The Project Gutenberg EBook of Voyages du capitaine Robert Lade en
differentes parties de l'Afrique, de l'Asie et de l'Amérique, by Antoine François Prévost d'Exiles

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Title: Voyages du capitaine Robert Lade en differentes parties de l'Afrique, de l'Asie et de l'Amérique

Author: Antoine François Prévost d'Exiles

Release Date: November 24, 2007 [EBook #23610]

Language: French

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Note du transcripteur: l'orthographie de l'original est conservée.

VOYAGES

DU CAPITAINE

ROBERT LADE

EN DIFFÉRENTES PARTIES

DE L'AFRIQUE,

DE L'ASIE

ET

DE L'AMÉRIQUE:

CONTENANT

L'Histoire de sa fortune, & ses Observations sur les Colonies & le Commerce des Espagnols, des Anglois, des Hollandois, &c.

OUVRAGE traduit de l'Anglois.

À PARIS,

Chez DIDOT, Quai des Augustins, à la Bible d'or.

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M.DCC.XLIV.

Avec Approbation & Privilège du Roy.


PRÉFACE.
TOME PREMIER
MEMOIRE
TOME SECOND
SUPPLEMENT À L'HISTOIRE DE LA BAYE DE HUDSON.
MÉMOIRE DU CAPITAINE BEST.
DESCRIPTION DE LA NOUVELLE ESPAGNE,
APPROBATION.
CATALOGUE

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PRÉFACE.

De qui attendroit-on des Relations de Voyages plus utiles & plus interessantes que des Anglois? La moitié de leur Nation est sans cesse en mouvement vers les parties du monde les plus éloignées. L'Angleterre a presqu'autant de Vaisseaux que de maisons, & l'on peut dire de l'Isle entière ce que les Historiens de la Chine rapportent de Nankin; qu'une grande partie d'un Peuple si nombreux, demeure habituellement sur l'eau. Aussi voit-on paroître à Londres plus de Journaux de Mer, & de Recueils d'observations, que dans tout autre lieu. Les Anglois joignent à la facilité de s'instruire par les voies de la Navigation, le désir d'apprendre, qui vient du goût des sciences & de la culture des beaux Arts. D'ailleurs ce n'est pas seulement en qualité de Voyageurs, qu'ils acquièrent la connoissance des Pays éloignés. Ils y possedent des Régions d'une vaste étendue, dont ils ne négligent pas toujours les curiosités. Leurs Auteurs prétendent que les terres qui sont occupées par leur Nation depuis l'extrémité de la Nouvelle Écosse au Nord, jusqu'à celle de la Nouvelle Georgie au Sud, n'ont pas moins de seize ou dix-sept cent milles de longueur; sans compter leurs Iles, qui forment encore un Domaine si considérable, que la Jamaïque & la Barbade contiennent seules plus de deux cent mille Anglais.

Quoiqu'ils soient bien revenus de l'opinion qu'ils s'étoient formée de la richesse de tous ces Pays dans les premiers tems de leurs découvertes, ou de leurs Établissemens, il est certain qu'ils en tirent de très-grands avantages. Ils ne disent plus comme autrefois:»Les flots de nos Mers sont d'Ambre-gris;[A] le cours»de nos Rivières, est presqu'interrompu par l'abondance de l'or; le moindre Minéral que nous possedons, & que nous daignons à peine recueillir, est le cuivre, car nos terres le portent si près de la surface, qu'il ne faut que nous baisser pour en prendre.» C'est un Écrivain serieux, qui s'applaudissoit ainsi de son bonheur en prose. M. Waller, un des meilleurs Poètes d'Angleterre, a fait une peinture des Isles Bermudes, qui rappelle les plus délicieuses idées du Paradis terreste.» Qui ne»connoît pas, dit-il, ces Isles heureuses,[B] où croissent des limons d'une grosseur énorme; où le fruit des orangers surpasse celui du Jardin des Hesperides; où les perles, le corail, & l'ambre-gris donnent aux Côtes une splendeur céleste? Là, le Cèdre superbe, qui éleve sa tête jusqu'aux cieux, est le bois que les Peuples brûlent dans leurs foyers. La vapeur qui s'en exhale & qui embaume les viandes qui tournent à leurs broches, pourrait servir d'encens sur les Autels des Dieux; & les Lambris qu'il fournir à leurs appartenons, embelliroient les Palais des Rois. Les doux Palmiers y produisent une nouvelle espece de vin délicieux, & leurs feuilles, aussi larges que des Boucliers, forment un ombrage charmant, sous lequel on est tranquillement assis pour boire cette divine liqueur. Les figues croissent en plein champ, sans culture, telles que Caton les montroit aux Romains, pour les exciter par la vûe d'un fruit si rare, à la conquête de Cartharge, qui le voyait naître dans son terroir. Là, les Rochers les plus stériles ont une sorte de fécondité; car régulièrement, dans plus d'une saison, leur sommet aride offre un mets voluptueux, dans les œufs de plusieurs espèces d'oiseaux, &c.»

Ces descriptions pompeuses étoient le langage d'une Nation peu accoutumée à voir des figues & des oranges, qui croissent en effet difficilement dans un climat aussi froid que l'Angleterre. Pour l'or, le corail & l'ambre-gris, s'il s'en est quelquefois trouvé dans les Colonies Angloises, ce n'est point assez souvent, comme on le verra par quelques endroits de cette Relation, pour donner droit aux Anglois de s'en applaudir dans des termes si magnifiques. D'ailleurs, quoiqu'on ne puisse douter que leurs Plantations ne leur ayent d'abord été fort avantageuses, elles ont souffert de l'altération sur quantité de points; ce qui n'empêche pas néanmoins, qu'ils n'en tirent encore beaucoup d'utilité. Il se trouve là-dessus des détails curieux dans leurs Livres. M. Litleton Président de la Barbade, & le Chevalier Dalby Thomas, ont écrit avec beaucoup de feu sur cette matiére; & ces explications présentées au Peuple par des Écrivains si sensés, n'ont pas peu servi à redoubler l'ardeur de la Nation pour le service des Colonies.

On y voit surtout quel est l'esprit de nos voisins, non-seulement à l'égard des possessions qu'ils ont dans les Indes, mais par rapport même à celles d'autrui. Ils poussent la jalousie si loin, qu'un Anglois se tua, dans le siécle passé, du seul regret qu'il avoit conçu de ce que les Espagnols & les Portugais sont maîtres de la plus belle & de la plus riche partie de l'Amérique. Mais cette disposition les portant à ne rien négliger dans leurs voyages & à publier toutes les remarques qui peuvent être utiles à leur commerce, il ne se passe guères de semaines où l'on ne voie paraître à Londres, le récit de quelque nouvelle Navigation. Les Anglois qui ont fait des voyages remarquables, sont sûrs de l'immortalité dans leur Patrie; On voit gravés, dans mille endroits de l'Angleterre, les noms de ceux qui ont fait le tour du monde. En effet ces illustres Avanturiers, ne méritent pas moins d'être connus, dans tous les lieux où la hardiesse & l'industrie donnent droit à la gloire.

Le premier fut le Chevalier François Drake. À peine le Détroit de Magellan fut-il-décou vert, que cet audacieux Anglois entreprit le même voyage, pour le pousser beaucoup plus loin. Il s'embarqua au Port de Plymouth le 15 Novembre 1577. Il arriva au Détroit le 21 d'Août de l'année suivante; & se voyant dans la Mer du Sud, le 6 de Septembre, il continua sa navigation au long de la Côte Occidentale de l'Amérique, jusqu'au 43e degré de latitude du Nord, d'où il tourna par les Indes Orientales & revint en Europe par le Cap de bonne Espérance. La Mer du Sud avoit été découverte au travers des terres, par Baco Nunez de Balboa, qui avoit traversé le premier l'Isthme de l'Amérique. Mais Jean Sebastien Cano, Espagnol, étoit le seul qui eut fait le tour du monde avant le Chevalier Drake.

En 1586, le Chevalier Thomas Candish forma la même entreprise, & ne l'exécuta pas moins heureusement. Deux Hollandois, Olivier Nord, en 1598, & Georges Spilbergen, au commencement du 17e siècle firent aussi ce dangereux voyage. Mais le Chevalier Jean Narbroug, après avoir passé le Détroit de Magellan dans le cours de l'année 1609, & s'être avancé au long des Côtes jusqu'au Chili, repassa le Détroit, ce que personne n'avoit encore fait avant lui: car les périls que les Prédécesseurs y avoient courus n'avoient pas eu moins de force pour les empêcher de revenir par la même voie, que Le désir d'achever leur cercle autour du Globe. Le Maire découvrit plus au Sud, en 1616, un autre passage, auquel il donna son nom. Mais le Détroit n'en étoit pas moins dangereux que celui de Magellan. Ce fut en 1681, qu'un Anglois, nommé Sharp, trouva le moyen de repasser de la mer du Sud, dans celle du Nord, sans avoir apperçu aucune terre. Ayant traversé l'Isthme de l'Amérique, où il commit quantité de brigandages, il s'embarqua sur la Côte de la Mer du Sud, pour revenir par les Détroits de Magellan ou de le Maire; mais le vent s'étant opposé à son passage, il continua de voguer, & rentra enfin par une Mer ouverte, dans celle du Nord. Le Capitaine Cooke a fait dans le cours des années 1709, 1710, & 1711, un voyage autour du monde, dont il a publié la Relation en 1712.

Celle que je donne au Public n'a point un objet si vaste; mais elle n'est pas moins propre à faire connoître l'ardeur des Anglois pour tous les objets de fortune & de curiosité. Quoiqu'elle ait été mise en ordre depuis plusieurs années, sur les Journaux & les Mémoires de l'Auteur, elle n'est tombée que depuis fort peu de tems entre mes mains. Toutes les parties en sont si agréables & si interessantes qu'elle m'a paru digne d'une prompte traduction. La naïveté des détails personels; l'importance des observations qui regardent le commerce, la politique la situation des lieux & la connoissance de ce qu'ils renferment de plus curieux ou de plus utile; en un mot la variété des objets & la multitude des entreprises y présentent sans cesse de nouvelles scènes. Il y a même de l'avantage à tirer pour la morale, du caractère de droiture & de probité qui se soutient constamment dans les deux Négocians, dont on lit les projets & les expéditions. S'ils étoient conduits par la passion de s'enrichir, leurs motifs étoient fort differens de ceux de l'avarice; & l'intérêt qu'on prend au cours de leurs affaires, en fait voir avec joie le succès.

Les détails qui concernent la nouvelle Georgie, la Baye de Hudson, divers endroits des Côtes d'Afrique, la Nation des Muschetos, & plusieurs parties des Établissemens Espagnols & Hollandois, contiennent tant de particularités qui n'ont jamais été publiées, qu'on ne se plaindra point d'y trouver comme dans la plûpart des nouvelles Relations, la répétition de ce qu'on a déjà lû sous d'autres titres.

L'aversion que j'ai pour le merveilleux sans vraisemblance, m'a fait retrancher, à l'article de Saint Vincent, de longs récits, dont je n'ai pas mieux senti l'agrément que l'utilité. Je n'aurois pas même fait grace à l'Histoire du Dragon, & des Reptiles, si je ne m'étois souvenu qu'on en trouve des traces dans plusieurs autres Relations. Qui se persuadera que des hommes aussi grossiers que les Caraïbes, ayent parmi eux des Magiciens & des Sorciers, lorsque dans les Pays les plus éclairés de l'Europe, où la corruption du cœur n'a porté que trop souvent des gens d'esprit à vouloir s'initier dans ces odieux Mistères, & d'autres du moins à vouloir les approfondir, il ne s'est encore rien offert qui puisse leur donner le moindre crédit? Les Isles des Caraïbes ont des Imposteurs, dont les prestiges sont proportionés sans doute à l'ignorance & à la crédulité de cette Nation. Ce n'est point à la vûë des Européens, qu'ils ont la hardiesse de les exercer; & je ne me souviens point en effet d'avoir lû qu'aucun Voyageur Anglois ou François, ait jamais été témoin de leurs enchantemens. Mais les Sauvages, qui donnent aveuglement dans toutes sortes de piéges, paroissent persuadés de toutes ces merveilles dans les recits qu'ils en font aux Européens: & la persuasion est presque toujours contagieuse. Quelle apparence aussi, que s'il éxistoit une vallée remplie de pierres précieuses, dans une Isle, dont l'accès n'est pas refusé aux Étrangers, le même motif qui a fait traverser les Mer, & découvrir de nouveaux mondes, au travers de mille dangers, n'eût pas fait surmonter depuis long-tems, les obstacles qui nous dérobent de si précieux trésors.

On n'a joint à cet Ouvrage, avec la Carte générale, qu'une seule Carte particuliere qui convient aux principaux événemens, parce qu'il en auroit fallu trop souvent de particulieres, si l'on avoit entrepris de suivre nos Voyageurs a la trace. L'Écrivain Anglois laisse entrevoir dans plus d'une occasion, le motif qui lui a fait supprimer les hauteurs, lorsqu'il est question de cette riche Côte d'Afrique, qui devint le fondement de sa fortune. Ce n'est pas la première fois que l'intérêt ait fait garder le silence aux Négocians sur les voies du commerce. Mais on peut regarder cette suppression même, si elle est volontaire, dans un lieu où l'on est porté à la regréter, comme un caractère de bonne foi pour le reste de l'Ouvrage; puisqu'avec moins de respect pour la vérité, il auroit été facile de remplir ce vuide par des suppositions imaginaires.

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VOYAGES

DU CAPITAINE

ROBERT LADE

ET DE SA FAMILLE

TOME PREMIER.

L A pauvreté est un puissant aiguillon pour le courage & j'ose dire pour toutes les vertus, sur-tout dans ceux qui sont tombés de l'état d'opulence & qui ont pour double motif la misère d'une Épouse & de plusieurs enfans. Mes Voyages & mes plus difficiles entreprises n'ont point eu d'autre cause. J'avois reçu de mes Ancêtres un bien considérable, dont je me vis dépouillé dans l'espace de peu de jours par les fameuses révolutions de l'affaire du Sud. Je me trouvois marié depuis quinze ans, âgé d'environ quarante, & chargé d'une nombreuse famille. Le désespoir m'auroit fait prendre quelque résolution funeste à ma vie, si l'exemple d'un grand nombre de mes amis, qui étoient sortis de l'indigence par la voye du Commerce, ne m'eut paru une ressource qui me restoit encore à tenter.

On conçoit qu'étant sans biens, je ne me proposois pas d'imiter ceux qui avoient accumulé des richesses sur leur propre fond. Il falloit commencer par me rendre utile au service d'autrui, & je n'avois à mettre dans mon entreprise que de la probité & de l'industrie, deux qualités par lesquelles je m'étois fait connoître assez heureusement. Après avoir fait le calcul de ce que je pouvois tirer de mes meubles, unique reste de ma fortune, sur lequel je ne laissois pas de fonder quelques espérances particulieres, je fis confidence de mon embarras & de mes desseins à Georges Sprat, un de nos plus riches Marchands, qui avoit deux Comptoirs également accrédités, l'un dans nos Colonies d'Amérique, & l'autre aux grandes Indes. Il connoissoit anciennement ma famille, & quoique je n'eusse point de liaisons fort étroites avec lui, j'étois sûr qu'ayant toujours fait ma demeure dans son voisinage, il ne pouvoit avoir qu'une favorable opinion de mon caractere. Il reçut honnêtement mes ouvertures, il me fit expliquer non-seulement l'histoire de ma disgrâce, mais l'état présent de mes affaires, & celui de ma famille. Sa curiosité, ou l'intérêt qu'il prit tout d'un coup à ma fortune, l'amena chez moi dès le lendemain, & la vûe de ma femme & de mes enfans, dont la tristesse rendoit assez témoignage au malheur de notre condition, acheva d'échauffer son zéle en ma faveur.

Après avoir laissé passer quelques jours sans me communiquer ses desseins, il me parla d'un Vaisseau qu'il faisoit partir pour Bengale avant la fin du mois, & pour lequel il avoit besoin d'un Supercargoes, que je pouvois être, si je voulois confier mes espérances à la Mer. J'acceptai cette offre, comme une faveur qui les surpassoit beaucoup; car dans mes premières vûes, je n'avois pensé qu'à obtenir quelque emploi plus borné dans l'un de ses deux Comptoirs. Je conçus qu'avec l'autorité & les privileges d'un Supercargoes, je pourrais tirer un profit considérable des marchandises que je voulois acquérir du prix de mes meubles, sans compter les autres avantages qui sont propres à cette commission. M. Sprat m'apprit lui-même tout ce que je devois espérer d'un premier Voyage. Mais en prenant soin d'arranger mes préparatifs, il supposa trop généreusement que je me reposerois sur lui dans mon absence, de la conduite & de l'entretien de ma famille; elle étoit composée de trois garçons & de deux filles. Mon aîné avoit quatorze ans, la première de mes filles en avoit treize, & la seconde un peu plus d'onze; le plus jeune de mes deux derniers fils n'en avoit que sept.

Mes vûes n'étoient pas encore bien éclaircies sur la manière dont je devois pourvoir à leur subsistance pendant mon Voyage. J'avois pensé que l'aîné de mes fils pouvoit m'accompagner, & je n'étois pas sans espérance que la mere de ma femme, qui vivoit encore dans une fortune fort médiocre, consentiroit à se charger de sa fille & de nos quatre autres enfans; ce fut la réponse que je fis aux propositions de M. Sprat. Mais sa chaleur paroissant redoubler pour me rendre service, il me représenta que cette disposition de ma famille feroit trop connoître au Public la ruine de mes affaires; qu'à la veille de les rétablir, il falloit soutenir les apparences jusqu'à mon retour; que remettant ses intérêts entre mes mains, il ne pouvoit trop faire pour m'attacher à lui, & que la dépense d'une année d'entretien dont il vouloit se charger pour ma maison, seroit bien compensée par la fatigue & les peines ausquelles j'allois m'exposer, pour le soin de son Commerce. Je ne voyois encore dans toutes ces instances que des attentions honnêtes, ausquelles l'intérêt pouvoit avoir autant de part que l'amitié; mais ma femme qui m'aimoit avec beaucoup de tendresse, avoit fait d'autres observations qu'elle se hâta de me communiquer. M. Sprat n'étoit pas venu chez moi, sans ouvrir les yeux sur le mérite de ma fille aînée, ses sentimens n'avoient pû se dérober aux yeux d'une mere, & l'affectation même qu'il avoit apportée à les déguiser, sembloit les rendre suspects. Ce récit ne me causa point toute l'inquiétude que je voyois à ma femme: Que devois-je craindre de l'amour de M. Sprat pour une fille de treize ans, qui ne s'éloigneroit pas un moment de sa mere? D'ailleurs il n'étoit point marié, & ma naissance étant supérieure à la sienne, je pouvois me flater que son inclination, joint aux services que j'allois lui rendre, pourroit le faire passer quelque jour sur l'inégalité de la fortune. Ma femme surprise de mes objections, ne balança plus à s'ouvrir tout-à-fait. Elle m'apprit que si sa fille avoit gagné le cœur de M. Sprat, le Commis de ce Négociant, pour qui son Maître avoit une confiance absolue, n'avoit pas pris des sentimens moins tendres pour elle-même; & que dans les visites qu'ils nous avoient rendues depuis moins de quinze jours, ils lui avoient fait entendre assez clairement ce qu'ils se proposoient tous deux, aussi-tôt que je serois éloigné. Malgré le triste état de mes affaires, l'intérêt n'étoit pas capable de me faire oublier l'amour & l'honneur. J'éprouvai même à l'instant toute la force d'une passion que je n'avois jamais connue, parce que la conduite de ma femme n'avoit jamais été propre à me la faire sentir. Je parle de la jalousie, qui fut assez violente dès le premier moment, pour me faire renoncer à toutes les espérances que j'avois conçues de M. Sprat. Cependant après quelques réfléxions sur son projet, je me persuadai que devant beaucoup moins de reconnoissance à un homme qui se proposoit de séduire ma femme & ma fille, il m'étoit permis d'employer quelque honnête artifice pour assurer tout à la fois ma fortune, & l'honneur de ma famille. Je revins à l'idée que j'avois eue de me procurer un office de Comptoir, sans renoncer à celui de Supercargoes; & pensant ainsi à m'établir dans les Indes, je résolus de ne quitter l'Angleterre qu'avec ma femme & mes enfans. Il falloit déguiser ce dessein à M. Sprat; j'évitai de lui parler de ma famille, comme si j'eusse accepté ses premières offres, & je lui demandai pour nouvelle faveur, de m'accorder quelque emploi dans un de ses Comptoirs. Loin de m'arrêter par des objections, il se prêra si facilement à mes désirs, que je demeurai plus persuadé que jamais de ses vûes sur ma fille, & de l'avantage qu'il espéroit tirer de mon éloignement.

Dans cette situation je me hâtai de vendre mes meubles, & j'en convertis le prix en Montres d'or, & en ouvrages d'Orfévrie. Quelques Diamans de ma femme avoient fait la principale partie de ma somme; car outre que la valeur de mes meubles étoit médiocre, je fus obligé de laisser toute meublée, jusqu'à mon départ, la Salle où j'étois accoutumé de recevoir M. Sprat; & ne voulant point qu'il eut le moindre soupçon de mon projet, je convins avec ma femme, que suivant les résolutions que nous prîmes ensemble, elle disposeroit de ce reste de nos biens, dans les derniers momens. Le jour étant arrivé pour mettre à la voile, je pris congé d'elle & de mes enfans le 2 d'Avril 1722, dans la présence de M. Sprat & de son Commis, qui m'accompagnerent ensuite jusqu'à Gravesend; mais dès la nuit suivante ma femme s'étant délivrée heureusement de tous les embarras dont elle restoit chargée, partit avec mes enfans pour me venir joindre à Sandwich, où je devois relâcher. Son voyage & le mien se firent avec tant de bonheur, que je la reçus à bord le troisiéme jour, avec des mouvemens incroyables de tendresse & de joie.

Notre Vaisseau, qui se nommoit le Depfort, portoit vingt-deux hommes d'Équipage, & la Cargaison consistoit presque entierement en Draps & en Étoffes d'Angleterre. M. Rindekly, notre Capitaine, parut surpris de l'arrivée de ma famille; je l'avois si peu prévenu, que manquant de plusieurs commodités nécessaires, nous fumes obligés de passer un jour entier à Sandwich, pour nous les procurer. Nos intérêts étant liés par des espérances communes de profit, je ne balançai point à lui communiquer l'état de mes affaires, & les raisons mystérieuses de ma conduite. Il m'applaudit, en me promettant son amitié & ses services. Les premières occupations de sa vie n'avoient pas été des affaires de Commerce; il s'étoit ruiné comme moi, mais par le désordre de sa conduite, & cherchant des ressources sur Mer, il étoit parvenu à commander successivement plusieurs Vaisseaux, qu'il avoit conduits fort heureusement. La confiance des Marchands à sa bonne fortune, alloit jusqu'à se le disputer pour Capitaine, & chacun cherchoit à se l'attacher par les plus grandes récompenses. Notre amitié n'ayant fait qu'augmenter tous les jours, il m'apprit l'histoire de sa ruine, qui ne fut qu'une relation d'avantures voluptueuses, mais qui servit à me faire estimer d'autant plus le fond de son caractère, qu'il ne s'étoit perdu que par des excès de générosité & de bonne foi.

Le vent fut si favorable à notre navigation, qu'ayant doublé les Caps d'Espagne en six jours, nous découvrîmes vers le soir du neuvième jour les Côtes d'Afrique. Cependant le tems étant devenu plus gros à l'entrée de la nuit, & l'eau de la Mer paroissant jaune du côté de la terre, nous sondâmes, avec quelque inquiétude pour les Bancs de sable, qui étoient marqués sur nos Cartes. Nous trouvâmes trente brasses, & puisant un seau de cette eau jaunâtre, nous reconnûmes que le goût n'en étoit pas différent des autres eaux de la Mer. Le lendemain, qui étoit le 14 d'Avril, nous continuâmes d'appercevoir les Côtes, & nous vîmes divers Oiseaux de la grandeur des Ramiers. L'eau ne nous parut plus jaune, elle étoit verte & azurée; nous ne trouvâmes aucun fond fur 70 brasses d'eau. Le 15 nous prîmes un bon fond de sable sur 22 brasses, la sonde amena de petites pierres luisantes, ce qui nous fit croire qu'il y avoit là quelque matière Minérale. Le 16 nous eûmes un fond sur 70 brasses, & vers le Midi nous vîmes flotter autour de notre Vaisseau quantité de bois. À deux heures après midi, la terre se montra fort clairement, & le Capitaine continuant sa route sans aucune marque d'embarras, me dit que nous n'avions aucune raison de nous en éloigner. Une heure après, nous vîmes du côté de la Côte, dont nous n'étions plus guères qu'à douze mille, une Chaloupe à voiles & à rames, équippée de huit hommes. Nous les prîmes d'abord pour des Chrétiens, échappés de quelque orage, mais quand ils furent plus près, nous les reconnûmes pour des Nègres. Ils jettèrent des cris en nous appercevant, nos gens en jetterent aussi; enfin nous ayant fait un signe d'amitié, ils s'avancerent, & l'un d'eux nous fit une harangue assez longue, à laquelle nous répondîmes sans l'entendre, & sans nous flater d'être entendus. Ensuite ils monterent hardiment sur notre Bord, leurs épaules étoient couvertes d'une peau de quelque animal sauvage; ils en portoient une autre autour des reins, qui leur couvrait les parties naturelles. Leur Orateur, qui paroissoit aussi leur Chef, étoit habillé de noir, il avoit une culotte, des bas, des souliers, une ceinture, un chapeau, & deux ou trois de ses gens avoient aussi des habillemens à la Chrétienne. Ils se servirent d'un morceau de craye, pour nous faire le plan de la Côte voisine, en prononçant divers mots qui nous parurent en usage chez les Chrétiens. Nous jugions même à leurs manières, qu'ils nous entendoient mieux que nous ne croyions les entendre; & par leurs signes du moins ils s'efforçoient de nous assurer, que nous pouvions approcher de la terre sans aucun risque.

Nous n'avions pas d'autre besoin que de bois à chauffer, dont nous avions fait mauvaise provision, parce que nous avions compté sur un tems plus doux. Le Capitaine appercevant de beaux arbres, & d'agréables collines chargées de bois, résolut de mouiller derrière un Cap qui s'avançoit vers nous, & qu'il prit même pour une Isle. Nous y trouvâmes 15 brasses de fond, & toutes les apparences étant tranquilles, nous prîmes le parti d'y passer la nuit. Dès le matin, nous descendîmes à terre au nombre de douze, armés de fusils & de haches, pour couper du bois. Le rivage étoit bas & sablonneux, mais en montant sur la première colline qui n'en étoit éloignée que d'un mille, nous fûmes surpris d'y trouver quantité de pois & de fraises, & surtout une multitude étonnante de figuiers sauvages; le bois de chauffage que nous y prîmes, étoit du cyprès & du bouleau. Le bruit de nos haches attira quelques Nègres, qui n'oserent s'approcher; ce qui nous confirma dans l'opinion, que les premiers n'étoient pas des habitans du même Pays, ou que s'ils étoient Afriquains, ils étoient de la Côte qui regarde l'Europe.

Nous eumes jusqu'au 24 une Navigation douce & paisible. Il n'y avoit personne dans le Vaisseau qui connût assez la Géographie, pour nous faire prendre une autre idée de ces parties de l'Afrique que par leur hauteur. À 20 milles d'un Cap que nous quittions, nous trouvâmes une autre pointe, qui nous fit éprouver pour la première fois quelques mouvemens de crainte; car tandis que nous faisions des bordées pour doubler ce passage, nous tombâmes tout d'un coup dans un bas-fond, d'où nous eumes une peine mortelle à nous tirer. Nous portâmes ensuite le Cap vers la Côte, & nous mouillâmes à l'entrée de la nuit sur huit brasses de bon fond. J'étois surpris de cette maneuvre du Capitaine, qui affectoit de ranger continuellement une Côte si dangereuse. Le tems étant fort beau, nous envoiâmes notre Chaloupe pour sonder au-delà d'un Banc de sable, près d'une autre pointe. Le fond s'y trouva bon, & le Capitaine nous fit prendre aussi-tôt cette route. Avant la fin du jour, plusieurs petits Bateaux joignirent notre bord. Les Nègres qui les conduisoient avoient tous à leurs oreilles des anneaux jaunes que nous prîmes pour de l'or. Ce fut alors que je crus pénétrer le dessein du Capitaine, & lui ayant communiqué ma pensée, il me confessa secrétement que je ne me trompois pas dans ma conjecture. Il avoit appris d'un autre Capitaine Anglois, que dans plusieurs endroits de cette Côte, les Nègres avoient des amas considérables de poudre d'or, & qu'étant sans commerce avec les Européens, ils en connoissoient peu la valeur. La couleur de leurs anneaux ayant achevé de le persuader, il me recommanda le silence avec tous les Gens du Vaisseau, & me faisant esperer quelque occasion de nous enrichir, il se flatta que nous pourrions en profiter sans admettre personne à notre secret.

Quoique nous ne pussions tirer aucun éclaircissement des Nègres, qui nous avoient abordés, nos propres observations nous firent juger que cette Côte étoit fort peuplée. Outre beaucoup de fumée que nous appercevions du côté de la terre, nous crumes découvrir quantité de Nègres qui couroient le long du rivage. La douceur des premiers fit prendre au Capitaine une idée favorable de leur Nation. D'ailleurs il falloit risquer quelque chose avec de si grandes espérances. Il me déclara d'un air ferme que sa résolution étoit de se mettre dans la Chaloupe avec cinq ou six de ses Matelots les plus stupides, & il me demanda si je me sentois assez de courage pour l'accompagner. Le regret que j'avois d'abandonner ma femme & mes enfans, me fit naître d'abord quelques objections; mais considérant aussi que le Ciel m'offroit peut-être une occasion que je ne retrouverois jamais, je ne mis qu'une condition à notre entreprise: ce fut d'arrêter dix des onze Nègres qui étoient montés dans notre Bord, après les avoir traités assez civilement, pour leur faire comprendre que notre dessein n'étoit pas de leur nuire, & d'emmener avec nous l'onziéme, qui ne manqueroit pas de rendre témoignage de notre conduite & de nos intentions. Ma pensée étoit de nous précautionner contre la trahison, en gardant ainsi des Otages; & le danger d'irriter toute la Nation par cette espece de violence, me paroissoit bien moindre que celui de nous livrer sans aucune sorte de précautions. Ayant fait goûter cet avis au Capitaine, nous offrîmes des rafraîchissements aux Nègres, nous leur fimes divers présens que nous accompagnâmes de beaucoup de caresses, & tâchant de leur faire comprendre notre dessein par nos signes, nous les laissâmes dans notre Bord après avoir donné ordre à nos Gens de ne pas se relâcher de leurs civilités. Celui que nous fîmes descendre avec nous dans la Chaloupe avoit le visage peint de rouge, & la tête entourée de plumes, ce qui nous le fit prendre pour un homme de quelque rang dans sa Nation. Il marqua si peu de résistance à nous suivre & à laisser derriere lui ses Compagnons, que ne doutant plus qu'il n'eut pénétré nos sentimens, nous ne fîmes aucune difficulté de suivre la route qu'il nous marqua pour gagner le rivage. À mesure que nous avancions, le nombre des Nègres nous paroissoit augmenter sur la Côte, et commençant à les appercevoir distinctement, nous jugeâmes que c'étoit l'admiration qui les attiroit pour nous voir arriver. Le Capitaine s'étoit muni de plusieurs petits Miroirs, de quelques paires de Cizeaux, & d'un grand nombre de Mouchoirs de toile rouge. Il mit un de ces Mouchoirs au cou du Nègre qui nous accompagnoit. Il lui avoit déja donné un Miroir, qui lui avoit paru un présent merveilleux, & dans lequel il ne se lassoit point de se regarder.

Nos armes étoient nos Épées, des Fusils & des Haches, que nous avions cru devoir porter particulierement à toutes sortes de hazards. Nous étions sept, en y comprenant le Capitaine & moi. En arrivant au rivage, qui étoit bordé d'une foule de Nègres, nous étendîmes les mains en signe de paix & d'amitié. Mais notre Guide nous épargna l'embarras de nous expliquer davantage. Ayant sauté à terre aussi-tôt, ou plûtôt s'étant élevé dans l'eau qu'il avoit encore jusqu'à la ceinture, il dût faire en peu de mots un récit bien favorable à tous ceux qu'il rencontra, puisqu'il s'éleva des cris & des témoignages de joie qui ne purent nous paroître équivoques. Nous fûmes reçûs effectivement comme des Anges du Ciel. Plusieurs Nègres, qui paroissoient distingués entre leurs Compagnons, nous offrirent la main pour nous aider à descendre de la Chaloupe, & remarquant que nous faisions passer le Capitaine à notre tête, ils conçûrent que c'étoit lui qu'ils devoient regarder comme notre Chef.

Ils nous conduisirent jusqu'à leur Habitation, qui n'étoit qu'à un demi mille du rivage. Quoique les témoignages de leur amitié ne se démentissent point sur la route, leur curiosité nous étoit souvent incommode. Ils vouloient voir nos Épées & nos Fusils. Ils examinoient la figure de nos Habits. Ils nous prenoient les mains, comme s'ils en eussent admiré la couleur. Le Capitaine ayant refusé de leur abandonner son Fusil & son Épée, nous suivîmes son exemple; ce qui n'empêchoit point qu'ils ne portassent continuellement la main à nos armes, pour y fixer plus curieusement leurs yeux. Enfin nous arrivâmes à leur Bourgade, qui n'étoit qu'un misérable assemblage de Cabanes sans ordre, & la plûpart composées de terre & de branches d'arbres. Nous crûmes entendre par leurs signes qu'il y avoit plus loin une Habitation nombreuse & mieux bâtie, où leur Roi faisoit apparemment sa résidence. Le Païs n'étant point couvert par des Montagnes, ni par des Bois, comme celui dont nous avions approché trois jours auparavant, il étoit si sec & si stérile, qu'à peine avions-nous apperçû quelques arbres, & quelques traces de verdure dans le chemin que nous avions fait depuis la Mer.

Toute la Nation, hommes & femmes, étoit nuë jusqu'à la ceinture, & n'étoit couverte autour des reins que d'une large bande de peau, dont le poil avoit été coupé ou brûlé. La plûpart portoient des anneaux aux oreilles, & l'avidité du Capitaine augmentant à cette vûë, il avoit déjà fait entendre à quelques Nègres, que pour leurs anneaux il donneroit volontiers un petit Miroir ou une paire de Cizeaux. Il en obtint ainsi quelques-uns, & se persuadant, plus il les considéroit, que c'étoit véritablement de l'or, il m'avertissoit à voix basse que nous touchions au tems de la fortune. Je ne pouvois rien opposer à cette prévention. Cependant mes yeux ne me rendoient pas le même témoignage que les siens, & la couleur du métail qui me paroissoit un jaune beaucoup plus foncé que l'or, me laissoit des soupçons. J'essayai même de plier quelques anneaux, & la facilité avec laquelle ils cédérent à des efforts assez médiocres, augmenta mon incrédulité. Un Chef des Nègres, qui étoit, sans doute, le premier de l'Habitation, nous ayant fait entrer dans sa Cabanne, on nous y offrit des Viandes cruës, avec une Liqueur dont nous ne pûmes boire après en avoir goûté. Mais nous mangeâmes volontiers d'une espéce de fruit, qui avec moins de grosseur que nos Melons, en avoit à peu près le goût & la couleur. Notre confiance augmentant pour des Hôtes si doux & si caressans, nous ne fîmes plus difficulté de laisser manier nos armes à celui qui nous traitoit. Il nous parut qu'il ne connoissoit point l'usage de nos fusils; mais le plaisir qu'il prenoit à considérer nos haches, nous ayant fait juger qu'il en concevoit l'utilité, le Capitaine lui offrit la sienne qu'il accepta avec des transports de joie; & pour ne laisser rien manquer au présent, nous y joignîmes deux miroirs, & quatre mouchoirs de toile rouge.

Les Nègres avoient fort bien compris que leurs anneaux nous plaisoient. Nous fûmes agréablement surpris à la fin du repas, de nous en voir offrir deux ou trois poignées, que le Chef tira lui-même d'un trou pratiqué dans le mur. Nous ne nous fîmes pas presser pour les recevoir, & le Capitaine charmé de cette galanterie, résolut aussi-tôt d'en marquer sa reconnoissance avec éclat. Il avoit observé sur le Vaisseau que rien n'avoit fait plus de plaisir aux Nègres, que l'Eau-de-vie qu'on leur avoit fait boire, & quelques pièces de Bœuf salé qu'on leur avoit abandonnées sans préparation. Il fit partir deux de nos Gens, accompagnés du Nègre qui nous avoit conduits, avec ordre d'apporter du Vaisseau un baril d'Eau-de-vie, & un tonneau de viande salée. Il recommanda qu'on y joignît du Biscuit pour notre propre usage; & le Nègre qui nous avoit servi de Guide, comprenant par nos signes qu'il alloit apporter de cette Liqueur dont il avoit pris tant de plaisir à boire, ne manqua point de répandre une si bonne nouvelle. Il fut suivi jusqu'au rivage par un grand nombre de ses Compagnons, qui marquerent beaucoup d'envie d'entrer dans la Chaloupe; mais l'ordre étoit donné de n'y recevoir que lui, & n'ayant point douté que les plus curieux ne se missent dans leurs petits Bateaux pour gagner notre Bord, le Capitaine avoit ordonné aussi que sans employer aucune violence, on leur permît seulement d'approcher au pied du Vaisseau, afin qu'ils pussent apprendre de leurs Compagnons avec quelles caresses on les y avoit retenus.

Pendant ce tems-là, nous raisonnions, le Capitaine & moi, non sur la qualité du Métail, que nous étions résolus d'emporter malgré mes doutes, mais sur les moyens de nous en procurer la plus grande quantité qu'il nous seroit possible. Nous aurions souhaité de pouvoir découvrir d'où les Nègres le tiroient, & nous balançâmes dans cette pensée si nous ne devions pas pénétrer plus loin dans les terres, pour gagner cet autre lieu où nous avions crû comprendre que résidoit leur Chef. Mais quelle apparence de nous éloigner du Vaisseau, & de porter la confiance à ce point pour des Barbares? Nous traversâmes néanmoins l'Habitation, pour en observer les environs, du côté opposé à la Mer. Nous n'y trouvâmes que des champs stériles, à la réserve de quelques langues de terre qui paroissoient cultivées dans les fonds, & qui servoient de pâturage à différentes sortes d'animaux. Nous en découvrîmes de beaucoup plus étenduës à mesure que nous avancions; & la seule curiosité nous y auroit conduits pour observer quelle sorte d'herbes ou de grains elles produisoient, si nous n'avions été frappés tout d'un coup par la vûë d'une grande Rivière, dont nous n'avions encore apperçû ni le lit, ni l'embouchure. Nous tournâmes aussi-tôt de ce côté-là, & quelques petites collines, qui nous avoient jusqu'àlors dérobé la perspective, s'abaissant bien-tôt devant nous, nos regards eurent une carriere sans fin pour s'étendre. Nous vîmes dans l'éloignement, non-seulement de vastes Forêts, mais des Prairies immenses, ou du moins des terres couvertes de de verdure. La vûë se perdoit à remonter la Rivière, & quantité de Bateaux qui la descendoient ou qui étoient attachés au long des rives, ne nous permirent pas de douter qu'il n'y eut quelque relation de commerce entre les Habitans du Païs. Ayant gagné le bord de l'eau, nous y trouvâmes deux Barques chargées d'onze ou douze Nègres qui étoient armés d'arcs & de fléches. Ils s'occupoient à mettre à terre deux Taureaux qu'ils paroissoient avoir tués à coup de Fléches, & quantité d'autres animaux sauvages; ce qui nous fit juger qu'ils revenoient de la chasse, & que la Rivière leur servoit ainsi à rapporter leur proie des Forêts. Sa largeur étoit au moins d'un demi mille. Entre plusieurs autres Bateaux que nous vîmes passer, nous remarquâmes que les uns étoient chargés aussi d'animaux tués, & d'autres de bois & de branches d'arbres. L'attention de notre Capitaine s'attachoit moins à ce spectacle, qu'à examiner le sable de la Rivière d'où il soupçonnoit que les Nègres tiroient la matiére de leurs anneaux. Il en prit plusieurs poignées, qu'il passoit soigneusement dans ses doigts; & quelques pailletes jaunâtres qui reflétent sur sa main ne lui permettant plus de méconnoître ce qu'il cherchoit, il les approcha de l'oreille d'un Nègre, pour lui faire entendre qu'il croyoit leurs anneaux du même métail. Ce Nègre, qui étoit celui dont nous avions reçu des rafraîchissemens, comprit tout d'un coup sa pensée; & nous faisant descendre au long de la Rivière l'espace d'environ deux milles, il l'attira dans un endroit fort sablonneux, où nous découvrîmes tout d'un coup ce qu'il vouloit nous faire remarquer. C'étoit un grand nombre de claies fort serrées, qui formoient différens angles, & qui en donnant passage à l'eau, pouvoient retenir les petits corps étrangers qu'elle charioit avec elle. Mais l'idée que nous avions du sable d'or ne s'accordoit point encore avec ces machines; car il n'étoit pas vraisemblable qu'il pût être arrêté par des claies, qui toutes serrées qu'elles étoient, ne retenoient pas le sable ordinaire. Cependant l'ardeur du Capitaine lui ayant fait examiner toutes ces claies, tandis que les Nègres qui étoient avec nous faisoient de leur côté les mêmes recherches, il s'y trouva, non pas du sable d'or, comme nous nous l'étions imaginé, mais quelques petits lingots de différente forme & de grosseur inégale, dont l'un n'étoit guéres moins épais que le petit doigt de la main, sur la longueur d'environ deux pouces. Quoiqu'il ne fût point sans mêlange, nous le reconnûmes si clairement pour un métail, qui ressembloit à celui des anneaux, que le Capitaine ne put modérer sa joie. Il me fit observer que la grossiereté des Nègres leur faisoit sans doute négliger la poudre d'or qu'ils ne pouvoient convertir à leur usage, & que s'attachant aux lingots dont ils composoient leurs anneaux, ils méprisoient absolument le reste. Comme il ne s'en trouvoit qu'un fort petit nombre, nos espérances paroissoient réduites aux anneaux des Nègres, dont nous étions bien résolus de ne laisser derrière nous que ce qu'ils refuseroient de changer contre nos Marchandises; à moins que nous ne pûssions nous ménager la liberté de passer quelque tems dans le Païs, & d'employer notre industrie sur la Rivière avec plus de soin & de discernement, que les Nègres.

Cependant lorsque nous fûmes retournés à l'Habitation, il nous vint à l'esprit, que recueillant sans cesse ce qui se trouvoit dans leurs claies, ils pouvoient avoir quelque amas de ce précieux métail, & notre curiosité du moins nous faisoit souhaiter d'apprendre s'ils le changeoient aussi-tôt en anneaux, & quelle méthode ils avoient pour lui donner cette forme. Les Gens que nous avions envoyés au Vaisseau en étoient revenus dans notre absence, avec ce que nous leur avions ordonné d'apporter. Ils n'avoient pas eu peu d'embarras jusqu'à notre retour, à repousser les Nègres qui vouloient faire l'essai de nos provisions. Mais nous ne pûmes douter que celui qui nous avoit accompagnés ne fût leur Chef, lorsqu'à son arrivée toute la foule qui environnoit nos Gens se dissipa. Nous lui offrîmes aussi-tôt un verre d'Eau-de-vie, qu'il ne voulut prendre qu'après nous avoir vû boire avant lui. Il en fut si satisfait, quoiqu'il ne l'eût pas bû sans faire quelques grimaces, qu'il s'en fit donner un second verre; & loin d'en offrir aux autres, il se hâta de prendre quelques grands vaisseaux de terre dans lesquels il vuida le baril, & ne les serra pas moins promptement dans un trou de sa Cabane. Notre bœuf salé flatta beaucoup aussi son goût. Il vuida de même le tonneau, en examinant successivement toutes les pièces, & la satisfaction qui parossoit sur son visage marquoit la joie qu'il ressentoit de notre présent. Le Capitaine prit ce moment pour lui témoigner par des signes que nous pouvions lui renouveller la même faveur, & ne perdant pas de vûë nos propres intérêts, il s'efforça de lui faire entendre, en lui montrant les petits lingots & les anneaux, que l'eau-de-vie & le bœuf salé ne seroient point épargnés à ceux de qui nous recevrions de l'or. La nature ne manque point d'éloquence dans ses signes lorsqu'il est question d'exprimer ce qu'elle désire avec beaucoup d'ardeur. Le Nègre nous entendit, & nous faisant passer dans une autre Cabane qui touchoit à la sienne, il nous y fit voir un tas de ces petits lingots pour lesquels notre passion étoit si vive. Un mouvement d'avidité naturelle porta d'abord le Capitaine à remplir ses poches de ce précieux métail; mais la charge devenant bien-tôt trop pesante, je lui fis faire attention que si le Nègre ne nous ôtoit pas la permission, qu'il paroissoit nous accorder, il étoit beaucoup plus simple de commencer par remplir le tonneau & le baril qui étoient demeurés vuides dans la Cabane voisine. Je les fis apporter par nos Gens, & tandis que notre Capitaine assûroit le Nègre, par de nouveaux signes, que nous lui donnerions du Bœuf salé & de l'Eau-de-vie pour ces lingots, je remplis nos deux tonneaux de ce que je pûs démêler de plus précieux dans le tas. On n'y fit pas la moindre opposition. Les Mouchoirs, les Cizeaux, les Miroirs, une Épée & deux Haches, dont le Capitaine fit un autre tas qu'il offrit au Nègre, parurent à ce Barbare un équivalent fort supérieur à des richesses dont il ne connoissoit pas le prix.

La difficulté étoit de transporter avant la nuit une proie si riche, mais si pesante, jusqu'à la Chaloupe. Cette entreprise nous coûta beaucoup de peine & de tems. Il fallut rouler les tonneaux sur des troncs d'arbres que nos Haches rendirent propres à cet office. Enfin nous gagnâmes le rivage, & renouvellant nos caresses au Chef des Nègres, qui n'avoit pas cessé de nous accompagner, nous retournâmes au Vaisseau avec celui qui nous avoit d'abord servi de Guide. Loin de manquer à nos promessess, nous étions résolus d'envoyer le même soir à de si honnêtes gens, deux tonneaux de Viande salée, & deux barils au lieu d'un, bien persuadés que le lendemain ils nous reviendroient pleins de lingots. Ce fut en effet notre premier soin en arrivant à bord. Nous prîmes aussi le parti de renvoyer les dix Nègres que nous avions retenus pour otages. Le Capitaine joignit à son présent une piece de Drap, & quelques ustenciles plus commodes que précieux, dont il ne douta point que les Sauvages ne fissent autant de cas que des Miroirs.

Nous passâmes la nuit dans les plus agréables idées du monde, & l'impatience de voir augmenter le lendemain nos richesses, ne nous permit pas de fermer un moment les yeux. À peine vîmes-nous les premiers rayons du jour, que nous préparant à regagner la terre, nous faisions déja disposer la Chaloupe, lorsque nous découvrîmes entre la terre & nous, une prodigieuse quantité de Bateaux qui nous parurent chargés de Nègres. Quoique la confiance fût établie sur de si bons fondémens entre ces Barbares & nous, la prudence demandoit quelques précautions. Le Capitaine ayant fait retirer la Chaloupe, donna ordre que toutes les armes fussent préparées. Nous n'avions que dix mauvaises pièces de Canon, quoique le Vaisseau fût percé pour trente. Mais nous ne manquions ni de Fusils, ni de Pistolets. Les Nègres s'approchant à mesure que le jour s'éclaircissoit, nous remarquâmes qu'ils étoient tous armés d'Arcs & Fléches, & comptant plus de cent Bateaux, sur chacun desquels il n'y avoit pas moins de sept ou huit hommes, il nous parut trop certain qu'une troupe si nombreuse ne venoit point avec de favorables intentions. Notre conjecture fut qu'ayant été tentés par nos présens, ils avoient fait réflexion pendant la nuit qu'ils pouvoient se rendre maîtres de notre Vaisseau; ou que la nouvelle de notre arrivée s'étant répanduë jusqu'à des Habitations plus éloignées, d'autres Nègres, ou leur Roi même, s'étoient hâtés de descendre la Rivière pour avoir part au butin.

Ils n'étoient plus qu'à la portée du fusil. La Mer étoit tranquille, & tous nos signes d'amitié n'empêchant point qu'ils ne se serrassent fort adroitement pour avancer, il ne nous resta plus aucun doute que leur dessein ne fut d'en venir à l'attaque. Dans cet embarras, le Capitaine se fiant peu à la défense de trente deux hommes, qui composoient notre Équipage, contre une troupe de sept ou huit cens Barbares, espéra de les épouvanter par le bruit. Il fit faire une décharge générale de notre artillerie, & quoiqu'il nous crévât quatre pièces de Canon dès le premier coup, cet expédient fit un effet merveilleux. Les Barbares, qui vraisemblablement n'avoient jamais eu aucune connoissance des armes à feu, furent si consternés de ce bruit & du mêlange de la fumée & des flammes, que la précipitation de leur fuite rendit témoignage à leur crainte. Nous en vîmes tomber quelques-uns dans la Mer, & ne pouvant attribuer leur chûte à nos balles, puisque l'ordre étoit de ne pas tirer vers eux, nous n'en accusâmes que leur frayeur. Toutes nos allarmes se changérent en risée; mais après cette avanture, nous conclûmes que soit par la défiance des Sauvages ou par la nôtre, nous devions renoncer à tout espoir de renouer avec eux, & nous éloigner d'une Côte où nous ne pouvions rien obtenir par la force. Ce ne fut pas néanmoins sans avoir pris toutes sortes de connoissances & de mesures maritimes pour nous assûrer quelque jour le pouvoir d'y revenir.

Un vent de terre fort impétueux aida bien-tôt notre résolution. Il devint si violent à neuf heures du matin, que nous fûmes obligés de caller toutes nos voiles, & de nous abandonner pendant tout le reste du jour à la fureur de l'orage. Notre grand mât fut brisé avec un fracas épouvantable. L'obscurité s'étant répanduë de bonne heure, nous tremblâmes à l'entrée de la nuit pour le sort de notre Vaisseau, dans une Mer sans bornes & sans fond. Si nous avions eu quelque reproche à nous faire dans notre commerce avec les Nègres, nous aurions regardé une tempête si furieuse, comme un châtiment. Le vent changeoit à chaque instant, sans rien perdre de sa violence. Notre Vaisseau étant sans cesse couvert par les flots, & les secousses que nous éprouvions continuellement étoient si terribles, que la seule agitation de l'air ne nous permettoit pas de tenir une chandelle allumée. Nous passâmes près de dix heures dans cet affreux état, n'attendant qu'une mort inévitable. La lumiére du jour diminua un peu l'horreur de notre situation; mais elle ne changea rien à l'impétuosité du vent, qui continua de faire son jouet de notre Vaisseau pendant cinquante-quatre heures. Tout l'art de nos Matelots s'étant épuisé dans leurs premiers efforts, rien n'étoit si triste que de voir, & le Capitaine & tout l'Équipage, couchés le visage contre le plancher du Vaisseau, roulant quelquefois les uns sur les autres, ou se chocquant à chaque secousse que le Vaisseau recevoit des flots, & n'espérant plus que du Ciel l'assistance qui ne pouvoit nous venir d'aucun secours humain. Personne ne pensant à manger ni à boire dans une si terrible extrêmité, je fus peut-être le seul qui eut l'attention de prendre quelque liqueur forte & d'en faire avaller à ma femme & à mes enfans. J'avois été obligé de les lier aux piliers de ma Cabane, sans quoi ils auroient couru mille fois risque de se tuer contre les planches, ou l'un contre l'autre.

Enfin le Ciel, qui ne vouloit mettre que notre constance à l'épreuve, nous délivra de la plus horrible tempête dont on puisse prendre l'idée dans l'histoire ou dans les récits des Matelots. Mais en revenant de cette espece de mort, nous nous trouvâmes aussi embarrassés que des gens qui ne feroient qu'arriver à la vie. La plûpart de nos instrumens de marine étoient brisés, jusqu'à notre Boussole qui ne se trouvoit plus en état de nous servir. Cependant l'état où nous étions passés nous paroissant délicieux après celui dont nous étions sortis, nous pensâmes moins à régler notre route qu'à prendre les alimens qui nous étoient devenus si nécessaires, & à réparer les dommages du Vaisseau. Pendant cinq jours & cinq nuits que dura, ou la tempête, ou cette espéce de délassement que nous prîmes après nos peines, en continuant de suivre, comme au hazard, la direction du vent; nous crûmes qu'une navigation si aveugle & si violente, n'avoit pû manquer de nous faire parcourir une bonne partie du Globe. Cependant vers le midi du sixiéme jour, un de nos Matelots ayant crié qu'il voyoit la terre, d'autres gens de l'Équipage qui avoient fait le Voyage d'Angleterre en Amérique nous assûrérent que la terre qui se présentoit effectivement devant nous étoit une des Isles Canaries, nommée Ferro. Nous sondâmes aussi-tôt, & nous trouvâmes trente brasses. L'état de notre Vaisseau nous faisant juger tout lieu du monde propre à le rétablir & à nous reposer, nous ne balançâmes point à tourner nos voiles vers la terre. Un grand nombre d'oiseaux que nous commençâmes à voir autour de nous, acheva de nous rendre le courage. Nous n'étions plus qu'à deux lieuës de l'Isle, lorsque nous découvrîmes un Vaisseau, qui paroissoit en avoir fait le tour, pour gagner apparemment, comme nous, le Port que nous cherchions. Nous ayant découvert en même-tems, il arbora aussi-tôt le Pavillon Anglois; & voyant le nôtre, que nous fîmes paroître au moment, il nous salua de deux coups de Canon, que nous ne pûmes lui rendre dans le désordre où étoit notre artillerie. Mais notre Capitaine, qui étoit bien aise de prendre langue avant que d'entrer dans l'Isle, me proposa de descendre dans la Chaloupe, & d'aller faire ses excuses à nos Compatriotes, que nous crûmes aussi maltraités que nous par la tempête. J'acceptai volontiers cette commission. Le Vaisseau qui venoit à nous étoit Marchand comme le nôtre. Il se nommoit la Trinité, & le Capitaine M. Flint. Sans avoir souffert autant que nous, il avoit besoin de quelques réparations, qui lui avoient fait choisir l'Isle de Ferro, plûtôt que celle de Canarie, dans l'espérance de s'y radouber à meilleur marché. Nous entrâmes ensemble dans la Rade, qui est naturellement sûre & commode, & qui pourroit le devenir encore plus avec quelque secours de l'art. La Bourgade qui en occupe les bords, n'est composée que d'Artisans, de Pêcheurs & de Vignerons; l'Isle n'a guères d'autres propriétés que de porter d'excellent raisin & d'autres fruits. Elle est sans Rivière, & même sans aucune source d'eau, du moins si ce n'en est pas une que l'Arbre qu'on nous fit voir, & d'où l'eau coule continuellement dans des réservoirs dont on ne nous permit point d'approcher. Les Habitans prétendent que cette eau descend d'une Nuée que nous vîmes effectivement au-dessus de l'arbre, & qui se résout continuellement sur les feuilles d'où elle coule dans les réservoirs. Ils donnent à cet arbre le nom de Saint. La grosseur du tronc paroît être d'environ dix pieds. Il est d'une hauteur médiocre; mais la circonférence de ses branches est fort étenduë; & son fruit, qui est une espèce de gland, nous parut d'un excellent goût. Cependant le soin qu'on a d'en écarter les Étrangers, nous fit croire que cette eau merveilleuse qu'on fait descendre du Ciel, vient de quelque source dont on a déterminé le cours vers le pied de l'Arbre, ou qui en sort naturellement.

Pendant qu'on travaillent à réparer les deux Vaisseaux, M. Flint nous apprit les circonstances de son Voyage, & celles de la tempête qu'il avoit essuyée. Il venoit des parties méridionnales de l'Amérique, où il étoit allé de Carthagène pour recueillir des sommes considérables qui lui étoient dues dans divers Ports. Comme il avoit fait un long séjour à Carthagène, il nous communiqua des Observations si curieuses sur la situation de cette fameuse Ville & sur l'état de son commerce, que l'intérêt commun à tous les Anglois de connoître un des principaux centres de leurs affaires, me fit souhaiter de prendre une copie de ses Mémoires. Je la placerai ici, telle qu'il eut la bonté de me l'accorder.

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MÉMOIRE

Sur la Situation & le Commerce de Carthagène

CArthagène, que les Espagnols prononcent Cartahena, reçut ce nom en 1502 de Rodrigo de Bastides qui la découvrit, & qui trouva quelque ressemblance entre son Port, & celui de la Carthagène d'Espagne.

Ce Port est formé pat une Isle, (appellée aujourd'hui Varu, dont le nom étoit autrefois Carex ou Caresha, & Cadego dans sa première origine,) & par une Péninsule qui se joint au Continent, par une Isthme ou une Langue de terre fort étroite, de la longueur d'environ cinq milles & demi. La Péninsule, qui s'appelle Nave, a près de quatre milles de long; leur Côte s'étend du Midi à l'Occident, & du Nord à l'Est. C'est au Midi de la Péninsule qu'est située l'Isle, elle est séparée de la terre au Nord-Est par un passage fort étroit, qui s'appelle Passa a Cavallos, ou Passage des Chevaux; & d'un de ses coins au Nord-Ouest, sort une Langue de terre, qui s'avançant dans la Mer l'espace d'environ deux milles, s'étend jusqu'à la distance de deux cent pas de la Péninsule de Nave; c'est l'intervalle de cette distance qui fait la bouche du Port, & que sa petitesse a fait nommer Bocachica, ou la petite bouche. Le Port a quatre lieuës de longueur, du Nord au Midi; sa largeur est de cinq milles, du Couchant à l'Est: mais elle n'a pas toujours cette étenduë, elle est d'abord réduite à l'espace d'un mille, par la Péninsule qui vient à s'élargir; ensuite elle redevient large de trois milles, dans un endroit où l'Isthme se rétrécit; & deux milles plus loin, lorsque l'Isthme se change en une grande langue de terre, elle n'a pas plus de trois cent pas; de-là, elle s'ouvre encore pendant un mille & demi; après quoi quelques petites Isles rendent les passages fort étroits: elle diminue par degrés l'espace d'un autre mille, & se change ensuite en un boyau qui continue pendant deux milles entre des terres marécageuses, quoiqu'il recommence à s'ouvrir encore vers sa fin. Ce Marais & ce boyau portent le nom de Marais & de Lac de Canapoté.

Le Port, qui s'appelle Laguna, ou Lac de Carthagène, est un des meilleurs Ports des Indes Occidentales, & même du Monde entier; il est spacieux, & capable de contenir plusieurs Flottes considérables, qui peuvent s'y remuer librement, quoique les Vaisseaux dont la charge est pesante, soient obligés de jetter l'ancre à une grande distance de la Ville, qui a une fort bonne clé. Aussi est-ce dans ce Port que les Galions passent l'hyver, lorsqu'ils s'arrêtent à leur retour de Porto-Bello, & qu'ils prennent leur Cargaison pour retourner en Espagne; c'est par cette raison qu'il est si bien fortifié. On y voit plusieurs petites Isles, surtout au long des Côtes.

Carthagène est divisée en haute & basse Ville. La Ville haute, qui est proprement la Cité, est bâtie dans l'Isthme; elle s'y étend environ trois quarts de mille. Dans cet endroit il tend au Nord-Est & au Sud-Ouest, sur un mille de largeur; après quoi faisant un coude d'un mille & demi au Sud-Ouest, il reprend ensuite au Sud-Est, environ l'espace d'un demi mille; mais immédiatement au-dessus & au-dessous de la Cité, il n'est étendu que de quelques pas plus qu'elle. En un mot la Cité couvre toute la largeur de l'isthme, & commence à l'entrée du Canal; de sorte qu'au Nord-Ouest elle est arrosée par la Mer, & à l'Est par le Canal, dans lequel la Mer entre aussi du Port.

De l'autre côté du Canal est la basse Ville, nommée Xiximani, ou suivant la prononciation Espagnole Hibimani. Par contraction on écrit & l'on prononce Xemani, mot Indien, qui signifie un Fauxbourg. Elle est ainsi au Sud-Est de la Ville haute, ou de la Cité, & elle n'a pas la moitié de sa grandeur.

Après la découverte de ce Port les Espagnols y aborderent souvent, & firent la guerre aux Indiens, mais sans y former d'Établissement, quoiqu'ils l'eussent entrepris plusieurs fois. Enfin l'année 1527 Dom Pedro de Eredia eut ordre d'y bâtir une Ville, & la commença; elle fut achevée huit ans après par Georges Robledo.

Xemani est d'une fondation plus récente, car le Colonel Beeston n'en parle point dans son Voyage de Carthagène en 1671, & ce silence s'accorde fort bien avec les plus anciens Mémoires qu'on a de cette Place; où l'on observe que de la Cité l'on passoit aux Marais de Canapoté sur un Pont, ou sur une sorte de Chauffée longue de deux cent pas, où l'on avoit pratiqué deux arches, pour le passage du flux & du reflux.

Carthagène est une très-belle Ville, & la plus belle après México, de toute la Partie Orientale de l'Amérique. Elle est composée de cinq grandes ruës, dont chacune a près d'un demi mille de longueur; les maisons sont de pierre, & fort bien bâties. Une ruë plus longue & plus large que toutes les autres, traverse la Ville entiere, & forme une grande Place au centre. On y compte cinq Églises, outre la Cathédrale qui s'éleve au-dessus de tous les autres Édifices, & qui ne renferme pas moins de richesses dans son sein, qu'elle étalle de magnificence au dehors; onze Maisons Religieuses de l'un & de l'autre sexe; une magnifique Maison de Ville, & un Édifice qui ne l'est pas moins pour la Douane. En un mot les Bâtimens y sont généralement d'une beauté extraordinaire. Elle est fort peuplée, pour une Ville Espagnole d'Amérique; on fait monter le nombre des Habitans à plus de vingt-quatre mille, dont plus de quatre mille sont Espagnols, & le reste Nègres & Mulâtres; tous si aisés, qu'ils passeroient pour riches dans tout autre lieu du monde.

Elle est aussi fortifiée par l'art que par la nature: le rivage sur lequel elle est située est défendu par sa disposition naturelle, & par quantité de Rocs, qui ne permettent point aux gros Vaisseaux d'en approcher. Le Port n'est pas moins sûr; l'entrée en est gardée par un Fort, qui porte comme elle le nom de Bocachica, & qui se nomme aussi le Fort de S. Louis. Il est à gauche, dans l'endroit où le Canal est le plus resserré; & vis-à-vis l'entrée, c'est-à-dire dans le Port même, à la sortie du Canal, est une Isle avec un autre Fort, nommé S. Joseph. Sur le rivage, environ trois quarts de mille au-dessus du Port, on trouve encore deux Forts, l'un nommé S. Philippe, & l'autre S. Jacques; & sur la Langue de terre, dont on a parlé, à trois milles de la Cité, est un autre Fort, beaucoup plus considérable & presque inaccessible, qu'on appelle El fuerte de Santa Cruz, & Castillo grande. Il n'y peut aborder qu'un petit nombre de Bateaux, & l'accès en est impossible du côté de la terre parce qu'il est environné de Marais, & d'un large Fossé que l'eau de la Mer remplit. Vis-à-vis de ce Fort, sur une pointe de terre qui sort du Continent, on trouve encore un Fort nommé Mançanillo, ou la petite Pomme, par allusion à certaines pommes qui servent à cacher du poison. Enfin l'on compte un septiéme Fort, appellé Pastillo, qui défend du même côté l'étroit passage de Xemani.

Malgré tant de Fortifications, on a pris plus d'une fois Carthagène; il est vrai que les Espagnols les ont encore augmentées depuis la derniere Paix, & qu'ils en ont grossi les Garnisons; de sorte qu'on ne trouveroit pas aujourd'hui la même facilité à s'en rendre maîtres, que les François trouverent dans l'Expédition de M. de Pointis. Carthagène passe aujourd'hui pour la plus forte Place de l'Amérique, après celle de la Havana; elle n'a jamais été foible, puisque c'est la première Ville que les Espagnols ayent fortifiée dans le Nouveau Monde. Elle étoit déjà défenduë par des Redoutes lorsqu'elle fut prise par le Chevalier François Drake; on y voyoit à peu de distance un Couvent de Francisquains, capable de résistance, & deux Forts bien entretenus. Cependant Gage observe que de son tems, elle étoit moins forte que Porto-Bello. La haute Ville & celle de Xemani sont aujourd'hui fortifiées régulierement; celle-ci est environnée de sept Bastions, & le Canal qui la sépare de l'autre, avec laquelle elle n'a de communication que par un Pont mobile, lui sert d'un large Fossé. À la distance d'un quart de mille à l'Est Nord-Est, est le Fort Saint Lazare, ou, comme on l'appelle aujourd'hui, San Felipé de Baraxas, où l'on passe aussi par un Pont mobile. Ce Fort commande les deux Villes, & se trouve commandé lui-même par une montagne fort haute, & d'un très-difficile accès. Du côté du Sud-Est à un mille du Fort, on trouve sur une Colline le Monastère de la Mandre de Popa, qui tire ce nom de sa ressemblance avec la poupe d'un Vaisseau. On l'appelle aussi Nuestra Sennora de la Candelaria, & l'on n'a rien épargné pour le rendre capable de défense.

Carthagène est la Capitale de la Province & du Gouvernement du même nom, sur la Côte de Tierra Firma, qui se nommoit autrefois Castillo de l'Oro. Cette Province s'étend l'espace de quatre-vingt lieuës depuis Rio grande ou Madalena, jusqu'au Golfe de Darien, & n'a pas moins d'étenduë depuis la Côte jusqu'à la Nouvelle Grenade. Elle n'est pas gouvernée, comme Santa Fe, par une Cour de Justice & une Chancellerie, mais par un seul Gouverneur, qui y fait sa résidence avec les Officiers du Roi. C'est à Carthagène qu'on garde le Trésor royal. Son Évêque est dépendant de l'Archevêché de Santa Fe de Bogota dans la Nouvelle Grenade.

Les Gallions y venant prendre le revenu du Roi à leur retour de Porto-bello, ils y deviennent l'occasion d'un grand commerce, aussi-bien que les Vaisseaux marchands qui y arrivent sous leur escorte. Carthagène est fort riche. Son principal négoce est en perles, en émeraudes, & en toutes sortes de pierres précieuses. La plus grande partie des perles y vient de la Margarita. On les rafine à Carthagène; & dans une de ses plus belles ruës, on ne trouve que des Ouvriers occupés de cet emploi. Au mois de Juillet, l'usage ordinaire est d'envoyer un Vaisseau ou deux à la Margarita, pour en apporter les revenus du Roi & les Marchands de perles. La crainte des Anglois & des Hollandois oblige les Espagnols de s'armer soigneusement pour ce Voyage. On envoye aussi chaque année douze petits Vaisseaux, qu'on nomme la Flotte de la Perle, avec un Vaisseau de guerre pour les escorter de Carthagène à Rancherias, quelques lieuës au Nord-Est de Rio de la Hacha, où la pêche des perles est fort riche.

Les émeraudes viennent de la Province de Santa Marta & du Nuevo Regno. Cette sorte de pierreries étoit fort estimée avant que l'Amérique en eût produit un si grand nombre. Un Espagnol curieux de savoir le prix de deux émeraudes les fit voir à un Jouaillier Italien, qui estima l'une cent ducats, & l'autre trois cens; mais qui voyant, bien-tôt après, une caisse remplie des mêmes pierres n'en offrit plus qu'un ducat piece. Les Indiens les portent au nez, & les croyent bonnes contre l'épilepsie. On les trouve au long des rochers, où elles croissent en veines, à peu près comme le cristal; & le tems leur fait acquerir leur éclat.

On apporte tous les ans à Carthagène, sur de petites Frégates, la plus grande partie de l'Indigo, de la Cochenille, & du Sucre, qui se tire de la Province de Guatemala. Les Espagnols trouvent plus de sûreté à faire passer toutes ces richesses au travers du Lac de Grenade jusqu'à Nicaragua, & par cette voie jusqu'à Carthagène, où les Gallions s'en chargent pour l'Espagne, qu'à les envoyer par les Vaisseaux de Honduras, qui ont été fort souvent enlevés par les Hollandois, comme ces Frégates pourroient l'être par les Anglois, si les Espagnols n'avoient chassé ceux-ci de l'Isle de la Providence dont ils étoient obligés de s'approcher trop dans leur course.

Pendant plusieurs années le commerce de Carthagène a beaucoup souffert, non-seulement des Boucaniers, qui étoient un mêlange d'Avanturiers de différentes Nations, accoutumés à insulter les Ports de la Mer du Nord, & à s'emparer des Vaisseaux Marchands; mais encore de la part des Anglois de la Jamaïque, & des Hollandois de Curasao & de Surinam, qui entretenoient sur cette Côte un commerce clandestin avec les Habitans. Ce commerce portoit le nom de commerce des Chaloupes, parce que c'étoit sur des Chaloupes que les Marchands de ces deux Nations venoient prendre les marchandises que les Habitans du Païs leur apportoient pendant la nuit dans leurs Canots. Mais si les Anglois & les Hollandois tiroient un avantage considérable de ce commerce illicite, les Contrebandiers Espagnols y trouvoient encore plus de profit. Non-seulement ils évitoient par-là de payer les droits, qui sont excessifs dans leur Païs, mais ils achetoient les marchandises des Chaloupes beaucoup moins cher qu'ils ne les auroient achetées des Gallions à Porto-bello, ou des Marchands à Carthagène, ce qui n'empêchoit pas que celles des Chaloupes ne se vendissent à fort bon prix.

Cette forte de commerce devint également pernicieuse au revenu du Roi d'Espagne, & aux intérêts des Marchands de bonne foi. La Cour d'Espagne n'y apportant aucun reméde, quoiqu'elle n'ignorât point la grandeur du mal, il fut bien-tôt impossible au Gouverneur de Carthagène de soutenir l'intérêt de sa Nation. On vit paroître les Hollandois avec des Vaisseaux de vingt, de trente & de trente-six Canons. Les Anglois se présentoient de leur côté avec de grandes Chaloupes, & des Brigantins de huit, de dix, de seize Canons, & quelquefois même avec des Vaisseaux de la première force; de sorte qu'ils se trouverent en état de protéger les Canots contre les Chaloupes Espagnoles lorsqu'elles entreprirent de les surprendre. À la fin même il auroit été difficile aux Espagnols de se saisir des Canots quand ils n'auroient trouvé personne pour les défendre; car les Contrebandiers, informés par les espions qu'ils avoient sur le rivage, ne faisoient pas difficulté de résister aux Officiers du Roi, & les maltraitérent dans plusieurs occasions. Ainsi la contrebande s'exerçoit ouvertement à la vûë de la Ville, & fut portée si loin, qu'elle diminua beaucoup le commerce des Gallions, sur-tout pour les Provinces de Carthagène, de Santa Marta, Papagan, Grenade & Venezuela, qui se trouverent fournies par ces voies indirectes de toutes les marchandises d'Europe dont elles avoient besoin.

Enfin le Gouvernement d'Espagne se déterminant à réprimer tant d'abus, fit partir trois bons Vaisseaux de guerre, avec ordre de passer l'Hyver à Carthagène. Ils s'y joignirent à quelques autres Vaisseaux venus de la Havana; & c'est à cette petite Flotte qu'on a donné le nom de Guarda de las Costas. Ayant bien-tôt rencontré cinq Bâtimens Hollandois qu'elle attaqua vigoureusement, les Hollandois firent une défense si desesperée, qu'un de leurs Vaisseaux n'étant plus en état de résister, ils prirent le parti de le couler eux-mêmes à fond. Cependant les autres ne pûrent éviter d'être pris, & leur cargaison fut estimée à 100000 pistoles. Pour achever cette tragédie, seize Marchands Espagnols qui se trouverent parmi eux, furent conduits à Carthagène, & pendus avec la derniere rigueur.

Les environs de Carthagène, & l'Isthme même, à la réserve du seul endroit où la Ville est située, sont marécageux; ce qui rend l'air fort mal sain dans quelques saisons, & produit quantité de maladies. Le climat est humide & pluvieux. Cependant il est encore moins pernicieux pour la santé, que celui de Porto-bello, parce qu'il n'est pas si chaud, ni si humide; & dans d'autres tems de l'année, le séjour de la Ville est fort agréable. On y est exposé seulement à la calenture, dont il n'y a que les Indiens qui se garantissent, entre ceux qui se montrent à l'air du soir, qu'on nomme le Serein. Ainsi les Gardes qui veillent la nuit ne peuvent guéres l'éviter.

Tout le Païs d'ailleurs est pauvre, stérile, montagneux, & ne produit guéres que des arbres fort élevés. Rien n'est si sec que le terroir. Il demeure sans culture, parce qu'il seroit trop difficile d'en tirer parti. On y trouve aussi peu d'or que de bled; mais les Espagnols s'y procurent de l'or par leur commerce avec quelques Nations paisibles, que leur éloignement n'empêche point de venir trafiquer dans les Villes frontieres de la domination d'Espagne. Quelques Montagnes fournissent de la raisine & des gommes aromatiques, du sang de dragon, qui est un baume odoriferant d'un grande vertu, & d'autres liqueurs qui distillent du tronc des arbres.

Les Habitans des cantons voisins de Carthagène sont les plus fiers & les plus intraitables de tout le Païs. Jamais les Espagnols n'ont pû les faire entrer dans aucun traité, ni dans aucune association de commerce. Ils n'y ont trouvé que des ennemis cruels, toujours disposés à les attaquer, & qui ne font pas difficulté d'empoisonner leurs fléches pour en rendre les blessures incurables; si adroits d'ailleurs à se servir de leur arc, qu'ils tuent d'un coup de fléche aussi sûrement que les Espagnols d'un coup de mousquet. La plûpart ont été détruits dans divers combats, ou se sont retirés plus loin dans les terres; mais les Espagnols ont tiré peu d'avantage de leur victoire, parce que le Païs demande un grand nombre d'Habitans pour le cultiver, & plus encore pour le défendre. Aussi seroit-il peu capable de défense s'il étoit attaqué avec vigueur, & surtout si l'on se ménageoit l'assistance des anciens Habitans, qui seroient charmés d'en chasser les Espagnols à toute sorte de prix.

Suivant les Observations du Pere Feuillée de l'année 1705, qui ont été vérifiées par celles de Dom Juan de Herrera en 1722, 1723 & 1724, la longitude de Carthagène à l'Occident de Paris est de 77. degrés 46. minutes 15. secondes, & par conséquent de Londres 75 d. 21. m. 15. s. La latitude observée la même année par Feuillée, étoit de 10. degrés 30. m. 35. s. Mais Herrera dans ses calculs des années 1709 & 1719, n'a trouvé que 10. degrés 26. m. 35. s. Cette Observation paroît la plus exacte, parce que suivant celle de Feuillée à Bocachica, dont il trouva que la latitude étoit de 10. degrés, 20. m. 24. s. il se trouveroit dix minutes de différence entre la Ville & Bocachica, ce qui feroit dix milles géographiques; tandis qu'il est certain que Bocachica & la Ville ne sont éloignées que de sept milles & demi. Suivant les Cartes de Pople & de Moll, la latitude de Carthagène est de 10. degrés 34. m. & la longitude de 76. degrés 35. m. C'est une erreur d'un degré 14. m. dans laquelle ces deux Auteurs sont tombés par précipitation, ou par ignorance.

À ce Mémoire, le Capitaine ajoûta une Relation fort curieuse de la prise de Carthagène en 1585 par le Chevalier Drake. Il la tenoit de son pere, qui servoit alors dans la Flotte Angloise, & qui avoit écrit les évenemens dont il avoit été témoin.

Les Hollandois ayant offert à la Reine Elisabeth de la reconnoître pour leur Souveraine, cette grande Princesse fit de sérieuses réflexions sur leurs offres, & considérant les troubles que l'Espagne avoit suscités dans ses États depuis le commencement de son règne, la haine mortelle des Espagnols pour ses Sujets & pour sa Religion, les ressentimens particuliers dont leur Roi étoit animé contr'elle, & les violences qu'il avoit exercées nouvellement en faisant saisir dans ses Ports les Vaisseaux & les marchandises des Anglois; enfin plus excitée encore par les ambitieux desseins de Philippe II, elle résolut, de l'avis de son Conseil, de recevoir les Hollandois sous sa protection, & de les assister de toutes ses forces suivant l'engagement des anciens Traités. Mais elle refusa la Souveraineté de leur Païs, & formant au contraire des vûës beaucoup plus nobles, elle entreprit de les rétablir dans leur ancienne liberté. Comme il s'agissoit d'abord de les délivrer de l'oppression des Espagnols, elle leur envoya un secours de six mille hommes, & ne doutant point que cette démarche ne fut regardée en Espagne comme une déclaration de guerre, elle se crut obligée pour garantir ses propres États, de mettre une Flotte en Mer, qui attirât d'un autre côté l'attention des Espagnols.

Cette Flotte étoit composée de vingt Voiles, tant Vaisseaux que Piraces, & portoit à bord 2300. hommes, sous le commandement du Chevalier Drake, qui fut honoré tout à la fois du titre de Général & d'Amiral. Ses Officiers de terre étoient Christophe Carlisle, Lieutenant Général; Antoine Powell, Sergent Major; Mathieu Morgan & Jean Samson, Marechaux de Champ. Les Capitaines se nommoient Antoine Plat, Édouard Winter, Jean Goring, Robert Pen, Georges Barton, Jean Marchant, Guillaume Ceril, Walter Biggs, Jean Haman, & Richard Slanton. Les noms des Vaisseaux & de leurs Capitaines étoient, Martin Frobisher, Vice-Amiral, commandant le Primrose; François Knolles, Contre-Amiral, commandant le Gallion Leicester; Thomas Venner, l'Elisabeth Bonaventure; Édouard Winter, l'Aid; Christophe Carlisle, le Tygre; Henry White, le Seadragon; Thomas Drake, le Thomas; Thomas Scely, le Minion; Samuel Cagley, le Talbot; Robert Crosse, le Bond; Georges Fortescue, le Bonner; Édouard Carelesse, le Hope; James Erizo, le White Lyon; Thomas Maon, le Francis; Jean Rivers, le Vantage; Jean Vaughan, le Drake; Jean Varneg, le George; Jean Martin, le Benjamin; Richard Gilman, le Stout; Richard Hawkins, le Duk; James Bitfield, le Swallow.

Le 12. de Septembre toute la Flotte mit à la voile du Port de Plimouth, pour gagner la Côte d'Espagne. Elle y fit quelque butin aux environs de Vigo, d'où elle passa au Cap Verd. Elle y brûla San-Jago ou Plaga, Capitale d'une Isle du même nom. Ni le Gouverneur, ni l'Évêque, ni personne de la Ville, ne parut pour demander grace; ce que les Anglois attribuerent au remord que les Espagnols conservoient d'avoir massacré cinq ans auparavant avec autant de lâcheté que de perfidie, le Capitaine Guillaume Hawkins de Plymouth, & tous ses gens. Ces barbares avoient raison de craindre encore notre ressentiment pour la cruauté qu'ils avoient exercée à l'égard d'un petit garçon de la Flotte, dont ils s'étoient saisis. Après lui avoir coupé la tête, ils lui avoient arraché le cœur, & mis en pièces tous ses membres: ce fut pour tirer vangeance d'une action si cruelle, que les Anglois brûlerent non-seulement la Ville, mais toutes les maisons du Païs, & qu'ils mirent en plusieurs endroits, sur-tout à l'Hôpital, que le feu avoit épargné, des Affiches qui rendoient témoignage du crime & du châtiment.

Delà, ils prirent directement la route des Indes Occidentales; mais la maladie se mit quelques jours après dans leurs troupes, & leur fit perdre un grand nombre de Soldats. C'étoit une fiévre ardente, qui les emportoit en peu de jours, & qui leur laissoit après leur mort des taches dans toutes les parties du corps, comme celles de la peste. Ils l'attribuerent au mauvais air, & ceux qui eurent le bonheur d'en revenir, sentirent long-tems après un affoiblissement considérable dans leurs forces, & particulierement dans leur mémoire. N'ayant pas laissé de continuer leur course, ils passerent par l'Isle de la Dominique & par celle de Saint Christophe, d'où ils se rendirent à Hispaniola. C'étoit le premier jour de l'an: ils le célébrerent par l'incendie d'une partie de la Capitale, après avoir inutilement proposé aux Espagnols de payer une rançon pour s'exempter de cette perte; & les vingt-cinq mille ducats qu'ils donnerent ensuite pour sauver le reste de la Ville, n'empêcherent point les Anglois d'emporter tout le butin qu'ils y avoient déja fait.

Ils passerent ensuite au continent de l'Amérique méridionale, & s'approcherent de la Côte de Carthagène à la portée du mousquet. N'ayant point trouvé de résistance à l'entrée du Port, le Vice-Amiral & les Capitaines des Barques & des Pinaces reçurent l'ordre d'attaquer le premier Fort qui la défend, & le Général débarqua ses troupes vers le soir à quelque distance. Il marcha le long du rivage avec beaucoup de silence, & s'étoit déja avancé fort heureusement à deux milles de la Ville, lorsqu'il rencontra un corps de cent Cavaliers qu'il attaqua brusquement, & qui tournerent le dos à la première décharge de la mousqueterie Angloise. Dans le même instant il entendit quelques volées de canon. C'étoit le signal dont le Vice-Amiral étoit convenu avec lui, pour l'avertir qu'il avoit commencé l'attaque du Fort; mais cette entreprise étoit plus difficile qu'on ne s'y étoit attendu. Le Fort, quoique petit, étoit en état de faire une vigoureuse défense; & l'endroit le plus étroit du Canal, qui fait l'entrée du Port, étoit traversé par une chaîne qui en bouchoit le passage. Ainsi le bruit du canon ne servit qu'à donner l'allarme aux autres parties de la Côte.

Cependant le Général avoit continué d'avancer, & n'étoit plus qu'à un demi mille des murs de Carthagène. Il trouva que le passage se rétrecissoit tout d'un coup, & n'avoit plus cinquante pas de largeur. D'un côté c'étoit la Mer, & de l'autre le grand Bassin qui forme le Port. Il observa la Place, qui étoit environnée d'un mur de pierres & d'un fossé, flanqué de différens ouvrages. Il n'y avoit qu'un seul chemin pour les chevaux & les voitures, & les Habitans l'avoient déja bouché avec quantité de tonneaux remplis de terre. Il étoit défendu d'ailleurs par six grosses pièces de canon. Les Habitans en firent une décharge à l'approche des Anglois. Ils firent avancer en même-tems deux grandes Galeres, montées chacune d'onze pièces de canon, qui jouoient sur l'Isthme en travers; outre trois ou quatre cens Mousquetaires qu'elles avoient à bord. Ils en avoient posté aussi trois cens sur terre pour garder ce passage.

Toute cette artillerie fit un feu terrible sur les Anglois; mais le Lieutenant Général Carlisle prenant avantage de l'obscurité, marcha le long de la Côte, & trouvant l'eau qui commençoit à baisser, il se mit facilement à couvert des coups de feu. Tous les Anglois ayant ordre de ne pas tirer avant que d'être arrivés aux murs de la Ville, ils s'avancerent jusqu'à la barricade des tonneaux sans s'être servis de leurs mousquets. Mais aussi-tôt qu'ils y furent arrivés, ils renversérent impétueusement la barricade, & faisant leur décharge sur l'ennemi, ils en vinrent tout d'un coup aux picques & aux épées. Les Espagnols se virent forcés de tourner le dos & d'abandonner le passage. On les poursuivit si furieusement, qu'ayant recommencé deux fois à faire face, ils furent poussés, sans avoir le tems de respirer, jusqu'à la grande Place de la Ville; & desespérant enfin de pouvoir résister plus long-tems, ils sortirent de la Place pour rejoindre leurs femmes & leurs enfans, qu'ils avoient eu la précaution d'envoyer à la campagne.

Ils avoient élevé à l'entrée de chaque ruë d'autres barricades de terre, avec une espece de retranchement qui coûta quelque chose à forcer. Mais ceux qui les défendoient s'étant bien-tôt dispersés, les Anglois y perdirent peu de monde. Ils avoient posté aussi dans des lieux avantageux un grand nombre d'Indiens, avec leurs arcs, & ces fléches empoisonnées, dont la moindre blessure étoit mortelle. Ces Barbares nous tuerent quelques Soldats. Au long des ruës, les Espagnols avoient planté dans la terre une infinité de pointes de fer, qui étoient empoisonnées comme les fléches des Indiens; mais nos Officiers s'en étant apperçus firent marcher leurs gens sur le bord de la Mer, qui baigne la Place jusqu'au pied des maisons; desorte que ces odieuses inventions, si contraires aux loix de la guerre, ne furent pernicieuses qu'à un petit nombre d'Anglois. Ce soin qu'ils avoient eu de se préparer avec tant de précautions, venoit d'un avis qu'ils avoient reçu de l'approche de notre Flotte vingt jours avant notre arrivée; ce qui avoit même donné assez de loisir aux Habitans pour mettre tous leurs effets à couvert.

Dans cette action les Anglois firent prisonnier Dom Alonzo Bravo, qui commandoit à la première barricade. Ne trouvant plus d'ennemis à combattre, ils passèrent six semaines dans la Place. Mais dans cet intervalle, ils furent repris de la calenture, mal dangereux que les Espagnols même attribuent à l'air, & qui se gagne le soir au serein. Les tristes effets de cette maladie empêchèrent le Chevalier Drake de suivre le dessein qu'il avoit d'aller à Nombre de Dios, & de gagner ainsi par terre la fameuse ville de Panama, où il espéroit de trouver assez de richesses pour se dédommager des fatigues du Voyage. Pendant le séjour qu'il fit à Carthagène, il traita les Habitans avec beaucoup de civilité; & le Gouverneur, l'Évêque, avec quantité d'autres personnes de distinction, ne firent pas difficulté de lui rendre les mêmes politesses.

Cependant il arriva aux Anglois un accident qui leur apprit à ne jamais faire trop de fond sur les apparences de l'amitié, dans un Païs subjugué par la force. Une de nos sentinelles, qui avoit son poste sur le plus haut clocher de la Ville, ayant un jour découvert deux petites Barques qui s'avançoient sur la Mer, quantité d'Officiers & de Matelots entrèrent aussi-tôt dans deux Pinaces, pour aller au-devant d'elles & s'en saisir, avant qu'elles pussent être informées que nous nous étions rendus maîtres de la Ville. Malgré toute la diligence des Anglois, les deux Barques avoient déjà reçu quelque signal qui les avoit averties du danger. Elles gagnèrent le rivage en voyant approcher nos Pinaces, & leur Équipage se cacha aussi-tôt dans les bruyères, avec quelques Espagnols de qui elles avoient reçu le signal. Nos Anglois voyant les Barques vuides, y entrèrent témérairement, & se tinrent à découvert sur le pont, où ils furent salués d'une décharge de mousqueterie, qui leur tua deux Capitaines, Wancy & Moon, avec cinq ou six de leurs gens. Les autres ne se trouvant point assez forts pour se vanger sur le champ de cette perfidie, & la plûpart étant des Matelots qui n'avoient pas même apporté leurs armes, parce qu'ils avoient crû que leur canon suffisoit pour forcer les deux Barques, retournerent à la Ville, & n'y remporterent que le chagrin de leur perte.

Les Espagnols, suivant l'usage auquel ils ne manquent jamais, de s'obstiner trop long-tems contre toutes sortes de propositions, & d'accepter ensuite servilement toutes les conditions qu'on veut leur imposer, refusérent d'abord de convenir d'une somme pour racheter la Ville. Mais lorsqu'ils nous virent résolus de la brûler, & que cette ménace fut même exécutée dans quelque partie, ils consentirent à payer cent dix mille ducats pour sauver le reste. Ainsi quoique Carthagène ne fût pas la moitié aussi considérable que Saint Domingue, nous en exigeâmes une rançon beaucoup plus grosse, parce que l'excellence de son Port, la nature de son commerce & les richesses de ses Habitans, en font une Place beaucoup plus importante; l'autre n'étant guéres habitée que par des gens de Robbe ou des personnes sans emploi, comme la résidence du Conseil suprême, où ressortissent toutes les Provinces du Continent, & toutes les Isles.

La somme ayant été payée suivant les conventions, nous quittâmes la Ville; mais ce fut pour nous rendre à l'Abbaye voisine, qui est située proche du Port, & défenduë par un bon mur de pierres. Nous y mîmes une garnison, en représentant aux Espagnols que ce lieu n'avoit point été compris dans la capitulation. Ils sentirent que nous les surpassions en adresse, & ne s'éloignerent point de payer une nouvelle rançon; mais ils y vouloient comprendre un Fort voisin, quoique nous demandassions séparément mille livres sterlings pour chacune de ces deux Places. Leur dessein sans doute étoit de nous éprouver; cette difficulté leur coûta cher, car le Chevalier Drake ennuyé de leur lenteur, fit sauter le fort par le moyen d'une mine. Les Espagnols publiérent dans ce tems-là, qu'outre des sommes inestimables en or & en argent, nous leur avions enlevé 230. pièces d'Ordonnance; mais il n'y en avoit point alors un si grand nombre dans la Ville. Il est certain, par nos propres calculs, que dans toute cette expédition, nous n'en tirâmes que 240. de toutes les Villes dont nous nous permîmes le pillage.

Notre Flotte étant remontée ensuite à l'embouchure du Port, s'arrêta près d'une Isle extrêmement agréable, remplie d'Orangers & d'autres arbres, qui étoient couverts des fruits les plus délicieux. Ils étoient plantés si régulierement, que l'Isle entiere, dont le circuit est d'environ trois milles, ne paroissoit composée que de Vergers & de Jardins. Ce ne peut être la même Isle dont on a parlé dans la description, où est à présent le Fort de San-Josepho.

Le Chevalier Drake ayant fait renouveller les provisions d'eau à toute sa Flotte, d'un excellent puits qui se trouvoit dans la même Isle, se remit en Mer le 31 de Mars. Deux jours après, on s'apperçut qu'un grand Vaisseau que nous avions pris à S. Domingue, chargé de marchandises & bien monté d'Artillerie, commençoit à faire eau de toutes parts, ce qui nous obligea de retourner à Carthagène, où nous employâmes dix jours à transporter sur un autre Vaisseau cette riche Cargaison. Ensuite remettant à la voile, nous prîmes notre route vers le Cap de S. Antoine, qui fait la pointe la plus occidentale de l'Isle de Cuba, où nous arrivâmes le 27 d'Avril.

Carthagène s'est vengée depuis ce tems-là des Anglois, non-seulement par la ruine du Commerce des Chaloupes, mais en prenant sur eux l'Isle de la Providence, que les Espagnols ont nommée Santa Catalina. Cette Isle est à 36 lieuës vers l'Est de la Côte de Honduras; à 70 Nord-Nord Ouest de Porto-Bello; & sa latitude est 13 deg. 15 min. de sorte qu'elle est située merveilleusement pour causer beaucoup d'incommodité aux Espagnols. Quoiqu'elle ait peu d'étenduë, nous n'avons point de Plantations en Amérique dont nous puissions tirer plus d'avantages, & notre intérêt doit nous faire conserver le défit de nous en remettre en possession. Les Boucaniers s'en sont saisis deux fois depuis que nous l'avons perduë, & la trouvoient aussi très-favorable à toutes leurs entreprises; mais les Espagnols ne les ont pas laissés long-tems maîtres d'un lieu, d'où ils pouvoient faire à tous momens des invasions sur leurs Côtes, & causer de l'embarras aux Galions dans leur route de Porto-Bello à Carthagène.

Je ne prévoyois point en tirant la copie de ce Mémoire, qu'il dût jamais contribuer ou nuire à ma sûreté. L'envie de m'instruire étoit mon unique motif, & ce fut elle encore qui me fit commencer dès le même jour à faire exactement le Journal de mon Voyage. Je commis seulement une imprudence en gardant à part le Mémoire de Carthagène, & l'on me fit connoître dans la suite qu'il m'auroit été moins dangereux, si j'eusse pris soin de le mêler comme indifféremment dans mon Journal.

Après avoir pris huit jours de repos aux Canaries, nous retournâmes vers l'Afrique avec le premier vent favorable. Sans nous être ouverts particulierement aux Anglois que nous quittions, nous les avions trouvés mieux instruits que nous, sur la partie de l'Afrique dont nous avions déja parcouru les Côtes. Leur Pilote, qui avoit fait plus d'une fois la même route, nous donna des lumiéres que nous regretâmes de n'avoir pas euës plûtôt, & qui nous servirent encore dans la suite de notre Navigation. Mais nous leur cachâmes soigneusement le butin que nous avions fait parmi les Nègres; & les espérances que nous emportions pour l'avenir. Quoique nous n'eussions trouvé personne à Ferro qui sçût distinguer mieux que nous la qualité des Métaux, quelques essais que nous avions faits secretement ne nous laissoient aucun doute de la réalité de notre or, & notre Capitaine méditoit déja divers moyens de retourner plus heureusement à la source.

Nous eumes dès le lendemain la vûe du Cap de Boyador, & continuant notre route sans avancer plus près du Continent, nous prîmes seulement la résolution, en passant pour la seconde fois au long de la même Côte, d'observer plus exactement que jamais les lieux où nous avions abordé. Il ne nous fut pas difficile de les reconnoître, & celui qui attiroit encore tous nos désirs nous parut tel que nous l'avions gravé dans notre mémoire. Nous ne doublâmes point cette heureuse pointe, sans être vivement tentés de nous exposer aux hazards d'une nouvelle descente; & pendant quelques momens que nous conservâmes cette pensée, nous prîmes plaisir à nous flatter, qu'il ne nous seroit pas impossible d'enlever le reste des Lingots, avant que les Nègres eussent le tems de se reconnoître. Mais notre petit nombre, & la nécessité de laisser du moins la moitié de nos gens à la garde du Vaisseau, réfroidirent cette chaleur. D'ailleurs, comme si le Ciel eût voulu nous fortifier contre une tentation si dangereuse, le vent nous servit si favorablement à ce passage qu'ayant duré quatre jours avec la même force, nous fîmes malgré nous plus de 300 lieuës dans un espace si court. Nous fûmes ensuite arrêtés pendant neuf jours par un calme si profond, que la Mer paroissoit immobile. Quoique nous nous crussions fort éloignés de la terre, il ne se passoit pas de jour où nous ne vissions quelques oiseaux qui s'approchoient de nous à la portée du fusil; nous en tuâmes quelques-uns, que les Matelots allerent prendre dans la Chaloupe, avec le secours des Rames. Nous dissipâmes encore l'ennui d'un si long retardement par l'amusement de la Pêche. Enfin le dixiéme jour, il s'éleva au Nord un orage violent qui nous fit craindre une nouvelle tempête; mais qui se termina bientôt par une affreuse pluye.

Nous fûmes surpris sous la Ligne d'un autre calme, qui auroit coûté la vie à ma femme, s'il eut duré plus long-tems. Elle se trouva si affoiblie, qu'ayant perdu la connoissance pendant plus de quatre heures, elle ne revint à elle-même qu'à l'aide de plusieurs soufflets, avec lesquels je fis agiter l'air dans ma Cabanne. Cette langueur la reprenant aussitôt que le mouvement de l'air cessoit, je fus obligé pendant trois jours d'acheter par des sommes immenses les services de quelques Matelots, qui se trouvant eux-mêmes fort incommodés de leur situation, se crurent en droit de me faire payer leur secours. Nous sortîmes de cet embarras pour retomber dans un nouveau danger; le vent, dont la joye de le sentir renaître nous fit user d'abord avec peu de précaution, poussa notre Vaisseau avec tant de violence sur un Banc de sable, qui n'étoit pas marqué sur nos Cartes, que nous demeurâmes beaucoup plus immobiles que nous ne l'avions été pendant les deux calmes. Notre Capitaine mortellement allarmé, fit d'abord visiter toutes les parties du Vaisseau, elles se trouverent saines; mais il n'en fut pas plus rassuré contre un accident qui paroissoit sans remede. Cependant deux heures après, nous crûmes sentir que le Vaisseau recommençoit à flotter. Il reprit en effet le cours du vent, & nous rendîmes graces au Ciel de nous avoir sauvé d'un péril, que nous ne connoissions pas mieux en le voyant finir, que lorsqu'il avoit commencé. Quelques-uns de nos Matelots nous assurerent néanmoins qu'ils en avoient vû des exemples, & donnerent à la cause de nos frayeurs le nom de Sable mouvant, qui se forme quelquefois par le seul choc des flots, sur-tout dans les momens qui précedent un grand calme, & qui se résout ensuite lorsque l'agitation recommence. Depuis notre départ de Londres, j'avois cru reconnoître dans la conduite du Capitaine, & dans toute la manœuvre du Vaisseau, que je n'étois pas avec les plus habiles gens du monde; & je ne pûs m'empêcher, en sortant de ce dernier danger, de lui faire entrevoir l'opinion que j'en avois. Loin d'en paroître offensé, il me confessa que dans la nécessité de réparer sa fortune, il avoit donné beaucoup au hazard, & qu'il apportoit à son métier moins de lumiéres que de résolution. Nous gagnâmes enfin le Cap de Bonne-Espérance, où la crainte qu'il ne fut arrivé quelque dommage au Vaisseau en donnant sur le Banc de sable, lui servit de prétexte pour entrer dans la Rade.

Nous étions si bien avec les Hollandois, que n'ayant que de l'assistance à nous en promettre, nous abordâmes à pleines voiles au rivage. On nous y fit l'accueil que nous avions esperé. Je conçus par les discours du Capitaine qu'il avoit d'autres vûës, que celles dont il s'étoit fait un prétexte. Il ne me les dissimula point lorsque nous fûmes à terre. La Compagnie Hollandoise des Indes Orientales ayant formé un très-bel Établissement à cette extrémité de l'Afrique, il se proposoit non-seulement de vérifier la réalité de notre trésor, mais de prendre adroitement les connoissances qui nous manquoient pour le succès de nos espérances, & de jetter les fondemens de l'entreprise qu'il méditoit à son retour. Nous trouvâmes dans la grande Habitation des Hollandois, qui est près du Fort, des gens d'autant plus entendus sur la matiére des Métaux, que cette partie de l'Afrique n'étant point sans Mines d'or & d'argent, ils s'exerçoient continuellement à cette recherche. Mais la crainte de nous trahir nous empêcha d'abord de nous ouvrir avec trop de confiance, sur-tout lorsque nous eûmes remarqué que les Hollandois faisoient eux-mêmes un profond mystere de leurs Mines.

Ils nous permirent néanmoins de visiter pour notre amusement tous les endroits qu'ils ont cultivés, & la seule précaution qu'ils prirent avec nous, fut de nous faire accompagner d'un Interpréte, qui étoit sans doute en même tems notre Espion. Peut-être que sous ombre de satisfaire notre curiosité, ils étoient ravis d'avoir l'occasion de faire connoître aux Anglois la force & la beauté de cette Colonie. Après nous avoir fait voir le Jardin de la Compagnie, qui est d'une beauté rare, & où l'on trouve avec toutes sortes de fruits délicieux, les arbres & les Plantes les plus rares de l'Europe; on nous fit traverser une grande montagne, sur laquelle nous prîmes plaisir à chasser de gros Singes qui y sont en abondance. Comme nous n'étions munis de rien pour nous faciliter cette chassee, & que l'occasion seule nous en avoit fait naître l'envie, tous nos efforts ne purent nous en faire prendre que deux dans le cours d'un après-midi. Nous étions quatre; le Capitaine & moi, avec notre Guide & l'Écrivain du Vaisseau. Je ne puis représenter toutes les souplesses des animaux que nous poursuivions, ni avec combien de légereté & d'impudence ils revenoient sur leurs pas, après avoir pris la fuite devant nous. Quelquefois ils se laissoient approcher à si peu de distance, que m'arrêtant vis-à-vis d'eux pour prendre mes mesures, je me croyois presque certain de les saisir; mais d'un seul saut ils s'élançoient à dix pas de moi, ou montant avec la même agilité sur un arbre, ils demeuroient ensuite tranquilles à nous regarder, comme s'ils eussent pris plaisir à se faire un spectacle de notre étonnement. Il y en avoit de si gros, que si notre Interpréte ne nous eut point assuré qu'ils n'étoient pas d'une férocité dangereuse, notre nombre ne nous auroit pas paru suffisant pour nous garantir de leurs insultes. Comme il nous auroit été inutile de les tuer, nous ne fîmes aucun usage de nos fusils. Mais le Capitaine s'étant avisé d'en coucher en jouë un fort gros qui étoit monté au sommet d'un arbre, après nous avoir long tems fatigués à le poursuivre, cette espece de menace dont il se souvenoit peut-être d'avoir vû quelquefois l'execution sur quelqu'un de ses semblables, lui causa tant de frayeur qu'il tomba presqu'immobile à nos pieds; & dans l'étourdissement de sa chûte nous n'eûmes aucune peine à le prendre: cependant lorsqu'il fut revenu à lui, nous eûmes besoin de toute notre adresse & de tous nos efforts pour le conserver, en lui liant étroitement les pattes. Il se défendoit encore par ses morsures, ce qui nous mit dans la nécessité de lui couvrir la tête, & de la serrer avec nos mouchoirs. Nous en prîmes un autre, que l'Écrivain renversa d'un coup de pierre, & qui en fut si blessé, qu'il mourut quelques jours après.

En descendant de l'autre côté de la montagne, nous fûmes surpris qu'au lieu du terrain sec & sablonneux que nous avions vû jusqu'alors, il ne se présenta qu'une perspective riante dans une Plaine à perte de vûë. C'étoient, en plusieurs endroits, des Habitations, qui ressembloient à nos Bourgs & à nos meilleurs Villages. La plûpart des maisons étoient bâties de briques, & ne le cédoient point pour la propreté & l'agrément, aux jolies maisons de Hollande. La Campagne étoit couverte de verdure. Notre Interpréte nous assura que la terre y étoit aussi bonne, que dans les cantons les plus fertiles de l'Europe, & qu'elle y produisoit toutes sortes de grains & de fruits. Mais cette belle Plaine, qui n'a pas moins de quinze lieuës d'étenduë, est infestée continuellement par un grand nombre de bêtes sauvages, qui descendent des montagnes arides dont elle est bordée. Quoique tous ces animaux n'en veuillent point à la vie des hommes, il s'y trouve des Lions, des Tigres, des Léopards, des Chiens sauvages, des Loups, & d'autres ennemis de la race humaine, à qui la faim fait quelquefois commettre des désordres fort sanglans. Les Laboureur ne conduisent point la charuë sans être armés, & l'entrée de toutes les Habitations est défenduë par des fossés & par des portes. On trouve d'ailleurs dans le Païs toutes sortes de gibiers, particulierement des cerfs, dont le nombre est prodigieux. Il y a quantité de chevaux sauvages, parmi lesquels il s'en trouve d'une beauté extraordinaire. Ils ont la peau diversifiée de rayes blanches & noires. Mais on parvient difficilement à les dompter. Les eaux des Sources & des Rivières étant excellentes & fort poissonneuses, il ne manque rien à ce beau canton pour la commodité & l'agrément de la vie.

L'amusement qui nous avoit arrêtés sur la Montagne ayant consumé une grande partie du jour, notre Interpréte nous fit craindre que si l'admiration nous retenoit plus long-tems à considerer la plaine, nous ne fussions exposés à la rencontre de ces terribles animaux dont il nous avoit peint la férocité. Nous pressâmes notre marche. Toutes les Habitations ayant beaucoup de ressemblances, il nous suffisoit d'en voir une pour prendre une idée de toutes les autres. Celle où nous arrivâmes se nomme Delpht, du nom apparemment d'une Ville de Hollande. On nous y reçut avec toutes sortes de caresses. Le Capitaine, qui savoit quelques mots de Hollandois, nous quitta pour se promener seul dans les ruës. Il revint une heure après, avec une femme Angloise qu'il avoit rencontrée, & qui marquoit une joie extrême de se trouver avec trois personnes de son Païs. Elle s'étoit mariée en Hollande à un Tailleur, qui n'ayant pû se procurer une vie commode dans sa Patrie, s'étoit déterminé à venir chercher une meilleure fortune au Cap. Elle n'étoit pas sans agrément, & le Capitaine qui conservoit son ancien goût pour le plaisir, lui ayant proposé en badinant de nous suivre, elle nous surprit par la facilité qu'elle eût à goûter cette offre. Nous profitâmes du moins d'une si favorable disposition pour nous faire expliquer mille choses que nous n'espérions point d'apprendre de notre Interpréte. Elle nous dit que les Hollandois n'avoient guéres d'autre commerce avec les Naturels du Païs, que celui de l'or & des dents d'élephans. S'ils ont des mines ausquelles ils fassent travailler eux-mêmes, le secret en est bien impénétrable, puisqu'après plusieurs années de séjour au Cap, elle ignoroit qu'ils y eussent cette sorte de richesse; mais elle nous assûra que dans divers tems de l'année, plusieurs nations Caffres leur apportoient de la poudre d'or & de petits lingots, tels que ceux dont nous avions rempli nos deux tonneaux. Ces Barbares, plus grossiers que tous les autres peuples de l'Afrique, comptent pour rien les petits miroirs, les étoffes, & toutes les denrées qui servent à apprivoiser les Sauvages. Ils ne cherchent dans leur trafic que de l'Eau-de-vie, qu'ils aiment avec une violente passion, des haches & d'autres instrumens fabriqués. La plûpart sont entierement nuds, & d'une noirceur surprenante. Ils ne se nourrissent que de chair cruë. On ne leur connoît ni Loix, ni Religion. Leurs habitations, qui consistent en Cabanes formées de branches d'arbres, sont répanduës dans les montagnes, & n'offrent qu'un amas dégoûtant de saletés qui infectent l'air. Ils sont riches en troupeaux de toute espéce. À peu de distance du lieu où nous étions, vers une pointe qu'on nomme le Cap des Eguilles, on compte plus de cent mille bêtes à cornes dans une Nation qui n'est pas composée de plus de deux mille Nègres, & qui n'occupe pas plus de dix lieuës dans tout son terroir. Toutes les entreprises qu'on a tentées pour les civiliser n'ont abouti qu'à faire prendre au plus grand nombre la résolution de se retirer plus loin dans les montagnes. Ils ont tant d'aversion pour l'ordre & pour la police, qu'il est rare qu'on en puisse accoutumer quelques-uns à rendre des services réguliers dans les Habitations des Hollandois. Cependant lorsqu'on parvient à les apprivoiser parfaitement, ils sont capables de travail & de fidélité.

Le commerce qu'ils exercent eux-mêmes, non-seulemeut des prisonniers qu'ils font à la guerre, mais de leurs propres enfans, & de tous ceux sur qui la force, ou des usages inconnus leur donnent quelque droit & quelque pouvoir, ne leur rapporte guéres que des liqueurs fortes & des ustenciles de peu de valeur. Mais les malheureux qui sont ainsi vendus pour l'esclavage n'acceptent jamais volontairement leur sort, & mettent tout en usage pour s'en garantir. Il est arrivé plus d'une fois qu'au jour marqué pour les échanges, la plûpart se donnoient la mort par différentes voies, ou qu'ils se précipitoient dans la Mer en mettant le pied dans le Vaisseau, & que les Marchands d'Europe se trouvoient frustrés de leur proie sans être en droit d'en faire un reproche à ceux de qui ils l'avoient reçûë. Malgré les précautions que l'expérience fait prendre, il s'en trouve toujours plusieurs qui réussissent à se délivrer de la vie pour éviter tout ce qu'ils se figurent d'affreux dans l'esclavage.

Au lieu de perdre le tems à visiter d'autres Habitations Hollandoises qui ne nous auroient rien offert que nous n'eussions déja vû dans la première, nous proposâmes à notre Interpréte de nous conduire le lendemain dans quelque canton habité par des Nègres. Il consentit à nous en faire voir un qui n'étoit qu'à quatre lieuës de Delpht, dans une gorge de la Montagne que nous avions traversée. Nos chevaux étoient assez bons pour nous faire espérer de revenir commodément avant la fin du jour. L'intention du Capitaine, en proposant ce Voyage, étoit de se familiariser plus que jamais avec les signes & les usages des Nègres, pour nous faciliter le grand dessein auquel ses méditations se rapportoient continuellement. Il promit à l'Angloise de se charger d'elle à notre retour, & lorsque je lui demandai sérieusement à quoi il la destinoit, il me dit qu'elle pourroit être utile, en qualité de Servante, à ma femme & à mes enfans. Mais croyant pénétrer ses vûës, je le priai d'abandonner un projet qui blessoit la bienséance, & j'obtins de lui qu'il ne favoriseroit point le libertinage d'une femme qui étoit lasse apparememt de son mari.

Les Nègres, dont nous visitâmes l'Habitation, étoient de la race des Hotentots, les plus sales & les plus grossiers de tous ces Peuples barbares. Le voisinage des Hollandois les avoit accoutumés à les voir sans effroi, & nous fûmes fort satisfaits de l'accueil qu'ils nous firent. Ils nous offrirent du lait & de la chair qui n'avoit pas mauvaise apparence, avec une espéce de pain composé d'une racine dont le goût approche fort de celui de la noisette. Ils ont pris des Hollandois l'usage de se couvrir d'une sorte d'habits, qui ne sont que de simples peaux de Mouton, avec la laine, préparées avec de l'excrément de vache & une certaine graisse, qui les rend aussi insuportables à la vûë qu'à l'odorat. Le centre de leur Nation est beaucoup moins civilisé. Elle habite la Côte orientale & méridionale. Les Hotentots sont agiles, robustes, hardis & plus adroits que les autres à manier leurs armes, qui sont la zagaye & les fléches. Ils vont même servir chez les autres Nations en qualité de Soldats. Leur exercice principal est la chasse. Ils tuent fort adroitement avec des armes empoisonnées des élephans, des rhinoceros, des élans, des cerfs; & ce qui est extrêmement singulier, c'est, dit-on, qu'à les entendre parler des Hollandois, lors même qu'ils les servent pour en obtenir un peu de pain, de tabac & d'eau-de-vie, ils les regardent comme des misérables, qui viennent cultiver avec beaucoup de peine les terres de leur Païs, au lieu d'y vivre en repos, ou de s'occuper comme eux à la chasse. Mais quelque bonne opinion qu'ils aient d'eux-mêmes, rien ne peut représenter les horreurs de la vie qu'ils menent. Ils sont d'une saleté qui surpasse l'imagination, comme s'ils mettoient leur étude à se rendre affreux & dégoûtans. Ils se frottent le visage & les mains de la suie de leurs chaudieres, ou d'une graisse noire qui les rend puants & hideux. Ils s'en graissent aussi la tête, ce qui joint leurs cheveux en petites toufes, ausquelles ils attachent des pièces de cuivre ou de verre. Les plus considérables parmi eux portent aussi de grands cercles d'yvoire, qu'ils passent dans leurs bras, au-dessus & au-dessous du coude. Les femmes s'entourent les jambes de petites peaux taillées exprès, ou d'intestins d'animaux, & se font des colliers avec de petits os de différentes couleurs. Mais quoique cette Nation soit horrible à la vûë, elle n'approche point, pour la férocité & la barbarie, de celle des Caffres, dont notre Interpréte nous fit des relations presqu'incroyables. Ma méthode dans ce Journal ayant toujours été de ne m'attacher qu'aux choses que j'ai vûës par mes yeux, je me suis contenté dans ces occasions d'écrire seulement les principaux traits que j'ai pû recueillir des discours d'autrui. Les Hollandois ne donnent point au Païs des Caffres moins d'onze ou douze cens lieuës d'étenduë. Il est borné dans les terres par une longue chaîne de Montagnes. Les Portugais ont nommé Picos Fragosos celles qui s'avancent du côté du Cap de Bonne Espérance. Le mot de Caffre signifie sans Loi, il vient du mot Cafir ou Cafiruna, que les Arabes donnent à tous ceux qui nient l'unité d'un Dieu, & qu'on a cru convenable aux Habitans de ce Païs, parce qu'on a prétendu qu'ils n'avoient ni Princes, ni Religion. Ils ignorent eux-mêmes que nous leur donnions le nom de Caffres, qui leur est inconnu. Mais on a sû depuis, par diverses Relations, qu'ils ont plusieurs Rois, tels que ceux de Malemba, de Chicanga, de Sedanda, de Quietava, de Cefala & de Metavan. Ces Peuples sont noirs, brutaux & cruels. Il s'y trouve des Antropophages. On comprend dans le Païs des Caffres le Royaume de Sofala, qui produit tant d'or & d'élephans, qu'on a douté si ce n'étoit pas l'Ophir de Salomon. Les Portugais y ont la Forteresse de Sofala ou de Cuama, vis-à-vis de Madagascar. Mais les Caffres les mieux connus sont ceux qui demeurent vers le Cap de Bonne Espérance, & qu'on distingue par différens noms: les Cochoquas, les Cariguriques, les Hosaes, les Chainouquas, les Sonquas, les Brigoudis, les Namaquas, & les Goringhaiconas, &.

Ces derniers, que les Hollandois appellent Watermans, c'est-à-dire, Hommes d'eau, sont à peu de distance du Cap, sous la conduite d'un Chef. Ce fut leur Habitation que nous visitâmes. Les Garachouquas, sur-nommés Voleurs de tabac, ont aussi leur Capitaine, & n'ont pas moins de quatre ou cinq cens hommes capables de porter les armes. Les Gorinhaiques, ou gens du Cap, autres voisins des Hollandois, portent ce nom, parce qu'ils s'attribuent la proprieté du Cap de Bonne Espérance. Les Cochoquas sont quatre ou cinq cens familles qui occupent quinze ou seize Villages à vingt-sept lieuës du Cap vers le Nord-Ouest. Ce sont ceux qui ont, comme je l'ai déja remarqué, plus de cent mille bêtes à cornes. Leurs moutons, au lieu d'une laine frisée, ont le poil long, moucheté & de diverses couleurs. Les Chainouquas sont situés à plus de trois mois de chemin du Cap, & n'ont été connus que par l'infortune de quelques Voyageurs qui se sont égarés dans cette immense contrée. Les Cobinas sont au-delà de ceux-ci, & passent pour des Antropophages, qui rotissent vifs ceux dont ils peuvent se saisir, sans épargner les gens mêmes de leur Nation. Ils sont les plus noirs des Nègres, & portent les cheveux fort longs. En 1713. ils dévorérent six Hollandois, que l'espérance de recueillir de l'or avoit fait pénétrer jusques dans leur canton. Les Sonquas habitent sur de hautes Montagnes. Les deux sexes y font également leur occupation de la chasse, & ne vivent que de la chair cruë des bêtes qu'ils peuvent tuer avec leurs fléches & leurs zagayes. On trouve dans leur Païs des chevaux & des ânes sauvages, qui sont mouchetés de plusieurs couleurs très-vives. Les chevaux y sont bien formés. Ils ont ordinairement le dos & le ventre tachetés de jaune, de noir, de rouge & d'azur; mais la peau des ânes sauvages est marquée de blanc & de couleur de noisette. En 1662. les Sonquas portérent quelques-unes de ces peaux au Cap de Bonne Espérance, & les donnérent pour du tabac aux Hollandois, qui en remplirent une de paille & la suspendirent dans la salle du Château, où ils nous la firent voir encore. Ces Caffres sont voleurs de profession, & tout le bétail qu'ils peuvent enlever est regardé parmi eux comme une partie de leur chasse. Ils se couvrent, dans certains tems, de peau de buffles, dont ils se font une espéce de manteau. Leurs femmes portent autour de la tête un parasol, fait de plumes d'autruches. Les Namaquas se tiennent à plus de cent cinquante lieuës, & quelquefois à deux cens lieuës du Cap de Bonne Espérance; car c'est une Nation vagabonde, quoiqu'elle soit une des plus nombreuses & les plus guerrieres. Ils ont la taille belle, & se couvrent quelquefois le corps de peaux de bêtes, embellies de grains de verre qu'ils achetent des Portugais, pour des Brebis & des Chèvres. Les hommes portent une plaque d'yvoire au bas du ventre, & les femmes se couvrent cette partie d'une belle peau; elles ont le reste du corps nud. Ces Caffres reconnoissent l'autorité d'un Chef. Lorsqu'ils virent pour la première fois des Hollandois parmi eux, ils les reçurent avec une troupe d'Instrumens, qui souffloient chacun dans un roseau, dont le son imitoit celui de la Trompette Marine. Leur Chef les régala de lait & de chair de Mouton; & les présens des Hollandois furent de l'Eau de vie, du Tabac, des grains de Corail, & quelques morceaux de cuivre. Les Housaquas demeurent fort loin, au Nord-Ouest du Cap; on n'a jamais pénétré dans leur Pays, on en voit seulement quelques-uns qui viennent sur la Côte avec le Chef des Chainouquas, pour faire trafic de bétail. Outre la qualité de Pasteurs, ils font gloire de s'exercer à l'Agriculture. Ils cultivent particulierement une certaine racine qu'on nomme Dacha, & qui étant infusée dans l'eau, enyvre comme le vin le plus fort. On dit qu'ils tendent des piéges pour prendre des Lions, qu'ils les apprivoisent, & les rendent aussi dociles que des chiens, jusqu'à les rendre capables de les suivre à la guerre, & de fondre sur leurs ennemis dans la chaleur du combat. Les Brigoudis n'ont gueres été vûs des Voyageurs, on sçait seulement qu'ils sont fort riches en bétail.

En général les Caffres ont le teint bazané & olivâtre, quoique plusieurs Nations l'aïent d'un noir extrêmement foncé. Ils ont les lévres grosses, & le visage affreux; ceux qui ont quelque communication avec les Hollandois, se civilisent insensiblement, les autres sont sauvages, & vivent dans une profonde ignorance. Leurs armes sont l'arc & les fléches, avec une zagaye, qui est une espece de Javelot. Ils ne se nourrissent que de racines cuites dans l'eau, ou roties sur des charbons, de la chair de leurs plus méchantes bêtes, qu'ils ne tuent point si elles ne sont vieilles ou malades, ou du poisson qu'ils trouvent mort sur le rivage. Ils se font un morceau délicat d'un Chien de mer, & ils n'en manquent point, car la Côte en est remplie. Les Caffres vivent fort long-tems, & la plûpart vont jusqu'à cent & six-vingt ans. Ils enterrent leurs Morts assis & nuds, & dans les funérailles ils observent une cérémonie très-fâcheuse, car tous les parens du mort sont obligés de se couper le doigt de la main gauche, pour le jetter dans la fosse; aussi regardent-t-ils comme un malheur extrême de voir mourir leurs parens. Leurs maisons sont généralement composées de branches d'arbres, & couvertes de jonc; à la réserve de quelques Peuples qui se retirent dans des cavernes. Plusieurs de ces cabannes sont si grandes, qu'elles peuvent contenir une famille de trente personnes. Il paroît que la Langue de toutes les Nations Caffres est à peu près la même; mais elle est si confuse & si mal articulée, que les Étrangers ne peuvent l'apprendre. Au contraire les Caffres apprennent assez facilement celle des Étrangers, & dans le voisinage du Cap il s'en trouve beaucoup qui se font entendre en Hollandois. Quoiqu'ils n'ayent aucune trace de culte religieux, on croit qu'ils reconnoissent un Être Souverain, mais ils ne pensent guères à lui rendre le moindre hommage. Ils poussent néanmoins des cris vers le Ciel, lorsqu'après un mauvais tems ils voyent que l'air commence à devenir plus doux ou plus serein. Ils rendent aussi quelques respects à la Lune lorsqu'elle commence à paraître, du moins si l'on en juge par l'ardeur avec laquelle ils passent alors toute la nuit à chanter & à danser.

S'il avoit pu nous rester quelque curiosité après avoir passé quelques heures dans l'Habitation des Sauvages, elle auroit regardé le Fort d'Hallenbock que les Hollandois ont construit à dix lieuës du Cap, & qui est devenu un lieu considérable par le grand nombre d'Habitans qui s'y sont établis. Il est fait pour arrêter les Sauvages, qui peuvent quelquefois s'attrouper. Une garnison assez nombreuse rend le Cap & les autres Habitations tranquilles de ce coté là. Mais ayant peu de lumières à espérer dans une Place de Guerre, nous retournâmes au Cap le lendemain de notre départ.

J'y étois attendu par une disgrâce que j'étois fort éloigné de prévoir, & qui m'auroit été néanmoins beaucoup plus fâcheuse si elle eut été différée plus long-tems. Depuis huit jours que nous étions arrivés au Cap, on avoit eu le tems de réparer ce qui pouvoit manquer à notre Vaisseau, & nous pensions à nous remettre en mer au premier vent. Mais en partant vingt-quatre heures plûtôt, je me serois exposé au chagrin de ne recevoir que dans les Indes une nouvelle qui auroit rendu mon Voyage absolument inutile. Pendant la nuit que nous avions passée à visiter les Habitations Hollandoises, il étoit arrivé au Cap un Vaisseau Anglois, qui ne s'étoit arrêté comme nous que pour quelques nécessités de Navigation. Il faisoit aussi le Voyage des Indes, & n'étoit parti de Londres qu'environ quinze jours après le nôtre. M. Sprat mortellement picqué de l'innocente tromperie qu'il avoit à me reprocher, avoit saisi la première occasion d'en tirer vengeance. Le Capitaine, qui se nommoit M. Rut, étoit chargé d'un ordre cruel, qu'il devoit me remettre au premier lieu où il pourroit me rencontrer.

N'ayant point compté de trouver notre Vaisseau au Cap, il n'avoit appris qu'avec un extrême étonnement que nous y étions depuis huit jours; & dans mon absence il avoit déja cherché à voir ma femme, mais il ne lui avoit fait aucune ouverture de sa Commission. Je lui en sçus bon gré en l'apprenant moi-même, parce que cette nouvelle, annoncée sans préparation, auroit causé trop de chagrin à toute ma famille. M. Rut m'ayant fait demande la permission de me voir, commença son discours par un compliment fort civil sur le tort qu'il m'alloit faire, & dont le ressentiment ne devoit pas tomber sur lui. Ensuite, me remettant une Lettre de M. Sprat, il me dit qu'il en avoit une autre à rendre à mon Capitaine, qui contenoit les mêmes ordres. Je me hâtai de lire la mienne. C'étoit une révocation de la Charge de Supercargoes dont j'étois revêtu dans le Vaisseau, & de la Commission que M. Sprat m'avoit accordée dans son Comptoir. Il ne me cachoit pas, que sensible à l'outrage qu'il prétendoit avoir reçû par ma conduite, il étoit charmé de m'en faire porter la peine; & seulement, disoit-il, il plaignoit ma malheureuse famille qui alloit peut-être se trouver réduite à bien des extrémités fâcheuses par mon injustice & ma mauvaise foi.

J'avoüe que ce malheur me parut terrible. Cependant, je remerciai intérieurement le Ciel d'avoir permis que M. Rut m'eût rencontré au Cap, pour m'épargner une course dont le terme auroit augmenté mes embarras. Les Marchandises que j'avois sur le Vaisseau ne pouvoient m'être enlevées, & ce seul fond suffisoit pour me soutenir pendant quelque tems au Cap. Les Hollandois sont d'un excellent caractere. Je ne doutai point qu'en leur expliquant la cause de mon infortune & le besoin que j'avois de leur assistance, ils ne m'accordassent toutes les faveurs qui conviendroient à ma situation.

On voit que dans ces premières réflexions je ne faisois point entrer la ressource des lingots d'or, dont je ne me flatai point effectivement que notre Capitaine me fît jamais la moindre part. Je n'avois aucun titre pour y prétendre. Quoiqu'il m'eût donné quelques témoignages d'amitié, & que je lui crusse un bon naturel, je jugeai que l'ardeur qu'il avoit pour s'enrichir, lui feroit oublier des promesses dont l'execution ne dépendoit que de sa volonté. Enfin, je comptai si peu sur la générosité de son cœur, que ne pensant pas même à le solliciter par des prieres inutiles, j'employai mes premiers soins à calmer les inquiétudes de ma femme. De là je me rendis au Vaisseau, pour faire décharger mes Marchandises. Le Vent étoit devenu si favorable depuis une heure, que j'apprehendois tout de l'empressement de l'Équipage. Mais je trouvai le Capitaine à Bord, où il avoit reçu la Lettre de M. Sprat. Il vint à moi, les bras ouverts & la larme à l'œil. Après m'avoir fait connoître qu'il étoit instruit de mon malheur, & qu'il regrettoit amérement de n'y pouvoir remédier, il me félicita d'en avoir reçu la nouvelle dans un lieu où je pouvois trouver mille moyens de l'adoucir. D'ailleurs, ajouta-t-il, vous ne serez pauvre nulle part avec une bonne partie de nos Lingots, que mon intention est de vous ceder.

Il ne falloit que mon embarras, sans aucun attachement aux richesses, pour me faire trouver le sujet d'une vive satisfaction dans ce discours. J'embrassai à mon tour un Ami si fidelle & si génereux, & les premiers témoignages de ma reconnoissance tomberent sur sa bonté plus que sur le tresor qu'il me promettoit. Mais enfin, dans l'état où j'allois me trouver, je ne lui cachai point que ses génereuses promesses me rendoient la vie, & sauvoient peut-être du dernier désespoir une malheureuse famille dont le sort meritoit sa pitié. Des remercimens si vifs exciterent encore le noble penchant de son cœur. Il me protesta que si l'honneur lui eût permis d'abandonner la conduite de son Vaisseau, il auroit pris le parti de lier sa fortune à la mienne, & de me proposer même sa main pour ma fille aînée. Et s'il eût pû se persuader, ajouta-t-il, que je voulusse faire assez de fond sur sa parole pour attendre son retour, il n'auroit pas balancé à me jurer que je le trouverois dans la même disposition. Une offre de cette nature ne pouvoit être acceptée subitement. Je lui répondis qu'à son retour il me trouveroit vraisemblablement au Cap, & que sans recevoir de lui aucune promesse par laquelle il pût se croire engagé, je serois ravi de lui voir rapporter des sentimens si favorables à ma famille. Il les confirma sur le champ, en faisant décharger parmi mes Marchandises le Baril qui contenoit environ la quatriéme partie de notre or.

Quoique les essais que nous avions faits à Ferro & depuis notre arrivée au Cap, ne me laissassent plus aucun doute que nos Lingots ne fussent de l'or réel, il s'y trouvoit tant de mêlange que mes richesses ne répondoient pas tout-à-fait à l'idée qu'on s'en pourroit former. Nos calculs nous avoient déja fait concevoir qu'il y avoit deux tiers à rabattre sur le volume. Mais en supposant même une diminution de trois quarts, je comptois que ma part étoit d'environ cent mille écus; & dans l'état de ma fortune, cette somme méritoit bien le nom de trésor. Je promis au Capitaine que s'il repassoit au Cap, il trouveroit en me revoyant que je n'aurois pas négligé nos intérêts communs. J'étois pénétré de tendresse en lui faisant mes adieux, & je communiquai les mêmes sentimens à ma famille. Le Vaisseau qui m'avoit apporté les ordres de M. Sprat partit avec le nôtre. Il se nommoit le Georges.

Le bruit de ma disgrâce s'étant déja répandu au Cap, avec des circonstances d'autant plus avantageuses pour moi, qu'elles avoient été confirmées par le Ministre même des fureurs de M. Sprat, je trouvai de la compassion & de la bonté dans les Officiers de la Compagnie Hollandoise & dans tous les Habitans. Ils ne me croyoient pas riche, parce qu'ils avoient sçû que le seul motif de mon Voyage avoit été de réparer ma fortune. Ils me proposerent d'abord d'acheter mes Marchandises, en me faisant entendre qu'ils m'y feroient trouver autant de profit que si je les eusse transportées aux Indes. Mais j'avois déja formé d'autres vûës pour lesquelles je les croyois nécessaires. D'ailleurs, en confessant à ces généreux Hôtes que mes affaires étoient fort dérangées, je ne voulois pas qu'ils me crûssent dans la nécessité, & j'étois bien aise au contraire de les mettre dans l'opinion que les restes de ma fortune me laissoient encore le pouvoir de former quelque entreprise.

L'inclination qu'ils avoient à me secourir devint beaucoup plus vive, lorsqu'ayant commencé, moi & toute ma famille, à étudier leur Langue, ils purent nous parler & nous entendre. Ma fille aînée étoit aimable. Je ne fus pas long-tems sans recevoir pour elle des propositions de mariage. Un Marchand établi depuis vingt ans au Cap, où il avoit amassé de grandes richesses, & veuf depuis six mois, me fit offrir de la prendre sans dot. Je ne rejettai point absolument ses offres. Mais quoique mon Capitaine ne se fût lié à moi que par une promesse vague dont je l'avois même dispensé, la reconnoissance que je devois à son amitié m'avoit fait prendre la résolution d'attendre effectivement son retour. Mon intention d'ailleurs étant bien éloignée de me fixer au Cap, j'aurois eu trop de regret d'y laisser ma fille, au risque de ne la revoir jamais. Cependant, pour le dessein que j'avois de m'instruire dans toutes les méthodes de Commerce, & de jetter les fondemens de quelque entreprise avant le retour du Capitaine, je gardai des ménagemens qui pouvoient faire croire aux Hollandois que je pensois à profiter de leurs bontés. Je n'alléguai que l'extrême jeunesse de ma fille, & je demandai qu'on lui laissât du moins le tems d'apprendre mieux la Langue. Ayant pris une maison au Cap, je cherchai par degrés à m'insinuer dans la confiance de mes Voisins; je me mêlai insensiblement dans leurs assemblées & dans leurs affaires. Je parvins bientôt à n'être plus regardé comme un Étranger.

Ma femme, qui avoit de l'esprit & du courage, entra merveilleusement dans les projets que je lui avois communiqués. Elle se fit aimer universelment dans l'Habitation, & l'habitude des mœurs Hollandoises ne lui coûta rien à former. Nous raisonnions souvent ensemble sur les desseins que je méditois, lorsqu'il arriva de Hollande trois Vaisseaux qui alloient à Batavia. Cet incident me fit suspendre une résolution que je me croyois à la veille d'éxécuter. Je pensai qu'avant que de me livrer à des idées trop hautes, je ne ferois pas mal de saisir une si belle occasion de m'instruire. La confiance des Hollandois croissant pour moi de jour en jour, je ne doutai point qu'ils ne m'accordassent la liberté de faire le Voyage de Batavia, surtout lorsque je leur laisserois des gages aussi chers que ma famille. Je commençois à parler fort bien leur Langue. Il ne me manquoit qu'un prétexte pour leur faire agréer mon dessein. Le hazard me l'offrit heureusement par la mort d'un Facteur de quelques Marchands de Londres, qui avoit obtenu de la Compagnie de Hollande la permission de faire le Voyage à bord d'un de leurs trois Vaisseaux. S'étant trouvé fort mal en arrivant, il avoit appris avec joie qu'il y avoit au Cap un Anglois dont on y estimoit la probité, & dans ses derniers momens, il me proposa de me charger de ses Lettres & de ses Mémoires, pour les faire remettre à Londres, ou pour exécuter moi-même sa Commission. Elle regardoit la Cargaison d'un Vaisseau Anglois, qui avoit péri près de l'Isle de Java l'année précédente en revenant de la Chine. Les Hollandois de Batavia avoient sauvé une partie considérable des richesses qu'il apportoit; mais après de longues discussions, qui n'avoient pû se terminer à Amsterdam, les Marchands Anglois avoient pris le parti d'envoyer un de leurs Facteurs aux Indes, & la Compagnie ne s'y étoit pas opposé.

La facilité que je ne pouvois manquer de trouver à revenir de Batavia au Cap, me fit espérer qu'après avoir fini les affaires des Marchands de Londres, je serois de retour assez-tôt pour prévenir M. Rindekly, mon ancien Capitaine. S'il continuoit son Voyage jusqu'en Angleterre, je me proposois de le charger du rapport de ma conduite & des pièces ou des effets que je devois retirer de Batavia. Avec cette vûë, j'avois celle de mortifier M. Sprat, lorsque tous les Marchands de Londres apprendroient de la bouche de mon ami, & peut-être par le succès de ma négociation, que je ne méritois pas le tort qu'il avoit fait à mon honneur en m'ôtant les emplois qu'il m'avoit confiés. Enfin, quelque parti que M. Rindekly pût prendre après sa course, je ne devois pas douter que s'il s'arrêtoit au Cap pour épouser ma fille, celui à qui il remettroit la conduite de son Vaisseau jusqu'à Londres ne fût digne de ma confiance autant que de la sienne.

Il n'y eut personne au Cap qui n'applaudit à ma résolution. Ma femme ne l'approuva pas moins, & ce fut elle qui me conseilla de prendre avec moi l'aîné de mes fils. J'embarquai une partie de mes Montres & de mes ouvrages d'Orféverie, avec le quart de mes lingots que je voulois une fois convertir en argent monnoyé pour m'assurer de leur juste valeur. Nous partîmes le 17. de Juillet, à bord du Dauphin, Vaisseau de Middlebourg. Notre navigation fut heureuse jusqu'à la hauteur du Cap de Bruining, éloigné d'environ cent lieuës de celui de Bonne Espérance. Mais un vent impétueux nous ayant fait perdre de vûe les deux autres Vaisseaux, nous passâmes quatre jours entiers sans les revoir. Enfin, lorsque nous commencions à perdre l'espérance de les rejoindre, nous les apperçûmes à l'ancre, & nous découvrîmes, à mesure que nous en approchions, qu'ils avoient été plus maltraités que nous par la tempête. Le Zuyderzée, qui portoit quarante pièces de canon, avoit perdu deux de ses mâts, & se trouvoit ouvert de tant de côtés, que dans le danger pressant où il étoit, on avoit déja transporté une partie de sa carguaison dans l'autre. Quoiqu'on eut apporté une diligence extrême à fermer toutes les voies d'eau, il s'en formoit de nouvelles à tous momens; ce qu'on ne pouvoit attribuer qu'au choc violent de quelque rocher, qui avoit ébranlé toute la charpente, sans qu'on s'en fût apperçu dans l'agitation de la tempête; & le péril étoit ainsi d'autant plus terrible, que renaissant sans cesse, on ne savoit où le reméde devoit être porté pour le prévenir. Les trois Capitaines ayant tenu conseil sur un si malheureux accident, conclurent à faire passer le reste de la carguaison, ou du moins ce qu'elle contenoit de plus précieux, sur le Bord où j'étois. Il ne resta dans le Zuyderzée que l'artillerie, l'équipage & les vivres. Mais ce qui servoit à le soulager nous devenoit si incommode, qu'au lieu de continuer notre route, tous nos vœux furent pour trouver quelque Côte où nous pussions nous délivrer de cet embarras. Nous profitâmes à toutes voiles d'un vent qui nous poussoit vers le Continent, & l'ayant eu deux jours entiers de la même force, nous apperçûmes la terre au troisiéme jour. Le rivage étoit uni; & plus loin dans les terres, nous découvrions quantité de bois qui nous firent prendre une bonne opinion du Païs; mais il nous étoit inconnu, & nous n'appercevions ni Habitations, ni Port qui pussent servir à diriger notre course. La sonde ne nous faisoit plus trouver que dix-huit brasses. Nous mîmes à l'ancre, & n'étant guéres qu'à trois ou quatre lieuës du rivage, nous prîmes le parti de détacher la Chaloupe pour observer plus particulierement la Côte.

Dans l'ardeur qui me faisoit chercher toutes les occasions de m'instruire, je me mis au nombre de ceux qui sortirent du Vaisseau. Nous n'eûmes pas avancé l'espace de quatre ou cinq milles, que nous sentant repoussés par les flots dans une Mer assez tranquille, nous ne doutâmes point que nous ne fussions fort proches de l'Embouchure de quelque grande Rivière. Cette espérance nous causant beaucoup de joie, nous continuâmes d'avancer à force de rames, & nous distinguâmes enfin si clairement le courant & la différence des eaux, que nous retournâmes aussi-tôt au Vaisseau pour y porter cette agréable nouvelle. Les trois Capitaines ne balancérent point à prendre sur le champ la même route. Notre rapport se trouva fidéle. La Rivière se retrécissant à mesure que notre vûe pouvoit s'étendre dans les terres, nous crûmes qu'avec un tems fort doux, il n'y avoit aucun péril à nous avancer la sonde à la main. La profondeur de l'eau se trouva presque égale depuis l'extrêmité de la Côte, jusqu'au lieu où l'Embouchure commençoit à se retrécir; & le rivage paroissant assez commode sur la gauche, nous jettâmes l'ancre à la portée du fusil de la terre, sur douze brasses de fond.

Comme le Païs nous offroit beaucoup de bois, & que nos trois Vaisseaux ne manquoient ni d'ouvriers, ni d'instrumens, les Capitaines jugérent qu'il étoit inutile de chercher plus loin des secours que nous pouvions nous procurer sans pénétrer dans le Païs. On commença le travail avec beaucoup d'ardeur. Mais quel moyen de refuser à une partie de l'Équipage la liberté de chasser sur la Côte? Quoique cette permission ne fut accordée qu'avec beaucoup de réserve pendant les premiers jours, elle devint plus facile à obtenir lorsqu'on vit rapporter aux Chasseurs le meilleur & le plus beau gibier du monde. Ceux qui s'écartoient le plus du rivage, nous assurérent qu'ils avoient vû des cédres d'une beauté admirable, & d'autres arbres odoriférans. Ils avoient pris vifs quelques oiseaux, qui étoient tombés à terre au bruit de leurs fusils, & un petit animal de la grosseur d'une belette, dont la peau étoit mouchetée de diverses couleurs. Pendant quatre jours que l'ardeur de la chasse alloit en augmentant, nous nous trouvâmes assez de venaison de toutes sortes d'espéces pour nourrir les trois Équipages pendant plusieurs mois. Aussi ne prenions-nous plus cet exercice que pour notre amusement. Mais le bruit de tant de coups de fusils n'ayant pû manquer de se faire entendre, quelques Chasseurs nous avertirent, le cinquiéme jour, qu'après avoir observé d'abord un nuage de poussiere dans une vaste campagne qu'ils avoient parcouruë, ils avoient été surpris de découvrir un corps considérable d'hommes armés, qui marchoient vers la Mer, & qui ne devoient pas être éloignés de plus d'une lieuë. Il étoit clair qu'ils nous cherchoient. Les Capitaines se hâtérent de faire tirer un coup de canon pour rassembler tout leur monde. Ils auraient souhaité que chacun pût regagner son Bord avant l'arrivée des Nègres: mais perdant cette espérance dans une allarme si subite, ils ne voulurent point abandonner à la discrétion des Sauvages quantité d'honnêtes gens qui étoient encore dispersés. Le Capitaine du Vaisseau de Midelbourg, brave & prudent Officier, fut d'avis de nous ranger tous derriere les arbres qu'on avoit apportés sur le rivage, & que nos Charpentiers commençoient à mettre en œuvre. Il donna ordre en même-tems que les Vaisseaux eussent le flanc tourné vers la terre, pour être en état de faire leur décharge au premier signe. Les trois Équipages montant ensemble au nombre de cent dix hommes, nous étions à terre environ soixante, qui n'avions point d'autres armes que nos fusils & des bayonettes. Mais quoique le signal du canon eut ramené les moins éloignés, il nous en manquoit encore huit ou dix qui couroienr grand danger d'avoir été coupés par les Nègres. Cependant nous découvrimes bien-tôt la petite Armée qui sembloit nous menacer. Quoiqu'au fond notre frayeur fut médiocre, parce que les Hollandois sont aimés de la plûpart de ces Peuples, avec lesquels ils entretiennent continuellement quelque commerce, nous ne négligeâmes aucune précaution pour notre défense. En peu de momens les arbres avoient été croisés les uns sur les autres, & rangés avec assez d'habileté pour faire une barricade fort difficile à forcer. La facilité d'ajuster nos coups, en tirant à bout posé, nous rendoit presque sûrs de l'effet de toutes nos décharges; & nous ne doutions point que le bruit d'environ quarante pièces de canon n'augmentât beaucoup la frayeur de nos ennemis.

Notre agitation n'empêchoit point que nous n'eussions l'œil ouvert sur tous leurs mouvemens. Ils s'arrêterent à cinq cens pas de nous. Leur nombre nous parut d'environ trois cens. Ayant connu que nous les attendions de pied ferme, & la vûe des trois Vaisseaux servant peut-être à les refroidir, ils détachérent vers nous quatre hommes, que nous reconnûmes ensuite pour quatre de leurs Officiers. Nous nous disposâmes à les recevoir honnêtement, & l'un de nos trois Capitaines s'avança de quelques pas au devant d'eux, suivi d'un même nombre de nos gens. Ces quatre Nègres étoient de belle taille. Ils portoient des bonnets quarrés, qui étoient ornés de plumes de Paon & d'Autruches. Ils avoient le corps nud, mais ils portoient des chaînes de fer qui se croisoient sur l'estomac & sur le dos. Leurs armes étoient l'arc & la fléche, avec une hache & un poignard, suspendus à leur ceinture. Ils avoient aussi sur le dos, à côté du carquois, une sorte de bouclier, garni d'une peau de bufle.

Ils nous saluerent d'un air fier. Le Capitaine leur rendit leur salut, & ne comprenant rien à quelques discours qu'ils prononçoient dans leur Langue, il leur montra, pour réponse, nos Vaisseaux, & notre Troupe, qui faisoit fort bonne contenance derriere les arbres. Les Nègres, voyant qu'ils n'étoient point entendus, prononcerent fort distinctement quelques mots Hollandois, sans liaison à la vérité, mais capables de nous faire juger aussi-tôt qu'ils avoient déja reçû des visites de cette Nation. Le mot d'ia, par lequel nous applaudimes d'abord à ce que nous entendions, fut un nouveau signe par lequel ils nous reconnurent aussi. Ils firent d'une main dans l'autre le mouvement par lequel ils expriment les échanges du commerce; & nous nous figurâmes qu'ils vouloient nous marquer que nous étions des Marchands, ou qu'ils espéroient de faire quelques affaires de négoce avec nous. Notre manière de répondre ayant été propre à les confirmer dans cette idée, ils ne penserent plus qu'à nous accabler de caresses.

Nos Capitaines leur offrirent alors un verre d'eau-de-vie, qu'ils accepterent avec les témoignages d'une joie fort vive. Ils ne se firent pas presser davantage pour entrer dans une Chaloupe, & se laisser conduire aux Vaisseaux. On leur y donna des rafraîchissemens. Ils les prirent avec avidité; & quoiqu'ils parussent moins touchés de quelques petits présens que les Capitaines joignirent à la bonne chere, ils les reçûrent aussi avec différentes marques de reconnoissance.

Leurs gens avoient fait si peu de mouvement dans cet intervalle, que nous les jugeâmes plus accoutumés à la discipline militaire que le commun de ces Barbares. Ils attendirent le retour de leurs Chefs, qui reprirent en nous quittant le même air de fierté avec lequel ils nous avoient abordés. Toute leur Troupe s'éloigna aussi-tôt, comme s'ils ne leur étoit plus resté la moindre défiance de notre amitié. Nous raisonnâmes beaucoup sur le Païs où nous étions, & les Capitaines croyant en pouvoir juger par les armes des Nègres, s'imaginerent que ce devoit être quelque partie du Royaume de Carlevan. Nous n'avions aucun interêt présent qui nous portât à profiter de leur bonne volonté. Mais il nous restoit de l'inquiétude pour les huit personnes de l'Équipage qui ne s'étoient pas rendus au signal du canon. Le jour entier se passa sans qu'on les vit paroître. Le lendemain dans l'après midi, nous fûmes surpris de les voir descendre sur la Rivière dans une Barque assez ornée, qui étoit suivie de deux autres Barques remplies de Nègres. Ils nous rejoignirent d'un air fort satisfait. Étant tombés la veille dans le corps des Sauvages, ils avoient été arrêtés, & conduits aussi-tôt par un détachement à la Ville voisine où passoit le Fleuve qui les avoit apportés. Ils nous firent une description fort confuse de mille choses qu'ils avoient observées avec d'autant moins d'attention, que tout leur esprit avoit été d'abord occupé par la crainte. Cependant il s'étoit trouvé dans la Ville un Nègre qui entendoit & qui parloit même assez clairement la langue Hollandoise. Ils avoient été traités civilement aussi-tôt qu'ils avoient été reconnus; & dans la crainte que nous ne reçussions quelque insulte de la Milice qui s'étoit avancée vers la Mer au bruit de nos mousquetades, ils avoient eu la liberté de partir, avec le Nègre qui leur avoit servi d'Interprete, & quelques autres Nègres, qui avoient ordre de nous faire toutes sortes de caresses. La Ville, qu'ils nommerent Pemba, n'étoit qu'à sept ou huit lieuës par eau; mais à cause de quelques marais impraticables, autour desquels il falloit prendre pour gagner le bord de la Mer, on y comptoit plus de douze lieuës par terre.

Ce que l'interpréte Nègre joignit à ce récit, nous fit connoître que nous étions sur la cote d'Estrila, qui sans appartenir au Roi de Carlevan, est tributaire de ce Prince, & fait un commerce assez considérable avec les Hollandois & les Portugais, qui entrent dans le Païs sans y avoir encore aucun Comptoir. Entre plusieurs marchandises qu'ils en tirent, telles que des gommes & du tamarin, ils en rapportent des dents d'une espece de Sanglier, qui les ont plus belles que les Elephans.

Le Nègre qui nous faisoit ce récit, nous invita d'une manière pressante à remonter la Rivière jusqu'à Pemba, en nous assurant que nous y trouverions toutes sortes de commodités & d'ouvriers pour le radoubement de nos Vaisseaux. Mais en l'entendant raisonner sur ses propres intentions, nous comprimes que servant au commerce du Païs avec les Européens, il y trouvoit des avantages qu'il vouloit aussi se procurer avec nous. Il avoit été vendu dans sa jeunesse à des Marchands d'Esclaves, & son aversion pour l'esclavage lui avoit inspiré le courage de se jetter dans la Mer, à la vûe d'un Vaisseau Hollandois, qu'il avoit eu le bonheur de joindre, après avoir nagé pendant plus de deux heures. Ayant été conduit à Bantam, il y avoit passé plusieurs années avec assez de douceur pour en conserver un souvenir qui lui faisoit toujours aimer les Hollandois. Comme les trois Vaisseaux étoient chargés pour Batavia, nous n'avions aucune vûe de commerce qui pût nous arrêter; & les réparations que nous avions à faire au Zuyderzée ne demandoient point d'autres secours que ceux de nos propres ouvriers.

Ainsi nous étant acquittés de la politesse du Nègre & de ses Compagnons par quelques légers présens, nous nous remîmes en Mer après huit jours de repos. Le tems ne cessa plus de nous favoriser jusqu'à la vûe de l'isle de Java, où nous essuyâmes encore une tempête si violente, qu'elle nous força d'entrer dans le Détroit de la Sonde, & de relâcher à Bantam. Cette Ville, où les Hollandois ont une forte Garnison qui tient le Roi & tout le Païs sous leur obéïssance, est située au pied d'une charmante Colline, d'où sortent trois Rivières, qui servent à la fortifier autant qu'à l'embellir. L'une passe au milieu de la Ville, & les deux autres coulent au long des murailles. La nuit étoit fort avancée lorsque nous nous présentâmes à l'entrée du Port. Quoique tout y parût tranquille, je fus surpris qu'à la première nouvelle de notre arrivée il se fit tout d'un coup un bruit épouvantable dont on m'expliqua aussi-tôt la cause. Les Insulaires n'ayant point de cloches se fervent, pour avertir le Public, de plusieurs tambours d'une extrême grosseur, qu'ils battent avec de grosses barres de fer. Ils ont aussi des bassins de cuivre qu'ils battent par mesure, & sur lesquels ils forment un carillon fort harmonieux. Toutes les personnes de qualité entretiennent un Corps de Garde à l'entrée de leur Maison, formé de plusieurs Esclaves, qui veillent la nuit pour la sûreté de leur Maître. Ainsi à la moindre allarme, toute la Ville est réveillée par un bruit extraordinaire; & l'arrivée de trois Vaisseaux dans une nuit fort obscure, avoit causé de l'inquiétude aux Gardes du Port.

Cependant, comme les Hollandois y sont si absolument les maîtres, que les autres Peuples n'y peuvent aborder sans leur permission, nous trouvâmes tout le monde empresse à nous servir. La tempête avoit encore maltraité furieusement un de nos Vaisseaux, & quelques Marchands Hollandois de Bantam étoient interessés dans notre carguaison. C'étoient deux raisons de nous y arrêter. Un de nos trois Capitaines partit le lendemain pour se rendre par terre à Batavia. J'étois le maître de partir avec lui; mais rien ne me forçant à cette diligence, je me fis un amusement de voir Bantam, pour commencer à connoître les Indiens.

Le jour étant venu nous éclairer, je fus frappé du spectacle de la Ville, qui forme une perspective extrêmement riante. Un mêlange de Maisons peintes, séparées par des Jardins plantés de cocos, & distinguées par un grand nombre de petites Tours bâties sur differens modeles, furent le premier objet qui fixa mes yeux. Mais en les ramenant sur le rivage, je reconnus la manière de Hollande dans un grand nombre d'édifices, & l'on m'apprit, pour m'expliquer cette différence, que tous les Étrangers c'est-à-dire les Hollandois, les Chinois, les Malays, les Abissins, & quantité d'autres Marchands qui se sont établis à Bantam, ont leur demeure hors de la Ville. Chacun s'est bâti dans le goût; de sa Nation, ce qui donne une varieté fort agréable aux Fauxbourgs, qui sont d'une grande étenduë. La facilité que nous eûmes à nous procurer tous nos besoins, me fit connoître tout à la fois, que Bantam est un lieu d'abondance, & que les Hollandois y sont fort respectés. Je m'informai d'abord s'il n'y avoit aucun Anglois. On m'en nomma deux, dont l'un y vivoit depuis plus de 20 ans, & jouissoit d'une fortune aisée. L'autre y avoit été conduit depuis quelques mois pat des avantures qui n'ont point de rapport à mon récit, & ne se soutenoit que par son esprit & son adresse. Comme il ne manquoit point de se trouver au Port, à l'arrivée de chaque Vaisseau, pour y chercher l'occasion d'employer ses talens, il apprit de quelques gens de notre Équipage que j'étois de sa Nation, & je le vis empressé à m'offrir ses services avant que j'eusse pensé à les lui demander. C'étoit d'un Hollandois de Bantam que j'avois déjà sû qui il étoit; & le caractère qu'on lui attribuoit n'avoit pû m'inspirer beaucoup de confiance. Cependant je reçûs ses offres, pour me servir de lui du moins comme d'un guide. Sa curiosité sur mes affaires & ses questions pressantes sur les motifs de mon Voyage, ne me donnèrent point toute l'ouverture qu'il souhaitoit de me trouver. Il me fit valoir les connoissances qu'il s'étoit faites dans le Païs; & si je m'en étois rapporté à lui dès les premiers momens, je lui aurois abandonné ma conduite & le soin de tous mes interêts.

J'avois pris une meilleure opinion de M. King, qui étoit l'autre Anglois dont on m'avoit parlé. Je brûlois de le voir, moins pour employer son secours, qui m'étoit inutile à Bantam, que pour me faire un ami dont la societé me fût agréable. Je demandai à celui qui m'avoit prévenu s'il pouvoit me procurer sa connoissance. Loin de me répondre avec la même ardeur, il reçut si froidement cette proposition, que je découvris tout d'un coup qu'ils étoient mal ensemble. Ma défiance augmentant pour lui, je le quittai honnêtement, avec le dessein de ne le revoit qu'après avoir entretenu M. King. Je me fis conduire chez lui, dès le même jour, par un Hollandois. Il me reçut avec beaucoup de civilités. Sa femme, qui étoit Angloise aussi, ne se lassoit point de remercier le Ciel qui lui accordoit la douceur de revoir un homme de son Païs. J'en pris occasion de leur demander s'ils ne recevoient pas la même consolation de M. Fleet, avec lequel je leur appris que j'avois déja quelque liaison. Ils ne m'en rendirent pas un meilleur témoignage que le premier Hollandois qui m'en avoit parlé, & je demeurai convaincu que c'étoit un homme dangereux.

Après avoir entendu le récit de mes affaires, M. King me pressa de prendre un logement chez lui pendant le séjour que je voulois faire à Bantam. Je me rendis à ses invitations. Il ne se flatoit point, en m'assurant que sa conduite & l'usage qu'il faisoit de son bien, lui avoient attiré une égale considération parmi les Indiens & les Étrangers. Je le reconnus dès le lendemain aux caresses qu'il reçut dans la Ville, & que sa protection me fit partager avec lui. Nous trouvâmes en y entrant, le Peuple fort émû, pour l'exécution d'un Criminel qui avoit tué fort lâchement une femme, & qui venoit d'être condamné au supplice. M. King m'apprit les formalités de leur justice, qui sont fort simples & fort courtes. Le Magistrat a son Siège dans la cour du Palais royal, où les Parties comparoissent sans Procureurs & sans Avocats. Si l'accusation est capitale, on amene le Criminel, & les Accusateurs le suivent avec les Témoins. On expose le crime dans toutes ses circonstances. Les Témoins le confirment, & le Jugement succéde aussi-tôt. Il n'y a qu'un seul supplice pour tous les crimes qui méritent la mort. On attache le Coupable à un poteau, & on le tuë d'un coup de poignard. Les Étrangers ont ce privilége, que pourvû qu'ils n'aient point tué de sang froid & de guet à pan, ils évitent la mort en satisfaisant à la Partie civile. J'eus la curiosité d'assister à l'exécution. La foule nous ouvrit le passage en reconnoissant à mes habits que j'étois arrivé nouvellement. Le Criminel étoit déja livré à l'Exécuteur, qui s'approchoit avec lui du poteau. Il avoit les mains liées, la tête nuë, & ses grimaces me firent juger qu'il n'alloit pas recevoir la mort avec plus de noblesse, qu'il ne l'avoit donnée. Cependant la scene fut si prompte, que sa crainte ne le fit pas souffrir long-tems. J'admirai le silence du Peuple pendant l'exécution, & l'air de tristesse que chacun emportoit en se retirant.

Nous nous trouvions dans la cour du Palais. M. King m'offrit d'employer son crédit pour me procurer la vûe de tout ce qui n'étoit pas fermé pour les Étrangers. Il s'adressa au Maître des Cérémonies, dont il fut reçû avec beaucoup de politesse. Ce Palais, qui est environné d'un large fossé, & qui a plûtôt l'apparence d'un Château fortifié, se nomme le Paceban. Il n'a pas moins d'une demie lieuë de tour. Il est bâti presqu'entierement de bois; car les pierres sont si rares dans l'Isle de Java, que les ruës mêmes de Bantam ne sont point pavées. Tous les murs sont revêtus de peintures fort vives, mais si mal dessinées, qu'après avoir vû les animaux, les arbres, & les autres figures qu'on a voulu représenter, il est encore assez difficile de les y reconnoître. De la première cour qui est environnée de cocos, joints par un grillage fort épais qui sert de mur, le Moyetan ou Maître des Cérémonies, nous fit entrer par un vaste sallon, dans une cour fermée de bâtimens. Les peintures en étoient beaucoup plus fraiches que celles de la première façade. Cette cour est le poste ordinaire de la Garde intérieure qui se retire dans le sallon pendant la nuit, & même pendant le jour, quand le mauvais tems ne permet point d'être à découvert. Les armes des Gardes sont suspenduës au long des murs, c'est-à-dire leurs arcs, leurs fléches, & quelques arquebuses qui leur viennent anciennement des Anglois; car ils ont continuellement la zagaye en main. Leur habillement est une sorte de veste qui leur serre le corps jusqu'à la ceinture, & qui s'élargit autour des cuisses en descendant cinq ou six doigts au-dessous des genoux. Leur ceinture est fort large. Ils portent sur la tête un bonnet surmonté de plumes d'Autruches; & comme on choisit les plus vigoureux Soldats pour cet office, ils ont tous l'air fort guerrier. Ils nous saluerent à notre passage avec la zagaye. Leur nombre étoit d'environ deux cens.

Le Moyetan nous fit entrer dans un autre sallon, moins grand, mais beaucoup plus orné que le premier. Nous y trouvâmes les Officiers de la Garde intérieure, vêtus dans la même forme que leurs Soldats, mais d'une étoffe fort riche. Le fond en étoit de soye, entremêlée d'un tissu d'or qui serpentoit en différentes figures. Ils avoient à la main, au lieu de zagaye, une espece de dard plus court, orné d'or au lieu de fer. Une clé que le Moyetan portoit à sa ceinture, & qui est le signe de la faveur pour tous les Grands de l'État, nous ouvrit une porte dorée, par laquelle nous entrâmes dans un long appartement. Les murs en étoient ou dorés comme la porte, ou couverts par intervalles d'un fort beau verni, qui représentoit diverses figures d'animaux & quelques païsages mal dessinés. Je ne parle que des trois premières chambres; car les suivantes & plusieurs cabinets, qui me parurent fort bien distribués, étoient tapissés d'étoffes dont la beauté exciteroit de l'admiration, si le dessein en étoit aussi régulier que le fond & les couleurs en sont magnifiques. La plûpart de ces pièces étoient sans siéges, à la réserve de quelques sofas, & d'un grand nombre de coussins qui étoient en pile dans les coins de chaque chambre. Il ne se présenta point un seul Esclave dans notre marche. M. King, à qui je demandai la cause de cette solitude, me dit que dans tous les appartemens du Roi, il n'y avoit point habituellement dix domestiques. Le gros des Officiers qui le servent, est dans un quartier séparé; & ceux qui demeurent plus près de sa personne n'y sont que pour avertir au premier signe celui dont le Roi demande quelque service.

La cour où la vûe donnoit par les fenêtres, étoit une espéce de jardin, distribué en allées, & rempli de caisses qui contenoient différens arbrisseaux. Au fond l'on voyoit une grille, percée en arcades, qui donnoient passage dans un jardin beaucoup plus grand, & qui laissoient appercevoir deux aîles de bâtimens dont mes yeux ne purent mesurer l'étenduë. M. King me dit qu'il n'étoit permis à personne de passer cette grille, si l'on n'étoit appellé par un ordre exprès du Roi. L'appartement qu'il habite est dans l'une des deux aîles; l'autre est habité par ses femmes. Des deux côtés, il y a d'autres cours par derriere, qui servent au logement des domestiques, & qui ont leur entrée par d'autres portes du Palais. On n'y trouve ni salles pour les Conseils, ni même aucun appartement pour les Audiences. L'usage ancien du Païs, est que le Roi convoque l'assemblée de ses Conseillers dans une plaine voisine de la Ville, où l'on traite les plus grandes affaires de l'État. Il est vrai qu'il y en a peu d'importantes depuis que les Hollandois tiennent le Païs & la Capitale même en bride par leurs Garnisons. Ainsi, le Roi de Bantam n'a qu'une autorité dépendante qui ressemble peu au Pouvoir Souverain; & comme il est le plus puissant de tous les Princes Indiens de l'Isle, on peut se former là-dessus une juste idée des autres.

Rien ne me parut plus curieux & plus agréable dans son Palais qu'une grande Voliere où l'on a rassemblé toutes les especes d'Oiseaux qui sont connus dans les Indes. La variété de leurs figures & de leurs plumages forme un spectacle dont mes yeux ne pouvoient se rassasier. D'ailleurs, la Voliere est si belle qu'on la prendroit pour un Temple magnifique. Elle est à l'extrémité du quartier des Femmes, pour leur servir d'amusement. Notre Guide avertit M. King dans cet endroit, qu'il ne pouvoit nous faire pénétrer plus loin. Mais il nous accorda par différentes ouvertures la vûë des Jardins, où je remarquai beaucoup plus de beautés en Cabinets vernis & en Treillages, qu'en Allées, en Fleurs & en Parterres. La plûpart des Arbres n'y sont que des Cocos. Les Arbrisseaux & les Plantes ont besoin d'être renouvellés trop souvent dans un climat si chaud, & demandent autant de soins pour être garantis des ardeurs du Soleil, qu'on en apporte dans l'Europe à les défendre du froid. Les trois Rivières qui arrosent la Ville fournissent néanmoins de l'eau en abondance à toutes les parties du Jardin, & secondent l'Art des Jardiniers. Mais en général, si les Jardins des Indes contiennent des ornemens plus précieux que les nôtres, ils n'en approchent point pour l'ordre & l'agrément.

Le Moyetan joignit à ses politesses une collation de Fruits délicieux. Son logement, comme celui de tous les autres Officiers de la Couronne, est au quartier des Domestiques; mais dans une cour séparée, qui marque la différence du rang & des dignités. Il nous fit voir aussi celle des Officiers subalternes, qui est un péristile, par le moyen duquel on en fait le tour à couvert pour la commodité du service. Leurs chambres & leurs appartemens sont dans de longues galeries, qui ressemblent beaucoup à celles des Couvens. Enfin, dans un Palais d'une si grande étenduë, je ne vis point une seule Piece d'Architecture qui pût me faire prendre une idée plus avantageuse du goût & de l'industrie des Indiens.

Cette visite fut suivie de celle de la Ville, dont M. King me fit parcourir les plus belles ruës. N'étant point pavées, le fond en est presque toujours ou sale ou poudreux. Mais toutes les maisons sont riantes par la continuité des Vernis & des Peintures. Il n'y a point d'Édifices Publics, excepté quelques Lieux de retraite pour les Malades & pour les Pauvres. Les Marchands & les Ouvriers sont reçus, chacun suivant leur espece, dans des ruës différentes, où l'on ne voit rien qui n'ait rapport à leur Profession. Ils y ont des Chefs de Police qui veillent à l'entretien du bon ordre, & qui jugent toutes leurs affaires en dernier ressort. Les ruës des Marchands d'Étoffes & de Bijoux sont d'une richesse & d'une propreté surprenante. En marchant par la Ville, je fus témoin plusieurs fois d'un usage fort incommode pour le Peuple. Les Grands Seigneurs ne paroissent jamais en Public, sans être précédés d'un Officier qui porte devant eux un sabre dont le fourreau est de velours cramoisy, & sert à faire connoître la dignité du Maître. À cette vûe, tous les Passans sont obligés de se prosterner, & ceux qui manqueroient à ce devoir seroient maltraités sur le champ par les Esclaves de la suite, qui sont toujours en fort grand nombre. Les Étrangers sont dispensés de cette humiliante soumission, mais l'usage est qu'ils y suppléent en s'arrêtant dans la ruë, & en faisant au Seigneur Indien une profonde inclination. Mon fils, qui m'accompagnoit, ayant fait mal-à-propos quelques pas au long des maisons tandis que nous étions à voir une de ces marches, fut averti fort brusquement par un Esclave de se tenir dans le respect dont personne n'est dispensé.

Nous rendîmes visite à quelques Indiens de la connoissance de M. King, qui nous reçurent avec beaucoup de caresses: Ils nous présentérent d'excellens Vins de plusieurs endroits renommés, avec une sorte de Pâtisserie composée de Ris, de Miel & d'Épices. Outre l'agrément du goût, elle a la propriété de nettoyer l'estomach, & de le fortifier. Les Maisons particulieres, celles du moins des Seigneurs & des riches Marchands, ne sont guéres inférieures à celle du Roi que par l'étenduë. Les Meubles & les Ornemens en sont dans le même goût; & j'aurois même préféré pour mon séjour celle d'un Marchand nommé Calite, qui, après s'être enrichi par son Commerce dans le Golphe Persique, s'étoit attaché à se rendre la vie heureuse par toutes les commodités & les agrémens, qu'il pouvoit tirer de ses richesses.

L'amitié de M. King devint si vive pour mon fils & pour moi, qu'après m'en avoir renouvellé les assurances, il m'offrit volontairement de m'accompagner à Batavia, pour faciliter le succès de ma Commission par son crédit. Je ne prévoyois point encore combien ce secours me seroit bientôt nécessaire. Aussi le refusai-je d'abord, par la seule crainte d'abuser de cet excès de politesse. Nos Vaisseaux ne devant pas s'arrêter long-tems au Port de Bantam, je ne pensois point à faire le Voyage de Batavia par terre, comme M. King me le proposoit. Mais l'industrie de M. Fleet avoit déja fait bien du chemin. Le refus que je faisois de ses services, & l'indifférence que je marquois pour son amitié l'avoient irrité jusqu'à lui faire chercher les moyens de me nuire. Il avoit pris des informations parmi les Hollandois sur le sujet de mon Voyage. Une Commission aussi importante que la mienne étoit une belle carriere pour l'artifice. Il étoit parti aussitôt pour Batavia, & s'étant adressé au premier Commis de l'Amirauté, il l'avoit déja rempli des préventions les plus malignes contre mon caractere & contre mon entreprise. Je ne connus cette perfidie que par ses effets. Après avoir passé six jours à Bantam, je me remis en mer au premier signe de mon Capitaine. M. King, qui n'étoit jamais sans quelques affaires à Batavia, me promit de m'y rejoindre, & trouva dans sa politesse un motif de plus pour hâter son Voyage.

Un heureux Vent nous ayant fait sortir du Détroit dès le même jour, nous entrâmes le lendemain dans le Port de Batavia. La nature n'a rien fait de si propre à charmer les yeux que les environs de cette fameuse Ville. On connoît l'industrie des Hollandois pour tirer parti des moindres avantages de la situation, & pour les embellir. La petitesse de leur Païs les forçant de n'y rien négliger, ils ont appris par des expériences continuelles à forcer toutes les difficultés du terrein. Mais n'en ayant point trouvé à Batavia, toute leur attention s'est tournée au soin de l'ornement. Des Canaux, des Allées d'Arbres, des Bâtimens magnifiques sont les premiers objets qui se présentent à ceux qui touchent au rivage; & la Campagne ne paroît qu'une grande Ville, au milieu de laquelle Batavia est comme resserrée. Ce n'est pas qu'elle manque d'étenduë. Elle n'en a gueres moins qu'Amsterdam; elle est bâtie dans le même goût, c'est-à-dire que toutes ses ruës sont arrosées d'un large Canal, & plantées de grands Arbres qui donnent des deux côtés un ombrage continuel. Le Port est large & commode. C'est ce qui se présente à la première vûë. Mais les beautés particulieres, les richesses & le Faste de cette magnifique Ville surpassent toutes les Descriptions. Nous y arrivâmes le 2 de Septembre.

L'année avoit été malheureuse pour le Commerce. Outre un grand nombre de naufrages, les Corsaires avoient enlevé ou pillé tant de Vaisseaux, que la consternation étoit répanduë parmi les Marchands. Il n'y avoit point dans le Port de Batavia la moitié des Vaisseaux qu'on y voit tous les ans. Nous remerciâmes le Ciel de nous avoir conservés au milieu de tant de périls, & nos Capitaines se flatérent d'en tirer plus de profit de leur Cargaison. Tandis qu'ils s'occuperent de leurs affaires, je fis l'ouverture des miennes au Conseil de l'Amirauté, qui étoit demeuré en possession des effets de la Compagnie de Londres. Mes explications furent écoutées; mais je conclus de quelques réponses des Officiers du Conseil qu'on m'avoit nui dans leur estime. Ma défiance ne tombant encore sur personne, je résolus seulement d'éclaircir ce soupçon. Je pressai les Officiers de parler nettement. Ils m'avoüerent enfin, sans me nommer le Délateur, qu'ils avoient appris de quelques personnes bien informées, que je prenois faussement le titre de Commissionnaire de la Compagnie Angloise, & que le véritable Député étant mort au Cap de Bonne-Espérance, je m'étois attribué le droit de lui succéder sans aucune sorte d'autorité. Ils ajouterent qu'ayant déja été remercié de mes services par M. Sprat, je ne devois pas être surpris que dans une affaire délicate le Conseil de l'Amirauté crût avoir besoin de quelque précaution, & que s'ils étoient fort éloignés de m'accuser de mauvaise foi, leur propre intérêt ne les obligeoit pas moins à garder les mesures de la prudence. J'entrevis deux choses dans cette réponse. Premierement, quelque maligne insinuation, dont je ne pouvois accuser que les Hollandois de notre Équipage; & je crus démêler en second lieu que Messieurs du Conseil saisissoient volontiers ce prétexte pour éloigner des demandes importunes. Je me défendis comme je le devois par la simple exposition des circonstances où je me trouvois au Cap; & je produisis, en bonne forme, la résignation que le Facteur Anglois m'avoit faite, en mourant, de tous les Pouvoirs dont il étoit revêtu. On reçut mes Pieces pour les examiner à loisir. M. Fleet, que je rencontrai dans les ruës de Batavia, ne paroissant point dans toutes ces occasions, je continuai d'accuser les Hollandois de ma disgrâce, & je commençai à craindre de ne pas remporter le fruit que j'avois espéré de mon Voyage.

Cependant, je ne laissai point de satisfaire ma curiosité en visitant toutes les parties de Batavia. Les Hollandois n'y différent de ceux de leur Païs que par la corruption des mœurs, & par le faste, qui y est porté à l'excès. Les plus sages & les plus grossiers y prennent bientôt le goût de toute la mollesse Asiatique. Le luxe de leurs habits & de leurs meubles, la multitude de leurs Esclaves, l'air de grandeur & d'opulence avec lequel ils paroissent en public, & la dépense qu'ils font pour leur table & pour leurs plaisirs, donnent la plus haute idée du monde d'une République qui est representée à deux mille lieuës de son centre par de tels Sujets. Le Gouverneur, le Président du Conseil & tous les Conseillers paroissent autant de Souverains qui disposent de tous les tresors des Indes, & qui n'ont besoin que d'un signe pour se faire obéïr. La même magnificence est répanduë dans tous les Ordres de leur Nation. On ne voit point passer dans les ruës la femme d'un Marchand, sans la prendre à son Train pour une Princesse qui marche en Triomphe au milieu de ses Sujets. Elle est portée sur un Brancard soutenu par un grand nombre d'Esclaves. Elle en a d'autres qui la précedent, d'autres qui la suivent. L'or & la soie éclatent sur sa voiture & dans ses habits. Elle est garantie du Soleil ou de la pluie par des tentures dont la galanterie égale la richesse. On est ébloüi de la multitude & de l'éclat de ses diamans. Enfin, rien n'est trop somptueux & trop brillant pour les Hollandois de Batavia; & s'ils amassent facilement des richesses, ils les prodiguent de même.

Il ne me fut pas difficile, dans cette abondance de l'or & de l'argent, de me faire compter tout d'un coup la valeur de mes lingots. On me proposa de me les acheter en masse, sur une estimation vague de la quantité de l'or, en me faisant entendre que cette voie étoit à mon avantage. Mais ce qui m'arrêtoit dans l'affaire de ma Commission ne pouvoir servir à me donner beaucoup de confiance pour un Traité de cette nature. Je voulus que mes lingots fussent mis au creuset, & ne pouvant être trompé au poids ni au prix de l'once, je tirai de tout ce que j'avois apporté la valeur de cinq mille ducats en différentes especes d'or. Ainsi, prenant cette portion pour le quart de mes Lingots, je me trouvois riche d'environ vingt-cinq mille pistoles. Que le sentiment de ma reconnoissance se renouvella vivement pour M. Rindekly, à qui j'avois l'obligation de ce commencement de fortune!

La Maison de Ville, la Salle du Conseil, l'Arsenal, Les Magasins, sont des Édifices à Batavia, dont on admire la beauté. Tous ces Bâtimens, comme la plûpart des ruës de la Ville, portent les mêmes noms qu'à Amsterdam. C'est cette Capitale du Commerce de Hollande qu'on a voulu représenter dans la Capitale du Commerce Hollandois aux Indes Orientales. Tout y porte quelque ressemblance, jusqu'aux lieux de débauche qui sont relégués de même dans certains quartiers de la Ville, & qui païent une contribution à l'État. Ce n'est pas sans raison que je les nomme. Mon fils, qui n'étoit encore qu'un enfant, s'y laissa malheureusement entraîner par quelques jeunes gens, sous prétexte de voir les raretés du Païs. Ces lieux dangereux sont peuplés d'Indiennes, qui excellent dans toutes sortes d'exercices agréables, qui chantent, qui dansent, qui ont l'art d'exciter vivement les passions. Ce spectacle frappa mon fils jusqu'à lui faire oublier que la nuit étoit fort avancée; & quoique ses Compagnons m'ayent protesté, comme lui, qu'il s'étoit conduit avec sagesse, il se trouva mêlé dans la querelle de quelques yvrognes qui attirérent la Garde par leurs excès. On ne mit point de distinction entre l'innocent & le coupable. Il fut mené avec les autres à la Prison de nuit, d'où il eut beaucoup de peine à me faire avertir de son embarras. Le mien étoit déja fort grand, de le voir si long-tems à revenir. Je sortis avec une inquiétude mortelle, & toutes mes sollicitations n'ayant pû me le faire rendre avant le jour, je passai le reste de la nuit dans sa Prison.

Cet incident n'avoit rien qui fût propre à deshonorer mon fils, ni qui dût rejaillir sur moi, dont l'empressement ne pouvoit passer que pour un mouvement de tendresse paternelle. Cependant, M. Fleet ne laissa point échapper cette nouvelle occasion de me nuire. Dès le lendemain, le cours de mes affaires m'ayant conduit au Conseil, j'eus la mortification de m'entendre reprocher que je perdois mon fils par mes exemples, & que ma conduite ne détruisoit pas les mauvais offices qu'on m'avoit rendus. Ainsi, l'on me rendoit responsable d'une folie de jeunesse, à laquelle je n'avois aucune part, & l'on supposoit que j'avois été le guide de mon fils dans une avanture scandaleuse. Je réussis néanmoins fort aisément à dissiper cette noire imputation: mais je n'en augurai pas mieux de la disposition du Conseil. Il sembloit qu'il me fît grace en se rendant à la preuve de mon innocence.

Dans cet intervalle, M. King arriva de Bantam, & me chercha aussitôt avec empressement. Il n'apprit pas mes chagrins sans douleur. La multitude d'amis qu'il avoit dans la Ville lui fit espérer de découvrir qui m'avoit suscité tant d'obstacles. Il reçut enfin les éclaircissemens qu'il cherchoit d'un Écrivain du Conseil, qui avoit entendu les déclamations de M. Fleet. Nous reconnûmes alors que je devois conserver peu d'espérance, puisque la facilité qu'on avoit eûë à saisir une si frivole occasion de rejetter mes demandes, prouvoit clairement qu'on étoit résolu de fermer l'oreille à toutes mes sollicitations. Il y avoit dans le Port un Vaisseau qui étoit arrivé de Canton, & qui devoit relâcher au Cap de Bonne-Espérance, en reprenant la route de Hollande. Attiré, comme j'étois, par les promesses de M. Rindekly, & craignant de le manquer à son passage, je balançai si je devois remettre plus loin mon départ. M. King n'eut à m'opposer que les mouvemens de l'amitié, qui lui faisoit souhaiter de ne nous séparer jamais. Il entra même dans mon impatience, lorsqu'après avoir fait une nouvelle tentative au Conseil, la réponse que j'en obtins nous fit voir qu'on ne cherchoit plus qu'à se délivrer de mes importunités. J'abandonnai par son avis la poursuite de cette affaire, & j'emploïai le reste du tems dans la société de quelques honnêtes gens dont il m'avoit procuré l'amitié. Mais avant mon départ, j'eus l'occasion de me confirmer dans la pratique d'une vertu que M. Sprat m'avoit déjà fait exercer. Un jour où je commençois à faire les préparatifs de mon voyage, je vis entrer chez moi M. Fleet, qui, sans donner la moindre couleur à l'indifférence que nous avions toujours marquée l'un pour l'autre, me félicita de l'occasion que je trouvois de retourner au Cap. Ensuite, affectant quelque regret d'avoir vû manquer ma Commission, il ajouta que malgré le peu d'espoir qu'il avoit, comme moi, d'obtenir du tems ce que je n'avois pas d'abord emporté, il vouloit se charger de mes instructions, & chercher des conjonctures plus favorables pour les faire valoir, en m'offrant de prendre avec moi des engagemens qui me laisseroient toujours la principale direction de cette affaire, au Cap même, d'où je ne manquerois pas de facilités pour me faire instruire de ce qui se passeroit à Batavia. Le pouvoir que j'ai toujours eu sur mes plus justes ressentimens me fit écouter ce discours sans émotion, & prendre le parti de supprimer les explications & les reproches. Je répondis à M. Fleet, qu'il n'y avoit aucune apparence que ce qui n'avoit pu se faire goûter dans ma bouche, trouvât plus de faveur où de justice sur ma simple procuration; & je lui déclarai que mon dessein étoit de renvoyer leurs instructions à Messieurs de la Compagnie de Londres, par la première voie que je trouverais au Cap.

J'avois passé six semaines à Batavia, dont je ne retirai point d'autre utilité que l'échange de mes lingots, & le plaisir d'avoir vu une si belle Ville. À l'égard du Commerce, quoiqu'il ne me fût point inutile d'avoir observé les usages & les différentes méthodes d'une Nation aussi éclairée que les Hollandois, je ne trouvai point mille choses ausquelles je m'étois attendu. À la réserve des Marchandises qui se consument par l'usage, le Commerce de Batavia n'est que d'entrepôt. Ainsi, l'on n'y voit ni Manufactures, ni Ouvriers d'une habileté extraordinaire, ni inventions nouvelles; enfin, rien de ce qui s'offre de toutes parts à Londres & à Amsterdam. Tout y est apporté des Indes pour la Hollande ou de la Hollande pour les Indes. On y travaille néanmoins les Perles & les autres Pierreries. Mais la plûpart des autres Marchandises sont ou dans les Magasins, d'où elles doivent être transportées suivant leur destination, ou sur les Vaisseaux qui s'arrêtent au Port, & qui payent les droits du partage, soit en allant, soit à leur retour. Je parle du moins de ce qui est tombé sous mes yeux, car j'ai peine à croire que ma qualité d'étranger fût une raison qui eût fait dérober le reste à ma curiosité. Les Hollandois avec qui j'étois venu s'ouvroient à moi sans réserve, & M. King devoir être bien instruit après vingt ans de séjour qu'il avoit fait à Bantam & dans les autres parties de l'Isle.

Mon retour au Cap de Bonne Espérance fut ennuyeux, mais sans danger. L'Enchuysen, sur lequel j'étois monté, devoir entrer dans le Golphe Persique, & relâcher dans divers Ports où la Compagnie Hollandoise des Indes Orientales a des Comptoirs. Celui d'Ormutz, qui est aujourd'hui fort médiocre, nous arrêta long-tems. On y étoit occupé des mouvemens de la Cour de Perse, & chacun prenant parti suivant ses intérêts ou son inclination, la crainte des armes étoit beaucoup plus écoutée, que le soin du commerce. M. Dairy, Directeur Hollandois du Comptoir, étoit fort attaché à l'ancienne Race des Rois de Perse, & ne doutant point que la révolution, dont cette Maison sembloit menacée par le mécontentement de tous les Grands, & par la foiblesse du Ministère, ne tournât du moins à l'avantage de quelque Prince du même Sang; il n'avoit point balancé à se déclarer ouvertement contre les Rebelles. Cependant leur Parti se fortifioit de jour en jour, & l'on se croyoit à la veille de quelque scène sanglante. Nous aurions repris la Mer dans ces circonstances, si M. Dairy, qui commençoit à sentir la grandeur du péril, n'eut fait naître divers obstacles à notre départ, dans la seule vûë de grossir autour de lui le nombre des Hollandois. Il nous donnoit un jour à souper, au Capitaine, à moi & à quelques honnêtes gens du Vaisseau, dans un fort beau Jardin qu'il avoit à peu de distance de la Ville. Pendant que nous étions à table, il entra dans la Maison plusieurs Persans de la plus vile populace, qui vinrent à nous le sabre à la main, en nous menaçant des plus sanglantes extrêmités. Nous n'étions point en état de nous défendre. Ils nous firent quitter nos places, & s'y mettant avec beaucoup d'insolence, ils mangèrent avidemment tout ce qu'on nous avoit servi. M. Dairy se défiant que cette insulte lui venoit d'un des principaux Officiers de la Ville, qui favorisoit le parti des Rebelles, marqua moins de ressentiment que de bonté aux misérables qui nous avoient outragés. Il se plaignit seulement qu'ayant dessein de lui demander à souper, ils n'eussent pas mieux aimé le devoir à son inclination qu'à leur propre violence. Mais ces brutaux, devenus plus hardis par notre facilité, lui répondirent que tous ses biens appartenoient aux Persans, puisqu'il les avoir acquis parmi eux, & qu'ils n'attendroient point sa permission pour les prendre.

Nous passâmes près de deux mois à Ormutz au milieu de ces allarmes, jusqu'à la nouvelle que M. Dairy prit grand soin de répandre, que les troupes du Roi s'étoient assemblées en assez grand nombre pour le faire respecter dans sa Capitale. Enfin nous quittâmes cet ennuyeux séjour; & comme si le vent eut secondé notre impatience, nous l'eûmes favorable jusqu'au Cap de Bonne Espérance.

Il s'étoit passé près de neuf mois depuis le départ de M. Rindekly. Je ne fus pas surpris qu'il ne fut point encore revenu d'un si long Voyage; mais je me figurois que son retour ne pouvoit être éloigné. En effet, après une fort heureuse navigation, il arriva au Cap le 14. de Mars. C'étoit une année entière depuis que nous étions sortis de la Tamise. Il avoit eu toutes sortes de succès dans sa course. Il revenoit chargé des richesses des Indes, après y avoir porté celles de l'Europe. Son or étoit encore en lingots, & quoiqu'il n'eût pas manqué d'occasions pour s'asurer que les apparences ne l'avoient pas trompé, il fut ravi d'en recevoir une nouvelle certitude par la somme que j'avois reçue des Hollandois. J'avois médité plusieurs projets que je lui communiquai dans notre première entrevue. Mais quoiqu'il en reconnût les avantages, il me les fit abandonner pour en suivre un qu'il avoit formé lui-même, & que je goûtai plus que tous les miens. Ce fut de retourner à Londres avec lui, d'y mettre à couvert la meilleure partie de nos richesses, & d'employer le reste pour acheter ou faire construire un Vaisseau qui rendît nos desseins indépendans d'autrui. J'entrai d'autant plus volontiers dans ce plan, qu'il assuroit le repos de ma famille; car il n'y avoit aucune apparence de pouvoir me charger de ma femme & de mes enfans dans nos courses, au lieu qu'en les conduisant en Angleterre, j'étois du moins assez riche pour les y laisser dans une situation honnête, qui deviendroit vraisemblablement encore plus douce à l'avenir.

Avant que de partir, M. Rindekly me pressa d'accepter sa main pour ma fille. Mais la joie que j'eus de le retrouver dans cette disposition, ne m'empêcha point de lui représenter une difficulté qui m'arrêtoit. Après avoir refusé de la marier à un Hollandois, sous le seul prétexte de l'âge, je ne pouvois passer sur cet obstacle en faveur de mon ami, sans blesser tous les Hollandois du Cap à qui je devois plus de reconnoissance. J'obtins de M. Rindekly qu'il modérât son impatience jusqu'à Londres; ce qui ne me délivra point de mille importunités que le Hollandois redoubla tous les jours jusqu'au moment de notre départ.

L'ardeur qui nous pressoit pour l'exécution de nos desseins, nous fit éviter tout ce qui pouvoir retarder notre navigation. Étant partis du Cap le 2 d'Avril, nous entrâmes dans la Tamise le 7. de Juin, & nous n'essuyâmes que deux jours de mauvais tems dans une si longue route. Je descendis à Gravesend avec toute ma famille. Heureusement la Maison que j'avois occupée à Londres se trouvoit à vendre à mon arrivée. Je l'achetai pour une somme assez médiocre. J'avoïe que la seule raison qui m'en inspira l'envie, fut de reparoître avec quelque avantage dans un quartier où personne n'avoit ignoré ma ruine, sur-tout à la vue de M. Sprat qui demeurait dans la même rue. Mais sa mort, qui arriva trois semaines après mon retour, me priva d'une partie de cette satisfaction.

À l'exemple de M. Rindekly, je m'occupai sérieusement à mettre de l'ordre dans mes affaires. Nous commençâmes par son mariage, qu'il désiroit avec autant d'ardeur que moi. Ce lien, joint à celui d'une vive amitié, lui fit regarder ma famille comme la sienne, & depuis ce jour, on ne distingua plus qui de nous deux étoit chargé des soins paternels. Il voulut que dans notre absence sa femme continuât de vivre dans ma Maison, & qu'elle en fît tous les frais. Les Espagnols commençoient alors à causer de l'inquiétude à nos Marchands, & sous prétexte d'arrêter la contrebande, ils s'étoient saisis de quelques-uns de nos Bâtimens. Dans la résolution où nous étions toujours de cacher notre projet, nous trouvâmes dans les circonstances un prétexte pour armer un Vaisseau, moitié en guerre, moitié en marchandise. M. Rindekly en fit toute la dépense, & ne laissa pas de reconnoître, dans notre Traité d'association, que la moitié du Vaisseau m'appartenoit. Il fut achevé en moins de trois mois. Nous le fîmes percer pour vingt pièces de canon; & suivant nos arrangemens, l'Équipage devoit être de cent hommes. Mais n'admettant que des gens résolus & qui eussent déjà porté les armes, nous ne pûmes parvenir qu'au nombre de soixante-cinq. Outre l'encouragement d'une bonne paye, nous leur fîmes entendre, sans leur expliquer nettement nos espérances, qu'il n'étoit pas question d'un commerce incertain, & qu'il ne falloit avec nous que de la hardiesse & du courage pour s'enrichir. L'or que nous avions rapporté faisoit beaucoup de bruit à Londres, quoique M. Rindekly eût engagé par ses libéralités son ancien Équipage à se taire, & que dans la même vue il l'eût repris à notre service. On publioit du moins que nous avions fait un butin considérable sur les Côtes d'Afrique, & le silence que nous affections, augmentoit encore l'opinion de nos richesses.

Il dépendit de moi de partir avec une Commission directe des Marchands intéressés au Vaisseau de Batavia. En me remerciant de ce que j'avois entrepris pour leur service, ils me pressèrent de faire le même Voyage, & de recevoir d'eux-mêmes la qualité de leur Ministre. Quand mes propres intérêts auraient pu s'accorder avec cet emploi, il n'y auroit eu qu'une raison qui pût me le faire accepter. On comprend que c'eût été le plaisir d'humilier M. Fleet, & de faire prendre une meilleure idée de moi au Conseil Hollandois. Mais ayant été capable de modérer mon ressentiment à Batavia, il devoit me coûter beaucoup moins à vaincre dans l'éloignement où j'étois. Je conseillai néanmoins à ces honnêtes Marchands, & ce conseil étoit un nouveau service, de s'épargner l'embarras d'une nouvelle députation, en priant M. King par leurs Lettres, de prendre en main leurs intérêts. L'éloge que je leur fis de son esprit & de sa probité, n'étoit pas moins une justice que je rendois à son mérite, qu'une marque de reconnoissance dont je me croyois redevable à son amitié.

Notre impatience nous faisant mépriser les dangers de l'hyver, nous partîmes sur la fin de l'automne, dans un tems fort doux à la vérité, mais qui cessa de l'être après huit jours de navigation. Le vent qui nous avoit manqué les premiers jours, devint si contraire, que nous délibérâmes si nous ne devions pas retourner au Port de Londres pour y attendre une meilleure saison. Cependant l'espoir de quelque changement nous fit lutter courageusement contre les flots. Nous eûmes en effet des alternatives de beau tems, qui nous mirent en moins de cinq semaines à la hauteur de l'Isle de Madère. Là nous essuyâmes un danger plus terrible que toutes les tempêtes. Ayant rencontré un Vaisseau Espagnol qui nous refusa le salut, M. Rindekly plein du ressentiment qui étoit commun à tous les Anglois, & sûr d'ailleurs de notre supériorité, ne fut pas fâché de mettre le courage de nos gens à l'épreuve. Il fit tourner brusquement la voile vers les Espagnols, & sa résolution, s'il les eut pû joindre, étoit d'aller tout d'un coup à l'abordage. Mais leur Vaisseau étoit plus léger que le nôtre, & le même vent qui nous avoit jettés si près de Madère, favorisoit leur fuite. Lorsqu'ils se crurent assez proches de l'Isle pour nous échapper, ils nous lâchèrent toute leur bordée, avec tant d'adresse ou de bonheur, qu'un boulet pénétra jusqu'à nos poudres, & nous mit dans une double allarme par l'ouverture qu'il nous fit en flanc. Notre Capitaine, furieux de cette disgrâce, s'obstina dans sa poursuite, & les saluant à son tour d'une affreuse décharge de tout son canon, il les auroit forcés jusques dans le Port, si je ne lui avois représenté que la victoire même entraînoit notre perte. Nous n'eûmes pas peu de peine à nous servir du vent, pour nous éloigner d'un lieu où nous devions nous attendre qu'on ne nous laisseroit pas le tems de respirer.

Nous fûmes consolés de cet accident par la rencontre que nous fîmes le lendemain d'un Vaisseau de notre Nation, qui revenoit de la Barbade avec une riche carguaison de Sucre. Nous l'avertîmes de se défier des Espagnols. Il nous rendit le même service en nous apprenant qu'il avoit rencontré, quatre jours auparavant, deux Corsaires, ausquels il ne s'étoit dérobé qu'à force de voiles. Quoique nous ne fissions point la même route, nous redoublâmes notre vigilance & notre précaution. L'air devenant plus doux à mesure que nous approchions des Côtes d'Afrique, nous nous retrouvâmes bien-tôt dans la route que nous avions observée avec tant de soin l'année précédente.

Je n'ai pas crû qu'il fut nécessaire d'expliquer jusqu'ici quel étoit le premier but de notre course. Nous cherchions cette même Côte où nous avions placé toutes nos espérances de fortune. Non-seulement nous nous étions munis d'un excellent Pilote; mais ayant remarqué que l'ignorance des lieux nous avoit causé bien des fatigues & des erreurs, nous avions pris un homme versé dans la Géographie & l'Astronomie, qui s'occupoit continuellement à dessiner les différentes formes de la côte, & qui suivant avec méthode le nombre de ses Plans, se mit en état de produire dans une ligne toute la longueur de l'Afrique. Il avoit soin de distinguer tous les lieux par leurs noms connus, & d'en donner à ceux qui n'en avoient pas. Mais l'estime que nous faisions de ses talens nous avoit aveuglés sur le fond de son caractère. Il nous trahissoit, sans que nous pussions nous en défier, & ce travail si constant n'étoit pas pour nous servir. Ce fut le hazard qui nous en donna la connoissance. Un jour qu'il avoit laissé sa clé à la cassette où tous ses Papiers étoient renfermés, M. Rindekly, sans autre intention que d'examiner ses Plans, ouvrit la cassette, & fut tenté par la vue d'un Parchemin scellé du Sceau d'Angleterre. Il eut la curiosité de lire ce qu'il contenoit. C'étoit un Ordre du Roi, contrôlé par M. Cragg Secrétaire d'État, par lequel M. Gant, c'étoit le nom de notre Dessinateur ou de notre Écrivain, étoit autorisé non-seulement à nous suivre, mais à faire la Relation de nos entreprises, & à veiller aux intérêts de la Couronne. L'indignation du Capitaine faillit d'abord à le jetter dans des extrêmités qui lui auroient peut-être coûté quelque jour sa fortune & la vie. Mais notre bonheur commun me fit arriver dans la Cabane au moment qu'il étoit prêt d'éclater. Il eut le tems de m'apprendre la cause de son trouble, parce que M. Gant étoit occupé à dessiner sur le tillac. Je ne ressentis pas moins d'agitation que lui. Cependant un peu de réflexion sur cet événement me fit juger que nous n'avions point à choisir d'autre parti que celui de la modération. Je conseillai au Capitaine de fermer la cassette, & de ne rien changer à sa conduite avec l'Écrivain; mais de lui faire entendre que dès notre départ nous n'avions point ignoré sa Commission, & que nous étions surpris seulement qu'il nous en eût fait si long-tems un mistère. Ma pensée étoit de l'entendre, & de juger ensuite par sa réponse des mesures que nous avions à prendre pour nous délivrer de ses observations.

Cet expédient eut une partie de l'effet que j'avois souhaité. M. Gant, dans l'embarras qu'il ressentit à nos premières ouvertures, & tremblant d'autant plus pour sa sûreté qu'il avoit effectivement de la perfidie à se reprocher, se leva de table où nous étions, & courut à sa cassette, d'où il se hâta de nous apporter sa Patente, pour arrêter, par la vue des Ordres du Roi, les effets qu'il craignoit de notre ressentiment. Mais affectant plus de tranquillité qu'il ne s'y étoit attendu, nous l'exhortâmes à se remettre de sa crainte. Il nous raconta que sur le bruit de notre découverte, qui avoit été jusqu'aux Ministres, il avoit reçu ordre de se rendre à la Cour, & que M. Cragg l'ayant d'abord interrogé sur l'Emploi qu'il avoit dans notre Vaisseau, & ne le trouvant informé d'aucun de nos desseins, lui ayoit proposé de la part du Roi de se charger de la Commission qu'il avoit acceptée. Il ajouta qu'on nous soupçonnoit d'avoir découvert quelque Mine d'or d'une richesse extraordinaire, & que c'étoit là-dessus précisément que rouloient ses instructions.

Nous balançâmes si cette franchise ne devoit pas nous rendre la confiance que nous avions eue pour lui; car nous l'avions pris sur le témoignage de nos meilleurs amis; & paroissant se repentir de nous avoir trahis, il nous offroit de réparer cette faute par un redoublement de zèle & d'affection. Mais nous conçûmes qu'il ne seroit pas le maître lui-même de garder notre secret à son retour, & que pour peu qu'on découvrît notre marche par d'autres indiscrétions, l'ordre particulier qu'il avoit accepté, donneroit sur lui des droits de contrainte qu'on n'avoit pas sur nous. Ainsi, sans lui communiquer nos idées, nous prîmes la résolution de changer de route. Rien n'étoit si éloigné de nos intentions que de lui faire violence. Nous résolûmes seulement de le mettre, sous quelque prétexte, dans le premier Port où nous trouverions un Vaisseau de notre Nation, & de l'aider, si c'étoit son dessein, à retourner en Angleterre. Étant rassuré par nos manières, il employa toute son adresse pour sçavoir de nous par quelle voie nous avions découvert sa Commission; mais sa curiosité fut mal satisfaite. Cependant le changement de notre route lui fit juger aisément que nous n'avions point apporté ces lumières de Londres. M. Rindekly déclara que par des raisons qui tourneroient à l'avantage de tout le monde, nous étions résolus d'aller directement à la Jamaïque. La surprise fut extrême dans l'Équipage. Mais la confiance qu'on avoit à nous, empêcha les plus hardis de murmurer. Nous quittâmes ainsi les Côtes d'Afrique, & nous ne donnâmes plus notre Voyage que pour une entreprise ordinaire de commerce.

En effet, comme nous étions chargés d'une quantité considérable d'excellentes Marchandises, nous pouvions trouver quelque avantage à la Jamaïque & dans nos autres Colonies. Mais les Impressions de crainte qui étoient restées à M. Gand produisirent une fâcheuse révolution dans sa santé. Il fut saisi d'une fièvre ardente, qui lui ôta la vie dans six jours. Ce nouvel incident changeoit notre situation. Nous commençâmes, M. Rindekly & moi, par apposer le scellé à sa cassette, à la vûë de tout l'Équipage; & cette précaution nous parut nécessaire pour nous rassurer contre bien des craintes. Il ne nous échappa rien néanmoins qui pût en faire soupçonner la cause. Ensuite, ne nous trouvant point assez éloignés de notre première route pour rejetter plus loin nos projets, nous retournâmes vers l'Afrique avec une nouvelle ardeur.

Après bien des recherches, d'autant plus pénibles, que le vent ne nous servoit pas toujours à notre gré, nous découvrîmes le Cap d'or; c'étoit le nom que nous lui avions donné dans notre langage mystérieux. Nous jettâmes l'ancre dans le même lieu, où nous l'avions jetté autrefois si heureusement. La Mer étoit tranquille, & nous étions à couvert sous la pointe du Cap, qui s'avance beaucoup.

Il n'étoit plus question de déguiser nos espérances à des gens qui n'étoient avec nous que pour les seconder, & qui devoient nécessairement en partager le fruit. M. Rindekly assembla l'Équipage. Il expliqua sans détour que nous n'étions pas loin du lieu que nous avions cherché; qu'après l'expérience de l'année précédente, il ne falloit pas douter qu'il n'y restât beaucoup d'or, qui pouvoir passer sur le champ dans notre Vaisseau; mais qu'étant plus capables que les Nègres d'en recueillir dans les sources que nous connoissions, il falloir moins penser d'abord à la surprise ou à la violence, qu'à nous rétablir dans l'amitié & la confiance des Sauvages. Ensuite proposant un partage, suivant la résolution qu'il avoit prise avec moi, il promit avec serment qu'en qualité de Chefs, nous nous contenterions tous deux de la moitié du butin, & que tout le reste serait partagé entre l'Équipage. Cette proposition satisfit tout le monde, & fut ratifiée de part & d'autre par un nouveau serment. La joie & l'ardeur se répandirent dans tout le Vaisseau. Il ne restoit plus qu'à chercher les moyens d'entrer en communication avec les Sauvages. Nous n'avions pas attendu si tard à commencer cette délibération. Mais les difficultés se faisoient beaucoup mieux sentir si proche de l'exécution.

Il ne s'offroit que deux Partis; l'un de nous présenter à eux; & l'autre d'attendre le passage de quelqu'une de leurs Barques & d'en prendre occasion, comme il nous étoit arrivé la première fois, de les gagner par nos caresses. Celui de faire notre descente au-dessus de leur Habitation, devoit être réservé pour la derniere ressource, c'est-à-dire, pour le cas où la violence deviendroit nécessaire. Ce n'étoit pas le plus mal arrangé ni le moins médité: mais en détruisant toutes nos espérances pour l'avenir, il les réduisoit aux fruits d'un pillage fort court & fort incertain. Entre nos préparatifs, nous avions un Nègre du Cap de bonne Espérance, que nous y avions acheté, dans la seule vûe d'en faire notre Interpréte. Si ces misérables étoient sensibles à quelque chose, nous aurions pû nous flater que notre douceur lui auroit inspiré de l'attachement pour nous: mais ils ne sont capables d'être conduits que par la crainte, & nous ne pouvions nous servir de lui sans l'accompagner nous-mêmes. Cependant il nous devint fort utile au moment que nous nous y attendions le moins. Après une nuit fort obscure, pendant laquelle nous n'étions point encore sortis de notre irrésolution, il apperçut aux premiers rayons du jour, une Barque qui côtoyoit le rivage vers la pointe du Cap, & qui continuoit de voguer sans que les Nègres qui la conduisoient parussent nous découvrir. Nos lunettes nous firent voir qu'ils n'étoient que cinq ou six. Le Capitaine ne balança point à descendre lui-même dans la Chaloupe, suivi seulement de quatre de nos plus braves gens & de notre Nègre. Il joignit facilement les Sauvages. Ink, nous avions donné ce nom au nôtre, se fit entendre d'assez loin par ses signes pour les guérir de leur première frayeur. Ils se laissèrent aborder, & la facilité avec laquelle Ink leur persuada qu'ils dévoient être sans crainte, nous parut d'un fort bon augure. Ils suivirent la Chaloupe jusqu'au Vaisseau. Nous n'avions point oublié par quelles amorces il falloir les prendre. On leur prodigua du bœuf salé; & si nous eûmes plus de réserve pour l'eau-de-vie, ce ne fut que dans la crainte de les rendre moins propres à nous servir. Ils nous reconnurent, le Capitaine & moi.

Ce que nous pûmes tirer d'eux par le ministère de notre Interpréte, nous apporta peu d'explication. Quoiqu'ils se remissent notre visage, & qu'ils nous marquaient même de la joie de nous revoir, à peine se souvenoient-ils de ce qui s'étoit passé il y avoit un an. Ils ne purent du moins nous apprendre comment le bruit de notre arrivée étoit allé jusqu'à leur Prince, ni pourquoi il s'étoit assemblé tant de Barques & de gens armés pour venir apparemment nous attaquer; ce qui leur restoit de plus présent, étoit le bruit de notre canon. Cependant ils nous assurèrent que nous serions bien reçûs dans leur Habitation, & qu'on nous y avoit regretés. Sans savoir jusqu'où devoit aller notre confiance, nous prîmes le parti de hazarder quelque chose sur ce seul fondement. M. Rindekly ne balança point à se faire le Chef d'une députation, qui n'étoit pas sans danger. Mais il fallait montrer aux Nègres un visage connu, & le choix ne roulant qu'entre nous deux, il voulut absolument en courir les risques. Il chargea la Chaloupe d'un tonneau de bœuf salé, d'un baril d'eau-de-vie, & de tout ce qui pouvoit plaire aux Sauvages. Il prit avec lui Ink, dix hommes résolus, qui pouvoient se servir également du sabre & de la rame. Nous convîmmes qu'en touchant au rivage, il laisseroit deux de ses gens dans la Chaloupe, pour nous donner avis du premier accueil qu'il y recevroit; & que nous avançant beaucoup plus près de la Côte avec le Vaisseau, nous nous mettrions en état de lui donner un prompt secours si nous étions trompés dans la confiance que nous prenions aux Barbares.

Toutes ces précautions furent inutiles pour sa descente. Il se fit précéder d'un quart d'heure par deux des six Nègres que nous avions reçus à Bord. Les autres nous demeurèrent en otages. La douceur avec laquelle nous les avions traités produisît dans l'Habitation les mêmes effets que l'année précédente. Le rivage se trouva couvert à son arrivée d'une multitude de Sauvages, parmi lesquels il reconnut le fils du vieillard à qui nous avions eu l'obligation de nos lingots. Il lui fit demander par l'Interpréte des nouvelles de son père. Sa réponse fut touchante, & servit à lever toutes nos incertitudes. Le malheur d'un père n'avoit pû sortir sitôt de sa mémoire. Il raconta au Nègre que le Prince de la Nation, qui demeuroit à Delaya, Ville ou Habitation considérable à quelques lieuës de la Mer, ayant appris notre arrivée l'année d'auparavant, & les présens que nous avions faits à son père, étoit tombé dans une violente fureur. Se croyant méprisé de nous, & jugeant son autorité violée par un de ses principaux Sujets, il avoit fait descendre sur le champ toute sa Milice au long du Fleuve, avec ordre de se saisir de nous & de tout ce que nous avions apporté. Après le mauvais succès de leur entreprise, sa fureur s'étoit changée en rage. Il a voit enlevé au vieux Chef les présens qu'il avoit reçûs de nous, & l'ayant puni par un long suplice, il lui avoit enfin donné la mort.

Ce récit auroit été capable d'effrayer un homme moins intrépide que M. Rindekly. Mais trouvant au contraire dans les fureurs du Prince une raison d'en espérer un accueil favorable, lorsque nous irions directement à lui & que nous lui offririons, avec nos excuses, de l'amitié & des présens, il résolut de tenter cette dangereuse avanture. Loin d'attendre quelque chose de la force, il me renvoya la moitié de son monde. Mais en me faisant expliquer ses intentions, il me prioit d'ajouter une quantité d'eau-de-vie & de bœuf salé à celle qu'il avoit emportée dans la Chaloupe, & d'y joindre ce que nous avions de plus propre à séduire les yeux du Prince. J'exécutai d'autant plus volontiers ses ordres, qu'il ne me fit représenter que les facilités de son entreprise. Je lui envoyai quelques pièces d'écarlate, plusieurs mouchoirs de la même couleur, quantité de miroirs, d'étuis & de couteaux, avec un fusil & deux sabres fort ornés. J'y joignis même un grand portrait, qui ne pouvoit manquer de passer parmi des Sauvages pour une pièce fort rare.

J'avois fait approcher le Vaisseau si près du rivage, que je découvrais sans peine tous les mouvemens des Nègres. Ceux du Capitaine pouvant encore moins m'échaper, je le vis rentrer dans la Chaloupe avec ses gens, & tourner au long de la Côte pour gagner l'Embouchure du Fleuve. Je le recommandai au Ciel, avec toute la confiance que je devois mettre dans son esprit & dans son courage. Il fut absent trois jours, pendant lesquels je n'eûs pas peu d'embarras à écarter les Nègres qui venoient sans cesse autour de moi dans leurs Barques. Enfin, je le vis reparaître au quatrième jour, lorsque mon inquiétude commençoit à devenir si pressante, que je délibérais déjà si je ne devois pas m'avancer sur ses traces, & tenter même de remonter le Fleuve jusqu'à l'Habitation du Prince.

Il s'étoit déchargé de ses présens; ce qui me fit juger en l'appercevant de loin, qu'il me rapportoit d'heureuses nouvelles. Son air de satisfaction me le confirma. Tout l'Équipage s'étant assemblé pour le recevoir, il nous apprit qu'il n'avoit découvert l'Habitation du Prince que vers la nuit, & qu'il avoit mieux aimé la passer dans la Chaloupe, que de s'exposer dans l'obscurité au milieu des Barbares. Mais le jour étant venu l'éclairer, il s'étoit présenté hardiment à l'entrée de l'Habitation, & sans paraître surpris de la foule qu'il vit bientôt assemblée, il s'étoit fait conduire au Palais, si je ne doit pas dire à la Cabane du Prince. Son unique précaution avoit été de faire écarter sa Chaloupe à quelque distance du rivage, & d'ordonner aux gens qu'il y laissa, de n'y recevoir aucun Nègre. Il avoit trouvé au Prince l'air dur & farouche; mais dès les premières ouvertures qu'il lui avoit faites par la bouche de l'Interpréte, & sur-tout après l'explication des présens, il avoit vû sa physionomie s'éclaircir. Nos excuses pour l'année précedente avoient été fort bien reçûes. Il n'avoit été question que de faire apporter les présens, ce qui s'étoit exécuté avec une promptitude surprenante. Toute la Cour, si ce n'est pas profaner ce nom, en avoit admiré la beauté & la richesse. Le Prince, qui n'étoit couvert que d'une peau de tigre, s'étoit fait revêtir, on plûtôt envelopper aussi-tôt d'une piece d'écarlate. Il s'étoit consideré long-tems dans un de nos plus grands miroirs, dont ceux de l'année d'auparavant lui avoient appris l'usage. Enfin, il avoit avallé sur le champ plusieurs verres d'eau-de-vie, & faisant servir des rafraîchissemens au Capitaine, il avoit mangé en même-tems une fort grosse piece de notre bœuf. Des commencemens si heureux ayant donné au Capitaine la hardiesse d'expliquer ses intentions, le Prince avoit paru surpris que nous fissions plus de cas des anneaux, que lui & la plûpart de ses gens portoient aux oreilles, ou du métail dont ils étoient composés, que des richesses que nous lui apportions en eau-de-vie & en petites marchandises. Il avoit assuré le Capitaine qu'il lui laisseroit la liberté, à ce prix-là, de s'accommoder dans le Païs de tout ce qui lui conviendroit.

Cependant il étoit arrivé un incident qui avoit presque ruiné nos espérances. Le Capitaine n'avoit pas jugé à propos de mettre le fusil au nombre de ses présens. Mais ayant le sien, lui & tous ses gens, cette vûe avoit frappé le Prince, qui n'avoit point oublié l'ancien fracas de notre artillerie. Il les avoit pressés si fortement de lui en abandonner un, que le refus paroissant l'irriter, M. Rindekly lui avoit remis le sien. Ce grossier Sauvage l'avoit d'abord manié si brusquement, qu'ayant porté la main sur le chien avant que le Capitaine s'en fut défié, le coup étoit parti, avoit blessé un Nègre au bras, & tué un autre Nègre à cinquante pas du premier. L'épouvante s'étoit répanduë vivement dans toute l'assemblée. Le Prince même, regardant le Capitaine avec effroi, lui avoit laissé douter quelques momens s'il n'en devoit pas craindre quelque chose de funeste. Mais les explications de notre Interpréte avoient calmé ce mouvement. M. Rindekly avoit fait dire au Prince que la crainte même du malheur qui venoit d'arriver avoit été la cause de son premier refus, que ce dangereux instrument ne convenoit qu'à nous, & qu'il seroit pernicieux à tous les Nègres qui voudroient s'en servir. Et pour le rassurer entierement, il avoit remis le chien du fusil dans son repos, en donnant sa parole, que par la seule réparation qu'il venoit d'y faire, il ne causeroit plus ni de bruit, ni de mal sans son ordre. Il pouvoit prendre cet engagement, puisqu'il le rendit au Prince sans l'avoir chargé. Ainsi loin de nous devenir nuisible, cet accident ne servit qu'à faire prendre à la Nation une plus haute idée de nous, par l'impression qui leur demeura de notre pouvoir.

M. Rindekly n'avoit pas quitté le Prince sans avoir fait avec lui une sorte de Traité, dont il lui avoit fait répeter plusieurs fois les articles. Le principal, après celui de notre sûreté, étoit qu'en fournissant le Prince d'eau-de-vie pendant notre séjour dans ses États, nous aurions la liberté, non-seulement de tirer de la Rivière & du Païs tout ce qu'ils pouvoient produire, mais celle encore de commercer de bonne foi avec ses Sujets. À ces conditions réciproques, il nous étoit permis de faire remonter la Rivière à notre Vaisseau, & d'user librement de toutes les commodités du Païs.

Nous aurions fait éclater notre joie par une décharge de toute notre Artillerie, si nous n'avions été retenus par la crainte de causer trop de fraïeur à nos Hôtes; mais le Capitaine fit distribuer à tout l'Équipage de quoi célébrer un jour si fortuné, & dès le même jour nous entrâmes sans précaution dans la Rivière, dont il avoit observé la profondeur dans sa route. Elle faisoit si peu de circuits, qu'avec fort peu de vent nous n'employâmes point quatre heures à remonter jusqu'à l'Habitation du Prince. Notre dessein n'étoit pas de nous tenir renfermés entre deux rives, au danger de nous ressentir quelque jour de l'inconstance des Nègres. Mais il nous parut nécessaire de soutenir l'idée que la Capitale avoit prise de nous, & de faire voir que ce que nous demandions par amitié, nous étions peut-être en état de l'obtenir par la force. Effectivement le bruit de nos armes à feu nous auroit soumis toute la Nation, & nous n'aurions point eû d'éloignement pour cette voie si nous avions pû faire autant de fond sur la durée que sur la facilité de notre conquête.

La vûë de notre Vaisseau remplit d'étonnement & d'admiration le Prince & tous ses Nègres. Nous le reçûmes à bord avec peu de suite, en lui déclarant que nous n'aurions jamais cette déférence que pour sa personne. Il prit plaisir à la bonne chere que nous lui fîmes, & notre manière de servir lui causa beaucoup de satisfaction. Il avoit avec lui quatre de ses femmes, qui dévorerent nos mets, & qui s'enyvrerent de quelques verres d'Eau de vie. L'expérience qu'il avoit déja faite de cette liqueur le fit boire avec plus de mesure. Mais étant échauffé néanmoins de ce qu'il avoit bû, il observa toutes les parties du Vaisseau avec une vive curiosité. Nos Canons le frapperent encore plus. Il nous fit diverses questions, ausquelles nous ne répondîmes qu'en le priant de ne pas s'approcher trop d'un Instrument beaucoup plus dangereux pour les Nègres que nos Fusils. Le Capitaine, qui rapportoit tout à nos projets, lui demanda s'il vouloit connoître par quelques effets la puissance de ces terribles machines. Il y consentit, avec quelques marques de crainte. Nous lui dîmes qu'il y auroit trop de danger pour lui à demeurer si près; que ces furieux instrumens n'étoient familiers qu'avec nous; que non seulement il devoit passer sur le rivage, mais qu'il étoit à propos que toute l'Habitation fût avertie, afin qu'elle entendît sans effroi ce que nous ne voulions faire que pour lui apprendre l'utilité de notre amitié. Il se fit conduire au rivage. Son impatience paroissoit mêlée de fraïeur. Il donna des ordres qui furent répandus aussitôt dans l'Habitation, & qui attirerent une foule de Nègres sur le bord du Fleuve. Nous avions profité de cet intervalle, pour faire renouveller les charges de toute notre Artillerie. Le bruit de 20 pièces de Canon & de plus de soixante Fusils qui tirerent au même moment, la fumée qui environna tout d'un coup le Vaisseau, & le mouvement même de l'eau qui fut agitée par un effort si violent, causerent au Prince & à tous les Nègres une fraïeur qui ne peut être representée. Ils se jetterent à terre, & se presserent contre le sable, comme s'ils eussent esperé de pouvoir s'y cacher. Le Capitaine & moi, nous eumes le tems de gagner le rivage dans la Chaloupe, avant qu'ils fussent revenus de leur consternation. L'air riant que nous prîmes en relevant le Prince acheva de leur persuader que ceux qui causoient sans effort des révolutions si surprenantes, étoient des Hommes d'une espece supérieure. Ils nous auroient adorés si nous avions exigé des honneurs divins; mais nous pouvions supposer sans témérité que le Prince & toute la Nation étoient assujettis par la terreur autant que par l'intérêt.

Nous commençâmes de ce jour à nous croire aussi libres qu'à Londres, & nous recommandâmes à tout l'Équipage de ne pas nuire à l'opinion qu'on avoit de nous. Le Prince nous assigna quelques Cabanes pour le logement de nos Travailleurs. Mais en les acceptant, nous ne pensions point à les employer. Nous étions résolus, après avoir passé le jour au travail, de retourner chaque nuit au Vaisseau, & de jetter l'ancre à peu de distance de l'embouchure du Fleuve, vers le lieu où nous nous souvenions d'avoir observé la pêche des lingots. Nous fîmes au Prince de nouveaux présens en nous éloignant de l'Habitation. Ces libéralités ne pouvant nous appauvrir, les petits miroirs & les couteaux ne furent point épargnés aux principaux Nègres de sa Cour, dont la faveur pouvoit nous devenir nécessaire.

Quoique la saison ne fût point avancée pour l'Europe, nous ressentions une chaleur, qui, sur les bords d'une Rivière fort large & fort sabloneuse, nous faisoit craindre que ce ne fût la principale difficulté de notre entreprise. La rade que nous fûmes obligés de prendre pour la sûreté de notre Vaisseau étoit si brûlante, que l'ordre fut donné à quatre Matelots de tenir continuellement de l'eau sur les Ponts. Nous observâmes pendant quelques jours le lit du Fleuve & les différences de son cours avant que de fixer le principal lieu de notre travail; il nous parut que les Sauvages ne s'étoient déterminés dans ce choix qu'au hazard; & peut-être n'en portâmes-nous ce jugement que sur le petit nombre de lingots qui se trouvoient dans leurs Parcs. Il est vrai que si nous y en avions trouvé fort peu l'année précédente, celle où nous étions paroissoit encore plus stérile. Mais nous fîmes une observation qui ne nous étoit point échappée dès la première fois. Les Sauvages manquant d'art pour composer leurs Claies, ne les faisoient point assez serrées pour retenir jusqu'aux moindres parties de l'or qui rouloient avec le sable; ou plûtôt n'estimant que ce qui pouvoit servir à leur usage, ils méprisoient le reste comme une chose inutile. De ces observations, nous tirâmes, & la méthode de faire de nouvelles Claies, & la manière de les placer. Nos Ouvriers furent employés plus de huit jours à ces préparatifs.

Enfin, nous mîmes nos Instrumens en exercice. Les petits courans où l'eau sembloit se diviser après s'être brisée sous l'angle de quelque rive, furent les lieux ausquels nous nous attachâmes particulierement. Nous avions mille au moins de nos machines, distribuées dans l'espace d'une lieuë. Notre soin étoit exact à les faire visiter le matin & le soir, & chacun de nos gens avoit sa tâche, dont le sort avoit décidé. Mais après trois semaines d'une ardeur obstinée, à peine trouvâmes-nous dans nos Claies le poids d'une once d'or. Nous avions à bord un Fourneau, des Creusets, & tout ce qui étoit nécessaire à nos opérations. Le chagrin d'un profit si lent nous fit employer toutes sortes de voies pour le hâter. Nous laissâmes en plusieurs endroits une grande quantité de sable. Ne gagnant rien par cette méthode, nous rendîmes dans le Fleuve des Voiles au lieu de Claies. Mais les Nègres, qui ont presque tous de l'inclination au vol, nous les dérobérent dès la première nuit. Nous y mîmes des Gardes la nuit suivante. Cet essai nous apporta quelques particules de poudre d'or; mais nous conçûmes que les plus grosses parties roulant au fond plûtôt qu'elles n'étoient chariées par le courant, nos Voiles étoient de peu d'usage pour les arrêter. Nous joignîmes alors les Voiles aux Claies, & nous nous arrêtâmes à cette voie qui étoit en effet la plus sure.

Dans cet intervalle, nous n'avions pas négligé des recherches beaucoup plus certaines, & qui nous causérent moins d'embarras. C'étoit celle des lingots que les Sauvages avoient en réserve. Mais comme ils ne les amassoient que pour se faire des anneaux d'oreilles, & quelques autres parures à l'usage des femmes, nous n'en trouvâmes point d'aussi grands amas que nous l'avions esperé. Ils y attachoient d'ailleurs si peu de prix, qu'ils se bornoient à leur paire d'anneaux, sans se croire plus riches d'en avoir un grand nombre, & que le Prince même laissant le soin de la pêche des lingots à ses Sujets de l'Habitation maritime, prenoit peu d'intérêt à leur travail. Aussi étoit-elle fort négligée. Le trésor que nous avions découvert dans notre premier Voyage étoit comme le dépôt de tout ce qui s'étoit péché depuis un tems immémorial. Il se trouvoit chez le Chef de l'Habitation, mais le profit qui lui en revenoit ne consistoit que dans quelques présens de bêtes tuées à la Chasse, que les jeunes Nègres lui offroient pour obtenir dequoi se faire des Anneaux d'oreilles. Le Prince ayant toujours le droit de choisir la portion qui lui plaisoit dans toutes les Chasses, & participant de même à tous les autres biens de ses Sujets, n'avoit besoin d'entrer dans aucun détail pour sa subsistance & pour celle de sa suite.

Nous n'eûmes pas plus de difficulté à obtenir ce qui restoit de lingots au nouveau Chef de l'Habitation maritime que nous n'en avions eû l'année précédente. Un Baril d'Eau de vie & quelques autres présens nous en rendîrent les Maîtres. Mais la totalité du dépôt n'alloit pas au double de ce que nous avions emporté la première fois. Si nous découvrîmes dans les cabanes particulieres de petits amas dispersés, que divers Sauvages avoient recueillis, tous ces ruisseaux ne répondirent pas mieux à l'opinion que nous avions euë de la source. D'ailleurs, les Nègres ne nous les abandonnoient pas sans retour. Ils vouloient tous de l'Eau de vie, des Instrumens de fer & des Mouchoirs. Nos provisions & nos petites Marchandises commençoient à diminuer. Cette diminution fut encore plus précipitée lorsque nous fûmes réduits au Commerce des Anneaux. Nous ne nous étions pas trompés en le croyant le plus facile, mais quelque disposition que les Nègres marquassent à nous les ceder, c'étoit toujours au prix de nos denrées. Cent paires d'Anneaux qui étoient la dépoüille de cent Sauvages, & qui étant aussi minces que du Fil d'Archal, ne faisoient pas ordinairement, suivant nos évaluations, plus d'un marc d'or en sortant du creuset, nous coutoient notre Eau de vie & nos petites Marchandises, c'est-à-dire, ce qui commençoit à devenir pour nous plus rare & plus précieux que l'or même.

Quoique nos soins continuels se rapportassent à notre objet, je ne laissois pas de charger tous les jours mon Journal des remarques que la stupidité des Nègres me permettoit de faire sur leurs usages & sur leur gouvernement. Depuis la perte de notre Écrivain, nous étions peu capables d'Observations Géographiques. Nous sçavions par la hauteur du lieu que nous étions a l'extrêmité de la Nigritie. Le nom de cette côte, autant que nous l'avions pû démêler dans l'articulation des Sauvages, étoit Pasamba. L'Habitation de leur Prince se nommoit Delaya, & celle qui étoit sur le bord de la Mer, Paraga. Ils avoient quelques autres Villes plus reculées dans les Montagnes, qui dépendoient moins immédiatement du même Maître, quoique dans les guerres qu'ils avoient quelquefois avec d'autres Barbares de leur voisinage, elles vinssent se ranger sous ses enseignes, & qu'elles lui payassent un tribut de Peaux & de Grains. Toute la Nation ne surpassoit pas le nombre de six mille Hommes. Nous n'y remarquâmes aucune trace de culte Religieux, à la réserve d'une sorte d'Adoration qu'ils rendent par leurs cris au Soleil & à la Lune lorsqu'ils commencent à les voir paroître. L'obéïssance qu'ils rendent à leur Prince ne regarde que la Guerre & la Chasse. Ils ont pour tout le reste d'anciens usages qui leur tiennent lieu de Loi. Les parens punissent entr'eux les Crimes qui se commettent dans les familles; & lorsqu'ils négligent des désordres trop éclatans ou pernicieux au bien public, leurs voisins, c'est-à-dire, les Habitans des Cabanes voisines, se réünissent en assez grand nombre pour les y forcer. Leurs occupations sont partagées entre la Chasse, la culture de quelques terres qui produisent une espece de Millet, & le soin des Troupeaux. Le Païs, quoique peu éloigné de la Ligne, & sujet à des chaleurs presque continuelles, qui ne sont tempérées que par la fraîcheur des nuits, paroît capable de porter toutes sortes de grains & de fruits. Ceux que la Terre y rend sans travail sont d'une force extraordinaire, ce qui est cause sans doute que les Nègres ne font pas leur principal objet de l'Agriculture. Les Troupeaux de Vaches & de Moutons n'y sont point en grand nombre, parce que le goût des Habitans pour les Animaux sauvages est comme proportionné à la gloire qu'ils tirent de la qualité de Chasseurs. Ce titre est le premier degré de distinction dans le Païs. Ils se servent de leurs fléches avec une adresse extrême, & leur intrépidité est surprenante dans les combats qu'ils livrent quelquefois de près aux Bêtes féroces. Le Fleuve, qu'ils nomment la petite Eau ou la petite Mer, leur sert à transporter une quantité prodigieuse de Venaison que leurs Chasseurs rapportent continuellement des Montagnes. J'ai compté dans le voisinage de Paraga plus de deux cent Barques ou Bateaux, dont la plus grande n'auroit pas contenu moins de six ou sept personnes; & l'on m'assura qu'il y en avoit le double actuellement employé au service des Chasseurs.

Les Hommes sont communément d'une taille médiocre, & tels pour la figure, que les Nègres de Guinée. S'il s'en trouve de plus hauts & de plus robustes, le droit du Prince est de les prendre pour sa Milice. Les femmes ont une sorte de beauté dans leur laideur. Elle consiste dans la bouche, qu'elles ont la plus agréable du monde. Leurs levres sont d'un rouge éclatant, & leurs dents de la plus parfaite blancheur. Elles ont aussi la gorge fort bien faite. Mais leur nez, qui est extrêmement plat, leurs yeux, dont le fond est couleur de pourpre, & leur peau grasse & luisante, excitent peu le penchant que nous avons naturellement pour leur sexe. Les mariages se font du consentement des Familles, & se rompent de même lorsqu'ils sont mal assortis. Mais un Mari est obligé de prendre soin de sa femme aussi long-tems qu'il ne s'en est pas séparé par un divorce reconnu. On ne leur fait point un crime d'en avoir plusieurs lorsqu'ils peuvent les entretenir, quoique le consentement de la famille n'intervienne que pour la première. La continence passe si peu pour une vertu dans les deux sexes, qu'ils cherchent à se marier dès que la nature les avertit qu'ils peuvent l'être; & la pluralité des Amans ou des Maris n'est jamais une raison qui inspire du dégoût pour une femme. Tous les Gens de notre Équipage se trouvérent fort bien de ce préjugé, par la facilité qu'ils eurent à se lier avec les jeunes filles & les veuves. Il falloit plus de réserve avec les femmes mariées, parce que les infidélités dans le mariage peuvent être une raison de divorce.

Dans les grandes chaleurs, qui ne reçoivent guéres d'interruption qu'au mois de Février & au mois de Septembre, ils sont nuds, hommes & femmes, sans autre voile pour la pudeur qu'une ceinture de Peau. Ils se couvrent dans les autres tems des plus belles Peaux qu'ils rapportent de leurs Chasses; mais avec quelque soin qu'ils les fassent sécher au Soleil, il y reste tant de saletés, & l'usage qu'ils ont de se frotter le corps de plusieurs sortes de graisses, les rend toujours si mal-propres, que la vûë n'en est pas moins blessée que l'odorat. Leurs amusemens les plus ordinaires sont des danses confuses, au son d'un Instrument qui s'enfle par le vent de la bouche, & qui étant pressé sous le bras, rend un bruit assez harmonieux par trois tuyaux de différente grosseur. Leurs mouvemens sont lascifs & toutes leurs postures fort libres; ce qui me surprit d'autant plus, que dans le tems même de leur nudité, on ne leur voit jamais prendre en public aucune liberté indécente. Leur mémoire est si bornée, qu'ils ne connoissent rien au-dessus du tems de leur vie, & qu'après quelques années d'intervalle, à peine se souviennent-ils des Personnes les plus cheres qu'ils ont perduës par la mort. Aussi rien ne les touche que ce qui remuë actuellement leurs sens, & l'exemple du passé n'a pas plus de force pour les persuader & pour les faire agir que la crainte du futur.

Il ne faut pas s'imaginer néanmoins que ce caractere soit si généralement celui de la Nation, qu'il ne s'y trouve quelques Particuliers que j'en excepte. Entre les jeunes filles ausquelles nos Gens s'efforcérent de plaire, il y en eut une, dont le nom étoit Jenli, qui, si l'on met à part la noirceur, avoit le visage & la taille de nos plus belles filles de l'Europe. Il paroîtra fort étrange que ce qui nous la faisoit trouver charmante la rendit monstrueuse aux yeux des Sauvages, & que par cette raison personne presqu'alors n'avoit voulu l'épouser. Elle n'en fut que plus sensible aux caresses de nos Gens; & se trouvant pressée par la recherche d'un grand nombre, elle craignit fort sagement les effets de leur jalousie. Son goût s'étoit déclaré pour un jeune homme fort bien fait, qui, depuis la mort de notre Écrivain exerçoit le même Emploi sur le Vaisseau. Quoique ce degré lui donnât quelque supériorité sur le reste de l'Équipage, les autres ne s'étoient pas crus obligés de lui céder dans une concurrence d'Amour. Cependant Jenli s'obstinoit à les rejetter, & le ressentiment qu'ils en avoient leur avoit déja fait prendre des manières fort brusques avec l'Écrivain. Il se nommoit Linter. Je fus surpris que m'abordant un jour les larmes aux yeux, & me faisant des plaintes de quelques insultes qu'il avoit reçûës d'un Brutal, il me confessa que Jenli lui avoit touché le cœur, & qu'il l'aimoit assez pour en faire sa femme. Il m'assura que l'ayant observée de près, il avoit remarqué qu'elle n'avoit aucun commerce d'amour avec les Sauvages, & que s'y connoissant assez, il l'avoit trouvée Vierge. Il lui avoit appris déja quelques mots de notre Langue. Sa conduite, le langage qu'elle lui tenoit par ses signes & par d'autres expressions; enfin, l'indifférence qu'elle marquoit pour ceux qui s'empressoient autour d'elle, lui persuadoient qu'elle avoit du penchant pour lui. Il me conjuroit d'empêcher qu'on ne la chagrinât par d'indignes violences. Il sçavoit que c'étoit le dessein de plusieurs de nos Gens; mais il étoit résolu de la défendre au péril de sa vie.

Quoique je me sentisse le cœur touché de son amour & de ses larmes, j'avois conçu qu'il ne parloit d'en faire sa femme que pour m'engager à la faire respecter des autres, & je ne lui fis là-dessus qu'une réponse badine. Mais en confessant qu'il n'auroit pas pensé au mariage s'il avoit espéré de pouvoir la posséder librement, il me jura qu'il l'épouseroit sur le champ si je le permettois; que la couleur n'y faisoit rien; qu'à mesure qu'elle apprendroit notre langue on s'appercevroit comme lui qu'elle ne manquoit d'aucune qualité naturelle, & que le Commerce de l'Angleterre lui feroit acquerir toutes les autres: en un mot, qu'il aimoit mieux l'épouser que de courir le risque de la perdre, & qu'il prévoyoit d'ailleurs qu'à notre départ nous ne la souffririons point sur le Vaisseau avec une autre qualité que celle de sa femme. Je compris que dans l'ardeur d'une passion si vive, mes raisonnemens auroient peu de force pour le guérir, & je lui promis d'en parler au Capitaine.

Quelque autorité que l'amitié de M. Rindekly & le droit d'association me donnassent sur l'Équipage, je n'en usois jamais qu'avec quelque dépendance; autant pour donner l'exemple de l'obéissance à tous nos Gens, que pour marquer constamment à mon Gendre la reconnoissance que je lui devois. Il ne se faisoit jamais demander deux fois ce qu'il jugeoit capable de me faire plaisir; mais quoique je lui témoignasse du penchant à favoriser la passion du jeune Écrivain, il rejetta cette proposition avec beaucoup de fermeté. Ses objections furent si fortes que je n'y pûs rien opposer. Outre l'indécence d'un tel mariage.»Vous ne faites pas attention, me dit-il, que nous n'avons point un Homme dans l'Équipage à qui le seul goût de la débauche ne puisse faire naître la même envie, dans la supposition que des alliances de cette nature n'auront pas beaucoup de force en Angleterre.» Toutes les conséquences qu'il m'en fit craindre me parurent si justes & si fâcheuses, que je perdis le désir de rendre service à l'Écrivain. Mais pour éviter du moins les querelles dont nous étions menacés à l'occasion de Jenli, j'engageai M. Rindekly à défendre sous les plus rigoureuses peines qu'on fît la moindre violence aux femmes sauvages. Il établit la peine de mort pour ceux qui employeroient les armes dans la recherche d'une femme, soit contre les Nègres, soit contre nos propres Gens; & les autres punitions demeurerent à régler suivant la grandeur du crime. Linter se trouvant paisible possesseur de sa chere Jenli, perdit son amour par degrés. Cependant il lui apprit en fort peu de tems à s'expliquer en Anglois. Comme j'avois pris quelque intérêt à leur liaison, j'observai qu'il n'avoit pas mal jugé des qualités naturelles de cette femme, & que le hazard sembloit l'avoir déplacée en la faisant naître dans la Nigritie. Mais ce que j'admirai beaucoup plus, c'est que Linter eût commencé à s'en dégoûter, lorsqu'étant capable de se faire entendre, elle devoit lui paroître beaucoup plus digne de son affection. Je pensai dès ce moment à lui faire recueillir un autre fruit de la peine qu'elle avoit apportée à l'étude de notre Langue, en la faisant passer à Londres pour mener une vie douce auprès de ma femme.

Notre travail ne languissoit pas, & quoiqu'il fût beaucoup plus stérile que nous ne nous y étions attendu, il n'étoit pas tout-à-fait sans fruit. Mais tant de libéralités que nous avions répanduës dans la Nation, & le subside continuel que nous fournissions au Prince, épuisérent enfin toutes nos provisions. À peine nous restoit-il de l'eau-de-vie pour les nécessités du Vaisseau. Notre embarras n'avoit jamais été pour nos alimens, puisque nous trouvions l'abondance parmi les Nègres, & qu'ayant assez d'industrie pour tirer du sel de la Mer, nous avions suppléé aux diminutions de notre chair salée. Mais l'avidité du Prince augmentant tous les jours pour l'eau-de-vie, nous nous vîmes dans la nécessité de lui faire connoître qu'elle nous manquoit, & de le renvoyer à celle que nous promettions de lui apporter dans un autre Voyage. Malheureusement il étoit yvre lorsqu'il reçut cette réponse. Il s'emporta non-seulement en plaintes, mais même en ménaces, & notre Interpréte effrayé de ses discours nous communiqua la même frayeur par son récit. Nous tînmes aussi-tôt conseil. J'étois d'avis de partir, sans nous exposer aux suites de cet emportement, & d'éviter sur-tout la nécessité d'en venir à des violences, qui ne pouvoient servir qu'à nous fermer la voie du retour. Il nous étoit facile d'aller renouveller nos provisions, soit aux Canaries, soit au Cap de Bonne Espérance. Je pressai le Capitaine de suivre mon conseil, jusqu'à vouloir qu'il abandonnât nos claies & quelques centaines d'anneaux qui étoient à Delaya dans nos Cabanes. Mais il se reposoit trop sur l'impression qu'il croyoit avoir donnée de nos forces. En consentant à partir, il résolut de ne rien laisser derriere nous.

Nous n'avions employé que les voiles superfluës du Vaisseau; & cette perte méritoit effectivement peu de regret. Ce fut néanmoins le prétexte que M. Rindekly fit valoir pour s'obstiner dans son opinion. Le Prince qui n'étoit pas revenu de son ressentiment, ne nous vit pas faire les préparatifs de notre départ sans se livrer à de nouvelles fureurs. Il ne considera point si c'étoit l'impuissance qui avoit causé notre refus; il jugea du chagrin qu'il nous causeroit en nous enlevant tout ce que nous avions tiré de son Païs, par l'ardeur que nous avions eûë à l'amasser; & dès les premiers mouvemens qu'il nous vit faire pour retirer nos voiles, il prit des mesures pour sa vangeance. Les conjonctures lui étoient d'autant plus favorables, que peu de jours auparavant il lui étoit revenu des Montagnes cent vingt ou trente de ses plus braves Chasseurs. Il les joignit à sa Milice, qui étoit d'environ cent hommes; & l'ordre qu'il leur donna d'abord, fut d'arrêter tous les gens de notre Équipage qui se trouveroient dispersés. L'habitude que nous avions prise de vivre familierement avec les Nègres ayant beaucoup diminué nos précautions, il y eut dès le premier jour dix-huit de nos gens arrêtés. Nous ne nous apperçûmes de leur absence que le soir, à l'appel qui se faisoit régulierement dans le Vaisseau; & nos soupçons ne tombant point encore sur la véritable cause du péril, nous nous figurâmes qu'à la veille de notre départ, ils avoient voulu donner quelque chose de plus à leurs plaisirs. Cette erreur nous entraîna dans une autre. Le lendemain, dès la pointe du jour, nous envoyâmes de divers côtés dix hommes pour les rappeller, dans la crainte de causer trop d'effroi par le signal du canon. Ces dix hommes eurent le même sort que leurs compagnons; & le Prince jugeant bien que la trahison ne lui réussiroit pas plus long-tems, fit assembler ses Troupes entre l'Embouchure de la Rivière & le Vaisseau. Ce fut de quelques Nègres mêmes, que nous apprîmes notre disgrâce. Elle nous fit frémir, car nous ne pûmes envisager sans horreur tout ce que nous avions à craindre de la fureur & de la perfidie d'une Nation barbare. Cependant un peu de réflexion nous fit penser que le Prince Nègre étoit sans prudence. Ses Troupes étant au-dessous de nous, rien n'auroit pû nous empêcher de mettre douze ou quinze hommes résolus dans la Chaloupe, qui auroient remonté la Rivière jusqu'à Delaya, ou de remonter avec le Vaisseau même, & non-seulement de réduire sa Capitale en cendres, mais de nous saisir assez facilement de lui, de ses femmes & de toute sa Cour. C'étoit le sentiment de M. Rindekly dans son premier transport. La terreur de nos armes lui faisoit croire le succès certain. Mais il nous restoit un juste sujet de crainte pour nos Compagnons, qui auroient été le premier objet de la vangeance des Sauvages.

L'Interpréte, que le besoin où nous étions de son secours nous fit appeller à notre délibération, s'offrit volontairement à tenter l'esprit du Prince par des voies plus douces. Nous prîmes confiance à ses offres. Il se chargea de lui représenter l'affection que nous lui avions marquée par notre conduite & par nos présens, la surprise & la douleur que nous ressentions de ses violences, & le désir que nous avions de ne pas nous voir forcés d'employer contre lui les armes terribles qu'il nous connoissoit. Le refus que nous avions fait de lui fournir de l'eau-de-vie & du tabac, n'étant venu que de l'épuisement de nos provisions, nous lui laissions la liberté de visiter lui-même ou de faire visiter notre Vaisseau par un de ses gens, pour s'assurer que nos excuses étoient de bonne foi. Notre dessein à la vérité étoit de partir; mais nous lui promettions de revenir incessamment, avec une plus grande abondance d'eau-de-vie, de toutes sortes de Marchandises. Cette courte harangue fut répetée vingt fois à l'Interpréte, pour nous assurer de sa mémoire.

Il se rendit à Delaya. Le Prince, qui connoissoit son attachement pour nous, le reçut avec plus de douceur que nous n'avions osé l'esperer. Il écouta nos propositions; & prenant aussi-tôt son parti, comme s'il l'eut médité d'avance, il lui déclara qu'ayant violé la promesse par laquelle nous nous étions engagés à lui fournir de l'eau-de-vie, nous avions mauvaise grace de nous plaindre qu'il violât les siennes; que si les provisions nous avoient manqué, nous n'étions pas moins coupables de l'avoir trompé, en promettant ce que nous ne pouvions exécuter; que nos armes l'effrayoient d'autant moins, qu'il sauroit se vanger sur nos Compagnons si nous entreprenions de lui nuire; qu'il consentiroit néanmoins que nous quittassions son Païs pour aller faire de nouvelles provisions dans le nôtre; mais à deux conditions. L'une, que les gens qu'il avoit fait arrêter demeurassent pour caution de notre retour; & l'autre, que pendant notre absence nous laissassions à leur garde les lingots & les anneaux que nous avions tirés de ses Sujets.

Cette réponse, qui nous parut fidelle dans la bouche de l'Interpréte, calma du moins une partie de nos inquiétudes. C'étoit beaucoup que des violences commencées si brusquement, se changeassent tout d'un coup en négociation. Nous n'avions pas voulu risquer d'aller nous-mêmes, ni d'envoyer le moindre de nos gens à Delaya, pour ne pas exposer notre liberté; mais il nous sembla qu'avec le tour que prenoient nos différends, nous pouvions entreprendre de les terminer sans médiation; & M. Rindekly résolut de voir lui-même le Prince pour s'expliquer avec lui. J'exigeai néanmoins de son amitié qu'il lui feroit demander une conférence hors de l'Habitation. Elle fut accordée. Le Prince ne balança point à se rendre avec une douzaine de ses gens dans un petit bois qui fut marqué pour le lieu du rendez-vous. M. Rindekly affecta de ne se faire accompagner que de six des nôtres, pour rendre quelque déference à l'autorité Souveraine; mais il étoit plus sûr de cette escorte, que le Prince ne devoit l'être de la sienne.

De quelque manière qu'on veuille juger de son action, je ne prétens la justifier que par l'excès de sa vivacité, ou peut-être par le fond de ressentiment qu'il conservoit avec raison, contre un homme qui avoit commencé une injuste querelle. Non-seulement il n'avoit point emporté la résolution qu'il exécuta, mais dans la suite il m'a cent fois protesté, qu'après en avoir recueilli le fruit, il en avoit senti quelques remords; & sans porter la Religion plus loin qu'un homme de Mer, il a toujours attribué nos disgrâces suivantes à cette malheureuse avanture. La conférence, après avoir commencé paisiblement, se termina par des injures si picquantes, que le Prince barbare ayant porté la main sur un sabre qu'il tenoit de nous, pour maltraiter l'Interpréte que M. Rindekly forçoit de parler, nos six Soldats n'attendirent point l'ordre exprès de leur Chef. Ils étoient armés de leur fusils & de pistolets. Chacun d'eux tira son coup, dont ils tuérent, à bout portant, six Sauvages de l'escorte du Prince. M. Rindekly leur défendit absolument d'insulter le Prince. Dans la vûe qui lui avoit fait tolerer cette violence, il étoit important que ce fier Nègre ne fut point maltraité. Son effroi & celui des six hommes qui lui restoient, pouvoit suffire pour l'humilier. Il se jetta contre terre, aussi consterné du bruit, que du prompt effet de nos armes. M. Rindekly ne lui laissa point le tems de revenir de cette épouvante. Il lui fit dire par l'Interpréte que si tous nos Compagnons ne nous étoient pas rendus sur le champ, il devoit s'attendre au même sort, lui & toute sa Nation; & le forçant de se relever pour le suivre, il le conduisit jusqu'à la Chaloupe, dont il n'étoit éloigné que d'environ deux cens pas.

L'ordre de nous renvoyer nos gens fut porté à Delaya par un des six Nègres. M. Rindekly eut la constance d'attendre leur arrivée sur le bord de la Rivière, assez sûr de pouvoir gagner le Vaisseau dans sa Chaloupe, s'il s'appercevoit qu'au lieu d'éxécuter la volonté du Prince, ses Sujets pensassent à le vanger. Mais en donnant trop à sa vivacité, il n'avoit presque rien donné au hazard. Il connoissoit le caractere des Nègres. Le récit que le Député du Prince ne manqua point de faire à Delaya, nous fit renvoyer avant la nuit vingt-huit de nos gens, qui y avoient été gardés fort étroitement depuis quatre jours. Ils se mirent dans des Barques, pour gagner le Vaisseau par le Fleuve. Et quoiqu'on eût porté parole à l'Habitation que le Prince seroit rendu avec la même fidélité, une multitude de Nègres, descendant au long du Fleuve, vint le redemander, en poussant des cris de douleur & d'effroi.

M. Rindekly ayant eu le tems de considerer de sang froid l'excès auquel il s'étoit emporté, ne jugea point à propos de le renvoyer libre sans avoir pris d'autres précautions pour notre retraite. Il laissa la permission de se retirer à trois des cinq Nègres qui lui restoient, après s'être engagé à eux & à lui qu'il ne lui arriveroit aucun mal. L'ayant fait passer ensuite dans la Chaloupe avec les deux autres, il nous les amena comme en triomphe, accompagné de nos vingt-huit hommes qui le suivoient dans leurs Barques.

Il s'étoit passé dans cette expédition toute la longueur d'un des plus grands jours de l'Été. L'inquiétude commençoit à me tourmenter mortellement, lorsque je vis descendre cette petite Armée au long du Fleuve. M. Rindekly, en m'apprenant son avanture, ne s'expliqua point si nettement, que je ne m'apperçusse bien qu'il avoit quelque chose à se reprocher. Il étoit naturellement honnête homme, & sensible aux mouvemens de l'humanité. Mais la raison de notre sûreté, par laquelle il s'étoit crû justifié, m'empêcha aussi de le presser trop sur le droit qu'il s'étoit attribué de faire donner la mort à six Sauvages. Il y avoit peu d'apparence d'ailleurs que tout autre parti nous eût réussi de même: car sans parler de notre or, qui ne méritoit pas sans doute d'être mis en balance avec la vie de six hommes, peut-être n'aurions-nous point obtenu par d'autres voies la liberté de nos Compagnons.

Loin de maltraiter le Prince, nous nous efforçâmes de lui faire sentir par notre conduite le tort qu'il s'étoit fait en renonçant à notre amitié. On lui fit voir de ses propres yeux, que la seule impuissance nous avoit forcés d'interrompre nos subsides. Il feignit de se rendre à toutes nos raisons; mais l'Interpréte nous avoüa que dans ses réponses, il laissoit échaper plusieurs mots qui marquoient la violence de son ressentiment. Nous ne lui promîmes pas moins que s'il vouloit s'engager à nous bien recevoir, nous reparoîtrions bien-tôt dans son Païs avec des provisions plus abondantes. Il ne se fit pas presser pour y consentir. Enfin, comme la manœuvre étoit prête & que le vent paroissoit favorable, nous lui dîmes qu'étant prêts à partir, & sûrs d'ailleurs de la force invincible de nos armes, nous comptions pour rien les Troupes qu'il avoit à l'Embouchure de la Rivière, dans l'espérance ridicule de nous incommoder apparemment au passage; mais que s'il vouloit nous donner une preuve de réconciliation, il devoit leur envoyer l'ordre de se retirer. Cette résolution parut lui couter quelque chose, comme s'il eut appréhendé que la retraite de ses Troupes ne nous donnât plus de hardiesse à le maltraiter, ou plus de facilité à tourner notre vangeance sur ses Sujets. Cependant la vûe de nos canons & de nos fusils, sur lesquels nous prenions soin de lui faire jetter les yeux par intervalles, eut le pouvoir de le déterminer. Il fit partir un de ses gens dans une Barque, qui exécuta sans doute l'ordre que nous lui avions demandé, car nous ne vîmes aucun corps de Troupes en descendant la Rivière. M. Rindekly voulut qu'en le renvoyant libre, au moment que nous mîmes à la voile, on donnât de nouveaux sujets de se loüer de notre générosité. Quoiqu'il restât autour du Vaisseau plusieurs Barques, sur lesquelles nos Prisonniers étoient revenus de Delaya, il me proposa de le conduire au rivage dans la Chaloupe, & nous y mîmes tout ce qui nous restoit d'ustenciles & de petites marchandises à l'usage des Nègres. Cette occasion fut une faveur du Ciel pour Jenli, qui se trouva sur le bord de la Rivière avec un grand nombre d'autres Sauvages. Elle y étoit pour dire le dernier adieu, par ses regards, à l'Écrivain, que l'inconstance, ou la jalousie, faisoit partir avec beaucoup d'indifférence. Un mouvement de pitié pour une femme, qui valoit mieux que ses pareilles, & qui entendoit assez notre Langue pour nous être utile, me fit renaître la pensée de lui offrir une situation plus douce avec nous. Elle l'accepta, & le Prince appaisé par nos caresses & par les présens que je fis débarquer avec lui, ne s'opposa point à son départ.

Nous sortîmes du Fleuve à pleines voiles. M. Rindekly vouloit saluer les Nègres d'une décharge de toute notre artillerie, & leur laisser pour adieu une nouvelle impression de terreur. Je m'opposai à ce dessein, qui étoit capable de détruire la mémoire de nos bienfaits. Nous devions, après tout, plus d'affection que de haine aux Sauvages. Si les richesses que nous emportions n'avoient pas répondu à notre attente, elles étoient si supérieures à nos frais, que nous ne pouvions regréter les peines de notre entreprise. Suivant nos calculs, le fruit de notre Voyage montoit à plus d'un million de livres, tant en anneaux, qu'en poudre & en lingots. Je me trouvai si riche du quart de cette somme, qui devoit me revenir dans nos partages, que je ne souhaitai que de le mettre à couvert en retournant droit à Londres. M. Rindekly ne se rendit pas volontiers à cette proposition. Il panchoit, sinon à retourner bien-tôt sur la même Côte, du moins à faire valoir nos trésors dans d'autres parties du commerce, en attendant que la prudence nous permît de tenter une nouvelle entreprise chez les Nègres. Mes instances néanmoins l'auroient fait consentir à notre retour, si d'autres évenemens ne nous avoient forcés de prendre un parti fort différent.

En sortant de la Rivière de Pasamba, nous trouvâmes deux Vaisseaux Espagnols, montés comme le nôtre, moitié en guerre, moitié pour le commerce, qui revenoient des Philippines par cette route avec une riche cargaison. Cette rencontre nous alloit déterminer à suivre comme eux la route de l'Europe, du moins jusqu'aux Canaries, où nous aurions mieux aimé renouveller nos provisions que dans tout autre lieu. Mais à l'occasion d'une dispute de Matelots, il s'éleva une querelle si vive entre les deux Capitaines & le nôtre, qu'abusant de la supériorité du nombre pour nous traiter d'héretiques & de misérables, ils nous mirent dans le cas de ne pouvoir nous faire raison que par les armes. M. Rindekly comptant trop sur le courage de nos gens, repassa dans notre Bord, d'où la seule politesse l'avoit fait sortir, pour crier aux armes d'un ton furieux. Il ne voulut écouter ni mes conseils, ni mes prieres. Je vis en un moment l'image d'une guerre sanglante au milieu de la paix.

Les deux Espagnols marquerent moins d'emportement dans les suites de cette action. Ils gagnérent le dessus du vent, & se reposant sur cet avantage, ils sembloient attendre que les premières hostilités vinssent de nous. Je pris droit de leur modération pour renouveller mes efforts sur l'esprit de M. Rindekly. Enfin, j'arrêtai l'ordre qu'il alloit donner de lâcher sa bordée; mais je ne pus l'empêcher d'écrire sur le champ aux deux Capitaines, que s'il ne vouloit point donner naissance à la guerre entre deux Nations, qui faisoient encore profession de paix, il étoit résolu de soutenir sa querelle particuliere, & qu'avec un de ses gens, il les défioit tous deux dans un combat de Chaloupe à Chaloupe. Il leur laissoit le choix des armes & du nombre des Rameurs. À ce défi, qui étoit accompagné de quelques injures, les Espagnols répondirent qu'ils n'étoient point les maîtres de leurs personnes lorsqu'ils commandoient les Vaisseaux d'autrui, mais que s'ils étoient attaqués sur leur Bord, ils promettoient de se bien défendre. Cette réponse fut regardée de M. Rindekly, comme une nouvelle insulte. Je n'aurois pas eu le pouvoir de l'arrêter, si je ne l'eusse fait enfin souvenir qu'il alloit ruiner sa femme & toute ma famille. J'avois eu besoin moi-même d'un motif si puissant pour moderer mon indignation au récit de sa querelle.

Cependant les deux Espagnols profitérent du vent, & tirérent à nos yeux vers les Canaries. Nous les suivîmes. Douze jours que nous employâmes dans cette route n'ayant pas suffi pour calmer la bile de M. Rindekly, il voulut absolument relâcher dans une des Isles, se faire conduire dans la Chaloupe à celle de Canaries, & tirer raison des deux Capitaines par un combat reglé. Je lui représentai envain que dans les sujets de mécontentement qui croissoient tous les jours entre l'Angleterre & l'Espagne la prudence ne nous permettoit pas de nous exposer à trop de hazards; qu'il étoit déja fort heureux pour nous que les deux Capitaines eussent ignoré la querelle des deux Nations, & n'en eussent pas pris droit d'agir avec plus de rigueur; enfin que nous avions des biens & une réputation de sagesse à conserver. Il croyoit satisfaire à toutes mes objections, en me répondant qu'il vouloit s'exposer seul avec un de ses gens, & que l'honneur lui étant plus cher que la fortune & la vie, il n'étoit pas capable de s'éloigner sans avoir tiré vangeance d'un affront qui le déshoneroit. Nous relâchâmes dans l'Isle de Ferro, d'où il fit partit le plus adroit de nos gens dans une Barque du Païs, pour aller prendre des informations sur l'arrivée des deux Capitaines au Port de Canaries. Il les reçut avant la fin du jour; mais elles étoient capables de le refroidir. Ses ennemis n'avoient pas manqué en arrivant de faire le récit de leur avanture. Ils s'en étoient plaints comme d'une injure que la seule considération de la paix leur avoit fait supporter; & mettant enfin tout le tort de notre côté, ils avoient échauffé d'autres Capitaines Espagnols, déja irrités contre les Anglois, jusqu'à leur faire prendre la résolution de sortir du Port pour nous chercher.

Notre situation devenoit fort dangereuse, car il ne falloit pas esperer de demeurer long-tems cachés à Ferro. Il n'y avoit pas plus d'apparence de pouvoir nous remettre en Mer au risque de tomber entre les mains des Espagnols. Quatre jours s'étant passés dans cet embarras, nous renvoyâmes, le cinquiéme jour, un de nos gens au Port de Canaries. Il savoit parfaitement la Langue Espagnole, & s'étant mêlé, comme la première fois, parmi quelques Habitans de Ferro, il devoit seulement s'informer si la première chaleur de nos ennemis les avoit fait sortir du Port. Il trouva les deux Capitaines dans la situation où il les avoit laissés, mais prêts à remettre à la voile pour l'Europe, avec un autre Vaisseau marchand de leur Nation, qui faisoit la même route. Nous respirâmes à cette nouvelle, & notre espérance fut qu'en les laissant partir avant nous, la Mer nous redeviendroit libre. Trois jours se passérent encore, sans aucun trouble de la part des Habitans de Ferro, qui se souvenoient d'avoir vû M. Rindekly & moi deux ans auparavant, & qui avoient été satisfaits de notre conduite. Enfin nous nous flattions d'être à la fin du péril, lorsqu'on nous avertit qu'il entroit trois Vaisseaux dans la Rade de Ferro. La plus grande partie de notre Équipage étoit à terre. Toute notre diligence ne put nous faire regagner assez-tôt notre Bord, pour nous mettre en état de nous défendre, & la défense d'ailleurs n'auroit fait qu'assurer notre ruine.

Il ne nous auroit pas été plus avantageux de disputer notre liberté dans Ferro même, où nous étions sans armes & sans secours. D'ailleurs, ne pouvant nous persuader qu'une querelle particuliere, qui n'avoit ét suivie d'aucune hostilité, nous exposât aux plus furieux effets de la guerre, nous prîmes le parti d'attendre que les Espagnols nous expliquassent leurs intentions.

De notre Vaisseau, dont ils s'étoient saisis sans résistance, ils firent avertir le Capitaine de s'y rendre immédiatement. Je l'accompagnai. Nos ennemis, car c'étoient eux-mêmes, & leur dessein n'étoit que de nous chagriner par des humiliations, reçûrent M. Rindekly d'un air arrogant. Ils lui demandérent compte de sa Commission, de son Voyage & de ses Marchandises, en feignant de douter si nous n'avions pas fait la contrebande dans les Colonies Espagnoles. Je reconnus que M. Rindekly étoit capable de déguiser son ressentiment. Il répondit de bonne foi à toutes ces questions. Les prétextes leur manquant pour nous chercher querelle, ils continuérent seulement de nous humilier en faisant la visite du Vaisseau. Notre crainte étoit qu'ils ne découvrissent notre or, & que la vûe d'une si belle proie ne les rendît plus injustes qu'ils n'affectoient de vouloir l'être. Mais en observant ma Cabane, ils apperçûrent mon Journal qui étoit ouvert sur une table, parce que j'y ajoutois tous les jours quelques circonstances. Ils le parcoururent, & leurs yeux tombérent sur la description de Carthagène, qui se présentoit dès les premières pages. Cette découverte les occupa long-tems. Enfin bornant leurs réflexions, ils déclarérent à M. Rindekly, que des observations si particulieres, sur un lieu de cette importance n'avoient point été faites sans quelques vûes; que dans un tems où les Espagnols avoient de ce côté-là tant de plaintes à faire des Anglois, ils se croyoient obligés d'en informer le Roi leur Maître; qu'ils ne prétendoient pas décider si nous devions être regardés comme les ennemis de l'Espagne, mais que se rendant droit à Cadix, ils ne nous feroient pas beaucoup de tort en nous y conduisant avec eux, & que nous y aurions la liberté de justifier nos intentions.

Nous sentîmes amérement la nécessité de céder à la force. Cependant les circonstances mêmes nous faisant connoître qu'on n'avoit pas d'autre vûe que de nous chagriner, M. Rindekly prit un air ouvert pour assurer que nous relâcherions volontiers à Cadix. L'unique loi qui exerça beaucoup sa patience, fut celle qu'ils lui imposérent de passer dans un de leurs Vaisseaux pour y servir d'otage. Ils distribuérent aussi une partie de nos gens sur leurs trois Bords, & mirent à leur place assez de monde pour se rendre maîtres du nôtre. J'obtins la liberté d'y demeurer. Le vent nous étant favorable, ils nous pressérent de les suivre, avec toutes les précautions qui pouvoient les assurer de nous. Il me parut fort surprenant que dans toutes ces exécutions il ne leur échapât rien, ni à M. Rindekly, qui eut le moindre rapport à notre querelle.

Notre sortie de Ferro eut pour eux l'air d'un triomphe, & pour nous celui de l'esclavage le plus humiliant. Mais notre disgrâce ne dura que six jours. En approchant de l'Europe, nous découvrîmes cinq grands Vaisseaux que nous reconnûmes bien-tôt pour des Anglois. Ils voguoient à pleines voiles & Pavillon déployé, tandis que nous avions beaucoup de peine à nous servir du vent, qui avoit changé pendant la nuit. Quoique je m'attendisse bien que cette petite Flotte ne passeroit pas sans reconnoître la nôtre, & que je me crusse déja presque certain de notre délivrance, il me vint à l'esprit de charger secretement un de nos Matelots d'arborer tout d'un coup notre Pavillon. Cette idée me réussit avec tant de bonheur, que les cinq Anglois profitant de l'avantage du vent, s'approchérent de nous à la portée du canon, avant que les Espagnols eussent commencé à se reconnoître. Ils devinérent une partie de la vérité par les apparences; & le signe par lequel ils firent connoître aussi-tôt leurs intentions, força nos ennemis de plier leurs voiles pour les attendre.

Ils étoient en état de se faire respecter. C'étoit cinq Vaisseaux de guerre, qui transportoient quelques Troupes à la Jamaïque, pour appaiser la révolte des Nègres de cette Isle qui s'étoient soulevés contre les Anglois. Tandis que les Capitaines Espagnols cherchoient les moyens de leur faire approuver leur conduite, & que l'un d'eux les alloit joindre dans la Chaloupe, je me mis dans la nôtre, avec un air d'autorité auquel personne n'eut la hardiesse de s'opposer. Je fis tant de diligence, qu'ayant prévenu l'Espagnol, j'eus le tems d'informer le Chevalier Shelton, qui commandoit l'Escadre Angloise, du prétexte qu'on avoit pris pour nous arrêter. Il étoit prudent. Nos affaires ne nous permettoient point de nous brouiller ouvertement avec l'Espagne. Après m'avoir fait expliquer dans les termes les plus précis le fond & les circonstances du démêlé, il prit un parti que nos ressentimens mêmes ne nous empêchérent point d'approuver. Il reçut honnêtement le Capitaine Espagnol. Loin de lui faire un crime de l'excès de ses précautions pour la sûreté de Carthagène, il loüa ses craintes; mais les tournant ensuite en badinage, il lui conseilla de me rendre mon Journal, qui n'étoit que l'amusement d'un Voyageur, & de prendre confiance à la parole que j'allois lui donner de n'en jamais faire un usage pernicieux pour l'Espagne. Ce conseil eut toute la force d'une menace sérieuse. L'Espagnol embarrassé s'excusa sur la fidélité & le zéle qu'il devoit à sa Patrie. Il me prit à témoin qu'il n'avoit fait aucune insulte à notre Vaisseau, & se retira sur le champ pour rendre la liberté à M. Rindekly & à tous nos gens.

Je ne cachai point à M. Shelton que malgré ces apparences de réconciliation, j'appréhendois tout encore du caractere des Espagnols. Il ne me conseilla pas lui-même de m'exposer à leur ressentiment dans la même route. Cependant, comme il n'y avoit point de tempéramment entre la nécessité de les suivre & le parti d'accompagner l'Escadre Angloise, je résolus d'attendre M. Rindekly pour nous déterminer. Il se réjouissoit déja de l'occasion qui se présentoit de faire le Voyage de l'Amérique en sûreté. Son inclination avoit toujours été de ne pas retourner à Londres sans une riche carguaison, & de faire valoir auparavant une partie de nos richesses dans les Colonies; de sorte qu'il se déclara tout d'un coup pour le parti de suivre M. Shelton.

Ainsi nos incertitudes, & nos dangers mêmes, servirent à nous procurer toute la sûreté que nous pouvions esperer pour ce Voyage. Le vent ne nous servit pas moins heureusement. M. Shelton, qui avoit plusieurs fois fait la même route, devoit toucher aux Isles du Cap Verd, où il avoit quelques affaires d'interêt à démêler. Quoiqu'il ne se proposât point d'y employer la force, il nous dit agréablement, qu'on se faisoit rendre une justice plus prompte à la tête d'une Escadre.

Il s'y arrêta peu. Ayant repris directement notre route vers l'Amérique, un vent du Sud nous jetta fort loin vers le Nord. Il dura plusieurs jours avec la même violence. Nous eûmes la vûe de Sainte Marie, une des Açores, & le 24. de Septembre, nous nous trouvâmes fort près d'une Isle déserte dont nous n'avions pas le nom dans nos Cartes. L'accès nous en parut si facile, qu'ayant été un peu maltraités par le vent, nous prîmes le parti d'y mouiller l'ancre. Les gens de M. Shelton la nommérent Shelton Iland. Elle est au 38e degré 15 minutes de latitude, & son circuit nous parut d'environ cinq ou six lieuës. Nous y trouvâmes quantité de bois, des fraises, des groseilles, & beaucoup d'églantiers. Nos gens y virent des grues, des herons, & plusieurs autres oiseaux qui nichent sur les rochers. Ils y rencontrérent aussi quelques poules qu'ils prirent facilement. Le rivage étoit couvert de coquillage; de moules, de la couleur des nacres de perles; mais en ayant ouvert quelques-unes, nous n'y trouvâmes qu'un petit poisson assez sec & dont le goût ne nous parut point agréable. Il sort du milieu de l'Isle plusieurs sources si abondantes, qu'elles forment tout d'un coup une Rivière. Nos gens s'occupérent pendant deux jours à la pêche & à la chasse. Mais quelques-uns se trouvérent fort mal d'avoir mangé trop de fruits & de légumes sauvages, sur-tout des patates ou des pommes de terre, qui causérent la dissenterie à ceux qui en avoient pris avec excès. Nous remîmes à la voile le 26, & n'ayant rien souffert de la Mer pendant le reste de notre navigation, nous arrivâmes à Port-royal le 13. d'Octobre.

Le bruit de notre arrivée, avec six cens hommes que M. Shelton avoit à Bord, fit bien-tôt rentrer une partie des Barbares dans la soumission, & les plus obstinés se retirérent dans les Montagnes, où l'on ne pensa point à les poursuivre. Son Voyage n'étoit point inutile, puisqu'il produisit tout d'un coup l'effet pour lequel il étoit entrepris. Cependant après avoir distribué une partie de ses Troupes dans les Forts, il paroissoit déterminé à retourner promptement en Europe avec le reste. Nouveau sujet d'incertitude, du moins pour moi qui brûlois de me revoir à Londres, & qui étois comme averti par un pressentiment secret des disgrâces dont nous étions menacés. Le sentiment de M. Rindekly ne laissa point de l'emporter. Il vouloit qu'il ne manquât rien à notre fortune, & que nous ne retournassions à Londres, que pour nous y reposer dans l'abondance pendant tout le reste de notre vie. Plusieurs de nos gens, dont les désirs étoient plus bornés, demandérent le partage de notre or. Il se fit avec toute la bonne foi qui avoit été la baze de notre societé. Cependant la plûpart de ceux mêmes qui avoient pressé cette distribution, se rengagérent à notre service; de sorte qu'après le partage & les Congés accordés au gré de ceux qui les demandoient, nous nous trouvâmes encore avec quarante-cinq hommes d'Équipage. M. Rindekly possedoit admirablement l'art de séduire les esprits par les plus grandes espérances. Les preuves qu'il nous avoit données de son habileté servoient encore plus à soutenir la confiance. Il nous proposa de pénétrer dans le Golfe du Méxique, où nous apprenions que les François commençoient à négliger un fort bel établissement, après l'avoit entrepris avec une ardeur extraordinaire. Son dessein n'étoit pas de rien usurper sur une Nation qui nous étoit attachée par une solide alliance. Mais depuis les expériences que nous avions faites en Afrique, il avoit pour principe, qu'il y avoit toujours beaucoup à gagner chez les Nations Sauvages qui voyoient des Européens pour la première fois; & sans s'ouvrir de toutes ses espéranees, il nous exhortoit à nous fier à sa conduite.

J'avois des liaisons trop étroites avec lui pour lui contester trop ardemment ses principes, & je devois être convaincu d'ailleurs de la sincerité de son zéle pour l'interêt commun de notre famille. Je cédai à la vraisemblance de ses raisonnemens, avec la seule exception que la moitié de notre or demeureroit à la Jamaïque, & que nous ne risquerions point tout le fond de notre fortune. Mais je fus surpris de lui entendre assurer qu'il pensoit si peu à risquer notre or, que son dessein au contraire étoit d'employer seulement ce qui seroit nécessaire pour la carguaison du Vaisseau, & que pour les marchandises dont il vouloit la composer, il n'avoit besoin que d'une somme médiocre. En effet, il nous chargea de liqueurs fortes, de bas, de bonnets & de camisoles de laine, d'ustenciles de fer, & de toutes les bagatelles qui nous avoient procuré tant de faveur chez les Nègres. À l'objection que je lui fis, que dans toutes les parties du Golphe, où il parloit toujours de pénétrer, les Amériquains accoutumés au commerce des Nations de l'Europe, n'avoient plus la même avidité pour ces petites marchandises, il me répondit que c'étoit les Européens eux-mêmes qui s'étoient accoutumés à ne leur en plus porter dans cette fausse opinion; que n'ayant pas fait inutilement quatre Voyages en Amérique, il savoit de quel prix les habillemens de laine, les ustenciles de fer, & sur-tout les liqueurs fortes étoient toujours pour les Sauvages; que son embarras n'étoit point de leur faire agréer des biens de cette nature; mais de trouver dans les Païs que nous allions visiter, des Sauvages qui nous fissent gagner beaucoup au change, & qu'il avoit là-dessus depuis long-tems des idées qui ne pouvoient guéres le tromper. Enfin, tout m'étant agréable, avec la condition de laisser notre or derriere nous, je m'engageai à le suivre sur la seule confiance que j'avois à son esprit & à son amitié.

Il ne me fit pas long-tems, néanmoins, un mystere de son projet. Il avoit observé dans ses Voyages précédens que depuis le Traité de l'Assiento, ceux de nos Marchands qui entreprenoient le Commerce clandestin n'avoient guéres d'autre vûë que de suppléer au Vaisseau annuel, en lui fournissant par la voie qui portoit le non de Commerce des Chaloupes, dequoi se remplir à mesure qu'il se vuidoit, soit à Veracruz, soit à Porto-Bello; ou que le principal terme du moins étoit toujours quelqu'une des Villes où les Espagnols tenoient leurs grands Marchés. Il se proposoit au contraire d'abandonner les routes communes, pour s'arrêter sur les Côtes où il n'auroit affaire qu'aux Sauvages. Il avoit un Mémoire des lieux où se faisoient les principales pêches des perles, & d'où l'or passoit pour venir en plus grande abondance. Les Espagnois n'ayant point de Troupes dans tous ces quartiors, il se promettoit qu'avec un Vaisseau aussi-bien armé que le nôtre, nous nous ferions respecter d'eux s'il s'y trouvoit quelques gens de leur Nation; & qu'avec des denrées, qui ne passoient point pour marchandises de contrebande, nous engagerions les Naturels à nous faire tous les avantages que les Espagnols ne tiroient d'eux que par leurs duretés & leurs violences.

J'avoüe que cette explication augmenta ma confiance. M. Rindekly, qui s'étudioit de plus en plus à ne rien négliger, prit une autre précaution que je trouvai fort sage, & que la suite de notre entreprise nous fit reconnoître fort nécessaire. Il obtint du Gouverneur de la Jamaïque, après lui avoir communiqué une partie de son dessein, des Lettres de Commission, pour porter les plaintes de nos Colonies à tous les Gouverneurs & les Officiers Espagnols, des hostilités que leurs Gardes-Côtes commettoient sans cesse contre nous, sous le prétexte d'arrêter le commerce clandestin. Cet office, qui n'étoit borné à aucun lieu, nous donnoit la liberté de nous présenter sur toutes les Côtes, où nous pouvions supposer que les Anglois avoient souffert quelque violence, & Milord Harbert, Gouverneur de la Jamaïque, nous en fit expédier d'autant plus facilement les Lettres, que dans les sujets réels que nous avions de nous plaindre des Espagnols, il favorisoit toutes les entreprises qui étoient à l'avantage de notre commerce.

Nous partîmes ainsi sous les plus heureux auspices, & tranquilles du moins, sous la garantie du droit des Gens. M. Rindekly fit tourner la voile droit à la Havana. Je lui avois promis tant de confiance, que je ne lui demandai pas même quelles étoient ses premières vûes. Nous arrivâmes le troisiéme jour à l'entrée du Port, qui est un Canal fort étroit, de la longueur d'un demi mille, au Nord-Ouest de l'Isle de Cuba. Cette entrée étoit défenduë par plusieurs Forts. Le Commandant à qui nous déclarâmes notre Commission, nous demanda le tems d'en donner avis au Gouverneur de la Ville; ce qui nous fit demeurer vingt-quatre heures dans le Canal. On nous accorda la liberté d'entrer dans le Port. Nous admirâmes sa beauté. C'est un Bassin qui a la forme d'un quarré long, du Nord au Midi. Le Canal qui forme l'entrée, est au coin du Nord-Ouest, & les trois autres coins forment trois grandes Bayes, au fond d'une desquelles, qui est au coin du Sud-Est, on découvre la Ville de Guan Abacoa, éloignée par terre d'environ deux lieuës de la Havana, mais d'une lieuë seulement par la Mer.

À l'Ouest se présente la Havana, dans une délicieuse plaine qui s'étend au long du rivage. Sa figure est ovale, & commence à un demi mille de la Bouche du Port. Autrefois les Maisons n'étoient que de bois, mais depuis l'année 1536, on les a bâties de pierres dans le goût de celles d'Espagne. Les Édifices sont fort beaux, mais ils ont peu d'élevation. Les ruës sont étroites, extrêmement propres, & si droites qu'on les croiroit tirées à la ligne. On y compte onze Églises, tant Paroisses que Monastères, & deux magnifiques Hôpitaux. Au milieu de la Ville est une belle Place quarrée, dont tous les Bâtimens sont uniformes. Rien n'approche de la magnificence & de la richesse des Églises. Les lampes, les chandeliers & tous les ornemens des Autels, sont d'or ou d'argent. On y admire plusieurs lampes d'un travail exquis, & dont le poids est de deux cens marcs.

Nous fûmes reçus des Espagnols avec une politesse affectée, qui ne donna qu'un sujet de rire à M. Rindekly, parce qu'il lui étoit indifférent de quel œil on regardoit sa Commission. Pendant quelques jours qu'il employa gravement à traiter avec le Gouverneur, je cherchai d'autant plus curieusement à prendre une connoissance particuliere de la situation & du commerce de la Ville, que les Espagnols s'efforcent de dérober toutes ces lumiéres aux Étrangers. La Havana fut bâtie par Jean Velasques, qui s'empara de l'Isle de Cuba en 1511, avec l'assistance du fameux Barthelmi de las Casas, qui ayant embrassé dans la suite l'Ordre de Saint Dominique, devint Évêque de Chiapa dans la nouvelle Espagne, & nous a laissé l'Histoire des cruautés des Espagnols dans les Indes. En 1561, l'on ne comptoit encore que trois cens Espagnols à la Havana, ce qui est confirmé par notre Chilton, qui eut alors l'occasion d'observer ce qu'il a publié dans sa Relation. Du tems d'Heirera, c'est-à-dire en 1600, le nombre étoit augmenté jusqu'à six cens familles. Aujourd'hui l'on fait monter toute la Ville, en y comprenant les Noirs & les Mulâtres, à dix mille familles.

Les Habitans ont dans les manières un air de politesse & d'ouverture qu'on ne trouve point dans les autres Colonies Espagnoles. Cette façon libre est répanduës jusques dans les femmes, quoiqu'elles ne sortent jamais de leurs maisons sans être couvertes d'un grand voile. Elles savent presque toutes la Langue Françoise: elle imitent aussi la même nation dans leur coëffure & dans leur habillement. À la surprise que je témoignai là-dessus, on me répondit que ces usages s'étoient introduits depuis que la Maison de Bourbon est sur le trône d'Espagne, & que plusieurs familles Françoises sont venuës s'établir à la Havana. On m'apprit qu'en 1703, lorsqu'on y faisoit des réjouissances à l'honneur de Philippe V, M. du Casse, Officier François, s'y étant trouvé avec son Escadre, les Espagnols le priérent de se joindre à eux pour cette fête. Il fit débarquer cinq cens de ses Soldats, qui firent les exercices militaires sur la grande Place, & qui causérent tant d'admiration aux Habitans, que la Ville se trouva disposée à recevoir tous les François qui souhaiteroient de s'y établir.

Les alimens les plus communs à la Havana, sont la chair de porc & celle de tortuë, dont on porte même une quantité considérable en Espagne. Le porc y est très-nourrissant; & contre sa nature ordinaire, il y resserre le ventre au lieu de le relâcher. Quelques-uns de nos Anglois furent étonnés, qu'après s'être fait purger, le Médecin leur ordonna de manger du porc roti. On coupe la chair des tortuës en pièces fort longues, qu'on sale beaucoup & qu'on fait ensuite secher au vent. Les Matelots la mangent avec de l'ail, & lui trouvent le goût du veau. Mais toutes les autres provisions, à la réserve du vin qui est fort bon à la Havana, y sont d'une cherté extraordinaire. Le pain même n'y est point à bon marché. Le poisson & la viande de Boucherie y sont sans goût.

La Jurisdiction de la Havana s'étend sur la moitié de l'Isle, comme celle de San Jago de Cuba sur l'autre partie. Quoique San Jago ait toujours passé pour la ville Capitale, la Havana ne lui céde cet avantage que pour le nom, car elle est la résidence du Gouverneur général de l'Isle & de tous les Officiers du Roi, tandis que San Jago n'a qu'un Gouverneur subalterne. Elle est aussi le Siège Épiscopal, dont le revenu annuel est de cinquante mille écus. Les environs de la ville sont la plus belle & la plus fertile partie du païs. Le reste de l'Isle est si sec & si montagneux, qu'on n'y trouve ni Fermes, ni troupeaux.

Mais c'est par l'importance de sa force & de son commerce, qu'il faut considerer la Havana. Je réserve pour ceux qui nous gouvernent, toutes les observations de M. Rindekly & les miennes sur le premier de ces deux articles, & je me garderai bien de les exposer au hazard d'être traduites dans quelque autre Langue, pour servir de préservatif contre l'utilité que l'Angleterre en peut tôt ou tard esperer. Par bien des questions hazardées, M. Rindekly étoit parvenu à se faire éclaircir quantité de vûës qu'il avoit formées anciennement, & quelques-unes dont il étoit redevable à l'article de mon Journal, où j'avois inseré la Relation de Carthagène. Revenant toujours à l'idée qu'on se trompoit en croyant les Naturels de l'Amérique revenus du goût qu'ils avoient eu pour nos petites denrées, il esperoit beaucoup plus de cette voie que d'un commerce régulier; & suivant ses mesures, il se croyoit également à couvert, & de la crainte des Espagnols & du reproche de violer la Justice.

Je ne sai si nous devions souhaiter de faire un plus long séjour à la Havana; mais un Officier du Gouverneur vint nous déclarer qu'ayant rempli suffisamment notre Commission, il n'y avoit plus que des vûës suspectes qui pussent nous arrêter. Cette explication, jointe au soin qu'on avoit eu de retenir constamment notre Équipage à bord, nous fit craindre quelque insulte des Habitans, si nous différions notre départ jusqu'au lendemain. Mr Rindekly, qui savoit beaucoup mieux que moi la Langue du païs, nous avoit entendu nommer dans plus d'une occasion, traîtres & Lutheriens. Nous étions d'ailleurs assez satisfaits du Gouvernement. Notre Commission portoit, non-seulement de faire des plaintes contre les Gardes-Côtes, qui nous avoient enlevé plusieurs Bâtimens sous de faux prétextes, mais de protester que la Nation n'ayant aucune part aux entreprises supposées de quelques particuliers, les articles fondamentaux du Commerce n'en devoient rien souffrir; & quant aux Barques & aux Vaisseaux qui nous avoient été pris, nous avions demandé que les Marchands interessés fussent entendus dans leurs allégations, & qu'il ne leur fût pas nécessaire de recourir à la Cour de Londres, ou à celle de Madrid, pour faire entendre & recevoir les preuves de leur innocence. Le Gouverneur nous avoit répondu, après quelques jours de délibération, que la témerité des Contrebandiers étant portée à l'excès, il ne falloit pas s'étonner que les Espagnols fissent tout ce qui dépendoit d'eux pour les réprimer; que les Gardes-Côtes n'exécutoient là-dessus que les Ordres de la Cour; & que, s'il étoit vrai qu'ils les eussent quelquefois excedés, c'étoit à la Cour même qu'il falloit adresser nos plaintes, puisque c'étoit d'elle qu'ils recevoient directement leur Commission. Quoiqu'une réponse si vague ne tendît qu'à se défaire promptement de nous, M. Rindekly avoit insisté sur plusieurs Barques qui avoient été prises hors du Golfe, & qui ne pouvoient être accusées, par conséquent, du commerce clandestin. Il avoit reclamé leurs effets avec beaucoup de force; mais comme il ne pensoit qu'a nous ménager le tems dont nous avions besoin, il s'étoit rendu ensuite à la réponse du Gouverneur, qui se retranchoit toujours dans les bornes de son pouvoir, & qui nous renvoyoit à la Cour, ou au Gouverneur général.

La joie qu'on eut de nous voir partir fut une nouvelle marque de l'impatience & du regret avec lequel on nous avoit soufferts pendant neuf jours. Nous débauchâmes un Nègre, que toutes les précautions des Officiers du Port ne purent empêcher de gagner notre Vaisseau, & de s'y tenir caché. En sortant du Canal, M. Rindekly affecta de reprendre au Sud la route de la Jamaïque; c'étoit celle qui convenoit aussi à son premier dessein. Nous rencontrâmes vers San Antonio, quelques Marchands Espagnols, qui nous laisserent passer sans obstacles; & passant à la vûe de la Jamaïque avec un vent favorable, nous entrâmes dans la Grande Mer, pour gagner les petites Antilles, comme si notre dessein eût été de nous rendre à la Barbade. Mais coupant en plein Sud, nous prîmes directement vers celle de la Marguerite, où l'importance de notre entreprise étoit d'arriver sans être apperçus des Gardes-Côtes. La fortune nous seconda si heureusement que nous ne fûmes point retardés par les vents que nous redoutions en doublant le Cap de Vela. Nous étant trop approchés de la Grenade, nous évitâmes un autre danger, en reconnoissant aussi-tôt notre erreur; & M. Rindekly, qui connoissoit beaucoup mieux toutes ces Mers que les Côtes d'Afrique, nous fit découvrir, vers le soir, le Château de Monpatre, au Cap de l'Est de la Marguerite.

Quoique les Espagnols n'y ayent aucune garnison; comme c'est le lieu où la petite Flotte qu'ils y envoyent tous les ans pour la pêche des Perles, va jetter l'ancre, & qu'il y reste plusieurs de leurs Marchands ou de leurs Facteurs, nous cherchâmes quelque lieu plus écarté pour aborder. Le fond se trouvant excellent au Nord-Est, nous entrâmes au commencement de la nuit dans une petite Baie, où l'obscurité ne nous empêcha point d'appercevoir de la fumée qui s'élevoit en tourbillons. Nous jettâmes l'ancre aussi-tôt; & M. Rindekly, croyant le Vaisseau sans péril dans un lieu si paisible, ne se fia qu'à lui-même du soin de prendre les premières informations. La Lune, qui commença bien-tôt à paroître, lui fit remarquer plus distinctement que la fumée sortoit de quelques cabanes. Il se mit dans la Chaloupe avec huit de nos gens. Ayant gagné le rivage, il se trouva éloigné, d'environ deux milles, des cabanes qu'il avoit apperçues. Il fit ce chemin avec le même courage. C'étoit une petite Habitation de Mulâtres, qui parloient presque tous la Langue Espagnole. Il en fut reçu avec hnmanité; & sans leur expliquer ses desseins, il parla de son arrivée comme si le mauvais état de notre Vaisseau l'eût forcé de s'arrêter au premier lieu qui s'étoit offert.

Il revint fort content de la douceur des Mulâtres. Il avoit appris d'eux que les Vaisseaux Espagnols étoient partis de l'Isle depuis six semaines, mal satisfaits de la pêche de cette année; mais loin d'être refroidi par le peu d'avantage qu'ils en avoient tiré, il en conclut, au contraire, que ce qui n'étoit pas tombé entre leurs mains devoit être resté dans l'Isle, & ce n'étoit pas sans fondement qu'il formoit cette conjecture. Il sçavoit par d'autres informations, que les Mulâtres & les Nègres qu'ils employoient à la pêche, ne se trouvant point assez payés ou récompensés de leurs peines, commençoient à prendre l'usage de leur dérober les plus belles Perles, & qu'ils se trouvoient mieux de les donner aux Hollandois, qui venoient furtivement de Curassos, & même de Surinam. Dès la pointe du jour nous vîmes arriver cinq ou six Barques, que nous ne fîmes pas difficulté de laisser approcher. Nous reçûmes à bord plusieurs Mulâtres, ausquels nous rendîmes fort avantageusement les honnêtetés qu'ils avoient faites au Capitaine. Ils n'attendirent point qu'on leur parlât de Perles, pour nous en faire voir de fort belles. M. Rindekly, sans marquer trop d'empressement, leur offrit quelques Bonnets & quelques Camisoles qu'ils accepterent avec beaucoup de joie. En effet, ces misérables manquoient de tout, & se croyoient fort heureux de recevoir des presens utiles, eux que les Espagnols font travailler avec une dureté surprenante, sans autre fruit qu'une mauvaise nourriture. Cette première visite nous valut quinze grosses Perles, qui ne nous coûterent pas deux pistoles en marchandise. Mais, sur ce qu'ils nous assurerent eux-mêmes que nous n'aurions pas de peine à nous en procurer un grand nombre, nous leur fîmes voir nos provisions de liqueurs fortes, & toutes nos autres denrées, en les leur proposant comme un prix que nous distribuerions libéralement à ceux de qui nous recevrions les plus grands services.

J'étois d'avis d'attendre à bord ce que produiroient nos promesses; mais l'ardeur de l'Équipage, & celle de M. Rindekly même, ne put se moderer à la vûe d'une si belle carriere. La moitié de nos gens quitterent le Vaisseau, dans la résolution, non-seulement de chercher d'autres Habitations, mais d'aller jusqu'à Makanas, qui en est une plus considérable à quelques lieues de la Mer. Le bruit de notre débarquement y arriva plûtôt qu'eux. Tout ce qu'il y avoit de Mulâtres & d'Amériquains, à qui il étoit resté des Perles, vinrent au bord du rivage, où je ne doutai point, en les voyant, du motif qui les amenoit. Je fis un négoce si avantageux, dans l'absence de M. Rindekly, qu'il fut surpris du trésor qu'il trouva dans une grande caisse à son retour. Il avoit beaucoup moins réüssi par la peine qu'il s'étoit donnée de parcourir une longue étendue de Côtes. La Marguerite n'est point une petite Isle. On ne lui donne pas moins de trente-cinq lieues de tour; & si toutes ses parties ressemblent à celle dont nous avions la vûe, elles doivent être fort agréables. Elle n'est séparée de la nouvelle Andalousie que par un détroit de huit ou neuf lieues. L'Isle est riche en fruits & en pâturages, ce qui fournit aux Habitans de quoi se nourrir avec abondance; mais manquant d'industrie & de commerce, par la faute des Espagnols, qui dans l'immense étenduë de Païs dont ils sont les Maîtres, ne cherchent que l'or & l'argent, & les pierres précieuses; à peine les Insulaires les plus aisés ont-ils de quoi se mettre à couvert de l'injure des saisons. Ils ont si peu d'eau douce, qu'ils sont obligés de la tirer du continent par des Barques qui vont & reviennent continuellement.

Les Espagnols, n'étant pas toujours assez forts pour contraindre les Naturels à leur pêcher des Perles, amenent souvent avec eux des Esclaves Nègres qu'ils employent à cet exercice. Mais ces malheureux, qui sont obligés de plonger jusques sous les rochers pour en arracher les huîtres, & qui ignorent ordinairement la manière de se défendre des Monstres marins, périssent en grand nombre, soit qu'ils soient étouffés par l'eau, ou dévorés par les Requins. Aussi la pêche la plus abondante se fait-elle dans l'absence des Espagnols, par les Amériquains du Païs, qui sçavent mieux se garantir des périls de la Mer. Mais s'ils ne sont pressés par un extrême besoin, ils cachent à l'arrivée de ces rigoureux Maîtres des richesses qui ne leur procurent pas les biens qui leur sont les plus nécessaires. Nous remarquâmes qu'ils avoient beaucoup plus d'inclination à trafiquer avec nous qu'avec les Hollandois, parce qu'ils conservent le souvenir d'une ancienne descente de quelques Vaisseaux de Hollande, qui pillerent l'Isle avec toutes sortes de désordres & de cruautés. Ils sont exposés d'ailleurs aux ravages des Filibustiers, qui viennent souvent troubler leur pêche, & qui leur ravissent cruellement le fruit de leur travail. Mais le soin qu'ils ont de cacher ce qui est déja recueilli, fait qu'ils ne perdent gueres que les Perles qu'ils pêchent actuellement.

Enfin, si nous épuisâmes une grande parti de nos provisions, nous les crûmes réparées au centuple par trois grandes caisses des plus belles Perles du monde que nous recueillîmes en moins de quinze jours. Nous ne nous serions point lassés si-tôt d'une si heureuse entreprise, si nous n'avions appris, par les Barques qui apportent de l'eau du Continent, que les Espagnols étoient avertis de notre expédition, & qu'ils pensoient à nous faire repentir de notre hardiesse.

M. Rindekly jugea que dans la crainte d'être poursuivis par les Gardes-Côtes, nous n'avions point d'autre route à prendre que celle de la Barbade. Outre la Commission du Gouverneur de la Jamaïque, il avoit eu soin de prendre des Lettres de recommandation à Port-Royal, pour quelques riches Négocians de la Barbade, & même pour l'Isle Françoise de la Martinique, qui en est fort voisine. Il se proposoit de mettre nos richesses en dépôt dans l'une ou l'autre de ces deux Iles, & d'y renouveller nos provisions. Nous quittâmes la Marguerite dès la nuit suivante; & prenant entre l'Isle de la Trinida & celle de Tabago, nous arrivâmes heureusement, en moins de vingt-quatre heures, à l'entrée de la Baye de Carlille, au fond de laquelle Bridgetown est située.

Cette Ville, qui est la Capitale de la Barbade, a porté autrefois le nom de Saint-Michel. Elle est au 12e degré 55 minutes de latitude, comme on a pris soin de le marquer en gros caracteres sur la première Maison du Port. Les vapeurs, qui semblent la couvrir continuellement dans une situation fort basse & fort marécageuse, nous empêcherent de l'appercevoir en entrant dans la Baye; mais ces nuages se dissiperent à mesure que nous en approchions. Nous n'y trouvâmes rien de désagréable que les marais & les terres mortes dont elle est environnée. Elle contient environ douze cens Maisons, toutes bâties de pierres. Les rues sont larges, les édifices fort élevés, & les loyers aussi chers que dans les quartiers les plus frequentés de Londres. La principale Église ne le cede point en grandeur à nos plus vastes Cathédrales. Le clocher en est beau & contient sept cloches: dont l'orgue & l'horloge sont deux pièces fort estimées.

Les Forts qui défendent l'accès de la Ville sont construits avec tant d'habileté que s'ils étoient aussi-bien munis qu'ils doivent l'être, ils n'auroient rien à redouter des plus puissantes attaques. Le premier qui est à l'Ouest, & qui se nomme James-Fort, est monté actuellement de dix-huit pièces de canon. Mylord Grey, qui a été Gouverneur de l'Isle, y a fait bâtir une Salle pour le Conseil qui est d'une beauté extraordinaire. À la pointe d'une langue de terre qui s'avance dans la mer, est un autre Fort, nommé Willonghby, qui contient douze pièces de canon. La Côte de la Baye de Carlille, depuis le Fort de Willonghby jusqu'à celui de Needham, est défenduë par trois batteries; & le Fort de Needham a vingt pièces de canon. Au-dessus, & plus avant dans les terres, le Chevalier Bevill Granvill a commencé une Citadelle, qu'on nomme, à l'honneur de la Reine Anne, le Fort-Saint-Anne. Ce sera la plus forte place de l'Isle, mais elle ne coûtera pas moins de trente mille livres sterlings. Le Conseil de la Barbade se laissa entraîner dans cette dépense, sur l'avis que M. d'Herbeville faisoit de grands préparatifs à la Martinique pour nous venir attaquer. Il y pensoit effectivement, mais ayant été détourné de cette entreprise par les difficultés, il alla porter l'orage à Saint-Christophe, & particuliérement à Nevis, qu'il ruina tout-à-fait. À l'Est de Bridgetown, est un cinquiéme Fort muni de douze canons. Toutes ces fortifications rendent la Ville si sure & si tranquille, qu'elle est devenue la plus riche des Antilles. Les Marchands n'y craignent aucun danger. Aussi leurs magasins & leurs boutiques sont-ils aussi richement fournis qu'à Londres. On trouve à Bridgetown des Auberges, des cabarets, des lieux d'amusement comme dans les plus grandes Villes de l'Europe. On y a établi un Bureau de Poste pour les lettres, & toutes les semaines il en part un Pacquebot, qui les porte en terre ferme pour être distribuées dans toutes les parties des Indes Occidentales.

La Baye de Carlille, au fond de laquelle est Bridgetown, a plus de fond & de largeur qu'il n'en faudroit pour contenir cinq cens Vaisseaux. Il y avoit un Mole, qui s'étendoit depuis James-fort jusqu'à la Mer, mais il fut ruiné par un horrible tempête en 1694. On peut juger de la force & de la grandeur de Bridgetown par le nombre de sa Milice. On y compte douze cens hommes de guerre, qui portent le nom de Regiment Royal, ou de Regiment des Gardes à pied. C'est dans cette Ville que le Gouverneur, le Conseil, la Chancellerie, & toutes les Cours d'affaires ont leur Siège. En un mot, si le lieu de sa situation étoit aussi sain, qu'il est fort & commode, elle pourroit passer pour la meilleure de nos Places en Amérique, comme elle en est la plus riche. À l'est de la Ville est un Magasin à poudre, bâti de pierre, avec une forte garde.

J'ai commencé par faire la description de ce qui se présente à la première vûë. Le Gouverneur, à qui nous fîmes notre visite au moment de notre arrivée, nous traita moins comme des Marchands que comme des Députés du Gouverneur de la Jamaïque. M. Rindekly, en lui montrant sa Commission, affecta de lui rendre compte de notre voyage à la Havana, & feignit de n'avoir pris par la Barbade que pour s'informer s'il n'y avoit pas quelques nouveaux sujets de plaintes contre les Espagnols, avant que de nous rendre à Carthagène, & dans leurs autres Ports. Nous apprîmes, dans cette première Audience, qu'il étoit arrivé, huit jours auparavant sur les Côtes de l'Isle, un accident fort tragique. On y avoit trouvé une Barque sans Matelots, & sans aucun autre guide, quoiqu'elle eût une petite voile tenduë, dans laquelle étoient les corps de huit hommes à qui l'on avoit coupé la tête. Ces cadavres étoient nuds, & ne portoient aucune marque à laquelle on pût distinguer de quelle Nation ils étoient. Cependant la forme de la Barque, & la couleur de la chair, qui étoit plus brune que nos Anglois ne l'ont naturellement, avoient fait conjecturer que ce devoit être des Espagnols. Il restoit à sçavoir si cette boucherie étoit l'effet de quelque vengeance des Habitans de l'Isle, ou si elle venoit des Espagnols mêmes, qui pouvoient avoir abandonné la Barque aux flots après avoir massacré huit de leurs propres gens. Toutes les recherches qui s'étoient faites par l'ordre du Gouverneur n'avoient encore pû rien éclaircir.

M. Rindekly, ne pouvant esperer de la discretion de notre équipage, que l'histoire de nos Perles demeurât cachée, prit le parti de confesser au Gouverneur l'obligation que nous avions au vent de nous avoir jetté dans la Marguerite. Cet aveu, qu'il ne put s'empêcher de faire en riant, laissa voir assez que nous n'y avions point été conduits par le seul hazard. Mais on étoit avec les Espagnols dans des termes qui pouvoient faire passer ces entreprises pour de justes represailles. Ils avoient pris recemment cinq grosses Barques, parties d'une autre Baye de la Barbade, & chargées pour la Jamaïque, sans autre prétexte que de les avoir trouvées un peu trop à gauche de leur route, quoique la force du vent fût une juste excuse. Nous en concluions que puisqu'ils abusoient du vent pour nous piller mal-à-propos, il nous étoit permis d'employer, dans l'occasion, les mêmes prétextes pour nous dédommager de toutes ces pertes.

Comme notre unique affaire a Bridgetown étoit de renouveller nos provisions, & de mettre nos richesses en sureté, je laissai ce soin à M. Rindekly, pour observer particuliérement les proprietés d'un Pays dont nos Marchands s'étoient moins occupés jusqu'alors à nous faire des relations qu'à tirer de solides avantages. Je visitai dès le lendemain, avec M. Ogle, un des Négocians à qui nous étions recommandés, la nouvelle Maison qui a été bâtie à un mille de la Ville pour la résidence du Gouverneur, & qui se nomme Pilgrim, du nom de celui qui a vendu le fond. Elle est située à l'Est. C'est un Édifice qui feroit honneur à nos plus riches & nos plus fastueux Seigneurs en Europe. Du côté du Midi, à un mille & demi de Bridgetown, est un autre Maison, nommée Fontabel, qui servoit auparavant au même usage, & dont l'Isle fait encore la rente au proprietaire.

Depuis la Ville jusqu'à Fontabel, on a tiré au long de la Côte une ligne, qui est fortifiée d'un parapet, & l'on a placé à Fontabel une batterie de douze pièces de canon. De Fontabel à la Plantation de Chace, est une autre ligne qui n'est pas moins défendue; & de Chace jusqu'à la Baye de Mellou, on trouve des rochers & des monts fort escarpés, qui ont fortifié naturellement l'Isle de ce côté-là. À Mellou est encore une batterie de douze canons; & delà jusqu'à Hole, qui est une fort jolie Ville, on a fait divers retranchemens qui ne sont point interrompus. Hole est à sept milles de Bridgetown, & à neuf de Saint-Georges. Elle consiste en deux ruës, l'une qui borde l'eau, & d'où l'on entre dans celle qui forme proprement la Ville. On y compte un peu plus de cent maisons. Elle est extrêmement commode pour quelques Plantations voisines, qui y chargent leurs marchandises. On lui donne indifferemment le nom de Hole & de Jamestown, à cause de sa principale Église qui est dédiée à Saint James ou Saint Jacques. Le Port est défendu par un Fort muni de 28 pièces d'artillerie; & proche de la Paroisse de Saint James, qui forme une pointe, on a placé une autre batterie de huit canons.

De Hole à Saint Thomas, vers l'Est, on compte un mille & demi, & de Saint Thomas à Speight, environ six milles. La ligne dont j'ai parlé continue de régner au long de la Côte, depuis l'Église de Hole jusqu'à la Plantation du Colonel Alen, au-dessous de laquelle est le Fort de la Reine, Queensfort, monté de douze pièces de canon. La ligne continue ensuite jusqu'à la Baye de Reid, où est encore un Fort de quatorze pièces de canon; delà elle va joindre la Plantation de Scot, qui a un fort de huit canons. Elle gagne la Plantation de Baily, qui a aussi sa batterie; ensuite celle de Benson, puis celle de Heathcot, qui est fort proche de Speight, où est un Fort de dix-huit canons.

La Ville de Speight, est à trois mille & demi de Hole, & portoit autrefois le nom de Petit-Bristol. Après Bridgetown c'est la plus considérable de l'Isle. Elle est composée de quatre ruës, dont l'une s'appelle la ruë des Juifs. Les trois autres touchent au rivage. On y compte plus de trois cens maisons. C'étoit autrefois le lieu où les Marchands de Bristol abordoient par prédilection, ce qui a servi par degrés à former la Ville. Mais Bridgetown ayant attiré tout le commerce, Hole s'affoiblit tous les jours. Outre le Fort qui touche à la Plantation de Heathcot, il y en a deux autres; l'un au milieu de la Ville, avec onze pièces de canon; l'autre, à l'extrêmité, du côté du Nord, avec vingt-huit pièces.

De Speight la ligne continue l'espace de trois milles, jusqu'à la Baye de Macock, où l'on a bâti nouvellement un Fort, & delà jusqu'à la Paroisse de Sainte-Lucie, qui s'avance environ deux milles dans les terres. De Sainte-Lucie, en tirant vers le rivage du Nord, on rencontre une fort belle campagne; mais depuis Macock, en suivant la Côte, jusqu'à la pointe de Lambert, il y a plusieurs petites Bayes, chacune fortifiée d'un Fort; & de même dans l'espace de quatre milles qu'on compte depuis la pointe de Lambert, en suivant le rivage du Nord, jusqu'à la pointe de Deeble. Delà jusqu'à la Ville d'Ostin, qui est à l'Est, l'Isle est fortifiée naturellement par une chaîne de Monts, & de Rocs, qui la rendent inaccessible. De la pointe de Conset à la pointe du Sud, cette chaîne est extrêmement haute & sans interruption. La Mer est si profonde au long de cette Côte qu'il n'y a presque point de cables qui en puisse toucher le fond, & le rivage si difficile, qu'il est impossible d'en approcher.

Dans la partie de l'Isle qu'on nomme Scotland, ou l'Ecosse, il y a aussi une chaîne de Montagnes, dont la plus élevée s'appelle le Mont Helleby. C'est le plus haut lieu de la Barbade. Du sommet, on voit de tous côtés la mer autour de soi; & du pied des mêmes Monts sort la Rivière qu'on appelle aussi Scotland, qui tombe dans la Mer près du Mont Chanleky, en formant une espece de Lac vers son embouchure. Dans cette partie de l'Isle, la nature du terrein est telle que la surface s'écoule quelquefois à la profondeur d'un pied, ce qui cause un tort extrême aux Plantations.

En suivant le rivage depuis Sainte-Lucie, on trouve à cinq milles la Paroisse de Saint André, & trois milles plus loin celle de Saint Joseph, où prend sa source la Rivière de Saint Joseph, qui est la principale de l'Isle. Elle sort de la Plantation de David, & va se jetter dans la Mer au-dessous de Holder, après un cours qui n'est gueres que d'environ deux milles. Quelques-uns prétendent que les eaux de cette Rivière, & de celle de Scotland, sont quelquefois alterées par l'eau de la Mer, qui traverse le sable dans les grandes marées. Les plus éclairés assurent que c'est une erreur: Mais il est vrai que les marées couvrent souvent les pâturages & les plantations à quelque distance, ce qui rend alors le passage de ces lieux fort difficile.

Outre ces deux Rivières, on trouve presqu'à chaque Plantation des sources d'eau vive; & dans quelque endroit qu'on ouvre la terre, on est presque sur d'y rencontrer une source. De Saint-Joseph, on compte, au long de la même Côte, trois milles jusqu'à Saint-Jean. C'est dans cette Paroisse qu'est située la célebre Plantation du Colonel James Drax, qui, avec un fond de trois cens livres sterling, devint le plus riche de tous les Négocians de l'Isle. Trois milles plus loin, en tirant vers le Sud, on trouve les Paroisses de Saint-Philippe & de Saint-André. Là commence une chaîne de Montagnes qui régne depuis Valrond jusqu'au Mont de Middleton, & delà jusqu'à la Paroisse d'Harding. Cette partie de l'Isle est la derniere qui ait été habitée, à l'exception de Scotland. Trente ans après le premier établissement des Anglois, il n'y avoit encore aucune Plantation depuis la Baye de Codrington jusqu'à celle de Cottonhouse, qui est près d'Ostin. Tout étoit couvert de bois; au lieu qu'à present on trouve aussi peu de bois depuis Sainte-Lucie jusqu'à Ostin, qu'on y trouvoit alors peu de Maisons. De Saint-Philippe jusqu'à Christchurch, on compte sept milles.

La Ville d'Ostin, qui est voisine de Christchurch, a tiré son nom du premier Anglois qui s'y est établi. C'etoit un Fou, qui ne laissa point d'y amasser des richesses considérables, & dont le nom a prévalu sur celui de Charles Town, qu'on a voulu donner au même lieu. La Baye de cette Ville est flanquée de deux bons Forts, l'un vers la Mer, l'autre du côté de la Terre. La communication est libre entre les deux par le moyen d'une longue Plateforme. Le premier, qui est au Nord de la Ville, contient quarante pièces de canon; l'autre n'en a que seize ou dix-huit, mais ils défendent admirablement la Place. Elle est de la grandeur de Hole, & bâtie presque de même. On ne compte delà que six milles jusqu'à Bridgetown. Little Island, ou la petite Isle, en est éloignée d'un mille & demi. C'est-là que sont les fameux jardins de M. Pierce, où l'on voit des allées admirables d'Orangers & de Citroniers, des Bosquets de toutes sortes d'arbres les plus délicieux, des ouvrages d'eaux, avec une prodigieuse quantité de fruits & de fleurs.

Après avoir fait presque entierement le tour de l'Isle, où je ne manquai point d'observer plusieurs autres Bayes, telles qu'au Nord, River-Bay, Teut-Bay, Baker'sbay; à l'Est, Skullbay, Foul-Bay, Mill's-Bay, Long-Bay, Women's-Bay; au Sud-Ouest, entre la pointe de Deeble, & celle d'Ostin, Sixmen's-Bay; & du côté le plus Occidental de l'Isle, Cliff's-Bay; sans compter plusieurs autres petites Bayes, qui sont sans noms, ou qui portent celui du Chef de la Plantation voisine; j'observai aussi plusieurs torrens, qu'on honore du nom de Rivières, tels que celui de Hockletoncliff, dans la Paroisse de Saint-Joseph, qui se jette dans la Mer à un mille de la Rivière de ce dernier nom; le torrent de Hatches, dans la Paroisse de Saint-Jean, & celui de la Paroisse Saint-Philippe, qui se perd avant que d'arriver à la Mer; on trouve aussi de côté & d'autre des mares ou des étangs, qui ont été ouverts pour la commodité de l'eau. Entre Bridgetown & Fontabel, est un ruisseau qu'on appelle la Rivière Indienne, Indian River, qui roule assez d'eau pour aller jusqu'à la Mer.

La ligne, qui environne l'Isle presqu'entiere, consiste dans un fossé & un parapet de sable, haut de dix pieds, devant lequel est une forte haye d'épines, dont les pointes sont capables de faire des blessures dangereuses.

Une rareté particuliere à cette Isle, c'est le nombre extraordinaire de vastes caves qu'on y trouve de tous côtés. Il y en a de plusieurs milles de longueur, & dans lesquelles il coule souvent un ruisseau. Les Nègres s'y cachent lorsqu'ils ont quelque chose à redouter de la colere de leurs Maîtres. On prétend qu'elles servoient de retraite aux Caraïbes, lorsqu'ils possedoient ce Pays; mais il est incertain s'ils l'ont jamais possedé.

Il y a peu d'édifices publics dans l'Isle de la Barbade. Les Négocians ont apporté, jusqu'à present, moins de soins à l'embellissement de leur demeure, qu'à l'augmentation de leurs richesses. Il n'y a que les Églises, la Maison du Gouverneur, & la Salle du Conseil qui soient bâties réguliérement. Les Maisons y sont extrêmement basses, & c'est apparemment la crainte d'un nouvel ouragan, tel que celui de 1667, par lequel tous les Édifices furent abbattus, qui empêche qu'on ne leur donne plus d'élévation. On n'y voit point de tapisseries, quoique l'humidité de l'air rende les appartemens fort mal sains; mais la même raison fait appréhender que les tapisseries ne fussent exposées trop-tôt à la pourriture. Cependant on trouve par-tout, sinon de l'élégance, du moins de la propreté & de la commodité.

On peut s'imaginer que le terroir de la Barbade est un des plus fertiles de l'Univers, puisque dès les premiers essais qu'on en a faits pour les cannes de sucre, il a rendu annuellement une moisson prodigieuse. Quoiqu'il ait aujourd'hui moins de fécondité, ce qui n'est pas surprenant après qu'on en a tiré tant de richesses, il ne laisse pas, avec un peu de culture, de produire encore des trésors si considérables qu'on a peine à se le persuader quand on ne connoît point le commerce de cette Isle. Chaque acre de terre, l'un portant l'autre, rend tous les ans à l'Angleterre 10 Schellings, qui font près de douze livres de France, sans y comprendre le profit du Plantateur, & l'entretien de plusieurs milliers de personnes qui vivent de ce commerce à la Barbade & à Londres. Enfin l'on ne connoît point de terre plus féconde. Les quartiers mêmes qui le sont le moins, tels que celui de Bridgetown, qui est fort sablonneux, rapportent abondamment pendant toute l'année. Les arbres & les campagnes y sont toujours couverts de verdure. On y voit constamment des fleurs & des fruits, c'est-à-dire, tous les agrémens, & toutes les promesses du Printemps, avec l'utile maturité de l'automne. Les Habitans y sont occupés sans cesse à semer ou à planter; mais sur-tout au mois de Mai & de Novembre, qui sont les saisons où l'on confie à la terre le bled des Indes, les patates, & toutes sortes de légumes.

On ne distinguoit d'abord aucune saison particuliere pour les cannes de sucre, parce que toutes les saisons étoient également favorables. Mais depuis qu'on s'est apperçû de quelque épuisement de la terre, qui a fait prendre le parti de la cultiver réguliérement, la saison pour planter les cannes de sucre est entre le mois d'Août & celui de Janvier.

Le sucre est la principale production de la Barbade. Les autres sont l'indigo, le cotton, le gingembre, & plusieurs sortes de bois, de plantes, de fruits, & de légumes, dont on trouve la description dans plusieurs Livres. Rien n'égale la beauté des jardins, dès qu'on donne le moindre soin à leur culture. Toutes les peintures qu'on fait des Champs Élisées n'approche point de ce spectacle. On trouve aussi dans l'Isle toutes les especes d'animaux que nous avons en Europe, avec plusieurs autres, tant de mer que de terre, qui sont inconnus dans d'autres lieux, & dont on trouve les noms & les proprietés dans M. Ligon, & dans le Docteur Stubs.

Une remarque à l'avantage de la Barbade, c'est que la plûpart des Chefs de Plantations sont des gens de qualité; ce qui lui donne une sorte de supériorité sur toutes les autres Colonies de l'Amérique, où l'on sçait que les premiers Habitans ont été presque tous des gens sans nom & sans aveu. Il est assez surprenant qu'il s'y trouve un Paléologue, descendu, suivant les prétentions de sa famille, des anciens Empereurs du même nom. C'est apparemment pour soutenir ces idées de Noblesse, que les Rois d'Angleterre créent souvent Chevaliers Baronets les plus riches Négocians de la Barbade. Il y en eut treize de créés tout-d'un-coup en 1661.

L'excellence du Pays y attira tant de monde dès l'origine de notre établissement, que vingt ans après, la milice y étoit plus nombreuse qu'elle ne l'est aujourd'hui à la Virginie, qui a cinquante fois plus d'étendue. On y comptoit alors onze mille hommes, tant d'Infanterie que de Cavalerie. Ce nombre se trouva si considérablement augmenté en 1676, sous le Gouvernement du Chevalier Jonathas Atkins, qu'on y en comptoit vingt mille, & cinquante mille habitans venus d'Europe, ou descendus de familles Européennes, avec quatre-vingt mille Nègres; ce qui faisoit en tout plus de cent cinquante mille âmes, dans une Isle qui n'est gueres plus grande que celle de Wight. Nous n'avons point de Provinces en Angleterre qui soient si peuplées. L'Angleterre contient quatre cent fois plus de terrein que la Barbade, & devroit avoir par conséquent cinquante millions d'habitans en proportionnant sur cette régle le nombre à l'étendue; tandis que, suivant tous les calculs, elle n'en a pas sept millions.

Cependant cette quantité de monde est fort diminuée à la Barbade depuis la retraite de plusieurs riches Négocians qui sont venus joüir de leur fortune en Europe, & par une funeste maladie qui fut apportée dans l'Isle en 1691. Il y est mort tant de Maîtres & d'Esclaves, qu'on n'y compte plus que sept mille hommes de milice, vingt-cinq mille habitans Anglois, & soixante ou soixante-dix mille Nègres. On distingue les Habitans en trois ordres: les Maîtres, qui sont, ou Anglois, ou Écossois, ou Irlandois, avec un petit nombre de Hollandois, de François, & de Juifs Portugais; les Domestiques blancs, & les Esclaves. Il y a des Domestiques blancs de deux sortes: ceux qui s'engagent volontairement en Europe, pour aller servir à la Barbade l'espace de quatre ans ou davantage; & ceux qui sont transportés en punition de quelque crime. Les honnêtes gens de l'Isle méprisoient autrefois ceux-ci jusqu'à refuser de s'en servir; mais les ravages de la maladie, & ceux de la guerre, les ont forcés d'employer tout ce qui se presente. À l'égard des autres, la plûpart sont de pauvres gens, que la misere, ou quelque sujet de chagrin a chassés de leur Patrie, & qui, après avoir rempli l'engagement de leur servitude, trouvent quelquefois le moyen de former une bonne Plantation qui les enrichit.

Les Maîtres vivent dans leurs Plantations comme autant de petits Souverains. Ils ont leurs domestiques pour le service de leur maison, & pour l'ouvrage de la campagne. Leur table est bien servie, leur suite nombreuse, leurs carosses, & leurs livrées beaucoup plus magnifiques que les équipages de Londres. Outre le train de terre, les plus riches ont des Barques fort ornées sur lesquelles ils se plaisent à faire le tour de l'Isle. Les Dames y sont vêtuës avec autant de goût, & de propreté que de magnificence. Leurs societés ne sont pas moins agréables que celles de Londres, ou du moins l'emportent beaucoup sur celles des plus honnêtes gens de nos Provinces. La générosité, la politesse, l'hospitalité, régnent dans toutes les parties de l'Isle. Leur nourriture commune est la même qu'en Angleterre; mais rien n'est comparable à la beauté de leurs desserts, qui sont composés de mille choses délicieuses que l'Isle produit en abondance. Cependant ils sont obligés de tirer leur farine, leurs vins, & presque toutes leurs liqueurs, de l'Europe. Un Domestique blanc s'achete vingt livres sterling, ou plus s'il sçait quelque métier; une femme dix livres, lorsqu'elle est jolie. Ils redeviennent libres lorsque le tems de leur service est expiré. La condition des Esclaves Nègres est fort misérable, parce que leur servitude dure toute leur vie. Ils coutent ordinairement trente ou quarante livres sterling; mais il s'en trouve de si habiles qu'on ne fait pas difficulté d'en donner jusqu'à deux ou trois cens livres sterling.

On les achete par lots sur les Navires qui les apportent de Guinée. Les Maîtres leur laissent la liberté de prendre deux ou trois femmes, dans l'espérance d'une plus grande multiplication; mais j'ai remarqué au contraire que l'excès du plaisir les énerve. Les femmes sont fidelles à celui qui passe pour leur mari, & l'adultere est regardé entr'eux comme un grand crime. Il y en a peu qui marquent du penchant pour le Christianisme. On ne leur impose là-dessus aucune loi; mais il est faux qu'on s'oppose à leur conversion. Ce changement n'en apporteroit point à leur état, & ne diminuëroit pas l'empire absolu que leurs Maîtres ont sur eux. La plûpart sont perfides & dissimulés; leur nombre, qui est au moins de trois pour un blanc, les rend si dangereux, qu'on est obligé, pour les tenir dans la soumission, de les traiter avec beaucoup de rigueur. D'ailleurs, la paresse & l'imprudence sont deux autres vices dont on en trouve très-peu d'exempts. Il est arrivé mille fois qu'un Nègre a ruiné la Plantation de son Maître par le feu, sans qu'on ait pû découvrir si c'étoit négligence ou malignité. On est surpris en Europe que leur multitude ne les encourage pas plus souvent à la révolte. Nos Anglois, à qui j'ai marqué le même étonnement, m'ont répondu que la plûpart étant de différentes Régions d'Afrique, vivent non-seulement sans le moindre commerce les uns avec les autres, mais avec une haine mutuelle, qui va jusqu'à les empêcher de se rendre certains services dont l'occasion se présente continuellement, & qui pourroient les soulager dans leur misere. D'ailleurs, on les entretient dans une si furieuse crainte des armes à feu, qu'à peine osent-ils lever les yeux sur un fusil. Lorsque les Troupes font l'exercice ou passent en revûë, on voit tous les Nègres tremblans comme s'ils croioient toucher à la derniere heure de leur vie. Ils sont tous Idolâtres, & l'on prétend que c'est le Diable qu'ils adorent. Mais un Maître ne s'attache guéres à pénétrer quelle est la Religion de ses Esclaves. Les Nègres Créoles sont moins grossiers. Les enfans des Afriquains perdent aussi quelque chose de la férocité de leurs peres.

Le Docteur Towns prétend que le sang des Nègres est aussi noir que leur peau. Il a vû, dit-il, tirer du sang à vingt au moins de ces malheureux, soit dans la santé ou la maladie, & la superficie en étoit aussi noire que le paroît notre sang lorsqu'on l'a conservé pendant quelques jours dans un bassin. Il en conclut que la noirceur est une qualité qui leur est absolument naturelle, & qui ne leur est pas communiquée par l'ardeur du Soleil; d'autan-plus, ajoute-t'il, que les autres créatures qui vivent sous le même climat ont le sang aussi vermeil que nous l'avons en Angleterre.

Mais avec quelque habileté que le Docteur ait communiqué cette prétendue découverte à la Société Royale, j'ai sçu de plusieurs honnêtes gens de la Barbade, ce qu'il ne m'étoit pas venu à l'esprit d'éclaircir dans mes deux voyages d'Afrique: 1º. Que par des expériences continuelles, ils étoient surs que le sang des Nègres n'est pas différent du nôtre: 2º. Qu'il est même arrivé plus d'une fois que par divers accidens un Nègre est devenu presque aussi blanc que nous. On me raconta l'exemple récent d'un Esclave du Colonel Titcomb, qui s'étoit tellement brûlé dans une chaudiere de sucre, qu'il s'étoit élevé dans toutes les parties de son corps une multitude infinie de pustules blanches. À mesure qu'il se rétablit, sa peau acquit une parfaite blancheur, & devint si tendre qu'elle étoit blessée de l'ardeur ordinaire du Soleil; de sorte que, par un sentiment d'humanité, son Maître le fit revêtir d'habits comme un domestique blanc. Les Médecins de Bridgetown, qui ont fait la dissection de plusieurs Nègres, m'ont assuré aussi qu'il n'y avoit aucune différence entre les parties intérieures de leur corps, & celles des Habitans de l'Europe.

Un Chef de Plantation a sa demeure au milieu de ses Nègres; c'est-à-dire, qu'étant logé avec toutes les commodités possibles, pour lui & pour tous les domestiques qui le servent dans sa maison; il est environné, à quelque distance, des huttes de ses Esclaves, qui forment de petits Villages dont il est le souverain Maître. Leur nourriture est fort misérable, elle consiste en légumes & en fruits, que leurs femmes cultivent, avec quelques morceaux de porc salé qu'on leur accorde deux ou trois fois la semaine. Lorsqu'il meurt quelques bestiaux de maladie, ils se jettent sur cette proie, que les domestiques blancs dédaignent, & rien ne peut representer l'avidité avec laquelle ils s'en remplissent l'estomac.

Les amusemens des Nègres consistent à danser le Dimanche au son de deux instrumens qui forment une mélodie fort bizarre, ou à lutter, les hommes pêle-mêle avec les femmes. Les Anglois n'ont guéres d'autres plaisirs que celui de la table & des cartes, ou des autres jeux de hazard. Il reste dans le bois quelques animaux sauvages; mais en général le Pays n'est pas propre à la chasse. Les bals sont fort en usage entre les jeunes gens, tandis que ceux d'un âge plus avancé employent une partie du jour à boire. Le vin de Madère, quoique trop chaud peut-être pour un climat qui l'est beaucoup aussi, fait leurs plus cheres délices; & ce n'est point une chose rare pour un homme en bonne santé, que d'en boire chaque jour cinq ou six bouteilles. Ils en previennent les mauvais effets en se procurant des sueurs abondantes. Une proprieté du vin de Madère, du moins à la Barbade, est de ne pouvoir se conserver dans une cave fraîche. Les vins de France & du Rhin y perdent leur force, quelque moyen qu'on employe pour les soutenir, & celui de Canarie n'y est point estimé.

Il est venu quelquefois à la Barbade des Troupes de Comédiens de Londres, qui n'ont point eu sujet de se repentir du voyage. Nous trouvâmes à Bridgetown des Marionetes nouvellement arrivées, & nous admirâmes l'ardeur des plus honnêtes gens à se procurer tous les jours la vûe d'un spectacle si puérile. La Salle des representations étoit mieux ornée que celles des plus célebres assemblées d'Angleterre, & le prix fort supérieur à celui des Théâtres de Londres.

Parmi toutes ces observations, je me gardai bien de négliger celles qui pouvoient m'apporter de nouvelles lumiéres pour le commerce. Quoique le sucre fasse le principal fond des richesses de l'Isle, il y a fait naître tant d'autres moyens de s'enrichir, que ce ne sont pas aujourd'hui les Chefs des Plantations qui passent pour les plus opulens. Si l'on considere combien de gens sont employés dans ce petit coin du monde, on ne sera pas surpris que les seules nécessités des Habitans forment une carriere fort vaste pour toutes sortes de Négoces. Il ne partoit point autrefois, moins de quatre cens Vaisseaux de la Barbade, richement chargés pour Londres; d'où l'on peut inferer quelle prodigieuse quantité de mains étoient employées à ces expéditions. La seule subsistance de tant de bouches entraînoit un commerce à la nouvelle Angleterre & à la Caroline, pour les provisions; au nouvel Yorck & à la Virginie, pour le pain, la farine, le Porc, le bled d'Inde & le tabac; en Guinée, pour les Nègres; à Madère, pour le vin; aux Terceres & à Fyall, pour le vin & l'eau-de-vie; aux Isles de May & de Curacao, pour le sel; & en Irlande, pour le bœuf & le porc. Mais depuis la grande guerre du commencement de ce siécle, ce nombre de quatre cens Vaisseaux est diminué à 250; ce qui ne laisse pas de porter plus de sucre en Europe que toutes les autres Isles n'en fournissent ensemble. Dans l'origine, les Habitans plantérent aussi du Tabac, qu'ils envoyoient en Angleterre; mais il se trouva si mauvais qu'on fut obligé d'abandonner ce commerce. Celui de l'indigo succeda; mais l'Isle en produit à present fort peu. Le gimgembre & le coton en viennent toujours avec abondance. Les Marchands de la Barbade tirent cinq pour cent pour les commissions de vente & de retour.

Malgré la chaleur du climat l'air y est si humide que le fer le plus net ne peut être exposé une nuit à l'air sans être couvert de roüille le lendemain; ce qui augmente beaucoup le commerce des instrumens de fer. Le cuivre est d'un grand usage pour la fabrique du sucre. Il est remarquable que les horloges & les montres vont rarement bien dans l'Isle; mais je suis persuadé que la faute vient des Ouvriers, ou peut-être encore plus de la négligence des Habitans, qui ne prennent pas soin assez souvent de nettoyer les ressorts. Je connois un honnête homme, qui, ayant porté à la Bardade une montre qu'il avoit déja depuis quatre ans, l'y conserva saine & réguliere pendant sept autres années, sans y avoir fait faire la moindre réparation. C'en est assez pour accuser d'erreur ceux qui attribuent le désordre de leurs montres au climat. Il n'y a point d'especes de marchandises qui ne puissent être portées à la Barbade avec la certitude d'un prompt débit, parce que tout le monde y est riche, & que l'Isle manque de la plûpart des biens de l'Europe.

Sous le régne de Charles II. la Barbade, & nos autres Isles, furent accusées de faire enlever en Angleterre de jeunes enfans, qu'on transportoit sur les Vaisseaux sans la participation de leurs parens. Le Chevalier William Hayman, fameux Marchand de Bristol, fut obligé de se défendre contre cette accusation devant la Justice, & ne parvint jamais à se justifier clairement; mais les loix ont été si severes en Angleterre & dans les Colonies, qu'elles ont fait abandonner cet odieux trafic.

Comme nous avions pris des Lettres à la Jamaïque, pour deux Anglois qui faisoient depuis quelque tems leur séjour à Sainte-Lucie, M. Rindekly me proposa de faire le voyage de cette Isle, qui n'est guéres à plus de vingt lieuës de la Barbade, & j'approuvai le motif qui le portoit à me faire cette proposition. Nos Perles, étant un trésor sur lequel nous fondions de hautes espérances, il jugea qu'il n'y avoit point de précautions trop grandes pour la sûreté d'un tel dépôt; & que sans nous défier d'aucun des Marchands pour lesquels nous avions des Lettres, la prudence nous obligeoit de mettre nos richesses en differentes mains. Il avoit choisi à Bridgetown, le Chevalier John Worsum pour notre Dépositaire, & notre Correspondant dans la suite de nos entreprises. Après lui avoit remis deux de nos trois caisses, il me chargea de porter l'autre, qui contenoit presque autant de Perles que les deux premières, à M. Rytwood, à qui nous étions recommandés dans l'Isle de Sainte-Lucie.

Notre espérance étoit, qu'à la faveur du commerce qu'il faisoit à la Martinique, dans un tems où la paix étoit bien établie entre les deux Couronnes, il trouveroit le moyen de faire passer sûrement cette partie de notre bien en Angleterre, par la route de France.

Je partis, avec quatre de nos gens, dans une espece de Pacquebot, qui fait réguliérement cette route une fois chaque semaine. Nous arrivâmes le soir du même jour, & d'assez bonne heure pour observer toute la grandeur de l'Isle, qui est longue d'environ vingt-deux milles, sur onze de largeur. Elle est coupée par quelques Montagnes; mais la plus grande partie du terroir est excellente, & fort bien arrosée par quelques Rivières, ce qui lui donne un avantage considérable sur la Barbade. L'air y est aussi plus sain; & l'on attribue cette difference aux vents d'Est, qui tempere d'autant plus les ardeurs du climat, que l'Isle a moins de largeur, & que les Montagnes n'y sont pas fort élevées. Elle est remplie de grands arbres, qui fournissent d'excellent bois pour les édifices, & pour les moulins à vent; avantage dont la Barbade se ressent. Entre plusieurs bons Ports, on estime beaucoup celui qui porte le nom de Little Carenage, où nos Anglois ont pensé long-tems à se fortifier.

Mais la France & l'Angleterre ayant fait inutilement diverses tentatives pour se mettre en possession de Sainte-Lucie, on en étoit revenu à l'ancienne convention, qui étoit d'user librement des avantages de l'Ile, sans aucune préférence entre les deux Nations. M. Rytwood y avoit jetté comme au hazard les fondemens d'une habitation; & ne pensant point à troubler les François, qui avoient formé la même entreprise dans plusieurs autres quartiers, il n'étoit point interrompu dans la sienne. Il nous dit que de quelque manière que les affaires pussent tourner, il avoit déjà tiré assez de profit de son travail pour ne pas regretter ses premiers frais, ni même la perte de ce qu'il employoit actuellement à le continuer. Il ne me fit pas pénetrer dans le fond de son commerce; mais en considerant le petit nombre de ses Ouvriers, le peu d'espace qu'il avoit défriché, & surtout l'etroite liaison qu'il avoit avec diverses François de l'Ile, & même de la Martinique; je n'eûs pas de peine à juger que ses principales affaires étoient secrettes, & qu'il tiroit adroitement parti du voisinage des deux Nations.

Il nous reçut avec beaucoup de caresses. Entre diverses recits de ses voïages il nous en fit un fort étendu de la fameuse navigation du Duc & de la Duchesse, deux Vaisseaux de Bristol, qui firent le tour du monde dans le cours des années 1708, 1709, 1710 & 1711. Il étoit Contremaître du Duc. Mais la relation de cette grande entreprise ayant été publiée à Londres en 1712, par le Capitaine Édouard Cooke, je n'en donnerai place ici qu'à ce qui peut eclaircir un fait assez interessant, dont on a négligé les circonstances dans le premier volume. Le Capitaine Cooke parle d'un William Selkirk, qui ayant été abandonné dans l'Ile de Fernandez y passa quatre ans & quatre mois sans aucune societé humaine. M. Rytwood nous apprit d'abord que ce malheureux solitaire se nommoit Selcrag, ce qu'il nous prouva aussi-tôt par la lecture même de son Journal, où il avoit eu soin de lui faire signer de sa propre main la vérité de son avanture; ensuite il nous lut ce qu'il me permit de transcrire dans le peu de tems que nous passâmes à Sainte Lucie.

»Le Duc & la Duchesse s'étant approchés de l'Ile de Fernandez, qui passoit alors pour deserte, depuis que les Habitans Espagnols avoient trouvé plus d'avantage à se retirer au continent; quelques gens de l'Équipage découvrirent sur la côte un homme qui faisoit voltiger une sorte de Pavillon blanc. On depêcha aussi-tôt l'Esquif du Duc, & j'en pris moi-même la conduite. À mesure que nous approchâmes du rivage, nous entendîmes clairement que l'Étranger imploroit notre secours en langue Anglose. Je lui criai de me montrer un endroit où nous pussions aborder sans peril. Il me donna de fort bonnes explications; & tandis, que nous remontions à force de rames vers le lieu qu'il m'avoit marqué, nous le vîmes courir au long de la côte avec autant de vitesse que l'animal le plus leger. Lorsque nous eûmes pris terre, il nous embrassa tous successivement avec des transports de joie, qui lui ôterent pendant quelque tems le pouvoir de parler. Enfin s'étant assuré par ma promesse que nous le prendrions à bord, il nous offrit de nous conduire à son habitation. Le chemin, n'en étoit pas long, mais il me parut fort difficile. Cependant le désir de voir un spectacle si extraordinaire, me fit hazarder l'entreprise avec deux de mes Matelots. Il fallut grimper sur plusieurs Rochers escarpés, pour arriver par cette voie sur un terrain fort agréable, couvert de verdure & planté de plusieurs arbres. Il y avoit deux petites cabanes, composées de terre & de branches, dont l'une servoit de logement à Selcrag & l'autre de cuisine: l'ameublement étoit conforme à la nature de l'édifice. Il consistoit en plusieurs peaux de chevres ou de boucs, étendues au long des murs, & sur des pierres assez unies qui servoient de planches. Une marmite de fer, une broche à rotir, & un grand couteau composoient tout le reste des meubles. À quelques pas de l'habitation étoit un petit troupeau de chevres que Selcrag avoit trouvé le moyen de prendre toutes jeunes, & qu'il avoit apprivoisées. Il en tua, sur le champ, une des plus grasses, dont il nous fit rotir les meilleurs parties; & pour des gens qui étoient depuis plus de trois mois en mer, ce repas grossier fut un festin delicieux. Nous le pressâmes de quitter promptement son désert, pour dissiper l'inquietude où l'on pouvoit être de notre rétardement. Il nous suivit volontiers: nous emportâmes une partie de ses chevres dans la Chaloupe.

»L'explication qu'il nous donna de son avanture se réduisit aux circonstances suivantes. Il étoit Matelot de la Frégate les Cinq-ports, qui avoit touché à l'Ile de Fernandez il y avoit quatre ans & quatre mois. Une querelle sanglante qu'il avoit euë avec un de ses compagnons lui avoit fait prendre le parti de s'échapper, pour se mettre à couvert du châtiment. Dans l'incertitude des ressources nécessaires à la vie, il s'étoit muni du petit nombre d'instrumens que nous lui avions trouvés, & toute son étude avoit été de se cacher jusqu'au départ de son Vaisseau. Se trouvant seul dans un lieu où les anciens Espagnols n'avoient laissé aucune trace de culture, il avoit été forcé dabord de vivre de coquillages & des autres poissons qu'il pouvoit prendre sur le rivage. Mais ensuite il avoit cherché les moyens de mettre un peu plus de varieté dans ses alimens. L'Ile ne manquoit pas de chevres; la difficulté étoit de les prendre, au milieu des Rocs & des Montagnes, où les blessures qu'il leur faisoit quelquefois à coups de pierres, ne les empechoient pas de se refugier. La faim lui servit de maître; il s'accoutuma si bien à grimper & à courir lui-même sur les rochers, qu'il se saisit de plusieurs jeunes chevres; & se perfectionnant tous les jours dans cette exercice, il y acquit tant d'habileté, qu'il n'y avoit plus aucun de ces animaux qu'il ne fût sûr de prendre quand il s'étoit mis à le poursuivre. Sa vie devint ainsi beaucoup plus douce; il ne manquoit ni de chair ni de poisson; differens arbres lui fournissoient du fruit, & l'eau d'une riviere assez fraiche servoit à le préserver de la soif. Quelques Vaisseaux Espagnols avoient touché dans cet intervalle à l'Isle de Fernandez: mais les ayant reconnus, sans s'être laissé découvrir, il avoit mieux aimé demeurer avec ses chevres que d'être obligé de sa liberté à cette Nation. Un jour s'étant approché trop près du rivage, il avoit été poursuivi, & même atteint d'un coup de feu; mais l'agilité de ses jambes l'avoit sauvé du peril. Le plus grand mal qui lui fût arrivé pendant plus de quatre ans, étoit une chûte violente, qui l'avoit précipité du sommet d'un roc dans une vallée. Il n'avoit pû se traîner sans une peine mortelle jusqu'à son habitation, & n'ayant ni Chirurgiens ni remedes, il avoit été obligé d'attendre sa guerison de la nature, qui l'avoit rétabli par degrès. Cet homme extraordinaire étoit né à la Jamaïque, d'un pere Écossois & d'une mere Mosquite.»

Le Journal de M. Rytwood, étoit celui d'un homme de mer, qui s'attache plûtôt à la position des lieux, à la description des Côtes, des Ports, des Bayes, & des Parages, qu'à l'Histoire physique ou morale des païs qu'il visite. Cependant je tombai sur divers traits curieux, dont il m'accorda la communication. Je n'en rapporterai qu'un, dont l'exemple m'a paru singulier pour l'utilité du commerce. Après avoir passé quelque tems dans un Port de Californie, les deux Vaisseaux remirent à la voile, fortifiés de deux autres Bâtimens Anglois qui s'étoient joints à eux. Deux mois de navigation continuelle leur firent trouver la fin de leurs vivres, jusqu'à forcer les Capitaines de réduire leurs gens au quart de leur nourriture ordinaire. Ils étoient dans cet embarras, lorsqu'ils découvrirent les Isles des Larrons. L'Angleterre étant en guerre avec l'Espagne, ils prirent des Pavillons François & Espagnols pour s'approcher de l'Isle de Guam, où la nécessité les forçoit de prendre des rafraîchissemens à toutes sortes de prix. Entre plusieurs Chaloupes qui vinrent au-devant d'eux, & qui se nomment Param dans ce quartier du monde, il en parut une qui étoit envoyée par le Gouverneur Espagnol, pour sçavoir d'eux qui ils étoient & ce qu'ils désiroient; ils retinrent les deux principaux Officiers de cette Députation, & firent partir dans le Param leur interprete, avec cette Lettre au Gouverneur.

»M. nous sommes des Sujets du Roi d'Angleterre, que la disette d'eau & de vivres oblige de s'arrêter dans votre Isle en allant aux Indes Orientales. Quoique la guerre soit allumée dans l'Europe entre nos Maîtres, notre intention n'est pas de vous nuire, parce que nous n'avons point d'autres vûës que celles du commerce, & que notre situation, d'ailleurs, nous ôte l'envie de nous battre. Nous payerons argent comptant, ou par des équivalens de marchandise à votre choix, toutes les provisions dont nous avons besoin. Cependant, si vous abusez de l'embarras où nous sommes, & qu'après une demande si polie vous nous refusiez ce qui nous est nécessaire, notre désespoir nous fera trouver les moyens de nous en ressentir. Nous nous recommandons à votre humanité & à votre honneur, en vous assurant que vous pouvez vous fier entiérement à vos très-humbles Serviteurs, &c.»

Le Gouverneur, qui se nommoit Dom Juan Antonio Pimentel, ne demanda qu'un moment pour faire cette réponse:

»Messieurs, je reçois de vous une Lettre fort civile, dont le Porteur m'apprend l'extrêmité où vous êtes réduits. Je vous réponds avec la même civilité; & je vous offre tout ce que je puis pour votre secours. Mais je dois vous avertir que nous avons ici une maladie fort violente, qui a mis au tombeau une partie de nos Habitans. Quoique vous soyiez nos ennemis, je crois que dans l'état où nous sommes de part & d'autre, nous ne devons nous considerer que sous la qualité d'hommes, & que les devoirs que nous avons à remplir sont ceux de l'humanité. Si vous avez des Prisonniers Espagnols, vous trouverez bon seulement de me les remettre, & je vous accorderai tous les rafraîchissemens que vous désirez de votre très-humble, &c.»

Sur ces assurances les quatre Anglois ne firent pas difficulté de jetter l'ancre, & d'envoyer plusieurs de leurs Officiers au Port d'Umatta. On les y traita si honnêtement, que la confiance étant absolument établie, ils employerent huit jours à se procurer toutes sortes de rafraîchissemens. Mais ce qu'il y eut de plus extraordinaire, c'est que dans la satisfaction mutuelle des deux partis, le Gouverneur, & les principaux de ses Espagnols, s'étant assemblés, de concert avec les Officiers de l'Escadre Angloise, ils convinrent de se donner mutuellement un Certificat de politesse & d'humanité. Voici les termes de celui des Anglois:

»Nous Commandans, & principaux Officiers de quatre Vaisseaux d'Angleterre, reconnoissons ici qu'en arrivant à l'Isle de Guam, dans la nécessité d'un prompt secours de vivres, nous avons trouvé le plus honnête & le plus généreux accueil dans la bonté de l'honorable Dom Juan Antonio Pimentel, Gouverneur & Capitaine Général des Isles Marianes, qui nous a fourni, avec diligence, tout ce que nous avons désiré; & pendant le séjour que nous avons fait dans son Port, nous a traité avec beaucoup d'amitié. En reconnoissance, nous lui avons donné toute la satisfaction, & fait tous les présens que nous avons crû lui devoir; de quoi il a paru si content qu'il nous en a donné une attestation signée de sa main; comme celle-ci l'est aussi de la nôtre. William, Dampier, Robert-Fry, William-Stretton, Thomas-Dover, Woodes-Rogers, Stephen-Courtney, Edward-Cooke, Elias-Rytwood.»

De la part des Espagnols:»Nous, &c. certifions que quatre Vaisseaux Anglois, commandés par les Capitaines Rogers, Courtney, Dover, & Cooke s'étant presentés à l'Isle de Guam dans un grand besoin de provisions, & nous ayant demandé, avec beaucoup de civilité, de leur en accorder autant qu'il nous seroit possible; ils en ont reçu de nous comme ils le désiroient, les ont payées plus du double de leur valeur, & se sont conduits avec tant d'honnêteté que nous leur en donnons volontiers cette attestation signée de notre main. Dom Juan Antonio Pimentel, Gouverneur & Capitaine Général, Dom Juan Antonio Prettana, Dom Sebastian Luiz Romez, Dom Nicolas de la Vega, Dom Juan Nunez.»

Toutes les Cartes se trompent, suivant le Journal de M. Rytwood, sur la position des Isles Marianes, ou des Larrons; il place l'Isle de Guam au 13 degré 30 minutes de latitude du Nord, & au 100 degré 20 minutes de longitude depuis le Cap Saint Luce en Californie. On ne compte pas moins de 2300 lieues de la nouvelle Espagne aux Isles des Larrons; mais les vents de commerce durent si constamment entre les Tropiques, que cette longue course est aisée, & se fait ordinairement dans l'espace d'environ 60 jours.

Les Espagnols de Guam raconterent à M. Rytwood, qu'un de leurs vaisseaux, faisant voile de Manille à la nouvelle Espagne, découvrit plusieurs Isles extrêmement agréables, & fort abondantes en or, en ambre-gris, &c. Ils les nommérent Isles de Salomon. Dans la suite ils ne manquerent pas d'envoyer plusieurs Vaisseaux pour les retrouver; mais toutes leurs recherches ont toujours été sans fruit; & plusieurs Chaloupes, ou Params, qui ont crû pouvoir tenter la même entreprise, ont disparu, sans qu'on en ait jamais entendu parler. On a placé ces Isles, dans les Cartes Espagnoles, au 15 degré 20 minutes de latitude du Nord, trois cens lieues à l'Est des Isles Marianes.

Le même Vaisseau qui les avoit découvertes, ayant besoin de se lester, prit, dans une de ces Isles, de la terre & des pierres pour s'en servir à cet usage. Lorsque le Vaisseau fut arrivé au Port d'Acapulco, & qu'on voulut le mettre en meilleur ordre, on découvrit que les pierres s'étant brisées dans plusieurs endroits, par l'agitation de la Mer, il y paroissoit des veines d'or très-pur. Mais l'étonnement fut bien plus vif pour ceux qui, visitant le foyer de la cuisine, qu'on avoit été obligé de réparer avec de la terre du même lieu, ils trouvérent un lingot d'or qui s'étoit fondu & réduit en masse par la chaleur continuelle du feu. C'est au Lecteur à juger de la vraisemblance de ces deux faits sur le témoignage des Espagnols. M. Rindekly & moi, qui nous étions familiarisés en Afrique avec les événemens de cette nature, nous comprîmes du moins que le récit qu'on avoit fait à M. Ritwood n'étoit pas impossible.

Mais ce que je tirai de plus utile & de plus remarquable du Journal de M. Ritwood fut une Table de la latitude & de la longitude des principaux Ports, Isles, Rivières, Bayes, Caps, & autres lieux remarquables de la Côte Occidentale de l'Amérique dans la Mer du Sud, depuis la Californie au Nord jusqu'au détroit de Magellan au Sud. Je le donnerai ici d'autant plus volontiers, que la mort de M. Rytwood semble m'en laisser la liberté; & qu'en joignant ces importantes observations à la Description des Côtes de la Mer du Sud, qui fut publiée à Londres il y a vingt ans, il ne manquera rien aux Géographes pour faire une Carte exacte de toutes ces Côtes. On place à l'ordinaire le premier Méridien à la pointe la plus Occidentale de la grande Canarie.

  Latit. Longit.
  D. M. D. M.
La Californie,244025515
Sa Pointe Orientale,24425815
Cap Saint-Luc,253025950
Derniere Pointe du Continent,244026055
Rivière de la Salle,233026216
Las Chamitas,225526248
Rivière de Saint-André,22302648
Isles des Trois Maries,22726414
Rivière de San-Milpa,22526423
Boca de las Higueras,213226438
Punta de la Cruz,212626416
Isle de Calisto,201026422
Cap Corrientes,202026520
Juan Ballegas,202826550
Cabo de los Angelos,2020266 
Nouvelle Gallice,202526626
Puerto de la Navidad,201026640
Baye de Santiago,2042668
Rivière de S. Pierre,195226730
Rivière d'Aculima,193026750
Rivière de Sacatula,184026916
Isle de Ladrillos,17522705
Rivière de Gariotas,174027024
Pointe de Siguantanejo,17202704
Rivière de Piticalla,171527055
Rivière de Mitala,17827128
Rivière de Sitala,17402724
Port d'Acapulco,17 2724
Rio de Pescadores,17 27245
Rio de Dom Garcia,1545273 
Punta de la Galera,16827342
Rio Verde,16827345
Mont de Talcamanca,16 27355
Puerto Escondido,155027432
Isle de la Brea,154027445
Rivière de Milcas,1538275 
Rivière de la Galera,15362766
Porto Angeles,15262766
Rivière de Carasco,151827618
Rivière Dicilo,152027640
Porto Aguatulco,153627625
Pointe de Masatetlan,153027746
Isle d'Hata,153027726
Las Salinas,154227826
Baye de Teguantepeque,155027846
Barra de Macias,152027846
Morro,145627947
Cerro de la Encomienda,1458280 
Montbrulant de Soconusco,145128036
Baye de Milpas,14512817
Rivière d'Anabasos,142920220
Rivière de Sapotitlan,144028149
Bar d'Istapa,142428256
Rio Grande,142028340
Rivière de Motualpe,147284 
Port de Sonsonate,14 28453
Côte de Tonela,135028522
Rivière de Lampa,131028630
Rivière de S. Michel,124528746
Baye de Candadilla,123828746
Golphe d'Amapala,12202888
Porto Realejo,123028848
Punta del l'Esto,1140289 
Baye de Tosta,113029010
Golphe del Papayot,111029037
Pointe Sainte Catherine,103428848
Port Delas,1030289 
Morro Hermoso,91729010
Capo Blanco,92029017
Morro de la Ensenada,101029120
Baye de Nicoya,91829149
Port de Caldera,94329227
Rio de la Estrella,9829247
Puerto del Bigles,9  293 
Isle de Cano,84529330
Golfo Dolce,8472935
Port Limones,81729410
Rivière de Chiriqui,837295 
Pueblo Nuevo,72229540
Isle de Quicara,741295 
Baye de Philippinas,71229640
Pointe de Higuera,72129744
Rivière de Mensave,84729740
Rivière de Covita,8129835
Rivière de Parita,81129836
Rivière de Nata,82629837
Port de Villa,82829958
Rivière de Caymito,9929930
Isle d'Otoque,83029937
Isle de Tabuga,84029940
Anson,85529950
Panama,9 30036
Chepillo,9 3011
Pointe des Manglares,85330023
Isle de Contadora,84630032
Isle del Rey,8103005
Cap S. Laurence,81030058
Rivor Congo,75330143
Baye de S. Michel,81830120
Morro Quemado,64530119
Puerto Claro,64630137
Baye de S. François,55030150
Baye de S. Antoine,620302 
Port des Indiens,6143022
Côte d'Anegabas,6553023
Rivière de Sandi,5353025
Isle de Coco,592998
Rivière de Noamas,43830223
Buena Ventura,4 30250
Isle de Malpelo,4 29946
Rivière de Pisco,34530239
Isle Gorgona,31530136
Isle del Gallo,21730040
Baye & Rivière de Mìra,15730026
Isle de Gorgonìlla,15830025
Rivière de Santiago,11429930
Cap S. François, 5029957
Rivière Juma, 529844
Cap Passado au Sud, 829832
Baye de Carascas, 2829843
Baye de Manta, 5029831
Isle de Plata,11529815
Isle de Salango,14029825
Rivière de Coloncha,2 29818
Boca Chica,240299 
Baye de Chanduy,226299
Isle de Puna,25429910
Isle de Santa Clara,32329850
Isle Verde,22629948
Rivière del Bucy,34029920
Mancora,41029817
Isle Lobos de Paita,52529840
Rivière de Sana,64029937
Port Cheripe,7 29950
Malabrigo,73030018
Guanchaco,8 30050
Port & Isle Santa,9 3012
Guambacho,92030120
Casma,92830130
Bermejo,94030138
Isle de Sangalla,14530235
S. Nicolas,15630440
S. Jean,171530415
Isle de Guana,16403089
Port Arica,18 3118
Algodovales,213031115
Port Betas,244531142
Port Guasco,28303113
Isle de Paxaros,294631010
Coquimbo,30 31046
Isle de S Felix,261530315
Rivière de Conchali,212631050
Port Guillermo,3141311 
Papudo,322531129
Port S. Antoine,33293118
Topocalma,34 31057
Rivière de Maule,35 31130
Port de la Conception,363031120
Isle de Quiriquina,364231110
Isle de Jean Fernandez,335030517
Isle de Sainte Marie,3714311 
Isle de Mocha,382831046
Rivière de Tolten,391231121
Valdinia,40 31110
Rio Bueno,402031117
Pointe Cilan,42 311 
Isle de Guafo,442031046
Corcobado,4330313 
Cap Corzo,463531222

Les deux Couronnes jouissant d'une paix bien cimentée durant la Régence, nos Vaisseaux & nos Marchands étoient aussi libres à la Martinique que dans nos Isles; M. Rytwood ne faisoit pas moins de commerce avec les François qu'avec la Jamaïque & la Barbade: & c'étoit précisement cette raison qui nous avoit fait penser à lui confier une partie de nos perles, dans l'esperance qu'il lui seroit aisé de les faire passer en France, où notre dessein étoit de faire valoir cette partie, comme nous destinions l'autre pour l'Angleterre. La probité de cette honnête Négociant étoit aussi bien établie que sa fortune. Aussi avions nous conçu qu'il me suffiroit de lui expliquer nos intentions: mais il y trouva des difficultés. Comme il ne pouvoit embarquer nos richesses à la Martinique sans la participation des Officiers de la Douanne, il me fit craindre que des Effets si peu ordinaires dans le commerce des deux Nations, ne fissent naître quelques obstacles qui entraîneroient des explications dangereuses. Nous n'étions pas bien avec l'Espagne: on pouvoit soupçonner naturellement que nos perles étoient la dépoüille de quelque Vaisseau Espagnol; & la France qui s'étoit reconciliée depuis peu de tems avec cette Couronne évitoit toutes les occasions de se mêler dans notre querelle. Enfin M. Rytwood me déclara qu'il ne répondoit point du sort de nos perles lorsqu'elles seroient sorties de ses mains. Je fus effraié de cette déclaration, & je pris le parti de remporter mes perles à la Barbade.

M. Rindekly me reprocha beaucoup d'avoir été trop timide, & nos Correspondans de Bridgetown nous prouverent par quantité d'exemples que les François étoient fort éloignés d'avoir des complaisances excessives pour les Espagnols. Nos trois caisses n'en demeurerent pas moins à la Barbade, comme si le Ciel qui ne vouloit pas que ce Trésor arrivât jamais en Europe nous eût coupé la voie la plus sûre pour l'y faire transporter.

Il y avoit trois semaines que nous étions à Bridgetown, & la crainte que nous avions eûë d'être recherchés par les Espagnols ne pouvant plus nous causer d'inquietude, nous remîmes à la voile pour nous rapprocher du continent. M. Rindekly m'avoit fait l'ouverture de ses nouveaux desseins; il vouloit gagner le Rio de la Hacha, sous les mêmes prétextes qui nous avoient heureusement reussi dans l'Isle de Cube, & remonter s'il étoit possible jusqu'à Rancherias, où il y avoit peu d'apparence que dans la saison où nous étions, nous pussions rencontrer beaucoup d'obstacles de la part des Espagnols. La Marguerite n'étoit rien en comparaison des esperances qu'il se formoit à Rancherias, non seulement pour les perles dont on prétend que la pêche y est fort abondante, mais pour l'or même qui s'y rassemble de diverses parties de ces riches Provinces. Nous rentrâmes dans la Mer du Nord, & nous avions déjà passé les petites Antilles, lorsqu'en doublant le Cap de Vela nous apperçumes trois Gardes-Côtes qui nous avoient decouverts avant que nous les eussions observés, & qui vinrent à notre rencontre avec toutes leurs Voiles. Il ne falloit rien esperer de la force contre trois Vaisseaux si bien armés. M. Rindekly recommanda soigneusement à tout l'Équipage de s'observer dans les discours, & d'éviter particulierement les détails qui auroient rapport à la Marguerite. Ensuite loin de faire voir de la défiance ou de la crainte, il se mit dans la Chaloupe avec quatre hommes seulement, pour aller au devant de nos Ennemis. Ils le reçurent à bord. Pendant plus d'une heure nous fûmes incertains de la manière dont il y étoit traité; mais les trois Gardes-Côtes s'étant approchés de nous à la portée du Canon, nous vîmes descendre plusieurs Espagnols dans leurs propres Chaloupes avec lesquels ils arriverent promptement à nous. Nous ne leur disputâmes rien. Ils monterent dans notre Vaisseau au nombre de douze, & s'arrêtant peu aux politesses avec lesquelles je les reçus, ils examinerent avec soin l'état de nos forces & la nature de nos provisions. Dans quelques discours qui leur échapperent j'entrevis autant de chagrin que de soupçons. Cependant après avoir fini leurs recherches, ils dépêcherent deux de leurs hommes dans une Chaloupe pour aller rendre compte apparemment de leurs observations à leurs Chefs. Tout notre Équipage murmuroit interieurement de cet air d'autorité, & mon principal soin étoit de le contenir: mais ne pouvant douter que M. Rindekly n'eût donné le tour le plus favorable à notre Commission, je supportois tranquillement des hauteurs qui pouvoient n'être que l'effet ordinaire du caractere Espagnol. M. Rindekly m'envoya aussi-tôt par un de ses gens l'ordre de le suivre. J'appris de son Messager qu'on ne lui avoit fait aucune violence. Mais les Capitaines Gardes-Côtes affectant de ne se pas fier à ses Passeports & à fa commission lui avoient déclaré qu'il falloit demeurer dans leur bord jusqu'à Carthagène, & M. Rindekly loin d'en marquer du chagrin leur avoit témoigné que dans le dessein où il étoit d'y aller volontairement, il acceptoit volontiers leur compagnie & leur escorte.

Ce contretems ne pouvoit avoir apparemment d'autre effet que de nous ôter le pouvoir d'aller à la Hacha, car nous ne devions pas esperer de sortir de Carthagène sans être observés, mais la direction de notre route étoit un soin qui n'appartenoit point aux circonstances. Nous suivîmes la loi de nos Guides jusqu'à Bocachica, d'où ils donnerent avis au Gouverneur de notre arrivée & de nos intentions. On nous apporta la permission d'entrer dans le Port, mais celle de débarquer ne fut accordée qu'au Capitaine avec quatre personnes de l'Équipage. Ces précautions nous surprirent peu. M. Rindekly me pria de demeurer à bord; mais le désir de vérifier par mes propres yeux la description que j'avois de Carthagène me fit souhaiter de gagner le rivage avec lui. Je n'oubliai point mon Journal, qui commençoit à grossir par le peu d'ordre que j'avois mis jusqu'alors dans mes Relations. On nous épargna le soin de nous procurer un logement en nous conduisant dans une grande maison d'où l'on nous déclara que nous ne devions point sortir sans l'ordre du Gouverneur: on ajoûta que tout ce qui seroit nécessaire pour les besoins de la vie, nous seroit fourni soigneusement à juste prix. Dès le premier jour, qui nous fut accordé pour nous reposer, un jeune Espagnol qui s'introduisit dans la chambre de M. Rindekly, se jetta à ses genoux pour le supplier de le recevoir dans notre Vaisseau & de le transporter dans quelqu'une de nos Colonies. J'étois présent à cette priere; je demandai au jeune homme s'il avoit formé seul ce dessein; il me confessa en rougissant qu'il devoit être accompagné d'une Demoiselle qui l'aimoit assez pour le suivre. Le service qu'il désiroit de nous devenant beaucoup plus important par cet aveu, nous lui en représentâmes le danger: mais il ne nous répondit que par de nouvelles instances; & pour nous attendrir en sa faveur, il nous raconta l'histoire de ses amours. Sa Maîtresse se nommoit Helena Parez: elle étoit fille unique d'un pere fort riche, qui la persecutoit depuis deux ans pour lui faire épouser un homme qu'elle haïssoit. Leur amour avoit commencé dès l'Enfance, & quoiqu'il n'eût point autant de biens qu'Hélena, sa naissance & sa fortune n'étoient pas méprisables. Il s'etoit fait proposer à Parez pour épouser sa fille; mais ce pere dur & opiniâtre avoit juré de suivre son premier choix. Dans l'intervale, Helena s'étoit liée à lui par tant de sermens & par les marques d'une si forte tendresse qu'il ne manquoit à leur mariage que la bénédiction du Prêtre. Ils s'étoient vûs avec des peines & des risques infinis, tantôt sortant la nuit pour la passer exposés à toutes les injures de l'air, tantôt escaladant les murs & les maisons pour s'introduire dans un appartement, & n'ayant mis jusqu'alors personne dans leur confidence. Enfin les persécutions du pere redoublant tous les jours, ils étoient persuadés qu'il ne leur restoit point d'autre ressource que la fuite; & leur espérance étoit, qu'après s'être mis en sureté ils se reconcilieroient aisément avec un pere qui n'avoit rien après tout de si cher que sa fille; ou s'ils y trouvoient trop de difficultés, ils étoient resolus de s'établir dans le premier lieu où leur amour ne seroit point traversé. M. Rindekly, qui avoit le cœur fort sensible, étoit porté à les satisfaire, en prenant de justes mesures pour assurer leur évasion: je n'en aurois pas été plus éloigné que lui, si j'y eusse vû la moindre facilité. Mais quelle apparence de leur rendre ce service, lorsqu'à-peine étions-nous sûrs de notre propre liberté. Cependant après en avoit conféré quelques momens, nous promîmes au jeune homme que s'il pouvoit gagner le bord de la Mer avec sa Maîtresse & nous joindre à la sortie du Port, nous ne ferions pas difficulté de le recevoir. Il parut transporté de notre promesse. Je le fis souvenir que dans une entreprise de cette nature, il ne falloit pas croire que les secours étrangers fussent toujours certains: nous n'avions point en Amérique de demeure fixe où nous pussions lui offrir les nôtres, & nous ne lui repondions pas que dans le lieu de sûreté où nous nous engagions à le conduire, il trouvât dans la liberalité d'autrui de quoi fournir à l'entretien de deux jeunes fugitifs qui n'avoient point d'autre justification que la force de l'amour. Ce langage étoit assez clair pour lui faire entendre qu'il ne devoit pas partir sans précautions: mais il n'avoit pas attendu jusqu'alors à les prendre. Il nous dit que si l'honneur & ses propres vûes lui eussent permis de profiter des offres d'Helena, il étoit sûr de pouvoir se mettre en possession tout d'un coup & de sa Maîtresse & d'une grande partie du bien qu'elle attendoit de son pere. Comme elle disposoit de tout dans sa maison, elle pouvoit à tous momens se saisir de l'argent de Parez & de ce qu'il avoit de plus précieux. Mais dans la résolution où il étoit de revenir à lui par la soumission, il ne vouloit pas lui donner de si odieux sujets de plainte. Il pouvoit faire sur le champ une somme considérable de son propre bien, & se mettre pour longtems à couvert de toutes sortes de besoins. Des sentimens si raisonnables acheverent de nous disposer à le servir: nous lui laissâmes le soin de ses préparatifs, & surtout de prendre des voies sûres & tranquilles pour joindre furtivement notre Vaisseau. Je le priai même, après lui avoir engagé notre parole, de ne pas se montrer dans notre logement pendant le séjour que nous ferions à Carthagène.

Le lendemain deux Officiers du Gouverneur étant venus nous prendre dans un de ses Carosses, nous fûmes conduits au Château où l'on nous fit attendre fort longtems son audiance. Après nous avoir fait introduire avec beaucoup de formalités, il nous demanda la lecture de notre Commission, dont les Capitaines Gardes-Côtes lui avoient déja fait le rapport. M. Rindekly la lut en Anglois, & commençoit ensuite à l'expliquer en Espagnol; mais quoiqu'on ne l'eût point interrompu dans sa lecture, un Interpréte qui accompagnoit le Gouverneur, le pria de lui laisser ce soin. Il en fit sur le champ une traduction fort fidelle, tandis que le Gouverneur affecta de nous faire plusieurs questions indifférentes, auxquelles nous repondîmes avec le même air de liberté. Prenant ensuite la traduction des mains de son interpréte, il la lut & la relut avec beaucoup d'attention. Elle étoit si claire que nous fûmes surpris qu'elle parût l'arrêter. M. Rindekly profita de son silence pour lui représenter de bouche ce qui n'étoit qu'imparfaitement dans la Commission. Il lui fit le dénombrement de nos pertes depuis plusieurs années, & sans vouloir justifier les Anglois qui avoient été surpris plusieurs fois dans le commerce clandestin des Chaloupes, il se plaignit que sous ce prétexte les Espagnols avoient non seulement insulté, mais saisi un grand nombre de nos Vaisseaux. Nous mêmes, qui étions chargés d'une Commission publique, ne venions-nous pas d'être arrêtés par les Gardes-Côtes? L'air d'empire & de triomphe avec lequel on nous avoit conduits jusqu'à l'entrée du Port n'étoit-il pas une véritable oppression? Enfin pour donner plus de poids à nos plaintes, M. Rindekly nomma plusieurs Bâtimens dont il demandoit expréssement la restitution, & particulierement un Vaisseau de l'Isle d'Antego, qui avoit été pris trois mois auparavant à la hauteur de San-Antonio.

La réponse du Gouverneur fut si courte, & ses regards si sombres pendant toute l'audiance, que cet accueil nous auroit rendu ses intentions suspectes si l'on avoit pu trouver sur nous ou dans notre Vaisseau quelque prétexte pour nous chagriner. Mais dans la confiance que nous avions au bon ordre de nos affaires, nous lui fîmes de nouvelles plaintes de la froideur avec laquelle il s'expliquoit sur le sujet de notre voyage, & nous le priâmes, avec beaucoup de hardiesse, de considerer que les Anglois ne seroient pas toujours disposés à souffrir les injustices & les violences des Espagnols. Il ne fit point un mot de réponse à ce reproche; mais en nous congediant d'un air plus ouvert, il nous assûra que dans l'espace de vingt quatre heures nous connoîtrions ses véritables sentimens.

Nous sortîmes plus contens qu'il ne se l'imaginoit. Il suffisoit pour nous, qu'il eût écouté nos représentations, & que nous pussions tirer de cette audiance un nouveau droit ou plûtôt de nouvelles facilités pour l'execution de nos projets. Mais nous ne nous étions pas défiés depuis que nous étions sortis de notre Vaisseau, que par l'ordre du Gouverneur on avoit fait une très rigoureuse visite de notre cargaison. Les Gardes-Côtes retenus dans quelque respect par les premiers discours de M. Rindekly n'avoient osé pousser trop loin leurs recherches; mais à notre arrivée ils avoient averti le Gouverneur que nous étions chargés d'eau de vie & d'ustenciles. Quoique ces marchandises ne soient pas d'un grand usage dans la Baye de Carthagène ni sur la côte où nous avions été surpris, ce n'étoit pas sans dessein que nous les avions apportées. Nos gens qu'on avoit interrogés, ne s'étoient défendus qu'en protestant qu'ils ignoroient celui du Capitaine, & que nous étions partis de nos Isles dans la seule vûë d'éxecuter notre Commission. Cette réponse à laquelle nous leur avions recommandé de se borner, avoit si peu satisfait les Espagnols, que pendant l'audiance du Gouverneur on étoit entré dans notre logement par son ordre & l'on avoit visité fort curieusement nos papiers. Heureusement que dans ceux de M. Rindekly auxquels on s'étoit attaché plus particulierement; il ne s'étoit trouvé que des observations sans datte sur les moüillages & sur les Côtes. Comme il se reposoit du reste sur mon Journal, il ne jettoit sur le papier que ce qui avoit rapport à la Navigation; & ses mémoires, suivant l'ordre des lieux plûtôt que de celui des jours, pouvoient passer pour le fruit d'un autre voïage, dans tout autre tems qu'il nous auroit plû d'imaginer. La même précaution qui m'avoit fait prendre mon journal en sortant du Vaisseau, m'avoit porté a le mettre dans ma poche en allant à l'audiance. Tout ce que les Officiers du Gouverneur avoient découvert de plus, se reduisoit à des calculs de dépense, & à quelques évaluations où notre or & nos perles étoient nommés. Ce qui suffisoit pour faire naître des soupçons, n'étoit pas capable de donner des lumiéres qui pussent nous être nuisibles. Aussi n'avoit-t-on pris aucun de nos papiers, & nous n'apprîmes avec quelle curiosité on les avoit lûs que par le Mulâtre qui nous servoit depuis que nous l'avions amené de la Havana.

Cependant, comme il n'en falloit pas davantage pour nous faire juger du moins que nous étions suspects, nous attendîmes impatiemment la réponse du Gouverneur. Il se passa deux jours entiers, pendant lesquels nous demandâmes envain la liberté de voir la Ville; le troisiéme jour au matin, les mêmes Officiers qui nous avoient conduits à la première Audience vinrent nous prendre dans le même Carosse. Nous trouvâmes au Gouverneur un visage plus tranquille. Il nous dit à peu près dans les mêmes termes que celui de la Havana, qu'il ne connoissoit point, dans la conduite des Espagnols, d'injustices ni de violences dont les Anglois pussent se plaindre; que les Gardes-Côtes, & les autres Vaisseaux d'Espagne, ne faisoient rien que par les ordres du Roi leur Maître, & dont on ne prît soin d'envoyer des Mémoires fidéles à la Cour de Madrid; que c'étoit-là que nous devions faire entendre nos justifications, ou nos plaintes; mais qu'il doutoit qu'elles y parussent fort justes aussi long-tems; que celle de Londres n'arrêteroit pas les scandaleuses entreprises des Anglois contre les articles les plus formels du Traité. Il ajoûta que ses pouvoirs ne s'étendant pas plus loin, il ne pouvoit nous offrir avec cela que la liberté de partir.

Nous sentîmes combien il seroit inutile, & pour l'interêt de notre Nation, & pour le nôtre, d'insister sur nos demandes. Mais après que nous eûmes pris congé de lui, il nous fit rappeller, & s'étant fait attendre assez long-tems dans une Salle où l'on nous laissa seuls, nous commençâmes à craindre, qu'après nous avoir expediés assez civilement en qualité de Ministres publics, il ne revînt à nous faire quelque mauvaise querelle sur notre cargaison & nos papiers. Il nous parla effectivement de l'un & de l'autre, mais sans y joindre aucun reproche; & passant tout-d'un-coup au dessein qu'il avoit, & qu'il se flattoit, nous dit-il, que nous ne condamnerions pas, de nous faire escorter par ses Gardes-Côtes jusqu'à la Jamaïque, où il ne doutoit pas que nous n'allassions porter directement sa réponse; il nous fit comprendre fort clairement que cette précaution venoit de sa défiance, & que son dessein même étoit de nous la faire sentir. M. Rindekly, mortifié de voir toutes nos espérances reculées par ce contretems, crut se tirer d'embarras en répondant que les ordres dont il étoit chargé l'obligeoient d'aller à Porto-Bello. Je ne m'y opposerai point, reprit le Gouverneur, quoique je puisse vous assurer d'avance que la réponse que vous y recevrez sera conforme à la mienne; mais l'escorte que je vous donne ne vous sera pas moins utile pour cette route, & servira même à vous faire prendre la plus courte & la plus sure. Cette raillerie acheva de nous faire pénétrer ses intentions. Nous consentîmes, sans repliquer, à ce qui pouvoit nous arriver de plus fâcheux.

Mais le plus malheureux dans cette avanture, étoit le jeune Espagnol qui s'attendoit à nous suivre. Il sçut bientôt, par le bruit public, que nous devions être accompagnés des Gardes-Côtes; & dans un désespoir qui ne lui permettoit plus de rien ménager, il vint, les larmes aux yeux, nous apporter ses plaintes. Il ne nous restoit que de la compassion à lui offrir. Cependant, à force de raisonner sur sa situation, l'amour lui fit naître un expédient qui ne nous parut pas sans vraisemblance, & pour lequel nous ne lui refusâmes point notre secours. Ses vuës demandoient de la hardiesse; mais les Amans de cet âge la poussent toujours jusqu'à la témérité. Il lui vint à l'esprit, que ne devant pas craindre qu'on recommençât la visite de notre Vaisseau en sortant du Port, il pouvoit s'y rendre avec sa Maîtresse, dès la nuit suivante; & que de quelque manière qu'on pût expliquer leur fuite, on s'imagineroit d'autant moins qu'ils nous eussent suivis, que le voyage que nous allions faire à Porto-Bello, & la compagnie des Gardes-Côtes, ôteroient toute vraisemblance à cette supposition. Il se flattoit de demeurer caché dans le Vaisseau sous quelque déguisement. Enfin il comptoit encore plus sur notre inclination à l'obliger, dont nous lui avions déja donné des marques.

Les circonstances rendoient sa proposition fort dangereuse. Cependant la bonté de notre cœur l'emporta. Je me souvins de mes filles, & ma tendresse agissant avec plus de force dans l'éloignement, je sentis que j'aurois voulu les rendre heureuses à toutes sortes de prix. La seule restriction que nous mîmes à nos promesses, regarda la manière d'arriver au Vaisseau. Nous consentions à recevoir les deux Amans; mais nous ne voulions pas contribuer à leur fuite, ni qu'on pût même nous accuser d'avoir favorisé leur départ. Spallo, c'est le nom que le jeune homme voulut se donner en quittant Carthagène, ne nous fit ses adieux que jusqu'à la nuit suivante, & partit charmé de l'interêt que nous prenions à sa fortune.

Nous regagnâmes notre Bord à l'entrée de la nuit, sans avoir vû Carthagène autrement que par nos fenêtres. Les trois Gardes-Côtes étoient à l'ancre si près de notre Vaisseau, qu'on s'entendoit de leurs bords au nôtre, sans effort pour prêter l'oreille. Nous convînmes de partir au premier vent qui favoriseroit la sortie du Port. Une partie de la nuit se passa. Au premier souffle du vent que nous attendions, les cris des Espagnols nous ayant avertis de mettre à la voile, je commençois à désesperer que nos jeunes Amans eussent trouvé le moyen de sortir de la Ville. Mais un homme de l'Équipage, que j'avois chargé de tenir les yeux ouverts de ce côté-là, vint me dire à l'oreille qu'il voyoit approcher une Chaloupe. Je tremblai qu'elle ne fût apperçue des Gardes-Côtes. L'amour la conduisoit avec son secours ordinaire, c'est-à-dire avec plus de bonheur que de prudence. Je me présentai moi-même à l'échelle, pour recevoir Spallo & sa Maîtresse. Cette jeune fille étoit tremblante; & lorsqu'ayant mis le pied dans le Vaisseau, son Amant lui eût appris que j'étois leur plus ardent Protecteur, elle se jetta sans réserve entre mes bras, pour me témoigner sa reconnoissance dans les termes les plus passionnés.

Je la trouvai digne du service que nous lui avions promis. C'étoit une brune, qui ne manquoit d'aucun des agrémens de son sexe, & qui joignoit beaucoup de maturité d'esprit aux charmes de la jeunesse. Quoique Spallo ne fût pas sans mérite, il me sembla fort inférieur à sa Maîtresse, & je n'eus pas de peine à comprendre qu'il fût disposé à tout sacrifier pour elle, avec le double motif de l'amour & de l'interêt. Ils n'étoient accompagnés que d'un seul Matelot, qu'ils avoient excessivement récompensé de ses services. J'admirai, sur leur récit, que sans le secours ni la participation d'aucun Domestique, ils eussent pû transporter au rivage deux grandes malles, qui contenoient leurs habits & leur argent. Leur secret n'avoit été confié qu'au Matelot qui les avoit servis. Avec tant de prudence dans leur conduite, je ne doutai point du succès de leur entreprise. M. Rindekly les mit dans un cabinet qui touchoit à sa chambre, & par le soin que je pris de détourner les gens de l'Équipage, à peine s'en trouva-t'il quatre à qui leur arrivée ne put être cachée.

Le jour commençoit à luire lorsque nous levâmes l'ancre. Nous affectâmes, en descendant au long du Canal, de ne pas faire des observations trop curieuses; de sorte qu'après avoir demeuré quatre jours à Carthagène, & traversé deux fois le Port, je me trouvai bien moins instruit par mes yeux que par la Relation qu'on m'avoit communiquée deux ans auparavant. La saison nous exposant beaucoup aux vents de Terre, qui sont toujours dangereux jusqu'à l'entrée du Golfe Darien, les Gardes-Côtes ausquels nous abandonnions le soin de nous conduire, nous firent prendre si fort au large que nous eûmes vers le soir la vûë de l'Isle de la Providence. Ce fut à l'occasion de cette Isle que nos deux jeunes Amans coururent un fort grand risque. Un des Capitaines Gardes-Côtes, qui nous avoit toujours traités avec beaucoup de politesse, profita du tems, qui étoit fort tranquille, pour se mettre dans sa Chaloupe, & nous surprendre dans notre Bord. Nous étions à table, au commencement de la nuit; les deux Amans y étoient avec nous. Le Garde-Côte, s'étant fait un plaisir d'entrer dans la chambre du Capitaine, sans nous avoir fait avertir de son arrivée, prit tout-d'un-coup son sujet de l'Isle de la Providence, dont il nous dit qu'il étoit venu nous apprendre les curiosités. La vûë d'un Espagnol causa tant de fraïeur à la Maîtresse de Spallo, que les marques qu'elle en donna ne purent manquer de la trahir. Le Garde-Côte, qui avoit à peine jetté les yeux sur elle, les y fixa si attentivement qu'il la reconnut pour une femme de sa Nation. En vain M. Rindekly s'efforça de lui ôter cette idée par une Histoire feinte qu'il tira sur le champ de son imagination. Je compris qu'une fable sans vraisemblance nous deviendroit plus nuisible que la vérité, & priant le Garde-Côte de me suivre dans le cabinet, pour soulager l'embarras des deux Amans, j'entrepris de le mettre dans leurs interêts par tous les motifs qui pouvoient faire impression sur un galant homme. Sans lui parler de ce qui s'étoit passé à Carthagène, je commençai l'Histoire de Spallo à son arrivée dans notre Vaisseau; je le priai de consulter son propre cœur, & de décider sur le parti que nous avions dû prendre à la vûë de deux jeunes gens qui s'étoient déja trop engagés en quittant leur famille, pour y reparoître sans honte, & qui n'avoient point d'autre ressource, si nous les eussions rejettez, que de se précipiter dans la Mer. C'étoit la crainte de les réduire à cet excès de désespoir qui nous avoit attendris autant que leurs prieres, & leurs larmes. Ils ne pensoient d'ailleurs qu'à se joindre par un mariage honnête, pour retourner aussi-tôt à Carthagène. Enfin les chagriner dans leur entreprise, c'étoit leur ôter tout à la fois l'honneur, la vie, & la fortune. Tandis que je plaidois leur cause auprès du Garde-Côte, il s'éleva un vent si furieux, que n'en ignorant point le danger dans cette Mer, il ne pensa qu'à regagner son Vaisseau, après m'avoir promis de ne pas nuire aux jeunes Amans, & de revenir pour lier connoissance avec eux. Mais nous ne devions pas si-tôt nous revoir; & lorsque nous nous croyions en sûreté de la part de nos plus dangereux Ennemis, nous ne sçavions pas à quel péril nous allions être exposés.

L'orage étant devenu furieux, nous fûmes emportés toute la nuit par les vents & les flots sans pouvoir tenir de route certaine. Au point du jour nous eûmes comme un présage du malheur qui nous menaçoit; ce fut un météore qui s'enflamma vers la Poupe du Vaisseau, & qui passant avec beaucoup de bruit à la hauteur de nos mâts comme un dragon de feu, s'alla dissiper vers la terre que nous commencions à découvrir. Nous avions perdu la vûë des Gardes-Côtes, & nous ignorions absolument dans quel lieu nous étions. Autant que nous en pouvions juger par le vent qui étoit venu de terre, & par la connoissance des courans, qui roulent avec violence dans le Golfe de Méxique, nous nous crûmes dans une large Baye de ce Golfe, & la terre que nous appercevions devoit être quelque partie du Méxique. Mais notre incertitude se changea bien-tôt dans une plus juste allarme. J'apperçus de loin neuf Pirogues, qui ne me parurent d'abord que des morceaux de bois flottans sur l'eau. J'en avertis le Capitaine; il me dit, après les avoir considerées: si nous étions dans une autre Mer, je croirois que ce seroit une armée de Sauvages qui iroient à quelque expédition; mais un moment après, les ayant vûs revirer, il s'écria, pare pare le canon, c'est un grand nombre de Sauvages. Comme ils étoient encore éloignés de nous, on eut le tems de se préparer au combat, ou de se mettre du moins en état de ne le pas craindre.

La principale des Pirogues laissant les huit autres derriere elle, vint nous reconnoître avec beaucoup de hardiesse. Elle portoit plus de cinquante Sauvages. Nous fîmes tous nos efforts pour la prendre de travers & passer pardessus; mais ils esquivérent adroitement. Notre canon étoit braqué pour prendre la Pirogue d'un bout à l'autre, & nous en chargeâmes deux pièces d'un gros boulet, d'une chaîne de fer, de deux sacs de mitrailles, & de quantité de balles de mousquet. La moitié des Sauvages ramoit. Tous les autres tenoient chacun deux fléches sur la corde de l'arc, prêts à les décocher. Lorsqu'ils furent à la distance de quarante pas, ils poussérent de grands cris, sans paroître effrayés de la masse de notre Vaisseau, & vinrent à nous pour nous attaquer; mais comme nous allions à eux le vent derriere, nos grandes voiles nous couvroient si bien qu'ils ne purent faire leur décharge, & l'un des deux Canoniers les voyant proches, prit si bien son tems pour mettre le feu à son canon, que le coup emporta presque la moitié des Sauvages. Si l'arriere de la Pirogue n'eut baissé, il n'en seroit pas échapé un seul. J'en vis tomber plus de vingt, & la Mer parut toute sanglante autour de notre Barque. La Pirogue fut fendue, & toute remplie d'eau; ce qui n'empêcha point ces furieux, lorsque le mouvement du Vaisseau nous eut mis à découvert, de nous tirer quantité de flèches qui blessérent deux de nos gens. Nous leur en tuâmes un grand nombre à coups de fusil. Les huit autres Pirogues avançant avec la même ardeur, l'obstination de ces misérables commençoit à nous causer d'autant plus d'inquiétude, que tout notre canon ne portoit point aussi heureusement que le premier coup. Un vieux Capitaine Sauvage voyant M. Rindekly sur le Pont, lui tira un coup de fléche avec tant de violence qu'elle se brisa contre un anneau de fer de la voile. Il ne le porta pas loin, car sur le champ M. Rindekly lui tira un coup de fusil dans le côté, qui le perça de part en part; & comme il prenoit son pistolet pour l'achever, le Sauvage, transporté de frayeur, se jetta dans la Mer avec son arc & ses flèches. Ce qu'il y eut de plus étrange, c'est que le reste des Sauvages qui étoient dans la Pirogue imiterent son exemple, & se precipitérent après lui. Si les Sauvages des autres Pirogues s'étoient avancés plus promptement, & nous eussent attaqués avec la même résolution, nous aurions eu beaucoup d'embarras à nous défendre; mais ayant vû le feu que nous avions fait sur la première, & s'appercevant que nous allions vers eux à toutes voiles, ils prirent l'épouvante, & gagnant le vent à force de rames, ils se sauvérent dans une petite Isle. Quinze ou vingt hommes qui s'étoient jettés à la Mer tous blessés, s'y retirérent aussi à la nage.

Aussi-tôt que nous en fûmes délivrés, nos gens s'efforcerent de sauver quelques Prisonniers qui étoient dans la Pirogue. On en tira facilement deux François; mais lorsqu'on voulut rendre le même service à une fille Angloise qui se fit reconnoître en parlant notre langue, une vieille Sauvage la mordit à l'épaule, & lui enleva autant de chair que ses dents en avoient pû saisir. Mais le Mulâtre que nous avions à bord, ennemi juré des Amériquains, lui tira un coup de pistolet qui lui perça le cou & qui lui fit lâcher prise; ce qui ne l'empêcha point de se jetter une seconde fois sur l'Angloise & de la mordre à la fesse avant que nous l'eussions tirée de la Pirogue. Un Nègre à qui notre coup de canon avoit coupé les deux jambes, refusa la main qu'on lui présenta pour le sauver: ensuite s'étant soulevé sur la Pirogue, il se jetta, la tête devant, dans la Mer; mais ses jambes n'étant pas tout-à-fait séparées de son corps, il demeura accroché par cette partie, & se noïa misérablement. On fit aussi les derniers efforts pour sauver une jeune Demoiselle Angloise maîtresse de cette fille qu'on avoit déja tirée dans le Vaisseau; mais la Pirogue ayant achevé de se fendre, nous la vîmes quelque tems sur un coffre, qui nous tendoit les mains. On alloit à elle avec la Chaloupe; le coffre tourna & nous cessâmes de la voir. Pendant que nous nous occupions à sauver ces misérables, le vieux Capitaine Sauvage revint à nous, tout blessé qu'il étoit, & sortant à demi corps hors de l'eau, comme un Triton, avec deux fléches sur la corde de son arc, il les tira dans le Vaisseau & se replongea aussi-tôt dans l'eau. Il revint ainsi genereusement cinq fois à la charge, & les forces lui manquant plûtôt que le courage, nous le vîmes défaillir & couler à fond. Un autre vieillard qui s'étoit tenu au gouvernail du Vaisseau, ayant lâché prise, se mit à crier & à nous supplier de lui sauver la vie. J'en priai instament M. Rindekly, qui pour me satisfaire lui fit jetter le bout d'une corde, mais si loin que ce malheureux ne put l'attraper; & voyant qu'il faisoit tous ses efforts pour regagner le Vaisseau, il lui tira au visage un coup de mousquet qui le fit couler à fond. Au commencement du combat, j'avois vû sur l'eau un petit Sauvage qui ne pouvoit avoir que deux ans, s'aidant déja de ses petites mains pour résister aux flots, mais il fut impossible de le sauver. La vieille Sauvage qui avoit reçû un coup de pistolet dans le col & un autre au dessous de la mammelle, eut la force de se sauver à la nage; & la première satisfaction que sa vangeance lui fit chercher en arrivant dans l'Isle, fut de prendre un petit François, âgé de douze-ans, de le lier par le milieu du corps, & de le traîner le long de la Côte entre les rochers, jusqu'à ce qu'il perdît la vie dans ce tourment. M. Rindekly, desespéré d'un si barbare spectacle, promit aux deux François que nous avions reçus, & dont l'un étoit oncle de cet enfant, que le jour ne se passeroit pas sans qu'ils fussent vangés. Ils nous apprirent que nous étions comme nous l'avions jugé, sur la Côte du Méxique, dans un lieu terrible par la cruauté des Sauvages qui l'habitoient. On les appelle les Chichiméques. Leur Nation est celèbre dans les Relations des Espagnols. Elle n'habite que des trous & des cavernes, d'où elle se repand, soit dans l'interieur des terres, soit sur les Côtes, pour y exercer ses brigandages. Un Vaisseau Anglois qui revenoit de Campêche, y ayant été jetté par la tempête, étoit tombé entre les mains de ces Barbares. Ils avoient traité l'Équipage avec la derniere inhumanité, & les malheureux que nous avions sauvés en étoient les restes. Nous consolâmes par nos caresses les deux François, qui étoient des Protestans établis à la Jamaïque. La servante Angloise trouva tout d'un coup une condition fort douce auprès de notre jeune Espagnole qui la prit à son service.

Quoiqu'il n'y eût rien à gagner dans la poursuite des sauvages, le ressentiment de notre propre injure, & le désir de vanger leur derniere barbarie, nous fit prendre la résolution de nous approcher de l'Isle où ils s'étoient réfugiés. Ils y étoient plus de trois cens. Le fond étant excellent dans toute la Baye, nous les serrâmes de si près que nous n'étions point à trente pas du rivage. La crainte de nos armes à feu, dont ils venoient de voir les effets, leur fit prendre la parti de s'éloigner, mais en bon ordre, & la flèche sur leur arc. M. Rindekly fit mettre en pièces toutes les Pirogues, non-seulement pour leur ôter le moyen de nous nuire, mais dans l'espérance que se rapprochant pour les défendre, ils nous donneroient la facilité de leur envoyer une décharge de toute notre artillerie, que nous avions chargée à chaînes & à mitraille. Il sembloit que l'instinct naturel leur fit juger de la portée de nos coups; car ils s'arrêtérent lorsqu'ils se crurent hors d'atteinte, & sans paroître embarrassés de leurs Pirogues, ils parurent attendre quelle seroit notre résolution. Je representai à M. Rindekly que le châtiment de ces Monstres étoit pour nous une foible satisfaction, & qu'il nous suffisoit d'en être heureusement délivrés. Il se rendit enfin à mes instances, & nous ne pensâmes plus qu'à profiter du vent pour nous éloigner de cette affreuse Baye.

Loin de craindre la rencontre des trois Gardes-Côtes, nous n'aurions pas regardé comme un mal d'en être accompagnés jusqu'à Porto-Bello, ni ce voyage même comme un obstacle à nos projets, si le désir de rendre service à nos deux Amans, n'eut été assez fort pour nous faire souhaiter de prendre une autre route. Mais si nous voulions nous rendre directement à la Jamaïque, nous n'ignorions point quelle seroit la force des courans entre la pointe de l'Isle de Cube, & celle de Merida. Il n'y avoit qu'un vent extrêmement favorable qui pût nous faire surmonter cet obstacle, & nous ne pouvions guéres nous y attendre au milieu de l'hyver, M. Rindekly panchoit beaucoup à risquer le passage, d'autant plus qu'ayant doublé une fois le Cap de Catoche, & nous retrouvant dans la Mer du Nord, le pis qui pouvoit nous arriver, s'il nous étoit trop difficile de gagner la Jamaïque, étoit de retomber dans la grande Baye de Honduras, ou sur la Côte de Nicaragua, lieux qui convenoient assez à nos espérances de commerce. Et si la même tempête, qui nous avoit jettés dans le Golfe de Méxique, y avoit aussi poussé les Gardes-Côtes, rien ne nous empêchoit d'espérer que nous ne pussions repasser en quelque sorte à la vûë de Carthagène, pour regagner Rio de la Hacha, qui avoit été notre premier but. Mais tous ces raisonnemens supposoient la liberté de les suivre. À peine eûmes-nous perdu de vûë la Côte des Chichiméques, que sans pouvoir pénétrer d'où vint le changement des courans, dans un tems d'ailleurs assez tranquille, au lieu de se porter suivant leur détermination ordinaire vers le Nord & les Côtes de la Floride, ils nous poussérent impétueusement au Sud, vers la Baye de Campêche. Le vent, qui devint Nord-Est vers le soir, acheva de nous jetter malgré nous dans cette route; & n'ayant pû nous en rendre maîtres pendant toute la nuit, notre étonnement fut extrême, au point du jour, de nous trouver à la vûë d'une Côte plate & sablonneuse, qu'il nous fut impossible de reconnoître dans nos Cartes. Nous jettâmes l'ancre à dix-huit brasses de fond, dans le dessein d'envoyer la Chaloupe au rivage. Dix de nos plus braves gens, qui se chargérent de nous rapporter bien-tôt des informations, furent de retour effectivement avant midi, & nous causérent quelque frayeur en nous apprenant que nous étions sur une autre Côte du Méxique, entre Tampico & Villa-ricca; mais ce n'étoit plus les Amériquains que nous avions a redouter, puisqu'ils étoient au contraire si humains dans cette Contrée qu'ils avoient fait l'accueil le plus favorable à nos dix hommes; c'étoient les Espagnols mêmes, qui sont plus jaloux de leur commerce du côté de Veracruz que dans tout autre lieu. Sur les explications que nos gens avoient tirées des Naturels, nous ne pouvions être à plus de douze lieues de Villa-ricca. Il nous parut impossible d'éviter la rencontre des Gardes-Côtes à si peu de distance de San Juan de Ulva, & nous ne prévîmes que de nouveaux embarras dans cette situation. M. Rindekly fut d'avis de faire valoir encore une fois notre Commission, & de nous rendre ouvertement à Veracruz. Il prétendoit, avec raison, que c'étoit l'unique moyen de nous garantir de tous les soupçons & de toutes les chicanes des Gardes-Côtes. Quoiqu'il fût peu naturel que nous eussions choisi le mois de Décembre pour un voyage de cette sorte, la vraisemblance pouvoit être sauvée par la multitude de nos pertes, qui paroissoient augmenter depuis le départ de la Flota & des Galions. D'ailleurs, comme c'étoit en hyver que la contrebande étoit poussée le plus ardemment, nous résolûmes d'ajouter aux termes de notre Commission que nous avions ordre d'observer par nos propres yeux jusqu'où nos Marchands portoient le désordre dont les Espagnols faisoient tant de plaintes.

Il n'y eut qu'Hélena & son Amant qui ne parurent point satisfaits de ce dessein. Leurs craintes étoient justes; mais l'interêt de notre sûreté devant l'emporter, nous les rassurâmes en convenant qu'Hélena feindroit d'être malade, & demeureroit au lit pendant qu'on feroit la visite du Vaisseau. À l'égard de son Amant, nous lui fîmes prendre l'habit & le bonnet d'un Matelot, assez sûrs de pouvoir le dérober en mille maniéres à la curiosité des Espagnols. Avec ces précautions, nous nous laissâmes entraîner par le vent, qui nous portoit directement vers la Baye. Mais il devint si impétueux, qu'appréhendant vers le soir les dangers d'une Côte que nous connoissions fort mal, nous prîmes le parti de nous mettre à la rade dans l'embouchure d'une Rivière où nous pouvions passer la nuit en sûreté.

À peine y eûmes-nous moüillé l'ancre, que nous en vîmes descendre une grande Barque, dont nous reconnûmes les Matelots pour des Espagnols. Ils s'arrêtérent d'autant plus facilement à la vûë de notre Vaisseau, qu'ils descendoient avec le vent contraire. Mais M. Rindekly, s'étant jetté aussi-tôt dans notre Chaloupe, alla vers eux avec quatre de nos gens, & sans les engager dans aucune explication, il leur demanda naturellement à quelle distance nous étions de San Juan de Ulva, où nous étions fort impatiens d'arriver. Cette ouverture, ayant dissipé leur crainte, ils lui dirent que de Villa-ricca, dont il voyoit la Rivière, on comptoit par Mer quinze ou seize mille jusqu'à San Juan; mais que du tems qu'il faisoit ils ne lui conseilloient point, dans l'obscurité, de risquer cette route s'il ne la connoisoit bien. Ils y alloient néanmoins, parce qu'ils en avoient l'habitude. Il vint à l'esprit de M. Rindekly de faire partir avec eux deux de nos gens pour annoncer notre arrivée, & de leur en demander un des leurs pour nous servir le lendemain de guide. Loin de rejetter cette proposition, ils la reçurent comme une marque de confiance qui les assuroit de nos intentions. Nous leur donnâmes M. Zil, notre Lieutenant, qui sçavoit fort bien l'Espagnol, avec un Soldat, qui parloit aussi cette langue. Ils nous laissérent un Matelot, que nous nous attachâmes encore par la promesse d'une bonne récompense. M. Zil fut chargé de demander simplement la permission d'entrer au Port de Veracruz, pour un Député du Gouverneur de la Jamaïque.

Le Matelot qui nous resta, m'ayant assuré que Villa-ricca n'étoit guéres qu'à trois quarts de mille du rivage, & que nous l'aurions même apperçû dans un tems moins obscur, je résolus de ne pas m'éloigner sans avoir jetté du moins les yeux de plus près sur un lieu si fameux par le premier débarquement de Fernand Cortez, Conquérant du Méxique. C'est-là qu'ayant abordé avec cinq cens Espagnols, il fit couler à fond ses propres Vaisseaux, pour faire connoître à ses gens qu'il ne leur restoit plus de ressource pour la fuite, ni d'espérance que dans la victoire. Le Matelot qui vit ma curiosité si ardente, m'offrit de me conduire sur le champ à la Ville. Je remis cette partie au lendemain, & je fis consentir M. Rindekly à m'accorder deux ou trois heures pour un voyage si court. Villa-ricca portoit anciennement le nom de Veracruz, & quantité de gens, qui le lui donnent encore, y ajoutent seulement le mot de Vieja, Vieille, pour la distinguer de la nouvelle Ville du même nom. Sa situation est dans une grande plaine. Elle a d'un côté la Rivière, & de l'autre des campagnes couvertes de sable, que la violence du vent y pousse des bords de la Mer. Ainsi le terroir est fort inculte aux environs. Entre la Mer & la Ville, est une espéce de bruiere qui est remplie de daims rouges, dont les gens de notre Équipage tuérent un grand nombre dans mon absence. La Rivière coule au Sud, & pendant une partie de l'année elle est presque sans eau; mais elle est assez forte en Hyver pour recevoir toute sorte de Vaisseaux.

La Ville me parut composée de quatre ou cinq cens maisons. Dans le centre est une grande Place, où je remarquai deux arbres d'une prodigieuse grandeur. L'air y est si mal sain, que les femmes quittent toujours la Ville dans le tems de leurs couches, parce que ni elles, ni les enfans qu'elles mettent au monde, ne peuvent résister alors à l'infection; & par un usage extrêmement singulier, on fait passer le matin dans toutes les ruës des troupes de bestiaux fort nombreuses, pour leur faire emporter les pernicieuses vapeurs qu'on croit sorties de la terre.

Villa-ricca, étant dans cette Mer le Port le plus voisin de la Ville de México, qui n'en est éloignée que de soixante lieues d'Espagne, on a continué fort long tems d'y décharger les Vaisseaux. Ensuite les dangers du Port, que rien ne défend contre la violence des vents du Nord, ont fait choisir aux Espagnols un lieu plus sûr, où est aujourd'hui Veracruz. Avant qu'ils se fussent déterminés à ce choix, les plus riches Négocians de Villa-ricca n'y venoient que dans le tems où les Flottes arrivoient d'Espagne. Ils faisoient leur séjour habituel a Xalapa, Ville située dans un air fort sain, à seize mille de l'autre en avançant dans les terres. Ils se garantissoient ainsi des mauvaises influences de Villa-ricca & de son voisinage; mais à cette distance de la Mer ils avoient besoin de quatre ou cinq mois pour décharger les Vaisseaux & pour transporter les marchandises. Une incommodité, si nuisible au commerce, les fit penser à prendre un lieu nommé Buytron, situé seize mille plus bas, sur la même Côte, vis-à-vis l'Isle de San Juan de Ulua, qui n'est guéres à plus de huit cens pas du rivage. Outre la défense que le Port y reçoit de cette Isle contre la fureur des vents du Nord, on trouva qu'il n'y falloit que six semaines pour décharger les Vaisseaux, & ces deux avantages firent prendre la résolution d'y bâtir une Ville, qui est aujourd'hui Veracruz.

Ma curiosité fut bien-tôt satisfaite à Villa-ricca. Cette Ville n'a plus rien qui réponde à l'origine de son nom; car elle ne le reçut des Espagnols, il a plus de deux siècles, que pour célébrer l'abondance d'or qu'ils y avoient trouvée: ses richesses, & le nombre de ses habitans ont diminué à mesure que Veracruz s'est aggrandie. Les maisons ni sont ni belles ni commodes. On y est aussi tourmenté par les morsures de plusieurs animaux venimeux que par l'infection de l'air; ce qui n'empêche point qu'à peu de distance des murs on ne trouve des bois fort agréables, d'orangers, de limoniers, de guiaves, &c. qui sont remplis d'oiseaux de toutes sortes de couleurs, & des plus jolis singes que j'aye jamais vûs. Je fis des efforts inutiles pour en prendre un à mon retour, & le souvenir de ce qui nous étoit arrivé au Cap de Bonne-Espérance me fit abandonner l'entreprise. Le Matelot qui m'avoit conduit avec deux de nos gens, étoit un Bourgeois fort aisé, qui nous fit servir un bon déjeuné dans sa maison, & qui empêcha, par ses bons offices, que ma curiosité ne fût désagréable aux Habitans. Il étoit environ midi lorsque nous arrivâmes au rivage. M. Rindekly, ne jugeant point qu'il fût nécessaire d'attendre le retour de notre Lieutenant pour mettre à la voile, nous levâmes l'ancre sur le champ, sous la direction du Matelot Espagnol.

En approchant de l'Isle d'Ulua, qui est à l'entrée du Port de Veracruz, ou plûtôt qui sert à le former, nous conçûmes, par sa situation, qu'il auroit été fort dangereux pour nous d'en approcher dans l'obscurité. Nous découvrîmes, à fleur d'eau, quantité de petites roches, qui n'ont au-dehors que la grosseur d'un tonneau. L'Isle n'est elle-même qu'un rocher fort bas, éloigné de la Côte environ d'un mille, & n'a que la longueur d'un trait de fléche dans toutes ses dimensions. Ces défenses naturelles rendent l'entrée du Port extrêmement difficile. Aussi la Ville n'est-elle pas défendue par un grand nombre de Forts. L'Isle d'Ulua contient un Château quarré, qui en couvre presque toute la surface. Il est bien bâti, & gardé par une forte garnison, avec quatre-vingt cinq pièces de canon, & quatre mortiers; les Espagnols le croyent imprenable. Ils nous confessérent qu'il devoit son origine à la crainte qu'on eut en 1568, d'un Capitaine Anglois nommé Hawking; & nous lisons en effet dans nos Relations, qu'en 1556 le Capitaine Tomson ne trouva dans l'Isle qu'une petite Maison avec une Chapelle. Seulement, du côté qui fait face à la terre, on avoit construit un Quai de grosses pierres, en forme de mur fort épais, pour se dispenser d'y entretenir, comme on avoit fait fort long-tems, vingt Nègres des plus vigoureux, qui réparoient continuellement les bréches que la Mer & le mauvais tems faisoient à l'Isle. Dans ce mur, ou dans ce Quai, on avoit entremêlé des barres de fer, avec de gros anneaux ausquels les Vaisseaux étoient attachés par des chaînes; de sorte qu'ils étoient si près de l'Isle que les Mariniers pouvoient sauter du pont sur le Quai. Il avoit été commencé par le Viceroi Dom Antoine de Mendoza, qui avoit fait construire deux boulevards aux extrêmités. Hawkes, qui fit le voyage de Carthagène en 1572, rapporte qu'on s'occupoit alors à bâtir le Château, & Philips nous apprend qu'il étoit fini en 1582.

C'est donc cette Isle qui défend les Vaisseaux contre les vents du Nord, dont la violence est extrême sur cette Côte. On n'oseroit jetter l'ancre au milieu du Port même, ni dans un autre lieu qu'à l'abri du roc d'Ulua. À peine y est-on en sûreté avec le secours des ancres & l'appui des anneaux qui sont aux murs du Château. Il arrive quelquefois que la force du vent rompt tous les liens, arrache les Vaisseaux, & les précipite contre les autres rochers, ou les poussent dans l'Ocean. Ces vents furieux ont emporté plus d'une fois des Vaisseaux & des Maisons, bien loin sur le Continent. Ils causent les mêmes ravages dans toutes les parties du Golfe de Méxique. Une tempête fait souvent traverser toute l'étendue du Golfe au Vaisseau le plus pesant, & le Capitaine Hawkes rapporte qu'ayant vû nager une grande quantité d'arbres vers le rivage de Veracruz, on lui assura qu'ils y avoient été poussés, par quelque orage, de la Floride, qui en est à trois cens lieues. Gage rapporte qu'étant à Veracruz en 1625, il fut témoin des horribles effets d'un ouragan qui renversa la plus grande partie des Maisons. Une troupe de Moines, nouvellement arrivés, se croyoient prêts à tous momens d'être emportés dans la Mer, ou d'être ensévelis sous les édifices. Ils quittérent leur lit pour aller attendre à découvert la fin de la nuit, & celle de la tempête. Mais, le matin, les autres Moines du Pays, qui étoient accoutumés à ces avantures, rirent beaucoup de leur crainte, & les assurérent qu'ils ne dormoient jamais mieux que lorsqu'ils étoient ainsi bercés dans leur lit. Cependant Gage, & les Moines étrangers, prirent si peu de confiance à la tranquillité des autres qu'ils remontérent promptement dans leur Vaisseau.

Depuis le mois de Mars jusqu'au mois de Septembre les vents de commerce soufflent dans le Golfe du Méxique entre le Nord-Est & le Sud-Est. Mais, depuis Septembre jusqu'au mois de Mars c'est le vent de Nord qui régne, & qui produit d'affreux orages, sur-tout aux mois de Novembre, de Décembre & de Janvier. Cependant il y a des intervalles de tranquillité & de beau tems, sans quoi l'on n'oseroit entreprendre de naviguer dans cette Mer. Les marées mêmes, & les courans y ont peu de régularité. En général, le vent du Nord fait remonter les flots vers les Côtes, ce qui rend l'eau beaucoup plus haute alors, au long du rivage.

Le Port de Veracruz n'est pas assez spacieux pour contenir un grand nombre de Vaisseaux. Il y en avoit à notre arrivée trente-quatre ou trente-cinq, qui paroissoient fort pressés, & comme l'un sur l'autre. On y peut entrer par deux Canaux, l'un au Nord, par lequel nous arrivâmes, l'autre au Sud. Outre l'Isle de San Juan de Ulua, il y en a trois ou quatre autres plus petites, que les Espagnols appellent Cayos, & les Anglois Keys ou Clés. À deux milles au Sud, est celle des Sacrifices, dont notre Matelot nous raconta des choses surprenantes, à l'occasion des Isles de Gallega, d'Anagada, & de quelques autres que nous apperçûmes en venant du Nord. Grijalva, nous dit-il, le premier Espagnol qui aborda sur cette Côte en 1518, c'est-à-dire avant Fernand Cortez, ayant commencé par découvrir l'Isle des Sacrifices, qui lui parut bien peuplée, y débarqua une partie de ses gens. Entre plusieurs édifices d'une fort belle structure, il y trouva un Temple, avec une Tour extrêmement singuliere. Elle étoit ouverte de tous côtés, & l'on y montoit par un escalier qui étoit au milieu, & qui conduisoit à une espece d'Autel, sur lequel on voyoit des figures horribles. Auprès de ce lieu Grijalva découvrit les cadavres de cinq ou six hommes qui avoient été sacrifiés la nuit précedente, ce qui lui fit donner à l'Isle le nom d'Isle des Sacrifices. L'année d'après, Cortez, étant venu dans le même lieu, y trouva aussi des figures affreuses, des papiers ensanglantés, & quantité de sang humain qu'on avoit tiré des victimes. Il y trouva le bloc sur lequel on faisoit les sacrifices, & les rasoirs de pierre qui servoient à ces barbares exécutions, ce qui remplit les Espagnols d'horreur & de crainte. Ils ne laissérent pas de choisir d'abord ce lieu pour y décharger leurs marchandises; mais ils furent bien-tôt forcés de l'abandonner par les insultes des Diables & des mauvais Esprits qui ne leur laissérent point de repos. Aux environs de toutes ces petites Isles, la Mer est extrêmement poissonneuse.

À peu de distance du Port, nous en vîmes sortir plusieurs Barques, qui venoient au-devant de nous, & qui marchant l'une après l'autre sur la même ligne, nous firent juger de la difficulté qu'il y avoit à passer au travers des rochers. D'ailleurs, on a pris soin de marquer les plus dangereux par diverses enseignes, qui servent de direction pendant le jour. Mais c'étoit moins pour nous guider, que pour s'assurer de nos intentions, qu'on envoyoit quelques Officiers à notre rencontre. Il fallut essuyer leur visite & leurs recherches. M. Zill parut immédiatement, avec un Député du Gouverneur, qui étoit chargé de lire notre Commission, d'en prendre une copie, & de nous marquer le lieu où nous devions jetter l'ancre, contre les murs de San Juan de Ulua.

Il resta dans notre Vaisseau deux Commis de la Douane, qui nous refusérent la liberté de descendre dans l'Isle pour visiter le Château. Le lendemain, on vint offrir au Capitaine celle d'aller à la Ville, pour être conduit à l'Audience du Gouverneur. Nous conçûmes que nous ne serions pas moins observés qu'à Carthagène. Cependant je résolus de suivre M. Rindekly, & de faire en chemin toutes les remarques qui pourroient enrichir mon Journal. En approchant de la Ville, sa figure me parut ovale, mais plus large dans la partie du Sud-Est que dans celle du Nord-Ouest. Sa longueur est d'environ un demi mille, & sa largeur de la moitié. Les rues sont droites, les maisons réguliéres, quoique la plûpart des édifices, jusqu'aux Églises, soient bâties de bois; ce qui a produit souvent des incendies terribles. Au Sud-Est coule une Rivière, qui prenant sa source au Sud, descend vers le Nord jusqu'à ce qu'elle arrive près de la Ville, & delà se jette dans la Mer au Nord-Est, par deux bras qui forment une petite Isle à son embouchure. La Ville est située dans une Plaine sablonneuse & stérile, environnée de Montagnes, au-delà desquelles on trouve des bois remplis de bêtes sauvages, & des prairies pleines de bestiaux. Du côté du Sud sont de grands marais, qui contribuent beaucoup à rendre l'air mal sain. Le vent du Nord pousse, comme à Villa-ricca, tant de sable du bord de la Mer, que les murs de la Ville en sont presque entiérement couverts.

En descendant sur le rivage, il m'arriva un accident qui favorisa mes observations. Je saignai du nez avec tant de violence, que nos Guides furent obligés de me faire entrer dans une maison où je reçus quelque secours, tandis que M. Rindekly fit sa visite au Gouverneur. La satisfaction que j'eus de me voir libre servit sans doute à me retablir. Je priai le Maître de la maison où j'étois, de me procurer la vûë de la Ville. Il n'avoit pas d'ordre qui pût l'en empêcher. Je vis plusieurs Églises que je trouvai belles & fort riches en argenterie. Les maisons sont remplies de Porcelaine & de meubles de la Chine. Il y a peu de Noblesse à Veracruz; mais les Négotians y sont si riches qu'il n'y a gueres de Villes aussi opulentes dans l'Univers. La plûpart des Habitans sont Mulâtres. Cependant ils affectent de s'appeller blancs, autant parce qu'ils se croyent honorés de ce titre, que pour se distinguer des Nègres leurs esclaves. Leur nombre ne surpasse pas trois mille, & parmi eux on passe pour un homme sans consideration, lorsqu'on n'est pas riche au moins de cent mille livres sterling.

Ils se nourissent de chocolat & de confitures. Leur sobrieté est extrême. Les hommes sont fiers. Les femmes sont continuellement retirées dans leurs appartemens d'enhaut, pour éviter la vûë des Étrangers, qu'elles verroient pourtant fort volontiers si leurs maris leur en laissoient la liberté. Si elles sortent quelquefois de leurs maisons, c'est en chaise ou dans un carosse, & celles qui n'ont pas de voiture sont couvertes d'un grand voile de soie qui leur pend de la tête jusqu'aux pieds, avec une petite ouverture du côté droit, pour leur faciliter la vûë du chemin. Dans leurs appartemens, elles ne portent sur leur chemise qu'un petit corset de soye lacé d'un trait d'or ou d'argent, & sur la tête, leurs seuls cheveux noüés d'un ruban. Avec un habillement si simple, elles ne laissent pas d'avoir autour du col une chaine d'or, des bracelets du même metal, & des émeraudes fort précieuses à leurs oreilles.

Les hommes entendent fort bien le commerce; mais leur indolence naturelle, leur donne de l'aversion pour le travail. On leur voit des Chappelets & des Reliquaires aux bras & au col, & toutes leurs maisons sont remplies d'images de Saints & de statues.

L'air est aussi chaud que mal-sain dans toutes sortes de vents, excepté celui du Nord, qui souffle ordinairement une fois tous les huit ou quinze jours, & qui dure l'espace de vingt ou de vingt quatre heures. Il est alors si violent qu'on ne peut pas même sortir d'un vaisseau pour aller au rivage, & le froid qu'il porte avec lui est très perçant. Le tems où l'air est le plus mal-sain, est depuis le mois d'Avril jusqu'au mois de Novembre, parce qu'il pleut alors continuellement. Depuis Novembre jusqu'au mois d'Avril le vent & le Soleil qui se temperent mutuellement, rendent le païs fort agréable.

Le climat chaud & mal-sain continüe l'espace de quarante ou quarante cinq milles vers la Ville de México; après quoi, l'on se trouve dans un air plus tempéré. Les fruits, quoiqu'excellens, y causent des flux dangereux, parce que tout le monde en mange avec excès, & qu'on boit ensuite trop avidement de l'eau. La plûpart des Vaisseaux étrangers y perdent ainsi une partie de leur Équipage; mais les Habitans mêmes ne tirent là-dessus aucun avantage de l'expérience. Mon Guide me fit appercevoir deux montagnes couvertes de nége, dont le sommet est caché dans les nues, & qu'on voit fort distinctement dans un tems serain; quoiqu'elles soient éloignées de plus de quarante milles. Elles sont sur la route de México, & c'est là que commence proprement la différence du climat.

Les oiseaux & les autres Bêtes y sont les mêmes que dans les autres contrées de l'Amérique. On trouve néanmoins aux environs de Veracruz, un oiseau qu'on nomme Cardinal, parce qu'il est tout-à-fait rouge. Il s'apprivoise facilement, & son ramage est délicieux. Il apprend aussi à siffler, comme les Serins de Canarie.

Veracruz est non-seulement le principal, mais à parler proprement, l'unique Port du Méxique. On peut regarder cette Place comme le magasin de toutes les marchandises & de tous les trésors qui sont transportés de la nouvelle Espagne en Europe. Les Espagnols, & le monde entier peut-être, n'ont point de lieu dont le commerce soit si étendu; car c'est là que se rendent toutes les richesses des Indes Orientales par les Vaisseaux d'Accapulco; c'est le centre naturel de toutes celles de l'Amérique, & la Flotta y apporte annuellement de la vieille Espagne des marchandises d'une immense valeur. Le commerce de Veracruz avec México, & par México avec les Indes Orientales; avec le Perou, par Porto Bello; avec toutes les Isles de la Mer du Nord par Carthagène; avec Zapotecas, & Ildephonse & Guaxaca, par la riviere d'Alvarado; avec Tabasco, Los-Zeques, & Chiapa de Indos par la riviere de Grijalva, enfin celui de la vieille Espagne, de Cuba, de Saint Domingue, de Jucatan, &c. rendent cette petite Ville si riche qu'elle peut passer pour le centre de tous les tresors & de toutes les commodités des deux Indes. Comme le mauvais air du lieu cause le petit nombre des Habitans, leur petit nombre fait aussi qu'ils sont extrêmement riches, & qu'ils le seroient bien davantage, s'ils n'avoient pas souffert des pertes irreparables par le feu.

Les marchandises qui viennent de l'Europe sont transportées de Veracruz à México, Pueblo Delos Angelos, Sacatecas, Saint-Martin, & dans d'autres lieux, sur le dos des Chevaux & des Mulets, ou sur des chariots traînés par des Bœufs. La Foire ressemble à celle de Porto-Bello, mais elle dure plus longtems; car le départ de la Flota, quoique fixé régulierement au mois de Mai, est quelquefois différé jusqu'au mois d'Août. On n'embarque l'or & l'argent que peu de jours avant qu'on mette à la voile. Autrefois le Trésor Royal étoit envoyé de México pour attendre à Veracruz l'arrivée de la Flota: mais depuis que cette Place fut surprise & pillée en 1683 par les Boucaniers, il s'arrête à vingt lieues de México, dans une ville nommée Los Angelos, où il demeure jusqu'à l'arrivée de la Flota; & sur l'avis qu'on reçoit de Veracruz, on l'y transporte pour l'embarquer.

Il s'est glissé beaucoup d'erreur dans la Géographie, sur la situation de cette Place. Quelques-uns la mettent au 18e dégré de latitude, & d'autres au 18e 30 minutes. La Carte de M. Popple marque 18 dégrés 48 minutes: le Capitaine Hawkins veut 19 dégrés. Mais suivant les observations de Carranza, Pilote de la Flota en 1718, Veracruz est au 19e dégré 10 minutes; ce qui fait deux minutes de moins que ne l'a prétendu M. Harris dans des observations posterieures. On ne s'est pas moins trompé à l'égard de sa longitude, qui suivant la Carte de M. Popple est à 100 dégrés 54 minutes de Londres; au-lieu que par les observations des Espagnols en 1557, elle est seulement de 97 dégrés 50 minutes; & M. Harris la fait moindre encore de deux minutes.

Mais quantité de Cartes ont commis une faute beaucoup moins excusable en confondant l'ancienne & la nouvelle Veracruz. Dans la Carte de M. Popple & dans l'Atlas maritimus, l'Isle de San Juan de Ulua est placée avec son Château vis-à-vis l'ancienne Ville, autrement nommée Villa-ricca, et l'Isle des sacrifices qui n'est qu'à deux milles de celle d'Ulua & à un mille de la Côte, est reculée de quarante milles, & separée de la Côte d'environ trente milles. Quoique l'Auteur du Géographe complet distingue par leurs noms Veracruz de San Juan de Ulua, il semble néanmoins qu'en mettant le Château à Veracruz il confond mal à propos ces deux Places.

Mon Guide qui se nommoit Pacollo, & dont je ne puis trop louer la politesse, étoit un Chirurgien qui avoit assez voiagé pour sécouer le joug des préjugés communs de sa Nation. Il étoit établi depuis quinze ans à Veracruz, & sa mémoire conservoit fidellement le malheur que cette Ville avoit essuié en 1712. Il me raconta que les Boucaniers excités par le désir du pillage, resolurent de surprendre les Espagnols, & qu'ayant pris terre quinze ou seize milles au-dessus du Port, ils laisserent leurs Vaisseaux à l'ancre au long de la Côte. Leurs forces composoient environ six cens hommes. Ils firent onze ou douze milles de chemin pendant la première nuit, et le jour suivant, ils se tinrent cachés derriere les monceaux de sable que le vent jette continuellement sur la terre. Ayant quitté leur retraite à l'entrée de la seconde nuit, ils reglerent leur marche pour arriver aux portes de la Ville vers le tems où l'on a coutume de les ouvrir. Lorsqu'ils furent à quelque distance, ils firent alte; & s'étant fait précéder d'un petit nombre de leurs gens les plus résolus, qui sçavoient la langue Espagnole; un de ceux-ci ne vit pas plûtôt la porte ouverte qu'il monta par l'escalier d'une petite Tour qui conduisoit sur la terrasse du Bastion, où sous prétexte de demander du feu pour allumer sa pipe, il s'approcha du Soldat qui étoit en sentinelle & le tua d'un coup de pistolet. C'étoit le signal auquel les autres devoient se saisir de la porte. Ils y reussirent heureusement, & le corps de leurs compagnons qui n'étoit pas éloigné survint au même moment pour les soutenir. Ils n'eurent pas plus de peine à se rendre maîtres d'un petit ouvrage qui étoit à la suite du premier. Quelques-uns de leurs gens demeurerent à la garde de ces deux postes, tandis que les autres se rendirent en corps à la place de la parade. La plûpart des habitans étoient encore au lit; mais l'allarme s'étant bien-tôt répandue, ils se rassemblérent, les uns à pied, les autres à cheval, & s'avancérent en bon ordre par une de leurs plus grandes rues, pour venir charger l'ennemi. Les Boucaniers avoient eu le tems de se préparer à les recevoir. Aussi leur défense fut-elle admirablement concertée. Ils placérent une partie de leurs gens à l'entrée de la rue par où venoient les Espagnols, avec ordre de faire feu lorsqu'ils les verroient à la portée du fusil. Ensuite un autre rang succedant aussi-tôt au premier, ils continuerent ainsi de leur faire essuyer chacun leur décharge, ce qui leur tua tant de monde, & causa tant d'épouvante à leurs chevaux, que ne pouvant se remettre de ce désordre ils tournérent le dos avec des cris effroyables. Ils furent poussés sans relâche jusqu'à l'autre porte de la Ville, & sortant impétueusement pour se sauver dans la campagne, ils abandonnérent leurs maisons & leurs familles à la discretion des Boucaniers.

D'un autre côté, le Château d'Ulua prenant l'allarme, fit aussi-tôt feu de toute son artillerie sur la Ville, pour en chasser l'ennemi. Cette diversion effraya d'abord les Boucaniers. Cependant ayant tenu Conseil, ils prirent la résolution de se saisir d'une partie des Prêtres & des Moines de la Ville. Ils coupérent la tête à quelques-uns des plus respectables, & faisant porter ce présent au Gouverneur du Château, ils lui déclarérent que s'il ne cessoit de tirer ils feroient le même traitement à tous les autres Prêtres. Une barbarie de cette nature ne fit qu'irriter le Gouverneur. Il redoubla le feu de son canon, & les Boucaniers, qui en étoient fort incommodés, n'eurent point d'autre ressource que de fermer toutes les portes de la Ville, pour empêcher le reste des habitans d'en sortir, & de les rassembler tous dans cette partie de la Ville qui étoit la plus exposée à l'artillerie du Château. Alors le Gouverneur, effrayé pour la vie d'une infinité d'honnêtes gens, qu'il se crut beaucoup plus interessé à conserver que leurs biens, fit cesser son canon. Les Boucaniers eurent toute la liberté qu'ils désiroient pour piller la Ville; & s'étant chargés de toutes les richesses qu'ils purent emporter, ils emmenerent encore quelques-uns des principaux habitans en otage, pour s'assurer le payement d'une somme considérable qu'ils exigérent pour n'avoir pas brûlé la Ville. Les Espagnols ont bâti depuis ce tems-là, sur la Côte, des Tours fort élevées, où ils entretiennent continuellement des sentinelles, qui les garantissent de ces terribles surprises. Ils avoient essuyé en 1683, une disgrâce de la même nature, qui auroit dû réveiller plûtôt leur prudence.

Après une heure de promenade, pendant laquelle M. Pacollo me raconta des choses incroyables de la puissance & des richesses du Roi d'Espagne, nous retournâmes à sa maison, où il m'offrit une collation de Chocolat, de confitures, & d'excellens fruits. J'avois payé si libéralement le secours qu'il m'avoit donné pour arrêter mon sang, que la valeur de ses rafraîchissemens y étoit comprise. En homme que ses voyages avoient guéri des scrupules du vulgaire, il me fit voir sa femme & ses enfans, qui auroient passé en Angleterre pour de vrais Nègres, tant leur couleur étoit brune & tannée. Les Espagnols de Carthagène sont beaucoup moins noirs, quoique leur position soit plus méridionale; & notre Helena devoit craindre peu d'être reconnuë parmi des gens qui l'auroient regardée comme un prodige de blancheur.

Les Officiers qui avoient conduit M. Rindekly à l'Audience, revinrent avec lui, & nous déclarérent que leurs ordres portoient de nous reconduire sur le champ à notre bord. Je ne sçus qu'après qu'ils nous eurent quitté, la réponse que M. Rindekly avoit reçue du Gouverneur. Elle avoit été beaucoup plus dure que celle des Gouverneurs de la Havana & de Carthagène; car il nous avoit rendu plaintes pour plaintes; & croyant les Espagnols beaucoup plus offensés, par le commerce clandestin, que nous par les efforts qu'ils faisoient pour l'empêcher, il avoit protesté qu'indépendemment des ordres de sa Cour, il ne laisseroit échapper aucune occasion de venger l'Espagne. M. Rindekly ayant repliqué que nous ne demandions point grace pour les coupables, mais qu'il arrivoit trop souvent aux Espagnols d'abuser de leur prétexte pour insulter des Anglois qui ne pensoient point à leur nuire; on lui avoit dit avec beaucoup de hauteur que toute injustice & toutes pertes compensées, le désavantage étoit si visiblement du côté de l'Espagne, que c'étoit une raison de plus pour se ressentir vivement de l'infraction que nous faisions continuellement au traité, & qu'au reste le fond de nos différens devoit être jugé dans les deux Cours.

Le vent, quoique médiocre, étant demeuré Nord pendant cinq jours, on ne nous pressa point de sortir du Port; mais au premier changement, les Commis, qui n'avoient pas quitté notre Vaisseau, nous avertirent qu'un plus long retardement rendroit nos intentions suspectes. L'impatience que nous avions de partir égaloit au moins celles qu'ils avoient de recevoir nos adieux. Nous sortîmes par le Canal du Sud, & nous passâmes contre l'Isle des Sacrifices, qui nous rappella les recits fabuleux du Matelot. M. Rindekly avoit mis en délibération si nous ne tenterions point la fortune à l'embouchure de la Rivière Alvarado, ou dans quelqu'autre lieu de la Baye de Campêche. Mais, outre que cette Mer est fort observée, il y avoit peu d'apparence de trouver beaucoup de richesses parmi les Amériquains de la nouvelle Espagne, qui sont trop voisins des principaux sieges du commerce de l'Espagne. Nos espérances étoient dans les Mers inférieures, & si nous eussions entiérement perdu celle de gagner Rio de la Hacha, nous aurions mieux aimé faire une tentative du côté de Truxillo, où M. Rindekly étoit bien informé qu'on trouvoit des Perles & de l'or en divers endroits de la Côte.

Après avoir attendu quelques jours le vent que nous désirions, nous l'eûmes tout-d'un-coup Nord-Ouest, c'est-à-dire, fort propre à nous faire sortir au moins du Golfe du Méxique en remontant par la route que la Flota prend réguliérement pour y entrer. Ce fut une faveur du Ciel dans la saison où nous étions. Mais ce qui nous avoit été si favorable pour doubler San Antonio, cessa de l'être à la hauteur de Cuba. Tous les efforts que nous fîmes pour nous rapprocher du Continent n'aboutirent qu'à la perte de notre grand mât qui fut brisé par la violence du vent; & le Vaisseau ayant souffert d'autres atteintes, nous prîmes le parti, à la joie extrême de nos deux Amans Espagnols, de relâcher à la Jamaïque dont n'étions pas fort éloignés.

Fin du premier Tome.

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TOME SECOND

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APrès quatre mois de navigation nous nous retrouvâmes à Port-Royal, sans autre fruit d'un si long voyage que les trois caisses de Perles que nous avions laissées à la Barbade. Mais je fus consolé de mes fatigues par le plaisir de trouver à Port-Royal l'aîné de mes fils, que ma femme avoit fait partir pour me rejoindre. Le Chevalier... étant retourné à Londres après son expédition, avoit appris à ma famille par quelle avanture j'avois été forcé de faire le voyage de la Jamaïque. Ma femme, & Madame Rindekly ma fille, également inquiétes pour leurs Maris, s'étoient déterminées d'autant plus facilement à nous envoyer mon fils, qu'en partant pour l'Afrique je ne l'avois laissé à Londres qu'à regret, & pour ceder aux allarmes d'une mere trop tendre. Elles s'imaginerent que dans une absence qui devenoit beaucoup plus longue que je ne me l'étois proposé, il me seroit doux d'avoir près de moi un enfant qui m'étoit fort cher. Effectivement sa vûe, à laquelle je m'attendois si peu, me causa une des plus vives satisfactions que j'aye jamais ressenties. Je le trouvai si formé pour son âge, & d'une figure si prévenante, que je formai, dès les premiers jours, un dessein qui me réüssit fort heureusement pour sa fortune. M. Thorough, notre Facteur à la Jamaïque, & le dépositaire du trésor que nous avions rapporté de la Côte d'Afrique, avoit une fille un peu plus âgée, mais qui ne faisoit qu'entrer néanmoins dans sa seiziéme année. Elle étoit son unique enfant, & par conséquent l'héritiere d'un bien fort considérable qu'il avoit amassé depuis trente ans par le commerce. Comme il nous logeoit chez lui, & qu'à l'arrivée de mon fils il lui avoit fait la même politesse, je ne doutai point que la familiarité où nous allions vivre ensemble ne fît naître des ouvertures qui favoriseroient mon dessein. Je le communiquai même à M. Rindekly, qui l'approuva beaucoup; & mon fils, qui avoit déja du goût pour les femmes, me confessa que depuis quinze jours qu'il étoit arrivé, il s'étoit senti quelque inclination pour Mademoiselle Thorough.

Tous les Négocians de Spanish-Town & de Port-Royal, avec lesquels nous avions fait quelque liaison, furent étonnés de nous voir arriver, après un long voyage, dans l'état à peu près où nous étions partis. Cependant ils n'ignorerent pas long-tems que nous avions fait une descente à la Marguerite, dont nous avions tiré de grands avantages; & cette opinion, joint à celle des richesses que nous avions rapportées d'Afrique, nous fit regarder comme des gens d'une opulence extraordinaire. Les gens de notre Équipage, attachés à nous par notre douceur, autant que par l'utilité qu'ils avoient déja trouvée à nous servir, contribuoient encore à nous faire cette réputation en relevant beaucoup l'estime & l'affection qu'ils avoient pour nous. Le Gouverneur, & M. Thorough, furent les seuls à qui nous nous ouvrîmes entiérement. Nous avions conservé un assortiment de fort belles perles pour un collier & des bracelets, dont nous fîmes présent à la Gouvernante. Sir Nicolas Lawes son mari nous marquoit beaucoup d'affection, & plus mécontent que jamais des Espagnols, depuis le refus que le Commandant de Trinidado, dans l'Isle de Cuba, avoit fait pendant notre absence de lui rendre Eton & Winter, deux Voleurs Anglois qui s'étoient réfugiés dans cette Ville, il auroit souhaité qu'au lieu de la Marguerite nous eussions pû piller dans notre route Carthagène & Veracruz. Il fit bien-tôt éclater cette disposition. Le Capitaine Chandler, Capitaine d'un de nos Vaisseaux de guerre nommé le Lanceston, s'étant saisi d'un Garde-Côte Espagnol monté de 56 hommes, qui avoit pris nouvellement, sous les prétextes ordinaires, une Barque richement chargée pour quelques Marchands de la Jamaïque, le Chevalier Lawes joignit au ressentiment qu'il avoit de l'affaire de Trinidado celui qu'il avoit conçu des réponses que nous lui avions rapportées de la Havana, de Carthagène & de la Veracruz. Dans une assemblée du Conseil de guerre, il condamna au gibet quarante trois de ces Prisonniers Espagnols, à titre de Voleurs & de Pyrates. La Sentence fut exécutée avec la derniere rigueur, & M. Lawes me protesta que si les rebelles de son Isle ne l'eussent mis dans la nécessité de garder auprès de lui toutes ses forces, il les auroit employées, pendant le reste de son Gouvernement, à exterminer jusqu'au dernier Garde-Côte.

En effet, les Nègres révoltés, dont on avoit méprisé les restes, recommçoient à se rendre redoutables dans les Montagnes. Ils avoient construit dans une des Montagnes bleues, qui s'appelle Nanny, un Fort dont l'accès étoit si difficile qu'il pouvoit être défendu par un petit nombre de soldats contre une armée. Ils avoient fait plusieurs descentes dans le plat Pays, & tout récemment ils s'étoient si fort approchés de Spanish-Town, qu'ils y avoient jetté la terreur. Les troupes qu'on avoit fait marcher contr'eux, ne pouvant s'engager prudemment dans leurs retraites, ils sembloient se confirmer de jour en jour dans la possession de nous outrager impunément. Le Gouverneur avoit déja pensé à faire venir à son secours un corps de Muschetos ou Mesquites, Nation Indienne qui étoit plus propre que nos gens à les forcer dans leurs montagnes. L'aveu que nous lui fîmes du dessein que nous avions eu de nous approcher de Truxillo, lui renouvella cette idée, & lui fit croire qu'il nous rendroit service en nous chargeant de l'exécution de son projet.

Les Muschetos habitent cette partie du continent qui est entre Truxillo & Honduras. Ils se soumirent aux Anglois dans le tems que le Duc d'Albermarle étoit Gouverneur de la Jamaïque, & n'ayant jamais été conquis par les Espagnols, on peut dire qu'ils conservoient le pouvoir de se choisir les Maîtres pour lesquels ils avoient le plus d'inclination. Ainsi les droits que l'Espagne s'attribuoit sur leur Païs semblent être passés aux Anglois par cette soumission volontaire. Cependant il faut avoüer que ce que j'appelle ici soumission n'a jamais entraîné aucune autre marque de dépendance. Les Muschetos sont gouvernés par leurs propres Rois & leurs propres Capitaines, qui préferent seulement la protection des Anglois à celle de toute autre Puissance de l'Europe.

Ce n'étoit pas la première fois qu'on avoit pensé à se procurer leur secours. En 1720 on leur fit demander deux cens hommes qu'ils accorderent volontiers, contre les Nègres qui s'étoient alors révoltés. On leur envoya des Chaloupes qui transporterent cette Milice à Port-Roïal. Elle fut distribuée en Compagnies sous leurs propres Officiers, & leur païe fut de quarante Schellings par mois avec une paire de souliers. Ils passerent quelques mois dans l'Isle & ne se retirerent qu'après avoir rendu de fideles services. M. Rindekly n'eut pas d'éloignement pour la proposition du Gouverneur. Il s'étoit persuadé depuis longtems, sur divers récits, que le Païs des Muschetos n'étoit pas sans or, quoique de tous les Amériquains du Continent, ils fussent peut-être ceux qui en connoissoient moins le prix. Nous fîmes marier avant notre départ nos deux amans de Carthagène, & la délicatesse de leur conscience fut satisfaite par l'occasion qu'ils eurent de recevoir la bénédiction nuptiale d'un Ministre de leur Religion. Ce fut le Chapellain du Vaisseau Garde-Côte, dont M. Lawes avoit fait pendre l'Équipage. Comme on avoit fait grace à quelques-uns de ces Pyrates, & que le Capitaine étoit demeuré en prison avec son Lieutenant, M. Lawes se laissa persuader par mes instances d'en relâcher trois qui étoient de Carthagène, avec le Chapellain qui étoit de la même Ville, dans la seule vûë de me servir d'eux pour faire agréer au pere d'Helena son rétour avec son Mari. Je comprois que les prenant dans notre Vaisseau, ils gagneroient aisément, du lieu où nous aborderions, le petit Port de Gracias de Dios, & de-là Carthagène. Mais je fus surpris, en faisant cette proposition aux deux jeunes Espagnols de ne pas leur trouver tout l'empressement que je leur croiois pour retourner dans leur Patrie. Helena me fit entendre avec beaucoup de douceur & de modestie, que si nos Anglois n'avoient pas de repugnance pour son établissement à la Jamaïque, elle préféreroit le séjour de Port-Royal à celui de Carthagène. Outre la confusion qui lui faisoit craindre de reparoître dans un lieu qu'elle avoit abandonné avec un peu d'indécence, elle me confessa que le commerce de nos Angloises & cette honnête liberté qu'elle avoit remarquée dans nos usages, lui plaisoient beaucoup plus que les formalités gênantes de sa Patrie. Ce n'est pas qu'elle renonçât à se reconcilier avec son pere ni qu'elle perdît l'espérance de sa succession: mais elle se flattoit d'obtenir ces deux biens sans quitter la Jamaïque, & elle me pria d'établir ma négociation sur ce fondement. Je la laissai dans une maison particuliere qu'elle avoit louée immédiatement après son mariage. À notre arrivée elle s'étoit mise en pension chez d'honnêtes gens, où sa conduite l'avoit fait estimer de ses Hôtes, tandis que les agrémens de sa figure lui avoient attiré les caresses & les honnêtetés des principales Dames de la Ville. Spallo ayant conçu que la bienséance ne lui permettoit pas de se loger avec elle, s'étoit retiré de son côté dans une famille sans reproche, où il ne s'étoit fait connoître que par des qualités propres à le faire aimer.

Mais avant notre départ il arriva un changement qui nous chagrina, par les sentimens de reconnoissance que nous devions à Sir Nicolas Lawes Gouverneur de la Jamaïque. Quoiqu'il fût né dans l'Isle, où sa mere avoit encore son établissement à Spanish Town, & que les Habitans eussent regardé comme un bonheur qu'il eût été nommé pour les commander, il étoit né entre eux quelques différens qui les avoient refroidis pour lui, & qui lui rendoient à lui-même son administration fort ennuieuse. Enfin sur les instances qu'il avoit faites à la Cour de Londres pour être déchargé, elle lui donna pour successeur le Duc de Portland, qui arriva le 22 de Decembre à la Barbare avec la Duchesse son Épouse, & le Colonel du Bourgay son Lieutenant. M. Lawes reçut sans chagrin la nouvelle de leur approche. Il se disposa même à les recevoir avec toutes les marques de distinction qui étoient dûës à leur rang. Mais comme il auroit fallu attendre de nouveaux ordres de M. le Duc de Portland, si nous n'étions point partis avant son arrivée à Port-Royal, il nous conseilla, pour l'avantage de l'Isle & pour notre propre utilité, de profiter de la Commission que nous avions reçue de lui & de hâter notre départ.

Nous mîmes à la Voile au commencement de Janvier. Quoique la distance ne soit pas grande, de la Jamaïque, jusqu'au Cap de Gracia de Dios, qui est la plus proche partie du Continent, nous eumes à lutter pendant quatre jours contre un vent de terre, qui ne changea qu'au cinquiéme jour: s'étant tourné tout d'un coup en notre faveur, il nous auroit forcé avec la même violence d'entrer dans la première rade, si le dessein que nous avions de mettre à terre notre Prêtre, le plus près qu'il nous seroit possible de quelque petit Port Espagnol, ne nous eût fait louvoier au Sud avec toute l'habilité de nos Matelots. Nous gagnâmes ainsi la Baye de Camaren, a l'entrée de laquelle nous trouvâmes une grande Barque Espagnole que la vûë de notre Pavillon fit trembler. Mais de quelque ressentiment que les derniers procédés de cette Nation eussent achevé de nous remplir, l'occasion étoit si belle pour nous délivrer de notre Prêtre, que nous rassurâmes par notre douceur huit Espagnols, qui étoient dans la Barque avec autant d'Indiens pour rameurs. Ils portoient leur cargaison de ce bois que nous nommons logwood, & qui se coupe sur la Côte de Honduras & de Campêche. Leur route étoit vers la petite Isle de Santa Catharina, ou la Providence, d'où ils devoient se rendre à Carthagène. En leur confiant le Prêtre Espagnol, qu'ils reçurent avec beaucoup de respect pour sa profession, nous leur fîmes quelques préfens, pour leur ôter la pensée que nous cherchassions à leur nuire, ou que nous eussions formé quelque dessein contre leur Nation.

Après les avoir quittés, nous remontâmes au long de la Côte, suivant les instructions que nous avions reçues d'un vieux Pilote de Port-Royal, & nous découvrîmes bien-tôt une autre Baye, qui portoit, dans la Carte du même Pilote, le nom de Spawn-Bay. C'étoit la route qu'il nous avoit conseillé de prendre pour trouver les premières Habitations des Muschetos. Nous abordâmes au fond de la Baye, dans un endroit si marécageux que nous sentîmes le besoin que nous avions eu des leçons du Pilote, & la vérité de ses récits sur la situation des Muschetos. Ce bon peuple ayant été forcé par les Espagnols d'abandonner un fort beau Pays qu'il habitoit anciennement, s'est retiré dans des Montagnes & des bruyères, qui sont environnées, de tous les côtés de la terre, par des marais inaccessibles. Elles ne sont pas moins défendues du côté de la Mer par la disposition du rivage. Le terrain en est si humide, & coupé par tant de ravines & de précipices, que les plus hardis n'oseroient s'y engager sans en connoître parfaitement les détours. La Carte du Pilote les marquoit par des lignes si exactes, qu'en la portant à la main nous nous trouvâmes tout-d'un-coup familiers dans des lieux où nous venions pour la première fois. M. Rindekly fit moüiller l'ancre sur un bon fond, & me laissant le soin des premières découvertes avec dix hommes que je pris pour m'accompagner, il me promit d'attendre mon retour avant que de quitter son bord.

Je marchai l'espace de deux lieues dans le terrain que j'ai representé, avec de l'eau quelquefois jusqu'aux genoux, mais toujours guidé par ma Carte, où je trouvois, dans des mesures de la derniere précision, une régle sure pour me conduire. Étant arrivé au pied d'une colline qui avoit borné ma vûë depuis le rivage, je fus tenté d'abandonner la direction du Pilote, parce qu'elle marquoit autour de la colline un chemin fort humide & fort long, & que je croyois pouvoir l'éviter en remontant directement une pente fort douce & fort séche. Mais la confiance que je devois à mon Itineraire m'ayant fait renoncer à mes propres lumiéres, je reconnus bien-tôt que je n'avois pû prendre un meilleur parti, puisqu'après avoir tourné l'espace d'un quart d'heure, je tombai dans une Habitation de Muschetos, dont je n'apperçus les premières cabanes qu'en y entrant avec mon escorte. Ils entendirent les questions que je leur fis dans ma langue; & quoique ceux à qui le hazard me faisoit parler ne la sçussent point assez pour me répondre, ils comprirent si bien que j'étois Anglois, qu'après m'avoir comblé de caresses, ils s'empresserent de faire venir un de leurs Chefs, qui lia un entretien plus clair avec moi. Il avoit fait le voyage de la Jamaïque en 1720, & la langue Angloise qu'il avoit apprise dans le séjour qu'il y avoit fait pendant cinq ou six mois, lui étoit encore familiere. Il me dit que je trouverois dans sa Nation plusieurs Anglois qui y avoient épousé des femmes Indiennes, & qui s'étoient accoutumés aux usages du Pays. Je lui demandai si le Roi ou le principal Chef des Muschetos faisoit sa demeure dans un lieu fort éloigné. Il me répondit qu'on y pouvoit aller, & revenir, dans l'espace d'un jour; mais que la distance me devoit causer peu d'inquiétude, puisqu'un Anglois étoit aussi surement dans sa Nation qu'à la Jamaïque.

Il étoit tard. Je pris confiance à ce discours, & ne voyant aucune nécessité de retourner le même jour au Vaisseau, je me contentai d'y renvoyer deux de mes gens, pour informer M. Rindekly du projet que je formai pour le lendemain. C'étoit d'aller à Ramajen, principale Habitation des Muschetos, où leur Roi tenoit sa Cour, & de me charger ainsi, non-seulement de toutes les formalités de notre Commission, mais encore d'examiner quels avantages nous pourrions tirer du Pays pour notre commerce. Je passai la nuit dans l'Habitation où j'étois, & j'y fus traité avec beaucoup d'amitié par tous les Muschetos de l'un & de l'autre sexe. J'y trouvai, comme on me l'avoit dit, un Anglois nommé Luke Haughton, qui avoit épousé une femme de la Nation, & qui menoit la même vie que les Indiens. Il me dit qu'il n'étoit pas le seul à qui le goût de la liberté eut fait prendre ce parti, & qu'il s'en applaudissoit tous les jours. Les Muschetos ne craignent que le Diable & les Espagnols. Ils ont un grand nombre de prétendus Sorciers qui les entretiennent, par leurs prestiges, dans la première de ces deux craintes, & l'autre leur vient des cruautés & des persécutions qu'ils ont longtems essuyées de la part des Colonies d'Espagne. Après de longues guerres, où les avantages ont été souvent balancés, leur petit nombre les a forcés de se retirer dans des Montagnes & des Marais impratiquables. Ils y sont à couvert des attaques de leurs Ennemis; mais le souvenir du passé nourrit leur haine, & leur fait chercher les occasions de se venger. Il font quelquefois des excursions imprévûes qui coutent la vie à plusieurs Espagnols; & dans les autres tems ils ne font aucun quartier à ceux que le hazard leur fait rencontrer. Ils les appellent Little Breeches, ou Petites Culottes, pour les distinguer des Anglois, qui en portent de plus grandes. Si l'on excepte cette haine, il n'y a point de bonnes qualités qui ne soient communes dans la Nation des Muschetos. Jamais Peuple ne fut plus fidelle à sa parole. Ils sont doux, humains, capables de reconnoissance & d'amitié. Les mariages y sont fort chastes. Ils n'ont qu'une femme, pour laquelle ils ont des égards qui approchent de la soumission. Leur Religion se réduit à quelques adorations qu'ils rendent au Soleil. Ils enterrent leurs morts avec beaucoup de décence, & leur tournent la tête du côté de l'Orient. Mais leur pénétration ne s'étend pas plus loin que la vie, & je fus surpris, en les interrogeant sur l'état où ils supposoient leurs parens après la mort, de les voir étonnés & muets à cette question.

Le lendemain je fus accompagné de Luke Haughton, & des principaux Muschetos de l'Habitation, jusqu'à la demeure du Roi, où nous arrivâmes avant midi. Je n'y trouvai rien qui répondît à la Majesté royale; mais je ne m'étois point attendu que de malheureux Indiens, dont toute l'occupation est la pêche & la culture de leurs terres, affectassent beaucoup de magnificence. Le Roi, ou le Chef, qui se nommoit Jayo, nous reçut dans une large Cabane, aussi informe & aussi nue que celles de ses Sujets. C'étoit un homme d'environ quarante cinq ans, qui n'avoit rien d'extraordinaire dans sa figure que la grandeur de ses yeux, où l'on voyoit briller de l'esprit & de la bonté. Il m'embrassa d'un air affectueux; & lorsque je lui eus expliqué le sujet de mon voyage, il me répondit, sans balancer, qu'aimant beaucoup les Anglois, il iroit lui-même à leur secours avec les plus braves de ses gens. Je m'étois déja informé si sa Nation étoit nombreuse. On n'y comptoit guéres plus de deux mille hommes, soumis à trois differens Princes. Je lui demandai à quoi pourroit monter le secours qu'il me promettoit. Il me dit que les deux Princes ses voisins, n'ayant pas moins d'affection que lui pour les Anglois, il étoit sur, avec leur secours, de ne pas mener moins de trois cens hommes à la Jamaïque. Mais il falloit des Vaisseaux, ou du moins des Barques pour le passage; car leurs Pyrogues étoient en petit nombre, & n'étoient pas propres à s'éloigner de la Côte dans une si mauvaise saison. Jayo me fit faire lui-même cette observation. Il stipula aussi qu'on fourniroit des armes à tous ses gens, & qu'elles demeureroient à eux après le service qu'ils alloient rendre. Ces conditions étoient justes. Je lui proposai seulement de nous donner d'avance cent de ses hommes, que nous pouvions transporter facilement avec nous; & sur la parole que j'avois reçue de Sir Nicolas Lawes, je lui promis qu'on enverroit prendre incessamment le reste, qu'il pourroit amener lui-même.

Nos articles étant reglés, cette nouvelle répandit une ardeur surprenante dans toute la Nation. Mais tandis que les plus jeunes & les plus hardis se préparoient à partir les premiers, je renvoyai encore à M. Rindekly un de mes gens avec Luke Haughton, pour lui rendre compte du succès de notre Commission, & des lumiéres que j'avois déja tirées sur la qualité du Pays. Outre les informations que j'avois prises pendant la nuit, l'air pauvre & nud que j'avois observé dans tout ce qui environnoit le Prince, ne me faisoit pas juger favorablement des richesses du terroir. J'avois vû deux Rivières, qui n'avoient point d'autre proprieté que celle d'être extrêmement bourbeuses. À la vérité les Montagnes pouvoient renfermer des trésors: mais quelle apparence d'y découvrir ce qui n'étoit pas connu des habitans? Cependant à force de questions, j'appris d'eux qu'on voyoit souvent des Espagnols dans quelques Montagnes qui étoient au delà des leurs, & que c'étoit-là que les jeunes Muschetos alloient comme à la chasse des Petites Culottes, pour chercher l'occasion d'en tuer toujours quelques-uns. Je fis donner cet avis à M. Rindekly, qui jugea comme moi, qu'il devoit s'y trouver quelque mine. Il ne balança point à descendre avec quinze Soldats, en laissant le commandement du Vaisseau à M. Zill, notre Lieutenant. Je fus surpris de le voir arriver vers le soir. Nous nous trouvions forts, avec ses gens & les miens, & plus de cinquante jeunes Muschetos qui s'étoient déja rangés autour de moi pour me suivre à la Jamaïque. Dès la nuit suivante nous nous fîmes conduire vers la Montagne, où, sur l'idée qu'on nous avoit donnée de sa distance, nous comptions de nous rendre vers la pointe du jour.

Notre marche fut beaucoup plus longue. Il se trouva tant de ravines & de défilés, tant d'endroits si difficiles à monter & à descendre, que la fatigue nous contraignit plusieurs fois de nous arrêter. Nous n'avions pas fait la moitié de la route lorsque le jour vint nous surprendre, & n'ayant apporté des provisions que pour vingt-quatre heures, nous ne voulûmes point nous engager plus avant sans nous être assurés de ne pas manquer du nécessaire. Ainsi nous attendîmes au même lieu le retour d'une partie de nos Indiens, que nous envoyâmes chercher des vivres. Ceux qui nous restoient passerent le jour à la chasse avec les gens de notre Équipage. Ils tuerent deux ours d'une énorme grosseur, & quantité d'autres animaux sauvages dont nous tirâmes peu d'utilité. Mais la plûpart des oiseaux, dont ils nous rapporterent un fort grand nombre, se trouverent d'un goût délicieux. Les provisions étant arrivées avant la nuit, nous nous remîmes en marche avec de nouvelles difficultés, & ce ne fut que le lendemain à midi que nos Guides nous montrerent le terme de notre voyage.

La Montagne étoit fort escarpée, du côté qui regardoit le Pays des Muschetos, & les sentiers si étroits que nous commençâmes à craindre de ne pouvoir faire usage de nos forces contre les Espagnols, si nous les trouvions en état de nous disputer le passage. En avançant par divers détours, nous eûmes entre les rochers une échappée de vûë, qui nous fit découvrir, à plus de quatre ou cinq lieues, les tours ou les clochers d'une Ville que nous prîmes pour Truxillo. Les Muschetos, qui nous conduisoient, ne la connoissoient pas mieux que nous. Enfin touchant au lieu où ils nous assurerent qu'ils avoient vû & tué plus d'une fois des Espagnols, nous détachâmes quelques-uns des plus hardis pour observer les environs. Allen, Soldat résolu de notre Équipage, s'offrit à les accompagner. Il nous rapporta bientôt que dans un endroit plus ouvert de la Montagne, il avoit apperçu vingt ou vingt-cinq Espagnols, qui paroissoient occupés de quelque travail, & qu'en ayant vû plusieurs fois disparoître une partie, il ne doutoit pas qu'ils ne descendissent sous terre par quelques ouvertures, qui devoient être celles d'une mine.

En quelque nombre que nous pussions les supposer, il n'étoit point à craindre que des Ouvriers fussent assez bien armés pour résister à quatre-vingt hommes qui l'étoient parfaitement, & qui auroient l'avantage de les surprendre. Nous résolûmes d'aller ouvertement à eux, & de ne pas les épargner s'ils entreprenoient de se défendre. La disposition du terrain ne permettoit guéres qu'ils nous apperçussent à plus de cent cinquante pas. Mais au lieu de penser à la défense ou à la fuite, ils n'eurent pas plûtôt reconnu le danger, qu'ils descendirent en confusion dans leurs trous. Une manière si nouvelle de se dérober à l'ennemi nous fit beaucoup rire; d'autant plus qu'ils avoient laissé leurs habits & leurs armes aux environs de leur azile. Tout nous confirmant dans l'idée que ce ne pouvoit être qu'une mine, il étoit question de profiter malgré eux de cette découverte. Quelques-uns de nos plus braves Soldats nous offrirent de descendre le pistolet au poing. Mais comme c'étoit exposer trop imprudemment leur vie, parce que les Espagnols avoient retiré les échelles, M. Rindekly, après avoir observé qu'il n'y avoit que trois ouvertures à la mine, dans un espace qui n'avoit guéres plus de quarante pas, prit une résolution dont le succès n'étoit pas incertain. Il fit boucher deux de ces trous avec des branches d'arbres croisées, qui furent couvertes de terre; ensuite ayant fait ramasser tout ce qu'il y avoit de combustible aux environs, il y fit mettre le feu, & tout ce qui s'enflamma fut jetté par le seul des trois trous qui demeuroit ouvert. La fumée, qui ne manqua point d'épaissir bien-tôt l'air, mit les Espagnols en danger de périr. Ils nous marquerent leur consternation par des cris lamentables, qui vinrent jusqu'à nos oreilles. Nous cessâmes alors de jetter du bois enflammé par le trou. Ils y dresserent leur échelle, dont nous vîmes paroître le sommet. Un d'entr'eux se hâta d'y monter, & nous appercevant autour de lui lorsqu'il eut mis la tête hors du trou, il joignit les mains d'un air consterné, pour nous demander la vie.

Nous le pressâmes dans sa langue, de sortir tout-à-fait. Il parut se rassurer en nous reconnoissant pour des Anglois. Je lui dis qu'il devoit être sans crainte, s'il nous répondoit sincérement. Ma première question regarda le nombre de ses compagnons. Il m'assura qu'ils n'étoient que vingt-deux. Mais avant que je pusse continuer mes demandes, ils se présenterent successivement à l'ouverture avec tant de précipitation & de marques de frayeur, qu'ils nous parurent peu capables de nous causer de l'embarras. D'ailleurs, ils étoient désarmés, & dans l'état d'une troupe d'ouvriers qui sortent du travail. À mesure qu'ils se montrerent au jour, nous leur donnâmes à chacun, deux de nos gens pour gardes. Ils sortirent enfin jusqu'au dernier: & leur nombre n'étoit effectivement que de vingt-trois.

Nous leur fîmes alors des interrogations plus tranquilles. Leur Chef, qui étoit une sorte d'Officier militaire, nous dit qu'il étoit employé par deux riches Négocians de Truxillo, qui ayant découvert des mines d'or sur les Montagnes, y faisoient travailler depuis deux ans, avec une Commission du Viceroi de la Nouvelle Espagne; que la peine & les frais avoient surpassé long-tems le profit; mais que dans le lieu d'où il sortoit, & qui n'étoit ouvert que depuis quelques semaines, ils avoient trouvé de quoi se dédommager de toutes leurs avances; que la mine étoit riche, & qu'elle le devenoit tous les jours de plus en plus. Dans la joie que nous ressentîmes de ce discours, nous demandâmes d'abord assez avidemment, quelle quantité d'or ils avoient. Leur réponse fut qu'on venoit tous les matins de Truxillo pour recueillir le fruit de leur travail; qu'on avoit emporté le même jour environ deux marcs d'or, du moins autant que l'expérience pouvoit leur faire juger de la valeur des alliages, & qu'ils en avoient tiré presqu'autant depuis le départ de leurs Inspecteurs. Nous ne doutâmes point de la sincérité d'un recit que nous étions en état sur le champ de vérifier. Mais avant que de visiter la mine, nous tînmes conseil, M. Rindekly & moi, sur la conduite que nous devions observer pour notre interêt & notre sûreté.

En supposant la vérité de ce que nous venions d'entendre, il n'y avoit aucun doute que nous ne pussions tirer un avantage considérable de notre découverte. Les vingt-trois Espagnols étoient si peu capables de nous arrêter que nous pouvions les employer eux-mêmes à travailler pour nous. Mais nous n'ignorions pas que Truxillo étoit une Ville assez considérable & gardée par quelques Troupes Espagnoles. Les Inspecteurs venoient tous les jours au matin. Il étoit impossible de les tromper, & beaucoup plus encore de nous défendre contre un corps de troupes reglées, qui ne pouvoient manquer d'avoir de grands avantages sur nous par les armes & par le nombre. Cependant après de longues réflexions, nous ne vîmes point d'autre parti à choisir, que d'attacher & les vingt-trois Espagnols & tous nos gens au travail pendant le reste du jour, & de nous saisir le lendemain des Inspecteurs pour nous procurer encore la liberté de travailler le jour suivant. Les soupçons ne pouvoient naître à Truxillo que dans l'après midi, c'est-à-dire vers le tems où l'on étoit accoutumé à voir arriver les fruits de la mine; & la distance étant de quatre lieues, nous ne devions pas craindre qu'on eût le tems de nous interrompre avant la nuit.

Nous nous arrêtâmes à cette résolution. M. Rindekly fit déboucher aussi-tôt toutes les ouvertures de la mine pour donner passage à la fumée, & se faisant préceder de l'Officier Espagnol, il descendit après lui par la plus commode des trois échelles: il revint au bout d'un quart d'heure, & m'apporta une poignée du prétieux métal pour lequel nous n'avions pas moins de goût que les Sujets du Roi d'Espagne. Nous expliquâmes nos intentions à l'Officier, & nous lui donnâmes la plus grande partie de nos gens pour l'aider dans son travail, tandis qu'avec le reste nous fîmes soigneusement la garde au dehors.

Nous ne pouvions espérer des richesses immenses d'un travail de vingt quatre heures, avec quelque ardeur qu'il fût poussé. Cependant la veine se trouva heureusement fort abondante, & n'ayant pas manqué de forcer les Espagnols à continuer l'ouvrage pendant la nuit, nous jugeâmes le lendemain au matin que notre voyage seroit fort-bien recompensé. Toutes nos réflexions avoient roulé dans cet intervalle sur les moyens de tirer plus d'utilité d'une si belle découverte; mais quand nous nous serions supposés maîtres du Païs des Muschetos ou capables d'y amener des forces plus considerables, la situation des montagnes ne nous auroit jamais permis d'approcher des mines malgré les Espagnols, & nous ne pouvions douter que sur le prémier avis qu'ils alloient avoir de notre entreprise, ils ne prissent des mésures certaines pour empêcher qu'elle ne pût être renouvellée. Cependant il y a beaucoup d'apparence qu'avec un peu de recherche & d'industrie, on trouveroit d'autres mines dans les montagnes qui sont moins avancées, & dont l'accès est plus facile.

Les Inspecteurs de Truxillo furent extrêmement surpris, en arrivant sur les neuf heures du matin, de se voir arrêtés par des Anglois. Ils étoient trois, & leur crainte fut dabord pour leur vie. Nous les rassurâmes, & notre politesse alla jusqu'à les faire déjeuner avec nous. Ils eurent le régret de nous voir emporter la nuit suivante tout ce qu'un travail obstiné nous avoit pû faire tirer de la mine: mais le nôtre fut beaucoup plus vif d'abandonner un lieu si riche. Sur le calcul qu'ils firent eux-mêmes, par la connoissance qu'ils avoient du produit ordinaire, ils jugerent que notre butin pouvoit monter à quarante marcs; somme legere à la vérité, mais qui renouvellée toutes les vingt-quatre heures nous auroit bien-tôt composé un riche trésor. Nous reprîmes notre route au travers des précipices par lesquels nous étions venus, & la connoissance que nous en avions acquise rendit notre retour plus facile. Jayo n'avoit pas perdu un moment pour mettre notre Milice en état de partir. Nous le quittâmes, après lui avoir rénouvellé mes promesses.

Pendant notre absence le Duc de Portland étoit arrivé à Port-Royal, & nous trouvâmes tous les Habitans dans la joie qui accompagne toujours ces changemens. Nous nous présentâmes à lui avec nos cent Muschetos. Il étoit assez informé des nécessités du Païs pour sentir l'importance de ce secours. J'ai déjà fait observer que les troupes Angloises ne pouvant pénétrer dans les montagnes, on comptoit sur les Muschetos pour y presser les Nègres jusques dans leurs retraites les plus inaccessibles. L'Ordre fut donné pour le départ de plusieurs grandes Barques, qui devoient aller prendre Jayo & le reste de sa Milice. Il arriva quatre jours après. M. le Duc de Portland ne le traita pas avec moins de distinction que s'il eût été son égal. Il le fit manger avec lui & Madame la Duchesse, qui prit plaisir d'abord aux manières simples & grossiéres de ce Prince Ameriquain. Mais un jour que le vin l'avoit échauffé, il lui échappa des expressions si libres & si indécentes, que la Duchesse fut forcée de quitter la table, & se refroidit d'autant plus pour lui, que M. le Duc se ressentant lui-même de la débauche, avoit pris plaisir à la railler de son embarras. Cependant on n'en pensa pas moins à faire marcher le Prince des Muschetos avec sa Troupe. Il étoit question de le soutenir d'un certain nombre d'Anglois. Les quatre Regimens de troupes régulieres qui étoient dans l'Isle ne pouvoient guéres être employées contre les Nègres, tandis que l'extrémité où l'on s'étoit porté contre les Espagnols devoit faire craindre à tout moment qu'ils ne pensassent à se vanger. Il y avoit plusieurs Compagnies franches qui étoient dispersées dans les Forts, & qui n'y étoient pas moins nécessaires. L'embarras où l'on se trouvoit fit naître à M. le Duc de Portland la pensée de prendre sur les Vaisseaux de la Nation, qui se trouvoient dans le Port, les hommes qui paroîtroient les plus propres à porter les armes. Dans la résolution où l'on étoit d'exterminer tous les rebelles, on crut devoir y réunir tous les efforts, & que personne ne devoit être exempté d'y contribuer. Nos gens étoient sans contredit la Troupe la plus leste & la plus aguerie de l'Isle. On ne manqua point de nous les demander, & le dessein du Gouverneur étoit de les faire servir de Capitaines aux Muschetos, qu'il vouloit réduire en Compagnies; mais nos gens refuserent de se séparer, & malgré toutes les offres de M. le Duc, ils ne consentirent à marcher contre les Nègres que sous les Ordres de M. Rindekly ou de M. Zill.

On fut forcé d'accepter leurs services à cette condition. M. Zill, qui avoit porté les armes en Angleterre dans un Regiment de Cavalerie, & qui n'étoit pas moins versé dans le service de terre que dans celui de Mer, pria M. Rindekly de se reposer sur lui du commandement. J'eus besoin de me joindre à lui pour faire perdre à M. Rindekly la résolution de commander lui-même, & ce fut la bonté du Ciel qui m'inspira toute la force qui étoit nécessaire pour le fléchir. Nos gens partirent dans la résolution de se distinguer, & la plûpart pensant à s'établir à la Jamaïque étoient bien aises d'avoir cette occasion de se faire considérer dans l'Isle. Mais à peine s'étoit-il passé quinze jours, que nous apprîmes la nouvelle de leur tragique avanture.

Ils s'étoient avancés avec tant d'ardeur, que dans la vûë de se distinguer, ils ne penserent qu'à prévénir les Muschetos, dont le secours ne leur paroissoit nécessaire que pour grimper sur les montagnes. Ayant appris qu'un gros de rebelles s'étoit fait voir du côté de Spanish-town, ils prirent cette route, & ne croyant point que ces Barbares pussent ténir un moment devant eux, ils négligérent les précautions de la guerre. Cet excés de confiance les fit tomber dans une embuscade, où toute leur valeur ne les empêcha point de succomber au nombre & à l'aveugle furie des Nègres. M. Zill fut tué un des prémiers, & ceux qui démeurerent blessés sur le champ de Bataille n'obtinrent aucun quartier de leurs cruels ennemis, qui acheverent de les massacrer brutalement. Les Muschetos ne furent gueres plus heureux dans leur expédition. Après avoir perdu quantité de gens, tout l'avantage qu'ils remporterent avec le secours de plusieurs Compagnies Angloises qui reçurent ordre de les joindre, fut de forcer les Nègres à se rétirer dans leurs asiles. Sur les récits qu'on nous faisoit, non seulement de leur situation, mais du soin qu'ils ont pris de cultiver les terres dans l'interieur des montagnes, & de chercher des Mines qui leur fournissent du cuivre, & du fer pour les armes, il étoit aisé de prévoir, comme l'événement l'a vérifié jusqu'aujourd'hui, qu'on ne réuissiroit pas aifément à les détruire ou à les soumettre.

Dans la douleur que nous eûmes de perdre si tristement nos Compagnons, les avantages qui nous revenoient de leur mort ne furent point capables de nous consoler d'une si cruelle disgrâce. De soixante-cinq, dont leur nombre se trouvoit composé, il ne nous en restoit que trois qui étoient demeurés à la garde du Vaisseau, & dont le courage étoit si peu inférieur à celui des autres, qu'il avoit fallu recourir au sort pour les faire consentir à laisser partir sans eux leurs Camarades. Quelques personnes mal intentionnées s'éfforcerent de leur mettre dans l'esprit, que représentant tout l'Équipage, ils devoient avoir entre eux, la part de tous les autres: mais ils furent les prémiers à nous en donner avis; & par la seule générosité de leur caractere ils reconnurent d'eux-mêmes, qu'en qualité de Maîtres & de Chefs, nous avions droit, M. Rindekly & moi, à l'héritage des morts, du moins si ceux-ci n'avoient pas d'héritiers naturels qui se fissent connoître. Loin d'abuser d'un si rare désinteressement, nous nous crûmes obligés de le récompenser par des augmentations de bienfaits.

Les vûës que j'avois eûes pour l'établissement de mon Fils n'eurent pas besoin de sollicitations ni d'adresse pour réussir aussi heureusement que je l'avois espéré. Mademoiselle Thorough ne vécut pas longtems dans la plus étroite familiarité avec un jeune homme aimable, sans prendre pour lui des sentimens fort tendres, & son pere, qui s'en apperçut, ne fit pas difficulté de les approuver. Il me demanda un jour en riant si je ne remarquois pas que nos enfans s'aimoient beaucoup, & sur une réponse honnête que je fis à ce badinage, il me dit sérieusement, que si je ne mettois pas plus d'obstacle que lui à leur inclination, rien ne les empêcheroit de satisfaire leur cœur. J'y consentis sans exception, & leur mariage fut célébré huit jours après.

M. Thorough n'avoit pas ignoré le fond de nos entreprises; & nos prémiers succés l'avoient comme forcé jusqu'alors d'applaudir à tous les projets de M. Rindekly. Mais les désagrémens que nous venions d'essuier dans nos derniers courses, & les hostilités dont nous étions ménacés continuellement par les Espagnols, le firent penser tout autrement sur les nouveaux desseins que nous méditions. Notre or & nos perles nous faisoient un fond si considérable qu'il nous conseilla d'abandonner une méthode fort périlleuse, & qui, pour lui donner de bonne foi le nom qu'elle devoit porter, n'étoit qu'une véritable piraterie. Il nous exposa les voies naturelles du commerce, qui lui paroissoient plus honnêtes & plus sûres. Son exemple étoit une preuve à laquelle nous ne pouvions rien objecter, & son âge lui faisant souhaiter le repos, depuis le mariage de sa fille, il nous offrit de nous substituer à toutes les especes de négoce qui l'avoient enrichi. Je ne me sentois pas d'éloignement pour son conseil & pour ses offres. Mais il étoit difficile de faire renoncer M. Rindekly à deux espérances dont il se repaissoit depuis long-tems. Plus nos differens s'échauffoient avec les Espagnols, plus il croyoit voir de droit & de facilité à saisir les moyens de participer à leurs richesses. Rio de la Hacha, & Rancherias lui revenoient sans cesse à l'esprit; & depuis le bonheur que nous avions eu à la Marguerite, il s'imaginoit que nous devions tout espérer de la fortune par les mêmes voyes. D'un autre côté, il lui restoit une forte envie de faire quelque nouvelle tentative sur les Côtes d'Afrique avant que de retourner en Europe. Son étonnement, répetoit-il tous les jours, étoit que cette riche Contrée fût si négligée par nos Marchands, & que ceux qui alloient sur les Côtes de la Guinée & de la Cafrerie parussent ignorer qu'il y avoit quelque chose de plus utile que la vente des Nègres. Il portoit l'avidité de ses vûës, jusqu'à déguiser la véritable position des lieux que nous y avions découverts & me faire promettre le même silence. J'étois forcé, par notre expérience, de convenir avec lui que ses idées étoient justes; mais je lui representois qu'il y avoit plus de sable que d'or en Afrique; c'est-à-dire, que si nous ne pouvions pas douter que ce vaste Pays ne contînt bien des richesses, il n'en étoit pas moins vrai qu'il falloit être conduits par d'heureux hazards pour les découvrir. Quoique notre avanture fût capable de nous donner des espérances, elle ne nous avançoit pas beaucoup pour en trouver d'aussi favorables; à moins que nous ne voulussions retourner directement à notre première entreprise. Mais le fruit que nous pouvions recueillir de ce voyage étoit-il assez considérable pour nous en faire essuyer les peines; & nos Nègres, en les supposant toujours disposés à nous recevoir, avoient-ils eu le tems de faire de nouvaux amas de lingots & d'anneaux. Enfin prenant M. Rindekly par le motif de l'honneur, auquel il étoit fort sensible, je le fis convenir que des gens tels que nous, qui n'avions point eu d'autre vûë que de rétablir nos affaires en nous livrant au commerce, devoient être fort satisfaits d'avoir jetté les fondemens d'une fortune considérable, & de pouvoir l'augmenter encore par des soins moderés qui ne seroient pas nuisibles à notre repos. Il avoit pris le parti d'écrire à la Barbade, pour faire venir nos Perles à Port-Royal, si elles n'étoient pas déja parties pour l'Europe. Elles arriverent peu de jours après, & la vûë d'une grande partie de nos biens, qui se trouvoient ainsi rassemblés, servit beaucoup à lui inspirer le goût du repos.

Cependant, après avoir fait examiner nos Perles, nous ne trouvâmes point qu'elles répondissent à l'opinion que nous avions de leur valeur. Quelque belles qu'elles fussent, elles ne furent estimées qu'environ cinquante mille ducats. Mais comme cette estimation étoit celle des Marchands, nous nous flattâmes qu'en les faisant vendre séparément dans les différentes Cours de l'Europe, nous en retirerions un tiers de plus. Notre or satisfit mieux à nos espérances, & nous n'avions pû nous y tromper, parce que les anneaux étant sans alliage, il nous avoit été facile de juger de leur valeur par le poids.

Tandis que nous étions occupés du calcul de nos richesses et de nos délibérations sur un nouveau plan de conduite, le Capitaine d'un Vaisseau nouvellement arrivé de la Virginie, avec lequel nous avions formé quelque liaison, nous raconta qu'ayant moüillé au Port de la Providence, il y avoit été fortement sollicité d'y prêter son secours au petit nombre d'habitans de cette Colonie, pour la pêche de l'ambre-gris, qui s'y trouvoit cette année dans une abondance extraordinaire. Cette Isle, qui est la principale des Isles de Bahama, est moins peuplée par des Marchands que par des Pirates; & quoiqu'elle appartienne à l'Angleterre, les Gouverneurs Anglois n'y sont pas toujours les Maîtres. Le célebre Capitaine Woodes Roger, après avoir achevé son voyage de la Mer du Sud avec le Duc & la Duchesse de Bristol, obtint ce Gouvernement en 1719, dans l'espérance que sa fermeté nettoyeroit l'Isle des Corsaires qui l'infestoient; mais ayant reçu peu de troupes pour cette entreprise, & n'ayant pas trouvé plus de trois cens Anglois dans la Ville de Nassau, & dans les autres Places de la Providence, il fut obligé de garder les mêmes ménagemens que ses Prédécesseurs, c'est-à-dire, de bien vivre avec ceux dont il auroit souhaité de pouvoir se délivrer. On comprend que dans une situation si contrainte le commerce ne peut être florissant dans l'Isle de la Providence, ni dans les autres petites Isles voisines, qui appartiennent aussi à l'Angleterre malgré les prétentions de l'Espagne. Cependant comme les Corsaires, qui sont plus connus sous le nom de Boucaniers, s'attachent peu à recueillir les richesses du lieu, il y auroit beaucoup d'utilité à s'en promettre si l'on n'étoit retenu par la crainte de leurs insultes.

L'ambre-gris s'y trouvant quelquefois en abondance, les Habitans ont le regret de voir disparoître ces trésors, qui sont bien-tôt emportés par les Courans; & le défaut de hardiesse éteint l'industrie. Mais ils avoient été si frappés de la quantité qu'ils en avoient vûë cette année sur leurs Côtes, qu'ils avoient proposé au Capitaine Madox de s'unir avec eux pour les aider dans cette pêche.

Nous n'ignorions pas la valeur de cette précieuse gomme. M. Rindekly ouvrit l'oreille au récit du Capitaine. Quoique nous fussions sans équipage, il se persuada que pour une expédition peu éloignée, qui ne pouvoit causer de mécontentement ni d'ombrage à personne, nous avions si peu besoin d'armes & de soldats, qu'il étoit au contraire plus convenable à notre sûreté de partir avec peu de forces & de munitions, pour ne rien exposer à l'avidité des Boucaniers. Dans cette pensée, il s'accommoda d'une bonne Pinque, avec quelques Marchands de Port-Royal, & n'ayant point eu de peine à trouver dix hommes accoutumés au travail, il résolut de partir au premier vent qui lui ouvriroit la sortie du Port. Ce qu'il y eut d'étrange, c'est qu'après tous les efforts que j'avois faits pour lui ôter le goût de ces voyages incertains, n'ayant osé me proposer de monter sur sa Pinque avec lui, il avoit fait tous ses préparatifs sans me consulter, & probablement sans aucun espoir que je pusse me résoudre à le suivre. Mais j'avois fait observer toutes ses démarches, & lorsqu'il eut achevé ses arrangemens, je lui déclarai que mon dessein étoit de l'accompagner. Il reçut cette promesse avec des transports de joie & d'amitié.

Nous risquâmes le passage entre l'Isle de Saint Domingue & celle de Cube, quoique la saison n'eût point encore cessé d'être orageuse. Notre Pilote étoit le même qui nous avoit conduits dans nos courses. Il connoissoit si parfaitement les détroits, que nous les ayant fait traverser sans cesser un moment d'avoir la vûe de quelque Isle, il nous rendit en trente six heures au Port de Nassau. L'Isle de la Providence n'a pas moins de vingt-huit ou trente milles de longueur; mais dans sa plus grande largeur elle n'en a pas plus de dix ou onze. Le Port y est meilleur qu'on ne se le persuade sur les récits d'une infinité de naufrages qui se sont faits de tous tems dans cette Mer. On ne tomberoit pas dans cette erreur si l'on faisoit réflexion que le mal ne vient point de cette Isle, mais de la force des courans & de celle des vents du Nord, qui secouent sérieusement un Vaisseau lorsque leur violence se trouve opposée. Mais l'Isle de la Providence, c'est-à-dire, la disposition de ses Côtes, & la situation de son Port, contribue si peu aux infortunes des gens de Mer, qu'elle est au contraire leur azile lorsqu'ils ont été trop maltraités par la tempête. Les Sauvages qui l'habitoient avant que le Capitaine William Sayle en eût pris possession au nom de l'Angleterre en 1667, profitoient ordinairement de la disgrâce de ces malheureux pour s'emparer de ce qu'ils avoient pû sauver du naufrage, & les Anglois qui leur ont succedé ne traitent guéres plus humainement les Vaisseaux qui arrivent brisés, ou qui viennent se briser sur leurs Côtes. C'est peut être de ce barbare usage, qui n'est pas sans exemple en Europe, puisqu'il s'exerce en Angleterre dans la Province de Sussex, que les Boucaniers ont pris droit de choisir l'Isle de la Providence pour retraite; & les Habitans, qui leur ressemblent par le goût du pillage, auroient mauvaise grace de les mépriser à ce titre.

M. Fitz-William, Gouverneur de l'Isle, nous reçut fort humainement; mais en nous accordant la liberté de pêcher de l'ambre-gris, il nous déclara ouvertement que soit en argent, soit en nature, il s'attendoit que cette permission lui seroit payée. Nous lui promîmes le quart de notre pêche, & cette offre le satisfit. Quoique nous eussions apporté très-peu d'argent, il nous auroit été facile d'en tirer de la vente de nos marchandises s'il eut exigé des droits pécuniaires; mais le but de M. Rindekly, en chargeant sa Pinque d'une partie des denrées qui nous étoient restées de nos derniers voyages, n'avoit été que de nous concilier dans le besoin & les Habitans & les Corsaires par des libéralités gratuites. Aussi affectâmes-nous de les distribuer avec beaucoup de noblesse; & l'effet d'une générosité si rare parmi les Marchands, fut d'engager tout le monde à nous servir par inclination.

Après avoir pris, pendant quelques jours, des éclaircissemens à Nassau, qui est une Ville d'environ trois cens maisons, nous suivîmes les conseils d'un ancien Habitant, le même qui avoit invité le Capitaine Madox à l'entreprise que nous exécutions. Il nous dit que l'ambre-gris qui se trouvoit aux environs des Isles Lucayes ou de Bahama, y étant apporté vraisemblablement par les vents du Nord, il n'étoit pas surprenant qu'il y en eut toujours beaucoup plus dans la saison où ces vents régnent avec violence; & que l'Isle de la Providence se trouvant la première du côté du Nord, il ne falloit pas s'étonner non plus qu'elle en fût toujours, & plûtôt, & mieux partagée que les autres. Mais ayant visité plusieurs fois les Isles voisines, il avoit remarqué que les plus grandes richesses étoient entre la petite Isle d'Eleuthere, & celle de Harbour, par la raison sans doute que les branches d'ambre-gris y étoient retenues plus aisément par la disposition du canal; mais qu'au reste il ne doutoit pas que les Bermudes n'en continssent encore plus, à cause de leur situation. Non-seulement il nous conseilla de commencer par l'Isle d'Eleuthere, mais il s'offrit à nous servir de guide.

Nous partîmes, non pas dans notre Pinque, qui n'auroit point été propre à tourner autour des Isles, mais dans une Barque que nous loüâmes du Gouverneur. Nos provisions furent uniquement des vivres, & de grands crochets de fer, que nous avions apportés de la Havana, avec une espece de filets que notre guide nous conseilla de prendre à Nassau, & dont nous reconnûmes la nécessité dans plus d'une occasion. Nous étions sans armes, parce qu'il n'étoit pas question de guerre ni de défense, dans des lieux où l'on ne dispute rien aux Boucaniers. Eleuthere, où nous abordâmes en moins de deux heures, est d'une fort petite étendue, puisque nos filets en embrassoient tout l'espace, & qu'elle n'est point habitée par plus de cinquante familles, sous un Gouverneur qui est membre du Conseil de la Providence. Ces Anglois, demi-Sauvages, qui ne connoissent guéres d'autres richesses que celles d'un assez bon terroir, dont les productions servent presque uniquement à leur nourriture, furent charmés, non-seulement de notre visite, mais encore plus des petits présens que nous leur offrîmes. Ils nous confirmerent que nous trouverions plus d'ambre-gris sur leurs Côtes qu'ils n'en avoient vû depuis plusieurs années. Lorsque nous leur demandâmes pourquoi ils ne tiroient pas plus d'avantage de ces présens de la nature, ils nous répondirent que les Boucaniers leur avoient enlevé tant de fois le fruit de leur travail, qu'ils n'avoient rien reconnu de plus solide que de cultiver la terre, dont les fruits servoient du moins à les nourrir, & leur concilioient en même-tems l'amitié de ces Corsaires, qui étoient bien-aises de trouver chez eux, pour un prix fort modique, de quoi renouveller leurs provisions de vivres. En effet, outre toutes sortes de grains qu'ils recueilloient de leurs campagnes, ils y avoient des troupeaux admirables de vaches, de porcs & de moutons, qui leur faisoient le fond d'un commerce continuel avec les Boucaniers.

M. Baxter, leur Gouverneur, moins avide d'ambre-gris que d'argent, nous fit entendre, avec aussi peu de formalité que celui de Nassau, que la pêche ne s'accordoit pas gratuitement. Nous lui offrîmes presque tout l'argent que nous avions apporté, c'est-à-dire, deux cens piastres, dont il eut l'honnêteté de se contenter.

Notre guide étoit un homme de soixante ans, mais si vigoureux, & tellement animé par l'espérance que nous lui avions donnée d'obtenir ou d'acheter même de son Gouverneur la permission de le conduire avec nous à la Jamaïque, & de lui faire passer une heureuse vieillesse si notre entreprise répondoit à l'opinion qu'il nous en faisoit prendre lui-même, que nous reprochant notre lenteur, il étoit le premier à nous solliciter sans cesse au travail. Nous commençâmes d'un tems fort calme, le 14 de Mars. Dès le premier jour, nous rapportâmes douze livres d'ambre-gris, & cette pêche ne nous coûta que la peine de plonger nos crochets de fer dans les lieux qu'on nous indiquoit. Nous éprouvâmes deux fois à nos dépens la nécessité des filets que nous avions apportés de Nassau. Lorsque nous sentions au long des rochers, ou que nos yeux nous faisoient quelquefois appercevoir, une partie d'ambre, il suffisoit communément de la détacher avec les crochets, & molle comme elle étoit encore, elle se plioit si facilement d'elle-même, qu'en embrassant le fer elle se laiffoit tirer jusques dans la Barque. Cette première épreuve nous fit négliger l'usage des filets. Mais nous eûmes le regret de perdre ainsi deux des plus belles masses d'ambre que j'aye vûes de ma vie. Leur forme étant ovale, elles ne furent pas plûtôt détachées que glissant sur le crochet, elles se perdirent dans la Mer. L'usage du filet étoit pour les recevoir, en l'appuyant contre le rocher avec d'autres crochets, qui le tenoient aussi étendu qu'il étoit nécessaire pour ne laisser rien échapper.

M. Rindekly s'applaudit beaucoup d'un si heureux essai. Nous admirâmes avec quelle promptitude, ce qui n'étoit qu'une gomme mollasse dans le sein de la Mer prenoit assez de consistance en un quart d'heure pour résister à la pression de nos doigts. Le lendemain notre ambre-gris étoit aussi ferme & aussi beau que celui qu'on vante le plus dans les magasins de l'Europe. Le travail du second jour eut moins de succès. L'agitation des flots nous rendit si peu maîtres de notre Barque, qu'il nous fut impossible de nous arrêter un moment dans le même lieu; & l'eau troublée par la même raison, ne nous laissoit rien appercevoir. Les parties d'ambre gris n'ont pas beaucoup de longueur, & si les yeux n'aident la main, il n'est pas aisé, lors même qu'on les sent, de les distinguer avec les crochets. Pour celles qui sont au fond de la mer, il n'y auroit que des Plongeurs, ou des machines fort difficiles à construire qui pussent les en tirer; & l'on conçoit néanmoins que s'il est vrai qu'elles soient apportées des rivages du Nord par le roulement des flots, c'est au fond qu'elles doivent être en grand nombre, puisqu'il n'y a que le hazard seul qui en fasse demeurer quelques-unes entre les rochers. À quelque opinion qu'on s'arrête sur leur origine, je ne vis rien sur les Côtes d'Eleuthere, point d'arbres gommeux, point d'abeilles ou d'autres animaux à qui je pusse l'attribuer; & je ne sçais point si ce feroit une idée sans vraisemblance que de les regarder comme une congelation du sperme de quelques Monstres marins.

En rentrant fort fatigués & les mains vuides dans la rade d'Eleutere, nous y apperçumes auprès du Fort, qui est défendu par six pièces de canon, une sorte de Vaisseau qu'il nous fut aisé de reconnoître pour un Corsaire. La tranquillité du Gouverneur & des Habitans étant une juste raison de ne pas nous allarmer, nous abordâmes librement au milieu d'une troupe de Boucaniers qui étoient arrivés depuis notre départ. Ils nous traiterent avec douceur, & loin de nous prendre notre Ambre-gris ou nos provisions, ils nous donnerent un souper où la joie ne manqua pas plus que la bonne chere. La plûpart étoient Anglois, mais il s'y trouvoit des François & des Espagnols, & jusqu'à des Sauvages de la Floride. Leur nombre étoit de quarante Soldats, sans compter quelques Matelots qui ne s'étoient engagés que pour la manœuvre. Ils nous raconterent une partie de leurs exploits. Leur Chef qui étoit un Irlandois nommé Credan, avoit six pieds de hauteur, & le regard si terrible, que je le trouvai digne de son emploi par sa figure. Le seul privilege qu'il eût parmi ses compagnons, outre l'autorité du commandement, étoit d'entretenir une femme sur le Vaisseau. Elle fut de notre festin. C'étoit une Créole d'Antego, qui malgré le désordre de son habillement & la couleur brune de son teint, auroit passé dans tous les Païs du monde pour une très belle femme. Nous admirâmes qu'avec une taille & un visage qui l'auroient assurée par tout d'un sort plus heureux, elle parût si contente de sa condition. Mais à peine eût-elle ouvert la bouche que ses discours nous firent connoître son caractere. Elle s'exprima d'un air si libre, & les avantures auxquelles sa situation l'exposoit tous les jours avoient tant de charmes pour elle, qu'elle auroit été moins contente dans un autre genre de vie.

Credan revenoit de croiser dans le Golfe; mais il n'avoit pris que deux Barques Espagnoles, & pillé un petit Bourg sur la Côte de Saint Joseph. Le butin qu'il avoit fait dans les deux Barques, se reduisoit à des cordages & des voiles, qui étoient toujours pour eux une provision fort utile. Ils avoient enlevé dans le Bourg quantité de meubles, mais peu de piastres, parceque les Habitans qui sont continuellement exposés à ces insultes, ont soin de mettre leur argent en sûreté. Credan avoit l'humeur aussi violente que sa figure étoit terrible. Le chagrin d'avoir été trompé par quelques avis qui lui avoient fait espérer une proïe plus considérable, l'avoit emporté à plusieurs excés qu'il paroissoit se reprocher. En nous parlant de sa profession, dans laquelle il confessoit qu'il étoit encore fort éloigné de s'être enrichi, il nous raconta un trait fort remarquable. Après avoir passé quelques années à la Barbade, où il étoit venu pour servir suivant les engagemens ordinaires, il avoit proposé à son Maître de l'employer à quelque entreprise où il pût exercer les dispositions qu'il se sentoit pour les avantures périlleuses. Ce Négociant avoit entendu parler de toutes les fables qu'on raconte de l'Isle de Saint Vincent, & sur-tout de ce fameux serpent qui fait sa demeure, dit-on, dans une profonde vallée qui est au milieu des montagnes, & qui a sur la tête une pierre précieuse dont les yeux humains ne peuvent soutenir l'éclat. On ajoute que la même vallée est remplie de diamans. Enfin si le Négociant ne se persuadoit pas tout ce qu'on en publioit, il ne doutoit pas du moins que dans une Isle, qui n'a point encore d'autres maîtres que les Caraïbes, & qui demeure contestée, comme celle de Sainte-Lucie, entre les Anglois & les François, il n'y eût bien des avantages à espérer, soit de l'observation du terroir, soit du commerce des Sauvages. Il confia à Credan un Vaisseau qu'il avoit dans le Port avec un Équipage composé de douze hommes, & quelques denrées pour se concilier la faveur des Sauvages. Credan trouva dans l'Isle de Saint Vincent des Caraïbes & des montagnes; mais il ne put s'y procurer aucune lumiére sur le serpent & sur la vallée. Cependant ayant entrepris de visiter toutes les parties de l'Isle, il s'engagea dans les montagnes, qui sont d'une hauteur extraordinaire, avec ses douze hommes bien armés. Au centre de ces lieux déserts, il découvrit, non pas une vallée, dans le sens qu'on donne à ce nom, mais une fosse d'une profondeur étonnante & large d'environ mille pas, au milieu de laquelle il apperçut quantité d'objets brillans & qui lui parurent se mouvoir. La distance ne lui permit pas de les distinguer, mais étant porté à croire que c'étoit la demeure du serpent & le lieu des pierres précieuses, il employa plus de huit jours à tourner sur le sommet des montagnes pour trouver à toutes sortes de risques le moyen de descendre dans la fosse: tous les efforts de ses gens & les siens furent inutiles. Enfin Credan rebuté d'une entreprise impossîble abandonna Saint Vincent; mais n'ayant point d'autre commission de son Maître, & n'étant pas disposé à reprendre la qualité de domestique mercenaire à la Barbade, il prit le parti de proposer à ses Compagnons le métier de Pirate, qu'ils embrasserent avec lui. Leur Vaisseau étoit encore le même, quoiqu'ils l'eussent radoubé assez souvent pour lui donner une autre forme; & depuis quatre ans qu'ils exercoient leur profession, ils n'avoient point acquis de richesses qu'ils n'eussent tellement prodiguées à leurs plaisirs, qu'à peine avoient-ils de quoi se couvrir sur le Vaisseau; à moins que cette espece de nudité ne fût une affectation pour se rendre plus redoutables. Ils faisoient des festins continuels dans les Isles où ils se retiroient, & les vivres étoient toujours en abondance sur leur Vaisseau, avec une provision surprenante de liqueurs fortes. Enfin leur vie se passoit entre les excés de la débauche, & ceux de la fatigue, touchant sans cesse au plaisir ou à la mort.

Quinze jours que nous employâmes à la pêche de l'Ambre-gris, ne nous en rapporterent qu'environ cent livres. Notre Guide nous reprocha d'être venus trop tard, & de n'avoir pas profité, au commencement de l'hiver, des premiers vents du Nord, qui apportent ces richesses. Mais il nous pressa de risquer le voïage des Bermudes, où il osa presque nous répondre que la prodigieuse quantité de ces Isles, & leur voisinage entre elles, servoient à retenir l'ambre-gris; sans compter que les Habitans, quoiqu'Anglois d'éxtraction, étoient des especes de Sauvages qui ayant peu de commerce avec le reste du monde, negligent des productions de la nature dont ils ne font point d'usage, & se bornent à la culture du Païs. L'éloignement n'étoit pas immense, & la saison s'adoucissoit tous les jours. M. Rindekly plus animé que jamais par l'essai que nous avions fait, me pressa de ne pas manquer une occasion d'achever peut-être tout d'un coup notre fortune.

Étant retourné à Nassau, nous exécutâmes notre traité avec le Gouverneur, & nous remîmes à la Voile dans notre Pinque. Le tems nous servit si bien que nous arrivâmes le sixiéme jour à la vûë des Isles Bermudes. Nous fûmes frappés de leur multitude. Quelques Habitans nous ont assuré qu'ils en avoient compté plus de quatre cent, mais la vingtiéme partie n'en est pas habitée, & la plûpart sont si petites qu'elles demeurent sans nom, & qu'elles ne méritent point d'en récevoir. Les trois plus grandes sont celles de Saint Georges, & de Saint David, & de Cooper, & les seules qui soient habitées régulierement, car on ne trouve dans les autres qu'un petit nombre de maisons dispersées.

Notre Guide nous conseilloit d'éviter les grandes, & son conseil eût été fort juste si mes vûës s'étoient bornées à la pêche de l'ambre gris. Mais, suivant le projet que j'avois exécuté dans tous mes voïages, j'étois bien aise de jetter sur mon Journal, les principales observations qu'il y avoit à faire sur chaque lieu que j'avois l'occasion de visiter; & les Bermudes sont si peu connues que cette raison redoubloit ma curiosité. Je fis consentir M. Rindekly à chercher l'entrée du Port de Saint Georges. Nous distinguâmes facilement cette Isle; parce qu'elle surpasse toutes les autres en grandeur. Quoiqu'elle n'ait guéres plus d'une lieue dans sa plus grande largeur, elle est longue d'environ seize milles de l'Est-Nord-Est au Ouest-Sud-Ouest. La nature l'a fortifiée par une chaîne continuelle de rochers qui s'étendent fort loin dans la Mer; & du côté de l'Est où cette chaîne est moins forte, les Habitans y ont ajoûté des Forts, des Batteries, des Parapets & des lignes. Toutes les Bermudes forment ensemble la figure d'un croissant, & malgré leur multitude elles sont contenues dans l'espace d'environ six ou sept lieues.

Nous eûmes assez de peine à trouver le moyen d'aborder au Port de Saint Georges. Il n'y a que deux endroits par lesquels il puisse recevoir les Vaisseaux; & les rochers, dont une partie est cachée sous l'eau jusqu'à la surface, en rendent l'accès si difficile, que sans un bon Pilote, il est presqu'impossible de trouver le Canal. Mais les plus grands Vaisseaux entrent sans peine par la véritable route. La difficulté de l'accès, & la certitude du naufrage pour ceux qui s'approchent sans précaution, a fait donner par les Espagnols le nom d'Isles du Diable aux Bermudes. Après beaucoup d'observations nous entrâmes heureusement dans le Port. Il est défendu par six ou sept Forts, où l'on ne compte pas moins de soixante-dix pièces de canon. La Ville de Saint-Georges est située au fonds. Les noms des Forts sont King's-Castle, Charles-Fort, Pembrook-Fort, Cavendis-Fort, Davyes-Fort, Warwick-Fort, & Sandy's-Fort.

Quoique la dépendance des Isles Bermudes ne soit pas fort gênante, elles ont un Gouverneur nommé par l'Angleterre. Nous ne lui communiquâmes point le projet de notre pêche, qui nous auroit obligé peut-être à quelque nouveau Traité; mais feignant d'être partis de la Jamaïque pour nous rendre à la Caroline, nous lui demandâmes seulement la permission de profiter, pour satisfaire notre curiosité, du vent qui nous avoit jettés dans son Isle. Il y joignit toutes sortes d'honnêtetés & de caresses. La Ville est composée d'environ mille maisons, assez bien bâties. Elle est ornée d'une très-belle Église, & d'une Bibliothéque publique, dont elle a l'obligation au Chevalier Thomas-Bray, le Patron des Sciences en Amérique. On y voit aussi une fort belle salle pour les Assemblées publiques.

Outre la Ville de Saint-Georges, qui est le centre de son Canton, il y a dans l'Isle huit autres Habitations, qui portent le nom de Tribus. Leurs noms sont, Hamilton-Tribe, Smith's-Tribe, Devonshire-Tribe, Pembrook-Tribe, Paget's-Tribe, Warwick-Tribe, Southampton-Tribe, & Sandy's-Tribe. Devonshire au Nord, & Southampton au Sud, sont des Paroisses qui ont chacune leur Église, avec une Bibliothéque. Il n'y a point de Paroisses dans aucune des petites Isles, & tous leurs Habitans sont rangés sous quelqu'une des huit Tribus de l'isle de Saint-Georges. Dans le quartier de Southampton, est un petit Port de même nom. On en trouve quelques autres autour de l'Isle, comme celui du Great Soud, celui d'Harrington dans la Tribu d'Hamilton, & celui de Paget dans la Tribu qui porte ce nom.

Le climat, dans les Bermudes, est un des plus sains & des plus agréables du monde; &, si l'on excepte les désordres qu'y causent quelquefois les ouragans, rien n'égale la beauté & la sérenité qui pare continuellement la face du Ciel. On n'y connoît point d'autre saison que le Printemps; & quoique les arbres y perdent leurs feüilles, il leur en renaît de nouvelles pendant que les autres tombent. Les oiseaux s'y accouplent dans tous les mois de l'année, & tout le Païs est sans cesse rempli de grains, de fleurs, & de fruits délicieux. À la vérité le tonnerre y cause souvent des ravages extraordinaires, jusqu'à fendre les rochers les plus durs & les plus épais. Ces sortes d'orages ne manquent point de revenir au commencement des nouvelles Lunes, & l'on observe que lorsqu'il paroît un cercle autour de la Lune, la tempête est toujours terrible. Les vents du Nord dominent aussi dans l'Isle vers les mois qui répondent à notre hyver. La pluie n'y est pas fréquente, mais elle n'y est jamais moderée; & l'obscurité qu'elle répand dans l'air, à quelque chose d'effraïant. On y voit rarement de la neige. Le terroir est de differentes couleurs dans toutes les Isles, & par une conséquence assez ordinaire, il y est de différente nature. Le brun est le meilleur. Celui qui est blanchâtre, & qui tire sur le sable, n'est guéres inférieur; mais le rouge, qui ressemble à l'argile, est absolument mauvais. Deux ou trois pieds au-dessous de la première couche, on trouve une matiére solide que les Habitans appellent le roc, mais avec peu de raison; car il n'est pas plus dur que la marle, & les pores en sont aussi larges que ceux de la pierre de ponce. Ces pores contiennent beaucoup d'eau, & malgré les raisons qui lui font donner le nom de roc, les racines des arbres y pénétrent, & n'en reçoivent pas moins leur nourriture. On trouve communément de l'argile au-dessous. La plus dure de cette espéce de roc est toujours sous les terres rouges. Elle reçoit un peu d'eau; & sa forme est par couches, comme celle des ardoises dans leur carriere.

Il n'y a presque point d'eau fraîche dans les Bermudes. Celle dont les Habitans font usage vient de ces rocs, au travers desquels elle se distille; mais elle conserve toujours des particules de sel, comme l'eau de la Mer, après avoir passé par le sable. Il n'y en a point d'autre néanmoins que de cette espéce, & celle de pluie qu'on recueille dans des citernes.

Sans m'arrêter au témoignage des Habitans, je fus persuadé par nos yeux, en parcourant toutes les parties de l'Isle, que le terroir, tel que je le viens de représenter, est d'une fécondité admirable. Il produit réguliérement deux fois l'année. On seme en Mars pour recueillir au mois de Juillet; & dans le cours du mois d'Août, pour être payé de ses peines au mois de Décembre. Le bled d'Inde est le principal pain qu'on recueille dans les Bermudes, comme dans toutes les parties de l'Amérique; il sert à la subsistance du commun des Habitans. Mais on trouve dans les campagnes la plûpart des autres plantes, qui sont propres aux Indes Occidentales, particuliérement celle du Tabac, qui n'y est pas néanmoins excellente. Les bois méritent plus d'admiration que l'ancien Liban. Il n'y a point d'arbre, utile ou agréable, dans l'Amérique & dans l'Europe, qui n'y croisse sans culture. Les orangers y sont d'une beauté, & leur fruit d'une excellence, qui surpassent tout ce qu'on rapporte des autres lieux.

À l'égard des animaux, le Chevalier Georges Sommer, & les premiers Anglois qui se sont établis aux Bermudes, n'y en trouverent point d'autres que des porcs, des insectes, & des oiseaux. M. Sommer, ayant été jetté dans l'Isle par un naufrage, fit sortir de son bord quelques porcs qui lui restoient, pour les faire paître à découvert. Ils furent bien-tôt joints par un monstrueux porc sauvage, qui les suivit à leur retour; les gens de l'Équipage le tuerent, & trouverent sa chair d'un excellent goût. Ceux qui furent tués dans la suite avoient tous le poil noir; ce qui fit juger aux Anglois qu'ils y avoient été laissés par les Espagnols, & qu'ils s'y étoient multipliés, parce que ceux qu'on a portés d'Espagne au Continent de l'Amérique, étoient tous de cette couleur.

La première mention qu'on trouve des Isles Bermudes dans les Auteurs Anglois, est dans le voyage du Capitaine Lancaster, parti de Londres en 1593, pour aller tenter de nouvelles découvertes. Ce Capitaine renvoyant, d'Hispaniola en Angleterre, un homme de son Équipage, nommé Henri May, obtint son passage dans un Vaisseau François, commandé par M. de la Barbotiere, qui fut jetté sur le rivage d'une des Isles qu'on appelloit déja les Bermudes. Il est fort vraisemblable qu'elles n'avoient point alors d'Habitans; car étant à trois cens lieues de la plus proche partie du Continent de l'Amérique, les Indiens n'entendoient point assez la navigation pour s'être écartés si loin de leurs bords. On prétend qu'elles avoient reçu le nom de Bermudes, d'un Espagnol nommé Jean Bermudes, qui les découvrit plusieurs années avant M. May. Cependant on ne lit nulle part qu'il y ait pris terre. Si d'autres Espagnols y ont abordé après lui, il paroît que c'est par des naufrages; & nos Anglois ont trouvé dans la suite, entre les Isles, des restes de Vaisseaux, & d'autres débris, qu'ils ont reconnus pour François, Hollandois, & Portugais, autant que pour Espagnols. Philippe second, ne laissa point d'accorder en 1572, la proprieté des Bermudes à Ferdinand Camelo; mais il n'en prit jamais possession.

La Relation que May fit de sa découverte, à son retour en Angleterre, fut confirmée ensuite par les Chevaliers Georges Sommers & Thomas Gates qui y furent jettés comme lui par un naufrage, en 1609. Cependant personne ne fut tenté d'y former aucun établissement jusqu'au second voyage du Chevalier Sommers, qui y fut envoyé de la Virginie, & qui y trouva la fin de sa vie. C'est de lui que ces Isles ont pris dans nos Auteurs le nom de Sommers Islands. Ses Gens, au lieu de retourner à la Virginie, suivant l'ordre qu'il leur avoit donné en mourant, prirent le parti de se rendre en Angleterre, avec le corps de leur Capitaine, dont ils ne laisserent aux Bermudes que le cœur & les intestins. Douze ans après, le Capitaine Butler, qui fut renvoyé directement de Londres aux mêmes Isles, y fit construire un fort beau monument, sur le lieu où les restes de M. Sommers étoient enterrés. Cet ouvrage subsiste encore, & nous le visitâmes avec le respect qu'inspirent toujours ces sortes de lieux.

On nous raconta que la première fois que le Chevalier Sommers avoit été aux Bermudes, il y avoit laissé à son départ deux de ses gens, qui étant menacés de la mort pour un crime capital, s'étoient sauvés dans les bois. Ils y étoient encore au second voyage du Chevalier. La nécessité leur ayant servi d'éguillon, ils avoient trouvé le moyen de vivre des productions naturelles du Pays; & sans autre instrument que leurs mains, ils s'étoient bâti une cabane qu'ils habitoient ensemble dans l'Isle de Saint Georges. Leurs noms étoient Christophe Carter, & Édouard Waters. Après la mort de Sommers, & lorsqu'ils virent ses gens dans la résolution de retourner en Angleterre, ils penserent si peu à les suivre qu'ils persuaderent à l'un d'entr'eux de demeurer avec eux dans leur Isle. Il se nommoit Édouard Chard. Leur societé ne pouvoit augmenter. Ils étoient tous trois Seigneurs de l'Isle; mais semblables aux autres Rois, ils ne furent pas long-tems sans prendre querelle. Chard & Waters en étoient au point de se battre, lorsque Carter, qui ne les haïssoit pas moins tous deux, mais qui appréhendoit de demeurer seul, les menaça de se déclarer contre celui qui donneroit le premier coup. Enfin la nécessité les fit redevenir amis; ils se joignirent pour faire quelque découverte utile. Le hazard leur fit trouver, entre les rochers, la plus grande piece d'ambre-gris qu'on ait jamais vû dans une seule masse. Elle pesoit quatre-vingt livres. Ils en pêcherent quantité d'autres petites pièces, & la possession d'un tel trésor leur fit lever la tête. Dans les transports de leur joie ils ne chercherent plus que les moyens d'en faire usage pour se rendre riches & heureux. Toutes les idées qui peuvent tomber dans l'esprit s'étant presentées à eux successivement, ils s'arrêterent enfin à la résolution desesperée de construire une Barque le mieux qu'il leur seroit possible, & de se rendre à la Virginie, ou à Terre-Neuve, suivant qu'ils seroient aidés par le vent & les flots. Mais avant qu'ils eussent pû se mettre en état d'éxécuter un projet si peu sensé, le Capitaine Mathieu Sommers, frere du Chevalier de ce nom, arriva d'Angleterre avec un Vaisseau qu'il commandoit, & soixante hommes d'Équipage. Depuis la mort du Chevalier, & sur le rapport de ses gens, il s'étoit formé à Londres une Compagnie des Bermudes, qui y envoyoit pour Gouverneur M. Richard Moor. Le Capitaine Sommers & M. Moor, descendirent dans une plaine de l'Isle de Saint Georges, où ils bâtirent la première Maison, ou plûtôt une Cabane, puisqu'elle n'étoit composée que de feüilles de palmier. Cependant elle étoit assez grande pour M. Moor & sa famille. Tous ses gens ayant suivi son exemple, ils firent une espece de Ville, qui reçut le nom de Saint Georges, & qui est devenue dans la suite une des plus belles de nos Colonies d'Amérique; car toutes les maisons sont de bois de cedre, & les Forts, qu'on y a joints, des plus belles pierres du monde.

M. Moor n'étoit qu'un Charpentier; mais il entendoit le génie & l'architecture, & ces talens naturels le rendoient fort propre à l'emploi donc il étoit chargé. Il employa tous ses soins à fortifier l'Isle, & ne poussa pas avec moins d'ardeur l'entreprise de la Plantation. Il traça le plan de la Ville, telle qu'elle est aujourd'hui. Il forma ses gens aux exercices de la guerre, & leur procura des munitions. Il bâtit aussi une Église de cedre; & le vent l'ayant renversée, il en rebâtit aussi-tôt une autre dans un lieu moins exposé aux tempêtes.

Dans la première année de son Gouvernement, il lui arriva un autre Vaisseau, avec une recrue de trente hommes, & de nouvelles provisions. Quelque tems après, il découvrit la piece d'ambre-gris que Carter, Waters & Chard avoient cachée, & prétendant qu'elle lui appartenoit en qualité de Gouverneur, il s'en mit en possession. N'ayant point manqué d'en envoyer une partie à la Compagnie de Londres, avec du cedre, des drogues, du tabac, & les autres productions de l'Isle, il inspira beaucoup de zéle aux Négocians Anglois pour la propagation de cette Colonie. Les Espagnols l'attaquerent, mais sans succès. Enfin dans l'espace de quelques années l'établissement devint assez considérable pour se soutenir par ses propres forces, & pour négliger la liaison qu'il avoit euë jusqu'alors avec l'Angleterre. Il se rendit, par dégrés, si indépendant, que si l'on a continué d'y envoyer des Gouverneurs, c'est moins pour y exercer leur autorité que pour y soutenir un vain nom dont ils ne retirent presqu'aucun avantage.

Ce fut pendant le Gouvernement de M. Moor qu'arriva ce fameux événement qui a causé tant d'embarras à nos Physiciens. On ne connoissoit point de rats dans l'Isle. Cependant il s'y en trouva tout-d'un-coup un si prodigieux nombre que la terre en fut couverte. Il n'y avoit point d'arbre au pied duquel ils n'eussent des nids. Ils mangerent tous les fruits, & jusqu'aux arbres qui les portoient. Le bled, & tous les autres grains furent dévorés dans les champs & les greniers. Les trapes, le poison, les chats mêmes & les chiens furent des secours inutiles. Ce fleau dura cinq ans entiers, après lesquels il cessa tout-d'un-coup, sans qu'on ait mieux expliqué sa fin que son origine. La seule explication qui ait quelque vraisemblance, est celle qui attribue l'arrivée des rats aux Vaisseaux. On conçoit qu'il put en sortir un grand nombre, & que le climat s'est trouvé propre à leur prompte multiplication. Mais comment comprendre qu'elle ait pû devenir si prodigieuse, & qu'elle ait cessé tout-d'un-coup!

Tandis que je me procurois toutes ces informations dans l'Isle de Saint Georges, M. Rindekly, sous prétexte de visiter les autres Isles, s'exerçoit ardemment à la pêche de l'ambre gris, & réüssissoit beaucoup mieux qu'aux Isles de Bahama. En moins de huit jours, il en pêcha une quantité si considérable, que se bornant à ce qu'il avoit dans sa Pinque, autant par la crainte de s'attirer quelque persécution des Habitans de l'Isle, que pour se ménager le pouvoir d'y revenir, il me rejoignit à Saint Georges beaucoup plûtôt que je ne m'y étois attendu. Nous prîmes le parti de remettre à la voile dès la même nuit, sans avoir été soupçonnés d'autre dessein que celui d'aller directement à la Caroline.

M. Thorough, qui n'avoit pas goûté notre entreprise, fut agréablement surpris de nous voir arriver avec une carguaison si précieuse. L'ambre-gris étant rare à la Jamaïque, nous aurions trouvé sur le champ à nous défaire du nôtre avec beaucoup d'avantage, si nous n'avions esperé d'en tirer beaucoup plus en Europe. Mais cette augmentation de richesses avoit changé toutes nos vûës. Au lieu de prendre le commerce de M. Thorough, nous étions résolus de l'abandonner à mon fils, en nous associant à ses entreprises, & de retourner à Londres par les plus courtes voies. Le bruit de notre expédition s'étant répandu par l'indiscretion de nos Matelots, il n'y eut pas de Marchands à Port-Royal qui ne fussent tentés de suivre notre exemple. Round, qui avoit été notre guide, & que nous avions amené, suivant notre promesse, pour lui procurer quelque petit établissement, fut sollicité par des offres beaucoup plus considérables que les nôtres. Mais ce bon Vieillard n'ayant point eu d'autre vûë que de se procurer le repos dont il joüissoit déja dans un petit emploi que M. Thorough lui avoit fait obtenir à notre solicitation, refusa de s'engager dans de nouvelles entreprises.

Pendant le peu de séjour que nous avions fait à la Jamaïque, je n'avois pas négligé de prendre, suivant mon usage, des informations sur l'intérieur du Pays. Je laisse à part tout ce qu'on trouve de sa situation dans les Relations ordinaires. Elle est à cent quarante lieuës de Carthagène au Sud-Ouest, & à cent soixante de Rio de la Hacha. Sa figure est ovale. Suivant les dimensions qu'on avoit prises assez récemment, on lui donnoit dans sa plus grande longueur cent soixante dix mille, & soixante-dix dans sa plus grande largeur, qui est à peu près au milieu de l'Isle. Vers ses deux extrémités, elle se rétrecit par dégrés, jusqu'à ce qu'elle se termine en deux pointes. On prétend qu'elle contient environ cinq millions d'acres, dont la moitié est cultivée. Elle est divisée en deux parties par une chaîne de Montagnes, qui s'étendent des deux côtés jusqu'à la Mer, & d'où coulent quantité de Rivières, qui répandent la fécondité dans toutes les parties de l'Isle. Du côté du Midi elle a quantité d'excellentes Bayes, telles que Port-Royal, Port-Morant, Oldharboug, Point-Negril, le Port-Saint-François, Michael's-Hole, Micarry-Bay, Alligator-Pound, Point-Pedro, Paratta-Bay, Luana-Bay, Blewfield's-Bay, Cabarita's-Bay, & plusieurs autres, qui peuvent recevoir commodément toutes sortes de Vaisseaux. L'Isle est divisée en 16 Paroisses, dont voici la situation, en faisant le tour du Pays depuis Port-Morant.

1. La Paroisse de Saint David. Elle contient outre Port-Morant, qui est une Baye sûre & commode, la petite Ville de Free-Town: le Païs est bien planté. Il est défendu par un petit Fort, où l'on entretient douze Soldats en tems de guerre. Cette Paroisse fournit beaucoup d'eau fraîche & de bois.

2. La Paroisse de Port-Royal, où l'on voit les restes d'une des plus belles & des plus riches Villes de l'Amérique, qui donne son nom à la Paroisse. La Ville de Port-Royal s'appelloit autrefois Coguay, & lorsquel-le subsistoit sous ce nom elle occupoit toute cette langue de terre qui ne s'étend pas moins de dix milles dans la Mer, mais qui est si étroite dans quelques endroits qu'elle n'a pas la largeur d'un trait de fléche. C'est à la pointe de cette langue que les Anglois avoient bâti leur nouvelle Capitale, parce que le Port y est si commode & la Mer si profonde, que les Vaisseaux les plus pésans y sont en sûreté. La pointe forme elle-même le Port, qui est sans difficulté un des meilleurs de toute l'Amérique. Il a le corps de l'Isle au Nord & à l'Est, la Ville au Sud, de sorte qu'il n'est ouvert qu'au Sud-Ouest. Mille Vaisseaux y peuvent tenir, sans rien craindre du vent. L'entrée est défendue par le Fort-Charles, qui est le meilleur de tous les Forts Anglois dans l'Amérique. Il contient soixante pièces de canon, & une garnison constamment entretenue par la Couronne Britannique. On donne trois lieues de largeur au Port.

La grande Rivière sur laquelle est situé Saint Jago, ou Spanish-town, se jette dans cette Baye. C'est là que tous les Vaisseaux viennent faire de l'eau & du bois. La facilité de l'ancrage, & la profondeur de l'eau qui met un Vaisseau de mille tonneaux en état de communiquer au rivage par des planches, avoient rendu Port-Royal, la principale Ville de l'Isle, en y attirant d'abord les Marchands. Ils y furent bien-tôt suivis par les Artisans de toute espece; de sorte qu'en 1692, lorsque l'Isle fut presque abimée par le plus terrible de tous les Ouragans, on y comptoit deux mille maisons qui se louoient aussi cher qu'à Londres. Les Habitans y étoient en si grand nombre, qu'on y avoit levé un Regiment complet de Milice. Cependant à la reserve des commodités du Port, elle n'a rien d'avantageux dans sa situation, puisqu'on ne trouve aux environs ni bois, ni pierres, ni herbe, ni même d'eau fraîche. Le terroir est un sable toujours échauffé, & l'abondance des Marchands, qui y tiennent comme une foire perpétuelle, y met une cherté excessive dans toutes les denrées. Le revenu du Ministre de cette Paroisse est de deux cens cinquante livres Sterling. La Ville après avoir été renversée par l'Ouragan de 1692, avoit été rebâtie fort promptement; mais dix ans après elle fut ruinée encore une fois par le feu: sur quoi l'assemblée du Conseil resolut, que sans penser à la rétablir, tous les Habitans se retireroient à Kingston dans la Paroisse de Saint André. Elle avoit ordonné aussi que la foire & les marchés seroient transferés au même lieu: mais les avantages du Port, ont fait négliger ces Loix. On a recommencé à bâtir Port-Royal, & dans peu de tems, il y a beaucoup d'apparence que la Ville sera plus belle & plus peuplée que jamais.

3. La Paroisse de Saint André, où est la Ville de Kingston, se trouve située sur la même Baye; mais elle est devenue moins considérable depuis qu'on a fait de Kingston même une Paroisse séparée.

4. La Paroisse de Kingston. En 1695, les Cours de la Justice & les Chambres de l'Amirauté, y furent transferées par un Acte du Parlement. La Ville s'est augmentée après la ruine de Port-Royal, jufqu'à sept ou huit cent maisons: mais il n'y a point d'apparence qu'elle conserve long-tems ses avantages, quoiqu'elle soit située sur la même Baye que Port-Royal.

5. Sainte Catherine. Dans cette Paroisse est la petite Ville de Passage-Fort, à l'embouchure de la Rivière qui vient de Spanish-town, & à six mille de cette Ville & de Port-Royal. On y compte environ deux cent maisons, qui ne sont pour la plûpart que des Hôtelleries pour les Passans qui vont de Port-Royal à Spanish-town. La riviere est gardée par un Fort & une Batterie de dix ou douze pièces de canon. Il y a dans cette Paroisse une autre Rivière qu'on nomme Black-River, ou la Rivière noire.

6. À six mille dans les terres est la Paroisse de Saint Jean, une des plus agréables, des plus fécondes & des mieux peuplées de l'Isle entiere. On en peut juger par les noms de ses Plantations, qui sont Spring Valley, Golden-Valley, Spring-Gardea &c. c'est-à-dire la vallée du Printems, la vallée d'or, &c.

7. On trouve ensuite Spanish-town ou Saint Jago, autrefois capitale de l'Isle, lorsque les Espagnols en étoient les Maîtres, & qui conserve même encore cette prérogative. Avant que les Anglois l'eussent réduite en cendres, en la conquérant, elle contenoit plus de deux mille maisons, avec seize Églises. Mais depuis qu'ils y ont exercé leur furie, on n'y voit que les restes de deux Églises, & sept ou huit cens maisons, qui sont encore fort agréables, & fort commodes. Saint Jago avoit été bâtie par Christoph Colomb, qui lui donna le nom de San Jago de la Vega, d'où il tira lui même ensuite son titre de Duc de la Vega. Il y a derriere la Ville une plaine spacieuse où l'on voyoit paître du tems des Espagnols, une multitude innombrable de toutes sortes de bestiaux. Ses murs sont arrosés par la Rivière qui se décharge à Passage-Fort. Le Canal en est fort beau & procure mille agrémens à la Ville, mais il n'est pas navigable. Les Espagnols l'appelloient Cobre-Rio, ou Rivière de cuivre, parce qu'elle coule sur des mines de ce métal. Spanish-town est à douze milles de Port-Royal, & les Anglois ont pris tant de gout pour cette Ville, que non seulement ils lui ont conservé le nom de Capitale, mais qu'aux cinq ou six cent maisons qui restent de l'établissement des Espagnols, ils en ont ajoûté plus de quinze cent, ce qui en fait une Place considérable. Les Habitans aiment le faste & les plaisirs. La plaine qu'ils appellent la Serana, & qui sert de promenade aux personnes de bel air, est aussi remplie vers le soir que le Parc de Saint James à Londres & le Cours à Paris. La Ville est gardée pendant la nuit par un Guet à pied & à cheval.

8. Sainte Dorothée. C'est dans cette Paroisse qu'est Oldharbour, ou le vieux Port, à quatre ou cinq lieues de Saint Jago. Ce Port, qui est une espece de petit Golfe, peut contenir cinq cent Vaisseaux de la première grandeur.

9. La Paroisse de Vere. On y trouve Carlile, petite Ville de quarante ou cinquante maisons, & la Baye de Macary, qui est excellente pour la construction des Vaisseaux.

10. Sainte Elisabeth, est la derniere Paroisse du côté du Sud. Dans la Baye, où tombe la Rivière de Blew-feld, étoit autrefois située fort proche du rivage, une Ville nommée Oristan, qui avoit été bâtie par les Espagnols. Il y a sur cette Côte un grand nombre de rochers, & quelques petites Isles à peu de distance, comme Serranilla, Quitesvena, Serrana, &c. On raconte qu'un Espagnol nommé Serrano, ayant été jetté par un naufrage dans la derniere de ces Isles y passa trois ans seul, tandis qu'un de ses Compagnons qui s'y trouvoit par la même disgrâce, y mena aussi une vie solitaire, dans l'opinion que l'Isle n'avoit pas d'autre Habitant que lui. Enfin, s'étant rencontrés, ils vécurent encore quatre ans ensemble, avant que d'autres accidens leur procurassent le moyen d'en sortir. Jusqu'à la pointe de Negril, il y a d'autres Plantations à l'Occident. Cette pointe, qui a une fort bonne Rade, nous sert beaucoup dans les guerres avec l'Espagne, pour observer les Vaisseaux ennemis qui viennent de la Havana ou qui s'y rendent.

Un peu plus loin, au Nord-Ouest étoit située Seville, sur la Côte de la Mer. C'étoit la seconde Ville que les Espagnols avoient bâtie à la Jamaïque. Elle étoit grande. On y voyoit une riche Abbaïe, dont Pierre Martyr, qui a écrit les décades des Indes Occidentales, étoit Abbé. Onze lieues plus loin, à l'Est étoit la Cité de Mellila, le premier lieu où les Espagnols eussent bâti, ou du moins qu'ils eussent honoré du nom de Ville. C'est là que Christophe Colomb fit naufrage, en revenant de Veragua au Méxique. Elle étoit situeé dans la Paroisse de Saint Jacques, qui est l'onziéme, & qui a peu d'Habitans. La douziéme, qui se nomme Sainte Anne, n'est pas mieux peuplée. 13. Celle de Clarendon contient un grand nombre d'Habitans, & ne touche à la Mer d'aucun côté. 14. Sainte Marie, qui suit celle de Sainte Anne, contient Rio novo, où les Espagnols se retirerent après avoir été forcés d'abandonner les parties méridionales de l'Isle. 15. On trouve ensuite Saint Thomas en vallée, où l'abondance répond au soin de la culture, & qui est suivie de Saint George, derniere Paroisse de la Jamaïque. Saint Thomas fait la partie Nord-Est du Païs. On y trouve le Port Francis, nommé par d'autres le Port Antonio, un des meilleurs Ports de la Jamaïque. Il est bien fermé & parfaitement couvert. Son seul défaut est d'avoir une entrée fort difficile, parce que le Canal est trop resserré par la petite Isle de Lynch qui est à la bouche du Port, & qui appartient aux Comtes de Carlille, de la Maison des Stuarts. La Côte du Nord aussi-bien que celle du Sud, ont plusieurs Ports excellents; mais c'est la Côte du Sud qui est la mieux peuplée; l'une & l'autre sont remplies de curiosités naturelles, dont M. le Docteur Sloane a publié la relation, après avoir passé plusieurs années à la Jamaïque.

On pourra connoître tout d'un coup la proportion des richesses de toutes les Paroisses, en jettant les yeux sur la répartition d'une taxe de quatre cent cinquante livres sterling, qui fut levée dans tout le Païs pour l'entretien de leurs Agens en Angleterre.

 1.s.d.st.
Port-Royal,491010
Saint André,52175
Sainte Catherine,56163
Sainte Dorothée,2531
Vere,4718
Clarendon,4218
Sainte Elisabeth,5168
Saint Thomas au Nord Est,27100
Saint David,16110
Saint Thomas en vallée,2990
Saint Jean,1583
Saint Georges,3156
Sainte Marie,11137
Sainte Anne,726
Saint Jacques,2168
Kingston,1950

Le terroir de la Jamaïque est bon & fertile dans toutes ses parties, surtout du côté du Nord, où la terre est blanchâtre & mêlée en plusieurs endroits de terre glaise. Au Sud-Est elle est rougeâtre & sabloneuse. Mais en général, le fond de l'Isle est excellent & répond fort bien à l'industrie de ceux qui le cultivent. Les arbres & les Jardins y sont toujours verds, toujours chargés de fleurs ou de fruits, & chaque mois de l'année ressemble pour l'agrément à nos mois d'Avril & de May. Il y a dans toutes les parties de l'Isle, mais particulierement au Sud & au Nord, un grand nombre de Savanas, ou de pleines dans lesquelles il croît naturellement du bled d'Inde. On en trouve jusqu'au centre des Montagnes. C'est comme l'azile des bêtes féroces, quoiqu'il y en ait aujourd'hui beaucoup moins qu'à l'arrivée des Anglois. Les Espagnols y nourissoient de grands troupeaux, qu'ils étoient obligés de garder avec beaucoup de soin, & qui se sont tellement multipliés, qu'on en trouve en plusieurs endroits qui sont devenus tout-à-fait sauvages. Les Anglois en tuerent une prodigieuse quantité, lorsqu'ils se furent emparés de l'Isle, ce qui n'empêche point qu'il n'en reste encore beaucoup dans les Montagnes & dans les bois. Les Savanas peuvent passer pour la plus stérile partie de la Jamaïque; ce qui vient uniquement de ce qu'elles demeurent sans culture. Cependant la seule nature y produit de l'herbe si épaisse que les Habitans sont quelquefois forcés d'y mettre le feu & de la brûler.

Comme la Jamaïque est la derniere des Antilles du côte du Nord, elle est celle dont le climat est le plus temperé; & de tous les Pays qui sont entre les Tropiques, il n'y en a point où la chaleur soit moins incommode. Les vents d'Est, les pluies fréquentes, les rosées de la nuit y temperent continuellement l'air; & jusqu'à la terrible révolution de 1692, on auroit eu peine à trouver au monde un lieu plus agréable & plus sain. À l'Orient & à l'Occident, l'Isle est plus sujette aux vents & à la pluie qu'au Nord & au Sud, à cause de la multitude & de l'épaisseur des forêts. Dans les parties montagneuses l'air est moins chaud, & l'on s'y plaint quelquefois de la fraîcheur excessive des matinées.

Avant le terrible ouragan de 1692, on ne connoissoit point à la Jamaïque, comme dans les autres Antilles, ces tempêtes furieuses qui détruisoient les Vaisseaux jusques dans les Ports, & qui faisoient voler les maisons dans l'air; mais depuis ce tems-là elle est exposée à ce fleau comme les Isles voisines. En général les mois de Mai & de Novembre y sont humides, & l'hyver n'y est different de l'été que par la pluie & le tonnerre, qui sont alors plus violens que dans les autres saisons: le vent d'Est commence à souffler vers neuf heures du matin, & devient plus fort à mesure que le Soleil s'éleve sur l'horison, ce qui facilite le travail à toutes les heures du jour. Les jours & les nuits sont presque égaux en longueur pendant toute l'année, & l'on n'y apperçoit presque point de difference. Voici d'autres observations, qui paroîtront curieuses.

Pendant la nuit le vent souffle de tous côtés à la fois sur l'Isle de la Jamaïque, de sorte que les Vaisseaux ne peuvent alors en approcher sûrement, ni en sortir avant le jour. Lorsque le Soleil se couche, les nuées qui s'assemblent prennent differentes formes, suivant les Montagnes; & les vieux Matelots distinguent vers le soir chaque Montagne par la forme qu'ils voyent prendre aux nuées. On a raison d'attribuer ce Phénomene aux arbres qui attirent ou qui arrêtent les nuées, puisqu'à mesure qu'on rase les forêts, les nuées, & par conséquent les pluies deviennent plus rares & moins épaisses. À la pointe de la Jamaïque, où est situé Port-Royal, il pleut à peine quarante fois dans l'année. Vers Port-Morant, on ne voit guéres d'après-midi sans pluie pendant huit ou neuf mois, à commencer du mois d'Avril, pendant lequel il ne tombe aucune pluie. À Spanish-town, il ne pleut que trois mois dans le cours de l'année.

Les Étrangers qui arrivent à la Jamaïque suent continuellement à grosses gouttes pendant trois quarts de l'année, après quoi cette incommodité cesse. Mais une sueur si excessive n'affoiblit point. La soif, qu'elle procure souvent, s'appaise avec un peu d'eau-de-vie. La plus chaude partie du jour est vers huit heures du matin, lorsqu'il n'y a presque point de vents.

Dans la Plaine, qu'on appelle des Magots, qui est au milieu de l'Isle, entre les Paroisses de Sainte-Marie & de Saint-Jean, lorsqu'il pleut, & que la pluie s'arrête dans les plis de quelque habit, elle se change, dans l'éspace d'une demie-heure, en Magots.[C] Cependant le séjour de cette Plaine n'est pas mal sain; & quoiqu'on y trouve par-tout de l'eau à cinq ou six pieds sous terre, on peut y passer la nuit à découvert sans en recevoir aucune incommodité. Le vent de mer ne se fait point sentir à la Jamaïque avant huit ou neuf heures du matin, & cesse ordinairement à quatre ou cinq heures après-midi. Mais dans les mois d'hyver le même vent souffle quelquefois quatorze jours & quatorze nuits de suite. Alors il n'y a point de nuées, & ce qui tombe du Ciel est seulement de la rosée. Mais pendant le vent du Nord, qui dure quelquefois aussi longtems dans la même saison, il n'y a ni nuées ni rosée. Les nuées commencent vers quatre heures du soir à s'assembler sur les Montagnes, tandis que le reste du Ciel demeure serein jusqu'au Soleil couchant.

Les productions de l'Isle sont les mêmes qu'à la Barbade, & dans la plûpart des Antilles. Mais le sucre de la Jamaïque est plus brillant & d'un grain plus fin. Aussi se vend-il en Angleterre cinq ou six Shellings de plus par cent. En 1670, on ne comptoit à la Jamaïque, que 70 Moulins à sucre, qui en produisoient 2000000 de livres; mais cette quantité est fort augmentée. L'indigo y est en plus grande abondance que dans aucune autre Colonie Angloise. Le cacao n'y est plus aussi bon qu'il étoit autrefois, parce qu'à force d'en planter, la terre ou le fruit s'est alteré. Il faut consulter M. Sloane pour toutes les autres plantes de la Jamaïque. Elle abonde sur-tout en drogues & en herbes médecinales, telles que le gaine, la salse-pareille, la caffe, le tamarin, la vanille, &c. On y trouve des gommes & des racines précieuses. La cochenille, ou plûtôt là plante qui la produit croît aussi à la Jamaïque; mais les Habitans, faute d'industrie, n'en tirent pas beaucoup d'avantage; sans compter que le vent d'Est, qui lui est contraire, l'empêche de parvenir à sa maturité.

Il n'y a peut-être point de Colonie au monde où les bestiaux soient en aussi grand nombre qu'à la Jamaïque. Les chevaux y sont à si bon marché qu'on en achete de fort bons pour sept ou huit francs. Les ânes & les mulets s'y donnent aussi pour rien. Les moutons y sont gros & fort gras. La chair en est fort bonne, mais leur laine n'est d'aucun usage. Elle est d'une longueur extraordinaire & mêlée de mauvais poil. Les chevres & les porcs y sont aussi en abondance, & d'un aussi bon goût que ceux de la Barbade. J'ai déja dit quelle quantité de vaches & de taureaux l'on y trouve dans les Montagnes; mais la difficulté de les tuer fait qu'on en tire des autres Colonies.

Les Bayes, les Étangs, & les Rivières sont remplies des meilleurs poissons de l'Europe & de l'Amérique. Le principal est la tortue, parce qu'on en tire un double avantage. Il s'en trouve une quantité prodigieuse sur les Côtes, à la gauche de Port-Negril, & sur-tout proche des petites Isles de Camaros, où tous les ans il vient plusieurs Vaisseaux des Isles Caraïbes, qui en emportent des carguaison entieres. La chair de ce poisson passe pour la meilleure & la plus saine de toutes les nourritures de l'Amérique. Le Docteur Stubb a remarqué que le sang des tortues est plus froid qu'aucune sorte d'eau de la Jamaïque, ce qui n'empêche point que le battement de leur cœur ne soit aussi vigoureux que celui des animaux les plus vifs, & leurs arteres aussi fermes que celles d'aucune espece de créature. Il n'y a point d'espece d'oiseaux ni de gibier qui manque à la Jamaïque, & l'on y trouve plus de perroquets que dans toutes les autres Isles. Les fleurs, les fruits, & les herbes, y sont les mêmes qu'à la Barbade.

On remarque néanmoins quelques différences singulieres dans leur nature. Les arbres de la même espece ne meurissent point dans le même tems à la Jamaïque; c'est-à-dire, que dans une rangée de pruniers, par exemple, les uns poussent des feüilles & les autres des fleurs, tandis que d'autres portent déja des fruits. On voit souvent les jasmins pousser leurs fleurs avant leurs feüilles, & pousser aussi de nouvelles fleurs après que leurs feüilles sont tombées. Je ne dirai rien du cacao, qui y croît si heureusement. M. Louth a traité cette matiére avec beaucoup d'étendue. Une seule remarque qui fera juger des profits du Cacao, c'est qu'un arpent a valu, pour ceux qui le cultivoient, jusqu'à deux cens livres sterling de revenu. Le Piment est une autre richesse propre à l'Isle, & qui en tire le nom de Poivre de la Jamaïque. M. Sloane lui attribue des qualités merveilleuses pour la guérison de quantité de maladies.

On ne doute point qu'il n'y ait des mines de cuivre; & les Espagnols rapportent que les grosses cloches de Saint Jago viennent des mines du Pays. Pourquoi n'y en auroit-il pas d'argent comme dans l'Isle de Cuba? Mais les Anglois se sont plus attachés a cultiver la superficie de la terre qu'à chercher des trésors incertains dans ses entrailles. Quelques années après mon retour en Europe, un Habitant fort grossier a eu le bonheur de trouver, sur les Côtes, une masse d'ambre-gris qui pesoit cent quatre-vingt livres. M. Louth, en parle dans son second Volume, page 492. & M. Tredway, qui avoit vû cette piece, a laissé aussi par écrit, qu'il y avoit remarqué un bec, des aîles, & quelque partie d'un corps; d'où il concluoit que l'ambre gris, dans son origine, a été quelque créature animée. Il ajoute même qu'un homme de foi l'avoit assuré qu'il avoit vû cette créature en vie; d'autres sont persuadés que c'est l'excrement de la baleine; d'autres, que c'est le suc de quelque arbre, qui se distille sur le bord de la Mer par ses racines.

On pourroit faire beaucoup de sel à la Jamaïque; car il s'y trouve quantité de lieux propres à cette opération. On se borne néanmoins à la quantité nécessaire pour l'usage des Habitans. Dans l'année de mon séjour on y en avoit fait cent mille boisseaux.

Je laisse toutes les differentes sortes d'animaux dont M. Sloane a donné la description. Mais l'impression qui me reste encore du monstre, qui se nomme Alligator, m'oblige de rapporter ce que j'en ai vû. C'est la plus terrible créature que j'aye jamais rencontrée dans mes voyages. Je revenois seul de la maison de campagne de M. Thorough, où j'avois laissé mon fils & ma belle-fille. Une odeur fort agréable, que je sentis au long de la Rivière, me fit bien juger qu'il s'y trouvoit quelque chose d'extraordinaire; mais ne pensant à rien moins qu'à la véritable cause, je marchois sans précaution, lorsque je découvris presqu'à mes pieds une bête dont la seule vûë m'auroit causé le plus vif effroi, quand elle ne m'auroit pas fait rappeller tout-d'un coup ce que j'avois entendu raconter de l'Alligator. Mon bonheur voulut que je ne me trouvasse point dans la ligne directe du monstre, sans quoi je n'aurois jamais échappé à ses cruelles dents. Je retournai tout tremblant sur mes pas, & prenant avec moi mon fils & tous ses gens, nous revînmes bien armés, & nous n'eûmes pas de peine à tuer le monstre, en le prenant comme l'usage en est ordinaire aux Habitans. Il étoit long de dix-huit pieds. Son dos étoit couvert d'écailles impénétrables. J'assistai à l'ouverture qu'on en fit dans la maison de M. Thorough, & je trouvai beaucoup de plaisir à l'odeur qui sortoit de ses entrailles.

Les Alligators sont des animaux amphibies. Ils vivent de chair, & la cherchent avidemment; mais ils dévorent peu d'hommes, parce qu'il est aisé de les éviter. Ils ne peuvent se mouvoir qu'en ligne droite, ce qu'ils font en s'élançant avec beaucoup de vîtesse; mais il leur faut beaucoup de tems pour se tourner. Leur dos est défendu par des écailles si fortes qu'elles sont impénétrables; & la seule manière de les blesser est de les prendre par les yeux ou par le ventre. Ils ont quatre pieds, ou quatre nageoires, qui leur servent à nager & à marcher. On ne leur connoît aucunes sorte de cris; ce qui les fait croire aussi muets que les poissons. Voici leur manière de chasser; ils se tiennent sur le bord des Rivières, pour y attendre les animaux qui y viennent boire, & lorsqu'ils les voyent à leur portée, ils se jettent dessus & les dévorent. Comme ils ressemblent beaucoup à de longues pièces de bois, cette forme trompe facilement les yeux, & rend leur chasse plus certaine. Mais le mal qu'ils sont capables de causer est compensé par l'utilité qu'on tire de leur graisse, qui est admirable pour toutes les maladies des os & des jointures. L'excellente odeur qu'ils exhalent sans cesse est une espece d'avertissement contre leurs surprises; & par un instinct naturel, on voit jusqu'aux bestiaux se détourner lorsqu'ils commencent à la sentir. Ils font leurs petits comme les crapaux; c'est-à-dire, par des œufs, qui demeurent dans le sable sur le bord des Rivières, & qui reçoivent leur fécondité de la chaleur du Soleil. Ces œufs ne sont pas plus gros que ceux des poules-d'inde, & leur ressemblent beaucoup par l'écaille, excepté qu'ils n'ont aucune tache. Dès que les petits en sortent, ils gagnent aussi-tôt la Rivière.

La forme générale des Alligators est la même que celle des Lezards. Il n'y a point de difference non plus dans leur marche. Mais leurs dents sont aussi grandes & aussi fortes que celles des plus grands chiens. Il est surprenant qu'un animal si terrible puisse être tué si facilement. Les Domestiques de mon fils, qui étoient versés dans cette sorte d'expédition, s'en approcherent sans aucune crainte, en observant seulement de le prendre de travers, & de tourner à mesure qu'ils le voyoient s'agiter pour regagner la ligne droite. Avec de grands bâtons armés d'un fer pointu, qu'ils avoient apportés, ils lui firent des blessures si profondes au ventre & derriere les pattes, que nous le vîmes bien-tôt sans autre signe de vie qu'un tremblement qui avoit encore quelque chose d'effroyable.

Entre les curiosités naturelles de la Jamaïque, on compte plusieurs sources d'eau minérale, dont quelques-unes sont naturellement si chaudes qu'on y cuit non-seulement des œufs, mais jusqu'à des écrevisses & des Poulets. On leur attribue des qualités surprenantes, parmi lesquelles on met celle de guérir les maladies vénériennes.

Rien ne donne une si haute idée du commerce de la Jamaïque que le faste des Négocians & des Chefs de Plantations. Ils ne sortent que dans des carosses à six chevaux, précédés & suivis d'une livrée nombreuse à cheval. On y comptoit, pendant mon séjour, soixante mille Anglois, & cent mille Nègres. Les plaisirs y sont les mêmes qu'en Angleterre. Il y arriva, peu de tems avant mon départ, un événement qui dut servir d'exemple à tous les Prodigues. Deux jeunes gens, fils de deux freres, se trouvoient si riches, après la mort de leurs peres, qu'ils passoient pour les plus considérables partis de l'Isle. La passion du jeu, qu'ils entretenoient depuis longtems, leur fit tellement oublier le soin de leurs affaires, & celui de leur établissement, que le jour & la nuit ils étoient enfermés avec des gens moins riches qu'eux, mais plus habiles, qui travailloient ardemment à les ruiner. Quelques parens qui leur restoient, craignant les suites de cette yvresse, & voyant leurs remontrances inutiles, s'adresserent au Gouverneur, pour le faire servir du moins à troubler une societé dont l'exemple pouvoit devenir pernicieux à la jeunesse. Le Duc de Portland entra dans leurs vûës. Il envoya quelques-uns de ses Gardes porter aux Joueurs l'ordre de rompre leur assemblée. Mais ils arriverent dans le tems qu'un des Associés venoit de perdre une très-grosse somme. Le chagrin où il étoit de sa perte, l'ayant porté à faire aux Gardes une réponse fort brusque, ceux-ci la repousserent par d'autres injures, & la querelle devint si vive qu'il y eut de leur part, & de celle des Joueurs, plusieurs personnes dangereusement blessées. Un mépris si éclatant de l'autorité du Gouverneur choqua toute la Ville. Il en fut lui-même si offensé, qu'il fit enlever sur le champ tous les Joueurs qui se trouverent assemblés, entre lesquels les deux Cousins étoient encore. Ils furent conduits à la Prison publique. Mais au lieu de les y renfermer étroitement, on leur laissa la liberté de voir leurs amis; & malheureusement les seuls qui les visiterent furent des gens qui cherchoient moins à les consoler qu'à contribuer à leur ruine. Ils gagnerent tous ensemble les Geoliers par leurs profusions, & la Prison même devint bien-tôt pour eux un lieu de plaisir & de dissipation, où le jeu, la bonne chere, & toutes les autres débauches furent poussées secretement à l'excès. Les deux Cousins s'y marierent avec les deux filles du Geôlier, qui étoient d'ailleurs aimables & fort bien élevées. Mais leur pere, qui croyoit avoir fait la fortune de ses filles, & qui voulut approfondir les affaires de ses Gendres, fut surpris d'apprendre, des Compagnons mêmes de leurs débauches, qu'ils devoient aux uns & aux autres la valeur de tout leur bien. À la vérité, c'étoient les dettes du jeu, qui étoient encore sans autre engagement que leur parole. Cependant il crut devoir s'adresser au Gouverneur, pour assurer du moins la dot de ses filles. Le Duc de Portland, aigri par les Parens mêmes des deux Cousins, qu'étoient au désespoir de leur infâme conduite, renvoya cette affaire au Tribunal ordinaire de la Justice, avec des recommandations particulieres aux Juges pour la pousser vigoureusement. Par leur première Sentence, ils nommerent des Curateurs. Mais ce premier remede ne servit qu'à rendre le mal plus pressant. Le soin qu'ils prirent pour l'éclaircissement du bien des deux Prodigues, fit voir que leurs affaires étoient déja ruinées sans ressource. Le Geôlier, homme violent, fut si desesperé d'avoir si mal placé ses filles, qu'ayant querellé ses deux Gendres dans leur Prison, il en vint aux mains avec eux. La supériorité des forces l'emporta. Ils le tuerent à force de coups, & l'une de ses deux filles, qui se présenta dans ce furieux moment pour le défendre, eut le même sort que son Pere. Mais cette tragédie n'étoit pas terminée. Celui des deux Cousins qui vit sa femme expirante sous les coups de l'autre, tourna aussi-tôt sa rage contre le meurtrier de ce qu'il aimoit. Il le tua dans le même lieu. Une si affreuse scene fut bien-tôt suivie de l'exécution publique du dernier coupable, qui fut condamné quatre jours après à perdre la tête. Ce qui lui restoit de bien, à lui & à son Cousin, fut sauvé des mains des Joueurs, qui n'oserent se présenter pour faire valoir leurs prétentions. La Justice assigna une dot considérable à la Fille du Geôlier qui survivoit, & le reste retourna aux héritiers naturels.

Cette Fille, qui devenoit un fort bon parti, & qui ne manquoit d'aucun des agrémens de son sexe, fut recherchée aussi-tôt par quantité de jeunes gens. Mais le chagrin qui lui restoit de son avanture, la fit penser à quitter la Jamaïque, pour aller chercher un établissement en Angleterre. Nous commencions à faire les préparatifs de notre départ. Elle vint nous prier de lui accorder le passage. Rien n'empêchoit que nous ne lui fissions cette faveur. Cependant M. Thorough, qui se trouvoit lié avec un de ses nouveaux Amans, nous pria de la solliciter en faveur son ami, & de nous dispenser même, sous quelques prétextes, de la recevoir dans notre Bord. Elle attribua nos sollicitations à des motifs tout differens; & s'étant figurée que nous attachions quelque honte à l'avanture de sa famille & à la sienne, qui nous faisfoit sentir de la répugnance à l'obliger, elle s'accorda pour son départ avec le Capitaine d'un autre Vaisseau.

Le Pere d'Helena, cette jeune Espagnole dont nous avions favorisé la fuite, arriva dans le même tems de Carthagène, avec une suite qui fit prendre une haute opinion de ses richesses. Quoique l'amour paternel lui eût fait perdre tout-d'un-coup le souvenir de l'offense, il n'avoit pas voulu entreprendre le voyage de la Jamaïque sans avoir obtenu un passeport du Gouverneur; & ce soin avoit été la seule cause de son retardement. Sa Fille, qui n'avoit reçu dans cet intervalle aucun avis de ses dispositions, commençoit à se croire abandonnée de son Pere, & paroissoit résolue de fixer son établissement à la Jamaïque, M. le Duc de Portland, à qui son avanture avoit donné la curiosité de la connoître, lui marquoit tant d'estime & d'amitié, que la malignité du public l'avoit déja soupçonné de sentir pour elle quelque chose de plus tendre. J'aurois pû servir à la justifier, moi qui la voyois beaucoup plus familiérement, & qui n'avoit pas fait difficulté de la proposer à ma Belle-fille, pour sa compagne & son amie. Je lui dois ce témoignage, que pendant plus de six mois qu'elle passa dans le plus intime commerce avec nous, il n'y eut rien dans sa conduite, ni dans celle de son mari, qui ne répondît parfaitement à la première idée qu'ils nous avoient donnée tous deux de leur caractere. Le vieil Espagnol eut la prudence, à son arrivée, de s'adresser à M. Rindekly, & à moi, pour apprendre de nous quelle avoit été la conduite de sa fille, ayant que de lui rendre son amitié. Il nous fit d'abord quelques plaintes du secours que nous avions prêté à leur évasion; mais en lui expliquant les circonstances, nous lui fîmes confesser que l'humanité nous en avoit fait une loi. Il finit par nous en faire des remercimens, & recevant avec une vive satisfaction le témoignage que nous lui rendîmes en faveur de ses enfans, il nous marqua tous les sentimens d'une vive amitié. M. le Duc de Portland, qui étoit le plus galant de tous les hommes, & qui mêloit peut-être quelques sentimens de tendresse à l'estime qu'il avoit pour sa fille, le traita, pendant son séjour à Spanish-town & à Port-Royal, avec toute la politesse qu'il auroit eue pour un Espagnol du premier rang.

M. Rindekly avoit réparé notre Équipage, en recevant à notre service tous les Matelots qui s'étoient presentés, & les circonstances ne lui avoient pas permis d'être fort difficile dans le choix. Comme nous ne pensions plus qu'à retourner directement en Angleterre avec une carguaison des meilleures marchandises de l'Amérique, il se présenta plusieurs personnes qui nous demanderent le passage. Le bonheur de ma famille nous fit recevoir M. Speed, un riche Marchand, qui, ayant perdu depuis quelque tems sa femme, & se trouvant dans un âge fort avancé, avec deux fils qu'il aimoit tendrement, s'étoit déterminé, sur leurs instances, à retourner à Londres avec toute sa fortune. Il avoit disposé d'une excellente Plantation en faveur d'un Quaker de Philadelphie, qui l'avoit à la vérité payée tout ce qu'elle valoit, mais qui avoit mérité de lui cette préférence, par un service fort singulier. M. Speed, revenant de la Virginie, où ses affaires l'avoient conduit, s'étoit embarqué dans un Vaisseau qui apportoit du bled & d'autres grains à la Jamaïque. En faisant le tour des Isles, comme j'ai remarqué qu'on y est presque toujours forcé dans certaines saisons, il avoit été jetté, par un ouragan, dans l'Isle de Nevis, où il tomba malade à Charles-town. Le Vaisseau qui l'y avoit apporté reprit sa route, & laissa M. Speed à Charles-town, dans un état si desesperé, qu'il passoit pour mort. Cette nouvelle fut apportée à sa famille, qui faisoit son séjour à Spanish-town, & s'y confirma d'autant plus qu'ayant été plus de six mois sans se rétablir, & sans trouver la moindre occasion pour informer sa femme, & ses enfans de sa situation, il fut réduit à la derniere nécessité dans l'Isle de Nevis. Quelques honnêtes gens, à la vérité, prirent soin de lui, sur la seule foi de ses discours; car il n'y étoit connu de personne. Mais n'ayant pû obtenir qu'on fît les frais de le reconduire exprès à la Jamaïque, le chagrin de se trouver comme abandonné à son infortune, lui fit prendre la téméraire résolution de partir dans une petite Barque, avec deux Matelots à qui elle appartenoit, & qu'il avoit gagnés par la promesse d'une grosse récompense. Leur voile n'ayant pas longtems résisté au vent, ils se trouverent sans secours pour se conduire, & jettés, après deux ou trois jours d'agitation, dans une petite Isle à peine connue, quoiqu'habitée par quelques familles Angloises. Elle se nomme Anguilla. Les Habitans en sont si pauvres, & si accoutumés à la paresse & à l'oisiveté, qu'on auroit peine à se le persuader d'une Colonie d'Anglois si l'on n'en étoit informé par des Relations certaines. Ils sont sans commerce avec les Isles voisines, sans Prêtres, sans Juges, & presque sans Chefs; car chaque famille ne reconnoît point d'autre autorité que celle du plus ancien, & n'y defere même que dans les cas où le bien public est interessé. Leurs occupations, comme leurs richesses, consistent dans la culture de leurs terres, dont ils ne tirent que ce qui est purement nécessaire à leur nourriture. Leur ignorance & leur grossiereté sont si excessives, qu'ils ne sçavent point l'origine de leur établissement. Leurs voisins, dans d'autres Isles, n'en sont pas mieux informés; & si l'on considere qu'il n'y a pas deux siecles que nos Anglois occupent quelques-unes des Antilles, on admirera sans doute que dans un espace si court les mœurs, & même la raison, soient capables d'une si étrange révolution.

M. Speed fut reçu néanmoins fort humainement de ces Anglois Barbares. Sa maladie, dont l'impatience de retourner dans sa famille ne lui avoit pas permis d'attendre tout-à-fait la fin, se renouvella avec plus de danger que jamais. Il fut encore près de trois mois à l'extrêmité, dans l'Isle d'Anguilla. Enfin, ses forces étant revenues, il reprit la résolution de se confier aux flots dans sa Barque, avec les secours que ses deux Matelots purent se procurer pour rendre leur navigation plus certaine. Mais en avançant dans une Mer dangereuse, ils donnerent contre un rocher qu'ils n'avoient point apperçu, & qui fendit si malheureusement leur Barque qu'elle coula presqu'aussi-tôt à fond. Ils se trouverent tous trois sans autre ressource que deux rames, qu'ils avoient eu le tems de lier ensemble à la première vûe de leur malheur. Ils s'y tinrent si fortement attachés que malgré l'agitation des vagues, ils passerent un jour presque entier dans cette affreuse situation. Vers le soir, un Vaisseau qui alloit d'Antego à la Jamaïque, se trouva si près d'eux qu'ils eussent pû se faire entendre si l'extinction de leur voix ne les eut empêchés de jetter des cris. Mais par le plus heureux hazard, le Quaker, qui étoit à Bord, apperçut un corps qu'il prit pour quelque monstre marin. Sans autre soupçon, il prit lui-même un croc, qu'il lança dessus, & qui saisit les rames dans l'endroit où elles étoient liées. La facilité qu'elles eurent à suivre lui fit bien-tôt découvrir trois hommes, & l'on trouva aussi-tôt le moyen de les secourir. M. Speed, tout affoibli qu'il étoit encore par une longue maladie, avoit résisté plus vigoureusement que ses deux Compagnons à l'impression de la crainte & des flots. Il en vit mourir un presqu'au moment qu'ils furent tirés dans le Vaisseau, & l'autre peu de jours après. Son Bienfaiteur, avec les principes de charité qui sont ordinaires dans sa Secte, continua, sans le connoître, de lui rendre tous les services dont il avoit besoin dans sa misere; & par la crainte d'en diminuer le mérite aux yeux du Ciel, il refusa ensuite toutes les récompenses que la générosité & la reconnoissance porterent M. Speed à lui offrir. Dans le marché même qu'il fit avec lui pour sa Plantation, il voulut, par le même motif, qu'elle fût estimée sa juste valeur; de sorte que l'unique obligation qu'il eut à M. Speed fut de l'avoir préféré à quantité d'autres qui s'étoient présentés pour l'acheter.

Nous eûmes encore pour Compagnon de voyage, le Colonel du Bourgay, François réfugié, fort aimé de M. le Duc de Portland, qui l'avoit nommé son Lieutenant Général dans le Gouvernement de la Jamaïque. Il devoit retourner à Londres sur le Kingston, qui l'avoit amené avec M. le Duc; mais une querelle qu'il prit avec le Capitaine lui fit naître l'envie de nous demander le passage. Cet Officier François n'eut pas le tems de se faire des amis à la Jamaïque par son mérite, & s'y fit un grand nombre d'ennemis par ses prétentions. Ayant vû les appointemens du Gouverneur augmentés jusqu'à cinq mille livres sterling, c'est-à-dire presqu'au double, il s'étoit crû en droit de demander la même augmentation pour les siens, & la faveur de M. le Duc de Portland avoit fait une espece de loi au Conseil de lui accorder sa demande. Mais tout le monde avoit murmuré de cette exaction. Son Emploi même étoit un surcroît de charge que la Colonie croyoit inutile lorsque le Gouverneur y faisoit sa résidence, & dont elle avoit esperé se délivrer à l'arrivée du Duc. Cependant ce Seigneur, qui vouloit rendre service à M. du Bourgay, avoit déclaré dans son premier discours, que l'intention du Roi étoit qu'il fût reçu avec des honneurs & des appointemens. L'Assemblée avoit d'abord écouté cette déclaration d'un air fort mécontent, ce qui n'empêcha point qu'elle n'accordât mille livres sterling au Colonel. Mais les désagrémens qu'il prévit dans un Office si peu goûté du public, lui firent prendre le parti de retourner en Angleterre, pour y joüir tranquillement de son titre & du revenu.

Toutes nos affaires étant arrangées avec M. Thorough & mon fils, nous mîmes à la voile dans un tems si serein que nous devions esperer la plus favorable navigation. Cette espérance fut renversée dès le premier jour par une horrible tempête, qui brisa deux de nos mâts, & qui nous fit regarder comme un bonheur d'être jettés sur la Côte de Saint Domingue, entre le petit Port de Ceresa & la Capitale Espagnole. Le vent ayant changé pendant la nuit, nous aurions pû nous garantir du danger qui nous menaçoit si notre Vaisseau n'avoit pas eu besoin de réparation. Mais il s'y étoit fait plusieurs voies d'eau, qui nous forcerent de demeurer deux jours à l'ancre. Un pressentiment secret m'avoit rendu l'humeur extrêmement chagrine, lorsque nous fûmes abordés par deux Vaisseaux de guerre Espagnols, ausquels nous ne vîmes aucune apparence de pouvoir résister. Quoiqu'ils ne nous fissent point appréhender d'hostilités, & que retournant à Londres en qualité de Marchands, notre malheur ne dût nous en faire attendre que des politesses & du secours, il n'étoit que trop à craindre, dans des circonstances où les plaintes des deux Nations augmentoient tous les jours, qu'ils ne nous fissent essuyer du moins des recherches incommodes. M. du Bourgay, qui étoit homme de courage, paroissoit aussi desesperé que nous de n'être pas en état de rejetter toutes les propositions dont nous pouvions craindre des suites désagréables. Mais il fallut ceder à la nécessité. Les Espagnols, qui n'avoient pas moins de quatre cens hommes sur leurs deux Bords, vinrent à nous avec toute la hauteur qu'ils pouvoient tirer d'une telle supériorité. Ayant reconnu que nous étions chargés en marchandises pour l'Europe, il ne leur resta, pour chercher des prétextes à nous quereller, que de visiter exactement notre carguaison. Elle consistoit en sucre, en indigo, en ambre-gris, & en drogues des meilleures especes, qu'ils ne purent méconnoître pour des effets de la Jamaïque; mais en portant leurs recherches jusques dans la chambre qui m'étoit commune avec M. Rindekly, ils trouverent nos trois caisses de perles, dont ils nous demanderent aussi-tôt l'origine. Comme il ne nous restoit de notre ancien Équipage que le Pilote & deux Valets, ils auroient mal réüssi à tirer de nos gens d'autres lumiéres que celles qu'ils reçurent de nous. Je leur avois répondu qu'aïant fait le voyage de la plûpart de nos établissemens, j'avois ramassé le trésor qu'ils me voyoient, dans differentes Colonies; ils prirent là-dessus plusieurs de nos Matelots à l'écart, & les menaces ne furent pas moins employées que les offres pour leur arracher notre secret. Mais tandis qu'ils se donnoient des mouvemens inutiles, un de leurs gens trouva dans un petit tiroir, qui tenoit à l'une des caisses, le Mémoire qui contenoit non-seulement le nombre des perles, mais quelques observations sur celles qui avoient été pêchées en notre présence, & sur les differens lieux de la Marguerite, d'où nous avions tiré les autres. Si ce n'étoit point assez pour découvrir tout le mistere de notre voyage, il n'en falloit pas tant pour fournir à nos Ennemis le prétexte qu'ils cherchoient. Ils conclurent que les Perles étoient un bien qui venoit des Pays Espagnols, & sur la seule contradiction qu'ils prétendirent trouver entre nos premières réponses & le Mémoire, ils se saisirent des perles comme d'un vol qu'ils étoient en droit de reclamer. À toutes nos plaintes, ils ne répondirent qu'en faisant valoir la bonté qu'ils avoient de nous laisser notre ambre-gris, parce qu'ils ne voyoient pas si clairement, nous dirent-ils, qu'il vînt des Colonies d'Espagne, quoiqu'ils n'eussent que trop de raisons de le soupçonner. Ils ajouterent qu'ils vouloient nous apprendre les procedés justes & honnêtes, & qu'ils exhortoient notre Nation à profiter de ces exemples. Je ne puis douter que M. Rindekly & M. du Bourgay ne ressentissent des agitations cruelles en se voyant forcés de souffrir cette raillerie. Mais les miennes furent si vives, que m'étant jetté sur mon lit j'y demeurai longtems sans connoissance, & que je ne revins de cet état que pour tomber dans une dangereuse maladie.

Nous eûmes la liberté de remettre à la voile. Ce ne fut pas sans avoir consulté entre nous si nous ne devions pas porter nos plaintes au Gouverneur de Saint Domingue, & lui demander la restitution d'un bien qui nous étoit arraché contre toutes sortes de droits. Mais outre que mille exemples nous apprenoient trop clairement qu'il n'y avoit point de justice à esperer, les deux Vaisseaux de guerre avoient cinglé en pleine Mer, & nous devions juger que s'ils n'étoient pas partis du Port pour quelque voyage, ils s'éloignoient peut-être pour aller partager nos dépoüilles.

M. Speed, dont le caractere étoit la bonté & la douceur, ne me quitta point un moment pendant ma maladie. Comme il ne pouvoit douter qu'elle ne vînt de ma perte, & qu'en s'efforçant de me consoler, il me donna lieu de lui raconter l'histoire de ma fortune, & combien le malheur qui venoit de m'arriver mettoit de changement dans mes espérances, il fut informé par dégrés de la situation de ma famille. L'interêt qu'il prit ensuite à ma santé me parut encore plus vif. Ses deux fils même partagerent les assiduités & les soins de leur pere. Enfin, profitant un jour de quelques momens de relâche que la fiévre m'avoit accordés, il me fit tant de questions sur l'âge & le caractere des deux filles qui me restoient à marier, que je ne crus pas sa curiosité sans dessein. M. Rindekly me dit le même jour, qu'il lui avoit parlé de moi dans les termes les plus tendres, & qu'il avoit voulu sçavoir comment il se trouvoit d'avoir épousé ma fille. Ces discours néanmoins ne produisirent point d'autre ouverture pendant le reste de notre voyage.

Ma santé empirant de jour en jour, M. Rindekly, dont l'amitié pour moi ne s'étoit jamais refroidie, prit la résolution, sans me consulter, de relâcher au premier lieu où je pourrois recevoir du secours & du soulagement. Nous étions sans Chirurgien; & dans l'abondance de mille drogues dont notre Vaisseau étoit chargé, personne ne se fioit assez à ses lumières pour me proposer d'en faire usage. Je fus saigné trois fois par mon Valet, qui n'avoit que son adresse naturelle pour me rassurer; car il portoit des lancettes dont il n'avoit jamais fait d'usage. Cependant je me trouvai beaucoup mieux en arrivant à la vûë des Canaries, & si M. Rindekly s'étoit rendu à mes instances, nous aurions continué notre route sans nous arrêter. Nous avions rencontré depuis deux jours le Kingston, qui avoit fait une fort heureuse route, puisqu'il étoit parti de la Jamaïque après nous. C'étoit une escorte qui me saisoit insister à le suivre. Et M. du Bourgay, qui ne désiroit que de se revoir à Londres, aima mieux se réconcilier avec son ennemi que de manquer l'occasion de hâter son retour. Il nous quitta pour passer dans son Bord, tandis que l'amitié de M. Rindekly, & de M. Speed, fit tourner nos voiles vers le Port de Ferro. Nous connoissions ce lieu, & ce fut la raison qui nous le fit préferer à celui de Canarie; sans compter que le ressentiment dont nous étions remplis contre les Espagnols, nous faisant relâcher à regret sur leurs Terres, le Port où nous pouvions aborder avec moins de répugnance étoit celui où leur Nation étoit en plus petit nombre.

Les hazards ne sont jamais surprenans sur Mer, parce que c'est proprement l'empire de la fortune. Il me parut bien merveilleux néanmoins que le premier visage que je reconnus en débarquant à Ferro fut celui de M. King qui se promenoit sur le Port. Je l'avois laissé dans l'Isle de Java, si content de sa fortune & si accoutumé au Pays, qu'il étoit résolu d'y passer le reste de ses jours. Cependant la perte de ses enfans, que la petite vérole avoit emportés dans un espace fort court, lui avoit inspiré du dégoût pour son établissement. Il avoit chargé un Vaisseau de tout son bien, & s'y étoit embarqué avec sa femme; il retournoit à Londres pour se procurer la satisfaction de laisser du moins ses richesses à des héritiers qui lui appartinssent de plus près que les Hollandois. Sa femme s'étoit trouvée fort mal sur son Vaisseau, & c'étoit une raison de santé qui l'avoit porté comme nous à relâcher dans l'Isle de Ferro. Il devint bien-tôt l'ami de M. Speed & de M. Rindekly, autant qu'il étoit le mien. Mais sa femme, moins heureuse que moi, mourût, quelques jours après, de sa maladie.

Trois semaines de repos, me retablirent si parfaitement que je fus le premier à parler de notre départ. M. Rindekly n'avoit pas tant perdu le souvenir des Côtes d'Afrique que les désirs de son cœur ne tournassent encore de ce côté-là. Il s'imagina même que dans le regret que je sentois de notre perte, j'aurois plus de facilité à former avec lui quelque nouveau projet, & n'ayant rien de reservé pour M. Speed il me renouvella cette proposition dans sa présence. Mais outre que la cargaison de notre Vaisseau ne nous permettoit pas de risquer témérairement tant de richesses, je commençois à sentir une vive impatience de me revoir à Londres. Les réflexions que notre perte & la douleur même qu'elle m'avoit causée, me faisoient faire tous les jours sur la fragilité des biens de la fortune, m'apprenoient à borner plus que jamais mes désirs, & à me croire trop heureux de pouvoir jouir tranquillement d'une situation aussi douce que celle où j'allois me voir encore. Je considerois que M. Speed, M. King, M. Thorough, après avoir passé toute leur vie à s'enrichir par le commerce, n'en avoient pas d'autre fruit à recueillir que celui que je pouvois déja m'assurer comme eux, & que si j'étois moins riche, je ne laissois pas de l'être assez pour me procurer toutes les douceurs qu'un esprit raisonnable peut attendre des richesses. J'avois sur eux cet avantage qu'étant plus jeune, l'avenir me promettoit plus de tems pour jouir. C'étoit un bien dont je ne pouvois me priver sans folie, puisque j'étois capable de le sentir. Mon Fils & l'aînée de mes Filles étoient heureusement établis. N'étois-je point en état de faire une condition aussi heureuse à mes autres enfans? & pourquoi risquer non seulement ma santé & ma vie, mais la certitude présente de ma fortune pour des espérances incertaines? Je fis entrer d'autant plus facilement M. Rindekly dans ces principes, qu'ils furent secondés par les raisonnemens & les conseils de M. Speed. La tristesse que M. King ressentoit de la mort de sa femme ne l'empêcha point de fortifier mon parti par ses réflexions. Enfin nous remîmes à la voile, avec le seul désir d'arriver promptement en Angleterre. Je n'ose dire que ma modération fut recompensée par la justice du Ciel; mais en passant à la vûë de Madère, nous rencontrâmes une Chaloupe montée de six personnes qui luttoient contre les flots, c'est-à-dire, qui se servoient de toute leur adresse & de toutes leurs forces, pour gagner l'Isle. Les flots leur étoient si contraires que le secours des rames paroissoit peu leur servir. Aussi-tôt qu'ils nous eurent apperçus, ils abandonnerent tout autre dessein, pour se laisser conduire au vent qui les poussoit vers nous. À mesure qu'ils approchoient, nous remarquâmes qu'ils étoient si moüillés par les vagues qu'on ne pouvoit distinguer la couleur de leurs habits. Enfin nous les reçûmes à bord; mais ce ne fut pas sans difficulté. Deux femmes qui étoient dans cette malheureuse troupe tomberent évanouïes, lorsque leur Chaloupe fut accrochée au Vaisseau. Les hommes qui les conduisoient n'étoient guéres dans un meilleur état. Nous apprîmes d'eux en fort peu de mots qu'ils étoient échappés au plus affreux de tous les naufrages, & que voguant depuis deux jours dans la Chaloupe à la merci des flots, ils nous devoient la vie qu'ils recevoient de notre secours. La foiblesse où ils étoient tous ne leur permettant point de parler davantage, ils nous demanderent la liberté de se reposer & le tems de reprendre leurs forces. On tira de la Chaloupe avec eux quelques malles, & un coffre fort pésant, dont ils nous recommanderent de prendre un soin particulier. Dès le même jour, une des deux femmes, qui paroissoit âgée de cinquante ans, mourut entre les bras de l'autre qui étoit sa fille; & des quatre hommes, deux nous parurent si mal que nous esperâmes peu pour leur vie.

Nous leur faisions rendre toutes sortes de soins, sans permettre à notre curiosité de les interroger. À peine avions-nous pû distinguer leur Nation, parce que nous ayant reconnus pour Anglois, ils nous avoient parlé dans notre langue, mais avec peu d'éxactitude; & nous ne nous trompions point en les croyant Espagnols. Pendant trois jours ils eurent toute la liberté qu'ils souhaitoient, dans une cabane qu'on leur avoit abandonnée. Le quatriéme, ils firent prier le Capitaine d'y passer. M. Rindekly qui avoit toujours porté ce titre, ne laissa point de me demander si je voulois paroître pour lui, & m'en pressa même, par la seule haine qu'il portoit aux Espagnols. J'y consentis pour l'obliger. On me fit approcher d'un homme qui paroissoit expirant. Il lui restoit néanmoins assez de voix pour faire entendre le discours qu'il me tint, & à ses Compagnons qui étoient dans la même chambre que lui.

Il me déclara qu'il étoit Espagnol; & qu'ayant commandé longtems un Vaisseau de guerre en Amérique, il revenoit avec sa famille pour jouir en Espagne de quelques richesses qu'il avoit amassées. Il avoit essuié une furieuse tempête, qui l'avoit forcé de se mettre dans sa Chaloupe avec sa femme, sa fille, & trois hommes de son Équipage, & ce qu'il avoit pû sauver de plus précieux. Son Vaisseau avoit péri presqu'au même moment à ses yeux, & l'intérêt de son propre salut, lui avoit fait une cruelle nécessité de s'éloigner du reste de ses gens, dont la plûpart s'étoient efforcés inutilement de gagner sa Chaloupe à la nage. Après avoir erré pendant deux jours, il s'étoit apperçu que la force des vagues lui avoit fait manquer l'Isle de Madère, & nous l'avions trouvé dans les efforts qu'il faisoit pour reprendre le dessus du vent. Il doutoit qu'il y eût pû réussir, puisqu'ayant passé deux jours & une nuit presque sans nourriture, sa vigueur & celle de ses gens étoit aussi épuisée par le besoin que par le travail. J'en pouvois juger par l'état où je les avois trouvés, par la mort de sa femme, & par la sienne qu'il ne sentoit point éloignée. Les trois Espagnols qu'il avoit avec lui étant des domestiques auxquels il n'avoit qu'une confiance médiocre, il se flattoit de pouvoir faire plus de fond sur des gens tels que nous, dont la politesse & l'humanité le prévenoit en notre faveur. Son plus cher trésor étoit sa fille, quoiqu'il n'estimât pas moins de cent mille ducats les coffres qu'il avoit sauvés du Naufrage. Il me la confioit avec tout le bien qui alloit être son héritage; & puisque nous allions passer au long de l'Espagne, il me conjuroit de la remettre dans le premier Port où elle voudroit débarquer. Il ajoûta qu'il plaignoit le sort de cette chere fille, qui alloit se trouver plus étrangere dans sa Patrie qu'en Amérique, & qu'il ne pouvoit trop se reprocher un malheureux voïage qu'il n'avoit entrepris que par l'ambition de paroître en Espagne avec une fortune pour laquelle il n'étoit pas né.

Je l'assurai que dans son malheur, il devoit rendre graces au Ciel de l'avoir fait tomber entre nos mains, & je lui promis avec serment que nous nous ferions un point d'honneur de répondre à sa confiance. Il donna ordre à ses gens d'éxécuter toutes mes volontés, & à sa fille de m'obéir comme à lui. Elle n'avoit pas plus de dix-sept ans. L'abbatement où je la voyois me fit craindre que sa vie ne fut pas plus longue que celle de son pere. Je l'embrassai en lui promettant de prendre pour elle tous les sentimens qui pouvoient adoucir sa perte & faciliter ses affaires. Notre familiarité devint plus étroite après cette explication. J'étois à tous momens dans leur cabane, & je leur rendis toutes sortes de soins; mais le pere n'en eut pas besoin longtems. Je le vis mourir entre les bras de sa fille, après m'avoir repeté, dans les termes les plus tendres, la priere qu'il m'avoit faite de lui tenir lieu de ce qu'elle alloit perdre.

M. Rindekly à qui j'avois rendu un compte fidelle de mes engagemens, n'approuva pas beaucoup la proposition que je lui fis de nous arrêter à Cadis. Il craignoit les Espagnols autant qu'il les haïssoit. Cependant mes promesses étoient si formelles, que l'honnêteté ne me permettoit pas d'y manquer. Je le forçai d'en convenir, & je tirai sa parole qu'il ne s'y opposeroit point. Dans cet intervalle je consolois la jeune Espagnole, qui se nommoit Anna Pelez, & je m'appercevois avec plaisir que mes consolations n'étoient pas inutiles. Elle perdit encore un de ses trois domestiques, & la santé des deux autres ne paroissoit pas plus assurée; mais la sienne se fortifia de jour en jour. Nous commencions à decouvrir les Côtes d'Espagne, sans qu'elle m'eût encore fait connoître ses desseins, & je persistois toujours dans la pensée de nous arrêter à Cadis; mais lorsque je lui en fis la proposition, elle me pria d'écouter ce qu'elle avoit médité depuis la mort de son pere. Elle étoit née, me dit-elle, en Espagne, mais fille d'un soldat, & sans aucune connoissance de sa famille, qui de l'aveu de son pere, étoit fort obscure. Il étoit parti avec elle & sa mere, dans un Vaisseau qui menoit quelques troupes à la Havana, & s'étant distingué par son courage & sa conduite, il étoit parvenu de degrés en degrés à commander un Vaisseau de guerre, sur lequel il avoit trouvé les occasions de s'enrichir. Le désir de s'établir dans sa Patrie, lui avoit fait quitter l'Amérique; & sous la conduite d'un pere, elle n'avoit pas douté qu'elle ne pût trouver quelque agrément en Espagne. Mais le malheur qu'elle avoit eû de le perdre changeoit entierement sa situation. À qui s'adresseroit-elle à Cadis, ou dans une autre Ville, lorsqu'elle n'y connoissoit personne; & si elle cherchoit ses parens dans les Asturies d'où elle sçavoit que son pere étoit originaire, comment pourroit-elle supporter le désagrément de tomber dans une famille vile & pauvre, avec l'éducation qu'elle avoit reçue, & l'habitude où elle étoit de vivre dans le commerce des honnêtes gens! Sa repugnance étoit si forte à paroître en Espagne sans connoissances & sans appui, que dans l'impuissance de retourner sur le champ à la Havana, & remplie de la confiance que celle même de son pere lui avoit inspirée pour moi, elle ne balançoit point à me demander la permission de me suivre en Angleterre. Il n'y avoit point de lieu au monde où elle ne pût vivre heureuse lorsqu'elle y vivroit avec honneur. Je rendrois témoignage de son avanture, & de sa naissance. Je la tenois des mains de son pere. Elle ne doutoit pas qu'avec le caractere d'honnête homme, tel qu'elle devoit me le supposer dans ma Patrie, & le témoignage de tous les gens de notre Vaisseau, je ne pusse contribuer à son établissement.

Sa résolution me parut si bien affermie que je n'entrepris point de la combattre. M. Rindekly & nos autres amis ne manquerent pas de l'approuver. Nous doublâmes la pointe de l'Espagne sans penser davantage à Cadis, & le reste de notre route fut heureux jusqu'à Londres. Je dois remarquer seulement que Mademoiselle Pelez ne gardant plus de reserve avec moi, remit à mes soins tous les biens qui lui restoient de son pere, & qu'elle m'abandonna de même, la disposition de sa demeure & de sa conduite en Angleterre.

J'étois le seul de notre societé qui eût à Londres une maison prête à la recevoir; car M. Rindekly avoit laissé sa femme avec la mienne, qui étoit sa mere, & ne pouvoit pas se donner tout-d'un-coup un autre logement. M. Speed, avec ses deux fils, & M. King, étoient comme étrangers dans leur Patrie, après avoir passé plus de trente ans dans les Indes. Je ne pouvois leur offrir de les recevoir tous chez moi. Mais leur voyant pour moi tant de confiance & d'amitié qu'ils sembloient compter sur mes services pour leurs premiers arrangemens, je dépêchai mon Valet de Gravesend, pour avertir ma femme & Madame Rindekly de notre arrivée, avec ordre de loüer, dans le voisinage de ma maison, trois appartemens, pour M. Speed, M. King, & Mademoiselle Pelez. L'impatience de nos femmes les amenerent au-devant de nous dans un Bateau de la Tamise. Quelle joie de se revoir en bonne santé, après une longue absence & de si dangereux voyages! Madame Rindekly avoit mis heureusement au monde le premier fruit de son mariage, & n'avoit pas manqué de le faire apporter avec elle. Mes deux autres filles n'étoient pas moins aimable que leur aînée, & mon second fils s'étoit formé par une fort bonne éducation. Il faut être pere, mari, & aussi charmés que nous l'étions de tous ces titres, pour juger des transports de M. Rindekly & des miens. Quoique ma femme eût déja pris des mesures pour les appartemens que je lui avois fait recommander, elle avoit conçu que nos amis ne se sépareroient pas de moi le même jour, & ses ordres étoient donnés pour un souper magnifique où nous devions tous nous réünir.

Jamais la joie ne produisit des effets plus vifs & plus naturels. Mademoiselle Pelez s'attacha dès le premier jour à ma famille, & s'en fit aimer comme si j'eusse été véritablement son pere. M. Speed observa beaucoup mes filles, & ses deux fils ne parurent pas moins sensibles aux agrémens de leurs manières & de leur figure. Notre souper fut une des plus délicieuses Fêtes du monde. Mais lorsqu'on parla de se retirer, je fus surpris de voir M. Speed appeller ses deux fils dans une salle voisine, où il fut quelques momens avec eux. Ensuite m'ayant fait prier d'y passer aussi, il m'adressa un discours auquel j'étois fort éloigné de m'attendre. Les obligations, me dit-il, qu'il avoit à mon amitié, le goût qu'il avoit pris pour moi & pour ma famille, & celui que ses deux fils venoient de concevoir pour mes filles, ne lui permettoient pas de remettre au lendemain la proposition de s'unir plus étroitement à moi. S'il l'avoit differée jusqu'à Londres, c'est qu'il avoit souhaité, comme il venoit de s'en assurer heureusement, que ses fils trouvassent dans leur propre cœur des raisons de se conformer à ses volontés. Il ne perdoit pas un moment, parce qu'il prévoioit qu'à mon retour il se présenteroit plus d'un mari pour mes filles. Il me prioit de tenir compte à ses enfans de l'ardeur qu'ils avoient à s'offrir les premiers; & se trouvant riche de soixante mille livres sterlings, il me promettoit de leur en donner chacun vingt-cinq mille, en attendant les dix mille autres, qu'il se réservoit pour vivre, & qu'ils partageroient après sa mort.

Je l'embrassai avec reconnoissance. Mais étant sans empressement pour marier mes filles, qui étoient fort jeunes, & que j'étois bien aise de voir quelque tems autour de moi, je me contentai de lui répondre que sensible comme je devois l'être à tant d'amitié, je m'engageois volontiers à ne pas recevoir d'autres gendres que ses fils. J'ajoutai qu'à l'âge où ils étoient encore, un peu de culture étoit nécessaire à leurs qualités naturelles, & que je travaillerois de mon côté à rendre mes filles plus dignes d'eux. M. Speed prit ce compliment pour une excuse honnête, & m'en marqua tant de chagrin, que partagé entre le penchant que je me sentois pour lui & la crainte de blesser l'inclination de mes filles, je me réduisis à lui demander quelques jours pour laisser naître leur penchant, contre lequel il ne devoit pas souhaiter plus que moi qu'elles fussent à ses fils. Il ne put rien opposer à cette demande; mais pour commencer lui-même à les gagner, il leur fit aussi-tôt présent de quelques diamans d'un grand prix, que je ne les empêchai point d'accepter; & leur offrant ses deux fils, il leur dit galamment que c'étoient deux Amans qu'il leur avoit amenés de l'extrêmité du monde. Ma femme, qui avoit pris de l'inclination pour Mademoiselle Pelez, en apprenant son avanture, & qui craignit les dangers ausquels une personne de son âge pouvoit être exposée dans un appartement de loüage, trouva le moyen de la loger avec mes filles.

Parmi tant de contentemens, j'eus le lendemain un sujet d'inquiétude dont je craignis les suites. Les Parens de l'Écrivain que nous avions emmené n'eurent pas plûtôt appris notre retour, que dans la surprise de ne le pas revoir, & de n'en apprendre aucune nouvelle des gens de notre Équipage, qui avoit été renouvellé entierement depuis sa mort; ils s'adresserent directement à M. Rindekly. Nous avions peu pensé à sa cassette dans un si long intervalle. Cependant elle se trouvoit encore entre les nôtres, & M. Rindekly, après avoir raconté à ses parens les circonstances de sa mort, ne fit pas difficulté de leur remettre tout ce qui lui avoit appartenu. En visitant la cassette, ils y trouverent l'ordre du Ministère, qui concernoit nos entreprises. Des gens avides, qui étoient fâchés que l'héritage de l'Écrivain se réduisît à d'inutiles papiers, s'imaginerent qu'ils avoient quelque récompense à prétendre du Ministre en lui remettant une Piece qui sembloit interesser le Gouvernement. En effet la Cour se rappella les circonstances où elle avoit donné cet Ordre. M. Rindekly reçut, dès le jour suivant, celui de se rendre à Saint James, où le Roi lui-même avoit souhaité de l'entendre. On le pressa beaucoup sur le détail de nos voyages. Il raconta ingénument les entreprises que nous avions formées en divers tems, sans craindre d'avouer les avantages que nous en avions tirés. Il avertit même le Roi que dans la même cassette, où la Commission de l'Écrivain s'étoit trouvée, on trouveroit une description fort étendue de toute la Côte Occidentale de l'Afrique, dont le respect que nous avions crû devoir aux Ordres de la Cour nous avoit empêchés de nous saisir; & ne faisant pas difficulté d'offrir au Roi la lecture de notre Journal, il se fit honneur d'avoir tenté plusieurs projets extraordinaires que la fortune avoit fait réüssir. Le Roi voulut sçavoir pourquoi nous n'étions pas retournés en Afrique après un essai si avantageux. Il répondit que sans y renoncer pour l'avenir, nous avions été refroidis par la difficulté de tomber dans les Cantons qui portent de l'or, après avoir tiré fort bon parti du premier, & qu'assez differens d'ailleurs de la plûpart des Négocians, nous avions sçû borner nos désirs lorsque nos besoins avoient été remplis.

Notre entreprise à la Marguerite surprit beaucoup le Roi. Mais lorsque M. Rindekly lui eut expliqué avec quelle facilité elle nous avoit réüssi, & combien d'autres espérances auroient pû nous réüssir de même si les vents n'avoient été nos plus grands obstacles; il s'étonna beaucoup plus qu'à l'égard du moins des Perles, on laissât recueillir aux Espagnols des richesses dont tous leurs droits n'excluent point les autres Nations, puisque c'est du fond de la Mer qu'elles se tirent, & que dans un élement commun à tous les hommes du monde, elles devoient n'être que le partage du travail & de l'industrie. D'ailleurs, en supposant, par des principes assez reçus à d'autres égards, que certaines parties de la Mer n'ayent pas moins leurs Maîtres que les differens Pays de la Terre, l'état de Pyraterie mutuelle où nous étions depuis longtems avec les Espagnols, justifioit assez nos entreprises. Aussi le Roi regreta-t'il beaucoup nos Perles, & nous permit-il de les mettre au rang des vols continuels dont il demandoit la restitution à la Cour d'Espagne.

L'ambre-gris, dont nous avions rapporté une quantité fort considérable, fut un autre sujet d'étonnement pour le Prince. Il ne concevoit pas, dit-il à M. Rindekly, comment les Marchands Anglois négligeoient une pêche si riche. Un Seigneur qui étoit présent qui n'ignoroit aucune des voyes du commerce, lui répondit, avec vérité, que cette pêche dépendoit beaucoup de la fortune, parce que pour une année heureuse, il s'en trouvoit quinze & vingt qui ne produisoient rien; que les vents apportoient vraisemblablement ces richesses par le roulement des vagues, & que notre bonheur consistoit sans doute à nous être trouvés aux Bermudes dans une excellente année. Il interrogea M. Rindekly, & ses réponses, qui se trouverent d'accord avec les idées qu'il avoit sur cette matiére, lui causerent beaucoup de satisfaction. Le Roi souhaita de voir le plus gros morceau d'ambre-gris que nous eussions trouvé; il pesoit vingt-quatre livres. Nous mîmes en délibération si nous ne devions pas l'offrir à Sa Majesté. Mais, pour m'expliquer franchement, le souvenir des ordres dont on avoit chargé notre Écrivain, nous persuada que nous pouvions nous dispenser de cette générosité. Le Roi fit ôter les Cartes Géographiques aux Héritiers de l'Écrivain, & leur donna une somme honnête pour leur faire tirer quelque fruit du service de leur Parent.

Pendant ce tems-là, les soins que M. Speed se donnoit pour se loger réguliérement, & mettre de l'ordre dans ses affaires, ne l'empêchoient point de suivre les vûës ausquelles il s'étoit attaché. Quelques jours se passerent, pendant lesquels ses deux fils ne s'éloignerent point un moment de ma maison. Je découvris aisément que mes filles les souffroient sans répugnance, & je m'éloignois moins que jamais de ces deux mariages. Mais lorsqu'on vint à s'expliquer ouvertement, il se trouva que celle de mes filles, que l'aîné des Speeds aimoit le mieux, étoit celle qui avoit du goût pour son frere, & qu'il en étoit de même de l'autre. Ce caprice de l'amour suspendit tous nos projets; car malgré l'extrême jeunesse de mes filles, je m'étois rendu au désir de M. Speed, à la seule condition que ses deux fils passeroient un an ou deux à Oxford ou à Cambridge avant que d'entrer dans les droits du mariage. Ils me firent des plaintes de leur malheur, comme s'il eut dépendu de moi d'y remedier. Je m'expliquai avec mes filles, que j'aurois cru trop jeunes encore pour être capables de ces délicatesses de cœur. Mais en m'assurant de leur soumission, elles me protesterent qu'il n'y avoit qu'une déclaration absolue de mes volontés qui pût leur faire surmonter leur inclination.

Je ne vis point d'autre ressource que d'envoyer les jeunes Speeds à l'Université, dans l'espérance que le tems rendroit les uns ou les autres plus raisonnables. Leur Pere y consentit à regret. Nous leur permîmes d'écrire chacun à leur Maîtresse, c'est-à-dire, à celle en faveur de qui leur cœur étoit prévenu; mais après l'aveu que mes deux filles m'avoient fait, elles se crurent autorisées à refuser, chacune de leur côté, des lettres qui ne flatoient pas leur inclination; & ce ne fut qu'après en avoir rejetté plusieurs, qu'elles convinrent de se remettre l'une à l'autre celles de l'Amant qu'elles auroient souhaité. Cette comédie ne fut pas sans agrément pour moi. Mais M. Speed en étoit inconsolable. Dans l'absence de ses enfans, il faisoit leur rolle, en s'efforçant de tourner le cœur de mes filles vers celui dont chacune d'elles étoit aimé. Je lui faisois sentir en vain que ce n'étoit que la moitié de ce qu'il désiroit, puisqu'il n'y avoit pas moins de changement à faire dans le cœur de ses fils.

Il arriva dans mon voisinage un événement qui changea beaucoup toutes nos idées. M.... Chevalier Baronet fut assassiné dans son lit avec les affreuses circonstances qui ont été connues du public. Son Frere, qui étoit sans biens, se trouvant tout-d'un-coup l'héritier de ses richesses & de son titre, me fit l'honneur de venir me demander une de mes filles en mariage. Il s'étoit passé si peu de tems depuis l'infortune de son aîné, que je ne pus me persuader que le désir de se marier lui fût venu tout-d'un-coup. Mes soupçons étoient fortifiés par la demande qu'il me faisoit de la cadette. Elle étoit la plus jolie, quoique sa sœur le fût beaucoup aussi. Je m'expliquai avec politesse, sans m'ouvrir assez pour lui faire connoître mes véritables inclinations. Mais je ne perdis pas un moment pour approfondir la vérité de mes conjectures. Je fis appeller Henriette ma seconde fille, & je lui demandai si elle connoissoit le Chevalier. Sa rougeur m'instruisit mieux que ses réponses. Elle me dit pourtant qu'elle l'avoit vû dans quelques maisons où elle s'étoit trouvée avec sa mere. Je feignis d'être mieux informé. Elle me confessa que depuis trois ou quatre mois il étoit passionné pour elle, & par d'autres demandes, je lui fis avoüer qu'elle avoit reçu ses soins. J'étois si bon pere que la confiance ne devoit rien couter à mes enfans. Mes caresses, aidant autant que mes instances à faire parler Henriette, elle m'apprit enfin qu'elle aimoit le Chevalier, & que le rolle qu'elle avoit joué jusqu'alors à l'égard des jeunes Speeds, n'avoit été que pour servir sa sœur aînée, qui n'avoit pas en effet d'inclination pour celui de ces deux Amans qui en marquoit pour elle. Cet aveu ne me donnoit pas plus de facilité à satisfaire M. Speed, & me jettoit dans un cruel embarras du côté du Chevalier, à qui je n'avois point de raison honnête à donner de mon refus, lorsque tout s'accordoit réellement en sa faveur. Il étoit fort galant homme. Je pris le parti de lui ouvrir naturellement mon cœur, en lui apprenant les engagemens que j'avois avec M. Speed, & la bizarre passion de ses deux fils. Le Chevalier, qui comptoit sur le cœur d'Henriette, ne parut point effrayé de cet obstacle. Il consentit aisément à suspendre ses désirs, sur la seule promesse que je lui fis de ne pas forcer l'inclination de ma fille. Je ne sçai comment je me serois délivré de cet embarras, si la mort du fils aîné de M. Speed n'eût servi au dénoument. L'aînée de mes filles, dont l'inclination pour lui s'étoit fortifiée de plus en plus, tandis qu'il n'en avoit que pour Henriette, en fut quitte pour de la douleur & des larmes; après quoi son cœur se tourna facilement vers celui dont elle étoit aimée. M. Speed, consolé de la perte de son fils par ce changement, ne tarda point à me l'apprendre lorsqu'il s'en apperçut. J'entrai avec joie dans toutes ses propositions, & le Chevalier n'ayant pas manqué de prendre le même tems pour me renouveller ouvertement les siennes, j'eus la satisfaction de voir mes deux filles heureuses par deux mariages aussi favorables à leur goût qu'à leur fortune.

J'aurois eû trop à me louer des faveurs du Ciel, si le cours de tant de prosperités n'eût jamais été interrompu. Trois mois après le Mariage de mes filles, j'eus le malheur de perdre ma femme, que j'aimois avec la plus constante passion. Elle étoit fille du celebre M. Rogers, qui avoit passé vingt ans dans les Cours du Nord, chargé des plus importantes affaires du Gouvernement. Il n'en avoit rapporté qu'un bien médiocre qui s'étoit dissipé avec le mien dans les malheureux engagemens que nous avions pris au sisteme de la Mer du Sud. Comme il vivoit encore dans une heureuse vieillesse, j'avois eu la consolation, de lui procurer une vie fort douce depuis le retablissement de mes affaires. Il me rendit ce service avec usure par les soins qu'il prit pour calmer la douleur de ma perte. Rien n'eut plus de force pour la moderer que son propre exemple. Il me racontoit qu'étant à Copenhague en 1709, il avoit essuié la même disgrâce par un accident beaucoup plus cruel. Il n'étoit pas moins passioné que moi, pour sa femme, & toutes les demarches de sa vie se rapportoient au bonheur d'une personne si chere. Étant au lit avec elle, dans une chambre sans poële, parce qu'elle le n'en pouvoit supporter l'odeur, il l'entendit se plaindre si souvent de l'excés du froid, qu'ayant appellé ses domestiques, il leur donna ordre d'apporter près de son lit un grand bassin de feu rempli de charbons allumés. L'air en devint plus doux, & sa femme s'endormit comme lui; mais en s'éveillant le matin il la trouva morte à son côté. Un malheur de cette nature, dont il se reprochoit d'être la cause, le jetta dans un désespoir si terrible, que n'en écoutant plus que les mouvemens, il resolut de se délivrer de la vie par le même genre de mort qui lui avoit ravi sa femme. Dès la nuit suivante, au lieu d'un bassin de charbon, il en fit mettre plusieurs dans sa chambre, & se faisant un plaisir d'avaler la vapeur empoisonnée, il se flatta de rejoindre bientôt ce qu'il aimoit. Cependant, soit que ses domestiques eussent pris secretement des mesures pour en empêcher l'effet, soit que son temperament se trouvât plus fort que le poison, il ne parvint pas même à causer le moindre desordre dans sa santé. Ce fut en réflechissant sur l'excés où sa douleur l'avoit emporté, qu'il reconnut par degrés que le sort des hommes étant entre les mains du Ciel, il est également contraire à la raison de se plaindre de la mort & de la vie, & que la soumission seroit indispensable quand elle ne seroit pas nécessaire. Cependant les plus sages réflexions ont si peu de force contre le sentiment, que j'eus besoin d'une année entiere pour mettre quelque modération dans mes regrets.

Je n'étois pas d'un âge auquel on pût donner encore le nom de vieillesse. J'avois quarante-deux ans, & la fatigue de mes voïages n'avoit point été assez violente pour alterer mon temperament. Cette raison m'avoit fait penser, après la mort de ma femme, que la bienséance ne permettoit plus à Mademoiselle Pelez de vivre chez moi, & sa propre vertu lui avoit fait naître là dessus des scrupules. Cependant M. Rogers même, qui demeuroit aussi dans ma maison, & mes filles, qui y étoient continuellement, furent d'avis que ce changement n'étoit pas nécessaire. Leur conseil renfermoit d'autres vûës que je ne penetrois pas. Ils avoient jugé que la confiance & l'amitié qu'ils voyoient pour moi à Mademoiselle Pelez, pouvoit être utile à ma consolation, & que tôt ou tard je penserois peut-être à me lier plus étroitement avec elle. Ils m'aimoient; ils me devoient tous leur bonheur; leur passion commune étoit de contribuer au mien. Ce ne fut pas tout d'un coup néanmoins qu'ils me firent l'ouverture de leurs idées. Ils commencerent par Mademoiselle Pelez, dont ils voulurent connoître les dispositions. Après avoir employé beaucoup d'adresse à les presentir, ils crurent s'appercevoir que son attachement pour moi étoit aussi propre que l'amour à lui faire recevoir agréablement la proposition de notre mariage, & de ce moment, ils s'attacherent tous ensemble à m'en inspirer le désir. Je n'ai pas compté de combien cette entreprise avoit précedé la guerison de ma tristesse; mais il est certain que je fus très longtems sans comprendre leurs intentions. Je voyois dans Mademoiselle Pelez des bontés & des soins que je n'attribuois qu'à son amitié. Mes enfans ne s'éloignoient pas un instant de chez moi, pour lui donner la facilité d'être incessament comme eux dans mon appartement. Je m'applaudissois de l'excellence de leur naturel, & je ne demandois pas au Ciel d'autres plaisirs ni d'autres biens.

Enfin M. Rogers crut l'amour satisfait & la bienséance remplie par une année de deüil. Il me proposa naturellement, pour la satisfaction de mes enfans & pour la mienne, de m'engager dans un second mariage; & sans me laisser le tems de répondre, il me parla de Mademoiselle Pelez comme d'une femme à qui il verroit occuper avec joie la place de sa fille. Je laisse toutes les objections qui furent prises encore de ma perte; mais lorsque la raison m'eût fait confesser que les plus justes douleurs ne peuvent être éternelles, j'eus peine à me persuader qu'une fille de vingt ans pût accepter l'offre de ma main. On n'attendoit que cette difficulté pour m'assurer qu'on ne tarderoit point à la détruire. Sur le champ M. Rogers passa chez Mademoiselle Pelez; & me l'ayant amenée, je fus surpris de lui entendre dire, que la proposition qu'elle venoit de recevoir étoit ce qui pouvoit lui arriver de plus heureux. En vain je combattis & ses bontés, & mes propres désirs, qu'un incident si flatteur fit naître avec plus d'empressement que je ne m'en serois défié. Je lui representai mon âge, sa jeunesse & ses esperances. Enfin lui entendant repeter qu'elle se devoit toute entière à son père & à son bienfaiteur, je lui proposai mon Fils, qui n'avoit besoin que de peu d'années pour être en état de lui offrir son cœur & de l'épouser avec plus d'égalité. Elle se plaignit d'être moins heureuse à m'inspirer de la tendresse que de la génerosité & de la compassion, & la fin de ce combat fut de regler le jour de notre mariage.

Je me dois ce témoignage, que l'estime & l'amitié étoient encore les seuls sentimens qu'elle m'eût inspirés. Ma complaisance pour mes enfans fit le reste. Mais que de charmes ne decouvris-je point dans cette aimable Espagnole, lorsqu'elle m'eût rendu le maître de son cœur & de tout son bien. Tout ce que je devois à la fortune ne me parut pas comparable à ce nouveau bienfait. Aussi ne puis-je représenter la douceur de ma vie, ni l'air de prospérité & de joie qui sembloit distinguer ma famille entre les plus heureuses de Londres. Il ne me restoit qu'un fils, dont l'établissement ne pouvoit me causer d'inquiétude. Mon Étoile me dispensa encore de ce soin, en lui procurant une fortune independante de moi.

Ma femme m'ayant donné un fruit de notre mariage dès la première année, il sembloit que cet accroissement d'héritiers retranchât quelque chose aux espérances de mon Fils. Quoique je fusse assez riche pour ne pas craindre de laisser pauvre aucun de mes enfans, je songeai aussi-tôt à faire tout ce qui dépendroit de moi pour celui qui avoit les premiers droits à mes soins. Je pensois à lui ceder la part que j'avois au fond du commerce de la Jamaïque, & même à le faire partir pour cette Colonie avec un Vaisseau richement chargé dont je voulois lui abandonner la propriété. Mais l'amitié avoit déja pourvû à son établissement dans le cœur de M. King. Ce riche vieillard se trouvoit sans autres héritiers que des parens qu'il connoissoit à peine, & dont la parenté même étoit fort obscure. Il avoit pris de l'inclination pour mon Fils. Aussi-tôt qu'il m'en vit un de ma seconde femme, il forma la résolution d'adopter l'autre; & ce qui n'étoit encore qu'un projet pour l'avenir, lui parut une nécessité pressante lorsqu'il eut appris que je destinois mon fils pour la Jamaïque. Il ne s'ouvrit à moi que pour obtenir mon consentement; & sans me communiquer le détail des articles, il institua, par un Acte dans les meilleures formes, mon fils pour son héritier principal. Sa succession valoit mieux que tout mon bien. Aussi mit-il, pour la première clause de l'adoption, que mon fils renonceroit à mon héritage, & prendroit même son nom en se mariant. Il n'eut pas la consolation de joüir longtems du fruit de sa générosité; mais ne voulant pas quitter la vie sans avoir achevé son ouvrage, il souhaita au lit de la mort de voir célébrer à ses yeux le mariage de l'héritier qu'il s'étoit donné. Il avoit consulté ses inclinations pour lui choisir une femme qui n'étoit pas sans bien, & qui méritoit encore plus l'attachement d'un honnête homme par son esprit & son mérite. Cependant comme les plus belles espérances se trouvent quelquefois démenties par l'événement, ce mariage n'a pas été le plus heureux de ma famille, & divers incidens, qui n'ont eu que trop d'éclat, ont conduit enfin mon fils & sa femme à leur séparation.

Pendant six ans qui s'étoient passés depuis mon retour des Indes jusqu'à la séparation de mon fils & de sa femme, je n'avois pas eu d'autres chagrins que ceux que j'ai rapportés, & comme ils étoient des suites nécessaires de la condition humaine, j'avois trouvé dans les circonstances de ma situation de quoi me consoler. Mais cette première altération de la paix de ma famille, & l'impuissance où je me vis, après beaucoup de soins, d'y apporter du reméde, fut une source de chagrins qui a répandu de l'amertume sur toute ma vie. Peu de tems après je fus un peu dédommagé par le retour de mon aîné, qui après la mort de M. Thorough, son beau-pere, prit le parti de laisser toutes ses affaires entre les mains d'un Facteur, & de revenir à Londres avec sa femme. Leur fortune, qui étoit déja fort considérable, n'avoit fait qu'augmenter par son application. Mais il s'étoit engagé fort avant dans les nouvelles entreprises de la Georgie; & quand le désir de se revoir dans le sein de sa famille n'auroit pas suffi pour le rappeller en Angleterre, son interêt l'auroit obligé d'y revenir pour solliciter la Cour en faveur de la nouvelle Colonie.

Il étoit un des principaux membres de l'honorable Compagnie qui avoit entrepris de peupler, sous le titre de Georgie, tout ce grand espace qui est au Sud de la Caroline, entre la Rivière de Savannah, celle d'Alatamaha, & les Monts Apalaches. D'une Rivière à l'autre on compte environ cent milles; & dans l'enfoncement, depuis la Mer jusqu'aux Monts, on n'en compte pas moins de trois cens. Vers la fin du mois d'Août 1732, le Chevalier Gibert Heathcote avoit obtenu une Charte de Sa Majesté pour l'établissement régulier de cette Colonie. Il en fit avertir le public, pour engager d'autant plus, dans son entreprise, les personnes riches & charitables, qu'il se proposoit, avec l'utilité de sa Compagnie, d'aider une infinité de pauvres familles, en leur procurant le moyen de subsister par leur travail. Sans compter que l'espérance qu'on avoit de tirer de la soie de la Georgie, & d'épargner par conséquent à l'Angleterre plus de cinq cens mille livres sterling qu'elle fait passer tous les ans en Italie pour s'en procurer, étoit un avantage considérable pour notre commerce. Mon fils, qui demeuroit encore à la Jamaïque, se sentit porté, par un penchant particulier, à mettre une grosse somme dans cette association, sur-tout lorsqu'il eut appris que le Parlement l'avoit encouragée jusqu'à fournir dix mille livres sterling. Comme il avoit eu continuellement les yeux sur les essais du premier embarquement, il me communiqua ce qu'il crut propre à orner le Journal de mes Voyages.

Le 6 de Novembre de la même année, le Capitaine Thomas partit de Londres, à bord de l'Anne, Vaisseau de deux cens tonneaux, avec cent hommes destinés à jetter les fondemens de la nouvelle Colonie. Ils emportoient toutes sortes d'instrumens, d'armes & de munitions. Le 15 M. Jacques Oglethorpe, un des Directeurs, qui étoient au nombre de vingt trois, parmi lesquels on comptoit Mylord Antoine Shaftsbury, Mylord Jean Percival, Mylord Jean Tyrconnel, Mylord Jacques Limerick, & Mylord Georges Carpenta, se rendit à Gravesend où il s'embarqua sur le même Vaisseau, & le 15 de Janvier de l'année suivante, ils arriverent heureusement à la Caroline.

Le Gouverneur de cette Province leur fit un accueil favorable. Il chargea M. Middleton, Pilote du Roi, de conduire leur Vaisseau à Port-Royal; il donna des ordres pour faire accompagner de-là l'Équipage jusqu'à la Rivière de Savannah, & ses soins allerent jusqu'à faire construire, sur leur route, des cabannes pour les loger pendant la nuit. En dix heures ils arriverent à Port-Royal. Le 18 M. Oglethorpe prit terre dans l'Isle de Trench, & laissa une garde sur la pointe de cette petite Isle qui commande le Canal, & qui est à moitié chemin, entre Beaufort & la Rivière de Savannah. M. Watts, Lieutenant d'une Compagnie Franche de Beaufort, M. Farrington, Enseigne, & d'autres Officiers des Places voisines, se joignirent encore à lui pour l'escorter; enfin ils arriverent le vingt à la vûë de la Rivière de Savannah, & leur première entreprise fut de choisir un lieu pour s'établir. Ils s'arrêterent à dix milles au-dessus de l'embouchure. La Rivière forme dans ce lieu une belle demie-lune en tournant au Sud. La Plaine est large de cinq ou six milles sur la longueur d'un mille. On peut faire remonter jusqu'à ce lieu des Vaisseaux qui demandent douze pieds d'eau. Ce fut au centre de la Plaine, sur le bord de la Rivière, que M. Oglethorpe résolut de former une Ville. Le Paysage y est d'une beauté infinie.

Toute la Colonie s'y étant rassemblée le 1 de Février, on se logea sous des tentes pour commencer par le travail des fortifications. À cinquante milles, au long de la Rivière, est une petite Nation Indienne qu'on avoit eu la précaution de gagner par des caresses & des présens; de sorte que l'entreprise fut poussée sans aucune crainte. On avoit même plusieurs raisons d'esperer que ces Indiens reconnoîtroient la Jurisdiction de l'Angleterre, & dans une espece de Traité qu'on avoit fait avec eux, on étoit convenu qu'on leur apprendroit notre méthode de cultiver la terre, & qu'on prendroit leurs enfans pour les instruire dans nos Écoles. M. Oglethorpe donna le nom de Savannah à sa Ville, par la seule raison qu'elle est sur cette Rivière. Il n'en eut pas d'autre non plus pour choisir ce lieu que l'agrément de sa situation, & la persuasion qu'il seroit fort sain, parce qu'il avoit remarqué que les arbres n'y étoient pas couverts de mousse, ce qui marque beaucoup d'humidité.

Tandis qu'on s'animoit au travail, M. Oglethorpe vit arriver de la Caroline le Colonel Bull, chargé d'une Lettre de M. Jones, Gouverneur de cette Province, pour lui apprendre ce que le Conseil de Charles-town vouloit faire en faveur du nouvel établissement. M. Oglethorpe résolut, sur cet avis, de se rendre lui-même à Charles-town. Mais avant que de s'éloigner de ses gens, il traça les rues, la place des maisons, celle du marché. La première maison fut faite entiérement de planches.

Les secours que M. Oglethorpe reçut à Charles-town, consisterent en bled, en semences, & dans une somme d'argent, qu'il employa aussi-tôt à se fournir de bestiaux. Il retourna aussi-tôt à Savannah par la Maison du Colonel Bull, qui est située sur la Rivière Ashley, où il reçut la visite de M. Guy, Ministre de la Paroisse de Saint Jean, qui lui apporta une honnête contribution de ses Paroissiens. En arrivant à Savannah, il trouva que M. Wiggan, son Interprète, avoit commencé un Traité fort avantageux avec les Creeks, Nation Indienne composée autrefois de dix Tribus, mais réduite aujourd'hui à huit, qui ont chacune leur Roi, quoiqu'elles vivent dans une étroite alliance, & qu'elles parlent la même langue. M. Oglethorpe reçut les Chefs de cette Nation dans une des maisons de sa nouvelle Ville. Il y avoit un air de dignité dans leur cortege:


De la Tribu de Coweta
Yahou Lakee, Roi de la Tribu, qu'ils appellent Mico.
Essaboo, Chef de la Guerre.
Huit Hommes de suite & deux Femmes.

De la Tribu de Cussetas
Cusseta, Roi ou Mico.
Tatchiquatchi, Chef de la Guerre.
Quatre Hommes de suite.

De la Tribu d'Owseecheys
Ogecse, Mico.
Neathlouthko, Chef de la Guerre, & Ougaki, Conseiller.
Trois Hommes de suite.

De la Tribu de Cheechaws
Outhletebva, Mico.
Thlauthothlukce, Chef de la Guerre, Figer & Sootamilla, autre Chefs.

De la Tribu d'Echetas
Chutabeeke & Robin, deux Chefs de Guerre. Le second avoit été élevé parmi les Anglois.
Quatre Hommes de suite.

De la Tribu de Palachucolas
Gillatee, Chef de la Guerre.
Cinq Hommes de suite.

De la Tribu d'Oconas
Oeckachumpa, Mico.
Coowoo, Chef de la Guerre, & quatre Hommes de suite.

De la Tribu d'Enfaule
Tomanmi, Chef de la Guerre, & quatre Hommes de suite.

Tous ces Indiens s'étant assis, Oeckachumpa, vieillard d'une fort haute taille, fit un discours, qui fut interpreté par M. Wiggan & M. Musgrove. Il commença par reclamer toutes les terres qui sont au Sud de la Rivière de Savannah, comme l'ancienne possession des Creeks Indiens. Il dit ensuite que quoique leurs Peuples fussent pauvres & ignorans, celui qui avoit donné la vie aux Anglois l'avoit donnée aussi aux Creeks, mais qu'à la vérité celui qui avoit donné la sagesse aux uns & aux autres en avoit donné beaucoup plus aux Blancs; qu'il étoit persuadé que le grand pouvoir qui résidoit au Ciel, (en prononçant ces paroles il étendit les bras, & il leva le son de sa voix) avoit envoyé les Anglois dans le Pays pour l'instruction des Indiens, & pour celle de leurs femmes & de leurs enfans; que par conséquent les Indiens leur abondonnoient volontiers les Terres dont ils ne faisoient pas d'usage; que ce n'étoit pas seulement sa propre opinion, mais encore celle des sept autres Tribus qui composoient la Nation des Creeks, & qui avoient envoyé leurs Chefs avec des présens de peaux, qui étoient toute leur richesse. À ces mots, tous les Chefs jetterent un paquet de peaux devant M. Oglethorpe. Le Prince Creck ajouta, que c'étoit ce que sa Nation possedoit de plus précieux, & qu'elle l'offroit de bon cœur aux Anglois. Il finit en remerciant M. Oglethorpe du bon accueil qu'il avoit fait à un Creck, nommé Tomochichi, qui étoit son parent, & fort brave homme, dit-il, quoiqu'il eût été banni par la Nation des Crecks. Il dit encore qu'il n'ignoroit pas que la Nades Cherokees avoit tué quelques Anglois; mais que si M. Oglethorpe en marquoit quelque désir, les Creeks feroient une incursion dans leur Pays, ravageroient leurs maisons, & tireroient d'eux une pleine vengeance.

Aprè& cette Harangue, Tomochichi, qui étoit dehors avec quelques Indiens de sa suite, se présenta dans l'Assemblée. C'étoit un homme de fort bonne mine. Il fit une profonde inclination à M. Oglethorpe, & lui dit: J'étois un malheureux banni. Je me suis adressé à vous dans ma pauvreté, avec l'espérance que vous m'accorderiez quelque part à cette Terre, proche le tombeau de mes Ancêtres, mais non sans crainte qu'étant plus fort que moi vous ne me causassiez quelque mal. Vous m'avez reçu humainement; vous m'avez donné de la nourriture & des terres.

Tous les autres Micos firent successivement leur Harangue; ensuite on dressa les articles du Traité, qui furent signés par tout les Micos, & par M. Oglethorpe. On leur donna pour présent à chacun, une chemise, un habit galoné, & un chapeau bordé. Tous les Chefs de guerre eurent un habit & un manteau. On distribua aux gens de la suite, du gros drap pour se vêtir, & d'autres présens de peu d'importance.

Les articles du Traité furent: 1º. Que les Creeks auroient la liberté d'apporter dans les Villes & les habitations de la Colonie toutes sortes d'effets propres au commerce, qui seroient payés suivant le prix dont on conviendroit par le Traité.

2º. Que de part & d'autre les injures seroient réparées, & les restitutions faites avec beaucoup d'exactitude, & que les Criminels seroient jugés & punis suivant les Loix Angloises.

3º. Que les Anglois ne feroient point, avec les autres Indiens, de commerce préjudiciable au Traité.

4º. Que les Anglois possederoient les Terres dont les Creeks ne faisoient point d'usage; mais à condition qu'à l'établissement de chaque Ville nouvelle les Chefs Anglois s'assembleroient avec les Chefs des Creeks, pour régler les limites de chaque Territoire.

5º. Que les Creeks rendroient tous les Nègres qui s'étoient sauvés des Habitations Angloises, & qu'ils les conduiroient eux-mêmes, ou à Charles-town ou à Savannah, ou à Patachucola, à condition qu'on leur payeroit pour chaque Nègre deux habits, ou l'équivalent en autres effets; & que pour les Nègres qui prendroient la fuite en retournant chez les Anglois, & que les Creeks pourroient tuer & representer morts, on payeroit seulement un habit ou l'équivalent.

6º. Que les Creeks ne recevroient point dans le Pays d'autres Blancs, & n'aideroient pas d'autres Nations à s'y établir.

Les Chefs Indiens mirent à ce Traité la marque de leurs familles. C'étoit faire beaucoup que de lier si solemnellement ces Barbares. M. Oglethorpe chargea MM. Saint Julien & Scott de présider à la continuation des ouvrages, & se rendit à Charles-town pour retourner de-là en Angleterre.

Le 14 de Mai on vit arriver, à la nouvelle Ville de Savannah, le Jacques, Vaisseau de cent tonneaux, commandé par le Capitaine Yoakley, avec un bon nombre de Passagers, & des provisions pour la Colonie. Il s'approcha contre la Ville, où il reçut le prix qui avoit été proposé pour celui qui remonteroit le premier la Rivière jusqu'à ce lieu. Il trouva l'entrée & le Canal fort bon pour des Vaisseaux d'un beaucoup plus grand poids que le sien. M. Yoakley apportoit des secours considérables pour la Colonie. On appliqua les sommes d'argent à divers usages: Une partie fut employée à des usages religieux, c'est-à-dire, à la construction d'une Église, & au salaire des Ministres & des Maîtres d'École. L'Agriculture & la Botanique en emporterent aussi une grande partie. Il se trouvoit déja 14822 livres sterling de dépenses utiles. Le nombre des Habitans de Savannah montoit à 618 personnes, c'est-à-dire 320 hommes, 113 femmes, 102 garçons, & 83 filles, entre lesquels on comptoit 21 Maîtres & 106 Domestiques qui avoient fait le voyage à leurs dépens, & sans autre engagement que leur volonté.

Avant que de partir pour l'Europe, M. Oglethorpe envoya M. Jones pour faire un Traité d'alliance & de commerce avec la Nation des Chactaws.

Tel étoit l'état de la Georgie en 1733, lorsque mon fils revint de la Jamaïque à Londres. Il s'employa aussi-tôt pour obtenir du Ministère, de nouveaux secours d'hommes & de provisions, & sur tout pour procurer à la Colonie quelques pièces d'artillerie, sans lesquelles on n'est jamais sûr de contenir les Indiens dans la soumission. Mais l'année suivante, M. Oglethorpe arriva lui-même à Londres, ayant à Bord le Mico Tomochichi, la Reine Senauki sa femme, le Prince Toonakouki leur neveu, avec Hispilli, Chef de la Guerre, & cinq autres Chefs, nommés Apakouski, Stimalcki, Sintouki, Stingvitski, & Umpiki. Ils furent logés à l'Office de Georgie, dans la Cour du vieux Palais, où l'on prit soin qu'il ne leur manquât rien. On les fit habiller proprement, & la Cour étant alors à Kensington, ils y furent conduits par les Officiers du Roi. Tomochichi présenta au Roi quantité de plumes d'aigles, qui sont le plus respectueux de leurs présens, & lui fit ce discours.

»Je vois aujourd'hui la Majesté de votre face, la grandeur de votre Maison, & le nombre de votre Peuple. Je suis venu pour le bien de toute la Nation, qui se nomme les Crecks, renouveller la paix qu'ils ont depuis longtems avec les Anglois. J'ai fait un long voyage dans mes vieux jours, quoique je n'en aie aucun avantage à recueillir pour moi-même. Je suis venu pour le bien des enfans de la Nation des Crecks, afin qu'ils puissent être instruits dans la science des Anglois. Ces Plumes sont des Plumes d'Aigle, qui est le plus léger de tous les Oiseaux, & qui fait le tour de toutes les Nations. Elles signifient parmi nous la paix & l'union. Nous vous les présentons, ô grand Roi, comme le signe d'une Paix éternelle. Ô grand Roi, s'il vous plaît de me charger de vos ordres, je les rapporterai fidellement à tous les Rois de la Nation des Crecks.»

Le Roi fit une réponse gracieuse à ce discours, en assurant Tomochichi de son amitié & de sa protection. Le jour suivant un Indien de sa suite mourut de la petite vérole, & fut enterré à la mode de leur Pays, dans le Cimetiere de Saint Jean. On enveloppa le corps dans deux couvertures de laine; on mit une planche dessus & une dessous, qui furent liées avec une corde, & dans cet état on l'enferma dans un cercueil. Il n'y eut de présent à la sépulture que Tomochichi, trois ou quatre de ses gens, le Marguillier de l\'Église de Saint Jean & le Fossoyeur. Lorsque le corps fut mis dans la fosse, on y jetta les habits du mort, avec quantité de colliers de verre, & quelques pièces d'argent. On n'oublia point d'y jetter aussi une petite plaque de cuivre, sur laquelle on avoit gravé le nom du mort, sa Nation & le sujet de son voyage.

Les Ambassadeurs Creeks passerent quelques mois en Angleterre, pour attendre un secours extraordinaire qui se préparoit du côté de l'Allemagne, & que les sollicitations de mon fils ne servirent pas peu à faire recevoir. C'étoient des Emigrans de l'Archevêché de Saltzbourg, qui ne firent pas difficulté d'aller à l'extrêmité du monde pour se dérober aux persécutions de leur Archevêque. Ils s'embarquerent, avec Tomochichi & toute sa suite, à bord du Vaisseau le Prince de Galles, sous le commandement du Capitaine Georges Dumbar, qui étoit un des meilleurs amis de mon fils. Ils arriverent le 27 de Décembre à Savannah, d'où M. Dumbar écrivit aussi-tôt cette Lettre à mon fils.

Nous avons heureusement atteint la Côte de la Georgie, & les rives de la Savannah. En débarquant dans la nouvelle Ville du même nom, j'appris que les Espagnols avoient passé la Rivière d'Ogeeche; je remis à la voile aussi-tôt pour aller faire mes observations sur les Côtes. Tomochichi m'auroit accompagné si ses affaires ne l'avoient forcé de retourner chez les siens; mais trois Chefs de la même Nation se sont offerts à me suivre, & sont effectivement avec moi.

Le 8 de Janvier, j'arrivai à Thunderbolt, où les Habitans de cette Colonie ont si bien nettoyé le terrain & l'ont semé avec tant d'industrie, qu'ils ne peuvent manquer de recueillir une Moisson abondante à la première saison. Ils y ont déja bâti plusieurs maisons, & tous leurs projets s'avancent fort heureusement. Le soir je passai à Skidaway, où les progrès me parurent encore plus considerables, soit pour la culture des terres, soit pour la construction des édifices. On s'est d'ailleurs assez bien fortifié dans ces deux nouvelles Places de la Georgie. La garde s'y fait la nuit & le jour avec une régularité extrême. J'ai laissé, suivant mes ordres, quatre canons dans chacune. C'est autant qu'il est nécessaire pour tenir les Indiens dans le respect. Le 9 je continuai ma route, & sortant de la Savannah, je pris au Sud, en visitant non seulement les Côtes, mais toutes les petites Isles, jusqu'à celle de Jekil qui est à l'embouchure de la riviere d'Altamaha; mais je ne trouvai nulle part ni d'Espagnols ni d'autres Ennemis, & les Indiens que je rencontrai me comblerent de caresses. Je suis retourné le 19 à Savannah, d'où je vous écris par le Hopewell, qui va mettre à la voile. Je ferai ici ma carguaison. Je suis en marché pour 800 barils de ris, pour de la poix, du tar, & d'autres productions naturelles de la Georgie, dont j'espere de l'avantage. Que ne doit-on point attendre de cette belle Colonie, lorsqu'elle sera fortifiée & soigneusement cultivée?

Au mois de Mai 1735, les Habitans de Savannah avoient fini presqu'entierement leur Fort, & leurs maisons, dont la plûpart sont de brique, étoient déja en fort grand nombre. Au commencement de Janvier de l'année suivante, cent cinquante Montagnards Écossois arriverent à Savannah, dans le dessein de s'établir sur la frontiere de cette Colonie qui touche aux Terres des Espagnols. Ils s'arrêterent quelque tems à Savannah, pour attendre M. Oglethorpe qui devoit y retourner de Londres; mais ennuiés de son retardement, ils se rendirent d'eux-mêmes sur les bords de la riviere Alatamaha, & s'y firent un établissement à douze mille de la mer. Ils commencerent par construire un petit Fort, où ils mirent quatre pièces de canon qu'ils avoient apportées. Ils bâtirent un Corps-de-Garde, un Magasin, une Chapelle, & plusieurs Barraques ausquels ils donnerent le nom de Darien.

Le 5 de Février, deux Vaisseaux, l'un nommé le Symonds, sous le Capitaine Cornish, & l'autre Thelondon Marchant, sous le Capitaine Thomas, ayant à bord M. Oglethorpe & trois cens hommes, passerent la Barre de Tybée, & mirent à l'ancre dans la route de Savannah. M. Oglethorpe visita l'Établissement de Tybée, pour en reconnoître les progrès. Le 6, il arriva au Port de Savannah, où il fut reçu, avec une décharge de l'artillerie, par tous les Citoyens sous les armes. Son premier soin fut de faire bâtir une Église solide, & construire un Quai au long de la Rivière. Il forma une Compagnie de cent hommes pour achever les fortifications, & pour percer des chemins de communication d'un Établissement à l'autre. Outre celui des Saltzbourgeois, qui avoient fondé une Ville nommé Ebenezer, celui des Écossois, qui portoit le nom de Darien, & ceux de Anglois, qui s'étant dispersés dans les endroits les plus fertiles du Pays, en avoient formé plusieurs autres dont j'ai déja rapporté les noms. Une Colonie de Suisses rassemblés à Calais en 1734, où les Vaisseaux d'Angleterre les étoient allé prendre avec la permission de la Cour de France, & rendus enfin à la Georgie dans le cours de la même année, avoit jetté aussi les fondemens d'une Ville nommée Purysbourg, du nom de M. Pury leur Chef.

Le 7, tous les Chefs de la Colonie Suisse, dont les principaux étoient M. Hutor, Berenger de Beausain, M. Holzindorff, & M. Fissley Dechillon, vinrent faire leurs complimens à M. Oglethorpe, & lui communiquer l'état de leur établissement. Le jour suivant M. le Baron Vankeek, Chef des Saltzbourgeois, accompagné de deux Ministres, vint d'Ebenezer, à la priere de son Peuple, pour supplier M. Oglethorpe de trouver bon que leur Établissement fût transféré du lieu où il étoit, à l'embouchure de la Rivière, & que les nouveaux Saltzbourgeois qui étoient arrivés avec lui eussent la liberté de se joindre à leur Colonie. M. Oglethorpe se rendit à Ebenezer avec le Baron, pour examiner les raisons qu'ils avoient de souhaiter ce changement. La distance est d'environ une journée de chemin. Il fut surpris de trouver déja un pont de brique, long de quinze pieds & large de dix, bâti sur la riviere, quatre bons édifices de charpente pour l\'Église & les Écoles, un Magasin public, un Corps de Garde, & quantité de maisons, que les Saltzbourgeois étoient resolus d'abandonner pour s'établir dans un autre lieu. Il s'efforça de leur ôter cette pensée; mais leurs raisons leur paroissant les plus fortes, il fut obligé de se rendre à leurs prieres & à leurs larmes. Le lieu où il leur permit de fonder une autre Ville a pris le nom du nouvel Ebenezer. M. Oglethorpe alla prendre possession le 12, de l'Isle de Saint Simon, où il arriva en deux jours. Il y laissa du monde pout bâtir un Fort & s'y former aussi un établissement.

Ensuite il visita les Écossois dans leur Ville de Darien, dont il trouva les ouvrages fort avancés, & la campagne déja changée de forme aux environs. Étant retourné quelques jours après à l'Isle de Saint Simon, il n'admira pas moins la diligence des gens qu'il y avoit laissés. Le Fort dont il avoit tracé le plan devoit être flanqué de quatre Bastions, défendus par un large fossé & par quelques ouvrages exterieurs. Il avoit déja pris la forme, & l'entreprise fut achevée au mois d'Avril de la même année. Derriere le Fort, M. Oglethorpe marqua le lieu d'une bonne Ville; & distribuant le terrain à ses gens, il les exhorta à profiter de la saison pour la culture des terres autant que pour les édifices.

Après son retour de l'Isle de Saint Simon, le Mico Tomochichi & son neveu vinrent le visiter à Savannah avec un corps de leur Nation, & lui apporterent une si grande quantité de Chevreuils, que pendant plusieurs jours toute la Colonie n'eut pas d'autre nourriture. Ils lui dirent que leur dessein étoit d'aller à la chasse du buffle jusqu'aux frontieres des Espagnols. Mais jugeant par quelques mots qui leur échaperent, qu'il pensoient à tomber sur les Gardes de l'Espagne, il leur proposa, dans cette crainte, de partir avec eux & de les accompagner. Tomochichi le prit au mot, en lui disant qu'il étoit bien aise de lui faire voir jusqu'où s'étendoient les Terres de sa Nation. Le premier jour ils le conduisirent dans une Isle qui est à l'entrée du Sund de Jekil, où il fut charmé de la situation d'un lieu qui lui parut commander absolument les embouchures de cette Rivière. Il y laissa un parti d'Écossois, sous la conduite de M. Hugh Mackay, & leur ayant tracé le plan d'une Ville, il la nomma Saint André. Toonakouki, neveu du Mico, ayant tiré par hazard une montre qu'il avoit reçuë à Londres de M. le Duc Cumberland, on en prit occasion de donner à l'Isle le nom d'Isle de Cumberland.

Le jour suivant, ils passerent le Clothogotheo, qui est une branche de la Rivière d'Alatamaha, après laquelle ils découvrirent une autre Isle, de la longueur d'environ seize milles, qui charma leurs yeux par les multitudes d'Orangers, de myrthes, & de vignes sauvages qu'ils y apperçûrent. On lui donna le nom de l'Isle Amelie. Le troisiéme jour, étant assez près des Vedettes Espagnoles, M. Oglethorpe remarqua que ses Indiens sembloient se disposer à leur aller faire une insulte. Il eut assez de pouvoir sur Tomochichi pour l'en empêcher, & descendant la Rivière de Saint Jean, il doubla la pointe de Saint Georges, qui est du côté Septentrional de cette Rivière, & le point le plus Méridional du Domaine des Anglois, dans le Continent de l'Amérique. Les Espagnols ont une Garde de l'autre côté de la Rivière.

M. Mackay, dont on a déja cité le nom, ayant reçu ordre de faire par terre le voyage de Darien à Savannah, pour mesurer l'éloignement, trouva 70 milles de distance en droite ligne, & 90 par les chemins pratiquables.

La Ville de Savannah est augmentée aujourd'hui jusqu'à 140 Maisons régulieres, outre les Barraques & les Magasins. Elle a une Cour de Justice, qui se tient toutes les semaines. Avec les Villes d'Ebenezer, de Purysbourg, & les autres lieux que j'ai nommés, on fonda, dans le cours de la même année, la Ville d'Augusta, dans un canton fort agréable, & si fertile, qu'un arpent de terrain produit près de trente boisseaux de bled d'Inde, qui est l'aliment ordinaire pour toutes les personnes du commun, & qui continuera vraisemblablement de l'être, comme dans nos autres Colonies du Continent. Augusta de la Georgie s'est déja fait un commerce fort avantageux avec les Indiens; & le voisinage de tant de Nations, avec lesquelles le tems ne manquera point de la lier, pourra la rendre quelque jour un de nos meilleurs Établissemens. Elle est par eau à deux cens trente six milles de l'embouchure de la Rivière, & les plus grandes Barques peuvent descendre jusqu'à la Ville de Savannah. Il s'y rend au printems une multitude d'Indiens de la Caroline & de la Georgie. On y compte déja près de six cens Blancs, & les Directeurs y entretiennent une petite Garnison, qui sert beaucoup à fortifier le commerce par la sûreté qu'elle y établit. La Ville est située sur un terrein assez élevé, au bord de la Rivière. On a ouvert des chemins de plusieurs côtés, de sorte qu'on peut aller sûrement par terre d'Augusta à Ebenezer, à Savannah, & dans les Habitations des Cheokees, qui sont au Nord-Ouest d'Augusta. Les Crecks sont à l'Ouest; leur principale Habitation se nomme Cowetas, à deux cens milles d'Augusta; & sur leur frontiere, on a bâti un petit Fort nommé Alhamas. Au delà des Crecks on trouve les Chickesaws, qui habitent les bords de la Rivière de Mississipi; de sorte qu'en faisant alliance avec cette Nation nous pouvons participer au commerce de ce grand Fleuve.

On a formé quantité d'Habitations au Sud de Savannah, dont les principales portent le nom de Highgate & de Hamstead; le reste de la Province commence à n'être pas plus désert. L'Isle de Saint-Simon se peuple aussi, & la Ville de Frederica est déja fort augmentée. Dans le voisinage est une belle prairie de trois cent vingt arpens, où l'on nourrit toutes sortes de bestiaux. À quelque distance, M. Oglethorpe a formé un Camp pour le Regiment qui porte son nom. Il a distribué des terres aux Soldats, dont la plûpart sont mariés; & dès la première année ils ont produits 55 enfans. Les Habitans de Frederica ont commencé à faire de la biere & d'autres liqueurs. Les femmes des Soldats filent du cotton du Païs. Il y a dans cette Ville une Cour de Justice, qui préside à la partie méridionale de la Province, & qui a le même nombre d'Officiers que celle de Savannah.

La Georgie étoit une partie de la Caroline, & c'est à ce titre que les Propriétaires de la Caroline ont vendu leur droit à la Couronne. C'est une preuve fort claire, que les Espagnols qui ont reconnu le droit des Anglois sur la Caroline dans tous leurs Traités avec l'Angleterre, seroient mal fondés à former des prétentions sur la Georgie, comme ils l'ont tenté nouvellement.

La latitude de cette nouvelle Colonie, qui est entre 29 & 32 degrés, montre quelle doit être l'excellence du climat & du Terroir pour les Habitans & pour les fruits de la terre. Outre les productions naturelles du Païs, on a déja remarqué qu'il est favorable à toutes les semences & à toutes les plantes de l'Europe.

Il n'y a personne qui ne sente de quel avantage la Georgie est aux Anglois pour la sureté de leur commerce & de toutes les autres Colonies dans le Continent de l'Amérique. C'est une garde continuelle contre les Espagnols; car Savannah, qui en est la Capitale, ne se trouve qu'à 77 milles au Sud-Ouest de Charles Town, Capitale de la Caroline, & à 150 milles au Nord-Est de Saint Augustin Capitale de la Floride Espagnole & le plus grand obstacle au commerce Anglois entre le Golfe du Méxique & leurs Provinces.

On pourroit s'imaginer qu'un Païs aussi désert que les Anglois ont trouvé la Georgie, étoit couvert d'arbres, qui pouvoient rendre l'air mal sain pour les Habitans. Mais on ne s'est apperçu de rien qui ait confirmé cette crainte. À mesure qu'on nettoiera le terrain, ce qu'on a fait jusqu'ici sans relâche, il arrivera que ces arbres dont la quantité seule est incommode, tourneront à l'avantage des Habitans. Les plus communs sont le Chêne, l'Orme, le Cèdre, le Noyer, le Cyprès, le Myrthe, la Vigne & le Murier. C'est du dernier qu'on espere le plus; & la principale attente de tous ceux qui sont allés former la Colonie, est fondée sur les vers à soye. Dès le premier embarquement, deux ou trois Piemontois firent le voïage pour apprendre aux Habitans la methode d'élever les vers. Ils y porterent des œufs d'Italie, & les premières experiences furent si favorables qu'on en vit bien-tôt quelque fruit en Angleterre. Le Chevalier Thomas Lombe à qui l'on envoya pluueurs paquets de soye de la Georgie, & qui passe avec raison pour l'homme du monde le plus entendu dans ces matiéres, en ayant fait l'épreuve à Derby avec sa machine, assura «que cette soye étoit la meilleure qu'il eût jamais vûë, & qu'elle surpassoit celle qu'on appelle la superfine du Piemont.» On est donc sûr de la qualité; & ce qui manque encore est un nombre d'Ouvriers suffisant pour nous en procurer une grande abondance. Les autres productions de la Georgie sont les mêmes que celles de la Caroline. L'avenir nous apprendra s'il s'y trouve des mines; mais quoique rien n'empêche encore de s'en flatter, ce n'est pas cette espérance qui a fait naître la Colonie, & l'on peut se borner aux richesses exterieures du Païs, sans fatiguer la terre jusque dans ses entrailles. Le prix des vivres & des denrées y est déja fort médiocre.[D] Le bœuf y est à deux sols la livre; le porc & le veau au même prix, le mouton à quatre sols, la bierre forte à trois sols la quarte, le cidre à quatre sols, le vin de Madère à douze sols, le thé à un écu la livre, le caffé à dix-huit sols, la fleur de farine à un sol, le ris à cinquante quatre sols le quintal.

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SUPPLEMENT

À

L'HISTOIRE

DE LA BAYE DE HUDSON.

MOn Fils s'étant associé à la nouvelle Compagnie qui a recommencé le commerce de Pelleterie dans la Baye de Hudson, m'a communiqué le Mémoire qu'il a fait faire de l'état de cette entreprise, & de ce qui s'est passé dans ce Pays-là depuis les premières Relations des Anglois & des François.

On sçait qu'en 1576 le Capitaine Martin Frobisher entreprit son premier voyage pour la découverte d'un passage à la Chine & au Cathay, par le Nord-Ouest, & que le 12 de Juin ayant découvert la Terre de Labrador à 63 degrés huit minutes, il entra dans le Détroit auquel il a donné son nom. Il revint en Angleterre le 1 d'Octobre. L'année suivante ayant remis à la voile pour la même découverte, il regagna le même Détroit, & tous ses efforts furent employés à lier quelque commerce avec les Naturels du Pays, dans l'espérance d'en tirer les lumiéres qui convenoient à son dessein; mais il les trouva si féroces qu'ils ne chercherent qu'à le détruire avec tous ses gens. Il revint encore au commencement de l'hyver; & le printems d'après il tenta pour la troisiéme fois ce dangereux voyage, mais avec aussi peu de succès. Nous avons ses trois Relations, qui ne contiennent que le détail de ses périls & de ses craintes.

Six ans après, c'est-à-dire en 1585, Jean David partit de Darmouth dans les mêmes espérances, parvint à la latitude de 64 degrés 15 minutes, & continua de s'avancer jusqu'au 64e degré 40 minutes. L'année d'après il alla jusqu'au 66e degré 20 minutes, & suivit les Côtes au Sud jusqu'au 56e degré. Reprenant ensuite au 54e degré, il trouva une Mer qui s'ouvroit à l'Ouest, & qu'il prit pour le passage qu'il cherchoit; mais la saison devenant fort orageuse, il fut forcé de retourner en Angleterre. Il recommença la même entreprise l'année suivante.

Ce dessein fut ensuite abandonné jufqu'en 1607, qui est celle de la découverte du Capitaine Henry Hudson. Il s'avança jusqu'à 80 degrés 23 minutes, sous un climat si froid que la seule Relation est capable de glacer le Lecteur & l'Écrivain. En 1608, il se remit en Mer, & revint sans avoir rien ajouté à ses découvertes. Deux ans après, c'est-à-dire,[E] en 1610, il recommença encore le voyage, toujours résolu de trouver un passage au Nord-Ouest. Il s'avança cent lieues plus loin qu'on n'avoit encore fait, jusqu'à ce que l'excès du froid, l'abondance des glaces, & la force du danger, l'obligerent de s'arrêter. Se trouvant même coupé pour son retour, il passa l'hyver dans ces terribles lieux, & son courage n'ayant fait que s'animer par le péril, il continua au printems de pousser ses découvertes. Mais il fut pris par les Sauvages avec sept de ses Compagnons.

Le reste de ses gens n'eut point un sort plus heureux. Enfin il perit d'une manière misérable, payant ainsi bien cher l'honneur d'avoir donné son nom à cette Baye.

On a prétendu que c'étoient les Danois qui avoient fait cette découverte, & qu'ils avoient appellé ce Détroit Christiana, du nom de Christiern IV. qui étoit alors leur Roi régnant. Mais sans entrer dans cette discussion, il est sûr du moins que c'est Henry Hudson qui a pénetré le premier jusqu'au fond de la Baye.

L'année de sa mort, Sir Thomas Button entreprit, sur les instances du Prince Henry, de continuer le même voyage. Il passa les Détroits de Hudson, & laissant la Baye au Sud, il s'avança l'espace de deux cens lieues au Sud-Ouest, où il découvrit un grand Continent qu'il nomma la Nouvelle Galles. Il y passa l'hyver dans un lieu qu'on a nommé depuis le Port de Nelson; il visita toute la Baye qui a pris ensuite le nom de Baye de Button, & il retourna dans l'Isle de Digg.

En 1616, M. Baffin entra dans la Baye de Sir Thomas Smith, jusqu'au 78e degré, & revint après avoir perdu l'espérance de découvrir un passage de ce côté-là.

Ainsi toutes les entreprises de nos Avanturiers, du côté du Nord, n'avoient pour but que de trouver un passage à la Chine.

En 1631, le Capitaine James fit voile au Nord-Ouest, & marchant au hazard dans ces Mers, arriva dans l'Isle de Charlton, où il passa l'hyver au 52e degré. Le Capitaine Fox fit aussi cette année un voyage dans la même vûë; mais il n'alla pas plus loin que le Port Nelson.

Les guerres civiles d'Angleterre firent perdre assez longtems le goût de ces découvertes. On ne trouve le nom d'aucun Avanturier jusqu'en 1667, que Zacharie Gillam passa les Détroits de Hudson, & la Baye de Baffin jusqu'au 75e degré; ensuite reprenant vers le Sud au 51, il entra dans une Rivière, nommée depuis la Rivière du Prince Rupert, où il lia une correspondance assez favorable avec les Sauvages. Il y bâtit un Fort, qu'il nomma le Fort Charles, & revint en Angleterre.

Pendant ce tems-là deux François, l'on nommé M. des Groseliers, & l'autre M. Ratisson, son beaufrere, étant au Canada vers le Lac d'Assimponalo, pousserent si loin qu'ils se procurerent quelque connoissance de la Baye de Hudson. Étant retournés à Québec, ils se joignirent à quelques Bourgeois, armerent une Barque, & prirent la résolution d'entreprendre de nouvelles découvertes. Après avoir navigué longtems au Nord, ils entrerent dans une Rivière où ils firent un Établissement du côté du Sud, dans des Isles qui sont à trois lieues de l'embouchure. Pendant l'hyver, tout étant glacé, les Canadiens, que M. des Groseliers avoit avec lui, étant à la chasse au long de la Mer, trouverent, avec beaucoup de surprise, un Établissement d'Européens. Ils retournerent promptement vers leur Chef sans avoir été découverts. M. des Groseliers ne manqua point de faire armer aussi-tôt tous ses gens, & de se mettre à leur tête pour approfondir la vérité de cette avanture. Il fit ses approches, & ne voyant qu'une mauvaise chaumine, couverte de terre, dont la porte n'étoit pas même fermée, il y entra les armes à la main. Il y trouva six Matelots Anglois, qui mouroient de froid & de faim, & qui, loin de se mettre en défense, s'estimerent fort heureux de se voit Prisonniers des François, puisque cette rencontre leur assuroit la vie. Ces six Matelots avoient été abandonnés, par un Navire qui avoit armé à Boston, dans la nouvelle Angleterre, & qui n'avoit aucune connoissance des voyages entrepris à Londres. Étant arrivé fort tard, le Capitaine les avoit envoyé à terre dans sa chaloupe pour chercher un lieu d'hyvernement. Mais le froid étoit devenu si grand pendant la nuit, que les glaces ayant entraîné le Navire, ils n'en avoient plus entendu parler.

Pendant le cours de l'hyver, M. des Groseliers se lia avec quelques Sauvages du Pays, qui lui apprirent qu'à sept ou huit lieues de son Établissement, il y en avoit un d'Anglois. C'étoit celui du Port Nelson. Il se disposa aussi-tôt à les aller attaquer; mais comme ils étoient fortifiés, il eut besoin de précautions. Il attendit le jour des Rois, pour les surprendre dans l'yvresse. Cette idée lui réussit avec tant de bonheur, que quoiqu'ils fussent au nombre de 80, & que celui des François ne surpassât point quatorze, il se saisit d'eux sans la moindre résistance. Ainsi M. des Groiseliers demeura maître absolu du Pays.

L'été suivant, ayant laissé son fils avec cinq hommes pour garder le poste qu'il avoit conquis, il revint à Québec avec Ratisson, chargé de Pelleteries & d'autres marchandises Angloises. Mais quoiqu'ils eussent assez réussi dans leur entreprise pour avoir mérité d'être bien reçus, on les chagrina beaucoup sur quelques pillages prétendus dont ils n'avoient pas donné connoissance aux Armateurs. Le ressentiment qu'ils en eurent les fit passer en France, où ils se promirent plus de justice de la Cour. Ils presenterent des Mémoires, ils employerent beaucoup de tems & d'argent pour se faire écouter, & leur malheur voulut qu'ils ne le furent pas plus qu'à Québec. L'Ambassadeur que l'Angleterre avoit alors à Paris, apprenant leurs plaintes, s'imagina qu'ils pouvoient rendre service à sa Nation, & leur persuada de passer à Londres. Ils y furent bien reçus de plusieurs personnes de qualité & d'un grand nombre de Marchands qui n'avoient pas perdu le souvenir des anciennes entreprises. Le Capitaine Gillam fut invité à se remettre en mer avec eux. Ceux qui firent les frais de cette nouvelle entreprise obtinrent du Roi Charles II. une Patente pour eux & pour leurs successeurs, sous le nom de Conmpagnie de la Baye de Hudson, dont la datte est le deux de Mai 1670, la vingt-deuxiéme année du Règne de ce Prince.

Les premiers Propriétaires furent le Prince Rupert, le Chevalier Jacques Hayes, MM. Guillaume Young, Gerard Weymans, Richard Cradock, Jean Letton, Christophe Wrenn, Nicolas Hayward.

La Baye prend depuis le 64e degré de latitude du Nord jusqu'au 51e degré, & peut avoir six cens mille de longueur. L'entrée des Détroits est au-dessus. À la bouche même est l'Isle qu'on a nommée la Résolution. L'Isle Charles, l'Isle Salisbury, & l'Isle de Notingham, sont dans les Détroits, & servent à les former. Celle de Mansfield est à la bouche de la Baye.

On donne aux Détroits d'Hudson, qui conduisent à la Baye, environ cent vingt lieues de longueur. La terre des deux côtés est habitée par des Sauvages qui sont peu connus. La côte du Sud porte le nom de Terre de Labrador. Celle du Nord a reçu autant de noms differens qu'il y est venu de differentes Nations qui ont prétendu à l'honneur de la découverte. À l'Ouest de la Baye les Anglois ont fondé, comme on l'a déja remarqué, le Port Nelson, & tout ce Pays est connu à present sous le nom de Nouvelle Galles. La Baye porte en ce lieu le nom de Button; c'est l'endroit le plus large de toute la Baye de Hudson, il n'a pas moins de 130 lieues. Sur la côte de Labrador sont plusieurs Isles qui portent differens noms. Le fond de la Baye, par où l'on entend toute cette partie qui s'étend depuis le Cap Henriette Marie au Sud de la Nouvelle Galles, jusqu'à Redonda, au-dessous de la Rivière du Prince Rupert, a quatre-vingt lieues de longueur. Les François prétendent que le Continent qui est au fond de la Baye fait partie de la Nouvelle France; effectivement il faut confesser que depuis la Rivière de Sainte Marguerite, qui se jette dans celle du Canada, jusqu'à la Rivière du Prince Rupert, qui est au fond de la Baye de Hudson, il n'y a pas plus de 150 milles.

J'ai dit que M. Gillam avoit bâti sur la Rivière de Rupert un Fort auquel il avoit donné le nom de Fort-Charles. Les Anglois n'avoient jamais eu d'établissement dans ce lieu, & ne seront peut-être jamais tentés d'y en former un nouveau, car le Païs n'est guéres habitable. L'excessive rigueur du froid les forçoit de s'y tenir renfermés dans leurs Hutes. Au long de la nouvelle Galles est un Isle longue de 5 ou 6 lieuës, qu'on appelle Little-Rocky-Isle, ou la petite Isle aux rochers, qui n'est en effet qu'un affreux amas de rochers & de pierres, & dans laquelle on ne laisse pas de voir quantité de grands oiseaux. Environ trois milles au dessous de la partie de cette Isle qui est au Sud-Sud-Est on rencontre un dangereux banc de sable.

L'Isle de Charlton, qui est aussi dans la Baye, est composée d'un sable blanc & leger, & couverte de mousse blanche. On y voit des arbres en grand nombre. Cette Isle présente un spectacle agréable à ceux qui après un voïage de trois ou quatre mois au milieu d'une Mer extrêmement dangereuse & parmi des Montagnes de glace, qui exposent continuellement un Vaisseau à mille dangers, commencent à découvrir ici de la verdure, du moins si leur navigation se fait au Printems.

Si l'air au fond de la Baye est excessivement froid pendant 9 mois, il est très chaud pendant les trois autres mois. Sur les deux Côtes de Labrador & de la nouvelle Galles, la terre ne produit aucune sorte de grains; mais vers la Rivière de Rupert on trouve dans la bonne saison quelques fruits tels que des groseilles, des fraises, &c. Le Soleil se couche dans le cours du mois de Décembre à deux heures trois quarts, & se leve à neuf heures & demie. Pour peu qu'il paroisse, & que le froid soit temperé, on tue autant de perdrix & de lievres qu'on en désire. À la fin d'Avril les oyes, les outardes, les canards & quantité d'autres oiseaux y arrivent, pour s'y arrêter environ deux mois. On voit aussi dans le même tems une quantité prodigieuse de cariboux. Ces animaux viennent du Nord & vont au Sud. On auroit peine à croire quel est leur nombre. Ils occupent en profondeur le long des rivieres plus de soixante lieuës d'étenduë, & les chemins qu'ils font dans la neige sont plus entrecoupés que les rues des plus grandes Villes. La manière de les prendre, pour les Sauvages, est d'abbatre des arbres qu'ils entassent les uns sur les autres, entre lesquels ils laissent des ouvertures où ils tendent des collets. Aux mois de Juillet & d'Août les mêmes troupes retournent du Sud au Nord; & lorsqu'elles passent les Rivières & l'eau, les Sauvages les tuent facilement de leurs Canots, à coups de lance.

Mais ce qui peut engager les Européens à mépriser les obstacles que la nature leur oppose dans ces horribles lieux, est la multitude de castors, d'orignaux, de renards noirs & d'autres animaux qui fournissent les plus précieuses pelleteries, avec la certitude de se les procurer presque sans aucuns frais. Voici une piece curieuse qui fera juger du profit des Marchands. C'est le tarif des échanges de la Compagnie. J'en ai tiré de ma propre main cette copie sur l'original.

Regle d'échange pour les Marchandises de la Compagnie

Un Fusil, dix bonnes peaux de Castor.
Poudre à tirer, un Castor pour une demie livre.
Plomb à tirer, un Castor pour quatre livres.
Haches, un Castor pour une grande & une petite.
Couteaux, un Castor pour six grands couteaux.
Grains de colliers, un Castor pour une livre.
Habits galonnés, six Castors pour un habit.
Habits sans galon, cinq Castors pour un habit rouge.
Habits de femme avec galon, six Castors pour un habit.
Habits de femme sans galon, cinq Castors.
Tabac, un Castor pour une livre.
Boëte à Poudre de corne, un Castor pour une grande boëte ou pour deux petites.
Chaudron, un Castor pour le poids de chaque livre.
Peigne & Miroir, deux peaux.

On voit par ce tarif quel immense profit la Compagnie devoit faire à la Baye de Hudson si ce commerce eut été bien soutenu. On ne gagna pas d'abord moins de 400 pour cent: mais à mesure qu'on avança, la paresse ou d'autres obstacles arrêterent tellement le progrés, que les charges monterent bien-tôt plus haut que les retours.

En 1670 la Compagnie envoia Charles Baily, avec le titre de Gouverneur. Il partit accompagné de M. Ratisson, un de ces mêmes François qui avoient fait le voïage avec M. Gillam. Ils menoient avec eux vingt hommes, qui devoient rester au Fort Georges, bâti par M. Gillam sur la Rivière de Rupert. M. Bayly nomma pour son Secrétaire, Thomas Gorst, & lui donna ordre de tenir un Journal de leur voïage que j'ai actuellement entre les mains: mais j'y trouve tant de remarques triviales & qui sont dans toutes les autres Relations, que je n'en tirerai que les plus curieuses.

Le Chef des Sauvages qui habitoient les environs du Fort, reçut de nos Anglois le nom de Prince. Peu de jours après leur arrivée il vint avec d'autres Indiens & leurs familles demander des vivres au Gouverneur, en lui déclarant que ses Sauvages ne pouvoient rien tuer cette année, & qu'ils mouroient de faim. Cet incident fit faire de terribles réflexions aux Anglois qui n'avoient que des provisions médiocres, & qui ne faisoient pas trop de fond sur l'espérance d'en recevoir d'Angleterre. Cependant M. Bayly nourrit le Prince & sa famille, avec plusieurs autres qui s'étoient adressés a lui les premiers. Mais les excitant aussi à ne rien négliger pour se procurer des vivres, il se mit à leur tête avec une partie de ses gens, & les conduisit à la chasse dans des lieux affreux. Ils n'y tuerent que douze Renards, qui ne pouvoient leur faire une nouriture fort abondante ni fort agréable. Tout leur paroissoit excellent, parce que la faim devenoit plus pressante, & que l'air étant insuportable, on devoit compter pour un bonheur de trouver quelques-uns de ces animaux hors de leurs trous. Quelques jours après cette chasse le Prince Sauvage apporta de fort bonne foi au Gouverneur 4 jeunes Chevreuils qu'il avoit tués, suivant la convention qu'ils avoient faite ensemble de se communiquer mutuellement leurs provisions.

Pendant ce tems là M. des Groseliers, qui étoit demeuré au Port de Nelson avoit cherché des routes pour gagner la Rivière de Rupert, mais sans en pouvoir découvrir. Il trouva dans ses courses plusieurs baraques qu'il reconnut pour d'anciennes habitations de quelques Européens qui s'étoient retirés ou qui avoient peri de froid. Il trouva aussi les débris du Vaisseau de Sir Thomas Button; & ses Compagnons rapporterent par curiosité quelques pièces de ses meubles qui s'étoient conservées depuis soixante ans. M. des Groseliers retourna sans avoir réussi dans son entreprise, quoiqu'il fût sûr que la Rivière étoit dans la Baye où il faisoit ses recherches.

M. Bayly, qui s'étoit soutenu avec les provisions qu'il avoit apportées d'Angleterre, tomba dans une horrible frayeur au passage des Oies qui commencerent à se rendre du Nord au Sud. C'étoit la marque que le froid alloit augmenter, & que l'hiver dont il n'avoit encore senti que les approches devoit être extrémement rude. Quelle attente pour lui & pour ses gens! N'ayant néanmoins aucune espérance de pouvoir gagner un climat plus temperé, il commença par se précautionner contre l'excès du froid en faisant couvrir toutes les hutes des peaux qu'il avoit & de celles que les Sauvages lui apporterent en abondance. Il fit couper une grande quantité de bois, afin de l'avoir prêt autour du Fort dans les tems où il n'espéroit pas que ses gens pussent supporter la rigueur de l'air. Il envoya sa Chaloupe à la pointe de Confort, entre la Rivière Rupert & l'Isle de Charlton, pour y ramasser des coquillages dont on pouvoit tirer une espece d'huile qui servoit au defaut de chandelles, secours absolument nécessaire dans un Païs où les nuits sont si longues. Ensuite s'imposant des loix séveres dans la distribution des alimens qui lui restoient, il exhorta ses gens & les Sauvages qui avoient lié commerce avec lui à faire de nouveaux efforts pour rendre leurs chasses plus heureuses. Ils s'y employerent effectivement pendant huit jours avec un peu plus de bonheur; mais il tomba tant de neige dans une seule nuit que la terre en étant couverte à deux pieds de hauteur, il fallut abandonner la chasse. Les Oyes & d'autres oiseaux de passage, qui continuoient de traverser le Païs, voloient si haut, qu'il étoit impossible d'y prétendre par les armes à feu. L'unique espérance qui leur resta fut que la gelée durcissant bien-tôt la neige, on pouroit recommencer la chasse & tuer toujours par intervalles quelques bêtes sauvages. M. Bayly à qui l'on a reproché depuis d'avoir accordé trop facilement la communication de ses vivres au Prince Sauvage & à ses gens, se justifioit en répondant que toute compensation faite il avoit tiré plus de secours de ces Barbares qu'il ne leur en avoit donné; sans compter qu'étant plus entendus que les Européens à chasser dans des lieux qui sont autant d'horribles précipices pour ceux qui ignorent comment il faut avancer au milieu de la glace & de la neige; jamais nos Anglois n'auroient pû trouver l'art de tuer le moindre animal au milieu de l'hiver.

Enfin le froid devint si perçant, la glace si dure, & la neige si épaisse que les Sauvages confesserent eux-mêmes qu'ils n'avoient jamais vû d'exemple d'un hiver si rigoureux. Mais ce qui fut beaucoup plus terrible que le froid, c'est que la faim paroissant augmenter à mesure que les provisions diminuoient, on se vit à la veille de manquer tout-à-fait d'alimens. M. Bayly se reduisit comme tous ses gens à une demie livre de biscuit par jour & un quarteron de viande salée. Le Prince Sauvage à qui l'on déclara qu'il fallait renoncer au secours des Anglois, se remit à chasser, au mépris de la saison, mais avec si peu de succés que souvent dans quatre jours il ne tuoit pas une seule piece de venaison. Soit que les bêtes sauvages se fussent retirées au Sud, soit que gardant leurs tanieres dans ces froids extraordinaires, elles y vivent quelque tems sans nourriture; soit enfin, comme les Sauvages le prétendent, qu'elles s'entremangent dans leurs tanieres mêmes; on couroit des jours entiers sans appercevoir sur la neige aucune trace de leurs pas. Dans une chasse où nos Anglois accompagnerent les Sauvages, sur le recit d'un de ces Barbares qui avoit decouvert la piste de quelques bêtes, on tua deux Ours blancs d'une prodigieuse grosseur; mais ces animaux, affamés eux-mêmes, avoient attaqué si furieusement les chasseurs, qu'ils avoient tué plusieurs Sauvages & blessé deux Anglois. M. Bayly en laissa un au Prince, & subsista de l'autre pendant quelques jours.

On n'étoit encore qu'au milieu du mois d'Octobre, de sorte que ces premiers embarras sembloient annoncer de cruelles extrémités dans le cours de l'hiver. La neige avoit déja sept ou huit pieds de hauteur; & la nécessité de l'écarter presque continuellement des huttes n'étoit pas une peine médiocre. M. Bayly en exhortant ses gens à la patience leur annonça, que si le tems ne s'adoucissoit point, ou si la chasse ne devenoit pas plus abondante dans l'espace de quinze jours, la portion de nourriture seroit réduite encore à la moitié. Cette crainte faisoit déja trembler tout le monde, lorsque le 23 d'Octobre on vit paroître un grand nombre de Perdrix aussi blanches que la neige. Nos Anglois en tuerent d'abord cinquante, qui leur firent un festin délicieux; mais le bruit de la poudre les ayant bien-tôt effarouchées, l'approche en devint si difficile, qu'en huit jours de tems ils n'en purent tuer que douze. Il fallut se cacher dans la neige pour les surprendre, & la violence du froid y fit périr trois hommes. M. Bayly eut le visage gelé, c'est-à-dire que son nez, ses levres, ses oreilles & plusieurs endroits de ses joües devinrent absolument insensibles & demeurerent dans cet état jusqu'à la fin de l'hiver.

Le 25 de Janvier il arriva au Fort trois Indiens qui apporterent un Castor & trois douzaines de Perdrix. C'étoient des Chasseurs du Prince qui s'étoient fort écartés de leur habitation, & qui avoient risqué de passer plusieurs nuits dehors, ce qu'aucun de leurs Compagnons n'osoit entreprendre. Ils apportoient leur proie à M. Bayly plus volontiers qu'à leur Prince, dans l'espérance d'obtenir quelques verres d'eau de vie, dont il restoit encore plusieurs barils aux Anglois. Ils raconterent qu'à plusieurs journées de la Rivière ils avoient trouvé quelques corps morts, qu'ils croyoient être de la Nation des Onachanves, parce qu'elle avoit été en guerre avec celle des Nodwayes, & qu'elle en avoit beaucoup souffert. Le premier de Février on s'apperçut sensiblement qu'il dégeloit, & ce changement dura trois jours. Les Anglois n'avoient pas senti jusqu'alors, qu'en vivant presqu'uniquement de viande salée ils avoient gagné le scorbut. Mais quoique leurs douleurs devinssent cuisantes pendant le degel, ils profiterent si heureusement de cet intervalle pour la chasse des perdrix, que pénétrant dans des lieux où elles n'étoient point encore effrayées, ils en tuerent un fort grand nombre. Cependant la gelée recommença le 4, & fut en deux jours plus insuportable que jamais. La provision de perdrix qu'on avoit faite, & quelques autres animaux qu'on avoit tués dans le même tems, servirent à faire passer assez tranquillement le reste du mois.

Au commencement de Mars il arriva plusieurs Indiens des Nations écartées, qui construisirent des Hutes à l'Est du Fort, se proposant d'y passer le reste de l'hyver pour être à portée de trafiquer au commencement du printems. Ceux qui se trouverent les plus voisins du Fort, étoient de la Nation des Cuscudahs. Leur Prince envoya dire à M. Bayly de lui venir parler. Cette sommation parut incivile aux Anglois, & quoiqu'il ne soit pas question de politesse avec des Barbares, M. Bayly ne jugea point à propos de les accoutumer à ces airs de hauteur. Il sortit du Fort le 23 de Mars, accompagné de Jean Abraham & de dix autres de ses gens. Mais au lieu de se rendre aux Hutes du Prince des Cuscudahs, il affecta de passer outre, & d'aller jusqu'à la pointe de Confort, aux Tentes des autres Nations, où il acheta toute la viande fraiche qu'on voulut lui ceder.

Le Prince des Cuscudahs prit la peine de venir lui-même au Fort le 27. Il se fit précéder de six de ses gens pour annoncer son arrivée. Elle ne produisit pas beaucoup de changement parmi les Anglois. On le conduisit au Gouverneur, qui lui fit donner un verre d'eau-de-vie, & qui attendit ensuite ce qu'il avoit à lui demander. Le Prince Sauvage lui dit qu'il avoit apporté peu de castors, parce qu'il avoit été obligé d'en envoyer cette année un grand nombre en Canada; mais qu'il avoit néanmoins quelques belles peaux, dont il étoit prêt à faire l'échange. Il ajouta que pour marquer son affection au Gouverneur il vouloit l'avertir que la Nation des Nodwayes, sur les Terres desquels il avoit passé, étoit résolue de venir au printems attaquer & détruire les Anglois. Ensuite il fit présent à M. Bayly d'une fort belle peau, qu'il avoit apportée pour lui.

Le 31 de Mars on commença de tous côtés à voir paroître les oyes, les canards, les outardes, & plusieurs autres sortes d'oiseaux qui annoncent l'approche du printems. Les Anglois en prirent un si grand nombre qu'on se trouva dans l'abondance au Fort. Pendant ce tems-là les Indiens étoient toujours dans leurs cahutes. Le bruit s'étoit répandu parmi eux, qu'ils devoient être attaqués par quelques Nations Sauvages que les Missionaires avoient animés contr'eux, parce qu'ils tournoient leur commerce du côté des Anglois. Les François du Canada n'avoient pas employé moins d'artifices pour les empêcher de nous apporter leurs pelleteries. Ils les leur avoient payées beaucoup plus cher; & quelque tems avant l'hyver, ils étoient venus former un Établissement à huit journées de chemin du Fort Anglois de la Rivière de Rupert. M. Bayly mit en délibération s'il ne devoit pas transporter son Établissement dans un autre lieu. Le Conseil fut assemblé le 3 d'Avril 1674. L'opinion de M. Bayly fut de quitter un lieu dangereux. Mais le Capitaine Cole soutint que ce changement le seroit encore plus. Ce fut pendant ce débat que M. de Groseliers arriva heureusement au Fort avec quelques-uns de ses gens. Il fut d'avis que sans abandonner le Fort, qui étoit en état de faire une bonne défense, il falloit aller trafiquer dans d'autres lieux avec les Barques, & prendre pour cela le tems où les Nations Indiennes dont on avoit à se défier, seroient occupées à la chasse.

Pendant ce tems-là les Indiens qui étoient venus pour le trafic, bâtirent leurs Wigawams ou leurs Hutes fort près du Fort; & se retranchant avec presqu'autant d'habileté que les Anglois, ils avoient étendu si loin leurs palissades qu'elles touchoient presqu'aux nôtres. Cependant la communication étoit encore assez libre. Un de ces Barbares, devenu jaloux de sa femme, & l'ayant trouvée dans le Fort des Anglois, tira une hache qu'il portoit cachée sous son habit, & la blessa mortellement à la tête. La crainte d'être puni lui fit prendre aussi-tôt la fuite dans les bois. Un exemple si dangereux porta M. Bayly à donner ordre qu'on ne reçût plus dans le Fort que le Prince de Cuscudah, avec un petit nombre de ses principaux Courtisans, & l'on mit à la porte une garde bien armée.

Comme la neige, & la glace même, commençoit à fondre, elle manquoit souvent sous les pieds des Sauvages; mais ils se tiroient d'embarras en nageant & en barbottant comme des canards, de sorte qu'il y en eut fort peu de noyés. Le grand dégel arriva le 20 d'Avril. Alors les Anglois, qui avoient consumé leur eau-de-vie, leur bierre, & leurs autres liqueurs d'hyver, recommencerent à boire de l'eau. Les oiseaux & les animaux de toute espece devinrent si communs qu'on fut dédommagé des souffrances passées par l'abondance des vivres. Le commerce alloit fort bien avec les Sauvages. Outre les peaux qu'ils avoient apportées, ils se répandoient déja dans les forêts, où leurs chasses étoient fort heureuses. Le Gouverneur ayant été trompé par les Indiens de la pointe de Confort, qui lui avoient vendu beaucoup de mauvaise viande, les alla retrouver avec une partie de ses gens, & se fit faire satisfaction.

Le 20 de Mai, douze Indiens, sujets du Prince des Cuscudahs, arriverent dans sept Canots. Leur Prince les amena au Fort. Ils dirent au Gouverneur qu'il ne falloit pas s'attendre cette année à voir venir beaucoup de Sauvages des Terres d'en haut, parce que les François les avoient engagés à tourner du côté du Canada. Cet avis n'empêcha point le Gouverneur de faire préparer sa Chaloupe pour remonter la Rivière. L'arrivée des douze Indiens, entre lesquels étoit le Frere de leur Prince, fut l'occasion d'une Fête éclatante pour tous ces Barbares. Ils s'assirent tous en cercle. Un homme de la Troupe, qui étoit parent du Roi, partagea la viande, & sur-tout la graisse, en petites pièces. Le Roi fit ensuite un petit discours, dont la substance fut qu'ils devoient prendre courage contre leurs Ennemis. Alors toute l'Assemblée jetta un grand cri, après quoi le Distributeur fit le partage de la viande. Il est impossible de s'imaginer la prodigieuse quantité de nourriture que ces affamés dévorerent. La chair de toutes sortes d'animaux les flattoit indistinctement. Ils avaloient, pour liqueur, l'eau qui avoit servi à la cuire, grasse, épaisse, & noire comme de l'encre. Ce dégoutant repas ne dura pas moins d'une heure. Ensuite on distribua dans l'Assemblée de petits bouts de tabac. Ils commencerent à fumer tous ensemble. Ce fut comme le second acte de la Fête. Le troisiéme fut la danse, & le chant, au son d'une espece de timbale, c'est-à-dire d'un chaudron sur lequel ils avoient tendu une peau sechée. Ils passerent dans cet exercice le jour entier jusqu'à la nuit; & lorsqu'ils se retirerent, chacun apporta les restes du festin pour en faire part à sa famille; car il est rare qu'ils y amenent leurs femmes.

Le 22 de Mai il y eut une autre cérémonie, qui ne parut pas moins extraordinaire à nos Anglois. Les Indiens avoient avec eux une sorte de Devin, ou de prétendu Magicien. Ils lui bâtirent une petite tour, haute d'environ huit pieds, découverte par le sommet; mais si bien environnée de peaux que la vûë n'y pouvoit pénétrer. À l'entrée de la nuit, le Devin, qu'ils nommoient Pouaou, se renferma dans la Tour. Tous les Sauvages, s'étant attroupés aux environs, vinrent successivement le consulter sur les événemens dont ils vouloient sçavoir le succès. Quelques-uns lui demanderent s'il n'étoit point à craindre que les Nodways vinssent les attaquer. Il répondit qu'ils viendroient bien-tôt, & que sa Nation devoit être sur ses gardes, aussi-bien que les Mistigouses; c'est le nom qu'ils donnent aux Anglois.

Ils renouvellent souvent cette cérémonie, suivant leurs craintes ou leurs espérances; mais sur-tout lorsqu'ils commencent leurs chasses, & lorsqu'ils se marient. Chaque Sauvage a communément deux femmes, qu'il tient dans une dépendance qui approche de l'esclavage. Ils leur font couper du bois, faire du feu, nettoyer les peaux. Les hommes tuent les animaux sauvages, & ce sont les femmes qui les ramassent, qui en coupent les chairs, & qui prennent soin de les conserver ou de les préparer.

Le 24 de Mai, M. Baily, accompagné de quelques Anglois, & de quelques Sauvages, alla jusqu'au fond de la Baye, pour découvrir les Nodways, & s'assurer si le bruit qui s'étoit répandu de leur approche avoit quelque fondement; mais il ne rencontra ni eux, ni personne qui pût l'éclaircir.

À la fin de Mai, les oyes partirent pour gagner le Nord, où elles vont faire leurs œufs.

Le 27, il arriva, sur vingt-deux Canots, cinquante Sauvages, tant hommes que femmes & enfans. Ils avoient peu de castors. Leur Nation étoit celle des Pichapacanos, qui est fort voisine de celle des Esquimaux. Elles sont également pauvres. M. Bayly conçut mieux que jamais que les François attiroient vers eux la meilleure partie du commerce. Cependant, comme il avoit fait ses préparatifs pour remonter la Rivière, il envoya M. des Groseliers, le Capitaine Cole, & M. Gorst, avec quelques autres Anglois, & plusieurs Sauvages, pour tenter quelque chose par cette route. Ils revinrent, après un voyage de quinze jours, avec deux cens cinquante peaux. Le Chef de la Nation des Tabitis leur avoit dit que les Missionnaires Jésuites engageoient tous les Indiens de cette Contrée à fuir les Anglois, & à se lier avec les Nations qui étoient en Traité avec les François.

M. Bayly résolut d'attendre pendant une partie de la belle saison, à quoi pourroit aboutir le commerce de ceux qui venoient volontairement. Dans les entretiens qu'ils avoient avec eux par le moyen de M. des Groseliers & de quelques Anglois qui sçavoient leur langue, il leur demanda comment ils avoient fait dans un hyver aussi rude que le dernier, pour se procurer des alimens. La plûpart avoient eu des provisions si abondantes qu'ils s'étoient peu ressentis des incommodités de la saison. Mais ils avouerent que dans d'autres tems, lorsqu'ils avoient été pressés par la faim, ils avoient été jusqu'à tuer leurs enfans pour les manger. Il s'étoit même trouvé des occasions où le mari & la femme s'étoient battus jusqu'à ce que le plus fort avoit tué & mangé l'autre. Ces affreux récits se trouvent confirmés par toutes les Relations. Un Sauvage, qui avoit dévoré dans un hyver sa femme & six enfans, disoit qu'il n'avoit été attendri qu'au dernier qu'il avoit mangé, parce qu'il l'aimoit plus que les autres, & qu'en ouvrant la tête pour en manger la cervelle, il s'étoit senti touché de l'affection naturelle qu'un pere doit ressentir pour ses enfans. La pitié l'avoir tellement saisi qu'il n'avoit point eu la force de lui casser les os pour en succer la moële.

Quoique ces gens-là essuient beaucoup de misere, ils ne laissent pas de vivre fort vieux. Lorsqu'ils arrivent dans un âge tout-à-fait décrépit, qui les met hors d'état de travailler, ils font un festin, si leurs facultés le permettent, auquel ils invitent toute leur famille. Après avoir fait une longue harangue par laquelle ils les invitent à se bien conduire & à vivre dans une parfaite union, ils choisissent celui de leurs enfans qu'ils aiment le mieux, ils lui présentent une corde qu'ils se passent eux-mêmes au col, & prient cet enfant de les étrangler pour les délivrer de cette vie où ils se croient à charge aux autres. L'enfant charitable ne manque pas d'obéir aussi-tôt aux ordres de son père & l'étrangle le plus promptement qu'il lui est possible. Les Vieillards s'estiment heureux de mourir à cet âge, parce qu'ils croyent qu'en mourant vieux ils doivent renaître dans un autre monde comme de jeunes enfans à la mamelle & vivre de même toute l'éternité; au lieu que lorsqu'ils meurent jeunes, ils croyent renaître vieux, & par consequent toujours incommodés comme les vieilles gens.

Cependant ils n'ont aucune espece de religion; chacun se fait un Dieu suivant son caprice. Ils l'appellent Maneto; & dans leurs besoins ou dans leurs maladies, ils ont recours à ce Dieu imaginaire qu'ils invoquent en chantant, en hurlant autour du malade, & en faisant des contorsions & des grimaces moins propres à le secourir qu'à précipiter sa mort. Ils n'ont pas moins de confiance à leur Pouaou. Ils croyent si aveuglément ce que ce Charlatan leur dit qu'ils n'osent rien lui refuser, de sorte qu'il en obtient tout ce qu'il veut dans leurs maladies. Lorsqu'on lui demande la guerison de quelque fille ou de quelque jeune femme, il ne consent à les servir qu'après en avoir obtenu quelque faveur. Quoique tous ces Barbares vivent dans une ignorance & une grossiereté qui fait honte à la nature, ils ne laissent pas d'avoir une connoissance confuse de la création du monde & du déluge, dont les Vieillards font des histoires absurdes aux jeunes gens.

Ils sont d'ailleurs fort charitables à l'égard des veuves & des orphelins. Ils donnent tout ce qu'ils possedent avec beaucoup de désinteressement. Aussi sont-ils aussi riches les uns que les autres. Leurs tentes sont de peaux d'Orignaux ou de Cariboux, qu'ils portent resté sur leur dos lorsqu'ils décampent d'un lieu pour aller dans un autre; & l'hiver ils les traînent sur la neige. Ils se servent de raquettes pour marcher sur la neige, comme les Sauvages du Canada.

Il y a beaucoup de Castors dans la Baye de Hudson, & meilleurs même que ceux du Canada. Mais il est surprenant de voir la peine que les Sauvages ont à les prendre en hiver, parce que la peau n'en vaut rien l'Été & qu'elle n'a point de poil. Il faut qu'ils rompent les glaces à coups de haches & d'autres ferremens, quoique la glace ait dans le fort de l'hiver plus de quatre on cinq pieds d'épaisseur. Ces animaux ont un instinct particulier pour se loger. Ils choisissent une petite Rivière qu'ils barrent dans l'endroit le moins large, pour arrêter l'eau qui leur sert d'étang, au bord duquel ils font une cabane qu'ils couvrent de terre assez épaisse. Ils y font leurs amas de branches d'arbres, pour en manger l'écorce pendant l'hiver.

Ils ont divers appartemens dans ces cabanes. Ils ne mangent point dans le lieu où ils couchent, pour n'y pas faire de saleté. Le jour, ils n'approchent de leurs lits que lorsqu'ils ont envie de dormir. Ils sont ordinairement dans ces cabanes, deux, quatre ou six, toujours nombre pair, mâles & femelles, parmi lesquels il y a un maître qui a soin de faire travailler les autres. S'il se rencontre quelque paresseux, les autres le battent tant qu'ils le contraignent d'abandonner la cabane & de chercher parti ailleurs. Les castors ont les jambes fort courtes. Leur ventre traîne toujours à terre. Ils ont quatre dents fort grandes, deux dessous, deux dessus, avec lesquelles ils coupent le bois si facilement que dans un espace très court, ils abbatent un arbre aussi gros qu'un homme l'est par le corps. Ils ont la queüe platte comme une truelle de Maçon, avec laquelle ils portent la terre & maçonnent leurs cabanes & leurs écluses, avec plus d'industrie que l'Artisan le plus habile.

Outre le Castor, il se trouve des Loups cerviers, des Ours, des Martres, des Pequans, des Orignaux, des Elans, enfin de toutes sortes d'animaux dont les peaux sont les plus recherchées en Europe. La Baye de Hudson est sans contredit le lieu de toute l'Amérique, qui est le plus fecond dans cette sorte de richesse. On y a aussi l'agrément de la pêche pendant l'Été. On tend des filets dans les Rivières, avec lesquelles on prend des Brochets, des Truites, des Carpes, & quantité de cette sorte de poissons qu'on appelle du poisson blanc. Il ressemble à peu près au Harang blanc, & c'est sans contredit la meilleure espece de poisson qu'il y ait dans l'univers. On en peut faire des provisions pour l'hiver, en les mettant dans la neige, comme on y met la viande qu'on veut conserver. Lorsqu'ils sont une fois gelés, ils ne se gâtent plus jusqu'à ce qu'il dégele. On conserve aussi de cette manière, des Oyes, des Canards & des Outardes, que l'on met à la broche pendant l'hiver, pour accompagner les Perdrix & les Lievres; de sorte que pour ceux qui ayant passé la belle saison dans le Païs ont eu le tems de se précautionner pour l'hiver, il y a mille moyens de se rendre la vie commode sous un si mauvais climat, pourvû qu'on y ait seulement du pain & du vin de l'Europe. Quoique l'Été soit fort court, il donne le tems de cultiver de petits jardins, d'où l'on tire des laitues, des choux verds & d'autres légumes qu'on peut même saler pour l'hiver.

Enfin les Nodways se firent voir à un mille du Fort, & l'allarme fut aussi vive parmi les Indiens que pour les Anglois. Mais l'ennemi n'eut point la hardiesse d'avancer plus loin. M. Bayly se mit en marche pour tomber sur ces Barbares dans leur retraite. N'ayant pû les joindre, il profita de la tranquillité que leur départ lui laissa pour faire un voyage sur differentes Rivières, d'où il rapporta 1500 peaux. Le 24 de Juin, tous les Indiens qui étoient proche du Fort abandonnerent leurs Wigwams pour commencer leur grande chasse.

Le Gouverneur entreprit un autre voyage pour découvrir la Rivière de Shechitawam, dans le dessein de gagner de là le Port Nelson où l'on n'avoit point encore bâti de Fort. Dans le même tems M. Gorst qui étoit demeuré dans le Fort avec la qualité de Lieutenant, envoya quatre hommes bien armés dans une Barque jusqu'à la Rivière des Nodways, à laquelle ils trouverent cinq mille de largeur dans le lieu où les chûtes d'eau les obligerent de s'arrêter. Elle est pleine de Rocs & de petites Isles, qui servent de retraite à une prodigieuse quantité d'Oyes.

Après deux mois d'absence M. Bayly revint au Fort, & fit cette relation de son voyage. Il avoit trouvé la Rivière de Shechitawam où les Anglois n'avoient point encore pénetré. Il y étoit demeuré jusqu'au 21 de Juillet, à la recherche des Castors dont il n'avoit trouvé qu'un fort petit nombre. Cette Rivière est belle. Elle est au 52e degré de Latitude du Nord. Ses bords & les environs sont habités par une Nation assez nombreuse dont il avoit vû le Roy. Ayant promis à ce Prince de venir l'année suivante avec un Vaisseau bien fourni de Marchandises, on s'étoit engagé aussi à tenir prête une bonne provision de Castors, & à faire naître aux Indiens d'enhaut l'envie de venir trafiquer avec les Anglois. Le 21, M. Bayly ayant continué de voguer dans sa Chaloupe vers le Cap Henriette-Marie, avoit decouvert à quatorze lieuës de l'embouchure de la même Rivière, une grande Isle, entre le Nord-Nord-Est, & le Sud-Sud-Est. Il ne lui croioit pas moins de trente lieuës de tour, & ne lui connoissant point de nom il lui donna celui d'Isle de Viner.

Le 23, suivant la Côte pour doubler une pointe, il decouvrit une épaisse fumée, qui lui fit prendre le parti de descendre à terre. Il trouva sept Indiens dans une affreuse langueur. Les ayant pris dans sa Chaloupe, il les conduisit jusqu'à une petite Rivière nommée Equan, au bord de laquelle on trouva plusieurs cadavres de Sauvages. La mortalité s'étoit mise parmi eux après les souffrances du dernier hiver. M. Bayly laissa des vivres à ceux qu'il avoit laissés à bord, & leur vit remonter la Rivière d'Equan dans un Canot; mais la trouvant trop étroite, il n'osa s'y engager avec sa Chaloupe.

Le 27 sa Chaloupe faillit d'être submergée entre les glaces. Son Pilote étoit un Sauvage de la Nation des Washaos, qui avoit aux deux machoires une double rangée de dents. Il ne pouvoit supporter la présence de l'aiguille aimantée, parce qu'il la prenoit pour quelque dangereux animal; ce qui le rendit si incommode aux gens de M. Bayly qu'on prit de concert le parti de le mettre à terre. On ne trouvoit point de Castors, & quelques Sauvages, qu'on rencontroit toujours sur les Côtes assurerent qu'au delà du Cap, la Mer étoit encore remplie de glaces. Les vivres d'ailleurs commençoient à manquer dans la Chaloupe. M. Bayly resolut de s'en retourner au Fort. Il fut forcé, dans son retour, d'aborder à l'Isle de Charlton, où il souffrit pendant deux jours une faim violente, sans y rien trouver qui fût propre à la soulager. Enfin il arriva au Fort le 30 d'Août.

Quelques jours après son arrivée, on vît descendre dans la Rivière un Canot, chargé de deux hommes. L'un étoit un Missionaire Jesuite, né en France de parens Anglois; & l'autre, qui n'étoit avec lui que pour l'accompagner, se donna pour un Sauvage de la Nation des Cusdidahs & parent du Prince. Le Jesuite présenta au Gouverneur Anglois une lettre du Gouverneur de Québec, dattée le 8 d'Octobre 1673, par laquelle il prioit les Anglois, en vertu de la bonne intelligence qui regnoit entre les deux Couronnes, de traiter civilement ce Missionaire. Il étoit parti depuis longtems de Québec, mais il avoit été arrêté par divers avantures & par l'exercice de sa Mission. Quoiqu'il prétendît que sa lettre n'étoit qu'une recommandation hazardée, pour les occasions où il pourroit rencontrer des Anglois, M. Bayly s'imagina avec beaucoup de vraisemblance qu'il étoit envoyé pour observer nos établissemens; & sans le traiter avec moins de civilité, il prit le parti de le garder jusqu'à l'arrivée des Vaisseaux d'Angleterre. Ces soupçons furent augmentés par une lettre que le Missionaire remit à M. des Groseliers. Elle étoit de son Gendre, qui demeuroit à Québec, & qui s'étant mis en chemin avec le Jesuite & trois autres François, pour venir jusqu'à la Baye de Hudson, s'étoit rebuté des fatigues du voyage & du risque de passer entre tant de Nations Sauvages. Il étoit retourné à Québec avec les trois François. M. des Groseliers même ne fut pas à couvert de la défiance de M. Bayly, & tous les Anglois ne jugerent pas mieux de cette correspondance avec son Gendre.

Cependant lorsqu'on eut donné des habits au Jesuite, qui avoit été dépoüillé des siens dans sa route, & qu'on lui eut fait assez de caresses pour lui inspirer de la reconnoissance & de la tranquillité, il s'ouvrit d'un air si naturel qu'on revint aisement sur le sujet de son voyage. Quelque zele qu'il conservât pour la conversion des Sauvages, il déclara que ses soins ayant eu peu de succès, il n'étoit pas d'humeur à recommencer un voyage de quatre cens milles pour regagner Québec, & que son dessein étoit de repasser en Europe sur les Vaisseaux Anglois.

M. Bayly étoit souvent alarmé par la crainte des incursions d'un certain nombre de Nations Indiennes, qui s'étoient retirées mécontentes, parce qu'elles prétendoient que les Anglois leur avoient vendu leurs denrées trop cher. Il fit mettre toutes ses marchandises en sureté dans sa grande Barque, & se voyant à la veille de manquer de bien des choses nécessaires, il commença serieusement à reflechir sur sa situation. On étoit au 7 de Septembre, & jusqu'a lors il n'étoit point encore arrivé de Vaisseau d'Angleterre plus tard que le 22. La poudre lui manquoit. Il ne lui restoit pas plus de trois cens livres de farine ou de biscuit. Il ne falloit plus compter sur la viande fraîche, puisque ses gens ne pouvoient plus faire usage de leurs fusils, & les provisions de chair salée n'étoient pas assez abondantes pour lui faire envisager tranquillement l'avenir. La pêche étoit une ressource; mais il se souvenoit que la patience avoit manqué plus d'une fois à ses gens, & de quoi ne devoit-il pas se croire menacé si la saison se passoit sans qu'ils vissent arriver aucun Vaisseau d'Angleterre? Toutes ces réflexions lui causerent tant d'inquiétude, que dans le chagrin qu'il eut lui-même de se voir négligé par la Compagnie, il fixa un terme, au-delà duquel il prit la résolution de tout entreprendre pour retourner en Angleterre. C'étoit le dix-sept qu'il devoit partir, & ce dessein, qu'il déclara publiquement fut applaudi de tout le monde. On n'avoit à la vérité qu'une Chaloupe & deux grandes Barques; mais le désespoir rend tout facile, ou fait perdre du moins la vûë du danger à des gens accoutumés à la Mer.

Telle étoit la disposition de toute la Colonie, lorsque le Jesuite, étant vers le soir dans ses exercices de Religion, à quelque distance du Fort, avec M. des Groselliers, & un autre Catholique crut avoir entendu fort distinctement sept coups de canon. Ils revinrent au Fort dans le mouvement de leur joie, pour communiquer cette nouvelle au Gouverneur. On tira aussi-tôt les plus gros canons du Fort, quoique sur une nouvelle si incertaine on eut peut-être mieux fait d'épargner la poudre. Cependant un Sauvage de la pointe de Confort vint donner avis le jour suivant qu'on y avoir entendu plusieurs coups de canon. Comme on avoit fait partir la Chaloupe pour aller à la découverte jusqu'à cette pointe, l'impatience fut extrême jusqu'à son retour. Le jour entier se passa sans qu'on la vît paroître, & tout le monde auguroit mal de ce retardement. Enfin elle se fit voir, mais sans signal. Ce fut un nouveau sujet de défiance qui réduisit tous les Anglois presqu'au désespoir. Mais à son approche on découvrit six Matelots, qui n'étoient pas du Fort, & qui avoient été députés pour avertir que le Capitaine Gillam étoit arrivé à la pointe de Confort, commandant le Prince Rupert, à bord duquel il avoit M. Willam Lyddal nouveau Gouverneur.

Le jour suivant M. Baily & M. Gorst se rendirent à la pointe de Confort, où le Shafhbury, commandé par le Capitaine Shepherd, arriva aussi d'Angleterre. Le nouveau Gouverneur ayant lû sa Commission, tout le monde ne pensa plus qu'à réparer les Vaisseaux qui avoient beaucoup souffert du voyage, & qu'à les charger promptement, avant que la saison devînt plus mauvaise pour le retour.

Le 18 de Septembre M. Lydal arriva au Fort, & prit possession de son Gouvernement. Mais l'air étoit déja si froid, & les pronostics si fâcheux pour l'hyver suivant, que les Matelots les plus expérimentés commencerent à douter s'il n'y auroit pas trop d'imprudence à se remettre en Mer. On tint là dessus plusieurs Conseils. Enfin l'on résolut que les deux Vaisseaux passeroient l'hyver dans la Baye, & que, pendant quelques beaux jours qui restoient à esperer, les deux Équipages s'employeroient à couper du bois, à bâtir des maisons pour eux-mêmes, & à construire quelques édifices communs.

Mais en calculant les provisions qui étoient arrivées par les deux Vaisseaux, & le nombre de bouche qu'il y avoit à nourrir pendant un hyver, dont la durée pouvoit aller jusqu'à dix mois, M. Baily fit confesser à M. Lidal que la résolution du Conseil étoit beaucoup moins prudente que celle du départ. Il se trouvoit, par un compte clair, qu'on ne pouvoit faire fond pour chaque tête que sur quatre livres de farines par semaines. M. Liddal, qui avoit l'humeur fort vive, répondit à cette objection que le pis aller étoit de mourir de faim tous ensemble. Mais les raisonnemens de M. Baily prévalurent enfin, & les deux Vaisseaux retournerent cette année avec une partie des gens qui avoient souffert les rigueurs de l'hyver précedent. Entre plusieurs curiosités qu'ils rapporterent, on a conservé, dans les papiers de la Compagnie, quelques mots du langage des Indiens de la Baye, que M. Bayly même avoit pris soin d'écrire de sa main.

Arakana,du pain.
Astam,venez ici.
Assine,du plomb.
Apit,un gril.
Arremitogisy,parler.
Anotch,tout-à-l'heure.
Chickahigon,une hache.
Esckon,des ciseaux.
Pishihs,une petite chose.
Pastofigon,un canon.
Pistosigou à hish,un pistolet.
Pihikeman,un grand couteau.
Petta à Shum,donnez-moi une piece.
Peguish à con gau moon,   je mange du potage ou du pudding.
Spog,une pipe.
Stenna,du tabac.
Shckahoun,un peigne.
Tapoy,cela est vrai.
Manitohinggin,un habit rouge.
Metus,des souliers.
Mokeman,un couteau.
Mickedy, ou Pickau,de la poudre.
Mekihs,des colliers.
Moustodauhish,une pierre.
No munnish e to ta,je ne vous entend point.
Owma,celui-ci, ceci.
Tancey,ou.
Tinisonec iso?comment appellez-vous cela?
Tequan?que dites-vous?

M. Bayly, à son retour en Angleterre, rendit compte de toutes ses observations, & des facilités qu'on pouvoit trouver à donner plus d'étendue à notre commerce dans la Baye de Hudson. Les espérances qu'il fit concevoir, dépendant particuliérement de la certitude des vivres pendant l'hyver, on résolut de pourvoir si libéralement à cet article, qu'il y eût toujours pour chaque tête le double de la nourriture nécessaire. Ce fut sur ce fondement qu'on résolut de fortifier l'année suivante Port Nelson, qui avoit été si négligé jusqu'alors, que M. des Groseliers avoit été forcé de l'abandonnée avec le petit nombre d'Anglois qu'il y avoit eu pendant quelque tems. M. Jean Bridger fut nommé pour cette entreprise, sous le titre de Gouverneur de la partie Occidentale de la Baye de Hudson, depuis le Cap Henriette Marie, qui fut compris dans le Gouvernement de la partie Occidentale.

M. Jean Nixon succeda l'année suiyante à M. Liddal, & ce fut sous lui que la Compagnie transfera l'Établissement du Fort Rupert à la Rivière de Chickewan, lieu plus fréquenté par les Indiens. L'isle de Charlton commença aussi dans le même tems à se peupler, & à devenir le rendez-vous de tous les Facteurs de la Baye, qui y transporterent leurs marchandises, pour y charger les Vaisseaux à mesure qu'ils arrivoient d'Angleterre.

Ce ne fut qu'en 1682, que M. Bridger s'embarqua pour le Port Nelson. Avant qu'il y put arriver, Benjamin Gillam, Capitaine d'un Vaisseau de la nouvelle Angleterre, & fils du Capitaine Gillam, qui eommandoit le Prince Rupert au service de la Compagnie, s'étoit établi au même lieu; & par un autre hazard, à peine y avoit-il passé quinze jours que MM. des Groselers & Ratisson, qui avoient quitté le service de la Compagnie Angloise sur quelques mécontentemens, y étoient venus aussi du Canada, à la tête d'une nouvelle Compagnie de François. Gillam n'avoit point été assez fort pour les repousser. Mais il étoit demeuré au Port Nelson, où M. Bridger arriva dix jours après les François. À son arrivée MM. des Groseliers & Ratisson lui firent signifier, sur son Vaisseau, qu'il eût à se retirer promptement, parce qu'ils avoient pris possession de ce lieu au nom du Roi de France. M. Bridger ne laissa point de débarquer une partie de ses marchandises, & de mettre ses gens à l'ouvrage pour former son Établissement. Les François demeurerent aussi sans aucune marque d'hostilité. M. Ratisson se lia même fort étroitement avec M. Bridger, & cette amitié dura depuis le mois d'Octobre 1682 jusqu'au mois de Février de l'année suivante; mais sur quelque differend qui s'éleva, Groseliers & Ratisson se saisirent de Bridger, de Gillam, & de leurs gens, & de tous leurs effets. Les ayant gardés Prisonniers pendant quelques mois, ils partirent enfin pour Québec, où ils menerent avec eux Bridger & Gillam; mais ce fut après avoir embarqué le reste des Anglois dans une fort mauvaise Barque, avec laquelle ils eurent le bonheur de joindre un Vaisseau Anglois près du Cap Henriette Marie.

Groseliers & Ratisson repasserent de Québec en France. La Compagnie d'Angleterre ayant appris leur retour en Europe, leur écrivit pour leur promettre d'oublier le tort qu'ils lui avoient fait, & de les employer avec des appointemens considérables, s'ils vouloient entreprendre de chasser du Port Nelson les François qu'ils y avoient établis, & faire tomber entre les mains des Anglois toute la pelleterie qu'ils y avoient amassée, comme une sorte de dédommagement pour les pertes que la Compagnie avoit essuyées. Cette proposition leur fut si agréable, que s'étant rendus en Angleterre, ils reprirent la route du Port Nelson, d'où ils chasserent en effet leurs compatriotes. Le Capitaine Jean Abraham fut nommé Gouverneur à la place de M. Bridger, & conserva cet emploi jusqu'en 1684.

De l'autre côté, M. Nixon, Gouverneur du Fort Rupert, fut rappellé en 1683, & reçut pour successeur Henry Sergeant, sous lequel, ou du moins par les instructions duquel je trouve que cet Établissement fut transferé sur la Rivière de Chickewan, qu'on a nommée depuis la Rivière d'Albany. On y bâtit un nouveau Fort, dont le Gouverneur fit le lieu de sa résidence. Il est au fond de la Baye, au-dessous de la Rivière Rupert. M. Sergeant eut ordre d'apporter tous les ans, au commencement du printems, toutes les pelleteries qu'il auroit amassées à l'Isle de Charlton, pour y attendre les Vaisseaux de la Compagnie, & de visiter les autres Établissemens, pour en faire apporter la pelleterie au même rendez-vous.

Les choses demeurerent dans cet état jusqu'en 1686, que M. le Chevalier de Troies vint de Québec avec un corps de François, qui nous chasserent de nos Établissemens. Nous y rentrâmes en 1696; mais l'année suivante, nous perdîmes dans les glaces, à l'entrée de la Baye deux Vaisseaux, le Hamshire & l'Owners. Cette perte découragea la Compagnie, & le commerce fut languissant jusqu'à la guerre du commencement de ce siécle, qui nous fit tout perdre, à l'exception du seul Fort d'Albanie, où M. Knight eut l'art de se soutenir jusqu'en 1706, qu'il resigna son Poste à M. Fullerton. Rien ne marque mieux la décadence de nos affaires que le silence de tous nos gens de Mer jusqu'à la paix d'Utrecht. Mais on trouve dans la relation d'un étranger, nommé M. Jéremie, le récit suivant. Il parle comme témoin.

»J'étois de l'embarquement qui se fit en France par les soins de M. de la Forêt. Nous nous rendimes à Plaisance avec quatre Vaisseaux, dont M. d'Iberville Gouverneur du Canada, prit le commandement. Il s'embarqua sur le Pelican, de 50 canons. M. de Serigny, son frere commandoit le Palmier, de 40 canons. Le Profond, étoit commandé par M. du Gué; & M. de Charrier commandoit le Vespe.

Lorsque nous fûmes entrés dans le Détroit de Hudson, les glaces nous forcerent de nous separer. M. d'Iberville prit le devant & M. du Gué fut poussé par les courans, tout-à-fait du côté du Nord, où il rencontra trois Navires Anglois contre lesquels il se battit depuis huit heures du matin jusqu'à onze heures du soir, sans que les Anglois le pussent prendre. M. d'Iberville arriva le 5 de Septembre à la rade de Port Nelson, que les François avoient nommé en 1694 le Fort Bourbon, comme ils avoient donné à la Rivière le nom de Sainte Therese, parce qu'ils avoient réduit ce jour-là le Païs sous leur obéïssance. Il envoya sa Chaloupe à terre, avec 25 hommes de son Équipage.

Le 6 les Navires Anglois arriverent. M. d'Iberville se disposa à les recevoir. Il leva les ancres & fut au devant d'eux. Le voyant seul contre trois, ils se flattoient de l'enlever; mais ils furent extrêmement surpris de l'intrépidité avec laquelle il alla les attaquer. Dès sa première volée, il en traita un si mal qu'il le força de se rendre sans oser plus remuer. Ensuite, il perça le côté à l'Amiral qui étoit de 50 pièces de canon, contre lequel il fit tirer si à propos sa volée, qu'avant que les Anglois eussent le tems de changer de bord, ils virent la moitié de leurs voilures dans l'eau, & coulerent à fond devant leur troisiéme Vaisseau qui ne pensa qu'à se sauver. M. d'Iberville lui donna la chasse, mais il ne put l'empêcher de s'éloigner à la faveur de la nuit, & retournant vers sa prise il s'en mit en possession.

La nuit du sept au huit, il s'éleva une si furieuse tempête du vent du Nord, que M. d'Iberville & sa prise furent jettés sur la Côte sans pouvoir l'éviter. Le Navire Anglois fut perdu comme l'autre, avec vingt trois hommes qui se noïerent. Tous les autres se sauverent à terre, parce qu'heureusement la marée se trouva basse.

Tous nos Vaisseaux s'étant rassemblés, nous commençâmes l'attaque du Fort. Les Anglois firent peu de resistance, & lorsqu'ils eurent appris de leurs gens mêmes le sort de leurs Navires, ils se rendirent sans capitulation. M. d'Iberville ayant fait son entrée dans le Fort, y mit l'ordre qui convenoit aux interêts de la France; après quoi il s'embarqua le 14 de Septembre sur le Profond pour retourner en Europe. Il n'emmena que le Vespe, parce ce que le Palmier avoit cassé son Gouvernail en touchant sur une barre; & M. Serigny qui le commandoit, demeura Gouverneur du Fort.

En 1698, il vint un autre Navire à qui l'on avoit eu soin de faire apporter un Gouvernail, parce que dans tout ce Païs, qui n'est couvert que de Sapins, on ne trouve point de bois qui puisse servir à cet usage. Alors les deux Vaisseaux repasserent en France, & M. de Serigny laissa le commandement du Fort à M. de Matigny son parent. Pour moi j'y restai avec le titre de Lieutenant & ma qualité d'Interprete. Il y eut successivement trois Gouverneurs, sous lesquels il ne se passa rien de remarquable.

En 1707, après avoir demandé plusieurs fois mon congé à MM. de la Compagnie pour repasser en France, j'eus le bonheur enfin de l'obtenir. À mon arrivée à la Rochelle, je fus proposé à la Cour pour aller relever celui qui commandoit au Fort Bourbon. C'étoit alors M. de Lille, frere de M. de Saint Michel, qui étoit autrefois Capitaine de Port à Rochefort.

Je levai une nouvelle Garnison à la Rochelle, avec laquelle je partis en 1708. Mais lorsque nous eûmes gagné l'entrée de la Baye de Hudson, les vents nous furent si longtems contraires, qu'ils nous forcerent de relâcher à Plaisance, où nous tirâmes des vivres du Canada. L'année suivante ayant eu le vent plus favorable, je me rendis au Fort Bourbon, & j'y trouvai M. de l'Isle dans le dernier embarras. Il étoit à la veille de manquer de vivres. Comme j'étois arrivé fort tard, & que le Navire avoit été fort maltraité par les glaces, il fallut faire un second hivernement, ce qui causa une perte considérable à MM. de la Compagnie, qui avoient tout à la fois deux Garnisons, avec un gros Équipage, à payer & à nourrir. Pendant l'hiver M. de l'Isle fut attaqué d'un asthme dont il mourut. Je suis resté pendant six ans Gouverneur du Fort Bourbon, où j'avois eu l'honneur d'être établi par une commission du Roy que je garde encore, quoique mes Prédécesseurs n'eussent jamais eu cet avantage; & je n'ai quitté mon emploi qu'en 1714, lorsque je reçus des ordres de la Cour, avec des lettres de M. de Pontchartrain, pour remettre le Poste aux Anglois, suivant le Xe & le XIe article du Traité d'Utrecht, par lesquels la France restituoit aux Anglois tout ce qu'ils avoient possedé dans la Baye de Hudson, avec les Stipulations contenues dans ces deux articles.

J'ai acquis dans un si long intervalle des connoissances dont je ne suis redevable qu'à mes observations. Quoique le Fort soit bâti sur la Rivière que nous avons nommée Sainte Therese, c'est par la Rivière de Bourbon que descendent tous les Sauvages qui viennent en traite. Cette Rivière est d'une si grande étendue qu'elle passe par plusieurs grands Lacs, dont le premier, éloigné de la Mer d'environ 150 lieues, n'a pas moins de 100 lieues de circonférence. Les Sauvages le nomment Tatusquoiaousecahigan, ce qui veut dire Lac des Forts. Il s'y décharge du côté du Nord une Rivière que l'on nomme Quisisquatchiouen, c'est à dire Grand courant. Cette Rivière prend sa source d'un Lac éloigné du premier de plus de 300 lieuës, qui se nomme Michinipi ou Grande Eau, parce qu'en effet il est le plus grand & le plus profond de de tous les Lacs. Il a plus de 600 lieues de tour, & reçoit plusieurs Rivières, dont les unes correspondent avec la Rivière Danoise & les autres dans le Païs des Placotes de Chiens. Autour de ce Lac & le long de toutes ces Rivières, il y a quantité de Sauvages, dont les uns se nomment Gens de la grande Eau & les autres sont les Assinibouels. Il faut remarquer qu'autant que les Esquimaux sont farouches & barbares, autant ceux-ci sont humains & affables, aussi-bien que ceux avec qui l'on entretient commerce dans la Baye de Hudson. Ils ne traitent les François qu'avec les noms de peres & de patrons. Ils sont amis de la vérité & de la justice, & le mensonge passe parmi eux pour un grand crime.

À l'extrêmité du Lac des Forts, la Rivière Bourbon reprend son cours, qui procede d'un autre Lac, nommé Anisquaounigamou, c'est à dire, jonction des deux Mers, parceque dans son milieu les terres s'approchent & se joignent presqu'entierement. La partie du côté de l'Est, qui est située en long, à peu près Nord & Sud, est un Païs de terres épaisses, où l'on trouve beaucoup de Castors & d'Orignaux. Là commence le Païs des Cristimaux. Le climat y est beaucoup plus temperé qu'au Fort Bourbon. Le côté de l'Ouest de ce Lac est rempli de fort belles prairies, dans lesquelles il y a quantité de bestiaux. Ce sont des Assinibouels qui occupent tout ce Païs. Ce Lac n'a pas moins de 400 lieues de tour, & 200 lieues environ du premier.

À 100 lieues plus loin, vers l'Ouest-Sud-Ouest, toujours le long de cette Rivière, il y a un autre Lac qu'ils nomment Ouenipigouchi, ou la petite Mer. C'est à peu près le même Païs que le précedent. Ce sont des Assinibouels, des Cristimaux & des Sauteurs, qui occupent les environs de ce Lac. Il a 300 lieues de tour. À son extrémité, est une Rivière qui se décharge dans un Lac que l'on nomme Tacamiouen, & qui est moins grand que les autres. C'est dans ce Lac que se décharge la Rivière du Cerf, qui est d'une si grande étendue que les Sauvages de la Baye n'ont encore pû aller jusqu'à sa source. Par cette Rivière on en peut joindre une autre, qui porte son courant du côté de l'Ouest, au lieu que toutes celles, dont je viens de parler, se déchargent dans la Baye de Hudson, ou dans la Rivière du Canada. J'ai fait tous mes efforts, pendant que j'étois au Fort de Bourbon, pour envoyer des Sauvages de ce côté là, dans la vûë de découvrir s'il n'y a point quelque mer dans laquelle cette Rivière se décharge. Mais ils sont en guerre continuelle avec une Nation qui leur barre le passage; j'ai interrogé des Prisonniers de cette Nation que nos Sauvages avoient amenés exprès pour me les faire voir. Ils me dirent qu'ils étoient en guerre avec un autre Nation beaucoup plus éloignée qu'eux à l'Ouest; & cette Nation, ajouterent-ils, avoit pour voisins des hommes barbus qui se fortifient avec de la pierre & se logent de même. Ces hommes portant barbe ne sont pas vêtus comme eux & se servent de chaudieres blanches. Ils cultivent la terre avec des outils qui sont aussi d'un métal blanc; & de la manière dont le Sauvage que j'interrogeois me dépeignit le grain qu'ils recueillent, il faut que ce soit du maïs.

Pendant que j'étois à Québec, M. Begon, Intendant du Canada, me pria de lui donner les connoissances que j'avois de ce Pays-là, pour faire entreprendre quelque découverte par la nouvelle France. Mais elle seroit beaucoup plus facile par les routes que je viens de marquer, si nous possedions encore le Fort Bourbon. Outre que le chemin seroit beaucoup plus court, ce sont presque toujours de beaux Pays, où l'on ne manqueroit point de chasse par la quantité d'animaux de toutes sortes d'especes qu'on rencontre dans toutes ces Contrées; sans compter que la terre y produit quantité de fruits sans culture, tels que des pommes, des prunes, du raisin, &c. Au Sud-Ouest du Lac Tacamiouen, on trouve une Rivière qui se décharge dans un autre Lac, nommé le Lac des chiens, & qui n'est pas fort éloigné du Lac supérieur, ou nos Voyageurs vont tous les jours par la Rivière de Montreal.

La Rivière de Sainte Therese, que les Anglois nomment Rivière de Port Nelson, n'a pas plus d'une demie lieue de large à son embouchure où le Fort est situé. En 1710, on fit bâtir, à deux lieues du Fort, du côté du Sud, le Fort Phelipeaux, & un grand Magasin, pour servir de retraite dans les cas pressans. C'est dans ce lieu que commencent les Isles dont la Rivière est entrecoupée. À vingt lieues du Fort, elle se partage en deux bras, & celui qui vient du côté du Nord, que les Sauvages nomment Apitsibi, ou Rivière du Barefeux, communique à la Rivière de Bourbon. C'est par cette route que la plûpart des Sauvages qui viennent en traite, descendent, à l'aide d'un Portage qu'ils font, du Lac des Forêts jusqu'à cette Rivière.

Vingt lieues au-dessous de cette première division, il y en a une autre qui vient du Sud, & qui communique à la Rivière des Saintes Huiles dont je vais parler. Le bras qui vient de l'Ouest n'a pas beaucoup d'étendue. Il est divisé en plusieurs petits ruisseaux, sur lesquels on trouve quantité de castors, de loups-cerviers, de martres & d'autres pelleteries.

Entre le Fort Bourbon, & celui de Phelipeaux, est une petite Rivière, qu'on nomme l'Egarée, par laquelle on tire quelquefois du bois de chaufage; commodité précieuse, parce qu'il est fort rare autour du Fort. Plus bas, tout-à-fait à l'ouverture de la Mer, il y a une autre petite Rivière, nommée la Gargousse, dans laquelle les hautes marées amenent quantité de Marsoüins. Elle est si étroite qu'il seroit facile d'y tendre une pêche; & si cette entreprise étoit une fois bien établie, on y feroit tous les ans plus de six cens Bariques d'huile. Les premiers frais ne monteroient peut-être pas à 2000 écus, & la dépense annuelle de l'entretien ne surpasseroit pas 2000 francs; ce qui feroit néanmoins d'un grand profit en France, où les huiles valent toujours de l'argent.

Il n'y a de remarquable au long de la Mer, vers le fond de la Baye de Hudson, que la Rivière que nous nommons des Saintes Huiles, & que les Anglois appellent Hayes, où ils avoient formé un Établissement pour faciliter leur commerce avec les Sauvages. Mais se voyant attaqués par les François, ils mirent volontairement le feu à leur Fort, & brûlerent tout ce qu'ils ne purent emporter. Leur espérance étoit de se réfugier par terre au Fort Bourbon; mais ils furent poursuivis & faits prisonniers. Alors ce poste fut abandonné jusqu'en 1702, que M. de Flamanville, Commandant au Fort Bourbon, reçut ordre de MM. de la Compagnie de Canada d'envoyer M. de Beaumesnil son frere pour le rétablir. Il y fit construire une petite Maison, qu'on ne put entretenir plus de deux ans, parce qu'il en coutoit plus à la Compagnie qu'elle n'en retiroit de profit. Cependant le haut de cette Rivière est rempli de castors. Il y viendroit quantité de Sauvages en traité. On pourroit même y attirer une grande quantité de ceux qui trafiquent avec les Anglois, & qui sont établis au fond de la Baye. La Rivière est fort plate à son entrée, ce qui n'en permettroit l'accès qu'à des Bâtimens de 50 à 60 tonneaux. Il seroit facile de s'y loger, parce que le bois y est commun. Je ne connois pas le Continent de la Baye qui tire vers le poste que les Anglois occupoient pendant la durée de mon emploi. Mais pour revenir au Fort Bourbon, j'ai reconnu que ce poste est très-avantageux pour son commerce lorsqu'il est bien entretenu. On y traite avec les Sauvages à des conditions très-favorables, pourvu qu'on ait des marchandises telles qu'ils les demandent. Le Fort est situé au 57e degré de latitude du Nord. Par conséquent le froid y est extrême pendant l'hyver, qui commence à la Saint Michel & ne finit qu'au mois de Mai. Le Soleil se couche dans le mois de Décembre à 2 heures ¼, & se leve à 9 heures ¼. Lorsque le tems s'adoucit un peu, les perdrix & les lievres y paroissent en abondance. Pendant un hyver que M. de la Grange, Capitaine de Flute de Roi, passa au Fort Bourbon avec son Équipage, nous eûmes la curiosité de compter combien il en feroit apporter au Fort. Au printems nous trouvâmes qu'entre 80 hommes que nous étions, tant de Garnison que d'Équipage, nous avions mangé 90 mille perdrix & 25 mille lievres.

À la fin d'Avril les oyes, les outardes, & les canards, arrivent dans le Pays pour s'y arrêter deux mois. Ces animaux sont en si grand nombre qu'on en peut tuer autant qu'on en veut, & lorsque les Chasseurs de la Garnison sont occupés au travail, on envoye des Sauvages à la chasse, en leur donnant une livre de poudre & quatre livres de plomb, pour vingt oiseaux qu'ils sont obligés d'apporter. Les cariboux passent aussi dans ce tems, pour repasser au mois d'Août, & leurs troupes sont véritablement innombrables. On les tue dans les bois, & plus facilement encore au passage des Rivières, qu'ils traversent à la nage.

Quoique les peuples qui habitent tous ces Pays soient fort dociles, & naturellement amis des François, il m'arriva une avanture fort triste à l'occasion des cariboux. En 1712, je me trouvai dans la nécessité d'envoyer une partie de mes gens à cette chasse, parce que je n'avois point reçu de secours de France depuis que j'en étois parti en 1708, & que je n'avois plus assez de plomb & de poudre pour faire chasser au gibier avec des fusils. J'avois député mon Lieutenant, les deux Commis, & les meilleurs hommes de ma Garnison, ausquels je m'étois efforcé de donner tout ce que je pouvois retrancher de ma poudre, & de mon plomb. Ils se camperent malheureusement proche d'un camp de Sauvages, qui jeûnoient beaucoup & manquoient de poudre, parce que je ne voulois pas en trafiquer avec eux, & que je la conservois précieusement pour ma défense. Ces Sauvages se voyant bravés par mes gens, qui tuoient toute sorte de gibier, & qui faisoient bonne chere à leurs yeux sans leur en faire part, formerent le dessein de les massacrer pour se saisir de leur proie. Il y avoit deux François qu'ils redoutoient plus que les autres. Pour les surprendre, ils les inviterent à une fête qu'ils devoient faire la nuit dans leurs Cabanes. Les deux François s'y rendirent sans défiance, & leurs Compagnons, qui étoient au nombre de six, se coucherent tranquillement, parce qu'ils se croyoient en sûreté. Lorsque les deux Convives voulurent entrer dans la Cabane des Sauvages, ils trouverent ces perfides rangés en haye, avec des bayonettes à la main, dont ils se servirent pour les poignarder. Après cette exécution, ils ne penserent qu'à prendre des mesures pour égorger les six autres. Ils prirent des armes à feu avec leurs bayonettes, & fondant sur ces malheureux, qui étoient ensevelis dans le sommeil, ils commencerent par faire leur décharge, & les acheverent à coups de poignard. Il y en eut un néanmoins, qui n'ayant eu que la cuisse percée d'un coup de balle, feignit d'être mort: les assassins le voyant sans mouvement se contenterent de lui ôter ses habits comme aux autres, avec toute la précipitation qu'inspirent le remord & la crainte. Mais lorsque le François se vit seul, & qu'il n'entendit plus de bruit, il laissa ses compatriotes étendus, & se traîna de son mieux jusqu'au bois, où dans l'effort qu'il fit pour se lever, il s'apperçut que le coup n'avoit percé que les chairs. Il boucha ses plaies avec des feüilles d'arbres, parce qu'il perdoit tout son sang, & revint au Fort, nud, & presque sans forces. Il avoir fait dix lieues dans cet état. Son récit me causa autant d'inquiétude que de douleur. Je ne pensai plus qu'à me tenir sur mes gardes, dans la crainte que ces perfides ne fissent quelque tentative sur le Fort. Comme nous ne restions que neuf hommes, en y comprenant l'Aumonier, un petit garçon, un Chirurgien, il m'étoit impossible de garder les deux Postes. Je rappellai autour de moi la petite garnison qui me restoit, pour faire bonne garde nuit & jour, sans oser sortir du Fort. Les Sauvages affamés de nos marchandises autant que de nos vivres, vinrent au Fort Phelipeaux, où ils ne trouverent personne. Ils pillerent tout ce qui tomba sous leurs mains; & ce qu'il y eut de plus chagrinant pour moi, ils me prirent onze cens livres de poudre que je n'avois pas eu le tems de faire transporter au Fort Bourbon, & qui étoit absolument mon reste. Ainsi nous passâmes tout l'hyver dans le Fort sans oser mettre le pied hors du Fort, sans vivres & sans poudre, toujours dans la crainte de revoir ces malheureux à notre porte. Mais heureusement ils n'ont pas paru depuis.

En 1713, Messieurs de la Compagnie envoyerent un Navire qui nous apporta toutes sortes de rafraîchissemens, & de marchandises pour la traite. Les Sauvages avoient un besoin extrême de notre secours; car il y avoit quatre ans qu'ils étoient dans la disette parce que je n'avois plus de marchandises à trafiquer avec eux. Aussi en étoit-il mort de faim un grand nombre. Ayant perdu l'usage des fleches depuis que les Européens leur portent des armes à feu, ils n'ont d'autre ressource pour la vie que le gibier qu'ils tuent au fusil. Ils ne sçavent ce que c'est que de cultiver la terre pour faire venir des légumes. Ils sont toujours errans, & jamais on ne les voit plus de huit jours dans le même endroit. Lorsqu'ils sont tout-à-fait pressés par la faim, le pere & la mere tuent leurs enfans pour les manger; ensuite le plus fort des deux mange l'autre.»

Voilà ce que j'ai pû tirer des Relations Françoises, pour remplir le vuide des nôtres depuis le commencement de ce siécle. Le Traité d'Utrecht ayant été fidellement exécuté, nos Anglois recommencerent à former des projets de commerce, & d'établissement dans la Baye de Hudson. Mais après un si long intervalle il ne se trouvoit personne qui connût assez cette Mer & le Pays pour faire renaître la confiance des Marchands. Il se passa quelques années, pendant lesquelles il n'y eut point de Compagnie réguliere, & le premier Vaisseau qui fût envoyé dans la Baye, n'ayant trouvé que des masures dans les Forts, ne rapporta rien qui fût propre à ranimer les espérances. Le Fort d'Albanie & l'Isle de Charlton paroissoient toujours les lieux les plus commodes & les plus sûrs pour rentrer dans les anciennes voies. On sçavoit que les raisons qui avoient déterminé la première Compagnie à choisir l'un pour le principal établissement, & l'autre pour l'entrepôt de toutes les marchandises, étoient celles qui devoient encore engager les Marchands au même choix. Mais il falloit un guide, dont la fidélité & les lumiéres fussent également sûres, & ce n'étoit pas du hazard qu'on devoit l'attendre. Enfin, il se présenta un Capitaine de Vaisseau, nouvellement arrivé d'Antejo, nommé Georges Best, arriere-petit-fils d'un des premiers Avanturiers, qui avoient fait, avec le Chevalier Frobisher, la découverte des Pays qu'on nommoit alors Meta incognita. Il conservoit dans sa famille un Mémoire de son Ayeul, qui faisoit foi des lumiéres qui s'y étoient perpétuées. Cette Piece mérite d'autant plus de voir le jour qu'elle en peut jetter beaucoup sur les anciennes Relations de Frobisher.

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MÉMOIRE

DU

CAPITAINE BEST.

DEux Voyages qu'on avoit fait successivement au Nord, dans l'espérance de trouver quelque ouverture qui conduisît à la Mer du Sud, & de pénétrer jusqu'au Catay par cette route, n'avoient encore procuré que la connoissance de plusieurs Terres ignorées; mais le mauvais succès de ces deux entreprises, & les dangers terribles qu'on y avoit essuyées, n'avoient pas refroidi l'ardeur des Matelots, ni diminué les espérances de la Cour. Les derniers Avanturiers avoient rapporté une grande quantité de pierres minerales, où quelques veines jaunes qu'on y voyoit briller, faisoient esperer de trouver de l'or. Soit qu'ils fussent persuadés de la réalité de ce trésor, soit que ce fût une amorce pour exciter leurs Compatriotes à favoriser leurs projets, l'opinion qui s'en répandit servit beaucoup à répandre la même ardeur dans toute la Nation. La Cour nomma des Commissaires pour examiner la matiére minerale, & leur rapport, vrai ou feint, fit recevoir ces nouvelles espérances comme une religion. Enfin la Cour, après avoir fait toutes sortes de caresses au Chevalier Frobisher, & à ses Compagnons, résolut d'envoyer un plus grand nombre de Vaisseaux à la découverte, & de leur faire prendre la route du Nord-Ouest. On fit faire une maison portative qui pouvoit se démonter, & l'on régla que cent hommes, dont quarante seroient Matelots, trente Soldats, & le reste pour les Mines, hyverneroient dans ce Pays-là, & feroient provision de marcassites pour l'année qui suivroit leur hyvernement. On leur donna un Chef, des Rafineurs, des Boulangers, des Charpentiers; & tous ceux-ci furent compris sous le nom de Soldats.

La Flote, qui fut de quinze Vaisseaux, mit à la voile le 31 de Mai, avec on vent si favorable que le 6 Juin nous étions déja sur les Côtes d'Islande, à la hauteur du Cap Cleare. Nous fîmes route au Nord-Ouest avec un vent médiocre. La force du Courant nous fit dériver, suivant notre calcul, beaucoup plus au Nord que nous ne le souhaitions. On jugea que ce Courant portoit aux Côtes de Norvegue, & aux parties les plus Septentrionales. Il ressembloit à celui que les Portugais trouverent au Sud de l'Afrique, & qui les porta du Cap de Bonne Espérance au Détroit de Magellan. Ce Courant ne passe point dans le Détroit, parce que la Mer y est trop pressée; mais il revient du Sud au Nord dans le Golfe de Mexique, d'où étant repoussé par les terres, il reprend son cours au Nord-Est. Du 6 au 20 de Juin nous naviguâmes sans voir de terre, & sans rencontrer aucun autre animal vivant que quelques oifeaux. Le 20 à deux heures du matin notre Amiral cria terre. C'étoit celle d'Ouestfrise, qui fut nommée cette fois-ci Ouest Angleterre. L'Amiral débarqua avec quelques Volontaires. Il prit possession de ce Pays au nom de la Nation. On y découvrit un fort bon Havre pour nos Vaisseaux, & quelques Cabanes des Habitans du Pays, construites à peu près comme celles qu'on avoit vûes dans les premiers voyages. Ces Gens sauvages & farouches, s'imaginant sans doute qu'ils étoient seuls au monde, ne nous virent pas plûtôt paroître qu'ils se mirent à fuir, abandonnant leurs Cabanes, & tout ce qui étoit dedans. Nous y trouvâmes entr'autres choses une espece de tiroir avec des clous, des harangs, des feves rouges, des planches de sapin assez bien faites, & plusieurs autres choses qui portoient des marques d'industrie; d'où nous conclûmes que si les Sauvages ne sont pas plus adroits que ceux des autres Pays, ils doivent être en commerce avec quelqu'autre Peuple plus poli qu'eux. Nous ne leur prîmes que deux chiens, que nous amenâmes; & pour échange on leur laissa des sonnettes, de petits miroirs, & quelques bagatelles de verre. On pourroit croire que cette Ouestfrise, que nous nommâmes Ouest Angleterre, ne fait qu'un même Continent avec le Meta incognita, par le côté de cette derniere Terre qui regarde le Nord-Est, & qu'elle peut même être jointe au Groenland. Cette conjecture est fondée sur la ressemblance des Habitans d'Ouestfrise avec ceux de Groenland, & sur ce que leurs Cabanes, & leurs armes ne se ressemblent pas moins.

Nous remîmes à la voile le 23 & nous prîmes avec un bon vent vers le Détroit, auquel M. Frobisher avoit donné son nom. Le trente nous vîmes des Baleines en si grand nombre, que nous les prîmes pour des Marsoüins. Un de nos Vaisseaux passa à pleines voiles sur un de ces monstrueux animaux, mais non sans danger, puisqu'il demeura d'abord comme échoué sur son corps, sans aucune sorte de mouvement. La Baleine se haussant ensuite, fit rejaillir l'eau d'un grand coup de queüe, & replongea aussi-tôt. Deux jours après ayant trouvé un très monstrueux poisson mort & flottant sur l'eau, nous fûmes persuadés que c'étoit celui sur lequel le Vaisseau avoit sillé. Le 2 de Juillet, nous eûmes la vûe de Queens Fore-land, que M. Frobisher avoit découvert dans son premier voyage. C'est un Cap fort haut qui est à la bouche du Détroit auquel il avoit donné son nom. Après avoir sillé toute la journée au travers des glaces, nous voulûmes entrer le soir dans le Détroit; mais nous le trouvâmes absolument fermé par les glaces, accumulées à l'entrée, qui formoient comme une multitude de Montagnes. Dans les efforts que nous fîmes pour gagner un Havre, nous perdîmes de vûë deux de nos Vaisseaux, la Judith & la Minerve, & nous passâmes vingt jours sans en avoir aucune nouvelle. Le sort du Denis fut beaucoup plus triste. Il fut brisé par les glaces à la vûë du reste de la Flotte. Tout l'Équipage se sauva dans la Chaloupe, mais nous perdîmes avec ce Vaisseau une partie de la maison portative qui étoit destinée pour hiverner.

Un affreuse tempête qui suivit cette perte nous fit apprehender la même infortune. Nous étions environnés de glaces qui ne nous permettoient pas de retourner & beaucoup moins d'avancer. Dans cette situation nous essuiâmes en pleine Mer un orage du Sud-Ouest. Il fut terrible par la nécessité où nous étions continuellement de nous défendre contre le choc des glaces. Nous ne pouvions nous en garentir que par des cables, des planches & des paillasses dont nous armions les flancs des Vaisseaux. Il y falloit joindre le secours des piques, des planches & des crocs pour detourner l'impétuosité des coups. Encore y en eut-il de si violens que des planches de trois pouces d'épaisseur furent coupées plus net qu'elles ne le seroient avec la hache. La pression des glaces qui nous serroient de tous côtés éleva plusieurs de nos Bâtimens au dessus de l'eau. Nous passâmes quatorze heures dans cette effrayante situation. Enfin l'obscurité se dissipa, & le vent d'Ouest-Nord-Ouest chassa les glaces. Tout le monde apporta ses efforts à relever les Mats & à radouber les Vaisseaux; après quoi l'on resolut de tenir la Mer jusqu'à ce que le Soleil & le vent eussent achevé de fondre les glaces.

Nous tournâmes le 7 de Juillet vers la terre que nous prîmes pour la Côte Septentrionale du Détroit. On crut que ce pouvoit être le North Foreland. Mais le brouillard & la neige ne nous permettoient pas d'en porter un jugement certain. Notre situation fut dangereuse pendant vingt jours que le brouillard nous cacha notre route. Nous avions été poussés au Sud-Ouest par un courant du Nord-Est; & lorsque nous nous croyions au Nord-Est du Détroit de Frobisher, nous nous trouvions au Sud-Ouest de Queen's-Fore-land.

Ici nous découvrîmes une pointe, que nous prîmes mal-à-propos pour le Mont Warwick dans le Détroit. Cependant les plus habiles de nos Matelots ne purent se persuader qu'en si peu de tems on se fût si fort avancé. Les courans étoient à la vérité plus sensibles, & faisoient tourner nos Vaisseaux comme des tourbillons. Mais M. Beare, Lieutenant de l'Anne, qui avoit dressé dans les deux voyages précédens une Carte exacte des Côtes, ne put se reconnoître; & notre premier Pilote, homme fort entendu, déclara que la terre que nous découvrions ne pouvoit être dans l'interieur du Détroit.

Le brouillard & la neige continuant d'obscurcir le jour, on balança si l'on ne devoit pas retourner au travers des glaces, pour chercher une Mer libre, ou se livrer au courant pour se laisser porter dans une Mer inconnue. Le Vice-Amiral, à bord duquel étoit notre premier Pilote, & deux autres Vaisseaux perdirent la Flotte de vûë & prirent le parti de tenir la Mer. L'Anne qui s'égara seul, fit la même chose, & rejoignit néanmoins la Flotte aussi-tôt que le tems fut éclarci. L'Amiral & toute la Flotte, à la reserve des trois Vaisseaux égarés firent plus de 60 lieues en se flattant toujours d'être dans le Détroit. Mais la neige ou le brouillard, qui recommençoient sans cesse, nous déroboient à tous momens les uns aux autres. L'Amiral auroit avancé à tout hazard, s'il n'eût eu des ordres précis de ne pas s'éloigner de sa Flotte; car il ne doutoit pas que cette route ne pût le conduire dans la Mer du Sud. Il remarquoit, en avançant, que la Mer s'élargissoit & qu'on y rencontroit moins de glaces, parce que la force des courans les écartent à l'Est & au Nord. Suivant le rapport de quelques-uns de nos gens, ils trouverent à plus de 60 lieues dans ce prétendu Détroit, une terre peuplée, fertile en pâturage, abondante en gibier & en bétail. Ils trafiquerent même avec les Habitans du Païs, des couteaux, des sonettes, des miroirs, &c. pour des Oiseaux, & de la Pelleterie. Leur désir auroit été d'enlever quelques Sauvages, mais ils ne purent en engager un seul à se laisser approcher, & leur traite se fit en laissant sur le bord de la Mer ce qu'ils vouloient donner en échange. Après une navigation de plusieurs jours, l'Amiral jugea que son devoir le rappelloit vers sa Flotte. On fit voile entre une Côte qui est le derriere du Continent de l'Amérique & la terre de Queen's-Fore-land. Mais en faisant route dans ce parage, on remarqua une espece de Baye qui s'étendoit jusqu'au Détroit de Frobisher. On y envoya le Gabriel, pour essaïer si l'on pouvoit la traverser d'un bout à l'autre & rentrer ensuite par l'autre côté dans le Détroit. Cette entreprise réussit, & l'on ne put douter après cela, que Queen's-Fore-land ne fût une Isle. Il y a beaucoup d'apparence qu'une partie de ces terres sont aussi des Isles. Enfin comme la saison demandoit qu'on cherchât serieusement les Havres, où nos Vaisseaux devoient se délivrer de leur charge; nous reprîmes vers l'entrée du Détroit de Frobisher par un tems extrêmement obscur, à travers diverses terres, & entre des Rochers à fleur d'eau; c'est-à-dire dans un continuel danger. L'Anne tourna pendant plus de vingt jours autour de Queen's-Fore-land pour découvrir le Havre où nous devions relâcher, sans pouvoir s'ouvrir un passage au travers des glaces. Il eut enfin le bonheur d'arriver le ving-trois de Juillet à Haltons-Headland, dans le Détroit, où nous étions à l'ancre au nombre de sept Vaisseaux. Le François nous rejoignit auffi le 24. Il nous donna des nouvelles du Vice-Amiral, du Bridgewater, & des deux autres qui nous manquoient. Le Gabriel étoit entré dans le Détroit de Frobisher par une autre ouverture que nous, où il avoit trouvé le courant si impétueux que sans un vent favorable, il ne l'auroit pas surmonté. Le 27 nous vîmes arriver le Bridgewater près de nous, en si triste état que pour le tenir à flot on en tiroit par heure une prodigieuse quantité d'eau. Nous apprîmes de lui que le Détroit étoit barricadé par les glaces, & que le passage étoit impossible pour nous rendre à la Baye de Warwick.

Ce rapport jetta une consternation incroiable dans tous les Équipages. Les plaintes & les murmures s'étant bien tôt fait entendre, l'Amiral qui sçavoit combien j'étois attaché à notre entreprise, me chargea de ramener les Mutins à la soumission. Mais sans me soucier des murmures, je fis donner brusquement le signal pour se rendre à bord, à quoi l'on obeit avec joie, dans l'opinion que c'étoit un ordre pour le retour. L'Amiral par mon conseil mit aussi-tôt à la mer. En dérivant à petites voiles vers les glaces, il y trouva heureusement un passage. La Flotte suivit sans rien distinguer à la route; & le 31 de Juillet, après mille inquiétudes & mille fatigues, l'on se vit enfin réunis au lieu qu'on cherchoit. À l'entrée de la Baye de Warwick, l'Amiral fut heurté si violemment par un glaçon, qu'après avoir sauté de dessus ses ancres, il s'y fit une large voie d'eau. Le Lieutenant Amiral, commandé par M. Fenton, arriva dix jours après les autres.

Tous les Officiers étant à terre, on tint conseil sur l'ordre qu'on devoit observer, & sur le lieu qu'on choisiroit pour bâtir un Fort & une maison. Le second jour d'Août, après avoir fait débarquer les Soldats & les Travailleurs, on en fit la revûë & l'on publia au nom de l'Amiral Frobisher le resolutions du Conseil. Mais sur l'examen qu'on fit ensuite de ce que chaque Vaisseau avoit apporté pour l'édifice de la maison, il se trouva qu'il n'y avoit de matiére que pour deux côtés. Outre ce qui s'étoit perdu dans le Denis, il avoit fallu employer diverses planches, des appuis, des poteaux & d'autres pièces de bois contre le tranchant des glaces. Dailleurs l'absence de 4 Vaisseaux qui nous manquoient encore, retardoit nécessairement le travail, parce qu'ils avoient à bord les meilleurs Ouvriers, & la plus grande partie des provisions de bouche. On reconnut après un calcul exact, que si les 4 Vaisseaux ne reparoissent pas, on n'auroit point assez de boisson pour les cent hommes qui étoient destinés à passer l'hiver dans le Païs. Je m'offris d'hyverner à toutes sortes de risques avec soixante hommes. On appella les Maçons & les Charpentiers, qui demanderent neuf semaines pour construire un logement capable de mettre soixante hommes à couvert. Ils supposoient même qu'on pût leur fournir assez de bois. Mais comme on ne pouvoit retarder le départ de la Flotte plus de 26 jours, l'Amiral conclut qu'il falloit renoncer au dessein de faire une habitation, & cette résolution fut enregistrée pour en rendre compte à la Cour & à la Compagnie de Commerce. Le 6 d'Août trois de nos Vaisseaux gagnerent avec beaucoup de peine la pointe de Leycester, dans l'espérance de trouver le côté méridional du détroit sans glaces; mais ils furent pris d'un calme qui leur ôta le pouvoir d'avancer, & bien-tôt ils se trouverent plus engagés que jamais dans les glaces, qui étoient sans cesse amenées par le courant.

Tant de disgrâces, les dangers continuels dont on étoit menacé, & l'impossibilité de s'arrêter plus long-tems dans une Mer où les cordages durcissoient tellement par la gelée qu'on ne pouvoit plus faire la manœuvre, sembloient faire une loi de prendre incessament d'autres resolutions. On proposa au Conseil de chercher un Port dans le Détroit, pour rétablir les Vaisseaux & l'Équipage, & de retourner ensuite en Angleterre. Mais cet avis me parut si honteux que je le combattis de toute ma force, en protestant que je demeurerois plûtôt seul que de me couvrir d'opprobre par un retour si précipité. Je representai aussi que chercher un Port dans un lieu si dangereux, c'étoit augmenter le danger; qu'il falloit pour cela ranger longtems les Côtes, & que si l'on avoit le bonheur d'éviter les rochers qui y étoient en grand nombre, on n'échapperoit pas si près du rivage à la fureur des glaces, que les courans & les marées y jettent continuellement. Dailleurs que faire dans un Port, où l'on courroit risque d'être renfermé tout l'hyver! L'air étoit déja si froid qu'il menaçoit d'une violente gelée. Mon sentiment fut donc qu'il valoit mieux tenir la Mer, & continuer, suivant les occasions, nos recherches & nos découvertes. J'avois dans mon Vaisseau une Chaloupe de cinquante tonneaux en fagots, qui avoit été destinée pour ceux qui devoient hyverner. J'offris de la monter, & de m'en servir pour essayer de franchir les glaces. Je promettois de courir au long de la Côte, & de chercher si les Vaisseaux qui nous manquoient n'auroient pas trouvé quelque abri où ils étoient peut-être à se radouber. Enfin je m'en tins à la résolution de croiser le plus longtems qu'on pourrait dans le voisinage de la haute Mer, parce qu'il y avoit moins à craindre des glaces; & si l'on vouloit chercher un bon moüillage, je soutins qu'il falloit laisser ce soin aux Chaloupes, sous la conduite de deux ou trois de nos meilleurs Pilotes, mais que les Vaisseaux ne devoient plus s'exposer au risque de s'écarter les uns des autres.

Malgré la vérité de ces raisonnemens, qui fut reconnue du plus grand nombre, l'Ipswich nous quitta la nuit suivante pour retourner en Angleterre. Mais je ne laissai pas d'éxécuter ce que j'avois proposé. J'allai, avec la Chaloupe & le Canot de la Lune, vers les Isles qui sont situées au-dessous de Hatton's-head-land. Il fallut beaucoup de précautions & d'adresse pour nous défendre des glaces. Enfin je trouvai un ancrage qui me parut assez bon, dans une grande Isle dont la terre est noirâtre, & ressembloit beaucoup à celle d'où l'on avoit tiré de la matiére minerale. Je ne perdis pas un moment pour en faire mon rapport aux Équipages, & j'engageai deux de nos Vaisseaux à venir tenter l'avanture. Nous trouvâmes en effet dans l'Isle une si prodigieuse quantité de mineral, que si la bonté eût répondu à l'épreuve qu'on prétendoit en avoir faite à Londres, il y auroit eu de quoi satisfaire les plus avides. Une découverte qui nous parut si heureuse fit donner mon nom à l'Isle, avec l'addition d'un mot qui marquoit mon bonheur, Best-Blessing. Mais la joie que tout le monde en ressentit fut troublée par le malheur de l'Anne, qui en entrant dans le Havre échoua sur un rocher à fleur d'eau. On le délivra néanmoins d'un si grand danger, & pendant que les Travailleurs se hâtoient de recueillir le plus de matiére minerale qu'il leur fût possible, les Matelots n'épargnerent rien pour radouber & calfeutrer les Vaisseaux. J'entrepris de faire monter la Chaloupe que j'avois apportée en fagot; mais il se trouva qu'il ne nous restoit plus assez de clous & de chevilles de fer pour achever cette ouvrage. J'avois heureusement un Forgeron dans mon Équipage, quoique je n'eusse ni enclume ni marteau. La nécessité excite l'industrie. Deux petits soufflets tinrent lieu d'un grand; une piece d'artillerie servit d'enclume, les pincettes, les grils, & les pêles furent employées à faire des cloux & des chevilles de fer. Tandis qu'on poussoit cet ouvrage, je pris avec moi quelques-uns de mes gens, & j'allai au Cap de Hatton's-head-land, qui est la partie la plus élevée de tout le Détroit, dans le dessein de monter au sommet, & non-seulement d'y découvrir, autant qu'il seroit possible, s'il restoit beaucoup de glaces dans le passage, mais encore d'y lever le plan de toutes les parties basses de cette Côte. Je n'eus pas autant de peine que je l'avois apprehendé à gagner le sommet du Cap. Dans l'a saison où nous étions encore, tandis que la Mer étoit remplie de glaces, les terres étoient découvertes, & dans un grand nombre d'endroits elles ne se sentoient plus des rigueurs de l'hyver précedent. Nous trouvâmes en chemin quantité de cette matiére qu'on croyoit propre à donner de l'or. Étant arrivé le 13 d'Août au sommet du Cap, j'y fis dresser une Croix de pierre, pour marquer qu'il y étoit venu des Chrétiens. Après avoit levé mes plans, sans avoir tiré beaucoup d'éclaircissement de ma situation pour ce qui concernoit les glaces, je ne pensai qu'à rejoindre nos Vaisseaux. Mais en descendant au long d'une forêt de sapins, nous vîmes venir à nous un grand ours blanc, qui sembloit chercher sa proye. Noue pensâmes si peu à l'éviter que souhaitant au contraire d'en faire notre nourriture, nous nous disposâmes a l'attaquer. L'entreprise n'étoit pas téméraire puisque j'avois six hommes avec moi. Cependant il se défendit avec tant de force & de furie que deux de mes gens furent blessés, & qu'après avoir essuyé cinq ou six coup de feu, il paroissoit encore en état de se faire redouter; mais un coup de pique, la seule que nous eussions avec nous, l'abbatit à nos pieds; & le bras de celui qui l'avoit frappé fut si vigoureux, que le tenant ferme contre la terre au bout de sa pique, il nous donna le tems de l'achever avec nos autres armes. Comme nous n'avions qu'à descendre, il nous fut aisé de faire rouler ce monstrueux animal jusqu'au rivage, & de le mettre dans la Chaloupe. Les vingt hommes dont mon Équipage étoit composé eurent de quoi se nourrir de sa chair pendant plusieurs jours.

Le 18, ayant trouvé à mon retour la Chaloupe montée par l'industrie de mes Matelots, je résolus de m'y hazarder avec les plus résolus, pour trouver, au travers des glaces, le moyen d'entrer dans le Détroit de Frobisher. Tout le monde s'efforça de me faire abandonner cette entreprise, & les Charpentiers mêmes qui avoient monté la Chaloupe me protesterent qu'ils ne s'y hazarderoient pas eux-mêmes, parce que ce petit Bâtiment n'étoit lié qu'avec de mauvaises chevilles de fer. Leur témoignage refroidit ceux qui devoient m'accompagner. Je n'aurois pas voulu moi-même qu'on eût pû m'accuser d'obstination & d'imprudence. Ainsi me tournant vers mon Lieutenant, & mes plus fideles Matelots, je leur representai que l'honneur ne nous permettoit pas d'abandonner légerement notre entreprise; qu'il falloit du moins retrouver notre Amiral, dont nous n'avions point eu de nouvelles depuis plusieurs jours; qu'avec le grand dessein de trouver une route à la Mer du Sud, qui faisoit l'attente commune de toute l'Angleterre, nous avions le motif de nous enrichir par le mineral que nous avions découvert, & qu'il falloit nous donner le tems de recueillir; qu'à la vûe seule il paroissoit plus riche que celui dont on avoit déja fait l'essai à Londres, quoiqu'au fond il pût fort bien être vrai que l'un & l'autre ne fussent que des pierres inutiles; mais enfin que le bon sens nous obligeoit de ne pas négliger de si belles apparences. Et m'adressant ensuite aux Charpentiers, je les sommai publiquement de me dire en conscience si la Chaloupe étoit assez forte pour s'y pouvoir hazarder. Après s'être consultés un moment, ils me répondirent qu'oüi, pourvu qu'on évitât les glaces, & qu'il ne s'élevât point d'orage.

Il ne m'en falloit pas davantage, & je m'apperçus aisement que la reponse des Charpentiers avoit rendu le courage à mes Matelots. Ceux mêmes de quelques autres Vaisseaux s'offrirent à partager avec moi les perils & la gloire de mon entreprise, & Jean Gray Pilote de l'Anne, declara genereusement que rien ne seroit capable de l'en empêcher. Je partis enfin dans la Chaloupe, accompagné de dix-neuf personnes, avec des vivres & d'autres provisions. Mon Vaisseau que je laissai à l'ancre, demeura sous la conduite de mon Écrivain, rien n'ayant pû engager mon Lieutenant & mon Pilote à me voir partir sans me suivre.

Il fallut ranger d'abord la côte en ramant l'espace de trente lieues, c'est-à-dire jusqu'à l'endroit le plus dangereux du Détroit. Nous passâmes alors à l'autre bord, & le suivant au Nord, nous tinmes route vers l'Isle Comtesse dans la Baye de Warwick, esperant ainsi découvrir l'Amiral & les autres Vaisseaux qui nous manquoient, ou trouver quelques debris de leur naufrage. Ce ne fut pas sans risque que nous traversâmes vers l'autre rivage. La force du courant nous fit dériver avec tant de vitesse, que la nuit suivante nous fûmes obligés de mouiller entre des rochers, près de la Côte brisée de l'Isle de Gabriel, un peu au-dessus de la Baye de Warwick. Nous trouvâmes près du rivage des pierres élevées en Croix, signe qu'il y étoit venu des Chrétiens.

Le 22 d'Août nous eûmes la vûe de la Baye de Warwick. Nous descendîmes à terre pour nous en assurer encore davantage, en la reconnoissant du sommet d'une Colline. Nous continuâmes de ranger la Côte du Nord; mais en passant sous une montagne, nous apperçûmes de la fumée, & lorsque nous fûmes plus près du Rivage, on distingua des hommes qui faisoient voltiger une espece de drapeau. L'usage des naturels du Païs étant de nous donner ces figures quand ils apperçoivent quelque Chaloupe, nous fûmes portés à croire que c'étoient des Sauvages. On découvrit ensuite quelques tentes, & l'on distingua la couleur de ces drapeaux qui étoient blancs & rouges. Cependant comme on ne voyoit ni Vaisseau ni Havre à quatre ou cinq lieues à la ronde, & que d'ailleurs on ne s'imaginoit pas qu'aucun de nos gens eût pris cette route, on ne sçavoit à quel jugement s'arrêter. Je résolus, à tout hazard, de descendre à terre avec la meilleure partie de mes gens, & si c'étoit des Sauvages, de fondre brusquement sur eux; non pour leur causer aucun mal, mais dans l'espérance d'en saisir quelqu'un au milieu du désordre, pour les engager au contraire à traiter sans crainte avec nous. Aucun de nos Vaisseaux n'avoit encore pû parvenir à commercer personnellement avec eux, & nous admirions néanmoins la bonne foi avec laquelle ils n'avoient pas manqué d'apporter des équivalents pour nos marchandises dans les lieux où nous leur en avions laissées.

Notre incertitude ne dura pas longtems. C'étoient les gens de l'York, notre Vice-Amiral, qui se hâterent de venir au-devant de nous. On s'embrassa tendrement, avec toute la joie qu'on devoit trouver à se revoir, après avoir essuyé tant de dangers. Leur Vaisseau étoit depuis peu de jours dans un fort bon Havre, qu'ils avoient découvert sur cette Côte, & s'étant hazardés à pénétrer plus de dix lieues dans les Terres sans avoir pû joindre un seul Sauvage, ils y avoient trouvé une mine qu'ils avoient foüillée fort heureusement. Ils m'assurerent que le Chevalier Frobisher étoit dans la Baye de Warwick. Je pris le parti de le chercher aussi-tôt, pour lui faire voir le mineral que j'avois découvert dans l'Isle Best-blessing, & dont j'avois apporté des montres. La route me fut si facile, que ne perdant point la terre de vûe, rien ne m'empêcha d'y descendre à chaque occasion que j'eus de voir quelque Hute des Sauvages, & d'esperer de pouvoir les y joindre. Après l'avoir tenté deux fois inutilement, je me déterminai enfin, aux premières Hutes que j'apperçus, à demeurer caché le long du rivage jusqu'à l'entrée de la nuit; & suivant dans l'obscurité la route que mes yeux s'étoient tracés pendant le jour, je gagnai, avec dix de nos gens, une Hute dont je me flattai que les Habitans ne pourroient pas m'échapper. La porte en étoit fermée. J'avois apporté une chandelle & tout ce qui étoit nécessaire pour allumer du feu. Mais ayant frapé modestement à la porte aussi-tôt que j'eus de la lumiére, je fus obligé de redoubler mes coups pour m'assurer que la Hute étoit sans Habitans, puisqu'il ne s'y faisoit aucun bruit, & qu'elle tardoit si longtems à s'ouvrir. Il ne fallut pas de grands efforts pour l'enfoncer. Nous n'y trouvâmes personne; mais quelques instrumens de fer, & quantité de pieux qui paroissoient avoir été travaillés nouvellement me firent juger que les Sauvages y étoient venus pendant le jour. Je résolus d'y passer le reste de la nuit, dans l'espérance qu'ils y reviendroient le lendemain, & qu'ils ne pourroient point nous échapper. En effet, un quart d'heure après la pointe du jour, nous vîmes, par un trou que nous avions menagé dans le mur, deux hommes qui s'approchoient, avec une femme qui portoit un enfant dans ses bras. Nous les laissâmes venir si près, qu'étant sortis brusquement à leur rencontre, ils prirent en vain la fuite pour se dérober à nous. Nos caresses les firent bien-tôt revenir de leur effroi. Ils étoient vêtus de peaux de chiens marins. Nous les conduisîmes à la Chaloupe, où tout l'Équipage s'empressa par mon ordre de les traiter avec amitié, & lorsqu'on les eut fait bien boire & bien manger, je remis l'un des deux hommes sur le rivage avec plusieurs petits presens, dans l'espérance qu'il retourneroit aussi-tôt vers les gens de sa Nation. Mais, soit que la femme & l'enfant fussent à lui, & que cette raison le retint, soit qu'il fût arrêté par d'autres motifs que nous ne pûmes pénétrer, il ne s'éloigna pas d'un seul pas, comme s'il eut attendu pour partir qu'on lui rendît les autres. Je balancai si je ne les emmenerois pas tous trois. Enfin je leur rendis la liberté, & je me figurai que s'il restoit quelque espoir de tirer d'entre leurs mains cinq hommes qu'ils nous avoient pris dans les navigations précedentes, c'était par la douceur qu'ils pourroient s'y laisser engager. Mais je ne voulus point m'écarter sans avoir retourné vers leurs Hutes. Celles que nous avions vûes n'étoient que des especes de tentes qui leurs servent dans la belle saison. M'étant avancé avec la meilleure partie de mes gens, je découvris une douzaine de ces misérables, qui prirent la fuite à notre approche. Nous apperçumes leurs Habitations d'hyver, ou plûtôt leurs trous, que nous ne pûmes regarder sans surprise & sans compassion. Ce sont des lieux souterrains qui ont deux toises de profondeur sous terre, & qui sont rondes comme nos fours. Ils sont si près les uns des autres qu'on les prendroit pour des tanieres de renards, ou pour des trous de lapins. Les Sauvages les creusent tellement par dessous que l'eau qui vient d'enhaut s'y écoule sans les incommoder. Leur situation est à l'abri des vents, & l'entrée regarde le Sud. Les parois de ces logis souterrains sont comme incrustés d'os de baleine depuis le bas jusqu'au haut, & l'ordre en est aussi industrieux que celui de nos aix. Les ouvertures sont fermées exactement par des nerfs, qui joignent des peaux de chiens marins au lieu de tuiles. Ces maisons n'ont qu'un appartement, dont la moitié plus élevée d'un pied que l'autre est pavée de larges pierres, & l'autre, qui est couverte de mousse, sert aux fonctions du menage. Tout ce que nous y apperçumes me fit juger qu'ils y vivent comme des bêtes, & qu'ils séjournent dans un même lieu jusqu'à ce que l'extrême saleté les en chasse. Nous y trouvâmes plusieurs arcs, & nous en emportâmes quelques-uns. Ils ont pour armes, avec l'arc, la fronde & le dard. Leurs arcs sont de bois, de la longueur d'une aulne d'Angleterre. Ils sont renforcés par des nerfs, & les cordes sont aussi de nerf. Leurs fléches sont de trois pièces: le devant & le derriere est d'os, le milieu de bois, & la longueur est de deux pieds. Chaque fléche a deux plumes taillées sur le devant du tuyau, & pour la décocher ils font reposer le plat de la plume sur le bois de l'arc. Elles ont trois différentes têtes, de pierre, ou d'os, ou de fer en forme de cœur; ces têtes sont aiguisées des deux côtés, & fort pointues. Elles sont peu fermes, parce qu'elles sont mal jointes à la fléche; ce qui les rend peu dangereuses si elles ne sont décochées de fort près. Leurs dards sont de deux sortes. Ils en ont à diverses pointes qui avancent par-devant. Le milieu est d'os. Ils ont des instrumens de bois qui leur servent à lancer ces dards avec beaucoup de vîtesse. L'autre espece est plus grande, & ressemble assez à nos épées.

Ils chassent aux oiseaux & aux autres bêtes avec leurs autres armes, & prennent le poisson au dard. Cependant tous ces instrumens sont si mal faits qu'ils ne peuvent s'en servir qu'avec peine; & pour le fer dont ils les garnissent, je m'imagine qu'ils sont en commerce avec quelque Nation qui leur en fournissent. Ils ont sur la tête une espece de capuchon long & pointu. S'ils veulent marquer de l'amitié à quelqu'un, ils lui font présent de la pointe de ce capuchon. Les hommes ne le portent pas tout-à-fait si pointu que les femmes. L'un & l'autre sexe porte la même chaussure, qui va jusqu'aux genoux sans aucune ouverture. Elle est de cuir, & les femmes en mettent deux ou trois paires l'une sur l'autre. Ils portent dans ces chaussures leurs couteaux, leurs aiguilles, & les autres petits instrumens de la même espece; & pour empêcher qu'elles ne tombent, ils y passent un os qui les soutient, depuis le talon jusqu'au genou. Ils préparent leurs peaux avec le poil. Elles sont douces & unies. En hyver, & dans le tems humide, le poil est en dedans. Telle est leur parure. On n'a pû sçavoir encore quelle est leur Religion, ni s'ils en ont une. On ignore aussi s'ils sont Antropophages; mais ils mangent crues toutes les sortes de viande qui leur servent d'alimens, chair & poisson. Je ne découvris aucun de leurs Bateaux au long de cette Côte; mais j'en ai vû dans plusieurs autres occasions. Ils en ont de deux sortes, qui sont de cuir, garnis en dedans de planches quarrées, jointes par des courroies avec beaucoup d'industrie. Les grands ressemblent à nos Bateaux à rame, & peuvent tenir seize, dix-huit, & même vingt personnes. Ils mettent vers la proue une voile de boiaux de bêtes, cousus fort proprement ensemble. L'autre sorte de Canots est si petite qu'ils ne contiennent qu'un homme. En général les Pays qui environnent tous ces Détroits sont hauts & pierreux. On y voit dans toutes les saisons des Montagnes couvertes de neige. Il n'y a presque rien de plain & d'uni, & point du tout d'herbe, excepté un peu de mousse qui se trouve dans les lieux bas & humides. À la réserve du sapin on peut dire aussi qu'il n'y a point de bois, & que le Pays est sans arbre & sans plantes. Mais il n'en est pas moins rempli de gibier. On y trouve des ours blancs en grand nombre, des loups, des cerfs à peu près de la couleur de nos ânes, & dont le bois est beaucoup plus large & plus élevé qu'aux nôtres. Leur pied a sept ou huit pouces de tour, & ressemble à celui de nos bœufs. On y trouve des liévres, des perdrix, &c. Il n'y a point de Rivière, ni d'eau courante dans le Détroit de Frobisher, & dans la Baye de Warwick, ce qui n'est pas surprenant puisque le froid y durant sans cesse pendant les quatre saisons de l'année, endurcit & resserre tellement la terre que les eaux ni peuvent avoir d'issuë comme dans les autres Pays, ni former un bassin & se répandre dans un lit. Dans plusieurs endroits la terre se trouve gelée à quatre ou cinq brasses de profondeur, & les pierres attachées si fortement ensemble qu'on ne peut les séparer qu'a coups de marteau. Cependant une partie des neiges fond en Eté, & coule des montagnes dans des cavités, comme dans un vivier ou dans un marais. À la longue elles s'y imbibent dans la terre.

Je trouvai l'Amiral vers le soir du même jour. Son Vaisseau étoit en fort bon état, par le soin qu'il avoit pris de le faire radouber. Il avoit ramassé beaucoup de matiére minerale. Il me donna ses ordres, dont le principal étoit de nous rassembler tous à Haton's-head-land, où j'avois laissé mon Vaisseau. Mais il parut fâché que j'eusse rendu la liberté aux trois Sauvages que j'avois eus dans ma Chaloupe. Son désir auroit été non-seulement d'en emmener quelques-uns en Angleterre, mais de s'en servir pour apprendre leur langue, ou leur donner quelque connoissance de la nôtre. Il en paroissoit de tems en tems, & l'on en avoit vû jusqu'à sept ou huit Barques à la fois, qui rodoient sans doute pour surprendre ceux de nos gens qui travailloient aux mines. On se flatta de pouvoir les surprendre avec les Chaloupes, car ils se gardoient bien de paroître lorsqu'ils decouvroient un gros Bâtiment. Mais avant que nos Chaloupes se fussent rassemblées, ils furent avertis de ce mouvement par d'autres Sauvages qu'ils avoient postés sur les hauteurs; ils prirent la fuite, & laisserent près de leurs trous un des plus grands Javelots dont ils ayent l'usage. Cette défiance, qui leur avoit appris à fuire dès qu'ils nous soupçonnoient de vouloir nous approcher, venoit sans doute, de la pensée, que nous cherchions à vanger la captivité ou la mort de nos cinq hommes.

Je me rendis le 24 à Haton's-head-land, où je trouvai mon Vaisseau chargé, & prêt à faire voile. Les autres Navires n'avoient pas négligé non plus leur carguaison, & quoique les plus sensés d'entre nous ne pussent se persuader qu'une matiére si commune dans des lieux maltraités de la nature, pût nous rendre tous les trésors qu'on nous avoit fait esperer, la simple imagination d'un si grand bien animoit tout le monde au travail & nous faisoit regreter toutes les pierres minerales que nous ne pouvions emporter. Je retournai le 28 à la Baye de Warwick. Ou y tint conseil à bord de l'Anne, & l'hyver qui commençoit sensiblement à s'approcher, nous forçant de penser au départ, on prit des mesures pour la conduite qu'on tiendroit dans un autre voyage. La maison qu'on avoit apportée en fagot étoit enfin achevée dans l'Isle de Warwick, où Fenton avoit voulu qu'elle fût bâtie. Nous avions jugé à propos qu'elle le fut à chaux & à sable, afin qu'étant plus capable de résister aux injures de l'air, on pût voir l'année suivante si les neiges, les glaces, & les Sauvages mêmes l'auroient épargnée. Il nous paroissoit toujours d'une importance extrême d'apprivoiser ces hommes farouches & brutaux; & pour les rendre plus dociles à notre retour, nous laissâmes dans la maison un grand nombre de bagatelles, comme des couteaux, des sonettes, des figures d'hommes, de femmes & de Cavaliers, en plomb, des miroirs, des pipes, des colliers de verre, & des sifflets. Nous y fîmes faire un four, où nous voulûmes qu'il restât du pain, afin qu'ils en pussent goûter. Le bois que nous avions apporté pour bâtir un Fort fut enterré dans un lieu que nous couvrimes avec beaucoup de soin. Et quoique le fond du terroir, tel que je l'ai représenté, ne pût être que fort sterile, nous ensemençâmes quelques endroits moins pierreux, de froment, de pois & d'autres grains, pour essayer ce que la terre pourroit produire. Outre les raisons qui ne nous avoient pas permis de bâtir le Fort, on comprend bien que le plus puissant motif pour s'établir sous un climat si triste étant les espérances qu'on fondoit sur le mineral, le doute qui nous restoit de sa valeur diminuoit le penchant qui nous y auroit arrêtés si nous avions eu plus de certitude; surtout lorsqu'étant tous chargés, nous nous sentions le même empressement pour aller faire la vérification de notre matiére à Londres. Aussi M. Frobisher ne remit-il pas plus loin à nous assembler. Il nous dit qu'il auroit souhaité que nous eussions pû étendre beaucoup plus loin nos découvertes, & qu'il prévoyoit que cet honneur nous seroit ravi par des Avanturiers plus heureux; mais que les obstacles qui nous avoient empêchés jusqu'àlors, devant augmenter incessamment par les brouillards, les neiges, les orages & les glaces que l'hyver alloit redoubler, il falloit se contenter cette année d'avoir chargé si heureusement les Vaisseaux; d'autant plus que si nous avions le malheur d'être surpris par les vents contraires, nous devions nous attendre à périr de froid, de faim & de misere. Son discours & la résolution de partir furent encore fortifiés par la perte de l'Anne, auquel les rochers & les glaces firent huit ouvertures qu'il fut impossible de réparer. Le mouvement que cette disgrâce causa parmi les autres Vaisseaux, excita sans doute la curiosité des Sauvages. On en vit un s'approcher dans un canot, & l'Amiral qui avoit encore quelques-uns de ses gens sur la Côte dont on l'avoit vû partir, ne douta point qu'ils n'y fissent attention, & qu'ils ne trouvassent le moyen de prendre le canot par derriere. En effet nous fimes partir une Chaloupe avec dix Rameurs, qui rangerent quelque temps le rivage, & qui parurent tout d'un coup entre la terre & le Sauvage. La facilité qu'il avoit de passer sur les glaçons, tandis que la Chaloupe en étoit souvent arrêtée, n'auroit pas laissé de le sauver de nos mains, si deux gens de la Chaloupe désespérant de le prendre n'eussent pris le parti de lui tirer chacun leur coup de fusil, donc ils l'abbatirent. Ils nous amenerent le canot avec le corps de ce misérable, qui étoit encore dans son trou. Ces petits canots, qui sont de cuir, n'ont qu'une petite ouverture au milieu, pour la place d'un homme assis. Cette ouverture est entourée d'une bourse qui se lie au travers du corps, de manière que les vagues peuvent passer sur la tête du Sauvage, sans que le canot se remplisse d'eau. Ils ont des avirons plats par les deux bouts; ce qui leur sert comme de balancier, sans lequel ils auroient peine à se tenir dans leur situation. Aussi le canot étoit-il panché sur le côté en arrivant à nous. L'Amiral le fit prendre pour l'emporter en Europe. Mais il se fâcha beaucoup contre ses gens qui avoient usé de cette violence. Cependant avant que de partir, il voulut faire encore une nouvelle tentative pour surprendre quelque Sauvage. Ne pouvant douter qu'il ne s'en trouvât plusieurs dans le lieu d'où le mort étoit parti, il me pressa d'y aller sur le champ avec ma grande Chaloupe. J'exécutai ses ordres, quoiqu'àprès l'experience que j'avois déja faite, j'espérasse peu de reussir. Je descendis à terre, & je m'avancai plus d'une lieue dans les terres, sans rencontrer une seule créature vivante. À mon retour mes gens tuerent un Cerf qui se leva subitement devant nos pieds & qui fut abbatu aussi-tôt de plusieurs coups de fusil.

Enfin nous sortimes de la Baye de Warwick le 1 de Septembre, & tous les autres Vaisseaux se rassemblerent autour de nous le jour suivant. Le temps devint si fâcheux, que nous fumes exposés à mille nouveaux dangers au travers des rochers & des glaces. Une partie de la Flotte se dispersa & ne se rejoignit qu'à Londres. J'eus le bonheur de ne pas m'éloigner de l'Amiral, mais nous fumes poussés par un vent fort impétueux vers la terre ou l'Isle de Frisland. Nous ne la reconnûmes qu'à notre hauteur, qui étoit de 60 degrés & demi. Les montagnes y sont entiérement couvertes de neiges, & toutes les Côtes de glace, comme d'un boulevart qui ne permet pas d'en approcher. On prétend que cette Isle est aussi grande que l'Angleterre & que les Habitans y sont fort bons Chrétiens. Elle fut découverte au quatorziéme siécle par deux freres Venitiens, Nicolo & Antonio Zeni que la Tempête poussa des Côtes d'Islande en Frisland, où ils firent naufrage. Ils en ont laissé la Relation; & ce qu'il y a de certain, c'est que nous trouvâmes la disposition des Côtes tout-à-fait conforme à leur cartes. Il est fort remarquable que dans cette Mer, on trouve des Isles de glace de plus d'une demi-lieue de tour, extrêmement élevées, & qui ont 70 ou 80 brasses de profondeur dans la Mer. Cette glace, qui est douce s'est peut-être formée dans les Détroits des terres voisines, ou peut-être sous le Pole, d'où les vents & les courans l'ont détachée.

M. Frobisher qui avoit une parfaite connoissance de tous les effets de la nature par l'excès du froid, & qui avoit passé l'année précédente jusques dans la Mer du Nord qui est derriere les Détroits d'où nous venions, m'a dit plus d'une fois, que ces Isles ou montagnes de glace étoient si mobiles, que dans les temps orageux, il en avoit vû qui suivoient la course d'un Vaisseau comme si elles eussent été entraînées dans le même sillon. Par cette raison, il ne les craignoit jamais que lorsqu'il avoit le vent contraire, parce qu'alors la détermination des vagues les amenoit à sa rencontre; & dans les Tempêtes, son principe étoit de se laisser toujours entraîner par le vent, dans quelque lieu qu'il pût être jetté. Cependant le dernier Orage que nous essuiâmes en sortant de la Baye de Warwick le fit changer de méthode, au mepris des glaçons qui nous choquoient avec la derniere violence; & la raison qu'il en eût, c'est que le vent nous poussant directement à l'Ouest,[F] nous courions risque d'être jettés dans une Mer inconnue, dont nous ne serions jamais sortis avant l'hyver. Aussi les efforts qu'on fit pour suivre ses ordres servirent-ils à disperser toute la Flotte, qui ne se rejoignit qu'en Angleterre, après mille affreux dangers.

Telle étoit la relation que M. Best, petit-Fils de celui qui l'avoit écrite, présenta aux Directeurs de la nouvelle Compagnie. Cette Mer à l'Ouest, où son Ayeul avoit craint d'être jetté, étoit celle qui conduisoit directement à la Baye de Hudson. Ainsi, peu s'en fallut que M. Frobisher ne l'eut découverte 30 ans avant M. Henry Hudson, & même avant les Danois qui prétendent y être entrés les premiers. Il ne sera pas inutile pour la perfection de ce morceau d'Histoire, de joindre ici ce qu'on trouve de plus certain touchant ce voyage des Danois.

On ne marque point l'année de leur entreprise; mais il suffit de sçavoir qu'elle est entre le dernier voyage de Frobisher & celui de Hudson. Après avoir navigué longtems en droite ligne, vis-à-vis de leurs Côtes, ils arriverent au travers de milles périls à l'entrée d'un Détroit, qui est aujourd'hui celui de Hudson, & dont l'Écrivain qui me sert de Guide ne donne pas la même mesure que nos Anglois. Voici la description qu'il en fait. Il a, dit-il, 120 lieues de long, & 16 ou 18 de large. Il est bordé des deux côtés par des rochers escarpés d'une hauteur prodigieuse, tous entrecoupés de collines sombres, où le soleil ne communique jamais sa lumiére. La neige & les glaces s'y voyent toute l'année; ce qui cause des froidures terribles, & si l'on ne profitoit pas des tems où elles sont moins fortes, il seroit impossible d'y entrer. On ne peut y passer que depuis le 15 de Juillet jusqu'au 15 d'Octobre. Encore dans ces saisons-là est-on obligé de donner dans des bancs de glaces, & l'on ne s'imagine pas aisément comment un Navire peut s'y faire passage; car elles sont quelquefois si pressées les unes contre les autres, qu'autant que la vûë peu s'étendre, on ne voit pas même une goutte d'eau. On se grapine, c'est-à-dire qu'à force de crocs on appuie les Navires contre les glaces, & lorsque par la force des vents ou par la violence des courans, il se fait quelque ouverture aux glaces, alors on met les voiles au vent pour se faire un passage avec de long bâtons ferrés qui servent à pousser ou à écarter les glaces. Mais malgré tous ces efforts on reste quelquefois un mois entier sans pouvoir avancer.

Quoique les Côtes du Détroit soient un Païs tout-à-fait inculte, & le plus sterile de tous les Païs du monde, il y a cependant des Sauvages qui habitent ces malheureux déserts. On les nomme Esquimaux. Ils ont cela de commun avec le Païs qu'ils occupent, qu'ils sont si farouches & si intraitables, qu'on n'a pu jusqu'à présent les engager dans aucun commerce. Ils font la guerre à tous leurs voisins, & lorsqu'ils tuent ou prennent quelques-uns de leurs Ennemis, ils les mangent tous crus & en boivent le sang. Ils en font même boire à leurs enfans, qui sont à la mammelle, pour leur communiquer dès leur plus tendre jeunesse la barbarie & l'ardeur de la guerre.

Ils sont presque toujours sans feu, à cause de la rareté du bois. Le froid y est cependant excessif dans quelque saison que ce soit. Ils logent pendant l'hyver dans le creux des rochers, où ils se renferment avec leurs familles, & couchent tous ensemble, sans distinction de sexe & de parenté. Ils n'y restent pas moins de huit mois sans voir l'air, ni rien qui approche de la lumiére. Pendant les trois ou quatre mois d'Été, ils ont la précaution d'amasser de la chair de Baleine & de Vaches marines, dont il se trouve une grande quantité dans tous ces Païs-là. Ils vont à chasse & tuent des animaux de toutes les especes. Ils n'ont pas l'usage du fer, à moins qu'ils ne surprennent quelques-unes de nos Chaloupes. Après avoir déchiré & mangé nos pauvres Matelots, ils se servent de ces petits Bâtimens pour aller d'un lieu à l'autre, & lorsqu'ils les voyent hors de service ils les brisent afin de profiter des cloux, qu'ils forgent entre deux cailloux pour leur usage. Ils ont des canots de leur propre invention,[G] qui leur servent à passer d'un côté à l'autre.

Cette farouche Nation differe des autres en ce que communément les autres Sauvages n'ont point de barbe, & que ceux-ci au contraire en ont jusqu'aux yeux; cette abondance de poil, qu'ils ne coupent jamais, les rend si affreux qu'ils ont moins la figure humaine que celle d'autant de bêtes farouches. Ils n'ont que les bras & les jambes qui leur donnent quelque ressemblance avec les autres hommes.

À l'extrémité de ce Détroit du côté du Nord, il y a une Baye que nous nommons Baye de l'Assomption, dont on n'a pas encore de connoissance certaine. Quelques-uns de nos Navigateurs s'étant engagés insensiblement dans cette Baye, environ quarante lieuces, ils s'apperçurent que leurs Boussoles n'avoient plus leurs proportions ordinaires; ce qui fait juger qu'il y a infailliblement quelque mine le long de cette Baye, qui attire l'Aiman de tous côtés. On croit qu'il y a une communication du fond de cette Baye au Détroit de Davis. C'est de la même Baye que sortent presque toutes les glaces qui se déchargent par le Détroit de Hudson. On ne sçait point encore comment toutes ces glaces se forment. Il y en a de si grosses que leur superficie au dessus de l'eau surpasse l'extrémité des Mats des plus gros Navires. Nous avons eu la curiosité de sonder au pied d'une glace qui étoit échouée. On y fila cent brasses de lignes, sans trouver le fond. Plus avant, du côté de l'Ouest, il y a une grande Isle que les François ont nommée Phelipeaux, où il y a quantité de Vaches marines; & sans doute que si la saison permettoit d'y descendre, on pourroit y ramasser beaucoup d'yvoire. Les dents des Vaches marines ont une coudée de long, & sont grosses comme le bras, d'une yvoire presqu'aussi belle que celle de l'Elephant. Cette Isle n'est point élevée comme toutes les terres du Détroit. Elle est au contraire fort platte; & son rivage sabloneux forme un aspect tout-à-fait agréable.

Mais pour revenir aux Danois, après avoir passé tout le Détroit, continuant toujours leur route vers le Nord, ils aborderent enfin la terre ferme, près d'une Rivière que l'on a nommé la Rivière Danoise & que les Sauvages nomment Manotcousibi, qui signifie Rivière des Étrangers. Là ils mirent leurs Vaisseaux en hyvernement, & s'y logerent le mieux qu'ils purent, n'ayant aucune expérience du Païs, & ne se défiant pas du froid extrême qu'ils avoient à combattre. Enfin, ils essuierent tant de misere & de souffrances, que la maladie s'étant mise entre eux, ils moururent tous pendant l'hyver, sans qu'aucun Sauvage en eût connoissance.

Le Printems étant venu, les glaces déborderent avec leur impétuosité ordinaire. Elles emporterent le Vaisseau Danois avec tout ce qu'il contenoit, à la reserve d'un canon de fonte d'environ huit livres de balles, qui y resta, & qui y est encore tout entier, excepté le tourillon de la culasse que les Sauvages ont cassé avec des pierres. Ces Barbares furent extrémement surpris l'Esté suivant, lorsqu'en arrivant dans ce lieu ils virent tant de corps morts, & des hommes ausquels ils n'en avoient jamais vû de semblables. La terreur s'empara d'eux, & les obligea de prendre la fuite. Mais lorsque la peur eut fait place à la curiosité, ils retournerent dans le lieu où ils s'attendoient à faire un riche pillage. Malheureusement il y avoit de la poudre, dont ils ne connoissoient pas les propriétés. Ils y mirent imprudemment le feu, qui les fit tous sauter, brûla l'édifice des Danois & tout ce qui étoit dedans, de sorte que ceux qui vinrent après eux ne profiterent que des cloux & d'autres ferremens qu'ils ramasserent dans les cendres.

La Rivière Danoise dans son embouchure n'a pas plus de 500 pas de largeur. Elle est fort profonde; ce qui forme un grand courant, lorsque la Mer entre & fort rapidement à toutes les marées. Ce Détroit n'a pas plus d'un quart de lieue de long, après quoi la Rivière s'élargit & devient fort navigable pendant l'espace de 150 lieues. Tout le Païs est presque sans bois, hors les Isles dont cette Rivière est toute entrecoupée. Au bout des 150 lieues, il y a une chaîne de hautes montagnes qui rendent la navigation impossible plus loin, à cause des chûtes d'eau qui s'y rencontrent; après quoi elle reprend sa forme ordinaire.

À 15 lieues de la Rivière Danoise on en trouve un autre qui est remplie de Loups marins, & qui en tire son nom. Entre ces deux Rivières, il y a une espece de Bœufs qu'on nomme Bœufs musqués, parce qu'ils sentent si fort le musc que dans certaine saison de l'année il est impossible d'en manger. La laine de ces animaux est fort belle,[H] & plus longue que celle des Moutons de Barbarie. Quoiqu'ils soient plus petits que nos Bœufs, ils ont les cornes beaucoup plus grosses & plus longues. Leurs racines se joignant sur le haut de la tête, forment un espece de bourlet & descendent à côté des deux yeux, presqu'aussi bas que les Nazeaux. Ensuite le bout remonte en haut, & forme une espece de croissant. Il y en a de si grosses qu'on en voit de séparées du crâne qui pesent ensemble 60 livres. Ils ont les jambes si courtes, que leur laîne traîne par terre lorsqu'ils marchent; ce qui les rend si difformes qu'on a peine à distinguer d'un peu loin de quel côté ils ont la tête. Il n'y a pas une grande quantité de ces animaux, & les Sauvages les auroient d'autant plûtôt détruits, s'ils s'étoient avisés d'en faire la chasse, qu'ayant les jambes très-courtes, on les tue dans les tems de neige sans qu'ils puissent fuir. Il y a dans le même Païs une mine de cuivre rouge, si abondante & si pure, que sans le passer par la forge, les Sauvages ne font que le frapper entre deux pierres, tel qu'ils le recueillent dans la mine, & lui font prendre la forme qu'ils veulent lui donner.

Les Nations qui habitent de ce côté-là sont d'une physionomie fort douse & fort humaine; mais le Païs est d'ailleurs fort ingrat. Il n'y a point de Castors ni d'autres pelleteries. Ils ne vivent que de Poissons, & de Cerfs qu'on nomme Cariboux. Les Lievres y sont beaucoup plus grands qu'en France. Ils sont blancs l'hyver, & gris l'Été: leurs oreilles sont fort grandes & toujours noires. Leur poil ne tombe point, comme aux Lievres de l'Europe; de sorte que des peaux d'hyver on feroit de fort beaux manchons.

En suivant la Mer vers le Nord, on trouve un autre Détroit, dont on découvre facilement les terres d'un bord a l'autre. Mais on n'a pû jusqu'à présent pénétrer jusqu'au bout. Les glaces y sont prodigieuses, & les courans insurmontables. Il y a beaucoup d'apparence que ce bras de Mer communique à la Mer de l'Ouest. Ce qui donne lieu à cette conjecture, c'est que lorsque les vents soufflent du Nord, la Mer dégorge par ce Détroit avec tant d'abondance que l'eau s'éleve dans toute la Baye de Hudson dix ou douze pieds plus que la hauteur ordinaire. Les Sauvages racontent qu'après avoir marché plusieurs mois à l'Ouest-Sud-Ouest, ils ont trouvé la Mer, sur laquelle ils ont vû de grands Navires, avec des hommes qui ont de la barbe & des bonnets, & qui ramassent de l'or sur le bord de la Mer, c'est à dire sans doute à l'embouchure des Rivières.

Il y a fort loin dans les terres une Nation nombreuse, qu'on appelle les Plats-Côtés, qui n'a point d'autres ferremens que ceux qu'elle est venue ramasser dans les débris de l'incendie des Danois, ou qu'elle a ravis aux autres Sauvages qui y étoient venus avant elle. Ils se croioient bien payés de la fatigue d'un long voyage, lorsqu'ils avoient pû recueillir trois ou quatre petits clous longs comme le doigt, & tout mangés de rouille. Les Esquimaux du Détroit de Hudson y alloient aussi dans la même vûë; & cette avidité commune pour le fer des Danois, a donné lieu à plusieurs batailles sanglantes.

Au reste, en prétendant que les Danois ne sont entrés qu'après nous dans la Baye de Hudson, nous ne désavouons point que notre premier Établissement n'ait été posterieur à leur infortune. Ce fut Nelson, comme je l'ai déja remarqué, qui bâtit le premier un Fort dans la Rivière à laquelle il donna son nom, & que les François ont nommée depuis la Rivière de Bourbon. Il y arriva d'abord en Automne & fit sa descente dans cette Rivière du côté du Nord. Tous les Sauvages s'étoient déja retirés dans la profondeur des Bois. Nelson s'apercevant qu'il étoit trop tard pour se procurer la connoissance du Païs, & craignant de s'exposer au même malheur que les Danois, dont on ne dit pas néanmoins comment il avoit appris l'avanture, se contenta de planter un poteau auquel il arbora les Armes d'Angleterre pour titre de possession, avec un grand carton sur lequel étoit dessiné un Navire. Il pendit aussi à une branche d'arbre une grande chaudiere pleine de petites marchandises, dont les Sauvages profiterent à leur retour. Comme ils étoient déja instruits de la nature de ces denrées par l'avanture des Danois, ils ne douterent pas que les mêmes Étrangers qui avoient quitté leur Païs en y laissant un si riche dépot, ne revinssent l'année suivante. Ils attendirent jusqu'à la dernière saison. En effet les Anglois arriverent, & trouverent ces Sauvages, qui les reçurent humainement & qui les conduisirent dans les Isles où ils bâtirent le Port Nelson, c'est-à-dire à sept lieues dans la Rivière. Ce fut-là, comme on l'a rapporté, que M. des Groseliers fut surpris de trouver des Anglois lorsqu'il y vint de Québec, & que s'étant emparé du Port Nelson, il en fut mal recompensé par les François.

Quoique nous ayons joui paisiblement de nos droits depuis le Traité d'Utrecht, il s'est passé plusieurs années pendant lesquelles on n'a pas vû renaître l'ancienne ardeur pour le commerce de ces rudes climats. Le gout de la Pelleterie étoit déchû en Angleterre. Celui des nouvelles découvertes étoit encore moins ardent, & l'on étoit assez occupé du soin des anciennes Colonies. Celle de la Georgie a fait une nouvelle diversion du Côté méridional. Mais il faut espérer que ce qui commence à paroître utile sera poussé avec une chaleur proportionnée aux avantages qu'on s'y propose. D'ailleurs, puisqu'il n'y a que la force des obstacles qui ait refroidi l'espérance de trouver par le Nord-Ouest un passage à l'autre Hémisphere, il se trouvera peut-être quelqu'un qui joindra plus de bonheur à la hardiesse & qui réussira dans l'entreprise que tant d'autres ont manquée. Il est certain que M. Frobisher qui a tenté le premier ce grand dessein n'avoit point alors d'autre vûë. Il en avoit parlé pendant quinze ans à tous ses amis; il avoit sollicité tous les Marchands de Londres; enfin lorsqu'Ambroise Dudley Comte de Warwick lui fournit les moyens de l'executer, il partit de Londres sans aucun projet de commerce, & poussé par la seule espérance de trouver le passage qu'il vouloit chercher. Pourquoi ne se trouveroit-il personne aujourd'hui qui se sente le même courage, lorsque la moitié des difficultés est vaincue, & que s'il en reste encore de fort grandes, la vraisemblance du succès n'en subsiste pas moins toute entiere? Dans le dernier voyage de Frobisher, le Bridgewater, un des Vaisseaux de sa Flotte, qu'il avoit laissé en danger à son départ de la Baye de Warwick, fut contraint de prendre sa route du côté du Nord par un passage inconnu, très-dangereux & plein de rochers au-dessus de Bearbay, d'où il passa néanmoins fort heureusement dans la mer du Nord, cette Mer qui est derriere le Détroit de Frobisher, dans laquelle Frobisher, comme on l'a dit, & d'autres après lui ont navigué, & où l'on a découvert une grande terre qui s'avance dans la Mer. Le Bridgewater découvrit au Sud-Est de Frisland, à 57 dégrés & demi de latitude, une grande Isle inconnue auparavant. Cette Isle, dont il rasa la Côte pendant trois jours, lui parut fertile & agréable. Rien ne l'auroit empêché de pénetrer plus loin, si les vivres ne lui eussent manqué. Il n'avoit plus de glaces à combattre. On n'étoit qu'à la fin du mois d'Août. Le chagrin que le Capitaine & les Gens de l'équipage ressentirent de se voir forcés à retourner par les plus courtes voiës, leur fit tenter une descente dans l'Isle, pour y chercher de quoi ravitailler leur Vaisseau. Ils la trouverent sans Habitans, & sans autre créature vivante que des Oiseaux & des Serpens. Le courage des Matelots alla jusqu'à leur faire essaïer si les Serpens ne pouvoient pas leur servir de nourriture. Ils en tuerent quelques-uns, dont ils firent manger la chair à un chien qu'ils avoient à bord. Le chien s'en remplit d'autant plus avidement qu'on avoit pris soin de la faire cuire, pour lui ôter par le feu tout ce qu'elle pouvoit perdre de sa qualité venimeuse. Mais au bout d'un quart-d'heure il enfla prodigieusement, & peu de tems après il mourut dans des convulsions fort violentes.

Les gens du Bridgewater tuerent d'abord facilement une assez grande quantité d'Oiseaux. Ensuite ces animaux effarouchés par l'odeur & par le bruit de la poudre, se retirerent dans l'épaisseur des bois. Les arbres ressembloient à ceux de l'Europe & portoient des feuilles fort vertes. L'herbe étoit fort abondante dans les Prairies, & les montagnes couvertes d'une sorte de mousse. Il y avoit des restes de glaces, qui firent juger à nos Anglois que l'hyver y devoit être assez rude; mais ils jugerent aussi qu'il n'y pouvoit pas être fort long, puisque les feuilles y étoient d'une grandeur à faire croire qu'elles étoient ouvertes depuis long-tems, & d'une force qui leur persuada qu'elles étoient encore éloignées de leur chûte. Mais quoiqu'ils reconnussent divers arbres à fruit, tels que des Poiriers, & même des Noyers dont l'écorce & le bois sont plus tendres, ils n'y découvrirent ni noix ni poires, & le seul fruit qu'ils trouverent fut aux Chênes & à d'autres arbres où il n'est d'aucun usage. Quoiqu'ils eussent raison de croire que l'Isle n'étoit point habitée, puisque le côté qu'ils parcoururent, & qui leur parut le plus agréable, étoit désert, ils virent en differens endroits des arbres coupés & les vestiges de plusieurs pieds; ce qui leur fit croire qu'il devoit se trouver à peu d'éloignement quelque terre ou quelque autre Isle peuplée, dont les Habitans passoient quelquefois dans celle-ci. Enfin la nécessité força le Bridgewater de remettre à la voile.

Les Anglois ne sont pas les seuls qui ayent tenté de trouver un passage du côté du Nord. On trouve ce projet dans plusieurs Relations Françoises & Hollandoises. Non-seulement les Vaisseaux de ces deux Nations l'ont entrepris par la Mer, mais depuis que les François sont en possession du Canada, ils ont cherché le moyen de pénétrer au travers du Continent jusqu'à la Mer du Sud par la communication des Rivières. N'ôtons point au célebre M. Cavelier de la Salle le mérite qu'on a voulu lui donner de n'avoit entrepris tous ses voyages en Amérique, que pour y répandre la Religon Chrétienne. «Il résolut, dit l'Auteur d'une fort belle Relation, d'entrer dans ces terres jusqu'alors inconnues pour faire connoître aux Habitans malgré leur barbarie, la vérité du Christianisme & la puissance de notre grand Monarque. Plein de cette idée il vint à la Cour pour la communiquer au Roi qui ne se contenta point d'approuver son dessein, mais qui lui fit expédier des ordres avec tout ce qui étoit nécessaire pour les exécuter.» Celui qui commence ainsi sa Relation[I] étoit un Officier, homme d'esprit & d'honneur, qui accompagnoit M. de la Salle, & qui partit de France avec lui le 24 Juillet 1668 pour le suivre dans tous ses voyages.

Cependant un Missionnaire,[J] qui ne paroît pas moins honnête homme, & qui avoit comme, d'Officier le mérite d'être temoin oculaire, s'explique en ces termes: «J'ai demeuré près de trois ans en qualité de Missionnaire, avec le Sieur Robert Cavelier de la Salle, natif de Rouen, dans le Fort de Frontenac, dont il étoit Gouverneur & propriétaire. Pendant ce séjour nous nous occupions souvent à lire les voyages de Jean Ponce de Léon, de Pamphile Narvaez, de Cristophe Colomb, de Ferdinand Soto, & de plusieurs autres, pour nous préparer aux découvertes que nous avions dessein de faire. M. de la Salle étoit capable des plus grandes entreprises, & mérite avec justice la qualité de célebre Voyageur. En effet il s'est épuisé pour achever la plus grande, la plus importante, & la plus traversée découverte qui ait été faite de notre siécle. Il a conservé son monde dans des Païs où tous ces grands Voyageurs ont péri, à la réserve de Christophe Colomb, sans avoir remporté aucun avantage de leur entreprise, quoiqu'ils y ayent employé plus de deux cent mille hommes. Jamais personne, avant M. de la Salle & moi, ne s'est engagé dans un tel dessein avec si peu de monde. Notre première pensée, lorsque nous étions au Fort de Frontenac, avoit été de trouver, s'il étoit possible, le passage qu'on cherche depuis longtems à là Mer du Sud, sans passer la ligne Equinoctiale. Quoique le fleuve de Mississipi n'y conduise pas, cependant M. de la Salle avoit tant de lumiéres & de courage qu'on esperoit de le trouver par ses soins. Je ne doute pas qu'il n'eût réussi dans son dessein si Dieu lui eût conservé la vie. Mais il fut massacré dans cette recherche; & il semble que Dieu ait permis que je survêcusse au Sr de la Salle afin que je fournisse au Public le moyen de trouver le chemin de la Chine & du Japon par le moyen de ma découverte».

Mais je n'ai fait cette remarque que pour relever les affectations des Voyageurs, car il importe peu quel étoit le principal motif & la première pensée de M. de la Salle, lorsqu'il paroît constant qu'il y joignoit du moins la vûë & l'espérance de découvrir un passage au Sud. Il est plus difficile de pénétrer ce que le Pere Hennepin a voulu dire, lorsqu'il se vante d'avoir fourni au Public par sa découverte le moyen de trouver le chemin de la Chine & du Japon. S'il n'entend par sa découverte que celle du grand fleuve Mississipi, sur lequel il s'attribue la gloire d'avoir navigué le premier, on sent combien il est demeuré loin de son projet, puisqu'il reste de là une immense partie du Continent à traverser. Et l'on ne peut croire qu'il ait supposé autre chose, puisqu'après avoir rapporté dans la même Relation les circonstances tragiques de la mort de M. de la Salle, il ajoute; «Nos découvertes nous ayant fait connoître la plus grande partie de l'Amérique Septentrionnale, je ne doute point que si l'on nous y renvoyoit pour achever ce que nous avons si heureusement commencé, on ne développât enfin ce qu'on n'a pû éclaircir jusqu'à présent, quelque tentative qu'on ait faite pour cela. Il a été impossible jusqu'ici d'aller au Japon par la Mer glaciale. On a tâché plusieurs fois d'en faire le voyage, mais on n'a pû y réussir, & je suis moralement assuré qu'on n'en pourra jamais venir à bout, qu'au préalable on n'ait découvert le Continent tout entier des terres qui sont entre la Mer glaciale & le nouveau Méxique.»

Il ne parle donc de sa découverte que comme d'un premier dégré qu'il a cru nécessaire pour aller plus loin, dans la supposition que l'entreprise soit en effet possible, mais qui n'a rien ajoûté jusqu'à present à la certitude de la possibilité. Dans un autre lieu, il dit, «que le Pays des Illinois est le centre des découvertes qui peuvent conduire à la connoissance d'un passage au Sud, & qu'il faut que les Princes qui travailleront à cette entreprise s'assurent de ce vaste Continent par des Forts & par des Colonies, qu'ils établiront de lieux en lieux.» Des indications si vagues sont-elles dignes d'un homme à qui l'on ne peut refuser l'honneur d'avoir fait des voyages fort utiles dans le Continent de l'Amérique.

La difficulté se réduit donc toujours, ou à trouver le passage par les Détroits des Mers glaciales, ou à découvrir, dans le Continent, des Rivières dont la communication puisse conduire jusqu'aux rivages du Sud. On a publié à Londres, depuis quelques années, un Voyage de quelques Anglois de la Virginie, qui prétendent avoir traversé tout le Continent au travers des Terres. Quand le succès de cette entreprise seroit bien vérifié, leur Relation ne serviroit qu'à satisfaire la curiosité des Lecteurs, & l'on ne voit point qu'on en puisse tirer d'autre fruit. Il est question de trouver une voie qui soit propre au Commerce, sans quoi il sert peu de nous apprendre qu'à force de marches & de fatigues on peut traverser le Continent. Cependant il est agréable de voir confirmer par le récit de nos Anglois ce que le Pere Hennepin, & d'autres Voyageurs nous racontent de la beauté des campagnes, de la fertilité des terres, & de la multitude des Nations différentes qu'on trouve au milieu du Continent. Ce ne sont point des Pays déserts & sans culture, tels que les François & les Anglois ont trouvé ceux où ils ont planté leurs premières Colonies. Des fruits & des grains de toute espece y enrichissent les campagnes. Plusieurs Peuples y sont policés, jusqu'à se vêtir d'étoffes très-fines. Ils ont l'usage des chevaux avec des selles. Leurs Villes sont bien bâties & réguliérement fortifiées. Enfin la nouvelle France, la Virginie & la Caroline semblent n'être, suivant ces Relations, que des limites stériles & désertes d'une immense étendue de Pays auquel toutes les faveurs de la nature ont été prodiguées; à peu près comme la Moscovie & la Tattarie à l'égard de toutes les autres Parties de l'Europe. Je ne citerai point la Relation de nos Anglois, parce qu'elle n'a point de caractère qui puisse forcer de la recevoir comme un Histoire véritable; mais celle du Pere Hennepin, je parle de la troisiéme, étant l'ouvrage d'un Missionnaire, ne peut être regardée comme une fable, lorsqu'il prend toutes sortes de précautions pour en garantir la vérité. Voici quelques-unes de ses remarques.

«Après avoir cotoyé la plus grande partie du Lac des Illinois, nous vinmes aborder le 1 de Novembre de l'année 1679, à l'embouchure de la Rivière des Miamis, qui se décharge dans ce Lac. Ce Pays, situé entre le 35 & le 40 degré de latitude, confine d'un côté à celui des Iroquois, & de l'autre à celui des Illinois, à l'Orient de la Virginie & de la Floride. Il est très-abondant en toutes choses, en poissons, en bétail, & en toutes sortes de grains & de fruits.... Nous partîmes de cette Contrée au commencement de Décembre. Il fallut conduire notre Équipage & nos Canots par des traîneaux. Après quatre jours de marche nous nous trouvames sur un des bords de la même Rivière, qui nous parut très-navigable. Nous nous y embarquames au nombre de quarante personnes. Nous la descendîmes à petites journées, tant pour nous donner le tems de reconnoître les Habitans & les terres, que pour nous fournir de gibier. Il est vrai que tout ce Pays est aussi charmant à la vûe qu'utile à la vie. Ce ne sont que vergers, bois, prairies; tout y est rempli de fruits: en un mot, on y voit une agréable confusion de tout ce que la nature a de plus délicieux pour la subsistance des hommes, & pour la nourriture des animaux. Cette varieté si agréable, qui entretenoit notre curiosité, nous faisoit aller fort lentement.»

Dans un autre endroit: Plus avant ils trouverent une belle Rivière, plus grande & plus profonde que la Seine. Elle étoit bordée des plus beaux arbres du monde, comme si on les y avoit plantés exprès, & l'on y voyoit des prairies d'un côté & des bois de l'autre. On la passa avec des Canaux, & on l'appella la Maligne. En passant ainsi au travers de ces beaux Pays, de ces campagnes & de ces prairies charmantes, bordées de vignes, de vergers, d'arbres fruitiers, & entr'autres de meurriers... «Après quelques jours de marche, on entra dans des Contrées encore plus agréables & beaucoup plus délicieuses, où nous trouvames une Nation nombreuse, qui nous reçut avec toutes sortes de témoignages d'amitié. Les femmes mêmes alloient embrasser les hommes qui étoient de notre Troupe. Elles les firent asseoir sur des nattes très-bien travaillées...» Beaucoup plus loin le Missionnaire rapporte qu'on trouva des peuples qui n'ont rien de barbare que le nom. Un de ces Sauvages, qui fut le premier qu'on rencontra, revenoit de la chasse avec sa famille. Il fit présent au Chef des François d'un de ses chevaux, & de quelque viande, le priant par signes d'aller chez lui avec tous ses gens. Enfin pour les engager mieux il leur laissa volontairement sa femme, sa famille & sa chasse, comme pour leur servir de gages, & cependant il se rendit au Village, pour faire sçavoir leur arrivée. Au bout de deux jours, il revint avec des chevaux chargés de provisions, & plusieurs Chefs des Sauvages qui l'accompagnoient. Ils étoient suivis de guerriers habillés fort proprement de peaux passées & ornées de plumes. On les recontra à trois lieues de l'habitation. Les François y furent reçus comme en triomphe, & furent logés chez le Grand Capitaine. C'étoit un concours surprenant de peuple, dont la jeunesse étoit rangée sous les armes. Elle se releva jour & nuit pour les garder, les comblant de biens & de toutes sortes de vivres. Ce Village, qu'on appelle les Cenis, est un des plus considérables de toute l'Amérique, par sa grandeur & par le nombre de ses habitans. Il a bien vingt lieues de long au moins. Ce n'est pas qu'il soit contigument habité; les maisons sont distribuées par dix ou douze, qui font comme des cantons, & qui ont chacun des noms differens. Elles sont belles, longues de 40 ou 50 pieds, dressées en manière de ruches à miel, & environnées d'arbres, qui se rejoignent en haut par les branches. Nous trouvames chez ces Cenis plusieurs choses qui viennent indubitablement des Espagnols, comme des piastres,& d'autres monnoyes, des cuilleres d'argent, de la dentelle de toutes sortes, des habits, &c. Nous y vîmes entr'autres une Bulle du Pape, qui exempte du jeûne les Espagnols du Mexique pendant l'Été. Les chevaux y sont si communs qu'on en donnoit un à nos gens pour une hache. Un Cenis voulut donner un cheval pour le capuchon d'un Pere Récollet de la Troupe; parce qu'il en avoit envie.

Voici la Relation que l'Auteur fait d'une autre Nation plus éloignée, qu'il nomme les Tancas: «Je fus député avec deux guides, pour leur apprendre notre arrivée. Comme leur premier Village est au-delà d'un Lac qui a huit lieues de tour, à demi-lieue du bord, nous nous mîmes dans un Canot. Dès que nous fumes sur le rivage, je fus surpris de la grandeur du Village & de la disposition des cabanes. Elles sont disposées à divers rangs & en droite ligne autour d'une grande place. Nous en remarquames d'abord deux plus belles que les autres: L'une étoit la demeure du Chef, & l'autre le Temple. Les murailles en étoient hautes de dix pieds, & épaisses de deux. Le comble, en forme de dôme, étoit couvert d'une natte de diverses couleurs. Devant la Maison du Chef étoient une douzaine d'hommes armés de piques. Lorsque nous nous presentames, un Vieillard s'adressant à moi me prit par la main, & me conduisit dans un vestibule, & delà dans une grande salle en quarré, pavée & tapissée de tous côtés d'une très belle natte. Au fond de cette salle, en face d'entrée, étoit un beau lit, entouré de rideaux, d'une étoffe fine, faite & tissue d'écorce de meurriers. Nous vîmes sur ce lit comme sur un trône, le Chef de ce Peuple, au milieu de quatre belles femmes, environné de plus de soixante Vieillards armés de leurs arcs & de leurs fléches. Ils étoient tous couverts de cappes blanches & fort déliées. Celle du Chef étoit ornée de certaines houpes d'une toison différemment colorée. Celles des autres étoient toutes unies. Le Chef portoit sur sa tête une thiare d'un tissu de jonc très-industrieusement travaillé, & relevé par un bouquet de plumes differentes. Tous ceux qui y étoient avoient la tête nue. Les femmes étoient parées de vestes de pareille étoffe, & portoient sur leurs têtes de petits chapeaux de jonc, garnis de diverses plumes. Elles avoient des bracelets tissus de poil, & plusieurs autres bijoux qui relevoient leur ajustement. Elles n'étoient pas tout-à-fait noires, mais bises, le visage un peu plat, les yeux noirs, brillans, bien fendus, la taille fine & dégagée, & toutes me parurent d'un air riant & fort enjoüé.

«Surpris, ou plûtôt charmé des beautés de cette Cour Sauvage, j'adressai la parole à ce vénérable Chef, &c. Après m'avoir attentivement écouté, il m'embrassa, & me répondit d'un air doux & riant... qu'il auroit le lendemain l'honneur de voir notre Chef, & de l'assurer de son amitié. Là dessus je lui offris une épée damasquinée d'or & d'argent, quelques étuis garnis de rasoirs, cizeaux & couteaux, avec quelques bouteilles d'eau-de-vie. Je ne sçaurois exprimer avec qu'elle joie il reçut tous ces petits présens. Je m'apperçus cependant qu'une de ses femmes, maniant une paire de cizeaux, & en admirant la propreté, me sourioit de tems en tems & sembloit m'en demander autant. Je pris mon tems pour m'approcher d'elle. Je tirai de ma poche un petit étui d'acier travaille à jour, où il y avoit une paire de cizeaux & un petit couteau d'écaille, & feignant d'admirer la blancheur & la finesse de sa veste, je lui mis finement l'étui dans la main. En le recevant elle serra fortement la mienne. Une autre de la compagnie, qui n'étoit pas moins propre, ni moins agréable, nous étant venu joindre, me fit comprendre en me montrant les attaches de sa juppe, que je lui ferois plaisir de lui donner des épingles. Je lui en donnai un rouleau de papier garni, avec un étui d'éguilles, & un dez d'argent. Elle reçut ces colifichets d'un air fort joyeux. J'en donnai autant aux deux autres. La mieux faite, & celle qui paroissoit la plus aimable, ayant pris garde que j'admirois le collier qu'elle portoit au cou, le détacha adroitement & me l'offrit d'une manière tout-à-fait polie. Je me défendis quelques-tems de l'accepter; mais le Chef lui ayant fait signe de me le donner, je ne pus me dispenser de le recevoir, à dessein de le présenter à notre Chef. Pour lui marquer ma reconnoissance, je lui donnai dix brasses de rasade bleue, dont elle me parut aussi contente que je le fus de son présent. Cependant, comme le jour déclinoit, je voulus prendre congé du Chef de cette Nation; mais il me pria fortement d'attendre au lendemain, & me remit entre les mains de quelques-uns de ses Officiers, avec ordre de me faire bonne chere. Je n'eus pas beaucoup de peine à me rendre à ses offres, & l'envie que j'avois d'apprendre leurs mœurs & leurs maximes me fit demeurer avec plaisir. On me conduisit d'abord dans un appartement meublé à peu près comme celui du Prince. On m'y donna une collation mêlée de gibier & de fruit. Je bus même quelques liqueurs.

Pendant ce tems-là je m'entretenois avec un Vieillard qui me satisfit sur tout ce que je lui demandois. Pour ce qui concernoit leur politique, il me dit qu'ils ne se gouvernoient que par la seule volonté de leur Chef, & qu'ils le révéroient comme leur Souverain; qu'ils reconnoissoient ses enfans comme ses légitimes Successeurs; que lorsqu'il mouroit, on lui sacrifioit sa première femme, son Maître-d'Hôtel, & vingt hommes de sa Nation, pour l'accompagner dans l'autre monde; qu'on prend soin pendant sa vie, non-seulement de nettoyer les chemins par lesquels il passe, mais de le joncher d'herbes & de fleurs odoriferantes.»

Ce que l'Auteur ajoûte de la Religion & des usages des Tancas ne marque pas moins une Nation riche & policée. En parlant du Temple, qu'on lui fit voir: «Le dedans, dit-il, m'en parut très-beau. Je n'en pus voir que la voûte, au haut de laquelle étoient suspendus les corps de deux aigles déployées & tournées vers le Soleil. Je demandai à y entrer; mais on me dit que c'étoit-là le Tabernacle de leur Dieu, & qu'il n'étoit permis d'y entrer qu'à leur Grand-Prêtre. J'appris aussi que c'étoit-là le lieu destiné pour la garde de leurs trésors & de leurs richesses, c'est-à-dire, des perles fines, des pièces d'or & d'argent, des pierreries, &c. Après avoir vû toutes ces curiosités, je pris congé de ceux qui m'accompagnoient, &c. Quelque-tems après nous vîmes le Chef arriver dans une Pyrogue magnifique, au son du tambour & de la musique de ses femmes. Les unes étoient dans sa Barque, les autres voguoient à côté de la sienne..... Après ces protestations d'amitié de part & d'autre, on se fit des présens réciproques. Le Chef des François lui offrit deux brasses de rasade & quelques étuis pour ses femmes. Il donna à son tour six de ses plus belles robes, un collier de perles, une Pyrogue, toute remplie de munitions & de vivres.»

Mon dessein, dans ces extraits, que je crois dignes de foi par l'opinion que j'ai du caractere des Écrivains, est de faire remarquer plus particuliérement que je ne l'ai déja fait, qu'au fond il pourroit bien être du Continent de l'Amérique comme de celui de l'Europe, où plus on pénétre, plus on trouve d'opulence & de politesse; de sorte que, de l'aveu de tout le monde, la France, l'Angleterre, la Hollande & l'Allemagne, qui sont réellement au centre, l'emportent assez clairement sur toutes les autres Nations. Ainsi quand l'espérance de trouver la Mer du Sud par la communication des Rivières, comme on a déja trouvé le Golphe du Mexique par celles d'Ouabache & de Mississipi, ne suffiroit pas pour faire entreprendre sérieusement de pénétrer cette vaste étendue de Païs, d'autres vûes presqu'aussi importantes pour le Commerce, & la seule curiosité même devroient porter les François & les Anglois, que cette entreprise semble regarder par la situation de leurs Colonies, à pousser de ce côté-là leurs découvertes.

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DESCRIPTION

DE LA

NOUVELLE ESPAGNE,

Depuis Panama jusques vers le 40e degré de latitude du Nord.

APrès avoir tiré de mes propres Journaux tout ce qui m'a paru propre à satisfaire la curiosité du Public, j'ai obtenu de M. Rindekly, mon Gendre, la communication des siens, dans l'espérance d'enrichir mon Ouvrage de quelques-unes de ses Remarques. Mais s'étant borné, comme je l'ai fait observer plusieurs fois, à tout ce qui concerne la navigation, je n'y ai trouvé que des détails de Géographie, de Marine & d'Astronomie, qui ne peuvent avoir d'utilité que pour nos Pilotes. Je suis convenu avec lui qu'un recueil de cette nature étoit fait pour demeurer au dépôt de l'Amirauté, où chacun est libre de prendre des instructions & des lumiéres, suivant les vûes qu'on se propose & les navigations qu'on entreprend. Cependant, entre une infinité d'observations inutiles à mon Ouvrage, j'en ai choisi quelques-unes, où mon Gendre, s'écartant un peu de sa méthode, semble avoir accordé quelque chose à sa propre curiosité. Elles m'ont d'autant plus attaché qu'elles regardent un voyage de la Mer du Sud que je n'ai pas fait avec lui. Quelques années avant notre association, il avoit été chargé d'une affaire importante à Panama, où il s'étoit rendu avec des Passeports; & dans le séjour qu'il y fit il composa cette Description de la Nouvelle Espagne, qui se sent toujours un peu de son goût pour les remarques de l'Art.

Ce Pays, si célébre par ses mines d'or & d'argent, & par l'abondance de ses autres biens, s'étend depuis Panama, qui est au neuvième degré de latitude du Nord, jusqu'au nouveau Mexique, qui est vers le 37e degré, c'est-à-dire, l'espace de 28 degrés, Nord & Sud; ce qui fait en droite ligne environ 520 lieues, à compter vingt lieues pour chaque degré.

Les Provinces qui composent cette riche Contrée de l'Amérique Septentrionnale, sont la Tierra firma, qui est la plus voisine de ligne équinoctiale, & qui forme une ligne de séparation entre les deux parties de l'Amérique; en suite la Province de Veragua, celles de Costa-Ricca, de Nicaragua, de Honduras, de Quatimala, de Vera-Paz, de Chiapa, de Soconusco, de Tabasco, de Jucatan, de Guexaca, de Tlascalo, de los Angelos, du Mexique, proprement dit, de Mechoacan, de Panuco, de Xalisco, de Guadalaxara, de Zacatecas, de la nouvelle Biscaye, de Culiacan, de Cinaloa, du nouveau Mexique; ausquelles on peut joindre aussi la Californie. Toutes ces Provinces étant soumises au Viceroi de la nouvelle Espagne, sont comprises sous le même nom.

Tierra firma contient la Ville de Panama, Port fameux de la Mer du Sud, où se rendent les richesses du Perou, qui delà se transportoient autrefois par terre à celui de Nombre de dios, mais qui vont aujourd'hui à Porto-Bello, & à Nata. Le Pays est généralement montagneux, l'air épais, chaud & humide, ce qui le rend par conséquent fort mal sain. La terre n'y produit guéres que du bled d'Inde; mais les pâturages y sont fort bons pour les troupeaux. Panama est la résidence d'une Cour Royale, qui étend sa Jurisdiction sur cette Province & sur celle de Veragua. Elle a son Evêque, Suffragant de l'Archevêché de Lima, & plusieurs Monastères. Le Port est d'une bonté médiocre. Il fut construit par Pierre Arias d'Avila, Gouverneur de la Castille d'or, en 1519. Nombre de dios, qui fut découvert par le grand Christophe Colomb, & bâti par Jean de Nicuosa, a été transporté à Porto-Bello, où l'air est plus sain, & le Port plus commode pour charger & décharger les Gallions. On va de Porto-Bello à Panama, ou par terre, la distance n'étant que de dix-huit lieues, ou par la Rivière de Chagro, qui, lorsqu'élle est remplie d'eau, conduit les marchandises jusqu'à cinq lieues de Panama. Nata est à trente lieues.

La Province de Veragua s'étend au-delà du 10 degré de latitude du Nord, borde à l'Ouest celle de Costa-Ricca, à l'Est celle de Tierra firma, & des deux côtés les deux Mers du Nord & du Sud. Elle a cinquante lieues de longueur de l'Est à l'Ouest, & vingt-cinq de largueur. Le Pays est montagneux, sec & stérile, sans être plus propre à nourrir les bestiaux qu'à produire du bled; mais il renferme quantité de mines d'or. Ses Villes sont la Conception, à quarante lieues de Nombre de dios; la Trinité, à six lieues à l'Ouest de la Conception; Santa-Fé, douze lieues au Sud de la Conception; & Carlos, à cinquante lieues de Santa-Fé.

Costa-Ricca joint Veragua à l'Est, & Nicaragua au Nord-Est. Sa longueur de l'Est à l'Ouest est de quatre-vingt-dix lieues. Le Pays est bon. Il renferme aussi plusieurs mines d'or & d'argent. Ses deux principales Villes sont Aranjuez, à cinq lieues des Indiens qui se nomment Chamos; & celle de Cartago, qui est située presqu'au milieu de la Province, à vingt lieues de la Mer. Cette Province a quelques petits Ports sur les deux Mers du Sud & du Nord.

Celle de Nicaragua, qui porta d'abord le nom de nouveau Royaume de Leon, touche du côté du Nord-Est à la Province de Guatemala; & du côté du Sud, à Costa Ricca. Les deux autres côtés sont lavés par les deux Mers. Elle a 150 lieues de longueur de l'Est à l'Ouest, & 80 du Nord au Sud. Le bled d'Inde, le cacao, le cotton & les bestiaux y sont en abondance. Les Villes principales sont Léon, qui n'est qu'à douze lieues de la Mer du Sud, proche d'un grand Lac; c'est la résidence du Gouverneur de la Province, & d'un Evêque. Grenade, à seize lieues de Léon au Sud-Ouest, sur les bords du même Lac, & proche d'une montagne brûlante qui s'appelle Massayatan: ces deux Villes furent fondées en 1523, par le Capitaine François Hernandez. Nueva Segovia; fondée par Pierre Arias Davila, à vingt lieues au Nord de Léon; le territoire de cette Ville est fort riche en or. Jaen, au fond du Lac, à trente lieues de la Mer du Nord. La Rivière de Desaguadero, qui sort de ce Lac, forme une communication entre Jaen & Porto-bello. Realejo, qui n'est qu'à une lieue du Port de même nom, où l'on construit des Vaisseaux, parce que le bois y est excellent. Les Indiens ont aussi quantité de bonnes Villes dans cette Province. Elle produit des fruits délicieux. Le grand Lac dont j'ai parlé a son flux & son reflux & communique à la Mer du Nord par la Rivière que j'ai nommeé. La montagne de Massayatan, qui est un volcan continuel, fit naître à un Moine Espagnol la pensée que ce ne pouvoit être que de l'or liquide, qui brûloit sans cesse. Il fit descendre un seau de fer, soutenu par des chaînes très-fortes, pour servir à puiser ce précieux métal; mais, avant que d'être arrivés au feu, le sceau & les chaînes fondirent comme s'ils eussent été de plomb. La Province a plusieurs petits Ports.

Honduras s'étend de l'Est à l'Ouest, au long de la Mer du Nord ou du Golfe de Honduras, l'espace de 150 lieues; & depuis la même Mer jusqu'à la Province de Nicaragua, sa largeur est de 80 lieues. Elle borde au Sud Nicaragua & Guatemala, & à l'Ouest Guatemala & Vera-Paz. Au Nord & à l'Est, elle a la Mer du Nord, sans toucher d'aucun côté à celle du Sud. Quoiqu'elle ait beaucoup de montagnes, elle produit abondamment du bled d'Inde & du froment de l'Europe, elle nourrit toutes sortes de Bestiaux, & n'est pas sans mines d'or & d'argent. Ses Villes sont Walladolid, que les Indiens appellent Comayagua, à seize degrés de latitude du Nord, & 40 lieues de la Mer du Nord; c'est le séjour du Gouverneur & d'un Evêque. Gracias à Dios, à 30 lieues de Walladolid, au Nord-Ouest; cette Ville à beaucoup de mines d'or aux environs. San-Pietro, à 30 lieues de Walladolid, au Nord: Saint Jean Puerto-Cavallos, au quinzième degré de latitude, à 11 lieues de San-Pietro; le Port est bon, mais l'air fort mal sain: Truxillo, à 60 lieues au Nord-Est de Valladolid, & 2 lieues de la Mer du Nord: Saint George de Olancho, à 40 lieues de Valladolid, du côté de l'Est; cette Ville n'a pas plus de quarante familles Espagnoles; mais elle a dans son territoire plus de 16000 Indiens, qui sont ses tributaires & l'or est abondant dans ses mines. La Province de Honduras touche aux Mers du Nord & du Sud; & la distance de l'une à l'autre, depuis le Porto Cavallos dans celle du Nord, jusqu'à la Baye de Fonseca dans celle du Sud, est de 53 lieues. C'est une erreur, dans la plûpart des Cartes, de mettre la Baye de Fonseca dans la Province de Guatemala.

Cette derniere Province s'étend au long de la Mer du Sud l'espace de 70 lieues en longueur, sur environ 30 de largeur. L'air y est temperé. Elle produit du bled d'Inde, du froment, du coton, & d'autres biens. Les pluies y sont rares, mais elles sont fort violentes entre les mois d'Avril & d'Octobre. Ses Villes sont au nombre de cinq, toutes bâties dans les années 1524 & 1525, par Dom Pierre de Alvarado. 1. Sant-jago de Guatemala, qui est la résidence d'une Cour Royale, dont la Jurisdiction s'étend sur plusieurs Provinces. Elle est au 14e degré 30 minutes de latitude, à douze lieues de la Mer du Sud, avec un Evêché Suffragant de Mexico, & plusieurs Monasteres. Son territoire contient vingt-cinq mille Indiens qui lui payent un tribut. La situation en est délicieuse, & l'on y trouve toutes sortes d'excellens fruits & de provisions. 2. San-Salvador, que les Indiens appellent Cuzcatlan, a quarante lieues au Sud-Ouest de Sant-jago. 3. La Trinité, nommée Sansonate par les Indiens, à 26 lieues au Sud-Ouest de Sant-jago, & 4 du Port d'Axacutla, lieu considérable par son commerce avec le Perou & le Mexique. 4. Saint-Michel, à 62 lieues de Sant-jago au Sud-Est, & 2 lieues de la Baye de Fonseca, qui est son Port. On compte aux environs de cette Ville 80 petites Villes Indiennes. 5. Xeres de la Frontera, sur la frontiere de Nicaragua, dans un terroir extrêmement fertile en bled d'Inde & en coton. Près de Sant-jago, est une montagne brûlante, qui cause souvent de grands ravages par les flammes, les pierres & la cendre qu'elle vomit dans les lieux voisins. Il n'est pas surprenant que cette Province ait des bains chauds de plusieurs especes. Mais elle porte aussi d'excellent baume, de l'ambre liquide, de la résine blanche, & plusieurs autres gommes; avec differens animaux (dans lesquels on trouve la pierre de Bezoar) & du Cacao de la meilleure espece.

Soconusco, qui suit à l'Ouest Guatemala, s'étend de même au long de la Mer du Sud. Sa longueur, comme sa largeur, est d'environ 34 lieues, & sa principale production, le Cacao. Cependant elle produit un peu de bled. Il ne s'y trouve qu'une Ville, nommée Guevetlan, qui est la résidence de son Gouverneur.

La Province de Chiapa est dans l'intérieur des Terres, renfermée au Sud par Soconusco, à l'Ouest par...., au Nord par Tabasco, & a l'Est par Vera-Paz. Elle a de longueur environ 40 lieues de l'Est à l'Ouest, & quelque chose de moins en largeur. On y trouve en abondance du bled d'Inde & d'Europe, toutes sortes d'autres grains, & des bestiaux, mais peu de moutons. Son unique Ville est Ciudad-Real, qui est un Evêché. Les Indiens y sont en grand nombre, & leur principale Ville, qui se nomme Chiapa, donne son nom à la Province. Ils nourrissent les meilleurs chevaux de la nouvelle Espagne; &, ce qu'on auroit peine à s'imaginer d'une Nation barbare, ils sont Musiciens, Peintres, & propres à toutes sortes d'arts. La Ville Espagnole est au milieu d'une délicieuse vallée, qui forme un cercle autour d'elle, au 13e degré 30 minutes de latitude, à 60 lieues de la Mer du Nord, & presqu'à la même distance de celle du Sud.

Les Religieux Dominiquains ont donné le nom de Vera-Paz à la Province suivante, parce qu'ils en firent la conquête par les seules armes de l'Evangile, qui sont la prédication, la priere & les exemples. Elle est aussi dans l'intérieur du Continent, au milieu des Provinces de Soconusco, de Chiapa, Jucatan, Honduras, & Guatemala. Elle a trente lieues d'étendue. Le Pays est humide, & par conséquent plus propre au bled d'Inde, qui croit deux fois par an, qu'à notre froment d'Europe. Elle produit du cacao & du coton; mais particuliérement une quantité surprenante d'oiseaux de toutes sortes de couleurs, dont les plumes sont employées à divers usages. Il s'y trouve aussi quantité de lions & de tigres. Les Espagnols n'y ont pas de Villes ni de Gouverneurs; mais les Dominiquains qui en sont comme les Rois, ont plusieurs Couvens dans les Villes Indiennes, où leurs instructions contiennent les habitans, qui étoient autrefois fort sauvages.

Jucatan est une Péninsule. Elle fut prise d'abord pour une Isle, parce qu'elle est environnée de tous côtés par la Mer du Nord, excepté dans sa jonction avec Chiapa, Vera-Paz, & Tabasco. Cette piece de Terre s'étend dans la Mer près de cent lieues en longueur, depuis le Continent, & n'a pas plus de vingt-cinq lieues dans sa plus grande largeur. La qualité de l'air y est tout à la fois chaude & humide. Quoiqu'il n'y ait ni Rivière ni Ruisseau dans un si long espace, l'eau est par-tout si proche pour les puits, & l'on trouve, en ouvrant la terre, un si grand nombre de coquillages, qu'on est porté à regarder cette vaste étendue comme un lieu qui a fait autrefois partie de la Mer. Elle est couverte de bois. Il n'y croit aucune sorte de grain, & l'on n'y voit point d'or ni d'autres métaux; mais les animaux sauvages & privés y sont en abondance. Le coton & l'indigo ne s'accommodent pas moins du terroir. Les habitans y multiplient beaucoup, & parviennent à l'extrême vieillesse. Ils élevent tous les bestiaux de l'Europe, & d'excellens chevaux.

La Province de Tabasco, subordonnée au Gouverneur de Jucatan, & située au long de la Mer du Nord ou du Golfe du Mexique, a 40 lieues de longueur, de l'Est à l'Ouest, depuis les bords de Jucatan jusqu'à ceux de Guazacoalco. Sa largeur est à peu près la même depuis la Mer jusqu'aux limites de Chiapa. Elle est remplie de Lacs, d'Étangs & de Marais; de sorte que les voyages s'y font sur des Canots & des Barques. L'air y est chaud & humide, & par conséquent les pâturages fort bons; le maïs & le cacao y sont communs. Aussi n'a t'elle guéres d'autre avantage: comme elle n'a point d'autre Ville que Tabasco, qu'on nomme plus ordinairement Na Sa de la Victoria, d'une insigne victoire que Ferdinand Cortez y remporta en 1519. Le tribut que les Indiens payent à cette Ville consiste en 2000 xiquipiles de cacao; chaque xiquipile contient 8000 noix, & trois xiquipiles font une charge.

Une des grandes Provinces de la nouvelle Espagne est celle de Guaxaca, qui a cent vingt lieues de longueur d'une Mer à l'autre, sur cent de largeur au long de celle du Sud, & 50 au long de celle du Nord. Sa Capitale est Antequera, Ville Épiscopale, dont on vante beaucoup la principale Église. On y compte plus de 600 familles Espagnoles. La Vallée où cette Ville est située donne le titre de Marquis Del Valle aux descendans de Cortez, Conquerant du Mexique. Il y coule une Rivière qui se cache sous terre à Cimatlan, & qui reparoît deux lieues plus loin, près des montagnes de Coatlan. La Province fournit beaucoup de soie, de froment, & de bled d'Inde. Les mines d'or y étoient autrefois en grand nombre, mais il paroît qu'elles sont épuisêes.

Au Sud-Ouest de cette Province sont celles de Tusepeque, qui a 60 lieues de longueur en suivant les Côtes de la Mer du Sud, celle de Zapotecas au Nord-Est, & celle de Guazacoalco, qui, malgré leur étendue, passent pour autant de parties de Guaxaca. Toutes ces Contrées forment un Pays fort rude, où les mines d'or ne laissent pas d'être en grand nombre, mais d'un accès si difficile qu'on en tire peu d'avantage. On y trouve les Villes de S. Ildefonso de los Zacatecos, à vingt lieues d'Antequera au Nord-Est; Sant-jago de Nexapa, à vingt lieues d'Antequera vers l'Est; Espirito Santo, sur le bord de la Mer du Nord. Toutes les Rivières de la Province de Guaxaca roulent de l'or. Les Indiens y menent une vie douce & commode, lorsqu'ils veulent se la procurer par le travail. Ils se servent du cacao au lieu d'argent. Le Pays est agréable & l'air fort sain. Comme les meurriers y sont en abondance, la soie y est fort commune.

La Province & l'Evêché de Tlascala, nommée autrement los Angelos, est entre le Mexique & Guaxaca. Elle a cent lieues de la Mer du Nord à celle du Sud, & 80 lieues de largeur au long de la Mer du Nord, mais dix-huit ou vingt seulement au long de celle du Sud. On y compte trois Villes Espagnoles; celle de los Angeles, qui n'est qu'à vingt lieues de Mexico, & qui est Épiscopale. On y vante un Collège où l'on instruit plus de 1500 jeunes Indiens. Elle est située dans le Canton de Cholula, au milieu d'une Plaine nommée Guetlaxcoapa, sur le bord d'une petite Rivière qui sorte du pied d'une Montagne brûlante. Ce Canton produit du bled, du vin, toutes sortes de fruits d'Europe, du sucre, du lin, & les meilleures légumes du monde. À peu de distance de Tlascala, on trouve quelques sources qui forment une assez grande Rivière. Elle va se décharger dans la Mer du Sud, proche de Zacatula, dans la Province de Mechoacan; mais ce qui la rend digne de remarque, c'est qu'elle est sans poissons, & qu'elle produit tant d'Alligators, espece de crocodiles, qu'ils ont fait abandonner plusieurs Villes voisines. La Ville de Tlascala n'est habitée que par des Indiens. Elle est au Nord de los Angelos, au-dessus du 20e degré de latitude, dans la Vallée d'Atelosco, qui n'ayant qu'une lieue & demie d'étendue, produit plus de 100000 mille boisseaux de froment. Aussi quantité d'Espagnols y exercent-ils l'Agriculture. À sept lieues de la même Ville est la Vallée d'Olumba, qui n'a guéres moins de fertilité. Cortez bâtit la Ville de Segara dans le Canton de Tepeaca, près de laquelle est la Vallée de Saint-Paul, ou l'on voit plus de 1300 familles Espagnoles qui cultivent la terre, & qui nourissent des troupeaux. Le bétail y multiplie si prodigieusement, qu'on parle d'un Fermier à qui deux brebis produisirent quarante mille bêtes de la même espece.

La Province du Mexique a 130 lieues de longueur, Nord & Sud. Elle s'élargit de dix-huit lieues au long de la Mer du Sud, jusqu'à soixante dans l'intérieur des Terres. On y comprend les Cantons de Latcotlalpa, Meztilan, & de Xilotepeque, au Nord-Est; de Matalzingo & de Cultepeque, à l'Ouest; de Tezcuco, à l'Est; de Chalco, au Sud-Est; de Suchimilco et de Flaluc, au Sud; de Coyxca et d'Acapulco, au Sud-Ouest. Une si grande Province n'a pas plus de quatre Villes Espagnoles; mais quantité d'Espagnols sont établis dans les Villes Indiennes. La Ville de Mexico s'appelloit autrefois Tenoxtitlan. Elle est située au 19e degré 30 minutes de latitude, au milieu de deux grands Lacs qui l'environnent; l'un d'eau salée, dont le fond est de salpêtre; l'autre d'eau fraîche, prodiusant tous deux du poisson. Ils sont tous deux à peu près de la même grandeur, qui est cinq lieues de large sur huit de long. Les marécages qu'ils forment autour d'eux ont obligé de construire cinq chaussées, longues d'une demi-lieue, qui conduisent à la Ville. Elle n'a ni murs ni portes. Sa forme est un quarré d'une demi-lieue de diamétre, & de deux lieues de tour. Ses rues sont droites, larges, bien bâties, & presqu'à la même distance, ce qui donne l'air d'un échiquier. L'Italie à peu de Ville qui l'égalent en beauté, & l'on ne voit nulle part un si grand nombre de belles femmes. On y compte plus de cent mille habitans, dont la plûpart à la vérité sont Nègres ou Mulâtres. Les Monasteres n'y occupent pas peu de places, puisqu'il y en a 22 de femmes & 29 d'hommes, de tous les Ordres. Le revenu annuel de l'Archevêque monte à soixante mille pièces de huit, & celui de toute la Cathédrale, à trois cens mille. Il y a peu de Pays au monde où l'air soit si temperé. On n'y connoît ni le chaud ni le froid excessif. La terre produit trois fois chaque année; & le froment sur-tout rend avec une abondance merveilleuse. Aussi la dépense est-elle médiocre à Mexico pour les alimens. Cependant, comme il n'y a point de monnoye de cuivre, & que la moindre piece d'argent est un demi réal, qui fait trois sols, le fruit & les légumes y sont assez chers. Mais au marché, le cacao tient lieu de la petite monnoye, de sorte que 60 ou 80 noix de cacao font à peu près un réal. Pendant toute l'année les marchés sont remplis de fruits & de fleurs. Le Viceroi de la nouvelle Espagne, l'Archevêque, les Cours Souveraines pour la Justice & la Monnoye, enfin tous les Officiers qui appartiennent à la Capitale d'un Gouvernement ont leur résidence à Mexico. Les Suffragans de l'Archevêché sont les Évêques de Tlascala, de Guaxaca, de Mechoacan, de la nouvelle Gallice, de Chiapa, de Jucatan, de Guatemala, de Vera-Paz, & des Isles Philippines. On compte dans la Province du Mexique 250 Villes Indiennes, qui contiennent plus de cinq cens mille familles tributaires, & 150 Couvens de Dominiquains, de Francisquains & d'Augustins, sans compter les Collèges de Jésuites & les Séminaires.

Le Canton d'Acapulco est sur la Côte de la Mer du Sud, au 17e degré de latitude. La Ville est à six lieues de la Rivière Yopes. À peine mérite-t'elle le nom de Village, car les maisons n'y sont que de boue. Sa situation, au pied d'une Montagne, la couvre du côté de l'Est; ce qui rend l'air fort mal sain depuis le mois de Novembre jusqu'à la fin de Mai, parce que le climat étant sans pluie dans tout cet intervalle, la chaleur y est aussi violente au mois de Janvier qu'en Italie pendant la canicule. Cette mauvaise disposition de l'air & du terroir met Acapulco dans la nécessité de tirer ses provisions de plusieurs autres Pays, & les rend par conséquent fort cheres. La Ville d'ailleurs est fort sale, parce qu'elle est mal pavée, & manque des commodités les plus ordinaires, telles que des Hôtelleries pour les Étrangers. Aussi n'est-elle habitée que par des Nègres & des Mulâtres; car aussi-tôt que les Vaisseaux de Manila & du Perou sont déchargés, les Marchands Espagnols se retirent dans d'autres lieux. Le seul avantage d'Acapulco consiste dans l'excellence de son Port, qui fait un demi cercle autour de la place, & qui est entouré de montagnes comme d'une espece de mur. Il vaut par an au Gouverneur vingt mille pièces de huit, & presqu'autant au Contrôleur. Le revenu du Curé est de quatorze mille pièces. Enfin, comme le commerce d'Acapulco monte chaque année à plus de quatorze millions de pièces de huit, il n'y a point d'habitant qui n'y fasse beaucoup de profit; & chaque Nègre ne donneroit pas le sien, chaque jour, pour une de ces pièces.

À quatorze lieues de Mexico sont les mines de Pachuca; à 22 lieues, celles de Tusco; à 22 lieues, celles de Tmisquilpo; à 24 lieues, celles de Talpujaya; à 18 lieues, celles de Temazcaltepeque; à 20 lieues, celles de Zacualpa, à 40 lieues, celles de Zupango; à 60 lieues, celles de Guanaxato; à 67 lieues, celles de Comanja; à 18 lieus de los Angelos, celles d'Achachica; sans parler des mines de Guatla, de Zumatlan, & de Saint-Louis de la Paz. On y entretient habituellement plusieurs milliers d'Ouvriers. Toutes ces mines sont d'argent, à l'exception de celles de Tmisquilpo, qui sont d'étain.

La Province de Panuco, qui est au Nord de celle du Mexique, a presque également cinquante lieues dans sa largeur & sa longueur. La partie du Sud est abondante en provisions, & ne manque point de mines d'or; mais celle qui touche à la Floride est d'une misérable stérilité. Elle a trois Villes Espagnoles. Panuco, autrement Sant-Isteran del Puerto, située au 23e degré de latitude, à 65 lieues de Mexico au Nord-Est, à sept ou huit de la Mer, près d'une Rivière dont l'embouchure forme un Port; Sant-Jago de los Valles, à 25 lieues de Panuco, vers l'Ouest; Saint-Louis de Tampico, située proche de la Mer, à sept ou huit lieues au Nord-est de Panuco.

Mechoacan est une Province qui n'a pas moins de 80 lieues de longueur au long de la Mer du Sud, & qui s'étend en largeur l'espace de 60 lieues dans l'intérieur des Terres, entre le Mexique & la nouvelle Gallice. On y comprend les Cantons de Zacatula & de Colima, tous deux sur les Côtes de la Mer du Sud. La Capitale du Pays est Mechoacan, ou Pazcuare, un peu au-dessus du 19e degré de latitude, à 45 lieues de Mexico. Ses autres Villes sont Guayangarco, autrement Valladolid, Siège Episcopal, & Zinzonza. À 28 lieues de Mechouacan sont les mines de Guanaxnato, où le travail & la garde occupent habituellement 600 Espagnols. Saint-Michel est une autre Ville à 35 lieues au Nord-Est de Mechouacan, dans un Canton montagneux. La Conception de la Salaya, Ville sur la route de Chichimecas. Saint-Philippe, Ville à 50 lieues de la Capitale, du côté du Nord, dans un Pays froid & stérile. Le Territoire & la Ville de Zacatula sont sur la Mer du Sud, au 18e degré de latitude, à 40 lieues de Mechouacan. Le Territoire & la Ville de Colima sont un peu au-dessus du 18e degré, vers le Sud-Ouest. Ce Pays est chaud, fertile en cacao, en casse, en grains & en bestiaux. Le poisson & les fruits y sont en abondance. Il porte aussi de l'or, de la cochenille & du coton. En général les Indiens du Mechouacan sont de belle taille, industrieux, & capables de travail. Ils ont cent treize Villes. Cette Province ne s'étend point jusqu'à la Mer du Nord, mais elle a plusieurs Rivières qui se déchargent dans la Mer du Sud; & vers l'extrêmité de sa partie Occidentale, elle a, au 19e degré de latitude, le Port de la Nativité, dont l'excellence y rend le commerce florissant. Un peu à l'Est du même Port est celui de Sant-jago, qui a, dans le voisinage, de bonnes mines d'un cuivre si doux que les Indiens en font toutes sortes de vaisselles. Il s'y en trouve aussi d'un autre cuivre, qui est assez dur pour servir, au lieu de fer, à labourer la terre. Mais les Indiens sont redevables de ces découvertes & de ces usages à l'industrie des Espagnols.

La Province de Xalisco, fertile en maïs, mais peu fournie de bestiaux, n'a que deux Villes. Compostel, sur la Mer du Sud, à 33 lieues de Gaudalasara, & la Purification, près du Port de la Nativité. Cette Province est au 22e degré de latitude. Celle de Chiatmala, qui la suit au Nord, & qui touche aussi à la Mer du Sud, à 20 lieues de long, sur la même largeur. On y trouve quantité de mines d'argent, & la seule Ville de Saint-Sebastien. Elle est suivie au Nord, sur la même Côte, de la Province de Culiacan, qui porte toutes sortes de provisions, & quelques mines d'argent. Sa seule Ville est Saint-Michel. Cinaloa est la derniere Province au Nord de la nouvelle Gallice, qui est le nom général qu'on donne à toutes ces Contrés depuis celle du Mexique.

Zacatecas, dans l'intérieur des Terres, est une Province fort riche par ses mines d'argent, mais qui manque d'eau & de grains. Elle a trois Villes Espagnoles, & quatre mines célébres, dont la plus abondante est voisine de la Ville Capitale, & porte comme elle le nom de Zacatecas. On y emploie constamment 500 Espagnols, 500 Esclaves, & mille chevaux ou mulets. Les autres Villes sont Xeres de la Frontera, à vingt lieues au Nord de Guadolajara; Erena, Nombre de dios, & Durango, qui est dans un Canton extrêmement fertile. La mine de Sombrette est près d'Erena & celle de Saint-Martin, près de Durango.

La Nouvelle Biscaye, Province au Nord-Ouest de Xacatecas, est entiérement dans les Terres. Elle ne manque ni de bestiaux, ni d'aucunes provisions, & ses mines d'argent sont estimées. Elle en a trois principales, qui forment autant de petites Villes dans leur voisinage: Hindebe, Santa-Barbara, & Saint-Jean.

Quivira & Cibola sont deux autres Provinces qui suivent la Nouvelle Espagne, mais elles appartiennent au Nouveau Mexique, dont l'étendue n'est point encore connue. Les Espagnols n'y ont qu'une Ville, nommée Santa-Fé, ou le Nouveau Mexico, pour contenir les Indiens dans la soumission. Quoique ce Pays soit fort beau dans une infinité de Cantons, les habitans en sont encore fort sauvages, & n'ont point d'autres richesses que leurs bestiaux. La Ville de Santa-Fé, ou du nouveau Mexico, est vers le 37e degré de latitude.

Enfin, la Californie commence au 23e degré de latitude, par le Cap Saint-Luc, qui est à l'opposite de la Province de Culiacan, dans la Nouvelle Espagne. Elle s'étend vers le Nord & le Nord-Ouest, plus loin qu'on n'a pû jusqu'à present porter les découvertes. Les Espagnols ont marqué peu d'empressement pour y étendre leurs Conquêtes; mais ils entretiennent quelque commerce au Cap Saint-Luc & à Puerto Seguro.

M. Cooke, dans la Relation de son Voyage autour du Monde en 1711, fait une description de Puerto Seguro, qu'on ne trouve dans aucun autre Écrivain. Il paroît surprenant qu'un Pays découvert depuis si longtems porte encore toute les apparences de la plus grossiere barbarie.

«L'entrée de la Baye, dit-il, est pendant l'espace d'une lieue, à l'Est d'un Promontoire rond & couvert de sable, que plusieurs prennent pour le Cap Saint-Luc; mais je suis persuadé que le Cap Saint-Luc est une autre tête de terre qui se présente au Sud-Est de ce Promontoire, à trois lieues de distance, parce que, suivant l'ancienne Relation de sa découverte, il fait la pointe la plus Orientale. Quand on est au large, on prendroit ce Cap pour une Isle. Pour entrer dans la Baye, en venant du côté de l'Ouest, ce qui est presque toujours nécessaire à cause des Courans, on est dirigé par quatre grands rocs, dont les deux plus Occidentaux sont fort escarpés, & s'élèvent en pain de sucre. Le second, c'est-à-dire le plus intérieur, est percé de manière qu'il forme une arche, comme celle d'un Pont, au travers de laquelle la Mer s'est fait un passage. On s'avance ainsi au long des rocs jusqu'au fond de la Baye, où l'on peut jetter l'ancre sur un fond de dix ou douze brasses, jusqu'à vingt ou vingt-cinq. C'est-là qu'on trouve Puerto Seguro, qui n'est qu'un petit amas de mauvaises cabanes, habitées par environ 200 Indiens. Les hommes sont entiérement nuds. Les femmes portent autour des reins une peau de quelque animal, qui leur descend jusqu'aux genoux. L'occupation de ces Barbares est la pêche & la chasse. Ils preferent à l'or & à l'argent, un couteau, des ciseaux, des cloux, une serpe, & nos autres instrumens de fer. Leur taille est droite & bien proportionnée, leur chevelure longue & noire, & la couleur de leur peau fort brune. Les femmes n'ont rien d'agréable dans la physionomie. Elles s'employent à recueillir & à piler entre des pierres differentes sortes de grains, ou à faire des filets pour la pêche. Depuis les Montagnes jusqu'à la Mer, le Pays est rude & pierreux, quoi-qu'entremêlé de quelques plaines & de quelques vallées fort agréables. Mais en général le terrain, dans cette partie de l'Isle, n'est qu'un sable fort sec, qui produit, pour tout bien, quelques arbustes dont les fruits servent de pain aux misérables habitans. Ils sont mieux en poisson. La Baye est remplie de dauphins, de mulets, de bremines, & d'autres especes, qu'ils tuent fort adroitement avec leurs dards, ou qu'ils prennent avec leurs filets. Les bois ne leur fournissent pas moins d'animaux pour la chasse. Ils tuent une prodigieuse quantité de daims, de cerfs, & de renards; sans parler des perdrix, des pigeons, & d'autres oiseaux qui foisonnent dans la campagne. Les ruisseaux leur donnent de l'eau fort pure. Ils ont au long de la Côte beaucoup de crête marine. Les rocs sont couverts d'huitres, qui sont rarement sans perles. Nous trouvames dans le secours des habitans, tout ce qui nous étoit nécessaire pour la réparation de nos Vaisseaux. Ils s'approcherent de nous sans défiance, quoique nous ne pussions nous entendre, s'empressant de nous offrir leurs provisions en échange pour des choses de peu de valeur. Je leur trouvai tant de douceur, que j'ai peine à me persuader, sur le témoignage des Espagnols, qu'il soit impossible de leur inspirer des principes de Religion. Je ne remarquai parmi eux aucune apparence de culte; à moins qu'ils n'adorent le Soleil, vers lequel ils levent souvent les yeux. Les Espagnols racontent qu'au Nord de Porto Seguro, on trouve d'autres Nations plus sauvages, guerrieres & perfides, avec lesquelles on n'a jamais pû former aucune liaison. Pendant le séjour que nous fimes sur cette Côte, l'air fut toujours clair & serein; & la bonne constitution des habitans semble marquer qu'il est fort sain. À notre arrivée plusieurs de nos gens reçurent quelques perles des Indiens; mais je n'en vis plus paroître dans la suite. Quand je leur montrai de l'or, pour leur faire connoître qu'ils auroient à ce prix beaucoup de fer, ils firent des signes vers les montagnes; de sorte que pour tirer apparemment plus d'avantage de leur Pays, il auroit fallu les entendre.»

Vents & Courans de la Mer du Sud.

Cet article est un autre extrait des Journeaux de M. Rindekly. Quoique j'aie supprimé volontairement les Ports & les Rades, dans sa description de la nouvelle Espagne, pour ne pas repéter des noms qu'on a déja lûs à la Table de leurs longitudes & de leurs latitudes, je serai obligé ici d'en rappeller un fort grand nombre. Mais l'importance des observations suivantes doit me faire passer sur un inconvenient si leger.

Qu'on tire une ligne imaginaire depuis le Port Saint Marc d'Arica, jusqu'à la pointe d'Aguja, qui est proche du Port de Palta, elle sera de 30 lieues de Mer de l'un de ces Ports à l'autre. Dans tout espace, entre cette ligne & cette Côte, ce sont les vents de Sud-Est & de Sud-Sud-Est qui regnent toute l'année: en hyver ils sont furieux, & plus géneralement Sud-Est. Mais il faut observer qu'à une lieue ou deux de la Côte, ils sont quelquefois Nord & Nord-Est. Ils ne durent pas longtems, mais ils renaissent régulierement chaque semaine, & plus souvent dans les Bayes les plus larges & les plus ouvertes au long de la Côte.

Supposez une autre ligne depuis la pointe d'Aguja, jusqu'à la pointe de Santa Helena, vous aurez 20 lieues de Mer de l'une à l'autre pointe, & un grand espace dans l'arc de la Côte. C'est le vent du Sud qui regne toute l'année dans cet espace: mais à 5 ou 6 lieues du rivage, les vents Sud-Ouest se sont quelquefois sentir, surtout aux angles de la Côte. Ces vents sont moderés, & ne durent pas longtems.

De la pointe de Santa Helena au Cap Passado, l'espace renfermé entre une ligne imaginaire de 10 lieues & le fond de la Côte, est assujetti pendant toute l'année aux vents Sud-Ouest.

Une autre ligne du Cap Passado au Cap Saint François, renferme un espace qui n'est encore soumis qu'aux vents Sud-Ouest; cependant comme cet espace n'est que de 5 lieues, il se ressent quelquefois des vents de la haute Mer, & des vents de terre.

Tirez de même une ligne du Cap Saint François jusqu'à Morro de Puercos & tout ce qui est à l'Est du passage de Panama, qu'on a nommé la Traversia. Dans ce grand espace l'hyver & l'Été sont réglés d'une manière fort bizarre, & sans aucun rapport à l'éloignement ou à la proximité du Soleil. Suivant le cours de la nature, l'Été dans ce lieu devroit commencer le 25 de Mars, lorsque le Soleil passe l'Equinoctial vers le Nord, du côté duquel sont cette Côte & cette Mer; & l'on y devroit ressentir les effets ordinaires jusqu'au 25 de Septembre, que le Soleil repasse l'Equinoctial vers le Sud. Cependant l'expérience est contraire; car l'Été de la Traversia & de la Côte de Panama, commence au mois de Janvier, lorsque le Soleil, est le plus éloigné au Sud de l'Equinoctial; & l'hyver commence au mois de Juin, qui est le tems où le Soleil est du côté du Nord.

Au long des Côtes de Panama & sur la Mer qui leur est opposée, l'Été & l'hyver sont chacun de 6 mois. L'Été commence au mois de Janvier, & finit au mois de Juin. Pendant cette saison on n'y voit regner que les vents Nord, Nord-Est, & Nord-Ouest, qui sont très-violens dans le cours de Janvier, Février & Mars. Il ne tombe point alors de pluie au long de la Côte de Panama, de Port-Pinas, de Malpelo, de Puerto Quemado, & des autres lieux jusqu'au Cap Saint François. Dans le même tems au contraire, il pleut beaucoup sur la Côte de Manta & de Guayaquil; & la raison naturelle, c'est que ces vents regnans, poussent les nuées sur cette Côte, & que ne soufflant pas plus loin, les nuées qui s'arrêtent sont dissipées par l'action du Soleil & tombent en pluies fort épaisses. Les mêmes vents pendant les trois premiers mois de l'Été s'étendent quelquefois jusqu'à Manta, la pointe de Santa Elena, Cap Blanco, & quelquefois ne vont point jusqu'au Cap Saint François, suivant qu'ils ont plus ou moins de force sur la Côte de Panama.

Dans l'intervalle du même tems, il regne géneralement à Malpelo un vent d'Est-Nord-Est, qui est doux & reglé; mais entre Malpelo & Buonaventura, le vent devient Nord; & depuis Puerto Quemado jusqu'à l'Isle Gorgone, il est géneralement Nord-Ouest, Ouest-Nord-Ouest, & Ouest, avec des pluies très-abondantes.

Ainsi pendant les trois premiers mois de l'Été, rien n'est si varié que le tems, dans ces differens lieux. Mais dès les premiers jours d'Avril, la pluie commence à tomber dans le Golphe & sur la Côte de Panama. Les vents doux y prévalent, avec des calmes fréquens, on les appelle Virazones; ils sont Sud, Sud-Ouest, Sud-Sud-Ouest, & quelquefois Nord-Ouest, presque toujours accompagnés de violentes pluies. Cette variété de calmes, de vents doux, changeans, incertains, dure jusqu'à la fin du mois de Juin, qui est aussi celle de l'Été.

Au mois de Juillet commencent les vents que les Espagnols nomment Vendavales, & qui durent jusqu'à la fin de Decembre. Ils sont Sud & Sud-Ouest, avec de fortes pluies, du tonnerre & des éclairs. Leur plus grande furie est au mois de Septembre, d'Octobre & de Novembre; mais alors même, Panama & ses environs reçoivent d'assez beaux jours de ceux de Sud-Ouest, qui sont aussi moins nuisibles à la navigation. Quelquefois ils se changent en Nord & Nord-Est, avec des pluies impétueuses, sans s'étendre à plus de vingt lieues dans la Mer.

Pendant la même saison, il s'éleve quelquefois des vents d'Ouest & d'Est-Sud-Ouest, qui poussent les Vaisseaux sur les Côtes du Perou. Les nuits sont sujettes au vent du Nord-Ouest, accompagnés de grosses pluies, mais leur durée est fort courte. Lorsque le vent du Nord s'est établi à Panama, le calme regne ordinairement depuis le Cap Saint François jusqu'au Cap Blanco; & lorsque l'Été commence à Panama, l'hyver commence à Guayaquil, où il pleut alors pendant cinq mois; c'est-à-dire depuis le commencement de Janvier jusqu'à la fin de May. Les vents y soufflent de l'Isle de Santa Clara, vers la Rivière; le tonnerre & les éclairs y sont surprenans, particuliérement sur les montagnes de Cuenca, qui sont sur la droite en remontant la Rivière; ce qui n'empêche pas qu'ordinairement le tems ne soit calme & serain. Au long de la Rivière Guayaquil, l'Été commence au mois de Juin, & les pluies cessent. Mais le vent d'Ouest, que les Habitans nomment Chanduy, souffle alors avec beaucoup de violence.

Le Cap Blanco jouit d'un air fort serain pendant quatre mois de l'année, qui sont Janvier, Février, Mars & Avril. Tous les autres mois sont sombres & orageux, & les courans prennent alors leur direction de ce Cap vers le Sud.

La connoissance des courans est d'une nécessité si indispensable pour la navigation, qu'il est surprenant qu'on n'y apporte pas plus de soin dans les Cartes Marines. On ne conçoit point assez comment la force de l'eau triomphe de l'art & du veut. Un Pilote qui croit naviguer en droite ligne vers le lieu auquel il veut aborder, est étonné de se trouver insensiblement vis-à-vis d'une autre Côte, sans s'être appercu de rien qui l'ait pû détourner de sa route. Je ne parle pas des courans impetueux, dont le danger frappe la vûë. Il y en a de si imperceptibles, que leur réalité n'étant prouvée que trop souvent par les effets, on est porté à croire que le mouvement se passe quelquefois dans l'interieur de l'eau, tandis que la surface est tranquille. On a les latitudes pour guider la course; mais a-t-on toujours la lumiére du Soleil pour les prendre, & qu'a-t-on trouvé jusqu'à présent qui puisse y suppléer dans les tenebres?

Dans la Mer dont je parle, & qui est aujourd'hui si fréquentée, aussitôt que le Soleil a passé l'Equinoctial vers le Sud, ce qui fait commencer l'Été dans les parties méridionnales, l'eau commence ses courans, Sud & Sud-Ouest, depuis le Cap Saint François au long de la Côte, & les étend en largeur jusqu'à trente & quarante lieues dans la Mer. De même, lorsque le Soleil passe l'Equinoctial vers le Nord, les eaux se meuvent dans le sens contraire, c'est-à-dire que les courans sont Nord & Nord-Ouest au long des mêmes Côtes & dans la même largeur. Observez que comme le mouvement vers le Sud commence au Cap Saint François, le mouvement vers le Nord, commence au Port de Saint Marc d'Arica. L'un & l'autre semble tirer sa force du rivage, du moins dans la plûpart des lieux; car il y en a d'autres où l'on remarque absolument le contraire.

Depuis le Cap Saint François jusqu'à Malpelo, il est certain que la direction des courans est à l'Est & à l'Est-Sud-Est vers l'Isle Gorgone, & la Baye de Bonaventura. C'est ce qu'on remarque encore plus fréquemment en hyver. Dans d'autres tems ce mouvement cesse quelquefois tout-à-fait.

De Malpelo jusqu'au Cap Morro de Puercos, l'eau n'a jamais de courant sensible.

De l'Isle Gorgone jusqu'au Cap Saint François, le courant prend rarement sa direction vers le Sud-Ouest. Elle est ordinairement vers le Nord-Ouest. Quelquefois elle cesse tout-à-fait, & l'eau n'a point d'autre agitation que celle des vents.

De l'Isle de Gorgone au Cap Morro de Puercos, l'Hyver comme l'Été, le courant est aussi vers le Nord-Ouest.

Lorsque le vent de commerce prévaut, les courants, entre Morro de Puercos & Malpelo, sont vers le Sud-Ouest.

Cette variété dans les mouvemens de la Mer est un secret de la Nature que la raison humaine est incapable de pénétrer; mais elle est prouvée par une expérience si constante, que les Pilotes devroient avoir les yeux toujours ouverts pour en découvrir toutes les différences.

Fin du Second Tome.


APPROBATION.

J'Ai lû par ordre de Monseigneur le Chancelier un Manuscrit intitulé, Voyages du Capitaine Robert Lade, & je n'y ai rien trouvé qui doive en empêcher l'Impression, à Paris ce quatre May mil sept cent quarante trois, de Montcrif.


PRIVILEGE DU ROY.

LOUIS, par la Grace de Dieu, Roy de France & de Navarre: À nos aimés & féaux Conseillers, les gens tenants nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, grand Conseil, Prévôt de Paris, Baillifs, Sénechaux, leurs Lieutenans Civils, & autres nos Justiciers qu'il appartiendra: Salut. Notre bien amé François Didot, Libraire, ancien Adjoint, nous a fait exposer qu'il désiroit faire imprimer & donner au Public un Manuscrit qui a pour titre: Voyages du Capitaine Robert Lade, traduit de l'Anglois, s'il nous plaisoit de lui accorder nos Lettres de Privilège pour ce nécessaires. À ces Causes, voulant favorablement traiter l'Exposant, Nous lui avons permis & permettons par ces Présentes de faire imprimer l'Ouvrage ci-dessus spécifié, en un ou plusieurs Volumes, & autant de fois que bon lui semblera, & de les vendre, faire vendre & débiter par tout notre Royaume, pendant le tems de neuf années consécutives, à comprer du jour de la datte des Présentes; Faisons défenses a toutes sortes de personnes de quelque qualité & condition qu'elles soient d'en introduire d'Impression étrangere dans aucun lieu de notre obéissance; comme aussi à tous Imprimeurs & Libraires, d'imprimer, faire imprimer, vendre, faire vendre & contrefaire ledit Ouvrage, n'y d'en faire aucun extrait sous quelque prétexte que ce soit, d'augmentation, correction, changement, ou autre, sans la permission expresse & par écrit dudit Exposant, ou de ceux qui auront droit de lui, à peine de confiscation des Exemplaires contrefaits, & de trois mille livres d'amande contre chacun des Contrevenans, dont un tiers à Nous, un tiers à l'Hôtel-Dieu de Paris, & l'autre tiers audit Exposant, ou à celui qui aura droit de lui, & de tous dépens, dommages & intérêts; à la charge que ces Présentes seront enregistrées tout ou long sur le Régistre de la Communauté des Libraires & Imprimeurs de Paris, dans trois mois de la datte d'icelles; que l'impression dudit Ouvrage sera faite dans notre Royaume & non ailleurs, en bon papier & beaux caracteres, conformement à la feuille imprimée attachée pour modéle sous le contre-Scel desdites Présentes; que l'Impétrant se conformera en tout aux Reglemens de la Librairie, & nottament à celui du 10 Avril 1725, & qu'avant que de les exposer en vente, le Manuscrit ou Imprimé qui aura servi de copie à l'impression dudit Ouvrage, sera remis dans le même état où l'Approbation y aura été donnée ès mains de notre très-cher & féal Chevalier le Sieur Daguesseau, Chancelier de France, Commandeur de nos Ordres, & qu'il en sera ensuite remis deux exemplaires dans notre Bibliothéque Pubique; un dans celle de notre Château du Louvre, & un dans celle de notredit très-cher & féal Chevalier le Sieur Daguesseau, Chancelier de France: le tout à peine de nullité des Présentes; du contenu desquelles vous mandons & enjoignons de faire jouir ledit Exposant & ses ayant cause, pleinement & paisiblement, sans souffrir qu'il lui soit fait aucun trouble ou empêchement: Voulons que la Copie desdites Présentes qui sera imprimée tout au long au commencement ou à la fin dudit Ouvrage, soit tenue pour duëment signifiée, & qu'aux copies collationnées par l'un de nos amés & féaux Conseillers & Secrétaires, foi soit ajoûtée comme à l'Original. Commandons au premier notre Huissier ou Sergent sur ce requis, de faire pour l'éxécution d'icelle tous Actes requis & nécessaires, sans demander autre permission, & nonobstant clameur de Haro, Chartre Normande & Lettres à ce contraires; car tel est notre plaisir. Donné à Paris le vingt-huitiéme jour du mois de Juin, l'an de grace mil sept cent quarante-trois, & de notre Règne, le vingt huitiéme. Par le Roy en son Conseil.

SAINSON.

Registré sur le Régistre 11 de la Chambre Royale des Libraires & Imprimeurs de Paris, n. 219. fol. 181, conformément aux anciens Reglemens, confirmés par celui du 28 Février 1723. À Paris le 9 Août 1743.

SAUGRAIN, Syndic.


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CATALOGUE

Des Livres qui se vendent à Paris chez Didot, Quai des Augustins à la Bible d'Or. 1744.

ANtiquités Romaines de Denis d'Halicarnasse, traduites du Grec, avec des Notes Historiques, Critiques, & Géographiques, par le Pere le Jay de la Compagnie de Jesus, 2. vol. in-4. 10. l.

Amusemens du cœur & de l'esprit, Ouvrage périodique, 15. feuilles in-12. 2. l. 10. s.

Astrée de M. d'Urfé. Pastorale allégorique avec la clef, nouvelle Edition, où sans toucher au fond, ni aux épisodes, on s'est contenté de corriger le langage, & d'abréger les conversations, par M.... de l'Académie des Inscriptions & Belles Lettres, 10. vol. in-12. fig. 20. l.

Le saint Concile de Trente œcuménique & général nouvellement traduit, par M. l'Abbé Chanut, derniere édition, in-12. 2. l.

Corpus Juris Canonici, autore Gibert, 3. vol. in-fol. 26. l.

Le Comte de Gabalis, ou Entretiens sur les Sciences secrettes. Nouvelle Edition augmentée des nouveaux Entretiens, des Génies assistans, & du Gnome irréconciliable, &c. par l'Abbé de Villars, in-12. 2. vol. 4. l.

Chansons (Nouveau Recueil de) choisies, avec les airs notés, 8. vol. in-12. 24 l.

Le Chevalier des Essarts, & la Comtesse de Berci, ou Anecdotes de la Cour d'Henri IV. Roi de France, Histoire remplie d'événemens, 2. vol. in-12. sous presse.

Contes des Fées (les trois nouveaux) par M. de.... avec une Préface qui n'est pas moins sérieuse, par l'Auteur des Mémoires d'un Homme de qualité, in-12. 2. l.

Contes des Fées allégoriques, (nouveaux) contenant le Phœnix, Lisandre & Carline, Boca, &c. in-12. 2. l.

DEfense de la Grace efficace, par M. de la Broue, Evêque de Mirepoix, in-12. 2. l. 10. s.

Dissertation sur l'existence de Dieu, où l'on démontre cette vérité, par l'Histoire Universelle de la première Antiquité du Monde, par la réfutation du Système d'Epicure & de Spinosa; par les caractères de Divinité qui se remarquent dans la Religion des Juifs, & dans l'Établissement du Christianisme. Nouvelle Edition augmentée de la Révélation des Livres Sacrés, par M. Jacquelot, in 12. 3. vol. 7. l. 10. s.

Défense des Prophéties de la Religion Chrétienne contre Grotius, Simon, & ceux qui ont écrit sur ces matiéres, par le Pere Baltus, de la Compagnie de Jesus, 3. vol. in-12. 6. l.

Description Géographique, Historique, Ecclésiastique, Civile & Militaire de la Haute Normandie, 2. vol. in-4. avec des Cartes, 1740. 18. l.

Description des Isles de l'Archipel, traduite du Flamand d'O. Dapper, enrichie de Cartes Géographiques & de figures, in-fol. 15. l.

Les délices de l'Italie, contenant une Description exacte du Pays, des principales Villes, de toutes les Antiquités & des Raretés qui s'y trouvent, 4. vol. in-12. figures, 10. l.

EXplication des Prophéties de l'ancien & du nouveau Testament, qui regardent le Messie; dans laquelle ou prouve la venue du Messie contre les Juifs, & la vérité de la Religion Chrétienne contre les Déistes, in-12. sous presse.

Essai critique sur le Goût, par M. Carteau de la Vilate, in-12. 2. l. 10. s.

Essai Politique sur le Commerce, par M. Melon, in-12. 3. l. 10. s.

Études Militaires, & l'Exercice de l'Infanterie avec des figures, dédié au Roi, par Monsieur Bottée, Capitaine au Regiment de la Fere, in-12. 4. l.

GRammaire Italienne à l'usage des Dames, derniere Edition, par M. l'Abbé Antonini. in-12. 2 l.

La Guide des Pêcheurs, par le R. P. Louis de Grenade, traduite en François par M. Girard, nouvelle Edition, in-8. 3. l.

Méthode pour apprendre facilement la Géographie, contenant un abrégé de la Sphère, la division de la Terre en ses Continens, Empires, Royaumes, États, Républiques, Provinces, &c. avec la Table des principales Villes de chaque Province, septiéme Edition, par M. Robbe, 2. vol. in-12. avec des Cartes Géographiques, sous presse.

HIstoire Sainte des deux Alliances, &c. avec des Réflexions sur chaque Livre de l'Ancien & du Nouveau Testament, & un Supplément qui conduit l'Histoire des Machabées jusqu'à la naissance de Jesus-Christ, par M. de Saint-Aubin, Bibliothécaire de Sorbonne, 7. vol. in-12. 15. l.

Abrégé de l'Histoire de France, par M. de Mezeray, nouvelle Edition, avec les Remarques & Notes de feu M. Amelot de la Houssaye, in-12. 13. vol. 1740. 32. l. 10. s.

La même, 4. vol. in-4. 1740. 36. l.

L'on vend séparément l'Histoire de Louis XIII. & de Louis XIV. 3. vol. in-12. 7. l. 10. s.

Histoire & Description générale du Japon, contenant les Mœurs & les Coutumes de ses Peuples, & les Plantes qu'il produit, par le Pere de Charlevoix de la Compag. de Jesus. Sous presse.

La même, in-12. 6. vol. 15. l.

Histoire & Description de la Nouvelle France, connue sous le nom du Canada, avec des figures & des Cartes Géographiques, in-4. 3. vol. par le P. de Charlevoix, de la Compagnie de Jesus. 30 l.

La même, in-12. 6. vol. 15. l.

Histoire Critique de l'Établissement de la Monarchie Françoise dans les Gaules, par M. l'Abbé Dubos, de l'Académie Françoise, seconde Edition, augmentée considérablement, 2. vol. in-4. 18. l.

La même, in-12. 4. vol. 10. l.

Histoire de l'Empire Ottoman, traduite de Sagredo. Nouvelle Edition continuée jusqu'à présent, avec une Table des Matieres à chaque Tome, 7. vol. in-12. 1730. 14. l.

Histoire de Pierre le Grand, Empereur de Russie, de l'Impératrice Catherine, & des Czars qui les ont précédés, nouvelle Edition, 5. vol. in-12. figures, 1740. 12. l. 10. s.

Histoire Généalogique & Chronologique de la Maison Royale de France, & des Grands Officiers de la Couronne, avec un Catalogue des Chevaliers du S. Esprit, derniere Edition, augmentée des anciens Barons du Royaume, par les RR. PP. Ange & Simplicien, avec les Armes des Familles, 9. vol. in-fol. 200. l.

Histoire d'Henri de la Tour d'Auvergne, Duc de Bouillon, où l'on trouve ce qui s'est passé de plus remarquable sous les Regnes de François II. Charles IX. Henri III. Henri IV. & la Minorité de Louis XIII. par M. de Marsolier, 3. vol. in-12. 7. l. 10. s.

Histoire de l'Abbaye Royale de Saint Germain des Prez, depuis sa fondation, contenant la Vie de leurs Abbés, les Hommes illustres qu'elle a produits, les Privilèges qui lui ont été accordés, avec la description de ce qu'elle a de plus remarquable, enrichie de Plans & de figures, par Dom Jacques Bouillard, in-fol. 12. l.

Histoire de Madame Henriette d'Angleterre, première femme de Philippe de France, Duc d'Orléans, avec les Mémoires de la Cour de France pour les années 1688. & 1689. par Madame la Comtesse de la Fayette, 2. vol. in-12. en un. 2. l. 10. s.

Histoire de la Conquête du Mexique & de la Nouvelle Espagne, par Fernand Cortez. Traduite de l'Espagnol de Dom Antoine de Solis, par l'Auteur du Triumvirat, 2. vol. in-12. 5. l.

Histoire de la Découverte & de la Conquête du Perou, traduite de l'Espagnol d'Augustin de Zarate, par S. C. D. 2. vol. in 12. 5. l.

Histoire de Cyrus le jeune, & de la retraite des dix mille de Xenophon, avec un Discours, sur l'Histoire Grecque, par M. l'Abbé Pagi. in-12. 2. l

Histoire de Scipion l'Afriquain, pour servir de suite aux Hommes illustres de Plutarque, avec les Remarques de M. le Chevalier Follart, par M. l'Abbé de la Tour. in-12. 2. l. 10. s.

Histoire d'Epaminondas, pour servir de suite aux Hommes Illustres de Plutarque, avec les Remarques de M. le Chevalier Follart, & un Discours sur le grand homme & l'homme illustre de M. l'Abbé de S. Pierre, par M. l'Abbé de la Tour, in-12. 2. l. 10. s.

Histoire des Plantes usuelles, dans lesquelles on donne leur nom tant François que Latin, la manière de s'en servir, la dose & les principales compositions de Pharmacie dans lesquelles elles sont employées, par M. Chomel, Docteur en Médecine, derniere Edition, 3. vol. in-12. 6. l.

Huetii (Pet. Dan.) & Cl. Fr. Fraguerii Carmina, in-12. 2. l. 10. s.

LEttres du Cardinal d'Ossat, avec des Notes Historiques & Politiques de M. Amelot de la Houssaye. Nouvelle Edition, plus belle & plus correcte que les précédentes, 5. vol. in-12. 12. l. 10. s.

Lettres à Madame la Marquise de P. sur l'Opéra, in-12. 1. l. 15. s.

Lidéric, premier Comte de Flandre, ou Histoire anecdote de la Cour de Dagobert Roi de France, par M. le Commandeur de Vignacourt, 2. vol. in-12. 4. l.

MÉmoires & Réflexions sur les principaux Evénemens du Règne de Louis XIV. par le Marquis de la Fare, Nouvelle Edition avec des Notes, in-12. 2. l.

Mémoires de M. de la Colonie, contenant les Evénemens de la Guerre derniere depuis 1692. jusqu'à la Bataille de Belgrade en 1717. avec les aventures & les combats particuliers de l'Auteur, 2. vol. in-12. 5. l.

Métamorphoses d'Ovide traduites en François, avec des Remarques & des Explications Historiques, par M. l'Abbé Banier, de l'Académie des Inscriptions & Belles Lettres, avec figures à chaque sujet, 2. vol. in-4. 20. l.

---- Les mêmes avec des figures à chaque Livre, dessinées par Picard, 3. vol. in-12. 7. l. 10. s.

Moliere, (Œuvres de) nouvelle édition revûe & corrigée, in-4. 6. vol. figures, 120. l.

NOuveau Traité de Physique sur toute la Nature, ou Méditations sur tous les corps dont la Médecine tire les plus grands avantages pour guérir le Corps Humain, in-12. 2. vol. en un, 2. l. 10. s.

Nouveau Traité d'Agriculture, contenant la Méthode de bien cultiver tous les Arbres à fruits, avec la manière d'élever les Treilles, par M.M. de la Rivière & Dumoulin, in-12. 2. l.

ŒUvres de Pieté de Saint Ephrem, Diacre d'Edesse, & Docteur de l\'Église, in-12. 2. vol. 4. l. 10. s.

Œuvres diverses de M. Pelisson de l'Académie Françoise, contenant ses Ouvrages d'Eloquence & de Poësie, &c. dont la plus grande partie n'avoit pas encore paru, avec une Préface instructive sur tous les Ouvrages de l'Auteur, 3. vol. in-12. 7. l. 10. s.

Œuvres de Rousseau, nouvelle Edition corrigée & augmentée d'un grand nombre de Pieces qui n'ont point encore paru, 4. vol. in-12. 10. l.

Œdipe, Tragédie de Sophocle, & les Oiseaux, Comédie d'Aristophane; traduites par feu M. Boivin, de l'Académie Françoise, in-12. 2. l. 10. s.

Œuvres mêlées du Chevalier de S. Jory, contenant des Lettres galantes & singulieres, des Anecdotes, Romans, Factums, & Pieces du Théâtre Italien, 2. vol. in-12. 4. l.
—Les Femmes Militaires, par le même Auteur,
in-12. avec figures, 2. l.

Œuvres de Mathématique & de Physique de M. Mariotte, de l'Académie Royale des Sciences, comprenant les Traités de cet Auteur, tant ceux qui avoient déja paru séparément, que ceux qui n'avoient pas encore été publiés; nouvelle Edition, 2. vol. in-4. avec figures, 1740. 16. l.

Opera (Recueil de tous les) représentés à l'Académie Royale de Musique, 14. vol. in-12. figures, 28. l. —Les Tomes 15. 16. 17. sous presse.

Œuvres Poétiques de Melin de S. Gelais, nouvelle Edition augmentée d'un grand nombre de Pieces Latines & Françoises, in-12. 2. l. 10. s.

PAmela, ou la Vertu récompensée, traduit de l'Anglois, troisiéme Edition, 4. vol. in-12. 8. l.

Pausanias, ou Voyage Historique de la Grèce, avec des Remarques, par M. l'Abbé Gedoyn de l'Académie Françoise, 2 vol. in-4. figures, 20. l. ---- Le même en grand papier, 30. l.

Parallele des Romains & des François par rapport au Gouvernement, par M. De.... 2. vol. in-12. 1740. 5. l.

Quintiliani Institutiones oratoria, cum notis & animadversionibus Capperonerii. in-fol. 15. l.

RAisonnemens hazardés sur la Poësie Françoise, avec des Réflexions sur les Vers non aimés: Ouvrage curieux & singulier, in-12. 1. l. 15. s.

Recherches sur les Courbes à doubles courbures, par M. Clairault Mathématicien, in-4. figures, 5. l. 10. s.

Récréations Mathématiques & Physiques, qui contiennent plusieurs Problêmes d'Arithmétique, de Géométrie, de Musique, d'Optique, de Gnomonique, de Cosmographie, &c. avec un Traité des Horloges Elémentaires, par feu M. Ozanam; nouvelle Edition, 4. vol. in-8. avec figures, 20. l.

Remarques de M. de Vaugelas sur la Langue Françoise, avec les Notes de MM. Patru, Thomas Corneille & autres; nouvelle Edition, 3. vol. in-12. 7. l. 10. s.

Réflexions sur les Passions & sur les Goûts, avec l'Epître aux Dieux Pénates, & autres Poësies, par M. L. de B. in-8 2. l.

SErmons & Homelies sur les Mysteres de N. S. par M. l'Abbé Jerôme de Paris, in-12. 2. l.

Du même. Les Mysteres de la Vierge, & les Panégyriques des Saints, 2. vol. in-12. 4. l.

Singularités Historiqucs & Littéraires, contenant plusieurs recherches & éclaircissemens sur l'Histoire, par Dom Liron, de la Congrégation de S. Maur, 4. vol. in-12. 14. l.

Le Songe d'Alcibiade, traduit du Grec; Brochure, 15. s.

TRaité de l'Abus, & du vrai sujet des Appellations qualifiées du nom d'Abus, par Charles Fevres, derniere Edition, 2. vol. in-fol. 30. l.

Traité de l'Art Métallique, extrait des Œuvres d'Alvare Isonse Barba, auquel on a joint un Mémoire concernant les Mines de France, in-12. figures, 2. l.

Traité de l'Indult du Parlement de Paris, par feu M. Cochot de Saint Valier, 2. vol. in-4. sous presse.

VIe du Vicomte de Turenne, par M. l'Abbé Raguenet, avec les Médailles frappées à l'occasion de ses Victoires, in-12. sous presse.

Voyage de la Mer du Sud aux Côtes de Chily & du Perou, fait pendant les années 1712. 1713. & 1714. avec une Réponse à la Préface critique des Observations Physiques du R. P. Feuillée, par M. Fraizier Ingénieur du Roi, in-4. figures, 7. l. 10. s.

Voyages de Cyrus, ou la nouvelle Cyropédie, avec un Discours sur la Mythologie, en Anglois & en François, par M. Ramsay, 2. vol. in-12. 6. l.

Ouvrages de M. BARREME.

LE Livre des Comptes faits, ou Tarif général de toutes les Monnoyes, tant anciennes que nouvelles, avec lequel on peut faire toutes sortes de Comptes, Multiplications par entier & par fraction, quelque difficiles qu'ils soient, pourvû qu'on sçache l'Addition, in-12. Nouvelle Edition, augmentée du Tarif des Glaces, 2. l. 10. s.

Le livre facile pour apprendre l'Arithmétique sans Maître. Nouvelle Edition augmentée de la Géométrie, servant à l'Arpentage & au Toisé, in-12. 2. l. 10. s.

Le Livre nécessaire, ou Tarif général des Escomptes, des Changes & des Divisions toutes faites, in-12. 2. l. 10. s.

Le Livre du grand Commerce, où l'on trouve les Tarifs généraux pour la réduction des Monnoyes de France, en Monnoyes d'Hollande & d'Angleterre; & des Monnoyes d'Hollande & d'Angleterre, en Monnoyes de France. Les Tarifs généraux pour la réduction des Monnoyes de France, en Monnoyes d'Espagne; & des Monnoyes d'Espagne, en Monnoyes de France. L'on peut apprendre dans cet Ouvrage à faire une Remise, une Traite, un Roulement, une Négociation, & un Arbitrage, in-8. 2. vol. grand papier, 16. l.

L'on vend séparément,

Les Tarifs généraux pour la réduction des Monnoyes d'Espagne en Monnoyes de France, &c. in-8. grand papier, 4. l.

Le Traité des Parties-Doubles, ou Méthode aisée, pour apprendre à tenir en Partie-Double les Livres du Commerce & des Finances, in-8. grand papier, 4. l.

Ouvrages de M. BOURSALT.

LEs Lettres, cinquième Edition, 3. vol. in-12. 7. l. 10. s.

Le Théâtre, nouvelle Edition, 3. vol. in-12. sous presse.

L'on vend séparément,

Les Fables d'Esope, & Esope à la Cour, Comédies, 20 sols piece.

Les Romans, contenant le Prince de Condé; Ne pas croire ce qu'on voit; le Marquis de Chavigny, Artemise & Poliante, 2. vol. in-12. 5. l.

Ouvrages du Pere LAMY, Prêtre de l'Oratoire.

LEs Elémens de Géométrie, qui comprennent les Elémens d'Euclide, les Propositions d'Archimede, avec une idée de l'Analyse, & une Introduction aux Sections Coniques, in-12. 3. l.

Les Elémens de Mathématique, ou Traité de la Grandeur en général, qui comprend l'Arithmétique, l'Algébre, l'Analyse, & les Principes de toutes les Sciences qui ont la Grandeur pour objet, cinquiéme Edition, revûe & augmentée, in-12. 3. l.

La Rhétorique, ou l'Art de parler, Nouvelle Edition, augmentée des Réflexions sur l'Art poëtique. in-12. 2. l. 10. s.

Ouvrages de M. l'Abbé DE VERTOT, de l'Académie des Inscriptons & Belles-Lettres.

HIstoire des Révolutions arrivées dans le Gouvernement de la République Romaine, nouvelle Edition, 3. vol. in-12. 7. l. 10. s.

Histoire des Révolutions de Suede, où l'on voit les changemens arrivés dans ce Royaume, au sujet de la Religion & du Gouvernement, 2. vol. in-12. 5. l.

Histoire des Révolutions de Portugal, in-12. 7. l. 10. s.

Histoire Critique de l'Établissement des Bretons dans les Gaules, & de leur dépendance des Rois de France, & des Ducs de Normandie, 2. vol. in-12. 5. l.

Ouvrages de M. l'Abbé PREVOST.

MÉmoires & Avantures d'un Homme de qualité qui s'est retiré du monde, 8. vol. in-12. en 5. Tomes, 12. l. 10. s.

Histoire de M. Cleveland, fils de Cromwel, derniere Edition, 6. vol. in-12. 15. l.

Le Pour & Contre, Ouvrage périodique d'un goût nouveau, dans lequel on s'explique librement sur tout ce qui peut intéresser la curiosité du Public en matiére de Sciences, d'Arts, de Livres, &c. sans prendre parti, & sans offenser personne, 20. vol. in-12. 70. l.

Le Doyen de Killerine, Histoire Morale composée sur les Mémoires d'une illustre Famille d'Irlande, ornée de tout ce qui peut rendre une lecture utile & agréable, 6. vol. in-12. 12. l.

Histoire de Marguerite d'Anjou, Reine d'Angleterre, contenant les Guerres de la Maison de Lancastre contre la Maison d'York, 2. vol. in-12. 6. l.

Histoire d'une Grecque moderne, 2 vol. in-12. 4. l.

Mémoires pour servir à l'Histoire de Malthe, ou l'Histoire de la jeunesse du Commandeur de**** 2. vol. in-12. 4. l.

Campagnes Philosophiques, ou Mémoires de M. de Montcal, Aide de Camp de M. le Maréchal de Schomberg, contenant l'Histoire de la Guerre d'Irlande, 2. vol. in-12. 6. l.

Tout pour l'Amour, ou la mort d'Antoine & de Cléopatre, Tragédie, traduite de l'Anglois. 1. l. 4. s.

Histoire de Guillaume le Conquérant, Duc de Normandie & Roi d'Angleterre, 2. vol. 7. l.

Histoire de la Vie de Ciceron, tirée de ses Ecrits & des Monumens de son Siècle; avec les Preuves & des Eclaircissemens, composée sur l'Ouvrage Anglois de M. Midleton, 5. vol. in-12. 12. l. 10. s.

Voyages du Capitaine Robert Lade en différentes Parties de l'Afrique, de l'Asie & de l'Amérique: contenant l'histoire de sa fortune, & ses Observations sur les Colonies & le Commerce des Espagnols, des Anglois, des Hollandois, &c. Ouvrage traduit de l'Anglois. 2 vol. in-12. 5. l.

Lettres Familieres de Ciceron, traduites en François, avec des Notes critiques & historiques, sous presse.

Histoire génerale des Voyages depuis le commencement du XV siécle, contenant ce qu'il y a de plus curieux, de plus utile & de mieux vérifié dans toutes les Relations des différentes Nations de l'Europe; Ouvrage traduit de l'Anglois par ordre de Monseigneur le Chancelier de France, in-4. sous presse.

Ouvrages du Pere BUFFIER, de la Compagnie de Jesus.

LA Grammaire Françoise, in-12. sous presse.

La Mémoire artifiielle, pour apprendre l'Histoire Sainte & Prophane, l'Histoire de France & la Chronologie, in-12. 2. vol. 4. l. 10. s.

La Géographie universelle, exposée dans les différentes Méthodes qui peuvent abréger & faciliter l'usage de cette Science, avec le secours des Vers artificiels, in-12. 2. l. 10. s.

Elémens de Métaphisique à la portée de tout le monde, & Examen des Préjugés vulgaires, pour disposer l'esprit à juger sainement & précisement de tout, avec l'Analyse & l'usage morale de chaque chose, in-12 2. l.

L'on trouve chez le même Libraire les Livres nouveaux, tant de France que des Pays Étrangers.


De l'Imprimerie de Cl. Simon, pere.

NOTES:

[A] Our seas flow With ambergrease, our Rivers are almost choak'd with gold, and the worst minéral we have, which we think not worth taking up, is copper: for it is so near the surface, that we may almost stoop and have it, &c. Pref. of a new Relation.

[B]


Bermudas wall'd with roks, who does not know,
That happy Island, where huge lemons grow,
And orange trees, which golden fruit do bear
That hesperian gardens boast of none so fair.
Where shilling pearls, coral, and many a pound
On the rich shore of ambergrease is found?
The lofty cedar, which to heaven aspires,
The Prince of trees, is fewel for their fires,
The smoack, by which their loaded spit do turn,
For incense might on sacred altars burn,
Their private Roofs an odorous Timber born,
Such as might palaces for kings adorn, &c.

Waller's battle of summer's Island.

[C] Petits Vers, semblables à ceux qui s'engendrent dans le fromage.

[D] Cette évaluation est suivant la monnoye d'Angleterre, de sorte que c'est à peu près le double en monnoye de France. On sçait que l'Établissement de la Georgie a été ruiné par les Espagnols: mais il se rétablit.

[E] La Relation de M. Jéremie met faussement ce voyage en 1612.

[F] Il ne faut pas manquer d'avertir à la fin de ce recit, que toute espérances fondées sur la matiére minerale s'en allerent en fumée; ce qui fait croire avec beaucoup de raison, que la Cour de Londres n'avoit eu que le dessein d'encourager les Capitaines & les Matelots, en paroissant satisfaite des premières épreuves.

[G] On en a vû ci dessus la description.

[H] Leurs Peaux se peuvent passer, & sont très belles, quoique diverses Relations assurent qu'elles sont trop foibles pour souffrir l'apprêt. Il seroit a souhaiter qu'on fût mieux informé de leur bonté, car le nombre de ces animaux est réellement prodigieux.

[I] Relation de la Louisiane, & du Mississipi, imprimée à Amsterdam en 1720.

[J] Voyage en un plus grand Païs que l'Europe, ou troisiéme Relation du Pere Hennepin, publié dans le même Recueil.






End of the Project Gutenberg EBook of Voyages du capitaine Robert Lade en
differentes parties de l'Afrique, de l'Asie et de l'Amérique, by Antoine François Prévost d'Exiles

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGES DU CAPITAINE ROBERT LADE ***

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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


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