Borghero, sup. de la Mission.

DÉTROIT DE MAGELLAN (LE), Scènes, tableaux, récits de l'Amérique australe, par Henri Feuilleret.

DUCHESSE-ANNE (LA), Histoire d'une frégate, par Olivier Le Gall.

ÉTATS-UNIS ET LE CANADA (LES), par M. Xavier Marmier.

GAULOIS NOS AIEUX (LES), par M. Moreau-Christophe, lauréat de l'Institut.

GUNNAR ET NIAL, Scènes et mœurs de la vieille Islande, par J. Gourdault.

ILLUSTRATIONS D'AFRIQUE, par M. le comte de Lambel.

IMPRESSIONS ET SOUVENIRS D'UN VOYAGEUR CHRÉTIEN, par M. Xavier Marmier, de l'Académie française.

JOSEPH HAYDN, Scènes de la vie d'un grand artiste; traduit de Franz Seebourg, par J. de Rochay.

LOUIS XI ET L'UNITÉ FRANÇAISE, par Charles Buet.

LOUIS DE LA TRÉMOILLE, ou Les Frères d'armes, par Théophile Ménard.

MES PRISONS, ou Mémoires de Silvio Pellico, traduction par M. l'abbé J.-J. Bourassé, chanoine de Tours.

MUNGO PARK, sa vie et ses voyages, par Henri Feuilleret.

NAUFRAGÉS AU SPITZBERG (LES), par L. F.

ORPHELINE DE MOSCOU (l'), ou la jeune Institutrice, par Mme Woillez.

PAIENS ET CHRÉTIENS, par le comte Anatole de Ségur.

PANTHÈRE NOIRE (LA), Aventures au milieu des Peaux-Rouges du Far-West; adapté de l'anglais, par Bénédict-Henry Révoil.

PARAGUAY (LE), par M. le comte de Lambel.

PAUL ET VIRGINIE, par Bernardin de Saint-Pierre, édition revue.

PAYS DES NÈGRES (LE) et la côte des Esclaves, par M. l'abbé Laffitte.

PERDUS EN MER, imité de l'anglais, par Mme la Csse Drohojowska.

PROMENADES ET ESCALADES DANS LES PYRÉNÉES: Lourdes,—Luz,—Barèges,—Pic du Midi,—Cirque de Gavarnie,—Cauterets,—Lac de Gaube,—Mont Perdu,—Mont Canigou, par M. Jules Leclercq.

PUPILLE DE SALOMON (LA), par Mlle Marthe Lachèse.

RÉCITS SUR L'HISTOIRE DE LORRAINE, par Auguste Lepage.

ROBINSON CATHOLIQUE (LE), par Marie Guerrier de Haupt.

SAINTE MAISON DE LORETTE (LA), par M. l'abbé A. Grillot.

SAINT VINCENT DE PAUL (VIE DE), par Jean Morel.

SANCTUAIRES DES PYRÉNÉES (LES), Pèlerinages d'un catholique irlandais, traduit de l'anglais de Lawlor. esq., par Mme la Csse L. de L'Écuyer.

SERMENT (LE), ou l'Ambition stérile, épisode de la guerre d'Amérique (1861-1865), imité de l'anglais, par Adam de l'Isle.

VENGEANCE DU FARMER (LA), Souvenirs d'Amérique, par Karl May, traduit par J. de Rochay.

VIE DES BOIS ET DU DÉSERT (LA), Récits de chasse et de pêche, par Bénédict-Henry Révoil, avec deux histoires inédites, par Alex. Dumas père.

VIEUXBOURG, ou la Petite ville; imité de l'anglais, par Adam de l'Isle.

VOYAGE AU PAYS DES KANGAROUS, adapté de l'anglais, par B.-H. Révoil.

17386.—Tours, Impr. Mame.

NOTES:

[1] Island, Eis-Land, Ice-Land.

[2] Ainsi surnommé des amas de vapeurs qui enveloppent son front.

[3] Ou plutôt le Havamal, sorte de livre sacré des proverbes attribué par les Scandinaves à Odin lui-même.

[4] On appelle fiords ces golfes allongés et ramifiés qui entaillent profondément les côtes scandinaves et communiquent avec la mer par un goulet plus ou moins étroit. Certains d'entre eux, encadrés de hautes rives à pic, forment un labyrinthe presque inextricable de canaux et de détroits où le soleil ne pénètre qu'à peine.

[5] Pour les Islandais, comme pour toutes les populations voisines du pôle, l'année se divise en deux périodes: la nuit d'hiver, où le soleil ne paraît pas sur l'horizon; et l'été, où le crépuscule rejoint l'aurore.

[6] Ces comices populaires ont duré huit cents ans. Une ordonnance du roi de Danemark les a supprimés en 1800. Actuellement le parlement national, qui a gardé son vieux nom d'alting, siège à Reykiavik.

[7] Aujourd'hui encore les paysans islandais, isolés tout l'hiver dans leurs bœrs, se donnent rendez-vous chaque année à de grandes foires d'été où se règlent toutes les affaires et où se fait l'échange des nouvelles.

[8] Ting, le lieu de réunion; alting (le ting de tous), la réunion même.

[9] Le Havamal, déjà cité, dit ceci: «Ne fais jamais un pas sans emporter tes armes. Qui sait si, le long du chemin, tu n'auras pas besoin de tirer l'épée?» Et encore: «Avant d'entrer dans une maison, regarde à toutes les fenêtres, regarde de tous côtés: car qui sait si tes ennemis ne sont pas là?»

[10] Paradis de la mythologie scandinave, dont Odin et son fils aîné Thor étaient les principaux dieux.

[11] On appelait skaldes dans le Nord des espèces de bardes, des poètes d'occasion, improvisateurs inspirés, qui chantaient aux fêtes et aux festins, célébrant de préférence les faits de guerre auxquels ils avaient eux-mêmes assisté.

[12] Les païens du Nord croyaient que chacun avait son esprit gardien qui le précédait ou le suivait sous la forme d'un animal.

[13] Les Islandais, retirés aux confins du monde, ont eu de tout temps une telle passion pour les récits des navigateurs, que dès qu'un bateau touchait à leur île, la foule se pressait vers les débarquants. On raconte qu'un jour le peuple était réuni à l'alting, en train de discuter une affaire des plus graves; les parties plaidaient avec acharnement l'une contre l'autre, quand tout à coup, au plus fort de la joute oratoire, on annonce que l'évêque Magnussen arrive de Norwège. À l'instant même voilà tout le peuple qui, à l'instar des Athéniens, oublie l'affaire qui l'occupait et court demander au prélat le récit de son voyage.

[14] Nriklagard, comme l'appelaient les gens du Nord. Disons en passant que les empereurs grecs de Constantinople avaient alors une garde du corps exclusivement composée d'Islandais, de Danois et de Norwégiens, qui, sous le nom collectif de Varangiens, les accompagnaient dans toutes leurs expéditions.

[15] Le dieu blanc, le Christ blanc, c'était ainsi que les païens de Scandinavie désignaient ordinairement Jésus-Christ.

[16] Les Islandais nommaient ainsi toutes les contrées sises à l'orient de leur île sur la mer Glaciale, jusqu'à la terre de Garderige (Russie actuelle) y comprise.

[17] C'est-à-dire des nègres.

[18] Pour les Scandinaves, la terre, Mitgard, était entourée par le fleuve Ifing (Océan).

[19] La Baltique, Ost-See (mer de l'Est), comme elle s'appelle encore aujourd'hui.

[20] Province méridionale de la Suède actuelle.

[21] La côte de Kœnigsberg.

[22] Île de la Baltique, au sud de la Suède.

[23] Balder, fils d'Odin et de Frigg, était le dieu de la paix ou du soleil.

[24] C'est sous ce nom qu'on désignait primitivement les moines en Norwège.

[25] Fête du dieu Thor, au solstice d'hiver, dont la date correspond à notre Noël.

[26] C'est-à-dire au prochain renouveau: varonn, en islandais, travaux du printemps; heyonn, travaux d'été.

[27] Rappelons qu'au commencement des croisades ce fut avec ces sortes de vaisseaux que les rois, princes et comtes des pays nord-ouest de l'Europe descendirent le long des côtes d'Allemagne, de France et d'Espagne jusqu'au détroit de Gibraltar, où ils entrèrent dans la Méditerranée.

[28] Le golfe actuel de Christiania, qu'on appelait alors la Baie tout court, Vigen.

[29] L'île que nous nommons Fionie, et où se trouve Odensée, jadis la cité d'Odin.

[30] Génies malfaisants de la mythologie scandinave.

[31] Jarl (prononcez iarl), gouverneur de province au nom du roi.

[32] Les Scandinaves croyaient que cela portait malheur de donner de l'acier nu à un ami; une arme ainsi offerte et acceptée était censée couper l'amitié, à moins que le donneur n'eût soin préalablement de se tirer avec ce fer un peu de son propre sang.

[33] Suède méridionale.

[34] Loki était le dieu du mal dans la mythologie scandinave.

[35] Saillie en rabat du chapeau d'acier que portaient ordinairement les vikings.

[36] Thor était, chez les Scandinaves, le dieu du tonnerre. Jeudi, en suédois, se dit Thorstag, jour de Thor, et en allemand Donnerstag, jour du tonnerre.

[37] C'était comme le logis d'attente où, dans les idées des païens du Nord, les morts séjournaient pendant trois jours jusqu'à ce qu'on eût fait le triage de ceux qui avaient mérité d'aller dans la Wahalla; les autres, les non élus, demeuraient avec ladite Héla dans l'enfer scandinave.

[38] L'Islande se divisait en quatre grands districts, distingués d'après les points cardinaux. L'Eyfirdinga était au nord, et le Borge au sud.

[39] Disons une fois pour toutes au lecteur qu'à cette époque la monnaie était rare. L'argent se versait le plus souvent au poids, par once et par mark. En Islande particulièrement, une once d'argent ordinaire, cyrir, équivalait au prix d'une vache au marché; un mark d'argent pur représentait soixante onces, et le mark d'or pur huit fois soixante onces.

[40] Les godes, à la fois magistrats et pontifes, étaient chargés, chacun dans leur district, de rendre la justice, de convoquer le peuple en assemblée locale, de veiller à la paix du pays, et de tarifer les marchandises sur les marchés. C'était parmi eux qu'étaient élus les juges à chaque session de l'alting. La goderie était une charge qui s'achetait, et le ressort en était très flottant, car tout homme libre, en Islande, avait le droit de choisir le cercle de juridiction qui lui convenait et de le quitter aussi à son gré.

[41] Allusion à la légende du nain scandinave qui, métamorphosé en serpent, était censé devoir rester jusqu'à la fin des temps à veiller sur des monceaux d'or sous-marins.

[42] On appelait ainsi une résidence princière près de laquelle on emmagasinait toutes les provisions de bouche nécessaires; les monarques et jarls avaient d'ordinaire plusieurs logis de ce genre. Hakon, par exemple, en possédait une autre plus au sud, à Skuggi, près de la moderne ville de Bergen.

[43] Les fenêtres alors étaient généralement garnies de vessies ou de corne, en place de verre et de talc.

[44] C'est-à-dire de la vallée du même nom, sise un peu plus au sud.

[45] Ou encore, signé du premier signe. C'était le premier pas vers le baptême, mais non le baptême lui-même. Beaucoup de gens, même en Danemark et en Norwège, où la lutte continuait assez vive contre les deux religions rivales, se contentaient de ce demi-christianisme. Ceux qui se trouvaient dans cet état étaient admis de leur vivant à la société des chrétiens; mais, quand ils mouraient, on les enterrait sur les confins du cimetière sans qu'il fût récité de prières sur leurs corps.

[46] Dans la mythologie scandinave, géant ennemi des dieux et des hommes.

[47] C'est-à-dire: le rude Hédin.

[48] Voyez ci-dessus, p. 169.

[49] En effet, nombre des hommes condamnés à l'exil par l'alting préféraient s'enfuir dans les districts sauvages du centre de l'île, et là, sous le nom d'outlaws, ils menaient une vraie existence de brigands.

[50] Il s'agit ici du jokul de l'Ouest, un des plus hauts sommets de l'île. On appelle en Islande jokul (par opposition à fell, montagne moins élevée), toute cime qui reste l'année entière couverte de neige et de névés.







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