The Project Gutenberg EBook of Le naturalisme au theatre: les theories et les exemples, by Emile Zola This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le naturalisme au theatre: les theories et les exemples Author: Emile Zola Release Date: October 25, 2004 [EBook #13866] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NATURALISME AU THEATRE: *** Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) EMILE ZOLA LE NATURALISME AU THEATRE LES THEORIES ET LES EXEMPLES Durant quatre annees, j'ai ete charge de la critique dramatique, d'abord au _Bien public_, ensuite au _Voltaire_. Sur ce nouveau terrain du theatre, je ne pouvais que continuer ma campagne, commencee autrefois dans le domaine du livre et de l'oeuvre d'art. Cependant, mon attitude d'homme de methode et d'analyse a surpris et scandalise mes confreres. Ils ont pretendu que j'obeissais a de basses rancunes, que je salissais nos gloires pour me venger de mes chutes, parlant de tout, de mes oeuvres particulierement, a l'exception des pieces jouees. Je n'ai qu'une facon de repondre: reunir mes articles et les publier. C'est ce que je fais. On verra, je l'espere, qu'ils se tiennent et qu'ils s'expliquent, qu'ils sont a la fois une logique et une doctrine. Avec ces fragments, bacles a la hate et sous le coup de l'actualite, mon ambition serait d'avoir ecrit un livre. En tout cas, telles sont mes idees sur notre theatre, j'en accepte hautement la responsabilite. Comme mes articles etaient nombreux, j'ai du les repartir en deux volumes. _Le naturalisme au theatre_ n'est donc qu'une premiere serie. La seconde: _Nos auteurs dramatiques_, paraitra prochainement. E. Z. LES THEORIES LE NATURALISME I Chaque hiver, a l'ouverture de la saison theatrale, je suis pris des memes pensees. Un espoir pousse en moi, et je me dis que les premieres chaleurs de l'ete ne videront peut-etre pas les salles, sans qu'un auteur dramatique de genie se soit revele. Notre theatre aurait tant besoin d'un homme nouveau, qui balayat les planches encanaillees, et qui operat une renaissance, dans un art que les faiseurs ont abaisse aux simples besoins de la foule! Oui, il faudrait un temperament puissant dont le cerveau novateur vint revolutionner les conventions admises et planter enfin le veritable drame humain a la place des mensonges ridicules qui s'etalent aujourd'hui. Je m'imagine ce createur enjambant les ficelles des habiles, crevant les cadres imposes, elargissant la scene jusqu'a la mettre de plain-pied avec la salle, donnant un frisson de vie aux arbres peints des coulisses, amenant par la toile de fond le grand air libre de la vie reelle. Malheureusement, ce reve, que je fais chaque annee au mois d'octobre, ne s'est pas encore realise et ne se realisera peut-etre pas de sitot. J'ai beau attendre, je vais de chute en chute. Est-ce donc un simple souhait de poete? Nous a-t-on mure dans cet art dramatique actuel, si etroit, pareil a un caveau ou manquent l'air et la lumiere? Certes, si la nature de l'art dramatique interdisait cet envolement dans des formules plus larges, il serait quand meme beau de s'illusionner et de se promettre a toute heure une renaissance. Mais, malgre les affirmations entetees de certains critiques qui n'aiment pas a etre deranges dans leur criterium, il est evident que l'art dramatique, comme tous les arts, a devant lui un domaine illimite, sans barriere d'aucune sorte, ni a gauche ni a droite. L'infirmite, l'impuissance humaine seule est la borne d'un art. Pour bien comprendre la necessite d'une revolution au theatre, il faut etablir nettement ou nous en sommes aujourd'hui. Pendant toute notre periode classique, la tragedie a regne en maitresse absolue. Elle etait rigide et intolerante, ne souffrant pas une velleite de liberte, pliant les esprits les plus grands a ses inexorables lois. Lorsqu'un auteur tentait de s'y soustraire, on le condamnait comme un esprit mal fait, incoherent et bizarre, on le regardait presque comme un homme dangereux. Pourtant, dans cette formule si etroite, le genie batissait quand meme son monument de marbre et d'airain. La formule etait nee dans la renaissance grecque et latine, les createurs qui se l'appropriaient y trouvaient le cadre suffisant a de grandes oeuvres. Plus tard seulement, lorsqu'arriverent les imitateurs, la queue de plus en plus grele et debile des disciples, les defauts de la formule apparurent, on en vit les ridicules et les invraisemblances, l'uniformite menteuse, la declamation continuelle et insupportable. D'ailleurs, l'autorite de la tragedie etait telle, qu'il fallut deux cents ans pour la demoder. Peu a peu, elle avait tache de s'assouplir, sans y arriver, car les principes autoritaires dont elle decoulait, lui interdisaient formellement, sous peine de mort, toute concession a l'esprit nouveau. Ce fut lorsqu'elle tenta de s'elargir qu'elle fut renversee, apres un long regne de gloire. Depuis le dix-huitieme siecle, le drame romantique s'agitait donc dans la tragedie. Les trois unites etaient parfois violees, on donnait plus d'importance a la decoration et a la figuration, on mettait en scene les peripeties violentes que la tragedie releguait dans des recits, comme pour ne pas troubler par l'action la tranquillite majestueuse de l'analyse psychologique. D'autre part, la passion de la grande epoque etait remplacee par de simples procedes, une pluie grise de mediocrite et d'ennui tombait sur les planches. On croit voir la tragedie, vers le commencement de ce siecle, pareille a une haute figure pale et maigrie, n'ayant plus sous sa peau blanche une goutte de sang, trainant ses draperies en lambeaux dans les tenebres d'une scene, dont la rampe s'est eteinte d'elle-meme. Une renaissance de l'art dramatique sous une nouvelle formule etait fatale, et c'est alors que le drame romantique planta bruyamment son etendard devant le trou du souffleur. L'heure se trouvait marquee, un lent travail avait eu lieu, l'insurrection s'avancait sur un terrain prepare pour la victoire. Et jamais le mot insurrection n'a ete plus juste, car le drame saisit corps a corps la tragedie, et par haine de cette reine devenue impotente, il voulut briser tout ce qui rappelait son regne. Elle n'agissait pas, elle gardait une majeste froide sur son trone, procedant par des discours et des recits; lui, prit pour regle l'action, l'action outree, sautant aux quatre coins de la scene, frappant a droite et a gauche, ne raisonnant et n'analysant plus, etalant sous les yeux du public l'horreur sanglante des denouements. Elle avait choisi pour cadre l'antiquite, les eternels Grecs et les eternels Romains, immobilisant l'action dans une salle, dans un perystile de temple; lui, choisit le moyen age, fit defiler les preux et les chatelaines, multiplia les decors etranges, des chateaux plantes a pic sur des fleuves, des salles d'armes emplies d'armures, des cachots souterrains trempes d'humidite, des clairs de lune dans des forets centenaires. Et l'antagonisme se retrouve ainsi partout; le drame romantique, brutalement, se fait l'adversaire arme de la tragedie et la combat par tout ce qu'il peut ramasser de contraire a sa formule. Il faut insister sur cette rage d'hostilite, dans le beau temps du drame romantique, car il y a la une indication precieuse. Sans doute, les poetes qui ont dirige le mouvement, parlaient de mettre a la scene la verite des passions et reclamaient un cadre plus vaste pour y faire tenir la vie humaine tout entiere, avec ses oppositions et ses inconsequences; ainsi, on se rappelle que le drame romantique a surtout bataille pour meler le rire aux larmes dans une meme piece, en s'appuyant sur cet argument que la gaiete et la douleur marchent cote a cote ici-bas. Mais, en somme, la verite, la realite importait peu, deplaisait meme aux novateurs. Ils n'avaient qu'une passion, jeter par terre la formule tragique qui les genait, la foudroyer a grand bruit, dans une debandade de toutes les audaces. Ils voulaient, non pas que leurs heros du moyen age fussent plus reels que les heros antiques des tragedies, mais qu'ils se montrassent aussi passionnes et sublimes que ceux-ci se montraient froids et corrects. Une simple guerre de costumes et de rhetoriques, rien de plus. On se jetait ses pantins a la tete. Il s'agissait de dechirer les peplums en l'honneur des pourpoints et de faire que l'amante qui parlait a son amant, au lieu de l'appeler: Mon seigneur, l'appelat: Mon lion. D'un cote comme de l'autre, on restait dans la fiction, on decrochait les etoiles. Certes, je ne suis pas injuste envers le mouvement romantique. Il a eu une importance capitale et definitive, il nous a faits ce que nous sommes, c'est-a-dire des artistes libres. Il etait, je le repete, une revolution necessaire, une violente emeute qui s'est produite a son heure pour balayer le regne de la tragedie tombee en enfance. Seulement, il serait ridicule de vouloir borner au drame romantique l'evolution de l'art dramatique. Aujourd'hui surtout, on reste stupefait quand on lit certaines prefaces, ou le mouvement de 1830 est donne comme une entree triomphale dans la verite humaine. Notre recul d'une quarantaine d'annees suffit deja pour nous faire clairement voir que la pretendue verite des romantiques est une continuelle et monstrueuse exageration du reel, une fantaisie lachee dans l'outrance. A coup sur, si la tragedie est d'une autre faussete, elle n'est pas plus fausse. Entre les personnages en peplum qui se promenent avec des confidents et discutent sans fin leurs passions, et les personnages en pourpoint qui font les grands bras et qui s'agitent comme des hannetons grises de soleil, il n'y a pas de choix a faire, les uns et les autres sont aussi parfaitement inacceptables. Jamais ces gens-la n'ont existe. Les heros romantiques ne sont que les heros tragiques, piques un mardi gras par la tarentule du carnaval, affubles de faux nez et dansant le cancan dramatique apres boire. A une rhetorique lymphatique, le mouvement de 1830 a substitue une rhetorique nerveuse et sanguine, voila tout. Sans croire au progres dans l'art, on peut dire que l'art est continuellement en mouvement, au milieu des civilisations, et que les phases de l'esprit humain se refletent en lui. Le genie se manifeste dans toutes les formules, meme dans les plus primitives et les plus naives; seulement, les formules se transforment et suivent l'elargissement des civilisations, cela est incontestable. Si Eschyle a ete grand, Shakespeare et Moliere se sont montres egalement grands, tous les trois dans des civilisations et des formules differentes. Je veux declarer par la que je mets a part le genie createur qui sait toujours se contenter de la formule de son epoque. Il n'y a pas progres dans la creation humaine, mais il y a une succession logique de formules, de facons de penser et d'exprimer. C'est ainsi que l'art marche avec l'humanite, en est le langage meme, va ou elle va, tend comme elle a la lumiere et a la verite, sans pour cela que l'effort du createur puisse etre juge plus ou moins grand, soit qu'il se produise au debut soit qu'il se produise a la fin d'une litterature. D'apres cette facon de voir, il est certain que, si l'on part de la tragedie, le drame romantique est un premier pas vers le drame naturaliste auquel nous marchons. Le drame romantique a deblaye le terrain, proclame la liberte de l'art. Son amour de l'action, son melange du rire et des larmes, sa recherche du costume et du decor exacts, indiquent le mouvement en avant vers la vie reelle. Dans toute revolution contre un regime seculaire, n'est-ce pas ainsi que les choses se passent? On commence par casser les vitres, on chante et on crie, on demolit a coups de marteau les armoiries du dernier regne. Il y a une premiere exuberance, une griserie des horizons nouveaux vaguement entrevus, des exces de toutes sortes qui depassent le but et qui tombent dans l'arbitraire du systeme abhorre dont on vient de combattre les abus. Au milieu de la bataille, les verites du lendemain disparaissent. Et il faut que tout soit calme, que la fievre ait disparu, pour qu'on regrette les vitres cassees et pour qu'on s'apercoive de la besogne mauvaise, des lois trop hativement baclees, qui valent a peine les lois contre lesquelles on s'est revolte. Eh bien, toute l'histoire du drame romantique est la. Il a pu etre la formule necessaire d'un moment, il a pu avoir l'intuition de la verite, il a pu etre le cadre a jamais illustre dont un grand poete s'est servi pour realiser des chefs-d'oeuvre; a l'heure actuelle, il n'en est pas moins une formule ridicule et demodee, dont la rhetorique nous choque. Nous nous demandons pourquoi enfoncer ainsi les fenetres, trainer des rapieres, rugir continuellement, etre d'une gamme trop haut dans les sentiments et les mots; et cela nous glace, cela nous ennuie et nous fache. Notre condamnation de la formule romantique se resume dans cette parole severe: pour detruire une rhetorique, il ne fallait pas en inventer une autre. Aujourd'hui donc, tragedie et drame romantique sont egalement vieux et uses. Et cela n'est guere en l'honneur du drame, il faut le dire, car en moins d'un demi-siecle il est tombe dans le meme etat de vetuste que la tragedie, qui a mis deux siecles a vieillir. Le voila par terre a son tour, culbute par la passion meme qu'il a montree dans la lutte. Plus rien n'existe. Il est simplement permis de deviner ce qui va se produire. Logiquement, sur le terrain libre conquis en 1830, il ne peut pousser qu'une formule naturaliste. II Il semble impossible que le mouvement d'enquete et d'analyse, qui est le mouvement meme du dix-neuvieme siecle, ait revolutionne toutes les sciences et tous les arts, en laissant a part et comme isole l'art dramatique. Les sciences naturelles datent de la fin du siecle dernier; la chimie, la physique n'ont pas cent ans; l'histoire et la critique ont ete renouvelees, creees en quelque sorte apres la Revolution; tout un monde est sorti de terre, on en est revenu a l'etude des documents, a l'experience, comprenant que pour fonder a nouveau, il fallait reprendre les choses au commencement, connaitre l'homme et la nature, constater ce qui est. De la, la grande ecole naturaliste, qui s'est propagee sourdement, fatalement, cheminant souvent dans l'ombre, mais avancant quand meme, pour triompher enfin au grand jour. Faire l'histoire de ce mouvement, avec les malentendus qui ont pu paraitre l'arreter, les causes multiples qui l'ont precipite ou ralenti, ce serait faire l'histoire du siecle lui-meme. Un courant irresistible emporte notre societe a l'etude du vrai. Dans le roman, Balzac a ete le hardi et puissant novateur qui a mis l'observation du savant a la place de l'imagination du poete. Mais, au theatre, l'evolution semble plus lente. Aucun ecrivain illustre n'a encore formule l'idee nouvelle avec nettete. Certes, je ne dis point qu'il ne se soit pas produit des oeuvres excellentes, ou l'on trouve des caracteres savamment etudies, des verites hardies portees a la scene. Par exemple, je citerai certaines pieces de M. Dumas fils, dont je n'aime guere le talent, et de M. Emile Augier, qui est plus humain et plus puissant. Seulement, ce sont la des nains a cote de Balzac; le genie leur a manque pour fixer la formule. Ou qu'il faut dire, c'est qu'on ne sait jamais au juste ou un mouvement commence, parce que ce mouvement vient d'ordinaire de fort loin, et qu'il se confond avec le mouvement precedent, dont il est sorti. Le courant naturaliste a existe de tout temps, si l'on veut. Il n'apporte rien d'absolument neuf. Mais il est enfin entre dans une epoque qui lui est favorable, il triomphe et s'elargit, parce que l'esprit humain est arrive au point de maturite necessaire. Je ne nie donc pas le passe, je constate le present. La force du naturalisme est justement d'avoir des racines profondes dans notre litterature nationale, qui est faite de beaucoup de bon sens. Il vient des entrailles memes de l'humanite, il est d'autant plus fort qu'il a mis plus longtemps a grandir et qu'il se retrouve dans un plus grand nombre de nos chefs-d'oeuvre. Des faits se produisent, et je les signale. Croit-on qu'on aurait applaudi l'_Ami Fritz_ a la Comedie-Francaise, il y a vingt ans? Non, certes! Cette piece ou l'on mange tout le temps, ou l'amoureux parle un langage si familier, aurait revolte a la fois les classiques et les romantiques. Pour expliquer le succes, il faut convenir que les annees ont marche, qu'un travail secret s'est fait dans le public. Les peintures exactes qui repugnaient, seduisent aujourd'hui. La foule est gagnee et la scene se trouve libre a toutes les tentatives. Telle est la seule conclusion a tirer. Ainsi donc, voila ou nous en sommes. Pour mieux me faire entendre, j'insiste, je ne crains pas de me repeter, je resume ce que j'ai dit. Lorsqu'on examine de pres l'histoire de notre litterature dramatique, on y distingue plusieurs epoques nettement determinees. D'abord, il y a l'enfance de l'art, les farces et les mysteres du moyen age, de simples recitatifs dialogues, qui se developpaient au milieu d'une convention naive, avec une mise en scene et des decors primitifs. Peu a peu, les pieces se compliquent, mais d'une facon barbare, et lorsque Corneille apparait, il est surtout acclame parce qu'il se presente en novateur, qu'il epure la formule dramatique du temps et qu'il la consacre par son genie. Il serait tres interessant d'etudier, sur des documents, comment la formule classique s'est creee chez nous. Elle repondait a l'esprit social de l'epoque. Rien n'est solide en dehors de ce qui n'est pas bati sur des necessites. La tragedie a regne pendant deux siecles parce qu'elle satisfaisait exactement les besoins de ces siecles. Des genies de temperaments differents l'avaient appuyee de leurs chefs-d'oeuvre. Aussi, la voyons-nous s'imposer longtemps encore, meme lorsque des talents de second ordre ne produisent plus que des oeuvres inferieures. Elle avait la force acquise, elle continuait d'ailleurs a etre l'expression litteraire de la societe du temps, et rien n'aurait pu la renverser, si la societe elle-meme n'avait pas disparu. Apres la Revolution, apres cette perturbation profonde qui allait tout transformer et accoucher d'un monde nouveau, la tragedie agonise pendant quelques annees encore. Puis, la formule craque et le Romantisme triomphe, une nouvelle formule s'affirme. Il faut se reporter a la premiere moitie du siecle, pour avoir le sens exact de ce cri de liberte. La jeune societe etait dans le frisson de son enfantement. Les esprits surexcites, depayses, elargis violemment, restaient secoues d'une lievre dangereuse et le premier usage de la liberte conquise etait de se lamenter, de rever les aventures prodigieuses, les amours surhumains. On baillait aux etoiles, l'on se suicidait, reaction tres curieuse contre l'affranchissement social qui venait d'etre proclame au prix de tant de sang. Je m'en tiens a la litterature dramatique, je constate que le romantisme fut au theatre une simple emeute, l'invasion d'une bande victorieuse, qui entrait violemment sur la scene, tambours battants et drapeau deploye. Dans cette premiere heure, les combattants songerent surtout a frapper les esprits par une forme neuve; ils opposerent une rhetorique a une rhetorique, le moyen age a l'antiquite, l'exaltation de la passion a l'exaltation du devoir. Et ce fut tout, car les conventions sceniques ne firent que se deplacer, les personnages resterent des marionnettes autrement habillees, rien ne fut modifie que l'aspect exterieur et le langage. D'ailleurs, cela suffisait pour l'epoque. Il fallait prendre possession du theatre au nom de la liberte litteraire, et le romantisme s'acquitta de ce role insurrectionnel avec un eclat incomparable. Mais qui ne comprend aujourd'hui que son role devait se borner a cela. Est-ce que le romantisme exprime notre societe d'une facon quelconque, est-ce qu'il repond a un de nos besoins? Evidemment, non. Aussi est-il deja demode, comme un jargon que nous n'entendons plus. La litterature classique qu'il se flattait de remplacer, a vecu deux siecles, parce qu'elle etait basee sur l'etat social; mais lui, qui ne se basait sur rien, sinon sur la fantaisie de quelques poetes, ou si l'on veut sur une maladie passagere des esprits surmenes par les evenements historiques, devait fatalement disparaitre avec cette maladie. Il a ete l'occasion d'un magnifique epanouissement lyrique; ce sera son eternelle gloire. Seulement, aujourd'hui que l'evolution s'accomplit tout entiere, il est bien visible que le romantisme n'a ete que le chainon necessaire qui devait attacher la litterature classique a la litterature naturaliste. L'emeute est terminee, il s'agit de fonder un Etat solide. Le naturalisme decoule de l'art classique, comme la societe actuelle est basee sur les debris de la societe ancienne. Lui seul repond a notre etat social, lui seul a des racines profondes dans l'esprit de l'epoque; et il fournira la seule formule d'art durable et vivante, parce que cette formule exprimera la facon d'etre de l'intelligence contemporaine. En dehors de lui, il ne saurait y avoir pour longtemps que modes et fantaisies passageres. Il est, je le dis encore, l'expression du siecle, et pour qu'il perisse, il faudrait qu'un nouveau bouleversement transformat notre monde democratique. Maintenant, il reste a souhaiter une chose: la venue d'hommes de genie qui consacrent la formule naturaliste. Balzac s'est produit dans le roman, et le roman est fonde. Quand viendront les Corneille, les Moliere, les Racine, pour fonder chez nous un nouveau theatre? Il faut esperer et attendre. III Le temps semble deja loin ou le drame regnait en maitre. Il comptait a Paris cinq ou six theatres prosperes. La demolition des anciennes salles du boulevard du Temple a ete pour lui une premiere catastrophe. Les theatres ont du se disseminer, le public a change, d'autres modes sont venues. Mais le discredit ou le drame est tombe provient surtout de l'epuisement du genre, des pieces ridicules et ennuyeuses qui ont peu a peu succede aux oeuvres puissantes de 1830. Il faut ajouter le manque absolu d'acteurs nouveaux comprenant et interpretant ces sortes de pieces, car chaque formule dramatique qui disparait emporte avec elle ses interpretes. Aujourd'hui, le drame, chasse de scene en scene, n'a plus reellement a lui que l'Ambigu et le Theatre-Historique. A la Porte-Saint-Martin elle-meme, c'est a peine si on lui fait une petite place, entre deux pieces a grand spectacle. Certes, un succes de loin en loin ranime les courages. Mais la pente est fatale, le drame glisse a l'oubli; et, s'il parait vouloir parfois s'arreter dans sa chute, c'est pour rouler ensuite plus bas. Naturellement, les plaintes sont grandes. La queue romantique, surtout, est dans la desolation; elle jure bien haut qu'en dehors du drame, de son drame a elle, il n'y a pas de salut pour notre litterature dramatique. Je crois au contraire qu'il faut trouver une formule nouvelle, transformer le drame, comme les ecrivains de la premiere moitie du siecle ont transforme la tragedie. Toute la question est la. La bataille doit etre aujourd'hui entre le drame romantique et le drame naturaliste. Je designe par drame romantique toute piece qui se moque de la verite des faits et des personnages, qui promene sur les planches des pantins au ventre bourre de son, qui, sous le pretexte de je ne sais quel ideal, patauge dans le pastiche de Shakespeare et d'Hugo. Chaque epoque a sa formule, et notre formule n'est certainement pas celle de 1830. Nous sommes a un age de methode, de science experimentale, nous avons avant tout le besoin de l'analyse exacte. Ce serait bien peu comprendre la liberte conquise que de vouloir nous enfermer dans une nouvelle tradition. Le terrain est libre, nous pouvons revenir a l'homme et a la nature. Dernierement, on faisait de grands efforts pour ressusciter le drame historique. Rien de mieux. Un critique ne peut condamner d'un mot le choix des sujets historiques, malgre toutes ses preferences personnelles pour les sujets modernes. Je suis simplement plein de mefiance. Le patron sur lequel on taille chez nous ces sortes de pieces me fait peur a l'avance. Il faut voir comme on y traite l'histoire, quels singuliers personnages on y presente sous des noms de rois, de grands capitaines ou de grands artistes, enfin a quelle effroyable sauce on y accommode nos annales. Des que les auteurs de ces machines-la sont dans le passe, ils se croient tout permis, les invraisemblances, les poupees de carton, les sottises enormes, les barbouillages criards d'une fausse couleur locale. Et quelle etrange langue, Francois 1er parlant comme un mercier de la rue Saint-Denis, Richelieu ayant des mots de traitre du boulevard du Crime, Charlotte Corday pleurant avec des sentimentalites de petite ouvriere! Ce qui me stupefie, c'est que nos auteurs dramatiques ne paraissent pas se douter un instant que le genre historique est forcement le plus ingrat, celui ou les recherches, la conscience, le talent profond d'intuition et de resurrection sont le plus necessaires. Je comprends ce drame, lorsqu'il est traite par des poetes de genie ou par des hommes d'une science immense, capables de mettre devant les spectateurs toute une epoque debout, avec son air particulier, ses moeurs, sa civilisation; c'est la alors une oeuvre de divination ou de critique d'un interet profond. Mais je sais malheureusement ce que les partisans du drame historique veulent ressusciter: c'est uniquement le drame a panaches et a ferraille, la piece a grand spectacle et a grands mots, la piece menteuse faisant la parade devant la foule, une parade grossiere qui attriste les esprits justes. Et je me mefie. Je crois que toute cette antiquaille est bonne a laisser dans notre musee dramatique, sous une pieuse couche de poussiere. Sans doute, il y a de grands obstacles aux tentatives originales. On se heurte contre les hypocrisies de la critique et contre la longue education de sottise faite a la foule. Cette foule, qui commence a rire des enfantillages de certains melodrames, se laisse toujours prendre aux tirades sur les beaux sentiments. Mais les publics changent; le public de Shakespeare, le public de Moliere ne sont plus les notres. Il faut compter sur le mouvement des esprits, sur le besoin de realite qui grandit partout. Les derniers romantiques ont beau repeter que le public veut ceci, que le public ne veut pas cela: il viendra un jour ou le public voudra la verite. IV Toutes les formules anciennes, la formule classique, la formule romantique, sont basees sur l'arrangement et sur l'amputation systematiques du vrai. On a pose en principe que le vrai est indigne; et on essaye d'en tirer une essence, une poesie, sous le pretexte qu'il faut expurger et agrandir la nature. Jusqu'a present, les differentes ecoles litteraires ne se sont battues que sur la question de savoir de quel deguisement on devait habiller la verite, pour qu'elle n'eut pas l'air d'une devergondee en public. Les classiques avaient adopte le peplum, les romantiques ont fait une revolution pour imposer la cotte de maille et le pourpoint. Au fond, ce changement de toilette importe peu, le carnaval de la nature continue. Mais, aujourd'hui, les naturalistes arrivent et declarent que le vrai n'a pas besoin de draperies; il doit marcher dans sa nudite. La, je le repete, est la querelle. Certes, les ecrivains de quelque jugement comprennent parfaitement que la tragedie et le drame romantique sont morts. Seulement, le plus grand nombre sont tres troubles en songeant a la formule encore vague de demain. Est-ce que serieusement la verite leur demande de faire le sacrifice de la grandeur, de la poesie, du souffle epique qu'ils ont l'ambition de mettre dans leurs pieces? Est-ce que le naturalisme exige d'eux qu'ils rapetissent de toutes parts leur horizon et qu'ils ne risquent plus un seul coup d'aile dans le ciel de la fantaisie? Je vais tacher de repondre. Mais, auparavant, il faut determiner les procedes que les idealistes emploient pour hausser leurs oeuvres a la poesie. Ils commencent par reculer au fond des ages le sujet qu'ils ont choisi. Cela leur fournit des costumes et rend le cadre assez vague pour leur permettre tous les mensonges. Ensuite, ils generalisent au lieu d'individualiser; leurs personnages ne sont plus des etres vivants, mais des sentiments, des arguments, des passions deduites et raisonnees. Le cadre faux veut des heros de marbre ou de carton. Un homme en chair et en os, avec son originalite propre, detonnerait d'une facon criarde au milieu d'une epoque legendaire. Aussi voit-on les personnages d'une tragedie ou d'un drame romantique se promener, raidis dans une altitude, l'un representant le devoir, l'autre le patriotisme, un troisieme la superstition, un quatrieme l'amour maternel; et ainsi de suite, toutes les idees abstraites y passent a la file. Jamais l'analyse complete d'un organisme, jamais un personnage dont les muscles et le cerveau travaillent comme dans la nature. Ce sont donc la les procedes auxquels les ecrivains tournes vers l'epopee ne veulent pas renoncer. Toute la poesie, pour eux, est dans le passe et dans l'abstraction, dans l'idealisation des faits et des personnages. Des qu'on les met en face de la vie quotidienne, des qu'ils ont devant eux le peuple qui emplit nos rues, ils battent des paupieres, ils balbutient, effares, ne voyant plus clair, trouvant tout tres laid et indigne de l'art. A les entendre, il faut que les sujets entrent dans les mensonges de la legende, il faut que les hommes se petrifient et tournent a l'etat de statue, pour que l'artiste puisse enfin les accepter et les accommoder a sa guise. Or, c'est a ce moment que les naturalistes arrivent et disent tres carrement que la poesie est partout, en tout, plus encore dans le present et le reel que dans le passe et l'abstraction. Chaque fait, a chaque heure, a son cote poetique et superbe. Nous coudoyons des heros autrement grands et puissants que les marionnettes des faiseurs d'epopee. Pas un dramaturge, dans ce siecle, n'a mis debout des figures aussi hautes que le baron Hulot, le vieux Grandet, Cesar Birotteau, et tous les autres personnages de Balzac, si individuels et si vivants. Aupres de ces creations geantes et vraies, les heros grecs ou romains grelottent, les heros du moyen age tombent sur le nez comme des soldats de plomb. Certes, a cette heure, devant les oeuvres superieures produites par l'ecole naturaliste, des oeuvres de haut vol, toutes vibrantes de vie, il est ridicule et faux de parquer la poesie dans je ne sais quel temple d'antiquailles, parmi les toiles d'araignee. La poesie coule a plein bord dans tout ce qui existe, d'autant plus large qu'elle est plus vivante. Et j'entends donner a ce mot de poesie toute sa valeur, ne pas en enfermer le sens entre la cadence de deux rimes, ni au fond d'une chapelle etroite de reveurs, lui restituer son vrai sens humain, qui est de signifier l'agrandissement et l'epanouissement de toutes les verites. Prenez donc le milieu contemporain, et tachez d'y faire vivre des hommes: vous ecrirez de belles oeuvres. Sans doute, il faut un effort, il faut degager du pele-mele de la vie la formule simple du naturalisme. La est la difficulte, faire grand avec des sujets et des personnages que nos yeux, accoutumes au spectacle de chaque jour, ont fini par voir petits. Il est plus commode, je le sais, de presenter une marionnette au public, d'appeler la marionnette Charlemagne et de la gonfler a un tel point de tirades, que le public s'imagine avoir vu un colosse; cela est plus commode que de prendre un bourgeois de notre epoque, un homme grotesque et mal mis et d'en tirer une poesie sublime, d'en faire, par exemple, le pere Goriot, le pere qui donne ses entrailles a ses filles, une figure si enorme de verite et d'amour, qu'aucune litterature ne peut en offrir une pareille. Rien n'est aise comme de travailler sur des patrons, avec des formules connues; et les heros, dans le gout classique ou romantique, coutent si peu de besogne, qu'on les fabrique a la douzaine. C'est un article courant dont notre litterature est encombree. Au contraire, l'effort devient tres dur, lorsqu'on veut un heros reel, savamment analyse, debout et agissant. Voila sans doute pourquoi le naturalisme terrifie les auteurs habitues a pecher des grands hommes dans l'eau trouble de l'histoire. Il leur faudrait fouiller l'humanite trop profondement, apprendre la vie, aller droit a la grandeur reelle et la mettre en oeuvre d'une main puissante. Et qu'on ne nie pas cette poesie vraie de l'humanite; elle a ete degagee dans le roman, elle peut l'etre au theatre; il n'y a la qu'une adaptation a trouver. Je suis tourmente par une comparaison qui me poursuit et dont je me debarrasserai ici. On vient de jouer pendant de longs mois, a l'Odeon, _les Danicheff_, une piece dont l'action se passe en Russie; elle a eu chez nous un tres vif succes, seulement elle est si mensongere, parait-il, si pleine de grossieres invraisemblances, que l'auteur, qui est Russe, n'a pas meme ose la faire representer dans son pays. Que pensez-vous de cette oeuvre qu'on applaudit a Paris et qui serait sifflee a Saint-Petersbourg? Eh bien! imaginez un instant que les Romains puissent ressusciter et qu'on represente devant eux Rome vaincue. Entendez-vous leurs eclats de rire? croyez-vous que la piece irait jusqu'au bout? Elle leur semblerait un veritable carnaval, elle sombrerait sous un immense ridicule. Et il en est ainsi de toutes les pieces historiques, aucune ne pourrait etre jouee devant les societes qu'elles ont la pretention de peindre. Etrange theatre, alors, qui n'est possible que chez des etrangers, qui est base sur la disparition des generations dont il s'occupe, qui vit d'erreurs au point d'etre seulement bon pour des ignorants! L'avenir est au naturalisme. On trouvera la formule, on arrivera a prouver qu'il y a plus de poesie dans le petit appartement d'un bourgeois que dans tous les palais vides et vermoulus de l'histoire; on finira meme par voir que tout se rencontre dans le reel, les fantaisies adorables, echappees du caprice et de l'imprevu, et les idylles, et les comedies, et les drames. Quand le champ sera retourne, ce qui semble inquietant et irrealisable aujourd'hui, deviendra une besogne facile. Certes, je ne puis me prononcer sur la forme que prendra le drame de demain; c'est au genie qu'il faut laisser le soin de parler. Mais je me permettrai pourtant d'indiquer la voie dans laquelle j'estime que notre theatre s'engagera. Il s'agit d'abord de laisser la le drame romantique. Il serait desastreux de lui prendre ses procedes d'outrance, sa rhetorique, sa theorie de l'action quand meme, aux depens de l'analyse des caracteres. Les plus beaux modeles du genre ne sont, comme on l'a dit, que des operas a grand spectacle. Je crois donc qu'on doit remonter jusqu'a la tragedie, non pas, grand Dieu! pour lui emprunter davantage sa rhetorique, son systeme de confidents, de declamation, de recits interminables; mais pour revenir a la simplicite de l'action et a l'unique etude psychologique et physiologique des personnages. Le cadre tragique ainsi entendu est excellent: un fait se deroulant dans sa realite et soulevant chez les personnages des passions et des sentiments, dont l'analyse exacte serait le seul interet de la piece. Et cela dans le milieu contemporain, avec le peuple qui nous entoure. Mon continuel souci, mon attente pleine d'angoisse est donc de m'interroger, de me demander lequel de nous va avoir la force de se lever tout debout et d'etre un homme de genie. Si le drame naturaliste doit etre, un homme de genie seul peut l'enfanter. Corneille et Racine ont fait la tragedie. Victor Hugo a fait le drame romantique. Ou donc est l'auteur encore inconnu qui doit faire le drame naturaliste! Depuis quelques annees, les tentatives n'ont pas manque. Mais, soit que le public ne fut pas mur, soit plutot qu'aucun des debutants n'eut le large souffle necessaire, pas une de ces tentatives n'a eu encore de resultat decisif. En ces sortes de combats, les petites victoires ne signifient rien; il faut des triomphes, accablant les adversaires, gagnant la foule a la cause. Devant un homme vraiment fort, les spectateurs plieraient les epaules. Puis, cet homme apporterait le mot attendu, la solution du probleme, la formule de la vie reelle sur la scene, en la combinant avec la loi d'optique necessaire au theatre. Il realiserait enfin ce que les nouveaux venus n'ont pu trouver encore: etre assez habile ou assez puissant pour s'imposer, rester assez vrai pour que l'habilete ne le conduisit pas au mensonge. Et quelle place immense ce novateur prendrait dans notre litterature dramatique! Il serait au sommet. Il batirait son monument au milieu du desert de mediocrite que nous traversons, parmi les bicoques de boue et de crachat dont on seme au jour le jour nos scenes les plus illustres. Il devrait tout remettre en question et tout refaire, balayer les planches, creer un monde, dont il prendrait les elements dans la vie, en dehors des traditions. Parmi les reves d'ambition que peut faire un ecrivain a notre epoque, il n'en est certainement pas de plus vaste. Le domaine du roman est encombre; le domaine du theatre est libre. A cette heure, en France, une gloire imperissable attend l'homme de genie qui, reprenant l'oeuvre de Moliere, trouvera en plein dans la realite la comedie vivante, le drame vrai de la societe moderne. LE DON Je parlerai de ce fameux don du theatre, dont il est si souvent question. On connait la theorie. L'auteur dramatique est un homme predestine qui nait avec une etoile au front. Il parle, les foules le reconnaissent et s'inclinent. Dieu l'a petri d'une matiere rare et particuliere. Son cerveau a des cases en plus. Il est le dompteur qui apporte une electricite dans le regard. Et ce don, cette flamme divine est d'une qualite si precieuse, qu'elle ne descend et ne brule que sur quelques tetes choisies, une douzaine au plus par generation. Cela fait sourire. Voyez-vous l'auteur dramatique transforme en oint du Seigneur! J'ignore pourquoi, par decret, on n'autoriserait pas nos vaudevillistes et nos dramaturges a porter un costume de pontifes pour les differencier de la foule. Comme ce monde du theatre gratte et exaspere la vanite! Il n'y a pas que les comediens qui se haussent sur les planches et se donnent en continuel spectacle. Voila les auteurs dramatiques gagnes par cette fievre. Ils veulent etre exceptionnels, ils ont des secrets comme les francs-macons, ils levent les epaules de pitie quand un profane touche a leur art, ils declarent modestement qu'ils ont un genie particulier; mon Dieu! oui, eux-memes ne sauraient dire pourquoi ils ont ce talent, c'est comme cela, c'est le ciel qui l'a voulu. On peut chercher a leur derober leur secret; peine inutile, le travail, qui mene a tout, ne mene pas a la science du theatre. Et la critique moutonniere accredite cette belle croyance-la, fait ce joli metier de decourager les travailleurs. Voyons, il faudrait s'entendre. Dans tous les arts, le don est necessaire. Le peintre qui n'est pas doue, ne fera jamais que des tableaux tres mediocres; de meme le sculpteur, de meme le musicien. Parmi la grande famille des ecrivains, il nait des philosophes, des historiens, des critiques, des poetes, des romanciers; je veux dire des hommes que leurs aptitudes personnelles poussent plutot vers la philosophie, l'histoire, la critique, la poesie, le roman. Il y a la une vocation, comme dans les metiers manuels. Au theatre aussi il faut le don, mais il ne le faut pas davantage que dans le roman, par exemple. Remarquez que la critique, toujours inconsequente, n'exige pas le don chez le romancier. Le commissionnaire du coin ferait un roman, que cela n'etonnerait personne; il serait dans son droit. Mais, lorsque Balzac se risquait a ecrire une piece, c'etait un soulevement general; il n'avait pas le droit de faire du theatre, et la critique le traitait en veritable malfaiteur. Avant d'expliquer cette stupefiante situation faite aux auteurs dramatiques, je veux poser deux points avec nettete. La theorie du don du theatre entrainerait deux consequences: d'abord, il y aurait un absolu dans l'art dramatique; ensuite, quiconque serait doue deviendrait a peu pres infaillible. Le theatre! voila l'argument de la critique. Le theatre est ceci, le theatre est cela. Eh! bon Dieu! je ne cesserai de le repeter, je vois bien des theatres, je ne vois pas le theatre. Il n'y a pas d'absolu, jamais! dans aucun art! S'il y a un theatre, c'est qu'une mode l'a cree hier et qu'une mode l'emportera demain. On met en avant la theorie que le theatre est une synthese, que le parfait auteur dramatique doit dire en un mot ce que le romancier dit en une page. Soit! notre formule dramatique actuelle donne raison a celle theorie. Mais que fera-t-on alors de la formule dramatique du dix-septieme siecle, de la tragedie, ce developpement purement oratoire? Est-ce que les discours interminables que l'on trouve dans Racine et dans Corneille sont de la synthese? Est-ce que surtout le fameux recit de Theramene est de la synthese? On pretend qu'il ne faut pas de description au theatre; en voila pourtant une, et d'une belle longueur, et dans un de nos chefs-d'oeuvre. Ou est donc le theatre? Je demande a le voir, a savoir comment il est fait et quelle figure il a. Vous imaginez-vous nos tragiques et nos comiques d'il y a deux siecles en face de nos drames et de nos comedies d'aujourd'hui? Ils n'y comprendraient absolument rien. Cette fievre cabriolante, cette synthese qui sautille en petites phrases nerveuses, tout cet art bache et poussif leur semblerait de la folie pure. De meme que si un de nos auteurs s'avisait de reprendre l'ancienne formule, on le plaisanterait comme un homme qui monterait en coucou pour aller a Versailles. Chaque generation a son theatre, voila la verite. J'aurais la partie trop belle, si je comparais maintenant les theatres etrangers avec le notre. Admettez que Shakespeare donne aujourd'hui ses chefs-d'oeuvre a la Comedie-Francaise; il serait siffle de la belle facon. Le theatre russe est impossible chez nous, parce qu'il a trop de saveur originale. Jamais nous n'avons pu acclimater Schiller. Les Espagnols, les Italiens ont egalement leurs formules. Il n'y a que nous qui, depuis un demi-siecle, nous soyons mis a fabriquer des pieces d'exportation, qui peuvent etre jouees partout, parce qu'elles n'ont justement pas d'accent et qu'elles ne sont que de jolies mecaniques bien construites. Du moment ou l'absolu n'existe pas dans un art, le don prend un caractere plus large et plus souple. Mais ce n'est pas tout: l'experience de chaque jour nous prouve que les auteurs qui ont ce fameux don, n'en produisent pas moins, de temps a autre, des pieces tres mal faites et qui tombent. Il parait que le don sommeille par instants. Il est inutile de citer des exemples. Tout d'un coup, l'auteur le plus adroit, le plus vigoureux, le plus respecte du public, accouche d'une oeuvre non seulement mediocre, mais qui ne se lient meme pas debout. Voila le dieu par terre. Et si l'on frequente le monde des coulisses, c'est bien autre chose. Interrogez un directeur, un comedien, un auteur dramatique: ils vous repondront qu'ils n'entendent rien du tout au theatre. On siffle les scenes sur lesquelles ils comptaient, on applaudit celles qu'ils voulaient couper la veille de la premiere representation. Toujours, ils marchent dans l'inconnu, au petit bonheur. Leur vie est faite de hasards. Ce qui reussit la, echoue ailleurs; un soir, un mot porte, le lendemain il ne fait aucun effet. Pas une regle, pas une certitude, la nuit complete. Que vient-on alors nous parler de don, et donner au don une importance decisive, lorsqu'il n'y a pas une formule stable et lorsque les mieux doues ne sont encore que des ecoliers, qui ont du bonheur un jour et qui n'en ont plus le lendemain! Je sais bien qu'il y a un criterium commode pour la critique: une piece reussit, l'auteur a le don; elle tombe, l'auteur n'a pas le don. Vraiment c'est la une facon de s'en tirer a bon compte. Musset n'avait certainement pas le don au degre ou le possede M. Sardou; qui hesiterait pourtant entre les deux repertoires? Le don est une invention toute moderne. Il est ne avec notre mecanique theatrale. Quand on fait bon marche de la langue, de la verite, des observations, de la creation d'ames originales, on en arrive fatalement a mettre au-dessus de tout l'art de l'arrangement, la pratique materielle. Ce sont nos comedies d'intrigue, avec leurs complications sceniques, qui ont donne cette importance au metier. Mais, sans compter que la formule change selon les evolutions litteraires, est-ce que le genie de nos classiques, de Moliere et de Corneille, est dans ce metier? Non, mille fois non! Ce qu'il faut dire, c'est que le theatre est ouvert a toutes les tentatives, a la vaste production humaine. Ayez le don, mais ayez surtout du talent. _On ne badine pas avec l'amour_ vivra, tandis que j'ai grand'peur pour les _Bourgeois de Pont-Arcy._ Maintenant, voyons ce qui peut donner le change a la critique et la rendre si severe pour les tentatives dramatiques qui echouent. Examinons d'abord ce qui se passe, lorsqu'un romancier publie un roman et lorsqu'un auteur dramatique fait jouer une piece. Voila le volume en vente. J'admets que le romancier y ait fait une etude originale, dont l'aprete doive blesser le public. Dans les premiers temps, le succes est mediocre. Chaque lecteur, chez lui, les pieds sur les chenets, se fache plus ou moins. Mais s'il a le droit de bruler son exemplaire, il ne peut bruler l'edition. On ne tue pas un livre. Si le livre est fort, chaque jour il gagnera a l'auteur des sympathies. Ce sera un proselytisme lent, mais invincible. Et, un beau matin, le roman dedaigne, le roman conspue, aura vaincu et prendra de lui-meme la haute place a laquelle il a droit. Au contraire, on joue la piece. L'auteur dramatique y a risque, comme le romancier, des nouveautes de forme et de fond. Les spectateurs se fachent, parce que ces nouveautes les derangent. Mais ils ne sont plus chez eux, isoles; ils sont en masse, quinze cents a deux mille; et du coup, sous les huees, sous les sifflets, ils tuent la piece. Des lors, il faudra des circonstances extraordinaires pour que cette piece ressuscite et soit reprise devant un autre public, qui cassera le jugement du premier, s'il y a lieu. Au theatre, il faut reussir sur-le-champ; on n'a pas a compter sur l'education des esprits, sur la conquete lente des sympathies. Ce qui blesse, ce qui a une saveur inconnue, reste sur le carreau, et pour longtemps, si ce n'est pour toujours. Ce sont ces conditions differentes qui, aux yeux de la critique, ont grandi si demesurement l'importance du don au theatre. Mon Dieu! dans le roman, soyez ou ne soyez pas doue, faites mauvais si cela vous amuse, puisque vous ne courez pas le risque d'etre etrangle. Mais, au theatre, mefiez-vous, ayez un talisman, soyez sur de prendre le public par des moyens connus; autrement, vous etes un maladroit, et c'est bien fait si vous restez par terre. De la, la necessite du succes immediat, cette necessite qui rabaisse le theatre, qui tourne l'art dramatique au procede, a la recette, a la mecanique. Nous autres romanciers, nous demeurons souriants au milieu des clameurs que nous soulevons. Qu'importe! nous vivrons quand meme, nous sommes superieurs aux coleres d'en bas. L'auteur dramatique frissonne; il doit menager chacun; il coupe un mot; remplace une phrase; il masque ses intentions, cherche des expedients pour duper son monde, en somme, il pratique un art de ficelles, auquel les plus grands ne peuvent se soustraire. Et le don arrive. Seigneur! avoir le don et ne pas etre siffle! On devient superstitieux, on a son etoile. Puis, l'insucces ou le succes brutal de la premiere representation deforme tout. Les spectateurs reagissent les uns sur les autres. On porte aux nues des oeuvres mediocres, on jette au ruisseau des oeuvres estimables. Mille circonstances modifient le jugement. Plus tard, on s'etonne, on ne comprend plus. Il n'y a pas de verdict passionne ou la justice soit plus rare. C'est le theatre. Et il parait que, si defectueuse et si dangereuse que soit cette forme de l'art, elle a une puissance bien grande, puisqu'elle enrage tant d'ecrivains. Ils y sont attires par l'odeur de bataille, par le besoin de conquerir violemment le public. Le pis est que la critique se fache. Vous n'avez pas le don, allez-vous-en. Et elle a dit certainement cela a Scribe, quand il a ete siffle, a ses debuts; elle l'a repete a M. Sardou, a l'epoque de la _Taverne des etudiants_; elle jette ce cri dans les jambes de tout nouveau venu, qui arrive avec une personnalite. Ce fameux don est le passe-port des auteurs dramatiques. Avez-vous le don? Non. Alors, passez au large, ou nous vous mettons une balle dans la tete. J'avoue que je remplis d'une tout autre maniere mon role de critique. Le don me laisse assez froid. Il faut qu'une figure ait un nez pour etre une figure; il faut qu'un auteur dramatique sache faire une piece pour etre un auteur dramatique, cela va de soi. Mais que de marge ensuite! Puis, le succes ne signifie rien. _Phedre_ est tombee a la premiere representation. Des qu'un auteur apporte une nouvelle formule, il blesse le public, il y a bataille sur son oeuvre. Dans dix ans, on l'applaudira. Ah! si je pouvais ouvrir toutes grandes les portes des theatres a la jeunesse, a l'audace, a ceux qui ne paraissent pas avoir le don aujourd'hui et qui l'auront peut-etre demain, je leur dirais d'oser tout, de nous donner de la verite et de la vie, de ce sang nouveau dont notre litterature dramatique a tant besoin! Cela vaudrait mieux que de se planter devant nos theatres, une ferule de magister a la main, et de crier: "Au large!" aux jeunes braves qui ne procedent ni de Scribe ni de M. Sardou. Fichu metier, comme disent les gendarmes, quand ils ont une corvee a faire. LES JEUNES J'ai entendu dire un jour a un faiseur, ouvrier tres adroit en mecanique theatrale: "On nous parle toujours de l'originalite des jeunes; mais quand un jeune fait une piece, il n'y a pas de ficelle usee qu'il n'emploie, il entasse toutes les combinaisons demodees dont nous ne voulons plus nous-memes." Et, il faut bien le confesser, cela est vrai. J'ai remarque moi-meme que les plus audacieux des debutants s'embourbaient profondement dans l'orniere commune. D'ou vient donc cet avortement a peu pres general? On a vingt ans, on part pour la conquete des planches, on se croit tres hardi et tres neuf; et pas du tout, lorsqu'on a accouche d'un drame ou d'une comedie, il arrive presque toujours qu'on a pille le repertoire de Scribe ou de M. d'Ennery. C'est tout au plus si, par maladresse, on a reussi a defigurer les situations qu'on leur a prises. Et j'insiste sur l'innocence parfaite de ces plagiats, on s'imagine de tres bonne foi avoir tente un effort considerable d'originalite. Les critiques qui font du theatre une science et qui proclament la necessite absolue de la mecanique theatrale, expliqueront le fait en disant qu'il faut etre ecolier avant d'etre maitre. Pour eux, il est fatal qu'on passe par Scribe et M. d'Ennery, si l'on veut un jour connaitre toutes les finesses du metier. On etudie naturellement dans leurs oeuvres le code des traditions. Meme les critiques dont je parle croiront tirer de cette imitation inconsciente un argument decisif en faveur de leurs theories: ils diront que le theatre est a un tel point une pure affaire de charpente, que les debutants, malgre eux, commencent presque toujours par ramasser les vieilles poutres abandonnees pour en faire une carcasse a leurs oeuvres. Quant a moi, je tire de l'aventure des reflexions tout autres. Je demande pardon si je me mets en scene; mais j'estime que les meilleures observations sont celles que l'on fait sur soi. Pourquoi, lorsqu'a vingt ans je revais des plans de drames et de comedies, ne trouvais-je jamais que des coups de theatre las de trainer partout? Pourquoi une idee de piece se presentait-elle toujours a moi avec des combinaisons connues, une convention qui sentait le monde des planches? La reponse est simple: j'avais deja l'esprit infecte par les pieces que j'avais vu jouer, je croyais deja a mon insu que le theatre est un coin a part, ou les actions et les paroles prennent forcement une deviation reglee d'avance. Je me souviens de ma jeunesse passee dans une petite ville. Le theatre jouait trois fois par semaine, et j'en avais la passion. Je ne dinais pas pour etre le premier a la porte, avant l'ouverture des bureaux. C'est la, dans cette salle etroite, que pendant cinq ou six ans j'ai vu defiler tout le repertoire du Gymnase et de la Porte-Saint-Martin. Education deplorable et dont je sens toujours en moi l'empreinte ineffacable. Maudite petite salle! j'y ai appris comment un personnage doit entrer et sortir; j'y ai appris la symetrie des coups de scene, la necessite des roles sympathiques et moraux, tous les escamotages de la verite, grace a un geste ou a une tirade; j'y ai appris ce code complique de la convention, cet arsenal des ficelles qui a fini par constituer chez nous ce que la critique appelle de ce mot absolu "le theatre". J'etais sans defense alors, et j'emmagasinais vraiment de jolies choses dans ma cervelle. On ne saurait croire l'impression enorme que produit le theatre sur une intelligence de collegien echappe. On est tout neuf, on se faconne la comme une cire molle. Et le travail sourd qui se fait en vous, ne tarde pas a vous imposer cet axiome: la vie est une chose, le theatre en est une autre. De la, cette conclusion: quand on veut faire du theatre, il s'agit d'oublier la vie et de manoeuvrer ses personnages d'apres une tactique particuliere, dont on apprend les regles. Allez donc vous etonner ensuite si les debutants ne lancent pas des pieces originales! Ils sont deflores par dix ans de representations subies. Quand ils evoquent l'idee de theatre, toute une longue suite de vaudevilles et de melodrames defilent et les ecrasent. Ils ont dans le sang la tradition. Pour se degager de cette education abominable, il leur faut de longs efforts. Certes, je crois qu'un garcon qui n'aurait jamais mis les pieds dans une salle de spectacle, serait beaucoup plus pres d'un chef-d'oeuvre qu'un garcon dont l'intelligence a recu l'empreinte de cent representations successives. Et l'on surprend tres bien la comment la convention theatrale se forme. C'est une autre langue que l'on apprend a parler. Dans les familles riches, on a une gouvernante anglaise ou allemande qui est chargee de parler sa langue aux enfants, pour que ceux-ci l'apprennent sans meme s'en apercevoir. Eh bien, c'est de cette facon que se transmet la convention theatrale. A notre insu, nous l'admettons comme une chose courante et naturelle. Elle nous prend tout jeunes et ne nous lache plus. Cela nous semble necessaire qu'on agisse autrement sur les planches que dans la vie de tous les jours. Nous en arrivons meme a marquer certains faits comme appartenant specialement au theatre. "Ca, c'est du theatre", disons-nous, tellement nous distinguons entre ce qui est et ce que nous avons accepte. Le pis est que cette phrase: "Ca, c'est du theatre", prouve a quel point de simple facture nous avons rabaisse notre scene nationale. Est-ce que du temps de Moliere et de Racine, un critique aurait ose louer leurs chefs-d'oeuvre, en disant: "C'est du theatre"? Aujourd'hui, quand on dit qu'une piece est du theatre, il n'y a plus qu'a tirer l'echelle. C'est, je le repete une fois encore, que l'intrigue et la charpente priment tout, dans notre litterature dramatique. Le code theatral que le gout public impose n'a pas cent ans de date, et j'enrage lorsque j'entends qu'on le donne comme une loi revelee, a jamais immuable, qui a toujours ete et qui sera toujours. Si l'on se contentait de voir dans ce pretendu code une formule passagere qu'une autre formule remplacera demain, rien ne serait plus juste, et il n'y aurait pas a se facher. D'ailleurs, on peut bien accorder que la formule en question, celle qui agonise en ce moment, a ete inventee par des hommes d'habilete et de gout. En voyant le succes europeen qu'elle a eu, ils ont pu croire un instant qu'ils avaient decouvert "le theatre", le seul, l'unique. Toutes les nations voisines, depuis cinquante ans, ont pille notre repertoire moderne et n'ont guere vecu que de nos miettes dramatiques. Cela vient de ce que la formule de nos dramaturges et de nos vaudevillistes convient aux foules, qu'elle les prend par la curiosite et l'interet purement physique. En outre, c'est la une litterature legere, d'une digestion facile, qui ne demande pas un grand effort pour etre comprise. Le roman feuilleton a eu un pareil succes en Europe. Certes, il ne faut pas etre fier, selon moi, de l'engouement de la Russie et de l'Angleterre, par exemple, pour nos pieces actuelles. Ces pays nous empruntent aussi les modes de nos femmes, et l'on sait que ce ne sont pas nos meilleurs ecrivains qui y sont applaudis. Est-ce que jamais les Russes et les Anglais ont eu l'idee de traduire notre repertoire classique? Non; mais ils raffolent de nos operettes. Je le dis encore, le succes en Europe de nos pieces modernes vient justement de leurs qualites moyennes: un jeu de bascule heureux, un rebus qu'on donne a dechiffrer, un joujou a la mode d'un maniement facile pour toutes les intelligences et toutes les nationalites. D'ailleurs, c'est chez les etrangers eux-memes que j'irai choisir aujourd'hui mon dernier argument contre cette idee fausse d'un absolu quelconque dans l'art dramatique. Il faut connaitre le theatre russe et le theatre anglais. Rien d'aussi different, rien d'aussi contraire a l'idee balancee et rythmique que nous nous faisons en France d'une piece. La litterature russe compte quelques drames superbes, qui se developpent avec une originalite d'allures des plus caracteristiques: et je n'ai pas a dire quelle violence, quel genie libre regne dans le theatre anglais. Il est vrai, nous avons infecte ces peuples de notre joli joujou a la Scribe, mais leurs theatres nationaux n'en sont pas moins la pour nous montrer ce qu'on peut oser. En tout cas, les chefs-d'oeuvre dramatiques des autres nations prouvent que notre theatre contemporain, loin d'etre une formule absolue, n'est qu'un enfant batard et bien peigne. Il est l'expression d'une decadence, il a perdu toutes les rudesses du genie et ne se sauve que par les graces d'une facture adroite. Aussi est-il grand temps de le retremper aux sources de l'art, dans l'etude de l'homme et, dans le respect de la realite. Un de mes bons amis me faisait des confidences dernierement. Il a ecrit plus de dix romans, il marche librement dans un livre, et il me disait que le theatre le faisait trembler, lui qui pourtant n'est pas un timide. C'est que son education dramatique le gene et le trouble, des qu'il veut aborder une piece. Il voit les coups de scene connus, il entend les repliques d'usage, il a la cervelle tellement pleine de ce monde de carton, qu'il n'ose faire un effort pour se debarrasser et etre lui. Tout ce public qu'il evoque en imagination, les yeux braques sur la scene, le jour ou l'on jouera son oeuvre, l'effare au point qu'il devient imbecile et qu'il se sent glisser aux banalites applaudies. Il lui faudrait tout oublier. LES DEUX MORALES La morale qui se degage de notre theatre contemporain, me cause toujours une bien grande surprise. Rien n'est singulier comme la formation de ces deux mondes si tranches, le monde litteraire et le monde vivant; on dirait deux pays ou les lois, les moeurs, les sentiments, la langue elle-meme, offrent de radicales differences. Et la tradition est telle que cela ne choque personne; au contraire, on s'effare, on crie au mensonge et au scandale, quand un homme ose s'apercevoir de cette anomalie et affiche la pretention de vouloir qu'une meme philosophie sorte du mouvement social et du mouvement litteraire. Je prendrai un exemple, pour etablir nettement l'etat des choses. Nous sommes au theatre ou dans un roman. Un jeune homme pauvre a rencontre une jeune fille riche; tous les deux s'adorent et sont parfaitement honnetes; le jeune homme refuse d'epouser la jeune fille par delicatesse; mais voila qu'elle devient pauvre, et tout de suite il accepte sa main, au milieu de l'allegresse generale. Ou bien c'est la situation contraire: la jeune fille est pauvre, le jeune homme est riche; meme combat de delicatesse, un peu plus ridicule; seulement, on ajoute alors un raffinement final, un refus absolu du jeune homme d'epouser celle qu'il aime quand il est ruine, parce qu'il ne peut plus la combler de bien-etre. Etudions la vie maintenant, la vie quotidienne, celle qui se passe couramment sous nos yeux. Est-ce que tous les jours les garcons les plus dignes, les plus loyaux, n'epousent pas des femmes plus riches qu'eux, sans perdre pour cela la moindre parcelle de leur honnetete? Est-ce que, dans notre, societe, un pareil mariage entraine, a moins de complications odieuses, une idee infamante, meme un blame quelconque? Mais il y a mieux, lorsque la fortune vient de l'homme, ne sommes-nous pas touches de ce qu'on appelle un mariage d'amour, et la jeune fille qui ferait des mines degoutees pour se laisser enrichir par l'homme qu'elle adore, ne serait-elle pas regardee comme la plus desagreable des peronnelles? Ainsi donc, le mariage avec la disproportion des fortunes est parfaitement admis dans nos moeurs; il ne choque personne, il ne fait pas question; enfin il n'est immoral qu'au theatre, ou il reste a l'etat d'instrument scenique. Prenons un second exemple. Voici un fils tres noble, tres grand, qui a le malheur d'avoir pour pere un gredin. Au theatre, ce fils sanglote; il se dit le rebut de la societe, il parle de s'enterrer dans sa honte, et les spectateurs trouvent ca tout naturel. C'est ainsi qu'un pere qui ne s'est pas bien conduit, devient immediatement pour ses enfants un boulet de bagne. Des pieces entieres roulent la-dessus, avec, un luxe incroyable de beaux sentiments, d'amertume et d'abnegations sublimes. Transportons la situation dans la vie. Est-ce que, chez nous, un galant homme est deshonore pour etre le fils d'un pere peu scrupuleux? Regardez autour de vous, le cas est bien frequent, personne ne refusera la main a un honnete garcon qui compte dans sa famille un brasseur d'affaires equivoques ou quelque personnage de moralite douteuse. Le mot s'entend tous les jours: "Ah! le pere X..., quel gredin! Mais le fils est un si honnete garcon!" Je ne parle pas des peres qui ont des demeles avec la justice, mais de cette masse considerable de chefs de famille dont la fortune garde une etrange odeur de trafics inavouables-. On herite pourtant de ces peres-la sans se croire deshonore et sans etre traite de malhonnete homme. Je ne juge pas, je dis comment va la vie, j'expose notre societe dans son travail, dans son fonctionnement reel. Remarquez qu'il ne s'agit pas du theatre de fabrication. Ce sont nos auteurs contemporains les plus applaudis et les plus dignes de l'etre qui dissertent de la sorte a l'infini sur les facons delicates d'avoir de l'honneur. Presque toutes les comedies de M. Augier, de M. Feuillet, de M. Sardou reposent sur une donnee semblable: un fils qui reve la redemption de son pere, ou deux amoureux qui font leur malheur en se querellant a qui sera le plus pauvre. C'est un cliche accepte dans les vaudevilles comme dans les pieces tres litteraires. J'en pourrais dire autant du roman. Les ecrivains de talent pataugent dans ce poncif comme les derniers des feuilletonistes. Il y a donc la, quand on etudie de pres la mecanique theatrale, un simple rouage accepte de tous, dont l'emploi est fixe par des regles, et qui produit toujours le meme effet sur le public. La formule veut que la question d'argent desespere les amoureux delicats; et des que deux amoureux, dans les conditions requises, sont mis a la scene, l'auteur dramatique emploie tout de suite la formule, comme il placerait une piece decoupee dans un jeu de patience. Cela s'emboite, le public retrouve l'idee toute faite, on s'entend a demi mots, rien de plus commode; car on est dispense d'une etude serieuse des realites, on echappe a toutes recherches et a toutes facons de voir originales. De meme pour le fils qui meurt de la honte de son pere; il fait partie de la collection de pantins que les theatres ont dans leurs magasins des accessoires. On le revoit toujours avec plaisir, ce type du fils vengeur, en bois ou en carton. La comedie italienne avait Arlequin, Pierrot, Polichinelle, Colombine, ces types de la grace et de la coquinerie humaines, si observes et si vrais dans la fantaisie; nous autres, nous avons la collection la plus triste, la plus laide, la plus faussement noble qu'on puisse voir, des bonshommes blemes, l'amant qui crache sur l'argent, le fils qui porte le deuil des farces du pere, et tant d'autres faiseurs de sermons, abstracteurs de quintessence morale, professeurs de beaux sentiments. Qui donc ecrira les _Precieuses ridicules_ de ce protestantisme qui nous noie? J'ai dit un jour que notre theatre se mourait d'une indigestion de morale. Rien de plus juste. Nos pieces sont petites, parce qu'au lieu d'etre humaines, elles ont la pretention d'etre honnetes. Mettez donc la largeur philosophique de Shakespeare a cote du catechisme d'honnetete que nos auteurs dramatiques les plus celebres se piquent d'enseigner a la foule. Comme c'est etroit, ces luttes d'un honneur faux sur des points qui devraient disparaitre dans le grand cri douloureux de l'humanite souffrante! Ce n'est pas vrai et ce n'est pas grand. Est-ce que nos energies sont la? est-ce que le labeur de notre grand siecle se trouve dans ces puerilites du coeur? On appelle cela la morale; non, ce n'est pas la morale, c'est un affadissement de toutes nos virilites, c'est un temps precieux perdu a des jeux de marionnettes. La morale, je vais vous la dire. Toi, tu aimes cette jeune fille, qui est riche; epouse-la si elle t'aime, et tire quelque grande chose de cette fortune. Toi, tu aimes ce jeune homme, qui est riche; laisse-toi epouser, fais du bonheur. Toi, tu as un pere qui a vole; apprends l'existence, impose-toi au respect. Et tous, jetez-vous dans l'action, acceptez et decuplez la vie. Vivre, la morale est la uniquement, dans sa necessite, dans sa grandeur. En dehors de la vie, du labeur continu de l'humanite, il n'y a que folies metaphysiques, que duperies et que miseres. Refuser ce qui est, sous le pretexte que les realites ne sont pas assez nobles, c'est se jeter dans la monstruosite de parti pris. Tout notre theatre est monstrueux, parce qu'il est bati en l'air. Dernierement, un auteur dramatique mettait cinquante pages a me prouver triomphalement que le public entasse dans une salle de spectacle avait des idees particulieres et arretees sur toutes choses. Helas! je le sais, puisque c'est contre cet etrange phenomene que je combats. Quelle interessante etude on pourrait faire sur la transformation qui s'opere chez un homme, des qu'il est entre dans une salle de spectacle! Le voila sur le trottoir: il traitera de sot tout ami qui viendra lui raconter la rupture de son mariage avec une demoiselle riche, en lui soumettant les scrupules de sa conscience; il serrera avec affection la main d'un charmant garcon, dont le pere s'est enrichi en nourrissant, nos soldats de vivres avaries. Puis, il entre dans le theatre, et il ecoute pendant trois heures avec attendrissement le duo desole de deux amants que la fortune separe, ou il partage l'indignation et le desespoir d'un fils force d'heriter a la mort d'un pere trop millionnaire. Que s'est-il donc passe? Une chose bien simple: ce spectateur, sorti de la vie, est tombe dans la convention. On dit que cela est bon et que d'ailleurs cela est fatal. Non cela ne saurait etre bon, car tout mensonge, meme noble, ne peut que pervertir. Il n'est pas bon de desesperer les coeurs par la peinture de sentiments trop raffines, radicalement faux d'ailleurs dans leur exageration presque maladive. Cela devient une religion, avec ses detraquements, ses abus de ferveur devote. Le mysticisme de l'honneur peut faire des victimes, comme toute crise purement cerebrale. Et il n'est pas vrai davantage que cela soit fatal. Je vois bien la convention exister, mais rien ne dit qu'elle est immuable, tout demontre au contraire qu'elle cede un peu chaque jour sous les coups de la verite. Ce spectateur dont je parle plus haut, n'a pas invente les idees auxquelles il obeit; il les a au contraire recues et il les transmettra plus ou moins changees, si on les transforme en lui. Je veux dire que la convention est faite par les auteurs et que des lors les auteurs peuvent la defaire. Sans doute il ne s'agit pas de mettre brusquement toutes les verites a la scene, car elles derangeraient trop les habitudes seculaires du public; mais, insensiblement, et par une force superieure, les verites s'imposeront. C'est un travail lent qui a lieu devant nous et dont les aveugles seuls peuvent nier les progres quotidiens. Je reviens aux deux morales, qui se resument en somme dans la question double de la verite et de la convention. Quand nous ecrivons un roman ou nous tachons d'etre des analystes exacts, des protestations furieuses s'elevent, on pretend que nous ramassons des monstres dans le ruisseau, que nous nous plaisons de parti pris dans le difforme et l'exceptionnel. Or, nos monstres sont tout simplement des hommes, et des hommes fort ordinaires, comme nous en coudoyons partout dans la vie, sans tant nous offenser. Voyez un salon, je parle du plus honnete: si vous ecriviez les confessions sinceres des invites, vous laisseriez un document qui scandaliserait les voleurs et les assassins. Dans nos livres, nous avons conscience souvent d'avoir pris la moyenne, de peindre des personnages que tout le monde recoit, et nous restons un peu interloques, lorsqu'on nous accuse de ne frequenter que les bouges; meme, au fond de ces bouges, il y a une honnetete relative que nous indiquons scrupuleusement, mais que personne ne parait retrouver sous notre plume. Toujours les deux morales. Il est admis que la vie est une chose et que la litterature en est une autre. Ce qui est accepte couramment dans la rue et chez soi, devient une simple ordure des qu'on l'imprime. Si nous decoiffons une femme, c'est une fille; si nous nous permettons d'enlever la redingote d'un monsieur, c'est un gredin. La bonhomie de l'existence, les promiscuites tolerees, les libertes permises de langage et de sentiments, tout ce train-train qui fait la vie, prend immediatement dans nos oeuvres ecrites l'apparence d'une diffamation. Les lecteurs ne sont pas accoutumes a se voir dans un miroir fidele, et ils crient au mensonge et a la cruaute. Les lecteurs et les spectateurs s'habitueront, voila tout. Nous avons pour nous la force de l'eternelle moralite du vrai. La besogne du siecle est la notre. Peu a peu, le public sera avec nous, lorsqu'il sentira le vide de cette litterature alambiquee, qui vit de formules toutes faites. Il verra que la veritable grandeur n'est pas dans un etalage de dissertations morales, mais dans l'action meme de la vie. Rever ce qui pourrait etre devient un jeu enfantin, quand on peut peindre ce qui est; et, je le dis encore, le reel ne saurait etre ni vulgaire ni honteux, car c'est le reel qui a fait le monde. Derriere les rudesses de nos analyses, derriere nos peintures qui choquent et qui epouvantent aujourd'hui, on verra se lever la grande figure de l'Humanite, saignante et splendide, dans sa creation incessante. LA CRITIQUE ET LE PUBLIC I Il faut que je confesse un de mes gros etonnements. Quand j'assiste a une premiere representation, j'entends souvent pendant les entr'actes des jugements sommaires, echappes a mes confreres les critiques. Il n'est pas besoin d'ecouter, il suffit de passer dans un couloir; les voix se haussent, on attrape des mots, des phrases entieres. La, semble regner la severite la plus grande. On entend voler ces condamnations sans appel: "C'est infect! c'est idiot! ca ne fera pas le sou!" Et remarquez que les critiques ne sont que justes. La piece est generalement grotesque. Pourtant, cette belle franchise me touche toujours beaucoup, parce que je sais combien il est courageux de dire ce qu'on pense. Mes confreres ont l'air si indigne, si exaspere par le supplice inutile auquel on les condamne, que les jours suivants j'ai parfois la curiosite de lire leurs articles pour voir comment leur bile s'est epanchee. Ah! le pauvre auteur, me dis-je en ouvrant les journaux, ils vont l'avoir joliment accommode! C'est a peine si les lecteurs pourront en retrouver les morceaux. Je lis, et je reste stupefait. Je relis pour bien me prouver que je ne me trompe pas. Ce n'est plus le franc parler des couloirs, la verite toute crue, la severite legitime d'hommes qu'on vient d'ennuyer et qui se soulagent. Certains articles sont tout a fait aimables, jettent, comme on dit, des matelas pour amortir la chute de la piece, poussent meme la politesse jusqu'a effeuiller quelques roses sur ces matelas. D'autres articles hasardent des objections, discutent avec l'auteur, finissent par lui promettre un bel avenir. Enfin les plus mauvais plaident les circonstances attenuantes. Et remarquez que le fait se passe surtout quand la piece est signee d'un nom connu, quand il s'agit de repecher une celebrite qui se noie. Pour les debutants, les uns sont accueillis avec une bienveillance extreme, les autres sont echarpes sans pitie aucune. Cela tient a des considerations dont je parlerai tout a l'heure. Certes, je ne fais pas un proces a mes confreres. Je parle en general, et j'admets a l'avance toutes les exceptions qu'on voudra. Mon seul desir est d'etudier dans quelles conditions facheuses la critique se trouve exercee, par suite des infirmites humaines et des fatalites du milieu ou se meuvent les juges dramatiques. Il y a donc, entre la representation d'une piece et l'heure ou l'on prend la plume pour en parler, toute une operation d'esprit. La piece est exaltee ou ereintee, parce qu'elle passe par les passions personnelles du critique. La bienveillance outree a plusieurs causes, dont voici les principales: le respect des situations acquises, la camaraderie, nee de relations entre confreres, enfin l'indifference absolue, la longue experience que la franchise ne sert a rien. Le respect des situations acquises vient d'un sentiment conservateur. On plie l'echine devant un auteur arrive, comme on la plie devant un ministre qui est au pouvoir; et meme, s'il a une heure de betise, on la cache soigneusement, parce qu'il n'est pas prudent de deranger les idees de la foule et de lui faire entendre qu'un homme puissant, maitre du succes, peut se tromper comme le dernier des pleutres. Cela affaiblirait le principe de l'autorite. On doit veiller au maintien du respect, si l'on ne veut pas etre deborde par les revolutionnaires. Donc, on lance son coup de chapeau quand meme, on pousse la foule sur le trottoir banal, en lui deguisant l'ennui de la promenade. La camaraderie est bien forte, elle aussi. On a dine la veille avec l'auteur dans une maison charmante; on doit dejeuner le lendemain avec lui, chez un ancien ami de college. Tout l'hiver, on le rencontre; on ne peut entrer dans un salon sans le voir et sans lui serrer la main. Alors, comment voulez-vous qu'on lui dise brutalement que sa piece est detestable? Il verrait la une trahison, on mettrait dans l'embarras tous les braves gens qui vous recoivent l'un et l'autre. Le pis est qu'il a murmure a votre oreille: --Je compte sur vous. Et il peut y compter, en verite, car jamais on n'a le courage de dire toute la verite a cet homme. Les critiques qui restent francs quand meme, passent pour des gens mal eleves. L'indifference absolue est un etat ou le critique arrive apres quelques annees de pontificat. D'abord, il s'est jete dans la bataille, a mis ses idees en avant, a livre des combats sur le terrain de chaque piece nouvelle. Puis, en voyant qu'il n'ameliore rien, que la sottise demeure eternelle, il se calme et prend un bel egoisme. Tout est bon, tout est mauvais, peu importe. Il suffit qu'on boive frais et qu'on ne se fasse pas d'ennemis. Il faut aussi ranger parmi ces beaux indifferents les poetes et les ecrivains de grand style qui acceptent un feuilleton dramatique. Ceux-la se moquent parfaitement du theatre. Ils trouvent toutes les pieces abominables, odieuses. Et ils affectent un sourire de bons princes, ils louent jusqu'aux vaudevilles ineptes, ils n'ont que le souci de pomponner leurs phrases pour se faire a eux memes un joli succes. Quant a l'ereintement, il est presque toujours l'effet de la passion. On ereinte une piece, parce qu'on est romantique, parce qu'on est royaliste, parce qu'on a eu des pieces sifflees ou des romans vendus sur les quais. Je repete que j'admets toutes les exceptions. Si je citais des exemples, on m'entendrait mieux; mais je ne veux nommer personne. La critique, si debonnaire pour les auteurs arrives, se montre tout d'un coup enragee contre certains debutants. Ceux-la, on les massacre; et le public, devant cette fureur, ne doit plus comprendre. C'est qu'il y a, par derriere, une situation dont il faudrait d'abord debrouiller les fils. Souvent, le debutant est un novateur, un garcon genant, un ours vivant dans son trou, loin de toute camaraderie. D'ailleurs, notre critique theatrale contemporaine a des reproches plus graves a se faire. Ses severites et ses indulgences exagerees ne sont que les resultats de la debandade, du manque de methode dans lequel elle vit. Elle est la seule critique existante, puisque les journaux dedaignent aujourd'hui de parler des livres, ou leur jettent l'aumone derisoire d'un bout d'annonce griffonne par le redacteur des Faits divers. Et j'estime qu'elle represente bien mal la sagacite et la finesse de l'esprit francais. A l'etranger, on rit du tohu-bohu de ces jugements qui se dementent les uns les autres, et qui sont souvent rendus dans un style abominable. En Angleterre, en Russie, on dit tres nettement que nous n'avons plus parmi nous un seul critique. On doit accuser d'abord la fievre du journalisme d'informations. Quand tous les critiques rendaient leur justice le lundi, ils avaient le temps de preparer et d'ecrire leurs feuilletons. On choisissait pour cette besogne des ecrivains, et si le plus souvent la methode manquait, chaque article etait au moins un morceau de style interessant a lire. Mais on a change cela, il faut maintenant que les lecteurs aient, le lendemain meme, un compte rendu detaille des pieces nouvelles. La representation finit a minuit, on tire le journal a minuit et demi, et le critique est tenu de fournir immediatement un article d'une colonne. Necessairement, cet article est fait apres la repetition generale, ou bien il est bacle sur le coin d'une table de redaction, les yeux appesantis de sommeil. Je comprends que les lecteurs soient enchantes de connaitre immediatement la piece nouvelle. Seulement, avec ce systeme, toute dignite litteraire est impossible, le critique n'est plus qu'un reporter; autant le remplacer par un telegraphe qui irait plus vite. Peu a peu, les comptes rendus deviendront de simples bulletins. On flatte la seule curiosite du public, on l'excite et on la contente. Quant a son gout, il ne compte plus; on a supprime les virtuoses pour confier leur besogne a des journalistes qui acceptent volontiers de traiter le Theatre comme ils traiteraient la Bourse ou les Tribunaux, en mauvais style. Nous marchons au mepris de toute litterature. Il y a deux ou trois journaux, sur le pave de Paris, qui sont coupables d'avoir transforme les lettres en un marche honteux ou l'on trafique sur les nouvelles. Quand la maree arrive, c'est a qui vendra la raie la plus fraiche. Et que de raies pourries on passe dans le tas! Comme il faut etre de son temps, j'accepterais encore cette rapidite de l'information qui est devenue un besoin. Mais, puisqu'on a mis les phrases a la porte, on devrait au moins rejeter les banalites, condenser en quelques lignes des jugements motives, d'une rectitude absolue. Pour cela, il faudrait que la critique eut une methode et sut ou elle va. Sans doute, on doit tolerer les temperaments, les facons diverses de voir, les ecoles litteraires qui se combattent. Le corps des critiques dramatiques ne peut ressembler a un corps de troupe qui fait l'exercice. Meme l'interet de la besogne est dans la passion. Si l'on ne se jetait pas ses preferences a la tete, ou serait le plaisir, pour les juges et pour les lecteurs? Seulement, la passion elle-meme est absente, et le pele-mele des opinions vient uniquement du manque complet de vues d'ensemble. Le public est regarde comme souverain, voila la verite. Les meilleurs de nos critiques se fient a lui, consultent presque toujours la salle avant de se prononcer. Ce respect du public procede de la routine, de la peur de se compromettre, du sentiment de crainte qu'inspire tout pouvoir despotique. Il est tres rare qu'un critique casse l'arret d'une salle qui applaudit. La piece a reussi, donc elle est bonne. On ajoute les phrases clichees qui ont traine partout, on tire une morale a la portee de tout le monde, et l'article est fait. Comme il est difficile de savoir qui commence a se tromper, du public ou de la critique; comme, d'autre part, la critique peut accuser le public de la pousser dans des complaisances facheuses, tandis que le public peut adresser a la critique le meme reproche: il en resulte que le proces reste pendant et que le tohu-bohu s'en trouve augmente. Des critiques disent avec un semblant de raison: "Les pieces sont faites pour les spectateurs, nous devons louer celles que les spectateurs applaudissent." Le public, de son cote, s'excuse d'aimer les pieces sottes, en disant: "Mon journal trouve cette piece bonne, je vais la voir et je l'applaudis." Et la perversion devient ainsi universelle. Mon opinion est que la critique doit constater et combattre. Il lui faut une methode. Elle a un but, elle sait ou elle va. Les succes et les chutes deviennent secondaires. Ce sont des accidents. On se bat pour une idee, on rapporte tout a cette idee, on n'est plus le flatteur jure de la foule ni l'ecrivain indifferent qui gagne son argent avec des phrases. Ah! comme nous aurions besoin de ce reveil! Notre theatre agonise, depuis qu'on le traite comme les courses, et qu'il s'agit seulement, au lendemain d'une premiere representation, de savoir si l'oeuvre sera jouee cent fois, ou si elle ne le sera que dix. Les critiques n'obeiraient plus au bon plaisir du moment, ils n'empliraient plus leurs articles d'opinions contradictoires. Dans la lutte, ils seraient bien forces de defendre un drapeau et de traiter la question de vie ou de mort de notre theatre. Et l'on verrait ainsi la critique dramatique, des cancans quotidiens, de la preoccupation des coulisses, des phrases toutes faites, des ignorances et des sottises, monter a la largeur d'une etude litteraire, franche et puissante. II La theorie de la souverainete du public est une des plus bouffonnes que je connaisse. Elle conduit droit a la condamnation de l'originalite et des qualites rares. Par exemple, n'arrive-t-il pas qu'une chanson ridicule passionne un public lettre? Tout le monde la trouve odieuse; seulement, mettez tout le monde dans une salle de spectacle, et l'on rira, et l'on applaudira. Le spectateur pris isolement est parfois un homme intelligent; mais les spectateurs pris en masse sont un troupeau que le genie ou meme le simple talent doit conduire le fouet a la main. Rien n'est moins litteraire qu'une foule, voila ce qu'il faut etablir en principe. Une foule est une collectivite malleable dont une main puissante fait ce qu'elle veut. Ce serait un bien curieux tableau, et tres instructif, si l'on dressait la liste des erreurs de la foule. On montrerait, d'une part, tous les chefs-d'oeuvre qu'elle a siffles odieusement, de l'autre, toutes les inepties auxquelles elle a fait d'immenses succes. Et la liste serait caracteristique, car il en resulterait a coup sur que le public est reste froid ou s'est fache tontes les fois qu'un ecrivain original s'est produit. Il y a tres peu d'exceptions a cette regle. Il est donc hors de doute que chaque personnalite de quelque puissance est obligee de s'imposer. Si la grande loi du theatre etait de satisfaire avant tout le public, il faudrait aller droit aux niaiseries sentimentales, aux sentiments faux, a toutes les conventions de la routine. Et je defie qu'on puisse alors marquer la ligne du mediocre ou l'on s'arreterait; il y aurait toujours un pire auquel on serait bientot force de descendre. Qu'un ecrivain ecoute la foule, elle lui criera sans cesse: "Plus bas! plus bas!" Lors meme qu'il sera dans la boue des treteaux, elle voudra qu'il s'enfonce davantage, qu'il y disparaisse, qu'il s'y noie. Pour moi, les ecrivains revoltes, les novateurs, sont necessaires, precisement parce qu'ils refusent de descendre et qu'ils relevent le niveau de l'art, que le gout perverti des spectateurs tend toujours a abaisser. Les exemples abondent. Apres la venue de chaque maitre, de chaque conquerant de l'art qui achete cherement ses victoires, il y a un moment d'eclat. Le public est dompte et applaudit. Puis, lentement, quand les imitateurs du maitre arrivent, les oeuvres s'amollissent, l'intelligence de la foule decroit, une periode de transition et de mediocrite s'etablit. Si bien que, lorsque le besoin d'une revolution litteraire se fait sentir, il faut, de nouveau, un homme de genie pour secouer la foule et pour lui imposer une nouvelle formule. Il est bon de consulter ainsi l'histoire litteraire, si l'on veut debrouiller ces questions. Or, jamais on n'y voit que les grands ecrivains aient suivi le public; ils ont toujours, au contraire, remorque le public pour le conduire ou ils voulaient. L'histoire est pleine de ces luttes, dans lesquelles la victoire reste infailliblement au genie. On a pu lapider un ecrivain, siffler ses oeuvres, son heure arrive, et la foule soumise obeit docilement a son impulsion. Etant donne la moyenne peu intelligente et surtout peu artistique du public, on doit ajouter que tout succes trop vif est inquietant pour la duree d'une oeuvre. Quand le public applaudit outre mesure, c'est que l'oeuvre est mediocre et peu viable; il est inutile de citer des exemples, que tout le monde a dans la memoire. Les oeuvres qui vivent sont celles qu'on a mis souvent des annees a comprendre. Alors, que nous veut-on avec la souverainete du public au theatre! Sa seule souverainete est de declarer mauvaise une piece que la posterite trouvera bonne. Sans doute, si l'on bat uniquement monnaie avec le theatre, si l'on a besoin du succes immediat, il est bon de consulter le gout actuel du public et de le contenter. Mais l'art dramatique n'a rien a demeler avec ce negoce. Il est superieur a l'engouement et aux caprices. On dit aux auteurs: "Vous ecrivez pour le public, il faut donc vous faire entendre de lui et lui plaire." Cela est specieux, car on peut parfaitement ecrire pour le public, tout en lui deplaisant, de facon a lui donner un gout nouveau; ce qui s'est passe bien souvent. Toute la querelle est dans ces deux facons d'etre: ceux qui songent uniquement au succes et qui l'atteignent en flattant une generation; ceux qui songent uniquement a l'art et qui se haussent pour voir, par-dessus la generation presente, les generations a venir. Plus je vais, et plus je suis persuade d'une chose: c'est qu'au theatre, comme dans tous les autres arts d'ailleurs, il n'existe pas de regles veritables en dehors des lois naturelles qui constituent cet art. Ainsi, il est certain que, pour un peintre, les figures ont fatalement un nez, une bouche et deux yeux; mais quant a l'expression de la figure, a la vie meme, elle lui appartient. De meme au theatre, il est necessaire que les personnages entrent, causent et sortent. Et c'est tout; l'auteur reste ensuite le maitre absolu de son oeuvre. Pour conclure, ce n'est pas le public qui doit imposer son gout aux auteurs, ce sont les auteurs qui ont charge de diriger le public. En litterature, il ne peut exister d'autre souverainete que celle du genie. La souverainete du peuple est ici une croyance imbecile et dangereuse. Seul le genie marche en avant et petrit comme une cire molle l'intelligence des generations. III Il est admis que les gens de province ouvrent de grands yeux dans nos theatres, et admirent tout de confiance. Le journal qu'ils recoivent de Paris a parle, et l'on suppose qu'ils s'inclinent tres bas, qu'ils n'osent juger a leur tour les pieces centenaires et les artistes applaudis par les Parisiens. C'est la une grande erreur. Il n'y a pas de public plus difficile qu'un public de province. Telle est l'exacte verite. J'entends un public forme par la bonne societe d'une petite ville: les notaires, les avoues, les avocats, les medecins, les negociants. Ils sont habitues a etre chez eux dans leur theatre, sifflant les artistes qui leur deplaisent, formant leur troupe eux-memes, grace a l'epreuve des trois debuts reglementaires. Notre engouement parisien les surprend toujours, parce qu'ils exigent avant tout d'un acteur de la conscience, une certaine moyenne de talent, un jeu uniforme et convenable; jamais, chez eux, une actrice ne se tirera d'une difficulte par une gambade; rien ne les choque comme ces fantaisies que l'argot des coulisses a nommees des "cascades". Aussi, quand ils viennent a Paris, ne peuvent-ils souvent s'expliquer la vogue extraordinaire de certaines etoiles de vaudeville et d'operette. Ils restent ahuris et scandalises. Vingt fois, d'anciens amis de college, debarques a Paris pour huit jours, m'ont repete: "Nous sommes alles hier soir dans tel theatre, et nous ne comprenons pas comment on peut tolerer telle actrice ou tel acteur. Chez nous, on les sifflerait sans pitie." Naturellement, je ne veux nommer personne. Mais on serait bien surpris, si l'on savait pour quelles etoiles les gens de province se montrent si severes. Remarquez qu'au fond leurs critiques portent presque toujours juste. Ce qu'ils ne veulent pas comprendre, c'est le coup de folie de Paris, cette flamme du succes qui enleve tout, ces triomphes d'un jour que nous faisons surtout aux femmes, lorsqu'elles ont, en dehors de leur plus ou de leur moins de talent, le quelque chose qui nous gratte au bon endroit. L'air de la province est autre. Les provinciaux ne vivent pas dans notre air, et c'est pourquoi ils suffoquent a Paris. En outre, il faut faire la part d'une certaine jalousie. Le point est delicat, je ne voudrais pas insister; mais il est evident que la continuelle apotheose de Paris finit par agacer les bons bourgeois des quatre coins de la France. On ne leur parle que de Paris, tout est superbe a Paris; alors, lorsqu'ils peuvent surprendre Paris en flagrant delit de mensonge et de betise, ils triomphent. Il faut les entendre: Vraiment, les Parisiens ne sont pas difficiles, ils font des succes a des cabotins que Marseille ou Lyon a uses, ils s'engouent des rebuts de Bordeaux ou de Toulouse. Le pis est que les provinciaux ont souvent raison. Je voudrais qu'on les ecoutat juger en ce moment les troupes de l'Opera et de l'Opera-Comique. Et ils retournent dans leurs villes, en haussant les epaules. Ajoutez que le tapage de nos reclames irrite et deroute les gens qui, a cent et deux cents lieues, ne peuvent faire la part de l'exageration. Ils ne sont pas dans le secret des coulisses, ils ne devinent pas ce qu'il y a sous une bordee d'articles elogieux, lancee a la tete du premier petit torchon de femme venu. Nous autres, nous sourions, nous savons ce qu'il faut croire. Eux, dans le milieu mort de leurs villes, en dehors de notre monde, doivent tout prendre argent comptant. Pendant des mois, ils lisent au cercle que mademoiselle X... est une merveille de beaute et de talent. A la longue, ils prennent du respect pour elle. Puis, quand ils la voient, leur desillusion est terrible. Rien d'etonnant a ce qu'ils nous traitent alors de farceurs. Et ce n'est pas seulement les artistes que les provinciaux jugent avec severite, ce sont encore les pieces, jusqu'au personnel de nos theatres. Je sais, par exemple, que l'importunite de nos ouvreuses les exaspere. Un de mes amis, furibond, me disait encore hier qu'il ne comprenait pas comment nous pouvions tolerer une pareille vexation. Quant aux pieces, elles ne les satisfont presque jamais, parce que le plus souvent elles leur echappent; je parle des pieces courantes, de celles dont Paris consomme deux ou trois douzaines par hiver. On a dit avec raison qu'une bonne moitie du repertoire actuel n'est plus compris au dela des fortifications. Les allusions ne portent plus, la fleur parisienne se fane, les pieces ne gardent que leur carcasse maigre. Des lors, il est naturel qu'elles deplaisent a des gens qui les jugent pour leur merite absolu. Il ne faut donc pas croire a une admiration passive des provinciaux dans nos theatres. S'il est tres vrai qu'ils s'y portent en foule, soyez certains qu'ils reservent leur libre jugement. La curiosite les pousse, ils veulent epuiser les plaisirs de Paris; mais ecoutez-les quand ils sortent, et vous verrez qu'ils se prononcent tres carrement, qu'ils ont trois fois sur quatre des airs dedaigneux et faches, comme si l'on venait de les prendre a quelque attrape-nigauds. Un autre fait que j'ai constate et qui est tres sensible en ce moment, c'est la passion de la province pour les theatres lyriques. Un provincial qui se hasardera a passer une soiree a la Comedie-Francaise ira trois et quatre fois a l'Opera. Je veux bien admettre que ce soit reellement la musique qui souleve une si belle passion. Mais encore faut-il expliquer les circonstances qui entretiennent et qui accroissent chaque jour un pareil mouvement. Nous ne sommes pas une nation assez melomane pour qu'il n'y ait point a cela, en dehors de la musique, des particularites determinantes. La province va en masse a l'Opera pour une des raisons que j'ai dites plus haut. Souvent les comedies, les vaudevilles lui echappent. Au contraire, elle comprend toujours un opera. Il suffit qu'on chante, les etrangers eux-memes n'ont pas besoin de suivre les paroles. Je cours le risque d'ameuter les musiciens contre moi, mais je dirai toute ma pensee. La litterature demande une culture de l'esprit, une somme d'intelligence, pour etre goutee; tandis qu'il ne faut guere qu'un temperament pour prendre a la musique de vives jouissances. Certainement, j'admets une education de l'oreille, un sens particulier du beau musical; je veux bien meme qu'on ne puisse penetrer les grands maitres qu'avec un raffinement extreme de la sensation. Nous n'en restons pas moins dans le domaine pur des sens, l'intelligence peut rester absente. Ainsi, je me souviens d'avoir souvent etudie, aux concerts populaires de M. Pasdeloup, des tailleurs ou des cordonniers alsaciens, des ouvriers buvant beatement du Beethoven, tandis que des messieurs avaient une admiration de commande parfaitement visible. Le reve d'un cordonnier qui ecoule la symphonie en _la_, vaut le reve d'un eleve de l'Ecole polytechnique. Un opera ne demande pas a etre compris, il demande a etre senti. En tous cas, il suffit de le sentir pour s'y recreer; au lieu que, si l'on ne comprend pas une comedie ou un drame, on s'ennuie a mourir. Eh bien, voila pourquoi, selon moi, la province prefere un opera a une comedie. Prenons un jeune homme sorti d'un college, ayant fait son droit dans une Faculte voisine, devenu chez lui avocat, avoue ou notaire. Certes, ce n'est point un sot. Il a la teinture classique, il sait par coeur des fragments de Boileau et de Racine. Seulement, les annees coulent, il ne suit pas le mouvement litteraire, il reste ferme aux nouvelles tentatives dramatiques. Cela se passe pour lui dans un monde inconnu et ne l'interesse pas. Il lui faudrait faire un effort d'intelligence, qui le derangerait dans ses habitudes de paresse d'esprit. En un mot, comme il le dit lui-meme en riant, il est rouille; a quoi bon se derouiller, quand l'occasion de le faire se presente au plus une fois par an? Le plus simple est de lacher la litterature et de se contenter de la musique. Avec la musique, c'est une douce somnolence. Aucun besoin de penser. Cela est exquis. On ne sait pas jusqu'ou peut aller la peur de la pensee. Avoir des idees, les comparer, en tirer un jugement, quel labeur ecrasant, quelle complication de rouages, comme cela fatigue! Tandis qu'il est si commode d'avoir la tete vide, de se laisser aller a une digestion aimable, dans un bain de melodie! Voila le bonheur parfait. On est leger de cervelle, on jouit dans sa chair, toute la sensualite est eveillee. Je ne parle pas des decors, de la mise en scene, des danses, qui font de nos grands operas des feeries, des spectacles flattant la vue autant que l'oreille. Questionnez dix provinciaux, huit vous parleront de l'Opera avec passion, tandis qu'ils montreront une admiration digne pour la Comedie-Francaise. Et ce que je dis des provinciaux, je devrais l'etendre aux Parisiens, aux spectateurs en general. Cela explique l'importance enorme que prend chez nous le theatre de l'Opera; il recoit la subvention la plus forte, il est loge dans un palais, il fait des recettes colossales, il remue tout un peuple. Examinez, a cote, le Theatre-Francais, dont la prosperite est pourtant si grande en ce moment: on dirait une bicoque. Je dois confesser une faiblesse: le theatre de l'Opera, avec son gonflement demesure, me fache. Il tient une trop large place, qu'il vole a la litterature, aux chefs-d'oeuvre de notre langue, a l'esprit humain. Je vois en lui le triomphe de la sensualite et de la polissonnerie publiques. Certes, je n'entends pas me poser en moraliste; au fond, toute decomposition m'interesse. Mais j'estime qu'un peuple qui eleve un pareil temple a la musique et a la danse, montre une inquietante lachete devant la pensee. IV Nos artistes de la Comedie-Francaise viennent de donner a Londres une serie de representations. Le succes d'argent et de curiosite parait indiscutable. On a publie des chiffres qui sont vrais sans doute. La Comedie-Francaise a fait salle comble tous les soirs. C'est deja la un fait caracteristique. J'ai vu une troupe anglaise jouer dans un theatre de Paris; la salle etait vide, et les rares spectateurs pouffaient de gaiete. Pourtant, la troupe donnait du Shakespeare. Il est vrai qu'a part deux ou trois acteurs, les autres etaient bien mediocres. Mais l'Angleterre pourrait nous envoyer ses meilleurs comediens, je crois que Paris se derangerait difficilement pour aller les voir. Rappelez-vous les maigres recettes realisees par Salvini. Pour nous, les theatres etrangers n'existent pas, et nous sommes portes a nous egayer de ce qui n'est point dans le genie de notre race. Les Anglais viennent donc de nous donner un exemple de gout litteraire, soit que notre repertoire et nos comediens leur plaisent reellement, soit qu'ils aient voulu simplement montrer de la politesse pour la litterature d'un grand peuple voisin. Est ce bien, a la verite, un gout litteraire qui a empli chaque soir la salle du Gaiety's Theatre? C'est ici que des documents exacts seraient necessaires. Mais, avant d'etudier ce point, je dois dire que je n'ai jamais compris la querelle qu'on a cherchee a la Comedie-Francaise, lorsqu'il a ete question de son voyage a Londres. J'ai lu la-dessus des articles d'une fureur bien etrange. Les plus doux accusaient nos artistes de cupidite et leur deniaient le droit de passer la Manche. D'autres prevoyaient un naufrage et se lamentaient. Avouez que cela parait comique aujourd'hui. Une seule chose etait a craindre: l'insucces, des salles vides, une diminution de prestige. Mais, la-dessus, on pouvait etre tranquille; les recettes etaient quand meme assurees, ce qui suffisait; car, pour le veritable effet produit par les oeuvres et par les interpretes, il etait a l'avance certain, je le repete, qu'on ne saurait jamais exactement a quoi s'en tenir. Les journaux anglais ont ete courtois, et nos journaux francais se sont montres patriotes. Des lors, la Comedie-Francaise avait mille fois raison de se risquer; elle partait pour un triomphe, pour le demi-million de recettes qu'on vient de publier. Certes, je ne suis guere chauvin de mon naturel; mais, personnellement, j'ai vu avec plaisir nos comediens aller faire une experience interessante dans un pays ou ils etaient certains d'etre bien recus, meme s'ils ne plaisaient pas completement. Cela me ramene a analyser les raisons qui ont amene le public anglais en foule. Je ne crois pas a une passion litteraire bien forte. Il y a eu plutot un courant de mode et de curiosite. Nous tenons, a cette heure, en Europe, une situation litteraire de combat. Non seulement on nous pille, mais on nous discute. Notre litterature souleve toutes sortes de points sociaux, philosophiques, scientifiques; de la, le bruit qu'un de nos livres ou qu'une de nos pieces fait a l'etranger. L'Allemagne et l'Angleterre, par exemple, ne peuvent nous lire sans se facher souvent. En un mot, notre litterature sent le fagot. Je suis persuade qu'une bonne partie du public anglais a ete attiree par le desir de se rendre enfin compte d'un theatre qu'il ne comprend pas. C'etait la les gens serieux. Ajoutez les curieux mondains, ceux qui ecoutent une tragedie francaise comme on ecoute un opera italien, ceux encore qui se piquent d'etre au courant de notre litterature, et vous obtiendrez la foule qui a suivi les representations du Gaiety's Theatre. Et ce qui s'est passe prouve bien la verite de ce que j'avance. Tous les critiques ont constate que nos tragedies classiques ont eu le succes le plus vif. C'est que nos tragedies sont des morceaux consacres; les Anglais sachant le francais les connaissent pour les avoir apprises par coeur. Apres les tragedies, ce seraient les drames lyriques de Victor Hugo qu'on aurait applaudis, et rien de plus explicable ici encore: la musique du vers a tout emporte, ces drames ont passe comme des livrets d'opera, grace a la voix superbe des interpretes, sans qu'on s'avisat un instant de discuter la vraisemblance. Mais, arrives devant les Fourchambault, de M. Emile Augier, et devant tout le theatre de M. Dumas, les Anglais se sont cabres. On les derangeait brutalement dans leur facon d'entendre la litterature, et ils n'ont plus montre qu'une froide politesse. L'experience est faite aujourd'hui. J'en suis bien heureux. Le voyage de la Comedie-Francaise a Londres n'aurait-il que prouve ou en est l'Angleterre devant la formule naturaliste moderne, que je le considererais comme d'une grande utilite. Il est entendu que le peuple qui a produit Shakespeare et Ben Jonson, pour ne citer que ces deux noms, en est tombe a ne pouvoir plus supporter aujourd'hui les hardiesses de M. Dumas. Je ne puis resumer ici l'histoire de la litterature anglaise. Mais lisez l'ouvrage si remarquable de M. Taine, et vous verrez que pas une litterature n'a eu un debordement plus large ni plus hardi d'originalite. Le genie saxon a depasse en vigueur et en crudite tout ce qu'on connait. Et c'est maintenant cette litterature anglaise, apres la longue action du protestantisme, qui en est arrivee a ne plus tolerer a la scene un enfant naturel ou une femme adultere. Tout le genie libre de Shakespeare, toute la crudite superbe de Ben Jonson ont abouti a des romans d'une mediocrite ecoeurante, a des melodrames ineptes dont nos theatres de barriere ne voudraient pas. J'ai lu pres d'une cinquantaine de romans anglais ecrits dans ces dernieres annees. Cela est au-dessous de tout. Je parle de romans signes par des ecrivains qui ont la vogue. Certainement, nos feuilletonistes, dont nous faisons fi, ont plus d'imagination et de largeur. Dans les romans anglais, la meme intrigue, une bigamie, ou bien un enfant perdu et retrouve, ou encore les souffrances d'une institutrice, d'une creature sympathique quelconque, est le fond en quelque sorte hieratique dont pas un romancier ne s'ecarte. Ce sont des contes du chanoine Schmidt, demesurement grossis et destines a etre lus en famille. Quand un ecrivain a le malheur de sortir du moule, on le conspue. Je viens, par exemple, de lire la _Chaine du Diable_, un roman que M. Edouard Jenkins a ecrit contre l'ivrognerie anglaise; comme oeuvre d'observation et d'art, c'est bien mediocre; mais il a suffi qu'il dise quelques verites sur les vices anglais, pour qu'on l'accablat de gros mots. Depuis Dickens, aucun romancier puissant et original ne s'est revele. Et que de choses j'aurais a dire sur Dickens, si vibrant et si intense comme evocateur de la vie exterieure, mais si pauvre comme analyste de l'homme et comme compilateur de documents humains! Quant au theatre anglais actuel, il existe a peine, de l'avis de tous. Nous n'avons jamais eu l'idee, a part deux ou trois exceptions, de faire des emprunts a ce theatre; tandis que Londres vit en partie d'adaptations faites d'apres nos pieces. Et le pis est que le theatre est la-bas plus chatre encore que le roman. Les Anglais, a la scene, ne tolerent plus la moindre etude humaine un peu serieuse. Ils tournent tout a la romance, a une certaine honnetete conventionnelle. De la, a coup sur, la mediocrite ou s'agite leur litterature dramatique. Ils sont tombes au melodrame, et ils tomberont plus bas, car on tue une litterature, lorsqu'on lui interdit la verite humaine. N'est-il pas curieux et triste que le genie anglais, qui a eu dans les siecles passes la floraison des plus violents temperaments d'ecrivains, ne donne plus naissance, a la suite d'une certaine evolution sociale, qu'a des ecrivains emascules, qu'a des bas bleus qui ne valent pas Ponson du Terrail? Et cela juste a l'heure ou l'esprit d'observation et d'experience emporte notre siecle a l'etude et a la solution de tous les problemes. Nous nous trouvons donc devant une consequence de l'etat social, qu'il serait trop long d'etudier. Remarquez que la convention dans les personnages et dans les idees est d'autant plus singuliere que le public anglais exige le naturalisme dans le monde exterieur. Il n'y a pas de naturaliste plus minutieux ni plus exact que Dickens, lorsqu'il decrit et qu'il met en scene un personnage; il refuse simplement d'aller au dela de la peau, jusqu'a la chair. De meme, les decors sont merveilleux a Londres, si les pieces restent mediocres. C'est ici un peuple pratique, tres positif, exigeant la verite dans les accessoires, mais se fachant des qu'on veut dissequer l'homme. J'ajouterai que le mouvement philosophique, en Angleterre, est des plus audacieux, que le positivisme s'y elargit, que Darwin y a bouleverse toutes les donnees anciennes, pour ouvrir une nouvelle voie ou la science marche a cette heure. Que conclure de ces contradictions? Evidemment, si la litterature anglaise reste stationnaire et ne peut supporter la conquete du vrai, c'est que l'evolution ne l'a pas encore atteinte, c'est qu'il y a des empechements sociaux qui devront disparaitre pour que le roman et le theatre s'elargissent a leur tour par l'observation et l'analyse. J'en voulais venir a ceci, que nous n'avons pas a nous emouvoir des opinions portees par le public anglais sur nos oeuvres dramatiques. Le milieu litteraire n'est pas le meme a Paris qu'a Londres, heureusement. Que les Anglais n'aient pas compris Musset, qu'ils aient juge M. Dumas trop vrai, cela n'a d'autre interet pour nous que de nous renseigner sur l'etat litteraire de nos voisins. Nous sommes, eux et nous, a des points de vue trop differents. Jamais nous n'admettrons qu'on condamne une oeuvre, parce que l'heroine est une femme adultere, au lieu d'etre une bigame. Dans ces conditions, il n'y a qu'a remercier les Anglais d'avoir fait a nos artistes un accueil si flatteur; mais il n'y a pas a vouloir profiter une seconde des jugements qu'ils ont pu exprimer sur nos oeuvres. Les points de depart sont trop differents, nous ne pouvons nous entendre. Voila ce que j'avais a dire, d'autant plus qu'un de nos critiques declarait dernierement qu'il s'etait beaucoup regale d'un article paru dans le _Times_ contre le naturalisme. Il faut renvoyer simplement le redacteur du _Times_ a la lecture de Shakespeare, et lui recommander le _Volpone_, de Ben Jonson. Que le public de Londres en reste a notre theatre classique et a notre theatre romantique, cela s'explique par l'impossibilite ou il se trouve de comprendre notre repertoire moderne, etant donnes l'education et le milieu social anglais. Mais ce n'est pas une raison pour que nos critiques s'amusent des plaisanteries du _Times_ sur une evolution litteraire qui fait notre gloire depuis Diderot. Quant au redacteur du _Times_, il fera bien de mediter cette pensee: Les batards de Shakespeare n'ont pas le droit de se moquer des enfants legitimes de Balzac. DES SUBVENTIONS Lors de la discussion du budget, tout le monde a ete frappe des sommes que l'Etat donne a la musique, sommes enormes relativement aux sommes modestes qu'il accorde a la litterature. Les subventions de la Comedie-Francaise et de l'Odeon, mises en regard des subventions des theatres lyriques, sont absolument ridicules. Et ce n'etait pas tout, on parlait alors de la creation de nouvelles salles lyriques, la presse entiere s'interessait au sort des musiciens et de leurs oeuvres, il y avait une veritable pression de l'opinion sur le gouvernement pour obtenir de lui de nouveaux sacrifices en faveur de la musique. De la litterature, pas un mot. J'ai deja dit que je voyais, dans cette apotheose de l'opera chez nous, la haine des foules contre la pensee. C'est une fatigue que d'aller a la Comedie-Francaise, pour un homme qui a bien dine; il faut qu'il comprenne, grosse besogne. Au contraire, a l'Opera, il n'a qu'a se laisser bercer, aucune instruction n'est necessaire; l'epicier du coin jouira autant que le melomane le plus raffine. Et il y a, en outre, la feerie dans l'opera, les ballets avec le nu des danseuses, les decors avec l'eblouissement de l'eclairage. Tout cela s'adresse directement aux sens du spectateur et ne lui demande aucun effort d'intelligence. De la le temple superbe qu'on a bati a la musique, lorsque presque en face, a l'autre bout d'une avenue, la litterature est en comparaison logee comme une petite bourgeoise froide, ennuyeuse, raisonneuse, et qui serait deplacee dans ce luxe d'entretenue. C'est le mot, on entretient la musique en France. Rien de moins viril pour la sante intellectuelle d'un peuple. Devant cette disproportion des sommes consacrees a la litterature et a la musique, il s'est donc trouve un grand nombre de personnes qui ont reclame. Il semble juste que les subventions soient reparties plus equitablement. Si l'on aborde le cote pratique, les resultats obtenus, la surprise est aussi grande; car on en arrive a etablir que les centaines de mille francs jetees dans le tonneau sans fond des theatres lyriques, se trouvent encore insuffisantes et n'ont guere amene que des faillites. L'Opera lui-meme, qui reste une entreprise particuliere tres prospere, n'a plus produit de grandes oeuvres depuis longtemps et doit vivre sur son repertoire, avec une troupe que la critique competente declare de plus en plus mediocre. N'importe, on s'entete. Quand un theatre lyrique croule, ce qui se presente a chaque saison, on s'ingenie aussitot pour en ouvrir un autre. La presse entre en campagne, les ministres se font tendres. Il nous faut des orchestres et des danseuses, dussent-ils nous ruiner. Singulier art qu'on ne peut etayer qu'avec des millions, plaisir si cher qu'on ne parvient pas a le donner aux Parisiens, meme en le payant avec l'argent de tous les Francais! Des lors, le raisonnement est simple. Pourquoi s'enteter? Pourquoi donner des primes aux faillites? La musique tiendrait moins de place que cela ne serait pas un mal. Je ne puis, personnellement, passer devant l'Opera sans eprouver une sourde colere. J'ai une si parfaite indifference pour la litterature qu'on fait la dedans, que je trouve exasperant d'avoir loge des roulades et des ronds de jambe dans ce palais d'or et de marbre qui ecrase la ville. Et je me joins donc tres volontiers aux journalistes que cet etat de choses a blesses. Qu'on partage les subventions entre la musique et la litterature; qu'on augmente surtout la subvention de l'Odeon, pour lui permettre de risquer des tentatives avec les jeunes auteurs dramatiques; qu'on essaye meme de creer un theatre de drames populaires, ouvert a tous les essais. Rien de mieux. Voila pour le principe. Maintenant, en pratique, je ne crois pas a la puissance de l'argent, lorsqu'il s'agit d'art. Voyez ce qui se passe pour la musique; les subventions sont devorees comme des feux de paille, et les directeurs se trouvent forces de deposer leur bilan. Si les subventions etaient plus fortes, ils mangeraient davantage, voila tout, pour faire prosperer un theatre, il ne faut pas des millions, il faut de grandes oeuvres; des millions ne peuvent soutenir des oeuvres mediocres, tandis que de grandes oeuvres apportent precisement des millions avec elles. Je ne veux pas parler musique, je ne cherche pas a savoir si les theatres lyriques ne traversent point en ce moment la meme crise que les theatres de drames. C'est la question litteraire que je desire traiter, et j'y arrive. D'abord, j'enregistre un aveu. Voici trois ans que je ne cesse de repeter que le drame se meurt, que le drame est mort. Lorsque j'ai dit que les planches etaient vides, on m'a repondu que j'insultais nos gloires dramatiques; a entendre la critique, jamais le theatre n'aurait jete un tel eclat en France. Et voila brusquement que l'on confesse notre pauvrete et notre mediocrite. On me donne raison, apres s'etre fache et m'avoir quelque peu injurie. On constate la crise actuelle, on se lamente sur le malheureux sort de la Porte-Saint-Martin, vouee aux ours et aux baleines; de la Gaiete, agonisant avec la feerie; du Chatelet et du Theatre-Historique, vivant de reprises; de l'Ambigu, ou les directions se succedent sous une pluie battante de protets. Eh bien! nous sommes donc enfin d'accord. Tout va de mal en pis, le drame est en train de disparaitre, si on ne parvient pas a le ressusciter. Je n'ai jamais dit autre chose. Seulement, je crois fort que nous differons absolument sur le remede possible. La queue romantique, inquiete et irritee de la disparition du drame selon la formule de 1830, s'est avisee de declarer que, si le drame mourait, cela venait simplement de ce qu'on n'avait point assez d'argent pour le faire vivre. Mon Dieu! c'etait bien simple; si l'on voulait une renaissance, il s'agissait simplement d'ouvrir un nouveau theatre qui jouerait, aux frais de l'Etat, toutes les oeuvres dramatiques de debutants, dans lesquelles on trouverait des promesses plus ou moins nettes de talent. En un mot, les oeuvres existent; ce qui manque, ce sont les theatres. Vraiment, de qui se moque-t-on? Ou sont-elles, les oeuvres? Je demande a les voir. C'est justement parce qu'il n'y a pas d'oeuvres que les theatres se ruinent. Je n'ai jamais cru aux chefs d'oeuvre inconnus. Toutes sortes de legendes mauvaises circulent sur l'impossibilite ou est un debutant d'arriver au public. Ce qu'il faut dire, c'est que toute bonne piece a ete jouee, c'est qu'on ne pourrait citer un drame ou une comedie de merite qui n'ait eu son heure et son succes. Voila la verite, la verite consolante, qui est bonne pour les forts, si elle gene les incompris et les impuissants. Certes, les directeurs se trompent souvent, et ils penchent naturellement davantage vers les succes d'argent que vers les speculations litteraires pures. Mais quel est le directeur qui repousserait une bonne piece, s'il la croyait bonne? Il faudra toujours passer par un jugement, meme dans un theatre ouvert expres pour les debutants; et il y aura une coterie, et il y aura des sottises. Sottise pour sottise, celle de l'homme qui defend sa bourse est encore plus soucieuse de la reussite. Aujourd'hui, tous les directeurs en sont a chercher des pieces; ils sentent, leurs fournisseurs habituels vieillir, ils s'inquietent, ils voudraient du nouveau. Questionnez-les, ils vous diront qu'ils feraient le voyage de toutes les mansardes de Paris, s'ils savaient qu'un garcon de talent se cachat quelque part. Ils ne trouvent rien, rien, rien, telle est la triste verite. Or, c'est l'instant que l'on choisit pour reclamer l'ouverture d'un nouveau theatre. La Porte-Saint-Martin, l'Ambigu, le Theatre-Historique ne trouvent plus de drames; vite ouvrons une salle nouvelle, pour elargir la disette des bonnes pieces. Et qu'on ne vienne pas dire que, systematiquement, les directeurs repoussent les tentatives; ils ont tout essaye, les drames a panaches, les drames historiques, les drames tailles sur le patron de 1830. S'ils ont abandonne la partie, c'est que le public s'est desinteresse de ces formules anciennes, c'est que les pretendus jeunes, les poetes figes qui leur apportent ces pastiches, n'ont absolument aucune originalite dans le ventre. On ne galvanise pas le passe. Au theatre surtout, il n'est pas permis de retourner en arriere. C'est l'epoque, c'est le milieu ambiant, c'est le courant des esprits qui font les pieces vivantes. Et ce n'est pas tout. Il n'y a pas que les pieces qui manquent, les acteurs eux aussi font defaut. Je ne veux nommer aucun theatre, mais presque toutes les troupes sont pitoyables, si l'on excepte quelques artistes de talent. Les traditions du drame romantique se perdent; il faut attendre qu'une generation de comediens apporte l'esprit nouveau. En attendant, si un grand theatre s'ouvrait, il aurait toutes les peines du monde a reunir une troupe convenable. Oui, le drame d'hier est mort; oui, il n'y a plus de directeur pour le recevoir, plus d'artistes pour le jouer, plus de public pour l'entendre. Mais c'est une idee baroque que de vouloir le ressusciter a coups de billets de banque. L'Etat donnerait des millions qu'il ne mettrait pas debout ce cadavre. Il n'y a qu'une facon de rendre au drame tout son eclat: c'est de le renouveler. Le drame romantique est aussi mort que la tragedie. Attendez que l'evolution s'acheve, qu'on trouve le theatre de l'epoque, celui qui sera fait avec notre sang et notre chair, a nous autres contemporains, et vous verrez les theatres revivre. Il faut de la passion dans une litterature. Quand une formule tombe aux mains des imitateurs, elle disparait vite. Nous avons besoin de createurs originaux. Ce sont la des idees bien simples, d'une verite presque puerile tant elle est evidente, et je m'etonne que j'aie besoin de les repeter si souvent pour convaincre le monde. Il est certain que chaque periode historique a sa litterature, son roman et son theatre. Pourquoi veut-on alors que nous ayons la litterature de Louis-Philippe et de l'empire? Depuis 1870, apres une catastrophe epouvantable qui a retourne profondement la nation, nous vivons dans une epoque nouvelle. Des hommes politiques nouveaux se sont produits, ont mis la main sur le pouvoir et ont aide a l'evolution qui nous emporte vers la formule sociale de demain. Des lors, il doit se produire en litterature une evolution semblable; nous allons, nous aussi, a une formule qui triomphera demain; des hommes nouveaux travaillent a son succes, fatalement, jouant le role qu'ils sont venus jouer. Tout cela est mathematique, tout cela est regi par des lois que nous ne connaissons pas encore bien, mais que nous commencons a entrevoir. Il serait aussi ridicule de vouloir revenir au mouvement romantique que de songer a recommencer les journees de 1830. Aujourd'hui, la liberte est conquise, et nous tachons d'asseoir le gouvernement et la litterature sur des donnees scientifiques. Je jette ici au courant de la plume de grosses idees, sur lesquelles j'aimerais a m'etendre un jour. Donc, pour conclure, si je ne vois pas d'inconvenient a ce qu'on subventionne la litterature, si je trouve tres bon qu'on entretienne un peu moins galamment l'Opera pour donner davantage a l'Odeon, je suis absolument persuade que l'argent ne fera pas naitre un homme de genie et ne l'aidera meme pas a se produire; car le propre du genie est de s'affirmer au milieu des obstacles. Donnez de l'argent, il ira aux mediocres, aux farceurs de l'histoire et du patriotisme; peut-etre meme cela causera-t-il plus de tort que de bien, mais il faut que tout le monde vive. Seulement, l'avenir se fera de lui-meme, en dehors de vos patronages et de vos subventions, par l'evolution naturaliste du siecle, par cet esprit de logique et de science qui transforme en ce moment le corps social tout entier. Que les faibles meurent, les reins casses; c'est la loi. Quant aux forts, ils ne relevent que d'eux-memes; ils apportent un appui a l'Etat et ils n'attendent rien de lui. LES DECORS ET LES ACCESSOIRES I Je veux parler du mouvement naturaliste qui se produit au theatre, simplement au point de vue des decors et des accessoires. On sait qu'il y a deux avis parfaitement tranches sur la question: les uns voudraient qu'on en restat a la nudite du decor classique, les autres exigent la reproduction du milieu exact, si compliquee qu'elle soit. Je suis evidemment de l'opinion de ceux-ci; seulement, j'ai mes raisons a donner. Il faut etudier la question dans l'histoire meme de notre theatre national. L'ancienne parade de foire, le mystere joue sur des treteaux, toutes ces scenes dites en plein vent d'ou sont sorties, parfaites et equilibrees, les tragedies et les comedies du dix-septieme siecle, se jouaient entre trois lambeaux tendus sur des perches. L'imagination du public suppleait au decor absent. Plus tard, avec Corneille, Moliere et Racine, chaque theatre avait une place publique, un salon, une foret, un temple; meme la foret ne servait guere, je crois. L'unite de lieu, qui etait une regle strictement observee, impliquait ce peu de variete. Chaque piece ne necessitait, qu'un decor; et comme, d'autre part, tous les personnages devaient se rencontrer dans ce decor, les auteurs choisissaient fatalement les memes milieux neutres, ce qui permettait au meme salon, a la meme rue, au meme temple de s'adapter a toutes les actions imaginables. J'insiste, parce que nous sommes la aux sources de la tradition. Il ne faudrait pas croire que cette uniformite, cet effacement du decor, vinssent de la barbarie de l'epoque, de l'enfance de l'art decoratif. Ce qui le prouve, c'est que certains operas, certaines pieces de gala, ont ete montees alors avec un luxe de peintures, une complication de machines extraordinaire. Le role neutre du decor etait dans l'esthetique meme du temps. On n'a qu'a assister, de nos jours, a la representation d'une tragedie ou d'une comedie classique. Pas un instant le decor n'influe sur la marche de la piece. Parfois, des valets apportent des sieges ou une table; il arrive meme qu'ils posent ces sieges au beau milieu d'une rue. Les autres meubles, les cheminees, tout se trouve peint dans les fonds. Et cela semble fort naturel. L'action se passe en l'air, les personnages sont des types qui defilent, et non des personnalites qui vivent. Je ne discute pas aujourd'hui la formule classique, je constate simplement que les argumentations, les analyses de caractere, l'etude dialoguee des passions, se deroulant devant le trou du souffleur sans que les milieux eussent jamais a intervenir, se detachaient d'autant plus puissamment que le fond avait moins d'importance. Ce qu'il faut donc poser comme une verite demontree, c'est que l'insouciance du dix-septieme siecle pour la verite du decor vient de ce que la nature ambiante, les milieux, n'etaient pas regardes alors comme pouvant avoir une influence quelconque sur l'action et sur les personnages. Dans la litterature du temps, la nature comptait peu. L'homme seul etait noble, et encore l'homme depouille de son humanite, l'homme abstrait, etudie dans son fonctionnement d'etre logique et passionnel. Un paysage au theatre, qu'etait-ce cela? on ne voyait pas les paysages reels, tels qu'ils s'elargissent par les temps de soleil ou de pluie. Un salon completement meuble, avec la vie qui l'echauffe et lui donne une existence propre, pourquoi faire? les personnages ne vivaient pas, n'habitaient pas, ne faisaient que passer pour declamer les morceaux qu'ils avaient a dire. C'est de cette formule que notre theatre est parti. Je ne puis faire l'historique des phases qu'il a parcourues. Mais il est facile de constater qu'un mouvement lent et continu s'est opere, accordant chaque jour plus d'importance a l'influence des milieux. D'ailleurs, l'evolution litteraire des deux derniers siecles est tout entiere dans cet envahissement de la nature. L'homme n'a plus ete seul, on a cru que les campagnes, les villes, les cieux differents meritaient qu'on les etudiat et qu'on les donnat comme un cadre immense a l'humanite. On est meme alle plus loin, on a pretendu qu'il etait impossible de bien connaitre l'homme, si on ne l'analysait pas avec son vetement, sa maison, son pays. Des lors, les personnages abstraits ont disparu. On a presente des individualites, en les faisant vivre de la vie contemporaine. Le theatre a fatalement obei a cette evolution. Je sais que certains critiques font du theatre une chose immuable, un art hieratique dont il ne faut pas sortir. Mais c'est la une plaisanterie que les faits dementent tous les jours. Nous avons eu les tragedies de Voltaire, ou le decor jouait deja un role; nous avons eu les drames romantiques qui ont invente le decor fantaisiste et en ont tire les plus grands effets possibles; nous avons eu les bals de Scribe, danses dans un fond de salon; et nous en sommes arrives au cerisier veritable de l'_Ami Fritz_, a l'atelier du peintre impressionniste de la _Cigale_, au cercle si etonnamment exact du _Club_. Que l'on fasse cette etude avec soin, on verra toutes les transitions, on se convaincra que les resultats d'aujourd'hui ont ete prepares et amenes de longue main par l'evolution meme de notre litterature. Je me repete, pour mieux me faire entendre. Le malheur, ai-je dit, est qu'on veut mettre le theatre a part, le considerer comme d'essence absolument differente. Sans doute, il a son optique. Mais ne le voit-on pas de tout temps obeir au mouvement de l'epoque? A cette heure, le decor exact est une consequence du besoin de realite qui nous tourmente. Il est fatal que le theatre cede a cette impulsion, lorsque le roman n'est plus lui-meme qu'une enquete universelle, qu'un proces-verbal dresse sur chaque fait. Nos personnages modernes, individualises, agissant sous l'empire des influences environnantes, vivant notre vie sur la scene, seraient parfaitement ridicules dans le decor du dix-septieme siecle. Ils s'asseoient, et il leur faut des fauteuils; ils ecrivent, et il leur faut des tables; ils se couchent, ils s'habillent, ils mangent, ils se chauffent, et il leur faut un mobilier complet. D'autre part, nous etudions tous les mondes, nos pieces nous promenent dans tous les lieux imaginables, les tableaux les plus varies doivent forcement defiler devant la rampe. C'est la une necessite de notre formule dramatique actuelle. La theorie des critiques que fache cette reproduction minutieuse, est que cela nuit a l'interet de la piece jouee. J'avoue ne pas bien comprendre. Ainsi, on soutient cette these que seuls les meubles ou les objets qui servent comme accessoires devraient etre reels; il faudrait peindre les autres dans le decor. Des lors, quand on verrait un fauteuil, on se dirait tout bas: "Ah! ah! le personnage va s'asseoir"; ou bien, quand on apercevrait une carafe sur un meuble: "Tiens! tiens! le personnage aura soif"; ou bien, s'il y avait une corbeille a ouvrage au premier plan: "Tres bien! l'heroine brodera en ecoutant quelque declaration." Je n'invente rien, il y a des personnes, parait-il, que ces devinettes enfantines amusent beaucoup. Lorsque le salon est completement meuble, qu'il se trouve empli de bibelots, cela les deroute, et ils sont tentes de crier: "Ce n'est pas du theatre!" En effet, ce n'est pas du theatre, si l'on continue a vouloir regarder le theatre comme le triomphe quand meme de la convention. On nous dit: "Quoi que vous fassiez, il y a des conventions qui seront eternelles." C'est vrai, mais cela n'empeche pas que, lorsque l'heure d'une convention a sonne, elle disparait. On a bien enterre l'unite de lieu; cela n'a rien d'etonnant que nous soyons en train de completer le mouvement, en donnant au decor toute l'exactitude possible. C'est la meme evolution qui continue. Les conventions qui persistent n'ont rien a voir avec les conventions qui partent. Une de moins, c'est toujours quelque chose. Comment ne sent-on pas tout l'interet qu'un decor exact ajoute a l'action? Un decor exact, un salon par exemple avec ses meubles, ses jardinieres, ses bibelots, pose tout de suite une situation, dit le monde ou l'on est, raconte les habitudes des personnages. Et comme les acteurs y sont a l'aise, comme ils y vivent bien de la vie qu'ils doivent vivre! C'est une intimite, un coin naturel et charmant. Je sais que, pour gouter cela, il faut aimer voir les acteurs vivre la piece, au lieu de les voir la jouer. Il y a la toute une nouvelle formule. Scribe, par exemple, n'a pas besoin des milieux reels, parce que ses personnages sont en carton. Je parle uniquement du decor exact pour les pieces ou il y aurait des personnages en chair et en os, apportant avec, eux l'air qu'ils respirent. Un critique a dit avec beaucoup de sagacite: "Autrefois, des personnages vrais s'agitaient dans des decors faux; aujourd'hui, ce sont des personnages faux qui s'agitent dans des decors vrais." Cela est juste, si ce n'est que les types de la tragedie et de la comedie classiques sont vrais, sans etre reels. Ils ont la verite generale, les grands traits humains resumes en beaux vers; mais ils n'ont pas la verite individuelle, vivante et agissante, telle que nous l'entendons aujourd'hui. Comme j'ai essaye de le prouver, le decor du dix-septieme siecle allait en somme a merveille avec les personnages du theatre de l'epoque; il manquait comme eux de particularites, il restait large, efface, tres approprie aux developpements de la rhetorique et a la peinture de heros surhumains. Aussi est-ce un non-sens pour moi que de remonter les tragedies de Racine, par exemple, avec un grand eclat de costumes et de decors. Mais ou le critique a absolument raison, c'est lorsqu'il dit qu'aujourd'hui des personnages faux s'agitent dans des decors vrais. Je ne formule pas d'autre plainte, a chacune de mes etudes. L'evolution naturaliste au theatre a fatalement commence par le cote materiel, par la reproduction exacte des milieux. C'etait la, en effet, le cote le plus commode. Le public devait etre pris aisement. Aussi, depuis longtemps, l'evolution s'accomplit-elle. Quant aux personnages faux, ils sont moins faciles a transformer que les coulisses et les toiles de fond, car il s'agirait de trouver ici un homme de genie. Si les peintres decorateurs et les machinistes ont suffi pour une partie de la besogne, les auteurs dramatiques n'ont encore fait que tatonner. Et le merveilleux, c'est que la seule exactitude dans les decors a suffi parfois pour assurer de grands succes. En somme, n'est-ce pas un indice bien caracteristique? Il faut etre aveugle pour ne pas comprendre ou nous allons. Les critiques qui se plaignent de ce souci de l'exactitude dans les decors et les accessoires, ne devraient voir la qu'un des cotes de la question. Elle est beaucoup plus large, elle embrasse le mouvement litteraire du siecle entier, elle se trouve dans le courant irresistible qui nous emporte tous au naturalisme. M. Sardou, dans les _Merveilleuses_, a voulu des tasses du Directoire; MM. Erckmann-Chatrian ont exige, dans l'_Ami Fritz_, une fontaine qui coulat; M. Gondinet, dans le _Club_, a demande tous les accessoires authentiques d'un cercle. On peut sourire, hausser les epaules, dire que cela ne rend pas les oeuvres meilleures. Mais, derriere ces manies d'auteurs minutieux, il y a plus ou moins confusement la grande pensee d'un art de methode et d'analyse, marchant parallelement avec la science. Un ecrivain viendra sans doute, qui mettra enfin au theatre des personnages vrais dans des decors vrais, et alors on comprendra. II M. Francisque Sarcey, qui est l'autorite la plus competente en la matiere, a bien voulu repondre aux pages qu'on vient de lire. Il n'est point de mon avis, naturellement. M. Sarcey se contente de juger les oeuvres au jour le jour, sans s'inquieter de l'ensemble de la production contemporaine, constatant simplement le succes ou l'insucces, en donnant les raisons tirees de ce qu'il croit etre la science absolue du theatre. Je suis, au contraire, un philosophe estheticien que passionne le spectacle des evolutions litteraires, qui se soucie peu au fond de la piece jouee, presque toujours mediocre, et qui la regarde comme une indication plus ou moins nette d'une epoque et d'un temperament; en outre, je ne crois pas du tout a une science absolue, j'estime que tout peut se realiser, au theatre comme ailleurs. De la, nos divergences. Mais je suis bien tranquille, M. Sarcey se flatte d'apprendre chaque jour et de se laisser convaincre par les faits. Il sera convaincu par le fait naturaliste comme il vient de l'etre par le fait romantique, sur le tard. La question des decors et des accessoires est un excellent terrain, circonscrit et nettement delimite, pour y porter l'etude des conventions au theatre. En somme, les conventions sont la grosse affaire. On me dit que les conventions sont eternelles, qu'on ne supprimera jamais la rampe, qu'il y aura toujours des coulisses peintes, que les heures a la scene seront comptees comme des minutes, que les salons ou se passent les pieces n'auront que trois murs. Eh! oui, cela est certain. Il est meme un peu pueril de donner de tels arguments. Cela me rappelle un peintre classique, disant de Courbet: "Eh bien! quoi? qu'a-t-il invente? est-ce que ses figures n'ont pas un nez, une bouche et deux yeux comme les miennes?" Je veux faire entendre qu'il y a, dans tout art, un fond materiel qui est fatal. Quand on fait du theatre, on ne fait pas de la chimie. Il faut donc un theatre, organise comme les theatres de l'epoque ou l'on vit, avec le plus ou le moins de perfectionnement du materiel employe. Il serait absurde de croire qu'on pourra transporter la nature telle quelle sur les planches, planter de vrais arbres, avoir de vraies maisons, eclairees par de vrais soleils. Des lors, les conventions s'imposent, il faut accepter des illusions plus ou moins parfaites, a la place des realites. Mais cela est tellement hors de discussion, qu'il est inutile d'en parler. C'est le fond meme de l'art humain, sans lequel il n'y a pas de production possible. On ne chicane pas au peintre ses couleurs, au romancier son encre et son papier, a l'auteur dramatique sa rampe et ses pendules qui ne marchent pas. Seulement, prenons une comparaison. Qu'on lise par exemple un roman de mademoiselle de Scuderi et un roman de Balzac. Le papier et l'encre leur sont toleres a tous deux; on passe sur cette infirmite de la creation humaine. Or, avec les memes outils, mademoiselle de Scuderi va creer des marionnettes, tandis que Balzac creera des personnages en chair et en os. D'abord, il y a la question de talent; mais il y a aussi la question d'epoque litteraire. L'observation, l'etude de la nature est devenue aujourd'hui une methode qui etait a peu pres inconnue au dix-septieme siecle. On voit donc ici la convention tournee, comme masquee par la puissance de la verite des peintures. Les conventions ne font que changer; c'est encore possible. Nous ne pouvons pas creer de toutes pieces des etres vivants, des mondes tirant tout d'eux-memes. La matiere que nous employons est morte, et nous ne saurions lui souffler qu'une vie factice. Mais que de degres dans cette vie factice, depuis la grossiere imitation qui ne trompe personne, jusqu'a la reproduction presque parfaite qui fait crier au miracle! Affaire de genie, dira-t-on: sans doute, mais aussi, je le repete, affaire de siecle. L'idee de la vie dans les arts est toute moderne. Nous sommes emportes malgre nous vers la passion du vrai et du reel. Cela est indeniable, et il serait aise de prouver par des exemples que le mouvement grandit tous les jours. Croit-on arreter ce mouvement, en faisant remarquer que les conventions subsistent et se deplacent? Eh! c'est justement parce qu'il y a des conventions, des barrieres entre la verite absolue et nous, que nous luttons pour arriver le plus pres possible de la verite, et qu'on assiste a ce prodigieux spectacle de la creation humaine dans les arts. En somme, une oeuvre n'est qu'une bataille livree aux conventions, et l'oeuvre est d'autant plus grande qu'elle sort plus victorieuse du combat. Le fond de ceci est que, comme toujours, on s'en tient a la lettre. Je parle contre les conventions, contre les barrieres qui nous separent du vrai absolu; tout de suite on pretend que je veux supprimer les conventions, que je me fais fort d'etre le bon Dieu. Helas! je ne le puis. Peut-etre serait-il plus simple de comprendre que je ne demande en somme a l'art que ce qu'il est capable de donner. Il est entendu que la nature toute nue est impossible a la scene. Seulement, nous voyons a cette heure, dans le roman, ou l'on en est arrive par l'analyse exacte des lieux et des etres. J'ai nomme Balzac qui, tout en conservant les moyens artificiels de la publication en volumes, a su creer un monde dont les personnages vivent dans les memoires comme des personnages reels. Eh bien! je me demande chaque jour si une pareille evolution n'est pas possible au theatre, si un auteur ne saura pas tourner les conventions sceniques, de facon a les modifier et a les utiliser pour porter sur la scene une plus grande intensite de vie. Tel est, au fond, l'esprit de toute la campagne que je fais dans ces etudes. Et, certes, je n'espere pas changer rien a ce qui doit etre. Je me donne le simple plaisir de prevoir un mouvement, quitte a me tromper. Je suis persuade qu'on ne determine pas a sa guise un mouvement au theatre. C'est l'epoque meme, ce sont les moeurs, les tendances des esprits, la marche de toutes les connaissances humaines, qui transforment l'art dramatique, comme les autres arts. Il me semble impossible que nos sciences, notre nouvelle methode d'analyse, notre roman, notre peinture, aient marche dans un sens nettement realiste, et que notre theatre reste seul, immobile, fige dans les traditions. Je dis cela, parce que je crois que cela est logique et raisonnable. Les faits me donneront tort ou raison. Il est donc bien entendu que je ne suis pas assez peu pratique pour exiger la copie textuelle de la nature. Je constate uniquement que la tendance parait etre, dans les decors et les accessoires, a se rapprocher de la nature le plus possible; et je constate cela comme un symptome du naturalisme au theatre. De plus, je m'en rejouis. Mais j'avoue volontiers que, lorsque je me montre enchante du cerisier de _l'Ami Fritz_ et du cercle du _Club_, je me laisse aller au plaisir de trouver des arguments. Il me faut bien des arguments: je les prends ou ils se presentent; je les exagere meme un peu, ce qui est naturel. Je sais parfaitement que le cerisier vrai ou monte Suzel est en bois et en carton, que le cercle ou l'on joue, dans le _Club_, n'est, en somme, qu'une habile tricherie. Seulement, on ne saurait nier, d'autre part, qu'il n'y a pas des cerisiers ni des cercles pareils dans Scribe, que ce souci minutieux d'une illusion plus grande est tout nouveau. De la a constater au theatre le mouvement qui s'est produit dans le roman, il n'y a qu'une deduction logique. Les aveugles seuls, selon moi, peuvent nier la transformation dramatique a laquelle nous assistons. Cela commence par les decors et les accessoires; cela finira par les personnages. Remarquez que les grands decors, avec des trucs et des complications destines a frapper le public, me laissent singulierement froid. Il y a des effets impossibles a rendre: une inondation par exemple, une bataille, une maison qui s'ecroule. Ou bien, si l'on arrivait a reproduire de pareils tableaux, je serais assez d'avis qu'on coupat le dialogue. Cela est un art tout particulier, qui regarde le peindre decorateur et le machiniste. Sur cette pente, d'ailleurs, on irait vite a l'exhibition, au plaisir grossier des yeux. Pourtant, en mettant les trucs de cote, il serait tres interessant d'encadrer un drame dans de grands decors copies sur la nature, autant que l'optique de la scene le permettrait. Je me souviendrai toujours du merveilleux Paris, au cinquieme acte de _Jean de Thommeray_, les quais s'enfoncant dans la nuit, avec leurs files de becs de gaz. Il est vrai que ce cinquieme acte etait tres mediocre. Le decor semblait fait pour suppleer au vide du dialogue. L'argument reste facheux aujourd'hui, car, si l'acte avait ete bon, le decor ne l'aurait pas gate, au contraire. Mais je confesse que je suis beaucoup plus louche par des reproductions de milieux moins compliques et moins difficiles a rendre. Il est tres vrai que le cadre ne doit pas effacer les personnages par son importance et sa richesse. Souvent les lieux sont une explication, un complement de l'homme qui s'y agite, a condition que l'homme reste le centre, le sujet que l'auteur s'est propose de peindre. C'est lui qui est la somme totale de l'effet, c'est en lui que le resultat general doit s'obtenir; le decor reel ne se developpe que pour lui apporter plus de realite, pour le poser dans l'air qui lui est propre, devant le spectateur. En dehors de ces conditions, je fais bon marche de toutes les curiosites de la decoration, qui ne sont guere a leur place que dans les feeries. Nous avons conquis la verite du costume. On observe aujourd'hui l'exactitude de l'ameublement. Les pas deja faits sont considerables. Il ne reste guere qu'a mettre a la scene des personnages vivants, ce qui est, il est vrai, le moins commode. Des lors, les dernieres traditions disparaitraient, on reglerait de plus en plus la mise en scene sur les allures de la vie elle-meme. Ne remarque-t-on pas, dans le jeu de nos acteurs, une tendance realiste tres accentuee? La generation des artistes romantiques a si bien disparu, qu'on eprouve toutes les peines du monde a remonter les pieces de 1810; et encore les vieux amateurs crient-ils a la profanation. Autrefois, jamais un acteur n'aurait ose parler en tournant le dos au public; aujourd'hui, cela a lieu dans une foule de pieces. Ce sont de petits faits, mais des faits caracteristiques. On vit de plus en plus les pieces, on ne les declame plus. Je me resume, en reprenant une phrase que j'ai ecrite plus haut: une oeuvre n'est qu'une bataille livree aux conventions, et l'oeuvre est d'autant plus grande qu'elle sort plus victorieuse du combat. III Quitte a me repeter, je reviens une fois de plus a la question des decors. Tout a l'heure, j'examinerai le tres remarquable ouvrage de M. Adolphe Jullien sur le costume au theatre. Je regrette beaucoup qu'un ouvrage semblable n'existe pas sur les decors. M. Jullien a bien dit, ca et la, un mot des decors; car, selon sa juste remarque, tout se tient dans les evolutions dramatiques; le meme mouvement qui transforme les costumes, transforme en meme temps les decors, et semble n'etre d'ailleurs qu'une consequence des periodes litteraires elles-memes. Mais il n'en est pas moins desirable qu'un livre special soit fait sur l'histoire des decors, depuis les treteaux ou l'on jouait les Mysteres, jusqu'a nos scenes actuelles qui se piquent du naturalisme le plus exact. En attendant, sans avoir la pretention de toucher au grand travail historique qu'elle necessiterait, je vais essayer de poser la question d'une facon logique. M. Sarcey a fait toute une campagne contre l'importance que nos theatres donnent aujourd'hui aux decors. Ils a dit, comme toujours, d'excellentes choses, pleines de bon sens; mais j'estime qu'il a tout brouille et qu'il faudrait, pour s'entendre, eclairer un peu la question et distinguer les differents cas. D'abord, mettons de cote la feerie et le drame a grand spectacle. J'entends rester dans la litterature. Il est certain que les pieces ou certains tableaux sont uniquement des pretextes a decors, tombent par la meme au rang des exhibitions foraines; elles ont des lors un interet particulier, faites pour les yeux; elles sont souvent interessantes par le luxe et l'art qu'on y deploie. C'est tout un genre, dont je ne pense pas que M. Sarcey demande la disparition. Les decors y sont d'autant plus a leur place, qu'ils y jouent le principal role. Le public s'y amuse; ceux qui n'aiment pas ca, n'ont qu'a rester chez eux. Quant a la litterature, elle demeure completement etrangere a l'affaire, et des lors elle ne saurait en souffrir. J'entends bien, d'ailleurs, ce dont M. Sarcey se plaint. Il accuse les directeurs et les auteurs de speculer sur ce gout du public pour les decors riches, en introduisant quand meme des decors a sensation dans des oeuvres litteraires qui devraient s'en passer. Par exemple, on se souvient des magnificences de _Balsamo_; il y avait la une galerie des glaces et un feu d'artifice d'une utilite discutable au point de vue du drame, et qui, du reste, ne sauverent pas la piece. Eh bien! dans ce cas nettement defini, M. Sarcey a raison. Un decor qui n'a pas d'utilite dramatique, qui est comme une curiosite a part, mise la pour eblouir le public, ravale un ouvrage au rang inferieur de la feerie et du melodrame a spectacle. En un mot, le decor pour le decor, si riche et si curieux soit-il, n'est qu'une speculation et ne peut que gater une oeuvre litteraire. Mais cela entraine-t-il la condamnation du decor exact, riche ou pauvre? Doit-on toujours citer le theatre de Shakespeare, ou les changements a vue etaient simplement indiques par des ecriteaux? Faut-il croire que nos pieces modernes pourraient se contenter, comme les pieces du dix-septieme siecle, d'un decor abstrait, salon sans meubles, peristyle de temple, place publique? En un mot, est-on bien venu de declarer que le decor n'a aucune importance, qu'il peut etre quelconque, que le drame est dans les personnages et non dans les lieux ou ils s'agitent? C'est ici que la question se pose serieusement. Une fois encore, je me trouve en face d'un absolu. Les critiques qui defendent les conventions, disent a tous propos: "le theatre", et ce mot resume pour eux quelque chose de definitif, de complet, d'immuable: le theatre est comme ceci, le theatre est comme cela. Ils vous envoient Shakespeare et Moliere a la tete. Du moment ou les maitres, il y a deux siecles, faisaient jouer des chefs-d'oeuvre sans decors, nous sommes ridicules d'exiger aujourd'hui, pour nos oeuvres mediocres, les lieux exacts, avec un embarras extraordinaire d'accessoires. Et de la a parler de la mode, il n'y a pas loin. Pour les critiques en question, il semble que notre gout actuel, notre souci de la verite des milieux, de l'illusion scenique poussee aux dernieres limites, ne soit qu'une pure affaire de mode, un engouement du public qui passera. Ainsi, M. Sarcey s'est demande pourquoi meubler un salon; ne peignait on pas tout dans le decor autrefois? et il n'est pas eloigne de vouloir qu'on revienne a la nudite ancienne, qui avait l'avantage de laisser la scene plus libre. En effet, pourquoi ne retournerait-on pas au decor abstrait, si rien ne nous en empeche, s'il n'y a dans nos complications actuelles qu'un caprice? M. Sarcey, avec son bon sens pratique, fait valoir tous les avantages: l'economie, les pieces montees plus vite, la litterature epuree et triomphant seule. Mon Dieu! cela est fort juste, fort raisonnable. Mais, si nous ne retournons pas au decor abstrait, c'est que nous ne le pouvons pas, tout bonnement. Il n'y a pas le moindre engouement dans notre fait. Le decor exact s'est impose de lui-meme, peu a peu, comme le costume exact. Ce c'est pas une affaire de mode, c'est une affaire d'evolution humaine et sociale. Nous ne pouvons pas plus revenir aux ecriteaux de Shakespeare, que nous ne pouvons revivre au seizieme siecle. Cela nous est defendu. Sans doute des chefs-d'oeuvre ont pousse dans cette convention du decor; car ils etaient la comme dans leur sol naturel; mais, ce sol n'est plus le notre, et je defie un auteur dramatique d'aujourd'hui de rien creer de vivant, s'il ne plante pas solidement son oeuvre dans notre terre du dix-neuvieme siecle. Comment un homme de l'intelligence de M. Sarcey ne tient-il pas compte du mouvement qui transforme continuellement le theatre? Il est tres lettre, tres erudit; il connait comme pas un notre repertoire ancien et moderne; il a tous les documents pour suivre l'evolution qui s'est produite et qui continue. C'est la une etude de philosophie litteraire qui devrait le tenter. Au lieu de s'enfermer dans une rhetorique etroite, au lieu de ne voir dans le theatre qu'un genre soumis a des lois, pourquoi n'ouvre-t-il pas sa fenetre toute grande et ne considere-t-il pas le theatre comme un produit humain, variant avec les societes, s'elargissant avec les sciences, allant de plus en plus a cette verite qui est notre but et notre tourment? Je reste dans la question des decors. Voyez combien le decor abstrait du dix-septieme siecle repond a la litterature dramatique du temps. Le milieu ne compte pas encore. Il semble que le personnage marche en l'air, degage des objets exterieurs. Il n'influe pas sur eux, et il n'est pas determine par eux. Toujours il reste a l'etat de type, jamais il n'est analyse comme individu. Mais, ce qui est plus caracteristique, c'est que le personnage est alors un simple mecanisme cerebral; le corps n'intervient pas, l'ame seule fonctionne, avec les idees, les sentiments, les passions. En un mot, le theatre de l'epoque emploie l'homme psychologique, il ignore l'homme physiologique. Des lors, le milieu n'a plus de role a jouer, le decor devient inutile. Peu importe le lieu ou l'action se passe, du moment qu'on refuse aux differents lieux toute influence sur les personnages. Ce sera une chambre, un vestibule, une foret, un carrefour; meme un ecriteau suffira. Le drame est uniquement dans l'homme, dans cet homme conventionnel qu'on a depouille de son corps, qui n'est plus un produit du sol, qui ne trempe plus dans l'air natal. Nous assistons au seul travail d'une machine intellectuelle, mise a part, fonctionnant dans l'abstraction. Je ne discuterai point ici s'il est plus noble en litterature de rester dans cette abstraction de l'esprit ou de rendre au corps sa grande place, par amour de la verite. Il s'agit pour le moment de constater de simples faits. Peu a peu, l'evolution scientifique s'est produite, et nous avons vu le personnage abstrait disparaitre pour faire place a l'homme reel, avec son sang et ses muscles. Des ce moment, le role des milieux est devenu de plus en plus important. Le mouvement qui s'est opere dans les decors part de la, car les decors ne sont en somme que les milieux ou naissent, vivent et meurent les personnages. Mais un exemple est necessaire, pour bien faire comprendre ce mouvement. Prenez par exemple l'Harpagon de Moliere. Harpagon est un type, une abstraction de l'avarice. Moliere n'a pas songe a peindre un certain avare, un individu determine par des circonstances particulieres; il a peint l'avarice, en la degageant meme de ses conditions exterieures, car il ne nous montre seulement pas la maison de l'avare, il se contente de le faire parler et agir. Prenez maintenant le pere Grandet, de Balzac. Tout de suite, nous avons un avare, un individu qui a pousse dans un milieu special; et Balzac a du peindre le milieu, et nous n'avons pas seulement avec lui l'abstraction philosophique de l'avarice, nous avons l'avarice etudiee dans ses causes et dans ses resultats, toute la maladie humaine et sociale. Voila en presence la conception litteraire du dix-septieme siecle et celle du dix-neuvieme: d'un cote, l'homme abstrait, etudie hors de la nature; de l'autre, l'homme d'apres la science, remis dans la nature et y jouant son role strict, sous des influences de toutes sortes. Eh bien! il devient des lors evident que, si Harpagon peut jouer son drame dans n'importe quel lieu, dans un decor quelconque, vague et mal peint, le pere Grandet ne peut pas plus jouer le sien en dehors de sa maison, de son milieu, qu'une tortue ne saurait vivre hors de sa carapace. Ici, le decor fait partie integrante du drame; il est de l'action, il l'explique, et il determine le personnage. La question des decors n'est pas ailleurs. Ils ont pris au theatre l'importance que la description a prise dans nos romans. C'est montrer un singulier entetement dans l'absolu, que de ne pas comprendre l'evolution fatale qui s'est accomplie, et la place considerable qu'ils tiennent legitimement aujourd'hui dans notre litterature dramatique. Ils n'ont cesse depuis deux cents ans de marcher vers une exactitude de plus en plus grande, du meme pas d'ailleurs et au travers des memes obstacles que les costumes. A cette heure, la verite triomphe partout. Ce n'est pas que nous soyons arrives a un emploi sage de cette verite des milieux. On sacrifie plus a la richesse et a l'etrangete qu'a l'exactitude. Ce que je voudrais, ce serait, chez les auteurs dramatiques, un souci du decor vrai, uniquement lorsque le decor explique et determine les faits et les personnages. Je reprends _Eugenie Grandet_, qui a ete mise au theatre, mais tres mediocrement; eh bien! il faudrait que, des le lever du rideau, on se crut chez le pere Grandet; il faudrait que les murs, que les objets ajoutassent a l'interet du drame, en completant les personnages comme le fait la nature elle-meme. Tel est le role des decors. Ils elargissent le domaine dramatique en mettant la nature elle-meme au theatre, dans son action sur l'homme. On doit les condamner, des qu'ils sortent de cette fonction scientifique, des qu'ils ne servent plus a l'analyse des faits et des personnages. Ainsi, M. Sarcey a raison, lorsqu'il blame la magnificence avec laquelle on remonte les anciennes tragedies; c'est meconnaitre leur veritable cadre. Tout decor ajoute a une oeuvre litteraire comme un ballet, uniquement pour boucher un trou, est un expedient facheux. Au contraire, il faut applaudir, lorsque le decor exact s'impose comme le milieu necessaire de l'oeuvre, sans lequel elle resterait incomplete et ne se comprendrait plus. Et, la question se trouvant ainsi posee, il n'y a qu'a laisser la critique faire pour ou contre des campagnes qui ne hateront ni n'arreteront l'evolution naturaliste au theatre. Cette evolution est un travail humain et social sur lequel des volontes isolees ne peuvent rien. Malgre son autorite, M. Sarcey ne nous ramenera pas aux decors abstraits de Moliere et de Shakespeare, pas plus qu'il ne peut ressusciter les artistes du dix-septieme siecle avec leurs costumes et le public de l'epoque avec ses idees. Elargissez donc le chemin et laissez passer l'humanite en marche. LE COSTUME I Je viens de lire un bien interessant ouvrage: l'_Histoire du costume au theatre_, par M. Adolphe Jullien. Depuis bientot quatre ans que je m'occupe de critique dramatique, me souciant moins des oeuvres que du mouvement litteraire contemporain, me passionnant surtout contre les traditions et les conventions, j'ai senti bien souvent de quelle utilite serait une histoire de notre theatre national. Sans doute, cette histoire a ete faite, et plusieurs fois. Mais je n'en connais pas une qui ait ete ecrite dans le sens ou je la voudrais, sur le plan que je vais tacher d'esquisser largement. Je voudrais une Histoire de notre theatre qui eut pour base, comme l'_Histoire de la litterature anglaise_, de M. Taine, le sol meme, les moeurs, les moments historiques, la race et les facultes maitresses. C'est la aujourd'hui la meilleure methode critique, lorsqu'on l'emploie sans outrer l'esprit de systeme. Et cette Histoire montrerait alors clairement, en s'appuyant sur les faits, le lent chemin parcouru depuis les Mysteres jusqu'a nos comedies modernes, toute une evolution naturaliste, qui, partie des conventions les plus blessantes et les plus grossieres, les a peu a peu diminuees d'annee en annee, pour se rapprocher toujours davantage des realites naturelles et humaines. Tel serait l'esprit meme de l'oeuvre, l'ouvrage tendrait simplement a prouver la marche constante vers la verite, une poussee fatale, un progres s'operant a la fois dans les decors, les costumes, la declamation, les pieces, et aboutissant a nos luttes actuelles. Je souris, lorsqu'on m'accuse de me poser en revolutionnaire. Eh! je sais bien que la revolution a commence du jour ou le premier dialogue a ete ecrit, car c'est une fatalite de notre nature, de ne pouvoir rester stationnaire, de marcher, meme malgre nous, a un but qui se recule sans cesse. Les aimables fantaisistes ont un argument: dans les lettres, le progres n'existe pas. Sans doute, si l'on parle du genie. L'individualite d'un ecrivain existe en dehors des formules litteraires de son temps. Peu importe la situation ou il trouve les lettres a sa naissance; il s'y taille une place, il laisse quand meme une production puissante, qui a sa date; seulement, j'ajouterai que tous les genies ont ete revolutionnaires, qu'ils ont precisement grandi au-dessus des autres, parce qu'ils ont elargi la formule de leur age. Ainsi donc, il faut distinguer entre l'individualite des ecrivains et le progres des lettres. J'accorde qu'en tous temps, avec les formules les plus fausses, au milieu des conventions les plus ridicules, le genie a laisse des monuments imperissables. Mais il faut qu'on m'accorde ensuite que les epoques se transforment, que la loi de ce mouvement parait etre un besoin constant de mieux voir et de mieux rendre. En somme, l'individualite est comme la graine qui tombe dans tel ou tel terrain; sans elle pas de plante, elle est la vie; mais le terrain a aussi son importance, car c'est lui qui va determiner, par sa nature, les facons d'etre de la plante. Je me suis toujours prononce pour l'individualite. Elle est l'unique force. Cependant, nous n'irions pas loin dans nos etudes critiques, si nous voulions l'abstraire de l'epoque ou elle se produit. Nous sommes tout de suite forces d'en arriver a l'etude du terrain. C'est cette etude du terrain qui m'interesse, parce qu'elle m'apparait pleine d'enseignements. Puis, nous nous trouvons ici dans un domaine qui devient de jour en jour scientifique. Si on laisse l'individualite de cote pour la reprendre et l'etudier chaque fois qu'elle se produira; si on se borne a examiner, par exemple, l'histoire des conventions au theatre: on reste frappe de cette loi constante dont je viens de parler, de ce lent progres vers toutes les verites. Cela est indeniable. Je ne fais qu'indiquer a larges traits un plan general. Prenez les decors: c'est d'abord des toiles pendues a des cordes; c'est ensuite les compartiments des Mysteres, puis un meme decor pour toutes les pieces, puis un decor fait en vue de chaque oeuvre, puis une recherche de plus en plus marquee de l'exactitude des lieux, jusqu'aux copies si fideles de notre temps. Prenez les costumes, et j'y reviendrai longuement avec M. Julien: meme gradation, la fantaisie et l'insouciance comme point de depart, et une continuelle reforme aboutissant a nos scrupules historiques d'aujourd'hui. Prenez la declamation, l'art du comedien: pendant deux siecles, on declame sur un ton ampoule, on lance les vers comme un chant d'eglise, sans la moindre recherche de la justesse et de la vie; puis, avec mademoiselle Clairon, avec Lekain, avec Talma, le progres s'accomplit tres peniblement et au milieu des discussions. Ce qu'on parait ignorer, c'est que, si l'on jouait aujourd'hui, a la Comedie-Francaise, une piece de Corneille, de Moliere ou de Racine, comme elle a ete jouee a la creation, on se tiendrait les cotes de rire, tant les decors, les costumes et le ton des acteurs sembleraient grotesques. Voila qui est clair. Le progres, ou si l'on aime mieux l'evolution, ne peut faire doute pour personne. Depuis le quinzieme siecle, il s'est produit ce que je nommerai un besoin d'illusion plus grand. Les conventions, les erreurs de toutes sortes ont disparu, une a une, chaque fois qu'une d'entre elles a fini par trop choquer le public. On doit ajouter qu'il a fallu des annees et l'effort des plus grands genies pour venir a bout des moindres contre sens. C'est la ce que je voudrais voir etabli nettement par une Histoire de notre theatre national. Tenez, une des questions les plus curieuses et qui montre bien l'imbecillite de la convention. Au quinzieme siecle, tous les roles de femme etaient tenus par de jeunes garcons. Ce fut seulement sous Henri IV qu'une actrice osa paraitre sur les planches. Mais cette audace causa un scandale affreux; le public se fachait, trouvait cela immoral. Et le plus etonnant, c'est que le deguisement des jeunes garcons, ces jupes qu'ils portaient, donnaient naissance a de honteuses debauches, a des amours monstrueux, qui semblaient ne choquer personne. On sait aujourd'hui combien est penible pour notre public, meme dans la farce, l'entree d'un comique vetu d'une robe; c'est juste l'effet contraire, nous voyons une indecence ou nos peres trouvaient une necessite morale, car pour eux une femme qui paraissait sur un theatre prostituait son sexe. D'ailleurs, pendant tout le dix-septieme siecle, des hommes tinrent encore les roles de vieilles femmes et de soubrettes. Ce fut Bejart qui crea madame Pernelle. Beauval parut dans madame Jourdain, madame de Sottenville, Philaminte. Essayez aujourd'hui de retablir une pareille distribution, et la tentative semblera orduriere. Ajoutez que beaucoup de roles etaient joues sous le masque. Cela du coup tuait l'expression, tout un coin de l'art du comedien. Pourvu que le vers fut lance, le public etait content. Il paraissait n'eprouver aucun besoin de realite materielle. J'ai trouve dans l'ouvrage de M. Jullien une phrase qui m'a frappe. "Oreste, Cesar, Horace, dit-il, etaient burlesquement travestis en courtisans de la plus grande cour d'Europe, et cette mode, qui nous paraitrait aujourd'hui si deplaisante, ne choquait en rien nos ancetres, qui semblaient, a dire vrai, ne juger les oeuvres dramatiques que par les yeux de la pensee, en faisant abstraction complete de la representation theatrale." Tout est la, meditez cette expression: "Les yeux de la pensee". En effet, la grande evolution naturaliste, qui part du quinzieme siecle pour arriver au notre, porte tout entiere sur la substitution lente de l'homme physiologique a l'homme metaphysique. Dans la tragedie, l'homme metaphysique, l'homme d'apres le dogme et la logique, regnait absolument. Le corps ne comptant pas, l'ame etant regardee comme l'unique piece interessante de la machine humaine, tout drame se passait en l'air, dans l'esprit pur. Des lors, a quoi bon le monde tangible? Pourquoi s'inquieter du lieu ou se passait l'action? Pourquoi s'etonner d'un costume baroque, d'une declamation fausse? Pourquoi remarquer que la reine Didon etait un garcon que sa barbe naissante forcait a porter un masque? Tout cela n'importait pas, on ne descendait pas a ces miseres, on ecoutait la piece comme une dissertation d'ecole sur un cas donne. Cela se passait au-dessus de l'homme, dans le monde des idees, si loin de l'homme reel, que la realite du spectacle aurait gene. Tel est le point de depart, le point religieux dans les Mysteres, le point philosophique plus tard dans la tragedie. Et c'est des le debut aussi que l'homme naturel, etouffe sous la rhetorique et sous le dogme, se debat sourdement, veut se degager, fait de longs efforts inutiles, puis finit par s'imposer membre a membre. Toute l'histoire de notre theatre est dans ce triomphe de l'homme physiologique apparaissant davantage a chaque epoque, sous le mannequin de l'idealisme religieux et philosophique. Corneille, Moliere, Racine, Voltaire, Beaumarchais, et de nos jours, Victor Hugo, Emile Augier, Alexandre Dumas fils, Sardou lui-meme, n'ont eu qu'une besogne, meme lorsqu'ils ne s'en sont pas nettement rendu compte: augmenter la realite de l'oeuvre dramatique, progresser dans la verite, degager de plus en plus l'homme naturel et l'imposer au public. Et, fatalement, l'evolution ne s'arrete pas avec eux, elle continue, elle continuera toujours. L'humanite est tres jeune. M. Jullien a parfaitement compris cette evolution, lorsqu'il a ecrit ceci: "Il est a remarquer que, dans toute l'histoire du theatre en France, non seulement la declamation et le jeu des acteurs sont en rapport avec le costume theatral et en ont suivi les modifications, mais que ce rapport existait aussi entre les costumes et les defauts des pieces. Rien n'est isole au theatre; tout s'enchaine et se tient: defauts et decadence, qualites et progres." C'est tres juste. Je l'ai dit, l'evolution se porte sur tout et c'est justement la ce qui en montre le caractere scientifique. Aucun caprice; une marche logique, allant a un but determine. Les etapes elles-memes, plus ou moins retardees, s'expliquent par des causes fixes, la resistance du public et des moeurs, la venue de grands ecrivains et de grands acteurs, les circonstances historiques, favorables ou defavorables. Si un esprit sincere, amoureux de l'etude, ecrivait l'Histoire que je demande, il nous ferait faire un bien grand pas dans cette question de la convention que j'ai prise pour champ de lutte. Je puiserais dans cette oeuvre des arguments decisifs, et je suis persuade que toutes les intelligences nettes seraient bientot de mon cote. Mais voila, cette Histoire de notre theatre n'existe pas, et ce n'est pas moi qui l'ecrirai, car elle demanderait un loisir dont je ne puis disposer. Plus tard, on l'ecrira, cela est certain; l'evolution qui se produit dans notre critique elle-meme, la conduit a ces etudes d'ensemble, a cette analyse des grands mouvements de l'esprit. Aujourd'hui, si nous manquons d'arguments, c'est que tout le passe doit etre remis en question, et etre fouille avec nos nouvelles methodes. La besogne de deblaiement sera beaucoup plus facile pour nos petits-fils, parce qu'ils auront des outils solides. Chaque jour, je me sens arrete, faute de pouvoir proceder aux etudes necessaires. Et ce qui me manque surtout, c'est une Histoire generale de notre litterature, ecrite sur les documents exacts et d'apres la methode scientifique. Des lors, on doit comprendre quelle a ete ma joie, en lisant l'_Histoire du costume au theatre_, qui ne traite a la verite qu'un cote assez restreint de la question, mais qui suffit pour indiquer nettement l'evolution naturaliste au theatre, depuis le quinzieme siecle jusqu'a nos jours. La tentative est excellente; maintenant on peut voir ce que donnerait une Histoire generale. II Du quinzieme siecle au dix-septieme, la confusion est absolue pour le costume au theatre. Ce qui domine, c'est un besoin de richesse croissant, sans aucun souci de bon sens ni d'exactitude. Dans les ballets, dans les embryons des premiers operas, on voit les deesses, les rois, les reines, vetus d'etoffes d'or et d'argent, avec une fantaisie et une prodigalite dont nos feeries peuvent donner une idee. Les pieces historiques, d'ailleurs, sont traitees de la meme facon; les Grecs, les Romains, ont des ajustements mythologiques du caprice le plus singulier. Pourtant, des Mazarin, un mouvement se produit vers la verite; le cardinal apportait de l'Italie le gout de l'antiquite; seulement, il faut ajouter que les costumes offraient toujours d etranges compromis. Enfin, arrive le costume romain, tel que le portaient les heros de Racine. Ce costume etait copie sur celui des statues d'empereurs romains que nous a laissees l'antiquite. Mais Louis XIV, qui venait de l'adopter pour ses carrousels, l'avait defigure d'une etonnante maniere. Ecoutez M Jullien: "La cuirasse, tout en gardant la meme forme, est devenue un corps de brocart; les knemides se sont changees en brodequins de soie brodee s'adaptant sur des souliers a talons rouges, et les noeuds de rubans remplacent les franges des epaules. Enfin, un tonnelet dentele, rond et court, un petit glaive dont le baudrier passe sous la cuirasse; par-dessus tout cela la perruque et la cravate de satin: voila ce qui composait l'habit a la romaine du dix-septieme siecle. Le casque de carrousel, qui reste dans l'opera, est le plus souvent remplace dans la tragedie par le chapeau de cour avec plumes." Voila dans quel attirail ont ete crees tous les chefs-d'oeuvre de Racine. D'ailleurs, les tragedies de Corneille etaient, elles aussi, mises a cette mode; on voyait Horace poignarder Camille en gants blancs. Et remarquez qu'il y avait la un progres, car jusqu'a un certain point ce costume d'apparat se basait sur la verite. Racine fit bien quelques efforts pour se soustraire aux modes du temps; mais il n'insista guere. Moliere fut plus energique; on connait l'anecdote qui le montre entrant dans la loge de sa femme, le soir de la premiere representation de _Tartufe_, et la faisant se deshabiller, en la trouvant vetue d'un costume magnifique pour jouer le role d'une femme "qui est incommodee" dans la piece. Les acteurs comiques, en effet, ne respectaient pas plus la verite que les acteurs tragiques. La richesse dominait quand meme. Une des causes de ce luxe, sans necessite le plus souvent, venait de l'habitude ou etaient les seigneurs de donner en cadeau aux comediens, comme une marque de satisfaction, des habits superbes qu'ils avaient portes. On comprend des lors la bizarre confusion que devaient produire sur la scene ces costumes contemporains d'un luxe outre, meles a des costumes defraichis de toutes les coupes et de toutes les modes. En un mot, le pele-mele le plus barbare regnait, sans que le public parut choque. On s'en tenait a l'homme metaphysique, a une idee d'abstraction et de rhetorique, comme je le disais plus haut. Tout le dix-septieme siecle a donc ete faux et majestueux. Pendant la premiere moitie du dix-huitieme siecle, on voit se derouler une periode de transition. Nous ne pouvons au juste nous faire une idee des obstacles que rencontrait le triomphe de la verite du costume. On devait lutter contre la tradition, contre les habitudes du public, le gout et l'inertie des comediens, surtout la coquetterie des comediennes. Il a fallu des annees d'efforts, au milieu des railleries et des insultes, pour que le naturalisme s'imposat, dans cette question si simple et d'ailleurs secondaire de l'exactitude historique. Ce fut pourtant des femmes que partit la reforme: mademoiselle de Maupin osa paraitre a l'Opera, dans le role de Medee, les mains vides, sans la baguette traditionnelle, audace enorme qui revolutionna le public; d'autre part, dans l'_Andrienne_, madame Dancourt imagina une sorte de robe longue ouverte, qui convenait a son role d'une femme relevant de couches. Mais un nouveau caprice faillit tout compromettre. Croyant arriver a plus de verite, les actrices adopterent, pour toutes les pieces, des vetements identiques a ceux des dames de la cour. Et, des lors, commenca le long compromis entre le moderne et l'antique, qui a dure jusqu'a Talma. "Les actrices tragiques, dit M. Jullien, eurent de grands paniers, des robes de cour, des plumets et des diamants sur la tete; elles se surchargeaient de franges, d'agrements, de rubans multicolores." Et ce n'etait pas seulement les grands roles qui se paraient ainsi, les suivantes et les soubrettes, jusqu'aux paysannes, se montraient vetues de velours et de soie, les bras et les epaules charges de pierreries. Elles agissaient ainsi autant par convenance que par coquetterie, car elles auraient cru manquer au public en paraissant habillees simplement dans le costume de leurs roles. D'ailleurs, cette idee ne venait a personne, excepte a des esprits tres nets qui devancaient leur epoque, qui reclamaient une reforme des costumes, de la diction, du theatre tout entier, et qu'on injuriait en se moquant d'eux. Voila qui doit nous donner du courage, a nous autres dont les idees naturalistes paraissent aujourd'hui si droles et si odieuses a la fois. Je resume ici a grands traits, je neglige les transitions. Mademoiselle Salle, une danseuse celebre de l'Opera, se permit la premiere de paraitre, dans Pygmalion, sans panier, sans jupe, sans corps, echevelee, et sans aucun ornement sur la tete. Elle avait rencontre en France de tels obstacles, de telles mauvaises volontes, qu'elle s'etait vue forcee d'aller creer le role a Londres. Plus tard, elle eut un grand succes a Paris. Mais j'arrive a mademoiselle Clairon, qui a tant fait pour la reforme du costume et de la diction. Elle etudiait l'antiquite, elle cherchait l'esprit de ses roles dans les monuments historiques. Pourtant, elle resista longtemps aux conseils de Marmontel, qui la suppliait de quitter la declamation chantante, comme elle avait quitte les oripeaux du grand siecle. Un jour, elle voulut tenter la partie. Il faut laisser ici la parole a Marmontel, qui a parle de cette representation: "L'evenement passa son attente et la mienne. Ce ne fut plus l'actrice, ce fut Roxane elle-meme que l'on crut voir et entendre. On se demandait: Ou sommes-nous? On n'avait rien entendu de pareil." Quel beau cri d'etonnement et quelle surprise dans ce triomphe brusque de la verite! Mademoiselle Clairon ne devait pas s'en tenir la. Elle joua _l'Electre_, de Crebillon, huit jours plus tard. Marmontel, qui a defendu la verite au theatre avec passion, ecrit encore ceci: "Au lieu du panier ridicule et de l'ample robe de deuil qu'on lui avait vus dans ce role, elle y parut en simple habit d'esclave, echevelee et les bras charges de longues chaines. Elle y fut admirable, et, quelque temps apres, elle fut plus sublime encore dans _l'Electre_, de Voltaire. Ce role, que Voltaire lui avait fait declamer avec une lamentation continuelle et monotone, parle plus naturellement, acquit une beaute inconnue a lui-meme." Mademoiselle Clairon poussa si loin ce qu'on appellerait aujourd'hui la passion du naturalisme, qu'un jour, au cinquieme acte de _Didon_, elle crut pouvoir paraitre en chemise, absolument en chemise, "afin de marquer, dit M. Jullien, quel desordre portait dans ses sens le songe qui l'avait chassee de son lit." Il est vrai qu'elle ne recommenca pas. Nous autres, gens de peu de morale comme on sait, nous n'en sommes pourtant pas encore a reclamer la chemise. Je suis oblige de me hater, je passe a Lekain qui fut egalement un des grands reformateurs du theatre. "D'abord fougueux et sans regle, dit M. Jullien, mais plein d'une chaleur communicative, il plut a la jeunesse et deplut aux amateurs de l'ancienne psalmodie qui l'appelaient le _taureau_, parce qu'ils ne retrouvaient plus chez lui cette diction chantante et martelee, cette declamation redondante qui les bercait si doucement d'habitude." Il s'occupa beaucoup aussi du costume, il parut d'abord dans Oreste avec un vetement dessine par lui qui etonna, mais qui fut accepte. Plus tard, il s'enhardit jusqu'a jouer Ninias, les manches retroussees, les bras teints de sang, les yeux hagards. On etait bien loin de la tragedie pompeuse de Louis XIV. Pourtant, il ne faut pas croire que le costume de cour eut completement disparu. Malgre ses audaces, Lekain laissa beaucoup a faire a Talma. Je passe rapidement sur madame Favart, qui la premiere joua des paysannes avec des sabots a l'Opera-Comique, sur la Saint-Huberty, une artiste lyrique de genie, qui porta le premier costume de Didon vraiment historique, une tunique de lin, des brodequins laces sur le pied nu, une couronne entouree d'un voile retombant par derriere, un manteau de pourpre, une robe attachee par une ceinture au-dessous de la gorge. Je passe egalement sur Clairval, Dugazon et Larive, qui continuerent plus ou moins les reformes de mademoiselle Clairon et de Lekain. A ce moment, un grand pas etait fait; mais, si le mouvement de reforme s'accentuait, on etait encore loin de la verite. Les coupes des vetements etaient changees, mais les etoffes trop riches demeuraient. Talma allait enfin porter le dernier coup a la convention. Ce comedien de genie fut passionne pour son art. Il fouilla l'antiquite, il reunit une collection de costumes et d'armes, il se fit dessiner des costumes par David, ne negligeant aucune source, voulant la verite exacte pour arriver au caractere. Ici, je me permettrai une longue citation qui resumera les reformes operees par Talma. "Il parut dans le role du tribun Proculus, de _Brutus_, vetu d'un costume fidelement calque sur les habits romains. Le role n'avait pas quinze vers; mais cette heureuse innovation qui, d'abord, etonna et laissa quelques minutes le public en suspens, finit par etre applaudie... Au foyer, un de ses camarades lui demanda "s'il avait mis des draps mouilles sur ses epaules?" tandis que la charmante Louise Contat, lui adressant sans le vouloir l'eloge le plus flatteur, s'ecriait: "Voyez donc Talma, qu'il est laid! Il a l'air d'une statue antique." Pour toute reponse, le tragedien deroula aux yeux des persifleurs le modele meme que David lui avait dessine pour son costume. A son entree en scene, madame Vestris le regarda des pieds a la tete, et tandis que Brutus lui adressait son couplet, elle echangeait a voix basse avec Talma-Proculus ce rapide dialogue: "--Mais vous avez les bras nus, Talma!--Je les ai comme les avaient les Romains.--Mais, Talma, vous n'avez pas de culotte.--Les Romains n'en portaient pas.--_Cochon!_..." et, prenant la main que lui offrait Brutus, elle sortit de scene en etouffant de colere." Voila le cri reactionnaire en art: Cochon! Nous sommes tous des cochons, nous autres qui voulons la verite. Je suis personnellement un cochon, parce que je me bats contre la convention au theatre. Songez donc, Talma montrait ses jambes. Cochon! Et moi, je demande qu'on montre l'homme tout entier. Cochon! cochon! Je m'arrete. L'ouvrage de M. Jullien prouve, avec un luxe d'evidence, la continuelle evolution naturaliste au theatre. Cela s'impose comme une verite mathematique. Inutile de discuter, de dire que ce mouvement qui nous emporte a la verite en tout, est bon ou mauvais; il est, cela suffit; nous lui obeissons de gre ou de force. Seulement, le genie va en avant, et c'est lui qui fait la besogne, pendant que la mediocrite hurle et proteste. Je sais bien que les mediocres d'aujourd'hui voudraient nous arreter, sous le pretexte qu'il n'y a plus de reformes a faire, que nous sommes arrives en litterature a la plus grande somme de verite possible. Eh! de tous temps, les mediocres ont dit cela! Est-ce qu'on arrete l'humanite, est-ce qu'on fixe jamais sa marche en avant? Certes, non, toutes les reformes ne sont pas accomplies. Pour nous en tenir au costume, que d'erreurs aujourd'hui encore, de luxe inutile, de coquetterie deplacee, de vetements de fantaisie! D'ailleurs, comme le dit tres bien M. Jullien, tout se tient au theatre. Quand les pieces seront plus humaines, quand la fameuse langue de theatre disparaitra sous le ridicule, quand les roles vivront davantage notre vie, ils entraineront la necessite de costumes plus exacts et d'une diction plus naturelle. C'est la ou nous allons, scientifiquement. III Maintenant je parlerai de l'epoque actuelle, je repondrai aux critiques qui s'etonnent de notre guerre aux conventions. Pour eux, on a pousse la verite aussi loin que possible sur la scene; en un mot, tout serait fait, nos devanciers ne nous auraient rien laisse a faire. J'ai deja prouve, selon moi, que le mouvement naturaliste qui nous emporte depuis les premiers jours de notre theatre national, ne saurait s'arreter une minute, qu'il est necessaire et continu, dans l'essence meme de notre nature. Mais cela ne suffit pas, il faut toujours en arriver aux faits, lorsqu'on veut etre clair et decisif. J'accorde volontiers que nous avons obtenu une grande exactitude dans le costume historique. Aujourd'hui, lorsqu'on monte une piece de quelque importance se passant en France ou a l'etranger, dans des epoques plus ou moins lointaines, on copie les costumes sur les documents du temps, on se pique de ne rien negliger pour arriver a une authenticite absolue. Je ne parle pas des petites tricheries, des negligences dissimulees sous une exageration de zele. Il y a aussi la question de la coquetterie des femmes; les comediennes reculent souvent encore devant des ajustements etranges et incommodes qui les enlaidiraient; alors, elles s'en tirent par un brin de fantaisie, elles changent la coupe, ajoutent des bijoux, inventent une coiffure. Malgre cela, l'ensemble reste satisfaisant; il y a eu la, au theatre, un mouvement fatal determine par les etudes historiques des cinquante dernieres annees. Devant les gravures, les textes de toutes sortes exhumes par les chercheurs, devant cette connaissance de plus en plus elargie et familiere des ages morts, il devenait naturel que le public exigeat une resurrection exacte des epoques mises en scene. Ce n'est donc pas un caprice, une affaire de mode, mais une marche logique des esprits. Donc, si la tradition maintient encore des anachronismes baroques, des fantaisies inexplicables dans les pieces jouees il y a une trentaine d'annees, il est rare qu'aujourd'hui, eu montant une piece historique, on ne se preoccupe pas de l'exactitude des costumes. Le mouvement s'accentuera encore, et la verite sera complete, lorsqu'on aura decide les femmes a ne pas profiter d'une piece historique pour porter des toilettes eblouissantes, au coin de leur feu et meme en voyage; car, outre l'exactitude du costume, il y a la convenance du costume, ce qui m'amene a la question du vetement dans nos pieces modernes. Ici, rien de plus simple pour les hommes. Ils s'habillent comme vous et moi. Quelques-uns, je parle des comiques, chargent trop l'excentricite, ce qui leur fait perdre le caractere. Il faut voir le succes d'un costume exact, pour comprendre ce qu'il ajoute de vie au personnage. Mais la grosse question est encore la question des femmes. Dans les pieces ou les roles exigent une grande simplicite de mise, il est a peu pres impossible d'obtenir cette simplicite; car on se heurte a une obstination de coquetterie d'autant plus vive, que les femmes n'ont point ici pour tricher le pittoresque du costume historique ou etranger. Vous amenerez encore une comedienne a draper ses epaules des haillons d'une mendiante, mais vous ne la deciderez jamais a se mettre en petite ouvriere, si elle a perdu le premier eclat de sa beaute, si elle sait que les robes pauvres l'enlaidissent. Pour elle, c'est parfois une question de vie, car a cote de l'actrice, il y a la femme, qui souvent a besoin d'etre belle. Voila la raison qui fausse presque continuellement le costume, dans nos pieces contemporaines: une peur de la simplicite, un refus d'accepter la condition des personnages, lorsque ces personnages glissent a l'odieux ou au ridicule de la mise. Puis, il y a encore cette rage de belles toilettes qui s'est declaree dans le gout meme du public. Par exemple, au Vaudeville et au Gymnase, les dernieres annees de l'empire ont amene des exhibitions de grands couturiers qui durent encore. Une piece ne peut se passer dans un monde riche, sans qu'aussitot il y ait un assaut de luxe entre les actrices. A la rigueur, ces toilettes sont justifiees; mais le mauvais, c'est l'importance qu'elles prennent. Le branle etant donne, le public se passionnant plus pour les robes que pour le dialogue, ou en est venu a fabriquer les pieces dans le but d'un grand etalage de modes nouvelles; on a voulu mettre dans un succes cette chance, en choisissant de preference un milieu d'action ou le luxe fut autorise. Le lendemain d'une premiere representation, la presse s'occupe autant des toilettes que de la piece; tout Paris en cause, une bonne partie des spectateurs et surtout des spectatrices vient au theatre pour voir la robe bleue de celle-ci ou le nouveau chapeau de celle-la. On dira que le mal n'est pas grand. Mais, pardon, le mal est tres grand! Sous une hypocrisie de realite, il y a la un succes cherche en dehors des oeuvres elles-memes. Ces toilettes eclatantes ne sont pas vraies, d'ailleurs, dans leur uniformite superbe. On ne s'habille pas ainsi a toute heure du jour, on ne joue pas continuellement la gravure de mode. Puis, ce gout excessif des toilettes riches a ceci de desastreux qu'il pousse les auteurs dans la peinture d'un monde factice, d'une distinction convenue. Comment oser risquer une piece se passant dans la bourgeoisie mediocre, ou dans le petit commerce, ou dans le peuple, lorsqu'il faut absolument au public des robes de cinq ou six mille francs! Alors, on force la note, on habille des bourgeoises de province comme des duchesses, ou l'on introduit une cocotte, pour qu'il y ait au moins un petard de soie et de velours. Trois actes ou cinq actes en robes de laine paraitraient une demence; demandez a un fabricant habile s'il risquerait cinq actes sans la grande toilette de rigueur. Eh bien, la verite au theatre souffre encore de tout cela. On hesite devant une question de costumes trop pauvres, comme on hesite devant une audace de scene. Pas une piece de MM. Augier, Dumas et Sardou, n'a ose se passer des grandes toilettes, pas une ne descend jusqu'aux petites gens qui portent des etoffes a dix-huit sous le metre; de sorte que tout un cote social, la grande majorite des etres humains se trouve a peu pres exclue du theatre. Jusqu'a present, on n'est pas alle au dela de la bourgeoisie aisee. Si l'on a mis des miserables au theatre, des ouvriers et des employes a douze cents francs, c'est dans des melodrames radicalement faux, peuples de ducs et de marquis, sans aucune litterature, sans aucune analyse serieuse. Et soyez certain que la question du costume est pour beaucoup dans cette exclusion. Nos vetements modernes, il est vrai, sont un pauvre spectacle. Des qu'on sort de la tragedie bourgeoise, resserree entre quatre murs, des qu'on veut utiliser la largeur des grandes scenes et y developper des foules, on se trouve fort embarrasse, gene par la monotonie et le deuil uniforme de la figuration. Je crois que, dans ce cas, on devrait utiliser la variete que peut offrir le melange des classes et des metiers. Ainsi, pour me faire entendre, j'imagine qu'un auteur place un acte dans le carre des Halles centrales, a Paris. Le decor serait superbe, d'une vie grouillante et d'une plantation hardie. Eh bien! dans ce decor immense, on pourrait parfaitement arriver a un ensemble tres pittoresque, en montrant les forts de la Halle coiffes de leurs grands chapeaux, les marchandes avec leurs tabliers blancs et leurs foulards aux tons vifs, les acheteuses vetues de soie, de laine et d'indienne, depuis les dames accompagnees de leurs bonnes, jusqu'aux mendiantes qui rodent pour ramasser des epluchures. D'ailleurs, il suffit d'aller aux Halles et de regarder. Rien n'est plus bariole ni plus interessant. Tout Paris voudrait voir ce decor, s'il etait realise avec le degre d'exactitude et de largeur necessaire. Et que d'autres decors a prendre, pour des drames populaires! L'interieur d'une usine, l'interieur d'une mine, la foire aux pains d'epices, une gare, un quai aux fleurs, un champ de courses, etc., etc. Tous les cadres de la vie moderne peuvent y passer. On dira que ces decors ont deja ete tentes. Sans doute, dans les feeries on a vu des usines et des gares de chemin de fer; mais c'etaient la des gares et des usines de feerie, je veux dire des decors bacles de facon a produire une illusion plus ou moins complete. Ce qu'il faudrait, ce serait une reproduction minutieuse. Et l'on aurait fatalement des costumes, fournis par les differents metiers, non pas des costumes riches, mais des costumes qui suffiraient a la verite et a l'interet des tableaux. Puisque tout le monde se lamente sur la mort du drame, nos auteurs dramatiques devraient bien tenter ce genre du drame populaire et contemporain. Ils pourraient y satisfaire a la fois les besoins de spectacle qu'eprouve le public et les necessites d'etudes exactes qui s'imposent chaque jour davantage. Seulement, il est a souhaiter que les dramaturges nous montrent le vrai peuple et non ces ouvriers pleurnicheurs, qui jouent de si etranges roles, dans les melodrames du boulevard. D'ailleurs, je ne me lasserai pas de le repeter apres M. Adolphe Jullien, tout se tient au theatre. La verite des costumes ne va pas sans la verite des decors, de la diction, des pieces elles-memes. Tout marche du meme pas dans la voie naturaliste. Lorsque le costume devient plus exact, c'est que les decors le sont aussi, c'est que les acteurs se degagent de la declamation ampoulee, c'est enfin que les pieces etudient de plus pres la realite et mettent a la scene des personnages plus vrais. Aussi, pourrais-je faire, au sujet des decors, les memes reflexions que je viens de faire a propos du costume. La aussi, nous semblons arrives a la plus grande somme de verite possible, lorsque de grands pas sont encore a faire. Il s'agirait surtout d'augmenter l'illusion, en reconstituant les milieux, moins dans leur pittoresque que dans leur utilite dramatique. Le milieu doit determiner le personnage. Lorsqu'un decor sera etudie a ce point de vue qu'il donnera l'impression vive d'une description de Balzac, lorsque, au lever de la toile, on aura une premiere donnee sur les personnages, sur leur caractere et leurs habitudes, rien qu'a voir le lieu ou ils se meuvent, on comprendra de quelle importance peut etre une decoration exacte. C'est la que nous allons, evidemment; les milieux, ces milieux dont l'etude a transforme les sciences et les lettres, doivent fatalement prendre au theatre une place considerable; et je retrouve ici la question de l'homme metaphysique, de l'homme abstrait qui se contentait de trois murs dans la tragedie, tandis que l'homme physiologique de nos oeuvres modernes demande de plus en plus imperieusement a etre determine par le decor, par le milieu, dont il est le produit. On voit donc que la voie du progres est longue encore, aussi bien pour la decoration que pour le costume. Nous sommes dans la verite, mais nous balbutions a peine. Un autre point tres grave est la diction. Certes, nous n'en sommes plus a la melopee, au plain-chant du dix-septieme siecle. Mais nous avons encore une voix de theatre, une recitation fausse tres sensible et tres facheuse. Tout le mal vient de ce que la plupart des critiques erigent les traditions en un code immuable; ils ont trouve le theatre dans un certain etat, et au lieu de regarder l'avenir, de juger par les progres accomplis les progres qui s'accomplissent et qui s'accompliront, ils defendent avec entetement ce qui reste des conventions anciennes, en jurant que ce reste est d'une necessite absolue. Demandez-leur pourquoi, faites-leur remarquer le chemin parcouru, ils ne donneront aucune raison logique, ils repondront par des affirmations basees justement sur l'etat de choses qui est en train de disparaitre. Pour la diction, le mal vient donc de ce que ces critiques admettent une langue de theatre. Leur theorie est qu'on ne doit pas parler sur les planches comme dans l'existence quotidienne; et, pour appuyer cette facon de voir, ils prennent des exemples dans la tradition, dans ce qui se passait hier et dans ce qui se passe aujourd'hui encore, sans tenir compte du mouvement naturaliste dont l'ouvrage de M. Jullien nous permet de constater les etapes. Comprenez donc qu'il n'y a pas absolument de langue de theatre; il y a eu une rhetorique qui s'est affaiblie de plus en plus et qui est en train de disparaitre, voila les faits. Si vous comparez un instant la declamation des comediens sous Louis XIV a celle de Lekain, et si vous comparez la declamation de Lekain a celle des artistes de nos jours, vous etablirez nettement les phases de la melopee tragique aboutissant a notre recherche du ton juste et naturel, du cri vrai. Des lors, la langue de theatre, cette langue plus sonore, disparait. Nous allons a la simplicite, au mot exact, dit sans emphase, tout naturellement. Et que d'exemples, si je ne devais me borner! Voyez la puissance de Geoffroy sur le public, tout son talent est dans sa nature; il prend le public parce qu'il parle a la scene comme il parle chez lui. Quand la phrase sort de l'ordinaire, il ne peut plus la prononcer, l'auteur doit en chercher une autre. Voila la condamnation radicale de la pretendue langue de theatre. D'ailleurs, suivez la diction d'un acteur de talent, et etudiez le public: les applaudissements partent, la salle s'enthousiasme, lorsqu'un accent de verite a donne aux mots prononces la valeur exacte qu'ils doivent avoir. Tous les grands triomphes de la scene sont des victoires sur la convention. Helas! oui, il y a une langue de theatre: ce sont ces cliches, ces platitudes vibrantes, ces mots creux qui roulent comme des tonneaux vides, toute cette insupportable rhetorique de nos vaudevilles et de nos drames, qui commence a faire sourire. Il serait bien interessant d'etudier la question du style chez les auteurs de talent comme MM. Augier, Dumas et Sardou; j'aurais beaucoup a critiquer, surtout chez les deux derniers, qui ont une langue de convention, une langue a eux qu'ils mettent dans la bouche de tous leurs personnages, hommes, femmes, enfants, vieillards, tous les sexes et tous les ages. Cela me parait facheux, car chaque caractere a sa langue, et si l'on veut creer des etres vivants, il faut les donner au public, non seulement avec leurs costumes exacts et dans les milieux qui les determinent, mais encore avec leurs facons personnelles de penser et de s'exprimer. Je repete que c'est la le but evident ou va notre theatre. Il n'y a pas de langue de theatre reglee par un code comme coupe de phrases et comme sonorite; il y a simplement un dialogue de plus en plus exact, qui suit ou plutot qui amene les progres des decors et des costumes dans la voie naturaliste. Quand les pieces seront plus vraies, la diction des acteurs gagnera forcement en simplicite et en naturel. Pour conclure, je repeterai que la bataille aux conventions est loin d'etre terminee et qu'elle durera sans doute toujours. Aujourd'hui, nous commencons a voir clairement ou nous allons, mais nous pataugeons encore en plein degel de la rhetorique et de la metaphysique. LES COMEDIENS I Je voudrais, a propos du concours du Conservatoire, dire mon mot sur l'education officielle qu'on donne en France aux comediens. Certes, cette education officielle est dans l'ordre accoutume de notre esprit francais. Le nom de l'etablissement ou elle est donnee, le "Conservatoire", suffit a indiquer qu'il s'agit d'y conserver les traditions, d'y enseigner un art en quelque sorte hieratique, dont toutes les recettes sont immuables. Tel geste signifie telle chose, et ce geste ne saurait etre change. Il y a un jeu de physionomie pour l'etonnement, un pour l'effroi, un pour l'admiration, et ainsi de suite, toute une collection de jeux de physionomie qui s'apprennent et qu'on finit par savoir employer, meme avec une intelligence mediocre. Il en est de meme pour les peintres a l'Ecole des Beaux-Arts. On parvient a y fabriquer un peintre, quand le sujet n'est pas completement idiot, et que la nature l'a bati physiquement a peu pres complet, avec des jambes et des bras. Et remarquez que je ne nie pas la necessite de ces ecoles. De meme qu'il faut des peintres decents, sachant leur metier pour decorer nos salons bourgeois, de meme il faut des comediens qui sachent se tenir en scene, saluer et repondre, pour jouer l'effroyable quantite de comedies et de drames que Paris consomme par hiver. Au moins, un eleve qui sort du Conservatoire, connait les elements classiques de son metier. Il est le plus souvent mediocre, mais il reste convenable, il s'acquitte honorablement de son emploi. Je me montrerai plus severe pour l'enseignement lui-meme, pour le corps des professeurs. Sans doute, ils ne peuvent pas donner du genie a leurs eleves. Peut-etre meme sont-ils obliges, jusqu'a un certain point, de rester dans la routine pour ne pas bouleverser d'un coup des habitudes seculaires. Un enseignement est forcement base sur un corps de doctrine, qui permet de l'appliquer au plus grand nombre a la moyenne des intelligences. Mais, vraiment, la tradition theatrale est chez nous une des plus fausses qui existent, et il serait grand temps de revenir a la verite, petit a petit, si l'on veut, de facon a ne brusquer personne. Qu'on reflechisse un instant aux conventions ridicules, a ces repas de theatre ou les acteurs mangent de trois quarts, a ces entrees et a ces sorties solennelles et grotesques, a ces personnages qui parlent la face toujours tournee vers le public, quel que soit le jeu de scene. Nous sommes habitues a ces choses, elles ne nous blessent plus; seulement, elles gatent l'illusion et elles font du theatre un art faux qui compromet les plus grandes oeuvres. Je ne parle pas des peuples latins, des Italiens et des Espagnols, dont l'art dramatique est encore plus ampoule et plus conventionnel. Mais, chez les peuples du Nord, les comediens jouent beaucoup plus librement, sans tant s'inquieter de la pompe de la representation. Par exemple, chez nous, il n'y a que les grands comediens, ceux dont l'autorite est souveraine sur le public, qui osent lancer certaines repliques en tournant le dos a la salle. Cela n'est pas convenable. Pourtant, il y a des effets puissants a tirer de la verite de cette attitude, qui se produit a chaque instant dans la vie reelle. Le facheux est que nos comediens jouent pour la salle, pour le gala; ils sont sur les planches comme sur un piedestal, ils veulent voir et etre vus. S'ils vivaient les pieces au lieu de les jouer, les choses changeraient. On parle de l'optique theatrale. Cette optique n'est jamais que ce qu'on la fait. Si l'enseignement serrait la vie de plus pres, si l'on ne changeait pas les eleves comediens en pantins mecaniques, on trouverait des interpretes qui renouvelleraient la mise en scene et feraient enfin monter la verite sur les planches. II L'education classique et traditionnelle donnee aux jeunes comediens est donc en soi une excellente chose, car elle sert a former des sujets d'une bonne moyenne pour les besoins courants de nos theatres. Mais ou la critique peut s'exercer, c'est, comme je l'ai dit, sur l'enseignement lui-meme, sur le corps de doctrine des professeurs dont le souci est, avant tout, de maintenir intactes les traditions. Il faut, pour comprendre ce qu'est aujourd'hui chez nous l'art du comedien, remonter a l'origine meme de notre theatre. On trouve, au dix-septieme siecle, la pompe tragique, les Romains et les Grecs portant la perruque des seigneurs du temps, la representation d'une piece se deroulant avec la majeste d'un gala princier. On pontifiait alors. On restait sur les planches dans le domaine des rois et des dieux. L'art consistait a etre le plus loin possible de la nature. Tout s'ennoblissait, et jusqu'a: "Je vous hais!" tout se disait tendrement. L'acteur le plus applaudi etait celui qui approchait le plus des belles manieres de la cour, arrondissant les bras, se balancant sur les hanches, grasseyant, roulant des yeux terribles. Certes, nous n'en sommes plus la. La verite du costume, du decor et des attitudes s'est imposee peu a peu. Aujourd'hui, Neron ne porte plus perruque, et l'on joue _Esther_ avec une mise en scene splendide et trop exacte. Mais, au fond, on retrouve toujours la tradition de majeste, de jeu solennel. Des acteurs francais qui jouent, sont restes des pretres qui officient. Ils ne peuvent monter sur les planches, sans se croire aussitot sur un piedestal, ou la terre entiere les regarde. Et ils prennent des poses, et ils sortent immediatement de la vie pour entrer dans ce ronronnement du theatre, dans ces gestes faux et forces, qui feraient pouffer de rire sur un trottoir. Prenez meme une piece gaie, une comedie, et regardez attentivement les acteurs qui la brulent. Vous reconnaitrez en eux les comediens pompeux du dix-septieme siecle, ceux qui sont les peres de l'art dramatique en France. Les entrees souvent sont accompagnees d'un coup de talon pour annoncer et mieux asseoir le personnage. Les effets sont continues au dela du vraisemblable, dans l'unique but d'occuper toute la scene et de forcer les applaudissements. Ce sont des jeux de physionomie adresses au public, des poses de bel homme, la cuisse tendue, la tete tournee et maintenue dans une position avantageuse. Ils ne marchent plus, ne parlent plus, ne toussent plus comme a la ville. On voit qu'ils sont en representation, et que leur effort le plus immediat est de n'etre pas comme tout le monde, de facon a etonner les bourgeois. Il y a un Grec ou un Romain du grand siecle, dans les paillasses de foire, qui tendent le derriere au coups de pied. Oui, la tradition a cette force. Elle est pareille au sable fin qui filtre quand meme et sans relache par les fissures les plus minces. La source en est deja disparue lorsque les effets en subsistent encore. Ces effets peuvent etre meconnaissables, transformes, devies, ils n'existent pas moins, ils n'en sont pas moins tout puissants. Si, aujourd'hui, notre theatre desespere les amis de la nature, la faute en est aux ancetres, a la lente education de nos comediens, que la tradition eloigne du vrai. Un art ne se forme pas en un jour. Aussi, quand il est forme, a-t-il une solidite de roc dans la routine. Cela explique comment il est si difficile d'innover, de changer la direction suivie par plusieurs generations. Aujourd'hui, le besoin de verite se fait sentir, au theatre comme partout; mais, plus que partout, ce besoin y trouve des resistances desesperees. On est habitue aux faussetes, aux conventions de la scene; le gros public n'est pas choque; tous les effets faux le ravissent, et il applaudit en criant a la verite; si bien meme que ce sont les effets vrais qui le fachent et qu'il traite d'exagerations ridicules. Le jugement du spectateur est perverti par une habitude seculaire. De la, l'entetement dans la formule existante de l'art dramatique. Et Dieu sait ou nous en sommes comme verite au theatre, malgre le mouvement naturaliste qui s'y accomplit fatalement! Je ne puis dresser un requisitoire en regle, mais je citerai quelques exemples. J'ai deja parle des entrees et des sorties qui sont le plus souvent operees en depit du bon sens, trop lentes ou trop brusques, uniquement comprises de facon a menager une salve d'applaudissements a l'acteur. Pourrait-on m'indiquer, d'autre part, quelque chose de plus ridicule que les passades du comedien, pendant une scene un peu longue? Pour couper les effets, au milieu du dialogue, le comedien qui est a gauche traverse et va a droite, tandis que le comedien qui est a droite, se rend a gauche, sans aucun motif d'ailleurs. Cela est d'un bon resultat pour les yeux, dit-on; c'est possible, mais ce continuel va-et-vient n'en est pas moins tres comique et tres pueril. Il faudrait parler encore de la facon de s'asseoir, de manger, de lancer dans la salle la replique destinee au personnage qu'on a a cote de soi, de s'approcher du trou du souffleur pour declamer la tirade a effet que les autres acteurs sur la scene feignent d'ecouter religieusement. En un mot, un acteur ne hasarde pas une enjambee, ne lache pas une phrase, sans que cette enjambee et cette phrase ne hurlent de faussete. J'excepte seulement les grands cris de passion et de verite que jettent parfois les artistes de genie. Je sais quelle est la reponse. Le theatre, dit-on, vit uniquement de convention. Si les acteurs tapent du pied, forcent leur voix, c'est pour qu'on les entende; s'ils exagerent les moindres gestes, c'est afin que leurs effets depassent la rampe et soient vus du public. On en arrive ainsi a faire du theatre un monde a part, ou le mensonge est non seulement tolere, mais encore declare necessaire. On redige le code etrange de l'art dramatique, on formule en axiomes les faussetes les plus etonnantes. Les erreurs deviennent des regles, et l'on hue quiconque n'applique pas les regles. Notre theatre est ce qu'il est, cela me parait un simple fait; mais ne pourrait-il pas etre autrement? Rien ne me fache comme le cercle etroit ou l'on veut enfermer un art. Certes, en dehors de l'heure presente, il y a le vaste monde qui garde une grande importance. Si l'on a le seul desir de reussir au theatre, d'etudier ce qui plait au public et de lui servir le plat qu'il aime et auquel il est habitue, sans doute il faut se conformer a la formule actuelle. Mais si l'on est blesse par cette formule, si l'on croit que la tradition a tort et qu'il faudrait accoutumer le public a un art plus logique et plus vrai, il n'y a certainement aucun crime a tenter l'experience. Aussi suis-je toujours stupefie, quand j'entends les critiques declarer gravement: "Ceci est du theatre, cela n'est pas du theatre." Qu'en savent-ils? Tout l'art n'est pas contenu dans une formule. Ce qu'il appelle le theatre, c'est un theatre, et rien de plus. J'ajouterai meme un theatre bien defectueux, etroit et mensonger dans ses moyens. Demain peut se produire une nouvelle formule qui bouleversera la formule actuelle. Est-ce que le theatre des Grecs, le theatre des Anglais, le theatre des Allemands est notre theatre? Est-ce que, dans une meme litterature, le theatre ne peut pas se renouveler, produire des oeuvres d'esprit et de facture completement differents? Alors, que nous veut-on avec cette chose abstraite, le theatre, dont on fait un bon Dieu, une sorte d'idole feroce et jalouse qui ne tolere pas la moindre infidelite! Rien n'est immuable, voila la verite. Les conventions sont ce qu'on les fait, et elles n'ont force de loi que si on les subit. A mon sens, les acteurs pourraient serrer la vie de plus pres, sans s'amoindrir sur la scene. Les exagerations de gestes, les passades, les coups de talon, les temps solennels pris entre deux phrases, les effets obtenus par un grossissement de la charge, ne sont en aucune facon necessaires a la pompe de la representation. D'ailleurs, la pompe est inutile, la verite suffirait. Voici donc ce que je souhaiterais voir: des comediens etudiant la vie et la rendant avec le plus de simplicite possible. Le Conservatoire est un lieu utile, si on le considere comme un cours elementaire ou l'on apprend la prononciation; encore existe-t-il, au Conservatoire, une prononciation etrange, emphatique, qui deroute singulierement l'oreille. Mais je doute qu'une fois les elements appris, on tire un grand profit des lecons des maitres. C'est absolument comme dans les ecoles de dessin. Pendant deux ou trois ans, les eleves ont besoin d'apprendre a dessiner des yeux, des nez, des bouches, des oreilles; puis, le mieux est de les mettre devant la nature, en laissant leur personnalite s'eveiller et pousser. On m'a souvent parle d'un maitre de declamation, dont les lecons consistaient d'abord a faire dire par ses eleves cette phrase: "Tiens! voila un chien!" sur tous les tons possibles, le ton de l'etonnement, le ton de la peur, de l'admiration, de la tendresse, de l'indifference, de la repulsion, et ainsi de suite. Il y avait cinquante et quelques manieres de dire. "Tiens! voila un chien!" Cela rappelle un peu les methodes pour apprendre l'anglais en vingt-cinq lecons. La methode peut etre ingenieuse et bonne pour des eleves qui commencent. Mais on sent tout ce qu'elle a de mecanique et d'insuffisant. Remarquez que le ton de la voix et l'expression de la physionomie sont regles a l'avance, qu'il s'agit ici simplement des grimaces de la tradition, sans tenir aucun compte de la libre initiative de l'eleve. Eh bien! l'enseignement au Conservatoire est le meme. On y repete: "Tiens! voila un chien!" avec toutes les expressions imaginables. Notre repertoire classique est la seule base de la doctrine. On exerce les eleves sur des types connus, regles a l'avance, et chaque mot qu'ils ont a dire a une inflexion consacree qu'on leur serine pendant des mois, absolument comme on serine a un sansonnet: _J'ai du bon tabac dans ma tabatiere_. On devine quelle influence peut avoir cet exercice sur de jeunes cervelles. Le mal ne serait pas grand encore, si les lecons s'appuyaient sur la verite; mais, comme elles ont la seule autorite de l'usage et de la tradition, elles arrivent a dedoubler la personne du comedien, a lui laisser son allure et sa voix personnelles a la ville, et a lui donner pour le theatre une allure et une voix de convention. Ce fait est connu de tous. Le comedien est irremediablement frappe chez nous d'une dualite qui le fait reconnaitre au premier coup d'oeil. J'ignore le remede. Je crois qu'il faudrait etudier plus sur la nature et moins dans le repertoire. Les livres ne valent jamais rien pour l'education de l'artiste. En outre, on devrait peu a peu amener les eleves a un souci constant de la verite. L'art de declamer tue notre theatre, parce qu'il repose sur une pose continue, contraire au vrai. Si les professeurs voulaient mettre de cote leur personnalite, ne pas enseigner comme des articles de foi les effets qui leur ont reussi journellement au theatre, il est a croire que les eleves ne perpetueraient pas ces effets a leur tour et cederaient au courant naturaliste qui transforme aujourd'hui tous les arts. La vie sur les planches, la vie sans mensonge avec sa bonhomie et sa passion, tel doit etre le but. Le public est en dehors de la querelle. Il acceptera ce que le talent lui fera accepter. Il faut avoir ecrit une piece et l'avoir fait repeter pour connaitre la disette ou nous sommes de comediens intelligents, consentant a jouer simplement les choses simples, sentant et rendant la verite d'un role, sans le gater par des effets odieux, que le public applaudit depuis deux siecles. III L'autre soir, au Theatre-Italien, j'ai eprouve une des plus fortes emotions dont je me souvienne. Salvini jouait dans un drame moderne: la _Mort civile_. Je l'avais vu dans _Macbeth_, et je m'etais recuse, n'ayant rien a dire, si ce n'etait des lieux communs. Je laisse Shakespeare dans sa gloire, j'avoue ne plus le comprendre quand on le joue sur nos planches modernes, en italien surtout, devant un public qui se fouette pour admirer. Cela m'est indifferent, parce que cela se passe trop loin de moi, dans la nue. Et quant a l'interpretation, elle me deroute plus encore. J'ecrirai que c'est sublime, mais je reste glace. Un sens me manque peut-etre. Enfin, j'ai vu Salvini dans la _Mort civile_, et je vais pouvoir le juger. Je n'ai plus besoin de phrases toutes faites, qui me repugnent et devant lesquelles j'ai recule. Le comedien m'a pris tout entier, il m'a bouleverse. J'ai senti en lui un homme, un etre vivant empli de mes propres passions. Desormais, il y a une commune mesure entre lui et moi. D'abord, cette piece: _la Mort civile_, m'a paru un drame des plus curieux. Une certaine Rosalie, dont le mari a ete condamne aux galeres a perpetuite est entree comme gouvernante chez le docteur Palmieri, qui a adopte la fille de Conrad, Emma, encore au berceau. L'enfant croit que le docteur est son pere. Rosalie s'est resignee a n'etre que l'institutrice de sa fille. Mais Conrad s'echappe du bagne et le drame se noue. Il veut d'abord faire valoir ses droits de pere. Le docteur lui prouve qu'il tuera Emma, qu'il lui imposera tout au moins une existence abominable, en faisant d'elle la fille d'un forcat. Ensuite Conrad veut emmener Rosalie; et la encore, il doit se devouer, car il a compris que, s'il etait mort, Rosalie aurait epouse le docteur. Il est resolu a partir, a disparaitre pour toujours, lorsque la mort le prend en pitie et lui facilite son abnegation. Il meurt, il fait trois heureux. Sans doute, je vois bien qu'il y a la-dessous une these, et les theses m'ont toujours fache au theatre. D'autre part, la donnee reste bien melodramatique. Si l'on veut savoir ce qui m'a seduit, c'est la belle nudite de la piece. Pas un coup de theatre, a notre mode francaise. Les scenes se suivent tranquillement, la toile tombe sur une conversation, les actes sont coupes au petit bonheur. C'est une tragedie, avec des personnages modernes. M. d'Ennery hausserait les epaules et trouverait cela bien maladroit. Justement, je pensais a _Une Cause celebre_, qui a une si etrange parente avec la _Mort civile_. Dans le premier de ces drames, quelle grossierete de procede! On peut etre sur que l'auteur ne se privera pas d'une ficelle, d'une situation, d'une tirade. Il gorgera la betise populaire, il trempera de larmes son public, par les moyens les plus enormes. Tout notre mauvais theatre actuel est la, avec l'impudence de son dedain litteraire. _Une Cause celebre_ sue le mepris du bon sens, du genie francais. On ne dit pas assez ce qu'une pareille piece peut faire de mal a notre litterature dramatique. Pour en sentir toute l'inferiorite, il faudrait la comparer a la _Mort civile_. On se rappelle, par exemple, l'episode de Jean Renaud retrouvant sa fille Adrienne. Il y a la des forcats dans un parc, une jeune personne qui sait une phrase entendue en reve, un pere en casaque rouge qui pousse des hurlements a ameuter le chateau. Rien de plus criard comme enluminure d'Epinal. L'auteur italien, au contraire, ne parait pas avoir songe un instant qu'il pourrait tirer un effet du retour du forcat. Son forcat entre, s'asseoit et cause, a peu pres comme cela se passerait dans la realite. Il a, plus tard, deux scenes avec Emma. La jeune fille a peur de lui, ce qui est naturel. Et voila tout, cela suffit a serrer les coeurs d'une profonde emotion. Chaque episode est traite avec cette simplicite, dans la _Mort civile_. L'intrigue, sans aucune complication, va d'un bout a l'autre de la piece. Rien n'y a ete introduit pour satisfaire le mauvais gout du gros public. Conrad n'est pas innocent comme Jean Renaud; il a tue un homme, le propre frere de sa femme, et sa figure grandit de ce meurtre; il n'est pas ce pantin persecute de notre melodrame, dont l'innocence doit eclater au cinquieme acte. Remarquez que la _Mort civile_ a eu en Italie un immense succes. Aucune traduction francaise n'existe, et je crois que le drame traduit ferait de maigres recettes a la Porte-Saint-Martin[1]. C'est que notre public est pourri maintenant. Il lui faut de grandes machines compliquees. On l'a mis au regime du roman-feuilleton et des melodrames ou les ducs et les forcats s'embrassent. La plupart des critiques eux-memes font du theatre une chose bete, ou le talent d'ecrivain n'est pas necessaire, ou il faut manquer d'observation, d'analyse et de style, pour faire des chefs-d'oeuvre. Le theatre, disent ils, c'est ca; et il semble qu'ils professent un cours d'ebenisterie. Donner des regles au neant, c'est le comble. [Note 1: Depuis que cet article a ete ecrit, M. Auguste Vitu a fait jouer a l'Odeon une traduction de la _Mort civile_ qui n'a eu aucun succes.] Eh! non, le theatre, ce n'est pas ca! L'absolu n'existe point. Le theatre d'une epoque est ce qu'une generation d'ecrivains le fait. Nous sommes, malheureusement, d'une ignorance crasse et d'une vanite incroyable. Les litteratures des peuples voisins sont pour nous comme si elles n'etaient pas. Si nous etions plus curieux, plus lettres, nous connaitrions depuis longtemps la _Mort civile_, et nous verrions dans ce drame un singulier dementi a nos theories francaises. Il est concu absolument dans la formule que j'indique, depuis que je m'occupe de critique dramatique; et il parait que cette formule n'est pas si mauvaise, puisque l'Italie tout entiere a applaudi la piece. Mais je m'arrete, car j'enfourche la mon dada, et c'est de Salvini surtout dont je veux parler. Je me mefiais beaucoup des acteurs italiens, je me les imaginais d'une exuberance folle. Aussi quel a ete mon etonnement, lorsque j'ai constate que le grand talent de Salvini est tout de mesure, de finesse, d'analyse. Il n'a pas un geste inutile, pas un eclat de voix qui detonne. Au premier aspect, il serait plutot gris, et il faut attendre pour etre empoigne par ce jeu si simple, si savant et si fort. Je citerai quelques exemples. Son entree de forcat fugitif, d'homme humble et souffrant, inquiet et torture, est merveilleuse. Mais ce qui m'a plus frappe encore, c'est la facon dont il dit le long recit de son evasion. Tout d'un coup, au milieu de l'allure dramatique de la scene, c'est un coin de comedie qui s'ouvre. Il baisse la voix, comme si l'on pouvait l'entendre; il dit le recit sur le meme ton voile, en s'animant pourtant, en finissant par rire d'avoir si bien trompe les gardiens. Nous n'avons pas un seul acteur de drame en France qui aurait l'intelligence d'effacer ainsi sa voix. Tous raconteraient leur fuite en roulant les yeux et en faisant les grands bras. L'impression que produit Salvini par la simplicite de son jeu est prodigieuse en cette occasion. Il me faudrait citer toutes les scenes. Dans la conversation qu'il a avec le docteur, et plus tard dans la scene avec Rosalie, lorsqu'il laisse tomber sa tete sur la poitrine de cette femme qu'il aime tant et qu'il va perdre, il arrive aux plus larges effets du pathetique. Je ne voudrais etre desagreable pour personne, mais puisque j'ai compare la _Mort civile_ a _Une Cause celebre_, je puis bien rapprocher Salvini de Dumaine. Il faut voir le premier pour comprendre combien le second crie et se demene inutilement. Tout le jeu de Dumaine, dans Jean Renaud, devient faux et penible, a cote du jeu si souple et si vrai de Salvini. Celui-ci a etudie l'ame humaine, il en analyse les nuances, il est un homme qui pleure. Mais ou il a ete superbe surtout, c'est au dernier acte, lorsqu'il meurt. Je n'ai jamais vu mourir personne ainsi au theatre. Salvini gradue ses derniers moments de moribond avec une telle verite, qu'il terrifie la salle. Il est vraiment un mourant, avec ses yeux qui se voilent, sa face qui blemit et se decompose, ses membres qui se raidissent. Lorsque Emma, sur la demande de Rosalie, s'approche et l'appelle: "Mon pere", il a un retour de vie, un eclair de joie sur son visage deja mort, d'un charme douloureux; et ses mains tremblent, et sa tete se penche, secouee par le rale, tandis que ses derniers mots se perdent et ne s'entendent plus. Sans doute, on a fait souvent cela au theatre, mais jamais, je le repete, avec une pareille intensite de verite. Enfin, Salvini a eu une trouvaille de genie: il est etendu dans un fauteuil, et lorsqu'il expire, la tete penchee vers Emma, il semble s'ecrouler, son poids l'emporte, il culbute et vient rouler devant le trou du souffleur, pendant que les personnages presents s'ecartent en poussant un cri. Il faut etre un bien grand comedien pour oser cela. L'effet est inattendu et foudroyant. La salle entiere s'est levee, sanglotant et applaudissant. La troupe qui donne la replique a Salvini est tres suffisante. Ce que j'ai beaucoup remarque, c'est la facon convaincue dont jouent ces comediens italiens. Pas une fois, ils ne regardent le public. La salle ne semble point exister pour eux. Quand ils ecoutent, ils ont les yeux fixes sur le personnage qui parle, et quand ils parlent, ils s'adressent bien reellement au personnage qui ecoute. Aucun d'eux ne s'avance jusqu'au trou du souffleur, comme un tenor qui va lancer son grand air. Ils tournent le dos a l'orchestre, entrent, disent ce qu'ils ont a dire et s'en vont, naturellement, sans le moindre effort pour retenir les yeux sur leurs personnes. Tout cela semble peu de chose, et c'est enorme, surtout pour nous, en France. Avez-vous jamais etudie nos acteurs? La tradition est deplorable sur nos theatres. Nous sommes partis de l'idee que le theatre ne doit avoir rien de commun avec la vie reelle. De la, cette pose continue, ce gonflement du comedien qui a le besoin irresistible de se mettre en vue. S'il parle, s'il ecoute, il lance des oeillades au public; s'il veut detacher un morceau, il s'approche de la rampe et le debite comme un compliment. Les entrees, les sorties sont reglees, elles aussi, de facon a faire un eclat. En un mot, les interpretes ne vivent pas la piece; ils la declament, ils tachent de se tailler chacun un succes personnel, sans se preoccuper le moins du monde de l'ensemble. Voila, en toute sincerite, mes impressions. Je me suis mortellement ennuye a _Macbeth_, et je suis sorti, ce soir la, sans opinion nette sur Salvini. Dans la _Mort civile_, Salvini m'a transporte; je m'en suis alle etrangle d'emotion. Certes, l'auteur de ce dernier drame, M. Giacometti, ne doit pas avoir la pretention d'egaler Shakespeare. Son oeuvre, au fond, est meme mediocre, malgre la belle nullite de la formule. Seulement, elle est de mon temps, elle s'agite dans l'air que je respire, elle me touche comme une histoire qui arriverait a mon voisin. Je prefere la vie a l'art, je l'ai dit souvent. Un chef-d'oeuvre glace par les siecles n'est en somme qu'un beau mort. IV Je me souviens d'avoir assiste a la premiere representation de l'_Idole_. On comptait peu sur la piece, on etait venu au theatre avec defiance. Et l'oeuvre, en effet, avait une valeur bien mediocre. Les premiers actes surtout etaient d'un ennui mortel, mal batis, coupes d'episodes facheux. Cependant, vers la fin, un grand succes se dessina. On put etudier, en cette occasion, la toute-puissance d'une artiste de talent sur le public. Madame Rousseil, non seulement sauva l'oeuvre d'une chute certaine, mais encore lui donna un grand eclat. Elle s'etait menagee pendant les premiers actes, montrant une froideur calculee; puis, au quatrieme acte, sa passion eclata avec une fougue superbe qui enleva la foule. Je me rappelle encore l'ovation qu'on lui fit. Elle etait meritee, tout le succes lui etait du. Des difficultes s'eleverent, je crois, entre les acteurs et le directeur, et la piece disparut de l'affiche, mais j'aurais ete etonne si elle avait fait de l'argent, comme je le serais encore si elle en faisait aujourd'hui. Elle n'est vraiment pas assez d'aplomb; madame Rousseil, malgre ses fortes epaules, ne saurait la tenir longtemps debout. Il y aurait toute une etude a ecrire a propos de ces succes personnels des artistes, qui trompent souvent le public sur le merite veritable d'une oeuvre. Ce qui est consolant pour la dignite des lettres, c'est qu'une oeuvre ainsi soutenue par le talent d'un artiste, n'a jamais qu'une vogue temporaire, et qu'elle disparait fatalement avec son interprete. J'ai egalement assiste a la premiere representation de _Froufrou_, bien que je ne fisse pas alors de critique dramatique. Desclee se trouvait dans tout son triomphe de grande artiste. Ici, l'oeuvre etait une peinture charmante d'un coin de notre societe; les premiers actes surtout offraient les details d'une observation tres fine et tres vraie; j'aimais moins la fin qui tournait au larmoyant. Cette pauvre Froufrou etait en verite trop punie; cela serrait inutilement le coeur et terminait cette serie de tableaux parisiens par une gravure poncive, faite pour tirer des larmes aux personnes sensibles. Sans doute, l'oeuvre cette fois aidait, poussait l'artiste. Mais Desclee, on peut le dire, y mit encore de son temperament et elargit ainsi l'horizon de la piece. C'est que, justement, elle semblait faite pour le personnage, elle le jouait avec toute sa nature. Aussi s'incarna-t-elle dans ce role, ou elle fut superbe de vie et de verite. La mort de Desclee a ete pleuree par beaucoup de debutants dramatiques. Nous la regardions tous grandir, avec la joie de constater, a chaque nouvelle creation, que nous trouverions en elle l'interprete que nous revions pour nos oeuvres futures. Nous songions tous a des pieces ou nous etudierions notre societe, ou nous tacherions de mettre la realite a la scene. Et nous lui taillions deja des roles, parce qu'elle seule nous paraissait moderne, vivant de notre air et exprimant avec exactitude les troubles nerveux de l'epoque presente. Elle ne semblait avoir passe par aucune ecole, elle arrivait avec sa personnalite, sans aucune recette d'attitudes ni de diction. Notre age vibrait en elle avec une intensite merveilleuse. Je la sentais nee pour aider puissamment au theatre le mouvement naturaliste. Et elle est morte. C'est une perte immense pour nous tous. On peut dire qu'elle n'a pas ete remplacee. Le public ne se doute pas de la difficulte qu'eprouve aujourd'hui un auteur dramatique pour trouver une interprete selon ses voeux, dans une piece moderne, qui demande la sensation et l'intelligence du temps ou nous vivons. Je mets a part la Comedie-Francaise. Les directeurs disent: "Il n'y a plus d'artiste." Ce qui est plus vrai et plus triste, c'est qu'il y a bien encore des artistes, mais que ces artistes n'ont pas la flamme du mouvement litteraire actuel. Ils ne sont pas faits pour les oeuvres qui viennent. Notre mouvement naturaliste, en un mot, ne voit pas encore poindre ses Frederick-Lemaitre et ses Dorval. Justement, Desclee s'annoncait comme la Dorval de ce mouvement. C'est pourquoi nous la regrettons avec tant d'amertume. Il est une loi: c'est que toute periode litteraire, au theatre, doit amener avec elle ses interpretes, sous peine de ne pas etre. La tragedie a eu ses illustres comediens pendant deux siecles; le romantisme a fait naitre toute une generation d'artistes de grand talent. Aujourd'hui, le naturalisme ne peut compter sur aucun acteur de genie. C'est sans doute parce que les oeuvres, elles aussi, ne sont encore qu'en promesse. Il faut des succes pour determiner des courants d'enthousiasme et de foi; et ces courants seuls degagent les originalites, amenent et groupent autour d'une cause les combattants qui doivent la defendre. Examinez le personnel de nos actrices, par exemple. Voila Desclee morte, a qui confiera-t-on le role de Froufrou? M. Montigny a voulu utiliser mademoiselle Legault, qu'il avait sous la main. Mais je suis persuade que celle-ci n'a accepte le role qu'a son corps defendant; il n'est pas dans ses moyens; elle y est fort jolie, seulement elle ne saurait lui donner de la profondeur ni en rendre le detraquement nerveux. Mademoiselle Legault est une tres charmante ingenue, un peu minaudiere, dont on a voulu a tort forcer les notes aimables. Je crois que, si M. Montigny avait eu le choix, il aurait prefere donner le role a mademoiselle Blanche Pierson. Je ne vois guere qu'elle, toujours en dehors de la Comedie-Francaise, qui puisse aborder aujourd'hui les roles de Desclee. Mademoiselle Pierson, qui n'a ete longtemps qu'une jolie femme, se trouve etre actuellement une des rares comediennes qui sentent la vie moderne. Elle s'est montree remarquable dans _Fromont jeune et Risler aine_, d'Alphonse Daudet. A la verite, elle manque d'un je ne sais quoi, ce qui la laisse toujours un peu dans l'ombre; elle n'a pas la foi peut-etre, elle n'enleve pas une salle d'un geste ou d'un mot. Rappelez-vous ses creations, aucune ne vient en avant et ne s'impose par une largeur magistrale. Je le repete, elle n'en est pas moins la seule artiste qu'on aimerait voir dans _Froufrou_. Je ne puis nommer madame Rousseil, dont je parlais tout a l'heure. Celle-la n'a rien de moderne. Elle est taillee pour la tragedie, elle a les bras forts et le masque energique des heroines de Corneille. Quand elle descend au drame, il lui faut des creations males, des vigueurs qui emportent tout. Je ne la vois pas chaussee des fines bottines de la Parisienne, se jouant et agonisant dans des amours a fleur de peau. Quant a madame Fargueil, qui a eu de si beaux cris de passion, elle est trop marquee aujourd'hui, comme on dit en argot de coulisse, pour accepter des roles ou il y a des scenes d'amour. Il lui faut desormais des roles faits pour elle, ce qui la rend d'un emploi assez difficile, malgre son beau talent. Mon intention n'est point de passer ainsi toutes nos comediennes en revue. Le lecteur peut continuer aisement ce travail. Il verra combien il est malaise de trouver une Froufrou; j'ai pris ce personnage de Froufrou comme type d'un personnage strictement moderne, parce que l'actualite me l'apportait et qu'il est, en effet, suffisamment caracteristique. Si l'on imagine un role plus accentue encore, n'ayant plus certains cotes de grace facile, vivant une vie moins factice, d'une classe moins elegante, on comprendra que le choix d'une interprete devient alors d'une difficulte presque insurmontable. Ou decouvrir une femme assez artiste pour vivre sur les planches la vie qu'elle voit tous les jours dans la rue, pour oublier les grimaces apprises et se donner tout entiere, avec ses souffrances et ses joies? Ce qui complique les choses, c'est que la modernite tend a rendre les oeuvres dramatiques tres complexes: les roles ne sont plus d'un seul jet, coules dans une abstraction; ils reproduisent toute la creature qui pleure et qui rit, qui se jette continuellement a droite et a gauche. Des lors, ces roles demandent une composition extremement serree. Il faut un grand talent pour s'en tirer avec honneur. J'ai mis la Comedie-Francaise a part. Les debutants n'y sont point joues facilement. Il y a pourtant la une societaire, madame Sarah Bernhardt, qui a la flamme moderne. Jusqu'a present, il me semble qu'elle n'a pas eu une creation ou elle se soit donnee completement. On a goute sa voix si souple et si sonore, dans ce role de dona Sol, qui n'est guere qu'un role de figurante. On a admire sa science dans _Phedre_ et dans le repertoire romantique. Mais, selon moi, la tragedie et le drame romantique ont des liens traditionnels qui garrottent sa nature. Je la voudrais voir dans une figure bien moderne et bien vivante, poussee dans le sol parisien. Elle est fille de ce sol, elle y a grandi, elle l'aime et en est une des expressions les plus typiques. Je suis persuade qu'elle ferait une creation qui serait une date dans notre histoire dramatique. Nous avons bien vu madame Sarah Bernhardt dans l'_Etrangere_, de M. Dumas. Mais, vraiment, son personnage de miss Clarkson etait une plaisanterie par trop romantique. Cette Vierge du mal qui parcourait la terre pour se venger des hommes, en se faisant aimer d'eux et en se regalant ensuite de leurs souffrances, est a mon sens une des imaginations les plus comiques qu'on puisse voir. L'artiste avait surtout, au troisieme acte, je crois, un interminable monologue, d'une drolerie achevee. Madame Sarah Bernhardt executa un tour de force en n'y etant pas ridicule. Meme elle montra, dans l'_Etrangere_, ce qu'elle pourrait donner, le jour ou elle aurait un role central dans une piece moderne, prise en pleine realite sociale. Souvent, cette grave question de l'interpretation m'a preoccupe. Chaque fois qu'un auteur dramatique, ayant quelque souci de la verite, a aujourd'hui un role important de femme a distribuer, je sais qu'il se trouve dans l'embarras. On finit toujours, il est vrai, par faire un choix, mais la piece en patit souvent. Le public ne saurait entrer dans cette cuisine des coulisses; la piece est mediocrement jouee, et comme justement les pieces d'analyse et de caractere ne supportent pas une interpretation mediocre, on la siffle. C'est une oeuvre enterree. Il est vrai que nous sommes singulierement difficiles, nous voudrions des artistes jeunes, jolies, tres intelligentes, profondement originales. En un mot, nous tous qui travaillons pour l'avenir, nous demandons des comediennes de genie. V Le cas de madame Sarah Bernhardt me parait des plus interessants et des plus caracteristiques. Je n'ai pas a prendre la defense de la grande artiste, que son talent defendra suffisamment. Mais je ne puis resister au besoin d'etudier, a son sujet, ce fameux besoin de reclame qui affole notre epoque, selon les chroniqueurs. D'abord, posons nettement les situations. Madame Sarah Bernhardt est accusee d'etre devoree d'une fievre de publicite. A entendre les chroniqueurs et les reporters de notre presse parisienne, elle ne dit pas une parole, ne risque pas un acte, sans en calculer a l'avance le retentissement. Non contente d'etre une comedienne adoree du public, elle a cherche a se singulariser en touchant a la sculpture, a la peinture, a la litterature. Enfin, on en est venu a dire que, tout a fait affolee par sa rage de reclame, compromettant la dignite de la Comedie-Francaise, elle avait fini par se montrer a Londres, vetue en homme, pour un franc. Quant aux chroniqueurs et aux reporters qui dressent aujourd'hui ce requisitoire, ils prennent des attitudes de moralistes affliges. Ils pleurent sur ce beau talent qui se compromet. Ils menacent la comedienne de la lassitude du public et lui font entendre que, si elle fait encore parler d'elle d'une facon desordonnee, on la sifflera. En un mot, eux qui sont les seuls coupables de tout ce bruit, ils declarent que si le bruit continue, c'en est fait de madame Sarah Bernhardt; et le plus comique, c'est que, precisement, ils continuent eux-memes le bruit. J'ai lu avec attention les derniers articles de M. Albert Wolff, dans le _Figaro_. M. Albert Wolff est un ecrivain de beaucoup d'esprit et de raison; mais il "s'emballe" aisement. Quand il croit etre dans la verite, il pousse sa these a l'aigu; et vous devinez quelle besogne, s'il est dans l'erreur. Beaucoup d'autres ont parle comme lui de madame Sarah Bernhardt. Mais je m'adresse a lui, parce qu'il a une reelle puissance sur le public. Voyons, de bonne foi, croit-il a cet amour enrage de madame Sarah Bernhardt pour la reclame? Ne s'avoue-t-il pas que, si madame Sarah Bernhardt aime aujourd'hui a entendre parler d'elle, la faute en est precisement a lui et a ses confreres qui ont fait autour d'elle un tapage si enorme? Ne voit-il pas enfin que, si notre epoque est tapageuse, avide de boniments, devoree par la publicite a outrance, cela vient moins des personnalites dont on parle que du vacarme fait autour de ces personnalites par la presse a informations. Examinons cela tranquillement, sans passion, uniquement pour trouver la verite, en nous appuyant sur le cas de madame Sarah Bernhardt. Qu'on se rappelle ses debuts. Ils furent assez difficiles. Le _Passant_, tout d'un coup, la mit en lumiere. Il y a de cela une dizaine d'annees. Des ce jour-la, la presse s'empara d'elle, et ce fut surtout de sa maigreur dont il fut question. Je crois que cette maigreur fit alors pour sa reputation beaucoup plus que son talent. Pendant dix annees, on n'a pu ouvrir un journal sans trouver une plaisanterie sur la maigreur de madame Sarah Bernhardt. Elle etait surtout celebre parce qu'elle etait maigre. M. Albert Wolff pense-t-il que madame Sarah Bernhardt s'etait fait maigrir pour qu'on parlat d'elle? J'imagine qu'elle a du etre souvent blessee par ces bons mots d'un gout douteux; ce qui exclut l'idee qu'elle payait des gens pour les publier. Ainsi donc voila son debut dans la reclame. Elle est maigre, et les chroniqueurs, aides des reporters, font d'elle un phenomene qui occupe l'Europe. Plus tard, on decouvre d'autres choses: par exemple, on l'accuse d'une mechancete diabolique; on raconte que, chez elle, elle invente des supplices atroces pour ses singes; puis, toutes sortes de legendes se repandent, elle dort dans son cercueil, un cercueil capitonne de satin blanc; elle a des gouts macabres et sataniques, qui la font tomber amoureuse d'un squelette, pendu dans son alcove. Je m'arrete, je ne puis dire ici les histoires monstrueuses qui ont circule, et que la presse a repandues crument ou a demi mots. De nouveau, je prie M. Albert Wolff de me dire s'il soupconne madame Sarah Bernhardt d'avoir fait circuler ces histoires elle meme, dans le but calcule de faire parler d'elle. Je touche ici un point delicat. En quoi les excentricites de madame Sarah Bernhardt, vraies ou non, interessaient-elles le public? Je suis persuade, pour mon compte, de la faussete parfaite de ces legendes. Mais, quand il serait vrai que madame Sarah Bernhardt rotirait des singes et coucherait avec un squelette, qu'avons-nous a voir la-dedans, nous autres, si c'est son plaisir? Des qu'on est chez soi, les portes closes, on a le droit absolu de vivre a sa guise, pourvu qu'on ne gene personne. C'est affaire de temperament. Si je disais que tel critique, tres moral, vit dans une cour de petites femmes complaisantes, que tel romancier idealiste patauge dans la prose de l'escroquerie, je me melerais certainement de ce qui ne me regarde pas. La vie interieure de madame Sarah Bernhardt ne regardait ni les reporters ni les chroniqueurs. En tout cas, ce n'est pas encore elle qu'il faut accuser ici de chercher la reclame; c'est la reclame, violente et blessante, qui a force sa demeure et qui a mis autour de l'artiste la reputation romantique et legerement ridicule d'une femme a moitie folle. Maintenant, arrivons a la grosse accusation. On lui reproche surtout de ne pas s'en etre tenu a l'art dramatique, d'avoir aborde la sculpture, la peinture, que sais-je encore! Cela est plaisant. Voila que, non content de la trouver maigre et de la declarer folle, on voudrait reglementer l'emploi de ses journees. Mais, dans les prisons, on est beaucoup plus libre. Est-ce qu'on s'inquiete de ce que madame Favart ou madame Croizette fait en rentrant chez elle? Il plait a madame Sarah Bernhardt de faire des tableaux et des statues, c'est parfait. A la verite, on ne lui nie pas le droit de peindre ni de sculpter, on declare simplement qu'elle ne devrait pas exposer ses oeuvres. Ici le requisitoire atteint le comble du burlesque. Qu'on fasse une loi tout de suite pour empecher le cumul des talents. Remarquez qu'on a trouve la sculpture de madame Sarah Bernhardt si personnelle, qu'on l'a accusee de signer des oeuvres dont elle n'etait pas l'auteur. Nous sommes ainsi faits en France, nous n'admettons pas qu'une individualite s'echappe de l'art dans lequel nous l'avons parquee. D'ailleurs, je ne juge pas le talent de madame Sarah Bernhardt, peintre et sculpteur; je dis simplement qu'il est tout naturel qu'elle fasse de la peinture et de la sculpture, si cela lui plait, et qu'il est plus naturel encore qu'elle montre cette peinture et cette sculpture, qu'elle tache de vendre ses oeuvres, qu'elle mene, en un mot, ses occupations et sa fortune comme elle l'entend. Ce sont la des affirmations naives, tant elles vont de soi. On sourit d'avoir a expliquer que chacun a le droit strict d'arranger son existence selon son gout, sans qu'on le jette violemment sur la sellette, devant l'opinion publique. Et ici le reproche adresse a madame Sarah Bernhardt de chercher la publicite devient plaisant. Sans doute, comme peintre et comme sculpteur, elle cherche la publicite, si l'on entend par la qu'elle expose ses oeuvres et qu'elle les vend. Mais alors pourquoi ne lui fait-on pas un crime de chercher la publicite comme artiste dramatique? Les personnes qui la revent modeste et cachee, devraient lui defendre de paraitre sur les planches. De cette facon, on ne parlerait plus d'elle du tout. Si l'on admet qu'elle se montre au public en chair et en os,--en os surtout, dirait un reporter,--elle peut bien lui montrer ensuite ses oeuvres. C'est raisonner singulierement que de conclure a un besoin furieux de reclame, parce qu'elle ne se contente pas du theatre et qu'elle s'adresse aux autres arts; il faudrait plutot conclure a un besoin d'activite, a une satisfaction de temperament. Jamais personne n'a eu le courage de mener a bien de longs travaux, dans le but etroit d'obtenir des articles. On ecrit, on peint, on sculpte, uniquement parce que la main vous demange. C'est ce que M. Sarcey doit admettre, car lui se lamente seulement sur le temps que la peinture et la sculpture prennent a madame Sarah Bernhardt. Elle est trop occupee, selon lui, et c'est pourquoi elle a fait manquer a Londres une matinee, scandale enorme qui a occupe toute la presse. Je ne veux pas entrer dans la discussion des faits qui se sont passes la-bas, d'autant plus que je me mefie des articles publies; je sais quelle est la verite des journaux. Il parait pourtant que madame Sarah Bernhardt etait reellement tres souffrante, et il est tout a fait comique d'attribuer cette indisposition a sa peinture, a sa sculpture, ou encore a la fatigue que lui occasionnent les representations donnees par elle en dehors du theatre. Tout le monde peut etre malade, meme sans s'etre fatigue et sans etre peintre ou sculpteur. Ce qui me met en defiance sur les chroniques que nous avons lues, c'est justement le dementi donne par l'interessee elle-meme au conte qui la presentait vetue en homme, au milieu de ses tableaux et de ses statues, et se montrant pour un franc comme une bete curieuse. Je reconnais la les memes imaginations que pour les singes a la broche et le squelette dans le lit. A cette heure, tout se gaterait; madame Sarah Bernhardt parlerait de donner sa demission; la question deviendrait grosse d'orage. Cela est vraiment tres typique. Je n'entends pas trancher la question, mais j'ai voulu exposer les faits. Et, a present, je le demande une fois encore a M. Albert Wolff, si les reporters, si les chroniqueurs n'avaient pas fait d'abord de madame Sarah Bernhardt une maigre legendaire qui restera dans l'histoire; si, plus tard, ils ne s'etaient pas occupes de son squelette et de ses singes; si, lorsque la copie leur manquait, ils n'avaient pas bouche le trou avec un bon mot ou une indiscretion sur elle; s'ils n'avaient pas empli les journaux de leur etonnement goguenard, chaque fois qu'elle a fait un envoi au Salon, publie un livre ou monte en ballon captif; enfin, si, lors de ce voyage de la Comedie-Francaise a Londres, ils ne nous avaient pas raconte en detail jusqu'a ses maux de coeur: M. Albert Wolff croit-il que les choses en seraient venues au point ou elles en sont? Ce que j'ai voulu etablir nettement, c'est ce que j'enoncais au debut: ce n'est pas madame Sarah Bernhardt comedienne, ce n'est pas nous artistes, romanciers, poetes, qui sommes pris de cette rage de reclame; c'est le reportage, c'est la chronique qui, depuis cinquante ans, ont change les conditions de la reclame, decuple les appetits curieux du public, souleve autour des personnalites en vue cet orchestre formidable de l'information a outrance. Ici, j'elargis mon sujet; a la verite, je n'ai pris le cas de madame Sarah Bernhardt que pour preciser des faits dont j'ai ete frappe. Mon experience personnelle m'a appris que, lorsqu'un chroniqueur accuse un ecrivain de chercher le bruit, il arrive que l'ecrivain est un bon bourgeois faisant tranquillement sa besogne, tandis que c'est le chroniqueur qui joue devant lui de la trompette. Remarquez que les ecrivains, comme les comediens, finissent souvent par se laisser aller agreablement sur cette pente de la reclame. On s'habitue au tapage; on a sa ration de publicite tous les matins, et l'on s'attriste, quand on ne trouve plus son nom dans les journaux. Il est tres possible qu'on ait gate madame Sarah Bernhardt comme tant d'autres, en lui donnant l'habitude de voir le monde tourner autour d'elle. Mais, dans ce cas, elle est une victime et non une coupable. Paris a toujours eu de ces enfants gates qu'il comble de sucre, dont il veut connaitre les moindres gestes, qu'il caresse a les faire saigner, dont il dispose pour ses plaisirs avec un despotisme d'ogre aimant la chair fraiche. La presse a informations, le reportage, la chronique, ont donne un retentissement formidable a ces caprices de Paris, voila tout. La question est la et pas ailleurs. Il serait vraiment cruel de s'etre amuse pendant dix ans de la maigreur de madame Sarah Bernhardt, d'avoir fait courir sur elle une legende diabolique, de s'etre mele de toutes ses affaires privees et publiques en tranchant bruyamment les questions dont elle etait seule juge, d'avoir occupe le monde de sa personne, de son talent et de ses oeuvres, pour lui crier un jour: "A la fin, tu nous ennuies, tu fais trop de bruit; tais-toi." Eh! taisez-vous, si cela vous fatigue de vous entendre! Voila ce que j'avais a dire. C'est un simple proces-verbal. Je n'attaque pas la presse a informations, qui m'amuse et qui me donne des documents. Je crois qu'elle est une consequence fatale de notre epoque d'enquete universelle. Elle travaille, plus brutalement que nous, et en se trompant souvent, a l'evolution naturaliste. Il faut esperer qu'un jour elle aura l'observation plus juste et l'analyse plus nette, ce qui ferait d'elle une arme d'une puissance irresistible En attendant, je lui demande simplement de ne pas preter le fracas de son allure aux gens qu'elle emporte dans sa course, quitte a leur casser les reins, s'ils viennent a tomber. VI Je dirai ce que je pense de l'aventure qui affole Paris en ce moment. Il s'agit de la demission de madame Sarah Bernhardt, et de la felure stupefiante qu'elle a determine dans le crane des gens. Deja, a propos du proces de Marie Biere, j'avais ete etonne des sautes de l'opinion publique. On se souvient des termes crus dans lesquels le Paris sceptique jugeait l'heroine du drame, avant l'ouverture des debats. L'affaire vient en cour d'assises, et tout Paris se passionne pour la jeune femme; on la defend, on la plaint, on l'adore; si bien que, si le tribunal l'avait condamnee, on lui aurait certainement jete des pommes cuites. Elle est acquittee, et tout de suite, du soir au lendemain, on retombe sur elle, on la rejette au ruisseau, avec une rudesse incroyable; ce n'est plus qu'une gredine, on lui conseille de disparaitre. Sans doute, une analyse exacte nous donnerait les causes de ces mouvements contraires et si precipites. Mais, pour les braves gens qui regardent en simples curieux le spectacle de la vie, quel joli peuple de pantins nous faisons! Je me suis tenu a quatre pour ne pas parler en son temps de cette affaire. Elle etait un exemple si decisif de roman experimental! Voila une histoire bien banale, une histoire comme il y en a cent mille a Paris: une femme prend pour amant un monsieur fort correct, un galant homme, dont elle a un enfant, et qui la quitte, ennuye de sa paternite, apres avoir eu l'idee plus ou moins nette d'un avortement. On coudoie cela sur les trottoirs, et personne ne songe meme a tourner la tete. Mais attendez, voici l'experience qui se pose: Marie Biere, de temperament particulier, produit d'une heredite dont il a ete question dans les debats, tire un coup de pistolet sur son amant; et, des lors, ce coup de pistolet est comme la goutte d'acide sulfurique que le chimiste verse dans une cornue, car aussitot l'histoire se decompose, le precipite a lieu, les elements primitifs apparaissent. N'est-ce pas merveilleux? Paris s'etonne qu'un galant homme fasse des enfants et ne les aime pas; Paris s'etonne que l'avortement soit a la porte de tous les concubinages. Ces choses ont lieu tous les jours, seulement il ne les voit pas, il ne s'y arrete pas; il faut que l'experience les montre violemment, que le coup de pistolet parte, que la goutte d'acide tombe, pour qu'il reste stupefait lui-meme de sa pourriture en gants blancs. Dela, cette grosse emotion, en face d'une aventure tellement commune, qu'elle en est bete. Nous avons eu aussi un joli exemple de felure avec le fameux Nordenskiold. Pendant huit jours, tout a ete pour Nordenskiold, une reception princiere, des arcs de triomphe, des galas, des hommages enthousiastes dans la presse. Il semblait que le voyageur eut decouvert une seconde fois l'Amerique. Puis, brusquement, le vent a tourne, Nordenskiold n'avait rien decouvert du tout; un simple charlatan qui avait fait une promenade a Asnieres, un pitre auquel on reprochait les diners qu'on lui avait donnes. Le comique de l'histoire est que les journaux les plus chauds a lancer Nordenskiold se sont montres ensuite les plus enrages a le demolir. Il etait grand temps qu'il reprit le chemin de fer, car nous aurions fini par lui faire un mauvais parti. Et voici les farces qui recommencent avec madame Sarah Bernhardt. En verite, les nerfs nous emportent, il faudrait soigner cela, car l'indisposition tourne a l'affection chronique. Il n'est pas bon de se detraquer de la sorte, a la moindre emotion. Pendant huit ans, madame Sarah Bernhardt a ete l'idole de la presse et du public. Il n'est pas d'hommage qu'on ne lui ait rendu; on l'a couverte de bravos et de couronnes. Je crois que, pendant ces huit annees, on ne trouverait pas une seule attaque contre elle, partant d'un homme ayant quelque autorite. Il semblait qu'on eut signe un pacte pour la trouver parfaite. Paris etait a ses pieds. Et brusquement, en une nuit, tout a croule. Applaudie encore la veille au soir, le lendemain elle n'avait plus aucun talent, mais aucun, rien du tout. La presse entiere, qui lui appartenait le samedi, se tournait contre elle le dimanche. On la maudissait, on l'execrait, a ce point, disait-on, qu'elle n'oserait jamais reparaitre sur une scene francaise, par crainte d'etre insultee. Grand Dieu! que s'etait-il donc passe? Un simple fait: madame Sarah Bernhardt, cedant a son temperament de femme nerveuse, venait de jeter dans la cornue la goutte d'acide sulfurique. Elle avait donne sa demission. Oh! la belle experience! Le precipite a lieu, d'apres les lois naturelles, et le public s'effare. Paris semble croire qu'une telle aventure, fort ordinaire, ne s'etait jamais vue. L'histoire de la Comedie-Francaise est la pour repondre. Madame Sarah Bernhardt n'a, en somme, que repete une fugue celebre de madame Arnould Plessy, sous le souvenir de laquelle on l'a ecrasee, dans le role de Clorinde; et M. Got, allant jouer la _Contagion_ a l'Odeon, malgre ses engagements, avait egalement donne le mauvais exemple. On citerait bien d'autres faits encore. Si l'on penetrait dans l'histoire intime de la Comedie-Francaise, si l'on contait les revoltes de chacun, les plaintes, les projets d'escapade, on verrait que le miracle est au contraire que les demissions n'y soient pas plus nombreuses. Je n'ai pas a defendre madame Sarah Bernhardt. Je ne suis, si l'on veut, qu'un chimiste curieux d'experiences et tres interesse par celle qui se passe en ce moment sous mes yeux. J'accorde que madame Sarah Bernhardt a tous les torts. Elle a tort d'abord d'avoir son temperament qui la pousse aux decisions extremes. Elle a tort ensuite d'etre trop sensible a la critique; apres avoir cru a tous les eloges qu'on lui donnait, elle a cru a une critique violente qui tombait sur elle comme une tuile par un jour de grand vent. Et c'est cette derniere naivete que je ne lui pardonnerai jamais. Eh quoi! madame, vous avez deserte devant une phrase d'un critique dont les arrets ne peuvent compter? Vous que l'on dit si orgueilleuse, vous avez manque d'orgueil a ce point? Mais je vous assure, il en a tue d'autres qui se portent fort bien. C'est quelquefois un honneur d'etre attaque. Si, comme on le raconte, vous cherchiez un pretexte pour quitter la Comedie-Francaise, que n'en avez-vous donc trouve un plus serieux, car celui-la, en verite, me gate toute l'histoire. Ainsi, voila madame Sarah Bernhardt qui s'est donne tous les torts. Seulement, il faut examiner la responsabilite de la presse et du public. Elle n'a aucun talent, dites-vous? Alors pourquoi l'avez-vous grisee pendant huit ans? C'est vous qui l'avez faite, c'est vous qui l'avez poussee a cette susceptibilite nerveuse, qui vous semble extraordinaire. Vous gatez les femmes, puis vous les tuez. Celle-la nous ennuie, a une autre! Aucune mesure, ni dans les eloges, ni dans la critique. Lorsque vous avez mis une comedienne dans les astres, vous la jetez d'un coup de poing dans l'egout; et vous vous etonnez que cette machine delicate se detraque. Ah! peuple de polichinelles! C'est pour cela qu'il vaut mieux t'avoir contre soi, parce qu'au moins on n'a plus a craindre que ta tendresse. Et comment voulez-vous que les journaux gardent la mesure, lorsqu'un maitre du theatre contemporain tel que M. Emile Augier perd lui-meme toute logique? Je dirai jusqu'au bout ce que je pense, puisque me voila lance. On nous a raconte comme quoi M. Augier avait insiste aupres de M. Perrin pour donner le role de Clorinde a madame Sarah Bernhardt; M. Perrin aurait prefere madame Croizette; mais l'auteur exigeait madame Sarah Bernhardt, dont le talent sans doute lui semblait preferable. Des lors, quelle est notre stupeur de lire, dans la lettre ecrite par M. Augier, ces deux phrases que je detache: "Je maintiens qu'elle a joue aussi bien qu'a son ordinaire, avec les memes defauts et les memes qualites, ou l'art n'a rien a voir... Soyons donc indulgents pour cette incartade d'une jolie femme, qui pratique tant d'arts differents avec une egale superiorite, et gardons nos severites pour des artistes moins universels et plus serieux". Mais, dans ce cas, pourquoi M. Augier a-t-il voulu absolument confier le role de Clorinde a madame Sarah Bernhardt? Si "l'art n'a rien a voir" chez cette comedienne, s'il y a, a la Comedie-Francaise, des artistes "moins universels et plus serieux", encore un coup pourquoi diable l'auteur a-t-il fait un si mauvais choix? Je ne saurais m'arreter a cette idee que M. Augier a choisi madame Sarah Bernhardt parce qu'elle faisait recette; cette supposition serait indigne. Il y a donc manque de logique. On ne lache pas de la sorte, en faisant de l'esprit, une artiste au talent de laquelle on a cru. Le coup de folie est general, et il part de haut. Je ne puis m'arreter a toutes les sottises qu'on ecrit. Ainsi, on parle du tort que le depart de madame Sarah Bernhardt fait a M. Augier. Quelle est cette plaisanterie? Dans huit jours, lorsque madame Croizette reprendra le role, elle aura un succes ecrasant, et l'_Aventuriere_ beneficiera de tout le tapage fait; c'est, comme on dit, un lancage superbe. Le tort fait a la Comedie-Francaise est plus reel; il est certain que madame Sarah Bernhardt laisse un grand vide. Pourtant, la demande de trois cent mille francs de dommages et interets me parait un peu raide. Un arrangement serait seul raisonnable. Mais allez donc parler raison, quand les tetes sont felees a ce point! Il faut laisser faire le temps. Je me plais a croire que, lorsque tout ce tapage sera calme, madame Sarah Bernhardt rentrera comme pensionnaire a la Comedie-Francaise, ou l'on n'aura pu la remplacer, parce qu'elle est avant tout une nature. Alors, de part et d'autre, on s'etonnera d'une alerte si chaude. Ce sont la brouilles d'amoureux. Du reste, vous savez que, le mois prochain, je m'attends a ce qu'on acquitte Menesclou, au milieu de l'attendrissement de tout Paris. Pensez donc, le pauvre jeune homme, il y a huit jours qu'on le traite de monstre: ca finit par le rendre sympathique. Puis, en voila assez avec la petite Deu et sa famille; la mere a parle au cimetiere, c'est du cabotinage. Encore une culbute, pleurons sur Menesclou! POLEMIQUE I Mon confrere, M. Francisque Sarcey, a bien voulu discuter mes opinions en matiere d'art dramatique. Je ne repondrai pas aux critiques qui me sont personnelles; je lui appartiens, il me juge comme il me comprend, c'est parfait. Mais je me permettrai de repondre aux parties de son article qui traitent de questions generales. Le mieux, pour s'entendre, est encore de s'expliquer. Remarquez que, dans toute polemique, une bonne moitie de la divergence des opinions provient de malentendus. Je dis blanc, on entend noir. Je raisonne d'apres un ensemble d'idees ou tout se tient, on detache un alinea et on lui donne un sens auquel je n'ai jamais songe. De cette facon, on peut marcher des annees cote a cote sans se comprendre. Revenons donc sur tout cela, puisque je n'ai pas reussi a etre clair. Un point qui me tient surtout au coeur, c'est de repondre au reproche qu'on me fait d'insulter nos gloires. J'ai ecrit quelque part, apres avoir constate que les oeuvres dramatiques contemporaines n'etaient pas, selon moi, des chefs-d'oeuvre: "Les planches sont vides." La-dessus, M. Sarcey se fache et me repond: "Les planches sont vides! Serieusement, est-il permis a un homme, quelle que soit sa mauvaise humeur, de se permettre une aussi extravagante monstruosite? Quoi! les planches sont vides! et Augier vient de donner les _Fourchambault_, et l'on va reprendre le _Fils naturel_, d'Alexandre Dumas, et l'on joue en ce moment la _Cagnotte_, de Labiche, la _Cigale_, de Meilhac et Halevy, les _Deux Orphelines_ de d'Ennery, et l'on annonce une comedie nouvelle de Sardou!" Il parait que je suis d'une extravagance bien monstrueuse, car, meme apres ce cri indigne, je repeterai tranquillement: "Oui, les planches sont vides." Seulement, ce que M. Sarcey neglige de dire, c'est que je ne me suis pas eveille un beau matin, en trouvant cette affirmation, pour etonner le monde. Elle est la consequence de toute une serie d'etudes, la constatation finale d'un critique qui s'est mis a un point de vue particulier. Certes, jamais les planches n'ont ete plus encombrees, jamais on n'y a depense autant de talent, jamais on n'a produit un si grand nombre de pieces interessantes. Cela n'empeche pas que les planches soient vides pour moi, des que j'y cherche le genie et le chef-d'oeuvre du siecle, l'homme qui doit realiser au theatre l'evolution naturaliste que Balzac a determinee dans le roman, l'oeuvre dramatique qui puisse se tenir debout, en face de la _Comedie humaine_. Est-ce que j'ai jamais nie les grandes qualites de nos auteurs contemporains, la carrure solide et simple de M. Emile Augier, les etudes humaines de M. Alexandre Dumas fils, gatees malheureusement par une si etrange philosophie, la fine et spirituelle observation de MM. Meilhac et Halevy, le mouvement endiable de M. Sardou? Je ne suis pas aussi fou et aussi injuste qu'on veut le dire. Qu'on me relise, on verra que j'ai toujours fait la part de chacun, meme lorsque je me suis montre severe. Mais ou je me separe completement de M. Sarcey, c'est quand il ajoute: "Si vous mettez a part ces grands noms de Moliere et de Shakespeare, qui ne sont que des accidents de genie, vous pouvez courir toute l'histoire du theatre dans l'univers sans trouver une epoque ou se soient rencontres a la fois, dans un seul genre, tant d'ecrivains de premier ordre." De premier ordre, je le nie absolument. Mettons de second ordre, meme de troisieme, pour quelques-uns. On le verra plus tard. M. Sarcey obeit a un sentiment dont les critiques de toutes les epoques ont fait preuve, en placant au premier rang les auteurs dramatiques contemporains; mais ou sont les auteurs de premier ordre du siecle dernier et meme du commencement de ce siecle? Il faut lire les anciens comptes rendus pour savoir ce qu'on doit penser des places distribuees ainsi par la critique courante. Je l'ai dit et je le repete, ce qui nous separe, M. Sarcey et moi, c'est qu'il est enfonce dans l'actualite, dans la pratique quotidienne de son devoir de lundiste, dans le theatre au jour le jour; tandis que ce theatre n'est pour moi qu'un sujet d'analyse generale, et que je ne juge jamais ni un homme ni une oeuvre sans m'inquieter du passe et de l'avenir. Veut-il savoir ce que j'entends par un homme de premier ordre? J'entends un createur. Quiconque ne cree pas, n'arrive pas avec sa formule nouvelle, son interpretation originale de la nature, peut avoir beaucoup de qualites; seulement, il ne vivra pas, il n'est en somme qu'un amuseur. Or, dans ce siecle, Victor Hugo seul a cree au theatre. Je n'aime point sa formule; je la trouve fausse. Mais elle existe et elle restera, meme lorsque ses pieces ne se joueront plus. Cherchez autour de lui, voyez comme tout passe et comme tout s'oublie. Theodore Barriere vient a peine de mourir, et le voila recule dans un brouillard. Que les autres s'en aillent, ils fondront aussi rapidement. Certes, il y a des differences, je ne puis faire ici une etude de chaque auteur dramatique et indiquer l'argile dans le monument qu'il eleve. Je me contente de les condamner en bloc, parce que pas un d'entre eux n'a trouve la formule que le siecle attend. Ils la begayent presque tous, aucun ne l'affirme. Mon argumentation est superieure aux oeuvres, je veux dire que je raisonne au-dessus des pieces qu'on peut jouer, d'apres la marche meme de l'esprit de ce siecle. Le grand mouvement naturaliste qui nous emporte, s'est declare successivement dans toutes les, manifestations intellectuelles. Il a surtout transforme le roman, il a souffle a Balzac son genie. J'attends qu'il souffle du genie a un auteur dramatique. Jusque-la, pour moi, la litterature dramatique restera dans une situation inferieure; on y aura peut-etre beaucoup de talent, mais en pure perte, parce qu'on y pataugera au milieu d'enfantillages et de mensonges qui ne se peuvent plus tolerer. Aujourd'hui, le roman ecrase le drame du poids terrible dont la verite ecrase l'erreur. Je conseille a M. Sarcey d'interroger les etrangers de grande intelligence et de libre examen, des Russes, des Anglais, des Allemands. Il verra quelle est leur stupefaction, en face de nos romans et de nos oeuvres dramatiques. Un d'eux disait: "C'est comme si vous aviez deux litteratures: l'une scientifique, basee sur l'observation, d'un style merveilleusement travaille; l'autre conventionnelle, toute pleine de trous et de puerilites, aussi mal batie que mal pensee." Nos critiques ne voient pas le fosse parce qu'ils barbotent dedans. Puis, il leur suffit que le monde entier applaudisse nos vaudevilles, comme il chante nos refrains idiots. Il n'en est pas moins vrai qu'il faut combler le fosse, que le fosse se comblera de lui-meme et que le theatre sera alors renouvele par l'esprit d'analyse qui a elargi le roman. Je constate que l'evolution se fait depuis quelques annees, d'une facon continue. L'homme de genie attendu peut paraitre, le terrain est pret. Mais, tant que l'homme de genie n'aura pas paru, les planches seront vides, car le genie seul compte et merite d'etre. Cela m'amene a repondre, sur deux autres points, a M. Sarcey. J'ai dit qu'on imposait aux debutants le code invente par Scribe, et j'ai ajoute que Moliere ignorait le metier du theatre, tel qu'il faut le connaitre aujourd'hui pour reussir. La-dessus, M. Sarcey me repond que Scribe est aujourd'hui en defaveur et que Moliere etait un "roublard". Vraiment, Scribe est en defaveur? Eh bien! et M. Hennequin, et M. Sardou lui-meme? Lorsque j'ai nomme Scribe, j'ai voulu evidemment designer la piece d'intrigue, le tour de passe-passe, l'escamotage remplacant l'observation. Que Scribe lui-meme soit jete au grenier, cela va de soi, cela me donne raison; mais il n'en reste pas moins vrai que les heritiers de Scribe sont encore en plein succes. Quand on joue une piece "bien faite", comme il dit, est-ce que M. Sarcey ne se pame pas de joie? Est-ce que ses feuilletons, son enseignement dramatique, ne concluent pas toujours a ceci: "Reglez-vous sur le code, en dehors du code il n'y a que des casse-cou"? Mon Dieu! je puis le lui avouer aujourd'hui: c'est a lui que j'ai songe, lorsque j'ai imagine un critique conseillant a un debutant de lire les classiques de la piece bien faite, Scribe, Duvert et Lausanne, d'Ennery, etc. Sans doute les pieces mal faites de MM. Meilhac et Halevy et de M. Gondinet reussissent parfois aujourd'hui; mais il en pleure, et c'est moi qui m'en rejouis. Meme malentendu au sujet de Moliere. M. Sarcey a souvent parle du metier du theatre, paraissant faire de ce metier une science absolue, rigide comme un traite d'algebre. J'ai repondu qu'il n'y avait pas un metier, mais des metiers, que chaque epoque avait le sien; et, comme preuve, j'ai avance que Moliere ignorait ce metier absolu qu'on jette dans les jambes de tous les debutants. M. Sarcey declare que j'avance la "une incongruite litteraire". Je serai plus aimable, je dirai simplement que M. Sarcey ne sait pas me lire. Eh! oui, Moliere est un "roublard" pour l'arrangement des scenes, pour la distribution des materiaux dans une oeuvre. Il etait a la fois auteur et acteur, il connaissait son "metier" mieux que personne. Il a meme invente la plus admirable coupe de dialogue qui existe. Seulement, cela n'empeche pas que _Tartuffe_ a un denouement enfantin et que le _Misanthrope_ est plutot une dissertation dialoguee qu'une piece, si l'on examine cette comedie a notre point de vue actuel. Aucun de nos auteurs dramatiques ne risquerait un pareil denouement, ni une comedie aussi vide d'action; tous craindraient d'etre siffles. Je n'ai pas dit autre chose, le sens de code dramatique que je donnais au mot metier, sortait naturellement de ce qui precedait. Et je profite de l'occasion pour enregistrer l'aveu de M. Sarcey. Chaque epoque a son metier. Qu'il reconnaisse maintenant que chaque auteur a le sien et nous nous entendrons parfaitement. Seulement, il ne faudra plus alors qu'il veuille regenter le theatre, parler de pieces bien faites et de pieces mal faites. Du moment ou il n'y a pas une grammaire, un code, tout est permis. C'est ce que je me tue a demontrer depuis des annees. Maintenant, bien que je ne veuille pas repondre aux critiques qui me sont personnelles, je m'etonnerai de l'explication bonne enfant que M. Sarcey donne de mes idees sur la litterature dramatique. Oh! mon Dieu, rien de plus simple! J'ai ecrit des pieces qui sont tombees. De la, une grande mauvaise humeur et une campagne feroce contre mes confreres. M. Sarcey est toujours pratique. Il frappe en plein dans le tas. Vous croyez qu'il va s'imaginer que j'ai des convictions, que je me bats pour le triomphe de ce que je crois etre la verite. A d'autres! On m'a siffle, j'enrage et je me console en devorant les auteurs plus heureux. Voila qui est d'un critique de haut vol. Si je remue la science, et si je remonte au dix-huitieme siecle pour y signaler la naissance du naturalisme, si je suis l'evolution de ce naturalisme a travers le romantisme, et si j'en constate le triomphe dans le roman, en predisant qu'il triomphera prochainement aussi au theatre, tout cela c'est que le public m'a hue et que je suis plein de vengeance! M Sarcey a tort de me croire si furieux et si malade de mes chutes. Qu'il interroge mes amis, ils lui diront que je sais tomber tres gaillardement. Comment n'a-t-il pas compris que le theatre n'est encore pour moi qu'un champ de manoeuvres et d'experiences? Ma vraie forge est a cote. Seulement, j'aime me battre, je me bats dans le champ voisin, pour ne pas faire trop de degats chez moi, si la bataille tourne mal. Autrefois, c'a ete la peinture qui m'a servi de champ de manoeuvres. Aujourd'hui, j'ai choisi le theatre, parce qu'il est plus pres; d'ailleurs, peinture, theatre, roman, le terrain est le meme, lorsqu'on y etudie le mouvement de l'intelligence humaine. Les soirs ou l'on me tue une piece, ce n'est encore qu'une maquette qu'on me casse. Voila ma confession. Il Il me faut repondre a un article que mon confrere, M. Henry Fouquier, a bien voulu consacrer aux idees que je defends. La polemique a ceci d'excellent qu'elle simplifie et eclaircit les questions, lorsqu'on est de bonne foi des deux cotes. Il est tres bon, cet article de M. Henry Fouquier; je veux dire qu'il est tres bon pour moi, car il va me permettre d'expliquer nettement la position que j'ai prise dans la critique dramatique et qu'on affecte de ne pas comprendre. Et, d'abord, comment M. Henry Fouquier, qui est un esprit tres fin, un peu fuyant peut-etre, tombe-t-il dans cette rengaine insupportable qui consiste a me reprocher de n'avoir rien invente? Mais, bon Dieu! ai-je jamais dit que j'inventais quelque chose? Ou a-t-on lu ca? pourquoi me prete-t-on gratuitement cette pretention bete? Il parle de mes theories nouvelles. Eh! je n'ai pas de theorie; eh! je n'ai pas l'imbecillite de m'embarquer dans des theories nouvelles! C'est l'argument qui m'agace le plus, qui me met hors de moi. "Vous n'inventez rien, les idees que vous defendez sont vieilles comme le monde." Parfaitement, c'est entendu, je le sais. C'est ma gloire de les defendre, ces vieilles idees. Ne dirait-on pas qu'il me faudrait inventer une nouvelle religion pour etre pris au serieux! Vous n'inventez rien: donc, vous ne comptez pas, vous rabachez. Mais, precisement, c'est parce que je n'invente pas que je suis sur un terrain solide. On a invente le romantisme; je veux dire qu'on a ressuscite le quinzieme siecle et le seizieme sur le terrain nouveau de notre siecle, ou le passe ne pouvait reprendre racine. Aussi le romantisme a-t-il vecu cinquante ans a peine; il etait factice, il ne repondait qu'a une evolution temporaire, il devait disparaitre avec ses inventeurs. Nous autres, nous n'inventons pas le naturalisme. Il nous vient d'Aristote et de Platon, affirme M. Henry Fouquier. Tant mieux! c'est qu'il sort des entrailles memes de l'humanite. Sans remonter si loin, j'ai vingt fois constate que le grand mouvement de la science experimentale etait parti du dix-huitieme siecle. On peut renouer la chaine des ancetres de Balzac. Cela entame-t-il son originalite? Nullement. Son monument s'est trouve fonde sur des assises plus larges et plus indestructibles. Est-ce bien fini? Continuera-t-on encore a croire qu'on m'ecrase, lorsqu'on me reproche de ne rien inventer, en me plaisantant avec l'esprit facile et un peu naif de la causerie courante? Je le repete une fois pour toutes: je n'invente rien; je fais mieux, je continue. La situation que j'ai prise dans la critique est donc simplement celle d'un homme independant, qui etudie l'evolution naturaliste de notre epoque, qui constate le courant de l'intelligence contemporaine, qui se permet au plus de predire certains triomphes. Quand on me demande ce que j'apporte, et qu'on fait mine de fouiller dans mes poches et de s'etonner de n'y rien trouver d'extraordinaire, je songe a ces gens credules d'autrefois qui cherchaient la pierre philosophale. Aujourd'hui, nos chimistes sont partis de l'etude de la nature, et s'ils trouvent jamais la fabrication de l'or, ce sera par une methode scientifique. Je suis comme eux, je n'ai pas de recettes, pas de merveilles empiriques; j'emploie et je tache simplement de perfectionner la methode moderne qui doit nous conduire a la possession de plus en plus vaste de la verite. Maintenant, je ne pense pas que personne ose nier l'evolution naturaliste de notre age. Dans les sciences, le mouvement est formidable, et ce sont precisement les travaux des savants qui ont donne le branle a toute l'intelligence contemporaine. Les arts et les lettres ont suivi; dans notre ecole de peinture, chez nos historiens, nos critiques, nos romanciers, meme nos poetes, on peut suivre les transformations considerables amenees par l'application des methodes exactes. Eh bien! c'est cette evolution qui m'interesse, qui me passionne. J'en suis la marche, le developpement; j'en attends le triomphe definitif. Au theatre, cette evolution me parait marcher plus lentement et ne pas encore produire les oeuvres qu'on doit en attendre. Tout mon terrain de critique est la. Je n'ai pas la folle vanite de croire que c'est moi qui vais determiner un mouvement de cette puissance irresistible. Le courant impetueux passe, et je me jette au milieu, je m'abandonne a lui, Certain qu'il doit me conduire ou va le siecle. Ceux qui veulent le remonter, seront noyes, voila tout. Il serait aussi sot de le nier que de dire: "C'est moi qui l'ai fait." Mais mon plus grand crime, parait-il, est d'avoir lance dans la circulation ce mot terrible de naturalisme, sur lequel M. Henry Fouquier s'egaye avec la fine fleur de son esprit. Est-ce bien moi qui ai cree le mot? je n'en sais ma foi rien! Enfin, je l'ai employe et j'en accepte la paternite. C'est donc bien abominable de prendre un mot nouveau, lorsqu'on eprouve le besoin de designer une chose ancienne d'une facon saisissante. Mettons que la formule de la verite dans l'art nous vienne de Platon et d'Aristote. Suis-je condamne a employer une periphrase pour designer cette verite dans l'art? N'est-il pas plus commode de choisir un mot, d'accepter un mot qui est dans l'air? Puis, il n'y a pas d'absolu. Du temps de Platon et d'Aristote, la verite dans l'art a pu avoir un nom qui ne lui convienne plus aujourd hui; si le fond est eternel, les facons d'etre changent, la necessite d'appellations nouvelles se fait sentir. On me demande pourquoi je ne me suis pas contente du mot realisme, qui avait cours il y a trente ans; uniquement parce que le realisme d'alors etait une chapelle et retrecissait l'horizon litteraire et artistique. Il m'a semble que le mot naturalisme elargissait au contraire le domaine de l'observation. D'ailleurs, que ce mot soit bien ou mal choisi, peu importe. Il finira par avoir le sens que nous lui donnerons. C'est uniquement ce sens qui est la grande affaire. Et ici j'entre dans le vif de ma querelle avec M. Henry Fouquier. Il est plein d'esprit, cela je ne le nie pas; mais il fait un raisonnement qui m'a paru denoter une philosophie un peu puerile, cette philosophie du coin du feu qui discute sur l'art de couper les cheveux en quatre. Voici ce qu'il ecrit: "Je crois que l'erreur capitale du propagateur zele du naturalisme consiste a avoir confondu le fond eternel des choses avec les moyens d'expression." Puis, il s'explique: de tout temps les artistes ont eu pour but de reproduire la nature, de se faire les interpretes de la verite. Tous les artistes sont donc des naturalistes. Ou ils commencent a differer, c'est lorsqu'ils expriment, par ce que chaque groupe d'artistes, selon les temps, les milieux et les temperaments, donne alors des expressions differentes de la nature. C'est la seulement, d'apres M. Henry Fouquier, que les naturalistes d'intention deviennent des idealistes, des classiques, des romantiques, enfin toutes les varietes connues. Parbleu! le raisonnement est superbe! Je jure a M. Henry Fouquier que je ne confonds pas du tout le fond eternel des choses avec les moyens d'expression. Ce fond eternel des choses est d'un bon comique dans cette argumentation. Voyez-vous un gredin devant un tribunal, disant qu'il a le fond eternel d'honnetete, mais que, dans la pratique, il n'en a pas tenu compte? Ou en serions-nous, si l'intention suffisait dans les arts et dans les lettres? Vous me la baillez belle, avec votre fond eternel des choses! Que m'importe ce que veulent les artistes et les ecrivains? C'est ce qu'ils me donnent qui m'interesse. Evidemment, a toutes les epoques, les prosateurs comme les poetes ont eu la pretention de peindre la nature et de dire la verite. Mais l'ont-ils fait? C'est ici que les ecoles commencent, que la critique nait, qu'on echange des montagnes d'arguments. Me dire que je me trompe, en ne mettant pas tous les ecrivains sur une meme ligne et en ne leur donnant pas a tous le nom de naturalistes, parce que tous ont l'intention de reproduire la nature, c'est jouer sur les mots et faire de l'esprit singulierement fin. J'appelle naturalistes ceux qui ne se contentent pas de vouloir, mais qui executent: Balzac est un naturaliste, Lamartine est un idealiste. Les mots n'auraient plus aucun sens si cela n'etait pas tres net pour tout le monde. Quand on raffine, quand on amincit les mots pour tourner spirituellement autour d'eux, il arrive qu'ils fondent et que la page ecrite tombe en poussiere. Il faut moins de finesse et plus de grosse bonhomie dans l'art. Donc, je ne tiens compte du fond eternel des choses que lorsque l'ecrivain en tient compte lui-meme et ne triche pas, volontairement ou non. Le reste est une pure dissertation philosophique, parfaitement inutile. Remarquez que je ne nie pas le genie humain. Je crois qu'on a fait et qu'on peut faire des chefs-d'oeuvre en se moquant de la verite. Seulement, je constate la grande evolution d'observation et d'experimentation qui caracterise notre siecle, et j'appelle naturalisme la formule litteraire amenee par cette evolution. Les ecrivains naturalistes sont donc ceux dont la methode d'etude serre la nature et l'humanite du plus pres possible, tout en laissant, bien entendu, le temperament particulier de l'observateur libre de se manifester ensuite dans les oeuvres comme bon lui semble. M. Henry Fouquier, du moment que je n'entends pas modifier le fond eternel des choses, est plein de dedain. Il voudrait peut-etre, pour se declarer satisfait, me voir creer le monde une seconde fois. Ma tache lui semble modeste, si je ne m'attaque qu'aux moyens d'expression. A quoi veut-il donc que je m'attaque, a la terre ou au ciel? Mais, les moyens d'expression, c'est tout le domaine de la critique; le reste ne saurait nous regarder. Enfin, il pretend que j'enfonce les portes ouvertes. Toujours le meme espoir decu de me voir faire quelque chose d'extraordinaire. Mon Dieu! non, je n'ai pas de rocher ou je pontifie et prophetise. Je ne tutoie pas Dieu. Je ne suis qu'un homme du siecle. Quant aux portes, elles sont, il est vrai, sinon ouvertes, du moins entr'ouvertes. Un battant tient encore, selon moi; j'y donne mon petit coup de cognee. Que chacun fasse comme moi, et le passage sera plus large. Revenons au theatre. Si dans le roman le triomphe du naturalisme est complet, je constate malheureusement qu'il n'en est pas de meme sur notre scene francaise. Je ne rentrerai pas dans ce que j'ai dit vingt fois a ce sujet. L'autre jour, en repondant a M. Sarcey, j'ai, une fois de plus, donne mes arguments. Pour M. Henry Fouquier, il se declare absolument satisfait; notre theatre contemporain l'enchante, il le trouve superieur. Pour me convaincre, il m'envoie assister aux _Fourchambault_; j'ai vu la piece, j'en ai dit mon sentiment, et il est inutile que j'y revienne. Il n'y aurait qu'un moyen de me prouver que la formule naturaliste a donne au theatre tout ce qu'elle doit donner: ce serait de poser en face de Balzac un auteur dramatique de sa taille, ce serait de me nommer une serie de pieces qui se tiennent debout devant la _Comedie humaine_. Si vous ne pouvez pas etablir cette comparaison, c'est qu'a notre epoque le roman est superieur et et que le drame est inferieur. J'attends le genie qui achevera au theatre l'evolution commencee. Vous etes satisfait de notre litterature dramatique actuelle, je ne le suis pas, et j'expose mes raisons. Plus tard, on saura bien lequel de nous deux se trompait. Ce que j'abandonne volontiers a l'esprit si fin de M. Henry Fouquier, ce sont mes pieces sifflees. La, il triomphe aisement, ayant l'apparence des faits pour lui. Il a bien lu dans mes pieces et dans mes prefaces des choses que je n'y ai jamais ecrites; mettons cela sur le compte de son ardeur a me convaincre. C'est chose entendue, mes pieces ne valent absolument rien; mais en quoi mon manque de talent touche-t-il la question du naturalisme au theatre? Un autre prendra la place, voila tout. III M. de Lapommeraye est un conferencier aimable, spirituel, d'une elocution prodigieusement facile. La premiere fois que je l'ai entendu, je suis reste stupefait de toutes les graces dont il a seme ses paroles. Il parait adore de son public, devant lequel il lui sera toujours tres facile d'avoir raison contre moi. Dans une de ses dernieres conferences, a laquelle j'assistais, il a constate d'abord la crise que nous traversons, l'effarement ou se trouvent nos auteurs dramatiques, en ne sachant quelles pieces ils doivent faire pour reussir. Et il a declare qu'il allait elucider la question et indiquer la formule de l'art de demain. La-dessus, je suis devenu tout oreille, car ce probleme ainsi pose m'interessait singulierement. Je tatonnais encore, j'allais donc mettre enfin la main sur la verite. Mais j'ai ete bien desillusionne, je l'avoue. Le conferencier, apres des digressions brillantes, apres avoir oppose l'idealisme au naturalisme, a conclu que les auteurs dramatiques devaient tendre vers le grand art. Vraiment, nous voila bien renseignes, et c'est la une trouvaille merveilleuse! Le grand art! mais, serieusement, moi qui m'honore d'etre un naturaliste, est-ce que je ne reclame pas le grand art plus imperieusement encore que les idealistes? M. de Lapommeraye me prend-il pour un vaudevilliste, ou pour un faiseur d'operettes? Il faudrait s'entendre sur le grand art, un mot dont M. Prudhomme a plein la bouche, et que les esprits mediocres galvaudent dans toutes les boursouflures de la versification. M. de Lapommeraye a cite _la Fille de Roland_. Eh bien, _la Fille de Roland_ est de l'art tres petit, de l'art absolument inferieur; et attendez vingt ans, vous verrez ce qu'en penseront nos fils. Je donnerais ce paquet informe de mauvais vers, pour deux vers d'un vrai poete. Non, mille fois non! le grand art n'est pas l'art monte sur des echasses, l'art en tartines, l'art qui tient dela place et qui fait les grands bras, en roulant les yeux. Je prefere un vaudeville amusant a une tragedie imbecile. Le grand art, c'est l'epanouissement du genie, pas autre chose, quel que soit le cadre choisi par le genie. _La Noce juive_, de Delacroix, un tableau d'interieur large comme la main, est du grand art, tandis que les toiles immenses de nos Salons annuels sont generalement de l'art odieux et lilliputien. Et j'affirme que le naturalisme autant que l'idealisme aspire au grand art. M. de Lapommeraye s'est debarrasse du naturalisme de la facon la plus commode du monde. "Quand vous etes au bord de la mer, a-t-il dit a peu pres, ne preferez-vous pas vous perdre dans la contemplation de l'infini, de l'horizon lointain ou le ciel et l'eau se confondent? n'etes-vous pas plus emu par ce spectacle que par le spectacle de la plage, ou rodent des pecheurs sordides?" Sans doute, l'horizon lointain, c'est l'idealisme, tandis que la plage, c'est le naturalisme. Voila une belle comparaison, mais le malheur est que le naturalisme est partout, aussi bien a cinq lieues qu'a cinq metres. Il n'exclut rien, il accepte tout, il peint tout. Je ne puis m'empecher de m'egayer honnetement, en pensant que M. de Lapommeraye a cru tuer le naturalisme avec une comparaison. Il s'attaque a l'esprit moderne tout entier, et il n'a qu'une belle comparaison pour arme. Imaginez une rose pour barrer le chemin a un torrent. Veut-on savoir ce que c'est que le naturalisme, tout simplement? Dans la science, le naturalisme, c'est le retour a l'experience et a l'analyse, c'est la creation de la chimie et de la physique, ce sont les methodes exactes qui, depuis la fin du siecle dernier, ont renouvele toutes nos connaissances; dans l'histoire, c'est l'etude raisonnee des faits et des hommes, la recherche des sources, la resurrection des societes et de leurs milieux; dans la critique, c'est l'analyse du temperament de l'ecrivain, la reconstruction de l'epoque ou il a vecu, la vie remplacant la rhetorique; dans les lettres, dans le roman surtout, c'est la continuelle compilation des documents humains, c'est l'humanite vue et peinte, resumee en des creations reelles et eternelles. Tout notre siecle est la, tout le travail gigantesque de notre siecle, et ce n'est pas une comparaison de M. de Lapommeraye qui arretera ce travail. Certes, je reconnais moi-meme l'inutilite de ces polemiques. Le naturalisme se produira au theatre, cela est indeniable pour moi, parce que cela est dans la loi meme du mouvement qui nous emporte. Mais, au lieu de donner ici de bonnes raisons, j'aimerais mieux que de grandes oeuvres naturalistes parussent au theatre. M. de Lapommeraye, si elles reussissaient, serait le premier a les applaudir et a les louer devant son public. Alors, nous serions parfaitement d'accord, ce que je desire de tout mon coeur. Un autre critique, M. Poignand, veut bien egalement n'etre pas de mon avis. Je neglige les attaques qu'il dirige contre mes propres oeuvres; c'est la un massacre enfantin, auquel je m'habitue, et dont je souris. Je ne m'arrete pas egalement a son amusant paradoxe, par lequel ce sont les personnages historiques qui sont vivants, tandis que nous autres, vivants, nous sommes morts. Mais il fait sur le drame historique des reflexions qui m'interessent. Je crois avoir moi-meme indique que le drame historique prendrait seulement de l'interet, le jour ou les auteurs, renoncant aux pantins de fantaisie, s'aviseront de ressusciter les personnages reels, avec leurs temperaments et leurs idees, avec toute l'epoque qui les entoure. M. Poignand annonce la venue d'une jeune ecole, qui songe a ces resurrections de l'histoire. Voila qui est parfait. L'entreprise est formidable, car elle necessitera des recherches immenses et un talent d'evocation rare. Mais j'applaudirai tres volontiers, si elle reussit. D'ailleurs, M. Poignand ne s'apercoit peut-etre pas que le drame dont il parle serait le drame historique naturaliste. Gustave Flaubert n'a pas suivi une autre methode pour ecrire _Salammbo_. J'accepte parfaitement le drame historique, ainsi compris, parce qu'il mene tout droit au drame moderne, tel que je le demande. On ne peut pas etre exclusif: si l'on ressuscite le passe, c'est tout le moins qu'on laisse vivre le present. IV M. Henri de Lapommeraye a fait une nouvelle conference sur le naturalisme au theatre. La these de M. de Lapommeraye est des plus simples. Il a apporte, sur sa table de conferencier, un tas enorme de livres, et il a dit a son auditoire, dont il est l'enfant gate: "Je vais vous prouver, en vous lisant des passages de Diderot, de Mercier, d'autres critiques encore, que le naturalisme n'est pas ne d'hier et que, de tout temps, on a reclame ce que M. Zola reclame aujourd'hui." Il est parti de la, il a lu des pages entieres, il a prouve de la facon la plus complete que j'ai le tres grand honneur de continuer la besogne de Diderot. J'avoue que je m'en doutais bien un peu. Mais je ne l'en remercie pas moins de l'aide precieuse qu'il a bien voulu m'apporter. Mon Dieu! oui, je n'ai rien invente; jamais, d'ailleurs, je n'ai eu l'outrecuidance de vouloir inventer quelque chose. On n'invente pas un mouvement litteraire: on le subit, on le constate. La force du naturalisme, c'est qu'il est le mouvement meme de l'intelligence moderne. Ainsi donc, il est bien entendu que Diderot a soutenu les memes idees que moi, qu'il croyait lui aussi a la necessite de porter la verite au theatre; il est bien entendu que le naturalisme n'est pas une invention de ma cervelle, un argument de circonstance que j'emploie pour defendre mes propres oeuvres. Le naturalisme nous a ete legue par le dix-huitieme siecle; je crois meme que, si l'on cherchait bien, on le retrouverait, plus ou moins confus, a toutes les periodes de notre histoire litteraire. Voila ce que M. de Lapommeraye a etabli, et il ne pouvait me faire un plus vif plaisir. Seulement, ou M. de Lapommeraye a voulu m'etre desagreable, c'est lorsqu'il a ajoute que toutes les reformes demandees par Diderot ont ete prises en consideration, et qu'il n'y a pas lieu aujourd'hui de tenir compte des idees exprimees dans ma critique dramatique. Il fait ses politesses a Diderot, ce qui est naturel, puisque Diderot est mort. Mais ne se doute-t-il pas que les confreres de Diderot disaient dans leur temps, des theories de celui-ci, ce qu'il dit lui-meme a cette heure de mes theories a moi? C'est un sentiment commun a toutes les generations: les aines ont eu raison, les contemporains ne savent ce qu'ils disent. Comme l'a tranquillement declare M. de Lapommeraye, le theatre est parfait aujourd'hui, il doit rester immobile, la plus petite reforme en gaterait l'excellence. Vraiment? M. de Lapommeraye feint d'ignorer que tout marche, que rien ne reste stationnaire. Il est commode de dire: "Les ameliorations reclamees par Diderot ont eu lieu," ce qui, d'ailleurs, est radicalement faux, car Diderot voulait la verite humaine au theatre, et je ne sache pas que la verite humaine trone sur nos planches. En tous cas si les ameliorations avaient eu lieu, elles ne nous suffiraient plus, voila tout. Il y a une somme de verites pour chaque epoque. Toujours des evolutions s'accompliront. Il faut qu'une langue meure pour qu'on dise a une litterature: "Tu n'iras pas plus loin." LES EXEMPLES LA TRAGEDIE I Pendant la premiere representation, au Theatre-Francais, de _Rome vaincue_, la nouvelle tragedie de M. Alexandre Parodi, rien ne m'a interesse comme l'attitude des derniers romantiques qui se trouvaient dans la salle. Ils etaient furibonds; mais, en petit nombre, noyes dans la foule, ils restaient impuissants et perdus. Voila donc ou nous en sommes, la grande querelle de 1830 est bien finie, une tragedie peut encore se produire sans rencontrer dans le public un parti pris contre elle; et demain un drame romantique serait joue, qu'il beneficierait de la meme tolerance. La liberte litteraire est conquise. A vrai dire, je veux voir dans le bel eclectisme du public un jugement tres sain porte sur les deux formes dramatiques. La formule classique est d'une faussete ridicule, cela n'a plus besoin d'etre demontre. Mais la formule romantique est tout aussi fausse; elle a simplement substitue une rhetorique a une rhetorique, elle a cree un jargon et des procedes plus intolerables encore. Ajoutez que les deux formules sont a peu pres aussi vieilles et demodees l'une que l'autre. Alors, il est de toute justice de tenir la balance egale entre elles. Soyez classiques, soyez romantiques, vous n'en faites pas moins de l'art mort, et l'on ne vous demande que d'avoir du talent pour vous applaudir, quelle que soit votre etiquette. Les seules pieces qui reveilleraient, dans une salle, la passion des querelles litteraires, ce seraient les pieces concues d'apres une nouvelle et troisieme formule, la formule naturaliste. C'est la ma croyance entetee. M. Alexandre Parodi ne va pas moins etre mis bien au-dessous de Ponsard et de Casimir Delavigne par les amis de nos poetes lyriques. J'ai deja entendu nommer Luce de Lancival. On l'accuse de ne pas savoir faire les vers, ce qui est certain, si le vers typique est ce vers admirablement forge et cisele des petits-fils de Victor Hugo. On lui reproche encore d'etre retourne aux Romains, d'avoir dramatise une fois de plus l'antique et barbare histoire de la vestale enterree vive, pour s'etre oubliee dans l'amour d'un homme. Tout cela est bien grossi par l'ennui legitime que les derniers romantiques ont du eprouver en voyant reussir une tragedie. Il est bon de remettre les choses en leur place. L'auteur, en effet, a choisi un sujet fort connu. Seulement, il serait injuste de ne pas lui tenir compte de la facon dont il a mis ce sujet en oeuvre. On est au lendemain de la bataille de Cannes, Rome est perdue, lorsque les augures annoncent qu'une vestale a trahi son voeu et qu'il faut apaiser les dieux, si l'on desire sauver la patrie. Voila, du coup, le cadre qui s'elargit. Opimia, la vestale parjure, grandit et devient brusquement heroique. Il y a bien a cote un drame amoureux: elle aime le soldat Lentulus, qui est venu annoncer la defaite de Paul-Emile. Mais l'idee patriotique domine, et si Opimia revient se livrer apres s'etre sauvee avec son amant, c'est que la patrie la reclame. Et je veux repondre aussi a la ridicule querelle qu'on fait a l'auteur, en lui reprochant d'avoir pris pour noeud de son drame une superstition odieuse. Cette superstition s'appelait alors une croyance, et des lors la question s'eleve. Si tout le peuple de Rome croyait fermement acheter la victoire par l'ensevelissement epouvantable d'Opimia, cet ensevelissement prenait aussitot un caractere de necessite grandiose. Elle-meme, si elle avait la foi, se sacrifiait avec autant de noblesse que le soldat donnant son sang a la patrie. Je vais meme plus loin, j'admets que l'oncle d'Opimia, Fabius, qui la juge et l'envoie a la mort, soit assez eclaire et assez sceptique pour ne pas croire a l'efficacite materielle de l'agonie affreuse d'une pauvre enfant; il agit cependant en ardent patriote, en consentant a cette agonie, qui peut rendre le courage au peuple et faire sortir de terre de nouveaux defenseurs. Certes, on restreindrait fort le domaine dramatique, si l'on refusait la foi comme moyen. L'auteur est a Rome et non a Paris. Je trouve meme facheux son personnage du poete Ennius qu'il a cree uniquement pour plaider les droits de l'humanite. Ennius m'a paru singulierement moderne. Cela prouve que M. Alexandre Parodi a prevu l'objection des personnes sensibles, et qu'il a voulu leur faire une concession. Je crois que la tragedie aurait encore gagne en largeur, en acceptant l'horreur entiere du sujet. On tue Opimia parce que la patrie d'alors veut qu'on la tue, et c'est tout, cela suffit. D'ailleurs, le merite de _Rome vaincue_ est surtout dans le developpement de l'idee premiere. Opimia a pour aieule une vieille femme aveugle, Postumia, qui vient la disputer a ses juges avec un emportement superbe. De ses bras tendus, de ses mains tremblantes, elle cherche sa fille, la serre avec des cris de revolte. Elle supplie les juges, se traine a leurs genoux, puis les insulte, quand ils se montrent impitoyables. La scene a fait un grand effet. Mais elle n'est que la preparation d'une autre scene, que je trouve plus large encore. Quand Postumia voit Opimia perdue, elle veut tout au moins abreger son agonie, elle lui apporte un poignard. Et, comme la pauvre fille a les mains liees et qu'elle ne peut se frapper elle-meme, l'aieule lui demande ou est la place de son coeur, puis la tue. Au denoument, lorsque la nouvelle de la retraite d'Annibal fait courir tout le peuple aux remparts, Postumia, restee seule a la porte du caveau d'Opimia, y descend, pour mourir a cote du corps de l'enfant. Eh bien, cela est absolument grand. L'homme qui a trouve cela est un temperament dramatique de premiere valeur. Si une pareille situation se trouvait dans un drame, accommodee au ragout romantique, nos poetes n'auraient pas assez d'exclamations pour crier au genie. Sans doute, la forme classique me gene; mais la forme romantique me generait tout autant. Je ne puis donc que trouver tres remarquable l'invention de la vieille aveugle, disputant sa fille a la mort jusqu'a la derniere heure, et la tuant elle-meme pour que la mort lui soit plus douce. Cette figure est posee avec beaucoup de puissance. Je n'ai pas cru devoir raconter la piece en detail. Au courant de la discussion, l'analyse se fait d'elle-meme. C'est ainsi que je dois parler d'un esclave gaulois, Vestaepor, employe dans le temple de Vesta, et qui favorise les amours et la fuite d'Opimia et de Lentulus. M. Alexandre Parodi semble avoir voulu marquer encore dans ce personnage la force de la foi. Vestaepor aide les amants a se sauver, parce qu'il deteste Rome et qu'il croit a la colere des dieux; si les dieux n'ont pas leur victime, ils consommeront la perte des Romains, ils vengeront l'esclave et le reuniront a ses deux fils, qui combattent dans l'armee d'Annibal. Ce personnage est d'invention ordinaire, legerement melodramatique meme; mais je voulais le signaler, pour montrer l'idee de foi et de patriotisme qui plane sur toute l'oeuvre. Le succes a ete grand, surtout pour les deux derniers actes. Voici, d'ailleurs, exactement le bilan de la soiree. Un premier acte tres large, le Senat assemble pour deliberer apres la defaite de Cannes, et l'arrivee de Lentulus, qui raconte la bataille dans un long recit fortement applaudi. Un second acte dans le temple de Vesta, decor superbe, mais action lente et d'interet mediocre; c'est la qu'Opimia se trahit. Un troisieme acte dans le bois sacre de Vesta, le moins bon des cinq; Opimia et Lentulus, aides par Vestaepor, se sauvent, grace a un souterrain. Un quatrieme acte, d'une grande beaute; Opimia est revenue se livrer, on la condamne, et Postumia la dispute a ses juges. Enfin, un cinquieme acte, dont le denoument reste superbe, encore un decor magnifique, le Champ Scelerat, avec le caveau ou l'on descend le corps de la vestale tuee par l'aieule. Le vers de M. Alexandre Parodi n'a pas, je le repete, la facture savante de nos poetes contemporains. Il manque de lyrisme, cette flamme du vers sans laquelle on semble croire aujourd'hui que le vers n'existe pas. Quant a moi, je suis persuade que M. Alexandre Parodi a reussi justement parce qu'il n'est pas un poete lyrique. Il fabrique ses hexametres en homme consciencieux qui tient a etre correct; parfois, il rencontre un beau vers, et c'est tout. Aucun souci de decrocher les etoiles. Oserai-je l'avouer? cela ne me fache pas outre mesure. Il n'est pas poete comme nous l'entendons depuis une cinquantaine d'annees; eh bien, il n'est pas poete, c'est entendu. Mettons qu'il ecrit en prose. Ce qui me blesse davantage, c'est l'amphigouri classique dans lequel il se noie, et j'arrive ici a la seule querelle que je veuille lui faire. Comment se fait-il qu'un jeune homme de trente-quatre ans, dit-on, un ecrivain qui parait avoir une vaste ambition, puisse ainsi claquemurer son vol dans une formule devenue grotesque? Je ne lui conseille pas, ah! certes, non! de tomber dans l'autre formule, la formule romantique, peut-etre plus grotesque encore; mais je fais appel a toute sa jeunesse, a toute son ambition, et je le supplie d'ouvrir les yeux a la verite moderne. Il y a une place a prendre, une place immense, ecrire la tragedie bourgeoise contemporaine, le drame reel qui se joue chaque jour sous nos yeux. Cela est autrement grand, vivant et passionnant, que les guenilles de l'antiquite et du moyen age. Pourquoi va-t-il s'essouffler et fatalement se rapetisser dans un genre mort? Pourquoi ne tente-t-il pas de renouveler notre theatre et de devenir un chef, au lieu de patauger dans le role de disciple? Il a de la volonte et une veritable largeur de vol. C'est ce qu'il faut avoir pour aborder le vrai, au-dessus des ecoles et du raffinement des artistes simplement ciseleurs. II La tragedie en quatre actes et en vers, _Spartacus_, que M. Georges Talray vient de faire jouer a l'Ambigu, a une histoire qu'il est bon de conter pour en tirer des enseignements. L'auteur, m'a-t-on dit, est un homme riche, bien apparente, qui a ete mordu de la passion du theatre, comme d'autres heureux de ce monde sont mordus de la passion du jeu, des femmes ou des chevaux. Certes, on ne saurait trop le feliciter et l'encourager. Un homme qui s'ennuie et qui songe a ecrire des tragedies en quatre actes, lorsqu'il pourrait donner des hotels a des danseuses, est a coup sur digne de tous les respects. Pouvoir etre Mecene et consentir a devenir Virgile, voila qui denote une noble activite d'esprit, un souci des amusements les plus dignes et les plus eleves. Naturellement, M. Talray entend etre maitre absolu dans le theatre ou on le joue. Quand on a le moyen de mettre ses pieces dans leurs meubles, on serait bien sot de les loger en garni a la Comedie-Francaise ou a l'Odeon. Cela explique pourquoi M. Talray s'est adresse une premiere fois au theatre-Dejazet, et la seconde fois a l'Ambigu. Seules les mechantes langues laissent entendre que M. Perrin et M. Duquesnel auraient pu refuser ses pieces, fruits d'un noble loisir. M. Talray veut simplement passer de son salon sur la scene, sans quitter son appartement; et, s'il n'a pas bati un theatre, c'est que le temps a du lui manquer. Il cherche donc une salle a louer, accepte le premier theatre en deconfiture qui se presente, en se disant que les chefs-d'oeuvre honorent les planches les plus encanaillees. Une legende s'est formee sur la facon magnifique dont il s'est conduit au theatre-Dejazet. Il s'agissait seulement d'un petit acte, je crois; et les ouvreuses elles-memes ont recu en cadeau des bonnets neufs. A l'Ambigu, la solennite s'elargit. Songez donc! une tragedie en quatre actes, quelque chose comme dix-huit cents vers! Aussi le bruit s'est-il repandu que le directeur a demande au poete quinze mille francs, pour jouer sa piece quinze fois; je ne parle pas des decors, des costumes, des accessoires. Les chiffres ne sont peut-etre pas exacts; mais il n'en est pas moins certain que l'auteur paye les frais et presente son oeuvre au public, directement, sans l'avoir soumise au jugement de personne. Ah! c'est le reve, et les gens tres riches peuvent seuls se permettre une pareille tentative. J'ai entendu soutenir brillamment cette opinion, que l'auteur devait avoir un theatre a lui et jouer lui-meme ses pieces, s'il voulait donner sa pensee tout entiere, dans sa verdeur et sa verite. Les deux plus grands genies dramatiques, Shakespeare et Moliere, ont entendu ainsi le theatre, et ne s'en sont pas mal trouves. Seulement, cette trinite de l'auteur, du directeur et de l'acteur reunis en une seule personne, n'est pas dans nos moeurs, et tous les essais qu'on a pu tenter de nos jours ont echoue miserablement. Je suis alle a l'Ambigu avec une grande curiosite, tres decide a m'interesser au _Spartacus_ de M. Talray. Notez qu'il faut un certain courage pour aborder ainsi le public, quand on est un simple amateur: on s'expose aux plaisanteries de ses amis, aux rudesses de la critique, aux rires de la foule. Il est entendu qu'un auteur qui paye et qui tombe, est doublement ridicule. Chatiment merite, dira-t-on. Peut-etre. Mais j'aime cette belle confiance des poetes qui risquent ainsi tranquillement le ridicule, et qui souvent meme l'achetent tres cher. J'arrive et j'ecoute religieusement. Il faut vous dire, avant tout, que M. Talray s'est absolument moque de l'histoire. Son _Spartacus_ est d'une grande fantaisie. J'avoue que cela ne me fache pas outre mesure. Les auteurs dramatiques ont toujours traite l'histoire avec tant de familiarite, qu'un mensonge de plus ou de moins importe peu. Nous sommes en pleine imagination, c'est chose convenue. Seulement, ce qu'on peut demander, c'est que l'imagination ne batte pas la campagne, au point d'ahurir le monde. Or, M. Talray a une facon de traiter le theatre tres dangereuse pour le public bon enfant, qui vient naivement voir ses pieces, avec l'intention de les comprendre. Je vais tenter d'analyser son _Spartacus_ en quelques mots; et je demande a l'avance pardon si je me trompe, car ce ne serait vraiment pas ma faute. Spartacus a pour pere un pretre d'Isis, nomme Sephare, qui nourrit les plus grands projets; on ne sait pas bien lesquels, il parle du bonheur du genre humain, il lance l'anatheme sur Rome, et je suis porte a croire qu'il reve l'affranchissement des esclaves, avec des vues particulieres et lointaines sur la Revolution francaise. Bref, ce Sephare, entre comme intendant chez le consul Crassus, commence son beau role de regenerateur en donnant Camille, la fille de son maitre, pour maitresse a son fils Spartacus, alors gladiateur. Voila qui n'est pas propre; mais la passion du sectaire est, a la rigueur, une excuse. Il y a une autre femme dans l'aventure, Myrrha, une courtisane a ce qu'on peut croire. Sephare est aussi tres bien avec celle-la, si bien meme qu'ils complotent ensemble l'empoisonnement du gardien des jeux. Decidement, ce pretre d'Isis manque de sens moral. Quand le gardien des jeux est mort, Myrrha obtient du preteur Metellus son amant la place du defunt pour Spartacus. Le heros, ramassant sous ses ordres les gladiateurs et la plebe de la ville, suscite alors une revolte, brule Rome, se bat pour l'affranchissement des esclaves. Rien de stupefiant comme la mise en oeuvre dramatique de cet episode. Le preteur Metellus est gris, la courtisane Myrrha embellit la fete, on voit Rome bruler sur un transparent, et un choeur arrive, on ignore pourquoi, qui chante, je crois, le bon vin et la liberte. Cependant, Camille, la maitresse de Spartacus, joue la dedans un role symbolique. Elle doit etre la liberte en personne, j'imagine. Au denoument, Spartacus, apres avoir battu les Romains, est a son tour sur le point d'etre vaincu. Il se tue d'un coup de poignard en pleine poitrine; Camille devient folle sur son cadavre; et, quand le consul Crassus se presente, Sephare le traite de la belle facon, lui montre sa fille folle, et lui annonce qu'un jour le fils de Spartacus et de Camille reprendra l'oeuvre de delivrance. Sur quoi, un choeur envahit de nouveau la scene, et la toile tombe sur la reprise des couplets du troisieme acte. J'ecoutais donc attentivement. L'impression des premieres scenes etait assez agreable. Le carnaval romain, ce decor large et a style severe, ces personnages aux draperies de couleur tendre, me reposaient du carnaval romantique, des guenilles et des armures du moyen age. Vraiment, les femmes sont adorables, les cheveux cercles d'or, les bras nus, dans ces etoffes souples, ou leur corps libre roule si voluptueusement. Puis, j'attrapais par-ci par-la un bout de vers assez mal rime, mais d'une musique sonore et eclatante. Enfin, je ne m'ennuyais pas, j'attendais de comprendre sans trop d'impatience. Au milieu du premier acte, cependant, comme j'etais de plus en plus attentif, j'ai commence a eprouver une legere douleur aux tempes. Une consternation peu a peu m'envahissait, car je ne comprenais toujours pas, malgre mes efforts. J'avais beau ouvrir les oreilles, tendre l'esprit, repeter tout bas les mots que je saisissais, le sens m'echappait, les paroles tombaient comme des bruits qui s'envolaient, avant d'avoir forme des phrases. Maintenant, la pesanteur des tempes me gagnait le crane et me roidissait le cou. Alors, l'ennui est arrive, d'abord discret, un leger baillement dissimule entre les doigts, une envie sourde de penser a autre chose; puis, il s'est elargi, il est devenu immense, insondable, sans borne. Oh! l'ennui sans espoir, l'ennui ecrasant qui descend dans chaque membre, dont on sent le poids dans les mains et dans les pieds! Et impossible d'echapper a ce lent ecrasement, les personnages s'imposent; on les hait, on voudrait les supprimer, mais leur voix est comme un flot entete qui bat, qui entame et qui noie les tetes les plus dures; meme quand on baisse les yeux pour ne plus les voir, on les sent, ou croit les avoir sur les epaules. Un malheur public, un deuil, sont moins lourds. Ce qui me consternait surtout, c'etait Sephare, le pretre d'Isis. Pourquoi un pretre d'Isis? Sans doute l'auteur avait mis la-dessous le sens philosophique de son oeuvre. La piece restait tellement incomprehensible, qu'elle devait cacher quelque verite superieure. Les scenes se deroulaient: je songeais aux hypogees, aux pyramides, aux secrets que le Nil roule dans ses eaux boueuses. Je me sentais tres bete, je tournais a l'ahurissement. Lorsqu'on s'est mis a chanter, j'ai eu l'envie ardente de me sauver, parce que tout espoir de comprendre s'en allait decidement. Mais j'etais trop engourdi; j'appartenais a l'ennui vainqueur. J'ai promis de tirer des enseignements de cette histoire. Le premier est que la tentative de M. Talray reste en elle-meme excellente, et qu'on ne saurait trop engager les auteurs riches a l'imiter. Mais le point sur lequel je veux surtout insister est que, desormais, les gens du monde devront avoir pour les simples ecrivains quelque respect; car, si j'ai vu parfois des ecrivains ressembler a des princes dans un salon, je n'ai jamais vu un homme du monde qui ne se rendit parfaitement ridicule, en ecrivant un roman ou une piece de theatre. Certes, je le repete, je ne veux en aucune facon decourager M. Talray. La distraction qu'il a choisie est louable. Ses vers sont mediocres, mais pleins de bonne volonte. Puis, j'aurais peur d'enlever leur derniere planche de salut aux theatres menaces de faillite. Les auteurs sont rares qui consentent a payer cherement leurs chutes. En somme, des pieces comme _Spartacus_ ne font de mal a personne. On sait de quelle facon on doit les prendre. M. Talray lui-meme, si son echec le contrarie, peut dire a ses amis qu'il a simplement voulu tenir une gageure. Mon Dieu! oui, il aurait parie, apres un dejeuner de garcons, d'ennuyer le public et d'ahurir la critique; et son pari serait gagne, oh! bien gagne! LE DRAME I On nous a donne des details touchants sur M. Paul Delair. Il aurait trente-sept ans, il serait sans fortune et aurait du prendre sur ses nuits pour ecrire _Garin_, le drame en vers joue a la Comedie-Francaise; cette oeuvre, ecrite il y a huit ou neuf ans deja, recue a correction, puis recrite en partie et montee enfin, representerait de longs efforts, une grande somme de courage, et serait une de ces parties decisives ou un ecrivain joue sa vie. Eh bien! tous ces details me troublent, et je n'ai jamais senti davantage combien la verite est parfois douloureuse a dire. Heureusement, je suis peut-etre le seul a pouvoir la dire, sans trop de remords, car mon autorite est fort discutee, et jusqu'a present on a paru croire que ma franchise ne faisait de tort qu'a moi-meme. Nous sommes au commencement du treizieme siecle, dans une de ces lointaines epoques historiques qui justifient au theatre toutes les erreurs et toutes les fantaisies. Herbert, baron de Sept-Saulx, un burgrave selon le poncif romantique, a aupres de lui son neveu Garin, homme farouche, et un fils batard, Aimery, homme tendre, qu'il a eu d'une serve. Or, un jour d'ennui, Herbert, ayant fait entrer dans son chateau une bande d'Egyptiens, s'eprend de la belle Aischa, qu'il epouse seance tenante. Et voila le crime dans la maison, Aischa pousse Garin, qui l'adore, a tuer Herbert, dont la vieillesse l'importune sans doute. Mais, au lendemain du meurtre, le soir des noces, lorsque les deux coupables vont se prendre aux bras l'un de l'autre, le spectre du vieillard se dresse entre eux, Garin a des hallucinations vengeresses qui lui montrent chaque nuit Aischa au cou d'Herbert assassine. Aimery, chasse par son pere, revient alors comme un justicier. Il provoque Garin, il va le tuer, lorsque celui-ci revoit la terrible vision et tremble ainsi qu'un enfant. Aischa, qui s'est empoisonnee, avoue le crime; Garin se tue sur son cadavre; et Aimery peut ainsi epouser une soeur de l'assassin, Alix, dont je n'ai pas parle. Voila. Mon Dieu! le sujet m'importe peu. On a fait remarquer avec raison que c'etait la un melange de _Macbeth_, des _Burgraves_ et d'une autre piece encore. La seule reponse est qu'on prend son bien ou on le trouve; Corneille et Moliere ont ecrit leurs plus belles oeuvres avec des morceaux pilles un peu partout. Mais il faut alors apporter une individualite puissante, refondre le metal qu'on emprunte et dresser sa statue dans une attitude originale. Or, M. Paul Delair s'est contente de ressasser toutes les situations connues, sans en tirer un seul effet qui lui soit personnel. Cela est long, terriblement long, sans accent nouveau, d'une extravagance entetee dans le sublime, d'une conviction qui m'a attriste, tellement elle est naive parfois. Faut-il discuter? Rien ne tient debout dans cette fable extraordinaire. C'est un cauchemar en pleine obscurite. Les personnages sont decoupes dans ce romantisme de 1830, si demode a cette heure. Ils n'ont d'autre raison d'etre que des formules toutes faites, ils portent des etiquettes dans le dos: le seigneur, le batard, la serve, le manant; et cela doit nous suffire, l'auteur se dispense des lors de leur donner un etat civil, de leur souffler une personnalite distincte. Ce sont des marionnettes convenues qu'il manoeuvre imperturbablement, en dehors de toute verite historique et de toute analyse humaine. Voila le cote commode du drame romantique, tel que le comprend encore la queue de Victor Hugo. Il ne demande ni observation ni originalite; on en trouve les morceaux dans un tiroir, et il ne s'agit que de les ajuster, avec plus ou moins d'adresse. Je me rappellerai toujours la belle reponse de ce poete auquel je demandais: "Mais pourquoi ne faites-vous pas un drame moderne?" et qui me repondit, effare: "Mais je ne peux pas, je ne saurais pas, il me faudrait dix ans d'etudes pour connaitre les hommes et le monde!" Sans doute, si je l'interrogeais, M. Paul Delair me ferait aussi cette reponse. Et meme, en acceptant le cadre qu'il a choisi, que de defauts, que d'erreurs dramatiques! Lorsque ses personnages sortent du poncif, on ne les comprend plus. Ainsi la serve est tres nette, parce qu'elle est simplement la marionnette classique des melodrames de Bouchardy et d'Hugo, la paysanne violee par le seigneur et devenue folle, qui se promene dans l'action en prophetisant le denoument et en aidant la Providence. Herbert, le seigneur, est egalement une bonne ganache de loup feodal qui se laisse injurier par le premier bourgeois venu, entre chez lui pour lui dire ses quatre verites et lui annoncer la Revolution francaise. On les comprend, ceux-la, parce qu'ils sont tout betement les vieux amis du public, sur le ventre desquels le public a tape bien souvent. Mais passez aux personnages que le poete a reve de faire originaux, et vous cessez de comprendre, vous entrez dans un fatras de vers stupefiants ou leur humanite se noie, vous ne les voyez plus nettement, parce que ce ne sont pas des figures observees, mais des pantins inventes qui se dementent d'une tirade a l'autre. Ou des figures poncives, ou des figures fantasmagoriques, voila le choix. Ainsi, prenons Garin et Aischa, les deux figures centrales, celles ou M. Paul Delair a certainement porte son effort. Je defie bien qu'au sortir de la representation, on puisse evoquer distinctement ces figures; et cela vient de ce qu'elles n'ont pas de base humaine, de ce que le poete ne nous les a pas expliquees par une analyse logique et claire. Il ne suffit pas de dire qu'Aischa aime les hommes rouges de sang, pour nous la faire accepter, dans les invraisemblances ou elle se meut. C'est elle qui pousse Garin; puis, elle s'efface, elle ne parait plus etre du drame; a-t-elle des remords, n'en a-t-elle pas? Nous l'ignorons, faute immense de l'auteur, car, si elle ne frissonne pas comme Garin, ou bien si elle ne reste pas violente et superbe, le dominant, devenant le male, elle ne nous interesse plus, elle s'effondre. Et c'est ce qui arrive, le role est tres mauvais, une actrice de genie n'en tirerait pas un cri humain. Garin de meme reste un fantoche; sa lutte avec le remords ne se marque pas assez, on ne voit pas ses elats d'ame, sa passion, sa fureur, puis son affolement; tout cela se fond et se brouille dans une phraseologie etonnante, ou une fausse poesie delaye a chaque minute la situation dramatique. Au denoument surtout, les deux heros m'ont paru pitoyables. Cette femme qui s'empoisonne de son cote, cet homme qui se poignarde du sien, pour finir la piece, ne meurent pas logiquement, par la force meme de la situation; je veux dire que leur mort n'est pas une consequence inevitable de l'action, une mort analysee et deduite, ce qui la rend vulgaire. Un autre point m'a beaucoup frappe. Apres le troisieme acte, je me demandais avec curiosite comment M. Paul Delair allait encore trouver la matiere de deux actes. Un acte d'exposition, un acte pour le meurtre, un acte pour les remords, enfin un acte pour la punition: cela me semblait la seule coupe possible. Mais cela ne faisait que quatre actes, et j'etais d'autant plus surpris que le gros du drame, le spectre et tout le tremblement se trouvaient au troisieme acte, ce qui demandait, pour la bonne distribution d'une piece, un denoument rapide, dans un quatrieme acte tres court. M. Paul Delair voulait cinq actes, et il a tout bonnement rempli son quatrieme acte par un interminable couplet patriotique. J'avoue que je ne m'attendais pas a cela. Tout devait y etre, jusqu'au drapeau francais. Parler de la France, sous Philippe-Auguste! prononcer le grand mot de patrie qui n'avait alors aucun sens! nous montrer un bon jeune homme qui s'indigne au nom de l'Allemagne, comme apres Sedan! Quand donc les auteurs dramatiques comprendront-ils le profond ridicule de ce patriotisme a faux, de cette sottise historique dans laquelle ils s'entetent? Et cela n'est guere honnete, je l'ai deja dit, car je ne puis voir la qu'une facon commode de voler les applaudissements du public. Mais ces choses ne sont rien encore, le pis est que M. Paul Delair fait des vers deplorables. Il est certainement un poete plus mediocre que M. Lomon et M. Deroulede, ce qui m'a stupefie. On, ne saurait s'imaginer les incorrections grammaticales, les tournures baroques, les cacophonies abominables qui emplissent le drame. Les termes impropres y tombent comme une grele, au milieu de rencontres de mots, d'expressions qui tournent au burlesque. A notre epoque ou la science du vers est poussee si loin, ou le premier parnassien venu fabrique des vers superbes de facture et retentissants de belles rimes, on reste consterne d'entendre rouler pendant quatre heures un pareil flot de vers rocailleux et mal rimes. Si M. Paul Delair croit etre un poete parce qu'il a abuse la dedans des lions et des etoiles, du soleil et des fleurs, il se trompe etrangement. Au theatre, on ne remplace pas l'humanite absente par des images. Les tirades glacent l'action, et je signale comme exemple la scene de Garin et d'Aischa devant la chambre nuptiale, la grande scene, celle qui devait tout emporter, et qui a paru mortellement froide et ennuyeuse. Comment voulez-vous qu'on s'interesse a ces poupees qui ne disent pas ce qu'elles devraient dire et qui enguirlandent ce qu'elles disent de divagations poetiques absolument folles? J'avoue que ce lyrisme a froid me rend malade. En somme, il faut avoir le vers puissant de Victor Hugo pour se permettre un drame de cette extravagance. Je ne pretends pas que _Ruy Blas_ et _Hernani_ soient d'une fable beaucoup plus raisonnable. Mais ces oeuvres demeureront quand meme des poemes immortels. Quant a M Paul Delair, du moment ou il n'a pas le genie lyrique de Victor Hugo, il devrait rester a terre; la folie lui est interdite. Dans son cas, un peu de raison est simplement de l'honnetete envers le public. Ce n'est pas gaiement que je triomphe ici. Je n'osais esperer une piece comme _Garin_ pour montrer le vide et la demence froide des derniers romantiques. Toute la misere de l'ecole est dans cette oeuvre. Mais je suis attriste de voir une scene comme la Comedie-Francaise risquer une partie pareille, perdue a l'avance. Sans doute M. Perrin et le comite n'ont pu se meprendre. _Garin_, avec le truc de son spectre, avec ses continuelles sonneries de trompettes, avec sa mise en scene de loques et de ferblanterie romantiques, aurait tout au plus ete a sa place a la Porte-Saint-Martin; et, certes, ce ne sont pas les vers qui rendent la piece litteraire. Seulement, on reproche si souvent a la Comedie-Francaise de ne pas s'interesser a la jeune generation, qu'il faut bien lui pardonner, lorsqu'elle fait une tentative, meme si elle se trompe. Peut-etre n'y a-t-il pas mieux, et alors en verite le romantisme est bien mort. Je prefere les eleves de M. Sardou, s'il en a. Voila mon jugement dans toute sa severite. J'ai mieux aime dire nettement a M. Paul Delairce que je pense. Il est dans une voie deplorable, il s'apprete de grandes desillusions. Le premier acte de _Garin_ a de la couleur, et ca et la on peut citer quelques beaux vers; mais c'est tout. Une piece pareille enterre un homme. Si M. Paul Delair en produit une seconde taillee sur le meme patron, il ne retrouvera meme pas la premiere indulgence du public. Ne vaut-il pas mieux l'avertir, quitte a le blesser cruellement? C'est lui eviter de nouveaux efforts inutiles. Huit ans de travail croulent avec _Garin_. Le pire malheur qui lui puisse arriver est de perdre encore huit annees dans une tentative sans espoir. II M. Catulle Mendes est une figure litteraire fort interessante. Pendant les dernieres annees de l'Empire, il a ete le centre du seul groupe poetique qui ait pousse apres la grande floraison de 1830. Je ne lui donne pas le nom de maitre ni celui de chef d'ecole. Il s'honore lui-meme d'etre le simple lieutenant des poetes ses aines, il s'incline en disciple fervent devant MM. Victor Hugo, Leconte de Lisle, Theodore de Banville, et s'est efforce avant tout de maintenir la discipline parmi les jeunes poetes, qu'il a su, depuis pres de quinze ans, reunir autour de sa personne. Rien de plus digne, d'ailleurs. Le groupe auquel on a donne un moment le nom de parnassien representait en somme toute la poesie jeune, sous le second empire. Tandis que les chroniqueurs pullulaient, que tous les nouveaux debarques couraient a la publicite bruyante, il y avait, dans un coin de Paris, un salon litteraire, celui de M. Catulle Mendes, ou l'on vivait de l'amour des lettres. Je ne veux pas examiner si cet amour revetait d'etranges formes d'idolatrie. La petite chapelle etait peut-etre une cellule etroite ou le genie francais agonisait. Mais cet amour restait quand meme de l'amour, et rien n'est beau comme d'aimer les lettres, de se refugier meme sous terre pour les adorer, lorsque la grande foule les ignore et les dedaigne. Depuis quinze ans, il n'est donc pas un poete qui soit arrive a Paris sans entrer dans le cercle de M. Catulle Mendes. Je ne dis point que le groupe professat des idees communes. On s'entendait sur la superiorite de la forme poetique, on en arrivait a preferer M. Leconte de Lisle a Victor Hugo, parce que le vers du premier etait plus impeccable que le vers du second. Mais chacun gardait a part soi son temperament, et il y avait bien des schismes dans cette eglise. Je n'ai d'ailleurs pas a raconter ce mouvement poetique, qui a copie en petit et dans l'obscurite le large mouvement de 1830. Je veux simplement etablir dans quel milieu M. Catulle Mendes a vecu. Ses theories sont que l'ideal est le reel, que la legende l'emporte sur l'histoire, que le passe est le vrai domaine du poete et du romancier. Ce sont la des opinions aussi respectables que les opinions contraires. Seulement, lorsque M. Catulle Mendes aborde un sujet moderne et accepte ainsi notre milieu contemporain, il a certainement tort de le taire sans modifier ses croyances. Dans un sujet moderne, l'ideal n'est plus le reel, et cet ideal devient un singulier embarras. Pour obtenir du reel, il faut avoir surtout du reel plein les mains. Selon moi, _Justice_ est l'oeuvre d'un poete qui n'a pas songe a couper ses ailes, et que ses ailes font trebucher. Nous retrouvons la le chef de groupe, grandi dans un cenacle, avec le clou d'une idee fixe enfonce dans le crane. Je commencerai par les eloges. Dans _Justice_, l'effort litteraire me trouve plein de sympathie. On joue tant de pieces odieusement pensees et ecrites, qu'il y a un veritable charme a tomber sur l'oeuvre voulue d'un poete. Cette oeuvre peut soulever en moi les plus vives objections, elle n'en est pas moins du monde de ma pensee, elle m'occupe et me passionne. Fut-elle tout a fait mauvaise, elle resterait pleine de saveur. J'aime cette histoire, ce medecin qui a vole et qui est venu se laver de sa faute par de bonnes oeuvres, dans une province perdue; j'aime cette fille de notaire, qui parle et agit comme une creation du reve; j'aime ces deux amoureux, que le monde gene, et qui se debarrassent du monde, en mourant aux bras l'un de l'autre. Oui, j'aime ces choses, malgre leur folie, parce qu'elles sont la volonte d'un artiste, et que dans leur incoherence meme on sent l'enfantement d'un esprit qui n'a rien de vulgaire. Malheureusement, il faudrait m'en tenir la. Si j'arrive a l'analyse de la piece, en depit de toute ma sympathie, je me sens devenir grave et severe. M. Catulle Mendes a eu le tort de plaisanter avec la realite. Il aurait du habiller ses personnages de justaucorps et de pourpoints, et nous lui aurions tout pardonne. Mais entrer dans la vie moderne en poete lyrique, voila qui est grave! Il se tromperait, s'il croyait que rien n'est plus commode a trousser que la verite; la vie de tous les jours est la, comme comparaison, et l'on ne peut pas mettre debout une fille de notaire de fantaisie, comme on planterait une damoiselle, avec une jupe de satin et une coiffure copiee dans les livres du temps. En un mot, il faut avoir le sens de la modernite, quand on aborde un sujet contemporain. Les romantiques, qui s'imaginent pouvoir peindre la vie actuelle en se jouant, et par farce pure, s'exposent aux echecs les plus piteux. Rien n'est severe et rien n'est haut comme la peinture, de ce qui est. Le grand defaut de _Justice_ est d'etre une creation en l'air, tout comme s'il s'agissait d'un poeme. Voici, par exemple, le plus grand effet de la piece. Le docteur Valentin a vole pour sauver sa soeur de la prostitution,--une invention facheuse, par parenthese,--et il est aime de Genevieve, la fille du notaire Suchot. Lui-meme l'adore; mais il va fuir, pour ne pas reveler son passe, lorsque Georges, le frere de Genevieve, le surprend avec celle-ci et le force a une explication. Des que Georges connait le secret de Valentin, il raconte a la jeune fille que ce dernier est marie, pour qu'elle rompe plus aisement avec lui. De la, grande douleur de Genevieve. Puis, a l'acte suivant, lorsqu'un gredin lui denonce le vol de Valentin, elle dit avec force: "Je le savais depuis quatre ans, et je vous aime, Valentin, je vous aime!" Certes, le mot est tres beau et devrait produire un grand effet d'admiration et d'emotion. Eh bien! je crois que l'effet est surtout un effet de surprise. Cela vient de ce que chaque spectateur fait cette reflexion rapide: "Comment Genevieve n'a-t-elle pas compris ce dont il s'agissait, lorsque Georges lui a dit que Valentin etait marie? Puisqu'elle connaissait le vol, elle devait se douter tout de suite de l'obstacle qui se presentait." Elle n'a pas parle alors et l'on s'etonne qu'elle parle plus tard. Au theatre, toute scene qui n'est point preparee, detonne et peut meme avoir de facheuses consequences. Il n'y a la qu'un defaut de construction. Je pourrais indiquer des invraisemblances. Ainsi, on voit roder dans l'etude le clerc du notaire, Pigalou, un gredin qui a vole autrefois un cure et qui est menace par un complice, dupe dans le partage; s'il ne donne pas immediatement trois mille francs a ce complice, il sera denonce par lui. Or, Pigalou a appris la faute de Valentin, et dans une scene fort originale, violente et invraisemblable, il le traite en camarade et veut le forcer a voler les trois mille francs au notaire Suchot. C'est surtout dans cette scene qu'on peut surprendre le procede de M. Catulle Mendes. Il se moque des verites ambiantes, il va droit dans ce qu'il croit etre la verite absolue. De la un manque d'equilibre qui a failli faire siffler la scene. J'insiste, parce que cette question de detail me parait caracteristique. A la repetition generale, la scene m'avait beaucoup frappe. Je prevoyais bien qu'elle ne marcherait pas facilement, mais je la trouvais hardie et d'une belle allure. Elle est pleine de mots excellents, et n'a qu'un defaut, celui de tourner un peu trop sur elle-meme. D'ailleurs, ce que j'avais prevu est arrive: le public n'a pas compris l'intention de M. Catulle Mendes, qui est de montrer les consequences fatales et ignominieuses d'une premiere faute. Je suis persuade que la scene aurait produit un effet enorme, si l'auteur l'avait presentee autrement, dans la realite logique de la situation. Telle qu'elle est, elle reste inadmissible. Vingt fois Valenlin serait sorti ou aurait chasse Pigalou. Les motifs pour lesquels l'auteur le retient la, sont des ficelles dramatiques par trop visibles. A vrai dire, je n'aime guere cette etude de notaire, ou se developpe une action si bizarre. Je sais bien que M. Catulle Mendes a choisi cette etude pour que l'antithese fut plus forte. Il a voulu peut-etre aussi montrer que le cadre le plus banal ne l'effrayait pas. Seulement, dans ce cas-la, il aurait fallu empoigner la realite d'une main puissante et ne pas la lacher. Tous les personnages marchent a plusieurs metres du sol. Genevieve et Valentin sont dans les etoiles; ils ne s'en cachent pas, meme ils s'en vantent. Quant a maitre Suchot, il n'est guere qu'un fantoche, sur la tete duquel M. Catulle Mendes a accumule tout son dedain de la prose. Le troisieme acte, que l'on redoutait, est precisement celui qui a sauve la piece. Cela montre une fois de plus quel est le flair des directeurs. Il n'y a qu'un monologue et une scene dans cet acte. Valenlin, seul dans son laboratoire, prepare sa mort, en chimiste habile. Il a etabli, sur un fourneau, un appareil qui degage dans la piece un gaz d'asphyxie. Genevieve arrive pour se sauver avec son amant; mais il lui explique que leur bonheur est desormais impossible, et elle va se retirer, lorsqu'elle comprend qu'il est en train de se donner la mort. Alors, elle referme la porte et la fenetre, elle l'endort un instant par ses paroles douces; puis, quand il s'apercoit qu'elle veut mourir avec lui, elle s'oppose violemment a ce qu'il la sauve. Et ils meurent. L'effet a ete grand, le soir de la premiere representation. La lutte de Genevieve pour mourir, le consentement arrache par elle a Valentin, la mort qui vient comme une delivrance et qui ravit les deux amants dans les espaces, tout cela est large et remarquable. Certes, je ne crois pas qu'on se suicide avec de pareils elans; mais la situation est extreme, et le poete peut intervenir sans trop blesser la verite. Quant a la these, a la souillure ineffacable d'une premiere faute, au suicide employe comme une redemption, peut-etre cette these a-t-elle ete dans les intentions de l'auteur, mais je veux l'ignorer, pour ne pas retomber dans mes severites. A quoi bon une these, lorsque la vie suffit? Comment M. Catulle Mendes, qui est avant tout un homme d'art, a-t-il pu vouloir descendre jusqu'a jouer le role d'un avocat? Je finirai par un etrange reproche. Pour moi, la piece est trop bien ecrite. Je veux dire qu'on y sent les phrases presque continuellement. Le style ne consiste pas en belles images, pas plus que la peinture ne consiste en belles couleurs. En enfilant des comparaisons ingenieuses jusqu'a demain, on n'obtiendrait qu'une oeuvre monstrueuse et illisible. Le style est l'expression logique et originale du vrai. Dire ce qu'il faut dire, et le dire d'une facon personnelle, tout est la. Les ecrivains qui s'imaginent bien ecrire parce qu'ils enlevent une fin de tirade a l'aide de mots poetiques, sont dans la plus deplorable erreur. Au theatre surtout, bien ecrire, c'est ecrire logiquement et fortement. III Ah! quelle longue, ecrasante, monotone soiree, a la Porte-Saint-Martin! Je suis sorti de la premiere representation de _Coq-Hardy_, le drame en sept actes de M. Poupart-Davyl, brise de fatigue, hebete d'ennui. Certes, notre metier de critique dramatique comporte beaucoup d'indulgence; on recule souvent devant le resume exact de son impression. Mais qu'il me soit permis au moins une fois de ne rien cacher, de dire ma revolte interieure contre un de ces drames de la queue romantique, qui se moquent du style, de la verite et du simple bon sens. Je ne chercherai pas a analyser la piece dans son intrigue puerile et compliquee. Il y a la dedans un duc de Brennes, un prince de Bretagne, que sa femme trahit au prologue, et que nous retrouvons dix ans plus tard, simple capitaine d'aventure, sous le nom de Coq-Hardy. Naturellement, ce capitaine se trouve mele a l'inevitable imbroglio historique, ou sonnent les grands noms de Louis XIV, d'Anne d'Autriche, de Mazarin, de Conde. Il va presque jusqu'a prendre le menton d'Anne d'Autriche et a tutoyer Conde. Au denoument, il redevient necessairement le duc de Brennes, il sauve Louis XIV, la monarchie, la France, avec l'unique regret de n'avoir pas a sauver Dieu lui-meme. J'oubliais de dire qu'en chemin, il retrouve sa femme et sa fille. Inutile d'ajouter que le traitre meurt, quand l'auteur n'a plus besoin de lui. N'est-ce pas que le besoin d'un drame ou l'on parlat de Mazarin se faisait absolument sentir? Comment la statistique ne s'est-elle pas occupee encore de relever le nombre de pieces ou l'on prononce le nom de Mazarin? Un seul personnage historique a ete plus exploite, le cardinal de Richelieu. Et que c'est gai, cet eternel cours d'histoire sur Anne d'Autriche, Louis XIII, Louis XIV et les cardinaux! Quel interet prodigieux et passionnant pour des spectateurs de notre epoque, dans le perpetuel defile de ces marionnettes d'un autre age, qui laissent, a chaque coup d'epee, couler le son de leur ventre! Comme nous pouvons partager les joies et les douleurs de ces poupees, dont nous nous moquons si parfaitement! Je ne parle pas de la facon odieuse dont ces drames accommodent l'histoire. Ils sont pour le peuple une veritable ecole de mensonges historiques. Dans nos faubourgs, ils ont repandu les idees les plus stupefiantes sur les grandes figures et les grands evenements qu'ils ont mis si ridiculement a la scene. Grace a eux, des legendes grotesques se sont formees, l'histoire apparait aux ignorants comme une parade, avec des paillasses richement vetus qui tapent des pieds et qui declament. Je ne comprends pas comment la salle entiere n'eclate pas d'un fou rire, en face des monstrueux pantins qu'on lui presente sous des noms retentissants. Par exemple, dans _Coq-Hardy_, peut-on trouver quelque chose de plus profondement comique que les scenes entre le capitaine d'aventure et Anne d'Autriche? Le capitaine entre chez la reine comme chez lui, et il lui parle avec des effets de hanche, des ronflements de voix, une familiarite de bon garcon, qui sont a mon sens le comble de la drolerie. Et quelle merveille encore, cet acte ou l'on voit la reine et Louis XIV errer la nuit dans les rues de Paris, en se tordant les bras, comme deux locataires louches que le patron de quelque garni a flanques a la porte! ajoutez que Coq-Hardy survient, qu'il demolit une maison afin de construire une barricade, et qu'il se retranche avec Louis XIV derriere cette barricade, d'ou ils operent tous les deux des sorties pour tuer deux ou trois douzaines d'hommes. Quel cerveau a jamais invente des folies plus extravagantes? Cela me donne froid au dos, me glace de ce petit frisson de peur et de honte que j'ai parfois eprouve en face des infirmites humaines. Il y a encore une scene incroyable que je veux signaler. Anne d'Autriche a charge le capitaine Coq-Hardy de negocier avec le grand Conde, qui revient de Lens charge de gloire. Jolie situation, invention ingenieuse et d'une vraisemblance etonnante. Alors, le capitaine parle en maitre a Conde. Il le subjugue, le rend petit garcon, l'ecrase devant toute la salle qui applaudit. Et, lorsque Conde ose demander une parole, le capitaine lui repond a peu pres ceci: --Vous avez la mienne! Rien de plus royal. Voyez vous ce routier se promenant avec des blancs-seings de la reine, faisant la lecon aux grands capitaines, donnant sa parole avec des gestes de matamore! C'est de la farce lugubre. D'ailleurs, il est inutile de discuter. Un drame historique, bati sur ce plan, ne soutient pas la discussion. Toutes les demences s'y abattent. Il serait impossible de prendre un personnage et de l'analyser, sans voir tout de suite qu'on a une marionnette dans les mains. Ainsi, je ne connais pas de figure plus decourageante que la duchesse, cette femme qui trompe son mari qui se sauve avec sa fille pour suivre un amant indigne, le traitre de la piece, et que nous retrouvons dans les larmes, dans le remords, dans tout le tra la la des beaux sentiments. J'ai dit le mot juste, elle est decourageante, car rien n'est plus attristant et malsain que le mensonge. L'auteur a du vouloir creer l'adultere sympathique, l'ange des epouses infideles, l'heroine impeccable des femmes tombees. Et il a accouche de cette pleurnicheuse, dont ni la faute ni le repentir ne nous touchent, et qui se traine aux pieds de son mari, sans que la salle soit emue. Pourquoi nous interesserions-nous a elle, puisqu'elle est une poupee dont nous apercevons toutes les ficelles? Dirai-je un mot du style, maintenant? Ici, je me sens les bras casses. J'avais veritablement l'impression d'un deluge de tuiles sur mes epaules, pendant la representation de _Coq-Hardy_. On ne peut imaginer les etranges phrases qui tombent la dedans. L'auteur semble avoir ramasse avec soin toutes les tournures clichees, les betises de la rhetorique, les images que l'usage a ridiculisees, afin de les mettre a la queue les unes des autres dans son oeuvre. C'est un veritable cahier de mauvaises expressions. Pas une ne manque. On aurait voulu faire un pastiche de la langue des melodrames, qu'on ne serait certainement pas arrive a une pareille reussite sans beaucoup d'efforts. Ce que je ne comprends pas, c'est qu'un public n'ait pas les oreilles plus sensibles. Comment se fait-il que des spectateurs, qui se facheraient si un orchestre jouait faux, puissent supporter patiemment toute une soiree une langue si abominablement fausse? Je sais que, pour mon compte, le style de _Coq-Hardy_ m'a rendu tres malade. Affaire de temperament sans doute. Si cela etait ecrit avec bonhomie encore, si l'on sentait derriere un homme simple, qui ne se pique pas d'ecrire et qui dit tout rondement sa pensee! L'intolerable est qu'on devine une continuelle pretention au beau style. Les phrases ont le poing sur la hanche comme les personnages. Au denoument, Coq-Hardy fait un discours ou il parle des Francs et des Gaulois. Il faut dire que ce duc de Brennes descend de Brennus; Brennes, Brennus, vous comprenez, c'est fort ingenieux. Et il y a ainsi des panaches tout le long de la piece. Parfois meme on entrevoit des intentions shakespiriennes. Oh! les intentions shakespiriennes! c'est la recueil des faiseurs de melodrames. La poesie les tue. J'avouerai, d'ailleurs, que je ne puis me defendre d'un grand dedain pour les pieces ou les coups d'epee et les coups de pistolet entrent pour la part la plus applaudie dans les merites du dialogue. Le succes de _Coq-Hardy_ a ete le combat du cinquieme acte. Si la poudre parle, c'est que l'auteur n'a rien de mieux a dire. Et quel abus aussi des beaux sentiments! Quand un acteur a un beau sentiment a emettre, on s'en apercoit tout de suite; il s'approche du trou du souffleur comme un tenor qui a une belle note a pousser, il lache son beau sentiment, on l'applaudit, il salue et se retire. Cela finit par etre honteux, de speculer ainsi sur l'honneur, la patrie, Dieu et le reste. Le procede est trop facile, il devrait repugner aux esprits simplement honnetes. La stricte verite est que, le premier soir, la salle s'ennuyait. Toutes les fois que des personnages historiques etaient en scene et se perdaient dans des considerations sur la Fronde, je voyais les spectateurs ne plus ecouter, lever le nez, s'interesser au lustre ou aux peintures du plafond. Je vous demande un peu a quoi rime la Fronde pour nous? Il fallait qu'un choc d'epee ou la declamation d'une tirade vertueuse ramenat l'attention sur la scene. Alors, on applaudissait, pour se reveiller sans doute. Je jurerais que les deux tiers des spectateurs n'ont pas compris la piece. _Coq-Hardy_ n'en a pas moins marche jusqu'a la fin, et le nom de l'auteur a ete acclame. On en est arrive a un grand mepris des jugements sinceres. Certes, je souhaite tous les succes a M. Poupart-Davyl. Il y avait des choses tres acceptables dans sa _Maitresse legitime_, a l'Odeon. Je suis certain que la forme de notre melodrame historique est surtout la grande coupable, dans cette affaire de _Coq-Hardy_. On ne ressuscite pas un genre mort. J'entendais bien, dans la salle, les romantiques impenitents rejeter toute la faute sur M. Poupart-Davyl, en l'accusant d'avoir gache un bon sujet. Mais la verite est qu'il est impossible aujourd'hui de refaire les pieces d'Alexandre Dumas. Il faudrait tout au moins renouveler le cadre, chercher des combinaisons, choisir des epoques inexplorees. Voyez les faits: M. Poupart-Davyl a un grand succes avec la _Maitresse legitime_, et je doute qu'il fasse autant d'argent avec _Coq-Hardy_. Ouvrira-t-on les yeux, comprendra-t-on qu'on doit laisser au magasin des accessoires toutes les guenilles historiques, pour entrer definitivement dans le drame moderne, qui est fait de notre chair et de notre sang? Dernierement, les romantiques impenitents se fachaient contre Rome vaincue. Comment! une tragedie, cela etait intolerable! Et ils se chatouillaient pour rire, ils plaisantaient M. Parodi sur la formule demodee qu'il avait ressuscitee. Eh bien! en toute conscience, je trouve les Romains de _Rome vaincue_ autrement vivants que les frondeurs de _Coq-Hardy_. Certes, la tragedie, que les romantiques avaient tuee, se porte beaucoup mieux a cette heure que le drame. Je ne veux pas meme etablir un parallele entre les deux pieces, car d'un cote il y a le souffle d'un temperament dramatique, tandis que, de l'autre, je ne vois que le pastiche banal de tous les melodrames odieux qui m'assomment depuis quinze ans. Ici, la question d'art s'eleve au-dessus des formules. Et combien je prefere la langue incorrecte de M. Parodi au ron-ron de M. Poupart-Davyl! IV M. Poupart-Davyl a fait jouer a l'Ambigu un drame en six actes: _les Abandonnes_, qui a eu un tres vif succes le soir de la premiere representation. Guillaume Aubry est un ouvrier serrurier qui a epouse a Tours une fille superbe, Nanine, laquelle l'a abandonne apres quelques mois de mariage. Vainement il l'a cherchee, fou de tendresse et de rage; elle roule le monde, elle est faite pour les amours cosmopolites et pour les aventures. Guillaume est venu a Paris, ou il a fini par s'etablir. La loi est la qui l'empeche de se remarier, mais son coeur s'est donne a une honnete blanchisseuse, Ursule, avec laquelle il vit maritalement, et dont il a deux petits garcons. Il y a meme, dans la maison, un troisieme enfant, Robert, qu'Ursule dit avoir recueilli par pitie, en le voyant maltraite par les personnes qui le gardaient; et Guillaume regarde cet enfant d'un oeil jaloux, car son idee fixe est que le petit est la preuve vivante d'une premiere faute, d'une faute ancienne, qu'Ursule ne veut pas avouer. Voila une des actions du drame. Un autre action est fournie par Nanine, qui a ete en Angleterre la maitresse de lord Clifton. Un fils est ne de cette liaison, et Nanine, en abandonnant lord Clifton, a emporte cet enfant. Depuis cette epoque, le pere, qui a herite d'une fortune colossale, vit dans les regrets et parcourt l'Europe en cherchant son fils. Naturellement, ce fils n'est autre que Robert, recueilli par Ursule. Le batard de la femme vit ainsi sous le toit du mari, entre les deux batards que celui-ci a eus de son cote; et tout cela sans que personne s'en doute le moins du monde. Si j'ajoute que Nanine, pour faire peau neuve, a fait annoncer sa mort dans les journaux de San Francisco, et qu'elle ressuscite a Paris sous le nom de madame veuve Perkins; si je dis qu'elle est associee avec un certain Morgane, un gredin de la haute societe qui vole au jeu et qui ne recule pas devant les coups de couteau: j'aurai indique tous les elements du drame, et il sera aise d'en comprendre les peripeties assez compliquees. A la nouvelle de la mort de Nanine, Guillaume et Ursule sont dans une joie profonde. Enfin, ils vont pouvoir se marier! Cependant, Nanine, en retrouvant lord Clifton affole par la mort de son fils, ourdit toute une trame. Elle vient trouver son ancien amant et lui offre de lui rendre son fils, s'il consent a se marier avec elle. Celui-ci, apres s'etre revolte, consent. Nanine se met alors a la recherche de Robert et arrive ainsi chez Guillaume. Ursule, devant son visage froid, ses yeux mauvais, refuse violemment de lui rendre le petit. Puis, Guillaume se presente, et la reconnaissance entre le mari et la femme a lieu. Des lors, tout croule, plus de mariage possible ni d'un cote ni de l'autre. Mais Nanine ne renonce pas a la lutte, elle volera Robert et elle fera assassiner Guillaume par Morgane. Le malheur pour elle est que Morgane se doute qu'elle le dupe et qu'elle l'emploie comme un instrument dont on se debarrasse ensuite. Au denoument, lorsqu'elle s'entete a ne pas le suivre, il la frappe d'un coup de couteau. Et c'est ainsi que les mechants sont punis, pendant que les bons se rejouissent. On voit quelle complication extraordinaire. Le hasard joue dans tout cela un role vraiment trop considerable. Je ne discute pas la vraisemblance. Rien de plus etrange que cette aventuriere qui, en quittant lord Clifton, emporte son fils comme un colis encombrant qu'on abandonne a la premiere station. Il y a aussi, dans le drame, des idees bien singulieres sur la legislation qui regit les questions de paternite. La seule querelle que je veuille chercher a M. Louis Davyl est de lui demander pourquoi il a mis en oeuvre toutes les vieilles machines de l'ancien melodrame, lorsqu'il lui etait si facile de faire plus simple, plus nature, et d'obtenir par la meme un succes plus legitime et plus durable. Car les faits sont la, ce qui a pris le public, ce sont les scenes entre Guillaume et Ursule, c'est la peinture de ce monde ouvrier, etudie dans ses moeurs et dans son langage. La etaient la nouveaute et la hardiesse, la a ete le succes. Des que Nanine se montrait, des qu'on voyait reparaitre ce lord de convention qui se promene d'un air dolent parmi les serruriers et les peintres en batiment, l'interet languissait, on souriait meme, on ecoutait d'une oreille distraite des scenes interminables, connues a l'avance. Il fallait que Guillaume et qu'Ursule reparussent, pour que la salle fut de nouveau prise aux entrailles. Le pis est que M. Louis Davyl a certainement mis la les figures demodees et ridicules de son aventuriere, de son lord, de son bandit du grand monde, pour faire accepter ses ouvriers du public. Il s'est dit, j'en jurerais, que, par le temps qui court, le public ne voulait pas trop de verite a la fois, et qu'il fallait etre habile en menageant les doses. Alors, il a accepte la recette connue, qui consiste a ne pas mettre que des ouvriers sur la scene, a les meler dans une savante proportion a de nobles personnages. Et il a obtenu cette singuliere mixture qui rend son drame boiteux et qui en fait une oeuvre mal equilibree et d'une qualite litteraire inferieure. Je crois que le public lui aurait ete reconnaissant de rompre tout a fait avec la tradition. Pourquoi un lord? Elles sont rares les femmes d'ouvriers qui montent dans les lits des grands de la terre. Le plus souvent, elles trompent un serrurier avec un macon. Transportez ainsi toute l'action des _Abandonnes_ dans le peuple, et vous obtiendrez une piece vraiment originale, d'une peinture vraie et puissante. Je repete que les seules parties de l'oeuvre qui ont porte sont les parties populaires. C'est la une experience dont le resultat m'a enchante, parce que j'y ai vu une confirmation de toutes les idees que je defends. Deja, lorsque M. Louis Davyl fit jouer a la Porte-Saint-Martin ce drame stupefiant de _Coq-Hardy_, ou l'on voyait Louis XIV enfant se promener la nuit dans les rues de Paris en jouant de sa petite epee de gamin, j'ai dit combien les vieilles formules sont delicates a employer. L'auteur etait la dans la piece de cape et d'epee, cherchant le succes avec une bonne foi et un courage meritoires. Le drame ne reussit pas, il comprit, qu'il se trompait, il frappa ailleurs. Je lui avais conseille de s'attaquer au monde moderne. Il vient de donner les _Abandonnes_, et il doit s'en trouver bien. Maintenant, s'il veut prendre une place tout a fait digne et a part, il faut qu'il fasse encore un pas, il faut qu'il accepte franchement les cadres contemporains et qu'il ne les gate pas, en y introduisant des elements poncifs. C'est lorsqu'on veut menager le public qu'on se le rend hostile. Serieusement, croit-on qu'une oeuvre d'une complication si laborieuse, avec des histoires folles qui ont traine partout, avec ces trois batards qui passent comme des muscades sous les gobelets du dramaturge, ait quelque chance de laisser une petite trace? On la jouera quarante, cinquante fois; puis, elle tombera dans un oubli profond, et si par hasard quelqu'un la deterre un jour, il sourira du lord et de l'aventuriere en disant: "C'est dommage, les ouvriers etaient interessants." A la place de M. Louis Davyl, j'aurais une ambition litteraire plus large, je voudrais tenter de vivre. Il est homme de travail et de conscience. Pourquoi ne jette-t-il pas la toute la pretendue science du theatre, qui jusqu'ici l'a empeche de faire un drame vraiment neuf et vivant? Chaque fois qu'un melodrame reussit, il y a des critiques qui s'ecrient: "Eh bien! vous voyez que le melodrame n'est pas mort." Certes, il n'est pas mort et il ne peut mourir. Par exemple, jamais un public ne resistera a une scene comme celle des deux meres, dans les _Abandonnes_. Nanine vient reclamer Robert a Ursule, la mere adoptive se sent pleine de tendresse a cote de la veritable mere, et elle lui crie, en montrant les trois enfants qui jouent: "Votre fils est la, choisissez dans le tas!" L'effet a ete immense. Cela prend les spectateurs par les nerfs et par le coeur. Toujours, de pareilles combinaisons dramatiques, qui mettent en jeu les profonds sentiments de l'homme, remueront puissamment une salle. Ce qui meurt, au theatre comme partout, ce sont les modes, les formules vieillies. Il est certain que le dernier acte des _Abandonnes_, ce pavillon ou Morgane vient assassiner Nanine, est de l'art mort. On le tolere, parce qu'il faut bien accepter un denoument quelconque. Mais on est fache que l'auteur n'ait pas trouve quelque chose de neuf pour finir sa piece. Le melodrame est mort, si l'on parle des recettes melodramatiques connues, des combinaisons qui defrayent depuis quarante ans les theatres des boulevards et dont le public ne veut plus. Le melodrame est vivant, et plus vivant que jamais, s'il est question des pieces qu'on peut ecrire sur l'eternel theme des passions, en employant des cadres nouveaux et en renouvelant les situations. Nous sommes emportes vers la verite; qu'un dramaturge satisfasse le public en lui presentant des peintures vraies, et je suis persuade qu'il obtiendra des succes immenses. Le tort est de croire qu'il faut rester dans les ornieres de l'art dramatique pour etre applaudi. Adressez-vous aux habiles, et vous verrez qu'eux surtout sentent la necessite d'une renovation. V M. Ernest Blum est un fervent du melodrame. Il avait obtenu un beau succes avec _Rose Michel_. Aujourd'hui, il vient de tenter la fortune avec un drame historique, _l'Espion du roi_, mais je serais tres surpris que le succes fut egal, car le public m'a paru bien froid et singulierement depayse, en face des personnages, empruntes a une Suede de fantaisie. Entendons-nous, on a applaudi les mots sonores d'honneur, de patrie et de liberte; mais les spectateurs n'etaient pas "empoignes", et se moquaient parfaitement de la Suede, au fond de leur coeur. L'avouerai-je? J'ai a peine compris les deux premiers tableaux. Rien n'accrochait mon attention. Il y avait la un amas d'explications necessaires, pour indiquer le moment historique et l'affabulation compliquee du drame, qui lassait evidemment la patience de toute la salle. Les visages semblaient ecouter, mais n'entendaient certainement pas. Aussi, quelle etrange idee, d'etre alle choisir la Suede, qui compte si peu dans les sympathies populaires de notre pays! Ce choix malheureux suffit a reculer l'action dans le brouillard. On raconte que M. Ernest Blum a promene son drame de nationalites en nationalites, avant de le planter a Stockholm. Il a eu ses raisons sans doute; mais je lui predis qu'il ne s'en repentira pas moins d'avoir pousse le dedain de nos preoccupations quotidiennes jusqu'a nous mener dans une contree dont la grande majorite des spectateurs ne sauraient indiquer la position exacte sur la carte de l'Europe. Nous rions et nous pleurons ou est notre coeur. Je connais le raisonnement qui fait de nous les freres de tous les peuples opprimes. Cela est vague. On peut applaudir une tirade contre la tyrannie, sans s'interesser autrement au personnage qui la lance. Je vous demande un peu qui s'inquiete de Christian II, un roi conquerant, une sorte de fou imbecile et feroce, tombe sous la domination d'une favorite, et qui ensanglantait la Suede par des executions continuelles, afin d'affermir par la terreur son trone chancelant? Lorsque, au denoument, Gustave Wasa, le liberateur, le roi aime et attendu, delivre Stockholm, on prend son chapeau et on s'en va, bien tranquille, sans la moindre emotion. Est-ce que ces gens-la nous touchent? Si le genie leur soufflait sa flamme, ils pourraient ressusciter du passe et nous communiquer leurs passions. Seulement, le genie, dans les melodrames, n'est d'ordinaire pas la pour accomplir ce miracle. Quand un auteur a simplement de l'intelligence et de l'habilete, il decoupe les personnages historiques, comme les enfants decoupent des images. Je trouve donc le cadre facheux, et je maintiens qu'il nuira au drame. La principale situation dramatique sur laquelle l'oeuvre repose avait une certaine grandeur. Il s'agit d'une mere, Marthe Tolben, qui adore ses fils; le plus jeune, Karl, meurt dans ses bras, tue par un officier du tyran; l'aine, Tolben, est arrete et va etre execute, si Marthe ne trahit pas les patriotes de Stockholm, qui conspirent pour la delivrance du pays. Mais sa trahison tourne contre la malheureuse femme; Tolben lui-meme est accuse de son crime et veut se faire tuer, pour se laver d'une telle accusation aux yeux de ses compagnons d'armes. Alors, cette mere, qui a sacrifie la patrie a ses fils, se sacrifie elle-meme pour la patrie, meurt en ouvrant une des portes de Stockholm a Gustave Wasa; et c'est la une expiation tres haute, qui devrait donner une grande largeur au denoument. M. Ernest Blum ne s'est point contente de cette figure. Il a imagine une creation enigmatique, Ruskoe, un bossu, un chetif, qui, ne pouvant servir, son pays par l'epee, le sert a sa maniere en se faisant espion. Pour tout le monde, il est l'espion du roi; mais, en realite, il travaille a la delivrance de la patrie, il est l'espion de Wasa. Certes, la figure etait faite pour tenter un dramaturge: ce pauvre etre hue, lapide, vivant dans le mepris de ses freres, poussant le devouement jusqu'a accepter l'infamie, attendant des semaines, des mois, avant de pouvoir se redresser dans son honneur et dire son long heroisme. J'estime cependant que Ruskoe n'a pas donne tout ce que l'auteur en attendait, et cela pour diverses raisons. La premiere est que l'interet hesite entre lui et Marthe. Sans doute ces deux personnages se rencontrent, lorsque, au quatrieme acte, Ruskoe vient offrir le pardon a la femme qui a trahi, en lui donnant les moyens de sauver Stockholm. La scene est fort belle. Seulement, le lien reste bien faible en eux, l'attention se porte de l'un a l'autre, sans pouvoir se fixer d'une maniere definitive. Mais la principale raison est que Ruskoe n'agit pas assez. L'auteur, en voulant le rendre interessant a force de mystere, l'a trop efface. Pendant quatre tableaux, on attend l'explication que Ruskoe donne au cinquieme; tout le monde a devine, il n'a plus rien a nous apprendre, quand il laisse echapper son secret, dans un elan de douleur et d'espoir. Puis, sa confidence faite, il retourne au second plan. Le denoument appartient a Marthe, et non a lui. Il sort de l'ombre, recite son affaire, et rentre dans l'ombre. Cela lui ote toute hauteur. Il aurait fallu, j'imagine, le montrer plus actif dans le denoument. Au theatre, ce qu'on dit importe peu; l'important est ce qu'on fait. Ruskoe est une draperie, rien de plus; il n'y a pas dessous un personnage vivant. Je neglige les roles secondaires: Hedwige, la fille noble, au coeur de patriote, qui aime Tolben; le chevalier de Soreuil, le gentilhomme francais de rigueur, qui se promene dans tous les drames russes, americains ou suedois, en distribuant de grands coups d'epee. Mon opinion, en somme, est celle-ci. Les deux premiers tableaux sont lents, embarrasses, d'un effet presque nul. Au troisieme tableau, mademoiselle Angele Moreau, qui joue Karl, meurt d'une facon dramatique, et madame Marie Laurent, Marthe Tolben, pousse des sanglots si vrais et si dechirants, que le public commence a s'emouvoir. Au quatrieme, il y a un double duel admirablement regle, et enleve avec une grande bravoure par M. Deshayes, le chevalier de Soreuil. Le meilleur tableau est le cinquieme, ou l'on compte deux belles scenes, la terrible scene entre Marthe et son fils Tolben qui lui arrache le secret de sa trahison, et la grande scene qui suit, dans laquelle Ruskoe se devoile et apporte a Marthe le rachat. Quant au sixieme, il escamote simplement le denoument; la piece est finie, d'ailleurs; il aurait fallu un vaste decor, un tableau mouvemente, montrant Marthe ouvrant la porte aux liberateurs, au milieu des coups de feu et des acclamations; et rien n'est plus froid que de la voir arriver blessee a mort, dans un decor triste et etroit, le coin de forteresse ou Tolben, Hedwige et d'autres patriotes attendent leur execution. Je vois la quelques belles situations, gatees par des parties grises et mal venues. Je ne parle pas de la langue, qui est bien mediocre. M. Ernest Blum porte la peine du milieu romantique dans lequel il vit. Il patauge dans une formule morte, malgre sa reelle habilete d'auteur dramatique; il est gene et raidi, comme les hommes d'armes qu'il nous a montres, enfermes dans des cuirasses de fer-blanc, pareilles a des casseroles fraichement etamees. VI Je n'avais pu assister a la premiere representation du drame en cinq actes de MM. Malard et Tournay: _le Chien de l'Aveugle_, joue au Troisieme-Theatre-Francais. Mais les articles extraordinairement elogieux, presque lyriques de certains de mes confreres, m'ont fait un devoir d'assister a une des representations suivantes; les critiques les plus influents declaraient que c'etait enfin la du theatre, et que depuis vingt ans on n'avait pas joue un drame mieux fait ni plus interessant. J'ai donc ecoute avec tout le recueillement possible, et j'ai en effet trouve la piece habilement charpentee, offrant quelques scenes heureuses, lente pourtant dans certaines parties et fort mal ecrite. Cela est d'une moyenne convenable, du d'Ennery qui aurait besoin de coupures. Mais je me refuse absolument a m'extasier, a m'ecrier: "Enfin, voila une oeuvre, voici ce qu'il faut faire; jeunes auteurs, etudiez et marchez!" Quelle est donc cette rage de la critique dramatique, de nier tous les efforts originaux, et de se pamer d'aise, des que se produit une oeuvre mediocre, coupee sur les patrons connus! Ainsi voila des critiques, la plupart fort intelligents, qui montrent la severite la plus grande pour les tentatives dramatiques des poetes et des romanciers, et qui saluent avec des yeux mouilles de larmes le retour de toutes les vieilleries du boulevard du Crime, surtout lorsqu'elles sont en mauvais style. Je connais leur raisonnement: "Nous sommes au theatre, faites-nous du theatre. Nous nous moquons du talent, du bon sens et de la langue francaise, du moment ou nous nous asseyons dans notre fauteuil d'orchestre. Nous preferons un imbecile qui nous fera du theatre, a un homme de genie qui ne nous fera pas du theatre." Telle est la theorie. Elle suppose un absolu, le theatre, une chose qui est a part, immuable, a jamais fixee par des regles. C'est ce qui m'enrage. Et, d'ailleurs, je veux bien que le theatre soit a part, qu'il y faille des qualites particulieres, qu'on s'y preoccupe des conditions ou l'oeuvre dramatique se produit. Mais, pour l'amour de Dieu! que le talent, la personnalite et l'audace de l'auteur comptent aussi un peu dans l'affaire. Nous ne sommes pas dans la mecanique pure. Il s'agit de peindre des hommes et non de faire mouvoir des pantins. La necessite de la situation s'impose, soit; mais encore faut-il, pour que l'oeuvre ait une reelle valeur humaine, que la situation se presente comme une resultante des caracteres; si elle est simplement une aventure, nous tombons au roman-feuilleton, a la plus basse production litteraire. Voici, par exemple, _le Chien de l'Aveugle_. Ce drame est la mise en oeuvre d'une cause celebre, l'affaire Gras, qui est encore presente a toutes les memoires. Je constate d'abord un changement qui me gate la realite, la femme Gras avait pour complice un ouvrier sans education, qu'elle avait affole d'amour au point de le pousser au crime. Les auteurs, qui sont des gens de theatre, ont eu peur de cet ouvrier, de cette brute docile; comment ecrire des scenes avec un pareil complice, comment interesser et attendrir? Et ils ont eu la belle imagination de changer l'ouvrier en un chirurgien du plus rare merite, Octave Froment, un amoureux decent, facile a manier, et qui ne peut blesser personne. Eh bien, cette transformation tue le sujet. L'heroine est diminuee, car elle n'est plus la seule volonte; tout se trouve deplace, c'est Octave Froment qui commet le crime, nous n'avons plus le beau cas de cette femme usant de la toute-puissance de son sexe. La madame de La Barre des auteurs devient sympathique. C'est la le triomphe du theatre. Mais ou l'admiration des critiques a eclate, c'est dans ce qu'ils ont nomme la trouvaille de MM. Malard et Tournay. Il parait que ces messieurs ont eu un coup de genie en imaginant, apres la reussite du crime, les deux derniers actes, ou l'on voit Octave Froment, sorti de prison, venir reclamer le payement de son crime a madame de La Barre, qui s'est faite le bon ange de son amant devenu aveugle. La grande scene est celle-ci: a la suite d'une longue et penible discussion entre les deux complices, Octave va se resigner et s'eloigner de nouveau, lorsque l'amant, Lucien d'Alleray, arrive et reconnait la voix de l'homme qui lui a ote la vue. Il s'approche, pose la main sur l'epaule de cet homme et y trouve le bras de la femme qu'il adore; de la des soupcons, une instruction nouvelle, et finalement le suicide de madame de La Barre, qui se jette par une fenetre. Cette situation du quatrieme acte a exalte les critiques. Il parait que cela est du theatre, et du meilleur. Voyons, tachons d'etre juste. D'abord, nous avons vu cela cent fois. Ensuite, nous sommes simplement ici dans un fait-divers, et encore bien invraisemblable. Il faut que madame de La Barre y mette de la complaisance, pour que Lucien trouve son bras au cou d'Octave; elle supplie ce dernier de se taire, je le sais, elle se pend a ses epaules, et le groupe est interessant; mais tout cela n'en reste pas moins une combinaison scenique, ou l'etude humaine, les caracteres et les passions des personnages n'ont rien a voir. Si ce qu'on nomme le theatre est reellement dans cette seule mecanique des faits, ni Moliere, ni Corneille ni Racine n'ont fait du theatre. Il faudrait s'entendre une bonne fois sur la situation au theatre. La situation s'impose, si l'on entend par elle le fait auquel arrivent deux personnages qui marchent l'un vers l'autre. Elle est des lors, comme je l'ai dit plus haut, la resultante meme des personnages. Selon les caracteres et les passions, elle se posera et se denouera. C'est l'analyse qui l'amene et c'est la logique qui la termine. Au fond, le drame n'est donc qu'une etude de l'homme. Remarquez que j'appelle situation tout fait produit par les personnages. Il y a, en outre, le milieu et les circonstances exterieures, qui au contraire agissent sur les personnages. Rien de plus poignant que cette bataille de la vie, les hommes soumis aux faits et produisant les faits: c'est la le vrai theatre, le theatre de tous les grands genies. Quant a cette mecanique theatrale dont on nous rebat les oreilles, a ces situations qui reduisent les personnages a de simples pieces d'un jeu de patience, elles sont indignes d'une litterature honnete. C'est de la fabrication, c'est de l'arrangement plus ou moins habile, mais ce n'est pas de l'humanite; et il n'y a rien en dehors de l'humanite. Un exemple m'a beaucoup frappe. Dans _les Noces d'Attila_, on voit qu'au dernier acte Ellack, un fils du conquerant, apprend de la bouche meme d'Hildiga, que celle-ci veut tuer son pere. Justement, a la scene suivante, il se trouve en face d'Attila. Les critiques en question se sont allumes: voila, selon eux, une situation superbe. Comment Ellack va-t-il en sortir? De la facon la plus simple du monde. Au moment ou il est sur le point de tout dire a Attila, celui-ci s'avise de l'avertir que le lendemain matin il fera tuer sa mere, une de ses epouses qu'il retient en prison pour une faute ancienne. Et, des lors, Ellack, force de choisir entre son pere et sa mere, se decide pour celle-ci. Il se retire. C'est du theatre, parait-il. Les critiques les plus durs pour la piece ont ici retire leur chapeau. Eh bien, cela me met hors de moi. Je trouve cela pueril, fou, exasperant. Si reellement la situation au theatre doit consister dans de pareilles devinettes, monstrueuses et enfantines, rien n'est plus facile que d'en inventer, et de plus stupefiantes encore. Quoi! il y aura du talent a resoudre des problemes sans issue raisonnable, a poser des cas qui ne sauraient se presenter et a se tirer ensuite d'affaire par des lieux communs! Et le pis est que, dans ces aventures extraordinaires, le personnage disparait fatalement. Sommes-nous ensuite plus avances sur le compte d'Ellack? Pas le moins du monde. Ce garcon aime mieux sa mere, parce que son pere se conduit mal. Cela est d'une psychologie mediocre. Aucune analyse, d'ailleurs. Les faits menent les personnages comme des marionnettes. Il n'y a pas la une etude humaine. Il y a simplement des abstractions qui se promenent, au gre de l'auteur, dans des casiers etiquetes a l'avance. Qui dit theatre, dit action, cela est hors de doute. Seulement, l'action n'est pas quand meme l'entassement d'aventures qui emplit les feuilletons des journaux. Dans toute oeuvre litteraire de talent, les faits tendent a se simplifier, l'etude de l'homme remplace les complications de l'intrigue; et cela est d'une verite aussi evidente au theatre que dans le roman. Pour moi, toute situation qui n'est pas amenee par des caracteres et qui n'apporte pas un document humain, reste une histoire en l'air, plus ou moins interessante, plus ou moins ingenieuse, mais d'une qualite radicalement inferieure. Et c'est ce que je reproche aux critiques de n'avoir pas dit, en parlant du _Chien de l'aveugle_. Comment! voila un drame estimable assurement, mais un drame comme nous en avons une centaine peut-etre dans notre repertoire, et vous criez tout de suite a la merveille, vous semblez le proposer en modele a nos jeunes auteurs dramatiques! C'est du theatre, criez-vous, et il n'y a que ca. Eh bien! s'il n'y a que ca, il vaut mieux que le theatre disparaisse. Votre role est mauvais, car vous decouragez toutes les tentatives originales, pour n'appuyer que les retours aux formules connues. Qu'on nous ramene a _Lazare le Patre_, puisque la situation telle que vous l'entendez ou plutot l'aventure, regne sur les planches en maitresse toute-puissante. LE DRAME HISTORIQUE _Les Mirabeau_, le drame de M. Jules Claretie, viennent de soulever la grave question du drame historique moderne. J'ai lu a ce sujet, dans les feuilletons de mes confreres, des opinions bien etonnantes; je sais que ces opinions sont celles du plus grand nombre; mais elles ne m'en paraissent que plus etonnantes encore. Ainsi, voici toute une theorie, qui, parait-il, nous vient d'Aristote en passant par Lessing. Ce sont la des autorites, je pense, et qui comptent aujourd'hui, dans nos idees modernes. Donc la verite historique est impossible au theatre; il n'y faut admettre que la convention historique. Le mecanisme est bien simple: vous voulez, par exemple, parler de Mirabeau; eh bien, vous ne dites pas du tout ce que vous pensez de Mirabeau, vous auteur dramatique, parce que le public se moque absolument de ce que vous pensez, des verites que vous avez acquises, de la lumiere que vous pouvez faire; ce qu'il faut que vous disiez, c'est ce que le public pense lui-meme, de facon a ce que vous ne blessiez pas ses opinions toutes faites et qu'il puisse vous applaudir. Voila! Rien de plus amusant comme mecanique. Representons-nous l'auteur dramatique dans son cabinet; il est entoure de documents, il peut reconstruire, planter debout sur la scene, un personnage reel, tout palpitant de vie; mais ce n'est pas la son souci, il ne se pose que cette question: "Qu'est-ce que mes contemporains pensent du personnage? Diable! je ne veux pas contrarier mes contemporains, car je les connais, ils seraient capables de siffler. Donnons-leur le bonhomme qu'ils demandent." Et voila la verite historique tranchee au theatre. Le theoreme se resume ainsi: ne jamais devancer son epoque, etre aussi ignorant qu'elle, repeter ses sottises, la flatter dans ses prejuges et dans ses idees toutes faites, pour enlever le succes. Certes, il y a la un manuel pratique du parfait charpentier dramatique, qui a du bon, si l'on veut battre monnaie. Mais je doute qu'un esprit litteraire ayant quelque fierte s'en accommode aujourd'hui. Cela me rappelle la theorie de Scribe. Comme un ami s'etonnait un jour des singulieres paroles qu'il avait pretees a un choeur de bergeres, dans une piece quelconque: "Nous sommes les bergeres, vives et legeres, etc." il haussa les epaules de pitie. Sans doute, dans la realite, les bergeres ne parlaient pas ainsi; seulement, il ne s'agissait pas de mettre des paroles exactes dans la bouche des bergeres, il s'agissait de leur preter les paroles que les spectateurs pensaient eux-memes en les voyant: "Nous sommes les bergeres, vives et legeres, etc." Toute la theorie de la convention au theatre est dans cet exemple. Ce qui me surprend toujours, dans ces regles donnees pour un art quelconque, c'est leur parfait enfantillage et leur inutilite absolue. Rien n'est plus vide que ce mot de convention, dont on nous bat les oreilles. La convention de qui? la convention de quoi? Je connais bien la verite; mais la convention m'echappe, car il n'y a rien de plus fuyant, de plus ondoyant qu'elle. Elle se transforme tous les ans, a chaque heure. Elle est faite de ce qu'il y a de moins noble en nous, de notre betise, de notre ignorance, de nos peurs, de nos mensonges. Le seul role d'une intelligence qui se respecte est de la combattre par tous les moyens, car chaque pas gagne sur elle est une conquete pour l'esprit humain. Et ils sont la une bande, des hommes honorables, tres consciencieux, animes des meilleures intentions, dont l'unique besogne est de nous jeter la convention dans les jambes! Quand ils croient avoir triomphe, quand ils nous ont prouve que nous sommes uniquement faits pour le mensonge, que nous pataugerons toujours dans l'erreur, ils exultent, ils prennent des airs de magisters tout orgueilleux de leur besogne. Il n'y a vraiment pas de quoi. Mais ils se trompent. La marche vers la verite est evidente, aveuglante. Pour nous en tenir au theatre, prenez une histoire de notre litterature dramatique nationale, et voyez la lente evolution des mysteres a la tragedie, de la tragedie au drame romantique, du drame romantique aux comedies psychologiques et physiologiques de MM. Augier et Dumas fils. Remarquez qu'il n'est pas question ici du talent, du genie qui eclate dans les oeuvres, en dehors de toute formule. Il s'agit de la formule elle-meme, du plus ou du moins de convention admise, de la part faite a la verite humaine. Un rapide examen prouve que la convention au theatre s'est transformee et s'est reduite a chaque siecle; on pourrait compter les etapes, on verrait la verite s'elargissant de plus en plus, s'imposant par des necessites sociales. Sans doute il existera toujours des fatalites de metier, des reductions et des a peu pres materiels, imposes par la nature meme des oeuvres. Seulement, la question n'est pas la, elle est dans les limites de notre creation humaine; dire qu'une oeuvre sera vraie, ce n'est pas dire que nous la creerons a nouveau, c'est dire que nous epuiserons en elle nos moyens d'investigation et de realisation. Et, quand on voit le chemin parcouru sur la scene, depuis les _Mysteres_ jusqu'a la _Visite de Noces_, de M. Dumas, on peut bien esperer que nous ne sommes pas au bout, qu'il y a encore de la verite a conquerir, au dela de la _Visite de Noces_. Cependant, lorsque je dis ces choses, cela semble tres comique. Je ne suis qu'un historien, et l'on me change en apotre. Je tache simplement de prevoir ce qui sera par ce qui a ete, et l'on me prete je ne sais quelle imbecile ambition de chef d'ecole. Tout ce que j'ecris exclut l'idee d'une ecole: aussi se hate-t-on de m'en imposer une. Un peu d'intelligence pourtant suffirait. Pour en revenir au drame historique, la question de la convention s'y presente justement d'une facon tres caracteristique. Dans ces pages ecrites au courant de la plume, je ne puis qu'indiquer les sujets d'etude qu'il faudrait approfondir, si l'on voulait eclairer tout a fait les questions. Ainsi rien ne serait plus interessant que d'etudier la marche de notre theatre historique vers les documents exacts. On sait quelle place l'histoire tenait dans la tragedie; une phrase de Tacite, une page de tout autre historien, suffisait; et la-dessus l'auteur ecrivait sa piece, sans se soucier le moins du monde de reconstituer le milieu, pretant les sentiments contemporains aux heros de l'antiquite, s'efforcant uniquement de peindre l'homme abstrait, l'homme metaphysique, selon la logique et la rhetorique du temps. Quand le drame romantique s'est produit, il a eu la pretention justifiee de retablir les milieux; et, s'il a peu reussi a faire vivre les personnages exacts, il ne les a pas moins humanises, en leur donnant des os et de la chair. Voila donc une premiere conquete sur la convention, tres certaine, tres marquee. Et je n'indique que les grandes lignes; cela s'est fait lentement, avec toutes sortes de nuances, de batailles et de victoires. Aujourd'hui, nous en sommes la. La piece historique, qui n'etait qu'une dissertation dialoguee sur un sujet quelconque, devient de jour en jour une etude critique. Et c'est le moment qu'on choisit pour nous dire: "Restons dans la convention, la verite historique est impossible." Vraiment, c'est se moquer du monde. Le pis est que les critiques pratiques qui donnent de pareils conseils aux jeunes auteurs, les egarent absolument. Il faut toujours se reporter a l'experience, a ce qui se passe sous nos yeux. Nous ne sommes meme plus au temps ou Alexandre Dumas accommodait l'histoire d'une si singuliere et si amusante facon. Voyez ce qui a lieu, chaque fois qu'on reprend un de ses drames: ce sont des sourires, des plaisanteries, des chicanes dans les journaux. Cela ne supporte plus l'examen, et cela achevera de tomber en poussiere avant trente ans. Mais il y a plus: les critiques qui sont les champions enrages de la convention, ne laissent pas jouer un drame historique nouveau, sans l'eplucher soigneusement, sans en discuter la verite, tellement ils sont emportes eux-memes par le courant de l'epoque. Que se passe-t-il donc? Mon Dieu, une chose bien visible. C'est que nous devenons de plus en plus savants, c'est que ce besoin croissant d'exactitude qui nous penetre malgre nous, se manifeste en tout, aussi bien au theatre qu'ailleurs. Tel est le courant naturaliste dont je parle si souvent, et qui fait tant rire. Il nous pousse a toutes les verites humaines. Quiconque voudra le remonter sera noye. Peu importe la facon dont la verite historique triomphera un jour sur les planches; la seule chose qu'on peut affirmer, c'est qu'elle y triomphera, parce que ce triomphe est dans la logique et dans la necessite de notre age. Prendre des exemples dans les pieces nouvelles pour demontrer que la verite n'est pas commode a dire, c'est la une besogne puerile, une facon aisee de plaider son impuissance et ses terreurs. Il vaudrait mieux montrer ce que les pieces nouvelles apportent deja de decisif au mouvement, appuyer sur les tatonnements, sur les essais, sur tout cet effort si meritoire que nos jeunes auteurs, et M. Jules Claretie le premier, font en ce moment. La question est facile a resumer. Toutes les pieces historiques ecrites depuis dix ans sont mediocres et ont fait sourire. Il y a evidemment la une formule epuisee. Les gasconnades d'Alexandre Dumas, les tirades splendides de Victor Hugo ne suffisent plus. Nous sentons trop a cette heure le mannequin sous la draperie. Alors, quoi? faut-il ecouter les critiques qui nous donnent l'etrange conseil de refaire, pour reussir, les pieces de nos aines que le public refuse? faut-il plutot marcher en avant, avec les etudes historiques nouvelles, contenter peu a peu le besoin de verite qui se manifeste jusque dans la foule illettree? Evidemment, ce dernier parti est le seul raisonnable. C'est jouer sur les mots que de poser en axiome: Un auteur dramatique doit s'en tenir a la convention historique de son temps. Oui, si l'on veut; mais comme nous sortons aujourd'hui de toute convention historique, notre but doit donc etre de dire la verite historique au theatre. Il ne s'agit que de choisir les sujets ou l'on peut la dire. D'ailleurs, a quoi bon discuter? Les faits sont la. Notre drame historique ne serait pas malade, si le public mordait encore aux conventions. On est dans un malaise, on attend quelque oeuvre vraie qui fixera la formule. Faites des drames romantiques, a la Dumas ou a la Hugo, et ils tomberont, voila tout. Cherchez plus de verite, et vos oeuvres tomberont peut-etre tout de meme, si vous n'avez pas les epaules assez solides pour porter la verite; mais vous aurez au moins tente l'avenir. Tel est le conseil que je donne a la jeunesse. II M. Emile Moreau, un debutant, je crois, a fait jouer au Theatre des Nations une piece historique, intitulee: _Camille Desmoulins_. Cette piece n'a pas eu de succes. On a reproche a _Camille Desmoulins_ de presenter une debandade de tableaux confus et mediocrement interessants; on a ajoute que les personnages historiques, Danton, Robespierre, Hebert et les autres, perdaient beaucoup de leur hauteur et de leur verite; on a blame enfin le bout d'intrigue amoureuse, une passion de Robespierre pour Lucile, qui mene toute l'action. Ces reproches sont justes. Seulement, les critiques qui defendent la convention au theatre, ont profite de l'occasion pour exposer une fois de plus leur these des deux verites, la verite de l'histoire et la verite de la scene. Voyons donc le cas. M. Emile Moreau, dit-on, a suivi l'histoire le plus strictement possible. Il a pris des morceaux a droite et a gauche, dans les documents du temps, et il les a intercales entre des phrases a lui. Or, ces morceaux ont paru languissants. Donc, les documents vrais ne valent pas les fables inventees. Voila un bien etrange raisonnement. Certes, oui, il est pueril d'aller faire un drame a coups de ciseaux dans l'histoire. Mais qui a jamais demande de la verite historique pareille? Les documents vrais sont seulement la comme le sol exact et solide sur lequel on doit reconstruire une epoque. La grosse affaire, celle justement qui demande du talent, un talent tres fort de deduction et de vie originale, c'est l'evocation des annees mortes, la resurrection de tout un age, grace aux documents. Comme Cuvier, vous avez une dent, un os, et il vous faut retrouver la bete entiere. Ici, l'imagination, j'entends le reve, la fantaisie, ne peut que vous egarer. L'imagination, comme je l'ai dit ailleurs, devient de la deduction, de l'intuition; elle se degage et s'eleve, elle est l'operation la plus delicate et la plus merveilleuse du cerveau humain. Donc, dans un drame historique, comme dans un roman historique, on doit creer ou plutot recreer les personnages et le milieu; il ne suffit pas d'y mettre des phrases copiees dans les documents; si l'on y glisse ces phrases, elles demandent a etre precedees et suivies de phrases qui aient le meme son. Autrement, il arrive en effet que la verite semble faire des trous dans la trame inventee d'une oeuvre. Et nous touchons ici du doigt le defaut capital de _Camille Desmoulins_. Ce qui a eu un son singulier aux oreilles du public, c'est ce melange extraordinaire de verite et de fantaisie. J'ai lu que M. Emile Moreau se defendait d'avoir imagine la passion de Robespierre pour Lucile; certains documents permettraient de croire a la realite de cette passion. Je le veux bien. Mais, certainement, c'est forcer les textes que de baser sur le depit de Robespierre la mort des dantonistes. Puis, quel etrange Robespierre, et quel Danton d'opera-comique, et quel Hebert faussement drape dans des guenilles! Tout cela est une fantaisie batie sur la legende revolutionnaire. On ne sent pas des hommes. Je repondrai donc aux critiques que, si le drame de M. Emile Moreau est tombe, c'est justement parce que la fantaisie y regne encore en maitresse trop absolue. Les demi-mesures sont detestables en litterature. Voyez le gai mensonge de _la Dame de Monsoreau_, reprise dernierement au theatre de la Porte-Saint-Martin, ce mensonge qui se moque parfaitement de l'histoire: comme il a une logique qui lui est propre, comme il est complet en son genre, il interesse. Voyez maintenant _Camille Desmoulins_, dont certaines parties sont aussi fausses, et dont d'autres parties contiennent textuellement des documents: la piece n'est plus qu'un monstre, le melange manque d'equilibre et arrive a ne contenter personne. Tel est le cas. Il est d'une bonne foi douteuse, en cette affaire, de vouloir faire payer les pots casses a la formule naturaliste. Je conclurai en repetant que le drame historique est desormais impossible, si l'on n'y porte pas l'analyse exacte, la resurrection des personnages et des milieux. C'est le genre qui demande le plus d'etude et de talent. Il faut non seulement etre un historien erudit, mais il faut encore etre un evocateur nomme Michelet. La question de mecanique theatrale est secondaire ici. Le theatre sera ce que nous le ferons. III Il me reste a parler de deux gros drames, _la Convention nationale_ et _l'Inquisition_. Au Chateau-d'Eau, la _Convention nationale_ a tue par le ridicule le drame historique. En verite, nos auteurs n'ont pas de chance avec l'histoire de notre Revolution. Ils ne peuvent y toucher sans ennuyer profondement ou sans faire rire aux eclats les spectateurs. Si l'on excepte _le Chevalier de Maison-Rouge_, qui pourrait aussi bien se passer sous Louis XIII que sous la Terreur, pas une piece sur la Revolution, qu'elle soit signee d'un nom inconnu ou d'un nom connu, n'a remporte un veritable succes. Et cela s'explique aisement: la Revolution est encore trop voisine de nous, pour que notre systeme de mensonge, dans les pieces historiques, puisse lui etre serieusement applique. Ce mensonge va librement de Merovee a Louis XV. Puis, des qu'ils entrent dans la France contemporaine, qui commence a 89, les auteurs perdent pied fatalement, parce que nous ne pouvons plus adopter leurs calembredaines romantiques sur une epoque dont nous sommes. Aussi n'a-t-on jamais risque des drames historiques, en dehors du Cirque, sur Napoleon Ier, Charles X, Louis-Philippe, Napoleon III et les deux dernieres Republiques. Le drame historique actuel, etant base sur les erreurs les plus grossieres, en est reduit a montrer au peuple l'histoire que le peuple ne connait pas, uniquement parce qu'il peut alors la travestir a l'aise. L'epreuve est concluante, la possibilite du mensonge s'arrete a la Revolution. Pour que le drame historique s'attaquat a notre histoire contemporaine, il lui faudrait renouveler sa formule, chercher ses effets dans la verite, trouver le moyen de mettre sur les planches les personnages reels dans les milieux exacts. Un homme de genie est necessaire, tout bonnement. Si cet homme de genie ne nait pas bientot, notre drame historique mourra, car il est de plus en plus malade, il agonise au milieu de l'indifference et des plaisanteries du public. Quant a _l'Inquisition_, de M. Gelis, jouee au Theatre des Nations, c'est un melodrame noir qui arrive quarante ans trop tard. Cela ne vaut pas un compte rendu. Je n'en parlerais meme pas, sans la mort terrible de M. Jean Bertrand, ce drame reel et poignant qui s'est joue a cote de ce melodrame imbecile, et qui lui a donne une affreuse celebrite d'un jour. On se souvient des esperances qui avaient accueilli M. Bertrand, a son entree comme directeur au Theatre des Nations. Il semblait que notre Republique elle-meme s'interessat a l'affaire; des personnages puissants patronnaient, disait-on, le nouveau directeur; on allait enfin avoir une scene nationale, on eleverait les ames, on elargirait l'ideal, on continuerait 1830, mais un 1830 republicain, qui acheverait devant le trou du souffleur la besogne commencee a la tribune de la Chambre. Helas! M. Bertrand dort aujourd'hui dans la terre, empoisonne. C'etait un honnete homme. Il avait cru a toutes les belles phrases, il arrivait reellement pour relever l'ideal avec des tirades patriotiques. Son idee etait que notre jeune litterature attendait l'ouverture d'un theatre republicain pour produire des chefs-d'oeuvre. Et il s'etait mis ardemment a la besogne. Quelques mois ont suffi pour le desesperer et le tuer. Toutes ses tentatives echouaient; _Camille Desmoulins_ et _les Mirabeau_ etaient bien empruntes a notre Revolution, mais le public ne voulait pas de notre Revolution accommodee a cette etrange sauce; _Notre-Dame de Paris_ elle-meme, qui aurait pu etre une bonne affaire pour la direction, si elle s'etait arretee a la cinquantieme representation, l'avait laissee, apres la centieme, dans des embarras d'argent. Jamais on n'a vu des ambitions plus genereuses aboutir si vite a une catastrophe plus lamentable. On dit que M. Bertrand avait la tete faible, qu'il n'etait pas fait pour etre directeur et qu'il a quitte la vie dans un desespoir d'enfant malade. Savons-nous de quelles esperances on l'avait grise? Il comptait surement sur beaucoup d'appuis, qui lui ont fait defaut au dernier moment. A force d'entendre repeter, dans son milieu, que la litterature dramatique mourait faute d'un theatre ouvert aux nobles tentatives, a force d'ecouter ceux qui vivent d'un ideal nuageux et pleurnicheur, cet homme s'etait lance, en faisant appel a toutes les forces vives, dont on lui affirmait l'existence. On sait aujourd'hui les forces vives qui lui ont repondu. Il n'etait pas plus mauvais directeur qu'un autre, il avait mis sur son affiche le nom de Victor Hugo, celui de M. Jules Claretie; il faisait appel aux jeunes, il etait en somme le directeur qu'on avait voulu qu'il fut. Sans doute, a la derniere heure, il aurait pu montrer plus d'energie devant son desastre. Mais pouvons-nous descendre dans cette conscience et dire sous quelle amertume cet homme a succombe! M. Bertrand ne s'est pas tue tout seul, il a ete tue par les faiseurs de phrases qui se refusent a voir nettement notre epoque de science et de verite, par les chienlits politiques et romantiques qui se promenent dans des loques de drapeau, en revant de battre monnaie avec les sentiments nobles. S'il ne s'etait pas cru soutenu par tout un gouvernement, s'il n'avait pas espere devenir le directeur du theatre de notre Republique, si on ne lui avait pas persuade que tous les petits-fils de 1830 allaient lui apporter des chefs-d'oeuvre, il ne se serait sans doute jamais risque dans une telle entreprise. La verite, je le repete, est qu'il a ete la victime de la queue romantique et des hommes politiques qui songent a regenter l'art. Ceux dont il attendait tout, ne lui ont rien donne. C'est alors qu'il a perdu la tete devant cet effondrement du patriotisme, de l'ideal, de toutes les phrases creuses dont on lui avait gonfle le coeur; du moment que l'ideal et le patriotisme ne faisaient pas recette, il n'avait plus qu'a disparaitre. Et il s'est tue. Les autres vivent toujours, lui est mort. C'est une lecon. LE DRAME PATRIOTIQUE I La solennite militaire a laquelle l'Odeon nous a convies me parait pleine d'enseignements. Pour moi, le tres grand succes que M. Paul Deroulede vient de remporter avec _l'Hetman_ prouve avant tout que le fameux metier du theatre n'est point necessaire, puisque voila un drame en cinq actes, fort lourd, tres mal bati et completement vide, qui a ete acclame avec une veritable furie d'enthousiasme. Le cas de M. Paul Deroulede est un des cas les plus curieux de notre litterature actuelle. Il s'est fait une jolie place dans les tendresses de la foule, en prenant la situation vacante de poete-soldat. Nous avions le soldat-laboureur, d'Horace Vernet; nous avons aujourd'hui le soldat-poete. Je viens de nommer Horace Vernet, ce peintre mediocre qui a ete si cher au chauvinisme francais. M. Paul Deroulede est en train de le remplacer. Ajoutez que nos desastres font en ce moment de l'armee une chose sacree. Cela rend la position de poete-soldat absolument inexpugnable. Il est tres difficile d'insinuer qu'il fait des vers mediocres, sans passer aussitot pour un mauvais citoyen. On vous regarde, et on vous dit: "Monsieur, je crois que vous insultez l'armee!" Certes, M. Paul Deroulede fait bien mal les vers, mais il a de si beaux sentiments! Ah! les beaux sentiments, on ne se doute pas de ce qu'on peut en tirer, quand on sait les employer avec adresse. Ils sont une reponse a tout, ils sont "la tarte a la creme" de notre grand comique. "La piece me parait faible.--Mais l'honneur, Monsieur!--Il n'y a pas d'action du tout.--Mais la patrie, Monsieur!--L'intrigue recommence a chaque acte.--Mais le devouement, Monsieur!--Enfin, je m'ennuie.--Mais Dieu, Monsieur! Vous osez dire que Dieu vous ennuie!" Cette facon d'argumenter est sans replique. Il est certain que l'honneur, la patrie, le devouement et Dieu sont des preuves ecrasantes du genie poetique de M. Paul Deroulede. Et il faut voir le bonheur de la salle. Il y a bien quelques gredins parmi les spectateurs. Ceux-la applaudissent plus fort. C'est si bon de se croire honnete, de passer une soiree a manger de la vertu en tirades, quitte a reprendre le lendemain son petit negoce plus ou moins louche! Qu'importe l'oeuvre! Il suffit que l'auteur jette des gateaux de miel au public. Le public se donne une indigestion de flatteries. Il est grand, il est noble, il est honnete. C'est un attendrissement general. Pas de vices, a peine un coquin en carton, qui est la pour servir de repoussoir. Bravo! bravo! que tout le monde s'embrasse, et que le mensonge dure jusqu'a minuit! La salle de l'Odeon tremblait sous l'ouragan des bravos. Chaque couplet patriotique etait accueilli par des trepignements. Des personnes, je crois, ont ete trouvees sous les bancs, evanouies de bonheur. La piece n'existait plus, on se moquait bien de la piece! La grande affaire etait de guetter au passage les allusions a nos defaites et a la revanche future; et, des qu'une allusion arrivait, la salle prenait feu, de l'orchestre au ceintre. Un monsieur en habit noir, un conferencier quelconque, aurait lu le drame devant le trou du souffleur que certainement l'effet aurait ete le meme. Et je pensais, assourdi par ce vacarme, que nous etions tous bien naifs de chercher des succes dans l'amour de la langue et dans l'amour du vrai. Voila M. Paul Deroulede qui passe du coup auteur dramatique, en criant simplement, le plus fort qu'il peut: "Je suis l'armee, je suis la vertu, l'honneur, la patrie, je suis les beaux sentiments!" Pauvres ecrivains que nous sommes, quelle lecon! Je sais des poetes qui, depuis vingt ans, etudient l'art delicat de forger le vers francais. Ceux-la ont a peine des succes d'estime. Je sais des auteurs dramatiques qui se mangent le cerveau pour trouver une nouvelle formule, pour elargir la scene francaise. Ceux-la sont bafoues, et on les jette au ruisseau. Les maladroits! Pourquoi ne battent-ils pas du tambour et ne jouent-ils pas du clairon? C'est si facile! La recette est connue. On sait a l'avance que tel beau sentiment doit provoquer telle quantite de bravos. On peut meme doser le succes qu'on desire. Les modestes mettent le mot "patrie" cinq ou six fois; cela fait cinq ou six salves de bravos. Les vaniteux, ceux qui revent l'ecroulement de la salle, prodiguent le mot "patrie", a la fin de toutes les tirades; alors, c'est un feu roulant, on est oblige de payer la claque double. Vraiment, la methode est trop commode! Dans ces conditions, on se commande un succes, comme on se commande un habit. Cela rappelle les tenors qui n'ont pas de voix, et qui laissent aux cuivres de l'orchestre le soin d'enlever les hautes notes. La litterature n'est plus que pour bien peu de chose dans tout ceci. J'arrive a l'_Hetman_. Voici, en quelques lignes, le sujet du drame. Un roi polonais du dix-septieme siecle, Ladislas IV, a soumis les Cosaques. Deux des vaincus, le vieux chef Froll-Gherasz et le jeune Stencko, sont meme a la cour de ce roi, ou se trouve aussi un traitre, un parjure, Rogoviane. Ce dernier, qui reve de devenir gouverneur de l'Ukraine, pousse les Cosaques a une revolte, et travaille de facon a ce que Stencko s'echappe pour etre le chef des revoltes. Mais Froll-Gherasz n'approuve pas cette prise d'armes. Il accepte une mission du roi, celle de pacifier l'Ukraine, et il laisse a la cour sa fille Mikla comme otage. Stencko et Rogoviane, naturellement, aiment Mikla. Des lors, la seule situation dramatique est celle du pere et de l'amant, pris entre l'amour de la patrie et l'amour qu'ils eprouvent pour la jeune fille. Au denoument, la patrie l'emporte, Stencko et Mikla meurent, mais les Cosaques sont victorieux. La situation principale ne fait que se deplacer, pas davantage. D'abord, c'est Froll-Gherasz qui arrive dans un campement cosaque et qui adjure ses anciens soldats de ne pas recommencer une lutte insensee; mais, lorsque Stencko, en apprenant que Mikla est restee comme otage, refuse le commandement et retourne a la cour de Ladislas IV pour la sauver, le vieux chef oublie sa mission, oublie sa fille, et saisit le sabre de chef supreme, par amour de la patrie en larmes. Ensuite, c'est Stencko, qui veut enlever Mikla; la, apparait Marutcha, une sorte de prophetesse qui conduit les Cosaques au combat, et Marutcha decide les jeunes gens a se sacrifier pour leur pays. Mikla reste a la cour afin d'endormir les soupcons de Ladislas. Enfin, le quatrieme acte est vide d'action, on y voit simplement Froll-Gherasz preparant la victoire par des tirades sur les devoirs du soldat. Puis, au cinquieme acte, nous retombons de nouveau dans l'unique situation, Stencko a ete blesse, Mikla a ete sauvee de l'echafaud par Rogoviane qui veut se faire aimer d'elle, et elle expire sur le corps de Stencko, elle tombe assassinee par le traitre, lorsque celui-ci entend arriver les Cosaques vainqueurs. Je ne puis m'arreter a discuter les details, la maladresse de certaines peripeties. Le point de depart est singulierement faible; ce pere, qui laisse sa fille en otage, devrait se connaitre et ne pas jouer si aisement les jours de son enfant. On n'est pas emu le moins du monde de la douleur de Froll-Gherasz, parce qu'en somme il a voulu cette douleur. Agamemnon sacrifiant Iphigenie est beaucoup plus grand. Mais ce qui me frappe surtout, c'est le cercle dans lequel tourne la piece. Comme je l'ai dit en commencant, l'_Hetman_ a eu du succes, en dehors de toutes les regles. Il ne devait pas avoir de succes, puisque les critiques enseignent qu'une piece ne peut reussir sans action, sans situations variees et combinees. Les cinq actes se repetent, et pourtant les bravos n'ont pas cesse une minute. Voila un fait troublant pour les magisters du feuilleton. La seule explication raisonnable est que le succes de l'_Hetman_ n'est pas un succes litteraire, mais un succes militaire, ce qu'il ne faut pas confondre. Qu'un jeune auteur ait la naivete de s'autoriser de l'exemple, d'ecrire un drame ou l'action ne marchera pas, ou des actes entiers ne seront qu'une composition de rhetoricien sur un sujet quelconque; qu'il fasse cela, sans y mettre les fameux beaux sentiments, et nous verrons s'il ne remporte pas un echec honteux. Quelques observations de details sur les personnages, avant de finir. Le roi Ladislas est stupefiant. J'ignore si l'artiste qui joue le role est le seul coupable, mais on dirait vraiment un roi de feerie; on s'attend a chaque instant a voir son nez s'allonger brusquement, sous le coup de baguette de quelque mechante fee. Quant a la Marutcha, elle a trouve une merveilleuse interprete dans madame Marie Laurent. Mais quel personnage rococo! combien peu elle tient a l'action, et comme chacune de ses tirades est attendue a l'avance! J'entendais une dame dire pres de moi, en parlant de tous ces heros: "Ils crient trop fort." Le mot est juste et contient la critique de la piece. Personne ne parle dans ce drame, tout le monde y crie. On sort les oreilles cassees, et le fiacre qui vous emporte semble continuer les cahots des tirades, sur le pave de Paris. Toute la nuit, Stencko a hurle ses beaux sentiments a mes oreilles, tandis que le vieux Froll-Gherasz psalmodiait les siens d'une voix de basse. Le drame de M. Paul Deroulede est comme un corps d'armee qui defilerait dans ma rue. Je ferme ma fenetre, agace par le vacarme, qui m'empeche d'avoir deux idees justes l'une apres l'autre. Je suis peut-etre tres severe. M. Paul Deroulede est jeune et merite tous les encouragements. Il a du talent, d'ailleurs. Je n'aime pas ce talent, voila tout. Je crois qu'un peu de verite dans l'art est preferable a tout ce tra la la des beaux sentiments. Les bonshommes en bois, meme lorsque le bois est dore, ne font pas mon affaire. Je prefere a _l'Hetman_ un petit acte fin et vrai du Palais-Royal, _le Roi Candaule_, par exemple. Au moins, nous sommes la avec des creatures humaines. Qu'est-ce que c'est que Froll Gherasz? Un pere et un patriote. Mais quel pere et quel patriote? Nous n'en savons rien. Froll-Gherasz est une abstraction, il ressemble a un de ces personnages des anciennes tapisseries, qui ont une banderole dans la bouche, pour nous dire quels heros ils representent. Pas d'observation, pas d'analyse, pas d'individualite. Le theatre ainsi entendu remonte par dela la tragedie, jusqu'aux mysteres du moyen age. Ah! je suis bien tranquille, d'ailleurs. Ce n'est pas _l'Hetman_ qui ressuscitera le drame historique. Il est un exemple de la pauvrete et de la caducite du genre. Laissez passer cette tempete de bravos patriotiques, laissez refroidir ces tirades, et vous vous trouverez en face d'un drame dans le genre des drames, aujourd'hui glaces, de Casimir Delavigne, beaucoup moins bien fait et d'un ennui mortel. II Je viens de dire mon opinion sur les drames patriotiques. Je ne nie pas l'excellente influence que ces sortes de pieces peuvent avoir sur l'esprit de l'armee francaise; mais, au point de vue litteraire, je les considere comme d'un genre tres inferieur. Il est vraiment trop aise de se faire applaudir, en remuant avec fracas les grands mots de patrie, d'honneur, de liberte. Il y a la un procede adroit, mais commode, qui est a la portee de toutes les intelligences. Voici, par exemple, un jeune homme, M. Charles Lomon. On me dit qu'il a ecrit a vingt-deux ans le drame: _Jean Dacier_, joue solennellement a la Comedie-Francaise. La grande jeunesse du debutant me le rend tres sympathique, et j'ai ecoute la piece avec le vif desir de voir se reveler un homme nouveau. Mais, quoi! avoir vingt-deux ans, et ecrire _Jean Dacier!_ Vingt-deux ans, songez donc! l'age de l'enthousiasme litteraire, l'age ou l'on reve de fonder une litterature a soi tout seul! Et refaire un mauvais drame de Ponsard, une piece qui n'est ni une tragedie ni un drame romantique, qui se traine peniblement entre les deux genres! Je m'imagine M. Lomon a sa table de travail. Il a vingt-deux ans, l'avenir est a lui. Dans le passe, il y a deux formes dramatiques usees, la forme classique et la forme romantique. Avant tout, M. Lomon devait laisser ces guenilles dans le magasin des accessoires, aller devant lui, chercher, trouver une forme nouvelle, aider enfin de toute sa jeunesse au mouvement contemporain. Non, il a pris les guenilles, il les a prises meme sans passion litteraire, car il les a melees, il a lache de rafraichir toutes ces vieilles draperies des ecoles mortes pour les jeter sur les epaules de ses heros. Une tragedie glaciale, un drame echevele, passe encore! on peut etre un fanatique; mais une oeuvre mixte, un raccommodage de tous les debris antiques, voila ce qui m'a fache! Il est inutile d'avoir vingt-deux ans pour ecrire une oeuvre pareille. Cela me consterne que l'auteur n'ait que vingt-deux ans; j'aurais compris qu'il en eut au moins cinquante. Serait-il donc vrai que les debutants, meme ceux qui ont soif d'originalite et de nouveaute, se trouvent fatalement condamnes a l'imitation? Peut-etre M. Lomon ne s'est-il pas apercu des emprunts qu'il a faits de tous les cotes, du cadre vermoulu dans lequel il a place sa piece, des lieux communs qui y trainent, de la fille batarde, en un mot, dont il est accouche. La jeunesse n'a pas conscience des heures qu'elle perd a se vieillir. Je sais que le patriotisme repond atout. M. Lomon a ecrit un drame patriotique, cela ne suffit-il pas a prouver l'elan genereux de sa jeunesse? Je dirai une fois encore que le veritable patriotisme, quand on fait jouer une piece a la Comedie-Francaise, consiste avant tout a tacher que cette piece soit un chef-d'oeuvre. Le patriotisme de l'ecrivain n'est pas le meme que celui du soldat. Une oeuvre originale et puissante fait plus pour la patrie que de beaux coups d'epee, car l'oeuvre rayonne eternellement et hausse la nation au-dessus de toutes les nations voisines. Quand vous aurez fait crier sur la scene: _Vive la France!_ ce ne sera la qu'un cri banal et perdu. Quand vous aurez ecrit une oeuvre immortelle, vous aurez reellement prolonge la vie de la France dans les siecles. Que nous reste-t-il de la gloire des peuples morts? Il nous reste des livres. _Jean Dacier_ est, parait-il, une oeuvre republicaine. Je demande a en parler comme d'une oeuvre simplement litteraire. Le sujet est l'eternelle histoire du paysan vendeen qui se fait soldat de la Republique et qui se retrouve en face de ses anciens seigneurs, lorsqu'il est devenu capitaine. Naturellement, Jean aime la comtesse Marie de Valvielle, et naturellement aussi il se montre deux fois magnanime envers son ennemi et rival, Raoul de Puylaurens, le cousin de la jeune dame. L'originalite de la piece consiste dans le noeud meme du drame. Jean retrouve la comtesse juste au moment ou elle passe dans la legendaire charrette pour aller a l'echafaud. Or, un homme peut la sauver en l'epousant. Jean lui offre son nom, et la comtesse accepte, en croyant qu'il agit pour le compte de Raoul. On comprend le parti dramatique que M. Lomon a pu titrer de cette situation: une comtesse mariee a un de ses anciens domestiques, se revoltant, puis finissant par l'aimer au moment ou il a donne pour elle jusqu'a sa vie. Je ne chicanerai pas l'auteur sur ce mariage singulier. Il peut se faire qu'on trouve dans l'histoire de l'epoque un fait semblable; seulement, il ne s'agissait certainement pas d'une femme de la qualite de l'heroine. N'importe, il faut accepter ce mariage, si etrange qu'il soit. Ce qui est plus grave, c'est la creation meme du personnage. Voici Jean Dacier, un paysan qui s'est instruit et qui represente l'homme nouveau. Il n'a pas une tache, il est grand, heroique, sublime. Quand il a epouse la comtesse pour la sauver, et qu'elle l'ecrase de son mepris, c'est a peine s'il laisse percer une revolte. Il fait echapper une premiere fois son rival Raoul, qu'il tient entre ses mains. A l'acte suivant, la situation recommence: Raoul tombe de nouveau a sa merci, et, cette fois, non seulement Jean le fait evader, mais encore il lui donne rendez-vous le lendemain sur le champ de bataille, et, en donnant ce rendez-vous, il trahit les siens, car l'attaque devait rester secrete. Jean passe devant un conseil de guerre, et on le fusille, pendant que Marie se lamente. Vraiment, il est bon d'etre un heros, mais il y a des limites. En temps de guerre, ouvrir continuellement la porte aux prisonniers, cela ne s'appelle plus de la grandeur d'ame, mais de la betise. Pour que nous nous interessions aux pantins sublimes, il faut leur laisser un peu d'humanite sous la pourpre et l'or dont on les drape. On finit par sourire de ces heros magnanimes qui ne s'emparent de leurs ennemis que pour les relacher. Il y a la une fausse grandeur dont on commence, au theatre, a sentir le cote grotesque. Le pis est qu'on s'interesse mediocrement, a Jean Dacier. Cette facon de sauver une femme en l'epousant, le met dans une position singulierement fausse. Il se conduit en enfant. La seule chose qu'il aurait a faire, apres avoir arrache Marie a la guillotine, ce serait de la saluer et de lui dire: "Madame, vous etes libre. Vous me devez la vie, je vous confie mon honneur." Mais alors toutes les querelles dramatiques du second acte et du troisieme n'existeraient pas. La situation est si bien sans issue que Jean meurt a la fin avec une resignation de mouton, pour finir la piece. Cette mort est egalement amenee par une peripetie trop enfantine. Jean, ce lion superbe, trahit les siens sans paraitre se douter un instant de ce qu'il fait, ce qui rapetisse tout le denoument. Quant a la comtesse, elle est batie sur le patron des heroines, avec trop de mepris et trop de tendresse a la fois. Lorsque Jean l'a sauvee, elle se montre d'une cruaute monstrueuse, blessant inutilement son liberateur, se conduisant d'une si sotte facon qu'elle meriterait simplement une paire de gifles, malgre toute sa noblesse. Puis, au dernier acte, elle se pend au cou de Jean et lui declare qu'elle l'adore. Le quatrieme acte a suffi pour changer cette femme. C'est toujours le meme systeme, celui des pantins que l'on deshabille et que l'on rhabille a sa fantaisie, pour les besoins de son oeuvre. Marie a compris la grandeur de Jean, et cela suffit: elle est comme frappee par la baguette d'un enchanteur, la couleur de ses cheveux elle-meme a du changer. Je ne parle point des autres personnages, de ce Raoul de Puylaurens, qui passe sa vie a tenir son salut de son rival, ni du conventionnel Berthaud, qui traverse l'action en recitant des tirades enormes. Oh! les tirades! elles pleuvent avec une monotonie desesperante dans _Jean Dacier_. On essuie une trentaine de vers a la file, on courbe le dos comme sous une averse grise, on croit en etre quitte; pas du tout, trente autres vers recommencent, puis trente autres, puis trente autres. Imaginez une grande plaine plate, sans un arbre, sans un abri, que l'on traverse par une pluie battante. C'est mortel. Je prefere, et de beaucoup, les vers rocailleux de M. Parodi. Que dirai-je du style? Il est nul. Nous avons, a l'heure presente, cinquante poetes qui font mieux les vers que M. Lomon. Ce dernier versifie proprement, et c'est tout. Il tient plus de Ponsard que de Victor Hugo. Je me montre tres severe, parce que _Jean Dacier_ a ete pour moi une veritable desillusion. Comme j'attaquais vivement le drame historique, on m'avait fait remarquer qu'on pouvait tres bien appliquer a l'histoire la methode d'analyse qui triomphe en ce moment, et renouveler ainsi absolument le genre historique au theatre. Il est certain que, si des poetes abandonnent le bric-a-brac romantique de 1830, les erreurs et les exagerations grossieres qui nous font sourire aujourd'hui, ils pourront tenter la resurrection tres interessante d'une epoque determinee. Mais il leur faudra profiter de tous les travaux modernes, nous donner enfin la verite historique exacte, ne pas se contenter de fantoches et ressusciter les generations disparues. Rude besogne, d'une difficulte extreme, qui demanderait des etudes considerables. Or, j'avais cru comprendre que le _Jean Dacier_, de M. Lomon, etait une tentative de ce genre. Et quelle surprise, a la representation! Ca, de l'histoire, allons donc! C'est un placage, execute meme par des mains maladroites. Pas un des personnages ne vit de la vie de l'epoque. Ils se promenent comme des figures de rhetorique, ils n'ont que la charge de reciter des morceaux de versification. Et le milieu, bon Dieu! Ce village breton, ou Berthaud vient proceder aux enrolements volontaires, cette mairie de Nantes ou l'on marie les comtesses qui vont a la guillotine, seraient a peine suffisants pour la vraisemblance d'un opera-comique. Vraiment, _Jean Dacier_ sera un bon argument pour les defenseurs du drame historique! Il acheve le genre, il est le coup de grace. Je songeais a _la Patrie en danger_, de MM. Edmond et Jules de Concourt. Voila, jusqu'a present, le modele du genre historique nouveau, tel que je l'exposais tout a l'heure. Aussi les directeurs ont-il tremble devant une oeuvre qui avait le vrai parfum du temps, et les auteurs ont ils du publier la piece, en renoncant a la faire jouer. Il y aurait un parallele bien curieux a etablir entre _la Patrie en danger_ et _Jean Dacier_; les deux sujets se passent a la meme epoque et ont plus d'un point de ressemblance. La premiere est une oeuvre de verite, tandis que la seconde est faite "de chic", comme disent les peintres, uniquement pour les besoins de la scene. Au demeurant, la salle a failli craquer sous les applaudissements, le premier soir. Vive la France! III J'arrive au _Marquis de Kenilis_, le drame en vers que M. Lomon a fait jouer au theatre de l'Odeon. Je n'analyserai pas la piece. A quoi bon? Le sujet est le premier venu. Il se passe en Bretagne, a l'epoque de la Revolution, ce qui permet d'y prodiguer les mots de patrie, d'honneur, de gloire, de victoire. Nous y voyons l'eternelle intrigue des drames faits sur cette epoque: un enfant du peuple aimant une fille d'aristocrate, devenant plus tard capitaine, puis epousant la demoiselle ou mourant pour elle. La situation forte consiste a mettre le capitaine entre son amour et son devoir; il ouvre en mer un pli cachete qui lui ordonne de fusiller le pere de sa bien-aimee; heureusement, ce pere se fait tuer noblement, ce qui simplifie la question. Qu'importe le sujet, d'ailleurs! La pretention des poetes comme M. Lomon est d'ecrire de beaux vers et de pousser aux belles actions. Helas! les vers de M. Lomon sont mediocres. Beaucoup ont fait sourire. Les meilleurs frappent l'oreille comme des vers connus; on les a certainement lus ou entendus quelque part, ils circulent dans l'ecole, tout le monde s'en est servi. Ne serait-il pas temps de chercher une poesie, en dehors de l'ecole lyrique de 1830? Je me borne a un souhait, car je ne vois rien de possible dans la pratique. Ce que je sens, c'est que tous nos poetes repetent Musset, Hugo, Lamartine ou Gautier, et que les oeuvres deviennent de plus en plus pales et nulles. Nous avons aujourd'hui une fin d'ecole romantique aussi sterile que la fin d'ecole classique qui a marque le premier empire. Pendant qu'on jouait l'autre soir _le Marquis de Kenilis_, je pensais a un poete de talent, a Louis Bouilhet, qu'on oublie singulierement aujourd'hui. Celui-la se produisait encore a son heure, et il est telle de ses oeuvres qui a de la force et meme une note originale. Eh bien, si personne ne songe plus aujourd'hui a Louis Bouilhet, si aucun theatre ne reprend ses pieces, quel est donc l'espoir de M. Lomon en chaussant des souliers qui ont mene a l'oubli des poetes mieux doues que lui, et venus en tout cas plus tot dans une ecole agonisante? Quel est cet entetement de faire du vieux neuf, de ramasser les rognures d'hemistiches qui trainent, et dont le public lui-meme ne veut plus? On repond par la devotion a l'ideal. En face de notre litterature immonde, a cote de nos romans du ruisseau, il faut bien que des jeunes gens tendent vers les hauteurs et produisent des oeuvres pour enflammer le patriotisme de la nation. Nous autres naturalistes, nous sommes le deshonneur de la France; les poetes, M. Lomon et d'autres, sont charges devant l'Europe d'honorer le pays et de le remettre a son rang. Ils consolent les dames, ils satisfont les ames fieres, ils preparent a la Republique une litterature qui sera digne d'elle. Ah! les pauvres jeunes gens! S'ils sont convaincus, je les plains. J'ai deja dit que je regardais comme une vilaine action de voler un succes litteraire, en lancant des tirades sur la patrie et sur l'honneur. Cela vraiment finit par etre trop commode. Le premier imbecile venu se fera applaudir, du moment ou la recette est connue. Si les mots remplacent tout, a quoi bon avoir du talent? Et puis, causons un peu de cette litterature qui releve les ames. Ou sont d'abord les ames qu'elle a relevees? En 1870, nous etions pleins de patriotisme contre la Prusse; un peu de science et un peu de verite auraient mieux fait notre affaire. J'ai remarque que les dames qui travaillaient dans l'ideal, etaient le plus souvent des dames tres emancipees. Au fond de tout cela, il y a une immense hypocrisie, une immense ignorance. Je ne puis ici traiter la question a fond. Mais il faut le declarer tres nettement: la verite seule est saine pour les nations. Vous mentez, lorsque vous nous accusez de corrompre, nous qui nous sommes enfermes dans l'etude du vrai; c'est vous qui etes les corrupteurs, avec toutes les folies et tous les mensonges que vous vendez, sous l'excuse de l'ideal. Vos fleurs de rhetorique cachent des cadavres. Il n'y a, derriere vous, que des abimes. C'est vous qui avez conduit et qui conduisez encore les societes a toutes les catastrophes, avec vos grands mots vides, avec vos extases, vos detraquements cerebraux. Et ce sera nous qui les sauverons, parce que nous sommes la verite. N'est-ce pas la chose la plus attristante qu'on puisse voir? Voila un jeune homme, voila M. Lomon, Il debute, il a peut-etre une force en lui. Eh bien, il commence par s'enfermer dans une formule morte; il fait du romantisme, a l'heure ou le romantisme agonise. Ce n'est pas tout, il croit qu'il sauve la France, parce qu'il vient corner les mots de patrie et d'honneur dans une salle de theatre, parce qu'il invente une intrigue puerile et qu'il ecrit de mauvais vers. Et le pis, c'est qu'il se montrera dedaigneux pour nous, c'est que ses amis mentiront au point de nous traiter en criminels et d'insinuer que sa pauvre piece est une revanche du genie francais! J'ai d'autres desirs pour notre jeunesse. Je la voudrais virile et savante. D'abord, elle devrait se debarrasser des folies du lyrisme, pour voir clair dans notre epoque. Ensuite, elle accepterait les realites, elle les etudierait, au lieu d'affecter un degout enfantin. A cette condition seule, nous vaincrons. Le vrai patriotisme est la, et non dans des declamations sur la patrie et la liberte. Jamais je n'ai vu un spectacle plus comique ni plus triste: tout un gouvernement republicain convoque a l'Odeon, des ministres, des senateurs, des deputes, pour y entendre un coup de canon. Eh! bonnes gens, ce n'est pas la formule romantique, c'est la formule scientifique qui a etabli et consolide la Republique en France! IV Personne n'ignore qu'Attila, c'est M. de Bismark. Du moins, nul doute ne peut nous rester a cet egard, apres la premiere representation des _Noces d'Attila_, le drame en quatre actes que M. Henri de Bornier a fait jouer a l'Odeon. La salle l'a compris et a furieusement applaudi les passages ou les alexandrins du poete, en rangs presses, font aisement mordre la poussiere aux ennemis de la France. Je n'insiste pas. Mais ce que je veux repeter encore, c'est ce que j'ai deja dit a propos de _l'Hetman_ et de _Jean d'Acier_. Pour un poete, l'oeuvre vraiment patriotique est de laisser un chef-d'oeuvre a son pays. Moliere, qui n'a pas agite de drapeaux, qui n'a pas joue des fanfares devant sa baraque avec les mots d'honneur et de patrie, reste la souveraine gloire de notre nation; et il a vaincu toutes les nations voisines, sur le champ de bataille du genie. Nous triomphons continuellement par lui. Quant a cet autre pretendu patriotisme, a ce boniment qui jongle avec de grands mots, qui enleve les applaudissements d'une salle par des tirades, il n'est pas autre chose qu'une speculation plus ou moins consciente. Il y a une improbite litteraire absolue a faire ainsi acclamer des vers mediocres. C'est mettre le chauvinisme sur la gorge des gens: applaudissez, ou vous etes de mauvais citoyens. C'est forcer le succes et baillonner la critique, c'est se faire sacrer grand homme a bon compte, en deplacant la question du talent et de la morale. Voila ce que je repeterai chaque fois que j'aurai assiste a un de ces succes ou il est impossible de juger le veritable merite d'un auteur. Je me sens donc, des l'abord, tres gene devant la nouvelle oeuvre de M. de Bornier, car il semble avoir compte sur nos bons sentiments pour que nous la considerions comme une oeuvre noble et vengeresse. Moi qui la trouve beaucoup trop noble et insuffisamment vengeresse, je demande avant tout de negliger le patriotisme, dans une question ou il n'a que faire, et de juger le drame au strict point de vue dramatique. Voici le sujet, brievement. Attila, apres sa campagne dans les Gaules, campe au bord du Danube, ou il attend la fille de l'empereur Valentinien, qu'il a fait demander en mariage. Il traine derriere lui tout un troupeau de prisonniers, dans lequel se trouvent le roi des Burgondes, Herric, et sa fille Hildiga, sans compter une Parisienne, une femme du peuple, Gerontia. En outre, un general franc, Walter, qui aime Hildiga, commet l'imprudence de se presenter pour traiter de sa rancon et de celle de son pere. Attila prend l'argent et le retient prisonnier. Puis, le drame se noue, des que Maximin, ambassadeur de Rome, vient annoncer a Attila que l'empereur lui refuse sa fille. Attila, exaspere, veut epouser Hildiga, je n'ai pas trop compris pourquoi; il l'aime sans doute, mais l'outrage de Valentinien n'avait rien a voir la dedans. D'ailleurs, non content de desesperer Hildiga par sa proposition, il pousse le raffinement jusqu'a vouloir etre aime devant tous; et il menace la jeune fille de massacrer son pere, son amant, ses compatriotes, si elle ne feint pas pour sa personne la passion la plus aveugle. Hildiga doit accepter. Herric, Gerontia, d'autres encore la maudissent, sans qu'elle puisse relever la tete. Walter seul croit toujours en elle, et Attila finit par le faire decapiter devant Hildiga, qui se contente de se couvrir le visage de ses mains. Enfin, au denoument, lorsqu'il vient la retrouver dans la chambre nuptiale, la jeune epouse le tue d'un coup de hache. Tel est, en gros, le drame. Dans une etude qu'il a publiee sur son oeuvre, M. de Bornier a ecrit ceci: "L'idee des _Noces d'Attila_ est fort simple; tout vainqueur se detruit lui-meme par l'abus de sa victoire, voila l'idee philosophique; un tigre veut manger une gazelle, mais la gazelle se fache, voila le fait dramatique." Acceptons cela, et examinons la mise en oeuvre. M. de Bornier ne nous a pas montre du tout un vainqueur se detruisant par l'abus de sa victoire, car Attila meurt d'un accident en pleines conquetes, au milieu de ses armees victorieuses. Reste la fable du tigre et de la gazelle. J'admets que Hildiga soit une gazelle; ailleurs, M. de Bornier l'appelle une colombe; c'est plus tendre encore, et cela convient mieux aux graces bien portantes de mademoiselle Rousseil. Mais quant au tigre, il est vraiment trop bon enfant et trop rageur a la fois. Je demande a m'expliquer longuement sur son compte. Cette figure d'Attila emplit le drame, et c'est, en somme, juger l'oeuvre que de l'etudier. M. de Bornier parait avoir voulu reconstituer autant que possible la figure historique d'Attila, telle que nous la montrent les rares documents historiques. Son barbare est civilise, l'homme de guerre est double en lui d'un diplomate aussi ruse que peu scrupuleux. Seulement, a cote de quelques traits acceptables, quelle etrange resurrection de ce terrible conquerant! Tout le monde l'insulte pendant quatre actes. Les prisonniers, Herric, Hildiga, Gerontia, Walter, d'autres encore, defilent devant lui, en lui jetant a la face les plus sanglantes injures, sans qu'il se mette une seule fois dans une bonne et franche colere. Ce n'est pas tout, Maximin vient le braver au nom de Rome, avec un etalage d'insolence lyrique, et il se contente de lutter de lyrisme avec l'insulteur. De temps a autre, il est vrai, il se dresse sur la pointe des pieds, en disant: "C'est trop de hardiesse!" Mais il s'en lient la, les hardiesses continuent, les plus humbles lui lavent la tete, on le traite a bouche que veux-tu de bourreau, de tyran, d'assassin; une vraie cible aux tirades patriotiques de chacun, un fantoche crible de vers, larde des mots de patrie et d'honneur. Ah! la bonne ganache de barbare! A coup sur, le tigre ne s'est pas defendu contre M. de Bornier, qui, avant de le faire manger par sa gazelle, l'a accommode sans peril a la sauce des beaux sentiments. Cet Attila est donc un brave homme. Ajoutons qu'il a des mouvements d'humeur. Ainsi, s'il tolere autour de lui les gens qui l'injurient, il fait crucifier ceux de ses soldats qui gardent le silence; voir l'episode du premier acte. D'autre part, il donne l'ordre de couper le cou de Walter, dans un moment de vivacite; mais, en verite, ce Walter a bien merite son sort; on n'"embete" pas un tyran a ce point, le moindre tigre en chambre n'aurait certainement pas attendu d'etre provoque deux fois. La bonhomie imbecile de Geronte, jointe a la folie meurtriere de Polichinelle, voila l'Attila de M. de Bornier. Des qu'il a besoin de faire injurier son despote, le poete l'asseoit sur son trone et le tient immobile et patient, tant que la tirade se developpe. Ensuite, il pousse un ressort, et le pantin lache le fameux: "C'est trop de hardiesse!" Une seule fois, le pantin tue un homme, non pas parce que cet homme lui dit depuis huit heures du soir des choses excessivement desagreables, mais parce qu'il abuse de sa situation de noble prisonnier et de belle ame pour vouloir lui prendre sa femme. C'en est trop, le tigre est dans le cas de legitime defense. Je me laisse aller a la plaisanterie. Mais, en verite, comment prendre au serieux une pareille psychologie. Voila le grand mot lache: Toute cette tragedie, deguisee en drame romantique, est d'une psychologie enfantine. Essayez un instant de reconstituer les mouvements d'ame des personnages, de savoir a quelle logique ils obeissent, et vous arriverez a une analyse stupefiante. Nous sommes ici dans une abstraction quintessenciee. Ce n'est plus la machine intellectuelle si bien reglee du dix-septieme siecle. C'est un casse-cou continuel au milieu de nos idees modernes habillees a l'antique. On est en l'air, partout et nulle part, parmi des ombres qui cabriolent sans raison, qui marchent tout d'un coup la tete en bas, sans nous prevenir. Les personnages sont extraordinaires, mais ils pourraient etre plus extraordinaires encore, et il faut leur savoir gre de se moderer, car il n'y a pas de raison pour qu'ils gardent le moindre grain de bon sens. Nous sommes dans le sublime. Oui, dans le sublime, tout est la. M. de Bornier lape a tous coups dans le sublime. Ses personnages sont sublimes, ses vers sont sublimes. Il y a tant de sublime la dedans, qu'a la fin du quatrieme acte, j'aurais donne volontiers trois francs d'un simple mot qui ne fut pas sublime. Mais c'est justement au quatrieme acte que le sublime deborde et vous noie. Ainsi je n'ai pas parle d'Ellak, ce fils d'Attila qui a le coeur tendre et qui veut sauver Hildiga; quand il comprend, dans la chambre nuptiale, qu'elle va tuer son pere, il est torture par la pensee de prevenir celui-ci et de la livrer ainsi a sa fureur; mais Attila parle justement de faire mourir la mere d'Ellak pour une faute ancienne, et alors le jeune homme n'hesite plus, il livre son pere a Hildiga pour sauver sa mere. Sublime, vous dis-je, sublime! Si ce n'etait pas sublime, ce serait bete. Et quel coup de sublime encore que le denoument! Attila raconte a Hildiga le reve qu'il a fait, en la voyant en vierge qui foulait au pied le serpent. Hildiga, flairant un piege, lui repond par un autre songe: elle a reve qu'elle l'assassinait d'un coup de sa hache. Vous croyez qu'Attila va se mefier et prendre ses precautions avec cette faible femme qu'il peut ecraser d'une chiquenaude. Allons donc! Il passe avec elle derriere un rideau, et nous l'entendons tout de suite glousser comme un poulet qu'on egorge. C'est sublime! Le sublime, voila la seule excuse, a ce point de dedain absolu pour tout ce qui est vrai et humain. D'ailleurs, M. de Bornier ne se defend pas d'avoir voulu se mettre en dehors de l'humanite. "Apres bien des hesitations, dit-il, j'ai choisi le temps et le personnage d'Attila, precisement parce que le temps est obscur et le personnage peu connu." Il insiste beaucoup sur ce point que personne ne peut penetrer une ame comme celle d'Attila. Le despote lui-meme, en parlant de l'histoire, dit qu'elle pourra le condamner, mais non pas le connaitre. Des lors, le poete est libre, il va se permettre toutes les gambades sur le dos d'Attila. Et c'est ainsi qu'il nous a donne ce stupefiant barbare, qui a des allures de romantique de 1830, qui rappelle ces personnages d'un drame de Ponson du Terrail, je crois, disant: "Nous autres, gens du moyen age..." Oui, Attila se traite lui meme de barbare, parle de l'histoire et de la decadence, predit tout ce qui doit arriver, porte sur ses actions les jugements que nous portons aujourd'hui. Et il n'y a pas qu'Attila, les autres personnages ne sont egalement que des chienlits modernes, laches dans une action baroque, et s'y conduisant avec nos idees et nos moeurs. Tous les mensonges sont accumules: non seulement la psychologie de ces marionnettes est absurde, mais encore le drame est d'une faussete absolue, comme histoire et comme humanite. Que reste-il? une fable, un sujet quelconque, auquel un poete dramatique a accroche des vers. Imaginez-vous un arbre plante en l'air, sans racine dans le sol, et dont les bras morts portent des drapeaux. Cela claque dans le vide, et le peuple applaudit. Des lors, j'en suis amene a ne plus juger que les vers de M. de Bornier. Je sais des poetes qui se sont indignes. Ils refusent a l'auteur des _Noces d'Attila_ le don de poesie. Cela me touche moins. Au theatre, dans une etude de caracteres et de passions, j'estime que le lyrisme est un don bien dangereux. Mais il est certain que M. de Bornier obtient une etrange cuisine, en passant tour a tour du procede de Corneille au procede de Victor Hugo. Cela me choque surtout parce que je ne crois pas a une alliance possible entre des maitres de temperaments differents. Les auteurs de juste milieu, ceux qui ont eu, comme Casimir Delavigne, l'ambition de concilier les extremes, ne sont jamais parvenus qu'a un talent batard et neutre n'ayant plus de sexe. C'est un peu le cas de M. de Bornier. Le directeur de l'Odeon a monte le drame richement. Mais franchement, malgre ses soins et l'argent qu'il a depense, rien n'est plus triste ni plus laid que le defile de ces costumes baroques, qu'on nous donne comme exacts. Il y a la une orgie de cheveux, de barbes et de moustaches, de l'effet le plus extravagant. Du cote des Francs, tout le monde est blond, un ruissellement de filasse; du cote des Huns, tout le monde est brun, des poils trempes dans de l'encre et balafrant les visages comme des traits de cirage. C'est enfantin et lugubre. Quant a l'exactitude, elle me fait un peu sourire. Elle doit ressembler au respect historique de M. de Bornier. Ainsi, on a mis un entonnoir sur la tete de M. Marais. C'est tres bien. Mais alors je declare cela faible comme imagination. Du moment qu'on avait recours aux ustensiles de cuisine, je me plains qu'on n'ait pas coiffe M. Pujol d'une casserole et M. Dumaine d'un moule a patisserie. Remarquez que nous n'aurions pas reclame, et que cela peut-etre aurait ete plus joli. On me trouvera sans doute bien severe pour M. de Bornier. La verite est que nous n'avons pas le crane fait de meme. Il me parait etre la negation de l'auteur dramatique tel que je le comprends; et comme nous n'avons aucun engagement l'un envers l'autre, je m'exprime avec une entiere franchise, je dis tout haut ce que bien du monde pense tout bas. Cela est aussi honorable pour lui que pour moi. LE DRAME SCIENTIFIQUE Le public des premieres representations a ete bien severe, au theatre Cluny, pour ce pauvre M. Figuier. L'estimable savant, tente par le succes du _Tour du monde en 80 jours_ et d'_Un Drame au fond de la mer_, a eu l'idee, lui aussi, de decouper une piece a grand spectacle, dans les livres de vulgarisation scientifique qu'il publie depuis pres de vingt ans, et qui se vendent a un nombre considerable d'exemplaires. Pour etre chez lui, il s'est entendu avec M. Paul Cleves. Mais, grand Dieu! jamais bouffonnerie du Palais-Royal n'a egaye une salle comme les _Six Parties du monde_. Je ne raconterai pas la piece, qui est taillee sur le patron du genre. Il s'agit d'un groupe de voyageurs lances a la queue leu leu dans toutes les contrees imaginables. Une histoire quelconque relie les personnages les uns aux autres et explique tant bien que mal leur course au clocher. D'ailleurs, tout cela est le pretexte; l'intention de l'auteur est de presenter une suite de tableaux saisissants, une sorte de panorama geographique qui instruise et qui charme a la fois. Mon Dieu! la piece est a coup sur mal batie. Elle prete a rire par des puerilites, des facons innocentes et convaincues de presenter les choses. Rien n'est drole parfois comme ces voyageurs qui dissertent au milieu des sauvages. Mais, en verite, M. Figuier n'est pas l'inventeur du genre, et on a eu tort de lui faire porter tout le ridicule d'une piece dont les modeles eux-memes sont parfaitement grotesques. J'avoue, quant a moi, faire une tres faible difference entre les _Six Parties du monde_ et le _Tour du monde en 80 jours_. Et, puisque le titre de cette derniere piece vient sous ma plume, je veux dire combien une oeuvre pareille me parait inferieure et drolatique. Rien de moins scenique que l'idee sur laquelle elle repose; le heros de l'aventure, qui gagne un jour sans le savoir, peut etre un monsieur interessant pour des astronomes et des geographes, mais je jurerais bien que, sur les milliers de spectateurs qui sont alles a la Porte-Saint-Martin, quelques douzaines au plus ont compris l'ingeniosite scientifique du denoument. Tout le reste de l'intrigue est d'une banalite rare. L'episode le plus saillant est celui de la veuve du Malabar que l'on va bruler vive; et quelle etonnante histoire, grosse de comique, lorsqu'un des heros epouse cette veuve, a son retour en Angleterre! Je connais peu d'intrigues qui mettent plus de solennite dans la charge. Quand j'ai vu jouer la piece, tout m'y a paru stupefiant. Certes, je m'explique parfaitement le succes. D'abord, il y avait un elephant. Puis, deux ou trois tableaux etaient joliment mis en scene. On allait voir ca en famille, on y menait les demoiselles et les petits garcons qui avaient ete sages. C'etait un spectacle que les professeurs recommandaient. D'ailleurs, lorsqu'un courant de betise s'etablit, il faut bien que tout Paris y passe. Moi, je prefere une feerie, je le confesse. Au moins une feerie n'a aucune pretention. Le cote irritant d'une machine telle que _le Tour du monde en 80 jours_, c'est qu'on rencontre des gens qui en parlent serieusement, comme d'une oeuvre qui aide a l'instruction des masses. J'entends la science autrement au theatre. Je me sens d'ailleurs beaucoup moins severe pour _Un Drame au fond de la mer_. Il y avait la un tableau tres original et d'un effet immense, celui du navire naufrage, avec ses cadavres, dans les profondeurs transparentes de l'Ocean. Je sais bien que, pour arriver a ce tableau, et ensuite pour denouer la piece, les auteurs avaient entasse toute la friperie du melodrame. Mais la piece n'en contenait pas moins une trouvaille, tandis que _le Tour du monde en 80 jours_ est un defile ininterrompu de banalites, sans un seul tableau qui soit vraiment neuf. Si je m'explique le succes, je n'en trouve pas moins le public bon enfant et facile a contenter. Aussi est-ce pour cela que j'ai une grande indulgence devant la tentative malheureuse de M. Figuier. Il est tombe ou d'autres ont reussi; mais le talent qu'il pourrait avoir importait peu. Il y a la une question du plus ou du moins qui ne me touche pas. S'il avait fait quelques coupures, s'il avait ecoute les conseils d'un ami, il aurait mis son oeuvre debout, sans la rendre meilleure a mes yeux. C'est le genre qui est idiot, on doit dire cela carrement. Je vois la toul au plus des parades de foire que l'on devrait jouer dans des baraques en planches, des spectacles pour les yeux ou le peuple acheve de brouiller les quelques notions justes qu'il possede, des oeuvres batardes et grossieres qui gatent le talent des acteurs et qui acheminent notre theatre national vers les pieces d'un interet purement physique. Remarquez que ce pauvre M. Figuier avait toutes sortes de bonnes intentions. Il voulait meme etre patriote, il avait pris des heros francais, desireux de faire entendre que les Anglais et les Americains ne sont pas les seuls a courir le monde dans l'interet de la science. Le malheur est qu'il n'a pas su escamoter suffisamment les droleries du genre. D'autre part, la scene etroite de Cluny ne se pretait guere a un defile des cinq parties du monde, augmentees d'une sixieme. Fatalement, les moindres naivetes y devenaient enormes. Il faut de la place, pour faire tenir une vaste bouffonnerie, etablie serieusement. Enfin, M. Figuier n'avait pas d'elephant. Cela etait decisif. Pauvre science! a quels singuliers usages on la rabaisse, pour battre monnaie! La voila maintenant qui remplace le bon genie et le mauvais genie de nos contes d'enfants. Certes, lorsque j'annonce que le large mouvement scientifique du siecle va bientot atteindre notre scene et la renouveler, je ne songe guere a cette vulgarisation en une douzaine de tableaux de quelque notion elementaire que les enfants savent en huitieme. Il y a la une veine de succes que les faiseurs exploitent, rien de plus. Ce que je veux dire, c'est que l'esprit scientifique du siecle, la methode analytique, l'observation exacte des faits, le retour a la nature par l'etude experimentale, vont bientot balayer toutes nos conventions dramatiques et mettre la vie sur les planches. LA COMEDIE I Mes confreres en critique dramatique ont bien voulu, pour la plupart, parler de mon dernier roman, a propos de _Pierre Gendron_, la piece que MM. Lafontaine et Richard viennent de donner au Gymnase. Sans accuser les auteurs de plagiat, quelques-uns ont admis certaines ressemblances entre cette comedie et l'_Assommoir_. Loin de moi la pensee de me montrer plus severe. Je tiens MM. Lafontaine et Richard pour de galants hommes qui se seraient adresses a moi, s'ils avaient eu la moindre velleite de tirer une piece de mon livre. D'ailleurs, ils ont fait dire dans la presse que _Pierre Gendron_ etait ecrit avant l'Assommoir, et cela doit suffire. Certes, je ne reclame pas une enquete. Je m'estime simplement heureux que les directeurs ne se soient pas montres plus empresses de jouer la piece; car, dans ce cas, ce serait moi qui aurais pu etre traite de plagiaire. Seulement, la rencontre entre les deux oeuvres est vraiment prodigieuse. Il y a la un cas litteraire sur lequel je me permets d'insister, uniquement pour la curiosite du fait. Imaginez qu'un auteur dramatique veuille tirer un drame de l'_Assommoir_. La grosse difficulte qu'il rencontrera sera le noeud meme du drame, le menage a trois, le retour de l'ancien amant que le mari ramene aupres de sa femme, un jour de soulerie. Dans la vie reelle, j'ai connu des Coupeau, lentement hebetes par la boisson. Mais un romancier seul peut employer aujourd'hui de tels personnages, parce qu'il a le loisir de les analyser a l'aise et de tirer d'eux les terribles lecons de la verite. Au theatre, ils restent encore d'un maniement presque impossible. Tout le probleme, pour un auteur dramatique, serait donc d'accommoder Coupeau et Lantier, de facon a ce qu'ils pussent paraitre devant le public, sans trop le revolter. Il faudrait, tout en gardant la situation du menage a trois, trouver un arrangement qui maintiendrait l'aventure dans cette convention d'honnetete scenique, hors de laquelle une piece est fort compromise. En un mot, etant donne Gervaise, Lantier et Coupeau, il s'agirait de les conserver tous les trois, et pourtant de les rendre possibles, en modifiant legerement les donnees du roman. Eh bien, MM. Lafontaine et Richard ont trouve une solution tres agreable. J'avais songe a ces choses, avant la representation de leur piece, et j'ai ete reellement surpris de ne pas avoir eu l'idee d'une solution aussi habile. Certainement, ce qui m'a empeche de la trouver, c'est la pensee qu'un roman transporte au theatre doit rester entier. Mais des auteurs qui ne seraient tenus a aucun respect envers l'_Assommoir_, et qui prefereraient meme s'en ecarter un peu, n'inventeraient pas une adaptation plus adroite que _Pierre Gendron_. Et cela est d'autant plus miraculeux que cette comedie a ete ecrite avant le roman. Voici l'adaptation. Faites que Coupeau ne soit pas marie avec Gervaise, et admettez que Coupeau, tout en connaissant Lantier, ignore ses anciens rapports avec la jeune femme; des lors, Coupeau, qui est un honnete ouvrier, pourra ramener Lantier dans son menage, et, de ce retour, naitront tous les elements dramatiques necessaires. Gervaise, naturellement, tremblera devant Lantier et refusera avec horreur le marche de honte qu'il lui offre pour garder le silence. Quant au denoument, il sera aimable ou triste, selon le theatre ou l'on portera la piece. Mais la rencontre la plus curieuse est peut-etre que le retour de Lantier, dans le roman et dans le drame, a lieu pendant un repas de famille. Seulement, dans le roman, le repas est donne le jour de la fete de Gervaise; tandis que, dans le drame, il a lieu le jour de la fete de Coupeau. Je n'ai pas besoin de faire remarquer les consequences enormes que la legere modification du sujet amene au point de vue theatral. Au lieu de cette decheance lente du menage, qui est le roman tout entier, on n'a plus qu'un honnete menage d'ouvriers tyrannise et menace par un sacripant. Les auteurs ont meme charge Lantier en noir; ils en ont fait un assassin, que les gendarmes emmenent au denoument, ce qui est vraiment trop gros et noie leur oeuvre dans les eaux vulgaires du melodrame. Quant a Coupeau et a Gervaise, ils se marient et sont heureux. On pretend, il est vrai, que la piece etait en cinq actes et qu'on l'a reduite pour les besoins du Gymnase. Je serais bien curieux de connaitre les deux actes que M. Montigny a fait couper. Et voyez le prodige, les rencontres ne s'arretent pas la! La fille des Coupeau, Nana, est aussi dans la piece. Or, cette Nana etait encore bien embarrassante; on pouvait, a la verite, ne pas pousser les choses jusqu'au bout, en la ramenant au bercail, avant qu'elle eut glisse a la faute; mais elle n'en demeurait pas moins un danger, si l'on ne mettait pas a cote d'elle une consolation. Aussi Nana a-t-elle une soeur, une demoiselle bien elevee et sans tache, grandie en dehors du milieu ouvrier, et qui, au denoument, epousera le patron de la fabrique ou travaille Coupeau. Cela compense tout. Je ne veux pas insister davantage. Je repete une fois encore que j'accuse le hasard seul. Il m'a paru simplement interessant de montrer comment, sans le vouloir, MM. Lafontaine et Richard ont tire de l'_Assommoir_ la piece que des hommes de theatre auraient pu y trouver. En outre, comme j'ai accorde de grand coeur a deux auteurs dramatiques l'autorisation de porter sur les planches le sujet de mon livre, j'ai pense que je devais me prononcer sur la question soulevee dans la presse, a propos de _Pierre Gendron_. Si l'on veut maintenant mon avis tout net sur cette comedie, j'ajouterai qu'elle me plait mediocrement. Les auteurs ont du la baser sur une situation fausse. Toute la piece tient sur ce fait que Gervaise a refuse d'epouser Coupeau, parce qu'elle a appartenu a Lantier, et qu'elle courbe la tete sous l'eternelle honte de cette liaison. Il faut connaitre bien peu le milieu ou s'agitent les personnages, pour preter un tel sentiment a Gervaise. Dans la realite, elle serait depuis longtemps la femme legitime de Goupeau. Seulement, comme je l'ai explique, si elle etait sa femme, les auteurs retomberaient dans la situation embarrassante du roman, et ils ont du choisir entre la convention theatrale et la verite. Je ne parle pas du denoument, je sais tres bien que c'est la un denoument impose par le Gymnase. On se marie trop a la fin, et toute cette action terrible tombe en plein dans la confiture. Voyez-vous Nana ramenee saine et sauve, comme s'il suffisait d'un tour d'escamotage pour transformer en bonne petite fille une coureuse de trottoirs, qui appartient de naissance au pave parisien! Je voudrais que l'on sentit bien la a quel point de mensonge on a rabaisse le theatre. Car soyez convaincus que MM. Lafontaine et Richard sont trop intelligents pour ne pas savoir eux-memes qu'ils mentent. La verite est qu'ils ont eu peur, et avec raison; ils se sont dit qu'ils devaient se conformer au desir du public, qui aime les denouments aimables. J'arrive ainsi au singulier jugement porte par plusieurs de mes confreres qui ont vu, dans _Pierre Gendron_, un manifeste naturaliste au theatre. Gomme toujours, c'est la forme, l'expression exterieure de la piece qui les a trompes. Il a suffi que les personnages employassent quelques mots d'argot populaire, pour qu'on criat au realisme. On ne voit que la phrase, le fond echappe. Certes, on ne saurait trop louer MM. Lafontaine et Richard, en mettant des ouvriers en scene, de leur avoir conserve certaines tournures de langage, qui marquent la realite du milieu. C'etait deja la une audace, et il faut les en remercier. Seulement, j'aurais voulu les voir pousser plus loin l'amour du vrai, s'attaquer aux moeurs elles-memes, a la realite des faits. Leur Gendron, c'est l'eternel bon ouvrier des melodrames; leur Louvard, c'est le traitre qu'on a vu tant de fois. Les bonshommes n'ont pas change; ils restent jusqu'au cou dans la convention. Ils commencent a parler leur vraie langue, voila tout. Paris a besoin d'un certain nombre de plaisanteries courantes. Que les chroniqueurs, les echotiers, tout le personnel rieur et turbulent de la petite presse, ait lance une serie de calembredaines sur le mouvement litteraire actuel, rien de plus acceptable; que l'on fasse par moquerie tenir le naturalisme dans l'argot des barrieres, l'ordure du langage et les images risquees, cela s'explique, et nous tous qui defendons la verite, nous sommes les premiers a sourire de ces plaisanteries, lorsqu'elles sont spirituelles. Mais, en France, on ne saurait croire combien est dangereux ce jeu de la raillerie. Les esprits les plus epais et les plus serieux finissent par accepter comme des jugements definitifs les aimables bons mots de la presse legere. Ainsi, on tend a admettre que l'argot entre comme une base fondamentale dans notre jeune litterature. On vous clot la bouche, en disant: "Ah! oui, ces messieurs qui remplacent la langue de Racine par celle de Dumollard!" Et l'on est condamne. Vraiment! nous nous moquons bien de l'argot! Quand on fait parler un ouvrier, il est d'une honnetete stricte, je crois, de lui conserver son langage, de meme qu'on doit mettre dans la bouche d'un bourgeois ou d'une duchesse des expressions justes. Mais ce n'est la que le cote de forme du grand mouvement litteraire contemporain. Le fond, certes, importe davantage. Par exemple, au theatre, c'est un triomphe mediocre que de placer de loin en loin une expression populaire. J'ai remarque que l'argot fait toujours rire a la scene, lorsqu'on le menage habilement. Il est beaucoup plus difficile de s'attaquer aux conventions, de faire vivre sur les planches des personnages tailles en pleine realite, de transporter dans ce monde de carton un coin de la veritable comedie humaine. Cela est meme si mal commode que personne n'a encore ose, parmi les nouveaux venus, qui ne sont pourtant pas timides. Il faut remettre l'argot a sa place. Il peut etre une curiosite philologique, une necessite qui s'impose a un romancier soucieux du vrai. Mais il reste, en somme, une exception, dont il serait ridicule d'abuser. Parce qu'il y a de l'argot dans une oeuvre, il ne s'ensuit pas que cette oeuvre appartient au mouvement actuel. Au contraire, il faut se mefier, car rien n'est un voile plus complaisant qu'une forme pittoresque; on cache la-dessous toutes les erreurs imaginables. Ce qu'il faut demander avant tout a une oeuvre, que le romancier ait cru devoir prendre la plume d'Henri Monnier ou celle de Bossuet, c'est d'etre une etude exacte, une analyse sincere et profonde. Quand les personnages sont plantes carrement sur leurs pieds et vivent d'une vie intense, ils parlent d'eux-memes la langue qu'ils doivent parler. II La premiere representation au Gymnase de _Chateaufort_, une comedie en trois actes de madame de Mirabeau, m'a paru pleine d'enseignements. Pendant que le public tournait au comique les situations dramatiques, et que les critiques se fachaient en criant a l'immoralite, je songeais qu'il y avait la un malentendu bien grand, j'aurais voulu pouvoir transformer d'un coup de baguette cette piece mal faite en une piece bien faite, et changer ainsi en applaudissements les rires et les indignations; car, au fond, il s'agissait uniquement d'une question de facture. Voici, en gros, le sujet de la piece. Le marquis de Ponteville a donne sa fille Nadine en mariage a M. de Chateaufort, un homme de la plus grande intelligence, que le gouvernement vient meme de charger d'une mission diplomatique. Puis, le marquis s'est remarie avec une demoiselle d'une reputation equivoque. Mais voila que Nadine acquiert la preuve, par une lettre, que son mari a ete l'amant de sa belle-mere. Le beau Chateaufort, l'homme irresistible et magnifique, est un simple gredin. Precisement, il vient de commettre une premiere sceleratesse. Aide de la marquise, il a decide le marquis a lui leguer le chateau de Ponteville, au detriment de Pierre, le frere aine de Nadine. Celui-ci apprend tout par le notaire qui a redige le testament. Un singulier notaire qui, pour se venger d'avoir recu des honoraires trop faibles, denonce tout le monde, et apprend surtout a la marquise que Nadine a des rendez-vous avec M. de Varennes, rendez vous fort innocents d'ailleurs. Des lors, la guerre est declaree entre les deux femmes. Madame de Ponteville accuse madame de Chateaufort d'adultere, et fait prendre par le marquis une lettre que celle-ci semble vouloir dissimuler. Mais justement cette lettre est celle qui revele la liaison de Chateaufort et de madame de Ponteville. Le marquis a un coup de sang, dont il se tire pour se lamenter. Enfin Chateaufort, auquel le gouvernement vient de retirer sa mission, comprend qu'il gene tout le monde, qu'il n'y a pas d'issue possible, et il se decide a denouer le drame en se faisant sauter la cervelle. Certes, je ne defends point les inexperiences ni les maladresses de la piece. Seulement, je me demande quelle a ete la veritable intention de madame de Mirabeau. A coup sur, son idee premiere a du etre de mettre debout la haute figure de Chateaufort. On dit que son heros etait, dans le principe, depute et ambassadeur; la censure aurait diminue le personnage, en en faisant un simple diplomate, envoye en mission particuliere. Mais l'indication suffit. On comprend immediatement quel est le personnage, le type que l'auteur a voulu creer. Chateaufort n'est point l'aventurier vulgaire. Son nom est a lui; de plus, il a une grande intelligence, une haute situation. Sa perversion est un fruit de l'epoque et du milieu. Il est la pourriture en gants blancs, l'intrigue toute puissante, l'homme public qui abuse de son mandat, le cerveau vaste qui combine le mal. Cet homme, titre, occupant une des situations politiques les plus en vue, represente donc la corruption dans les hautes classes, avec ce qu'elle a d'intelligent, d'elegant et d'abominable. Je ne sais si je me fais bien comprendre. Mais il y avait, a mon sens, une creation tres large a tenter avec un tel personnage. Il est de notre temps; on l'a rencontre dans vingt proces scandaleux. Il a pousse sur les decombres des monarchies; il ne peut plus avoir de pensions sur la cassette des rois, et il bat monnaie avec ses titres et ses situations officielles. Regardez autour de vous, tres haut, et vous le reconnaitrez. Je comprends donc parfaitement que madame de Mirabeau n'ait pu resister a la tentation de mettre au theatre une figure si contemporaine et si puissamment originale. Maintenant, le malheur est qu'elle l'a mise sans aucune prudence. Elle avait besoin d'une histoire quelconque pour employer le heros, et l'histoire qu'elle a choisie est des moins heureuses. Encore aurait-elle pu s'en contenter, car les histoires en elles-memes importent peu. Mais il fallait alors souffler la vie a tous ces pantins, donner aux faits la profonde emotion de la verite. J'arrive ici au vif de la question, et je demande a m'expliquer tres nettement. Le soir de la premiere representation, le public riait et la critique se fachait, ai-je dit. Dans les couloirs, j'entendais dire que l'immoralite de la piece etait revoltante, qu'un pareil monde n'existait pas. Surtout, c'etait le langage qui blessait; des spectateurs juraient que les femmes du monde ne parlent pas avec cette crudite et ne se lancent point ainsi leurs amants a la tete. Que repondre a cela? on sourit on hausse les epaules. La brutalite est partout, en haut comme en bas. Quand les passions soufflent, les marquises deviennent des poissardes. Il n'y a que les tout jeunes gens qui se font du grand monde une idee d'Olympe, ou les bouches des dames ne lachent que des perles. Pour mon compte,--j'ignore si j'ai l'ame plus scelerate que la moyenne du public,--je ne trouve, dans _Chateaufort_, pas plus de gredinerie que dans beaucoup d'autres pieces applaudies pendant cent representations. Que voyons-nous donc d'epouvantable dans cette oeuvre? Un homme qui a eu des relations avec sa belle-mere, et qui convoite les biens de son beau-pere. Mais ce sont la de simples gentillesses, a cote de l'amas effroyable des noirs forfaits de notre repertoire. Je ne citerai pas les tragedies grecques, ni les melodrames du boulevard, ou l'on s'empoisonne en famille avec le plus belle tranquillite du monde. Je rappellerai simplement les oeuvres de cette annee, l'_Etrangere_, par exemple, ou le duc de Septmont se conduit en vilain monsieur, tout comme Chateaufort. Pourquoi, en ce cas, rit-on et se fache-t-on au Gymnase? C'est uniquement parce que l'auteur a manque de science et d'adresse. Il aurait pu nous conter une aventure dix fois plus odieuse et nous l'imposer parfaitement, s'il avait su proceder avec art. Question de facture, rien de plus, je le repete. Le public a acclame d'autres vilenies, sans s'en douter. Les infamies ne l'effrayent pas, la facon de presenter les infamies seule le revolte. La grande faute de madame de Mirabeau a ete de batir son action dans le vide. Ses personnages n'ont pas d'acte civil. On ne sait d'ou ils viennent, qui ils sont, comment s'est passee leur vie jusqu'au jour ou on nous les presente. Chateaufort aurait eu besoin d'etre explique dans ses antecedents. Cette grande figure devait etre complete. Un drame n'est pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu; il faut circonstancier et amener les orages de la passion et des interets. Une autre faute grave est d'avoir raidi les personnages dans une attitude. Chateaufort, a mon sens, manque surtout de souplesse. Le marquis est une ganache et la marquise une louve de melodrame. Quant a Nadine, elle serait le seul personnage sympathique, si elle n'etait pas toujours en colere. La vie a plus de bonhomie, et, meme dans les crises dramatiques, il faut conserver aux personnages des echappees de repos et de detente. Une action toute nue, une abstraction pure, ne reussit au theatre qu'a la condition d'etre maniee par des mains tres savantes, qui la conduisent avec une raideur de demonstration geometrique. D'ailleurs, madame de Mirabeau est loin de manquer de talent. J'ose meme confesser que son oeuvre m'a beaucoup plus interesse que certaines pieces, jouees dans ces derniers temps, et qui ont reussi. Cela est si peu ordinaire, une belle inexperience, parlant carrement, appelant les choses par leurs noms, allant droit devant elle sans crier gare. Il y a bien des hommes, parmi nos auteurs dramatiques, auxquels je souhaiterais l'energie de madame de Mirabeau. Et il ne faut pas ricaner, employer le gros mot de brutalite, l'energie reste une chose rare et belle, qu'on n'acquiert pas, et qui fait les grandes oeuvres. On ne devient pas fort, tandis que l'on peut emonder sa force et trouver un equilibre. Dans tout cela, il y a une morale a tirer. La chute _Chateaufort_ va etre un argument de plus entre les mains de ceux qui refusent la verite au theatre, sous pretexte que la verite est affligeante et que le public demande avant tout des tableaux consolants. Je les entends d'ici foudroyer les heros corrompus, declarer que le theatre n'est pas une dalle de dissection, reclamer des idylles qui ne contrarient pas leur digestion. Avez-vous remarque une chose? il est rare qu'un honnete homme se scandalise en face d'un coquin; ce sont les coquins eux-memes qui crient le plus fort, comme s'ils voyaient une allusion personnelle dans le personnage qu'on leur montre. Donc, c'est le naturalisme au theatre qui payera une fois de plus les pots casses. Il va etre formellement conclu que toutes les plaies ne sont pas bonnes a montrer, surtout lorsqu'il s'agit des plaies du beau monde. Et l'on aura raison, dans un certain sens. Je crois qu'on peut tout dire et tout peindre, mais je commence a etre persuade aussi qu'il y a facon de tout peindre et de tout dire. La est la solution du probleme. Ah! comme nous serions forts, si un naturaliste, sans rien perdre de sa methode d'analyse ni de sa vigueur de peinture, naissait avec le sens du theatre, cette adresse du metier qui escamote les difficultes au nez du public. Il n'est pas vrai, a coup sur, que tout le theatre soit dans le metier, comme on le repete. Le metier suffit le plus souvent, mais le metier pourrait aussi aider simplement a rendre possible sur les planches les drames et les comedies de la vie reelle. Apporter la verite et savoir l'imposer, tel doit etre le but. Aussi ne me lasserai-je pas de repeter aux jeunes auteurs dramatiques qui grandissent: "Voyez les chutes de toutes les pieces naturalistes tentees depuis dix ans. Est-ce a dire que le mensonge seul reussit au theatre? Non, certes. Il faut garder sa foi dans le vrai, meme quand le vrai semble crouler de toutes parts. La verite reste superieure, inattaquable, souveraine. C'est a notre imbecillite, a notre manque de talent, qu'il faut s'en prendre. C'est nous, et non pas la verite, qui faisons tomber nos pieces. Etudiez donc le theatre, comparez et cherchez. Il existe certainement une tactique pour conquerir le public, on flaire dans l'air une formule, qu'un debutant decouvrira, et qui indiquera la voie a suivre, si l'on veut donner a notre theatre une vie nouvelle. Les revolutions dans les idees ne se precisent et ne triomphent que grace a une formule. Inventez une facture, tout est la." III Deux debutants, MM. Jules Kervani et Pierre de l'Estoile, ont fait jouer au Troisieme-Theatre-Francais une piece en cinq actes: _l'Obstacle_. Voici, en gros, le sujet. Un jeune homme, Georges de Liray, a rencontre aux bains de mer une adorable jeune fille, mademoiselle de Champlieu. Il l'aime, il demande sa main a M. de Champlieu, et la il apprend tout un drame de famille: la mere de la jeune fille n'est pas morte, comme on l'a dit, elle a fui, il y a des annees, avec un amant. Georges n'en poursuit pas moins son projet de mariage; mais il se heurte contre un nouveau drame, son pere lui confesse qu'il est l'amant de madame de Champlieu, laquelle a naturellement change de nom. Des lors, le mariage entre les jeunes gens parait impossible. Les auteurs se sont tires de toutes ces difficultes accumulees, en condamnant M. de Liray a un exil lointain et en empoisonnant madame de Champlieu, qui meurt pardonnee de son mari. La critique a bien accueilli cette oeuvre. Elle a fait des reserves, mais elle a ete unanime a y constater des situations fortes et des scenes bien faites. Ses reserves ont surtout porte sur l'impasse dans laquelle les auteurs se sont mis, en choisissant un de ces sujets dont il est impossible de sortir. Ses eloges se sont adresses a l'habilete de l'exposition, aux coups de theatre successifs: la confession de M. de Champlieu; l'aveu de M. de Liray a son fils; la rencontre des deux peres, avec la femme coupable entre eux. On a trouve tout cela, je le repete, tres bien combine, emmanche solidement, fabrique avec adresse. Aussi a-t-on salue MM. Jules Kervani et Pierre de l'Estoile comme des jeunes ecrivains heureusement doues pour le theatre. J'ai eu la curiosite de lire tout ce qu'on a ecrit sur _l'Obstacle_, et j'affirme que le seul regret de la critique a ete que les auteurs n'eussent pas pu sortir plus brillamment du probleme insoluble qu'ils s'etaient pose. Imaginez un joueur de piquet dont une nombreuse galerie suit le jeu. La galerie est emerveillee par la hardiesse de l'ecart et tout a fait enchantee par deux ou trois coups successifs qui denotent une science hors ligne. Malheureusement, la fin de la partie est moins brillante: le joueur gagne, mais grace a des expedients dangereux, et il ne gagne que d'un point. Alors, la galerie dit: "C'est facheux, une partie si bien commencee! N'importe, ce joueur n'est pas la premiere mazette venue." Telle a ete exactement l'attitude de la critique, a l'egard de MM. Jules Kervani et Pierre de l'Estoile. Eh bien! que ces messieurs me permettent de leur tenir un autre langage. Je suis le seul de mon opinion; aussi vais-je lacher d'etre tres clair et d'appuyer mon dire sur des arguments decisifs. Certes, les deux auteurs, en ecrivant _l'Obstacle_, ont fait une oeuvre tres honorable, et je me rejouis de leur succes. Mais je crois remplir strictement mon devoir de critique, en leur disant qu'ils ont choisi la une formule dramatique inferieure, et qu'ils doivent se degager au plus tot de cette formule, s'ils ont la moindre ambition litteraire. J'arrive aux preuves. Que sont leurs personnages? Des pantins, pas davantage. Les jeunes gens sont des jeunes gens, les peres sont des peres, le tout completement abstrait, chaque figure representant une idee et non un individu. Il me semble voir ces personnages portant chacun un ecriteau sur la poitrine: "Moi je suis un jeune homme honnete qui aime une jeune fille... Moi je suis un pere honnete dont la femme s'est mal conduite..." Quant a l'homme que cache l'ecriteau, il nous reste profondement inconnu; nous ne voyons seulement pas le bout de son nez, nous ignorons ce qu'il a dans le ventre. Aucune analyse humaine, en somme; pas un seul document nouveau, une simple exhibition de sentiments generaux qui manquent meme de tout relief artistique. Mais les faits sont encore plus significatifs. Si les personnages restent uniquement des poupees destinees a etre rangees sur une table, comme les soldats de plomb des enfants, tout l'interet se porte sur le drame dont ils vont etre les acteurs complaisants. Ils deviennent passifs, ils subissent l'action, demeurent ou on les place, font un pas en arriere ou en avant, selon les besoins de la strategie dramatique. Or, rien n'est plus etrange que cette action qu'ils subissent. Il s'agit pour les auteurs de pousser leurs soldats de plomb, de les mettre en face les uns des autres, dans des positions critiques, de faire croire qu'ils sont perdus et qu'ils vont se manger, puis de les degager le plus habilement possible, en sacrifiant ceux qui sont trop embarrassants, et de dire enfin au public ravi: "Mesdames et Messieurs, voila comment la farce se joue. Tout ceci n'etait que pour vous plaire et vous montrer notre adresse d'escamoteurs." Peu importent la vie reelle, le developpement logique des histoires vraies, la grandeur simple de ce qui se passe tous les jours sous nos yeux. Les hommes d'experience et d'autorite vous repeteront qu'il faut des situations au theatre; entendez par la qu'il faut mener en guerre vos soldats de plomb et vous exercer a les jeter dans des bagarres, pour avoir la gloire de les en tirer sans une egratignure. Je le dis une fois encore, l'art dramatique ainsi entendu est un art absolument inferieur, qui doit degouter les penseurs et les artistes. Je parlais d'une partie de piquet. Mais il est une comparaison plus juste encore, celle d'une partie d'echecs. Les personnages ne sont plus que des pions. MM. Jules Kervani et Pierre de l'Estoile ont pu se dire: "Les blancs font mat en cinq coups." Et ils ont joue leurs cinq actes. Oui, leurs personnages sont en bois, de simples pieces de buis; j'accorde, si l'on veut, qu'on les a sculptes et qu'ils ont des figures humaines; mais ils n'ont surement ni cervelles ni entrailles. Quant au drame, il devient une combinaison, plus ou moins ingenieuse; on entend le petit claquement des pieces sur l'echiquier, et le probleme est resolu, la critique se contente de declarer le lendemain: "Bien joue!" ou: "Mal joue!" De l'etude humaine, de l'analyse des temperaments, de la nature des milieux, pas un mot! Voila, n'est-ce pas, qui est d'un grand vol, voila qui elargit singulierement notre litterature dramatique! Remarquez que les pieces a situations qui regnent aujourd'hui, n'ont envahi le theatre que depuis le commencement du siecle. Ce sont elles qui ont impose l'etrange code auquel on veut soumettre tous les debutants. Les fameuses regles, le criterium d'apres lequel on juge si tel ecrivain est ou n'est pas doue pour le theatre, viennent de ces pieces. Peu a peu, elles se sont imposees comme un amusement facile qui interesse sans faire penser, et on a voulu plier toutes les productions dramatiques a leur formule. Il n'a plus ete question que "des scenes a faire". On a deserte la grande etude humaine pour ce joujou, mettre des bonshommes en bataille et leur faire executer des culbutes de plus en plus compliquees. Ajoutez que des esprits ingenieux, et meme quelques esprits puissants, se sont livres a ce jeu et y ont accompli des merveilles. Voila comment le theatre actuel,--une simple formule passagere dont on veut faire "le theatre",--occupe les planches, a la grande tristesse des ecrivains naturalistes. Souvent la critique cite les maitres. C'est pourtant peu les honorer que de ne point se montrer severe pour les pieces a situations. Dans toutes les litteratures, tous les chefs-d'oeuvre dramatiques condamnent ces pieces et montrent leur inferiorite. Certes, ce n'est ni dans le theatre grec, ni dans le theatre latin que nos auteurs habiles ont pris les regles du petit jeu de societe auquel ils se livrent. Ni Shakespeare ni Schiller ne leur ont enseigne l'art de plonger un personnage dans une fable compliquee, puis de l'en retirer par la peau du cou, sans que ses vetements eux-memes aient souffert. Si j'arrive a nos classiques, l'exemple devient encore plus frappant. Ou prend-on que Corneille, Moliere, Racine sont les maitres du theatre a notre epoque? Les auteurs contemporains n'ont rien d'eux, je ne parle pas du talent, mais de l'entente de la scene et de la veine dramatique. Qu'on cesse donc de parler des maitres, a propos de notre theatre actuel, car nous les insultons chaque jour par la facon ridicule et etroite dont nous employons leur glorieux heritage. La formule qui regne en ce moment n'a donc pas d'excuse. Elle ne saurait meme invoquer en sa faveur la tradition. Elle ne se rattache en rien aux chefs-d'oeuvre de notre litterature dramatique. Je ne puis developper ici les arguments que je fournis; mais il est aise de le faire. Cette formule est nee de l'ingeniosite et de l'habilete d'une generation d'auteurs. Elle a recree le public, car elle offre le gros interet du roman-feuilleton, dont l'invention a passionne la masse des lecteurs illettres. Et c'est ainsi qu'elle s'est etalee, au point de faire dire qu'elle est tout le theatre, et qu'en dehors d'elle il n'y a pas de succes possible. Heureusement, l'histoire litteraire est la pour affirmer que l'etude de l'homme passe avant tout, avant l'action elle-meme. On a decourage les esprits superieurs en faisant un simple echiquier de la scene. Telle est l'explication de la royaute du roman a notre epoque, tandis que le theatre se traine et agonise. Un grand ecrivain etranger s'etonnait un jour devant moi des deux litteratures si nettement tranchees qui vivent chez nous cote a cote, le roman et le theatre. Le premier s'elargit et grandit chaque jour; le second s'epuise et tend a retomber aux treteaux. Cela provient, selon moi, de ce que le roman est dans le courant du siecle, dans ce courant naturaliste qui emporte tout. Au contraire, le theatre resiste, s'entete dans des combinaisons ridicules, refuse la vie qui deborde autour de lui. La routine, les engouements du public, la complicite de la critique, l'enfoncent davantage. On prevoit le resultat: si, dans un temps donne, une renovation n'a pas lieu, le theatre roulera de plus bas en plus bas; car il est impossible que la foule, nourrie des verites du roman, ne se degoute pas tout a fait des enfantillages laborieux des auteurs dramatiques. D'ailleurs, de meme que le theatre a regne au dix-septieme siecle, peut-etre au dix-neuvieme siecle le roman doit-il regner a son tour. Je reviens a MM. Jules Kervani et Pierre de l'Estoile, et je conclus. Sans doute, ils ont fait preuve d'un effort louable en produisant _l'Obstacle_. Mais ils debutent, ils ont de l'ambition, ils desirent monter le plus haut possible. Alors, je crois devoir leur dire ce que personne ne leur a dit. La piece a situations, si honorablement qu'on la traite, reste une oeuvre inferieure. Ils auraient denoue _l'Obstacle_ d'une facon plus habile encore, qu'ils n'auraient jamais ete que des joueurs d'echecs. S'ils veulent grandir, ils doivent se hausser jusqu'a l'etude de l'homme, aborder les passions, nouer et denouer leurs drames par les seules passions. Plus haut, toujours plus haut! Tachez de monter dans la verite et dans le genie! Tel est, selon moi, le seul langage qu'un critique ait lieu de tenir aux debutants qui arrivent avec leur jeunesse et leur bonne volonte. IV MM. Aurelien Scholl et Armand Dartois ont donne a l'Odeon une tres agreable comedie, qui a eu un joli succes d'esprit. Le titre _le Nid des autres_, dit le sujet d'une facon charmante. Il s'agit d'une certaine Desiree Blaviere, dont le passe est fort louche, et qui a pris le titre sonore et romanesque de comtesse de Villetaneuse. Cette dame, a laquelle un Russe cosmopolite et original, toujours en voyage, M. Cramer, a eu l'etrange idee de confier sa fille Mathilde, vivait a Cannes de la pension que le pere lui payait, lorsque l'envie lui est venue de marier Mathilde pour se faire a elle-meme un interieur. Un garcon riche, Rodolphe, epouse l'heritiere, et Desiree s'installe chez eux avec ses trois enfants. C'est la le nid des autres. On voit des lors comment l'action s'engage. Desiree est plus imperieuse et plus exigeante qu'une belle-mere. Elle a fait le bonheur des epoux, elle le leur rappelle a chaque minute et exige une reconnaissance eternelle. C'est elle qui gouverne, qui dispose des chambres de la maison, qui se sert des voitures, qui commande les domestiques. Et, a la moindre observation, elle eclate en reproches et en lamentations. Rodolphe sent bien vite qu'il s'est donne un maitre. Mais, lorsqu'il veut sauver son bonheur menace, tout un drame commence. Desiree exerce sur Mathilde un empire absolu. Elle fache les epoux, elle emmene la jeune femme et la pousse a plaider en separation. Les choses finiraient fort mal sans doute, si Rodolphe n'avait pour ami un jeune peintre, Montbrisson, qui arrive fort depenaille au premier acte, mais qui est un garcon de belle humeur et de talent. Rodolphe l'installe chez lui. C'est encore le nid des autres, habite seulement par un oiseau qui paye son gite en egayant ses hotes et en veillant sur leur bonheur. A la fin, quand Montbrisson reparait, il s'est reconcilie avec son pere et il n'a qu'un mot a dire pour confondre la pretendue comtesse de Villetaneuse, dont il vient d'apprendre l'histoire. Ai-je besoin d'ajouter que cet excellent Montbrisson epouse une soeur de Rodolphe, que les auteurs ont mise la tout expres? Je n'ai pas parle non plus d'un certain Ducluzeau, un vieil ami de Desiree, qui pille aussi le nid des autres d'une facon impudente. Il parait que cette comedie, qui au fond n'est qu'un drame avorte, est une histoire tristement vraie, dont tout Paris s'est occupe autrefois. Et, a ce propos, M. Francisque Sarcey, le critique si ecoute du _Temps_, faisait remarquer combien cette histoire portee au theatre est devenue pauvre d'allures et meme invraisemblable dans les details. Sa remarque est fort juste, en apparence. Pendant les trois actes, j'ai ete blesse par un je ne sais quoi, par des sous-entendus qui m'echappaient et qui m'empechaient de comprendre nettement la piece. Ainsi, je ne m'expliquais pas du tout l'empire que Desiree exerce sur Mathilde. Comment se fait-il que cette Mathilde, dont les auteurs font une charmante creature, puisse quitter de la sorte un mari qu'elle adore, pour suivre une amie et lui obeir en toutes choses? Evidemment, cela n'est ni logique ni acceptable. Et M. Sarcey part de la pour laisser entendre que, toutes les fois qu'on porte la verite telle quelle sur les planches, elle y parait forcement absurde. La conclusion est inattendue, car je soupconne au contraire que si, dans _le Nid des autres_, la situation parait fausse, c'est que les auteurs n'ont point ose la mettre au theatre dans sa monstrueuse verite. Tout cela est si delicat que je ne saurais meme insister. Il n'y a qu'une debauche qui puisse donner a Desiree son empire sur Mathilde. Des lors, on comprend tout, et le drame qui s'ouvre est d'une grandeur abominable. Sans doute, c'etait un sujet impossible. Seulement, qu'on ne vienne pas dire, en s'appuyant sur cet exemple, que la verite exacte est absurde sur les planches; car ici, loin d'avoir reproduit la verite exacte, les auteurs ont du l'amputer violemment, la reduire a une fable inoffensive et peu intelligible. Imaginez certaines comedies d'Aristophane arrangees pour un public parisien. Et l'embarras des auteurs a ete si evident, lorsqu'ils ont aborde cette terrible figure de Desiree, qu'ils se sont resignes a la tourner au comique. Il faut la voir se jeter au cou de Mathilde, quand celle-ci revient de voyage; elle pousse de petits cris, elle se pame, si bien qu'elle souleve des rires dans la salle. Le soir de la premiere representation, on a trouve ca drole, on ne comprenait pas. Pourtant, j'etais un peu etonne. Cette exageration devait-elle etre mise au compte de l'actrice? Je ne le crois pas aujourd'hui, je pense plutot que les auteurs ont voulu indiquer ce qu'ils ne pouvaient dire. Leur piece me fait l'effet d'un paravent charmant, un peu rococo, bon a mettre dans un salon, et derriere lequel se passe une effroyable aventure. Certes, ce n'est pas avec de tels elements qu'on peut experimenter si la verite toute crue est possible ou impossible au theatre. La verite du _Nid des autres_ ne se dit qu'a l'oreille. Meme admettons que l'histoire soit propre, il faudra toujours faire de Mathilde une femme sotte ou une femme mechante, si l'on veut expliquer sa fuite avec Desiree. Dans la realite, on n'a jamais vu les jeunes epouses quitter leurs maris pour suivre des dames de leur connaissance. Si cela arrive, c'est qu'il y a des raisons, et il faut mettre ces raisons en lumiere; autrement, les figures ne se tiennent plus debout. C'est une surprise, lorsque Mathilde s'en va avec Desiree, parce que l'analyse du personnage ne nous a pas prepares a cette action. L'ecrivain qui etudie la vie, l'explique par la meme, jusque dans ses inconsequences. Quand je demande qu'on porte la realite au theatre, j'entends qu'on y fasse fonctionner la vie, avec tous ses rouages, dans la merveilleuse logique de son labeur. C'est donc une singuliere idee que de parler de verite exacte a propos du _Nid des autres_. Aucune piece, au contraire, n'a du etre plus faussee. Et je n'ai pas encore cite ce Montbrisson, qui est las de trainer partout, cet eternel Desgenais qui apporte dans sa poche un denoument enfantin. Est-il assez factice, celui-la! Puis, comme cette Desiree se laisse aisement ecraser! Dans la realite, les Desiree triomphent toujours. C'est que la encore les auteurs ont voulu plaire. Decides a rire de l'aventure, ils ont evite le drame par un tour d'escamotage. Mais, bon Dieu! sommes-nous assez loin de l'histoire dont tout Paris s'est occupe! Et sait-on pourquoi les auteurs ont prefere une comedie aimable? C'est a coup sur pour conquerir le public, qui exige des personnages sympathiques. On ne se doute pas de la quantite des pieces mediocres que la necessite des personnages sympathiques fait ecrire. Par exemple, on a un beau drame; seulement, on s'apercoit que les heros ne sauraient plaire aux ames sensibles; ce sont de grands passionnes ou de grands revoltes, qui marchent trop brutalement dans la vie; alors, on les chausse de pantoufles pour qu'ils fassent moins de bruit, on les taille, on les rogne, jusqu'a ce qu'ils soient dignes d'un prix de vertu. Et ce n'est pas tout, il faut etablir une compensation, mettre deux honnetes gens pour un gredin; c'est a peu pres la proportion ordinaire. Mathilde est nulle et effacee, parce que, si elle etait perverse, son mari ne pourrait la reprendre, et il faut pourtant qu'il la reprenne au denoument. D'autre part, les auteurs ont ajoute Montbrisson, pour compenser Desiree. Nous touchons la a la plaie de mediocrite du theatre. Je prends _le Nid des autres_, non comme un exemple de ce que devient la realite au theatre, mais comme un exemple de ce que l'on fait de la realite au theatre. Et cet exemple est caracteristique, lorsqu'on l'etudie. V Les pieces a these sont de facheuses pieces. Elles argumentent au lieu de vivre. Comme toute question a deux faces, le pour et le contre, elles ne plaident fatalement qu'une opinion, elles n'ont qu'un cote de la realite. Or, l'art est absolu. Les pieces a these sont donc en dehors de l'art, ou du moins ont toute une partie de discussion qui encombre et rabaisse l'oeuvre entiere. Voici, par exemple, MM. A. Decourcelle et J. Claretie qui viennent de faire jouer au Gymnase un drame en quatre actes, _le Pere_, dans lequel ils ont voulu prouver des verites delicates et fort discutables. Selon eux, le pere adoptif qui eleve un enfant est plus le pere de cet enfant que le veritable pere qui l'a abandonne. La voix du sang n'existe pas. Il ne suffit point de donner par hasard l'etre a une creature pour se dire son pere, il faut encore achever cette naissance en faisant une belle ame de cette creature. Tout cela est parfait en theorie, et meme beau; seulement, dans la realite, les choses prennent une allure moins nette, le bien et le mal se melent, et il est singulierement difficile de se prononcer. Les pieces a these ont surtout ceci de facheux, que les auteurs peuvent et doivent les arranger pour leur faire signifier ce qu'ils veulent. Tous les paradoxes sont permis au theatre, pourvu qu'on les y mette avec esprit. On a un plaidoyer, on n'a pas la verite. Si l'on derange une seule des poutres de l'echafaudage, tout croule. C'est un chateau de cartes qu'il faut considerer de loin, en evitant de le renverser d'un souffle. Ainsi, on ne s'imagine pas toutes les precautions que les auteurs ont du prendre pour faire tenir leur drame debout. D'abord, il s'agissait de donner le pere adoptif, M. Darcey, comme l'homme le plus sympathique du monde, honnete, loyal, un heros. Par contre, il fallait presenter le pere veritable comme un gredin, tout en lui laissant l'apparence d'un homme du monde; et M. de Saint-Andre est devenu un viveur, un profil romantique de miserable dont les bottines vernies foulent toutes les choses saintes. Mais cela ne suffisait pas. Pour creuser l'abime entre l'enfant et le vrai pere, les auteurs ont du inventer un viol de la mere: M. de Saint-Andre a viole madame Darcey et a disparu sans meme savoir que la malheureuse femme est morte de cet attentat, apres avoir donne le jour au petit Georges. Est-ce tout? les faits se trouvaient-ils des lors combines de facon a pouvoir soutenir la these? Non, il etait necessaire de fausser encore d'un coup de pouce la realite. M. Darcey avait eleve Georges. Seulement, il ne fallait pas que Georges connut le mystere de sa naissance. Il devait l'apprendre a vingt-cinq ans, pour etre frappe par ce coup de foudre, et en recevoir un tel ebranlement, qu'il se mit immediatement a la recherche de son pere, dans un but etrange que je dirai tout a l'heure. Alors, afin d'obtenir les situations voulues, les auteurs ont imagine le premier acte suivant. Georges attend M. Darcey, qui revient d'Amerique. Il l'attend avec d'autant plus d'impatience qu'il doit epouser, des son retour, une jeune fille qu'il aime, mademoiselle Alice Herbelin. Mais il n'est pas sans inquietude. On n'a pas de nouvelles du _Saint-Laurent_, qui ramene M. Darcey. Brusquement, une depeche arrive, annoncant la perte du _Saint-Laurent_ sur les cotes de Bretagne. Georges sanglote, et son desespoir est tel qu'il veut se tuer. C'est a ce moment que Borel, un vieil employe de la maison, pour empecher ce suicide, raconte au jeune homme que M. Darcey n'est pas son pere. Naturellement, tout de suite apres cet aveu, M. Darcey se presente. Il a ete sauve. Georges se jette d'abord dans ses bras, puis il se montre trouble, et une explication a lieu. A la fin de l'acte, le jeune homme, ajournant son mariage, part a la recherche de son pere, pour venger sa mere. On voit quels evenements peu naturels les auteurs ont du employer pour arriver a justifier leur donnee premiere. Je passe encore sur la singuliere depeche qui determine le desespoir de Georges; il y a la une histoire de capitaine remplace pendant la traversee qui est enfantine. Ce qui est plus grave, c'est la situation fausse de ce jeune homme, dont la premiere idee est de se faire sauter la cervelle, parce que son pere est mort. Je doute que les auteurs aient a citer un fait reel pour appuyer leur fable. Je ne dis point que la perte d'un etre cher ne puisse pas tuer, apres des journees de larmes. Mais, la, brusquement, prendre un pistolet, c'est bien peu vraisemblable. Evidemment, les auteurs n'ont pas eu d'autre but que d'amener la confidence de Borel, a l'aide de ce suicide. S'ils ont eprouve un instant des scrupules, ils se sont ensuite persuade que le desespoir de Georges allant jusqu'a vouloir mourir, etait une excellente note pour leur piece, en ce sens que ce desespoir montrait l'affection passionnee du jeune homme a l'egard de M. Darcey. J'insiste maintenant sur la stupefiante determination du fils partant a la decouverte de son pere pour venger sa mere. M. Darcey lui a raconte que la malheureuse femme avait ete violee dans une auberge des Pyrenees, pres de Luchon. Longtemps il a cherche le miserable pour le tuer. Vingt-cinq ans se sont passes, l'aventure est oubliee, tout porte a croire qu'une nouvelle enquete ne saurait aboutir. N'importe, Georges entend partir sur-le-champ, et il emmene Borel. Les actes suivants vont etre consacres a cette etrange chasse qu'un fils donne a son pere. Je m'arrete et je me demande quels peuvent etre, au juste, les sentiments qui animent Georges. Voila un garcon qui va se marier avec une jeune fille qu'il adore; voila un fils qui retrouve un pere qu'il a cru mort, et il abandonne cette jeune fille et ce pere pour se donner la mission la plus lamentable et la moins utile qu'on puisse imaginer. Cela est-il croyable? Remarquez que tout ce petit monde est tranquille et heureux. A quoi bon remuer un passe mort, a quoi bon soulever une lutte effroyable dans tous ces coeurs? Le vrai pere est un gredin: eh bien! que ce gredin aille se faire pendre ailleurs; son fils n'a pas a jouer le role de justicier, et s'il joue ce role, c'est uniquement pour permettre a MM. Decourcelle et Claretie de faire un drame. Dans la realite, a moins d'etre fou, Georges dirait simplement a M. Darcey: "Mon veritable pere, c'est vous. Je ne veux pas savoir si j'en ai un autre. Aimons-nous comme par le passe, et vivons en paix." Seulement, je le repete, dans ce cas, il n'y avait pas de piece. Georges est parti en guerre contre son pere. Nous le retrouvons avec Borel, dans l'auberge des Pyrenees, ou l'attentat a ete commis. Un quart de siecle s'est ecoule, personne naturellement ne peut le renseigner. Le second acte ne contient guere que deux scenes, deux interrogatoires que le jeune homme fait subir, l'un a un paysan, l'autre a un vieux militaire, le pere Lazare, que l'age et la boisson ont abeti. Il tire enfin de ce dernier un renseignement: l'homme qu'il cherche, son pere, lui ressemble. Et c'est avec cette seule indication qu'il reprend ses recherches. Au troisieme acte, Georges, qui va partout, se fait presenter par un ami chez une fille galante, un soir de fete, dans une villa des environs de Luchon. Le hasard le met en presence d'une femme, lasse et desabusee, qui traverse la piece en maudissant les hommes. Voila, certes, une figure d'une fraicheur douteuse. Mais l'important est qu'elle porte un bracelet, sur lequel se trouve le portrait de Saint-Andre. Enfin Georges tient la bonne piste. Saint-Andre lui-meme arrive. Les auteurs ont aussitot accumule les couleurs noires sur son compte: il lance les maximes les plus abominables; il se montre joueur, libertin, sans foi ni loi; il donne des lecons de vice a Georges et finit par lui raconter nettement le viol de sa mere, comme un bon tour qu'il a fait dans le temps. C'est vraiment trop commode de batir ainsi un mauvais pere, juste sur le patron d'infamie que l'on desire. Le denoument, le quatrieme acte, se passe encore dans l'auberge. Saint-Andre et ses amis vont partir pour une chasse a l'ours. Georges, qui est de la bande, pose la these sur laquelle repose la piece, et une discussion s'engage, ou l'on dit ses verites a la voix du sang. Puis, Georges, convaincu par cette discussion, livre son vrai pere a son pere adoptif, qui se trouve dans une piece voisine. Un duel a lieu, pendant lequel le jeune homme se tord les bras. M. Darcey rentre, il a tue Saint-Andre. Alors, Georges se jette dans les bras du survivant, en criant: "Mon pere! mon pere!" et M. Darcey repond: "Mon fils! oui, mon fils!" Comme on le dit apres la solution de tout probleme, c'est ce qu'il fallait demontrer. Je crois inutile de rentrer dans la discussion de la these. Les auteurs ont voulu cela. Mais le premier venu peut vouloir autre chose, la these absolument contraire par exemple, et le premier venu n'aura qu'a arranger un autre drame, pour avoir egalement raison. La question d'art seule demeure, et j'ai le regret de constater que l'argumentation a fait un tort considerable au merite litteraire de l'oeuvre, en torturant les faits et en embarrassant le dialogue de plaidoyers inutiles. Les personnages n'obeissent plus a un caractere, mais a une situation; ils font ceci et cela, non pas parce que leur nature est de le faire, mais parce que les auteurs veulent qu'ils le fassent. Des lors, nous avons des pantins au lieu de creatures vivantes. VI Je retrouve M. Louis Davyl a l'Odeon, avec une comedie en trois actes: _Monsieur Cheribois_. Avant tout, j'analyserai l'oeuvre. Ensuite, je me permettrai de la juger et d'en tirer une lecon, s'il y a lieu. M. Cheribois est un bourgeois de Joigny qui passe grassement sa vie dans un egoisme bien entendu. Il n'a autour de lui que des femmes qui le gatent: madame Cheribois d'abord, puis sa filleule, Henriette, et la vieille bonne de la famille, Marion. Tout le premier acte sert a peindre cet interieur cossu et tranquille, dans lequel le bon M. Cheribois ne tolere pas le pli d'une rose. Cependant, il attend ce jour-la son fils Paul, qui est en train de faire fortune a Paris, chez un agent de change. Il est meme alle le chercher a la gare, et il revient tres maussade, parce que Paul n'est pas arrive. La verite est que ce malheureux garcon rode autour de la maison depuis le malin; il a joue a la Bourse et a perdu cent mille francs; il explique a sa mere epouvantee qu'il est deshonore, s'il ne paye pas. Mais lorsque M. Cheribois apprend l'aventure, il refuse tout net les cent mille francs. Tant pis si son fils est un imbecile! Voila la tranquille maison bouleversee, et l'egoiste seul y dinera paisiblement le soir. Au second acte, madame Cheribois tente vainement de sauver son fils. Elle se rend chez le notaire Violette, ou deja Henriette et la vieille Marion sont venues faire assaut de devouement, en tachant de realiser leur petite fortune pour la donner a Paul. Mais toutes les tendresses de la mere se brisent contre la loi; elle ne peut disposer d'aucun argent sans le consentement de son mari. Alors, elle se lamente, et, M. Cheribois se presentant a son tour, une explication cruelle a lieu entre eux. Il ne cede pas, la situation reste plus tendue. Enfin, au troisieme acte, le denoument est amene par une intrigue secondaire. Un neveu de M. Cheribois, Laurent, possede pour toute fortune une vigne que son oncle guette depuis longtemps. Justement, la fille du notaire, Cecile, est aimee de Laurent. Il se decide a vendre sa vigne a son oncle pour le prix de soixante-quinze mille francs, puis a preter cet argent a Paul. Autre complication: M. Cheribois veut payer ces soixante-quinze mille francs sur une somme de cent mille francs qu'il vient de faire porter chez un banquier par Bidard, le clerc de M deg. Violette. Et voila qu'on lui annonce la fuite de ce banquier. Il se desole. Enfin, quand il apprend que Bidard, prevenu a temps, ne s'est pas dessaisi de la somme, il se laisse attendrir et consent a donner les cent mille francs a son fils. Je commencerai par la critique. Qui ne comprend que ce denoument est facheux? Pendant les deux premiers actes, M. Louis Davyl s'est tenu dans une etude tres simple et tres juste d'un petit coin de la vie de province. On ne sent nulle part la convention theatrale, les recettes connues, la routine des expedients et des ficelles du metier. Rien de plus charmant, de mieux observe et de mieux rendu. Et voila tout d'un coup que l'auteur parait avoir peur de cette belle simplicite; il se dit que ca ne peut pas finir comme ca, que ce serait trop nu, qu'il faut absolument corser le troisieme acte. Alors, il ramasse cette vieille histoire des cent mille francs qu'on croit perdus et qu'on retrouve dans la poche d'un clerc fantaisiste. Il force le coffre-fort de son egoiste par un tour de passe-passe, au lieu de chercher a amener le denoument par une evolution du caractere du personnage. Le pis est que M. Louis Davyl a fait la scene qu'il fallait faire, et qu'il l'a meme tres bien faite. Quand M. Cheribois rentre chez lui a la nuit tombante, il ne trouve plus personne, ni sa femme, ni sa niece, ni la vieille bonne. Il n'y a pas meme de lampe allumee. Le nid ou il se fait dorloter depuis un demi-siecle est desert et froid, lentement empli d'une ombre inquietante. Alors, il est pris de peur, il tremble qu'on ne l'abandonne, il grelotte a la pensee qu'il n'aura plus la trois femmes pour prevenir ses moindres desirs. Et il se lance a travers les pieces, il appelle, il crie. C'est lui, des lors, qui est a la merci de son entourage. J'aurais voulu qu'a ce moment il fut vaincu par le seul fait de son abandon, que son caractere d'egoiste lui arrachat ce cri: "Tenez! voila les cent mille francs, rendez-moi ma tranquillite et mon bien-etre." Remarquez que M. Cheribois obeissait ainsi jusqu'au bout a sa nature. Apres avoir resiste par egoisme, il consentait par egoisme. Son vice le punissait, sans que l'auteur eut a le transformer. D'autre part, il faut songer que M. Cheribois n'est pas un avare; il se nourrit merveilleusement et tient a digerer dans de bons fauteuils. S'il refuse de donner les cent mille francs, c'est qu'il songe sans doute a toutes les satisfactions personnelles qu'il peut se procurer avec une pareille somme. Rien d'etonnant des lors a ce qu'il les donne, des que son refus menace de gater son existence entiere. Je le repete, le denoument naturel etait la, et pas ailleurs. Tout le reste, les cent mille francs promenes dans la poche de Bidard, le bel expedient de Lucile, decidant Laurent a vendre sa vigne, n'est reellement la que pour tenir de la place. Ce sont des complications enfantines, imaginees en dehors de toute observation, ajoutees par l'auteur dans le but d'occuper les planches. Je crois le calcul facheux. L'effet obtenu aurait grandi, si le troisieme acte avait continue la belle et touchante simplicite des deux premiers. M. Louis Davyl a eu le tort de ne pas pousser magistralement son etude jusqu'au bout. Il s'est dit qu'une "piece" etait necessaire, lorsque, selon moi, une "etude" suffisait et donnait a l'idee une ampleur superbe. On a tort de se defier du public, de croire qu'il exige de la convention. Ce sont les deux premiers actes qui ont surtout charme la salle. Jamais M. Louis Davyl n'aura laisse echapper une si belle occasion de laisser une oeuvre. Telle qu'elle est, pourtant, la piece est une des meilleures que j'aie vues cette annee. J'ai ete tres heureux de son succes, car ce succes me confirme dans les idees que je defends. Voila donc le naturalisme au theatre, je veux dire l'analyse d'un milieu et d'un personnage, le tableau d'un coin de la vie quotidienne. Et l'on a pris le plus grand plaisir a cette fidelite des peintures, a cette scrupuleuse minutie de chaque detail. Le premier acte est vraiment charmant de verite; on dirait le debut d'un roman de Balzac, sans la grande allure. Que m'affirmait-on, que le theatre ne supportait pas l'etude du milieu? Allez voir jouer _Monsieur Cheribois_, et, ce qui vous seduira, ce sera precisement cette maison de Joigny, si tiede et si douce, dans laquelle vous croirez entrer. Pour moi, M. Louis Davyl fera bien de s'en tenir la. Sa voie est trouvee. Quand il s'est lance dans la litterature dramatique, apres une vie deja remplie, il a deploye une activite fievreuse, il a voulu tenter toutes les notes a la fois. J'ai vu de lui des pieces bien mediocres, entre autres de grands melodrames ou il pataugeait a la suite de Dumas pere et de M. Dennery. J'ai vu un drame populaire, dans lequel, a cote d'excellentes scenes prises dans le milieu ouvrier, il y avait une accumulation de vieux cliches intolerables. De tout son bagage, il ne reste que la _Maitresse legitime_ et _Monsieur Cheribois_. La conclusion est facile a tirer. J'espere que l'experience est desormais faite pour lui; il doit s'en tenir aux pieces d'observation et d'analyse, il doit ne pas sortir du theatre naturaliste, s'il veut enfin conquerir et garder une haute situation. On a pu comprendre qu'il se cherchat et qu'il tatat le public; on ne comprendrait plus qu'il ne se fixat pas ou parait aller le succes et ou se trouve evidemment son temperament d'auteur dramatique. VII La comedie en quatre actes de M. Albert Delpit: _le Fils de Coralie_ a obtenu un veritable succes au Gymnase. En quelques lignes, voici le sujet. Une fille, Coralie, qui a scandalise Paris par sa debauche, s'est retiree en province, apres fortune faite, pour se consacrer tout entiere a l'education de son fils Daniel. L'enfant a grandi, il est aujourd'hui capitaine, et un capitaine extraordinairement pur, noble, bon, delicat, grand, chaste, integre, magnanime. Naturellement, il ignore les anciennes farces de sa mere, qui s'est modestement derobee sous le nom de madame Dubois. C'est alors que le capitaine veut epouser la fille d'une respectable famille de Montauban, Edith Godefroy. Les deux jeunes gens s'adorent, sa pretendue tante donne a Daniel une somme de neuf cent mille francs, une fortune dont on lui aurait confie la gestion; tout irait pour le mieux, si un ancien viveur, M. de Montjoye, ne reconnaissait pas d'abord Coralie, et si ensuite le notaire Bonchamps ne mettait pas a neant le roman naif de madame Dubois, en lui posant les questions necessaires a la redaction du contrat. Elle se trouble, et la grande scene attendue, la scene d'explication entre elle et son fils, se produit alors. Au dernier acte, le mariage ne se ferait naturellement pas, si Edith ne declarait publiquement, dans un etrange coup de tete, qu'elle est la maitresse de Daniel. M. Godefroy, vaincu par ce moyen un peu raide de comedie, se decide a les unir, a la condition que Coralie se retirera dans un couvent. Avant tout, examinons la question de moralite. Je crois savoir que M. Delpit est a cheval sur la morale. Sa pretention, me dit-on, est d'ecrire des oeuvres dont les femmes ne rougissent pas, et dont l'influence salutaire doit ameliorer l'espece humaine, par des moyens tendres et nobles. Or, j'avoue avoir cherche la vraie moralite du _Fils de Coralie_, sans etre encore parvenu a la decouvrir. Est-ce a dire que les filles ne doivent pas avoir de fils, ou bien qu'elles doivent eviter d'en faire des capitaines immacules, si elles en ont? Non, car Daniel est en somme parfaitement heureux a la fin, et il serait fils d'une sainte, qu'il n'aurait pas a remercier davantage la Providence. L'auteur ne dit meme pas aux dames legeres de Paris: "Voyez combien vos desordres retomberont sur la tete de vos fils; vous serez un jour punies dans leur bonheur brise." Au demeurant, Coralie est pardonnee; elle s'enterre bien au couvent, mais quelle fin heureuse pour une vieille catin, lasse de la vie, s'endormant au milieu des tendresses calines des bonnes soeurs! car je me plais a ajouter un cinquieme acte, a voir Coralie mourir dans le sein de l'Eglise et laisser sa fortune pour les frais du culte. C'est la mort enviee de toutes les pecheresses, l'argent du Diable retourne au bon Dieu. Et remarquez que celle-ci a, en outre, la joie de savoir son fils bien etabli. Donc, la moralite est ici fort obscure. La seule conclusion qu'on puisse tirer, me parait etre celle-ci, adressee aux filles trop lancees: "Tachez d'avoir un fils capitaine et pur pour qu'il vous refasse une virginite sur le tard," moyen un peu complique, qui n'est pas a la portee de toutes ces dames. Mais soyons serieux, laissons la morale absente, et arrivons a la question litteraire. C'est la seule qui doive nous interesser. J'ai simplement voulu montrer que les ecrivains moraux sont generalement ceux dont les oeuvres ne prouvent rien et ne menent a rien. On tombe avec eux dans l'amphigouri des grands sentiments opposes aux grandes hontes, dans un pathos de noblesse d'une extravagance rare, lorsqu'on le met en face des realites pratiques de la vie. Les deux premiers actes sont consacres a l'exposition. Rien de saillant, mais des scenes d'une grande nettete et bien conduites. Je ne fais des reserves que pour la langue; c'est trop ecrit, avec des enflures de phrases, tout un dialogue qui n'est point vecu. Maintenant, je passe au troisieme acte, le seul remarquable. Il merite vraiment la discussion. Nulle part je n'ai encore lu les raisons qui, selon moi, ont fait le grand et legitime succes de cet acte. Presque tous les critiques se sont exclames sur la coupe meme de l'acte, sur la facture des scenes, sur le pur cote theatral, en un mot. Il semble, d'apres eux, que M. Delpit ait reussi, parce qu'il a coule son oeuvre dans un moule connu. Eh bien! je crois etre certain, pour ma part, que M. Delpit doit son succes a la quantite de verite qu'il a ose mettre sur les planches; cette quantite n'est pas grande, il est vrai, et le public, en applaudissant, a pu tres bien ne pas se rendre un compte exact de ce qu'il applaudissait. Mais le fait ne m'en parait pas moins facile a demontrer. Voyez la scene du notaire. Rien de plus simple, de plus logique ni de plus fort. Voila un homme dans l'exercice de sa profession; il pose les questions qu'il doit poser, et ce sont justement ces questions, si naturelles, qui determinent la catastrophe. Ici, nous ne sommes plus au theatre; il ne s'agit plus de ce qu'on nomme "une ficelle", un expedient visible, consacre, use, passe a l'etat de loi. Nous sommes dans la vie ordinaire, dans ce qui doit etre. Aussi l'effet a-t-il ete immense. Toute la salle etait secouee. La preuve est-elle assez concluante, et me donne-telle assez raison? Voila ce qu'on obtient avec la verite banale de tous les jours. Et ce n'est pas tout. Voyez Coralie pendant cette scene et les suivantes. Tout un coin de la vraie fille est risque ici fort habilement et dans une juste mesure des necessites sceniques. D'abord, voici la fille avec son roman naif, son histoire d'une soeur a elle qui aurait laisse neuf cent mille francs a Daniel; elle ne s'est pas inquietee des lois qu'elle ignore, elle s'est contentee d'un de ces mensonges qu'elle a faits cent fois a ses amants et dont ceux-ci se sont toujours montres satisfaits. Aussi se trouble-t-elle tout de suite, lorsque le notaire la met en face des realites. C'est un chateau de cartes qui s'ecroule, et elle en reste suffoquee, eperdue, sans force pour mentir de nouveau, pleurant comme une enfant. L'observation est excellente; une fois encore, nous sommes dans la vie. J'en dirai de meme pour certaines parties de la grande scene entre Coralie et son fils, tout en faisant pourtant des reserves, car l'auteur ici verse singulierement dans la declamation et dans les gros effets inutiles. J'aurais voulu plus de discretion dramatique, certain que le coup porte sur le public aurait encore grandi. Rien de meilleur que l'embarras de Coralie, lorsque Daniel lui demande le nom de son pere; tres juste egalement la conclusion de la scene, le pardon du fils acceptant sa mere, quelle qu'elle soit. Seulement, c'est la que je voudrais moins de rhetorique. Daniel fait des phrases sur la redemption, sur l'honneur, sur la famille. A quoi bon ces phrases, dont on rirait dans la realite? Pourquoi ne pas parler simplement et dire tout juste ce que Daniel dirait, s'il etait seul a seule avec sa mere, dans une chambre? Toujours l'idee qu'on est au theatre et qu'il faut donner un coup de pouce a la verite, si l'on veut obtenir l'emotion, lorsqu'il est demontre au contraire que la plus forte emotion nait de la verite la plus franche et la plus simple. Tel est donc, pour moi, le grand merite de ce troisieme acte. Daniel reste en bois, sauf deux ou trois cris, car Daniel est un etre abstrait, fait sur un type ridicule de perfection. Mais Coralie se montre bien vivante, et cela suffit pour donner a l'acte un souffle de vie. Je le repeterai: l'acte a reussi parce que, d'un bout a l'autre, il echappe aux ficelles ordinaires, et qu'il obeit simplement a des ressorts logiques et humains, pris dans le caractere meme des personnages. Je n'insisterai pas sur le quatrieme acte, bien qu'il contienne peut-etre la pensee morale et philosophique de l'auteur. En tout cas, je vois la une concession aux necessites sceniques qui diminue l'oeuvre et lui enleve toute largeur. Maintenant, M. Delpit me permettra-t-il de lui donner quelques conseils, comme mon metier de critique m'y oblige? Je vois partout qu'on l'acclame et qu'on le grise, en le poussant dans une voie qui me parait facheuse. Ainsi, je nommerai M. Sarcey, dont l'autorite est reelle en matiere dramatique, et qui, selon moi, fait beaucoup de victimes par les enseignements de son feuilleton. Ecoutez ce qu'il ecrit a propos du _Fils de Coralie_: "La belle chose que le theatre! Personne a ce moment ne pensait plus a l'indignite de la mere, a l'impossibilite du sujet. Personne ne songeait plus a chicaner son emotion. On avait en face une mere et un fils dans une situation terrible, et les repliques jaillissaient a coups presses comme des eclats de foudre. Tout le reste avait disparu." Cela revient a dire en bon francais: "Moquez-vous de la vraisemblance, moquez-vous du bon sens, mettez simplement des pantins l'un devant l'autre, dans des situations preparees, et comptez sur l'emotion du public pour etre absous: tel est le theatre qui est une belle chose." D'ailleurs, je le sais, M. Sarcey ne se fait pas une autre idee du theatre, il le juge au point de vue de la consommation courante du public. Eh bien! que M. Delpit s'avise d'ecouter M. Sarcey, de croire que tous les defauts disparaissent, lorsqu'on a fait rire ou pleurer une salle, et il verra le beau resultat a sa cinquieme ou sixieme piece! Non, il n'est pas vrai que tout disparaisse dans l'emotion purement nerveuse du public. A ce compte, les melodrames les plus gros et les plus betes seraient des chefs-d'oeuvre inattaquables, car ils ont bouleverse de gaiete et de douleur des generations entieres. Non, le theatre n'est pas une belle chose, parce qu'on peut y duper chaque soir quinze cents personnes, en leur faisant avaler des choses tres mediocres dans un eclat de rire ou dans un flot de larmes. C'est au contraire pour cette raison que le theatre est inferieur. Il n'est pas honorable d'ebranler la raison des spectateurs par des situations violentes, au point de les rendre imbeciles, et cela n'est permis qu'aux pieces sans litterature. Ou M. Sarcey a-t-il vu que la situation faisait tout oublier? dans le repertoire des boulevards, dans nos pieces romantiques qui melent l'habilete de Scribe a la fantasmagorie de Victor Hugo. Mais qu'il cite un chef-d'oeuvre qui soit un chef-d'oeuvre en dehors de l'observation humaine et de la beaute litteraire du dialogue. Il faut toujours voir le chef-d'oeuvre; rien ne me parait desastreux pour la critique comme cet engourdissement dans le train-train quotidien de nos theatres, qui ne met rien au dela du succes immediat d'une piece et qui rapporte tout a la consommation courante du public. Sans doute, les chefs-d'oeuvre sont rares; mais c'est pour le chef-d'oeuvre que nous travaillons tous. Peu importent les fabricants, ils ne meritent pas qu'on discute sur leur plus ou leur moins de mediocrite. Je dirai donc a M. Delpit de ne pas trop se fier aux situations, a l'emotion qu'il peut determiner en heurtant des marionnettes, placees dans de certaines conditions. Ce metier ne reussit meme plus aux vieux routiers du melodrame. S'il n'avait mis dans sa comedie que des invraisemblances et des conventions, comme M. Sarcey parait le croire, sa comedie tomberait aujourd'hui devant l'indifference publique. Ce n'est pas grace aux situations que le _Fils de Coralie_ a reussi, car nous avons vu d'autres situations aussi puissantes et plus neuves ne pas toucher les spectateurs; c'est grace a la somme de verite que l'auteur a ose apporter dans les situations, comme j'ai tache de le prouver. M. Sarcey ne dit pas un mot de cela. Il ajoute meme que, lorsqu'une salle pleure, il n'y a plus a discuter; alors qu'on nous ramene a _Lazare le Patre_, dont on vient de faire quelque part une reprise si piteuse. Le preuve que rien ne disparait, meme dans le succes, c'est que le capitaine Daniel reste un personnage en bois pour tout le monde, c'est que le quatrieme acte empechera toujours le _Fils de Coralie_ d'etre une oeuvre de premier ordre. Le public, que l'on croit pris tout entier quand on l'a vu rire ou pleurer, a de terribles revanches; il juge son emotion et il se revolte, si l'on s'est moque de lui. Telle est l'explication du dedain que nos petits-fils montreront pour certaines oeuvres acclamees aujourd'hui dans nos theatres. M. Delpit vient de reveler un temperament d'homme de theatre. Maintenant, il faut qu'il produise. Deux routes s'ouvrent devant lui: l'oeuvre de convention et l'oeuvre de verite, l'analyse humaine et la fabrication dramatique. Dans dix ans, on le jugera. LA PANTOMIME Il vient de se faire, au theatre des Varietes, une tentative tres interessante, et dont le succes a d'ailleurs ete complet. Je veux parler de l'introduction de la pantomime dans la farce. Frappe du triomphe que les Hanlon-Lees, ces mimes merveilleux, obtenaient aux Folies-Bergere, le directeur des Varietes a eu l'idee heureuse de commander une piece, une farce, dans laquelle les auteurs leur menageraient une large part d'action. Il s'agissait donc de leur fournir un theme, de les placer dans un cadre dialogue, ou ils pussent se mouvoir avec aisance. Le projet etait des plus ingenieux et des plus tentants. C'etait produire les Hanlon devant le grand public et elargir leur drame muet d'un drame parle, qui menagerait l'attention des spectateurs. Nous ne sommes pas en Angleterre, ou l'on supporte parfaitement une pantomime en cinq actes durant toute une soiree. Notre genie national n'est point dans cette imagination atroce d'une grele de gifles et de coups de pied tombant pendant quatre heures, au milieu d'un silence de mort. L'observation cruelle, l'analyse feroce de ces grimaciers qui mettent a nu d'un geste ou d'un clin d'oeil toute la bete humaine, nous echappent, lorsqu'elles ne nous fachent pas. Aussi faut-il, chez nous, que la pantomime ne soit que l'accessoire, et qu'il y ait des points de repos, pour permettre aux spectateurs de respirer. De la l'utilite du cadre impose a MM. Blum et Toche, les auteurs du _Voyage en Suisse_. Ils ont ete charges de presenter les Hanlon au grand public parisien, en motivant leurs entrees en scene et en embourgeoisant le plus possible la fantaisie sombre de leurs exercices. Le gros reproche que j'adresserai aux auteurs, c'est d'avoir trop embourgeoise cette fantaisie. Leur scenario n'est guere qu'un vaudeville, et un vaudeville d'une originalite douteuse. Cet ex-pharmacien qui se marie et que des farceurs poursuivent pendant son voyage de noces, pour l'empecher de consommer le mariage, n'apporte qu'une donnee bien connue. Encore ne chicanerait-on pas sur l'idee premiere, qui etait un point de depart de farce amusante; mais il aurait fallu, dans les developpements, dans les episodes, une invention cocasse, une drolerie poussee a l'extreme, qui aurait elargi le sujet, en le haussant a la satire enragee. Mon sentiment tout net est que le train de la piece est trop banal, trop froid, et que, des que les Hanlon paraissent, avec leur envolement de farceurs lyriques, ils y detonnent. Souvent, lorsqu'on sort d'une feerie, on regrette que toutes ces splendeurs soient depensees sur des scenarios si mediocres, on se dit qu'il faudrait un grand poete pour parler la langue de ce peuple de fees, de princesses et de rois. Eh bien! ma sensation a ete la meme devant le _Voyage en Suisse_. J'ai regrette qu'un observateur de genie, qu'un grand moraliste n'ait pas ecrit pour les Hanlon la piece profondement humaine, la satire violente et au rire terrible que ces artistes si profonds meriteraient d'interpreter. Leur puissance de rendu, leurs trouvailles d'analystes impitoyables, font eclater les plaisanteries faciles du vaudeville. Il leur faudrait, pour etre chez eux, du Moliere ou du Shakespeare. Alors seulement ils donneraient tout ce qu'ils sentent. J'insiste, parce que, malgre leur tres vif succes, on ne m'a pas paru les gouter a leur haut merite. Ils sont de beaucoup superieurs au canevas qu'on leur a fourni. Lorsqu'ils etaient livres a eux-memes, aux Folies Bergere, ils trouvaient des scenes d'une autre profondeur et qui vous faisaient passer a fleur de peau le petit frisson froid de la verite. En un mot, leur pantomime a un au dela troublant, cet au dela, de Moliere qui met de la peur dans le rire du public. Rien n'est plus formidable, a mon avis, que la gaiete des Hanlon, s'ebattant au milieu des membres casses, et des poitrines trouees, triomphant dans l'apotheose du vice et du crime, devant la morale ahurie. Au fond, c'est la negation de tout, c'est le neant humain. Je ne parlerai donc pas de le piece, qui est l'oeuvre de deux auteurs spirituels. Eux-memes se sont effaces. Mon seul but, en analysant les principales scenes des Hanlon, est de montrer de quelle observation cruelle, de quelle rage d'analyse, ces mimes de genie tirent le rire. Il leur fallait d'autant plus de souplesse que la situation, pour eux, reste la meme depuis le commencement jusqu'a la fin de la piece. Ils n'ont pas trouve la un drame avec ses peripeties: leur action se borne a etre des farceurs, qui interviennent toujours dans les memes conditions. Defaut grave du scenario, monotonie qu'ils ne sont parvenus a dissimuler que par des prodiges de nuances. Ils ont mis partout des dessous, lorsqu'il n'y en avait pas. Leurs merveilles d'execution ont sauve la pauvrete du theme. Voyez leur premiere entree en scene. Ils arrivent sur l'imperiale d'une vieille diligence qui, tout d'un coup, verse au fond du theatre. La degringolade est effroyable, au milieu des vitres cassees, des cris et des jurons. Pour sur, il y a des poitrines ouvertes, des tetes aplaties; et le public eclate d'un fou rire. Aimable public! et comme les Hanlon savent bien ce qu'il faut a notre gaiete! D'ailleurs, par un prodige d'adresse, ils se retrouvent tous devant la rampe, ranges en une ligne correcte, sur leur derriere. L'adresse, l'escamotage des consequences de l'accident, redouble ici la gaiete des spectateurs. Dans les accidents reels, on rit d'abord, puis on s'apitoie; les Hanlon ont parfaitement compris qu'il ne fallait pas laisser a l'apitoiement le temps de se produire. De la le gros effet comique. J'avoue, au second acte, n'aimer que mediocrement le truc du spleeping-car. Regle generale, toutes les fois qu'on fait du bruit a l'avance autour d'un truc qui doit passionner Paris, il est presque certain que le truc ratera. Le public arrive monte, croyant a une illusion absolue, et lorsqu'il voit les ficelles, comme dans le cas de ce spleeping-car, l'illusion ne se produit plus du tout, parce qu'on l'a rendu exigeant. La verite est que la manoeuvre du truc, dont on a tant parle, est beaucoup trop lente. L'explosion a lieu, le wagon s'entr'ouvre, les deux moities se relevent a droite et a gauche, tandis que les personnages, qui devraient etre lances en l'air, gagnent tranquillement des arbres, sur lesquels ils se perchent; le tout a grand renfort de cordages, comme dans les joujoux d'enfant. Je sais bien qu'on ne peut nous offrir un veritable accident. Mais, en cette matiere, toutes les fois que l'illusion est impossible, le truc doit etre abandonne. Les Hanlon ne trouvent donc dans cet acte qu'a exercer leur adresse et leur audace de gymnastes. C'est tres gros comme gaiete. Rien par dessous. Je prefere de beaucoup le troisieme acte. L'entree en scene est encore des plus etonnantes. Les Hanlon tombent du plafond, au beau milieu d'une table d'hote, a l'heure du dejeuner. Vous voyez l'effarement des voyageurs. Ici, il y a un de ces coups de folie qui traversent les pantomimes, ces coups de folie epidemiques dont on rit si fort, avec de sourdes inquietudes pour sa propre raison. Les Hanlon prennent les plats, les bouteilles, et se mettent a jongler avec une furie croissante, si endiablee, que peu a peu les convives, entraines, enrages, les imitent, de facon que la scene se termine dans une demence generale. N'est-ce pas le souffle qui passe parfois sur les foules et les detraque? L'humanite finit souvent par jongler ainsi avec les soupieres et les saladiers. On est pris par le fou rire, on ne sait si l'on ne se reveillera pas dans un cabanon de Bicetre. Ce sont la les gaietes des Hanlon. Et que dire de la scene du gendarme, qui vient ensuite? Un gendarme se presente pour arreter les coupables. Des lors, c'est le gendarme qui va etre bafoue. Il est l'autorite, on le bernera, on passera entre ses jambes pour le faire tomber, on lui causera des peurs atroces en s'elancant brusquement d'une malle, on l'enfermera dans cette malle, on le rendra si piteux, si ridicule, si betement comique, que la foule enthousiaste applaudira a chacune de ses mesaventures. C'est la scene qui a meme produit le plus d'effet. Personne n'a songe qu'on insultait notre armee. Pourtant, rien de plus revolutionnaire. Cela flatte le criminel qu'il y a au fond des plus honnetes d'entre nous. Cela nous gratte dans notre besoin de revanche contre l'autorite, dans notre admiration pour l'adresse, pour le coquin adroit qui triomphe de l'honnete homme trop lourd, que ses boites embarrassent. Je signalerai, dans le genre fin, la scene de l'ivresse, que le public a trouvee trop longue, parce que les delicatesses de cette analyse savante lui ont echappe. Elle est pourtant tout a fait superieure, comme observation et comme execution. Les grands comediens ne rendent pas d'une facon plus detaillee, et nous pouvons prendre la une lecon d'analyse, nous autres romanciers. Rien n'est plus juste ni plus complet que ces tatonnements de deux ivrognes engourdis par le vin, qui, voulant avoir de la lumiere, perdent successivement les allumettes, la bougie, le chandelier, sans jamais retrouver qu'un des objets a la fois. C'est toute une psychologie de l'ivresse. En somme, je le repete, le succes a ete tres vif. On a beaucoup applaudi les Hanlon. Je ne fais pas ici une etude complete de ces grands artistes, car il faudrait degager leur originalite, bien montrer ce qu'ils ont apporte de personnel, en dehors de leurs sauts de gymnastes et de leurs jeux de mimes. Ce qu'ils mettent dans tout, c'est une perfection d'execution incroyable. Leurs scenes sont reglees a la seconde. Ils passent comme des tourbillons, avec des claquements de soufflets qui semblent les tic-tac memes du mecanisme de leurs exercices. Ils ont la finesse et la force. C'est la ce qui les caracterise. Sous le masque enfarine de Pierrot, ils detaillent l'idee avec des jeux de physionomie d'un esprit delicieux; puis, brusquement, un coup du vent semble passer, et les voila lances dans une ferocite saxonne qui nous surprend un peu. Ils bondissent, ils s'assomment, ils sont a la fois aux quatre coins de la scene; et ce sont des bouteilles volees avec une habilete qui est la poesie du larcin, des gifles qui s'egarent, des innocents qu'on batonne et des coupables qui vident les verres des braves gens, une negation absolue de toute justice, une absolution du crime par l'adresse. Telle est leur originalite, un melange de cruaute et de gaiete, avec une fleur de fantaisie poetique. Je le dis encore, je ne sais rien de plus triste sous le rire. Cela rappelle les grandes caricatures anglaises. L'homme se debat et sanglote, dans les gambades et les grimaces de ces mimes. Je songeais avec quel cri de colere on accueillerait une oeuvre de nous, romanciers naturalistes, si nous poussions si loin l'analyse de la grimace humaine, la satire de l'homme aux prises avec ses passions. Imaginez un moment la scene du gendarme dans un de nos livres, admettez que nous trainions ce pauvre gendarme dans le ridicule, en mettant sous la charge une pareille negation de l'autorite: on nous traiterait de communard, on nous demanderait compte des otages. Certes, dans nos ferocites d'analyse, nous n'allons pas si loin que les Hanlon, et nous sommes deja fortement injuries. Cela vient de ce que la verite peut se montrer et qu'elle ne peut se dire. Puis, la caricature couvre tout. On lui permet le par-dessous et l'au dela. Et c'est tant mieux, puisqu'elle nous regale. Faisons tous des pantomimes. LE VAUDEVILLE Je ne me charge pas de raconter les _Dominos Roses_, la nouvelle piece en trois actes que MM. Delacour et Hennequin ont fait jouer au Vaudeville. C'est une de ces pieces compliquees, d'une ingeniosite d'ebenisterie sans pareille, un de ces petits meubles chinois, aux cents tiroirs se casant les uns dans les autres, qu'il faut replacer avec une exactitude scrupuleuse, si l'on veut ne rien casser. Les auteurs ont appele leur oeuvre comedie. Voila un bien grand mot pour une piece de cette facture. J'aurais prefere vaudeville. Une comedie ne va pas, selon moi, sans une etude plus ou moins poussee des caracteres, sans une peinture quelconque d'un milieu reel. Or, les auteurs ne sont en somme que d'aimables gens, bien decides a recreer le public, en faisant tourner devant lui le quadrille de leurs marionnettes. Leur art consiste a machiner leur joujou, de facon que les personnages obeissent a chaque tour de la manivelle et viennent occuper sur les planches l'endroit precis qui leur est assigne. C'est du theatre mecanique, des bonshommes, joliment campes, dont les pas sont regles comme par un maitre de ballets. Ils vont a gauche, ils vont a droite, ils s'entrecroisent, se melent et se degagent, pour le plus grand plaisir des yeux du public. Et, je le repete, cela demande des mains exercees. On parle souvent du metier au theatre. Eh bien! les _Dominos Roses_ sont un produit immediat du metier, sans aucune faute. De la memoire, de l'adresse, et rien de plus. Mais on voit que le metier n'est decidement pas a dedaigner, puisqu'il peut suffire au succes. On parlait du _Proces Veauradieux_, des memes auteurs, pendant la representation. Les deux pieces, en effet, ont beaucoup de ressemblance, sortent tout au moins du meme moule. Rien de plus naturel, d'ailleurs. MM. Delacour et Hennequin ont pense, avec raison, que les spectateurs applaudiraient plus volontiers ce qu'ils avaient deja applaudi. Les nouveautes troublent le public dans sa quietude, lui causent une secousse cerebrale desagreable. L'eternel quiproquo des maris qui embrassent les bonnes, en croyant embrasser leurs femmes, ne suffit-il pas a la gaiete d'une soiree? Rien de plus digestif que ce jeu du quiproquo. Il est a la portee de tout le monde, il souleve toujours le meme eclat de rire, comme ces calembours de province qui sont, pendant un quart de siecle, la joie d'un salon. Et l'on s'en va, la tete libre, sans fatigue intellectuelle, en se souvenant des petits jeux de societe de sa jeunesse. J'ai bien suivi les impressions du public, au courant des trois actes. D'abord, j'ai constate un peu de froideur. On voyait les auteurs venir avec leurs gros sabots, et l'on echangeait des regards comme pour se dire qu'on savait bien la suite. Meme, derriere moi, un monsieur tres ferre sans doute sur le repertoire de nos vaudevilles, citait les pieces ou la meme idee se trouvait deja; et il y en avait une longue liste, je vous assure. Mais l'intrigue se nouait, le charme operait peu a peu. Je m'imaginais apercevoir les auteurs derriere une coulisse, tendant leur piege avec la tranquillite d'hommes qui connaissent la bonne glu. Tous les vieux mots portaient. A mesure que les spectateurs se retrouvaient davantage en pays de connaissance, ils devenaient bons enfants, s'amusaient aux endroits ou ils s'amusent depuis leur age le plus tendre. Certes, ils etaient de plus en plus certains du denouement, tous vous auraient dit comment tourneraient les choses, il n'y avait pas dans leur emotion le moindre doute sur la felicite finale des personnages; mais cela les ravissait d'assister une fois de plus au devidage adroit de cet echeveau dramatique si bien embrouille. Les auteurs allaient-ils prendre le fil a gauche ou a droite? Et cette seule alternative suffisait a leur bonheur. Puis, il y avait encore le hasard des noeuds; innocentes catastrophes, aussi vite reparees que survenues, qui accidentaient la route parcourue tant de fois. Des le second acte, la salle ravie se croyait encore au _Proces Veauradieux_, et applaudissait a tout rompre. Grand succes. II Il s'agit dans _Bebe_, la piece de MM. de Najac et Hennequin, d'un de ces grands enfants que les meres gardent jusqu'au mariage, autour de leurs jupes, et auxquels elles ne peuvent jamais se decider a donner la clef des champs. Tel est le bebe, un bebe de vingt-deux ans, et qui a deja de la barbe au menton. Gaston est adore par sa mere, la baronne d'Aigreville, qui le cajole, le dodeline et lui parle encore en zezayant, comme s'il portait toujours des robes et un bourrelet. Quant au sujet philosophique,--il y a un sujet philosophique,--il repose sur cette idee qu'un jeune homme, avant de se marier et de faire un bon mari, doit parcourir trois periodes, la periode des femmes de chambre, celle des cocottes et celle des femmes mariees. C'est le cousin Kernanigous qui dit cela, et le cousin s'y connait, lui qui, chaque annee, quitte sa ferme modele de Bretagne pour venir faire ses farces a Paris. Naturellement, Gaston, que sa mere croit encore un ange de purete, a deja fait de nombreux accrocs a sa robe d'innocence. La baronne lui a meuble un entresol, dans la meme maison qu'elle, pour qu'il puisse etudier son droit tranquillement; mais Gaston, en compagnie de son ami Arthur, n'utilise guere son entresol que pour recevoir des dames. Ajoutez que le baron est une absolue ganache; ce digne homme passe sa vie a lire les journaux, chez lui et a son cercle, ce qui fatalement a influe d'une facon deplorable sur son intelligence. Il ne s'occupe de son fils que pour lui adresser la morale la plus drole du monde. Ainsi, lorsque les farces de Bebe se decouvrent, et que celui-ci s'excuse en rappelant a son pere les folies que lui-meme a du faire dans sa jeunesse, le baron repond gravement: "Monsieur, en ce temps-la, je n'etais pas encore votre pere." Le mot a fait beaucoup rire. Donc, Gaston parcourt les trois phases. La premiere est representee par la femme de chambre de sa mere, Toinette; la seconde, par une dame galante, Aurelie; et la troisieme par sa cousine, madame de Kernanigous elle-meme. Des trois, c'est Toinette que je prefere. Elle est adorable, cette enfant, qui s'ecrie, lorsque Gaston veut l'abandonner: "Ah! monsieur, vous n'aurez pas le coeur de quitter la femme de chambre de votre mere!" Elle adore son maitre, lui recoud ses boutons, pleure au denouement, quand on le marie. Les auteurs, en rendant la femme de chambre si aimable, auraient-ils eu des intentions democratiques? Tout le sujet est la, mais les auteurs connaissent trop leur metier pour ne pas avoir complique ce sujet a l'aide des quiproquos les plus inextricables. M. Hennequin persevere naturellement dans un genre qui lui a valu trois grands succes: les _Trois Chapeaux_, le _Proces Veauradieux_ et les _Dominos Roses_. Sa part de collaboration est certainement dans les singulieres complications de l'intrigue. Je renonce a raconter ces complications, mais je puis les indiquer. Aurelie la cocotte, est en meme temps la maitresse de Gaston et celle du cousin Kernanigous; elle est encore la femme legitime d'un repetiteur de droit, Petillon, dont je parlerai tout a l'heure. Alors, se produit la debandade obligee. C'est d'abord madame de Kernanigous qu'on prend pour Aurelie; puis, c'est Aurelie qu'on prend pour madame de Kernanigous; la brune et la blonde se melent, le public lui-meme finit par ne plus savoir au juste ce qu'il doit croire. A un moment, il y a jusqu'a quatre personnes cachees derriere des portes. Et l'on rit. On rit, parce que tous les personnages courent sur la scene. Cette debandade qui entre, sort, se cache, reparait, fait claquer les portes, etourdit les spectateurs et les charme. Cela, d'ailleurs, pourrait continuer eternellement. S'il n'y a pas de raison pour que cela commence, il y en a encore moins pour que cela finisse. Enfin, les auteurs veulent bien aboutir a un mariage entre Gaston et une niece de Kernanigous. L'honneur de la cousine est sauf. La baronne et le baron sont convaincus que leur fils n'est plus un bebe, et ils consentent a le traiter en homme. Ce genre de pieces a quiproquos est toujours d'un effet sur. Seulement, je trouve qu'il fatigue vite. Un acte suffirait. Au troisieme acte de _Bebe_, je commencais a etre ahuri. Rien d'enervant a la longue comme de voir tous les personnages se precipiter les uns derriere les autres; on voudrait qu'ils se tinssent enfin tranquilles, pour les entendre causer comme tout le monde. S'ils n'ont rien a dire, pourquoi ne se contentent ils pas de jouer une pantomime? cela serait aussi rejouissant. En somme, je le repete, le genre est gros et absolument inferieur. Le succes vient de ce que le public croit entrer de moitie dans la piece. Mais ce qui donne a _Bebe_ une certaine valeur, c'est une pointe litteraire, ou l'on sent la collaboration de M. de Najac. Il y a, dans les deux premiers actes, quelques scenes fort jolies, d'un comique tres fin. Ces scenes sont fournies par la baronne et par Petillon, le repetiteur de droit. La baronne a voulu donner un repetiteur a son fils, pour le hater dans ses examens. Il faut dire que Gaston est un veritable cancre. Or, Petillon a une facon de professer qui est un poeme de tolerance; il laisse ses eleves, Gaston et Arthur, causer de leurs maitresses et de leurs parties fines, entre deux commentaires du Code; il se mele lui-meme a la conversation, avec le rire sournois et gourmand d'un cuistre voluptueux qui n'est pas assez riche pour contenter ses passions. Une des scenes les plus droles est celle-ci: le baron surprend ces messieurs tapant sur le piano, dansant avec des dames; et Petillon sauve les garnements, en expliquant que sa methode consiste a apprendre le Code en musique. Il va jusqu'a chanter plusieurs articles. C'est la une bonne extravagance. La salle entiere a ete prise d'un fou rire. III MM. de Najac et Hennequin ont voulu donner au Gymnase un pendant a _Bebe_, et ils ont ecrit la _Petite Correspondance_. Je ne crois pas necessaire d'entrer dans une analyse de cette piece. Quel singulier genre! Prendre des bouts de fil, les emmeler, mais d'une facon adroite, de maniere qu'ils paraissent noues ensemble, en un paquet inextricable; puis, tirer un seul bout, celui qu'on a menage, et rembobiner le tout d'un trait, sans la moindre difficulte. La litterature est absente, on s'interesse a cela comme a un jeu de patience; et quand on s'en va, on eprouve un vide, une deception, avec cette pensee vague que ce n'etait pas la peine de se passionner, puisqu'on etait certain a l'avance que cela finirait comme cela avait commence. Au theatre, lorsqu'on n'emporte aucun fait nouveau, aucune observation a creuser, on garde contre la piece une sourde rancune, de meme qu'on s'en veut lorsqu'on a lu un livre vide ou qu'on s'est arrete a causer dix minutes avec un bavard imbecile, qui vous a noye d'un deluge de mots. Je songeais au succes de _Bebe_, en voyant la _Petite Correspondance_, et je me disais qu'en somme ce succes etait merite. A coup sur, ce qui a charme si longtemps le public, ce n'est pas l'imbroglio de la piece, ce sont deux ou trois scenes d'observation amusante qu'elle contenait. Et ce qui prouve qu'une serie de quiproquos ne suffit pas au succes, meme lorsqu'ils sont travailles par des mains experimentees, c'est que la _Petite Correspondance_ a ete accueillie froidement. Question de sujet, et surtout question de types et de situations, je le repete. Dans _Bebe_, on a trouve drole cette histoire de grand garcon degourdi, que sa mere traite toujours en enfant, lorsqu'il se lance dans toutes les fredaines, et qu'il a la femme de chambre pour maitresse. Bien que cela rappelat _Edgard et sa bonne_, l'aventure a paru piquante, prise sur le vrai, dans le courant de la vie quotidienne. Peut-etre le public ne fait-il pas ces reflexions-la; mais, a son insu, il subit les courants qui s'etablissent, il ne supporte plus que difficilement les inventions de pure fantaisie, et se plait davantage aux choses prises sur la realite. Je parlais des types. La fortune de _Bebe_ a ete faite par le repetiteur Petillon. Ce maitre, si tolerant pour ses eleves, le nez tourne a la friandise, et se regalant le premier des fredaines de la jeunesse, etait certes une caricature, mais une caricature sous laquelle on sentait la vie. Il vivait, ce cuistre sournoisement voluptueux, brule de tous les appetits, sous son cuir de pedant qui court le cachet. Et quelle bonne folie que la scene ou il sauve les deux chenapans auxquels il donne des repetitions de droit, en racontant a une vieille ganache de pere qu'il a mis le Code en couplets! Cela est extravagant; seulement, derriere l'extravagance, on sent l'observation, on se rappelle des pauvres diables de cet acabit qui gagnent leurs cachets, en baisant les bottes des petits gredins qu'ils sont charges d'instruire. Faut-il voir une lecon donnee aux auteurs dans l'accueil relativement froid fait par le public a la _Petite Correspondance_? Je n'ose l'affirmer. Et pourtant MM. de Najac et Hennequin, qui sont tres experimentes, ne peuvent manquer de faire le raisonnement suivant: "Pourquoi le grand succes de _Bebe_, et pourquoi la demi-chute de la _Petite Correspondance_? Evidemment, c'est que les imbroglios ne satisfont plus entierement le public, car jamais nous n'en avons noue un de plus entortille ni de plus heureusement denoue. Il est donc temps d'abandonner cette formule commode et de chercher des situations vraies et des types reels, comme dans _Bebe_. Notre interet l'exige: soyons vivants, si nous voulons toucher de beaux droits d'auteur." Ce raisonnement serait excellent, et je voudrais l'entendre faire par tous les auteurs; d'autant plus qu'il est logique et exact. Questionnez les plus habiles, ils vous diront que le gout du public tourne au naturalisme, d'une facon continue et de plus en plus accentuee. C'est le mouvement de l'epoque. Il s'accomplit de lui-meme, par la force meme des choses. Avant dix ans, l'evolution sera complete. Et vous verrez les dramaturges et les vaudevillistes, reputes pour leur habilete, se ruer alors vers la peinture des scenes reelles, car ils n'ont au fond qu'une doctrine: satisfaire le public en toutes sortes, lui donner ce qu'il demande, de maniere a battre monnaie le plus largement possible. IV Une circonstance m'a empeche d'assister a la premiere representation de _Niniche_, le vaudeville en trois actes que MM. Hennequin et Millaud ont fait jouer aux Varietes. Je n'ai pu voir que la quatrieme, et j'ai ete vraiment surpris de la gaiete debordante du public. Quel excellent public que ce public parisien! Comme il est bon enfant, comme il rit volontiers! La moindre plaisanterie, eut-elle trente annees d'age, le chatouille ainsi qu'au premier jour, lorsqu'elle est dite par la comedienne ou le comedien favori. On pretend que les artistes tremblent, lorsqu'ils paraissent a Paris pour la premiere fois. Ils ont bien tort. J'ai connu, en province, un theatre ou le public etait autrement exigeant et maussade. On y sifflait avec une brutalite revoltante. J'estime qu'il faut trois fois plus d'efforts pour derider un spectateur de province que pour faire rire aux eclats un spectateur de Paris. J'ai ete d'autant plus etonne de la gaiete de la salle, que l'on avait juge _Niniche_ tres severement devant moi, le lendemain de la premiere representation, C'etait un four, disait-on. Voila un four qui prenait tous les airs d'un grand succes. J'avais particulierement a cote de moi des dames, d'honnetes bourgeoises a coup sur, qui faisaient scandale, tant elles s'amusaient. Les moindres mots, d'ailleurs, soulevaient une tempete de joie, du parterre au cintre. Et cela ne cessait point, les trois actes ne se sont pas refroidis un instant. Je me doute bien que les interpretes sont pour beaucoup dans cette gaiete. D'autre part, peut-etre suis-je tombe sur une representation exceptionnelle, sur un soir ou toute la salle avait bien dine; il y a de ces rencontres, de ces jours d'electricite commune, que connaissent les artistes, et qu'ils constatent en disant: "La salle est tres chaude aujourd'hui." Mais le fait ne m'en a pas moins preoccupe vivement. Ai-je ri moi-meme? Mon Dieu, je crois que oui. J'avais beau me dire que tout cela etait tres bete, que la piece avait ete faite cent fois; j'avais beau trouver les actes vides, l'esprit grossier, le denouement prevu a l'avance: ce grand et bon rire de la salle me gagnait. En verite, les spectateurs sans malice s'amusaient trop pour qu'on ne s'egayat pas de leur propre gaiete. Au fond, j'etais tres triste. Si vraiment il suffit d'une si pauvre farce pour procurer une heureuse soiree aux braves bourgeois parisiens, nous avons tous tres grand tort de nous empetrer dans des questions litteraires. A quoi bon le talent, a quoi bon l'effort, si cela satisfait pleinement le public? Je declare que jamais je n'ai vu des gens mis dans un pareil etat de joie par les chefs-d'oeuvre de notre theatre. Devant un chef-d'oeuvre, le public se mefie toujours un peu; il a peur que le chef-d'oeuvre ne se moque de lui. Mais, devant une _Niniche_, il se roule, il est comme ces enfants qui rencontrent un trou d'eau sale et qui s'y vautrent avec delices, en se sentant chez eux. Oh! le rire, quelle bonne chose et quelle chose bete! Toute la sottise est la et tout l'esprit. Contestez les merites de _Niniche_, on vous repondra que le public s'amuse, et vous n'aurez rien a repondre, car les theatres ne sont faits en somme que pour amuser le public. En voyant cette salle rire a ventre deboutonne d'inepties dont on serait revolte, si on les lisait chez soi, on se sent ebranle dans ses convictions les plus cheres, on se demande si le talent n'est pas inutile, s'il y a a esperer qu'une oeuvre forte touche jamais autant les spectateurs dans leurs instincts secrets qu'une parade de foire. Le theatre serait donc cela? Les effluves d'une foule mise en tas, l'aveuglement du gaz, l'air surchauffe d'une salle trop etroite, l'odeur de poussiere, toutes les sollicitations et toutes les demi-hallucinations d'une journee d'activite terminee dans un fauteuil dont les bras vous etouffent et vous brulent, ce serait donc la cette atmosphere du theatre qui deforme tout et empeche le triomphe du vrai sur les planches? J'ai eu ainsi la sensation tres nette de l'inferiorite de la litterature dramatique. En verite, l'oeuvre ecrite est plus large, plus haute, plus degagee de la sottise des foules que l'oeuvre jouee. Au theatre, le succes est trop souvent independant de l'oeuvre. Une rencontre suffit, une interpretation heureuse, une plaisanterie qui est dans l'air, une betise tournee d'une certaine facon qui repond a la betise du moment. Si le rire ou les larmes prennent,--je ne fais pas de difference, car les larmes sont une autre forme de la bonhomie du public,--voila la piece lancee, il n'y a plus de raison pour qu'elle s'arrete. Depuis deux ans bientot, je querelle mes confreres pour leur prouver qu'ils font du theatre une chose trop sotte. Mon Dieu! est-ce qu'ils auraient raison, est-ce que ce serait reellement si sot que cela? Maintenant, il me faut juger _Niniche_. Grande affaire. J'avoue que je ne sais par quel bout commencer. Il y a, en critique dramatique, toute une ecole qui, dans un cas pareil, se tire d'embarras le plus galamment du monde. La recette consiste a ne pas parler de la piece, a enfiler de jolies phrases sur ceci et sur cela, jusqu'a ce que le feuilleton soit plein. Puis, on signe. Je crois que Theophile Gautier a ete l'inventeur de l'article a cote. Il maniait la langue avec l'aisance et l'adresse que l'on sait, il etait toujours sur de charmer son public. Aussi la piece ne l'inquietait-elle jamais. Il avait des formules toutes faites, il admirait tout, les petits vaudevilles et les grandes comedies, enveloppant le theatre entier dans son large dedain. Gautier a laisse des eleves. Le malheur est que je ne puis entendre la critique ainsi. J'aime bien a me rendre compte. J'estime que les choses ont des raisons d'etre. Mais ou mon anxiete commence, c'est lorsqu'il faut distinguer les nuances du mediocre. Ce serait une erreur de croire qu'il n'existe qu'un mediocre. Les genres au contraire en sont tres nombreux, les especes pullulent a l'infini. Je me souviens toujours de mon professeur de quatrieme, qui nous disait: "Je classe encore assez vite les dix premieres copies dans une composition; ce qui m'extenue, c'est de vouloir etre juste et d'assigner des places aux trente dernieres." Eh bien! ma situation est pareille a celle de ce professeur, je ne sais le plus souvent comment classer certaines pieces, de facon a satisfaire absolument ma conscience. Vouloir etre juste, c'est tout le role du critique. La passion de la justice est la seule excuse que l'on puisse donner a cette singuliere demangeaison qui nous prend de juger les oeuvres de nos confreres. Mon professeur avouait parfois que, desesperant d'etablir une difference appreciable du mauvais au pire dans les toutes dernieres copies, il les placait au petit bonheur, en tas. Voila ce qu'il faudrait eviter. Ou diable placer _Niniche_? car Niniche m'a fait rire, et elle a droit a une place. Est-ce que _Niniche_ vaut mieux que telle ou telle piece, dont les titres m'echappent? Grave question. Je creuserais cette etude pendant des journees sans pouvoir peut-etre trouver des arguments decisifs. Pourtant, je veux etre equitable. Les critiques qui font profession de toujours partager l'avis du public et qui trouvent bon ce qui l'amuse, croient en etre quittes avec _Niniche_, en la traitant de vaudeville amusant. C'est la un jugement trop commode. _Niniche_ est un symbole, la piece idiote qui a un succes comme jamais un chef-d'oeuvre n'en aura, et qui gratte la foule a la bonne cote, la cote joyeuse, selon le joli mot de nos peres. Les belles filles tombent en pamoison, lorsqu'on avance les mains vers leur taille. Pourquoi le public se pame-t-il, quand on lui joue _Niniche_? J'exige un commentaire. L'intrigue est la premiere venue. Un diplomate polonais, le comte Corniski a epouse la belle Niniche, une "hetaire" parisienne, sans avoir le moindre soupcon de sa vie passee. Il la ramene en France, ou il est charge d'une mission. Mais la comtesse est reconnue a Trouville par le jeune Anatole de Beau-persil. Elle apprend, grace a lui, qu'on va vendre ses meubles, et elle se desole, a la crainte d'un scandale, car elle a laisse dans une armoire des lettres compromettantes, que lui a adressees autrefois le prince Ladislas, le propre fils du roi de Pologne. Justement la mission du comte Corniski est de s'emparer de ces lettres. Des lors, commence une chasse, les lettres circulent, passent dans les mains du mari, qui finit par les rendre sans les avoir lues. J'ai neglige un baigneur de Trouville, le beau Gregoire, qui baigne ces dames par gout, et qui redevient le plus correct des gandins, lorsqu'il a quitte son costume. Il y a aussi une veuve Sillery, une vieille dame passionnee, sans compter deux pantalons, dont les roles sont tres developpes, et qui produisent un effet enorme: le premier, un pantalon bleu, poursuivi par un mari jaloux, passe de jambes en jambes; le second, un pantalon nankin, se dechire jusqu'a la ceinture, ce qui cause chez les dames une hilarite folle. Peut-etre bien que le succes de la piece est la. Decidement, je renonce a classer _Niniche_. Helas! je le crains, la justice n'est pas de ce monde. J'ai la vague sensation que _Niniche_ a sa place entre les _Dominos Ruses_ et _Madame l'Archiduc_; mais est-ce entre les deux, est-ce avant, est-ce apres? c'est ce que je n'ose affirmer. Il faudrait peser les oeuvres, consulter les nuances, se livrer a une etude de comparaison qui demanderait des delicatesses infinies. Et voila l'embarras ou se trouvent les critiques consciencieux, lorsqu'ils veulent tenir compte des fameux arrets du public. Le public rit, l'oeuvre en vaut sans doute la peine, examinons-la; et, lorsqu'on veut l'examiner, on ne sait par quel bout la prendre, on se donne un mal infini pour la classer, sans y parvenir. Un succes comme celui de _Niniche_ ne peut donner a un honnete homme qu'un desir, celui d'etre siffle. Cela soulagerait, vraiment. V Justement, l'autre soir, en ecoutant a l'Ambigu _Robert Macaire_, je songeais a la farce moderne, telle que des auteurs de talent et d'esprit pourraient l'ecrire. Comparez a nos plats vaudevilles, ce rire de la satire sociale qui sonnerait si vaillamment. Je sais bien qu'il faudrait accorder aux auteurs une grande liberte, leur ouvrir surtout le monde politique ou se joue la veritable comedie des temps modernes. Pour moi, la veine nouvelle est la, et pas ailleurs. _Robert Macaire_, que la personnalite de Frederic Lemaitre avait animee d'un large souffle, nous parait aujourd'hui, il faut bien le dire, d'une grande innocence. Les mots droles abondent, et il en est quelques-uns qui sont meme profonds. Mais ce qu'il y a encore de meilleur, ce sont les dessous que nous mettons nous-memes dans l'oeuvre. Rien n'est au fond plus terrible que cette figure de Robert Macaire, blaguant tout ce qu'on respecte, la vie humaine, la famille et la propriete, la force armee et la religion; seulement, elle se promene dans une telle farce, elle parle d'un style si plat et elle evite si soigneusement de conclure, que le public ne saurait la prendre au serieux, ce qui la sauve du mepris et de la colere. J'ai fait une fois de plus cette remarque: le mauvais style excuse tout; il est permis de mettre des monstruosites a la scene, pourvu qu'on les y mette sans talent. Imaginez la lutte epique de Robert Macaire contre les gendarmes ecrite par un veritable ecrivain, tiree des puerilites grossieres de la charge, et aussitot la censure intervient, et tout de suite le public se fache. Ainsi donc, ce qui nous plait, dans _Robert Macaire_, c'est ce que nous y mettons. Sous les calembours, sous les scenes de parade, sous le decousu du dialogue et l'enfantillage de l'intrigue, nous voulons voir une satire amere contre la societe exploitee par deux fripons, qui, non contents de la voler, la bafouent et la salissent. Nous poussons les situations jusqu'a leurs consequences logiques, nous elargissons le cadre. Souvent, il n'y a qu'un mot vraiment fort; mais ce mot nous suffit pour ajouter tout ce que les auteurs n'ont pas dit. Ce qui m'a frappe, c'est que peu de scenes sont faites; le talent a manque sans doute, les scenes ne sont qu'indiquees, et faiblement. Ainsi, je prends une scene faite, la scene d'amour romantique entre Robert Macaire et Eloa, cette scene qui parodie si drolement le lyrisme de 1830. Elle est remarquable et produit encore aujourd'hui un effet enorme, parce qu'elle reste dans une gamme d'esprit tres fin et de bonne observation. Prenez, au contraire, la plupart des autres scenes, toutes celles par exemple qui ont lieu entre Robert Macaire et les gendarmes; pas une ne satisfait pleinement, parce que pas une n'est realisee avec l'ampleur necessaire, avec la maitrise qui met de la realite sous les exagerations les plus folles. Tout cela ne tient pas, les faits ne font illusion a personne et les personnages sont des pantins. Des lors, la satire tombe dans le vaudeville. Il est vrai que le _Robert Macaire_ pense et ecrit, tel que je le reve, serait sans doute impossible sur la scene. Nous ne sommes pas habitues au rire cruel. Il ferait beau voir un coquin mettant fortement le monde en coupe reglee. La farce moderne ne m'en parait pas moins devoir etre dans cette peinture de la sottise des uns et de la coquinerie des autres, poussee a la grandeur bouffonne. Songez a un Robert Macaire actuel qui s'agiterait dans notre monde politique et qui monterait au pouvoir, en jouant de tous les ridicules et de toutes les ambitions de l'epoque. Le beau sujet, et quelle farce un homme de talent ecrirait la, s'il etait libre! LA FEERIE ET L'OPERETTE I De grands succes ont rendu l'exploitation de la feerie tres tentante pour les directeurs. On gagne deux ou trois cent mille francs avec une piece de ce genre, quand elle reussit. Il faut ajouter, comme les frais de mise en scene sont considerables, qu'un directeur est ruine du coup, s'il a deux feeries tuees sous lui. C'est un jeu a se trouver sur la paille ou a avoir voiture dans l'annee. Le pis est que, la question litteraire mise a part, une feerie qui aura deux cents representations ressemble absolument a une feerie qui en aura seulement vingt. Pour mettre la main sur la bonne, il faut avoir un flair particulier, il faut sentir de loin les pieces de cent sous, rien de plus. Le hasard remplace l'intelligence. Le decorateur et le costumier aident le hasard. La feerie, telle qu'elle est comprise aujourd'hui, n'est plus qu'un spectacle pour les yeux. Il y a quelques cinquante ans, lors de la vogue du _Pied de Mouton_ et des _Pilules du Diable_, une feerie ressemblait a un grand vaudeville mele de couplets, dans lequel les trucs jouaient la partie comique. Au lieu de palais ruisselant d'or et de pierreries, au lieu d'apotheoses balancant des femmes a demi nues dans des clartes de paradis, on voyait des hommes se changer en seringues gigantesques, des canards rotis s'envoler sous la fourchette d'un affame, des branches d'arbre donner des soufflets aux passants. Mais ce genre de plaisanteries s'est demode, l'ancienne feerie a semble vieillotte et trop naive. Alors, sans songer un instant a renouveler le genre par le dialogue, le merite litteraire du texte, on a, au contraire, diminue de plus en plus le dialogue, reduit la piece a etre uniquement un pretexte aux splendeurs de la mise en scene. Rien de plus banal qu'un sujet de feerie. Il existe un plan accepte par tous les auteurs: deux amoureux dont l'amour est contrarie, qui ont pour eux un bon genie et contre eux un mauvais genie, et qu'on marie quand meme au denoument, apres les voyages les plus extravagants dans tous les pays imaginables. Ces voyages, en somme, sont la grande affaire, car ils permettent au decorateur de nous promener au fond de forets enchantees, dans les grottes nacrees de la mer, a travers les royaumes inconnus et merveilleux des oiseaux, des poissons ou des reptiles. Quand les acteurs disent quelque chose, c'est uniquement pour donner le temps aux machinistes de poser un vaste decor, derriere la toile de fond. J'avoue, pourtant, n'avoir pas la force de me facher. S'il est bien entendu que toute pretention de litterature dramatique est absente, il y a la un veritable emerveillement. Les acteurs ne sont plus que des personnages muets et riches, perdus au milieu d'une prodigieuse vision. Au fond de sa salle, on peut se croire endormi, revant d'or et de lumiere; et meme les mots betes qu'on entend, malgre soi, par moments, sont comme les trous d'ombre obliges qui gatent les plus heureux sommeils. Les ballets sont charmants, car les danseuses n'ont rien a dire. Il y a toujours bien deux ou trois actrices jolies, montrant le plus possible de leur peau blanche. On a chaud, on digere, on regarde, sans avoir la peine de penser, berce par une musique aimable. Et, apres tout, quand on va se coucher, on a passe une agreable soiree. Certes, au theatre, il faut laisser un vaste cadre a l'adorable ecole buissonniere de l'imagination. La feerie est le cadre tout trouve de cette debauche exquise. Je veux dire quelle serait la feerie que je souhaite. Le plus grand de nos poetes lyriques en aurait ecrit les vers; le plus illustre de nos musiciens en composerait la musique. Je confierais les decors aux peintres qui font la gloire de notre ecole, et j'appellerais les premiers d'entre nos sculpteurs pour indiquer des groupes et veiller a la perfection de la plastique. Ce n'est pas tout, il faudrait, pour jouer ce chef-d'oeuvre, des femmes belles, des hommes forts, les acteurs celebres dans le drame et dans la comedie. Ainsi, l'art humain tout entier, la poesie, la musique, la peinture, la sculpture, le genie dramatique, et encore la beaute et la force, se joindraient, s'emploieraient a une unique merveille, a un spectacle qui prendrait la foule par tous les sens et lui donnerait le plaisir aigu d'une jouissance decuplee. Ah! qu'il serait temps de balayer les parades qui salissent les scenes de nos plus beaux theatres, de jeter au ruisseau les livrets stupides, dont l'esprit consiste dans des calembours rances et dans des coups de pied au derriere, les partitions vulgaires qui chantent toutes les memes turlututus de foire, les trucs vieillis, les decors trop somptueux qui ruissellent d'un or imbecile et bourgeois! On rendrait nos theatres aux grands poetes, aux grands musiciens, a toutes les imaginations larges. Dans notre enquete moderne, apres nos dissections de la journee, les feeries seraient, le soir, le reve eveille de toutes les grandeurs et de toutes les beautes humaines. II J'avoue donc ma tendresse pour la feerie. C'est, je le repete, le seul cadre ou j'admets, au theatre, le dedain du vrai. On est la en pleine convention, en pleine fantaisie, et le charme est d'y mentir, d'y echapper a toutes les realites de ce bas monde. Et quel joli domaine, cette contree du reve peuplee de genies bienfaisants et de fees mechantes! Les princesses et les bergers, les servantes et les rois y vivent dans une familiarite attendrie, s'aimant, s'epousant les uns les autres. Quand une montagne, un gouffre, un univers fait obstacle aux amours des heros, la montagne est engloutie, le gouffre se comble, l'univers s'envole en fumee, et les heros sont heureux. Il n'y a plus de peripeties sans issue, de denouements impossibles, car les talismans facilitent les combinaisons des fables les plus extravagantes. Jamais les auteurs ne se trouvent accules par la vraisemblance et la logique; ils peuvent aller dans tous les sens, aussi loin qu'ils veulent, certains de ne se heurter contre aucune muraille. Un coup de baguette, et la muraille s'entr'ouvre. On peut dire que la feerie est la formule par excellence du theatre conventionnel, tel qu'on l'entend en France depuis que les vaudevillistes et les dramaturges de la premiere moitie du siecle ont mis a la mode les pieces d'intrigue. En somme, ils posaient en principe l'invraisemblance, quitte a employer toute leur ingeniosite pour faire accepter ensuite, comme une image de la vie, ce qui n'en etait qu'une caricature. Ils se genaient dans le drame et dans la comedie, tandis qu'ils ne se genaient plus dans la feerie: la etait la seule difference. Je voudrais preciser cette idee. L'allure scenique d'une feerie est puerile, d'une naivete cherchee, allant carrement au merveilleux; et c'est par la que la piece enchante les petits et les grands enfants. Plus l'invraisemblance est grande, plus le ravissement est certain. On s'y arrete comme devant ces theatres de marionnettes, qui retiennent aux Champs-Elysees les reveurs qui passent. Il semble que ces personnages fantasques et cette action folle soient des symboles, derriere lesquels on entend l'humanite s'agiter avec des rires et des larmes. Les joujoux, je parle des joujoux a bon marche, les chevaux, les moutons, les poupees, toutes ces betes en carton, grossierement peinturlurees et si extraordinaires de formes, ont aussi cette invraisemblance lamentable ou grotesque qui ouvre l'au dela de la vie. En les regardant, on echappe a la terre, on entre dans le monde de l'impossible. J'adore ces joujoux comme j'adore les feeries. La comedie et le drame, au contraire, sont tenus a etre vraisemblables. Une necessite les attache aux paves des rues. Ils mentent, mais il faut qu'ils mentent avec des menagements infinis, sous peine de nous blesser. Le triomphe de nos auteurs a ete de deguiser le plus possible leurs mensonges, grace a toute une convention savamment reglee; de la, le code du theatre. Ils nous ont peu a peu habitues au personnel comique ou dramatique, qui n'est autre qu'un personnel de feerie, sans paillette, sans truc, efface et rapetisse. Pour moi, entre un roi de feerie et un prince des vaudevilles de Scribe, je ne fais qu'une difference: tous les deux sont mensongers, seulement le premier me ravit, tandis que le second m'irrite. Et il en est ainsi pour tous les personnages: ils ne sont pas plus humains dans un genre que dans l'autre; ils s'agitent egalement en pleine convention. Je ne parle pas de l'intrigue elle-meme; je trouve, pour ma part, bien plus raisonnables les combinaisons sceniques de _Rothomago_, par exemple, que celles d'une foule de pieces dites serieuses, dont il est inutile de citer les titres. J'en veux arriver a cette conclusion, que le charme de la feerie est pour moi dans la franchise de la convention, tandis que je suis, par contre, fache de l'hypocrisie de cette convention, dans la comedie et le drame. Vous voulez nous sortir de notre existence de chaque jour, vous avancez comme argument que le public va chercher au theatre des mensonges consolants, vous soutenez la these de l'ideal dans l'art, eh bien! donnez-nous des feeries. Cela est franc, au moins. Nous savons que nous allons rever tout eveilles. Et, d'ailleurs, une feerie n'est pas meme un mensonge, elle est un conte auquel personne ne peut se tromper. Rien de batard en elle, elle est toute fantaisie. L'auteur y confesse qu'il entend rester dans l'impossible. Passez a un drame ou a une comedie, et vous sentez immediatement la convention devenir blessante. L'auteur triche. Il marche, des lors, sur le terrain du reel; mais comme il ne veut pas accepter ce terrain loyalement, il se met a argumenter, il declare que le reel absolu n'est pas possible au theatre, et il invente des ficelles, il tronque les faits et les gens, il cuisine cet abominable melange du vrai et du faux qui devrait donner des nausees a toutes les personnes honnetes. Le malheur est donc que nos auteurs, en quittant les feeries, en gardent la formule, qu'ils transportent sans grands changements dans les etudes de la vie reelle; ils se contentent de remplacer les talismans par les papiers perdus et retrouves, les personnages qui ecoutent aux portes, les caracteres et les temperaments qui se dementent d'une minute a l'autre, grace a une simple tirade. Un coup de sifflet, et il y a un changement a vue dans le personnage comme dans le decor. Si reellement la verite etait impossible au theatre, si les critiques avaient raison d'admettre en principe qu'il faut mentir, je repeterais sans cesse: "Donnez-nous des feeries, et rien que des feeries!" La formule y est entiere, sans aucun jesuitisme. Voila le theatre ideal tel que je le comprends, faisant parler les betes, promenant les spectateurs dans les quatre elements, mettant en scene les heros du _Petit Poucet_ et de la _Belle au bois dormant_. Si vous touchez la terre, j'exige aussitot de vous des personnages en chair et en os, qui accomplissent des actions raisonnables. Il faut choisir: ou la feerie ou la vie reelle. Je songeais a ces choses, en voyant l'autre soir _Rothomago_, que le Chatelet vient de reprendre avec un grand luxe de costumes et de decors. Certes, cette feerie, au point de vue litteraire, ne vaut guere mieux que les autres; mais elle est gaie et elle a le merite d'etre un bon pretexte aux splendeurs de la mise en scene. Rien de plus democratique, d'ordinaire, que le sujet de ces pieces. Ainsi, _Rothomago_ repose sur le double amour d'un jeune prince pour une bergere et d'une jeune princesse pour un paysan. Naturellement, le prince et la princesse qu'on veut marier ensemble finissent par epouser chacun l'objet de sa flamme. Et remarquez que prince et princesse sont adorables, qu'ils feraient un couple charmant. N'importe, ils ne s'aiment pas, la force des talismans les empeche de se voir sans doute, et leurs coeurs s'en vont malgre tout courir la pretentaine au village. Tout cela est fou, et c'est pourtant ce qu'il y a de plus raisonnable dans l'oeuvre, car je ne raconte pas les promenades dans les airs sur un dragon, ni les histoires de pirates qui viennent enlever les villageoises dans les bles. III J'ai vu, au theatre de la Gaiete: le _Chat botte_, une feerie de MM. Blum et Trefeu. Quels adorables contes que ces contes de Perrault! Ils ont une saveur de naivete exquise. On a fait plus ingenieux, plus litteraire; mais on n'a pas retrouve cet accent si fin de bonhomie et de malice. Cela nous vient directement de notre vieille France; je ne parle point des sujets, car des savants se sont amuses a les retrouver un peu dans toutes les mythologies; je parle du ton gaillard et franc, de la simplicite de la fable. Le conteur a dit tout carrement ce qu'il avait a dire, et l'humanite vit sous chaque ligne. Je sais bien que, de nos jours, on a trouve Perrault immoral. Nous avons, comme personne ne l'ignore, une moralite tres chatouilleuse. Ou nos peres riaient, nous rougissons. Le mot nous effraie surtout, car nous savons encore nous accommoder avec la chose. Nous mettons des feuilles de vigne aux antiques, et nos filles baissent le nez en passant, ce qui prouve qu'elles sont tres avancees pour leur age. Cela est d'une hypocrisie raffinee, dont la pointe ajoute un ragout aux plaisirs defendus. On ne sait plus regarder la vie en face, avec un franc et limpide regard. Donc, les contes de Perrault sont devenus immoraux; je veux dire qu'on en discute les conclusions au point de vue de la lecon morale. On voudrait que le bon Dieu, la Providence et le reste fussent dans l'affaire. Voici, par exemple, le _Chat botte_, ce merveilleux chat qui se met au service du marquis de Carabas et qui le marie a la plus belle des princesses, grace a l'agilite de ses pattes et a la fertilite de ses ruses. C'est un maitre trompeur; il ment avec un aplomb parfait, il dupe les petits et les grands. Son unique qualite est d'etre fidele a la fortune de son marquis. Imaginez un valet de l'ancienne comedie, un de ces coquins qui ont tous les tours dans leur sac et qui ne triomphent que par des inventions du diable. Voila notre morale indignee. Admirable sujet pour faire un sermon contre le mensonge! S'il y a une fortune mal acquise, c'est a coup sur celle du marquis de Carabas. Il se nourrit de vol, il epouse la fille d'un roi, par une serie de stratagemes qui, de nos jours, meneraient tout droit un gendre sur les bancs de la police correctionnelle. Et l'on ose mettre de pareilles histoires entre les mains des enfants? On veut donc qu'ils deviennent des escrocs? Ils ne sauraient prendre la que le gout des chemins tortueux. La conclusion du conte est, en somme, que pour reussir l'habilete vaut mieux que l'honnetete. O siecle pudique et moral, ou les bourgeois ont peur des oeuvres ecrites comme les femmes laides ont peur des miroirs! Au theatre, on exige que la vertu soit recompensee. Dans le roman, on veut deux nobles ames contre une ame basse, de meme que dans certaines confitures de fruits amers il faut deux livres de sucre contre une livre de fruits. Cela est tout nouveau, c'est une fievre d'hypocrisie a l'etat aigu. Et les symptomes sont nombreux, les choses les plus naturelles deviennent indecentes, lorsqu'on a une preoccupation continue de l'indecence. Rien de pareil dans la belle sante sanguine des siecles passes. Sans remonter a Rabelais, lisez La Fontaine et Moliere, tout le seizieme siecle et tout le dix-septieme, vous ne trouverez nulle part ce prurit de morale, qui semble etre la demangeaison de nos vices. On riait haut, on parlait de tout, meme devant les dames; personne ne croyait qu'il fut necessaire de surveiller a chaque heure sa propre honnetete et celle du voisin. On etait de braves gens, cela allait de soi. Pour le reste, on aimait la vie et on ne boudait pas contre ce qui vivait. Est-ce parce que les contes de Perrault sont juges d'une morale trop elastique que les auteurs du _Chat botte_ n'ont pas suivi ce conte a la lettre? Cela est possible. Pour que le conte fut exemplaire aujourd'hui, il faudrait y introduire un honnete pretendant a la main de la jeune princesse, un ingenieur, de moeurs parfaites et ayant conquis tous ses grades dans les concours et les examens; au denouement, ce serait lui qui, par son merite, deviendrait le gendre du roi, apres avoir confondu ce filou de Chat botte et son marquis d'occasion. Cela ferait pamer nos demoiselles. Je plaisante, et une colere me prend, a la pensee de ce "comme il faut" litteraire, qui aurait noye pour un siecle notre litterature, si des esprits entetes n'avaient resiste. Pauvre chat botte, qui aimera encore ta grace feline, ta sournoiserie pleine de sauts brusques, ton art de vivre, gros et gras, sur la paresse et sur la sottise humaines? Tu es la vie, et c'est pour cela, heureusement, que tu es eternel. IV Si la feerie doit trouver grace pour la largeur poetique qu'elle pourrait atteindre, l'operette est une ennemie publique qu'il faut etrangler derriere le trou du souffleur, comme une bete malfaisante. Elle est, a cette heure, la formule la plus populaire de la sottise francaise. Son succes est celui des refrains idiots qui couraient autrefois les rues et qui assourdissaient toutes les oreilles, sans qu'on put savoir d'ou ils venaient. Depuis qu'elle regne, ces refrains du passe ont disparu; elle les remplace, elle fournit des airs aux orgues de Barbarie, elle rend plus intolerables les pianos des femmes honnetes et des femmes deshonnetes. Son empire desastreux est devenu tel, que les gens de quelque gout devront finir par s'entendre et par conspirer, pour son extermination. L'operette a commence par etre un vaudeville avec couplets. Elle a pris ensuite l'importance d'un petit opera-bouffe. C'etait encore son enfance modeste; elle gaminait, elle se faisait tolerer en prenant peu de place. D'ailleurs, elle ne tirait pas a consequence, se permettant les farces les plus grosses, desarmant la critique par la folie de ses allures. Mais, peu a peu, elle a grandi, s'est etalee chaque jour davantage, de grenouille est devenue boeuf; et le pis est qu'elle s'est ainsi elargie, sans cesser d'etre une parade grossiere, d'un grotesque a outrance qui fait songer aux cabanons de Bicetre. D'un acte l'operette s'est enflee jusqu'a cinq actes. Le public, au lieu de s'en tenir a un eclat de rire d'une demi-heure, s'est habitue a ce spasme de demence bete qui dure toute une soiree. Des lors, en se voyant maitresse, elle a tout risque, menant les spectateurs dans son boudoir borgne, prenant d'un entrechat, sur les plus grandes scenes, la place du drame agonisant. Elle a danse son cancan, en montrant tout; elle a rendu celebres des actrices dont le seul talent consistait dans un jeu de gorge et de hanches. Tout le vice de Paris s'est vautre chez elle, et l'on peut nommer les femmes auxquelles une facon de souligner les couplets grivois a donne hotel et voiture. Cela ne suffisait point encore. L'operette a reve l'apotheose. M. Offenbach, pendant sa direction a la Gaite, a exhume ses anciennes operettes des Bouffes, entre autres son _Orphee aux enfers_, joue autrefois dans un decor etroit et avec une mise en scene relativement pauvre; il les a exhumees et transformees en pieces a spectacle, inventant des tableaux nouveaux, grandissant les decors, habillant ses acteurs d'etoffes superbes, donnant pour cadre a la betise du dialogue et aux mirlitonnades de la musique tout l'Olympe siegeant dans sa gloire. D'un bond, l'operette voulait monter a la largeur des grandes feeries lyriques. Elle ne saurait aller plus haut Son incongruite, ses rires niais, ses cabrioles obscenes, sa prose et ses vers ecrits pour des portiers en goguette, se sont etales un instant au milieu d'une splendeur de gala, comme une ordure tombee dans un rayonnement d'astre. Meme elle etait montee trop haut, car elle a failli se casser les reins. M. Offenbach n'est plus directeur, et il est a croire qu'aucun theatre ne risquera a l'avenir deux ou trois cent mille francs pour montrer une petite chanteuse, toute nue, sifflotant une chanson de pie polissonne, sous flamboiement de feux electriques. N'importe, l'operette a touche le ciel, la lecon est terrible et complete. Je ne veux pas detailler les mefaits de l'operette. En somme, je ne la hais pas en moraliste, je la hais en artiste indigne. Pour moi, son grand crime est de tenir trop de place, de detourner l'attention du public des oeuvres graves, d'etre un plaisir facile et abetissant, auquel la foule cede et dont elle sort le gout fausse. L'ancien vaudeville etait preferable. Il gardait au moins une platitude bonne enfant. D'autre part, si l'on entre dans le relatif du metier, il est certain qu'il etait moins rare de rencontrer un vaudeville bien fait qu'il ne l'est aujourd'hui de tomber sur une operette supportable. La cause en est simple. Les auteurs, quand ils avaient une idee drole, se contentaient de la traiter en un acte, et le plus souvent l'acte etait bon, l'interet se soutenait jusqu'au bout. Maintenant, il faut que la meme idee fournisse trois actes, quelquefois cinq. Alors, fatalement, les auteurs allongent les scenes, delayent le sujet, introduisent des episodes etrangers; et l'action se trouve ralentie. C'est ce qui explique pourquoi, generalement, le premier acte des operettes est amusant, le second plus pale, le dernier tout a fait vide. Quand meme, il faut tenir la soiree entiere, pour ne partager la recette avec personne. Et le mot ordinaire des coulisses est que la musique fait tout passer. M. Offenbach est le grand coupable. Sa musique vive, alerte, douee d'un charme veritable, a fait la fortune de l'operette. Sans lui, elle n'aurait jamais eu un si absolu triomphe. Il faut ajouter qu'il a ete singulierement seconde par MM. Meilhac et Halevy, dont les livrets resteront comme des modeles. Ils ont cree le genre, avec un grossissement force du grotesque, mais en gardant un esprit tres parisien et une finesse charmante dans les details. On peut dire de leurs operettes qu'elles sont d'amusantes caricatures, qui se haussent parfois jusqu'a la comedie. Quant a leurs imitateurs, que je ne veux pas nommer, ce sont eux qui ont traine l'operette a l'egout. Et quels etranges succes, faits d'on ne sait quoi, qui s'allument et qui brulent comme des trainees de poudre! On peut le definir: la rencontre de la mediocrite facile d'un auteur avec la mediocrite complaisante d'un public. Les mots qui entrent dans toutes les intelligences, les airs qui s'ajustent a toutes les voix, tels sont les elements dont se composent les engouements populaires. On nous fait esperer la mort prochaine de l'operette. C'est, en effet, une affaire de temps, selon les hasards de la mode. Helas! quand on en sera debarrasse, je crains qu'il ne pousse sur son fumier quelque autre champignon monstrueux, car il faut que la betise sorte quand meme, comme les boutons de la gale; mais je doute vraiment que nous puissions etre affliges d'une demangeaison plus desagreable. V Quelle maratre que la vogue! Comme elle devore en quelques annees ses enfants gates! Le cas de M. Offenbach est fait pour inspirer les reflexions les plus philosophiques. Songez donc! M. Offenbach a ete roi. Il n'y a pas dix ans, il regnait sur les theatres; les directeurs a genoux, lui offraient des primes sur des plats d'argent; la chronique, chaque malin, lui tressait des couronnes. On ne pouvait ouvrir un journal sans tomber sur des indiscretions relatives aux oeuvres qu'il preparait, a ce qu'il avait mange a son dejeuner et a ce qu'il mangerait le soir a son diner. Et j'avoue que cet engouement me semblait explicable, car M. Offenbach avait cree un genre; il menait avec ses flonflons toute la danse d'une epoque qui aimait a danser. Il a ete et il restera une date dans l'histoire de notre societe. Il y a dix ans! et, bon Dieu! comme les temps sont changes! Il faut se souvenir que ce fut lui qui conduisit le cancan de l'Exposition universelle de 1867. Dans tous les theatres, on jouait de sa musique. Les princes et les rois venaient en partie fine a son bastringue. Plus d'une Altesse, que ses turlututus grisaient, fit cascader la vertu de ses chanteuses. Son archet donnait le branle a ce monde galant, qui l'appelait "maitre". Maitre n'etait pas assez, il passait au rang de dieu. Comme le Savoyard qui fait sauter du pied ses pantins enfiles dans un bout de corde, il a du avoir de belles jouissances d'amour-propre, lui qui faisait sauter, nez contre nez, ventre contre ventre, des princes et des filles. Et voila qu'aujourd'hui le dieu est par terre. Nous avons encore une Exposition universelle; mais d'autres amuseurs ont pris le pave. Toute une poussee nouvelle de maitres aimables se sont empares des theatres, si bien que l'ancetre, le dieu de la sauterie, a du rester dans sa niche, solitaire, revant amerement a l'ingratitude humaine. A la Renaissance, le _Petit Duc_; aux Folies-Dramatiques, les _Cloches de Corneville_; aux Varietes, _Niniche_; aux Bouffes, cloture; et c'est certainement cette cloture qui a ete le coup le plus rude pour M. Offenbach. Les Bouffes fermant pendant une Exposition universelle, les Bouffes qui ont ete le berceau de M. Offenbach! n'est-ce pas l'aveu brutal que son repertoire, si considerable, n'attire plus le public et ne fait plus d'argent? La chute est si douloureuse que certains journaux ont eu pitie. Dans ces deux derniers mois, j'ai lu a plusieurs reprises des notes desolees. On s'etonnait avec indignation que M. Offenbach fut ainsi jete de cote comme une chemise sale. On rappelait les services qu'il a rendus a la joie publique, on conjurait les directeurs de reprendre au moins une de ses pieces, a titre de consolation. Les directeurs faisaient la sourde oreille. Enfin, il s'en est trouve un, M. Weinschenck, qui a bien voulu se devouer. Il vient de remonter a la Gaite _Orphee aux Enfers_. J'ignore si l'affaire est bonne; mais M. Weinschenck aura tout au moins fait une bonne action. Le principe des turlututus est sauve, il ne sera pas dit qu'il y aura eu une Exposition universelle sans la musique de M. Offenbach. Certes, je n'aime point a frapper les gens a terre. J'avoue meme que je suis pris d'attendrissement et d'interet pour M. Offenbach, maintenant que la vogue l'abandonne. Autrefois, il m'irritait; les succes menteurs m'ont toujours mis hors de moi. Voila donc la justice qui arrive pour lui, et c'est une terrible chose pour un artiste que cette justice, lorsqu'il est encore vivant et qu'il assiste a sa decheance. Le public est un enfant gate qui brise ses jouets, quand ils ont cesse de l'amuser. On est devenu vieux, on a fait le reve d'une longue gloire, aveugle sur sa propre valeur par les fumees de l'encens le plus grossier, et un jour tout croule, la gloire est un tas de boue, on se voit enterre avant d'etre mort. Je ne connais pas de vieillesse plus abominable. Puisque je suis tourne a la morale, je tirerai une conclusion de cette aventure. Le succes est meprisable, j'entends ce succes de vogue qui met les refrains d'un homme dans la bouche de tout un peuple. Etre seul, travailler seul, il n'y a pas de meilleure hygiene pour un producteur. On cree alors des oeuvres voulues, des oeuvres ou l'on se met tout entier; dans les premiers temps, ces oeuvres peuvent avoir une saveur amere pour le public, mais il s'y fait, il finit par les gouter. Alors, c'est une admiration solide, une tendresse qui grandit a chaque generation. Il arrive que les oeuvres, si applaudies dans l'eclat fragile de leur nouveaute, ne durent que quelques printemps, tandis que les oeuvres rudes, dedaignees a leur apparition, ont pour elles l'immortalite. Je crois inutile de donner des exemples. Je dirai aux jeunes gens, a ceux qui debutent, de tolerer avec patience les succes voles dont l'injustice les ecrase. Que de garcons, sentant en eux le grondement d'une personnalite, restent des heures, pales et decourages, en face du triomphe de quelque auteur mediocre! Ils se sentent superieurs, et ils ne peuvent arriver a la publicite, toutes les voies etant bouchees par l'engouement du public. Eh bien! qu'ils travaillent et qu'ils attendent! Il faut travailler, travailler beaucoup, tout est la; quant au succes, il vient toujours trop vite, car il est un mauvais conseiller, un lit dore ou l'on cede aux lachetes. Jamais on ne se porte mieux intellectuellement que lorsqu'on lutte. On se surveille, on se tient ferme, on demande a son talent le plus grand effort possible, sachant que personne n'aura pour vous une complaisance. C'est dans ces periodes de combat, quand on vous nie et qu'on veut affirmer son existence, c'est alors qu'on produit les oeuvres les plus fortes et plus intenses. Si la vogue vient, c'est un grand danger; elle amollit et ote l'aprete de la touche. Il n'y a donc pas, pour un artiste, une plus belle vie que vingt ou trente annees de lutte, se terminant par un triomphe, quand la vieillesse est venue. On a conquis le public peu a peu, on s'en va dans sa gloire, certain de la solidite du monument que l'on laisse. Autour de soi, on a vu tomber les reputations de carton, les succes officiels. C'est une grande consolation que de se dire, dans toutes les miseres, que la vogue est passagere et qu'en somme, quelles que soient les legeretes et les injustices du public, une heure vient ou seules les grandes oeuvres restent debout. Malheur a ceux qui reussissent trop, telle est la morale du cas de M. Offenbach! LES REPRISES I C'est avec une profonde stupeur que j'ai ecoute _Chatterton_, le drame en trois actes d'Alfred de Vigny, dont la Comedie-Francaise a eu l'etrange idee de tenter une reprise. La piece date de 1835, et les quarante-deux annees qui nous separent de la premiere representation semblent la reculer au fond des ages. Dans quel singulier etat psychologique etait donc la generation d'alors, pour applaudir une pareille oeuvre? Nous ne comprenons plus, nous restons beants devant ce poeme des ames incomprises et du suicide final. Chatterton, on ne sait trop pourquoi, traque par ses creanciers peut-etre, mais cedant aussi a la passion de la solitude, s'est refugie chez un riche manufacturier, John Bell, qui lui loue une chambre. Ce John Bel, un brutal, tyrannise sa femme, l'honnete et resignee Ketty. Et toute la situation dramatique se trouve dans l'amour discret et pur du poete et de la jeune femme, amour dont l'aveu ne leur echappe qu'a l'heure supreme, lorsque Chatterton, ecrase par la societe, voulant se reposer dans la mort, vient d'avaler un flacon d'opium. Pour comprendre cette etonnante figure de Chatterton, il faut avant tout reconstruire l'idee parfaite du poete, telle que la generation de 1830 l'imaginait. Le poete etait un pontife et la poesie un sacerdoce. Il officiait au-dessus de l'humanite, qui avait le devoir de l'adorer a genoux. C'etait un messie traversant les foules, avec une etoile au front, remplissant une fonction sacree, dont tout l'or de la terre n'aurait pu le payer. Ajoutez que le poete devait etre un personnage, fatal, un fils de Rene, de Manfred et de tous les grands melancoliques, portant un orage dans sa tete pale, expiant la passion humaine par une blessure toujours ouverte a son flanc. Il etait beau et providentiel, il montait son calvaire au milieu des huees, pur comme un ange et sombre comme un bandit. Un cabotin sublime, en un mot. L'ideal du genre a ete le Chatterton, d'Alfred de Vigny. Quand on voudra connaitre la caricature superbe du poete de 1830, il faudra etudier ce personnage navrant et comique. Il n'est pas un des panaches du temps que Chatterton ne se plante sur la tete. Il les a tous, il semble avoir fait la gageure d'epuiser le ridicule et l'odieux. Il chante la solitude, il maudit la societe, il traine a dix-huit ans un coeur las et desabuse, il a des bottes molles, il se tord les bras a l'idee de faire des vers pour les vendre, il passe la nuit a gesticuler et a embrasser le portrait de son pere en cheveux blancs, il se tue enfin par monomanie, uniquement pour attraper la societe. Chatterton est un polisson, voila mon avis tout net. Qu'on fasse des bonshommes en carton, et qu'ils soient droles, passe encore! cela ne tire pas a consequence. Mais qu'on vienne troubler et empoisonner les volontes jeunes avec ce fantoche funebre, avec ce pantin aussi faux que dangereux, voila ce qui souleve en moi toute ma virilite! Le poete est un travailleur comme un autre. Dans le combat de la vie, s'il triomphe, tant mieux! s'il tombe, c'est sa faute! La societe ne doit pas plus d'aide et de pitie au poete qu'elle n'en doit au boulanger et au forgeron. Il n'y a pas de pontife, il n'y a que des hommes, et l'energie fait aussi bien partie du talent que le don des vers. Le genie est toujours fort. Comment! on vient nous parler de mort, au seuil de ce siecle! Nous revivons, nous entrons dans un age d'activite colossale, nous sommes tous pris d'un besoin furieux d'action, et il y a la un pleurard, un polisson qui se tue et qui tue par la meme la femme dont il a trouble la cervelle. Mais c'est un double meurtre, c'est une lachete et une infamie! Que dirait-on d'un soldat qui, en face de l'ennemi, se dechargerait son fusil dans la tete? La nouvelle generation litteraire n'a qu'a pousser dedaigneusement du pied le cadavre de Chatterton, pour passer et aller a l'avenir. D'ailleurs, c'etait la une pose, pas davantage. La vanite etait grande, en 1830; et, naturellement, les poetes se taillaient eux-memes le role qu'il leur plaisait de jouer. La mode etait au degout de la vie, au mepris de l'argent, aux invectives contre la societe; mais, en somme, les poetes--et je parle des plus grands--faisaient tres bon menage avec tout cela. Malgre leur desesperance et leur amour de la mort, ces messieurs ont presque tous vecu tres vieux; en outre, leur mepris de l'argent n'est pas alle jusqu'a leur faire refuser, les sommes enormes qu'ils ont gagnees, et ils se sont tres bien accommodes de la societe, qui les a combles d'honneurs et d'argent. Tous blagueurs! J'ai entendu defendre Chatterton d'une facon bien hypocrite. Oui sans doute, dit-on, le personnage est demode, mais quel temps regrettable il rappelle! En ce temps-la, on croyait a l'ame, on etait plein d'elan, on aspirait en haut, on elargissait l'horizon de la foi et de la poesie. Quelle plaisanterie enorme! La verite est que le mouvement de 1830 a ete superbe comme mise en scene. Si l'on gratte les personnages factices, on reste stupefait en arrivant aux hommes vrais. Ils ne valaient pas plus que nous, soyez-en surs; meme beaucoup valaient moins. Il y a eu bien de la vilenie derriere cette pompe Qu'on ne nous force pas a des comparaisons, car nous repondrions avec severite. Nous autres, nous croyons a la verite, nous sommes pleins de courage et de force, nous aspirons a la science, nous elargissons l'enquete humaine, sur laquelle seront basees les lois de demain. Eux autres, ils nient le present, que nous affirmons. De quel cote sont la virilite et l'espoir? Et qu'on attende: aux oeuvres, on mesurera les ouvriers! Certes, le romantisme est bien mort. Je n'en veux pour preuve que l'attitude stupefiee des spectateurs, l'autre soir, a la Comedie-Francaise. Pendant les deux premiers actes surtout, on se regardait, on se tatait. Chatterton faisait l'effet d'un habitant de la lune tombe parmi nous. Que voulait donc ce monsieur, qui se desesperait, sans qu'on sut pourquoi, et qui se fachait de tirer de son travail un gain legitime? Le quaker paraissait tout aussi surprenant. Etrange, ce quaker qui lache, sans crier gare, des maximes a se faire immediatement sauter la cervelle! Pourquoi diable se promene-t-il la dedans! Quant a, John Bell, le tyran, le mari implacable, il est certainement le seul personnage sympathique de la piece. Au moins celui-la travaille, et il apparait comme un sage au milieu de tous les fous qui l'entourent. On s'extasie beaucoup sur la figure de Ketty Bell. C'est une des creations les plus pures, dit-on, qui soient dans notre theatre. Je le veux bien. Mais ce personnage est un personnage negatif; j'entends que la purete, la resignation, la tendresse discrete de Ketty sont obtenues par un effacement continu. Jusqu'au dernier acte, elle n'a pas une scene en relief. C'est une declamation a vide sans arret. Elle n'agit pas, elle se raidit dans une attitude. Le personnage, dans ces conditions, devient une simple silhouette et ne demandait pas un grand effort de talent. Le drame, d'ailleurs, est la negation du theatre, tel qu'on l'entend aujourd'hui. Il ne contient pas une seule situation. C'est une elegie en quatre tableaux. Les deux premiers actes sont completement vides. On a, dans la salle, l'impression de la nudite de l'oeuvre, maintenant qu'elle n'est plus echauffee par les phrases demodees qui passionnaient autrefois. Le premier tableau du troisieme acte, long monologue de Chatterton dans sa mansarde, est peut-etre ce qui a le plus vieilli. Rien d'incroyable comme ce poete, declamant au lieu de travailler, et declamant les choses les plus inacceptables du monde. Enfin, le tableau du denouement est le seul qui reste dramatique. Un garcon qui s'empoisonne, une femme qui meurt de la mort de l'homme qu'elle aime, cela remuera toujours une salle. L'avouerai-je? ma preoccupation, ma seule et grande preoccupation, pendant la soiree, a ete le fameux escalier. Et je suis sorti avec la conviction que cet escalier est le personnage important du drame. Remarquez quel en est le succes. Au premier acte, quand Chatterton apparait en haut de l'escalier et qu'il le descend, son entree fait beaucoup plus d'effet que s'il poussait simplement une porte sur la scene. Au second acte, quand les enfants de Ketty Bell montent des fruits au pauvre poete, c'est une joie dans la salle de voir les petites jambes des deux adorables gamins se hisser sur chaque marche; encore l'escalier. Enfin, au quatrieme acte, le role de l'escalier devient tout a fait decisif. C'est au pied de l'escalier que l'aveu de Chatterton et de Ketty a lieu, et c'est par dessus la rampe qu'ils echangent un baiser. L'agonie de Chatterton empoisonne est d'autant plus effrayante qu'il gravit l'escalier, en se trainant. Ensuite Ketty monte presque sur les genoux, elle entr'ouvre la porte du jeune homme, le voit mourir, et se renverse en arriere, glissant le long de la rampe, venant tourner et s'abattre a l'avant-scene. L'escalier, toujours l'escalier. Admettez un instant que l'escalier n'existe pas, faites jouer tout cela a plat, et demandez-vous ce que deviendra l'effet. L'effet diminuera de moitie, la piece perdra le peu de vie qui lui reste. Voyez-vous Ketty Bell ouvrant une porte au fond et reculant? Ce serait fort maigre. Voila donc l'accessoire eleve au role de personnage principal. Et je pensais au cerisier vrai qui porte de vraies cerises, dans l'_Ami Fritz_. L'a-t-on assez foudroye, ce cerisier! La Comedie-Francaise s'etait deshonoree en le plantant sur ses planches. La profanation etait dans le temple. Mais il me semble, a moi, que la profanation y etait depuis quarante-deux ans, car l'escalier sort tout a fait de la tradition. Je dirai meme que cet escalier n'est pas excusable, au point de vue des theories theatrales. Il n'est necessite par rien dans la piece, il n'est la que pour le pittoresque. Pas une phrase du drame ne parle de lui, aucune indication de l'auteur ne le rappelle. Au contraire, dans l'_Ami Fritz_, le cerisier a son role marque; il donne un episode charmant. On raconte que l'escalier est une invention, une trouvaille de madame Dorval. Cette grande artiste, qui avait certainement le sens dramatique tres developpe, avait du tres bien sentir la pauvrete scenique de _Chatterton_; elle ne savait comment dramatiser cette elegie monotone. Alors, sans doute, elle eut une inspiration, elle imagina l'escalier; et j'ajoute qu'un esprit rompu aux effets sceniques pouvait seul inventer un accessoire dont le succes a ete si prodigieux. A mon point de vue, c'est l'escalier qui joue le role le plus reel et le plus vivant dans le drame. Certes, le drame est tres purement ecrit. Mais cela ne me desarme pas. Cette langue correcte est aussi factice que les personnages. On n'y sent pas un instant la vibration d'un sentiment vrai. Il y a deux ou trois cris qui sont beaux; le reste n'est que de la rhetorique, et de la rhetorique dangereuse et ennuyeuse. Le public a formidablement baille. Je remercie cependant la Comedie-Francaise d'avoir remonte _Chatterton_. J'estime qu'on rend un grand service a noire generation litteraire, en lui montrant le vide des succes romantiques d'autrefois. Que tous les drames vieillis de 1840 defilent tour a tour, et que les jeunes ecrivains sachent de quels mensonges ils sont faits. Voila les guenilles d'il y a quarante ans, tachez de ne plus recommencer un pareil carnaval, et n'ayez qu'une passion, la verite. Celle-la ne vous menagera aucun mecompte; on ne rira, on ne baillera jamais devant elle, parce qu'elle est toujours la verite, celle qui existe. II Le theatre de la Porte-Saint-Martin, auquel appartient la propriete du repertoire de Casimir Delavigne, parait user de cette propriete avec la plus grande prudence. Il attend l'ete, les lourdes chaleurs, qui vident toutes les salles, pour hasarder un drame en vers, bien convaincu que les recettes sont compromises a l'avance et que la prose elle-meme devient d'une digestion impossible. Casimir Delavigne est simplement la pour boucher un trou, entre une piece a spectacle, comme le _Tour du monde en 80 jours_, et un melodrame populaire, comme les _Deux orphelines_. Et telle est, au bout de trente ans, la gloire d'un poete acclame, d'un academicien, d'une personnalite litteraire, considerable en son temps, qui a contrebalance autrefois les succes de Victor Hugo! Il y a la matiere a de sages reflexions. On se demande ou l'on jouera dans trente ans les pieces applaudies cette annee sur nos grandes scenes, signees de noms retentissants, declarees de purs chefs-d'oeuvre par la bourgeoisie qui tient a suivre la mode. Evidemment, on les jouera l'ete, sur des planches encanaillees par les feeries et les pieces militaires; et les banquettes elles-memes bailleront. J'estime qu'on est bien severe pour Casimir Delavigne. Autour de moi, pendant la representation de _Louis XI_, j'ai entendu des ricanements, des plaisanteries, toute une "blague" premeditee. Vraiment, des critiques, qui ont discute serieusement et sans se facher les _Danicheff_ et l'_Etrangere_, des ecrivains qui trouvent du genie a M. Dumas fils et qui lui accordent en outre de l'esprit, sont singulierement mal venus de traiter avec cette legerete une oeuvre de grand merite, dont certaines parties sont fort belles en somme. Il n'y a pas aujourd'hui un seul de nos auteurs dramatiques qui pourrait composer un acte aussi large que le quatrieme acte de _Louis XI_. Certes, la tragedie classique est morte, le drame romantique est mort. Qu'ils reposent en paix, ce n'est pas moi qui demanderai leur resurrection! Casimir Delavigne a, dans notre histoire litteraire, une situation d'autant plus facheuse, qu'il a voulu rester en equilibre entre les deux formules, demeurer le petit-neveu de Racine et devenir le filleul de Shakespeare. Le genie ne s'accommode jamais de ces arrangements; il est extreme et entier. Tout concilier, croire qu'on atteindra la perfection en prenant a chaque ecole ses meilleurs preceptes, conduit droit au simple talent, et meme au tres petit talent. Un temperament d'ecrivain original ne choisit pas; il cree, il marche a l'intensite la plus grande possible des notes personnelles qu'il apporte. Mais si Casimir Delavigne nous apparait aujourd'hui ce qu'il est reellement, un arrangeur habile, un esprit souple et intelligent, il n'en est pas moins d'une etude interessante et il n'en reste pas moins tres superieur aux arrangeurs de notre epoque. Et voyez l'aventure, ce qui fait sourire maintenant dans ses oeuvres, ce sont justement la rhetorique classique et la rhetorique romantique, tout le clinquant litteraire des modes d'autrefois. Les vers, par moment, sont abominablement plats, alourdis de periphrases, d'une banalite de mauvaise prose; la est l'apport classique. Quant a l'apport romantique, il est aussi facheux, il consiste dans la stupefiante facon de presenter l'histoire et dans l'etalage grotesque des guenilles du moyen age. Rien ne me parait comique comme les romantiques impenitents d'aujourd'hui, qui ricanent a une reprise de _Louis XI_. Eh! bonnes gens, ce sont justement les panaches et les mensonges en pourpoint abricot de 1830, qui ont vieilli et qui gatent l'oeuvre a cette heure! Je ne parle pas des anachronismes qui font de _Louis XI_ le plus singulier cours d'histoire qu'on puisse imaginer; il est entendu que l'anachronisme est une licence necessaire, sans laquelle toute composition dramatique se trouverait entravee. Mais je parle de la grande verite humaine, de la verite des caracteres. Le Louis XI de Casimir Delavigne, assassin, fou, lugubre, est une figure ridicule, si on le, compare au veritable Louis XI, que la critique historique moderne a su enfin degager des brouillards sanglants de la legende. Il est vu a la maniere romantique, une maniere noire, avec des clairs de lune par derriere, eclairant des gibets, avec des donjons et des tourelles, des ferrailles et des poignards, tout un tra la la de grand opera. La verite se trouve a chaque scene sacrifiee a l'effet, les personnages ne sont plus que des pantins qui montent sur des echasses pour paraitre des colosses. C'est ainsi que Casimir Delavigne a transforme en un heros de ballade le grand roi si energique et si habile qui travailla un des premiers a la France actuelle. Nous sommes ici dans la question grave, dans le mouvement fatal de science qui doit peu a peu influer sur notre theatre et le renouveler. Pendant que le romantisme combattait pour la liberte des lettres et substituait facheusement une rhetorique a une rhetorique, il ne s'apercevait pas que, parallelement a lui, les sciences critiques marchaient et devaient un jour le depasser et le vaincre, comme-il venait de vaincre l'esprit classique. Il a conquis la liberte de tout ecrire, rien de moins, rien de plus; il a ete une insurrection necessaire. On peut indiquer ainsi les trois phases: regne classique, epuisement de la langue, immobilite des formules, mort lente des lettres; regne romantique, revolution dans les mots, declaration des droits illimites de l'ecrivain, bataille des opinions et fondation d'une nouvelle Eglise; regne naturaliste, plus d'Eglise d'aucune sorte, creation d'une methode, enquete universelle a la seule clarte de la verite. Ce qui rend aujourd'hui certaines oeuvres romantiques presque comiques, ce qui fait que la jeune generation les trouve si vieilles et ne peut les lire sans un sourire, c'est que la critique a marche, que l'histoire vraie commence a se degager des documents, que nous nous sommes mis a etudier l'homme et a en connaitre les ressorts. Interrogez les jeunes gens de vingt-cinq ans, demandez-leur ce qu'ils pensent des plus grands poetes romantiques, ils vous repondront que la lecture leur en est devenue impossible et qu'ils sont obliges de se rejeter sur Stendhal et Balzac; car ce qu'ils cherchent, avant tout, c'est la science exacte de l'homme. Cela est un symptome decisif. Evidemment, pour tout esprit juste, le mouvement naturaliste s'accentue, le besoin de methode s'est propage des sciences a la litterature; on ne peut plus mentir, sous peine de n'etre pas ecoute. J'insiste, on ne doit pas chercher ailleurs les causes de la mort du drame. L'esprit moderne, faconne a la verite, ne tolere plus au theatre, meme a son insu, les contes a dormir debout qui amusaient nos peres. Certes, le drame historique peut renaitre, mais il faudra qu'il soit vrai, qu'il ressuscite l'histoire et ne la mette pas en complainte pour les petits et les grands enfants. Des qu'un auteur dramatique se degage des draperies de convention et pousse un cri de verite humaine, un fremissement passionne la salle. Le trait restera eternel, on l'applaudira toujours, en dehors des modes litteraires. La representation de _Louis XI_ a la Porte-Saint-Martin a ete caracteristique. Rien n'est long et penible comme les trois premiers actes. Casimir Delavigne les a employes a peindre un Louis XI legendaire, une figure sombre dans laquelle la cruaute domine, malgre les touches familieres et comiques. Je ne parle pas de la fable romanesque, de ce Nemours dont le pere a ete assassine sur l'ordre de Louis XI, et qui revient a la cour comme ambassadeur de Charles le Temeraire, avec des pensees de vengeance. Cette fable, compliquee des tendresses de Nemours et de Marie de Comines, n'a d'autre interet que de menager une belle scene au quatrieme acte. Les personnages entrent, disent ce qu'ils ont a dire, puis s'en vont. On ne peut guere detacher que la scene ou Louis XI vient assister aux danses des paysans et la scene dans laquelle Nemours, accomplissant sa mission, jette aux pieds du roi son gant, que le dauphin releve. Mais, je l'ai dit, le quatrieme acte garde encore aujourd'hui une belle largeur. Louis XI se trainant aux genoux de Francois de Paule, le suppliant de prolonger son existence par un miracle, puis confessant ses crimes; et ensuite Nemours apparaissant un poignard a la maintenant le roi grelottant de peur, lui laissant la vie comme vengeance: ce sont la des situations superbes et profondes qui ont de l'au dela. Meme les vers prennent plus de concision et de force, s'elevent, sinon a la poesie, du moins a la correction et a la nettete. Il faut citer encore la mort de Louis XI, au cinquieme acte, l'episode emprunte a Shakespeare du roi agonisant qui voit le dauphin, la couronne sur la tete, jouer deja son role royal. III Je parlerai de deux reprises, celles de la _Tour de Nesle_ et du _Chandelier_, qui me paraissent soulever d'interessantes reflexions, au point de vue de la philosophie theatrale. L'Ambigu, eprouve par une longue suite de desastres, a eu l'excellente idee de rouvrir ses portes en jouant la _Tour de Nesle_, dont le succes est toujours certain. La fortune de ce drame est d'etre une piece typique, contenant la formule la plus complete d'une forme dramatique particuliere. En litterature, aussi bien au theatre que dans le roman, l'oeuvre qui reste est l'oeuvre intense que l'ecrivain a pousse le plus loin possible dans un sens donne. Elle demeure un patron, la manifestation absolue d'un certain art a une certaine epoque. Que l'on songe au melodrame de 1830, et aussitot l'idee de la _Tour de Nesle_ vient a l'esprit. Elle est encore a cette heure le modele indiscute d'une forme dramatique qui s'est imposee pendant de longues annees; et meme aujourd'hui que cette forme est usee, la piece conserve presque toute sa puissance sur la foule. Telle est, je le repete, la fortune des oeuvres typiques. La formule que represente la _Tour de Nesle_ est une des plus caracteristiques dans notre histoire litteraire. On pourrait dire qu'elle exprime le romantisme intransigeant et radical. Je ne connais pas de reaction plus violente contre notre theatre classique, immobilise dans l'analyse des sentiments et des passions. Le theatre de Victor Hugo laisse encore des coins aux developpements analytiques des personnages. Mais le theatre de MM. Dumas et Gaillardet coupe carrement toutes ces choses inutiles et s'en tient d'une facon stricte aux faits, a l'intrigue nouee de la facon la plus puissante, sans avoir le moindre egard a la vraisemblance et aux documents humains. En somme, cette formule peut se reduire a ceci: poser en principe que seul le mouvement existe; faire ensuite des personnages de simples pieces d'echec, impersonnelles et taillees sur un patron convenu, dont l'auteur usera a son gre; combiner alors l'armee de ces personnages de bois de facon a tirer de la bataille le plus grand effet possible; et aller carrement a cette besogne, ne pas faire la petite bouche devant les mensonges monstrueux, agir seulement en vue du resultat final, qui est d'etourdir le public par une serie de coups de theatre, sans lui laisser le temps de protester. On connait le resultat. Il est reellement foudroyant. Le public suit la terrible partie avec une emotion qui augmente a chaque tableau. Ce spectacle tout physique le prend aux nerfs et au sang, le secoue comme sous les decharges successives d'une machine electrique. Une fois engage dans l'engrenage de cet art purement mecanique, s'il a livre le bout du doigt au prologue, il faut qu'il laisse le corps entier au dernier acte. La langue etrange que parlent les personnages, les situations stupefiantes de faussete et de drolerie, rien n'importe plus. On assiste a la piece, comme on lit un de ces romans-feuilletons dont les peripeties vous empoignent et vous brisent, a ce point qu'on ne peut s'en arracher, meme lorsqu'on en sent toute l'imbecillite. Mais qu'arrive-t-il quand on a termine la lecture d'une telle oeuvre? On jette le roman, degoute et furieux contre soi-meme. Quoi! on a pu perdre son temps dans cette fievre de curiosite malsaine! On s'essuie la face comme un joueur qui s'echappe d'un tripot. Et, au theatre, la sensation est la meme. Interrogez le public qui sort, par exemple, d'une representation de la _Tour de Nesle_. Sans doute, la soiree a ete remplie, et tout ce monde s'est passionne. Mais, au fond de chacun, il y a un grand vide, de la lassitude et de la repugnance. Les plus grossiers sentent un malaise, comme apres une partie de cartes trop prolongee. Rien n'a parle a l'intelligence, aucun document nouveau n'a ete fourni sur la nature et sur l'humanite. J'ai appele cet art un art mecanique. Je ne saurais le definir plus exactement. Tout y est ramene a la confection d'une machine, dont les pieces s'emboitent d'une facon mathematique. Le chef-d'oeuvre du genre sera le drame ou les personnages, reduits a l'etat de rouages, n'auront plus en eux aucune humanite et garderont le seul mouvement qui conviendra a la poussee de l'ensemble. Ils ne parleront plus, ils lanceront uniquement le mot necessaire. Ils seront la, non pour vivre, mais pour resumer des situations. On les aplatira, on les allongera, on fera d'eux du zinc ou de la chair a pate, selon les besoins. Et les gens du metier s'extasient. Quelle facture! quelle entente du theatre! quel genie! Vraiment, il faudrait s'entendre. Cet enthousiasme pour un art tres inferieur en somme me parait malsain. Certes, je ne songe pas a nier la puissance toute physique du melodrame romantique. Mais vouloir faire de cette formule la formule de notre theatre national, dire d'une facon absolue: "Le theatre est la," c'est pousser un peu loin l'amour de la mecanique dramatique. Non, certes, le theatre n'est pas la: il est ou sont Eschyle, Shakespeare, Corneille et Moliere, dans les larges et vivantes peintures de l'humanite. On ne veut pas comprendre que nous pataugeons aujourd'hui dans la boue des intrigues compliquees. Notre theatre se relevera le jour ou l'analyse reprendra sa large place, ou le personnage, au lieu d'etre ecrase et de disparaitre sous les faits, dominera l'action et la menera. Quel critique dramatique oserait dire a un debutant: "Lisez la _Tour du Nesle_", lorsqu'il peut lui dire: "Lisez _Tartufe_, lisez _Hamlet_." Ce qui m'irrite, c'est cette passion du succes brutal et immediat, c'est cette odieuse cuisine qui cache jusqu'a la vue des chefs-d'oeuvre. On fait du theatre une simple affaire de poncifs, lorsque les litteratures des peuples sont la pour temoigner qu'il n'y a pas d'absolu dans l'art dramatique et que le talent peut tout y inventer. Chaque fois qu'on voudra vous enfermer dans un code en declarant: "Ceci est du theatre, ceci n'est pas du theatre," repondez carrement: "Le theatre n'existe pas, il y a des theatres, et je cherche le mien." Mais je trouve surtout, dans la _Tour de Nesle_, de bien curieuses remarques a faire au sujet de la moralite de la piece. Vous savez quel role on fait jouer aujourd'hui a la moralite. Il faut qu'un drame soit moral, sans quoi il est foudroye par les critiques vertueux. Or, il y a, dans la _Tour de Nesle_, le plus incroyable entassement d'infamies qu'on puisse rever. Cela atteint presque a l'horreur des tragedies grecques. Je ne parle pas de ce passe-temps que prend une reine de France, a noyer tous les matins ses amants d'une nuit. Simple peccadille, lorsque l'on songe que la reine en question a fait assassiner son pere et s'oublie dans les bras de ses fils. Eh bien! toutes ces abominations sont parfaitement tolerees par le public. C'est a peine si les critiques reactionnaires osent reclamer, pour le principe. Habilete supreme du genie, disent les enthousiastes. Il fallait MM. Dumas et Gaillardet pour deguiser ainsi l'ordure. Vraiment! J'imagine, moi, que le bois dont ils ont fabrique leurs bonshommes, les a singulierement servis en cette affaire. Comment voulez-vous qu'on se fache contre des pantins? Il est trop visible que ce ne sont pas la des etres vivants, mais de purs mannequins allant et venant au gre des combinaisons sceniques. Le mouvement n'est pas la vie. Puis, toute cette histoire reste dans la legende. Au fond, il s'agit d'un conte pareil a celui du _Petit Poucet_, et personne ne s'est jamais avise de trouver l'ogre immoral. Marguerite de Bourgogne, se vautrant dans le meurtre et la debauche, fait simplement son metier de monstre en carton. Elle peut epouvanter une minute l'imagination des spectateurs; mais, des qu'elle est rentree dans la coulisse, elle n'est plus, elle n'a meme pas la realite d'une fiction logiquement deduite. Voila ce qui explique pourquoi les horreurs des drames romantiques ne blessent personne: c'est qu'on ne sent pas l'humanite engagee dans l'affaire, tellement les coquins et les coquines y sont hors de toute realite. Si MM. Dumas et Gaillardet avaient mis debout une Marguerite de Bourgogne en chair et en os, au lieu de cette etrange reine de France qui court si drolement le guilledou, vous entendriez les protestations indignees de la salle. J'ose meme dire que plus ils ont charge cette figure de crimes, et plus ils l'ont rendue acceptable. Au dela d'une certaine limite, lorsqu'il entre dans la fable, le mal est un plaisir dont la foule se regale. Mettez une bourgeoise qui trompe son mari un peu crument, le public se fachera, parce qu'il sentira que cela est vrai. Un hasard a voulu que la Comedie-Francaise eut repris le _Chandelier_, juste une semaine avant la reprise de la _Tour de Nesle_. Eh bien! l'adorable comedie d'Alfred de Musset a ete froidement ecoulee. Cela est un fait, et la critique, pour l'expliquer, a du s'en prendre a la nouvelle distribution. On a trouve Clavaroche insupportable de brutalite et de fatuite soldatesques. Fortunio a paru sournois et vicieux. Quant a Jacqueline, elle est surement une gredine de la pire espece; elle se donne sans amour, elle se prete a un jeu cruel et finit par changer d'amant comme on change de chemise. Quels personnages! quelles moeurs! Ah! vraiment, c'est a faire saigner le coeur des honnetes ecrivains, ce public froid et scandalise, qui affecte de ne pas comprendre! Quoi de plus profondement humain que cette histoire, dont on trouverait les elements dans notre vieille et franche litterature! Une femme qui trompe son mari, qui abrite ses amours derriere la tendresse tremblante d'un petit clerc, et qui est vaincue a la fin par tant de jeunesse, de devouement et de desespoir: n'est-ce pas le drame de la passion elle-meme, avec une fraicheur de printemps exquise? Musset n'a jamais ete plus railleur ni plus tendre; il a touche la le fond des coeurs. Son oeuvre a le frisson de la vie, le charme d'une analyse de poete. Chaque scene ouvre un monde. On ne sort pas du theatre l'ame et la tete vides, car on emporte un coin d'humanite avec soi, sur lequel on peut rever indefiniment. Mais je n'ai point a louer le _Chandelier_. Je desire seulement poser cote a cote Marguerite de Bourgogne et Jacqueline. Aupres de la reine parricide et incestueuse, mettez la bourgeoise qui trompe simplement son mari, et demandez-vous pourquoi la seconde revolte une salle, tandis que la premiere fait le regal du public. C'est que Jacqueline n'est pas en carton, c'est qu'elle est la femme tout entiere. On la sent vivre dans ses froides coquetteries, dans la facon dont elle joue de son mari, surtout dans cet eclat de passion qui l'anime et la transfigure au denouement. Elle vit: des lors, elle est indecente. Voila ce que je voulais demontrer. Que la _Tour de Nesle_ reste dans notre musee dramatique, comme l'expression curieuse de l'art d'une epoque, je l'accorde volontiers. Mais que l'on dise aux jeunes auteurs: "Faites-nous des _Tour de Nesle_," c'est ce que je me permets de trouver tres facheux. Certes, il n'est pas un ecrivain qui ne prefererait avoir fait le _Chandelier_. Cette comedie peut manquer completement de mecanique dramatique, elle n'en a pas moins l'eternelle jeunesse; elle vivra toujours, aussi fraiche, lorsque la _Tour de Nesle_ sera, depuis longtemps, mangee par la poussiere des cartons. A quoi sert donc la fameuse mecanique, que l'on pretend si faussement indispensable, puisqu'elle ne peut pas faire vivre une piece et qu'une piece peut vivre sans elle? Le theatre est libre. IV On tolere toujours une reprise; si certaines scenes ont vieilli, si l'on est blesse par de monstrueuses invraisemblances, si l'on s'ennuie, on en est quitte pour dire: "Dame! la piece date de trente ans, il faut tenir compte des epoques et accepter les modes du temps passe." On en arrive, en faisant ainsi la part des engouements d'autrefois, a supporter des choses qu'on refuserait violemment aujourd'hui. Pour une piece nouvelle, on se montre impitoyable; elle interesse ou elle n'interesse pas; personne ne lui fait credit, et l'indifference se produit tout de suite autour d'elle, si elle ne passionne pas le public. Voila pourquoi le theatre de la Porte-Saint-Martin, dont les traditions sont d'exploiter le drame historique, se trouve reduit a vivre de reprises. Les quelques drames historiques qu'il a essaye de donner ont echoue. Les auteurs eux-memes me paraissent pris de peur; ils sentent que le gout du public n'est plus la, ils n'ont aucune envie de perdre leur temps et de risquer encore une chute. Alors, pour ne pas mentir a son enseigne, pour vivre d'ailleurs et boucher des trous qu'il ne sait comment combler, le theatre est bien force de fouiller les vieux cartons et de tirer quelques recettes des grands succes d'autrefois. Les chefs-d'oeuvre du genre reparaissent ainsi periodiquement. On n'a pas invente une formule neuve de drame, on vivote comme on peut avec les vieux habits et les vieux galons du repertoire romantique. Telle est la situation exacte, et je crois que personne ne peut me dementir. Seulement, on ne semble pas s'apercevoir d'une chose, c'est qu'on acheve de tuer le genre historique, tel que Dumas et ses collaborateurs l'ont cree, en faisant de la sorte servir leurs drames a boucher des trous. Ces drames passent a l'etat d'oeuvres classiques, d'oeuvres mortes, puisqu'elles restent des types dont on ne peut plus tirer des copies. Les reprises, d'ailleurs, ne sauraient etre eternelles. Apres les _Trois Mousquetaires_, la _Reine Margot_; apres la _Reine Margot_, le _Chevalier de Maison-Rouge_. Je consens a ce que toute la serie y passe, mais ensuite on ne recommencera sans doute pas. Il faut que notre generation produise. Quand on aura use toutes les anciennes pieces, quand on aura compris que le cadre en est demode et que decidement le public n'en veut plus, l'heure arrivera enfin ou tout le monde sentira la necessite d'une nouvelle forme de drame. C'est cette heure-la qui ne saurait tarder a sonner, selon moi. Je ne dis pas autre chose depuis longtemps. J'estime que la defense d'une idee juste suffit a la bonne volonte d'un homme. On me prete je ne sais quelles theories revolutionnaires en art, qui, en tous cas, seraient des theories purement personnelles. Depuis que je vais assidument dans les theatres, je constate qu'il y regne un grand malaise, que les directeurs, les auteurs, le public lui-meme sont inquiets et ne savent ce qu'ils veulent; je me persuade de plus en plus que, les anciennes formules ayant fait leur temps, il serait bon de trouver un nouveau drame au plus vite. C'est ce que je repete chaque jour, rien deplus. Maintenant, personnellement, je vois l'avenir dans l'ecole naturaliste; selon moi, pour de nombreuses raisons, le mouvement scientifique du siecle doit fatalement gagner les planches. Mais c'est la une opinion particuliere que je defends a mes risques et perils. Le theatre reclame une evolution litteraire, voila une verite indiscutable. Maintenant, que cette evolution se produise dans n'importe quel sens, si elle se produit puissamment, elle me passionnera. La _Reine Margot_, que le theatre de la Porte Saint-Martin vient de reprendre, ne me fera pas regretter, je l'avoue, le genre dit historique. Le sens de ces grandes machines me manque decidement. Certes, je suis tres sensible a l'ampleur du cadre, je trouve excellente cette coupure du drame en douze ou treize tableaux; cela permet de multiplier les decors, de promener l'action partout, de donner de la vie et de la mobilite a l'oeuvre. Mais quel etrange emploi d'un cadre aussi vaste! Il semble que les auteurs n'aient profite de l'elargissement du cadre que pour y elargir des mensonges. Un grand opera serre a coup sur la verite de plus pres. Que voulez-vous? l'illusion ne se produit pas pour moi, et des lors je ne puis gouter aucun plaisir. Il m'est impossible d'empecher ma raison de fonctionner. Dans les endroits les plus pathetiques, ce sont des reflexions, des revoltes du bon sens, qui me gatent absolument les meilleures scenes. Pourquoi tel personnage fait-il cela? pourquoi tel autre dit-il ceci? c'est ridicule, c'est pueril, et le reste. Je passe les soirees, dans mon fauteuil, a couver de grosses coleres, lorsque naturellement je ne demanderais pas mieux que de m'amuser en digne bourgeois. Une scene vraie arrive-t-elle, je suis pris tout entier, et je sens bien que la salle est prise comme moi. La verite est donc la grande force au theatre, la seule force qui impose l'illusion complete, qui donne a l'art dramatique l'intensite, du reel. Et je ne demande pas autre chose, je demande a ce qu'on me prenne tout entier, sans laisser a ma raison le loisir de critiquer en moi mon emotion, a mesure qu'elle voudrait naitre. Toute la theorie du theatre est la. La _Reine Margot_ est d'un art absolument inferieur. J'y vois une exhibition, un carnaval historique, pas davantage; cela pourrait tres bien se jouer dans une baraque de foire, si la baraque avait les dimensions convenables. Mais, ceci pose, il est evident que l'oeuvre a ete fabriquee par des mains habiles, qu'elle contient meme quelques scenes puissantes, ou l'on reconnait la griffe d'Alexandre Dumas, cet inepuisable conteur d'une invention si extraordinaire. Je vais tacher d'indiquer ce qui me plait et ce qui me deplait. J'ai beaucoup entendu vanter l'exposition, la rencontre de Coconnas et de La Mole, le soir meme de la Saint-Barthelemy, leur combat, la fuite de La Mole jusque dans la chambre de la reine Marguerite, enfin le roi Charles IX tirant un coup d'arquebuse par une des fenetres du Louvre. C'est une course, un pietinement, une bousculade a travers trois tableaux. Beaucoup de bruit, des corteges, des coups de fusil, du mouvement a coup sur, mais de la vie, pas le moins du monde! Il ne faut pas confondre la vie avec le mouvement. Je suis certain qu'un simple tableau, largement concu, poserait beaucoup mieux la Saint-Barthelemy que ce tourbillon de gens qui se precipitent, sans que nous ayons le temps de faire connaissance avec eux. Il y a simplement la un interet de bruit, une enfilade de scenes destinees a agir sur le gros public. C'est l'art des treteaux, avec les ressources de la mise en scene moderne. Je ne parle pas de la verite. Une des choses qui m'ont le plus stupefie, c'a ete de voir une troupe de gardes, les gardes de la duchesse de Nevers, passer par la chambre a coucher de la reine de Navarre. La duchesse traverse la chambre, il est vrai; mais est-il acceptable que les gardes la traversent aussi? Je me demande encore ce que ces gardes font la. Une chose bien etrange aussi, c'est la facon dont le roi tire sur le peuple. Il dirige d'abord son arme sur Henri de Navarre, puis reculant pour ne pas ceder a une pensee criminelle, il s'ecrie: "Il faut pourtant que je tue quelqu'un!" Et il tire par la fenetre. Remarquez que le Charles IX du drame est un personnage sympathique; les auteurs ne lui ont donne que cet acces de ferocite, pour utiliser la legende: c'est un placage visible, d'un effet qui consterne. Le pis est qu'on charge si fortement l'arquebuse, afin d'emouvoir la salle sans doute, que le roi a l'air de tirer un coup de canon. La partie la plus puissante du drame est l'empoisonnement de Charles IX, a l'aide d'un livre de chasse, dont Catherine de Medicis a trempe les pages dans une solution d'arsenic et qu'elle destinait a Henri de Navarre. La fatalite vengeresse veut que la mere tue ainsi son propre fils. Ajoutez que le duc d'Alencon, le frere du roi, surprenant celui-ci en train de s'empoisonner, en mouillant son doigt afin de tourner les pages, le laisse tranquillement continuer, jugeant l'occasion bonne pour monter sur le trone. Une famille interessante, vraiment! A ce propos, je faisais une reflexion. Pourquoi, au theatre, permet-on tous les crimes dans les familles royales? Le theatre classique nous montre les rois grecs s'egorgeant entre eux avec la plus belle facilite du monde. Les drames romantiques abusent aussi des rois chenapans. Dans les drames bourgeois, au contraire, les trop gros crimes indignent la salle. Sans doute, il faut porter couronne pour etre un gredin a son aise. Je ne parle toujours pas de verite. Rien n'est plus comique, au fond, que ce roi empoisonne qui se promene encore dans une demi-douzaine de tableaux, avec des acces de coliques de temps a autre. Il finit par savoir qu'il a de l'arsenic dans le corps, et Rene, un savant medecin, lui ayant dit qu'il n'y avait rien a faire, il ne fait rien pour lutter contre la mort. Cela est inacceptable, l'arsenic est un poison que l'on combat parfaitement. J'ai ete obsede par cette idee pendant toute la deuxieme partie du drame: "Mais pourquoi Charles IX n'est-il pas dans son lit?" C'est un souci vulgaire, une preoccupation bourgeoise, je le sais; mais je ne puis rien contre les habitudes de mon esprit. Lisez donc _Madame Bovary_, voyez comment on meurt par l'arsenic, vous me direz ensuite si Charles IX n'est pas tres drole. Non seulement aucun des symptomes n'est observe, mais encore il est impossible que le roi ne se mette pas entre les mains des medecins, en leur disant de tenter quand meme la guerison. Les personnages de Coconnas et de La Mole, qui ont fait autrefois le succes du drame, sont des silhouettes enluminees de tons vifs pour les spectateurs peu lettres. D'ailleurs, la partie purement romanesque tient fort peu de place, et l'on regrette l'histoire, cette Marguerite si belle, que tout son siecle a adoree. Comme elle est reduite la-dedans a un role de poupee vulgaire! Elle, la savante, la spirituelle, l'amoureuse, c'est a peine si elle est un rouage dans cette machine dramatique. Tout se rapetisse et s'aplatit. On dirait un theatre mecanique. Le plus grand defaut de ces vastes pieces populaires, decoupees dans des romans, c'est de reduire ainsi les personnages les plus importants a des emplois d'utilites; il ne reste guere que de la figuration; toute la chair de l'oeuvre s'en va pour ne laisser voir que la carcasse. D'autre part, on ne comprend plus que difficilement, on doit sans cesse suppleer a ce que les heros n'ont pas le temps de nous dire. Le succes de la _Reine Margot_ a ete tres vif autrefois, et il est possible que la reprise soit fructueuse. Sans doute, pour gouter une oeuvre pareille il faut une naivete d'impressions que je n'ai plus. Si je pouvais retrouver mes seize ans, mes durs commencements de jeune homme, et reprendre une place en haut, a une des galeries, je serais sans doute moins severe. Mais trop d'etudes ont passe sur moi, trop d'analyse et trop d'observation, pour que je puisse me plaire a une oeuvre qui m'ennuie par sa puerilite et qui me fache par ses mensonges. Je suis meme d'avis que, si le peuple s'amuse a un pareil spectacle, on devrait l'en sevrer, car il ne peut qu'y fausser son jugement et y desapprendre notre histoire nationale. V La reprise du _Batard_, a la Porte-Saint-Martin, vient de remettre pour un instant en lumiere la figure d'Alfred Touroude. Il paraissait bien oublie; la mort, en une seule annee, l'avait pris tout entier, et il a fallu le chomage des grosses chaleurs, l'embarras des critiques qui ne savent comment emplir leurs articles, pour ressusciter cet auteur dramatique deja couche dans le neant. La mort d'Alfred Touroude a ete un deuil pour ses amis. Mais l'art n'avait deja plus a pleurer en lui, malgre sa jeunesse, un talent dans la fleur de ses promesses. Il est peu d'exemples d'une carriere si courte et si bornee. Acclame a ses debuts, il avait prouve son impuissance, des sa troisieme ou quatrieme piece. Il decourageait ceux qui esperaient en son temperament, il montrait de plus en plus l'impossibilite radicale ou il etait de mettre debout une oeuvre litteraire. Chaque nouveau pas etait une chute. Quand il est mort, a moins d'un de ces prodiges de souplesse dont sa nature brutale ne semblait guere capable, on n'osait plus attendre de lui une de ces oeuvres completes et decisives qui classent un homme. Et veut-on savoir ou etait sa plaie, a mon sens? Il ne savait pas ecrire, il fabriquait ses pieces comme un menuisier fabrique une table, a coups de scie et de marteau. Son dialogue etait stupefiant de phrases incorrectes, de tournures ampoulees et ridicules. Et il n'y avait pas que le style qui montrat le plus grand dedain de l'art, la contexture des pieces elle-meme indiquait un esprit depourvu de litterature, incapable d'un arrangement equilibre de poete. Il faisait en un mot du theatre pour faire du theatre, comme certains critiques veulent qu'on en fasse, sans se soucier d'autre chose que de la mecanique theatrale. Quel exemple plein d'enseignements, si les critiques en question voulaient bien etre logiques! Je leur ai entendu dire que Touroude avait le don, c'est-a-dire qu'il apportait ce metier du theatre, sans lequel, selon eux, on ne saurait ecrire une bonne piece. Un joli don, en verite, si ce don conduit aux derniers drames de Touroude! On voit par lui a quoi sert de naitre auteur dramatique, lorsqu'on ne nait pas en meme temps ecrivain et poete. Il serait grand temps de proclamer une verite: c'est qu'en litterature, au theatre comme dans le roman, il faut d'abord aimer les lettres. L'ecrivain passe le premier, l'homme de metier ne vient qu'au second rang. Je retombe ici dans l'eternelle querelle. Notre critique contemporaine a fait du theatre un terrain ferme ou elle admet les seuls fabricants, en consignant a la porte les hommes de style. Le theatre est ainsi devenu un domaine a part, dans lequel la litterature est simplement toleree. D'abord, sachez-fabriquer une machine dramatique selon le gout du jour; ensuite, ecrivez en francais si vous pouvez, mais cela n'est pas absolument necessaire. Meme cela gene, car il est passe en axiome qu'un ecrivain de race est un geneur sur les planches; les directeurs se sauvent, les acteurs sont paralyses, jusqu'au pompier de service qui sourit avec mepris! Il n'y a qu'en France, a coup sur, qu'on se fait une si etrange idee du theatre. Et encore cette idee date-t-elle uniquement de ce siecle. Notre critique a rabaisse la question au point de vue des besoins de la foule. Il faut des spectacles, et l'on a imagine une formule expeditive pour fabriquer des spectacles qui puissent plaire au plus grand nombre. De cette maniere, notre critique s'occupe seulement de la fabrication courante, des pieces qui alimentent, au jour le jour, nos scenes populaires, de cette masse enorme d'oeuvres de camelote destinees a vivre quelques soirees et a disparaitre pour toujours. La necessite du metier est nee de la. Le pis est que la critique veut ramener au metier les ecrivains d'esprit libre qui cherchent ailleurs et veulent devant eux le champ vaste des compositions originales. Cherchez dans notre histoire litteraire, vous ne trouverez pas ce mot de metier avant Scribe. C'est lui qui a invente l'article Paris au theatre, les vaudevilles bacles a la douzaine d'apres un patron connu. Est-ce que Moliere savait "le metier"? On l'accuse aujourd'hui de ne jamais avoir trouve un bon denouement. Est-ce que Corneille se doutait de la facon compliquee dont on doit charpenter une oeuvre dramatique? Le pauvre grand homme disait simplement et fortement ce qu'il avait a dire, ses tragedies etaient de purs developpements litteraires. Il y a plus, tout ce qui vit au theatre, tout ce qui reste, c'est le morceau de style, c'est la litterature. Notre theatre classique, Moliere, Corneille, Racine, est un cours de grammaire et de rhetorique. Certes, personne ne s'avise de celebrer l'habilete de la charpente, tandis que tout le monde se recrie sur les beautes du style. Un exemple plus frappant encore est celui du _Mariage de Figaro_. La, Beaumarchais a ete habile, complique, savant dans la facon de nouer et de denouer sa piece. Mais qui songe aujourd'hui a lui faire un honneur de sa science? L'adresse du metier est devenue le petit cote de la piece, les passages celebres sont les tirades de Figaro, l'au dela litteraire et philosophique de l'oeuvre. Et l'on pourrait continuer cette revue. J'ai souvent demande aux critiques de bonne foi de m'indiquer une piece que le seul metier du theatre ait fait vivre. Quant a moi, je leur en citerai une douzaine, auxquelles l'art d'ecrire a souffle une eternelle vie. Ne prenons que les adorables proverbes de Musset. La fantaisie y tient lieu de science, les scenes s'en vont a la debandade dans le pays du bleu, la poesie s'y moque des regles. N'est-ce pas la pourtant du theatre exquis, autrement serieux au fond que le theatre bien charpente? Quel est l'auteur qui n'aimerait pas mieux avoir ecrit _On ne badine pas avec l'amour_, que telle ou telle piece, inutile a nommer, balie solidement selon les regles du theatre contemporain? J'ai toujours ete tres etonne qu'un public lettre ne se contentat pas au theatre d'une belle langue, d'une composition litteraire developpee par un poete ou par un penseur. Au dix-septieme siecle, on discutait les vers d'une tragedie, la philosophie et la rhetorique de l'oeuvre, sans demander a l'auteur s'il avait, oui ou non, Je don du theatre. Est-il donc si difficile de passer une soiree dans un fauteuil, a ecouter de la belle prose, savamment ecrite, et a regarder une action qui se deroule selon le caprice de l'ecrivain? Que cette action aille a gauche ou a droite, qu'importe! Elle peut meme cesser tout a fait, l'art reste, qui suffit a passionner. Avec un poete, avec un penseur, on ne saurait s'ennuyer, on le suit partout, certain de pleurer ou de rire. Mais non, les choses ont change. On ne s'asseoit plus que bien rarement dans un fauteuil pour gouter un plaisir litteraire. En dehors du style, en dehors des peintures humaines, on demande les secousses d'une intrigue. On s'est habitue a la recreation d'un spectacle mouvemente, la routine est venue, les pieces qui sortent du patron adopte paraissent ennuyeuses ou bizarres. Et ce n'est pas seulement le gros public qui a besoin aujourd'hui de ces parades de foire, le public delicat lui-meme a ete atteint et reclame des oeuvres amusantes comme des histoires de revenants ou de voleurs. La litterature ne suffit plus, elle fait bailler. Ajoutez a cela notre esprit latin, notre besoin de symetrie, et vous comprendrez comment le theatre est devenu chez nous un probleme d'arithmetique, une maniere d'accommoder un fait, de la meme facon qu'on resout une regle de trois. Un code a ete ecrit, les auteurs dramatiques sont devenus des arrangeurs, se moquant de la verite, de la litterature et du bon sens. Alfred Touroude est donc, selon moi, une victime du metier. La critique, en declarant solennellement qu'il avait le don, l'a gonfle d'un orgueil immense. Des lors, il s'est cru le maitre du theatre, il s'est enfonce dans les sujets les plus etranges, il s'est imagine qu'il lui suffisait de charpenter un fait pour composer un chef-d'oeuvre. Je me souviens du premier acte de _Jane_. Cela etait tres saisissant, en effet. Une femme venait d'etre violee. La toile se levait, et on la voyait evanouie apres l'attentat, revenant lentement a elle, avec l'horreur du souvenir qui s'eveillait. Puis, lorsque son mari entrait, elle lui disait tout, dans une scene tres puissante. Mais comme cela etait gate par la langue, comme l'auteur tirait un pauvre parti de la situation, uniquement parce qu'il ne savait pas la developper! Donnez ce premier acte a un ecrivain, el vous verrez quel tableau complet il en fera. Cela deviendra une tragedie eternelle de verite et de beaute. La conclusion est aisee. Touroude ne vivra pas, parce qu'il n'a pas ete ecrivain. Le don du theatre n'est rien sans le style. Il peut arriver qu'une piece solidement fabriquee ait un succes; mais ce succes est une surprise et ne saurait durer, si la piece manque de merite litteraire. VI On se souvient du succes obtenu autrefois par _Jean la Poste_, le gros melodrame de M. Dion Boucicault, adapte a la scene francaise par M. Eugene Nus. L'Ambigu a repris dernierement ce melodrame. Je ne le connaissais pas, j'ai donc pu le juger dans toute la fraicheur d'une premiere impression. Eh bien! mon sentiment, pendant les dix tableaux, a ete un sentiment de grande tristesse. Je trouve absolument facheux que, sous pretexte de lui plaire, on serve au peuple des oeuvres d'un art si inferieur, ou la verite est blessee a chaque scene, ou l'on ne saurait sauver au passage dix phrases justes et heureuses. Je comprends d'ailleurs tres bien le succes d'une pareille machine. Rien n'est plus touchant que l'intrigue: cette Nora se laissant accuser de vol pour sauver un proscrit, un noble dont elle est la soeur naturelle, et ce Jean se devouant pour sa fiancee Npra, prenant le vol a son compte, se faisant condamner a etre pendu. Cela remue les plus beaux sentiments: l'amour, l'abnegation, le sacrifice. Ajoutez que le traitre Morgan est precipite dans la mer au denoument, tandis que Jean peut enfin consommer son mariage en brave et honnete garcon. Et le succes a d'autres raisons encore: deux tableaux sont tres vivants, tres bien mis en scene; celui de la noce irlandaise, avec ses fleurs et ses couplets alternes, et celui du conseil de guerre, ou le public joue un role si familier et si bruyant. Enfin, il y a le decor machine de la fin: Jean s'echappant de son cachot, montant le long de la tour pour rejoindre Nora qui chante sur la plate-forme; puis la vue de la mer immense, avec la trainee lumineuse de la lune. Voila, certes, des elements d'emotion nombreux et puissants. Je suis sans doute trop difficile; car, tout en m'expliquant la grande reussite d'une oeuvre semblable, je persiste a en etre triste et a souhaiter pour les spectateurs des petites places, qu'on entend evidemment flatter, des oeuvres d'une verite plus virile et d'une qualite litteraire plus elevee. Pour moi, je lache le mot, un pareil drame n'est qu'une parade. Les interpretes sont fatalement des queues-rouges qui grimacent des rires ou des larmes. Cela n'est pas meme mauvais, cela n'existe pas. Les jours de rejouissances publiques, on dresse des theatres militaires sur l'esplanade des Invalides, ou des soldats representent des batailles. Eh bien! _Jean-la-Posle_, ou tout autre melodrame de ce genre, pourrait etre ainsi represente. La piece gagnerait meme a etre mimee, car on eviterait ainsi une depense exageree de mauvais style. Les acteurs n'auraient qu'a mettre la main sur leur coeur pour confesser leur amour. Je connais des pantomimes qui en disent certainement plus long sur l'homme que l'oeuvre de M. Dion-Boucicaut: Pierrot est plus profond que Jean, son heros, et Colombine est plus femme que sa Nora. Ce qui me consterne, dans un drame pretendu populaire, ce sont les peintures de surface, les personnages plantes comme des mannequins, le mensonge continu, etale, triomphant. Entre un theatre forain et un grand theatre des boulevards, il n'y a, a mes yeux, qu'une difference de bonne tenue. Je causais justement de ces choses, et l'on me repondait que le succes de la Porte-Saint-Martin etait dans ces pieces grossierement enluminees, faites pour les treteaux. Est-ce bien vrai? Est-il absolument necessaire, par exemple, qu'un certain major, dans _Jean-la-Poste_, ait une attitude de pieu coiffe d'un chapeau galonne? Est-il necessaire que Jean parle comme un poete incompris, en phrases fleuries qui sont le comble du ridicule dans la bouche d'un cocher? Est-il necessaire que chaque personnage enfin soit tout bon ou tout mauvais, sans la moindre souplesse? Je ne le crois pas. Notre theatre populaire est dans l'enfance, voila la verite. On raconte au peuple les histoires de fees, les contes a dormir debout, avec lesquels on berce les petits enfants. De la, la simplification des personnages, la vie montree en reve, le mensonge consolant erige en principe. La conception du melodrame, chez nous, est restee dans l'abstraction pure: il ne s'agit pas de peindre les hommes, il s'agit de mettre en jeu des marionnettes, avec une etiquette dans le dos, de facon a leur faire executer des mouvements plus ou moins compliques. C'est la tragedie tombee de l'analyse psychologique a la simple mecanique des evenements. Il y aurait autre chose a faire, j'imagine. Quoi? C'est le secret du dramaturge qui peut surgir demain et donner une nouvelle vie a notre theatre. J'ai voulu exprimer un simple sentiment, celui que tout spectateur delicat emporte de l'audition d'un melodrame. On trouve ce spectacle insuffisant et mediocre, faussant le gout de la foule, l'habituant a une sensiblerie grotesque. Les enfants aiment les pommes vertes, et les pommes vertes leur font du mal. Il doit en etre de meme pour le melodrame, qui indigestionne le public, quand il s'en gorge. La somme de betise qu'on emporte de certains spectacles est incalculable. Quiconque ment, meme dans une bonne intention, est un menteur et cause un prejudice a la verite et a la justice. C'est pourquoi je prefererais une realite plate aux grands mots qui trainent dans les tirades des heros. Maintenant, si notre theatre ne produisait que des oeuvres fortes, cela serait peut-etre genant; il existe un equilibre de sottise, sans lequel les societes trebuchent. FIN TABLE LES THEORIES LE NATURALISME LE DON LES JEUNES LES DEUX MORALES LA CRITIQUE ET LE PUBLIC DES SUBVENTIONS LES DECORS ET LES ACCESSOIRES LE COSTUME LES COMEDIENS POLEMIQUE LES EXEMPLES LA TRAGEDIE LE DRAME LE DRAME HISTORIQUE LE DRAME PATRIOTIQUE LE DRAME SCIENTIFIQUE LA COMEDIE LA PANTOMIME LE VAUDEVILLE LA FEERIE ET L'OPERETTE LES REPRISES End of the Project Gutenberg EBook of Le naturalisme au theatre: les theories et les exemples, by Emile Zola *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NATURALISME AU THEATRE: *** ***** This file should be named 13866.txt or 13866.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/8/6/13866/ Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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