Project Gutenberg's Correspondance, Vol. 2, 1812-1876, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Correspondance, Vol. 2, 1812-1876 Author: George Sand Release Date: October 23, 2004 [EBook #13837] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CORRESPONDANCE, VOL. 2, 1812-1876 *** Produced by Renald Levesque and the PG Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) GEORGE SAND CORRESPONDANCE 1812-1876 II PARIS CALMANN LEVY, EDITEUR. ANCIENNE MAISON MICHEL LEVY FRERES 3, RUE AUBER, 3 1883 CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND CXLVI A MADAME D'AGOULT, A GENEVE La Chatre, 10 juillet 1836. Helas! mon amie, je n'ai point encore plaide en cour royale; par consequent je n'ai ni gagne ni perdu. Il etait question de mon dernier jugement sans doute quand on vous a annonce ma victoire. C'est le 25 juillet seulement que je plaide. Si vous etes a Geneve le 1er aout, vous saurez mon sort, et peut-etre le saurez-vous par moi-meme si j'ai la certitude de vous y trouver. Mais je n'ose l'esperer. Cependant, je reve mon oasis pres de vous et de Franz. Apres tant de sables traverses, apres avoir affronte tant d'orages, j'ai besoin de la source pure et de l'ombrage des deux beaux palmiers du desert. Les trouverai-je? Si vous ne devez pas etre a Geneve, je n'irai pas. J'irai a Paris voir l'abbe de Lamennais et deux ou trois amis veritables que je compte, entre mille amities _superficielles_, dans la "Babylone moderne". Avez-vous vu, pour parler comme Obermann, la lune monter sur le Velan? Que vous etes-heureux, chers enfants, d'avoir la Suisse a vos pieds pour observer toutes les merveilles de la nature! Il me faudrait cela pour ecrire deux ou trois chapitres de _Lelia_, car je refais _Lelia_, vous l'ai-je dit? Le poison qui m'a rendu malade est maintenant un remede qui me guerit. Ce livre m'avait precipitee dans le scepticisme; maintenant, il m'en retire; car vous savez que la maladie fait le livre, que le livre empire la maladie, et de meme pour la guerison. Faire accorder cette oeuvre de colere avec une oeuvre de mansuetude et maintenir la plastique ne semble guere facile au premier abord. Cependant les caracteres donnes, si vous en avez garde souvenance, vous comprendrez que la sagesse ressort de celui de Trenmor, et l'amour divin de celui de Lelia.--Le pretre borne et fanatique, la courtisane et le jeune homme faible et orgueilleux seront sacrifies. Le tout a l'honneur de _la morale_; non pas de la morale des epiciers, ni de celle de nos salons, ma belle amie (je suis sure que vous n'en etes pas dupe), mais d'une morale que je voudrais faire a la taille des etres qui vous ressemblent, et vous savez que j'ai l'ambition d'une certaine parente avec vous a cet egard. Se jeter dans le sein de mere Nature; la prendre reellement pour _mere_ et pour _soeur_; retrancher stoiquement et religieusement de sa vie tout ce qui est vanite satisfaite; resister opiniatrement aux orgueilleux et aux mechants; se faire humble et petit avec les infortunes; pleurer avec la misere du pauvre et ne pas vouloir d'autre consolation que la chute du riche; ne pas croire a d'autre Dieu que celui qui ordonne aux hommes la justice, l'egalite; venerer ce qui est _bon_; juger severement ce qui n'est que _fort_; vivre de presque rien, donner presque tout, afin de retablir l'egalite primitive et de faire revivre l'institution divine; voila la religion que je proclamerai dans mon petit coin et que j'aspire a precher a mes douze apotres sous le tilleul de mon jardin. Quant a l'amour, on en fera un livre et un cours a part. _Lelia_ s'expliquera sous ce rapport d'une maniere generale assez concise et se rangera dans les exceptions. Elle est de la famille des esseniens, compagne des palmiers, _gens solitaria_, dont parle Pline. Ce beau passage sera l'epigraphe de mon troisieme volume, c'est celle de l'automne de ma vie.--Approuvez-vous mon plan de livre?--Quant au plan de vie, vous n'etes pas competente, vous etes trop heureuse et trop jeune pour aller aux rives salubres de la mer Morte (toujours Pline le Jeune), et pour entrer dans cette famille, _ou personne ne nait, ou personne ne meurt_, etc. Si je vous trouve a Geneve, je vous lirai ce que j'ai fait, et vous m'aiderez a refaire mes levers de soleil, car vous les avez vus sur vos montagnes cent fois plus beaux que moi dans mon petit vallon. Ce que vous me dites de Franz me donne une envie vraiment maladive et furieuse de l'entendre. Vous savez que je me mets sous le piano quand il en joue. J'ai la fibre tres forte et je ne trouve jamais des instruments assez puissants. Il est, au reste, le seul artiste du monde qui sache donner l'ame et la vie a un piano. J'ai entendu Thalberg a Paris. Il m'a fait l'effet d'un bon petit enfant bien gentil et bien sage. Il y a des heures ou Franz, en s'amusant, badine comme lui sur quelques notes pour dechainer ensuite les elements furieux sur cette petite brise. Attendez-moi, pour l'amour de Dieu! Je n'ose pourtant pas vous en prier; car l'Italie vaut mieux que moi. Et je suis un triste personnage a mettre dans la balance pour faire contre-poids a Rome et au soleil. J'espere un peu que l'excessive chaleur vous effrayera et que vous attendrez l'automne. Etes-vous bien accablee de cette canicule? Peut-etre ne menez-vous cas une vie qui vous y expose souvent. Moi, je n'ai pas l'esprit de m'en preserver. Je pars a pied a trois heures du matin, avec le ferme propos de rentrer a huit; mais je me perds dans les trames, je m'oublie au bord des ruisseaux, je cours apres les insectes et je rentre, a midi dans un etat de torrefaction impossible a decrire. L'autre jour, j'etais si accablee, que j'entrai dans la riviere tout habillee. Je n'avais pas prevu ce bain, de sorte que je n'avais pas de vetements _ad hoc_. J'en sortis mouillee de pied en cap. Un peu plus loin, comme mes vetements etaient deja secs et que j'etais encore baignee de sueur, je me replongeai de nouveau dans l'Indre. Toute ma precaution fut d'accrocher ma robe a un buisson et de me baigner en peignoir. Je remis ma robe par-dessus, et les rares passants ne s'apercurent pas dela singularite de mes _draperies_. Moyennant trois ou quatre bains par promenade, je fais encore trois ou quatre lieues a pied, par trente degres de chaleur, et quelles lieues! Il ne passe pas un hanneton que je ne courre apres. Quelquefois, toute mouillee et vetue, je me jette sur l'herbe d'un pre au sortir de la riviere et je fais la sieste. Admirable saison qui permet tout le bien-etre de la vie primitive. Vous n'avez pas d'idee de tous les reves que je fais dans mes courses au' soleil. Je me figure etre aux beaux jours de la Grece. Dans cet heureux pays que j'habite, on fait souvent deux lieues sans rencontrer une face humaine. Les troupeaux restent seuls dans les paturages bien clos de haies magnifiques. L'illusion peut donc durer longtemps. C'est-un de mes grands amusements, quand je me promene un peu au loin dans des sentiers que je ne connais pas, de m'imaginer que je parcours un autre pays avec lequel je trouve de l'analogie. Je me souviens d'avoir erre dans les Alpes et de m'etre crue en Amerique durant des heures entieres. Maintenant, je me figure l'Arcadie en Berry. Il n'est pas une prairie, pas un bouquet d'arbres qui, sous un si beau soleil, ne me semble arcadien tout a fait. Je vous enseigne tous mes secrets de bonheur. Si quelque jour (ce que je ne vous souhaite pas et ce a quoi je ne crois pas pour vous) vous etes _seule_, vous vous souviendrez de mes "promenades" _esseniennes_. Peut-etre trouverez-vous qu'il vaut mieux s'amuser a cela qu'a se bruler la cervelle, comme j'ai ete souvent tentee de le faire en entrant au _desert_. Avez-vous de la force physique? C'est un grand point. Malgre cela, j'ai des acces de spleen, n'en doutez pas; mais je resiste et je prie. Il y a maniere de prier. Prier est une chose difficile, importante: C'est la fin de l'homme moral. Vous ne pouvez pas prier, vous. Je vous en defie, et, si vous pretendiez que vous le pouvez, je ne vous croirais pas. Mais j'en suis au premier degre, au plus faible, au plus imparfait, au plus miserable echelon de l'escalier de Jacob; Aussi je prie rarement et fort mal. Mais, si peu et si mal que ce soit; je sens un avant-gout d'extases infinies et de ravissements semblables a ceux de mon enfance quand je croyais voir la Vierge, comme une tache blanche, dans un soleil qui passait au-dessus de moi. Maintenant, je n'ai que des visions d'etoiles; mais je commence a faire des reves singuliers. A propos, savez-vous le nom de toutes les etoiles de notre hemisphere? Vous devriez bien apprendre l'astronomie pour me faire comprendre une foule de choses que je ne peux pas transporter de notre sphere a la voute de l'immensite. Je parie que vous la savez a merveille, ou que, si vous voulez, vous la saurez dans huit jours. Je suis desesperee du manque total d'intelligence que je decouvre en moi pour une foule de choses, et precisement pour des choses que je meurs d'envie d'apprendre. Je suis venue a bout de bien connaitre la carte celeste sans avoir recours a la sphere. Mais, quand je porte les yeux sur cette malheureuse boule peinte, et que je veux bien m'expliquer le grand mecanisme universel, je n'y comprends plus goutte. Je ne sais que des noms d'etoiles et de constellations. C'est toujours une tres bonne chose pour le sens poetique. On apprend a comprendre la beaute des astres par la comparaison. Aucune etoile ne ressemble a une autre quand on y fait bien attention. Je ne m'etais jamais doutee de cela avant cet ete. Regardez, pour vous en convaincre, Antares au sud, de neuf a dix heures du soir, et comparez-le avec Arcturus, que vous connaissez. Comparez Vega si blanche, si tranquille, toute la nuit, avec la Chevre, qui s'elance dans le ciel vers minuit et qui est rouge, etincelante, _brulante_ en quelque sorte. A propos d'Antares, qui est le coeur du Scorpion, regardez la courbe gracieuse de cette constellation; il y a de quoi se prosterner. Regardez aussi, si vous avez de bons yeux, la blancheur des Pleiades et la delicatesse de leur petit groupe au point du jour, et precisement au beau milieu de l'aube naissante. Vous connaissez tout cela; mais peut-etre n'y avez-vous pas fait depuis longtemps une attention particuliere. Je voudrais mettre un plaisir de plus dans votre heureuse vie. Vous voyez que je ne suis point avare de mes decouvertes. C'est que Dieu est le maitre de mes tresors. Ecrivez-moi toujours a la Chatre, poste restante. On me fera passer vos lettres a Bourges. Helas! je quitte les nuits etoilees, et les pres de l'Arcadie. Plaignez-moi, et aimez-moi. Je vous embrasse de coeur tous deux et je salue respectueusement l'illustre docteur _Ratissimo_. Vous m'avez fait de vous un portrait dont je n'avais pas besoin. En ce qu'il a de trop modeste, je sais mieux que vous a quoi m'en tenir. En ce qu'il a de vrai, ne sais-je pas votre vie, sans que personne me l'ait racontee? La fin n'explique-t-elle pas les antecedents? Oui, vous etes une grande ame, un noble caractere et un _bon coeur_; c'est plus que tout le reste, c'est rare au dernier point, bien que tout le monde y pretende. Plus j'avance en age, plus je me prosterne devant la bonte, parce que je vois que c'est le bienfait dont Dieu nous est le plus avare. La ou il n'y a pas d'intelligence, ce qu'on appelle bonte est tout bonnement ineptie. La ou il n'y a pas de force, cette pretendue bonte est apathie. La ou il y a force et lumiere, la bonte est presque introuvable; parce que l'experience et l'observation ont fait naitre la mefiance et la haine. Les ames vouees aux plus nobles principes sont souvent les plus rudes et les plus acres, parce qu'elles sont devenues malades a force de deceptions. On les estime, on les admire encore, mais on ne peut plus les aimer. Avoir ete malheureux, sans cesser d'etre intelligent et bon, fait supposer une organisation bien puissante, et ce sont celles-la que je cherche et que j'embrasse. J'ai des _grands hommes_ plein le dos (passez-moi l'expression). Je voudrais les voir tous dans Plutarque. La, ils ne me font pas souffrir du cote humain. Qu'on les taille en marbre, qu'on les coule en bronze, et qu'on n'en parle plus. Tant qu'ils vivent, ils sont mechants, persecutants, fantasques, despotiques, amers, soupconneux. Ils confondent dans le meme mepris orgueilleux les boucs et les brebis. Ils sont pires a leurs amis qu'a leurs ennemis. Dieu nous en garde! Restez bonne, _bete_ meme si vous voulez. Franz pourra vous dire que je ne trouve jamais les gens que j'aime assez niais a mon gre. Que de fois je lui ai reproche d'avoir trop d'esprit! Heureusement que ce trop n'est pas grand'chose, et que je puis l'aimer beaucoup. Adieu, chere; ecrivez-moi. Puissiez-vous ne pas partir! Il fait trop chaud. Soyez sure que vous souffrirez. On ne peut pas voyager la nuit en Italie. Si vous passez le Simplon (qui est bien la plus belle chose de l'univers), il faudra aller a pied pour bien voir, pour grimper. Vous mourrez a la peine! Je voudrais trouver je ne sais quel epouvantail pour nous retarder. CXLVII A. M. SCIPION DU ROURE, AUX BAINS DE LUCQUES Bourges, 18 juillet 1836. Madame Sand a dit a M. George tout ce que vous avez de bienveillance et de sympathie pour lui. Madame Sand est une bete que je ne vous engage pas a connaitre et qui vous ennuierait mortellement; mais George est un excellent garcon, plein de coeur et de reconnaissance pour ceux qui veulent bien l'aimer. Il sera heureux de serrer la main d'un ami inconnu, et, comme il a assez bonne opinion de lui-meme, il est tres dispose a trouver parfaits ceux qui l'acceptent tel qu'il est. Il n'a pas eu dans sa vie d'autre bonheur que l'amitie. Tout le reste lui a manque. Tout ce qui reussit aux autres a mal tourne pour lui. Il s'en console avec les gens qui le comprennent et qui le plaignent sans le sermonner. Vous lui etes recommande par un neveu qu'il aime et qu'il estime, et votre lettre seule eut ouvert son ame a la confiance. Il sera donc heureux de vous recevoir sous son toit quand il aura un toit quelconque. Pour le moment, il plaide contre des adversaires qui lui disputent avec acharnement la maison de ses peres et les caresses de ses enfants. Il espere cependant ouvrir bientot la porte de ce pauvre manoir a ses vieux amis et a ceux qui veulent bien le trouver digne de devenir le leur. Vous n'aurez besoin ni de menthe sauvage, ni de _mesembriantheum_ pour etre accueilli fraternellement. Cependant les fleurs de l'Apennin seront recues avec reconnaissance, comme gage d'amitie et comme souvenir d'un pays aime. R... vous tiendra au courant des evenements qui vont decider de mon sort. Si mon espoir se realise, je passerai les vacances en Berry. Sinon, j'irai en Suisse me distraire de mes deboires et peut-etre vous rencontrerai-je la aussi. J'engagerai notre ami a vous rappeler la bonne promesse que vous me faites. Tout a vous. GEORGE. CXLVIII A M..., REDACTEUR DU _JOURNAL DU CHER_ Bourges, 30 juillet 1836. Monsieur, Je n'aurais pas songe a reclamer contre l'etrange mauvaise foi avec laquelle le _Journal du Cher_ a rendu compte du discours de M. l'avocat general dans le proces en separation qui fait le sujet de votre article. Cette relation a ete transcrite dans d'autres journaux et vous avez ete, comme eux, induit en erreur par l'evidente partialite qui a preside a la redaction premiere. Le journaliste du Cher, apres avoir complaisamment reproduit le plaidoyer de mon adversaire (et, a coup sur, ce n'est pas par amour pour les belles-lettres ni pour l'eloquence), a juge convenable de rendre en trois lignes le discours de M. l'avocat general, discours tres beau, tres impartial et tres touchant, qui a emu le public en ma faveur durant pres de deux heures. Je me propose avec le temps d'ecrire l'histoire de ce proces, interessant et important non a cause de moi, mais a cause des grandes questions sociales qui s'y rattachent et qui ont ete singulierement traitees par mes adversaires, plus singulierement envisagees par la cour royale de Bourges. Je chercherai, devant l'opinion publique, une justice qui ne m'a pas ete rendue, selon moi, par la magistrature, et l'opinion publique prononcera en dernier ressort. Je chercherai cette justice par amour de la justice et pour satisfaire l'invincible besoin de toute ame honnete. Dans cette relation, dont la sincerite pourra etre verifiee par ceux-la memes qu'elle interesse personnellement, je m'efforcerai de rendre l'impression generale du discours de M. Corbin et de rectifier des phrases que le journaliste du Cher n'a certainement pas stenographiees. Je ne croirai pas manquer aux convenances, en donnant toute la publicite possible a des paroles prononcees devant un nombreux auditoire, et recueillies par toutes les femmes, par toutes les meres avec des larmes de sympathie. Je dirai que, si M. l'avocat general a prononce le mot que vous censurez, il ne lui a pas donne le sens qui vous blesse et qu'il a qualifie de noble, de _glorieux_ le sentiment de force et de loyaute qui dicta ma conduite en cette circonstance. M. l'avocat general me pardonnera d'avoir si bonne memoire. Il est le seul de mes juges dont je connaisse et dont j'accepte l'arret. Je vous remercie, monsieur, non des eloges personnels que vous m'accordez dans votre journal, je ne les merite pas; mais de la justice que vous rendez au vrai principe et au vrai sentiment de l'honneur feminin: la sincerite. Je souhaite que ce principe triomphe et je ne me pose pas comme l'heroine de cette cause; je suis simplement l'adepte zele ou l'adherent sympathique de toute doctrine tendant a etablir son regne. A ce titre, votre journal m'interesse vivement. J'y chercherai avec attention la lumiere et la sagesse dont nous avons tous besoin pour savoir jusqu'ou doit s'etendre la liberte de la femme, et, dans un systeme d'amelioration de moeurs, ou doit s'arreter l'indulgence de l'homme. Je ne vous demande ni ne vous interdis la publication de cette lettre; je m'en rapporte a vous-meme pour justifier M. l'avocat general d'une accusation qu'il ne merite pas, et pour le faire de la maniere la plus noble et la plus convenable. Agreez, monsieur, mes cordiales salutations. GEORGE SAND. CXLIX A M. GIRERD, AVOCAT, A NEVERS Paris, 15 aout 1836. Mon bon frere Girerd, J'ai deja plusieurs fois commence a vous repondre sans trouver une heure de liberte pour achever. Ces derniers evenements out mis tant d'activite autour de nous, qu'il n'y a plus moyen de vivre pour son propre compte. Mais comment pouvez-vous imaginer, mon enfant, que l'amitie de Michel[1] se soit refroidie pour vous? l'ayant vu entoure, obsede, ecrase comme il l'a ete tout ce temps et, par-dessus le marche, souvent et gravement indispose; je m'etonne peu qu'il n'ait point eu le temps de vous ecrire. Je lui ai lu votre lettre, que j'ai recue au moment de son depart. Il m'a dit qu'il vous ecrirait de Bourges. Je crains qu'il ne soit malade; car, depuis dix jours, je devrais avoir de ses nouvelles et je n'en ai pas encore. Sa mauvaise sante m'inquiete et m'afflige beaucoup. Je l'ai soigne ici aussi bien que j'ai pu, et je l'ai vu bien souffrir. Nous avons parle de vous tous les jours. Il vous dira, quand vous le reverrez, que je vous aime bien et que, de tous les amis qu'il m'a presentes, vous etes celui pour lequel j'ai eprouve le plus de sympathie. Quand vous reverrai-je? Je vais a la Chatre vers le 22 de ce mois-ci, et, vers le 30, je serai a Geneve. Peut-etre irai-je vous voir a Nevers si cela ne me detourne pas trop de ma route et n'augmente pas ma fatigue d'une maniere trop exorbitante. Je serais si heureuse de connaitre votre femme, votre enfant, votre patrie! Et le cap Sunium! nous avons fait de beaux reves d'amitie, de repos, de bonheur! les realiserons-nous? Ecrivez-moi a la Chatre, poste restante, du 20 au 30. Adieu, bon frere. Embrassez votre femme pour moi; dites-lui que je suis un bon garcon et que je suis bien heureuse de lui inspirer un peu de bienveillance. Peut-etre m'accordera-t-elle de l'amitie si j'ai le bonheur de la connaitre. On fait mon portrait de nouveau: je vous l'enverrai, ou je vous le porterai, ce qui me plairait bien mieux. Tout a vous de coeur. GEORGE. [1] Michel (de Bourges). CL A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS Nohant, 18 aout 1836. Chere maman, J'allais partir pour Paris, au moment ou mon fils est arrive, tout seul comme un homme, et si impatient de me revoir, qu'il n'a pu prendre sur lui de rester un jour de plus a Paris pour vous embrasser. Cependant il en avait l'intention; car, d'apres des reproches que je lui avais adresses a ce sujet, il m'ecrivit, quelques jours avant son arrivee, une lettre que je vous envoie, et ou vous verrez qu'il a de bons sentiments pour vous, malgre sa paresse ou son etourderie. Ce pauvre cher enfant est bien heureux d'etre ici: il joue avec sa soeur et il respire le bon air de la campagne. Il n'a guere envie de retourner a Paris, et ce serait, je crois, les priver l'un et l'autre du meilleur temps de l'annee que de les y ramener avant la fin des vacances. Je pense donc que je n'irai pas avant cette epoque, et, en attendant, nous allons faire un petit voyage dans le Nivernais et dans l'Allier. Ils s'en font une grande fete et je suis bien heureuse de les voir heureux. Nous avons passe ces jours-ci a coller du papier dans mon cabinet de toilette; nous en avons fait une petite piece charmante ou Maurice installe ses joujoux, ses livres et ses crayons. Nous pensons a vous, a votre ardeur, et a votre habilete dans ces grands travaux, a votre bon gout, et a votre passion pour planter des clous. Quant a moi, j'en ai un torticolis effroyable. Je vous envoie une lettre pour Pierret. Engagez-le a me repondre le plus vite possible; car je pars a la fin du mois, pour ma petite tournee. Donnez-moi en meme temps de vos nouvelles, et soignez-vous bien afin de ne m'en donner que de bonnes. Adieu, chere maman; je tombe de fatigue et m'endors en vous embrassant de toute mon ame, ce qui me donnera une bonne nuit, j'en reponds. Maurice vous ecrira directement; aujourd'hui, la lettre est assez grosse. Renvoyez-moi la lettre de Maurice, pour ne pas demembrer ma collection; ce sont mes tresors, j'aime mieux cela que tous les romans du monde. CLI A M. FRANZ LISZT, A GENEVE Nohant, 18 aout 1836. J'ai failli vous arriver le jour du concert. Qu'eussiez-vous dit, si, au milieu du grand morceau brillant de Puzzi-Primo, je fusse entree avec mes guetres crottees et mon sac de voyage, et si je lui eusse frappe sur l'epaule au point d'orgue? Puzzi-Primo ne se fut pas deconcerte, accoutume qu'il est a braver insolemment les regards d'un public infatue de lui; voire d'un public de metaphysiciens, de Genevois. Mais Puzzi-Secondo, moins blase sur le triomphe et moins certain de la douce bienveillance des demoiselles de seize ans, eut fait une exclamation inconvenante, qui n'eut pas ete dans le ton du morceau. J'aurais eu le plus grand plaisir du monde a vous faire manquer votre rentree et a vous faire gacher et massacrer votre finale. J'aurais, la premiere, tire un sifflet, un mirliton, une guimbarde de ma poche, et j'aurais donne au public de metaphysiciens le signal des huees. J'aurais dit: "Messieurs, je suis l'agreable auteur de bagatelles immorales qui n'ont qu'un defaut, celui d'etre beaucoup trop morales pour vous. Comme je suis un tres grand metaphysicien, par consequent tres bon juge en musique, je vous manifeste mon mecontentement de celle que nous venons d'entendre, et je vous prie de vous joindre a moi, pour conspuer l'artiste veterinaire et le gamin musical que vous venez d'entendre cogner miserablement cet instrument qui n'en peut mais." A ce discours superbe, les banquettes auraient plu sur votre tete, et je me fusse retiree fort satisfaite, comme fait Asmodee apres chaque sottise de sa facon. Sans plaisanterie, mes chers enfants, si j'avais eu cent ecus, je partais et j'arrivais a l'heure dite. Pourquoi n'avez-vous pas ouvert une souscription pour me payer la diligence? Je vous declare que, dans six semaines ou deux mois, si vous etes toujours la-bas, j'irai, quelque orage qu'il fasse aux ceux, quelque calme plat qui regne dans mes finances. Vous me nourrirez bien pendant une quinzaine: je fume plus que je ne mange, et ma plus grande depense sera le tabac. Je serais allee vous rejoindre dans le courant du mois, si je n'etais retenue ici par mes affaires. Je prends possession de ma pauvre vieille maison, que le baron veut bien enfin me rendre (ou je vais m'enterrer avec mes livres et mes cochons), decidee a vivre agricolement, philosophiquement et laborieusement, decidee a apprendre l'orthographe aussi bien que M. Planche, la logique aussi bien que feu mon precepteur, et la metaphysique aussi bien que le celebre M. Liszt, eleve de Ballanche, Rodrigues et Senancour. Je veux, en outre, ecrire en coulee et en batarde, mieux que Brard et Saint-Omer, et, si j'arrive jamais a faire au bas de mon nom le parafe de M. Prudhomme, je serai parfaitement heureuse et je mourrai contente. Mais ces graves etudes ne m'empecheront pas d'aller voir de temps en temps mes mioches a Paris, et vous autres, la ou vous serez. Hirondelles voyageuses, je vous trouverai bien, pourvu que vous me disiez ou vous etes, et je serai heureuse pres de vous tant que vous serez heureux pres de moi. Je suis maintenant avec mes enfants dans la chere vallee Noire. J'ai vu madame Liszt la veille de mon depart de Paris. Elle se portail bien et je l'ai embrassee pour son fils et pour moi. J'ai vu une fois Emmanuel, qui m'a chargee de le rappeler a votre amitie et qui m'a questionnee avec interet sur votre compte. On dit que notre cousin Heine s'est petrifie en contemplation aux pieds de la princesse Belgiojoso. Sosthenes[1] est mort, ou il s'est reconnu dans un passage de la lettre imprimee, car je ne I'ai pas revu depuis ce temps-la. Moi, je me porte bien, je suis bete comme une oie. Je dors douze heures, je ne fais rien du tout que coller des devants de cheminee, encadrer des images, collectionner des papillons, ereinter mon cheval, fumer mon narghile, _conter des contes_ a Solange, ecouter du fond d'un nuage de tabac, a travers une croute opaque d'imbecillite et de beatitude, les pitoyables discours facetieux ou politiques de mes douze amis, tous plus betes que moi. De temps en temps, je me leve dans un acces de colere republicaine; mais je m'apercois que cela ne sert a rien, et je me replonge dans mon fauteuil sans avoir rien dit. Au fond, je ne suis pas gaie. Peut-on l'etre, tout a fait, avec sa raison? Non. La gaiete n'est qu'un excitant, comme la pipe et le cafe. L'etre qui en use n'en est ni plus fort ni plus brillant. Tout mon desir est de m'abrutir, de m'appliquer aux occupations les plus simples, aux plaisirs les plus tranquilles et les plus modestes. Je crois que j'en viendrai aisement a bout. La vie active ne m'a jamais eblouie. Elle m'a fait mal aux yeux; mais elle ne m'a pas obscurci la vue. J'espere vieillir en paix avec moi-meme et avec les autres. Bonsoir, mes enfants; soyez benis. A vous! GEORGE. [1] Sosthenes de la Rochefoucauld. CLII A MADAME D'AGOULT, A GENEVE Nohant, 20 aout 1836. _Quoi qu'il arrive_ desormais, et sans aucun pretexte de retard que ma propre mort, je serai a Geneve dans les quatre premiers jours de septembre. Je quitte Nohant le 28, je passe vingt-quatre heures a Bourges, et je me lance par Lyon. Les diligences sont pitoyables et ne vont pas vite. C'est pourquoi je ne puis vous fixer le jour de mon arrivee. Repondez-moi courrier par courrier ou il faut que je descende a Geneve. Nos lettres mettent quatre jours a parvenir. Vous avez le temps juste de me repondre un mot. Nous ferons ce que vous voudrez. Nous irons ou nous nous tiendrons ou vous voudrez. Pourvu que je sois avec vous, c'est tout ce qu'il me faut. Je vous avertis seulement que j'ai mes deux mioches avec moi. S'il m'eut fallu attendre la fin de leurs vacances pour tous aller voir, c'eut ete encore six semaines de retard. Je les emmene donc. Ils sont peu genants, tres dociles, et accompagnes d'ailleurs d'une servante qui vous en debarrassera quand ils vous ennuieront. Si j'ai une chambre, que vous donniez un matelas par terre a Maurice, un meme lit pour ma fille et pour moi nous suffiront. A Paris, nous n'en avons pas davantage quand ils sortent tous deux a la fois. La servante couchera a l'auberge. Quand je voudrai ecrire, si l'envie m'en prend (ce dont j'aime a douter), vous me preterez un coin de votre table. Si toute cette population que je traine a ma suite vous gene, vous nous mettrez tous a l'auberge, que vous m'indiquerez la plus voisine de votre domicile. En attendant, vous me direz ou est ce domicile, car je ne m'en souviens plus, et j'ecris au hasard _Grande Rue_ sur l'adresse, sans savoir pourquoi. Adieu, mes enfants bien-aimes. Je ne retrouverai mes esprits (si toutefois j'ai des _esprits_), je ne commencerai a croire a mon bonheur qu'aupres de vous. CLIII A-M. AUGUSTE MARTINEAU DESCHENEZ. A PARIS Nohant, 21 aout 1836. Tu sais que mon proces est termine. Je suis a Nohant en liberte et en securite. Je ne te parlerai plus de mes affaires. Les journaux sont la pour raconter ces mortels ennuis que je veux oublier, et sur lesquels il ne m'est pas possible de revenir, meme avec mes plus chers amis. Je comptais aller a Paris chercher Maurice, qui entrait en vacances et serrer la main de mes bons camarades. Mais le tracas de mes affaires en desarroi m'a retenue a Nohant quelques jours de plus que je ne pensais. Pendant ce temps, Maurice est venu me trouver. Maintenant que le voila hors du triste Paris, il n'a guere envie d'y retourner avant la fin des vacances. Pour le distraire de son annee scolaire et de mes angoisses, qu'il a si vivement partagees, je l'emmene, ainsi que Solange, a Geneve, ou Liszt et une dame fort distinguee, que j'aime beaucoup et qui tient de fort pres a mon ami le musicien, nous attendent depuis longtemps. Nous partons le 28, et nous reviendrons a Paris tous ensemble a la fin du mois. Ne dis a personne que je vais faire ce petit voyage. Un tas d'oisifs viendraient m'y relancer, soit par ecrit, soit en personne, et je vais tacher d'oublier la litterature au bord des lacs. Je te verrai donc au mois d'octobre, mon cher Benjamin, et, si je puis t'enlever, je t'emmenerai passer quelque temps a Nohant. Tu es employe du gouvernement, pauvre enfant! arrange-toi alors pour avoir une bonne maladie de poitrine ou d'estomac (_cense_, comme dit Maurice), afin de prendre l'air de la campagne sous mes vieux noyers et sous l'aile paternelle de ton vieux George. Donne-moi, en attendant, de tes nouvelles a Geneve sous le couvert de Liszt, _Grande Rue_, et aime-moi comme je t'aime. Adieu. CLIV A MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE, A ANGERS Nohant, 21 aout 1836. Mademoiselle, Je ne connais qu'une croyance et qu'un refuge: la foi en Dieu et en notre immortalite. Mon secret n'est pas neuf, il n'y a rien autre. L'amour est une mauvaise chose, ou, tout au moins une tentative dangereuse. La gloire est vide et le mariage est odieux. La maternite a d'ineffables delices; mais, soit par l'amour, soit par le mariage, il faut l'acheter a un prix que je ne conseillerai jamais a personne d'y mettre. Quand je suis loin de mes enfants, dont l'education absorbe une grande part du temps, je cherche la solitude et j'y trouve, depuis que j'ai renonce a beaucoup de choses impossibles, des douceurs que je n'esperais pas. Je tacherai de les exprimer, sous une forme poetique, dans un de mes ouvrages que j'augmente d'un volume: _Lelia_, que vous avez la bonte de juger avec indulgence et ou j'ai mis plus de moi que dans tout autre livre. Puisque vous me croyez en savoir plus long que vous sur la science de la vie, je vous renvoie a la prochaine reimpression de cet ouvrage. Mais j'ai bien peur que vous ne vous trompiez en m'attribuant le pouvoir de vous guerir. Vous trouverez de vous-meme tout ce que j'ai trouve, et vous le trouverez mieux approprie a vos facultes. Esperez, il y a des temps d'epreuves; mais celui qui nous fait malheureux prend soin de nous alleger le fardeau quand il devient trop lourd. Vous me paraissez etre un de ses _vases d'election_. Vous avez donc a le remercier _d'etre_, sauf a savoir de lui, peu a peu, a quoi il vous destine. Je voudrais etre de ceux qui le prient avec ardeur et qui sont surs d'etre exauces. Je lui demanderais pour vous le bonheur ou, tout au moins, le calme et la resignation que vous me semblez faite pour comprendre et digne de posseder. Agreez l'assurance de ma haute consideration. GEORGE SAND. CLV A M. ALEXIS DUTEIL, A LA CHATRE Geneve, septembre 1836. Je passe mon temps fort agreablement a Geneve, mon cher ami. Je te raconterai cela en detail, au coin du feu. J'ai a peine le temps de dormir. Mais je veux te dire que j'ai recu ta lettre et que je te remercie mille fois de t'occuper de ton camarade absent et de ne pas negliger ses affaires, qu'il neglige si bien. Et la vendange! cher Dyonisius? Songe a la vendange! songe a te faire du vin blanc potable. Ne neglige pas un point aussi important. Je serai a Nohant dans les premiers jours d'octobre. Je pars d'ici le 30. Je m'arreterai a Lyon. Je te porte du bon tabac a priser, et force cigarettes. Adieu, bon vieux; dis a ta femme que je l'aime; aimez-moi, tous deux. A bientot! Mes mioches se portent a merveille. Ils supportent la fatigue heroiquement. Ursule n'est pas de meme.[1] Elle etait tres epouvantee l'autre jour de se trouver dans un village appele Martigny. Elle se croyait a la Martinique et ne se consolait que dans l'espoir d'en rapporter de bon cafe (historique). Je suis ici: l'objet de la curiosite publique. Je ne fais pas un pas, je ne dis pas un mot qui n'en fasse faire et dire mille. Neanmoins on en est a la bienveillance pour moi, c'est la mode presentement. Adieu, et _me ama_. [1] Ursule Josse, femme de chambre de George Sand. CLVI A MADAME D'AGOULT, A GENEVE Lyon, le 3 octobre 1836. Chers enfants, Je suis a Lyon le bec dans l'eau. Je voulais partir sur-le-champ en recevant cette jolie lettre; mais je n'ai trouve de places dans les diligences que pour le 3, c'est-a-dire pour aujourd'hui. Cela fait que j'enrage. Au lieu de passer encore, pres de vous, quelques-uns de ces beaux, jours qu'on cherche tant et qu'on attrape si peu, je suis dans la plus bete de toutes les villes du royaume, flanant avec madame Montgolfier et _un tas de particuliers que je ne connais ni d'Eve ni d'Adam._ Ils m'ont trimballee a Fourvieres. N'y allez jamais! _il est bien penible_ et _il_ n'est pas _bien joli._ Puis ils m'ont menee au Gymnase, entendre piauler et piailler madame***, qui est, comme vous savez, toute pointue. Hier, ils m'ont assassinee en me faisant entendre _Guillaume Tell_, abominablement ecorche et massacre par le plus plat orchestre et les plus, ignobles chanteurs que j'aie jamais entendus. Cela, au reste, m'a fait du bien, en ce sens que je me suis reconciliee avec les theatres d'Italie, que je meprisais beaucoup trop. Si la seconde ville de France chante si faux et si salement, sans offenser personne, il faut rendre hommage aux villes de cinquieme et sixieme ordre de l'Italie. On y chante juste, et, si on y a mauvais gout, on y a du chic, de l'elan et du toupet. Aujourd'hui, on m'a fait diner dans un restaurant tres burlesque. On entre dans une cuisine, on monte a talons un escalier plein d'immondices, et on arrive a une petite chambre fort sale, ou on vous sert cependant un tres bon diner. Ce soir, nous sommes rentres chez madame Montgolfier, et un monsieur--que vous connaissez, a ce qu'on dit,--m'a chante, sans aucune espece de voix, deux ou trois morceaux de Schubert que je ne connaissais pas. J'ai devine que cela devait etre tres beau. La _Montgolfiere_ me parait une excellente femme un peu atteinte par la cancanerie, l'investigation et la curiosite provinciales, brodant un peu, amplifiant pas mal, et jugeant parfois a cote; du reste, proclamant et pratiquant des sentiments tres eleves, et possedant des facultes et des qualites qui n'ont manque que d'un peu plus de developpement. Je la crois tres sincerement zelee pour Franz et tres devouee a vous. Elle est charmante pour moi. Gevaudan, qui m'avait quittee a moitie chemin pour prendre une route plus courte, a reparu tout a coup hier sur mon horizon melancolique. Il pretend etre rappele a Lyon par sa caisse de cigares, qu'il faut recevoir et payer. _As you like it, all is well that ends well,_ et beaucoup d'autres proverbes shakespeariens qui ne changeront rien a nos positions respectives. Je suis charmee de le voir, il promene mes _Piffoels_[1] pendant que je travaille le matin a notre fameuse relation[2], mais je crois qu'il fait _much ado about nothing._ Bonsoir, mes bons et chers enfants. Aimez-moi seulement la moitie de ce que je vous aime, et ce sera beaucoup. Je n'ai pas le droit de vous en demander davantage. Vous vous occupez tant le coeur et l'esprit l'un et l'autre, qu'il ne reste pas une part de premiere qualite pour les _rustres_ de mon espece, _gens solitaria_ et therapeutique. Mais cela ne m'empeche pas de vous mettre en premiere ligne dans mes affections, sans me soucier de "l'equilibre de la vie morale et intellectuelle". Fazy[3] m'a envoye le cachet. Je ne vous charge pas de le remercier. Il m'a dit qu'il serait le 4 a Lyon: c'est donc demain que je le remercierai moi-meme avec toute l'ardente effusion que vous me connaissez. Je vous prie de donner une bonne poignee de main pour moi au major[4] et a Grast[5], que j'aime beaucoup parce qu'il abonde toujours dans mon sens. Rappelez-moi au souvenir de mademoiselle Merienne[6], donnez un grandissime coup de pied _gevaudanitique_ au _Rat_, et, quant a madame sa mere, je crois que j'aurais du aller lui faire une visite, car elle a ete _jadis_ tres obligeante pour moi. Mais je sais que, depuis, elle m'a prise en horreur, a cause de la redingote (ou _redinglande_) de son fils. Le fait est que je l'ai oubliee absolument, comme tout ce qui me parait hostile est oublie de moi en cette vie et en l'autre. _Amen!_ Les _Piffoels_ ronflent et se portent bien. Moi, je vous _bige_ et vous presse tous deux dans mes bras. Je supplie Franz de m'envoyer ici mon epreuve d'_Andre_, courrier par courrier, sous enveloppe. Si vous avez quelques courses a me faire faire, depechez-vous de m'ecrire. Adieu. _Hotel de Milan, place des Terraux, a Lyon._ [1] Sobriquet donne par Litz a Maurice et a Solange [2] Voy. les _Lettres d'un voyageur._ [3] James Fazy, president de la republique de Geneve [4] Le major Pictet, de l'armee federale Suisse, frere du savant docteur Pictet. [5] Grast, refugie piemontais, alors a Geneve. [6] Mademoiselle Merienne, artiste peintre, a Geneve. CLVII A M. FRANZ LISZT, A PARIS Nohant, 10 octobre 1836. Que devenez-vous, mes enfants cheris? Je recois des lettres de tout Geneve, excepte de vous. Fazy et Grast m'ont deja ecrit. Ils me disent que vous avez ete donner un concert a Lausanne et que vous serez bientot a Paris. Moi aussi, j'y serai et j'aurai besoin de vous y retrouver pour adoucir les jours de rentree des _Piffoels_ a leurs ecoles respectives. Ce moment-la est fort triste pour moi, tous les ans, et plus je vais, plus il le devient; car je n'ai plus d'autre passion que celle de la progeniture. C'est une passion comme les autres, accompagnee d'orages, de bourrasques, de chagrins et de deceptions. Mais elle a sur toutes les autres l'avantage de durer toujours et de ne se rebuter de rien. En attendant la separation, nous nous reposons ici. Je me suis avisee, apres avoir mis ma lettre a la poste de Lyon, qu'en raison du blocus, la convention postale etait peut-etre rompue et que j'aurais du affranchir. Vous me direz si vous l'avez recue. Et vous, mes bons _Fellows_[1], nos chers projets tiennent-ils toujours? Je fais approprier ma chambre le mieux possible pour y loger Marie. Jamais je n'ai eu tant le souci de la propriete. Je m'apercois de mille inconvenients qui ne m'avaient jamais frappee. Je crains que les appartements ne soient froids et incommodes. Je fais faire des rideaux, chose inconnue dans ma chambre jusqu'a ce jour. Si j'avais le temps, je ferais batir une aile a mon castel. Je suis aussi grognon envers les ouvriers que le marquis de Morand. Enfin mes amis me demandent si j'ai attrape quelque maladie en Suisse pour prendre tant de soins et de precautions. Avec tout cela, j'ai une peur affreuse que ma belle comtesse ne se croie ici dans un champ de Cosaques. J'ai deja essaye de l'y installer en peinture, et je regarde a chaque instant le portrait, pour voir s'il ne baille pas et s'il ne s'enrhume pas. N'allez pas me donner tous ces tourments pour rien, mes bons amis; que j'en sois au moins recompensee par votre presence. Je ne puis promettre a Marie qu'elle sera contente de mon domicile et de mon rustre entourage; mais elle sera contente de mon zele, de mon assiduite et du devouement absolu de moi et de tous les miens. Venez donc bientot, _Fellows!_ Les _Piffoels_ comptent sur vous. Moi, je suis un peu spleenetique. Je ne sais pas trop pourquoi. C'est peut-etre parce que je n'ai pas d'argent. Adieu, mes enfants. Si vous ne venez pas tout de suite a Paris, ecrivez-moi chez Didier, rue du Regard, 6. J'y serai du 20 au 25. Aimez-vous un peu le solitaire marchand de cochons? Il vous aime de toute son ame et vous _bige_ mille fois. [1] Sobriquet que se donnait Liszt et qu'il donnait aussi a son eleve, Hermann Cohen. CLVIII A M. DUDEVAN, A PARIS Paris, novembre 1836. L'etat de Maurice me tourmente beaucoup. Je ne le lui dis pas, mais je crains qu'il n'ait une maladie de langueur. Il ne dort que d'un sommeil leger et entrecoupe de reves. Ce n'est pas la le sommeil de son age. Il ne souffre pas; mais les deux medecins qui le voient, celui du college et celui qui vient ici tous les jours, comme ami, lui trouvent les memes symptomes d'excitation nerveuse et d'agitation au coeur. Je ne sais comment faire pour partir. J'ai besoin d'etre a Nohant; mais, des que je parle de mon depart, il fond en larmes et la fievre le prend. Je l'ai tant raisonne, qu'il se soumet a tout ce que j'exige. Il ne dit rien; mais il est malade. Venez a mon secours, je vous en supplie. Parlez-lui avec tendresse et douceur. Cet enfant cherit egalement ses parents; mais il est faible de corps et de caractere. La severite le brise et le consterne. Les medecins recommandent de lui epargner la contrariete, cela devient bien embarrassant. Comment elever un enfant sans le contrarier? Ils disent que c'est une fievre de croissance, mais qu'une maladie plus grave peut se developper, si l'on irrite cette fievre. En effet, je lui trouve, la nuit, le coeur plus agite encore que lorsque ces messieurs l'examinent. Je tremble qu'il ne soit attaque de la maladie dont j'ai souffert toute ma vie et dont je souffre toujours. Si j'etais au moins assuree qu'il eut une aussi bonne constitution, que moi! Mais il n'en est pas ainsi. Le chagrin lui est contraire. Je vous assure qu'on a fait une grande faute, je dirai meme un grand crime, en informant cet enfant de ce qu'il devait ignorer, de ce qu'il pouvait du moins ignorer en partie et ne comprendre que vaguement. Le mal est fait, ce n'est ni vous ni moi qui l'avons voulu. Quant a moi, j'ai la conscience d'avoir toujours travaille a lui faire partager egalement son affection entre vous et moi. Aujourd'hui, il ne s'agit plus de nos dissensions personnelles; il s'agit d'un interet qui passe avant tout: la sante de notre enfant. Ne le jetons pas, au nom du ciel! dans une rivalite d'affection qui excite sa sensibilite deja trop vive. De meme que je l'encourage dans sa tendresse pour vous, ne le contrariez pas dans sa tendresse pour moi. Venez le voir ici tant que vous voudrez. S'il vous est desagreable de me rencontrer, rien n'est plus facile que de l'eviter. Quant a moi, je n'y ai aucune repugnance. L'etat ou je vois Maurice fait taire tout autre sentiment que le desir de le calmer, de le guerir au moral et au physique. Je resterai ici jusqu'a ce qu'il soit retabli et je ne ferai rien a son egard que vous n'approuviez. Secondez-moi, vous aimez votre fils autant que je l'aime. Epargnez-lui des emotions qu'il n'a pas la force de supporter. Si je lui disais du mal de vous, je lui ferais beaucoup de mal. Que la precaution soit reciproque. Quel interet aurions-nous maintenant a nous combattre dans le coeur d'un pauvre enfant plein de douceur et d'affection? Ce serait pousser trop loin la guerre, et, quant a moi, je ne la comprends pas a ce point. A. D. Maurice ignore absolument mes inquietudes. Il s'attend toujours a rentrer au college d'un jour a l'autre. Ne lui parlez pas de son battement de coeur. Le medecin dit toujours devant lui que ce n'est rien du tout. CLIX A M. SCIPION DU ROURE, A ARLES Paris, 13 decembre 1836. J'ai recu votre lettre aujourd'hui seulement. Vous m'annoncez que vous partez de chez vous le 10 decembre. Je crains bien que la reponse que je vous adresse par le meme courrier a Montelegier n'arrive pas a temps. Dans cette lettre, je vous disais ce que je vais vous repeter. Mon fils est malade. D'un jour a l'autre, je m'apprete a partir; mais je ne puis le mettre en voiture, sans la permission du medecin: Et puis son pere me le refuse; moi, je ne me soumets jamais aux refus. Je tranche le noeud avec l'epee de ma volonte, qui n'est pas tout a fait aussi bien trempee que celle d'Alexandre, mais qui n'est pas moins logique. Voici donc ce que vous allez faire si vous arrivez a Nohant avant moi. A peine arrive, vous m'ecrirez et je vous repondrai un billet tous les soirs pour vous donner mon bulletin. Vous m'ecrirez egalement tous les soirs. Les lettres mettent vingt-quatre heures a faire le chemin. Ce sera une maniere de vous faire prendre patience. Vous etes recommande a mes amis et il est ordonne a mes domestiques de vous recevoir, heberger, servir, aimer et honorer, sous peine de mort. Vous vous installerez dans la meilleure chambre possible. Puis vous vous promenerez, puis vous lirez, puis vous m'ecrirez; installez-vous a cet effet dans mon cabinet. Puis vous preparerez la maison a nous recevoir; car nous arriverons trois ou quatre, et je ne crois pas qu'il y ait une chambre potable pour mes hotes. Je vais joindre ici une note de tous les travaux que je vous confie. Vous serez seconde par ma duegne, Rosalie, femme intelligente, active et reveche, qui aime a etre employee _aux grandes choses_ et qui vous adorera. Voila! Puis vous serez philosophe, puis vous menerez la vie de l'ermite et du pelerin, puis vous serez bien certain que j'enrage pour deux raisons: la premiere, parce que je vous fais attendre; la seconde, parce que mon fils est malade. Je hais Paris, j'y meurs de spleen et je n'y resterai pas une heure de plus qu'il ne faudra. J'y suis d'une humeur massacrante, d'un caractere insupportable, toujours affairee, obsedee, pestant d'etre detournee de mes amis par une foule de sots, ne faisant ni ce que je veux, ni ce que je dois, en grillant de secouer la boue de cette ville maudite. S'il ne fait pas plus chaud dans la vallee Noire, du moins nous aurons de beaux brouillards et de superbes bruits de vent dans les arbres. J'ai pleure toute la nuit derniere dans ma chambre d'auberge, uniquement par desespoir de ne pas voir le ciel et de ne pas entendre souffler l'air. Si je ne sais quel incident prolongeait mon sejour ici d'un certain nombre de jours, vous le sauriez aussitot et vous tiendriez me rejoindre rue Laffitte, 21.--Voila mes precautions prises.--A la garde de Dieu! Il est impossible que nous echappions encore cette fois l'un a l'autre, si vous avez un aussi vif desir que moi de serrer une main amie. Tout ce que vous m'annoncez de vous me convient de plus en plus, surtout s'il est bien certain que vous ne _cultivez pas les belles-lettres._ J'en ai plein le dos. Ainsi nous nous entendrons. Adieu, au revoir. Tout a vous de coeur. GEORGE. CLX AU MEME, A PARIS Paris, 5 janvier 1837. Quelque temps qu'il fasse, je pars samedi matin et je vous emmene dans une horrible charrette que son proprietaire berrichon a nommee, Dieu me pardonne? _caleche_ en me la pretant. Vous n'y serez pas bien, je vous en avertis; mais vous y serez console du froid par _les perles_ de ma conversation. Je crains bien que vous n'invoquiez souvent les charmes de la solitude. Cela ne me regarde pas. Mettez vos paquets a la diligence. N'ayez avec vous qu'un excessivement petit sac de nuit, et soyez rue du Regard, n deg. 6, a sept heures du matin, jour ou non, mort ou vif. C'est une drole de partie de plaisir que je vais vous faire faire! Si on me dit jamais que vous n'etes pas mon veritable ami, apres pareille epreuve, j'aurai quelque raison de croire au moins a votre perseverance stoique. Je ne vous dirai pas un mot de mon amitie aujourd'hui, pour vous punir d'en avoir doute hier. Tout a vous. GEORGE. CLXI A MADAME D'AGOULT, A PARIS Nohant, 18 janvier 1837. Eh bien, chere, ou etes-vous donc? Partez-vous? Arrivez-vous? Je vous croyais si pres, ces jours-ci, que je vous avais ecrit a Chateauroux. Rollinat vous attendait pour vous offrir ses services et vous embarquer. Mais le voila, aujourd'hui! Il arrive seul, et, de vous, point de nouvelles. Je vous ecris a tout hasard, desirant de tout mon coeur que la _presente_ ne vous trouve plus a Paris. Venez donc! Sauf les rideaux, qui sont trop courts de trois pieds, votre chambre est habitable. Il n'y a pas un souffle d'air. Le garde-manger est garni de gibier. Il y a du bois sec sous le hangar. L'aubergiste de la poste, chez lequel la diligence de Blois vous depose, est averti; vous aurez, pour venir de Chateauroux a Nohant, une voiture fermee et des chevaux. Ainsi, ne vous occupez de rien. Nommez-vous seulement, ou nommez-moi, et on vous servira. A revoir bientot, tout de suite, n'est-ce pas? Si le bon Grzymala [1] veut vous accompagner, emmenez-le. Sa presence augmentera (s'il est possible) l'honneur et le bonheur de la votre. Le futur precepteur[2] est charge de ne pas quitter Paris sans s'informer de vous et mettre a vos pieds son bras et ses jambes. Je voudrais pouvoir vous envoyer prendre par un ballon chauffe a la vapeur; mais l'argent me manque. Tout a vous de coeur. G. S. Franz (si Marie est partie), ma lettre allumera votre pipe, et je _vous bige_. Venez le plus tot possible. [1] Le comte Albert Grzymala, Polonais, ami de George Sand. [2] Eugene Pelletan. CLXII A M. ADOLPHE GUBROULT, A PARIS Nohant, 14 fevrier 1837. Mon cher camarade, Il faut absolument que vous me trouviez l'adresse de ma _suivante_. Je vous envoie une seconde lettre pour elle, je suis extremement pressee d'en avoir la reponse. Pardon, mille fois, de la corvee. Donnez-moi a tous les diables; mais faites un dernier effort de courage pour obliger le plus oublieux de vos amis. Pour du talent, vous n'en manquez pas; votre article en est rempli. Mais ce n'est pas le compliment que vous attendez de moi: vous voulez que je rende justice a vos opinions. En leur rendant justice, je ne vous dirai que des injures. Oui, mon ami, _vous etes une canaille, une franche canaille. Ah! Bertrand, je ne vous reconnais pas la!_ Que vous vouliez du bien aux Arabes, que vous soyez tente de travailler a leur liberte, que vous accusiez le despotisme de l'Egyptien, soit: c'est prendre le bon cote des choses, en ce qui concerne l'Orient. Mais, malheureux (je parle ici aux saint-simoniens plus qu'a vous), vous abandonnez la cause de la justice et de la verite en France, la ou elle pouvait etre comprise plus vite que partout ailleurs et ou elle le sera, n'en doutez pas, par nos enfants. Si peu que vous eussiez fait, on eut pu dire qu'il existait une societe conservatrice du grand principe d'egalite. Principe banni, chasse, honni et persecute par toute la terre, mais refugie dans le coeur d'un petit nombre d'hommes de bien. Un jour, vous eussiez ete des dieux peut-etre! Vous avez ete force de chercher a l'etranger des moyens d'existence. Il vaudrait mieux se bruler la cervelle que de les tenir d'un gouvernement infame, d'un homme qui est le principe incarne d'oppression et de demoralisation. S'expatrier est deja une faiblesse. Vous avez cede a la persecution. Vous avez rougi, non de votre misere, qui vous rendait veritablement grand, mais de votre impuissance sur l'opinion, qui accusait le manque de talent dans la direction supreme de votre secte. Vous avez en tort. Si faible que fut la redaction de votre morale, comme cette morale etait la seule, la vraie, elle eut fini par attirer sur vous la consideration que vous meritez. Et, si la grande affaire ne se fut pas operee un jour au nom de Saint-Simon et d'Enfantin, du moins Enfantin et Saint-Simon eussent en une grande place dans l'histoire de la morale, a cote de celle que Lafayette occupe dans l'histoire politique. Mais tout cela est _fichu_. Vous etes tombes dans un systeme de transaction mysterieuse auquel on ne comprend plus rien. Vous semblez presses de vous faire oublier en France et d'obtenir le pardon du bien que vous avez tente. Vous parlez de regenerer des peuples qui n'existent pas encore. En fait, vous vivez par la grace de Louis-Philippe. Et _vous?_ vous voila redacteur des _Debats_, ni plus ni moins que mon ami Janin. Taisez-vous, relaps! vous feriez mieux de monter une boutique de savetier et de ressemeler de vieilles bottes. Voyez a quelles concessions vous etes oblige de descendre pour faire avaler a M. Bertin l'emission de vos idees sur le despotisme de Mohammed-Ali! En verite, le juste milieu ne s'embarrasse guere des liberaux des bords du Nil, pourvu qu'en leur faisant des compliments, vous otiez votre chapeau bien bas devant la _poire royale_. C'est ce que vous faites. Vous dites: "En 1830, la France a mis la derniere main a son systeme de liberte; _la liberte humaine, la dignite de l'individu ont ete constituees d'une maniere desormais indestructible_, etc.!" et mille autres blasphemes qui feraient jurer Michel comme un possede, et qui, a moi, me font peine. Certainement, si vous raisonnez comme Thiers et Guizot; si la liberte est pour vous compatible avec la monarchie; si la dignite humaine, sans l'egalite, vous parait admissible; si vous appelez _abolition des distinctions sociales_ le principe qui serre comme un etau, dans le coeur de l'homme, l'amour de la propriete, l'egoisme, l'oubli complet du pauvre, qui erige en vertu l'ordre public, c'est-a-dire le droit de tuer quiconque demande du pain d'une voix forte et avec l'autorite de la justice naturelle de la faim; certes, si vous acceptez tout cela, vous raisonnez _bien_ et je n'ai pas le plus petit mot a dire. Mais, s'il vous reste, du saint-simonisme, au moins la religion du principe fondamental: _la loi du partage et de l'egalite_, comment pouvez-vous faire ces concessions, meme avec de bonnes intentions, a un etat de choses odieux? Et c'est le lendemain des lois execrables qui enterrent toute liberte, toute dignite humaine pour dix ans, pour vingt ans peut-etre, que vous emettez ce beau principe: _La France est libre, heureuse, honorable; il n'y a plus rien a lui souhaiter. Tachons de penser aux Arabes, et d'en faire un peuple aussi honnete que nous_. Oh non! laissez-les dans l'abrutissement. Ils ne sont pas coupables d'etre esclaves, eux qui n'ont pas le sentiment de la dignite humaine. Mais, nous qui pretendons l'avoir, il est etrange de voir a quelle epoque de notre existence politique nous nous en vantons! Mon ami, je ne vous ferai pas changer d'avis. Quand on se decide a dire et a ecrire quelque chose, on y a songe; on croit avoir bien compris, bien juge la question; on est prepare a considerer comme des reves et des erreurs tout ce qui vient de la partie adverse. Je ne vous dis donc pas mes raisons pour vous convertir; mais c'est afin que nous nous comprenions, et que nous partions chacun d'un principe bien connu, pour nous quereller si l'envie nous en vient. Je vous dis, moi, que je ne connais et n'ai jamais connu qu'un principe: celui de l'abolition de la propriete. Voila en quoi j'ai toujours venere le saint-simonisme; voila en quoi j'adore certains republicains _veritables_ (il y en a peu, soyez-en sur). Si je ne suis ni saint-simonien, ni republicain (je me suppose homme un instant), c'est que je ne vois pas une formule digne de rallier des hommes, pas une circonstance capable de developper par des actions les bons sentiments. Le moment ne permet rien a des hommes ordinaires, comme Enfantin, vous et moi. Je dis ordinaires en fait d'intelligence; car je n'ote rien a la haute moralite d'Enfantin (je n'en sais rien et j'aime a y croire). Il fallait donc attendre des chefs, un ordre de bataille, un drapeau et une armee qui voulut combattre serieusement. Tout cela manquant, il n'y a plus autre chose a faire que de garder en soi le bon principe, pur, sans tache, sans ombre de concession a ce _jesuitisme metaphysique_: pretendue morale a laquelle les hommes ne croient ni les uns ni les autres. Un jour viendra ou ce bon principe aura son tour. Si nous ne sommes plus, nos enfants ou nos neveux, l'ayant recu de nous, parleront, et feront quelque chose. Vous me parlez de deux cents exemplaires de mon portrait distribues a vos proletaires. Vous avez donc deux cents proletaires? Vous m'aviez toujours dit une cinquantaine au plus. Je veux vous questionner sur le personnel de vos saint-simoniens. Que croient-ils? Que pensent-ils? Que veulent-ils? Autant que j'en ai pu juger par Vincard, ce sont des republicains a l'eau de rose, des gens de bien, mais beaucoup trop doux, trop evangeliques et trop patients. Les elements de l'avenir seraient une race de proletaires farouches, orgueilleux, prets a reprendre par la force tous les droits de l'homme. Mais ou est cette race? On la seduit d'un cote par une apparence de bien-etre, de l'autre par des maximes de pretendue civilisation dont elle sera dupe. Pauvre peuple! Si vous voyez Vincard, dites-lui que j'espere diner avec lui, a mon premier voyage a Paris. Il est vrai que je ne sais pas quand j'irai. Je vous attends toujours a la mi-novembre. Mettez-moi de cote, je vous prie, quelques exemplaires de ce portrait. Je souscris pour une vingtaine. Envoyez-m'en un dans une lettre, que je voie ce que cela produit sur le papier. Dites-moi ce que devient Buloz. Est-il enfin l'epoux d'une jeune et belle fille? La fin de son mariage m'importe beaucoup pour mes affaires. Repondez-moi. Adieu, cher ami; rappelez-moi au bon souvenir de madame Mathieu et de votre gentille soeur. Tout a vous de coeur. CLXIII A. M. JULES JANIN Nohant, 15 fevrier 1837. Vous etes, bien aimable de m'avoir repondu si vite et si consciencieusement, mon cher camarade. Je vous remercie de votre excellente disposition pour Calamatta. J'avais envoye mon mauvais feuilleton au _Monde_[1] lorsque j'ai recu votre lettre, et je ne puis ni le reprendre, ni en recommencer un; car je suis stupide a ce genre de travail. Je suis totalement incapable de travailler dans les _Debats_. Je ne vous parle pas des opinions, qui sont choses sacrees, meme chez une femme; mais seulement de la maniere d'envisager la question litteraire. Songez que je n'ai pas l'ombre d'esprit, que je suis lourde, prolixe, emphatique, et que je n'ai aucune des conditions du journalisme. Ce que je fais maintenant au _Monde_ n'irait point aux _Debats_, et, quant aux idees, n'y serait peut-etre point admis. Comment, mon ami, arriver dans un journal ou vous ecrivez et se risquer sur un terrain ou vous regnez incontestablement? Je n'irai jamais me poser en rival de qui que ce soit. J'ai trop d'indolence pour cela, et me poser en concurrence d'un souverain me convient encore moins. Je ne me sens pas de force a lutter contre une gloire etablie. Qui sait si cette gloire que je salue avec tant de plaisir et d'affection, ne me deviendrait pas amere du moment qu'elle m'ecraserait! Ma foi, non! je suis bien plus heureuse comme cela. Laissez-moi mon petit coin. D'ailleurs, je vous declare, sur l'honneur, que je n'ai pas le moindre souci d'ambition, soit d'argent, soit de reputation. J'ai produit tout ce que je pouvais produire, et je n'aspire plus qu'a me reposer et a suspendre ma plume a cote de ma pipe turque. Je ne travaille pas dans _le Monde_, je ne suis l'associee de personne. Associee de l'abbe de Lamennais est un titre et un honneur qui ne peuvent m'aller. Je suis son devoue serviteur. Il est si bon et je l'aime tant, que je lui donnerai autant de mon sang et de mon encre qu'il m'en demandera. Mais il ne m'en demandera guere, car il n'a pas besoin de moi, Dieu merci! Je n'ai pas l'outrecuidance de croire que je le sers autrement que pour donner, par mon babil frivole, quelques abonnes de plus a son journal; lequel journal durera ce qu'il voudra et me payera ce qu'il pourra. Je ne m'en soucie pas beaucoup. L'abbe de Lamennais sera toujours l'abbe de Lamennais, et il n'y a ni conseil ni association possibles pour faire, de George, autre chose qu'un tres pauvre garcon. Je ne doute ni de la bonte de M. Bertin ni de sa largesse; mais il n'y a pas de raison pour que j'aille, sans aucun droit, reclamer son vif interet. Mon genre de travail ne lui conviendrait pas, et j'ai la tete un peu dure, a present que j'ai des cheveux blancs, pour acquerir la grace, la concision et tout ce qu'il faudrait pour plaire a son public. Croyez-moi, restons chacun chez nous. _C'est l'ambition qui perd les hommes. Ne forcons point notre talent. Il ne faut faire en public que ce qu'on fait fort bien_, etc., etc. Voyez Sancho Panca et _les trente mille proverbes_. Tout mon desir est donc pour le moment _fiche_ en une seule chose: vendre mon travail passe, afin de n'avoir plus de travail futur a affronter. Vous n'imaginez pas, mon ami, quel degout m'inspire a present la litterature (la mienne s'entend). J'aime la campagne de passion; j'ai, comme vous, tous les gouts du menage, de l'interieur, des chiens, des chats, des enfants par-dessus tout. Je ne suis plus jeune. J'ai besoin de dormir la nuit et de flaner tout le jour. Aidez-moi a me tirer des pattes de Buloz, et je vous benirai tous les jours de ma vie. Je vous ferai des manuscrits pour allumer votre pipe, et je vous eleverai des levriers et des chats angoras. Si vous voulez me donner votre petite fille en sevrage, je vous la rendrai belle, bien portante et mechante comme le diable; car je la gaterai insupportablement. Vous devez bien comprendre tout cela, vous qui etes si simple, si bon, si peu grand homme dans vos manieres, si different des beaux esprits de la critique. Vous ayez subi votre succes plus que vous ne l'avez cherche. Il a ete grand: mais, s'il n'eut ete que mediocre, vous vous en seriez contente avec cette aimable insouciance dont je fais tant de cas. Savez-vous ce que je prise au-dessus de tout le genie de l'univers? c'est la bonte et la simplicite. Mon ambition desormais est de devenir bon enfant; ce n'est pas facile et c'est bien rare. Merci de vos bons conseils et de l'interet que vous me temoignez si chaleureusement. Je voudrais avoir assez de valeur pour meriter votre zele; mais je suis certaine d'avoir assez de coeur pour reconnaitre votre amitie. [1] Journal dirige par l'abbe de Lamennais. CLXIV A M. L'ABBE DE LAMENNAIS Nohant, 28 fevrier 1837. Monsieur et excellent ami, Vous m'avez entrainee, sans le savoir, sur un terrain difficile a tenir. En commencant ces _Lettres a Marcie_. Je me promettais de me renfermer dans un cadre moins serieux que celui ou je me trouve aujourd'hui, malgre moi, poussee par l'invincible vouloir de mes pauvres reflexions. J'en suis effrayee; car, dans le peu d'heures que j'ai en le bonheur de passer a vous ecouter, avec le respect et la veneration dont mon coeur est rempli pour vous, je n'ai jamais songe a vous demander le resultat de votre examen sur les questions avec lesquelles je me trouve aux prises aujourd'hui. Je ne sais meme pas si le sort actuel des femmes vous a occupe au milieu de tant de preoccupations religieuses et politiques dont votre vie intellectuelle a ete remplie. Ce qu'il y a de plus curieux en ceci, c'est que, moi-meme qui ai ecrit durant toute ma vie litteraire sur ce sujet, je sais a peine a quoi m'en tenir. Ne m'etant jamais resumee, n'ayant jamais rien conclu que de tres vague, il m'arrive aujourd'hui de conclure d'inspiration, sans trop savoir d'ou cela me vient, sans savoir, le moins du monde, si je me trompe ou non, sans pouvoir m'empecher de conclure comme je fais et trouvant en moi je ne sais quelle certitude, qui est peut-etre une voix de la verite et peut-etre une voix impertinente de l'orgueil. Pourtant, me voila lancee, et j'eprouve le desir d'etendre ce cadre des _Lettres a Marcie_, tant que je pourrai y faire entrer des questions relatives aux femmes. Je voudrais parler de tous les devoirs, du mariage, de la maternite, etc. En plusieurs endroits, je crains d'etre emportee par ma petulance naturelle, plus loin que vous ne me permettriez d'aller, si je pouvais vous consulter d'avance. Mais ai-je le temps de vous demander, a chaque page, de me tracer le chemin? Avez-vous le temps de suffire a mon ignorance? Non, le journal s'imprime, je suis accablee de mille autres soins, et, quand j'ai une heure le soir pour penser a _Marcie_, il faut produire et non chercher. Apres tout, je ne suis peut-etre pas capable de reflechir davantage a quoi que ce soit, et toutes les fois (je devrais dire plutot le peu de fois) qu'une bonne idee m'est venue, elle m'est tombee des nues au moment ou je m'y attendais le moins. Que faire donc? Me livrerai-je a mon impulsion? ou bien vous prierai-je de jeter les yeux sur les mauvaises pages que j'envoie au journal? Ce dernier moyen a bien des inconvenients; jamais une oeuvre corrigee n'a d'unite. Elle perd son ensemble, sa logique generale. Souvent, en reparant un coin de mur, on fait tomber toute une maison qui serait sur pied si l'on n'y eut pas touche. Je crois qu'il faudrait, pour obvier a tous ces inconvenients, convenir de deux choses: c'est que je vous confesserai ici les principales hardiesses qui me passent par l'esprit et que vous m'autoriserez a ecrire, dans ma liberte, sans trop vous soucier que je fasse quelque sottise de detail. Je ne sais pas bien jusqu'a quel point les gens du monde vous en rendraient responsable et je crois, d'ailleurs, que vous vous souciez fort peu des gens du monde. Mais j'ai pour vous tant d'affection profonde, je me sens recommandee par une telle confiance, que, lors meme que je serais certaine de n'avoir pas tort, je me soumettrais encore pour meriter de vous une poignee de main. Pour vous dire en un mot toutes mes hardiesses, elles tiendraient a reclamer le divorce dans le mariage. J'a beau chercher le remede aux injustices sanglantes, aux miseres sans fin, aux passions souvent sans remede qui troublent l'union des sexes, je n'y vois que la liberte de rompre et de reformer l'union conjugale. Je ne serais pas d'avis qu'on dut le faire a la legere et sans des raisons moindres que celles dont on appuie la separation legale aujourd'hui en vigueur. Bien que, pour ma part, j'aimasse mieux passer le reste de ma vie dans un cachot que de me remarier, je sais ailleurs des affections si durables, si imperieuses, que je ne vois rien dans l'ancienne loi civile et religieuse qui puisse y mettre un frein solide. Sans compter que ces affections deviennent plus fortes et plus dignes d'interet a mesure que l'intelligence humaine s'eleve et s'epure. Il est certain que, dans le passe, elles n'ont pu etre enchainees, et l'ordre social en a ete trouble. Ce desordre n'a rien prouve contre la loi, tant qu'il a ete provoque par le vice et la corruption. Mais des ames fortes, de grands caracteres, des coeurs pleins de foi et de bonte out ete domines par des passions qui semblaient descendre du ciel meme. Que repondre a cela? Et comment ecrire sur les femmes sans debattre une question qu'elles posent en premiere ligne et qui occupe, dans leur vie, la premiere place? Croyez-moi, je le sais mieux que vous, et qu'une seule fois le disciple ose dire: "Maitre, il y a par la des sentiers ou vous n'avez point passe, des abimes ou mon oeil a plonge. Vous avez vecu avec les anges; moi, j'ai vecu avec les hommes et les femmes. Je sais combien on souffre, combien on peche, combien on a besoin d'une regle qui rende la vertu possible." Fiez-vous a moi, personne ne chercherait avec plus de desir de la trouver, avec plus de respect pour la vertu, avec moins de personnalite; car je n'essayerai jamais de pallier mes fautes passees, et mon age me permet d'envisager avec calme les orages qui palpitent et meurent a mon horizon. Repondez-moi un mot. Si vous me defendez d'aller plus avant, je terminerai les _Lettres a Marcie_ ou elles en sont, et je ferai toute autre chose que vous me commanderez. Je puis me taire sur bien des points et ne me crois pas appelee a renover le monde. Adieu, pere et ami; personne ne vous aime et ne vous respecte plus que moi. G. SAND. CLXV A M. FRANZ LISZT, A PARIS Nohant, 28 mars 1837. Je vous envoie le tout, decachete, parce qu'il est defendu d'envoyer des paquets fermes. Je vous recommande mes manuscrits. Bonjour, bon Franz. Venez nous voir le plus tot possible. L'amour, l'estime et l'amitie vous reclament a Nohant. _L'amour_ (Marie) est un peu souffrant. _L'estime_ (c'est Maurice et Pelletan) ne va pas mal. _L'amitie_ (moi) est obese et bien portante. Marie m'a dit qu'il etait question d'esperance de Chopin. Dites a Chopin que je le prie de vous accompagner; que Marie ne peut pas vivre sans lui, et que, moi, je l'adore. J'ecrirai a Grzymala personnellement pour le decider aussi, si je peux, a venir nous voir. Je voudrais pouvoir entourer Marie de tous ses amis, pour qu'elle aussi vecut au sein de l'amour, l'estime et l'amitie. Il parait que vous avez ete archi-sublime dans vos concerts; Calamajo [1] m'ecrit a propos de vous: _Suona come Ingres disegna_. Bonsoir; je suis accablee de travail. Soyez assez bon pour faire passer a Buloz le manuscrit que je vous envoie,--et a Blanche la lettre ci-jointe.--Je ne sais pas son adresse. Je ne m'en souviens jamais. Portez-vous bien. Venez vite et aimez-moi. Ne tardez pas a faire remettre votre portrait a Calamatta. Il en est fort presse. Ayez la bonte aussi, mon vieux, de _cacheter_ le paquet avant de l'envoyer a la _Revue_, rue des Beaux Arts, 10. Si vous le remettiez vous-meme, cela ma ferait grand plaisir; car il y a pour deux mille francs de manuscrit. [1] Luigi Calamatta. CLXVI A M. CALAMATTA, A PARIS Nohant, 20 mars 1837 _Carissimo_. Je mets aujourd'hui a la diligence le portrait de Listz. J'ai ecrit a Planche, non de votre part, mais de mon fait, qu'il eut a faire un grand et excellent article sur vous dans la _Revue des Deux Mondes_. Je suis _presque_ sure qu'il le fera. J'ai ecrit aussi une longue lettre a Janin. Je ne reponds pas de lui, quoique je l'aie _flagorne_ a votre intention. Il est tres bon, mais fantasque et oublieux. Vous feriez bien, dans deux ou trois jours, d'aller le voir. C'est un homme qu'il faut traiter rondement. Ne lui lachez pas votre gravure sans avoir l'article; promettez-la-lui, sans condition. Il n'est pas connaisseur; peut-etre sera-t-il plus desireux, du _Napoleon_ a cause du sujet; je crois qu'il ne l'a pas. Au reste, je lui ai entendu dire plusieurs fois que vous etiez le plus grand graveur de l'Europe. Un article de lui dans les _Debats_ vous vaudrait mieux pour la vente que tous les autres.--Le mien paraitra dans _le Monde_; il y sera le 20. Vous en aurez un dans _l'Artiste_. Le precepteur de Maurice [1], qui a beaucoup de talent, y redige. On me repond aussi d'un article dans _le Temps_. Didier et Arago peuvent aussi vous faire _mousser_ dans d'autres journaux. Listz lui-meme peut y contribuer, il voit tout Paris. Il est certain qu'ils ne vous negligeront pas. Pour moi, je suis, beaucoup plus occupee de votre succes que je ne l'ai jamais ete d'aucun de mes ouvrages, et, si vous reussissez autant que vous le meritez, j'en aurai plus de joie que s'il s'agissait de moi-meme. Le portrait de Listz est un chef-d'oeuvre. La ressemblance est parfaite, le dessin magnifique, la pose et l'expression admirables. Je crois que vous vous etes encore surpasse, je voudrais que vous fissiez beaucoup de portraits, vous gagneriez plus d'argent, et vous seriez vite populaire; ce qui est toujours un bien. Avec de l'argent et du succes, quand on a le bon sens de ne pas se laisser enivrer, on arrive a plus de liberte, a plus de moyens de developper son talent. Esperons que vous trouverez la justice qui vous est due. Moi qui deteste le public et qui le personnifie sous l'epithete de _giumento_, je voudrais aujourd'hui le personnifier dans ma personne, afin de poser sur vous la plus belle des couronnes. Maurice a ete mal, il va de mieux en mieux; il vous embrasse et vous aime de tout son coeur. Il fait des progres dans le dessin. Je vous envoie un petit cavalier qui a du mouvement, quoique grossierement incorrect. Il faut qu'il soit peintre. IL n'a de passion que pour cela. Je ne sais vraiment pas ce que j'en ferai, s'il n'acquiert pas ce genre de talent. Marie[2] se porte mediocrement bien et vous serre cordialement la main. Je vous embrasse, moi, de tout mon coeur. GEORGE. [1] Eugene Pelletan. [2] Madame d'Agoult. CLXVII A MADAME D'AGOULT, PARIS Nohant, 5 avril 1837. Bonne Marie, Je vous aime et vous regrette. Je vous desire et je vous espere. Plus je vous ai vue, plus je vous ai aimee et estimee. Je n'en pourrais pas dire autant de toutes les affections que j'ai soumises au grand creuset de l'intimite, de la vie de tous les jours. J'ai ete toujours souffrante depuis votre depart. Le printemps me fatigue beaucoup. Par compensation, Maurice va infiniment mieux. Il reprend a vue d'oeil, au physique et au moral. Si vous pouvez me donner des nouvelles de ma fille, vous me ferez bien plaisir; car, depuis quelques jours, j'en suis inquiete. Je lui ai trouve une gouvernante et je vais la reprendre. Si vous veniez tout de suite, je vous prierais de me l'amener; mais je crains, que vous ne soyez trop longtemps. Je la ferai venir au premier jour. P... va se jeter a vos genoux et vous raconter comme quoi il a mange les plus beaux poissons d'avril qui aient jamais paru dans le departement de L'Indre. Il a dispute de tres bonne foi contre Duteil et Rollinat, qui s'etaient donne le mot et qui lui ont soutenu pendant tout un diner que _la litterature ne servait a rien dans les arts_. Le malheureux etait furieux, consterne; il foisonnait de citations, d'exorcismes scientifiques et d'arguments _ad hominem_. Le Malgache lui a apporte un tres beau saucisson, qui s'est converti en buche, lorsqu'il a defait le papier et les ficelles. Il est furieux et persiste a croire que Rollinat lui a envoye l'infame bourriche d'huitres. Le pere Rollinat, qui est venu passer ici quelques jours, lui a confirme l'imposture tres gravement et lui a donne la definition suivante: "Le poisson d'avril est un animal qui prend naissance dans une bourriche et qui voyage a l'aide de pierres et de pots casses, dont il tire sa nourriture." Le Malgache pretend que le _saucisson-bois_ est une plante qu'il a rapportee de Madagascar. Rollinat lui a fait encore avaler un troisieme poisson, mais si malpropre, qu'a moins de vous le raconter en latin, je ne saurais comment m'y prendre. Or il y a une petite difficulte, c'est que je ne sais pas le latin, ni vous non plus. Dites a Mick..... (maniere non compromettante d'ecrire les noms polonais) que ma plume et ma maison sont a son service et trop heureuses d'y etre, a Grrr... que je l'adore, a Chopin que je l'idolatre, a tous ceux que vous aimez que je les aime, et qu'ils seront les bienvenus, amenes par vous. Le Berry en masse guette le retour du maestro pour l'entendre jouer du piano. Je crois que nous serons forces de mettre le garde champetre et la garde nationale de Nohant sous les armes pour nous defendre des _dilettanti berrichoni_. CLXVIII A LA MEME Nohant, 10 avril 1837. _Affaires_! Chere Marie, Ni l'une ni l'autre des presses Chaulin ne me convient. N'en parlons plus. Mon voiturier sera a Paris le 12 ou le 14. Il a diverses caisses a m'apporter. Si le piano est pret, il le rapportera en huit ou neuf jours, et il sera ici du 22 au 25. Voyez si c'est l'epoque a laquelle je puis vous esperer. Le piano serait plus en surete dans les mains de ce voiturier qu'au roulage ordinaire. Je veux les _fellows_, je les veux le plus tot et le plus _longtemps_ possible. Je les veux _a mort_. Je veux aussi le Chopin[1] et tous les Mickiewicz et Grzymala du monde. Je veux meme Sue[2], si vous le voulez. Que ne voudrais-je pas encore, si c'etait votre fantaisie? Voire M. de Suzannet ou Victor Schoelcher! Tout, excepte un amant. Quant au mauvais livre, soyez en paix. Il y en a encore en magasin, et laissons dire les sots; rira bien qui rira le dernier. Gevaudan est ici, toujours bon et excellent, qui vous aime tendrement et qui parle de vous admirablement. Il est venu, monte sur un bon petit cheval qui est a moi et que vous monterez, car il est infiniment superieur a _Georgette_. J'ai recu un livre d'Autun sur George Sand avec une lettre de l'auteur, Theobald Walsh, qui me declare qu'il me meprise profondement; en raison de quoi, il me demande humblement mon amitie, ce qui n'est guere logique. Je ne lui repondrai que cela. Je ferai l'article sur Nourrit quand toutes les notices des journaux quotidiens auront paru, et je le ferai sous une autre forme que le feuilleton; car ce que je ferais aujourd'hui ne ressortirait pas de la foule des banalites qui vont se dire sur son compte. D'ailleurs, _le Monde_ a insere un article de Fortoul[3], et je ne puis, d'ici a deux mois, me depetrer de _Mauprat_ et d'une nouvelle qui suivra immediatement, pour completer des volumes, dans la _Revue des Deux Mondes_. Ainsi, dites-lui que je garde mon bouquet pour le dernier du feu d'artifice. Je ne prends, du reste, aucun engagement pour l'avenir avec la _Revue-Buloz,_ et je reserve au _Monde_ ma liberte de conscience.--Si Didier[4] se doute de _notre poisson_, il doit m'en vouloir diablement. Ne nous trahissez pas. Bonsoir, mignonne; je suis toute chetive, et _l'amour_ me descend tellement dans les talons, que bientot je le laisserai tout a fait par terre avec la poussiere de mes pieds. Je ferai pour _Aspasie_ tout ce qu'on voudra; mais je n'aurai pas un jour de loisir avant la fin de l'ete. Le travail m'ecrase et mes forces ploient sous le faix. Adieu encore. Mes amities, tendresses et poignees de main a qui de droit. [1] Frederic Chopin. [2] Eugene Sue. [3] Hippolyte Fortoul. [4] Charles Didier. CLXIX A M. SCIPION DU ROURE, A ARLES 13 avril 1837. Mon ami Scipion, J'aurais du vous ecrire plus tot pour vous dire que vos oranges sont, c'est-a-dire _furent_ excellentes (car elles sont avalees), que vos pipes sont, c'est-a-dire _furent_ brillantes (car elles sont cassees); pour vous dire surtout, que vous etes le meilleur des hommes et que je vous aime de tout mon coeur. Ce dernier point, vous le savez. Quant aux deux autres, je suis la paresse incarnee, pourtant je ne suis pas mauvais garcon et j'ai le sens de la reconnaissance. Ne comptez pas sur beaucoup d'ecritures de ma part; mais revenez me voir au plus tot et comptez que vous serez toujours recu joyeusement. Vous etes du petit nombre des amis inconnus qui n'ont pas fait un _fiasco_ epouvantable a mes yeux. Je vous ai trouve excellent, aussi simple de coeur et aussi sain d'esprit que je vous avais trouve dans vos lettres. Je n'en pourrais pas dire autant de tout le monde. Restez-moi donc frere a tout jamais et sachez que, dans vingt jours, comme dans vingt ans, vous me trouverez, toute devouee. Que faites-vous? Parlez-moi un peu de vous. Reprenez-vous la vie de bohemien? Faites-vous de jolis petits vers a Mathilde, a Clotilde, a Bathilde, a Ermenegilde? Et votre lorgnon? Faites-lui bien mes compliments. Et votre nez? Envoyez-m'en une demi-aune pour une vingtaine de camards de ma connaissance. Maurice vous adore. Solange vient d'etre assez malade. Moi, je suis ereintee de travail. Le printemps est affreux ici. Le rossignol a chante trois jours sous la neige. J'ai un cheval tres gentil, arrive du Nivernais et sur lequel je fais chaque jour un temps de galop. Voila tout ce qui est survenu de neuf dans ma vie depuis que je ne vous ai vu. Madame d'Agoult est a Paris et va revenir ici. Ma grue a un rhume de cerveau. J'ai apprivoise un vanneau. Colette se porte bien. Le bonnet catalan, que vous m'avez rapporte de Marseille, a fait reculer d'epouvante le procureur du roi. Si on me poursuit pour m'etre paree de ce symbole, je vous compromettrai de la belle maniere. Je dirai, comme Meunier[1], que "vous m'avez paye des petits verres pour me porter a l'attentat". Bonsoir, mon bon vieux _Graffiapione, Scipiocane._ J'ai mal a la tete. Aimez-moi et ne gardez jamais rancune a ma paresse. G. S. [1] Fanatique qui, le 27 decembre 1836, avait attente a la vie du roi Louis-Philippe. CLXX A MADAME D'AGOULT, A PARIS Nohant, 21 avril 1837. Chere mignonne, Vous me pardonneriez l'effroyable retard que j'ai mis a vous ecrire, si vous saviez ma vie depuis huit jours. Je me suis embarquee a fournir du _Mauprat_ a Buloz au jour le jour, croyant que je finirais ou je voudrais et que je ferais cela par-dessous la jambe. Mais le sujet m'a emporte loin, et cette besogne m'a ennuyee, comme tout ce qui traine en longueur. De sorte qu'au dernier moment de chaque quinzaine, depuis un mois et demi, me voila _suant_ sur une besogne qui m'embete, que je fais en rechignant. Je n'ai pas meme le temps de dormir et je suis sur les dents. Ne voila-t-il pas que, pour m'achever, Solange se mele d'avoir la variole! une variole aussi benigne que possible, mais constituant une eruption effrayante et une veritable maladie. J'ai ete d'abord tres epouvantee. La vaccine ne me rassurait pas; car il y a des exemples de mort, malgre la vaccine. Enfin je suis en paix a present; mais ma pauvre fille est toujours au lit avec de gros vilains boutons sur le nez, qui, heureusement, ne laisseront pas de traces, a ce que me promet le medecin. Elle a ete bonne et douce comme un ange dans sa maladie. Depuis son retour de Paris, elle etait si charmante, que j'en etais inquiete. Il est impossible d'etre plus resignee, plus caressante et plus gaie qu'elle ne l'est, quoique malade encore. Elle a pour gouvernante une grande grosse fille, assez instruite, et tout a fait bonne (soeur de Rollinat). Gevaudan est toujours ici, retenu par le desir de vous voir. Il est toujours le meilleur garcon de la terre, et je vous assure que je le prends tout a fait, en amitie. Il est doue d'un bon sens que je voudrais bien donner a tous ceux avec qui j'ai eu l'honneur de faire connaissance dans ma vie. P... n'aura jamais l'ombre d'une idee juste; mais ce serait le juger trop severement que de ne pas lui accorder un tres bon coeur. Il est sincerement desole de vous avoir deplu; il ne se doutait meme pas qu'il put y avoir de l'impolitesse a ce qu'il a fait envers vous. Soyez assez bonne pour lui pardonner; il ne le fera plus, et cette petite lecon lui servira,--jusqu'a la prochaine fois. Au reste, vous seriez desarmee si vous saviez quelle enorme consommation de poissons d'avril il a faite depuis votre depart. Il faut que je vous les raconte pour vous engager a estimer sa candeur et sa loyaute. En arrivant de Paris il trouve ici Gevaudan. --Ah! ah! dit-il, voici M. de Gevaudan le legitimiste! madame d'Agoult m'a dit qu'il etait arrive. --Non pas, lui fais-je. Il devait venir; mais il est tombe malade au moment de se mettre en route, et il m'a envoye mon cheval par l'occasion de monsieur, qui le lui a vendu. Monsieur est un artiste veterinaire et maquignon, sourd par-dessus le marche, bete comme une oie, insolent, bavard, bel esprit, insupportable, amusant quelquefois, mais s'attachant comme de la poix a ceux qui ont le malheur de rire de ses sottises. P... se devoue a faire societe a l'artiste veterinaire, lequel ne disait plus un mot sans jurer, sans frapper sur la table avec son verre, sans faire _des cuirs_, parlant cheval, ecurie, marechal ferrant, foire, etc. C'etait le jeudi: tous mes camarades avaient le mot. A diner, P... fait le gentil aux depens du pauvre maquignon, lui demande s'il a connu Planche et Mallefille a l'Ecole veterinaire d'Alfort, s'il a connu un fameux, professeur d'equitation appele Sainte-Beuve, etc., etc. Gevaudan repond qu'il a etudie la litterature, qu'il sait ecrire _sous la dictee_, et qu'il y avait a l'Ecole veterinaire un professeur de belles-lettres pour enseigner l'orthographe; puis il pousse la lampe en disant: _F...! voila-t-une lampe qui m'embete!_ M. Bourgoing, qui etait pres de lui, lui dit: --Monsieur, voila une parole bien deplacee, et je m'etonne que M. P... ne la releve pas. Quant a moi, je ne crois pas devoir la souffrir. --Qu'est-ce que c'est? dit P... avec douceur. --Monsieur dit que vous etes une bete. Le veterinaire s'en defend, M. Bourgoing soutient qu'il a manque a la maitresse de la maison, et une querelle burlesque, mais tres bien jouee, s'engage, si bien que madame Fleury, qui n'etait pas prevenue, faillit s'evanouir de peur. P... etait fort etonne et ne savait quelle attitude prendre. La querelle s'apaise. M. Bourgoing feint d'etre ivre-mort, s'attendrit, divague, sanglote dans le sein de P..., qui le promene dans la cour, soutient benevolement le poids enorme du compere et finit par le mener coucher. Il revient nous trouver. Nous lui disons que le veterinaire est encore plus ivre que l'autre, et qu'il faut aussi le mener coucher. Il le mene coucher et revient. Alors une chaise de poste arrive, et annonce _M. de Gevaudan,_ que personne ne se flattait de voir arriver, malgre sa maladie. _M. de Gevaudan, richement vetu,_ entre et se precipite dans mes bras. P... reste stupefait, devient melancolique, pense a l'eternite, a l'infini, au genie meconnu, _et va se coucher_. Je passe sous silence cinq ou six _goujons_ qui furent avales par le meme, une belette dont Gevaudan a fait la chasse dans le grenier, et l'ordinaire courant, le crin coupe dans les lits, les fantomes, les serenades, une charmante casquette rapportee de Paris et ou Gevaudan a plante des fleurs, les potees d'eau jetees sur la tete, etc., etc. Gevaudan a abjure toute dignite et fait mille cabrioles extravagantes. P... attaque tout le monde, et, quand on lui riposte, _il va se coucher_. Mais ce qui merite d'etre raconte dans toutes les langues, c'est le tour que nous avons joue a un certain M. X..., avocat sans cause, plein de suffisance, debarque a la Chatre depuis quelques jours et s'accrochant a tout le monde, sans s'apercevoir que tout le monde se moque de lui. Il est venu ici pour me voir, tout tranquillement, sans ma permission et se recommandant de Rollinat, qu'il avait connu a Chateauroux, et qui lui avait refuse dix fois de l'amener ici. Rollinat, ne pouvant s'en defaire, lui dit: --Ecoutez, je crois que madame Sand dort encore. _Moi, je vais me coucher._ --Comment, en plein midi? --Oui, mon ami, c'est l'usage de la maison. Je vous souhaite le bonsoir. Et il va se coucher. On vient me dire que M. X... s'obstine a me voir. Je me cache dans les rideaux de mon lit, non sans y avoir fait un trou. M. X... est introduit dans ma chambre. Une personne respectable l'y recoit. Elle etait agee d'environ quarante ans, mais on aurait pu lui en donner soixante a la rigueur. Elle avait eu de belles dents, mais elle n'en avait plus. Tout passe! Elle avait ete assez belle; mais elle ne l'etait plus. Tout change! Elle avait un gros ventre et les mains un peu sales; rien n'est parfait! Elle etait vetue d'une robe de laine grise mouchetee de noir et doublee d'ecarlate. Un foulard etait roule negligemment autour de ses cheveux noirs. Elle etait mal chaussee; mais elle etait pleine de dignite. Elle semblait parfois sur le point de mettre quelques _s_ et quelques _t_ mal a propos; mais elle se reprenait avec grace, parlait de ses travaux litteraires, de M. Rollinat, son _excellent ami_, un _homme parfait_, des talents de M. X..., qui etaient venus jusqu'a son oreille, quoi-qu'elle vecut _tres retiree, accablee de travail_. M. de Gevaudan placait un tabouret sous ses pieds, les enfants l'appelaient maman, les domestiques madame. Elle avait un gracieux sourire et des manieres beaucoup plus distinguees que le gamin George Sand. En un mot, X... fut heureux et fier de sa visite. Perche sur une grande chaise, l'air radieux, le bras arrondi, le discours abondant, le regard petillant, il resta un grand quart d'heure en extase et se retira saluant jusqu'a terre... Sophie[1]! A peine fut-il sorti, que, moi, jetant mes rideaux au loin, Rollinat poussant la porte derriere laquelle il s'etait cache, sa soeur[2] arrivant d'un autre cote, Gevaudan rentrant apres avoir reconduit le quidam, les enfants, les domestiques, tout le monde fut pris d'un rire inextinguible, immense, effroyable, et tel que le ciel et la terre n'en ont jamais entendu un pareil depuis la creation des avocats, et l'invention des robes de chambre ecarlates. M. X... est parti, des le lendemain, pour Chateauroux, a seule fin de raconter son entrevue avec moi, et de faire la description de ma personne dans tous les cafes. Depechez-vous de revenir, afin d'etre temoin invisible de sa seconde visite, des excellentes manieres de Sophie, et afin de lire le poeme latin que Rollinat a compose sur cette grande page historique. Nous comptons sur vous pour l'ecrire en allemand; la gouvernante la met en anglais, moi en italien, Pelletan en grec, Gevaudan en _nivernois_, le Malgache en madecasse, etc., etc. Nous voulons l'ecrire sur le mur de la maison afin de renvoyer les importuns, ou de leur faire voir a quoi on s'expose en franchissant la porte. _Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate!_ Je voudrais bien que toutes ces folies vous donnassent l'envie de revenir, chere bonne Mirabella. Maurice a un devant de cheminee vraiment merveilleux a vous presenter, et des caricatures de plus en plus parfaites. Solange est si gentille, que vous ne l'aimeriez peut-etre plus, puisque vous l'aimiez tant quand elle avait le diable au corps. Il y a de grandes verites qui bravent le temps et semblent eternelles comme Dieu, quoique tout change autour d'elles, meme Gevaudan en artiste veterinaire, meme moi en Sophie, meme Solange en agneau. Et que faites-vous? Vous me punissez bien de mon silence en ne m'ecrivant pas. Je viens de passer des jours d'accablement et d'inquietude. Une lettre de vous m'aurait fait du bien. Peut-etre etes-vous tres occupee, malade et fatiguee, vous aussi! Quoi que vous disiez, quoi que vous fassiez, sachez bien que les Piffoels vous aiment et vous attendent avec impatience. Personne ne s'est permis de respirer l'air de votre chambre depuis que vous l'avez quittee. On s'arrangera pour loger tous ceux que vous voudrez bien amener. Je compte sur le _maestro_, sur Chopin et sur le _Rat_[3], s'il ne vous ennuie pas trop et sur tous les autres a votre choix. Bonne chere mignonne, aimez-moi comme je vous aime, comme j'aime mes amis, ardemment. [1] Sophie Cramer, femme de chambre de George Sand. [2] Marie-Louise. [3] Hermann Cohen, eleve de F. Lizst. CLXXI A LA MEME Nohant, mai 1837. Liszt est perdu dans un nuage de gloire, a ce que je vois dans les journaux. _Evviva!_ Cela ne m'apprend rien de son genie, que j'ai l'orgueil d'avoir compris avant que la presse embouchat toutes ses trompettes. Enfin notre ami lui a mis le mors et la bride. C'est une victoire "plus _necessaire_ qu'_agreable_", comme dit M. Harel[1]. Vous devez courir comme un _chevreuil_ (animal rongeur et ruminant qui sert au besoin de femme de chambre aux dames de qualite...[2]; voyez M. de Buffon, chap.....) et faire etinceler vos cheveux blonds dans des milliards de concerts. Votre sante ne souffre-t-elle pas de cette vie d'emotions et de triomphes? Moi qui ai la fibre epaisse, je vous envie bien vos joies et les melodies qui vous inondent (style Prudhomme)! Mais je n'ai pas le son et je suis forcee de m'en tenir aux melodies des crapauds de mon jardin, qui, depuis dix nuits, font entendre, ma foi! de tres jolies petites notes pour des notes de province. Du reste, vous ne trouverez pas une allumette derangee a votre chambre. Nohant et la famille Piffoel sont ce qu'il y a de plus inamovible dans la societe humaine, et de plus immuable, apres Dieu et M. Schoelcher, dans le systeme de l'univers. Bonsoir, bonne et chere Mirabella. Si vous avez l'occasion de tirer la lourde oreille du _ragazzo di... rosa_[3], vous me ferez plaisir. J'embrasse le maestro et vous de toute mon ame. G. [1] Directeur du theatre de la Porte Saint-Martin. [2] La femme de chambre de madame d'Agoult s'appelait mademoiselle Chevreuil. [3] Hermann, l'eleve de Liszt. CLXXII A M. CALAMATTA, A PARIS Nohant, mai 1837. Cher Calamatta, La commission dont vous me chargez aupres de Marie est tres penible. Avant de la faire, je me permettrai de vous donner le conseil que vous me demandez. C'est de ne pas prendre en mauvaise part ce qu'elle a fait. Je ne lui en ai pas demande l'explication et je ne la lui demanderai que si vous m'y forcez. Mais il me semble que le petit present qu'elle vous a fait vous blesse principalement, parce que vous lui attribuez, a votre egard, une autre maniere de sentir que la veritable. Je ne comprends pas vos mots de _curva_, et _d'abbassarsi al mio livello_. Ces mots ne sont pas faits pour elle, soyez-en certain. Une personne qui a sacrifie toutes les vanites du monde, par amour pour un artiste, ne peut pas placer dans sa pensee les artistes au-dessous d'elle. Ce que vous m'ecrivez fait un tel contraste avec ce qu'elle m'a dit de vous, en arrivant de Paris (ou elle vous a beaucoup vu), que votre lettre m'a cause un profond chagrin. Sachant combien j'ai d'estime et d'amitie pour vous, elle s'est plu a me dire combien vous lui etes sympathique, non seulement a cause de votre admirable talent, mais encore pour votre coeur et votre noble caractere. Elle est tres souffrante a present, et je la trouve si changee et si affaiblie, que je crains pour sa poitrine. Ces chagrins, petits ou grands, lui font beaucoup de mal, et je les lui epargne tant que je peux. Me pardonnerez-vous de lui epargner encore celui de savoir combien vous la jugez mal? Sans doute, tout cela vient d'un malentendu. L'artiste travaille pour vivre apres tout, moi plus que tout autre; car je n'aime point la gloire, et j'ai de grands besoins d'argent. Le pretre doit vivre de l'autel. Elle a pu croire que ce serait de sa part une indiscretion, de vous faire faire deux portraits, pour rien. Si elle ne les a pas acceptes _en ami_, c'est parce qu'elle ne s'est pas cru, aupres de vous, les droits d'un ami. Ce n'est certainement pas qu'elle eut dedaigne votre amitie, si elle eut compris que vous travailliez pour elle absolument en ami. Comment pourrait-elle avoir le moindre doute sur votre delicatesse et sur votre fierte? Avant de vous connaitre personnellement, ne vous connaissait-elle pas par moi? Pensez-vous que je ne lui aie pas donne de vous l'opinion qu'elle doit avoir? Je ne sais pas ce que c'est que l'affaire de Batta dont vous me parlez; mais je sais que Marie parle de vous avec la plus vive sympathie, et que la sympathie n'est point un mot banal chez elle. Reflechissez donc bien, mon cher ami, avant de lui renvoyer cet argent; ce serait bien dur et bien sec. Et, quand meme elle aurait eu tort de vous l'envoyer, l'intention n'etant pas mauvaise, l'action ne doit pas etre severement examinee. Si vous pensez que ces assurances de ma part ne soient pas une garantie suffisante, et que mon jugement sur cette affaire ne satisfasse pas entierement votre dignite, je ferai absolument ce que vous voudrez. Ecrivez-moi. Vous savez que je suis tout a vous du fond du coeur; mais j'engage, par avance, mon honneur a vous prouver que Liszt et Marie ont, a votre egard, des sentiments tout a fait opposes a ceux que vous leur supposez. Quant au petit article, j'en ai parle a Liszt et il m'a priee de ne pas fermer ma lettre sans qu'il y inserat un mot de reponse. A mon tour, je vous adresse une demande. Veuillez jeter les yeux sur les belles gravures coloriees des costumes de Mercuri, et me dire quel etait a Venise le costume des artistes du temps de Titien, et de Tintoret? Presque tous les portraits que j'ai vus de cette epoque sont tout en noir. Vous avez un costume _dei compagni della calza_, et, je crois, celui d'une autre compagnie, que vous seriez bien gentil de me decrire sans vous donner d'autre peine que celle de dire: _maniche rosse, bianche_, etc., _calze gialle, lunghe_, etc. Le texte joint aux numeros de costumes de ces compagnies me serait aussi fort utile. Vous pourriez me le faire copier par Benjamin; car je ne voudrais pas vous faire perdre votre temps a de pareilles _puerilites_, comme dit Arnal. Je fais sur cette epoque un petit conte, _les Maitres mosaistes,_ qui vous plaira, j'espere, non pas qu'il vaille mieux que le reste, mais parce qu'il est dans nos idees et dans nos gouts, a nous _artistes_. Non, cher ami, personne aujourd'hui ne meprise les artistes. Tout le monde les envie au contraire, et l'artiste ne doit jamais croire qu'on ait seulement la pensee d'une pareille extravagance. Il est vrai que bien des artistes soutiennent mal la dignite de leur rang; mais il en est qui rehabilitent la profession, et, aux yeux de tous; comme aux miens, vous etes des premiers parmi ceux dont on se glorifie d'etre de la famille. Venez nous voir. Vous n'avez ici que des amis, et, si je suis _de droit_ le plus ancien et le plus devoue, vous n'aurez pas a vous plaindre des autres. Je vous attends et vous desire vivement. Maurice, docile a vos avis, s'est mis a copier un peu. Il faut lui en savoir d'autant plus de gre, qu'il y a plus de repugnance. Vous l'encouragerez et vous lui donnerez quelques bons conseils. Toute mon ambition serait de lui voir embrasser cette profession; mais je crains que la vie de la campagne ne soit guere favorable a son developpement. D'un autre cote, cette vie est necessaire a sa sante et a mon repos. Solange vous embrasse, et sera joliment fiere d'etre _portraitee_ par vous. Adieu, _carissimo_. Tout a vous de coeur. G. S. CLXXIII A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS Nohant, 9 juillet 1837. Chere mere, Quel bonheur pour moi de vous savoir moins souffrante et tout a fait en voie de guerison! Mon oncle m'avait beaucoup exagere votre maladie. Je ne lui en veux pas, parce que ses craintes partaient de son affection pour vous; mais j'ai bien souffert. Si je n'avais recu, des le lendemain, une lettre de Pierret, je me mettais en route. Combien je remercie cet excellent ami de ses soins pour vous! Je l'ai toujours tendrement aime, mais combien plus a present! Si vous saviez comme il est heureux de pouvoir m'ecrire que vous n'etes pas en danger et que bientot vous serez tout a fait guerie! Je remercie tendrement Caroline, non pas des soins qu'elle vous donne (elle obeit a son coeur et sa recompense est en elle meme), mais de m'avoir ecrit une bonne et affectueuse lettre, pleine de nouvelles heureuses qui m'ont rendu la vie! Il est donc vrai que je vous reverrai dans ce petit bois de Nohant, sur ce banc de gazon que nous avons construit pour vous il y a trois ans, et ou j'ai ete pleurer si amerement ces jours derniers, vous croyant perdue pour moi! Mes enfants vous embrassent mille fois, et vous disent toute leur joie presente, toute leur peine passee. Croyez a la mienne aussi, bonne mere! Surtout, ayez toujours bon courage et confiance. Vous etes forte, jeune, pleine de volonte. Vous etes aimee, cherie, soignee. Guerissez vite, et, quand vous serez en etat de voyager, j'irai vous chercher pour que vous vous remettiez de toutes vos souffrances a la campagne. Adieu, chere maman; je vous embrasse mille fois. Faites-moi donner souvent de vos nouvelles. J'embrasse aussi de toute mon ame Pierret et ma soeur, a qui j'ecrirai directement. CLXXIV A M. CALAMATTA, A PARIS Nohant, 12 juillet 1837. _Carissimo_, C'est moi qui me conduis avec vous d'une facon tout a fait _manante_; vous etes si bon, que vous me pardonnerez tout; mais je ne ne pardonne aucun tort envers vous, que j'aime et que j'estime de toute mon ame. C'est bien tard venir vous feliciter de votre _fortuna_; mais vous savez bien quelle part j'y prends, mon bon vieux, et combien elle m'est plus agreable que tout ce qui me serait personnel en ce genre. Il etait bien temps que vous fussiez recompense, par un peu d'aisance, d'une vie si laborieuse et si stoique. C'est la premiere fois que ces gens-la font quelque chose a propos. Le seul mauvais cote que j'y trouve, c'est que tous ces voyages et tous ces travaux vous empecheront de venir me voir. Pourvu que vous soyez content, et que justice vous soit rendue, je sacrifierai cette joie a la votre. Je suis bien touchee de la gratitude que M. Ingres croit me devoir. Je n'ai obei qu'a la verite en le placant a la tete des artistes et en louant son oeuvre magnifique. Ce faible hommage etant arrive jusqu'a lui, je ne refuse pas ses remerciements: je les recois, au contraire, avec un grand sentiment d'orgueil et de joie. J'ai recu votre tabac, qui est tres bon, et je vous engage a ne pas mepriser la sublime profession de _contrebandier_, dans laquelle vous debutez si agreablement. Ne vous mettez pourtant pas _adosso_ une amende considerable. Vous savez qu'il y a deux choses a craindre dans la vie: _l'indifferenza d'un ministra e l'ira d'un doganiere_: c'est un proverbe venitien. Vous avez echappe a la premiere, gardez-vous de la seconde. Dites-moi donc, _Calamajo benedetto_, si vous ne faites plus rien de mon portrait, ne pourriez-vous me l'envoyer? vous me feriez joliment plaisir; car j'en parle a tous, et tous desirent le voir. Vous m'avez mieux traitee que madame d'Agoult; vous m'avez vue avec les yeux du coeur, et elle, avec ceux de la raison. Vous l'avez un peu vieillie et rendue plus severe qu'elle n'est, meme dans ses moments serieux. Du reste, c'est un admirable portrait, les cheveux semblaient devoir etre inimitables, vous les avez rendus aussi beaux qu'ils le sont en nature. Cette tete grave et noble est digne de Van Dyck. Mais, pour la ressemblance, le portrait de Franz est plus complet. Celui de Maurice fait toujours l'admiration universelle et mes delices. J'ai recu les dessins et je vous prie d'en remercier le _signor Nino_. Ils ne m'ont pas servi pour ce que j'etais en train de faire; mais ils vont me servir pour ce que je fais maintenant; car je ne puis m'arracher de ma chere Venise. Lisez, dans le prochain numero de la _Revue, les Maitres mosaistes_. C'est peu de chose; mais j'ai pense a vous en tracant le caractere de Valerio. J'ai pense aussi a votre fraternite avec Mercuri. Enfin, je crois que cette bluette reveillera en vous quelques-unes de nos sympathies et de nos saintes illusions de jeunesse. Bonsoir, mon grand artiste; donnez-moi souvent de vos nouvelles, quelle que soit mon ignoble paresse. Aimez-moi toujours du fond du coeur, comme je vous aime. Tout a vous. GEORGE. CLXXV A M. GIRERD, AVOCAT, A NEVERS Fontainebleau, 22 aout 1837. Cher et excellent ami, J'avais deja appris par la rumeur electorale ton histoire jusqu'a la veille du denouement definitif, et j'etais extremement inquiete lorsque ta bonne et affectueuse lettre est venue me rassurer. Combien je suis touchee, frere, de cette preuve de ton affection, de ce souvenir si vif et si complet dans un moment si solennel! Oui, certes, tu pouvais compter sur moi pour me devouer aux etres qui te sont chers. Tu pouvais compter aussi sur moi pour venger ta memoire de toute calomnieuse imputation, comme, a mon heure derniere, je compterai sur toi, si je pars avant toi. Tu as bien fait de penser que tu laissais en cette triste vie un autre toi-meme, aimant ceux que tu aimes, haissant ceux que tu hais. A present, je suis toute prete a fulminer si quelqu'un ose dire un mot contre la verite, en ce qui te concerne. Mais, ni dans les bruits qui me sont revenus, ni dans les journaux que j'ai lus, je n'ai rien trouve qui fut contraire a la verite des faits; par consequent, rien d'attentatoire a ton honneur. Si quelque mensonge imprime te tombait sous la main, tout en agissant pour ton compte de la maniere que tu jugerais convenable, envoie-moi l'article, et j'y repondrai de bonne encre. Il n'est pas probable qu'on revienne maintenant sur cette affaire pour en denaturer les faits dans quelque sens que ce soit. Je ne puis que te repeter ce que tu sais, ce dont je te remercie de ne pas douter. Je suis a toi de toute mon ame. Voila Michel elu! Esperons, esperons pour la cause, pour lui aussi. La cause a besoin de sa force. Il a besoin, lui, du developpement de sa force.--Il ne m'a pas ecrit un mot de sa nomination, bien qu'il l'ait annoncee a tout le monde ici.--Je ne m'en plains pas.--Je lui reste devouee en tant qu'il m'appellera et qu'il aura besoin de moi. Oh! que j'ai souffert, dans ma vie, mon pauvre frere! Et toi, es-tu un peu calme? En te sentant pres de quitter la vie et en refaisant un nouveau bail avec elle, as-tu trouve qu'elle valait plus ou moins que tu ne pensais? Dis-moi cela.--Moi, j'ai eu un terrible duel avec moi-meme, un combat gigantesque avec mon ideal. J'ai ete bien blessee, bien brisee. Je vegete maintenant assez doucement. Je me fais l'effet d'un cypres verdoyant sur un cadavre. Mon Dieu! mon Dieu! que j'ai renfonce de larmes, que j'ai etouffe de plaintes, que j'ai renferme de maux! Cela me ferait un bien infini de causer avec toi. Quand donc te verrai-je? Adieu, ami! adieu, frere! Aime-moi, ecris-moi, viens a moi si tu peux, crois en moi. GEORGE. CLXXVI A M. GUSTAVE PAPET, A ARS (INDRE) Fontainebleau, 24 aout 1837. Cher bon vieux, J'ai perdu ma pauvre mere! Elle a eu la mort la plus douce et la plus calme; sans aucune agonie, sans aucun sentiment de sa fin, et croyant s'endormir pour se reveiller un instant apres. Tu sais qu'elle etait proprette et coquette. Sa derniere parole a ete: "Arrangez-moi mes cheveux." Pauvre petite femme! fine, intelligente, artiste, genereuse; colere dans les petites choses et bonne dans les grandes. Elle m'avait fait bien souffrir, et mes plus grands maux me sont venus d'elle. Mais elle les avait bien repares dans ces derniers temps, et j'ai eu la satisfaction de voir qu'elle comprenait enfin mon caractere et qu'elle me rendait une complete justice. J'ai la conscience d'avoir fait pour elle tout ce que je devais. Je puis bien dire que je n'ai plus de famille. Le ciel m'en a dedommagee en me donnant des amis tels que personne peut-etre n'a eu le bonheur d'en avoir. C'est le seul bonheur reel et complet de ma vie. On pretend que j'en ai eu de faux, et d'ingrats. Je pretends, moi, que non; car j'ai oublie ceux-la, tant j'ai trouve de consolations et de dedommagements chez les autres. Je suis enchantee d'avoir Maurice. Je suis revenue le trouver a Fontainebleau, ou nous sommes caches tete a tete, dans une charmante petite auberge ayant vue sur la foret. Nous montons a cheval ou a ane tous les jours, nous prenons des bains et nous attrapons des papillons. Je ne suis pas fachee qu'il ait un peu de vacances. Quand les fonds seront epuises (ce qui ne sera pas bien long), et que j'aurai termine mes affaires a Paris, ou je retournerai passer trois jours, nous reprendrons la route du pays. Ecris-moi ici. Embrasse ton pere pour moi. Et aime toujours ta vieille mere, ta vieille soeur et ton vieux camarade. Maurice t'embrasse mille fois. GEORGE. CLXXVII A MADAME D'AGOULT, A GENEVE. Fontainebleau, 25 aout 1837. Chere princesse, Ceci est un mot jete au hasard a la poste. Je suis persuadee qu'il ne vous arrivera pas; car une partie de nos lettres se perdent a la frontiere. Je recois votre lettre seulement le 25, aujourd'hui, a Fontainebleau, ou je suis cachee loin des oisifs et des beaux esprits, en tete a tete avec Maurice. Je vous ai ecrit a Geneve, et j'espere que vous y avez recu ma lettre avant de partir pour Milan. Je vous disais que j'avais bien du chagrin: ma pauvre mere etait a l'extremite. J'ai passe plusieurs jours a Paris pour l'assister a ses derniers moments. Pendant ce temps, j'ai eu une fausse alerte, et j'ai envoye Mallefille [1] en poste a Nohant pour chercher mon fils, qu'on disait enleve. Pendant que j'allais le recevoir a Fontainebleau, ma mere a expire tout doucement et sans la moindre souffrance. Le lendemain matin, je l'ai trouvee raide dans son lit, et j'ai senti en embrassant son cadavre que ce qu'on dit de la force du sang et de la voix de la nature n'est pas un reve, comme je l'avais souvent cru dans mes jours de mecontentement. Me voila revenue a Fontainebleau, ecrasee de fatigue et brisee d'un chagrin auquel je ne croyais pas il y a deux mois. Vraiment le coeur est une mine inepuisable de souffrances. Ma pauvre mere n'est plus! Elle repose au soleil, sous de belles fleurs ou les papillons voltigent sans songer a la mort. J'ai ete si frappee de la gaiete de cette tombe, au cimetiere Montmartre, par un temps magnifique, que je me suis demande pourquoi mes larmes y coulaient si abondamment. Vraiment, nous ne savons rien de ce mystere. Pourquoi pleurer, et comment ne pas pleurer? Toutes ces emotions instinctives, qui ont leur cause hors de notre raison et de notre volonte, veulent dire quelque chose certainement; mais quoi? Maurice se plait beaucoup ici. Nous montons a cheval tous les jours et nous allons faire des collections de fleurs et de papillons dans les deserts de la foret. C'est vraiment un pays adorable, une petite Suisse dont les Parisiens ne se doutent pas, et qui a le grand avantage de n'attirer personne. Je suis ici tout a fait inconnue, sous un faux nom et travaillant a force. Adieu, chere; prions pour que les chemins de fer prosperent et que nous puissions aller faire une invasion a l'_isola Madre_, moyennant huit jours de loisir et peu d'argent. Le temps et l'argent! Le temps a cause de l'argent, l'argent a cause du temps. Quelles entraves! Et le temps d'etre heureux? Et le moyen de l'etre? Ou cela se peche-t-il? Dans le lac Majeur? Ecrivez-moi, mon amie; parlez-moi de vous et aimez-moi comme je vous aime. [1] Felicien Mallefille, auteur dramatique, plus tard consul de France a Lisbonne. CLXXVIII A M. DUTEIL, A PERIGUEUX Nohant, 30 septembre 1837. Mon Boutarin, Que deviens-tu? Quand reviens-tu? Crois-tu que je puisse vivre sans toi longtemps? Illusion, mon aimable ami! Je crie comme un aigle, depuis que je suis privee de toi. Que veux-tu que je devienne quand j'ai le spleen (et Dieu sait si je l'ai souvent!)? Quand j'ai envie de rire, a qui veux-tu que je dise des betises qui soient appreciees? La race humaine peut-elle jurer, comme moi, dans la colere? peut-elle abdiquer, comme moi, jusqu'a la derniere parcelle d'intelligence, dans la belle humeur? Toi seul, toi et Rollinat, qui ne faites qu'un pour moi, pouvez m'aider a porter ce fardeau de moi-meme, insupportable a moi et aux autres. Et Rollinat qui n'est pas la non plus! Il arrive du Havre et repart pour Vienne, conduire sa soeur Juliette, qui va etre gouvernante je ne sais dans quel pays sarmate autant qu'inconnu. Je n'ai pas seulement pu le voir. J'arrive... Devine d'ou? De la frontiere d'Espagne! Ah! il s'est passe bien des choses depuis que nous nous sommes quittes. D'abord, je m'en allais voir ma mere, qui etait tres malade, comme tu sais. Je la trouve dans un etat deplorable, et, comme elle etait un peu econome, livree a une misere volontaire, a cote d'une _tirelire_ pleine d'or, je la tire de la, malgre elle. Je la soigne, je l'entoure de tout le bien-etre possible; mais il etait trop tard. Elle avait une maladie de foie incurable. La pauvre chere femme a ete si bonne et si tendre pour moi au moment de mourir, que sa perte m'a cause une douleur tout a fait excedant mes previsions. Pendant qu'elle agonisait, j'apprends que Dudevant part pour Nohant, afin de m'enlever Maurice. Je fais atteler en poste mon cabriolet, que j'avais amene a Fontainebleau, et j'envoie Mallefille chercher mon fils. Dudevant ne parait pas en Berry. C'etait une fausse alerte, une menace en l'air. Je me rassure. Pour reposer Maurice autant que pour surveiller mes affaires a Paris, je passais la moitie du temps a Fontainebleau, ou nous etions enfermes tete a tete, Maurice et moi, dans une chambre d'auberge, ne cessant de travailler que pour faire un tour a cheval dans la foret, et l'autre moitie a Paris, ou je ne m'amusais guere. Enfin, le 16, je prenais la voiture a Fontainebleau avec Maurice pour revenir a Nohant, lorsque je recois une lettre de Marie-Louise[1], qui m'annonce que mon mari est venu enlever ma fille de force, malgre les cris dechirants de la petite, malgre la resistance de la gouvernante, et l'a emmenee on ne sait ou. Juge de la colere et de l'inquietude! Je cours a Paris. Je braque le telegraphe. J'invoque la police. Je fais rendre une ordonnance. Je cours chez les ministres, je fais le diable, je me mets en regle, et je pars pour Nerac, ou j'arrive un beau matin, apres trois jours et trois nuits de chaise de poste, accompagnee de Mallefille, d'un domestique et d'un clerc de Genestal. Je tombe chez le sous-prefet, le baron Haussmann, beau-frere d'Artaud et, de plus, un charmant garcon. Le procureur du roi me donne, en faisant un peu la grimace, un requisitoire. L'officier de gendarmerie, plus humain, consent a m'accompagner avec son marechal-de-logis et deux adorables simples gendarmes. Je demande un huissier pour faire sommation d'ouvrir les portes en cas de resistance. Au moment de partir, une difficulte se presente. Il faudra le maire de Pompiey pour cette ouverture des portes. Or ledit maire ne se rendra pas a nos reclamations, vu qu'il est ami de Dudevant. Je cajole le sous-prefet, et le sous-prefet, attendri, monte dans ma voiture avec moi, le lieutenant de gendarmerie, l'huissier, etc., le reste a cheval. Juge quelle escorte! quelle sortie de Nerac! quel etonnement! La ville et les faubourgs sont sur pied. Deux malheureuses caleches de poste, qui se trouvaient par la et s'en allaient tranquillement aux eaux des Pyrenees, ont l'air d'etre mes voitures de suite. Quant a moi, je suis une princesse espagnole et j'accomplis je ne sais quelle revolution.. De longtemps, Nerac ne verra ses habitants aussi bouleverses, aussi abimes dans leurs commentaires, aussi devores d'inquietude et de curiosite. Enfin, nous arrivons a Guillery. Mon mari etait deja prevenu; deja les apprets de sa fuite etaient faits. Mais on cerne la maison; les recors procedent, et Dudevant, devenu doux et poli, amene Solange par la main jusqu'au seuil de sa royale demeure, apres m'avoir offert d'y entrer: ce que je refuse _gracieusement_. Solange a ete mise dans mes mains comme une princesse a la limite des deux Etats. Nous avons echange quelques mots agreables, le baron et moi. Il m'a menace de reprendre son fils par autorite de justice, et nous nous sommes quittes charmes l'un de l'autre. Proces-verbal a ete dresse sur le lieu. Revenus a Nerac, nous avons passe la journee a la sous-prefecture, ou l'on a ete charmant pour nous. Le lendemain, la fureur m'a prise d'aller revoir les Pyrenees. J'ai renvoye mon escorte et j'ai ete avec Solange jusqu'au Marboree, l'extreme frontiere de France. La neige et le brouillard, la pluie et les torrents ne nous ont laisse voir qu'a demi le but de notre voyage, un des sites les plus sauvages qu'il y ait dans le monde. Nous avons fait ce jour-la quinze lieues a cheval, Solange trottant comme un demon, narguant la pluie et riant de tout son coeur, au bord des precipices epouvantables qui bordent la route. Nature d'aigle! Le quatrieme jour, nous etions de retour a Nerac, ou nous avons encore passe un jour. Puis nous sommes revenues tout d'un trait a Nohant, ou je ne te trouve pas! Est-ce que tu ne reviens pas bientot? Et ma chere Agasta, ou est-elle? Guerit-elle? Se plait-elle a la Rochelle? En ce cas, qu'elle y reste encore et que son plaisir, son bien-etre, sa sante passent avant tout. Mais, si elle a envie de revenir, j'en ai parbleu bien plus envie qu'elle. Je ne comprends pas Nohant sans Duteil et sans Agasta. C'est la Thebaide, c'est la Tartarie, c'est la mort. Toutes mes affaires sont en desarroi et mon cerveau en debacle. Si tu avais ete ici, Boutarin! on ne m'aurait pas enleve ma fille. Entre nous soit dit, Marie-Louise et Papet ont seuls montre de l'energie, et on les a paralyses en les traitant de fous! Cela m'a porte un grand coup de couteau en travers du coeur. La societe! toujours et partout la societe! Mon vieux, c'est comme ca. Il n'y a que les vagabonds comme nous qui echappent a la gelee. Maintenant, j'attends Maurice, que j'ai laisse a Paris chez des amis surs, et qui arrivera ici demain. Il ne veut pas me quitter. Sa sante est toujours chancelante. Toutes ces agitations font beaucoup de mal a mon pauvre enfant. Je me ferai couper par morceaux plutot que de le lacher. Mais tout cela m'a laisse un malaise et une inquietude vraiment maladive. Je ne dors pas. A tout instant, je me reveille en sursaut, croyant entendre mes enfants crier apres moi. Ce n'est pas vivre. Je donnerais je ne sais quoi pour que tu fusses la. Il me semble que je serais rassuree. Mais ne cede pas a cette faiblesse Ne reviens qu'autant que cela etait dans tes vues. Adieu, vieux Boutarin. Adieu, chere et trois fois chere Agasta. Je vous aime tous deux plus que je ne peux vous le dire. [1] Marie-Louise Rollinat, institutrice de Solange. CLXXIX A MADAME D'AGOULT, A BELLAGIO, MILAN Nohant, 16 octobre 1837. Chere princesse, Voila la cinquieme fois que je vous ecris. Il est decide que mes lettres ne vous arriveront pas. Peut-etre, a la faveur de celle de Charlotte[1], arriverai-je a vous faire _arriver_ celle-ci. Notre excellente _consulesse_ vous dit mes aventures; je ne vous parlerai donc pas de moi, qui suis tranquillement reinstallee a Nohant, les pieds sur mes chenets, attendant le nouvel assaut par lequel il plaira a dame Fortune de me tirer de mon repos spleenetique. Mais vous, chere Marie, vous etes enfin heureuse. La douce Italie vous a gueri l'ame et le corps. Vous habitez mon cher lac de Come, sur les bords duquel j'ai promene jadis mes pas errants et ma melancolie botanique. Je suis parfois tentee de _realiser mes capitaux_ comme Robert Macaire et d'aller vous trouver; mais, la-bas, je ne travaillerais pas, et le galerien est a la chaine. Si Buloz lui permet de se promener, c'est _sur parole_, et la parole est le boulet que le forcat traine au pied. Et puis, si le coeur est chaud, le climat l'est toujours assez; si l'ame est pure, le ciel l'est aussi. Tout prend au dehors la couleur de l'etre interieur, et la grande poesie serait de transformer la nature en soi, au lieu de chercher a se transformer en elle. Je tombe dans le _Pierre Leroux_, et pour cause. Il etait ici ces jours derniers. Charlotte et moi faisions le projet romanesque de lui elever ses enfants et de le tirer de la misere a son insu. C'est plus difficile que nous ne pensions. Il a une fierte d'autant plus invincible qu'il ne l'avoue pas et donne a ses resistances toute sorte de pretextes. Je ne sais pas si nous viendrons a bout de lui. Il est toujours le meilleur des hommes, et l'un des plus grands. Il a ete voir Beranger a Tours et va revenir ensuite je ne sais pour combien de temps. Il est tres drole, quand il raconte son apparition dans votre salon de la rue Laffitte. Il dit: --J'etais tout crotte, tout honteux. Je me cachais dans un coin. _Cette dame_ est venue a moi et m'a parle avec une bonte incroyable. Elle etait bien belle! Alors je lui demande comment vous etiez vetue, si vous etes blonde ou brune, grande ou petite, etc. Il repond: --Je n'en sais rien, je suis tres timide; je ne l'ai pas vue. --Mais comment savez-vous si elle est belle? --Je ne sais pas; elle avait un beau bouquet, et j'en ai conclu qu'elle devait etre belle et aimable. Voila bien une raison _philosophique_! qu'en dites-vous? Adieu, chere et adorable princesse. Embrassez Valaisan pour moi, et mettez mon coeur a vos pieds en guise de chanceliere dans vos promenades sur le lac. Cachetez vos lettres avec des pains a cacheter et _sans devise_. La police est une institution respectable et sainte, qui veut, qui peut et qui doit lire les lettres. Les devises sanscrites lui sont suspectes, et, comme elle n'a pas le temps de decacheter avec soin, elle met au rebut les lettres qu'elle dechire. Sainte police, faites votre devoir! La surete des empires repose sur vous; recevez mes hommages et l'assurance de mon devouement. [1] Madame Charlotte Marliani. CLXXX A FRANZ LISZT, A GENES Nohant, 28 janvier 1838. Vous avez pris bien au serieux, chers enfants, quelques paroles insignifiantes de ma derniere lettre, que je ne me rappelle meme pas, qu'il me serait, par consequent, difficile d'expliquer, et que je n'expliquerais sans doute pas mieux, si vous me les remettiez sous les yeux. Vous savez que Piffoel n'est pas oblige de savoir ni ce qu'il dit, ni ce qu'il a voulu dire. Le condamner a rendre raison de tout ce qu'il avance, annonce et decide, serait de la plus haute injustice; car Dieu a cree le genre humain pour s'efforcer de trouver un sens aux paroles de Piffoel. Il n'a point cree Piffoel pour dire des paroles sensees au genre humain. Mieux que personne, les Fellows devraient savoir que rien de ce que dit ou ecrit Piffoel ne prouve quoi que ce soit. Peut-etre que, lorsque Piffoel vous ecrivit la derniere fois, l'astre _Costiveness_, cet astre funeste, sous l'influence duquel Fellows et Piffoels sont nes, dardait sa lumiere sur l'horizon de Piffoel. Peut-etre que Piffoel avait mal au foie, que ses pois ne voulaient pas cuire, que Buloz avait mal paye, ou que Mallefille avait eu de l'esprit. Ah! a propos de Mallefille! je voudrais bien savoir pourquoi Mirabella semble me rendre responsable des betises qu'il lui ecrit.--Comme si j'etais chargee de lire les lettres de Mallefille, de les comprendre, de les commenter, de les corriger ou de les approuver! Dieu merci, je ne suis pas forcee de donner de l'esprit a ceux qui en manquent. Je n'en ai pas trop pour moi-meme, et, si quelqu'un peut en donner a Mallefille (a qui cela ne ferait certes pas de mal), c'est la princesse et non le docteur Piffoel, qui se creuse vainement la tete pour comprendre quelque chose a cet incident bizarre. Mallefille ecrit une lettre a la princesse; cette lettre est bete, ce qui ne m'etonne pas du tout. Croyant que la princesse etait fort habituee aux lettres de Mallefille, et ne pretendant nullement les _endosser_, je donne _acces_ a ladite lettre dudit Mallefille dans une lettre de moi a la princesse. Je n'en prends, pardieu, pas connaissance. J'ai assez de lettres betes a lire tous les jours! Si celle de Mallefille se trouve encore plus bete ce jour-la que les autres jours, il me semble qu'on me doit des remerciements pour l'avoir mise dans la mienne et pour avoir epargne a la princesse de payer trente sons pour une lettre bete. Maintenant, je demande, quand on se laisse ecrire par Mallefille, de quoi diable on a le droit de se plaindre? Quand on connait Mallefille et son style, on doit s'attendre, a tout! Ah! sacredie! il ne me manquerait plus que cela, de former Mallefille au style epistolaire! Je sais bien, pour mon compte, que je trouverai toujours ses lettres ravissantes, car j'espere bien n'en lire jamais une seule. Je l'aime de toute mon ame. Il peut me demander la moitie de mon sang; mais qu'il ne me demande jamais de lire une de ses lettres. Qu'il mette ma montre au mont-de-piete, qu'il me lise un chapitre de Barchou, qu'il danse, qu'il chante, qu'il me fasse la cour, tout ce qu'il voudra! mais, pour l'amour de Dieu, qu'il ne m'ecrive jamais; car le lire et lui repondre, voila jusqu'ou mon amitie ne peut s'elever. Entre nous, je ne sais pas si Mallefille a ete maussade avec la princesse, mais je puis vous dire qu'elle n'a pas d'ami plus sur et plus devoue. Je puis lui dire ce qu'elle savait avant moi, c'est qu'il n'existe pas d'etre meilleur, plus loyal et plus sincere. Eut-il ecrit vingt lettres cent fois plus betes a Marie, elle ferait bien de les lui pardonner en faveur de l'affection profonde qu'il lui porte; ce qui vaut mieux que le plus beau style. Ce pauvre garcon est tout etonne de la reponse foudroyante de la princesse, et le voila qui s'en prend a moi et me demande pourquoi, depuis trois mois qu'il est ici, je ne lui ai pas appris a ecrire. Merci bien! C'est assez d'etre obligee de le nourrir, et Dieu sait a quelle consommation cela entraine! Nous pourrions bien habiter une ile deserte pendant vingt ans; je reponds qu'il en sortirait sans avoir recu de moi une seule lecon de redaction. J'aimerais mieux batir une ville, j'aimerais mieux apprendre la metaphysique, j'aimerais mieux ecouter perorer Schoelcher que d'enseigner une chose que je fais si mal pour mon compte et que d'avoir un ecolier doue d'aussi _heureuses_ dispositions. Laissons Mallefille et sa lettre. Je lui declare bien que jamais je ne lui donnerai de place dans les miennes pour lui inserer quoi que ce soit de son cru, vers ou prose, francais ou chinois. Revenons a la votre, qui est tout a fait bonne et tendre, mon cher Fellow, et qui me donne une nouvelle preuve tres inutile, mais tres douce, de votre amitie. Si j'avais pu prevoir que ma lettre put vous affliger, j'en aurais bien fait ce qu'on devrait faire de toutes celles de Mallefille. En verite, vous avez attache trop d'importance a ce projet de vous ecrire moins souvent. Etait-ce donc a l'etat de resolution pour l'avenir, ou n'etait-ce pas plutot a l'etat d'excuse pour le passe? Je n'en sais rien; mais, quoi qu'il en soit et quoi qu'il en ait ete, il suffirait que le ralentissement de ma correspondance avec Marie lui causat le moindre chagrin ou le moindre regret pour que toute ma paresse fut dissipee en un clin d'oeil et pour que je lui ecrivisse tous les jours si elle le voulait. Jamais aucune tristesse ne lui viendra de moi par ma faute, je l'espere. Si cela arrivait, il faudrait qu'elle fit ce qu'il y a toujours de mieux, a faire en pareil cas: s'expliquer pour le present et pardonner pour le passe. Voila tout ce que je puis repondre a votre lettre, que je ne comprends pas bien, a cause de mon peu de memoire, mais qui me touche infiniment, et que je me rejouis bien de savoir _fondee sur rien_ de ma part. Bonsoir, cher ami. J'ai bien de la peine a tenir ma plume. Le malheureux Piffoel est afflige d'un rhumatisme dans le bras droit. N'allez pas prendre ceci pour une nouvelle excuse de ne pas vous ecrire. Voila le degel; j'espere bien que, dans huit jours, je serai guerie. Je ne vous dis rien de la part de Mallefille; il se tirera des pattes blanches de la princesse comme il l'entendra. Pauvre diable! je ne voudrais pas etre dans sa peau; j'aimerais mieux etre une carpe dans les griffes d'un _beau_ chat. Les Piffoels vous embrassent. CLXXXI A MADAME D'AGOULT, A GENES Nohant, mars 1838. Chere Marie, Pardonnez-moi ma paresse ou, pour mieux dire, mon travail. Il m'a fallu mener de front, pendant deux mois, une espece de chose inavouable que vous trouverez dans la _Revue des deux mondes_ et que je vous conseille de ne pas lire. Je viens de recevoir la lettre fantastique du maestro, et je relis avec remords et reconnaissance les lettres aimables et toujours ravissantes de la princesse, restees sans reponse. La princesse connait bien mon infirmite et sait y compatir, Il ne faut pas qu'elle punisse mon silence par le sien et que, faute de mes maussades epitres, elle me prive des siennes, qui sont ce qu'il y a de plus adorable dans le monde en fait de lettres. Le chatiment ne serait pas proportionne a l'offense. Et puis disons encore que la princesse m'a vue secouer ma paresse au temps ou je la voyais spleenetique, et ou je croyais (c'etait elle qui, par ses gracieusetes, me donnait cette presomption) que mon babil pouvait la distraire, la consoler et la fortifier. Pour cela, il ne me fallait ni grande sagesse ni bel exemple, car je n'aurais su ou prendre l'un et l'autre: il suffisait de lui dire ce qu'elle etait, de la faire connaitre a elle-meme, de lui montrer tous les tresors qu'elle renfermait en elle et qu'elle niait en elle-meme. Dans ce temps-la, je lui ecrivais que je ne me sentirais plus appelee a lui ecrire desormais; car il me semble qu'elle est calme, heureuse et forte. Pour parler comme mon ami Pierre Leroux, je dirai: _Ma mission est remplie_. Elle revendrait de la philosophie et du courage, voire de la gaiete, au sublime docteur Piffoel lui-meme. Merci donc, mille fois merci, mes chers et bons enfants, des bonnes choses que vous me dites de vous-memes. Je vous remercie de vous aimer comme vous le faites. Je vous remercie d'etre heureux, et je vous remercie de me le dire. Vous savez que, de tous les biens que vous me souhaitez sans cesse, celui-la est le plus grand que vous puissiez me faire.--Il est bien possible que j'aille vous rejoindre quelque jour en Italie. Cependant ce voyage, que j'avais arrange pour le printemps prochain, me parait moins certain maintenant quant a la date. Mon proces avec mes editeurs, que je voudrais terminer auparavant, est porte au role pour le mois de juillet ou d'aout. Si je suis forcee de m'en occuper, je ne pourrai passer les monts qu'en automne. Une fois en Italie, j'y veux rester au moins deux ans pour les etudes de Maurice, qui s'adonne definitivement a la peinture et qui aura besoin de sejourner a Rome. En attendant, il travaille ici avec le frere de Mercier[1], qui est un assez laborieux maitre de dessin et ne manquant pas de talent. Mallefille, qui a la bonte de donner des lecons d'histoire et de philosophie au susdit mioche, se tire tres bien de son preceptorat provisoire. Maurice s'est assez fortifie. Il a un petit cheval tres comique et fait des _lancers_ epouvantables avec Mallefille, qui est devenu un assez bon ecuyer, domptant _Bignat_, lequel _Bignat_ je ne monte plus, parce qu'il est devenu terrible. Il a double de volume, de force et d'ardeur depuis qu'il n'a plus le bonheur de porter la princesse. La douleur de son depart l'a jete dans une telle exasperation, qu'il desarconne tous ses cavaliers. A propos de _Bignat_, j'ai fait a Mallefille, de votre part, les plus serieux reproches. Il s'accuse grandement et vous ecrira demain. Par ces details, vous pourrez voir, chers Fellows, que mon interieur n'a rien de bien interessant a offrir a votre attention. Il est paisible et laborieux. J'entasse romans sur nouvelles et Buloz sur Bonnaire; Mallefille entasse drames sur romans, Pelion sur Ossa; Mercier, tableaux sur tableaux; Tempete[2], betises sur betises; Maurice, caricatures sur caricatures, et Solange, cuisses de poulet sur fausses notes. Voila la vie heroique et fantastique qu'on mene a Nohant. Nous n'avons ni _lago di Como_, ni Barchou, ni jeunes filles chantant la _polenta_, ni sublimes accords du maestro, ni cathedrale de Milan, ni princesse, ni deesse; mais nous avons la meche de Rollinat, les refrains rococo de Boutarin[3], le nez du Gaulois[4], les sabots du Malgache[5], le souvenir de Lasnier, les lettres de maitre Emmanuel[6], l'avocat, et la barbe de Mallefille, qui a sept pieds de long. Tout cela fait une jolie constellation. [1] Mercier, statuaire, l'auteur du medaillon de George Sand. [2] Mademoiselle Rollinat. [3] Duteil. [4] Fleury. [5] J. Neraud. [6] Arago. CLXXXII AU MAJOR ADOLPHE PICTET, A GENEVE Paris, octobre 1838. Cher major, Votre conte[1] est un petit chef-d'oeuvre. Je ne sais pas si c'est parce que nulle part je ne me suis sentie aussi finement tancee et aussi affectueusement comprise; mais nulle part il ne me semble avoir ete jugee avec tant de sagesse et louee avec tant de charme. Hoffmann n'aurait pas desavoue la partie poetique de ce conte, et, quant a la partie philosophique, il ne se fut jamais eleve si haut avec tant de clarte et de veritable eloquence. Je vous jure que jamais rien ne m'a fait plaisir dans ma vie en fait de louanges. Cela tenait non point a ma modestie (car je viens de decouvrir, grace a vous, que j'en manque beaucoup), mais aux eloges recus, toujours ou grossierement boursoufles ou abominablement stupides. Pour la premiere fois je respire cet encens auquel les dieux memes, dit-on, ne sont pas insensibles. Je crois a ce qu'il y a de bon en moi, parce que vous me le montrez, pour ainsi dire, paternellement, et, quant a ce qu'il y a d'absurde, j'en suis amusee et rejouie au dernier point, parce que, la, je vois ce que j'ai tant cherche en vain dans ce monde: la bienveillance, la justice, la raison et la bonte se donnant la main. Croyez, cher major, que je n'etais pas par nature aussi folle que je le suis devenue par reaction. Si j'eusse eu, dans ma jeunesse, des amis eclaires et tendres a la fois, j'eusse fait quelque chose de bon; mais je n'ai trouve que des fous ou des insensibles et, naturellement, j'ai prefere les premiers. Je sais qu'a ma place vous en eussiez fait autant, a supposer que vous eussiez pu jamais, meme le jour de votre naissance, avoir autant d'ignorance et de credulite que j'en avais a vingt-cinq ans! Les reflexions philosophiques qui terminent l'action de votre conte m'ont vivement frappee. La cinquieme, la neuvieme, la dix-neuvieme, la vingt-cinquieme, la vingt-neuvieme et la derniere me sont restees et me resteront dans l'esprit comme, dans mon enfance, certains versets de la Bible ou certaines maximes des vieux sages. Elles me plaisent d'autant plus qu'elles m'arrivent dans un moment ou je suis plus disposee a les entendre: je suis un peu plus vieille qu'il y a deux ans, et je crois que je suis en voie de me reconcilier, ou _de vouloir bien me reconcilier avec mes contraires_. Je ne crois pas que la nature de mon esprit me porte jamais a mordre assez a la philosophie pour prendre une initiative quelconque. Mais peut-etre arriverai-je a comprendre plusieurs choses que je ne savais pas. Pourvu que je ne sois pas obligee de travailler, je consens a faire tous les progres imaginables. Il me manquera toujours le chalumeau de l'analyse; mais, si, au lieu de dissoudre mon cristal, le chalumeau veut bien diriger sa flamme de maniere a l'eclairer, le cristal pourra reflechir cette lumiere-la, tout comme une autre. Malheureusement, ceci ne sert de rien hors du monde intellectuel, et la fatalite des bosses fait que la montagne de l'imagination, dominant toujours par son _anteriorite d'occupation_ les petites collines que le raisonnement essaye d'elever alentour, je risque fort de n'acquerir de bon sens pratique que la dose necessaire pour voir que je n'ai pas le sens commun; mais n'est-ce pas deja quelque chose? Quand cela ne servirait qu'a me preserver de la morgue qui desseche le coeur de mes confreres les poetes et a comprendre les amicales remontrances des esprits genereux! Ce serait un grand bonheur deja, ce serait un sens de plus et un tourment de moins. Je me pique d'etre peu tourmentee par la vanite, et je me flatte aussi de n'avoir pas un coeur de cristal et des amis de _carton_. Vous ne le croyez pas non plus, n'est-ce pas, cher major? et votre chalumeau ne vous a jamais montre en moi aucune affectation de sentiments? Ce que j'admire, c'est que vous connaissiez tout ce que je connais, tandis que, moi, je ne pourrai jamais qu'entrevoir ce que vous voyez clairement. La pensee est donc bien superieure au sentiment puisqu'elle le possede et n'en est pas possedee? C'est beau! mais je me console d'etre a distance; car, de la sphere ou je suis, je contemple votre etoile et j'en reve des merveilles sans y apercevoir aucune tache. Vous qui, avec la lunette, y entrez comme chez vous, vous y voyez peut-etre des ravins, des precipices et des volcans qui vous la gatent quelquefois ou du moins qui vous y rendent le trajet difficile. C'est comme pour la musique: je crois y trouver des jouissances infinies, que le travail de la science emousserait beaucoup, si j'etais musicienne. Adieu, bon major; je vous _recrirai_ a propos de tout cela; car j'ai encore beaucoup a vous dire de _moi_; et, puisque vous etes si bienveillant, je ne finirai pas _Leila_[2] sans vous demander beaucoup de choses. Je ne sais pas si mon ecriture est lisible, meme pour un homme habitue au sanscrit. Adieu et merci mille fois. Vous seriez bien aimable de me donner de vos nouvelles ici, rue Grange-Bateliere, 7. J'y serai encore une quinzaine et il est possible, probable meme, que nous allions passer l'ete en Suisse. La sante de mon fils est meilleure; mais les medecins lui ordonnent un climat frais en ete et chaud en hiver. Nous serons donc bientot a Geneve et ensuite a Naples. Dites-moi dans quelle partie, bien sauvage et bien pittoresque de vos montagnes, je pourrais aller travailler; je voudrais un climat modere pour Maurice, et pour moi des paysans parlant francais. Les environs de Geneve ne me paraissent pas assez _energiques_ comme paysage, et je voudrais fuir les _Anglais_, les buveurs d'eaux, les touristes, etc., etc. --Je voudrais encore vivre a bon marche, car j'ai gagne deux proces et je suis ruinee. Votre livre m'a ete apporte par un inconnu que je n'ai pas recu: j'etais au lit avec mon rhume et ma fievre, ni plus ni moins que la princesse Uranie. Je ne sais si c'etait un simple messager ou un de vos amis; je l'ai fait prier de repasser et n'en ai plus entendu parler. Tout a vous. [1] _Une Course a Chamonnix_, par le major Pictet. [2] Il s'agit de la nouvelle edition de _Lelia_, augmentee d'un volume publie en 1839. CLXXXIII A M. JULES BOUCOIRAN. A NIMES Lyon, 23 octobre 1838. Cher Boucoiran, Je serai a Nimes le 25 au soir ou le 26 au matin. Ne vous occupez pas de me faire arriver (je ne sais si je quitterai le bateau a Beaucaire ou a Avignon, cela dependra des heures), mais occupez-vous, des a present; de me faire repartir. Il faut que je sois a Perpignan _le_ 29 _au soir_ ou _le_ 30 _au matin_. Retenez-moi donc a la diligence trois places de coupe et une d'interieur. Prevenez l'administration que j'ai beaucoup de bagages; que je ne veux rien laisser en arriere; que je ne pars pas sans mon bagage complet, compose de trois malles et cinq ou six autres paquets peu considerables. Si _toutes_ ces conditions ne peuvent etre remplies par la diligence de maniere a me faire arriver a Perpignan _le_ 29 _au soir_ ou _le_ 30 _au matin_, il faut, mon enfant, que vous me procuriez une voiture de louage, et je prendrai la poste. Il faudrait aussi me trouver un moyen de renvoyer cette voiture sans payer autant pour le retour que pour le voyage. Afin d'aplanir les difficultes de tout cela, faites un peu valoir les _hautes protections_ dont je suis munie, passeport du ministere, dispense des douanes, lettres pour tous les consuls, mes relations avec M. Mole, avec M. Conte[1], etc., etc. Enfin, faire mousser mon _importance_, qui est, du reste, bien etablie par les papiers dont je suis munie. En province, les protections sieent bien aux pauvres diables de voyageurs. Elles aplanissent les obstacles et donnent zele et confiance aux administrations. Je suis bien fachee, cher enfant, de vous donner ces embarras, bien fachee surtout de ne pas rester plus longtemps avec vous; mes affaires m'ont tenue esclave du jour de depart de Paris, et maintenant j'ai pris rendez-vous a Perpignan avec Mendizabal, ministre d'Espagne, qui m'est tout a fait indispensable pour m'installer en Espagne. Ainsi, je compte sur vous pour me faire arriver a temps. S'il faut passer une nuit en diligence, Maurice s'y resignera; car ce sera la seule du voyage, et nous allons tres doucement jusque chez vous. Nous voici a Lyon sans aucune fatigue. Nous en repartons apres-demain 25. Adieu et a bientot, cher ami. Nous vous embrassons tendrement. GEORGE. [1] Directeur general des postes. CLXXXIV A MADAME MARLIANI, A PARIS Perpignan, novembre 1838. Chere bonne, Je quitte la France dans deux heures. Je vous ecris du bord de la mer la plus bleue, la plus pure, la plus unie; on dirait d'une mer de Grece, ou d'un lac de Suisse par le plus beau jour. Nous nous portons bien _tous_. Chopin est arrive hier soir a Perpignan, frais comme une rose, et rose comme un navet; bien portant d'ailleurs, ayant supporte heroiquement ses quatre nuits de malle-poste. Quant a nous, nous avons voyage lentement, paisiblement, et entoures, a toutes les stations, de nos amis, qui nous ont combles de soins. M. Ferraris, sur la recommandation de Manoel[1], a ete tres aimable pour moi, et m'a paru etre un excellent homme, absolument dans la meme position que Manoel. Repousse a Venise et a Trieste par le gouvernement autrichien, il attend sa destitution philosophiquement; car, a Perpignan, il s'ennuie a avaler sa langue. Il a garde un tres doux souvenir a votre mari, et a appris de moi avec joie qu'il est heureux dans son menage et amoureux de sa femme. Vous avez du recevoir de mes nouvelles de Nimes et un panier de raisins. Je n'ai rien recu de vous, et je serais inquiete si je n'avais de vos nouvelles par Chopin. Notre navigation s'annonce _sous les plus heureux auspices,_ comme on dit: le ciel est superbe, nous avons chaud, et nous voudrions, pour etre tout a fait contents de notre voyage, que vous fussiez avec nous. Adieu, chere; mille tendresses a Marliani, poignees de main bien affectueuses a Enrico. Rappelez-moi a tous nos bons amis et donnez-leur de mes nouvelles. Je passerai huit jours a Barcelone. Dites a Valdemosa que je voyage avec son ami, qui est un charmant garcon. Adieu, chere amie; adieu. Aimez-moi comme je vous aime, du fond de l'ame, et notre cher Manoel aussi. GEORGE. Ecrivez-moi, sous le couvert de _senor Francisco Riotord, junto a San-Francisco, En Palma de Mallorca_. [1] M. Marliani. CLXXXV A LA MEME Palma de Mallorca, 14 novembre 1838. Chere amie, Je vous ecris en courant; je quitte la ville et vais m'installer a la campagne: j'ai une jolie maison meublee, avec jardin et site magnifique, pour cinquante francs par mois. De plus, j'ai, a deux lieues de la, une cellule, c'est-a-dire trois pieces et un jardin plein d'oranges et de citrons, pour trente-cinq francs _par an,_ dans la grande chartreuse de Valdemosa! Valdemosa bipede vous expliquera ce que c'est que Valdemosa chartreuse; ce serait trop long a vous decrire. C'est la poesie, c'est la solitude, c'est tout ce qu'il y a de plus artiste, de plus _chique_ sous le ciel; et quel ciel! quel pays! nous sommes dans le ravissement. Nous avons eu un peu de peine a nous installer, et je ne conseillerais a personne de le tenter dans ce pays-ci, a moins de s'y faire annoncer six mois d'avance. Nous avons ete favorises par un concours de circonstances uniques. Si une famille venait apres nous, je crois qu'elle ne trouverait rien a habiter; car, ici, on ne loue rien, on ne prete rien, on ne vend rien. Il faut tout commander, et tout se fait lentement. Si l'on veut se permettre le luxe exorbitant d'un pot de chambre, il faut ecrire a Barcelone. Valdemosa, en nous parlant des facilites et du bien-etre de son pays, nous a horriblement _blagues_. Mais le pays, la nature, les arbres, le ciel, la mer, les monuments depassent tous mes reves: c'est la terre promise, et, comme nous avons reussi a nous caser assez bien, nous sommes enchantes. Enfin notre voyage a ete le plus heureux et le plus agreable du monde, et, comme je l'avais calcule avec Manoel, je n'ai pas depense quinze cents francs depuis mon depart de Paris jusqu'ici. Les gens de ce pays sont excellents et tres ennuyeux. Cependant, le beau-frere et la soeur de Valdemosa sont charmants, et le consul de France est un excellent garcon qui s'est mis en quatre pour nous. Adieu, chere; je vous ecrirai plus longuement une autre fois. Aujourd'hui, je suis ecrasee par le tintamarre de mon installation a la campagne. Je vous aime tous deux et vous embrasse de toute mon ame; Adieu encore, ecrivez-moi. CLXXXVI A LA MEME Palma de Mallorca, 14 decembre 1838. Chere amie, Vous devez me trouver bien paresseuse. Moi, je me plaindrais aussi de la rarete de vos lettres, si je ne savais comment vont les choses ici. Vous ne vous en doutez guere, vous autres! Ce bon Manoel, qui se figurait qu'en sept jours on pouvait correspondre avec Paris! D'abord, sachez que le bateau a vapeur de Palma a Barcelone a pour principal objet le commerce des cochons. Les passagers sont en seconde ligne. Le courrier ne compte pas. Qu'importe aux Mayorquins les nouvelles de la politique ou des beaux-arts? le cochon est la grande, la seule affaire de leur vie. Le paquebot est cense partir toutes les semaines; mais il ne part en realite que quand le temps est parfaitement serein et la mer unie comme une glace. Le plus leger coup de vent le fait rentrer au port, meme lorsqu'on est a moitie route. Pourquoi? Ce n'est pas que le bateau ne soit bon et la navigation sure. C'est que le cochon a l'estomac delicat, il craint le mal de mer. Or, si un cochon meurt en route, l'equipage est en deuil, et donne au diable journaux, passagers, lettres, paquets et le reste. Voila donc plus de quinze jours que le bateau est dans le port; peut-etre partira-t-il demain! voila vingt-cinq jours et plus que _Spiridion_ voyage; mais j'ignore si Buloz l'a recu. J'ignore s'il le recevra. Il y a encore d'autres raisons de retard que je ne vous dis pas, parce que toute reflexion sur la poste et les affaires du pays sont au moins inutiles. Vous pouvez les pressentir et les dire a Buloz. Je vous prie meme de lui faire parler a ce sujet; car il doit etre dans les transes, dans la terreur, dans le desespoir! _Spiridion_ doit etre interrompu depuis un siecle; a cela je ne puis rien. J'ai peste contre le pays, contre le temps, contre la coutume, contre les cochons. J'ai un peu peste contre ce cher Manoel, qui m'a depeint ce pays comme si libre, si abordable, si hospitalier. Mais a quoi bon les plaintes et les murmures contre les ennemis naturels et inevitables de la vie? Ici, c'est une chose; la, une autre; partout, il y a a souffrir. Ce qu'il y a de vraiment beau ici, c'est le pays, le ciel, les montagnes, la bonne sante de Maurice, et le _radoucissement_ de Solange. Le bon Chopin n'est pas aussi brillant de sante. Son piano lui manque beaucoup. Nous en avons enfin recu des nouvelles aujourd'hui. Il est parti de Marseille, et nous l'aurons peut-etre dans une quinzaine de jours. Mon Dieu, que la vie physique est rude, difficile et miserable ici! c'est au dela de ce qu'on peut imaginer. J'ai, par un coup du sort, trouve a acheter un mobilier propre, charmant pour le pays, mais dont un paysan de chez nous ne voudrait pas. Il a fallu se donner des peines inouies pour avoir un poele, du bois, du linge, que sais-je? depuis un mois, que je me crois installee, je suis toujours a la veille de l'etre. Ici, une charrette met cinq heures pour faire trois lieues; jugez du reste! Il faut deux, mois pour confectionner une paire de pincettes. Il n'y a pas d'exageration dans ce que je vous dis. Devinez, sur ce pays, tout ce que je ne vous dis pas! Moi, je m'en moque; mais j'en ai un peu souffert, dans la crainte de voir mes enfants en souffrir beaucoup. Heureusement mon ambulance va bien. Demain, nous partons pour la chartreuse de Valdemosa, la plus poetique residence de la terre. Nous y passerons l'hiver, qui commence a peine et qui va bientot finir. Voila le seul bonheur de cette contree. Je n'ai de ma vie rencontre une nature aussi delicieuse que celle de Mayorque. Dites a Valdemosa que je n'ai pas pu voir beaucoup sa famille, car j'ai passe tout le temps a la campagne; mais, depuis cinq ou six jours, je suis revenue a Palma, ou j'ai revu sa mere, sa soeur et son beau-frere. Ils sont charmants pour nous. Son beau-frere est tres bien et plus distingue que le pays ne le comporte. Sa soeur est tres gentille et chante a ravir. Dites aussi a M. Remisa que je le remercie beaucoup de m'avoir recommandee a M. Nunez, homme excellent, tout a fait _simpatico_. Veuillez le prevenir que, selon sa permission, j'ai pris, chez _Canut y Mugnerat_, trois mille francs payables a vue dans trente jours sur lui Remisa, a Paris. Les gens du pays sont, en general, tres gracieux, tres obligeants; mais tout cela en paroles. On m'a fait signer cette traite dans des termes un peu serres, comme vous voyez, tout en me disant de prendre dix ans si je voulais, pour payer. Je ne comptais pas etre obligee de depenser tout d'un coup mille ecus pour monter un menage a Mallorca (menage qu'on aurait en France pour mille francs). Je voulais envoyer a Buloz beaucoup de manuscrit; mais, d'une part, accablee de tant d'ennuis materiels, je n'ai pu faire grand-chose; et, de l'autre, la lenteur et le peu de surete des communications font que Buloz n'est peut-etre pas encore nanti. Vous connaissez Buloz: "Pas de manuscrit, pas de Suisse." Je vois donc M. Remisa m'avancant trois mille francs pour deux ou trois mois, et, quoique ce soit pour lui une misere, pour moi c'est une petite souffrance. Mon hotel de _Narbonne_ ne rapporte rien encore, et je ne sais ou en sont mes fermages de Nohant. Dites-moi si je puis, sans indiscretion, accepter le credit de M. Remisa dans ces termes; sinon, veuillez mettre mon avoue en campagne, afin qu'il me trouve de quoi rembourser au plus tot. J'ecrirai a Leroux, de la chartreuse, a tete reposee. Si vous saviez ce que j'ai a faire! Je fais presque la cuisine. Ici, autre agrement, on ne peut se faire servir. Le domestique est une brute: devot, paresseux et gourmand; un veritable fils de moine (je crois qu'ils le sont tous). Il en faudrait dix pour faire l'ouvrage que vous fait voire brave Marie. Heureusement, la femme de chambre que j'ai amenee de Paris est tres devouee et se resigne a faire de gros ouvrages; mais elle n'est pas forte, et il faut que je l'aide. En outre, tout coute tres cher, et la nourriture est difficile quand l'estomac ne supporte ni l'huile rance, ni la graisse de porc. Je commence a m'y faire; mais Chopin est malade toutes les fois que nous ne lui preparons pas nous-memes ses aliments. Enfin, notre voyage ici est, sous beaucoup de rapports, un _fiasco_ epouvantable. Mais nous y sommes. Nous ne pourrions en sortir sans nous exposer a la mauvaise saison et sans faire coup sur coup de nouvelles depenses. Et puis j'ai mis beaucoup de courage et de perseverance a me caser ici. Si la Providence ne me maltraite pas trop, il est a croire que le plus difficile est fait et que nous allons recueillir le fruit de nos peines. Le printemps sera delicieux, Maurice recouvrera une belle sante; il se flatte d'avoir un jour des mollets; moi, je travaillerai et j'instruirai mes enfants, dont heureusement les lecons, jusqu'ici, n'ont pas trop souffert. Ils sont tres studieux avec moi. Solange est presque toujours charmante depuis qu'elle a eu le mal de mer; Maurice pretend qu'elle a rendu tout son venin. Nous sommes si differents de la plupart des gens et des choses qui nous entourent, que nous nous faisons l'effet d'une pauvre colonie emigree qui dispute son existence a une race malveillante ou stupide. Nos liens de famille en sont plus etroitement serres, et nous nous pressons les uns contre les autres avec plus d'affection et de bonheur intime. De quoi peut-on se plaindre quand le coeur vit? Nous en sentons plus vivement aussi les bonnes et cheres amities absentes. Combien votre douce intimite et votre coin de feu fraternel nous semblent precieux de loin! autant que de pres, et c'est tout dire. Adieu, bien chere amie; embrassez pour moi votre bon Manoel, et dites a nos braves amis tout ce qu'il y a de plus tendre. CLXXXVII A LA MEME Valdemosa, 15 janvier 1839. Chere amie, Meme silence de vous, ou meme impossibilite de recevoir de vos nouvelles. Je vous adresse la derniere partie de _Spiridion_ par la famille Flayner, qui est, je crois, la voie la plus sure. Ayez la bonte de le faire passer tout de suite a Buloz et de vous faire rembourser le port, qui ne sera pas mince et qui regarde le cher editeur. Nous habitons la chartreuse de Valdemosa, endroit vraiment sublime, et que j'ai a peine le temps d'admirer, tant j'ai d'occupations avec mes enfants, leurs lecons, et mon travail. Il fait ici des pluies dont on n'a pas idee ailleurs: c'est un deluge effroyable! l'air en est si relache, si mou, qu'on ne peut se trainer; on est reellement malade. Heureusement Maurice se porte a ravir; son temperament ne craint que la gelee, chose inconnue ici. Mais le petit Chopin est bien accable et tousse toujours beaucoup. J'attends pour lui avec impatience le retour du beau temps; qui ne peut tarder. Son piano est enfin arrive a Palma; mais il est dans les griffes de la Douane, qui demande cinq a six cents francs de droits d'entree et qui se montre intraitable. Ah! comme Marliani connaissait peu l'Espagne quand il me disait que les douanes n'etaient rien! Elles sont execrables, au contraire. Pour connaitre l'Espagne, il faudrait y aller tous les matins. Ce qu'on y voyait hier n'est pas ce qu'on y voit aujourd'hui, et Dieu sait ce qu'on y verra demain! Je vous avoue que je ne me faisais pas une idee de cette desorganisation de l'esprit humain; c'est un spectacle vraiment affligeant. Heureusement, comme je vous le dis, chere, je n'ai pas le temps d'y penser: je suis plongee avec Maurice dans Thucydide et compagnie; avec Solange, dans le regime indirect et l'accord du participe. Chopin joue d'un pauvre piano mayorquin qui me rappelle celui de Bouffe dans _Pauvre Jacques_. Ma nuit se passe, comme toujours, a gribouiller. Quand je leve le nez, c'est pour apercevoir, a travers la lucarne de ma cellule, la lune qui brille au milieu de la pluie sur les orangers, et je n'en pense pas plus long qu'elle. Adieu, chere bonne; je suis heureuse, quand meme la pluie, quand meme l'Espagne, quand meme le travail, mais non pas quand meme votre absence. J'embrasse votre Manoel. Amities a M. de Bonne-chose, que j'aime, comme vous savez, de tout mon coeur, et mille benedictions au cher Enrico. Parlez-moi de tous nos amis; je n'ai de nouvelles de personne, sauf de Grzymala. CLXXXVIII A M. DUTEIL, A LA CHATRE De la chartreuse de Valdemosa, trois lieues de Palma, ile Majorque, 20 janvier 1839. Cher Boutarin, Tu ne m'ecris donc pas? Peut-etre m'ecris-tu et que je ne recois rien; car j'ai l'agrement, ici, de voir la moitie de ma correspondance aller je ne sais ou! Je suis veritablement au bout du monde, quoiqu'a deux jours de mer de la France. Les temps sont si variables autour de notre ile, et la civilisation, qui fait les prompts rapports, est si arrieree autour de Palma et dans toute l'Espagne, qu'il me faut deux mois pour avoir des reponses a mes lettres. Ce n'est pas le seul inconvenient du pays. Il en a d'innombrables, et pourtant c'est le plus beau des pays. Le climat est delicieux. A l'heure ou je t'ecris, Maurice jardine en manches de chemise, et Solange, assise par terre sous un oranger couvert de fruits, etudie sa lecon d'un air grave. Nous avons, des roses en buissons et nous entrons dans le printemps. Notre hiver a dure six semaines, non froid, mais pluvieux a nous epouvanter. C'est un deluge! La pluie deracine les montagnes; toutes les eaux de la montagne se lancent dans la plaine; les chemins deviennent des torrents. Nous nous y sommes trouves pris, Maurice et moi. Nous avions ete a Palma par un temps superbe. Quand nous sommes revenus le soir, plus de champs, plus de chemins, plus que des arbres pour indiquer a peu pres ou il fallait aller. J'ai ete veritablement fort effrayee, d'autant plus que le cheval nous a refuse service, et qu'il nous a fallu passer la montagne a pied, la nuit, avec des torrents a travers les jambes. Maurice est brave comme un Cesar. Au milieu du chemin, faisant contre fortune bon coeur, nous nous sommes mis a dire des betises. Nous faisions semblant de pleurer, et nous disions: "J'veux m'en aller _cheux nous, dans noute pays de la Chatre, l'ous'qu'y a pas de tout ca! _" Nous sommes installes depuis un mois seulement et nous avons eu toutes les peines du monde. Le naturel du pays est le type de la mefiance, de l'inhospitalite, de la mauvaise grace et de l'egoisme. De plus, ils sont menteurs, voleurs, devots comme au moyen age. Ils font benir leurs betes, tout comme si c'etaient des chretiens. Ils ont la fete des mulets, des chevaux, des anes, des chevres et des cochons. Ce sont de vrais animaux eux-memes, puants, grossiers et poltrons; avec cela, superbes, tres bien costumes, jouant de la guitare et dansant le fandango. La classe _monsieur_ est charmante. C'est le genre _Adolphe_. L'industriel tient le milieu entre Peigne-de-buis et Robin-Magnifique[1]. Le proletaire est un compose de Bonjean et du pere Janvier[2]. Si Chabin[3] venait ici, il ferait un ravage de coeurs et serait capable de passer pour un aigle. Moi, je passe pour vouee au diable, parce que je ne vais pas a la messe, ni au bal, et que je vis seule au fond de ma montagne; enseignant a mes enfants _la clef des participes_ et autres gracieusetes. Au reste, nous sommes bien admirablement loges. Nous avons pris une cellule dans une grande chartreuse, ruinee a moitie, mais tres commode et bien distribuee dans la partie que nous habitons. Nous sommes plantes entre ciel et terre. Les nuages traversent notre jardin sans se gener et les aigles nous braillent sur la tete. De chaque cote de l'horizon, nous voyons la mer. En face une plaine de quinze a vingt lieues; laquelle plaine nous apercevons au bout d'un defile de montagnes d'une lieue de profondeur. C'est un site peut-etre unique en Europe. Je suis si occupee, que j'ai a peine le temps d'en jouir. Tous les jours, je fais travailler mes enfants pendant six ou sept heures; et, selon ma coutume, je passe la moitie de la nuit a travailler pour mon compte. Maurice se porte comme le pont Neuf. Il est fort, gras, rose, ingambe. Il pioche le jardin et l'histoire avec autant d'aisance l'un que l'autre. Mais, mon Dieu! pendant que je me rejouis a te parler de nous et a te dire des betises; n'es-tu pas dans le chagrin? Vous etes dans l'hiver jusqu'au cou, vous autres! Ma pauvre Agasta n'est-elle pas malade? Dieu veuille que ma lettre vous trouve tous bien portants et disposes a rire! Quand je songe combien j'aurais voulu decider Agasta a venir avec moi ici, je vois que, d'une part, j'aurais bien fait de reussir a cause du climat; mais, de l'autre, il y aurait eu bien des inconvenients. La vie est dure et difficile. On ne se figure pas ce que l'absence d'industrie met d'embarras et de privations dans les choses les plus simples. Nous avons ete au moment de coucher dans la rue. Ensuite, l'article medecin est soigne! Ceux de Moliere sont des Hippocrates en comparaison de ceux-ci. La pharmacie a l'avenant. Heureusement nous n'en avons pas besoin; car, ici, on nous donnerait de l'essence de piment pour tout potage. Le piment est le fond de l'existence mayorquine. On en mange, on en boit, on en plante, on en respire, on en parle, on en reve. Et ils n'en sont pas plus gaillards pour cela! Du moins, ils n'en ont pas l'air! Adieu, mon Boutarin; je t'embrasse, toi, Agasta et les chers enfants. Donne de mes nouvelles a nos amis. Je les aime, je pense a eux aussi bien a Palma qu'a Nohant. Mais comment leur ecrire, quand je n'ai le temps ni de dormir, ni de manger, ni de prendre l'air avec un peu de laisser aller. C'est une grande tache pour moi d'elever mes enfants moi-meme. Plus je vais, plus je vois que c'est la meilleure maniere et qu'avec moi, ils en font plus dans un jour qu'ils n'en feraient en un mois avec les autres. Solange est toujours eblouissante de sante. Tous les deux vous embrassent. G. S. [1] Petits commercants de la Chatre. [2] Vignerons de la Chatre. [3] Pharmacien de la Chatre. CLXXXIX A MADAME MARLIANI, A PARIS. Valdemosa, 22 fevrier 1839. Chere amie, Vous dites que je ne vous ecris pas. Moi, il me semble que je vous ecris plus que vous ne m'ecrivez, d'ou il faut conclure que, de part et d'autre, nos lettres n'arrivent pas toujours. Il est vrai qu'on peut s'aimer sans s'ecrire. Mais, avec vous, chere amie, c'est toujours un plaisir pour moi; vous etes tellement moi-meme, que je pourrais peut-etre oublier de vous ecrire, m'imaginant que vous m'entendez et me comprenez sans que je m'explique; mais jamais ce ne sera un travail pour moi; car nous nous connaissons si bien, qu'un mot nous suffit pour nous entendre. Ainsi je vous dis: _Rien de neuf_. Et vous vous reportez a mon ancienne lettre, vous me voyez a ma chartreuse de Valdemosa, toujours sedentaire et occupee le jour a mes enfants, la nuit a mon travail. Au milieu de tout cela, le ramage de Chopin, qui va son joli train et que les murs de la cellule sont bien etonnes d'entendre. Le seul evenement remarquable depuis cette derniere lettre, c'est l'arrivee du piano tant attendu! Apres quinze jours de demarches et d'attente, nous avons pu le retirer de la douane moyennant trois cent francs de droits. Joli pays! Enfin il a debarque sans accident, et les voutes de la chartreuse s'en rejouissent. Et tout cela n'est pas profane par l'admiration des sots: nous ne voyons pas un chat. Notre retraite dans la montagne, a trois lieues de la ville, nous a delivres de la politesse des oisifs. Pourtant nous avons eu _une_ visite, et une visite de Paris! c'est M. Dembowski, Italiano-Polonais que Chopin connait et qui se dit cousin de Marliani, a je ne sais quel degre. C'est un voyageur modele, courant a pied, couchant dans le premier coin venu, sans souci des scorpions et compagnie, mangeant du piment et de la graisse avec ses guides. Enfin, de ces gens a qui l'on peut dire: _Bien du plaisir!_ Il a ete tres etonne de mon etablissement dans les ruines, de mon mobilier de paysan, et surtout de notre isolement, qui lui semblait effrayant. Le fait est que nous sommes tres contents de la liberte que cela nous donne, parce que nous avons a travailler; mais nous comprenons tres bien que ces intervalles poetiques qu'on met dans sa vie ne sont que des temps de transition, un repos permis de l'esprit avant qu'il reprenne l'exercice des emotions. Je vous dis cela dans le sens purement intellectuel; car, pour la vie du coeur, elle ne peut cesser un instant et je sens que je vous aime autant ici qu'a Paris. Mais, l'idee de revivre a Paris m'epouvante, apres ce bon silence et cet imperturbable calme de ma retraite. Et puis, en meme temps, l'idee de vivre toujours ici, sans me retremper au spectacle d'anciens progres de l'humanite me ferait l'effet de la mort; car vous ne pouvez pas vous figurer ce que c'est qu'un peuple arriere. De loin, on le croit poetique, on imagine l'age d'or, des moeurs patriarcales:--quelle erreur! La vue de pareils patriarches vous reconcilie avec le siecle, et on voit bien clairement que, si nous valons peu encore, ce n'est pas parce que nous en savons trop, mais que c'est parce que nous en savons trop peu. Ainsi je suis bien embarrassee de vous dire combien de temps encore je resterai ici. Concevez-vous rien a ce qui s'y passe? Maroto ne vous parait-il pas vendu a la reine? Ce pays est destine a se devorer lui-meme. Je ne serais pas etonnee que don Carlos, traque en Espagne, vint se refugier a Mayorque. Il y serait recu comme le Messie. Il y releverait les couvents, il y ramenerait les moines, et tout le monde serait content. Ces imbeciles-la ne font que pleurer leurs frocards et regretter la tres sainte inquisition. Les paysans ne savent pas ce que c'est qu'Isabelle ou Christine. Ils disent _le roi_, ce qui veut dire don Carlos, et ils se croient gouvernes par lui. Ecrivez-moi, quand meme nos lettres mettraient beaucoup de temps en route, quand meme quelques-unes se perdraient de part et d'autre. J'ai besoin que vous me disiez toujours que vous m'aimez, quoique je le sache bien. Dites a Leroux que j'eleve Maurice dans son _Evangile_. Il faudra qu'il le perfectionne lui-meme, quand le disciple sera sorti de page. En attendant, c'est un grand bonheur pour moi, je vous jure, que de pouvoir lui formuler mes sentiments et mes idees. C'est a Leroux que je dois cette formule, outre que je lui dois aussi quelques sentiments et beaucoup d'idees de plus. Quand vous verrez l'abbe de Lamennais, serrez-lui bien la main pour moi, et rappelez-moi a tous nos amis, selon la mesure que nous avons faite a chacun d'eux et qui est la meme pour vous et moi. CXC A M. FRANCOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX Marseille, 8 mars 1839. Cher Pylade, Me voici de retour en France, apres le plus malheureux essai de voyage qui se puisse imaginer. Au prix de mille peines et de grandes depenses, nous etions parvenus a nous etablir a Mayorque, pays magnifique, mais inhospitalier par excellence. Au bout d'un mois, le pauvre Chopin, qui, depuis Paris, allait toujours toussant, tomba plus malade et nous fimes appeler un medecin, deux medecins, trois medecins, tous plus anes les uns que les autres et qui allerent repandre, dans l'ile, la nouvelle que le malade etait poitrinaire au dernier degre. Sur ce, grande epouvante! la phtisie est rare dans ces climats et passe pour contagieuse. Joignez a cela l'egoisme, la lachete, l'insensibilite et la mauvaise foi des habitants. Nous fumes regardes comme des pestiferes; de plus, comme des paiens; car nous n'allions pas a la messe. Le proprietaire de la petite maison que nous avions louee nous mit brutalement a la porte et voulut nous intenter un proces, pour nous forcer a recrepir sa maison infectee par la contagion. La jurisprudence indigene nous eut plumes comme des poulets. Il fallut etre chasse, injurie, et payer. Ne sachant que devenir, car Chopin n'etait pas transportable en France, nous fumes heureux de trouver, au fond d'une vieille chartreuse, un menage espagnol que la politique forcait a se cacher la, et qui avait un petit mobilier de paysan assez complet. Ces refugies voulaient se retirer en France: nous achetames le mobilier le triple de sa valeur et nous nous installames dans la chartreuse de Valdemosa: nom poetique, demeure poetique, nature admirable, grandiose et sauvage, avec la mer aux deux bouts de l'horizon, des pics formidables autour de nous; des aigles faisant la chasse jusque sur les orangers de notre jardin, un chemin de cypres serpentant du haut de notre montagne jusqu'au fond de la gorge, des torrents couverts de myrtes, des palmiers sous nos pieds; rien de plus magnifique que ce sejour! Mais on a eu raison de poser en principe que, la ou la nature est belle et genereuse, les hommes sont mauvais et avares. Nous avions la toutes les peines du monde a nous procurer les aliments les plus vulgaires que l'ile produit en abondance, grace a la mauvaise foi insigne, a l'esprit de rapine des paysans, qui nous faisaient payer les choses a peu pres dix fois plus que leur valeur, si bien que nous etions a leur discretion, sous peine de mourir de faim. Nous ne pumes nous procurer de domestiques, parce que nous n'etions pas _chretiens_ et que personne d'ailleurs ne voulait servir un _poitrinaire_! Cependant nous etions installes tant bien que mal. Cette demeure etait d'une poesie incomparable; nous ne voyions ame qui vive; rien ne troublait notre travail; apres deux mois d'attente et trois cents francs de contribution, Chopin avait enfin recu son piano, et les voutes de la cellule s'enchantaient de ses melodies. La sante et la force poussaient a vue d'oeil chez Maurice; moi, je faisais le precepteur sept heures par jour, un peu plus consciencieusement que Tempete (la bonne fille que j'embrasse _tout de meme_ de bien grand coeur); je travaillais pour mon compte la moitie de la nuit. Chopin composait des chefs-d'oeuvre, et nous esperions avaler le reste de nos contrarietes a l'aide de ces compensations. Mais le climat devenait horrible a cause de l'elevation de la chartreuse dans la montagne. Nous vivions au milieu des nuages, et nous passames cinquante jours sans pouvoir descendre dans la plaine: les chemins s'etaient changes en torrents, et nous n'apercevions plus le soleil. Tout cela m'eut semble beau, si le pauvre Chopin eut pu s'en arranger. Maurice n'en souffrait pas. Le vent et la mer chantaient sur un ton sublime en battant nos rochers. Les cloitres immenses et deserts craquaient sur nos tetes. Si j'eusse ecrit la la partie de _Lelia_ qui se passe au monastere, je l'eusse faite plus belle et plus vraie. Mais la poitrine de mon pauvre ami allait de mal en pis. Le beau temps ne revenait pas. Une femme de chambre que j'avais amenee de France et qui, jusqu'alors, s'etait resignee, moyennant un gros salaire, a faire la cuisine et le menage, commencait a refuser le service comme trop penible. Le moment arrivait ou, apres avoir fait le coup de balai et le pot-au-feu, j'allais aussi tomber de fatigue; car, outre mon travail de precepteur, outre mon travail litteraire, outre les soins continuels qu'exigeait l'etat de mon malade, et l'inquietude mortelle qu'il me causait, j'etais couverte de rhumatismes. Dans ce pays-la, on ne connait pas l'usage des cheminees; nous avions reussi, moyennant un prix exorbitant, a nous faire faire un poele grotesque, espece de chaudron en fer, qui nous portait a la tete, et nous dessechait la poitrine. Malgre cela, l'humidite de la chartreuse etait telle, que nos habits moisissaient sur nous. Chopin empirait toujours, et, malgre toutes les offres de services que l'on nous faisait a la maniere espagnole, nous n'eussions pas trouve une maison hospitaliere dans toute l'ile. Enfin nous resolumes de partir a tout prix, quoique Chopin n'eut pas la force de se trainer. Nous demandames un seul, un premier, un dernier service! une voiture pour le transporter a Palma, ou nous voulions nous embarquer. Ce service nous fut refuse, quoique nos _amis_ eussent tous equipage et fortune a l'avenant. Il nous fallut faire trois lieues dans des chemins perdus en _birlocho,_ c'est-a-dire en brouette! En arrivant a Palma, Chopin eut un crachement de sang epouvantable; nous nous embarquames le lendemain sur l'unique bateau a vapeur de l'ile, qui sert a faire le transport des cochons a Barcelone. Aucune autre maniere de quitter ce pays maudit. Nous etions en compagnie de _cent pourceaux_ dont les cris continuels et l'odeur infecte ne laisserent aucun repos et aucun air respirable au malade. Il arriva a Barcelone crachant toujours le sang a pleine cuvette, et se trainant comme un spectre. La, heureusement, nos infortunes s'adoucirent! Le consul francais et le commandant de la station francaise maritime nous recurent avec l'hospitalite et la grace qu'on ne connait pas en Espagne. Nous fumes transportes a bord d'un beau brick de guerre, dont le medecin, brave et digne homme, vint tout de suite au secours du malade et arreta l'hemorragie du poumon au bout de vingt-quatre heures. De ce moment, il a ete de mieux en mieux. Le consul nous fit transporter a l'auberge dans sa voiture. Chopin s'y reposa huit jours, au bout desquels le meme batiment a vapeur qui nous avait amenes en Espagne nous ramena en France. Au moment ou nous quittions l'auberge a Barcelone, l'hote voulait nous faire payer le lit ou Chopin avait couche, sous pretexte qu'il etait infecte et que la police lui ordonnait de le bruler! L'Espagne est une odieuse nation! Barcelone est le refuge de tout ce que l'Espagne a de beaux jeunes gens, riches et pimpants. Ils viennent se cacher la derriere les fortifications de la ville, qui sont tres fortes en effet, et, au lieu de servir leur pays, ils passent le jour a se pavaner sur les promenades sans songer a repousser les carlistes qui sont autour de la ville, a la portee du canon, et qui ranconnent leurs maisons de campagne. Le commerce paye des contributions a don Carlos, aussi bien qu'a la reine. Personne n'a d'opinion, on ne se doute pas de ce que peut etre une conviction politique. On est devot, c'est-a-dire fanatique et bigot, comme au temps de l'inquisition. Il n'y a ni amitie, ni foi, ni honneur, ni devouement; ni sociabilite. Oh! les miserables! que je les hais et que je les meprise! Enfin, nous sommes a Marseille. Chopin a tres bien supporte la traversee. Il est ici tres faible, mais allant infiniment mieux sous tous les rapports, et dans les mains du docteur Cauviere, un excellent homme et un excellent medecin, qui le soigne paternellement et qui repond de sa guerison. Nous respirons enfin, mais apres combien de peines et d'angoisses! Je ne t'ai pas ecrit tout cela avant la fin. Je ne voulais pas t'attrister, j'attendais des jours meilleurs. Les voici enfin arrives. Dieu te donne une vie toute de calme et d'espoir! Cher ami, je ne voudrais pas apprendre que tu as souffert autant que moi durant cette absence. Adieu; je te presse sur mon coeur. Mes amities a ceux des tiens qui m'aiment, a ton brave homme de pere. Ecris-moi ici a l'adresse du docteur Cauviere, rue de Rome, 71. Chopin me charge de te bien serrer la main de sa part. Maurice et Solange t'embrassent. Ils vont a merveille. Maurice est tout a fait gueri. CXCI AU MEME Marseille, 23 mars 1839. Cher ami, Que de malheurs! quelle fatalite sur toi! sur moi, par consequent! Mon coeur saigne de toutes tes douleurs; mais celle-la m'est personnelle aussi. Je l'aimais profondement, ton digne pere, et je savais que j'avais en lui un ami au-dessus de tous les prejuges et de toutes les calomnies. Un grand coeur plein d'affections genereuses et nourrissant la foi de l'ideal. Celui-la est de notre religion, n'en doute pas; nous le retrouverons dans une vie meilleure. Mais que celle-ci est longue et amere! quelle qu'elle soit, nous devons la supporter; nous avons des devoirs a remplir. Peut etre la fatalite est-elle fatiguee de nous frapper. Lors meme qu'elle ne le serait pas, il nous faut boire le calice jusqu'a la lie. Quoi qu'il arrive de ce miserable proces dont la sentence pese sur ta tete, tu n'auras pas de lache faiblesse, n'est-ce pas, Pylade, mon cher, mon meilleur ami? Il faut que tu m'en renouvelles la promesse, que tu m'en fasses le serment. Je sais qu'il y a de quoi depasser les forces humaines; mais, jusqu'ici, tu as eu des forces plus qu'humaines pour lutter. D'ailleurs, il y a encore un autre sentiment que le devoir, c'est l'amitie. Tu ne voudrais pas m'abandonner, moi qui ai encore tant d'annees a souffrir, et qui n'ai trouve jusqu'ici qu'une chose inalterable, certaine, absolue, ton amitie pour moi, et la mienne pour toi. Ce sentiment a ete un Eden ou je me suis toujours refugiee, par la pensee, contre tout le reste, contre tout ce qui m'a blessee, trahie ou quittee. Malgre les malheurs qui t'accablent, il me semble toujours qu'une main providentielle te conduit vers moi pour que nos jours d'automne s'ecoulent dans une sainte serenite. Les liens les plus orageux, comme les plus paisibles, les plus funestes comme les plus sacres, se denouent ou se brisent autour de nous; c'est pour nous rapprocher sans doute. A present, qui pourrait nous desunir? Une horrible injustice de l'opinion, la perte de ton etat, la honte, la misere? Non! ce seraient, au contraire, des choses qui hateraient le terme de ton exil dans cette vallee de douleurs et d'iniquites pour te rapprocher de mon coeur. Je te le repete, quoi qu'il arrive, souviens-toi que j'existe et que tu es la moitie de ma vie. Tu n'as pas besoin d'argent, tu n'as pas besoin de consideration, tu as un asile contre la pauvrete, et une source inepuisable d'estime en moi. Tu perds une famille, mais tu en as une autre qui t'attend, et qui desire ta venue. Adieu; aime-moi comme je t'aime, tu pourras tout supporter! Mes enfants t'embrassent tendrement. CXCII A MADAME MARLIANI, A PARIS Marseille, 22 avril 1839. Chere bonne amie, Il y a plusieurs jours que je ne vous ai ecrit: j'ai subi le mistral et j'ai eu de la fievre, par suite d'un gros rhume qui est cependant a peu pres gueri. Me revoila sur pied. J'ai ete aussi occupee de demenager d'une auberge dans l'autre. Malgre tous ses soins et toutes ses recherches, le bon docteur n'a pu me trouver un coin de campagne pour y passer le mois d'avril. Je m'ennuie assez de cette ville de marchands et d'epiciers, ou la vie de l'intelligence est parfaitement inconnue; mais j'y suis encore claquemuree pour tout le mois d'avril. Les jours de mistral, nous nous entourons de paravents (car le vent coulis est ici souverainement installe dans toutes les chambres) et nous travaillons, chacun a sa besogne. Aussitot que le soleil luit, nous allons a la promenade entre deux murailles et enveloppes d'un nuage de poussiere. Cependant nous arrivons a quelque beau point de vue et nous respirons. Vous voyez que notre existence est d'une innocence et d'une simplicite primitives. Au mois de mai, nous serons a Nohant, et, si vous etes gentille, vous tiendrez votre promesse d'y venir au-devant de nous. Nous retournerions tous ensemble a Paris, au commencement de juin. Si Marliani etait de retour de ses grandes courses, cela lui ferait un grand bien, de respirer a Nohant. Il aime la campagne, lui, et je lui tiendrais tete pour les plaisirs champetres, tandis que vous philosopheriez au piano avec Chopin.--Il ne s'amuse guere a Marseille; mais il se resigne a guerir patiemment. Dites a Buloz de se consoler! Je lui fais une espece de roman _dans son gout_; il le recevra en meme temps que le _Mickieiwiez_ et pourra l'imprimer auparavant. Mais il faudra qu'il paye l'un et l'autre comptant, et qu'avant tout il fasse paraitre _la Lyre_[1]. Au reste, ne vous effrayez pas du roman _au gout_ de Buloz, j'y mettrai plus de philosophie qu'il n'en pourra comprendre. Il n'y verra que du feu, la forme lui fera avaler le fond. Ecrivez-moi souvent, chere; vos lettres me donnent un peu de vie. Ici, pour peu que je mette le nez a la fenetre sur la rue et sur le port, je me sens devenir pain de sucre, caisse de savon, ou paquet de chandelles. [1] _Les Sept Cordes de la lyre_. CXCIII A LA MEME Marseille, 28 avril 1839. Il y a bien longtemps que je n'ai recu de vos nouvelles, ma cherie; je ne suis pas habituee a cela, et j'en suis vraiment inquiete. Auriez-vous fait comme moi? seriez-vous malade? J'ai vu avant-hier madame Nourrit[1], avec ses six enfants, et le septieme pres de venir... Pauvre malheureuse femme! quel retour en France! accompagnant ce cadavre, qu'elle s'occupe elle-meme de faire charger, voiturer, deballer comme un paquet! Elle m'a semble avoir le courage stoique des grandes douleurs; pas de larmes, peu de paroles, et des mots profonds. Elle est belle encore, tres brune, mais terriblement fatiguee par tant de couches, tant de souffrances, et un si epouvantable malheur. Ses enfants (dont cinq filles) sont charmants, bien tenus, l'air intelligent et bon, ressemblant presque tous a leur pere. On a fait ici au pauvre mort un tres maigre service funebre, l'eveque rechignant. C'etait dans la petite eglise de Notre-Dame-du-Mont. Je ne sais pas si les chantres l'ont fait expres, mais je n'ai jamais entendu chanter plus faux. Chopin s'est devoue a jouer de l'orgue, a l'elevation; quel orgue! un instrument faux, criard, n'ayant de souffle que pour detonner. Pourtant _votre petit_ en a tire tout le parti possible! Il a pris les jeux les moins aigres et il a joue _les Astres_, non pas d'un ton exalte et glorieux comme faisait Nourrit, mais d'un ton plaintif et doux, comme l'echo lointain d'un autre monde. Nous etions la deux ou trois tout au plus qui avons vivement senti cela et dont les yeux se sont remplis de larmes. Le reste de l'auditoire, qui s'etait porte la en masse et avait pousse la curiosite jusqu'a payer cinquante centimes la chaise (prix inoui pour Marseille!), a ete fort desappointe; car on s'attendait a ce que Chopin fit un vacarme a tout renverser et brisat pour le moins deux ou trois jeux d'orgue. On s'attendait aussi a me voir, en grande tenue, au beau milieu du choeur: que sais-je? On ne m'a point vue du tout; j'etais cache, dans l'orgue, et j'apercevais, a travers la balustrade, le cercueil de ce pauvre Nourrit. Vous souvenez-vous comme je l'embrassai de grand coeur chez Viardot, la derniere fois que nous le vimes? Qui pouvait s'attendre a le retrouver sous un drap noir, entre des cierges? J'ai passe cette journee bien tristement, je vous assure. La vue de sa femme et de ses enfants m'a fait encore plus de mal. J'avais le coeur si gros et je craignais tant de pleurer devant elle, que je ne pouvais lui dire un mot. Bonsoir, chere amie; j'espere que cette lettre se croisera avec une de vous. Je pense que vous aurez recu _Gabriel_. Je compte sur l'argent que j'ai demande a Buloz pour quitter Marseille. Tout y est plus cher qu'a Paris, et mon voyage tres lent et tres _precautionneux_ me coutera gros, comme on dit. Adieu, ma cherie; je vous embrasse tendrement. [1] Veuve du celebre tenor de ce nom, qui venait de se suicider a Naples. CXCIV A LA MEME Marseille, 20 mai 1839. Mon amie, Nous arrivons de Genes, par une tempete affreuse. Le mauvais temps nous a tenus en mer le double du temps ordinaire; quarante heures d'un roulis tel que je n'en avais vu depuis longtemps. C'etait un beau spectacle, et, si tout mon monde n'eut ete malade, j'y aurais pris un grand plaisir. Genes n'a rien perdu a mes yeux de ce qu'elle etait dans mes souvenirs: magnifiques peintures, nature admirable, palais et jardins echafaudes les uns sur les autres, avec ce caractere tout particulier qui lui est propre. Pendant que nous essuyions cet orage, vous etiez, vous autres tous, preoccupes d'orages bien plus serieux que nous ignorions. Nous avons appris, en arrivant chez le docteur Cauviere (ou nous nous reposons de nos fatigues), tout ce qui s'etait passe en France durant notre absence. Au dela de la frontiere, il y a comme une muraille de la Chine, entre les nouvelles de la civilisation et l'immobilite du vieux monde. Mais ces nouvelles sont tristes. Encore des victimes genereuses et folles inutilement sacrifiees! encore du temps perdu! encore un bon coup de vent pour la monarchie, en, attendant le naufrage inevitable, mais trop tardif! Nous partons apres-demain matin pour Nohant. Adressez-moi la votre prochaine lettre; nous y serons dans huit jours. Ma voiture est arrivee de Chalon a Arles, par bateau et nous nous en irons en poste, tout tranquillement, couchant dans les auberges comme de bons bourgeois. On me cherche la brochure de l'abbe de Lamennais; mais on ne la trouve pas encore. Marseille est tres arrieree. Le docteur Cauviere lit l'_Encyclopedie_[1] et se passionne pour Leroux et Raynaud avec une ardeur liberale et philosophique qui le rajeunit de quarante ans. Il va dans toute la ville pronant cette doctrine, et il me remercie de l'avoir initie. Il reve de venir a Paris, rien que pourvoir Leroux, qu'il se reproche de n'avoir pas connu plus tot. C'est un bien digne homme que ce docteur; je le quitte avec regret; mais j'ai besoin de retrouver une vie plus assise. Je n'aime plus les voyages ou plutot je ne suis plus dans les conditions ou je pouvais les aimer. Je ne suis plus _garcon_; une famille est singulierement peu conciliable avec les deplacements frequents. Je vous ecrirai des mon arrivee a Nohant; faites, ma cherie, que j'y trouve une lettre de vous. [1] Cette _Encyclopedie nouvelle_ ne fut pas continuee. CXCV A LA MEME Nohant, 3 juin 1839. Oui, chere amie, je suis chez moi, bien enchantee de pouvoir enfin me reposer, une bonne fois, de cette vie de paquets et d'auberges que je traine depuis six mois sur les chemins et sur les mers. Nous sommes arrives sains et saufs, et Maurice a fait la stupefaction du Berry par la metamorphose qui s'est operee eu lui. C'est presque un jeune homme a present, et je crois que le voila entre a pleines voiles dans la vie. Ces pauvres enfants sont si heureux d'etre a la campagne, que cela fuit plaisir a voir. Que me dites-vous donc, chere amie, d'efforts a tenter, et d'etendard a lever? Mon Dieu, j'ai la conviction que ni les hommes ni les femmes n'ont la maturite convenable pour proclamer une loi nouvelle. La seule expression complete du progres de notre siecle est dans _l'Encyclopedie_, n'en doutez pas. M. de Lamennais est un vaillant champion qui combat en attendant, pour ouvrir la route, par de grands sentiments et de genereuses idees, a ce corps d'idees qui ne peut pas encore se repandre, vu qu'il n'est pas encore completement formule. Avant que les disciples se mettent a precher, il faut que les maitres aient acheve d'enseigner. Autrement, ces efforts dissemines et indisciplines ne feraient que retarder le bon effet de la doctrine. Moi, je ne puis aller plus vite que ceux de qui j'attends la lumiere. Ma conscience ne peut meme embrasser leur croyance qu'avec une certaine lenteur; car, je l'avoue a ma honte, je n'ai guere ete jusqu'ici qu'un artiste, et je suis encore a bien des egards et malgre moi un grand enfant. Ayez patience, cher grand coeur. Calmez votre tete ardente, ou du moins nourrissez-la d'espoir et de confiance. De meilleurs jours viendront; c'est deja une consolation de les pressentir et de les attendre avec foi. Au milieu de tout cela, j'ai eu hier une journee de larmes, en recevant votre lettre. La mort de Gaubert[1] ne m'affecte pas pour lui. Il croyait fermement comme moi a une existence meilleure que celle-ci. Il l'a meritee, il la possede a l'heure qu'il est. Mais j'ai pleure pour moi, sur cette longue separation qui s'est faite entre nous. Il est si utile pour l'ame et si bienfaisant pour le coeur de vivre sous l'egide de vrais amis! Et celui-la etait un des meilleurs, un de ceux que j'estimais le plus haut et sur lequel je pouvais le plus compter! Je le retrouverai, voila ce qui me soutient; je me suis endormie hier soir tout en pleurs et m'entretenant avec lui aussi intimement que s'il etait la. Vous viendrez me voir, n'est-ce pas, ma cherie? Il va faire si beau a Nohant. Nos provinces du Nord sont reellement si belles apres qu'on a vu cette aride et poudreuse Provence, que je me figure a present que j'habite un Eden, et je vous y convie comme si vous deviez en etre aussi enchantee que moi. Mais, au fond, je sais bien que vous y viendrez pour moi, et pour vivre avec un etre qui vous aime, et qui, en fait de femmes, n'estime et n'aime completement que vous. Je vous fache peut-etre; car vous croyez a la grandeur des femmes et vous les tenez pour meilleures que les hommes. Moi, ce n'est pas mon avis. Ayant ete degradees, il est impossible qu'elles n'aient pas pris les moeurs des esclaves, et il faudra encore plus de temps pour les en relever, qu'il n'en faudra aux hommes pour se relever eux-memes. Quand j'y songe, moi aussi, j'ai le spleen; mais je ne veux pas trop vivre dans le temps present. Dieu a mis autour de nous, en attendant que nous ne fassions tous qu'une seule famille, des familles partielles, bien imparfaites et bien mal organisees encore, mais dont les douceurs sont telles, qu'elles nous donnent tout le courage necessaire pour attendre et pour esperer. Ne nous laissons donc pas trop abattre parle mal general. N'avons-nous pas des affections profondes, certaines, durables? n'est-ce pas une source immense de consolations? n'y puiserons-nous pas la force de supporter les folies et les turpitudes du genre humain? Vous avez votre Manoel, cet homme que vous aimez par-dessus tout et qui vous aime avec toute l'ardeur d'un premier amour? Ne vous plaignez pas trop; c'est une ame admirable, plus je l'ai vu, plus j'ai compris, combien vous deviez vous cherir l'un l'autre, et cette charmante gaiete qui vous sauve de tout, ne vient pas, comme vous le pretendez quelquefois, d'un fond de legerete qui serait en vous. Je crois, au contraire, que vous avez l'esprit fort serieux; mais vous possedez dans votre interieur un fond de bonheur inalterable, et c'est la le secret de votre grande philosophie a beaucoup d'egards. Bonjour, chere bonne; ecrivez-moi souvent. Aimez-moi toujours. Grondez Emmanuel de ce qu'il ne m'ecrit jamais. Embrassez tendrement pour moi votre bon Manoel et parlez de moi a tous nos vrais amis. Je vous envoie une lettre pour le frere de Gaubert; vous aurez la bonte de la lui faire remettre. [1] Le docteur Gaubert aine. CXCVI A.M. GIRERD, A NEVERS. Paris, octobre 1839. Mon bon frere, Il y a des siecles que je veux t'ecrire et je vis dans un tourbillon d'affaires et de travail si assommant, que j'attends toujours une heure de calme pour causer avec toi. C'est un bonheur que je ne voudrais pas empoisonner par mille sottes interruptions et mille tristes preoccupations. Mais qu'une lettre est peu de chose et dit mal ce qu'on se dirait dans le bon laisser aller du coin du feu! Tu devrais bien, maintenant que je suis enfin installee chez moi a Paris, venir y faire une promenade, et passer quelques bonnes journees avec moi. Tu me trouverais dans un mouvement perpetuel; mais tu serais avec moi dans le mouvement, et ton amitie y porterait le calme et la joie dont j'ai si souvent besoin. Il me semble que nous aurions tant a nous raconter! L'existence change si souvent et si completement de face, dans le temps ou nous sommes! Nous nous retrouverions changes tous deux a bien des egards sans doute, mais fideles toujours au sentiment du devoir et a la vieille et sainte amitie. Je suis un peu inquiete pourtant de ton long silence. Serais-tu plus triste qu'autrefois? Si tu l'es, pourquoi ne me le dis-tu pas? Je me flatte aussi parfois de l'idee que tu n'as plus rien a me dire parce que tu es heureux. Comment ne le serais-tu pas, avec une si admirable compagne, de charmants enfants, tant d'amities et d'estimes solides? Enfin, quoi que tu aies a me dire, ecris-moi. Tu me gatais autrefois, tu me pardonnais de longs silences, et tu m'en reveillais toujours le premier. Ma paresse a ecrire t'a-t-elle decourage? Non. Tu sais bien que cet affreux metier, d'ecrivassier vous fait prendre en aversion la seule vue de l'encre et du papier. Et puis, en s'ecrivant, on s'explique et on se resume toujours mal. On ecrit sous l'impression du moment: triste a la mort. Ce n'est pas toujours vrai; car, une heure plus tard, on eut ete calme et resigne. Ou bien, on se dit plein d'espoir et de force, et ce n'est pas plus vrai; parce que, une heure plus tot, on eut ete faible et lache. Quand on se voit, c'est autre chose. On a le temps de se montrer sous tous ses aspects, on se reconnait, et l'on recoit une impression plus certaine, plus durable et plus efficace par consequent. Vraiment, tu devrais bien venir ici. Nous nous en trouverions bien tous deux, et mes enfants auraient tant de joie a te voir! Laisse-moi dans ce bon reve et donne-moi l'espoir qu'il se realisera. Bonsoir, bon vieux; aime-moi toujours comme je t'aime. G. SAND. CXCVII A GUSTAVE PAPET, A ARS Paris, janvier 1840. Mon cher vieux, Je suis enfin installee rue Pigalle, 16, depuis deux jours seulement, apres avoir bisque, rage, peste, jure contre les tapissiers, serruriers, etc., etc. Quelle longue, horrible, insupportable affaire que de se loger ici! Enfin, c'est termine. Au milieu de tout cela, j'ai fait une comedie qui, une fois faite, ne m'a plus semble bonne et que je ne veux pas meme proposer au comite des Francais. J'aime mieux attendre le resultat du drame[1]. C'est decidement madame Dorval, qui entre aux Francais dans deux mois au plus tard, et qui va commencer mes repetitions tout de suite. Elle vient de debuter a la Renaissance. Elle est plus belle que jamais et ses adversaires eux-memes en conviennent. J'ai tenu bon: j'ai pousse Buloz; j'ai ete chez le ministre; j'ai renverse toutes les barrieres et j'ai impose au Theatre-Francais madame Dorval, qui n'en est pas plus contente pour cela. Quant a nos personnes, elles sont assez florissantes. Les enfants vont a merveille, moi bien. Adieu, mon bon vieux; je t'embrasse en te recommandant de venir voir ma piece. Je t'avertirai a temps, et tu auras un pied-a-terre chez moi. Mille amities a ton pere. Les enfants t'embrassent. GEORGE. [1[ _Cosima_. CXCVIII. A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A MONTGIVRAY Paris, 27 fevrier 1840. Mon cher vieux, Tu ne m'ecris donc plus? que deviens-tu? plaides-tu? as-tu recu les papiers que tu demandais? Mon drame est toujours a la veille d'entrer en repetition. Je commence a croire que cette veille-la est celle du jugement dernier. Ils sont tous en revolution a la cour du roi Petaud. Le comite se prend aux cheveux avec le ministere. On parle de dissolution de societe. Le ministre veut donner sa demission, pretendant qu'il aimerait mieux gouverner une bande d'anthropophages que les comediens du Theatre-Francais. Buloz perd l'esprit qui lui reste, et, moi, je tache d'attendre avec patience la fin de la bataille. Pour couronner tous mes ennuis, j'aurai peut-etre une sifflade de premiere classe et force pommes plus ou moins cuites. Enfin, vogue la galere! Que j'aie un succes ou une chute, j'irai me reposer a Nohant de la vie de Paris, a laquelle je ne me fais pas et ne me ferai, je crois, jamais. Du reste, tout va bien. Maurice passe ses journees a l'atelier et fait des progres. Solange prend force lecons et perd beaucoup de temps a sa toilette. Elle tombe dans une coquetterie dont je te prierai de te moquer beaucoup quand tu la verras, pour la corriger. Le gros Grzymala est toujours amoureux de toutes les belles et roule ses gros yeux a la grande Borgnotte et a la petite Jacqueline. Ta _divine_ Dorval s'impatiente de ne pas voir commencer sa piece. Elle a joue _Clotilde_ comme un ange et comme un diable. Madame Marliani est toujours dans la philosophie jusqu'aux oreilles. Maurice s'en est radicalement gueri. Adieu, mon vieux; ecris-moi donc. Il me semble qu'il n'y a plus de Berry, que Nohant et Montgivray se sont _effondres_ comme dans _le Tremblement de terre de la Martinique_ qu'on voit a la Porte Saint-Martin, ou tous les noirs sont engloutis par douzaines, tandis que tous les blancs se sauvent: ce qui n'est pas infiniment vraisemblable; mais qui satisfait le patriotisme du parterre eclaire. Veille a ce que maitre Pierre[1] me seme et me plante les legumes que j'aime, et non ceux qui se vendent le mieux, et a ce qu'il ne laisse pas geler mes fleurs. Je t'embrasse, ainsi que Leontine[2] et ta femme, a qui j'envie le plaisir de passer l'hiver a la campagne. Je ne connais rien de plus triste, de plus noir et de plus sale que Paris dans ce temps-ci, et j'y ai le spleen. [1] Pierre Moreau, jardinier et domestique a Nohant. [2] Leontine Chatiron, niece de George Sand. CXCIX A M. CALAMATTA, A BRUXELLES Paris, 1er mai 1840. Cher Carabiacai, J'ai ete huee et sifflee comme je m'y attendais. Chaque mot approuve et aime de toi et de mes amis, a souleve des eclats de rire et des tempetes d'indignation. On criait sur tous les bancs que la piece etait immorale, et il n'est pas sur que le gouvernement ne la defende pas. Les acteurs, deconcertes par ce mauvais accueil, avaient perdu la boule et jouaient tout de travers. Enfin la piece a ete jusqu'au bout, tres attaquee et tres defendue, tres applaudie et tres sifflee. Je suis contente du resultat et je ne changerai pas un mot aux representations suivantes. J'etais la, fort tranquille et meme fort gaie; car on a beau dire et beau croire que l'_auteur_ doit etre accable, tremblant et agite: je n'ai rien eprouve de tout cela, et l'incident me parait burlesque. S'il y a un cote triste, c'est de voir la grossierete et la profonde corruption du gout. Je n'ai jamais pense que ma piece fut belle; mais je croirai toujours qu'elle est foncierement honnete et que le sentiment en est pur et delicat. Je supporte philosophiquement la contradiction; ce n'est pas d'aujourd'hui que je sais dans quel temps nous vivons et a quelles gens nous avons affaire. Laissons-les crier! nous n'aurions plus rien a faire, s'ils n'etaient ce qu'ils sont. Console-toi de mon accident. Je l'avais prevenu, tu le sais, et j'etais aussi calme et aussi resolue la veille que je le suis le lendemain. Si la piece n'est pas defendue, je crois qu'elle ira son train et qu'on finira par l'ecouter. Sinon, j'aurai fait ce que je devais et je recommencerai a dire ce que je veux dire toute ma vie, n'importe sous quelle forme. Reviens-nous bientot. Tu me manques comme une partie essentielle de ma vie. A toi de coeur. GEORGE. CC A CHOPIN, A PARIS Cambrai, 13 aout 1840. Cher enfant, Je suis arrivee a midi bien fatiguee; car il y a quarante-cinq lieues et non trente-cinq de Paris jusqu'ici. Nous vous raconterons de belles choses des _bourgeois_ de Cambrai. Ils sont _beaux_, ils sont betes, ils sont epiciers; c'est te sublime du genre. Si la _Marche historique_ ne nous console pas, nous sommes capables de mourir d'ennui des politesses qu'on nous fait. Nous sommes loges comme des princes; mais quels hotes, quelles conversations, quels diners! nous en rions quand nous sommes ensemble; mais, quand nous sommes devant l'ennemi, quelle piteuse figure nous faisons! je ne desire plus vous voir arriver; mais j'aspire a m'en aller bien vite, et je commence a comprendre pourquoi vous ne voulez pas donner de concerts. Il serait possible que Pauline Viardot ne chantat pas apres-demain, _faute d'une salle_. Nous repartirions peut-etre un jour plus tot. Je voudrais etre deja loin des Cambresiens et des Cambresiennes. Bonsoir. Je vais me coucher, je tombe de fatigue. Aimez votre vieille comme elle vous aime. G. S. CCI A MAURICE SAND, A PARIS Cambrai, samedi soir 15 aout 1840. Cher toutou, Je t'aime, je me porte bien, je me couche tot et je me leve _idem_. Aujourd'hui, nous avons ete voir une manufacture, une cathedrale et la _Marche historique_, qui serait une chose belle et curieuse de loin. Mais j'etais trop pres et j'ai vu que c'etait fort sale et deguenille. Il y avait pourtant quelques beaux costumes, mais peu d'ensemble et rien d'exact. Nos hotes nous ont regales d'un diner de quarante personnes, vrai gueuleton de province, trois heures a table et de l'esprit de gendarme _a mort_. Puis une soiree dansante, dans un superbe salon. Voila tout ce qu'il y a a dire de la societe; j'y ai rencontre une demi-douzaine de personnes qui pretendaient me connaitre et que je ne connais ni d'Eve ni d'Adam. Un vrai _tas de particuliers_. Il y aurait de bonnes scenes de moeurs de province a faire sur l'interieur de nos hotes, bonnes gens, excellents, mais gendarmes! un gendarme, deux gendarmes, trois, quatre, six, huit, quarante gendarmes! c'est curieux dans son genre. Demain, le concert est a _onze heures du matin_, ce qui caracterise la vie cambresienne. Ma presence en cette bonne ville est une des moins desagreables apparitions que j'aie faites en province. Je crois que personne n'y avait jamais entendu prononcer mon nom, ce qui me met fort a l'aise. On nous dit qu'il y a ici dans une eglise, un Rubens, _Descente de croix_.--La veritable! disent-ils; celle d'Anvers est, selon eux, une copie. Cela me fait l'effet d'une blague indigene. Nous irons tout de meme voir ca, apres le concert. Apres-demain, autre concert, toujours a onze heures du matin, et, le soir, nous repartons. Je revole dans les bras de mes mignons, pour les _biger_ a mort. Recevrai-je de vos nouvelles demain? Je le voudrais bien. Bonsoir, mes cheris. Dis a ma grosse d'etre sage, afin que je puisse, l'emmener si je refais un voyage. Qu'elle soit bonne; car, si madame Marliani se plaint d'elle, j'aurai moins de plaisir a l'embrasser. Bonsoir, mille baisers, a mardi. TA VIEILLE. CCII AU MEME, A GUILLERY, PRES NERAC Paris, 4 septembre 1840. Mon enfant cheri, Nous nous portons bien. Nous ayons recu ta lettre, que nous attendions avec impatience, tu peux bien le croire. Je suis tres reconnaissante envers Levassor de t'avoir un peu egaye en route et surtout au depart; car c'etait le moment difficile. Moi aussi, j'avais le coeur bien gros; mais je ne voulais pas attrister davantage le commencement d'un voyage ou tu t'amuseras, j'espere, et qui te fera du bien. Donne-toi du mouvement puisque tu es a meme, et fortifie-toi. Reviens ici rassasie de plaisir, afin de pouvoir reprendre le travail un peu plus ardemment que par le passe. Je ne veux pas t'ecrire des reproches. J'espere que tu feras des reflexions serieuses sur le temps que tu as perdu et que tu seras resolu a le regagner. Il ne te reste pas beaucoup d'annees a flaner avant d'etre un homme. Boucoiran nous est arrive avant-hier, et Rollinat hier, tous deux bien desoles de ne pas te trouver a Paris. Rollinat demeure chez nous. Nous avons ete voir hier, encore une fois, les Michel-Ange et, dans le meme palais des beaux-arts, les echantillons du genie de l'ecole ingriste. C'est pitoyable sous tous les rapports. Il y a un _Promethee enchaine_ qui est textuellement copie de celui de Flaxmann; c'est un peu trop sans gene. Somme toute, l'ecole n'est pas en progres, et la concurrence n'est pas decourageante pour ceux qui veulent entrer dans la carriere. Nous avons eu ici de grands etalages de troupes. On a _fione_ le gendarme et _cuisse_ le garde national. Tout Paris etait en emoi, comme s'il s'agissait d'une revolution. Il n'y a rien eu, sinon quelques passants assommes par les sergents de ville. Il y avait des endroits de Paris ou il etait dangereux de circuler, _ces messieurs_ assassinant a droite et a gauche pour le plaisir de se refaire la main. Chopin, qui ne veut rien croire, a fini par en avoir la preuve et la certitude. Madame Marliani est de retour. J'ai dine chez elle avant-hier avec l'abbe de Lamennais. Hier, Leroux a dine ici. Chopin t'embrasse mille fois. Il est toujours _qui qui qui me me me;_ Rollinat fume comme un bateau a vapeur. Solange a ete sage pendant deux ou trois jours; mais, hier, elle a eu un acces de fureur. Ce sont les Reboul, des voisins anglais; gens et chiens, qui l'hebetent. Je les vois partir avec joie. Mais je crois bien que je serai forcee de la mettre en pension si elle ne veut pas travailler. Elle me ruine en maitres qui ne servent a rien. Bonjour, mon enfant; ecris-moi bien souvent. Je ne suis pas habituee a me passer de toi, j'ai besoin de recevoir de tes nouvelles. Nous t'embrassons tous; moi, je te presse mille fois contre mon coeur. Je suis contente de mes nouveaux domestiques, surtout du garcon, qui est un excellent sujet. Mais j'ai tant de guignon, que je vais le perdre: il est conscrit et on l'appelle a son poste. CCIII AU MEME, A GUILLERY, PRES NERAC. Paris, 20 septembre 1840 Mon enfant, J'ai recu ta seconde lettre de Guillery. Je suis heureuse d'apprendre que tu te portes bien et que tu t'amuses. Ne sois pas imprudent avec ton petit cheval; songe que tu n'es pas encore un bien fameux cavalier, et ne galope pas trop fort dans les sables. Il y a quelquefois en travers des sentiers, des racines qu'on ne peut pas voir et dans lesquelles les chevaux se prennent les pieds. Alors le meilleur cheval peut s'abattre et vous lancer en avant, comme Emmanuel, qui a fait, devant toi, une si dure cabriole. Mon pauvre pere a ete tue comme cela. Je sais bien que, si on pensait a tous ces accidents qui peuvent arriver, on ne ferait jamais rien et qu'on serait d'une poltronnerie stupide. Mais il y a une dose de prudence et de bon sens qui se concilie tres bien avec la hardiesse et le plaisir. Tu sais mon systeme la-dessus. Je suis tres brave et je ne me fais jamais de mal; c'est une habitude a prendre. Tout cela, c'est pour te dire de tenir toujours bien ton cheval en main, de ne pas te porter en avant quand tu galopes. Le poids du corps du cavalier en arriere donne de la force et de l'_attention_ aux jarrets du cheval, et de la liberte a ses epaules. Enfin, il faut _multiplier les points de contact_, comme dit cet admirable M. Genot. Nous allons toujours au manege, Solange et moi, et Calamatta, qui est de retour, y a fait sa rentree avec eclat sur ce joli cheval rouge que tu as monte quelquefois. Je monte de temps en temps _Sylvio_, le grand cheval qui, sauf ton respect, faisait un jour des _bruits etranges_ quand M. Latry[1] le talonnait. Il est bete comme une oie et dur comme un chien; mais il obeit bien a l'eperon et s'enleve avec beaucoup de force et d'aplomb. Je l'aime assez, quoiqu'il m'ecorche un peu le jarret. Il y a maintenant un amour de cheval, fin, leger, ardent, toujours dansant, ne ruant jamais. C'est ma _passion_, et M. Latry trouve que je l'_avantage_ tres bien. Solange n'ose pas encore le monter, mais cela viendra. Elle s'escrime sur la _Legere_ et sur _Diavolo_. En voila assez sur les chevaux; mais, pour ne pas sortir des betes, je te dirai que notre ami Rey a lache un nouveau mot plus beau que _beat_ et _plantureux_, c'est _grelu_. Ce que cela veut dire, je ne me mele pas de l'apprendre; car, quand on parle _comme un livre_, on n'a pas besoin d'etre compris. Rey fait le bonheur de Rollinat, qui s'eveille la nuit, a ce qu'il pretend, pour rire en pensant a ses mots. Cela en inspire a Rollinat par emulation. Il a trouve le cameleopard girafe, et bien d'autres. Tu vois qu'il cultive toujours le style fleuri et la metaphore _plantureuse_. Balzac est venu diner avant-hier. Il est tout a fait fou. Il a decouvert la _rose bleue_, pour laquelle les societes d'horticulteurs de Londres et de Belgique ont promis cinq cent mille francs de recompense _(qui dit, dit-il)._ Il vendra, en outre, chaque graine cent sous, et, pour cette grande production botanique, il ne depensera que cinquante centimes. La-dessus, Rollinat lui dit naivement: --Eh bien, pourquoi donc ne vous y mettez-vous pas tout de suite? A quoi Balzac a repondu: --Oh! c'est que j'ai tant d'autres choses a faire! mais je m'y mettrai un de ces jours. Nous avons ete voir _la Meduse_, dont Delacroix nous avait tant parle; c'est en effet un beau melodrame. Le decor et la mise en scene des deux derniers actes sont superbes. La scene du radeau fait vraiment illusion, et rend jusqu'a la couleur de Gericault d'une maniere etonnante. Je voudrais bien qu'on le donnat encore quand tu reviendras. Voila tout ce que nous avons vu depuis ma derniere lettre; je passe toutes mes nuits sur le _Tour de France[2],_ qui touche a sa fin. Bonsoir, mon Bouli. Il fait en ce moment un orage du diable, et tu ne l'entends pas; car tu ronfles sans doute plus fort que lui. Adieu; mille baisers. Ecris-moi. [1] Professeur d'equitation. [2] _Le Compagnon du tour de France_. CCIV A M. HIPPOLYTE CHATIRON Mon cher vieux, Viens nous voir, tu ne me generas en rien. Solange s'arrangera avec Leontine. Il y a de quoi les coucher et loger toutes deux, chambres, lits et matelas, sans me faire d'embarras. Avertis-moi seulement deux jours d'avance, pour que Moreau joue du balai au second etage, et voila tout. Si tu me reponds de me faire passer l'ete a Nohant moyennant quatre mille francs, j'irai. Mais je n'y ai jamais ete sans y depenser quinze cents francs par mois, et, comme, ici, je n'en depense pas la moitie, ce n'est ni l'amour du travail, ni celui de la depense, ni celui de _la gloire_ qui me fait rester. J'ignore si j'ai ete pillee; mais je ne sais guere le moyen de ne pas l'etre avec mon caractere et ma nonchalance, dans une maison aussi vaste et avec un genre de vie aussi large que celui de Nohant. Ici, je puis voir clair; tout se passe sous mes yeux comme je l'entends et comme je le veux. A Nohant, entre nous soit dit, tu sais qu'avant que je sois levee, il y a souvent douze personnes installees a la maison. Que puis-je faire? Me poser en econome, on m'accusera de _crasse_; laisser les choses aller, je n'y puis suffire. Vois si tu trouves a cela un remede. A Paris, il y a une independance admirable, on invite qui l'on veut, et, quand on ne veut pas recevoir, on fait dire par son portier qu'on est sorti. Pourtant je deteste Paris sous tous les autres rapports, j'y engraisse de corps et j'y maigris d'esprit. Toi qui sais comme j'y vis tranquille et retiree, je ne comprends pas que tu me dises, comme tous nos provinciaux, que j'y suis pour _la gloire_. Je n'ai point de gloire, je n'en ai jamais cherche, et je m'en soucie comme d'une cigarette. Je voudrais humer l'air et vivre en repos. J'y parviens, mais tu vois et tu sais a quelles conditions. M. Dudevant ecrit a son fils: "J'ai une bonne nouvelle a t'apprendre. Madame de Boismartin[1] est morte." Apres quoi, il lui annonce que la pauvre vieille a legue a Solange une belle montre en or avec une chaine pareille.--"Mais Solange est trop jeune, ajoute-t-il, pour avoir un bijou semblable et je le garde jusqu'a ce qu'elle soit grande. Quant a toi, continue-t-il, tu as herite de _vingt napoleons_ pour que tu puisses acheter une montre pareille a celle de ta soeur. Vois si tu veux une montre ou bien si tu veux _un cheval arabe_.--Ce qui signifie: "Compte sur ton heritage et bois de l'eau; tu auras ou une montre de chrysocale, ou un cheval de cinquante ecus. Le reste, je le garde jusqu'a ce que tu sois grand." Et, la-dessus, il signe comme toujours: _Ton bon pere,_ et lui annonce, pour ses etrennes, six pots de confitures dont il engage Solange a _gouter_, toujours pour ses etrennes. C'est a mourir de rire. Maurice est furieux. Il n'y a pas de mal a ce qu'il ouvre un peu les yeux et voie par lui-meme les procedes de son _bon pere._ Du reste, je suis tres contente du gamin. Il travaille comme un negre, et Delacroix m'a dit que, quoiqu'il fut le plus nouveau de l'atelier, il etait deja le plus fort. Il dit qu'il sera un grand peintre, s'il continue a le vouloir; et, quand Delacroix, qui est tres feroce avec ses eleves, dit de pareilles choses, c'est bon signe. Ce succes a encourage Maurice. Il passe ses journees a l'atelier, ou, apres avoir travaille quatre heures au modele, il fait deux heures d'anatomie avec un professeur que les eleves se sont donne en se cotisant et qui leur fait un cours complet a l'Ecole de medecine. A cinq heures, il rentre et prend, un jour, une lecon d'italien; l'autre jour, une lecon de litterature francaise avec un jeune homme tres distingue qui l'interesse beaucoup. Apres diner, jusqu'a minuit, il se remet au dessin, soit a copier des gravures des anciens maitres, soit a composer des sujets qui sont pleins d'imagination et de mouvement. Tout ce travail lui fait grand bien et rabote son caractere sans qu'il s'en apercoive. Il oublie un peu la toilette et met tout son argent en gravures et en platres. Son pere aurait grand tort de lui retenir ses quatre cents francs. Mais il les retiendra, tout en lui faisant les phrases les plus banales du monde pour l'engager _a devenir un Raphael ou un Michel-Ange_. La grosse est fort sage a la pension, a ce qu'on dit. Je ne m'en apercois guere a la maison. Elle se porte bien toujours. Dieu veuille qu'elle devienne un peu moins herisson en grandissant! Quand je vois Leontine, qui n'etait pas commode, douce et bonne comme elle l'est a present, j'espere que Solange tournera de meme quelque jour. Si je ne vais pas a Nohant cette annee, il faudra que tu boives le bourgogne de ma cave, voila tout le remede que j'y vois. Je voudrais pourtant y aller; car j'ai de Paris plein le dos. Si on nous fortifie surtout, nous allons tourner a l'imbecillite et a l'abrutissement le plus odieux. Appretons-nous a payer de jolis impots, a perdre le bois de Boulogne, a voir les republicains du _National_ donner la main aux culottes de peau de l'Empire. Tout, cela est ignoble et revoltant. Cela s'est fait au milieu de telles intrigues, qu'on ne comprend plus rien a ce malheureux pays. Le peuple souffre de plus en plus, et la debauche des riches va son train. Il faut voir les theatres regorger de prostituees dansant le cancan avec cette noble population bourgeoise qui se laisse insulter par le monde entier, qui souffre les trahisons de son gouvernement infame, et qui cuve son vin et sa honte sur les marches des mauvais lieux. Si le peuple ne s'endort pas sous le fardeau, tout cela est bon, parce que c'est le craquement revolutionnaire qui se fait tout doucement. Mais, mon Dieu, il faudra que ce peuple ait bien du coeur, de l'energie et de la vertu, si tout ce poison qui decoule sur lui ne le corrompt pas. Bonsoir, mon vieux; viens toujours nous voir. Je t'embrasse. [1] Dame de compagnie de feu la baronne Dudevant. CCV A M. L'ABBE DE LAMENNAIS, A SAINTE-PELAGIE Paris, fevrier 1841. Ce a quoi je tiens avant tout, monsieur, c'est que vous ne croyiez point qu'un sot amour propre blesse put jamais me faire abjurer les sentiments d'affection et de respect que je vous ai voues. Quand meme j'aurais eu la certitude que vous aviez voulu m'adresser du fond de votre prison une lecon incisive, comme on me l'a donne a entendre de toutes parts, je l'aurais acceptee, non pas sans douleur, mais du moins sans amertume. Le bon ami Gaubert[1] a du vous le dire, et je suis sure qu'au fond de votre coeur vous n'en avez jamais doute. Je crois, je persiste a croire que je suis fort desservie aupres de vous, et on aurait pu m'attribuer de telles paroles ou de telles pensees, qu'elles eussent ferme votre ame a toute estime et a toute confiance envers tout ce qui ne porte pas de _barbe au menton_. Je sais autour de vous des gens qui ne se font pas faute de me calomnier avec un acharnement qui m'afflige sans m'irriter, parce que cette haine gratuite me parait tenir de l'hypocondrie et presque de la demence. Quelquefois, dans les plus folles declamations, il y a une sorte d'habilete (c'est un caractere de la maladie appelee _haine_) qui impose aux ames les plus nobles et aux esprits les plus fermes. Je n'ai jamais pu penser que cette sorte d'anatheme, lance par vous _sans exception_ sur notre sexe, fut une action lache et mechante. J'ose a peine repeter les mots dont vous vous servez dans votre indignation genereuse, quand je songe que c'est vous qui etes en cause, vous, monsieur, qui etes l'objet d'une veneration religieuse de ma part, et de celle de tout ce qui m'entoure. Si j'avais juge ainsi votre severite, je n'aurais jamais eu besoin de l'explication que vous voulez bien me donner; car je n'aurais jamais eu le moindre doute sur vos intentions. J'ai craint seulement, je le repete, un de ces mouvements de colere paternelle que vous eprouvez quand vous croyez la justice et la verite meconnues, et que, grace a Dieu et heureusement pour notre siecle, vous ne savez pas reprimer. Soyez certain que, si telle eut ete votre inspiration, quoique je ne me sentisse pas frappee avec clairvoyance et justice, a certains egards j'aurais respecte votre pensee et votre intention, comme je respecte tout ce qui vient de vous. Je dis _a certains egards_; car, au manque de logique et de raisonnement que vous nous reprochez, je puis vous jurer, par l'affection que je vous porte, qu'en ce qui me concerne personnellement, je reconnais de bon coeur et tres gaiement que vous avez grandement raison. Le reproche m'eut blessee dans le cas ou j'aurais eu la pretention d'etre ce que je ne suis pas, et j'avoue n'avoir jamais compris qu'on put mettre son bonheur ou sa dignite a sortir de son role. Cela pose (et vous connaissez a ce sujet ma sincerite), j'oserai vous dire que je ne suis pas convaincue de l'inferiorite des femmes, meme sous ce rapport-la. Dirai-je en avoir rencontre qui eussent ete capables de vous ecouter, de vous suivre et de vous comprendre des heures entieres? Je n'ai pas le droit de l'affirmer: ce serait m'attribuer la competence d'un pareil jugement; mais, dans mon instinct et dans ma conscience, je le crois. Il est vrai que ces femmes-la ont vecu a l'ombre comme des fleurs et n'ont point porte de petitions a la Chambre. Ne me trouvez-vous pas, monsieur, bien imbue, aujourd'hui, _de l'esprit de corps?_ C'est tres desinteresse de ma part; car je n'ai fait aucune etude serieuse sur mon intelligence et je n'ai jamais ete mue que par le sentiment. En outre, j'ai beaucoup plus souffert de l'absurdite et de la malice des femmes que de celles des hommes. Mais j'ai toujours attribue cette inferiorite de fait, qui existe en general, a l'inferiorite qu'on veut consacrer eternellement en principe pour abuser de la faiblesse, de l'ignorance, de la vanite, en un mot de tous les travers que l'education nous donne. Rehabilitees a demi par la philosophie chretienne, nous avons besoin de l'etre encore davantage. Comme nous vous comptons parmi nos saints, comme vous etes le pere de notre Eglise nouvelle, nous sommes toutes desolees et toutes decouragees quand, au lieu de nous benir et d'elever notre intelligence, vous nous dites un peu sechement: "Arriere, mes bonnes filles, vous etes toutes de vraies sottes!" Je reponds pour mes soeurs: "C'est la verite, maitre; mais enseignez-nous a ne plus etre sottes!" Le moyen n'est pas de nous dire que le mal tient a notre nature, mais qu'il resulte de la maniere dont votre sexe nous a gouvernees jusqu'ici. Si nous demandons a Dieu l'intelligence, il nous la donnera peut-etre, sans nous donner pour cela de la barbe, et alors vous serez bien attrapes a votre tour. Il me faut bien du courage pour plaisanter avec vous, monsieur, lorsque mon coeur est navre des souffrances que vous endurez dans la prison. Si je l'ose, c'est parce que je connais votre inalterable serenite, ce fond de gaiete que vous avez, et qui est a mes yeux la plus admirable preuve de votre bonte et de votre candeur. Vous avez voulu subir ce martyre: c'est bien de la bonte que vous avez pour une generation si legere et si froide. Tout en vous admirant, je ne puis vous approuver d'exposer votre sante et votre vie pour toute cette race qui ne vous vaut pas. Enfin, Dieu ne se fera pas le complice de vos bourreaux, et, malgre vous, il vous rendra a nos voeux, a notre devouement et a notre respectueuse amitie. GEORGE SAND. [1] Le docteur Gaubert jeune. CCVI A M. AUGUSTE MARTINEAU DESCHENEZ, A ALGER Nohant, 16 juillet 1841. Non, mon cher enfant, je ne t'oublie pas, et je ne t'ai pas ote mon amitie. Mais je n'ecris plus a personne; ce que je dis non pour me justifier, mais pour que tu ne te croies pas plus maltraite que mes autres vieux amis. Je suis coupable envers vous tous, et mon horreur pour les lettres est aussi grande que mon degout des _belles-lettres_. J'aime pourtant a en recevoir des gens que j'aime, _belles_ ou non. Mais je ne sais plus repondre, je ne peux plus me resumer en quatre lignes comme autrefois, comme on le peut et comme on le fait quand on est jeune. Je ne le suis plus du tout, et apparemment mon cerveau s'est etrangement complique, puisque je ne peux plus rendre compte de moi a moins d'un volume que je t'epargne, et tu dois m'en savoir gre. Le fait est que ne puis plus dire si je suis triste ou gaie, forte ou abattue. Je n'en sais plus rien. Je suis triste ou contente selon les choses exterieures communes a nous tous; mais je n'ai plus aucune initiative avec ma vie. Elle me mene, je ne la gouverne plus. Et ce n'est pas chagrin de ma part, c'est indifference de moi-meme. Cela est venu avec les annees et l'embonpoint; l'apathie naturelle y a contribue, et peut-etre l'influence d'une epoque ou aucune de mes sympathies et de mes croyances n'est realisee ni realisable. Tu vois bien que je ne suis pas amusante et que je te parle de choses ou tu n'entends rien. Car, Dieu merci, tu es jeune, tu aimes la vie, tu y trouves des souffrances ou des plaisirs personnels assez vifs pour que tu te sentes vivre. Enfin, tes idees n'ont pas encore pris une direction qui te rende la societe antipathique. Peut-etre meme ne la prendront-elles jamais, et je ne sais pas pourquoi tu te souviens que j'existe, moi qui ne suis pas de ce monde et qui n'y pose qu'une patte, m'elancant avec les trois autres dans un avenir dont tu ne te soucies guere, et tu fais bien. Amuse-toi donc! je ne te plains pas, quoique je concoive tes heures d'ennui et de souffrance la-bas. Mais enfin tu auras vu l'Afrique, et le present, qui te deplait souvent, aura son prix quand il sera entre dans le passe. Maurice, qui ne reve que peinture et qui fait vraiment des progres, voudrait bien etre a ta place. Nous sommes a Nohant depuis un mois, et nous y _jouissons_ d'un temps detestable, par suite d'un petit imbecile de tremblement de terre qui est venu nous abimer notre pauvre ete. Solange est en pension et va venir ici passer ses vacances tres prochainement. Maurice t'embrasse. Rapporte-lui de ton Afrique tout ce que tu pourras, tout ce que tu voudras, fussent de vieilles semelles arabes, ou une meche de crins de cheval: il trouvera que cela a du _caractere_ et du _chic_. Bonsoir, mon cher Benjamin; reviens bientot. Nous nous retrouverons, j'espere, a Paris, ou je retournerai a l'automne. En attendant, ne crois pas que je t'aie mis de cote dans mes affections: a cet egard-la, je n'ai pas change. Mais je suis devenue diablement serieuse et ennuyeuse. Que Dieu soit avec toi et te donne du soleil, de l'insouciance et des emotions a doses mesurees. C'est ce que je puis te souhaiter de mieux. A toi de coeur. G. S. CCVII A MADAME MARLIANI, A PARIS Nohant, 13 aout 1841. Il y a bien longtemps que je ne vous ai ecrit, chere belle et bonne. J'ai eu toutes mes nuits absorbees par le travail et la fatigue. J'ai passe tous les jours avec Pauline[1] a me promener, a jouer au billard, et tout cela me fait tellement sortir de mon caractere indolent et de mes habitudes paresseuses, que, la nuit, au lieu de travailler vite, je m'endors betement a chaque ligne. C'est une lutte tres penible, je vous assure, et pourtant, comme je suis deja fort en retard avec Buloz, qui me tourmente, il n'y a pas moyen de ceder au sommeil. Je me flatte toujours de m'eveiller a force de cafe et de cigarettes, afin d'arriver, vers trois heures du matin, a la fin de ma tache et de pouvoir alors ecrire le peu de lettres qui me tiennent au coeur. Mais je crois que le cafe est devenu pour moi de l'opium et que le tabac m'abrutit; car, avant d'avoir fait trois pages de mon roman, je baille a me demettre la machoire, et, a la fin de la tache, je tombe sur mon oreiller, comme si Enrico venait de me faire un discours sur les _fourtifications_. Je crois bien que mon roman ne sera guere plus amusant que lui: il est impossible de s'ennuyer aussi mortellement d'ecrire, sans que le lecteur en fasse autant. Avec cela, je suis forcee de relire tous mes anciens romans pour les corrections de l'edition nouvelle[2]. Jugez quel plaisir de remacher les points et les virgules d'une trentaine de volumes! Je crains sortir de la dans le dernier degre de l'idiotisme. Pauline me quitte le 16. Maurice part le 17 pour aller chercher sa soeur, qui doit etre ici le 23. Elle ira vous voir si, dans la journee du 21 (jour de sa sortie de pension et de son depart pour Nohant), elle en trouve le temps au milieu des paquets et des commissions. Comme elle sera rue Pigalle, si vous passez par la, vous seriez bien bonne d'entrer. Je serais sure d'avoir de vos nouvelles, par des yeux qui vous auraient vue. Au reste, Gaubert m'ecrit que vous etes guerie, mais que vous pouvez retomber si vous ne vous preservez pas. Encore une fois, et non pas pour la derniere, car je vous le rabacherai toujours, chere amie, soignez-vous donc, et songez que vous n'avez pas le droit de vous moquer de vous-meme quand vous etes si necessaire a votre gros Manoel, a moi, a nous tous. Vous ferez certainement bien d'aller en Normandie, et ensuite de venir a Nohant. J'espere que l'automne sera beau. C'est une saison qui, en Berry, ne manque jamais de nous dedommager. Pourvu que cette annee de banqueroute ne me donne pas un dementi! Enfin, vous savez que ma baraque est saine et bien close. Vous y serez encore dans de meilleures conditions de sante qu'a Paris. Manoel y trouverait a chasser, puisqu'il aime la chasse, et vous devriez y amener par les oreilles le petit Gaston, qui cultive les becasses, et a qui nous en fournirions de toute espece. Viardot passe toutes ses journees a braconner, avec mon frere et Papet; car la chasse n'est pas encore ouverte, et ils bravent les lois divines et humaines. Pauline lit avec Chopin des partitions entieres au piano. Elle est toujours bonne et charmante comme vous la connaissez. Sa grossesse ne l'incommode pas du tout; je suis desolee de ne pouvoir la garder plus longtemps. Mais elle retourne en Angleterre pour un _festival_. Bonsoir, chere bonne amie. N'imitez donc pas ma paresse, et ecrivez-moi un peu plus souvent. Dites-moi ce que vous faites et ou je dois vous ecrire si vous quittez Paris. Je vous embrasse mille fois. A vous de coeur. GEORGE. Vous m'avez envoye, par la poste, une petite brochure de M. Jognet, qui portait quelques mots ecrits par lui a la main sur la couverture. En consequence de quoi, j'ai paye trois francs de port! Dites a Enrico de ne pas me faire payer ses oeuvres aussi cher quand il me les enverra! [1] Pauline Viardot. [2] Premiere edition in-12. Perrotin, 1841-1842. CCVIII A MADEMOISELLE DE ROZIERES, A PARIS Nohant, 22 septembre 1841. Chere amie, Je ne comprends pas que vous _m'accusiez_ de vous _accuser_, quand je vous approuve et vous plains de toute mon ame. Si je ne vous ai pas ecrit, c'est que je ne savais ou vous adresser ma lettre, et, comme le motif de votre absence etait une chose fort secrete, comme on ne sait jamais ce que peut devenir une lettre qui ne va pas directement a la personne absente, je voulais attendre votre retour a Paris pour vous ecrire. Je vous reponds ce soir a la hate, ne voulant pas attendre la lettre de Solange, qui mettra bien deux ou trois jours a tailler et retailler sa plume, et ne voulant pas vous laisser dans le mauvais sentiment de doute que vous avez sur moi. J'ai passe la nuit a corriger des epreuves, la tete m'en craque; je ne vous dirai donc que deux mots. Parlez-moi a coeur ouvert si cela vous soulage, je ne me fais pas fort de vous consoler: je crois que vos douleurs sont grandes et qu'il n'est au pouvoir de personne de les guerir. Mais, si vous sentez le besoin de les dire, aucune affection ne recevra vos epanchements avec plus de sollicitude que la mienne. Ou avez-vous pris que je pouvais vous blamer? et par ou etes-vous blamable? Je ne suis pas catholique, je ne suis pas du monde. Je ne comprends pas une femme sans amour et sans devouement a ce qu'elle aime. Soyez aussi prudente que possible, pour que ce monde hypocrite et mechant ne vous fasse pas perdre l'exterieur et le necessaire de l'existence materielle. Mais votre vie interieure, nul n'a droit de vous en demander compte. Si je puis quelque chose pour vous aider a lutter contre les mechants, vous me le direz dans l'occasion, et vous me trouverez toujours. Bonsoir, amie; parlez-moi de vous, de _lui_, de votre sante a tous deux. Ce que vous me faites pressentir me laisse dans un grand effroi. Est-il plus malade? est-ce vous qui le seriez? Personne ici n'a su que vous etiez absente, je n'en ai rien dit. Je crois que, s'il y a eu et s'il y a encore des cancans, ils viennent de M. F..., qui ecrit toutes les semaines et qui cause toujours, par ses lettres (je ne sais si elles contiennent des nouvelles ou des ragots), un notable changement dans l'humeur. Je ne connais ce monsieur que de vue; mais je le crois ecorche vif et toujours pret a en vouloir a tout le monde de ses propres disgraces. Ce caractere est peut-etre plus digne de pitie que de blame; mais il fait bien du mal a _l'autre_, qui a la peau si delicate, qu'une piqure, de cousin y fait une plaie profonde. Mon Dieu, n'y a-t-il pas assez de maux veritables, sans en creer d'imaginaires? A vous de coeur et a toujours. CCIX A LA MEME, AU CHATEAU DE MERVILLY PAR ORBEC (CALVADOS) Nohant, 15 octobre 1841. Chere amie, Je me decide a retourner a Paris a la fin du mois, pour faire un bail relatif a la patraque de maison que j'ai a Paris, rue de la Harpe, et dont je veux regler les revenus. Je tacherai d'arranger mes autres affaires de maniere a passer quelques mois pres de vous. Ainsi ne faites pas mon oraison funebre, et gardez-moi cette bonne et chaude amitie qui ferait revivre les morts. Il est bien vrai que j'ai ete sur le point de m'ensevelir a Nohan pour cet hiver, comme les marmottes dans la neige. Mes affaires ne sont pas plus brillantes; mais je retrouve parfois le courage de travailler pour suppleer aux revenus et je fais mon possible pour ne point me tenir eloignee de mes enfants. Vous seriez venue me voir, chere bonne, je me le dis avec reconnaissance; mais j'aime mieux aller vous voir, parce que ce sera pour plus longtemps. Et puis nous sommes voisines maintenant, et, si vous voulez n'etre pas trop _mondaine_, j'irai bien souvent jaser et fumer avec vous. Au reste, si je vous prie d'etre bien sage et bien retiree, ce n'est pas tant pour moi (qui aime mieux vous voir dans le tourbillon que de ne pas vous voir du tout) qu'a cause de vous et de votre sante, que l'air, la campagne et l'absence de tracasseries ont retablie, comme je m'y attendais bien. Cette, vie de Paris nous tend les nerfs et nous tue a la longue. Ah! que je le hais, ce centre des lumieres! je n'y mettrais jamais les pieds, si les gens que j'aime voulaient prendre la meme resolution. N'attendez pas _Horace_ dans la _Revue_: Buloz exigeait des corrections que je n'ai pas voulu faire et je l'ai envoye paitre. Qu'est-ce que cette reaction en Espagne? est-ce un _puff_ politique? est-ce une affaire qui peut entrainer ce malheureux pays dans de nouveaux desastres? O familles royales! quel exemple de vertus domestiques vous savez donner! c'est chez vous seules qu'on voit le frere s'armer contre le frere et la mere contre la fille! Jusques a quand ces champignons veneneux couronnes epuiseront-ils, a leur profit, tous les sucs de l'humanite! Mais je vous ecris cela pendant que vous etes dans le sein de votre famille, catholique et royaliste, je crois, Ne discutez pas inutilement, chere amie. On ne se corrige pas quand on n'a pas ete forme de bonne heure aux idees de progres. Pourvu qu'on soit bon, c'est beaucoup. Je crois que vous m'avez toujours dit que vos soeurs vous aimaient: je m'en rejouis parce qu'elles seront forcees d'aimer en vous le _monstre_ revolutionnaire et progressif. Bonsoir donc, bonne et chere amie. Embrassez pour moi mon gros Manoel quand vous lui ecrirez, et ce scelerat de petit Gaston quand vous le verrez. J'ai encore Solange avec moi; je la ramenerai a Paris. Maurice part pour Nerac et viendra bientot me rejoindre. Arrivez aussi de votre Normandie, afin que Paris me semble supportable. Papet est au fond des forets, dans _Erymanthe_ pour le moins, chassant le sanglier. Chopin est a Paris, et il est retombe, comme il dit, dans ses triples croches. A vous. G. CCX A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE Paris, 27 septembre 1841. Il y a plusieurs jours que je veux t'ecrire; mais la fatigue a ete trop forte depuis une quinzaine. Tu verras par notre prochain numero[1] que j'ai barbouille bien du papier. A peine ai-je donne une dizaine de jours aux barbouillages, qu'il en faut passer quatre ou cinq a la correction des epreuves. Et puis la correspondance pour ladite _Revue_ et mes affaires personnelles, qui sont toujours arrierees et qui prennent encore une huitaine. Tu vois ce qu'il me reste de jours, ce mois-ci, pour songer a ce que je vais dire dans le numeros suivant. Heureusement que je n'ai plus a chercher mes idees: elles sont eclaircies dans mon cerveau; je n'ai plus a combattre mes doutes: ils se sont dissipes comme de vains nuages devant la lumiere de la conviction; je n'ai plus a interroger mes sentiments: ils parlent chaudement au fond de mes entrailles et imposent silence a toute hesitation, a tout amour-propre litteraire, a toute crainte du ridicule. Voila a quoi m'a servi, a moi, l'etude de la philosophie, et d'une certaine philosophie, la seule claire pour moi, parce qu'elle est la seule qui soit aussi complete que l'est l'ame humaine aux temps ou nous sommes arrives. Je ne dis pas que ce soit le dernier mot de l'humanite; mais, quant a present, c'en est l'expression la plus avancee. Tu demandes pourtant a quoi sert la philosophie et tu traites de subtilites inutiles et dangereuses la connaissance de la verite cherchee, depuis que l'humanite existe, par tous les hommes, et arrachee brin a brin, filon par filon, du fond de la mine obscure, par les hommes les plus intelligents et les meilleurs dans tous les siecles. Tu traites un peu cavalierement l'oeuvre de Moise, de Jesus-Christ, de Platon, d'Aristote, de Zoroastre, de Pythagore, de Bossuet, de Montesquieu, de Luther, de Voltaire, de Pascal, de Jean-Jacques Rousseau, etc., etc., etc.! Tu sabres a travers tout cela, peu habitue que tu es aux formules philosophiques. Tu trouves dans ton bon coeur et dans ton ame genereuse des fibres qui repondent a toutes ces formules et tu t'etonnes beaucoup, qu'il faille prendre la peine de lire dans un langage assez profond la doctrine qui legitime, explique, consacre, sanctifie et resume tout ce que tu as en toi de bonte et de verite acquise et naturelle. L'oeuvre de la philosophie n'a pourtant jamais ete et ne sera jamais autre chose que le resume le plus pur et le plus eleve de ce qu'il y a de bonte, de verite et de force repandu dans, les, hommes a l'epoque ou chaque philosophe l'examine. Qu'une idee de progres, qu'une superiorite d'apercus et une puissance d'amour et de foi dominent cette oeuvre d'examen (et comme qui dirait de statistique morale et intellectuelle), des richesses acquises precedemment et contemporainement par les hommes, et voila une philosophie. Les brouillons du journalisme qui attendent apparemment qu'on les amuse avec des propheties d'almanach, s'ecrient: "Vous ne nous dites rien de neuf." Les braves gens comme toi, disent: "Nous sommes aussi instruits que vous!" Tant mieux! alors donnez-nous un millier ou seulement une centaine de gens comme vous, et nous regenerons le monde. Mais, comme, jusqu'ici, on ne nous a guere fait le plaisir de nous dire que nous insistions trop sur des verites reconnues; comme nous entendons, au contraire, ces paroles partir de tous cotes: "Nous savons bien que Jesus, Rousseau et compagnie ont preche la charite et la fraternite; nous avons entendu parler de cela et ne savons pourquoi vous revenez sur ces choses dont personne ne veut et dont nous ne voulons pas!" comme ce ne sont pas seulement les nobles, les pretres et les bourgeois qui nous tiennent ce langage, mais encore certains republicains, et le _National_ en tete, nous avons lieu de penser que nous ne faisons pas une oeuvre si etroite qu'elle en a l'air, ni si facile qu'elle te semble, ni si inutile que _le National_ fait semblant de le croire. Certaines autres classes n'en jugent pas ainsi et ne s'apercoivent pas trop que cette vieille fraternite que nous prechons et, cette jeune egalite que nous cherchons a rendre possible, _le plus prochainement possible_, soient des verites banales, acceptees, triomphantes, et dont il soit inutile de se preoccuper. Ces classes, mecontentes et inquietes, croient, au contraire, que nos verites rebattues n'ont jamais preoccupe les gens qui n'y trouvaient pas leur profit; et les institutions faites pour la bourgeoisie le prouvent, je crois, un peu. Si donc, convaincu, comme tu l'es, que les masses sont toutes initiees au _pourquoi_, au _parce que_ et au _par consequent_ de l'avenir et du passe, viens un peu te mettre a l'oeuvre avec nous, tu verras que tu n'as guere connu les masses jusqu'ici. Tu les verras pleines d'ardeur et de trouble, animees, pour la plupart, de ces bons et grands sentiments sans lesquels ni Leroux, ni toi, ni moi ne les aurions (puisque rien n'est isole dans l'ordre moral ou physique de l'humanite). Mais aussi tu verras d'enormes obstacles, de coupables resistances, des interets obstines et egoistes, et ce qui, dans ces masses, domine les unes et les autres, un vague inconcevable dans la pensee et dans les croyances; une incertitude effrayante, mille fantaisies, mille reves contradictoires; tous les bons voulant le bien, et a peine trois dans chaque million d'hommes etant d'accord sur un meme point, parce que, s'il y a partout, comme tu le remarques fort bien, _l'instinct_ du vrai et du juste, nulle part cet instinct n'est arrive a l'etat de _connaissance_ et de certitude. Et comment cela serait-il possible quand l'histoire offre un chaos ou tous les hommes, jusqu'ici, se sont perdus, avant d'y trouver la notion profondement politique, philosophique et religieuse du progres indefini? notion que tous les esprits un peu consequents de ce siecle ont enfin adoptee sans restriction, meme ceux qu'elle contrarie dans leurs interets presents. De nombreux et admirables travaux, des conclusions emanees de plusieurs points de vue opposes en apparence, mais se rencontrant sur le principal, ont fait passer cette notion dans l'ame humaine, et tu l'as recue presque en naissant, sans te demander, enfant ingrat, quelle mere celeste t'avait inocule cette vie nouvelle, que tes peres n'ont pas eue, et que tu legueras plus large et plus complete a tes enfants lorsque tu l'auras portee en toi et fecondee de ta propre essence. Cette mere de l'humanite, que les bons devraient cherir et venerer, c'est la philosophie religieuse. Et vous appelez cela le pont aux anes, au lieu d'avouer que, sans elle, sans cette clarte versee peu a peu, jour par jour en vous, vous seriez des sauvages! Je vais te poser une question sans replique: Pourquoi n'es-tu pas un avide et grossier possesseur de terres, dur au pauvre, sourd a l'idee de progres, furieux contre le mouvement d'egalite qui se fait parmi les hommes? cependant tu es le contraire de cet homme-la. Qui t'a rendu ainsi? qui t'a enseigne, des ton enfance, que l'egoisme est odieux, et qu'une grande pensee, un beau mouvement du coeur font plus de bien a toi et aux autres que l'argent et la prosperite materielle? Est-ce l'idee revolutionnaire repandue en France depuis 93? Non, a moins que ce ne fut d'une facon indirecte; car nous ne la comprenions guere quand nous etions enfants, cette revolution qui inspirait autour de nous tant d'horreur aux uns, tant de regret aux autres. Qui donc detachait mysterieusement nos jeunes ames de l'egoisme un peu preche et un peu deifie, il faut en convenir, dans toutes nos familles? N'etait-ce pas tout bonnement l'idee chretienne, c'est-a-dire le reflet lointain d'une philosophie antique passee a l'etat de religion, comme toutes des philosophies un peu profondes? Et, apres, quand nous avons ete _emeutiers_ et _bousingots_ (de coeur, si nous ne l'avons ete de fait), qui nous poussait au desir de ces luttes et au besoin de ces emotions? Etait-ce, comme on l'a dit des republicains d'alors, l'_ambition?_ Nous ne savions pas seulement ce que c'etait que l'ambition; c'etait l'idee revolutionnaire de 93 qui se reveillait en nous a l'age ou on lit la philosophie du dix-huitieme siecle, et ou l'on commence a se passionner pour cette ere d'application incomplete, et funeste a beaucoup d'egards, mais grande et saine en resultats, qui mene de Jean-Jacques a Robespierre. Et, aujourd'hui, pourquoi sommes-nous encore agites d'un besoin d'action et d'un zele fanatique, sans savoir ou nous prendre et par quel bout commencer, et a qui nous joindre, et sur quoi nous appuyer? car, voyons, savons-nous, avons-nous su, depuis, dix ans, tout cela? Si nous l'avions su, nous n'en serions pas ou nous en sommes. Eh bien! ce qui nous rend toujours si ardents a une revolution morale dans l'humanite, c'est le sentiment religieux et philosophique de l'egalite, d'une loi divine, meconnue depuis que les hommes existent; reconnue enfin et conquise en principe, mais obscure, mais plongee a demi dans le Styx, mais niee et repoussee par les nobles, les pretres, le souverain, la bourgeoisie et la bourgeoisie democratique elle-meme! Le _National!_ Nous savons bien sa pensee, mieux que vous, et j'ai un peu ri, je te l'avoue, du jesuitisme que le bon gros Thomas a du employer dans sa lettre, pour vous faire rentrer dans son filet; demi-farceur, demi-_jobard_, flouant un peu les autres (en politique s'entend, et non en fait d'argent), afin de se consoler d'etre floue en plein lui-meme! D'ou je conclus a te demander, mon enfant, toi dont je connais le coeur a fond, toi que je sais aussi romanesque que moi devant ces idees d'egalite que l'on a cru trop longtemps bonnes pour don Quichotte, et qui commencent a le devenir pour tous, je te demande, dis-je, qui t'a fait partisan de l'egalite, sincerement et profondement? Sont-ce les doctrines du _National?_ Il n'en a pas, il n'en a jamais eu, meme du temps de Carrel, qui etait leur maitre a tous. Il ne laisse aller sa pensee de temps en temps que pour dire que l'egalite, comme toi et moi l'entendons, est impossible, sinon abominable. Dupoty, cette malheureuse victime d'un odieux coup d'Etat de la patrie, etait aristocrate et rougissait des partisans qu'on lui a supposes. Il n'avait meme pas le merite d'etre coupable de sympathie pour ces pauvres fous du communisme que l'on peut blamer tout bas, et que le _National_ a insultes et fletris jusque sous le couteau de la patrie! lache en ceci! car, si le communisme avait fait une revolution, c'est-a-dire lorsqu'il en fera une, et ce sera malheureusement trop vite, le _National_ sera a ses pieds: comme Carrel lui-meme, qui, le 26 juillet, traitait la revolution de "sale emeute", et qui en parlait tres differemment le 1er aout. Doutez-vous de cela? vous le verrez! souvenez-vous de ceci seulement: que nous marchons vite, bien vite, et qu'il n'y a pas de temps a perdre, pas un jour, pas une heure, pour dire au peuple ce qu'il faut lui dire. La git le lievre. Michel, qui est l'homme certainement le plus intelligent de ce parti du _National_, le Malgache et toi (qui, Dieu merci! n'es du parti que faute d'en avoir trouve un qui soit l'expression de ton coeur), vous voila disant: "Faisons une revolution, nous verrons apres." Nous, nous disons: "Faisons une revolution; mais voyons tout de suite ce que nous aurons a voir apres." Le _National_ dit: "Ces gens sont fous, ils veulent des institutions. Eux! des sectaires, des philosophes, des reveurs! leurs institutions n'auront pas le sens commun." Nous disons: "Ces gens sont aveugles, ils veulent agiter le peuple, avec des institutions deja vieillies, a peine modifiees, et nullement appropriees aux besoins et aux idees de ce peuple, qu'ils ne connaissent pas et qui les connait aussi peu." Le _National_ dit: "Voyons-les donc, leurs belles institutions! Ah! ils nous parlent philosophie? que veulent-ils faire avec leur philosophie? Jean-Jacques a tout dit; Robespierre, tout essaye. Nous continuerons l'oeuvre de Rousseau et de Robespierre." Nous disons: "Vous n'avez ni lu Rousseau, ni compris Robespierre, et cela parce que vous n'etes pas philosophes, et que Robespierre et Rousseau etaient deux philosophes. Vous ne pourrez pas appliquer leur doctrine parce que vous ne savez ni ce que l'un a voulu dire, ni ce que l'autre a voulu faire. Vous croyez, par la guerre au dehors et la force au dedans, donner de la gloire a la France et a votre parti? Le peuple n'a pas besoin de gloire, il a besoin de bonheur et de vertu. Si cela ne peut s'acheter que par la guerre, il fera la guerre et vous prendra peut-etre pour generaux, si vous faites vos preuves d'autre chose que de combattre le tres petit combat a la plume; mais, tout en faisant la guerre, la France voudra des institutions, et ce n'est pas vous qui le ferez, vous en etes incapables. Votre ignorance, votre inconsequence, votre violence et votre vanite, nous sont hautement manifestees par chaque ligne que vous ecrivez, meme sur les moindres matieres. Qui donc fera ces lois? un Messie? nous n'y croyons pas. Des revelateurs? nous ne les avons pas vus apparaitre. Nous? nous ne lisons pas dans l'avenir et ne savons pas quelle forme materielle devra prendre la pensee humaine a un moment donne. Qui donc fera ces lois? Nous tous, le peuple d'abord, vous et nous, par-dessus le marche. Le moment inspirera les masses. Oui, disons-nous encore, les masses seront inspirees! Mais a quelle condition? a la condition d'etre eclairees. Eclairees sur quoi? sur tout, sur la verite, sur la justice, sur l'idee religieuse, sur l'egalite, la liberte et la fraternite, _sur les droits et sur les devoirs_, en un mot. Ici, entamez la discussion, si vous voulez; nous vous ecouterons. Dites-nous ou le droit finit, ou le devoir commence, dites-nous quelle liberte aura l'individu et quelle autorite la societe? quelle sera la politique, quelle sera la famille, quelles seront les repartitions du travail et du salaire, quelle sera la forme de la propriete? Discutez, examinez, posez, eclaircissez, emettez tous les principes, proclamez votre doctrine et votre foi sur tous ces points. Si vous possedez la verite, nous serons a genoux devant vous. Si vous ne l'avez pas, mais que vous la cherchiez de bonne foi, nous vous estimerons et ne vous contredirons qu'avec le respect qu'on doit a ses freres. Mais, quoi! au lieu de chercher ces discussions dont les masses tiennent peut-etre quelques solutions vagues (qui n'attendent pour s'eclaircir qu'un probleme bien pose), au lieu de dire chaque jour au peuple les choses profondes qui doivent le faire mediter sur lui-meme et de lui indiquer les principes d'ou il tirera ses institutions, vous vous bornez a de vagues formules qui se contredisent les unes les autres et sur lesquelles vous ne voulez pas plus vous expliquer que des mages ou des oracles antiques? vous vous bornez a une guerre acre et sans gout, sans esprit, sans discussion approfondie avec certains hommes et certaines choses? Il est possible qu'un journal de votre espece soit necessaire pour reveiller un peu la colere chez les mecontents et pour jeter quelque terreur dans l'ame des gouvernants; mais ce n'est qu'un instrument grossier. Qu'il fonctionne donc! Nous l'apprecions a sa juste valeur et nous tenons sur la reserve pour ne pas ebranler une des forces de l'opposition, qui n'en a pas de reste; mais ce n'est, a nos yeux comme aux yeux du peuple, qu'une force aveugle; et, quand ceux qui font jouer cette machine, cette catapulte informe, s'imaginent etre a la fois et le peuple et l'armee, nous les renvoyons a leurs elephants et a leurs pieces de bois, comme de vrais machinistes qu'ils sont. Vous dites a cela: "Un journal qui parait tous les jours, et qui est expose a toute la rigueur des lois de septembre, ne peut pas, comme un ouvrage philosophique de longue haleine, soulever des discussions sur le fond des choses; l'opposition de tous les instants, ne peut etre qu'une guerre de _fait_ a _fait_." A la bonne heure; mais, si vous etes des hommes capables, les futurs representants de la France, comme vous le pretendez, pourquoi ne faites-vous pas faire cette opposition, necessaire mais grossiere, par vos domestiques? Si vous ne vous fiez qu'a votre activite, a votre courage et a votre desinteressement (on vous accorde ces trois choses, et c'est beaucoup), eh bien! faites, mais ne niez pas qu'on puisse faire une critique plus serieuse, plus penetrante, portant au coeur des choses que vous ne faites qu'effleurer. Ne niez pas qu'on doive discuter la doctrine politique et l'appuyer sur les bases qui sont indispensables a toute societe, l'unite de croyance. Au lieu de railler et de rejeter les idees fondamentales, encouragez-les, apportez les votres, si vous en avez, comme vous le dites; unissez-vous du moins par le coeur a ceux qui veulent travailler au temple, dont vous ne faites que le chemin de fer. Eh quoi! au lieu de cela, au lieu de les regarder comme vos freres, vous les raillez, vous les outragez, vous feignez de les dedaigner et de savoir mieux qu'eux ce que vous ne comprenez seulement pas! Eh bien! peu nous importe, et ce silence glace de part et d'autre ne sera pas rompu par nous les premiers. Mais, le jour ou vous manquerez de cette prudence, vous trouverez peut-etre a qui parler. En attendant, vous etes bien pleutres; car nous attaquons vos doctrines, nous nous en prenons a votre maitre Carrel, nous interrogeons votre pensee d'il y a dix ans, et il n'y en a pas un de vous qui ait un mot a repondre. Ce pretendu dedain de la part de gens de votre force est bien comique en verite, et ne peut pas nous offenser; mais il donne a croire que vous etes de grands hypocrites et des ambitieux bien personnels, vous qui prenez tant d'ombrage de ce que vous appelez notre _concurrence_; vous qui denoncez les autres journaux d'opposition dont vous craignez aussi la _concurrence_, comme n'ayant pas satisfait aux lois sur le timbre; vous qui ne vivez que de haine, de petitesse, d'envie et de morgue. Nous vous savons par coeur, et, si nous ne vous denoncons pas a l'opinion publique, c'est parce que vous n'etes pas assez forts pour faire beaucoup de mal, et parce qu'il y a bien autre chose a faire a cette heure que de s'occuper de vous. Cette boutade va te faire croire qu'il y a une guerre acharnee couvant dans nos coeurs contre le _National_ et sa _docte cabale_. Je puis te donner ma parole d'honneur que, depuis que je t'ai quitte, voici la premiere fois que j'en parle. Vivant au fond de mon cabinet, et ne voyant Leroux, qui travaille de meme dans son coin, que quelques instants au bureau, pour nous entendre sur notre redaction avec Viardot, et ecrire quelques lettres d'administration interieure, nous n'apprenons le mauvais vouloir et les petites menees du _National_ que pour rire un peu du _toupet_ avec lequel, partant de trois abonnes, et assures seulement de trois redacteurs (qui sont nous trois), exposes aux injures et a la fureur de tous les journaux, nous nous mettons en pleine mer sans nous soucier du lendemain. Nous nous sentons si forts de conviction, que, quand meme personne ne nous ecouterait, comme il ne s'agit ici ni d'argent ni de gloire, nous serions surs d'avoir fait notre devoir, obei a une volonte interieure qui nous enflamme, et laisse quelques verites ecrites qui mettront, un jour, quelques hommes sur la voie d'autres verites. En arrangeant tout au plus mal, voila ce qui peut nous arriver de pis, et c'est encore assez beau pour donner du courage. Aussi j'en ai plus que je ne m'en suis senti a aucune epoque de ma vie, et j'eprouve un calme que n'altereront pas, je te le promets, les _declamations fougueuses_ que je viens de t'ecrire contre ton _National_. Pourquoi me contiendrais-je avec toi quand il me prend fantaisie de jurer un peu? Cela soulage et ne prouve que l'ardeur avec laquelle je voudrais mettre la main sur ton coeur pour le disputer au diable. Quand, par hasard, dans la rue ou dans le salon de madame Marliani, ou je mets le nez une fois par semaine, j'entends quelque heresie contre ma foi, ou quelque cancan contre nos personnes, je n'en perds pas un point de mon ourlet, car j'ourle des mouchoirs a ces moments-la, et on ne me prendra pas par mes paroles avec les indifferents: a ceux-la, on parle par la voie de la presse; s'ils n'ecoutent pas, qu'importe? Mais, puisque j'ai une nuit de disponible et que je ne la retrouverai peut-etre pas d'ici a deux ou trois mois, j'en ai profite pour babiller avec foi, pour le dire que tu n'as pas le sens commun, quand tu dis: "Je suis un homme d'action; a quoi bon perdre le temps en reflexions?" C'est une grosse erreur, que de croire qu'il y a des hommes purement d'action, et des hommes purement de reflexion. Quel homme eut plus d'action que Napoleon? s'il n'eut pas fait de bonnes et profondes reflexions a la veille de chaque bataille, il n'en eut pas tant gagne. Il est vrai qu'il reflechissait plus vite que nous; mais il n'en reflechissait que davantage. Qu'est-ce qu'une action sans reflexion, sans meditation anterieure? Il y a un proverbe qui dit: _Ou vont les chiens?_ Et tu sais qu'on a ecrit et discute avec une plaisante gravite, pour savoir si les chiens, en marchant devant eux, a droite, a gauche, avec cet air serieux et affaire qui leur est propre, avaient un but, une idee, ou s'ils etaient mus par le hasard. Il est certain que pas meme les animaux les plus stupides, pas meme les polypes n'ont d'action sans but. Comment l'homme aurait-il une action quelconque sans une volonte, et une volonte sans une pensee, et une pensee sans un sentiment, et un sentiment sans une reflexion, et, par consequent, une action sans le jeu de toutes ses facultes? Plus tu te poseras en homme d'action, plus tu affirmeras que la reflexion occupe en toi une grande part d'existence; a moins que tu ne fusses fou, ou le seide d'un parti qui dicte sans expliquer et qui commande sans convaincre. Non, cela n'est point: aucun parti, a l'heure ou nous vivons, n'a de tels seides, et tu es l'homme le moins seide que je connaisse. Agis donc comme tu voudras dans la sphere d'activite presente ou t'entraine ce qu'on appelle l'opinion republicaine. Tu n'y feras pas un pas qui ne soit accompagne chez toi de doute et d'examen. Ainsi ne crains pas de lire de la philosophie. Tu verras qu'elle abrege singulierement les irresolutions. Quand elle est bonne et qu'elle penetre, elle devient comme la table de Pythagore apprise par coeur. On n'a plus a supputer sur ses doigts; les lents calculs de l'experience deviennent inutiles a repeter. Ils sont acquis a la memoire, a l'ordre du cerveau, a la faculte de conclure. Il n'y a pas un seul homme tant soit peu complet et fort, et capable de prendre vite et bien un parti, de dominer un instant son individualite, la ou il n'y a pas, comme dit le grand Diderot, _cette Minerve tout armee_ a l'entree du cerveau. Tout ceci est pour te dire que tu me fais ecrire la une lettre bien inutile pour ton instruction, puisqu'en lisant plus attentivement, et plutot deux fois qu'une, les excellents et admirables articles de Leroux dans notre _Revue_, tu aurais trouve la reponse meme aux _pourquoi_ que tu m'adresses. Ensuite, si tu etais descendu dans ta propre reflexion avec une complete naivete, tu te serais trouve beaucoup plus grand (capable que tu es de penetrer dans les profondeurs de la verite) que tu ne crois l'etre en disant: "Je ne suis qu'un homme d'action." Un homme d'action, c'est Jacques Cherami, qui porte une lettre et ne sait pas pour quoi ni pour qui; ne te rapetisse pas. Tu as beaucoup reve, beaucoup senti; tu m'as dit, durant ces derniers temps que j'ai passes la-has, des choses trop remarquables comme grand sentiment de coeur et grande droiture d'esprit en politique, pour que je te croie un ouvrier de la vigne du seigneur Thomas, ce bon vigneron qui saurait si bien dire: _Adieu paniers, vendanges sont faites!_ Bonsoir, cher ami; lis ma lettre a Fleury et a ta femme, si cela peut l'interesser, mais a personne autre, je t'en prie; je serais desolee qu'on me crut occupee a cabaler contre le _National_, parce que je fais une _Revue_ qu'il ne veut pas annoncer. Dieu me garde de faire cette sale petite guerre du journalisme! je n'ai pas un mot a repondre a tous ceux qui me demandent: "Pourquoi le _National_ se separe-t-il de vous?" Je leur dis que je n'en sais rien.--Silence donc la-dessus. Embrasse ta femme et tes enfants pour moi. Helas! je crois que je t'ecris pour tout l'hiver! Je n'ai pas le temps de causer et de me laisser aller. Ecris-moi toujours; mais ne discutons plus, cela n'avance a rien. Si la _Revue_ t'embete, en fin de compte, ne va pas croire que je trouve mauvais que tu la _laches_. Nous avons des abonnes et nous n'imposons rien, meme a nos meilleurs amis. J'ai la certitude qu'un jour, on lira Leroux comme on lit le _Contrat social._ C'est le mot de M. de Lamartine. Ainsi, si cela t'ennuie aujourd'hui, sois sur que les plus grandes oeuvres de l'esprit humain en ont ennuye bien d'autres qui n'etaient pas disposes a recevoir ces verites dans le moment ou elles ont retenti. Quelques annees plus, tard, les uns rougissaient de n'avoir pas compris et goute la chose des premiers. D'autres, plus sinceres, disaient: "Ma foi, je n'y comprenais goutte d'abord, et puis j'ai ete saisi, entraine et penetre." Moi, je pourrais dire cela de Leroux precisement. Au temps de mon scepticisme, quand j'ecrivais _Lelia_, la tete perdue de douleurs et de doutes sur toute chose, j'adorais la bonte, la simplicite, la science, la profondeur de Leroux; mais je n'etais pas convaincue. Je le regardais comme un homme dupe de sa vertu. J'en ai bien rappele; car, si j'ai une goutte de vertu dans les veines, c'est a lui que je la dois, depuis cinq ans que je l'etudie, lui et ses oeuvres. Je te supplie de rire au nez des paltoquets qui viendront te faire des _Helas_! sur son compte. Tu vois que je ne te traite pas en _paltoquet_, et que je le defends chaudement pres de toi. Adieu encore. Aime-moi toujours un peu. Je suis tres contente du moral de Jean[2], mais non de son physique: ses mains ont horreur de l'eau. Tu ne m'as pas dit un mot d'_Horace._ Pour cela, je te permets de n'en penser de bien ni aujourd'hui ni jamais. Tu sais que je ne tiens pas a mon _genie litteraire_. Si tu n'aimes pas ce roman, il faut ne pas te gener de me le dire. Je voudrais te dedier quelque chose qui te plut, et je reporterais la dedicace au produit d'une meilleure inspiration. G. [1] De la _Revue independante_. [2] Domestique. CCXI A M. CHARLES PONCY, A TOULON Paris, 27 avril 1842. Mon enfant, Vous etes un grand poete, le plus inspire et le mieux doue parmi tous les beaux poetes proletaires que nous avons vus surgir avec joie dans ces derniers temps. Vous pouvez etre le plus grand poete de la France un jour, si la vanite, qui tue tous nos poetes bourgeois, n'approche pas de votre noble coeur, si vous gardez ce precieux tresor d'amour, de fierte et de bonte qui vous donne le genie. On s'efforcera de vous corrompre, n'en doutez pas; on vous fera des presents, on voudra vous pensionner, vous decorer peut-etre, comme on l'a offert a un ouvrier ecrivain de mes amis, qui a eu la prudence de deviner et de refuser. Le ministre de l'instruction publique, qui s'y connait bien[1], a deja _flaire_ en vous le vrai souffle, la redoutable puissance du poete. Si vous n'eussiez chante que la mer et Desiree, la nature et l'amour, il ne vous eut pas envoye une bibliotheque. Mais l'_Hiver aux riches_, la _Meditation sur les toits_, et d'autres elans sublimes de votre ame genereuse, lui ont fait ouvrir l'oreille. "Enchainons-le par la louange et les bienfaits, s'est-il dit, afin qu'il ne chante plus que la vague et sa maitresse." Prenez donc garde, noble enfant du peuple! vous avez une mission plus grande peut-etre que vous ne croyez. Resistez, souffrez; subissez la misere, l'obscurite, s'il le faut, plutot que d'abandonner la cause sacree de vos freres. C'est la cause de l'humanite, c'est le salut de l'avenir, auquel Dieu vous a ordonne de travailler, en vous donnant une si forte et si brulante intelligence... Mais non! le fils du riche est de nature corruptible; l'enfant du peuple est plus fort, et son ambition vise plus haut qu'aux distinctions et aux amusements puerils du bien-etre et de la vanite. Souvenez-vous, cher Poncy, du mouvement qui vous fit crier: Pourquoi me brules-tu, ma couronne d'epines? C'etait un mouvement divin. Eh bien! beaucoup ont crie de meme dans ce siecle de corruption et de faiblesse. On leur a donne de l'or et des honneurs; leur couronne d'epines a cesse de les bruler. Aussi ce ne sont pas la des Christs, et malgre le bruit qu'on fait autour d'eux, la posterite, les remettra a leur place. Faites-vous une place que la posterite vous confirme. Soyez le seul, parmi tous les grands poetes de notre temps, qui sache tenir sous ses pieds le demon de la vanite, comme l'archange Michel. Je ne veux pas alterer en vous la sainte reconnaissance que vous portez sans doute a l'auteur de votre preface; mais ce bon homme ne vous a pas compris Il a eu peur de vous. Il vous a donne de mauvais conseils et de pauvres louanges. Quand je parlerai de vous au public, j'espere en parler un peu mieux. Quand vous ferez un nouveau recueil, je vous prie de me prendre pour, votre editeur et de me confier le soin de faire votre preface. Adieu; jamais mot ne fut d'un sens plus profond pour moi que celui-la, et jamais je ne l'ai dit avec plus d'emotion. A Dieu votre avenir, a Dieu votre vertu, a Dieu le salut de votre ame et de votre vraie gloire! que tout votre etre et toute votre vie restent dans ses mains paternelles, afin que les hypocrites et les mystificateurs ne souillent pas son oeuvre. Si vous voulez m'ecrire, bien que je sois ennemie par nature et par habitude du commerce epistolaire, je sens que j'aurai du bonheur a recevoir vos lettres et a y repondre. Je pars pour la campagne dans huit jours. Mon adresse sera: _La Chatre, departement de l'Indre_, jusqu'a la fin d'aout. Tout a vous. Votre morceau sur _le Forcat_ m'a fait pleurer. Quelle societe! point d'expiation! point de rehabilitation! rien que le chatiment barbare! [1] M. Villemain. CCXII A M. EDOUARD DE POMPERY, A PARIS Paris, 20 avril 1842. Je vous dois mille remerciements, monsieur, pour l'appreciation genereuse et sympathique que vous avez faite de mes ecrits dans la _Phalange_. Vous avez donne a mon talent beaucoup plus d'eloges qu'il n'en merite; mais la droiture et l'elevation de votre coeur vous ont porte a cet exces de bienveillance envers moi, parce que vous ayez reconnu en moi la bonne intention. _Pax hominibus bonae voluntatis_, c'est ma devise, et le seul latin que je sache; mais, avec cette certitude au fond de l'ame, d'avoir toujours eu _la bonne intention_, je me suis consolee et des injustices d'autrui, et de mes propres defauts. Je viens maintenant vous prouver ma reconnaissance (mieux que par des phrases, selon moi), en vous demandant une grace. C'est de lire le petit volume que je vous envoie et dans lequel vous trouverez, la revelation d'un prodigieux talent de poete. Si ce poete-macon de vingt ans vous parait, au premier coup d'oeil, proceder un peu a la facon de Victor Hugo, en faisant beaucoup d'arene ne jugez pas trop, vite et lisez tout. Vous verrez, une piece intitulee _Meditation sur les toits_ qui est bien ingenieuse et bien belle. Une autre, intitulee _l'Hiver aux riches_, qui est forte de sentiments populaires. Et une appelee _le Forcat_, ou la pitie est profonde sous l'expression de l'horreur et de l'effroi. Ce vers: Si son ame pour moi devenait expansive! en dit _plus qu'il n'est gros_. Partout ailleurs, vous trouverez le sentiment d'un amour vrai et noble. Et puis de la peinture abondante, vigoureuse, souvent desordonnee a force d'etre chaude de tons. Je suis sure que vous voudrez encourager un talent si bien trempe, si sauvagement fort, et que vous en serez frappe comme je le suis. Bien que je ne connaisse ni le poete ni personne qui s'interesse a lui, je veux faire quelques efforts pour le faire connaitre et je commence par vous. Si vous voulez en parler dans la _Phalange_ et dans les autres journaux ou vous ecrivez, peut-etre vous ferez un acte de justice, et trouverez a _lui_ donner de bons conseils afin qu'il comprenne ou doit etre l'_ame_ de son talent, et l'emploi de son genie. Recevez encore l'expression, de ma gratitude bien sincere. Je sais que ce n'est pas a ma _personnalite_ que je la dois; car il n'en est pas de moins aimable et de moins attrayante. Mais je la dois a l'amour du vrai et du juste, qui etablit entre nous des rapports plus certains et plus solides que ceux du monde et des conversations. Toute a vous. G. SAND. CCXIII A MADEMOISELLE DE ROZIERES, A PARIS Nohant, 9 mai 1842. Mignonne, Vite a l'ouvrage! Votre maitre, le grand Chopin, a oublie (ce a quoi il tenait pourtant beaucoup) d'acheter un beau cadeau a Francoise, ma fidele servante, qu'il adore, et il a bien raison. Il vous prie donc de lui envoyer, _tout de suite_, quatre aunes de dentelle haute de deux doigts au moins dans le prix de dix francs l'aune; de plus, un chale de ce que vous voudrez dans le prix de quarante francs. Nos paysannes portent ces chales en fichu, en faisant plusieurs plis retenus par une epingle sur la nuque, et en laissant descendre la pointe jusqu'au-dessous de la taille, et les cotes jusqu'au-dessus du coude, tres croises sur la poitrine. C'est donc plutot un grand fichu qu'un chale, mais avec de la frange tout autour, quand elles sont en grande tenue. Il faut une bordure dans le dessin, ou un semis, ou encore un chale uni. Vous comprenez qu'une rayure en biais n'irait pas avec ce deploiement regulier sur le dos. Vous pouvez le prendre ou en soie ou en laine, peut-etre en cachemire francais leger. Quant a la couleur, comme Francoise porte le deuil toute sa vie en qualite de veuve berrichonne, il faut que ce soit un chale de deuil; mais le deuil de nos paysannes admet le gros bleu, le gris, le gros vert, le violet, le brun, le puce et le marron. Toutes les autres couleurs sont proscrites. Un seul point rouge serait une abomination. Voila le superbe cadeau que vous demande votre _honore maitre_, avec un empressement digne de l'ardeur qu'il porte dans ses dons, et de l'impatience qu'il met dans les petites choses. Nous autres, Maurice et moi, qui sommes de grands philosophes, nous vous declarons que, si vous ne nous envoyez pas _excessivement vite_ cinq billes de billard, nous vous ecrirons un torrent d'injures, et nous mettrons Carillo[1] a feu et a sang. Nous avons trouve notre billard desseche, les queues gelees, les billes ecorchees, et tout l'attirail endommage. Nous avons pris nos precautions pour beaucoup de choses; mais nous n'avions pas prevu que nos billes seraient marquees de la petite verole. Il faut que les rats aient fait de beaux carambolages cet hiver. Ainsi, mademoiselle, faites-nous acheter cinq billes pour la _partie russe, deux blanches, une rouge, une jaune et une bleue_. Priez M. Gril de nous faire cette emplette, lui qui est un _fameux_ joueur de billard, puisqu'il m'a battue plusieurs fois. Dites-lui, pour sa gouverne, que le billard est grand, non pas enorme, mais assez grand, pour que les billes ne soient pas de la premiere petitesse, ni de la premiere grosseur. S'il pouvait, en meme temps, nous acheter d'excellents procedes, il mettrait le comble a ses bienfaits. Je ne suis pas contente de ceux que j'ai emportes: ils sont trop durs. Je les ai pris chez Plenel, boulevard Saint-Martin; _avis_ pour n'y pas retourner. Mais, sur le meme boulevard, il y a des marchands de billards a choisir. Tout le monde vous fait de tendres amities. Moi, je vous embrasse de toute mon ame, ma bonne petite fille. Je vous envoie un bon de cent francs pour nos emplettes, au cas que vous soyez, comme je suis presque toujours, sans le sou, a l'heure dite; c'est faire injure peut-etre a votre esprit d'ordre; mais, quant a moi, j'y suis si habituee, que je n'en rougis plus. G. [1] Le chien de mademoiselle de Rozieres. CCXIV A MADAME MARLIANI, A PARIS Nohant, 26 mai 1842. Vous etes bien bonne et bien mignonne de m'ecrire souvent. Ne vous lassez pas, chere amie, quand meme je serais paresseuse, c'est-a-dire fatiguee; car, apres avoir fait, chaque nuit, six heures de pieds de mouche, je suis bien aveuglee et bien roidie du bras droit pour ecrire quelques lignes dans la journee. Pardonnez-moi quand je suis en retard, et sachez toujours bien que je pense a vous, que je parle de vous, et que je cause avec vous en reve. Tout mon monde va bien. J'ai recu votre lettre, jointe et collee par l'encre a celle de Leroux; c'etait un bon jour pour moi de vous recevoir tous deux a la fois. J'aurais voulu me mettre sous la meme enveloppe pour etre plus avec vous. Le _vieux_ doit etre content de moi a l'heure qu'il est. Il aura recu mon envoi. J'ai recu aussi le meme jour des nouvelles de Pauline[1], qui devait chanter le _Barbier_ dans quatre ou cinq jours, ayant reussi a s'organiser tant bien que mal une troupe. Elle me parait enchantee de l'Espagne, de la bonne reception qu'on lui a faite, du beau soleil et du mouvement dont elle avait besoin. Elle partira ensuite pour l'Andalousie et reviendra par Nohant. Que je suis donc heureuse pour vous de savoir le gros Manoel sur le point de vous revenir: le retrouverai-je a Paris a la fin d'aout? je le voudrais bien. S'il retourne en Espagne auparavant, vous devriez le reconduire jusqu'a Nohant; de la, il reprendrait la malle-poste de Toulouse ou de Bordeaux a volonte. Promettez-moi d'y songer et d'y tacher. Je suis tout emerveillee des gracieusetes du souverain d'Enrico; mais je defends a ce grand homme rehabilite de se laisser enivrer par la faveur royale: je le prie de rester a son metier et de ne plus songer a ses canons. C'etait jadis un homme terrible, vous en avez fait une femme charmante. Il est beaucoup plus joli et plus heureux ainsi. Qu'est-ce que vous me dites, que Petetin est fache de n'avoir pas ete pris au serieux par moi? Je le prends, au contraire, plus au serieux qu'il ne voudrait. Je le prends pour un bon et excellent jeune homme qui veut faire le vieux chien, qui a la singuliere manie de se faire grognon, misanthrope et sceptique, quand il a le coeur jeune et genereux en depit de lui-meme. Eh! mon Dieu, croit-il avoir le monopole des ennuis, des deceptions et des chagrins? Est-ce que nous n'avons pas battu tous ces chemins-la? est-ce que nous ne savons pas bien ce que c'est que la vie? Je le sais mieux que lui; j'ai six, huit ou dix ans de plus, et je sais bien aussi que, quand on n'est pas ne sombre et haineux, on ne le devient pas, quel que soit le fardeau du mal personnel. J'ai tant souffert pour mon compte, que je ne m'effraye plus de voir souffrir. Mes idees ne sont plus a l'epouvante, a la plainte et a la compassion ardente. Je dis comme vous: "Plus loin, plus loin! ne nous arretons pas; allons au bout." Et, depuis que je sens la main de la vieillesse s'etendre sur moi, je sens un calme, une esperance et une confiance en Dieu que je ne connaissais pas dans l'emotion de la jeunesse. Je trouve que Dieu est si bon, si bon de nous vieillir, de nous calmer et de nous oter ces aiguillons de personnalite qui sont si apres dans la jeunesse! Comment! nous nous plaignons de perdre quelque chose, quand nous gagnons tant, quand nos idees se redressent et s'etendent, quand notre coeur s'adoucit et s'elargit, et quand notre conscience, enfin victorieuse, peut regarder derriere elle et dire: "J'ai fait ma tache, l'heure de la recompense approche!" Vous me comprenez, vous, chere amie. Je vous ai vue franchir cette planche ou le pied des femmes tremble et trebuche; vous la passez gaiement, et vos soucis, quand vous en avez, ont une cause moins puerile que ces vains regrets d'un age qui n'est plus a regretter des qu'il est passe. Qu'ont-ils a se plaindre, ceux qui sont encore dans la vie que j'avais hier? Craignent-ils de ne pas vieillir? Est-ce que chaque phase de notre vie n'a pas ses forces, ses richesses, ses compensations? Il faut vivre comme on monte a cheval; etre souple, ne pas contrarier la monture mal a propos, tenir la bride d'une main legere, courir quand le vent souffle et nous presse, aller au pas quand le soleil d'automne nous y invite. Dieu a bien fait les choses, et, lui aidant, les hommes arriveront a les comprendre. Voila ce qui me passe par la tete en pensant a Petetin et a tant d'autres que je sais et qui passeront le torrent en disant: "Je le croyais plus furieux." Bonsoir, ma bonne cherie. Mille tendresses a mon Gaston, et a vous mille caresses de coeur. Ecrivez-moi. [1] Pauline Viardot. CCXV A M. ANSELME PETETIN, A PARIS Nohant, 30 mai 1842. Cher Gengiskan, Si vous etes fache contre moi, vous avez tort, je le pense. Je ne suis pas curieuse, ni desoeuvree, ni taquine, quoi que vous en disiez. C'est vous qui etes taquin: si vous voulez avoir bonne memoire, vous vous rappellerez que c'est toujours vous qui m'avez attaquee, tantot sur ma durete de coeur a propos de bottes, tantot sur mon egoisme a propos de rien. Je ne me suis jamais defendue. Il m'est absolument indifferent d'etre jugee froide. A l'age que j'ai, ce n'est pas d'un mauvais gout, et mon amour-propre, sur ces choses-la, est peut-etre plus accommodant que le votre; car vous m'avez dit, souvent des choses assez brutales a brule-pourpoint et je ne m'en suis jamais fachee. Je vous voyais les nerfs irrites et j'aimais mieux vous juger malade que _mauvais chien_. Peut-etre aviez-vous des intentions hostiles en jetant toutes ces pierres dans mon jardin. Je ne le croyais pas et je vous repondais sans humeur; je le pense un peu a present, en voyant que vous avez ete blesse de reponses fort peu feroces selon moi, et qui convenaient plus a vos declamations contre la Providence et la race humaine que de longues, apres et inutiles discussions: vous vouliez peut-etre les soulever entre nous; car vous attaquiez sans cesse les points les plus sensibles et les plus sacres de nos croyances, sans charite aucune, et, peut-etre pourrais-je dire, sans le moindre egard pour moi. Je faillis une ou deux fois m'y laisser prendre. Mais je me suis arretee, en voyant que vous n'etiez pas l'homme de vos theories et que votre coeur donnait un continuel dementi a vos blasphemes. De la part d'un mechant, elles ne m'eussent pas laissee aussi calme; ou bien c'eut ete le calme du mepris. Mais je me suis souvenue du noble et malheureux Alceste, et je vous ai simplement dit que vous etiez malade, en d'autres termes, misanthrope. C'est donc bien offensant? je ne le savais pas. Je me croyais autorisee a faire cette reflexion par l'espece de dedain avec lequel vous debitiez vos heresies a deux doigts de mon nez. J'ai eu la betise de croire que c'etait de l'abandon de votre part; mais ce n'etait pas chez vous affaire de confiance et vous ne m'autorisiez pas, dites-vous, a vous plaindre. Eh bien! mon vieux, je m'en abstiendrai devant vous, et, quand madame Marliani viendra me parler de vous, je la prierai de ne pas vous redire mon opinion sur votre maladie. Je ne sais pourquoi elle l'a fait, je ne l'y avais pas autorisee. Je ne me souviens pas de ce que je lui ai ecrit; ce n'etait pas une _reponse_ a votre attaque, comme vous le pensez. Je ne croyais pas que vous l'eussiez chargee de me faire le reproche que j'ai repousse. Quoi qu'elle vous ait repete de ma lettre, je ne crains pas qu'elle vous offense, a moins que vous ne soyez fou; car je suis sure de n'avoir jamais eu ni un mauvais sentiment, ni une mauvaise pensee a votre egard. Maintenant, si vous continuez a m'en vouloir, tant pis pour vous! vous manquerez a la raison et a la justice. Vous me donnez une lecon un peu reche. Elle ne me pique point, parce que je ne la merite pas. Vous me croyez dure parce que je ne suis pas coquette. Je ne repondrai pas, parce que c'est toujours une sotte chose de se laisser aller a parler de soi. Ceux qui out besoin de cela pour nous connaitre ne nous aiment point, et ceux qui nous aiment nous devinent. Je ne vous reproche pas l'espece d'antipathie qui, malgre plusieurs choses aimables, perce dans votre lettre. Vous faites profession de hair Dieu d'abord et ensuite tous les hommes; je serais bien vaine de vouloir etre exceptee, et vous ne vous trompez guere en disant que je ne vaux pas mieux que le premier venu. Je me defends seulement d'avoir ete mauvaise pour vous. Mes paroles n'ont meme pas pu etre dures, puisque mon intention ne l'etait pas. Votre lettre me prouve que vous etes encore plus _malade_ que je ne le pensais, soit dit, _sans vous offenser_, pour la _derniere_ fois. Vous me faites meme un peu l'effet de friser l'hypocondrie; vous etes heureusement assez jeune pour la combattre et vous en distraire. Vieux, vous en serez gueri par la force des choses. La jeunesse a un sentiment tres apre de personnalite, orgueilleuse dans le triomphe, amere et colere dans la chute, douloureuse dans l'inaction. Cela est bien; car, sans cela, elle n'agirait pas; quand l'age de l'action est passe, la personnalite s'efface, et l'on se console d'avoir trop ou trop peu agi, quand on peut se dire qu'on a fait de son mieux, que l'action nous a emporte ou que l'inaction nous a surmonte par la force des circonstances exterieures, independantes de notre volonte. On se reconcilie alors avec soi-meme, on se soumet au jugement des hommes et a la volonte de Dieu; c'est alors qu'on cesse d'etre personnel et que la vie des autres reprend, a nos yeux, sa veritable importance, son effet salutaire et doux. Il est vrai que, pour arriver en vieillissant a cet oubli de l'individualisme excessif, qui est le stimulant et le tourment de la jeunesse, il faut pouvoir se rappeler qu'on a ete tres sincere, et tres ferme dans ses bonnes intentions. Donc, quand je dis que vous serez tranquille sur vos vieux jours, je ne vous fais pas d'insulte et je ne traite pas avec mepris votre mal present. Je ne crois pas a l'heureuse vieillesse des vilaines gens. Je pense, au contraire, que leur ame va toujours s'aigrissant et que leur enfer est en ce monde. Vous me direz que le monde n'est peuple que de ces gens-la. Eh! mon Dieu, je l'ai cru, je l'ai dit de meme, tant qu'il a ete en leur pouvoir de me faire souffrir. Et pourquoi avaient-ils ce pouvoir? c'est que je le leur donnais par la susceptibilite de mon amour-propre. Je ne pensais qu'a me battre avec eux, et guere a les plaindre; la pitie vient quand l'orgueil s'en va, elle change le point de vue, et, si elle rend parfois plus triste encore, c'est une tristesse douce et ou l'esperance vient trouver place. N'allez pas me croire douce, bonne et tendre pour avoir pense et dit cela. C'est encore chez moi a l'etat de decouverte, et, dans la pratique, je ne vaux encore rien; j'attends avec impatience qu'il ne me reste pas un cheveu noir sur la tete. Alors, j'en suis sure, je n'aurai plus un sentiment injuste dans le coeur; je verrai les hommes non mechants, mais ignorants et faibles, en realite, comme je les apercois deja par la theorie. Et vous aussi, vous les verrez tels, et tout ce qui vous parait absurde dans mon optimisme, vous l'aurez trouve vous-meme, et reconnu vrai. Votre jeunesse furibonde et hautaine me rappelle la mienne, et vous ne pouvez inventer aucun blaspheme nouveau pour moi. Si je vous racontais jusqu'ou j'ai pousse la haine de toute chose et l'horreur de la vie, j'aurais l'air de vous faire des romans. J'avais un ami, un vrai Pylade qui m'a surnomme son Oreste, pour m'avoir vue aux prises avec les Eumenides, et pourtant je n'avais tue ni pere ni mere. Il avait bien raison de ne me pas prendre au serieux; car je me revais aussi mechante que les autres hommes, horriblement mechants a mes yeux. Il avait coutume de me dire: "Tu es malade, bien malade!" C'est peut-etre a force de m'entendre repeter ce mot, qu'il m'est venu sur les levres, en vous voyant dans vos acces. Je n'y ai pas mis plus d'insolence que ne le faisait mon pauvre Pylade, le plus calme et le plus patient des hommes! Vous me direz que je n'ai pas l'honneur d'etre votre Pylade. Je voudrais pouvoir etre celui de tous les hommes qui souffrent et leur faire le bien que mon ami m'a fait. Vous direz encore que cette amitie universelle est la preuve de mon mauvais coeur. Il se peut, mais je ne le savais pas; qu'elle vous irrite et vous offense, au lieu de vous calmer, je vous en garderai votre part, et, pour vous la prouver, puisque c'est le moyen, je ne vous la temoignerai pas davantage. Sur ce, o commandeur des non-croyants! pardonnez-moi, ne me tuez pas en duel, et remettez dans votre poche un de vos sujets de chagrin les plus mal fondes. Charlotte, qui vous aime, a cru bien faire en vous parlant de moi. Elle s'est trompee, ne l'agitez pas avec cela. Je ne lui en parlerai seulement pas. Elle a eu de bonnes intentions; car, elle, elle a un coeur affectueux, vous ne pouvez pas le nier. Maurice vous remercie de votre bon souvenir. Nous travaillons et cultivons Euripide, Eschyle et Sophocle pour le quart d'heure, dans des traductions sans doute fort plates, mais qui nous laissent encore voir que ces gens-la avaient quelque talent pour leur temps, comme on dirait a la cour. Moi, je m'occupe a avoir mal a la tete et aux yeux. Je ne sais si vous pourrez me lire. J'aurais mieux fait, pour ma sante, d'avoir le coeur de rocher dont vous me gratifiez, de vous laisser grogner tout votre saoul, que de m'endommager le nerf optique a vous repondre si longuement. Pardieu! je suis bien bete, et je devrais avoir les profits de l'egoisme, puisque j'en ai les honneurs. Toute a vous. G.S. CCXVI A M. CHARLES PONCY, A TOULON Nohant, 23 juin 1842. Mon cher Poncy, Je ne vous ecris qu'un mot, en attendant que je puisse vous ecrire davantage. J'ai, depuis six semaines, d'affreuses douleurs dans la tete, produites par l'effet de la lumiere _sur les yeux_. J'ai une peine bien grande a fournir mon travail a la _Revue independante_, et, quatre ou cinq jours par semaine, je suis forcee de m'enfermer dans l'obscurite comme une chauve-souris; je vois alors le soleil et la nature par les yeux de l'esprit et par la memoire; car, pour les yeux du corps, ils sont condamnes a l'inaction, ce qui m'attriste et m'ennuie prodigieusement. Je recevrai avec grand plaisir M. Paul Gaymard, voila ce que je voulais vous repondre sans tarder. Et puis, maintenant, je vous dis bien vite que j'ai recu vos deux lettres; que vos poesies sont toujours belles et grandes; que votre _Fete de l'Ascension_ est une promesse bien sainte et bien solennelle de ne jamais briser la coupe fraternelle ou vous buvez, avec les hommes de la forte race, le courage et la douleur. Faites beaucoup de poesies de ce genre, afin qu'elles aillent au coeur du peuple et que la grande voix que le ciel vous a donnee pour chanter au bord de la mer ne meure pas sur les rochers, comme celle de la _Harpe des tempetes_. Prenez dans vos robustes mains la harpe de l'humanite et qu'elle vibre comme on n'a pas encore su la faire vibrer. Vous avez un grand pas a faire (litterairement parlant) _pour associer vos grandes peintures de la nature sauvage avec la pensee et le sentiment humain_. Reflechissez a ce que je souligne ici. Tout l'avenir, toute la mission de votre genie sont dans ces deux lignes. C'est peut-etre une mauvaise formule de ce que je veux exprimer; mais c'est celle qui me vient dans ce moment, et, telle qu'elle est, c'est le resume de mes impressions et de mes reflexions sur vous. Meditez-la, et, si elle vous suffit pour comprendre ce que j'attends de vos efforts, donnez-m'en vous-meme l'explication et le developpement dans votre reponse. C'est peut-etre une enigme que je vous propose. Eh bien, c'est un travail pour votre intelligence. Si vous n'entendez pas la solution comme je l'entends, rappelez-moi ma formule, et je vous la developperai de mon cote dans ma prochaine lettre. Au reste, la difficulte que je vous propose, _d'associer_ (en d'autres termes) _le sentiment artistique et pittoresque avec le sentiment humain et moral_, vous l'avez instinctivement resolue d'une maniere admirable en plusieurs endroits de vos poesies. Dans toutes celles ou vous parlez de vous et de votre metier, vous sentez profondement que, si l'on a du plaisir avoir en vous l'individu parce qu'il est particulierement doue, on en a encore plus a le voir macon, proletaire, travailleur. Et pourquoi? c'est parce qu'un individu qui se pose en poete, en artiste pur, en _Olympie_, comme la plupart de nos grands hommes bourgeois et aristocrates, nous fatigue bien vite de sa personnalite. Les delires, les joies et les souffrances de son orgueil, la jalousie de ses rivaux, les calomnies de ses ennemis, les insultes de la critique: que nous importent toutes ces choses dont ils nous entretiennent, avec leur comparaison des chenes et des champignons veneneux pousses sur leur racine?--comparaison ingenieuse, mais qui nous fait sourire parce que nous y voyons percer la vanite de l'homme isole, et que les hommes ne s'interessent reellement a un homme qu'autant que cet homme s'interesse a l'humanite. Ses souffrances ne trouvent d'interet et de sympathie qu'autant qu'elles sont subies pour l'humanite. Son martyre n'a de grandeur que lorsqu'il ressemble a celui du Christ; vous le savez, vous le sentez, vous l'avez dit. Voila pourquoi votre couronne d'epines vous a ete posee sur le front. C'est afin que chacune de ces epines brulantes fit entrer dans votre front puissant une des souffrances et le sentiment d'une des injustices que subit l'humanite. Et l'humanite qui souffre, ce n'est pas nous, les hommes de lettres; ce n'est pas moi, qui ne connais (malheureusement pour moi peut-etre) ni la faim ni la misere; ce n'est pas meme vous, mon cher poete, qui trouverez dans votre gloire et dans la reconnaissance de vos freres, une haute recompense de vos maux personnels; c'est le peuple, le peuple ignorant, le peuple abandonne, plein de fougueuses passions qu'on excite dans un mauvais sens, ou qu'on refoule, sans respect de cette force que Dieu ne lui a pourtant pas donnee pour rien. C'est le peuple livre a tous les maux du corps et de l'ame, sans pretres d'une vraie religion; sans compassion et sans respect de la part de ces classes eclairees (jusqu'a ce jour), qui meriteraient de retomber dans l'abrutissement, si Dieu n'etait pas tout pitie, tout patience et tout pardon. Me voila un peu loin de la concision que je me promettais en commencant ma lettre, et je crains que vous n'ayez autant de peine a dechiffrer mon ecriture que moi a la voir. N'importe, je ne veux pas laisser mon idee trop incomplete. Je vous disais donc que vous aviez resolu la difficulte toutes les fois que vous avez parle du travail. Maintenant il faut marier partout la grande peinture exterieure a l'idee meme de votre poesie. Il faut faire des _marines_: elles sont trop belles pour que je veuille vous en empecher; mais il faut, sans sacrifier la peinture, feconder par la comparaison ces belles pieces de poesie si fortes et si colorees. Vous avez rencontre parfois l'idee; mais je ne trouve pas que vous en ayez tire tout le parti suffisant. Ainsi la plupart de vos _marines_ sont trop de _l'art pour l'art_, comme disent nos artistes sans coeur. Je voudrais que cette impitoyable mer, que vous connaissez et que vous montrez si bien, fut plus personnifiee, plus significative, et que, par un de ces miracles de la poesie que je ne puis vous indiquer, mais qu'il vous est donne de trouver, les emotions qu'elle vous inspire, la terreur et l'admiration, fussent liees a des sentiments toujours humains et profonds. Enfin il faut ne parler aux yeux de l'imagination que pour penetrer dans l'ame plus avant que par le raisonnement. Pourquoi cette eternelle colere des elements? cette lutte entre le ciel et l'abime, le regne du soleil qui pacifie tout; pourquoi la rage, la force, la beaute, le calme? Ne sont-ce pas la des symboles, des images en rapport avec nos rages interieures, et le calme n'est-il pas une des figures de la Divinite? Voyez Homere! comme il touche a la nature! il est plus romantique que tous nos modernes; et pourtant cette nature si bien sentie et si bien depeinte n'est qu'un inepuisable arsenal ou il trouve des comparaisons pour animer et colorer les actes de la vie divine et humaine. Tout le secret de la poesie, tous ses prodiges sont la. Vous l'avez senti dans la _Barque echouee_, dans la _Fumee qui monte des toits_, etc. Je voudrais que vous le sentissiez dans toutes les pieces que vous faites; c'est par la qu'elles seraient completes, profondes, et que l'impression en serait ineffacable. Hugo a senti cela quelquefois; mais son ame n'est pas assez morale pour l'avoir senti tout a fait et a propos. C'est parce que son coeur manque de flamme que sa muse manque de gout. L'oiseau chante pour chanter, dit-on. J'en doute. Il chante ses amours et son bonheur, et c'est par la qu'il est en rapport avec la nature. Mais l'homme a plus a faire, et le poete ne chante que pour emouvoir et faire penser. J'espere qu'en voila assez pour une aveugle. Je crains que mon ecriture ne vous communique ma cecite. Adieu, cher Poncy. Suppleez par votre intelligence a tout ce que je vous dis si mal et si obscurement. Solange et Maurice vous lisent et vous aiment. Maurice a presque votre age, je crois. Il a dix-neuf ans; c'est un peintre. Il est doux, laborieux, calme comme la mer la plus calme. Solange a quatorze ans; elle est grande, belle et fiere. C'est une creature indomptable et une intelligence superieure, avec une paresse dont on n'a pas d'idee. Elle peut tout et ne veut rien. Son avenir est un mystere, un soleil sous les nuages. Le sentiment de l'independance et de l'egalite des droits, malgre ses instincts de domination, n'est que trop developpe en elle. Il faudra voir comment elle l'entendra et ce qu'elle fera de sa puissance. Elle est tres flattee de votre envoi et l'a colle clans son album avec les autographes les plus illustres. Avez-vous un numero de la _Ruche populaire_ ou mon ami Vincard rend compte de vos _Marines_? Le _Progres du Pas-de-Calais_, redige par mon ami Degeorge, doit avoir fait aussi un article. Enfin, la _Phalange_ m'en a promis un. Si vous n'etes pas a meme de vous procurer ces journaux, dites-le-moi, je vous les ferai envoyer; J'ai ecrit a mon editeur Perretin de vous faire passer un exemplaire d'_Indiana_, et un de tous ceux de la nouvelle edition, a mesure qu'ils paraitront. Quant aux vers que vous m'adressez, je les garde pour moi jusqu'a nouvel ordre. J'y suis sensible et j'en suis fiere. Mais il ne faut pas les publier dans le prochain recueil; cela me generait pour le pousser comme je veux le faire. J'aurais l'air de vous gouter parce que vous me louez... Les sots n'y verraient pas autre chose, et diraient que je travaille a m'elever des autels. Cela ferait tort a votre succes, si on peut appeler succes la voix des journaux. Mais, toute mauvaise qu'elle est, il la faut jusqu'a un certain point. Adieu encore, et a vous de coeur. Ne vous donnez pas la peine de recopier les vers que vous m'avez envoyes. Je ne les egare pas, et, si je vous demande des changements et des corrections, a ceux-la et aux autres, vous aurez bien assez d'ouvrage. Ne vous fatiguez donc pas a ecrire plus qu'il ne faut. Je lis parfaitement bien votre ecriture. Si je suis severe pour le fond, il faudra que vous soyez courageux et patient. Il ne s'agit pas de faire un second volume aussi bon que le premier. En poesie, qui n'avance pas recule. Il faut faire beaucoup mieux. Je ne vous ai pas parle des taches et des negligences de votre premier volume. Il y avait tant a admirer et tant a s'etonner, que je n'ai pas trouve de place dans mon esprit pour la critique. Mais il faut que le second volume n'ait pas ces incorrections. Il faut passer maitre avant peu. Menagez votre sante pourtant, mon pauvre enfant, et ne vous pressez pas. Quand vous n'etes pas en train, reposez-vous et ne faites pas fonctionner le corps et l'esprit a la fois, au dela de vos forces. Vous avez bien le temps, vous etes tout jeune, et nous nous usons tous trop vite. N'ecrivez que quand l'inspiration vous possede et vous presse. CCXVII AU MEME Nohant, 24 aout 1842 Mon cher poete, J'ai trouve vos deux lettres au retour d'un voyage que je viens de faire a Paris, pour mes affaires, c'est-a-dire pour celles de notre _Revue_. Je suis toujours malade, et mes yeux me refusent le service. Ne croyez donc pas, si je ne vous reponds pas exactement, qu'il y ait de ma faute. Mon travail meme est sans cesse interrompu et repris avec de penibles efforts souvent infructueux. Je crois qu'a certains egards, vous avez progresse. Vos idees s'enchainent, se symbolisent et se completent mieux. Mais je veux vous avertir avec la franchise et l'autorite maternelles que vous voulez bien m'accorder: vous negligez la forme et l'expression, au lieu de les corriger. Je ne vous ai pas fait de reproche pour votre volume imprime, je n'ai fait d'attention serieuse qu'a l'inspiration extraordinaire et a l'inneite, l'abondance de talent, qui s'y revelent a chaque page. Je savais bien qu'a chaque page il y avait ou une incorrection de langage ou une metaphore manquant de justesse, ou un trait dont le gout n'etait pas pur. Si vous voulez faire une seconde publication ayant les memes qualites et les memes defauts que la premiere, vous le pouvez. Je suis a votre service pour m'en occuper avec autant de zele et de devouement que s'il s'agissait de votre chef-d'oeuvre. Mais, si vous ecoutez les conseils de mon amitie serieuse et severe, vous ne publierez vos nouvelles poesies que lorsque vous y reconnaitrez vous-meme plus de qualites et moins de defauts que dans les premieres. Vous etes si jeune, qu'il ne vous est pas permis de ne pas faire chaque annee un progres sensible. Or, je trouve, dans les pieces que vous m'avez envoyees, plus de qualites, il est vrai, mais aussi plus de defauts que dans votre volume. Je ne m'en etonne pas, et meme je vous dirai que je m'y attendais. C'est une phase inevitable de la transformation qui se fait dans l'esprit d'un poete comme d'un artiste. J'etudie ces phases dans la peinture que fait mon fils, et je les ai etudiees sur moi-meme dans ma jeunesse. Tant qu'on est dans l'heureux age de progresser, on perd a chaque instant d'un cote ce qu'on gagne de l'autre. De ce que cela est inevitable, il n'en faut pas moins s'observer, s'efforcer, s'examiner et se corriger. Dans la peinture, on etudie les grands modeles. Dans la litterature, il en faut faire autant. Je voudrais que vous prissiez du repos pour quelque temps, puisque vous-meme, au milieu de vos fatigues et de vos chagrins domestiques, vous en sentez le besoin. Il faudra lire beaucoup d'ancienne litterature, du Corneille, du Bossuet, du Jean-Jacques Rousseau; meme du Boileau comme antidote a un certain debordement d'expressions et de metaphores romantiques dont on abuse aujourd'hui, et dont vous abusez souvent. Je ne veux pas que vous vous effaciez, que vous cessiez d'etre moderne et romantique pour vous faire classique et ancien. Mais il n'y a pas de danger que cela vous arrive. Vous etes riche a revendre, et il ne s'agit plus que de savoir choisir et ordonner vos richesses. Comme jeune homme et poete ardent, vous manquez souvent de gout: cette chose si fine, qu'elle est indefinissable, que je ne pourrais jamais vous dire en quoi elle consiste, et que, sans elle, pourtant, il n'y a point d'art ni de vraie poesie. Si vous n'en aviez pas du tout, je n'essayerais pas de vous conseiller d'en avoir: ce serait bien inutile; mais c'est parce que vous en avez beaucoup et grandement que je vous avertis de penser maintenant au triage. Je vous detaillerais bien, vers par vers, vos succes et vos chutes en ce genre. Ainsi, les quatre vers qui terminent l'_Echappee_ _de mer_ sont une comparaison extremement hardie, et cependant juste, heureuse et belle. Mais quand, par un neologisme audacieux, vous faites le verbe _zigzaguer_, vous ne reussissez qu'a peindre aux yeux vivement une chose materielle, et, au lieu de l'embellir par l'expression (ce qui est le devoir inexorable de la poesie), vous la rabaissez a un terme vulgaire et incorrect, vous manquez au gout. Vous peignez un spectacle grandiose: ne cessez pas d'etre grandiose; vous voulez dire naivement une chose naive: soyez naif. _Zigzaguer_ n'est ni l'un ni l'autre. Si je vous analysais vos vers un par un, je vous ennuierais, je vous effrayerais peut-etre, et mon avis n'est pas qu'on reprenne un travail mot a mot pour le refaire peniblement. Il vaut mieux passer a un autre et s'observer en le faisant. Vous auriez meme pres de vous un conseil assidu et severe, qu'il vous fatiguerait, et glacerait peut-etre votre inspiration. Je ne veux faire ce triste metier avec vous que quand vous serez resolu a imprimer. Alors vous m'enverrez le tout, et, si vous le voulez, je ferai le travail d'elaguer et d'indiquer a un nouvel examen de vous ce qui ne me paraitra pas bien. Mais, dans l'etat de fatigue et d'agitation ou vous etes, le plus sage serait de travailler moins souvent et d'apprendre davantage. Je vous blame beaucoup d'avoir une correspondance qui vous prend du temps. Je n'en ai pas, moi. Une fois par mois; j'ecris une douzaine de lettres, tant pour mes amis que pour mes affaires, et je recois au moins cent lettres par mois. Mais elles sont le fait de l'oisivete, de la curiosite et de la vanite. Je n'ai garde d'y repondre, quand je n'y vois aucune utilite pour moi ou pour les autres. Cela me fait des ennemis. Je m'y resigne, ne pouvant l'eviter et n'ayant pas le moyen de payer une secretaire pour la satisfaction d'autrui. Vous avez mieux a faire, mon cher enfant, que de gaspiller votre temps si rare, et vos forces si necessaires, a de menues expansions de banale correspondance ou l'on est toujours pousse par le besoin de parler de soi. Quand vous avez une heure de reste le soir, lisez donc de bons vers et de bonne prose, et, sans vous attacher a imiter aucun auteur, vous prendrez, sans vous en apercevoir, l'habitude d'un gout plus severe et d'une purete de forme plus soutenue. Quant aux lettres que vous m'ecrivez, mon cher poete, et que je recois toujours avec un vrai plaisir, ne vous demandez pas si elles sont bien ecrites. Elles le sont. Votre coeur y parle, et le _lecteur_ n'y cherche pas autre chose. Si vous avez le courage de faire ce que je vous dis, avant peu de mois, vous vous reveillerez un beau jour ayant beaucoup acquis, et, sans vous en rendre compte peut-etre, vous aurez trouve des formes irreprochables pour rendre vos pensees nobles et chaleureuses. Mais le travail, la maladie, la misere, me direz-vous? Oh! je sais bien ce que c'est. Si vous comptez vivre de votre plume, et progresser en meme temps, je vous dirai que c'est trop pour commencer, et qu'il faut vous resigner, pendant quelques annees encore, a choisir entre le profit et le progres du talent. Si vous etiez malade tout a fait et dans l'impossibilite de travailler des bras, j'espere que vous seriez assez bon fils pour me le dire et ne pas rougir d'un service, si tant est qu'on puisse appeler service un moment d'aide si doux a l'ami qui peut le procurer. Vous avez bien fait de repousser du pied l'or dont vous me parlez, si c'etait de cet or de mauvais aloi que nous savons bien et qui souille le coeur et la main. Mais l'aide d'un coeur ami, c'est autre chose. J'espere que vous le comprendrez comme moi. Adieu, mon cher Poncy. Du courage! croyez qu'il m'en faut beaucoup pour vous sermonner comme je fais. A vous, de coeur. J'ai encore un mot a vous dire. Ne montrez jamais mes lettres qu'a votre mere, a votre femme, ou a votre meilleur ami. C'est une sauvagerie et une manie que j'ai au plus haut degre. L'idee que je n'ecris pas pour la personne seule a qui j'ecris, ou pour ceux qui l'aiment completement, me glacerait sur-le-champ le coeur et la main. Chacun a son defaut. Le mien est une misanthropie d'habitudes exterieures, quoique, au fond, je n'aie guere d'autre passion maintenant que l'amour de mes semblables; mais ma personnalite n'a que faire dans les faibles services que mon coeur et ma foi peuvent rendre en ce monde. Quelques-uns m'ont fait beaucoup de peine sans le savoir, en parlant et en ecrivant sur ma personne, mes _faits_ et _gestes_, meme en bien et avec bonne intention. Respectez la maladie d'esprit de celle que vous appelez votre mere. CCXVIII A MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE, A ANGERS Nohant, 23 aout 1842 Mademoiselle, J'ai recu a Paris, ou je viens de passer quelques jours, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'ecrire il y a deux mois. Je repondrais mal a la confiance dont vous m'honorez si je n'essayais pas de vous dire mon opinion sur votre situation presente. Cependant, je suis un bien mauvais juge en pareille matiere, et je n'ai point du tout le sens de la vie pratique. Je vous prie donc de regarder le jugement tres bref que je vais vous soumettre comme une synthese d'ou je ne puis redescendre a l'analyse, parce que les details de l'existence ne se presentent a moi que comme des romans plus ou moins malheureux et dont la conclusion ne se rapporte qu'a une maxime generale: changer la societe de fond en comble. Je trouve la societe livree au plus affreux desordre, et, entre toutes les iniquites que je lui vois consacrer, je regarde, en premiere ligne, les rapports de l'homme avec la femme etablis d'une maniere injuste et absurde. Je ne puis donc conseiller a personne un mariage sanctionne par une loi civile qui consacre la dependance, l'inferiorite et la nullite sociale de la femme. J'ai passe dix ans a reflechir la-dessus, et, apres m'etre demande pourquoi tous les amours de ce monde, legitimes ou non legitimes par la societe, etaient tous plus ou moins malheureux, quelles que fussent les qualites et les vertus des ames ainsi associees, je me suis convaincue de l'impossibilite radicale de ce parfait bonheur, ideal de l'amour, dans des conditions d'inegalite, d'inferiorite et de dependance d'un sexe vis-a-vis de l'autre. Que ce soit la loi, que ce soit la morale reconnue generalement, que ce soit l'opinion ou le prejuge, la femme, en se donnant a l'homme, est necessairement ou enchainee ou coupable. Maintenant, vous me demandez si vous serez heureuse par l'amour et le mariage. Vous ne le serez ni par l'un ni par l'autre, j'en suis bien convaincue. Mais; si vous me demandez dans quelles conditions autres je place le bonheur de la femme, je vous repondrai que, ne pouvant refaire la societe, et sachant bien qu'elle durera plus que notre courte apparition actuelle en ce monde, je la place dans un avenir auquel je crois fermement et ou nous reviendrons a la vie humaine dans des conditions meilleures, au sein d'une societe plus avancee, ou nos intentions seront mieux comprises et notre dignite mieux etablie. Je crois a la vie eternelle, a l'humanite eternelle, au progres eternel; et, comme j'ai embrasse a cet egard les croyances de M. Pierre Leroux, je vous renvoie a ses demonstrations philosophiques. J'ignore si elles vous satisferont, mais je ne puis vous en donner de meilleures: quant a moi, elles ont entierement resolu mes doutes et fonde ma foi religieuse. Mais, me direz-vous encore, faut-il renoncer, comme les moines du catholicisme, a toute jouissance, a toute action, a toute manifestation de la vie presente, dans l'espoir d'une vie future? Je ne crois point que ce soit la un devoir, sinon, pour les laches et les impuissants. Que la femme, pour echapper a la souffrance et a l'humiliation, se preserve de l'amour et de la maternite, c'est une conclusion romanesque que j'ai essayee dans le roman de _Lelia_, non pas comme un exemple a suivre, mais comme la peinture d'un martyre qui peut donner a penser aux juges et aux bourreaux, aux hommes qui font la loi et a ceux qui l'appliquent. Cela n'etait qu'un poeme, et, puisque vous avez pris la peine de le lire (en trois volumes), vous n'y aurez pas vu, je l'espere, une doctrine. Je n'ai jamais fait de doctrine, je ne me sens pas une intelligence assez haute pour cela. J'en ai cherche une; je l'ai embrassee. Voila pour ma synthese a moi; mais je n'ai pas le genie de l'application, et je ne saurais vraiment pas vous dire dans quelles conditions vous devez accepter l'amour, subir le mariage et vous sanctifier par la maternite. L'amour, la fidelite, la maternite, tels sont pourtant les actes les plus necessaires, les plus importants et les plus sacres de la vie de la femme. Mais, dans l'absence d'une morale publique et d'une loi civile qui rendent ces devoirs possibles et fructueux, puis-je vous indiquer les cas particuliers ou, pour les remplir, vous devez ceder ou resister a la coutume generale, a la necessite civile et a l'opinion publique? En y reflechissant, mademoiselle vous reconnaitrez que je ne le puis pas, et que vous seule etes assez eclairee sur votre propre force et sur votre propre conscience, pour trouver un sentier a travers ces abimes, et une route vers l'ideal que vous concevez. A votre place, je n'aurais, quant a moi, qu'une maniere de trancher ces difficultes. Je ne songerais point a mon propre bonheur. Convaincue que, dans le temps ou nous vivons (avec les idees philosophiques que notre intelligence nous suggere et la resistance que la legislation et l'opinion opposent a des progres dont nous sentons le besoin), il n'y a pas de bonheur possible au point de vue de l'egoisme, j'accepterais cette vie avec un certain enthousiasme et une resolution analogue en quelque sorte a celle des premiers martyrs. Cette abjuration du bonheur personnel une fois faite sans retour, la question serait fort eclaircie. Il ne s'agirait plus que de chercher a faire mon devoir comme je l'entendrais. Et quel serait ce devoir? Ce serait de me placer, au risque de beaucoup de deceptions, de persecutions et de souffrances, dans les conditions ou ma vie serait le plus utile au plus grand, nombre possible de mes semblables. Si l'amour parle en vous, quel sera, avec une telle abnegation, le but de votre amour? Faire le plus de bien possible a l'objet de votre amour. Je n'entends pas par la lui donner les richesses et les joies qu'elles procurent: c'est plutot le moyen de corrompre que celui d'edifier. J'entends lui fournir les moyens d'ennoblir son ame, et de pratiquer la justice, la charite, la loyaute. Si vous n'esperez pas produire ces effets nobles et avoir cette action puissante sur l'etre que vous aimez, votre amour et votre fortune ne lui feront aucun bien. Il sera ingrat, et vous serez humiliee. Si l'espoir de la maternite parle en vous, quel sera (toujours avec l'abnegation) le but de votre espoir? Ce sera de vous placer dans les conditions les plus favorables a l'education de vos enfants, aux bons exemples et aux bons preceptes que vous devez leur fournir. Enfin, si le desir de donner le bon exemple a votre entourage parle en vous, examinez d'abord si votre entourage est susceptible d'etre impressionne et modifie par un bon exemple, et, s'il en est ainsi, cherchez les conditions dans lesquelles vous lui donnerez ce bon exemple. Ici s'arrete necessairement mon instruction. Si vous me disiez d'appliquer a votre place ces trois preceptes, je ferais peut-etre tout de travers. Je crois avoir une bonne conscience et de bonnes intentions. Mais je n'ai aucune habilete de conduite, et je me suis mille fois trompee dans l'action. Je crois que vous avez un meilleur jugement, et que, si vous, vous servez de ma theorie, vous sortirez des incertitudes ou vous etes plongee. La preoccupation ou vous etes d'une satisfaction personnelle que je crois impossible d'assurer est l'obstacle qui vous arrete, et, si vous vous sentez la foi et le courage de l'ecarter la lumiere se fera dans votre intelligence. Je n'ai pas lu les ouvrages que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer. Ils ont ete egares dans un demenagement avec d'autres livres, et je n'ai jamais pu les retrouver. Si vous aviez la bonte de renouveler votre envoi, j'y consacrerais les premieres heures de liberte que j'aurai. Je vous demande pardon de mon griffonnage, j'ai la vue fort alteree. J'ecris bien rarement des lettres et avec beaucoup de peine. Agreez, mademoiselle, l'expression de mon estime bien particuliere et de mes sentiments distingues. GEORGE SAND. Je serai a Paris vers le 25 septembre. Veuillez adresser a la _Revue independante_. CCXIX A MONSEIGNEUR L'ARCHEVEQUE DE PARIS Nohant, septembre 1842. Monseigneur. Mon nom est peut-etre une mauvaise recommandation pres de vous; mais, si, avec des croyances peut-etre differentes des votres; je viens a vous, pleine de confiance, pour vous indiquer une bonne oeuvre a faire, il me semble que votre sagesse eclairee et votre esprit de charite peuvent m'accorder aussi quelque confiance et m'ecouter avec douceur. Il y a du moins un point qui rassemble les ames engagees sur des routes diverses. C'est l'amour de la justice, et, comme toute justice emane de Dieu, peut-etre ne suis-je pas une ame impie ni indigne de merci; c'est cet esprit de justice et de bonte que j'invoque, pour oser, sans etre connue de vous, vous confier un secret et vous demander une grace. Monseigneur, il y a, dans une commune de campagne, un desservant tres orthodoxe, nullement partisan de mes dissidences avec la lettre des lois de l'Eglise, et avec lequel, par consequent, je ne suis pas intimement liee. Je respecte trop la sincerite et la fermete de sa foi pour chercher a l'ebranler par de vaines discussions, et sa foi me parait bonne et bien entendue, puisqu'elle ne produit que de bonnes et nobles actions. Les services et les soins a rendre aux paysans malades ou indigents me sont imposes par un peu d'aisance et par mon sejour au milieu d'eux. C'est ainsi que j'ai ete a meme d'apprecier la conduite pure et respectable de ce vertueux pretre, et, le voyant beni de tous, me trouvant parfois en relations avec lui pour aviser au soulagement de certaines souffrances et miseres, je puis attester que c'est la un homme irreprochable aux yeux de toutes les opinions. Ces jours derniers, l'ayant rencontre dans une chaumiere et revenant par le meme chemin que lui, je remarquai qu'il etait fort triste et abattu, et, l'ayant presse de questions, j'obtins la confidence que je vais faire a Votre Grandeur. C'est un secret qui m'a ete confie, et je ne le confierai jamais qu'a Elle, c'est lui dire que je compte absolument sur son honneur et sur sa religion pour ne point chercher a connaitre le nom du pretre dont il s'agit; car la demarche que je fais ici, je n'y suis point autorisee; je la prends dans un mouvement de mon coeur et dans une sorte d'inspiration que je crois bonne et sure. Il y a quelques annees, ce desservant, touche du desespoir d'une vieille mere de famille dont le fils, homme d'honneur, mais accable par de malheureuses affaires, allait etre poursuivi et emprisonne pour dettes, ceda aux conseils de la pitie, accorda pleine confiance aux preuves qu'on lui donnait, et s'engagea a servir de caution aupres des creanciers pour une pauvre somme de quatre mille francs. C'etait plus qu'il ne possedait, ou, pour mieux dire, il ne possedait rien du tout. Mais, comme les creanciers demandaient alors une garantie plutot que de l'argent; que le debiteur paraissait pouvoir s'acquitter en quelques annees par son travail, le bon pretre calcula que, toutes choses etant mises au pis, il pourrait lui-meme, avec le temps et en se privant chaque annee, arriver a faire face au desastre. Malheureusement, le debiteur mourut peu apres, ne laissant rien, et la dette retomba sur le pretre, qui obtint un peu de temps, et qui, depuis deux ou trois ans, paye les interets sans avoir pu arriver a solder plus de deux cents francs sur le capital. Maintenant, voici que les creanciers se montrent fort durs et fort presses, qu'ils exigent ce capital sur l'heure, menacent de poursuites, de frais et de saisie, et, pour avoir exerce la charite, un pretre respectable et excellent peut etre d'un jour a l'autre expose a un scandale, a une honte poignante. Si j'avais eu quatre mille francs, j'aurais a l'instant meme fait cesser l'inquietude et la douleur de ce bon cure. Mais son histoire est la mienne, avec la difference que ce qui lui est arrive une fois m'est arrive plus de vingt fois, et que, dans la proportion de mes ressources aux siennes, je suis encore plus genee et empechee que lui. Ma position de femme, c'est-a-dire de mineure aux yeux de la loi (mineure de quarante ans, s'il vous plait, monseigneur!), ne me permet pas d'emprunter, et je ne peux pas m'adresser a des amis. La plupart des miens sont pauvres; le peu de riches veritablement humains que j'ai rencontres sont tellement epuises d'aumones et de charites, que c'est etre indiscret que de recourir a eux encore une fois. Et puis je dois vous avouer que je suis liee en general avec des personnes de l'_opposition_ la plus prononcee, et que, malheureusement, il y a de l'intolerance au fond de toutes les opinions de ce temps-ci. Tel qui se depouillera pour un detenu politique de sa couleur ne s'interessera point a un cure et ne comprendra pas que je m'y interesse. J'ai fait appel, sans les beaucoup connaitre, a quelques personnes riches et pieuses, leur faisant entendre qu'il s'agissait d'un pretre, et d'un pretre aussi orthodoxe qu'elles pouvaient le desirer. On m'a repondu qu'on n'avait pas d'argent ou qu'on avait _ses pauvres._ J'ai conseille a mon desservant de s'adresser au prelat de son diocese; mais d'autres le lui ont deconseille, parce que monseigneur, dit-on, blamerait l'action du pretre charitable comme une legerete, comme une imprudence, et que cet aveu pourrait lui faire du tort dans son esprit. Est-ce possible? la prudence humaine peut-elle parler, la ou la pitie evangelique commande? Je ne comprends rien a cela, mais enfin je ne puis insister sur un avis ou l'on croit voir de graves inconvenients. Dans cette perplexite, l'idee m'est venue de m'adresser tout droit a Votre Grandeur, parce qu'on m'a dit qu'Elle avait l'esprit eleve et l'ame veritablement apostolique. J'ai eu confiance, et j'ai ose. Je prevois bien que Votre Grandeur fait son devoir encore mieux que moi, encore mieux que tout le monde, et qu'Elle a quelque peine a satisfaire toutes les demandes necessiteuses dont elle est accablee. Mais elle a de nombreuses et puissantes relations que je n'ai point, elle doit disposer de la bourse de beaucoup de personnes charitables, et il suffit d'un mot de sa bouche pour obtenir pleine croyance, tandis qu'une heretique comme moi n'a point de credit, et ne peut esperer d'etre ecoutee que par une ame aussi degagee de soupcons et aussi saintement loyale que celle de Votre Grandeur. Je la prie d'agreer l'hommage de mon profond respect. GEORGE SAND. CXX A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE Paris, 12 novembre 1842. Mon bon Charles, Tu es excellent, et tes marrons le sont aussi. Nous les croquons a toutes les sauces, et cet echantillon du Berry, en meme temps qu'il nous couvre de gloire aux yeux de nos convives, nous satisfait l'estomac en nous rejouissant le coeur. Solange surtout en fait son profit a belles dents, et madame Pauline les a trouves si bons, que je lui en ai promis, de ta part, un joli sac que certainement tu ne lui refuseras pas. Je te dirai que nous sommes occupes de cette grande et bonne Pauline, avec redoublement depuis son _redebut_ aux Italiens. Je ne te dis rien de sa voix et de son genie, tu en sais aussi long que nous la-dessus; mais tu apprendras avec plaisir que son succes, un peu conteste dans les premiers jours, non par le public, mais par quelques coteries et boutiques de journalisme, a ete, dans _la Cenerentola_ aussi brillant et aussi complet que possible. Elle y est admirable, et, durant trois representations de suite, on lui a fait repeter le finale. On remonte maintenant le _Tancrede_ pour elle, et, les jours ou elle ne chante pas, nous montons a cheval ensemble. Nous cultivons aussi le billard; j'en ai un joli petit, que je loue vingt francs par mois, dans mon salon, et, grace a la bonne amitie, nous nous rapprochons, autant que faire se peut, dans ce triste Paris, de la vie de Nohant. Ce qui nous donne un air campagne, aussi, c'est que je demeure dans le meme square que la famille Marliani, Chopin dans le pavillon suivant, de sorte que, sans sortir de cette grande cour d'Orleans, bien eclairee et bien sablee, nous courons, le soir, les uns chez les autres, comme de bons voisins de province. Nous avons meme invente de ne faire qu'une marmite, et de manger tous ensemble, chez madame Marliani; ce qui est plus economique et plus enjoue de beaucoup que le chacun chez soi. C'est une espece de phalanstere qui nous divertit et ou la liberte mutuelle est beaucoup plus garantie que dans celui des fourieristes. Voila comme nous vivons cette annee, et, si tu viens nous voir, tu nous trouveras, j'espere, _tres gentils_. Solange est en pension, et sort tous les samedis jusqu'au lundi matin. Maurice a repris l'atelier _con furia,_ et moi, j'ai repris _Consuelo_, comme un chien qu'on fouette; car j'avais tant flane pour mon demenagement et mon installation, que je m'etais habituee delicieusement a ne rien faire. J'espere que je te donne sur nous tous les details que tu peux desirer. Quant a notre _Revue_, nous sommes en train de la reconstituer, et j'espere qu'apres le numero qui paraitra ce mois-ci, nous nous mettrons a flot. Tu me dis de lui mettre l'eperon au ventre, cela ne depend pas de moi. Dans ce bas monde, le zele et le courage ne sont rien sans l'argent. Je n'en ai point, je n'en ai pas mis dans l'affaire, et Leroux et moi n'y sommes que pour notre travail. La mise de fonds s'epuisait avant que les benefices eussent pu etre sensibles. Nous devions chercher a doubler notre capital pour continuer, nous avons fait mieux: nous l'avons triple, et peut-etre allons-nous le quadrupler. En meme temps, nous laissons les droits de propriete et les peines de la direction a nos bailleurs de fonds. Cette direction, jointe au travail de la redaction et a la direction materielle de l'imprimerie, etait une charge effroyable, pesant tout entiere sur la tete et les bras de Leroux. Viardot, occupe des voyages, des engagements et des representations de sa femme, n'y pouvait apporter une cooperation active ni suivie. Le peu que nous avons fait jusqu'ici est donc un tour de force, et, moi qui vois les choses de pres, loin d'eperonner avec impatience mon pauvre philosophe, j'admire qu'il ait pu s'en tirer, sans manquer a paraitre tous les mois, et en y poursuivant de difficiles et magnifiques travaux de politique sociale. Enfin le numero de janvier sera fait sous la conduite de nos deux nouveaux associes (peut-etre de nos trois associes), et nos noms disparaitront de la couverture, parce que nous aurons un gerant signataire, qui, moyennant le cautionnement,--autre affaire grave que nous eludions, faute d'argent, en ne paraissant qu'une fois par mois,--fera marcher notre _Revue_ par quinzaines regulieres. Viardot s'arrange et se concerte avec eux pour sa part de propriete, et nous restons comme redacteurs principaux. Prenez donc patience avec nos dernieres lenteurs. Si vous comptez vos numeros et la matiere enorme qu'ils renferment, vous verrez que nous vous en avons donne plus que nous ne vous en promettions. Renouvelez vos abonnements, et, si vous etes contents de notre _honnetete_ de principes, comptez que la _Revue_ ne changera pas de ligne, vu que nos associes sont des condisciples zeles et incorruptibles des memes doctrines. Maintenant, parle-moi de toi comme je te parle de moi; tu me dois cela en retour de mon bavardage. Je vois que tu as toujours une predilection pour le beau pays romantique de Vijon. Heureux homme qui peux, vivre ou tu veux et comme tu veux! Malgre tout ce que j'invente ici pour chasser le spleen que cette belle capitale me donne toujours, je ne cesse pas d'avoir le coeur enfle d'un gros soupir quand je pense aux terres labourees, aux noyers autour des guerets, aux boeufs _brioles_ par la voix des laboureurs, et a nos bonnes reunions, rares il est vrai, mais toujours si douces et, si completes. Il n'y a pas a dire quand on est ne campagnard, on ne se fait jamais au bruit des villes. Il me semble que la boue de chez nous est de la belle boue, tandis que celle d'ici me fait mal au coeur. J'aime beaucoup mieux le bel esprit de mon garde champetre que celui de certains visiteurs d'ici. Il me semble que j'ai l'esprit moins lourd quand j'ai mange la fromentee de la mere Nannette que lorsque j'ai pris du cafe a Paris. Enfin, il me semble que nous sommes tous parfaits et charmants la-has, que personne n'est plus aimable que nous, et que les Parisiens sont tous des paltoquets. Viens nous voir, cependant ici, comme tu en avais le dessein. Cela me fera du bien pour ma part, et, en embrassant les joues fleuries de ma grosse Eugenie, il me semble que j'embrasserai sainte Solange, notre patronne, en personne. Dis a cet infame Gaulois de m'ecrire un peu, et dis-moi si ma pauvre petite Laure est mieux portante. Parle-moi aussi de Duteil et d'Agasta, dont je ne sais rien et qui, de pres ni de loin, ne me donnent signe de vie. Vous etes bien gentils d'avoir fait quelque chose pour nos pauvres incendies. De notre cote, nous meditons une petite soiree chantante ou madame Pauline fera la quete pour les pauvres avec des notes irresistibles. En reunissant chez nous une vingtaine de personnes a nous connues, nous ferons une petite somme, et je remplirai le deficit, s'il y a lieu. Enfin j'espere que nos desoles n'auront rien perdu. Bonsoir, cher vieux ami; mille baisers a ta femme et a tes chers enfants. Dis a Eugenie de m'aimer, et vous deux, n'en perdez pas l'habitude, je ne saurais pas m'en passer. A toi. GEORGE. Cour d'Orleans, 5, rue Saint-Lazare. Amities et poignees de main de la part de Viardot, de Chopin et de mes enfants. Pauline adore le Berry et les Berrichons. Elle y reviendra certainement l'automne prochain. CCXXI A M. CHARLES PONCY, A TOULON Paris, 21 janvier 1843. Mon cher Poncy, J'ai recu presque en meme temps un jeune ami a vous dont je n'ai pas retenu le nom et qui m'a remis une lettre de vous en me promettant de venir chercher la reponse (je ne l'attends pas, car il y a deja plusieurs jours d'ecoules), et M. Paul Gaymard, qui m'a remis votre portrait et les poesies dont vous l'aviez charge il y a deja longtemps. J'etais en affaire et je n'ai pu recevoir ce dernier qu'une minute; mais je lui ai fait promettre de revenir me voir, et nous parlerons de vous. Vous vous plaignez beaucoup de mon silence, mon cher enfant, et pourtant je vous avais averti de la difficulte que j'eprouvais a ecrire des lettres, ayant la vue abimee, point de loisir, et surtout ce qu'on appelle une grande paresse a ecrire, par suite d'une habitude que j'ai eue toute ma vie de correspondre a de tres rares intervalles, meme avec mes plus anciens et mes plus chers amis. J'ai la-dessus toute une theorie qui demanderait trop de temps pour etre exposee dans une lettre, et qui ne vous persuaderait point, puisque vous etes dans cet age et dans cette disposition a l'expansion que j'ai fermee en moi a clef, comme un tiroir contenant ce qu'on a de plus precieux, et ce qu'on ne doit ouvrir que quand on en peut tirer le bonheur d'autrui. Que pourrais-je donc tirer d'utile pour vous de mon tiroir (puisque la metaphore y est, laissons-la)? Serait-ce de la louange? Vous n'en manquez pas, et je crains meme que vous n'en ayez un peu trop autour de vous. Je trouve, dans la maniere dont vous me parlez de vous-meme, une confiance un peu exaltee dont je voudrais vous voir rabattre pour travailler vos vers plus consciencieusement et a tete refroidie, le lendemain de l'inspiration. Voyons ce qu'il y aurait dans le tiroir encore: de l'amitie, de la sympathie? un veritable interet? sans doute, vous savez que le coffre en est plein, et, si vous etiez comme moi, vous ne devriez pas aimer a abuser dans les mots des plus saintes choses du monde, en faisant trop prendre l'air aux reliques de l'ame. Troisiemes reliques du tiroir: des avis, des avertissements, des sermons affectueux dans l'occasion? Eh bien! si vous recapitulez, vous verrez que j'ai deja maintes fois ouvert le tiroir pour vous ecrire quand cela etait utile. Je vous ai envoye, pour commencer, l'amitie, l'interet, la sympathie, l'approbation, la louange sincere et meritee; et puis, ensuite, les sermons affectueux et des avis pleins de sollicitude. Si je le rouvrais toutes les semaines pour vous approuver, je vous donnerais de la vanite, et je vous ferais du mal. Si je le rouvrais de meme pour vous sermonner; je vous causerais du decouragement, et vous ferais encore du mal. Des lettres de bons procedes, de politesse ou de convenance, je n'en ai pas besoin, ni vous non plus. Je ne sais donc pas pourquoi vous m'ecrivez, avec tant de vivacite, des plaintes si douloureuses sur mon silence et mon oubli. Je vois que vous etes dans une periode d'expansion excessive. Vous etes tout jeune, vous etes meridional, vous etes poete, cela s'explique. Eh bien! mon enfant, faites des vers, de beaux vers. Jetez votre coeur a pleines mains a votre compagne, a votre mere, a vos amis et a vos camarades. Mais, avec moi, si vous voulez que votre attachement vous profite, soyez plus calme, plus serieux et plus patient; car j'ai une nature tres concentree, tres froide exterieurement, tres reflechie et tres silencieuse. Si vous ne me comprenez pas, je ne vous serai bonne a rien. Mon amitie tranquille et rarement expansive vous blessera sans vous convaincre, et je serais pour votre vie une agitation, au lieu d'etre un bienfait. Puisque nous voila sur ce sujet, j'ai deux reproches a vous faire d'une nature assez delicate, et je veux que vous preniez Desiree pour seule confidente et pour juge, avec votre mere, si vous voulez, je suis sure qu'elles ont plus de droiture et de sens qu'aucune dame de nos salons. Voici mes reproches: lisez les en riant, mais aussi en prenant la resolution de vous observer. C'est une querelle de pure litterature ture que je vous fais, une guerre de mots, une chicane sur les expressions. Vous ne vous apercevez pas qu'en m'exprimant une effusion filiale qui me touche et qui m'honore, vous vous servez de mots qui, mal interpretes, seraient le langage de la passion la plus exaltee. J'ai quarante ans; j'ai toute la raison qu'on doit avoir a mon age. Loin de moi donc la sotte pruderie de croire que j'ai a me defendre d'une idee folle de la part de qui que ce soit. Ma vie est serieuse, mes affections sont serieuses, et mon jugement l'est aussi. Mais je vis parmi des gens calmes aussi, qui, ne connaissant pas l'enthousiasme meridional, ou ne se rappelant pas celui de leur propre jeunesse, ne comprendraient rien a vos lettres si je les leur montrais. Je brule donc vos lettres aussitot que je les ai lues, en riant de cette precaution que vous me forcez de prendre, mais aussi en m'etonnant un peu que, vous qui etes poete, c'est-a-dire artiste dans le choix des mots, _ouvrier en fait de langue_, comme on dit aujourd'hui, vous fassiez, sans vous en apercevoir, de tels contresens. Mon fils m'apporte toutes mes lettres le matin a mon reveil, et c'est lui qui me les lit; lui aussi est d'un caractere tranquille, peu expansif, mais solidement affectueux. Si une de vos dernieres lettres avait ete ouverte par lui, je ne sais ce qu'il en aurait pense; mais je crois bien qu'il m'aurait demande si vous n'etes pas un peu fou, et j'aurais ete obligee de lui repondre: "Oui, mon enfant, tous les poetes le sont." Encore un sermon: c'est le tiroir aux sermons, aujourd'hui. Vous adressez a _Juana l'Espagnole_ et a diverses autres beautes fantastiques des vers que je n'approuve pas. Etes-vous un poete bourgeois, ou un poete proletaire? Si vous etes le premier des deux, vous pouvez chanter toutes les voluptes et toutes les sirenes de l'univers, sans en avoir jamais connu une seule. Vous pouvez souper, en vers, avec les plus delicieuses houris, ou avec les plus grandes gourgandines, sans quitter le coin de votre feu et sans voir d'autres beautes que le nez de votre portier. Ces messieurs font ainsi et ne riment que mieux. Mais, si vous etes un enfant du peuple, et le poete du peuple, vous ne devez pas quitter le chaste sein de Desiree pour courir apres des bayaderes et chanter leurs bras voluptueux. Je trouve la une infraction a la dignite de votre role. Le poete du peuple a des lecons de vertu a donner a nos classes corrompues, et, s'il n'est pas plus austere, plus pur et plus aimant le bien que nos poetes, il est leur copiste, leur singe et leur inferieur. Car ce n'est pas seulement l'art d'arranger les mots qui fait un grand poete: c'est la l'accessoire, c'est la l'effet d'une cause.--La cause doit etre un grand sentiment, un amour immense et serieux de la vertu, de toutes les vertus; une moralite a toute epreuve, enfin une superiorite d'ame et de principes qui s'exhale dans ses vers a chaque trait, et qui fasse pardonner a l'inexperience de l'artiste, en faveur de la vraie grandeur de l'individu. Il me semble que vous eparpillez parfois votre ame, ou du moins votre muse a tous les vents. Dans votre premier volume, vous aviez exprime l'amour d'une maniere si chaste et si touchante! on voyait Desiree, la jeune et honnete fille du peuple, la vierge; de votre choix! Je vous en prie, supprimez _Juana_ du prochain volume, et, si vous conservez ces vers: .... J'aime toutes les femmes, Parce que le Poete aime toutes les fleurs. n'en faites pas du moins la devise de votre vie; parce qu'il vous arriverait bientot, de n'aimer plus aucune femme et de ne plus sentir le parfum des fleurs. Vous n'en etes point la, Dieu merci! vous aimez Desiree, vous la chantez encore, chantez-la toujours, et n'en chantez pas d'autres, maintenant qu'elle est a vous. On voit que vous l'aimez veritablement; car les vers que vous mettez dans sa bouche sont les plus charmants de votre dernier envoi; au lieu que dans ceux que vous m'avez envoyes sur une belle Espagnole, il y avait de l'affectation, des efforts, et point de feu veritable. Enfin, voulez-vous etre un vrai poete, soyez un saint! et, quand votre coeur sera sanctifie, vous verrez comme votre cerveau vous inspirera. Je suis tres contente de l'envoi que vous me faites par M. Paul Gaymard. Presque tout est bon, et il y a des choses vraiment belles. Votre _Sonnet_ est bien fait; votre _Enfant endormi_, votre _Bouquet de violettes_, etc., etc., sont de charmantes choses. Dans la lettre de Beranger a M. Ortolan, dont vous m'envoyez la copie, je vois bien qu'il est de mon avis, et qu'il ne voudrait pas que vous publiassiez un second volume, avant qu'un progres remarquable se fut accompli en vous. Je veux demander a Beranger une entrevue dont vous serez le seul objet, et lui montrer votre nouveau recueil, afin qu'il m'aide a savoir si vous etes dans cette bonne veine de progres. Je n'ose m'en remettre a moi-meme. Je ne fais pas de vers et crains d'etre, quant a la forme, un mauvais juge. Il me fixera a cet egard, et, s'il approuve la publication, pendant que j'ai encore trois mois a passer ici, je m'en occuperai. Mais je n'ai pas tout ce que vous m'avez adresse d'apres vos listes; j'ai lieu de penser qu'un paquet a ete perdu. Dans notre petite ville du Berry, nous avons un buraliste fort negligent, et toutes nos lettres ne nous arrivent pas toujours. En outre, j'avais confie a M. Leroux plusieurs de vos feuillets, afin qu'il choisit une piece qui conviendrait a la _Revue independante_. Il a choisi celle a Beranger, que vous avez du voir imprimee avec la correction d'un ou deux mots que je me suis permis d'attenuer, les trouvant un peu boursoufles, et la suppression d'une ou deux strophes qui ne valaient pas les autres. En me rendant les manuscrits, bien qu'il m'eut promis de ne rien egarer, il en a, je crois, oublie une partie chez lui, et je crains de n'avoir pas le tout, ou d'en avoir laisse moi-meme quelques feuillets a la campagne, dans mon secretaire. Je ne retrouve pas une des pieces que j'aimais le mieux, des vers a propos d'une fete d'ouvriers, ou vous parlez du Christ, etc. Ainsi faites-moi recopier par quelqu'un de vos amis, si vous n'avez pas le temps de le faire vous-meme, tout ce que vous avez compose, avant et depuis l'envoi par M. Paul Gaymard. Cet envoi se compose de: _le Muiron et la Belle-Poule, Catarina la folle, A Charles Ferrand, Vendredi saint, Torrents, Mathilde, le Pecheur du lac, Sonnet, Matinee en rade, Tableau, Ma pensee, Nuit en mer, le Forcat, Vers a M. Paul Gaymard, A madame N***, A Mery, Delire, Courdouan, Promenade sur mer, l'Avarice, l'Enfant endormi, Ressemblance, le Bal aux Anglais, Bouquet de violettes_. Envoyez-moi donc tout le reste, ce sera plus tot fait que de nous consulter par lettres sur ce que j'ai et sur ce qui me manque. Faites-en un paquet, et mettez-le a la diligence, enveloppe de plusieurs papiers forts, et en le faisant enregistrer au bureau. Bonsoir, mon cher Poncy; soyez heureux et courageux. Je vous demande pour mon compte de faire souvent des vers sur votre metier, ce sont les plus originaux de votre plume. Vous y mettez un melange de gaiete forte et de tristesse poetique que personne ne pourrait trouver, a moins d'etre vous. Les trois ou quatre strophes de l'_Epitre a Beranger_, ou vous parlez de votre truelle, avec tant de naivete et de philosophie, ont un tour robuste et frais qui vous constitue une individualite veritable. Ce sont aussi les strophes qu'on a remarquees et goutees ici, ou il y a tant de poetes, ou l'on publie tant de milliards de vers par semaine; ou l'on est si blase, si ennuye de poesie, si difficile et si moqueur; ici, ou l'on a tout chante, le ciel, la mer, l'amour, l'orage, la solitude, la reverie, enfin tout ce que chantent les poetes, on ne connait pas la poesie du peuple, et c'est la _Revue independante_ qui a ose la decouvrir un beau matin. Si vous voulez n'etre pas perdu dans la foule des ecriveurs, ne mettez donc pas l'habit de tout le monde; mais paraissez dans la litterature avec ce platre aux mains qui vous distingue et qui nous interesse, parce que vous savez le rendre plus noir que notre encre. Ceci est une pure question litteraire. Mais, je le repete, soyez homme du peuple jusqu'au fond du coeur, et, si vous vous preservez de la vanite et de la corruption des _classes moyennes ou superieures_, comme on les appelle, tout ira bien. Autrement votre force ne s'etendra pas au dela d'un certain point et ne passera pas les limites du clocher. CCXXII A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A MONTGIVRAY Paris, 21 fevrier 1843. Eh! bien, mon cher vieux, si tout est prevu, examine et conclu, tant mieux. Je desire et j'espere le bonheur de ta fille, et le tien, par consequent. Je serai toute disposee a accueillir avec amitie mon neveu Simonnet, et, s'il est parfait pour sa femme, je l'aimerai de tout mon coeur. Tu as du recevoir la caisse: elle est partie depuis trois jours. Je ne sais pas encore si Pierret ira a la noce. Maurice vient de lui ecrire pour l'engager a faire la route avec lui; car, enfin, Maurice, gagne par tes instances, et par la consideration de trouver son pere a Montgivray, a obtenu de son _patron_[1] une permission de huit jours. Il partira d'ici a vendredi prochain, et sera de retour le samedi, au plus tard, de l'autre semaine. Il te dira ses travaux, et je te demande ta parole d'honneur de ne pas le retenir plus longtemps et meme de le faire partir au jour dit, s'il se laissait entrainer par le plaisir d'etre avec vous. Il est en plein dans l'anatomie, science indispensable a acquerir vite; car, emporte par sa facilite, s'il n'apprend le dessin bien vite et scrupuleusement, il se gatera et fera de la drogue toute sa vie. Cette etude a l'ecole pratique, au milieu de cinquante carabins depecant chacun une pauvre charogne humaine, lui repugne beaucoup. Cependant, il en a pris son parti, et meme il est dans un bon train maintenant. Je crains beaucoup pour lui l'entrainement de distraction que cette noce va lui causer. Il doit concourir pour une place aux Beaux-Arts dans quinze jours; et, s'il n'est pas en mesure, il ne sera pas admis. Je te l'envoie donc en te priant bien serieusement de faire entendre raison a son pere la-dessus. Maurice est dans les deux ou trois annees qui vont decider de son avenir, a savoir s'il sera un artiste ou un amateur. Tu me diras qu'il peut vivre sans etre un artiste. Mais quelle difference dans la vie d'un homme, de savoir faire en maitre ce qu'on a appris, ou de rester ecolier! Il faut que, cette annee, maitre Maurice epouse dame Peinture pour tout de bon; nous voila occupes tous deux de l'etablissement de nos enfants, chacun a sa maniere. Aide-moi a chapitrer Maurice sur ce point. Bonsoir, mon vieux; mille compliments et mille caresses a la bonne petite Leontine. En me disant qu'elle recoit la recompense de sa simplicite, tu en fais un bel eloge, et qu'elle merite. Mille et mille tendresses a Emilie. Je t'embrasse. Tous nos amis te Felicitent. [1] Eugene Delacroix. CCXXIII A M. CHARLES PONCY, A TOULON Paris, 26 fevrier 1843. Mon cher enfant, J'ai recu votre lettre ce matin, et non vos corrections de la _Belle-Poule_, ni l'autre piece dont vous me parlez. Vos vers sont dans les mains de Beranger, qui a fait un peu de difficulte pour se charger de l'examen et du conseil. Il trouvait la chose delicate et craignait de vous affliger en etant tout a fait franc et severe. Je lui ai dit que c'etait, au contraire, le plus grand service qu'il put vous rendre et que vous en seriez reconnaissant; que vous n'aviez ni l'entetement ni l'orgueil chagrin des autres poetes, et que vous saviez preferer un ami a un flatteur. Je vous donnerai sa reponse des que je l'aurai. Tout en parlant avec lui de la publication de votre second volume, voici quel a ete son avis: "Je n'entends pas plus que vous les affaires de librairie; et lui, les entend tres bien, ainsi que les chances de succes." Il pense que les vers, quelques beaux et nouveaux qu'ils soient, out peu de retentissement a Paris, ou tout le monde en publie et ou le public, inonde de ce deluge, ne se donne pas la peine de les regarder. De beaux vers ne sont accueillis que par un certain nombre d'amateurs assez restreint. Il faut que ce soient des gens de gout, a existence douce et tranquille. Il y a peu de ces gens-la ici. Il y en a de moins en moins tous les jours. Si vous voyiez cette vie affairee, materielle et avide d'argent ou de grossiers plaisirs, vous en seriez consterne. Mais revenons a l'avis de Beranger. Il dit que, si vous vous faisiez imprimer en province, les frais seraient moindres de moitie et les placements plus faciles, l'ouvrage etant sous la main et vos souscriptions sur place. Vous pourriez, si l'impression etait executee proprement (car, ici, c'est une consideration pour les libraires), nous en envoyer un certain nombre qu'on ferait prendre a un editeur en tachant qu'il vous volat le moins possible. Pierrotin ne vous volerait pas du tout; mais il fera difficulte de se charger d'une petite affaire, lui qui, en ayant fait de tres grandes avec un assez beau succes, n'aime plus aujourd'hui que les entreprises a nombreuses livraisons suivies. Nous verrions bien pour cela. En attendant, dites-moi si cette publication chez vous offre les meilleures chances que Beranger croit y voir. Les depenses qu'on vous a fait faire pour votre premier volume me paraissent exorbitantes, et, si on les reduisait de moitie, vos profits seraient doubles. Je pense que vous trouverez facilement un editeur qui ferait les frais, a charge de se rembourser avec des benefices modestes sur la vente; ou plutot un imprimeur libraire; car je ne sais s'il y a des imprimeurs proprement dits en province. De plus, j'enverrais ma preface a lui, tout comme a un editeur de Paris. Je ne sais pas pourquoi vous ne retireriez pas de cette production tout le benefice possible. Vous allez etre pere et un peu d'argent ne vous sera pas de trop. J'ecrirais dans deux ou trois villes du Nord et du Centre, ou je ferais prendre quelques douzaines d'exemplaires a des amis qui pourraient les repandre ou les placer chez des libraires. De votre cote, vous devez pouvoir le faire aussi. Repondez donc a tout cela. Enfin, en dernier cas, si nous attendions un ou deux mois, je suis presque sure d'un nouveau procede d'imprimerie que M. Pierre Leroux a decouvert et qu'il va mettre en pratique, au moyen duquel nous aurions des livres imprimes avec une economie merveilleuse de frais. Si nous en etions la, tout irait de soi-meme, sans que vous eussiez a vous occuper. Nous vous imprimerions de nos propres mains; car nous ne pensons pas a moins que simplifier l'imprimerie a ce point. La machine est faite, notre grand inventeur prend ses brevets, et nous la verrons fonctionner, je crois, la semaine prochaine. Si vous pouvez vous procurer la _Revue independante_, vous y verrez, au numero du 25 janvier dernier, un bel article de Leroux sur cette invention. Dites-moi, mon cher enfant, si vous connaissez tous les ecrits philosophiques de Pierre Leroux? Sinon, dites-moi si vous vous sentez la force d'attention pour les lire. Vous etes jeune et poete. Je les ai lus et compris sans fatigue, moi qui suis femme et romancier. C'est dire que je n'ai pas une bien forte tete pour ces matieres. Pourtant, comme c'est la seule philosophie qui soit claire comme le jour et qui parle au coeur comme l'Evangile, je m'y suis plongee et je m'y suis transformee; j'y ai trouve le calme, la force, la foi, l'esperance et l'amour patient et perseverant de l'humanite: tresors de mon enfance, que j'avais reves dans le catholicisme, mais qui avaient ete detruits par l'examen du catholicisme, par l'insuffisance d'un culte vieilli, par le doute et le chagrin qui devorent, dans notre temps, ceux que l'egoisme et le bien-etre n'ont pas abrutis ou fausses. Il vous faudrait peut-etre un an, peut-etre deux, pour vous penetrer de cette philosophie qui n'est pas bizarre et algebrique comme les travaux de Fourier, et qui adopte et reconnait tout ce qui est vrai, bon et beau dans toutes les morales et sciences du passe et du present. Ces travaux de Leroux ne sont pas volumineux; quand on les a lus, on a besoin de les porter en soi, d'interroger son propre coeur sur l'adhesion qu'il y donne; enfin, c'est toute une religion, a la fois ancienne et nouvelle, dont on a besoin de se penetrer et qu'il faut couver avec tendresse. Bien peu de coeurs s'y sont rendus completement; il faut etre foncierement bon et sincere pour que la verite ne vous offense pas. Enfin, si vous vous sentez cette volonte de comprendre l'humanite et vous-meme, vous aurez une tete affermie, de la certitude, et le feu de votre poesie s'y rallumera tout entier. Vous en ferez verbalement l'explication et l'abrege a Desiree, et vous verrez que son coeur de femme s'y plongera. Je dois vous dire cependant que ce sont des travaux incomplets, interrompus, fragmentes. La vie de Leroux a ete trop agitee, trop malheureuse, pour qu'il put encore se completer. C'est la ce que ses adversaires lui reprochent. Mais une philosophie, c'est une religion, et une religion peut-elle eclore comme un roman ou comme un sonnet dans la tete d'un homme? Les grands poemes epiques de nos peres ont ete l'ouvrage de dix et de vingt annees. Une religion n'est-elle pas toute la vie d'un homme? Leroux n'est qu'a la moitie de sa carriere. Il porte en lui, des solutions dont le coeur lui donne la certitude, mais dont la definition et la preuve pour les autres hommes demandent encore d'immenses travaux d'erudition, et des annees de meditation. Quoi qu'il en soit, ces admirables fragments suffisent pour mettre un esprit droit et une bonne conscience dans la voie de la verite. De plus, c'est la religion de la poesie. Si vous y mordez, vous ferez un jour la poesie de la religion. Dites, et je vous enverrai tout ce qu'il a ecrit. Vous vivrez la-dessus comme un bon estomac sur du bon pain de pur froment. La poesie ira son train, et vous reserverez, chaque semaine, une ou deux heures solennelles, ou vous entrerez dans ce temple eleve a la vraie divinite. Vous y associerez Desiree, doucement, sans la deranger de son culte, si elle est attachee au catholicisme. Son esprit fera une synthese sans qu'elle sache ce que c'est qu'une synthese, et un jour viendra ou vous prierez ensemble sur le bord de cette mer ou vous ne faites qu'aimer et chanter. Quand vous aurez une foi solide et eclairee a vous deux, vous verrez que l'ame de la plus simple femme vaut celle du plus grand poete, et qu'il n'est point de profondeurs ni de mysteres, dans la science divine, pour les coeurs purs et les consciences paisibles. C'est alors vraiment que vous evangeliserez vos freres les travailleurs, et que vous ferez d'eux d'autres hommes. Aspirez a ce role que vous avez commence par votre intelligence et que vous ne finirez que par une haute vertu. Point de vertu sans certitude; point de certitude sans examen et sans meditation. Calmez votre jeune sang, et, sans refroidir votre imagination, portez-la vers le ciel, sa patrie! Les merveilles de la terre qui agitent votre curiosite, les voyages lointains qui tentent votre inquietude, ne vous apprendront rien de ce qui peut vous grandir. Croyez-moi, moi qui ai voyage comme cet homme dont le poete a dit: Le chagrin monte en croupe et galope avec lui. Bonsoir, mon enfant; le matin arrive. Je vais me reposer. Embrassez pour moi Desiree et dites-lui qu'elle me rendra heureuse de donner a son enfant le nom de l'un des miens. Repondez-moi et surtout n'affranchissez pas vos lettres; vous me feriez de la peine. Laissez-moi affranchir les miennes quand j'y pense, et ne les montrez pas, si ce n'est a Desiree. CCXXIV A MADAME CLAIRE BRUNNE. A PARIS Nohant, 18 mai 1843. Je ne sais point mentir a qui me parle franchement, et je crois, madame, que, dans ce cas-la, la politesse est une raillerie ou une lachete. J'ai bien dit, il est vrai, que votre maniere d'etre ne m'etait pas sympathique, a cause d'une grande tension de l'amour-propre que j'ai cru remarquer en vous, et qui est la maladie de presque tous les esprits, superieurs de notre epoque. Mes besoins de coeur me portent vers la simplicite et le naturel, plus que vers l'intelligence orgueilleuse. Je n'ai peut-etre pas ces vertus que j'aime tant, et ce n'est pas pour vous faire croire que je les ai, que je vous dis mon estime pour elles. Mais ce que j'ai dit est litteralement vrai. J'en ai besoin, je les cherche, et je crains les ames la ou je ne les sens pas. Si vous attachez quelque prix (comme vous avez la bonte de me l'exprimer) "a l'opinion que j'ai pu prendre de vous", je ne pense pas qu'une opinion aussi peu examinee en moi-meme, et concue aussi brusquement, je l'avoue, doive etre, cette fois, a vos yeux, d'une grande importance. J'ai oui dire du bien de vous, et je ne me suis point permis de juger autre chose que votre exterieur et vos discours. Il est vraisemblable que mes preventions se seraient evanouies si je vous avais connue davantage. Mais je me sens si peu aimable, j'ai l'esprit si paresseux, si eloigne du brillant et de l'animation que vous aimez, que j'aurais craint de ne vous voir jamais a l'aise avec moi. Et puis, enfin, je ne me suis jamais imagine que vous me feriez l'honneur de vous apercevoir d'un peu de sympathie de plus ou de moins de ma part. Peut-etre meme ne vous en seriez-vous jamais apercue, si des propos desobligeants pour vous, et malveillants pour moi, ne vous eussent forcee d'y preter attention. Je pourrais peut-etre m'excuser d'avoir exprime mon sentiment, en vous disant, a vous, que j'y ai ete provoquee et encouragee par des personnes qui vous menageaient bien moins que moi, et qui, en vous repetant mes paroles (si tant est qu'elles les aient repetees sans les amplifier), ont oublie de faire mention des leurs propres, dans le compte rendu. Je vous remercie, madame, de l'envoi de vos deux volumes; je n'ai encore lu qu'_Ange de Spola_, et je vous en dirai mon avis avec la meme sincerite, puisque vous l'avez provoque de bonne foi. Ce n'est point un roman ordinaire, et, sur les cinq cents ou six cents romans de femme que j'ai feuilletes depuis dix ans, c'est un des trois ou quatre que j'ai pu lire en entier. Au fait, ce n'est point un roman; vous-meme l'avez qualifie d'etude. Il manque essentiellement des qualites qui font un roman anime. Mais il a toutes celles d'une etude bien faite. C'est une enigme qui se devoile peu a peu, et dont le mot n'est pas assez proclame. Votre Ange cherche la grandeur et la vertu, et vous montrez, avec beaucoup d'elevation, que, sans grandeur et sans ideal, il n'y a pas d'amour possible pour une ame elevee. Seulement les tenebres qui remplissent la vie douloureuse de cet Ange, vous ne les dissipez que faiblement. On voit bien que, dans ce pauvre et mesquin petit milieu du grand monde ou vous avez enferme son existence, l'Ange a du mourir de froid et d'ennui, sans avoir vu clair un seul jour. Mais vous, l'auteur, vous qui jugez et racontez, vous deviez nous dire mieux ce qui lui a tant manque. Vous nous l'eussiez dit en nous montrant dans Georges de Savenay un veritable homme; mais nous l'avons a peine connu. Il est brave et compatissant, il est bel esprit et homme de lettres. Mais quoi encore? quels sont ces grandes idees, ces nobles sentiments, que vous nous dites qu'il possede, et qu'il ne nous laisse pas apercevoir? On dirait que vous avez craint d'effaroucher et d'epouvanter les salons ou la vie de votre Ange s'est etiolee, en nous montrant la figure d'un homme de bien tel que vous devez la concevoir et pouvez la peindre. Je vous prie, madame, de me pardonner ces observations, et d'etre bien certaine que je ne me les permettrais pas, si votre talent et votre caractere ne me semblaient en valoir la peine; car c'est une peine, madame, que de dire la verite qu'on pense, et c'est le plus grand acte de courage que nos amis aient le droit de nous demander. Agreez, madame, l'expression de mes sentiments distingues. GEORGE SAND. CCXXV A MAURICE SAND, A GUILLERY Nohant, 6 juin 1843. Mon cher enfant, Je suis heureuse que tu t'amuses et que tu prennes du bon temps. Quoique tu me manques beaucoup, j'en ferais le sacrifice aussi longtemps que tu le desirerais, mais tu sais que le travail et le maitre doivent passer avant tout. Je recois ce matin une lettre de Delacroix. Il sera ici dans quinze jours, le 20 au plus tard. Ainsi tu n'as pas de temps a perdre pour revenir; car tu auras besoin de te reposer un jour ou deux avant d'aller d'ici, avec le cabriolet, au-devant de ton _patron_. Tu savais bien que tu n'avais guere qu'une quinzaine de jours devant toi quand tu as entrepris ce voyage. Arrive donc de ton cote et fais provision d'ardeur pour le travail. Songe a ne pas te laisser accaparer trop longtemps. Tu ne fais rien, tu t'habitues a ne rien faire, ce qui est pire. Donne pourtant a ton pere le temps convenable et sois gentil avec lui. Montre-lui que je ne t'ai pas si mal eleve. Je suis toute triste de ton absence. On ne vit pas pour soi, et on ne peut se passer de ceux qu'on aime. Personne cependant n'a plus de courage que moi pour se _suffire_ comme on dit vulgairement. Mais se suffire n'est que tuer le temps et tromper la tristesse. La maison est bien grande sans toi, mon pauvre Bouli, et les soirees seraient bien longues si je ne me plongeais dans les bouquins. Je suis dans la franc-maconnerie jusqu'aux oreilles; je ne sors pas du _Kadosh_, du _Rose-Croix_ et du _Sublime Ecossais_. Il va en resulter un roman des plus mysterieux. Je t'attends pour retrouver les origines de tout cela dans l'histoire d'Henri Martin, les templiers, etc. Je recois une lettre anonyme d'un _Slave de la Moravie_ qui me remercie des reflexions que ma _plume gracieuse seme par-ci, par-la_ sur l'histoire de Boheme, et qui me promet la reconnaissance de la race slave depuis _la mer Egee jusqu'a sa_ SOEUR _glaciale_. Tu pourras donner ce nom a Solange quand elle ne sera pas sage. Bonsoir! reviens, porte-toi bien. J'attends de tes nouvelles avec impatience. CCXXVI A MADAME MARLIANI, A PARIS Nohant, 13 juin 1843. Chere amie, Il est vrai que je ne vous ai pas ecrit depuis bien des jours. J'ai eu d'horribles migraines et je n'ai rien donne a la _Revue_ pour le numero du 10, ce qui vous prouve que j'ai laisse moisir mon encrier et que j'ai ete tout a fait hors de combat. Cet affreux temps ne contribue pas peu a m'accabler. Nous aussi, nous faisons du feu tous, les jours. Malgre ce triste printemps, je ne peux pas dire qu'excepte vous et mes amis, je regrette Paris, ou, pour mieux dire, que je regrette Paris pour lui-meme. Rien que de voir courir les nuages, les arbres plier sous le vent, et la pluie battre les vitres, je me sens a la campagne, je vois, un grand horizon, je ne quitte pas ma robe de chambre de la journee, je n'entends pas de sonnette dans mon antichambre, personne ne me fait _compliment de mes ouvrages;_ enfin, j'oublie entierement que je suis _madame Sand_, et le peu de gens que je vois ne l'ont, je crois, jamais su. Cela compense bien la pluie. Mais ce qui n'a pas de compensation, c'est votre eloignement, et, pour surcroit dans ce moment-ci, celui de Maurice, dont je ne suis guere habituee a me passer. Je m'absorbe dans la lecture et j'arrive a oublier ou je suis, a me persuader que je vais entendre Enrico sonner la cloche et que le diner va nous reunir. Je vois en reve la culotte a carreaux et le paletot crasseux du matin, de cet aimable etre. J'entends mon bon Gaston faire la trompette avec son nez pendant que vous allongez le bout des doigts en criant: _Polvo!_ Je ne me console, lorsque j'apercois mon erreur, qu'en pensant que la M*** et le P*** sont peut-etre la aupres de vous; et que, si j'y etais, l'une se croirait obligee de me parler litterature et l'autre philosophie transcendante. Enfin, vous viendrez a Nohant avec Manoel, Gaston Rico, et alors, comme nous n'aurons ni philosophailleurs ni romancaillieres, rien ne nous empechera de mener une vie de cocagne. Qu'est-ce que c'est que ces troubles d'Espagne? Est-ce quelque chose ou n'est-ce rien comme le plus souvent? Vous n'etes pas inquiete, j'espere et vous esperez toujours Manoel. Embrassez-le pour moi quinze fois au moins quand vous lui ecrirez. Parlez-moi de notre cher Leroux et parlez-lui de moi. Dites-lui de m'envoyer des livres, s'il peut en trouver encore sur la franc-maconnerie. J'y suis plongee jusqu'aux oreilles. Dites-lui aussi qu'il m'a jetee la dans un abime de folies et d'incertitudes, mais que j'y barbote avec courage, sauf a n'en tirer que des betises. Dites-lui, enfin, que je l'aime toujours, comme les devotes aiment leur _doux Jesus_. Bonsoir, chere. J'attends Maurice et mon frere dans quinze jours. Je n'ai pas de nouvelles de Papet. Dites a Petetin de se bien porter et de songer a venir nous voir. Je vais ecrire a Delacroix. Soignez-vous, accourez sitot qu'il fera beau, cela ne peut plus tarder. CCXXVII A M. LE COMTE JAUBERT[1], DEPUTE DU CHER A BOURGES Nohant, juillet 1843. Je vous remercie beaucoup, monsieur, de l'aimable envoi du vocabulaire berrichon, et je vous sais gre surtout d'avoir fait ce travail interessant et sympathique. Il y avait bien longtemps que je projetais une grammaire, une syntaxe, et un dictionnaire de notre idiome, que je me pique de connaitre a fond. Je me serais bornee a la localite que j'habite, croyant, comme je le crois encore (pardonnez-moi cette pretention), que nous parlons ici le berrichon pur et le francais le plus primitif. C'est la lecture attentive de _Pantagruel_, dont l'orthographe, d'ailleurs, est identiquement semblable a notre prononciation, qui m'a donne cette conviction, peut-etre un peu temeraire. Le travail que vous avez fait est plus etendu, par consequent meilleur, plus important et plus utile. Mais, en etendant votre recolte, vous avez perdu quelques richesses de detail. Ainsi vos verbes ne sont pas complets comme les notres, ou peut-etre vous n'avez pas voulu completer votre conjugaison du verbe _manger_. Nous avons le subjonctif _que je mangisse_; premiere personne du pluriel _que je mangissienge_. Vous voyez que nous avons tous les temps, et que nous avons sujet d'etre un peu pedants et de faire les puristes. Cependant nous ne ferons pas comme fait l'Academie. Nous ne vous volerons rien, et nous ne vous contesterons rien, que l'orthographe et le sens exact de quelques mots. De plus, je me propose de vous envoyer une centaine de mots que vous examinerez, et dont quelques-uns certainement vous plairont, soit que vous fassiez plus tard un appendice a votre vocabulaire, soit que, comme amateur eclaire, il vous paraisse amusant de les connaitre. Je suis en train de les bien examiner de mon cote, pour en etablir l'orthographe; car nos paysans ont une prononciation tres accentuee. Ils prononcent qui _tchi_. Ainsi dans leurs pronoms demonstratifs, qui sont tres riches, ils disent: _quaqui-la_, celui-ci; _quaqui-la la_, celui-la; et _quaqui-la la la_, celui-la plus loin ou la-has; et ils prononcent _quatchi-la, quatchi-la, la_, et _quatchi-la la la_, ce qui ne manque pas de caractere, comme vous-voyez: au feminin, _qualchi-la, qualchi-la la_, etc. Nous avons bien quelques _chiens frais_ qui se permettent de dire: _c'te'lui-la, c'tella-la. Mais ce sont_, comme dit Montaigne, _facons de parler champisses et mauvaises_, et nos puristes les traitent avec mepris. Je me permettrai une seule critique sur votre maniere d'orthographier _bouffoi, bouffouet_ et tous les mots de pareille composition. Nous prononcons _bouffe_ (nous disons plus elegamment _bouffret_), et je crois qu'il est conforme a cette prononciation, ainsi qu'a la bonne orthographe, d'ecrire _bouffouer_, comme les vieux auteurs, qui ecrivaient _dressouer, draggouer_. Notre prononciation est si bonne, que, sans elle, nous aurions perdu le sens de plusieurs mots propres. Ainsi nous avons une commune qui s'appelle, en _chien frais_ et dans tous les actes et registres civils, _la L'oeuf_, nos paysans s'obstinent a lui donner son veritable nom: _l'Alleu_. Mais voici bien assez de critiques. Je vous dois les plus sinceres eloges pour la rehabilitation et le nouveau lustre que vous donnez a notre idiome, a nos figures, et a quelques mots qui sont de creation indigene et dont rien ne peut traduire la finesse. _Fafiot, fafioter,_ berdin (qu'il faut ecrire, je crois _bredin_, parce que nous disons beurdin, comme _peurnez_, prenez, _bourdouiller,_ bredouiller, _deurser_, dresser), sont des nuances d'ironie tres fines, et je defie l'Academie tout entiere de nous en donner l'equivalent. Il me faudra bien des phrases pour me faire connaitre un caractere, que le simple adjectif de _fafiot_ me fera voir a l'instant. Mais, monsieur, vous ne connaissez pas le _vasivasat_, en bonne orthographe _vas-y vas-a,_ l'homme incertain, timide, un peu fafiot, mais plus indecis encore et dont la peinture est complete dans un mot. Je vous supplie de ne pas dedaigner ce mot-la, et de lui rendre un jour son _droit de cite_, comme disent nos pretentieux critiques modernes, a tout propos. Il est vrai que vous m'avez appris _galope science_ que j'ignorais et que je trouve admirable, par le temps qui court. Mais comment avez-vous ete induit en erreur au point de traduire _diversieux_ par divertissant? _Diversieux_ signifie capricieux, mobile, changeant. C'est l'homme de Montaigne, _ondoyant et divers_. Les Berrichons qui prennent ce mot dans une autre acception font une faute enorme, et c'est a vous de les redresser. Maintenant, monsieur, je compte ecrire plus serieusement, et sans aucune des critiques que je me permets ici, quelques lignes dans ma _Revue independante_, sur votre interessant Vocabulaire et la spirituelle notice qui le precede. Comme vous avez modestement garde l'anonyme en le publiant, je craindrais de commettre une indiscretion en vous nommant; je vous prie donc de me faire savoir vos intentions a cet egard et de me permettre d'annoncer du moins le livre et de remercier l'auteur. Agreez, monsieur, l'expression de ma gratitude pour votre envoi et pour les choses gracieuses que vous voulez bien y joindre, ainsi que l'assurance de mes sentiments distingues. GEORGE SAND. [1] Auteur du _Vocabulaire du Berry_, par un amateur de vieux langage, 1812. CCXXVIII A MADAME MARLIANI, A ORBEC (CALVADOS) Nohant, 2 octobre 1843. Chere bonne amie, j'arrive d'un petit voyage aux bords de la Creuse, a travers de fort petites montagnes, mais tres pittoresques, et beaucoup plus impraticables que les Alpes, vu qu'il n'y a guere ni chemins ni auberges. Nous avons grimpe partout tant a pied qu'a cheval ou a ane. Nous avons couche sur la paille et nous ne nous sommes jamais mieux portes que pendant ces hasards et ces fatigues. Enfin, nous avons fait une bonne partie, pour nous reposer de trois jours et trois nuits de bals et fetes rustiques a l'occasion du mariage de Francoise.[1] Vous me pardonnerez d'avoir ete si longtemps sans vous ecrire; vous me laissiez sur une lettre de Londres, ou vous paraissiez si incertaine de vos projets, que je ne savais plus ou vous prendre. Vous voila enfin sortie de la _perfide Albion_, et vous reposant dans la bonne Normandie, avec la plus chere de vos soeurs et le gros Manoel, que j'embrasse tendrement en attendant le rendez-vous general a Paris. J'ai eu la visite de Mendizabal, un beau soir, au moment ou je ne l'attendais guere, comme bien vous pensez. Il a passe ici trois heures, une a diner et a bavarder, deux a entendre chanter Pauline, et a faire faire a Chopin toutes les charges de son repertoire. Il est parti a minuit, toujours actif, brave, jovial et entreprenant; allant soi-disant prendre les eaux des Pyrenees, mais songeant plutot, selon moi, a remuer encore quelque chose a la frontiere d'Espagne. Puisse-t-il y combattre efficacement les succes ephemeres du parti de Christine, et se jeter dans les bras du parti reellement progressif et populaire, si toutefois ce parti existe, et si (au cas ou il existerait) Mendizabal ne serait pas trop vieux pour le comprendre. Pauline est repartie d'ici avec sa mere et sa fille, il y a quinze jours. Elle part pour la Russie le 5 octobre, avec Viardot, qui se plaint toujours comme un pot casse. Enfin, elle a un superbe engagement pour l'hiver avec Rubini et Tamburini, un autre pour le printemps a Vienne. Sa voix est magnifique, sa sante consolidee; elle est meme engraissee, et supporte la fatigue comme un diable. Elle n'a fait que courir les bois et danser la _bourree_ tout le temps qu'elle a passe ici. Malgre le froid qui commence a piquer fort, je tacherai de rester ici jusqu'a la fin d'octobre pour mettre ordre a quelques affaires. Ensuite, nous nous retrouverons au phalanstere de la cite d'Orleans avec un nouveau plaisir. J'espere que toutes vos courses vous auront fait grand bien; profitez-en le plus longtemps possible. Le froid des champs est moins pernicieux que celui de Paris. Bonsoir, chere; rappelez-moi au souvenir de votre soeur cherie. Battez ferme, pour moi, sur le dos d'Enrico, et aimez-moi toujours, car je vous aime pour toujours. G. SAND. [1] Francoise Meillant, ancienne domestique de madame Sand. CCXXIX A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE Nohant, 8 octobre 1843. Mon cher Charles, Arnault l'imprimeur a consenti a imprimer cinq cents exemplaires de _Fanchette_, pour une somme fort minime, a departir entre les gens de bonne volonte, mais dont je me chargerais au besoin, pourvu que ce ne fut pas trop ostensiblement. On m'accuserait de vanite litteraire, de haine politique ou d'amour du scandale si j'avais l'air de pousser, a une publicite particuliere dans la localite. Cela m'est parfaitement egal, quant a moi, mais diminuerait peut-etre dans quelques esprits la bonne impression que la lecture du _fait_ a produite. L'indignation est bonne aux humains et c'est ce qui leur manque le plus dans ce temps-ci. Si on pouvait susciter un peu de ce sentiment chez les ouvriers et les artisans de la Chatre, cela les rendrait meilleurs; ne fut-ce qu'un quart d'heure, ce serait toujours cela! Je serais donc _flattee_ d'emouvoir ce public-la un instant; et je crois que quiconque sait epeler peut comprendre le style trivial de Blaise Bonnin. Que ne pouvons-nous faire un journal! Je vous fournirais une serie de lettres du meme genre, ou les moindres sujets, traites avec bonne foi, avec moquerie ou avec colere, feraient quelque impression sur les gens du _petit etat_, et tu sais que ce sont ceux-la qui m'occupent. Les plus betes d'entre eux sont plus educables, selon moi, que les plus, fameux d'entre nous, par la meme raison qu'un enfant inculte peut tout apprendre, et qu'un vieillard savant et habile ne peut plus reformer en lui aucun vice, aucune erreur. Ceci ne s'applique qu'a notre generation; ce serait nier l'avenir, et Dieu m'en preserve! Tout le monde se corrigera, grands et petits. Mais, si nous donnons aujourd'hui quelques lecons aux petits, je suis persuadee qu'ils nous le rendront bien un jour. Laissons la discussion et parlons de Fanchette, de la vraie Fanchette; rien ne nous empeche, que je sache, d'ouvrir une petite souscription pour elle. Cela lui ferait du bien, et cela augmenterait le scandale, chose qui n'est pas mauvaise non plus. Mon idee etait de faire vendre une partie des exemplaires de son histoire a bas prix, et a son profit; on aurait distribue l'autre gratis a des artisans. Vois, cependant, si l'une des bonnes oeuvres ne paralyserait pas l'autre; car nos bienfaiteurs de l'humanite n'aiment pas a donner deux fois. Conferes-en avec le Gaulois. Papet m'a ouvert largement sa bourse d'avance. A qui remettrait-on la gestion de la petite somme que nous pourrions faire? Pour cela, il faudrait savoir en quelles mains on va mettre Fanchette. Si c'est aux soeurs de l'hopital, ne sera-t-elle pas victime de leur ressentiment? ne devrait-on pas l'en retirer? Je pourrais bien la confier dans mon village a quelque femme honnete et pauvre qui trouverait son compte a la bien soigner. En faire les frais n'est pas ce qui m'embarrasse; mais il serait bon que ce ne fut pas, en apparence, un acte particulier de ma seule compassion, mais le concours de plusieurs, du plus grand nombre possible, d'indignations genereuses. Reponds, qu'en penses-tu? et, si mon idee est bonne, comment faut-il la realiser? Faut-il demander l'autorisation de sauver Fanchette a ceux qui l'ont perdue? Ce serait drole! Bonsoir, mon cher enfant. Embrasse Eugenie pour moi, et viens me dire ta reponse avec le Gaulois s'il a le temps, ou sans lui. Ne m'oublie pas aupres de madame Duvernet. GEORGE. CCXXX A MAURICE SAND; A PARIS Nohant, 17 octobre 1843. Mon enfant, Sois donc tranquille, je n'irai pas en prison, je n'aurai pas de proces. Il n'y a pas de danger, je n'y ai pas donne matiere, je n'ai nomme personne, et, d'ailleurs, cela mettrait trop au jour la verite. On ne s'y frottera pas. Je n'ai pas envie de chercher le danger; s'il m'atteignait, je le prendrais comme il faut; mais nous sommes si surs de l'impossibilite de ce proces, que nous avons ri de tes craintes. Voila trois jours qui se sont passes, depuis deux heures de l'apres-midi jusqu'au soir, en conciliabules, en brouillons de lettres, en deliberations, toujours pour constater et prouver de plus en plus l'histoire de Fanchette, que chaque renseignement rend plus certaine, plus evidente, et nous n'avons pas laisse passer une _parole_ de ma reponse sans la peser dix fois, afin de ne laisser aucune prise ni a la contradiction ni au proces. Delaveau et Boursault sont venus me donner renseignements et attestations; nous publions l'enquete; enfin nous sommes tranquilles et tu peux dormir sur les deux oreilles. Moi, j'ai la tete cassee de cette Fanchette. Maintenant nous sommes en train d'organiser un journal pour la Chatre. La seule difficulte etait d'avoir un imprimeur qui voulut faire de l'opposition. M. Francois a leve l'obstacle en se chargeant de faire imprimer a Paris. Fleury en est comme un fou. Il fait des chiffres, des comptes, des listes, des projets, et Francois part demain matin, s'il trouve de la place dans la voiture d'Issoudun, ou, dans le jour, par celle de Chateauroux. Je ne lui remets pas de lettre pour toi, tu auras celle-ci plus tot par la poste. Rassure-toi sur la _Revue independante_. Je connais a fond leur position maintenant, et je suis satisfaite. Quand meme Francois la quitterait, Pernet la continuerait. Il est en position pour cela, et n'a pas besoin de scandale; mon nom surtout n'en a pas besoin pour leurs affaires. Ils sont honnetes et desinteresses, et pecheraient plutot par defaut d'aprete au gain et au succes que par ces defauts-la. D'ailleurs, je ne ferai jamais un pas de plus que je ne voudrai en toute chose, et je n'ai pas de raison pour subir une autre influence que celle de mon bonnet. Je me suis reposee ces deux nuits de tout le bavardage de la journee, et je ne sais pas si j'aurai le temps de retravailler avant mon depart; car me voici dans le detail des comptes et reglements, et je n'ai plus l'esprit qu'aux paquets, aux malles et au depart. La semaine prochaine, le bail sera un autre ennui. Ta chambre ne sent plus que le mortier, les arbres sont plantes, l'escalier, de la cave est presque fait. Il n'y a que l'affaire du remboursement des dix mille francs qui ne soit pas encore reglee. Il faut que Fleury aille a Chateauroux pour cela. Dis-moi si Chopin n'est pas malade; ses lettres sont courtes et tristes. Soigne-le, s'il est plus souffrant. Remplace-moi un peu. Lui, me remplacerait avec tant de zele aupres de toi, si tu etais malade. Bonsoir, mon cher enfant. Ecris-moi. TA MAMAN. Je decachete ma lettre pour te dire qu'elle n'est pas partie ce soir. Thomas est arrive trop tard. Tu en recevras deux a la fois. CCXXXI A MADAME MARLIANI, A PARIS Nohant, l4 novembre 1843. Mon amie, Ce que vous me dites de Leroux m'effraye et me fait mal, non pas le mot de M. Jean Reynaud, que je crois sincerement et profondement jaloux de lui en toute chose. Vous l'avez appris d'ailleurs de madame Roland, qui peut avoir de bonnes et belles qualites, mais qui a aussi de vilains petits defauts, le commerage en premiere ligne. Vous ne croyez peut-etre cela ni de l'un ni de l'autre; mais vous verrez quelque jour que je ne me trompe pas. Ce qui m'inquiete, ce sont les vingt jours passes par vous sans voir Leroux; ce sont mes epreuves qu'il n'a pas corrigees. Je me moque bien de mes epreuves, comme vous pouvez penser; mais, pour qu'il les ait negligees, lui si bon pour moi, et si regulier a cette corvee, il faut qu'il ait eu, en effet, des preoccupations tres grandes. J'ai recu dernierement une longue lettre de lui horriblement triste. La penurie ou il se trouvait pour l'achevement de sa machine, et aussi sans doute pour les besoins de sa famille, est, je le sais, la cause de ses terreurs et de ses angoisses. Je lui ai envoye aujourd'hui cinq cents francs. J'ai ecrit a M. Francois de lui en remettre autant sur mon travail a la _Revue_. Mais cela n'est peut-etre pas assez. Je sais que vous etes bien genee cette annee. Mais ne pouvez-vous cependant trouver quelque chose aussi au fond de vos tiroirs? Je ne me bornerai pas la pour ma part, malgre la gene, les crises imprevues, les charges et les dettes. Je pressurerai les mailles de ma maigre bourse et les facultes lucratives de mon cerveau epuise. Non, nous ne pouvons pas le laisser succomber. La machine reussira-t-elle ou non? Ce n'est pas la ce qui m'occupe. Mais il ne faut pas que la lumiere de son ame s'eteigne dans ce combat, il ne faut pas que l'effroi et le decouragement l'envahissent, faute de quelques billets de banque. Confessez-le, arrachez-lui le secret de sa detresse. Sa timidite doit redoubler en raison des nombreux, services qu'il a deja recus de vous. Surmontez-la. Sachez aussi si Francois a pu lui remettre les autres cinq cents francs que je lui destinais tout de suite. Et, dans le cas contraire, avancez-les-moi pour une quinzaine seulement. En arrivant a Paris, j'aurai encore quelque chose a toucher. Bonsoir, mon amie; donnez-moi de ses nouvelles: je ne puis supporter l'idee que ce flambeau peut s'eteindre et nous laisser dans les tenebres. A vous de coeur. G. Tout cela pour _vous seule_. Son malheur et notre devouement sont notre secret a nous. CCXXXII A MAURICE SAND, A PARIS Nohant, 16 novembre 1843 Mon cheri Bouli, Ta lettre de mardi nous a donne un bon reveil. Ta soeur s'est mise a pleurer de grosses larmes en la lisant, et en disant d'une voix tout etouffee: "Maurice, il est ben mignon! "Si tu tiens a la lettre que je t'avais ecrite sur elle, demande-la a Chopin. Elle etait a vous deux, et elle ne lui a pas fait grand plaisir, a lui. Il l'a prise _en mal_, et je ne voulais pourtant pas le chagriner, Dieu m'en garde! Nous allons tous nous revoir et de bonnes _bigeades_ a la ronde effaceront tous mes sermons. Non, mon pauvre Mauricaud, je ne veux pas rester plus longtemps. La campagne est _bella invan_. J'ai plus soif de toi que de tout le reste, et je ne pourrais tenir une seconde fois a l'inquietude de vous savoir tous deux malades en meme temps. Mes affaires sont finies ou peu s'en faut. Aujourd'hui, nous avons eu grande assemblee: Moulin, Fleury, Duteil, Hippolyte, Lamouche, son metayer, le pere et la mere Meillant, leurs fils, Denis et Sylvinot, pour regler les articles du bail. Le pere et la mere etaient assis dans le salon sur des fauteuils Le pere ecoutant, n'entendant et ne comprenant rien, mais representant le fantome de l'autorite paternelle; ne demandant pas d'explications, mais sanctionnant par sa presence les engagements que prenaient ses enfants pour lui, et en son seul nom. Denis tres calme, tres ferme, tres juste, tres droit, a la fois prudent et confiant, et disant de temps en temps: _Silence!_ d'un ton doux mais absolu, a Sylvinot, qui a l'esprit, plus prompt que lui, qui comprend la procedure comme un notaire, et, tout en me montrant la plus grande confiance, frappait juste sur les tergiversations d'Hippolyte, et les mettait a neant; mais Denis reprenait: "J'arrangerons ca; silence!" Et Sylvinot de se taire comme par un ressort. La mere ne disait qu'un mot, toujours le meme: "D'abord que nout'dame vous le promet! y a pas besun d'zou z'ecrire." Selon elle, toutes ces ecritures ne riment a rien et ne valent pas une promesse. Elle traiterait les affaires comme les Turcs. Cette famille des Meillant est vraiment un beau type de droiture, de gravite et de hierarchie patriarcale dans la famille; ce n'est plus que la qu'on peut revoir ce que le passe a eu de grand et de simple, d'autant plus qu'avec une autorite a differents degres, volontairement acceptee, et dont nul n'abuse, il y a egalite de droits, egalite d'heritage. C'est le bienfait du present et la beaute du passe. Victor Hugo aurait du voir quelque action aussi simple avant de faire ses fantastiques _Burgraves_. Le silence du vieux qui a l'air d'etre plonge dans une espece de divagation interieure, de reverie a moitie hors de ce monde, etait beaucoup plus beau que celui qui _sert des boeufs sur des plats d'or_. Il y avait double bail a examiner, celui de Polyte avec le pere Lamouche (fermier a metayer) et celui de moi aux Meillant, le tout passant a ces derniers. Lamouche avec sa mine patibulaire faisait un contraste. Il avait l'air de ne rien comprendre, et, quand on lui disait: "Suivez-vous?" il repondait: "J'y comprends rin, c'est ca des affaires que j'y counais rin di tout." Finesse de paysan pour faire ensuite a sa guise, en alleguant qu'on n'a pas compris, ou mal compris ses engagements. Denis le regardait avec ses yeux ronds en lui disant: "J'vous l'espliquerons bin, pere Lamouche, ayez pas peur!" Je crois bien qu'en effet ledit Lamouche sera force de marcher droit avec eux, ce qu'il ne faisait guere avec Polyte, lequel avait beaucoup trop de faiblesse et de bonte. Je m'ote la une epine du pied. Nous travaillons toujours a organiser le journal _la Conscience populaire_, ou quelque chose comme ca. Je viens d'ecrire a M. de Barbancois de venir diner avec moi bien vite avant mon depart. Je t'ai deja repondu pour Solange, en ce qui concerne la pension. Elle y rentre sans humeur, et je lui promets de travailler a organiser ses etudes a la maison dans le courant de l'hiver. Elle parait bien decidee a travailler, et (vois, o miracle! jusqu'ou va sa raison) elle dit qu'elle aimerait mieux retourner a la pension que de rester a la maison sans rien faire. Elle ne fait pourtant rien a proprement dire ici, si ce n'est de jouer du piano souvent; mais elle lit un peu, elle dessine un peu, et elle reve beaucoup. Ses idees s'ouvrent, elle a l'air de se tater et d'apercevoir enfin quelque chose a travers le brouillard. Elle s'en va avec regret, mais elle est assez heureuse de te revoir pour s'en consoler. Elle te porte un _cheret_ et une _cape_ neufs. Quand tu n'en auras plus besoin, tu en feras cadeau a quelque bergere. Elle est venue me voir hier avec ce costume; elle etait superbe, c'etait Jeanne d'Arc enfant. Bonsoir, mon mignon. J'espere qu'en voila bien long cette fois. Jusqu'a mon depart, je ne t'ecrirai plus que des petits billets, le temps me manquera. A jeudi. Nous nous moquons de la Sologne, nous mettrons nos sabots et nous rirons des accidents. Je crois que nous devons etre a Paris vers l'heure du diner. Nous partons de Chateauroux a dix heures du soir. Je t'embrasse mille et mille fois, et encore mille fois. CCXXXIII AU MEME Nohant, 28 novembre 1843. Cher mignon, Encore une journee en sabots, et une soiree de chiffres. Je m'abrutis, mais je me porte bien. J'ai ete dans les champs avec Denis Meillant par une chaleur du moi de mai; j'avais une ombrelle et j'etais en nage. Ce n'est pas a Paris que vous avez un _parieux temps_. Apres avoir recommence l'examen et le devis des bergeries, etables, porcheries, et autres lieux plus ou moins parfumes, j'ai passe deux heures a faire retoiser les glacis de maitre Prin. _Nout p'tit monsieu_, comme dit le pere Lamouche, les avait bien fait toiser; mais _nout p'tit monsieu_ est un badaud qui n'y voit que du feu. Maitre Prin, qui n'est point sot, lui en avait fait voir, tant le long de notre pre qu'a la metairie, dix-huit toises de plus qu'il n'y en a reellement. Il a fallu decompter. Maitre Prin se grattait l'oreille. Diable! dix-huit toises de mur, ca se voit pourtant, c'est assez long, ca ne se met pas dans la poche. Je me promets de me moquer un peu du _p'tit monsieu_, lequel m'a laisse sur une note de sa main ces dix-huit toises du mur bien et dument attestees. Il y aune autre betise qu'on lui met sur le dos et que nous verifierons. Ce soir, j'ai eu a diner Planet, Duteil, Fleury, Neraud et Duvernet. C'etait la reunion decisive pour la fondation et le bapteme de l'_Eclaireur de l'Indre_. C'etait le comite de salut public. On parlait a tour de role. Planet a demande plus de deux cents fois la parole. Il a fait plus de cinq cents motions. Fleury s'est mis en fureur, rouge comme un coq, plus de dix fois. Duteil etait calme comme le Destin, Jules Neraud tres ergoteur. Enfin, nous avons fini par nous entendre, et, tous comptes faits, recettes et depenses, chaque _patriote_ taxe au tarif de sa dose d'enthousiasme, le comite de salut public a decrete la creation de l'_Eclaireur_, dont seront bien _decretes_ MM. Rochoux et Compagnie qui n'ont guere ete _acretes a ce matin_ en recevant la _Revue independante_. Au milieu de tout cela, comme c'est moi qui fais toutes les ecritures, programmes, _professions de foi_ et circulaires, je n'ai pas pu travailler, et je voudrais bien que tu fisses _assavoir_ a maitre Pernet ou Francois (decidement lequel est parti?) que je ne leur donnerai probablement pas de _Comtesse de Rudolstadt_ pour le 10 decembre. C'est un peu leur faute. Il etait convenu avec M. Francois que, vu la longue tartine dediee a Rochoux, on garderait la moitie dece numero de la _Comtesse_ pour la prochaine fois. Enfin, ils se passeront bien de moi pour un numero; je ne peux pas faire l'impossible; mais il faut les prevenir afin qu'ils se precautionnent. Dis-leur aussi que nous ferons imprimer notre journal a Orleans. C'est meilleur marche, et nous y avons un correcteur d'epreuves, tout trouve et tres zele, Alfred Laisne. Il faut seulement, _mais plus que jamais_, que Pernet ou Francois, Francois ou Pernet, nous trouve un redacteur en chef, a deux mille francs d'appointements. Ce n'est guere plus que les gages du domestique de Chopin, et dire que, pour cela, on peut trouver un homme de talent! Premiere mesure du comite de salut public: nous mettrons M. de Chopin hors la loi s'il se permet d'avoir des laquais salaries comme des publicistes. Je suis toute gaie d'aller te revoir, mon enfant cheri, malgre le beau temps que je quitte, et les _emotions de la politique berrichonne_, qui m'ont coute jusqu'ici plus de cigarettes que de depense d'esprit. Je pars toujours apres-demain, et, comme cette lettre ne partira que demain au soir, je n'aurai plus a t'ecrire; j'arriverai le meme jour que ma lettre. Adieu donc. J'emballe les confitures; j'ai peu de paquets, je n'en ai jamais moins eu. Pistolet n'en a pas. Francoise fait un _poirat_ superbe[1]. Elle n'en dort pas, de l'idee qu'on mangera de son poirat a Paris! La Sologne sera peut-etre mauvaise. On peut manquer le convoi d'Orleans. Mais on arrive toujours; ainsi dors en paix. [1] Chausson aux poires, gateau berrichon. CCXXXIV A M. CHARLES DOVERNET, A LA CHATRE Nohant, 29 novembre 1843. Certainement, mes amis, vous devez creer un journal. J'approuve grandement votre idee, et vous pouvez compter sur mon concours, 1 deg. pour ma collaboration suivie, 2 deg. pour ma part dans le cautionnement, 3 deg. pour ma part de subvention annuelle, 4 deg. pour le placement d'une cinquantaine d'exemplaires a Paris. Le chiffre de ces abonnements augmentera, j'espere, lorsque le journal aura paru. Je regarde cet engagement comme un devoir, et j'espere que tous vos amis, tous les amis du pays s'emploieront ardemment a vous seconder. Outre toutes les bonnes raisons que vous faites valoir dans votre programme, il y a necessite urgente a decentraliser Paris, moralement, intellectuellement et politiquement. La presse parisienne, absorbee par ses propres agitations, ou fatiguee, de combattre sur une trop vaste arene, abandonne en quelque sorte la province a ses luttes interieures. Et, quand la province s'abandonne elle-meme, quand elle n'est pas representee par un journal independant, elle est livree, pieds et poings lies, a tous les abus de pouvoir de l'administration salariee. Vous avez raison de le dire, c'est une honte. C'est renoncer lachement a un des droits qui constituent la dignite humaine, c'est reculer devant un devoir social. Les consequences pourraient en etre graves pour le pouvoir, aussi bien que pour les classes dont le sentiment public n'a pas d'organe public. Soyez donc cet organe, n'hesitez pas. M. de Lamartine donne un noble exemple en contribuant de sa plume et de sa bourse au brillant succes du _Bien public_, de Macon. Ce journal de localite a deja, dans l'opinion de la France, une plus grande valeur que la plupart des journaux de la capitale. Je ne doute pas que nous ne puissions obtenir de ce noble publiciste quelques articles pour notre _Eclaireur_, et j'ose compter sur le concours de quelques autres noms illustres et chers au pays. Les hommes de grand coeur et de grande intelligence sentiront tous que la vie politique et morale doit etre reveillee et entretenue sur tous les points de la France. Nous avons dans notre province des elements admirables pour seconder ce genereux projet. Il ne s'agit que de les reunir. Litterairement, ce serait une oeuvre interessante a tenter. Paris a passe son niveau un peu froid, un peu maniere sur toutes les ames, sur tous les styles. Chaque province a pourtant son tour d'esprit, son caractere particulier; cet effacement est regrettable. Ne serait-ce pas une sorte de renovation litteraire que de voir tous ces elements varies de l'intelligence francaise concourir, sous l'inspiration de l'idee commune de la pensee nationale, a elever un monument ou chaque partie aurait sa valeur originale et distincte. L'heroique Breton, le Normand genereux, le Provencal enthousiaste, et le Lyonnais eminemment synthetique, n'ont-ils pas chacun leur maniere de sentir, leur forme d'expression, leur lumiere individuelle pour ainsi dire? On croit peut-etre que nous n'avons pas notre couleur, nous autres? On se tromperait fort. Le Berrichon, simple dans ses manieres, calme dans son langage, mais d'humeur independante et narquoise, apporterait, dans la circulation des idees, cet admirable bon sens qui caracterise le coeur de la France. Remarquez qu'un journal de localite en serait infailliblement l'expression vive et franche, quels qu'en fussent les redacteurs; il y a dans le contact des habitants quelque chose qui se reflete dans le plus simple expose des faits, des besoins et des voeux d'une province. L'existence d'un journal donne du mouvement a l'esprit, on se rapproche, on parle, on pense tout haut; et naturellement chaque numero resume les impressions generales. C'est ainsi que tout le monde produit le journal; oui, le veritable redacteur, c'est tout le monde. Il doit donc y avoir une sorte d'amour-propre public, bon a encourager, dans la creation d'un journal de localite, manifestation interessante et significative de l'esprit du pays. Comptez sur mon zele a vous seconder et ne craignez pas de mettre mon nom en avant, si vous croyez qu'il vous soit une garantie aupres de quelques personnes sympathiques. Je ne vous ferai pas defaut, de meme que je m'effacerais entierement de la redaction, si vous jugiez mon concours inopportun. Tout a vous de coeur. GEORGE SAND. CCXXXV M. F. GUILLON, A PARIS Paris, 14 fevrier 1844. M'en voulez-vous, mon cher monsieur Guillon, de vous avoir montre la criniere d'un vieux lion? c'est qu'il faut bien que je vous le dise, George Sand n'est qu'un pale reflet de Pierre Leroux, un disciple fanatique du meme ideal, mais un disciple muet et ravi devant sa parole, toujours pret a jeter au feu toutes ses oeuvres, pour ecrire, parler, penser, prier et agir sous son inspiration. Je ne suis que le vulgarisateur a la plume diligente et au coeur impressionnable, qui cherche a traduire dans des romans la philosophie du maitre. Otez-vous donc de l'esprit que je suis un grand talent. Je ne suis rien du tout, qu'un croyant docile et penetre. D'aucuns, comme on dit en Berry, pretendent que c'est l'amour qui fait ces miracles. L'amour de l'ame, je le veux bien, car, de la criniere du philosophe, je n'ai jamais songe a toucher un cheveu et n'ai jamais eu plus de rapports avec elle qu'avec la barbe du Grand Turc. Je vous dis cela pour que vous sentiez bien que c'est un acte de foi serieux, le plus serieux de ma vie, et non l'engouement equivoque d'une petite dame pour son medecin ou son confesseur. Il y a donc encore de la religion et de la foi en ce monde. Je le sens en mon coeur comme vous le sentez dans le votre. Maintenant reflechissez bien. Nous ne nous sommes parle que ce soir. Les autres entrevues out ete consacrees a examiner les possibilites de _l'affaire,_ et, si mes amis du Berry me confirment mes pouvoirs, il n'y a pas de difficultes materielles a notre association. Mais il y a les difficultes intellectuelles et morales qui peuvent naitre de la _doctrine_, sans laquelle nous ne ferons rien d'utile et de bon; il faut donc que nous soyons d'accord sur ce point que, vous et moi, nous ne fassions qu'une tete et qu'une conscience. Je n'ai pas d'amour-propre, je ne crois en aucune chose valoir et peser plus que vous. Je ne voudrais jamais rien exiger. Je voudrais seulement qu'a nous deux nous fissions la tierce juste et non la dissonante. Devant l'excellent M. de Pompery, je n'aurais pas ose vous parler du fond de ma croyance. Il discute trop, la discussion me fatigue, et je trouve que c'est du temps perdu, quand on n'a pas quelque but a poursuivre ensemble. Seule, je ne me suis pas senti l'_autorite_ de vous dire que je crois plus a l'eau de la source ou j'ai puise ma vie qu'a celle ou vous avez puise de votre cote. J'ai voulu que vous vissiez ma loi vivante, et je l'avais prie d'etre bien net avec vous, parce qu'une heure de cette parole claire et pleine vous montre mieux mon etre que ce que je ne saurais dire moi-meme. Ce n'est donc pas un interrogatoire ou un examen auquel on vous a soumis: c'est un livre qu'on a ouvert devant vous, afin que vous sachiez bien ce qui est la, et que, s'il vous repugne d'y etudier la _vita nuova_, vous puissiez reprendre votre liberte d'examen et refuser de vous associer a notre genre d'utopie. Voyez bien, tatez-vous. De mon caractere dans les relations de la vie, vous n'aurez jamais a vous plaindre; mais, de ma maniere de comprendre l'action sociale, il est possible que vous ne puissiez plus vous accommoder. Vous n'avez pas bien lu Leroux, vous n'avez pas lu les dernieres pages de la _Comtesse de Rudolstadt_, autrement vous n'auriez pas ete etonne d'entendre ce que vous avez entendu ce soir. I1 ne faut pas que vous partiez pour un monde inconnu, sans vous y sentir appele par les instincts du coeur et de l'intelligence Repensez-y et ne faites cette campagne qu'avec le sentiment qu'elle est bonne et utile; car il y a des politiques et des socialistes _dits pratiques_ qui jugent Leroux un reveur dangereux, et moi une franche bete de croire en lui, tandis qu'en entrant dans la realite, dans les _moyens_, j'aurais plus d'argent de mes editeurs et plus de louanges dans les journaux. _Nous voila!_ Vous nous connaissez un peu mieux; ecrivez-moi quand vous aurez fait votre examen de conscience et fixe votre jugement sur nous. Tout a vous. G. SAND. CCXXXVI A. M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE Paris, 16 fevrier 1844. Je crois que je vous ai trouve un redacteur! Encore trois jours pendant lesquels je veux le voir, l'examiner, l'interroger, et toutes les conditions de bon vouloir, de talent et de noble caractere se trouveraient remplies, si tout ce qu'on me dit, et tout ce que je lis de lui n'est pas dementi par son langage et sa tenue. Je vous ecrirai en detail sur son compte, aussitot que l'epreuve sera faite. L'idee de Delatouche doit nous inspirer beaucoup de reconnaissance. Mais, entre nous, vous ne devez y acquiescer qu'en desespoir de cause. Fleury, decourage et decourageant, s'en va tout penaud. Mais je vous dis, moi, qu'il n'y a point lieu a tout ce decouragement. Le monde est triste, mais l'humanite n'est pas perdue. Si Delatouche et moi faisons le journal ici, il y aura plus de succes et d'abonnes a Paris qu'en Berry. Le Berry sera peut-etre le pretexte, le cadre et le _moyen_ de faire une tres jolie feuille d'opposition. Mais est-ce la le but? S'agit-il d'avoir du succes pour Delatouche et moi, ou s'agit-il de moraliser et d'eclairer notre province? J'aurais compris que nous commencassions le journal, lui et moi, en attendant un redacteur, pour lancer le brulot et peloter en attendant partie. Mais le fonder de la sorte irrevocablement me parait une espece d'apostasie. Je ferai a cet egard tout ce que vous voudrez; mais je crois que vous serez de mon avis. Desesperer de trouver un redacteur est un veritable enfantillage. On m'en propose trois ce soir. Mais j'espere que je tiens le bon, et, si je me trompe, je continuerai mes recherches et mes epreuves. Ne decouragez et n'effrayez donc personne. Ne dites pas _non_ a Delatouche. Hesitez, pretextez la difficulte de reunir tout d'un coup la majorite des votes. Mais laissez-moi agir dans mon sens et dans celui de notre premier mouvement, qui etait le meilleur. Je vous aurai des abonnements ici quand nous aurons pris forme et couleur par notre redacteur et notre prospectus. Je travaille deja a charpenter ce prospectus, j'en ferai faire un au redacteur, un a Delatouche s'il le faut, et, des trois, nous en ferons un que vous verrez et approuverez s'il y a lieu. Pour cela, il faudra nous reunir a Orleans peut-etre dans une quinzaine, peut-etre plus tot, pour aviser a tout. Mille tendresses a tous. GEORGE. CXXXVII A M.F. GUILLON, A PARIS Paris, 25 fevrier 1844 Mon cher monsieur Guillon, J'attends toujours la reponse du comite berrichon. Je ne veux pas repondre a vos belles et bonnes lettres, avant d'avoir a vous dire: "Reprenons la dispute pour marcher "ensemble" ou bien "On nous separe. Gardons chacun notre ideal." Je n'ai rien ajoute et rien retranche aux bons renseignements que j'avais donnes de vous. La reponse decidera de notre _querelle_; car ou le comite acceptera d'emblee votre eclectisme religieux et politique, ou il repoussera sans appel la tentative de philosophie que je voulais faire avec vous. Comme il s'agit de marcher tous ensemble, je n'insisterai pas contre un refus qui serait motive sur vos antecedents. Je trouverais le refus injuste, peut-etre; mais je ne penserais pas devoir vous exposer a des suspicions facheuses pour vous; pour moi, qui vous cautionnerais moralement; pour le comite, qui ne respecterait pas comme il convient la personne du redacteur. Enfin, nous voici avec nos systemes et nos reveries dans l'attente d'un denouement reel, et je ne fais aucune autre demarche pour trouver un autre redacteur. Voila pourquoi je n'ose point insister, ni vous defendre, ni vous tourmenter; car, si nous ne devons pas entrer en campagne sous le meme drapeau, a quoi bon nous essayer a meler nos nuances? Vous avez beaucoup de richesses a perdre et je n'ai rien a vous donner. Mon fanatisme serait une arme dont vous vous serviriez peut-etre mal pour combattre le mal, et je ne sais pas si votre calme pratique ne m'oterait pas tout mon elan. Je vois bien que vous nous jugez un peu creux et un peu fous. C'est bien vite nous refuser la science sociale. Nous n'avons encore rien dit et rien formule en fait de moyens. Mais, de ce que nous n'acceptons pas certaines formules qui ne nous sont pas sympathiques, qui nous semblent manquer d'ame, de religion et de devouement, il n'est pas dit que nous repoussions toute autre application que la doctrine de Fourier. C'est parce qu'elle n'applique nullement nos principes, quoi que vous en disiez, que nous ne l'aimons pas et que nous ne la voulons pas. Vous conciliez ces principes et les notres avec beaucoup d'art et de talent. Mais, a votre insu, c'est une conciliation specieuse; car la doctrine de l'industrialisme attrayant, comme on l'entend dans le fourierisme; n'est pas depourvue de _principes_. Elle en a, et nous les trouvons antireligieux, et nous les sentons non pas seulement inconciliables, mais opposes diametralement aux notres. Je n'entends pas, puisque vous vous en defendez si bien, vous ranger dans certaine serie determinee: peut-etre etes-vous injuste, vous, de nous classer parmi les reveurs impuissants. Mais, puisque vous ne nous accordez que la possession d'un tiers de verite, voyez quel chemin il faudrait faire a vous ou a moi pour reconnaitre que l'un de nous resume en lui la trinite? Vous croyez la tenir cette triplicite d'aspect de la verite. Et, moi, je crois l'entrevoir. Mais nous ne la placons pas dans les memes choses; et je crois qu'au debut, lorsque le bon et sincere M. de Pompery nous presentait l'un a l'autre comme tout semblables l'un a l'autre, nous n'avions pas apercu les buissons et les fosses que nous avions a franchir pour lui donner raison. N'importe, je ne refuse pas d'essayer; mais n'essayons pas de sauter ces barrieres avant de savoir si nous avons ensuite un chemin a suivre ensemble; car, si cela n'est pas, mieux vaut nous examiner lentement pour nous retrouver un jour dans un chemin mieux cherche et mieux trace. Peut-etre alors aurez-vous mieux compris Leroux; peut-etre aussi aurai-je mieux etudie Fourier, et alors nous nous entendrons sans faire violence a nos sympathies et a cette sorte d'instinct que l'artiste comme le politique doit beaucoup respecter en lui-meme. Si, comme vous le croyez, tout concourt au but, si nos forces de repulsion, fussent-elles inintelligentes et injustes jusqu'a un certain point, sont les foyers memes de notre courage et le secret de notre puissance, quoi qu'il en resulte, croyez bien que je rends justice a votre intelligence et a votre loyaute, et que je ne regrette point de vous avoir cause quelques soucis d'esprit. Tout ce qui nous fait examiner, rever et raisonner notre vie morale est une etude salutaire, et j'espere que vous ne m'en voudrez pas de vous avoir traite en homme de conscience et de reflexion. Tout a vous. G. SAND. CCXXXVIII A M. ALEXANDRE WEILL, A PARIS Paris, 4 mars 1844. Monsieur, Je n'ai pas de facultes pour la discussion, et je fuis toutes les disputes, parce que j'y serais toujours battue, eusse-je dix mille fois raison. J'ai craint de manquer a ce que l'on se doit _entre humains_, en ne vous repondant pas, et je suis tres fachee de l'avoir fait si vous prenez ma lettre pour une attaque a votre conviction et a votre caractere. Vous croyez, par exemple, que je vous refuse le _coeur_, et je n'ai pas songe a cela. Je n'ai aucun droit de douter du votre, surtout apres les luttes que vous avez soutenues. Voila a quoi menent les discussions; on s'attache aux mots, et chaque mot demanderait un commentaire. Je crois comprendre qu'en niant Dieu, et l'amour divin, qui est une des faces de la Divinite, vous portez dans la recherche de ces hautes verites une intelligence _froide_. Je ne dis pas pour cela que vous manquiez d'affection et de charite dans vos relations avec l'humanite. Votre coeur prend une route, et votre esprit une autre route, tandis que ce ne serait pas trop des deux reunis, pour chercher le _vrai Dieu_, que je n'explique pas du tout et que je ne concois pas comme vous m'en attribuez la formule. Pendant quatre pages, vous prechez a beaucoup d'egards quelqu'un qui n'avait pas besoin de tout cela pour rejeter l'idolatrie de votre Jehovah juif et de notre _bon Dieu_ catholique. Mais je crois en _Dieu_ et en un _Dieu bon_, et toute l'Allemagne reunie a toute la France ne me l'oterait pas du coeur. Je serais fort peinee que vous crussiez nos coeurs et nos portes fermees systematiquement a tout ce qui lutte en Allemagne contre l'ennemi commun. Mais, si vous etes tous comme _vous_; si, dans votre ardeur spinoziste, vous nous appelez devant votre tribunal, et vous demandez compte de notre oeuvre, sans nous laisser la liberte de la concevoir selon nos forces et nos aptitudes, en nous declarant stupides, hypocrites et infames de ne pas marcher sur les memes chemins que vous, vous etes plus despotes, plus intolerants et plus inquisiteurs que Moise et Dominique. Faites vos livres et tuez le faux christianisme comme vous l'entendrez; a qui refuse-t-on ici le choix des moyens? mais ne faites pas de persecution a domicile, ne provoquez pas les gens tranquilles et amis de la modestie; cela serait tout a fait contraire au _gout_ francais, dans lequel vous ferez bien de vous retremper un peu, si vous voulez qu'on profite en France de votre talent, de vos etudes et de votre zele. Je vous ai ecrit ces deux lettres a bonne intention pour ne pas manquer a la deference et a la politesse, mais non pour combattre en champ clos votre philosophie. Si j'etais guerrier, je n'irais pas a la guerre pour le plaisir de frapper au hasard et pour satisfaire un caprice belliqueux. La guerre des idees demande un bien autre calme, et, selon moi, un sentiment d'humilite et de charite religieuses que vous meprisez au supreme degre. Ainsi nous ne disputerons pas davantage, s'il vous plait. Nos armes ne sont, pas egales. Je n'admets ni les compliments ni 1es injures, et je refuse la competence a quiconque, hors de l'enthousiasme qui fait tout oublier, se charge de me demontrer par la raillerie et le dedain qu'il est en possession de l'unique verite. Au reste, votre confiance en vous-meme se calmera bien vite ici, et je ne m'inquiete pas de votre avenir. Vous avez trop d'esprit pour ne pas reconnaitre bientot qu'il faut _affirmer_ avec plus de bienveillance et de sympathie, quelque hardie et courageuse que soit l'affirmation. J'ai l'honneur d'etre votre servante. CCXXXIX A MESSIEURS PLANET, FLEURY, DUVERNET, DUTEIL, A LA CHATRE Paris, 20 mars 1844. Mes amis, Leroux part pour Boussac, ou il va installer sa famille. Il passe par la Chatre et vous remettra cette lettre. M. Victor Borie, un jeune homme dont j'ai parle a Planet et qui est ami de Jules Leroux, a quitte, pour quinze jours, Tulle, ou il fait un journal republicain. Il renoncerait a sa position, qui est faite et dont il n'est pas degoute, pour se devouer a une oeuvre quelconque a laquelle je m'interesserais. J'ignore s'il accepterait votre controle pour le journal. Dans le principe, lorsque je lui en ai fait parler, il pensait n'avoir affaire qu'a moi. C'est moi qui aurais subi ce controle, et lui par contre-coup. Au reste, tout cela lui fut propose vaguement, eventuellement et il repondit en deux mots que, si je le regardais comme necessaire au journal que j'etais alors censee _fonder_, il etait tout a ma disposition. Maintenant, il est encore possible que, vous voyant, vous entendant, vous connaissant et se concertant avec vous, il puisse s'associer a vous pour etre notre redacteur, dans les conditions ou vous le desirez. Vous savez que je ne vous impose plus personne, et que je n'exclus personne, c'est bien entendu. Mais je m'interesse toujours a votre oeuvre, quoique j'aie a peu pres renonce a vous aider dans votre choix et je ne crois pas devoir vous laisser echapper une bonne occasion. De tous ceux que vous avez vus et qui vous out ete proposes, M. Borie serait le plus propre a l'emploi. C'est un homme dont je puis vous repondre comme loyaute, comme caractere et comme intelligence. Il est dans la politique plus que moi, a coup sur; mais je ne craindrais pas d'etre solidaire de tout ce qu'il avancerait, ni de lui laisser controler ce que je ferais, parce que je suis sure de la purete de ses intentions, et du bon sens de ses vues. Maintenant donc, voyez-le, pendant le temps qu'il doit passer a Boussac, et sachez si vous pouvez vous accommoder de lui, et lui de vous. Je n'ai pas besoin de vous recommander la bonne hospitalite envers Leroux pendant son passage a la Chatre. Bonsoir, mes chers enfants. Tout a vous de coeur. G. SAND. CCXL A. M. PLANET, A LA CHATRE Paris, avril 1844. Mon cher enfant, Est-ce decide, que vous avez choisi M. Borie? Vous avez bien fait; car c'est le seul moyen, je crois, d'etre imprime a Boussac, et il ne faut pas vous plaindre que ce soit une condition _imposee_ par Pierre ou plutot par Jules Leroux. Jules Leroux, homme d'idees austeres et d'un caractere tres ferme, n'etant pas votre ami, vous connaissant a peine, n'eut jamais voulu etre l'ouvrier d'un journal contraire a ses principes; dans le doute meme, dans l'attente de ce que serait l'esprit du journal, il ne se fut pas engage a l'imprimer. Je concois tout cela, et trouve ce scrupule fort respectable. Il y a donc eu la _condition_, a ce que je vois. Mais je ne digere pas votre mot d'_impose_. On n'impose rien a des gens qui vous demandent un service et qui sont parfaitement libres de s'adresser ailleurs. Si ce mot me choque, applique aux Leroux, il me choque bien plus applique a moi-meme; et peu s'en faut qu'il ne m'engage a envoyer le journal au diable. Qu'est-ce que cela signifie? Depuis quand est-ce que _j'impose_ quelque chose, parce que je ne veux pas me laisser _imposer_ un travail inutile ou antipathique? Je crois avoir assez fait pour l'obligeance et l'amitie en vous ecrivant, en vous repetant que, quelque journal que vous fissiez (a moins qu'il ne fut juste-milieu ou carliste), je vous donnerais des articles; mais j'ajoutais que je vous en donnerais plus ou moins, selon que vous suivriez une ligne plus ou moins rapprochee de la mienne. Est-ce la imposer quelque chose? Et, quand je dis: "Si vous prenez _un tel_, je serai active et zelee, au lieu d'etre complaisante et tolerante (je serai solidaire de votre tendance au lieu de me retirer de la solidarite)," vous m'ecrivez par trois ou quatre fois (Fleury dans sa lettre d'hier, et toi dans celle d'aujourd'hui), que je vous impose un redacteur? Je ne suis pas contente de cette facon d'etre comprise, je te le dis franchement; finasser ou dominer me sont egalement antipathiques, et je ne comprends pas que, desirant de moi, non une inspiration et une direction, mais une pure et simple collaboration d'amitie, et, etant surs de ce dernier point, qui paraissait vous convenir beaucoup mieux que mon devouement pour _l'etre moral_ du journal et mon identification avec cette oeuvre commune, vous veniez me dire aujourd'hui que, pour avoir ma participation complete, vous sacrifiez vos sympathies, votre confiance, et que vous vous laissez imposer quelqu'un que vous jugez sans lumieres et sans capacite. Si c'est la votre pensee et votre conduite, vous n'etes pas des hommes, vous tournez sur vous-memes comme des girouettes, sans savoir quel vent vous pousse. Duvernet m'a ecrit au moment de ton retour de Paris, que vous etiez enchantes de moi, que vous me trouviez _admirable_ d'avoir renonce a rediger votre journal, comme si ce n'etait pas un sacrifice d'avoir offert de le rediger, et comme si c'en etait un d'y renoncer! Ne dirait-on pas que l'_Eclaireur de l'Indre_ est le consulat de la republique; que j'ai voulu faire _un coup d'Etat_, un 18 brumaire, en offrant mon temps et ma peine; et qu'ensuite j'ai abdique, comme Sylla, pour le salut de la patrie! Tout cela est comique, mais d'un comique triste et qui me peine; car je ne croyais pas qu'il y eut tant d'amour-propre en jeu dans cette affaire. Ainsi, il y a eu _lutte_ entre nous, et c'est moi qui _triomphe_? s'il en est ainsi, j'en suis, pardieu! bien fachee, et je demande a _abdiquer_ bien vite. Je croyais, en me proposant, sauver le journal qui ne marchait pas. Je croyais, en me retirant, sauver encore le journal qui ne pouvait marcher avec moi. Un jour, vous me dites que vous ne pouvez rien sans moi. Je m'offre pieds et poings lies. Un autre jour, vous me dites que vous avez une autre route que la mienne, que je ne saurais pas ce qui convient, que je m'y prendrais mal, que _j'effaroucherais_ l'abonne, que je vous couvrirais de ridicule, que je vous effacerais. Maintenant, quand j'ai accepte cette exclusion de bon coeur, en restant attachee, par amitie pour vos personnes, a la partie purement litteraire de la redaction, vous m'ecrivez de nouveau que, pour avoir mieux de moi, vous acceptez a regret et a contre-coeur, le redacteur que je vous _impose_! Au diable! je ne sais plus ce que vous voulez de moi, et je vous supplie de n'en rien vouloir du tout, vous me rendrez service; car, si le journal _doit_ exister sans moi d'apres vos principes, pourquoi me fait-il le sacrifice incroyable de se laisser imposer un redacteur? Je crois, Dieu me damne, que vous faites de la diplomatie avec moi? Moi, je ne saurais jamais et je ne voudrais jamais en faire avec vous. Je demande donc, avant de passer outre, l'explication de ce reproche amer, malgre le miel dont vous le couvrez. Quel diable de journal allons-nous faire, si vous pensez d'une facon et que je pense d'une autre, si vous me suiviez a regret, en disant qu'il l'a bien fallu? Dans tout cela, je ne vous concois pas, je vous trouve irresolus, enfants, et injustes au dernier point. Vous n'avez eu ni le courage de m'accepter, ni celui de me repousser. J'aurais voulu franchement l'un ou l'autre, et mon amitie, aussi bien que mon estime pour vous, eut grandi dans un cas comme dans l'autre. Ravisez-vous donc, s'il en est temps; prenez le redacteur que vous preferez, faites-vous imprimer, ou a Gueret, si vous vous entendez avec M. Legrand, ou a Orleans, comme vous avez toujours cru pouvoir le faire, et ne me faites aucune concession. Je n'en veux pas, je n'en ai pas besoin pour rester votre ami et votre collaborateur. Si vous etes dans un _systeme politique_, comme vous le pensez, si vous vous rattachez a un _parti existant_, si vous avez foi a ce parti et a ce systeme, quel si grand besoin avez-vous de moi? Deux ou trois feuilletons suffiront pour vous attirer quelques abonnes de plus, et c'est tout ce que je me preparais a faire. Est-ce que, dans la lettre que Leroux vous a remise, je vous imposais quoi que ce soit? est-ce que Leroux a pu vous parler d'autre chose que de la possibilite d'un _plus_ ou d'un _moins_ d'adhesions et de concours de ma part? Fleury dit qu'il vous _a fait entendre_... Je crois que vous entendez peu quand vous avez l'esprit prevenu, Voila que je te donne un galop, mon Planet; ca ne m'empeche pas de t'aimer tendrement, et les autres aussi. Mais vous me suspectez, vous me tiraillez, vous m'accusez, il faut bien que je me defende, chaudement, comme je sens. Quoi qu'il arrive, je ne pourrai pas faire grand'chose avant le 15 ou le 20 mai. Il faut que je donne un roman a Veron fin d'avril, ou que je paye un dedit de dix mille francs. Il faut que je reste jusqu'au 15 mai pour le conseil de revision de Maurice. J'ai des affaires a ne savoir ou donner de la tete. Je ne dors pas cinq heures, et vous m'avez ote, avec vos chicanes, l'enthousiasme qui fait des miracles. Je t'embrasse et je t'aime. GEORGE SAND. CCXLI A MADAME MARLIANI, A PARIS Nohant, juin 1844. Chere amie, Nous nous portons tous bien; mais tout le monde ici est consterne, et il y a de quoi s'affliger de voir tant de malheureux ruines par l'inondation. De memoire d'homme, on n'avait jamais rien vu de pareil dans nos paisibles contrees. Nos ruisseaux sont devenus subitement des fleuves, avec un courant furieux et des vagues comme celles de la mer. Les routes ont ete interceptees hier par ces filets d'eau, devenus aussi larges que la Loire et aussi rapides que le Rhone. M. et madame Viardot, qui s'etaient mis en route pour Paris, n'ont pu traverser un pont-ecluse, l'eau qui passe sous la voute s'etant mise a passer par-dessus, effacant toute trace de pont et de chemin. Ils sont revenus ici ce matin, et nous les garderons quelques jours encore. Tous les foins de riviere sont perdus, et, ce qui ajoute aux desastres, c'est l'odeur fetide que le retour du soleil donne a ces herbes pourries. Les plus beaux pres sont devenus de vastes marecages infects, et il y a beaucoup a craindre de graves maladies, et en grand nombre, avant qu'il soit peu. Nous sommes dans un endroit plus eleve et isole des rivieres; ainsi n'ayez pas d'inquietude pour nous. Ces exhalaisons ne nous arrivent pas. Mais que de miserables vont avoir la mort de leurs proches a pleurer apres la ruine de leurs subsistances de l'annee! Enfin, je m'effraye peut-etre a tort, peut-etre que la Providence ne se montrera pas irritee plus longtemps. Mais tout cela est bien triste, et on ne sait pas encore combien de noyes il faudra compter. J'espere que vous etes a Paris et que vous ne songez pas a aller a la campagne tant que dureront ces bouleversements de l'atmosphere. Si je n'aimais pas la campagne de passion, je me repentirais d'y etre venue; mais quoi qu'il arrive, je ne peux pas m'empecher de me sentir ici l'esprit et le corps plus libres et plus vivants. Quelque temps qu'il fasse, nous courons, nous montons a cheval; Solange s'en trouve bien. Ecrivez-nous, bonne amie; dites-nous que vous ne souffrez plus du tout et que vous prenez la vie le moins mal possible. J'ai vu Leroux hier au soir. Il imprime l'_Eclaireur_; il aurait voulu des avances plus considerables que celles qu'on a pu lui faire. Il se plaint un peu de tout le monde et ne veut pas comprendre que sa pretendue perseverance n'inspire de confiance a personne. Il dit qu'on le regarde apparemment comme un malhonnete homme en pensant qu'il peut manquer a sa parole. Que lui repondre? A qui a-t-on plus donne, plus confie, plus pardonne? Tout cela dechire le coeur quand on a fait son possible pour lui et souvent plus que le possible. Sa position est toujours precaire et difficile. Cependant, voila le pain assure; mais voudront-ils s'en nourrir? On lui assure de quatre a cinq mille francs par an. La poste part, adieu encore. Nous vous aimons tous, vous le savez. CCXLII A M. CHARLES PONCY, A TOULON Nohant, 12 septembre 1844. "J'ai toujours desire qu'un poete fit, sous un titre tel que celui-ci: _la Chanson de chaque metier_, un recueil de chansons populaires, a la fois enjouees, naives, serieuses et grandes, simples surtout, faciles a chanter, et sur un rythme auquel pussent s'adapter des airs connus, bien populaires, ou des airs nouveaux faciles a composer. Ou, a defaut de musique, que ces chants fussent si coulants et si simplement ecrits, que l'ouvrier simple, sachant a peine lire, put les comprendre et les retenir. Poetiser, anoblir chaque genre de travail, plaindre en meme temps l'exces et la mauvaise direction sociale de ce travail, tel qu'on l'entend aujourd'hui, ce serait faire une oeuvre grande, utile et durable. Ce serait enseigner au riche a respecter l'ouvrier, au pauvre ouvrier a se respecter lui-meme. "Il y a des etats plus ou moins nobles en apparence, plus ou moins penibles en realite. Chacun demanderait au poete un examen approfondi, des reflexions serieuses, un jugement particulier a la fois poetique, et philosophique; et il y aurait, avec l'unite de forme, une variete infinie dans un tel sujet. Il y a dix ans que j'y reve. Si Beranger l'avait voulu, il aurait pu faire ces chansons-la de main de maitre. C'est un sujet que j'ai conseille a plusieurs jeunes poetes et qui les a tous effrayes, parce qu'ils n'avaient pas l'inspiration et la sympathie qu'il faut pour cela. "Un poete proletaire devrait l'avoir. Poncy aurait la grandeur et l'enthousiasme. Mais, pour plier son talent un peu recherche et _brillante_ a l'austere simplicite indispensable a ce genre de poesies, il lui faudrait travailler beaucoup, renoncer a beaucoup d'effets chatoyants, et a beaucoup d'expressions coquettes qu'il affectionne. Serait-il capable d'une si grande reforme? Sans cette reforme pourtant, l'ouvrage dont je parle n'aurait aucune valeur, aucun charme pour le petit peuple, et, le dirai-je? aucune nouveaute aux yeux des connaisseurs; car il s'agirait de faire quelque chose que personne n'a jamais fait encore. Il l'a fait a sa maniere (et c'etait une maniere admirable), pour se peindre lui-meme dans son etat de macon; mais il faudrait etre encore plus simple, tout a fait simple. "Le simple est ce qu'il y a de plus difficile au monde: c'est le dernier terme de l'experience et le dernier effort du genie. N'est-il pas encore trop jeune pour donner ces touches fermes et nettes, qui paraissent si faciles, que chacun se dit: "J'en aurais fait autant," et que personne cependant ne peut le faire qu'un grand artiste? Le Postillon, le Forgeron, la Lavandiere, le Macon, le Colporteur, le Ciseleur, le Couvreur, la Chanteuse des rues, la Brodeuse, la Fleuriste, le Jardinier, le Fossoyeur, le Menetrier du village, le Charpentier, etc., etc., etc., quelle foule inepuisable de types varies et qui tous pourraient etre embellis ou plaints par le poete! "Il faudrait faire aimer toutes ces figures, meme celles dont le premier aspect repousse, et inspirer une pitie tendre pour ceux qu'on ne pourrait admirer comme des etres utiles et courageux. Moi, je resumerais le tout dans une derniere chanson intitulee: _la Chanson de la misere_, et qui commencerait tout, bonnement ainsi: Je suis dame misere... "Il faudrait, pour la plupart de ces chansons, renoncer a l'alexandrin et choisir un rythme court et facile a l'oreille." Voila, mon cher enfant, les idees que j'avais jetees sur le papier, il y a quelque temps, etant malade et fatiguee. Je le suis encore plus aujourd'hui et ne puis completer ni eclaircir mon explication. Vous y suppleerez par votre vive intelligence; ou bien mon projet vous paraitra pueril, et, dans ce cas, n'y donnez aucune attention; car il se peut qu'il n'entre en rien dans votre maniere de sentir et de travailler. Il y a eu un temps ou mon idee sur la _Chanson de tous les metiers_ etait si nette et si vive, que, si j'avais su faire des vers, je l'aurais realisee sous le feu de l'inspiration. Depuis, je l'ai souvent expliquee en courant et fait comprendre a des gens qui ne savaient pas ou qui ne voulaient pas s'en servir. Maintenant, elle s'est beaucoup effacee, surtout devant la crainte de vous indiquer une voie qui ne serait pas la votre et qui vous menerait de travers. Et puis, je peux de moins en moins m'exprimer dans des lettres. J'ai tant de travail, d'ailleurs, que je ne puis ecrire a mes amis que les jours ou la maladie m'empeche d'ecrire pour mon compte. Aussi je leur ecris toujours fort obscurement et dans une grande defaillance d'esprit. Dites a Desiree mille tendres benedictions de ma part, pour elle et pour sa Solange, et de la part de ma Solange aussi. Mon fils est a Paris. Vos vers sur la _verite_ et sur la _realite_ me semblent tres beaux, tres touchants et tres bien faits, sauf deux ou trois. L'idee est bien soutenue, sauf deux ou trois strophes ou elle languit et devient un pen vague. Mais elle se releve bien et la fin est tres belle. Courage! CCXLIII A M. LEROY PREFET DE L'INDRE Nohant, ce 24 novembre 1844, Monsieur le prefet, Je vous dois des remerciements pour l'obligeance que vous m'avez temoignee tout en vous occupant charitablement de Fanchette[1]. La bonne volonte que vous voulez bien m'exprimer a cette occasion me trouve reconnaissante, et je ne craindrai pas de m'adresser a vous lorsque j'aurai a solliciter votre appui pour quelque malheureux. Mais vos genereuses offres a cet egard sont accompagnees de quelques reflexions auxquelles il m'est impossible de ne pas repondre, et, bien que la lettre dont mon ami M. Rollinat m'a donne communication ne me soit pas adressee, je crois plus sincere et plus poli d'y repondre directement que d'en charger un tiers, quelle que soit l'intimite qui me lie a M. Rollinat. Vous accusez l'_Eclaireur_, que je ne dirige pas, que je n'influence pas davantage, mais auquel je prete mon concours, de mensonge et de grossierete envers vous. Je ne suis pas chargee de defendre mes amis aupres de vous, je ne veux les desavouer en rien; mais ne suis pas solidaire de leurs actes et de leurs ecrits. J'ai fait mes reserves a cet egard, et j'ai du ce respect a leur independance; mais, si vous desirez savoir mon opinion sur la polemique _personnelle_ en politique, je suis prete a vous le dire, et vous crois digne qu'on vous parle franchement. Je ne m'occupe point de cette polemique, mes gouts et surtout mon sexe m'en detournent. Une femme qui s'attaquerait a des hommes dans des vues de ressentiment et d'antipathie serait peu brave. Les hommes ont pour derniere ressource, quand ils se croient outrages, d'autres armes que la plume, et, comme je ne veux pas me battre en duel, je ne me servirai jamais de la faculte d'exprimer mes sentiments que pour des causes generales ou pour la defense de quelque malheur. Mes griefs particuliers ne m'ont jamais fait publier une ligne contre qui que ce soit, et je ne suis pas d'humeur a changer de systeme. Quelques autres considerations qui tiennent a mon experience m'eloignent encore de la polemique de parti. Je trouve que l'esprit du gouvernement est odieux et lache a l'egard de la presse independante; mais, avant de condamner les mandataires du pouvoir, je voudrais etre mieux renseignee, sur la maniere dont ils obeissent a leur consigne, que je ne l'ai ete dans l'affaire de l'_Eclaireur_. Selon ma maniere de voir, un fonctionnaire dans votre position ne devrait pas etre personnellement mis en cause, a moins qu'il n'eut outrepasse son mandat, comme l'a fait, a ce qu'il me semble, mon neveu M. de Villeneuve prefet d'Orleans. Je plains les administrateurs en general plus que je ne les condamne, et voici pourquoi: Je suis certaine qu'ils n'obeissent qu'avec regret et repugnance a plusieurs de leurs attributions secretes, et qu'ils rougiraient de se faire hommes de parti de leur propre impulsion. Mais les gouvernements s'efforcent sans cesse d'avilir la dignite et l'integrite de leur magistrature, en les faisant complices de leurs passions. C'est par la qu'ils leurs otent la confiance et les sympathies de leur administres. C'est un grand crime et une lourde faute dans laquelle tombent tous les gouvernements absolus de fait ou d'intention. Le gouvernement est donc le coupable, lachement cache derriere vous. Le devoir de votre position est de nier ses torts et d'en assumer la responsabilite. Triste necessite que vous ne pouvez pas m'avouer, monsieur; mais, moi, je sais ce dont je parle et c'est le secret de ma tolerance envers les hommes publics. Si mes amis de l'_Eclaireur_ ont ete moins calmes, vous ne devez pas vous en etonner beaucoup et vous n'avez guere le droit de vous en facher. En acceptant les fonctions que vous occupez, vous avez du prevoir qu'une guerre systematique et inevitable, provoquee par vous a la premiere occasion, allumerait une guerre moins froide, mais une guerre ostensible. J'ai prevu des le commencement que mes amis seraient entraines a cette guerre, et j'ai regrette que vous, qu'on dit homme de bien, fussiez oblige d'en jeter les premiers tisons. Vous aimez a faire le bien, vous devez souffrir quand on vous condamne a faire le mal. Quant a moi, par les raisons que je vous ai exposees, je ne me serais pas chargee de vous accuser. Mais vous dites, monsieur le prefet, que, lorsque _Messieurs de l'Eclaireur_ vous feront de mauvais compliments, vous serez certain que je n'y suis pour rien. Vous n'aurez pas de peine a le croire, je ne dicte rien, j'aime mieux ecrire moi-meme, c'est plus tot fait, et je signe tout ce que j'ecris. Il est fort possible que j'aie a m'occuper des actes administratifs de ma localite, et de quelque malheur particulier a propos des malheurs publics. Je regarderai toujours comme un devoir de prendre le parti du faible, de l'ignorant et du miserable, contre le puissant, l'habite et le riche, par consequent contre les interets de la bourgeoisie, contre les miens propres, s'il le faut; contre vous-meme, monsieur le prefet, si les actes de votre administration ne sont pas pas toujours paternels. Vous ne pouvez ni me craindre ni m'attribuer la sottise de vous faire une menace; mais je manquerais a toute loyaute si je ne repondais par ma bonne foi a la bonne foi de vos expressions. Dans vos attributions involontaires d'homme politique, moi qui deplore l'alliance monstrueuse de l'homme de parti et du magistrat, je ne me sens pas le courage de vous blamer, puisque vous n'etes pas libre de me repondre comme homme de parti, force que vous etes d'agir comme tel en secret. Comme magistrat, vous serez toujours libre de vous disculper si l'on se trompe, parce que la tous vos actes sont publics. Je fais ces reserves pour l'acquit de ma conscience; car je crois fermement, d'apres votre conduite dans l'affaire des enfants trouves, que nous n'aurons qu'a louer votre justice et votre humanite. Maintenant, monsieur le prefet, vous dirai-je a mon tour que je ne vous rends pas solidaire des injures et des grossieretes qui me sont adressees par le _Journal de l'Indre?_ Si cela ne rentrait pas dans le secret de vos obligations et de vos moyens, je pourrais vous accuser severement, et vous dire que je n'influence pas meme l'_Eclaireur,_ tandis que vous _gouvernez_ le journal de la prefecture, de par vos fonctions gouvernementales. Or il m'est revenu qu'on m'y sommait un peu brutalement de repondre a de fort beaux raisonnements que je n'ai pas lus, et qu'irrite de mon silence, on m'y traitait vaillamment de philanthrope a tant la phrase, ou quelque chose de semblable. J'ai beaucoup ri de voir le scribe gage de la prefecture accuser de speculation le collaborateur gratuit de l'_Eclaireur_. Vous pouvez faire savoir a votre champion officieux, monsieur le prefet, qu'il se donne un mal inutile et que je ne lui repondrai jamais. J'ai ete provoquee par de plus gros messieurs, et, depuis douze ans que cela dure, je n'ai pas encore trouve l'occasion de me facher. Seulement je pense que ce que je disais tout a l'heure des femmes qui ne doivent pas attaquer, a cause de leur impunite dans certains cas, serait applicable relativement a certains hommes. Je suis bien persuadee que vous ne lisez pas le journal de la prefecture: vous etes de trop bonne compagnie pour cela. Pourtant cela rentre dans les necessites desagreables de votre administration, et, si vous ne lavez pas de temps en temps la tete a vos gens, ils feront mille maladresses. Agreez mes explications, monsieur le prefet, avec le bon gout d'un homme d'esprit; car, lorsque je me permets de vous ecrire ainsi, c'est a M. Leroy que je m'adresse, et"le collaborateur de l'_Eclaireur_ n'y est pour rien, vous le voyez, non plus que M. le prefet de l'Indre; nous parlons de ces personnes-la; mais celle qui a l'honneur de vous presenter ses sentiments les plus distingues c'est: GEORGE SAND. [1] George Sand a ecrit la touchante histoire de cette pauvre fille idiote, que la soeur superieure de l'hopital de la Chatre traitait avec tant d'inhumanite. CCXLIV A M. XXX..., CURE DE XXX...; Nohant, 13 novembre 1844 Monsieur le desservant, Malgre tout ce que votre circulaire a d'eloquent et d'habile, malgre tout ce que la lettre dont vous m'honorez a de flatteur dans l'expression, je vous repondrai franchement, ainsi qu'on peut repondre a un homme d'esprit. Je ne refuserais pas de m'associer a une oeuvre de charite, me fut-elle indiquee par le ministere ecclesiastique. Je puis avoir beaucoup d'estime et d'affection personnelle pour des membres du clerge, et je ne fais point de guerre systematique au corps dont vous faites partie. Mais tout ce qui tendra a la reedification du culte catholique trouvera en moi un adversaire, fort paisible a la verite (a cause du peu de vigueur de mon caractere et du peu de poids de mon opinion), mais inebranlable dans sa conduite personnelle. Depuis que l'esprit de liberte a ete etouffe dans l'Eglise, depuis qu'il n'y a plus, dans la doctrine catholique, ni discussions, ni conciles, ni progres, ni lumieres, je regarde la doctrine catholique comme une lettre morte, qui s'est placee comme un frein politique au-dessous des trones et au-dessus des peuples. C'est a mes yeux un voile mensonger sur la parole du Christ, une fausse interpretation des sublimes Evangiles, et un obstacle insurmontable a la sainte egalite que Dieu promet, que Dieu accordera aux hommes sur la terre comme au ciel. Je n'en dirai pas davantage; je n'ai pas l'orgueil de vouloir engager une controverse avec vous, et, par cela meme, je crains peu d'embarrasser et de troubler votre foi. Je vous dois compte du motif de mon refus, et je desire que vous ne l'imputiez a aucun autre sentiment que ma conviction. Le jour ou vous precherez purement et simplement l'Evangile de saint Jean et la doctrine de saint Jean Chrysostome, sans faux commentaire et sans concession aux puissances de ce monde, j'irai a vos sermons, monsieur le cure, et je mettrai mon offrande dans le tronc de votre eglise; mais je ne le desire pas pour vous: ce jour-la, vous serez interdit par votre eveque et les portes de votre temple seront fermees. Agreez, monsieur le cure, toutes mes excuses pour ma franchise, que vous avez provoquee, et l'expression particuliere de ma haute consideration. GEORGE SAND. CCXLV A M. LOUIS BLANC, A PARIS Nohant, novembre 1844. Mon cher monsieur Blanc, Mes vives et profondes sympathies pour l'oeuvre de la _Reforme_ et pour les personnes qui lui ont imprime une direction a la fois sociale et politique, ne datent pas d'aujourd'hui. Peut-etre que l'_art_ m'a manque pour l'exprimer et le _loisir_ pour le prouver. Mais ce n'est ni l'intention ni le devouement. Il y a deux parties dans la lettre si flatteuse que vous avez bien voulu m'ecrire. Il y a un appel a ma collaboration litteraire: par ma volonte, elle est assuree a la _Reforme_ autant que les necessites reelles et inevitables de ma vie me permettront de lui consacrer ses heures. Il y a aussi un appel plus intime a ma confiance et a mon zele. Je repondrai franchement; Je vous estime trop pour n'etre que polie; j'ai assez de conviction pour risquer de voir rompre un lien dont mon coeur serait pourtant si heureux. Je n'ai pas besoin de vous dire que votre probite politique et votre generosite personnelle a tous me sont aussi bien prouvees que ce que je sens dans ma propre conscience. Je n'ai pas besoin d'ajouter que je reconnais vos talents et que je voudrais les avoir pour mon propre compte et pour l'expression de mes croyances. Et, malgre tout cela, je ne suis pas certaine encore que ma collaboration, meme purement litteraire, puisse vous convenir sans examen. Attendez donc encore un peu pour me la faire promettre; car je ne suis que trop disposee a m'engager. L'_Eclaireur_ publie dans ce moment une serie de pauvres reflexions qui me sont venues, il y a quelque temps, apres avoir cause avec un homme politique, M. Garnier-Pages[1], homme qui m'a paru excellent et que je n'ai pas quitte sans lui serrer la main de bon coeur, mais avec lequel je n'etais pas du tout d'accord. Je destinais ces reflexions a moisir avec bien d'autres dans le fond de mon tiroir. Mes amis de l'_Eclaireur,_ a qui je disais que M. Garnier-Pages m'avait battue a plat, mais que je lui avais repondu apres qu'il avait ete parti, ont voulu lire et publier cette reponse, qui s'adresse a eux aussi bien qu'a lui. J'y ai change quelques mots, et c'est tout. C'est peu de chose et je ne vous en _recommande pas la lecture_; mais, si vous voulez savoir l'etat de mon esprit, il faut pourtant que vous ayez la patience de jeter les yeux sur le troisieme article. Mon cerveau n'en est que la, et je crains que vous ne trouviez mon education politique bien incomplete et mes curiosites religieuses un peu indiscretes. Il ne me deplairait point d'etre mieux endoctrinee. Je ne suis pas obstinee pour le plaisir de l'etre, et, si vous me dites ce qu'il y a derriere les mots _socialisme, philosophie_ et _religion_, que la _Reforme_ emploie souvent, je vous dirai franchement si cela me saisit tout a fait ou seulement un peu. Je ne vous demande pas un dogme, ni un traite de metaphysique: je ne le comprendrais peut-etre pas plus que ma mere, la fille du peuple, ne comprit le compliment politique qu'elle debita a Bailly et a Lafayette a l'hotel de ville, en leur offrant une couronne au nom de son district. Mais je vous ferai deux ou trois questions bien betes, et, si vous n'en riez pas trop, vous pouvez compter sur le peu que je sais faire. Je suis trop vieille pour que le seul eclat du genie, du courage et de la renommee m'entrainent; mais je suis encore femme par l'esprit, c'est-a-dire qu'il faut que j'aie la foi pour avoir le courage. Je trouve votre appel aux petitions excellent et j'y travaillerai ici de tout mon pouvoir en poussant mes paresseux d'amis. Si je puis faire autre chose, indiquez-le moi. Ne dites pas a ces messieurs combien je suis absurde dans ma reponse: remerciez-les pour moi et dites-leur combien je desire faire ce qu'ils me demandent. J'attends impatiemment le dernier volume de votre histoire[2] que votre oublieux de frere m'avait promis. Je lis dans l'_Eclaireur_ un fragment admirable. Ce jeune homme dont vous racontez si bien les coups de tete, Louis-Napoleon Bonaparte, m'a envoye une brochure de sa facon qui complete le portrait que vous faites de lui. Personne ne peint comme vous. Il faut que vous nous donniez une histoire de l'Empire, ou, ce que j'aimerais encore mieux, une histoire de la Revolution. Cette histoire n'a pas ete faite; pas plus que celle de Jesus-Christ. Dans quinze jours, je serai a Paris et je veux que vous me parliez de la _Reforme_ et de la politique. Toute a vous de coeur. [1] Articles sur _la Politique et le Socialisme_. [2] _L'Histoire de Dix ans_. CCXLVI AU PRINCE LOUIS-NAPOLEON BONAPARTE AU FORT DE HAM Paris, decembre 1844. Prince, Je dois vous remercier du souvenir flatteur que vous avez bien voulu me consacrer en m'adressant le remarquable travail de l'_Extinction du pauperisme_. C'est de grand coeur que je vous exprime l'interet serieux avec lequel j'ai etudie votre projet. Je ne suis pas de force a en apprecier la realisation, et, d'ailleurs, ce sont la des controverses dont, je suis sure, vous feriez, au besoin, bon marche. En fait d'application, il faut avoir reellement la main a l'oeuvre pour savoir si l'on s'est trompe, et le fait d'une noble intelligence est de perfectionner ses plans en les executant. Mais l'execution, prince, dans quelles mains l'avenir la mettra-t-elle? Nous autres, coeurs democrates, nous aurions peut-etre prefere etre conquis par vous que par tout autre; mais nous n'aurions pas moins ete conquis,... d'autres diraient delivres! Je ne sais pas si votre defaite a des flatteurs, je sais qu'elle merite d'avoir des amis. Croyez qu'il faut plus de courage aux ames genereuses pour vous dire la verite maintenant, qu'il ne leur en eut fallu si vous eussiez triomphe. C'est notre habitude, a nous, de braver les puissants, et cela ne nous coute guere, quel que soit le danger. Mais, devant un guerrier captif et un heros desarme, nous ne sommes pas braves. Sachez-nous donc quelque gre de nous defendre des seductions que votre caractere, votre intelligence et votre situation exercent sur nous, pour oser vous dire que jamais nous ne reconnaitrons d'autre souverain que le peuple. Cette souverainete nous parait incompatible avec celle d'un homme; aucun miracle, aucune personnification du genie populaire dans un seul, ne nous prouvera le droit d'un seul.--Mais vous savez cela maintenant et peut-etre le saviez-vous quand vous marchiez vers nous. Ce que vous ne saviez pas, sans doute, c'est que les hommes sont mefiants et que la purete de vos intentions eut ete fatalement meconnue. Vous ne vous seriez pas assis au milieu de nous sans avoir a nous combattre et a nous reduire. Telle est la force des lois providentielles qui poussent la France a son but, que vous n'aviez pas mission, vous, homme d'elite, de nous tirer des mains d'un homme vulgaire, pour ne rien dire de pis. Helas! vous devez souffrir de cette pensee, autant que l'on souffre de l'envisager et de la dire; car vous meritiez de naitre en des jours ou vos rares qualites eussent pu faire notre bonheur et votre gloire. Mais il est une autre gloire que celle de l'epee, une autre puissance que celle du commandement; vous le sentez, maintenant que le malheur vous a rendu toute votre grandeur naturelle, et vous aspirez, dit-on, a n'etre qu'un citoyen francais. C'est un assez grand role pour qui sait le comprendre. Vos preoccupations et vos ecrits prouvent que nous aurions eh vous un grand citoyen, si les ressentiments de la lutte pouvaient s'eteindre et si le regne de la liberte venait un jour guerir les ombrageuses defiances des hommes. Vous voyez comme les lois de la guerre sont encore farouches et implacables, vous qui les avez courageusement affrontees et qui les subissez plus courageusement encore. Elles nous paraissent plus odieuses que jamais quand nous voyons un homme tel que vous en etre la victime. Ce n'est donc pas le nom terrible et magnifique que vous portez qui nous eut seduit. Nous avons a la fois diminue et grandi depuis les jours d'ivresse sublime qu'il nous a donnes: son regne illustre n'est plus de ce monde, et l'heritier de son nom se preoccupe du sort des proletaires! Eh bien! oui, la est votre grandeur, la est l'aliment de votre ame active. C'est un aliment sain et qui ne corrompra pas la jeunesse et la droiture de vos pensees, comme l'eut fait, peut-etre malgre vous, l'exercice du pouvoir. La serait le lien entre vous et les ames republicaines que la France compte par millions. Quant a moi personnellement, je ne connais pas le soupcon, et, s'il dependait de moi, apres vous avoir lu, j'aurais foi en vos promesses et j'ouvrirais la prison pour vous faire sortir, la main pour vous recevoir. Mais, helas! ne vous faites pas d'illusions! ils sont tous inquiets et sombres autour de moi, ceux qui revent des temps meilleurs. Vous ne les vaincrez que par la pensee, par la vertu, par le sentiment democratique, par la doctrine de l'egalite. Vous avez de tristes loisirs, mais vous savez en tirer parti. Parlez nous donc encore de liberte, noble captif! Le peuple est comme vous dans les fers. Le Napoleon d'aujourd'hui est celui qui personnifie la douleur du peuple comme l'autre personnifiait sa gloire. CCXLVII A M. EDOUARD DE POMPERY, A PARIS Paris, janvier 1845. Laissez-moi tranquille avec votre fourierisme, mon bon monsieur de Pompery! J'aime mieux le pomperysme; car, si Fourier a quelque chose de bon, c'est vous qui l'avez fait. Vous etes tout coeur et tout droiture; mais vous n'etes qu'un poete quand vous pretendez marier Leroux et Fourier dans votre coeur. Que cela vous soit possible, apparemment oui, puisque cela est; mais c'est un tour de force dont mon imagination n'est pas capable. Les disciples de Fourier n'aiment leur maitre que parce qu'ils l'ont refait a leur guise, et encore ne l'ont-ils pas fait tous a la mienne. Votre _Democratie pacifique_ est froidement raisonnable, et froidement utopiste. Tout ce qui est froid me gele, le froid est mon ennemi personnel. Ils n'ont aupres d'eux qu'un homme fort, dont le nom ne me revient pas maintenant... (ah! Vidal...), mais qui a parle d'economie politique dans la _Revue independante_, l'annee derniere; et un homme excellent et sage, qui est vous. Et encore ne pouvez-vous ni l'un ni l'autre etre avec eux. Parlez-moi de madame Flora Tristan, je suis mieux informee que vous. Elle est ici: madame Roland s'en occupe et l'a placee chez madame Bascans, rue de Chaillot, n deg. 70. C'est la pension d'ou ma fille est sortie. Pension excellente et dirigee par un menage tout a fait respectable et intelligent. Madame Roland m'a amene cette jeune fille, dont je ne sais pas le vrai nom, mais qui est la fille de Flora et qui parait aussi tendre et aussi bonne que sa mere etait imperieuse et colere. Cette enfant a l'air d'un ange; sa tristesse, son deuil et ses beaux yeux, son isolement, son air modeste et affectueux m'ont ete au coeur. Sa mere l'aimait-elle? Pourquoi etaient-elles ainsi separees? Quel apostolat peut donc faire oublier et envoyer si loin, dans un magasin de modes, un etre si charmant et si adorable? j'aimerais bien mieux que nous lui fissions un sort que d'elever un monument a sa mere, qui ne m'a jamais ete sympathique malgre son courage et sa conviction. Il y avait trop de vanite et de sottise chez elle, Quand les gens sont morts, on se prosterne; c'est bien de respecter le mystere de la mort; mais pourquoi mentir? moi, je ne saurais. J'ai un conseil a vous donner, mon cher Pompery; c'est de devenir amoureux de cette jeune fille (ce ne sera pas difficile) et de l'epouser. Cela sera une belle et bonne action, cela vaudra mieux que d'etre amoureux de Fourier. Vous etes un digne homme, vous la rendrez heureuse. Et il est impossible que vous ne le soyez pas, a cause de cela d'abord, ensuite parce qu'il est impossible qu'avec une pareille figure, elle ne soit pas un etre adorable. Le bon Dieu serait un menteur s'il en etait autrement. Allons! partez pour la rue de Chaillot et invitez-moi bientot a vos noces. Tout a vous de coeur. GEORGE SAND. CCXLVIII A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A LA CHATRE Paris, 29 avril 1845. J'oubliais de te dire quelque chose qui te paraitra singulier. Etant chez le dentiste de Solange, il y a une quinzaine, j'ai rencontre madame de la Roche-Aymon[1], qui est venue se jeter dans mes bras avec des protestations de tendresse et des supplications pour une reconciliation generale avec la famille. Elle est venue me voir des le lendemain avec son mari, et m'a presente sa fille, la princesse Galitzin. Je lui ai rendu sa visite; il n'y a sorte d'amities qu'elle ne m'ait faite. Elle est partie pour Chenonceaux, et, deux jours apres, j'ai recu une lettre de Rene[2], et une autre d'elle pour me prier et me supplier d'aller les voir. J'irai peut-etre cet ete. Mais d'ou leur vient ce retour vers moi? Je n'en sais rien et ne me l'explique pas apres un si long oubli. Emma a deux fils maries ayant des enfants. Elle est archi-grand'mere et bien changee, comme tu penses, quoique agreable encore, et tres bonne femme. Elle m'a dit que son pere etait reste jeune et toujours gai et aimable. Madame de Villeneuve me fait dire aussi d'aller a Chenonceaux et d'y mener mes enfants. Leonce est perdu de goutte comme son pere. J'ai vu un de ses fils, un enorme garcon de seize ans... Septime[3] a je ne sais combien de fils et de filles. Comme tout cela nous rajeunit, hein? [1] Nee Emma de Villeneuve, fille de Rene de Villeneuve. [2] Le comte Rene de Villeneuve, senateur, cousin du colonel Maurice Dupin, pere de George Sand. [3] Septime de Villeneuve, fils de Rene de Villeneuve. CCXLIX A M. DE POTTER, EDITEUR, A PARIS 10 mai 1845 Monsieur, Il m'est revenu de source certaine que vous disiez avoir en votre possession un ouvrage de moi qu'il vous etait difficile de publier, a cause des opinions qui y sont emises. Vous savez mieux que personne que vous n'avez pas une ligne de moi a publier, et cet etrange mensonge me rappelle la tentative ou du moins l'intention deloyale que vous avez eue de publier sous mon nom, il y a un an, un ouvrage qui n'etait pas de moi. Quand j'ai su que vous renonciez a cette entreprise frauduleuse, j'ai garde le silence, quoique je fusse parfaitement renseignee. Je vous engage donc a ne pas abuser de ma generosite, en repandant sur mon compte des faits contraires a la verite. Je ne comprends pas quel peut etre votre but. Mais, quel qu'il soit, soyez assure que je me tiens sur mes gardes et que, si vous veniez a tromper le public en vous servant de mon nom, je vous ferais donner a l'instant, par tous les organes de la publicite, un dementi qui vous serait a la fois honteux et prejudiciable. Je n'ai d'autre raison de vous menager que la repugnance naturelle que j'eprouve a commettre un acte d'hostilite et a punir un mauvais procede. Je vous prie donc de m'epargner cette penible tache et de ne pas m'en faire une necessite. GEORGE SAND. CCL. A M. CHARLES PONCY, A TOULON Nohant, 12 septembre 1845. Ne me croyez donc jamais fachee contre vous, mes chers enfants. Que je sois malade ou occupee au dela de mes forces, que je vous ecrive ou non, ma tendresse vous est a jamais acquise a tous les trois; car vous etes trois maintenant, et vous ne faites qu'un pour moi. Non, certes, je n'ai pas ete mecontente des chansons. Elles me paraissent en bonne voie, et, quand il y en aura un volume, nous songerons a l'imprimer. Je suis toujours tout a votre service et, si je suis mortellement paresseuse pour ecrire des lettres, je ne le serai pas des qu'il sera question d'agir pour vous. Ainsi, comptez toujours sur moi, qui vous suis devouee a toute heure. Prenez, quand je n'ecris pas, que je dors; mais, comme l'ame ne dort jamais, je suis toujours prete a me lever et a courir pour vous. Que je vous dise d'abord ce qui concerne les petites affaires. Je me suis adressee a plusieurs journaux pour avoir de l'ouvrage. Je n'ai reussi a rien; sans quoi, je vous eusse ecrit tout de suite. Les journaux sont encombres et ne demandent que des romans. L'_Eclaireur de l'Indre_, auquel j'esperais pouvoir vous assurer quelques articles tous les ans, n'a pas le moyen de payer sa redaction, et il est certain que j'ai toujours travaille pour lui gratis. C'est en suivant la voie deja suivie, en vous assurant des souscripteurs et en faisant imprimer, au moins de frais possible, par mon intermediaire, que vous trouverez quelque profit dans votre plume. J'espere maintenant qu'avec, l'imprimerie de M. Pierre Leroux, qui fonctionne a Boussac, je pourrai vous faire avoir l'impression a bas prix, et ce sera autant de gagne. Enfin, rassemblez avec soin vos chansons, vos vers quelconques, et, pour changer un peu, pour reveiller l'appetit de vos souscripteurs, il faudrait tacher d'avoir une preface de Beranger, ou d'Eugene Sue. Je crois que ce dernier ne vous refuserait pas. Je me joindrai a vous pour l'obtenir. Enfin, pour en finir avec les affaires, j'ai un peu d'argent en ce moment. Si vous avez quelque souci, quelque souffrance, adressez-vous a moi, mon cher enfant. Je serai heureuse de les faire cesser, et, si vous y mettiez de l'orgueil, vous auriez grand tort. Ce ne serait agir ni en fils avec moi, ni en pere envers votre Solange, qui ne doit pas languir et patir quand elle a quelque part une _grand'mere_ tout heureuse de lui tendre les bras. J'ai vu a Paris, cet hiver, M. Ortolan, avec qui j'ai beaucoup parle de vous, et qui a eu occasion de rendre a un de mes amis un important service a ma requete. Il y a mis une grande bonte. Si vous lui ecriviez quelquefois, dites-lui que je m'en souviens et que je ne l'oublierai jamais. J'ai ete bien tentee cet ete de vous dire de venir me voir a Nohant. Si je ne l'ai pas fait, c'est pour des raisons que je ne peux vous ecrire, raisons un peu bizarres, et pourtant tres simples et tres naives, mais qui demanderaient de longues explications. Je vous les dirai confidentiellement et fraternellement quand nous nous verrons; car nous nous verrons, a coup sur. Ces raisons s'effacent et s'eloignent: elles ne sont pas de mon fait ni du votre; nous y sommes etrangers, nous n'y pouvons rien. Mais elles disparaissent et disparaitront par la force du temps et des choses. Ne soyez nullement intrigue et ne cherchez pas a deviner. Vous ne trouveriez pas; car les choses les plus simples et les plus niaises sont celles dont on s'avise le moins quand on les commente, et souvent ce que l'on decouvre apres bien des efforts d'imagination est tel, qu'on en rit et qu'on se dit: "Ce n'etait pas la peine de tant chercher." Ces raisons-la n'ont eu de gravite que pour moi, puisqu'elles m'ont prive souvent, a propos d'anciens et de nouveaux amis des deux sexes, d'user d'une legitime et sainte liberte Mais qui peut dire qu'il a vecu sans faire des sacrifices? celui-la n'aurait pas de coeur qui n'aurait pas su les accepter. J'espere que, l'annee prochaine, si vous avez quelque moment de vacances, je pourrai vous dire: "Venez voir votre _mere!_" Que ne puis-je mieux faire et vous dire: "Je cours, je voyage, je pars et je vais de votre cote, pour vous voir, pour serrer dans mes bras votre femme et votre enfant!" Mais je ne voyage plus, quoique ce soit fort dans mes gouts, et vous pensez bien qu'il y a aussi a cela quelque raison. Que je vous dise maintenant ce que je suis devenue depuis tant de temps que je ne vous ai ecrit. J'ai ete a Paris jusqu'au mois de juin, et, depuis ce temps, je suis a Nohant jusqu'a l'hiver, comme tous les ans, comme toujours; car ma vie est reglee desormais comme un papier de musique J'ai fait deux ou trois romans, dont un qui va paraitre. Il a fait un ete affreux; je suis peu sortie de mon jardin, j'ai peu monte a cheval et en cabriolet comme j'ai coutume de faire aux environs tous les ans. Tous les chemins de traverse qui conduisent a nos beaux sites favoris etaient impraticables, et ma fille n'est pas du tout marcheuse. Je lui ai achete un petit cheval noir qu'elle gouverne dans la perfection et sur lequel elle parait belle comme le jour. Mon fils est toujours mince et delicat, mais bien portant, d'ailleurs. C'est le meilleur etre, le plus doux, le plus egal, le plus laborieux, le plus simple et le plus droit qu'on puisse voir. Nos caracteres, outre nos coeurs, s'accordent si bien, que nous ne pouvons guere vivre un jour l'un sans l'autre. Le voila qui entre dans sa vingt-troisieme annee, et moi dans ma quarante-deuxieme, et Solange dans sa dix-huitieme! Nous avons des habitudes de gaiete peu bruyante, mais assez soutenue, qui rapprochent nos ages, et, quand nous avons bien travaille toute la semaine, nous nous donnons pour grande recreation d'aller manger une galette sur l'herbe a quelque distance de chez nous, dans un bois ou dans quelque ruine, avec mon frere, qui est un gros paysan, plein d'esprit et de bonte, et qui dine tous les jours de la vie avec nous, vu qu'il demeure a un quart de lieue. Voila donc nos grandes _fredaines_. Maurice dessine le site, mon frere fait un somme sur l'herbe. Les chevaux paissent en liberte. Les filleuls ou filleules sont aussi de la partie et nous rejouissent de leurs naivetes. Les chiens gambadent, et le gros cheval, qui traine toute la famille dans une espece de grande brouette, vient manger dans nos assiettes. Malheureusement, nous avons peu joui de la campagne de cette facon, cet ete. Il a toujours plu, et les rivieres out effroyablement deborde. Mais l'automne s'annonce plus beau, et j'espere que nous reprendrons bientot nos excursions. Puis nous allons marier une filleule de Maurice et faire la noce a la maison. Je crois que vous vous plairiez avec nous, mes enfants; car nous avons eu le bonheur de conserver des gouts simples. Nous avons une petite aisance qui nous permet de faire disparaitre la misere autour de nous; et, si nous connaissons le chagrin de ne pouvoir empecher celle qui desole le monde, chagrin profond, surtout a mon age, quand la vie n'a plus de personnalite enivrante et qu'on voit clairement le spectacle de la societe, de ses injustices et de son affreux desordre, du moins nous ne connaissons pas l'ennui, l'inquietude ambitieuse et les passions egoistes. Nous avons donc une sorte de bonheur relatif, et mes enfants le goutent avec la simplicite de leur age. Pour moi, je ne l'accepte qu'en tremblant; car tout bonheur est quasi un vol dans cette humanite mal reglee, ou l'on ne peut jouir de l'aisance et de la liberte qu'au detriment de son semblable, par la force des choses, par la loi de l'inegalite: odieuse loi, odieuses combinaisons, dont la pensee empoisonne mes plus douces joies de famille et me revolte a chaque instant contre moi-meme. Je ne puis me consoler qu'en me jurant d'ecrire tant que j'aurai un souffle de vie, contre cette maxime infame qui gouverne le monde: _Chacun chez soi, chacun pour soi_. Puisque je ne sais dire et faire que cette protestation, je la ferai sur tous les tons. Bonsoir, mon cher enfant. Voila, j'espere, une longue lettre et ou je vous parle de moi avec exces, pour repondre a toutes vos questions. Maintenant soyez tranquille sur mon compte. Ma sante est assez bonne, et mes yeux sont meilleurs, depuis six mois que j'ai renonce a travailler la nuit. Je ne pouvais plus. J'ai eu quelque peine a me remettre au courant des heures de tout le monde. Je l'avais essaye cent fois sans succes. Enfin, je suis parvenue a dormir a minuit et a travailler dans la journee. Cela me laisse moins de temps, car, dans la matinee, quoi qu'on fasse, on est toujours derange, et rien ne remplace ce calme profond et absolu qui se fait de minuit a quatre heures du matin. Mais il le fallait absolument; je ne dormais pas assez, et ma sante etait gravement alteree. Soyez tranquille surtout sur mon amitie. Elle est inalterable pour vous. Ecrivez-moi donc souvent, et sans vous tourmenter quand je ne reponds pas. Je suis heureuse de vous lire et de savoir ce que vous faites, a quoi vous pensez, et comment prospere notre chere petite Solange. Benissez-la pour moi, ainsi que sa mere, et dites-vous a toute heure que mon coeur est avec vous. CCLI A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A MONTGIVRAY Paris, 14 decembre 1845. J'ai recu ta lettre a Chenonceaux, et je sais, cher ami, que tu as eu bien de l'ennui en voyage, de mauvaises places, et tout le desagrement d'un grand acte d'obligeance fraternelle. Je t'en remercie et te prie de me pardonner cette course que je t'ai fait faire, mais ou tu as ete bien utile a notre jeune et jolie parente. J'espere que tu es repose et que tu ne m'en veux pas d'avoir use de ton zele et de ton bon vouloir. Nous nous sommes royalement ennuyes au milieu des grandeurs du passe, surtout les deux premiers jours. Peu a peu pourtant nous nous sommes trouves plus a l'aise, et nous nous sommes quittes tous fort tendrement. Le fait est que nos hotes ont ete excellents pour moi et pour mes enfants. Mais croirais-tu que nous avons trouve tout le contraire de ce qui etait a prevoir? Rene tres conserve physiquement, mais vieilli de cent ans au moral, petrifie comme ses sculptures et ses armoiries, ne parlant que de ses ancetres, de ceux de sa femme et de son gendre; enfin un marquis de Tuffieres! _La qualite l'entete,_ comme dit le Misanthrope: et cela est d'autant plus etrange a entendre, que son caractere est reste bon, simple, affectueux et _soumis_. Quant a Appoline[1], c'est un miracle que la grace, l'effusion et la bienveillance qu'elle a acquises en vieillissant. Elle a ete charmante pour Solange et pour Maurice, et avec moi, vraiment affectueuse, sensee et naturelle. Elle est fort devote maintenant, mais tres tolerante et charitable. Quand mon pere disait qu'avec de _bonnes et grandes qualites_, elle avait des petitesses incomprehensibles, il la jugeait bien. Elle a des petitesses, en effet, mais moins qu'on ne le croirait d'apres son passe, et, quant aux grandes qualites, elle en est certainement douee. Elle a de l'enthousiasme et de la jeunesse d'esprit, je crois qu'elle a eteint son mari a son profit. Madame de la Roche-Aymon est la plus douce, la plus faible et la plus tendre creature du monde. Son mari a ete charmant pour nous et pour Maurice en particulier, avec qui il a cause batailles et victoires de l'Empire. Il etait colonel alors et il a fait les guerres d'Espagne. Au fond, tout ce monde-la n'a plus d'opinions politiques, a force d'en avoir eu. On a le portrait d'Henri V pour la forme, mais celui de Napoleon a cote pour le sentiment. Chenonceaux est une merveille. L'interieur est arrange a l'antique avec beaucoup d'art et d'elegance. On y jette toujours son pot de chambre par la fenetre, ce qui faisait le bonheur de Maurice. Nous avons vu aussi Loches en detail; c'est fort curieux et interessant, nous en aurons donc beaucoup a te raconter. Maurice repart dans quelques jours pour Guillery. Je vais bien m'ennuyer sans lui, moi qui ne m'amuse de rien a Paris. La sublime Solange va reprendre ses lecons. Tortillard[2] travaille dans le decor de l'Odeon. Augustine[3] se porte bien et te fait mille remerciements. La Luce[4] trouve le spectacle _ben brave; mais ceux gens qui vous argardent a travers des culs de bouteille en mode de linettes ca lui convint pas. C'est des argardures trop effrontees_. Elle s'amuse beaucoup jusqu'a present. Bonsoir, cher vieux; embrasse ta femme pour moi et donne-moi de tes nouvelles. [1] Appoline, comtesse de Villeneuve, epouse de Rene de Villeneuve. [2] Eugene Lambert, artiste peintre. [3] Augustine Brault, cousine de George Sand. [4] Petite bonne de mademoiselle Solange. CCLII A M. MAURICE SCHLESINGER, DIRECTEUR DE LA _REVUE ET GAZETTE MUSICALE_, A PARIS Paris, janvier 1846. Monsieur, En feuilletant votre journal, je crois pouvoir etre certaine de la parfaite convenance de la _forme_ de mon opuscule. Puisque vous me l'avez rapporte, il est evident que c'est par la _qualite_ qu'il peche. N'etant pas habituee a defendre mon faible talent, je souscris a toute espece de condamnation, et sans appel. Mais, comme je ne fais pas mieux un jour que l'autre, je sais qu'il me serait impossible de remplir les conditions de superiorite, que vous exigez de vos redacteurs. J'ai donc l'honneur de vous renvoyer les cinq cents francs que vous m'aviez remis. Je vous prierai de m'envoyer votre journal; j'aurai l'honneur de vous en rembourser l'abonnement et de vous payer la collection que vous avez eu la bonte de m'envoyer. J'aurai un grand plaisir a la lire; mais je ne me sens pas destinee au plaisir d'y travailler. Agreez l'expression de mes sentiments distingues. GEORGE SAND. CCLIII A M. LE REDACTEUR DU JOURNAL***, A PARIS. Paris, janvier 1846. Monsieur, C'est seulement aujourd'hui que je prends connaissance d'un feuilleton insere dans votre numero du 24 decembre dernier et intitule _George Sand et Agricol Perdiguier._ Je dois a la verite de dementir la petite anecdote qu'il contient, et, comme cet article est deja loin de nous, je vous demande la permission, monsieur, de vous en faire rapidement l'extrait. Selon le redacteur de votre feuilleton, M. Agricol Perdiguier serait venu chez moi, l'ete dernier, pour m'offrir la collaboration d'un livre sur le compagnonnage. Je l'aurais engage a completer ses notions, en faisant un voyage dans toutes les provinces de France. Il m'aurait confie sa mere infirme et miserable. J'aurais pris soin d'elle, et j'aurais donne de l'argent a M. Perdiguier pour l'aider dans ses courses et dans ses recherches. Enfin, j'aurais profite de son zele et de ses travaux pour faire un roman dont j'aurais partage le produit avec sa mere et avec lui. Voici maintenant la verite: M. Agricol Perdiguier est l'auteur d'un livre sur le compagnonnage imprime bien longtemps avant que j'eusse le dessein d'ecrire un roman sur cette matiere. Cherchant quelques renseignements exacts et consciencieux, j'eus naturellement recours a ce livre, et l'esprit droit et genereux que revelait cet opuscule me donna l'envie de connaitre l'auteur. Je n'ai jamais eu le plaisir de voir ses parents, qui vivent dans l'aisance a quelques lieues d'Avignon; je n'ai donc jamais eu l'occasion de leur rendre le moindre service. Je n'ai pas non plus le merite d'avoir rendu personnellement service a M. Agricol, et le voyage qu'il a entrepris dans differentes provinces de France n'a pas eu pour but de me recueillir des notes et de m'envoyer des renseignements. Ce serait diminuer de beaucoup l'importance et le merite du pelerinage accompli par cet homme vertueux que de faire de lui une sorte de commis voyageur au service de mon encrier. J'ai dit, dans la preface de mon livre _le Compagnon du tour de France,_ quelle mission de paix et de conciliation M. Perdiguier s'etait imposee, en cherchant a nouer des relations avec les compagnons les plus intelligents des divers devoirs, afin de les engager a precher comme lui, a leurs freres et coassocies, la fin de leurs differends et le principe d'assistance fraternelle entre tous les travailleurs. Ce n'est pas moi qui ai suggere a M. Perdiguier l'idee genereuse de ce voyage: elle est venue de lui seul, et, si quelques ressources out ete mises par moi a sa disposition afin de lui permettre de suspendre son travail de menuiserie pendant une saison, cette petite collecte a ete l'offrande de quelques personnes penetrees de la saintete de l'oeuvre qu'il allait entreprendre et nullement, l'aumone d'une charite interessee. Dans une province ou sont fixes la famille et les amis d'enfance de M. Agricol Perdiguier, l'erreur commise dans votre feuilleton du 25 decembre a pu avoir, pour eux et pour lui, des resultats penibles, que j'aurais voulu etre a meme de conjurer a temps; quoiqu'il soit un peu tard, j'espere, monsieur, que votre loyaute ne se refusera, pas a une rectification que je demande pour ma part a votre bienveillante courtoisie, et sur laquelle j'ose compter. Agreez, monsieur, l'expression des sentiments distingues avec lesquels j'ai l'honneur d'etre, Votre tres humble, GEORGE SAND. CCLIV AUX REDACTEURS DU JOURNAL L'ATELIER, A PARIS Paris, fevrier 1846. Messieurs, La maniere detournee que vous employez pour repondre a ma lettre me parait empreinte d'un peu de passion. Nul plus que moi n'est porte a excuser la passion dirigee vers la recherche de la verite, lors meme qu'elle se fait un peu tranchante et intolerante. Cependant j'attendais de vous plus de justice et de sympathie. Il fallait ne point repondre du tout aux objections que contenait ma lettre, puisqu'elles n'appelaient pas et repoussaient, au contraire, une discussion publique, ou bien il fallait me demander l'autorisation, en m'en demontrant la necessite, de publier ma lettre entiere. Je viens vous demander maintenant l'insertion complete de cette lettre, dont je n'ai pas pris copie, et, sur ce point, je m'en rapporte entierement a votre loyaute. Certes, je suis un faible champion de la verite, et ma lettre n'est pas redigee avec le soin que vous aviez apporte dans votre refutation. Vous m'avez jugee par contumace, ou bien vous m'avez combattue a armes inegales, moi presentant a votre examen de conscience quelques objections prises rapidement au hasard entre beaucoup d'autres, et ne vous demandant, au nom de la conscience, que de les peser dans votre for interieur; vous, travaillant et redigeant a loisir un article pour un journal et opposant un mois de travail a une lettre particuliere ecrite au courant de la plume. Je crains pourtant que votre reponse ne soit empreinte d'une trop grande precipitation, et je ne me trouve ni convaincue ni satisfaite par vos arguments. La maniere dont vous posez les questions est telle, que je m'abstiendrai plus que jamais d'engager une polemique; je vois que vous ne me convertiriez pas, et la polemique n'est pas le champ clos ou ma vocation me porte a defendre les principes et les idees dont je suis penetree. Si je vous ai prie de ne pas inserer ma lettre et si je vous demande aujourd'hui le contraire, c'est pour des raisons que vous comprendrez et que tout le monde comprendra. J'avais une extreme repugnance a signaler aux ennemis du peuple les dissidences qui existent dans son sein. C'est, je crois, une mauvaise chose a faire que de leur donner le spectacle de nos incertitudes et de notre desaccord sur certains points. Vous n'avez pas tenu compte de mon scrupule, et, en cela, vous avez du etre persuades et abuses par quelque esprit ennemi du peuple, ennemi de l'Evangile et de l'egalite. Vous avez voulu proclamer a tout prix le triomphe de l'Eglise catholique sur vos opinions. Il en est resulte que des journaux catholiques et autres se sont rejouie de nous voir aux prises les uns contre les autres. Pauvre peuple! faut-il que tu ne trouves la verite qu'en traversant, a tes perils et a tes depens, les embuches de tes eternels oppresseurs! Maintenant, je demande la publication de ma lettre, c'est pour dejouer autant qu'il est en moi cette miserable ruse de nos ennemis. Le public jugera en voyant le respect dont mon coeur est rempli pour le fond de notre cause commune, et pour ceux qui la defendent meme en se trompant, si l'esprit d'hostilite est en moi et si la discorde est reellement entre nous. Agreez, messieurs, l'expression de mes sentiments affectueux. GEORGE SAND. CCLV A M. MAGU, A LIZY-SUR-OURCQ (SEINE-ET-MARNE). Paris, avril 1846. Mon cher monsieur Magu, Je me suis adressee pour vos exemplaires a trois editeurs, les seuls que je connaisse. Le premier, riche et avide, n'a pas voulu se charger d'une affaire ou il voyait peu a gagner. Le second, honnete mais pas genereux, a craint d'y perdre. Le troisieme, genereux mais gueux, n'a pas le sou a debourser. Je ne sais plus a quelle porte frapper. J'avais l'intention de ne prendre pour moi et mes amis qu'une douzaine d'exemplaires. Je me suis souvenue de ce que vous m'avez dit de Delloye, et, voulant que ce petit profit entrat dans votre poche et non dans la sienne, je vous prie de me dire ou je dois m'adresser pour avoir et rembourser ces exemplaires. Combien je suis chagrine d'avoir plus de dettes que de comptant! Vous n'attendriez pas longtemps l'avance de cette petite somme qui vous manque pour etre tranquille et satisfait! Mais, depuis dix ans, je travaille en vain a me remettre au point ou j'etais lorsqu'il me fallut reparer le desordre des affaires que d'autres me mirent sur les bras, et payer les dettes qu'ils avaient faites. Avant cette epoque, j'avais toujours de quoi prelever une forte part de mon travail pour obliger mes amis, ou rendre des services bien places. Aujourd'hui, je suis accusee de negligence ou d'indifference, non par mes amis, qui connaissent bien ma position, mais par des personnes qui s'adressent a moi, et qui s'etonnent de voir mon ancien devouement paralyse par la force des choses. Je souffre beaucoup de cette position, non pas a cause de ce qu'on peut dire et penser de moi: il y a longtemps que j'ai mis le mauvais amour-propre de cote, sachant qu'il etait l'ennemi de la bonne conscience. Mais voir des souffrances, des inquietudes et des maux de toute sorte en si grand nombre, et n'y pouvoir apporter qu'un sterile interet, est un plus grand chagrin, plus que toute l'injustice dont on peut etre l'objet soi-meme. J'ai, en outre, le regret continuel d'etre un mauvais auxiliaire en fait de services qui demanderaient, en compensation de l'argent qui me manque, du credit, de l'activite et de l'influence dans le monde. Si je suis une espece d'homme de lettres, je suis avant tout mere de famille, et il ne me reste pas un instant pour voir le monde, pour rendre les visites qu'on me fait, et pour repondre aux nombreuses lettres qu'on m'adresse. Si j'ai une ou deux heures libres par semaine, j'aime mieux les consacrer a de vieux amis, ou a de nobles relations, comme je considere celles que je veux conserver avec vous, que de satisfaire la curiosite de quelques belles dames, ou de quelques jolis messieurs qui voudraient m'examiner a la loupe, comme une bete singuliere. De la vient que je ne connais personne, et que, Dieu merci, personne ne me connait dans ce monde, ou d'autres posent, jasent, prononcent et imposent leurs sympathies et leurs opinions a des coteries. Voila pourquoi aussi j'ai personnellement l'occasion de lancer un livre moins que qui que ce soit. Ma seule efficacite, si j'en ai une, est dans ma plume. Je n'ai jamais flatte personne et je n'ai jamais fait ce qu'on appelle de la critique que dans trois ou quatre occasions, ou mon coeur etait emu et ma conviction entiere. Je ne vous serai donc un peu utile qu'en revenant, dans un article de la _Revue independante_, sur vos vers charmants, et en parlant de votre nouveau recueil. Je le ferai, n'en doutez pas; c'est ce que je pourrai faire de moins inutile. Je me justifie aupres de vous, parce que j'ai besoin de votre estime et de votre confiance, avant meme que vous songiez a m'accuser, et parce que je ne veux pas que vous cessiez de vous adresser a moi toutes les fois que vous croirez que je peux faire quelque chose pour vous. Mon peu de succes vous donnerait peut-etre a penser que j'y mets de la mauvaise volonte, et je ne veux pas que, par discretion, vous vous absteniez. Ne craignez donc jamais de m'importuner, quelque maussade ou paresseuse que je vous semble. Ainsi, il m'a ete impossible jusqu'ici de trouver un moment pour voir madame Benoit de Grazelles. Mais j'espere ne pas quitter Paris sans lui avoir rendu ses visites et lui avoir parle de vous. Si cette dame a de nombreuses connaissances, comme vous dites qu'elle a beaucoup d'activite et de coeur, elle pourrait peut-etre distribuer en detail encore une partie de vos exemplaires. De mon cote, je parlerai a tous mes amis, comme je l'ai deja fait. Mais tous mes amis forment une bien petite et bien obscure phalange. Je pars pour la campagne (la Chatre), ou je passerai quelques mois; vous pourrez m'y adresser les exemplaires que je vous demande, et j'espere bien que vous m'ecrirez en meme temps un petit mot d'amitie. Tout a vous de coeur. GEORGE SAND. CCLVI A M. MARLIANI, SENATEUR, A MADRID Paris, mai 1846. Cher Manoel, Bien que traduit en francais et lu au coin du feu votre discours est encore tres beau et tres excellent. Je ne m'etonne donc pas de l'effet qu'il a produit sur le Senat. Avec tant de presence d'esprit, de science des faits, de memoire et d'habilete, vous devez apporter a vos hommes d'Etat de l'Espagne une bonne dose d'enseignement, et ils le sentent. En outre, vous avez en vous une grande puissance que vous developperez de plus en plus. C'est un fonds de principes et de convictions logiquement acceptees, en dessous de ce talent du moment que vous caracterisez a la fin de votre discours par le mot d'_opportunite_. La plupart des hommes ont l'un ou l'autre. Vous avez des deux, c'est une grande force. Vous sentez vivement dans les profondeurs de votre ame cet ideal politique qui n'est pas pure poesie, quoi qu'on en dise, puisque c'est tout simplement une vue anticipee de ce qui sera, par le sentiment chaleureux et lucide de ce qui doit etre. Vous etes penetre de cet ideal et de cette _poesie_, quand vous faites la parfaite distinction de la politique et de la diplomatie qui conviennent aux nations, d'avec la politique et la diplomatie que pratiquent les rois dynastiques. Il y avait longtemps que j'attendais dans le monde parlementaire la manifestation de cette idee si vraie, qui n'etait pourtant pas encore eclose a aucune tribune de l'Europe. Si j'avais ete chargee d'ecrire sur l'Espagne dans notre _Revue_ et sur l'equipee impertinente de M. _Narcisse_ Salvandy, je n'aurais pas dit autrement que vous, et peut-etre exactement de meme, quoique nous ne nous fussions pas donne le mot d'avance. Vous avez ete courageux et vraiment dans la grande politique sociale en disant de telles choses dans une assemblee nationale. Si la France etait moins courbee, moins douloureusement affaissee sous ses maux du moment, la presse liberale entiere se fut emparee de votre discours comme d'un monument. Mais elle y reviendra plus tard, j'en suis certaine, et, dans nos assemblees nationales, on citera vos paroles dans quelques annees comme vous avez cite celles de Vatel et de Martens. Vous avez aussi parle de la revolution de 89 avec une grande verite et un grand courage: continuez donc, et croyez que l'avenir est a nous, a l'Espagne et a la France, a la France et a l'Espagne l'une par l'autre, l'une pour l'autre, et toutes deux pour le monde entier. Vous me reprochez de hair l'Angleterre _a la francaise._ Non, ce n'est pas a ce point de vue que je la hais; car je crois a son avenir, je compte sur son peuple. J'y vois eclore le chartisme, qui est notre phase, et je ne doute pas qu'elle ne soit le bras du monde que je reve et que j'attends, comme nous en serons, Espagnols et Francais, le coeur et la tete. Mais ce que vous dites de la politique d'interet personnel des cabinets, appliquez-le a ma haine pour l'Angleterre; je hais son action presente sur le monde, je la trouve injuste, inique, demoralisatrice, perfide et brutale; mais ne sais-je point que les victimes de ce systeme affreux sont la en majorite, comme chez nous les victimes du juste-milieu? Je ne hais point ce peuple; mais je hais cette societe anglaise; de meme, je ne haissais point l'Espagne en y passant, mais j'execrais cette action de Christine et de don Carlos, qui rapetissaient et avilissaient momentanement le caractere espagnol. Aujourd'hui, l'Espagne a de grandes destinees devant elle. Y entrera-t-elle d'un seul bond? Aura-t-elle encore des defaillances et des delires de malade? Qu'importe? rien de ce qu'elle fait de bon aujourd'hui ne sera perdu, et vous n'avez pas sujet de desesperer. Poussez a la fraternite, faites des voeux pour que le regent ait un bras de fer contre les conspirations. Ces insultes du cabinet francais ne sont pas si funestes. Elles font sentir au duc de la Victoire que sa mission est une grande lutte, et que le salut est dans sa fierte comme dans sa perseverance. En vous ecrivant dernierement, je ne pretendais pas qu'il dut, quant a present et tout d'un coup, renverser le fantome de la royaute. Je me suis mal exprimee si vous m'avez ainsi entendue; mais je pretendais, je pretends toujours que, si la Providence lui conserve la vie, la force et la popularite, sa mission est la. Il y sera entraine et porte un jour, s'il reste lui-meme et si l'orage ne balaye pas son oeuvre d'aujourd'hui avant qu'elle ait pris racine. Esperons! J'espere bien pour la France, qui est en ce moment si malade et si avilie! je douterais de Dieu si je doutais de notre reveil et de notre guerison. Bonsoir, cher ami. Travaillez toujours, parlez souvent. Labourez et ensemencez, _semez et consacrez_, comme dit Faust. De mon amitie, je ne vous dis rien: vous savez tout la-dessus. Ma Charlotte et vous ne faites qu'un pour moi, et c'est une grosse part de ma vie, qui est dans votre unite, comme dirait Leroux. A vous. GEORGE SAND. CCLVII A MADAME MARLIANI, A PARIS Nohant, 1er septembre 1846. Chere amie, Merci mille fois! mais Solange ne serait point en etat de faire le voyage de Paris dans ce moment-ci, a moins d'y aller a petites journees, comme nous faisons nos courses de campagne. D'ailleurs, je n'ai pas plus de confiance en M. Royer qu'en Papet, et je crois que la medecine ne sait rien pour ces maladies de langueur. Nous partons aujourd'hui pour divers points du Berry et de la Creuse, ou nous nous arreterons chaque fois un jour ou deux. Elle est un peu mieux depuis trois jours, mais toujours sans appetit et sans sommeil. Une petite fatigue lui est bonne, une grande fatigue tres mauvaise. Nous avons ete avant-hier a Chateauroux reconduire Delacroix et recevoir Emmanuel qui a fait un peu la grimace a l'idee de se remballer tout de suite, dans d'assez mauvais chemins et pour d'assez mauvais gites. Mais il aime encore mieux cela que de rester tout seul ici. Je vous ecris a la hate. Oui, vous devriez aller passer cette quinzaine encore en Normandie, si le voyage est court et pas fatigant; car les beaux jours ne dureront peut-etre pas cet automne. Nous avons ici de grandes chaleurs et de grandes pluies qui semblent nous annoncer un hiver precoce. Moi, je n'ose pas vous repondre de l'emploi de mon mois de septembre. Je suis tourmentee et je suis decidee a tout essayer pour que ce triste etat de Solange ne s'installe pas chez elle pour tout l'hiver. Vous etes mille fois bonne de m'offrir un gite. Nous avons toujours notre appartement du square Saint-Lazare et rien ne nous empecherait d'y aller. Mais Papet ne me conseille pas du tout les longues etapes pour Solange; au contraire, elles irritent beaucoup notre malade. Nous la promenons une lieue a cheval, une lieue en voiture; puis on se repose, on reprend, et toujours ainsi. Je tache de l'egayer; mais je ne suis pas gaie au fond. Elle est bien sensible a l'interet que vous lui temoignez et me charge de vous en remercier. Elle vous recommande de ne pas faire comme elle, et d'etre bien portante avant tout. Adieu, chere; je vous embrasse tendrement, et je pars. GEORGE. CCLVIII A LA MEME Nohant, 6 mai 1847. Chere amie, Vous etes etonnee de mon silence, probablement. Moi, je suis etonnee d'avoir encore la force de vous ecrire apres des fatigues d'esprit et d'_yeux_ comme je viens d'en subir. Je ne puis vous dire que trois mots; mais je veux vous les dire avant tout. Solange se marie dans quinze jours avec Clesinger, sculpteur, homme d'un grand talent, gagnant beaucoup d'argent, et pouvant lui donner l'existence brillante qui est, je crois, dans ses gouts. Il en est tres violemment epris, et il lui plait beaucoup. Elle a ete aussi prompte et aussi ferme, cette fois, dans sa determination qu'elle etait jusqu'a present capricieuse et irresolue. Apparemment elle a rencontre ce qu'elle revait. Dieu le veuille! Pour mon compte, ce garcon me plait beaucoup aussi, de meme qu'a Maurice. Il est peu _civilise_ au premier abord; mais il est plein de feu sacre, et il y a deja quelque temps que, le voyant venir, je l'etudie sans en avoir l'air. Je le connais donc autant qu'on peut connaitre quelqu'un qui veut plaire. Vous me direz que ce n'est pas toujours suffisant, c'est vrai. Mais ce qui me donne confiance, c'est que la principale face de son caractere, c'est une sincerite qui va jusqu'a la brusquerie. Il pecherait donc par exces de naivete, plus que par toute autre chose, et il a encore d'autres qualites qui racheteront tous les defauts qu'il _peut_ et _doit_ avoir. Il est laborieux, courageux, actif, decide, perseverant. C'est quelque chose que la force, et il en a beaucoup, au physique comme au moral. Je me suis trouvee amenee par une circonstance fortuite, a faire sur son compte une veritable _enquete_, telle qu'un procureur du roi l'eut faite pour un accuse de cour d'assises. Quelqu'un m'avait dit de lui tout le mal qu'on peut dire d'un homme. Je ne savais pas encore alors qu'il songeat a ma fille; mais il faisait nos bustes. Il voulait les faire en marbre, gratis, et il ne me convenait pas d'etre comblee de pareils presents par un homme dont on me disait _pis que pendre_. Et puis je voulais savoir si la personne qui le traitait de la sorte etait une bonne ou une mauvaise langue. Quelques explications, auxquelles je n'attachais pas d'abord toute l'importance qu'elles eurent ensuite, amenerent une foule de renseignements particuliers, et j'arrivai a pouvoir juger sur _preuves_; car vous savez que, dans ces sortes de choses, il se fait un enchainement imprevu de decouvertes. J'acquis donc la certitude que Clesinger etait un homme irreprochable dans toute la force du mot, et son accusateur un homme d'esprit un peu leger. De sorte que je connaissais tous les faits de sa vie la plus intime, le jour ou il me demanda ma fille. Le hasard avait amene a cet egard plus de lumieres que je n'en aurais eu en l'examinant par mes yeux pendant des annees. Neanmoins, je n'avais rien conclu en quittant Paris, et c'est depuis un mois que son activite a leve tous les obstacles et reduit a neant toutes les objections possibles. M. Dudevant, qu'il a ete voir, consent. Nous ne savons pas encore ou se fera le mariage. Peut-etre a Nerac, pour empecher M. Dudevant de s'endormir dans les eternels lendemains de la province. Je vous ecrirai dans quelques jours; car, jusqu'ici, nous n'avons rien fixe, et j'attends Clesinger demain ou apres, pour determiner avec lui le jour et le lieu. Mais ce sera dans le courant de mai. Les bans se publient et on coud la robe blanche. Pourtant on ne sait encore rien dans ce pays-ci, et nous nous preservons des grandes annonces. Il a fallu menager un chagrin encore assez vif, qui n'est pas loin de nous. Il y a eu un echange de lettres sinceres tres satisfaisant. Le pauvre abandonne est un noble enfant qui se montre, comme dit, avec raison, son oncle, M. de Grandeffe, _un vrai chevalier francais_. Je regrette bien ce coeur-la; mais nous mettons dans la famille une meilleure tete, et il faut bien que la fatalite apparente soit une volonte d'en haut. Je n'aurais pas voulu d'abord qu'on fit si vite un autre choix. Mais, le choix etant fait (et vous savez que les parents n'empechent rien de ce cote-la), je crois qu'il faut le ratifier bien vite. Bonsoir, chere amie; ecrivez-moi et parlez-moi de vous. Moi, je ne puis vous rien dire de moi, sinon que je suis fatiguee a mourir; car, au milieu de ces preoccupations, il m'a fallu faire un roman pour avoir quelques billets de banque. La misere augmente ici tous les jours et j'en sais quelque chose. Je vous embrasse; soignez-vous, gouvernez votre volonte a l'effet de conserver votre sante. Creez-vous des devoirs qui vous otent le temps de penser a vous-meme. Je crois que c'est le seul moyen de supporter le terrible poids de la vie. Plus il est lourd, mieux on marche peut-etre! Et les devoirs ne sont pas difficiles a trouver dans ce temps de malheur et de souffrance materielle. Votre coeur le sait bien. Mettez votre cerveau et vos jambes au service de votre coeur, et l'imagination s'endormira. CCLIX A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES Nohant, 22 mai 1847 Frere et ami, Je n'ai recu qu'il y a quinze jours le numero du _People's Journal_ qui contient deux articles dont je suis l'objet. Remerciez pour moi de sa bienveillance miss Jewsbury, signataire du premier, et laissez-moi vous dire que le votre m'a penetree d'un sentiment de bonheur. C'est qu'en effet il part de votre coeur. D'autres hommes eminents ont bien voulu me louer ou me defendre. Leur voix ne partait pas des entrailles comme la votre; car, en general, les hommes d'intelligence ont peu d'entrailles, et je ne me sens point de parente avec eux. Ma gratitude pour eux n'etait donc qu'une forme de politesse obligee, au lieu que, vous, je ne vous remercie pas; je sens que vous dites ce que vous pensez sur mon compte, parce que vous comprenez les souffrances de mon ame, ses besoins, ses aspirations et la sincerite de mon vouloir. Non, mon ami, je ne vous remercie pas d'un article _favorable_, comme on dit; mais je vous remercie de m'aimer, et de m'appeler votre soeur et votre amie. Il y a une fatalite providentielle et comme un instinct de secrete divination dans les coeurs. Il y a dix ans, j'etais en Suisse; vous y etiez cache et un hasard m'avait fait decouvrir votre retraite. J'etais presque partie un matin, pour vous aller trouver. J'etais encore dans l'age des tempetes. Je revins sur mes pas, en me disant que vous aviez assez de votre fardeau a porter, et que vous n'aviez pas besoin d'une ame agitee comme la mienne. Je comptais bien que, plus tard, nous nous rencontrerions si je resistais a la tentation du suicide qui me poursuivait sur ces glaciers. Le vertige de Manfred est si profondement humain! Enfin, il y a encore, dans la vie, des recompenses attachees a l'accomplissement des devoirs, des compensations aux plus durs sacrifices, puisque votre amitie couronne ma vieillesse et me console du passe! Venez donc en France, venez donc me voir chez moi dans ma vallee Noire, si bete et si bonne. J'y suis plus moi-meme qu'a Paris, ou je suis toujours malade au moral et au physique. Nous avons bien des choses a nous dire; moi, j'en ai a vous demander. J'ai des conseils a recevoir que je n'ai ose demander a personne depuis bien longtemps, et des solutions que j'ai mises en reserve pour les chercher en vous. Vous disiez, cet hiver, que vous viendriez; est-ce que vous ne le pouvez ou ne le voulez plus? Je vous aurais ecrit plus tot sans de graves evenements domestiques, qui m'ont pris jusqu'aux heures du sommeil. Je viens de marier ma fille et de la bien marier, je crois, avec un artiste tres puissant d'inspiration et de volonte. Je n'avais pour elle qu'une ambition, c'est qu'elle aimat et qu'elle fut aimee; mon voeu est realise. L'avenir est dans la main de Dieu, mais j'espere la duree de cet amour et de cet hymenee. Je vous respecte et vous aime. Votre soeur, GEORGE SAND. CCLX A M. THEOPHILE THORE, A PARIS Nohant, juin 1847. J'aurais, monsieur, le plus grand desir d'etre utile a la personne que vous me recommandez, et son titre de neveu de Saint-Just n'est pas mince aupres de moi. Mais ce qu'elle me demande est a peu pres impossible. Jugez-en vous-meme. M. Flaubert desire que je lui promette et que je lui laisse annoncer une preface de moi, pour la premiere livraison d'un livre qui n'est encore qu'en projet, dont il n'a pas ecrit la premiere page et dont il me soumet le plan. Ce plan me parait bon et utile; mais cela ne suffit pas pour que je puisse engager ma responsabilite. Personne ne peut _endosser_ l'esprit d'un livre avant d'avoir lu attentivement ce livre. Et puis j'ai fait trois ou quatre prefaces en ma vie, et je crois que je ne pourrais plus en faire une cinquieme. C'est un travail auquel je ne suis pas propre et qui me coute plus de peine que trois romans a ecrire. Enfin, et c'est le plus sur, une preface de n'importe qui n'a jamais servi a qui que ce fut. Si le livre est bon, a quoi sert la preface? s'il est mauvais, elle lui nuit davantage. Agreez, monsieur, l'expression de mes sentiments affectueux. GEORGE SAND. CCLXI A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES Nohant, 28 juillet 1847. Mon frere et mon ami, Cette annee 1847, la plus agitee et la plus douloureuse peut-etre de ma vie sous bien des rapports, m'apportera-t-elle au moins la consolation de vous voir et de vous connaitre? Je n'ose y croire, tant le guignon m'a poursuivie; et pourtant vous le promettez, et nous approchons, du terme assigne. Dans pen de jours, nous aurons un chemin de fer depuis Paris jusqu'a Chateauroux, qui n'est qu'a neuf lieues de chez moi. Ainsi vous n'aurez plus besoin que je vous trace un petit itineraire pour eviter les lenteurs et les contretemps de voyage, une des mille petites plaies de notre pauvre France, qui en a de si grandes d'ailleurs. Vous viendrez de Paris en six ou sept heures jusqu'a Chateauroux; et, de Chateauroux a Nohant, par la grande route et la diligence, en trois heures. Que votre lettre est bonne et votre coeur tendre et vrai! je suis certaine que vous me ferez un grand bien et que vous remonterez mon courage, qui a subi, depuis quelque temps, bien des atteintes dans des faits personnels. Et qu'est-ce que les faits personnels encore! je devrais dire que, depuis ces dernieres annees surtout, j'ai grand'peine a me maintenir, je ne dis pas croyante, la foi conquise au prix qu'elle nous a coute ne se perd pas, mais sereine. Et la serenite est un devoir, precisement, impose aux ames croyantes. C'est comme un temoignage qu'elles doivent a leur religion. Mais nous ne pouvons nous faire pures abstractions, et l'attente confiante d'une meilleure vie, l'amour de l'ideal immortel ne detruit pas en nous le sentiment et la douleur de la vie presente. Elle est affreuse, cette vie, a l'heure qu'il est. La corruption et l'impudence sont d'un cote; de l'autre, c'est la folie et la faiblesse. Toutes les ames sont malades, tous les cerveaux sont troubles, et les mieux portants sont encore les plus malheureux; car ils voient, ils comprennent et ils souffrent. Cependant il faut traverser tout cela pour aller a Dieu, et il faut bien que chaque homme subisse en detail ce que subit l'humanite en masse. Venez me donner la main un instant, vous, eprouve par tous les genres de martyre. Quand meme vous ne me diriez rien que je ne sache, il me semble que je serais fortifiee et sanctifiee par cette antique formule qui consacre l'amitie entre les hommes. J'ai recu une de vos brochures, mais non la lettre a Carlo-Alberto, a moins que vous ne l'ayez envoyee apres coup et qu'elle ne soit a Paris. Les traductions me sont venues, aussi. Remerciez pour moi. Le mot _traine_ est local et non francais usite. Une traine est un petit chemin encaisse et ombrage. C'est comme qui dirait un sentier. Mais notre dialecte du Berry, qui n'est qu'un vieux francais, distingue le sentier du pieton et celui ou peut passer une charrette. Le premier s'appelle _traque_ ou _traquette_, le second _traine_. Le mot est joli en francais et s'entend ou se devine meme a Paris, ou le peuple parle la plus laide et la plus incorrecte langue de France, parce que c'est une langue toute de fantaisie, de hasard et de rapides creations successives, tandis que les provinces conservent la tradition du langage et creent peu de mots nouveaux. J'ai un grand respect et un grand amour pour le langage des paysans, je l'estime plus correct. CCLXII A M. CHARLES PONCY, A TOULON Nohant, 9 aout 1847. Maintenant, mes enfants, je ne vous marquerai plus d'epoque ni de jour pour venir. Cela nous a toujours porte malheur, et, quand vous pourrez venir, vous suivrez l'inspiration du moment, c'est-a-dire vous profiterez du concours de circonstances qui vous paraitra le plus favorable: temperature, liberte d'autres soins, sante, repos d'esprit, envie meme de voyager; car il faut tout cela pour qu'un voyage ne soit pas quelque chose de solennel et meme d'un peu effrayant. A vous dire vrai, je suis tellement consternee du guignon qui s'est attache a vous, dans toutes ces circonstances, que je n'oserai plus jamais vous dire: "Venez, je vous attends." Je n'etais pas superstitieuse pourtant, et je le suis devenue a force de malheur depuis deux ans. Tous les chagrins m'ont accablee par un enchainement fatal; mes plus pures intentions ont eu des resultats funestes pour moi et pour ceux que j'aime; mes meilleures actions ont ete blamees par les hommes et chatiees par le ciel comme des crimes. Et croyez-vous que je sois au bout? Non! tout ce que je vous ai raconte jusqu'ici n'est rien, et, depuis ma derniere lettre, j'ai epuise tout ce que le calice de la vie a de desesperant. C'est meme si amer et si inoui, que je ne puis en parler, du moins je ne puis l'ecrire. Cela meme me ferait trop de mal. Je vous en dirai quelques mots quand je vous verrai. Mais, si je ne reprends courage et sante jusque-la, vous me trouverez bien vieillie, malade, triste et comme abrutie. Voila aussi, mon enfant, pourquoi je n'ose pas appeler Desiree avec l'ardeur que j'y aurais mise avant tous mes chagrins. Je crains que cette chere enfant ne me trouve toute differente de ce que vous lui avez dit de moi, et que le spectacle de mon abattement ne la froisse et ne la consterne. J'etais, quand vous m'avez vue, dans un etat de serenite, a la suite de grandes lassitudes. J'esperais du moins, pour la vieillesse ou j'entrais, la recompense de grands sacrifices, de beaucoup de travaux, de fatigues et d'une vie entiere de devouement et d'abnegation. Je ne demandais qu'a rendre heureux les objets de mon affection. Eh bien! j'ai ete payee d'ingratitude, et le mal l'a emporte dans une ame dont j'aurais voulu faire le sanctuaire et le foyer du beau et du bien. A present, je lutte contre moi-meme pour ne pas me laisser mourir. Je veux accomplir ma tache jusqu'au bout. Que Dieu m'assiste! je crois en lui et j'espere! Nous avons ici un temps affreux, de la pluie par torrents, un ciel sombre et froid depuis huit jours. On ne peut finir les moissons. Cela ne contribue pas peu a me rendre triste. Augustine a beaucoup souffert, mais elle a eu un grand courage, un vrai sentiment de sa dignite; et sa sante, Dieu merci, n'a pas ete atteinte. Mon bon Maurice est toujours calme, occupe, enjoue. Il me soutient et me console. Solange est a Paris avec son mari; ils vont voyager. Chopin est a Paris aussi; sa sante ne lui a pas encore permis de faire le voyage; mais il va mieux. Nous attendons tous les jours l'ouverture du chemin de fer qui nous permettra d'aller de Chateauroux a Paris en quelques heures, et qui nous etait promise pour le mois dernier. Cette morsure dont vous me parlez m'inquiete, non pas que je croie aux suites de l'accident. En general, j'y crois peu, et j'ai toujours vu l'imagination faire tout le mal. Mais, justement, je crains les agitations de votre esprit. Je suis sure que vous ne serez pas malade. Votre sang est trop, pur, et je parie que le chien etait le plus innocent du monde. Mais vous allez vous tourmenter: je vous connais. Je vous supplie, mon enfant, de n'y pas penser du tout et meme d'en rire, et de m'ecrire que vous n'y songez plus. Bonsoir, cher fils; votre _mere_ vous benit dans la douleur comme dans le repos. J'embrasse vos deux anges. Dites-moi donc ce que vous avez debourse, je le veux. Merci pour Borie de votre souvenir. Il est a Orleans, a la tete d'un journal. Il viendra passer avec nous le mois de septembre. CCLXIII AU MEME Nohant, 14 decembre 1847. Je suis bien en retard avec vous, mon cher enfant, et je ne sais plus a laquelle de vos lettres je commencerai par repondre. Vous me pardonnez ce silence, je le sais, je le vois, puisque vous m'ecrivez toujours et que votre tendre affection semble augmenter avec mon mutisme et mon accablement. Vous avez compris. Desiree et vous, vous autres dont l'ame est delicate parce qu'elle est ardente, que je traversais la plus grave et la plus douloureuse phase de ma vie. J'ai bien manque y succomber, quoique je l'eusse prevue longtemps d'avance. Mais vous savez qu'on n'est pas toujours sous le coup d'une prevision sinistre, quelque evidente qu'elle soit. Il y a des jours, des semaines, des mois entiers meme, ou l'on vit d'illusions et ou l'on se flatte de detourner le coup qui vous menace. Enfin, le malheur le plus probable nous surprend toujours desarmes et imprevoyants. A cette eclosion du malheureux germe qui couvait, sont venues se joindre diverses circonstances accessoires fort ameres et tout a fait inattendues. Si bien que j'ai eu l'ame et le corps brises par le chagrin. Je crois ce chagrin incurable; car, plus je reussis a m'en distraire pendant certaines heures, plus il rentre en moi sombre et poignant aux heures suivantes. Pourtant, je le combats sans relache, et, si je n'espere pas une victoire qui consisterait a ne le plus sentir, du moins j'arrive a celle qui consiste a supporter la vie, a n'etre presque plus malade, a reprendre le gout du travail et a ne point paraitre troublee. J'ai retrouve le calme et la gaiete exterieurs, si necessaires pour les autres, et tout parait bien marcher dans ma vie. Maurice a retrouve son enjouement et son calme, et le voila occupe avec Borie d'un _travail attrayant_. Borie transcrit litteralement le style de Rabelais en orthographe moderne, ce qui le rend moins difficile a lire. En outre, il l'expurge de toutes ses obscenites, de toutes ses saletes, et de certaines longueurs qui le rendent impossible ou ennuyeux. Ces taches enlevees, il reste quatre cinquiemes de l'oeuvre intacts, irreprochables et admirables; car c'est un des plus beaux monuments de l'esprit humain, et Rabelais est, bien plus que Montaigne, le grand emancipateur de l'esprit francais au temps de la renaissance. Je ne me souviens plus si vous l'avez lu. Si non, attendez, pour le lire, notre edition expurgee; car je crois que les _immondices_ du texte _pur_ vous le feraient tomber des mains. Ces immondices sont la plaisanterie de son temps; et le notre, Dieu merci, ne peut plus supporter de telles ordures. Il en resulte qu'un livre de haute philosophie, de haute poesie, de haute raison et de grande verite est devenu la jouissance de certains hommes speciaux, savants ou debauches, qui l'admirent pour son talent, ou le savourent pour son cynisme, la plupart sans en comprendre la portee, l'enseignement serieux et les beautes infinies. Il y a vingt ans que, dans ma pensee, et meme de l'oeil, en le relisant sans cesse, j'expurge Rabelais, toujours tentee de lui dire: "O divin maitre, vous etes un atroce cochon!" Maurice faisait le meme travail, dans sa pensee. Tres fort sur ce vieux langage dont notre idiome berrichon nous donne la clef plus qu'a tous les savants commentateurs, il le goutait serieusement et il avait fait (et vous l'avez vue, je crois) une serie d'illustrations, dessinees des son enfance d'une maniere barbare, mais pleines de feu, d'originalite, d'invention, et, du reste, parfaitement chastes, comme le sentiment qui lui faisait adorer le cote grave, artiste et profond de Rabelais. Le temps seul me manquait pour realiser mon desir. Borie s'est trouve libre de son temps pour quelques mois, et je lui ai persuade de faire ce travail. Il s'en tire a merveille; je revois apres lui, et l'expurgation est faite avec un soin extreme pour oter tout ce qui est _laid_ et garder tout ce qui est beau. Maurice, qui dessine assez bien maintenant, reprend en sous-oeuvre ses compositions, en invente de nouvelles, et fait sur bois une cinquantaine de dessins qui seront graves et joints au texte. Ce sera un ouvrage de luxe, et, comme ces publications sont fort couteuses, nous n'en, retirerons peut-etre pas grand profit. Mais cela servira a poser l'artiste et l'expurgateur. De plus, nous aurons, je crois, rendu un grand service a la verite et a l'art, en faisant passer, dans les mains des femmes honnetes et des jeunes gens purs, un chef-d'oeuvre qui, jusqu'a ce jour, leur a ete interdit avec raison. J'attacherai mon nom _en tiers_ a cette publication pour aider au succes de mes jeunes gens, et je ferai preceder l'ouvrage d'un travail preliminaire. Gardez-nous le secret, car c'en est un encore, jusqu'au jour des annonces, vu qu'on peut etre devance dans ces sortes de choses par des faiseurs habiles qui gachent tout[1]. Voila donc l'hiver de Maurice et de Borie bien occupe aupres de moi. Quant a ma chere Augustine, elle a donne dans le coeur d'un brave garcon qui est tout a fait digne d'elle et qui a de quoi vivre. Cela, joint a un peu d'aide de ma part, lui fera une existence independante, et, quant aux qualites essentielles de l'intelligence et du caractere, elle ne pouvait mieux rencontrer. Elle ne pourra se marier que dans trois mois. Alors, elle ira habiter le Limousin avec son mari et viendra passer les vacances avec moi. Nous nous regretterons donc l'une l'autre, les trois quarts de l'annee; mais, enfin, j'espere qu'elle aura du bonheur, et que je pourrai mourir tranquille sur son compte. Moi, j'ai entrepris un ouvrage de longue haleine, intitule _Histoire de ma vie_. C'est une serie de souvenirs, de professions de foi et de meditations, dans un cadre dont les details auront quelque poesie et beaucoup de simplicite. Ce ne sera pourtant pas toute ma vie que je revelerai. Je n'aime pas l'orgueil et le cynisme des confessions, et je ne trouve pas qu'on doive ouvrir tous les mysteres de son coeur a des hommes plus mauvais que nous, et, par consequent, disposes a y trouver une mauvaise lecon au lieu d'une bonne. D'ailleurs, notre vie est solidaire de toutes celles qui nous environnent, et on ne pourrait jamais se justifier de rien sans etre force d'accuser quelqu'un, parfois notre meilleur ami. Or je ne veux accuser ni contrister personne. Cela me serait odieux et me ferait plus de mal qu'a mes victimes. Je crois donc que je ferai un livre utile, sans danger et sans scandale, sans vanite comme sans bassesse, et j'y travaille avec plaisir. Ce sera, en outre, une assez belle affaire qui me remettra sur mes pieds, et m'otera une partie de mes anxietes sur l'avenir de Solange, qui est assez compromis. Vous m'avez envoye une charmante epitre en vers dont je ne vous ai pas remercie. Il faut la garder; car, en supprimant quelques vers qui me sont tout personnels, ce morceau trouvera sa place dans un de vos futurs recueils. Ne vous ai-je pas dit, dans le temps, que je trouvais votre _cigale_ et votre _fourmi_ ravissantes dans leur genre? A ce propos, et sans que ma contradiction porte en rien sur le fond de votre pensee, je veux vous dire que vous vous trompez sur le sens des fables de la Fontaine. Sa pensee etait exactement la votre, et votre bouffon commentaire en fable-chanson la developpe, sans la changer. Ou prenez-vous, mon enfant, qu'il donne raison a l'avare fourmi? Non, non, dans aucune de ses adorables fables, il ne preche l'egoisme. Sa morale est belle comme sa forme, pure comme son coeur, et je souhaite au pauvre Lachambaudie d'avoir un sentiment de la verite et de l'humanite qui l'inspire aussi bien. La fourmi n'est pas preteuse, C'est la son moindre defaut. en dit tout autant que: La fourmi qu'est devote et n'aim'pas les acteurs. Cette maniere de railler le pauvre chanteur est une raillerie a double tranchant, et c'est le cote reellement coupant de la lame qui tombe sur l'egoisme. C'est la maniere d'enseigner de la Fontaine et c'est la veritable forme de l'ironie de tous les temps. Vous trouverez cela bien autrement employe par Rabelais. Il a l'air d'admirer et de porter aux nues tout ce qu'il blame et meprise, et, si le lecteur s'y trompe, c'est la faute du lecteur qui n'entend pas la plaisanterie et qui manque d'intelligence. De tout temps, et surtout dans les temps ou la verite a besoin d'un voile pour se repandre, l'ironie a procede ainsi. C'est a nous d'expliquer a nos enfants comment ils doivent entendre la morale cachee sous ces finesses. Vous-meme, vous raillez de cette facon dans votre parodie, tant cette forme est naturelle et instructive! De notre temps, nous mettons un peu plus les points sur les _i_. Nous n'y avons pas grand merite, puisqu'il n'y a plus de Bastille pour les pensees courageuses; et croyez que l'art ne gagne pas grand'chose a avoir les coudees plus franches; car c'est un grand art, que de faire deviner ce qu'on ne peut pas dire tout crument. Je vois si rarement et si brievement Leroux, que je ne lui avais pas beaucoup parle de vous, en effet; mais, quant a sa pretention d'ignorer que vous faisiez des chansons, souvenez-vous donc, mon enfant, que vous lui en avez chante deux ou trois ici, et qu'il vous a un peu ennuye de ses theories, bonnes en elles-memes, mais non applicables a mon avis dans la circonstance. Vous voyez qu'il est bien distrait et qu'il a oublie, completement ce fait. C'est un genie admirable dans la vie ideale, mais qui patauge toujours dans la vie reelle. Vous me demandez un sujet de poeme. Diable! comme vous y allez! J'y ai bien pense, mais je crains, de ne pas trouver a votre gre. C'est bien grave. Voyons, pourtant. Pourquoi ne feriez-vous pas, soit en prose, soit en vers, l'_Histoire de Toulon_? la veritable histoire, rapide et chaude, du _peuple_ de votre ville natale? La France ignore l'histoire de toutes ses localites. Les localites elles-memes ignorent leur propre histoire. Et puis, en fait d'histoire, le point de vue rajeunit tout. La mode est a l'histoire. On ne lit plus que cela. Je ne vais pas plus loin. J'ai peur d'influencer votre inspiration individuelle en vous tracant une forme, un plan, une opinion quelconque. Mais voyez, si l'idee brute vous sourit. Vous avez fait l'_Histoire d'un pave_. C'est le peuple qui est le vrai pave, rude, solide, extrait des plus pures entrailles de la terre, asservi a de vils usages, foule aux pieds, et destine pourtant a ecraser les tetes de l'hydre. Toulon a vu de grands faits. Les actions belles et mauvaises de son peuple, ses inspirations grandes, ses erreurs funestes, tout cela peut etre raconte en traits ardents et commente avec l'accablante precision du vers, comme un enseignement, un encouragement ou un redressement alternatifs. Ce peuple a, d'ailleurs, sa physionomie, et c'est a vous de le peindre. Peut-etre le sujet vous emportera-t-il au-dessus des mille vers projetes. Il n'y aura point de mal a cela, et cependant, si vous etes a la fois tres clair et tres rapide, ce sera encore mieux. Le moment ou nous sommes est avide de regarder en arriere, comme un _lutteur_ qui mesure l'espace avant de sauter en avant. Voyez! si cela ne vous va pas, je chercherai autre chose. Bonsoir, mon enfant. Voila une longue lettre. Mais voila un beau temps qui ranime et qui vous inspirera mieux que moi. Il fait chaud meme ici, et je crois que vous ne souffrirez pas du tout sous votre beau ciel. Vous avez toujours des accidents qui me desolent. Si j'etais Desiree, je vous gronderais; car je crois que la fatalite, c'est souvent notre distraction qui l'amene. J'attends le printemps avec impatience pour vous faire de vive voix les plus beaux sermons. Je ne pense pas aller a Paris; mais il faudra que, dans trois mois, j'aille en Limousin installer Augustine. Mais, une fois pour toutes, desormais, je ne vous arreterai pas au moment du depart; car il y a de notre faute dans tout cela, et de la mienne par exces de sollicitude. Nous devrions nous dire que l'existence ne peut jamais etre a l'abri d'un deplacement imprevu de quelques jours, et que, quand meme vous ne me trouveriez pas a Nohant, comme il est certain que je ne peux pas ne pas y revenir apres de tres courtes absences, desormais il vaut mieux que vous m'y attendiez quelques journees que de manquer des mois a passer ensemble. Il me semble que ceci est une conclusion _logique_. Je me suis trop effrayee de l'idee que vous seriez tout deroutes de trouver la maison vide, et que Desiree s'ennuierait a m'attendre. Si je vous avais laisses venir, nous nous serions retrouves bientot, et nous aurions passe l'ete ensemble. Il est vrai que vous eussiez ete les convives d'une triste famille pendant quelque temps. Mais, enfin, quand serons-nous _assures_ contre la douleur? Il n'y a point de _compagnie_ pour ces desastres. Et puis j'espere que mes affaires vont se relever et que vous ne serez plus inquiet de la depense. Bonsoir encore, mes trois chers enfants. Je vous embrasse comme je vous aime, et les enfants d'ici se joignent a moi pour vous aimer. [1] Ce travail, aux trois quarts fait, n'a pas ete publie a cause de la revolution de fevrier 1848. FIN DU TOME DEUXIEME TABLE 1836 CXLVI. A madame la comtesse d'Agoult. 10 juillet. CXLVII. A M. Scipion du Roure. 18 juillet. CXLVIII. A M***, redacteur du _Journal du Cher_. 30 juillet. CXLIX. A M. Girerd. 1 5 aout. CL. A madame Maurice Dupin. 18 aout. CLI. A M. Franz Liszt. 18 aout. CLII. A madame la comtesse d'Agoult. 20 aout. CLIII. A M. Auguste Martineau-Deschenez. 21 aout. CLIV. A mademoiselle Desnoyers de Chantepie. 21 aout. CLV. A M. Alexis Duteil. septembre. CLVI. A madame la comtesse d'Agoult. 3 octobre. CLVII. A M. Franz Liszt. 16 octobre. CLVIII. A M. Dudevant. novembre. CLIX. A M. Scipion du Roure. 13 decembre. 1837 CLX. A M. Scipion du Roure. 5 janvier CLXI. A madame la comtesse d'Agoult. 18 janvier CLXII. A M. Adolphe Gueroult. 14 janvier CLXIII. A M. Jules Janin. 15 janvier CLXIV. A M. l'abbe de Lamennais. 28 fevrier CLXV. A M. Franz Liszt. 28 mars CLXVI. A M. Calamatta. mars CLXVII. A madame la comtesse d'Agoult. 5 avril CLXVIII. A la meme. 10 avril CLIX. A M. Scipion du Roure. 13 avril CLXX. A madame la comtesse d'Agoult. 21 avril CLXXI. A la meme. mai CLXXII. A M. Calamatta. mai CLXXIII. A madame Maurice Dupin. 9 juillet CLXXIV. A M. Calamatta. 12 juillet CLXXV. A M. Girerd. 22 aou CLXXVI. A M. Gustave Papet. 24 aout CLXXVII. A madame la comtesse d'Agoult. 25 aout CLXXVIII. A M. Duteil. septembre CLXXIX. A madame la comtesse d'Agoult. 16 octobre 1838 CLXXX. A M. Frantz Liszt. 28 janvier. CLXXXI. A madame la comtesse d'Agoult. mars. CLXXXII. Au major A. Pictet. octobre. CLXXXIII. A M. Jules Boucoiran. 23 octobre. CLXXXIV. A madame Marliani. novembre. CLXXXV. A la meme. 14 novembre. CLXXXVI. A la meme. 14 decembre. 1839 CLXXXVII. A madame Marliani. 15 janvier. CLXXXVIII. A M. Duteil. 20 janvier. CLXXXIX. A madame Marliani. 22 fevrier. CXC. A M. Francois Rollinat. 8 mars. CXCI. Au meme. 23 mars. CXCII. A madame Marliani. 22 avril. CXCIII. A la meme. 28 avril. CXCIV. A la meme. 20 mai. CXCV. A la meme. 3 juin. CXCVI. A M. Girerd. octobre. 1840 CXCVII. A M. Gustave Papet. janvier. CXCVIII. A M. Hippolyte Chatiron. 27 fevrier. CXCIX. A M. Calamatta. 1er mai. CC. A M. Chopin. 13 aout. CCI. A Maurice Sand. 15 aout. CCII. Au meme. 4 septembre. CCIII. Au meme. 20 septembre. CCIV. A M. Hippolyte Chatiron. 1841 CCV. A M. l'abbe de Lamennais. fevrier. CCVI. A M. Auguste Martineau-Deschenez. 16 juillet. CCVII. A madame Marliani. 13 aout. CCVIII. A mademoiselle de Rozieres. 22 septembre. CCIX. A la meme. 15 octobre. CCX. A M. Charles Duvernet. 27 septembre. 1842 CCXI. A M. Charles Poncy. 27 avril. CCXII. A M. Edouard de Pompery. 29 avril. CCXIII. A mademoiselle de Rozieres. 9 mai. CCXIV. A madame Marliani. 26 mai. CCXV. A M. Anselme Petetin. 30 mai. CCXVI. A M. Charles Poncy. 23 juin. CCXVII. Au meme. 24 aout. CCXVIII. A mademoiselle Leroyer de Chantepie. 28 aout. CCXIX. A monseigneur l'archeveque de Paris. septembre. CCXX. A M. Charles Duvernet. 12 novembre. 1843 CCXXI. A M. Charles Poncy. 21 janvier. CCXXII. A M. Hippolyte Chatiron. 2 fevrier. CCXXIII. A M. Charles Poncy. 26 fevrier. CCXXIV. A madame Claire Brunne. 18 mai. CCXXV. A Maurice Sand. 6 juin. CCXXVI. A madame Marliani. 13 juin. CCXXVII. A M. le comte Jaubert. juillet. CCXXVIII. A madame Marliani. 2 octobre. CCXXIX. A M. Charles Duvernet. 8 octobre. CCXXX. A Maurice Sand. 17 octobre. CCXXXI. A madame Marliani. 14 novembre. CCXXXII. A Maurice Sand. 16 novembre. CCXXXIII. Au meme. 28 novembre. CCXXXIV. A M. Charles Duvernet. 29 novembre. 1844 CCXXXV. A M. F. Dillon. 14 fevrier. CCXXXVI. A M. Charles Duvernet. 16 fevrier. CCXXXVII. A M. F. Dillon. 25 fevrier. CCXXXVIII. A M. Alexandre Weill. 4 mars. CCXXXIX. A MM. Planet, Fleury, Duvernet et Duteil. 20 mars. CCXL. A M. Planet. avril. CCXLI. A madame Marliani. juin. CCXLII. A M. Charles Poncy. 12 septembre. CCXLIII. A M. Leroy. 24 novembre. CCXLIV. A M. le cure de ***. 25 novembre. CCXLV. A M. Louis Blanc. novembre. CCXLVI. Au prince Louis-Napoleon Bonaparte. decembre. 1845 CCXLVII. A M. Edouard de Pompery. janvier. CCXLVIII. A M. Hippolyte Chatiron. 29 avril. CCXLIX. A M. de Potter. 10 mai. CCL. A M. Charles Poncy. 12 septembre. CCLI. A M. Hippolyte Chatiron. 14 decembre. 1846 CCLII. A M. Maurice Schlesinger. janvier. CCLIII. A M. le Redacteur du journal ***. janvier. CCLIV. Aux Redacteurs du journal _l'Atelier_. fevrier. CCLV. A M. Magu. avril. CCLVI. A M. Marliani. mai. CCLVII. A madame Marliani. 1er septembre. 1847 CCLVIII. A madame Marliani. 6 mai. CCLIX. A M. Joseph Mazzini. 22 mai. CCLX. A M. Theophile Thore. juin. CCLXI. A M. Joseph Mazzini. 28 juillet. CCLXII. A M. Charles Poncy. 9 aout. CCLXIII. Au meme. 14 decembre. FIN DE LA TABLE DU TOME DEUXIEME End of Project Gutenberg's Correspondance, Vol. 2, 1812-1876, by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CORRESPONDANCE, VOL. 2, 1812-1876 *** ***** This file should be named 13837.txt or 13837.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/8/3/13837/ Produced by Renald Levesque and the PG Online Distributed Proofreading Team. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.