The Project Gutenberg EBook of Frédéric, by Joseph Fiévée

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Title: Frédéric

Author: Joseph Fiévée

Release Date: March 23, 2007 [EBook #20886]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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Note du transcripteur: l'orthographie de l'original est conservée.

FRÉDÉRIC,

Par J.F.

Auteur de la Dot de Suzette.

TOME PREMIER.

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À PARIS,

Chez P. Plassan, imprimeur-libraire,
rue du Cimetière-André-des-Arcs, n° 10.

l'an vii de la république.


PRÉFACE.
Tome Ier
Tome Second
Tome Troisième
CHAPITRE I
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
CHAPITRE VI.
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII.
CHAPITRE IX
CHAPITRE X.
CHAPITRE XI.
CHAPITRE XII.
CHAPITRE XIII.
CHAPITRE XIV.
CHAPITRE XV.
CHAPITRE XVI.
CHAPITRE XVII
CHAPITRE XVIII.
CHAPITRE XIX.
CHAPITRE XX.
CHAPITRE XXI.
CHAPITRE XXII.
CHAPITRE XXIII.
CHAPITRE XXIV.
CHAPITRE XXV.
CHAPITRE XXVI.
CHAPITRE XXVII.
CHAPITRE XXVIII.
CHAPITRE XXIX.
CHAPITRE XXX.
CHAPITRE XXXI.
CHAPITRE XXXII.
CHAPITRE XXXIII.
CHAPITRE XXXIV.
CHAPITRE XXXV.
CHAPITRE XXXVI.
CHAPITRE XXXVII.
CHAPITRE XXXVIII.
CHAPITRE XXXIX.
CHAPITRE XL.
CHAPITRE XLI.
CHAPITRE XLII
CHAPITRE XLIII.
CHAPITRE XLIV.
CHAPITRE XLV.
CHAPITRE XLVI.
CHAPITRE XLVII.
CHAPITRE XLVIII.
CHAPITRE XLIX.
CHAPITRE L.

PRÉFACE.

Comme auteur, je devrois remercier le public de la faveur avec laquelle il a accueilli mon roman de la Dot de Suzette; comme François, j'aime mieux lui faire compliment d'avoir trouvé du mérite à un ouvrage aussi simple: cela peut encourager les bons écrivains, en leur prouvant que le goût n'est pas entièrement perdu.

Vivant retiré loin de Paris, j'ai appris par les journaux qu'un poète avoit mis Suzette au théâtre. Si elle y a conservé sa décence et sa sensibilité, il faut convenir que son caractère est à toute épreuve.

Une lettre particulière m'a assuré que les femmes du jour avoient voulu un moment ressembler à Suzette, et qu'elles avoient donné son nom à des robes charmantes. La grace de Suzette ne s'imite pas. Heureuses celles à qui la nature a accordé une beauté égale à la sienne! plus heureuses celles qui sentiront que la figure s'embellit de toutes les qualités du cœur et des talens de l'esprit!

Depuis long-temps les Françoises ont oublié qu'elles remplissoient dans notre patrie un ministère d'autant plus sacré, que l'homme le plus froid eût rougi d'en méconnoître la puissance; il leur accordoit par pudeur ce que tous les êtres sensibles leur accordent par besoin. Qu'est-il résulté de cet oubli? Que les femmes ont été traitées comme les hommes, à l'époque où les hommes l'étoient eux-mêmes comme des bêtes féroces. Femmes, reprenez votre empire, et il n'y aura plus de crimes.

La facilité du plaisir en ôte l'idéal; la difficulté de le saisir fait naître les passions. C'est par les passions que votre sexe règne; c'est par elles que le nôtre s'agrandit. Toute ambition dans laquelle vous n'êtes pour rien vous anéantit, et laisse dans notre cœur une sécheresse qui dégénère facilement en cruauté. Pourquoi ne voulez-vous plus inspirer de passions?

Pour connoître les dons que vous ayez reçus de la nature, vous ne consultez que votre miroir, et, contentes de la découverte, trop pressées de nous en faire part, à peine un voile léger cache-t-il à l'indifférent ce qui ne doit être que la récompense de l'être le plus épris. Vous brisez le charme en éteignant l'imagination: le désir a des bornes, l'imagination n'en a point. Soyez décentes par coquetterie; l'hypocrisie des mœurs tourne à la fois au profit de l'amour et de l'ordre.

Mais la décence dans les habits est peu de chose si l'on n'y joint celle des discours. Vos conversations sont insipides pour les gens d'esprit, désespérantes pour les ames aimantes. N'est-il pas humiliant de ne plaire qu'aux sots et aux libertins? Se mettre à leur niveau, c'est dégrader la beauté.

J'ignore si la nature vous a donné un caractère différent du nôtre; je ne jette pas mes pensées si loin: mais je sais que, dans tous les pays, nos devoirs n'étant pas les mêmes, il en résulte des nuances frappantes entre la manière d'être d'une femme et celle d'un homme. Quand ces nuances disparoissent, hommes et femmes ont également perdu leur mérite; il n'y a plus ni dignité, ni grace, ni fierté, ni douceur, ni amour, ni bonheur: nous ressemblons tous à des pièces de monnoie dont l'empreinte est effacée.

Ces nuances sont d'autant plus fortes, que tout le monde les sent, et que personne ne peut les définir. En écrivant la Dot de Suzette, je faisois parler une femme, et l'on a cru généralement le roman écrit par une femme. Pas une pensée forte, si naturellement elle ne naît d'une sensation vive; des caractères esquissés plutôt qu'approfondis, de la douceur dans les plaintes, de la simplicité dans les discours, de la sensibilité jusque dans le courage. Femmes, voilà votre cachet: en me servant de votre main pour l'apposer sur mon ouvrage, il eût été trop mal-adroit de ne pas réussir.

Mais si le roman portoit vos couleurs, la préface trahissoit mon secret: personne n'a pu s'y méprendre; un homme l'avoit écrite. Ce contraste en dit plus qu'une grave discussion. Le rédacteur du Journal de Paris, dans l'analyse obligeante qu'il a faite de cet ouvrage, a parfaitement marqué cette différence, et il est le premier qui, malgré l'opinion reçue, ait assuré que la Dot de Suzette, n'étoit point d'une femme.

Cependant on a osé imprimer le nom prétendu de l'auteur, et ce nom s'est trouvé être celui d'une femme qui a trop d'esprit à elle appartenant pour consentir à se parer du peu qui ne lui appartient pas. Persuadé qu'elle n'est pour rien dans cette supposition, j'aurois gardé le silence si le libraire, qui (sans doute à son insu) lui a donné le titre d'auteur de la Dot de Suzette, ne répandoit le bruit que le manuscrit de ce roman m'a été confié par elle, que j'ai abusé de ce dépôt, qu'il est certain que je n'oserai réclamer contre celle qui a été de tout temps la protectrice de ma famille, et qui m'a rendu personnellement les services les plus signalés. Or il est indubitable que cette personne m'est inconnue, que le hasard ne nous a pas rassemblés seulement une fois, que ma famille lui est aussi étrangère que moi, que jamais je n'ai reçu de services signalés de qui que ce soit, et que je suis, par mon caractère, au-dessus de la protection, même d'une femme. Il est désagréable d'avoir à réfuter des absurdités pareilles; mais on le doit quand une absurdité entraîne l'accusation d'abus de confiance, d'ingratitude et de sottise. Certes il n'en est pas de plus grande que celle de prétendre à l'esprit qu'on n'a pas.

Je reviens à ma préface.

L'idée généralement reçue qu'un homme se peint dans ses écrits est une erreur accréditée par les écrivains médiocres. On entend dire par-tout: L'auteur de tel ou tel ouvrage doit avoir une ame bien sensible. Aussi voyons-nous dans les romans nouveaux des voleurs qui ne manquent pas de probité, des assassins qui sont philanthropes, et des scélérats qui versent des larmes de sensibilité. On brise tous les caractères pour faire ressortir le sien: on croit donner la mesure de son cœur, on ne donne que celle de son talent; et presque toujours la mesure est petite.

Un romancier et un auteur dramatique sont des peintres: ce n'est pas ce qu'ils sentent qu'ils doivent exprimer; c'est ce qui existe. Molière a peint le Tartufe: il n'en a pas pris le modèle en lui, non plus que l'original du Misanthrope; et il seroit aussi ridicule de chercher le caractère de Molière dans ses ouvrages, que d'exiger qu'un peintre habillât les Romains à la françoise, parce que cet habit est le sien, ou qu'il se revêtît d'une cuirasse, parce qu'il vient de dessiner un guerrier.

Je ne conçois pas comment J. J. Rousseau a pu s'applaudir, à la fin de sa Nouvelle Héloïse, de n'avoir pas eu à imaginer, à composer le personnage d'un scélérat, à se mettre à sa place pour le représenter.

À moins que ce ne soit par la raison toute simple qu'on n'imagine ni ne compose un personnage, et que quand on veut le représenter, on ne se met pas à sa place; on le pose devant soi, et on le peint. Lorsque Vernet dessinoit une tempête, il ne se mettoit pas plus à sa place qu'Isabey ne se met à la mienne quand il fait mon portrait.

Rousseau ajoute:

«Je plains beaucoup les auteurs de tant de tragédies pleines d'horreurs, lesquels passent leur vie à faire agir et parler des gens qu'on ne peut écouter, ni voir, ni souffrir. Il me semble qu'on doit gémir d'être condamné à un travail si cruel

Il est difficile de raisonner moins juste: et quand Rousseau remercie Dieu de ne pas lui avoir donné les talens et le beau génie de ces auteurs-là, il fait une action de grâces bien à pure perte; car s'il avoit eu leur genre de génie, il auroit su qu'ils n'étoient pas condamnés à l'exercer, et que leur travail n'avoit rien de cruel.

Corneille, sortant de peindre Cléopatre ne méditant que meurtres et empoisonnemens, n'a certes jamais pensé à empoisonner ses enfans; et Rousseau mettoit les siens aux Enfans-Trouvés, consentoit à toujours ignorer leur destinée, ce qui est cent fois pire que la mort, le jour même peut-être où il peignoit avec tant d'onction l'aimable Julie de Volmar au milieu de sa famille naissante.

Après cela, jugez l'ame des auteurs par leurs ouvrages.

Mais allons plus loin, et cherchons la sensation que doit éprouver un auteur en travaillant. Je soutiens qu'on peut bâiller en peignant des caractères honnêtes, frapper du pied en faisant l'apologie de la patience, sourire à l'attitude d'un sot, et se réjouir en saisissant la figure d'un scélérat. Le plaisir n'est dans l'ouvrage, tant qu'on travaille, qu'autant que l'exécution répond à nos desirs.

Aussi suis-je persuadé que plus un auteur est médiocre, plus il doit avoir de jouissances en écrivant, puisque loin de trouver des difficultés, il ne les soupçonne même pas. Il y a dans beaucoup d'ouvrages une bonhommie d'orgueil et de nullité qui m'empêchera toute ma vie de m'ériger en critique: j'y applaudirais même de bon cœur si la plupart de ces écrivains-là n'avoient la manie de mettre les mots morale et vertu dans les circonstances les plus déplacées; ce qui a l'inconvénient terrible de donner aux lecteurs plus médiocres qu'eux, un jugement faux et des principes incertains. Si le public vouloit perdre l'habitude de juger la moralité d'un écrivain par ses ouvrages, cela nous débarrasseroit peut-être des phrases à contre-sens sur la sensibilité, et d'apologies bien dangereuses de la morale et de la vertu.

Dans Suzette, j'ai voulu faire un essai sur une partie des mœurs actuelles; dans Frédéric, j'ai peint des caractères qui existoient avant la révolution. C'est pour ne jamais me donner le droit d'applaudir ou de blâmer que je fais parler mes personnages eux-mêmes. À mesure qu'ils entrent sur la scène, ils ne m'appartiennent plus, et leurs discours, leurs actions, ne sont que la conséquence nécessaire de leur situation, de leurs passions, de leur caractère: moi, je l'affirme, je n'y suis pour rien; et quoiqu'il y en ait de fort aimables, que tous aient de l'esprit, plusieurs même quelque chose de plus que ce mot ne signifie, il n'en est pas un seul qui parle ou pense comme moi, pas un seul à qui je désirasse ressembler.

On trouvera hardi d'avoir osé rassembler dans le même cadre tant de personnages annoncés pour avoir beaucoup de talens. Il faut s'en croire soi-même, m'objectera-t-on, pour prétendre leur faire soutenir la réputation que vous leur donnez. Pas tant. Les gens d'un vrai mérite sont simples, et ne font jamais de longs discours: quand ils sont agités par des passions, ils rentrent à peu près dans la classe des autres hommes; quand ils réfléchissent, c'est différent, ils s'élèvent. Eh bien! je ne crois pas en avoir placé un au-dessous de l'idée qu'on a dû s'en former.

Je craindrois plutôt d'avoir accordé trop que trop peu, sur-tout à mon personnage favori, Adèle: aussi le lecteur instruit s'appercevra-t-il que j'ai eu soin de lui donner une caution pour les pensées qui sont au-dessus de son sexe. J'aimois à l'embellir et à lui conserver sa modestie: il est si aimable de parer une jolie femme!

Si ma prévention pour elle ne m'aveugloit pas, je lui reprocherois de n'avoir point assez médité ce dernier conseil de son instituteur: Méfiez-vous de votre cœur, et n'osez pas tout ce qu'osera votre esprit.

Pour son cœur, elle ne pouvoit mieux le placer, et j'aurois tort de me plaindre. Pour son esprit, elle en abuse dans ce sens, qu'elle ne résiste pas à l'amour-propre d'avoir raison contre son père; et quoiqu'elle ait mille motifs de se défier de lui, elle met trop de finesse dans sa conduite. La finesse est la première tentation d'une femme spirituelle; Adèle devoit y succomber.

C'est parce que je peignois des caractères et des événemens possibles avant 1789, que j'ai donné à tous mes personnages de l'esprit, de l'esprit, et encore de l'esprit. Nous en étions si pleins alors, que tout ce qui n'étoit pas notre esprit n'étoit rien. Les uns sont philosophes, les autres anti philosophes, quelques uns athées, d'autres religieux par raisonnement, presque tous auteurs; c'étoit déjà la mode. On pouvoit mourir sans faire son testament, mais non avant d'avoir composé un petit ouvrage, ne fût ce qu'une satyre contre son père; et c'est, je pense ce qui arrive à l'un de mes acteurs.

Qui que ce soit ne s'est reconnu dans Suzette; j'en étois sûr d'avance. Les gens d'une pénétration bien fine y ont reconnu tout le monde; je l'aurois juré également. Autant en sera Frédéric.

Si l'on veut connoître ma pensée sur les deux ouvrages, la voici. Suzette plaira à plus de personnes, et Frédéric, davantage à ceux qui savent bien lire. Le succès de Suzette a de beaucoup passé mon espérance; cependant je crains qu'en vieillissant elle ne se perde dans l'abîme qui engloutit quatre-vingt-dix-neuf romans sur cent. Frédéric n'y tombera pas; du moins je l'espère.

Ne pouvant revoir moi-même les épreuves, s'il s'est glissé dans mon manuscrit, ou s'il se glisse à l'impression quelques fautes un peu lourdes, je prie qu'on ne me les attribue pas. Pour celles qui dénotent un auteur qui n'aime ni à travailler, ni à polir, ni à corriger, je m'en charge: il faut être juste.


FRÉDÉRIC, TOME PREMIER.


CHAPITRE Ier.

Mon éducation.

C'étoit un bien excellent homme que le curé de Mareil; mais de tous les hommes excellens par les qualités du cœur, c'étoit le moins propre à diriger une éducation. Ce fut cependant à lui que la mienne fut confiée. En accuserai-je mes parens? Pour cela, il faudrait les connoître. Tout ce que je peux affirmer, c'est que je fus nourri à Mareil chez des paysans aisés, et qu'à l'âge de six ans j'allai demeurer dans la maison du curé de ce village. Il me seroit impossible d'énumérer toutes les connaissances que j'acquis avec lui.

Le curé de Mareil n'étoit pas contrariant, mais il n'étoit jamais de l'avis de personne; et comme il restoit rarement plusieurs jours du sien, on peut dire à cet égard qu'il traitoit les autres comme lui-même. Il parloit facilement et avec grâce; la discussion l'animoit, et donnoit à son esprit une vigueur qui l'abandonnoit quand il étoit livré à ses propres réflexions. Comme il avoit la manie de réduire tout en systêmes, qu'il n'y a point de systême qui n'ait un côté faux, et que la foiblesse de son caractère ne lui permettoit pas de soutenir ce qu'il ne croyoit plus, ou de croire long-temps ce sur quoi il réfléchissoit souvent, il étoit entêté sans avoir d'obstination, inconséquent sans cesser de raisonner juste, très-instruit sans avoir une idée suivie, et toujours en état de persuader les autres sans pouvoir se convaincre lui-même.

Il mettoit beaucoup d'importance à faire de moi un homme. Il ne lisoit, ne parloit, ne méditoit que sur l'éducation, et jamais nous ne suivîmes plus de quinze jours la même méthode. Tantôt il me traitoit avec beaucoup de pédantisme, ne me permettoit pas la moindre réplique; tantôt c'étoit un ami instruisant un ami: il exigeoit que je lui fisse part de mes réflexions, assurant qu'il falloit seulement guider la jeunesse. Quand il étoit partisan des langues mortes, je devois pâlir sur les auteurs anciens: mais si son goût pour l'antiquité s'évanouissoit, il me jetoit dans les langues étrangères, préférant aujourd'hui l'italien, parce qu'il est plus facile; demain l'anglois, parce que la littérature et la politique m'offriroient un jour plus d'instruction; et la semaine suivante il ne vouloit que de l'allemand: car une langue mère, disoit-il, me donneroit aisément la clef de toutes les autres. Bientôt les livres étoient abandonnés; et, comme l'Émile de Jean-Jacques, je n'avois plus pour précepteur que le charron du village.

Tant qu'il n'avoit fait que changer de méthode, je m'étois prêté sans répugnance à tous ses caprices; j'en avois même si bien pris l'habitude, que je calculois assez juste le jour où je pouvois me dispenser d'apprendre mes leçons, certain que le lendemain il n'en seroit plus question: mais quand je me vis apprenti charron, il me fut impossible de ne pas ressentir le plus vif chagrin.

«Monsieur le curé, lui dis-je, je suis donc abandonné de tout le monde! Je n'ai pas de parens qui veillent sur moi, je le sais; mais jusqu'à ce jour j'avois été élevé de manière à croire que j'avois quelque ami qui s'intéressoit à mon sort. N'ai-je plus d'autre ressource que d'apprendre un métier?»

«Vous êtes un enfant, me répondit-il; il ne faut pas vous affliger. Vos amis ne vous ont point abandonné, puisque je reçois toujours le prix de votre pension. Quand vous n'auriez que moi, tant que je vivrai, rien ne vous manquera. Mais, mon cher Frédéric, que sont les arts, les sciences, dans mille circonstances de la vie? Des consolateurs, vous dira-t-on. Raisonnement futile! Rien ne console d'être à charge aux autres, et de ne pouvoir satisfaire à ses besoins. Cela ne vous arrivera pas, je l'espère; mais il faut se mettre en garde contre les événemens. D'ailleurs, en vivant avec les artisans, vous apprendrez à les plaindre, à les estimer; et si la fortune vous sourit un jour, vous ne mépriserez pas ceux que vous aurez été à même d'apprécier: vous serez leur ami, leur protecteur.»

Rassuré sur la crainte d'être abandonné, je ne vis plus dans ce nouveau système qu'un moyen de vivre plus en liberté. J'allois exactement chez mon précepteur le charron; et je profitai si bien de ses leçons, qu'au bout de quinze jours je jurois, je fumois, et je buvois sur-tout de manière à faire honte à M. le curé: aussi cessa-t-il de vouloir me transformer en artisan, et il recommença à m'accabler de volumes. Mais j'avois pris l'habitude de ne m'appliquer l'esprit à rien; au milieu des leçons de mon cher Mentor, je ne pensois qu'aux chants joyeux et gaillards dont ma mémoire s'étoit garnie. Il s'emportoit: mais le maudit couplet de chanson me revenoit sans cesse; et tandis qu'il me faisoit les exhortations les plus pathétiques, je fredonnois intérieurement quelques refrains dans lesquels les curés jouoient le plus grand rôle; c'étoient ceux-là que j'avois appris avec le plus de facilité. Ajoutez que mon goût pour le charronnage étoit tel, qu'il n'y avoit plus un meuble dans le presbytère auquel je n'eusse fait quelque entaille. À défaut d'outils, pendant mes leçons, je me servois de mon canif pour charpenter la table sur laquelle j'écrivois. Mon curé perdoit patience; moi j'avois perdu avec le charron ce respect qui, chez les enfans, est le plus sûr garant de la soumission.

Le pauvre curé de Mareil ne savoit plus que faire: non que les systêmes lui manquassent; mais il ne trouvoit plus en moi cette bonne volonté qui me les faisoit adopter avec la même chaleur qu'il les concevoit. Occupé de notre situation respective, je l'entendis un jour causer ainsi avec un de ses confrères, pour lequel il avoit la plus grande estime; c'étoit le respectable curé d'Orville, homme bien rare, puisqu'il soumettoit sa conduite, et même ses opinions, à ses devoirs.

«Eh bien! vous savez ce qui m'arrive avec le jeune Frédéric? Mes ressources sont épuisées. J'ai voulu suivre les conseils de Rousseau; je l'ai perdu.»

«—Je le crois sans peine.»

«—Son systême est pourtant bien beau, bien séduisant!»

«—Oui, sur le papier: mais c'est un systême; et il n'y en a pas de bon, parce qu'il n'en est pas un seul qui puisse convenir à deux sujets différens, ni auquel celui même qui l'a conçu veuille s'astreindre rigoureusement dans la pratique.»

«—Eh! mon ami, si l'on ne se fait pas un système, ou si l'on n'en adopte pas un, comment se conduira-t-on?»

«—Par l'habitude, si l'on n'est qu'un sot; par l'habitude encore, si l'on a de l'esprit. La France peut-elle se plaindre de ne pas compter des grands hommes dans tous les genres, autant et plus que tout autre pays? Ou l'éducation qu'ils ont reçue y a contribué, ou elle n'y a pas contribué; dans l'un ou l'autre cas, il faudroit encore en revenir à l'habitude.»

«—Ainsi, d'après votre systême...»

«—Moi, mon ami, je n'ai pas de système.»

«—Eh bien! d'après votre opinion, il faudroit faire aujourd'hui comme on faisoit il y a mille ans, et les conceptions de nos plus grands génies seroient perdues pour nous et pour la postérité.»

«—Voilà ce qui vous trompe; le temps seul suffirait pour changer les institutions des hommes. Une nation entière n'adopte pas un systême, et cependant il arrive que, sans efforts, sans qu'on s'en apperçoive, ce qu'il y a de bon, d'utile, de possible dans tous les systêmes, se lie bientôt à celui qui est établi. Voilà ce que j'appelle l'habitude, ce qu'il faut sans cesse consulter; et le plus grand talent d'un instituteur est, en ne s'en écartant pas, de l'adapter au génie particulier de son élève: encore ne doit-il l'essayer qu'avec beaucoup de prudence.»

«—Vous disiez cependant tout-à-l'heure qu'il est rare que la même éducation convienne également à deux individus; et, avec votre habitude routinière, vous nous réduisez à une seule pour tous.»

«—Oui, parce qu'étant établie, ayant pour elle l'expérience et l'assentiment général, elle sauve de toute responsabilité celui qui l'a consultée; au lieu qu'après avoir suivi ses idées particulières, ce que vous appelez son systême, s'il ne réussit pas, il a de véritables reproches à se faire. Connoissez-vous beaucoup d'hommes assez constans dans leurs opinions pour oser, sans crainte de regrets, les faire adopter aux autres?»

«—Moi, s'écria le curé de Mareil, je....» et il s'arrêta. Puis, après un instant de silence, il poursuivit: «Tenez, vous me prenez dans un moment où je suis hors d'état de soutenir une discussion; mes idées sont troublées par l'indocilité de Frédéric. Dites-moi, si tous étiez à ma place, quel parti prendriez-vous maintenant?»

«—Celui de la plus grande sévérité; ce n'est que par elle que vous vaincrez la dissipation qui s'est emparée de lui. Mon ami, l'enfance a besoin d'être domptée; et comme on ne peut pas, sans être fou, lui supposer assez d'instruction acquise pour sentir la nécessité de s'instruire, il faut bien la forcer à vouloir ce que sa volonté libre ne lui inspireroit jamais.»

«—Quelle erreur! moi, devenir le tyran de mon élève; lui donner pour son maître une aversion qui s'étendroit bientôt sur l'étude; risquer de rendre sournois, hypocrite, un enfant dont la franchise est le premier charme; donner à cet âge heureux pour qui la nature a créé l'enjouement, et les chagrins de l'homme fait, et la morosité de la vieillesse! non, jamais, jamais. Pauvres jeunes gens! c'est nous qui troublons votre félicité, lorsque notre raison devroit vous faire un jeu de vos devoirs, et vous instruire en vous amusant. Oui, mon parti est pris; c'est par la douceur que je le ramenerai. S'il m'en coûte plus de soins, je ne m'en plaindrai pas: il étoit docile avant que je l'eusse confié à un charron.»

Qui fut bien content de la résolution de notre bon curé? Ce fut moi sans doute, qui écoutois furtivement, et que le conseil d'être sévère à mon égard avoit fait trembler jusqu'au fond de l'ame. Je quittai ma cachette en sautant; je fus d'une gaieté folle toute la soirée, et je me promis de me bien divertir, puisque l'on pouvoit s'instruire en s'amusant.

Le lendemain, je m'éveillai avec les idées les plus riantes, et je disposois dans ma tête les plaisirs de la journée, quand le curé de Mareil vint à moi: la sévérité répandue sur sa figure me parut de mauvais présage.

«Monsieur, me dit-il, je suis très-mécontent de vous; vous avez abusé de mes bontés; il est temps d'y mettre un terme; vous ne trouverez plus désormais en moi qu'un juge rigoureux, et votre conduite seule réglera la mienne. Voici les leçons que vous apprendrez aujourd'hui; je vous enfermerai dans mon cabinet jusqu'à l'heure du dîner: si vous employez mal votre temps, vous y resterez jusqu'au soir, sans autre nourriture que du pain et de l'eau. Point de pleurs, point d'obstination; vous n'y gagnerez rien: votre sort dépend de vous, et je vous préviens que je serai inexorable.»

En achevant de prononcer cet arrêt, il me poussa brutalement par le bras. Comme les larmes que je répandois m'empêchoient de voir ce qui étoit devant moi, je m'embarrassai les jambes dans une chaise, et, en tombant sur le plancher, je poussai des cris horribles. Notre curé, qui les mit sur le compte de la méchanceté, et non sur celui de la douleur, ne vint pas à mon secours. J'eus le temps de réfléchir sur la douceur par laquelle il vouloit me ramener, et sur son nouveau systême de m'instruire en m'amusant. J'étais désespéré, je n'ouvris seulement pas mes livres, et je fus puni comme il me l'avoit promis. Cet acte de sévérité me révolta; je m'obstinai. Mon obstination le piqua, elle excita la sienne; il fut six jours constant dans son systême. Certes, je jouois de malheur; c'étoit la première fois de sa vie que cela lui arrivoit. Enfin, voyant que je n'étois pas le plus fort, je pris le parti de céder; j'étudiai mes leçons, et je fus étonné de la facilité avec laquelle je les apprenois. Je me promis bien, à l'avenir, de ne plus m'exposer à aucune punition; et, fier de ma résolution, sûr de ma mémoire, j'attendis le curé avec impatience. Il entra; je m'avançai vers lui, les yeux brillans de satisfaction, et mon livre à la main.

«Frédéric, me dit-il, j'ai fait de nouvelles réflexions; oublions le passé, nous avons tous les deux des reproches à nous faire: abandonnons les auteurs pendant quelque temps, afin de vous rendre la tranquillité d'esprit nécessaire pour profiter de l'étude. Venez vous promener avec moi dans la campagne; nous commencerons un cours de botanique, et vous joindrez à un exercice profitable à votre santé le plaisir d'approfondir les secrets de la nature. Ah! mon enfant, quelle carrière va s'ouvrir devant vous, et quel champ fertile pour une imagination comme la vôtre!»

«Monsieur, lui répondis-je en tenant toujours mon livre ouvert à l'endroit de ma leçon, ne voulez-vous pas me faire répéter? Je suis persuadé que vous serez content de moi.»

«Fort bien, fort bien, répliqua-t-il en prenant le volume et le jetant sur la table; je suis satisfait de votre soumission: cherchez votre chapeau, et suivez moi.»

Je ne m'appesantirai pas davantage sur les détails de mon éducation, dont le résultat fut qu'à seize ans je savois un peu le latin, un peu le grec, un peu l'italien, un peu l'anglois, un peu l'allemand, un peu de botanique, et autant d'astronomie qu'une petite maîtresse qui a suivi un cours dans un lycée, où l'usage des femmes est de ne jamais écouter le professeur, afin de se ménager le plaisir de demander à leurs voisins ce qu'il a dit.


CHAPITRE II.

Digression.

Je connois entre autres une dame fort aimable sous ce rapport: elle ne peut assister au spectacle qu'accompagnée de trois cavaliers, dont l'un soutient avec elle la conversation, tandis que les deux autres restent prêts à lui rendre compte de ce qui se passe sur le théâtre. «Pourquoi applaudit-on?—Madame, c'est l'actrice qui a chanté son ariette comme un ange.—Ah! ah! Et de quoi rit on maintenant?» L'autre cavalier écoutant: «Madame, c'est le valet qui, par ses gestes si niais et si naturels, excite la gaieté beaucoup plus que par les paroles de son rôle.—Ah! ah! cela doit être fort plaisant. Avertissez-moi donc lorsqu'il paroîtra». Elle se retourne, jusqu'à ce qu'il se présente une nouvelle occasion de savoir pourquoi on applaudit, pourquoi l'on rit, et quelquefois même pourquoi l'on fait un si grand silence. En sortant du spectacle, elle s'informe avec soin de l'effet qu'a produit la pièce; et si elle apprend qu'elle a eu du succès, elle assure qu'elle ne manquera pas une représentation, parce qu'elle s'y est beaucoup amusée.

Comment! s'écriera le lecteur, vous nous parlez de Paris, et vous n'avez pas encore quitté votre village? Point de reproche, je vous prie: n'oubliez pas la manière du curé de Mareil; et si quelquefois je passe subitement d'un sujet à un autre, ne vous en prenez qu'à mon éducation. Mais si je ne suis pas encore à Paris, vous pouvez du moins m'appercevoir sur la route: j'y suis avec mon Mentor, dans une voiture que l'on a envoyée pour nous; et comme il est rare de voyager sans parler ou sans dormir, je vous rapporterai quelques fragmens de notre conversation.

«Êtes vous bien content de me quitter, Frédéric?»

«—Ma foi, monsieur le curé, il me seroit impossible de répondre juste. Il est certain que je regrette Mareil; mais il est également certain que je suis bien aise d'aller à Paris. Ma joie seroit plus grande si j'avois l'espoir d'y trouver mes parens.»

Le curé de Mareil secoua la tête de manière à me faire entendre qu'il ne falloit pas y compter.

«C'est une chose bien cruelle, ajoutai-je, de ne savoir qui l'on est, à qui l'on tient, ce qu'on peut craindre ou espérer.»

«Oui et non, me répondit-il. J'ai souvent réfléchi sur ce sujet, et j'ai vu qu'il y a autant contre que pour.»

«Mais enfin, monsieur le curé, il est impossible que je n'aie pas un père et une mère. Ils ne m'ont point abandonné, puisque jusqu'à présent je n'ai manqué de rien. J'avois cru quelque temps.... on disoit même dans le village....» Je m'arrêtai.

«Eh bien! Frédéric, que disoit-on?» Je gardai le silence. «Que vous étiez mon fils? ajouta-t-il en riant. On me l'a dit bien des fois à moi-même; mais il n'en est rien». Je soupirai encore, sans trop savoir pourquoi. J'imagine qu'en ce moment j'aurois mieux aimé trouver mon père dans le curé de Mareil, que d'être obligé de le chercher toute ma vie.

«Du moins, monsieur le curé, vous savez qui je suis: il me semble que j'ai atteint l'âge où l'on pourroit sans crainte se confier à ma discrétion. J'ai souvent interrogé ma nourrice; elle m'a toujours répondu qu'elle ne connoissoit que vous.»

«Et moi, mon ami, je ne connois que le philosophe chez lequel je vous conduis: c'est lui qui m'a écrit de veiller sur vous; c'est lui qui m'a fait exactement toucher le prix de votre pension; c'est sur son ordre que je vous ramène.»

«Monsieur le curé, pourquoi ce philosophe-là ne seroit-il pas mon père»? Il fit encore un signe de tête très-négatif, et moi je poussai un nouveau soupir. Je n'avois jamais tant senti les élans de l'amour filial qu'au moment où je quittois toutes les habitudes de mon enfance.»

«Au reste, ajouta-t-il (car son signe de tête équivaloit à un commencement de discours), je n'ai nulle certitude que ce n'est pas vers votre père que je vous conduis; je ne lui ai jamais demandé le secret de votre naissance. Dans les premiers jours, j'avois autant de curiosité que vous en avez aujourd'hui; mais après y avoir long-temps réfléchi, je me suis convaincu que cela m'étoit absolument indifférent. Chargé de votre éducation, je m'en suis acquitté de manière à me faire honneur, soit dit sans exciter votre vanité, car vous n'aviez pas des dispositions très-heureuses. Celui qui va me remplacer auprès de vous, est un des plus grands hommes de ce siècle, à ce que disent ses partisans. Il est de toutes les académies, quoiqu'il n'ait jamais fait imprimer aucun ouvrage plus grand que le recueil de mes sermons; vous les avez copiés, vous savez qu'ils sont fort courts». En parlant de ses sermons, il s'endormit, et je restai livré à mes réflexions.

«Oui, mon enfant, s'écria le curé de Mareil en se réveillant, c'est un bien grand homme.»

«Qui donc? lui demandai-je avec un battement de cœur: mon père?»

«Non, non: je vous parle de M. de Vignoral. S'il est votre père, ce que je ne crois pas, vous serez trop heureux d'être sous ses yeux; et s'il n'est pas votre père, il faut que vous apparteniez à quelque famille bien puissante, pour qu'un savant qui fixe les regards de l'Europe entière, consente à achever votre éducation.»

Il s'endormit de nouveau, et mes réflexions changèrent d'objet: non seulement je ne desirois plus être fils de M. de Vignoral; mais si le curé de Mareil m'eût dit en ce moment que j'étois le sien, j'aurois pleuré de honte: effet naturel de l'ambition.

Quel est le caractère de M. de Vignoral? me demandois-je tout bas: comment me recevra-t-il? Ces pensées, qui me donnoient une inquiétude bien naturelle à mon âge et dans ma position, pourroient, cher lecteur, exciter aussi votre curiosité; je vais donc vous apprendre en peu de mots ce que je n'ai su, moi, qu'au bout de quelques années. Diderot prétend que les romanciers ne tracent des portraits que parce qu'ils ne savent faire parler ni agir leurs personnages de manière à dévoiler leur caractère aux lecteurs: mais comme il a cru sans doute aussi qu'il n'y avoit pas beaucoup de lecteurs en état de deviner un homme par un trait de sa vie, ou par sa conversation, il n'a négligé aucune occasion de dessiner le portrait de ses héros; et c'est ce qu'il a fait de mieux.

M. de Vignoral étoit gentilhomme, mais si pauvre, qu'il auroit été obligé de conduire une charrue, si un prélat n'eût fourni aux frais de son éducation. Il se distingua dans ses études. Arrivé à Paris, il fit sa cour à tous les hommes en place. On lui offrit d'entrer au service: mais il n'avoit de courage que dans l'esprit; et ce genre de courage, qui vaut bien celui qui fait les héros, est souvent incompatible avec lui. M. de Vignoral, las de chercher des protecteurs, prit un parti décisif; il se fit philosophe. C'étoit alors un très-bel état, un vrai métier de chanoine. En criant contre le despotisme, on s'attiroit la faveur de tous les potentats; en méprisant la noblesse, on étoit reçu, fêté dans les meilleures maisons, on se dispensoit de faire sa cour. Un bon mot, un trait satyrique, mettoient les pairs de France à vos genoux; et loin de faire dire dans le monde, «On a vu M. de Vignoral avec le duc de...», on entendoit dire; «Le duc de.... est admis chez M. de Vignoral, il est de sa petite société». En déclamant contre le luxe, on s'en procuroit les jouissances les plus recherchées; en prenant dans ses écrits la défense des malheureux, on étoit dispensé d'avoir pitié d'eux. Les pensions, les brevets d'académicien, pleuvoient sur le philosophe; et les libraires, qui n'achètent jamais que le nom de l'auteur, s'empressoient d'ouvrir leur bourse, pour obtenir d'un homme déclaré immortel le discours préliminaire d'une compilation faite par quelques savans inconnus.

Telle étoit la position de M. de Vignoral quand j'arrivai chez lui. Toutes ses conceptions rouloient sur un point unique, le bonheur des hommes; il ne parloit, ne travailloit, que pour préparer ce bonheur. J'ai souvent pensé qu'il ne regardait pas ses domestiques comme des hommes; car il les traitoit en bêtes de somme, et jamais maître ne fut aussi exigeant dans son service: mais il ne faut pas attendre de celui qui embrasse l'humanité d'un coup-d'œil, ces vertus de société qui honorent les petits esprits incapables de viser à l'immortalité, et mesquinement occupés de la félicité de ceux qui les entourent.

Vous ne connoissez pas encore, mon cher lecteur, le caractère de M. de Vignoral; je ne vous ai jusqu'à présent parlé que de sa profession. Je laisserai aux événemens le soin de vous initier davantage: car enfin peut-être est-il mon père; et le respect filial, même dans son incertitude, doit imposer silence à la critique. Qu'il vous suffise de savoir qu'il étoit âgé de cinquante ans; qu'un front découvert, de grands yeux pleins de feu, mais cachés par de gros sourcils noirs, lui donnoient l'air hypocrite quand il étoit tranquille, et la mine d'un inspiré quand il se livroit à son génie. Du reste, il ressembloit assez à tous les autres hommes de son âge qui sont laids et gauchement taillés. Il étoit encore célibataire; usage presque aussi religieusement observé par les philosophes que par les prophètes.


CHAPITRE III.

Mon instituteur bien récompensé.

Le curé de Mareil dormoit encore quand nous entrâmes dans Paris. Moi, je me promettois d'observer avec soin l'effet que la vue de M. de Vignoral feroit sur moi, et plus encore l'impression qu'il éprouveroit à mon aspect. «La nature se trahira, me disois-je; un père est.... toujours père; et si je suis son fils, je m'en appercevrai à ses caresses, ou même aux efforts qu'il fera pour cacher son émotion. Et puis, mon cœur m'avertira; comme je le sentirai battre! Ah la sympathie n'est pas un mot vide de sens; j'en ai pour preuve les romans, la fidélité des épouses, la bonhommie des pères, et le respectueux attachement des enfans.»

Nous arrivâmes chez M. de Vignoral à la nuit; il étoit sorti. Un domestique nous servit à souper, et nous conseilla de nous coucher: je voulois attendre; le curé de Mareil fut d'avis d'aller dormir, et je l'imitai. Le lendemain matin, je me présentai à la porte du cabinet du grand homme; il me fit dire qu'il travailloit, et qu'il ne recevoit personne avant midi. Son peu d'empressement me parut de mauvais augure. Enfin je fus admis à l'honneur de lui être présenté. Il jeta sur moi un regard rapide, mais perçant; et se tournant vers le curé de Mareil, il lui dit:

«Il est d'un physique agréable, et paroît d'une santé parfaite. Si l'on m'avoit cru, on l'auroit laissé au village. Que fera-t-il à Paris? Des sottises, de mauvaises connoissances; il deviendra débauché, et à trente ans ce sera un homme mort. Les grandes villes sont la ruine des états et des citoyens; c'est dans les champs qu'est la véritable prospérité des uns et des autres: c'est là qu'il devoit rester.»

«Monsieur, répondit le curé, Frédéric est fait pour aller à tout. D'abord, comme vous l'observez, il est possesseur d'une figure intéressante; et puis, il ne manque pas d'esprit.»

«—De l'esprit! qui n'en a pas aujourd'hui? À quoi cela le menera-t-il? On ne rencontre par-tout que des gens d'esprit qui n'ont pas le sens commun, qui meurent de misère. Monsieur le curé, l'esprit ne contribue en rien au bonheur des hommes; et si vous voulez les rendre heureux, ce n'est pas leur esprit qu'il faut leur apprendre à cultiver, c'est l'héritage de leurs pères.»

«Monsieur, lui dis-je en tremblant, et quand ils n'ont pas la satisfaction de savoir à qui ils doivent le jour, que voulez-vous qu'ils cultivent?»

«Il a raison, s'écria le curé. Si vous étiez son père, par exemple, ne lui faudroit-il pas beaucoup d'esprit pour faire valoir l'héritage que vous lui laisseriez? Quelle réputation à soutenir!»

M. de Vignoral observa que les enfans des grands hommes n'étoient presque toujours que des sots. Cette réflexion modeste me fit desirer de n'être pas son fils: son abord m'en avoit ôté jusqu'à l'espérance; et j'avoue que si mon cœur avoit battu en le voyant, c'étoit seulement de la crainte qu'il m'avoit inspirée.

«Que savez-vous, monsieur»? me dit-il. Je ne répondis pas; mais le curé de Mareil répondit pour moi que je savois un peu de tout. «C'est-à-dire, répliqua le grand homme, que c'est une éducation manquée». Mon cher Mentor ne fut pas plus satisfait que moi de cette observation: aussi, quand M. de Vignoral lui demanda s'il avoit lu son dernier ouvrage, le bon curé s'empressa de lui affirmer qu'il ne lisoit plus depuis long-temps, parce qu'il étoit convaincu que l'esprit ne servoit à rien, et qu'il convenoit, pour son propre compte, que plus il apprenoit, plus il étoit mécontent des autres et de lui-même.

«Resterez-vous long-temps à Paris? lui dit froidement le grand homme.—Non, monsieur, je pars demain.—En ce cas, je vous conseille de vous retirer avec votre élève, et de profiter du dernier jour que vous avez à passer ensemble». Nous ne nous le fîmes pas répéter, et nous remontâmes dans l'appartement où nous avions passé la nuit.

«Si c'est là ce qu'on appelle un philosophe, murmuroit le curé de Mareil en se promenant dans la chambre, cela vaut mieux à lire qu'à voir. Voilà, Frédéric, la récompense de plus de dix années de ma vie sacrifiées à méditer, à travailler pour faire de vous un savant; le premier tribut que j'en reçois, est de m'entendre dire que votre éducation est manquée. Eh bien! desirez-vous encore que cet homme soit votre père?»

«En vérité, monsieur, je n'ai plus qu'une envie, c'est de retourner avec vous à la campagne.»

«Quoi! vous auroit il déjà séduit par ses beaux discours? Mon ami, le bonheur n'est pas plus à la campagne qu'à la ville; il est par-tout pour les gens raisonnables, nulle part pour les fous, les ambitieux, et les écrivains tourmentés par la vanité. Si cultiver l'héritage de ses pères étoit la félicité suprême, pourquoi M. de Vignoral auroit-il abandonné les champs? Vous ne rencontrerez dans le monde que des gens parlant d'une façon et agissant d'une autre; que des citadins plongés dans le luxe, et vantant les charmes de la vie champêtre; que des hommes enthousiasmés de leurs connoissances, et vantant le bonheur des sots. Quand vous étiez à Mareil, vous desiriez venir à Paris: aujourd'hui vous êtes à Paris, et déjà vous parlez de retourner à Mareil! Le philosophe vous a séduit.»

«Au contraire, monsieur, ses discours ne me font pas aimer le village; mais ses actions me font sentir le besoin d'y retourner. Que vais-je devenir? Ah! c'est vous qui m'avez servi de père; c'est près de vous que je voudrois maintenant passer mes jours.»

«Bien, enfant, bien; vous trouvez pire que moi, et vous me regrettez. Dans quelques jours vous aurez formé de nouvelles habitudes, et vous ne penserez plus à moi; c'est l'usage.»

J'assurai mon cher Mentor qu'il me faisoit injure en doutant de l'attachement que je conserverois toujours pour lui; je pleurai si abondamment en lui parlant de ma reconnoissance, qu'il en fut ému. Il me dit qu'il croyoit effectivement que, grâces à l'éducation qu'il m'avoit donnée, je vaudrois un peu mieux que les autres.

Nous allâmes nous promener dans Paris; en visitant les beaux monumens que renferme cette capitale, je perdis en grande partie le désir de la quitter. Quand nous rentrâmes, le domestique de M. de Vignoral me dit qu'il étoit venu quelqu'un me demander.

«Moi?—Oui, monsieur,—Vous êtes bien sûr que c'est moi qu'on est venu demander?—Oui, monsieur.—Sous quel nom?—Sous le vôtre, sous celui de Frédéric.—Et savez-vous quelle est la personne qui s'est informée de moi?—C'est de la part de madame la baronne de Sponasi. On m'a chargé de vous avertir que l'on reviendra demain matin, en vous recommandant de ne pas sortir.»

Tendres souvenirs de Mareil et de son excellent curé, adieu; attachement éternel, reconnoissance qui ne devoit jamais finir, adieu. L'envoyé de la baronne de Sponasi occupe seul ma pensée; et mon cher précepteur, après souper, a beau déployer son éloquence pour me faire une dernière exhortation, je ne l'entends pas; je ne songe qu'à la visite qui m'est promise pour le lendemain.

Je me réveillai plus de vingt fois la nuit pour savoir s'il faisoit jour. Le soleil parut enfin; je me levai, j'entrai chez le curé de Mareil. Il dormoit paisiblement; cela me parut extraordinaire. Je descendis dans l'intention de m'informer s'il n'étoit venu personne me demander; le portier étoit encore au lit. Je regagnai tristement ma chambre; je pris un livre, et ne pus lire une page de suite. J'ouvris ma fenêtre, et là j'examinai les passans, comme si j'avois dû trouver sur leur figure la fin de l'impatience qui m'agitoit. Le curé se leva, l'heure de son départ approchoit; il auroit voulu le retarder pour connoître l'issue de la visite que j'attendois, et de laquelle il auguroit bien pour moi: mais deux choses l'en empêchoient; il s'en retournoit par les voitures publiques, et il n'avoit pas envie de revoir M. de Vignoral. Il me recommanda de lui écrire exactement, en m'assurant que sa maison me seroit toujours ouverte, si j'éprouvois quelques malheurs. Ses adieux furent si touchans, que mon cœur en fut pénétré; j'allois me jeter dans ses bras, qu'il étendoit vers moi, quand on vint m'avertir qu'on m'attendoit dans ma chambre. Je sortis si précipitamment, que je ne peux encore y songer aujourd'hui sans m'accuser de la plus noire ingratitude.


CHAPITRE IV.

Je crois trouver mon père.

Celui après le retour duquel j'avois tant soupiré, étoit un homme qui ne paroissoit guère avoir plus de trente-cinq ans, et dont la figure et la taille eussent pu servir de modèle pour peindre la beauté et la force réunies. Il m'embrassa avec beaucoup de tendresse, et, par un mouvement qui me parut involontaire, il se tourna devant une glace sur laquelle il fixa ses regards; je l'imitai sans trop savoir pourquoi. J'ignore quel fut son motif; mais en le considérant, en me considérant, je trouvai en nous quelque ressemblance, et je me dis tout bas: Pour le coup, voilà mon père. Il parut à la fois satisfait et déconcerté de ce qu'il venoit de faire; il m'engagea à m'asseoir, se plaça près de moi, et nous entrâmes en conversation.

«Vous avez été élevé, me dit-il, d'une manière qui doit vous inspirer la plus vive curiosité de percer le mystère qui vous entoure. Je suis fâché d'être obligé de vous dire que tous vos efforts pour connoître vos parens seront inutiles, et ne pourroient que vous procurer des chagrins. Si vous êtes sage, vous vous contenterez de ce que l'on fera pour vous, sans chercher à rien approfondir; et si le hasard vous offroit un jour quelques lumières à cet égard, le meilleur conseil que je puisse vous donner, est de n'en jamais rien faire paroître.»

«Monsieur, répondis-je en respirant à peine, il est des mouvemens si naturels, quelquefois le cœur parle avec tant de violence à l'aspect de certaines personnes»... Je ne pus achever; mon cœur battoit effectivement bien fort, et chacun de ses mouvemens sembloit me dire: C'est ton père!

«Je dois vous prévenir, monsieur, contre ces mouvemens que vous attribuez à la nature, et qui ne sont sans doute que l'effet d'une inquiétude bien naturelle dans votre position. Pour que nous puissions nous expliquer sans contrainte, je dois d'abord vous apprendre à qui vous parlez.»

Ah! c'est dans ce moment que je sentis la nature se soulever en moi: il alloit m'apprendre qui il étoit. «Sans doute il me déguisera la vérité, me disois-je; mais je n'en croirai que mes sensations. C'est mon père! c'est mon père»! Il avoit un moment gardé le silence; il continua de la sorte:

«Je suis le valet-de-chambre de madame la baronne de Sponasi, et....—Monsieur, je vous demande pardon, m'écriai-je tout interdit; je n'ai pas bien entendu». Il répéta d'une voix qui me parut altérée: «Je suis le valet-de-chambre de madame la baronne de Sponasi, et....—Pardon encore une fois, monsieur, si je vous interromps. Quel âge a madame la baronne?—Votre question pourroit être indiscrète, si vous la connoissiez, me répondit-il en souriant; une vieille femme ne dit pas volontiers son âge, et n'aime guère que l'on s'en occupe: elle a plus de soixante ans.»

Je me levai pour prendre un verre d'eau. Le passage subit du premier espoir que j'avois conçu, à un renversement aussi complet, m'avoit réellement fait mal. Je me promis bien de ne plus écouter les mouvemens de mon cœur, et je retournai m'asseoir un peu humilié de mes pressentimens. Il renoua la conversation.

«Je ne chercherai pas à deviner ce qui a pu vous agiter; mais je vous répéterai ce que je vous disois tout-à-l'heure: les mouvemens que vous attribuerez à la nature ne seront que l'effet de l'inquiétude de votre esprit. Parlez-moi franchement: ai-je bien défini la cause de votre émotion?»

J'étois si honteux de m'être trahi pour le valet-de-chambre de madame la baronne, que j'avois grande envie de n'en pas convenir, et je commençai à répondre sans savoir encore comment je finirois; ce qui arrive, au reste, à bien d'autres que moi.

«J'espère, dit-il en m'interrompant, que vous ne passerez pas d'une prévention qui m'étoit trop favorable, à une qui me seroit contraire. Dans votre position, monsieur, on a besoin d'amis. Je n'aspire pas à l'honneur d'être le vôtre; mais vous êtes si jeune, vous avez si peu d'expérience, vous voilà lancé dans un monde si nouveau pour vous, que vous pourriez trouver quelque avantage à savoir sur qui reposer vos pensées. Ma démarche doit vous apprendre que j'ai la confiance de madame la baronne; et l'attachement d'un homme qui sait sur votre naissance des secrets qui vous seront toujours inconnus, les conseils mêmes du valet-de-chambre d'une femme titrée, riche, et qui seule au monde s'est chargée de votre destinée, pourroient vous être plus utiles que les leçons d'un curé de village, ou les rêveries d'un philosophe. Voyez si vous voulez ne recevoir de moi que ce qu'exigeront les ordres qu'on me donnera, ou si la pureté de mes intentions vous fera oublier la place de celui qui vous parle.»

«Il étoit décidé que je vous aimerois, lui dis-je en lui sautant au cou. Oui, monsieur....—Je ne suis plus monsieur pour vous, me répondit-il; appelez-moi Philippe, c'est mon nom.—Eh bien! Philippe, vous serez mon ami: vous viendrez me voir quand on vous le dira; vous viendrez plus souvent encore sans qu'on vous le dise. Je recevrai vos avis avec docilité; je vous remercie de me les avoir offerts: je sens trop que j'en ai besoin pour me guider dans une position aussi extraordinaire que la mienne. Vous êtes le premier qui m'ayez parlé le langage de l'amitié: si jamais je me conduis mal à votre égard, je mériterai d'être abandonné de la nature entière.»

«—Fort bien, mon cher Frédéric... Ah! pardon, monsieur, dit-il en s'interrompant; votre sensibilité me faisoit oublier.... Parlons des ordres que j'ai à remplir. Madame de Sponasi desire beaucoup vous voir; mais elle ne peut vous recevoir avant quelques jours. Profitez de l'intervalle pour prendre les airs d'un homme du monde. Quoiqu'elle assure n'attacher de valeur qu'aux charmes de l'esprit, elle a de commun avec tous les mortels de se laisser prévenir favorablement par une figure aimable, une tournure aisée. Je vous l'ai déjà dit, c'est votre seule bienfaitrice, et vous ne devez rien négliger pour lui plaire. Savez-vous la musique?—Non, Philippe.—Savez-vous danser?—Non, Philippe.—Avez-vous appris à monter à cheval?—Non, Philippe.—Faites-vous des armes?—Non, Philippe.—Je me doutois bien, s'écria-t-il, que, dans un village, votre éducation seroit manquée.»

Pauvre curé de Mareil, pensois-je tout bas en soupirant, falloit-il travailler dix ans pour entendre répéter par le plus laid des philosophes et le plus beau des valets-de-chambre, que l'éducation de ton élève étoit manquée!

«Écoutez-moi, monsieur, poursuivit Philippe: je vous enverrai demain un maître de danse, un maître de musique et un maître en fait d'armes; je vais vous laisser l'adresse d'une académie d'équitation. Tandis que M. de Vignoral travaillera à former votre esprit, qu'il gâtera peut-être, travaillez sans relâche à déployer les grâces et la force de votre corps. Vous me direz un jour lesquels de ses conseils ou des miens auront le plus contribué à votre fortune. Voici cinquante louis que je suis chargé de vous remettre; vous en emploierez la plus grande partie à votre toilette. Tous les premiers du mois, vous en recevrez douze pour vos dépenses particulières. Mon tailleur viendra vous voir ce matin; je lui aurai parlé pour qu'il supplée au goût qui vous manque, et que bientôt l'usage vous donnera. Je vous le répète de nouveau, ne négligez rien, pour faire valoir les avantages que vous avez reçus de la nature. Demain nous nous reverrons, et je vous donnerai quelques renseignemens sur les personnes avec qui vous allez vivre désormais. Dès aujourd'hui et pour toujours, je vous recommande d'être généreux avec les domestiques de M. de Vignoral, chaque fois qu'ils feront quelque chose pour vous: les valets n'aiment que ceux qui les paient bien.»

Philippe s'en alla. Vous croyez, lecteurs, que je ne m'occupai que de mon trésor; point du tout. Je ne pensai qu'à Philippe, à l'amitié qu'il m'avoit inspirée, aux conseils qu'il m'avoit donnés. L'air dégagé dont il m'avoit parlé des valets qui n'aiment que ceux qui les paient, m'avoit fait naître deux réflexions bien différentes: ou Philippe mettoit un prix aux services qu'il vouloit me rendre, et il m'en avertissoit indirectement; ou Philippe étoit au-dessus de son état. Ses discours me confirmoient dans cette dernière opinion; il m'étoit impossible de me défendre de la première impression qu'il avoit faite sur moi, et je me demandois comment j'avois pu lui inspirer autant d'intérêt. Dans l'impossibilité de fixer mes idées, je laissai au temps le soin de les éclaircir, et je mis la main sur la bourse qui étoit restée devant moi. Je trouvai du plaisir à compter cinquante louis: étoit-ce par avarice? Non, sans doute; car, à bien calculer ce que je voulois acheter avec cette somme, je suis persuadé qu'il m'en auroit fallu le double. À seize ans, on n'aime l'argent que par l'idée d'indépendance que sa possession fait naître en nous. Un jeune homme avare est un être contre nature.


CHAPITRE V.

Qui faut-il croire?

Ainsi que M. de Vignoral, Philippe m'avoit assuré que mon éducation étoit manquée: mais Philippe avoit détaillé ses raisons, et elles me paroissoient sans réplique. Je me regardois, je me comparois à lui, et je me trouvois l'air gauche. Il est vrai que peu d'hommes auroient pu soutenir la comparaison; et s'il n'étoit véritablement qu'un valet-de-chambre (ce dont je doutois encore), il faut convenir que cet air distingué que l'on attribue à la naissance, est un des plus singuliers prestiges de notre imagination. J'ai vu depuis dans le monde beaucoup de valets qu'on auroit pu prendre pour des maîtres, et beaucoup de maîtres dont on n'auroit pas voulu faire des valets. Dans la disposition d'esprit où j'étois, je ne trouvois rien au-dessus des grâces que donnent les talens agréables, et je me promis bien de m'y livrer sans distraction.

M. de Vignoral me fit appeler; «Vous voilà dans ma maison, monsieur, me dit-il; j'espère que vous ne me ferez pas repentir de la complaisance que j'ai eue de me charger de vous. J'ignore ce qu'un curé de village a pu vous apprendre; mais s'il vous a inspiré le goût de l'étude et la soumission la plus entière aux volontés de ceux de qui vous dépendez, il a fait plus qu'on ne pouvoit espérer de lui. Savez vous les mathématiques?—Bien peu, monsieur.—Tant pis: c'est la seule chose qu'il falloit apprendre; c'est la seule chose qui soit bonne à tout. Les mathématiques rendent l'esprit juste, et la justesse de l'esprit en fait seule le mérite. Vous êtes dans un âge où les occupations sérieuses ont peu d'attraits; il faut vaincre la nature. Négligez tous ces arts frivoles dans lesquels les femmes peuvent le disputer à l'homme le plus exercé; et puisque vous êtes destiné à vivre dans le monde, livrez-vous aux sciences exactes; travaillez à devenir un jour en état d'éclairer vos concitoyens. Voici des livres que vous monterez dans votre chambre; voici un manuscrit que vous copierez. La manière dont vous vous acquitterez de ce travail, me donnera l'étendue de votre capacité; la promptitude avec laquelle vous l'acheverez, me fera connoître votre aptitude. Jeune homme, le dépôt que je vous confie momentanément, doit vous prouver les dispositions que j'ai à vous aimer. Attachez-vous à me satisfaire, il y va de votre bonheur. Fuir les plaisirs et les occupations futiles, voilà la règle de votre conduite. Craignez sur-tout la société des femmes, ce seroit votre perte.—Oui, monsieur.»

«Ma maison est triste pour un jeune homme, je le sais; elle n'en conviendroit que mieux à vos études: malheureusement pour vous, je vais me marier.—Vous, monsieur!—Oui, Frédéric; il y a assez long-temps que je vis pour la gloire et pour le bonheur de l'humanité: ma réputation est faite; je dois songer à adoucir les approches de la vieillesse. J'ai donc consenti à ce que mes amis m'ont proposé. J'épouse une demoiselle jeune, jolie, qui a des talens et de la fortune; j'augure d'autant mieux de son caractère, qu'elle paroît flattée d'associer son nom au mien. Dans huit jours, ce sera une affaire terminée. Ma maison alors deviendra plus agréable, puisque je recevrai chez moi la société que jusqu'à présent j'étois obligé d'aller chercher. Je ne voudrois pas que ce fût pour vous un trop grand sujet de distraction, et je vous préviens que je n'aurai de complaisance à votre égard qu'autant que vous le mériterez. Remontez à votre appartement; n'oubliez pas les mathématiques, et sur-tout mon manuscrit.»

Je pris les volumes sous mon bras droit, le manuscrit à ma main gauche; et en montant l'escalier, je pensois tristement aux exhortations que je venois de recevoir. Copier! quelle fastidieuse besogne! c'étoit mon supplice chez le curé de Mareil. Les mathématiques! quelle sérieuse occupation! Et pour un jeune homme qui ne vouloit que chanter, danser, faire des armes et monter à cheval, quel double fardeau que des problêmes et un manuscrit de M. de Vignoral!

En rentrant dans ma chambre, je vis un homme qui m'attendoit; c'étoit le tailleur de Philippe. Il me consulta sur tout ce que je desirois. Je desirois beaucoup de choses; mais chaque fois que je lui disois mon goût, il ne manquoit pas de me répondre que ce n'étoit pas la mode. Impatienté d'une objection dont je ne sentois pas encore toute l'importance, je le priai de faire comme il voudroit. Il me protesta qu'il n'avoit d'autres volontés que les miennes, et qu'il m'habilleroit à la mode. «C'est la mode, monsieur, qui constate le mérite d'un homme; il faut être vêtu, coiffé, chaussé à la mode: il faut même avoir de l'esprit à la mode; il n'y a que celui-là qui décide des réputations». Il me fit le catalogue de tous les jeunes seigneurs qu'il avoit l'honneur de contenter; et, suivant l'usage, je n'osai plus rien disputer contre un tailleur qui me laissoit entendre qu'il étoit glorieux pour moi d'être servi par un homme comme lui. «M. Philippe sait qui je suis; il vous a recommandé à mes soins, et je serois désespéré de mécontenter M. Philippe.»

«Y a-t-il long-temps que tous connoissez M. Philippe?—Bien long-temps, monsieur; j'habillois les gens de madame la baronne quand il est entré à son service, et je lui ai fait sa première livrée.—Comment! Philippe a porté la livrée?—Oui, monsieur, pendant quelques années: mais sa sagesse l'a fait distinguer de madame la baronne; et elle a pris tant de confiance en lui, qu'elle ne fait plus rien sans le consulter. Le gaillard est adroit; il commande aujourd'hui dans la maison comme si elle lui appartenoit. Sans doute il y fait ses affaires; cependant personne ne se plaint de lui. Pour moi, je n'ai que du bien à en dire, et je me suis toujours gardé de croire ce que des méchans.... Adieu, monsieur; sous deux jours j'aurai l'honneur de vous revoir.»

Qu'est-ce que ce maudit homme s'étoit toujours gardé de croire? Priez le ciel, mon cher lecteur, de vous préserver de ces demi-bavards qui vous présentent sans cesse des énigmes dont ils ne vous donnent jamais le mot, ou vous éprouverez le même supplice auquel je fus livré aussitôt que je restai seul. Que pouvoit-on reprocher à Philippe, à Philippe qui avoit porté la livrée, et qui n'en étoit pas moins le seul ami que j'eusse au monde? Pauvre Philippe! Cette livrée me pesoit sur le cœur; j'en étois humilié pour moi d'abord, et puis aussi pour toi que j'aimois. Je me promis d'être plus réservé avec lui. À mon âge, les promesses que l'on fait à la raison ne tiennent guère. Si la fierté l'eût emporté sur l'amitié que je me sentois pour lui, ah! c'eût été bien différent; mais je n'en étois pas encore là.

Le curé de Mareil plaçoit le mérite dans l'universalité des connoissances, Philippe dans les grâces du corps, M. de Vignoral dans la justesse de l'esprit, mon tailleur dans la mode: il y avoit de quoi choisir. Dans l'embarras du choix, je me décidai à suivre, autant que je pourrais, les conseils de tous. Je commençai à parcourir les premiers élémens de la géométrie: mais je ne lisois absolument que des yeux; mes pensées étoient absorbées par la crainte de ne pas réussir à bien copier l'ouvrage de M. de Vignoral. Je pris donc le manuscrit; mais en cherchant le sens de l'auteur à travers une foule de ratures, de renvois, et de sentences ajoutées qui sembloient n'être placées là que pour déguiser la pauvreté du style, je ne songeois qu'aux nouveaux habits que j'allois posséder. J'abandonnai donc l'étude, et je sortis pour faire des emplettes, accompagné de madame Leblanc, femme de charge du philosophe chez lequel je demeurois.

Je lui eus l'obligation d'être fort bien traité: elle, de son côté, fut très-satisfaite de moi; car je ne lui entendis pas répéter deux fois qu'elle regrettoit d'être sortie sans argent, parce que tels et tels objets lui convenoient beaucoup, que je compris parfaitement comment je devois dissiper ses regrets. En revenant, elle m'assura qu'elle m'avoit pris en amitié dès le premier moment de mon arrivée, que je la trouverois toujours disposée à me rendre les petits services qui dépendroient d'elle, et qu'elle m'engageoit beaucoup à ne pas échanger les qualités que j'avois reçues de la nature, contre des sentimens d'emprunt ou de grandes phrases qui ne prouvent rien. «Tâchez de ne pas devenir savant, ajouta-t-elle; mais soyez toujours généreux: vous aurez peut être moins d'apologistes; mais vous aurez plus d'amis, et l'amitié vaut mieux que la gloire». Ah! Philippe, Philippe, dis-je tout bas, voilà déjà un de tes conseils justifié par l'expérience.

Madame Leblanc étoit de bonne humeur; elle continua.

«Monsieur Frédéric, pour vous prouver ma reconnoissance, je vais vous donner un avis dont vous sentirez bientôt l'utilité. Vous voilà chez M. de Vignoral, je ne sais à quel titre: mais, fussiez-vous le fils d'un prince ou d'un financier, ce qui revient au même, persuadez-vous que dès l'instant que vous dépendez de lui, il ne vous estimera qu'autant que vous lui serez nécessaire; c'est son usage: il semble que tout ce qui ne lui sert pas ne soit bon à rien dans le monde, et que tout ce qui lui sert ne soit au monde que pour cela; c'est l'égoïsme personnifié, mais déguisé sous les prétextes les plus spécieux. En effet, ne paroît-il pas naturel que l'homme qui ne pense qu'au bonheur de l'humanité, trouve sans cesse l'humanité entière prête à le seconder dans ses vues? Ne le vantez jamais en sa présence; il a l'orgueil trop aguerri pour être sensible aux louanges de ceux qu'il ne regarde pas comme ses rivaux: mais parlez de lui avec enthousiasme par-tout où vous aurez la certitude qu'il pourra le savoir, et vous obtiendrez sa bienveillance. Ne vous offensez pas de la remarque; elle n'a pas rapport à vous: mais je lui ai entendu dire plusieurs fois que l'exaltation des sots contribuoit beaucoup à la réputation des gens d'esprit, parce que les sots crient d'autant plus fort en faveur des grands écrivains, qu'ils les comprennent moins, et qu'étant incapables de les apprécier, dès qu'ils ont mis de l'amour propre à les vanter, ils périroient plutôt que de se dédire. Je vous livre là le secret du métier, et vous observerez bientôt par vous-même que si les philosophes font la réputation de beaucoup de petits esprits, c'est que les petits esprits sont nécessaires à la réputation des philosophes. Dites donc du bien des ouvrages de M. de Vignoral à tout le monde, excepté à lui, à moins qu'il ne vous interroge; lisez-les souvent, afin de pouvoir les citer en sa présence: ce sera le coup de maître. S'il vous accable à la fois d'ouvrage pour vous et pour lui, laissez ce qui n'aura rapport qu'à vous; il grondera légèrement: mais occupez-vous sans relâche de ce qui aura rapport à lui, et il vous comblera d'éloges.»

«Merci, madame Leblanc, lui dis-je en la quittant pour remonter chez moi; car nous venions d'arriver. J'ai lu quelque part qu'il n'y a pas de héros pour son valet-de-chambre; mais je vois maintenant qu'il n'y a pas de philosophe pour sa gouvernante. Je profiterai de vos avis».

J'en profitai en effet. Du double fardeau dont m'avoit chargé M. de Vignoral, je sentis que je pouvois sans crainte retrancher la moitié. Je me promis de laisser là les mathématiques, et de ne m'occuper que du précieux manuscrit.


CHAPITRE VI.

J'ai bien autre chose à faire.

Levé de grand matin, déjà mes plumes étoient taillées; je me plaçois à mon bureau, quand je vis entrer un grand homme sec, mis avec la propreté la plus recherchée, et qu'à ses révérences méthodiques j'aurois reconnu pour un maître de danse si j'avois eu plus d'habitude du monde. Il ne m'avoit pas encore parlé, et déjà j'aurois pu croire que j'avois pris ma première leçon; car la politesse m'obligeoit à lui rendre tous les saluts qu'il me faisoit, et il m'en fit beaucoup, m'examinant chaque fois avec plus d'attention.

«Monsieur n'a pas encore reçu les premiers principes, me dit-il en m'adressant une nouvelle révérence: j'en suis charmé; j'aime mieux commencer mes élèves que de les trouver imbus d'idées fausses sur un art que beaucoup de gens professent, et dont si peu connoissent l'étendue et la profondeur.»

«—Puis-je savoir, monsieur, à qui j'ai l'honneur de parler?»

«—Monsieur, je viens vous donner des leçons de graces, d'à-plomb, de légéreté et d'expression; je suis artiste et professeur de danse». Il me fit encore un salut; mais celui-là fut si prompt, qu'il eût fallu une connoissance approfondie des règles de l'art pour décider s'il y avoit plus d'expression que de légéreté dans une inclination pareille.

«J'ai long-temps exercé mon art à l'Opéra; j'ai l'honneur de l'enseigner aux enfans des meilleures maisons de France. J'espère que monsieur sera docile, et qu'il me donnera la gloire de le mettre bientôt au rang de mes élèves les plus distingués.»

Sans attendre ma réponse, il me prit par les mains, qu'il ne quitta, pendant un quart-d'heure, que pour me pousser la tête en arrière; de ses genoux il pressoit mes genoux, de ses pieds il tournoit mes pieds avec tant d'expression et si peu de légéreté, que lorsqu'il m'abandonna à moi même, je fus trop heureux de trouver un fauteuil pour me retenir: j'avois le corps brisé.

«Fort bien, monsieur, fort bien; vous avez des dispositions très-heureuses. Il faut souvent vous exercer: la danse est un art difficile qui se perd aussitôt qu'on le néglige. Les premiers élémens fatiguent un peu, continua-t-il en me voyant étendre les jambes avec les efforts les plus pénibles; mais aussi quelle satisfaction quand vous serez en état d'exécuter! Voyez ce pas: une, deux, trois, quatre; quelle sévérité dans l'ensemble! cette pirouette: une, deux, trois, quatre, cinq, six; quel fini dans les détails! Monsieur connoît sans doute l'Opéra?—Non, monsieur.—C'est là que vous verrez des artistes qui n'ont pas de rivaux dans l'univers entier. L'Europe savante peut, dans beaucoup de choses, le disputer à la France; mais pour la danse, il n'y a que Paris. On ne peut calculer les élans que fait chaque jour cet art étonnant: s'il décline, ce ne sera que par ses propres excès. Pour la légéreté, monsieur, vivent les François!»

Je convins de prix avec l'artiste qui vouloit bien me donner des graces; nous fixâmes les jours et l'heure des leçons, et je le reconduisis jusqu'à la porte, en le saluant.

«On ne peut pas mieux, me dit-il». Étoit-ce à ma révérence ou à mon attention que cela s'adressoit? Je l'ignore encore aujourd'hui; mais j'ai remarqué que de tous les maîtres qu'un jeune homme peut se donner, le plus sensible aux bienséances d'usage est toujours le maître de danse. Payez-les peu; si vous les saluez beaucoup, ils seront toujours satisfaits. J'allois fermer ma porte quand un petit homme, dont tous les mouvemens sembloient convulsifs, me demanda l'appartement de M. Frédéric. Je le fis entrer.

«Est-ce monsieur qui desire apprendre la musique?—Oui, monsieur.—Quel instrument monsieur a-t-il choisi?—Moi, je ne tiens qu'à la musique vocale, et je m'en rapporterai à vous. Lequel préférez-vous m'apprendre?—Monsieur, cela m'est parfaitement indifférent: la harpe ou le piano, puisque vous voulez chanter; il faut choisir entre ces deux-ci.—Mais encore, que me conseillez-vous?—Monsieur, cela m'est parfaitement indifférent; puisque je suis réduit à donner des leçons, peu m'importe que ce soit de harpe ou de forté.—Vous avez donc éprouvé des malheurs, monsieur?—Des malheurs! on s'en console aisément; mais des injustices atroces, des cabales abominables, voilà, monsieur, ce dont on ne se console jamais. J'avois fait un opéra délicieux pour la musique, car vous savez que les paroles ne sont pour rien dans un opéra. Ce que vous ne savez pas, monsieur, c'est que le théâtre appartient exclusivement à quelques auteurs privilégiés, et qu'un jeune homme a toutes les peines du monde à s'y faire jour». Je le regardai alors fixement, car l'accent de tristesse avec lequel il s'exprimoit me pénétroit l'ame, et je m'apperçus que le jeune homme qui avoit peine à se faire jour approchoit de la cinquantaine.

«Après avoir attendu long-temps, j'eus enfin mon tour. Ah! monsieur, je crois que les acteurs, l'orchestre et le public s'étoient donné le mot pour me tuer. Quel bruit dans le parterre! Avez vous l'oreille juste?—Je crois que oui.—Écoutez, monsieur, écoutez cet air, qui, placé à la seconde scène, auroit assuré le succès d'un ouvrage, fût-il pitoyable, et vous ne croirez pas à la chute du mien.»

Il se mit à chanter, et j'oserois jurer que, montre sur table, l'air dura plus de quinze minutes. J'eus le temps de compter les vers; il y en avait huit; mais le musicien les avoit si souvent répétés, il les avoit sur-tout si bien mêlés les uns avec les autres, qu'il étoit impossible de définir si les paroles avoient plusieurs sens, ou si elles n'en avoient pas du tout. Quand il eut fini, je lui demandai s'il y avoit beaucoup d'airs aussi beaux que celui-là.» Beaucoup, monsieur; presque tous étoient de la même force. Concevez-vous comment cet opéra a pu ne pas aller jusqu'à la fin»? Je le concevois parfaitement: à moins que les auditeurs ne fussent décidés à passer la nuit au spectacle, il n'y avoit pas moyen d'entendre cet opéra tout entier.

Quand il m'eut encore parlé de la destinée affreuse qui réduisoit un homme comme lui à travailler pour les marchands de musique, et à donner des leçons; quand il m'eut bien répété que les François n'étoient pas nés musiciens, qu'ils étoient insensibles à l'harmonie, que la mélodie n'avoit aucun charme pour eux, il essaya ma voix, et m'assura qu'avec son secours je deviendrois bientôt un virtuose. Nous fîmes nos arrangemens, et il me quitta sans prendre garde seulement si je le reconduisois.

Je retournai bien vîte à mon bureau; j'étois pressé de mettre en pratique les conseils de madame Leblanc, et le manuscrit de M. de Vignoral sembloit me reprocher la futilité des occupations auxquelles se livroit un apprenti philosophe: mais il étoit décidé que je n'essaierois seulement pas une plume. Je reçus la visite du maître en fait d'armes; je pris ma première leçon, qui ne fut interrompue que par le récit de toutes les circonstances dans lesquelles ce brave homme avoit tué ou blessé ses adversaires. Il ne les tuoit, m'assura-t-il, qu'à son corps défendant; mais il les blessoit avec le plus grand plaisir, «Et voilà, monsieur, l'avantage de la science sur l'ignorance. Un mal-adroit donne la mort à un galant homme sans s'en douter; une main habile tire du sang, se venge, et laisse la vie à son ennemi. Je ne peux souffrir ces spadassins qui se réjouissent en voyant expirer leur adversaire: c'est une chose affreuse, monsieur, et les lois devroient punir de pareils monstres; ce sont des assassins. Je n'ai tué que six hommes dans ma vie, trois parce qu'ils l'ont absolument voulu, trois autres par ma faute, j'en conviens, et ne m'en consolerai jamais. Quand vous serez plus avancé, je vous montrerai ce coup, et vous avouerez que je ne devois pas les tuer; mais l'être le plus exercé se trompe quelquefois.»

Si le professeur de danse m'avoit brisé les jambes, le maître d'armes me mit le corps et les bras dans un état tel, que lorsque j'essayai d'écrire, il me fut impossible de tracer un mot; ma main trembloit si fort, que je fus obligé d'y renoncer. «Ce sera pour demain, me dis-je; demain, je n'attends personne, et je réparerai le temps perdu.»

À dîner, M. de Vignoral me demanda si j'avois travaillé. «Beaucoup, monsieur, lui répondis-je.—Eh bien! allez au spectacle ce soir; il est naturel qu'à votre âge on cherche le plaisir. Nos théâtres offrent des chefs-d'œuvre qu'il faut connoître: quoique je ne fasse aucun cas de la poésie, je sais qu'elle est séduisante pour la jeunesse; et les maximes philosophiques répandues dans la plupart des tragédies nouvelles, prouvent du moins que la versification est bonne à quelque chose; elle laisse dans la mémoire de la bourgeoisie des idées qu'elle n'iroit pas puiser dans des ouvrages plus sérieux.»

M. de Vignoral se trouvoit d'accord avec moi; mon intention étoit en effet d'aller au spectacle, non pour écouter une tragédie philosophique, mais à l'Opéra, pour voir danser les grands hommes dont j'avois entendu parler le matin.

Ô les aimables gens que les François à Paris! J'étois fâché d'aller seul; j'aurois desiré avoir Philippe, ou tout au moins madame Leblanc, pour m'accompagner. Aussitôt que je fus entré dans la salle, les premières personnes près desquelles je me plaçai, lièrent conversation avec moi. À peine s'apperçurent-elles que j'étois étranger à ce genre de plaisir, qu'elles se disputèrent à qui m'apprendroit le nom des acteurs, des actrices, des danseurs, des danseuses, des musiciens, des décorateurs, du maître des ballets, et même des auteurs. Je sus aussi les intrigues des coulisses, et, qui plus est, dans les entr'actes, on me conta l'histoire secrète des jolies femmes qui étoient dans les loges. Mes deux plus proches voisins me dirent qui ils étoient, ce qu'ils faisoient, ce qu'ils espéroient; et, tout autour de moi, je n'entendis que gens qui causoient si haut de leurs affaires, qu'on auroit cru qu'ils étoient tous condamnés à une confession générale et publique. Je sentis alors qu'on n'étoit jamais en plus grande société au spectacle que lorsqu'on y venoit seul, et la remarque me tranquillisa pour l'avenir.


CHAPITRE VII.

Seconde visite de Philippe.

En m'éveillant le lendemain, ma première pensée fut pour le manuscrit du grand homme; je me promis très-sérieusement de lui consacrer la matinée: mais j'avois oublié que j'attendois mon tailleur. Il vint; je passai une heure avec lui, tant à contrôler ce qu'il m'apportoit, qu'à lui donner des ordres précis sur ce qu'il avoit à me livrer. Il fut étonné des connoissances que j'avois acquises depuis deux jours; il ignoroit que j'avois été la veille à l'Opéra. Quand il fut parti, je restai encore long-temps à considérer mes habits; enfin la vanité l'emporta, je ne pus résister au désir de m'habiller. Adieu le manuscrit: comment rester en place dans l'équipage où j'étois? J'allois me promener uniquement pour me montrer, quand je reçus un billet de Philippe. Il m'envoyoit l'adresse d'une académie d'équitation, et me prévenoit qu'il viendroit me voir dans l'après-midi. Je pris une voiture, et j'allai au manége: j'y fus accueilli avec amitié par les jeunes gens qui s'y trouvoient; et moi, qui, quatre jours avant, ne connoissois que le curé de Mareil, j'aurois pu me vanter d'être alors lié avec les plus aimables cavaliers de Paris. Pour un jeune homme qui craint la solitude, c'est une grande ressource que le manége.

En rentrant, je trouvai madame Leblanc qui me guettoit: elle m'avertit que M. de Vignoral m'avoit demandé plusieurs fois avec humeur; qu'il étoit même monté dans mon appartement, et que lorsqu'il étoit descendu, il paroissoit fort en colère. Je sentis combien j'avois eu tort de ne pas fermer mon bureau, puisque cette négligence lui avoit donné la certitude que je n'avois encore rien fait. Je me promis de nouveau de réparer le temps perdu. M. de Vignoral ne devoit revenir que le soir, et je croyois, moi, ne plus sortir.

Philippe vint comme il me l'avoit écrit; il me félicita sur le changement qui s'étoit déjà opéré en moi, et me prédit que si je sentois l'importance de plaire, sans me laisser emporter par la fatuité, je ferois promptement mon chemin. «Êtes-vous toujours décidé, me dit-il, à me regarder comme un ami?—Plus que jamais, Philippe. Qu'elle idée avez-vous donc de moi, si vous croyez que je puisse oublier si vite l'intérêt que vous m'avez témoigné?—Promettez-moi donc que vous n'aurez jamais rien de caché pour moi.—Je vous le promets, Philippe, à condition que vous n'aurez pas non plus de secrets pour Frédéric.—Cela est impossible, monsieur. Dans tout ce qui a rapport à votre naissance, je ne sais que ce que vos parens ont bien voulu m'apprendre; et s'ils m'ont livré leur confiance sous la condition de ne la trahir jamais, que penseriez-vous de moi si je violois un pareil engagement?—Vous m'étonnez, Philippe; vos airs, vos discours, ne sont pas d'un homme de votre état: la première fois que je vous ai vu, j'ai douté de la vérité de ce que vous me disiez à ce sujet. Comment se peut-il que vous ayez tant de sensibilité, de noblesse même, dans une pareille condition? Et si vous vous êtes senti au-dessus, ce que je crois, comment n'avez-vous pas cherché à en sortir?—Je vous répondrai franchement dans tout ce qui aura rapport à moi, mon cher Frédéric (pardonnez-moi cette expression que la plus vive amitié m'inspire, et qui ne m'échappera jamais qu'entre nous). Je vous avoue que je suis flatté de votre question; elle me prouve que vous vous êtes occupé de moi, et que vous cherchez à justifier dans vos propres idées le sentiment dont vous m'honorez.

«Une éducation trop au-dessus de mon état me perdit. Je suis fils de paysans pauvres; à leur mort, je vins chercher à Paris ce qu'on appelle fortune, c'est-à-dire le moyen d'exister. Quelques dons que j'avois reçus de la nature ne servirent qu'à me faciliter la route des plaisirs; bientôt je fus obligé d'entrer au service. Vous vîtes le jour, et personne ne pénétra le secret de votre naissance, excepté madame de Sponasi et votre mère, votre père et moi. Des événemens que je ne peux vous apprendre ne vous ont laissé d'autre appui que madame la baronne. Elle est maîtresse de votre secret; c'est d'elle seule que vous pouvez attendre votre fortune, et la révélation d'un mystère qui nous perdroit tous deux si je le trahissois.

«Quand vous vîntes au monde, je vous pressai le premier dans mes bras; c'est moi qui vous portai à Mareil; c'est d'après mon conseil que madame de Sponasi vous fit recommander au curé par M. de Vignoral. Je peux vous avouer deux choses qui ne vous seront point indifférentes: la première, que le service que je vous rendis avant que vous pussiez l'apprécier, m'inspira pour vous l'amitié d'un père, et que ce sentiment fut si vif, que je jurai de vous consacrer mon existence; la seconde, que, pour m'acquitter de cet engagement, je restai chez madame la baronne, qui n'étoit pas favorablement disposée pour vous. J'ai pris de l'ascendant sur elle, dans l'intention de vous être utile; c'est à votre conduite maintenant d'achever mon ouvrage.»

«—En vérité, Philippe, je serois accablé de la reconnoissance que je vous dois, si je ne trouvois un plaisir que je ne peux définir à vous devoir beaucoup. Croyez-vous que madame de Sponasi me nomme un jour mes parens?—Je ne le crois pas.—Pourrai-je les connoître sans son secours ou sans le vôtre?—Jamais.—Je dépends donc entièrement de cette femme, qui, sans Philippe, m'auroit abandonné?—Oui; mais je soupçonne que si elle ne cédoit qu'à mes prières, intérieurement elle n'étoit pas fâchée d'être sollicitée.—M. de Vignoral ne sait donc pas qui je suis?—Non.—Suis-je gentilhomme?—Conduisez-vous comme si vous l'étiez, puisque toujours les hommes ne valent qu'en proportion de ce qu'ils s'estiment.—Mes parens sont ils morts?—Je ne peux vous répondre.—Une dernière question, Philippe. Si mon sort se décidoit d'une manière avantageuse, que voudriez-vous de moi?—Rien, que de vous savoir heureux.—Si tout le monde m'abandonnoit, Philippe, que pourriez-vous pour moi?—Vous sacrifier ma vie si elle vous étoit nécessaire.—Encore une fois, sur quoi repose le sentiment qui vous attache au sort d'un infortuné pour qui tout vous seroit possible, et qui ne peut rien pour vous?—Sur mon devoir.—Votre devoir?—Ne vous ai-je pas dit qu'à votre naissance j'ai juré à votre père de ne jamais vous abandonner? Tant que vous m'aimerez, mon cher Frédéric, ce devoir sera bien facile à remplir: si jamais vous me méprisiez....—Philippe, j'en suis incapable: eh! que suis-je moi même pour m'élever jusqu'à la fierté? Si les obligations que l'honnête homme contracte l'enchaînent jusqu'à ce qu'ils les aient acquittées, ma reconnoissance sera éternelle.»

«Vous n'osez cependant, me dit-il, me promettre de n'avoir rien de caché pour moi: est-ce qu'une semblable promesse vous coûteroit?—Non, Philippe, et je vous la fais du plus profond de mon cœur.»

Son intention étant de passer la soirée avec moi, il me proposa de me mener à une petite maison de madame de Sponasi, située aux barrières. J'acceptai avec empressement; et, après avoir visité ce séjour dont le dieu des arts sembloit avoir été l'architecte, nous passâmes dans le jardin.


CHAPITRE VIII.

Portraits de société.

«Je vous ai promis, me dit Philippe, des renseignemens sur les personnes qu'il vous importe de connoître. Je vais commencer par votre protectrice.

«Madame de Sponasi a été belle. Veuve à vingt-cinq ans, elle mena une vie fort libre, sans être scandaleuse. Le choix de ses amis, ses succès à la cour, des bouffées d'esprit, et l'art de ménager toutes les femmes, lui firent une réputation brillante, dont vous entendrez parler dans le monde. Quand elle avoua elle-même approcher de la quarantaine, elle avoit quelques années de plus; c'est l'âge où une femme riche et titrée a l'habitude de se faire une nouvelle manière de vivre. Autrefois l'usage étoit de se jeter dans la dévotion; et, à l'époque dont je vous parle, il falloit encore une espèce de courage pour s'en dispenser. Madame de Sponasi balança un an. Deux jours par semaine elle donnoit à dîner à des prélats et aux hommes les plus marquans dans l'église; deux autres jours elle recevoit les hommes de lettres en réputation, et les philosophes en titre; le soir nous avions quelquefois des artistes. Les artistes en général ne cherchent que les plaisirs, des admirateurs et des protecteurs: aussi sont-ils sans conséquence, et nous les recevons toujours. Il n'en est pas de même des prêtres et des philosophes; chacun cherche à gagner à son corps ceux qui peuvent lui donner de l'éclat. Jeter madame de Sponasi dans la dévotion ou dans la philosophie, étoit un véritable coup de parti. Les prêtres s'y prirent mal. Elle est foible de caractère, et aime le plaisir; l'austérité l'effraya. Les prélats petits-maîtres essayèrent à leur tour de la convertir. Je vous ai parlé de ses bouffées d'esprit; elle les tourna en ridicule avec les mêmes argumens dont la sévérité lui avoit fait peur. Les philosophes, plus adroits, flattèrent ses passions, applaudirent à ses saillies, répétèrent ses bons mots, lui prêchèrent une morale si commode, qu'elle en fut séduite. Sa porte fut fermée à tous les ecclésiastiques; et cette même femme qui avoit pensé sérieusement à faire son salut, se déclara hautement pour la philosophie, et se fit une religion de ne pas croire en Dieu. Cela vous paroît extraordinaire; mais c'est une mode qui passe du boudoir dans le salon, du salon dans l'antichambre, de l'antichambre dans toutes les classes du peuple.

«Ne parlez donc jamais de la Divinité devant votre protectrice, et riez des traits hardis qu'elle lance à tout instant contre le ciel. Pour un jeune homme élevé par un curé, l'effort est pénible; mais, dans quinze jours, je vous prédis que vous vous y prêterez de bonne grâce.—Moi, Philippe?—Vous, monsieur. Je vous le répète, c'est la mode; et la crainte seule du ridicule suffiroit pour vous amener promptement à ce point. Est-il rien, d'ailleurs, de plus aimable qu'une doctrine qui, brisant le frein des passions, permet de se livrer à tous les écarts de l'imagination? Pourvu que vous parliez avec esprit de vos devoirs, on vous pardonnera de les négliger: les connoître et s'en dispenser, voilà le nec plus ultrà de la philosophie.»

«Je crois, Philippe, que vous exagérez, et qu'il y a parmi les philosophes des hommes estimables.»

«S'il y en a! s'écria-t-il; beaucoup plus qu'on ne se l'imagine: mais ceux-là n'en prennent pas le titre; ils le méritent, et c'est le public qui le leur accorde. On peut diviser ceux qui viennent chez nous en trois classes: les charlatans, les dupes, et les véritables amis de l'humanité. Pour vous donner une idée juste des charlatans et des dupes, je vais vous conter une anecdote sur deux personnages que tous rencontrerez souvent chez madame de Sponasi. Je tiens quelques détails du secrétaire de l'un d'eux, garçon rempli d'esprit, et qui doit sa fortune aux soins qu'il met à cacher à tout le monde des talens dont il pare un sot.

«M. de Parvis est petit de taille, de génie et de santé. À vingt ans, de petits yeux, une petite bouche, un petit nez, un petit menton rond, lui composoient une petite figure fort aimable. De petits calembourgs en eussent fait le héros des petites sociétés, si l'ennui qui le suivoit par-tout ne lui eût inspiré le désir de viser à la célébrité. Pour un homme riche, et il l'est, il y a beaucoup de manières d'être célèbre; il les essaya toutes. Il fit tant de folies pour faire parler de lui, qu'il fut obligé de quitter le service, et de ne plus paroître à la cour. C'est alors qu'il s'annonça publiquement comme ennemi des préjugés: il croyoit s'y soustraire; il ne bravoit que la décence.

«Il fréquenta les hommes de lettres, et fut accueilli dans la maison de M. Sentencis. M. Sentencis est roturier, riche et avare; il desiroit s'allier à la noblesse, et marier sa fille sans bourse délier; il cherchoit un sot à prétention; M. de Parvis lui parut mériter la préférence. Il répéta si souvent devant lui qu'il n'accorderoit la main de sa fille qu'à un partisan de la bonne cause, un véritable philosophe, un grand homme, que lorsque M. de Parvis la demanda et l'obtint, il se crut irrésistiblement un partisan de la bonne cause, et un véritable philosophe, et un grand homme. Pour dot, M. de Sentencis lui dédia un de ses ouvrages: aussi furent-ils tous les deux satisfaits, l'un d'avoir marié sa fille à bon marché, l'autre de passer à la postérité à l'aide d'une épître dédicatoire.

«Depuis que l'immortalité pèse sur M. de Parvis, il est devenu grave: il parle peu, mais il écoute avec attention: il n'écrit plus, mais c'est dans sa maison que les grandes réunions se tiennent; il paroît présider les hommes au premier mérite—ce qui se dit chez lui, il croit l'avoir dit; les ouvrages qu'on y lit, et sur lesquels on le consulte, il croit les avoir faits: dupe de son amour propre et des flagorneries, de ceux qui, entre eux, l'apprécient à sa juste valeur, il est malheureux sans oser en approfondir la cause; c'est une victime dévouée, qui, semblable aux vieilles religieuses, pense alléger le poids de ses chaînes en faisant de nouvelles conquêtes à l'ordre. C'est une preuve vivante pour quiconque a lu dans son ame, qu'un sot peut quelquefois être célèbre, et que sottise et célébrité forment le plus cruel supplice auquel les hommes d'esprit puissent condamner les dupes dont ils ont besoin.

«La situation de madame de Sponasi a beaucoup de rapports avec celle de M. de Parvis; car elle ne crie bien fort contre Dieu que par la peur qu'elle a du diable. Cependant elle conserve avec ceux qui l'ont séduite, ce ton de supériorité qui convient à son nom et au rôle brillant qu'elle a joué dans le monde: c'est un enfant de la philosophie, il est vrai; mais c'est un enfant gâté, dont la mère est obligée de supporter les caprices, dans la crainte d'une rupture dont l'éclat lui seroit désagréable. Personne n'a d'empire sur ses volontés, excepté.... Devinez.—M. de Vignoral? lui dis-je.—Oh! non, c'est elle qui a commencé sa réputation; elle lui commande quelquefois, et ne lui cède jamais.—Qui donc la gouverne?—Moi, me répondit Philippe; moi, qui connois mieux qu'elle le fond de son caractère. Elle ne s'intéresse à vous que dans l'espoir que vous vous distinguerez dans le monde par votre esprit; applaudissez au sien, et vous pourrez vous dispenser d'en avoir. Elle vous répétera sans cesse que tout le mérite d'un homme est dans ses connoissances; mais si votre figure lui plaît, si votre tournure lui rappelle le temps où la foule s'atteloit à son char, la première impression décidera l'amitié qu'elle prendra pour vous. Entre ses idées et ses sensations, le contraste est frappant: elle dit d'un homme laid et spirituel, qu'il l'amuse, et elle bâille; elle dit d'un bel homme ignorant, qu'il l'ennuie, et elle sourit. C'est une coquette dont l'imagination rêve sagesse, et dont le cœur tient toujours à ses vieilles habitudes. Choisissez, ou de lui plaire assez au premier abord pour qu'elle prenne votre parti contre M. de Vignoral, ou de plaire en même temps à lui et à elle, de manière que les louanges qu'il vous donnera justifient la première opinion qu'elle prendra de vous.»

«Mon parti est pris, Philippe: plaire à l'un et à l'autre ne me paroît pas impossible. M. de Vignoral est en colère contre moi, je le sais; mais je ferai tout mon possible pour l'appaiser, et dorénavant je travaillerai de manière à m'éviter ses reproches.»

Je contai à Philippe la cause du mécontentement du grand homme, et comment je croyois faire ma paix; il m'indiqua un moyen plus sûr. Lorsque je rentrai, il étoit trop tard pour songer au fameux manuscrit; mais, suivant l'usage, je lui promis mes soins pour le lendemain.

M. de Vignoral me fit appeler si matin, que j'étois encore au lit quand on vint me dire qu'il me demandoit. Je me levai à la hâte, et je descendis.

«Avez-vous travaillé?—Non, monsieur.—Avez-vous seulement ouvert vos livres?—Non, monsieur.—Qu'avez-vous donc fait depuis votre arrivée?—Je n'ose vous le dire, de crainte de vous déplaire.—Parlez, parlez; je n'ai pas de temps à perdre. Qu'avez-vous fait?—Monsieur, je crains...—Parlez, vous dis-je, ou montez dans votre chambre, et rapportez-moi mon manuscrit. Je ne sais quelle sotte complaisance m'a engagé à le confier à un... Parlerez-vous, monsieur? me direz-vous comment vous avez employé votre temps?—Monsieur, avant de copier, j'ai voulu essayer de lire votre écriture.—Et vous n'avez pu y réussir? Je m'en étois douté.—Pardonnez-moi, monsieur.—Eh bien! monsieur?—Eh bien! monsieur, en lisant la première page, j'ai été entraîné à la seconde, de la seconde à la troisième, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'heure du dîner m'appelât.—Après, Frédéric.—Après dîner, monsieur, je n'ai pu résister au désir de continuer: le lendemain de même. Je suis bien avancé dans ma lecture: mais j'avoue que j'ai eu tort; mon devoir étoit de copier, puisque vous l'aviez ordonné ainsi.—Certainement; mais j'aurois dû le prévoir, car vous annoncez de l'intelligence, et je conçois facilement le sentiment qui vous a maîtrisé. Il faut être indulgent pour la jeunesse: à votre âge, j'en aurois fait autant. Asseyez-vous donc, continua-t-il en souriant; nous n'avons pas encore causé ensemble». Je poussai un siége près du sien, en répétant tout bas: Philippe, Philippe, je te devrai l'amitié de tout le monde.

«C'est un ouvrage bien sérieux cependant, reprit M. de Vignoral; et puisqu'il vous a intéressé à ce point, il faut que vous ayez naturellement l'esprit juste. Avez-vous tout compris également?—Non, monsieur; plusieurs passages m'ont paru au-dessus de mon intelligence.—Je le crois.—Mais je me suis dit: En les copiant, j'aurai plus de temps pour les approfondir. Je lisois si vite!—Mauvaise manière, monsieur. Qu'on dévore un roman, qu'on soit pressé d'arriver au dénouement, rien de plus naturel; mais quand on tient une de ces conceptions profondes, destinées à développer les progrès de l'entendement humain, il faut s'appesantir sur chaque phrase. Ce n'est pas assez de lire, il faut comprendre, et voilà la difficulté.—Oui, monsieur.—Avez-vous déjà été chez votre protectrice?—Pas encore; mais j'ai vu Philippe.—Qu'est-ce que c'est que Philippe?—C'est le valet-de-chambre de madame de...—Ah! oui, un fat qui singe le grand seigneur; je ne sais comment elle peut garder si long-temps un homme pareil à son service. Que vous a-t-il dit?—Des choses, monsieur, qui me font de la peine. Madame de Sponasi veut que je vous sois soumis; rien ne me sera plus facile: mais elle exige aussi que je me livre à tous les talens agréables dont tous ayez blâmé l'usage.—Que voulez-vous, mon cher Frédéric? Puisque vous dépendez d'elle, il faut la satisfaire. La femme la plus philosophe est toujours femme, vous en ferez bientôt l'expérience: et quel empire la frivolité n'a telle pas sur ce sexe léger! Les talens seraient dangereux pour tous s'ils devenoient votre seule occupation; mais avec le genre d'esprit que vous annoncez, je suis sûr qu'ils ne vous séduiront jamais. Allez, mon ami, allez travailler.»

Je remontai les escaliers quatre à quatre; j'entrai dans ma chambre en sautant; j'y trouvai... Qui, mon cher lecteur? M. Léger, le maître de danse. Je le pris par les mains, et je lui rendis bien gaiement la première leçon que j'en avois reçue. Si je ne lui fis pas faire des pirouettes sévères et des contre-temps d'une exécution finie, je lui communiquai du moins la joie qui m'agitoit.

«Comment diable, monsieur! vous êtes leste comme un daim, et vous avez dans les jarrets une souplesse qui me prouve que vous vous êtes exercé.—J'ai fait plus, monsieur Léger; j'ai été à l'Opéra.—Vous avez donc maintenant une idée de cet art étonnant dont je vous démontrerai les véritables principes? Quand vous les connoîtrez, vous serez surpris de trouver un langage parfaitement intelligible, dans des danses où le vulgaire ne voit que des hommes qui sautent». Si M. Léger avoit raison, cessons d'être surpris de ce que les fameux danseurs dont parle l'histoire romaine ont fait passer leur bêtise en proverbe: quand on a tant d'idées dans les jambes, on peut négliger d'en meubler sa tête. C'est la faute du vulgaire qui ne les entend pas.


CHAPITRE IX.

Le moment décisif.

Le jour de ma présentation chez madame de Sponasi arriva; j'aurois voulu le retarder, tant je craignois de ne pas réussir auprès d'elle. Je n'avois jamais mieux senti combien il me manquoit de qualités séduisantes, que du moment ou j'avois travaillé à en acquérir. Philippe vint me chercher; il me rassura par ses exhortations, plus encore par les complimens qu'il me fit. Nous montâmes en voiture; nous arrivâmes à l'hôtel. J'avois beau me faire intérieurement les raisonnemens les plus sages, mes sensations me trahissoient. Enfin nous entrâmes dans le cabinet de ma protectrice. Je la saluai. Elle dit à Philippe de se retirer; mais Philippe, qui avoit apparemment l'habitude de ne point entendre les ordres qu'il ne vouloit pas exécuter, répondit, Oui, madame, ferma la porte, et resta avec nous.

Pendant plus de cinq minutes, nous gardâmes tous trois le silence: madame de Sponasi m'examinoit avec la plus vive émotion; je la vis plusieurs fois passer la main sur son front, comme on fait machinalement dans l'espoir de chasser des idées qui reviennent toujours; je crus même appercevoir quelques larmes rouler dans ses yeux. Malgré son âge, il étoit impossible de la regarder sans s'intéresser à elle. Philippe avoit un air de satisfaction qu'il ne cherchoit point à déguiser, et qui contrastoit singulièrement avec l'inquiétude de sa maîtresse et mon embarras particulier. Il rompit le premier le silence.

«Madame la baronne ne dira-t-elle rien à son protégé? J'ose l'assurer qu'il est digne de ses bontés, et qu'il se croira trop heureux d'employer tous ses momens à lui prouver sa reconnoissance». Elle me tendit la main; je la baisai avec le plus profond respect.

«Je suis folle, dit-elle un instant après en affectant de rire: j'ai l'air d'un drame nouveau; et si l'on nous voyoit, on pourroit croire que nous jouons une scène de reconnoissance. Jeune homme, Philippe a dû vous instruire de mes volontés, et j'espère que votre conduite ne me fera jamais repentir de mes bienfaits.—J'en réponds pour lui, dit aussitôt Philippe.—Allons, asseyez-vous, et parlez moi comme à une amie. Vous êtes-vous bien ennuyé chez ce bon curé?—Non, madame; j'y ai passé doucement mon enfance: le moment approchoit où la réflexion auroit amené l'ennui; vos bontés l'ont prévenu.—Philippe, vous ne m'avez pas trompé, c'est vraiment un joli cavalier. Mais, mon enfant, il ne faut attacher aucune importance aux dons que la nature prodigue aveuglément. Les sots se laissent séduire par les yeux; on ne se fait estimer que par les qualités du cœur et de l'esprit. Levez-vous donc un peu, que je vous, examine». J'obéis. «Une taille charmante, s'écria-t-elle, et déjà la tournure d'un homme du monde! Philippe, quel âge a-t-il?—Un peu plus de seize ans, madame.—Déjà! dit-elle en soupirant; mais il a vraiment l'air d'en avoir davantage, tant il est formé. Écoutez, Frédéric: je ne veux pas que vous soyez petit-maître: je les déteste, je vous en avertis. Il y a dans votre toilette un goût recherché qui me fait mal augurer de la solidité de votre esprit.—Madame, je n'ai eu d'autre désir que de me parer de vos bienfaits.—Je ne vous blâme pas, Frédéric: je déteste les petits-maîtres, cela est vrai; mais j'ai de même la plus grande aversion pour ces jeunes gens qui pensent que la raison ne doit pas sacrifier aux Graces, et qui, croyant se couvrir du manteau de la sagesse, n'endossent que la livrée du pédantisme. Vous êtes mis comme un ange. Aimez-vous l'étude?—J'aimerai, madame, tout ce qui justifiera dans le monde la protection dont vous m'honorez.—Écoutez, mon enfant.... Philippe, dites qu'on nous serve à déjeûner». Philippe sortit, et ne revint pas. Madame de Sponasi, en s'approchant de moi et me prenant les mains, continua.

«Écoutez, mon enfant, votre sort est très-incertain. Je ne veux pas vous affliger, car je sens que j'ai beaucoup d'amitié pour vous; mais n'attendez rien d'un sentiment auquel je résisterois si vous cessiez de le mériter. J'ai l'habitude de ne céder qu'à ma raison, et c'est devant elle qu'il faut que vos succès justifient ce que je ferai pour vous. J'ai plusieurs fois été tentée de vous abandonner à votre sort, afin que la nécessité de vous élever par vous-même excitât votre émulation: j'ai craint cependant qu'un état de dénuement absolu ne vous poussât au découragement, ou n'avilît votre caractère; et, forcée de choisir entre deux extrémités, j'ai cru pouvoir les concilier. Je veux bien que vous comptiez sur ma protection; je suis décidée à vous en donner des preuves qui vous permettent d'espérer plus pour l'avenir. La pension que Philippe vous a promise de ma part vous sera continuée; mais je veux en même temps que vous vous regardiez comme le secrétaire de M. de Vignoral: je me charge de vos appointemens. Plus il sera content de vous, plus je les augmenterai; s'il vous abandonnoit, et que vous le méritassiez, ma protection vous seroit à l'instant retirée. Dépendant sans être à charge à personne, ayant des devoirs à remplir sans qu'on puisse vous commander comme à un salarié, c'est à vous de multiplier assez vos connaissances pour devenir l'ami de M. de Vignoral, à qui j'ai l'obligation du parti que j'ai pris à votre égard.—C'est lui, madame, qui vous a suggéré ce projet?—Oui, mon enfant; et vous conviendrez que cet état mitoyen qui vous sauve à la fois des dangers du trop et du trop peu de liberté, est une des conceptions les plus heureuses qu'il ait pu former pour vous.—Et pour avoir un secrétaire et un esclave de plus à bon marché», dis-je en moi-même. J'avois quelques regrets de l'avoir trompé sur mon enthousiasme pour son manuscrit, que je n'avois pas lu; mais quand je vis que nous jouions au plus fin, mes scrupules s'évanouirent.

On nous servit à déjeûner. Madame de Sponasi, telle que Philippe me l'avoit dépeinte, passa alternativement de ma figure à mes études, de mes études à mes habits, de mes habits à quelques traits philosophiques. Elle me congédia en m'embrassant, et en commençant une exhortation sérieuse, qu'elle finit par une épigramme. En sortant, je rencontrai Philippe, qui me promit une visite pour l'après-midi.

Je savois que M. de Vignoral accompagneroit aux François la jeune personne qu'il étoit à la veille d'épouser. J'attendois donc Philippe avec impatience, d'abord parce que j'étois excessivement curieux de savoir ce que ma protectrice pensoit de moi, ensuite parce que je voulois moi-même aller à la Comédie françoise avec un de mes amis, auquel j'avois donné rendez-vous chez moi.

Un de vos amis! s'écriera le lecteur; et combien avez-vous déjà d'amis? où les avez-vous connus?—De quel pays êtes-vous donc, cher lecteur? Ignorez-vous qu'à Paris on a beaucoup d'amis que l'on ne connoît pas? Si vous en doutez, écoutez tous nos jeunes gens: vous les entendrez parler sans cesse de leurs amis qu'ils connoissent; ce qui prouve qu'ils en ont qu'ils ne connoissent pas. Vous les verrez saluer, accueillir, embrasser un cavalier, en lui disant: Bon jour, mon ami. Demandez-leur le nom de cet ami; ce sera un coup du sort s'ils se le rappellent. Pour moi, je n'étois pas dans cette situation; je connoissois beaucoup celui de mes amis que j'attendois: je l'avois vu pour la première fois la veille au manége; je me rappelois fort bien qu'il s'appeloit Florvel, Dutilly ou Saint-Aure; j'avois déjeûné avec ces trois messieurs, et il portoit l'un de ces noms. Je tremblois qu'il ne vînt avant la visite qui m'étoit promise; je n'aurois pu le renvoyer sous aucun prétexte, et j'aurois encore moins voulu sortir avant d'avoir vu Philippe. Je vis arriver un domestique chargé d'une vingtaine de volumes magnifiquement reliés, qu'il me remit de la part de madame la baronne. Je le récompensai généreusement de sa peine. Comme il sortoit, Philippe entra.

«Vous voyez, me dit-il en me montrant les livres déposés sur ma table, que votre esprit a réussi. Madame de Sponasi ne fait de semblables cadeaux qu'à ceux qu'elle estime beaucoup; c'est la collection des ouvrages qu'elle a permis de lui dédier: ils portent tous et son nom et ses armes. Elle est dans l'usage de prendre un nombre déterminé d'exemplaires pour payer les frais de chaque dédicace. Elle aime à les répandre, et regarde sa liste de distribution comme le catalogue de ses amis intimes ou de ses protégés favoris. Vous devez vous trouver fort heureux.»

«Vous croyez donc, Philippe, que j'ai eu le bonheur de lui plaire?—Beaucoup.—Cependant elle a paru triste en me voyant; je crois même qu'elle a versé des larmes.—J'aurois été fâché qu'elle eût assez d'empire sur elle-même pour affecter de l'indifférence. Quel souvenir vous lui avez rappelé!—Philippe, madame de Sponasi a-t-elle des enfans?—Non.—En a-t-elle eu?—Oui, un fils.—Existe-t-il encore?—Non.—À quel âge est-il mort?—À dix ans.—Je m'y perds, m'écriai-je.»

«Pourquoi donc, me dit il, vous obstiner à percer un mystère dont la connoissance, je vous le répète, ne serviroit qu'à vous rendre malheureux? Laissez le passé, qui ne peut vous servir à rien; jouissez du présent, et ménagez l'avenir, dans lequel reposent toutes vos espérances. Ah çà, le cadeau de votre protectrice vous apprend qu'elle est satisfaite de votre esprit. N'êtes-vous pas curieux de savoir ce qu'elle pense de votre physique?—Elle s'est expliquée assez clairement pour ne me laisser aucun doute à cet égard; je crains pourtant, Philippe, que l'élégance que vous m'avez conseillée ne lui ait plus déplu qu'elle ne l'a fait entendre.—Je suis bien aise de vous voir aussi habile à lire dans son cœur. Quand je suis rentré dans son appartement....—Eh bien!—Je n'ose achever; j'ai peur de vous affliger.—Parlez, mon ami, parlez.—Philippe, m'a-t-elle dit, c'est cinquante louis que vous avez portés de ma part à Frédéric?—Oui, madame.—Ne m'avez-vous pas fait entendre qu'il desiroit prendre plusieurs maîtres?—Je pense, madame, que c'est déjà une affaire terminée.—Mais avec la dépense qu'il a été obligé de faire, il aura de la peine à se procurer des choses utiles à un homme de son âge.—Sans doute, madame.—Je voudrois pourtant qu'il s'accoutumât à l'économie.—Madame, je le crois naturellement généreux.—Ce n'est point un défaut. A-t-il une montre?—Non, madame.—Philippe, vous prendrez celle à répétition, garnie de perles, et vous la lui donnerez.—Avec la chaîne, madame?—Non; elle est trop antique pour un jeune homme comme lui. Je vous charge, Philippe, de lui en acheter une qui lui plaise.—Voyez, monsieur, ajouta-t-il en me présentant le bijou le plus galant qu'il soit possible de choisir, voyez si j'ai bien réussi.»

J'embrassai mon bon Philippe de toutes mes forces; il me dédommageoit si agréablement du moment d'inquiétude qu'il m'avoit donné, qu'en vérité il auroit fallu être de bien mauvaise humeur pour lui en vouloir.

«Il n'est pas un seul de vos conseils qui ne m'ait été utile, lui dis-je; et hier encore, grâce à vous, j'ai acquis beaucoup auprès de M. de Vignoral.—C'est fort bien, mon cher Frédéric; mais maintenant je vous exhorte à vous occuper sérieusement de l'ouvrage qu'il vous a donné. Il étoit ridicule à lui de vous accabler à votre arrivée; il seroit dangereux pour vous de vous faire une habitude de la dissipation. Je n'ai pas besoin de vous recommander de lire les volumes dédiés à votre protectrice; il faut vous attendre aux questions qu'elle vous fera à cet égard.—Oui, Philippe.—Que faites-vous ce soir?—J'attends un jeune homme avec lequel je dois aller aux François.—Beaucoup de discrétion avec vos amis.—Avec tous, Philippe?—Oui, monsieur, avec tous.—Et avec vous aussi», lui dis-je en riant et en lui tendant la main. Il la serra contre sa poitrine, et m'apprit qu'il iroit aussi aux François.

«Nous irons ensemble, m'écriai-je.—Non, monsieur, cela ne se peut pas, sur-tout quand vous êtes en société. Madame de Sponasi y sera; c'est son jour de loge.—Et M. de Vignoral aussi, avec son épouse future. J'ai bien envie de la voir, et c'est en grande partie ce qui m'a décidé. Philippe, je fais une réflexion bien singulière: M. de Vignoral ne m'a pas encore apperçu dans une élégance si nouvelle pour moi, qu'elle a presque l'air d'un déguisement; j'ai peur qu'elle ne lui déplaise.—J'y pensois, me répondit-il, et je ne vois qu'un moyen de vous éviter jusqu'à ses réflexions. Il verra madame de Sponasi, et je suis persuadé qu'il ira lui rendre visite dans sa loge. Elle est aux premières, à droite: placez-vous de manière à ce qu'elle vous remarque; saluez-la respectueusement: n'avancez pas si elle ne vous encourage à venir; mais faites en sorte qu'elle vous apperçoive de nouveau quand M. de Vignoral sera auprès d'elle: je vous réponds du reste.


CHAPITRE X.

La Comédie françoise.

Florvel (c'étoit bien le nom de l'ami que j'attendois, j'en fus sûr en le voyant), Florvel arriva. Philippe sortit en m'assurant qu'il n'oublieroit pas de présenter mes remerciemens à madame la baronne. Je souris de la complaisance de sa mémoire, car je n'avois pensé qu'à remercier Philippe. Florvel me prit par le bras, et nous partîmes pour le spectacle.

«Quelle est cette baronne, me dit-il, à laquelle on présente tes remerciemens? Est-elle jeune?—Elle n'a que soixante-deux ans.—Et de quoi la fais-tu donc remercier?—Regarde, lui dis-je en lui présentant ma montre: le cadeau n'en vaut-il pas la peine?—Oui certes, mon ami; et si, à ton âge, avec une santé toute neuve, tu donnes dans la vieille noblesse, je te prédis que tu iras loin. Comment se nomme-t-elle?—Madame de Sponasi.—Cela n'est pas possible; je croyois que sa philosophie la mettoit maintenant au-dessus des foiblesses de l'humanité.—Je ne t'entends pas.—Il me semble cependant que je m'explique. Madame de Sponasi est-elle ta parente?»

Je compris aussitôt ce qu'il vouloit me dire, et je répondis avec assurance que j'avois l'honneur d'être allié à sa maison; qu'ayant perdu de bonne heure mes parens, et madame de Sponasi n'ayant pas d'enfant, elle avoit bien voulu se charger de mon sort.

«Que fais-tu chez M. de Vignoral?—J'achève mon éducation.—Est-ce qu'elle veut faire de toi un philosophe, mon pauvre Frédéric? Ne t'avise pas de devenir raisonnable, ou, malgré mon amitié pour toi, je renoncerois à te voir.—Est-ce que tu n'es pas raisonnable, toi, Florvel?—Pas trop; du moins c'est l'avis de ma famille. Figure-toi qu'ils veulent me marier. À vingt ans, un nom, et quelque réputation auprès des femmes, me marier!—Avec une demoiselle âgée, peut-être?—Elle n'a que seize ans.—Laide?—Belle comme son âge.—Sotte?—Remplie d'esprit, de graces et de talens.—Pauvre?—Au contraire, riche dès à présent, et héritière d'une demi-douzaine de vieux parens qui l'adorent.—Et tu refuses?—Mon ami, ce n'est pas ma faute. Je suis aimé à la folie d'une femme qui mourroit de chagrin si je l'abandonnois. Elle ne peut supporter l'idée de ce mariage, et je n'ai pas la force de lui en causer le chagrin. Elle est mariée: elle a bravé pour moi et l'autorité de son époux, et la censure publique; il n'est pas de sacrifices qui lui coûtassent, plutôt que de renoncer à son amour. D'un autre côté, mes parens me pressent: je ne suis pas riche, moi; et comme je n'ai rien de réel à leur objecter, cela m'embarrasse beaucoup.»

Nous arrivâmes aux François, et nous nous plaçâmes au balcon opposé à la loge que Philippe m'avoit indiquée pour être celle de madame de Sponasi. Presque en face de nous, je découvris M. de Vignoral, avec une femme entre deux âges, propriétaire d'une de ces figures dont on ne parle pas, et une jeune personne si jolie, que je soupirai en la regardant. Il s'occupoit si peu d'elle, que je me persuadai bientôt que ce n'étoit pas l'épouse qui lui étoit destinée; et cette idée me fit plaisir, sans trop savoir pourquoi. J'allois la faire remarquer à Florvel, quand lui-même me montra son père avec plusieurs dames et mademoiselle de Nangis; c'étoit l'épouse qu'il refusoit. «Tu as raison, mon ami, lui dis-je, elle est de la figure la plus intéressante.—Sans doute, me répondit-il en soupirant». La pièce venoit de commencer.

Dans l'entr'acte, Florvel m'observa qu'il lui étoit impossible de ne pas aller saluer ces dames et son père; il me proposa de venir avec lui. J'avois vu arriver madame de Sponasi, et je ne demandois pas mieux que d'aller me placer au balcon au-dessous de sa loge, quoique je m'exposasse à être vu de M. de Vignoral, qui étoit presque à côté; mais alors la crainte de ses observations étoit moins grande que le désir de voir sa société de plus près. Je consentis à accompagner Florvel, à condition qu'il viendroit à son tour avec moi. Proposer à un jeune homme de parcourir tous les coins d'une salle de théâtre, c'est être sûr d'avance de sa réponse.

Notre première visite fut pour le père de Florvel; j'en fus accueilli avec les politesses d'usage. Je ne pourrais apprendre aux autres ce que je ne sais pas moi-même; mais il est des choses sur lesquelles l'expérience précède la réflexion. En sortant de la loge, je dis à Florvel: «Mon ami, je suis persuadé que mademoiselle de Nangis t'aime.—Je le crois, me répondit-il d'un air inquiet; je crois plus, c'est que je l'aime aussi.»

Nous entrâmes au balcon. Madame de Sponasi m'apperçut, et me sourit avec amitié: je la saluai; Florvel en fit autant. Madame de Sponasi n'avoit répondu à mon salut que par un nouveau sourire: elle répondit à celui de Florvel par une inclination de tête plusieurs fois répétée. M. de Vignoral entra en ce moment dans sa loge: nous étions restés debout; elle nous fit signe d'approcher.

«Monsieur, dit-elle à Florvel, je félicite Frédéric sur le choix de ses amis: on vouloit me faire craindre qu'il ne devînt trop sérieux; mais en le voyant lié avec vous, je garantis qu'avant un mois on le citera dans tout Paris pour son étourderie.»

«Je crois plutôt, madame, répondit Florvel, que je lui devrai la gloire de devenir raisonnable. L'honneur qu'il a de vous connoître, les conseils de M. de Vignoral, le mettent à l'abri de ma séduction, sans me donner la même assurance contre son exemple.»

«Qu'en pensez-vous, Frédéric»? me dit madame de Sponasi.

«Moi, madame? J'ai appris ce matin que l'amabilité et la raison vont si bien ensemble, qu'il ne vous est pas permis de vouloir les séparer.»

«Vous ne vous doutez peut-être pas que c'est à moi qu'un pareil compliment s'adresse», dit madame de Sponasi en se tournant vers M. de Vignoral, qui n'avoit pas cessé de me regarder. Il soutint la conversation sur le même ton de légéreté, et me prouva, sans effort, qu'il pouvoit être aimable par tout autre part que chez lui.

«Allez, mes enfans, nous dit madame de Sponasi; vous n'êtes pas venus au spectacle pour entendre le radotage d'une vieille femme, et je vous tiens quittes de votre complaisance.»

Florvel l'assura qu'il mettroit toujours au nombre de ses momens les mieux employés, ceux où il auroit l'honneur d'être admis à lui faire la cour.—«Vraiment? s'écria-t-elle.—Vous n'en doutez pas, madame.—Je crois sérieusement qu'il devient raisonnable, me dit-elle. Je vous en fais mon compliment, Frédéric: votre entrée dans le monde date par une conversion. Messieurs, si vous n'avez pas d'engagement pour ce soir, je vous invite à souper». Nous la saluâmes, et nous retournâmes nous placer au balcon au-dessous de sa loge. M. de Vignoral y resta pendant l'acte entier. Que j'aurois voulu tenir la place qu'il avoit laissée vide! Oh! combien étoit jolie la femme qu'il négligeoit pour causer avec madame de Sponasi! Encore une fois, ce ne pouvoit être celle qu'on lui destinoit.

Quand il quitta ma protectrice, il me fit signe de venir à lui; et, me prenant par la main, il me dit qu'il vouloit me présenter aux dames avec lesquelles il étoit. Le cœur me battit bien fort.

«Je vous amène un élève de la philosophie, leur dit-il pendant que je les saluois. Si j'avois à ma disposition cent jeunes gens pareils pour prêcher les véritables principes, je pense, mesdames, que votre sexe nous disputeroit la gloire de les adopter.»

La femme à figure commune me fit un salut d'assez mauvaise grâce; la jolie me regarda en riant. Quelle physionomie piquante!

«Voici, mademoiselle, lui dit M. de Vignoral, le jeune homme dont je vous ai parlé; il a l'esprit sérieux, et j'espère que vous n'aurez qu'à vous louer de ses procédés. J'en pensois déjà beaucoup de bien; madame de Sponasi vient de m'en parler avec le plus grand éloge.»

Elle me regarda encore en riant. Je m'assis derrière elle; et chaque fois que je me hasardai à lui adresser la parole, elle se contenta de me regarder et de rire. J'avois entièrement oublié Florvel: au bout d'un quart d'heure, je le cherchai des yeux à la place ou je l'avois laissé; il n'y étoit plus. Enfin je l'apperçus aux troisièmes, tête-à-tête avec une femme dont l'ensemble, au premier coup d'œil, excitoit l'admiration: ce n'étoit ni sa figure, ni sa taille, ni ses graces, que l'on admiroit; c'étoit un art si étonnant dans sa toilette, qu'en la voyant avec Florvel, il étoit impossible de ne pas regarder cette loge comme le sanctuaire de la mode, elle pour son sexe, lui pour le sien.

À la fin de la première pièce, il vint me rejoindre, et nous sortîmes du spectacle pour nous promener.

«Quelle figure intéressante! me dit Florvel.—Et quelle taille svelte, mon ami!—Comme ses yeux expriment ce qui se passe dans son ame!—Comme elle a l'air spirituel quand elle rit!—Tu l'as vue rire, Frédéric?—Bien des fois, en me regardant.—Elle t'a regardé?—Oui, souvent.—C'est singulier. Tout le temps que j'ai causé avec madame de Folleville, j'ai cru la voir fixer les yeux sur notre loge avec une inquiétude qui m'a pénétré l'ame.—Je ne l'ai pas remarqué.—Moi, je t'en réponds. Elle souffre.—Quelle fantaisie aussi de la sacrifier par un mariage aussi ridicule!—Frédéric!—Mon ami.—En quoi donc ce mariage te paroît-il si ridicule?—En tout. Une femme vive, enjouée, jeune, riche, obligée de passer sa vie avec un homme qui ne l'aimera jamais!—Qui ne l'aimera jamais!—Non, Florvel: il n'aime que sa réputation; il est tyran, maussade dans l'intérieur de sa maison: une maxime philosophique le séduira bien plus que tous les charmes de son épouse.»

Florvel se mit à rire de toutes ses forces. «Et de qui diable me parles-tu? s'écria-t-il. Je croyois qu'il étoit question de mademoiselle de Nangis». Mon sérieux ne tint pas contre la gaieté de notre quiproquo: je parlois de l'épouse promise à M. de Vignoral, et Florvel de celle qu'il refusoit.

«Tu aimes donc mademoiselle de Nangis? lui dis-je.—Oui, vraiment.—Tu n'aimes donc plus madame de Folleville?—Si, mon ami.—Laquelle du moins préfères-tu?—J'aime plus mademoiselle de Nangis; mais je suis plus aimé de madame de Folleville.—Ainsi tu vas te brouiller avec ta famille, perdre un établissement avantageux, t'exposer à des regrets, par faiblesse.—Que ferois-tu à ma place?—Je n'hésiterois pas un instant; j'épouserois mademoiselle de Nangis.—Mais, Frédéric, figure-toi le désespoir de madame de Folleville; je te le répète, elle est capable de se perdre, de tout sacrifier, plutôt que de renoncer à moi. Ce n'est point une coquette qu'une liaison nouvelle puisse dédommager; j'ai eu le temps de la connoître, d'apprécier sa sensibilité: je la juge d'autant mieux maintenant, que je voudrais en vain me dissimuler à moi-même que je n'en suis plus amoureux. Ce qui me retient, Frédéric, ce qui retiendrait tout homme à ma place, à moins qu'il ne fût un fat, c'est la certitude d'en être aimé. Comment de sang froid plonger dans la douleur une femme dont on n'a qu'à se louer? comment voir baignés de pleurs des yeux dans lesquels on n'a apperçu jusqu'alors que la joie, le plaisir, et cette douce sérénité, compagne de l'amour heureux? Dis-moi, aurois-tu ce courage?—Non, Florvel, jamais.—Cependant renoncer à mademoiselle de Nangis, qui me promet à la fois autant de bonheur que j'en peux espérer dans le cours de ma vie; de l'esprit, des talens, un cœur ingénu et sensible, une fortune immense; refuser tout cela, et me perdre auprès de ma famille: à ma place, le ferois-tu, Frédéric?—Non, mon ami, jamais.—Quel parti prendrois-tu donc?—Je t'imiterois; je demanderois des conseils de manière à ce qu'il fût impossible de m'en donner un qui me convînt. Réponds-moi: si tu pouvois rompre sans éclat avec madame de Folleville, le ferois-tu?—Sans hésiter.—Eh bien! permets-moi de confier ton embarras à un ami qui jusqu'à présent ne m'a donné que d'excellens conseils.—Quel est cet ami?—Je ne peux le nommer. Dis-moi seulement si cela t'arrange.—Oui, quoique j'en pressente l'inutilité.»

Nous rentrâmes au spectacle comme il alloit finir; nous abordâmes madame de Sponasi à la sortie de sa loge. Elle prit le bras de Florvel, et je marchai à ses côtés. Nous rencontrâmes dans le vestibule M. de Florvel le père, qui parut satisfait de voir son fils en si bonne société. Mademoiselle de Nangis le salua de manière à lui prouver qu'elle étoit reconnaissante de ne pas le trouver avec madame de Folleville. Cette dame passa un moment après; la foule des élégans se pressoit autour d'elle: un sourire qu'elle adressa à Florvel sembloit lui dire: «Ne craignez rien». M. de Vignoral vint ensuite avec les dames de sa société, et présenta son épouse future à ma bienfaitrice. Cette jeune personne avoit alors un air si modeste et si ingénu, que je crus qu'elle possédoit deux physionomies entièrement différentes, mais toutes deux faites pour inspirer l'amour. On l'admiroit dans son ingénuité, on l'adoroit dans son sourire agaçant. Comme Florvel donnoit le bras à madame de Sponasi, j'étois un peu derrière elle, et j'entendois presque toutes les personnes qui passoient la nommer, parler de son esprit, de la protection qu'elle accordoit aux arts, de sa générosité; en un mot, à soixante ans passés, madame de Sponasi avoit réussi à conserver la célébrité qu'elle n'avoit due jadis qu'à ses charmes. Elle en jouissoit sans doute avec délices; car un de ses domestiques l'avoit plusieurs fois avertie que sa voiture l'attendoit, et elle ne se pressoit pas. Enfin nous partîmes.


CHAPITRE XI.

Le souper.

Amour des arts et des plaisirs, quelle époque tu avois amenée en France! Artistes dont les noms sont consacrés au temple de Mémoire, dites si vous vous éleviez jusqu'à la noblesse, ou si là noblesse s'élevoit jusqu'à vous; dites si vos talens produisoient l'aménité des grands, ou si leur aménité encourageoit vos talens. Moi j'ai trouvé entre vous un accord si parfait, que je n'ai pu découvrir l'origine de votre union. J'ai vu des gens décorés plus fiers des productions de leur esprit et des talens qu'ils cultivoient, que d'une naissance à laquelle ils n'attachoient que peu de prix; j'ai vu des littérateurs estimables, des artistes distingués, si accoutumés à dater dans la bonne société, qu'ils y oublioient sans effort qu'ils étoient hommes de lettres ou artistes. Pour peindre, sans l'affoiblir, le charme de ces soupers, où toutes les prétentions qui divisent les hommes cédoient au désir de plaire par ses connoissances ou ses talens, il faudroit réunir en soi l'esprit particulier de tous les convives: cela est impossible.

C'est là que l'enthousiasme du beau, si dangereux dans ses écarts, recevoit des leçons du goût, fruit de l'expérience, de la justesse de l'esprit, et de l'habitude du monde; c'est là que le goût, un peu routinier de sa nature, se prêtoit aux écarts de l'imagination, s'éloignoit de son étroit sentier par l'attrait du plaisir, et y rentroit bientôt, dans la crainte de s'égarer; c'est là qu'un bon mot délassoit d'une discussion, et présentoit souvent la solution d'une question qui eût pu fournir matière à plus d'un volume; c'est là qu'on parloit des talens aimables avec l'éloquence bavarde d'Athènes; c'est là encore que la raison se faisoit entendre avec le laconisme des Spartiates. François, quel prestige vous égaroit cependant! alors que votre langue, vos ouvrages immortels, vos modes mêmes, soumettoient l'Europe à vos lois, vous estimiez tous les peuples, excepté vous. Les étrangers, attirés par votre réputation, venoient en foule en France pour entendre des François mépriser les François. Je n'ai jamais pu concevoir la cause de cette extravagance; et quoi qu'en dise la philosophie, qui ne se connoît pas en gouvernement, moins de philanthropie universelle, et plus d'amour pour son pays; moins d'admiration pour les arts étrangers, et plus d'enthousiasme pour les talens nationaux. Un peuple entier doit être un peu gascon; la prévention de soi-même, qui rend un particulier insupportable, est le plus sûr fondement de la gloire des nations.

Pardon, mes chers lecteurs, de cette digression; mais on ne rencontroit alors, comme à présent, que des François estimant peu les François, répétant par-tout le catalogue de nos défauts, et ne nous croyant bons ni à être libres, ni à être esclaves. Pour votre intérêt même, fermez la bouche à ces frondeurs, et persuadez-vous que vous valez bien les autres peuples à leur sentiment, et que vous devez mieux valoir au vôtre.

Florvel, pour qui cette société étoit aussi nouvelle que pour moi, en paroissoit enchanté, quoiqu'à mon exemple, ou moi au sien, nous n'eussions guère pris part à la conversation que pour l'entendre. Bien des personnes se persuadent qu'en se taisant dans une infinité de circonstances, elles feront mal juger de leur esprit; elles parlent, et leur esprit est bien jugé.

Madame de Sponasi étoit l'ame de ses convives; elle eut des attentions pour tout le monde, et particulièrement pour ses deux enfans (c'est ainsi qu'elle appeloit mon ami et moi). À minuit, nous nous retirâmes, et Philippe eut ordre de nous reconduire. Quand nous eûmes déposé Florvel chez lui, Philippe me dit: «Vous devez être bien content de votre journée.—Oh! oui, mon bon ami, sur-tout en pensant que je vous la dois.—Madame de Sponasi va plus vîte que je ne l'aurois cru: mais vous lui avez plu au premier abord; c'est tout ce que je desirois. J'augure beaucoup de son amitié pour vous; ménagez-la, votre bonheur en dépend.»

Je voulus conter à Philippe l'accueil que M. de Vignoral m'avoit fait à la Comédie françoise; il m'assura qu'il ne m'avoit pas perdu de vue, et qu'il savoit non seulement ce qui m'y étoit arrivé, mais en grande partie les sensations que j'y avois éprouvées. «Pour cette fois, mon cher Philippe, vous me permettrez de ne pas vous croire».—Eh bien! n'en parlons pas, me répondit-il; mais quand vous croirez m'apprendre que vous êtes le rival d'un philosophe, je pourrai vous assurer que je le savois.»

Je changeai la conversation, en racontant à Philippe la situation dans laquelle se trouvoit Florvel, et je lui dis que je m'étois fait fort de le tirer d'embarras. «J'ai compté sur vos conseils, ajoutai-je: me suis-je trompé?—Je n'en sais rien, me dit-il en riant; ce que je pourrois proposer à votre ami, est terrible.—Vous m'effrayez. S'il abandonne madame de Folleville, elle en mourra.—Oh! non: mais il l'a bien jugée; elle seroit capable de quelque folie qui la perdroit.—Quel parti peut-il donc prendre?—Qu'il se fasse donner son congé; cela est toujours possible quand on le veut bien. Tenez, mon cher Frédéric, le cœur humain est un labyrinthe dans lequel le plus habile risque de se perdre quand il veut l'approfondir: mais il est des règles générales; et l'une des plus sûres est que l'on n'aime jamais également deux objets à la fois. Quand on oppose un devoir à une passion, on ne peut dire lequel l'emportera; mais quand on met en jeu une passion et un goût, il est presque sûr que le goût l'emportera sur la passion.—Je ne vous entends pas.—Madame de Folleville aime votre ami; elle lui sacrifieroit tout, excepté le plaisir d'être citée, excepté sa toilette, excepté la gloire de voir M. de Florvel au premier rang des hommes à la mode. S'il ne l'admiroit pas tant, elle l'aimeroit moins; s'il cessoit d'être admiré, elle ne l'aimeroit plus. Proposez à votre ami de se montrer dans la société de madame de Folleville, mis avec plus de simplicité qu'il n'a jusqu'à ce jour déployé d'élégance: si elle ne l'abandonne pas après cette épreuve, je renonce à les voir séparés.—Vous avez, Philippe, une bien mauvaise idée de cette femme.—Non, vraiment, pas plus d'elle que des autres; pas plus de son sexe que du nôtre. Un guerrier consentira à tout pour celle qu'il aime, excepté à passer pour un lâche; un homme d'esprit proposera tout, excepté de passer pour un sot; une femme fera le sacrifice de sa réputation, de sa vie même, mais non celui du plaisir que procure la vanité satisfaite. Renoncer à l'éclat ne seroit rien pour une coquette devenue sensible, si elle renonçoit en même temps à la société; mais paroître dans le monde, s'exposer à un ridicule d'autant plus grand qu'il contraste avec la gloire de la veille, ou se voir exposée à ce ridicule dans l'objet de son choix, voilà ce que madame de Folleville ne supportera pas, et peut-être ce que M. de Florvel n'aura pas le courage d'entreprendre. Proposez-le lui.»

Philippe me quitta. Notre conversation, les événemens de la journée, le sourire de la prétendue de M. de Vignoral, mon souper chez madame de Sponasi, chassèrent bien long-temps le sommeil, et firent naître en moi tant de réflexions, que je me levai vieilli d'une année. On ne devroit compter le temps que par l'expérience qu'il procure. Que de gens alors resteroient toujours jeunes!


CHAPITRE XII.

La rupture.

Quand je revis Florvel, je lui fis part de ma consultation sur son état, et du régime qui lui étoit prescrit. «Tu te moques de moi, sans doute?—Non, mon ami.—Croire qu'une femme sur laquelle la raison et le soin de ma fortune n'ont rien pu, qu'une femme prête à tout abandonner pour ne pas me perdre, me quitteroit pour une bêtise!—Moi, Florvel, je ne le crois pas.—Penser que je me prêterois à cet enfantillage, et que je m'exposerois au plus affreux ridicule pour une épreuve qui n'a pas le sens commun!—Moi, mon ami, je ne le pense pas.—Quand elle a su que mademoiselle de Nangis étoit au spectacle, qu'elle a soupçonné que c'étoit pour elle que j'avois fait le sacrifice de ne pas la reconduire, si tu avois vu sa douleur, tu aurois été attendri. Combien de fois n'a-t-elle pas répété qu'elle cesseroit de vivre, si je cessois de l'aimer; qu'elle préféreroit la solitude et son amant à tout l'éclat dont elle jouit, si je ne le partageois pas! Et tu peux la soupçonner?....—Moi, Florvel, je ne la soupçonne pas; mais on m'avoit dit que tu n'aurois pas le courage de braver le ridicule, même pour rompre une liaison qui te pèse, et je ne l'avois pas cru non plus.—Tu t'imagines peut-être que c'est moi que je considère dans cette affaire....—Oh! non.—et que si j'avois la certitude de guérir madame de Folleville de sa passion, il m'en coûteroit de sacrifier ma réputation d'homme à la mode?—Non, mon ami.—Réponds-moi franchement, Frédéric; n'est-il pas vrai que tu le penses?—Eh bien! oui, lui dis-je.—Mais cela est tout-à-fait déraisonnable. Quand, pendant huit jours, quinze jours, je me ferois montrer du doigt, si madame de Folleville étoit assez légère pour que son amour ne tînt pas contre cette épreuve, si cette femme qui m'aime tant, qui ne m'aime que pour moi, m'abandonnoit sans effort, qui m'empêcheroit de me venger?—Sans doute.—Ne suffiroit-il pas qu'elle me revît plus brillant que jamais?—Cela est vrai.—Parbleu! j'en veux tenter la folie, et jamais occasion ne fut plus belle. Frédéric, je te mets de la partie.—De tout mon cœur.—Demain, mon cher, il y a assemblée chez madame de Folleville; des femmes charmantes, l'élite des jeunes gens qui l'obsèdent et qui mettent à honneur de se montrer avec elle: je t'y présente.—Volontiers.—Oh! ce n'est pas pour toi; je veux que tu juges de la préférence qu'elle m'accorde: son amour éclate même involontairement. Si je suis gai, elle rit; si la moindre idée sombre passe dans ma tête, je m'en apperçois moins à mes propres sensations, qu'au nuage de tristesse qui vient couvrir la figure de madame de Folleville; si je me plains, on diroit que c'est elle qui souffre. Tu viendras, Frédéric?—Oui, mon ami.—Fais-moi le plaisir de l'examiner; essaie même de t'en faire remarquer. Tu es bien, tu as des dispositions; je t'en conjure, ne néglige rien.—Non, mon ami.—Moi, continua-t-il en riant, dans un négligé moitié gothique, moitié à prétention, je veux le disputer à cette brillante jeunesse, et, semblable à ces paladins renommés, voir porter sans effroi les couleurs de ma dame à tous les ennemis que je suis sûr de vaincre.»

Florvel soutint la conversation, gaiement; je l'excitai, et il finit par se promettre un grand plaisir d'une scène qui d'abord lui avoit paru horriblement désagréable.

Le lendemain, je fus fidèle à ma promesse: j'allai chercher Florvel chez lui. Je le trouvai mis encore avec trop de soin pour l'épreuve qu'il vouloit tenter: il étoit triste; et, quoiqu'il affectât le contraire, moins clairvoyant que moi s'en seroit apperçu. Il étoit assez tard quand nous arrivâmes chez madame de Folleville; nous rencontrâmes au bas de l'escalier son domestique de confiance, qui dit à mon ami que sa maîtresse, inquiète de ne pas le voir, alloit envoyer chez lui. On nous annonce. «À la fin le voilà»! s'écrie madame de Folleville. Florvel me présente: à peine obtiens-je un salut; les regards de madame de Folleville étoient fixés avec étonnement sur mon ami.

«Comme vous voilà fait! lui dit-elle: d'où venez-vous donc?—De chez moi.—Cela n'est pas possible.—Monsieur peut vous le dire; il est venu me chercher: j'achevois ma toilette.—Votre toilette!» répéta madame de Folleville avec une inflexion de voix ironique. Elle reprit ses cartes, qu'elle avoit un moment quittées, et joua en se plaignant de la migraine.

Florvel se plaça debout derrière elle. Il avoit de l'humeur. «Tu as là un habit singulier, lui dit un jeune homme; je ne te l'ai jamais vu.—C'est étonnant, répondit-il froidement; il y a plus de deux ans que je l'ai.—Étoit-il joli dans son temps? lui demanda madame de Folleville sans tourner la tête.—Est-ce qu'il ne vous plaît pas aujourd'hui?—La question est neuve, en vérité; ne diroit-on pas qu'il m'a jamais plu? Il est excessivement ridicule, et je ne sais à qui vous ressemblez avec.—Je l'avois pourtant le premier jour où j'eus le bonheur d'être reçu chez vous.—Il y a long-temps effectivement», répondit-elle. Puis elle battit les cartes avec une vivacité vraiment digne de remarque.

Florvel me faisoit pitié, tant le chagrin qu'il éprouvoit se peignoit sur sa figure: ce n'étoit pas l'amour offensé qui le rendoit malheureux; c'étoit l'amour-propre, d'autant plus cruellement blessé, qu'il m'avoit exalté la sensibilité de sa maîtresse, et que j'étois témoin qu'elle n'avoit jamais aimé en lui que ce qu'un fat ou un sot pouvoit, à l'aide d'un peu de soin, lui disputer avec succès. Si l'on savoit toujours à quoi l'on doit dans le monde tant de préférences qui flattent la vanité on en rougiroit par orgueil. C'étoit la position de ce pauvre Florvel.

Nous restâmes encore quelque temps, pendant lequel madame de Folleville ne s'occupa de mon ami que pour le regarder avec une surprise où il se mêloit autant de dédain que de dépit. On lui proposa de jouer: il s'en défendit en prétextant un violent mal de tête; et madame de Folleville saisit habilement l'occasion pour lui conseiller de se retirer; ce qu'il fit aussitôt. À peine fûmes-nous dehors, que je me mis à rire de toutes mes forces. Florvel enrageoit de grand cœur. Il commença par crier contre les femmes en général; c'est l'usage quand on veut se plaindre d'une; il concentra ensuite son humeur sur sa maîtresse, et lui trouva cent fois plus de défauts qu'il ne lui avoit connu jusqu'alors de qualités; c'est encore l'usage. Bientôt après il l'excusa. «N'est-il pas vrai, me dit-il, que j'étois bien ridicule, et que toute autre qu'elle eût été piquée?—Oui, mon ami, et tu aurois tort de lui en vouloir, encore plus de chercher à t'en venger; mais conviens aussi qu'il eût été peu raisonnable de lui sacrifier ta famille, mademoiselle de Nangis, et ton bonheur.»

Quelques jours après, il partit pour la campagne, accompagné de son père; il alloit rejoindre mademoiselle de Nangis. En la voyant plus particulièrement, il céda à l'amour plus qu'à tout autre motif, et l'épousa. Depuis il rencontra sans trouble madame de Folleville, à laquelle on ne connoissoit aucune liaison intime, mais qui étoit plus que jamais obsédée de la foule des jeunes aimables que la frivolité attirait sur ses pas. Elle avoit éprouvé l'impossibilité d'être sensible; elle se contentoit d'être coquette.


CHAPITRE XIII.

La philosophie d'une jeune femme.

Vous n'attendez pas, mes chers lecteurs, que je vous donne jour par jour le détail de ma vie, et nous sommes maintenant en assez grande connoissance pour que vous puissiez avoir une idée juste de ma situation. Bien avec madame de Sponasi, dont la maison m'étoit ouverte; accueilli par mon ami Florvel, qui venoit de monter la sienne; toujours chéri de mon bon Philippe; ménageant adroitement M. de Vignoral, cultivant avec succès les arts agréables, et me promettant sans cesse de travailler au fameux manuscrit, dont, au bout de deux mois, j'avois déjà copié quelques pages: que manquoit-il à mon bonheur? Vous qui avez aimé sans avoir l'espérance de l'être, dites pourquoi je n'étois pas heureux.

Madame de Vignoral avoit pris un empire absolu sur les volontés de son mari et sur les miennes. Elle commandoit à ce despote avec une grace si naturelle et une fermeté si extraordinaire, qu'au bout de huit jours il avoit renoncé même à lui donner des conseils. Bientôt sa maison devint le rendez-vous d'une société nombreuse et choisie, dans laquelle il étoit moins reçu à titre d'époux que comme un homme aimable qui cherchoit à plaire. S'il boudoit, s'il avoit de l'humeur, elle l'engageoit à rester dans son cabinet, où il pouvoit se livrer aux graves méditations qui l'occupoient. «Il ne faut jamais vaincre la nature, monsieur, lui disoit-elle; vous êtes fait pour éclairer le monde, et non pour l'amuser. Travaillez à augmenter cette réputation brillante qui m'a fait desirer d'associer mon nom au vôtre; je serois désespérée que, par complaisance pour moi, vous prissiez l'habitude de la dissipation. Quand la société vous plaira, venez-y, vous en ferez le charme; mais quand vous serez sérieux, je vous en avertirai. Encore une fois, je ne veux pas que vous vous gêniez pour moi; il ne faut pas vaincre la nature.»

Obéir à la nature, suivre les mouvemens de la nature, ne consulter que la nature, telle étoit la philosophie de madame de Vignoral; et comme la nature s'étend fort loin, la philosophie de madame de Vignoral n'avoit réellement pas de bornes. D'une vivacité extrême, elle mettoit autant d'ardeur à suivre son premier mouvement que les hommes raisonnables mettent de soin à le réprimer. Pourquoi se seroit-elle corrigée de ses défauts? c'étoit la nature qui les lui avoit donnés. Pourquoi résisteroit-elle à ses passions? ne sont-elles pas dans la nature? Si elle étoit constante dans ses goûts, elle ressemblent à la nature, dont les mouvemens uniformes font la sûreté et l'admiration des siècles; si elle cédoit à ses caprices, elle ressembloit à la nature, qui ne change dans chaque lieu et à chaque instant que pour varier les plaisirs de l'humanité. Ô vous qui me lisez, ne vous moquez pas du système philosophique de madame de Vignoral; n'avons-nous pas vu de grands politiques de la Grèce ancienne se vanter de travailler comme la nature, parler de créer un gouvernement simple comme la nature, et assurer que les hommes ne seraient heureux que lorsqu'une main puissante les forceroit de se rapprocher de la nature?

Informez-vous par-tout de ce que signifie ce mot nature, et vous aurez autant de définitions diverses que vous interrogerez de personnages différens. Il en est de même de la vertu, du bonheur, de l'esprit, enfin de toutes les idées métaphysiques que notre orgueil a cru définir par un seul mot, et que nous cessons de comprendre quand nous voulons expliquer le mot par des phrases.

Éloignons donc madame de Vignoral d'un système qui l'égare, et cherchons son caractère à travers la nature dont elle l'enveloppe, sans pouvoir le déguiser. Spirituelle, vive, bonne, passionnée, légère, aimable et inconséquente; telle je la vois aujourd'hui, telle je l'aurais vue alors sans pouvoir cesser de l'aimer. L'aimer ne signifie rien; je l'adorois, je l'idolâtrois, je ne respirois que par elle et pour elle. Eh bien! tout cela ne rend pas encore ce que j'éprouvais. Lecteurs, me comprendrez-vous? J'aimois pour la première fois.

Jugez de mon supplice. Presque toujours avec elle, je la voyois dans ce négligé du matin qui sied si bien à la beauté dans son printemps; je la voyois lorsque l'art avoit ajouté à ses attraits: car, quoique depuis des siècles les poètes répètent le contraire sans le croire, la parure embellit tout, jusqu'aux charmes de l'enfance. Je l'entendois lorsque le caprice la poussoit à son clavecin, lorsque sa voix, aussi légère que son esprit, murmuroit la romance nouvelle, ou éclatoit dans une ariette difficile. Elle aimoit à rire, à folâtrer; et souvent, dans les élans de sa gaieté, je la pressois dans mes bras, dont elle ne s'arrachoit que pour me provoquer par de nouvelles espiègleries. Si je parlois d'une partie liée avec mes amis, elle m'assuroit que je n'y irois point, parce qu'elle avoit mis dans ses arrangemens que je l'accompagnerois au spectacle. Si j'observois qu'il falloie que je la quittasse pour aller travailler, elle me répondoit que je travaillerois dans un autre moment, mais qu'elle vouloit que je restasse auprès d'elle. Oh! combien j'étois malheureux!

Malheureux! entends-je crier de tous côtés; et de quoi donc vous plaignez-vous? Être sans cesse auprès d'une femme jeune et jolie que vous aimez... Et voilà de quoi je me plains. Mon amour augmente chaque jour; il m'agite, il me tourmente, il me consume; il me fera mourir, sans que j'ose même avouer la cause de ma mort à celle qui me la donne. La femme de M. de Vignoral! qui oseroit jamais...?—Mais, mon cher Frédéric, dit encore le lecteur, M. de Vignoral est un homme tout comme un autre.—Vous croyez? Cela m'encourage un peu. Cependant son épouse est elle-même très-portée pour la philosophie.—Oui, mais pour la philosophie de la nature.

Oh! merci, cher lecteur; votre réflexion est un trait de lumière. En effet, l'amour n'est-il pas dans la nature? C'est lui qui l'anime. Sans l'amour, la nature perdroit le mouvement. Et madame de Vignoral pourroit-elle s'offenser d'un sentiment qui donne la vie à la base fondamentale de son système philosophique? Pourquoi donc Philippe, qui jusqu'alors m'avoit toujours si bien conseillé, s'étoit-il contenté de rire lorsque je lui avois conté mes peines? «Souffrez, m'avoit-il dit; mes conseils ne peuvent rien contre le mal que tous éprouvez. Si je vous indiquois les moyens de hâter votre guérison, j'ôterois plus à vos plaisirs qu'à votre douleur.»

L'amour et la nature se réunirent un soir; nous n'étions que deux, madame de Vignoral et moi. L'amour étoit timide, il n'osoit s'expliquer; la nature, qui tend toujours directement à son but, s'expliqua sans contrainte. Depuis ce moment, je fus le plus heureux des amans, et le moins heureux les hommes. Je ne pouvois sortir, rentrer, soupirer, sourire, sans être obligé de rendre compte de mes actions et de mes pensées.

«Je suis jalouse, me disoit-elle; je voudrois en vain le cacher, la nature me trahiroit.»

Mais ce qui étoit plus terrible encore, c'est qu'elle ne me permettoit pas, à moi, d'être jaloux, quoiqu'elle fût d'une légèreté qui faisoit le tourment de ma vie.

«Je suis inconséquente, me disoit-elle, je le sais; la nature m'a donné ce défaut. Ah! Frédéric, si vous m'aimiez réellement, auriez-vous la cruauté de me le reprocher?»

Je ne sais comment elle s'arrangeoit; mais sa philosophie de la nature étoit inépuisable. Apparemment que je n'étois pas aussi bien disposé qu'elle pour ce système: plus j'en recevois de leçons, plus je perdois ces couleurs villageoises, cette santé fleurie que j'avois rapportée de Mareil. Le maître de danse m'assuroit que je manquois d'à-plomb; celui de chant prétendoit que ma voix se voiloit; le maître d'armes, d'un seul coup, faisoit sauter mon fleuret à dix pas. M. de Vignoral, de la meilleure foi du monde, me conseilloit de ne pas me livrer à l'étude avec tant d'ardeur, et son épouse ne cessoit de me répéter que chaque jour elle s'appercevoit que je l'aimois moins. Je ne peux pas dire au juste à quoi elle s'en appercevoit; mais je peux jurer que je ne conservois de forces que pour l'aimer, et que plus ma santé s'affoiblissoit, plus elle prenoit d'empire sur mes sentimens. Ah! sans doute il est au monde quelque chose de plus grand que la nature; c'est l'imagination d'un amoureux de dix-sept ans.

Philippe, qui, comme on a pu le voir, n'aimoit pas du tout la philosophie, me donnoit beaucoup de conseils contre celle de madame de Vignoral: seul avec lui, je convenois de la force de ses raisons; mais aussitôt que je revoyois le séduisant apôtre du système de la nature, j'oubliois Philippe, ce qu'il m'avoit dit, et tout ce que je lui avois promis. Je ne sais de quelle manière il s'y prit; mais un matin il vint m'avertir que madame de Sponasi me demandoit. Je me rendis chez elle.

«Frédéric, me dit-elle, je pars à l'instant pour une de mes terres, où je passerai un mois: elle est à trente lieues de Paris; je vous ai mandé pour me faire vos adieux.—Je serai donc, madame, un mois entier sans vous voir!—Vous vous en consolerez facilement.—Vous ne le croyez pas, madame.—Si j'étois persuadée que ce fût pour vous un chagrin bien grand de me quitter, je vous emmenerois.» Je ne répondis pas.

«Vous n'osez m'en presser, ajouta-t-elle en souriant, et vous avez tort; mais comme je ne veux pas que votre timidité vous prive du plaisir de m'accompagner, je vous préviens qu'il est toujours entré dans mes projets de vous avoir avec moi. Je vais écrire un mot à M. de Vignoral; Philippe accompagnera le domestique, et se chargera de faire emballer ce qui peut vous être nécessaire.—Ne seroit-il pas plus honnête, madame, que j'allasse moi même...—Sans doute cela seroit plus honnête; mais je prends sur mon compte ce qu'il y a de leste dans votre départ. Dans une heure nous serons en route. J'ai moi-même une visite à rendre; vous m'accompagnerez. De votre côté, vous devez avoir envie d'embrasser votre ami Florvel; je profiterai de l'occasion pour m'acquitter envers son épouse, que j'ai beaucoup trop négligée: mais on passe à mon âge d'oublier un peu l'étiquette.»

Il n'y avoit pas un mot à répliquer. Madame de Sponasi écrivit à M. de Vignoral; moi je me promenois en rêvant aux moyens d'avertir son épouse, de lui faire part de ma douleur, de lui jurer que l'absence ne feroit qu'ajouter à mon amour. Philippe vint chercher le billet de madame de Sponasi; je voulus lui dire quelques mots en particulier. Soit qu'il s'en doutât, soit que le hasard seul fût contre moi, je ne pus y parvenir; il fallut sortir avec ma bienfaitrice sans avoir soulagé mon cœur. Je l'accompagnai dans la visite qu'elle alloit rendre, et j'y fus d'une bêtise complète. Enfin nous arrivâmes chez Florvel. Tandis que madame de Sponasi causoit avec son épouse, je lui fis signe que je desirois lui parler particulièrement. Il me comprit, et saisit le premier prétexte pour m'entraîner dans son cabinet.

«Tu me vois au désespoir, mon cher Florvel, et j'attends de toi un grand service.—Parle, mon ami.—Donne-moi ce qu'il faut pour écrire, et jure-moi que tu feras remettre la lettre que je vais te laisser, aussitôt que je t'aurai quitté.—Je te le promets.—Tu la feras remettre sûrement et avec discrétion?—Oui, mon cher Frédéric.

J'écrivis.

«Ah! ma jolie Rose, pourquoi se tourmenter quand on s'aime et qu'on est ensemble? Que je regrette les momens que nous avons perdus à nous bouder comme des enfans! Nous étions trop heureux, et nous en abusions. Tu me reproches sans cesse de ne plus t'aimer: si tu pouvois me voir dans ce moment affreux où l'on m'arrache à toi, sans me laisser même la consolation de te dire adieu, tu aurois pitié de moi; tu connoîtrois ton empire sur un cœur qui ne respire que pour toi. Je t'écris en cachette, n'ayant pu obtenir la permission d'aller te voir; j'ai craint de trop insister pour ne pas te compromettre. Ô ma Rose jolie! ne m'oublie pas, je t'en conjure à genoux; aime-moi, plains-moi, pense à moi toujours: ton image seule occupera toutes mes pensées; Écris-moi bien souvent, tous les jours, à tous les instans; assure-moi que tu ne m'en veux pas. Je suis si malheureux, que j'ai besoin de consolation: et qui me consolera de te quitter?... On m'appelle. Adieu, ma Rose, je pleurs et t'embrasse de toutes mes forces.»

«P.S. Adresse tes lettres au château de... près Orléans.»


CHAPITRE XIV.

Le presbytère.

Un peu consolé d'avoir fait mes adieux à ma Rose chérie, je rejoignis madame de Sponasi. Nous retournâmes à son hôtel: un quart d'heure après, nous étions en route, elle, Philippe et moi, dans la même voiture. Nous devions passer bien près de Mareil; j'obtins de ma bienfaitrice que nous irions voir le bon curé qui m'avoit élevé. Quand nous y descendîmes, il étoit avec son confrère le curé d'Orville.

«Messieurs, leur dit madame de Sponasi en entrant, vous permettrez que la philosophie vienne rendre visite aux ministres de la religion; j'espère, pour vous et pour moi, que les méchans n'en parleront pas.»

Tandis que j'embrassois mon cher Mentor, le curé d'Orville soutint la conversation avec ma bienfaitrice.

«Madame, lui répondit-il, les anciens philosophes respectoient ce qui fait la base de la société et la consolation des malheureux; j'augure trop bien des philosophes nouveaux pour croire qu'ils méprisent ce qu'il leur seroit impossible de remplacer.»

«Vous avez tort, monsieur le curé: nous faisons hautement profession d'anéantir tous les préjugés; gare à vous, si nous vous trouvons sur notre chemin.»

«Les préjugés, madame, ne sont souvent que la prudence des siècles, devenue tellement populaire, qu'il seroit aussi dangereux de les anéantir, que difficile de remonter à leur origine. Les esprits foibles veulent s'y soustraire; les têtes fortes et réfléchies admirent les ressources de la Providence, qui a voulu que la multitude fît par instinct ce qu'il seroit impossible d'obtenir de sa raison.»

«Eh! pourquoi, monsieur le curé, n'obtiendroit-on pas que la multitude fît usage de sa raison?»

«C'est à vous, madame, que je le demanderai, à vous qui jouissez d'une fortune immense. Voulez-vous consentir à vous priver de tous les agrémens de la vie, à cultiver le champ qui doit vous nourrir, pour laisser aux paysans de vos terres le temps de s'instruire? Quand même, vous y consentiriez, quand tous les riches seroient de votre avis, qu'en résulteroit-il pour les progrès de la raison humaine? Le contraire de ce que vous en attendez: chacun, forcé de travailler pour vivre, pour élever sa famille, négligeroit les sciences, les arts, qui ne seroient plus d'aucune utilité pour l'existence, qui n'offriroient plus même les jouissances de l'amour-propre. Nous retournerions à l'état de barbarie dont l'humanité n'est sortie qu'à l'aide de ce que vous appelez des préjugés.»

«Vous allez trop loin, monsieur le curé: la raison, au contraire, prouveroit à chacun que son intérêt est de tirer le meilleur parti de la situation dans laquelle le hasard l'a placé; et le pauvre, en travaillant pour le riche, ne s'appercevroit-il pas que le riche ne dépense qu'au profit du pauvre?»

«Vous, madame, qui n'avez pas à vous plaindre de la situation dans laquelle le hasard vous a placée, vous ferez ce calcul qui vous paroît juste; mais l'infortuné qui ne vit que de privations, que la religion console du malheur ou arrête sur la pente du crime, en fera un bien différent, si, le dégageant de toute crainte et de tout espoir à venir, vous lui permettez de ne consulter que sa raison sur ce qui lui convient. Sa raison lui criera qu'il a droit à toutes les jouissances, que la propriété est le plus absurde des préjugés; et gare à vous si vous vous trouvez sur son chemin.»

«Et les lois, monsieur le curé, les comptez-vous pour rien?»

«Et la force qui les brave, ou l'adresse qui les élude, madame, les oubliez-vous? Il suffira donc de se croire loin de l'œil du magistrat pour tout oser: quel homme, s'il n'a point perdu la raison, se croit assez loin pour échapper à l'œil de la Divinité?»

«Mais la philosophie consacre tous les préceptes de la morale.»

«La religion va plus loin; des préceptes de morale elle fait des devoirs: or je vous demande qui a plus de force sur la volonté des hommes, de la puissance qui conseille, ou de celle qui ordonne.»

«Si les idées religieuses ont tant de puissance, pourquoi donc ceux qui, par état, sont chargés de les prêcher, les observent-ils si mal?»

«Quand de la religion vous passerez à ses ministres, j'avoue, madame, que vous aurez d'autant plus d'avantage sur moi, que les ministres que tous avez pu connoître dans vos sociétés, sont positivement ceux qu'il est impossible de défendre: la corruption du siècle les entraîne. Mais ne pourrois-je pas vous demander également si une loi juste et nécessaire cesse d'avoir son utilité, parce que le magistrat qui, par état, doit la faire observer, a prévariqué dans son application?»

«La comparaison n'est pas juste, car la loi même est là pour punir le magistrat prévaricateur.»

«La religion n'a-t-elle pas des ressources plus étendues pour punir le ministre qui la déshonore par sa conduite? Consultez l'histoire, et vous verrez qu'un peuple religieux est facile à gouverner; que celui, au contraire, qui n'a plus de religion, ne peut être contenu que par des lois de sang. Ainsi un gouvernement qui se prêterait à affoiblir les idées religieuses, se mettrait dans la nécessité d'être cruel; ce qui est plus contraire à la philosophie que la superstition du peuple.»

«En ce cas, monsieur le curé, faites-nous donc une religion qui ne révolte pas la raison par mille détails vraiment absurdes.»

«Eh! madame, vous en feriez cent, que la multitude y porterait toutes les sottises de celle que vous lui ordonneriez de quitter. La plus simple seroit celle qui lui conviendroit le moins. Dans tous les temps et dans tous les pays, le peuple n'a jamais bien su de sa religion que ce que les honnêtes gens voudraient pouvoir en retrancher. Cela prouve que la superstition est inhérente à la nature humaine, et que les prêtres ne la créent pas.»

«Ils l'exploitent du moins, monsieur le curé, ils l'exploitent; vous n'en disconviendrez pas. Tenez, vous aurez beau faire, vous me forcerez à vous estimer, vous particulièrement; mais vous ne me convertirez pas.»

«Madame, je vous observerai que ce n'est pas moi qui ai provoqué cette conversation, et que mon estime pour vous a devancé l'honneur que j'ai de vous connoître. Je sais que vos bienfaits vous font regarder par vos vassaux comme une mère attentive aux besoins de ses enfans. J'espère qu'ils ne trahiront pas la reconnoissance dont la philosophie leur donne le précepte; mais je souhaite qu'on ne leur laisse pas oublier que la religion leur en fait un devoir.»

«De la reconnoissance! s'écria le curé de Mareil: n'y comptez jamais. Il y a long-temps que j'étudie les hommes, et je vous les livre comme l'espèce la plus ingrate que la nature ait formée. La jeunesse a trop de passions pour être reconnoissante, l'homme fait a trop d'ambition, et la vieillesse n'a plus de sensibilité. Le pauvre ne se souvient d'un bienfait que lorsqu'il en espère de nouveaux: le riche croit les acquitter tous avec de l'argent. Pour moi, j'ai renoncé à obliger, et je promets bien...»

Dans ce moment, la vieille gouvernante entra, faisant beaucoup d'excuses et autant de révérences; mais elle venoit avertir M. le curé qu'un habitant du village s'étoit blessé en coupant du bois, et qu'il demandoit à le voir. Notre bon curé sortit sans prendre garde seulement à la société qu'il avoit chez lui. Madame de Sponasi s'informa de la situation de cet homme; et ayant appris qu'il étoit chargé d'une nombreuse famille, elle remit pour lui une somme d'argent à la gouvernante. Le curé d'Orville reçut de ma bienfaitrice un adieu fort amical; je le priai de présenter mes regrets à mon cher Mentor, et nous remontâmes en voiture.

«J'aime assez ce prêtre, nous dit madame de Sponasi; et si j'avois à ma disposition la feuille des bénéfices, je lui donnerois sur-le-champ un évêché: il parle bien, et connoît mieux les devoirs de son état que les ecclésiastiques que j'ai jusqu'à présent rencontrés dans le monde. Il est vrai que je n'ai pas voulu le pousser trop fort; il faut ménager les bienséances: son fanatisme d'ailleurs m'a paru assez raisonnable.»

«Je me suis bien apperçu de votre intention, lui répondit Philippe; ordinairement vous avez la repartie plus vive.»

Madame de Sponasi observa, en riant, que, dans un presbytère, elle ne pouvoit décemment tenir tête à deux curés, et qu'en consentant à s'y arrêter pour m'obliger, elle s'étoit fait la loi de ne rien dire qui pût choquer celui qui l'habitoit; qu'elle ne savoit même pas comment la conversation s'étoit engagée sur un pareil sujet. Je le savois bien, moi; et la réflexion de madame de Sponasi, la flatterie de Philippe, me donnèrent une idée juste du caractère de ma bienfaitrice et de la manière dont son valet-de-chambre avoit acquis, de l'empire sur elle. Mais ce qui bouleversoit ma raison, ce qui m'occupoit même assez pour me faire oublier momentanément ma Rose jolie, c'étoit le fanatisme du curé d'Orville, que madame de Sponasi avoit trouvé assez raisonnable.

Un fanatisme raisonnable! Mes chers lecteurs, vous consentirez volontiers à me laisser réfléchir un peu sur cette expression: aussi-bien, de quoi vous entretiendrois-je? Des plaisanteries de ma bienfaitrice? Il n'en est pas une qui n'ait été répétée jusqu'à satiété. Des réponses de Philippe? Il rioit ou approuvoit, selon qu'il étoit sûr que le rire ou l'approbation conviendroit à sa maîtresse. Vous entretiendrois-je de ma douleur en m'éloignant de madame de Vignoral? Elle m'accabloit alors, je la croyois éternelle; et aujourd'hui, si je voulois me le rappeler, je serais obligé d'ouvrir quelques romans, et de copier le chapitre concernant le départ d'un héros. La voiture va bien: en attendant que nous arrivions, revenons, je vous prie, au fanatisme raisonnable du pauvre curé d'Orville.

Il n'est pas de sentiment vif qui ne puisse se changer en passion, point de passion qui ne puisse aller jusqu'au fanatisme. L'amour de l'humanité, la gloire, l'enthousiasme pour les arts, pour la vertu même, la philosophie, la religion, l'amour de la patrie, ont leur fanatisme: c'est alors que ces sentimens, destinés à faire le charme de la vie, le bonheur de la société, par leurs excès mêmes amènent un résultat contraire au but qu'ils s'étoient proposé. On pourroit en citer des exemples dans tous les genres; mais la moindre réflexion suffît pour se convaincre qu'il n'est pas de fanatisme raisonnable.

Pourquoi donc madame de Sponasi, qui avoit de l'esprit, s'étoit-elle avisée de réunir deux idées aussi contradictoires? Pourquoi, mes chers lecteurs? C'est que l'art de dénaturer les expressions les plus claires étoit déjà poussé si loin, que rien n'étoit plus commun que de raisonner sur tout et de ne s'entendre sur rien. Madame de Sponasi vouloit dire qu'elle trouvoit le zèle du curé d'Orville appuyé sur des raisonnemens solides: c'étoit sa pensée. Elle mit de la finesse dans la manière de la rendre, et ne s'en tira qu'en blessant le bon sens. Au reste, son mot fut répété; il fit fortune.

J'ai depuis entendu presque toujours confondre le fanatisme et la superstition, quoique rien ne soit plus distinct. Madame de Sponasi, par exemple, ne croyoit pas en Dieu; mais elle avoit une confiance sans bornes dans les tireurs de cartes: elle n'étoit pas fanatique; elle étoit superstitieuse.

On a vu plus d'une fois des furieux se mettre à genoux pour recevoir la bénédiction d'un prêtre qui leur ordonnoit d'aller massacrer leurs frères: c'étoit du fanatisme. On a vu aussi des furieux se mettre à genoux pour recevoir la bénédiction d'un prêtre qu'ils alloient égorger: c'étoit de la superstition. Le fanatisme étoit alors dans le sentiment qui les rendoit assassins, sans les empêcher d'être superstitieux.

Il est dix heures du soir; le fouet du postillon m'avertit que nous approchons du château. Nous y entrons; et, malgré ma douleur, je suis obligé de satisfaire l'appétit dévorant que la route a excité. À peine suis-je retiré dans mon appartement, que je m'abandonne...—Au désespoir?—Non, au sommeil le plus calme et le plus profond.—Ah! vous n'aimiez pas: peut-on dormir loin de l'objet qu'on aime?—Oui, mon cher lecteur: les romans disent le contraire; mais vous avez sans doute éprouvé qu'ils ont tort. Le romancier qui feroit mourir son héros de faim ou faute de sommeil, exciterait la risée générale. Il a bien soin d'observer que l'appétit abandonne le héros malheureux, que Morphée s'éloigne de ses paupières baignées de larmes; mais comme le héros malheureux n'en existe pas moins, il faut conclure que le roman a ses licences comme le poème épique. D'ailleurs, si, près de vous séparer de votre amie, vous ne voulez pas vous exposer à mourir d'insomnie ou d'inanition, tâchez, ainsi que moi, d'être initié au système de la philosophie de la nature, et vous entendrez bientôt cette mère attentive vous crier fortement: Rétablis l'équilibre.


CHAPITRE XV.

L'inquiétude.

En m'éveillant, je pensai à ma Rose jolie. Ah! si dans les longues journées qui péniblement s'écoulent loin de ce qu'on aime, il est des momens où l'absence paroît plus cruelle encore, n'en doutez pas, c'est lorsqu'après un sommeil réparateur les yeux s'ouvrent à la lumière. Je pourrois le prouver en développant avec art le système de madame de Vignoral. Je l'appelois, je soupirois, je pleurois; pleurs, cris, soupirs inutiles. Hélas! loin de jouir de sa présence, il falloit attendre vingt-quatre heures avant même de recevoir de ses nouvelles. Aura-t-elle la bonté de m'en donner? Vive comme je la connois, incapable de supporter la moindre contrariété, quand je gémis loin d'elle, ne croira-t-elle pas que je l'ai abandonnée de mon propre mouvement? Partir sans la voir, c'étoit un crime; je m'accusois de trop de condescendance pour les volontés de madame de Sponasi: j'aurois dû tout risquer pour lui dire adieu.

Je ne cherchois pas à me trouver avec Philippe; je lui en voulois. Sans en avoir aucune certitude, j'aurois juré que je lui avois l'obligation de ce beau voyage. De quoi se mêloit-il? que lui importoit ma santé? Si je trouvois mon bonheur à pâlir, maigrir, perdre mes forces, s'en portoit-il moins bien? Avoit-il fait à ma bienfaitrice une confidence qu'il m'avoit plutôt arrachée qu'il ne l'avoit obtenue? De quel droit disposoit-il de mes secrets et de la réputation d'une femme que j'idolâtrois? Oui, Philippe, je vous en voulois beaucoup; et, pour me venger, je cherchois à m'établir auprès de madame de Sponasi, de manière à pouvoir me passer de vos secours, qui me devenoient importuns: je lui fis la cour, en entrant de moitié dans la guerre qu'elle avoit déclarée au ciel; nous combattîmes tous deux avec une vigueur d'autant plus grande, que, n'ayant personne pour rompre nos lances, nous étions sûrs de la victoire. Quel courage nous déployâmes dans la première soirée que, nous passâmes ensemble! Ce qui m'étonnoit, étoit de me trouver autant d'esprit que ma bienfaitrice. J'ignorois alors combien peu il en faut pour être méchant, plaisant et satyrique, quand on tourne en dérision ce qu'il y a de plus respectable dans le monde. La facilité du succès dans ce genre suffiroit seule pour en dégoûter.

Le lendemain, M. Philippe m'apporta une lettre; il avoit, en me la présentant, un air moitié satisfait, moitié railleur, qui me déplut singulièrement. La lettre étoit de ma Rose chérie; j'avois reconnu l'écriture, et mon cœur avoit tressailli. Je brûlois de la lire; mais M. Philippe restoit là, et je n'aurois pas voulu seulement rompre le cachet en sa présence. Je voyois bien qu'il desiroit que je me confiasse à lui: je n'en avois nulle envie; au contraire. Il tournoit dans ma chambre; mais il ne s'en alloit pas. Le rouge me montoit au visage, je m'impatientois; j'allois éclater quand je le vis prendre un siége et s'asseoir. Ce qui auroit dû me pousser à bout fut positivement ce qui me déconcerta; je posai la lettre sur une table, et je m'assis à mon tour avec beaucoup de tranquillité.

«L'épreuve est terrible, me dit-il aussitôt en se levant. Je ne me repens pas de l'avoir tentée; mais je jure de ne plus m'y exposer. Avouez, monsieur, que vous avez été au moment de vous emporter contre moi.—Oui, Philippe.—Si vous saviez... Monsieur Frédéric, je vous le répète, si jamais vous me méprisez, vous me rendrez le plus malheureux des hommes.—Philippe, je pourrai avoir intérieurement de l'humeur contre vous; mais vous mépriser, mépriser celui qui, depuis mon enfance, a veillé sur ma destinée, ah! jamais. Pourquoi me tourmentez-vous, Philippe, vous qui autrefois ne pensiez qu'à mon bonheur?—Depuis que vous existez, c'est la seule chose qui m'occupe. Vous ne le croyez pas en ce moment; le jour viendra où vous me remercierez. Mais je vous laisse; vous devez être pressé d'ouvrir cette lettre.

Il sortit. La lettre étoit là devant mes yeux; eh bien! je n'étois pas pressé de l'ouvrir. «Si vous saviez, avoit-il dit, et il s'étoit arrêté. Ce peu de mots m'avoit rappelé le mystère qui enveloppe ma naissance, et toutes les conjectures que j'avois formées. Ces pensées tumultueuses, cette incertitude dévorante, venoient de chasser jusqu'au souvenir de madame de Vignoral, comme l'amour, quelques instans auparavant, avoit anéanti le souvenir des obligations que je devois à Philippe. L'impossibilité de fixer mes idées, plus que toute autre cause, me ramena insensiblement à la lettre; et, par un effet bien naturel encore, la lecture de la lettre chassa toutes les pensées qui m'absorboient deux minutes avant.


rose à frédéric

«Non, Frédéric, vous ne m'aimez plus; je le disois avec raison, je le répéterai sans cesse. Partir sans savoir si je le voulois, sans me voir, sans s'informer si j'aurois la force de supporter ton absence, c'est une cruauté dont je ne te croyois pas capable. Tu m'écris que tu as craint de me compromettre; que signifie cette crainte? me compromettre auprès de qui? La nature ne m'a-t-elle pas créée libre? Il falloit tout braver pour venir me dire adieu; je ne t'aurois pas laissé partir. Mais tu voulois me fuir, me livrer au désespoir; tu as réussi. En recevant ta lettre, je me suis mise en colère; j'ai crié, j'ai pleuré: maintenant je suis malade, bien malade, mais sérieusement malade. Tu veux que je t'écrive à tous les instans; je n'ai pas même la force de finir cette lettre: peut-être serai-je morte quand tu la recevras; je n'ai jamais été aussi mal. Frédéric, tu te reprocheras toute ta vie d'avoir conduit au tombeau ta Rose hier encore jolie, aujourd'hui languissante. Adieu. Si c'étoit pour toujours!»


Quelle lettre! je pensai devenir fou en la lisant; et pendant une heure je ne fis rien autre chose que la lire. Pauvre Rose! malade de mon départ, peut-être morte!—Oh! cela n'est pas possible.—Elle m'aime tant cependant; qu'y auroit-il d'extraordinaire qu'une douleur profonde la conduisît au tombeau?—Prenez garde, Frédéric; c'est ici l'amour-propre qui grandit le pouvoir de l'amour.—Non, mon cher lecteur; Rose est malade, Rose craint de mourir; elle le dit: et Rose peut être vive, emportée, inconséquente; mais Rose est incapable de trahir la vérité. Pourquoi suis-je parti? que ferai-je? Dans le trouble où je suis, il m'est impossible de prendre une résolution. Je tombe anéanti sur un fauteuil, j'arrose des pleurs les plus amers le billet de ma Rose languissante; je suffoque, la respiration me manque entièrement. Je veux relire encore cette lettre terrible; les larmes dont elle est couverte, celles qui roulent dans mes yeux, ne me permettent plus de distinguer un seul mot. Je me lève, je marche avec autant de précipitation que si chaque pas devoit me rapprocher d'elle; épuisé de fatigues, je reviens tomber à la même place, et je me fixe enfin au seul parti que j'avois à prendre, celui de répondre à Rose assez vite pour que ma lettre partît le jour même: l'heure pressoit. J'écris:

«Je ne pourrois survivre à ma Rose; par pitié pour moi, qu'elle ne meure pas. S'il lui est impossible de supporter une absence qui m'accable autant qu'elle, n'est-elle pas la maîtresse de l'abréger? Qu'elle écrive, Reviens, Frédéric; et Frédéric, qui n'a de volontés que celles de Rose, oubliera tout, bravera tout, pour voler auprès d'elle».

Je ferme mon billet, je descends; j'ordonne au premier domestique que je rencontre de monter à cheval, et d'arriver assez tôt à Orléans pour que ma lettre parte par le courier du jour: mon ordre paroît l'étonner; j'y joins les prières les plus pressantes, j'y ajoute l'argument que Philippe m'avoit tant recommandé. Le domestique me comprend si bien, qu'il m'assure qu'il n'en dira rien à madame la baronne.—«À personne, mon ami?—Non, monsieur, à personne». Je l'accompagne à l'écurie, je le vois monter à cheval; il part: je sors derrière lui par la grille du château; je le suis des yeux autant que ma vue peut s'étendre; mon cœur palpitoit avec la plus grande violence. Au moment où je cessai de le voir, je devins plus tranquille. Pourquoi cela? Rose étoit-elle hors de danger? Non, sans doute; mais la crainte de ne pouvoir faire partir ma lettre, étoit la dernière qui m'avoit fortement agité, et en la perdant je sentis diminuer toutes les autres. Cela n'est pas raisonnable, j'en conviens, et pourtant cela arrive toujours ainsi. Qui prétendroit soumettre toutes ses sensations au calcul de la raison, deviendroit fou, ou cesseroit bientôt de sentir. L'instinct de notre conservation se joue de nos plus grandes douleurs par les distractions les plus légères. Si ce n'est pas un bienfait de la Providence, qu'on me dise à qui nous devons l'attribuer.

Le domestique revint une heure après; je l'attendois sur la route. «Les paquets étoient-ils fermés?—Non, monsieur.—Ma lettre partira?—Oui, monsieur; je l'ai remise moi-même au bureau; je l'ai vu ranger parmi celles que l'on comptoit; je l'ai vu timbrer.—Merci, mon ami.—C'est moi, monsieur, qui vous dois des remerciemens.»

Il se trompoit; j'étois véritablement son obligé. Chacun des détails qu'il m'avoit donnés, avoit augmenté mes motifs de consolation. Ma lettre, jetée simplement dans la boîte, n'eût pas fait sur moi le même effet que ma lettre remise au bureau, comptée pour partir, et, qui plus est, timbrée. Les passions violentes ont aussi leur superstition: fasse le ciel que les raisonneurs n'essaient jamais de nous en guérir!

J'étois triste, mais assez calme pour pouvoir cacher à tous les yeux le chagrin que j'avois éprouvé.—Vous ne l'éprouviez donc plus? me demande le lecteur étonné.—Voyons, expliquons-nous. Croyez-vous que je fasse un roman, ou que je vous raconte une histoire véritable?—Mais jusqu'à présent rien ne paroît au-dessus de la vérité.—Eh bien! mon cher lecteur, souffrez donc que je continue à parler son langage.

Le défaut de la plupart des écrivains est d'exalter tous les sentimens, au point que lorsque nous nous trouvons dans des circonstances pareilles à celles dont nous avons lu les détails, et que nous comparons nos sensations à celles dont on nous a fait la peinture, nous sommes indignés de notre légéreté. J'ai vu bien des gens affligés, s'affliger encore plus de ce qu'ils ne l'étoient pas davantage. On s'accuse d'insensibilité, on s'en veut d'éprouver quelques consolations; on combat contre la nature, qui, combattant à son tour, s'obstine à nous envoyer des distractions que nous nous obstinons à repousser. On se trompe sur l'étendue de son chagrin, et, de cette première hypocrisie, on passe bientôt à une plus grande, qui est de vouloir tromper les autres sur le même sujet. C'est ainsi que l'on ajoute à la longueur de ses chaînes, sans penser que presque toujours les méchans se chargent de les secouer et de nous en faire sentir la pesanteur. Voyez les enfans; leurs chagrins sont plus vifs, mais plus passagers que les nôtres. Quelle différence! dira-t-on. Je n'en vois qu'une. L'enfant pleure jusqu'à ce qu'il ait obtenu ce qu'il desire, ou qu'un autre objet le lui ait fait oublier; l'homme, à tous égards, fait de même: mais dans la douleur de l'enfant, il n'y a que de la douleur; elle passe: dans la douleur de l'homme, il y a souvent du plaisir et de l'amour-propre à s'en nourrir; elle dure.

J'étois inquiet, je le répète, mais assez calme pour cacher à tous les yeux le chagrin que j'avois éprouvé. Je comptois tout bas les heures qui devoient s'écouler jusqu'à la réponse de ma Rose bien aimée. Deux jours se passèrent, et la réponse n'arriva pas. C'est alors que mon état devint insupportable. Pourquoi Rose ne m'avoit-elle pas écrit? Si je voulois rappeler toutes les manières dont je répondois à cette question, deux volumes ne suffiroient pas. Rose est malade, Rose est peut-être morte. Que sais-je si l'on ne se permet pas d'intercepter mes lettres? Qui? Madame de Sponasi? Philippe? Non, c'est une infamie dont ils sont incapables. Ah! ciel, si mon dernier billet étoit tombé dans les mains de M. de Vignoral! Imprudent que je suis! Je devois l'envoyer sous enveloppe à Florvel. Quoi! ce n'est pas assez d'avoir plongé dans le désespoir ma Rose chérie, il faut encore que je la livre à la colère d'un époux outragé! Cet époux est philosophe, il est vrai; et la philosophie offre tant de ressources contre les maux inséparables de la vie! D'ailleurs madame de Vignoral ne souffre pas qu'on s'arroge le droit de censurer sa conduite: la nature ne l'a-t-elle pas créée libre de ses actions? Pourquoi donc ne m'a-t-elle pas écrit? Je me fis la même question jusqu'au lendemain. Le lendemain, point de lettre encore. Il n'en faut plus douter, Rose est flétrie par le chagrin; elle est languissante, sans forces. Hélas! elle n'en conserve sans doute que pour m'accuser. Je partirai, j'irai recevoir son dernier soupir et mourir avec elle. Je m'arrêtai à cette résolution.

Fin du tome premier.



FRÉDÉRIC,

TOME SECOND.


CHAPITRE XVI.

Didon.

Avec quelle impatience j'attendis la nuit! Elle vint; mais jamais madame de Sponasi n'avoit moins senti le besoin de se livrer au sommeil. À minuit, je fus obligé de prétexter une incommodité pour obtenir la permission de me retirer. Je ne mentois pas, j'avois une fièvre violente. À trois heures du matin, j'examine si tout est tranquille dans le château; j'en sors, je vais à pied jusqu'à la ville: là, je prends la poste à franc étrier, et me voilà sur la route de Paris, jurant après les chevaux, payant bien les postillons, et prenant pour toute nourriture de grands verres d'eau fraîche qui n'appaisoient pas la soif ardente qui me dévoroit.

À six heures après midi, j'arrive à la barrière d'Enfer; je fais galoper mon cheval jusqu'à la poste, au risque d'écraser les passans; je prends un fiacre, je lui donne l'adresse de M. de Vignoral, je me place dans sa lourde voiture, et des larmes brûlantes viennent sécher sur mes joues. «Ô ciel! me disois-je, que vais-je apprendre? Rose aimée la voix de ton Frédéric arrêtera-t-elle ton ame prête à s'échapper? Ah! si j'avois pris la résolution d'accourir dans ses bras aussitôt que je reçus sa lettre, mon sort seroit décidé; Rose vivroit encore. Elle avoit raison, je ne l'aimois pas comme elle méritoit de l'être; mais j'appaiserai ses mânes par le sacrifice d'une vie qui lui appartenoit. Oui, ma Rose chérie, si tu as succombé à la douleur, Frédéric ne te survivra pas.»

La voiture arrête; je me précipite sous la porte cochère. Au bas de l'escalier, je rencontre madame Leblanc. «Oh! madame Leblanc, lui dis-je en tremblant, comment se porte votre maîtresse?—Assez bien, monsieur.—Ah! tant mieux. Puis-je la voir?—Non, monsieur, elle est sortie.—Sortie, madame Leblanc!—Oui, monsieur; elle est à l'Opéra». La force m'abandonne; je m'assieds sur l'escalier, en répétant: à l'Opéra?

«Qu'avez-vous donc? me dit madame Leblanc; vous avez l'air malade.—Ce n'est rien... Je me meurs... Aidez-moi, je vous prie, à gagner mon appartement.—Soutenez-vous donc, vous allez tomber et m'entraîner avec vous.—Oui, madame.—Mais vous avez une fièvre de cheval: d'où venez-vous dans un état pareil?—D'Orléans, madame Leblanc, pour voir votre maîtresse, que je croyois morte, et qui est à l'Opéra.—Pauvre enfant! Et pourquoi donc se faire des idées pareilles?—Est-ce que madame de Vignoral n'a pas été malade?—Non.—Quoi! m'écriai-je, elle n'a pas été malade?—Ne vous agitez donc pas ainsi; on croiroit que vous avez le transport. Attendez: je me rappelle que le jour de votre départ elle nous fit tous enrager, que le soir elle se mit au lit plutôt qu'à l'ordinaire, qu'elle ne parloit que de mourir, qu'on envoya chercher le médecin, et que le lendemain matin elle se portoit très-bien. Couchez-vous, monsieur; vous en avez plus besoin qu'elle.—Oui, madame Leblanc.—Voulez vous prendre quelque chose?—Comme il vous plaira.—Je vais descendre; dans cinq minutes je vous apporterai tout ce qu'il vous faut.—Oui, madame.—Voulez-vous qu'on aille avertir le docteur?—Oui, madame.—Sans doute, le pauvre enfant est véritablement fort mal». Elle descendit.

Je ne sais si j'avois le transport; mais il m'étoit impossible de rester en place. J'essayai alternativement tous les siéges; pas un seul ne me convenoit. Je finis par me jeter sur mon lit, où je me livrai à des extravagances que je n'oserois rapporter. J'avois aux oreilles un bourdonnement qui augmentoit progressivement, et qui ne cessoit, en se brisant avec un fracas épouvantable, que pour me faire entendre ces mots: à l'Opéra. Le bourdonnement recommençoit aussitôt, et finissoit encore par me laisser distinguer le même refrain: à l'Opéra. Ma tête étoit si lourde, que je n'avois pas la force de la changer de place, quoique je me persuadasse que ce changement suffiroit pour éloigner les importuns qui me crioient sans cesse: à l'Opéra.

Le portier entra dans ma chambre pour me dire que le cocher s'impatientoit, et demandoit jusqu'à quelle heure je le garderois. «Il est encore là?—Oui, monsieur». Je me lève, je cours les escaliers, je monte dans la voiture. «Où allons nous, mon bourgeois?—À l'Opéra.»

Nous arrivons. Je saute à bas de la voiture, j'entre; on me demande mon billet—«Ah! c'est vrai; je l'avois oublié». Je me retourne, et je vois le cocher qui, courant après moi, me crioit: «Monsieur! monsieur! vous ne m'avez pas payé.—Ah! c'est vrai; je l'avois oublié.—Et votre chapeau, monsieur?—Est-ce qu'il n'est pas dans la voiture?—Non, mon bourgeois.—En ce cas, je l'ai donc oublié.»

Je paye le cocher, je prends un billet de parterre, et me voilà à droite, cherchant des yeux la loge où pouvoit être madame de Vignoral: mais sans me donner le temps d'examiner, je passe à gauche pour la chercher de nouveau; je ne l'apperçois pas encore. Je retourne à droite. Je ne sais combien de fois je fis ce manége. Enfin je la vis aux secondes, positivement en face de la porte par laquelle j'étois d'abord entré.

Ah! Rose! Rose! pourquoi te trouvois-je plus jolie que jamais? Tu étois pourtant avec le cavalier de ta société sur lequel je t'avois montré le plus de jalousie; tu lui parlois de cet air aimable que tu ne devois avoir qu'avec ton Frédéric. Je t'examinois, perfide; je te vis rire aux éclats: de rage je détournai les yeux, je les portai sur le théâtre, et je considérai l'infortunée Didon, qui se poignardoit sur un bûcher en apprenant le départ de celui qu'elle aimoit. «Malheureuse princesse! m'écriai-je tout haut, dans le siècle où tu vécus, on ne connoissoit donc pas la philosophie de la nature?—Tout cela est fabuleux, me répondit mon plus proche voisin, croyant sans doute que je voulois entamer la conversation; on ne se tue de désespoir que sur le théâtre ou dans les romans». Je n'étois pas en train de parler, je sortis; et prenant une voiture, je me fis reconduire chez moi, où je me mis au lit, recevant sans mot dire les réprimandes de madame Leblanc, buvant sans souffler la tisane qu'elle me présentoit, la suppliant seulement d'avertir sa maîtresse de mon arrivée, aussitôt qu'elle rentreroit. Elle rentra; madame Leblanc courut lui apprendre que j'étois à Paris, malade, au lit, que je demandois en grâce à lui parler, et revint me dire que sa maîtresse me conseilloit de dormir jusqu'au lendemain, et que nous déjeûnerions ensemble.

Je ne sais si ce fut pour obéir à madame de Vignoral, mais je dormis effectivement; il est vrai que ce fut d'un sommeil si pénible, qu'en m'éveillant j'étois, je crois, plus fatigué que la veille. Cependant la fièvre avoit cessé, et je me sentois de l'appétit. Je mangeai en attendant le déjeûner de Rose. En mangeant, je me demandai ce que je lui dirois; et j'avoue que je souhaitois alors aussi ardemment d'être à trente lieues d'elle, que j'avois desiré de m'en rapprocher. Elle me fit inviter à descendre. J'avois assez l'air d'un coupable que l'on conduit devant son juge.

Comme vous êtes changé! me dit-elle en me voyant.—Vous l'êtes cent fois plus que moi, lui répondis-je avec colère (ce fut le premier effet que sa vue fit sur moi).—Vous me trouvez réellement changée? Je me porte bien cependant.—Si j'avois votre légéreté, votre insouciance, votre inhumanité...—Frédéric, pensez-vous à ce que vous me dites?—Perfide! pensez-vous à la manière dont vous vous conduisez avec moi?—Monsieur, je vous prie, expliquons-nous de sang froid. Qu'avez-vous à me reprocher?—Ce que j'ai à vous reprocher! Où étiez-vous hier?—À l'Opéra.—Avec qui?—Vous dois-je compte de mes actions?—Si elles étoient pures, vous oseriez les avouer.—Frédéric, vous abusez de ma patience.—Et vous, de ma crédulité, de mon amour. Rose, lisez cette lettre que vous m'avez écrite; la voilà, baignée de mes pleurs. Vous me trompiez donc?—Non, monsieur, dit-elle en prenant la lettre, qu'elle ne me rendit pas; je vous jure qu'en l'écrivant je cédois aux mouvemens les plus naturels. Votre départ a pensé me faire mourir. Est-ce ma faute à moi si je suis incapable de supporter la contrariété, et si toutes les émotions violentes me guérissent des sentimens qui les ont occasionnées?—Vous ne m'aimez donc plus?—Non, Frédéric. Vous connoissez ma franchise; il me seroit impossible de vous tromper, de me tromper moi-même: il ne faut pas vaincre la nature.—Et moi, puis-je vaincre l'amour que vous m'avez inspiré? Puis-je cesser...—Oui, Frédéric, vous cesserez d'avoir de l'amour pour moi, et nous conserverons l'un pour l'autre beaucoup d'amitié.—Jamais.—Vous le croyez aujourd'hui; mais le temps, la nature...—La nature! m'écriai-je, la rage dans le cœur; la nature! Pensez-vous qu'avec ce mot, qui briseroit la patience d'un ange, il n'est pas de femme sans foi, il n'est pas de monstre, quelque dépravé qu'on le suppose, qui ne pût justifier les crimes les plus atroces...—Frédéric!—la conduite la plus scandaleuse...—Frédéric!—les vices les plus bas.—Monsieur, dit-elle en se levant, vous m'insultez.»

Quand une femme qui a été la vôtre vous dit que vous l'insultez, il est certain que vous lui reprochez ce qu'elle ne veut pas entendre, ce qu'elle ne peut justifier; alors le meilleur parti est de se taire: ce fut celui que je pris. Je remontai chez moi, où, dans ma colère, je m'expliquai avec tant d'énergie, que si madame de Vignoral m'eût entendu, elle auroit pu répéter avec plus de raison que je l'insultois. Je m'habillai dans l'intention d'aller épancher mon cœur dans le sein de mon ami Florvel. Comme j'allois sortir, on vint m'avertir que M. de Vignoral me demandoit. Je me rends à son cabinet; je le trouve.... avec son épouse.

«Pourriez-vous, me dit-il, m'expliquer ce qui se passe d'extraordinaire chez moi? Vous arrivez à Paris sans que j'en sois prévenu; vous descendez dans ma maison sans me faire avertir; vous voyez ma femme un instant, et elle accourt aussitôt m'apprendre qu'il lui est désormais impossible de vivre sous le même toit que vous. J'espère que vous me direz tout ce que cela signifie.—C'est madame qui est venue se plaindre à vous, monsieur?—À qui donc voulez-vous qu'elle se plaigne quand on lui manque?—Est-ce madame aussi qui vous a dit que je lui avois manqué? Monsieur, je n'aime pas qu'on me réponde en m'interrogeant. Puis-je savoir ce que vous êtes venu faire à Paris?—Un voyage bien inutile, monsieur.—Ce n'est pas là une réponse.—Ce n'en est pas moins la vérité. Madame de Sponasi apprend qu'une de ses amies est malade; elle écrit, et n'en reçoit point de nouvelles: l'inquiétude l'agite, elle m'engage à partir. Je prends la poste, je cours sans m'arrêter, sans rien prendre, quoique j'eusse la fièvre. J'arrive chez l'amie de madame de Sponasi; tremblant, je m'informe de sa santé; on me dit qu'elle est à l'Opéra. Cela me paroît si bizarre, que je n'en veux rien croire. Malgré la fatigue et l'accablement que j'éprouvois, je vais moi-même à l'Opéra; j'y vois cette femme que l'on croyoit aux portes du tombeau, fraîche comme une rose humectée des pleurs de l'aurore, gaie comme une jeune fiancée villageoise; je crois même qu'elle en étoit aux accords. N'est-ce pas là faire un voyage inutile? Je m'en rapporte à vous, monsieur.—Madame de Sponasi est une folle de vous faire courir la poste pour si peu de chose, me répondit M. de Vignoral avec impatience.—Je suis de cet avis, ajouta son épouse en riant: mais elle ne savoit sans doute pas que Frédéric avoit la fièvre; sans cela, elle serait inexcusable.—C'est là son moindre tort, m'écriai-je en la regardant avec humeur.»

J'aurois dû avoir plus d'empire sur moi. Madame de Vignoral, charmée de la manière dont j'évitais de la compromettre, lorsque, dans son premier mouvement, elle avoit oublié qu'une femme ne doit jamais se plaindre à son mari des torts de son amant, ne rioit sans doute que de l'adresse avec laquelle je réparois son inconséquence; mais ce rire m'avoit choqué, et ma réplique, plus encore mon regard, lui rendirent sa colère. Elle s'empressa de répliquer:

«Les torts d'une femme qui a eu des bontés pour vous, quelque grands que vous les supposiez, ne pourraient vous autoriser à l'insulter; et lorsque votre colère retombe sur moi, qui ne suis pour rien dans cette affaire, j'ai droit d'en être offensée. Point d'explications, monsieur; je ne les aime pas. Je vous avertis que je n'ai point de rancune; heureusement la nature m'a donné un caractère éloigné de tout esprit de vengeance: mais je sens qu'il me seroit désormais très-désagréable de vivre dans la même maison que vous.»

Le grand homme assura son épouse qu'il lui en coûteroit d'autant moins de la satisfaire, qu'il ne pouvoit se dissimuler que je n'avois aucune aptitude aux sciences, que tous mes goûts étaient frivoles; en un mot, que, malgré ses conseils, il ne doutoit pas que je ne fusse subjugué par quelque coquette qui m'avoit dégoûté de la philosophie. «Oh! oui, me disois-je tout bas, de la philosophie de la nature.»

«Vous m'avez entendu, monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers moi.—Monsieur, je ne suis pas entré chez vous de ma propre volonté; j'espère que vous n'oublierez pas que c'est à madame de Sponasi qu'il faut vous adresser.—Et si cela alloit lui faire perdre l'amitié de sa bienfaitrice? s'écria madame de Vignoral. Je n'y avois pas pensé.»

J'y avois réfléchi, moi; mais j'étois plus pressé de m'éloigner de la perfide Rose, qu'elle ne l'étoit d'être séparée de Frédéric. Je les saluai, et je me rendis bien triste chez mon ami Florvel. Je lui contai mes peines; il commença par rire du destin qui me faisoit courir la poste pour voir ma maîtresse à l'Opéra, en recevoir mon congé, me brouiller avec un philosophe, risquer de perdre ma santé et la protection de madame de Sponasi: il finit par me plaindre, en m'assurant que son amitié me resteroit, à quelque événement que ce fût. Nous consultâmes ensemble ce que j'avois de mieux à faire.


CHAPITRE XVII.

Le retour.

Ce qu'il y avoit de mieux à faire sans doute, étoit de retourner sur mes pas aussi vîte que j'étois venu: le temps, qui affoiblit tout, ne pouvoit qu'ajouter au tort de mon absence. J'hésitois; Florvel me décida. Nous cherchâmes long-temps ce que je dirois à madame de Sponasi: il faut croire qu'il n'y avoit nulle excuse valable à mon brusque départ, car nous n'en trouvâmes pas. Nous prîmes le parti d'abandonner beaucoup au hasard, qui l'emporte souvent sur les meilleures combinaisons: mais le bien qu'il fait, la vanité humaine s'en empare, et le met sur le compte de la prudence, de l'adresse et du génie; pour le mal, c'est toujours le hasard qui le cause. J'étois trop inquiet, moi, pour n'être pas modeste, et j'aurois volontiers promis un temple à la Fortune, pour qu'elle me tirât d'embarras.

Florvel me donna un billet pour ma bienfaitrice, me laissant libre de le garder ou de le remettre, suivant les circonstances. Voici ce qu'il contenoit:

«Madame, Frédéric n'est venu à Paris que pour me rendre un service important. L'excès de son amitié pour moi est sa seule excuse auprès de tous; ne lui demandez aucun détail, il ne pourroit vous en donner sans trahir un secret qui m'appartient. Je suis si honteux d'avoir disposé de ses momens sans votre aveu, que je n'ose compter sur votre indulgence.

«Madame de Florvel vous présente ses respects.»

C'étoit bien peu de chose qu'un billet pareil; mais enfin c'étoit quelque chose, et, dans le malheur, on fait ressource de tout. Florvel étoit lui-même si jeune, que ma sagesse n'acquéroit pas grande valeur par sa caution; il est vrai qu'il étoit marié, qu'il vivoit parfaitement d'accord avec son épouse, et que cette double circonstance lui donnoit une considération qu'on eût refusée à son âge. Il me rassura par ses paroles, et plus encore par l'offre de sa maison, si ma bienfaitrice usoit à mon égard de trop de sévérité. Il ne le craignoit pas, parce qu'il voyoit en moi, ainsi que je le lui avois dit, un parent de madame de Sponasi; moi, je craignois beaucoup, parce que j'ignorois à quel titre elle s'intéressoit à moi. Mais j'étois obligé de dissimuler ce motif d'inquiétude.

Je repris la poste, après avoir calculé le temps de manière à arriver au château avant que personne fût levé. Je fis en route beaucoup de réflexions si sages, que j'aurois défié Philippe de m'en offrir de meilleures. Mon cher Philippe! c'étoit sur lui que je comptais; aussi étois-je bien décidé à lui tout avouer, et même à recevoir ses remontrances avec la plus entière soumission.

J'entrai chez lui; il m'embrassa, ne voulut entendre aucune explication qu'il ne m'eût conduit dans ma chambre, et vu mettre au lit: alors il prit un siége, et m'écouta sans me faire d'autres observations que celles qui pouvoient le rassurer sur ma santé.

«Si vous m'eussiez consulté, me dit-il lorsque j'eus fini, je vous aurois évité un voyage et bien du chagrin; mais, à votre âge, il est tout naturel de ne prendre avis que de sa tête ou de son cœur. L'expérience que vous venez d'acquérir ne sera pas perdue, je l'espère. Si madame de Sponasi n'avoit montré que de la colère, je tremblerois pour vous; mais je l'ai vue chagrine, et cela me rassure. Ce qui me rassure encore davantage, c'est que votre voyage n'a pas été heureux: elle vous en voudroit de l'avoir abandonnée, si le plaisir eût suivi vos pas; vous n'avez eu que des peines, elle vous pardonnera: tel est le cœur humain. Je la préviendrai de votre retour. Apprêtez-vous à lui faire un récit naïf de votre aventure; présentez-vous plus affligé, plus humilié, plus dupe même que vous ne l'êtes, et vous lui inspirerez tant de pitié, qu'elle ne gardera pas la moindre rancune.»

«Quoi! Philippe, vous voulez que je sacrifie la réputation de madame de Vignoral? Malgré ses torts, je ne m'y résoudrai jamais.»

«Que vous êtes enfant» me répondit-il, de penser à la réputation d'une femme qui, je vous assure, n'y pense pas elle-même, et qui d'ailleurs vous a mis dans la nécessité d'entrer en explication! Madame de Sponasi recevra une lettre de M. de Vignoral; cette lettre vous accusera d'ineptie, de paresse; que sais-je? elle peut vous perdre auprès de votre bienfaitrice, si vous ne lui montrez pas d'avance le motif qui l'aura dictée. Je vous le répète, c'est par un aveu plein de franchise, c'est en donnant à votre voyage plus d'originalité qu'il n'en a, que vous rentrerez en grâce. Persuadez-vous bien qu'on ne doit de sacrifices à la réputation d'une femme que dans la proportion de l'intérêt qu'elle met à la conserver, et qu'aujourd'hui cet intérêt est si petit... Dormez, et je viendrai vous avertir quand on voudra vous voir.»

Je réfléchis que Philippe avoit raison. Non seulement il falloit excuser mon départ, mais aussi le congé que me donnoit le grand homme; il falloit convenir que j'étois un sot, ce qui est assez humiliant; il falloit renoncer à l'idée que ma protectrice s'étoit faite de mes dispositions à la philosophie, ce qui devenoit très-dangereux, ou dire la vérité. Quand la vérité se trouve d'accord avec notre amour-propre et nos intérêts, il seroit bien mal-adroit de mentir; ce fut ma conclusion. Elle étoit d'autant plus naturelle, que Philippe m'avoit fait entendre que ma bienfaitrice connoissoit assez ma liaison avec madame de Vignoral, pour avoir deviné le motif de mon voyage à Paris.

Philippe vint me chercher trop tôt, car il me réveilla. Pour retarder l'explication, j'observois l'indécence de me présenter chez madame de Sponasi en robe-de-chambre; vain prétexte! il exigea que je le suivisse. «Sa curiosité est en mouvement, me dit-il; elle brûle de vous voir.—Est-elle bien en colère, Philippe?—Elle rit de tout son cœur, mais elle m'a bien défendu de vous le dire. Il y a un quart d'heure que vous seriez chez elle, si elle ne m'avoit retenu jusqu'à ce qu'elle ait pu se composer un air assez sérieux pour vous recevoir. Attendez-vous à un abord froid, à quelques réflexions sévères; mais ne vous épouvantez pas.»

Philippe avoit beau dire, je n'étois pas rassuré, et je me laissai conduire plutôt que je n'allai. Lorsque j'entrai, madame de Sponasi me regarda, et détourna la tête aussitôt. Je restois debout, attendant toujours qu'elle me fixât de nouveau, ou qu'elle me fît signe d'approcher; mais elle évitoit de me regarder, elle évitoit même que je pusse la voir. Cette situation dura plus de deux minutes, qui me parurent bien longues. Je tressaillis en la voyant se lever avec vivacité, et se tourner vers moi.

«Monsieur», me dit-elle avec colère... puis elle se laissa tomber sur son fauteuil en riant aux éclats. Philippe en fit autant, et je les imitai sans trop savoir pourquoi. Madame de Sponasi s'écrioit de temps à autre: «Il la croyoit morte, et elle étoit à l'Opéra»! Puis elle recommençoit à rire, et en riant elle crioit de nouveau: «À l'Opéra!.... On donnoit Didon.... Frédéric.... contez-moi donc cela...» Et lorsque je voulois parler, les éclats de rire partoient avec une nouvelle force.

Tout finit, la gaieté malheureusement plus vite que toute autre chose; nous reprîmes chacun le décorum de notre situation, madame de Sponasi un aspect sérieux, Philippe un air insignifiant, et moi la mine d'un écolier pris en faute: mais si le sérieux de ma bienfaitrice l'abandonna encore, ce fut pour faire place à un intérêt si vif, qu'il me pénétra. Elle remarqua ma pâleur, et s'informa de ma santé avec tant de bonté, que je sentis croître la reconnoissance qui m'attachoit à elle. Elle fit signe à Philippe de nous laisser seuls.

«Vous avez l'air de souffrir, Frédéric, me dit-elle; parlez-moi franchement: est-ce le procédé de madame de Vignoral qui vous afflige, ou la crainte de perdre mon amitié?»

«J'ai mérité, madame, que vous doutiez de l'attachement respectueux que j'ai pour vous; mais il est tel, que rien, dans mon cœur, ne peut le balancer. Assurez-moi que vous ne m'en voulez pas, et ma joie vous prouvera que je ne regrettais que votre amitié.»

«Il faut donc vous pardonner, car je ne peux vous voir si abattu sans vous plaindre; mais ne vous y trompez pas, c'est pour ménager ma sensibilité que je veux vous remettre en paix avec vous-même. Pour vous, vous ne méritez pas...» Elle me tendit la main, et je la baisai avec attendrissement. Il y avoit tant de douceur, d'amabilité dans cette manière de m'accorder mon pardon, que j'en étois touché jusqu'aux larmes.

«Vous n'êtes plus un enfant, Frédéric, et je rougirois d'employer à votre égard un autre langage que celui de la raison. Je veux que vous ayez de l'amitié pour moi: vous m'entendez, c'est de l'amitié que j'exige; je vous crois le cœur trop grand pour ne chercher à me plaire que dans l'attente de mes bienfaits. Si j'en doutois un seul instant, je ferois dès aujourd'hui pour vous ce que je prétends faire avec le temps. Libre de tout espoir, vous le seriez de toute reconnoissance, si elle vous étoit pénible; je préférerois l'ingratitude démasquée à un sentiment affecté qui dégraderoit votre ame. Voilà ma manière de penser; et je vous la dis, parce que je suis persuadée que vous êtes fait pour l'entendre. Suivez plutôt vos passions qu'un sordide intérêt; mais soumettez vos passions à vos devoirs. Mon ami, la jeunesse passe vîte; on ne la regretteroit peut-être pas si le calme arrivoit avec l'âge: mais, dans les hommes sur-tout, ce calme est bien triste quand il tient à l'épuisement. Modérez vos passions, mais ne les éteignez point par un abus criminel: c'est par elles que vous serez peut-être un jour capable de vous illustrer; ce sont elles qui vous sauveront de l'ennui et de l'égoïsme. Quand je veux que vous vous livriez à l'étude, ce n'est point par le désir de vous voir savant, mais parce que j'ai la plus forte conviction que le goût de l'étude peut seul vous sauver des orages de la vie; ou vous apprendre à vous en tirer avec honneur si la fougue vous entraîne. Entre les desirs d'un sot et ceux d'un homme instruit, la différence n'est pas grande; cependant il arrive toujours qu'à l'époque de la vie où les sens ont moins d'empire, le sot a tout perdu, tandis que l'homme instruit a beaucoup gagné. Qu'en faut-il conclure? sinon que la réflexion, fruit de l'étude, trouve sa place au milieu même de l'ardeur des passions, et que si elle ne détruit pas leur puissance, elle en tire du moins de la force pour l'avenir. Me comprenez-vous, Frédéric?»

«Oui, madame, parfaitement.»

«Cependant voilà déjà, par votre faute (ce n'est point un reproche que je vous fais), mes projets dérangés dans ce que j'avois essayé pour vous. Vous sentez fort bien qu'il n'est plus possible que vous retourniez auprès de M. de Vignoral.»

«Croyez-vous, madame, que ce soit une grande perte pour moi?—Expliquez-vous, Frédéric». J'hésitois; elle m'encouragea à lui parler librement. J'ajoutai:

«Il me siéroit mal de juger le mérite de M. de Vignoral. Sur sa réputation, je le crois un grand homme; mais je doute que toute sa science eût jamais contribué à mon instruction. Livré à des spéculations générales, ou trop occupé de lui pour descendre jusqu'à moi, il n'est ce que vous le croyez que dans ses ouvrages. Ses ouvrages m'appartiennent comme au public; ce qu'ils ont de juste, j'en peux profiter en les lisant. Pour des soins particuliers, je n'y ai jamais compté. Pour sa conversation, je suis persuadé que je gagnerois plus à la vôtre qu'à la sienne, même lorsqu'il auroit pour moi les bontés dont vous m'honorez.»

«En vérité, Frédéric, je le crois comme vous: mais il n'est pas possible que je vous fixe près de moi; du moins je l'appréhende: je réfléchirai là-dessus cependant. Allez, mon enfant, allez vous reposer; nous reprendrons cette conversation plus à loisir.»

Je me retirois content, mais l'esprit occupé: madame de Sponasi me rappela en riant. «J'ai oublié, me dit-elle, de vous faire une demande assez singulière. Que préférez-vous d'avoir vu madame de Vignoral à l'Opéra, ou de l'avoir trouvée malade de votre départ?»

Cette question, si déplacée à la suite d'une conversation sérieuse, me déconcerta à tel point, que je restai sans répondre. Madame de Sponasi la répéta, et je l'assurai que la légéreté de madame de Vignoral me convenoit d'autant mieux, que plus de constance de sa part auroit aggravé mes torts, en me retenant loin de ma bienfaitrice. Cette réponse parut lui faire plaisir; mais, en regagnant mon appartement, je disois comme M. de Vignoral: Quelque philosophe que se croie une femme, elle est toujours femme. J'écrivis à mon ami Florvel pour le rassurer sur mon compte, et je retrouvai en peu de jours la santé et l'enjouement de mon âge.


CHAPITRE XVIII.

Le produit net.

Madame de Sponasi prolongea son séjour à la campagne: je n'en fus point fâché; j'y lisois beaucoup et avec fruit. J'avois mes petites idées à moi; je comparois: je n'avois aucune espèce de prévention; c'étoit un moyen de bien juger. On recevoit beaucoup de monde au château; cela faisoit distraction: j'étois reçu dans tous les environs; cela m'amusoit en multipliant mes connoissances et mes observations. J'ai toujours aimé à observer; de tous les moyens de s'instruire, c'est celui qui coûte le moins de peine, et procure le plus de plaisir.

Nous avions pour proche voisin un homme d'une naissance distinguée, et jadis d'une grande fortune; c'étoit un économiste, et un des premiers de la secte. Madame de Sponasi desira que je m'attachasse particulièrement à lui, parce qu'il jouissoit d'une haute réputation, et qu'elle n'étoit pas fâchée que j'acquisse quelques connoissances générales sur l'administration. M. Dumonceau, de son côté, étoit enchanté de trouver un adepte de plus: car la fureur de faire des prosélytes est une maladie incurable de tous les gens à systême; on diroit que leur foi augmente avec le nombre des crédules.

M. Dumonceau avoit des moyens infaillibles pour relever les finances de l'État, pour rendre la France excessivement florissante sous le rapport de l'agriculture, du commerce et des arts. Il faisoit imprimer tous les mois des ouvrages dans lesquels la lumière perçoit de tous côtés; mais son siècle ingrat s'obstinoit à vivre dans les ténèbres. En effet, en accordant à ce grand homme deux ou trois suppositions, rien n'étoit plus facile à exécuter que ses plans. Par exemple, je suppose, 1°. que tout ce qui existe n'existe pas; 2°. que tout le monde pense comme moi; 3°. que les finances ne soient administrées que par d'honnêtes gens, si l'on en trouve: le reste alloit tout seul. Il disséquoit la France, présentoit, à livres, sous et deniers, ce que produisoit le terrain, en le divisant et subdivisant selon les diverses qualités; c'étoit là qu'il plaçoit les richesses uniques, et conséquemment l'unique impôt. Une centaine de mots barbarement rendus françois, et pour conclusion générale, le produit net, telle étoit sa machine financière si simple, si simple, qu'en l'expliquant il s'embrouilloit, qu'en la décrivant il faisoit d'énormes volumes. D'un bout de l'Europe à l'autre, ses confrères crioient: Peut-on voir rien de plus clair? Et pour mieux faire comprendre encore cette opération si claire qu'ils entendoient tous parfaitement, ils en faisoient imprimer des explications, dans lesquelles on ne rencontroit aucune similitude: mais c'est égal; le fond restoit toujours d'une évidence frappante.

La seule chose dont on auroit pu s'étonner, c'est que M. Dumonceau, en relevant la fortune publique, délabroit tellement la sienne, que ses créanciers le faisoient saisir par-tout, et sans pitié. Ces hommes, enfoncés dans l'ancienne routine, ne concevoient rien au produit net, et ne sentoient pas le mérite des suppositions. M. Dumonceau étoit au désespoir d'être obligé de vendre ses terres, sur-tout depuis une expérience qui devoit l'enrichir, et servir d'exemple à son pays. Dans son jardin de Paris, il avoit semé cent grains de blé; et en les arrosant avec de l'eau salée, il avoit eu la preuve que chaque épi avoit rendu deux cinquièmes de plus que ceux abandonnés à la nature. Ainsi on peut juger ce qu'auroient rapporté toutes ses fermes, en supposant, 1°. qu'il eût plu de l'eau salée, etc. etc. C'étoit au milieu de richesses pareilles que M. Dumonceau voyoit disparoître les siennes. De tous les économistes ses confrères, il n'y en avoit pas un dont la fortune ne fût en aussi mauvais état, et le produit net de leurs spéculations miraculeuses étoit la ruine de leurs familles pour les nobles, et l'hôpital pour les roturiers. On peut juger quel seroit le sort d'un État qui les adopteroit.

Je n'appris dans les conversations de M. Dumonceau qu'à me défier de plus en plus des systêmes; mais je continuai à aller chez lui. Lecteurs, faut-il vous dire pourquoi? Madame Dumonceau étoit une belle brune, un peu forte pour son sexe, mais fraîche, et l'œil d'une vivacité si expressive, qu'il autorisoit moins l'espoir qu'il n'annonçoit la réussite. Je ne sais si j'en serois devenu amoureux; elle ne m'en laissa pas le temps. De toute la science de son époux, cette dame n'avoit retenu qu'une vénération profonde pour le produit net. L'espoir, les refus, les soins, les craintes, les caresses, en un mot tous les impôts indirects qui forment aussi le plus grand revenu de l'empire de l'amour, étoient rayés de son catalogue. Elle ne vous calculoit jamais qu'à votre juste valeur, ne vous estimoit qu'en proportion de vos facultés, ne vous aimoit que présent, vous oublioit au moment de votre départ, ne s'ennuyoit jamais de votre absence, mais vous recevoit toujours bien au retour. Il est vrai que l'on ne revenoit à elle que lorsqu'on éprouvoit l'ennui du veuvage: aussi, avec beaucoup de moyens de plaire, grace à son enthousiasme pour le produit net, elle étoit sans amis, et même sans amans, quoique tout le voisinage contribuât à ses plaisirs. C'étoit son systême.


CHAPITRE XIX.

Comment le nommera-t-on?

«On ne peut pas toujours l'appeler Frédéric, dit un jour madame de Sponasi à Philippe (j'étois présent). Nous allons retourner à Paris; je serai obligée de lui donner un logement à l'hôtel, jusqu'à ce que j'aie pris un parti à son égard. Dans mes sociétés, dans les siennes, ce nom de Frédéric est trop simple; il peut d'ailleurs exciter la curiosité, et même des questions.»

«Il y a long-temps que j'y ai pensé, madame, répondit Philippe; mais j'attendois que vous en fissiez l'observation.»

«Et vous, Frédéric, me dit ma bienfaitrice, vous êtes-vous occupé de cela quelquefois?»

«Oui, madame, lorsqu'on m'a interrogé pour savoir le nom de ma famille.»

«Qu'avez-vous répondu?—Que j'avois l'honneur de vous appartenir.—Le croyez-vous? répliqua-t-elle avec vivacité.—Non, madame.—Pourquoi donc le disiez-vous?—Pour donner à ceux qui me questionnoient un motif de respecter vos bontés pour moi.—Et vous affirmiez que vous m'apparteniez?—Oui, madame.—À quel titre?—Comme un parent très-éloigné, privé d'appui presque en naissant; et trop heureux de recevoir vos bienfaits.—Philippe savoit-il cela?»

Philippe voulut parler; mais madame de Sponasi lui imposa silence avec une sévérité qui me fit trembler.

«Répondez-moi, Frédéric, ajouta-t-elle: Philippe savoit-il que vous vous donniez pour un de mes parens?—Non, madame.—Non? bien sûr?—La franchise avec laquelle je me suis expliqué jusqu'à présent doit vous garantir que je ne vous en ferois pas un mystère.—À qui avez-vous dit que vous étiez mon parent?—À M. de Florvel seul. Il fut le seul aussi qui, dans sa surprise de vos bontés pour moi, vouloit les attribuer à une cause qui blessoit l'idée que tout le monde doit avoir de vous. Ne pouvant entrer dans des détails que j'ignore moi-même, ce fut moins par amour-propre que par respect pour votre réputation que je l'assurai que j'avois l'honneur de vous appartenir.—Et qu'est-ce que M. de Florvel supposoit?—En vérité, madame, il m'est impossible de le dire. Vous connoissez les jeunes gens; une plaisanterie entre eux est toujours sans conséquence: elle n'auroit pris une tournure sérieuse que si j'eusse hésité dans la manière de m'expliquer.—Je n'ai rien à dire à cela. Laissez-moi seule avec Philippe.»

Je m'en allois le cœur bien gros; madame de Sponasi s'en apperçut. «Frédéric, me dit-elle, je ne vous en veux pas. Ce que vous avez répondu à M. de Florvel avoit un motif si respectable, que je doute qu'à votre place qui que ce fût eût mieux fait; m'eussiez-vous même déplu, votre franchise seroit la meilleure de toutes les excuses. Allons, ne soyez donc pas triste; encore une fois, je ne vous en veux pas. Embrassez-moi, ajouta-t-elle avec bonté; et si ce mauvais sujet de Florvel en jase, dites-lui que c'est absolument sans conséquence.»

Je la quittai, ne doutant pas de son amitié, mais plus que jamais fatigué du mystère qui enveloppoit ma naissance. J'allai promener mes rêveries dans le parc, et toutes mes réflexions à cet égard ne servirent qu'à me prouver l'inutilité d'en faire. La seule chose dont je restai convaincu, fut que madame de Sponasi ne pardonneroit pas à Philippe de m'instruire, et que le mouvement de colère auquel elle s'étoit livrée le rendroit, s'il est possible, encore plus discret qu'il ne l'avoit été jusqu'alors. Comme je revenois, Philippe passa près de moi, et, sans me regarder, me recommanda tout bas de monter chez moi, et de ne pas en sortir avant de l'avoir vu.

En entrant, il ferma la porte, et me dit: «Madame de Sponasi doit avoir ce soir un entretien particulier avec vous. S'il est question de moi, soit en bien, soit en mal, laissez-la dire sans appuyer, sans la contrarier; le piége est des deux côtés. Je la crois jalouse de l'amitié que vous avez pour moi. Je n'en suis pas fâché; cela prouve qu'elle vous aime beaucoup: mais prenez garde d'augmenter cette inquiétude; elle craint que je ne vous aie révélé le secret de votre naissance. Je n'ai rien à me reprocher: mais il ne suffit pas de la certitude d'avoir rempli son devoir; il faut que ceux dont nous dépendons en soient aussi persuadés que nous. Ne témoignez donc aucune curiosité à madame de Sponasi: évitez avec le même soin une indifférence trop grande; elle pourroit l'attribuer à la dissimulation. En un mot, vous voilà prévenu; tenez-vous sur vos gardes. Votre franchise a réussi ce matin; c'est un miracle: mais elle a jeté des soupçons dans l'ame de votre bienfaitrice; il seroit dangereux de les y laisser germer. Adieu; il ne faut pas qu'on puisse se douter que je vous aie parlé. De la prudence, beaucoup de prudence». Il sortit.

Pourquoi me recommander de taire ce que je ne savois pas? pourquoi cette crainte que madame de Sponasi ne fût jalouse de l'amitié bien méritée que j'avois pour Philippe? et quel pouvoit être le motif d'une jalousie aussi extraordinaire? La prudence dont on me faisoit une loi, n'étoit, à vrai dire, qu'une dissimulation d'autant plus difficile à mettre en pratique, qu'il ne s'agissoit pas d'être en garde sur telle ou telle chose, mais sur mes sentimens, mais sur une curiosité la plus légitime qu'un homme pût avoir. D'ailleurs, s'il est aisé de se déguiser avec ceux pour qui l'on n'a que de l'indifférence, il est impossible de le faire quand le cœur se met de la partie, et j'aimois véritablement ma bienfaitrice. Je ne pouvois prendre d'autre résolution que celle de mettre bien peu du mien dans l'entretien dont j'étois averti; c'est aussi ce que je me promis. Je me promis encore de ne répondre aux questions qui pourraient m'embarrasser, que par des questions plus directes.

Rien n'est plus infaillible quand on veut savoir la pensée de ceux qui cherchent à deviner la nôtre.

Après souper, madame de Sponasi me témoigna le désir que je lui tinsse compagnie: cela m'arrivoit souvent. Souvent aussi je lui servois de lecteur: ce qui n'étoit pas fatigant; car le premier passage qu'il lui plaisoit de commenter, engageoit la conversation, et la conversation se prolongeoit si long-temps, que la lecture ne retrouvoit plus sa place. Un volume auroit pu servir pendant une année entière. Il est un âge auquel rien n'engage plus à s'instruire, et cet âge est aussi celui où l'on aime le plus à montrer ce qu'on sait.

«Vous m'avez donné aujourd'hui une preuve de votre franchise, me dit madame de Sponasi, et vous avez beaucoup gagné dans mon estime. Continuez à me parler avec la même sincérité, et dites-moi ce que vous pensez de Philippe.»

«Je vous demanderai, madame, sur quoi vous voulez que je vous dise ce que je pense de lui. Est-ce sur sa conduite envers vous, ou sur celle qu'il a tenue avec moi?»

«Mais.... sur son caractère en général.—Eh bien! je crois qu'il mérite la confiance que vous lui accordez.—Je m'explique mal, et je sens la difficulté de m'expliquer plus clairement. Dites-moi, l'estimez-vous?—Je n'ai qu'à me louer des conseils qu'il m'a donnés.—Oh! je me doutois bien qu'il voudroit vous donner des conseils, répliqua-t-elle avec humeur; il vous aime beaucoup, et il sacrifiera tout, mon bonheur même, à votre intérêt.»

Ce reproche étoit une énigme pour moi. Je gardai le silence, et je réfléchis tout bas que, de l'aveu même de madame de Sponasi, Philippe m'étoit entièrement dévoué. Cette certitude me fit plaisir.

«Écoutez, Frédéric: telle que vous me voyez, je ne suis pas heureuse; le temps des illusions est à jamais passé pour moi, et je ne sais sur qui reposer ma confiance. Mes parens m'accablent d'égards; mais je crois qu'ils ne s'informent jamais de ma santé sans penser à mon héritage. Philippe m'est nécessaire: il me flatte, je le sens; et telle est ma foiblesse, que, sans l'estimer, j'ai besoin de l'avoir toujours auprès de moi. Cet homme s'est fait une telle étude de mon caractère, qu'il me domine au point que je ne sais ce que je deviendrais si je l'éloignois. Il est au-dessus de son état sous bien des rapports; mais il a une sécheresse d'ame qui me fait mal. Depuis plus de vingt ans qu'il est à mon service, il ne m'a jamais donné sujet de me plaindre de lui, et cependant j'ai la certitude qu'il n'a pour moi aucune espèce d'attachement. Il est intéressé; c'est sa fortune qu'il soigne en moi. Il n'a pas à se plaindre; mais plus je fais pour lui, plus il voudroit avoir. Loin d'oser en murmurer, je pense souvent que s'il étoit plus modéré dans ses desirs, il pourroit me quitter; car il a de quoi se passer de moi maintenant. Ainsi, de son côté, s'il calcule ce que la servitude peut lui produire, du mien je suis forcée de réfléchir que ses complaisances me sont devenues nécessaires, qu'un autre que lui auroit moins de qualités sans avoir moins de cupidité. D'ailleurs il seroit bien dur à mon âge de ne voir autour de moi que des figures nouvelles. Quand on n'existe plus que dans le passé, on tient à tout ce qui le rappelle; aussi ai-je cent fois pensé que c'est plutôt par sentiment que par tout autre motif, que les vieilles femmes détestent les modes nouvelles. Lorsqu'elles s'y livrent, on peut assurer qu'elles n'ont point eu de sensibilité dans leur jeunesse. Malheureusement pour moi, mon cœur n'a point vieilli; j'éprouve sans cesse le besoin d'aimer, et je n'ai point d'enfans. Frédéric! Frédéric! pourquoi n'êtes-vous pas mon fils?»

«Ne le suis-je pas, madame? n'êtes-vous pas pour moi la meilleure, la plus tendre des mères»? lui répondis-je en lui prenant la main. Je la sentis tressaillir. Elle garda le silence. Peu à peu sa figure devint sombre; elle me repoussa.

«Non, Frédéric, je ne suis pas votre mère, je ne le sens que trop. Si vous étiez mon fils, je serais heureuse, je serois sûre d'être aimée. Philippe gâtera votre cœur: il vous apprendra l'art de feindre, il vous apprendra à me tromper, il vous apprendra à ne voir en moi que la source de votre fortune. Je n'oserai qu'en tremblant me livrer à l'intérêt que vous m'inspirez; je vivrai au milieu des soupçons les plus déchirans; mon ame perdra le peu de forces qui lui reste; je descendrai au tombeau sans pouvoir vous haïr, sans avoir pu vous aimer. Pourquoi ai-je consenti à vous voir? Je ne le voulois pas, je ne le devois pas. Soyez l'ami de Philippe, c'est lui qui a brisé ma volonté.... Je ne l'aurois pas cru capable.... Vous ferez tous les deux le malheur de ma vie. Laissez-moi, Frédéric, je n'ai plus assez de courage pour suivre cette conversation.»

«Moi, madame, vous quitter dans l'agitation où vous êtes! cela m'est impossible. Décidez de mon sort: quelle que soit votre volonté, j'obéirai sans murmure; s'il m'étoit permis d'en avoir une, je cesserois bientôt d'être un obstacle à votre tranquillité.»

«Et que feriez vous?»

«Je m'éloignerois; et refusant à l'avenir des bienfaits qui vous font suspecter mon cœur, je vous demanderois pour toute grace la permission de vous rappeler quelquefois qu'il m'est impossible d'oublier ceux que j'ai reçus.»

«Vous me quitteriez sans regret?—Vous ne le pensez pas, madame: vous avez trop de sensibilité pour douter de la mienne; vous avez trop de fierté pour ne pas pardonner à un malheureux que le sort a privé de tout en naissant, de ne pouvoir supporter l'humiliation.—Et qui vous humilie, monsieur?—Des soupçons dont il ne m'est pas permis de me plaindre, puisqu'au moment où ils m'accablent, ils me prouvent l'amitié que vous avez pour moi.—Frédéric, pensez-vous à ce que vous dites?—Oui, madame. Si vous craignez que vos bienfaits seuls m'attachent à vous, je puis craindre à mon tour qu'ils me fassent perdre votre estime, qui m'est cent fois plus précieuse. Vous m'avez demandé de la franchise; il me seroit impossible de n'en pas avoir au moment où j'envisage, pour la première fois, toute l'horreur de ma situation. Pourquoi le sort me tient-il séparé de ma mère! Riche, elle n'eût pas cru payer mon amitié; pauvre, je la lui aurois prouvée en ne travaillant que pour elle.—Que ne peut-elle vous entendre! s'écria madame de Sponasi: elle seroit heureuse, bien heureuse»! Nous gardâmes long-temps le silence.

«Vous êtes fier, Frédéric, me dit-elle en souriant et en me tendant la main; j'ai été au moment de m'en fâcher; et cela prouve que j'ai la tête encore bien jeune, puisque votre fierté me donne la certitude que vous êtes incapable de faire céder votre caractère à votre intérêt: mais quand je suis émue, je raisonne tout de travers, et c'est ce qui m'est arrivé aujourd'hui. Parlons tranquillement: le pathétique est charmant à votre âge; au mien, il est très-dangereux. On prétend que les grandes émotions doublent l'existence; moi, je soutiens qu'elles l'abrégent, et j'ai besoin d'économiser le peu qui me reste. Eh bien! vous êtes encore sérieux? Est-ce que vous me boudez?—Moi, madame?—Approchez votre siége, faisons la paix, et causons comme de vieux amis.»

«Pour finir, une fois pour toutes, je conviendrai que j'ai jugé Philippe un peu sévèrement: je ne veux pas que vous le méprisiez; il vous aime, et je suis sûre que vous n'aurez jamais à vous en plaindre. Que ce que je vous ai dit à son égard reste à jamais entre vous et moi. Je suis née avec beaucoup de richesses; il m'est impossible d'apprécier bien juste jusqu'à quel point il est permis d'être intéressé quand on a sa fortune à faire, et cela doit me rendre indulgente. N'est-ce pas, Frédéric?—Aussi l'êtes-vous, madame. Je suis persuadé que Philippe a beaucoup d'attachement pour vous, et jamais il ne m'a parlé de ma bienfaitrice sans lui rendre la justice qui lui est due.—Je suis bien aise que vous me le disiez; qu'il n'en soit donc plus question. J'ai pensé que vous aviez besoin d'un nom pour la société; et comme je ne sais rien faire sans consulter cet homme, je lui ai demandé son avis. Il a trouvé tout de suite ce que j'aurois cherché long-temps. Vous prendrez le nom de Téligny: c'est celui d'une terre que j'ai en Auvergne, et qu'effectivement je vous destine; elle produit deux mille écus, et dès ce jour je vous en abandonne le revenu. Cela vous convient-il»? Je gardois le silence. Elle ajouta: «Si vous vouliez du moins vous donner la peine de me remercier?»

«Je n'y pensois pas, madame»: voilà toute la réponse que je pus trouver.—«Oh! je vois bien ce qui vous occupe; convenez que j'ai eu la maladresse d'ôter aujourd'hui le prix à tout ce que je puis faire pour vous. Un des plus grands torts de l'amitié, quand elle est vive, est de pousser la délicatesse jusqu'à la défiance; mais de toute notre conversation, Frédéric, nous ne devons retenir que deux choses, et c'est vous qui les avez dites: la première, que je suis la meilleure et la plus tendre des mères; la seconde, qu'une mère ne croit jamais acheter l'amitié de son fils. Embrassez-moi comme vous m'aimez, et c'est moi qui vous devrai de la reconnoissance.»

Pourquoi n'est-elle pas ma mère? pensois-je en l'embrassant: je ne voudrois de son héritage qu'un cœur tel que le sien.


CHAPITRE XX.

Le ruisseau.

Nous retournâmes à Paris, au commencement de l'automne. J'eus un logement à l'hôtel, et je continuai à vivre près de ma bienfaitrice avec la même familiarité qu'à la campagne; aussi devins-je pour tous ses parens un grand sujet d'inquiétude. Si ma naissance étoit un problême dont la solution m'occupoit, je fus persuadé qu'ils desiroient autant que moi d'en percer le mystère. J'ignore les conjectures qu'ils formèrent: mais, grace aux conseils de Philippe, j'usai avec tant de modération de la faveur dont je jouissois, je me fis une étude si constante d'opposer la politesse à la défiance, et la fierté aux attaques plus directes, qu'insensiblement on me regarda avec moins d'impertinence; on dissimula même jusqu'à rechercher mon amitié: mais je sentois trop qu'il ne falloit pas me fier à des démonstrations qui ne pouvoient jamais être sincères. Madame de Sponasi n'avoit d'héritiers qu'à des degrés éloignés: on lui faisoit la cour par égard pour son testament; et ses parens, tout en tremblant de voir un étranger entrer en rivalité avec eux, me ménageoient, dans la crainte de me rendre plus cher. C'étoit effectivement ce qu'ils pouvoient faire de mieux pour leurs intérêts, pour la tranquillité de ma bienfaitrice et la mienne.

Libre de tous mes momens, je jouissois d'une vie agréable. Moins par obéissance que par goût, j'avois partagé mon temps entre l'étude et les plaisirs; je n'avois jamais mieux senti le besoin de m'instruire que depuis qu'on ne m'en faisoit plus un devoir. J'étois répandu dans beaucoup de sociétés, mais celle de Florvel me convenoit mieux que toutes les autres; son épouse avoit aussi de l'amitié pour moi, soit parce qu'elle ne trouvoit bien que ce qui plaisoit à Florvel, soit parce qu'elle n'ignoroit pas que j'avois décidé son mariage autant qu'il avoit été en mon pouvoir.

Je rencontrai souvent madame de Vignoral, et je la vis sans émotion. L'idée qu'elle m'avoit sacrifié son époux et ses devoirs, avoit beaucoup ajouté à mon amour; mais quand je fus convaincu qu'elle les sacrifioit également à tous ceux en faveur de qui la nature lui parloit, je sentis s'effacer le souvenir agréable que l'on garde presque toujours d'une première inclination.

Par coquetterie, besoin ou désœuvrement, je fis la cour à une veuve en possession d'une réputation fort galante et fort honnête: elle mettoit de l'ordre jusque dans son désordre, et comptoit avec raison au nombre de ses meilleurs amis tous ceux qui avoient été ses amans. Étoit-elle engagée, on sentoit l'inutilité de lui faire la cour: étoit-elle libre, la foule des adorateurs lui portoit ses hommages; elle les accueilloit avec une grace charmante, excitoit leur empressement, leur jalousie, étudioit avec soin ce qui pouvoit leur plaire. Le choix fait, sa porte étoit fermée à tous les rivaux, et le soupirant heureux devenoit un maître auquel toutes ses volontés étoient subordonnées.

Elle se trouvoit dans une situation fort embarrassante quand je me mis sur les rangs; la foule étoit congédiée, son choix étoit fait: mais elle retardoit ce qu'on appelle les dernières preuves d'un véritable amour; elle sentoit qu'elle n'avoit cédé qu'à l'impossibilité de vivre sans un attachement. Je parus, elle hésita à me recevoir; mais réfléchissant qu'elle n'avoit donné à mon rival aucun droit sur elle, je fus admis à l'honneur de disputer la victoire.

Rien n'est aussi piquant pour l'amour-propre que cette position: deux hommes, poursuivant le même objet, se détestant sans oser le faire paroître, se cherchant par-tout, liant les mêmes parties, non pour le plaisir d'être ensemble, mais seulement pour éclairer leurs démarches, et bien moins occupés de plaire que de se persuader réciproquement qu'ils ont plu. L'un fixe-t-il l'heure à laquelle il viendra le lendemain, l'autre arrive au même instant. S'il n'a pu venir plutôt; si l'un et l'autre, dans l'espoir de se tromper, se taisent sur leurs visites, tous deux n'en sont que plus empressés à se devancer: chaque minute donne souvent à la fois de l'inquiétude, de la joie, des peines et du plaisir.

Si la raison guidoit le choix de l'amour, j'aurois dû renoncer à toute espérance; car mon rival étoit raisonnable comme un sage de la Grèce, quoiqu'il fût jeune et d'une figure séduisante: mais il étoit minutieux, plus disposé à donner des conseils qu'à prodiguer des éloges, et plus tourmenté du désir d'être estimé que du besoin d'être aimé. Sa jalousie étoit froidement raisonneuse; il prouvoit si méthodiquement qu'on avoit tort de le rendre jaloux, qu'on pouvoit douter qu'il le fût réellement. Obtenoit-il quelques préférences, il les recevoit plutôt comme un mari sentimental que comme un amant capable de les payer.

Avec toute la politesse possible, il faisoit remarquer mes étourderies; avec toute l'honnêteté imaginable, je coupois ses longs raisonnemens par quelques saillies qui rendoient à la conversation un peu de vivacité. On l'écoutoit avec recueillement; on me sourioit: il étoit reconnoissant et tranquille; j'avois de l'espoir, et j'etois exigeant: il attendoit; je m'impatientois, et j'aurois cent fois abandonné la partie sans la honte de la perdre.

Nous dînions un vendredi chez notre veuve; elle nous avoit prévenus qu'elle desiroit d'être libre à six heures, parce qu'elle attendoit des visites de famille ou d'affaire. La première idée qui vint aux deux rivaux, fut qu'elle vouloit en congédier un, et nous essayâmes, suivant l'usage, de nous accrocher l'un à l'autre pour le reste de la journée. Nous décidâmes que nous irions ensemble à l'Opéra. À cinq heures et demie il fit un orage épouvantable. Nous envoyâmes chercher une voiture; on n'en trouva pas. Enfin la pluie cessa; mais l'eau battoit les deux murs. Il fallut partir. Notre veuve me plaisanta beaucoup; j'étois chaussé, mon rival étoit en bottes. Elle m'avertit qu'elle alloit se mettre à la fenêtre pour jouir de mon embarras. Je descends l'escalier quatre à quatre, et, d'un saut, me voilà de l'autre côté de la rue, où je la regarde en riant: elle rioit aussi de tout son cœur. Le jeune sage arrive tranquillement, et, côtoyant le ruisseau pour chercher un endroit guéable, il parvient sans danger, mais non sans effort, à me rejoindre. Comme il se retournoit pour saluer notre veuve, elle se retira en fermant la fenêtre. Il n'y fit pas attention; mais j'en tirai le meilleur augure. Effectivement c'étoit une affaire terminée; son choix étoit fait.

Étoit-il raisonnable d'accorder à une gambade ce qu'on avoit fait attendre à cinq semaines d'assiduités? Je n'en sais rien. Toutes les femmes que j'ai consultées à cet égard se sont contentées de rire pour toute réponse. J'ai fini par croire que notre veuve ressembloit aux géomètres, qui, dans leurs calculs, mesurent l'inconnu par le connu. Au reste, cette liaison ne dura pas long-temps; on pourroit la comparer à une comédie d'intrigues, à laquelle on cesse de prendre intérêt quand on est sûr du dénouement.


CHAPITRE XXI.

Un nouveau personnage.

«Vous approchez de l'âge où l'on doit prendre un état, me dit un soir madame de Sponasi, et vous connoissez assez le monde pour choisir vous-même. Quels sont vos projets, Frédéric?»

«Madame, je n'en ai aucun.—Tant pis; il faut qu'un homme tienne à quelque chose. Je sais bien que souvent on engage sa liberté à des convenances; mais il est triste de vieillir sans avoir rien fait pour les autres ni pour soi.—Songez à ma position, madame; j'ignore qui je suis, et l'on m'en fera le reproche si je cherche à me distinguer.—Pauvre enfant!—L'état militaire auroit été fort de mon goût; mais il faut un nom pour avancer en temps de paix: s'il n'en est pas toujours de même pendant la guerre, convenez qu'il est bien cruel d'attendre son avancement du plus grand malheur qui puisse affliger l'humanité.—Je ne veux pas du service; cela vous éloigneroit de moi, et je prétends que vous ne me quittiez jamais. Je n'en puis pas dire autant, Frédéric; je vous laisserai seul quelques jours, bientôt peut-être.—Ah! madame, par pitié pour moi, ne parlons pas du seul événement qu'il me serait impossible de supporter.—Mon ami, le temps approche, je le sens: mon courage s'affoiblit; et si vous saviez toutes les réflexions que je fais, vous seriez bien étonné. Ne vous appercevez-vous pas que ma gaieté n'est plus que factice?—Votre bonté est toujours la même.—Vous évitez de me répondre; vous craignez de m'affliger. Eh bien! revenons à notre conversation. L'étude des lois vous conviendroit-elle?—Non, madame; je sens qu'il me seroit impossible de sacrifier sans cesse mon opinion au respect des formes, et je redouterois de m'en affranchir, dans la crainte de m'égarer.—Auriez-vous de la répugnance à suivre la carrière diplomatique?—C'est à quoi je n'ai jamais pensé.—À mon avis, c'est le seul parti qui vous convienne. Avec des talens, vous pourrez obtenir de la considération, et j'espère vous laisser entouré d'amis qui vous appuieront. Mon enfant, pour acquérir des lumières, il faut avoir un but fixe: sans cela, on passe alternativement d'un sujet à un autre; on effleure tout, on ne sait rien. Étudier les mœurs, les lois, les intérêts des nations, c'est, pour un homme de votre âge et qui a de l'intelligence, se préparer des moyens d'avancement si l'on a de l'ambition, ou des jouissances pour le temps où l'on n'a plus que celles de la vanité. En un mot, je ne desire rien tant que de vous voir former des projets pour l'avenir, et celui-là me paroît digne de vous. Il est, dans la diplomatie, des places où il faut un nom: il en est d'autres où les talens seuls sont estimés, parce qu'ils sont nécessaires; c'est là qu'il faut tourner toutes vos vues. Ne réussiriez-vous pas, vous n'aurez point perdu votre temps, puisque vous aurez augmenté vos connoissances. Êtes-vous de mon sentiment?—Oui, madame.—Parmi mes parens, il en est un qui peut vous guider, et auquel je vous recommanderai.—M. de Miralbe? m'écriai-je.—Oui, Frédéric.—Mais, madame, vous ne l'estimez pas.—Écoutez, mon ami: je n'estime pas son caractère, sans doute; mais son esprit, cela est différent. Je serois plus difficile que mon siècle en ne rendant pas justice à son mérite. S'il vous apprend comment il faut se conduire quand on a de grands intérêts à débattre avec les hommes, je vais, en vous le montrant tel qu'il est, vous apprendre comment vous devez traiter avec lui.

«M. de Miralbe est méchant, intéressé, et ne vante les vertus que parce qu'elles mettent presque toujours ceux qui les pratiquent dans la dépendance de ceux qui osent s'en affranchir; mais comme il a senti qu'on ne va jamais à son but qu'avec une réputation qui impose, il a travaillé à en acquérir une entièrement opposée à son caractère: aussi passe-t-il pour être bon, désintéressé et vertueux. En approfondissant les hommes, il a appris à les mépriser; cependant il est généralement reconnu comme un des plus ardens défenseurs des droits de l'humanité. Despote orgueilleux dans l'intérieur de sa famille, il se passionne en public pour tout ce qui tient à la liberté, et de la même main dont il traçoit son ouvrage contre les coups d'autorité, il écrivoit aux ministres pour obtenir des lettres-de-cachet contre ses ennemis. Il fit renfermer sa femme, et la laissa mourir dans un couvent; il lui devoit toute sa fortune. Cependant il sut mettre le public de son côté, en étouffant les cris de sa victime: la malheureuse perdoit tout; c'étoit lui que l'on plaignoit. Quand son fils fut en âge de lui demander compte des biens de sa mère, il le força de fuir sa patrie, dans la crainte de perdre sa liberté, et le public s'attendrit encore sur le sort d'un homme qui, avec tant de vertus, trouvoit ses plus grands ennemis dans sa famille. Une de ses filles disparut à l'âge de cinq ans. On ignore les détails secrets d'un si étrange événement; mais comme rien ne peut constater ni son existence ni sa mort, cette incertitude met M. de Miralbe dans la position de faire la loi à son fils, en paroissant seulement défendre les droits de la fille qu'il a perdue, mais que son cœur paternel espère retrouver un jour. De tous mes héritiers, c'est le seul que je craigne pour les autres; mais je compte faire mes dispositions de manière à le contraindre à respecter mes dernières volontés.»

«En vérité, madame, cet homme me fait trembler, et je craindrais d'acquérir des talens dont on peut faire un emploi si dangereux.»

«Ses vices ne tiennent pas à ses lumières, mon cher Frédéric; ils tiennent à son cœur. Si les méchans deviennent plus dangereux à mesure qu'ils s'éclairent davantage, l'homme sensible, au contraire, gagne en vertus à proportion des connoissances qu'il accumule. M. de Miralbe pourroit employer mille moyens secrets pour vous perdre si vous nuisiez à ses projets; mais jamais il ne cherchera à corrompre votre caractère. Il seroit désespéré de trouver son égal; et plus vous lui paraîtrez sincère et juste, plus il vous maintiendra dans des dispositions qui lui donnent sur vous l'avantage que celui qui dissimule a sur celui qui se livre avec confiance.»

«Mais, madame, avec tant de vices, comment a-t-il pu tromper le public au point d'obtenir une réputation contre laquelle personne n'oseroit s'élever maintenant?»

«Comment, Frédéric? avec de l'esprit. Le temps est passé où l'on jugeoit les hommes par leurs actions; on ne les juge plus que par leurs discours. D'ailleurs M. de Miralbe n'oublie rien de ce qui peut le faire envisager sous l'aspect le plus favorable. Vous connoissez madame de Valmont, sa nièce?»

«Oui, madame.»

«Eh bien! il ne s'intéressa point à elle quoiqu'elle fût restée orpheline presque en naissant, et qu'il fût son tuteur: mais quand il craignit que sa conduite envers sa femme et son fils ne rappelât la disparition de sa fille, il se plaignit par-tout de l'abandon dans lequel il se trouvoit, abandon affreux pour un cœur aussi tendre que le sien; il étouffa de caresses madame de Valmont, donna le nom de fils adoptif à son mari; et les fixant tous deux près de lui, il entendit aussitôt ses sociétés faire l'éloge de sa sensibilité, et tonner contre l'épouse et le fils ingrats qui avoient déchiré son ame.»

J'avois bien envie de demander à ma bienfaitrice ce qu'elle pensoit de madame de Valmont; je ne l'osai pas: j'aurois craint qu'elle ne s'apperçût de ma satisfaction, si elle en avoit dit du bien; j'aurois craint davantage encore de me trahir, si elle en eût dit du mal. Madame de Valmont venoit souvent à l'hôtel; je la voyois alors, je causois avec elle: mais chaque fois que je m'étois présenté pour lui rendre visite, on m'avoit refusé sa porte. De toutes les parentes de madame de Sponasi, elle étoit la seule qui agît ainsi avec moi: comme elle jouissoit d'une réputation intacte, quoiqu'elle fût extrêmement belle, je m'étois persuadé qu'elle s'étoit apperçue que je l'aimois, et que ce motif lui paroissoit suffisant pour éviter de me recevoir. Je me promettois sans cesse de l'oublier; mais renouveler souvent une semblable promesse, c'est avouer l'impossibilité de la remplir. Lorsque je me trouvois avec madame de Valmont, je ne pouvois me plaindre d'elle: au contraire, quelquefois même j'avois vu ou cru voir quelques distinctions dans les politesses que l'usage autorise; j'avois remarqué ou cru remarquer que ses yeux étoient volontiers fixés sur moi: mais quand on aime, on doute, on croit avec la même facilité. Son mari étoit laid, maussade et jaloux; c'étoit un motif d'espérance: mais elle me refusoit sa porte, et c'étoit un motif de désespoir.

Je saisis avec empressement l'occasion de me lier avec M. de Miralbe, puisque cette liaison m'offroit un sûr moyen de me rapprocher de madame de Valmont. M. de Miralbe parut enchanté de se rendre utile à ma bienfaitrice. Ainsi les difficultés s'applanirent d'elles-mêmes. Il m'assigna deux matinées par semaine pour travailler avec lui, et me pria obligeamment de disposer de sa maison comme de la mienne, dans tous les autres momens où elle me seroit agréable; ce que je n'eus garde de refuser. Il employa d'abord beaucoup d'adresse pour savoir qui j'étois: mais il étoit au-dessus de sa politique de m'arracher un secret que j'ignorois moi-même; il y renonça. Quoique depuis nous ayons été ennemis mortels et déclarés, par des motifs qui tiennent à l'époque la plus intéressante de ma vie, je conviendrai toujours avec plaisir que je lui dois beaucoup; il me traça une marche simple et sûre pour profiter de ses conseils; il m'indiquoit les ouvrages que je devois étudier, m'obligeoit à lui en rendre compte par écrit, m'accoutumoit à convenir de mes erreurs sans m'humilier, et à recevoir des éloges sans vanité. On peut dire de lui comme de Socrate, qu'il éteignoit l'amour propre en excitant sans cesse le désir d'apprendre; mais, de sa part, ce n'étoit pas dans l'intention de devenir meilleur.


CHAPITRE XXII.

Les principes.

Madame de Valmont avoit des principes; on ne pouvoit pas l'ignorer, car elle le répétoit sans cesse; et c'est une terrible chose que les principes. Quand il lui fut impossible de ne pas se trouver souvent avec moi, elle s'arma d'une sévérité désespérante pour un pauvre soupirant. Je suis assez hardi de mon naturel; mais quel est l'homme qui ne devienne timide quand il a le malheur d'aimer une femme qu'il respecte, ou de respecter une femme qu'il aime? Emporté par l'amour, je balbutiai pourtant une déclaration; madame de Valmont m'objecta ses principes qui ne lui permettoient pas de me répondre: je fus au désespoir; mais je lui témoignai tant d'attachement, qu'elle m'avoua que depuis long-temps elle étoit sensible à ma tendresse, ajoutant que cet aveu ne serviroit qu'à nous rendre tous les deux plus à plaindre, parce qu'elle mourroit plutôt que de manquer à ses principes. On est bien fort quand on est sûr d'être aimé; je le devins tant, qu'à la fin madame de Valmont me rendit heureux. «On m'a donné un époux sans me consulter, me dit-elle alors; je ne lui dois rien: vous êtes l'époux de mon choix, c'est à vous que je dois tout; comptez sur une constance à la fois fondée sur mon amour et sur mes principes.»

Malheureusement les principes de M. de Valmont n'étoient pas ceux de son épouse; il soupçonna ce qui étoit réellement, et l'emmena à la campagne. Je fus très-affligé: elle le fut, s'il est possible, encore davantage; et cette séparation nous exalta la tête au point de nous mettre dans la disposition de faire la plus grande folie. Nous nous écrivions, et, dans chaque lettre, madame de Valmont me reprochoit de l'abandonner à son tyran.

«Vous connoissez assez mes principes, mon cher Frédéric, pour juger de ce que je souffre loin de vous, et combien il m'en coûte pour vivre près de celui que je déteste. Je ne peux supporter ses caresses. Si vous m'aimiez comme je vous aime, vous trouveriez bien les moyens de m'arracher à cette affreuse situation.»

Le moyen que nous trouvâmes, fut que madame de Valmont reviendrait à Paris, en promettant à son époux de ne plus me revoir: condition à laquelle elle ne souscrivoit que par pitié pour son injuste jalousie; car, pour elle, elle se croyoit au-dessus de toute justification; qu'une fois à Paris, nous assignerions nos rendez-vous dans un logement loué sous le nom de sa femme-de-chambre; et comme chaque jour les principes de madame de Valmont s'opposoient à ce qu'elle se partageât entre deux hommes, nous décidâmes que nous disposerions tout pour fuir ensemble dans le pays étranger. «Quand on a cédé à l'amour, m'écrivoit-elle, on ne peut se justifier à ses propres yeux qu'en lui sacrifiant tout ce qui n'est pas lui. L'excès des passions en est la seule excuse: voilà mes principes, mon cher Frédéric; c'est à vous d'en assurer l'exécution.»

Elle revint bientôt; je ne la vis plus chez son mari, mais nos rendez-vous n'en étoient que plus sûrs. Le projet de fuir avec elle ne m'avoit paru délicieux que de loin; plus elle me pressoit de l'exécuter, plus je sentois que je me perdois sans ressources. S'il n'eût été question que de moi, peut-être n'aurois-je pas balancé: mais abandonner ma bienfaitrice dans un moment où sa santé déclinoit visiblement; enlever une de ses parentes; mériter son indignation, et, ce qui étoit pis, la livrer à la douleur; tromper mon pauvre Philippe, à qui j'avois tant d'obligations, voilà ce qui étoit au-dessus de mon courage. Ces réflexions me rendirent triste: madame de Valmont s'en apperçut, elle voulut en savoir la cause; et moi, qui ne demandois qu'à lui ouvrir mon cœur, je m'empressai de lui apprendre ce qui s'y passoit. Loin de respecter une douleur si légitime, et qui me déchiroit sans rien ôter à mon amour, elle se plaignit de s'être livrée à un homme sans principes, à qui elle avoit tout sacrifié, et qui mettoit sa réputation, son bonheur, en balance avec les pleurs d'une vieille femme. «Quand on aime, l'univers entier disparoît; la fortune, la reconnoissance, les titres, l'amitié, tout s'anéantit». Si elle ne considéroit qu'elle, la pauvreté lui paroîtroit délicieuse avec son amant: mais, par égard pour moi, elle avoit résolu d'emporter ses diamans et tout ce qu'elle avoit de précieux. Elle s'étoit accoutumée à l'idée de ne vivre que pour son amant; rien que la mort ne pourroit l'y faire renoncer: mais si j'avois la barbarie de lui ouvrir les portes du tombeau, je n'aurois pas la satisfaction de l'y voir descendre. Dès ce moment, elle me défendoit de la voir: il lui en coûteroit sans doute; mais elle me prouveroit qu'il n'étoit pas dans ses principes...

La colère l'empêcha d'achever: je voulus l'appaiser, je lui promis de n'avoir d'autres volontés que les siennes; elle fut inflexible, et nous nous quittâmes si fort en fureur tous les deux, qu'il étoit facile de prévoir que nous ne serions pas long-temps à nous raccommoder. Hélas! c'est ce qui nous arriva. Après plusieurs lettres que je lui fis remettre par l'entremise de sa femme-de-chambre, qui étoit seule dans la confidence et qui devoit l'accompagner, nous eûmes une entrevue; la paix fut signée, et notre fatal départ en devint le premier article. Il fut arrêté qu'elle partiroit un jour avant moi, sous le prétexte d'aller voir une de ses amies dont la terre se trouvoit sur la route que nous voulions suivre; qu'elle y coucheroit effectivement; que de là elle écriroit à son mari pour lui apprendre qu'elle ne reviendroit que deux jours après. Étant avec sa femme-de-chambre, des domestiques et des chevaux de sa maison, rien ne paraîtroit moins suspect. Le jour qu'elle auroit quitté Paris, j'aurois soin de venir chez M. de Miralbe, et, sans affectation, de me montrer par-tout où j'aurois l'espérance de rencontrer M. de Valmont. La nuit même, je partirois en poste dans une berline: à une heure fixe et à un endroit indiqué, je la rencontrerois, à pied, avec sa femme-de-chambre; elles monteroient dans ma voiture; et tandis qu'on chercheroit madame de Valmont chez son amie, que cette amie écriroit à M. de Valmont, que M. de Valmont perdroit du temps à délibérer pour savoir que penser et que faire, nous serions déjà hors de toute poursuite. Je devois envoyer les effets que je voulois emporter, dans le logement qui servoit à nos rendez-vous; elle y feroit également porter les siens: c'est là que la voiture qui devoit me transporter se trouveroit; c'est de là que je partirois, pour éviter tous les obstacles que je pourrois rencontrer dans l'hôtel de madame de Sponasi. Nous prîmes jour au surlendemain; et, pour éviter les soupçons, il fut décidé que nous ne nous reverrions plus à Paris. Nous passâmes la soirée entière ensemble: jamais madame de Valmont ne fut si caressante; jamais elle ne s'applaudit tant de voir luire enfin le jour où elle pourroit vivre sans manquer à ses principes.

J'aurois voulu pouvoir avancer et retarder le temps; j'aurois desiré que l'amour chassât la réflexion, ou que la réflexion brisât les charmes de l'amour: mais j'étois destiné à souffrir tous les tourmens d'une ame déchirée par les remords, sans que les remords pussent m'arrêter sur le bord de l'abîme. Je frémissois à l'idée d'abandonner ma bienfaitrice. La dernière soirée que je passai avec elle, chacune de ses paroles devint pour moi un reproche si cruel, qu'il me fut impossible de lui cacher mon émotion. Me voyant agité, pâle et attendri, elle s'imagina que j'étois malade; et l'inquiétude que cette idée lui donna fut si vive, qu'elle me prodigua les soins les plus empressés. C'étoit augmenter mes souffrances. Elle me força de me retirer dans mon appartement, fit venir Philippe, lui recommanda de ne point me quitter qu'il ne m'eût vu plus tranquille, d'envoyer chercher les médecins si cela paroissoit nécessaire, et sur-tout de lui faire savoir de mes nouvelles de quart d'heure en quart d'heure. «Soyez docile à tout ce qu'on exigera de vous, mon cher Frédéric, me dit-elle en m'embrassant; et songez que soigner votre santé, c'est prolonger mon existence». Je fus au moment de tomber à ses pieds, de lui avouer les combats qui se passoient en moi; mais l'idée de madame de Valmont trahie, abandonnée, m'arrêta, et je suivis Philippe.

Je me sentis soulagé en perdant de vue ma bienfaitrice. Ce qui suspendit en partie mes regrets, fut la nécessité de dissimuler pour empêcher Philippe de s'établir la nuit entière auprès de mon lit: c'étoit cette nuit même, à deux heures, que je devois quitter l'hôtel pour n'y plus rentrer. Dissimuler avec Philippe étoit cependant bien difficile: je l'aimois beaucoup, et je ne pouvois penser à l'idée de le quitter sans être anéanti; mais je le trouvai si calme sur ma santé, je le vis même plaisanter de si bonne grace sur l'inquiétude de ma bienfaitrice, que je me sentis piqué contre lui. J'aurois été contrarié qu'il me crût malade; je lui en voulois de ne pas le croire: car enfin je souffrois mille fois plus que si je l'eusse été, et ma figure annonçoit assez que j'éprouvois quelque chose d'extraordinaire. Sa tranquillité révolta mon amour propre, et l'amour propre blessé éteignit la reconnoissance. Ô mortels! que votre cœur est bizarre!

«Enverrai-je chercher le médecin? me dit-il en souriant. Comment vous trouvez-vous, monsieur?—Beaucoup mieux, Philippe, et je ne conçois pas ce qui a pu alarmer madame de Sponasi. Il est vrai que j'ai été un moment prêt à perdre connoissance, mais cela n'est plus rien.—Je m'en doutois; et si vous faisiez bien, pour la rassurer entièrement, vous descendriez chez elle.—Oh! non», m'écriai-je avec plus de vivacité que de prudence. Je sentis le tort de cette exclamation; mais il n'y prit pas garde: cela me parut d'autant plus étonnant, que j'aurois pu dire comme madame de Sponasi: «Cet homme s'est fait une telle étude de mon caractère, qu'il devine toutes mes pensées.»

Je l'engageai à aller lui-même lui donner de mes nouvelles; il y consentit. Quand je fus seul, je méditai si je ne sortirais pas à l'instant de l'hôtel; mais c'eût été redoubler l'inquiétude de ma bienfaitrice, à qui on ne manqueroit pas d'apprendre que j'étois dehors. Je préférai d'attendre qu'elle fût couchée; d'ailleurs je voulois laisser pour elle une lettre, dans laquelle, sans chercher à m'excuser, j'espérois la convaincre que je pouvois être coupable, mais que je ne serois jamais ingrat. J'entendis Philippe revenir, et je me mis à mon piano, sans autre motif que de lui persuader que je n'avois pas besoin de ses soins. Il voulut entamer la conversation; je me plaignis d'avoir mal à la tête, et je me mis au lit. Il me souhaita une nuit tranquille avec un air d'ironie qui me choqua, et il sortit.

À peine fus-je seul, que je m'habillai tel que je devois l'être pour mon voyage; je me jetai sur un fauteuil, où je restai dans la même attitude jusqu'à une heure du matin. Je pensois à la lettre que je voulois écrire à ma bienfaitrice; je sentois ma poitrine se gonfler, et mes larmes couler avec abondance. L'horloge se fit encore entendre; je n'avois plus qu'une demi-heure. J'écrivis, je cachetai mon billet; je pris mes pistolets, mon couteau de chasse, et, descendant les escaliers avec autant de précaution que de vitesse, j'arrivai à la loge du Suisse, et je lui criai tout bas de m'ouvrir la porte.

«Non, monsieur.—Est-ce que vous ne m'entendez pas, Lekman? C'est moi qui veux sortir.—Oui, monsieur—Eh bien! ouvrez donc.—Non, monsieur.—Lekman, vous m'impatientez.—Ce n'est pas ma faute, monsieur.—Je veux sortir.—Monsieur, j'ai reçu ordre de n'ouvrir pour personne.—Cet ordre ne me regarde pas.—Si, monsieur, vous particulièrement.—Cela est impossible, Lekman; vous êtes ivre.—Non, monsieur.—Morbleu! ouvrez, vous dis-je, ou vous le paierez sur votre tête.—Je n'ai pas les clefs.—Vous n'avez pas les clefs!—Non, monsieur.—Où sont-elles donc?—Dans la chambre de M. Philippe». Je n'eus plus la force de proférer une parole.

Mon projet est découvert, pensois-je en me promenant dans la cour avec une agitation qu'il m'est impossible de rendre; et voilà pourquoi Philippe étoit si tranquille. Que deviendrai-je? Eh bien! puisqu'il sait tout, je n'ai plus de ménagemens à garder: montons chez lui; et, dussé-je y périr, je le forcerai à me rendre ma liberté.

Pour aller à son logement, il falloit passer devant mon appartement: les portes en étoient restées ouvertes; et, dans le même fauteuil que j'occupois deux minutes auparavant, je vis Philippe tenant la lettre que j'avois laissée pour madame de Sponasi; il l'avait décachetée, il la lisoit. Ce trait de hardiesse n'étoit pas propre à calmer ma fureur; aussi, par un mouvement plus prompt que la pensée, je me jetai sur lui, et, le saisissant d'une main, tandis que de l'autre je lui présentois un de mes pistolets, je m'écriai: «Philippe, les clefs, ou vous êtes mort, et moi aussi». Il pâlit, et ne me répondit pas. «Philippe, sauvez-vous, sauvez-moi, m'écriai-je avec plus de force; les clefs, ou le désespoir seul guidera ma main.—Monsieur, pensez-vous...—Les clefs Philippe, les clefs, répétai-je en armant mon pistolet.—Eh bien! malheureux, dit-il en se levant et en découvrant sa poitrine, osez me percer le sein, je suis votre père». Au feu brûlant qui me dévoroit, je sentis tout-à-coup succéder un froid mortel, et je tombai sans connoissance.


CHAPITRE XXIII.

Je m'en étois quelquefois douté.

Il faisoit grand jour quand j'ouvris machinalement les yeux; je me trouvai dans mon lit, et je vis autour de moi madame de Sponasi, Philippe, deux domestiques et autant de médecins. J'essayai de parler; madame de Sponasi me le défendit. Il fallut obéir: aussi-bien aurois-je été très-embarrassé de savoir que dire; toutes mes idées étoient bouleversées. Je remarquai que Philippe avoit la main gauche enveloppée d'un taffetas noir. Je crus me rappeler qu'au moment où je perdis connoissance, j'avois entendu le bruit d'un pistolet; je me souvins que celui que je tenois étoit armé: cette idée me fit une telle impression, que je retombai dans l'accablement. Il fut d'autant plus affreux, qu'il ne me priva pas entièrement de la faculté de réfléchir. Il dura trois jours: on peut juger de ce que je souffris.

Soit l'effet des remèdes, ou celui de la nature, je repris bientôt assez de forces pour faire cesser les craintes que mon état avoit données. Le premier moment où je me trouvai seul avec Philippe, je lui demandai en tremblant par quel accident il se trouvoit blessé; il me serra dans ses bras avec attendrissement, et s'écria: «C'est de la main de celui pour qui je donnerois tout mon sang». J'allois répondre quand je vis entrer ma bienfaitrice; je me tus.

Elle me parla de ma santé, et ne voulut point souffrir que je m'occupasse de la sienne; cependant je la trouvois changée à un point qui m'alarmoit. «Maintenant que vous allez mieux, me dit-elle, je vais penser à me rétablir. Vous m'avez fait bien du mal, Frédéric, plus de mal que vous ne pouvez vous l'imaginer; mais je vous le pardonne. Évitons toute explication, jusqu'au moment où nous serons en état de la supporter. Si je ne viens plus dans votre appartement, n'en soyez pas inquiet; c'est par ménagement pour vous plus que pour moi. Calmez-vous, mon enfant; répétez-vous sans cesse que tout est pardonné, et prenez pitié de votre malheureuse... amie». Elle sortit, appuyée sur le bras de Philippe, qui revint presque au même instant.

J'étois dévoré de remords et d'inquiétudes; j'aurois provoqué une explication entière, dût-elle entraîner l'arrêt de ma mort: Philippe vouloit la retarder, dans la crainte de me voir retomber encore dans l'état qui l'avoit tant alarmé; mais je lui persuadai, et cela étoit vrai, qu'il n'y avoit pour moi rien de plus dangereux que l'incertitude. Il s'assit près de mon lit, et me parla en ces termes:

«Je vous demande en grace de m'écouter sans m'interrompre; c'est la seule condition que je mette à la complaisance avec laquelle je me prête à vos desirs. Vous vous rappelez, monsieur...—Ce titre me fait mal, lui dis-je; nommez-moi Frédéric, ou je croirai que j'ai perdu votre amitié. Hélas! je ne l'ai que trop mérité. C'est moi, je n'en doute pas, qui vous ai blessé. Philippe... mon père, me pardonnez-vous?—Est-il vrai que vous m'aimiez encore?—Mille fois plus que jamais.—Vous ne rougissez pas de votre naissance?—Je ne rougis que du crime que j'ai été au moment de commettre.—Et si l'imprudence que j'ai faite en vous révélant un secret que je devois taire au péril de ma vie, vous prive des bienfaits de madame de Sponasi?—Ma conduite envers vous la forcera à me conserver son estime.—Frédéric, j'ai tremblé de perdre votre cœur; maintenant que je suis sûr de vous, je mets à l'oubli du passé une condition qui eût été pour moi le coup de la mort, si vous l'eussiez demandée le premier. Promettez-moi de vous y soumettre.—Quelle qu'elle soit, je fais serment de l'accomplir.—Eh bien! jurez que jamais vous ne m'appellerez votre père.—Cela est impossible.—Songez, Frédéric, aux conséquences de votre refus. Si vous refusez de m'obéir dans cette circonstance importante, dès demain je fuis sans que jamais vous puissiez savoir ce que je serai devenu; ou un éternel adieu, ou une soumission entière à ce que j'exige de vous». Je gardai le silence. Philippe me prit la main, et continua.

«Mon cher Frédéric, il y a dans votre obstination plus d'orgueil que d'amitié: un excès d'amour-propre peut seul vous engager à braver la fortune et les préjugés pour avouer votre père, quand il est de son intérêt et du vôtre qu'il reste à jamais inconnu. Si vous eussiez rougi de moi, je m'éloignois; si vous me nommez, je vous fuis. Répondez: quel est votre devoir en ne consultant que l'obéissance? que devez-vous faire en n'écoutant que votre sensibilité? Qu'importe après tout le titre que vous me donnerez? je n'en veux qu'un, c'est celui de votre ami, lorsque nous serons seuls; devant les étrangers, soyez persuadé que vous ne m'appellerez jamais Philippe sans que mon cœur ne me dise tout ce que ce nom signifie pour vous. J'ajouterai une considération bien puissante: le repos de votre bienfaitrice tient essentiellement au serment que j'exige de vous.—Hé bien! je cède, lui dis-je, et je vous jure que vous ne serez jamais que mon ami.—Soyez-le toujours, me répondit-il en m'embrassant, et mon sort sera encore digne d'exciter l'envie de la plupart des pères.»

Philippe raisonnoit juste en disant que je mettois de l'orgueil dans la volonté de l'avouer pour mon père: par vanité, j'en rougissois; par orgueil, j'étois prêt à renoncer pour lui à toutes mes sociétés et aux espérances que l'homme le plus modeste jette quelquefois dans l'avenir. Le sacrifice étoit grand, et ne pouvoit être payé que par la satisfaction de l'avoir rempli. Il est certain que j'aurois, sans hésiter, tout risqué plutôt que de l'abandonner; mais je dois dire avec la même franchise qu'il me fit plaisir en exigeant de moi une promesse que j'avois cependant de la peine à faire. Il y avoit dans mes sentimens une contradiction plus facile à deviner qu'à définir.

Philippe me pria de nouveau de ne point l'interrompre.

«Vous vous rappelez, mon cher Frédéric, le moment où la crainte de vous voir commettre un parricide, me força de vous nommer votre père; vous perdîtes connoissance. En tombant, le pistolet que vous aviez armé partit, et me blessa, mais assez légèrement.—Ne me trompez-vous pas, mon... ami? vous avez l'air d'avoir beaucoup souffert.—Ce n'est point de ma blessure; car je ne m'en suis apperçu qu'au moment où, cherchant à vous donner des secours, je vous ai vu couvert de sang. Dans mon effroi, je crus que c'étoit le vôtre qui couloit, et mes cris, autant que le bruit du pistolet, attirèrent dans votre appartement une partie des domestiques. L'inquiétude et la curiosité perçoient sur toutes les figures; cette curiosité, si dangereuse sous tant de rapports, me rendit la présence d'esprit nécessaire dans la circonstance où je me trouvois. Je vous fis déshabiller, mettre au lit; j'envoyai chercher les médecins, et je vous donnai, en attendant leur arrivée, tout ce que je crus propre à rappeler votre connoissance. Ce fut inutilement: vous ne sortîtes de votre évanouissement qu'avec le délire d'une fièvre brûlante. Pour éloigner les soupçons, j'eus la précaution de dire qu'en jouant avec vos pistolets, vous m'aviez blessé, et que la frayeur vous avoit jeté dans l'état où vous étiez. Votre habit de voyage, votre scène chez le Suisse, le soin que j'avois pris de m'emparer des clefs, ont, j'en suis persuadé, fait douter de la vérité de mon récit; mais il suffisoit d'arrêter les questions, et l'on ne s'en permit plus.

«Madame de Sponasi avoit entendu de la rumeur; et les divers rapports parvenus jusqu'à elle l'avoient mise dans un état que vous aurez peine à vous figurer. On m'avertit qu'elle demandoit à me voir; mais il m'étoit impossible de vous quitter: elle vint elle-même dans votre appartement, au moment où les médecins arrivoient. Sa pâleur, son effroi, les soins qu'elle vous prodiguoit lorsqu'elle-même avoit à peine la force de se soutenir, pouvoient trahir son secret: je la suppliai en grace de descendre chez elle; elle s'obstina à rester près de vous: je lui fis comprendre du moins qu'elle devoit déguiser sa douleur; mais elle vous auroit volontiers avoué publiquement pour son fils, si elle eût pu, par cet aveu, obtenir la certitude de votre existence.»

Quoique je fusse, depuis quelques heures, persuadé que madame de Sponasi étoit ma mère, c'étoit la première fois qu'on me le disoit d'une manière qui ne laissoit plus aucun doute: aussi éprouvai-je une agitation si forte, que je fis signe à Philippe de s'arrêter.

«Volontiers, me dit-il, remettons à demain notre conversation. Je vous dois beaucoup de détails, et je vous les donnerai avec la plus grande franchise. N'êtes-vous pas curieux cependant de savoir ce qu'est devenue madame de Valmont?—Qu'elle soit heureuse, et que nous ne nous revoyions jamais: c'est tout ce que je desire. Est-elle de retour à Paris?—Oui, mon cher Frédéric; et comme on a envoyé très-régulièrement savoir de vos nouvelles de la part de M. de Miralbe, elle ne peut ignorer qu'une maladie violente a formé un obstacle à votre départ: ainsi vous êtes libre dans la conduite que vous tiendrez avec elle à l'avenir.—Il me semble que le remords est attaché à son nom quand on le prononce devant moi: que seroit-ce donc si je la voyois? Encore un mot, mon ami; puis-je savoir comment vous avez connu mes projets?—Par un abus de confiance que l'amitié et les liens qui m'attachent à vous rendent à peine excusable. Lorsqu'il fut décidé que vous auriez un logement à l'hôtel, je fis faire de doubles clefs de tous les meubles fermans qui sont dans l'appartement qui vous étoit destiné. Votre correspondance avec madame de Valmont m'apprit l'arrangement fait entre vous. Je vous guettai; je sus où l'on portoit vos effets: je pris des informations si détaillées, qu'il ne me fut pas possible de douter du moment de votre départ, indiqué d'ailleurs suffisamment par l'heure pour laquelle les chevaux avoient été demandés. J'ai concerté mes mesures en conséquence; vous savez quelles en furent les suites.»

Philippe me quitta; mais il eut la précaution de faire tenir dans ma chambre des gens qui servoient moins à veiller à mes besoins qu'à troubler la solitude qu'il redoutoit pour moi. Je ne sais si cela étoit bien nécessaire; mon imagination n'avoit pas assez de ressorts pour me tourmenter: soit foiblesse de corps ou fatigue d'esprit, j'étois trop indifférent sur mon sort pour faire aucune réflexion.


CHAPITRE XXIV.

Histoire de Philippe.

Le lendemain, quand Philippe vint s'informer de ma santé, je lui témoignai le désir de connoître les détails qu'il m'avoit promis. L'indifférence qui m'engourdissoit lorsque je me trouvois seul ou avec des étrangers, disparoissoit aussitôt qu'il étoit avec moi.

«Avant de vous apprendre ce qui s'est passé pendant les trois jours où vous avez été sans connoissance, je veux vous mettre à même de juger ceux auxquels vous devez la vie: vous apprécierez mieux les motifs qui me forçaient à garder le silence. Malheureusement je l'ai rompu; plus malheureusement encore, madame de Sponasi ne l'ignore pas.»

«Ô ciel! m'écriai-je en tremblant, elle sait que ma naissance n'est plus un secret pour moi! Et quel parti croyez-vous qu'elle prendra, mon ami?»

«J'ai été trop occupé de vous pour chercher à approfondir ce qui se passoit en elle; je doute cependant qu'elle ait pris une détermination positive: mais elle souffre; et son secret révélé, plus encore sans doute la crainte de vous perdre, ont produit un tel effet sur elle, qu'elle est devenue dévote. Ce qui ajoute à ses tourmens, elle n'ose l'avouer à personne, pas même à moi.»

Philippe garda le silence, et parut absorbé dans ses réflexions; j'étois accablé des miennes.

«Elle vous aime beaucoup, me dit-il, et ne pourra que difficilement se résoudre à vous séparer d'elle. Quels que soient les événemens, mon cher Frédéric, je vous resterai: tout ce que je possède vous appartient.»

«Ah! mon ami, ce n'est point la fortune que je regretterois; c'est l'amitié de ma.... bienfaitrice, perdue par ma faute. Que j'ai de reproches à me faire! et par quelle fatalité faut-il que j'aie troublé le repos du reste de sa vie, quand il est vrai que je donnerois la mienne pour son bonheur.... et le vôtre!»

Philippe m'exhorta à prendre courage, me promit de chercher à lire dans l'ame de ma bienfaitrice, et de ne pas me déguiser la vérité, quelle qu'elle fût. Il m'assura qu'elle s'informoit vingt fois le jour de moi avec le plus vif intérêt; qu'il étoit persuadé que c'étoit uniquement par ménagement pour elle-même qu'elle ne montoit plus me voir.

«Et quel accueil vous fait-elle à vous? lui demandai-je.—Elle a paru d'abord très-gênée avec moi: mais je lui ai témoigné beaucoup plus de respect qu'à l'ordinaire; et quand elle a été convaincue que, loin de chercher à tirer avantage d'une situation qui la rapprochoit de moi (puisque le même objet nous occupoit également, et à un titre également cher), elle a repris plus de confiance en elle. Sa fierté se révolte à tout instant; ma soumission à ses moindres volontés la ramène bientôt à sa bonté naturelle, et le soin que je prends de ne l'appeler que votre bienfaitrice, de lui parler absolument comme si j'ignorois ce que vous êtes et ce que je vous suis, lui paroît une complaisance dont elle me sait gré intérieurement. J'évite avec plus de soin encore de lui laisser soupçonner que ma conduite avec elle n'a pour but que de la disposer à vous voir. Si elle s'y résout, elle voudra que vous soyez persuadé que son cœur seul l'a décidée. En un mot, elle est jalouse de l'amitié que vous me témoignez: je m'en suis apperçu depuis long-temps; et si elle avoit la certitude que vous lui donnez la préférence sur moi, elle pourroit encore connoître le bonheur. La crainte de l'humiliation l'éloignera de vous; la crainte plus grande que votre sensibilité ne se fixe toute entière sur un père qui ne vous abandonnera jamais, arrêtera sa résolution: c'est la nature aux prises avec un orgueil si légitime, qu'il faut la plaindre des combats qu'elle éprouve, la bénir si elle vous ouvre les bras, et gémir, sans la condamner, si elle ne peut consentir à vous voir.»

«Ô Philippe! Philippe! m'écriai-je, je vous admire. Comment est-il possible d'avoir un cœur aussi bon que le vôtre, un esprit aussi juste, dans une position...? Pardon; j'oubliois...»

«Écoutez-moi, mon cher Frédéric; je vais me montrer à vous tel que je suis: j'ai besoin de votre amitié; jugez-moi; et si je la mérite, qu'elle soit ma récompense.»

«Je suis fils de laboureurs plus honnêtes que fortunés. Je n'ai jamais connu ma mère; ma naissance lui coûta la vie: mais le ciel me donna le plus tendre des pères; et c'est à mon respect pour lui, à ses caresses, que je dois sans doute l'idée agréable que je m'étois faite de l'amour paternel, avant d'éprouver par moi-même toute la force de ce sentiment.

«La nature m'avoit doué de quelques agrémens et d'un peu d'intelligence; mon père se les exagéra, et crut qu'il commettroit un crime s'il m'ensevelissoit à la campagne. Il fit à mon bonheur à venir (du moins il le croyoit) le sacrifice de sa tendresse, et je fus élevé loin de lui, dans une pension où je reçus une éducation bien au-dessus de la fortune qui m'étoit destinée. J'en profitai. Quand, dans les vacances, j'allois voir mon père, il m'admiroit; et moi, par une vanité pardonnable à ma jeunesse, je rougissois de la simplicité de ses mœurs. Plus j'avançai en âge, plus je pris la vie rustique en aversion. Ce motif, plus qu'aucune inclination, me fit consentir à prendre l'état ecclésiastique, et j'entrai au séminaire, où mon père m'entretint avec beaucoup de prodigalité. L'époque des passions arrivoit; je sentois mon sang bouillonner, je pris le séminaire en horreur, et je pensois à obtenir de mon père qu'il m'en laissât sortir, quand j'appris sa mort. J'allai à la ferme qu'il faisoit valoir, et je fus bientôt convaincu que sa tendresse pour moi l'avoit égaré dans ses projets. En mourant, il ne laissoit que des dettes, toutes contractées pour mon éducation. J'avois alors dix-neuf ans; je me trouvois, par ma vanité, au-dessus de tous les états qui exigent du travail, et je n'en savois aucun. J'étois libre, et je vins tenter la fortune à Paris.

«Après y avoir vécu six mois d'une manière à la fois brillante, misérable et scandaleuse; après avoir épuisé toutes les ressources imaginables, je me décidai à entrer au service de madame de Sponasi, et je vous laisse à penser combien il m'en coûta pour endosser la livrée, moi qui me croyois du mérite, et qui en avois du moins plus qu'il n'en faut pour un pareil emploi.

«Ma santé avoit souffert des six premiers mois que j'avois passés à Paris; elle revint bientôt, grâce à la vie tranquille que je menois. Je m'apperçus que madame de Sponasi me distinguoit de mes camarades; je mis tous mes soins à voler au devant de ses desirs. Plus d'une fois elle m'avoit surpris un livre à la main; car je lisois par-tout, dans l'antichambre, dans mon logement, dans son appartement même, quand je m'y croyois seul. Elle le remarqua, me fit des plaisanteries, et bientôt des questions sur les ouvrages qui m'occupoient. Mes réponses la surprirent. Dès-lors elle me traita avec une bonté particulière; elle causoit volontiers avec moi, ne s'offensoit point de la vivacité de mes reparties: au contraire, elle y applaudissoit souvent. Quoiqu'elle eût plus de quarante ans, elle étoit encore belle. L'espèce de familiarité que la conversation avoit établie entre nous, l'intérêt qu'elle me témoignoit, l'ambition et la violence des sens de ma part, trop de confiance de la sienne, amenèrent un rapprochement que, deux mois auparavant, nous ne prévoyions guère, et dont nous fûmes aussi surpris tous les deux que si la foudre fût tombée devant nous.

«C'est à mon fils que je parle; qu'il me dispense d'entrer dans des détails, quoiqu'il n'en fût pas un qui ne servît à lui faire paroître sa mère moins coupable. Si ce moment de la vie de madame de Sponasi étoit jamais divulgué, il prouveroit que l'indépendance d'esprit qu'on décore du nom de philosophie, ne convient point à un sexe dont toutes les vertus reposent sur l'opinion. Quand une femme s'accoutume à traiter de préjugés les lois que la société lui impose, l'instant de sa perte ne dépend plus que de l'occasion; et moins cette occasion est prévue, plus sa perte est assurée. Telle est l'histoire de madame de Sponasi. Elle ne me craignoit point; elle se croyoit, par mille motifs, au-dessus d'une foiblesse, et connut trop tard le danger. Que de trouble intérieur cette faute a jeté sur le reste de sa vie! Pour vous en former une idée, rappelez-vous qu'avec de la fierté elle se trouve sans cesse au-dessous de sa propre opinion, et que, malgré le penchant qu'il m'est permis de croire que je lui ai inspiré, jamais, jamais la moindre familiarité ne s'est glissée entre nous depuis cette époque. Elle s'est punie, par un combat continuel, d'avoir succombé sans prévoir qu'il fallût combattre.

«Je le répète, nous fûmes d'abord aussi interdits l'un que l'autre: mais imaginant qu'elle jouoit l'étonnement, et me croyant plus de droits que je n'en avois, je voulus agir en conséquence; elle me commanda impérieusement de la laisser seule. Je sentis que j'étois perdu. Cependant, par une bizarrerie que je ne peux attribuer qu'à un sentiment qu'elle cherchoit à se dissimuler à elle-même, ou à la crainte de mon indiscrétion, loin de m'éloigner de sa maison, elle me fit quitter la livrée, me donna le titre de son valet-de-chambre, et toutes les marques possibles de sa générosité; mais elle reprit avec moi un ton de fierté qu'elle conserva jusqu'au moment où, s'appercevant qu'elle étoit enceinte, elle crut ne pouvoir mieux confier un pareil secret qu'à celui qui en étoit l'auteur.

«Je ne peux vous exprimer, mon cher Frédéric, l'effet que cette nouvelle fit sur moi. Dès-lors je fis le projet de vivre entièrement pour un être qui n'existoit pas encore, et de diriger toutes mes vues vers ce qui pourroit contribuer à sa félicité. J'étois au comble de la joie: madame de Sponasi éprouvoit un sentiment bien opposé; elle étoit trop mécontente d'elle-même pour conserver l'orgueil qui m'avoit rappelé au respect: aussi profitai-je de sa confusion pour prendre sur son caractère un empire auquel il lui est impossible d'échapper. Depuis plus de vingt ans elle le sent, et n'a plus même la volonté de s'y soustraire: mais comme sa tranquillité est un besoin pour moi dans tout ce qui n'est pas un obstacle à mes projets pour vous, comme je n'ai jamais voulu que la voir heureuse, je suis persuadé qu'elle souffriroit plus que moi si les événemens nous séparoient; et c'est ce qui arrivera si elle prétend vous éloigner d'elle.

«Une seule de ses femmes, sur la discrétion de laquelle elle avoit droit de compter, fut mise dans la confidence. Cette femme n'existe plus depuis long-temps. Par son aide, et en prétextant un voyage, madame de Sponasi parvint à cacher sa grossesse à tous les yeux; on ne l'a même jamais soupçonnée. Vous vîntes au monde. Le projet de votre mère étoit de ne point vous voir: ce n'étoit pas le mien; elle me laissa libre de disposer de vous, et je vous fis élever à Mareil. Elle m'avoit défendu de lui donner de vos nouvelles, et deux ou trois fois par an je lui en donnois. La première fois, elle parut surprise de ma hardiesse; la seconde, elle se tut: vous n'aviez pas cinq ans, qu'elle s'informoit elle-même de votre état. Je vous le répète, avec beaucoup d'esprit elle a la tête trop foible pour se soustraire à une domination que j'ai rendue conforme à tous ses goûts. Elle a le cœur trop sensible pour se porter à un parti violent, qui ne lui laisseroit ensuite que des regrets.

«Je vous ai vu bien des fois dans votre enfance, mon cher Frédéric; cela vous paroît étonnant, parce qu'il vous est impossible de vous le rappeler: mais je devois des sacrifices à la réputation de votre mère, et j'employois, pour satisfaire mon cœur, des déguisemens qui la mettoient à l'abri des soupçons que mes visites et mes caresses eussent pu faire naître.

«Il est certain que votre bienfaitrice se trompa long-temps sur l'amitié que j'avois pour vous: il eût été dangereux qu'elle en soupçonnât toute la vivacité; c'eût été la mettre en garde contre le projet que j'avois formé de vous rapprocher d'elle: mais comme ce projet pouvoit manquer par mille événemens, je pensai à vous assurer un sort indépendant de sa volonté; et j'y ai réussi, car je suis riche. Elle doit me croire et me croit effectivement très-intéressé. Je le suis, mais c'est pour vous. Si je l'eusse été pour moi, depuis long-temps j'aurois quitté madame de Sponasi. La fortune m'a souri dans plus d'une occasion; mais ses faveurs étoient trop chères, puisqu'elles devoient m'éloigner de mon fils, et lui donner peut-être des rivaux dans mon cœur. Frédéric, croyez-moi, depuis que vous êtes au monde, je n'ai vécu que pour vous.

«Il est inutile de vous dire comment je décidai madame de Sponasi à vous faire venir à Paris, et à vous recevoir chez elle.—Dites-le-moi, mon ami, de grace.—Eh bien! connoissez donc entièrement le caractère de votre mère. Le besoin qu'elle a d'aimer et d'être aimée la livre à une jalousie souvent sans objet, et cependant toujours respectable, puisqu'elle tient à une grande sensibilité. J'en ai eu plus d'une preuve; et croyez que l'empire que j'ai sur elle a été bien des fois acheté par des privations. Quoique je n'aie eu avec madame de Sponasi d'autre familiarité que celle qui vous donna le jour, elle ne m'a jamais rencontré avec une femme sans qu'il m'ait été facile de remarquer de l'aigreur dans ses procédés envers moi; il en est de même si elle me fait demander plusieurs fois, et qu'on lui dise que je suis sorti. Pour la tranquilliser, je me suis fait une habitude d'une vie sédentaire; et c'est dans cette espèce de solitude que j'ai perfectionné ce qu'une éducation trop recherchée avoit mis de dispositions en moi. Plus j'ai acquis de connoissances, moins il en a coûté à votre bienfaitrice pour se ranger à mes volontés; il semble que l'esprit, dans ses idées, rapproche les distances qui nous séparent.

«C'est sur ses dispositions jalouses que j'établis mon plan pour la forcer à vous voir. Une fois mon projet arrêté, loin de lui cacher l'amitié que j'avois toujours eue pour vous, je l'exagérai, s'il est possible, et je ne lui dissimulai pas que j'étois décidé à vous rapprocher de moi, indépendamment de sa volonté. Elle devint jalouse de vous; mais j'y parus insensible, et je l'assurai que j'avois fait assez de sacrifices à son repos pour qu'elle ne m'enviât pas la seule satisfaction qu'il m'étoit permis d'espérer. Sa jalousie changea d'objet; et l'idée qu'elle vous seroit toujours étrangère, tandis que je jouirois de vos caresses (idée qu'elle reçut de moi sans s'en douter), lui suggéra le désir de se montrer à vous à titre de protectrice. Ce fut alors qu'elle me fit promettre un silence inviolable sur tout ce qui concernoit votre naissance. Je lui en donnai ma parole, et elle n'ignore pas combien elle est sacrée pour moi. Ne parlons pas du moment où je crus devoir y manquer...»

Je portai involontairement ma main sur mes yeux, comme pour me dérober à la lumière; je ne pouvois penser à ce moment terrible sans que le froid de la mort me fît frissonner. Philippe me prodigua les plus tendres caresses. Oh! comme je l'aimois, mon cher Philippe, et qu'il m'eût été doux de l'appeler mon père! Quel fils eut jamais pour le sien tant de motifs de reconnoissance!


CHAPITRE XXV.

L'entrevue.

Philippe m'apprit aussi comment madame de Sponasi avoit découvert que le secret de ma naissance n'en étoit plus un pour moi. Dans le transport qui suivit mon évanouissement, je parlois sans discontinuer; mais les seuls mots que je prononçasse distinctement étoient, mon père. Ma bienfaitrice, que son amitié enchaînoit au chevet de mon lit, fut frappée de m'entendre répéter ce nom avec effroi, sur-tout après avoir su que Philippe étoit blessé, et blessé de ma main. Elle exigea de lui un récit détaillé et sincère de ce qui s'étoit passé. Il sentit l'inutilité de dissimuler, et lui avoua la vérité. Tant que je fus en danger, madame de Sponasi oublia son ressentiment et sa gloire: la crainte de me perdre l'agitoit au point qu'elle s'adressoit à Dieu pour obtenir mon rétablissement; ce qui, de sa part, étoit une grande preuve de tendresse et de désespoir. Aussitôt que mon état laissa entrevoir de l'espérance, ses idées se reportèrent sur elle-même, et il devint aisé à Philippe de s'appercevoir avec quelle violence les sentimens pénibles et tendres se succédoient dans son cœur, et les résolutions les plus contradictoires dans son esprit. Il lui proposa d'employer tous les moyens imaginables pour ne jamais me nommer ma mère; mais soit qu'elle sentît l'impossibilité de détruire les conjectures que je formerois, soit que sa tendresse toujours jalouse enviât à Philippe une amitié dont la nature me faisoit un devoir, elle voulut qu'il ne me trompât point dans les détails que je lui en demanderois.

«J'aime mieux perdre son estime que mes droits sur lui, lui dit-elle; quand vous lui cacheriez la vérité, il la devineroit, et il m'en voudroit à la fois d'être sa mère et de le désavouer.»

Rien de plus facile que de saisir les nuances qu'il y avoit dans les sentimens des auteurs de ma vie. Philippe étoit fier d'être mon père: le rang de madame de Sponasi flattoit sa vanité, et j'étois entre elle et lui un point de rapprochement sur lequel ses idées se reposoient avec complaisance.

Madame de Sponasi, au contraire, ne pouvoit penser qu'elle m'avoit donné le jour, sans que son imagination fût flétrie. Quand elle se livroit à sa sensibilité, qu'elle recevoit mes caresses, je suis persuadé qu'un sentiment dont elle ne se rendoit pas compte, lui faisoit croire que j'étois beaucoup plus son fils que celui de Philippe: mais quand un seul de mes regards caressoit Philippe en sa présence, la jalousie la ramenoit à la vérité; et cette vérité, humiliante pour une femme titrée et d'une grande réputation, lui crioit que le père de son fils étoit... son valet-de-chambre.

Tous deux m'aimoient véritablement, tous deux mettoient du prix à mon estime: Philippe s'y croyoit des droits par la mère qu'il m'avoit donnée; madame de Sponasi y renonçoit par la raison contraire. Je les aimois beaucoup tous les deux; mais, par un sentiment dans lequel l'amour-propre se glissoit peut-être aussi, (de quoi ne se mêle-t-il pas?) la reconnoissance demandoit la préférence pour Philippe, quand mon cœur la donnoit à madame de Sponasi.

Je desirois beaucoup de la voir; à peine me sentis-je assez de forces pour descendre chez elle, que je lui en fis demander la permission. J'attendis sa réponse avec beaucoup d'impatience et d'inquiétude. Sa réponse fut un refus: elle chargea Philippe de l'adoucir autant qu'il lui seroit possible; mais elle ne lui dissimula point qu'elle éprouvoit, à l'idée de se trouver avec moi, une contrariété qu'il lui étoit impossible de vaincre. Cette nouvelle me fit la plus grande peine; Philippe en parut aussi consterné que moi.

«Nous sommes perdus, me dit-il; elle est au moment de m'échapper. Je sais que, depuis votre maladie, un prêtre vient la voir régulièrement tous les matins: elle s'en cache; et c'est une nouvelle foiblesse de sa part, de n'oser céder ni à la nature ni à la religion, de ne croire ni son esprit ni son cœur. Si cet homme est adroit, il devinera bientôt son caractère; et de cette connoissance à un empire absolu sur ses volontés, il n'y aura point d'intervalle. Je n'ose user de mon pouvoir sur elle: dans un moment où elle balance encore, je crains de la révolter, et de la précipiter, par dépit, aux genoux d'un directeur. C'est à vous, Frédéric, d'essayer votre empire sur son cœur; mais il faudroit de l'adresse.»

«Mon ami, lui répondis-je, si elle ne m'aime plus, l'adresse est inutile; si elle m'aime encore, je n'ai besoin que de franchise et de ménagemens. Laissez-moi lui écrire, et chargez-vous de lui remettre ma lettre. Tout ce que je vous demande, c'est de la laisser seule, si elle consent à la lire.»

Je ne sais si Philippe devina mon motif; mais il sourit, et ne fit aucune difficulté. Je ne voulois pas qu'en s'occupant de moi, madame de Sponasi se rappelât mon père; je sentois la nécessité de séparer sa tendresse de son orgueil: c'étoit peut-être cela que Philippe appeloit de l'adresse; moi, je n'y voyois qu'une condescendance légitime: mais je ne pouvois ni le dire, ni même laisser voir que je le pensois.

J'écrivis.

«madame,

«Un égarement impardonnable, par les suites qu'il pouvoit avoir, et plus encore par celles qu'il a entraînées, me rend indigne de vos bontés, je ne l'ignore pas: aussi n'aurois-je jamais osé aspirer à l'honneur de vous voir, si vous ne m'eussiez assuré vous-même que vous pardonniez bien des choses aux passions souvent terribles à mon âge, quand le cœur conservoit sa fierté. Je rougis des projets que j'ai formés, mais non des motifs qui me font regretter la présence de ma bienfaitrice. Je dois renfermer dans mon sein des secrets qui n'ont rien ôté à ma profonde vénération pour elle, tout m'en fait la loi; il ne m'en coûtera point pour lui obéir: mais penser que j'ai troublé votre repos, mais être convaincu que vous avez de l'éloignement pour moi, vivre sous le même toit sans vous voir, être à la fois accablé de vos bienfaits et de votre haine, c'est éprouver des tourmens au-dessus de mon courage. Votre conduite me trace celle que je dois tenir; le sacrifice est terrible, mais il est nécessaire. Permettez-moi donc, madame, de m'éloigner à jamais; oubliez-moi si cela peut contribuer à votre tranquillité: jusqu'au dernier moment de sa vie (et puisse le ciel l'abréger!) Frédéric ne formera des vœux que pour sa bienfaitrice. Me refuserez-vous un dernier adieu? Mon courage y ménagera votre sensibilité, je vous le promets. Pour la première fois, j'apprendrai à déguiser mes sentimens, et ce sera pour vous cacher jusqu'à quel point ils vous appartiennent. Ô madame, si vous pouviez connoître ce qui se passe en moi! la certitude d'être aimée, respectée d'un infortuné qui n'a plus que sa douleur et des souvenirs, vous rendroit favorable à mes vœux. Vous pouvez tout pour mon bonheur; voilà votre consolation: Frédéric ne peut rien pour le vôtre; c'est lui, lui seul, qui est à plaindre.»


Je remis ma lettre à Philippe; il la porta. Madame de Sponasi tressaillit en la recevant; mais elle la posa sur le meuble le plus près d'elle. Philippe s'apperçut qu'il la gênoit, et se retira. Un quart d'heure après, un domestique m'apporta le billet suivant.

«Pourquoi me tourmenter? Qui vous a dit que je vous haïssois? Mon malheur est de trop vous aimer. Je refuse, je crains, je desire votre présence. Si vous m'abandonniez, vous seriez un monstre. J'avois cru que vous ménageriez ma foiblesse... Eh bien! venez me voir, venez seul. Si vous avez pitié de votre... bienfaitrice... Frédéric, en écrivant ce mot, je vous rappelle ce que vous êtes, tout ce que vous pouvez être pour moi. Je vous attends.»

Je descendis chez madame de Sponasi, bien décidé à ménager sa sensibilité et sa délicatesse; la voir étoit tout ce que je desirois. Lorsque j'entrai, elle me prit par la main; et m'entraînant dans la pièce la plus reculée de son appartement, avec une force et une vivacité bien au-dessus de son âge, elle en ferma la porte avec violence; puis se jetant dans mes bras en versant des larmes, elle m'appela vingt fois de suite son fils.

«J'étois sûre de n'y pas résister, s'écrioit-elle, mon fils! mon cher Frédéric! Laissez-moi vous appeler mon fils; qu'une fois, une seule fois, ma bouche puisse parler d'accord avec mon cœur. Je suis votre mère, Frédéric, votre mère bien malheureuse... bien heureuse. Frédéric, vous rougissez de moi; vous n'osez m'appeler votre mère». Et elle se cacha le visage dans ses mains. Je me mis à ses genoux: elle me pressoit la tête contre son sein, et nous pleurions tous les deux.

«Pleure, mon fils, me disoit-elle: tes larmes me soulagent; elles m'assurent que je te suis chère. N'est-il pas vrai, mon fils, que tu me pardonnes?»

«Vous pardonner, madame! m'écriai-je.—Appelle-moi ta mère, je le veux, je l'exige. Un quart d'heure à la nature, mon cher Frédéric; le reste de ma vie à la contrainte.»

«—Dites à l'amitié la plus sincère, à la reconnaissance la mieux méritée.»

«—De la reconnoissance! Et quelle reconnoissance me dois-tu, pauvre enfant! Qu'es-tu dans la société? Ne verras-tu pas ma fortune passer à des étrangers?»

«—Je serois indigne de vous, madame, si je formois d'autres vœux que ceux que vous pouvez accomplir. Tant que je serai près de vous, que me manquera-t-il? Si j'avois le malheur de vous survivre, j'aurois trop perdu pour que la fortune eût un seul de mes soupirs. Dites-moi, vous qui jouissez de tant d'éclat, la richesse contribue-t-elle au bonheur?»

«—Oui, mon ami, quand on peut la donner à ses enfans.

«—Eh bien! je n'ai point d'enfans, moi; je n'ai qu'une mère: je ne voudrois être riche que pour elle. Vous l'êtes: que puis-je encore desirer?» «—Bon fils! bon Frédéric! excellent cœur! répétoit-elle en m'embrassant, va, je saurai satisfaire ma tendresse en disposant de mes biens...»

«—Madame, permettez-moi d'avoir une volonté nécessaire à la réputation de ma... bienfaitrice. Moins vous ferez pour moi, plus le secret de ma naissance sera respecté. En mettant des bornes à vos bienfaits, dites-vous: C'est la seule grace que mon fils exigea de moi: je lisois dans son cœur, et je lui ai obéi.»

«—Et je ne l'appellerois pas mon fils! s'écria-t-elle. Oui, Frédéric, tu m'appartiens, à moi, à moi seule...» En prononçant le mot seule, sa figure changea tout-à-coup; ses bras, qui me pressoient, tombèrent lentement à ses côtés; ses yeux se fermèrent, et un soupir déchirant s'échappa de sa poitrine. Je sentis le trait qui la frappoit; je pris ses mains, et, les réchauffant de mes baisers, je lui dis: «À vous seule, madame: oui, vous avez bien lu dans mon cœur; c'est à vous seule que j'appartiens. Que le ciel me punisse si c'est une injustice! mais la tendresse que vous m'inspirez n'admet point de partage». En le disant, je laissai aussi échapper un soupir; il étoit pour Philippe. Madame de Sponasi me regarda avec un sourire dans lequel la douleur le disputoit à la joie, et prononça d'une voix foible: «Si je pouvois le croire!» Sans doute elle le crut, car elle reprit peu à peu l'air aimable et tranquille qui l'abandonnoit si rarement.

«Frédéric, ne nous occupons plus du passé; qu'il reste à jamais enseveli dans notre mémoire. Croiriez-vous que j'ai été au moment de devenir dévote?—Vous, madame!—La douleur rend superstitieux: j'ai fait venir un prêtre, j'ai causé avec lui; mais il a voulu me faire croire tant de choses, que je lui ai échappé. Il me grondoit de n'être pas convaincue, comme si cela étoit en mon pouvoir; il vouloit ensuite que j'adorasse, positivement parce que je ne comprenois pas. Je lui ai observé que si j'adorois tout ce que je ne conçois pas, le premier tribut de mon hommage seroit pour moi; car il est certain que je me parois incompréhensible. Il s'est fâché, et moi aussi; il m'a damnée, et me voilà encore une fois philosophe, faute de mieux. En vérité, quand on pense à la possibilité d'un autre monde, on ne sait trop quel parti prendre dans celui-ci.»


CHAPITRE XXVI.

Elle finit comme une sainte.

Il y a beaucoup de rapports entre la durée des chagrins que nous éprouvons, et l'espace de temps qui s'est écoulé depuis notre naissance. Les enfans ont de gros chagrins qui passent en un instant; le jeune homme se livre à un désespoir violent qui s'évanouit assez vîte et ne laisse guère après lui de regrets; l'homme fait a plus de calme et de constance dans sa douleur: pour les vieillards, tout est sujet d'humeur; et quand la tristesse les atteint, elle ne les quitte qu'au tombeau.

Les efforts que madame de Sponasi faisoit pour paroître gaie, ne servoient qu'à trahir l'état secret de son ame; son esprit foiblissoit, sa santé déclinoit visiblement; en un mot, elle succomboit sous le poids de son amitié jalouse et de son incertitude philosophique. Tantôt livrée aux remords, elle cherchoit dans les livres de dévotion ou son arrêt, ou quelques motifs d'espérance, et n'y trouvoit que des contradictions qui la révoltoient; tantôt, abandonnant au hasard sa destinée, elle couroit les sabbats des sorciers modernes, et calculoit, dans un jeu de cartes, les probabilités de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'ame. N'osant plus s'en rapporter à elle-même, ne pouvant se soumettre à croire sur la parole d'autrui, elle nageoit dans une mer sans fond et sans bords; elle s'épuisoit, sans espérer même un terme où elle trouveroit du repos.

Ayant remarqué qu'elle n'avoit pas le courage de fermer sa porte à des hommes dont la société redoubloit ses tourmens, par la contrainte où la mettoit un genre de conversation libre qui ne s'accordoit plus avec ses idées, je lui proposai d'aller passer quelque temps à la campagne. «Vous viendrez avec moi, Frédéric?—Oui, madame.—Rien ne vous attache plus à Paris?—Absolument rien.—Il est donc vrai que vous ne voyez plus madame de Valmont! Je n'osois le croire, et je suis bien aise d'en avoir la certitude. Cette femme m'a fait bien du mal; si je pouvois éprouver la haine, ce seroit pour elle: mais, si près d'achever ma carrière, je ne trahirai pas l'affaire de toute ma vie; je n'ai vécu que d'amour; être aimée a été l'objet de tous mes vœux. Que l'on parle mal de mon esprit, je l'abandonne; pour mon cœur, il n'a respiré que le bonheur de ceux qui m'entouroient. Si j'avois la vanité de me composer une épitaphe, je la renfermerais dans ce peu de mots: «Elle a fait des ingrats, et n'a jamais eu d'ennemis.»

Madame de Sponasi étoit si frappée de l'idée d'une mort prochaine, que toutes ses conversations s'y reportoient: c'est en vain que je cherchois à la distraire; comme j'étois moi-même une des causes de son inquiétude, mes consolations la flattoient, mais ne la calmoient pas. Je pressois le jour de notre voyage, dans l'espoir qu'il produiroit un effet salutaire à sa santé; j'avois hâte aussi de m'éloigner de madame de Valmont, dont les visites à l'hôtel devenoient de plus en plus fréquentes. Je craignois si fort de me rencontrer avec elle, que j'avois prié Philippe de m'avertir lorsqu'elle arrivoit; alors je fuyois à mon appartement, et j'y restois jusqu'à son départ: mais elle prolongeoit ses visites; et comme je savois qu'elles étoient un supplice pour ma bienfaitrice, je souffrois également, et pour elle, et pour moi. Madame de Valmont, loin de se rebuter, m'adressoit chaque jour ou des épîtres sentimentales, ou des héroïdes qui me faisoient trembler. Elle exigeoit sur-tout une entrevue à laquelle j'étois bien loin de consentir; je n'aurois pu lui offrir que des conseils, et c'étoit la seule chose dont elle croyoit ne pas avoir besoin. Elle me tourmenta tant de son amour, de sa haine, de ses élégies et de sa vengeance, que, sans y rien gagner, elle parvint à me convaincre que rien n'est plus difficile à prendre, à contenter et à quitter, qu'une femme qui a des principes.

Le jour que nous devions partir pour la campagne, madame de Sponasi eut un accès de fièvre, accompagné des symptômes les plus alarmans. Aussitôt que les médecins décidèrent qu'elle étoit en danger, elle cessa d'être comptée pour quelque chose dans sa maison. Sous prétexte de veiller à sa conservation, ses nombreux parens s'érigèrent en maîtres; et, ce qu'on ne voit que parmi les moribonds de haute société, tandis qu'elle gisoit agonisante, tous les jours à dîner et à souper il y avoit table de vingt couverts à l'hôtel. On y parloit beaucoup des spectacles, des nouvelles, et très-peu de la malade. Aucune de ses parentes ne demandoit à passer jusqu'à la chambre à coucher: elles aimoient cependant madame de Sponasi du plus profond de leur cœur; mais l'idée seule de la fièvre suffisoit pour enchaîner leurs pas. Et puis, comment se résoudre à voir souffrir les êtres auxquels on s'intéresse?

Ma bienfaitrice étoit donc abandonnée aux soins de ses domestiques: ce n'auroit point été un malheur, s'ils eussent pu se livrer à l'attachement qu'ils avoient tous pour elle; mais ils trouvoient autant de surveillans, de contradicteurs, qu'il y avoit de membres de la famille présens à l'hôtel. Au milieu de tous ces êtres que l'intérêt rassembloit, Philippe seul conserva le ton d'indépendance dont il avoit depuis si long-temps l'habitude. Pour moi, attaché au chevet du lit de ma mère, j'employois toutes mes forces à la servir, tout mon esprit à lui dissimuler sa position et ce qui se passoit dans l'intérieur de sa maison; mais il étoit facile de voir qu'elle ne se faisoit pas illusion sur son état, et que jamais elle ne s'étoit trompée sur l'espèce d'amitié que lui portoit sa famille.

J'aurois bien voulu me dispenser d'assister à ces repas dont l'indécence me choquoit, dont le ton de légéreté cadroit si mal avec la douleur que j'éprouvois; mais Philippe exigeoit que j'y parusse au moins quelquefois. Ce fut à la fin d'un dîner que les médecins annoncèrent qu'il n'y avoit plus d'espoir, et qu'il falloit que la famille prît les précautions nécessaires pour que madame de Sponasi reçût ses sacremens. Au nom de sacremens accollé avec celui de madame de Sponasi, un sourire léger, mais expressif, glissa sur toutes les figures. Il s'établit deux partis: celui des jeunes vouloit qu'on la laissât mourir en paix; celui des vieux objecta l'usage, et l'usage emporta la balance. Cette difficulté arrangée, il restoit celle de savoir qui se chargeroit de prévenir la malade; et personne ne se trouvant assez de forces pour remplir un devoir qui n'exige que de la sensibilité, on pria les médecins de faire entendre raison à ma bienfaitrice: ce fut l'expression dont on se servit. Je demandai en grace qu'il me fût permis de me charger de cette commission: mon zèle choqua d'autant plus, qu'il faisoit contraste avec la froideur de ceux qui m'entouroient; et j'en reçus des complimens si outrés, qu'il ne tenoit qu'à moi de les prendre pour autant de sarcasmes: mais il est difficile d'être sensible aux plaisanteries de ceux que l'on méprise.

Je m'empressai de retourner auprès de madame de Sponasi. Je la trouvai dans un accablement qui annonçoit une prochaine agonie: il étoit impossible et inutile de lui parler. On fit donc venir un prêtre, qui attendit l'occasion favorable pour exercer son ministère. Ce fut à minuit seulement qu'elle retrouva l'usage de la parole. L'ecclésiastique s'approcha, et commença une exhortation. J'allois me retirer; madame de Sponasi me fit signe de demeurer près d'elle. Elle écouta le ministre de paix avec la plus grande tranquillité; mais lorsqu'il lui proposa de se confesser, elle répondit qu'elle avoit l'habitude de ne confier ses affaires qu'à ses amis intimes, et qu'elle ne vouloit pas finir par une indiscrétion.

Le prêtre parut déconcerté, elle s'en apperçut, et lui observa avec beaucoup d'aménité qu'elle lui savoit bon gré de sa démarche, mais qu'elle le prioit de s'épargner une peine inutile. «Je suis toujours prête à discuter quand on me parle de religion, lui dit-elle; mais maintenant il est trop tard: vous voyez que je peux à peine articuler.—Pensez à votre ame, madame, lui répondit le confesseur, et reconnoissez du moins l'existence de Dieu.—Ce n'est point là la difficulté, monsieur, repartit madame de Sponasi, c'est de savoir ce que j'en pourrai faire si je le reconnois». Elle se retourna péniblement vers moi en s'écriant: «Ce n'est pas ma faute: je serai damnée peut-être; mais il m'est impossible de croire». Je lui pris la main; elle la porta sur son cœur, fixa ses yeux sur les miens, et me dit:

«Adieu... mon cher...». Ses lèvres firent un mouvement comme si elle prononçoit: Mon cher fils! mais elle n'articula point ce dernier mot. Depuis elle ne parla plus.

Le prêtre passa dans le salon où la famille étoit assemblée et attendoit l'événement. J'entendis assez de bruit; mais je ne pus en savoir la cause. Une heure après, les portes de la chambre à coucher s'ouvrirent; on apportoit le viatique en grande cérémonie: tous les domestiques suivoient avec des flambeaux. Les parens entourèrent le lit, et se mirent à genoux. Je ne sais ce qui se passa; les larmes m'empêchèrent de rien distinguer: tout ce dont je me rappelle, c'est que le lendemain on disoit dans l'hôtel que madame de Sponasi étoit morte comme une sainte. J'ai rencontré depuis beaucoup de personnes qui m'ont donné les détails les plus circonstanciés sur la manière édifiante avec laquelle ma bienfaitrice s'étoit conduite dans ses derniers momens.


CHAPITRE XXVII.

Mon bilan.

Il y avoit trop long-temps que les parens de madame de Sponasi attendoient après son héritage pour que l'on pût croire à la sincérité de leurs regrets. Après la crainte qu'elle n'en revînt, la plus grande inquiétude qu'ils avoient éprouvée pendant sa maladie avoit rapport à son testament; aussi fut-il ouvert avec empressement. Ils craignoient tous qu'elle ne m'eût beaucoup favorisé, et sans-doute les mesures étoient déjà concertées pour me ravir ses bienfaits. Quelle fut leur surprise quand ils virent que la bibliothèque de la défunte étoit le seul legs qu'elle m'eût fait! Ils ne purent cacher leur joie; mais elle fut de courte durée. Un des articles du testament défendoit de faire aucune recherche sur les diamans de la testatrice, ainsi que sur l'argent comptant qu'on pouvoit lui supposer, parce qu'elle en avoit disposé de son vivant; c'étoit à Philippe qu'elle les avoit remis: le tout valoit plus de cinquante mille écus. Un autre article portoit que la testatrice ne faisoit aucune mention de la terre de Téligny, parce qu'elle l'avoit vendue depuis un an. C'étoit moi qui en étois l'acquéreur, et mon contrat étoit à l'abri de la chicane la plus raffinée. Par les autres dispositions, les parens se trouvoient plus ou moins avantagés, à proportion de leurs besoins ou de l'amitié que ma bienfaitrice avoit pour eux. Philippe étoit nommé pour une rente viagère de 1500 livres. Afin d'assurer l'exécution de ses dernières volontés, madame de Sponasi avoit ordonné que, dans le cas où son testament feroit naître quelques procès, et ne seroit pas pleinement exécuté dans l'espace d'un an, il fût regardé comme nul, et que tous ses biens appartinssent alors à trois hôpitaux qu'elle désignoit. L'intérêt de tous fit taire les intérêts de chacun, et jamais tant de collatéraux ne furent moins pressés de porter leurs prétentions devant les tribunaux.

Suivant l'usage, les parens de madame de Sponasi se vengèrent, par des air insolens, des politesses qu'ils m'avoient faites lorsqu'ils me craignoient; ils outragèrent ma bienfaitrice par toutes les suppositions qu'ils firent sur les motifs de l'amitié qu'elle m'avoit témoignée. J'eus beaucoup de peine à obtenir les effets à moi appartenant qui se trouvoient à l'hôtel; mais je m'étois attendu à mille petites tracasseries, ressource ordinaire de la mauvaise humeur, lorsqu'elle ne sait comment s'exercer, et je les supportai avec tranquillité. J'avois un véritable chagrin de la perte que j'avois faite; et ce qui l'augmentoit encore, étoit de ne voir personne le partager. Philippe... Philippe se déguisoit en vain; je m'appercevois trop bien qu'il regardoit la mort de madame de Sponasi comme un prisonnier envisage l'ordre qui lui rend la liberté. Je n'osais lui en vouloir; mais j'en étois affligé.

De mes amis, Florvel fut le seul de qui je n'eus qu'à me louer; les autres attendirent ce que le changement de ma position opéreroit dans ma manière de vivre pour savoir la conduite qu'ils tiendroient avec moi: mais lui, à peine eut-il appris la mort de madame de Sponasi, qu'il vint me trouver.

«Je ne sais comment tu as pu te faire des ennemis, me dit-il; mais on emploie tous les moyens honnêtes que la calomnie autorise pour rompre l'amitié qui existe entre nous. Voici ma réponse. Quelles que soient les raisons qui t'engagent à ne pas me confier qui tu es, je les respecte: si tu as besoin de crédit, le mien et celui de ma famille sont à ton service; s'il te faut de l'argent, j'en ai; si tu veux un logement chez moi, tu me feras plaisir, ainsi qu'à madame de Florvel.

«Es-tu assez heureux pour que mes offres te soient inutiles? tant mieux; mais profite du moins de mes conseils: ne reste pas éloigné de la société; on croiroit que tu crains d'y paroître, et les méchans en tireroient parti pour donner quelque crédit à leurs discours. Viens chez moi, viens-y souvent; cache ta douleur, on ne l'attribueroit pas à ta sensibilité; montre-toi, dans les premiers momens, tel que tu as toujours été; et quand on verra que la mort de madame de Sponasi ne change rien à ta position, les sots, qui se décident par l'exemple, et qui forment le plus grand nombre, ne changeront rien à leur conduite envers toi, et les méchans se tairont.»

La démarche et la franchise de Florvel me firent grand plaisir: je l'assurai que je profiterois d'autant plus volontiers de ses conseils, qu'ils étoient d'accord avec le désir que j'avois toujours eu de conserver son amitié; que pour ses offres de services, j'en garderois une éternelle reconnoissance, mais que j'étois à la fois au-dessus du besoin et de l'ambition. Cela étoit vrai.

La terre de Téligny donnoit deux mille écus de revenu. Philippe prétendoit que j'en pouvois tirer davantage. Quand je sus à quelles conditions, je fus bien loin de le desirer, et il m'approuva. J'étois en outre possesseur des diamans et de l'argent que ma bienfaitrice avoit remis à mon père pour moi. Pendant le temps qu'il avoit passé chez elle, il avoit amassé et placé une somme de deux cent mille francs; ce qui, joint à la rente qu'elle lui avoit laissée par son testament, nous composoit un revenu fort honnête; car Philippe exigea que nos fortunes restassent en commun, ou plutôt que j'en disposasse comme d'un bien entièrement à moi. De part et d'autre c'étoit un combat de générosité qui se termina sans peine, puisqu'il fut décidé que nous demeurerions ensemble: mais il ne voulut point consentir à recevoir de ma part le titre qui lui appartenoit; il m'objecta encore la mémoire de ma bienfaitrice, et je cédai. Les diamans furent vendus, le produit fut placé. Je pris une maison simple, et je la montai comme un homme jouissant de 24,000 livres de rentes. Philippe se chargea de veiller à la dépense; il étoit mon ami, mon intendant, mon gouverneur: ami bien sincère, intendant sûr, gouverneur très-tolérant. Je ne tardai pas à m'appercevoir que s'il avoit fait à madame de Sponasi le sacrifice de l'éclat d'une liaison, il s'étoit réservé tous les plaisirs que le mystère ne fait toujours qu'augmenter. C'étoit mon père, je n'avois rien à dire; j'aurois été fâché cependant qu'il agrandît la famille: mais ce malheur n'arriva point.

Je fus bientôt convaincu qu'à Paris on ne s'informe jamais de ce que vous êtes qu'au moment où l'on craint que vous ne deveniez à charge; mais quand il est bien décidé que vous n'avez besoin de personne, quand à l'aisance vous joignez de l'éducation, vous allez par-tout. Je restai donc M. de Téligny pour tout le monde. Mon de ne pouvoit être contesté dans un moment où personne ne se le refusoit.


CHAPITRE XXVIII.

Oraison funèbre de Mme de Sponasi.

Je vous dois compte, mes chers lecteurs, des motifs qui m'empêchèrent d'augmenter le revenu de la terre de Téligny.

Vous avez pu voir combien ma bienfaitrice étoit obligeante, bonne et libérale. Lorsque les douleurs l'avertirent que je demandois à entrer dans le monde, elle se fit conduire chez une sage-femme, où son logement avoit été retenu d'avance. Elle y cacha son nom; c'est l'usage: son hôtesse le devina peut-être, et n'en fit rien paroître; c'est l'usage encore. Dans ces maisons sur-tout où la fortune repose sur la discrétion, soit que cette femme sût à qui elle parloit, soit que l'habitude de commander et de vivre dans l'opulence trahît le rang de madame de Sponasi, soit qu'elle-même, tout en se cachant, ne fut pas fâchée qu'on soupçonnât son rang et son opulence, il est certain que la sage-femme lui raconta l'histoire suivante, moins par envie de bavarder que par le désir sans doute d'être utile à des malheureux.

M. de Montluc, gentilhomme provençal, d'une famille très-ancienne, avoit été destiné à l'état ecclésiastique, parce qu'il étoit le second des fils de son père; c'est-à-dire que la fortune paternelle, d'ailleurs peu considérable, étant dévolue toute entière à son frère aîné, il falloit qu'il cherchât son patrimoine parmi celui des pauvres. M. de Montluc fut tonsuré à huit ans, et obtint un bénéfice d'un médiocre revenu, mais qui suffisoit à la dépense de son éducation. À vingt ans, il jouissoit encore de l'amitié de son père, et de l'espoir incertain d'obtenir un évêché, quand l'amour, qui se rit des patriarches de vingt ans, de la puissance paternelle et de la tonsure, lui fit rencontrer une jeune orpheline; belle, il s'en apperçut; sage et sensible, il n'en douta point; mais pauvre autant qu'on peut l'être, il n'y fit pas attention: cet âge compte-t-il l'argent pour quelque chose?

Après avoir soupiré, souffert pendant long-temps, M. de Montluc, qui avoit quitté la soutane, vint à Paris avec sa maîtresse, devenue secrètement sa femme, n'emportant avec lui que la malédiction de son père. Elle fut terrible, s'il lui dut les malheurs qu'il éprouva. Obligé de se cacher pour se soustraire aux recherches de sa famille, il eut bientôt épuisé ses petites ressources. N'osant se réclamer de personne, ne pouvant et ne sachant pas travailler, la misère l'atteignit dans un moment bien cruel pour un époux: madame de Montluc étoit à la veille de le rendre père, et la sage-femme chez laquelle logeoit madame de Sponasi avoit été appelée. Bonne par caractère, et devenue plus sensible encore par l'habitude de voir souffrir, qui n'endurcit que les ames dégradées, elle avoit offert une de ses petites chambres, et tous les secours qui dépendroient d'elle, à l'épouse de M. de Montluc, se fiant à la probité de ceux qu'elle obligeoit de la récompenser un jour, si la fortune cessoit de leur être contraire.

On n'est jamais plus compatissant qu'aux maux que l'on éprouve soi-même. Madame de Sponasi, dans les douleurs de l'enfantement, sentit combien devoit souffrir une malheureuse mère au milieu de toutes les privations, accablée de toutes les inquiétudes: elle remit à la sage-femme cinquante louis pour M. de Montluc, en lui recommandant de taire qu'elle les tenoit d'une femme logée sous le même toit que son épouse, afin de prévenir l'indiscrétion souvent ingénieuse de la reconnoissance. Madame de Montluc accoucha la même nuit que madame de Sponasi: ce fut aussi d'un garçon; il mourut en naissant, hélas! pour avoir trop souffert avant de naître: sa mère infortunée l'avoit porté dans son sein au milieu des larmes et des horreurs du besoin.

Quand madame de Sponasi fut rétablie dans son hôtel, elle chargea Philippe de se lier avec M. de Montluc: cela ne fut pas difficile, les malheureux sont sensibles aux moindres prévenances. Philippe le présenta un matin à ma bienfaitrice, qui lui dit que ses aventures ne lui étoient point inconnues, et qu'elle se trouverait heureuse de faire quelque chose qui pût lui rendre la tranquillité. Elle lui proposa d'aller vivre à Téligny jusqu'au moment où il auroit fléchi son père: mais cet homme mourut sans vouloir pardonner; et son fils aîné l'imita d'autant plus volontiers, qu'il gagnoit à être inflexible.

Non seulement madame de Sponasi avoit accordé à M. de Montluc la jouissance du château et des jardins qui en dépendent, mais, pour ôter à son bienfait l'apparence de la charité, elle l'avoit prié de s'occuper de l'administration de la terre, et lui avoit donné toutes les procurations nécessaires à cet effet, l'avertissant qu'elle cesseroit de le compter au nombre de ses amis, s'il n'en disposoit pas comme de son propre bien. Jamais service ne fut mieux payé. M. de Montluc agit effectivement comme s'il eût été le maître; et, tout en se faisant aimer des paysans, il augmenta beaucoup le revenu de ce bien. Rendant chaque année ses comptes avec la plus grande exactitude, ma bienfaitrice cherchoit en vain les moyens de le forcer à songer à lui; il répondoit toujours qu'il étoit si heureux, qu'il n'avoit plus de facultés pour desirer. Enfin, après avoir bien bataillé, il fut convenu que le cinquième du produit de Téligny lui appartiendrait chaque année; arrangement qui existoit depuis plus de vingt ans. J'aurois donc pu augmenter mon revenu de quinze à seize cents livres, et certes j'en aurois rougi. En me donnant ce bien y madame de Sponasi ne m'avoit pas parlé de M. de Montluc: l'avoit-elle oublié? Oh! non, sans doute. Elle m'avoit donc assez estimé pour ne pas vouloir me ravir la liberté d'honorer sa mémoire de la seule manière vraiment digne d'elle.

J'écrivis à M. de Montluc pour lui demander son amitié, et le prier d'agir comme il avoit toujours fait jusqu'alors. «Nous sommes unis sans nous connoître, monsieur, par un lien qu'il vous est impossible de rompre sans outrager la mémoire de madame de Sponasi. Élevé par ses soins, riche de ses bienfaits, je ne m'en croirois indigne que du moment où vous refuseriez d'être pour moi ce que vous avez été pour elle. Tous les deux, nous avons perdu celle qui nous servit de mère; ne séparons jamais notre douleur et les motifs de notre reconnoissance.»

M. de Montluc me fit une longue réponse, dans laquelle il ne me parloit que de ses regrets et des vertus de madame de Sponasi; à la fin seulement il me marquoit: «Elle m'avoit toujours assuré que ses bontés pour moi lui survivroient; elle me l'écrivoit encore il y a six mois, et dès-lors vous étiez possesseur de cette terre: vous voyez, monsieur, l'idée qu'elle avoit de vous; elle ne s'est point trompée. J'aurois, sans balancer, sacrifié ma vie pour elle; elle vous appartient également.»

M. de Montluc pouvoit avoir près de cinquante ans: sa femme vivoit encore; mais ils n'avoient point eu d'autre enfant que celui qui vint au monde la même nuit que moi.


CHAPITRE XXIX.

Projet de mariage.

La saison étoit venue où l'usage, plus que le désir de la solitude, chassoit de Paris la bonne société: Florvel m'engagea à venir passer un mois avec lui chez M. de Nangis, père de sa femme, et j'acceptai. Je fus étonné de voir madame de Florvel liée de l'amitié la plus vive avec une jeune demoiselle dont l'état étoit un problême, et la naissance encore plus incertaine que la mienne. Elle se nommoit Adèle. Dire qu'elle étoit jolie, seroit se servir d'une expression commune pour peindre des traits au-dessus de la perfection. Adèle étoit bonne, on le voyoit dans ses yeux; elle avoit de l'esprit, on le lisoit dans ses yeux; une éducation soignée avoit donné à son caractère une énergie et une solidité qui se peignoient encore dans ses yeux: mais si les yeux d'Adèle n'avoient pas entièrement fixé l'admiration, on eût cherché dans chacun de ses traits la prévention de toutes ses qualités, et l'on ne se fût pas trompé.

Elle avoit vingt ans, parloit et écrivoit plusieurs langues avec autant de pureté que de facilité, dessinoit bien, étoit grande musicienne, raisonnoit des ouvrages les plus sérieux avec justesse, ne s'étonnoit de rien, pas même d'être au-dessus de son âge et de son sexe par ses connoissances. D'une gaieté qui prouvoit combien peu elle avoit de prétention, elle jouoit avec des enfans si naturellement, qu'on eût pu douter si la complaisance ou le plaisir la guidoit. Se présentoit-il quelqu'un? elle se livroit à la conversation, et, l'instant d'après, recommençoit ses enfantillages sans penser aux réflexions que ses réponses faisoient presque toujours naître. Ce qui me surprit encore davantage dans une femme jeune, délicate et françoise, elle n'avoit peur de rien, et ne parloit jamais de son courage. Si Florvel et moi nous nous disposions à aller à la chasse, et qu'Adèle fût présente, elle causoit aussi tranquillement appuyée sur une arme à feu, qu'un artilleur assis sur un canon. Je me rappellerai sans cesse qu'un jour en revenant nous la rencontrâmes dans le parc: je tenois mon fusil sous mon bras; j'avois oublié de le désarmer: en courant après elle, le coup partit; elle se retourna avec inquiétude, et sa première question fut: «N'êtes-vous pas blessé»? Ce ne fut que par réflexion qu'elle pensa qu'elle auroit pu l'être. Rien ne dévoile mieux le caractère que ces momens de surprise où la parole et la pensée s'échappent et se confondent rapidement avec la sensation que l'on éprouve.

Devins-je amoureux d'Adèle? Si c'est de l'amour qu'elle m'inspira, je puis dire que je n'avois point encore connu ce sentiment; il me sembloit que, n'eût-elle pas été d'une figure céleste, d'une taille séduisante, je l'aurois préférée à toutes les femmes. J'aimois à être avec elle: mais il étoit impossible de lui dire ce qu'on appelle des choses aimables; on eût été humilié de ne pouvoir l'entretenir que d'elle, et l'on s'en occupoit toujours. M. de Nangis l'appeloit sa pupille, et la regardoit comme sa fille: Florvel vouloit qu'elle vît en lui un frère; madame de Florvel la traitoit en amie. Adèle se disputoit contre tous, ne se refusoit pas aux bons procédés; mais elle menaçoit de les quitter si on ne lui donnoit pas des gages. Elle n'avoit consenti à entrer auprès de madame de Florvel comme institutrice de sa fille, que pour gagner de l'argent, et elle vouloit toujours que l'on fixât ce qu'elle gagneroit.

Elle avoit donc l'ame bien servile et bien intéressée, cette Adèle si extraordinaire? Ah! sans doute: écoutez son histoire, et jugez-la.

À l'âge de quatre à cinq ans, elle fut trouvée, à onze heures du soir, par un cocher de fiacre, près la place des Victoires. Elle pleuroit. Sa position, sa figure, sa mise qui annoncent l'opulence, intéressèrent maître Pierre; c'est le nom du cocher: il la mit dans sa voiture, et la conduisit à sa femme. Adèle y reçut l'hospitalité, mais ne put donner aucun renseignement sur ses parens: elle parloit difficilement. Pierre n'avoit point d'enfant. Après avoir espéré inutilement de retrouver la famille de la petite, il la garda: elle resta avec ces bonnes gens jusqu'à l'âge de sept ans. À cette époque, Pierre mourut; et sa femme, qui n'avoit pour vivre que le produit des fatigues de son mari, fut obligée de se remarier à un des confrères du défunt, avare, veuf, et père de plusieurs enfans. Il exigea de madame Pierre qu'elle mît la petite à l'hôpital: c'étoit un terrible sacrifice pour cette excellente femme; mais la peur de la misère fit taire la sensibilité.

Arrivée devant la porte de cette maison publique, elle s'assit dans un des fossés du boulevard, et là, pleurant et consolant la pauvre Adèle, elle lui promettoit de venir la voir quelquefois. Un homme qui passoit, témoin de la douleur de ces deux êtres malheureux, et séduit sans doute par la figure intéressante de la petite, s'informa du sujet de leurs pleurs.

L'ayant appris, il pria madame Pierre de le suivre. Elle arriva chez lui avec Adèle, et s'en retourna consolée de laisser son enfant d'adoption entre les mains d'un protecteur.

Cet homme étoit M. Durmer, connu par des ouvrages dans lesquels la profondeur s'unit à la clarté, et l'esprit à l'utilité. Depuis long-temps il avoit le projet d'essayer ses idées particulières sur l'éducation; mais il étoit célibataire. Il n'avoit qu'une sœur, mariée assez malheureusement, et mère de plusieurs enfans. Quelquefois il pensoit à en adopter un; mais il étoit toujours arrêté par l'idée que, ne pouvant séparer entièrement un de ses neveux de la société de sa famille paternelle, il en résulteroit de l'opposition entre ses vues et les conseils que l'enfant recevrait. L'entier abandon d'Adèle lui convint sous tous les rapports; elle alloit dépendre de lui, de lui uniquement. Si l'expérience démentoit ses longues méditations, il n'en seroit comptable à personne, et son cœur, guidé d'abord par un mouvement de charité, l'absoudroit des torts de son esprit. Il l'éleva, et la réussite surpassa son attente.

M. Durmer ne couroit point après la réputation; aussi n'étoit-il d'aucun parti, car les hommes de lettres en formoient plusieurs: mais il avoit des amis, et M. de Nangis étoit du nombre. Se sentant près de sa fin, il fut effrayé de la position dans laquelle Adèle alloit se trouver. Sa fortune en biens fonds consistoit en une petite maison qui rapportoit 1200 livres; il la laissa par testament à son élève, et obtint de M. de Nangis qu'il lui serviroit de tuteur. Il mourut. M. de Nangis retira Adèle chez lui, et crut ne pouvoir mieux la placer qu'auprès de madame de Florvel sa fille.

Tant que M. Durmer avoit vécu, il avoit aidé sa sœur d'une partie du produit de ses ouvrages. À sa mort, cette femme, devenue veuve, alloit maudire la mémoire d'un frère qui avoit préféré une étrangère à sa famille, quand Adèle se présenta chez elle, et l'assura qu'elle étoit loin de vouloir priver ses enfans de la succession de leur oncle; mais elle étoit mineure, et M. de Nangis, en approuvant sa délicatesse, ne pouvoit se prêter à ses desirs. Adèle, incapable de varier dans ses résolutions, promit à la sœur de M. Durmer de lui remettre chaque année 1200 livres, jusqu'au jour où, libre de disposer d'un bien qu'elle ne regarderoit jamais comme sa propriété, elle lui en feroit cession entière. C'étoit pour être plus en état d'acquitter sa promesse qu'elle exigeoit que madame de Florvel fixât les honoraires de l'institutrice de sa fille: il fallut la satisfaire. Elle prétendoit en outre qu'un salaire mérité enchaîne moins que des bienfaits; et sans vouloir se soustraire à la reconnoissance, elle tenoit à sa liberté. Adèle eut donc des appointemens; et cet arrangement lui paroissoit si raisonnable, qu'elle ne comprenoit pas pourquoi ses amis sembloient en être humiliés pour elle. Plus elle s'efforçoit de rappeler l'abandon dans lequel les circonstances l'avoient placée, moins il étoit possible de s'en souvenir: on eût dit qu'elle étoit née pour commander à tous ceux qui l'entouroient, et elle commandoit en effet par des droits auxquels personne ne résiste, la douceur, la raison et la beauté.

Lorsque nous revînmes de la campagne, nous étions fort joyeux; et comme nous ne cherchions pas à cacher le sentiment qui nous attiroit l'un vers l'autre, la famille de Florvel sourioit à l'espoir d'un mariage qui devoit fixer le sort de leur protégée. Adèle n'avoit aucune fortune; mais la mienne suffisoit pour deux. Le mystère de ma naissance m'auroit empêché de m'allier à une fille riche et bien élevée; aucune ne pouvoit l'être mieux qu'Adèle, et n'auroit uni tant de mérite à tant de modestie. Ainsi la raison se trouvoit cette fois d'accord avec l'amour. Je lui avois confié ce que j'étois: elle sentit que la mémoire de madame de Sponasi exigeoit que ce secret restât caché, même pour M. de Nangis; elle l'observa la première, c'étoit m'assurer de sa discrétion: mais elle voulut que je ne fisse rien sans le consentement de Philippe.

«Vous lui devez de la reconnoissance, me dit-elle, et à ce titre seul vous ne pouvez disposer de vous sans son aveu; moins il vous rappelle les droits qu'il a reçus de la nature, plus votre délicatesse est engagée à ne pas l'en priver. Songez, Frédéric, qu'en devenant votre épouse, je vais vivre avec votre père, et que nous ne pouvons être heureux tous les trois si la plus parfaite intelligence ne préside à notre union. Comme votre position m'empêche de lui rendre dès à présent le respect que je ne lui refuserai jamais, je compte assez sur vous pour être persuadée que vous ne me tromperez pas sur son consentement.—Et s'il le refusoit, ce que je ne présume pas, croiriez-vous que je lui dusse le sacrifice de mon bonheur?—Libre presque en naissant, je ne peux apprécier bien juste les bornes de l'autorité paternelle. Ne me cachez rien des objections de votre ami; nous les examinerons le plus impartialement qu'il nous sera possible: s'il a tort, nous verrons jusqu'à quel point vous devez vous soumettre; s'il a raison, notre obéissance sera toute à notre avantage.—Adèle, l'amour peut-il être juge dans sa propre cause? Pour moi, je suis bien décidé à ne jamais renoncer au bonheur que j'attends avec vous.—Et moi, croyez-vous que j'y renonçasse sans peine? Cependant, si le sacrifice tournoit à votre avantage, je ne balancerois pas un instant.—Quand on aime si raisonnablement, on n'aime guère.—Mon ami, si l'amour n'existoit qu'aux dépens de la raison, les fous seuls pourroient compter sur lui. Je vous l'ai dit cent fois, je trouve du plaisir à le répéter; la préférence que je vous donne est tellement fondée sur la certitude d'être avec vous la plus heureuse des femmes, qu'il n'y aura jamais que votre intérêt qui puisse me séparer de vous. Si les événemens vouloient qu'un jour je fusse dans la nécessité de vous le prouver, vous apprendriez alors qu'aimer raisonnablement est pour Adèle aimer jusqu'au tombeau». Elle le disoit avec tant de calme, qu'il falloit connoître son caractère autant que je le connoissois pour être persuadé qu'elle donnoit à sa pensée toute l'étendue de ses expressions, et qu'aimer jusqu'au tombeau signifioit pour elle... jusqu'au tombeau.

Aussitôt que je fus arrivé à Paris, je fis part à Philippe de mon amour et de mes projets, d'un ton que je cherchois à rendre respectueux, mais qui annonçoit une résolution déterminée. Philippe me fit beaucoup d'objections qui se réduisoient toutes à celle-ci: «J'avois de l'ambition pour vous; faut-il que j'y renonce»? Je déployai mon éloquence pour lui prouver que ma naissance suffisoit seule pour renverser toutes les espérances que j'aurois de m'élever; qu'isolé dans le monde, je ne pourrois m'allier à aucune famille qui eût quelque crédit; que même lorsque par hasard je ferois un mariage avantageux, je l'acheterois trop cher, soit par des humiliations, soit par la nécessité de me séparer de lui, séparation à laquelle rien ne pourroit me résoudre. Je lui fis valoir le caractère d'Adèle encore plus que son esprit et sa beauté; il n'y avoit pas de réplique raisonnable: Philippe soupira de voir s'évanouir les rêves qu'il avoit nourris avec complaisance, et se retrancha sur ce qu'il n'avoit pas le droit de s'opposer à mes volontés.

«Si vous n'avez pas ce droit, mon ami, je vous le donne. Vous n'avez jusqu'à présent vécu que pour mon bonheur; voulez-vous me faire payer vos bontés du sacrifice de ma vie? Dites-le sans contrainte; mais je vous préviens que mon existence et Adèle sont inséparables.»

Philippe ne fit plus qu'une objection: l'amour pouvoit m'aveugler. Par intérêt pour moi, il me demandoit de différer mon mariage d'un mois seulement. Si alors je persistois dans ma résolution, il me promettoit de me faire oublier la peine avec laquelle il accordoit son consentement. J'aurois eu mauvaise grâce de refuser; quoiqu'il m'en coûtât, je consentis à le satisfaire. Cruel retard! Philippe avoit-il prévu tes conséquences? Oh! non sans doute, car il fut ensuite aussi désespéré que moi. Mais n'anticipons point sur les événemens.

Quand j'appris à Adèle la condescendance que j'avois eue pour mon... ami, loin d'en être choquée, elle m'en remercia. La certitude de notre union suffisoit pour la rendre heureuse; Philippe auroit exigé six mois, qu'elle ne l'auroit pas trouvé injuste. Elle aimoit cependant; mais quand je la voyois recevoir avec tranquillité une nouvelle qui me paroissoit accablante, je doutois de son amour: j'aurois desiré qu'elle fût plus passionnée. Insensé! j'oubliois que j'en voulois faire mon épouse, et non pas ma maîtresse.


CHAPITRE XXX.

Encore Adèle.

Adèle étant dès à présent liée à tous les événemens qui m'attendent, je voudrais, mes chers lecteurs, vous mettre en état de la bien connoître; et je n'y réussirai jamais mieux qu'en vous donnant un extrait de l'écrit que M. Durmer lui remit à ses derniers momens.

lettre de m. durmer

«Près de mourir, je veux, ma chère enfant, m'excuser devant vous de l'éducation que je vous ai donnée. Votre position fut mon motif; votre bonheur seroit ma récompense.

«Sans parens dont le nom et l'héritage vous soient dévolus, sans mère qui puisse veiller sur vous et guider votre choix, sans protecteur légal, sans avenir présumé, ce n'est que dans votre caractère que tous pouvez trouver les appuis qui vous manquent. J'ai donc essayé de former votre caractère pour qu'il vous mît au-dessus de la fortune et des attaques de la société.

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«Il m'a toujours paru singulier d'entendre disputer sur les vertus qui conviennent plus particulièrement aux femmes qu'aux hommes, dans un siècle où les habits sont tout au plus ce qui les distingue. J'ai regardé ce qui se passe dans le monde, et je vous ai élevée pour le moment où vous deviez vivre.

«Si l'on demandoit quelles sont les vertus particulières à votre sexe, la réponse auroit tellement l'air d'une satyre, que personne ne voudroit se charger de la faire. Est-ce l'amour pour la retraite? Je crois qu'avec des talens et le goût de l'étude vous supporterez plus aisément la solitude que les femmes qui, sans aucune ressource dans l'esprit, ne se trouvent jamais en plus insupportable société que lorsqu'elles sont seules, et qui, pour se soustraire à elles-mêmes, courent sans cesse après le plaisir, sans se fatiguer de ne rencontrer par-tout que l'ennui.

«Est-ce la modestie? La modestie n'appartient qu'à ceux qui ont des sacrifices à lui faire. L'amour-propre des sots n'est que sottise; rien ne peut les en guérir: l'amour-propre des esprits éclairés est orgueil; ils peuvent s'en corriger, ou du moins sentir la nécessité de le dissimuler. De quel droit un sot devineroit-il qu'il peut être modeste?

«La modestie dans les mœurs tient à deux extrêmes, la froideur des sens, ou une extrême sensibilité: dans le premier cas, on la doit à la nature; dans le second, au désir de ménager sa réputation, et plus encore à la crainte de diminuer ses plaisirs. Une femme immodeste n'est qu'un libertin de la plus méprisable espèce. J'ose répondre, Adèle, que vous aurez toujours beaucoup de modestie.

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«On a dit avec raison que la vie d'une femme se réduisoit à l'histoire de ses amours. Eh bien! plus son caractère aura d'énergie, moins ses passions seront dangereuses, alors même qu'elles seroient fortes. Les hommes sont tellement accoutumés à ne point déguiser ce qu'ils cherchent sous le nom d'amour, que la beauté de la maîtresse qu'ils avouent est pour eux une excuse valable contre l'aridité de son esprit et la sécheresse de son cœur: mais les femmes qui ont l'heureuse habitude de dissimuler le penchant qui les entraîne, les femmes qui veulent toujours paroître séduites par des qualités qui justifient leurs foiblesses, seront moins dupes de leur imagination à mesure que leur tête sera mieux meublée; l'homme dont elles craindroient de rougir sera rarement celui de leur choix; et j'aimerois mieux donner l'amour-propre pour sentinelle à la vertu, que de lui laisser pour garde... quoi? je l'ignore: dans l'éducation actuelle, je n'ai jamais vu sur quelle base reposoit la sagesse des femmes.

«Il en est de la plupart des sottises pour les hommes, comme des médailles pour les antiquaires: leur ancienneté est ce qu'on peut dire de mieux en leur faveur. On m'a bien des fois objecté qu'en vous dégageant d'une foule de petites foiblesses, je pourrois vous placer au-dessus des bienséances, et vous accoutumer à vous glorifier de vos erreurs; mais j'ai remarqué que l'être le plus ignorant a toujours assez d'adresse pour justifier ses passions, tant que les passions durent: ainsi l'éducation que vous avez reçue ne tous donnera à cet égard aucun avantage. Mais une femme sans instruction, sans talens, sans caractère, est tourmentée de la nécessité de former une liaison, alors même qu'elle n'en a plus le désir: elle se compose une passion pour échapper à ce veuvage du cœur et de l'imagination auquel le temps la conduit malgré elle. Avec plus de ressources dans l'esprit, elle regarderait la fin de l'amour comme la fin d'un orage, et ne se feroit pas illusion sur la possibilité d'aimer encore. L'esprit le plus cultivé doit être quelque temps dupe des sens; mais quand on n'a que des sens, et que leur empire finit, que reste-t-il? Ne seroit-ce pas là qu'il faudroit chercher la raison qui fait envisager à votre sexe la vieillesse avec tant d'effroi?

«Parmi les femmes qui jouissent d'une grande célébrité, beaucoup ont vieilli en augmentant le nombre de leurs amis et sans cesser d'être aimables. Adèle, réfléchissez sur cette vérité, et vous serez convaincue que je vous ai élevée pour toutes les époques de votre vie.

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«N'oubliez jamais ce que je vous ai dit sur la décence, que l'on confond à tort avec l'ingénuité. L'ingénuité est la franchise de l'ignorance; elle peut quelquefois être indécente: la décence, au contraire, n'est que l'observation exacte des bienséances. Une femme allaite un enfant, et, moins occupée de ceux qui l'entourent que des tendres soins de la maternité, laisse appercevoir son sein sans que la décence puisse en murmurer. Qu'un homme se permette un compliment déplacé ou seulement un regard curieux, c'est lui qui manque à la décence en alarmant la pudeur, en effarouchant la nature dans ses plus augustes fonctions. Une fille qui entre dans le monde, parle peu; et c'est avec raison que l'on conclut en faveur de sa décence, car elle craint de blesser les usages: elle se tait, mais observe comment elle doit se conduire. Un vieillard, se faisant un privilége de son âge, l'aborde, et se permet une jovialité qui la fait rougir: le vieillard devient alors non-décent. L'ingénuité plaît dans l'adolescence, et devient souvent bêtise dans un âge plus avancé: la décence, au contraire, appartient à tous les temps, à tous les lieux, aux deux sexes; elle peut changer suivant les sociétés, mais jamais pour le fond, qui n'est que la pratique réfléchie des bienséances. Ainsi je crois qu'en multipliant vos idées, je vous ai donné plus de possibilité d'être toujours et par-tout un modèle de véritable décence.

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«Vous voyez, ma chère enfant, que je cherche à justifier ce que j'ai fait pour vous: je le répète, si vous êtes heureuse, j'aurai réussi; car votre bonheur fut le but de tous mes soins. Je voudrois pouvoir vous donner des conseils; mais ils ne sont utiles que lorsqu'on peut en faire l'application, et votre avenir m'est inconnu. Respectez ma mémoire dans vous qui êtes mon ouvrage; défiez-vous de votre cœur, et n'osez pas tout ce qu'osera votre esprit: voilà ma dernière recommandation. À vingt ans, on décide hardiment: à trente, on hésite avant de décider: à quarante, on est si persuadé de l'instabilité de ses propres idées, que l'on perd toute confiance dans les lumières des autres et dans les siennes; on aime mieux user tranquillement la vie que de l'approfondir. Les passions de l'esprit s'affoiblissent comme celles du cœur; et de cet état naît un calme que l'on doit peut-être plus à la fatigue qu'à ses réflexions: mais ce calme est celui du bonheur, ou plutôt il est lui-même le bonheur. C'est là, ma chère enfant, que je vous attends pour me juger. Ayez le courage de n'avoir jusqu'à cette époque des talens que pour vous et vos amis, et vous ne desirerez plus alors d'en avoir pour le monde. C'est bien peu de chose que la gloire!»


CHAPITRE XXXI.

Un événement.

Adèle, chez M. Durmer, n'avoit d'autre société que celle de quelques savans, au milieu desquels elle avoit pris l'habitude de raisonner juste, et la facilité de placer dans les conversations les plus sérieuses quelques répliques auxquelles elle n'attachoit pas de prétention. Chacun se plaisoit à l'instruire: aussi n'étoit-elle pas étonnée de s'entendre contredire; et sa modestie, qui paroissoit étrange avec tant de talens, venoit sans doute d'avoir vécu parmi des gens qu'elle savoit plus instruits qu'elle. Elle ne pouvoit ignorer les charmes dont la nature avoit été prodigue en sa faveur; mais comme dans la société de M. Durmer on n'attachoit pas un prix extraordinaire à la beauté, elle s'étoit accoutumée à l'envisager de même. La sphère étroite dans laquelle elle vivoit, servoit à la fois à former son caractère et à la sauver des dangers du monde.

Sa position devint bien différente dans la maison de Florvel. Elle ne pouvoit paroître aux promenades, aux fêtes, aux spectacles, sans exciter l'admiration. La simplicité de ses mœurs tournoit au profit de sa beauté; elle avoit le talent, si rare, de parer sa figure sans la déguiser. Peu faite à une modestie de convenance, elle ne rougissoit pas lorsqu'on lui adressoit la parole: elle répondoit; et le plaisir de l'entendre augmentoit celui qu'on prenoit à la voir. Florvel recevoit beaucoup de monde; madame de Florvel menoit toujours Adèle avec elle: bientôt elle fut le sujet de toutes les conversations. L'histoire de son enfance, qui si long-temps avoit été ensevelie dans l'appartement de M. Durmer, devint la nouvelle des cercles les plus brillans: on n'eût pas été à la mode si l'on n'eût vu Adèle. Pour quiconque connoît Paris, cet enthousiasme ne paroîtra pas étonnant.

Ce qui l'est davantage, c'est qu'Adèle ne fut pas éblouie de ses succès: elle ne jouissoit des éloges qu'elle recevoit, que par l'idée d'être digne de faire mon bonheur; et jamais femme n'employa des procédés aussi délicats pour écarter jusqu'à l'ombre de la jalousie d'un cœur qui n'étoit que trop capable d'en éprouver les tourmens. Plus sensible avec moi que lorsque nous étions à la campagne, elle sembloit vouloir me dédommager du temps qu'elle accordoit à la société; elle comptoit avec impatience les jours qui devoient s'écouler encore pour accomplir le mois promis à Philippe; il n'en restoit plus que huit: alors nous devions déclarer à M. de Nangis, à Florvel et à son épouse, que nous étions dans l'intention de nous marier; intention qu'ils devinoient sans que nous en parlassions.

Tandis qu'il étoit à la mode de s'occuper de l'histoire d'Adèle, plusieurs personnes s'étoient fait un plaisir de la broder et de tirer des conjectures. J'ignore qui le premier s'avisa de rappeler qu'une fille de M. de Miralbe avoit été perdue dans un temps qui s'accordoit avec celui où Pierre trouva Adèle: on alla plus loin; les femmes d'un certain âge prétendirent qu'elle ressembloit étonnamment à madame de Miralbe lorsqu'elle étoit entrée dans le monde. Des conjectures on passa à l'affirmation; et ce bruit prit bientôt une telle consistance, qu'on ne parloit plus que de cela chez Florvel. M. de Miralbe, alors en procès réglé avec son fils, qui demandoit compte du bien de sa mère, saisit avec empressement la possibilité de lui opposer une sœur en minorité, ayant des droits égaux eux siens. Il rendit une visite à M. de Nangis.

Que l'on juge de l'inquiétude que j'éprouvois. Outre que je connoissois le caractère de M. de Miralbe, et que sa naissance ne me laissoit aucun espoir de devenir son gendre, je n'ignorois pas qu'à la mort de madame de Sponasi, il avoit excité tous les parens à m'accabler d'humiliations; pour lui, il m'avoit traité avec une bonté si méprisante, que j'avois rompu avec lui. Pour comble de craintes, je me rappelois et madame de Valmont, et ses principes, et la haine éternelle qu'elle m'avoit jurée. De tous les pères que le hasard pouvoit offrir à l'intéressante élève de M. Durmer, certes M. de Miralbe eût été le dernier que j'eusse desiré.

C'est dans ces momens d'alarmes que je connus le cœur de mon Adèle; elle trembloit de retrouver une famille qui ne la dédommageroit jamais du bonheur que notre mariage lui faisoit espérer. Je lui parlois sans contrainte du caractère de M. de Miralbe; elle souhaitoit ardemment qu'il n'acquît aucun droit sur elle: je lui confiai les motifs de la haine de madame de Valmont; elle me remercia d'avoir rompu avec elle.

«Je sens, mon ami, me dit-elle, que j'aurois bien de la peine à vivre au milieu de tous ces êtres là. J'ai été élevée d'une manière qui me fait envisager avec indifférence ce que la plupart des hommes regardent avec admiration. Le hasard a voulu que je ne dusse rien à mon père: quel qu'il soit, je le jugerai comme un étranger s'il se conduit mal avec moi. Dégagée de reconnoissance, incapable de crainte, je puis beaucoup souffrir; mais jamais, jamais je n'oublierai celui qui, dans ma misère, dans un abandon absolu, m'a choisie pour son épouse. Frédéric, recevez ma main; c'est devant Dieu, et du plus profond de mon cœur, que je jure de n'être qu'à vous.»

Après nous être bien tourmentés, nous voulions rire de nos inquiétudes: mais nous revenions promptement à parler du temps où nous serions séparés, des moyens que nous emploierions pour nous voir; et nous répétions le serment de nous aimer en dépit de tous les obstacles.

Nos craintes n'étoient pas vaines. M. de Miralbe, accompagné de M. de Nangis, vint chercher Adèle pour aller chez la veuve de maître Pierre. Il résulta des informations, de la représentation des vêtemens que portoit la petite lorsqu'elle fut trouvée, que cette infortunée étoit la fille de M. de Miralbe; ou plutôt, s'il m'est permis de donner ici mes soupçons pour quelque chose de probable, cet homme astucieux ne reconnut Adèle que parce qu'il vouloit l'opposer à son fils. À une époque postérieure, il prétendit qu'elle lui étoit étrangère... Mais laissons au temps à dévoiler ce mystère, si jamais il peut l'être.

Je fis part de ce que je pensois à cet égard à M. de Nangis, et je m'apperçus combien est grand l'avantage d'une bonne réputation, qu'elle soit ou non méritée. M. de Nangis ne répondit à mes soupçons qu'en faisant l'éloge de M. de Miralbe; il auroit rompu avec moi pour oser accuser un homme si sensible et si estimable, sans l'indulgence qu'il croyoit devoir à un amant au désespoir. M. et madame de Florvel, tout en me plaignant de bonne grace, ne pouvoient s'empêcher de se réjouir de voir Adèle retrouver un rang, une fortune digne d'elle: ils espéroient d'ailleurs que sa nouvelle position ne seroit pas un obstacle à notre union; ils ne savoient pas que M. de Téligny étoit le fils de Philippe. Dans ma douleur, c'étoit mon père seul que j'accusois, ou, pour mieux dire, je le plaignois: l'idée que le retard qu'il avoit demandé me privoit de tous les avantages d'un mariage brillant, s'il eût été accompli avant la fatale reconnaissance, le rendoit aussi malheureux que moi.

«Ne perdez pas courage, me disoit-il quand je m'abandonnois à la douleur; j'ai fait le mal, peut-être parviendrai-je à le réparer. Si votre naissance étoit le seul obstacle au consentement de M. de Miralbe, il ne seroit, je crois, pas impossible de le surmonter. L'argent fait bien des choses, la reconnoissance peut encore davantage. Laissez-moi mon secret, je vous le confierai s'il vous devient utile; jusque là, ne vous affligez pas de mon silence. Si mademoiselle de Miralbe n'oublie pas les engagemens pris par Adèle, si elle a la force de résister aux menaces ou aux séductions, vous pourrez encore être heureux.»

Philippe avoit-il réellement l'espoir qu'il vouloit faire passer dans mon cœur? Il est des positions où l'on tremble de diminuer ses espérances en en approfondissant le motif, et je n'osois presser Philippe de s'expliquer davantage.

M. de Miralbe étoit trop politique pour rompre brusquement avec M. de Nangis et sa famille: mais comme il n'ignoroit pas que c'étoit dans leur société où je rencontrois le plus souvent Adèle, et qu'il vouloit nous ôter tout espoir, il auroit desiré que sa fille prît sur son compte le tort de l'ingratitude: il l'exigeoit d'elle dans le particulier, tandis qu'il applaudissoit en public à la vive reconnoissance qu'elle témoignoit à madame de Florvel; reconnoissance dans laquelle l'amour entroit pour quelque chose. Adèle, à qui j'avois dévoilé le véritable caractère de son père, profitoit adroitement de la différence qui existoit entre ses opinions et les sacrifices qu'il devoit à sa réputation, pour lui désobéir sans qu'il pût se fâcher. En lui parlant toujours des vertus qu'il n'avoit pas, mais qu'elle étoit bien éloignée de lui refuser, elle le tenoit dans un état d'inquiétude et de contrainte dont nous profitions pour nous rencontrer chez nos amis communs. Il est vrai que madame de Valmont l'accompagnoit toujours, et que M. de Miralbe, qui avoit deviné la haine qu'elle avoit pour moi, peut-être aussi une partie des motifs de cette haine, se reposoit sur la jalousie et la vengeance, du soin d'éloigner les occasions où sa fille et moi nous aurions pu nous entretenir particulièrement. Pour donner une juste idée de notre position, je ne puis mieux faire que de copier quelques unes de nos lettres; elles étoient alors notre plus grande consolation. Si le nom de celui qui inventa l'art d'écrire étoit connu des amans, il auroit des autels par-tout où la terre est habitée.


CHAPITRE XXXII.

Correspondance.

adèle à frédéric.

Mon ami, depuis que je suis dans la maison de celui qui se dit mon père, j'ai eu le temps de faire mes observations; elles ne sont pas consolantes.

M. de Miralbe m'accable d'amitiés et ne m'aime pas; il me craint: j'éprouve le même sentiment pour lui; aussi sommes-nous sans cesse et réciproquement sur nos gardes.

Il parle souvent du bonheur qu'il a eu de retrouver sa fille, sur-tout quand il y a des témoins: on me dit alors que le bonheur est encore plus grand pour moi. Je ne réponds rien; mais je pense en soupirant que j'étois heureuse, et que je ne le suis plus.

Il m'a raconté les torts de ma mère envers lui; j'ai gardé le silence: il a voulu me faire partager son animosité contre mon frère; je l'ai assuré que je me taisois sur les morts par l'inutilité de les défendre, mais que je ne condamnerois point ceux qui vivoient sans les entendre.

«Vous pensez donc, m'a-t-il dit, que je n'ai pas des motifs légitimes d'en vouloir à mon fils? Vous a-t-on parlé de sa conduite?—Oui, monsieur.—Et vous n'en êtes pas indignée?—Monsieur, en apprenant que vous pouvez le haïr, vous, qui êtes son père, j'ai commencé à concevoir qu'il pouvoit éprouver le même sentiment. Les obstacles que la nature avoit mis entre la haine et vous sont égaux des deux côtés; le premier qui les a surmontés a dégagé l'autre.—Vous comptez donc pour rien la soumission filiale?—Pardonnez-moi, je l'estime autant que l'indulgence paternelle.—Ainsi vous approuvez votre frère.—Je ne suis pas son juge, monsieur; mais je trouverai toujours du plaisir à le défendre.—Tous les honnêtes gens sont contre lui.—Cela prouve qu'il n'est pas adroit.»

J'ai fait cette réponse avec tant de vivacité, que je ne me suis apperçue combien elle portoit coup qu'en voyant M. de Miralbe se mordre les lèvres. Il s'est plaint de la manière libre dont j'ai été élevée, et m'a assurée qu'on m'avoit rendu un bien mauvais service en me dégageant de tous préjugés.

«Les préjugés, m'a-t-il dit, sont le frein le plus sûr des passions.—Eh bien! monsieur, je dois m'applaudir de l'éducation que j'ai reçue; car si je n'ai point de préjugés, je n'ai point de passions.—Et votre amour pour M. de Téligny (il a appuyé sur le de de la manière la plus significative), comment le nommez-vous?—Un sentiment de préférence que sa générosité envers moi a rendu sacré.—Ainsi vous convenez que vous l'aimez.—Si je le dissimulois, on ne me croiroit pas, et je perdrois l'avantage que donne la franchise.—Ce sentiment de préférence nuit aux projets que je peux avoir sur vous.—Il existoit avant que vous pussiez le blâmer, voilà mon excuse.—Si je vous ordonne d'y renoncer, que ferez-vous?—Je croirai que vous me parlez comme si je sortois du couvent.—Je ne vous comprends pas.—Eh bien! monsieur, je m'explique. Croyez-vous que les droits d'un père puissent s'étendre sur les affections de ses enfans?—Sur leur conduite, a-t-il répliqué, vous ne le contesterez pas.—Non, monsieur: je puis vous soumettre mes actions: mais ma pensée est souvent indépendante de moi; comment l'engagerois-je à d'autres?»

«Je vois, a-t-il ajouté avec beaucoup de douceur, que l'on n'obtiendra rien de vous que par la raison, et je suis charmé que la vôtre ne s'élève pas jusqu'à récuser la puissance paternelle. Ainsi vous convenez que vos actions sont soumises à ma volonté.—Oui, monsieur; l'abus seul de votre pouvoir seroit capable de lui donner des bornes. J'espère que votre bonté évitera que j'en fasse jamais la réflexion; ce seroit le plus grand des malheurs, et pour vous, et pour moi.»

Ma réponse étoit dure; je le sentis, mon cher Frédéric: mais je voyois qu'il cherchoit à m'enchaîner en sondant mon caractère, et il m'importoit beaucoup de ne pas fléchir. Il garda le silence pendant quelques minutes, et reprit en ces termes:

«Vous appercevez-vous, Adèle, que vous me manquez de respect?—Si je l'avois cru, monsieur, j'aurois gardé le silence, et ce sera dorénavant le parti que je prendrai quand je croirai mes réponses opposées à votre façon de penser. Vous devez m'excuser jusqu'au moment où je connoîtrai assez votre caractère pour savoir quand ma franchise sera un crime; jusqu'à présent on m'en avoit fait un devoir.—Eh quoi! s'écria-t-il, vous vous permettez d'étudier mon caractère!—Est-ce encore un mal d'en convenir, monsieur? Destinée à vivre auprès de vous, n'est-il pas naturel que je cherche à deviner vos volontés?—Pour vous y soustraire avec plus de facilité, sans doute». Je ne répondis pas.

«Je veux, me dit-il, mettre à l'épreuve votre franchise et votre soumission. Répondez-moi: M. de Téligny (toujours le de prononcé avec ironie) vous a-t-il confié le secret de sa naissance?—Non, monsieur.»

Je faisois sans doute un mensonge, mon cher Frédéric; mais si j'avois hésité un seul instant à nier, j'aurois manqué à la confiance que vous m'avez témoignée. Certes, j'aurois pu me dispenser ensuite de révéler votre secret; mais avouer que vous en aviez un, c'étoit le trahir. N'ayant pas d'autre moyen d'éluder une question aussi insidieuse, je ne balançai pas.

M. de Miralbe, d'un air moitié mystérieux, moitié méchant, me fit part de ses soupçons. Il semble ne pas douter que vous soyez le fils de madame de Sponasi; mais il ne forme que des conjectures sur votre père, et pas une n'approche de la vérité. Vous croyez bien qu'il n'a pas manqué de conclure votre état incertain (ce n'est pas ainsi qu'il s'exprime) s'opposoit à tout espoir d'union entre vous et moi. J'ai gardé le silence. Alors il m'a demandé si, du moins à cet égard, je n'étois pas de son avis.

«Si je vous réponds avec franchise, monsieur, vous m'accuserez encore de vous manquer de respect.» Il vouloit connoître au juste ma façon de penser; et m'ayant promis de m'écouter comme si le sujet nous étoit étranger, nous poursuivîmes notre entretien de la manière suivante:

«Dites-moi, Adèle, n'êtes-vous pas persuadée qu'une demoiselle doit beaucoup de sacrifices à l'honneur de sa famille?—Oui, monsieur.—En épousant un homme sans nom, ne manque-t-elle pas aux égards que sa naissance lui prescrit?—Je crois plus, monsieur; elle manque à ses devoirs, puisqu'elle trahit à la fois l'espoir de ses parens, et l'éducation qu'elle a reçue. Il est rare qu'une fille se dégage des principes qu'on lui a donnés dans sa jeunesse, sans qu'on puisse l'accuser avec raison d'ingratitude, d'inconséquence ou de perversité. Ces principes, quels qu'ils soient, sont bons lorsqu'ils sont conformes à l'état pour lequel elle étoit destinée.—Je devine votre conclusion; vous allez m'observer qu'ayant été élevée pour vivre dans la médiocrité, vous seriez aussi blâmable de sacrifier votre amour à l'ambition, qu'une autre de sacrifier son rang à l'amour.—Oui, monsieur; cela est si vrai, qu'il me sera toujours impossible d'attacher le moindre prix à un nom, quelque brillant qu'il soit. Accoutumée dès mon enfance à trouver le bonheur dans la simplicité, et tous mes plaisirs dans la solitude, ma naissance, découverte trop tard, devient un fardeau que l'amitié seule d'un père pourroit alléger.—Doutez-vous de la mienne, ma chère enfant?—Non, monsieur; mon cœur est capable d'attachement, et il sera à vous aussitôt que vous le voudrez.—Il me semble que vous mettez des conditions au sentiment que vous me devez.—S'il vous est dû, monsieur, comment pouvez-vous croire que j'y mette des conditions? Il vous suffira de l'exiger». Notre conversation cessa encore pendant quelques instans.

M. de Miralbe reprit la parole pour me demander si je voulois lui promettre de renoncer à M. de Téligny.«—Oui, monsieur, je vous promets de n'être jamais à lui, tant que vous aurez droit de vous y opposer.—Quoique votre promesse soit conditionnelle, je veux bien m'en contenter, et je vous prie d'éviter dorénavant la société de M. de Nangis et de madame de Florvel.—Je vous obéirai, monsieur, et dès aujourd'hui je leur écrirai que mon père me fait une loi de ne point voir ceux auxquels la reconnoissance la mieux méritée et l'amitié la plus sincère m'attacheront toute la vie (il se tut; j'ajoutai avec beaucoup d'expression), ceux sans les bontés desquels je n'aurois jamais été à portée de savoir que j'étois fille de M. de Miralbe.—Ne pouvez-vous, me dit-il avec humeur, vous dispenser de me nommer?—Ah! monsieur, que penseroit-on de moi dans le monde si l'on croyoit que je fusse ingrate de mon propre mouvement?—On pensera, mademoiselle, ce qui devroit être, que vous fuyez les occasions de vous trouver avec un homme qui me déplaît.—Eh bien! monsieur, défendez-moi de voir madame de Florvel, et j'obéirai: je puis céder à vos lois; mais il m'est impossible de m'en faire lorsqu'elles sont aussi contraires à mes sentimens qu'à mes intérêts; le monde ne doit point savoir si j'ai aimé, si j'aime et si je fuis M. de Téligny.»

Il me quitta en m'assurant que la manière dont j'avois été élevée me causeroit bien des chagrins; ce qui signifie, je crois, que ce sera son excuse pour ceux qu'il me prépare.

Je le répète, mon cher Frédéric, M. de Miralbe et moi nous ne nous aimons pas. Sa conduite avec ma mère, morte renfermée par son ordre; les procédés affreux qu'il emploie pour ne rendre aucun compte à mon frère, et pour l'exciter adroitement à des démarches violentes qui peuvent le perdre, dans un âge où l'amitié et l'indulgence d'un père eussent décidé avantageusement son sort; tout m'éloigne invinciblement de M. de Miralbe. Je voudrois pouvoir du moins le respecter, et, malgré moi, je le compare à ce bon M. Durmer. Ah! c'est celui-là qui étoit véritablement mon père. Ici, je ne me regarde que comme une victime sûre d'être sacrifiée, incertaine seulement du jour et de la manière dont son sort s'accomplira.

Madame de Valmont a essayé de prendre de l'ascendant sur mes volontés; j'étois prévenue: elle m'a parlé de vous avec chaleur; j'écoutois avec attention: mais lorsqu'elle m'a dit que je devois rougir d'un pareil attachement, qu'il étoit de mon honneur de le rompre, je l'ai assurée que je comptois assez sur mes principes et sur les vôtres pour être persuadée que nous ne finirions point par un enlèvement ou faute d'un enlèvement; et c'est elle qui a rougi. Je lui évite ainsi l'embarras du déguisement: elle peut me haïr sans contrainte; cela m'a paru moins dangereux qu'une haine dissimulée. Je la plaindrai quand elle cessera de mal parler de vous.

On m'a donné une femme-de-chambre qui avoit ordre de gagner ma confiance; elle m'a témoigné si vîte un attachement si grand, que j'ai souri de pitié. On croyoit sans doute qu'en amante abandonnée, j'allois me jeter dans les bras d'une confidente. Mon cher Frédéric, quand l'idée de notre séparation m'afflige trop vivement, je vous éloigne de ma pensée par quelques heures de lecture; je deviens plus calme, et j'espère.

J'attends de vous deux services importans: le premier, de vous lier avec mon frère, de me dire ce que vous en pensez, et d'être son ami si vous l'en croyez digne; le second, de me donner des renseignemens sur le caractère de M. de Valmont: je le vois trop peu pour pouvoir le juger.

De la résignation, mon cher Frédéric. Puisque notre bonheur dépend de notre union, ne l'éloignons pas par notre faute. Je tiens de M. Durmer que les malheurs que l'on s'est attirés par inconduite, ou que, par imprudence, on n'a pas su éviter, sont les seuls pour lesquels on manque de courage. Persuadez-vous bien que, tant que je conserverai votre amour, je n'éprouverai pas de chagrin au-dessus de mes forces.


CHAPITRE XXXIII.

frédéric à adèle.

Je crains, ma chère Adèle, que vous n'ayez deviné trop juste en disant que M. de Miralbe se compose d'avance une excuse pour les chagrins qu'il vous prépare. Lorsque vous étiez avec madame de Florvel, il n'y avoit qu'une voix sur votre compte; elle étoit en votre faveur. Depuis quelques jours, vous êtes de nouveau le sujet de toutes les conversations; mais plusieurs personnes commencent à mettre en problême s'il n'eût pas été plus avantageux pour votre père de vous retrouver absolument sans éducation, qu'élevée d'une manière peu conforme à la modestie de votre sexe.

Les femmes les plus immodestes, persuadées sans doute que l'ignorance peut tenir lieu de pudeur, se déclarent contre vous: les pères prétendent que l'instruction mène à l'indépendance; que la tranquillité et l'avantage des familles reposant sur la soumission des filles, il faut leur donner des talens agréables, et rien de plus. Un de ceux qui soutenoient cette thèse avec beaucoup de chaleur dans une société où je me trouvois, oublioit sans doute que sa fille unique s'étoit séparée, au bout de six mois, et après un éclat scandaleux, d'un époux capable de remplir les vœux de la femme la plus difficile. Ennuyé de ses réflexions sur vous, je me permis de lui demander s'il préféroit l'éducation qu'il avoit fait donner à sa fille, à celle que vous avez reçue. Il m'entendit fort bien, et continua la conversation comme s'il ne m'eût pas entendu: mais le coup étoit porté, et les auditeurs l'abandonnèrent. Les hommes en général prennent votre défense: mais c'est un malheur pour une femme d'avoir besoin d'être défendue; et vous n'y seriez pas exposée, si M. de Miralbe et madame de Valmont n'ébruitoient à dessein ce qui se passe dans l'intérieur de votre famille. Je crois que votre père veut à la fois vous arracher à moi et vous ôter la possibilité de former un établissement. Je n'entre jamais dans une maison où l'on s'occupe de vous, sans que les regards et les confidences à l'oreille ne m'avertissent que notre amour est un secret public. De cette certitude, il n'est pas difficile d'arriver à la source des bruits qui circulent de nouveau sur ma naissance. Ainsi la haine et l'orgueil, qui nous séparent dans nos projets de bonheur, nous réunissent dans les clameurs qui peuvent nous faire tort.

Ma chère Adèle, songez que l'on vous tendra des piéges, et que vous serez perdue du moment où M. de Miralbe pourra le faire sans se compromettre. Votre position me fait trembler. Je n'ose vous donner des conseils, je crains de me tromper: je ne puis que souffrir et vous rappeler que vous êtes mon épouse; que les moindres chagrins que vous éprouverez seront terribles pour moi. Quelques jours plus tard, et vous n'eussiez vécu que de bonheur.

Je n'avois pas attendu vos ordres pour chercher à me lier avec votre frère. Je ne peux vous en dire du bien, il seroit trop hardi d'en dire du mal: figurez-vous toutes les passions réunies, et vous aurez une juste idée de lui. Extrême dans toutes ses sensations, il abhorre votre père; il l'eût adoré si M. de Miralbe l'eût voulu. Il a plus d'esprit et de connoissance qu'aucun homme de son âge; le temps seul peut apprendre l'usage qu'il en fera. Il parle de ses qualités comme il parleroit de celles d'un étranger; il avoue ses vices et ses erreurs avec la même insouciance. D'une activité à laquelle lui seul est capable de résister, est-il en mauvaise société, c'est le premier des libertins; en bonne société, on l'admire; retiré chez lui, il travaille sans relâche: la force et la grandeur de ses conceptions passent ce qu'il est possible de dire; en un mot, il semble que le génie soit un patrimoine de votre famille; et l'on peut prédire que, d'une manière ou d'une autre, votre frère ira à la célébrité. Il méprise l'argent dans ses jours de sagesse; mais s'il se livre à ses plaisirs, il le prodigue avec une facilité désespérante: il emprunte sans savoir s'il pourra rendre; il prête sans s'informer, sans penser même si l'on s'acquittera jamais envers lui. Un de ses torts vis-à-vis de votre père (et votre frère en fait l'aveu en riant) est d'avoir, sous un nom supposé, tourné ses ouvrages en ridicule. Je savois bien que cette critique avoit fait la plus grande peine à M. de Miralbe; j'ignorois qu'elle fût de son fils: jugez s'il y a espoir de les réconcilier jamais. Si votre frère avoit des passions moins violentes, la bonté de sa cause lui feroit des partisans: votre père, non moins passionné, mais plus habile, se déguise avec un art étonnant. Ils combattent presque à génie égal: mais l'adresse et l'hypocrisie sont d'un côté, il n'y a de l'autre que de la force; votre frère succombera.

Vous n'avez rien à espérer de lui: d'abord parce qu'il ne peut rien; ensuite parce que vous perdriez tout à réclamer sa protection, si jamais vous en aviez besoin. Il y a des temps d'ailleurs où ses désordres le mettent au-dessous de la place que son nom lui avoit marquée dans la société. Il est vrai qu'il trouve dans son esprit et dans la force de son caractère des ressources contre les événemens; mais ces ressources ne sont bonnes que pour lui. Ce que je lui ai dit de vous lui a fait grand plaisir; il a deviné du premier mot l'intérêt que je prends à votre sort. J'aurois voulu être son ami; jusqu'à présent je ne suis sûr que d'une chose, c'est que je suis son créancier. Peut-être une trop grande intimité entre nous eût été un nouveau prétexte à M. de Miralbe pour me détester; et comme il n'en a pas besoin, j'éviterai toujours de lui en fournir.

Vous me demandez, ma chère Adèle, des renseignemens sur le caractère de M. de Valmont; je ne suis pas étonné qu'il ait échappé à vos observations. M. de Valmont n'a d'autre caractère que celui qu'exige son état: il est président au parlement; c'est-à-dire qu'il est tout lorsqu'il fait corps, et rien lorsqu'on l'envisage personnellement. Il ne se compromettra jamais en se mêlant des détails de la famille de M. de Miralbe; mais dans les circonstances essentielles il lui prêtera son appui et celui de ses collègues: c'est encore une chance terrible contre votre frère; quelque bonne que soit sa cause pour le fond, il la perdra par les formes, ou il verra les années s'écouler sans obtenir de jugement. Or ne pas être jugé, c'est perdre dans sa position, puisque la prolongation des débats suffit seule pour autoriser votre père à retarder la reddition de ses comptes.

Vous prétendez que lorsqu'on sent vivement l'amour, on éprouve l'impossibilité de l'exprimer. Je ne vous parlerai donc pas de celui du malheureux Frédéric; mais par grace, ma chère Adèle, ne renoncez à la société de madame de Florvel qu'à la dernière extrémité. Elle vous est véritablement attachée, et parmi ses nombreux amis vous ne comptez que des partisans. M. de Nangis, trop franc pour soupçonner M. de Miralbe, est par-tout votre chevalier, et se plaint vivement quand on ne parle pas de vous avec l'admiration que vous lui avez inspirée. Il a du crédit; et le titre de votre tuteur, qu'il a malheureusement porté trop peu de temps, vous donneroit peut-être encore des droits à sa protection si vous en aviez besoin. Je me résoudrois plus volontiers à ne pas vous voir en me privant de leur société, qu'à vous ôter l'appui d'amis aussi pénétrés d'estime pour vos vertus. Je vous le répète, ne renoncez pas à eux, tant qu'il vous sera possible de faire autrement. Tout ce que vous devez craindre est d'être isolée; vous n'auriez alors aucune ressource contre les projets de M. de Miralbe, s'il en formoit de contraires à votre bonheur.

Adieu, ma chère Adèle.

Je ne peux vous dire avec quelle reconnoissance Philippe a appris que vous m'aviez demandé de ses nouvelles. Sans lui... Mais le passé n'est au pouvoir de personne.


CHAPITRE XXXIV.

adèle à frédéric

Vous vous alarmez, mon cher Frédéric, de me voir devenir triste. Hélas! je croyois prendre assez d'empire sur moi pour cacher aux yeux de mes amis, aux vôtres sur-tout, l'ennui qui m'accable. Quelle position que la mienne! toujours en défiance contre mon père; plus rassurée par sa mauvaise humeur, parce que je la crois naturelle, que par ses caresses, qui me paroissent toujours cacher quelque perfidie; obligée d'opposer la ruse à la ruse, de calculer mes actions et mes moindres paroles; vivant au milieu de ma famille comme si j'étois entourée d'ennemis, n'osant parler en société, dans la crainte que mes discours ne servent à confirmer les préventions répandues contre moi; pas un quart d'heure pour la confiance, pas un moment pour l'amitié: voilà ma vie; elle est si opposée à mon caractère, que je préférerois sans balancer la servitude qu'impose la misère, à l'esclavage d'un nom, d'une fortune qui m'arrachent à vous, à mes amis, à moi-même.

Si du moins on avouoit l'intention de me rendre malheureuse, je pourrois opposer le courage aux projets formés contre moi; mais c'est au nom de mon bonheur, c'est à des titres si sacrés qu'on me tourmente, qu'il faut que je devienne aussi dissimulée qu'eux, ou que je sois leur victime. Pourquoi M. de Miralbe ne me dit-il pas franchement ce qu'il exige de moi? Il m'en coûteroit peu pour le satisfaire, du moins dans ce qui a rapport à ma fortune: mais il veut passer pour désintéressé, même en se parant de mes dépouilles; et, tourmenté par le soin de sa réputation, il fera tout ce qui dépendra de lui pour me priver des biens de ma mère, les garder, et me donner tort aux yeux du public. Ce public est bien bon de ne pas sentir qu'un père de famille est condamnable par cela seul qu'il se met dans la nécessité de le prendre pour juge, et qu'il est perfide ou imbécille du moment qu'il le prend pour confident.

Je n'ignore pas que les enfans, guidés par le désir de l'indépendance, entraînés par les passions, ont souvent des torts envers leurs parens; mais un bon père cache sa douleur aux étrangers, pour ne pas s'ôter le pouvoir de pardonner. Un bon père peut avoir des enfans ingrats; mais ses enfans ne le détestent pas. Il y a loin de l'ingratitude à la haine; et en apprenant que mon frère abhorre M. de Miralbe, j'ose affirmer que les torts sont au moins réciproques. J'ai lu le mémoire que mon frère vient de faire imprimer; j'ai vu l'indignation portée à l'excès. J'ai lu la réponse de mon père. Ô mon ami, j'aurois versé des larmes d'attendrissement si je ne l'eusse pas connu: j'en ai versé de colère au récit qu'il fait de sa joie de m'avoir retrouvée. Voyez-vous, dans cette affectation de sensibilité, l'arrêt de ma condamnation pour l'avenir? Ne me force-t-il pas ainsi à me soumettre au joug qu'il m'imposera, ou à passer dans le public pour un monstre d'ingratitude?

Il m'a demandé ce que je pensois du mémoire de mon frère.

«Je vous ai déjà observé, monsieur, lui ai-je répondu, que je n'étois pas son juge.—Vous voyez avec combien peu de respect il me traite.—Il a tort: quand on est assez malheureux pour plaider contre son père, il ne faut pas oublier les égards qu'on lui doit; entre ennemis même, il y a un droit des gens.—Rien n'est sacré pour lui.—Ah! monsieur, vous n'avez donc pas lu le tableau qu'il fait des malheurs de ma mère; le cœur le plus sensible a pu seul le tracer.—Dites le désir de me faire passer dans le monde pour son bourreau. Je lui pardonnerois plus volontiers les injures qu'il me prodigue, que cette partie de son mémoire. La vive amitié qu'il se vante d'avoir eue pour votre mère n'est là qu'une accusation indirecte, mais terrible, contre moi.—Pourquoi le supposer, monsieur?—Parce que j'en suis convaincu.—Cependant vous ne pardonneriez pas à mon frère s'il disoit que votre tendresse pour moi, dont votre réponse à son mémoire est remplie, n'est qu'une opposition adroite à la haine que vous avez pour lui.—Adèle, vous servez-vous du nom de votre frère pour m'apprendre votre façon de penser?—Toujours des suppositions, monsieur. Vous êtes bien à plaindre si, dans les discours les plus innocens, vous voyez l'intention de vous accuser.—Votre mère n'a que trop mérité son sort.—Monsieur, lui dis-je en me levant, ne troublons pas ses cendres: vous parlez à sa fille; et si vous m'appreniez à mépriser sa mémoire, vous me dégageriez vous-même du respect que je vous dois.»

Il fit un mouvement pour m'arrêter; mais je précipitai mes pas pour regagner mon appartement. Quel scandale, mon cher Frédéric, que celui d'une famille aussi divisée que la nôtre! l'époux contre l'épouse, le fils contre le père. Non, ce n'est pas là l'idée que je m'étois faite des devoirs, des plaisirs, du bonheur, attachés aux titres les plus respectables de la nature et de la société.

Mon ami, si le sort permet que nous soyons jamais l'un à l'autre, j'espère que nous n'aurons qu'à nous en féliciter: mais si l'amour et l'estime cessoient de nous unir, cachons-le bien à tout le monde; cachons le sur-tout à nos enfans: la division de leurs parens est l'arrêt de leur perte.

M. Durmer (c'est toujours avec plaisir que je le cite) prétendoit que dans un pays où il y avoit des mœurs, on ne devoit pas permettre le divorce; mais qu'il étoit indifférent qu'il fût ou non permis chez un peuple corrompu, parce qu'où règne la corruption, il n'y a réellement, disoit-il, ni mariage, ni famille. Tout ce que je vois depuis que le malheur m'a lancée dans le grand monde, me prouve combien il avoit raison.

Bon jour, mon cher Frédéric; ne m'en voulez pas d'être triste: je croirois que vous n'êtes plus content d'être aimé de votre Adèle.


CHAPITRE XXXV.

adèle à frédéric.

Et vous aussi, mon ami, vous me donnez du chagrin. Quoi! vous êtes jaloux! Et bon dieu! de qui pourriez-vous l'être? N'oubliez pas que si la plupart des femmes regardent la jalousie comme une preuve d'amour, moi je l'envisage comme une injure.

Mais je ne veux ni vous quereller, ni vous plaindre: je veux vous voir bien convaincu que je ne puis cesser de vous aimer qu'en perdant l'idée avantageuse que j'ai de vous; et même, dans cette supposition, mon cher Frédéric, vous n'auriez encore aucun motif de jalousie: il est certain que je n'exposerois pas deux fois le bonheur de ma vie à un sentiment bien difficile à maîtriser quand le cœur s'y est livré avec plaisir.

Séparés l'un de l'autre, ne nous voyant qu'en public, ne nous écrivant qu'à la dérobée, si la plus intime confiance s'éloigne de nous, si nous ajoutons les tourmens d'une imagination blessée à ceux qu'il nous est impossible d'éviter, puisqu'ils ne viennent pas de nous, quel sera notre sort? Non, je ne veux pas vous quereller; mais je vous trompois en écrivant que je ne voulois pas vous plaindre: l'idée seule que vous êtes inquiet, souffrant, suffit pour me priver du repos. Suis-je jalouse, moi? Oh! non: mon cœur est trop plein d'amour pour que le soupçon puisse y trouver place; et tout le monde viendroit m'alarmer sur vos démarches, que je m'adresserois à vous pour savoir ce que j'en dois penser.

On vous a dit que j'allois me marier: tant mieux qu'on le dise, cela est nécessaire; et si j'avois pu vous écrire plutôt, je vous aurois expliqué ce qu'il y a de mystérieux dans ma conduite. Oubliez-vous que je suis entourée de piéges; que M. de Miralbe ayant l'habitude de mettre le public dans sa confidence et dans son parti, je dois sans cesse agir comme si chacune de mes actions étoit soumise à la censure?

Vous m'avez écrit vous-même que son intention étoit de s'appuyer de l'amour que j'ai pour vous, afin de m'empêcher de former un établissement; je le crois d'autant plus volontiers, qu'il est intéressé, qu'il aime le faste, et que la fortune de ma mère compose en grande partie la sienne. En me mariant, il faudra me rendre compte à moi; et comme je ne lui ai rien coûté depuis que je suis au monde, comme il ne pourra m'objecter, ainsi qu'à mon frère, qu'il a plusieurs fois payé mes dettes, il ne me mariera pas: mais il voudra faire croire que c'est moi qui refuse de donner cette satisfaction à son cœur paternel, et je prétends qu'il n'ait pas cet avantage.

Je puis le dire sans orgueil, la nature m'a donné quelques agrémens; mais je connois assez mon siècle pour être persuadée que la fortune seule attirera les époux. Serois-je laide, bête et méchante, aurois-je cent fois plus de talens et de beauté, cela ne ferait rien pour les épouseurs; ma dot est le régulateur de mon mérite, et c'est là que je les attends, ainsi que mon père. Il n'y avoit que vous, mon cher Frédéric, qui dans moi ne cherchiez que moi, et vous craignez d'avoir des rivaux! Méchant, vous ne m'estimez guère; homme vertueux, vous estimez beaucoup mes prétendans.

Il y a trois semaines que M. de Miralbe me dit avec beaucoup de gaieté:

«Savez-vous, Adèle, que mon amour-propre est flatté des complimens que je reçois de vous? On me fait demander votre main de tous les côtés.—Je n'en suis pas étonnée, monsieur.—Il n'y a guère de modestie dans votre réponse.—Pardonnez-moi, beaucoup plus que vous ne croyez. Ne suis-je pas une riche héritière?—Oh bien! je puis vous assurer que les sollicitations que je reçois doivent vous enorgueillir: c'est l'intérêt seul que vous inspirez qui décide les propositions; c'est à votre cœur que l'on en veut.—J'en suis très-reconnoissante.—Je crains bien que cette reconnoissance ne soit stérile pour votre bonheur et pour le mien.—Pourquoi donc, monsieur?—Vous refuserez tous ceux qui s'offriront, et je suis incapable de forcer votre volonté.—Je vous en remercie, monsieur; mais je cherche encore la raison qui pourroit m'engager à refuser ceux qui veulent bien m'adresser leur hommage.—Votre cœur n'est-il pas engagé?—Cela est vrai; mais comme le choix de mon cœur ne sera jamais le vôtre, je ne suis pas assez romanesque pour faire vœu de vivre dans les larmes et dans le célibat.»

Il parut interdit. J'ajoutai, le plus froidement qu'il me fut possible: «Il est sans doute difficile de me faire oublier M. de Téligny; mais cela n'est pas impossible, et je ne refuserai jamais de le tenter. Si je sentois qu'un autre que lui pût contribuer à mon bonheur, je suis persuadée qu'il seroit le premier à me dégager de la promesse qu'il reçut de moi, dans un temps où j'avois droit de la faire.—Je suis charmé, dit-il en affectant de rire, de voir que vous l'oubliez.—Non, monsieur, je ne l'oublie pas; mais la préférence que je lui ai donnée n'est pas tellement exclusive, que lui seul puisse être mon époux. Je l'avois choisi par amour, je puis l'abandonner par raison.—J'ai donc tort de refuser les partis qui s'offrent pour vous?—Si vous voulez que je reste fille, vous n'avez pas tort.—Mais on sait que vous avez été au moment d'épouser M. de Téligny; on croit généralement que vous l'aimez encore.—Vous voyez bien, monsieur, que cela n'empêche pas de prétendre à ma main. Je ne sais qui répand le bruit que j'aime M. de Téligny; ce n'est pas lui certainement: s'il le croit, il doit se taire; et comme je n'en ai jamais parlé qu'à vous et à madame de Valmont, quand vous m'avez interrogée, je suis surprise que mon amour constant soit un bruit général.—Ainsi je ne dois pas renoncer à l'espoir de vous marier?—Non, monsieur. Pour moi, chaque fois qu'au milieu des complimens vrais ou faux, on m'a accusée d'avoir la barbarie de rejeter tous les vœux que l'on m'adressoit, j'ai toujours répondu que l'accusation n'étoit fondée sur rien. Il n'y a pas long-temps que M. de Nangis me disoit que mon projet de vivre dans le célibat vous affligeoit. Je l'ai assuré que s'il se trouvoit parmi mes adorateurs un homme dont les qualités pussent justifier mon choix, je l'accepterois d'autant plus volontiers, que cela vous mettroit à même de prouver au public que vous êtes bien éloigné de vouloir retenir la fortune de vos enfans, ainsi que mon frère a osé l'imprimer.—Ce que vous dites-là me fait grand plaisir», répondit M. de Miralbe; et tous ses traits annonçoient clairement que le grand plaisir que lui faisoit mon discours, étoit une véritable peine.

Vous voyez, mon cher Frédéric, que la politique de mon père ne tient pas jusqu'à présent contre la mienne, et la raison en est bien simple: il est intéressé, je ne le suis pas; il n'apprécie point mon caractère, je connois le sien; il a l'embarras de former des projets, je n'ai que celui de les déconcerter: il a des torts, il le sent, il craint d'être démasqué; moi, j'avouerois hautement tout ce que je pense, si ma franchise n'étoit pas le seul moyen de me perdre. Vous connoissez maintenant ce qui a pu donner lieu au bruit que j'allois me marier; loin de vous en fâcher, vous devez contribuer à le répandre.

Mais je vous dois une autre confidence.

Parmi les aspirans à ma dot, il en est un que je veux distinguer; je n'aurai pas beaucoup de peine: c'est un fat, ou un homme à bonnes fortunes. Il a (pour me servir des expressions consacrées) tout ce qu'il faut pour plaire, c'est-à-dire tout ce qui devroit faire trembler une femme tant soit peu raisonnable: une fortune délabrée, une réputation scandaleusement bonne, l'art de cacher une santé ruinée sous l'attirail de la mode et du goût, un grand nom, beaucoup de luxe, l'esprit du jour, et des parens en place. Certes, excepté madame de Florvel, dont j'apprécie les vertus et la sensibilité, il n'est pas une femme qui ne m'enviera l'honneur de réparer par ma fortune l'inconduite de M. le marquis de Farfalette; c'est un choix à tourner toutes les têtes, et bien fait pour me laver du ridicule d'être pédante.

Frédéric, soyez tranquille: cet homme a besoin de beaucoup d'argent; M. de Miralbe n'est pas disposé à se dessaisir, et je ne risque rien à les mettre vis-à-vis l'un de l'autre. Comptez toujours sur moi, aimez-moi; et plaignez votre pauvre Adèle.

P. S. N'ayant pu vous faire passer ma lettre, je la décachète pour vous avertir que j'aime M. le marquis de Farfalette. On vient de me l'apprendre à l'instant même; c'est lui qui le dit par-tout. Le fat!

Fin du tome second.



FRÉDÉRIC,

TOME TROISIÈME.


CHAPITRE XXXVI.

adèle à frédéric.

Ne craignez pas, mon ami, que mon caractère s'altère au milieu des êtres avec lesquels je vis: ils peuvent me faire perdre la gaieté, compagne du bonheur ou de l'indifférence; mais il est hors de leur pouvoir de m'empêcher d'être ce que je suis. Mes qualités, si j'en ai, sont devenues pour moi des habitudes si fortes, qu'il me seroit impossible d'y renoncer. Si l'on me donnoit l'alternative d'être encore la pauvre et solitaire Adèle, ou d'être mademoiselle de Miralbe, riche et libre dans quelques années de devenir votre épouse, je ne voudrois pas acheter la richesse ou retarder mon bonheur au prix de la contrainte dans laquelle il me faudroit vivre momentanément; mais je n'ai pas la liberté du choix.

La franchise est une des vertus dont je fais le plus de cas; mais on ne la doit qu'à ceux qui vous témoignent de la confiance. Puisque les égards qu'exige la société font un devoir de la dissimulation, je crois, en conscience, qu'il est encore plus permis de dissimuler quand il y va du bonheur de la vie entière.

Si j'use d'adresse dans ce qui a rapport à M. de Miralbe, croyez que mon caractère l'emportera toujours quand on provoquera ma franchise. Rien ne m'étoit sans doute plus facile que d'autoriser mon père à croire que je ne devinois pas ses projets, et que j'étois dupe de ses fausses vertus: c'est une condescendance à laquelle je ne me prêterai jamais; et, sans m'écarter du ton respectueux qu'il a droit d'exiger, chaque fois qu'il m'interrogera pour savoir ce que je pense de lui, il le saura.

Je m'apperçois sans cesse que les hommes qui ont des torts sont très-empressés d'obtenir des autres une approbation que leur propre conscience leur refuse; ils vous font confidence de ce que l'on dit et pense d'eux: ils mentent dans le récit qu'ils vous adressent, on le sent; et, par une foiblesse impardonnable, on paroît satisfait de leur justification, on les plaint; on fait plus, on les approuve. Qu'en résulte-t-il? qu'ils se moquent de vous s'ils vous croient dupe, ou qu'ils s'enhardissent dans le crime s'ils s'apperçoivent que vous abondez dans leur sens, quoique persuadés qu'ils ont tort. Quel sera donc le privilége de la vertu, si elle s'abaisse jusqu'à flatter et encourager le vice? Pour moi, mon cher Frédéric, je sens qu'une pareille bassesse me sera toujours étrangère. Je veux bien me taire quand on ne recherchera pas mon approbation: mais malheur à quiconque voudra l'obtenir sans la mériter! il n'aura de moi que la vérité. Si'l se fâche, je lui dirai: Puisque vous la redoutiez, pourquoi me consultiez-vous?

Je pourrois croire que je triomphe en ce moment, car la division est parmi les ennemis. Madame de Valmont a promis à mon père de me mettre en garde contre ma prévention en faveur de M. de Farfalette (vous savez que je suis prévenue): mais comme elle suppose que vous seriez au désespoir si je l'épousois, elle ne me parle que faiblement des inconvéniens de ce mariage; en récompense, elle en exalte les avantages. Je serois présentée! Vous êtes trop bourgeois, mon cher Frédéric, pour sentir tout ce que renferment ces mots: Je serois présentée! En vérité, il faut que ce soit une bien belle chose; car cet argument paroît irrésistible à madame de Valmont. Elle va plus loin (et cela va vous faire trembler), elle est persuadée que j'obtiendrois bientôt une place avantageuse. Je ne sais trop comment elle en a fait le détail; tout ce que j'ai compris, c'est que j'aurois le bonheur inappréciable de faire à la cour une partie du service que ma femme-de-chambre fait auprès de moi. N'est-ce pas un avenir bien séduisant?

Quand l'orgueil se gonfle de ce qui devrait l'humilier, il n'inspire plus que la pitié; et je souris en voyant les enfans de ces preux chevaliers, jadis les compagnons et quelquefois les maîtres de leur roi, fiers d'être aujourd'hui au rang de leurs valets. Je n'ai jamais senti plus vivement ce contraste qu'hier. Le matin, j'avois lu l'histoire de Philippe-Auguste, dans laquelle les C... jouent un rôle si brillant; le soir, nous avions société: on annonce un de leurs descendans; son nom me frappe, son air noble m'étonne: je demande quel poste il occupe; on me répond qu'il est maître-d'hôtel d'une de nos princesses. Ô mon ami, si madame de Valmont, en ce moment, eût pu lire dans mon ame, elle auroit frémi de voir combien peu j'étois jalouse d'être présentée.

Nous sommes cependant on ne peut mieux, M. de Farfalette et moi. Quand il m'adresse quelques complimens dans un style délicieux, je le prie de me les traduire en françois. Il trouve cela divin. Il m'a averti, une fois pour toutes, que quelque chose qu'il pût dire en ma présence, cela signifioit qu'il m'aime: ainsi, quand il parle de ses chevaux, de ses bonnes fortunes, de ses créanciers et de la pièce nouvelle, je regarde ces détails comme autant de déclarations d'amour. Rien n'est plus commode. Je me moque de lui, et l'on en conclut qu'il a touché mon cœur. Mon ami, mon cher Frédéric, que le grand monde est petit! plus je le vois, et plus je regrette nos promenades à la campagne, et ces entretiens si tendres et si tranquilles où, sans parler de nous, nous ne pouvions rien dire qui n'eût rapport à nous. Et je vous oublierois! Ah! jamais, jamais. Tout mon bonheur existe dans ma pensée; si je cessois de l'y trouver, où donc le chercherois-je?

Ce que j'entends me paroît si nouveau, que je me persuade que vous devez y trouver autant d'intérêt que moi. Apprenez donc comment M. de Farfalette m'a fait une déclaration dans les formes: malgré ma surprise, je suis sûre de l'avoir retenue mot pour mot. Il y avoit beaucoup de monde au salon; la conversation étoit vive; j'y plaçai un mot qui fut trouvé bon: M. de Farfalette s'approcha de moi, et me dit à demi voix:

«D'honneur, vous m'étonnez chaque jour davantage. On m'avoit dit que vous aviez l'imagination romanesque: je craignois la langueur, si mortelle entre deux époux; mais je suis persuadé maintenant qu'il n'y a nul danger à devenir le vôtre. Si vous le permettez, je presserai mes parens de faire les démarches d'usage auprès de M. de Miralbe.—Cela veut-il dire encore, monsieur, que vous m'adore?» Il a ri aux éclats de ma réponse, m'a assuré qu'il m'avoit parfaitement entendu, et que son empressement me prouveroit combien il étoit fier de la préférence que je lui accordois. Mon ami, peut-être n'y a-t-il rien là qui vous paroisse extraordinaire; mais, moi, j'en suis surprise à un point qu'il m'est impossible de déterminer.

On m'a souvent dit qu'en France les femmes sont regardées comme des divinités, et maintenant cela me paroît bien malheureux pour elles. Si on les regardoit comme des êtres raisonnables, peut être les respecteroit-on davantage.

M. de Miralbe est dans une agitation incroyable; tous ses discours tendent indirectement à me faire réfléchir sur les défauts de M. de Farfalette: mais j'ai l'air de ne rien entendre. Quand madame de Valmont se trouve en tiers avec nous, je la mets sur le chapitre de la présentation. Elle est plus réservée devant son oncle; mais ma mémoire impertinente me sert si bien, que je lui rappelle tout ce qu'elle m'a dit. M. de Miralbe fronce le sourcil. Je suis sûr qu'il est convaincu à son tour que la politique d'une femme ne tient pas contre son ressentiment, et il n'osera plus se fier qu'à demi à madame de Valmont.

Du courage, mon cher Frédéric; les journées sont bien longues, et cependant on s'apperçoit qu'elles composent des mois qui s'écoulent assez rapidement; les années viendront, et je pourrai disposer de moi: voilà une certitude. Qui sait combien il y a de probabilités en notre faveur dans les événemens qui peuvent survenir? Mon ami, je vous aime beaucoup, vous n'en doutez pas; ce doit être votre consolation: vous m'aimez et m'aimerez toujours, voilà la mienne.


CHAPITRE XXXVII.

adèle à frédéric.

La bombe étoit en l'air, elle vient de faire explosion; mais les éclats n'en sont pas tombés sur moi. Écoutez, mon cher Frédéric, le récit lamentable de ma grande rupture avec M. de Farfalette. Figurez-vous que je suis dans mon appartement, que je m'y renferme pour cacher mon chagrin d'avoir manqué un mariage si avantageux. Madame de Valmont le croit; et M. de Miralbe en est d'autant plus persuadé, qu'il affecte d'en douter. Pendant ce temps, je suis au comble de mes vœux; je suis débarrassée d'un fat, et je vous écris, à vous que j'aime chaque jour davantage.

La mère de M. le marquis de Farfalette est venue rendre une visite à mon père. Ne doutez pas que la main de votre Adèle n'ait été demandée dans toutes les formes. Je n'ai point entendu la réponse; mais il est à présumer que sa tendresse paternelle ne lui aura pas permis d'en faire une sans consulter le cœur de sa fille.

Le moment de la consultation est arrivé. M. de Miralbe avoit été préoccupé pendant le souper; à minuit, il m'a engagée à passer dans son cabinet, ainsi que madame de Valmont: c'est là que nous allions jouer tous les trois une scène dans laquelle la vérité ne devoit paroître que lorsqu'elle pourroit donner plus de crédit à la dissimulation.

Remarquez, mon cher Frédéric, que depuis le jour où M. de Farfalette m'a fait une déclaration, votre Adèle, autrefois si simple, est devenue d'une coquetterie vraiment risible. Hier sur-tout j'étois mise avec tant de goût, que je paroissois vieillie de dix années; mais j'avois l'air d'une femme titrée, et cela convenoit parfaitement à ma situation.

M. de Miralbe a pris le premier la parole, et m'a demandé s'il étoit vrai que j'aimasse M. de Farfalette.

«—Autant, monsieur, qu'il desire l'être d'une femme qui seroit destinée à être son épouse.—Votre réponse n'est pas précise. Avez-vous pour lui un sentiment de préférence?—Il jouit d'une réputation très-brillante; d'autres que moi pourroient en être séduites.—Vous éludez ma question, Adèle. Dites-moi franchement si vous avez de l'inclination pour lui.—Non, monsieur; je suis persuadée de n'aimer qu'une fois dans ma vie.»

Madame de Valmont sourit avec dédain; un rayon de joie vint éclaircir la figure de M. de Miralbe. Il ajouta:

«Cependant la mère du marquis, en recherchant votre alliance, m'a assuré que son fils se vantoit d'avoir votre consentement.—Non, pas un consentement formel. Vous savez que le cœur d'une femme se nourrit de deux sentimens opposés, l'amour et la vanité. L'amour, il faut que j'y renonce; mais il me reste la vanité, et M. de Farfalette, à cet égard, ne me laisseroit rien à desirer. Il a un nom, et vous m'avez appris, monsieur, qu'une femme devoit sacrifier jusqu'à son bonheur à la gloire de sa famille.—Je n'ai rien à dire contre sa naissance; mais votre raison, Adèle, ne vous fait-elle aucune objection contre son caractère?—Monsieur, je n'ose interroger ma raison; elle est si fort d'accord avec un sentiment que vous désapprouvez, qu'il seroit dangereux pour moi de trop l'écouter.—Qui peut donc vous décider en faveur du marquis?—Je vous l'ai déjà dit, monsieur; la vanité.—Vous risquez d'être bien malheureuse en contractant un mariage par ce seul motif.—Il me semble que, dans la position où je suis, on n'en fait pas d'autres.—Mais il est peu de jeunes personnes qui aient été élevées comme vous. La réflexion vous mettra bientôt à même de sentir la folie que vous aurez faite, et il ne vous restera que des regrets.—Ce n'est pas ma faute, monsieur; je n'ai que le choix entre les hasards d'un mariage de calcul, ou le chagrin de vous priver de la satisfaction de me voir former un établissement: je ne dois pas balancer.—Je vous ai déjà dit, mon enfant, que je n'exigeois pas de vous un pareil sacrifice.—Vous m'avez dit aussi, monsieur, que je devois renoncer à M. de Téligny: voilà pour moi le sacrifice; le reste n'est qu'une conséquence nécessaire.»

M. de Miralbe fit signe à madame de Valmont de le seconder. Elle me prit les mains, et me dit:

«Ma chère Adèle, il entre du dépit dans votre conduite, et vos amis doivent vous empêcher de risquer légèrement la tranquillité de votre vie. Puisque vous avouez que vos affections sont engagées, comment pouvez-vous envisager sans effroi un lien qui changerait en crimes vos regrets, aujourd'hui légitimes, ou du moins excusables? Vous avez des principes; c'est à eux que j'en appelle.—Je vous suis très-obligée, madame. Il est vrai que lorsque je n'étois que l'enfant d'adoption de M. Durmer, j'aurois cru manquer à mes devoirs en disposant de ma main contre le vœu de mon cœur; mais j'ai pris les préjugés de ma nouvelle situation, et je sais maintenant que cela est absolument sans conséquence. M. le marquis de Farfalette m'a prévenue lui-même qu'il n'étoit pas jaloux, et qu'il seroit désespéré que j'eusse de l'amour pour lui.—Et cela seul, s'écria M. de Miralbe, devoit suffire pour vous faire apprécier son caractère.—Je vous réponds, monsieur, que je l'avois apprécié avant cette confidence.—Et vous ne tremblez pas de l'épouser?—Non, monsieur. J'épouserai son nom; lui, ma fortune: nous ne nous tromperons ni l'un ni l'autre. Il paiera ses créanciers; moi, j'aurai une place à la cour: il fera de nouvelles dettes; j'intriguerai, et j'obtiendrai des pensions. Notre vie se consumera dans une activité qui chassera à la fois l'ennui et la réflexion; nous aurons de l'éclat sans bonheur, la vieillesse nous atteindra sans nous rendre plus raisonnables; et si la mort nous surprend faisant encore des projets, nous aurons vécu ainsi que doivent le faire des gens comme nous. Je ne sais si je charge le tableau; mais il me semble que c'est, à peu de chose près, le sort qui nous attend.—Adèle, vous me glacez d'effroi.—Pourquoi donc, monsieur? Est-ce parce que je ne me fais pas illusion sur ma destinée? Dès l'instant qu'il m'a fallu renoncer à l'amour, j'ai senti que l'ambition seule pouvoit m'en dédommager; et j'ose vous prédire que votre fille, si elle devient l'épouse de M. de Farfalette, saura parcourir avec rapidité la carrière des honneurs.—En vérité, Adèle, je ne vous reconnois pas.—C'est sans doute, monsieur, parce que vous ne me connoissiez pas encore. Voici mon calcul; il est simple. En épousant un homme d'un grand nom, si je vis solitairement, je tombe dans sa dépendance; au contraire, si je parviens à me placer à la cour, et j'y parviendrai, il tombera dans la mienne. Puisque d'une manière ou d'une autre je dois renoncer à ma tranquillité, n'est-il pas raisonnable de ne la perdre qu'au profit de mon pouvoir?»

Je ne peux vous peindre, mon cher Frédéric, l'étonnement de mon père et de madame de Valmont. J'ignore quelles furent leurs réflexions; mais pendant plus d'un quart d'heure nous gardâmes un religieux silence. Ce qui, je n'en doute pas, surprenoit le plus M. de Miralbe, étoit de m'entendre dire (lorsqu'il avoit l'intention secrète de me dégoûter de M. de Farfalette) ce qu'il m'auroit dit lui-même s'il avoit voulu me décider à l'épouser. Peut être pensoit-il aussi à ma malheureuse mère, et regrettoit-il de ne pas me voir cette facilité de caractère qui l'a rendue sa victime. Il reprit enfin la parole; sa voix étoit tremblante et sévère.

«Vous avez, mademoiselle, des idées bien singulières sur le mariage; les devez-vous aussi à M. Durmer?—Non, monsieur; c'est l'usage du monde qui me les a données. Mon bienfaiteur m'avoit fait promettre de ne disposer de ma main qu'en faveur de celui que je pourrois à la fois aimer et estimer. Si j'étois libre, il me seroit bien facile de lui obéir; il me seroit bien doux de soumettre mes volontés à un époux qui jouiroit de mon estime et de mon amour.—Ne me devez-vous aucune soumission, à moi?—Je vous ai donné des preuves du contraire, monsieur.—M. de Farfalette ne me convient pas pour gendre.—Refusez-le, monsieur, et je garderai le silence.—J'ai droit de m'offenser de l'espoir que vous lui avez donné sans mon aveu.—Je ne lui ai point donné d'espoir.—Il s'en fait gloire cependant.—Son caractère est mon excuse: de quoi ne se vante-t-il pas?—Vous ne pouvez disconvenir que vous l'eussiez accepté avec plaisir.—Avec plaisir, non, mais par un calcul à peu près semblable à celui qui l'attiroit vers moi.—Ainsi, en le remerciant de la préférence qu'il vous a donnée, je peux dire à sa mère que vous le refusez.—Monsieur, ce n'est pas moi qui le refuse». Il resta interdit.

«Je sens fort bien, ajoutai-je, qu'auprès de ses parens, l'honnêteté vous engage à vous servir de mon nom pour éviter l'éclat d'un refus; mais songez, monsieur, quel ridicule cela va me donner dans le monde. J'en serois désespérée, si je ne me rassurois par l'idée que personne ne pourra s'imaginer que mademoiselle de Miralbe ait balancé un seul instant à devenir l'épouse de M. de Farfalette». Je fis la révérence, et me retirai.

Mon père a été ce matin remercier la mère de mon prétendu: moi, sous le prétexte d'une indisposition, je garde la chambre; on me croit de l'humeur, et je suis au comble de la joie. M. de Farfalette avoit annoncé son mariage comme une affaire arrangée. Il est extrêmement répandu; il a trop de prévention pour douter de la joie que je devois éprouver à l'offre de sa main: il accusera M. de Miralbe; sa famille nombreuse et puissante fera chorus. Ainsi me voilà non seulement tranquille, mais dans la situation la plus avantageuse où je puisse être avec un père qui a la manie de mettre le public en tiers dans les secrets de sa famille. Si un jour il lui vient en tête de me marier, ce que je ne crois pas, il lui sera impossible d'attribuer mon refus à l'amour que j'ai pour vous.

Je cherche quelquefois à savoir si, parmi mes prétendans, il en est un que j'eusse préféré, dans la supposition où je ne vous aurois pas connu. Mais pour résoudre cette question, il faudroit vous éloigner un moment de ma pensée, et je ne le puis. Je les juge par comparaison: qui d'eux pourroit la soutenir? Mon cher Frédéric, je vous aime trop, et vous le méritez: conciliez cela, s'il est possible; mais c'est la vérité.


CHAPITRE XXXVIII.

Un rayon d'espoir.

Rien ne manqua au triomphe d'Adèle; il fut convenu dans toutes les sociétés que son père avoit refusé pour elle l'établissement le plus avantageux. La gloire du marquis de Farfalette étoit intéressée dans cette affaire, et cette gloire exigeoit qu'Adèle fût au désespoir de n'être pas son épouse. De son côté, M. de Miralbe le fils étoit trop ardent pour négliger une occasion de montrer son père sous un jour défavorable; j'appuyois aussi de toutes mes forces l'opinion qui lui étoit contraire: les gens qui, pour paroître importans, aiment à parler de tout sans être instruits de rien, entroient dans des détails vraiment attendrissans sur la douleur de mademoiselle de Miralbe; et, pour la première fois, la réputation de sensibilité de son père fut contestée. C'étoit quelque chose pour la tranquillité d'Adèle; ce n'étoit rien pour notre amour. Je souffrois d'être séparé d'elle, et tout mon courage ne pouvoit me résoudre à reculer mes espérances jusqu'à l'époque de sa majorité. La tristesse me minoit visiblement; Philippe, mon bon Philippe, la partageoit. Un jour qu'il me voyoit plus abattu qu'à l'ordinaire, après m'avoir long-temps considéré en silence, il s'écria: «Si vous osiez!»

Je le pressai de s'expliquer; il balançoit: enfin, cédant à mes sollicitations, il me dit:

«Mon projet vous paroîtra bien hardi, cependant l'exécution en est facile; si vous m'en voulez de l'avoir formé, souvenez-vous que votre intérêt seul a pu m'en suggérer l'idée.—Expliquez-vous, mon ami; vous me faites trembler de crainte et d'espérance.—Il ne vous manque qu'un nom pour prétendre hautement à la main de mademoiselle de Miralbe; osez devenir le fils de M. de Montluc.—Ah! Philippe, que dites-vous?—Ce qu'il est aisé de réaliser. Madame de Sponasi et madame de Montluc accouchèrent la même nuit, dans la même maison, toutes deux d'un fils. Celui de madame de Montluc mourut avant d'avoir été baptisé, et sans avoir reçu un seul baiser de sa mère, puisqu'on lui cacha cet événement jusqu'au jour où on put le lui apprendre sans craindre pour sa santé. M. de Montluc lui-même, trop occupé de son épouse, ne fut pas témoin de la mort de son fils. Il fut enterré sans formalité, puisqu'il n'avoit reçu aucun nom. Rien n'empêcheroit de leur faire croire que ce fut l'enfant de madame de Sponasi qui expira; que vous, fils de Montluc, y fûtes substitué. L'ambition de ma part, le désir d'arracher un enfant à la misère, mille raisons plausibles, peuvent donner à ce récit toutes les apparences de la vérité. Ces époux n'ont plus l'espoir de voir naître leur postérité; dans l'incertitude même, ils n'oseront balancer à vous reconnoître. La sage-femme (je l'ai vue, je l'ai tentée par l'appât de la fortune) ne vous démentira pas; la générosité même de madame de Sponasi à l'égard de M. de Montluc ne paroîtra qu'un dédommagement qu'elle croyoit lui devoir pour l'avoir privé de son fils.»

J'étois si saisi d'étonnement, qu'il m'eût été impossible de proférer une seule parole. Philippe continua avec une vivacité qui indiquoit assez que son projet le tourmentoit depuis long-temps.

«Jamais circonstance ne fut plus favorable. Le frère aîné de M. de Montluc est mort sans héritier; il a laissé des dettes considérables, et ses biens vont être vendus. Que demanderez-vous à celui que vous réclamerez pour père? Un nom auquel vous n'attacheriez aucun prix sans votre amour pour mademoiselle de Miralbe. Que lui donnerez-vous en échange? L'argent nécessaire pour rentrer dans les biens de sa famille, et la consolation de ne pas mourir isolé. Tout ce que je possède en contrats peut être réalisé: non seulement je le céderai à M. de Montluc, mon cher Frédéric; je lui céderai davantage, puisqu'il lui sera permis de vous appeler son fils. Si vous me croyez digne de votre amitié, vous me garderez près de vous, n'importe à quel titre; si la délicatesse ne vous permet pas de me compter au nombre de vos serviteurs, je m'éloignerai; ma rente viagère suffira à mes besoins. Vous pourrez épouser Adèle, vous serez heureux; tous mes vœux seront accomplis.»

«Philippe, m'écriai-je avec la plus grande agitation, mon cher Philippe, il ne manque qu'une chose à votre projet...; c'est de m'avoir trompé moi-même.—J'y ai bien pensé, me répondit-il: mais je n'en ai pas eu le courage; j'aurois perdu tous mes droits à votre amitié: qui m'auroit dédommagé des autres sacrifices»? Je lui tendis la main; il la pressa en fixant ses yeux sur les miens, comme pour m'exciter à consentir à ce qu'il me proposoit. Un profond soupir lui annonça mon refus, et ce qu'il m'en coûtoit pour faire céder l'amour à la probité. Il alloit me presser de nouveau. «Mon ami, lui dis-je, puisque l'espoir d'épouser Adèle n'a pu faire taire la réflexion, tout ce que vous ajouteriez deviendroit inutile. Croyez que je suis sensible à votre dévouement; il est digne de celui qui, depuis mon enfance, a tout fait pour mon bonheur: mais je ne peux y répondre que par la plus vive reconnoissance.»

Philippe me quitta plus triste que mécontent; je restai absorbé dans mes pensées. La proposition qu'il venoit de me faire, m'occupoit malgré moi; plus j'y réfléchissois, plus j'en voyois l'exécution facile. Je plaidois intérieurement contre ma répugnance à me prêter à cette supposition, avec une adresse qui eût étonné Philippe même, s'il avoit pu lire ce qui se passoit en moi. La possibilité d'aspirer hautement à la main de mademoiselle de Miralbe étoit si séduisante! Quand l'homme met en balance ses passions et sa probité, quand il délibère avec sa conscience, il est bien près de succomber. Je fus effrayé de ma foiblesse, je me levai avec précipitation, et je sortis. Je marchois comme si quelqu'un eût été à ma poursuite, mais je ne pouvois échapper à mes idées; je n'avois pas assez de courage pour être honnête homme sans regrets, ou pour renoncer à la probité sans remords. S'il n'avoit fallu tromper M. de Montluc qu'une fois, je crois que je n'aurois point hésité: mais recevoir ses caresses et celles de son épouse, trahir en eux les mouvemens de la nature, en être traité comme un fils chéri, et sentir à chaque instant que leur bonheur ne reposoit que sur un mensonge infame; voilà ce dont je n'étois pas capable. Je pris la résolution de chasser loin de moi jusqu'au souvenir du projet de Philippe..., et j'y pensois à chaque instant.

Pourquoi tromper M. de Montluc? me dis-je un jour. La reconnoissance qu'il doit à madame de Sponasi ne pourra-t-elle pas le décider à reconnoître pour son fils le fils de sa bienfaitrice? Cette réflexion me parut un trait de lumière; et quelque fragile que fût mon espérance, il me devint impossible d'y renoncer. J'en parlai à Philippe; il m'excita avec chaleur à partir pour Téligny. Une pareille proposition ne pouvoit se faire que de près; il étoit nécessaire de connoître le caractère, les préjugés, la sensibilité plus ou moins active de celui de qui seul je pouvois attendre un pareil service; il falloit gagner et mériter sa confiance; il falloit connoître jusqu'à quel point je pouvois risquer le secret de ma mère, dont la mémoire m'étoit chère à tant de titres. Mon voyage à Téligny n'avoit rien que de naturel: quoique cette terre m'appartînt, je n'y avois jamais été; il étoit simple que j'eusse le désir de la voir. Mon arrivée rappelleroit à M. de Montluc des souvenirs qui disposeroient son ame à l'amitié; il avoit connu l'amour, il lui devoit tous les malheurs et toute la félicité de sa vie. Adèle étoit tranquille; m'éloigner d'elle, étoit un effort d'autant moins pénible, que je ne la voyois que rarement, et toujours dans des cercles nombreux. Mon absence avoit un rapport si direct avec notre mariage, qu'elle m'auroit approuvé de l'abandonner momentanément, si elle eût pu en connoître les motifs; cependant je crus prudent de ne pas lui donner un espoir auquel je sentois trop par moi-même combien il seroit cruel de renoncer. Je lui écrivis que des affaires indispensables exigeoient ma présence à Téligny; mais que le plus cher de mes intérêts étant de veiller à son bonheur, je ne m'éloignerois pas sans sa permission; que je la priois en grace de me marquer bien précisément quelle étoit sa position vis-à-vis de M. de Miralbe, si elle n'étoit menacée d'aucun danger; en un mot, quelles étoient ses espérances et ses craintes. Je la prévenois que, dans le cas où elle ne verroit aucun obstacle à mon départ, je laisserois Philippe à Paris, tant pour aider à notre correspondance, que pour la servir dans tout ce en quoi elle pourroit en avoir besoin.

En finissant, je la suppliois de m'accorder le plaisir de la voir, soit chez madame de Florvel, soit chez M. de Nangis, soit dans toute autre maison dont la société nous étoit commune.

Voici sa réponse.


CHAPITRE XXXIX.

adèle à frédéric.

C'est demain jour d'assemblée chez la présidente de... Madame de Valmont, ne croyant pas si bien me servir, m'a sollicitée pour l'accompagner: ainsi, mon cher Frédéric, demain je vous verrai. Cette idée devrait me rendre joyeuse, mais je ne suis occupée que de votre départ; je me demande que me fait votre séjour à Téligny ou à Paris, puisque vous ne serez pas absent quinze jours, et que souvent cet intervalle s'écoule sans que nous puissions nous rencontrer, ou du moins nous adresser une seule parole qui ne soit que pour nous. Je ne trouve pas de raisons pour justifier ma tristesse. Hélas! en faut-il? Je suis triste, c'est tout ce que je sais.

Si j'étois menacée de quelques malheurs dans la maison de mon père, vous seriez le dernier dont je réclamerois le secours, parce que vous m'aimez, que je vous aime, et qu'ainsi l'ordonnent les lois de la société; cependant je suis plus rassurée vous sachant près de moi. La certitude de pouvoir vous confier mes peines aussitôt que je les éprouve, est une consolation qui me manquera quand vous serez en Auvergne. En vérité, je déraisonne: partez, mon cher Frédéric; partez, je le veux. L'amour me rend foible et timide; mais je serois fâchée de vous voir sacrifier vos intérêts à un nuage de tristesse que la raison dissipera: tout ce qu'Adèle vous recommande, c'est de ne pas prolonger votre absence.

M. de Miralbe, qui, comme tous les grands politiques, cherche toujours une cause aux démarches les plus indifférentes, ne manquera pas d'attribuer votre départ au chagrin qu'a dû vous donner ma prévention en faveur de M. de Farfalette. Moins il croira à la force du sentiment qui m'attache à vous, et plus je serai tranquille; du moins je l'espère.

Vous voulez savoir bien précisément quelle est ma position; peut être, mon ami, est-elle au moment de changer d'une manière qui me deviendroit sans doute avantageuse: voici sur quoi reposent mes espérances.

Lorsque M. de Miralbe me reconnut pour sa fille, vous savez l'éclat qu'il donna à sa joie; il me présenta par-tout, particulièrement à ses parens. Je fus conduite à Versailles, chez M. le comte de Saint-Alban, oncle de mon père. Il est impossible que vous n'en ayez pas souvent entendu parler: mais vous ne serez pas fâché de trouver ici son portrait; il est de la main de mon frère, qui, fort jeune, s'étoit amusé à faire ce qu'il appeloit sa galerie de famille. Ce tableau en a été détaché; on me l'a confié, et je vous l'envoie: on le dit fort ressemblant; on assure qu'ils le sont tous également. J'aurois desiré avoir celui de M. de Miralbe; on me l'a refusé en rougissant. Mon ami, étoit-ce du peintre ou du modèle?

«M. de Saint-Alban est sexagénaire: il seroit impossible de vanter ses mœurs, et plus difficile d'en faire la satyre; il n'a jamais eu que les vices et les vertus qui pouvoient lui servir; en un mot, c'est un courtisan. Quand on lui demande des nouvelles de sa santé, il répond que le roi est malade ou se porte bien. Il a vu cent fois changer le ministère, sans perdre un seul instant de son crédit: on peut dire de lui qu'il n'est ni l'ami ni l'esclave des ministres, mais bien de la faveur.

«Un philosophe affirmeroit qu'il n'est pas fier de sa naissance: en effet, depuis trente ans, il n'est pas un seul homme en place dont il ne se soit déclaré le parent, quoique la plupart fussent nés d'hier. Comme son seul métier est de plaire, il a l'esprit aimable; ceux qui le connoissent particulièrement lui supposent du génie; mais il le cache avec soin, bien persuadé que le génie est, de toute éternité, le plus grand obstacle à la fortune.

«C'est pour ne pas passer un seul jour sans paroître à la cour, qu'il a usé sa vie à ne rien faire; il a pu obtenir tous les emplois, il n'a accepté que des pensions. La difficulté de s'unir à une famille qui conservât toujours également la faveur, l'a décidé à rester célibataire.

«Cependant la plus grande affaire de M. de Saint-Alban n'est pas d'avoir du crédit, mais de prouver qu'il en a. On le voit servir avec chaleur les personnes qui lui sont le plus indifférentes, si elles ont le talent de lui persuader que, seul, il est capable d'obtenir la grace qu'elles sollicitent: plus une affaire est difficile, plus on est sûr qu'il y réussira; par le même calcul, il sacrifiera toujours ce qui peut être utile à ses protégés, en faveur de ce qui doit donner plus d'éclat à sa protection.

«Abandonné à lui-même, il a le cœur excellent; et comme son amour-propre le rend obligeant pour tout le monde, il n'a jamais eu d'ennemis, et ne connoît pas la haine. Si beaucoup de lettres de cachet ont été délivrées à sa sollicitation, c'est qu'il craignoit que l'on ne s'adressât à d'autres. Il ne fait le mal que par vanité.

«Qui enleveroit M. de Saint-Alban de Versailles, seroit étonné de la facilité avec laquelle il en feroit un homme bon, aimable, et de la plus scrupuleuse probité; mais personne n'osera le tenter, car il n'est pas sûr que le vieux courtisan survécût de vingt-quatre heures à l'ordre ou à la séduction qui l'éloigneroit de la cour.»

Tel est en effet, mon cher Frédéric, mon grand oncle paternel: ajoutez qu'il est fort riche, que M. de Miralbe est son plus proche héritier, que c'est par son crédit qu'il a accablé ses ennemis, et particulièrement ma mère; vous ne serez pas étonné de la longue amitié qui semble régner entre eux. M. de Saint-Alban est respecté de mon père comme un instrument nécessaire à ses projets, et comme celui dont la mort doit combler tous les vœux qu'il adresse à la fortune.

On avoit remarqué que M. de Saint-Alban venoit rarement chez mon père, quoiqu'il le reçût chez lui comme un neveu chéri et un héritier présumé; et cette remarque n'a jamais paru si frappante que depuis mon entrée dans la maison de M. de Miralbe. Ce vieillard m'a pris dans une amitié si grande, qu'il vient souvent à Paris maintenant, uniquement, dit-il, pour avoir le plaisir de causer avec moi. Mon frère a eu raison d'affirmer qu'il est aimable; sa conversation, pleine d'anecdotes racontées avec esprit, est vraiment intéressante: quelques éclairs de sensibilité m'ont disposée à juger favorablement de son cœur; et, soit par reconnoissance de l'intérêt qu'il me témoigne, soit par la nécessité où je me trouve de me chercher un protecteur contre mon père (idée terrible, mais vraie), il est de tous mes parens le seul que je me sente disposée à aimer.

La fierté de caractère et l'indépendance d'esprit que je dois à l'éducation que m'a donnée M. Durmer, auroient dû déplaire à un vieux courtisan; mais tel est l'effet de la nouveauté sur les hommes, que je l'ai séduit par les qualités qui devoient l'indisposer contre moi. Non seulement il quitte Versailles pour venir dîner chez mon père, mais il m'écrit lorsqu'il est plusieurs jours sans me voir; et comme il n'a rien de bien particulier à me dire, il avoue dans ses lettres qu'il ne m'attaque que pour avoir des réponses. Je le prêche, je le gronde; je lui ai annoncé hautement que je voulois le corriger de ses défauts: il rit; il me pardonne tout, pourvu que je sois persuadée de l'amitié qu'il a pour moi, et j'ai accepté les conditions du traité.

Ce qui m'a disposée en faveur de M. de Saint-Alban, c'est qu'au milieu de l'éclat qui l'environne, il n'est pas heureux; il en est convenu bien bas avec moi, et cette marque de confiance m'a touchée. Pauvres mortels! vous commencez par chercher le bonheur dans ce qui brille; et quand vous vous appercevez de votre erreur, presque toujours il est trop tard. On a bien le courage d'avouer qu'on s'est trompé de route, on n'a plus la force de revenir sur ses pas. Il est si triste de ne commencer à être heureux qu'à soixante ans!

M. de Saint-Alban m'a demandé si j'aurois du plaisir à venir demeurer près de lui, et à me mettre à la tête de sa maison. Je vous épargnerai, mon ami, les choses aimables dont il a accompagné cette question. Il ne doute pas que mon père n'y consente avec empressement; mais il veut ne devoir cette démarche qu'à mon goût ou à ma complaisance, et nullement à mon obéissance pour M. de Miralbe. J'ai cru me sauver de répondre à une question aussi décisive, par une plaisanterie: je lui ai dit que mon caractère étoit ennemi du changement, et que j'étois effrayée de l'idée seule de passer, en six mois, du fauxbourg à la ville, et de la ville à la cour; mais il a insisté d'un air si sérieux, d'un ton si pénétré, que je me suis mise à son entière disposition. Comment résister à un vieillard qui supplie? Ah! si mon père eût voulu, il auroit tout obtenu de moi, tout, mon cher Frédéric, excepté que je cessasse de vous aimer.

Je doute que M. de Miralbe soit porté d'inclination à me voir demeurer auprès de M. de Saint-Alban; il a plus d'humeur que jamais, et quelquefois je surprends dans les regards qu'il jette sur moi, quelque chose de sinistre: non seulement il craindra que je n'échappe à sa puissance, mais j'ai peur qu'il ne voie dans sa fille une rivale dangereuse pour ses intérêts; il me connoît si peu! Il m'a plus d'une fois félicitée de l'amitié que j'inspire à son oncle, du même ton dont il m'auroit dit: Pourquoi vous faites-vous aimer? Quoique mon inclination et une appréhension plus forte que moi m'engagent à m'éloigner d'une maison dont ma mère a été arrachée par force, et mon frère banni par adresse, je resterai neutre dans les détails de cette affaire. J'ai consenti vis-à-vis de M. de Saint-Alban, ou plutôt j'ai cédé à ses sollicitations: c'est tout ce que je pouvois, soit pour le contenter, soit pour ménager son amitié et sa protection.

Madame de Valmont me fait trop de complimens de mes succès; elle prétend que M. de Saint-Alban est amoureux de moi: je ne le crois pas. Rien ne me semble aussi ridicule qu'une femme qui voit l'amour dans tout ce qui l'environne. Si M. de Saint-Alban avoit le désir de m'épouser, il n'auroit point songé à me mettre à la tête de sa maison comme sa nièce: l'amitié qu'il a pour moi, et qui paroît si extraordinaire à madame de Valmont, tient à ce que depuis quarante ans peut-être il n'a dit ni entendu dire la vérité, et qu'il est aussi surpris que flatté de trouver enfin quelqu'un qui lui en parle le langage, et même le force aussi à le parler. Mon frère ne s'est point trompé, M. de Saint-Alban étoit né pour être honnête homme; et si j'ai sur lui l'ascendant qu'on me suppose, je les raccommoderai ensemble, au risque de déplaire à mon père qui les a brouillés.

Adieu, mon cher Frédéric, partez vîte, et revenez plus vîte encore. Je vous verrai demain; cachez-moi bien votre tristesse, afin que je puisse dissimuler la mienne aux yeux qui me surveillent.


CHAPITRE XL.

C'étoit bien difficile à dire.

J'ai lu des détails séduisans sur les charmes de la vie champêtre, élégamment écrits par des gens qui n'auroient pu se résoudre à vivre six mois loin de la ville; j'ai demeuré quelques jours avec M. de Montluc, et j'ai connu un homme véritablement heureux. Point d'ambition, beaucoup d'activité, un fonds de sensibilité inépuisable, de l'indulgence pour les foiblesses, de la compassion pour le malheur, une haine vigoureuse contre le crime; tel étoit le régisseur de la terre de Téligny. En le prévenant de mon arrivée, je lui avois demandé en grace de ne rien changer à ses habitudes; il me reçut comme un ancien ami, et me prouva son estime en me faisant oublier que j'étois chez moi. Je ne peindrai pas le caractère de son épouse; elle ne pensoit, ne respiroit que par lui; ce qu'il faisoit étoit toujours bien fait, ce qu'il disoit étoit toujours bien dit: M. de Montluc eût démenti l'instant d'après un discours qu'elle auroit applaudi, qu'elle eût de nouveau applaudi au changement d'opinion de son époux. Ce n'étoit point par foiblesse, encore moins par ignorance; l'ignorance est toujours présomptueuse et contrariante: madame de Montluc avoit du bon sens; mais elle avoit plus de confiance dans les lumières de son époux que dans les siennes, et l'on voyoit dans ses moindres actions le désir de lui témoigner sa reconnoissance des sacrifices qu'il avoit faits pour l'épouser. Elle ne le croyoit pas suffisamment dédommagé par tant d'années d'un bonheur presque sans nuage.

Quand on sut mon arrivée dans le village, il se répandit beaucoup d'inquiétude: on craignoit que le nouveau propriétaire n'expulsât un homme devenu cher à tous les habitans.

«Vous êtes bien aimé dans ce pays, lui dis-je: cela prouve votre humanité.—Cela prouve, me répondit-il, la méfiance dans laquelle tous les hommes sont de leurs semblables. Vous connoissez ma fortune, puisqu'elle est fixée au cinquième du revenu de cette terre: la prévoyance retient ma générosité; je dois craindre la misère pour mon épouse si je venois à mourir, et je suis avare par sensibilité. Je fais peu de bien aux paysans, mais j'empêche qu'on ne soit injuste à leur égard. La justice est la morale de tous les peuples; les hommes les plus ignorans en sentent la nécessité: elle fait plus d'amis à la longue que les bienfaits, qui presque toujours excitent l'envie de ceux même qui n'en ont pas besoin. On me regretteroit plus ici par la crainte du mal que pourroit commettre mon successeur, que par la reconnoissance du peu de bien que je fais.—Vous croyez donc les paysans dépourvus de sensibilité?—Non; mais ils sont en général très-égoïstes, et cela tient à leur position. Moins de jouissances, moins de dissipations, les concentrent davantage dans leur intérêt personnel: ils sentent machinalement de quelle utilité ils sont à l'État; ils sentent plus vivement qu'on ne croit l'oppression dans laquelle on les tient. C'est dommage qu'en France les propriétaires ne puissent se résoudre à vivre plus souvent dans leurs terres: les François riches et de bonne famille ne sont pas fiers; l'habitude de l'aisance les rend généreux; il résulteroit beaucoup de bien de leur séjour au milieu de leurs vassaux.—Les François redoutent l'ennui.—L'ennui naît de la continuité des plaisirs tumultueux; et je vous assure qu'il est plus souvent à la ville qu'à la campagne.—Vous ne vous ennuyez jamais?—Jamais. En pourriez-vous dire autant, vous qui êtes dans l'âge où tout séduit?—Ma foi, non. Je m'ennuie à l'Opéra; je m'ennuie au milieu des fêtes, des promenades, à une table de jeu, dans un salon où souvent personne ne parleroit, si, comme moi, tout le monde ne faisoit du bruit pour avoir l'air au moins de ne pas s'ennuyer.—Eh bien! nous voilà d'accord. Une suite non interrompue de plaisirs en fait un besoin; ce besoin, toujours actif et jamais satisfait, amène une espèce d'inquiétude qui ne permet plus de goûter le repos. Il n'en est pas de même à la campagne; on y trouve des jouissances positivement parce que ne les prévoyant pas, on ne se les étoit pas exagérées d'avance.—Oui, mon ami, dit madame de Montluc; mais pour les apprécier, il faut avoir des mœurs simples, un bon cœur et un esprit cultivé: vous êtes heureux quand mille autres à votre place n'éprouveroient que des regrets.»

«Des regrets! non, sans doute, répondit-il, je n'en ai point; et si ma raison ne m'avoit appris à me contenter de peu, je bénirois la Providence en comparant mon sort à celui de mon frère. C'est en sa faveur que mon père m'a déshérité; il a tout sacrifié pour lui faire contracter un riche mariage: la vanité seule a été consultée dans cette alliance; le caprice, l'inconduite, l'ont brisée dans l'année même. L'orgueil a été trompé dans ses espérances; mon frère n'a point eu d'enfans; il a vécu tourmenté par l'éclat d'un luxe qu'on ne peut satisfaire une fois qu'on s'y laisse entraîner; il est mort accablé de dettes. Quelle différence, sous tous les rapports, entre mon existence et la sienne! Si le ciel m'eût conservé mon fils...—Si nous eussions connu madame de Sponasi plutôt!» dit madame de Montluc. Nous gardâmes tous les trois le silence; nos regards se rencontrèrent: nous sentîmes à la fois l'inutilité et l'impossibilité de parler; nous nous entendions.

Dans le désir que j'avois de devenir le fils de M. de Montluc, j'étois curieux de savoir ce qu'il pensoit de la noblesse, et je lui demandai s'il ne regrettoit pas de voir son nom s'éteindre.

«Non, monsieur: je n'attache aucun prix à ce qui n'existe pas, et il n'y a plus de noblesse en France». Je parus étonné de cette assertion. Il ajouta: «Ce n'est point par excès de vanité que je vous parle ainsi, mais par amour pour la vérité. Depuis que la noblesse s'achète, elle est au-dessous de l'argent; et si les nouveaux riches n'y mettoient un prix par l'envie qu'ils ont de l'acquérir, les anciens nobles pauvres seroient bien embarrassés de dire pourquoi ils estiment des titres qui ne leur servent à rien. Je me citerai pour exemple. Quelqu'ancienne que soit ma famille, je vous demande quel avantage j'en retire. Si j'avois trente mille livres de revenu, me dira-t-on, mon nom me serviroit; si j'en avois cinquante, je me passerois d'un nom, ou j'en achèterais un: ainsi c'est toujours l'argent, rien que l'argent, et cela me paroît très-raisonnable.—Très-raisonnable! m'écriai je; cela est fort.—Cela est juste. Point de privilége respectable s'il n'est attaché à un devoir. C'étoit un devoir autrefois pour un gentilhomme de se ruiner au service de sa patrie; souvent il ne laissoit à ses enfans que sa mémoire pour tout héritage; l'État étoit intéressé à le leur conserver, il y trouvoit son intérêt et sa gloire. Maintenant le général et le sergent sont également payés par le prince; ils font un métier pour de l'argent: si vous parlez d'honneur, il est commun à tous les soldats. Personne ne se ruine plus au service de sa patrie; il semble au contraire que chacun doive s'enrichir de ses dépouilles: le prince vend des priviléges; la multiplicité en ôte l'éclat; et comme on peut dire à tous les nobles: «Quels sont vos devoirs qui ne soient aussi des obligations pour les autres classes de la société?» on leur dira bientôt: «Sur quoi reposent vos priviléges?» J'ignore quelle réponse il nous sera possible de faire; mais ce moment approche, tout le monde le précipite sans le croire; quand il sera venu, on s'accusera réciproquement, quand il ne faudroit s'en prendre qu'au luxe, à la corruption générale, et plus encore au temps, qui mine invinciblement toutes les institutions. Celle-ci est usée, et c'est un malheur.—Un malheur, monsieur! Vous disiez tout-à-l'heure que cela étoit raisonnable.—Mon ami, ne confondons point. Je trouve très-raisonnable que l'on estime plus l'argent que les titres, quand avec de l'argent on achète la noblesse, tandis qu'avec un nom seulement on peut mourir sans emploi et sans considération: mais je trouve malheureux que dans un pays il n'y ait rien au-dessus de la fortune. Le moraliste mettra les vertus au-dessus de l'or; mais l'homme qui envisage la société dans ses effets, sentira que les vertus ne valent jamais, pour la plupart des hommes, les priviléges qui sont censés en être la récompense et l'obligation. Il y a de l'adresse à savoir borner l'ambition. Voyez les Romains: lorsque les patriciens étaient au-dessus de leurs concitoyens, les plébéiens hardis ne tendoient qu'à être admis parmi eux; quand le patriciat fut avili, l'ambition ne put se satisfaire qu'en asservissant Rome, et Rome fut asservie.—Les mœurs étoient alors corrompues.—Et qui nous assure que la corruption ne venoit pas directement de la chute des priviléges des premiers de la République? À mesure que les patriciens voyoient restreindre leurs droits, ils en cherchoient le dédommagement dans la fortune et dans l'éclat qu'elle procure. Pareille diminution de puissance parmi les nobles a amené en France semblable amour des richesses. Rome avoit des maîtres, le sénat étoit composé de parvenus, d'esclaves, de courtisans, que l'on parloit encore de liberté, avec autant de raison qu'on parle à présent de noblesse dans notre patrie.»

Je ne sais si M. de Montluc avoit raison; mais j'avoue que je ne vis pas sans plaisir qu'aucune prévention ne l'empêcherait de me rendre le service que j'attendois de lui, si l'amitié et la reconnoissance le portoient à condescendre à mes desirs. Il m'aimoit beaucoup, quoiqu'il ne le dît jamais; ses actions seules me le prouvoient: mais comment lui faire une proposition aussi délicate? L'espèce de dépendance dans laquelle il se trouvoit de moi, me faisoit un devoir de le ménager: plus le sort s'obstine à placer un homme estimable au-dessous de sa condition, plus on lui doit d'égards. Je sentois trop que celui sur qui l'intérêt et la vanité ne pouvoient rien, ne céderoit à aucune considération, si sa délicatesse lui faisoit une loi de me refuser. Dans l'inquiétude qui me tourmentoit, je regrettai plus d'une fois mon voyage; plus d'une fois je pris la résolution de partir en laissant dans un silence éternel le motif de mon arrivée: mais je pensois à Adèle devenue mademoiselle de Miralbe, et son idée m'arrêtoît à Téligny sans me donner le courage de tenter le projet qui m'y avoit amené. Chaque jour je devenois plus triste: M. de Montluc s'en appercevoit; et respectant le secret que je gardois, ses regards m'apprenoient qu'il étoit plus sensible à mes peines, que curieux d'en connoître la cause. J'aurois desiré qu'il m'interrogeât, et je lui en voulois d'une discrétion que j'étois forcé d'admirer.

Un soir nous nous rencontrâmes dans les jardins du château; il me fit des reproches sur ma tristesse, et y mêla les exhortations qu'il crut les plus propres à me consoler. «Il est bien facile, lui dis-je en souriant, de donner de semblables conseils quand on est heureux, et vous l'êtes plus qu'homme que je connoisse.—Croyez-vous, me répondit-il, que mon bonheur soit parfait? Mon ami, détrompez-vous. Je pense souvent avec effroi au moment où la mort me séparera de madame de Montluc, et la certitude qu'alors elle sera seule dans le monde me réduit à desirer de lui survivre. Si je meurs le premier, qui la consolera? Je m'apperçois souvent que la même crainte l'occupe; et la perte de notre fils, que nous sentons plus vivement à mesure que la vieillesse approche, nous donne des regrets d'autant plus pénibles, que nous sommes contraints de nous les cacher mutuellement. On s'arme de courage contre les maux que l'on redoute pour soi; mais quand on tremble pour ceux qu'on aime, on est bien foible.»

Il étoit attendri. Nous nous promenâmes long-temps ensemble sans nous parler. Je levai les yeux sur lui, et je vis les siens mouillés de pleurs. Je le serrai dans mes bras, en lui disant: «Ô mon ami, adoptez-moi pour fils; j'en aurai tous les sentimens, et vous ne redouterez plus rien de l'avenir.—Que gagneriez-vous à me nommer votre père? me répondit-il tristement.—Tout ce qu'un cœur comme le mien peut desirer, une famille respectable, des devoirs sacrés à remplir, et l'espoir d'être heureux. Au nom de ma mère, ajoutai-je avec la plus vive émotion, promettez-moi de m'entendre sans vous fâcher.—Parlez, jeune homme, parlez; votre mère étoit la mienne: c'est à votre naissance que je dois de l'avoir connue; son secret ne put échapper à ma reconnoissance: en vous voyant, en sachant ce qu'elle a fait pour vous, je n'en puis plus douter, vous êtes le fils de ma bienfaitrice. Si le ciel permettoit que je m'acquittasse envers vous... Mais les vieillards sans fortune n'ont que des conseils à offrir, et c'est bien peu de chose.»

Le moment étoit favorable; je lui confiai mon amour et tous les secrets de mon cœur: je lui fis sentir l'obstacle qui s'opposoit à ce que je devinsse l'époux de mademoiselle de Miralbe; mais je n'osai lui apprendre que d'une manière détournée par quel moyen je croyois qu'il pouvoit le faire disparaître.

«Vous voyez, lui répondis-je, qu'il ne manqueroit rien à votre bonheur ni au mien si j'étois votre fils: sans crainte pour l'avenir, vous jouiriez tranquillement du présent; je ne serois plus un être jeté au hasard sur la terre; ma fortune suffiroit pour dégager les biens que votre frère a possédés: il vous manque un appui dans votre vieillesse; il me manque un nom auquel vous n'attachez aucun prix, et que je n'estimerois moi-même qu'en pensant que vous l'avez porté, et qu'il combleroit l'intervalle qui me sépare d'Adèle. Les liens de l'amitié et d'une reconnoissance réciproque nous uniroient aussi sûrement que ceux de la nature.—Que cela n'est-il possible!» s'écria M. de Montluc. Un mot pouvoit en ce moment décider de mon sort; je n'osai pas le prononcer, et nous continuâmes notre promenade en silence.

«Je fais une réflexion, me dit-il en s'arrêtant; avant de me rendre dépositaire de vos chagrins, vous m'avez demandé, comme une grace, de ne pas me fâcher. Jeune homme, je n'ai encore qu'une partie de votre secret. Dans ce que vous m'avez appris, non seulement il n'existe aucune chose qui puisse me blesser, mais il n'y a rien qui ait rapport à moi, que l'intérêt que m'inspire tout ce qui vous touche. Achevez votre confidence: j'ai connu l'amour, le malheur; j'ai peu de préjugés, et je me sens capable de bien des choses pour le fils de madame de Sponasi. Vous hésitez, ajouta-t-il en voyant l'agitation se peindre dans tous mes traits; vous ne m'aimez donc pas?—Je crains de voir mon espoir anéanti; je crains qu'un seul mot de votre part ne me rende le plus malheureux des hommes.—Expliquez-vous sans contrainte; je vous jure que quelque chose que vous me demandiez, s'il est hors de moi d'y consentir, j'en serai plus affligé que vous.»

Il m'étoit impossible de résister: le secret qui fermentoit depuis si long-temps dans mon sein, s'échappa. Je ne peux me rappeler toutes les émotions que j'éprouvai en le détaillant à M. de Montluc, sans éprouver encore le frisson de l'effroi; j'étois tremblant, les yeux fixés en terre; mes lèvres se séchoient à chaque phrase, à chaque mot; la respiration me manquoit: je sentois bien que je parlois; mais il est certain que je ne m'entendois plus parler. Quand j'eus fini, je me hasardai à lever les yeux sur M. de Montluc: il étoit pensif; mais sa figure annonçoit plutôt la surprise que tout autre sentiment. J'allois le prier de bien réfléchir avant de me faire une réponse que je redoutois, quand je vis accourir un domestique que j'avois envoyé à la poste. Sachant l'empressement que je mettois à avoir mes lettres, il me cherchoit par-tout, et ne se fit pas un scrupule d'interrompre notre conversation.

«À demain matin, me dit M. de Montluc en me souriant avec beaucoup de bonté; demain j'irai vous trouver moi-même dans votre appartement, et nous verrons s'il est possible de nous entendre.—À demain, lui répondis-je en lui serrant la main». Je la sentis répondre au mouvement de la mienne, et je précipitai mes pas sans bien savoir ce que je faisois; il me semble pourtant que j'emportois de l'espoir.


CHAPITRE XLI.

Le complot.

Aussitôt que je fus seul, je brisai le cachet du paquet que je venois de recevoir; il contenoit une lettre d'Adèle et une de Philippe. Qui connoîtra l'amour ne demandera pas laquelle fut lue la première.

adèle à frédéric

«Vous reviendrez bientôt à Paris, mon cher Frédéric, et vous ne m'y trouverez plus; mais mon absence à moi, loin de nous séparer plus que nous l'étions, ne fera que nous procurer plus de facilités pour nous voir: en un mot, je pars demain pour Versailles, et je vais commander dans la maison de M. de Saint-Alban; c'est l'expression dont il se sert. J'espère du moins que mon pouvoir sera assez grand pour vous y faire admettre; et ce n'est point une grace que mon oncle m'accordera, il m'a promis que mes amis seroient les siens. Si je ne peux vous présenter comme celui qui m'est le plus cher, vous vous introduirez à l'aide de M. de Florvel, auquel on sait que je suis attachée par les liens de la reconnoissance et par l'amitié sincère qui m'unit à son épouse. Vos qualités plaideront ensuite pour vous, et je ne doute pas du succès.

«M. de Miralbe n'a mis aucun obstacle à cet arrangement: au contraire, il s'y est prêté avec une grace, une amabilité que j'étois bien loin d'attendre de lui; c'est lui-même qui me conduira: il a poussé la complaisance jusqu'à me donner des conseils sur la manière de conserver l'amitié que M. de Saint-Alban a pour moi. De son côté, madame de Valmont a quitté le ton enthousiaste dont elle accompagnoit ses louanges; elle met dans ses soins une espèce de bonhommie bien propre à me séduire. Vous savez combien j'aime ce qu'on appelle les bonnes gens. Je ne sais que penser de ce changement: il y a des momens où je me reproche de les avoir jugés tous deux trop sévèrement; il en est d'autres où je crains que l'amabilité de M. de Miralbe et la bonhommie de madame de Valmont ne cachent quelque perfidie. Mon ami, c'est à vous seul que j'ose confier de pareilles appréhensions: si elles sont injustes, ce sont des crimes, je ne l'ignore pas; mais elles sont plus fortes que moi: le sort de ma mère me poursuit sans cesse. Je cherche en vain par quels moyens M. de Miralbe pourroit me perdre, je n'en vois pas; et loin de me rassurer, je pense à cette maxime de M. Durmer: «Les méchans trompent jusqu'à leurs complices, quoiqu'ils combattent à armes égales; comment les honnêtes gens, qui sont sans défense, ne seroient-ils pas leurs victimes?

«Demain je serai dans la maison de M. de Saint-Alban: toutes mes craintes seront dissipées; je l'espère, et je soupire.

«Je vous écris à la hâte: à midi je dois aller faire mes adieux à la sœur de M. Durmer, et je veux lui remettre cette lettre afin qu'elle la fasse porter chez vous, ainsi qu'elle a bien voulu s'y prêter jusqu'à présent. J'aurois desiré que madame de Valmont m'accompagnât dans cette visite; elle m'a donné quelques raisons pour s'en dispenser, et mon père a consenti que j'y allasse seule avec ma femme-de-chambre.

«C'est la dernière fois que je vous écris de Paris; je souhaite, mon cher Frédéric, que ce soit aussi la dernière que mes lettres aillent vous chercher à Téligny. D'après la promesse que vous m'avez faite, le jour de votre retour approche. Revenez voir votre Adèle plus tranquille; elle ne sera heureuse que lorsqu'elle pourra vous donner, au pied des autels, un titre que votre amour et votre générosité vous ont acquis depuis long-temps. Quelle que soit ma fortune à venir, elle ne me dédommagera jamais de la privation de voir un bienfaiteur dans mon époux: j'aurois été si riche en ne l'étant que par vous! Adieu, mon cher Frédéric, mon cœur se serre. Comme cet adieu me coûte à prononcer!»

philippe à m. de télignY

«Je voudrois être auprès de vous pour vous consoler: la nouvelle que j'ai à vous annoncer est affreuse. Mademoiselle de Miralbe n'est plus chez son père; elle n'est pas chez M. de Saint-Alban: elle est renfermée dans un couvent; j'ignore encore lequel.

«Les bruits qui circulent sur son compte sont encore plus horribles que l'ordre qui l'a enlevée; mon cœur se refuse à les croire, et ma main à les répéter. Adèle est un ange; il faut en être persuadé, ou la regarder comme un monstre de perversité. Mon cher Frédéric, vous n'offenserez pas celle que vous aimez par d'injustes soupçons: où trouvera-t-elle un défenseur si vous la condamnez? Tout paroît contre elle, il est vrai; mais vous connoissez son père, voilà sa justification.

«Hier la sœur de M. Durmer est arrivée chez vous dans un état qu'il est impossible de décrire: elle avoit du chagrin, de la douleur; mais l'indignation sur-tout perçoit dans tous ses traits. En entrant, elle s'est presque évanouie; elle suffoquoit.

«D'un long récit qu'elle a accompagné de pleurs, d'exclamations, de cris de vengeance, voici ce qui m'a frappé.

«Le matin mademoiselle de Miralbe a été la voir, et lui a remis en cachette la lettre que je vous envoie; elle n'avoit avec elle que sa femme-de-chambre. Vous connoissez l'attachement que cette excellente femme a pris pour Adèle, du jour où elle lui remit avec tant de générosité ses droits à la succession de son frère. Elles s'entretenoient ensemble; Adèle lui promettoit d'intéresser M. de Saint-Alban au sort de ses enfans, quand M. le marquis de Farfalette est entré d'un air de mystère et de satisfaction qui annonçoit un rendez-vous. La bonne veuve parut surprise, et mademoiselle de Miralbe scandalisée. La femme-de-chambre qui l'accompagnoit, sans leur donner le temps de parler, se mit à crier qu'elle ne vouloit pas rester dans cette maison, qu'elle se compromettroit en permettant à sa maîtresse de voir un homme dont son père avoit refusé d'autoriser les vues. Nouvelle surprise de la veuve et de mademoiselle de Miralbe. M. de Farfalette parvint le premier à se faire entendre, et dit, d'une manière très-prononcée, qu'il n'avoit pas lieu de s'attendre à une pareille réception, qu'il étoit désespéré du bruit qui se faisoit, qu'il croyoit les mesures mieux prises, et finit par offrir sa bourse à la femme-de-chambre, en l'engageant à se taire. La malheureuse recommença à crier plus fort. Adèle paraissoit anéantie. «Est-ce un complot?» s'écria-t-elle quand il lui fut possible de parler. Puis se tournant vers M. de Farfalette, elle lui dit: «Ou l'on vous trompe, monsieur, ou vous êtes d'accord avec mes ennemis pour me perdre. Au nom du ciel, sortez». La femme-de-chambre se jeta entre eux, et jura que si sa maîtresse ne revenoit pas à l'instant même avec elle à l'hôtel, elle y retourneroit seule, et avertiroit M. de Miralbe de tout ce qui se passoit. Adèle voulut lui imposer silence, la voix lui manqua. Elle se mit en devoir de sortir; M. de Farfalette lui offrit la main, qu'elle refusa avec fierté. Au même instant, M. de Miralbe et madame de Valmont entrèrent; ils venoient la chercher; leur voiture étoit à la porte.

«La bonne veuve n'a pu m'expliquer l'effet que leur apparition produisit; elle étoit elle-même trop étourdie de ce qui venoit de se passer. Madame de Valmont paroissoit indignée; M. de Miralbe jetoit sur tous les personnages un regard d'interrogatoire et de sévérité. M. de Farfalette se retira en assurant qu'il n'aimoit pas les scènes de famille. Adèle étoit tombée sur un siége; elle pleuroit, et dans ses sanglots on l'entendoit s'écrier: Ma mère! ma mère! La femme-de-chambre s'empressa de s'excuser, et chacune de ses excuses étoit une accusation aussi terrible qu'indécente contre mademoiselle de Miralbe et la veuve.

«Je passerai sous silence le mépris insultant avec lequel M. de Miralbe a traité la sœur de M. Durmer, la colère de cette femme respectable, la pitié barbare de madame de Valmont, qui, en voulant consoler Adèle, ne faisoit qu'ajouter à son désespoir. Elle perdit connoissance; on la transporta dans la voiture. C'est tout ce que la veuve a pu m'apprendre.

«À peine a-t-elle été sortie, que je me suis couvert des vêtemens les plus simples: je me suis rendu à l'hôtel de M. de Miralbe; je me suis mêlé parmi ses domestiques, je les ai observés: je me suis attaché à celui dont la figure m'a paru la plus basse; et, sous prétexte qu'il pourroit m'être utile dans le désir que j'avois de devenir un de ses camarades, je l'ai entraîné au cabaret. Fidèle à l'usage des valets, sans que je l'interrogeasse, il m'a entretenu de ses maîtres, et l'aventure de mademoiselle de Miralbe n'a pas été oubliée; il y ajoutoit des détails crapuleux, il rioit: ces coquins-là aiment dans ceux qu'ils servent tous les vices qui les rapprochent d'eux. J'ai su de lui que la pauvre Adèle étoit arrivée à l'hôtel dans un état digne de pitié, qu'elle a demandé pour toute grace d'être seule, et qu'elle s'est retirée dans son appartement. Il m'a dit aussi que M. de Miralbe étoit remonté sur-le-champ en voiture, parti pour Versailles, et qu'il n'étoit pas encore revenu.

«Il m'a semblé inutile de me déguiser plus long-temps. Je lui ai donné deux louis, en lui confiant que j'avois des raisons particulières de savoir comment cette affaire tourneroit; que je passerois la nuit s'il étoit nécessaire, soit au cabaret, soit à rôder autour de l'hôtel, et que je lui paierois généreusement tous les renseignemens qu'il me donneroit. Je l'ai renvoyé avec injonction de veiller exactement à tout, et de venir m'en avertir. Je ne me suis pas nommé, je ne vous ai pas nommé.

«Du cabaret même j'ai écrit à votre fidèle Charles de seller un cheval, de le conduire chez un loueur de carrosses qui demeure presque en face de M. de Miralbe, d'être discret, de bien payer, et de se tenir prêt à partir à la minute même où je le lui dirais, dût-il passer la nuit à attendre que l'ordre arrivât.

«À onze heures, j'ai revu mon espion: il m'a appris que M. de Miralbe étoit de retour de Versailles; qu'il n'étoit pas revenu avec son équipage, mais dans une chaise de poste conduite par un postillon qui lui étoit inconnu; qu'il étoit accompagné d'un homme que l'on supposoit être un exempt, du moins les domestiques se le disoient-ils tout bas entre eux; que la femme-de-chambre de mademoiselle de Miralbe alloit, venoit, et qu'on ne doutoit pas qu'elle ne fît des paquets; qu'une vieille femme de charge pleuroit dans l'office, en disant que c'étoit ainsi qu'on avoit enlevé sa bonne maîtresse. Il ajouta qu'il étoit pressé de me quitter, parce que M. de Miralbe vouloit que tous ses domestiques se retirassent, et qu'il avoit menacé de chasser le premier qu'il rencontreroit, ou qu'il sauroit être sorti.

«Je me rendis alors auprès de Charles; je lui donnai de l'argent, et l'ordre de suivre la première voiture qui sortiroit de l'hôtel de M. de Miralbe d'assez près pour ne pas la perdre, et avec assez d'adresse pour n'être pas remarqué; je l'autorisai à crever son cheval, à en prendre à la poste, à tout enfin, pourvu que sa commission fût bien remplie. La chaise de poste qui sans doute renfermoit Adèle ne sortit de l'hôtel qu'à trois heures du matin; Charles l'a suivie. Il est onze heures; je l'attends encore.

«J'ai cent fois été tenté d'aller de votre part chez M. de Florvel; j'ai craint de mal faire par trop de zèle, et de donner moi-même de l'éclat à un événement qu'il faudroit pouvoir ensevelir dans le silence. L'agitation dans laquelle j'ai passé la nuit, la certitude que cette nouvelle portera le désespoir dans votre cœur, m'ont empêché de faire la moindre réflexion: mais un sentiment intérieur me parle en faveur de mademoiselle de Miralbe; vous le verrez aisément au récit que je vous envoie. Elle n'est pas assez coquette pour sacrifier sa réputation au plaisir de multiplier ses conquêtes. Vous m'avez dit cent fois que vous étiez sûr de son amour, quoique son caractère semblât l'éloigner de toutes passions: il est donc impossible qu'elle pousse la perversité au point où l'aventure qui la perd semble l'annoncer. Une lettre pour vous, un rendez-vous pour un autre, mon cher Frédéric, Adèle en est incapable. Que son innocence vous rende le courage; souvenez-vous que vous ne vivez point pour vous seul, et qu'il est un être sur-tout dont l'existence est attachée à la vôtre.

philippe.

P. S. «L'heure de la poste me presse; Charles n'est pas revenu: je fais partir cette lettre. Je vous écrirai demain, tous les jours, quoique je sois persuadé que vous ne resterez pas à Téligny. À tout hasard, j'adresserai copie de mes lettres, à votre nom, poste restante, à Nevers.»


CHAPITRE XLII.

Explication.

Philippe avoit raison: après les nouvelles que je venois de recevoir, il m'eût été impossible de prolonger mon absence; je maudissois mon voyage; j'aurois donné tout ce que je possédois pour pouvoir franchir en une minute l'intervalle qui me séparoit de Paris. Pauvre Adèle! malheureuse Adèle! est-ce devant moi qu'on a besoin de te justifier? Ne connois-je donc pas le monstre auquel le sort t'a soumise? Ne sais-je donc pas tout ce que peut la vengeance d'une femme?... Ce rendez-vous auquel arrive M. de Farfalette, son air d'assurance, ses discours, me paroissent extraordinaires; je cherche en vain à les expliquer. Non, Adèle n'a pu aimer un homme qui, la voyant au désespoir... Une femme pleure, sanglote à ses yeux; il s'en croit la cause, il plaisante! Ah! si j'eusse été à sa place, je serois mort, ou j'aurois sauvé la victime. Qu'importe que son bourreau soit son père? L'amour connoît-il ces distinctions? Non, non; ou je retrouverai Adèle, ou toute ma vengeance tombera sur ceux qui me l'ont ravie.

Tel fut mon premier sentiment. Je souffrois trop pour être sensible; je ne connoissois pas encore le regret, je n'éprouvois que la rage. Rien ne m'appartenoit dans mes sensations; elles étoient toutes pour Adèle: je ne voyois que l'innocence outragée, la vertu flétrie, la beauté persécutée; j'oubliois que j'aimois: j'aurois, sans balancer, renoncé à toutes mes espérances pour sauver l'infortunée, et j'ignorois en quel lieu elle étoit! Adèle! Adèle! je ne prononçois pas ton nom; il s'échappoit malgré moi de ma poitrine: sans le vouloir, je le répétois à chaque instant; je le criois comme si mes accens, brisés par la douleur, eussent pu se prolonger jusqu'à toi.

Je rejoignis M. de Montluc; il étoit auprès de son épouse. Ils firent tous deux un mouvement de surprise en me regardant. Ah! sans doute ma figure devoit être effrayante si elle rendoit tous les mouvemens de mon ame. Je m'appuyai sur le premier meuble que je rencontrai; je lui tendis la lettre de Philippe: je voulois l'engager à la lire, et je ne pouvois qu'articuler, avec un soupir déchirant, le nom de la malheureuse Adèle. M. de Montluc vint à moi; je lui présentai de nouveau la lettre. Il la prit, et commençoit à lire des yeux seulement. «Lisez tout haut, m'écriai-je; j'ai besoin d'entendre encore...» Je joignis mes bras en les posant sur le meuble qui me soutenoit; et, appuyant fortement ma tête dessus, j'écoutai avec une immobilité qui paroîtra bien étonnante à qui ne connoît pas l'effet des passions: mon sang fermentoit si violemment, qu'il me sembloit que le plus léger mouvement eût suffi pour briser tout mon être.

«Je ne vous offrirai point de consolations, me dit M. de Montluc lorsqu'il eut fini; on ne les entend pas dans votre position. Quand vous êtes entré, je parlois de vous avec mon épouse; nous trouvions bien des difficultés au projet que vous m'avez communiqué. Vous avez des chagrins; nous n'y ajouterons pas celui d'un refus: puisse le nom de notre fils aller jusqu'à votre cœur, et y porter un rayon d'espérance! Mon ami, c'est dans cet instant de douleur que nous vous adoptons; madame de Montluc ne me désavouera pas. «—Non sans doute», s'écria-t-elle en se levant pour venir m'embrasser. Elle pleuroit; mes larmes coulèrent. Ô pouvoir de la sensibilité! tu causois tous mes maux, et tu en suspendis momentanément la force pour me laisser jouir de ma reconnoissance.

Quand M. de Montluc me vit plus tranquille, il me dit tout ce qu'il crut propre à ranimer mes esprits: il me fit observer que les moyens pris par Philippe pour connoître l'endroit où l'on conduisoit mademoiselle de Miralbe, sembloient infaillibles; il détourna, pour ainsi dire, toutes mes pensées, et les jeta dans l'avenir. Le cœur d'un amant n'est jamais fermé à l'espérance; je l'éprouvai. Je retrouverai Adèle, j'aurai un nom qui renversera la barrière qui nous sépare; je voyois déjà la certitude de m'unir à elle, que je n'avois encore formé aucun projet pour briser ses chaînes.

J'annonçai à M. de Montluc ma résolution de partir à l'instant même pour Paris: loin de chercher à m'en détourner, il déploya tant de zèle à me seconder, qu'en moins d'une heure les chevaux arrivèrent de la poste voisine. Ce ne fut pas sans regret que je fis mes adieux à madame de Montluc: son époux monta en voiture avec moi, me conduisit jusqu'au bout de l'avenue, et ne me quitta qu'en me recommandant de veiller sur le fils que l'amitié venoit de lui donner. Excellent homme! cette idée ne sembloit lui plaire que parce qu'elle étoit pour moi un motif d'espoir et de consolation. Quand je le quittai, tout mon courage m'abandonna de nouveau.

Arrivé à Nevers, je me rendis à la poste; j'y trouvai ce billet de Philippe.

«Charles est revenu une heure au plus après le départ de ma lettre; il a parfaitement rempli sa commission. Mademoiselle de Miralbe a été conduite à l'abbaye de... près Dourdan. (Douze lieues de Paris.) Il n'a pas quitté qu'il n'ait vu l'exempt repartir seul: ainsi point de doute que la femme-de-chambre ne soit restée aussi, puisqu'à plusieurs reprises Charles a apperçu deux femmes dans la voiture. À Arpajon, il a eu occasion d'approcher assez près des voyageurs. La chaise s'est arrêtée à la porte d'une auberge; on y a demandé quelques rafraîchissemens: il a entendu une voix douce, un peu tremblante; il ne doute pas que ce ne soit mademoiselle de Miralbe: il assure qu'elle paroissoit assez calme.

«L'abbaye de... est à une demi-lieue de la ville; une longue et sombre avenue de noyers y conduit. Point de village qui en soit proche. À deux cents pas au plus, il y a un meunier qui fait valoir quelques terres dépendantes du couvent. À la même distance, mais du côté opposé, on apperçoit un bouquet de bois. Voilà tous les renseignemens qu'il a pu prendre.

«M. de Florvel a passé ce matin chez vous; je n'y étois pas. Il a demandé si l'on vous attendoit bientôt.

«M. de Miralbe le fils s'est aussi présenté: ayant appris que vous étiez à la campagne, il a laissé son nom.

«Je compte beaucoup sur votre retour. Mes inquiétudes diminueront quand je pourrai partager et adoucir les vôtres.

«Philippe

Il étoit quatre heures du matin lorsque j'arrivai à Paris. Tout le monde dormoit chez moi; cela me parut extraordinaire: depuis deux jours le sommeil n'avoit pas approché de ma paupière. J'entrai chez Philippe; je précipitai ses embrassemens pour lui demander s'il n'avoit rien de nouveau à m'apprendre; rien: si personne n'étoit venu; personne. Philippe exigea que je prisse quelques instans de repos; j'y consentis moins par besoin ou par complaisance que par l'embarras de savoir où diriger mes pas. Par-tout on dormoit; le père d'Adèle aussi sans doute. Idée affreuse! l'innocence gémit, les bourreaux reposent.

À sept heures, je priai Philippe de se rendre chez M. de Miralbe le fils, de lui demander l'instant auquel je pourrois le voir, et de venir me le dire chez Florvel, où je l'attendrois. J'allai chez cet ami. Il me parut gêné avec moi, et sembloit moins me plaindre d'avoir perdu mademoiselle de Miralbe qu'étonné de voir que je l'aimois encore lorsqu'elle étoit indigne des vœux d'un honnête homme. Ma surprise ne peut s'exprimer; mais je voudrois en vain le dissimuler, l'opinion de Florvel étoit celle du public. Adèle étoit malheureuse: les préventions s'élevoient contre elle; on la traitoit en coupable; on ajoutoit à ses torts; on alloit jusqu'à affirmer que M. Durmer ne l'avoit élevée que pour ses plaisirs, et qu'en la faisant son héritière au préjudice de sa sœur, il léguoit moins à son élève qu'à sa maîtresse. Et, je n'en doute pas, c'étoit un père qui, le premier, abreuvoit sa fille de calomnies aussi atroces. Pour la justifier, il eût fallu porter le flambeau de la vérité dans l'ame infernale de M. de Miralbe. Quels en étoient les moyens? On les eût trouvés, que le public se fût refusé à l'évidence. Moi-même je sentois l'impossibilité d'entrer en explication: on accabloit Adèle devant moi, et j'étois réduit à garder le silence; je ne pouvois qu'affirmer que l'infortunée étoit innocente; et chaque fois que je le répétois, Florvel sourioit avec une ironie qui me perçoit le cœur; on me regardoit d'un air qui sembloit dire: Vous êtes fou. J'allois le quitter, décidé à ne jamais le revoir; il s'en apperçut, m'arrêta.

«Mon cher Téligny, me dit-il avec amitié, mon intention n'est pas d'ajouter à tes chagrins: madame de Florvel et moi nous avons douté aussi long-temps qu'il a été possible de le faire; nous nous refusions même à l'évidence: mais que diras-tu en apprenant que M. de Farfalette se vante d'avoir des lettres de mademoiselle de Miralbe? Il les a montrées à plusieurs personnes, moins par fatuité peut-être que pour se laver du ridicule que lui a donné l'issue de ce rendez-vous.—Des lettres d'Adèle! m'écriai-je: les avez-vous vues, vous?—Non.—Eh bien! elle est innocente; je le répéterai jusqu'à mon dernier soupir: je le prouverai, ou j'y perdrai la vie. Promettez-moi, Florvel, que vous m'aiderez; vous le devez à une infortunée que vos bontés pour elle ont, sans le vouloir, mise sur le chemin de l'abîme où elle est tombée. Florvel, tu es sensible: si Adèle est innocente (et elle l'est), n'a-t-elle pas des droits à la protection de tous les cœurs généreux?—Qu'elle ait tort ou raison, me répondit-il, tant qu'elle t'intéressera, je me prêterai à tout ce qui pourra l'obliger.»

Philippe étoit venu m'avertir que M. de Miralbe le fils avoit appris mon retour avec joie, et qu'il m'attendoit chez lui; je m'y rendis sur-le-champ. Dirai-je la seule pensée qui m'occupoit alors? Je ne songeois qu'aux lettres que M. de Farfalette se vantoit d'avoir reçues d'Adèle: son innocence me paroissoit douteuse, et je ne trouvois plus en moi pour la défendre, la même assurance que j'avois eue quand un autre l'accusoit.

La première chose que Henri de Miralbe me demanda, fut si je savois dans quel lieu on avoit conduit sa sœur; je lui répondis que oui: il me sauta au cou, m'embrassa en s'écriant: «Tant mieux; c'est donc vous qui l'aimez, et, à coup sûr, c'est vous aussi qu'elle aime: un amant rebuté n'est pas aussi actif. J'ai passé chez cet imbécille de Farfalette; sa froideur m'a révolté. Si Adèle eût été capable de se perdre pour un être pareil, je l'aurois abandonnée: il y a quelque tour de mon père dans tout cela. Asseyez-vous, causons, et convenons de nos faits. D'abord vous savez que je déteste M. de Miralbe, c'est un bruit public; il ne me prendra jamais fantaisie de le démentir. Je ne connois pas assez ma sœur pour y prendre un intérêt bien vif; mais je ne lui en suis pas moins dévoué, puisque c'est un moyen de contrarier les vues intéressées de mon père. L'amour d'un côté, la haine de l'autre: voyez, mon ami, si en unissant les deux passions les plus actives, nous parviendrons à notre but. Acceptez-vous l'association?—De tout mon cœur, lui dis-je: soyez mon dieu tutélaire, le protecteur d'Adèle, et commençons par la venger du plus cruel de ses ennemis.—Qui? me demanda-t-il: mon père?—M. de Farfalette, m'écriai-je avec l'accent de la rage: il se vante d'avoir des lettres de votre sœur; il fait plus, il les montre. Que je sois donc au nombre de ses confidens: vous ne refuserez pas de m'accompagner; c'est devant vous que je veux le forcer à une explication dont dépend mon repos.—Doucement, doucement. Il faut en tout, mon cher, du sang-froid. Qui concentre ses passions, acquiert plus de forces; qui s'y livre sans calcul, est perdu. Nous irons chez Farfalette; c'est moi qui m'expliquerai: je peux venger ma sœur sans la compromettre davantage; vous l'anéantissez entièrement si vous paroissez dans cette affaire. Promettez-moi d'être calme; je vous prends à mon tour pour témoin.—Allons, lui dis-je, je vous jure de n'agir que par vous; mais ne perdons pas une minute.»

Nous sortîmes aussitôt. Notre chemin nous conduisoit devant la maison de Florvel; j'engageai Henri à l'admettre parmi nous; il y consentit. Florvel ne fit pas la moindre difficulté pour nous accompagner, et tous trois nous nous présentâmes chez M. de Farfalette. On nous dit qu'il n'étoit pas encore jour; j'insistai: son domestique nous assura qu'il seroit chassé s'il laissoit entrer qui que ce fût avant l'heure prescrite par son maître «Qu'on te chasse donc, lui dit Henri avec gaieté; il força la porte, entra dans la chambre à coucher, tira lui-même les rideaux, nous présenta des siéges en riant aux éclats, et en priant M. de Farfalette de ne pas se déranger. Florvel et moi nous nous regardions avec surprise. Notre hôte étendoit les bras, et avoit l'air de douter s'il rêvoit ou s'il étoit éveillé.

Ce fut avec la même apparence de légéreté que Henri entama une conversation à laquelle il donna bientôt une tournure sérieuse: mais lorsqu'il voyoit M. de Farfalette ou moi prêts à la pousser plus loin qu'il ne l'avoit résolu, d'un mot il la ramenoit au ton de plaisanterie par lequel il avoit commencé. Je n'ai jamais vu d'homme conserver autant d'empire sur lui-même, et en prendre avec autant de facilité sur les autres; du moment que l'on consentoit à l'écouter, on n'avoit plus que la sensation qu'il cherchoit à vous donner. Si dix affaires d'éclat ne lui avoient acquis une réputation de bravoure à l'abri de tout soupçon, on auroit pu croire qu'il cherchoit dans son esprit les ressources que lui refusoit son courage.

M. de Farfalette commençoit la justification de sa conduite par les démarches qu'il avoit faites pour obtenir la main de mademoiselle de Miralbe. «Cela ne me regarde point, interrompit Henri: que vous aimiez ma sœur, qu'elle vous aime; que vous l'épousiez, que vous ne l'épousiez pas; à votre aise. Toute la question se réduit là: on dit que vous avez des lettres d'Adèle. M. de Florvel a parié mille louis que cela n'étoit pas; moi, j'ai accepté le défi: notre argent est déposé entre les mains de Téligny, et nous avons promis de nous en rapporter à vous. Vous êtes honnête homme; nous sommes tous jeunes, et dans un siècle où l'on n'a plus la sottise de placer l'honneur des familles dans la vertu des femmes: j'ai gagé contre celle de ma sœur; ai-je perdu, gagné? Décidez, et tout est fini». M. de Farfalette essaya d'éluder; mais il fut tourné avec tant d'adresse, que non seulement il finit par avouer qu'il avoit des lettres de mademoiselle de Miralbe, mais encore par proposer à son frère de les lui remettre; ce qui fut accepté avec mille éloges sur sa délicatesse et ses succès auprès des femmes. Mon sort étoit décidé; Adèle se trouvoit convaincue de la plus lâche perfidie, et je doutois encore. Florvel me fixoit; je n'osois lever les yeux. Quand M. de Farfalette remit les lettres entre les mains de Henri, par un mouvement que je ne fus pas le maître de réprimer, je m'en emparai; je brûlois de voir de quel style elle écrivoit à un homme pour lequel elle ne m'avoit pas caché son mépris. Que l'on juge de la révolution qui se fit en moi. «Ce n'est pas son écriture, m'écriai-je; regardez, Florvel». L'une après l'autre, toutes ensemble, je les ouvrois, je les montrois; il m'étoit impossible de contenir ma joie. Florvel affirma que la main d'Adèle n'avoit point tracé les billets qu'il tenoit.

«Il est assez singulier, messieurs, nous dit Henri d'un air moitié plaisant, moitié sérieux, que de trois hommes, l'un se vante d'avoir des lettres de ma sœur, que les deux autres en aient reçu assez souvent pour connoître son écriture, tandis que moi je ne peux rien décider. Pourriez-vous m'apprendre, là, sans détour, ajouta-t-il en se tournant vers Florvel et vers moi, à quels titres vous vous établissez juges dans cette affaire?—Moi, répondit Florvel, à titre de protecteur. Mademoiselle de Miralbe étoit l'amie de mon épouse lorsqu'elle ne s'appeloit encore qu'Adèle: j'ai pris pour elle les sentimens d'un frère; et j'affirme que quiconque soutiendra que ces lettres sont d'elle, en aura...—Moi, dis-je en interrompant Florvel, à titre d'homme assez heureux pour l'avoir vue consentir à m'accorder sa main, je jure que le premier qui osera répéter que ces lettres sont de mademoiselle de Miralbe, ne...—Messieurs, interrompit à son tour Henri, une femme à droit de se glorifier lorsqu'elle possède un ami et un amant aussi disposés que vous l'êtes à soutenir son innocence. À titre de frère, je pourrois prétendre aussi à la venger: mais il n'y a pas de doute que ma sœur n'ait été victime d'un complot tramé par un génie infernal; l'honneur également ne nous permet pas de douter que M. de Farfalette n'ait été lui-même l'instrument aveugle et non le complice de ses ennemis. S'il n'avoit pas cru les lettres véritables, il ne me les auroit pas remises avec tant de confiance. Il s'est vanté de les avoir, il est vrai; c'est un tort: mais nous sommes tous un peu plus, un peu moins indiscrets dans nos amours. Une querelle ne changera rien à la destinée de ma sœur; au contraire. Faisons-lui des partisans zélés de tous ses admirateurs, et nous la servirons beaucoup mieux. L'homme qui a prétendu hautement à sa main, qui a contribué à sa ruine sans le vouloir, ne refusera pas d'élever la voix en sa faveur quand il en sera temps. C'est à M. de Farfalette lui-même que je le demande, et je l'estime trop pour douter de sa réponse.»

La réponse de M. de Farfalette ne pouvoit être autre que celle que Henri desiroit qu'elle fût; il protesta que jamais femme ne lui avoit paru mériter autant d'apologistes que mademoiselle de Miralbe, et qu'il sacrifieroit jusqu'à sa réputation pour la défendre. Henri nous força tous à nous embrasser, et nous entrâmes dans une conversation dont il résulta les éclaircissemens que voici.

Un domestique attaché à la maison de M. de Miralbe s'étoit un matin présenté chez M. de Farfalette, et lui avoit remis le billet suivant:

«Je ne m'attendois pas à vous rencontrer hier chez madame de Luçon; je ne peux vous exprimer à quel point j'ai été saisie. Vous paraissiez avoir quelque chose à me dire. Si je ne me suis point abusée, on vous indiquera les moyens de me répondre. Si je me suis trompée!... A. de M.»

Tout homme, quelque peu prévenu en sa faveur qu'on le suppose, n'auroit pas laissé un tel billet sans réponse. M. de Farfalette y répondit en amant passionné et sûr de son fait: il convint qu'il adresseroit ses lettres pour mademoiselle de Miralbe sous une double enveloppe, et qu'il n'y mettroit d'autre adresse que celle du domestique qui se chargeoit de la correspondance. Plusieurs fois il rencontra Adèle dans la société, parut surpris de sa froideur, et lui en fit des reproches par écrit. On ne manqua pas de lui répondre que la prudence exigeoit une contrainte dont on souffroit autant que lui. D'épître en épître, on prolongea jusqu'au jour si fatal à l'infortunée mademoiselle de Miralbe. Le matin même, M. de Farfalette reçut l'ordre de se trouver à midi précis chez la sœur de M. Durmer, dont on lui indiquoit la demeure; le reste n'avoit pas besoin d'explication.

Nous quittâmes M. de Farfalette, Henri de Miralbe emportant les lettres attribuées à sa sœur; Florvel, aussi joyeux de la savoir innocente qu'effrayé de la profondeur du complot dont elle étoit la victime; et moi, moins à plaindre depuis que je n'éprouvois plus le tourment de douter du cœur d'Adèle: j'étois bien encore assez malheureux sans cela.


CHAPITRE XLIII.

Nouvel éclaircissement.

Henri de Miralbe me reconduisit chez moi. «Vous voyez combien je suis complaisant, me dit-il; je n'ai encore travaillé que pour vous: il est temps de songer à ma sœur. Ne me sachez aucun gré de la préférence, ajouta-t-il en souriant; il étoit nécessaire de vous mettre en état de me seconder: j'ai besoin d'un amant, et non pas d'un jaloux.—Parlez; je suis prêt à tout: j'espère vous prouver que mon courage...—Du courage! c'est la vertu de ceux qui n'en peuvent avoir d'autres; voilà pourquoi elle est tant estimée. De l'adresse, du sang-froid, de la persévérance sur-tout, et les lettres-de-cachet, les abbayes, les prisons d'État même, ne sont plus que des difficultés, et non des obstacles. Mais il est temps, je crois, que vous m'appreniez le couvent où ma sœur a été conduite». Je ne le lui eus pas nommé, qu'il s'écria: «Excellent! c'est presque un lieu de plaisir; on s'y occupe beaucoup des intrigues du monde, et je puis déjà vous y promettre une amie pour Adèle. Voici le fait.

«La duchesse de... n'a que vingt-six ans; elle est jolie, spirituelle, vertueuse, ou plutôt sans passion, si l'on en excepte celle du jeu, qu'elle porte jusqu'à la fureur: elle joue ses diamans, ses robes, son linge, ses terres, celles de son époux; elle se joueroit elle-même. Quand elle a compromis la fortune du duc, il la fait renfermer; quand elle est renfermée, il va la voir, prêche, pleure: elle promet de ne plus jouer, reparoît dans le monde, recommence bientôt, retourne au couvent. Elle y est en ce moment pour la troisième fois, par ordre du roi et à la sollicitation de son époux, qui ne peut vivre loin d'elle. Heureusement pour ma sœur, la même abbaye les renferme. M. le duc, qui n'a aucun reproche à faire à son épouse, du côté des mœurs, qui ne craint pas qu'elle se ruine avec des religieuses, veut qu'elle jouisse de toute la liberté compatible avec sa position. Elle écrit et reçoit ses lettres sans être obligée de rendre aucun compte; elle voit même ses amis au parloir...—Si je pouvois, m'écriai-je involontairement...—Quoi? dit Henri; vous présenter à elle, et faire servir à une intrigue d'amour une femme titrée qui ne conçoit pas même que l'on puisse rien aimer que les cartes? Vous seriez bien habile. J'ai l'honneur de la connoître assez particulièrement pour croire qu'elle ne m'aura pas oublié. Tout ce que nous pouvons desirer maintenant est de rassurer Adèle; laissez-m'en le soin: madame la duchesse de... accordera sans peine à un frère ce qu'elle refuseroit à tout autre.»

Il prit une plume, écrivit, et me présenta la lettre suivante:

 

«Madame,

«Je n'ose vous rappeler toutes les folies que nous avons ensemble débitées sur le pauvre genre humain; vous seriez bien capable d'en rire encore: mais moi, je ne ris plus depuis que l'injustice vous a ravie à la société; vous en étiez l'esprit: aussi sommes-nous bien ennuyeux depuis que vous avez cessé de nous animer.

«J'ai encore un autre sujet de tristesse. Mon père a mis le comble aux bienfaits dont il accable sa famille, en faisant renfermer ma sœur. Je ne la connois pas, et elle m'intéresse: cela vous paroîtra bizarre. Engagez-la à vous raconter son histoire; il y a vraiment de quoi piquer votre curiosité.

«L'infortunée a été entraînée dans un précipice qu'il lui étoit impossible d'éviter. Elle se croit abandonnée du monde entier; rassurez-la, je vous en conjure: dites-lui qu'elle n'a perdu aucun droit à l'amitié, à l'estime de ceux dont elle compte l'opinion pour quelque chose: elle a de commun avec vous de ne mettre aucun prix à celle des sots. Dites-lui que si son frère partage l'injustice de M. de Miralbe, c'est pour en être comme elle la victime, mais qu'il mettra tout son bonheur à la réparer.

«J'ai l'honneur d'être, etc.»

P. S. «Vous prier de l'aider à me faire parvenir un mot de sa main, ce seroit trop de hardiesse, et je n'ose vous le demander.»


«Cette lettre, me dit Henri, répond-elle à vos desirs?—Non, il me semble que vous auriez pu davantage intéresser la sensibilité de la duchesse.—Oui, la sensibilité d'une femme qui n'a d'autre passion que le jeu! J'ai piqué sa curiosité, et j'ai frappé plus juste. Mon ami, voyons les hommes tels qu'ils sont, sur-tout quand nous voulons les faire servir à nos projets. Je vous réponds que ma lettre ne restera pas sans réponse. Chargez-vous de la faire porter par un domestique, dont vous soyez sûr; un domestique vous m'entendez bien: n'allez pas vous aviser d'être vous-même ce domestique-là; vous gâteriez tout, sans vous procurer la moindre satisfaction, à moins que ce n'en soit une bien grande pour vous de rôder autour des murs d'un monastère, d'éveiller les soupçons, et peut-être d'exciter M. de Miralbe à faire transférer ma sœur dans un cloître plus éloigné et d'un accès moins facile. Ne doutez pas que, dans les premiers jours sur-tout, il ne fasse éclairer vos démarches: affectez de vous montrer, paroissez calme; que mon père s'endorme dans une douce sécurité, et je me charge du réveil. Il croit triompher; mais je lui prouverai que, tant qu'on vit, on n'est pas un héros.—Vous êtes donc bien sûr de soustraire Adèle à sa cruauté?—Oui, si elle le veut.—Par grace, confiez moi votre projet.—Mon projet! le connois-je moi-même? J'en avois un, bon d'abord; les lettres retirées des mains de Farfalette l'ont renversé pour faire place à un meilleur: maintenant j'en ai cent qui tous peuvent réussir, qui tous sont subordonnés aux circonstances, aux localités, et, plus que tout, aux dispositions de ma sœur. On dit qu'elle a de l'esprit?—Beaucoup.—Un caractère prononcé?—Oui.—Du courage»? Je lui racontai la scène du parc chez M. de Nangis; j'exaltai le sang-froid qu'elle avoit conservé dans un moment où ma négligence à désarmer mon fusil auroit pu lui coûter la vie. Henri sourioit; sa figure annonçoit que mon récit confirmoit ses espérances: mais il ne voulut entrer dans aucun détail jusqu'au moment où il recevroit des nouvelles de sa sœur, soit directement, soit indirectement. En vain je le pressai; il répondit gaiement qu'il n'aimoit pas à dépenser son imagination en conjectures, et qu'un projet conçu, discuté et abandonné, étoit de l'esprit perdu.

Il exigea que je lui jurasse de nouveau que je n'entreprendrois rien sans son aveu: je lui promis de ne rien faire sans le prévenir. Il me quitta. Une demi-heure après, Charles étoit sur la route de Dourdan, avec ordre de s'arrêter dans cette ville, d'aller à pied porter à l'abbaye la lettre adressée à madame la duchesse de... et de ne pas revenir sans réponse, ou du moins sans avoir tout fait pour en obtenir une. Quinze à seize heures suffisoient, même en supposant qu'on le fît attendre: je les passai dans la plus grande agitation; elles s'écoulèrent, et Charles n'étoit pas de retour.

Henri de Miralbe, aussi pressé que moi, vint me voir: mais loin que ce retard lui donnât de l'inquiétude, il en tiroit un augure favorable; il assuroit que si mon domestique ne devoit rien rapporter, il seroit déjà revenu. L'événement prouva qu'il avoit raison. Charles arriva quelques heures plus tard que nous ne l'attendions, et nous remit les lettres suivantes.

la duchesse de...
à henri de miralbe.

«Votre sœur est charmante. Sa douceur la fait aimer. Son silence désole toutes nos religieuses, qui auraient bien voulu apprendre ses aventures d'elle-même. On aime si fort, dans les couvens, à s'entretenir des dangers que l'on court dans le monde! Vous qui êtes bon, devinez pourquoi. Je lui ai communiqué votre lettre. Elle l'a lue, relue, puis lue encore avec une émotion qui alloit jusqu'aux larmes. Pauvre petite! Aussi timide que son frère (je lui demande pardon de la comparaison), elle n'osoit implorer ma protection pour vous écrire. Je suis venue à son secours, et j'ai bien fait. Il auroit fallu lui servir de secrétaire. À l'énorme paquet que je vous envoie, jugez de la besogne. En une année, je ne promettrois pas d'en écrire autant. Elle vouloit que j'en prisse lecture. J'ai refusé: j'aime mieux qu'elle me conte tout cela. Vous savez comme j'aime la causerie. Adieu, monsieur. Je m'ennuie à coup sûr ici plus sérieusement que vous dans le monde.»

P.S. «Si vous tenez quelques anecdotes qui méritent la peine d'être écrites, envoyez-les-moi. Je les aime assez; madame l'abbesse en raffole.»

adèle à henri de miralbe.

«Je vous remercie, mon frère, de ne pas m'abandonner: prenez ma défense avec courage; je suis innocente. Dans un temps plus heureux, jamais, jamais on ne vous accusa devant Adèle sans qu'elle élevât la voix en votre faveur; et c'est sans doute un de ses crimes auprès de M. de Miralbe. Votre lettre a ranimé mes esprits: je craignois que ceux dont l'opinion est nécessaire à mon repos, ne se laissassent tromper par mes accusateurs: qu'ils me conservent leur estime, c'est la seule chose à laquelle il me soit permis de prétendre après le scandale affreux... Mon frère, lisez la lettre que je vous envoie; elle n'avoit pas été écrite pour vous: un sentiment au-dessus même de l'espérance me forçoit à confier mes peines à qui ne pouvoit plus les adoucir. Faites-en l'usage qu'il vous plaira; votre amitié me répond que vous exaucerez les vœux d'une infortunée dont le cœur est trop pur et l'ame trop désintéressée pour n'être pas capable de la plus vive reconnoissance.»

adèle à frédéric.

«Où êtes-vous, vous à qui je n'ose plus donner un nom qui m'étoit si cher? Adèle n'a point trahi ses sermens, et cependant l'intrigue la plus affreuse est parvenue à élever une barrière éternelle entre elle et celui qu'elle ne cessera jamais d'aimer. Mon ami (ce titre du moins m'est encore permis) je suis déshonorée, perdue dans l'opinion des hommes; et telle est ma position, que j'aurois en main mille preuves irrécusables de mon innocence, et que ces mêmes hommes ne me pardonneroient pas d'en faire usage. Mon père est mon accusateur, mon juge et mon bourreau. Mon père... Cœur méchant, quand le remords ne te déchireroit pas, tu seras encore plus malheureux que ta victime. Ennemi cruel de tes enfans, sans appui dans la vieillesse, la soif de l'or qui te dévore, sera un jour et tout à la fois l'écueil de ta réputation et la punition de tes crimes. Cette espérance... Perfide bonté! devrois-tu descendre jusqu'à la foiblesse? Quand je voudrois n'éprouver que le besoin de la vengeance, l'avenir de cet homme excite ma pitié.

«Mon ami, qu'avez-vous appris de mes malheurs? Si vous me croyez innocente, vous êtes bien à plaindre; si vous me croyez coupable... Frédéric, cela n'est pas possible; non, quand tout se réunit pour accabler Adèle, une voix s'élève dans votre cœur et vous dit: Elle t'aimoit; elle t'aimera jusqu'au dernier soupir: en renonçant même à l'espoir, elle tient encore à son amour; son amour est son existence.

«L'époque de votre retour est passée; vous êtes à Paris, je n'en doute pas: vous avez vu la sœur de M. Durmer; vous savez... Ô mon Dieu! combien j'ai souffert! combien je souffre encore! Quelle intrigue infernale! Quand mes observations et mes pressentimens m'avertissoient que le précipice étoit sous mes pas, je m'effrayois sans pouvoir m'empêcher d'y tomber. Comme ils m'auront enveloppée de calomnies! Le monstre! L'abominable femme! Écoutez, Frédéric; c'est un de leurs complices qui les accuse.

«Ma femme-de-chambre, cet être qui végète aujourd'hui auprès de moi, cet être qui a eu la hardiesse de conspirer ma perte, et qui n'a pas la force de supporter le châtiment que ceux qui l'employoient réservoient à ses services, m'a révélé les détails de ce complot. On lui avoit promis de l'argent: on l'a fait monter en voiture avec moi, pour m'accompagner pendant la route seulement; arrivée à l'abbaye, elle croyoit n'avoir plus qu'à retourner saisir le prix de sa bassesse, quand on lui a montré que l'ordre obtenu contre la fille de M. de Miralbe étoit commun à la femme qui l'accompagnoit. Ils ont craint son indiscrétion, ses importunités, et l'insolence que donne la complicité. La malheureuse gémit, accuse ceux qui l'ont employée, se fait détester dans la maison, et ne trouve personne qui la croie. On se dit tout bas que c'est pour m'avoir secondée, qu'elle est renfermée. C'est elle qui, sous la dictée de madame de Valmont, a écrit des lettres en mon nom à M. de Farfalette: ils ont employé un domestique qui croyoit agir à ma sollicitation. Jamais M. de Miralbe, vis-à-vis de cette malheureuse, n'a paru être pour quelque chose dans cette affaire; tout se faisoit entre elle et madame de Valmont: mais elle ne doute pas que mon père n'en fût instruit; elle savoit qu'il avoit de fréquens entretiens avec sa nièce: elle les guettoit; elle les a entendus plusieurs fois sans qu'ils le sussent; et M. de Miralbe juroit qu'il aimeroit mieux me voir morte qu'installée dans la maison de M. de Saint-Alban. Lisez ma dernière lettre, mon ami, et vous trouverez la preuve de la perfidie de mon père dans l'aménité avec laquelle il se prêtoit à ce que j'allasse demeurer chez son oncle. Et je me reprochois mes soupçons! Ma femme-de-chambre assure que c'est M. de Saint-Alban qui a sollicité l'ordre de mon enlèvement: elle prétend aussi qu'il avoit de l'amour pour moi, et que mon père, qui s'en étoit apperçu, n'a réussi auprès de lui qu'en excitant sa jalousie. Ce qu'elle m'a dit de la haine de madame de Valmont, passe mon imagination. Frédéric, ce n'est point un reproche que je vous fais: mais c'est pour se venger de vous qu'elle a porté, sans pitié, le poignard dans mon sein; elle vouloit vous punir; elle croyoit donc que mon malheur ne feroit qu'ajouter à votre amour. Si elle se s'est pas trompée, je suis moins à plaindre. Il y a quelque chose de cruel dans l'aveu que je vous fais: je donnerois ma vie pour vous épargner le moindre chagrin; mais renoncer au droit et à la certitude d'être aimée de vous, c'est plus que la vie. C'est par vous directement qu'elle espéroit d'abord me perdre; si vous m'eussiez demandé un rendez-vous, et que je l'eusse accordé, j'étois coupable et punie: vous avez respecté votre Adèle; elle est innocente et accablée. Pouvois-je échapper à tant de combinaisons?

«Que deviendrons-nous? Je n'ose porter mes regards dans l'avenir; je n'y vois rien que la mort de M. de Miralbe: je ne peux la souhaiter. Ce n'est point une consolation de l'attendre. (Non, ma foi, dit Henri en m'interrompant: les méchans vivent long-temps; il semble que le mal qu'ils font les purge.) Je ne sais quels sont ses projets: il a pu me ravir ma liberté, il ne me forcera jamais à l'engager; je doute même qu'il en ait l'espérance. Si l'on pouvoit obtenir de M. de Farfalette les lettres qu'il croit avoir reçues de moi! (Henri: Idée juste.) Mais qui voudra maintenant me rendre ce service? Ai-je encore des amis? M. de Florvel... Hélas! comment me croiroit-il à présent digne de son estime? Et s'il ne le croit, à quel titre exiger qu'il se compromette...? Pour vous, Frédéric, au nom de tout ce que je souffre par la haine d'une femme qui vous poursuit en moi, je vous conjure de n'avoir rien à démêler avec cet homme. À quoi vous serviroient ces lettres? À quoi même serviroit-il que M. de Florvel les retirât? Il ne connoît pas M. de Saint-Alban, et c'est lui seul qu'il faudrait pouvoir désabuser. (Henri: Nous sommes d'accord.) Mon frère est brouillé avec lui; il se présenterait ces fatales lettres à la main, que M. de Saint-Alban ne le croiroit pas: il a une telle idée de l'activité de son génie, qu'il regarderoit comme une invention ce qui n'est que la vérité. (Henri: Je les lui ferai présenter par quelqu'un qu'il croira, quand même elles ne seroient qu'une invention de mon génie.) D'ailleurs, on ne verroit dans sa chaleur à me servir qu'une nouvelle hostilité contre mon père (Henri: Elle a raison de moitié; mais elle mérite aussi qu'on la serve pour elle), et je ne veux pas que mon frère éprouve le moindre désagrément pour moi. (Henri: C'est mon affaire.) Ma plus douce espérance, en allant chez M. de Saint-Alban, étoit de les réconcilier. (Henri: Bonne petite sœur, vous réussirez.) S'il connoissoit l'intérêt qu'il m'inspire, il regretteroit les démarches dans lesquelles ses passions l'ont entraîné; il sentiroit le besoin de devenir raisonnable. (Henri: J'ai le temps.) Mais c'est le fils de ma mère; il doit être malheureux.»

En ce moment, Henri posa sa main sur la lettre pour m'empêcher de continuer. Je le regardai; ses yeux étoient humides de pleurs. Étonnant jeune homme! toutes les qualités du cœur, toutes celles de l'esprit, et toutes les passions qui en ternissent l'éclat et souvent les étouffent. Je repris ma lecture.

«Je veux en vain écarter la possibilité d'intéresser M. de Saint-Alban à mon sort; je ne vois que là mon salut. Que ne puis-je vous communiquer cette idée! elle prendrait sans doute dans votre esprit une consistance qu'il m'est impossible de lui donner dans ma position. Mais je vous écris pour concentrer mon chagrin, bien plus que par l'espoir de me faire entendre: je succombe devant les obstacles que leur cruauté a mis entre ma voix et votre cœur. Lorsque M. de Saint-Alban se croyoit le droit de m'accabler, un reste de pitié lui parloit encore en ma faveur; et le couvent où je suis est, je n'en doute pas, bien plus de son choix que de celui de M. de Miralbe. Si je pouvois écarter de moi votre souvenir, et cette indignation que l'injustice inspire à toutes les ames fortes, je préférerois cette retraite à la maison de mon père. On m'y croit coupable; on m'y plaint: les religieuses sont sensibles, aimables même, parce que celle qui les commande est douce, d'un caractère gai, et point du tout minutieuse. On s'efforce de lui ressembler pour lui plaire, et je leur sais bon gré à toutes de respecter le sentiment qui me fait chercher la solitude....

«Bonheur inespéré! on vient de me montrer une lettre de mon frère. Si mes plus chers desirs ne m'ont point abusée, j'ai lu.... oui, oui, c'est de vous qu'il parloit; je l'ai senti à la consolation qui s'est répandue dans tout mon être. Je ne suis plus à plaindre, je ne souffre plus: mon ami, consolez-vous; Adèle a retrouvé son courage. Voyez mon frère, voyez-le souvent; qu'il ne m'abandonne pas. Je ne lui demande pour toute grace que de me confirmer que c'est vous, vous, Frédéric, autrefois l'époux de mon cœur, aujourd'hui.... Adieu; mes pleurs coulent de joie, de tristesse et d'indignation.»


CHAPITRE XLIV.

Projet détaillé.

«À présent, me dit Henri, nous pouvons concerter nos mesures. Voici les miennes; elles sont simples.

«Je contrefais l'écriture de mon père assez correctement pour avoir plusieurs fois trompé son intendant, quoiqu'il fût prévenu; mais, comme le dit M. de Miralbe, c'est comptes à régler entre nous. Notre nom est le même: ainsi la signature est bonne, et des religieuses, sans sujet de méfiance, n'auront pas même l'ombre d'un soupçon.

«J'écris à l'abbesse un billet très-court pour la prévenir qu'en punissant ma fille, lorsque l'honneur m'en impose la loi, la nature me parle encore en sa faveur; que mon devoir se borne à la priver d'une liberté dont elle a abusé, et non à lui interdire les distractions qui peuvent adoucir son sort. En conséquence, je la prie de lui faire remettre une caisse que je lui envoie. La clef de cette caisse sera donnée à l'abbesse, ainsi qu'une lettre pour Adèle. La lettre ne sera point cachetée: on ne peut agir plus loyalement.

«Faisons d'abord la lettre de mon père à ma sœur, sauf à retrancher ou ajouter à mesure que nos idées s'éclairciront.»

Il prit une plume et écrivit:

«Je vous épargnerai, mademoiselle, bien plus que des reproches; je vous tairai la douleur dans laquelle vous m'avez plongé: un père gémit en s'armant de rigueur, punit et ne se venge pas. Si vous examinez avec soin la caisse que je vous envoie, vous verrez que la main qui a rassemblé ce qu'elle contient n'est pas celle d'un ennemi, mais d'un infortuné dont la tendresse pour vous méritoit une autre récompense. Adieu, mademoiselle. Faut-il que je soupire en pensant qu'il ne m'est plus permis de vous donner un nom autrefois si doux à mon cœur!

«De Miralbe

«Je compte assez sur l'intelligence de ma sœur, me dit Henri, pour être persuadé que ce qu'il y a d'équivoque dans ma lettre ne le sera pas pour elle; mais je lui réserve un autre avertissement auquel l'esprit le moins pénétrant ne se méprendroit pas. La caisse dont cette épître sera accompagnée renfermera de la musique qui lui sera inconnue, des dessins qui ne seront pas les siens, des livres mystiques et de littérature étrangère qui n'auront jamais été à son usage, et des vêtemens quelle ne pourra reconnoître, ne les ayant jamais portés. Ne verra-t-elle pas que la main qui aura rassemblé tout cela n'est pas celle de son père, et qu'il est nécessaire qu'elle examine la caisse avec le plus grand soin? Vous réfléchissez, Téligny: parlez; quelque idée vous occupe.—Pourquoi n'ajouterions-nous pas à ce qui doit éveiller ses soupçons, quelque chose de plus frappant encore? Si parmi les dessins nous en glissions un qui lui rappelât l'époux qu'elle avoit choisi, le...»

Henri fit un bond, serra ses mains contre sa tête, puis en avança une pour m'engager à me taire. Après quelques instans de silence, il s'écria; «Mon tableau est fait: il ne faut pas le glisser parmi les autres; il faut le mettre en évidence; il faut que sa grandeur le fasse remarquer. Si ce n'est pas assez, nous l'encadrerons, et il aura seul cet honneur. Faites venir un bon peintre; ils ne sont pas rares: qu'il dessine à la hâte l'ange Gabriel, qu'il soigne la figure, que cette figure soit la vôtre. Il vous soutiendra en l'air avec des ailes; rien n'est si facile: qu'à vos pieds il place une femme dans l'attitude de la douleur, mais dont la tête soit entièrement cachée, soit par les mains, soit par ses cheveux épars, n'importe. L'ange la considérera avec intérêt, et, par un geste prononcé, semblera lui annoncer que ses vœux sont exaucés. Au bas, nous écrirons: Dessiné d'après le tableau du cabinet de M. Frédéric de T... Mon ami, ajouta-t-il en riant, un ange, une femme qui pleure, voilà de quoi faire l'admiration de toutes les religieuses: qui sait si vous ne finirez pas par être placé dans le chœur du couvent? Allons, notre caisse me paroît arrangée; passons plus loin. Je vais écrire à ma sœur; ma lettre vous dira le reste. Si vous craignez l'ennui, prenez un livre, car je ne vous réponds pas d'être bref.»

J'allai chercher Philippe pour le prier de me trouver sur-le-champ un peintre, bon dessinateur sur-tout, décidé à passer la nuit s'il le falloit; le prix à sa disposition. Je retournai ensuite près de Henri: il avoit le calme de la confiance; moi, j'éprouvois toutes les angoisses de l'impatience et de l'inquiétude. Voici sa lettre.

henri de miralbe à adèle.

«Ma chère sœur, votre liberté, votre bonheur, dépendent en ce moment de vous; il ne faut qu'un instant de résolution, et l'on assure que vous n'en manquez pas.

«Vous aurez été surprise de trouver dans le double fond d'une boîte à crayon des lettres, des pistolets, et quelques pétards bons à amuser des enfans: je vais vous en indiquer l'usage.

«La peur n'est qu'un étonnement prolongé, et rien n'est plus facile que d'effrayer des religieuses: plus on a vécu à l'abri du danger, plus on est foible à son aspect.

«À partir du jour où vous aurez reçu cette lettre, Téligny et moi nous serons toutes les nuits, à onze heures, assez près des murs de l'abbaye pour entendre un bruit un peu violent.

«La veille du jour où vous aurez résolu de quitter le couvent, de dix heures à minuit, jetez plusieurs pétards allumés par votre fenêtre; ce sera pour nous le signal d'être prêts pour le lendemain. Si leur éclat alarme l'abbaye, tant mieux; il est bon de disposer les ames à la frayeur. On parlera, on racontera des histoires qui augmenteront l'effroi. Quand on s'adressera à vous, répondez que vous n'avez rien entendu.

«Le lendemain, de dix heures du soir à deux heures du matin (choisissez l'instant qui vous paroîtra le plus sûr), armez-vous de vos pistolets, marchez vîte, arrivez sans bruit jusqu'à la chambre de celle des religieuses à qui les clefs sont remises chaque soir; approchez d'elle en lui demandant quelques services ou autrement: alors faites-la asseoir devant vous, et tenez-la en respect, en l'assurant que le moindre mouvement qu'elle fera, le moindre cri qu'elle poussera, seront le signal de sa mort; menacez-la de vous tuer vous-même après: montrez-lui l'éternité malheureuse où elle vous plongera; effrayez-la par l'enfer et par l'image de la destruction: en un mot, ne lui laissez ni le temps de se remettre, ni le loisir de faire la plus petite objection; pressez-la; forcez-la non seulement à vous ouvrir les portes, mais à vous accompagner jusqu'à la dernière. Nous serons là.

«Je préviens toutes vos objections. Les pistolets que je vous envoie ne sont pas chargés: c'est vous dire assez que je suis aussi éloigné de vous conseiller un crime, que vous de le commettre; c'est vous annoncer suffisamment que j'ai la plus intime conviction qu'on ne vous résistera pas. Une arme et le bruit de la veille; les portes vous sont ouvertes.

«Nous aurons une voiture, des chevaux, un seul domestique; mais ces détails ne vous regardent pas. Comptez sur le zèle de l'amour et la prudence de l'amitié.

«Maintenant, ma sœur, supposez-vous hors du couvent: devinez où nous vous conduisons. Pas plus loin que huit lieues, c'est-à-dire à Versailles, chez M. de Saint-Alban.»

Je regardai Henri avec autant de surprise que de mécontentement; il ne se déconcerta pas, et me fit signe de continuer.

«Oui, ma chère Adèle, chez M. de Saint-Alban; c'est le seul asyle qui puisse à la fois satisfaire ce que vous devez à la décence et à vos intérêts. Quels que soient les torts de mon père, vous les justifieriez du moment où vous n'échapperiez à son pouvoir que pour vous mettre sous la protection d'un homme qui, quelque digne qu'il soit, par ses sentimens et sa générosité, de votre confiance, ne peut vous protéger qu'en fuyant. Vous ne le voudriez pas; je dis plus, il vous estime trop pour vous le proposer. Cependant, j'atteste ici la mémoire d'une mère qui nous est également chère, si vous n'aviez que le choix de rentrer sous le joug du plus cruel de nos ennemis, ou de chercher dans les pays étrangers un refuge avec Téligny, tout en gémissant du sort qui vous réduiroit à cette alternative, je ne balancerois pas un instant; je confierois votre destinée au sort de votre amant.

«Mais seroit-ce assez pour vous de recouvrer votre liberté? n'avez-vous pas votre réputation à venger? et lorsque les plus infâmes calomnies vous environnent, voudriez-vous donner à M. de Miralbe la satisfaction de dire, «Surprise avec un homme, elle a fui avec un autre»? Pardonnez-moi, ma sœur, d'avoir tracé ces mots: à l'indignation qu'ils auront excitée dans votre ame, jugez s'il vous est possible de balancer.

«On prétend que M. de Saint-Alban est amoureux de vous; je le souhaiterois; l'amour, dans un vieillard, n'est point une passion, c'est une foiblesse; de plus, vous n'en aurez rien à craindre, et vous le verrez plus soumis à vos volontés. Craignez-vous ses importunités? Dans la nécessité où vous êtes de le prendre pour protecteur, les mettriez-vous en balance avec l'éternité silencieuse d'un cloître? D'un mot arrêtez-le; faites-lui, sans détour, confidence de vos sentimens les plus secrets. Il est accoutumé à votre franchise; il respectera votre amour, parce qu'il est pur, et votre constance, parce qu'elle tient à un caractère qui a excité son admiration.

«Les lettres écrites en votre nom à M. de Farfalette sont en ma possession. Vous cherchiez une main digne de les présenter à M. de Saint-Alban: je vous l'ai indiquée; je n'en connois pas d'autre. Si votre vue, si l'accent de votre voix ne devoient pas aller jusqu'au cœur d'un vieillard qui se fait un honneur de son respect pour votre sexe, je vous observerois que la malheureuse qui a écrit ces lettres ne peut échapper; que la peur, la vengeance, ou une récompense sûre, l'engageront à répéter avec plus de détails encore ce qu'elle vous a confié dans sa colère: mais il n'en sera pas besoin.

«Je vous conduirai moi-même chez M. de Saint-Alban. Il m'a fait défendre une seule fois de paroître devant lui; Adèle, vous serez mon motif: il en falloit un aussi grand pour que je fusse tenté de lui désobéir.

«Je ne vous crierai pas: Décidez-vous; je vous dirai froidement: Il n'est plus en votre pouvoir d'hésiter. Ces lettres, cette caisse, envoyées au nom de mon père, découvriront avant peu que vous avez au dehors des amis qui vous servent. De cette certitude à celle que votre réclusion deviendra plus austère, votre sort plus affreux, la conséquence est sûre. (Je regardai encore Henri en frémissant; il me fit de nouveau signe de continuer.) Accusez-moi de ne pas vous laisser la possibilité du refus, de vous forcer à m'obéir; j'y consens. Je connois votre sexe; on ne peut attendre de lui l'audace du nôtre qu'en le réduisant à l'extrémité. Cette extrémité fait sa force, et lui sert d'excuse aux yeux du public. Soyez heureuse; et si l'on condamne votre témérité, je me chargerai du blâme.

«Henri de Miralbe

«Eh bien! mon ami, me dit Henri en me frappant sur l'épaule, vous voilà bien pensif; avez-vous quelques objections à faire? J'entends des objections raisonnables, car je devine tout ce qu'un amant peut desirer». Je gardois le silence. «Mon cher Téligny, ajouta-t-il d'un ton à la fois sérieux et rempli d'amitié, mettez la main sur votre cœur, et dites-moi, si vous étiez le frère d'Adèle, comment vous conduiriez-vous? Sûr même de son amour, nourrissant l'espoir d'être son époux, que pouvez-vous souhaiter de plus avantageux pour elle?—Rien, si M. de Saint-Alban n'en étoit pas amoureux.—Croyez-vous ma sœur intéressée?—Au contraire.—Ambitieuse?—Oh! non.—Que craignez-vous donc? M. de Miralbe n'eût point consenti à la marier; l'intérêt chez lui est plus puissant que ne peut l'être la tendresse dans un homme aussi âgé que mon oncle. Je le répète, c'est au plus une fantaisie que le moindre mot d'Adèle dissipera; ainsi votre position se trouvera plus avantageuse qu'elle n'étoit. Je ne vous ferai qu'une question; elle est décisive. Pensez-vous qu'Adèle consentiroit à fuir avec vous? Votre silence équivaut à une réponse. À présent, nommez-moi un autre être que M. de Saint-Alban qui puisse, sans éclat, la soustraire à la puissance paternelle, et je renonce à mon projet». Je n'avois rien à répondre, et je fus obligé de me soumettre. Il me quitta en me recommandant de tout disposer: cela étoit inutile. Nous convînmes que la caisse seroit prête pour le lendemain. Il se chargea de faire faire la boîte à crayons avec un double fond tel qu'il l'avoit conçu, me laissa les lettres qu'il avoit écrites, et sourit en me défendant de répondre à celle que sa sœur m'avoit adressée. Je vous épargnerai, lecteur, celle que j'écrivis; vous savez comme j'aimois Adèle; il falloit en effet songer à son bonheur bien plus qu'au mien pour la presser moi-même de se jeter dans les bras d'un rival. Il est vrai que ce rival avoit soixante ans et plus, qu'il portoit le titre respectable de grand oncle, qu'on m'en avoit sacrifié de plus dangereux; cependant....


CHAPITRE XLV.

Les hommes.

Si je cédois par nécessité, j'étois bien éloigné d'être aussi joyeux que j'aurois dû l'être avec l'espoir d'arracher Adèle à la tyrannie de son père; car Henri m'avoit inspiré sa confiance, et je ne doutois point du succès. J'aurois préféré tout autre moyen; mais je me sentois incapable d'en concevoir un. J'ai toujours eu plus de vivacité que d'imagination, plus de sensibilité que d'adresse; et quand mon cœur est violemment agité, mes idées se troublent. Ma ressource en pareil cas, c'est Philippe. Je l'appelai, je lui confiai notre projet; et, lui donnant à lire les lettres de Henri de Miralbe, j'attendis que ses réflexions apportassent aux miennes la clarté qui leur manquoit.

«Je ne vois, me dit-il après avoir lu avec la plus grande attention, qu'une seule différence entre M. de Miralbe et son fils: le premier sacrifie tout à son intérêt; le second fait tout servir à ses vues. Quoiqu'il ait dit le contraire, je soutiens qu'il eût trouvé d'autres expédiens, sans le désir de se rendre nécessaire, non pas à vous, non pas à sa sœur, mais à M. de Saint-Alban. Voilà l'idée principale qui l'occupoit.

«Nul doute que l'injustice de ce vieillard à l'égard d'Adèle n'augmente l'amitié qu'elle lui avoit inspirée, et que la conduite atroce de M. de Miralbe n'excite son indignation. De ces deux sentimens, il doit en résulter que, ne voulant pas perdre son neveu par un éclat, il le punira en léguant la plus grande partie de sa fortune à mademoiselle de Miralbe. Son frère est trop éclairé pour ne pas l'avoir senti; et en s'associant inséparablement à l'entrée d'Adèle dans la maison de M. de Saint-Alban, il acquiert des droits à son estime, prépare avec honneur une réconciliation qui lui assure une partie de son héritage. Les moyens qu'il emploie pour arriver à ce but sont dignes d'une ame qui veut forcer l'admiration, et non s'abaisser jusqu'à la prière; mais vous voyez que l'homme ne peut jamais se séparer de lui, et que l'intérêt, quoique d'une manière différente, agit également sur tous. Celui qui a de la fierté ne s'avoue qu'à regret ses motifs, et les cache avec soin aux autres; celui qui est né sans élévation les découvre trop: voilà tout ce qui les distingue.—Mon ami, vous jugez bien sévèrement les hommes.—Je les juge ce qu'ils sont; je me juge moi-même, et je ne les condamne pas.—Vous pourriez vous tromper sur Henri.—Je pourrois, dans ses lettres mêmes, vous donner dix preuves de ce que j'avance; mais il n'en faut qu'une. Il vous a laissé les épîtres qui doivent partir pour le couvent; vous a-t-il confié les billets écrits, au nom de sa sœur, à M. de Farfalette? Ils sont la preuve de son innocence, le gage de sa réconciliation avec M. de Saint-Alban; il les a gardés. Mon cher Frédéric, vous n'avez encore visité que le temple de l'Amour; tout vous a souri: l'âge viendra où vous desirerez entrer dans celui de la Fortune, et vous frémirez.» Mes idées commencèrent en ce moment à s'éclaircir. Philippe continua.

«Je suis de l'avis de M. de Miralbe le fils; il y a mille probabilités que son projet réussira: mais une femme, une jeune personne sur-tout, s'échapper d'un couvent un pistolet à la main, présente une image révoltante. Vous le pensez comme moi: son frère le croyoit de même; aussi n'a-t-il pas cherché à l'y décider, il a voulu l'y forcer. Je ne vois effectivement que la dernière extrémité qui pourrait l'y réduire; et c'est ici que Henri s'est trompé: car si sa sœur se livroit à cette résolution hardie, il n'y auroit plus qu'une ressource pour elle; ce seroit de fuir avec vous. On brave tout pour se livrer à l'amour; on ne s'élève pas au-dessus des lois que la société impose à son sexe, pour rétablir sa réputation. Je ne vous parle ni comme à un fils, ni comme à un ami; mais si vous enlevez Adèle, que ce ne soit ni par l'entremise de son frère, ni à son profit. Il a craint que vos projets ne contrariassent les siens; il est venu au devant de vous: il vouloit vous enchaîner à ses volontés, et vous vous êtes livré avec trop de confiance». Je sentois que Philippe avoit raison; mais quand mon amour impatient demandoit des moyens, j'étois désespéré qu'il ne m'offrît que des réflexions.

«Maintenant, ajouta-t-il, tirons de son projet ce qui peut être utile à Adèle. Tout se borne à persuader M. de Saint-Alban de son innocence. Les lettres supposées seroient nécessaires; vous ne les avez point, et il n'est pas impossible de s'en passer. Plus M. de Saint-Alban aime sa nièce, moins il doutera de sa justification; mais mademoiselle de Miralbe se jetant dans les bras de son oncle lui donneroit trop d'avantages, si véritablement il en est amoureux. Que ce soit lui, au contraire, qui aille au devant d'elle, sa position change, et ce point est essentiel à son repos encore plus qu'au vôtre. Ne connoissez-vous pas une femme jeune, belle, d'une réputation qui, jusqu'à présent, a réduit la calomnie au silence, une mère de famille...—Oui, Philippe, m'écriai-je, madame de Florvel! et je n'y avois pas pensé! l'amie, l'admiratrice sincère d'Adèle! Ah! c'est elle qui doit parler à M. de Saint-Alban; c'est à la beauté à plaider pour la beauté, à la vertu à venger l'innocence». Et la joie m'avoit rendu toutes mes facultés; j'aurois tracé d'un trait le plaidoyer de madame de Florvel, j'aurois disputé d'éloquence avec les plus grands orateurs de l'antiquité. Timide lorsqu'il s'agit d'intrigues, si je pouvois m'élever jusqu'au sublime, ce seroit pour défendre la vérité. Je retombai bientôt; en pensant jusqu'à quel point je m'étois engagé avec Henri, je ne sentois plus que l'embarras d'arrêter ses desseins, sans lui donner aucun soupçon que j'agissois sans lui.

«Que cela ne vous inquiète pas, me dit Philippe; travaillons à rassembler les effets que renfermera la caisse, comme si elle devoit partir demain: d'une part nous retarderons par l'impossibilité que le peintre trouvera à achever son ouvrage dans la nuit; d'une autre, je me charge de passer ce soir chez M. de Miralbe le fils, de lui annoncer que j'ai la certitude que son père fait éclairer toutes vos démarches; je lui désignerai celui des domestiques que j'ai vu causer avec votre portier; je lui peindrai leur surprise en m'appercevant... Reposez-vous sur moi.

D'un coup d'œil il vous devineroit: j'espère qu'il aura besoin de m'étudier. Il faut retarder ses dispositions, et non y renoncer». Je laissai à Philippe l'honneur de mentir pour moi, et je me rendis chez Florvel.

Heureusement je le trouvai seul avec son épouse et M. de Nangis. Madame de Florvel me félicita de l'innocence d'Adèle avec une joie si vive, qu'elle augmenta ma confiance pour elle. J'ai souvent remarqué que si l'amitié est plus rare entre les femmes que parmi nous, quand elle existe aussi, elle a bien plus de force, soit qu'elle s'augmente de tous les obstacles qu'elle a surmontés, soit que les femmes portent dans tous leurs sentimens un peu de l'amour qu'elles répandent sur tout. Il étoit impossible de parler des malheurs de mademoiselle de Miralbe sans s'occuper de l'hypocrite cruauté de son père. Florvel, son épouse et moi, nous étions à l'unisson. Si jamais indignation ne fut mieux méritée, jamais aussi elle ne fut exprimée avec plus d'énergie. M. de Nangis seul... M. de Nangis étoit le plus honnête des hommes; mais on pouvoit croire que sa probité tenoit plus à sa foiblesse qu'à des principes raisonnés: comme il n'auroit pas eu la hardiesse de faire le mal, la volonté ne lui en étoit jamais venue; il vivoit dans le monde, et doutoit qu'il y eût des méchans: douce sécurité, qui, en contribuant à son bonheur, l'auroit fait paroître bien insupportable à quiconque auroit eu besoin de lui dans une circonstance importante, si sa foiblesse ne l'eût rendu incapable de résister à qui le pressoit vivement, quand on lui prouvoit en même temps que son honneur ne couroit aucun risque. Sans dire devant lui par quel moyen m'étoit venue la lettre d'Adèle, je la leur communiquai; on croira aisément que les renseignemens qu'elle m'y donnoit redoublèrent l'intérêt pour elle, et la colère contre son père.

C'est dans ces dispositions que je fis part à madame de Florvel du service que j'attendois de son amitié; je le détaillois avec chaleur, et j'étois d'autant moins pressé de finir pour connoître la réponse de cette véritable protectrice d'Adèle, que je la lisois dans ses yeux en même temps que je parlois; ils annonçoient la joie; elle sourioit, elle applaudissoit par ses gestes. Qu'elle étoit belle en ce moment! Je vivrois dix siècles que je me rappellerois sa figure telle que je la vis alors, et je ne pourrois me la rappeler, quelque chagrin que j'eusse, sans que le sourire de l'espoir vînt aussitôt se placer sur mes lèvres.

Florvel s'offrit pour accompagner son épouse chez M. de Saint-Alban; il se faisoit un plaisir de lui présenter les lettres qu'il avoit aidé à retirer des mains de M. de Farfalette. J'avois prévu qu'il les demanderoit; et ne voyant rien qui mène plus directement au but que la vérité, je leur confiai le projet de Henri de Miralbe, les réflexions de Philippe, que je donnai comme miennes, et l'impossibilité d'obtenir ces lettres sans entrer dans une explication désagréable. Ainsi que Philippe, ils ne virent qu'une difficulté de plus, et non un obstacle insurmontable. Il est inutile d'observer que M. de Nangis avoit autant de peine à croire aux calculs de Henri qu'à l'hypocrisie de son père. Ne pouvant nier, il se soulageoit en criant contre les gens d'esprit; ressource assez ordinaire de ceux qui en manquent. Du moins avouoit-il de bonne foi qu'il se trouvoit trop heureux de n'en avoir que ce qu'il en faut pour se conduire en honnête homme, aveu qu'on n'obtient pas toujours de ceux que le génie effarouche.

Je n'eus pas le temps de presser madame de Florvel de hâter sa démarche: à peine avois-je fini de parler, qu'elle nous quitta pour faire sa toilette, et donna les ordres pour sa voiture. Que j'aurois desiré l'accompagner, ou pouvoir du moins me rapprocher du lieu où l'on alloit décider le sort de celle qui disposoit du mien! Mais quitter Paris dans un moment où Henri pouvoit venir me chercher dix fois dans une heure, s'il ne me rencontroit pas, c'étoit une imprudence; je le sentis, et je retournai chez moi après être convenu avec Florvel de l'endroit où il trouveroit mon domestique, pour me faire savoir des nouvelles aussitôt que possible. En rentrant je fis monter Charles à cheval; il partit pour Versailles.

Être inquiet, tremblant, à la fois agité par la crainte et par l'espérance, c'est une cruelle situation sans doute; mais lorsqu'on souffre, être obligé de paraître calme, joyeux même, c'est un supplice au-dessus de tous ceux inventés par la barbarie humaine. Je l'éprouvois. Le peintre que Philippe avoit trouvé m'attendoit; il s'empara de moi, me força de m'asseoir: jamais je ne sentis plus vivement le besoin de marcher. Il se fâchoit de me voir sans cesse détourner les yeux pour les fixer sur une pendule dont la lenteur redoubloit mon impatience: il exigeoit plus, il vouloit que je le regardasse en souriant, et prétendoit que ma situation demandoit la plus douce sérénité. Il me fut impossible d'y tenir: je me levai en lui disant de me dessiner comme il pourroit, que d'avance je lui promettois d'être content. Il s'imagina que je doutois de son talent, prétendit que je l'insultois, et je fus obligé d'employer à l'appaiser plus de temps que n'en auroit exigé une séance complète. L'usage où nous sommes tous maintenant de multiplier nos portraits, me sauva de nouvelles persécutions: je lui en remis un qui m'avoit été rendu dans une rupture; il consentit à copier, et je pus du moins donner à mon corps une partie de l'agitation de mon esprit.

Philippe revint de chez Henri de Miralbe. Il l'avoit d'autant plus facilement persuadé de retarder d'un jour l'exécution de nos projets, qu'il l'avoit trouvé prêt à partir pour la campagne, où il devoit passer la nuit. C'étoit une partie arrangée en l'absence d'un jaloux: ainsi l'amour du plaisir et l'insouciante amitié de Henri me sauvèrent l'embarras de dissimuler avec lui. Cela me soulagea.

Le jour déclinoit, et mon inquiétude alloit toujours en augmentant: le pas d'un cheval ne frappoit pas mon oreille sans faire tressaillir mon cœur. J'avois déjà compté cent fois le temps qu'il falloit pour aller à Versailles, obtenir audience de M. de Saint-Alban, plaider la cause d'Adèle, dire un seul mot à Charles, et pour que celui-ci revînt à Paris: de dix minutes en dix minutes j'ajoutois à l'espace de temps qui m'avoit d'abord paru suffisant; et je suis persuadé qu'il se trouvoit trois heures de différence entre mon premier et mon dernier calcul, sans que je pusse donner d'autre raison du motif qui me les avoit fait regarder tous comme également justes, que la nécessité où j'étois d'entretenir mon espoir. Enfin j'entendis dans la rue le fouet du courier; il claquoit souvent et avec force. Charles m'auroit parlé, que je ne l'aurois pas mieux compris. Je me précipitai à travers l'escalier: je le reçus dans mes bras comme il descendoit de cheval; il me cria: Bonne nouvelle! Il ne m'apprit rien, je le savois.

Je desirois une explication, et Charles ne pouvoit que me répéter: Bonne nouvelle; c'étoit tout ce que M. de Florvel lui avoit dit en lui recommandant de partir sur-le-champ, et de m'engager à me trouver chez lui, où il ne tarderoit pas à se rendre.


CHAPITRE XLVI.

La réussite.

J'étois chez Florvel quand il arriva de Versailles, où, à la sollicitation de M. de Saint-Alban, il avoit laissé son épouse. Ce vieillard avoit volé au-devant de la conviction: il aimoit véritablement sa nièce, et convenoit qu'il n'avoit jamais éprouvé de chagrin plus vif qu'au moment où il s'étoit vu dans la nécessité de sévir contre elle. Quoique la conduite de M. de Miralbe lui parût atroce, il en étoit plus irrité que surpris. Il n'avoit pas dissimulé à madame de Florvel qu'il soupçonnoit depuis long-temps son neveu de n'être qu'un tartuffe de probité; mais entièrement livré à la joie de pouvoir fixer mademoiselle de Miralbe près de lui, la colère avoit à peine trouvé place dans son ame. Voici la conduite qu'il s'étoit proposé de tenir.

Obtenir la révocation de l'ordre décerné contre Adèle; partir le lendemain pour l'abbaye, accompagné de madame de Florvel; ramener sa nièce dans sa maison avec la femme-de-chambre, qu'il jugeoit nécessaire de ne pas laisser disparoître; la tenir en respect par la crainte et par une déclaration du complot dans lequel elle avoit trempé, et qu'il vouloit lui faire signer; dissimuler avec M. de Miralbe assez pour qu'il pût s'excuser sur les apparences qui sembloient contre sa fille, pas assez cependant pour lui ôter l'appréhension d'être démasqué, et commencer sa punition par cet état d'anxiété si terrible pour les hypocrites.

Ce projet reçut en effet son exécution; la lettre-de-cachet obtenue par M. de Saint-Alban fut aisément révoquée à sa sollicitation, il alla avec madame de Florvel à l'abbaye, vit sa nièce au parloir, s'excusa de la promptitude avec laquelle il l'avoit jugée, lui annonça qu'elle étoit libre, et lui demanda si elle consentoit à venir prendre chez lui la place qu'il lui avoit destinée.

Ici je laisse parler Adèle.

«Mon premier mouvement fut de surprise, le second de reconnoissance; je m'y livrai avec transport, sur-tout à l'égard de madame de Florvel, à qui je n'ai jamais eu que des obligations: mais l'air de satisfaction de M. de Saint-Alban me rappela, malgré moi, ce qu'on m'a dit de l'amour que je lui ai inspiré; et quoique l'amour tel que je le conçois ne puisse se classer dans ma tête avec l'âge et les titres de celui qui me parloit, j'ai frémi, mon cher Frédéric, à l'idée de me trouver à son entière disposition. M'exposer à des scènes désagréables, voir s'humilier devant moi un vieillard qui ne me paroîtra que ridicule, lors même que je m'efforcerai de lui conserver le respect que je lui dois, et l'amitié que ses qualités méritent; craindre peut-être qu'il n'abuse de sa protection pour me réduire à la cruelle alternative d'être son épouse, ou de retourner dans la maison de mon père; me livrer, en un mot, au pouvoir d'un homme qui sera votre ennemi du moment qu'il se déclarera hautement votre rival: voilà les réflexions qui m'assaillirent coup sur coup. Il n'en falloit pas tant pour tempérer la joie que m'avoit donnée l'annonce de ma liberté. M. de Saint-Alban s'apperçut de mon inquiétude et de la gêne avec laquelle je répondois à ses discours caressans; il me demanda s'il avoit trop auguré de ma générosité en espérant que j'oublierois la facilité avec laquelle il s'étoit prêté aux suggestions perfides de mon père.

«Non, monsieur, lui dis-je; je suis incapable de conserver le moindre ressentiment. Lorsque tout paroissoit m'abandonner, loin de vous accuser, je vous ai plaint; et si je desirois que l'on vous désabusât, c'étoit autant par le besoin de recouvrer mes droits à votre estime que par la certitude que vous me vengeriez de l'injustice dans laquelle on vous a entraîné. Mais loin que la faculté de rentrer dans le monde me séduise, je n'y vois que de nouveaux dangers à craindre, et ce seroit ajouter à vos bontés pour moi de permettre que je restasse dans ce couvent. Il m'effrayoit lorsque la contrainte y enchaînoit mes pas; il me paroîtra l'asyle de la paix quand je ne l'habiterai que de ma propre volonté.—Ma chère Adèle, me répondit M. de Saint-Alban, le malheur vous a aigrie.—Non, monsieur; ce que je vous demande est raisonnable, et vous m'approuveriez sans doute si vous pouviez connoître les réflexions que ma position me force de faire.—Ces réflexions doivent-elles être un mystère pour moi?—Elles n'en sont point un pour madame de Florvel. M. de Miralbe lui-même devinera mes motifs; et si vous me promettez que M. de Saint-Alban ne me rappellera jamais à aucun titre ce que je ne veux lui confier qu'à celui d'ami, je suis prête à vous prendre pour juge.—Adèle, votre secret n'en est plus un pour moi; vous aimez, n'est-il pas vrai?—Oui, monsieur.—Ainsi, si ce n'étoit pas de votre aveu, du moins n'étoit-ce point contre votre gré que le marquis de Farfalette...—Lui, monsieur! m'écriai-je avec autant de vivacité que de dédain; oh! non.

«La figure de M. de Saint-Alban, qui s'étoit assombrie à la certitude que mes affections étoient engagées, reprit sa sérénité ordinaire en apprenant que M. de Farfalette n'étoit pas son rival. J'ignore ce qui se passoit alors en lui; mais il m'engagea à lui parler avec la plus grande confiance.

«Vous voyez, monsieur, lui dis-je, combien je suis infortunée d'avoir vu se perdre ma réputation pour un être qui m'est au moins indifférent, et vous jugerez avec quel raffinement de cruauté ont agi mon père et madame de Valmont, en réfléchissant qu'ils m'ont placée, dans l'opinion des hommes, au-dessous de celui qui seul pouvoit faire mon bonheur. Je ne l'oublieroi jamais; je tiens à lui par tout ce qui séduit, par la reconnoissance la plus vive: il m'avoit choisie pour femme dans un temps où je n'avois que mon amour à lui offrir; j'ose assurer qu'il conserve encore aujourd'hui pour moi les mêmes sentimens. Je n'ignore pas que ma nouvelle situation met entre nous quelques obstacles que je ne franchirai jamais sans nécessité: je l'avois promis à M. de Miralbe; il connoissoit assez mon caractère pour avoir compté sur ma promesse. Mais si je fais aux lois de la société le plus grand sacrifice qu'on puisse exiger de moi, n'ai-je pas le droit de demander à mon tour qu'on me sauve de toutes persécutions? Si je rentre dans le monde, je crains d'en éprouver qui me seroient d'autant plus pénibles, que je ne pourrois refuser mon estime et tous les procédés de l'amitié à celui... Pardonnez-moi, monsieur, ajoutai-je en le fixant; il y a peut-être dans ma prudence un peu trop de prévention: mais je vous assure qu'elle vient moins de mes observations que des rapports qui m'ont été faits.—Adèle, me répondit M. de Saint-Alban avec tristesse, on ne vous a point trompée.—Eh bien! monsieur, soyez mon juge; dois-je rentrer dans le monde? dois-je rester au couvent? je vous abandonne entièrement ma destinée, persuadée que je n'aurai jamais à me repentir de ma confiance.—Non, ma chère... fille, me dit M. de Saint-Alban. Comme votre juge, je vous condamne à quitter cette abbaye à l'instant même; comme votre ami, je vous jure de respecter votre repos; à titre d'oncle, je vous promets d'être votre protecteur contre tous vos ennemis. Nous ne sommes heureux ni l'un ni l'autre; nous parlerons ensemble de nos peines: ce qu'Adèle me confiera sera un secret pour mademoiselle de Miralbe; les observations que je ferai à mademoiselle de Miralbe, Adèle ne me les reprochera jamais: mais ni l'une ni l'autre ne me cacheront rien dans aucune circonstance. Je suis de bonne foi, et vous me croirez aisément quand je vous dirai qu'il entre plus de calcul que de passion dans l'amour que j'ai pour vous. Je craignois de vous perdre après avoir joui de votre société, qui chaque jour me deviendra plus nécessaire; je voulois vous épouser pour vous enchaîner à mon sort. Ce qui prouve que l'on déraisonne à tout âge, c'est que j'avois tout-à-fait oublié que ce qui étoit le comble du bonheur pour moi ne devoit pas l'être pour vous. Promettez-moi de ne jamais m'abandonner sans mon aveu, et je vous promettrai de tout faire pour que vous ne m'abandonniez jamais.

«Il me tendoit une main à travers les grilles du parloir; je m'en emparai et la portai sur mon cœur: ce fut toute ma réponse. «Vous êtes bien coquette, me dit-il avec une apparence de gaieté qui déguisoit mal son attendrissement; vous me défendez de vous aimer, et vous employez tout votre art à me séduire. Si j'avois quarante ans de moins...—Excellente réflexion! s'écria madame de Florvel: mais je n'étois pas venue ici pour être témoin d'une scène d'amour, et je ne souffrirai pas que l'on profane le parloir de madame l'abbesse; j'en serois responsable devant Dieu et devant le grand oncle de mademoiselle de Miralbe... Elle ne prenoit un ton léger que pour nous tirer réciproquement d'une position gênante. Nous lui tînmes compte de sa complaisance, et nous quittâmes le couvent avec toute la promptitude possible.

«Pendant la route, nous n'eûmes point d'entretien particulier. M. de Saint-Alban expliqua ses intentions à ma femme-de-chambre; elle promit une entière soumission à ses volontés. Elle déteste mon père et madame de Valmont; aussi les a-t-elle traités avec si peu de ménagement, que je lui aurois imposé silence si mon oncle ne m'eût plusieurs fois fait signe qu'il mettoit quelque intérêt à tous ces détails.

«Je n'ai point osé parler de vous à madame de Florvel; ce n'étoit pas là le moment. Je dois respecter la foiblesse et les bontés de M. de Saint-Alban: mais, mon cher Frédéric, je ne doute pas de la chaleur que vous avez mise à me servir; l'idée que vous m'avez toujours crue digne de vous est si douce, qu'elle suffiroit à mon cœur. Combien vous augmentez vos droits à ma reconnoissance! et comment oublierois-je que vous êtes tout pour moi, quand toutes vos actions m'en rappellent à chaque instant le souvenir?

«En arrivant à Versailles, M. de Saint-Alban a eu la complaisance de me prévenir que j'étois libre d'écrire et de recevoir des lettres. Je l'ai remercié de cette marque de confiance. Il m'a répondu qu'il iroit toujours au devant de mes desirs, afin de m'ôter jusqu'à l'idée d'en former qui fussent contraires à l'intimité qu'il veut établir entre nous. Son amabilité me fait regretter de plus en plus qu'il ait usé son existence à courir après des chimères; il étoit né pour connoître le bonheur: puisse ma reconnoissance suffire à celui qu'il peut encore raisonnablement espérer! Ainsi, mon cher Frédéric, nous nous écrirons directement; c'est une consolation. Le temps viendra... je n'en ai jamais moins douté qu'à présent; j'ai le cœur gros d'espérance.

«Madame de Florvel m'a quittée aussitôt qu'elle m'a vue établie dans la maison de mon oncle; elle est retournée chez elle, où sans doute elle a déjà reçu votre visite. Mon ami, quelle femme respectable! et que ceux qui mettent leurs erreurs sur le compte de leur sensibilité reçoivent d'elle un terrible démenti! Est-il possible d'être plus sensible et plus sage que madame de Florvel? C'est la gloire de notre sexe. Quand je pense à l'amitié qu'elle a pour moi, et qu'un sentiment intérieur me dit que j'en suis digne, il m'est bien difficile de n'avoir pas un peu de fierté. M. Durmer, vous, elle et M. de Saint-Alban, voilà toute la famille que mon cœur adopte. J'espère y joindre un jour mon frère, et lui prouver que je respecte dans la prospérité les engagemens pris dans le malheur. M. de Saint-Alban consent à le voir; le zèle qu'il a mis à m'obliger lui a fait plaisir: mais il n'est pas entièrement revenu des préventions que mon père lui a inspirées contre lui, et que quelques étourderies prononcées n'ont que trop justifiées. Je les adoucirai réciproquement; car je n'ignore point que Henri ne supporte ni les remontrances, ni les conseils. Je vais lui écrire, et je m'arrangerai pour que leur première entrevue ait lieu en société: il faut, pour ainsi dire, les accoutumer à se revoir...

«J'ai interrompu ma lettre pour assister à une scène qui m'a fait mal. M. de Saint-Alban avoit dépêché un courier à mon père, avec invitation de se rendre chez lui à six heures précises du soir. Il lui avoit caché mon retour, et avoit donné des ordres pour qu'il arrivât jusqu'à nous sans être averti. Nous étions seuls quand on l'annonça. Je me levai; je tremblois de toutes mes forces. L'étonnement de M. de Miralbe en jetant les yeux sur moi me rassura; j'oubliai qu'il étoit mon ennemi et mon père, et j'osai considérer l'hypocrisie lorsqu'elle craint d'être démasquée: c'est véritablement alors qu'elle est dans toute sa laideur. Il n'osoit plus me regarder; il craignoit de me marquer de l'amitié ou de la colère: il auroit voulu interroger M. de Saint-Alban; et, retenu par l'appréhension de se laisser deviner, il essayoit de lire sur sa figure l'attitude qu'il devoit prendre: mais mon oncle, qui jouissoit sans doute de son embarras, et qui vouloit le prolonger, s'étoit composé un de ces airs insignifians dont on ne peut rien augurer, soit en mal, soit en bien. Je suis persuadée que nous restâmes dans la même situation pendant plus de cinq minutes. Enfin M. de Saint-Alban pria mon père de me féliciter d'avoir conservé des amis capables de prouver mon innocence. Il lui expliqua ma sortie du couvent dans le plus grand détail, ne lui laissa point ignorer les dispositions de ma femme-de-chambre, excepté dans ce qui avoit rapport à lui. M. de Miralbe revint alors à son caractère, jura qu'il s'étoit apperçu que madame de Valmont avoit contre moi des motifs particuliers de jalousie, mais qu'il ne l'auroit jamais crue capable d'abuser de la tendresse d'un père pour en faire l'instrument de ses vengeances: il promit de rompre avec elle, et vint à moi pour m'embrasser. L'enfer se seroit ouvert derrière moi, qu'il m'eût été impossible de ne pas reculer. Il s'apperçut du mouvement que je fis, eut la prudence de ne pas s'avancer, et l'adresse de s'emparer de la conversation avec tant de promptitude, qu'il seroit parvenu à déguiser la rage qui le dévoroit à des yeux moins pénétrans que ceux de M. de Saint-Alban. Il insista beaucoup sur la nécessité de punir ma femme-de-chambre, et parut atterré quand mon oncle lui observa qu'il avoit des raisons pour qu'elle restât à mon service. Je demandai la permission de me retirer, en alléguant qu'il m'étoit difficile de résister plus long-temps aux diverses émotions que j'avois éprouvées dans la journée. M. de Miralbe, que ma présence humilioit sans doute plus encore que la sienne ne me gênoit, m'engagea à prendre de moi le plus grand soin, et me pria de lui faire donner souvent de mes nouvelles.

«Resté seul avec mon oncle, il employa toute son adresse pour me desservir auprès de lui, non pas en lui disant du mal de moi, mais en me plaignant beaucoup de m'être attachée à un individu dont la naissance étoit un problême dangereux à résoudre, et la conduite peu digne d'éloges; il lui fit entendre que vous étiez le sujet de la haine qui existoit entre madame de Valmont et moi: il croyoit opérer un grand effet en me plaçant sur la même ligne que cette femme, et en excitant la jalousie de M. de Saint-Alban; celui-ci parut impassible. M. de Miralbe le quitta avec autant de mécontentement intérieur qu'il affectoit de reconnoissance pour le zèle que son oncle avoit mis à réparer l'injustice dont j'avois été la victime.

«La calomnie n'est jamais sans effet; aussi me suis-je apperçue, aux discours de M. de Saint-Alban, que mon père avoit alarmé sa tendresse pour moi, et qu'il vous croyoit indigne de mon attachement. Comme je ne veux le gagner qu'à force de franchise, je ne lui ai point caché que la conversation de M. de Miralbe avoit laissé dans son ame des préventions qu'il m'importoit de détruire, et je lui ai promis un récit sincère de tout ce qui a rapport à notre liaison. Je suis bien aise qu'il se soit ainsi placé de lui-même dans la nécessité d'être mon confident; nous n'y perdrons ni l'un ni l'autre. Une seule chose m'embarrasse, mon cher Frédéric: que lui dirai-je de votre naissance? Si je parois ignorer votre secret, que pensera-t-il d'un mystère que vous avez cru devoir garder avec moi? Pouvez-vous m'autoriser à le lui confier? Je ne le crois pas; je sens même qu'il ne vous est pas permis d'en disposer, car il ne vous appartient point à vous seul. Guidez-moi dans ce récit qui me semble bien embarrassant. Se taire avec M. de Saint-Alban, c'est renoncer aux services qu'il peut nous rendre, et reculer le terme de nos espérances. Croyez, mon ami, que si Adèle étoit libre, elle ne répondroit aux questions qui vous concernent que par l'éloge de votre caractère: elle vous met au-dessus de tout; et bien loin d'avoir jamais desiré un nom, un rang, une fortune pour vous en rendre maître, elle regrettera toujours son ancienne pauvreté. C'étoit pour elle la certitude de vous appartenir.»


CHAPITRE XLVII.

Les difficultés s'applanissent.

Heureusement je pouvois lever l'obstacle qui s'opposoit à l'entière confidence qu'Adèle avoit promise à M. de Saint-Alban; mais comme je craignois que la liberté de recevoir des lettres ne cachât quelques piéges, et que d'ailleurs aucune circonstance ne pouvoit m'autoriser à laisser des traces de la convention faite entre M. de Montluc et moi, je lui répondis que les raisons qui jusqu'à ce jour s'étoient opposées à ce que j'avouasse ma famille, venoient de disparoître. Je lui fis une histoire détaillée de la persécution que M. de Montluc avoit éprouvée pour s'être marié sans le consentement de son père, et j'attribuai à la crainte qu'il eut de me voir enveloppé dans la même proscription, le silence qu'il garda sur ma naissance devant les lois et devant tout le monde.

N'ayant vécu depuis que par les bienfaits de madame de Sponasi, qui s'étoit chargée de me faire élever, il avoit craint pour moi la fierté d'un grand nom unie à la pauvreté, et il avoit sacrifié son amour paternel à mon bonheur, ou peut-être à quelques idées fausses, bien excusables après les chagrins auxquels il s'étoit vu en proie. Un des plus grands inconvéniens de l'injustice sur les cœurs sensibles, est de les exalter. Madame de Sponasi, prête à mourir, m'avoit révélé le secret de ma naissance; et je me disposois à réclamer mon nom, soit par le secours des lois, soit en réveillant la tendresse de mon père, quand M. de Montluc lui-même, dont la position se trouvoit changée par le décès de son frère aîné, m'écrivit en m'engageant à venir le voir.

Voilà le véritable motif de mon voyage à Téligny. J'y avois retrouvé les parens les plus tendres et les plus respectables. La nouvelle de l'enlèvement de mademoiselle de Miralbe avoit précipité mon retour. Quelque chose au monde pouvoit-il m'occuper quand je la savois sacrifiée aux calculs du père le plus injuste et le plus intéressé? Maintenant que la protection de son oncle me rassuroit sur son sort, j'allois penser à assurer le mien, et céder aux desirs bien naturels de M. de Montluc et de son épouse. Je n'osois prier mademoiselle de Miralbe d'engager M. de Saint-Alban à nous servir de son crédit pour faire constater mon état, sans ébruiter dans les tribunaux les malheurs passés de mon père; mais j'espérois trouver, dans cette occasion importante, tous les amis qui m'avoient chéri, lorsque les qualités que leur indulgence me prêtoit étoient mes seuls titres à leur bienveillance.

On croira, sans que je le dise, que, dans ma lettre, je n'oubliai ni l'éloge de M. de Saint-Alban, ni la fortune dont je jouissois, et que je négligeai encore moins de relever l'éclat de la maison de Montluc: je le répète, c'étoit une des plus anciennes de la Provence. Pour mettre Adèle dans la possibilité d'apprécier la vérité de mon récit, je lui marquai que Philippe s'étoit empressé de me seconder dans les affaires que cette découverte m'avoit occasionnées, et qu'à toutes les obligations qui m'attachoient déjà à lui, je devois ajouter celle d'avoir bientôt un nom qui me permît d'aspirer à elle.

Ma lettre partie, je concertai effectivement avec Philippe les moyens de mettre à profit la bonne volonté de M. de Montluc. Son amitié alloit toujours plus vîte que mes desirs dans tout ce qui pouvoit m'être utile: il avoit déjà vu le notaire du frère aîné de mon père à venir; et des renseignemens pris il résultoit que ses biens seroient faciles à dégager, que nous possédions plus qu'il ne falloit pour y rentrer avec avantage; car parmi les créanciers du mort, la plupart consentiroient à des arrangemens équitables, pour être payés de suite, plutôt que de s'exposer aux lenteurs, à l'incertitude et à la rapacité de la justice et des hommes de loi. Philippe disposoit pour moi de sa fortune avec un plaisir si vif, qu'il m'ôtoit la possibilité de l'en remercier. «Je ne l'ai amassée qu'à votre intention, me répétoit-il sans cesse; je vous connois, et je suis persuadé qu'il n'est pas de plus fort lien pour vous enchaîner que celui de la reconnoissance. Votre attachement pour madame de Sponasi, votre respect pour sa mémoire, me garantissent votre conduite envers moi. Mon cher Frédéric, j'attache mon souvenir à toutes les époques de votre vie: vous ne pourrez jamais cesser de m'aimer; c'est le seul vœu que j'ai formé en vous serrant dans mes bras le jour de votre naissance». Vingt fois je fus tenté de lui proposer des sûretés pour l'argent qu'il me prêtoit: je n'osai pas, et je fis bien; je sentois comme lui que sa plus forte assurance étoit dans sa générosité et dans mes sentimens.

Il me fit signer les procurations qu'il crut nécessaires, et partit pour Téligny afin d'arranger avec M. de Montluc tout ce qui avoit rapport à la succession de son frère et à mes intérêts. Il est inutile de rappeler que M. de Montluc ne connoissoit Philippe que comme ayant joui de la confiance de madame de Sponasi, et qu'il ne m'avoit paru avoir aucun soupçon du principal motif de cette confiance. J'abandonnai à Philippe le soin de parler ou de se taire à cet égard; mais il me dit qu'il regardoit le silence comme le parti le plus prudent. Je lui en sus bon gré.

Trois jours s'étoient écoulés sans que je reçusse des nouvelles d'Adèle, et je souffrois d'autant plus que je n'osois me fier à M. de Saint-Alban: non que je lui crusse un caractère semblable à celui de M. de Miralbe; mais ayant peine à me persuader qu'il eût de bonne foi renoncé au projet d'épouser sa nièce, j'appréhendois que l'amour ne lui suggérât l'idée d'intercepter notre correspondance. Privés de tous moyens de nous voir, s'il parvenoit à nous empêcher de nous écrire, combien n'auroit-il pas de ressources pour essayer de me nuire auprès d'Adèle! Et quand bien même il n'y réussiroit pas, ne suffisoit-il pas qu'il le tentât, pour nous rendre également malheureux? L'amour ne va guère sans être escorté des soupçons, sur-tout lorsqu'il n'a que des réflexions pour tout aliment. Je n'osois confier mes inquiétudes à madame de Florvel, et son époux ne s'étoit pas trouvé chez lui lorsque je m'y étois présenté. En vain je formois le projet d'aller à Versailles, de pénétrer jusqu'à Adèle; la crainte de la perdre auprès de son oncle me retenoit. Je voyois à la fois en lui un protecteur dangereux, et cependant le seul être qui pût la défendre contre un ennemi bien plus redoutable encore.

Le soir du troisième jour, je reçus le billet suivant:

«Je viens de subir une terrible épreuve; M. de Saint-Alban m'assure que c'est la dernière: il y a dans ses caresses quelque chose de si tendre et de si paternel, que j'ose me livrer aux plus grandes espérances. Je lui ai fait sur notre liaison le récit qu'il attendoit de moi, et mes discours sur votre famille ont été conformes à votre dernière lettre. Je l'ai répété, parce que vous l'avez dit: soyez M. de Montluc pour tout le monde, et restez toujours Frédéric pour votre Adèle.

«Mon oncle m'a écouté avec le plus grand sang-froid; pas la moindre question qui annonçât du doute ou de l'intérêt. J'ai cru du moins qu'il alloit me faire quelques objections; aucune: il s'est contenté de me prier de ne plus vous écrire sans son consentement. Je n'ai pas voulu promettre. «Du moins, m'a-t-il dit, vous m'accorderez bien quatre jours; je vous les demande comme une grace». J'ai consenti. Depuis il n'a cessé de me donner des marques de son amitié; mais il ne m'a point parlé de vous. J'ai su qu'il s'est entretenu long-temps avec M. de Florvel, et plus encore avec M. de Nangis, qu'il aime beaucoup, parce qu'il a été mon tuteur, et qu'il pourroit encore le devenir: ce sont ses expressions.

«Aujourd'hui il m'a demandé si je vous avois écrit.—«Vous savez bien, monsieur, que je vous ai accordé quatre jours». Il a souri de l'humeur qui perçoit dans ma réponse. «Eh bien! m'a-t-il dit, je vous prie d'engager de ma part M. de Téligny à venir demain dîner avec vous; vous le préviendrez que nous ne serons que nous trois». Je vous envoie l'invitation, mon cher Frédéric; et si votre joie est égale à la mienne, vous êtes en ce moment le plus heureux des hommes. Demain je vous verrai chez mon oncle: vous lui plairez, j'en suis sûr; vous l'aimerez aussi. Puisqu'il vous ouvre sa maison, qu'il observe lui-même que nous ne serons qu'entre nous.... Si je vous faisois part de toutes mes pensées, ma lettre ne vous parviendroit pas aujourd'hui. Livrez-vous aux vôtres, et vous connoîtrez celles qui occupent votre Adèle.»

Je n'ai jamais eu plus de plaisir et moins d'amour-propre qu'en recevant cette lettre: la certitude d'être admis chez M. de Saint-Alban comme époux futur de sa nièce me combloit de joie; mais la crainte de ne pas répondre à l'idée qu'Adèle lui avoit donnée de moi la tempéroit beaucoup; peut-être sans cela aurois-je manqué de forces pour la supporter. La joie trouble l'esprit, la crainte l'anéantit; je m'en apperçus; car je me surpris plusieurs fois arrangeant ce que je dirois, comme si je devois faire une harangue, et concertant mes réponses comme si l'on m'eût communiqué d'avance les questions qu'on m'adresseroit. Il m'arriva ce qui arrive en pareille circonstance à tout le monde; c'est que rien de ce que j'avois préparé ne me servit, et ce fut un très-grand bonheur. Les plus sots sont toujours ceux qui n'ont que de l'esprit d'apprêt. Adèle étoit présente lorsque l'on m'annonça: en la voyant j'oubliai tout, jusqu'à la présence de M. de Saint-Alban; et sans oser me livrer aux transports que sa vue m'inspiroit, sans pouvoir lui adresser une seule parole, je m'arrêtai pour la considérer. Combien les malheurs qu'elle avoit éprouvés depuis notre séparation avoient ajouté à ses charmes et à l'intérêt qu'elle m'inspiroit! je contemplois à la fois et avec extase l'élève de M. Durmer, la victime de M. de Miralbe, la protégée de M. de Saint-Alban, la plus jolie de toutes les femmes, et l'épouse adorée qui m'étoit destinée.

Mon immobilité tenoit à trop de passions pour me donner l'air stupide; M. de Saint-Alban, loin de mal en augurer, eut la bonté de prévenir les remerciemens que je lui devois, et la complaisance d'entamer la conversation par le chagrin que j'avois éprouvé en apprenant la conduite qu'on avoit tenue avec sa nièce. C'étoit me donner beau jeu; aussi passai-je subitement d'une insensibilité apparente à l'explosion des sentimens qui m'agitoient. Sans effort, notre entretien devint aussi intéressant que le sujet que nous traitions; et, avant de nous mettre à table, il régnoit entre nous un ton de confiance qui auroit étonné quiconque en eût été témoin, avec la certitude que, nous voyant pour la première fois, nous avions tous les deux formé le projet d'être sur la réserve: mais nous parlions d'Adèle, et elle étoit présente.

Quand nous fûmes rentrés dans le salon, il m'entretint de mes parens, et m'offrit avec beaucoup de grace tous les services qui dépendraient de lui. «Ceci est pour vous, me dit-il; maintenant, parlons de moi. J'ai grande envie de marier Adèle, et plus d'envie encore de ne jamais m'en séparer: croyez-vous que la condition de demeurer avec moi ne soit point un obstacle aux projets que j'ai formés pour elle»? On croira sans peine que je n'hésitai point à assurer que cette condition seroit un bonheur de plus pour quiconque osoit aspirer à la main de mademoiselle de Miralbe. «Eh bien! me répondit-il, dès ce moment ma maison vous est ouverte. J'ai des torts à réparer; et quoique ma nièce m'ait plusieurs fois répété qu'elle les avoit oubliés, je suis persuadé qu'avec votre secours je la forcerai du moins à ne jamais se les rappeler sans plaisir». Adèle se chargea de notre réponse, et la fit avec tant de sensibilité, que ce vieillard convint qu'il lui avoit une obligation dont il ne pourroit jamais s'acquitter; c'étoit de lui avoir fait faire connoissance avec son cœur: «un peu tard, il est vrai, disoit-il avec gaieté; mais ce n'est pas sa faute.»

«Je connois les secrets de votre famille, ajouta M. de Saint-Alban: ils sont l'effet du malheur; on peut les réparer. Vous connoissez aussi ceux de la famille d'Adèle: ils reposent sur le crime; il faut les punir. M. de Miralbe est un abominable homme, dangereux pour tous ceux qui sont sous sa dépendance. Heureusement il est sous la mienne, et je compte lever tous les obstacles qu'il m'opposera, à l'aide de l'espoir de mon héritage, qu'il n'aura jamais. Celui qui ne calcule que son intérêt doit être sacrifié aux pieds de l'idole auquel il a tout immolé. La crainte d'une rupture avec moi le rendra souple à mes volontés; mais pour ne pas nous exposer à mille tracasseries, je vous conseille de ne venir chez moi que rarement, jusqu'au jour où vous serez en possession du nom qui vous appartient. Vous sentez qu'avant cette époque je ne peux prononcer le mot de mariage; et comme il entre dans mes vues qu'il soit aussitôt fait que proposé, la contrainte que je vous impose trouvera bientôt sa récompense. Écrivez à M. et à madame de Montluc de se rendre à Paris; j'attends de votre complaisance que vous voudrez bien me présenter à eux: le reste me regarde. Ils trouveront tout ici disposé selon leurs vues et les vôtres.

Je promis à M. de Saint-Alban de lui obéir en tout, et je tins parole, excepté que je lui rendois des visites plus fréquentes que je ne le trouvois moi-même raisonnable dans les circonstances où nous étions; mais il étoit trop difficile de me priver de voir Adèle, quand tout s'unissoit pour me tenter. Florvel, son épouse et M. de Nangis étoient devenus la société intime de M. de Saint-Alban; ils formoient aussi la mienne, et je ne pouvois apprendre qu'ils alloient à Versailles sans céder au désir de les accompagner. Nous étions si bien d'accord quand nous nous trouvions réunis! L'oncle de mademoiselle de Miralbe oublioit avec nous le rôle de courtisan pour ne laisser voir que l'homme aimable, sensible et généreux; il ne nous cachoit pas ses regrets d'avoir vieilli en cherchant sans cesse le bonheur hors de lui. Il faisoit des projets; et si l'illusion, naturelle aux hommes, l'empêchoit d'appercevoir que ses desirs et sa vieillesse ne s'accordoient point, notre amitié nous privoit également de la faculté d'y réfléchir. Quoiqu'il eût près de soixante et dix ans, il calculoit l'avenir comme nous; malgré notre jeunesse, nous comptions comme lui. Puisque la mort n'a point d'âge, l'espérance de la vie ne peut avoir de bornes.

Henri de Miralbe venoit aussi souvent chez son oncle; mais il n'étoit jamais de nos petits comités: il aimoit trop les plaisirs bruyans pour en chercher au milieu de nous; et la crainte de paroître faire sa cour l'éloignoit de tout ce qui auroit pu lui donner l'apparence d'une complaisance servile. La société nombreuse convenoit mieux à son genre d'esprit; il y brilloit. C'étoit aussi les jours où l'on recevoit du monde, qu'Adèle avoit soin d'inviter son frère. Dans l'appréhension de rencontrer son fils, M. de Miralbe ne venoit guère que le matin: ainsi la haine qui existoit entre eux me sauva l'embarras de me trouver avec lui avant l'époque fixée par M. de Saint-Alban.

Cette époque arriva. M. et madame de Montluc eurent la bonté de se rendre à mon invitation; ils vinrent à Paris, descendirent chez moi. Le mari par ses connoissances et son aménité, l'épouse par sa douceur obligeante, réussirent auprès de l'oncle d'Adèle; il étoit fait pour apprécier leur mérite. La reconnoissance que ce couple respectable portoit à la mémoire de madame de Sponasi, l'amitié dont nous nous étions donné des preuves, les avantages réciproques que nous trouvions dans l'union de nos sentimens et de nos intérêts, valoient bien les droits de la nature; et si nous faisions illusion à ceux qui nous entouroient, c'est que nos cœurs nous trompoient nous-mêmes. M. de Saint-Alban nous avoit servis avec tant de chaleur, qu'en moins de huit jours je fus en possession des titres nécessaires pour prendre le nom de Montluc; tout ce que la faveur peut ajouter aux formalités des lois me fut prodigué plutôt qu'accordé. Sans autre ambition que celle que m'inspira l'amour, je parvins au-delà de ce que je devois prétendre: mais je puis affirmer avec vérité que je n'éprouvai pas le moindre mouvement de vanité; la certitude d'épouser mademoiselle de Miralbe ne laissoit pas en moi de place à un sentiment si petit. Qu'elle fût toujours restée Adèle, et jamais, jamais je n'aurois desiré être autre que Frédéric.


CHAPITRE XLVIII.

Contrat de mariage et testament.

M. de Saint-Alban fixa le jour où il devoit proposer notre union à M. de Miralbe, en convenant lui-même que jamais affaire ne lui avoit paru aussi embarrassante à traiter. «Non pas, disoit-il, que je ne sois sûr de réussir. Si mon neveu osoit me résister ouvertement, je l'accablerois à la fois de la preuve de ses crimes, de mon indignation et de mon crédit; mais je voudrois éviter l'éclat. Je m'attends à bien des objections, à mille petits moyens détournés qui révolteront ma patience; je songerai qu'il s'agit du bonheur de ma chère Adèle, et je tâcherai de me contraindre.»

M. de Miralbe, qui sans doute payoit quelques domestiques de son oncle pour être instruit de ses actions, n'ignoroit pas mes visites fréquentes chez lui: aussi ne parut-il surpris de la proposition de M. de Saint-Alban qu'autant qu'il le falloit pour donner plus de prix à son consentement. Il se défendit de marier sa fille par l'impossibilité où il se trouvoit de lui compter l'argent qui provenoit de sa tutelle, prétextant avoir placé depuis peu des fonds considérables dans une entreprise excellente, mais qui ne devoit rien rendre avant trois ans. M. de Saint-Alban leva cette difficulté en mon nom, en assurant que je consentirois volontiers à attendre jusqu'à cette époque, et même plus long-temps si cela étoit nécessaire. Afin de ne pas lui donner d'ombrage sur sa générosité envers mademoiselle de Miralbe, il le prévint qu'il se trouvoit lui-même assez gêné pour ne pas agir avec elle comme il se l'étoit promis, et qu'il regrettoit de borner à cent mille livres le présent qu'il vouloit lui faire. «Mais, ajouta-t-il, elle n'y perdra rien, puisque mes biens doivent vous appartenir un jour, et je vous charge de la dédommager du tort que je lui fais malgré moi». Soit que cette assurance rendît M. de Miralbe docile, soit qu'il eût d'avance calculé le danger de s'opposer à une volonté décidée de celui dont il convoitoit l'héritage, il céda avec grace, ne quitta son oncle qu'après avoir fait mille caresses à Adèle, et pris jour pour recevoir la visite de M. et de madame de Montluc.

Ils se rendirent effectivement chez lui, et lui demandèrent sa fille, suivant les formes usitées alors. Ils furent accueillis avec les plus grandes démonstrations d'amitié, reçurent mille félicitations sur le bonheur d'avoir retrouvé un fils digne d'eux; félicitations qui lui furent reportées, à l'égard d'Adèle, avec plus de justice et sans doute aussi plus de sincérité. M. de Montluc, qui paroissoit posséder toute ma fortune, parla des avantages qu'il se proposoit de me faire. M. de Miralbe, soulagé de pouvoir du moins exhaler sa haine contre quelqu'un, jura que jamais Henri ne rentreroit en grace auprès de lui, et que tous ses biens appartiendroient à celui de ses enfans dont il n'avoit qu'à se louer; mais il s'abstint d'entrer dans aucun détail, en observant qu'il avoit promis à M. de Saint-Alban de lui céder la satisfaction de veiller aux intérêts de mademoiselle de Miralbe.

Cette visite faite et rendue, il me fut permis de voir Adèle tous les jours, de lui parler de ma joie, de lire dans ses regards les mouvemens de la sienne. La certitude d'être unis étoit pour nous un état de félicité et de surprise: nous eussions été trop à plaindre d'en douter un seul instant, et cependant nous ne pouvions le croire. Ce mélange d'inquiétudes sans motif, d'assurance si voisine de la crainte, ne peut se concevoir que par ceux que l'amour et l'espoir ont long-temps agités. Hélas! nous nous étions déjà vus si près du bonheur, un événement si imprévu nous en avoit déjà éloignés avec tant de violence, que nous n'osions qu'en tremblant nous confier aux présages heureux qui nous entouroient. Combien de fois ne regrettâmes-nous pas le sort de ceux qui ne portent à l'autel qu'un cœur brûlant de desirs! Mais quand on a de la fortune, il faut des contrats; ce qui souvent demande plus de temps que les amans ne voudroient en accorder.

Enfin la minute du mariage de nos biens fut arrêtée par M. de Saint-Alban; lui et M. de Montluc approuvèrent le compte que le père de mademoiselle de Miralbe rendit de sa tutelle: ils stipulèrent les époques de paiement; en un mot, ils prirent d'un côté comme de l'autre toutes les précautions que l'intérêt et la méfiance déguisent sous les noms les plus honnêtes. Le notaire fut chargé d'apporter son acte le lendemain. Nous devions tous souper chez M. de Saint-Alban, et signer. Mes amis, ceux d'Adèle, nos parens, nous félicitoient et se félicitoient avec plus ou moins de franchise. Philippe, l'excellent Philippe, jouissoit de son ouvrage, de mon bonheur et de ses sacrifices. Comme il m'embrassa de bon cœur la veille de ce jour si long-temps desiré!

Mon imagination étoit trop exaltée pour que le sommeil pût un moment en suspendre l'activité! Levé de bonne heure, je me proposois de me rendre le plutôt possible à Versailles, quand je reçus ce billet d'Adèle:

«Mon oncle a passé une nuit terrible. Les médecins prétendent que c'est une attaque d'apoplexie. À chaque instant il perd connaissance, et paroît sur-tout souffrir horriblement de ne pouvoir parler. Je ne sais qui a averti M. de Miralbe, il est arrivé ce matin à six heures. Il m'a recommandé, avec beaucoup de douceur, de retirer les invitations faites pour aujourd'hui. Je viens d'en charger le secrétaire de mon oncle. Je n'écris qu'à vous et à Henri, et je retourne servir mon protecteur. Adieu, mon cher Frédéric. Venez voir M. de Saint-Alban: si le ciel permet que son état s'améliore, son amitié sera flattée des témoignages de la vôtre. Je croyois avoir épuisé la coupe du malheur; j'ignorois celui de trembler pour les jours d'un être aussi cher. Adieu, mon ami.»

Je partis presque aussitôt pour Versailles, accompagné de M. et de madame de Montluc: nous gardâmes en route le plus profond silence; nous craignions réciproquement de nous communiquer nos alarmes et nos soupçons. En arrivant, nous demandâmes des nouvelles de M. de Saint-Alban; elles étoient toujours telles qu'Adèle me les avoit données. M. de Miralbe vint nous recevoir, et ne demeura avec nous qu'un moment, en s'excusant sur les soins que l'état de son oncle exigeoit. Il étoit pâle; son regard n'avoit point d'assurance: Dieu seul connoît le sentiment qui l'agitoit alors. Nous restâmes dans l'espérance de voir sa fille, mais sans oser la faire avertir: les occupations auxquelles elle se livroit étoient si sacrées, que l'amour même se fût reproché de l'en distraire. M. de Nangis, Florvel et son épouse arrivèrent quelque temps après nous: nous passâmes quatre heures ensemble, sans voir d'autres individus que les médecins, qui ne conservoient point d'espérance, et quelques valets dont la fonction paroissoit bien plus être de nous observer, de nous empêcher de parler, que de répondre au désir que nous avions de connoître à chaque instant l'état du malade. Adèle passa par hasard dans le salon où nous étions, et parut surprise de nous voir. Sans doute on lui avoit laissé ignorer la présence de tous ses amis. Sa figure, toujours si expressive, auroit pu servir de modèle pour peindre la douleur. Elle nous raconta, dans le plus grand détail, l'attaque terrible qu'avoit éprouvée son oncle; et quoique tous ses discours annonçassent assez qu'elle n'avoit aucun espoir de le voir se rétablir, elle nous interrogeoit de manière à nous forcer de lui en donner. Bientôt elle nous quitta pour retourner auprès de M. de Saint-Alban: son inquiétude lorsqu'elle ne le voyoit pas, égaloit seule les angoisses qui la déchiroient à chaque crise dont elle étoit témoin.

Ne pouvant tous rester plus long-temps chez M. de Saint-Alban, nous acceptâmes l'offre que nous fit M. de Nangis de nous réunir à l'appartement qu'il avoit à Versailles, et de laisser un de nos domestiques chez le malade, pour venir d'heure en heure nous donner de ses nouvelles. Elles s'écoulèrent avec bien de la lenteur, et sans apporter un seul rayon d'espérance. À minuit nous apprîmes que le protecteur d'Adèle avoit cessé d'exister. Lecteurs, représentez-vous dans quel abîme de malheurs cette affreuse nouvelle pouvoit de nouveau me plonger, et jugez de la tristesse avec laquelle je la reçus.

La première punition de ceux qui ont des torts graves à se reprocher, est de se voir sans cesse soupçonnés des crimes dont peut-être ils sont innocens. Je pensai (et je ne fus pas le seul) que la mort de M. de Saint-Alban arrivoit dans une circonstance si favorable à M. de Miralbe, que, malgré sa douleur apparente, il étoit difficile d'ajouter foi à ses regrets, et plus difficile encore de le croire exempt de reproche. Du premier instant où l'état de son oncle avoit paru désespéré, il s'étoit établi en maître dans sa maison; le titre de son plus proche héritier lui en donnoit le droit: la nécessité de veiller sur un être qu'il disoit lui être cher, lui servoit de prétexte; l'intérêt étoit son motif.

Adèle, toute occupée de ses alarmes et des soins qu'elle rendoit à M. de Saint-Alban, oublioit, pour ainsi dire, qu'elle vivoit avec son père; mais à peine son protecteur eut-il fermé les yeux, que ses idées se reportèrent sur elle-même, et l'avenir la fit trembler. Retourner dans la maison de M. de Miralbe, où madame de Valmont demeuroit toujours, lui parut le comble du malheur. Entraînée par la crainte plutôt que décidée par ses réflexions, elle se disposoit à chercher un asyle auprès de son frère, quand madame de Morvel vint à son secours. Au risque de se compromettre dans une circonstance aussi délicate, elle la conduisit à Paris dans un couvent, lui faisant écrire à M. de Miralbe une lettre qui ne devoit lui être remise qu'après son départ. Dans cette lettre, Adèle disoit qu'il lui avoit été impossible de rester dans des lieux où tout lui retraçoit la perte qu'elle venoit de faire; que présumant que son père seroit obligé de demeurer encore quelques jours à Versailles, et ne voulant pas ajouter à tous les détails qui alloient l'occuper, celui de choisir une résidence, elle avoit pris le parti de chercher une retraite dans un lieu qui mériteroit son approbation; que là elle attendroit ses ordres, mais qu'elle espéroit de sa bonté qu'il voudroit bien lui laisser consacrer à la solitude les premiers momens de sa douleur. Elle s'excusoit de ne l'avoir pas consulté, sur les ménagemens qu'elle avoit cru devoir aux regrets auxquels lui-même étoit en proie; regrets que sa présence n'auroit fait qu'augmenter. On sent qu'une lettre pareille ne pouvoit qu'adoucir la démarche d'Adèle, et non la faire approuver; mais elle n'en demandoit pas davantage.

Elle avoit prié madame de Florvel de me consoler, de me conjurer de ne pas l'abandonner, en un mot de consulter avec son frère et ses amis s'il n'étoit aucun moyen de la soustraire au plus cruel de tous les hommes, protestant que la mort lui paroîtroit préférable à la nécessité de rentrer sous sa domination. Son effroi étoit si grand, qu'il lui avoit suggéré l'idée de réclamer dans les tribunaux contre le titre de fille de M. de Miralbe, de lui demander la preuve de ses droits sur elle, de le poursuivre en réparation du complot dont elle avoit été la victime, de l'accabler de la déclaration faite par sa femme-de-chambre, et que M. de Saint-Alban lui-même avoit revêtue de sa signature; ce qui lui donnoit un caractère d'authenticité bien propre à frapper les esprits. Par une bizarrerie étonnante, le projet d'Adèle fermentoit aussi dans la tête de son père, mais par des motifs bien différens.

M. de Miralbe, loin de marquer le moindre mécontentement de la résolution que sa fille avoit prise, parut hautement l'approuver; mais il ne lui écrivit point. Pour savoir sur quel ton il parleroit, il attendit l'ouverture du testament de M. de Saint-Alban; et madame de Florvel, qui sans doute étoit plus instruite qu'elle ne l'avouoit, m'exhortoit à prendre patience jusqu'à ce que l'on connût les dernières volontés du protecteur d'Adèle.

Ce jour vint. M. de Nangis fut invité à titre d'exécuteur testamentaire. M. de Saint-Alban n'avoit appelé à sa succession, par égal partage, qu'Adèle et son frère. C'étoit frapper M. de Miralbe dans un endroit bien sensible. Mais ce qui mit le comble à sa fureur, fut de voir qu'il n'étoit point nommé tuteur de sa fille: au contraire, M. de Saint-Alban, en priant M. de Nangis d'accepter cette qualité, avoit ordonné que, s'il la refusoit, mademoiselle de Miralbe, par le fait même, dès l'instant, et sans être obligée de rendre compte à personne, disposeroit des biens qu'il lui léguoit. Il fut impossible à M. de Miralbe de douter qu'il n'eût été démasqué devant son oncle. Sa rage ne peut se concevoir; du même coup il perdoit l'espoir si long-temps caressé de réparer sa fortune, dont il cachoit le délabrement au public. Ce public, qui ne juge guère que par les faits, alloit sans doute scruter les motifs de son exhérédation. Son fils triomphoit: plus il l'avoit présenté comme un homme sans mœurs, plus il étoit humiliant pour lui de voir qu'il lui eût été préféré. Sa fille, en jouissant d'une fortune qu'il n'avoit pas été cru digne de gérer, devenoit presque indépendante de lui; et soustraite aux projets qu'il pouvoit former contre elle, elle alloit avant peu lui demander compte de la succession de sa mère. Le testament de M. de Saint-Alban avoit été rédigé avec tant de précautions, qu'il étoit impossible de l'attaquer victorieusement par les voies ordinaires. Il ne restoit qu'un expédient à un homme du caractère de M. de Miralbe; il osa le tenter, et mit opposition à l'exécution des dernières volontés de son oncle, jusqu'au moment où l'état de la fille qui se prétendoit être mademoiselle de Miralbe auroit été constaté.


CHAPITRE XLIX.

Procès.

Trois jours après, il fit paroître un mémoire destiné au public bien plus qu'aux tribunaux, manière de plaider assez en vogue dans ce temps-là. Il y peignoit Adèle comme une intrigante, élevée par un philosophe, qui l'avoit, dès l'enfance, livrée au libertinage le plus affreux, et accoutumée à tout braver pour aller à la fortune. Après avoir fait un récit aussi adroit que mensonger des moyens employés pour tromper son cœur, toujours livré au chagrin d'avoir perdu sa fille, toujours agité par l'espérance de la retrouver; après avoir embelli, s'il est possible, les charmes séducteurs d'Adèle, et blâmé la foiblesse avec laquelle il s'étoit livré lui-même à quelques apparences concertées avec trop de ruse pour qu'il pût s'en méfier, il rappeloit l'aventure de M. de Farfalette. De ce jour il conçut des soupçons; et ce qui les confirma, fut la certitude qu'il acquit depuis, que la prétendue demoiselle de Miralbe avoit dès long-temps des rapports très-intimes avec son fils. C'étoit son fils qui avoit tramé ce complot; l'événement ne prouvoit que trop la perfidie avec laquelle il avoit été conduit. Malgré le scandale de la conduite de la prétendue demoiselle de Miralbe, malgré qu'elle eût été surprise en rendez-vous chez la sœur de l'homme qui l'avoit pervertie dès ses plus jeunes ans, malgré qu'il fût trop notoire que ladite Adèle étoit de plus en liaison réglée avec un personnage devenu depuis peu important, et qu'on nommera lorsqu'il en sera temps (c'étoit moi), on étoit parvenu à éblouir M. de Saint-Alban. Ici se trouvoit placé un grand éloge de son oncle, dont le seul défaut fut toujours de ne pouvoir résister à un sexe qui, de tout temps, a subjugué les hommes d'ailleurs les plus estimables. Il prétendoit qu'il l'avoit plusieurs fois averti des renseignemens parvenus jusqu'à lui contre la prétendue demoiselle de Miralbe, et consulté sur les moyens de la rendre au néant dont il l'avoit tirée; mais que ce vieillard, séduit par son amour, et peut-être par les complaisances dont on berçoit sa crédulité, s'étoit emporté contre lui. Il ne lui resta donc qu'un parti à prendre, ce fut de ne pas troubler le repos d'un oncle dont le bonheur lui étoit plus cher que les richesses, et d'attendre, au risque de tout ce qui pourroit en arriver, que la conduite de la prétendue demoiselle de Miralbe éclairât son cœur en le déchirant. Mais habilement guidée par son fils et par l'homme qui n'a jamais cessé d'avoir un empire absolu sur ses volontés, elle calcula toutes ses actions de manière à augmenter l'aveuglement de M. de Saint-Alban, jusqu'au jour où ils furent tous certains d'un testament sans doute d'avance concerté entre eux. Au comble de leurs desirs, la mort vint les délivrer de la gêne qu'ils s'étoient imposée, et leur en payer le prix.

M. de Miralbe s'interdisoit toute réflexion sur la promptitude avec laquelle son oncle avoit rendu le dernier soupir; et de toutes les perfidies répandues dans son mémoire, ce n'étoit pas la plus mal-adroite. Bien des gens refusent de croire un attentat qu'on leur affirme, et le soutiennent comme authentique quand on leur a laissé le soin de le deviner: l'indulgence se tait où l'amour-propre peut se donner le mérite de la pénétration.

M. de Miralbe concluoit à suspendre l'exécution du testament de M. de Saint-Alban, jusqu'au moment où les lois auroient fait justice des crimes et des prétentions de la fille Adèle. Il ne doutoit pas que les personnages respectables qui, trompés par ses fausses vertus, lui avoient jusqu'à présent accordé leur protection, ne s'empressassent de l'abandonner à ses propres ressources et à celles de ses complices. Les personnages respectables étoient Florvel, son épouse, et M. de Nangis; les complices étoient Henri et moi, mais moi sans être nommé: précaution assez inutile, car je n'avois pas envie de garder l'anonyme.

Jamais libelle ne surprit autant ceux contre lesquels il étoit dirigé, et jamais aussi il n'inspira des sentimens plus unanimes contre son auteur. Madame de Florvel y répondit pour son compte, en allant aussitôt trouver Adèle au couvent où elle s'étoit retirée; et après lui avoir donné communication du mémoire de son père, elle lui dit: «Nous n'avons, mon amie, qu'un parti à prendre toutes deux: vous, de garder le silence, et de confier à votre tuteur le soin de vous défendre; moi, de vous offrir un asyle dans ma maison. Si vous restiez dans un cloître, on croiroit que je vous ai jugée, et je rougirois que l'on pensât même que je vous soupçonne.»

Adèle connoissoit trop son père pour être scandalisée de se voir désavouée par lui; elle l'auroit volontiers remercié de vouloir briser les liens qui l'unissoient à lui, et l'auroit de plus secondé de tout son pouvoir, si les atrocités répandues contre elle et contre M. Durmer ne lui eussent fait un devoir de se défendre. Aussi trouvoit-elle fort triste d'être obligée de plaider pour être fille de M. de Miralbe, lorsque tous ses vœux tendoient à ne lui appartenir à aucun titre, et plus fâcheux encore, s'il est possible, de se voir condamnée à la célébrité, lorsque tous ses goûts ne lui faisoient envisager le bonheur que dans le silence d'une douce médiocrité. Dans le premier moment, elle ne sentit que le procédé de madame de Florvel et le plaisir de se rapprocher de moi: aussi ne fit-elle aucune difficulté pour quitter le couvent, et s'exposer aux regards avides du public.

M. de Nangis étoit déconcerté; il prétendoit que la famille de Miralbe n'étoit pas de race humaine: mais comme il y avoit dans le mémoire du père vingt mensonges dont il lui étoit impossible de douter; comme il avoit connu, estimé et chéri M. Durmer, et qu'on lui prouva sans peine que son honneur étoit engagé à soutenir le titre de tuteur d'Adèle, titre qu'il obtenoit pour la seconde fois, et qui annonçoit à tout le monde l'opinion que deux hommes estimables sous des rapports différens avoient eue de sa probité, il consentit à prêter son nom dans ce procès. C'étoit tout ce qu'on attendoit de lui, et ce qu'il pouvoit offrir de meilleur.

Indépendamment de l'amitié qui unissoit Henri à sa sœur, il étoit trop intéressé à l'exécution entière du testament de M. de Saint-Alban, et trop avide de saisir l'occasion de combattre M. de Miralbe, pour la laisser échapper. En quarante-huit heures, il fit imprimer une réponse vraiment plaisante, sous le titre de Critique du Roman de mon père. Sans discuter la vérité des faits, sans supposer même qu'on eût voulu les donner pour authentiques, il se contenta d'examiner le mémoire de M. de Miralbe comme un ouvrage littéraire purement d'imagination, et il en fit ressortir les invraisemblances avec tant d'adresse, qu'il mit les rieurs de son parti, en obtenant l'approbation de tous les gens de goût.

Ce procès étoit véritablement de ceux que les tribunaux ne jugent qu'après que l'opinion publique s'est prononcée. Il auroit été aussi impossible de prouver qu'Adèle étoit née demoiselle de Miralbe, que d'affirmer le contraire. Il ne s'agissoit que de savoir si ce titre qu'elle avoit possédé de l'aveu de celui qui le lui disputoit, si ce titre en vertu duquel elle avoit été esclave et victime d'un homme qui trouvoit son intérêt à le lui donner, pouvoit lui être enlevé quand l'intérêt de ce même homme étoit de l'en priver. Rien sans doute n'eût été plus injuste; mais, je le répète, il falloit mettre toutes les voix de notre côté: aussi, tandis que Henri attiroit vers nous ceux sur qui l'esprit peut tout, je déchirai le voile dont son père avoit bien voulu me couvrir; et la réponse personnelle que je fis à son libelle, devant nécessairement contenir le détail de ma connoissance avec mademoiselle de Miralbe, l'histoire de notre amour et de nos malheurs fut faite de manière à ranger de notre bord les femmes et les jeunes gens, deux classes qui, par la chaleur de leur approbation, servent toujours bien le parti qu'elles appuient.

Mais le mémoire imprimé sous le nom de M. de Nangis, en qualité de tuteur de mademoiselle de Miralbe, étoit le plus important; et, sans les réflexions de Henri, nous allions faire la plus grande de toutes les sottises en approuvant celui qu'avoit travaillé un célèbre avocat. Il citoit force lois en faveur d'Adèle: c'étoit sans doute l'espérance de son père, qui se fût alors trouvé bien à son aise, puisqu'en opposant citations à citations, il nous enfermoit dans un labyrinthe dont nous ne fussions pas sortis. Henri traça le plan, exigea qu'on se tînt à l'exposé simple des faits, et qu'on appuyât seulement sur trois points:

1°. L'indignation avec laquelle les amis de sa sœur avoient vu les prétentions que M. de Miralbe élevoit contre elle, et leur intention bien prononcée d'unir leur cause à la sienne.

2°. L'aveu qu'elle avoit fait à M. de Saint-Alban de son amour pour moi, et l'approbation qu'il y avoit donnée; approbation qu'il étoit impossible de nier, puisque la minute des articles dressés existoit encore, et qu'on en donnoit copie certifiée par le notaire qui l'avoit rédigée. Rien ne détruisoit plus complétement l'idée que M. de Saint-Alban fût amoureux de sa nièce, et qu'on eût employé aucun moyen pour le séduire. Comment, après cela, supposer que sa mort eût comblé les vœux de ceux dont il alloit assurer le bonheur, de ceux qui n'auroient plus rien à desirer s'il vivoit encore?

3°. L'histoire du rendez-vous avec M. de Farfalette.

Ce point étoit fort délicat à traiter. Je demandai à Adèle que l'on ménageât une femme dont elle avoit à se plaindre bien cruellement, mais que, par des raisons particulières, je souhaitois de ne pas voir compromise. Adèle connoissoit mes motifs; elle les approuva, et donna à son sexe un exemple qu'il devroit s'empresser d'imiter. Bien d'autres, à sa place, eussent montré de la jalousie, ou tout au moins de l'humeur; elle ne me témoigna que de l'estime. Elle n'ignoroit pas que je détestois madame de Valmont; elle sentit cependant que ce n'étoit ni à moi ni à celle qui se regardoit comme mon épouse, à la punir. On peut haïr une femme que l'on a beaucoup aimée: jamais, et sous quelque prétexte que ce soit, on ne doit se prêter à la perdre. M. de Nangis, bien loin d'approuver ces ménagemens, ne les concevoit pas; il auroit voulu qu'on se servît de la déclaration faite par la femme-de-chambre de sa pupille, et la regardoit, avec raison, comme une assurance de triomphe.

Il ne fallut pas moins qu'il se contentât d'annoncer qu'il avoit la certitude que ce rendez-vous étoit une intrigue abominable concertée par des êtres qui avoient voulu perdre mademoiselle de Miralbe; qu'il ne les nommoit pas par des raisons dont la délicatesse lui faisoit une loi; mais que si l'intérêt de sa pupille l'exigeoit un jour, il les accableroit d'une preuve qui les rendroit l'horreur de la société.

Cette pièce nous servit bien plus que si elle avoit été imprimée. Qu'on se rappelle que M. de Valmont étoit membre du parlement de Paris, que sa place pouvoit lui donner une grande influence dans cette affaire par lui-même et par ses sollicitations auprès de ses collègues. Henri trouva moyen de l'enlever à M. de Miralbe, et d'unir irrésistiblement son intérêt au nôtre.

Muni de la déclaration de la femme-de-chambre de sa sœur, il alla trouver madame de Valmont, la lui montra, en l'assurant qu'elle seroit imprimée dans le mémoire de mademoiselle de Miralbe. Madame de Valmont resta anéantie.

«J'obtiendrai qu'on la supprime, lui dit Henri, à condition qu'avant huit jours vous quitterez la maison de mon père, ainsi que votre époux, dont il faut nous garantir non seulement la neutralité, mais encore les services. N'objectez pas que vous ne pouvez déterminer sa volonté sans vous compromettre; il est indispensable que M. de Valmont connoisse cette pièce terrible contre vous, et que le soin de votre réputation soit l'assurance de sa conduite à notre égard. Je ne sais pas et je ne dois pas savoir les motifs de votre haine contre ma sœur: vous avouerez seulement à votre époux que mon père vous a forcé la main, et qu'ignorant les conséquences de cette action, encore plus les projets de M. de Miralbe, vous fûtes aussi indignée qu'affligée quand vous vîtes le piége dans lequel on vous avoit entraînée. Un mari pardonne bien des choses quand son honneur n'est pas compromis; le vôtre ne peut douter de l'impassibilité de vos principes. Vous sauver ou vous perdre, il n'y a point à balancer.»

Madame de Valmont le sentit; elle demanda, pour disposer l'esprit de son époux, quelques jours, qui lui furent accordés. Le quatrième, elle fit prier Henri de se trouver chez elle; M. de Valmont y étoit. Là, il fut témoin de l'adresse avec laquelle on persuada à un époux ce qu'il devoit croire, en éloignant ses réflexions de ce qu'il ne devoit pas soupçonner; et Henri, malgré qu'il se vantât de bien connoître les femmes, répétoit, en sortant de cet entretien, que plus on vivoit, plus on apprenoit à douter de ses connoissances. Il promit à M. de Valmont que cette pièce lui seroit remise, ou seroit imprimée le lendemain du jugement: remise, si sa sœur étoit conservée dans ses droits; imprimée, si elle étoit condamnée à y renoncer.

Il exigea sans pitié que M. de Valmont quittât la maison de son père; il avoit calculé l'effet que cette rupture produiroit dans le monde, et ne s'étoit pas trompé. Effectivement, dès ce moment, la cause de M. de Miralbe fut regardée avec beaucoup de défaveur.

Adèle ne vengea la réputation de M. Durmer qu'en faisant imprimer dans son mémoire la lettre que cet écrivain célèbre lui avoit adressée à ses derniers momens. Lecteurs, vous la connoissez; prononcez: fut-elle dictée par un homme capable de corrompre l'innocence?


CHAPITRE L.

Le 17 octobre.

Rien ne dure aussi long-temps qu'un procès; bien des gens le savent par expérience. Celui intenté contre Adèle reposoit sur des moyens si extraordinaires, qu'il étoit impossible d'en prévoir l'issue. Sa position d'ailleurs étoit fort désagréable. Devenue la femme du jour sans le vouloir, ne pouvant fuir la société sans paroître se condamner, n'osant s'y livrer dans la crainte d'affecter trop d'assurance; obligée à des dépenses assez fortes sans fortune fixe, puisqu'elle ne possédoit rien pour le présent, et que le même arrêt pouvoit lui ravir du même coup les biens de sa mère et l'héritage de M. de Saint-Alban; contractant des obligations pécuniaires avec ses amis, elle qui redoutoit plus que personne ce genre de dépendance; sur-tout voyant à jamais l'impossibilité de s'acquitter si elle étoit condamnée à renoncer au titre de mademoiselle de Miralbe... ce fut au milieu de ces inquiétudes que nous jurâmes de ne pas confier de nouveau aux événemens le soin de notre bonheur, et de nous marier, au risque de tout ce qu'il en pourroit arriver.

La première fois que nous en parlâmes, M. de Nangis, Florvel, son épouse, nos avocats, Henri même, s'écrièrent que cela étoit impossible, que mademoiselle de Miralbe n'obtiendroit pas le consentement de son père, qu'il ne répondroit pas si elle le lui demandoit pour la forme; et que, ne pouvant s'en passer pour contracter sous le nom qu'il lui disputoit, si elle se marioit sous celui d'Adèle seulement, elle paraîtroit renoncer elle-même à tous ses droits. Nous n'ignorions point la solidité de ces raisonnemens; mais plus ils s'opposoient à nos desirs, plus nous étions décidés à n'en tenir aucun compte. M. de Nangis alors annonça qu'il refuseroit son consentement; mais Adèle, sans s'épouvanter de l'opposition qu'elle rencontroit, demanda du moins qu'on voulût bien l'entendre. Voici les raisons qu'elle fit valoir.

«On sait que je ne tiens pas à la fortune, et que s'il eût été en mon pouvoir de servir M. de Miralbe dans le désir qu'il a de me méconnoître pour sa fille, je l'aurois fait avec plaisir; il m'a placée dans la nécessité de soutenir des droits que je ne desire point, et c'est le seul tort qu'il m'est difficile de lui pardonner.

«Je ne ferai entrer l'amour pour rien dans ma résolution; ce qui est tout pour moi ne peut être une considération pour les autres: mais si je perds mon procès, que deviendrai-je? Je ne serai plus cette Adèle dont l'obscurité faisoit la sûreté et le bonheur; je ne serai qu'une intrigante, perdue de réputation, sans appui, sans protecteur légal: et le même homme qui m'a déjà si cruellement traitée lorsque son premier devoir étoit de me défendre, ne se croira-t-il pas le droit de se venger, quand tout se réunira pour me faire paroître coupable? L'arrêt qui me privera du titre de sa fille, ne l'autorisera-t-il pas à me punir de l'avoir porté? Qui me soutiendra contre lui? Personne. Mes amis m'abandonneront en me plaignant, et je leur rendrai assez de justice pour les plaindre moi-même de m'abandonner; je connois le monde, et je sais qu'il est souvent dangereux à la vertu de protéger l'innocence, quand les tribunaux et la voix publique l'ont condamnée. Quiconque uniroit alors sa cause à la mienne, se perdroit sans me sauver. Voilà peut-être l'avenir qui m'attend: un seul être peut m'y soustraire. Quand les lois frapperoient sans pitié la solitaire Adèle, même en m'ôtant le titre de Miralbe, elles respecteront l'épouse de M. de Montluc: quelque injustice qui me soit réservée sous ce nom, il sera permis à mon époux d'embrasser ma querelle, et l'on n'osera point m'en séparer. En acceptant ma main dans l'état incertain où je flotte, Frédéric fait plus que lorsqu'il m'épousoit n'étant que l'élève de M. Durmer: alors je ne lui apportois pas de dot; aujourd'hui je n'en ai point non plus à lui offrir, et je l'expose à tous les dangers inséparables de ma position, à la douleur de voir sa compagne perdue dans ce qui est le plus cher à tous les hommes, son honneur. Il brave tout pour moi, et il est le seul avec lequel je puisse m'acquitter, puisque lui dans ma position, moi dans la sienne, je ne balancerois point un instant à partager son sort.

«Je n'ai parlé que de l'avenir effrayant qui m'est réservé si je perds mon procès: vous connoissez tous M. de Miralbe; si je le gagne, je suis sa fille, et je retombe en son pouvoir. Par l'impression que cette idée fait sur vous, jugez de la terreur qu'elle m'inspire. Que je sois Adèle condamnée, ou mademoiselle de Miralbe triomphante, je suis la plus malheureuse des mortelles. Qui pourroit donc me blâmer de saisir l'occasion de cesser d'être l'une et l'autre? Sera-ce le public? Eh bien! puisque jusqu'à présent il est le premier juge auquel nous nous sommes adressés, rien ne m'empêchera de justifier cette démarche devant lui. Ma position est si nouvelle, qu'on ne peut me juger par les règles ordinaires de la vie; et qui attribueroit ma résolution à l'amour se tromperoit, puisqu'il est vrai qu'un homme en état de me soustraire à M. de Miralbe, quels que fussent d'ailleurs son nom, son âge et son caractère, deviendroit mon époux, si celui que j'aime n'étoit pas assez généreux pour me presser de lui donner ma main. Je sens moi-même la force des objections que l'on m'a faites: si l'on me prouve qu'elles l'emportent sur les raisons qui me déterminent, je suis prête à céder et à me sacrifier à la prudence de mes amis; mais s'ils tremblent de se la reprocher un jour, qu'ils me sauvent de la mort, et eux d'un cruel repentir.»

Il étoit difficile de résister à un pareil discours: aussi ceux qui s'étoient récriés le plus vivement contre l'idée d'un mariage dans les circonstances où nous nous trouvions, convinrent que toutes les considérations devoient céder devant les craintes d'Adèle, craintes trop naturelles et si fortement justifiées par le passé. Après bien des consultations, on s'arrêta au parti de tout conduire dans le silence jusqu'après la célébration. Les bans indispensables furent publiés de grand matin; les autres furent achetés. Pour ne point avertir M. de Miralbe, qui ne pouvoit donner son consentement ni le refuser, puisqu'il nioit sa qualité de père, mademoiselle de Miralbe ne prit que le nom d'Adèle; mais, dans le contrat qui fut dressé, les hommes de loi lui firent faire toutes les protestations et réserves nécessaires au maintien de ses droits. La nuit du 17 octobre 17.. nous fûmes mariés; M. de Nangis et madame de Florvel servant de père et de mère à Adèle, M. et madame de Montluc représentant de même de mon côté; Henri de Miralbe, Florvel, M. de Farfalette et Philippe, à titre de témoins.

Jour mémorable pour moi, tu comblas tous mes desirs! Que m'importoit alors la fortune, l'instabilité des lois, les complots des méchans, les événemens dont les hommes disposent? que m'importoit ce bourdonnement qu'on appelle opinion publique? Mes vœux, mes pensées, tout mon être enfin n'existoit que dans mon amour. Nous étions l'un à l'autre, et je sentois qu'aucune puissance humaine ne parviendroit à briser des liens si chers à nos cœurs. Combien de fois, depuis cette époque, les années, en ramenant le 17 octobre, nous ont-ils trouvés remplis de reconnoissance pour lui! c'est encore, et pour toute notre vie, la fête de l'amour, du bonheur et de l'amitié; c'est le moment de la confiance. Le 17 octobre nous ne sommes à personne; et la vieillesse nous atteindra que nous trouverons encore cette journée trop courte pour parler des plaisirs que nous lui dûmes, et de tous ceux qui les ont suivis.

C'est le 17 octobre que je termine l'histoire de ma vie: lecteurs, vous me permettrez d'être bref; cette journée ne m'appartient pas.

Après dix-huit mois employés à voir beaucoup de monde pour soutenir et augmenter le nombre de nos partisans, après quantité de mémoires, de répliques, de sollicitations, d'espérances et de craintes, le procès de mon épouse fut jugé. Elle le gagna. Nous devînmes très-riches sans l'avoir desiré: aussi notre bonheur fut-il plus fort que les faveurs de la fortune; il lui résista.

M. de Miralbe s'enfuit dans une de ses terres au fond du Dauphiné; et là, sans jamais vouloir personnellement reconnoître Adèle pour sa fille, il offrit de lui rendre compte des biens de madame de Miralbe. Mon épouse lui répondit qu'elle n'avoit point été guidée par l'intérêt dans les démarches qu'elle s'étoit vue contrainte de faire contre lui; qu'elle le prioit de dicter lui-même les arrangemens qui convenoient le mieux à l'état de ses affaires, lui promettant pour elle et pour moi de signer aveuglément tout ce qui s'accorderoit avec ses desirs. Loin d'être touché de notre procédé, il se disposoit à engager la plus grande partie de ses biens pour s'acquitter avec nous, quand la mort qu'il portoit dans son sein depuis l'arrêt qui l'avoit condamné, le délivra de la honte, des regrets, et peut-être des remords qui le poursuivoient.

Libres de tous soins, nous allâmes passer le temps de notre deuil à Téligny, où nous reconduisîmes M. et madame de Montluc, qui soupiroient à Paris après les plaisirs tranquilles de la vie champêtre.

Depuis nous leur consacrâmes chaque année la saison où le séjour de la ville est le moins supportable. Nous conservâmes nos amis: leur présence nous étoit chère à bien des titres; elle nous rappeloit les services que nous en avions reçus, et toutes les époques de notre amour: le souvenir des peines passées est pour les amans une jouissance de plus et un motif de s'aimer davantage.

Philippe ne nous quitte point; il trouve la récompense des sacrifices qu'il a faits pour moi dans l'attachement de mon épouse autant que dans le mien. Il est plus aimable que jamais, et cultive en cachette le goût qu'il a toujours eu pour l'étude. Sans avoir la manie du bel esprit, il jette volontiers ses pensées sur le papier. Je lui proposois un jour de se faire imprimer. «Non vraiment, me répondit-il; je craindrois de trahir les secrets de l'humanité: quand on connoît les hommes, on sent le besoin de les cacher.»

FIN.






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electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
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LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
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TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
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written explanation to the person you received the work from.  If you
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providing it to you may choose to give you a second opportunity to
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opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


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