The Project Gutenberg EBook of Aline et Valcour, tome 1, by D.A.F. de Sade

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Title: Aline et Valcour, tome 1
       ou le roman philosophique

Author: D.A.F. de Sade

Release Date: October 16, 2005 [EBook #16885]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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ALINE ET VALCOUR

ou

LE ROMAN PHILOSOPHIQUE.

par

D.A.F. DE SADE


TOME PREMIER.

PREMIÈRE PARTIE.


Illustration: J';eacute;tais le seul coupable, hélas!...

ALINE ET VALCOUR

ou

LE ROMAN

PHILOSOPHIQUE.

Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France
ORNÉ DE SEIZE GRAVURES.
1795.

Nam veluti pueris absinthia tetra medentes,
Cum dare conantur prius oras pocula circum
Contingunt mellis dulci flavoque liquore,
Ut puerum aetas improvida ludificetur
Labrorum tenus; interea perpotet amarum
Absinthy laticem deceptaque non capiatur,
Sed potius tali tacta recreata valescat.

Luc. Lib. 4.


AVIS DE L'ÉDITEUR.

C'est avec raison que l'on peut regarder la collection de ces lettres comme un des plus piquans ouvrages qui ait paru depuis longtems; jamais, on peut le dire, des contrastes aussi singuliers ne furent tracés par le même pinceau, et si la vertu s'y fait adorer par la manière intéressante et vraie dont elle est présentée, assurément les couleurs effroyables dont on s'est servi pour peindre le vice ne manqueront pas de le faire détester; il est difficile de le mettre en scène sous une plus effroyable phisionomie. De l'assemblage de tant de différens caractères, sans cesse aux prises les uns avec les autres, devaient résulter des aventures inouïes; aussi pouvons-nous assurer qu'aucune anecdotes réelles ..., qu'aucun mémoires, qu'aucun romans, n'en contient de plus singulières, et nulle part, sans doute, on ne verra l'intérêt croître, et se soutenir, avec autan d'adresse et de chaleur. Ceux qui aiment les voyages trouveront à se satisfaire, et l'on peut les assurer que rien n'est exact comme les deux différens tours du monde, fait en sens contraires par Sainville et par Léonore. Personne n'est encore parvenu au royaume de Butua, situé au centre de l'Afrique; notre auteur seul a pénétré dans ces climats barbares: ici ce n'est plus un roman, ce sont les notes d'un voyageur exact, instruit, et qui ne raconte que ce qu'il a vu; si par des fictions plus agréables il veut à Tamoé consoler ses lecteurs des cruelles vérités qu'il a été obligé de peindre à Butua, doit-on lui en savoir mauvais gré! Nous ne voyons qu'une chose de malheureuse à cela, c'est que tout ce qu'il y a de plus affreux soit dans la nature, et que ce ne soit que dans le pays des chimères que se trouve seulement le juste et le bon. Quoiqu'il en soit, le contraste de ces deux gouvernemens plaira sans doute, et nous sommes bien parfaitement convaincus de l'intérêt qu'il doit produire. Nous attendons le même effet de la liaison de tous les personnages établis dans ces lettres, et du rapport, plein d'art, que les uns ont avec les autres; malgré leur étonnante disproportion. Leurs principes devaient être opposés comme leur phisionomie, et si l'on s'est permis d'en établir de bien forts, cela n'a jamais été que pour faire voir avec quel ascendant, et en même-tems avec quelle facilité le langage de la vertu pulvérise toujours les sophismes du libertinage et de l'impiété. L'idée d'adoucir, et quelques discours et quelques nuances, s'est plus d'une fois présentée, nous en convenons; mais l'aurions-nous pu sans affaiblir? Ah! quelque prononcé que soit le vice, il n'est jamais à craindre que pour ses sectateurs, et s'il triomphe il n'en fait que plus d'horreur à la vertu: rien n'est dangereux comme d'en adoucir les teintes; c'est le faire aimer que de le peindre à la manière de Crébillon, et manquer par conséquent le but moral que tout honnête homme doit se proposer en écrivant.

Ce que cet ouvrage à de singulier encore, c'est d'avoir été fait à la bastille. La manière dont, écrasé par le despotisme ministériel, notre auteur prévoyait la révolution, est fort extraordinaire, et doit jeter sur son ouvrage une nuance d'intérêt bien vive. Avec tant de droit à exciter la curiosité du public, avec un style pur, toujours fleuri, par tout original; avec la réunion dans le même ouvrage de trois genres: comique, sentimental et érotique; nous sommes bien sûrs que cette édition va nous être enlevée sur-le-champ; demandée de toutes parts, parce qu'on connaît la plume de l'auteur; à peine en pourrons nous répandre à Paris, et nous sentons déjà le regret de ne l'avoir pas multipliée d'avantage. Nous exhortons ceux qui n'auront pu s'en procurer des exemplaires à prendre un peu de patience, la seconde édition est déjà sous nos presses.

Cependant nous aurons des critiques, des contradicteurs et des ennemis, nous n'en doutons pas;

C'est un danger d'aimer les hommes,
C'est un tort de les éclairer.

Tan pis pour ceux qui condamneront cet ouvrage, et qui ne sentiront pas dans quel esprit il a été fait: esclaves des préjugés et de l'habitude, ils feront voir que rien n'agit en eux que l'opinion, et que le flambeau de la philosophie ne luira jamais à leurs yeux.


ESSENTIEL A LIRE.

L'auteur croit devoir prévenir qu'ayant cédé son manuscrit lorsqu'il sortit de la Bastille, il a été par ce moyen hors d'état de le retoucher; comment d'après cet inconvénient, l'ouvrage écrit depuis sept ans, pourrait-il être à l'ordre du jour? Il prie donc ses lecteurs de se reporter à l'époque où il a été composé, et ils y trouveront alors des choses bien extraordinaires; il les invite également à ne le juger qu'après l'avoir bien exactement lu d'un bout à l'autre; ce n'est ni sur la phisionomie de tel ou tel personnage, ni sur tel ou tel système isolé, qu on peut asseoir son opinion sur un livre de ce genre; l'homme impartial et juste ne prononcera jamais que sur l'ensemble.


ALINE ET VALCOUR.


LETTRE PREMIÈRE.

Déterville à Valcour.

Paris, 3 Juin 1778.

Nous soupâmes hier, Eugénie et moi, chez ta divinité, mon cher Valcour.... Que faisais-tu?... Est-ce jalousie?... Est-ce bouderie?... Est-ce crainte?... Ton absence fut pour nous une énigme, qu'Aline ne put ou ne voulut pas nous expliquer, et dont nous eûmes bien de la peine à comprendre le mot. J'allais demander de tes nouvelles, quand deux grands yeux bleus respirant à la fois l'amour et la décence, vinrent se fixer sur les miens, et m'avertir de feindre.... Je me tus; peu après je m'approchai; je voulus demander raison du mystère. Un soupir et un signe de tête furent les seules réponses que j'obtins. Eugénie ne fut pas plus heureuse; nous ne pressâmes plus; mais madame de Blamont soupira, et je l'entendis: c'est une mère délicieuse que cette femme, mon ami; je doute qu'il soit possible d'avoir plus d'esprit, une âme plus sensible, autant de grâces, dans les manières, autant d'aménité dans les moeurs. Il est bien rare qu'avec autant de connaissances, on soit en même-tems si aimable. J'ai presque toujours remarqué que les femmes instruites ont dans le monde une certaine rudesse, une sorte d'apprêt qui fait acheter cher le plaisir de leur société. Il semble qu'elles ne veuillent avoir de l'esprit que dans leur cabinet, ou que n'en trouvant jamais assez dans ceux qui les entourent, elles ne daignent pas s'abaisser, jusqu'à montrer celui qu'elles possèdent.

Mais combien est différente de ce portrait l'adorable mère de ton Aline! En vérité, je ne m'étonnerais pas qu'une telle femme, quoi-qu'âgée de trente-six ans, fît encore de grandes passions.

Pour M. de Blamont, pour cet indigne époux d'une trop digne femme, il fut tranchant, systématique, et bourru comme s'il eût siégé sur les fleurs de lys; il se déchaîna contre la tolérance, fit l'apologie de la torture, nous parla avec une sorte de jouissance d'un malheureux que ses confrères et lui faisaient rouer le lendemain; nous assura que l'homme était méchant par nature, qu'il n'était rien qu'on ne dût faire pour l'enchaîner; que la crainte était le plus puissant ressort des monarchies, et qu'un tribunal chargé de recevoir des délations, était un chef-d'oeuvre de politique. Ensuite il nous entretint d'une terre qu'il venait d'acheter, de la sublimité de ses droits, et sur-tout du projet qu'il a d'y rassembler une ménagerie, dont je te réponds bien qu'il sera la plus méchante bête.

Il arriva, quelques minutes avant de servir, une autre espèce d'individu court et quarré, l'échine ornée d'un juste-au-corps de drap olive, sur lequel régnait, du haut en bas, une broderie large de huit pouces, dont le dessin me parut être celui que Clovis avait sur son manteau royal. Ce petit homme possédait un fort grand pied affublé sur de hauts talons, au moyen desquels s'appuyaient deux jambes énormes. En cherchant à rencontrer sa taille, on ne trouvait qu'un ventre; désirait-on une idée de sa tête? on n'apercevait qu'une perruque et une cravate, du milieu desquelles s'échappait, de tems à autre, un fausset discordant qui laissait à soupçonner si le gosier dont il émanait, était effectivement celui d'un humain, ou d'une vieille perruche. Ce ridicule mortel absolument conforme à l'esquisse que j'en trace, se fit annoncer M. d'Olbourg. Un bouton de rose qu'Aline, au même instant, jetait à Eugénie, vint troubler malheureusement les loix de l'équilibre que s'était imposées le personnage, pour en déduire sa révérence d'entrée. Il heurta le bouton de rose, et définitivement nous arriva par la tête. Ce choc inattendu, cet ébranlement subit des masses, avait un peu dérangé les attraits factices; la cravate vola d'un côté, la perruque de l'autre, et le malheureux ainsi répandu et dégarni, excita dans ma folle Eugénie une attaque de rire à tel point spasmodique, qu'on fut obligé de l'emporter dans un cabinet voisin où je crus qu'elle s'évanouirait.... Aline se contint; le Président se fâcha; M. de Blamont se mordait les lèvres pour ne pas éclater, et se confondait en marques d'intérêt.... Deux laquais ramasserent le petit homme qui, semblable à une tortue retournée, ne pouvait plus reprendre l'élasticité nécessaire à se rétablir sur son plat. On le remboîta dans sa perruque; la cravate fut artistement renouée; Eugénie reparut, et l'annonce du souper vint heureusement tout remettre en ordre, en obligeant chacun à ne plus s'occuper que d'une même idée.

Les politesses marquées du Président au petit homme, l'assurance ultérieure que je reçus, qu'il avait cent mille écus de rente, ce que j'aurais parié sur sa figure; la contrainte d'Aline, l'air souffrant de madame de Blamont, les efforts qu'elle faisait pour dissiper sa chere fille, pour empêcher qu'on ne s'aperçût de la gêne dans laquelle elle était; tout me convainquit que ce malheureux traitant était ton rival, et rival d'autant plus à craindre, qu'il me parut que le Président en était engoué.

O mon ami, quel assemblage!... Unir à un mortel si prodigieusement ridicule, une jeune fille de dix-neuf ans, faite comme les Grâces, fraîche comme Hébé, et plus belle que Flore! A la stupidité même oser sacrifier l'esprit le plus tendre et le plus agréable; adapter à un volume épais de matiere l'âme la plus déliée* et la plus sensible; joindre à l'inactivité la plus lourde, un être pêtri de talens, quel attentat, Valcour!... Oh non, non ... ou la Providence est insensible, ou elle ne le permettra jamais.... Eugénie devint sombre si-tôt qu'elle soupçonna le forfait. Folle, étourdie, un peu méchante même, mais prête à donner son sang à l'amitié, elle passa rapidement de la joie à la plus extrême colère, dès que je lui eus fait part de mes soupçons.... Elle regarda son amie, et des larmes coulèrent sur ces joues de roses que venait d'épanouir la gaîté. Elle engagea sa mère à se retirer de bonne heure; elle n'y pouvait tenir, et si ce forfait était réel, il n'y avait rien, disait-elle en frappant des pieds, qu'elle ne fit pour l'empêcher. Mais Aline s'obstinait au silence ... madame de Blamont ne faisait que soupirer quand je l'interrogeais; et nous nous retirâmes.

Voilà, mon cher Valcour, l'état dans lequel j'ai laissé les choses; tu dois à ma sincère amitié de m'instruire de tout ce que tu peux savoir de plus; attends tout de la mienne, de celle d'Eugénie, et sois convaincu que le bonheur qui s'aprête pour nous, ne peut réellement être parfait, tant que nous supposerons des obstacles à celui d'Aline et au tien.


LETTRE SECONDE.

Aline à Valcour.

6 Juin.

De quelles expressions me servir? Comment adoucirai-je le coup qu'il faut que je vous porte? Mes sens se troublent, ma raison m'abandonne, je n'existe plus que par le sentiment de ma douleur.... Pourquoi vous ai-je vu? pourquoi ces traits charmans ont-ils pénétré dans mon âme? Pourquoi m'avez-vous entraînée dans l'abîme avec vous? Hélas! que nos instans de bonheur ont été courts! Qui sait, grand Dieu! qui sait quelles sont les bornes de ceux qui doivent les suivre? Mon ami, il faut ne nous plus voir.... Le voilà dit, ce mot cruel; j'ai pu le tracer sans mourir!... Imitez mon courage. Mon père a parlé en maître, il veut être obéi. Un parti se présente, ce parti lui convient, cela suffit; ce n'est pas mon aveu qu'il demande, c'est son intérêt qu'il consulte, et le sacrifice entier de tous mes sentimens doit être fait à ses caprices. N'accusez point ma mère, il n'y a rien qu'elle n'ait dit, rien qu'elle n'ait fait, rien qu'elle n'imagine encore.... Vous savez comme elle aime sa fille, et vous n'ignorez pas non plus les sentimens de tendresse qu'elle éprouve pour vous.... Nos larmes se sont mêlées.... Le barbare les a vues, et n'en a point été attendri.... O mon ami! je crois que l'habitude de juger les autres, rend nécessairement dur et cruel. «C'est un parti convenable, madame, a-t-il dit en fureur à ma mère: je ne souffrirai point que ma fille le manque. d'Olbourg est mon ami depuis vingt-cinq ans, et il a cent mille écus de rente; toutes vos petites considérations peuvent-elles balancer un argument de cette force? Epouse-t-on par amour aujourd'hui?... C'est par intérêt, ces seules lois doivent assortir les noeuds de l'hymen; hé, qu'importe de s'aimer, pourvu qu'on soit riche! L'amour donne-t-il de la considération dans le monde? Non, en vérité, madame, c'est la fortune, et l'on ne vit point sans considération. D'ailleurs, qu'a donc mon ami d'Olbourg pour inspirer de l'éloignement à votre fille? (Oh, Valcour, je voudrais que vous le vissiez!) Est-ce parce que ce n'est pas un de ces freluquets du jour, qui, faisant croire à une jeune personne qu'ils en sont épris uniquement parce qu'ils la savent riche, épousent la dot et laissent la fille? ou peut-être ce sont les talens et l'esprit qui vous séduisent. Quoi! parce qu'un homme aura fait quelques comédies, quelques épigrammes, qu'il aura lu Homère et Virgile, il possédera, de ce moment, tout ce qu'il faut pour faire le bonheur de votre fille!»

Vous voyez, mon ami, sur qui tombait ce dernier sarcasme; mais le cruel craignant que nous ne l'eussions pas encore entendu: «Je vous prie répliqua-t-il, en colère, madame, d'écrire sur-le-champ à M. de Valcour que ses visites m'honorent infiniment, sans doute, mais qu'il m'obligera pourtant de les supprimer; je ne veux pas donner ma fille à un homme qui n'a rien.—Sa naissance, reprit ma mère, vaut mieux que la mienne.—Je le sais bien, madame; voilà toujours l'orgueil des filles de condition; avec elles la naissance fait tout. Voulez-vous que ma fille éprouve avec son Valcour ce qui m'est arrivé avec vous? Epouser du parchemin?... A quoi me sert, je vous prie, celui que vous m'avez donné?... J'aimerais mieux vingt-cinq mille francs par an, que toutes ces généalogies, qui comme les vers phosphoriques, ne brillent que par l'obscurité, ne sont illustres que parce qu'on n'en voit pas l'origine, et dont on peut dire tout ce qu'on veut, parce que le bout manque. Valcour est d'une bonne maison, je le sais, il a de plus un puissant mérite à vos yeux, il est passionné pour les belles-lettres; mais moi, que cette considération touche fort peu ... je veux de l'argent, et il n'a pas le sou. Voilà sa sentence, apprenez-la lui, je vous le conseille». A ces mots, il a disparu, et nous a laissées, ma mère et moi, dans les larmes. Cependant mon ami, car il faut que je répande un peu de baume sur les blessures que je viens de faire, l'espoir n'est pas encore banni de mon coeur, et cette mère respectable, que j'idolâtre, et qui vous aime, me charge positivement de vous dire qu'elle ne veut pas que vous vous désespériez.... Elle est presque sûre d'obtenir du tems, et dans des circonstances commes celles où nous sommes, le tems fait beaucoup. Rendez-vous donc aux ordres de mon père; ne venez plus, mais écrivez-nous. Une affaire de la plus grande importance enchaînera le Président à Paris tout l'été, et je crois que ma mère obtiendra d'aller passer cette saison seule avec moi dans sa petite terre de Vert-feuille, près d'Orléans; unique bien qu'elle ait apporté à mon père, qui comme vous voyez, le lui reproche assez cruellement[1]. Son but est d'obtenir du Président de ne rien précipiter; elle se chargera, dit-elle, de me disposer à tout, et de vaincre mes répugnances, pourvu qu'on ne presse rien, et qu'on nous laisse passer quelques mois toutes deux solitairement à Vert-feuille.... Mon ami, si elle l'obtient, je vous avoue que je regarderai cela comme une demi-victoire; le tems est tout dans d'aussi terribles crises, c'est tout avoir que d'en obtenir.

Adieu, ne vous alarmez pas, aimez moi, pensez à moi, écrivez-moi ... que je remplisse tous vos momens comme vous occupez tout mon coeur.... O mon ami! il faudrait bien peu de choses, vous le voyez, pour nous séparer à jamais; mais ce qui me console au moins dans mon malheur, c'est la certitude où je suis qu'aucune force divine ou humaine, ne parviendrait à m'empêcher de vous aimer.

[1] Cette terre vaut seize mille livres de rente, elle avoit été la seule dot de madame de Blamont, mais il existait dans le contrat qu'elle se marierait séparée de bien; cette clause et ce médiocre revenu, relativement à la fortune immense de M. de Blamont, étaient les deux motifs de ses reproches.


LETTRE TROISIÈME.

Valcour à Aline.

7 Juin.

Oui, je l'ai lu ce mot cruel.... J'ai reçu le coup qui doit briser ma vie, et toutes les facultés qui la composent ne se sont point anéanties! O mon Aline! quel art avez-vous donc mis à me le porter? vous me donnez la mort, et vous voulez que je vive!... vous détruisez l'espoir et vous le ranimez!...non je ne mourrai point.... Je ne sais quelle voix se fait entendre au fond de mon coeur.... Je ne sais quel organe secret semble m'avertir de vivre et que tous les instans de la félicité ne sont pas encore éteints pour moi ... non je ne sais quel il est, ce mouvement, mais je lui cède ... ne plus vous voir, Aline!... ne plus m'enivrer, dans ces jeux que j'adore, du sentiment délicieux de mon amour!... est-ce bien vous qui me l'ordonnez?... ah! qu'ai-je donc fait pour mériter un tel sort?... moi renoncer au charme de vous posséder un jour! mais non ... vous ne me le dites pas. Mon malheur accroît mon inquiétude; il nourrit encore les chimères que vos paroles consolantes cherchent à rendre moins affreuses; il ne faut que du tems dites-vous; du tems, Aline!... oh ciel! songez-vous quel il est, celui que l'on passe, loin de ce qu'on aime?... où l'on ne peut plus entendre sa voix, où l'on ne jouit plus de ses regards; n'est-ce pas ordonner à un homme d'exister en se séparant de son âme?... J'étais prévenu de ce coup fatal, Déterville m'y avait préparé ... mais j'ignorais que les choses fussent si avancées, et sur-tout que votre père exigerait que je ne vous visse plus.... Et qui donc a pu l'instruire de nos secrets? Ah! peut-on se cacher quand on aime? S'il a dérobé nos regards, il aura surpris notre amour ... que ferai-je, hélas! pendant cette terrible absence ... que voulez-vous que je devienne? au moins si j'avais pu vous voir encore une fois ... une seule fois avant cette funeste séparation!... si j'avais pu vous dire combien je vous aime ... il me semble que je ne vous l'ai jamais dit ... oh non, je ne vous l'ai jamais dit, comme je l'éprouve ... et comment aurai-je réussi? quel mot aurait pu rendre ce feu divin qui me dévore? Tantôt anéanti par la force même de ce sentiment qui m'absorbe ... tantôt brûlé par vos regards ... mon âme éprouvait, sans pouvoir peindre; toutes les expressions me paraissaient trop faibles ... et maintenant je me désole, d'avoir tant perdu d'occasions ou de les avoir si mal employées. Comme je vais les déplorer ces momens si courts et si doux! Aline, Aline, croyez-vous donc que je puisse vivre sans les retrouver? Et cependant vous pleurerez ... votre âme sera noyée dans la douleur, et je n'en pourrai partager les angoisses!... Qu'il ne se fasse pas au moins, ce cruel hymen.... Je regarde ce que vous dites comme un serment qu'il ne se consommera jamais ... le barbare, il vous sacrifie ... et à quoi? ... à son ambition, à son intérêt ... et il ose encore trouver des sophismes pour appuyer ses affreux systèmes!... L'amour, dit-il, ne fait pas le bonheur dans les noeuds de l'hymen, et que sont-ils donc ces noeuds, quand l'amour ne les forme pas? Un pacte mercenaire et vil, un trafic honteux de fortunes et de noms, qui n'enchaînant que les personnes, laissent les coeurs à tout le désordre du désespoir et du dépit. Que deviennent alors ces biens qu'on a recherchés? Les ménage-t-on pour des enfans qui ne sont plus que le fruit du hasard ou de l'intérêt? On les dissipe, on les perd plus promptement encore qu'ils ne se sont acquis, et le besoin que chacun des deux a de secouer la chaîne qui le presse, ouvre l'abîme épouvantable qui les engloutit en un jour. Où se trouve donc alors et le profit et le bonheur de ces mariages de convenance, puisque ces mêmes fortunes, qui en ont formé les noeuds, s'anéantissent ou pour les relâcher ou pour les dissoudre?

Mais se flatter de rappeler votre père à des opinions raisonnables, c'est entreprendre de faire remonter un fleuve à sa source. Indépendamment des préjugés de son état, préjugés cruellement odieux sans doute, il a encore ceux (passez-moi le terme) d'une tête étroite et d'un coeur froid, et l'erreur est trop chère à ces sortes de gens pour espérer de les en faire revenir.

Que madame de Blamont est respectable dans tout ceci ... et combien je l'adore! quelle conduite, quelle sagesse! quel amour pour vous! adorez-la cette mère tendre, vous n'êtes formée que de son sang.... Il est impossible, il est moralement impossible qu'une seule goutte de celui de cet homme cruel puisse couler dans vos veines.... Tendre et divine amie de mon coeur, que j'aime à m'imaginer quelques-fois que vous n'avez reçu l'existence dans le sein de cette mère adorable que par le souffle de la divinité; la mythologie des Grecs n'admettait-elle pas ces sortes d'existences? Ne les avons-nous pas reçues dans nos opinions religieuses? Mais il eût fallu un miracle.... Et pour qui, grand Dieu! pour qui la nature en fera-t-elle, si ce n'est pas pour mon Aline.... N'en est-elle pas un elle-même?... Laissez-la moi, cette opinion, ma divine amie, elle me console.... Elle ajoute, ce me semble, encore au culte que je vous dois.... Oui, Aline ... oui, vous êtes fille d'un dieu, ou plutôt vous êtes un dieu vous-même, et c'est par vos regards que la nature entière reçoit l'existence; vous purifiez tout ce qui vous touche, vous vivifiez tout ce qui vous entoure; la vertu n'est douce qu'auprès de vous, on ne la connoît qu'où vous êtes; soutenue par l'empire de la beauté, c'est sous vos traits qu'elle captive, c'est par vous qu'elle séduit: et je ne me sens jamais si honnête que lorsque je vous approche ou que je vous quitte. Qui ranimera maintenant dans mon coeur ces sentimens qui naissaient près de vous ... qui me fortifiaient dans le reste de ma vie?... Mon âme va se flétrir séparée de la vôtre, elle va devenir comme ces fleurs qui se desséchent à mesure que s'éloignent d'elles les rayons de l'astre qui les fit éclore.... O ma chère Aline! il n'est plus un instant de félicité pour moi sur la terre.... Mais je vous écrirai du moins.... Vous me le permettez?... Je le pourrai.... Hélas! c'est une consolation sans doute, mais qu'elle est loin de celle que je désire ... qu'elle est loin de celle qu'il me faut.... Et quand sera-t-il ce voyage? quoi, je ne vous verrai pas avant qu'il s'entreprenne, et pour la première fois de ma vie, depuis trois ans que je vous connais, je passerais une saison entière éloigné de vous?... Ordre barbare! ... père cruel! adoucissez-le, Aline, ce terrible et funeste arrêt.... Que je puisse vous voir encore un seul jour ... une seule heure, hélas! je ne veux que cela pour vivre un an; je recueillerai dans cette heure précieuse, tout ce que mon âme aura besoin de sentimens pour la faire exister des siècles. Mère adorable, souffrez que je vous implore, c'est à vos pieds que cette grâce est demandée.... Rappelez cette indulgence si active et si tendre, qui vous caractérise sans cesse; cette bonté, cette humanité qui vous rend si sensible au sort amer de l'infortune. Hélas! vous n'aurez jamais secouru de malheureux dont les maux fussent plus cuisans. Que la nature m'accable de tous ceux qu'elle voudra; mais qu'elle me laisse les yeux d'Aline et son coeur.... J'attends votre réponse; je l'attends comme les criminels attendent le coup de la mort. Ah! si je la crains, c'est que je la devine.... Mais une heure, Aline,... une seule heure ... ou vous ne m'avez jamais aimé.... Au moins éloignez cet homme ... qu'il n'aille pas avec vous, à la campagne.... Je ne vous dis pas de refuser ses noeuds qu'on vous offre avec lui.... Non, Aline, je ne vous le dis point; il est de certains cas où la recommandation même est un outrage, et je crois que c'est dans celui-ci. Oui, j'ose être sûr de vous, parce que je vous aime, parce que vous m'avez dit que je ne vous étais pas indifférent, et que vous ne voudriez pas arracher le coeur de votre ami.


LETTRE QUATRIÈME

Aline à Valcour.

9 Juin.

Je vous sais gré de votre résignation, mon ami, quoiqu'elle ne soit pas très-entière; n'importe, n'abusez pas de ce que je vais vous dire, mais ma reconnaissance eût été moindre si vous eussiez obéi de meilleur coeur. Que vos peines s'adoucissent, ô mon cher Valcour, par la certitude que je les partage. Je ne sais ce que ma mère a dit à son mari, mais M. d'Olbourg n'a point reparu depuis le soir où il soupa ici, et j'ai cru lire moins de sévérité dans les yeux de mon père; n'allez pas croire qu'il résulte de-là que ses premiers projets se soient anéantis, je vous aime trop sincèrement pour laisser germer dans votre coeur une espérance qu'il ne faudrait que trop tôt perdre. Mais les choses ne seront pas, au moins, aussi prochaines que je le craignais, et dans une circonstance comme celle où nous sommes, je vous le répète, c'est tout obtenir que d'avoir des délais.

Notre voyage à Vert-feuille est décidé: mon père trouve bon que nous allions, ma mère et moi, y passer la belle saison, ses affaires l'obligeant à rester tout l'été à Paris: il nous laissera seules et tranquilles; mais je ne vous cache pas, mon ami, qu'une des clauses de cette permission est que vous n'y paraîtrez pas. Jugez, d'après cette sévérité, s'il serait possible de vous accorder l'heure que vous sollicitez avec tant d'instance?

A l'envie que ma mère avait de savoir du Président par quelle raison vous lui étiez devenu, dans l'instant, si suspect, il a répondu:

«Qu'il ne s'était jamais imaginé, quand on vous présenta chez lui, que vous osassiez porter vos vues sur sa fille; qu'au seul titre de connaissance et d'ami de société, il n'avait pas mieux demandé que de vous accueillir; mais que s'étant enfin aperçu de nos sentimens mutuels, cette fatale homme très-riche, et son ami depuis longtems».

Ma mère, très-contente de l'amener peu-à-peu à une explication, sans combattre absolument son projet, lui a demandé les motifs de son éloignement pour vous. Le peu de fortune est devenu tout de suite son argument indestructible, et ne pouvant, disait-il, vous refuser des qualités (comme si son orgueil eût été désolé d'un aveu qu'il lui était impossible de ne pas faire), il s'est rejeté d'abord sur vos défauts, et celui qu'il vous reproche, avec le plus d'amertume, est le manque d'ambition, la nonchalance étonnante dont vous êtes pour votre fortune et le tort affreux que vous avez eu, selon lui, de quitter si jeune le service. A cela, ma mère a voulu opposer vos talens, votre amour pour les lettres, qui absorbant tout autre goût, vous a, pour ainsi dire, isolé, afin d'étudier plus à l'aise. Ici, le Président, ennemi capital de tout ce qui s'appelle beaux-arts, s'est enflammé de nouveau.... «Et que font ces misères là au bonheur de la vie? Madame, a-t-il répliqué avec humeur, avez-vous vu depuis que vous existez, les arts, ou même les sciences faire la fortune d'un seul homme?... Pour moi, je ne l'ai pas vu: ce n'est plus, comme autrefois, avec une hypothèse, un syllogisme, un sonnet ou un madrigal, qu'on se produit dans le monde, et qu'on parvient à tout; les Horaces ne trouvent plus de Mécènes, et les Descartes ne rencontrent plus de Christines. C'est de l'argent, Madame, c'est de l'argent qu'il faut. Telle est la seule clef des places et des honneurs, et votre cher Valcour n'en a point. Jeune, de l'esprit, une sorte de mérite.... Remarquez, mon ami, la petite joie vaine avec laquelle il a bien voulu vous accorder une sorte de mérite.... Avec cet avantage, a-t-il continué, que ne s'avançait-il? Le temple de la Fortune est ouvert à tout le monde; il ne s'agit que de ne pas se laisser repousser par la foule qui vous coudoie, et qui veut y arriver avant vous.... A trente ans, avec de la figure, le nom qu'il porte, et les alliances qu'il peut réclamer, il serait aujourd'hui maréchal-de-camp, s'il l'eût voulu.»

Oh! mon ami, je vous en demande pardon; mais ces reproches ne sont-ils pas mérités? N'imaginez pas que mon coeur vous les fasse. Que ne suis-je maîtresse de ma main! Que ne puis-je vous prouver à l'instant combien ces préjugés sont vils à mes yeux; mais, mon ami, cent fois vous me l'avez dit vous-même, la considération est nécessaire dans le monde, et si ce public est assez injuste pour ne vouloir l'accorder qu'aux honneurs, l'homme sage qui conçoit l'impossibilité de vivre sans elle, doit donc tout faire pour acquérir ce qui la mérite.

Ne seroit-il pas entré un peu de dégoût, un peu de misanthropie dans cette insouciance qui vous est reprochée? Je veux que vous m'éclaircissiez tout cela, mais non pas en vous justifiant; songez que vous parlez à la meilleure amie de votre coeur.


LETTRE CINQUIÈME.

Valcour à Aline.

12 Juin.

Oui, mon Aline, j'ai tort, et vous me le faites sentir; la confiance est la plus douce preuve de l'amour, et j'ai l'air de vous l'avoir refusée, en ne vous racontant pas les malheurs de ma vie; mais ce silence de ma part, depuis le temps que je vous connais, a sa source dans deux principes que vous ne blâmerez pas: la crainte de vous ennuyer par des récits qui n'intéressent que moi, et la vanité qui souffre à les faire. On voudrait s'élever sans cesse aux yeux de ce qu'on aime, et l'on se tait quand ce qu'on peut dire de soi, n'a rien qui doive nous flatter. Si le sort m'eût lié avec toute autre, peut-être eusse-je eu moins d'orgueil; mais vous sûtes m'en inspirer tant, dès que je crus vous avoir rendu sensible, que vous me fîtes, dès ce moment, rougir de moi-même et de mon audace à placer dans vos fers un esclave aussi peut fait pour vous. Je me sentais si loin de ce qu'il fallait être pour vous mériter, et j'aimai mieux vous laisser croire que j'en étais digne, que de vous montrer votre erreur.—Maintenant vous exigez des aveux que je voulais taire; ne vous en prenez qu'à vous, s'il s'y rencontre des motifs de me moins estimer, et que ma franchise ou mon obéissance me fasse retrouver dans votre coeur ce que la vérité m'y fera perdre. Toutes mes fautes précèdent l'instant où je vous ai vue pour la première fois. Hélas! c'est mon unique excuse; je n'ai plus connu que l'amour et la vertu depuis cette heureuse époque, et comment eusse-je osé depuis souiller par des écarts le coeur où régnait votre image?

HISTOIRE DE VALCOUR.

Je vous parlerai peu de ma naissance; vous la connaissez: je ne vous entretiendrai que des erreurs où m'a conduit l'illusion d'une vaine origine dont nous nous enorgueillissons presque toujours avec d'autant moins de motifs, que ce bienfait n'est dû qu'au hasard.

Allié, par ma mère, à tout ce que le royaume avait de plus grand; tenant, par mon père, à tout ce que la province de Languedoc pouvait avoir de plus distingué; né à Paris dans le sein du luxe et de l'abondance, je crus, dès que je pus raisonner, que la nature et la fortune se réunissaient pour me combler de leurs dons; je le crus, parce qu'on avait la sottise de me le dire, et ce préjugé ridicule me rendit hautain, despote et colère; il semblait que tout dût me céder, que l'univers entier dût flatter mes caprices, et qu'il n'appartenoit qu'à moi seul et d'en former et de les satisfaire; je ne vous rapporterai qu'un seul trait de mon enfance, pour vous convaincre des dangereux principes qu'on laissait germer en moi avec tant d'ineptie.

Né et élevé dans le palais du prince illustre auquel ma mère avait l'honneur d'appartenir, et qui se trouvait à-peu-près de mon âge, on s'empressait de me réunir à lui, afin qu'en étant connu dès mon enfance, je pus retrouver son appui dans tous les instans de ma vie; mais ma vanité du moment, qui n'entendait encore rien à ce calcul, s'offensant un jour dans nos jeux enfantins de ce qu'il voulait me disputer quelque chose, et plus encore de ce qu'à de très-grands titres, sans doute, il s'y croyait autorisé par son rang, je me vengeai de ses résistances par des coups très-multipliés, sans qu'aucune considération m'arrêtât, et sans qu'autre chose que la force et la violence pussent parvenir à me séparer de mon adversaire.

Ce fut à peu près vers ce tems que mon père fut employé dans les négociations; ma mère l'y suivit, et je fus envoyé chez une grand'-mère en Languedoc, dont la tendresse trop aveugle nourrit en moi tous les défauts que je viens d'avouer. Je revins faire mes études à Paris, sous la conduite d'un homme ferme et de beaucoup d'esprit, bien propre sans doute à former ma jeunesse, mais que, pour mon malheur, je ne gardai pas assez long-temps. La guerre se déclara: empressé de me faire servir, on n'acheva point mon éducation, et je partis pour le régiment où j'étais employé, dans l'âge où, naturellement encore, on ne devrait entrer qu'à l'académie.

Puisse-t-on réfléchir sur le vice dominant de nos principes modernes, puisse-t-on voir que l'objet essentiel n'est pas d'avoir de très-jeunes militaires, mais d'en avoir de bons; et qu'en suivant le préjugé actuel, il est parfaitement impossible que cette classe de citoyens si utile puisse jamais être parfaite, tant qu'il ne s'agira que d'y entrer jeune, sans savoir si l'on a ce qu'il faut pour y être admis, et sans comprendre qu'il est impossible de posséder les vertus nécessaires dès qu'on ne donnera pas aux jeunes aspirans la possibilité de les acquérir par une éducation longue et parfaite.

Les campagnes s'ouvrirent, et j'ose assurer que je les fis bien. Cette impétuosité naturelle de mon caractère, cette âme de feu que j'avais reçue de la nature, ne prêtait qu'un plus grand degré de force et d'activité à cette vertu féroce que l'on appelle courage, et qu'on regarde bien à tort, sans doute, comme la seule qui fut nécessaire à notre état.

Notre régiment écrase dans l'avant-dernière campagne de cette guerre, fut envoyé dans une garnison en Normandie; c'est-là que commence la première partie de mes malheurs.

Je venais d'atteindre ma vingt-deuxième année; perpétuellement entraîné jusqu'alors par les travaux de Mars, je n'avais ni connu mon coeur, ni soupçonné qu'il pût être sensible; Adélaïde de Sainval, fille d'un ancien officier retiré dans la ville où nous séjournions, sut bientôt me convaincre, que tous les feux de l'amour devaient embrâser aisément une âme telle que la mienne; et que s'ils n'y avaient pas éclaté jusqu'alors, c'est qu'aucun objet n'avait su fixer mes regards. Je ne vous peindrai point Adélaïde; ce n'etoit qu'un seul genre de beauté qui devait éveiller l'amour en moi, c'était toujours sous les mêmes traits qu'il devait pénétrer mon âme, et ce qui m'enivra dans elle était l'ébauche des beautés et des vertus que j'idolâtre en vous. Je l'aimais, parce que je devais nécessairement adorer tout ce qui avoit des rapports avec vous; mais cette raison qui légitime ma défaite, va faire le crime de mon inconstance.

L'usage est assez dans les garnisons de se choisir chacun une maîtresse, et de ne la regarder malheureusement que comme une espèce de divinité qu'on déifie par désoeuvrement, qu'on cultive par air, et qui se quitte dès que les drapeaux se déploient. Je crus d'abord de bonne foi que ce ne pourrait jamais être ainsi que j'aimerais Adélaïde; la manière dont je l'en assurai, la persuada; elle exigea des sermens, je lui en fis; elle voulut des écrits, j'en signai, et je ne croyais pas la tromper. A l'abri des reproches de son coeur, se croyant peut-être même innocente, parce qu'elle couvrait sa faiblesse de tout ce qui lui semblait fait pour la légitimer, Adélaïde céda, et j'osai la rendre coupable, ne voulant que la trouver sensible.

Six mois se passèrent dans cette illusion, sans que nos plaisirs eussent altéré notre amour; dans l'ivresse de nos transports, un moment même nous voulûmes fuir; incertains de la liberté de former nos chaînes, nous voulûmes aller les serrer ensemble au bout de l'univers ... la raison triompha; je déterminai Adélaïde, et dès ce moment fatal il était clair, que je l'aimais moins.

Adélaïde avait un frère capitaine d'infanterie que nous espérions mettre dans nos intérêts ... on l'attendait, il ne vint point. Le régiment partit; nous nous fîmes nos adieux, des flots de larmes coulèrent; Adélaïde me rappela mes sermens, je les renouvelai dans ses bras ... et nous nous séparâmes.

Mon père m'appela cet hiver à Paris, j'y volai: il s'agissait d'un mariage; sa santé chancelait; il désirait me voir établi avant de fermer les yeux; ce projet, les plaisirs, que vous dirai-je enfin! cette force irrésistible de la main du sort qui nous porte toujours malgré nous où ses loix veulent que nous soyons; tout effaça peu-à-peu Adélaïde de mon coeur. Je parlai pourtant de cet arrangement à ma famille; l'honneur m'y engageait, je le fis, mais les refus de mon père légitimèrent bientôt mon inconstance; mon coeur ne me fournit aucune objection; et je cédai, sans combattre, en étouffant tous mes remords. Adélaïde ne fut pas long-temps à l'apprendre.... Il est difficile d'exprimer son chagrin; sa sensibilité, sa grandeur, son innocence, son amour, tous ces sentimens qui venaient de faire mes délices, arrivaient à moi en traits de flamme, sans qu'aucun parvînt à mon coeur.

Deux ans se passèrent ainsi filés pour moi par les mains des plaisirs; et marqués pour Adélaïde par le repentir et le désespoir.

Elle m'écrivit un jour, qu'elle me demandait pour unique faveur de lui assurer une place aux carmélites; de lui mander aussi-tôt que j'aurais réussi; qu'elle s'échapperait de la maison de son père, et viendrait s'ensevelir toute vivante dans ce cercueil qu'elle me priait de lui préparer.

Parfaitement calme alors, j'osai répondre quelques plaisanteries à cet affreux projet de la douleur, et rompant enfin toutes mesures, j'exhortai Adélaïde à oublier dans le sein de l'hymen les délires de l'amour.

Adélaïde ne m'écrivit plus. Mais j'appris trois mois après qu'elle était mariée; et dégagé par-là de tous mes liens, je ne songeai plus qu'à l'imiter.

Un événement terrible pour moi vint déranger tous mes projets; il sembloit que le ciel voulût déjà venger Adélaïde des malheurs où je l'avais plongée. Mon père mourut, ma mère le suivit de près, et je me vis à vingt-cinq ans seul abandonné dans le monde à tous les malheurs, à tous les accidens qui suivent ordinairement un jeune homme de mon caractère; que de faux amis perdent, que l'expérience n'éclaire pas encore, et qui, pour comble d'aveuglement, ose trop souvent prendre pour un bonheur l'événement qui le rend maître de lui, sans réfléchir, hélas! que les mêmes freins qui le captivaient, servaient aussi à le soutenir, et qu'il n'est plus, dès qu'ils se brisent, que comme ces plantes légères, dégagées par la chute du peuplier antique qui protégeait leurs jeunes élans, et qui bientôt expirent elles-mêmes faute de soutiens. Non-seulement je perdais des parens chers et précieux; non-seulement je n'avais plus d'appui sur la terre, mais tout s'éclipsait, tout s'anéantissait avec eux; cette vaine gloire qui m'avait séduit ne devint plus qu'une ombre qui s'évanouit avec les rayons qui la modifiaient. Les adulateurs fuirent, les places se donnèrent, les protections se perdirent, la vérité déchira le voile qu'étendait la main de l'erreur sur le miroir de la vie, et je m'y vis enfin tel que j'étais.

Je ne sentis pas pourtant tout-à-coup mes pertes, il fallait l'affreuse catastrophe qui m'attendait pour m'en convaincre. Aline, Aline, permettez que mes larmes coulent encore sur les cendres de ces parens chéris; puissent mes regrets éternels les venger de cette voix funeste et involontaire, qui osa crier au fond de mon âme, que regrettes-tu, tu es libre? Oh, juste ciel! qui put l'inspirer cette voix barbare, quel est donc le sentiment cruel et faux qui l'a fait naître? Où trouve-t-on des amis dans le monde qui puissent nous tenir lieu d'un père et d'une mère? quels gens prendront à nous un intérêt plus réel et plus vif? Qui nous excusera? qui nous conseillera? qui tiendra le fil, dans ce dédale obscur où nous entraînent les passions? Quelques flatteurs nous égareront; de faux amis nous tromperont. Nous ne trouverons sous nos pas que des pièges, et nulle main secourable ne nous empêchera d'y tomber.

Il était essentiel d'aller mettre un peu d'ordre dans les biens de mon père, très-loin de son séjour, très-diminués par les dépenses où l'avaient entraîné les années qu'il avait passées dans les négociations; mon intérêt m'obligeait, avant de songer à aucun établissement, à me rendre fort vite en Languedoc, pour prendre au moins quelque connaissance de ce qui pouvait me revenir. J'obtiens un congé, et j'y vole.

La magnificence de la ville de Lyon, qui se trouvait sur mon passage, m'engagea pour l'admirer à y séjourner quelques semaines: le hasard qui m'y fit rencontrer d'anciennes connaissances, acheva d'assurer et d'égayer ce projet, et nous y partagions ensemble les plaisirs qu'offre cette fière rivale de Paris, lorsqu'un soir, en sortant du spectacle, un de mes amis me nommant très-haut par mon nom, me proposa d'aller souper chez l'intendant, et se perdit dans la foule avant que j'eusse le temps de lui répondre.

A ce nom de Valcour, un officier vêtu de blanc, et qui paraissait sortir du même endroit que nous, m'aborde le chapeau sur les yeux, et me demande avec beaucoup de trouble s'il a bien entendu, et si c'est bien Valcour que l'on me nomme. Peu disposé à répondre honnêtement à une question faite avec tant de brusquerie et de hauteur, je lui demande fièrement à mon tour, quel est le besoin qu'il a d'éclaircir un tel fait? Quel besoin, Monsieur?—Le plus grand?—Mais encore?—Celui de réparer l'outrage fait à une famille honnête par un homme de ce nom; celui de laver dans le sang de cet homme, ou dans le mien, la vertu d'une soeur chérie.... Répondez, ou je vous regarde comme un malhonnête homme.—Je vous connais, et je vous entends; vous êtes le frère d'Adélaïde.—Oui, je le suis, et depuis l'instant fatal qui nous l'a ravie.—Qu'entends-je? elle n'est plus!—Non, cruel tes indignes procédés lui ont plongé le poignard dans le coeur, et depuis ce moment, je te cherche pour arracher le tien, ou mourir sous tes coups: viens, suis-moi; je me reproche tous les instans où ma vengeance est retardée.

Nous gagnâmes promptement les derrières de la comédie; nous traversâmes le Rhône, et nous enfonçant dans les promenades qui sont sur l'autre rive en face de la ville, nous nous disposions à nous battre, lorsque ne pouvant tenir à l'intérêt puissant que m'inspirait encore cette malheureuse maîtresse, Sainval, dis-je avec la plus grande émotion, je vous satisfais; si le sort est juste, peut-être le serez-vous bientôt davantage: car je suis le coupable, et c'est à moi de périr: mais ne me refusez pas de m'apprendre, avant que nous ne nous séparions pour jamais, la fatale histoire de cette fille respectable ... que j'ai trompée, je l'avoue; mais qui ne peut cesser de m'être chère.—Ingrat, me répondit Sainval, elle est morte en t'adorant; elle est morte en suppliant le ciel de ne jamais punir ton crime. Elle avait avoué à mon père la faute où tu sus l'entraîner: il venait de la contraindre à l'ensevelir dans les bras d'un époux.... Obsédée par toute une famille, l'infortunée venait d'obéir.... Elle n'a pu résister à la violence du sacrifice. Chaque jour, chaque instant l'entraînait à la mort, et elle en a reçu le coup dans mes bras. Depuis cette époque fatale, je n'ai cessé de te chercher par-tout. J'ai suivi tes pas dans cette ville, incertain de t'y rencontrer. Je t'y trouve, presse-toi de me convaincre que tu ne joins pas au moins la lâcheté à la plus barbare séduction.

Nous nous battîmes; le combat fut court: Sainval avait plus de courage que d'adresse, et plus de raison que de bonheur. Il cède sous les premiers coups que je lui porte, et j'ai la douleur de le renverser mort à mes pieds. A peine m'en suis-je convaincu que je m'élance en larmes sur le corps sanglant de ce malheureux jeune homme, dont les traits, dont la voix venaient de me rappeler si douloureusement sa malheureuse soeur. Dieu barbare! est-ce ainsi qu'éclaté ta justice? n'étais-je pas le seul coupable?... n'était-ce pas à moi de succomber ... et me relevant en délire: «Vil assassin, me dis-je à moi-même, va combler ton affreuse victoire; ce n'est pas assez que ton lâche abandon l'ait précipitée dans le cercueil; il faut encore que tu arraches la vie à son malheureux frère. Triomphe affreux! remords déchirans! Va, cours, dans le transport qui t'agite, va joindre à toutes tes victimes le chef infortuné de cette honnête famille.... Il respire.... Cet unique enfant pouvait seul le consoler de la perte d'une fille qu'il idolâtrait, ta cruauté vient de le lui ravir; achève, va lui percer le flanc». Et je me précipitais encore sur ce cadavre sanglant, et je cherchais à le ranimer, à lui rendre le souffle de la vie aux dépens même de celle que j'aurais voulu lui sacrifier.

Il n'était plus temps ... je me lève égaré; je porte mes pas au hasard; on avait entendu le bruit du combat. On me vit fuir; on me poursuit, on m'atteint, on m'arrête, et l'on me mène en diligence chez le commandant de la ville. Mon désordre, mes habits ensanglantés, le rapport certain d'un homme mort, une lettre trouvée sur M. de Sainval, par laquelle son père lui ordonnait de me chercher jusqu'aux extrémités du monde; tout disposa M. de —— qui commandait pour-lors à Lyon, à des précautions et à de la sévérité. Quelque grave que soit votre affaire, Monsieur, me dit néanmoins avec honnêteté ce militaire, je vais agir avec vous comme je le ferais avec mon propre fils. Vous aurez pour séjour une maison royale, et j'irai demain vous y recommander moi-même: je vais tout assoupir avec le plus grand soin. Si d'ici à trois mois rien n'éclate, votre liberté vous sera rendue; mais il faut dans le cas contraire, que je vous aie absolument sous la main, afin que, si le tribunal ou la famille du mort venait à poursuivre, je puisse au moins prouver que j'ai fait mon devoir. Cependant, soyez tranquille; je vais employer tant de soins pour tout anéantir, que vous serez, j'espère, bientôt maître de vos actions. Il sortit à ces mots pour donner des ordres; et l'on me conduisit au château de Pierre-en-Cise, dans lequel il avait désiré que fût ma destination particulière, pour être plus à même de disposer secrètement de moi, et d'une manière qui pût m'être agréable.

Je ne vous rendrai point ce qui se passa dans mon âme, en arrivant dans ce lieu fatal: quelques politesses que je reçus de l'officier qui y commandait, toute l'horreur de position se présenta d'abord à mes yeux.... Les premiers effets de mon désespoir firent frémir ceux qui m'entouraient: il n'y eut sorte de moyens que je ne cherchasse pour m'arracher la vie. Qu'il est heureux de rencontrer, dans de semblables circonstances un homme d'esprit, et qui connaisse le coeur humain! On ne peut exprimer ce que fit pour me calmer le respectable mortel entre les mains duquel mon heureux sort m'avait fait tomber.... Tantôt il s'adressait à ma raison, tantôt il intéressait mon coeur, et tirant toujours du sien les argumens qu'il employait, il sut me rendre à moi-même et à la vie que je perdais infailliblement sans son secours.

O vous, vils mercenaires, qui, dans des places semblables, ne regardez ceux qu'on vous confie, que comme des animaux dont le sang doit vous engraisser ... qui les tourmenteriez, qui les feriez expirer si l'on vous dédommageait amplement de leur perte; en jetant vos regards sur le vertueux ami dont je parle, apprenez que ce même poste où vous ne trouvez à exercer que des vices, peut vous offrir la jouissance de mille vertus; mais il faut une âme et de l'esprit pour le sentir, au lieu que la nature en courroux, qui ne vous a créés que pour le malheur des autres, ne mit en vous que de l'avarice et de la stupidité.

Un mois se passa, sans qu'on parlât de cette affaire; mes gens étaient toujours dans l'hôtel où j'étais descendu, et s'y tenaient, par mes ordres, renfermés sous le plus grand mystère. Enfin, le commandant de la ville parut.... «Rien ne transpire, me dit-il; j'ai fait inhumer M. de Sainval le plus secrètement que j'ai pu: c'est par un avis détourné que j'ai fait part de sa mort à son père sans lui expliquer la cause qui l'a fait descendre au tombeau.... J'ai serré les papiers trouvés sur lui; ils ne paroîtront pas, que je n'y sois contraint.... Voilà tous les services que j'ai pu vous rendre ... je les continuerai.... Sortez cette nuit sans éclat, et de cette prison et de la ville.... Vos gens, votre chaise et un passe-port vous attendent à la première poste qui est sur la route de Genève.... Rendez-vous à cette poste à pied et sans bruit; passez de-là en Suisse ou en Savoie, et si vous m'en croyez, restez-y caché jusqu'à ce que vos amis vous aient mandé de Paris, quelle tournure a pris votre affaire. Il ne me reste plus que ma bourse à vous offrir: usez-en comme de la vôtre....» Oh! Monsieur, répondis-je en me jetant dans les bras de ce chef respectable, et refusant cette dernière offre, par où ai-je pu mériter tant de bontés?... Quel motif vous engage ainsi à servir l'infortune?... «Mon coeur, me répondit M. de ——, il fut toujours l'asyle des malheureux, et toujours l'ami de ceux qui vous ressemblent.»

Vous jugez de ma reconnaissance, Aline, je ne vous la peindrais que faiblement; j'embrasse les deux fideles amis que mon heureuse étoile vient de me faire rencontrer; je gagne, au plus vite, le rendez-vous qui m'est indiqué; j'y trouve mes gens; je m'élance en larmes dans ma voiture; je laisse à mon valet-de-chambre le soin de tout; je lui nomme Genève, nous volons, et je m'anéantis dans mes pensées.

Vous imaginez, sans doute, aisément combien cette malheureuse affaire, quelque bonne tournure qu'elle prit, nuisait cependant à ma fortune; il me devenait impossible d'aller prendre connaissance de mon bien, impossible de me rendre à l'expiration de mon congé, plus impossible encore de publier les motifs de ma fuite, de peur de faire éclater ce qui m'y contraignait. Les gens d'affaires allaient dévaster mon bien; le ministre allait nommer à mon emploi: ces deux cruelles infortunes étaient pourtant les moins terribles que je dusse craindre; car si je reparaissais, malgré tout cela, quel sort affreux pouvait m'attendre?

Mon premier soin, en arrivant à Genève, fut d'écrire à Déterville, le seul ami réel que je possédasse. Sa réponse quadrait on ne saurait mieux avec les conseils de M. de ——. Rien ne transpirait, disait-il; mais on était dans un instant de rigueur sur les duels, et dussé-je tout perdre, il valait mille fois mieux pour moi m'exposer à ce sort, que de risquer une prison peut-être perpétuelle, en reparaissant avant qu'il ne fût bien sûr qu'il n'y eût aucun danger.

Cet avis me paraissait trop sage pour ne pas être suivi; et je priai Déterville de m'écrire régulièrement tous les mois à Genève, d'où je ne me proposai point de sortir, n'ayant pas assez de fonds pour voyager. Je renvoyai une partie de mes gens, après leur avoir fait promettre le secret, et j'attendis en paix ce qu'il plairait au ciel de décider pour moi. Ce fut pendant ce cruel désoeuvrement que le goût de la littérature et des arts vint remplacer dans mon âme cette frivolité, cette fougue impétueuse qui m'entraînait auparavant, dans des plaisirs, et bien moins doux, et bien plus dangereux. Rousseau vivait je fus le voir, il avait connu ma famille, il me reçut avec cette aménité, cette honnêteté franche, compagnes inséparables du génie et des talens supérieurs; il loua, il encouragea le projet qu'il me vit former de renoncer à tout pour me livrer totalement à l'étude des lettres et de la philosophie, il y guida mes jeunes ans, et m'apprit à séparer la véritable vertu des systèmes odieux sous lesquels on l'étouffe.... «Mon ami, me disait-il un jour, dès que les rayons de la vertu éclairèrent les hommes, trop éblouis de leur éclat, ils opposèrent à ses flots lumineux les préjugés de la superstition, il ne lui resta plus de sanctuaire que le fond du coeur de l'honnête homme. Déteste le vice, sois juste, aime tes semblables, éclaire-les, tu la sentiras doucement reposer dans ton âme, et te consoler chaque jour de l'orgueil du riche et de la stupidité du despote.»

Ce fut dans la conversation de ce philosophe profond, de cet ami véritable de la nature et des hommes, que je puisai cette passion dominante qui m'a depuis toujours entraîné vers la littérature et les arts, et qui me les fait aujourd'hui préférer à tous les autres plaisirs de la vie, excepté celui d'adorer mon Aline. Eh! qui pourrait renoncer à ce plaisir dès qu'il le connaît; celui qui peut fixer ses regards sur elle sans frissonner du trouble de l'amour, ne mérite plus la qualité d'homme; il la déshonore et l'avilit dès qu'il n'est plus sensible à de tels charmes.

Les lettres de Déterville étaient cependant toujours à-peu-près les mêmes; rien ne transpirait, mais mon absence étonnait tout le monde, et beaucoup de gens se permettaient d'en raisonner d'une manière aussi fausse que pleine de calomnie; mon ami savait que le trouble s'était mis dans mes biens, il était presque sûr que ma compagnie allait être donnée, et malgré tout cela il m'exhortait vivement à ne pas sortir de mon asyle. Enfin ce dernier malheur arriva, j'écrivis pour le prévenir, je prétextai un voyage indispensable chez l'étranger, une succession essentielle à recueillir, toutes mes ressources furent vaines, et le ministre nomma à mon emploi.

Voilà, ma chère Aline, voilà les cruelles raisons qui motivent le reproche peu mérité que me fait votre père, reproche d'autant plus injuste, qu'il ignore les raisons qui me contraignent à le recevoir. Entre-t-il dans ce malheur quelque chose qui puisse me faire perdre votre estime, ou qui puisse m'aliéner la sienne? J'ose en douter.

Deux ans d'exil volontaire s'étant écoulés, je crus pouvoir me rapprocher de mes biens, je partis pour le Languedoc; mais que trouvai-je, hélas! Des maisons démolies; des droits usurpés; des terres incultes; des fermes sans régisseurs, et par-tout du désordre, de la misère et du délabrement. Deux mille écus de rente, furent tout ce qu'il me fut possible de recueillir des quatre fonds qui valaient jadis plus de cinquante mille livres annuels. Il fallut bien se contenter, et hasarder de reparaître enfin. Je l'ai fait sans aucun risque, et il devient chaque jour plus que probable; que je ne serai jamais poursuivi pour ce duel. Mais cette catastrophe affreuse n'en sera pas moins toute ma vie gravée en traits de sang dans mon coeur. Mon emploi n'en est pas moins donné, mes biens n'en sont pas moins dévastés ... tous mes amis n'en sont pas moins perdus.... Malheureux que je suis! est-ce donc après tant de revers que j'ose prétendre à la divinité que j'adore?... Aline, oubliez-moi ... abandonnez-moi ... méprisez-moi ... ne voyez plus dans votre amant, qu'un téméraire indigne des voeux qu'il ose former. Mais si vous me tendez une main secourable, si vous accordez quelque retour au sentiment dont je brûle pour vous, ne jugez pas mon coeur sur les travers de ma jeunesse; et ne redoutez pas l'inconstance où vous avez allumé les feux de l'amour. Il est aussi impossible de cesser de vous aimer, qu'il l'est de se défendre de vous; mon âme uniquement modifiée par les impressions de vos traits ne peut plus se soustraire à leur empire, et l'on m'arracherait plutôt mille fois la vie qu'on ne détruirait mon amour. J'attends mon arrêt et mon pardon. Aline, Aline, j'attends tout de votre pitié.


LETTRE SIXIÈME.

Aline à Valcour.

Ce 15 Juin.

O mon ami! combien vos aveux me touchent! Que votre constance m'est chère!... Moi, vous abandonner ... vous délaisser, cruel!... Ah! plus vous avez été malheureux, plus mon âme se livre au plaisir de vous aimer! C'est moi, mon ami, c'est moi que le ciel choisit pour adoucir vos maux; c'est par ma main qu'ils seront tous calmés.... Ah! Valcour! combien vous me devenez cher depuis que je connais votre infortune.... Ce n'est pas que vous n'ayez quelques torts ... mais vous les sentez trop vivement, pour que je doive vous les reprocher. Vous avez été faible ... vous avez été inconstant, peut-être même séducteur; mais vous avez été courageux et noble, tous ces revers vous ont plongé dans un abyme dont ma tendresse et les soins de ma mère veulent absolument vous retirer.... Non, je ne suis pas jalouse d'Adélaïde, je la plains de toute mon âme, elle intéresse bien vivement mon coeur. Mais je ne crains plus qu'elle règne dans le vôtre, et je suis assez glorieuse, pour être sûre de l'occuper tout entier.

Votre lettre a fait pleurer ma mère.... Elle vous embrasse ... elle est bien aise de savoir ce qui vous regarde.... Et sans vous compromettre en rien, elle aura du moins, dit-elle, des armes pour vous défendre; soyez bien sûr qu'elle en usera.

Je ne vous écris qu'un mot. Nous partons, écrivez-nous dès les premiers jours du mois prochain.

Vous ferez vos lettres de manière à ce qu'elles puissent se lire haut. Sans vous interdire pourtant la liberté d'y insérer de tems-en-tems un petit billet pour moi, et dans lequel vous ne m'entretiendrez que du sentiment qui nous flatte; ma mère qui connaî*t vos vues, et qui les approuve, me remettra ces billets fidèlement. Si vous avez quelque chose de plus secret à me dire, vous l'adresserez à Julie, cette fille qui me sert depuis son enfance, vous aime, dit-elle, comme si vous deviez devenir son maître un jour. Cela serait-il possible, mon ami? Je ne sais, mais j'ai des pressentimens qui quelquefois me consolent par leur illusion délicieuse, des chagrins de la réalité.

Nous emmenons Folichon[2]. Comment ne l'aimerai-je pas, quand c'est vous qui l'avez élevé? Ce charmant animal vous chérit à tel point, que chaque fois qu'on vous annonce, il semble que l'espoir et la joie animent alors ses traits; et quand son erreur est dissipée, il se rendort sur mes genoux avec un gros soupir, qui me le fait baiser mille fois.

[2] Petit épagneul de la plus rare espèce, que Valcour avait donné à Aline. Il l'avait dressé à apporter, à sa maîtresse, un échaudé qui contenait un billet: Aline le recevait, lui en remettait un autre également rempli d'un billet que l'épagneul rapportait à son maître, avec la même fidélité. Ils s'écrivirent ainsi pendant deux ans, couvrant cette feinte innocente, de l'adresse et de la sobriété du petit chien, qui portait et rapportait ainsi sans endommager nullement un objet, qui devait si bien aiguillonner sa gourmandise.


LETTRE SEPTIÈME

Déterville à Valcour.

Paris, 17 Juin.

Si quelque chose peut adoucir les tourmens d'une âme honnête et sensible comme la tienne, mon cher Valcour, c'est la satisfaction de ceux qui te sont chers; j'ose à ce titre t'apprendre mon mariage avec Eugénie. Toutes les difficultés qui nous séparaient sont vaincues, et dans vingt-quatre heures je serai le plus heureux des époux, je n'ose pas dire des hommes, ta félicité manque à la mienne; et je ne pourrai jamais me croire véritablement heureux, tant que le meilleur de mes amis sera dans l'infortune. Mais j'attends beaucoup pour toi des délais qu'obtient madame de Blamont; elle t'aime; sa fille t'adore; espère tout du coeur de ces deux charmantes femmes; tu sais qu'Eugénie, sa mère et moi, nous sommes du voyage de Vert-feuille; juge si nous nous en occuperons, et si nous ne chercherons pas tous les moyens possibles d'avancer ton bonheur. Sois bien certain, mon cher Valcour, qu'il ne sera question que de cela. Mais je t'exhorte au courage et à la patience. Oter de la tête d'un robin une idée dont il est coëffé, est une entreprise qui n'est point facile. Je voudrais, moi, qu'on étudiât un peu ce d'Olbourg; ou je n'ai jamais su juger un homme, ou ce grossier mortel doit renfermer un bel et bon vice, qui, mis dans tout son jour, refroidirait peut-être un peu l'enthousiasme de notre cher Président. Je sais bien que voilà encore une de ces ruses de guerre, qui ne s'arrangera pas avec ta maudite délicatesse; mais mon ami, on se sert de tout dans le cas où tu es; pesons même, si tu veux, ce procédé dans la balance de ta justice. A supposer que d'Olbourg ait quelque défaut capital qui dût faire le malheur de sa femme, ton devoir ne serait-il pas de le prévenir?

Adieu; les embarras de la veille d'une noce m'empêchent de t'entretenir plus long-tems; O mon ami! Quand pourrai-je aller partager avec toi tous les soins de la tienne? Si tu me crois bon à quelque chose pour la circulation de ton commerce, dispose de moi; Eugénie me charge de t'offrir de même ses services; mais j'imagine que toutes vos précautions sont prises; quand on s'aime aussi vivement que vous le faites l'un et l'autre, rien n'échappe dans la recherche de tout ce qui peut être nécessaire au soulagement de ses peines.


LETTRE HUITIÈME.

Valcour à Déterville.

Paris, 19 Juin.

J'apprends ton mariage avec la même joie que s'il s'agissait du mien, et je te félicite d'autant plus sincérement de cette union, qu'il est difficile de trouver une femme dont le charmant caractère quadre mieux avec le tien. Ce sont de ces rapports heureux, d'où naît sans doute toute la félicité de la vie. Hélas! j'ai bien rencontré de même tous ceux qui peuvent faire le bonheur de la mienne;... mais que de difficultés, mon ami! Ah! je ne me flatte jamais de les vaincre; et puis ... te le dirai-je? t'avouerai-je encore une délicatesse que tu vas traiter d'enfantillage? La brillante fortune d'Aline ... le pitoyable état de celle de ton ami; tout cela, mon cher, me fait craindre que l'on n'imagine que mes sentimens ne sont fondés que sur l'envie de conclure, ce qu'on appelle dans le monde une bonne affaire; si jamais on allait le penser, si cette affreuse idée venait dans de certains instans de calme s'offrir à l'esprit de mon Aline!... O mon cher Déterville! je la fuirais pour ne la jamais revoir.... Ah! comme je désirerais à présent ce que j'ai toujours méprisé!... que je voudrais posséder des honneurs, des trésors, et tout ce qui pourrait me rendre plus digne de celle que j'adore!

A supposer même que les difficultés s'aplanissent, et que je parvienne à ce que j'appelle l'unique bonheur de ma vie, le regret de ne lui avoir pas apporté un bien digne d'elle, n'altérera-t-il pas ma félicité? L'illusion des plaisirs évanouie, ne redouterai-je pas qu'elle-même ne conçoive un jour ces regrets? O mon ami! cache-lui mes craintes, elle ne me pardonnerait pas de les avoir conçues.

Non, je n'approuve point tes recherches secrettes sur d'Olbourg, il y a une sorte de trahison, qui ne s'arrange pas avec la franchise de mon âme; je ne veux devoir qu'à moi seul la préférence d'Aline, il serait, ce me semble, humiliant pour moi, de ne triompher que par les vices de mon rival. S'il en a qui puissent faire le malheur d'Aline, sa mère saura les découvrir aussitôt, pour prévenir leur union. Tout sera à sa place alors; elle aura fait ce qu'elle doit, et je n'aurai pas fait ce que je ne dois pas.

Je n'userai point de tes offres pour ce voyage-ci, nos arrangemens sont pris, ma reconnaissance n'en est pas moins la même.... Ah! que j'envie ta félicité, mon ami; tu la verras tous les jours ... à tout instant tes yeux pourront se fixer sur les siens; tu respireras le même air qu'elle; tu jouiras de ces mêlanges de traits ... mêlanges charmans qui viennent se peindre à toutes les heures sur sa délicieuse figure.... Car remarque-la bien: un sentiment ... un propos ... une influence dans l'air ... un repas ... chacune de ces choses modifie différemment ses traits. Elle n'est jamais jolie à une certaine heure comme elle la devient à l'autre; je n'ai vu de mes jours une physionomie si piquante et si différemment expressive. Je conviens qu'il faut être amant pour étudier, pour saisir toutes ces nuances. Mais mon ami, le coeur y gagne, il n'est pas une seule de ces variations qui ne légitime mille raisons de l'aimer davantage.

Adieu ... je te trouble ... je dérobe des instans à ta félicité ... jouis ... jouis, heureux ami ... je ne veux point flétrir les roses de l'hymen, par les larmes amères de l'amour malheureux; je ne m'occupe plus que de ton bonheur.... Ah! crois qu'il est bien vivement partagé par l'ami le plus sincère que tu possèdes au monde.


LETTRE NEUVIÈME.

Le président de Blamont à d'Olbourg.

Paris, ce 1 Juillet.

Il me paraît, mon cher d'Olbourg, que jusqu'ici tes succès ne sont pas brillans, et comment diable hasarderai-je de te mener à la campagne, après avoir si mal réussi à la ville? Toutes réflexions faites, on te déteste.... Qu'importe. Il est, comme tu sais depuis bien long-tems, dans nos principes, de s'embarrasser fort peu du coeur d'une femme, pourvu qu'on ait sa personne et son argent. Si tu ne t'y prends pas mieux que cela, cependant, je crains que nous ne soyons réduits à emporter la citadelle d'assaut. Je t'aiderai à la battre en brèche, et pendant que tu formeras tes attaques, je te ménagerai des auxiliaires. Il arrive souvent que quand on a l'intention de se rendre maître d'une ville, on est obligé de s'emparer des hauteurs ... on s'établit dans tout ce qui commande, et de-là on tombe sur la place sans redouter les résistances.

Ou bien on négocie ... on tourne ... on TERGIVERSE.
D'espoir ou de bonheur tour-à-tour on la BERCE.
Et si-tôt qu'on la tient, de sa crédulité
On la punit alors avec rigidité.

Ton imbécile franchise t'empêche de rien entendre à tout cela; ce n'est pas que tu ne sois roué dans les formes, mais tu l'es avec trop de bonne foi. Tant qu'une porte ne s'ouvre point à deux battans, tu n'imagines pas qu'il puisse y avoir de moyens de forcer les barricades; je te l'ai dit cent fois, mon ami, ce n'est, que dans notre métier qu'on apprend l'art de feindre et de tromper les hommes. Jette les yeux sur la multitude de détours que nous savons mettre en usage quand il s'agit, par exemple, de faire périr un innocent. Sur la quantité de faussetés, de mensonges, de subornations, de pièges, de manoeuvres insidieuses que nous employons habilement en pareilles circonstances, et tu verras que tout cela nous forme au métier des ruses, et à la science d'amener les événemens au but que nous nous proposons. Je rirais bien de toi, s'il te fallait entreprendre seul cette grande aventure, et réussir seul. Tu irais-là avec une candeur ... une vérité ... pas une malheureuse petite énigme, pas une seule tournure,[3] pas un simulacre de feinte! et comme on te débouterait bientôt de tes ridicules prétentions!... ce n'est plus que par la fourberie, mon cher d'Olbourg, que l'on s'avance aujourd'hui dans le monde; et puisque le plus heureux de tous, est celui qui trompe le mieux, ce n'est donc que dans l'art de bien tromper, que l'on doit tâcher de se rendre habile.... Au fait: ce sont les femmes qui sont cause de cela; à force de vouloir être fines, elles ont réussi à nous rendre faux. Les folles créatures! que j'aime à les voir se débattre avec moi! c'est l'agneau sous la dent du lion.... Je leur rends dix points sur seize, et suis toujours sûr de les gagner de quatre ... enfin la campagne s'ouvre ... les Amazones s'arment ... les Sauvages vont les attaquer.... Nous verrons qui la victoire couronnera; mais que rien de tout ceci n'aille au moins troubler nos amusemens; il faut savoir conduire plus d'une intrigue de front, et le projet des plaisirs qu'on ne goûte pas encore, ne doit se former qu'au sein de ceux dont on jouit.... Je t'attends ce soir chez nos déesses. Il y avait en vérité des siècles que nous n'avions fait un si sage arrangement que celui-là.

[3] Il y a apparence que le goût des robins pour les énigmes, les emblèmes et l'argent, était la même du tems de Rabelais que de nos jours; voici comme il les peint dans son Pantagruel. «On arrêta à l'isle de condamnation (ce sont les parlemens.) Quelques-uns de nos gens ayant voulu descendre au guichet, y furent arrêtés par ordre de GRIPPE-MINAUD, archiduc des CHATS FOURRÉS, qui leur proposa une énigme à deviner. Panurge en dit le mot, et jeta au milieu du parquet, une bourse pleine d'or qui les fit tous jeter les uns sur les autres pour ramasser l'argent; et la pate bien graissée, ils accorderont enfin les passe-ports demandés pour leur route.»


LETTRE DIXIÈME.

Aline à Valcour.

Vert-feuille, 15 Juillet.

Nous sommes établis, Valcour, et notre vie est décidée; elle est libre et charmante; il n'y manque que vous, mon ami, pour la rendre délicieuse; cette privation déjà sentie par la société, l'est bien plus vivement par mon coeur.

Laissez-moi vous dire comment nous vivons, je sais que ces détails vous plaisent, vous m'y suivez, j'en suis plus présente à votre imagination, et réellement l'absence en devient par-là moins cruelle.

Le château de Vert-feuille, dans lequel il faut d'abord que votre esprit se transporte, n'est pas très-magnifique, mais commode et d'une excessive propreté; il est situé à cinq lieues d'Orléans, sur les bords de la Loire.

La forêt voisine qui l'ombrage, nous procure des promenades charmantes; les prairies vertes et fraîches qui l'environnent, toujours peuplées de troupeaux gras et bondissans, sont par-tout ornées de villages et de maisons de campagne; les jardins agréablement coupés par des canaux limpides, par des bosquets odoriférants, qu'égayent une multitude étonnante de rossignols; l'immense quantité de fleurs qui s'y succèdent neuf mois de l'année; l'abondance du gibier et des fruits; l'air pur et serein qu'on y respire ... tout cela, mon ami, contribue, quoique l'objet soit de peu de conséquence, à en faire un séjour digne d'orner l'Élysée, et est mille fois préférable à toutes les belles terres de monsieur de Blamont, uniformes par-tout, et n'offrant jamais que l'ennui à côté de la régularité.

On se lève ici tous les jours à neuf heures, et tant qu'il fait beau, le rendez-vous du déjeuner est sous un bosquet de lilas, où tout se trouve prêt dès qu'on arrive. Là, l'on prend ce qu'on veut, et ma mère a soin d'y faire trouver à peu-près tout ce qu'elle sait devoir plaire à chacun. Cette première occupation nous conduit à dix heures; alors on se sépare pour aller passer les momens de la grande chaleur, dans quelques cabinets frais, avec des livres: on ne se réunit plus qu'à trois heures. C'est l'instant de servir, on fait un excellent dîner, et d'autant plus ample, que c'est le seul repas où l'on se mette à table.

A cinq heures on en sort, c'est l'heure des grandes promenades, les cannes et les coëffes se prennent, et Dieu sait où l'on va se perdre! A moins que le tems ne menace, il est d'institution d'aller à pied et toujours extrêmement loin, sans autre dessein que de marcher beaucoup; nous appelons cela des aventures. Déterville est le seul homme qui nous accompagne, et en vérité à la manière dont nous nous égarons, je ne doute pas qu'incessamment les aventures que nous prétendons chercher, ne nous arrivent.

Madame de Senneval qu'on prendrait bien plutôt pour la soeur aînée d'Eugénie, que pour sa mère, appelle cela des imprudences, et madame de Blamont, ma chère et délicieuse maman, plus folle qu'aucune de nous, assure gravement que ce qui peut nous arriver de pis, est de rencontrer quelques chevaliers de la table ronde, cherchant des lauriers dans les Gaules, Gauvain, le sénéchal Queux, ou le brave Lancelot du Lac; ces honnêtes gens, protecteurs-nés du sexe, n'ont jamais fait de mal aux femmes, et que par conséquent nous sommes en sûreté.

On revient dès que le jour baisse; on se jette sur des canapés, rendus, comme vous l'imaginez bien, et l'on sert des fruits, des glaces, des sirops ou quelques vins d'Espagne et des biscuits; le léger repas pris, chacun sur son fauteuil, on commence ce qui s'appelle la soirée. Déterville ou ma mère, nos deux meilleurs lecteurs, s'emparent de quelques ouvrages nouveaux, et la lecture se fait jusqu'à minuit, heure où chacun se sépare pour aller prendre les forces nécessaires à recommencer le lendemain; cette vie ainsi coupée, a l'art de nous faire passer les jours avec tant de rapidité, qu'excepté moi, mon ami, qui trouve toujours trop longs les instans où je dois exister sans vous, chacun en vérité croit n'être ici que d'hier.

On part pour les aventures. Je vous quitte; que diriez-vous, mon ami, si quelque géant.... Ferragus, par exemple, le fléau du brave chevalier Valentin; si, dis-je, cet incivil personnage allait vous enlever votre Aline?... Vous armeriez-vous de pied-en-cap pour combattre le déloyal?... oui, mais si Aline était déjà la femme du géant.

O mon ami, je suis moins triste ce soir, je ne sais pourquoi; mais ma mère est si aimable!... sa tendresse pour moi est si vive!... elle me console si bien!... elle laisse naître avec tant de bonté dans mon coeur, l'espoir heureux d'être un jour à tout ce que j'aime, qu'elle adoucit un peu le chagrin d'en être séparé.

Elle me disait hier: Si votre père vous déshéritait, il ne pourrait pas vous enlever au moins cette petite terre; elle est bien sûrement à vous, sans que jamais rien puisse vous en priver; voilà pourquoi je l'arrange, pourquoi je la soigne et je l'embellis; je veux qu'elle vous oblige à penser à moi quand je ne serai plus ... et moi que cette idée trouble et désespère, moi qui ne peux l'admettre sans frémir ... je me précipite dans ses bras, et je lui dis: maman, ne me parlez donc point ainsi, vous allez me faire mourir ... et nos larmes coulent dans le sein l'une de l'autre, et nous nous jurons de nous aimer et de ne mourir qu'ensemble.... Eh bien, ne voilà-t-il pas ma gaîté qui me quitte, j'avais bien affaire aussi d'aller vous détailler ces circonstances.... Adieu, aimez-moi et écrivez-nous.


LETTRE ONZIÈME.

Valcour à Aline.

Paris, 20 Juillet.

Je vous écris à la hâte, dans l'affreuse inquiétude où je suis; prolonger mon billet serait en retarder l'envoi, et je brûle d'impatience de le savoir en vos mains. La peinture de la vie que vous menez est délicieuse, votre bonheur s'y peint, cette idée me console; mais ces grandes courses m'effraient, elles seules sont l'objet de ma lettre; je pense comme madame de Senneval; elles sont folles, et je vous supplie d'y mettre des bornes, ou si vous y tenez, si elles vous amusent, ayez au moins plus d'un homme avec vous ... faites-vous suivre; quelque fond que je fasse sur la vaillance de mon cher Déterville, vous m'avouerez qu'il lui deviendrait impossible de vous défendre seul, contre une troupe armée.... Aline, nous avons des ennemis puissans, je me fie peu à ce qu'ils disent, leur fausseté m'effraie plus que leurs promesses ne me rassurent; point d'imprudence, je le demande à genoux à madame de Blamont, que je supplie d'accepter ici l'hommage sincère de mon respectueux attachement.


LETTRE DOUZIÈME.

Madame de Blamont à Valcour.

Vert-feuille, 25 Juillet.

Oui, c'est moi qui reçois cette lettre pressée, et c'est moi qui ris de toute mon âme de la ridicule frayeur qu'elle nous peint. Rassurez-vous, nos courses n'ont aucun danger; quelque viol, quelqu'enlèvement, c'est en vérité tout ce que j'y vois de pis, et dans ces fatales extrêmités, n'avons-nous pas le brave Déterville, qui, quoique seul, romprait plutôt douze lances, soyez-en bien sûr, que de laisser enlever sa femme, ou les deux amies de son ami; à l'égard des gens qui promettent, j'ai plus de confiance que vous en leur parole; ils m'ont juré du repos cet été, et j'y crois. La confiance bien ou mal placée, calme le sang; ne troublez pas le plaisir qu'elle me donne.

Il vient de nous arriver ici un homme de votre connaissance qui s'intéresse toujours bien vivement à vous. C'est le comte de Beaulé; son grade dans la province, ses terres voisines de la mienne, son ancienne amitié pour moi; toutes ces raisons l'ont engagé à venir me donner quelques jours; je ne vois jamais ce brave et honnête militaire, sous lequel vous avez fait vos premières armes, sans une sorte d'émotion respectueuse; je ne trouve que lui en France qui nous peigne encore les franches vertus de l'antique chevalerie; son costume, son air, la manière dont il s'exprime, tout annonce en lui le religieux sectateur de ces loix si prodigieusement oubliées de nos jours ... de ces loix précieuses, remplacées par de l'impertinence et des vices;... mais quelle est cette petite tête qui s'approche de la mienne?... Vites-vous jamais un procédé pareil?... Parce qu'on m'a vu prendre mon écritoire, ne voilà-t-il pas tout de suite un visage pardessus mon épaule ... et puis de grands éclats de rire, parce que je surprends cette tête et que je gronde.—Mais, maman, c'est que c'est moi que cette correspondance regarde, vous l'avez dit.—Eh bien, mademoiselle, j'ai changé d'avis, vous me laisserez bien peut-être jouir une fois de vos plaisirs.—Oh maman.... Et puis on ne rit plus, c'est un singulier être pourtant qu'une petite fille dont le coeur est pris.—Tenez, mademoiselle, changeons de rôle, votre père veut que j'écrive à monsieur d'Olbourg, chargez-vous-en.—A monsieur d'Olbourg, maman?—A lui-même.—Et qu'y a-t-il de commun entre cet homme et moi?—Comment! n'est-ce pas lui qui doit devenir mon gendre?—Oh! vous aimez trop votre Aline, pour la sacrifier ainsi.—Et bien, oui, mais votre père?—Vous le vaincrez.—Je n'en réponds pas.—Je mourrai donc?—Allons, venez que je vous embrasse encore une fois avant cette mort, à l'anglaise, et laissez-moi finir ma lettre.—On est venu couvrir de larmes le papier sur lequel j'écrivais. Vous le voyez; il faut que je change de page, et la friponne rit et pleure à-la-fois, en me baisant ... enfin, elle s'asseoit et je puis écrire.

Nous avons ici le tableau de la félicité. Eugénie, que nous ne devrions plus nommer que madame Déterville, aime passionnément son mari, et elle en est adorée. C'est dans l'asyle du repos et de l'innocence, c'est à la campagne, mon cher Valcour, où le bonheur de s'aimer se goûte mieux selon moi, et où l'on se plaît mieux à en contempler le spectacle.... Mais à Paris, dans ce gouffre de perversité, où les mauvaises moeurs forment le bon air, ou l'indécence est une grâce, la fausseté de la finesse et la calomnie de l'esprit. On ne connaît rien de ce que dicte la nature, toujours à côté, ou au-delà de ses mouvemens; on y trouve plus court de persifler que de sentir, parce qu'il ne faut pour l'un qu'un peu de jargon, et que pour l'autre il faudrait un coeur, dont les sensations énervées par la licence et corrompues par la débauche ne retrouvent plus leur énergie. On y chansonnerait un époux qui au bout d'un mois serait encore amoureux de sa femme.... Oh que je hais ce ton! Oh que je vous haïrais, je crois, vous même, si vous n'étiez pas encore amoureux de la vôtre au bout de vingt ans. Adieu, tenez-nous parole, soyez sage, et tout ira bien.


LETTRE TREIZIÈME.

Aline à Valcour.

Vertfeuille ce 6 Août.

Le comte vient de nous quitter, nous allons reprendre notre ancienne vie, il était devenu nécessaire de l'interrompre. Monsieur Debaulé se promène peu, et malgré ses intances pour ne pas nous déranger, nous avons dû lui tenir compagnie; que ce début ne vous alarme point. Encore une fois les courses n'ont rien de dangereux, croyez que nous ne les ferions pas, s'il y avoit la moindre chose à craindre.

Ma mère entretint l'autre jour son ancien ami de nos projets communs, il les approuve, de cet air ouvert et franc, qui fait voir que le oui qu'on répond part du coeur, et n'est pas le mot de convenance; mais il craint bien qu'on ne réussisse pas à vaincre le président; il a souri en disant que d'Olbourg et lui étaient intimément liés, et souri d'une façon qui me fait craindre que ce ne soit le vice qui étaye cette indigne association. Quelques frêles que dussent être ces sociétés, peut-être sont-elles plus difficiles à rompre que celles que la vertu soutient, et j'en redoute étonnamment les effets; ils lient, prétend-on, leurs maîtresses entre elles, comme ils le sont eux-mêmes, et ce quadrille pervers est indissoluble, on me l'a dit à l'insçu de ma mère; garde-moi le secret; ce d'Olbourg ... une maîtresse.... Et quelle est donc la créature abandonnée ... il est vrai que quand on n'est riche.... Mon ami cet homme a une maîtresse! et si cela est, pourquoi veut-il m'épouser?... mais entendez-vous de telles mes moeurs? D'où-vient prendre une femme alors? c'est donc un meuble qu'on achète,... ah! j'entends, on a cela dans sa chambre, comme un magot sur sa cheminée ... c'est une affaire de convention, et je serais la victime de cet usage! et je romprais des noeuds qui me sont si chers, pour être la femme de cet homme-là! Comment concevriez-vous votre malheureuse Aline dans cette fatale existence, s'il fallait que le ciel l'y soumit?

Déterville voudrait faire quelques recherches sur les moeurs dépravées de ce financier, il m'a dit votre délicatesse, je ne puis m'empêcher de l'approuver, et la mienne à-présent m'impose les mêmes lois; car, si cette liaison vicieuse est constatée entre mon père et d'Olbourg, Déterville ne dévoilerait les torts de l'un, qu'en mettant ceux de l'autre au jour.... Le dois-je? ma mère est malheureuse, je serais bien fâchée, qu'une aussi triste découverte vint augmenter l'horreur de sa situation; ce n'est pas que son coeur y est compromis, après les procédés de monsieur de Blamont; il serait difficile, sans doute, que sa femme pu l'aimer bien affectueusement, et d'ailleurs leur âge est si diffèrent! mais qu'on aime ou non son mari, on n'en partage pas moins tous ses torts, et les vices qui se trouvent en lui, n'en affligent pas moins notre orgueil. Les chagrins que ce sentiment blessé, peut faire naître, sont peut-être aussi cuisans que ceux que nous donne l'amour ... je ne le crois pas cependant, et comme il n'est pas de sensation plus vive que celle de l'amour, il ne peut en exister dont les tourmens puissent devenir aussi sensibles.... Je ne sais ... je ne suis plus si gaie, il me passe tout plein de nuages dans l'esprit; mon père nous a fait espérer du repos cet Été. Mais s'il ne changeait d'avis, s'il arrivait avec son cher d'Olbourg.... Eugénie le craint, j'en frisonne.... O mon cher Valcour! je l'ai dit à ma mère, mais si cet homme arrive, je fuis ... qu'il ne compte pas sur ma présence, je ne résisterais pas à l'horreur de la sienne; distrayez-moi, Valcour, ôtez-moi ces tristes idées, elles troublent mon repos, et je ne puis les vaincre; mais est-ce vous qui me consolerez, vous qui devez frémir autant que moi....


LETTRE QUATORZIÈME.

Valcour à Aline.

Paris, 14 Août.

Vous rassurer!... qui, moi? Ah! vous avez raison, je tremble autant que vous, le caractère de l'homme dont il s'agit, est bien fait pour nous alarmer tous les deux; cette sécurité où sa promesse vous tient, enveloppe peut-être un piège dans lequel il veut vous surprendre. Il voudra voir si votre solitude est exacte, si je ne m'avise point de troubler ... et qui sait s'il n'amènera pas son d'Olbourg? cependant il n'est pas vraisemblable qu'on exige tout de suite, de vous, un serment qui vous cause autant de répugnance; n'est-on pas convenu de vous laisser du tems?... si l'on vous contraignait, n'en doutez pas, cette mère qui vous adore, et que nous chérissons si bien tous les deux, prendrait alors votre parti avec une chaleur capable de vous obtenir de nouveaux délais ... hélas! je vous rassure et je frémis moi-même; je veux calmer des troubles qui me dévorent, je veux consoler Aline et je suis plus affligé qu'elle.

Il est vrai que je me suis opposé aux recherches que me proposait Déterville, et d'après ce que vous m'apprenez, je m'y oppose encore plus fortement; nous pouvons souffrir des torts de ceux auxquels la nature nous à asservit, mais nous devons les respecter; si madame de Blamont ne se trouvait pas liée, comme nous, dans cette recherche, j'oserais dire que ce soin la regarde; mais si l'association soupçonnée est sûre, elle ne le peut plus. Non qu'elle ne le dût, si elle était incertaine; mais si la chose est prouvée, le silence est son lot. Que faire? que devenir? qu'imaginer grand Dieu! au moins votre coeur me reste, Aline, j'ose être sûr d'y régner. Que cette consolation m'est douce! je n'existerais pas sans elle. Conservez-le moi ce sentiment qui fait mon bonheur; soyez toujours l'unique arbitre de mon sort; opposons à cette multitude d'obstacles, la fermeté que donne la constance et nous triompherons un jour; mais si vous faiblissez, si les persécutions vous déterminent ... si le malheur vous abat, Aline, envoyez-moi la mort; elle me sera bien moins cruelle.


LETTRE QUINZIÈME.

Déterville à Valcour.

Vertfeuille, ce 26 Août.

Tu l'avais deviné, mon cher Valcour, il devait nécessairement nous arriver quelqu'aventure à ces promenades éloignées, si fort du goût de madame de Blamont, et si désapprouvées par ta prudence; mais ne t'inquiète pas, aucune diminution à la somme totale de nos hôtes, nulle atteinte à aucune d'eux. Ce n'est qu'une recrue que nous avons faite ... une recrue fort singulière, et pour que ton imagination, que je connais impatiente et fougueuse, n'aille pas au-devant de la vérité, et ne la change aussi-tôt en d'affreux revers, écoute avant que de prévoir.

Depuis que les jours diminuent, on dîne plutôt à Vertfeuille, afin de se trouver toujours à peu-près la même quantité d'heures de promenade. En conséquence, hier nous étions, malgré l'extrême chaleur, partis à trois heures et demie, dans le dessein de traverser un petit angle de la forêt, derrière lequel se trouve un hameau charmant, où ton Aline a une bonne amie, nommée Colette qui lui donne toujours d'excellent lait ... on voulait donc aller goûter du lait de Colette; mais il fallait se presser; on ne voulait pas repasser le bois la nuit, et cette nuit qu'on craignait, devait étendre ses voiles lugubres à près de sept heures. Il y a deux lieues de Vertfeuille chez Colette; ainsi, pas un moment à perdre. Tout allait le mieux du monde jusqu'au hameau; on arriva à cinq heures et demie, chez la jolie laitière; on but son lait. Aline qui lui portait plein ses poches de babioles qu'elle savait faites pour lui plaire, en fut reçue comme tu l'imagines; mais toutes les montres marquaient six heures, il s'agissait de partir en diligence.... On se quitta donc tout en me grondant, tout en disant qu'on avait à peine le tems de respirer ... que j'étais plus effrayé que les femmes, et mille autres mauvaises plaisanteries, qui ne me démontèrent point, parce que si j'étais alarmé, les chères dames devaient rien voir que ce n'était que pour elles, c'est pourquoi je tins bon et nous partîmes.

A peine engagés dans la route du bois, dont le débouché touche aux avenues de Vertfeuille, nous entendîmes des cris perçans qui nous parurent venir d'une des routes diagonales qui se perdent dans le milieu de la forêt. Tout le monde s'arrête ... c'était déjà nuit; l'étonnement fait place à la peur, et voilà toutes nos héroïnes tellement effarouchées, que l'une, Eugénie, tombe évanouie dans mes bras, et que les trois autres perdant absolument l'usage de leurs jambes, se laissent tomber au pied des arbres.

Si je désirais qu'on ne se trouvât pas ce nuit au milieu d'une telle route, c'est que je prévoyais bien ce qu'il arriverait au plus léger accident; et l'embarras qui en résulterait pour moi; rassurer, approfondir, défendre, telle était ma besogne, et j'étais bien plus embarrassé des deux premiers soins que du troisième. Je les calmai donc de mon mieux, et sans perdre une minute, je m'élance où j'entends les cris. Il n'était pas aisé de trouver l'endroit d'où ils partaient; la malheureuse qui les jetait était hors de la route, elle paraissait enfoncée dans le taillis, et quelque bruit que je fisse moi-même, quoique j'appelasse ... trop occupée de sa douleur, l'infortunée ne me répondait point. Je distingue cependant plus juste, je quitte la route, m'enfonce dans le taillis, et trouve enfin sur un tas de fougère, au pied d'un grand chêne, une jeune fille venant de mettre au jour une malheureuse petite créature, dont la vue, jointe aux douleurs physiques que venait d'éprouver la mère, faisait pousser à cette mère désolée de lamentables cris, qu'accompagnaient des pleurs abondants. Mon abord, l'épée à la main, l'effraya, comme tu peux penser; mais la cachant sous mon habit si-tôt que je m'aperçus que je n'avais affaire qu'à une femme, je m'approcha d'elle, et lui parlant avec douceur, je parvins promptement à la tranquilliser. Pardon, lui dis-je, Mademoiselle, je n'ai le tems ni de vous écouter ni de vous secourir, je dois rejoindre des dames qui m'attendent ici près, que je ne puis abandonner seules à l'entrée de la nuit, et que vos cris viennent d'effrayer; votre position me paraît embarrassante; suivez-moi, emportez cette petite créature, donnez-moi le bras et partons. Qui que vous soyez, me dit l'inconnue, vos soins me sont précieux, mais je n'ose en profiter, je voudrais aller au village de Berceuil, daignez m'en montrer la route, je suis assurée d'y trouver des secours.—Je ne connais point de village de Berseuil dans ces environs, je ne puis vous offrir pour le présent que ce que je viens de vous dire, acceptez-le, croyez-moi, ou je vais être obligé de vous quitter.—Alors cette pauvre fille ramassa son enfant; elle le baise. Malheureuse créature, s'écria-t-elle en l'entortillant d'un mouchoir et le plaçant dans son jupon, fruit de ma honte et de mon déshonneur, devais-je croire que tu serais privée d'abri dès en voyant le jour! puis elle prit mon bras, et marchant avec peine, nous regagnâmes au plutôt l'endroit où j'avais laissé ces dames. Nous les revîmes bientôt ... mais dans quel état! les deux filles tenaient leurs mères embrassées, et quoiqu'elles fussent elles-mêmes dans une agitation prodigieuse, elles s'efforçaient de les rassurer. Tu juges de l'effet de mon retour, n'apercevant qu'un individu de leur sexe, voyant mon air ouvert et tranquille, tout se calma et l'on accourut vers moi. Je fis en deux mots l'histoire de ma rencontre; la jeune fille extrêmement confuse, témoigna son respect comme elle put. On examina, on caressa l'enfant; Madame de Blamont voulait donner au moins quelques instans de repos à la mère, tant par humanité que pour s'instruire un peu plus à fond de ce qui pouvait éclaircir une aussi singulière aventure; mais faisant observer à ces dames que la nuit s'épaississait de plus en plus, et qu'il nous restait près de trois quarts de lieues, je décidai le départ le plus prompt. Aline voulut porter l'enfant, pour soulager la mère à laquelle je donnai le bras; Eugénie aida des siens les deux dames, et nous sortîmes en diligence du bois. Point d'éclaircissemens que nous ne soyons au château, dis-je à Madame de Blamont qui voulait toujours questionner, ils nous retarderaient, ils fatigueraient cette jeune personne déjà très-abattue, ne nous occupons ce soir que d'arriver et de secourir. On approuve mon conseil, et nous touchons enfin le port. Il était tems; à peine la pauvre demoiselle, dont j'aidais les pas, pouvait-elle se traîner. Ce qui fit dire à Madame de Blamont qu'assurément elle serait morte si elle eût persisté dans son projet de se rendre à ce village de Berseuil, dont j'ignorais la situation, et qui se trouvait à six grandes lieues de l'endroit où la rencontre s'était faite. Le premier soin de la maîtresse du logis, fut d'établir cette infortunée dans une des meilleurs chambres du château avec son enfant, et après lui avoir fait prendre d'abord un bouillon, puis deux heures après une rôtie au vin de Bourgogne, on la laissa reposer.

Comme on n'avait voulu d'elle ce soir là aucun éclaircissement pour ne la point fatiguer, l'aventure comme tu le crois, fut interprétée de toutes sortes de manières, chacun dit son mot, et par une fatalité, assez commune dans ces sortes de cas, personne n'approcha d'une vérité plus importante que l'on ne le pensait.

Le lendemain matin, c'est-à-dire aujourd'hui, on doit, aussi-tôt qu'on supposera la belle aventurière éveillée, se transporter dans son appartement pour apprendre d'elle le récit de son histoire, si la sage-femme qu'on a envoyé chercher sur-le-champ, la trouve assez bien pour lui permettre de nous la raconter, ce récit fera donc le sujet de ma première lettre, le courrier part, Madame de Blamont me presse, et je t'embrasse.


LETTRE SEIZIÈME

Le même au même.

Vertfeuille, ce 28 août.

Le courrier ne partant point hier, je n'ai pu reprendre le fil de notre aventure qu'aujourd'hui ... ô mon ami, que d'idées tout ceci va faire naître en toi, et quels soupçons singuliers se forment ici dans toutes les têtes! Serait-il possible que le hasard eût voulu placer dans nos mains, le premier anneau d'une chaîne, dont l'extrêmité peut tenir au but d'éclaircissement que nous nous proposons avec tant d'ardeur! Mais comme rien ne peut s'affirmer encore, contentons-nous, moi de raconter, toi de soupçonner, de conjecturer et d'approfondir, même si tu veux.

La sage-femme introduite hier matin dans la chambre de la jeune personne, nous apprit peu après que la nuit avait été agitée, qu'il y avait eu un peu de fièvre, mais que ces accidens n'ayant rien d'étranger à l'état, nous pouvions entrer si nous le désirions et apprendre tout ce qui la concernait; elle consentait à nous instruire. Il n'y eut d'admis que madame de Senneval, madame de Blamont et moi, on ne crut pas décent d'y mener Aline, heureux caractère qui modèle toujours ses désirs sur ses devoirs! cette privation ne lui coûta rien, sa curiosité ne l'emporta pas sur sa pudeur.... Eugénie lui tint compagnie. Nous entrâmes après quelques civilités de part et d'autres: tels furent, mon cher Valcour, les termes dans lesquels s'exprima notre aventurière.

HISTOIRE DE SOPHIE.

On me nomme Sophie, madame, dit-elle, en s'adressant à madame de Blamont, mais je serais bien en peine de vous rendre compte de ma naissance, je ne connais que mon père, et j'ignore les particularités qui ont pu me donner le jour. Je fus élevée dans le village de Berseuil, par la femme d'un vigneron qui se nomme Isabeau, j'allais la joindre quand vous m'avez trouvée, elle m'a servi de nourrice, et m'a prévenue, dès que je pus entendre raison, qu'elle n'était point ma mère, et que je n'étais chez elle qu'en pension. Jusqu'à l'âge de treize ans, je n'ai eu d'autre visite que celle d'un monsieur qui venait de Paris, le même, à ce que dit Isabeau, qui m'avait apporté chez elle, et qu'elle m'assura secrètement être mon père. Rien de plus simple et de plus monotone que l'histoire de mes premiers ans, jusqu'à l'époque fatale où l'on m'arracha de l'asyle de l'innocence, pour me précipiter malgré moi, dans l'abyme de la débauche et du vice.

J'allais atteindre ma treizième année, lorsque l'homme dont je vous parle vint me trouver pour la dernière avec un de ses amis du même âge que lui, c'est-à-dire d'environ cinquante ans. Il firent retirer Isabeau et m'examinèrent tous deux avec la grande attention; l'ami de celui que je devais prendre pour mon père fit beaucoup d'éloges de moi ... j'étais selon lui charmante, faite à peindre ... hélas! c'était la première fois que je l'entendais dire, je n'imaginais pas que ces dons de la nature dussent devenir l'origine de ma perte ... qu'ils dussent être la cause de tous mes malheurs! L'examen des deux amis était entremêlé de légères caresses; quelquefois même on s'en permettait où la décence n'était rien moins que respectée ... ensuite tous deux se parlaient bas ... je les vis même rire ... eh quoi! la gaîté peut donc naître où se médite le crime! l'âme peut donc s'épanouir au milieu des complots formés contre l'innocence. Tristes effets de la corruption! que j'étais loin d'en augurer les suites! Elles devaient être bien amères pour moi. On fit revenir Isabeau.... Nous allons vous enlever votre jeune élève, dit M. Delcour, (c'est le nom de celui qu'on m'avait dit de regarder en père) elle plaît à M. de Mirville, dit-il, et montrant son ami, il va la conduire à sa femme qui en prendra soin comme de sa fille.... Isabeau se mit à pleurer, et me jetant dans ses bras, aussi chagrine qu'elle, nous mêlâmes nos regrets et nos pleurs.... Ah monsieur! dit Isabeau en s'adressant à M. de Mirville, c'est l'innocence et la candeur même, je ne lui connais nul défaut ... je vous la recommande, monsieur, je serais au désespoir s'il lui arrivait quelque malheur.... Des malheurs? interrompit Mirville, je ne vous la prends que pour faire sa fortune. ISABEAU.—Que le ciel au moins la préserve de la faire au dépends de son honneur. MIRVILLE.—Que de sagesse dans la bonne nourrice! On a bien raison de dire que la vertu n'est plus qu'au village. ISABEAU à M. Delcour.—Mais vous m'aviez dit ce me semble, monsieur, à votre dernière visite que vous la laisseriez au moins jusqu'à ce qu'elle eût rempli ses premiers devoirs de religion. M. DELCOUR.—De religion? ISABEAU.—Oui monsieur. M. DELCOUR.—Eh bien! est-ce que cela n'est pas fait? ISABEAU—Non monsieur, elle n'est pas encore assez instruite; monsieur le curé l'a remise à l'année prochaine. M. DE MIRVILLE—Oh parbleu! nous n'attendrons pourtant pas jusques-là, je l'ai promise pour demain à ma femme ... et je veux ... eh mais! ne s'acquitte-t-on pas de ces misères-là par-tout? M. DELCOUR.—Par tout, et aussi-bien chez vous qu'ici. Ne croyez-vous donc pas, Isabeau, qu'il puisse être dans la capital d'aussi bons directeurs de jeunes filles que dans votre village de Berseuil?... Puis se tournant vers moi—Sophie, voudriez-vous mettre des entraves à votre fortune, quand il s'agit de la conclure ... le plus petit retard. Hélas! monsieur, interrompis-je naïvement, dès que vous me parlez de fortune, j'aimerais mieux que vous fissiez celle d'Isabeau, et que vous me permissiez de ne la jamais quitter; et je me rejetais dans les bras de cette tendre mère ... et je l'inondais de mes pleurs.... Va, mon enfant, va, dit celle-ci, et me pressant sur son sein, je te remercie de ta bonne volonté, mais tu ne m'appartiens pas ... obéis à ceux de qui tu dépens, et que ton innocence ne t'abandonne jamais. Si tu tombes dans la disgrâce, Sophie, souviens-toi de ta bonne mère Isabeau, tu trouveras toujours un morceau de pain chez elle; s'il te coûte quelque peine à gagner, au moins tu le mangeras pur ... il ne sera pas le prix de la honte ... il ne sera pas arrosé des larmes du regret et du désespoir.... Bonne femme, en voilà assez ce me semble, dit Delcour, en m'arrachant des bras de ma nourrice, cette scène de pleurs toute pathétique qu'elle puisse être, met du retard à nos désirs ... partons.... On m'enlève, on se précipite dans une berline qui fend l'air et nous rend à Paris le même soir.

Si j'avais eu un peu plus d'expérience, ce que je voyais, ce que j'entendais, ce que j'éprouvais, auraient dû me convaincre avant que d'arriver, que les devoirs que l'on me destinait étaient bien différens de ceux que je remplissais à Berseuil, qu'il entrait bien d'autres projets que ceux de servir une dame, dans la destination qui m'attendait, et qu'en un mot cette innocence que me recommandait si fort ma bonne nourrice était bien près d'être outragée. M. de Mirville, à côté duquel j'étais dans la voiture, me mit bientôt au point de ne pouvoir douter de ses horribles intentions, l'obscurité favorisait ses entreprises, ma simplicité les encourageait, M. Delcour s'en divertissait et l'indécence était à son comble ... mes larmes coulèrent alors avec profusion.... Peste soit de l'enfant, dit Mirville ... cela allait le mieux du monde ... et je croyais qu'avant que nous fusions arrivés ... mais je n'aime pas à entendre brailler.... Eh! bon, bon, répondit Delcour, jamais guerrier s'effraya-t-il du bruit de sa victoire?... Quand nous fûmes l'autre jour chercher ta fille, auprès de Chartres, me vis-tu m'alarmer comme toi? Il y eut pourtant comme ici une scène de larmes ... et cependant, avant que d'être à Paris, j'eus l'honneur d'être ton gendre.... Oh! mais vous gens de robe, dit M. de Mirville, les plaintes vous excitent, vous ressemblez aux chiens de chasse, vous ne faites jamais si bien la curée que quand vous avez forcé la bête. Jamais je ne vis d'âmes si dures que celles de ces suppôts de Bertole. Aussi n'est-ce pas pour rien qu'on vous accuse d'avaler le gibier tout cru pour avoir le plaisir de le sentir palpiter sous vos dents.... Il est vrai, dit Delcour, que les financiers sont soupçonnés d'un coeur bien plus sensible.... Par ma foi, dit Mirville, nous ne faisons mourir personne, si nous savons plumer la poule, au moins ne l'égorgeons-nous pas. Notre réputation est mieux établie que la vôtre, et il n'y a personne qui au fond, ne nous appelle de bonnes gens.... De pareilles platitudes, et d'autres propos que je ne compris point, parce que je ne les avais jamais entendus, mais qui me parurent encore plus affreux, et par les expressions qui les entrelassaient et par l'indignité des actions dont Mirville les entrecoupait; de telles horreurs dis-je, nous conduisirent à Paris, et nous arrivâmes.

La maison où nous descendîmes n'était pas tout-à-fait dans Paris, j'en ignorais la position, plus instruite maintenant, je puis vous dire qu'elle était située près de la barrière des Gobelins. Il était environ dix heures du soir quand on arrêta dans la cour; nous descendîmes.—La voiture fut renvoyée et nous entrâmes dans une salle où le souper paraissait prêt à être servi; une vieille femme, et une jeune fille de mon âge, étaient les seules personnes qui nous attendissent; et ce fut avec elles que nous nous mimes à table; il me fut facile de voir pendant le souper que cette jeune fille nommée Rose, était à monsieur Delcour, ce qu'il me parut que monsieur de Mirville désirait que je lui fusse. Quand à la vieille, elle était destinée à être notre gouvernante, son emploi me fut expliqué tout de suite, et en m'apprit en même-tems que cette maison était celle où je devais loger avec ma jeune compagne, qui n'était autre que cette fille de monsieur de Mirville, que monsieur Delcour et lui disaient avoir été dernièrement chercher près de Chartres. Ce qui prouve, madame, que ces deux messieurs s'étaient réciproquement donné leurs deux filles pour maîtresses, sans que l'une de ces deux malheureuses créatures, connût mieux que l'autre la seconde partie des liens qui les attachaient à ces deux pères.

Vous me permettrez de taire, madame, les indécens détails, et de ce souper, et de l'affreuse nuit qui le suivit; un autre salon plus petit et plus artistement meublé, fût destiné à ces honteuses circonstances; Rose et monsieur Delcour y passèrent avec nous; celle-ci déjà au fait, n'opposa nuls refus, son exemple me fut proposé pour adoucir la rigueur des miens, et pour m'en faire sentir l'inutilité, on me fit craindre la force, si je m'avisais de les continuer ... que vous dirai-je, madame, je frémis ... je pleurai ... rien n'arrêta ces monstres et mon innocence fut flétrie.

Vers les trois heures du matin les deux amis se séparèrent, chacun passa dans son appartement pour y finir le reste de la nuit, et nous suivîmes ceux qui nous étoient destinés.

Là, monsieur de Mirville acheva de me dévoiler mon sort; «vous ne devez plus douter, me dit-il durement que je vous ai prise pour vous entretenir; votre état vient d'être éclairci de manière à ne plus vous laisser de soupçon.—Ne vous attendez pourtant pas à une fortune bien brillante ni à une vie très-dissipée; le rang que monsieur et moi tenons dans le monde, nous oblige à des précautions, qui rendent votre solitude un devoir. La vieille femme que vous avez vue près de Rose, et qui doit également prendre soin de vous, nous répond de votre conduite à l'un et à l'autre une incartade ... une évasion, serait sévérement punie, je vous en préviens: du reste soyez avec moi, soumise, honnête, prévenante et douce, et si la différence de nos âges s'oppose à un sentiment de votre part dont je suis médiocrement envieux, que, pour prix du bien que je vous ferai, je trouve du moins en vous toute l'obéissance sur laquelle je devrais compter, si vous étiez ma femme légitime. Vous serez nourrie, vêtue, ect. et vous aurez cent francs par mois pour vos fantaisies; cela est médiocre, je le sais; mais à quoi vous servirait le surplus dans la retraite où je suis obligé de vous tenir, d'ailleurs j'ai d'autres arrangemens qui me ruinent. Vous n'êtes pas ma seule pensionnaire ... c'est ce qui fait que je ne pourrai vous voir que trois fois la semaine, vous serez tranquille le reste du tems, vous vous distrairez ici avec Rose et la vieille Dubois, l'une et l'autre dans leur genre ont des qualités qui vous aideront à mener une vie douce, et sans vous en douter, ma mie, vous finirez par vous trouver heureuse».

Cette belle harangue débitée, monsieur de Mirville se coucha, et m'ordonna de prendre ma place auprès de lui.—Je tire le rideau sur le reste, madame, en voilà assez pour vous faire voir quel était l'affreux sort qui m'était destiné; j'étais d'antant plus malheureuse qu'il me devenait impossible de m'y soustraire, puisque le seul être qui eût de l'autorité sur moi ... mon père même me contraignait à m'y résoudre et me donnait l'exemple du désordre.

Les deux amis partirent à midi, je fis plus ample connaissance avec ma gardienne et ma compagne; les circonstances de la vie de Rose ne différaient en rien de celles de la mienne, elle avait six mois plus que moi. Elle avait comme moi passé sa vie dans un village, élevée par sa nourrice, et n'était à Paris que depuis trois jours, mais la distance énorme du caractère de cette fille au mien, s'est toujours opposé à ce que je fisse aucune liaison avec elle, étourdie, sans coeur, sans délicatesse, n'ayant aucune sorte de principes. La candeur et la modestie que j'avais reçues de la nature, s'arrangeaient mal avec tant d'indécence et de vivacité, j'étais obligée de vivre avec elle, les liens de l'infortune nous unirent; mais jamais ceux de l'amitié.

Pour la Dubois, elle avait les vices de son état et de son âge; impérieuse, tracassière, méchante, aimant beaucoup plus ma compagne que moi; il n'y avait rien là, comme vous voyez, qui dût m'attacher fort à elle, et le temps que j'ai été dans cette maison, je l'ai presqu'entièrement passé dans ma chambre, livrée à la lecture que j'aime beaucoup, et dont j'ai pu faire aisément mon occupation, moyennant l'ordre que M. de Mirville avait donné de ne me jamais laisser manquer de livres.

Rien de plus réglé que notre vie; nous nous promenions à volonté dans un fort beau jardin, mais nous ne sortions jamais de son enceinte; trois fois de la semaine, les deux amis qui ne paraissaient jamais qu'alors, se réunissaient, soupaient avec nous, se livraient à leurs plaisirs, l'un devant l'autre, deux ou trois heures de l'après-souper, et allaient de-là finir le reste de la nuit chacun avec la sienne, dans son appartement, qui devenait le nôtre le reste du temps.... Quelle indécence! interrompit madame de Blamont.... Eh quoi les pères aux yeux de leurs filles! Ma chère amie, dit madame de Senneval, m'approfondissons pas ce gouffre d'horreur, cette infortunée nous apprendrait peut-être des atrocités d'un bien autre genre.—Que savez-vous s'il n'est pas essentiel que nous les sachions, dit madame de Blamont.... Mademoiselle, continua en rougissant; cette femme vraiment honnête et respectable, je ne sais comment vous exposer ma question ... mais n'est-il jamais arrivé pis? Et comme elle vit que Sophie ne la comprenait point; elle me chargea de lui expliquer bas, ce qu'elle voulait dire.

Une sorte de jalousie, dominant l'un et l'autre ami, est peut-être le seul frein qui les ait contenu sur ce que vous voulez dire, madame, reprit Sophie, au moins ne dois-je supposer que ce sentiment pour cause d'une retenue.... Qui dans de telles âmes n'eut sûrement jamais la vertu pour principes. Il est mal de juger ainsi son prochain sans preuves, je le sais, mais tant d'autres écarts ... tant d'autres turpitudes ont si bien su me convaincre de la dépravation de moeurs de ces deux amis, que je ne dois assurément attribuer leur sagesse dans ce que vous voulez dire, qu'à un sentiment plus impérieux que leur débauche; or, je n'en ai point vu qui l'emportât sur leur jalousie.—Elle est difficile à entendre avec cette communauté de plaisirs dont vous nous parlez, dit madame de Senneval. Et sur-tout avec ces autres pensionnaires dont monsieur de Mirville convenait, ajouta madame de Blamont.—Je l'avoue, mesdames, reprit Sophie, peut-être est-ce ici un de ces cas où le choc violent de deux passions, ne laisse triompher que la plus vive, mais ce qu'il y a de bien sûr, c'est que le désir de conserver chacun leur bien, désir né de leur jalousie trop reconnue pour en douter, l'emporta toujours dans leur coeur, et les empêcha d'exécuter ... des horreurs ... dont ma compagne, je le sais, n'eut fait que rire, et qui m'eussent paru plus affreuses que la mort même.—Poursuivez, dit madame de Blamont, et ne trouvez pas mauvais que l'intérêt que vous m'avez inspiré, m'ait fait frémir pour vous.

Jusqu'à l'événement qui m'a valu votre protection, madame, continue Sophie, en s'adressant toujours à madame de Blamont; il me reste fort peu de choses à vous apprendre. Depuis que j'étais dans cette maison, mes appointemens m'étaient payés avec la plus grande exactitude, et n'ayant aucun motif de dépense, je les économisais dans la vue de trouver peut-être un jour l'occasion de les faire tenir à ma bonne Isabeau, dont le souvenir m'occupait sans cesse. J'osai communiquer cette intention à monsieur de Mirville, ne doutant point qu'il ne me procurât lui-même la moyenne d'exécuter l'action que je méditais.... Innocente! Où allais-je supposer la compassion? Habita-t-elle jamais dans le sein du vice et du libertinage!—Il vous faut oublier tous ces sentimens villageois, me répondit brutalement monsieur de Mirville, cette femme a été beaucoup trop payée des petits soins qu'elle a eus de vous; vous ne lui devez plus rien.—Et ma reconnaissance, monsieur, ce sentiment si doux à nourrir dans soi, si délicieux à faire éclater.—Bon, bon, chimère que toutes ces reconnaissances là. Je n'ai jamais vu qu'on en retirât quelque chose, et je n'aime à nourrir que les sentimens qui rapportent. Ne parlons plus de cela, ou, puisque vous avez trop d'argent, je cesserai de vous en donner davantage.—Rejetée de l'un, je voulus recourir à l'autre, et je parlai de mon projet à monsieur Delcour. Il le désapprouve plus durement encore, il ma dit qu'à la place de monsieur de Mirville, il ne me donnerait pas un sol, puisque je ne songeais qu'à jeter mon argent par la fenêtre; il me fallut renoncer à cette bonne oeuvre, faute de moyens pour l'accomplir.

Mais avant que d'en venir à ce qui donna lieu à la malheureuse catastrophe de mon histoire, il faut que vous sachiez, madame, que les deux pères s'étaient plus d'une fois, devant nous, cédé leur autorité sur leurs filles, en se priant réciproquement de ne les point ménager quand elles se donneraient des torts, et cela pour nous mieux inspirer la retenue, la soumission et la crainte dont ils voulaient nous composer des chaînes; or, je vous laisse à penser si tous deux abusaient de cette autorité respective; monsieur de Mirville extraordinairement brutal, me traitait sur-tout avec une dureté inouïe, au plus léger caprice de son imagination; et quoiqu'il agit devant monsieur Delcour, celui-ci ne prenait pas plus ma défense, que Mirville ne prenait celle de sa fille, quand Delcour la maltraitait de même, ce qui arrivait tout aussi souvent. Cependant madame, il faut vous l'avouer; entièrement coupable, entièrement complice du malheureux commerce où j'étais entraînée, la nature trahit et mon devoir, et mes sentimens, et pour me punir davantage, elle voulut faire éclore dans mon sein, un gage de mon déshonneur. Ce fut à-peu-près vers ce temps que ma compagne impatientée de la vie qu'elle menait, m'avoua qu'elle méditait une évasion. Je ne veux pas l'entreprendre seule, me dit-elle un jour, j'ai trouvé des moyens d'intéresser le fils du jardinier.... Il est mon amant ... il m'offre de me rendre libre; tu es la maîtresse de partager notre sort ... peut-être vaudrait-il mieux pour toi d'attendre après tes couches ... je n'en agirai pas moins pour ta délivrance, je te ménagerai un ami, il viendra te retirer d'ici, et nous nous réunirons si tu le veux. Ce dernier plan de liaison ne me convenait guères, et si je désirais ma liberté, c'était pour mener un genre de vie bien différent de celui qu'allait embrasser ma compagne. J'acceptai néanmoins ses offres, je convins avec elle qu'il valait mieux que je n'exécutasse cette fuite qu'après mes couches, je la priai de ne pas m'oublier et de disposer tout pour ce moment. Cependant, quelque pressée qu'elle fût elle-même, les préparatifs de son projet exigeaient des retards et tout ne put être arrangé qu'environ deux mois avant la fin de mon terme. L'instant était venu, elle allait s'évader, lorsqu'un jour, la veille de celui qu'elle avait choisi pour son départ, et la veille également de celui où j'ai eu le bonheur de vous rencontrer, pendant qu'elle montait dans sa chambre pour aller chercher quelque argent destiné au jardinier qui devait lui faire trouver un appartement tout prêt; elle me pria de rester avec ce jeune homme qui pressé de sortir, paraissait ne vouloir point s'arrêter, et de l'engager d'attendre une minute.... Fatale époque de mon infortune! ou plutôt de mon bonheur, puisque cette même circonstance fut celle qui m'enleva de ce gouffre; mon sort voulut qu'il arriva pour lors ce qui n'était jamais arrivé depuis trois ans; M. de Mirville entra seul et se trouva sur moi avant que j'eusse le temps de repousser le jeune homme pour le soustraire à ses regards, il s'évada cependant fort vite, mais ce ne fut pas sans être vu. Rien ne peut rendre l'accès de colère dans lequel Mirville tomba sur-le-champ; sa canne fut la première arme dont il se servit, et sans égard pour ma situation, sans approfondir si j'étais coupable ou non, il m'accable d'outrages, me traîne au travers de la chambre par les cheveux, me menace de fouler à ses pieds le fruit que je porte dans mon sein, et qu'il ne voit plus que comme un témoignage de sa honte. J'allais enfin expirer sous les coups dont je suis encore toute meurtrie, si la Dubois n'était accourue et ne m'eut arrachée de ses mains. Alors sa rage devint plus froide.... Je ne l'en punirai pas moins cruellement, dit-il,... qu'on ferme les portes ... que personne n'entre, et que cette prostituée monte à l'instant dans sa chambre.... Rose qui avait tout entendu, fort contente d'échapper, par cette méprise, à ce qu'elle méritait seule, se gardait bien de dire un mot, et la foudre n'éclata que sur moi.... Je fus bientôt suivi de mon tyran, ses yeux étincelaient de mille sentimens divers, parmi lesquels je crus en démêler de plus terribles que ceux de la colère, et dont les impressions, en disloquant les muscles de son odieuse phisionomie, me le firent paraître en encore plus affreux.... Oh! madame, comment vous rendre les nouvelles infamies dont je devins victime! elles outragent ensemble et la nature et la pudeur, je ne pourrai jamais vous les peindre.... Il m'ordonne de quitter mes vêtemens ... je me jette à ses pieds, je lui jure vingt fois mon innocence, j'essaie de l'attendrir par ce funeste fruit de son indigne amour; l'infortuné, agitant mon sein de ses palpitations, il semblait déjà se courber sur les genoux de son père ... on eut dit qu'il implorait sa grâce.... Mon état ne toucha point Mirville, il y trouvait, prétendait-il, une conviction de plus à l'infidélité qu'il soupçonnait; tout ce que j'alléguais n'était qu'imposture, il était sûr de son fait, il avait vu, rien ne pouvait lui en imposer ... je me mis donc dans l'état qu'il désirait, dès que j'y fus, des lieus barbares lui répondirent de ma contenance....


Illustration: L'infortuné ... il semblait déjà se courber sur les genoux...

Je fus traitée avec cette sorte d'ignominie scandaleuse, que le pédantisme se permet sur l'enfance.... Mais avec une cruauté,... avec une rigueur,... enfin, je pâlis.... Je chancelai sous mes liens,... mes yeux se fermèrent, j'ignore les suites de sa barbarie.... Je ne retrouvai l'usage de mes sens que dans les bras de la Dubois.... Mon bourreau arpentait la chambre à grands pas, il diligentait les soins qu'on me donnait ... non par pitié ... le monstre ... mais pour être plus vite débarrassé de moi.... Allons, s'écria-t-il, est-elle prête, et me voyant encore aussi nue qu'il m'avait mise, rhabillez-la, rhabillez-la donc madame, et qu'elle disparaisse.... Il me demande mes clefs, reprend tout ce que je tiens de lui, et me donnant deux écus;—tenez, me dit-il, voilà plus qu'il n'en faut pour vous conduire chez une de ces femmes publiques dont la ville est remplie, et qui recevra, sans doute, avec empressement, une créature capable de la conduite que vous avez tenue chez moi.... Oh! monsieur, répondis-je en larmes, ne pouvant tenir à ce dernier avilissement, je n'ai jamais fait qu'une faute, et c'est vous seul qui me l'avez fait commettre. Jugez mon repentir par mes malheurs, et ne m'outragez pas dans l'infortune. A ces mots qui devaient l'attendrir, si l'âme des tyrans s'ouvrait à la pitié, si le crime qui la corrompt, ne la fermait pas toujours aux cris de l'innocence; il me saisit par le bras, m'entraîne à l'extrémité de la maison, et me jette dans une rue détournée qui aboutissait à l'une des portes du jardin.... Que votre âme sensible conçoive ma situation, madame, seule à l'entrée de la nuit, près d'une ville absolument inconnue de moi, dans l'état où je me trouvais, ayant à peine de quoi me conduire, déchirée, blessée de toutes parts, n'ayant pas même la ressource des larmes, hélas! je n'en pouvais répandre.

Ne sachant où porter mes pas, je me jetai sur le seuil de cette porte qu'on venait de refermer sur moi.... Je m'y précipitai sur les traces mêmes de mon sang, résolue d'y passer la nuit.—Le barbare, me disais-je, il ne m'enviera pas l'air que j'ai le malheur de respirer encore.... Il ne m'ôtera pas l'abri des bêtes, et le ciel qui prendra pitié de mes maux, m'y fera peut-être mourir en paix. Un moment, je me crus perdue, j'entendis passer près de moi,... était-ce lui qui me faisait chercher? Voulait-il achever son crime, voulait-il m'enlever un reste de vie que je détestais? ou le remords enfin, dans son âme de boue, y rappelait-il un instant la pitié, quoiqu'il en fût, on me dépassa fort vite, le jour vint, je me levai, et me déterminai sur-le-champ à aller regagner l'habitation de ma chère Isabeau, bien sûre qu'elle ne me refuserait l'asile dont elle m'avait toujours flattée.... Je partis donc ... et j'en étais à mon quatrième jour de marche, me traînant comme je pouvais, moulue de coups, palpitant de crainte, fatiguée du fardeau de mon sein, n'osant presque point prendre de nourriture, de peur que le peu d'argent que j'avais ne me conduisit point à Berceuil; je m'en croyais près, lorsque je me suis perdue, ce que les douleurs m'ont arrêtées; c'est là où j'ai eu le bonheur de rencontrer monsieur, dit Sophie en me désignant, et quelqu'affreuse que soit ma situation, poursuivit-elle, en fixant madame de Blamont, je la regarde comme une grâce du ciel, puisqu'elle m'assure l'appui d'une dame, dont la pitié me secoure, et dont les bontés me feront retrouver celle que j'appelle ma mère. Je suis jeune, j'ose ajouter que je suis sage, si j'ai fait une faute, Dieu m'est témoin que c'est malgré moi ... je la réparerai ... je la pleurerai toute ma vie ... j'aiderai ma bonne Isabeau dans son ménage, et si je n'ai pas une aisance semblable à celle que m'avait procuré le crime, j'y trouverai du moins de la tranquillité et n'y connaîtrai pas le remord.

Ici, les larmes coulèrent des yeux de toute l'assemblée; Sophie trop émue, pour contenir les siennes, nous supplia de la laisser seule un moment. Nous nous retirâmes pour aller renouveler nos conjectures, et comme le courrier part, je suis obligé, mon cher Valcour, de te laisser aux tiennes, en t'assurant que mon premier soin sera de l'achever le détail de ce que nous aurons pu découvrir sur cette malheureuse aventure.


LETTRE DIX-SEPTIÈME.

Le même au même.

Vertfeuil, ce 30 Août, au soir.

Sophie qui n'avait encore osé faire voir à sa garde, les sanglantes marques dont elle est couverte, s'y hasarda dès qu'elle nous en eut fait l'aveu, et dès le vingt-huit, comme elle avait passée une nuit cruelle, elle pria cette femme d'examiner ses contusions et de les lui soulager.

Celle-ci trouva tant de désordres et des meurtrissures si graves, qu'elle ne voulut rien prendre sur elle, et madame de Blamont consultée, envoya sur-le-champ chercher Dominic son chirurgien d'Orléans, que l'on n'introduisit près de la malade qu'après lui avoir fait jurer le secret. L'artiste fit son examen, et son rapport fut que la délivrance faite à sept mois, quoique l'enfant eut vu le jour, était bien sûrement une couche forcée, suite des accidens éprouvés par la malade, indépendamment d'un coup très-violent à travers les reins, il y en avait vingt-un autres tant sur les bras, les épaules, ou le reste du corps de cette malheureuse, dont chacun occasionnait une contusion qui demandait des pansemens subits.—Les effets du second accès de la colère réfléchie de Mirville avaient eu une prodigieuse extension, mais ce qui servait sa barbarie pour lors ayant sans doute une bien plus grande flexibilité, contusionnait infiniment moins, quoiqu'en flétrissant davantage, et les dangers de ce second traitement, bien qu'il eut été porté à l'extrême, n'étaient pas si dangereux que ceux de l'autre.

D'après cette exposition, Dominic ordonna une saignée du pied, le plus grand calme et quelques boissons. Il ne s'est retiré qu'au bout de vingt-quatre heures, après avoir vu le meilleur effet de ses premiers traitemens, il a laissé son ordonnance à la sage femme et reviendra au commencement de la semaine, il espère, dît-il, beaucoup et de l'âge et du bon tempérament de la jeune personne. Il a jugé à propos que l'on la sépare de son enfant, ce qui a été fait d'autant plus heureusement que cette pauvre petite créature est morte très-peu après avoir quittée sa mère, et que cette perte, si elle l'avait su, l'aurait peut-être envoyée au tombeau; on lui a caché cet événement; quoiqu'un peu mieux aujourd'hui, elle n'est pourtant pas encore en état de l'apprendre; telle est, mon ami, l'histoire du vingt-huit.

Hier, vingt-neuf, madame de Blamont me pria d'aller au village de Berceuil, vérifier sur les lieux mêmes, les dépositions de Sophie, je m'y rendis à cheval et muni d'une lettre de madame de Blamont, je descendis chez le curé.—C'est un homme d'environ cinquante ans, dont le maintien et l'honnêteté paraissent soutenir le caractère; il me reçut fort bien, m'invita à dîner chez lui, et en attendant l'heure du repas, me conduisit chez Isabeau, parfaitement telle que nous l'avait dépeint Sophie. Tous deux se rappelaient au mieux cette jeune fille, le curé se ressouvenait très-bien de lui avoir enseigné sa religion.—Pour Isabeau, elle pleura d'abord de joie, quand je lui eu dit que son élève existait, l'aimait et demandait à la voir, et bientôt après de chagrin, quand je lui appris son état; j'insistai peu sur les détails, madame de Blamont m'avait fait sentir la nécessité de les déguiser, et j'étais pénétré comme elle, du besoin de ce mystère; tout se borna donc à constater que Sophie n'en imposait pas, et à convenir avec ces deux honnêtes gens qu'ils se rendraient l'un et l'autre, à la prochaine invitation que leur ferait la dame qui m'envoyait, laquelle ne retardait le plaisir de les voir, qu'en raison de la santé de Sophie, point encore en état d'embrasser des personnes si chères.—Je dînai chez le curé que je trouvai là, comme dans nos opérations, un homme de très-grand sens, l'événement qui m'attirait chez lui fit tomber le discours sur la dépravation des moeurs, cause unique, prétendait-il, de toutes les atrocités qui se commettent journellement.

«Oh! monsieur, (me dit l'honnête ecclésiastique, avec cet enthousiasme chaleureux de la vertu), je vois éclore à tout instant un fratras d'écrits inintelligibles, une foule de projets ineptes sur la mendicité, sur les moyens de l'extirper en France, projets atroces, qui n'ont pour malheureux principe, que le désespoir où est le riche d'être obligé de contempler l'infortune dans son semblable, que le désespoir d'être contraint à donner quelques secours;—ne croyant son or fait, que pour payer ses honteuses jouissances. Il voudrait se soustraire à ces tristes obligations, il voudrait éloigner de ses yeux le spectacle attendrissant de la misère, qui glace ses indignes plaisirs, qui lui fait voir l'homme de trop près, qui le ramenant aux accablantes idées du malheur, anéantit, malgré lui-même, l'intervalle immense que son orgueil ose mettre entre l'homme et l'homme.—Voilà, monsieur, voilà les seules causes de tous ces pitoyables écrits; n'en doutez pas, ils ne sont dictés que par l'avarice, l'orgueil et l'inhumanité.... On ne veut point voir de pauvres en France,—eh bien! que l'on s'occupe pour y réussir, du moyen de réformer les moeurs, et de préserver surtout la jeunesse de leur perfide corruption; que l'on réforme le luxe,—ce luxe pernicieux qui ruine et dérange le riche, sans soulager le misérable, et qui plonge bientôt celui-ci dans l'abyme, par sa folle prétention à atteindre ce qu'il ne peut approcher qu'en entraînant sa perte. Que vos gens de lettres s'occupent de ces plans, monsieur, qu'ils en offrent au gouvernement des projets rectifiés, et de la réussite de ces premières opérations, naîtra bientôt cette réforme de mendians tant désirée dans votre capitale. Que ce luxe si dangereux n'attire plus à vos ateliers de colifichets, ou derrière vos magnifiques voitures, le fils de ce bon laboureur qui, abandonné de ses meilleurs enfans, va bientôt mendier avec ce qui lui reste, à la porte même de l'hôtel où son fils orgueilleux d'une jaquette chamarrée, ose le regarder insolemment, sans daigner le reconnaître ou le soulager. Diminuez les impôts, honorez, encouragez l'agriculture[4], préférez sur-tout l'honnête individu qui s'y livre, à cet impertinent plumitif qui, masqué d'une jupe noire, a quitté la charrue de son père, pour venir s'engraisser dans la ville, des divisions intestines du citoyen.—Classe abjecte, venimeuse, aussi inutile que méprisable, que de bonnes lois devraient ou retenir dans ses foyers, ou enchaîner, dès qu'elle en sort, à des travaux publics, dans lesquels, plus utiles au moins, ou qu'au parquet ou qu'au barreau, elle servirait la patrie, au lieu de la détruire, au lieu de la miner sourdement par ses prévarications, ses rapines et ses excroqueries scandaleuses. Vous ne voulez pas voir de mendians en France, n'épuisez pas le malheureux cultivateur par des taxes au-dessus de ses forces, ne foulez pas vos fermiers, afin d'être plus en état de broder vos habits et de pomponner vos chevaux, et les mendians, malheureuse excrécence de tous ces abus, ne fatigueront point vos regards; mais ne les bannissez pas, ne les molestez pas par une pitié barbare et insultante, ne les engouffrez pas comme des cadavres dans des sépulcres d'horreur et de foetidité; songez qu'ils sont hommes comme vous, que le même soleil les éclaire et qu'ils ont droit au même pain.... Vous ne voulez pas de mendians! n'engloutissez pas dans la capitale les ruisseaux d'or de vos provinces, que la circulation soit libre, et la dose du bonheur équitablement répartie sur chaque citoyen, ne vous montrera plus, l'un au pinacle et l'autre sous les haillons de la misère; et pourquoi faut-il qu'il y ait une partie des hommes qui regorge d'or, tandis que l'autre n'a pas même l'usage de ses premiers besoins, pourquoi faut-il qu'il n'y ait que deux ou trois belles villes en France, pendant que l'infortune dépeuple ou dévaste les autres?... Vous ressemblez à ces enfans qui mettent à un seul château toutes les cartes qu'on leur a données, qu'arrive-t-il?—l'édifice écroule,—voilà votre image. Votre Babylone moderne s'anéantira comme celle de Sémiramis, elle s'évanouira de dessus le globe de la terre, comme ont disparu ces villes florissantes de la Grèce, qui n'ont eu comme elle, que le luxe pour cause de leur dépérissement, et l'état énervé, pour embellir cette nouvelle Sodome, s'engloutira comme elle, sous ses ruines dorées.»[5]

J'aurais pu répondre au curé, car tu sais que je ne pense pas comme lui, sur ce luxe que tu blâmes* aussi quelquefois avec tant de force; mais l'heure me pressait, je prévoyais l'inquiétude de nos dames, je me séparai donc promptement de ce bon prêtre, lui promettant de discuter plus à l'aise une autre fois les matières qui venaient de nous occuper. Je lui fis promettre d'être exact à se rendre avec Isabeau, chez madame de Blamont, quand une voiture viendrait les prendre, et je revins.

Ce fut au retour de ce voyage que je trouvai l'enfant de Sophie, mort, et la mère un peu mieux, on ne vit point d'inconvéniens à ce que je lui donnasse des nouvelles de sa bonne nourrice, elle m'en remercia avec les expressions de la plus tendre reconnoissance. En vérité, c'est un caractère charmant que celui de cette jeune personne, dès que le sort lui destinait le malheureux état de fille entretenue, quel dommage que cela ne soit pas tombé entre les mains de quelque vieux garçon honnête et rangé, dont elle aurait fait la félicité par sa sagesse et par sa douceur; mais il me paroît que les intentions de madame de Blamont sont si avantageuses pour cette pauvre fille, qu'elle n'aura vraisemblablement pas à se repentir de son changement d'état, puisqu'elle n'aurait pu suivre cet état qu'aux dépens de son honneur et de sa conscience, au lieu qu'elle pourra vivre dans celui qu'on lui destine, en conservant toute la pureté de son âme. Je n'eus pas plutôt donné à notre malade des nouvelles de sa bonne Isabeau, qu'elle brûla du désir de la voir, mais quand je lui eus prouvé que sa santé exigeait qu'elle se priva encore quelques jours de ce plaisir, elle se rendit, et me chargea, les larmes aux yeux, de témoigner à madame de Blamont, jusqu'à quel point elle était sensible aux bontés qu'on avait pour elle. Hélas! monsieur, me disait-elle, d'une voix tendre et flatteuse, les effets de la reconnoissance d'une infortunée comme moi, sont d'un bien léger prix pour madame de Blamont, mais mon coeur est si pur, que ses voeux seront entendus de l'éternel, et si je puis sauver ma vie, j'en emploierai tous les instans à implorer le ciel pour son bonheur et pour celui de tout ce qui l'entoure; ensuite, elle arrosait mes mains de ses larmes, elle me demandait mille fois pardon de toutes les peines qu'on daignait se donner pour une pauvre fille qui ne les méritait pas. L'organe flatteur de cette jeune fille, de très-beaux yeux bleux remplis de sentiment, un air d'innocence, de vérité, répandu dans toute sa physionomie, et qui place, pour ainsi-dire, son âme sur les traits de sa jolie figure.... Tout cela, mon ami, intéresse involontairement pour elle; ses malheurs achèvent d'attendrir et il devient réellement impossible de ne pas désirer qu'elle soit heureuse. Aline, à qui l'on a expliqué, des aventures de Sophie, tout ce que permettait la décence, l'a pris dans une amitié très-singulière; il faut l'arracher du chevet de son lit, elle veut lui donner ses bouillons, elle y voudrait coucher, si on la laissait faire, mais une chose plus extraordinaire, ô Valcour! c'est qu'il est impossible de ne pas observer entre ces deux jeunes personnes, un air de famille; il est frappant.—Eugénie et madame de Senneval ont fait la même remarque; je l'avais fait avant elle.—Madame de Blamont en avait été émue au premier coup d'oeil.—En te peignant les traits qui les rapprochent, tu te figureras encore mieux cette Sophie; d'abord, elles ont absolument le même son de voix, absolument le même tour de visage, la même bouche, positivement le même air dans leur ensemble; Sophie a comme ton Aline, ces superbes cheveux châtains-clairs, tirant un peu sur le blond; le même éclat dans la peau, et toutes deux, enfin, paraissent avoir le même fond de caractère.—Sophie adore Aline, elle la conjure à tout moment de ne point prendre tant de soins d'elle, et laisse voir en même temps tout le chagrin qu'elle aurait, si celle-ci lui accordait sa demande.

Ces différentes choses reconnues, il est devenu très-probable entre madame de Senneval, madame de Blamont et moi, que les noms de Mirville et de Delcour sont des noms supposés qui en cachent peut-être de bien plus intéressans pour madame de Blamont; n'osant néanmoins hasarder encore que des conjectures.... Récapitulons ce qui les fonde.

L'éducation de Sophie dans un village si près d'une terre où monsieur de Blamont vient tous les ans voir sa femme.... Cette singulière ressemblance.... La liaison des deux amis si conforme à celles de messieurs de Blamont et d'Olbourg ... leur âge ... leurs portraits faits par Sophie et par sa nourrice, et où tous les traits de nos originaux se retrouvent.... Leur état, l'un de robe, l'autre de finance.—Une légère objection se présente ici, je la sens.... M. Delcour a été plusieurs fois chez Isabeau, on n'a jamais dit qu'il y fut venu de Vertfeuil; serait-il possible, si M. Delcour était le même que M. de Blamont, qu'il ne fût pas connu dans un village, si voisin d'une terre de sa femme? mais cette objection s'évanouit à l'examen: d'abord en voyant arriver M. Delcour à Berceuil, on peut fort bien ignorer de quel endroit il doit venir; il est possible d'ailleurs qu'il n'y soit jamais venu que de Paris. Secondement, on ne connaît Monsieur et Madame de Blamont, à Berceuil, que de réputation; on n'a pas la moindre idée de leur figure, ce peut donc être le même homme; il y a donc à parier que c'est le même homme, et si la combinaison est juste tu vois quel est l'odieux caractère, quel est le scélérat qui ose s'offrir à ton Aline! car, si Delcour est Blamont, n'en doutons point, Mirville n'est autre que d'Olbourg.

Dans cette circonstance épineuse madame de Blamont ne sait que décider.... Faire rendre, à Sophie, une plainte contre M. de Mirville, est la faire porter contre M. Delcour. Or, si les noms nous abusent tu vois qui elle compromat dans cette plainte? cette idée l'arrête. —Cependant quelle arme elle laisse échapper, si elle ne saisit pas tout ceci, pour se débarrasser des poursuites d'un gendre, indigne d'elle assurément, s'il est coupable de l'infamie que nous recherchons. —Trouvera-t-elle jamais une plus belle occasion? N'aura-t-elle pas dans la supposition que les noms cachent ceux que nous soupçonnons, à se repentir toute sa vie de n'avoir pas profité de cet événement pour arrêter les démarches d'un homme dont l'alliance la déshonorerait.... Si elle manque ce que lui offre le hasard, et que M. de Blamont triomphe, qu'intéressant son autorité et les loix, il parvienne à mettre Aline dans les bras de d'Olbourg, madame de Blamont ne mourra-t-elle pas de chagrin d'avoir eu tout ce qu'il fallait pour arrêter cet affreux sacrifice, et de ne l'avoir pas fait? Ces considérations, sur lesquelles je crus devoir fortement appuyer, la déterminèrent, enfin, à faire rendre une plainte à Orléans;—mais une plainte secrète, dont elle put être absolument la maîtresse; le juge s'est en conséquence rendu ce matin, à l'invitation qui lui a été faite; Sophie se trouvant un peu mieux, il a été introduit, et a reçu son exposition du fait simple et pur.—«D'un outrage commis sur elle; grosse par un monsieur de Mirville, financier à Paris, lequel était auteur de sa grossesse, et était venu la chercher au village de Berceuil, avec un de ses amis, il y a environ trois ans, pour l'entretenir sur le pied de sa maîtresse, ce qu'il a fait jusqu'au moment où il l'a indignement traitée, quoi-qu'enceinte, et mis à la porte de sa maison ect. ect. ect.».

Nous avons tous signés, elle comme partie, nous comme témoins de son état, Dominic signera à Orléans; et la plainte restera chez le magistrat, jusqu'à ce qu'il plaise à madame de Blamont de la réveiller.

Tout ceci se faisait à regret, et ne se serait jamais fait sans moi; mais je l'ai cru de la plus extrême nécessité. L'excellent caractère de Sophie, se refusait à une plainte.—Madame de Blamont tremblait de compromettre le personnage quelle croit envelopper, sous le nom de Delcour; on n'osait avouer au juge aucune de ces considérations; j'ai cru trouver le biais en ne nommant point monsieur Delcour, dans la plainte qui ne se trouve plus absolument portée que contre monsieur de Mirville.

Tu vois maintenant mon ami le motif qui a déterminé mes opérations, je n'ai eu que ton bonheur et ton intérêt en vue.—Si je me trompe redresse-moi; mais quelque puisse être l'excès de ta délicatesse, je doute pourtant qu'elle l'eût fait agir différemment, et j'ose croire que tu m'approuveras. Voici maintenant une autre idée, suite nécessaire de nos premières démarches, et qui peut-être s'accordera encore moins avec la droiture de ton âme; mais dont l'exécution pourtant me paraît indispensable.

Madame, ai-je dit à madame de Blamont, sitôt après le départ du magistrat, il me paraît que l'objet essentiel est de connaître maintenant le héros de notre aventure?

Madame de Blamont.—Ou cette découverte nous mènera-t-elle?—au même objet qui m'a fait vous conseiller la plainte; il vous faut des armes, le hasard vous en offre.—Mais si ces deux particuliers n'ont rien de commun avec ceux qui nous intéressent?—Vous saurez au moins à quoi vous en ternir, et tout reste alors dans les ténèbres.—Et si ce sont eux?—Vous vous retrouvez dans le même état.... Vous êtes toujours maîtresse de la plainte de Sophie. Oh madame! si Mirville est d'Olbourg, irez-vous lui donner votre fille?—Cette idée me révolte, ne me l'offrez seulement pas.—Et si vous ne vous éclaircissez point, et que le scélérat soit d'Olbourg; que votre époux parvienne au but qu'il se propose, prévoyez-vous les remords qui vous déchireront?—Je n'y survivrais pas.—Il faut donc les éviter.—Déterville je me fie à vous; faites absolument tout ce que vous croirez convenable, mais usez, je vous en conjure, de la plus extrême modération.

L'objet, selon moi, était de se transporter sur les lieux mêmes; de tâcher de séduire la duègne Dubois, afin d'en tirer des éclaircissemens. Je suis convaincu qu'elle en pourrait fournir beaucoup. Trois moyens s'offraient pour nous amener la fidèle gardienne; celui d'aller la débaucher moi-même; celui de te charger de ce soin, et enfin celui de détacher d'ici un nommé Saint-Paul, vieux domestique de madame de Blamont, singulièrement attaché à sa maîtresse, et l'un des plus fins valets dont la livrée de France puisse se faire honneur. Le premier de ces moyens me repugnait un peu; j'étais bien sûr que tu ne te chargerais pas du second: nous avons donc adopté le troisième, et sans que tu t'en mêles, sans que Saint-Paul te voie même à Paris.—Il est décidé qu'il part demain avec cinquante louis dans sa poche, et qu'il ne revient point sans la vieille, ou sans les plus grandes lumières de sa part. Comme il a ordre de ne communiquer qu'avec nous, ce ne sera que par nous que tu apprendras les détails; sois en paix, du mistère et montre toi le moins possible pendant que nous allons agir.

Au moment du départ de ma lettre.

Sophie va mieux, Aline est fatiguée; elle a eu hier un peu de migraine, on a obtenu d'elle d'aller se coucher: Eugénie lui a promis de veiller Sophie comme elle même. Madame de Blamont est agitée; c'est madame de Senneval et moi qui tenons la maison et qui vaquons à tout.—Aline ne veut pas que je cachette sans te prouver par deux lignes, que son indisposition n'est rien.

Aline à Valcour.

P.S. Que d'événemens!... Que de soupçons!... Que de conjectures!... Ah! si le ciel a choisi cette manière pour nous éclairer, il ne laissera pas son ouvrage imparfait! Puisse tout ceci tourner à notre bonheur, sans troubler celui de l'être à qui je dois le jour. Son repos m'est plus cher que ma satisfaction même, et je ne dois jamais cesser de le respecter. Adieu, soyez tranquille, écrivez-nous, et comptez sur la tendresse de votre Aline, elle sera toujours inexprimable.

Notes:

[4] «Le premier besoin est de vivre, l'art qui nourrit les hommes est le premier des arts.» BÉLISAIRE, cap. 12.

[5] C'est ici comme dans bien d'autres passages, que nous supplions nos lecteurs de ne pas perdre de vue que cet ouvrage s'écrivait un an avant la révolution.


LETTRE DIX-HUITIÈME.

Le même au même.

Vertfeuil, ce 3 septembre.

Aline est tout-à-fait bien aujourd'hui, elle jouit du calme de son amie.—Du bonheur que lui fit éprouver, hier, la visite de son Isabeau. Dominic était revenu le premier du mois, et ayant trouvé sa malade dans le meilleur état, il ne crut nul inconvénient à lui laisser le plaisir d'embrasser sa nourrice. On a donc envoyé hier une voiture au curé de Berceuil, avec invitation à lui d'amener Isabeau, et comme on était parti de très-bonne heure, notre compagnie villageoise est arrivée pour dîner. A peine Sophie a-t-elle entendu le bruit du carrosse, qu'elle a voulu se lever pour voler dans les bras de sa nourrice; nous l'avons contenue. Madame de Blamont, voulant jouir de cette scène attendrissante, sans témoins qui put la refroidir, a laissé le curé un moment avec madame Senneval, et nous a amené Isabeau.... Mais tous nos soins alors sont devenus impuissans près de Sophie, sitôt que la voix de sa bonne mère, (c'est ainsi qu'elle la nomme) a pu frapper son oreille; elle s'est précipitée dans la chambre, et est venue tomber aux pieds d'Isabeau. Le mouvement a été si vif, que nous avons été obligés de la rapporter dans son lit, où elle est restée quelques minutes sans connaissance; la bonne paysanne s'est jetée sur elle; elle l'a rappelée à la vie par ses caresses; elles se sont embrassées toutes deux, et les larmes qu'elles repandaient à grands flots se sont opposées d'abord aux expressions de leur mutuelle tendresse.—Eh bien! ma chère enfant, lui a dit Isabeau, dès que l'état où elles se trouvaient, leur a permis de s'entendre. Ne t'avais-je pas dit que tu serais malheureuse, dès que tu cesserais d'être sage. Sophie.—Les cruels! ils m'ont trompée; pourquoi me livrâtes vous à eux? Isabeau.—Avais-je des droits sur toi?... Mais il n'y a donc pas de ta faute? Sophie—Je n'ai été que malheureuse et séduite, tout le crime est de leur coté. Isabeau.—Que ne revenais-tu dans ma maison, tu savais bien qu'elle était ouverte à l'innocence? Sophie.—O ma bonne! ma bonne! aimez toujours votre Sophie; elle n'a jamais oublié vos conseils, ils ont toujours été gravés dans son coeur. Isabeau.—Cette pauvre enfant!—puis se tournant vers moi, en larmes: oh monsieur! ne vous étonnez pas si je l'aime—je la regarde comme ma fille, je n'ai point d'autre enfant qu'elle. Les scélérats, ils ne me l'enlevaient donc que pour la perdre?... Viens Sophie! viens,—tu trouveras toujours le bonheur et la tranquillité chez Isabeau; parce que la vertu, la religion n'en sortirent jamais. Et elles se sont rejetées dans les bras l'une de l'autre, et leurs larmes ont encore arrosé leurs seins.

Madame de Blamont craignant qu'un attendrissement trop prolongé ne nuisit à sa chère malade, a fait monter le curé; il s'est approché du lit de Sophie, et l'a parfaitement reconnue. Celle-ci lui a demandé sa bénédiction; elle lui a fait les excuses les plus sincères de la mauvaise conduite qu'elle a eue depuis qu'on l'avait enlevée.—Une des choses qui lui avait toujours laissé le plus de remords, a-t-elle dit, était d'avoir été arrachée, d'auprès de son pasteur, sans avoir rempli les devoirs de sa religion. On a pu négliger ces devoirs, a dit ici le curé, avec la plus grande surprise?—Ah! monsieur, a dit madame de Senneval, des libertins, au sein du vice, pensent-ils encore à la religion?—Ce sera le premier soin qu'elle remplira, dès que sa santé va le lui permettre, a dit madame de Blamont, souffrez en attendant, monsieur, que nous nous occupions des seconds; puis s'asseyant en face du lit, et s'adressant à Isabeau et au curé, voici les intentions que cette femme adorable leur a expliqué:

«Plusieurs raisons relatives à moi m'empêchent, a-t-elle dit, de garder cette jeune fille dans ma maison aussi long-tems que je le voudrais; sitôt que sa santé sera rétablie je la renverrai chez vous, Isabeau, et pour qu'elle ne vous soit point à charge»—elle à charge! non, non, mon enfant ne peut me gêner; tout ce que j'ai est à elle, et je vous déclare d'avance que je n'accepte rien de ce que je vous vois prête à m'offrir; je lui dois des réparations pour ne l'avoir pas sauvé du crime: laissez-moi m'acquitter envers elle.—«Eh bien! Isabeau je vous l'accorde, mais vous ne me refuserez pas de pourvoir à son établissement»—puis s'adressant au curé, et lui remettant des papiers: «voilà ci-joint, monsieur, lui a-t-elle dit, pour quarante mille francs de billets payables d'aujourd'hui en un an, mon intention est que cette somme serve de dot à Sophie; je vous prie; monsieur, de lui chercher pendant cet intervalle un époux digne d'elle, qui réunisse, à votre approbation, aux vertus qui doivent lui mériter une telle femme, le bonheur de lui être agréable; car, je veux toujours l'aimer, je veux toujours lui tenir lien de mère; s'il arrivait que le sujet choisi ne put lui convenir, vous voudrez-bien jeter les yeux sur un autre. La clause la plus essentielle, aux noeuds que je projette pour cette chère enfant, est qu'elle aime son mari, et qu'elle en soit aimée; en voulant faire son bonheur je ne me pardonnerai pas de l'avoir livrée à un époux qui peut-être la mépriserait, pour une faute qui n'est pas la sienne; il sera donc prévenu du malheur de la fille qu'on lui destine, vous lui ferez sentir à quel point elle en est innocente, et vous ne les réunirez qu'en cas ou cette fatalité n'inspirera aucun éloignement à l'époux. Comme il en coûterai à Isabeau de se séparer d'un enfant qu'elle aime, vous mettrez pour clause au contrat que les deux époux demeureront chez elle,»—et on y ajoutera, interrompit Isabeau pleine de joie, que tout ce que je possède sera pour eux, madame, continua-t-elle, je ne suis pas tout-à-fait dépourvue; j'ai un grand quartier de terre, où les deux jeunes gens pourront trouver de quoi vivre, et avec ce que vous avez la bonté de leur donner, ils seront assurément très à l'aise: qu'ils aient de la conduite et leurs enfans seront riches.—Pendant ce tems, Sophie sanglotait, elle tenait une des mains de madame de Blamont, l'arrosait des larmes de sa reconnaissance, et les expressions lui manquaient pour la peindre.

Le curé s'est chargé de tout; il a prodigué ses louanges à madame de Blamont, qui lui a dit qu'elle ne concevait pas comment des actions si naturelles, et qui donnaient autant de plaisir, pouvaient mériter des éloges.... Aline s'est précipitée dans les bras de sa mère et l'a accablée de caresses....—Ce tableau de l'innocence malheureuse, de la reconnaissance la plus tendre, d'un côté, et de l'autre celui de la tendresse filiale, de la piété, de la vertu, jetaient dans l'âme des impressions si délicieuses, y faisaient éprouver des mouvemens si délicats et si doux.—O mon ami! s'il est des joies célestes elles ne sont composées que de pareilles sensations!

On se sépare; tant de vibrations diverses avaient affaibli l'âme de Sophie: la garde nous pria de la laisser seule, et l'on fut se mettre à table; la bonne Isabeau voulait aller manger à l'office; madame de Blamont et madame de Senneval la firent asseoir entr'elles deux; elle y fut décente, honnête et polie, tant il est vrai que la vertu n'est jamais déplacée nulle part; il n'est pas une seule table, mon ami, qu'une telle convive n'honor plus, que ne l'eût fait une de ces impudentes, connues sous le nom de Petites Maîtresses, qui au lieu de ces propos simples et pleins de candeur, de ces discours naïfs, image de la nature, n'eût apporté que ce jargon du crime qui la déshonore et l'outrage.

Après le dîner Isabeau a voulu embrasser encore une fois sa fille—elle lui a dit qu'elle allait lui préparer son logement, mais que, comme elle était à-présent plus grande, et d'ailleurs, ajoutait-elle en riant, une demoiselle à marier, elle voulait lui céder sa belle chambre.—A moi! ma bonne, à moi! je n'en veux point d'autres que celle que j'ai toujours eue; et je ne veux d'emploi chez vous, que celui que j'y remplissais. Si vous me ravissez ce bonheur, si vous ne me croyez plus digne de vous servir, vous me ferez croire que ce sont mes fautes qui m'ont fait démériter prés de vous, et je ne m'en consolerai pas.

Il est certain que cette fille est charmante, elle a une sorte d'esprit naturel, qui prête un incroyable agrément à tout ce que sa belle âme lui inspire.

On a dressé un acte de ce qui s'était passé. Madame de Blamont voulait retenir ses hôtes; mais le ménage de l'un, les soins religieux de l'autre, se sont opposés aux desseins qu'eux mêmes aurait eu de rester, et ils sont reparti dans la même voiture.

Eh bien Valcour! lequel, à ton avis, doit jouir du calme le plus pur,—doit passer des nuits plus sereines, ou du scélérat qui a déshonoré, maltraité, cette pauvre fille, ou de l'être honnête et sensible qui se délecte à réparer, si généreusement, tous ses maux? Qu'ils viennent? qu'ils paraissent ces apôtres de l'indécence et du vice, qui légitiment toutes les erreurs, qui les trouvent toutes dans la nature, parce qu'ils la croyent aussi corrompue que leurs âmes? qui se trouvent mieux de méconnaître les plus saints organes de cette loi sacrée, que d'être contraints à se mépriser eux-mêmes; qui préfèrent de ne trouver du crime à rien, à être obligés de frémir à l'aspect de ceux dont ils se souillent; qui n'achètent, en un mot, leur ténébreuse tranquillité qu'en étouffant tous leurs remords ... qu'ils viennent, dis-je, qu'ils viennent, et qu'ils prononcent? maîtres de se choisir un caractère, qu'ils balancent, s'ils l'osent, entre celui de la respectable protectrice de Sophie, et celui de son persécuteur.

Les dépositions d'Isabeau ne nous ont d'ailleurs appris rien de bien particulier; Sophie paraissait âgée de trois semaines quand M. Delcour arriva de Paris, l'ayant dans une barcelonnette sur le devant de sa voiture; il descendit à l'auberge de Berceuil, et demanda une nourrice, on lui fit venir Isabeau; il promit une pension qui augmenterait avec l'âge de l'enfant; il convint qu'on lui apprendrait à lire, à écrire, à coudre; qu'elle n'aurait point d'autre nom que celui de Sophie, et que quand il n'apporterait pas lui-même l'argent de la pension, il le ferait tenir sûrement. Il a été exact, Isabeau a toujours été régulièrement payée, soit par lui, soit indirectement. Il n'a fait, en tout, que quatre visites à Sophie, pendant les treize ans qu'elle a été en pension chez Isabeau: il arrivait toujours par la route de Paris, descendait à l'auberge, voyait l'enfant une heure ou deux, examinait ses petits talens et repartait. Mais, a dit Isabeau, ce fut de mon chef que je lui fis apprendre sa religion, et que je la mis à l'école chez M. le curé; car, il ne s'informait jamais de cet article, et quand je lui en parlais: coudre, coudre et lire, madame, me répondait-il, voilà tout ce qu'il faut à une fille; propos qui, à ce qu'ajouta plaisamment cette femme, lui fit croire que cet homme était huguenot.

Ensuite il la vint prendre avec son ami, et tu sais tout le reste. Nous attendons des nouvelles de nos négociations de Paris, et je ne t'écrirai plus que nous ne les ayons.

Fin de la première partie.



ALINE ET VALCOUR

ou

LE ROMAN PHILOSOPHIQUE.

par

D.A.F. DE SADE


TOME PREMIER.

DEUXIÈME PARTIE.


Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France.
ORNÉ DE SEIZE GRAVURES.
1795.

Nam veluti pueris absinthia tetra medentes,
Cum dare conantur prius oras pocula circum
Contingunt mellis dulci flavoque liquore,
Ut puerum aetas improvida ludificetur
Labrorum tenus; interea perpotet amarum
Absinthy lathicem deceptaque non capiatur,
Sed potius tali tacta recreata valescat.

Luc. Lib. 4.


LETTRE XIX.

VALCOUR A DÉTERVILLE,

Paris, ce 8 septembre.

L'évènement singulier dont tu viens de me faire part, prenant, dans tes récits, la forme d'un journal, j'ai cru devoir le laisser finir, pour que ma lettre répondit à toutes les tiennes.

Oh mon ami! quelle a été ma surprise, et quelles ont été mes combinaisons! Il me paraît certain que les noms de Delcour et de Mirville, en déguisent pour nous de plus intéressans, et c'est dans cette supposition que je désapprouve la plainte. Madame de Blamont a affaire à un mari aussi adroit que corrompu; si jamais il découvre cette plainte, peut-être s'autorisera-t-il de la démarche, pour publier que sa femme veut le perdre, et qu'elle a controuvé toute l'histoire, afin de lui chercher des torts assez puissans pour le priver de l'autorité qu'il a sur sa fille; et dès ce moment, au lieu de nous être donné des armes contre lui, nous lui en avons fourni contre nous. Cette plainte d'ailleurs ne servait en rien au dédommagement dû à Sophie; la générosité de madame de Blamont y pourvoyait d'une manière assez noble; d'après cela, tout air de procédure n'est-il pas déplacé, et ne peut-il pas devenir dangereux? ignores-tu, mon ami, l'art avec lequel les scélérats dirigent sur les autres, ce qu'on a le dessein de faire contre eux? et surtout ces espèces de coquins enjuponnés, qui, munis, pour leur argent, d'une autorité légale ou non, ne se croyent jamais si bien en droit d'en user, que quand il s'agit de servir leurs passions.... Dieu veuille que je me trompe! J'ai été bien touché de la conduite de madame de Blamont: toutes les vertus habitent dans le coeur de cette respectable mère, et sa plus douce façon de jouir est de rendre heureux tout ce qui l'entoure.

Je suis inquiet de la santé d'Aline, je te la recommande, mon ami, permets-moi de remettre un moment tous les soins de l'amour dans les tendres mains de l'amitié.

Pour éviter les rencontres et pour mieux suivre tes conseils, depuis huit jours, je ne sors plus; j'observerai la même circonspection jusqu'au dénouement de tout ceci.... Mais quelle privation pour moi de ne pouvoir aller rendre hommage aux sublimes procédés de madame de Blamont, de ne pouvoir tomber à ses pieds avec Aline, de ne pouvoir l'accabler avec cette fille charmante de toutes les louanges qui lui sont si bien dues; peins lui du moins les expressions de mon âme: je crains pour toutes deux les soins, les embarras de cet événement; engage les à se reposer, au moins pendant le calme que tout ceci va vous laisser, et n'allez plus si tard courir les aventures. Peut-être n'en arriveraient-ils pas à madame de Blamont d'aussi agréables que celle-ci, je dis agréables puisqu'elle a développé pour elle une de ces occasions de faire du bien, toujours si recherchée de son coeur.

Oh mon ami! où nous entraîne l'ivresse des passions; ah! si lorsqu'on commence à leur tout céder; si, lorsqu'on fait le premier pas dans leur dangereuse carrière, on pouvait sentir avec quelle rapidité vont se franchir les seconds, et quel abyme est ouvert au dernier! si l'on voyait l'imperceptible filiation de nos erreurs, comme toutes s'enchaînent, comme toutes naissent les unes des autres, comme la rupture du plus petit frein, conduit bientôt au brisement du plus sacré! quel est l'homme qui ne frémirait pas? quel est celui qui oserait se permettre le plus léger écart, quand il peut naître de cette première faute une habitude de tout vaincre, dont les dangers sont aussi manifestes. Je voudrais que tout les hommes eussent chez eux, au lieu de ces meubles de fantaisie, qui ne produisent pas une seule idée, je voudrais, dis-je, qu'ils eussent un espèce d'arbre en relief, sur chaque branche duquel, serait écrit le nom d'un vice, en observant de commencer par le plus mince travers, et arrivant ainsi par gradation jusqu'au crime né de l'oubli de ses premiers devoirs: un tel tableau moral n'aurait-il pas son utilité? et ne vaudrait-il pas bien un Ténières, ou un Rubens? Adieu, ne me fais pas attendre la fin de cette aventure; trop de sentimens de mon âme y sont intéressés, pour que je n'en désire pas le dénouement avec ardeur.


LETTRE XX.

Valcour à Aline.

Paris, ce 8 septembre.

Que j'aurais désire encore un mot d'Aline, dans cette dernière lettre de mon ami; s'il m'en coûte pour être séparé de vous dans tous les tems, combien cette absence ne devient-elle pas plus cruelle, quand elle me prive du spectacle de votre âme exerçant des vertus. Les procédés de votre adorable mère m'ont fait verser des larmes.... Ah! combien sont douces celles que la pitié fait répandre. Je crains fort que cette petite malheureuse, au sort de laquelle il est impossible de ne pas s'intéresser, ne vous tienne par des liens plus étroits qu'on ne l'imagine; votre tendresse en redoublera, je vous connais; mais que ces soins ne prennent pas sur votre santé, je vous en conjure, Aline, songez que vous vous devez à l'amant le plus passionné, et qui regarde comme une faveur les soins que vous accordés à votre conservation; ne me refusez pas au moins celle-là, puisque celle de vous voir m'est enlevée ... vous voir! Aline.... Ah! comme ce désir est impérieux en moi, quand une vertu de plus vient vous rendre encore plus digne d'être révérée.... Elle vous aime cette Sophie ... eh! qui pourrait tenir à l'empire universel que vous exercez sur les coeurs? Le besoin de vous adorer se fait sentir dès qu'on vous voit, et il faut cesser d'être, ou céder au culte qui vous est dû; il n'y a donc que moi qui suis privé de vous le rendre ... moi qui oserais m'en croire si digne! si l'encens s'appréciait à la délicatesse du coeur qui veut l'offrir. Il me semble que je vois Aline ... ses belles joues mouillées de larmes, aidant les pas de sa mère effrayée, et tenant près de son sein ce petit être, dont les cris déchirans pénètrent son âme et l'attendrissent ... je la suis près du lit de Sophie, jalouse des soins que l'on a d'elle, désirant les lui donner tous, parce qu'elle a souffert ... cette Sophie; parce qu'elle est malheureuse, et que la bonne et tendre Aline ne se satisfait réellement que par la bienfaisance ... et je ne l'adorerais pas!... et, je n'idolâtrerais pas cette fille céleste, mille fois plus belle encore par ses vertus, que par ses attraits.... Cette créature angélique qu'il semble que le ciel n'ait créée que pour être le charme de ses amis, le refuge de l'infortune, et les délices de son amant!... Ah! toutes les expressions sont trop faibles, aucunes ne rend ce que j'éprouve—effet cruel des passions trop violentes.... Nature avare des dons que tu nous fais, pourquoi faut-il qu'en nous inspirant un sentiment aussi vif, tu nous prives de la faculté de l'exprimer, et que tout ce que nous essayons pour le peindre soit toujours au-dessous de lui.

Si le nom de ces deux aventuriers nous trompent ... si effectivement ... je frémis de mes soupçons! ils me révoltent, et je ne puis les bannir.... Eh quoi! ce serait là le monstre qui oserai prétendre à mon Aline?... lui grand Dieu?... il faudrait que je n'eus plus une goutte de sang dans les veines, pour qu'une telle infamie se consommât!... homme vil et barbare, comment as-tu pu fixer mon ange, sans que ton coeur redevint honnête? comment le libertinage souille-t-il un instant l'individu auquel il a été permis de respirer l'air que mon Aline épure? Quoi tu l'as vue, et des horreurs empoisonnent ton âme?... Tu oses aspirer à elle, et tes mains se plongent dans l'infamie? Il est donc des êtres insensibles sur qui l'amour et la vertu n'agissent point.... Ah! je croyais qu'auprès des dieux le crime devenait impossible.

L'état de mon coeur ne se conçoit pas ... tour-à-tour livré à la crainte, aux soupçons; en proie à la plus amère douleur, inquiété par tout ce qui arrive, déchiré par votre absence ... il faut que je vous quitte.... Je le sens; mes pensées, mes expressions, tout porterait l'empreinte de ma douleur; tout se ressentirait de mon trouble, et je ne veux pas augmenter le vôtre.


LETTRE XXI.

Déterville à Valcour.

Vertfeuil, ce 10 septembre.

Sophie est tout-à-fait bien, elle s'est levée hier, et comme il faisait fort doux, elle a pris l'air un moment sur la terrasse; elle a choisi cet endroit parce qu'elle savait que la maîtresse du logis s'y trouvait, et qu'elle voulait que son premier devoir fut l'acre de sa reconnaissance; du plus loin qu'elle a vu ces dames, lisant sous un bosquet; elle s'est précipitée vers elles, et est venue tomber aux pieds de madame de Blamont, en arrosant de ses larmes les genoux de sa bienfaitrice, cherchant des mots, n'en trouvant point, et devenant bien plus expressive par ce silence du sentiment, que par toutes les phrases de l'esprit. Madame de Blamont l'a relevée, l'a embrassée de tout son coeur, et l'a fait asseoir auprès d'elle; elle est faible, elle est pâle, mais d'un bien puissant intérêt dans cet abattement—elle est plus jolie que vous, a dit en riant madame de Blamont à sa fille.... Ah! puisse-t-elle devenir plus heureuse, a répondu Aline en l'embrassant. Elle a soupé ce soir avec nous, et son maintien, son air, sa décence nous ont enchanté tous. Mais comme j'ai des choses d'un bien autre intérêt à te dire, trouves bon que nous laissions un moment Sophie, pour reprendre l'histoire de ses persécuteurs.

Il était impossible de trouver un meilleur moment pour séduire la vieille Dubois, et pour démêler, par elle, tout le noeud de cette infâme intrigue ... chassée, congédiée elle-même, le dépit, le besoin l'ont jetée dans les lacs de Saint-Paul, et sous le prétexte de la présenter, comme sa parente, dans une excellente maison, il l'a très-facilement conduite à Vertfeuil; elle y est, mais sans avoir vu Sophie. Quant aux ruses de notre homme, je t'en fais grâce, il suffit qu'elles ayent réussies; ce que leur succès a découvert me paraît plus intéressant à t'apprendre.

A peine Mirville eut-il mis Sophie à la porte, que Delcour arriva: c'était le jour de leur souper; le premier encore tout en feu, apprit à son ami l'expédition qu'il venait de faire, et comme leur dialogue est assez curieux, je vais te le transcrire mot-à-mot d'après les dépositions de la vieille, qui n'en a pas perdu une syllabe:

Le président Delcour.—Ventrebleu, mon ami, voilà une cause mal jugée, vous avez oublié les droits que j'ai sur cette p——, et vous ne deviez la punir que devant moi; je vous aurais aidé de tout mon coeur; je suis inflexible sur les attentats du crime, aucuns noeuds ne me retiennent en pareil cas, et les droits de la nature deviennent nuls, quand ceux des gens sont outragés.—Où est-elle?

Le financier Mirville.—Mais pas très-loin je crois.... Si tu veux t'en donner le plaisir?...

Delcour.—Assurément, que l'on coure après elle, et qu'on lui dise qu'il lui revient encore un supplément de correction, de la main paternelle.

O mon ami! exista-t-il jamais des atrocités réfléchies, combinées, de la force de celles-ci? La cuisinière sort, cherche de bonne-foi Sophie, et quoiqu'elle fût sur le seuil de la petite porte du jardin, heureusement elle ne la découvrit pas: telle fut la cause du bruit que cette malheureuse entendit au sein de sa douleur, et qui redoubla si bien son effroi; n'ayant rien vu, ou rentra, et l'on dit que sans doute la criminelle s'était évadée. Une réflexion subite vint aussi-tôt au président. Poursuivons notre manière de rendre leur énergique conversation.

Delcour.—Es-tu bien sûr, Mirville, que Sophie soit réellement coupable?

Mirville.—Je l'ai trouvée avec le délinquant, c'était, ce me semble, plus qu'il en fallait pour légitimer sa sottise.

Delcour.—Les APPARENCES trompent si souvent, mon ami.... La main d'un juge dégoutte sans cesse du sang que lui font verser les APPARENCES.—Heureusement que nous sommes au-dessus de ces misères-là, et qu'un être de moins dans le monde n'est pas pour nous une affaire bien grande; d'ailleurs, ce que j'en dis n'est pas pour disculper Sophie; mais parce que je serais fort aise d'avoir, comme toi, une coupable à punir. Examinons les faits et faisons paraître les témoins; commençons par interroger la Dubois, je la crois complice. Y a-t-il là des pistolets? Mirville.—Oui. Delcour.—Prends eu un, et moi l'autre; il s'agit D'EFFRAYER, il est inouï ce qu'on obtien en EFFRAYANT: je t'apprends là les secrets de l'école. Mirville.—Qui ne les sait pas? Mais ces pistolets ... mon ami ... ils sont chargés. Delcour.—C'est ce qu'il faut, et qu'importe une tête, dès qu'il s'agit de se procurer, ce que nous appelons, des INDICES. Mille victime, mon ami, pour découvrir un coupable—voilà l'esprit de la loi. Mirville.—De la loi, soit, moi je ne connais pas trop la loi, encore moins la justice; je me livre à mon coeur, et il me trompe rarement. Tu vas voir si les coups de bâton et d'étrivières, que j'ai donné à ta fille, ne seront pas bien éduement et bien légitimement appliqués. Au reste, s'il en fallait revenir, comment faire à présent? ces choses-là ne se reprennent point. Où la trouver, et comment réparer?... Delcour.—Oh! mais, je dis, dans ce cas là, on ne répare point; tu te modèleras sur nous, personne N'OFFENSE comme les satellites de Thémis, et personne ne RÉPARE aussi peu. Tu as mal pris le sens de mon discours; je vise moins à te faire faire une bonne action, qu'à me procurer le plaisir d'en faire une mauvaise. Ton exemple m'a tenté ... et je ne connais rien de pis que l'exemple: interrogeons, voilà l'objet.

Et la Dubois, qui aurait voulu être bien loin, fut à l'instant mandée, introduite dans un cabinet mistérieux, où l'on n'allait jamais que pour les grandes aventures; prodigieusement effrayée, comme tu crois, de deux bouts de pistolets appuyés sur chacunes de ses tempes, et d'une injonction de dire la vérité ou de s'attendre à perdre la vie: elle a déclaré que Rose était la seule coupable, et qu'elle n'avait jamais connu un seul tort à Sophie. Morbleu! s'écria Mirville, je crois que je sens des remords. Eh bien! dit Delcour furieux, tu les apaiseras en m'aidant à me venger; commençons par décider du sort ne cette intrigante ... et la menaçant du pistolet ... je ne sais qui me tient.... Celle-ci eut beau protester de son innocence, les deux amis lui déclarèrent qu'après une telle conduite, ils ne pouvaient plus prendre en elle aucune confiance, et qu'il fallait qu'elle décampât dès le soir même ... et avant, comme tu vois, de punir la coupable, comme le châtiment sans doute n'était pas très-légal, on a cherché à se débarrasser des témoins.... Circonstance malheureuse puisqu'elle nous prive entièrement des suites de cette funeste aventure, et dérobe à nos yeux des atrocités, dont la découverte nous fut devenue bien nécessaire un jour. La Dubois rendit donc ses clefs, emporta ses hardes et partit. Par le plus heureux des hasards elle vint s'établir près la barrière, dans une espèce de petite auberge où précisément arriva notre Saint-Paul, deux ou trois jours après. Il restait donc plus dans la maison que la délinquante et la cuisinière.—Celle-ci interrogée par Saint-Paul, la veille de son départ pour Vertfeuil, a dit que dès que la Dubois fut partie, Rose fut appelée et descendit; qu'elle soupa fort tranquillement avec les deux amis, et qu'elle, son service fait, s'étant retirée, comme à l'ordinaire, n'avait rien vu de particulier; mais que le lendemain matin voulant aller servir le déjeuner, selon son usage, elle avait trouvé tout le monde parti, sans qu'elle eût entendu rien de plus étrange que les autres jours, et sans qu'elle eût trouvé de désordre dans aucun des appartemens. Moyennant quoi voilà le fil rompu, et tu vois qu'il nous devient maintenant impossible de savoir de quelle nature peut être la vengeance qu'ils ont tiré de Rose.

Le lendemain matin un laquais de Mirville est venu demander à la cuisinière, les robes et les effets de la jeune personne; mais sans pouvoir répondre à aucune des questions que la servante lui a fait; ensuite la maison a été fermée par l'homme de Mirville, qui a signifié à sa camarade de se tranquilliser, et qu'un voyage, que ces messieurs allaient faire à la campagne, interromprait leurs soupers au moins pour un mois.... Il ne nous est donc plus resté que des conjectures sur le sort de la malheureuse compagne de Sophie. L'imagination vive de madame de Blamont en a tout de suite forgé de sinistres. Celles de la Dubois, que j'adopte, comme plus naturelles, sont que le président a fait enfermer Rose; ainsi qu'il l'en avait toujours menacée, s'il l'y contraignait par défaut de conduite. Voilà, mon ami, tout ce qu'il a été possible d'apprendre sur cette partie.... Venons au reste.

Plus de doute, mon cher Valcour, sur l'existence de nos deux inconnus; la Dubois, trompée par Saint-Paul, ne sachant à qui elle parlait, a dit, à madame de Blamont: «Celui qui se fait appeler Delcour, madame, est le président de Blamont, qui a une des femmes les plus aimables de Paris; l'autre est un monsieur d'Olbourg, financier riche à million, son ami depuis trente ans, et auquel il va donner sa fille en mariage»: ces messieurs ont d'abord vécu, a continué notre duègne, avec deux courtisanes fameuses, dont madame a pu entendre parler: les Valville?... Oui madame, deux soeurs, l'un avoit l'aînée, l'autre la cadette; ils ont eu presque en même-tems, chacun une fille de leur maîtresse; mais celle de monsieur Blamont mourut au bout de huit jours; le président cacha cette mort à son ami, et lui montra une autre petite fille du même âge que celle qu'il venait de perdre, qu'il conduisit au village de Berceuil, où il l'a fit élever.—Quoi! interrompit madame de Blamont, très-troublée, cet enfant de Berceuil ne serait pas celui de la Valville?—Non madame, reprit la Dubois, l'enfant de la Valville est bien sûrement mort, et celui qui fut mené à Berceuil est un enfant légitime, que monsieur le président avait eu de sa femme, et qu'on nourrissait au Pré-Saint-Gervais; en le retirant de ce village lui-même; il donna cinquante louis à la nourrice, afin de répandre la mort de cette petite fille, qu'il voulait, disait-il, par des raisons secrètes, soustraire aux yeux de sa mère, et on eut l'air d'enterrer un enfant dans la paroisse du Pré-Saint-Gervais.—Juste ciel! s'écria madame de Blamont, qui ne pouvait plus se contenir, j'ai effectivement perdue une fille dans ce tems-là, nourrie au même lieu que vous dites ... se pourrait-il? Sophie!... mon cher Déterville ... quelle multitude de crime!... et quel peut on être l'objet?... Ici la Dubois reconnaissant chez qui elle était, s'est précipitée aux genoux de madame de Blamont, en la conjurant de ne la point perdre.... Rassurez-vous, lui a dit cette malheureuse épouse ... vous êtes en sûreté; mais ne me cachez rien; je ne vous abandonnerai jamais, et alors cette femme poursuivit, et ses réponses nous ont appris que les deux amis, au moment de la naissance des filles, qu'ils avaient eu de leurs maîtresses, s'étaient promis de faire servir ces enfans à remplacer leurs anciennes sultanes, et de se les prostituer réciproquement, dès qu'elles auraient atteint l'âge nubile; mais que le président voyant ses droits perdus sur la petite fille de d'Olbourg, par la mort de la sienne, avait résolu de taire cette mort, et de remplacer la petite bâtarde par une fille légitime; puisqu'il était assez heureux pour en avoir une dans ce moment. Telle était l'histoire de Sophie; telle était ce qui légitimait son étonnante ressemblance avec Aline; ainsi tu vois que le peu délicat d'Olbourg, au moyen des machinations diaboliques du président, aura eu, si tout réussi, l'une des filles de madame de Blamont pour maîtresse, et l'autre pour femme; tu peux reconnaître ici de plus, l'âme tendre et délicate du cher président, qui bien que persuadé que Sophie est sa fille légitime, rit et s'amuse pourtant de sa perte, des mauvais traitemens qu'elle a reçus, et s'offre même, avec une atroce barbarie, à lui en faire éprouver de nouveaux: s'il est des traits dans le monde qui développe mieux un caractère abominable;... si tu en sais, je te prie de me les dire; afin que je les réserve pour en colorer le premier scélérat que je voudrais peindre.... Telle est cependant la conduite de ceux qui nous doivent l'exemple des moeurs, de ceux qui déshonorent, emprisonnent, rouent, torturent des malheureux ... coupables de quelques faiblesses, sans doute, mais dont les vies de dix d'entr'eux n'offriraient pas de telles recherches dans le crime et dans l'infamie!

La Dubois a ajouté que ses deux maîtres ont une autre maison de plaisir, à peu-près pareille à celle des Gobelins, du côté de Montmartre, où ils se réunissent pour trois dîners par semaine, comme à l'autre pour trois soupers; n'ayant pas été introduite dans ce second bercail, elle n'est pas très au fait des orgies qui s'y célèbrent; mais elle sait en gros que fout y est, et plus indécent, et plus multiplié qu'où elle demeurait. Ils ont là, dit-elle, un sérail composé de douze petites filles, dont la plus âgée n'a pas quinze ans, et que l'on renouvelle à raison d'une, tous les mois. Les sommes qu'ils dépensent à cela, dit la vieille, sont énormes, et quelque riches qu'ils puissent être, elle ne conçoit pas que leur fortune n'y soit déjà pas épuisée.

Je te laisse à penser quel est l'état de madame de Blamont, cependant il fallait prendre un parti, relativement à cette femme; elle ne pouvait ni la garder ni la faire voir à Sophie; elle lui a proposé de chercher une maison à Orléans, de la défrayer de tout, jusqu'à ce qu'elle l'eût trouvée, avec une gratification de vingt-cinq louis, payable sur-le champ. La Dubois enchantée a comblé madame de Blamont de remercimens. Saint-Paul est parti dès le même soir pour la conduire à Orléans, où elle a été placée peu après.

Tu conçois aisément, mon cher Valcour, sur quel être se sont aussi-tôt tournés les premiers transports de madame de Blamont? elle pouvait à peine terminer ce qui regardait la Dubois; elle brûlait d'être auprès de Sophie.... O toi! dont la mort m'avait coûté tant de larmes, s'est-elle écriée, en se précipitant dans les bras de cette intéressante créature.... Tu m'es rendue! ma chère fille,... et dans quel état, grand Dieu!—Vous ma mère!... Oh madame! est-il vrai,...—Aline, partage ma joie ... embrasse ta soeur,... le ciel me la rend;... elle me fut enlevée au berceau,... et par qui? rien ne peut exprimer ce que j'éprouve.—Mon ami, je ne le peindrai point sa situation;... elle était du plus vif intérêt, madame de Senneval, Eugénie et moi, nous mêlâmes nos larmes à celle de cette charmante famille, et le reste de la journée fut consacré à jouir d'un événement si peu attendu, et qui présentait tant de charmes à une mère aussi tendre.

Je ne tardai pas à faire observer, à madame de Blamont, toutes les armes qu'un pareil événement nous fournissait contre les prétentions odieuses et illégitimes du président; elle le sentit, mais elle vit en même-tems que nos démarches exigeaient du mistère et les ménagemens les plus délicats.... Qui pouvait empêcher monsieur de Blamont de traiter tout ceci de chimère? Était-il supposable qu'il reconnaîtrait Sophie pour enfant légitime? probable même qu'il eût seulement l'air de la connaître? et quelles preuves, madame de Blamont se trouvaient-elles alors, pour le convaincre? La mort de sa petite fille, baptisée sous le nom de Claire, était constatée. Monsieur de Blamont s'était muni d'une belle et bonne attestation du curé, et il y avait eu un service de fait au prétendu enfant mort; la nourrice qui s'était prêtée à tout, avait placé vraisemblablement une bûche dans la bierre, enterrée au lieu de l'enfant; pendant que Claire, sous le nom de Sophie, était transportée chez Isabeau par le président même,... et d'ailleurs trouveraient-on la nourrice du Pré-Saint-Gervais? à supposer qu'on la retrouva, avouerait-elle son crime? tout cela multipliait les difficultés, faisait chanceler les droits de madame de Blamont; car, si elle n'avait pas dans Claire, (existante sous le nom de Sophie, que nous continuerons de lui donner) une arme puissante contre son époux; celui-ci retournant aussi-tôt les choses, s'en trouvait une très forte contre sa femme; dès ce moment Sophie ne devenait plus qu'une malheureuse bâtarde, dont il avait eu tous les soins qu'il devait avoir, et que madame de Blamont avait séduite, entraînée chez elle, pour se donner un prétexte à chercher des torts à son mari, à lui ôter le droit où il prétendait, avec raison, avoir sur Aline, et dont il voulait user pour la donner à son ami; ce qui n'était plus pour madame de Blamont, devenait donc contre à l'instant. Toutes ces considérations la frappèrent; sa première pensée fut de nous en tenir aux arrangemens pris avec Isabeau, imaginant que cette pauvre petite malheureuse serait moins à plaindre inconnue, que chez elle.

Mais je m'opposai à cette manière d'envisager les choses, et je fis observer, à madame de Blamont, que, si le président avait envie de faire des recherches sur Sophie, il commencerait assurément par le village de Berceuil, et que d'ailleurs l'isolant dans ce bourg obscur, et dans un état si au-dessous d'elle, il lui devenait presqu'impossible de s'en servir alors décemment et utilement pour repousser les insignes prétentions de d'Olbourg. Nous convînmes donc que le meilleur parti était de la garder; de prendre les plus sûres informations sur l'ancienne nourrice de Sophie, et de forcer cette créature à avouer son crime. Cela n'était ni sûr ni aisé, j'en conviens, mais c'était néanmoins le seul expédient qui convint aux circonstances.... D'après cela c'est toi que nous chargeons de cette importante recherche; ne néglige rien de tout ce qui peut te la faire faire avec autant de célérité que d'exactitude.—L'ancienne nourrice de Claire demeurait au Pré-Saint-Gervais, le village n'est pas grand, les recherches y seront aisées; ce fut là où Sophie passa les trois premières semaines de sa vie, chez une paysanne nommée Claudine Dupuis, et c'est dans cette paroisse que le service se fit; c'est de ce village que le président sortit de nuit, le 16 août 1762, ayant la petite fille dans une barcelonnette verte sur le devant, d'un vis-à-vis gris, sans laquais. Voilà tout ce qu'il faut, mon cher Valcour, pour diriger tes informations; agis sur-le-champ, abstraction faite de toute réflexions de ta part. Songe que tu ne travailles point ici contre d'Olbourg ni contre Blamont, mais uniquement en faveur d'une mère désolée qui t'adore, et qui n'a que toi à qui elle puisse confier de tels soins; nulle sorte de délicatesse ne saurait donc t'arrêter ici; si tu trouves la femme, dont il s'agit, notre avis est que tu emploies les voies de la plus grande douceur, pour lui faire avouer ce qu'elle a fait, et que tu tâches de la faire convenir de tout, devant quelques témoins. Si elle refuse d'avouer, il faudra l'assigner alors en justice; car, toute considération doit céder à l'importance de constater la légitimité de Sophie; il n'est aucune voie qu'il ne faille employer pour y réussir, puisque c'est de cette légitimité reconnue que nous attendons tout, et que c'est en prouvant cette légitimité d'une part, et de l'autre le commerce de d'Olbourg avec cette fille, que nous détruisons tous les projets qu'il a de te nuire. Adieu, presse tes opérations, instruis nous, et compte toujours sur l'exactitude de nos soins.


LETTRE XXII.

Aline à Valcour.

Vertfeuil, ce 15 septembre.

Je ne vous écris qu'un mot, et Dieu sait dans quelle agitation! hier au soir tout était calme,... nous attendions de vos nouvelles, Sophie allait de mieux en mieux; j'étais entre la meilleure des mères, et cette chère et infortunée soeur que j'aime avec passion; je les carressais toutes deux.—Cette pauvre Sophie, si consolée de tous ses maux, si heureuse de sa nouvelle situation mêlait ses larmes aux nôtres; Eugénie, Déterville et madame de Senneval lisaient à l'autre bout du salon, laissant tomber de tems en tems des regards attendris sur le tableau que nous leur offrions: tout-à-coup madame de Senneval, près d'une croisée donnant sur la cour, quitte son livre et dit effrayée: j'entends une voiture; nous prétons l'oreille, elle ne se trompait pas.... Ma mère vole cacher Sophie dans le cabinet d'une de ses femmes; à peine est-elle redescendue, qu'une chaise en poste entre effectivement; on apporte des flambeaux,... mon ami c'était ... mon père;... c'était le cruel d'Olbourg;... ma main tremble en traçant ces noms:... ils arrivent malgré leur promesse ... quelle en est la cause? savent-ils que nous avons Sophie? que veulent-ils?... qu'exigent-ils? Tout mon sang se trouble.... Je n'ai que la force de vous embrasser, et de donner vîle mon billet à Déterville, qui se charge de vous le faire tenir.

Postcriptum de Déterville.

Je le cachette en diligence parce que les postilions, qui ont amené ces cruels gens, vont se charger de le faire passer de main en main, ce qui te le fera recevoir trois jours plutôt; ne crains rien, agis; je les aime mieux ici qu'à Paris, pendant tes opérations: les visages ne sont point austères, et je n'apperçois jusqu'à présent que de l'honnêteté et de la décence. Madame de Blamont est dans un état affreux;... elle s'excuse sur une migraine. Madame de Senneval, Eugénie et moi parons à tout, et faisons les frais de tout.—Je vais reprendre le journal, tu seras instruis de ce qui va se passer, minute par minute.

Juste ciel! si les hommes, en entrant dans la vie, savaient les peines qui les attendent; qu'il ne dépendit que d'eux de rentrer dans le néant, en serait-il un seul qui voulût remplir la carrière!


LETTRE XXIII.

Déterville à Valcour.

Vertfeuil, ce 20 septembre.

O Valcour! y a-t-il un degré où le vice confondu s'arrête? existe-t-il un moyen de deviner dans les yeux de l'homme corrompu si ce qu'il dit, si ce qu'il fait émane véritablement de son coeur, ou si ses actions, si ses discours ne viennent que de sa fausseté? Quels procédés peuvent, en un mot, nous donner la clef de l'âme d'un scélérat, et comment, avec l'habitude où il est de feindre, peut-on distinguer quand il en impose ou non? T'assurer quelque chose de certain sur les suites de ce que j'ai à t'apprendre, jusqu'à la solution de ce problème, est une chose véritablement impossible; je dirai donc et tu combineras.

Le 14, au soir, nos voyageurs fatigués s'en tinrent à quelques politesses vagues, des nouvelles, un excellent souper, et des lits. De notre part, le billet que nous t'écrivîmes, des craintes, et point de sommeil.... La vertu se tourmente et s'agite où le vice repose en sûreté.

Le 15, au matin, le président mena son ami chez Aline, elle s'était levée de très-bonne heure pour venir glisser sous ma porte, ainsi que nous en étions convenu la veille, le billet où j'écrivis un mot; mais elle s'était recouchée. Extrêmement surprise d'une visite si matinale, elle répondit à son père, (qui s'informait s'il était jour) qu'elle était désespérée de ne pouvoir lui ouvrir; qu'elle allait sonner, mais qu'on n'était pas encore entré chez elle. Le président, peu scrupuleux, insista: ... quand il s'agit de recevoir un père et un époux, dit-il à travers la porte, on ne doit pas y regarder de si près: ouvrez Aline, et n'ayez nulle crainte.—En vérité je ne ne puis, je suis au lit,—qu'importe, il faut ouvrir, ma fille, ou je me fâcherai.—Mais la prudente Aline ne put entendre cette dernière phrase; enveloppée d'un manteau de lit, elle s'était lestement évadée par le petit escalier qui communique de sa chambre au cabinet de madame de Blamont; et elle était déjà toute allarmée sur le pied du lit de sa mère, quand le président peu accoutumé à de la résistance, lorsqu'il annonçait des désirs, déclarait que si on ne lui ouvrait pas à l'instant, il allait enfoncer la porte;... il s'y déterminait, quand une femme de chambre, promptement envoyée vers lui, proposa de passer dans l'appartement de Madame, où le déjeûner allait être servi.

J'ai malheureusement deux libertins à représenter; il faut donc que tu t'attendes a des détails obscènes, et que tu me pardonnes de les tracer. J'ignore l'art de peindre sans couleur; quand le vice est sous mon pinceau, je l'esquisse avec toutes ces teintes, tant mieux si elles révoltent; les offrir sous de jolis dessins, est le moyen de le faire aimer, et ce projet est loin de ma tête.

L'ambassadrice était jolie, bien blanche, des yeux très-vifs, nouvelle dans la maison, et envoyée là parce que ce fut la première qui se présenta. Le président la saisit par la main, et comme la porte de la chambre qu'il venait d'occuper se trouvait ouverte et peu éloignée, il y pousse cette fille, suivi de d'Olbourg, et se prépare à s'y enfermer; quand la fringuante soubrette, devinant le motif, se dégage, s'esquive et revient trouver sa maîtresse; elle fut bientôt suivie de ses deux assaillants; ils avaient cru sage de paraître aussi tôt, afin que les sujets de plainte, de celle qui leur échappait, ne passassent plus que pour des plaisanteries.

Les ennemis débusques, Aline était remontée dans sa chambre; moyennant quoi ces messieurs ne trouvèrent que la présidente.—Vos femmes sont des Lucrèces, madame, dit Blamont en entrant, en vérité ce sont des vertus romaines, j'imaginais.... Vous savez que je me gêne peu sur ces fadaises-là; quand, à tous les risques de l'ennui de la campagne, on hasarde de sortir un ami de la ville, il faut bien le dissiper.... Depuis quand avez vous cette fière vestale?... (et elle était là)—Elle est bien ... quel âge avez vous mademoiselle?—Dix-neuf ans monsieur.—Pas mal en vérité; j'aime ses yeux, ils disent toutes sortes de choses,—et madame de Blamont confuse.—Sortez, sortez Augustine, ne voyez-vous pas bien que monsieur se moque de vous.—Mais madame, vous êtes d'une rigueur ... il semblerait que ce fut un crime, que l'hommage rendu à la beauté.—Ce n'est pas être difficile.... Eh bien! vous ne vous asseyez pas?... ma fille vas descendre ... vous l'avez réveillée ... vous lui avez fait une peur!... elle était accourue vers moi.... J'ai ri de ses craintes et l'ai renvoyée s'habiller,—s'habiller?... quelle extravagance; est-ce qu'on s'habille pour un père?... est-ce qu'on se gêne à la campagne?—L'honnêteté est de mode par tout.—Madame à raison, dit d'Olbourg ... pardon madame; mais si j'en croyais monsieur votre mari, il me ferait souvent faire des choses.—Oh! pour le coup je m'asseois, a dit alors le président, en se laissant tomber dans un fauteuil ... oui, je m'asseois, d'Olbourg va prêcher, et il y a long-tems que je suis curieux du sermon d'un fermier-général ... allons poursuis d'Olbourg,—j'écoute, analyse nous un peu, je t'en prie, les vertus civiles, les vertus morales ... oui, qu'il y ait bien de la vertu dans ton discours; c'est étonnant comme j'aime la vertu!—Préférez vous de déjeuner ici ou de passer dans le salon, a interrompu la présidente?—Mais nous irons où vous voudrez ... où est ma fille?—Elle achève de se vêtir, et se rendra où l'on lui dira que nous sommes.—Dites lui je vous prie que quand je vais la voir le matin, avec mon ami, je ne veux pas qu'elle joue la prude....—Mais il est des choses de décence....—Décence ... voilà toujours votre mot à vous autres femmes! il y a long-tems que je cherche a pénétrer la vraie signification de ce mot barbare, sans y avoir encore réussi; je l'avoue, selon vous madame, les sauvages doivent être bien indécens; car, ils vont tous nuds, et vous pouvez être sûre que chez les Californiens, ou chez les Ostiages, quand un père va voir sa fille, le matin, elle ne lui refuse pas sa porte, sous le ridicule prétexte qu'elle est en chemise.—Monsieur, a répondu madame de Blamont, avec autant d'aménité que de modestie, la décence n'est point idéale; elle peut être arbitraire; elle peut être relative aux différens climats, mais son existence n'en est pas moins réelle; fille du bon sens et de la sagesse, elle doit régler nos actions sur nos usages et sur nos sentimens, et s'il était de mode d'aller en France comme au Paruguai, la décence alors placée à d'autres devoirs plus essentiels, n'en serait pas moins respectée.—Oh! je vous réponds qu'il y a des pays où rien de ce que vous voulez dire ne l'est, où vos devoirs sont des chimères, et vos crimes d'excellentes actions.—Ce raisonnement seul vous condamme; car enfin, quelques soient les vices du peuple dont vous parlez, au moins leur en supposez-vous? et ces vices, quelqu'ils puissent être, il les évitent, ils les punissent: voilà donc des freins reconnus, en raison de la sorte de climat ou de gouvernement; faisant tant que d'être nés dans celui-ci, pourquoi n'en pas également adopter les principes?—Mais c'est qu'il n'y a rien de réel.—Non, lorsque l'on s'aveugle; mais je vous réponds que pour moi, je n'ai besoin, ni d'argumens, ni de dissertation pour me convaincre du véritable caractère d'une chose, pour m'y livrer si elle est bien, pour la détester si elle est mal.—Et quel est donc ce guide infaillible?—Mon coeur.—Il n'est point d'organe plus faux, on en fait ce qu'on veut de son coeur, et je vous réponds qu'à force d'en étouffer la voix on parvient bientôt à l'éteindre.—Cela suppose au moins un instant où on l'entendit malgré soi.—D'accord.—On a donc été vertueux quand cette voix se faisait comprendre, on cesse donc de l'être dès qu'on s'occupe de l'étouffer? le bien et le mal ont donc des différences marquées que vous définissez vous-mêmes, en vous efforçant de les anéantir? D'Olbourg.—Il me semble que madame à raison, il est bien certain que le vice est une chose qui ... et puis d'ailleurs, je dis, il n'y a que la vertu.... Le président éclatant de rire, ah! ah! ah! ah! ma foi, si le logicien d'Olbourg s'en mêle je suis battu; allons, madame, sauvons-nous: je vous crains trop avec un tel champion; allons déjeuner: faites dire à Aline de descendre ... Et tout le monde s'est réuni dans le salon. Aline confuse a paru; le président lui a tenu quelques mauvais propos sur l'histoire du matin, qui ont achevé de la faire rougir, et madame de Senneval par ses soins a rendu la conversation générale.

Au dîner, monsieur de Blamont a contraint sa fille à se placer entre d'Olbourg et lui, et il lui a souvent répété: Mademoiselle faites politesse à mon ami, vous êtes tous deux nés pour vous connaître bientôt plus intimément.

Ce n'était pas une petite besogne pour ma belle mère, et moi, de rompre à tout instant la conversation, et de la replacer dans les bornes de l'honnêteté, dont le président, plus que d'Olbourg encore, cherchait toujours à la sortir.

En se retirant, le président déclara à sa fille qu'elle eut à se trouver seule, le lendemain matin dans sa chambre, parce qu'il avait quelque chose à lui communiquer qui ne pouvait être entendu que de d'Olbourg. Les dames à cet ordre se sont réunies pour le combattre: en vérité, monsieur, a dit madame de Senneval, j'ai été mariée seize ans, et jamais mon mari n'a désiré de parler à ma fille sans moi; quelques liens qu'une fille ait avec des hommes, elle ne peut décemment les recevoir seule; dussiez-vous vous en fâcher, vous m'entendrez toujours vous dire, monsieur, que rien n'est plus malhonnête que l'ordre que vous donnez ici à votre fille, et qu'à la place de madame de Blamont je ne le souffrirais sûrement pas.—Depuis vingt ans, madame, a répondu le président avec aigreur, madame de Blamont fait ce que je veux; je prononce, et elle me satisfait; elle se sent aussi bien de cette condescendance, qu'elle se trouverait peut-être mal du procédé contraire. Je ne me suis jamais informé de ce que monsieur de Senneval faisait chez vous; trouvez bon, madame, que je prie sa respectable épouse de ne se mêler en rien de ce qui se passe chez moi. Madame de Senneval, qui, comme tu sais, n'est ni très-douce, ni très-endurante, a voulu répliquer; mais madame de Blamont prévoyant une scène, qu'elle voulait empêcher, a dit, en sonnant les gens pour qu'on vint éclairer: Aline vous entendez les ordres de votre père, attendez-le demain matin, levée dans votre chambre à l'heure où il lui plaira d'y passer.

Dès huit heures du matin, le 16, les deux amis se sont en effet présentés à la porte d'Aline; elle était levée; elle était vêtue: reconnaîtras-tu là, mon ami, la pudeur, la timidité de cette fille charmante?... elle ne s'était pas couchée.... Hommes affreux! à quel point êtes vous devenus méprisables au sein même de votre propre famille; puisque la défiance que vous y inspirez cagage à de telles précautions!

Déjà levée, a dit monsieur de Blamont.—Vos ordres sont des loix pour moi.—Je vous demande pourquoi vous êtes déjà levée.—Ne m'aviez-vous pas dit que monsieur d'Olbourg? D'Olbourg.—Oh pour moi, mademoiselle, ce n'était en vérité pas la peine de vous gêner. M. de Blamont.—Il aurait tout autant aimé vous trouver au lit que debout, ne faudra-t-il pas qu'il vous y voie bientôt. Aline,—j'avais imaginé, mon père, que vous aviez quelque chose à me dire?—Comme elle est faite, a dit monsieur de Blamont, en embrassant de ses deux mains la taille d'Aline, as-tu jamais rien vu de pris comme cela? Comment! vous avez un corps à la campagne?—Je ne le quitte jamais.—Mais pour ce mouchoir, a poursuivi Blamont, en le faisant voler d'une main sur le lit, et captivant sa fille de l'autre, pour ce mouchoir, vous nous en ferez grâce.—Et Aline confuse et désolée, croisant ses mains sur sa poitrine: oh! mon père, est-ce donc là ce que vous avez à me dire?—Mademoiselle permettez, a dit d'Olbourg, en écartant une des mains, dont Aline cherchait à cacher ce que son père venait de découvrir,... permettez, monsieur votre père trouve bon que je regarde tout ceci comme mon bien, et il est assez judicieux pour ne vouloir pas conclure le marché que je n'aie reconnu s'il n'y a point de fraude ... ces bagatelles là se voyent sans difficulté;... bon si c'était ... mais pour cela ... nous en voyons tant.... O vous de qui je tiens la vie! s'est écriée Aline, en s'échappant avec rapidité, n'imaginez pas que mon respect et mon obéissance aillent jusqu'à trahir mon devoir, et puisque vous oubliez le votre à tel point, il m'est permis de ne plus entendre des sentimens que vous ne voulez plus mériter, et l'éclair est moins prompte à dévancer la foudre, que ne l'a été cette tendre et honnête créature à se jeter dans le cabinet de sa mère; elle y est arrivée en larmes; elle s'est précipitée sur les genoux de cette mère adorable; elle l'a conjurée de l'emmener au convent; elle lui a dit que le désespoir l'aveuglait, qu'elle ne répondait pas d'elle, et après quelques mots de consolation, madame de Blamont la laissant à Eugénie et à madame de Senneval, est venue trouver son mari.

Son rôle ici devenait d'autant plus difficile, qu'elle frémissait pour Sophie, elle n'avait point encore pris de parti décidé, quoiqu'elle pressentit bien l'objet du voyage; elle n'osait pourtant pas s'en informer, elle attendait que son époux s'expliqua le premier; sa timidité naturelle, les circonstances, tout l'obligeait à des ménagemens; elle se contint donc, et trouvant les deux amis confondus de la fuite soudaine d'Aline; elle demanda doucement à monsieur de Blamont ce qu'il avait donc fait à sa fille, pour l'avoir réduite aux larmes qu'elle répandait à grands flots? Blamont un peu confus de son côté, et ne croyant pas que ce fût encore là le moment de parler, sourit, plaisanta, et dit que sa fille s'était effrayée d'une très-innocente caresse que d'Olbourg avait voulu lui faire. Tout s'appaissa, Augustine qui vint avertir que le déjeûner était prêt, fit diversion, et le président pria sa femme de rassurer Aline, de lui dire qu'elle pouvait paraître et qu'elle n'éprouverait plus rien qui put la fâcher. Madame de Blamont se retira, et Augustine, qui arrangeait quelque chose, se retrouva par ce moyen tête-à-tête avec nos deux héros. Les détails de cette seconde scène n'ont pu venir à notre connaissance; mais les suites ne nous les ont que trop appris. Augustine éblouie par l'or, fut sans doute moins cruelle que la veille; ce qu'il y a de certain, c'est que ces messieurs ne parurent point au déjeûner, qu'on ne trouva plus Augustine de tout le jour, et qu'elle disparut le lendemain. Il y a des choses très-désagréables qui quelquefois deviennent heureuses dans les circonstances, cet événement-ci est du nombre; il calma du moins nos libertins, et tout le reste du jour fut tranquille.

Mais sitôt que le dix-sept au matin, on se fut apperçu du départ d'Augustine, l'inquiétude de madame de Blamont fut très-vive; elle pouvait avoir parlé de Sophie, quoique ce ne fut pas à elle que l'on l'eut confiée, elle savait de l'histoire tout ce qu'on n'en avait pu cacher dans la maison; n'en était-ce pas beaucoup trop, si elle avait été indiscrète? Dans cette affreuse perplexité, la présidente se décida donc à demander à son mari, ce qu'il avait pu faire de cette fille, et quelle était la cause de son évasion? Elle le piqua même un peu, pour découvrir s'il ne savait rien sur Sophie, mais les réponses de l'époux, en rassurant madame de Blamont sur ses craintes, la convainquirent que sa femme de chambre était débauchée, et que cette malheureuse allait attendre à Paris, les effets de la libéralité de ses séducteurs; et les nouvelles preuves de leur fantaisie pour elle.

Il y avait eu la veille, et toute une partie de ce jour, un très-grand embarras entre le père et la fille; celle-ci avait fort désiré de rester dans sa chambre; nous l'avions détourné de ce projet, elle avait paru comme à l'ordinaire, et en avait été quitte pour un peu de rougeur.

Dans cette journée du dix-sept, le président toujours très-empressé de se trouver seul avec Dolbourg et Aline, proposa une promenade dans le bois, que toute la compagnie dérangea, quand on eut vu que, par l'art avec lequel il avait distribué les courses et les voitures, Aline, au fond de la forêt, se trouvait entre ses deux persécuteurs. Voyant ses plans manqués, le président dit qu'il voulait aller courir le bois, seul avec son ami; ce dernier projet s'exécuta, et on ne les vit plus qu'à souper. Nous n'avions pas bougé du château, pendant cette absence, et je venais de réussir enfin, à déterminer madame de Blamont à rompre la glace; ce n'était pas sans peine, mais une explication devenait pourtant nécessaire; le président ne disant mot, pouvait avoir le projet sourd d'enlever sa fille, il ne fallait pas se contenter d'étudier sa conduite, il fallait observer ses desseins, je décidai donc un éclaircissement pour le lendemain sans faute, et je préparai tout, dans la vue de donner à la scène le pathétique que j'y supposais nécessaire, afin d'émouvoir, s'il était possible les ressorts de cette âme flétrie; il est temps de te détailler cet événement, qui se passa dans le second sallon, où existe à gauche un petit cabinet à écrire, dans lequel j'avais fait cacher Sophie prévenue. Le chocolat pris, on vint dans le sallon que je t'indique, et madame de Blamont débuta ainsi: convenez, monsieur, que vous me donneriez, si j'étais méchante, de bien justes sujets de me plaindre de vos procédés? M. de Blamont, en quoi donc? Madame de Blamont, que signifie cet enlèvement? L'asyle de votre famille ne devrait-il pas être respecté? M. de Blamont, eh bien! tu vois d'Olbourg, les semances que tu m'attires, je n'ai travaillé que pour toi, et me voilà grondé comme si j'étais le délinquant. M. Dolbourg, eussé-je osé me rendre coupable d'un tel genre d'offense, si tu ne le partageais pas? Madame de Blamont, oh! je suis fort consolée d'une telle perte; Madame de Senneval, le désordre des moeurs de cette créature doit vous laisser peu de regrets.... Deux hommes mariés! M. de Blamont, le sacrement fait bien peu de chose à cela; je ne dis pas que, pris comme il le faut, il ne puisse embrâser quelquefois la tête, mais, en vérité, il ne la calme jamais; d'ailleurs, Dolbourg n'a plus de biens, c'est le plus heureux des hommes, il en est déjà à son troisième veuvage. Madame de Senneval, je croyais monsieur, marié. M. de Blamont, mais je me flatte que dans quatre jours, ce ne sera plus une présomption. Madame de Blamont, monsieur s'occupe donc de nouveaux noeuds? M. de Blamont, voilà une bonne ignorance, est-ce mystère? est-ce fausseté? Madame de Blamont, ce sera ce que vous voudrez, mais je ne connais rien de si simple que d'ignorer les desseins de gens qu'on voit à peine. M. de Blamont, la connaissance se fera, et quant à l'intérêt que vous y devez prendre, j'arrange difficilement que vous puissiez le déguiser, après ce que vous savez sur cela. Madame de Blamont, il y a des choses qui se disent cent fois, sans qu'on puisse les comprendre une seule. M. de Blamont, soit, mais quand elles se font, au moins on ne les ignore plus. Madame de Blamont, vous embrouillez, au lieu d'éclaircir, je voulais une solution, et vous me proposez une énigme. M. de Blamont, ah! parbleu, je suis prêt à vous donner le mot de celle-ci. Madame de Senneval, nous serons tous charmés de l'entendre. M. de Blamont, eh bien! c'est que je donne ma fille à monsieur, voilà tout le mystère. Aline, mon père, avez-vous résolu de me sacrifier ainsi? M. de Blamont, j'ai résolu de vous rendre heureuse, et je connais assez le caractère de monsieur, pour être sûr qu'il doit avoir tout ce qu'il faut pour y parvenir.

Madame de Blamont, mais dans une pareille cause, qui peut mieux juger qu'elle-même, si elle vous assure que malgré les qualités de monsieur, il lui est impossible de trouver le bonheur avec lui, quelle objection pourrez-vous faire alors? M; de Blamont, que ce qui ne vient pas un jour, arrive l'autre; il ne s'agit pas de savoir si ma fille doit se croire heureuse dans le mariage que je propose, il n'est seulement question que de se convaincre que l'homme que je lui destine a tout ce qu'il faut pour la rendre telle. Madame de Blamont, oh! monsieur, pouvez-vous raisonner ainsi? M. de Blamont, que voulez-vous que j'oppose à vos caprices, quand mon intention n'est pas d'y céder? Madame de Blamont, ne dites donc plus que vous voulez le bonheur de votre fille. M. de Blamont, à partir de l'état actuel de nos moeurs, une fille me fait rire, quand elle dit qu'elle craint de ne pas trouver le bonheur dans les noeuds de l'hymen, et qui la force de le chercher là? Un époux, de l'âge de mon ami, ne demande que quelques égard ... quelques assiduités ... quelques observances de pratique, et ces misères là remplies, si sa femme imagine pouvoir trouver mieux ailleurs ... eh bien! il ferme les yeux; quel serait l'homme assez tyran, pour se scandaliser de voir chercher à sa femme un bien, qu'il est hors d'état de lui faire? Madame de Blamont, mais si les moeurs sont dépravées, croyez-vous que toutes les femmes le soient? M. de Blamont, cette dépravation n'est qu'idéale, le délit n'est relatif qu'au mari, il devient nul, dès que l'époux le tolère ou le nie; du moment qu'il ne s'oppose à rien, sous de certaines clauses purement physiques, quel peut être le crime de la femme? Madame de Senneval, j'estimerais bien peu l'époux qui ferait avec moi de tels arrangemens. M. de Blamont, l'estime ... l'estime, voilà encore un de ces sentimens chimériques qui ne s'arrange pas à ma philosophie, qu'est-ce que l'estime?... L'approbation des sots, accordée aux sectateurs de leurs petits vilains préjugés ... tyranniquement refusée à l'homme de génie qui les fronde; dites-moi, je vous prie, comment vous voulez qu'on soit jaloux de mériter un tel sentiment? pour moi, je ne vous le cache pas, mais l'homme du monde que j'aime le mieux, est celui qu'on estime le moins, et ce sera toujours celui de tous, à qui je supposerai le plus d'esprit.... Eh! non, non, ce n'est point un tel fantôme qui compose la félicité, jamais l'homme sage ne place la sienne dans ce que les autres peuvent lui donner ou lui ravir au plus léger mouvement de leurs caprices; il ne la met que dans lui-même, dans ses opinions, dans ses goûts abstraction faite de toute considération ultérieure. Eh! laissons-là toutes ces jouissances illusoires, croyez-moi, un époux riche, doux, complaisant, qui n'exige jamais que ce qu'on peut lui donner, qui fait grâce entière du métaphysique, voilà l'homme qui peut rendre une femme heureuse, s'il n'y réussit pas, mesdames, en vérité, je ne vois plus ce qu'il vous faut. Madame de Blamont, simplifions, monsieur, car vos analyses sont trop loin de nos principes, pour que nous puissions jamais nous accorder; tenons-nous en donc au fait. Aline, croyez-vous que l'hymen que vous propose votre père, puisse vous rendre heureuse? Aline, je suis si loin de le croire, que je demande pour toute grâce à mon père, de me percer plutôt mille fois le coeur que de me captiver sous de tels noeuds! M. de Blamont, ah! voilà vos leçons, madame, voilà vos préceptes, si j'avais bien fait, vous n'auriez point élevé cet enfant.... Soustraite à vous dès sa naissance, n'ayant jamais connu qu'un cloître, éloignée de vos indignes préjugés, elle n'aurait pas trouvé de réponse, quand il eut été question de m'obéir. Madame de Blamont, un enfant dès le berceau, soustrait à sa mère, n'en arrive pas plus sûrement au bonheur. M. de Blamont, ému et balbutiant, son esprit ne se dérange pas au moins par de mauvais principes. Madame de Blamont, mais ses moeurs se pervertissent au sein de l'infamie, et celui qui devrait être le protecteur de son innocence, est souvent celui qui la corrompt. M. de Blamont, en vérité, voilà des propos.... —Viens, Sophie, a poursuivi avec chaleur madame de Blamont, en ouvrant la porte du cabinet, viens les expliquer toi-même à ton père, viens te précipiter à ses genoux, viens lui demander pardon d'avoir pu mériter sa haine, dès le premier jour de ta naissance,—puis s'adressant rapidement à Dolbourg, et vous, monsieur, oserez-vous enfoncer plus avant le poignard dans le coeur d'une malheureuse mère, oserez-vous désirer pour votre femme, l'une de ses filles, après avoir fait votre maîtresse de l'autre? Puis saisissant l'embarras de son époux, aux pieds duquel était Sophie, laissez parler votre coeur, monsieur, tout est su, ne refusez plus d'ouvrir vos bras à cette malheureuse Claire que vous m'enlevâtes au berceau, la voilà, monsieur, la voilà, victime de vos procédés, trompée sur sa naissance, qu'elle ne voie pas toujours en vous le corrupteur de ses jeunes années, et montrez-lui le coeur d'un père, pour lui faire oublier son bourreau.


Illustration: Viens, Sophie ... viens demander pardon....

C'est ici, mon ami, que l'art de la plus profonde scélératesse, est venu disposer les muscles de la physionomie de ces deux indignes mortels, c'est ici que nous avons pu nous convaincre que l'âme d'un libertin n'a pas une seule faculté qui ne soit aux ordres de sa tête, et que tous les mouvemens de la nature cèdent dans de tels coeurs, à la perfide corruption de l'esprit. Oh! ma foi, madame, a dit le président, avec le plus grand flegme, et repoussant Sophie de ses genoux, si ce sont là les armes dont vous voulez me battre, en vérité, vous ne triompherez pas ... et s'éloignant encore plus de Sophie—par quel hazard cette créature est-elle ici?... Te serais-tu douté, Dolbourg, que la maison de madame servit d'asyle à nos catins?—Oh ma chère! n'espère plus rien de cet homme atroce, a dit madame de Senneval furieuse; celui qui repousse la nature avec tant de dureté, n'est plus qu'à craindre pour toi. Vole implorer les lois, leur temple est ouvert à tes plaintes, on n'eut jamais tant de sujets d'en porter, on n'eut jamais tant de droits a des secours.... Moi, plaider contre ma femme, a répondu Blamont, avec l'air de la douceur et de l'aménité ... étourdir le public de dissentions aussi minutieuses que celles-ci ... c'est ce qu'on ne verra jamais ... puis, s'adressant à moi, Déterville, a-t-il ajouté, faites retirer les jeunes personnes, je vous prie, revenez ensuite, j'expliquerai l'énigme, mais je ne le veux que devant ces deux dames et vous. Sophie désolée, Aline et Eugénie ont passées dans l'appartement de madame de Blamont, et sitôt que j'ai reparu, le président nous ayant prié de nous asseoir et de l'entendre, nous a dit que, jamais cette Sophie ne lui avait appartenu par aucuns noeuds, que l'idée de cette alliance était absurde; il est convenu de l'enfant qu'il avait eu de la Valville, convenu du désir qu'il avait formé d'en substituer un autre à celui-là, pour se conserver les droits que leur perfide convention lui donnait sur la fille naturelle de son ami; il a ajouté que la mort très-effective de sa fille Claire, l'ayant attiré au Pré Saint-Gervais, où elle était en nourrice, après avoir rendu les derniers devoirs à cette petite fille, il avait imaginé de s'arranger là, de quelque, joli enfant qu'il put mettre à la place de celui qu'il avait eu de la Valville, et que la petite fille de la nourrice, positivement de l'âge qu'il fallait, lui ayant convenu, il l'avait payée cent louis à la mère, et transporté en conséquence lui-même au village de Berceuil, où elle avait été élevée jusqu'à treize ans, mais qu'il n'avait dans tout cela d'autre tort, que d'avoir voulu tromper son ami, jamais ceux d'avoir corrompu sa propre fille, ou soustrait celle de sa femme; ensuite il nous a demandé par quels moyens cette fille se trouvait à Vertfeuil.

Madame de Blamont, toujours tendre, toujours honnête et sensible, croyant reconnaître quelque sincérité dans ce qu'elle entendait, et préférant de renoncer au plaisir de retrouver sa fille, à la nécessité de voir son mari coupable de tant de crimes, si Sophie lui appartenait effectivement, n'ayant d'ailleurs rien de positif à objecter, puisque tu n'avais encore rien éclairci.... Madame de Blamont, dis-je, a tout avoué de bonne foi.... Le président s'est jetté dans les bras de sa femme et l'embrassant avec la plus extrême tendresse,—non, non, ma chère amie, lui a-t-il dit ... non, nous ne nous brouillerons pas pour une telle chose, je suis coupable de quelques travers, sans doute, ma faiblesse pour les femmes est affreuse, je ne puis m'en cacher, mais une erreur n'est pas un crime, et je serais un monstre si j'avais commis ce dont vous m'accusez. Rien de plus certain que la mort de votre fille, je suis incapable d'avoir pu vous tromper, jusqu'à supposer cette mort, si elle n'eut été réelle, Sophie est fille d'une paysanne, elle est fille de la nourrice de votre Claire, mais elle ne vous appartient nullement, je suis prêt à vous le jurer en face des autels, s'il le faut, la ressemblance est singulière, je l'avoue, il y a long-temps que j'ai observé les traits qui rapprochent Sophie de votre Aline, mais ce n'est qu'un jeu de la nature, qui ne doit pas vous en imposer.... Que le sceau du raccommodement, a-t-il poursuivi, en serrant les mains de sa femme, soit donc ma chère amie, l'accord certain des délais que vous demandez pour Aline. Le mariage que j'exige ferait mon bonheur, cependant vous m'avez demandé du temps pour l'y disposer, je vous donne jusqu'à votre retour à Paris, ainsi que nous en étions convenus d'abord, mais qu'elle accepte après, j'ose vous le demander en grâce, que la crainte d'un crime ne soit pas sur-tout ce qui vous retienne, Dolbourg a pu être l'amant de Sophie, mais je vous proteste qu'il ne l'a jamais été de la soeur d'Aline, il n'y a pas de preuve que je ne puisse vous en donner, pas de serment que je ne puisse vous en faire; jouissez en paix avec vos amis du temps que je vous laisse pour déterminer ma fille, à ce qui fait le but de mes voeux, je les conjure de vous aider à obtenir d'elle ce que j'en attends, et d'être bien certains que c'est son bonheur seul qui m'occupe.

Madame de Blamont qui croyait tout avoir en gagnant du temps pour Aline ... qui l'obtenait, qui ne pouvait détruire les assertions de son mari, ou qui n'avait à leur opposer que celles de la Dubois, que rien ne semblait devoir faire préférer à celles du président ... qui, mère ou non de Sophie, se trouvait toujours en situation de lui faire du bien, trouva dans son coeur la réponse que lui dictaient nos yeux; elle convainquit son époux de la foi qu'elle accordait aux discours qu'il venait de lui tenir, et ajouta que, puisque le ciel avait fait tomber cette Sophie dans ses mains, elle demandait en grâce que l'on la lui laissât. Dolbourg, elle ne mérite pas le bien que vous voulez lui faire, j'ai vécu cinq ans avec elle, je dois la connoître et je la connois bien, croyez que je serais indigne de l'honneur où je prétends de devenir un jour votre gendre, si j'avais mal traité cette fille comme elle l'a été, sans qu'elle m'en eut donné les plus graves sujets. Peut-être ai-je trop écouté ma colère, mais soyez sûre qu'elle était coupable. Madame de Blamont, on nous a fort assuré que non. Dolbourg, ah! je le vois, madame, Sophie n'est pas tombée seule en vos mains, et cette créature horrible qui couvrait et servait ses désordres, y est, sans doute, également. Madame de Blamont, il est vrai que j'ai vu la Dubois. Le Président, aucune imposture ne nous étonne à-présent, voilà celle qui vous a induit en erreur sur les objets dont il s'agit; mais ne la croyez en rien si vous voulez connoître la vérité, nulle femme au monde ne la déguise avec tant d'art, nulle n'est capable de porter aussi loin le mensonge et l'atrocité. Madame de Blamont, et qu'est devenue cette autre petite créature que toutes deux conviennent avoir été la maîtresse de mon mari et la fille de monsieur? Le Président, ému, ce qu'elle est devenue? Madame de Senneval, oui. Le président, eh bien! mais rien de plus simple, elle était aussi coupable que Sophie ... coupable du même genre de tort ... Dolbourg a puni l'une de sa main, voulant également punir l'autre ... elle m'est échappée ... je ne vous cache rien moi, vous voyez ma sincérité ... c'est le coeur d'un enfant. Madame de Blamont, oh, mon ami, voilà donc où entraîne le libertinage! que de chagrins, que d'inquiétudes suivent toujours ce vice épouvantable; ah! si le bonheur eut été moins vif dans votre maison, croyez au moins qu'entre votre Aline et moi, il eut été mille fois plus pur. M. de Blamont, laissons mes torts, il me faudrait des siècles pour les réparer, l'impossibilité d'y réussir me porterait au désespoir, qu'il vous suffise d'être bien sûr que je ne les aggraverai plus.... Et des larmes ont échappées des yeux de la crédule madame de Blamont.—Au défaut du bonheur réel, la certitude de ne plus voir augmenter ses maux, est une consolation pour l'infortune; accordez-moi la grâce entière, a dit cette malheureuse épouse en pleurs, ne pensez plus à cet himen disproportionné. Le Président, j'ai des engagemens que je ne puis rompre, vous ignorez leur degré de force, je ne suis plus maître de ma parole, Dolbourg lui-même ne saurait m'en dégager, cependant je puis vous accorder des délais, il ne s'y refusera pas, son âme est trop délicate pour prétendre à la main d'Aline sans la mériter, deux mois, trois mois, s'il les faut, je vous les donne ... mais vous devriez nous rendre cette Sophie, vous devriez nous permettre qu'elle fut traitée comme elle le mérite. Madame de Blamont, son malheur lui assure des droits à ma pitié , elle m'est chère dès qu'elle souffre ... elle ne peut plus vous offenser, laissez-la moi, elle est jeune, elle peut se repentir ... elle se repent déjà, vous la feriez entrer au convent par force, je la déterminerai de bonne grâce au même sacrifice, et vous serez également vengé. Le Président, soit, mais défiez-vous de sa douceur,—craignez des vertus qu'elle n'adopte, que pour voiler l'âme la plus traîtresse. Dolbourg, il n'est aucune espèce de tort qu'elle n'ait eue avec nous. Le Président, elle en a eue qui aurait mérité l'attention même des lois. L'enfant dont elle était grosse n'était sûrement pas de mon ami, elle nous volait pour son amant, elle est capable de tout; cette seconde fille dont vous venez de nous parler, ne nous trompait que par ses instigations, elle séduit, elle impose, elle joue le sentiment et ce n'est que pour en venir à des fins toujours criminelles comme son coeur. Madame de Blamont, mais il n'y a sorte de bien que n'en ait dit la femme qui l'élevât. Dolbourg, cette femme ne l'a connue qu'enfant, et c'est à Paris, c'est avec la Dubois qu'elle s'est pervertie, ne gardez pas ce serpent, croyez-moi, madame, vous en auriez bientôt des regrets.—Voyant madame de Blamont prête à faiblir, je la fixai, elle m'entendit, elle tint ferme, allégua la charité et la religion qui l'obligeait à ne point abandonner cette malheureuse, après lui promis sa protection, et les deux amis n'osèrent plus insister sur l'envie qu'ils avaient de la ravoir; la paix fut donc conclue, aux conditions qu'il ne s'agirait plus d'aucuns reproches de part et d'autre, que Sophie resterait à madame de Blamont et qu'on accorderait à Aline jusqu'à l'hiver, pour se décider au mariage qu'on exigeait d'elle.

J'ose vous demander encore au nom de l'honnêteté et de la décence, a dit madame de Blamont, de ne point abuser de cette malheureuse que vous avez séduite hier chez moi; en vérité, a répondu le président, pour le crime, il n'est plus temps ... il est commis ... tant d'envie de céder ... si peu de résistance ... tout cela ne devrait pas vous donner des regrets;—ne la gardez pas au moins, placez-là ... elle peut redevenir honnête ... qu'elle ne trouve pas dans vous, l'appui certain de ses désordres.—Eh bien! Je vous le jure.... Allons, qu'on appelle Aline ... Eugénie, et puisque nous n'avons plus que vingt-quatre heures à rester ici, que les plaisirs y remplacent les chagrins, et qu'on n'y voye plus que de la joie.

Madame de Blamont a été chercher elle-même sa fille, elle ne s'est point expliquée devant Sophie, qu'eut-elle pu lui dire dans l'état d'incertitude où tout était, elle l'a caressée, consolée, elle l'a remise entre les mains de ses femmes, et la tranquillité s'est rétablie; jusqu'au lendemain au soir, les choses ont toujours été de mieux en mieux, et le vingt au matin, les deux amis, le front calme, bien plus peut-être que leurs coeurs, sent repartis en comblant d'éloges et d'amitiés tous les habitans du château.

Que penses-tu maintenant de ceci, mon cher Valcour, devons-nous croire?... devons-nous douter?... Madame de Blamont lasse de malheurs, saisit avec avidité l'illusion qu'on lui présente, c'est un moment de repos dont elle veut jouir; son âme honnête a tant de plaisir à supposer ses vertus dans les autres; sa chère fille lui ressemble; toutes deux se livrent au plus doux espoir, Eugénie le partage, parce qu'elle est bonne et sensible, comme son amie; il n'y a d'incrédules que madame de Senneval et moi, mais nous le sommes, je l'avoue. Ce retour nous paraît bien prompt; il est rendu si nécessaire par les circonstances que nous croyons qu'il ne dépend absolument que d'elles, c'est au temps à nous détromper ... et d'ailleurs, qu'a promis le président?... quelques mois de délais, en est-ce assez pour se flatter? et quand ces délais seront expirés, quand il aura eu le temps de revenir du petit moment de confusion, dont il a été altéré par tout ceci, ne redeviendra-t-il pas tout aussi pressant?

Cependant, nous sommes convenus, ma belle-mère et moi, de supprimer nos réflexions à nos amies, elles ne serviraient qu'à troubler leur moment de calme. S'il doit être réel, ce calme où nous ne croyons pas, pourquoi leur montrer nos craintes, si elles ont tort de s'y livrer, c'est un beau songe dont il faut leur laisser la jouissance. Nous ne pouvons parer à rien, aucun événement ne dépend de nous, à quoi nos doutes serviraient-ils? quel besoin de les leur faire voir; je ne les hasarde donc qu'avec toi. Presse tes éclaircissemens sur Sophie, beaucoup de choses tiennent à cela, s'ils nous ont induits en erreur sur cet article, ils nous ont trompé sur-tout le reste, alors ils méditent quelques horreurs, ils n'accordent du temps que pour y réussir, et dans ce cas, nous devons dissiper l'illusion. S'ils ne nous en ont pas imposé sur Sophie, et que les mensonges viennent de la Dubois; s'il est réel, ce que je ne puis croire, que cette jeune Sophie ait tous les torts qu'ils lui prêtent ... en un mot, s'ils ont dit vrai, alors je m'écrierai plein de joie, que telle est l'influence de la vertu, qu'il est des momens où le vice absorbé devant elle, est contraint à s'humilier, se confondre, demander grâce et disparaître ... mais sont-ce des vices chéris qui peuvent fléchir de cette manière ... des vices nourris depuis autant d'années ... non ... peut-être cèderait ainsi la fougue de la jeunesse ou l'erreur du moment, mais jamais le crime vieilli et soutenu par des idées: le plus grand malheur de l'homme est d'étayer ses travers de ses systèmes, une fois qu'il s'en est formé d'assez sûrs pour légitimer sa conduite, tout ce qui la condamnerait dans le coeur d'un autre, la fixe à jamais dans le sien; voilà ce qui rend les torts des jeunes gens de peu d'importance, ils n'ont fait que choquer leurs maximes, ils y reviennent, mais ce n'est que par réflexion que pêche l'homme mur, ses fautes émanent de sa philosophie, elle les fomente, elle les nourrit en lui, et s'étant créé des principes sur les débris de la morale de son enfance, ce sont dans ces principes invariables qu'il trouve les lois de sa dépravation.

Quoiqu'il en soit, tout est tranquille; nous avons au moins jusqu'à l'hiver, a dit madame de Blamont, le lot de l'infortune est de jouir du présent, sans s'inquiéter de l'avenir, et quels momens seraient pour elle, si à côté des tourmens qui l'accablent sans cesse, elle n'avait au moins pour jouissances, celles que lui laisse l'illusion. Ce que nous appelons le bonheur, nous autres malheureux, me disait-elle hier, n'est que l'absence de la douleur, quelque triste que soit cette misérable situation, que nos amis nous la laissent goûter.

Quant à Sophie, elle a toujours ses mêmes droits, jusqu'à l'éclaircissement, fondés ou non, il serait trop dur de les lui ravir, et la cruauté ne peut naître dans une âme comme celle de notre amie. Si quelque chose pourtant trouble un peu cette respectable femme, c'est le silence affecté qu'on a gardé sur toi ... est-il naturel? un des motifs du voyage n'est-il pas au contraire de s'informer si tu n'a point paru? Quelques questions faites dans la maison et qu'on nous a rendues sur-le-champ, prouvent que ces éclaircissemens entraient dans leurs vues.—Pourquoi donc s'est-on tût devant nous? pourquoi même, à l'époque du raccommodement n'en pas être ouvertement convenus? ne voilà-t-il pas du louche dans la conduite du président? nous sommes sûrs d'ailleurs qu'il a tenu jusqu'au dernier instant au désir de ravoir Sophie; on l'a cherché dans le château; on a taché de s'introduire dans la chambre où l'on l'a soupçonnait renfermée: un homme adroit du président a été aux aguets tout le jour qui a précédé celui de leur départ; voilà donc encore du mystère dans les démarches de cet époux, qui paraît repentant. Madame de Blamont sait tout cela; elle dit que le désir de ravoir Sophie, si effectivement elle n'est pas sa fille, est indépendant de ce qui concerne Aline et elle; qu'il est tout simple, si Sophie ne lui est rien, qu'il veuille se venger d'une créature, qui, selon lui, a tant de tort; sans que cela prouve qu'il veuille affliger sa femme et faire le malheur de sa fille.... Je n'ose rien répliquer, mais je n'en réfléchis pas moins; je n'en redoute pas moins que tout ceci ne soit qu'une léthargie, dont le réveil sera peut-être terrible.... Adieu, fais comme moi, écris, console, et ne trouble rien, à moins que les éclaircissemens ne t'y forcent; tout dépend des lumières que nous attendons de toi.... Mais si cet homme perfide a été assez adroit pour allier le mensonge à la vérité! pour donner à l'un toute l'apparence de l'autre.... S'il veut tromper ces deux respectables femmes ... s'il veut les rendre éternellement malheureuses: oh! mon ami, je dirai alors que le ciel est injuste; car, il ne créa jamais des êtres auxquels il dût autant de bonheur; jamais deux créatures qui le méritassent aussi bien, si cette manière d'exister est l'apanage de ceux qui sont vertueux et sensibles, si elle est due, à ceux qui savent si bien l'a répandre sur tout ce qui les environne.


LETTRE XXIV.

Valcour à Déterville

Paris, ce 22 septembre.

Je reçus le quatorze, mon cher Déterville, la lettre où tu me recommandais les démarches du Pré-Saint-Gervais, et quelqu'ayent été mes diligences, ce ne fut pourtant qu'hier qu'il me devint possible de réussir. O! mon ami, quelle intéressante étude nous fournit, chaque jour, le coeur de l'homme, et comment nier l'influence de la divinité sur lui, quand on voit avec quelle fatalité celui qui tend des pièges s'y prend presque toujours le premier, et comme le vice, toujours en opposition avec lui-même, se perce avec les traits dont il veut frapper la vertu. Le président est coupable dans le coeur, et ne l'est pas dans le fait; il en impose odieusement à sa femme; il la trompe avec la plus insigne fausseté, et pourtant il ne lui ment pas. Daigne me lire avec attention, et mon énigme va se développer.[6]

Je me transportai, le 15, au village indiqué, et ayant descendu dans une auberge, je demandai historiquement, si le curé était un honnête garçon, s'il était aimé de ses paroissiens; si c'était un individu sociable:—c'est un homme intègre, m'assura-t-on, vieux, et depuis vingt-cinq ans en possession de sa cure. Si vous avez affaire à lui, vous en serez content.—Oui vraiment, dis-je, à celui qui me parlait; j'ai quelque chose à communiquer à ce pasteur; et puisque vous êtes assez officieux pour m'instruire, soyez-le encore assez, je vous prie, pour aller lui demander, si un honnête bourgeois de Paris ne l'incommoderait pas, en lui demandant une audience?... Mon homme partit, et la réponse fut une invitation de me rendre au presbytère, où je trouvai un ecclésiastique de plus de soixante ans, d'une figure douce et prévenante, qui me demanda le premier, comment il se trouvait assez heureux pour 'm'être bon à quelque chose? J'expliquai ma commission.... Nous fouillâmes les registres, nous trouvâmes la mort que nous cherchions, aussi-bien constatée qu'elle pouvait l'être, et toutes les preuves d'un service fait dans la paroisse, le 15 août 1762, à Claire de Blamont, fille légitime de monsieur et madame la présidente de Blamont, demeurant rue saint-Louis, au Marais.—Eh bien, monsieur! dis-je au curé en le fixant, pour ne rien perdre des mouvemens de sa physionomie, cette Claire de Blamont que vous avez enterrée le 15 août 1762, aujourd'hui 15 septembre 1778, se porte mieux que vous et moi.... Ici notre homme frémit et recule;... un instant je le crus coupable, mais les suites me convainquirent bientôt de mon erreur.—Ce que vous me dites est bien difficile à croire, monsieur, me répondit le curé, il faut approfondir ... cela en vaut la peine; mais trouvez bon que je m'informe avant, à qui j'ai l'avantage de parler?—A un honnête homme, monsieur, répondis-je avec douceur, ce titre ne suffit-il pas pour éclaircir une trahison?—Mais ceci peut devenir matière à un procès, et je dois savoir ....—point de procès, monsieur, il s'en faut bien que ce soit vous que l'on soupçonne; l'intention est de traiter tout à l'amiable, et vous pouvez recevoir ma parole, que rien de ce qui va se faire, ne nous passera: je suis l'ami de madame de Blamont; c'est de sa part que je viens vous trouver: je puis donc vous répondre, et du mystère où tout ceci restera, et de l'extrême éloignement qu'on a de plaider.—Mais si cette Claire existe, comme vous me l'assurez, où est-elle actuellement?—dans les bras de sa mère. Il ne s'agit que de vérifier une supercherie de nourrice, et d'en approfondir mystérieusement les raisons, pour parer à de tels désordres dans la suite, tout vous y engage;... le ministre de Dieu doit non-seulement écouter l'aveu du crime, mais il doit même en prévenir l'action. Notre homme, en s'asseyant, tomba ici dans quelques réflexions; je l'y laissai deux ou trois minutes, et lui demandai enfin à quoi il paraissait se résoudre?—à ouvrir la tombe, monsieur, me dit-il, en se relevant ... à chercher là les premières preuves de la fraude, avant que de nous décider à rien.—Bien vu, lui dis je, fermez tout, qu'il n'y ait que le fossoyeur et nous a cette expédition, je vous le répète, le secret est essentiel ... le fossoyeur arrive, on ferme l'église, et nous voilà à l'ouvrage. L'endroit était mentionné sur les registres; il y avait d'ailleurs une inscription sur le cercueil; nous ne nous trompâmes point. On enlève un petit coffret de plomb où devait être déposé le corps de Claire: et l'examen des ossemens fait avec la plus extrême exactitude, nous offre les débris d'un chien, dont la tête encore conservée, prouve la fraude évidemment. Le curé tressaillit, se remettant néanmoins tout de suite, et reprenant le flegme d'un honnête homme qu'on a dupé, mais qui est incapable d'avoir, en part à une telle ruse, il me proposa de faire jeter ces restes d'animaux, je m'y opposai, et l'ayant convaincu de la nécessité de tout rétablir, dès que nous agissions en secret, nous y travaillâmes sur le champ; on remit la caisse à sa place; il imposa silence à son homme, et nous rentrâmes au presbytère.—Monsieur, me dit le curé au bout d'un instant, quoique vous en puissiez dire, je pourrais passer pour coupable dans cette aventure-ci; ma justification devient essentielle;—nullement, répondis-je, nous connaissons les malfaiteurs; il s'en faut bien que vous soyez soupçonné, je vous l'ai certifié,.je vous le confirme encore. Et je lui dis alors que la nourrice et le père étaient les seuls auteurs de la supposition; que le second niait, et qu'il s'agissait d'interroger la nourrice.—Son nom?—Claudine Dupuis;—Claudine? elle est pleine de vie; elle loge ici près, nous sauvons tout.—Envoyez-la prendre, Monsieur, que la douceur et l'aménité règnent dans les questions que nous allons lui faire, et que le plus inviolable silence les enveloppe.—Claudine arriva; c'était une grosse paysanne très-fraîche, d'environ quarante ans, et veuve depuis quatre.—Qui y a ti, monseu le curé,—dit-elle gayement? le curé. Asseyez-vous, Claudine, nous avons quelques questions sérieuses à vous faire, et dont les réponses, si elles sont justes—pourront-vous valoir une récompense. Claudine. Eune racompense, tamieu, tamieu, jons bin besoin d'argent; ah! qu'on d'raison eddir q'eune maison où gnia pu d'homme, es zun cor sans âme; jarni, edpui quel miun zé mort, jen fsons pu rïan. Le curé. Vous rappelez-vous, Claudine, d'avoir nourri trois semaines, il y a seize ans, une petite fille nommée Claire, appartenant à monsieur le président de Blamont? Claudine. Oui da, j'men souvian, a mouru dcoliques la pau enfant; al était gentille comme tout pardiu on vous paya un service comm' si c'eut été l'enfant d'un prince, et vous l'enterrâtes là dans vot aglise, tout findret dla chapelle dla Viarge, y m'en souvient comme d'hier. Le curé. Savez-vous ce qu'on dit Claudine? Claudine. è qué qu'on dit monseu l'curé? Le curé. On prétend que cet enfant-là n'est pas mort. Claudine. Pardine y s'peui bin qu'a soit rasucité; not seigneur l'a bin été, n'gnia rien d'impossibe à Dieu. Le curé. Non, ce n'est pas là ce que je veux dire; on vous soupçonne de quelque supercherie. Claudine. Moi? eh queuque j'aurions donc gagné à cela? mais voyais donc un peu c'qu'cest q'les mauvaises langues, n'me serais-je pas fait tort à moi-même, en fsant cqu'vous dit là. Le curé. Mais si vous en aviez été bien payée. Claudine. Eh q'non, eh q'non j'en mangeons pas d'ce pain-là, ah pardine oui et pis, s'fair pande après.—Je te supprime ici le reste du dialogue, quoique très-long encore. Le fait est que jamais Claudine n'avouât rien dans cette première visite; et' que tout ce que nous pûmes obtenir d'elle, ne voulant point encore la convaincre par les faits, fut de se retirer sans colère, et sur-tout avec la promesse de ne rien dire de ce qui venait de se passer. Partez, monsieur, me dit le curé, dès qu'elle fut sortie, je vous réponds de tout approfondir avec cette femme. Il faut que je la voie seule, votre présence la gêne. Laissez-moi une adresse, je vous écrirai dès que j'aurai su quelque chose, et vous vous rendrez ici pour recevoir ses dernières réponses. Reconnaissant dans cet homme, et de la sincérité et de l'envie de m'obliger, je consentis à ses arrangemens, lui laissai l'adresse d'un ami, et m'en revins attendre de ses nouvelles, avec la ferme résolution de pousser vivement l'affaire, s'il ne m'écrivait pas bientôt.

Le cinquième jour je commençais à m'impatienter, lorsque mon ami m'envoya une lettre qu'il venait de recevoir pour moi, par laquelle le curé m'invitait à venir dîner chez lui le lendemain, pour y apprendre, de la bouche même de Claudine, des événemens très-extraordinaires, et que j'étais bien loin de soupçonner.

Ce n'est pas sans peine, me dit cet honnête homme, dés qu'il m'aperçut, ce n'est pas sans promesse, et même sans un peu de rigueur, que je suis parvenu à tout découvrir; mais, enfin, nous tenons le secret, et vous allez en être instruit.—Monsieur, répondis-je, vos engagemens seront remplis; toutes les récompenses que vous avez pu promettre seront acquittées; mais quelques mystérieuse, que doivent être nos opérations, quelque certitude que je puisse vous donner qu'une telle cause ne sera jamais jugée, il faut pourtant qu'à tout événement les plus sages précautions soient prises; ainsi, jetez les yeux sur deux de vos paroissiens, gens notables, discrets et bien famés, que nous placerons, si vous le voulez bien, près du lieu où nous allons entendre Claudine, afin qu'ils puissent certifier ses aveux au besoin.—Je n'y vois point d'inconvéniens, me dit le curé, et dans l'instant il envoya prendre deux fermiers, dont il étoit sûr, leur fit jurer le secret et les cacha derrière un rideau de l'autre côté duquel fut placé la chaise destinée à Claudine; elle arriva, et le pasteur l'ayant engagée à répéter les mêmes choses qu'elle lui avait dites; elle convint devant moi des trois faits suivans:

1°. Que, monsieur de Blamont s'était transporté chez elle le 13 août, surveille de la prétendue mort de Claire, et lui avait dit qu'il destinait à cette fille un sort des plus avantageux; mais qu'il avait à faire à une femme pi grièche, qui se déclarait contre l'établissement qu'il projetait pour cet enfant, parce qu'il s'agissait d'aller aux indes; que ne voulant, ni faire perdre à sa fille le riche mariage qu'il lui destinait, ni heurter de front les volontés de sa femme, il avait imaginé de faire passer cette petite fille pour morte, de l'élever secrètement loin de Paris, et de ne déclarer la fraude à sa femme que quand la jeune personne serait mariée; mais que le consentement de la nourrice était nécessaire à la réussite de son projet; qu'il lui demandait donc avec instance de ne pas s'opposer à une légère ruse, dont il ne devait résulter qu'un bien; que, elle, ne voyant rien à cela contre sa conscience, avait consenti à répandre le faux bruit de la mort de cette Claire, moyennant que le président la dédommagerait, ce qu'il avait fait sur-le-champ, par un présent de cinquante louis, et que dès le lendemain elle avait tout préparé pour le succès de la feinte.

2°. Qu'ayant mûrement réfléchi toute la journée du quatorze, au sort heureux dont le président lui avait dit que devait jouir la petite Claire, et sa fille à elle Claudine, se trouvant d'une ressemblance très-singulière avec celle du président, elle avait imaginée de mettre l'une a la place de l'autre, afin de faire le bonheur de sa fille; qu'en conséquence de cette résolution, elle avait préparée les deux ruses à-la-fois; qu'elle avait mis sa petite fille dans le berceau de Claire; qu'elle avait envoyée Claire comme son enfant chez une de ses voisines, en prétextant que le mauvais air était dans sa maison, et qu'elle n'y voulait pas exposer sa fille; que cette première scène arrangée, elle s'était occupée de l'autre; qu'elle avait publié la maladie de la fille de monsieur de Blamont, et peu-après sa mort; qu'elle avait mis le cadavre d'un chien dans une boîte de plomb devant le président même, accouru de Paris sur la nouvelle de la maladie de sa fille; que le service s'était fait, en conséquence, à la paroisse, et que monsieur de Blamont trompé comme il avait voulu tromper les autres, avait emmené dès le soir même la fille de Claudine au lieu de la sienne.

3°. Que, se trouvant encore tout son lait, elle avait sollicité des nourritures, et que huit jours après l'événement, dont il vient d'être question, madame la comtesse de Kerneuil, venue de Bretagne à Paris, pour recueillir une succession essentielle où sa présence était plus nécessaire que celle de son mari, était accouchée d'une fille presqu'en arrivant; que cette fille, confiée aux soins de l'accoucheur, qui protégeait Claudine, avait été conduite dès le lendemain chez cette Claudine, pour y être nourrie avec le plus grand soin; cet enfant établi au Pré-Saint-Gervais y avait reçu une seule fois la visite de sa mère; laquelle obligée de repartir fort vite pour Rennes, avait vivement recommandé sa fille à Claudine, assurant qu'elle enverrait sans faute, une voiture et une femme à elle, reprendre cette petite dans deux ans, avec une forte récompense à la nourrice. Mais qu'au bout de trois mois cette .petite fille, nommée Elisabeth, était morte, et qu'elle, Claudine, pour ne pas manquer la récompense promise; très-peu attachée à la petite Claire qui lui restait du président de Blamont, elle avait fait une nouvelle fourberie, quand la femme de madame la comtesse de Kerneuil était venue; qu'alors elle avait mis Claire à la place d'Elisabeth, et avait publié que c'était sa fille qu'elle avait perdue; qu'elle avait soutenue cette fraude essentielle au maintien des autres, envers le curé même, à qui elle avait fait enterrer Elisabeth de Kerneuil, sous le nom de sa fille.

Ces expositions, comme tu le vois mon cher Déterville, établissent donc l'existence, présente ou passée, de trois enfans. 1°. Claire de Blamont, crue morte, et réellement mise à la place d'Elisabeth de Kerneuil, devant exister à Rennes aujourd'hui sous ce nom. Voilà où est la fille de madame de Blamont.

2°. Jeanne Dupuis, fille de Claudine, enlevée par le président, élevée à Berceuil, sous le nom de Sophie, existante maintenant à Vertfeuille.

3°. Et, enfin, Elisabeth de Kerneuil, très-effectivement morte à trois mois chez Claudine, et enterrée dans la paroisse du Pré-Saint-Gervais, sous le nom de la fille de Claudine.... De cette fille déjà cédée par elle au président, et n'existant plus que fictivement chez elle dans Claire de Blamont, donnée ensuite à madame de Kerneuil.

Telles sont les fraudes et les suppositions de cette malhonnête créature; mais comme nous devions user de finesse, nous avons eu l'air de rire de ses atrocités, et nous l'avons congédiée avec dix-louis, après lui avoir fait signer ses aveux et le serment sur l'évangile qu'elle n'en imposait en rien; les témoins ont signé de même: je t'envoie les originaux de ces actes, et tout étant fini nous nous sommes juré mutuellement le mystère, ne nous réservant d'établir juridiquement nos preuves, que si le cas le requérait.

Le curé voulait que j'écrivisse à madame de Kerneuil, c'est l'affaire de madame de Blamont, ai-je dit; je vais l'instruire, elle agira comme elle le jugera à propos: notre rôle a nous, est de soutenir au besoin tout ce que nous savons, et de ne rien réveiller; il s'est rendu à mes raisons, et nous nous sommes quittés.

L'impossibilité où je suis maintenant de donner des conseils à madame de Blamont, dans ce flux et reflux d'événemens prodigieux, m'engage à taire mes réflexions; mais j'oserai pourtant lui dire qu'elle doit continuer d'écouter sa pitié et son coeur dans ce qui regarde la malheureuse Sophie, avec les précautions très-essentielles de ne la rendre ni au président ni à sa mère: deux êtres qui ne feraient assurément pas son bonheur. A l'égard de Claire, la réclamer, l'enlever à madame de Kerneuil, auprès de laquelle elle est sans doute fort heureuse, et cela pour la rendre à un père qui dès le berceau avait conspiré contr'elle; serait-ce travailler à sa félicité? Madame de Blamont doit, ce me semble, s'informer seulement du sort de cette fille, et si ce sort est tel qu'il doit l'être, cette jeune personne, appartenant à une femme titrée, établie dans la capitale d'une grande province, il faut l'en laisser jouir. Quelque sacrifice qu'il en coûte au coeur de notre amie, parce qu'en plaidant elle gagnerait sans doute; mais toute riche qu'elle est, donnerait elle à cette cadette le sort qu'elle lui fairait perdre en qualité d'héritière unique de la maison de Kerneuil, titre certifié par Claudine.... Non, en vérité, elle ne l'a dédommagerait point. Qu'elle combine donc et agisse d'après cela, ayant toujours devant les yeux le danger extrême de remettre cette fille entre les mains de son mari: pese ces raisons, Déterville. Je sens bien qu'il y a une espèce de fraude malhonnête à laisser subsister celle de la nourrice, que c'est frustrer les véritables héritiers de madame de Kerneuil, et prendre par conséquent un parti blâmable. Mais en adoptant l'autre, que de nouveaux crimes à redouter; est-il donc contre la conscience de l'honnête homme de prendre entre deux maux certains, celui qui lui paraît le moins dangereux. Pour quant au président tu vois, mon ami, que le crime n'en est pas moins dans son âme, et que s'il ne l'a pas commis, c'est qu'il a trouvé des entraves par le crime opposé de la Claudine, comme si c'était une des loix du sort, que de petits forfaits dussent toujours arrêter l'effet des plus grands ... vérité terrible qui nous fait voir l'affreuse nécessité du mal sur la terre, qui nous démontre que ce ne sont que par de légers maux que les plus grands se suspendent; ainsi que de certains insectes qui nous gênent et dont néanmoins l'utile existence nous empêche d'être incommodés par de plus venimeux.

Quoiqu'il en soit, quelle horreur de noircir cette malheureuse Sophie, par des accusations graves, pour lui enlever jusqu'aux généreux soins de sa protectrice; on cherche toujours à rendre odieux ceux qu'on maltraite mal à propos, afin d'apaiser ses remords, et de légitimer ses injustices.... Mais ces deux fourbes ne se contentent pas d'un mensonge, ils y joignent la plus insigne calomnie; quelle apparence que cette fille honnête, sensible et douce, quelque puisse être sa naissance, soit coupable de ce dont on l'accuse.... La Dubois, dont les aveux paraissent si vrais, et qui ne s'est rûe que sur ce qu'il était impossible qu'elle eût appris, n'a rien dit qui ressemblât à cela; vois comme la méchanceté s'alimente par ses propres effets; plus on lui donne, plus elle exige, et chaque frein qu'on lui laisse briser n'accroît que d'avantage l'ardent désir qu'elle a d'en rompre de nouveaux.

Je suis persuadé, mon ami, que le vice peut conduire l'homme à un tel point de dépravation, qu'il doit devenir comme impossible à celui qui le nourrit en soi de concevoir même l'idée de la vertu; dès-lors, ou sa vie lui paraît fastidieuse, ou il faut qu'il en empoisonne chaque minute par ce venin qui le gangrène; arrivé là, il ne se contente plus de faire simplement le mal, il veut même ne jamais faire le bien, et son coeur abreuvé d'une perversité d'habitude, éprouve aux impressions de la vertu la même sorte de douleur, que ressent l'âme du juste à la seule idée du forfait; et quel est le premier vice qui nous entraîne à tous ceux-la?... Le libertinage ... n'en doutons point il est inouï ce qu'il éteint, ce qu'il détériore, ce qu'il envenime; inexprimable à quel degré il relâche les ressorts de l'âme.... Blase la conscience en la contraignant à métamorphoser en plaisirs les retours fâcheux de ses erreurs, et voilà sans doute ce que cette passion a de plus dangereux, qu'aucune de celles qui dévorent l'homme, puisque le souvenir des actions où les autres le portent sont des remords cuisans, d'affreuses jouissances dans celles-ci.

Le président est donc aussi coupable qu'il peut l'être, je le dis à regret, j'arrache avec douleur le bandeau des yeux de notre amie, mais son époux la trompe indignement; il dit que Sophie n'est pas sa fille, et assurément il doit être persuadé qu'elle l'est, tout convaincu qu'il en doit être, il la désire, il veut la r'avoir, et pourquoi? si ce n'est pour se venger de ce que le hasard a donné pour asyle, à cette malheureuse, la maison de sa femme; que madame de Blamont ne doute pas qu'il ne tente tout pour la sortir de chez elle, et qu'elle écoute son coeur dans les moyens nécessaires à prendre pour s'opposer à ce nouveau forfait.

Quel tableau, mon ami, que celui de la douce et vertueuse Aline, entre les mains de ces deux débauchés; j'ai cru voir Suzanne surprise au bain par les vieillards.... Le voile de la pudeur arraché par un père.... Conçois-tu cette atrocité? t'imagines-tu que ses infâmes désirs ne s'allumaient pas à cette immodestie? Ah! pardonne mes craintes; mais quelque motif qui l'ait pu retenir avec Sophie, maîtresse de son ami et crue sa fille, crois qu'aucun ne l'arrêterait ici, et que l'épouse de d'Olbourg serait bientôt la victime de la flamme incestueuse de Blamont.

Oh mon cher Déterville! empêchons ces horreurs; il me semble que depuis ce trait odieux, ma délicatesse est moins grande sur ce qui concerne cet homme; je le poursuivrai partout s'il le faut; je démêlerai jusqu'au plus secret replis de sa conscience; l'enlèvement de cette Augustine me paraît encore une de leurs infernales machinations. Crois-tu que ce soit le simple plaisir de corrompre une fille qui leur ait fait commettre cette horreur? eux qui savourent trois cents fois l'an les indignes plaisirs de ces séductions, eux qui.... Je gage que ceci tient à autre chose, ne perdons pas cette fille de vue.

Quelques remords qu'ait affiché le président, sois bien certain que ses promesses ne sont que les fruits de sa confusion, ce mouvement sort l'âme de ses tons ordinaires, il l'a tient long-tems énervée; cependant je crois aux délais, mais c'est l'hiver que je crains, c'est l'instant de la réunion que j'appréhende!

Tout ceci ne fortifie pas les droits de madame de Blamont; si on est obligé de plaider, le président a voulu faire une mauvaise action, sans doute, en projetant d'enlever sa fille, mais l'action n'a pas eu lieu, et Sophie se trouvant réellement fille de Claudine, il soutiendra qu'il le savait, qu'il ne l'aurait pas enlevée sans cela, et Claudine, que décide un peu d'or, se remettra facilement de son parti; il est certain que nous avons une preuve des mauvaises intentions de cet homme, il en a imposé à sa femme, il a voulu faire passer Claire pour morte; tout cela est bien prouvé, et peut l'être juridiquement, lorsque nous le voudrons; mais ce ne sont pas là des armes triomphantes, ce ne sont pas là des choses dont il ne puisse se défendre au besoin, qu'il ne puisse nier, même dès qu'il le voudra. Peut-être eut-il mieux valu que Sophie se fut trouvée sa fille, les droits de madame de Blamont, contre ce perfide époux, devenaient d'une bien autre force; mais qu'a-t-il fait ici? un crime conçu, je l'avoue, mais rendu nul par les événemens; il n'a livré a son ami qu'une paysanne, et comment madame de Blamont se défendra-t-elle, quand il l'accusera d'avoir séduit cette créature et de l'avoir recueillie chez elle pour se procurer un moyen malhonnête de le priver de l'autorité qu'il a sur sa fille aînée? Tout le reste du roman ne fait rien à notre affaire; si Claire est aujourd'hui réputée fille de madame de Kerneuil ce n'est plus sa faute c'est celle de Claudine, il a donné par ses démarches le premier mouvement d'action a cette faute, j'en conviens, mais il ne l'a pas commis, et cela ne l'empêchera pas d'obtenir de marier sa fille à son gré.

Tu vois comme moi, sur tout ceci, et tous les deux peut-être voyons-nous trop en noir, ah! tu le sais, mon cher, l'amour et l'amitié s'alarment aisément, ce dernier sentiment est la source de la crainte; l'autre fomente les miennes; n'abandonne point, je t'en conjure, cette malheureuse mère; je craindrais la solitude pour elle, son âme encouragée par les conseils, fortifiée par le charme de la société de ta belle-mère et de ta femme succombera moins à ses tourmens, que si elle était livrée a elle-même. Adieu, je ne puis résister au plaisir d'écrire un mot à ma chère Aline, et je vais le placer dans ta lettre.

[6] Cette recommandation s'adresse au lecteur; il lui deviendra impossible d'entendre la suite, s'il ne porte pas à cette lettre l'attention la plus exacte, et s'il ne se la rappelle pas jusqu'au dénouement, et principalement à la cinquante-unième lettre, quand il y sera.


LETTRE XXV.

Valcour à Aline.

Paris, ce 22 septembre.

Je vous ai plaint, Aline, vous m'êtes devenue plus chère encore pendant vos souffrances! Il faut aimer comme je le fais, pour sentir ce que j'ai éprouvé. Juste ciel! celui qui, par état, doit être le gardien de la vertu de sa fille, en devient donc le corrupteur? où ne conduisent pas les désordres d'une tête égarée, et d'un coeur sans principes?... Ils triomphaient, les monstres, pendant que triste, abandonné, en proie aux plus cuisantes inquiétudes, la seule pensée du bonheur qu'ils arrachaient n'eut osé seulement pénétrer mon esprit.... Aline, pardonnez-moi une question.... On ne se peint point les tendres sollicitudes de l'amour malheureux; on n'imagine point où va sa curiosité.... Mais dans ce mouvement qui vous a fait fuir, entrait-il un peu d'amour à côté de la décence? étiez vous aussi fâchée de l'insulte à la pudeur, que de l'outrage fait à l'amant? L'un vous rend bien respectable à mes yeux; mais combien l'autre vous y rendrait plus adorable encore! et peut-être en l'état cruel où je suis, préférerais-je à vous voir une vertu de moins, pour un degré d'amour de plus, mais où se perd mon imagination? Ne sont-ce pas ces vertus que j'aime? et l'idole de mon coeur est-elle autre chose que la réunion de toutes les vertus? Ah! fuyez, Aline, fuyez toujours le crime quand il vous poursuivra; que ce soit amour ou sagesse, ne le laissez jamais approcher de vous; il ne peut vous atteindre, sans doute, mais qu'il n'ose même vous approcher, imposez-lui par vos regards, contraignez-le par vos discours, éloignez-le par vos vertus, et que son existence soit impossible, dans tous les lieux que vous embellissez.

Je vous enlève une soeur, Aline, une soeur déjà votre compagne, pour vous en rendre une à deux cent lieues de vous, que vous ne verrez peut-être de votre vie. Mais si la malheureuse Sophie ne vous appartient plus par les liens de la nature, que ceux de la pitié vous la rendent toujours chère; plus elle retombe dans l'infortune, plus vous lui devez vos soins. La nécessité où vous allez être de vous en séparer, vous fera peut-être venir l'idée de la rendre à sa mère; ne lui désirez point un tel sort; gardez-vous de la lui donner, elle achèverait de se corrompre. C'est par un motif excusable, sans doute, que Claudine a voulu l'éloigner d'elle; elle croyait, au moyen de cette fourberie, faire passer à cette fille la fortune immense que votre père assurait devoir appartenir un jour à la sienne; mais Claudine ne s'en est pas tenue là; elle est visiblement coupable d'une autre supercherie qui dévoile la bassesse de son âme: elle est de plus très-intéressée; voyant ses projets évanouis, peut-être par des voies moins honnêtes, chercherait-elle à faire retrouver à sa fille, la fortune que n'a pu lui procurer sa première fraude. Le village qu'elle habite est un de ces asyles empestés, où la débauche de la capitale vient se couvrir des ombres du mystère, ne l'y envoyez point. Je vous répond qu'elle n'y serait pas long-tems en sûreté. Les engagemens pris avec Isabeau, ont des écueils, Déterville les a senti: ce sera la où le président fera ses premières recherches, s'il persiste, comme il paraît, dans l'extrême envie de l'avoir; voyez donc, avec votre aimable mère, ce qu'il y aura de mieux pour cette infortunée, et donnez-moi vos ordres, si vous croyez que dans tout ceci je puisse vous être utile encore. Cependant vous voilà tranquille jusqu'à la fin du voyage. Je l'imagine au moins; permettez que je vous invite à mettre cet intervalle à profit, pour faire usage de vos jolis talens, quel que soit l'état que le sort vous destine, vous les retrouverez sans cesse; ils épanouiront la fleur de vos beaux jours, si le ciel, comme je l'espère, vous en accorde après tant de malheurs; ils calmeront vos ennuis, si par une affreuse fatalité, les épines doivent éternellement naître sous vos pas, vous devez donc les cultiver dans toutes les circonstances; je n'en vois qu'une où peut-être ils seraient inutiles, celle où destinés l'un à l'autre, il ne pourrait exister d'instant où nous eussions besoin de nous distraire des sentimens que nous éprouverions.

Pardon des légères craintes qui s'aperçoivent encore dans ma lettre; je les relis avec peine, et n'ose les effacer; qu'elles ne vous effrayent pourtant point; ne les attribuez qu'à l'état de mon âme; ne frémit-on pas toujours pour ce qu'on aime?


LETTRE XXVI.

Le président de Blamont à d'Olbourg.

Paris, ce 20 septembre.

Non, ne te mêles pas d'éduquer cette fille, fais-en ce que tu voudras d'ailleurs; mais ne laisse qu'à moi le soin de la conduire.... C'est un trésor que cette charmante Augustine.... Il y a là tout ce qu'il faut pour réussir, ne t'en inquiètes pas, je t'en conjure, tout est perdu si tu t'en charges; tu n'entends rien au grand art d'échauffer une jeune tête. Cette science sublime qui nous rend maître des ressorts de l'âme par l'influence des passions, qui nous enseigne à mouvoir tour-à-tour celle qui doit produire un effet désiré; cette étude savante du coeur humain qui nous en développant les plis les plus secrets, nous montre en même-tems sur quelle touche il est bon d'appuyer, les différens usages qu'on doit faire de la louange et de la flatterie; l'indulgence qu'il faut avoir encore pour de certains préjugés; le genre de ceux qui ne nuisent pas, l'espèce de ceux essentiels à déraciner, les nouvelles lumières qu'il faut jeter sur tous les objets; la philosophie qu'il faut répandre, la sorte de délicatesse bonne à mettre en oeuvre en raison de l'âge; du sexe ou de l'éducation du sujet que l'on veut corrompre, jusqu'à quel point on peut s'aider du physique; la manière de manier l'orgueil, de profiter des faiblesses trouvées, de les étendre ou de les changer de but; la façon d'étouffer les remords, de les remplacer par des sensations douces, d'employer enfin au vice qu'on désire, jusqu'aux vertus que l'on découvre; toutes ces profondes subtilités du grand secret de la séduction, sont en un mot ignorées de toi, ne t'en mêles donc pas, mon ami, laisse-moi faire et je réussirai.

Il y a ici quelque chose de bien singulier, c'est que, de la science d'interroger juridiquement, naît celle de séduire criminellement; car, que sont nos interrogatoires captieux? que sont-ils autre chose que des subornations et des séductions épouvantables?

Ainsi voilà donc un de ces cas plaisans, où l'art de la vertu d'éclat qui nous élève et nous fait respecter, conduit à l'art du crime secret qui nous dégrade et qui nous avilit. Sont-ce les extrémités qui se rapprochent?... Non, ce sont les hommes qui se dépravent; ce sont les abus de la civilisation, de cette civilisation si vantée, qui ramène l'homme à l'état de la bête, bien plutôt qu'elle ne l'en tire, qui le courbe, qui l'asservit sous le joug pèsant de l'oppresseur, en faisant adroitement passer à celui-ci toute la somme de félicité dont il prive l'autre, au nom de Farinacius, de Jousse et de Cujas[7].... Qu'importe, profitons-en et taisons-nous; quand le chameau baisse les reins et s'agenouille, le voyageur monte dessus et le gouverne, sans s'aviser de calculer ses forces, il ne s'étonne que de l'ineptie de l'animal qui ne sait pas connaître les siennes. Mais revenons.

A toutes les armes indiquées ci-dessus, je joindrai, comme tu sens bien, le mobile puissant de l'intérêt, véhicule certain sur ces êtres subalternes, qui ne concevant jamais le crime en grand, ne consentent à risquer l'échafaud que dans l'espoir d'une fortune. Pour la demoiselle Sophie, j'avoue qu'elle m'échauffe la tête, aller chercher une retraite chez ma femme; et cette respectable épouse ne pas m'avertir aussi-tôt; s'étayer mystérieusement de tout cela pour me tenir en bride;... eh! non, non, ma charmante; ce n'est pas à vous à jouer au fin avec moi; détendez-vous, et ne combattez pas, une seule de mes ruses ferait échouer si j'en prenais la peine, toutes celles dont vous accoucheriez pendant dix ans. Oh! voilà des délits trop graves pour être pardonnés; le bien-être de la société exige un exemple. J'ai à répondre de ma conduite à tout le corps des maris.... Je serais un homme flétri, rayé du tableau, comme disait Linguet, si je laissais de telles fredaines impunies.... Heureuse faute! Quelle source de délices je vais trouver dans votre punition; chaque branche est une volupté ... tranquillise-toi donc d'Olbourg, je te le répète; bois, mange ... et dors, je réfléchirai sur tes plaisirs, et sur notre tranquillité mutuelle: n'est-tu pas trop heureux d'avoir un second tel que moi, un ami qui ne te laisse d'autres soins que celui de cueillir les fruits de tous les forfaits dont il veut bien se couvrir pour ton bonheur; il est vrai que je risque moins que toi. Je l'avoue, afin de mettre ton coeur à l'aise, et de le dégager d'une partie de la vive reconnaissance qui le captiverait sans cela.

De la considération, mon ami, du crédit, de l'argent, une place, voilà tout ce qu'il faut pour faire ce qu'on veut.... Je dis bien ... une place ... oui, une place à l'abri de laquelle on puisse se mettre, en cas de besoin ... car dans les nôtres, par exemple, ce n'est pas de se bien conduire qu'on exige, il s'agit seulement d'y obliger les autres. Pour peu qu'on ait fait rouer magistralement une mériter de l'être vingt fois soi-même, si l'on veut, sans le plus petit danger, et voilà ce qui fait que j'aime la France à la folie. Cette impunité qu'y promet un peu de considération, cette assurance de pouvoir tout faire avec un harnois noir, et la caricature ampoulé, roide et rigoriste qu'il faut pour en imposer au vulgaire, est une des choses qui me fera toujours préférer notre bonne patrie, à ces maudits royaumes du nord, où notre crédit se perd, où nos prévarications se punissent, où les peuples éclairés par le flambeau de la philosophie, commencent à croire qu'ils peuvent se gouverner sans nous, et où ils s'avisent d'être heureux sans la peine de mort.

[7] Imbéciles cuistres, ou plutôt espèce de démoniaques qui ont passé leur triste et malheureuse vie à prouver à d'autres pédans en combien de manières différentes on pouvait se permettre de se défaire de ses semblables, et qui ont tranquillisé la conscience de ces pédans, sur la foule d'atrocités juridiques qu'ils commettent, par un million de sophismes, plus diffus, plus absurdes les uns que les autres. Le démoniaque Jousse, par exemple, l'un des plus fameux de la bande, a prouvé invinciblement, que moins il y avait de preuves pour condamner un homme à mort, plus il était certain que cet homme la méritait.—Je le demande, quel est le plus coupable envers l'humanité, ou de Cartouche, ou d'un insigne coquin, capable d'écrire des horreurs aussi dangereuses, et qui viennent d'être depuis quelque tems si criminellement exécutées. Note de l'Éditeur.


LETTRE XXVII.

Madame de Blamont à Valcour.

Vertfeuil, ce 28 septembre.

Que de variations! que de choses! il semble que le ciel ne m'ait donné un coeur sensible que pour l'éprouver par les plus rudes combats.... Je serais bien plus heureuse si je ne sentais rien. Que je suis loin de croire à présent qu'une âme tendre soit un des plus beaux dons de la nature; elle ne nous l'a donnée que pour notre tourment.... Que dis-je? et quel blasphème osais-je proférer! N'est-ce pas une injustice à moi, que de prétendre à un bonheur sans mélange? En existe-t-il sous le ciel?... La chose du monde la plus simple, est d'être née pour les revers. Ne sommes-nous pas ici-bas, comme des joueurs autour d'une table?... La fortune favorise-t-elle tous ceux qui s'y trouvent? et de quel droit osent l'accuser ceux qui sèment leur or, au-lieu d'en recueillir? Il y a une somme à-peu-près égale de biens ou de maux, suspendue sur nos têtes, par la main même de l'Eternel; mais il est indifférent sur qui elle tombe; je pouvais être heureuse, comme je suis infortunée; c'est l'affaire du hasard, et le plus grand de tous les torts est de se plaindre.... Eh! s'imagine-t-on d'ailleurs qu'il n'y ait pas quelque jouissance ... même dans l'excès du malheur; à force d'aiguiser notre âme, il en augmente la sensibilité; ses impressions sur elle, en développant d'une manière plus énergique toutes les manières de sentir, lui font éprouver des plaisirs inconnus à ces êtres froids, assez malheureux pour n'avoir jamais vécu que dans le calme et dans la prospérité; il y a des larmes si douces dans nos situations, ces momens, mon ami, ces instans délicieux, où l'on fuit l'univers, où l'on s'enfonce dans un autre obscur, ou dans le plus épais d'un bois pour y pleurer tout à son aise ... ou l'on se replie sous tous les sens de son malheur, ou l'on se rappelle tout ce qui l'agrave, ou l'on prévoit tout ce qui va l'accroître, ou l'on s'en abreuve, ou l'on s'en repaît.... Ces tendres souvenirs des jours de notre enfance, où l'on ne les connaissait point encore, ces longues et pénibles réminiscences sur les divers événemens qui nous y ont plongé, ces sombres craintes de le sentir nous accompagner jusqu'à la mort ... de voir ouvrir notre cercueil par les mains livides de l'infortune ... et près de tout cela, cet espoir si doux d'un Dieu consolateur, aux pieds duquel vont se sécher nos larmes, et commencer toutes nos joies ... quoi, mon ami, tout cela ne sont pas des voluptés? Ah! ce sont celles d'une âme douce; ce sont celles d'un coeur délicat; laissez-moi-les goûter un instant avec vous.

Sacrifiée bien jeune[8] à un époux qui n'avait rien pour me plaire, et que je connaissais à peine[9], je n'en formai pas moins, dans le fond de mon âme, le plan des plus rigoureux devoirs.... Dieu sait si je les enfreignis jamais ... Je vis mes égards payés par des duretés, mes attentions par des brusqueries, ma fidélité par des crimes, ma soumission par des horreurs.

Hélas! je me crus seule coupable; je ne m'en pris qu'à moi de n'être pas aimée, malgré les louanges dont j'étais enivrées chaque jour; j'aimais mieux me croire des défauts ou des torts, que de supposer mon époux injuste: et contente d'avoir obtenu dans mon sein des preuves de son estime, si ce n'en était pas de son amour, tous mes sentimens se portèrent dès-lors sur ces gages sacrés.... Eh bien! me disais-je, je serai l'amie de mes enfans, puisque je n'ai pas été assez heureuse pour être celle de mon époux; ils me consoleront de ses duretés, et je trouverai dans leurs bras la félicité qu'on m'enlève. Que de projets ne formé-je pas dès-lors pour la leur! je n'apaisais mes maux que par ces idées; elles seules parvenaient à fermer mes paupières, je ne m'endormais paisiblement qu'avec elles.... Je ne voyais plus de revers dès que je croyais avoir trouvé ce qui devait rendre heureux mes enfans. Le ciel ne voulait pas, mon ami, que ce fût encore là pour moi la source du bonheur; j'eus deux filles, l'une m'est ravie au berceau; je la retrouve quand je ne peux jamais la revoir.... On veut que l'autre soit aussi malheureuse que moi; et qui ... qui m'assaillit de tous ces maux? qui me fait avaler, jusqu'à la lie, la coupe amère de l'infortune? celui que j'ai toujours respecté ... chéri; celui que l'on m'avait donné pour être le soutien de mes jours, et qui n'en a jamais été que le destructeur ... celui qui s'est tout permis envers moi ... envers moi qui aurais mieux aimé perdre la vie que de lui manquer en quoi que ce fût.... Celui que je regardais comme mon père après la perte du mien.... Comme mon ami ... comme mon époux, et qui n'était que mon tyran et mon persécuteur.

Allons, je me tais, Valcour.... Je me tais, vous pleurez en me lisant, je le vois, je veux bien mêler mes larmes aux vôtres, mon ami, mais je ne veux pas vous en faire répandre que ma main ne puisse essuyer.... Oh! comme nous eussions été heureux cependant .... Vous ... Mon Aline.... Et moi, quels jours sereins et purs eussent été filés pour tous trois.... Avec quel calme je serai arrivée près de vous, aux bornes de ma vie! ma vieillesse n'eut été qu'un printemps, les yeux fermés par la tendre main de l'amitié, je me serais plongée dans le cercueil avec la tranquillité du bonheur, au lieu de cela j'y descendrai seule, nul ami ne daignera m'y soutenir, je n'en aurai plus au bord de mon tombeau.... Eh bien! voyez comme je retombe malgré tout dans le sombre que je veux éviter.... Non ... j'arrêterais en vain la source de mes pleurs, elles coulent malgré moi.... Mille nouvelles idées me tourmentent.... Si vous êtes malheureux, c'est ma faute, je ne devais pas laisser naître en vous une passion que je ne pouvais couronner; je ne devais vous laisser connaître ni Aline, ni sa triste mère; aujourd'hui nous aurions tous bien des chagrins de moins, et l'on ne se console jamais de ceux qu'on donne aux autres.... Mais tout n'est pas désespéré; non Valcour, tout ne l'est pas, recevez encore un peu d'espoir de votre bonne et sincère amie, de celle qui désirerait avec tant d'ardeur, mériter ce titre avec vous.... Non Valcour, tout n'est pas perdu.... Ce barbare époux peut réfléchir, ce monstre qui le suit partout, et qui vous persécute avec tant de furie, sentira peut-être qu'aucuns des plaisirs qu'il espère ne peuvent se rencontrer avec celle qui n'a pour lui que de la haine; j'ai besoin de le penser et de le croire; l'illusion est à l'infortune, comme le miel dont en frotte les bords du vase rempli de l'absinthe salutaire présentée à l'enfant, on le trompe, mais l'erreur est douce.

Comme il m'a abusé cet homme.... Je le croyais, on se livre si vite à ce qu'on désire! le malheureux qui fait naufrage saisit avec tant d'empressement le bras qu'on lui tend pour le sauver.... Peut-il imaginer que c'est pour le repousser dans l'abyme!... Hélas! vous avez bien raison, il me trompait autant qu'il était en lui, il devait croire Sophie, sa fille, rien ne pouvait l'en dissuader, et ce n'est pas dans de tels coeurs que la nature fait des miracles.... Il la croyait telle, et il jurait qu'elle ne l'était pas, le crime est donc dans son entier, et ce que j'ai obtenu de sa fausseté, n'est donc plus que le fruit de sa honte.... Ce sentiment mène au dépit, et le dépit a tout dans de telles âmes.... Quoiqu'il en soit j'ai des parens, je n'en suis point abandonnée.... Je me jetterai dans leurs bras, ils me sauveront, je les implorerai pour mon Aline et pour moi, ils ne voudront pas nous perdre toutes deux.... Mais changeons de propos. Valcour, laissez-moi vous rendre compte des projets et de mes démarches, car avec ce langage de la plainte mon coeur s'altère à tout instant.

Vous imaginez bien que je n'ai pu tenir à l'envie de savoir au plutôt des nouvelles d'Elisabeth de Kerneuil. Quelque soit le sort qu'elle éprouve, il m'intéresse trop réellement pour que je n'aye pas désiré de l'éclaircir. Déterville a écrit sur-le-champ à un de ses parens à Rennes, il le supplie de nous donner sur cette jeune personne le plus de lumières qu'il lui sera possible.... Nous attendons; ma situation dans ce cas-ci, est très-embarrassante ... vous l'avez senti; j'ai, sans doute, le plus grand désir de posséder cet enfant, mais quel droit aurais-je à son coeur?

Le seul titre de mère que je pourrais lui alléguer, me méritera-t-il sa tendresse? n'est elle pas due, toute entière aux parens qui l'ont élevée?... Et puis, travaillerai-je pour le bonheur d'Elisabeth en réunissant à la ravoir? Le sort, ou qu'elle a déjà, on qui lui est réservé, ne sera-t-il pas toujours préférable à celui que je pourrais lui faire, comme cadette?... Et les inconvéniens de la rendre à un père qui peut-être, ou ne voudra pas la reconnaître, ou ne verra dans elle qu'une victime de plus à son insigne libertinage; ces dangers effrayans les comptez-vous pour rien Valcour?... Non, j'aime mieux la laisser où elle est; que je sache seulement qu'elle est heureuse; que je puisse faire connaissance avec elle, la voir une fois, l'aimer toujours, et je me croirai trop contente; mais si cette faible jouissance est refusée à mon âme tendre ... oh, Valcour! je serai encore bien infortunée; heureusement je sais l'être, et mon coeur est dans un tel état d'abattement qu'une secousse de plus ou de moins n'est absolument rien pour lui. Il y a l'histoire des biens qui chagrine un peu ma conscience; puis-je laisser ma fille jouir d'une fortune qui ne lui appartient pas? dois-je en priver les héritiers légitimes? Non, sans doute; cette circonstance vous a frappé comme moi; mais mon ami, je dirai aussi comme vous, entre deux maux terribles, choisissons le moindre. A l'égard de Sophie, voici ce que nous avons fait, je ne sais si vous nous approuverez.

Qu'elle appartint ou non au président; Déterville nous opposait toujours le danger certain de la replacer à Berceuil; et l'impossibilité de l'y remettre devenait d'autant plus fâcheuse, que la variation de son sort lui rendait fort doux celui que nous avions arrangé pour elle dans ce village; j'objectais à Déterville qu'il n'avait pas trouvé d'obstacles à l'établissement de cette fille à Berceuil, dans les premiers momens où nous l'avions conçu, ne la croyant pas fille légitime, et que je n'entendais pas pourquoi il en trouvait maintenant qu'elle n'appartenait ni au mari ni à la femme; il me répondit qu'il avait foncièrement désapprouvé ce parti dans toutes les circonstances, mais que plus les recherches du président paraissaient évidentes, plus il croyait Berceuil dangereux. Qu'elle fût sa fille ou non, nous ne devions pas douter à-présent du désir qu'il avait de la ravoir, que dès qu'il la saurait hors de Vertfeuille, il ne manquerait pas d'envoyer chez Isabeau, et qu'alors au lieu de sauver Sophie, il est clair que je la sacrifiais;... je me suis rendue; nous avons donc décidé, un cloître à Orléans, où nous travaillerions à lui faire prendre le goût de la retraite, et à l'enchaîner au bout de quelques années par des voeux, si elle n'y sent aucune répugnance; et ce sort quelque dur qu'il' puisse être, la dérobant à celui bien plus fâcheux sans doute, que lui aurait réservé la vengeance de ses deux persécuteurs, nous parut décidément le plus sage de tous.

Il s'agissait de prévenir cette infortunée des changemens de son sort et de sa naissance, j'y prévoyais trop de chagrin pour vouloir m'en charger moi-même; notre ami a rempli ce soin, après beaucoup de larmes, comme vous l'imaginez aisément, elle a d'abord témoigné quelque désir d'être rendue à sa mère; convaincue enfin du danger qu'il y avait à ce parti, elle a réclamée a chère Isabeau; elle renonçait volontiers à la dot, au mariage, mais elle voulait demeurer avec Isabeau.... Autres dangers, et elle a enfin conçue ceux-là comme les premiers: «Il faut vous dérober au président, lui a dit Déterville, il est certain qu'il vous cherche, nous ne pouvons en douter, il est évident qu'il vous traitera mal s'il vous découvre, une éternelle retraite devient le seul parti qui puisse vous garantir et de ses piéges et de ses fureurs, vous y serez moins comme protégé, que comme parente de madame de Blamont, et vous y jouirez de cent pistoles de pension; ce sort la ne vaut pas celui d'être sa fille, mais dès que de malheureuses circonstances vous enlèvent cette douce satisfaction, vous serez mieux là qu'en nul autre endroit». Eh bien! j'irai! s'est-elle écriée, en larmes; je suis à charge à tout le monde; je ne puis trouver d'abri sur la terre, que l'on me mette où l'on voudra, je serai par-tout pénétrée de reconnaissance des bontés de la dame qui veut bien ne pas m'abandonner;... dès que je l'ai su dans cet état, j'ai couru l'embrasser, elle s'est précipitée dans mes bras, toute en pleurs, et m'a prodiguée les choses les plus tendres et les plus flatteuses; en vérité, mon amie, il y a des instans où mon coeur l'emporte sur les réalités que vous nous avez apprises.... Il est impossible que les vertus de cette âme charmante se trouvent dans la fille d'une paysanne dépravée, telle que vous nous avez peint cette Claudine. Mais il fallait s'en tenir aux preuves et l'arracher; nous l'avons donc, Aline et moi, avant-hier conduite aux Ursulines d'Orléans dont je connais la supérieure, je l'ai recommandée comme une parente, et placée sous le nom d'Isabelle-des-Ganges, avec mille livres de rentes, dont l'acte lui a été passé sur-le-champ, je n'ai point caché mes motifs de mystère à la supérieure, j'y ai intéressé sa religion et sa pitié, elle ne communiquera qu'avec moi pour tout ce qui concerne cette jeune personne, et cachera absolument son existence au reste entier de la terre. Mais je la verrai ... cette chère enfant ... je le lui ai promis, elle me l'a demandée avec instance, elle m'a dit qu'elle renoncerait plutôt à tout le bien que je lui faisais qu'à cet engagement, elle m'a demandé la permission de m'écrire, et sur-tout de pouvoir faire passer quelque chose tous les ans sur sa pension à Isabeau. Ces deux demandes faisaient trop d'honneur à son âme tendre pour être refusées; je les lui ai accordées de tout mon coeur, et nous nous sommes quittées.... Quand elle m'a vue prête à ouvrir la porte du parloir ... son âme a éclatée, elle a jetée ses jolis bras au travers des grilles, elle a demandée avec instance la faveur de baiser encore une fois les mains de ses bienfaitrices: nous sommes revenues sur nos pas, et la douleur l'a suffoquée en nous embrassant encore toutes deux.... Voilà donc l'être que le président accuse de fausseté, d'imposture et de crimes, ah! puisse-t-il pour le bonheur de ce qui lui appartient être aussi pur que celle qu'il ose calomnier ainsi.

Nous nous sommes retirées, et je vous réponds qu'Aline n'était pas en meilleur état que moi. Nous ne sommes pourtant parties de la ville que le lendemain après avoir appris que cette pauvre fille était aussi bien qu'elle pouvait être pour sa situation, elle avait devinée elle-même la mort de son enfant, quand elle avait vue qu'on ne lui en parlait pas. Mais Déterville l'avait si bien ramenée à la raison sur cet objet, que sa douleur a été beaucoup moins vive que nous ne l'aurions cru.

Pendant que j'agissais de ce côté, Déterville allait de l'autre rompre nos engagemens de Berceuil; la bonne Isabeau a été désolée, je n'ai pu résister au charme de lui laisser une petite somme sur l'argent que je retirais du curé, ainsi qu'une autre à ce bon pasteur pour les malheureux de sa paroisse. Il est si doux mon ami de faire un peu de bien, et à quoi servirait-il que le sort nous eût favorablement traité, si ce n'était pour satisfaire tous les besoins de l'infortuné? nos richesses sont le patrimoine du pauvre, et celui qui ne sent pas le plaisir de les soulager, a vécu sans connaître et la véritable raison pour laquelle il était né plus à son aise qu'un autre, et les plus doux charmes de la vie.

Toutes nos opérations terminées, nous nous sommes réunis, nous nous sommes regardés, comme le feraient des gens, qui du sein de la tranquillité auraient subitement passés dans celui des angoisses et des tribulations; et, qui voyant enfin le calme renaître.... Je dis le calme,.car j'y crois, et ne vois absolument rien qui puisse le troubler jusqu'à notre retour à Paris. Alors, mon intention est de demander de seconds délais, de contenir du mieux que je pourrai le président, avec le peu de moyens que je retire de tout ceci, et d'armer enfin mes parens s'il le faut; car soyez-en bien sûr, il n'y aura que la force qui pourra me décider à sacrifier ma fille au scélérat qui la désire ... et si je gagne ma cause, en faveur de qui sera-ce?... Connaissez-vous l'homme à qui je la destine?... C'est au plus digne de la posséder.... C'est au meilleur ami de mon coeur.

[8] Elle fut mariée à quinze ans; elle va de trente-cinq à trente-six, lors du moment d'action de ces lettres; elle accoucha d'Aline à seize ans: elle est grande, faite à peindre. Les traits les plus doux, les plus agréables, pétrie de grâces et de talens.

[9] M. de Blamont avait quinze ans plus que sa femme, indépendamment des défauts de caractère assez prononcés dans ses lettres, pour donner une juste horreur de lui, il y a peu de figures plus repoussantes; il a le regard effrayant, la bouche affreuse, le nez très-long, le front chauve et bas, le menton relevé, en perruque depuis son enfance; une taille longue, frêle, voûtée, la poitrine plate, un son de voix rauque et cassé, et malgré tout cela, beaucoup d'esprit et quelques connaissances.


LETTRE XXVIII.

Aline à Valcour.

Vertfeuil, ce 8 octobre.

Oh Valcour! vous avez partagé mes peines ... elles ont pénétrées votre coeur! Combien me sont précieux les témoignages que vous m'en donnez! Je pardonne moins à mon père tout ce qui s'est passé que sa funeste liaison avec ce vilain homme. S'il pouvait perdre ce malheureux ami, je suis sûre qu'il redeviendrait plus honnête, il a plus d'esprit que ce monstre, et pourtant il est entraîné par lui. Perfide effet du vice!... Je le haïssais tant, que je croyais que pour séduire, il lui fallait au moins des charmes, je me trompais, grand Dieu! vous le voyez, il y réussit en n'offrant à nud que sa laideur.

Vous me demandez, mon ami, si l'amour avait autant de part que la décence au mouvement qui m'a fait fuir? ah! comment voulez-vous que je puisse distinguer entre ces deux effets.... Ce que je crois ... ce que je sens, c'est que l'amour les réunit, les confond tous si bien en moi, qu'il n'est pas une seule pensée de mon esprit, pas un seul mouvement de mon coeur qui ne soit dû à ce premier sentiment; il dirigera toujours tous les pas que vous me verrez faire, et quand vous exigerez de moi de vous dévoiler des motifs; je ne vous offrirai jamais que mon amour.

J'ai bien pleuré cette pauvre Sophie, quels revers!... Hélas! elle se croyait ma soeur, aujourd'hui la voilà fille d'une paysanne trop indigne d' elle pour qu'on ose même la lui rendre; elle n'y perdra rien, ma mère m'a promis de la regarder toujours comme sa fille, je lui ai juré de l'appeler toujours ma mère, et de lui conserver à jamais tous le sentimens de ce titre ... et celle à qui je les dois réellement.... Je ne la verrai donc jamais?... Qui sait?... Déterville a écrit; nous attendons. Ah! comme je ferais de bon coeur le voyage de Bretagne pour aller l'embrasser!... Mais je ne voudrais pas qu'elle sut que je lui appartins. Je voudrais faire accidentellement connaissance avec elle, pour voir si nos caractères se conviendraient.... Si elle finirait par m'aimer.... Pour moi, je sens que je l'aime déjà ... ah! chimères que tout ceci! Je parierais bien que je ne la verrai de ma vie.... Quelle fatalité! que de dérangement!... que de désordre dans une famille cause la cupidité d'une malheureuse nourrice; je ne suis pas sévère; mais convenez, mon ami, que de telles fautes ne devraient pas rester sans punition?

Le comte de Beaulé est revenu nous voir, je l'aime, il vous estime, oh, mon ami! quel titre pour être chéri de moi! J'étais d'avis que ma mère lui confia nos peines.... Peut-être le fera-t-elle, assurément il nous servirait de tout son pouvoir. Julie me disait hier que c'était un ancien amant de ma mère.... Quelle histoire! j'en ai ri, le comte est bien plus vieux; mais il était jeune encore, quand ma mère entrait dans le monde, et ils se connaissent depuis cette époque.... Ah! si jamais cette femme respectable avait due s'écarter des devoirs pénibles et rigoureux que lui imposoit le ciel, assurément le choix qu'elle aurait fait du comte aurait bien excusé ses erreurs. Oh, mon ami! laissez-moi rire une minute avec vous, la joie est si peu souvent dans mon coeur, que vous devez bien un peu d'indulgence aux courts momens où je m'y livre; mais si elle était vraie cette folie que je viens de dire, si j'étais la fille du comte de Beaulé ... je gage que vous l'aimeriez mieux.... Allons.... Je ne veux plus dire d'extravagances, ma gaieté n'est pas assez bien revenue pour cela ... celles-ci sont tellement chimériques, que j'ai cru pouvoir me les permettre pour vous amuser un instant. S'il est une femme au monde à qui soit dû légitimement les titres de chaste et de vertueuse, on peut bien dire que c'est à celle-là! et quel mérite elle avait à s'en rendre digne.... Vous le savez, mon ami.... Combien de fois lui ai-je vu déplorer dans mes bras le poids du fardeau dont elle était accablée.... Si cet homme cruel se fut contenté de la négliger, elle eût trouvée dans son indifférence pour lui, des raisons de pardonner ces torts-là; mais le pervers.... Changeons de propos, c'est mon père, et je dois respecter dans lui jusqu'à ses écarts.... Hélas! je le ferais sans peine, si ces torts n'outrageaient pas la meilleure des mères: mais ce que je dois à celle-ci, me fait quelquefois oublier ce qu'exige l'autre, et l'obligation de haïr le persécuteur de celle qui m'a porté dans son sein, vient souvent m'affranchir des sentimens dus à celui qui m'y plaça. Adieu, mon ami, ma tête s'attriste; je ne veux pas vous ennuyer. Nos aventures.... La saison qui s'avance, tout cela dérange un peu et notre plan de vie et nos promenades ... oh! combien voilà de tems que je ne vous ai vu!... Près de sept mois, si vous voulez je vous dirais de même en jours, en heures et en minutes; ces affreux intervalles sont mis par moi au rang des instans où je ne vis pas.... Ah! si l'on retranchait ainsi de sa vie tous ceux où nul plaisir ne doit naître pour nous; vivrait-on en tout plus de quatre ans?


LETTRE XXIX.

Le chevalier de Meilcourt à Déterville.[10]

Rennes, ce 12 octobre.

Je désirerai, mon cher Déterville, pouvoir répondre, et plus au long, et d'une manière plus satisfaisante, à la lettre que vous m'avez fait l'amitié de m'écrire, mais enchaîné par des considérations dont je dépends essentiellement, je ne puis vous donner sur l'objet de vos demandes d'autres lumières que celles qui sont contenues dans le peu de lignes que vous allez lire.

Elisabeth de Kerneuil, douée de tous les agrémens de la figure et de l'esprit, mais fille d'une mère qui ne pouvait la souffrir, répondit fort jeune encore aux sentimens du comte de Kerneuil, l'un des premiers gentilshommes de Bretagne. Les obstacles invincibles qu'ils éprouvèrent l'un et l'autre à l'union qu'ils désiraient, furent causes de deux malheurs qui out à jamais perdus ces jeunes gens. Le comte s'est expatrié, il a servi quelque tems en Russie.... On l'y croit mort; avant que la nouvelle ne s'en répandit, mademoiselle de Kerneuil avait déjà fini sa vie d'une manière plus affreuse, elle se tua dès qu'elle vit l'impossibilité d'appartenir jamais à l'objet de ses feux.... Son père était mort depuis long-tems, sa mère a terminée ses jours deux ans après l'événement qui trancha ceux de sa fille, et comme mademoiselle de Kerneuil était fille unique, les biens ont passés à des collatéraux ... c'est tout ce que je puis vous dire, qui que ce fut que vous interrogeassiez dans notre province, ne vous répondrai pas avec tant de franchise; il altérerait les faits, avec d'autant plus de vraisemblance qu'on avait fait courir des bruits très-divers sur cette malheureuse aventure ... vous eussiez sans doute désiré plus de détails, mais les liens que j'ai avec les deux familles me les interdisent. Adieu, mon cher cousin, j'exige votre parole, que ce que je vous dis ne sera jamais révelé qu'aux personnes qui vous chargent de m'écrire, et que vous voudrez bien engager au secret.

[10] Cette lettre-ci était incluse dans la suivante.


LETTRE XXX.

Madame de Blamont à Valcour.

Vertfeuille, ce 16 octobre.

Lisez et pleurez avec moi ..., ne le savais-je pas, que je ne retrouverais cette fille une minute, que pour la regretter éternellement.... Elle était malheureuse.... Ah comme je l'aurais aimé!... elle s'est tuée de désespoir.... Elle était haïe.... Funeste erreur!... Tout cela fut-il arrivé sans l'infamie de cette nourrice? sans l'affreux projet de mon époux? J'aurais voulu de plus grands détails, mais à quoi m'eussent-ils servis?... je l'ai perdu!... je ne la verrai jamais!... Il faut étouffer tous les mouvemens de mon coeur, ah! j'apprends depuis tant d'années à leur faire violence, qu'un sacrifice de plus ne devrait pas me coûter.... Valcour, écrivez-moi ...; calmez-moi, vous n'imaginez pas combien j'ai besoin de l'être, mon coeur toujours déçu, veut les secours de l'amitié, il lui faut un sentiment réel pour le consoler de toutes illusions qui l'égarent. En vérité, c'est un grand malheur d'être organisé moins grossièrement qu'un autre, pour une ou deux jouissances meilleures, on y trouve vingt tourmens de plus.

L'excès des précautions que nous sommes obligée de prendre, nous privera peut-être de vous écrire aussi souvent que nous le faisions; cet homme cruel se fait informer de tout, et il n'y a pas une de ces manoeuvres qui ne me fasse frémir. Cependant, ne vous inquiétez nullement, il ne se passera rien de sérieux que vous n'en soyez instruit aussitôt. Adieu, plaignez-moi et ne cessez jamais de m'aimer.


LETTRE XXXI.

Valcour à Madame de Blamont.

Paris, ce 22 octobre.

Oui, madame; je l'avoue, trop de sensibilité est un des plus cruels présens que nous ait fait la nature; en ce moment, cet exès fait votre malheur. Votre âme est d'une délicatesse qu'elle semble toujours voler au-devant de toutes les infortunes pour s'en composer des supplices. On dirait qu'elle aime à s'en nourrir, et que cette manière d'exister comme plus vive, devient celle qui lui va le mieux. Que vous importe cette fille que vous n'avez jamais connue? c'est bien assez de pleurer sur des maux réels, sans regretter les plaisirs qu'on n'a pu prendre. Avec cette façon de penser, on se ferait des peines de tout, et l'on s'y rendrait fort malheureux. Sans doute, notre amour pour nos enfans doit être en raison du leur pour nous; il me paraîtrait tout aussi déplacé d'aimer un enfant qui nous haïrait, qu'il est fou, (pardonnez-moi l'expression,) d'en aimer un que nous ne devons jamais voir. L'amour suppose des rapports, et quels sont ceux qui peuvent exister entre nous et un être inconnu? Peut-être trouverez-vous mes moyens de consolation un peu durs; mais il faut impitoyablement enlever à un coeur aussi sensible que le vôtre, la facilité perpétuelle qu'il a de s'affliger; retrouvez dans le sein de votre Aline;... de cette Aline qui vous adore, les jouissances que la mort de Claire vous dérobe; ah! votre santé m'inquiète bien plus que cette perte qui ne doit en vérité vous faire aucune impression! voilà une chose réelle à ménager et qu'il ne faut pas sacrifier à des chimères; songez que vous vous devez à ménager et qu'il ne faut pas sacrifier à des vous-même, à une fille qui ne respire que pour vous, à des amis, au nombre desquels j'ose me mettre, et que désolerait la plus petite altération d'une santé qui leur est si chère; j'apprends avec douleur que vous voulez être quelque tems sans me donner de vos nouvelles; je vous remercie de l'instant que vous avez choisi pour me le dire; mon coeur uniquement rempli de vos chagrins, sent bien moins ceux dont cette menace l'accable.... Ne vous occupez que de vous, madame, ne pensez qu'à vous, je vous en conjure; je serai consolé de tout, que dis-je, je serai toujours heureux, quand j'apprendrai que vous souffrez moins. C'est la seule chose que je vous supplie de ne me jamais laisser ignorer.


LETTRE XXXII.

Valcour à Aline.

Paris, ce 5 novembre.

Quel silence! je n'ai osé le troubler, mais en étais-je plus tranquille,... s'il m'était possible de vous voir! je souffrirais bien moins de ces privations de lettres ... mais vivre sans vous entendre et sans vous contempler, Aline!... concevez-vous la violence de ce supplice? et pourquoi ne vous verrais-je? pourquoi ne m'accorderiez-vous pas une minute? je sens toute l'étendue de la demande, je ne me rappelle qu'en tremblant qu'elle m'a déjà été refusée; mais je trouve dans la force de mon amour, le courage de la refaire encore.... Pendant ces longues soirées ... 'arriverais déguisé.... Le plus profond mystère ensevelirait cette démarche.... Je me jetterais un instant ... un seul instant aux pieds de votre respectable mère et aux vôtres, quel calme répandrait cette minute de bonheur sur le reste des jours malheureux que je dois passer encore loin de vous. Pouvez-vous exiger que ces jours,... ces jours infortunés qui vous sont consacrés, s'usent ainsi dans les larmes et la douleur?... Ah! qu'il me soit permis d'acheter au prix de mon sang cette faveur que j'ose implorer!... que je la paye de ma vie s'il le faut, je ne veux exister que ce seul intervalle, et j'abandonne, sans regrets, tous les momens qui doivent le suivre. Que me sont ceux où je suis condamné à vivre sans vous! en vain, Aline,... en vain fais-je tout ce que je peux pour éloigner de moi ce désir violent, il renaît sans cesse dans mon coeur, toutes mes idées me le ramènent, je dois mourir ou le satisfaire ... ce qui me distraisait autrefois, m'est à charge, je parcours les beautés de la nature;... je l'étudie, je cherche à la surprendre dans ses secrets, et elle ne me montre jamais que mon Aline. Ayez pitié de votre ouvrage, ne me punissez pas de mon amour!... ne cherchez pas surtout à me calmer par des raisons; mon coeur n'écoute plus que le sentiment qui l'entraîne, si vous ne le satisfaites pas Aline, vous allez le réduire au désespoir,... et vous n'échapperez pas à vos remords.... Votre excès de rigueur aura fait deux malheureux, sans que quelques bienséances où vous aurez inutilement sacrifié, vous donne une vertu de plus.


LETTRE XXXIII.

Madame de Blamont à Valcour.

Vertfeuille, ce 12 novembre.

Oui, c'est moi qui réponds; votre Aline est trop faible pour s'en charger, vous la faites pleurer;... vous me faites du chagrin, vous vous en faites à vous-même, et voilà ce me semble, tout ce qui résulte de ce petit moment d'effervescence que vous n'avez pu contenir. Ne sentez-vous donc pas l'impossibilité de votre proposition, et dans la circonstance où nous sommes, pouvez-vous exiger une telle chose? vous dites que vous m'aimez, si cela est, ne cherchez donc pas à me rendre plus malheureuse que je ne le suis; doutez-vous que ce ne fut sur moi que retomberait l'orage si la démarche était découverte? Ah mon ami! appelez ici au secours de votre raison cette délicatesse qui caractérise si bien le coeur qui m'a séduit.... Consultez-là, vous verrez si elle vous permet de vouloir acheter un moment de bonheur, au prix de celui des gens qui vous aiment le mieux dans le monde. Croyez-vous que cela put être ignoré, je suppose que cela fut, serais-je moins coupable d'y avoir consenti, malgré la promesse que j'ai faite de m'y opposer. Je sais bien que je n'ai rien à craindre de vous. Votre honnêteté, vos vertus me rassurent et l'amant assez délicat pour n'exiger un rendez-vous de sa maîtresse qu'en présence même de sa mère, ne deviendra jamais le séducteur de celle qu'il aime, ainsi ce n'est pas sur elle que tombent mes craintes ... c'est sur vous seul ... vous éloignerez votre bonheur.... Que dis-je, vous le détruiriez à jamais. Travaillons plutôt à l'obtenir un jour sans mélange, qu'à le goûter ainsi par portion, qu'à hasarder pour un moment heureux qui, peut-être, ne réussirait pas, la certitude de le savourer bientôt tout entier.... Non , je m'oppose à cette fantaisie, je fais plus, j'exige qu'au moins d'ici à quelque temps vous ne m'en parliez plus,... vous qui invitez les autres au courage,... est-ce ainsi que vous en faites paraître?... Je vous pardonnerais si vous aviez quelques motifs de jalousie, mais vous êtes aimé, vous l'êtes uniquement, rien ne peut agiter votre âme, rien ne doit la porter au désespoir; songez que c'est moi,... moi qui vous aime peut-être autant qu'elle, que c'est moi qui vous défends de vous désespérer, et que c'est moi que vous affligerez, si vous ne me mandez pas que vous êtes plus sage. Oh pauvre philosophie! est-ce donc de cette manière que tu captives le coeur de l'homme, est-ce donc ainsi que tu te rends maître de ses passions!... La voilà cette chère Aline, la voilà près de moi, qui pleure comme un enfant,... mais maman, dit-elle, avec ses deux grands yeux tout en larmes,... il me semble qu'un petit quart d'heure,... eh bien! vous le voyez,... ne la grondez donc pas, elle le désire autant que vous, que cette certitude vous calme;... ruais cela ne se peut pas, soyez bien sûr que si je n'y voyais pas moi-même les plus grands dangers, je l'aurais peut-être imaginé la première, croyez-vous que je ne sache pas ce qui peut convenir à l'amour. Je n'ai jamais connu, dieu merci, cet espèce de délire, mais je le conçois, rassurez-vous donc, vous êtes aimé, oui, j'ai voulu que ce mot fut tracé par celle même qui l'écrit d'après son coeur, on vous aime, on s'occupe de vous, on travaille pour vous, mais ne détruisez pas l'effet de nos soins, et ne cherchez pas à tout perdre pour un instant de satisfaction, qui ne servirait peut-être qu'à nous replonger dans un abyme de tourmens et de maux.... Oh mon ami! pardonnez-moi.... Je sens bien que je vous rends malheureux, aimez-moi assez pour me dire que non,... pour m'assurer que vous avez déjà fait le sacrifice de cette extravagance.... Oui, dites le moi, j'aime mieux que la victoire soit le fruit de votre raison que de mes argumens, à côté du bien que je fais, je n'aurais pas du moins le chagrin d'imaginer que je vous tourmente, ma jouissance sera toute entière, je serai sûre que vous avez été raisonnable par le seul effet de vos réflexions, et je n'ai pas la douleur de déchirer votre âme en vous écrivant les miennes.


LETTRE XXXIV.

Déterville à Valcour.

Vertfeuille, ce 15 novembre.

Depuis assez long-temps, tu dois t'être aperçu, mon cher Valcour, que quand les lettres sont de moi, il s'agit toujours de quelques nouvelles catastrophes.... Eh bien! voilà déjà la tête en l'air.... La philosophie hors de ses gonds, comme disait l'autre jour une certaine dame de ta connaissance, à propos de ton ridicule projet ... plus de tranquillité,... plus de principes,... plus de bon sens!.... Qu'il faut peu de choses pourtant pour faire un fou d'un homme raisonnable, et souvent un être très-sensé de la plus extravagante des créatures. Il me prend envie de t'impatienter,... voyons, calculons d'un côté tous les événemens que tu dois regarder comme heureux. Secondement, tous ceux qui peuvent t'être contraintes; troisièmement, enfin, tous ceux qui ne te sont qu'indifférens. Il est bien certain que ce que j'ai à t'apprendre est dans l'une de ces trois classes, formons-les; il serait possible d'abord que le président fut revenu; qu'Aline fut enlevée,... possible qu'il se fut mis à la raison, qu'on t'attendit pour un mariage ... extrêmement simple, que des inconnus fussent fortuitement arrivés à Vertfeuille, et nous eussent appris des choses très-extraordinaires; n'est-il pas vrai, mon cher, que tous ces incidens sont dans la classe des choses possibles? eh bien! calme tes craintes sur le premier; ne te livre pas tout-à-fait au doux espoir du second, et écoute pacifiquement le troisième.

Le soir que madame de Blamont t'écrivit, nous étions, elle, Aline, Eugénie et moi, à raisonner sur ta folie; M. de Beaulé jouait aux échecs avec madame de Senneval, il était environ huit heures du soir, le ciel très-obscur se remettait à peine d'un ouragan épouvantable, lorsque tout-à-coup nous entendîmes un homme à cheval, faire retenir la cour de son fouet ... de ses cris, et appeler à lui de toutes ses forces.... On ouvre les portes, les valets courent.—On éclaire, madame de Blamont frémit, Aline et elle s'imaginent revoir encore le terrible objet de leurs craintes, le comte lui-même tout échec et mât qu'il est, vole avec moi à la suite des valets, et nous amenons enfin dans le premier anti-chambre, un malheureux domestique mouillé jusqu'aux os, crotté par-dessus la tête, qui nous demande s'il est dans la route d'Orléans? et s'il lui reste bien du chemin à faire pour arriver dans cette ville?—Beaucoup, et d'où venez-vous?—de Lyon, nous allons à petite journée à Paris, mon maître qui me suit avec sa femme a voulu passer par la route d'Orléans, et ce maudit caprice est cause que nous voilà perdus. Je connais l'autre chemin, point du tout celui-ci.... La nuit est venue.... Un temps du diable, marchant en tête de la voiture, j'ai égaré le postillon qui me suivait, parce que je m'égarais moi-même, et nous voilà à présent je ne sais où;—chez d'honnêtes gens.—Je le vois bien, mais nous aimerions mieux être à l'auberge; parce que mon maître qui voyage incognito, entendez-vous, ne veut gêner personne, et il n'acceptera sûrement jamais l'asyle que vous allez avoir la politesse de lui offrir.—Et où est-il votre maître?—A deux cents pas d'ici, au coin de l'avenue, s'il y avait eu seulement une chaumière, il s'y serait arrêté; mais il n'y a que des arbres, il m'a envoyé devant pour tacher d'obtenir quelqu'éclaircissemens sur la route qu'il nous faut prendre.—Allez le chercher, lui a dit le comte, et dites-lui que madame la présidente de Blamont, dans la terre de laquelle il est, serait très-fâchée qu'il ne lui fit pas l'honneur de venir souper chez elle.—Ma foi, monsieur, vous nous rendez la vie, vive les honnêtes gens morbleu, si j'étais tombé dans une caverne de voleurs, on ne m'aurait pas tant fait de politesse, et l'écuyer fidèle revole vers son maître, pendant que le comte s'empresse d'apprendre à madame de Blamont la liberté qu'il vient de se permettre, en offrant sa maison à ces voyageurs égarés. Cette femme charmante que l'on sert quand on lui prépare le plaisir de faire une bonne oeuvre, a comme tu crois, sonné bien vite pour donner des ordres, on a allumé des flambeaux, et on a couru au-devant de la voiture pour la conduire plus sûrement à la maison; un quart-d'heure après, les portes du salon se sont ouvertes, et nous avons vus paraître un jeune homme d'environ 27 ans, nous présentant comme lui appartenant une femme de 17 à 18 ans, et nous offrant l'un et l'autre à côté des traits les plus doux et les plus réguliers, le ton le meilleur et le plus honnête.


Illustration: Quelles grâ je rends à la fortune....

Quelles grâces ne dois-je pas rendre à la fortune, madame, a dit le jeune homme à la maîtresse du logis, de l'accident qui nous arrive, puisqu'à lui seul est dû le bonheur inespéré pour moi de vous offrir mon respect; je ne vous demanderais qu'un guide, madame, si mes chevaux n'étaient pas rendus, et si j'osais ravir à votre coeur le charme que je lui vois goûter à l'hospitalité qu'il nous donne; et pendant ce tems là, la jeune femme s'exprimait avec encore plus d'agrément et de facilité. Elle était habillée à l'anglaise, un élégant chapeau de paille sur les yeux, la taille mince et bien prise, de très-beaux cheveux noirs, négligemment attachés par un ruban rose, une vivacité extraordinaire dans les yeux; le nez un peu aquilin, de belles dents, de très-jolis détails, et une finesse étonnante dans les traits.... On s'est assis, on a jasé un instant, et on s'est mis à table.... Vous alliez à Paris, monsieur, a dit madame de Blamont, au jeune homme?—Non, madame, je ramène ma femme au sein de sa famille, dans la province du Mans, et je rejoins mon corps après l'y avoir laissée; êtes-vous des nôtres, a dit le général Beaulé, servez-vous dans la cavalerie?—Non, monsieur, je suis capitaine au régiment de Navarre, et je vais le retrouver à Calais, après avoir remis ma femme entre les mains de sa mère; nous venons de voir, en Dauphiné, un vieil oncle à moi, qui voulait nous embrasser avant que de mourir, et qui nous a laissé douze mille livres de rente.—Voilà le voyage bien-payé, a dit madame de Senneval.—Oui, madame, si quelque chose pouvait payer la mort des gens qu'on aime et qui nous tiennent d'aussi près. Au dessert, Léonore, c'est le nom de cette charmante aventurière, a eu un petit moment de vapeur; Sainville, son époux, a volé à elle.... Ne vous alarmez pas, madame, a-t-il dit à madame de Blamont, ce sont des accidens de jeune femme, qui doivent peu surprendre dans les premières années d'un mariage; nous vous demandons la permission de nous retirer.... Et ils sont montés tous les deux dans l'appartement qui leur était destiné. Comme Léonore n'a point de femme avec elle, madame de Blamont lui a envoyé les siennes; elle les a remercié très honnêtement, et ne s'en est point servi.

Revenus tous du premier étonnement de cette aventure, il nous a été impossible de ne pas entrevoir des contradictions dans le récit de nos voyageurs; d'abord le valet nous dit qu'ils viennent de Lyon, et qu'ils vont à Paris.—Le maître, ou qu'il oublie l'ordre donné à son valet, ou qui a peut-être négligé de lui en donner un, nous assure, au contraire, que c'est du Dauphiné qu'il vient, et que c'est vers le Maine que leurs pas se dirigent. La tournure de la jeune personne nous parut d'ailleurs un peu suspecte. Elle a le ton gracieux et poli, sans doute, l'air de l'excellente éducation. Mais en l'examinant un peu mieux, on voit qu'il y a plus d'art que de nature dans ce qui lui donne les dehors de la bonne compagnie. Ses manières sont étudiées, ses gestes arrangés, sa prononciation belle, mais affectée; elle est compassée dans ses mouvemens, et au travers de tout cela, cependant on trouve de la candeur et de la modestie. Le jeune homme est d'une très-jolie figure, brun, un peu hâlé, lestement fait, de très-beaux yeux, les cheveux superbes, son ton est moins maniéré que celui de la personne qui l'accompagne, mais on voit qu'il connaît celui du monde, et qu'il a tout ce qu'il faut pour y réussir. Au milieu de nos combinaisons, le comte chercha le nom de Sainville dans l'état du régiment de Navarre, et ne le trouva point. Nos soupçons redoublèrent.... Nous demandâmes l'ordre qu'ils avaient donné à leurs gens. Ils leur avaient dit de s'informer de l'instant où madame de Blamont serait visible le lendemain matin, d'entrer chez eux une heure avant, et qu'ils partiraient immédiatement après avoir pris congé de la maîtresse du château.—Parbleu, dit le comte de Beaulé, ce sont-la deux aventuriers, je le parie, il faut qu'ils nous payent l'hospitalité par le récit de leur histoire.

Un moment, par délicatesse, madame de Blamont s'oppose à ce projet; elle craignait que cela ne les fâchât; plus il y a de contradictions dans ce qu'ils disent, plus il est clair, objectait-elle, que leur intention est de se cacher, le valet en est convenu, il nous a dit que son maître voyageait mystérieusement, ne les contraignons pas à nous avouer leur secret. Cette hospitalité que nous leur accordons, ne nous oblige qu'à des égards;... nous y manquerions, ce me semble, en les forçant à se dévoiler.—Mais il ne s'agit que de leur proposer, a dit madame de Senneval; si cela les afflige, nous les laisserons partir sans leur en parler davantage: et si, dans un cas contraire, ils viennent à y consentir, pourquoi nous priver de cet amusement? Eugénie proposa de faire questionner leurs gens, madame de Blamont ne le voulut pas, et définitivement la résolution prise fut, que la maîtresse du logis irait elle-même voir la jeune femme le lendemain matin; qu'elle commencerait par l'inviter a se reposer quelques jours à Vertfeuille; qu'insensiblement elle lui laisserait apercevoir l'intérêt qu'elle prenait à cette belle voyageuse, et le désir qu'elle aurait de la connaître plus particulièrement.... Mais timide, comme tu la sais, elle n'osa jamais faire cette visite seule, et je fus choisi pour l'y accompagner. Comme elle avait fait dire exprès qu'il ferait jour chez elle à neuf heures, afin d'être sûre de les trouver levés à huit et demies; nous y passâmes à cette heure, leur toilette était achevée, et ils se préparaient à descendre.... Ils témoignèrent combien ils étaient honteux d'être prévenus. Les politesses furent réciproques de part et d'autres. Madame de Blamont engagea la conversation avec beaucoup d'adresse; le mari et la femme, tous deux remplis d'esprit, la le vinèrent, et loin de se refuser à ce qu'on paraissait désirer d'eux, ils témoignèrent, sans la moindre contrainte, qu'ils étaient trop heureux de pouvoir reconnaître, par une aussi faible marque d'obéissance, toutes les attentions dont on les comblait:—n'imaginant pas que nous pouvions vous intéresser à ce point, madame, dit Sainville, vous nous pardonnerez d'avoir un peu déguisé le vrai en arrivant hier chez-vous. Il est des choses que l'on peut cacher, sans offenser en rien ceux avec qui l'on les déguise, en ne nous refusant point aujourd'hui aux éclaircissemens que vous exigez, peut-être serons-nous même encore, contrains à quelques restrictions; mais comme elles ne diminueront en rien la singularité de nos récits; vous nous, les pardonnerez, madame, bien sûr que l'exactitude la plus entière guidera tous nos autres détails.... Contente de ce qu'elle obtenait, madame de Blamont n'osa pas appuyer d'avantage; et il fut convenu que l'on ferait un déjeuner dînatoire, qui, nous formant une plus grande journée, nous donnerait le temps de prêter toute notre attention aux aventures que nous devions entendre. On se mit donc à table de très-bonne heure, et dès que l'on fut rentrés dans le sallon, la compagnie s'étant rangée en demi-cercle, autour de ces deux jeunes personnes, Sainville commença son récit dans les termes suivans.

Le courier part, l'heure presse, tu permettras, mon cher Valcour, que ce long détail fasse le sujet de ma prochaine lettre, et je t'embrasse.

Fin de la seconde partie.






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Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
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with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
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forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
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of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
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fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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