The Project Gutenberg EBook of En famille, by Hector Malot This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: En famille Author: Hector Malot Release Date: October 19, 2004 [EBook #13793] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK EN FAMILLE *** Produced by Ebooks libres et gratuits at http://www.ebooksgratuits.com Hector Malot EN FAMILLE (1893) Table des matieres TOME PREMIER I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV XV XVI XVII XVIII XIX XX XXI TOME SECOND XXII XXIII XXIV XXV XXVI XXVII XXVIII XXIX XXX XXXI XXXII XXXIII XXXIV XXV XXXVI XXXVII XXXVIII XXXIX XL TOME PREMIER I Comme cela arrive souvent le samedi vers trois heures, les abords de la porte de Bercy etaient encombres, et sur le quai, en quatre files, les voitures s'entassaient a la queue leu leu: haquets charges de futs, tombereaux de charbon ou de materiaux, charrettes de foin ou de paille, qui tous, sous un clair et chaud soleil de juin, attendaient la visite de l'octroi, presses d'entrer dans Paris a la veille du dimanche. Parmi ces voitures, et assez loin de la barriere, on en voyait une d'aspect bizarre avec quelque chose de miserablement comique, sorte de roulotte de forains mais plus simple encore, formee d'un leger chassis tendu d'une grosse toile; avec un toit en carton bitume, le tout porte sur quatre roues basses. Autrefois la toile avait du etre bleue, mais elle etait si deteinte, salie, usee, qu'on ne pouvait s'en tenir qu'a des probabilites a cet egard, de meme qu'il fallait se contenter d'a peu pres si l'on voulait dechiffrer les inscriptions effacees qui couvraient ses quatre faces: l'une, en caracteres grecs, ne laissait plus deviner qu'un commencement de mot: [image caracteres grecs]; celle au-dessous semblait etre de l'allemand: _graphie_; une autre de l'italien: _FIA_; enfin la plus fraiche et francaise, celle-la: PHOTOGRAPHIE, etait evidemment la traduction de toutes les autres, indiquant ainsi, comme une feuille de route, les divers pays par lesquels la pauvre guimbarde avait roule avant d'entrer en France et d'arriver enfin aux portes de Paris. Etait-il possible que l'ane qui y etait attele l'eut amenee de si loin jusque-la? Au premier coup d'oeil on pouvait en douter, tant il etait maigre, epuise, vide; mais, a le regarder de plus pres, on voyait que cet epuisement n'etait que le resultat des fatigues longuement endurees dans la misere. En realite, c'etait un animal robuste, d'assez grande taille, plus haute que celle de notre ane d'Europe, elance, au poil gris cendre avec le ventre clair malgre les poussieres des routes qui le salissaient; des lignes noires transversales marquaient ses jambes fines aux pieds rayes, et, si fatigue qu'il fut, il n'en tenait pas moins sa tete haute d'un air volontaire, resolu et coquin. Son harnais se montrait digne de la voiture, rafistole avec des ficelles de diverses couleurs, les unes grosses, les autres petites, au hasard des trouvailles, mais qui disparaissaient sous les branches fleuries et les roseaux, coupes le long du chemin, dont on l'avait couvert pour le defendre du soleil et des mouches. Pres de lui, assise sur la bordure du trottoir, se tenait une petite fille de onze a douze ans qui le surveillait. Son type etait singulier: d'une certaine incoherence, mais sans rien de brutal dans un tres apparent melange de race. Au contraire de l'inattendu de la chevelure pale et de la carnation ambree, le visage prenait une douceur fine qu'accentuait l'oeil noir, long, fute et grave. La bouche aussi etait serieuse. Dans l'affaissement du repos le corps s'etait abandonne; il avait les memes graces que la tete, a la fois delicates et nerveuses; les epaules etaient souples d'une ligne menue et fuyante dans une pauvre veste carree de couleur indefinissable, noire autrefois probablement; les jambes volontaires et fermes dans une pauvre jupe large on loques; mais la misere de l'existence n'enlevait cependant rien a la fierte de l'attitude de celle qui la portait. Comme l'ane se trouvait place derriere une haute et large voilure de foin, la surveillance en eut ete facile si de temps en temps il ne s'etait pas amuse a happer une goulee d'herbe, qu'il tirait discretement avec precaution, en animal intelligent qui sait tres bien qu'il est en faute. "Palikare, veux-tu finir!" Aussitot il baissait la tete comme un coupable repentant, mais des qu'il avait mange son foin en clignant de l'oeil et en agitant ses oreilles, il recommencait avec un empressement qui disait sa faim. A un certain moment, comme elle venait de le gronder pour la quatrieme ou cinquieme fois, une voix sortit de la voiture, appelant: "Perrine!" Aussitot sur pied, elle souleva un rideau et entra dans la voiture, ou une femme etait couchee sur un matelas si mince qu'il semblait colle au plancher. "As-tu besoin de moi, maman? -- Que fait donc Palikare? -- Il mange le foin de la voiture qui nous precede. -- Il faut l'en empecher. -- Il a faim. -- La faim ne nous permet pas de prendre ce qui ne nous appartient pas; que repondrais-tu au charretier de cette voiture s'il se fachait? -- Je vais le tenir de plus pres. -- Est-ce que nous n'entrons pas bientot dans Paris? -- Il faut attendre pour l'octroi. -- Longtemps encore? -- Tu souffres davantage? -- Ne t'inquiete pas; l'etouffement du renferme; ce n'est rien", dit-elle d'une voix haletante, sifflee plutot qu'articulee. C'etaient la les paroles d'une mere qui veut rassurer sa fille; en realite elle se trouvait dans un etat pitoyable, sans respiration, sans force, sans vie, et, bien que n'ayant pas depasse vingt-six ou vingt-sept ans, au dernier degre de la cachexie; avec cela des restes de beaute admirables, la tete d'un pur ovale, des yeux doux et profonds, ceux meme de sa fille, mais avives par le souffle de la maladie. "Veux-tu que je te donne quelque chose? demanda Perrine. -- Quoi? -- Il y a des boutiques, je peux t'acheter un citron; je reviendrais tout de suite. -- Non. Gardons notre argent; nous en avons si peu! Retourne pres de Palikare et fais en sorte de l'empecher de voler ce foin. -- Cela n'est pas facile. -- Enfin veille sur lui." Elle revint a la tete de l'ane, et comme un mouvement se produisait, elle le retint de facon qu'il restat assez eloigne de la voiture de foin pour ne pas pouvoir l'atteindre. Tout d'abord il se revolta, et voulut avancer quand meme, mais elle lui parla doucement, le flatta, l'embrassa sur le nez; alors il abaissa ses longues oreilles avec une satisfaction manifeste et voulut bien se tenir tranquille. N'ayant plus a s'occuper de lui, elle put s'amuser a regarder ce qui se passait autour d'elle: le va-et-vient des bateaux-mouches et des remorqueurs sur la riviere; le dechargement des peniches au moyen des grues tournantes qui allongeaient leurs grands bras de fer au-dessus d'elles et prenaient, comme a la main, leur cargaison pour la verser dans des wagons quand c'etaient des pierres, du sable ou du charbon, ou les aligner le long du quai quand c'etaient des barriques; le mouvement des trains sur le pont du chemin de fer de ceinture dont les arches barraient la vue de Paris qu'on devinait dans une brume noire plutot qu'on ne le voyait; enfin pres d'elle, sous ses yeux, le travail des employes de l'octroi qui passaient de longues lances a travers les voitures de paille, ou escaladaient les futs charges sur les haquets, les percaient d'un fort coup de foret, recueillaient dans une petite tasse d'argent le vin qui en jaillissait, en degustaient quelques gouttes qu'ils crachaient aussitot. Comme tout cela etait curieux, nouveau; elle s'y interessait si bien, que le temps passait, sans qu'elle en eut conscience. Deja un gamin d'une douzaine d'annees qui avait tout l'air d'un clown, et appartenait surement a une caravane de forains dont les roulottes avaient pris la queue, tournait autour d'elle depuis dix longues minutes, sans qu'elle eut fait attention a lui, lorsqu'il se decida a l'interpeller: "V'la un bel ane!" Elle ne dit rien. "Est-ce que c'est un ane de notre pays? Ca m'etonnerait joliment." Elle l'avait regarde, et voyant qu'apres tout il avait l'air bon garcon, elle voulut bien repondre: "Il vient de Grece. -- De Grece! -- C'est pour cela qu'il s'appelle Palikare. -- Ah! c'est pour cela!" Mais malgre son sourire entendu, il n'etait pas du tout certain qu'il eut tres bien compris pourquoi un ane qui venait de Grece pouvait s'appeler Palikare. "C'est loin, la Grece? demanda-t-il. -- Tres loin. -- Plus loin que... la Chine? -- Non, mais loin, loin. -- Alors vous venez de la Grece? -- De plus loin encore. -- De la Chine? -- Non; c'est Palikare qui vient de la Grece. -- Est-ce que vous allez a la fete des Invalides? -- Non. -- Ousque vous allez? -- A Paris. -- Ousque vous remiserez votre roulotte? -- On nous a dit a Auxerre qu'il y avait des places libres sur les boulevards des fortifications?" Il se donna deux fortes claques sur les cuisses en plongeant de la tete. "Les boulevards des fortifications, oh la la la! -- Il n'y a pas de places? -- Si. -- Eh bien? -- Pas pour vous. C'est, voyou les fortifications. Avez-vous des hommes dans votre roulotte, des hommes solides qui n'aient pas peur d'un coup de couteau? J'entends d'en donner et d'en recevoir. -- Nous ne sommes que ma mere et moi, et ma mere est malade. -- Vous tenez a votre ane? -- Bien sur. -- Eh bien, demain votre ane vous sera vole; v'la pour commencer, vous verrez le reste; et ca ne sera pas beau; c'est Gras Double qui vous le dit. -- C'est vrai cela? -- Pardi, si c'est vrai; vous n'etes jamais venue a Paris? -- Jamais. -- Ca se voit; c'est donc des moules ceux d'Auxerre qui vous ont dit que vous pouviez remiser la? pourquoi que vous n'allez pas chez Grain de Sel? -- Je ne connais pas Grain de Sel. -- Le proprietaire du Champ Guillot, quoi! c'est clos de palissades fermees la nuit; vous n'auriez rien a craindre, on sait que Grain de Sel aurait vite fichu un coup de fusil a ceux qui voudraient entrer la nuit. -- C'est cher? -- L'hiver oui, quand tout le monde rapplique a Paris, mais en ce moment je suis sur qu'il ne vous ferait pas payer plus de quarante sous la semaine, et votre ane trouverait sa nourriture dans le clos, surtout s'il aime les chardons. -- Je crois bien qu'il les aime! -- Il sera a son affaire; et puis Grain de Sel n'est pas un mauvais homme. -- C'est son nom, Grain de Sel? -- On l'appelle comme ca parce qu'il a toujours soif. C'est un ancien biffin qui a gagne gros dans le chiffon, qu'il n'a quitte que quand il s'est fait ecraser un bras, parce qu'un seul bras n'est pas commode pour courir les poubelles; alors il s'est mis a louer son terrain, l'hiver pour remiser les roulottes, l'ete a qui il trouve; avec ca, il a d'autres commerces: il vend des petits chiens de lait. -- C'est loin d'ici le Champ Guillot? -- Non, a Charonne; mais je parie que vous ne connaissez seulement pas Charonne? -- Je ne suis jamais venue a Paris. -- Eh bien, c'est la." Il etendit le bras devant lui dans la direction du nord. "Une fois que vous avez, passe la barriere, vous tournez, tout de suite a droite, et vous suivez le boulevard le long des fortifications pendant une petite demi-heure; quand vous avez traverse le cours de Vincennes, qui est une large avenue, vous prenez sur la gauche et vous demandez; tout le monde connait le Champ Guillot. -- Je vous remercie; je vais en parler a maman; et meme, si vous vouliez rester aupres de Palikare deux minutes, je lui en parlerais tout de suite. -- Je veux bien; je vas lui demander de m'apprendre le grec. -- Empechez-le, je vous prie, de prendre du foin." Perrine entra dans la voiture et repeta a sa mere ce que le jeune clown venait de lui dire. "S'il en est ainsi, il n'y a pas a hesiter, il faut aller a Charonne; mais trouveras-tu ton chemin? Pense que nous serons dans Paris. -- Il parait que c'est tres facile." Au moment de sortir elle revint pres de sa mere et se pencha vers elle: "Il y a plusieurs voitures qui ont des baches, on lit dessus: "Usines de Maraucourt", et au-dessous le nom: "Vulfran Paindavoine"; sur les toiles qui couvrent les pieces de vin alignees le long du quai on lit aussi la meme inscription. -- Cela n'a rien d'etonnant. -- Ce qui est etonnant c'est de voir ces noms si souvent repetes." II Quand Perrine revint prendre sa place aupres de son ane, il s'etait enfonce le nez dans la voiture de foin, et il mangeait tranquillement comme s'il avait ete devant un ratelier. "Vous le laissez manger? s'ecria-t-elle. -- J'vous crois. -- Et si le charretier se fache? -- Faudrait pas avec moi." Il se mit en posture d'invectiver un adversaire, les poings sur les hanches, la tete renversee. "Ohe, croquant!" Mais son concours ne fut pas necessaire pour defendre Palikare; c'etait au tour de la voiture de foin d'etre sondee a coups de lance par les employes de l'octroi, et elle allait passer la barriere. "Maintenant ca va etre a vous; je vous quitte. Au revoir, mam'zelle; si vous voulez jamais avoir de mes nouvelles, demandez Gras Double, tout le monde vous repondra." Les employes qui gardent les barrieres de Paris sont habitues a voir bien des choses bizarres, cependant celui qui monta dans la voiture photographique eut un mouvement de surprise en trouvant cette jeune femme couchee; et surtout en jetant les yeux ca et la d'un rapide coup d'oeil qui ne rencontrait partout que la misere. "Vous n'avez rien a declarer? demanda-t-il en continuant son examen. -- Rien. -- Pas de vin, pas de provisions? -- Rien." Ce mot deux fois repete etait d'une exactitude rigoureuse: en dehors du matelas, de deux chaises de paille, d'une petite table, d'un fourneau en terre, d'un appareil et de quelques ustensiles photographiques, il n'y avait rien dans cette voiture: ni malles, ni paniers, ni vetements. "C'est bien, vous pouvez entrer." La barriere passee, Perrine tourna tout de suite a droite, comme Gras Double lui avait recommande, conduisant Palikare par la bride. Le boulevard qu'elle suivait longeait le talus des fortifications, et dans l'herbe roussie, poussiereuse, usee par plaques, des gens etaient couches qui dormaient sur le dos ou sur le ventre, selon qu'ils etaient plus ou moins aguerris contre le soleil, tandis que d'autres s'etiraient les bras, leur sommeil interrompu, en attendant de le reprendre. Ce qu'elle vit de la physionomie de ceux-la, de leurs tetes ravagees, culottees, hirsutes, de leurs guenilles, et de la facon dont ils les portaient, lui fit comprendre que cette population des fortifications ne devait pas, en effet, etre tres rassurante la nuit, et que les coups de couteau devaient s'echanger la facilement. Elle ne s'arreta pas a cet examen, maintenant sans interet pour elle, puisqu'elle ne se trouverait pas melee a ces gens, et elle regarda de l'autre cote, c'est-a-dire vers Paris. He quoi! ces vilaines maisons, ces hangars, ces cours sales, ces terrains vagues ou s'elevaient des tas d'immondices, c'etait Paris, le Paris dont elle avait si souvent entendu parler par son pere, dont elle revait depuis longtemps, et avec des imaginations enfantines, d'autant plus feeriques que le chiffre des kilometres diminuait a mesure qu'elle s'en rapprochait; de meme, de l'autre cote du boulevard, sur les talus, vautres dans l'herbe comme des bestiaux, ces hommes et ces femmes, aux faces patibulaires, etaient des Parisiens. Elle reconnut le cours de Vincennes a sa largeur et, apres l'avoir depasse, tournant a gauche, elle demanda le Champ Guillot. Si tout le monde le connaissait, tout le monde n'etait pas d'accord sur le chemin a prendre pour y arriver, et elle se perdit plus d'une fois dans les noms de rues qu'elle devait suivre. A la fin cependant, elle se trouva devant une palissade formee de planches, les unes en sapin, les unes en bois non ecorce, celles-ci peintes, celles- la goudronnees, et quand, par la barriere ouverte a deux battants, elle apercut dans le terrain un vieil omnibus sans roues et un wagon de chemin de fer sans roues aussi, poses sur le sol, elle comprit, bien que les bicoques environnantes ne fussent guere en meilleur etat, que c'etait la le Champ Guillot. Eut-elle eu besoin d'une confirmation de cette impression, qu'une douzaine de petits chiens tout ronds, qui boulaient dans l'herbe, la lui eut donnee. Laissant Palikare dans la rue, elle entra, et aussitot les chiens se jeterent sur ses jambes, les mordillant avec de petits aboiements. "Qu'est-ce qu'il y a?" cria une voix. Elle regarda d'ou venait, cet appel, et, sur sa gauche, elle apercut un long batiment qui etait peut-etre une maison, mais qui pouvait bien etre aussi tout autre chose; les murs etaient en carreaux de platre, en paves de gres et de bois, en boites de fer- blanc, le toit en carton et en toile goudronnee, les fenetres garnies de vitres en papier, en bois, en feuilles de zinc et meme en verre, mais le tout construit et dispose avec un art naif qui faisait penser qu'un Robinson en avait ete l'architecte, avec des Vendredis pour ouvriers. Sous un appentis, un homme a la barbe broussailleuse etait occupe a trier des chiffons qu'il jetait dans des paniers disposes autour de lui. "N'ecrasez pas mes chiens, cria-t-il, approchez." Elle fit ce qu'il commandait. "Qu'est-ce que vous voulez? demanda-t-il lorsqu'elle fut pres de lui. -- C'est vous qui etes le proprietaire du Champ Guillot? -- On le dit." Elle expliqua en quelques mots ce qu'elle voulait, tandis que, pour ne pas perdre son temps en l'ecoutant, il se versait, d'un litre qu'il avait a sa portee, un verre de vin a rouges bords et l'avalait d'un trait, "C'est possible, si l'on paye d'avance, dit-il en l'examinant. -- Combien? -- Quarante-deux sous par semaine pour la voiture, vingt et un sous pour l'ane. -- C'est bien cher. -- C'est mon prix. -- Votre prix d'ete? -- Mon prix d'ete. -- Il pourra manger les chardons? -- Et l'herbe aussi, s'il a les dents assez solides. -- Nous ne pouvons pas payer a la semaine, puisque nous ne resterons pas une semaine, mais au jour seulement; nous passons par Paris pour aller a Amiens, et nous voulons nous reposer. -- Alors, ca va tout de meme; six sous par jour pour la roulotte, trois sous pour l'ane. Elle fouilla dans sa jupe, et, un a un, elle en tira neuf sous: "Voila la premiere journee. -- Tu peux dire a tes parents d'entrer. Combien sont-ils? Si c'est une troupe, c'est deux sous en plus par personne. -- Je n'ai que ma mere. -- Bon. Mais pourquoi ta mere n'est-elle pas venue faire sa location? -- Elle est malade, dans la voiture. -- Malade. Ce n'est pas un hopital ici." Elle eut peur qu'on ne voulut pas recevoir une malade. "C'est-a-dire qu'elle est fatiguee. Vous comprenez, nous venons de loin. -- Je ne demande jamais aux gens d'ou ils viennent." Il etendit le bras vers un coin de son champ; "Tu mettras ta roulotte la-bas, et puis tu attacheras ton ane; s'il m'ecrase un chien, tu me le payeras cent sous." Comme elle allait s'eloigner, il l'appela: "Prends un verre de vin. _ Je vous remercie, je ne bois pas de vin. -- Bon, je vas le boire pour toi." Il se jeta dans le gosier le verre qu'il avait verse, et se remit au tri de ses chiffons, autrement dit a son "triquage". Aussitot qu'elle eut installe Palikare a la place qui lui avait ete assignee, ce qui ne se fit pas sans certaines secousses, malgre le soin qu'elle prenait de les eviter, elle monta dans la roulotte: "A la fin, pauvre maman, nous voila arrivees. -- Ne plus remuer, ne plus rouler! Tant et tant de kilometres! Mon Dieu, que la terre est grande! -- Maintenant que nous avons le repos, je vais te faire a diner. Qu'est-ce que tu veux? -- Avant tout, detelle ce pauvre Palikare, qui, lui aussi, doit etre bien las; donne-lui a manger, a boire; soigne-le. -- Justement, je n'ai jamais vu autant de chardons; de plus, il y a un puits. Je reviens tout de suite." En effet, elle ne tarda pas a revenir et se mit a chercher ca et la dans la voiture, d'ou elle sortit le fourneau en terre, quelques morceaux de charbon et une vieille casserole, puis elle alluma le feu avec des brindilles et le souffla, en s'agenouillant devant, a pleins poumons. Quand il commenca a prendre, elle remonta dans la voiture: "C'est du riz que tu veux, n'est-ce pas? -- J'ai si peu faim. -- Aurais-tu faim pour autre chose? J'irai chercher ce que tu voudras. Veux-tu?... -- Je veux bien du riz." Elle versa une poignee de riz dans la casserole ou elle avait mis un peu d'eau, et, quand l'ebullition commenca, elle remua le riz avec deux baguettes blanches depouillees de leur ecorce, ne quittant la cuisine que pour aller rapidement voir comment se trouvait Palikare et lui dire quelques mots d'encouragement qui, a vrai dire, n'etaient pas indispensables, car il mangeait ses chardons avec une satisfaction, dont ses oreilles traduisaient l'intensite. Quand le riz fut cuit a point, a peine creve et non reduit on bouillie, comme le servent bien souvent les cuisinieres parisiennes, elle le dressa sur une ecuelle en une pyramide a large base, et le posa dans la voiture. Deja elle avait ete emplir une petite cruche au puits et l'avait placee aupres du lit de sa mere avec deux verres, deux assiettes, deux fourchettes; elle posa son ecuelle de riz a cote et s'assit sur le plancher, les jambes repliees sous elle, sa jupe etalee "Maintenant, dit-elle, comme une petite fille qui joue a la poupee, nous allons faire la dinette, je vais te servir." Malgre le ton enjoue qu'elle avait pris, c'etait d'un regard inquiet qu'elle examinait sa mere, assise sur son matelas, enveloppee d'un mauvais fichu de laine qui avait du etre autrefois une etoffe de prix, mais qui maintenant n'etait plus qu'une guenille, usee, decoloree. "Tu as faim, toi? demanda la mere. -- Je crois bien, il y a longtemps. -- Pourquoi n'as-tu pas mange un morceau de pain? -- J'en ai mange deux, mais j'ai encore une belle faim: tu vas voir; si ca met en appetit de regarder manger les autres, la platee sera trop petite." La mere avait porte une fourchette de riz a sa bouche, mais elle la tourna et retourna longuement sans pouvoir l'avaler. -- Ca ne passe pas tres bien, dit-elle en reponse au regard de sa fille. -- Il faut te forcer: la seconde bouchee passera mieux, la troisieme mieux encore." Mais elle n'alla pus jusque-la, et apres la seconde elle reposa sa fourchette sur son assiette: "Le coeur me tourne, il vaut mieux ne pas persister. -- Oh! maman! -- Ne t'inquiete pas, ma cherie, ce n'est rien; on vit tres bien sans manger quand on n'a pas d'efforts a faire; avec le repos l'appetit reviendra." Elle defit son fichu et s'allongea sur son matelas haletante, mais si faible qu'elle fut elle ne perdit pas la pensee de sa fille, et en la voyant les yeux gonfles de larmes elle s'efforca de la distraire: "Ton riz est tres bon, mange-le; puisque tu travailles tu dois te soutenir; il faut que tu sois forte pour me soigner; mange, ma cherie, mange. -- Oui, maman, je mange; tu vois, je mange." A la verite elle. devait faire effort pour avaler, mais peu a peu, sous l'impression des douces paroles de sa mere, sa gorge se desserra, et elle se mit a manger reellement; alors l'ecuelle de riz disparut vite, tandis que sa mere la regardait avec un tendre et triste sourire: "Tu vois qu'il faut se forcer. -- Si j'osais, maman! -- Tu peux oser. -- Je te repondrais que ce que tu me dis, c'etait cela meme que je te disais. -- Moi, je suis malade. -- C'est pour cela que si tu voulais j'irais chercher un medecin; nous sommes a Paris, et a Paris il y a de bons medecins. -- Les bons medecins ne se derangent pas sans qu'on les paye. -- Nous le payerions. -- Avec quoi? -- Avec notre argent; tu dois avoir sept francs dans ta robe et en plus un florin que nous pouvons changer ici; moi j'ai dix-sept sous. Regarde dans ta robe." Cette robe noire, aussi miserable que la jupe de Perrine, mais moins poudreuse, car elle avait ete battue, etait posee sur le matelas et servait de couverture; sa poche exploree donna bien les sept francs annonces et le florin d'Autriche. "Combien cela fait-il en tout? demanda Perrine, je connais si mal l'argent francais. -- Je ne le connais guere mieux que toi." Elles firent le compte, et en estimant le florin a deux francs elles trouverent neuf francs quatre-vingt-cinq centimes. "Tu vois que nous avons plus qu'il ne faut pour le medecin, continua Perrine. -- Il ne me guerirait pas par des paroles, il ordonnerait des medicaments, comment les payer? -- J'ai mon idee. Tu penses bien que quand je marche a cote de Palikare, je ne passe pas tout mon temps a lui parler, quoiqu'il aimerait cela; je reflechis aussi a toi, a nous, surtout a toi, pauvre maman, depuis que tu es malade, a notre voyage, a notre arrivee a Maraucourt. Est-ce que tu crois que nous pouvons nous y montrer dans notre roulotte qui, si souvent, sur notre passage a fait rire? Cela nous vaudrait-il un bon accueil? -- Il est certain que meme pour des parents qui n'auraient pas de fierte, cette entree serait humiliante. -- Il vaut donc mieux qu'elle n'ait pas lieu; et puisque nous n'avons plus besoin de la roulotte nous pouvons la vendre. D'ailleurs a quoi nous sert-elle maintenant? Depuis que tu es malade, personne n'a voulu se laisser photographier par moi; et quand meme je trouverais des gens assez braves pour se fier a moi, nous n'avons plus de produits. Ce n'est pas avec ce qui nous reste d'argent que nous pouvons depenser trois francs pour un paquet de developpement, trois francs pour un virage d'or et d'acetate, deux francs pour une douzaine de glaces. Il faut la vendre. -- Et combien la vendrons-nous? -- Nous la vendrons toujours quelque chose: l'objectif est en bon etat; et puis il y a le matelas... -- Tout, alors? -- Cela te fait de la peine? -- Il y a plus d'un an que nous vivons dans cette roulotte, ton pere y est mort, cela fait que si miserable qu'elle soit, la pensee de m'en separer m'est douloureuse; de lui c'est tout ce qui nous reste, et il n'est pas une seule de ces pauvres choses a laquelle son souvenir ne soit attache." Sa parole haletante s'arreta tout a fait, et sur son visage decharne des larmes coulerent sans qu'elle put les retenir. "Oh! maman, s'ecria Perrine, pardonne-moi de t'avoir parle de cela. -- Je n'ai rien a te pardonner, ma cherie; c'est le malheur de notre situation que nous ne puissions, ni toi ni moi, aborder certains sujets sans nous attrister reciproquement, comme c'est la fatalite de mon etat que je n'aie aucune force pour resister, pour penser, pour vouloir, plus enfant que tu ne l'es toi-meme. N'est- ce pas moi qui aurais du te parler comme tu viens de le faire, prevoir ce que tu as prevu, que nous ne pouvions pas arriver a Maraucourt dans cette roulotte, ni nous montrer dans ces guenilles, cette jupe pour toi, cette robe pour moi? Mais en meme temps qu'il fallait prevoir cela, il fallait aussi combiner des moyens pour trouver des ressources, et ma tete si faible ne m'offrait que des chimeres, surtout l'attente du lendemain, comme si ce lendemain devait accomplir des miracles pour nous: je serais guerie, nous ferions une grosse recette; les illusions des desesperes qui ne vivent plus que de leurs reves. C'etait folie, la raison a parle par ta bouche: je ne serai pas guerie demain, nous ne ferons pas une grosse, ni une petite recette, il faut donc vendre la voiture et ce qu'elle contient. Mais ce n'est pas tout encore; il faut aussi que nous nous decidions a vendre..." Il y eut une hesitation et un moment de silence penible. "Palikare", dit Perrine. -- Tu y avais pense? -- Si j'y avais pense! Mais je n'osais pas le dire, et depuis que l'idee me tourmentait que nous serions forcees un jour ou l'autre de le vendre, je n'osais meme pas le regarder, de peur qu'il ne devine que nous pouvions nous separer de lui, au lieu de le conduire a Maraucourt ou il aurait ete si heureux, apres tant de fatigues. -- Savons-nous seulement si nous-memes nous serons recues a Maraucourt! Mais enfin, comme nous n'avons que cela a esperer et que, si nous sommes repoussees, il ne nous restera plus qu'a mourir dans un fosse de la route, il faut coute que coute que nous allions a Maraucourt, et que nous nous y presentions de facon a ne pas faire fermer les portes devant nous... -- Est-ce que c'est possible, cela maman? Est-ce que le souvenir de papa ne nous protegerait pas? lui qui etait si bon! Est-ce qu'on reste fache contre les morts? -- Je te parle d'apres les idees de ton pere, auxquelles nous devons obeir. Nous vendrons donc et la voiture et Palikare. Avec l'argent que nous en tirerons, nous appellerons un medecin; qu'il me rende des forces pour quelques jours, c'est tout ce que je demande. Si elles reviennent, nous acheterons une robe decente pour toi, une pour moi, et nous prendrons le chemin de fer pour Maraucourt, si nous avons assez d'argent pour aller jusque-la; sinon nous irons jusqu'ou nous pourrons, et nous ferons le reste du chemin a pied. -- Palikare est un bel ane; le garcon qui m'a parle a la barriere me le disait tantot. Il est dans un cirque, il s'y connait; et c'est parce qu'il trouvait Palikare beau, qu'il m'a parle. -- Nous ne savons pas la valeur des anes a Paris, et encore moins celle que peut avoir un ane d'Orient. Enfin, nous verrons, et puisque notre parti est arrete, ne parlons plus de cela: c'est un sujet trop triste, et puis je suis fatiguee." En effet, elle paraissait epuisee, et plus d'une fois elle avait du faire de longues pauses pour arriver a bout de ce qu'elle voulait dire. "As-tu besoin de dormir? -- J'ai besoin de m'abandonner, de m'engourdir dans la tranquillite, du parti pris et l'espoir d'un lendemain. -- Alors, je vais te laisser pour ne pas te deranger, et comme il y a encore deux heures de jour, je vais en profiter pour laver notre linge. Est-ce que ca ne te paraitra pas bon d'avoir demain une chemise fraiche? -- Ne te fatigue pas. -- Tu sais bien que je ne suis jamais fatiguee." Apres avoir embrasse sa mere, elle alla de-ci de-la dans la roulotte, vivement, legerement; prit un paquet de linge dans un petit coffre ou il etait enferme, le placa dans une terrine; atteignit sur une planche un petit morceau de savon tout use, et sortit emportant le tout. Comme apres que le riz avait ete cuit, elle avait empli d'eau sa casserole, elle trouva cette eau chaude et put la verser sur son linge. Alors, s'agenouillant dons l'herbe, apres avoir ote sa veste, elle commenca a savonner, a frotter, et sa lessive ne se composant en realite que de deux chemises, de trois mouchoirs, de deux paires de bas, il ne lui fallait pas deux heures pour que fut tout lave, rince et etendu sur des ficelles entre la roulotte et la palissade. Pendant qu'elle travaillait, Palikare attache, a une courte distance d'elle, l'avait plusieurs fois regardee comme pour la surveiller, mais sans rien de plus. Quand il vit qu'elle avait fini, il allongea le cou vers elle et poussa cinq ou six braiments qui etaient des appels imperieux. "Crois-tu que je t'oublie?" dit-elle. Elle alla a lui, le changea de place et lui apporta a boire dans sa terrine qu'elle avait soigneusement rincee, car s'il se contentait de toutes les nourritures qu'on lui donnait ou qu'il trouvait lui-meme, il etait au contraire tres difficile pour sa boisson, et n'acceptait que de l'eau pure dans des vases propres ou le bon vin qu'il aimait par-dessus tout. Mais cela fait, au lieu de le quitter, elle se mit a le flatter de la main en lui disant des paroles de tendresse comme une nourrice a son enfant, et l'ane, qui tout de suite s'etait jete sur l'herbe nouvelle, s'arreta de manger pour poser sa tete contre l'epaule de sa petite maitresse et se faire mieux caresser: de temps en temps il inclinait vers elle ses longues oreilles et les relevait avec des fremissements qui disaient sa beatitude. Le silence s'etait fait dans l'enclos maintenant ferme, ainsi que dans les rues desertes du quartier, et on n'entendait plus, au loin, qu'un sourd mugissement sans bruits distincts, profond, puissant, mysterieux comme celui de la mer, la respiration et la vie de Paris qui continuaient actives et fievreuses malgre la nuit tombante. Alors, dans la melancolie du soir, l'impression de ce qui venait de se dire etreignit Perrine plus fort, et, appuyant sa tete a celle de son ane, elle laissa couler les larmes qui depuis si longtemps l'etouffaient, tandis qu'il lui lechait les mains. III La nuit de la malade fut mauvaise: plusieurs fois, Perrine couchee pres d'elle, tout habillee sur la planche, avec un fichu roule qui lui servait d'oreiller, dut se lever pour lui donner de l'eau qu'elle allait chercher au puits afin de l'avoir plus fraiche: elle etouffait et souffrait de la chaleur. Au contraire, a l'aube, le froid du matin, toujours vif sous le climat de Paris, la fit grelotter et Perrine dut l'envelopper dans son fichu, la seule couverture un peu chaude qui leur restat. Malgre son desir d'aller chercher le medecin aussitot que possible, elle dut attendre que Grain de Sel fut leve, car a qui demander le nom et, l'adresse d'un bon medecin, si ce n'etait a lui? Bien sur qu'il connaissait un bon medecin, et un fameux qui faisait ses visites en voiture, non a pied comme les medecins de rien du tout.: M. Cendrier, rue Riblette, pres de l'eglise; pour trouver la rue Riblette il n'y avait qu'a suivre le chemin de fer jusqu'a la gare. En entendant parler d'un medecin fameux qui faisait les visites en voiture, elle eut peur de n'avoir pas assez d'argent pour le payer, et timidement, avec confusion, elle questionna Grain de Sel en tournant autour de ce qu'elle n'osait pas dire. A la fin il comprit: "Ce que tu auras a payer? dit-il. Dame, c'est cher. Pas moins de quarante sous. Et pour etre sure qu'il vienne, tu feras bien de les lui remettre d'avance." En suivant les indications qui lui avaient ete donnees, elle trouva assez facilement la rue Riblette, mais le medecin n'etait point encore leve, elle dut attendre, assise sur une borne dans la rue, a la porte d'une remise derriere laquelle on etait en train d'atteler un cheval: comme cela elle le saisirait au passage, et en lui remettant ses quarante sous, elle le deciderait a venir, ce qu'il ne ferait pas, elle en avait le pressentiment, si on lui demandait simplement une visite pour un des habitants du Champ Guillot. Le temps fut eternel a passer, son angoisse se doublant de celle de sa mere qui ne devait rien comprendre a son retard; s'il ne la guerissait point instantanement, au moins allait-il l'empecher de souffrir. Deja elle avait vu un medecin entrer dans leur roulotte, lorsque son pere avait ete malade. Mais c'etait en pleine montagne, dans un pays sauvage, et le medecin que sa mere avait appele sans avoir le temps de gagner une ville, etait plutot un barbier avec une tournure de sorcier qu'un vrai medecin comme on en trouve a Paris, savant, maitre de la maladie et de la mort, comme devait l'etre celui-la, puisqu'on le disait fameux. Enfin la porte de la remise s'ouvrit, et un cabriolet de forme ancienne, a caisse jaune, auquel etait attele un gros cheval de labour, vint se ranger devant la maison et presque aussitot le medecin parut, grand, gros, gras, le visage rougeaud encadre d'une barbe grise qui lui donnait l'air d'un patriarche campagnard. Avant qu'il fut monte en voiture, elle etait pres de lui et lui exposait sa demande. "Le champ Guillot, dit-il, il y a eu de la batterie. -- Non monsieur, c'est ma mere qui est malade, tres malade. -- Qu'est-ce que c'est ta mere? -- Nous sommes photographes." Il mit le pied sur le marchepied. Vivement elle tendit sa piece de quarante sous. "Nous pouvons vous payer. -- Alors, c'est trois francs." Elle ajouta vingt sous a la piece; il prit le tout et le fourra dans la poche de son gilet. "Je serai pres de ta mere d'ici un quart d'heure." Elle fit en courant le chemin du retour, joyeuse d'apporter la bonne nouvelle: "Il va te guerir, maman, c'est un vrai medecin celui-la." Et vivement elle s'occupa de sa mere, lui lava le visage, les mains, lui arrangea les cheveux qui etaient admirables, noirs et soyeux, puis elle mit de l'ordre dans la roulotte; ce qui n'eut d'autre resultat que de la rendre plus vide et par la plus miserable encore. Elles n'eurent pas une trop longue attente a endurer: un roulement de voiture annonca l'arrivee du medecin et Perrine courut au- devant de lui. Comme en entrant il voulait se diriger vers la maison, elle lui montra la roulotte. "C'est dans notre voiture que nous habitons", dit-elle. Bien que cette maison n'eut rien d'une habitation, il ne laissa paraitre aucune surprise, etant habitue a toutes les miseres avec sa clientele; mais Perrine qui l'observait remarqua sur son visage comme un nuage lorsqu'il vit la malade couchee sur son matelas, dans cet interieur denude. "Tirez la langue, donnez-moi la main." Ceux qui payent quarante ou cent francs la visite de leur medecin n'ont aucune idee de la rapidite avec laquelle s'etablit un diagnostic aupres des pauvres gens; en moins d'une minute son examen fut fait. "Il faut entrer a l'hopital", dit-il. La mere et la fille pousserent un meme cri d'effroi et de douleur. "Petite, laisse-moi seul avec ta maman", dit le medecin d'un ton de commandement. Perrine hesita une seconde; mais, sur un signe de sa mere, elle quitta la roulotte, dont elle ne s'eloigna pas. "Je suis perdue? dit la mere a mi-voix. -- Qui est-ce qui parle de ca: vous avez besoin de soins que vous ne pouvez pas recevoir ici. -- Est-ce qu'a l'hopital j'aurais ma fille? -- Elle vous verrait le jeudi et le dimanche. -- Nous separer! Que deviendrait-elle Sans moi, seule a Paris? que deviendrai-je sans elle? Si je dois mourir, il faut que ce soit sa main dans la mienne. -- En tout cas on ne peut pas vous laisser dans cette voiture ou le froid des nuits vous est mortel. Il faut prendre une chambre; le pouvez-vous? -- Si ce n'est pas pour longtemps, oui peut-etre. -- Grain de Sel en loue qu'il ne vous fera pas payer cher. Mais la chambre n'est pas tout, il faut des medicaments, une bonne nourriture, des soins: ce que vous auriez a l'hopital. -- Monsieur, c'est impossible, je ne peux pas me separer de ma fille. Que deviendrait-elle? -- Comme vous voudrez, c'est votre affaire, je vous ai dit ce que je devais." Il appela: "Petite." Puis, tirant un carnet de sa poche, il ecrivit au crayon quelques lignes sur une feuille blanche, qu'il detacha: "Porte cela chez le pharmacien, dit-il, celui qui est aupres de l'eglise, pas un autre. Tu donneras a ta mere le paquet n deg. 1; tu lui feras boire d'heure en heure la potion n deg. 2; le vin de quinquina en mangeant, car il faut qu'elle mange; ce qu'elle voudra, surtout des oeufs. Je reviendrai ce soir." Elle voulut l'accompagner pour le questionner: "Maman est bien malade? -- Tache de la decider a entrer a l'hopital. -- Est-ce que vous ne pouvez pas la guerir? -- Sans doute, je l'espere; mais je ne peux pas lui donner ce qu'elle trouverait a l'hopital. C'est folie de n'y pas aller; c'est pour ne pas se separer de toi qu'elle refuse: tu ne serais pas perdue, car tu as l'air d'une fille avisee et deluree." Marchant a grands pas, il etait arrive a sa voiture; Perrine eut voulu le retenir, le faire parler, mais-il monta et partit. Alors elle revint a la roulotte. "Qu'a dit le medecin? demanda la mere. -- Qu'il te guerirait. -- Va donc vite chez le pharmacien, et rapporte aussi deux oeufs; prends tout l'argent." Mais tout l'argent ne fut pas suffisant; quand le pharmacien eut lu l'ordonnance, il regarda Perrine en la toisant; "Vous avez de quoi payer?" dit-il. Elle ouvrit la main. "C'est sept francs cinquante", dit le pharmacien qui avait fait son calcul. Elle compta ce qu'elle avait dans la main et trouva six francs quatre-vingt-cinq centimes en estimant le florin d'Autriche a deux francs; il lui manquait donc treize sous. "Je n'ai que six francs quatre-vingt-cinq centimes, dont un florin d'Autriche, dit-elle; le voulez-vous, le florin? -- Ah! non par exemple." Que faire? Elle restait au milieu de la boutique la main ouverte, desesperee, aneantie. "Si vous vouliez prendre le florin, il ne me manquerait que treize sous, dit-elle enfin; je vous les apporterais tantot." Mais le pharmacien ne voulut d'aucune de ces combinaisons, ni faire credit de treize sous, ni accepter le florin: "Comme il n'y a pas urgence pour le vin de quinquina, dit-il, vous viendrez le chercher tantot; je vais tout de suite vous preparer les paquets et la potion qui ne vous couteront que trois francs cinquante." Sur l'argent qui lui restait elle acheta des oeufs, un petit pain viennois, qui devait provoquer l'appetit de sa mere, et revint toujours courant au Champ Guillot. "Les oeufs sont frais, dit-elle, je les ai mires; regarde le pain, comme il est bien cuit; tu vas manger, n'est-ce pas, maman? -- Oui, ma cherie." Toutes deux etaient pleines d'esperance et Perrine d'une foi absolue; puisque le medecin avait promis de guerir sa mere, il allait accomplir ce miracle: pourquoi l'aurait-il trompee? quand on demande la verite a un medecin, il doit la dire. C'est un merveilleux aperitif que l'espoir; la malade, qui depuis deux jours n'avait pu rien prendre, mangea un oeuf et la moitie du petit pain. "Tu vois, maman, disait Perrine. -- Cela va aller." En tout cas, son irritabilite nerveuse s'emoussa; elle eprouva un peu de calme, et Perrine en profita pour aller consulter Grain de Sel sur la question de savoir comment elle devait s'y prendre pour vendre la voiture et Palikare. Pour la roulotte, rien de plus facile, Grain de Sel pouvait l'acheter comme il achetait toutes choses: meubles, habits, outils, instruments de musique, etoffes, materiaux, le neuf, le vieux; mais, pour Palikare, il n'en etait pas de meme, parce qu'il n'achetait pas de betes, excepte les petits chiens, et son avis etait qu'on devait attendre au mercredi pour le vendre au Marche aux chevaux. Le mercredi c'etait bien loin, car, dans sa surexcitation d'esperance, Perrine s'imaginait qu'avant ce jour-la, sa mere aurait repris assez de forces pour pouvoir partir; mais, a attendre ainsi, il y avait au moins cela de bon, qu'elles pourraient avec le produit de la vente de la roulotte s'arranger des robes pour voyager en chemin de fer, et aussi cela de meilleur encore, qu'on pourrait peut-etre ne pas vendre Palikare, si le prix paye par Grain de Sel etait assez eleve; Palikare resterait au Champ Guillot, et quand elles seraient arrivees a Maraucourt, elles le feraient venir. Comme elle serait heureuse de ne pas le perdre, cet ami, qu'elle aimait tant! et comme il serait heureux de vivre, desormais dans le bien-etre, loge dans une belle ecurie, se promenant toute la journee a travers de grasses prairies avec ses deux maitresses aupres de lui! Mais il fallut en rabattre des visions qui en quelques secondes avaient traverse son esprit, car, au lieu de la somme qu'elle imaginait sans la preciser, Grain de Sel n'offrit que quinze francs de la roulotte et de tout ce qu'elle contenait, apres l'avoir longuement examinee. "Quinze francs! -- Et encore c'est pour vous obliger; qu'est-ce que vous voulez que je fasse de ca?" Et du crochet qui lui tenait lieu de bras, il frappait les diverses pieces de la roulotte, les roues, les brancards, en haussant les epaules d'un air de pitie meprisante. Tout ce qu'elle put obtenir apres beaucoup de paroles, ce fut une augmentation de deux francs cinquante sur le prix offert, et l'engagement que la roulotte ne serait depecee qu'apres leur depart, de facon a pouvoir jusque-la l'habiter pendant la journee, ce qui, imaginait-elle, vaudrait mieux pour sa mere que de rester enfermee dans la maison. Quand, sous la direction de Grain de Sel, elle visita les chambres qu'il pouvait leur louer, elle vit combien la roulotte leur serait precieuse, car, malgre l'orgueil avec lequel il parlait de ses appartements, et qui n'avait d'egal que son mepris pour la roulotte, elle etait si miserable, si puante, cette maison, qu'il fallait leur detresse pour l'accepter. A la verite, elle avait un toit et des murs qui n'etaient pas en toile, mais sans aucune autre superiorite sur la roulotte: tout a l'entour se trouvaient amoncelees les matieres dont Grain de Sel faisait commerce et qui pouvaient supporter les intemperies: verres casses, os, ferrailles: tandis qu'a l'interieur le couloir et. des pieces sombres, ou les yeux se perdaient, contenaient celles qui avaient besoin d'un abri: vieux papiers, chiffons, bouchons, croutes de pain, bottes, savates, ces choses innombrables, detritus de toutes sortes, qui constituent les ordures de Paris; et de ces divers tas s'exhalaient d'acres odeurs qui prenaient a la gorge. Comme elle restait hesitante se demandant si sa mere ne serait pas empoisonnee par ces odeurs, Grain de Sel la pressa: "Depechez-vous, dit-il, les biffins vont rentrer; il faut que je sois la pour recevoir et "triquer" ce qu'ils apportent. -- Est-ce que le medecin connait ces chambres? demanda-t-elle. -- Bien sur qu'il les connait; il est venu plus d'une fois a cote quand il a soigne la Marquise." Ce mot la decida: puisque le medecin connaissait ces chambres, il savait ce qu'il disait en conseillant d'en prendre une; et puisqu'une marquise, habitait l'une d'elles, sa mere pouvait bien en habiter une autre. "Cela vous coutera huit sous par jour, dit Grain de Sel, ajoutes aux trois sous pour l'ane et aux six sous pour la roulotte. -- Vous l'avez achetee? -- Oui, mais puisque vous vous en servez, il est juste de la payer," Elle ne trouva rien a repondre; ce n'etait pas la premiere fois qu'elle se voyait ainsi ecorchee; bien souvent elle l'avait ete plus durement encore dans leur long voyage, et elle finissait par croire que c'est la loi de nature pour ceux qui ont, au detriment de ceux qui n'ont pas. IV Perrine employa une bonne partie de la journee a nettoyer la chambre ou elles allaient s'installer, a laver le plancher, a frotter les cloisons, le plafond, la fenetre qui depuis que la maison etait construite n'avait jamais ete bien certainement a pareille fete. Pendant les nombreux voyages qu'elle fit de la maison au puits ou elle tirait de l'eau pour laver, elle remarqua qu'il ne poussait pas seulement de l'herbe et des chardons dans l'enclos: des jardins environnants le vent ou les oiseaux avaient apporte des graines; par-dessus le palis, les voisins avaient jete des plants de fleurs dont ils ne voulaient plus; de sorte que quelques-unes de ces graines, quelques-uns de ces plants, tombant sur un terrain qui leur convenait, avaient germe ou pousse, et maintenant fleurissaient tant bien que mal. Sans doute leur vegetation ne ressemblait en rien a celle qu'on obtient dans un jardin, avec des soins de tous les instants, des engrais, des arrosages; mais pour sauvage qu'elle fut, elle n'en avait pas moins son charme de couleur et de parfum. Cela lui donna l'idee de recueillir quelques-unes de ces fleurs, des giroflees rouges et violettes, des oeillets, et d'en faire des bouquets qu'elle placerait dans leur chambre d'ou ils chasseraient la mauvaise odeur en meme temps qu'ils l'egayeraient. Il semblait que ces fleurs n'appartenaient a personne, puisque Palikare pouvait les brouter si le coeur lui en disait; cependant elle n'osa pas en cueillir le plus petit rameau, sans le demander a Grain de Sel. "Est-ce pour les vendre? repondit celui-ci. -- C'est pour en mettre quelques branches dans notre chambre. -- Comme ca, tant que tu voudras; parce que si c'etait pour les vendre, je commencerais par te les vendre moi-meme. Puisque c'est pour toi, ne te gene pas, la petite: tu aimes l'odeur des fleurs, moi j'aime mieux celle du vin, meme il n'y a que celle-la que je sente." Le tas des verres plus ou moins casses etant considerable, elle y trouva facilement des vases ebreches dans lesquels elle disposa ses bouquets, et comme ces fleurs avaient ete cueillies au soleil, la chambre se remplit bientot du parfum des giroflees et des oeillets, ce qui neutralisa les mauvaises odeurs de la maison, en meme temps que leurs fraiches couleurs eclairaient ses murs noirs. Tout en travaillant ainsi elle fit la connaissance des voisins qui habitaient de chaque cote de leur chambre: une vieille femme qui sur ses cheveux gris portait un bonnet orne de rubans tricolores aux couleurs du drapeau francais; et un grand bonhomme courbe en deux, enveloppe dans un tablier de cuir si long et si large qu'il semblait constituer son unique vetement. La femme aux rubans tricolores etait une chanteuse des rues, lui dit le bonhomme au tablier, et rien moins que la Marquise dont avait parle Grain de Sel; tous les jours elle quittait le Champ Guillot avec un parapluie rouge et une grosse canne dans laquelle elle le plantait aux carrefours des rues ou aux bouts des ponts, pour chanter et vendre a l'abri le repertoire de ses chansons. Quant au bonhomme au tablier, c'etait, lui apprit la Marquise, un demolisseur de vieilles chaussures, et du matin au soir il travaillait muet comme un poisson, ce qui lui avait valu le nom de Pere la Carpe, sous lequel on le connaissait; mais pour ne pas parler il n'en faisait pas moins un tapage assourdissant avec son marteau. Au coucher du soleil son emmenagement fut acheve, et elle put alors amener sa mere qui, en apercevant les fleurs, eut un moment de douce surprise: "Comme tu es bonne pour ta maman, chere fille! dit-elle. -- Mais c'est pour moi que je suis bonne, ca me rend si heureuse de te faire plaisir!" Avant la nuit il fallut mettre les fleurs dehors, et alors l'odeur de la vieille maison se fit sentir terriblement, mais sans que la malade osat s'en plaindre; a quoi cela eut-il servi, puisqu'elles ne pouvaient pas quitter le Champ Guillot pour aller autre part? Son sommeil fut mauvais, fievreux, trouble, agite, hallucine, et quand le medecin vint le lendemain matin il la trouva plus mal, ce qui lui fit changer le traitement et obligea Perrine a retourner chez le pharmacien, qui cette fois lui demanda cinq francs. Elle ne broncha pas et paya bravement; mais en revenant elle ne respirait plus. Si les depenses continuaient ainsi, comment gagneraient-elles le mercredi qui leur mettrait aux mains le produit de la vente du pauvre Palikare? Si le lendemain le medecin prescrivait une nouvelle ordonnance coutant cinq francs, ou plus, ou trouverait-elle cette somme? Au temps ou avec ses parents elle parcourait les montagnes, ils avaient plus d'une fois ete exposes a la famine, et plus d'une fois aussi, depuis qu'ils avaient quitte la Grece pour venir en France, ils avaient manque de pain. Mais ce n'etait pas du tout la meme chose. Pour la famine dans les montagnes, ils avaient toujours l'esperance, qui se realisait souvent, de trouver quelques fruits, des legumes, un gibier qui leur apporteraient un bon repas. Pour le manque de pain en Europe, ils avaient aussi celle de rencontrer des paysans grecs, bosniaques, styriens, tyroliens, qui consentiraient a se faire photographier moyennant quelques sous. Tandis qu'a Paris il n'y a rien a attendre pour ceux qui n'ont pas d'argent en poche, et le leur tirait a sa fin. Alors, que feraient-elles? Et le terrible, c'est qu'elle devait repondra a cette question, elle ne sachant rien, ne pouvant rien; l'effroyable, c'est qu'elle devait prendre la responsabilite de tout, puisque la maladie rendait sa mere incapable de s'ingenier, et qu'elle se trouvait ainsi la vraie mere, quand elle ne se sentait qu'une enfant. Si encore un peu de mieux se presentait, elle en serait encouragee et fortifiee; mais il n'en etait pas ainsi, et bien que sa mere ne se plaignit jamais, repetant toujours, au contraire, son mot habituel: "Cela va aller", elle voyait qu'en realite "cela n'allait pas": pas de sommeil, pas d'appetit, la fievre, un affaiblissement, une oppression qui lui paraissaient progresser, si sa tendresse, sa faiblesse, son ignorance, sa lachete ne l'abusaient point. Le mardi matin, a la visite du medecin, ce qu'elle craignait pour l'ordonnance se realisa: apres un rapide examen de la malade, le docteur Cendrier tira de sa poche son carnet, ce terrible carnet cause de tant d'angoisses pour Perrine, et se prepara a ecrire; mais au moment ou il posait le crayon sur le papier, elle eut le courage de l'arreter. "Monsieur, si les medicaments que vous allez ordonner ne sont pas d'egale importance, voulez-vous bien n'inscrire aujourd'hui que ceux qui pressent? -- Qu'est-ce que vous voulez dire?" demanda-t-il d'un ton fache. Elle tremblait, mais cependant elle osa aller jusqu'au bout. "Je veux dire que nous n'avons pas beaucoup d'argent aujourd'hui et que nous n'en recevrons que demain; alors..." Il la regarda, puis apres avoir jete un coup d'oeil rapide ca et la, comme s'il voyait pour la premiere fois leur misere, il remit son carnet dans sa poche: "Nous ne changerons le traitement que demain, dit-il; rien ne presse, celui d'hier peut etre encore continue aujourd'hui. "Rien ne presse", fut le mot que Perrine retint et se repeta: Si rien ne pressait, c'etait que sa mere ne se trouvait pas aussi mal qu'elle l'avait craint; on pouvait donc encore esperer et attendre. Le mercredi etait le jour qu'elle attendait, mais son impatience de le voir arriver etait traversee par l'emotion douloureuse avec laquelle elle le redoutait, car s'il devait les sauver par l'argent qu'il allait leur apporter, d'un autre cote, il devait la separer de Palikare. Aussi, chaque fois qu'elle pouvait quitter sa mere, courait-elle dans l'enclos pour dire un mot a son ami qui, n'ayant plus a travailler, ni a peiner; et trouvant a manger autant qu'il voulait apres tant de privations, ne s'etait jamais montre si joyeux. Des qu'il la voyait venir, il poussait quatre ou cinq braiments a ebranler les vitres des cahutes du Champ Guillot, et, au bout de sa corde, il lancait quelques ruades jusqu'a ce qu'elle fut pres de lui; mais aussitot qu'elle lui avait mis la main sur le dos, il se calmait et, allongeant le cou, il lui posait la tete sur l'epaule sans plus bouger. Alors, ils restaient ainsi, elle le flattant, lui remuant les oreilles et clignant des yeux avec des mouvements rythmes qui etaient tout un discours. "Si tu savais!" murmurait-elle doucement. Mais lui ne savait point, ne prevoyait point, et, tout aux satisfactions du moment present, le repos, la bonne nourriture, les caresses de sa maitresse, il se trouvait le plus heureux ane du monde. D'ailleurs, il s'etait fait un ami de Grain de Sel, de qui il recevait des marques d'amitie qui flattaient sa gourmandise. Le lundi, dans la matinee, ayant trouve le moyen de se detacher, il s'etait approche de Grain de Sel occupe a triquer les ordures qui arrivaient, et curieusement il etait reste la. C'etait une habitude religieusement pratiquee par Grain de Sel d'avoir toujours un litre de vin et un verre a portee de sa main, de facon a n'etre point oblige de se lever lorsque l'envie de boire un coup le prenait, et elle le prenait souvent. Ce matin-la, tout a sa besogne, il ne pensait pas a regarder autour de lui, mais precisement parce qu'il s'y appliquait et s'y echauffait, la soif, cette soif qui lui avait valu son surnom, n'avait pas tarde a se faire sentir. Au moment ou, s'interrompant, il allait prendre sa bouteille, il vit Palikare les yeux attaches sur lui, le cou tendu. "Qu'est-ce que tu fais la, toi?" Comme le ton n'etait pas grondeur, l'ane n'avait pas bouge. "Tu veux boire un verre de vin?" demanda Grain de Sel dont toutes les idees tournaient toujours autour du mot boire. Et au lieu de porter a sa bouche le verre qu'il emplissait, il l'avait par plaisanterie tendu a Palikare; alors celui-ci considerant l'invitation comme serieuse avait fait deux pas de plus en avant, et, allongeant ses levres de manieres qu'elles fussent aussi minces, aussi allongees que possible, il avait aspire une bonne moitie du verre, plein jusqu'au bord. "Oh! la! la! la!", s'ecria Grain de Sel en riant aux eclats. Et il se mit a appeler: "La Marquise! la Carpe!" A ces cris ils arriverent, ainsi qu'un chiffonnier charge de sa hotte pleine, qui rentrait dans le clos, et le locataire du wagon dont la profession etait d'etre marchand de pate de guimauve et de parcourir les fetes et les marches en suspendant a un crochet tournant des tas de sucre fondu, dont il tirait des tortillons jaunes, bleus, rouges, comme l'eut fait une fileuse de sa quenouille. "Qu'est-ce qu'il y a? demanda la Marquise. -- Vous allez voir; mais preparez-vous a vous faire du bon sang." De nouveau il emplit son verre et le tendit a Palikare qui, comme la premiere fois, le vida a moitie au milieu des rires et des exclamations des gens qui le regardaient. "J'avais entendu raconter que les anes aimaient le vin, dit l'un, mais je ne le croyais pas. -- C'est un poivrot! dit un autre. -- Vous devriez l'acheter, dit la Marquise en s'adressant a Grain de Sel, il vous tiendrait joliment compagnie. -- Ca ferait la paire." Grain de Sel ne l'acheta point, mais il se prit d'affection pour lui et proposa a Perrine de l'accompagner le mercredi au Marche aux chevaux. Et cela fut un grand soulagement pour elle, car elle n'imaginait pas du tout comment elle trouverait le Marche aux chevaux dans Paris, pas plus qu'elle ne voyait comment elle s'y prendrait pour vendre un ane, discuter son prix, le recevoir sans se faire voler; elle avait bien des fois entendu raconter des histoires de voleurs parisiens et se sentait tout a fait incapable de se defendre contre eux si, d'aventure, ils avaient l'idee de s'attaquer a elle. Le mercredi matin elle s'occupa donc de faire la toilette de Palikare, et ce fut une occasion pour elle de le caresser et de l'embrasser. Mais, helas! combien tristement! Elle ne le verrait plus. Dans quelles mains allait-il passer? le pauvre ami! et elle ne pouvait s'arreter a cette pensee sans revoir les anes miserables ou martyrs que dans sa vie sur les grands chemins elle avait rencontres en tous lieux, comme si, sur la terre entiere, l'ane n'existait que pour souffrir. Certainement, depuis que Palikare leur appartenait, il avait supporte bien des fatigues et des miseres, celles des longues routes, du froid, du chaud, de la pluie, de la neige, du verglas, des privations, mais au moins n'etait-il jamais battu, et se sentait-il l'ami de ceux dont il partageait le sort malheureux; tandis que maintenant elle ne pouvait que trembler en se demandant quels allaient etre ses maitres; elle en avait tant rencontre de cruels, qui n'avaient meme pas conscience de leur cruaute. Quand Palikare vit qu'au lieu de l'atteler a la roulotte, on lui passait un licol, il montra de la surprise, et plus encore quand Grain de Sel, qui ne voulait pas faire a pied la longue route de Charonne au Marche aux chevaux, lui monta sur le dos en se servant d'une chaise; mais comme Perrine le tenait par la tete et lui parlait, cette surprise n'alla pas jusqu'a la resistance: Grain de Sel d'ailleurs n'etait-il pas un ami? Ils partirent ainsi, Palikare marchant gravement conduit par Perrine, et a travers des rues, ou il n'y avait que peu de voitures et de passants, ils arriverent a un pont tres large, aboutissant a un grand jardin. "C'est le Jardin des Plantes, dit Grain de Sel, je suis sur qu'ils n'ont pas un ane comme le tien. -- Alors on pourrait peut-etre le leur vendre", dit Perrine pensant que dans un jardin zoologique les betes n'ont qu'a se promener. Mais Grain de Sel n'accueillit pas cette idee: "Des affaires avec le gouvernement, dit-il, il n'en faut pas... parce que le gouvernement..." Il n'avait pas la confiance de Grain de Sel, le gouvernement. Maintenant la circulation des voitures et des tramways etait si active que Perrine avait besoin de toute son attention pour se diriger au milieu de leur encombrement, aussi n'avait-elle d'yeux ni d'oreilles pour rien autre chose, ni pour les monuments devant lesquels ils passaient, ni pour les plaisanteries que les charretiers et les cochers leur adressaient, mis en gaiete et en esprit par l'attitude de Grain de Sel sur l'ane. Mais lui, qui n'avait pas les memes preoccupations, n'etait pas embarrasse pour leur repondre joyeusement, et cela faisait sur leur parcours un concert de cris et de rires auquel les passants des trottoirs melaient leur mot. Enfin, apres une legere montee, ils arriverent devant une grande grille au dela de laquelle s'etendait un vaste espace que des lisses separaient en divers compartiments dans lesquels se trouvaient des chevaux; alors Grain de Sel mit pied a terre. Mais pendant qu'il descendait, Palikare avait eu le temps de regarder devant lui, et, quand Perrine voulut lui faire franchir la grille, il refusa d'avancer. Avait-il devine que c'etait un marche ou l'on vendait les chevaux et les anes? Avait-il peur? Toujours est-il que malgre les paroles que Perrine lui adressait sur le ton du commandement ou de l'affection, il persista dans sa resistance. Grain de Sel crut qu'en le poussant par derriere il le ferait avancer, mais Palikare, qui ne devina pas quelle main se permettait cette familiarite sur sa croupe, se mit a ruer en reculant et en entrainant Perrine. Quelques curieux s'etaient aussitot arretes et faisaient cercle autour d'eux; le premier rang etant comme toujours occupe par des porteurs de depeches et des patissiers; chacun disait son mot et donnait son conseil sur les moyens a employer pour l'obliger a passer la porte. "V'la un ane qui donnera de l'agrement a l'imbecile qui l'achetera", dit une voix. C'etait la un propos dangereux qui pouvait nuire a la vente; aussi Grain de Sel, qui l'avait entendu, crut-il devoir protester. "C'est un malin, dit-il; comme il a devine qu'on va le vendre, il fait toutes ces grimaces pour ne pas quitter ses maitres. -- Etes -vous sur de ca, Grain de Sel? demanda la voix qui avait fait l'observation. -- Tiens, qui est-ce qui sait mon nom ici? -- Vous ne reconnaissez pas La Rouquerie? -- C'est ma foi vrai." Et ils se donnerent la main. "C'est a vous l'ane? -- Non, c'est a cette petite. -- Vous le connaissez? -- Nous avons bu plus d'un verre ensemble: si vous avez besoin d'un bon ane, je vous le recommande. -- J'en ai besoin, sans en avoir besoin. -- Alors allons prendre quelque chose. Ce n'est pas la peine de payer un droit la-dedans. -- D'autant mieux qu'il parait decide a ne pas entrer. -- Je vous dis que c'est un malin. -- Si je l'achete ce n'est pas pour faire des malices, ni pour boire des verres, mais pour travailler. -- Dur a la peine; il vient de Grece, sans s'arreter. -- De Grece!..." Grain de Sel avait fait un signe a Perrine, qui les suivait n'entendant que quelques mots de leur conversation, et, docile, maintenant qu'il n'avait plus a entrer dans le marche, Palikare venait derriere elle, sans meme qu'elle eut a tirer sur le licol. Qu'etait cet acquereur? Un homme? Une femme? Par la demarche et le visage non barbu, une femme de cinquante ans environ. Par le costume compose d'une blouse et d'un pantalon, d'un chapeau en cuir comme ceux des cochers d'omnibus, et aussi par une courte pipe noire qui ne quittait pas sa bouche, un homme. Mais c'etait son air qui etait interessant pour les inquietudes de Perrine, et il n'avait rien de dur ni de mechant. Apres avoir pris une petite rue, Grain de Sel et La Rouquerie s'etaient arretes devant la boutique d'un marchand de vin, et, sur une table du trottoir on leur avait apporte une bouteille avec deux verres tandis que Perrine restait dans la rue devant eux, tenant toujours son ane. "Vous allez voir s'il est malin", dit Grain de Sel en avancant son verre plein. Tout de suite Palikare allongea le cou et de ses levres pincees aspira la moitie du verre, sans que Perrine osat l'en empecher. "Hein!" dit Grain de Sel triomphant. Mais La Rouquerie ne partagea pas cette satisfaction: "Ce n'est pas pour boire mon vin que j'en ai besoin, mais pour trainer ma charrette et mes peaux de lapin. -- Puisque je vous dis qu'il vient de Grece attele a une roulotte. -- Ca, c'est autre chose." Et l'examen de Palikare commenca en detail et avec attention; quand il fut termine, La Rouquerie demanda a Perrine combien elle voulait le vendre. Le prix qu'elle avait arrete a l'avance avec Grain de Sel etait de cent francs; ce fut celui qu'elle dit. Mais La Rouquerie poussa les hauts cris: "Cent francs, un ane vendu sans garantie! C'etait se moquer du monde." Et le malheureux Palikare eut a subir une demolition en regle, du bout du nez aux sabots. "Vingt francs, c'etait tout ce qu'il valait; et encore... -- C'est bon, dit Grain de Sel apres une longue discussion, nous allons le conduire au marche." Perrine respira, car la pensee de n'obtenir que vingt francs l'avait aneantie; que seraient vingt francs dans leur detresse; alors que cent ne devaient meme pas suffire a leurs besoins les plus pressants? "Savoir s'il voudra entrer cette fois plutot que la premiere", dit La Rouquerie. Jusqu'a la grille du marche, il suivit sa maitresse docilement, mais arrive la il s'arreta, et comme elle insistait en lui parlant et en le tirant, il se coucha au beau milieu de la rue. "Palikare, je t'en prie, s'ecria Perrine eploree, Palikare!" Mais il fit le mort sans vouloir rien entendre. De nouveau on s'etait rassemble autour d'eux et l'on plaisantait. "Mettez-lui le feu a la queue, dit une voix. -- Ca sera fameux pour le faire vendre, repondit une autre. -- Tapez dessus." Grain de Sel etait furieux, Perrine desesperee. "Vous voyez bien qu'il n'entrera pas, dit La Rouquerie, j'en donne trente francs parce que sa malice prouve que c'est un bon garcon; mais, depechez-vous de les prendre ou j'en achete un autre." Grain de Sel consulta Perrine d'un coup d'oeil, lui faisant en meme temps signe qu'elle devait accepter. Cependant elle restait paralysee par la deception, sans pouvoir se decider, quand un sergent de ville vint lui dire rudement de debarrasser la rue: "Avancez ou reculez, ne restez pas la." Comme elle ne pouvait pas avancer puisque Palikare ne le voulait pas, il fallait bien reculer; aussitot qu'il comprit qu'elle renoncait a entrer, il se releva et la suivit avec une parfaite docilite en remuant les oreilles d'un air de contentement. "Maintenant, dit La Rouquerie apres avoir mis trente francs en pieces de cent sous dans la main de Perrine, il faut me conduire ce bonhomme-la chez moi, car je commence a le connaitre, il serait bien capable de ne pas vouloir me suivre; la rue du Chateau-des- Rentiers n'est pas si loin." Mais Grain de Sel n'accepta pas cet arrangement, la course serait trop longue pour lui. "Va avec madame, dit-il a Perrine, et ne te desole pas trop, ton ane ne sera pas malheureux avec elle, c'est une bonne femme. -- Et comment retrouver Charonne? dit-elle, se voyant perdue dans ce Paris, dont pour la premiere fois elle venait de pressentir l'immensite. -- Tu suivras les fortifications, rien de plus facile." En effet, la rue du Chateau-des-Rentiers n'est pas bien loin du Marche aux chevaux, et il ne leur fallut pas longtemps pour arriver devant un amas de bicoques qui ressemblaient a celles du Champ Guillot. Le moment de la separation etait venu, et ce fut en lui mouillant la tete de ses larmes qu'elle l'embrassa apres l'avoir attache dans une petite ecurie. "Il ne sera pas malheureux, je te le promets, dit La Rouquerie. -- Nous nous aimions tant!" V "Qu'allaient-elles faire de trente francs, quand c'etait sur cent qu'elles avaient etabli leurs calculs?" Elle agita cette question en suivant tristement les fortifications depuis la Maison-Blanche jusqu'a Charonne, mais sans lui trouver de reponses acceptables; aussi, quand elle remit entre les mains de sa mere l'argent de La Rouquerie, ne savait-elle pas du tout a quoi et comment il allait etre employe. Ce fut sa mere qui en decida: "Il faut partir, dit-elle, partir tout de suite pour Maraucourt, -- Es-tu assez bien? -- Il faut que je le sois. Nous n'avons que trop attendu, en esperant un retablissement qui ne viendra pas... ici. Et en attendant nos ressources se sont epuisees, comme s'epuiseraient celles que la vente de notre pauvre Palikare nous procure. J'aurais voulu aussi ne pas nous presenter dans cet etat de misere; mais peut-etre que plus cette misere sera lamentable plus elle fera pitie. Il faut, il faut partir. -- Aujourd'hui? -- Aujourd'hui il est trop tard, nous arriverions en pleine nuit sans savoir ou aller, mais demain matin. Ce soir tache d'apprendre les heures du train et le prix des places: le chemin de fer est celui du Nord; la gare d'arrivee, Picquigny. Perrine, embarrassee, consulta Grain de Sel qui lui dit, qu'en cherchant dans les tas de papiers, elle trouverait certainement un indicateur des chemins de fer, ce qui serait plus commode, et moins fatigant que d'aller a la gare du Nord, qui est bien loin de Charonne. Cet indicateur lui apprit qu'il y avait deux trains le matin: l'un a six heures, l'autre a dix heures, et que la place pour Picquigny en troisiemes classes coutait neuf francs vingt- cinq. "Nous partirons a dix heures, dit la mere, et nous prendrons une voiture, car je ne pourrais certainement pas aller a pied a la gare puisqu'elle est eloignee. J'aurai bien des forces jusqu'au fiacre. Cependant elle n'en eut pas jusque-la, et quand, a neuf heures, elle voulut, en s'appuyant sur l'epaule de sa fille, gagner la voiture que Perrine avait ete chercher, elle ne put pas y arriver, bien que la distance ne fut pas longue de leur chambre a la rue: le coeur lui manqua, et si Perrine ne l'avait pas soutenue elle serait tombee. "Je vais me remettre, dit-elle faiblement, ne t'inquiete pas, cela va aller." Mais cela n'alla pas, et il fallut que la Marquise qui les regardait partir apportat une chaise; c'etait un effort desespere qui l'avait soutenue. Assise, elle eut une syncope, la respiration s'arreta, la voix lui manqua. "Il faudrait l'allonger, dit la Marquise, la frictionner; ce ne sera rien, ma fille, n'aie pas peur; va chercher La Carpe; a nous deux nous la porterons dans votre chambre; vous ne pouvez pas partir... tout de suite." C'etait une femme d'experience que la Marquise; presque aussitot que la malade eut ete allongee, le coeur reprit ses mouvements, et la respiration se retablit; mais au bout d'un certain temps, comme elle voulut s'asseoir, une nouvelle defaillance se produisit. "Vous voyez qu'il faut rester couchee, dit la Marquise sur le ton du commandement, vous partirez demain, et tout de suite vous prendrez une tasse de bouillon que je vais demander a La Carpe; car c'est son vice a ce muet-la que le bouillon, comme le vin est celui de monsieur notre proprietaire; hiver comme ete, il se leve a cinq heures pour mettre son pot-au-feu, et fameux qu'il le fait! il n'y a pas beaucoup de bourgeois qui en mangent d'aussi bon." Sans attendre une reponse, elle entra chez leur voisin qui s'etait remis au travail. "Voulez-vous me donner une tasse de bouillon pour notre malade?" demanda-t-elle. Ce fut par un sourire qu'il repondit, et tout de suite il ota le couvercle de son pot en terre qui bouillottait dans la cheminee devant un petit feu de bois; alors comme le fumet du bouillon se repandait dans la piece il regarda la Marquise, les yeux ecarquilles, les narines dilatees avec une expression de beatitude en meme temps que de fierte. "Oui ca sent bon, dit-elle, et si ca pouvait sauver la pauvre femme, ca la sauverait; mais -- elle baissa la voix, -- vous savez, elle est bien mal; ca ne peut pas durer longtemps." La Carpe leva les bras au Ciel. "C'est bien triste pour cette petite." La Carpe inclina la tete et etendit les bras par un geste qui disait: "Qu'y pouvons-nous?" Et de fait, ce qu'ils pouvaient, ils le faisaient l'un et l'autre, mais le malheur est chose si habituelle aux malheureux qu'ils ne s'en etonnent pas, pas plus qu'ils ne s'en revoltent. Qui d'eux n'a pas a souffrir en ce monde? Toi aujourd'hui, moi demain. Quand le bol fut rempli, la Marquise l'emporta en trottinant pour ne pas perdre une goutte de bouillon. "Prenez ca, ma chere dame, dit-elle en s'agenouillant aupres du matelas, et surtout ne bougez pas, entr'ouvrez seulement les levres." Delicatement, une cuilleree de bouillon lui fut versee dans la bouche; mais, au lieu de passer, elle provoqua des nausees et une nouvelle syncope qui se prolongea plus que les deux premieres. Decidement le bouillon n'etait pas ce qui convenait, la Marquise le reconnut et, pour qu'il ne fut pas perdu, elle obligea Perrine a le boire. "Vous aurez besoin de forces, ma petite, il faut vous soutenir." N'ayant pas, avec son bouillon, qui pour elle etait le remede a tous les maux, obtenu le resultat qu'elle attendait, la Marquise se trouva a bout d'expedients, et n'imagina rien de mieux que d'aller chercher le medecin: peut-etre ferait-il quelque chose. Mais bien qu'il eut formule une ordonnance, il declara franchement a la Marquise, en partant, qu'il ne pouvait rien pour la malade: "C'est une femme epuisee par le mal, la misere, les fatigues et le chagrin; elle partait, qu'elle serait morte en wagon; ce n'est plus qu'une affaire d'heures qu'une syncope reglera probablement. C'en fut une de jours, car la vie, si prompte a s'eteindre dans la vieillesse, est plus resistante dans la jeunesse: sans aller mieux, la malade, n'allait pas plus mal, et bien qu'elle ne put rien avaler, ni bouillon ni remedes, elle durait etendue sur son matelas, sans mouvements, presque sans respiration, engourdie dans la somnolence. Aussi Perrine se reprenait-elle a esperer: l'idee de la mort, qui obsede les gens ages et la leur montre partout, tout pres, alors meme qu'elle reste loin encore, est si repulsive pour les jeunes, qu'ils se refusent a la voir, meme quand elle est la menacante. Pourquoi sa mere ne guerirait-elle point? Pourquoi mourrait-elle? C'est a cinquante ans, a soixante ans qu'on meurt, et elle n'en avait pas trente! Qu'avait-elle fait pour etre condamnee a une mort precoce, elle, la plus douce des femmes, la plus tendre des meres, qui n'avait jamais ete que bonne pour les siens et pour tous? Cela n'etait pas possible. Au contraire, la guerison l'etait. Et elle trouvait les meilleures raisons pour se le prouver, meme dans cette somnolence, qu'elle se disait n'etre qu'un repos tout naturel apres tant de fatigues et de privations. Quand, malgre tout, le doute l'etreignait trop cruellement, elle demandait conseil a la Marquise, et celle-ci la confirmait dans son esperance: "Puisqu'elle n'est pas morte dans sa premiere syncope, c'est qu'elle ne doit pas mourir. -- N'est-ce pas? -- C'est ce que pensent aussi Grain de Sel et La Carpe." Maintenant, sa plus grande inquietude, puisque du cote de sa mere on la rassurait comme elle se rassurait elle-meme, etait de se demander combien dureraient les trente francs de La Rouquerie, car, si minimes que fussent leurs depenses, ils filaient cependant terriblement vite, tantot pour une chose, tantot pour une autre, surtout pour l'imprevu. Quand le dernier sou serait depense, ou iraient-elles? Ou trouveraient-elles une ressource, si faible qu'elle fut, puisqu'il ne leur restait plus rien, rien, rien que les guenilles de leur vetement? Comment iraient-elles a Maraucourt? Quand elle suivait ces pensees, pres de sa mere, il y avait des moments ou, dans son angoisse, ses nerfs se tendaient avec une intensite si poignante, qu'elle se demandait, baignee de sueur, si elle aussi n'allait pas succomber dans une syncope. Un soir qu'elle se trouvait dans cet etat d'apprehension et d'aneantissement, elle sentit que la main de sa mere, qu'elle tenait dans les siennes, la serrait. "Tu veux quelque chose? demanda-t-elle vivement, ramenee par cette pression dans la realite. -- Te parler, car l'heure est venue des dernieres et supremes paroles. -- Oh! maman... -- Ne m'interromps pas, ma fille cherie, et tache de contenir ton emotion comme je tacherai de ne pas ceder au desespoir. J'aurais voulu ne pas t'effrayer, et c'est pour cela que jusqu'a present je me suis tue, pour menager ta douleur, mais ce que j'ai a dire doit etre dit, si cruel que cela soit pour nous deux. Je serais une mauvaise mere, faible et lache, au moins je serais imprudente de reculer encore." Elle fit une pause, autant pour respirer que pour affermir ses idees vacillantes. "Il faut nous separer..." Perrine eut un sanglot que malgre ses efforts elle ne put contenir. "Oui, c'est affreux, chere enfant, et pourtant j'en suis a me demander si apres tout il ne vaut pas mieux pour toi que tu sois orpheline, que d'etre presentee par une mere qu'on repousserait. Enfin Dieu le veut, tu vas rester seule, ... dans quelques heures, demain peut-etre." L'emotion lui coupa la parole, et elle ne put la reprendre qu'apres un certain temps. "Quand je... ne serai plus, tu auras des formalites a accomplir; pour cela tu prendras dans ma poche un papier enveloppe dans une double soie et tu le donneras a ceux qui te le demanderont: c'est mon acte de mariage, et l'on y trouvera mes noms et ceux de ton pere. Tu exigeras qu'on te le rende, car il doit t'etre utile plus tard pour etablir ta naissance. Tu le garderas donc avec grand soin. Cependant comme tu peux le perdre, tu l'apprendras par coeur de facon a ne l'oublier jamais: le jour ou tu aurais besoin de le montrer, tu en demanderais un autre. Tu m'entends bien; tu retiens tout ce que je te dis?' -- Oui, maman, oui. -- Tu seras bien malheureuse, bien aneantie, mais il ne faut pas t'abandonner, ... quand tu n'auras plus rien a faire a Paris et que tu seras seule, toute seule. Alors tu dois partir immediatement pour Maraucourt: par le chemin de fer, si tu as assez d'argent pour payer ta place; a pied, si tu n'en as pas; mieux vaut encore coucher dans le fosse de la route et ne pas manger que rester a Paris. Tu me le promets? -- Je te le promets. -- Si grande est l'horreur de notre situation que ce m'est presque un soulagement de penser qu'il en sera ainsi." Cependant ce soulagement ne fut pas assez fort pour la defendre contre une nouvelle faiblesse, et pendant un temps assez long elle resta sans respiration, sans voix, sans mouvement, "Maman, dit Perrine penchee sur elle, toute tremblante d'anxiete, eperdue de desespoir, maman!" Cet appel la ranima: "Tout a l'heure, dit-elle si faiblement que ses paroles ne furent qu'un murmure entrecoupe d'arrets, j'ai encore des recommandations a te faire, il faut que je te les fasse; mais je ne sais plus ce que je t'ai deja dit, attends." Apres un moment, elle reprit: "C'est cela, oui c'est cela: tu arrives a Maraucourt; ne brusque rien; tu n'as le droit de rien reclamer, ce que tu obtiendras ce sera par toi-meme, par toi seule, en etant bonne, en le faisant aimer... Te faire aimer, ... pour toi, tout est la.... Mais j'ai espoir, ... tu te feras aimer;... il est impossible qu'on ne t'aime pas.... Alors tes malheurs seront finis." Elle joignit les mains et son regard prit une expression d'extase: "Je te vois, ... oui je te vois heureuse.... Ah! que je meure avec cette pensee, et l'esperance de vivre a jamais dans ton coeur." Cela fut dit avec l'exaltation d'une priere qu'elle jetait vers le ciel; puis aussitot, comme si elle s'etait epuisee dans cet effort, elle retomba sur son matelas, a bout, inerte, mais non syncopee cependant, ainsi que le prouvait sa respiration pantelante. Perrine attendit quelques instants, puis, voyant que sa mere restait dans cet etat, elle sortit. A peine fut-elle dans l'enclos qu'elle eclata en sanglots et se laissa tomber sur l'herbe: le coeur, la tete, les jambes lui manquaient pour s'etre trop longtemps contenue. Pendant quelques minutes elle resta la brisee, suffoquee, puis, comme malgre son aneantissement la conscience persistait en elle qu'elle ne devait pas laisser sa mere seule, elle se leva pour tacher de se calmer un peu, au moins a la surface, en arretant ses larmes et ses spasmes de desespoir. Et par le clos qui s'emplissait d'ombres elle allait, sans savoir ou, droit devant elle ou tournant sur elle-meme, ne contenant ses sanglots que pour les laisser eclater plus violents. Comme elle passait ainsi devant le wagon pour la dixieme fois peut-etre, le marchand de sucre qui l'avait observee sortit de chez lui, deux batons de guimauve a la main et s'approchant d'elle: "Tu as du chagrin, ma fille, dit-il d'une voix apitoyee. -- Oh! monsieur... -- Eh bien, tiens, prends ca, -- il tendit ses batons de sucre, les douceurs c'est bon pour la peine." VI L'aumonier des dernieres prieres venait de se retirer, et Perrine restait devant la fosse, quand la Marquise, qui ne l'avait pas quittee, passa son bras sous le sien: "Il faut venir, dit-elle. -- Oh! Madame.... -- Allons, il faut venir", repeta-t-elle avec autorite. Et lui serrant le bras, elle l'entraina. Elles marcherent ainsi pendant quelques instants, sans que Perrine eut conscience de ce qui se passait autour d'elle et comprit ou l'on pouvait la conduire: sa pensee, son esprit, son coeur, sa vie etaient restes avec sa mere. Enfin on s'arreta dans une allee deserte et elle vit autour d'elle la Marquise qui l'avait lachee, Grain de Sel, La Carpe et le marchand de sucre, mais ce fut vaguement qu'elle les reconnut: la Marquise avait des rubans noirs a son bonnet, Grain de Sel etait habille en monsieur et coiffe d'un chapeau a haute forme, La Carpe avait remplace son eternel tablier de cuir par une redingote noisette qui lui descendait jusqu'aux pieds, et le marchand de sucre sa veste de coutil blanc par un veston de drap; car tous, en vrais Parisiens qui pratiquent le culte de la Mort, avaient tenu a se mettre en grande tenue pour honorer celle qu'ils venaient d'enterrer. "C'est pour te dire, petite, commenca Grain de Sel, qui crut pouvoir prendre le premier la parole comme etant le personnage le plus important de la compagnie, c'est pour te dire que tu peux loger au Champ Guillot tant que tu voudras sans payer. -- Si tu veux chanter avec moi, continua la Marquise, tu gagneras ta vie: c'est un joli metier. -- Si tu aimes mieux la confiserie, dit le marchand de sucre de guimauve, je te prendrai: c'est aussi un joli metier, et un vrai." La Carpe ne dit rien, mais avec un sourire de sa bouche close et un geste de sa main qui semblait presenter quelque chose, il exprima clairement l'offre qu'il faisait a son tour: a savoir que toutes les fois qu'elle aurait besoin d'une tasse de bouillon, elle en trouverait une chez lui, et du fameux. Ces propositions s'enchainant ainsi emplirent de larmes les yeux de Perrine, et la douceur de celles-la lava l'acrete de celles qui depuis deux jours la brulaient. "Comme vous etes bons pour moi! murmura-t-elle. -- On fait ce qu'on peut, dit Grain de Sel. -- On ne doit pas laisser une brave fille comme toi sur le pave de Paris, repondit la Marquise. -- Je ne dois pas rester a Paris, repondit Perrine, il faut que je parte tout de suite pour aller chez des parents. -- T'as des parents? interrompit Grain de Sel en regardant les autres d'un air qui signifiait que ces parents-la ne valaient pas cher; ou sont-ils tes parents?; -- Au dela d'Amiens. -- Et comment veux-tu aller a Amiens? Tu as de l'argent? -- Pas assez pour prendre le chemin de fer; c'est pourquoi j'irai a pied. -- Tu sais la route? -- J'ai une carte dans ma poche. -- Ta carte te donne-t-elle ton chemin dans Paris pour trouver la route d'Amiens? -- Non; mais si vous voulez me l'indiquer..." Chacun s'empressa de lui donner cette indication, et ce fut une confusion d'explications contradictoires auxquelles Grain de Sel coupa court. "Si tu veux te perdre dans Paris, dit-il, tu n'as qu'a les ecouter. V'la ce que tu dois faire: prendre le chemin de fer de ceinture jusqu'a la Chapelle-Nord; la tu trouveras la route d'Amiens, que tu n'auras plus qu'a suivre tout droit; ca te coutera six sous. Quand veux-tu partir? -- Tout de suite; j'ai promis a maman de partir tout de suite. -- Il faut obeir a ta mere, dit la Marquise. Pars donc, mais pas avant que je t'embrasse; tu es une brave fille." Les hommes lui donnerent une poignee de main. Elle n'avait plus qu'a sortir du cimetiere, cependant elle hesita et se retourna vers la fosse qu'elle venait de quitter; alors la Marquise, devinant sa pensee, intervint: "Puisqu'il faut que tu partes, pars tout de suite, c'est le mieux, -- Oui pars", dit Grain de Sel. Elle leur adressa a tous un salut de la tete et des deux mains dans lequel elle mit toute sa reconnaissance, puis elle s'eloigna a pas presses, le dos tendu comme si elle se sauvait. "J'offre un verre, dit Grain de Sel. -- Ca ne fera pas de mal", repondit la Marquise. Pour la premiere fois La Carpe lacha une parole et dit: "Pauvre petite!" Quand Perrine fut montee dans le chemin de fer de ceinture, elle tira de sa poche une vieille carte routiere de France qu'elle avait consultee bien des fois depuis leur sortie d'Italie, et dont elle savait se servir. De Paris a Amiens sa route etait facile, il n'y avait qu'a prendre celle de Calais que suivaient autrefois les malles-poste et qu'un petit trait noir indiquait sur sa carte par Saint-Denis, Ecouen, Luzarches, Chantilly, Clermont et Breteuil; a Amiens elle la quitterait pour celle de Boulogne; et, comme elle savait aussi evaluer les distances, elle calcula que jusqu'a Maraucourt cela devait donner environ cent cinquante kilometre; si elle faisait trente kilometres par jour regulierement, il lui faudrait donc six jours pour son voyage. Mais pourrait-elle faire ces trente kilometres regulierement et les recommencer le lendemain? Justement parce qu'elle avait l'habitude de la marche pour avoir chemine pendant des lieues et des lieues a cote de Palikare, elle savait que ce n'est pas du tout la meme chose de faire trente kilometres par hasard, que de les repeter jour apres jour; les pieds s'endolorissent, les genoux deviennent raides. Et puis que serait le temps pendant ces six journees de voyage? Sa serenite durerait-elle? Sous le soleil elle pouvait marcher, si chaud qu'il fut. Mais que ferait-elle sous la pluie, n'ayant pour se couvrir que des guenilles? Par une belle nuit d'ete elle pouvait tres bien coucher en plein air, a l'abri d'un arbre ou d'une cepee. Mais le toit de feuilles qui recoit la rosee laisse passer la pluie et n'en rend ses gouttes que plus grosses. Mouillee, elle l'avait ete bien souvent, et une ondee, une averse meme ne lui faisaient pas peur; mais pourrait-elle rester mouillee pendant six jours, du matin au soir et du soir au matin? Quand elle avait repondu a Grain de Sel qu'elle n'avait pas assez d'argent pour prendre le chemin de fer, elle laissait entendre, comme elle l'entendait elle-meme, qu'elle en aurait assez pour son voyage a pied; seulement c'etait a condition que ce voyage ne se prolongerait pas. En realite, elle avait cinq francs trente-cinq centimes en quittant le Champ Guillot, et comme elle venait de payer sa place six sous, il lui restait une piece de cinq francs et un sou qu'elle entendait sonner dans la poche de sa jupe quand elle remuait trop brusquement. Il fallait donc qu'elle fit durer cet argent autant que son voyage, et meme plus longtemps, de facon a pouvoir vivre quelques jours a Maraucourt. Cela lui serait-il possible? Elle n'avait pas resolu cette question et toutes celles qui s'y rattachaient. Quand elle entendit appeler la station de La Chapelle, alors elle descendit, et tout de suite prit la route de Saint-Denis. Maintenant il n'y avait qu'a aller droit devant soi, et comme le soleil resterait encore au ciel deux ou trois heures, elle esperait se trouver, quand il disparaitrait, assez loin de Paris pour pouvoir coucher en pleine campagne, ce qui etait le mieux pour elle. Cependant, contre son attente, les maisons succedaient aux maisons, les usines aux usines sans interruption, et aussi loin que ses yeux pouvaient aller, elle ne voyait dans cette plaine plate que des toits et de hautes cheminees qui jetaient des tourbillons de fumee noire; de ces usines, des hangars, des chantiers sortaient des bruits formidables, des mugissements, des ronflements de machines, des sifflements aigus ou rauques, des echappements de vapeur, tandis que sur la route meme, dans un epais nuage de poussiere rousse, voitures, charrettes, tramways se suivaient, ou se croisaient en files serrees; et sur celles de ces charrettes qui avaient des baches ou des prelarts l'inscription qui l'avait deja frappee a la barriere de Bercy se repetait: "Usines de Maraucourt, Vulfran Paindavoine." Paris ne finirait donc jamais! Elle n'en sortirait donc pas! Et ce n'etait pas de la solitude des champs qu'elle avait peur, du silence de la nuit, des mysteres de l'ombre, c'etait de Paris, de ses maisons, de sa foule, de ses lumieres. Une plaque bleue fixee a l'angle d'une maison lui apprit qu'elle entrait dans Saint-Denis alors qu'elle se croyait toujours a Paris, et cela lui donna bon espoir: apres Saint-Denis commencerait certainement la campagne. Avant, d'en sortir, bien qu'elle ne se sentit aucun appetit, l'idee lui vint d'acheter un morceau de pain qu'elle mangerait avant de s'endormir, et elle entra chez un boulanger: "Voulez-vous me vendre une livre de pain? -- Tu as de l'argent?" demanda la boulangere a qui sa tenue n'inspirait pas confiance. Elle mit sur le comptoir, derriere lequel la boulangere etait assise, sa piece de cinq francs. "Voici cinq francs; je vous prie de me rendre la monnaie." Avant de couper la livre de pain qu'on lui demandait, la boulangere prit la piece de cinq francs et l'examina. "Qu'est-ce que c'est que ca? demanda-t-elle en la faisant sonner sur le marbre du comptoir. -- Vous voyez bien, c'est cinq francs. -- Qu'est-ce qui t'a dit d'essayer de me passer cette piece? -- Personne; je vous demande une livre de pain pour mon diner. -- Eh bien tu n'en auras pas de pain, et je t'engage a filer au plus vite si tu ne veux pas que je te fasse arreter." Perrine n'etait point en situation de tenir tete: "Pourquoi m'arreter? balbutia-t-elle. -- Parce que tu es une voleuse... -- Oh! madame. -- Qui veut me passer une piece fausse. Vas-tu te sauver, voleuse, vagabonde. Attends un peu que j'appelle un sergent de ville." Perrine avait conscience de n'etre pas une voleuse, bien qu'elle ne sut pas si sa piece etait bonne ou fausse; mais vagabonde elle l'etait puisqu'elle n'avait ni domicile ni parents. Que repondrait-elle au sergent de ville? Comment se defendrait-elle, si on l'arretait? Que ferait-on d'elle? Toutes ces questions lui traverserent l'esprit avec la rapidite de l'eclair, cependant telle, etait sa detresse qu'avant d'obeir a la peur qui commencait a la serrer a la gorge, elle pensa a sa piece: "Si vous ne voulez, pas me donner du pain, au moins rendez-moi ma piece, dit-elle en etendant la main. Pour que tu la passes ailleurs, n'est-ce pas? Je la garde, ta piece. Si tu la veux, va chercher un sergent de ville, nous l'examinerons ensemble, En attendant, fiche-moi le camp et plus vite que ca, voleuse!" Les cris de la boulangere qui s'entendaient de la rue avaient arrete trois ou quatre passants et des propos s'echangeaient entre eux curieusement: "Qu'est-ce que c'est? -- C'te fille qui a voulu forcer le tiroir de la boulangere. -- Elle marque mal. -- N'y a donc jamais de police quand on en a besoin?" Affolee, Perrine se demandait si elle pourrait sortir; cependant on la laissa passer, mais en l'accompagnant d'injures et de huees, sans qu'elle osat se sauver a toutes jambes comme elle en avait envie, ni se retourner pour voir si on ne la poursuivait point. Enfin apres quelques minutes, qui pour elle furent des heures, elle se trouva dans la campagne, et malgre tout elle respira: pas arretee! plus d'injures! Il est vrai qu'elle pouvait se dire aussi: pas de pain, plus d'argent; mais cela c'etait l'avenir; et ceux qui, aux trois quarts noyes, remontent a la surface de l'eau, n'ont pas pour premiere pensee de se demander comment ils souperont le soir et dineront le lendemain. Cependant apres les premiers moments donnes au soulagement de la delivrance cette pensee du diner s'imposa brutalement, sinon pour le soir meme, en tout cas pour le lendemain et les jours suivants. Elle n'etait pas assez enfant pour imaginer que la fievre du chagrin la nourrirait toujours, et savait qu'on ne marche pas sans manger. En combinant son voyage elle n'avait compte pour rien les fatigues de la route, le froid des nuit et la chaleur du jour, tandis qu'elle comptait pour tout la nourriture que sa piece de cinq francs lui assurait; mais maintenant qu'on venait de lui prendre ses cinq francs et qu'il ne lui restait plus qu'un sou, comment acheterait-elle la livre de pain qu'il lui fallait chaque jour? Que mangerait-elle? Instinctivement elle jeta un regard de chaque cote de la route ou dans les champs; sous la lumiere rasante du soleil couchant s'etalaient des cultures: des bles qui commencaient a fleurir, des betteraves qui verdoyaient, des oignons, des choux, des luzernes, des trefles; mais rien de tout cela ne se mangeait, et d'ailleurs, alors meme que ces champs eussent ete plantes de melons murs ou de fraisiers charges de fruits, a quoi cela lui eut-il servi? elle ne pouvait pas plus etendre la main pour cueillir melons et fraises qu'elle ne pouvait la tendre pour implorer la charite des passants; ni voleuse, ni mendiante, vagabonde. Ah! comme elle eut voulu en rencontrer une aussi miserable qu'elle pour lui demander de quoi vivent les vagabonds le long des chemins qui traversent les pays civilises. Mais y avait-il au monde aussi miserable, aussi malheureuse qu'elle, seule, sans pain, sans toit, sans personne pour la soutenir, accablee, ecrasee, le coeur etrangle, le corps enfievre par le chagrin? Et cependant il fallait qu'elle marchat, sans savoir si au but une porte s'ouvrirait devant elle. Comment pourrait-elle arriver a ce but? Tous nous avons dans notre vie quotidienne des heures de vaillance ou d'abattement pendant lesquelles le fardeau que nous avons a trainer se fait ou plus lourd ou plus leger; pour elle c'etait le soir qui l'attristait toujours, meme sans raison; mais combien plus pesamment quand, a l'inconscient, s'ajoutait le poids des douleurs personnelles et immediates qu'elle avait en ce moment a supporter! Jamais elle n'avait eprouve pareil embarras a reflechir, pareille difficulte a prendre parti; il lui semblait qu'elle etait vacillante, comme une chandelle qui va s'eteindre sous le souffle d'un grand vent, s'abattant sans resistance possible tantot d'un cote, tantot de l'autre, folle. Combien melancolique etait-elle cette belle et radieuse soiree d'ete, sans nuages au ciel, sans souffle d'air, d'autant plus triste pour elle qu'elle etait plus douce et plus gaie aux autres, aux villageois assis sur le pas de leur porte avec l'expression heureuse de la journee finie; aux travailleurs qui revenaient des champs et respiraient deja la bonne odeur de la soupe du soir; meme aux chevaux qui se hataient parce qu'ils sentaient l'ecurie ou ils allaient se reposer devant leur ratelier garni. Lorsqu'elle sortit de ce village, elle se trouva a la croisee de deux grandes routes qui toutes deux conduisaient a Calais, l'une par Moisselles, l'autre par Ecouen, disait le poteau pose a leur intersection; ce fut celle-la qu'elle prit. VII Bien qu'elle commencat a avoir les jambes lasses et les pieds endoloris, elle eut voulu marcher encore, car a faire la route dans la fraicheur du soir et la solitude, sans que personne s'inquietat d'elle, elle eut trouve une tranquillite que le jour ne lui donnait pas. Mais, si elle prenait ce parti, elle devrait s'arreter quand elle serait trop fatiguee, et alors, ne pouvant pas se choisir une bonne place dans l'obscurite de la nuit, elle n'aurait pour se coucher que le fosse du chemin ou le champ voisin, ce qui n'etait pas rassurant. Dans ces conditions, le mieux etait donc qu'elle sacrifiat son bien-etre a sa securite et profitat des dernieres clartes du soir pour chercher un endroit ou, cachee et abritee, elle pourrait dormir en repos. Si les oiseaux se couchent de bonne heure, quand il fait encore clair, n'est-ce pas pour mieux choisir leur gite: les betes maintenant devaient lui servir d'exemple, puisqu'elle vivait de leur vie. Elle n'eut pas loin a aller pour en rencontrer un qui lui parut reunir toutes les garanties qu'elle pouvait souhaiter. Comme elle passait le long d'un champ d'artichauts, elle vit un paysan occupe avec une femme a en cueillir les tetes qu'ils placaient dans des paniers; aussitot remplis, ils chargeaient ces paniers dans une voiture restee sur la route. Machinalement elle s'arreta pour regarder ce travail, et a ce moment arriva une autre charrette que conduisait, assise sur le limon, une fillette rentrant au village. "Vous avez cueille vos artichauts? cria-t-elle. -- C'est pas trop tot, repondit le paysan; pas drole de coucher la toutes les nuits pour veiller aux galvaudeux, au moins je vas dormir dans mon lit -- Et la piece a Monneau? -- Monneau, il fait le malin; il dit que les autres la gardent; cette nuit ce ne sera toujours pas _me_; ce que c'serait drole si demain il se trouvait nettoye!" Tous les trois partirent d'un gros rire qui disait qu'ils ne s'interessaient pas precisement a la prosperite de ce Monneau qui exploitait la surveillance de ses voisins pour dormir tranquille lui-meme. "Ce que c'serait drole! -- Attends, minute, nous rentrons; nous avons fini." En effet, au bout de peu d'instants, les deux charrettes s'eloignerent du cote du village. Alors, de la route deserte Perrine put voir, dans le crepuscule, la difference qu'offraient les deux champs qui se touchaient, l'un completement depouille de ses fruits, l'autre encore tout charge de grosses tetes bonnes a couper; sur leur limite se dressait une petite cabane en branchages dans laquelle le paysan avait passe les nuits qu'il regrettait tant a garder sa recolte et du meme coup celle de son voisin. Combien heureuse eut-elle ete d'avoir une pareille chambra a coucher! A peine cette idee eut-elle traverse son esprit qu'elle se demanda pourquoi elle ne la prendrait pas, cette chambre. Quel mal a cela puisqu'elle etait abandonnee? D'autre part, elle n'avait pas a craindre d'y etre derangee, puisque, le champ etant depouille maintenant, personne n'y viendrait. Enfin, un four a briques brulant a une assez courte distance, il lui semblait qu'elle serait moins seule, et que ses flammes rouges qui tourbillonnaient dans l'air tranquille du soir lui tiendraient compagnie au milieu de ces champs deserts, comme le phare au marin sur la mer. Cependant elle n'osa pas tout de suite aller prendre possession de cette cabane, car, un espace decouvert assez grand s'etendant entre elle et la route, il valait mieux pour le traverser que l'obscurite se fut epaissie. Elle s'assit donc sur l'herbe du fosse et attendit en pensant a la bonne nuit qu'elle allait passer la, alors qu'elle en avait craint une si mauvaise. Enfin, quand elle ne distingua plus que confusement les choses environnantes, choisissant un moment ou elle n'entendait aucun bruit sur la route, elle se glissa en rampant a travers les artichauts et gagna la cabane qu'elle trouva encore mieux meublee qu'elle n'avait imagine puisqu'une bonne couche de paille couvrait le sol, et qu'une botte de roseaux pouvait servir d'oreiller. Depuis Saint-Denis, il en avait ete d'elle comme d'une bete traquee, et plus d'une fois elle avait tourne la tete pour voir si les gendarmes a ses trousses n'allaient pas l'arreter, afin d'eclaircir l'histoire de sa piece fausse; dans la cabane, ses nerfs crispes se detendirent, et, du toit qu'elle avait sur la tete, descendit en elle un apaisement avec un sentiment de securite mele de confiance qui la releva; tout n'etait donc pas perdu, tout n'etait pas fini. Mais en meme temps elle fut surprise de s'apercevoir qu'elle avait faim, alors que, tandis qu'elle marchait, il lui semblait qu'elle n'aurait jamais plus besoin de manger ni de boire. C'etait la desormais l'inquietant et le dangereux de sa situation: comment, avec le sou qui lui restait, vivrait-elle pendant cinq ou six jours? Le moment present n'etait rien, mais que serait le lendemain, le surlendemain? Cependant si grave que fut la question, elle ne voulut pas la laisser l'envahir et l'abattre; au contraire, il fallait se secouer, se raidir, en se disant que, puisqu'elle avait trouve une si bonne chambre quand elle admettait qu'elle n'aurait pas mieux que le grand chemin pour se coucher, ou un tronc d'arbre pour s'adosser, elle trouverait bien aussi le lendemain quelque chose a manger. Quoi? Elle ne l'imaginait pas. Mais cette ignorance presente ne devait pas l'empecher de s'endormir dans l'esperance. Elle s'etait allongee sur la paille, la botte de roseaux sous sa tete, ayant en face d'elle, par une des ouvertures de la cabane, les feux du four a briques qui, dans la nuit, voltigeaient en lueurs fantastiques, et le bien-etre du repos, au milieu d'une tranquillite qui ne devait pas etre troublee, l'emportait sur les tiraillements de son estomac. Elle ferma les yeux et avant de s'endormir, comme tous les soirs depuis la mort de son pere, elle evoqua son image; mais ce soir-la a l'image du pere se joignit celle de la maman qu'elle venait de conduire au cimetiere en ce jour terrible, et ce fut en les voyant l'un et l'autre penches sur elle pour l'embrasser comme toujours ils le faisaient vivants que, dans un sanglot, brisee par la fatigue et plus encore par les emotions, elle trouva le sommeil. Si lourde que fut cette fatigue, elle ne dormit pas cependant solidement; de temps en temps le roulement d'une voiture sur le pave l'eveillait, ou le passage d'un train, ou quelque bruit mysterieux qui, dans le silence et le recueillement de la nuit, lui faisait battre le coeur, mais aussitot elle se rendormait. A un certain moment, elle crut qu'une voiture venait de s'arreter pres d'elle sur la route, et cette fois elle ecouta. Elle ne s'etait pas trompee, elle entendit un murmure de voix etouffees mele a un bruit de chutes legeres. Vivement elle s'agenouilla pour regarder par un des trous perces dans la cabane; une voiture etait bien arretee au bout du champ, et il lui sembla, autant qu'elle pouvait juger a la pale clarte des etoiles, qu'une ombre, homme ou femme, en jetait des paniers que deux autres ombres prenaient et portaient dans la piece a cote, celle a Monneau. Que signifiait cela a pareille heure? Avant qu'elle eut trouve une reponse a cette question, la voiture s'eloigna, et les deux ombres entrerent dans le champ d'artichauts; aussitot elle entendit des petits coups secs et rapides comme si l'on coupait la quelque chose. Alors elle comprit: c'etaient des voleurs, "des galvaudeux", qui "nettoyaient la piece a Monneau"; vivement ils coupaient les artichauts et les entassaient dans les paniers que la charrette avait apportes et que, sans doute, elle allait venir reprendre la recolte achevee, afin de ne pas rester sur la route pendant cette operation et d'appeler l'attention des passants s'il en survenait. Mais au lieu de se dire, comme les paysans, "que c'etait drole", Perrine fut epouvantee, car instantanement elle comprit les dangers auxquels elle pouvait se trouver exposee. Que feraient-ils d'elle s'ils la decouvraient? Souvent elle avait entendu raconter des histoires de voleurs et savait que c'est quand on les surprend ou les derange qu'ils tuent ceux qui porteraient un temoignage contre eux. Il est vrai qu'elle avait bien des chances pour n'etre pas decouverte par eux, puisque c'etait parce qu'ils savaient certainement cette cabane abandonnee qu'ils volaient cette nuit-la les artichauts du champ Monneau; mais si on les surprenait, si on les arretait, ne pouvait-elle pas etre prise avec eux; comment se defendrait-elle et prouverait-elle qu'elle n'etait pas leur complice? A cette pensee, elle se sentit inondee de sueur, et ses yeux se troublerent au point qu'elle ne distingua plus rien autour d'elle, bien qu'elle entendit toujours les coups secs des serpettes qui coupaient les artichauts; et le seul soulagement a son angoisse fut de se dire qu'ils travaillaient avec une telle ardeur qu'ils auraient bientot depouille tout le champ. Mais ils furent deranges; au loin on entendit le roulement d'une charrette sur le pave, et quand elle approcha ils se blottirent entre les tiges des artichauts, si bien rases qu'elle ne les voyait plus. La charrette passee, ils reprirent leur besogne avec une activite que le repos avait renouvelee. Cependant, si furieux que fut leur travail, elle se disait qu'il ne finirait jamais; d'un instant a l'autre on allait venir les arreter, et surement elle avec eux. Si elle pouvait se sauver! Elle chercha le moyen de sortir de la cabane, ce qui, a vrai dire, n'etait pas difficile; mais ou irait- elle sans etre exposee a faire du bruit et a reveler ainsi sa presence qui, si elle ne bougeait pas, devait rester ignoree? Alors elle se recoucha et feignit de dormir, car puisqu'il lui etait impossible de sortir sans s'exposer a etre arretee au premier pas, le mieux encore etait qu'elle parut n'avoir rien vu, si les voleurs entraient dans la cabane. Pendant un certain temps encore ils continuerent leur recolte, puis, apres un coup de sifflet qu'ils lancerent, un bruit de roues se fit entendre sur la route et bientot leur voiture s'arreta au bout du champ; en quelques minutes elle fut chargee et au grand trot elle s'eloigna du cote de Paris. Si elle avait su l'heure, elle aurait pu se rendormir jusqu'a l'aube, mais, n'ayant pas conscience du temps qu'elle avait passe la, elle jugea qu'il etait prudent a elle de se remettre en route: aux champs on est matineux; si au jour levant un paysan la voyait sortir de cette piece depouillee, ou meme s'il l'apercevait aux environs, il la soupconnerait d'etre de la compagnie des voleurs et l'arreterait. Elle se glissa donc hors de la cabane, et rampant comme les voleurs pour sortir du champ, l'oreille aux ecoutes, l'oeil aux aguets, elle arriva sans accident sur la grande route ou elle reprit sa marche a pas presses; les etoiles qui criblaient le ciel sans nuages avaient pali, et du cote de l'orient une faible lueur eclairait les profondeurs de la nuit, annoncant l'approche du jour. VIII Elle n'eut pas a marcher longtemps sans apercevoir devant elle une masse noire confuse qui profilait d'un cote ses toits, ses cheminees et son clocher sur la blancheur du ciel, tandis que de l'autre tout restait noye dans l'ombre. En arrivant aux premieres maisons, instinctivement elle etouffa le bruit de ses pas, mais c'etait une precaution inutile; a l'exception des chats, qui flanaient sur la route, tout dormait et son passage n'eveilla que quelques chiens qui aboyaient derriere les portes closes; il semblait que ce fut un village de morts. Quand elle l'eut traverse, elle se calma et ralentit sa course, car maintenant qu'elle se trouvait assez eloignee du champ vole pour qu'on ne put pas l'accuser d'avoir fait partie des voleurs, elle sentait qu'elle ne pourrait pas continuer toujours a cette allure; deja elle eprouvait une lassitude qu'elle ne connaissait pas, et malgre le refroidissement du matin, il lui montait a la tete des bouffees de chaleur qui la rendaient vacillante. Mais ni le ralentissement de sa marche, ni la fraicheur de plus en plus vive, ni la rosee qui la mouillait ne calmerent ces troubles, pas plus qu'ils ne lui donnerent de la vigueur, et il fallut qu'elle reconnut que c'etait la faim qui l'affaiblissait en attendant qu'elle l'abattit tout a fait defaillante. Que deviendrait-elle si elle n'avait plus ni sentiment ni volonte? Pour que cela n'arrivat pas, elle crut que le mieux etait de s'arreter un instant; et comme elle passait en ce moment devant une luzerne nouvellement fauchee, dont la moisson, mise en petites meules, faisait des tas noirs sur la terre rase, elle franchit le fosse de la route, et se creusant un abri dans une de ces meules, elle s'y coucha enveloppee d'une douce chaleur parfumee de l'odeur du foin. La campagne deserte, sans mouvement, sans bruit, dormait encore, et sous la lumiere qui jaillissait de l'orient elle paraissait immense. Le repos, la chaleur, et aussi le parfum de ces, herbes sechees calmerent ses nausees et elle ne tarda pas a s'endormir. Quand elle s'eveilla, le soleil deja haut a l'horizon couvrait la campagne de ses chauds rayons, et dans la plaine des hommes, des femmes, des chevaux travaillaient ca et la; pres d'elle, une escouade d'ouvriers echardonnaient un champ d'avoine; ce voisinage l'inquieta tout d'abord un peu, mais a la facon dont ils faisaient leur ouvrage, elle comprit, ou qu'ils ne soupconnaient pas sa presence, ou qu'elle ne les interessait pas, et, apres avoir attendu un certain temps qui leur permit de s'eloigner, elle put revenir a la route. Ce bon sommeil l'avait reposee; et elle fit quelques kilometres assez gaillardement, quoique la faim maintenant lui serrat l'estomac et lui rendit la tete vide, avec des vertiges, des crampes, des baillements, et qu'elle eut les tempes serrees comme dans un etau. Aussi quand du haut d'une cote qu'elle venait de monter, elle apercut sur la pente opposee les maisons d'un gros village que dominaient les combles eleves d'un grand chateau emergeant d'un bois, se decida-t-elle a acheter un morceau de pain. Puisqu'elle avait un sou en poche, pourquoi ne pas l'employer, au lieu de souffrir la faim volontairement? a la verite, quand elle l'aurait depense il ne lui resterait plus rien; mais qui pouvait savoir si un heureux hasard ne lui viendrait pas en aide? il y a des gens qui trouvent des pieces d'argent sur les grands chemins, et elle pouvait avoir cette bonne chance; n'en avait-elle pas eu assez de mauvaises, sans compter les malheurs qui l'avaient ecrasee? Elle examina donc son sou attentivement pour voir s'il etait bon; malheureusement elle ne savait pas tres bien comment les vrais sous francais se distinguent des mauvais; aussi etait-elle emue lorsqu'elle se decida a entrer chez le premier boulanger qu'elle vit, tremblant que l'aventure de Saint-Denis ne se reproduisit. "Est-ce que vous voulez bien me couper pour un sou de pain?" dit- elle. Sans repondre, le boulanger lui tendit un petit pain d'un sou qu'il prit sur son comptoir, mais au lieu d'allonger la main elle resta hesitante: "Si vous vouliez m'en couper? dit-elle, je ne tiens pas a ce qu'il soit frais. -- Alors, tiens," Et il lui donna sans le peser un morceau de pain qui trainait la depuis deux ou trois jours. Mais il importait peu qu'il fut plus ou moins rassis, la grande affaire etait qu'il fut plus gros qu'un petit pain d'un sou, et en realite il en valait au moins deux. Aussitot qu'elle l'eut entre les mains, sa bouche se remplit d'eau; cependant quelque envie qu'elle en eut, elle ne voulut pas l'entamer avant d'etre sortie du village. Cela fut vivement fait. Aussitot qu'elle eut depasse les dernieres maisons, tirant son couteau de sa poche, elle dessina une croix sur sa miche de maniere a la diviser en quatre morceaux egaux, et elle en coupa un qui devait faire son unique repas de cette journee; les trois autres, reserves pour les jours suivants, la conduiraient, calculait-elle, jusqu'aux environs d'Amiens, si petits qu'ils fussent. C'etait en traversant le village qu'elle avait fait ce calcul qui lui semblait d'une execution aussi simple que facile, mais a peine eut-elle avale une bouchee de son petit morceau de pain qu'elle sentit que les raisonnements les plus forts du monde n'ont aucune puissance sur la faim, pas plus que ce n'est sur ce qui doit ou ne doit pas se faire que se reglent nos besoins: elle avait faim, il fallait qu'elle mangeat, et ce fut gloutonnement qu'elle, devora son premier morceau en se disant qu'elle ne mangerait le second qu'a petites bouchees pour le faire durer; mais celui-la fut englouti avec la meme avidite, et le troisieme suivit le second sans qu'elle put se retenir, malgre tout ce qu'elle se disait pour s'arreter. Jamais elle n'avait eprouve pareil aneantissement de volonte, pareille impulsion bestiale. Elle avait honte de ce qu'elle faisait. Elle se disait que c'etait bete et miserable; mais paroles et raisonnements restaient impuissants contre la force qui l'entrainait. Sa seule excuse, si elle en avait une, se trouvait dans la petitesse de ces morceaux qui, reunis, ne pesaient pas une demi-livre, quand une livre entiere n'eut pas suffi a rassasier cette faim gloutonne qui ne se manifestait si intense sans doute que parce qu'elle n'avait rien mange la veille, et que parce que les jours precedents elle n'avait pris que le bouillon que La Carpe lui donnait. Cette explication qui etait une excuse, et en realite la meilleure de toutes, fut cause que le quatrieme morceau eut le sort des trois premiers; seulement pour celui-la elle se dit qu'elle ne pouvait pas faire autrement et que des lors il n'y avait de sa part ni faute, ni responsabilite. Mais ce plaidoyer perdit sa force des qu'elle se remit en marche, et elle n'avait pas fait cinq cents metres sur la route poudreuse, qu'elle se demandait ce que serait sa matinee du lendemain, quand l'acces de faim qui venait de la prendre se produirait de nouveau, si d'ici la le miracle auquel elle avait pense ne se realisait pas. Ce qui se produisit avant la faim, ce fut la soif avec une sensation d'ardeur et d'aridite de la gorge: la matinee etait brulante et, depuis peu, soufflait un fort vent du sud qui l'inondait de sueur et la dessechait; on respirait un air embrase, et le long des talus de la route, dans les fosses, les cornets roses des liserons et les fleurs bleues des chicorees pendaient fletris sur leurs tiges amollies. Tout d'abord elle ne s'inquieta pas de cette soif; l'eau est a tout le monde et il n'est pas besoin d'entrer dans une boutique pour en acheter: quand elle rencontrerait une riviere ou une fontaine, elle n'aurait qu'a se mettre a quatre pattes ou se pencher pour boire tant qu'elle voudrait. Mais justement elle se trouvait a ce moment sur ce plateau de l'Ile-de-France, qui du Rouillon a la Theve ne presente aucune riviere, et n'a que quelques rus qui s'emplissent d'eau l'hiver, mais restent l'ete entierement a sec; des champs de ble ou d'avoine, de larges perspectives, une plaine plate sans arbres d'ou emerge ca et la une colline, couronnee d'un clocher et de maisons blanches; nulle part une ligne de peupliers indiquant une vallee au fond de laquelle coulerait un ruisseau. Dans le petit village ou elle arriva apres Ecouen, elle eut beau regarder de chaque cote de la rue qui le traverse, nulle part elle n'apercut la fontaine bienheureuse sur laquelle elle comptait, car ils sont rares les villages ou l'on a pense au vagabond du chemin qui passe assoiffe; on a son puits, ou celui du voisin, cela suffit. Elle parvint ainsi aux dernieres maisons, et alors elle n'osa pas revenir sur ses pas pour entrer dans une maison et demander un verre d'eau. Elle avait remarque que les gens la regardaient, deja d'une facon peu encourageante a son premier passage, et il lui avait semble que les chiens eux-memes montraient les dents a la deguenillee inquietante qu'elle etait; ne l'arreterait-on pas quand on la verrait passer une seconde fois devant les maisons? Elle aurait un sac sur le dos, elle vendrait, elle acheterait quelque chose qu'on la laisserait circuler; mais, comme elle allait les bras ballants, elle devait etre une voleuse qui cherche un bon coup pour elle ou pour sa troupe. Il fallait marcher. Cependant par cette chaleur, dans ce brasier, sur cette route blanche, sans arbres, ou le vent, brulant soulevait a chaque instant des tourbillons de poussiere qui l'enveloppaient, la soif lui devenait de plus en plus penible; depuis longtemps elle n'avait plus de salive; sa langue seche la genait comme si elle eut ete un corps etranger dans sa bouche; il lui semblait que son palais se durcissait semblable, a de la corne qui se recroquevillerait, et cette sensation insupportable la forcait, pour ne pas etouffer, a rester les levres entr'ouvertes, ce qui rendait sa langue plus seche encore et son palais plus dur. A bout de forces, elle eut l'idee de se mettre dans la bouche des petits cailloux, les plus polis qu'elle put trouver sur la route, et ils rendirent un peu d'humidite a sa langue qui s'assouplit; sa salive devint moins visqueuse. Le courage lui revint, et aussi l'esperance; la France, elle le savait par les pays qu'elle avait traverses depuis la frontiere, n'est pas un desert sans eau; en perseverant elle finirait bien par trouver quelque riviere, une mare, une fontaine. Et puis, bien que la chaleur fut toujours aussi suffocante et que le vent soufflat toujours comme s'il sortait d'une fournaise, le soleil depuis un certain temps deja s'etait voile, et, quand elle se retournait du cote de Paris, elle voyait monter au ciel un immense nuage noir qui emplissait tout l'horizon, aussi loin qu'elle pouvait le sonder. C'etait un orage qui arrivait, et sans doute il apporterait avec lui la pluie qui ferait des flaques et des ruisseaux ou elle pourrait boire tant qu'elle voudrait. Une trombe passa, aplatissant les moissons, tordant les buissons, arrachant les cailloux de la route, entrainant avec elle des tourbillons de poussiere, de feuilles vertes, de paille, de foin, puis, quand son fracas se calma, on entendit dans le sud des detonations lointaines, qui s'enchainaient, vomies sans relache d'un bout a l'autre de l'horizon noir. Incapable de resister a cette formidable poussee, Perrine s'etait couchee dans le fosse, a plat ventre, les mains sur ses yeux et sur sa bouche; ces detonations la releverent. Si tout d'abord, affolee par la soif, elle n'avait pense qu'a la pluie, le tonnerre en la secouant lui rappelait qu'il n'y a pas que de la pluie dans un orage; mais aussi des eclairs aveuglants, des torrents d'eau, de la grele, des coups de foudre. Ou s'abriterait-elle dans cette vaste plaine nue? Et si sa robe etait traversee, comment la ferait-elle secher? Dans les derniers tourbillons de poussiere qu'emportait la trombe, elle apercut devant elle a deux kilometres environ la lisiere d'un bois a travers lequel s'enfoncait la route, et elle se dit que la peut-etre elle trouverait un refuge, une carriere, un trou ou elle se terrerait. Elle n'avait pas de temps a perdre: l'obscurite s'epaississait, et les roulements du tonnerre se prolongeaient maintenant indefiniment, domines a des intervalles irreguliers par un eclat plus formidable que les autres, qui suspendait, sur la plaine et dans le ciel, tout mouvement, tout bruit comme s'il venait d'aneantir la vie de la terre. Arriverait-elle au bois avant l'orage? Tout en marchant aussi vite que sa respiration haletante le permettait, elle tournait parfois la tete en arriere, et le voyait fondre sur elle au galop furieux de ses nuages noirs; et, de ses detonations, il la poursuivait en l'enveloppant d'un immense cercle de feu. Dans les montagnes, en voyage, elle avait plus d'une fois ete exposee a de terribles orages, mais alors elle avait son pere, sa mere qui la couvraient de leur protection, tandis que maintenant elle se trouvait seule, au milieu de cette campagne deserte, pauvre oiseau voyageur surpris par la tempete. Elle eut du marcher contre elle qu'elle n'eut certainement pas pu avancer, mais par bonheur le vent la poussait, et si fort, que par instants il la forcait a courir. Pourquoi ne garderait-elle pas cette allure? La foudre n'etait pas encore au-dessus d'elle. Les coudes serres a la taille, le corps penche en avant, elle se mit a courir, en se menageant cependant pour ne pas tomber a bout de souffle; mais, si vite qu'elle courut, l'orage courait encore plus vite qu'elle, et sa voix formidable lui criait dans le dos qu'il la gagnait. Si elle avait ete dans son etat ordinaire elle aurait lutte plus energiquement, mais fatiguee, affaiblie, la tete chancelante, la bouche seche, elle ne pouvait pas soutenir un effort desespere, et par moment le coeur lui manquait. Heureusement le bois se rapprochait, et maintenant elle distinguait nettement ses grands arbres que des abatis recents avaient clairsemes. Encore quelques minutes, elle arrivait; au moins elle touchait sa lisiere, qui pouvait lui donner un abri que la plaine certainement ne lui offrirait pas; et il suffisait que cette esperance presentat une chance de realisation, si faible qu'elle fut, pour que son courage ne l'abandonnat pas: que de fois son pere lui avait-il repete que dans le danger les chances de se sauver sont a ceux qui luttent jusqu'au bout! Et elle luttait soutenue par cette pensee, comme si la main de son pere tenait encore la sienne et l'entrainait. Un coup plus sec, plus violent que les autres, la cloua au sol couvert de flammes; cette fois le tonnerre ne la poursuivait plus, il l'avait rejointe, il etait sur elle; il fallait qu'elle ralentit sa course, car mieux valait encore s'exposer a etre inondee que foudroyee. Elle n'avait pas fait vingt pas que quelques gouttes de pluie larges et epaisses s'abattirent, et elle crut que c'etait l'averse qui commencait; mais elle ne dura point, emportee par le vent, coupee par les commotions du tonnerre qui la refoulaient. Enfin elle entrait dans le bois, mais l'obscurite s'etait faite si noire que ses yeux ne pouvaient pas le sonder bien loin, cependant a la lueur d'un coup de foudre elle crut apercevoir, a une courte distance, une cabane a laquelle conduisait un mauvais chemin creuse de profondes ornieres, elle se jeta dedans, au hasard. De nouveaux eclairs lui montrerent qu'elle ne s'etait pas trompee: c'etait bien un abri que des bucherons avaient construit en fagots, pour travailler sous son toit fait de bourrees, a l'abri du soleil et de la pluie. Encore cinquante pas, encore dix et elle echappait a la pluie. Elle les franchit, et, a bout de forces, epuisee par sa course, etouffee par son emoi, elle s'affaissa sur le lit de copeaux qui couvrait le sol. Elle n'avait pas repris sa respiration qu'un fracas effroyable emplit la foret, avec des craquements a croire qu'elle allait etre emportee; les grands arbres que la coupe du sous-bois avait isoles se courbaient, leurs tiges se tordaient, et des branches mortes tombaient partout avec des bruits sourds, ecrasant les jeunes cepees. La cabane pourrait-elle resister a cette trombe, ou dans un balancement plus fort que les autres n'allait-elle pas s'effondrer? Elle n'eut pas le temps de reflechir, une grande flamme accompagnee d'une terrible poussee la jeta a la renverse, aveuglee et abasourdie en la couvrant de branches. Quand elle revint a elle, tout on se tatant pour voir si elle etait encore en vie, elle apercut a une courte distance, tout blanc dans l'obscurite, un chene que le tonnerre venait de frapper, en le depouillant du haut en bas de son ecorce, projetee a l'entour, et qui, en tombant sur la cabane, l'avait bombardee de ses eclats; le long de son tronc nu deux de ses maitresses branches pendaient tordues a la base; secouees par le vent, elles se balancaient avec des gemissements sinistres. Comme elle regardait effaree, tremblante, epouvantee a la pensee de la mort qui venait de passer sur elle, et si pres que son souffle terrible l'avait couchee sur le sol, elle vit le fond du bois se brouiller, en meme temps qu'elle entendit un roulement extraordinaire plus puissant que ne le serait celui d'un train rapide, -- c'etait la pluie et la grele qui s'abattaient sur la foret; la cabane craqua du haut en bas, son toit ondula sous la bourrasque, mais elle ne s'effondra pas. L'eau ne tarda pas a rouler en cascades sur la pente que les bucherons avaient inclinee au nord, et, sans se faire mouiller, Perrine n'eut qu'a etendre le bras pour boire a sa soif dans le creux de sa main. Maintenant elle n'avait qu'a attendre que l'orage fut passe; puisque la hutte avait resiste a ces deux assauts furieux, elle supporterait bien les autres, et aucune maison, si solide qu'elle fut, ne vaudrait pour elle cette cabane de branchages dont elle etait maitresse. Cette pensee la remplit d'un doux bien-etre qui, succedant aux efforts qu'elle venait de faire, a ses angoisses, a ses affres, l'engourdit; et malgre le tonnerre qui continuait ses coups de foudre et ses roulements, malgre la pluie qui tombait a flots, malgre le vent et son fracas a travers les arbres, malgre la tempete dechainee dans les airs et sur la terre, s'allongeant au milieu des copeaux qui lui servaient d'oreiller, elle s'endormit avec un sentiment de soulagement et de confiance qu'elle ne connaissait plus depuis longtemps: c'etait donc bien vrai, que se sauvent ceux qui ont le courage de lutter jusqu'au bout. IX Le tonnerre ne grondait plus quand elle s'eveilla, mais comme la pluie tombait encore fine, et continue, brouillant tout dans la foret ruisselante, elle ne pouvait pas songer a se remettre en route; il fallait attendre. Cela n'etait ni pour l'inquieter, ni pour lui deplaire; la foret avec sa solitude et son silence ne l'effrayait pas, et elle aimait deja cette cabane qui l'avait si bien protegee, et ou elle venait de trouver un si bon sommeil; si elle devait passer la nuit la, peut-etre meme y serait-elle mieux qu'ailleurs, puisqu'elle aurait un toit sur la tete et un lit sec. Comme la pluie cachait le ciel, et qu'elle avait dormi sans garder conscience du temps ecoule, elle n'avait aucune idee de l'heure qu'il pouvait etre; mais, au fond, cela importait peu, quand le soir viendrait, elle le verrait bien. Depuis son depart de Paris, elle n'avait eu ni le loisir ni l'occasion de faire sa toilette, et, cependant, le sable de la route, fouette par le vent d'orage, l'avait couverte de la tete aux pieds, d'une epaisse couche de poussiere, qui lui brulait la peau. Puisqu'elle etait seule, puisque l'eau coulait dans la rigole creusee autour de la hutte, c'etait le moment de profiter de l'occasion qui lui avait manque; par cette pluie persistante, personne ne la derangerait. La poche de sa jupe contenait, en plus de sa carte et de l'acte de mariage de sa mere, un petit paquet serre dans un chiffon, compose d'un morceau de savon, d'un peigne court, d'un de et d'une pelote de fil avec deux aiguilles piquees, dedans. Elle le developpa et, apres avoir ote sa veste, ses souliers et ses bas, penchee au- dessus de la rigole qui coulait claire, elle se savonna le visage, les epaules et les pieds. Pour s'essuyer, elle, n'avait que le chiffon qui enveloppait son paquet, et il n'etait guere grand ni epais, mais encore valait-il mieux que rien. Cette toilette la delassa presque autant que son bon sommeil, et alors elle se peigna lentement en nattant ses cheveux en deux grosses tresses blondes qu'elle laissa pendre sur ses epaules. N'etait la faim qui recommencait a tirailler son estomac, et aussi quelques morsures de ses souliers qui, a certains endroits, lui avaient mis les pieds a vif, elle eut ete tout a fait a l'aise: l'esprit calme, le corps dispos. Contre la faim, elle ne pouvait rien, car, si cette cabane etait un abri, elle n'offrirait jamais la moindre nourriture. Mais, pour les ecorchures de ses pieds, elle pensa que si elle bouchait les trous que les frottements de la marche avaient faits dans ses bas, elle souffrirait moins de la durete de ses souliers, et, tout de suite, elle se mit a l'ouvrage. Il fut long autant que difficile, car c'etait du coton qu'il lui aurait fallu pour un reprisage a peu pres complet, et elle n'avait que du fil. Ce travail avait encore cela de bon, qu'en l'occupant, il l'empechait de penser a la faim, mais il ne pouvait pas durer toujours. Quand il fut acheve, la pluie continuait a tomber plus ou moins fine, plus ou moins serree, et l'estomac continuait aussi ses reclamations de plus en plus exigeantes. Puisqu'il semblait bien maintenant qu'elle ne pourrait quitter son abri que le lendemain, et comme, d'autre part, il etait certain qu'un miracle ne se ferait pas pour lui apporter a souper, la faim, plus imperieuse, qui ne lui laissait plus guere d'autres idees que celles de nourriture, lui suggera la pensee de couper, pour les manger, des tiges de bouleau qui se melaient au toit de la hutte, et qu'elle pouvait facilement atteindre en grimpant sur les fagots. Quand elle voyageait avec son pere, elle avait vu des pays ou l'ecorce du bouleau servait a fabriquer des boissons; donc, ce n'etait pas un arbre veneneux qui l'empoisonnerait; mais la nourrirait-il? C'etait une experience a tenter. Avec son couteau, elle coupa quelques branches feuillues, et, les divisant en petits morceaux tres courts, elle commenca a en macher un. Bien dur elle le trouva, quoique ses dents fussent solides, bien apre, bien amer; mais ce n'etait pas comme friandise qu'elle le mangeait; si mauvais qu'il fut, elle ne se plaindrait pas pourvu qu'il apaisat sa faim et la nourrit. Cependant, elle n'en put avaler que quelques morceaux, et encore cracha-t-elle presque tout le bois, apres l'avoir tourne et retourne inutilement dans sa bouche; les feuilles passerent moins difficilement. Pendant qu'elle faisait sa toilette, raccommodait ses bas, et tachait de souper avec les branches du bouleau, les heures avaient marche, et quoique le ciel, toujours trouble de pluie, ne permit pas de suivre la baisse du soleil, il semblait a l'obscurite qui, depuis un certain temps, emplissait la foret, que la nuit devait approcher. En effet, elle ne tarda pas a venir, et elle se fit sombre comme dans les journees sans crepuscule; la pluie cessa de tomber, un brouillard blanc s'eleva aussitot, et, en quelques minutes, Perrine se trouva plongee dans l'ombre et le silence: a dix pas, elle ne voyait pas devant elle, et, a l'entour, comme au loin, elle n'entendait plus d'autre bruit que celui des gouttes d'eau qui tombaient des branches sur son toit ou dans les flaques voisines. Quoique preparee a l'idee de coucher la, elle n'en eprouva pas moins un serrement de coeur en se trouvant ainsi isolee, et perdue dans cette foret, en plein noir. Sans doute, elle venait de passer, a cette meme place, une partie de la journee, sans courir d'autre danger que celui d'etre foudroyee, mais, la foret le jour n'est pas la foret la nuit, avec son silence solennel et ses ombres mysterieuses, qui disent et laissent voir tant de choses troublantes. Aussi ne put-elle pas s'endormir tout de suite, comme elle l'aurait voulu, agitee par les tiraillements de son estomac, effaree par les fantomes de son imagination. Quelles betes peuplaient cette foret? Des loups peut-etre? Cette pensee la tira de sa somnolence, et, s'etant relevee, elle prit un solide baton, qu'elle aiguisa d'un bout avec son couteau, puis elle se fit un entourage de fagots. Au moins si un loup l'attaquait, elle pourrait, de derriere son rempart, se defendre; certainement, elle en aurait le courage. Cela la rassura, et quand elle se fut recouchee dans son lit de copeaux, en tenant son epieu a deux mains, elle, ne tarda pas a s'endormir. Ce fut un chant d'oiseau qui l'eveilla, grave et triste, aux notes pleines et flutees, qu'elle reconnut tout de suite pour celui du merle. Elle ouvrit les yeux, et vit qu'au-dessus de ses fagots, une faible lueur blanche percait l'obscurite de la foret, dont les arbres et les cepees se detachaient en noir sur le fond pale de l'aube: c'etait le matin. La pluie avait cesse, pas un souffle de vent n'agitait les feuilles lourdes, et dans toute la foret regnait un silence profond que dechirait seulement ce chant d'oiseau, qui s'elevait au-dessus de sa tete, et auquel repondaient au loin d'autres chants, comme un appel matinal, se repetant, se prolongeant de canton en canton. Elle ecoutait, en se demandant si elle devait se lever deja et reprendre son chemin, quand un frisson la secoua, et, en passant sa main sur sa veste, elle la sentit mouillee comme apres une averse; c'etait l'humidite des bois qui l'avait penetree, et maintenant, dans le refroidissement du jour naissant, la glacait. Elle ne devait pas hesiter plus longtemps; tout de suite elle se mit sur ses jambes et se secoua fortement comme un cheval qui s'ebroue: en marchant, elle se rechaufferait. Cependant, apres reflexion, elle ne voulut pas encore partir, car il ne faisait pas assez clair pour qu'elle se rendit compte de l'etat du ciel, et, avant de quitter cette cabane, il etait prudent de voir si la pluie n'allait pas reprendre. Pour passer le temps, et plus encore pour se donner du mouvement, elle remit en place les fagots qu'elle avait deranges la veille, puis elle peigna ses cheveux, et fit sa toilette au bord d'un fosse plein d'eau. Quand elle eut fini, le soleil levant avait remplace l'aube, et maintenant, a travers les branches des arbres, le ciel se montrait d'un bleu pale, sans le plus leger nuage: certainement la matinee serait belle, et probablement la journee aussi; il fallait partir. Malgre les reprises qu'elle avait faites a ses bas, la mise en marche fut cruelle, tant ses pieds etaient endoloris, mais elle ne tarda pas a s'aguerrir, et bientot elle fila d'un bon pas regulier sur la route dont la pluie avait amolli la durete; le soleil qui la frappait dans le dos, de ses rayons obliques, la rechauffait, en meme temps qu'il projetait sur le gravier une ombre allongee marchant a cote d'elle; et cette ombre, quand elle la regardait, la rassurait: car, si elle ne donnait pas l'image d'une jeune fille bien habillee, au moins ne donnait-elle plus celle de la pauvre diablesse de la veille, aux cheveux embroussailles et au visage terreux; les chiens ne la poursuivraient peut-etre plus de leurs aboiements, ni les gens de leurs regards defiants. Le temps aussi etait a souhait pour lui mettre au coeur des pensees d'esperance: jamais elle n'avait vu matinee si belle, si riante; l'orage en lavant les chemins et la campagne avait donne a tout, aux plantes, comme aux arbres, une vie nouvelle qui semblait eclose de la nuit meme; le ciel, rechauffe, s'etait peuple de centaines d'alouettes qui piquaient droit dans l'azur limpide en lancant des chansons joyeuses; et de toute la plaine qui bordait la foret s'exhalait une odeur fortifiante d'herbes, de fleurs et de moissons. Au milieu de cette joie universelle etait-il possible qu'elle restat seule desesperee? Le malheur la poursuivrait-il toujours? Pourquoi n'aurait-elle pas une bonne chance? C'en etait deja une grande, de s'etre abritee dans la foret; elle pouvait bien en rencontrer d'autres. Et, tout en marchant, son imagination s'envolait sur les ailes de cette idee, a laquelle elle revenait toujours, que quelquefois on perd de l'argent sur les grands chemins, qu'une poche trouee laisse tomber; ce n'etait donc pas folie de se repeter encore qu'elle pouvait trouver ainsi, non une grosse bourse qu'elle devrait rendre, mais un simple sou, et meme une piece de dix sous qu'elle aurait le droit de garder sans causer de prejudice a personne, et qui la sauveraient. De meme il lui semblait qu'il n'etait pas extravagant, non plus, de penser qu'elle pourrait rencontrer une bonne occasion de s'employer a un travail quelconque, ou de rendre un service qui lui feraient gagner quelques sous. Elle avait besoin de si peu pour vivre trois ou quatre jours. Et elle allait ainsi les yeux attaches sur le gravier lave, mais sans apercevoir le gros sou ou la petite piece blanche tombee d'une mauvaise poche, pas plus qu'elle ne rencontrait les occasions de travail que l'imagination representait si faciles et que la realite n'offrait nulle part. Cependant il y avait urgence a ce que l'une ou l'autre de ces bonnes chances s'accomplit au plus tot, car les malaises qu'elles avait ressentis la veille se repetaient si intenses par moments, qu'elle commencait a craindre de ne pas pouvoir continuer son chemin: maux de coeur, nausees, alourdissements, bouffees de sueurs qui lui cassaient bras et jambes. Elle n'avait pas a chercher la cause de ces troubles, son estomac la lui criait douloureusement, et comme elle ne pouvait pas repeter l'experience de la veille avec les branches de bouleau, qui lui avait si mal reussi, elle se demandait ce qui adviendrait, apres qu'un etourdissement plus fort que les autres l'aurait forcee a s'asseoir sur l'un des bas cotes de la route. Pourrait-elle se relever? Et, si elle ne le pouvait pas, devrait-elle mourir la sans que personne lui tendit la main? La veille, si on lui avait dit, quand par un effort desespere elle avait gagne la cabane de la foret, qu'a un moment donne elle accepterait sans revolte cette idee d'une mort possible par faiblesse et abandon de soi, elle se serait revoltee: ne se sauvent-ils pas ceux qui luttent jusqu'au bout? Mais la veille ne ressemblait pas au jour present: la veille elle avait un reste de force qui maintenant lui manquait, sa tete etait solide, maintenant elle vacillait. Elle crut qu'elle devait se menager, et chaque fois qu'une faiblesse la prit elle s'assit sur l'herbe pour se reposer quelques instants. Comme elle s'etait arrivee devant un champ de pois, elle vit quatre jeunes filles, a peu pres du meme age qu'elle, entrer dans ce champ sous la direction d'une paysanne et en commencer la cueillette. Alors, ramassant tout son courage, elle franchit le fosse de la route et se dirigea vers la paysanne; mais celle-ci ne la laissa pas venir: "Que que tu veux? dit-elle. -- Vous demander si vous voulez que je vous aide. -- Je n'avons besoin de personne. -- Vous me donnerez ce que vous voudrez. -- D'ou que t'es? -- De Paris." Une des jeunes filles leva la tete et lui jetant un mauvais regard, elle cria: "C'te galvaudeuse qui vient de Paris pour prendre l'ouvrage du monde. -- On te dit qu'on n'a besoin de personne," continua la paysanne. Il n'y avait qu'a repasser le fosse et a se remettre en marche, ce qu'elle fit, le coeur gros et les jambes cassees. "V'la les gendarmes, cria une autre, sauve-toi." Elle retourna vivement la tete et toutes partirent d'un eclat de rire, s'amusant de leur plaisanterie. Elle n'alla pas loin et bientot elle dut s'arreter, ne voyant plus son chemin tant ses yeux etaient pleins de larmes; que leur avait- elle fait pour qu'elles fussent si dures! Decidement, pour les vagabonds le travail est aussi difficile a trouver que les gros sous. La preuve etait faite. Aussi n'osa-t- elle pas la repeter, et continua-t-elle son chemin, triste, n'ayant pas plus d'energie dans le coeur que dans les jambes. Le soleil de midi acheva de l'accabler: maintenant elle se trainait plutot qu'elle ne marchait ne pressant un peu le pas que dans la traversee des villages pour echapper aux regards, qui, s'imaginait-elle, la poursuivaient, le ralentissant au contraire quand une voiture venant derriere elle allait la depasser; a chaque instant, quand elle se voyait seule, elle s'arretait pour se reposer et respirer. Mais alors c'etait sa tete qui se mettait en travail, et les pensees qui la traversaient, de plus en plus inquietantes, ne faisaient qu'accroitre sa prostration. A quoi bon perseverer, puisqu'il etait certain qu'elle ne pourrait pas aller jusqu'au bout? Elle arriva ainsi dans une foret a travers laquelle la route droite s'enfoncait a perte de vue, et la chaleur, deja lourde et brulante dans la plaine, s'y trouva etouffante: un soleil de feu, pas un souffle d'air, et des sous-bois comme des bas cotes du chemin montaient des bouffees de vapeur humide qui la suffoquaient. Elle ne tarda pas a se sentir epuisee, et, baignee de sueur, le coeur defaillant, elle se laissa tomber sur l'herbe, incapable de mouvement comme de pensee. A ce moment une charrette qui venait derriere elle passa: "Fait-y donc chaud, dit le paysan qui la conduisait assis sur un des limons, faut mouri." Dans son hallucination, elle prit cette parole pour la confirmation d'une condamnation portee contre elle. C'etait donc vrai qu'elle devait mourir: elle se l'etait, deja dit plus d'une fois, et voila que ce messager de la Mort le lui repetait. He bien, elle mourrait; il n'y avait a se revolter, ni a lutter plus longtemps; elle le voudrait, qu'elle ne le pourrait plus; son pere etait mort, sa mere etait morte, maintenant c'etait son tour. Et, de ces idees qui traversaient sa tete vide, la plus cruelle etait de penser qu'elle eut ete moins malheureuse de mourir avec eux, plutot que dans ce fosse comme une pauvre bete. Alors elle voulut faire un dernier effort, entrer sous bois et y choisir une place ou elle se coucherait pour son dernier sommeil, a l'abri des regards curieux. Un chemin de traverse s'ouvrait a une courte distance, elle le prit et, a une cinquantaine de metres de la route, elle trouva une petite clairiere herbee, dont la lisiere etait fleurie de belles digitales violettes. Elle s'assit a l'ombre d'une cepee de chataignier, et, s'allongeant, elle posa sa tete sur son bras, comme elle faisait chaque soir pour s'endormir. X Une sensation chaude sur le visage la reveilla en sursaut, elle ouvrit les yeux, effrayee, et vit vaguement une grosse tete velue penchee sur elle. Elle voulut se jeter de cote, mais un grand coup de langue applique en pleine figure la retint sur le gazon. Si rapidement que cela se fut passe elle avait eu cependant le temps de se reconnaitre: cette grosse tete velue etait celle d'un ane; et, au milieu des grands coups de langue qu'il continuait a lui donner sur le visage et sur ses deux mains mises en avant, elle avait pu le regarder. "Palikare!" Elle lui jeta les bras autour du cou et l'embrassa en fondant en larmes: "Palikare, mon bon Palikare." En entendant son nom il s'arreta de la lecher, et relevant la tete il poussa cinq ou six braiments de joie triomphante, puis apres ceux-la qui ne suffisaient pas pour crier son contentement, encore cinq ou six autres non moins formidables. Elle vit alors qu'il etait sans harnais, sans licol et les jambes entravees. Comme elle s'etait soulevee pour lui prendre le cou et poser sa tete contre la sienne en le caressant de la main, tandis que de son cote il abaissait vers elle ses longues oreilles, elle entendit une voix enrouee qui criait: "Que que t'as, vieux coquin? Attends un peu, j'y vas, j'y vas, mon garcon." En effet un bruit de pas presses resonna bientot sur les cailloux du chemin, et Perrine vit paraitre un homme vetu d'une blouse et coiffe d'un chapeau de cuir qui arrivait la pipe a la bouche. "He! gamine que tu fais a mon ane?" cria-t-il sans retirer sa pipe de ses levres. Tout de suite Perrine reconnut La Rouquerie, la chiffonniere habillee en homme a qui elle avait vendu Palikare au Marche aux chevaux, mais la chiffonniere ne la reconnut pas et ce fut seulement apres un certain temps qu'elle la regarda avec etonnement: "Je t'ai vue quelque part? dit-elle. -- Quand je vous ai vendu Palikare. -- Comment, c'est toi, fillette, que fais-tu ici?" Perrine n'eut pas a repondre; une faiblesse la prit qui la forca a s'asseoir, et sa paleur ainsi que ses yeux noyes parlerent pour elle. "Que que t'as, demanda La Rouquerie, t'es malade?" Mais Perrine remua les levres sans articuler aucun son, et s'appuyant sur son coude s'allongea tout de son long, decoloree, tremblante, abattue par l'emotion autant que par la faiblesse. "He ben, he ben, cria La Rouquerie, ne peux-tu pas dire ce que t'as?" Precisement elle ne pouvait pas dire ce qu'elle avait, bien qu'elle gardat conscience de ce qui se passait autour d'elle. Mais La Rouquerie etait une femme d'experience qui connaissait toutes les miseres: "Elle est bien capable de crever de faim", murmura-t-elle. Et sans plus, abandonnant la clairiere, elle se dirigea vers la route ou se trouvait une petite charrette detelee dont les ridelles etaient garnies de peaux de lapin accrochees ca et la; vivement elle ouvrit un coffre d'ou elle tira une miche de pain, un morceau de fromage, une bouteille, et rapporta le tout en courant. Perrine etait toujours dans le meme etat. "Attends, ma fillette, attends," dit La Rouquerie. S'agenouillant pres d'elle elle lui introduisit le goulot de la bouteille entre les levres. "Bois un bon coup, ca te soutiendra." En effet le bon coup ramena le sang au visage pali de Perrine et lui rendit le mouvement. "Tu avais faim? -- Oui. -- Eh bien maintenant il faut manger, mais en douceur; attends un peu." Elle coupa un morceau a la miche ainsi qu'au fromage et les lui tendit. "En douceur, surtout, ou plutot je vas manger avec toi, ca te moderera." La precaution etait sage car deja Perrine avait mordu a meme le pain et il semblait qu'elle ne se conformerait pas a la recommandation de La Rouquerie. Jusque-la Palikare etait reste immobile regardant ce qui se passait de ses grands yeux doux; quand il vit La Rouquerie assise sur l'herbe a cote de Perrine il s'agenouilla pres de celle-ci. "Le coquin voudrait bien un morceau de pain, dit La Rouquerie. ---Vous permettez que je lui en donne un? -- Un, deux, ce que tu voudras, quand il n'y en aura plus, il y en aura encore; ne te gene pas, fillette, il est si content de te retrouver, le bon garcon, car tu sais c'est un bon garcon. -- N'est-ce pas? -- Quand tu auras mange ton morceau, tu me diras comment tu es dans cette foret a moitie morte de faim, car ca serait vraiment pitie de te couper le sifflet." Malgre les recommandations de La Rouquerie il fut vite devore le morceau: "Tu en voudrais bien un autre? dit-elle quand il eut disparu. -- C'est vrai. -- He bien tu ne l'auras qu'apres m'avoir raconte ton histoire; pendant le temps qu'elle te prendra, ce que tu as deja mange se tassera." Perrine fit le recit qui lui etait demande en commencant a la mort de sa mere: quand elle arriva a l'aventure de Saint-Denis, La Rouquerie qui avait allume sa pipe la retira de sa bouche et lanca une bordee d'injures a l'adresse de la boulangere: "Tu sais que c'est une voleuse, s'ecria-t-elle, je n'en donne a personne des pieces fausses, attendu que je ne m'en laisse fourrer par personne. Sois tranquille, il faudra qu'elle me la rende quand je repasserai par Saint-Denis ou bien j'ameute le quartier contre elle; j'en ai des amis a Saint-Denis, nous mettrons le feu a sa boutique." Perrine continua son recit et l'acheva. "Comme ca tu etais en train de mourir, dit La Rouquerie; quel effet cela te faisait-il? -- Ca a commence par etre tres douloureux, et j'ai du crier a un moment comme on crie la nuit quand on etouffe, et puis j'ai reve du paradis et de la bonne nourriture que j'allais y manger; maman qui m'attendait me faisait du chocolat au lait, je le sentais. -- C'est curieux que le coup de chaleur qui devait te tuer te sauve precisement, car sans lui je ne me serais pas arretee dans ce bois pour laisser reposer Palikare et il ne t'aurait pas trouvee. Maintenant qu'est-ce que tu veux faire? -- Continuer mon chemin. -- Et demain comment mangeras-tu? Il faut avoir ton age pour aller comme ca a l'aventure. -- Que voulez-vous que je fasse?" La Rouquerie tira deux ou trois bouffees de sa pipe gravement, en reflechissant, puis elle repondit: "Voila. Je vas jusqu'a Creil, pas plus loin, en achetant mes marchandises dans les villages et les villes qui se trouvent sur ma route ou a peu pres, Chantilly, Senlis; tu viendras avec moi, crie un peu, si tu en as la force: "Peaux de lapin, chiffons, ferraille a vendre". Perrine fit ce qui lui etait demande. "Bon, la voix est claire; comme j'ai mal a la gorge tu crieras pour moi et gagneras ton pain. A Creil je connais un coquetier qui va jusqu'aux environs d'Amiens pour ramasser des oeufs, je lui demanderai de t'emmener avec lui dans sa voiture. Quand tu seras pres d'Amiens tu prendras le chemin de fer pour aller jusqu'au pays de tes parents. -- Avec quoi? -- Avec cent sous que je t'avancerai en remplacement de la piece que la boulangere t'a volee et que je me ferai rendre, tu peux en etre sure." XI Les choses s'arrangerent comme La Rouquerie les avait disposees. Pendant huit jours Perrine parcourut tous les villages qui se trouvent de chaque cote de la foret de Chantilly: Gouvieux, Saint- Maximin, Saint-Firmin, Mont-l'Eveque, Chamant, et, quand elle arriva a Creil, La Rouquerie lui proposa de la garder avec elle. "Tu as une voix fameuse pour le commerce du chiffon, tu me rendrais service et ne serais pas malheureuse; on gagne bien sa vie. -- Je vous remercie, mais ce n'est pas possible." Voyant que cet argument n'etait pas suffisant, elle en mit un autre en avant: "Tu ne quitterais pas Palikare." Il troubla en effet Perrine qui laissa voir son emotion mais elle se raidit. "Je dois aller pres de mes parents. -- Tes parents t'ont-ils sauve la vie comme lui? -- Je n'obeirais pas a maman si je n'y allais pas. -- Vas-y donc; mais, si un jour tu regrettes l'occasion que je t'offre, tu ne t'en prendras qu'a toi. -- Soyez sure que je garderai votre souvenir dans mon coeur." La Rouquerie ne se facha pas de ce refus au point de ne pas arranger avec son ami le coquetier le voyage en voiture jusqu'aux environs d'Amiens, et pendant toute une journee Perrine eut la satisfaction de rouler au trot de deux bons chevaux, couchee dans la paille, sous une bache au lieu de peiner a pied sur cette longue route, que la comparaison de son bien-etre present avec les fatigues passees lui faisait paraitre plus longue encore. A Essentaux, elle coucha dans une grange, et le lendemain, qui etait un dimanche, elle donna au guichet de la gare d'Ailly sa piece de cent sous qui, cette foi, ne fut ni refusee, ni confisquee, et sur laquelle on lui rendit deux francs soixante-quinze avec un billet pour Picquigny, ou elle arriva a onze heures par une matinee radieuse et chaude, mais d'une chaleur douce qui ne ressemblait pas plus a celle de la foret de Chantilly, qu'elle ne ressemblait elle-meme a la miserable qu'elle etait a ce moment. Pendant les quelques jours qu'elle avait passes avec La Rouquerie, elle avait pu repriser et rapiecer sa jupe et sa veste, se tailler un fichu dans des chiffons, laver son linge, cirer ses souliers; a Ailly, en attendant le depart du train, elle avait fait dans le courant de la riviere une toilette minutieuse; et maintenant, elle debarquait propre, fraiche et dispose. Mais ce qui, mieux que la proprete, mieux meme que les cinquante- cinq sous qui sonnaient dans sa poche, la relevait, c'etait un sentiment de confiance qui lui venait de ses epreuves passees. Puisqu'en ne s'abandonnant pas et en perseverant jusqu'au bout, elle en avait triomphe, n'avait-elle pas le droit d'esperer et de croire qu'elle triompherait maintenant des difficultes qui lui restaient a vaincre? Si le plus dur n'etait pas accompli, au moins y avait-il quelque chose de fait, et precisement le plus penible, le plus dangereux. A la sortie de la gare, elle avait passe sur le pont d'une ecluse, et maintenant elle marchait allegre, a travers de vertes prairies plantees de peupliers et de saules qu'interrompaient de temps en temps des marais, dans lesquels on apercevait a chaque pas des pecheurs a la ligne penches sur leur bouchon et entoures d'un attirail qui les faisait reconnaitre tout de suite pour des amateurs endimanches echappes de la ville. Aux marais succedaient des tourbieres, et sur l'herbe roussie, s'alignaient des rangees de petits cubes noirs entasses geometriquement et marques de lettres blanches ou de numeros qui etaient des tas de tourbe disposes pour secher. Que de fois son pere lui avait-il parle de ces tourbieres et de leurs entailles, c'est-a-dire des grands etangs que l'eau a remplis apres que la tourbe a ete enlevee, qui sont l'originalite de la vallee de la Somme. De meme, elle connaissait ces pecheurs enrages que rien ne rebute, ni le chaud, ni le froid, si bien que ce n'etait pas un pays nouveau qu'elle traversait, mais au contraire connu et aime, bien que ses yeux ne l'eussent pas encore vu: connues ces collines nues et ecrasees qui bordent la vallee; connus les moulins a vent qui les couronnent et tournent meme par les temps calmes, sous l'impulsion de la brise de mer qui se fait sentir jusque-la. Le premier village, aux tuiles rouges, ou elle arriva, elle le reconnut aussi, c'etait Saint-Pipoy, ou se trouvaient les tissages et les corderies dependant des usines de Maraucourt, et avant de l'atteindre, elle traversa par un passage a niveau un chemin de fer qui, apres avoir reuni les differents villages, Hercheux, Bacourt, Flexelles, Saint-Pipoy et Maraucourt qui sont les centres des fabriques de Vulfran Paindavoine, va se souder a la grande ligne de Boulogne: au hasard des vues qu'offraient ou cachaient les peupliers de la vallee, elle voyait les clochers en ardoise de ces villages et les hautes cheminees en brique des usines, en cette journee du dimanche, sans leur panache de fumee. Quand elle passa devant l'eglise on sortait de la grand'messe, et en ecoutant les propos des gens qu'elle croisait, elle reconnut encore le lent parler picard aux mots traines et chantes que son pere imitait pour l'amuser. De Saint-Pipoy a Maraucourt le chemin borde de saules se contourne au milieu des tourbieres, cherchant pour passer un sol qui ne soit pas trop mouvant plutot que la ligne droite. Ceux qui le suivent ne voient donc qu'a quelques pas, en avant comme en arriere. Ce fut ainsi qu'elle arriva sur une jeune fille qui marchait lentement, ecrasee par un lourd panier passe a son bras. Enhardie par la confiance qui lui etait revenue, Perrine osa lui adresser la parole. "C'est bien le chemin de Maraucourt, n'est-ce pas? -- Oui, tout dret. -- Oh! tout dret, dit Perrine en souriant; il n'est pas si _dret_ que ca. -- S'il vous emberluque, j'y vas a Maraucourt, nous pouvons faire le k'min ensemble. -- Avec plaisir, si vous voulez que je vous aide a porter votre panier. -- C'est pas de refus, y pese rud'ment." Disant cela elle le mit a terre en poussant un ouf de soulagement. "C'est-y que vous etes de Maraucourt? demanda-t-elle. -- Non; et vous? -- Bien sur que j'en suis. -- Est-ce que vous travaillez aux usines? -- Bien sur, comme tout le monde donc; je travaille aux cannetieres. -- Qu'est-ce que c'est? -- Tiens, vous ne connaissez pas les cannetieres, les epouloirs quoi! d'ou que vous venez donc? -- De Paris. -- A Paris ils ne connaissent pas les cannetieres, c'est drole: enfin, c'est des machines a preparer le fil pour les navettes. -- On gagne de bonnes journees? -- Dix sous. -- C'est difficile? -- Pas trop; mais il faut avoir l'oeil et ne pas perdre son temps. C'est-y que vous voudriez etre embauchee? -- Oui; si l'on voulait de moi. -- Bien sur qu'on voudra de vous; on prend tout le monde; sans ca ousqu'on trouverait les sept mille ouvriers qui travaillent dans les ateliers; vous n'aurez qu'a vous presenter demain matin a six heures a la grille des shedes. Mais assez cause, il ne faut pas que je sois en retard." Elle prit l'anse du panier d'un cote, Perrine la prit de l'autre et elles se mirent en marche d'un meme pas, au milieu du chemin. L'occasion qui s'offrait a Perrine d'apprendre ce qu'elle avait interet a savoir etait trop favorable pour qu'elle ne la saisit pas; mais comme elle ne pouvait pas interroger franchement cette jeune fille, il fallait que ses questions fussent adroites et que tout en ayant l'air de bavarder au hasard, elle ne demandat rien qui n'eut un but assez bien enveloppe pour qu'on ne put pas le deviner. "Est-ce que vous etes nee a Maraucourt? -- Bien sur que j'en suis native, et ma mere l'etait aussi. Mon pere etait de Picquigny. -- Vous les avez perdus? -- Oui, je vis avec ma grand'mere qui tient un debit et une epicerie: Mme Francoise. -- Ah! Mme Francoise! -- Vous la connaissez-t'y? -- Non... je dis ah! Mme Francoise. -- C'est qu'elle est bien connue dans le pays, pour son debit, et puis aussi parce que, comme elle a ete la nourrice de M. Edmond Paindavoine, quand les gens veulent demander quelque chose a M. Vulfran Paindavoine, ils s'adressent a elle. -- Elle obtient ce qu'ils desirent? -- Des fois oui, des fois non; pas toujours commode M. Vulfran. -- Puisqu'elle a ete la nourrice de M. Edmond Paindavoine, pourquoi ne s'adresse-t-elle pas a lui? -- M. Edmond Paindavoine! il a quitte le pays ayant que je sois nee; on ne l'a jamais revu; fache avec son pere, pour des affaires, quand il a ete envoye dans l'Inde ou il devait acheter le jute... Mais si vous ne savez pas ce que c'est qu'une cannetiere, vous ne devez pas connaitre le jute? -- Une herbe? -- Un chanvre, un grand chanvre qu'on recolte aux Indes et qu'on file, qu'on tisse, qu'on teint dans les usines de Maraucourt; c'est le jute qui a fait la fortune de M. Vulfran Paindavoine. Vous savez il n'a pas toujours ete riche M. Vulfran: il a commence par conduire lui-meme sa charrette dans laquelle il portait le fil et rapportait les pieces de toile que tissaient les gens du pays chez eux, sur leurs metiers. Je vous dis ca parce qu'il ne s'en cache pas." Elle s'interrompit: "Voulez-vous que nous changions de bras? -- Si vous voulez, mademoiselle... Comment vous appelez-vous? -- Rosalie. -- Si vous voulez, mademoiselle Rosalie. -- Et vous, comment que vous vous nommez?" Perrine ne voulut pas dire son vrai nom, et elle en prit un au hasard: "Aurelie. -- Changeons donc de bras, mademoiselle Aurelie?" Quand, apres un court repos, elles reprirent leur marche cadencee, Perrine revint tout de suite a ce qui l'interessait: "Vous disiez que M. Edmond Paindavoine etait parti fache avec son pere. -- Et quand il a ete dans l'Inde ils se sont faches bien plus fort encore, parce que M. Edmond se serait marie la-bas avec une fille du pays par un mariage qui ne compte pas, tandis qu'ici M. Vulfran voulait lui faire epouser une demoiselle qui etait de la plus grande famille de toute la Picardie; c'est pour ce mariage, pour etablir son fils et sa bru, que M. Vulfran a construit son chateau qui a coute des millions et des millions. Malgre tout, M. Edmond n'a pas voulu se separer de sa femme de la-bas pour prendre la demoiselle d'ici et ils se sont faches tout a fait, si bien que maintenant on ne sait seulement pas si M. Edmond est vivant, ou s'il est mort. Il y en a qui disent d'un sens, d'autres qui disent le contraire; mais on ne sait rien puisqu'on est sans nouvelles de lui depuis des annees et des annees... a ce qu'on raconte, car M. Vulfran n'en parle a personne et ses neveux n'en parlent pas non plus. -- Il a des neveux M. Vulfran? -- M. Theodore Paindavoine, le fils de son frere, et M. Casimir Bretoneux, le fils de sa soeur qu'il a pris avec lui pour l'aider. Si M. Edmond ne revient pas, la fortune et toutes les usines de M. Vulfran seront pour eux. -- C'est curieux cela. -- Vous pouvez dire que si M. Edmond ne revenait pas ce serait triste. -- Pour son pere? -- Et aussi pour le pays, parce qu'avec les neveux on ne sait pas comment iraient les usines qui font vivre tant de monde. On parle de ca; et le dimanche, quand je sers au debit, j'en entends de toutes sortes. -- Sur les neveux? -- Oui, sur les neveux et sur d'autres aussi; mais ca n'est pas nos affaires, a nous autres. -- Assurement." Et comme Perrine ne voulut pas montrer de l'insistance, elle marcha pendant quelques minutes sans rien dire, pensant bien que Rosalie, qui semblait avoir la langue alerte, ne tarderait pas a reprendre la parole; ce fut ce qui arriva. "Et vos parents, ils vont venir aussi a Maraucourt? dit-elle. -- Je n'ai plus de parents. -- Ni votre pere, ni votre mere? -- Ni mon pere, ni ma mere. -- Vous etes comme moi, mais j'ai ma grand'mere qui est bonne, et qui serait encore meilleure s'il n'y avait pas mes oncles et mes tantes qu'elle ne veut pas facher; sans eux je ne travaillerais pas aux usines, je resterais au debit; mais elle ne fait pas ce qu'elle veut. Alors vous etes toute seule? -- Toute seule. -- Et c'est de votre idee que vous etes venue de Paris a Maraucourt? -- On m'a dit que je trouverais peut-etre du travail a Maraucourt, et au lieu de continuer ma route pour aller au pays des parents qui me restent, j'ai voulu voir Maraucourt, parce que les parents, tant qu'on ne les connait pas, on ne sait pas comment ils vous recevront. -- C'est bien vrai; s'il y en a de bons, il y en a de mauvais. -- Voila. -- Eh bien, ne vous elugez point, vous trouverez du travail aux usines; ce n'est pas une grosse journee dix sous, mais c'est tout de meme quelque chose, et puis vous pourrez arriver jusqu'a vingt- deux sous. Je vais vous demander quelque chose; vous repondrez si vous voulez; si vous ne voulez pas vous ne repondrez pas; avez- vous de l'argent? -- Un peu. -- Eh bien, si ca vous convient de loger chez mere Francoise, ca vous coutera vingt-huit sous par semaine en payant d'avance. -- Je peux payer vingt-huit sous. -- Vous savez, je ne vous promets pas une belle chambre pour vous toute seule a ce prix-la; vous serez six dans la meme, mais enfin vous aurez un lit, des draps, une couverture; tout le monde n'en a pas. -- J'accepte en vous remerciant. -- Il n'y a que des gens a vingt-huit sous la semaine qui logent chez ma grand'mere; nous avons aussi, mais dans notre maison neuve, de belles chambres pour nos pensionnaires qui sont employes a l'usine: M. Fabry, l'ingenieur des constructions; M. Mombleux, le chef comptable; M. Bendit, le commis pour la correspondance etrangere. Si vous parlez jamais a celui-la, ne manquez pas de l'appeler M. _Benndite_; c'est un Anglais qui se fache, quand on prononce _Bandit_, parce qu'il croit qu'on veut l'insulter comme si on disait "Voleur". -- Je n'y manquerai pas; d'ailleurs je sais l'anglais. -- Vous savez l'anglais, vous? -- Ma mere etait Anglaise. -- C'est donc ca. Ah bien, il sera joliment content de causer avec vous, M. Bendit, et il le serait encore bien plus si vous saviez toutes les langues, parce que sa grande recreation le dimanche c'est de lire le _Pater_ dans un livre ou il est imprime en vingt- cinq langues; quand il a fini, il recommence, et puis apres il recommence, encore; et toujours comme ca chaque dimanche; c'est tout de meme un brave homme. XII Entre le double rideau de grands arbres qui de chaque cote encadre la route, depuis deja quelques instants se montraient pour disparaitre aussitot, a droite sur la pente de la colline, un clocher en ardoises, a gauche des grands combles denteles d'ouvrages en plomb, et un peu plus loin plusieurs hautes cheminees en briques. "Nous approchons de Maraucourt, dit Rosalie, bientot vous allez apercevoir le chateau de M. Vulfran, puis ensuite les usines; les maisons du village sont cachees dans les arbres, nous ne les verrons que quand nous serons dessus; vis-a-vis de l'autre cote de la riviere, se trouve l'eglise avec le cimetiere." En effet, en arrivant a un endroit ou les saules avaient ete coupes en tetards, le chateau surgit tout entier dans son ordonnance grandiose avec ses trois corps de batiment aux facades de pierres blanches et de briques rouges, ses hauts toits, ses cheminees elancees au milieu de vastes pelouses plantees de bouquets d'arbres, qui descendaient jusqu'aux prairies ou elles se prolongeaient au loin avec des accidents de terrain selon les mouvements de la colline. Perrine surprise avait ralenti sa marche, tandis que Rosalie continuait la sienne, cela produisit un heurt qui leur fit poser le panier a terre. "Vous le trouvez beau hein! dit Rosalie. -- Tres beau. -- Eh bien M. Vulfran demeure tout seul la dedans avec une douzaine de domestiques pour le servir, sans compter les jardiniers, et les gens de l'ecurie qui sont dans les communs que vous apercevez la-bas a l'extremite du parc, a l'entree du village ou il y a deux cheminees moins hautes et moins grosses que celles des usines; ce sont celles des machines electriques pour eclairer le chateau, et des chaudieres a vapeur pour le chauffer ainsi que les serres. Et ce que c'est beau la dedans; il y a de l'or partout. On dit que Messieurs les neveux voudraient bien habiter la avec M. Vulfran, mais que lui ne veut pas d'eux et qu'il aime mieux vivre tout seul, manger tout seul. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il les a loges, un dans son ancienne maison qui est a la sortie des ateliers et l'autre a cote; comme ca ils sont plus pres pour arriver aux bureaux; ce qui n'empeche pas qu'ils ne soient quelquefois en retard tandis que leur oncle qui est le maitre, qui a soixante-cinq ans, qui pourrait se reposer, est toujours la, ete comme hiver, beau temps comme mauvais temps, excepte le dimanche, parce que le dimanche on ne travaille jamais, ni lui ni personne, c'est pour cela que vous ne voyez pas les cheminees fumer." Apres avoir repris le panier elles ne tarderent pas a avoir une vue d'ensemble sur les ateliers; mais Perrine n'apercut qu'une confusion de batiments, les uns neufs, les autres vieux, dont les toits en tuiles ou en ardoises se groupaient autour d'une enorme cheminee qui ecrasait les autres de sa masse grise, dans presque toute sa hauteur, noire au sommet. D'ailleurs elles atteignaient les premieres maisons eparses dans des cours plantees de pommiers malingres et l'attention de Perrine etait sollicitee par ce qu'elle voyait autour d'elle: ce village dont elle avait si souvent entendu parler. Ce qui la frappa surtout, ce fut le grouillement des gens: hommes, femmes, enfants endimanches autour de chaque maison, ou dans des salles basses dont les fenetres ouvertes laissaient voir ce qui se passait a l'interieur: dans une ville l'agglomeration n'eut pas ete plus tassee; dehors on causait les bras ballants, d'un air vide, desoriente; dedans on buvait des boissons variees qu'a la couleur on reconnaissait pour du cidre, du cafe ou de l'eau-de- vie, et l'on tapait les verres ou les tasses sur les tables avec des eclats de voix qui ressemblaient a des disputes. "Que de gens qui boivent! dit Perrine. -- Ce serait bien autre chose si nous etions un dimanche qui suit la paye de quinzaine; vous verriez combien il y en a qui, des midi, ne peuvent plus boire." Ce qu'il y avait de caracteristique dans la plupart des maisons devant lesquelles elles passaient, c'etait que presque toutes si vieilles, si usees, si mal construites qu'elles fussent, en terre ou en bois hourde d'argile, affectaient un aspect de coquetterie au moins dans la peinture des portes et des fenetres qui tirait l'oeil comme une enseigne. Et en effet c'en etait une; dans ces maisons on louait des chambres aux ouvriers, et cette peinture, a defaut d'autres reparations, donnait des promesses de proprete, qu'un simple regard jete dans les interieurs dementait aussitot. "Nous arrivons, dit Rosalie en montrant de sa main libre une petite maison en briques qui barrait le chemin dont une haie tondue aux ciseaux la separait; au fond de la cour et derriere se trouvent les batiments qu'on loue aux ouvriers: la maison, c'est pour le debit, la mercerie; et au premier etage sont les chambres des pensionnaires." Dans la haie, une barriere en bois s'ouvrait sur une petite cour, plantee de pommiers, au milieu de laquelle une allee empierree d'un gravier grossier conduisait a la maison. A peine avaient- elles fait quelques pas dans cette allee, qu'une femme, jeune encore, parut sur le seuil et cria: "Depeche te donc, caleuse, en v'la eine affaire pour aller a Picquigny, tu t'auras assez caline. -- C'est ma tante Zenobie, dit Rosalie a mi-voix, elle n'est pas toujours commode. -- Que que tu chuchotes? -- Je dis que si on ne m'avait pas aide a porter le panier, je ne serais pas arrivee. -- Tu ferais mieux ed' d'te taire, arkanseuse." Comme ces paroles etaient, jetees sur un ton criard, une grosse femme se montra dans le corridor. "Qu'est-ce que vos ave core a argouiller? demanda-t-elle. -- C'est tante Zenobie qui me reproche d'etre en retard, grand'mere; il est lourd le panier. -- C'est bon, c'est bon, dit la grand'mere placidement, pose la ton panier, et va prendre ton fricot sur le potager, tu le trouveras chaud. -- Attendez-moi dans la cour, dit Rosalie a Perrine, je reviens tout de suite, nous dinerons ensemble; allez acheter votre pain; le boulanger est dans la troisieme maison a gauche; depechez- vous." Quand Perrine revint, elle trouva Rosalie assise devant une table installee a l'ombre d'un pommier, et sur laquelle etaient posees deux assiettes pleines d'un ragout aux pommes de terre. "Asseyez-vous, dit Rosalie, nous allons partager mon fricot. -- Mais... -- Vous pouvez accepter; j'ai demande a mere Francoise, elle veut bien." Puisqu'il en etait ainsi, Perrine crut qu'elle ne devait pas se faire prier, et elle prit place a la table. "J'ai aussi parle pour votre logement, c'est arrange; vous n'aurez qu'a donner vos vingt-huit sous a mere Francoise: v'la ou vous habiterez." Du doigt elle montra un batiment aux murs d'argile dont on n'apercevait qu'une partie au fond de la cour, le reste etant masque par la maison en briques, et ce qu'on en voyait paraissait si use, si casse qu'on se demandait comment il tenait encore debout. "C'etait la que mere Francoise demeurait avant de faire construire notre maison avec l'argent qu'elle a gagne comme nourrice de M. Edmond. Vous n'y serez pas aussi bien que dans la maison; mais les ouvriers ne peuvent pas etre loges comme les bourgeois, n'est- ce pas? A une autre table placee a une certaine distance de la leur, un homme de quarante ans environ, grave, raide dans un veston boutonne, coiffe d'un chapeau a haute forme, lisait avec une profonde attention un petit livre relie. "C'est M. Bendit, il lit son _Pater_," dit Rosalie a voix basse. Puis tout de suite, sans respecter l'application de l'employe, elle s'adressa a lui: "Monsieur Bendit, voila une jeune fille qui parle anglais. -- Ah!" dit-il sans lever les yeux. Et ce ne fut qu'apres deux minutes au moins qu'il tourna les yeux vers elles. "_Are yon an English girl?_ demanda-t-il. -- _No sir, but my mother was_." Sans un mot de plus il se replongea dans sa lecture passionnante. Elles achevaient leur repas quand le roulement d'une voiture legere se fit entendre sur la route, et presque aussitot ralentit devant la haie. "On dirait le phaeton de M. Vulfran," s'ecria Rosalie en se levant vivement. La voiture fit encore quelques pas et s'arreta devant l'entree. "C'est lui," dit Rosalie en courant vers la rue. Perrine n'osa pas quitter sa place, mais elle regarda. Deux personnes se trouvaient dans la voiture a roues basses: un jeune homme qui conduisait, et un vieillard a cheveux blancs, au visage pale coupe de veinules rouges sur les joues, qui se tenait immobile, la tete coiffee d'un chapeau de paille, et paraissait de grande taille bien qu'assis: M. Vulfran Paindavoine. Rosalie s'etait approchee du phaeton. "Voici quelqu'un, dit le jeune homme qui se preparait a descendre -- Qui est-ce?" demanda M. Vulfran Paindavoine. Ce fut Rosalie qui repondit a cette question: "Moi, Rosalie." -- Dis a ta grand'mere de venir me parler." Rosalie courut a la maison, et revint bientot amenant sa grand'mere qui se hatait: "Bien le bonjour, monsieur Vulfran. -- Bonjour, Francoise. -- Qu'est-ce que je peux pour votre service, Monsieur Vulfran? -- C'est de votre frere Omer qu'il s'agit. Je viens de chez lui, je n'ai trouve que son ivrogne de femme incapable de rien comprendre. -- Omer est a Amiens; il rentre ce soir. -- Vous lui direz que j'ai appris qu'il a loue sa salle de bal pour une reunion publique a des coquins, et que je ne veux pas que cette reunion ait lieu. -- S'il est engage? -- Il se degagera, ou des le lendemain de la reunion je le mets a la porte; c'est une des conditions de notre location, je l'executerai rigoureusement: je ne yeux pas de reunions de ce genre ici. -- Il y en a eu a Flexelles. -- Flexelles n'est pas Maraucourt: je ne veux pas que les gens de mon pays deviennent ce que sont ceux de Flexelles, c'est mon devoir de veiller sur eux; vous n'etes pas des nomades de l'Anjou ou de l'Artois, vous autres, restez ce que vous etes. C'est ma volonte. Faites-la connaitre a Omer. Adieu Francoise. -- Adieu, monsieur Vulfran." Il fouilla dans la poche de son gilet: "Ou est Rosalie? -- Me voila, monsieur Vulfran.". Il tendit sa main dans laquelle brillait une piece de dix sous. "Voila pour toi. -- Oh! merci, monsieur Vulfran." La voiture partit. Perrine n'avait pas perdu un mot de ce qui s'etait dit, mais ce qui l'avait plus fortement frappee que les paroles memes de M. Vulfran, c'etait son air d'autorite et l'accent qu'il donnait a l'expression de sa volonte: "Je ne veux pas que cette reunion ait lieu... C'est ma volonte." Jamais elle n'avait entendu parler sur ce ton, qui seul disait combien cette volonte etait ferme et implacable, car le geste incertain et hesitant etait en desaccord avec les paroles. Rosalie ne tarda pas a revenir d'un air joyeux et triomphant. "M. Vulfran m'a donne dix sous, dit-elle en montrant la piece. -- J'ai bien vu. -- Pourvu que tante Zenobie ne le sache pas, elle me les prendrait pour me les garder. -- J'ai cru qu'il ne vous connaissait pas. -- Comment! il ne me connait pas; il est mon parrain! -- Il a demande: "ou est Rosalie?" quand vous etiez pres de lui. -- Dame, puisqu'il n'y voit pas. -- Il n'y voit pas! -- Vous ne savez pas qu'il est aveugle? -- Aveugle!" Tout bas elle repeta le mot deux ou trois fois. "Il y a longtemps qu'il est aveugle? dit-elle. -- Il y a longtemps que sa vue faiblissait, mais on n'y faisait pas attention, on pensait que c'etait le chagrin de l'absence de son fils. Sa sante, qui avait ete bonne, devint mauvaise; il eut des fluxions de poitrine, et il resta avec la toux; et puis, un jour il ne vit plus ni pour lire, ni pour se conduire. Pensez quelle inquietude dans le pays, s'il etait oblige de vendre ou d'abandonner les usines! Ah! bien oui, il n'a rien abandonne du tout, et a continue de travailler comme s'il avait ses bons yeux. Ceux qui avaient compte sur sa maladie pour faire les maitres, ont ete remis a leur place, -- elle baissa la voix, -- les neveux, et M. Talouel le directeur." Zenobie, sur le seuil, cria: "Rosalie, vas-tu venir, fichue caleuse? -- Je finis d'manger. -- Y a du monde a servir. -- Il faut que je vous quitte. -- Ne vous genez pas pour moi. -- A ce soir." Et d'un pas lent, a regret, elle se dirigea vers la maison. XIII Apres son depart, Perrine fut volontiers restee assise a sa table comme si elle etait la chez elle. Mais justement elle n'etait pas chez elle, puisque cette cour etait reservee aux pensionnaires, non aux ouvriers qui n'avaient droit qu'a la petite cour du fond ou il n'y avait ni bancs, ni chaises, ni table. Elle quitta donc son banc, et s'en alla au hasard, d'un pas de flanerie par les rues qui se presentaient devant elle. Mais si doucement qu'elle marchat, elle les eut bientot parcourues toutes, et comme elle se sentait suivie par des regards curieux qui l'empechaient de s'arreter lorsqu'elle en avait envie, elle n'osa pas revenir sur ses pas et tourner indefiniment dans le meme cercle. Au haut de la cote, a l'oppose des usines, elle avait apercu un bois dont la masse verte se detachait sur le ciel: la peut-etre elle trouverait la solitude en cette journee du dimanche, et pourrait s'asseoir sans que personne fit attention a elle. En effet il etait desert, comme deserts aussi etaient les champs qui le bordaient, de sorte qu'a sa lisiere, elle put s'allonger librement sur la mousse, ayant devant elle la vallee et tout le village qui en occupait le centre. Quoiqu'elle le connut bien par ce que son pere lui en avait raconte, elle s'etait un peu perdue dans le dedale des rues tournantes; mais maintenant qu'elle le dominait, elle le retrouvait tel qu'elle se le representait en le decrivant a sa mere pendant leurs longues routes, et aussi tel qu'elle le voyait dans les hallucinations de la faim comme une terre promise, en se demandant desesperement si elle pourrait jamais l'atteindre. Et voila qu'elle y etait arrivee; qu'elle l'avait etale devant ses yeux; que du doigt elle pouvait mettre chaque rue, chaque maison a sa place precise. Quelle joie! c'etait vrai: c'etait vrai, ce Maraucourt dont elle avait tant de fois prononce le nom comme une obsession, et que depuis son entree en France elle avait cherche sur les baches des voitures qui passaient ou celles des wagons arretes dans les gares, comme si elle avait besoin de le voir pour y croire, ce n'etait plus le pays du reve, extravagant, vague ou insaisissable, mais celui de la realite. Droit devant elle, de l'autre cote du village, sur la pente opposee a celle ou elle etait assise, se dressaient les batiments de l'usine, et a la couleur de leurs toits elle pouvait suivre l'histoire de leur developpement comme si un habitant du pays la lui racontait. Au centre et au bord de la riviere, une vieille construction en briques, et en tuiles noircies, que flanquait une haute et grele cheminee rongee par le vent de mer, les pluies et la fumee etait l'ancienne filature de lin, longtemps abandonnee, que trente-cinq ans auparavant le petit fabricant de toiles Vulfran Paindavoine avait louee pour s'y ruiner, disaient les fortes tetes de la contree, pleines de mepris pour sa folie. Mais au lieu de la ruine, la fortune etait arrivee petite d'abord, sou a sou, bientot millions a millions. Rapidement, autour de cette mere Gigogne les enfants avaient pullule. Les aines mal batis, mal habilles, chetifs comme leur mere, ainsi qu'il arrive souvent a ceux qui ont souffert de la misere. Les autres, au contraire, et surtout les plus jeunes, superbes, forts, plus forts qu'il n'est besoin, pares avec des revetements de decorations polychromes qui n'avaient rien du miserable hourdis de mortier ou d'argile des grands freres uses avant l'age, semblaient, avec leurs fermes en fer et leurs facades roses ou blanches en briques vernies, defier les fatigues du travail et des annees. Alors que les premiers batiments se tassaient sur un terrain etroitement mesure autour de la vieille fabrique, les nouveaux s'etaient largement espaces dans les prairies environnantes, relies entre eux par des rails de chemin de fer, des arbres de transmission et tout un reseau de fils, electriques, qui couvraient l'usine entiere d'un immense filet. Longtemps elle resta perdue dans le dedale de ces rues, allant des puissantes cheminees, hautes et larges, aux paratonnerres qui herissaient les toits, aux mats electriques, aux wagons de chemin de fer, aux depots de charbon, tachant de se representer par l'imagination ce que pouvait etre la vie de cette petite ville morte en ce moment, lorsque tout cela chauffait, fumait, marchait, tournait, ronflait avec ces bruits formidables qu'elle avait entendus dans la plaine Saint-Denis, en quittant Paris. Puis ses yeux descendant au village, elle vit qu'il avait suivi le meme developpement que l'usine: les vieux toits couverts de sedum en fleurs qui leur faisaient des chapes d'or, s'etaient tasses autour de l'eglise; les nouveaux qui gardaient encore la teinte rouge de la tuile sortie depuis peu du four, s'etaient eparpilles dans la vallee au milieu des prairies et des arbres en suivant le cours de la riviere; mais, contrairement a ce qui se voyait dans l'usine, c'etait les vieilles maisons qui faisaient bonne figure, avec l'apparence de la solidite, et les neuves qui paraissaient miserables, comme si les paysans qui habitaient autrefois le village agricole de Maraucourt, etaient alors plus a leur aise que ne l'etaient maintenant ceux de l'industrie. Parmi ces anciennes maisons une dominait les autres par son importance, et s'en distinguait encore par le jardin plante de grands arbres qui l'entourait, descendant en deux terrasses garnies d'espaliers jusqu'a la riviere ou il aboutissait a un lavoir. Celle-la, elle la reconnut: c'etait celle que M. Vulfran avait occupee en s'etablissant a Maraucourt, et qu'il n'avait quittee que pour habiter son chateau. Que d'heures son pere, enfant, avait passees sous ce lavoir aux jours des lessives, et dont il avait garde le souvenir pour avoir entendu la, dans le caquetage des lavandieres, les longs recits des legendes du pays, qu'il avait plus tard racontes a sa fille: la _Fee des tourbieres_, l'_Enlisage des Anglais_, le _Leuwarou d'Hangest_, et dix autres qu'elle se rappelait comme si elle les avait entendus la veille. Le soleil, en tournant, l'obligea a changer de place, mais elle n'eut que quelques pas a faire pour en trouver une valant celle qu'elle abandonnait, ou l'herbe etait aussi douce, aussi parfumee, avec une aussi belle vue sur le village et toute la vallee, si bien que, jusqu'au soir, elle put rester la dans un etat de beatitude tel qu'elle n'en avait pas goute depuis longtemps. Certainement elle n'etait pas assez imprevoyante pour s'abandonner aux douceurs de son repos, et s'imaginer que c'en etait fini de ses epreuves. Parce qu'elle avait assure le travail, le pain et le coucher, tout n'etait pas dit, et ce qui lui restait a acquerir pour realiser les esperances de sa mere paraissait si difficile qu'elle ne pouvait y penser qu'en tremblant; mais enfin, c'etait un si grand resultat que de se trouver dans ce Maraucourt, ou elle avait tant de chances contre elle pour n'arriver jamais, qu'elle devait maintenant ne desesperer de rien, si long que fut le temps a attendre, si dures que fussent les luttes a soutenir. Un toit sur la tete, dix sous par jour, n'etait-ce pas la fortune pour la miserable fille qui n'avait pour dormir que la grand'route, et pour manger, rien autre chose que l'ecorce des bouleaux? Il lui semblait qu'il serait sage de se tracer un plan de conduite, en arretant ce qu'elle devait faire ou ne pas faire, dire ou ne pas dire, au milieu de la vie nouvelle qui allait commencer pour elle des le lendemain; mais cela presentait une telle difficulte dans l'ignorance de tout ou elle se trouvait, qu'elle comprit bientot que c'etait une tache de beaucoup au- dessus de ses forces: sa mere, si elle avait pu arriver a Maraucourt, aurait sans doute su ce qu'il convenait de faire; mais elle n'avait ni l'experience, ni l'intelligence, ni la prudence, ni la finesse, ni aucune des qualites de cette pauvre mere, n'etant qu'une enfant, sans personne pour la guider, sans appuis, sans conseils. Cette pensee, et plus encore l'evocation de sa mere, amenerent dans ses yeux un flot de larmes; elle se mit alors a pleurer sans pouvoir se retenir, en repetant le mot que tant de fois elle avait dit depuis son depart du cimetiere, comme s'il avait le pouvoir magique de la sauver: "Maman, chere maman!" De fait, ne l'avait-il pas secourue, fortifiee, relevee quand elle s'abandonnait dans l'accablement de la fatigue et du desespoir? eut-elle soutenu la lutte jusqu'au bout, si elle ne s'etait pas repete les dernieres paroles de la mourante: "Je te vois... oui, je te vois heureuse"? N'est-il pas vrai que ceux qui vont mourir, et dont l'ame flotte deja entre la terre et le ciel, savent bien des choses mysterieuses qui ne se revelent pas aux vivants? Cette crise, au lieu de l'affaiblir, lui fit du bien, et elle en sortit le coeur plus fort d'espoir, exalte de confiance, s'imaginant que la brise, qui de temps en temps passait dans l'air calme du soir, apportait une caresse de sa mere sur ses joues mouillees et lui soufflait ses dernieres paroles: "Je te vois heureuse." Et pourquoi non? Pourquoi sa mere ne serait-elle pas pres d'elle, en ce moment penchee sur elle comme son ange gardien? Alors l'idee lui vint de s'entretenir avec elle et de lui demander de repeter le pronostic qu'elle lui avait fait a Paris. Mais quel que fut son etat d'exaltation, elle n'imagina pas qu'elle pouvait lui parler comme a une vivante, avec nos mots ordinaires, pas plus qu'elle n'imagina que sa mere pouvait repondre avec ces memes mots, puisque les ombres ne parlent pas comme les vivants, bien qu'elles parlent, cela est certain, pour qui sait comprendre leur mysterieux langage. Assez longtemps elle resta absorbee dans sa recherche, penchee sur cet insondable inconnu qui l'attirait en la troublant jusqu'a l'affoler; puis machinalement ses yeux s'attacherent sur un groupe de grandes marguerites qui dominaient de leurs larges corolles blanches l'herbe de la lisiere dans laquelle elle etait couchee, et alors, se levant vivement, elle alla en cueillir quelques-unes, qu'elle prit en fermant les yeux pour ne pas les choisir. Cela fait, elle revint a sa place et s'assit avec un recueillement grave; puis, d'une main que l'emotion rendait tremblante, elle commenca a effeuiller une corolle: "Je reussirai, un peu, beaucoup, tout a fait, pas du tout; je reussirai, un peu, beaucoup, tout a fait, pas du tout." Et ainsi de suite, scrupuleusement, jusqu'a ce qu'il ne restat plus que quelques petales. Combien? Elle ne voulut pas les compter, car leur chiffre eut dit la reponse; mais vivement, quoique son coeur fut terriblement serre, elle les effeuilla: "Je reussirai... un peu... beaucoup... tout a fait." En meme temps un souffle tiede lui passa dans les cheveux et sur les levres: la reponse de sa mere, dans un baiser, le plus tendre qu'elle lui eut donne. XIV Enfin elle se decida a quitter sa place; la nuit tombait, et deja dans l'etroite vallee, comme plus loin dans celle de la Somme, montaient des vapeurs blanches qui flottaient, legeres, autour des cimes confuses des grands arbres; des petites lumieres piquaient ca et la l'obscurite, s'allumant derriere les vitres des maisons, et des rumeurs vagues passaient dans l'air tranquille, melees a des bribes de chansons. Elle etait assez. aguerrie pour n'avoir pas peur de s'attarder dans un bois ou sur la grand'route; mais a quoi bon! Elle possedait maintenant ce qui lui avait si miserablement manque; un toit et un lit; d'ailleurs, puisqu'on devait se lever le lendemain tot pour aller au travail, mieux valait se coucher de bonne heure. Quand elle entra dans le village, elle vit que les rumeurs et les chants qu'elle avait entendus partaient des cabarets, aussi pleins de buveurs attables que lorsqu'elle etait arrivee, et d'ou s'exhalaient par les portes ouvertes des odeurs de cafe, d'alcool chauffe et de tabac qui emplissaient la rue comme si elle eut ete un vaste estaminet. Et toujours ces cabarets se succedaient, sans interruption, porte a porte quelquefois, si bien que sur trois maisons il y en avait au moins une qu'occupait un debit de boissons. Dans ses voyages, sur les grands chemins et par tous les pays, elle avait passe devant bien des assemblees de buveurs, mais nulle part elle n'avait entendu tapage de paroles, claires et criardes, comme celui qui sortait confusement de ces salles basses. En arrivant a la cour de mere Francoise, elle apercut, a la table ou elle l'avait deja vu, Bendit qui lisait toujours, une chandelle entouree d'un morceau de journal pour proteger, sa flamme, posee devant lui sur la table, autour de laquelle des papillons de nuit et des moustiques voltigeaient, sans qu'il parut en prendre souci, absorbe dans sa lecture. Cependant quand elle passa pres de lui il leva la tete et la reconnut; alors, pour le plaisir de parler sa langue, il lui dit: "_A good night's rest to you._" A quoi elle repondit: "_Good evening, sir._" "Ou avez-vous ete? continua-t-il en anglais. -- Me promener dans les bois, repondit-elle en se servant de la meme langue -- Toute seule? -- Toute seule, je ne connais personne a Maraucourt. -- Alors pourquoi n'etes-vous pas restee a lire? Il n'y a rien de meilleur, le dimanche, que la lecture. -- Je n'ai pas de livres. -- Etes-vous catholique? -- Oui, monsieur. -- Je vous en preterai tout de meme quelques-uns: _farewell_. -- _Good-bye, sir._" Sur le seuil de la maison, Rosalie etait assise, adossee au chambranle, se reposant a respirer le frais. "Voulez-vous vous coucher? dit-elle. --Je voudrais bien. -- Je vas vous conduire, mais avant il faut vous entendre avec mere Francoise; entrons dans le debit." L'affaire, ayant ete arrangee entre la grand'mere et sa petite- fille, fut vivement reglee par le payement des vingt-huit sous que Perrine allongea sur le comptoir, plus deux sous pour l'eclairage pendant la semaine. "Pour lors, vous voulez vous etablir dans notre pays, ma petite? dit mere Francoise d'un air placide et bienveillant. -- Si c'est possible. -- Ca sera possible si vous voulez travailler. -- Je ne demande que cela. -- Eh bien, ca ira; vous ne resterez pas toujours a cinquante centimes, vous arriverez a un franc, meme a deux; si, plus tard, vous epousez un bon ouvrier qui en gagne trois, ca vous fera cent sous par jour; avec ca on est riche... quand on ne boit pas, seulement il ne faut pas boire. C'est bien heureux que M. Vulfran ait donne du travail au pays; c'est vrai qu'il y a la terre, mais la terre ne peut pas nourrir tous ceux qui lui demandent a manger." Pendant que la vieille nourrice debitait cette lecon avec l'importance et l'autorite d'une femme habituee a ce qu'on respecte sa parole, Rosalie atteignait un paquet de linge dans une armoire et Perrine qui, tout en ecoutant, la suivait de l'oeil, remarquait que les draps qu'on lui preparait etaient un grosse toile d'emballage jaune; mais, depuis si longtemps elle ne couchait plus dans des draps, qu'elle devait encore s'estimer heureuse d'avoir ceux-la, si durs qu'ils fussent. Deshabillee! La Rouquerie, qui durant ses voyages ne faisait jamais la depense d'un lit, n'avait meme pas eu l'idee de lui offrir ce plaisir, et, longtemps avant leur arrivee en France, les draps de la roulotte, excepte ceux qui servaient a la mere, avaient ete vendus ou s'en etaient alles en lambeaux. Elle prit la moitie du paquet, et, suivant Rosalie, elles traverserent la cour ou une vingtaine d'ouvriers, hommes, femmes, enfants etaient assis sur des billots de bois, des blocs de pierre, attendant l'heure du coucher en causant et en fumant. Comment tout ce monde pouvait-il loger dans la vieille maison qui n'etait pas grande? La vue de son grenier, quand Rosalie eut allume une petite chandelle placee derriere un treillis en fil de fer, repondit a cette question. Dans un espace de six metres de long sur un peu plus de trois de large, six lits etaient alignes le long des cloisons, et, le passage qui restait entre eux au milieu avait a peine un metre. Six personnes devaient donc passer la nuit la ou il y avait a peine place pour deux; aussi, bien qu'une petite fenetre fut ouverte dans le mur oppose a l'entree, respirait-on des la porte une odeur acre et chaude qui suffoqua Perrine. Mais elle ne se permit pas une observation, et comme Rosalie disait en riant: "Ca vous parait peut-etre un peu petiot?" Elle se contenta de repondre: "Un peu. -- Quatre sous, ce n'est pas cent sous. -- Bien sur." Apres tout, mieux encore valait pour elle cette chambre trop petite que les bois et les champs: puisqu'elle avait supporte l'odeur de la baraque de Grain de Sel, elle supporterait bien celle-la sans doute. "V'la votre lit", dit Rosalie en lui designant celui qui etait place devant la fenetre. Ce qu'elle appelait un lit etait une paillasse posee sur quatre pieds reunis par deux planches et des traverses; un sac tenait lieu d'oreiller, "Vous savez, la fougere est fraiche, dit Rosalie, on ne mettrait pas quelqu'un qui arrive coucher sur de la vieille fougere; ce n'est pas a faire, quoiqu'on raconte que dans les hotels, les vrais, on ne se gene pas." S'il y avait trop de lits dans cette petite chambre, par contre on n'y voyait pas une seule chaise. "II y a des clous aux murs, dit Rosalie, repondant a la muette interrogation de Perrine, c'est tres commode pour accrocher les vetements." Il y avait aussi quelques boites et des paniers sous les lits dans lesquels les locataires qui avaient du linge pouvaient le serrer, mais, comme ce n'etait pas le cas de Perrine, le clou plante aux pieds de son lit lui suffisait de reste. "Vous serez avec des braves gens, dit Rosalie; si la Noyelle cause dans la nuit, c'est qu'elle aura trop bu, il ne faudra pas y faire attention: elle est un peu bavarde. Demain, levez-vous avec les autres; je vous dirai ce que vous devrez faire pour etre embauchee. Bonsoir. -- Bonsoir, et merci. -- Pour vous servir." Perrine se hata de se deshabiller, heureuse d'etre seule et de n'avoir pas a subir la curiosite de la chambree. Mais, en se mettant entre ses draps, elle n'eprouva pas la sensation de bien- etre sur laquelle elle comptait, tant ils etaient rudes: tisses avec des copeaux, ils n'eussent pas ete plus raides, mais cela etait insignifiant, la terre aussi etait dure la premiere fois qu'elle avait couche dessus, et, bien vite, elle s'y etait habituee. La porte ne tarda pas a s'ouvrir et une jeune fille d'une quinzaine d'annees etant entree dans la chambre commenca a se deshabiller, en regardant, de temps en temps du cote de Perrine, mais sans rien dire. Comme elle etait endimanchee, sa toilette fut longue, car elle dut ranger dans une petite caisse ses vetements des jours de fete, et accrocher a un clou pour le lendemain ceux du travail. Une autre arriva, puis une troisieme, puis une quatrieme; alors ce fut un caquetage assourdissant; toutes parlant en meme temps, chacune racontait sa journee; dans l'espace menage entre les lits elles tiraient et repoussaient leurs boites ou leurs paniers qui s'enchevetraient les uns dans les autres, et cela provoquait des mouvements d'impatience ou des paroles de colere qui toutes se tournaient contre la proprietaire du grenier. "Queu taudis! -- El'mettra bentot d'autres lits au mitan. -- Por sur, j'ne resterai point la d'ans. _ Ou qu' t'iras; c'est-y mieux cheux l'zautres?" Et les exclamations se croisaient; a la fin cependant, quand les deux premieres arrivees se furent couchees, un peu d'ordre s'etablit, et bientot tous les lits furent occupes, un seul excepte. Mais pour cela les conversations ne cesserent point, seulement elles tournerent; apres s'etre dit ce qu'il y avait eu d'interessant dans la journee ecoulee, on passa a celle du lendemain, au travail des ateliers, aux griefs, aux plaintes, aux querelles de chacune, aux potins de l'usine entiere, avec un mot de ses chefs: M. Vulfran, ses neveux qu'on appelait les "jeunes", le directeur, Talouel, qu'on ne nomma qu'une fois, mais qu'on designa par des qualificatifs qui disaient mieux que des phrases la facon dont on le jugeait: la Fouine, l'Mince, Judas. Alors Perrine eprouva un sentiment bizarre dont les contradictions l'etonnerent: elle voulait etre tout oreilles, sentant de quelle importance pouvaient etre pour elle les renseignements qu'elle entendait; et d'autre part elle etait genee, comme honteuse d'ecouter ces propos. Cependant ils allaient leur train, mais si vagues bien souvent, ou si personnels qu'il fallait connaitre ceux a qui ils s'appliquaient pour les comprendre; ainsi elle fut longtemps sans deviner que la Fouine, l'Mince et Judas ne faisaient qu'un avec Talouel, qui etait la bete noire des ouvriers, deteste de tous autant que craint, mais avec des reticences, des reserves, des precautions, des hypocrisies qui disaient quelle peur on avait de lui. Toutes les observations se terminaient par le meme mot ou a peu pres: "N'empeche que ce soit ein ben brav' homme! -- Et juste donc! -- Oh! pour ca!" Mais tout de suite une autre ajoutait: "N'empeche aussi..." Alors les preuves etaient donnees de facon a montrer cette bonte et cette justice. "S'il ne fallait point gagner son pain!" Peu a peu les langues se ralentirent. "Si on dormait, dit une voix alanguie. -- Qui t'en empeche? -- La Noyelle n'est pas rentree. -- Je viens de la voir. -- Ca y est-il? -- En plein. -- Assez pour qu'elle ne puisse pas monter l'escalier? -- Ca je ne sais pas. -- Si on fermait la porte a la cheville? -- Et le tapage qu'elle ferait. -- Ca va recommencer comme l'autre dimanche. -- Peut-etre pire encore." A ce moment on entendit un bruit de pas lourds et hesitants dans l'escalier. "La voila." Mais les pas s'arreterent et il y eut une chute suivie de gemissements. "Elle est tombee. ---Si elle pouvait ne pas se relever. -- Elle dormirait aussi ben dans l'escalier qu'ici. -- Et nous dormirions mieux." Les gemissements continuaient meles d'appels. "Viens donc, Laide: un p'tit coup de main, m'n'efant. -- Plus souvent que je vas y aller. -- Ohe! Laide, Laide!" Mais Laide n'ayant pas bouge, au bout d'un certain temps les appels cesserent. "Elle s'endort. -- Quelle chance." Elle ne s'endormait pas du tout; au contraire, elle essayait a nouveau de monter l'escalier, et elle criait: "Laide, viens me donner la main, m'n'efant, Laide, Laide." Elle n'avancait pas evidemment, car les appels partaient toujours du bas de l'escalier de plus en plus pressants a chaque cri, si bien qu'ils finirent par s'accompagner de larmes: "Ma p'tite Laide, ma p'tite Laide, p'tite, p'tite; l'escalier s'enfonce, oh! la! la!" Un eclat de rire courut de lit en lit. "C'est-y que t'es pas rentree, Laide, dis, dis Laide, dis; je vas aller te qu'ri. -- Nous v'la tranquilles, dit une voix. -- Mais non, elle va chercher Laide qu'elle ne trouvera pas, et quand elle reviendra dans une heure, ca recommencera. -- On ne dormira donc jamais! -- Va lui donner la main, Laide. -- Vas-y, te. -- C'est te qu'e veut." Laide se decida, passa un jupon et descendit. "Oh! m'n'efant, m'n'efant", cria la voix emue de la Noyelle. Il semblait qu'elles n'avaient qu'a monter l'escalier qui ne s'enfoncerait plus, mais la joie de voir Laide chassa cette idee: "Viens avec me, je vas te payer un p'tiot pot." Laide ne se laissa pas tenter par cette proposition. "Allons nous coucher, dit-elle. -- Non, viens avec me, ma p'tite Laide." La discussion se prolongea, car la Noyelle, qui s'etait obstinee dans sa nouvelle idee, repetait son mot, toujours le meme: "Un p'tiot pot. -- Ca ne finira jamais, dit une voix. -- J'voudrais pourtant dormir, me. -- Faut s'lever demain. -- Et c'est comme ca tous les dimanches." Et Perrine qui avait cru que, quand elle aurait un toit sur la tete, elle trouverait le sommeil le plus paisible! Comme celui en plein champ, avec les effarements de l'ombre et les hasards du temps, valait mieux cependant que cet entassement dans cette chambree, avec ses promiscuites, son tapage et l'odeur nauseeuse qui commencait a la suffoquer d'une facon si genante qu'elle se demandait comment elle pourrait la supporter apres quelques heures. Au dehors, la discussion durait toujours et l'on entendait la voix de la Noyelle qui repetait: "Un p'tiot pot", a laquelle celle de Laide repondait: "Demain". "Je vas aller aider Laide, dit une des femmes, ou ca durera jusqu'a demain." En effet elle se leva et descendit; alors dans l'escalier se produisit un grand brouhaha de voix, mele a des bruits de pas lourds, a des coups sourds et aux cris des habitants du rez-de- chaussee, furieux de ce tapage: toute la maison semblait ameutee. A la fin la Noyelle fut trainee dans la chambre, pleurant avec des exclamations desesperees: "Qu'est-ce que je vous ai fait?" Sans ecouter ses plaintes, on la deshabilla et on la coucha; mais pour cela elle ne s'endormit point et continua de pleurer en gemissant. "Qu'est que je vos ai fait pour que vous me brutalisiez? Je suis- t'y malheureuse! Je suis-t'y une voleuse qu'on ne veut pas boire avec me? Laide, j'ai sef." Plus elle se plaignait, plus l'exasperation contre elle montait dans la chambree, chacune criant son mot plus ou moins fache. Mais elle continuait toujours: "Salut, turlututu, chapeau pointu, fil ecru, t'es rabattu." Quand elle eut epuise tous les mots en u qui amusaient son oreille, elle passa a d'autres qui n'avaient pas plus de sens. "Le cafe, a la vapeur, n'a pas peur, meilleur pour le coeur; va donc, balayeur; et ta soeur? Bonjour, monsieur le brocanteur. Ah! vous etes buveur? ca fait mon bonheur, peut-etre votre malheur. Ca donne la jaunisse; faut aller a l'hospice; voyez la directrice; mangez de la reglisse; mon pere en vendait et m'en regalait, aussi ca m'allait. Ce que j'ai sef, monsieur le chef, sef, sef, sef!" De temps en temps la voix se ralentissait et faiblissait comme si le sommeil allait bientot se produire; mais tout de suite elle repartait plus hatee, plus criarde, et alors celles qui avaient commence a s'endormir se reveillaient en sursaut en poussant des cris furieux qui epouvantaient la Noyelle, mais ne la faisaient pas taire: "Pourquoi que vous me brutalisez? Ecoutez, pardonnez, c'est assez. -- Vous avez eu une belle idee de la monter! -- C'est te qu'as voulu. -- Si on la redescendait? -- On ne dormira jamais;" C'etait bien le sentiment de Perrine qui se demandait si c'etait vraiment ainsi tous les dimanches, et comment les camarades de la Noyelle pouvaient supporter son voisinage: n'existait-il pas a Maraucourt d'autres logements ou l'on pouvait dormir tranquillement? Il n'y avait pas que le tapage qui fut exasperant dans cette chambree, l'air aussi qu'on y respirait commencait a n'etre plus supportable pour elle: lourd, chaud, etouffant, charge de mauvaises odeurs dont le melange soulevait le coeur ou le noyait. A la fin cependant le moulin a paroles de la Noyelle se ralentit, elle ne lanca que des mots a demi formes, puis ce ne fut plus qu'un ronflement qui sortit de sa bouche. Mais, bien que le silence se fut maintenant etabli dans la chambre, Perrine ne put pas s'endormir: elle etait oppressee, des coups sourds lui battaient dans le front, la sueur l'inondait de la tete aux pieds. Il n'y avait pas a chercher la cause de ce malaise: elle etouffait parce que l'air lui manquait, et si ses camarades de chambree n'etouffaient pas comme elle, c'est qu'elles etaient habituees a vivre dans cette atmosphere, suffocante pour qui couchait ordinairement en plein champ. Mais puisque ces femmes, des paysannes, s'etaient bien habituees a cette atmosphere, il semblait qu'elle le pourrait comme elles: sans doute il fallait du courage et de la perseverance; mais si elle n'etait pas paysanne, elle avait mene une existence aussi dure que la leur pouvait l'etre; meme pour les plus miserables, et des lors elle ne voyait pas de raisons pour qu'elle ne supportat pas ce qu'elles supportaient. Il n'y avait donc qu'a ne pas respirer, qu'a ne pas sentir, alors viendrait le sommeil, et elle savait bien que pendant qu'on dort l'odorat ne fonctionne plus. Malheureusement, on ne respire pas quand on veut, ni comme on veut: elle eut beau fermer la bouche, se serrer le nez, il fallut bientot ouvrir les levres, les narines et faire une aspiration d'autant plus profonde qu'elle n'avait plus d'air dans les poumons; et le terrible fut que, malgre tout, elle dut repeter plusieurs fois cette aspiration. Alors quoi? Qu'allait-il se produire? Si elle ne respirait pas, elle etouffait; si elle respirait, elle etait malade. Comme elle se debattait, sa main frola le papier qui remplacait une des vitres de la fenetre, contre laquelle sa couchette etait posee. Un papier n'est pas une feuille de verre, il se creve sans bruit et, creve, il laissait entrer l'air du dehors. Quel mal y avait-il a ce qu'elle le crevat? Pour etre habituees a cette atmosphere viciee, elles n'en souffraient pas moins certainement. Donc, a condition de n'eveiller personne, elle pouvait tres bien dechirer ce papier. Mais elle n'eut pas besoin d'en venir a cette extremite qui laisserait des traces; comme elle le tatait, elle sentit qu'il n'etait pas bien tendu, et de l'ongle elle put avec precaution en detacher un cote. Alors se collant la bouche a cette ouverture, elle put respirer, et ce fut dans cette position que le sommeil la prit. XV Quand elle se reveilla une lueur blanchissait les vitres, mais si pale qu'elle n'eclairait pas la chambre; au dehors des coqs chantaient, par l'ouverture du papier penetrait un air froid; c'etait le jour qui pointait Malgre ce leger souffle qui venait du dehors, la mauvaise odeur de la chambree n'avait pas disparu; s'il etait entre un peu d'air pur, l'air vicie n'etait pas du tout sorti, et en s'accumulant, en s'epaississant, en s'echauffant, il avait produit une moiteur asphyxiante. Cependant tout le monde dormait d'un sommeil sans mouvements que coupaient seulement de temps en temps quelques plaintes etouffees. Comme elle essayait d'agrandir l'ouverture du papier, elle donna maladroitement un coup de coude contre une vitre, assez fort pour que la fenetre mal ajustee dans son cadre resonnat avec des vibrations qui se prolongerent. Non seulement personne ne s'eveilla, comme elle le craignait, mais encore il ne parut pas que ce bruit insolite eut trouble une seule des dormeuses. Alors son parti fut pris. Tout doucement elle decrocha ses vetements, les passa lentement, sans bruit, et prenant ses souliers a la main, les pieds nus, elle se dirigea vers la porte, dont l'aube lui indiquait la direction. Fermee simplement par une clenche, cette porte s'ouvrit silencieusement et Perrine se trouva sur le palier, sans que personne se fut apercu de sa sortie. Alors elle s'assit sur la premiere marche de l'escalier et, s'etant chaussee, descendit. Ah! le bon air! la delicieuse fraicheur! jamais elle n'avait respire avec pareille beatitude; et par la petite cour elle allait la bouche ouverte, les narines palpitantes, battant des bras, secouant la tete: le bruit de ses pas eveilla un chien du voisinage qui se mit a aboyer, et aussitot d'autres chiens lui repondirent furieux. Mais que lui importait: elle n'etait plus la vagabonde contre laquelle les chiens avaient toutes les libertes, et puisqu'il lui plaisait de quitter son lit, elle en avait bien le droit sans doute, -- un droit paye de son argent. Comme la cour etait trop petite pour son besoin de mouvement, elle sortit dans la rue par la barriere ouverte, et se mit a marcher au hasard, droit devant elle, sans se demander ou elle allait. L'ombre de la nuit emplissait encore le chemin, mais au-dessus de sa tete elle voyait l'aube blanchir deja la cime des arbres et le faite des maisons; dans quelques instants il ferait jour. A ce moment une sonnerie eclata au milieu du profond silence: c'etait l'horloge de l'usine qui, en frappant trois coups, lui disait qu'elle avait encore trois heures avant l'entree aux ateliers. Qu'allait-elle faire de ce temps? Ne voulant pas se fatiguer avant de se mettre au travail, elle ne pouvait pas marcher jusqu'a ce moment, et des lors le mieux etait qu'elle s'assit quelque part ou elle pourrait attendre. De minute on minute, le ciel s'etait eclairci et les choses autour d'elle avaient pris, sous la lumiere rasante qui les frappait, des formes assez distinctes pour qu'elle reconnut ou elle etait. Precisement au bord d'une entaille qui commencait la, et paraissait prolonger sa nappe d'eau, pour la reunir a d'autres etangs et se continuer ainsi d'entailles en entailles les unes grandes, les autres petites, au hasard de l'exploitation de la tourbe, jusqu'a la grande riviere. N'etait-ce pas quelque chose comme ce qu'elle avait vu en quittant Picquigny, mais plus retire, semblait-il, plus desert, et aussi plus couvert d'arbres dont les files s'enchevetraient en lignes confuses? Elle resta la un moment, puis, la place ne lui paraissant pas bonne pour s'asseoir, elle continua son chemin qui, quittant le bord de l'entaille, s'elevait sur la pente d'un petit coteau boise; dans ce taillis sans doute elle trouverait ce qu'elle cherchait. Mais, comme elle allait y arriver, elle apercut au bord de l'entaille qu'elle dominait une de ces huttes en branchages et en roseaux qu'on appelle dans le pays des aumuches et qui servent l'hiver pour la chasse aux oiseaux de passage. Alors l'idee lui vint que, si elle pouvait gagner cette hutte, elle s'y trouverait bien cachee, sans que personne put se demander ce qu'elle faisait dans les prairies a cette heure matinale, et aussi sans continuer a recevoir les grosses gouttes de rosee qui ruisselaient des branches formant couvert au-dessus du chemin et la mouillaient comme une vraie pluie. Elle redescendit et, en cherchant, elle finit par trouver dans une oseraie un petit sentier a peine trace, qui semblait conduire a l'aumuche; elle le prit. Mais, s'il y conduisait bien, il ne conduisait pas jusque dedans car elle etait construite sur un tout petit ilot plante de trois saules qui lui servaient de charpente, et un fosse plein d'eau la separait de l'oseraie, Heureusement un tronc d'arbre etait jete sur ce fosse, bien qu'il fut assez etroit, bien qu'il fut aussi mouille par la rosee qui le rendait glissant, cela n'etait pas pour arreter Perrine. Elle le franchit et se trouva devant une porte en roseaux lies avec de l'osier qu'elle n'eut qu'a tirer pour qu'elle s'ouvrit. L'aumuche etait de forme carree et toute tapissee jusqu'au toit d'un epais revetement de roseaux et de grandes herbes: aux quatre faces etaient percees des petites ouvertures invisibles du dehors, mais qui donnaient des vues sur les entours et laissaient aussi penetrer la lumiere; sur le sol etait etendue une epaisse couche de fougeres; dans un coin un billot fait d'un troc d'arbre servait de chaise. Ah! le joli nid! qu'il ressemblait peu a la chambre qu'elle venait de quitter. Comme elle eut ete mieux la pour dormir, en bon air, tranquille, couchee dans la fougere, sans autres bruits que ceux du feuillage et des eaux; plutot qu'entre les draps si durs de Mme Francoise, au milieu des cris de la Noyelle, et de ses camarades, dans cette atmosphere horrible dont l'odeur toujours persistante la poursuivait en lui soulevant le coeur. Elle s'allongea sur la fougere, et se tassa dans un coin contre la moelleuse paroi des roseaux en fermant les yeux. Mais, comme elle ne tarda pas a se sentir gagnee par un doux engourdissement, elle se remit sur ses jambes, car il ne lui etait pas permis de s'endormir tout a fait, de peur de ne pas s'eveiller avant l'entree aux ateliers. Maintenant le soleil etait leve, et, par l'ouverture exposee a l'orient, un rayon d'or entrait dans l'aumuche qu'il illuminait; au dehors les oiseaux chantaient, et autour de l'ilot, sur l'etang, dans les roseaux, sur les branches des saules se faisait entendre une confusion de bruits, de murmures, de sifflements, de cris qui annoncaient l'eveil a la vie de toutes les betes de la tourbiere. Elle mit la tete a une ouverture et vit ces betes s'ebattre autour de l'aumuche en pleine securite: dans les roseaux, des libellules voletaient de ca et de la; le long des rives, des oiseaux piquaient de leurs becs la terre humide pour saisir des vers, et, sur l'etang couvert d'une buee legere, une sarcelle d'un brun cendre, plus mignonne que les canes domestiques, nageait entouree de ses petits qu'elle tachait de maintenir pres d'elle par des appels incessants, mais sans y parvenir, car ils s'echappaient pour s'elancer a travers les nenuphars fleuris ou ils s'empetraient, a la poursuite de tous les insectes qui passaient a leur portee. Tout a coup un rayon bleu rapide comme un eclair l'eblouit, et ce fut seulement apres qu'il eut disparu qu'elle comprit que c'etait un martin-pecheur qui venait de traverser l'etang. Longtemps, sans un mouvement qui, en trahissant sa presence, aurait fait envoler tout ce monde de la prairie, elle resta a sa fenetre, a le regarder. Comme tout cela etait joli dans cette fraiche lumiere, gai, vivant, amusant, nouveau a ses yeux, assez feerique pour qu'elle se demandat si cette ile avec sa hutte n'etait point une petite arche de Noe. A un certain moment elle vit l'etang se couvrir d'une ombre noire qui passait capricieusement, agrandie, rapetissee sans cause apparente, et cela lui parut d'autant plus inexplicable que le soleil qui s'etait eleve au-dessus de l'horizon continuait de briller radieux dans le ciel sans nuage. D'ou pouvait venir cette ombre? Les etroites fenetres de l'aumuche ne lui permettant pas de s'en rendre compte, elle ouvrit la porte et vit qu'elle etait produite par des tourbillons de fumee qui passaient avec la brise, et venaient des hautes cheminees de l'usine ou deja des feux etaient allumes pour que la vapeur fut en pression a l'entree des ouvriers. Le travail allait donc bientot commencer, et il etait temps qu'elle quittat l'aumuche pour se rapprocher des ateliers. Cependant avant de sortir, elle ramassa un journal pose sur le billot qu'elle n'avait pas apercu, mais que la pleine lumiere qui sortait par la porte ouverte lui montra, et machinalement elle jeta les yeux sur son titre: c'etait le _Journal d'Amiens_ du 25 fevrier precedent, et alors elle fit cette reflexion que de la place qu'occupait ce journal sur le seul siege ou l'on pouvait s'asseoir, aussi bien que de sa date, il resultait la preuve que depuis le 25 fevrier l'aumuche etait abandonnee, et que personne n'avait passe sa porte. XVI Au moment ou sortant de l'oseraie elle arrivait dans le chemin, un gros sifflet fit entendre sa voix rauque et puissante au-dessus de l'usine, et presque aussitot d'autres sifflets lui repondirent a des distances plus ou moins eloignees, par des coups egalement rythmes. Elle comprit que c'etait le signal d'appel des ouvriers qui partait de Maraucourt, et se repetait de villages en villages, Saint-Pipoy, Hercheux, Bacourt, Flexelles dans toutes les usines Paindavoine, annoncant a leur maitre que partout en meme temps on etait pret pour le travail. Alors, craignant d'etre en retard, elle hata le pas, et en entrant dans le village elle trouva toutes les maisons ouvertes; sur les seuils, des ouvriers mangeaient leur soupe, debout, accoles au chambranle de la porte; dans les cabarets d'autres buvaient, dans les cours, d'autres se debarbouillaient a la pompe; mais personne ne se dirigeait vers l'usine, ce qui signifiait assurement qu'il n'etait pas encore l'heure d'entrer aux ateliers, et que, par consequent, elle n'avait pas a se presser. Mais trois petits coups qui sonnerent a l'horloge, et qui furent aussitot suivis d'un sifflement plus fort, plus bruyant que les precedents firent instantanement succeder le mouvement a cette tranquillite: des maisons, des cours, des cabarets, de partout sortit une foule compacte qui emplit la rue comme l'eut fait une fourmiliere, et cette troupe d'hommes, de femmes, d'enfants, se dirigea vers l'usine; les uns fumant leur pipe a toute vapeur; les autres machant une croute hativement en s'etouffant; le plus grand nombre bavardant bruyamment: a chaque instant des groupes debouchaient des ruelles laterales et se melaient a ce flot noir qu'ils grossissaient sans le ralentir. Dans une poussee de nouveaux arrivants Perrine apercut Rosalie en compagnie de la Noyelle, et en se faufilant elle les rejoignit: "Ou donc que vous etiez? demanda Rosalie surprise. -- Je me suis levee de bonne heure, pour me promener un peu. -- Ah! bon. Je vous ai cherchee. -- Je vous remercie bien; mais il ne faut jamais me chercher, je suis matineuse." On arrivait a l'entree des ateliers, et le flot s'engouffrait dans l'usine sous l'oeil d'un homme grand, maigre, qui se tenait a une certaine distance de la grille, les mains dans les poches de son veston, le chapeau de paille rejete en arriere, mais la tete un peu penchee en avant, le regard attentif, de facon que personne ne defilat devant lui sans qu'il le vit. "Le Mince", dit Rosalie d'une voix sifflee. Mais Perrine n'avait pas besoin de ce mot; avant qu'il lui fut jete, elle avait devine dans cet homme le directeur Talouel. "Est-ce qu'il faut que j'entre avec vous? demanda Perrine. -- Bien sur." Pour elle, le moment etait decisif, mais elle se raidit contre son emotion: pourquoi ne voudrait-il pas d'elle puisqu'on acceptait tout le monde? Quand elles arriverent devant lui, Rosalie dit a Perrine de la suivre et, sortant de la foule, elle s'approcha sans paraitre intimidee: "M'sieu le directeur, dit-elle, c'est une camarade qui voudrait travailler." Talouel jeta un rapide coup d'oeil sur cette camarade: "Dans un moment nous verrons", repondit-il. Et Rosalie, qui savait ce qu'il convenait de faire, se placa a l'ecart avec Perrine. A ce moment un brouhaha se produisit a la grille et les ouvriers s'ecarterent avec empressement, laissant le passage libre au phaeton de M. Vulfran, conduit par le meme jeune homme que la veille: bien que tout le monde sut qu'il ne pouvait pas voir, toutes les tetes d'hommes se decouvrirent devant, lui, tandis que les femmes saluaient d'une courte reverence. "Vous voyez qu'il n'arrive pas le dernier", dit Rosalie. Le directeur fit quelques pas presses au-devant du phaeton: "Monsieur Vulfran, je vous presente mon respect, dit-il le chapeau a la main. -- Bonjour, Talouel." Perrine suivit des yeux la voiture qui continuait son chemin, et, quand elle les ramena sur la grille, elle vit successivement passer les employes qu'elle connaissait deja: Fabry l'ingenieur, Bendit, Mombleux et d'autres que Rosalie lui nomma. Cependant la cohue s'etait eclaircie, et maintenant ceux qui arrivaient couraient, car l'heure allait sonner. "Je crois bien que les jeunes vont etre en retard", dit Rosalie a mi-voix. L'horloge sonna, il y eut une derniere poussee, puis quelques retardataires parurent a la queue leu leu, essouffles, et la rue se trouva vide; cependant Talouel ne quitta pas sa place et, les mains dans les poches, il continua a regarder au loin, la tete haute. Quelques minutes s'ecoulerent, puis apparut un grand jeune homme qui n'etait pas un ouvrier, mais bien un monsieur, beaucoup plus monsieur meme par ses manieres et sa tenue soignee que l'ingenieur et les employes; tout en marchant a pas hates il nouait sa cravate, ce qu'il n'avait pas eu le temps de faire evidemment. Quand il arriva devant le directeur, celui-ci ota son chapeau comme il l'avait fait pour M. Vulfran, mais Perrine remarqua que les deux saluts ne se ressemblaient en rien. "Monsieur Theodore, je vous, presente mon respect", dit Talouel. Mais bien que cette phrase fut formee des memes mots que celle qu'il avait adressee a M. Vulfran, elle ne disait, pas du tout la meme chose, cela etait evident aussi. "Bonjour, Talouel. Est-ce que mon oncle est arrive? -- Mon Dieu oui, monsieur Theodore, il y a bien cinq minutes. -- Ah! -- Vous n'etes pas le dernier; c'est M. Casimir qui aujourd'hui est en retard, bien que comme vous il n'ait pas ete a Paris; mais je l'apercois la-bas." Tandis que Theodore se dirigeait vers les bureaux, Casimir avancait rapidement. Celui-la ne ressemblait en rien a son cousin, pas plus dans sa personne que dans sa tenue; petit, raide, sec; quand il passa devant le directeur, cette raideur se precisa dans la courte inclinaison de tete qu'il lui adressa sans un seul mot. Les mains toujours dans les poches de son veston, Talouel lui presenta aussi son respect, et ce fut seulement quand il eut disparu qu'il se tourna vers Rosalie: "Qu'est-ce qu'elle sait faire ta camarade? Perrine repondit elle-meme a cette question: "Je n'ai pas encore travaille dans les usines", dit-elle d'une voix qu'elle s'efforca d'affermir. Talouel l'enveloppa d'un rapide coup d'oeil, puis s'adressant a Rosalie: "Dis de ma part a Oneux de la mettre aux wagonets[1], et ouste! plus vite que ca. -- Qu'est-ce que c'est que les wagonets?" demanda Perrine en suivant Rosalie a travers les vastes cours qui separaient les ateliers les uns des autres. Serait-elle en etat d'accomplir ce travail, en aurait-elle la force, l'intelligence? fallait-il un apprentissage? toutes questions terribles pour elle, et qui l'angoissaient d'autant plus que maintenant qu'elle se voyait admise dans l'usine, elle sentait qu'il dependait d'elle de s'y maintenir. "N'ayez donc pas peur, repondit Rosalie qui avait compris son emotion; rien n'est plus facile." Perrine devina le sens de ces paroles plutot qu'elle ne les entendit; car, depuis quelques, instants deja, les machines, les metiers s'etaient mis en marche dans l'usine, morte lorsqu'elle y etait entree, et maintenant un formidable mugissement, dans lequel se confondaient mille bruits divers, emplissait les cours; aux ateliers, les metiers a tisser battaient, les navettes couraient, les broches, les bobines tournaient, tandis que dehors les arbres de transmission, les roues, les courroies, les volants, ajoutaient le vertige des oreilles a celui des yeux. "Voulez-vous parler plus fort? dit Perrine, je ne vous entends pas. -- L'habitude vous viendra, cria Rosalie, je vous disais que ce n'est pas difficile; il n'y a qu'a charger les cannettes sur les wagonets; savez-vous ce que c'est qu'un wagonet? -- Un petit wagon, je pense. -- Justement, et quand le wagonet est plein, a le pousser jusqu'au tissage ou on le decharge; un bon coup au depart, et ca roule tout seul. -- Et une cannette, qu'est-ce que c'est au juste? -- Vous ne savez pas ce que c'est qu'une cannette? oh! Puisque je vous ai dit hier que les cannetieres etaient des machines a preparer le fil pour les navettes; vous devez bien voir ce que c'est. -- Pas trop." Rosalie la regarda, se demandant evidemment si elle etait stupide; puis-elle continua: "Enfin, c'est des broches enfoncees dans des godets, sur lesquelles s'enroule le fil; quand elles sont pleines, on les retire du godet, on en charge les wagonets qui roulent sur un petit chemin de fer, et on les mene aux ateliers de tissage; ca fait une promenade; j'ai commence par la, maintenant je suis aux cannettes." Elles avaient traverse un dedale de cours, sans que Perrine, attentive a ces paroles, pour elles si pleines d'interet, put arreter ses yeux sur ce qu'elle voyait autour d'elle, quand Rosalie lui designa de la main une ligne de batiments neufs, a un etage, sans fenetres, mais eclaires a l'exposition du nord par des chassis vitres qui formaient la moitie du toit. "C'est la", dit-elle. Et aussitot ayant ouvert une porte, elle introduisit Perrine dans une longue salle, ou la valse vertigineuse de milliers de broches en mouvement produisait un vacarme assourdissant. Cependant, malgre le tapage, elles entendirent une voix d'homme qui criait: "Te voila, rodeuse! -- Qui, rodeuse? qui rodeuse? s'ecria Rosalie, ce n'est pas moi, entendez-vous, pere la Quille? -- D'ou viens-tu? -- C'est l'Mince qui m'a dit de vous amener cette jeune fille pour que vous la mettiez aux wagonets," Celui qui leur avait adresse cet aimable salut etait un vieil ouvrier a jambe de bois, estropie une dizaine d'annees auparavant dans l'usine, d'ou son nom de la Quille. Pour ses invalides, on l'avait mis surveillant aux cannetieres, et il faisait marcher les enfants places sous ses ordres, rondement, rudement, toujours grondant, bougonnant, criant, jurant, car le travail de ces machines est assez penible, demandant autant d'attention de l'oeil que de prestesse de la main pour enlever les canettes pleines, les remplacer par d'autres vides, rattacher les fils casses, et il etait convaincu que s'il ne jurait pas et ne criait pas continuellement, en appuyant chaque juron d'un vigoureux coup du pilon de sa jambe de bois applique sur le plancher, il verrait ses broches arretees, ce qui pour lui etait intolerable. Mais comme, au fond, il etait bon homme, on ne l'ecoutait guere, et, d'ailleurs, une partie de ses paroles se perdait dans le tapage des machines. "Avec tout ca, tes broches sont arretees! cria-t-il a Rosalie en la menacant du poing. -- C'est-y ma faute? -- Mets-toi au travail pus vite que ca." Puis, s'adressant a Perrine: "Comment t'appelles-tu?" Comme elle ne voulait pas donner son nom, cette demande qu'elle aurait du prevoir, puisque la veille Rosalie la lui avait posee, la surprit, et elle resta interloquee. Il crut qu'elle n'avait pas entendu et, se penchant vers elle, il cria en frappant un coup de pilon sur le plancher: "Je te demande ton nom." Elle avait eu le temps de se remettre et de se rappeler celui qu'elle avait deja donne: "Aurelie, dit-elle. -- Aurelie qui? -- C'est tout. -- Bon; viens avec moi." Il la conduisit devant un wagonet gare dans un coin, et lui repeta les explications de Rosalie, s'arretant a chaque mot pour crier: "Comprends-tu?" A quoi elle repondait d'un signe de tete affirmatif. Et de fait son travail etait si simple qu'il eut fallu qu'elle fut stupide pour ne pas pouvoir s'en acquitter; et, comme elle y apportait toute son attention, tout son bon vouloir, le pere la Quille, jusqu'a la sortie, ne cria pas plus d'une douzaine de fois apres elle, et encore plutot pour l'avertir que pour la gronder: "Ne t'amuse pas en chemin." S'amuser elle n'y pensait pas, mais au moins, tout en poussant son wagonet d'un bon pas regulier, sans s'arreter, pouvait-elle regarder ce qui se passait dans les differents quartiers qu'elle traversait, et voir ce qui lui avait echappe pendant qu'elle ecoutait les explications de Rosalie? Un coup d'epaule pour mettre son chariot en marche, un coup de reins pour le retenir lorsque se presentait un encombrement, et c'etait tout; ses yeux, comme ses idees, avaient pleine liberte de courir comme elle voulait. A la sortie, tandis que chacun se hatait pour rentrer chez soi, elle alla chez le boulanger et se fit couper une demi-livre de pain qu'elle mangea en flanant par les rues, et en humant la bonne odeur de soupe qui sortait des portes ouvertes devant lesquelles elle passait, lentement quand c'etait une soupe qu'elle aimait, plus vite quand c'en etait une qui la laissait indifferente. Pour sa faim, une demi-livre de pain etait mince, aussi disparut-elle vite; mais peu importait, depuis le temps qu'elle etait habituee a imposer silence a son appetit, elle ne s'en portait pas plus mal: il n'y a que les gens habitues a trop manger qui s'imaginent qu'on ne peut pas rester sur sa faim; de meme, il n'y a que ceux qui ont toujours eu leurs aises, pour croire qu'on ne peut pas boire a sa soif, dans le creux de sa main, au courant d'une claire riviere. XVII Bien avant l'heure de la rentree aux ateliers, elle se trouva a la grille des shedes, et a l'ombre d'un pilier, assise sur une borne, elle attendit le sifflet d'appel, en regardant des garcons et des filles de son age arrives comme elle en avance, jouer a courir ou a sauter, mais sans oser se meler a leurs jeux, malgre l'envie qu'elle en avait. Quand Rosalie arriva, elle rentra avec elle et reprit son travail, active comme dans la matinee par les cris et les coups de pilon de la Quille, mais mieux justifies que dans la matinee, car a la longue la fatigue, a mesure que la journee avancait, se faisait plus lourdement sentir. Se baisser, se relever pour charger et decharger le wagonet, lui donner un coup d'epaule pour le demarrer, un coup de reins pour le retenir, le pousser, l'arreter, qui n'etait qu'un jeu en commencant, repete, continue sans relache, devenait un travail, et avec les heures, les dernieres surtout, une lassitude qu'elle n'avait jamais connue, meme dans ses plus dures journees de marche, avait pese sur elle. "Ne lambine donc pas comme ca!" criait la Quille. Secouee par le coup de pilon qui accompagnait ce rappel, elle allongeait le pas comme un cheval sous un coup de fouet, mais pour ralentir aussitot qu'elle se voyait hors de sa portee. Et maintenant tout a sa besogne, qui l'engourdissait, elle n'avait plus de curiosite et d'attention que pour compter les sonneries de l'horloge, les quarts, la demie, l'heure, se demandant quand la journee finirait et si elle pourrait aller jusqu'au bout. Quand cette question l'angoissait, elle s'indignait et se depitait de sa faiblesse; Ne pouvait-elle pas faire ce que faisaient les autres qui n'etant ni plus agees, ni plus fortes qu'elle, s'acquittaient de leur travail sans paraitre en souffrir; et cependant elle se rendait bien compte que ce travail etait plus dur que le sien, demandait plus d'application d'esprit, plus de depense d'agilite. Que fut-elle devenue si, au lieu de la mettre aux wagonets, on l'avait tout de suite employee aux cannettes? Elle ne se rassurait qu'en se disant que c'etait l'habitude qui lui manquait, et qu'avec du courage, de la volonte, de la perseverance, cette accoutumance lui viendrait; pour cela comme pour tout, il n'y avait qu'a vouloir, et elle voulait, elle voudrait. Qu'elle ne faiblit pas tout a fait ce premier jour, et le second serait moins penible, moins le troisieme que le second. Elle raisonnait ainsi en poussant ou en chargeant son wagonet, et aussi en regardant ses camarades travailler avec cette agilite qu'elle leur enviait, lorsque tout a coup elle vit Rosalie, qui rattachait un fil, tomber a cote de sa voisine: un grand cri eclata, en meme temps tout s'arreta; et au tapage des machines, aux ronflements, aux vibrations, aux trepidations du sol, des murs et du vitrage succeda un silence de mort, coupe d'une plainte enfantine: "Oh! la! la! Garcons, filles, tout le monde s'etait precipite; elle fit comme les autres, malgre les cris de la Quille qui hurlait: "Tonnerre! mes broches arretees!" Deja Rosalie avait ete relevee; on s'empressait autour d'elle, l'etouffant. "Qu'est-ce qu'elle a?" Elle-meme repondit: "La main ecrasee," Son visage etait pale, ses levres decolorees tremblaient, et des gouttes de sang tombaient de sa main blessee sur le plancher. Mais, verification faite, il se trouva qu'elle n'avait que deux doigts blesses, et peut-etre meme un seul ecrase ou fortement meurtri. Alors la Quille, qui avait eu un premier mouvement de compassion, entra en fureur et bouscula les camarades qui entouraient Rosalie. "Allez-vous me fiche le camp? Vla-t-il pas une affaire! -- C'etait peut-etre pas une affaire quand vous avez eu la quille ecrasee", murmura une voix. Il chercha qui avait ose lacher cette reflexion irrespectueuse, mais il lui fut impossible de trouver une certitude dans le tas. Alors il n'en cria que plus fort: "Fichez-moi le camp!" Lentement on se separa, et Perrine comme les autres allait retourner a son wagonet quand la Quille l'appela: "He", la nouvelle arrivee, viens ici, toi, plus vite que ca." Elle revint craintivement, se demandant en quoi elle etait plus coupable que toutes celles qui avaient abandonne leur travail; mais il ne s'agissait pas de la punir. "Tu vas conduire cette bete-la chez le directeur, dit-il. -- Pourquoi que vous m'appelez bete? cria Rosalie, car deja le tapage des machines avait recommence. -- Pour t'etre fait prendre la patte, donc. -- C'est-y ma faute? -- Bien sur que c'est ta faute, maladroite, feignante..." Cependant il s'adoucit: "As-tu mal? -- Pas trop. -- Alors file." Elles sortirent toutes les deux, Rosalie tenant sa main blessee, la gauche, dans sa main droite. "Voulez-vous vous appuyer sur moi? demanda Perrine. -- Merci bien; ce n'est pas la peine, je peux marcher. -- Alors cela ne sera rien, n'est-ce pas? -- On ne sait pas; ce n'est jamais le premier jour qu'on souffre, c'est plus tard. -- Comment cela vous est-il arrive? -- Je n'y comprends rien; j'ai glisse. -- Vous etes peut-etre fatiguee, dit Perrine pensant a elle-meme. -- C'est toujours quand on est fatigue qu'on s'estropie; le matin on est plus souple et on fait attention. Qu'est-ce que va dira tante Zenobie? -- Puisque ce n'est pas votre faute. -- Mere Francoise croira bien que ce n'est pas ma faute, mais tante Zenobie dira que c'est pour ne pas travailler. -- Vous la laisserez dire. -- Si vous croyez que c'est amusant d'entendre dire." Sur leur chemin les ouvriers qui les rencontraient les arretaient pour les interroger: les uns plaignaient Rosalie; le plus grand nombre l'ecoutaient indifferemment, en gens qui sont habitues a ces sortes de choses et se disent que ca a toujours ete ainsi; on est blesse comme on est malade, on a de la chance ou on n'en a pas; chacun son tour, toi aujourd'hui, moi demain; d'autres se fachaient: "Quand ils nous auront tous estropies! -- Aimes-tu mieux crever de faim?" Elles arriverent au bureau du directeur, qui se trouvait au centre de l'usine, englobe dans un grand batiment en briques vernissees bleues et rases, ou tous les autres bureaux etaient reunis; mais tandis que ceux-la, meme celui de M. Vulfran, n'avaient rien de caracteristique, celui du directeur se signalait a l'attention par une veranda vitree a laquelle on arrivait par un perron a double revolution. Quand elles entrerent sous cette veranda, elles furent recues par Talouel, qui se promenait en long et en large comme un capitaine sur sa passerelle, les mains dans ses poches, son chapeau sur la tete. Il paraissait furieux: "Qu'est-ce qu'elle a encore celle-la?" cria-t-il. Rosalie montra sa main ensanglantee. "Enveloppe-la donc de ton mouchoir, ta patte!" cria-t-il. Pendant qu'elle tirait difficilement son mouchoir, il arpentait la veranda a grands pas; quand elle l'eut tortille autour de sa main, il revint se camper devant elle: "Vide la poche." Elle regarda sans comprendre. "Je te dis de tirer tout ce qui se trouve dans ta poche." Elle fit ce qu'il commandait et tira de sa poche un attirail de choses bizarres: un sifflet fait dans une noisette, des osselets, un de, un morceau de jus de reglisse, trois sous et un petit miroir en zinc. Il le saisit aussitot: "J'en etais sur, s'ecria-t-il, pendant que tu te regardais dans ton miroir un fil aura casse, ta cannette s'est arretee, tu as voulu rattraper le temps perdu, et voila. -- Je me suis pas regardee dans ma glace, dit-elle. -- Vous etes toutes les memes; avec ca que je ne vous connais pas. Et maintenant qu'est-ce que tu as? -- Je ne sais pas; les doigts ecrases. -- Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse? -- C'est le pere la Quille qui m'envoie a vous." Il s'etait retourne vers Perrine. "Et toi, qu'est-ce que tu as? -- Moi, je n'ai rien, repondit-elle decontenancee par cette durete. -- Alors?... -- C'est la Quille qui lui a dit de m'amener a vous, acheva Rosalie. -- Ah! il faut qu'on t'amene; eh bien alors qu'elle te conduise chez le Dr Ruchon; mais tu sais! je vais faire une enquete, et si tu as faute, gare a toi!" Il parlait avec des eclats de voix qui faisaient resonner les vitres de la veranda, et qui devaient s'entendre dans tous les bureaux. Comme elles allaient sortir, elles virent arriver M. Vulfran qui marchait avec precaution en ne quittant pas de la main le mur du vestibule: "Qu'est-ce qu'il y a, Talouel? -- Rien, monsieur, une fille des cannetieres qui s'est fait prendre la main. -- Ou est-elle? -- Me voici, monsieur Vulfran, dit Rosalie en revenant vers lui. -- N'est-ce pas la voix de la petite fille de Francoise? dit-il. -- Oui, monsieur Vulfran, c'est moi, c'est moi Rosalie." Et elle se mit a pleurer, car les paroles dures lui avaient jusque-la serre le coeur et l'acces de compassion avec lequel ces quelques mots lui etaient adresses le detendait. "Qu'est-ce que tu as, ma pauvre fille? -- En voulant rattacher un fil j'ai glisse, je ne sais comment, ma main s'est trouvee prise, j'ai deux doigts ecrases... il me semble. -- Tu souffres beaucoup? -- Pas trop. -- Alors pourquoi pleures-tu? -- Parce que vous ne me bousculez pas." Talouel haussa les epaules. "Tu peux marcher? demanda M. Vulfran. -- Oh! oui, monsieur Vulfran. -- Rentre vite chez toi; on va t'envoyer M. Ruchon." Et s'adressant a Talouel: "Ecrivez une fiche a M. Ruchon pour lui dire de passer tout de suite chez Francoise; soulignez "tout de suite", ajoutez "blessure urgente". Il revint a Rosalie: "Veux-tu quelqu'un pour te conduire? -- Je vous remercie, monsieur Vulfran, j'ai une camarade. -- Va, ma fille; dis a ta grand'mere que tu seras payee." C'etait Perrine maintenant qui avait envie de pleurer; mais sous le regard de Talouel elle se raidit; ce fut seulement quand elles traverserent les cours pour gagner la sortie qu'elle trahit son emotion: "II est bon M. Vulfran. -- Il le serait ben tout seul; mais avec le Mince, il ne peut pas; et puis il n'a pas le temps, il a d'autres affaires dans la tete, -- Enfin il a ete bon pour vous." Rosalie se redressa: "Oh! moi, vous savez, je le fais penser a son fils; alors vous comprenez, ma mere etait la soeur de lait de M. Edmond. -- Il pense a son fils? -- Il ne pense qu'a ca." On se mettait sur les portes pour les voir passer, le mouchoir teint de sang dont la main de Rosalie etait enveloppee provoquant la curiosite; quelques voix aussi les interrogeaient: "T'es blessee? -- Les doigts ecrases. -- Ah! malheur!" Il y avait autant de compassion que de colere dans ce cri, car ceux qui le proferaient pensaient que ce qui venait d'arriver a cette fille, pouvait les frapper le lendemain ou a l'instant meme dans les leurs, mari, pere, enfants: tout le monde a Maraucourt ne vivait-il pas de l'usine? Malgre ces arrets, elles approchaient de la maison de mere Francoise, dont deja la barriere grise se montrait au bout du chemin. "Vous allez entrer avec moi, dit Rosalie. -- Je veux bien. -- Ca retiendra peut-etre tante Zenobie." Mais la presence de Perrine ne retint pas du tout la terrible tante qui, en voyant Rosalie arriver a une heure insolite, et en apercevant sa main enveloppee, poussa les hauts cris: "Te v'la blessee, coquine! Je parie que tu l'as fait expres. -- Je serai payee, repliqua Rosalie rageusement. -- Tu crois ca? -- M. Vulfran me l'a dit." Mais cela ne calma pas tante Zenobie, qui continua de crier si fort que mere Francoise, quittant son comptoir, vint sur le seuil; mais ce ne fut pas par des paroles de colere qu'elle accueillit sa petite-fille: courant a elle, elle la prit dans ses bras: "Tu es blessee? s'ecria-t-elle. -- Un peu, grand'maman, aux doigts; ce n'est rien. -- Il faut aller chercher M. Ruchon. -- M. Vulfran l'a fait prevenir." Perrine se disposait a les suivre dans la maison, mais tante Zenobie se retournant sur elle l'arreta: "Croyez-vous que nous avons besoin de vous pour la soigner? -- Merci", cria Rosalie. Perrine n'avait plus qu'a retourner a l'atelier, ce qu'elle fit; mais au moment ou elle allait arriver a la grille des shedes, un long coup de sifflet annonca la sortie. XVIII Dix fois, vingt fois pendant la journee, elle s'etait demande comment elle pourrait bien ne pas coucher dans la chambree ou elle avait failli etouffer, ou elle avait peu dormi. Certainement elle y etoufferait tout autant la nuit suivante et elle ne dormirait pas mieux. Alors, si elle ne trouvait pas dans un bon repos a reparer l'epuisement de la fatigue du jour, qu'arriverait-il? C'etait une question terrible dont elle pesait toutes les consequences; qu'elle n'eut pas la force de travailler, on la renvoyait et c'en etait fini de ses esperances; qu'elle devint malade, on la renvoyait encore mieux, et elle n'avait personne a qui demander soins et secours: le pied d'un arbre dans un bois, c'etait ce qui l'attendait, cela et rien autre chose. Il est vrai qu'elle avait bien le droit de ne plus occuper le lit paye par elle; mais alors ou en trouverait-elle un autre, et surtout que dirait-elle a Rosalie pour expliquer d'une facon acceptable que ce qui etait bon pour les autres ne l'etait pas pour elle? Comment les autres, quand elles connaitraient ses degouts, la traiteraient-elles? N'y aurait-il pas la une cause d'animosite qui pouvait la contraindre a quitter l'usine? Ce n'etait pas seulement bonne ouvriere qu'elle devait etre, c'etait encore ouvriere comme les autres ouvrieres. Et la journee s'etait ecoulee sans qu'elle osat se resoudre a prendre un parti. Mais la blessure de Rosalie changeait la situation: maintenant que la pauvre fille allait rester au lit pendant plusieurs jours sans doute, elle ne saurait pas ce qui se passerait a la chambree, qui y coucherait ou n'y coucherait point, et par consequent ses questions ne seraient pas a craindre. D'autre part, comme aucune de celles qui occupaient la chambree ne savait qui avait ete leur voisine pour une nuit, elles ne s'occuperaient pas non plus de cette inconnue, qui pouvait tres bien avoir pris un logement ailleurs. Cela etabli, et ce raisonnement fut vite fait, il ne restait qu'a trouver ou elle irait coucher si elle abandonnait la chambree. Mais elle n'avait pas a chercher. Combien souvent n'avait-elle pas pense a l'aumuche avec une convoitise ravie! comme on serait bien la pour dormir si c'etait possible! rien a craindre de personne puisqu'elle n'etait frequentee que pendant la saison de la chasse, ainsi que le numero du _Journal d'Amiens_ le prouvait: un toit sur la tete, des murs chauds, une porte, et pour lit une bonne couche de fougeres seches; sans compter le plaisir d'habiter dans une maison a soi, la realite dans le reve. Et voila que ce qui semblait irrealisable devenait tout a coup possible et facile. Elle n'eut pas une seconde d'hesitation, et apres avoir ete chez le boulanger acheter la demi-livre de pain de son souper, au lieu de retourner chez mere Francoise, elle reprit le chemin qu'elle avait parcouru le matin pour venir aux ateliers. Mais en ce moment des ouvriers qui demeuraient aux environs de Maraucourt suivaient ce chemin pour rentrer chez eux, et comme elle ne voulait point, qu'ils la vissent se glisser dans le sentier de l'oseraie, elle alla s'asseoir dans le taillis qui dominait la prairie; quand elle serait seule, elle gagnerait l'aumuche, et la bien tranquille, la porte ouverte sur l'etang, en face du soleil couchant, assuree que personne ne viendrait la deranger, elle souperait sans se presser, ce qui serait autrement agreable que d'avaler les morceaux en marchant, comme elle avait fait pour son dejeuner. Elle etait si ravie de cet arrangement qu'elle avait hate de le mettre a execution; mais elle dut attendre assez longtemps, car apres un passant, il en arrivait un autre, et apres celui-la d'autres encore; alors l'idee lui vint de preparer son emmenagement dans l'aumuche, qui sans doute etait propre et confortable, mais pouvait le devenir plus encore avec quelques soins. Le taillis ou elle etait assise se trouvait en grande partie forme de maigres bouleaux sous lesquels avaient pousse des fougeres; qu'elle se fit un balai avec des brindilles de bouleau, et elle pourrait balayer son appartement; qu'elle coupat une botte de fougeres seches, et elle pourrait se faire un bon lit doux et chaud. Oubliant la fatigue, qui, pendant les dernieres heures de son travail, avait si lourdement pese sur elle, elle se mit tout de suite a l'ouvrage: promptement le balai fut reuni, lie avec un brin d'osier, emmanche d'un baton; non moins vite la botte de fougere fut coupee et serree dans une hart de saule de facon a pouvoir etre facilement transportee dans l'aumuche. Pendant ce temps les derniers retardataires avaient passe dans le chemin, maintenant desert aussi loin qu'elle pouvait voir et silencieux; le moment etait donc venu de se rapprocher du sentier de l'oseraie. Ayant charge la botte de fougere sur son dos et pris son balai a la main, elle descendit du taillis en courant, et en courant aussi traversa le chemin. Mais dans le sentier, il, fallut qu'elle ralentit cette allure, car la botte de fougere s'accrochait aux branches et elle ne pouvait la faire passer qu'en se baissant a quatre pattes. Arrivee dans l'ilot, elle commenca par sortir ce qui se trouvait dans l'aumuche, c'est-a-dire le billot et la fougere, puis elle se mit a tout balayer, le plafond, les parois, le sol; et alors, sur l'etang comme dans les roseaux, s'eleverent des vols bruyants, des piaillements, des cris de toutes les betes que ce remue-menage troublait dans leur tranquille possession de ces eaux et de ces rives ou depuis longtemps ils etaient maitres. L'espace etait si etroit qu'elle eut vite acheve son nettoyage, si consciencieusement qu'elle le fit, et elle n'eut plus qu'a rentrer le billot ainsi que la vieille fougere en la recouvrant de la sienne qui gardait encore la chaleur du soleil, avec le parfum des herbes fleuries au milieu desquelles elle avait pousse. Maintenant il etait temps de souper et son estomac criait famine presque aussi fort que sur la route d'Ecouen a Chantilly. Heureusement ces mauvais jours etaient passes, et etablie dans cette jolie petite ile, son coucher assure, n'ayant rien a craindre de personne, ni de la pluie, ni de l'orage, ni de quoi que ce fut, un bon morceau de pain dans sa poche, par cette belle et douce soiree, elle ne devait se rappeler ses miseres que pour les comparer a l'heure presente et se fortifier dans l'esperance du lendemain. Comme en mangeant lentement son pain, qu'elle coupait, par petits morceaux de peur de l'emietter, elle ne faisait plus de bruit, la population de l'etang, rassuree, revenait a son nid pour la nuit, et a chaque instant c'etaient des vols qui rayaient l'or du couchant, ou des apparitions d'oiseaux aquatiques qui sortaient avec precaution des roseaux et nageaient doucement, le cou allonge, la tete aux ecoutes pour reconnaitre la position. Et comme leur reveil l'avait amusee le matin, leur coucher maintenant la charmait. Quant elle eut acheve son pain, qui tourna court, bien qu'elle fit, a mesure qu'il diminuait, les morceaux de plus en plus petits, les eaux de l'etang, quelques instants auparavant brillantes comme un miroir, etaient devenues sombres, et le ciel avait eteint son eblouissant incendie; dans quelques minutes la nuit descendrait sur la terre, l'heure du coucher avait sonne. Mais avant de fermer sa porte et de s'etendre sur son lit de fougere, elle voulut prendre une derniere precaution, qui etait d'enlever le pont jete sur le fosse. Assurement elle se croyait en pleine securite dans l'aumuche; personne ne viendrait la deranger, de cela elle etait sure; et, en tout cas, on ne pourrait pas en approcher sans que les habitants de l'etang, qui avaient l'oreille fine, lui donnassent l'eveil par leurs cris; mais enfin, tout cela n'empechait pas que l'enlevement du pont, s'il etait possible, ne fut une bonne chose. Et puis il n'y avait pas que la question de securite dans cet enlevement, il y avait aussi celle du plaisir: est-ce que ce ne serait pas amusant de se dire qu'elle etait sans aucune communication avec la terre, dans une vraie ile dont elle prenait possession? Quel malheur de ne pas pouvoir hisser un drapeau sur le toit comme cela se voit dans les recits de voyages, et de tirer un coup de canon. Vivement elle se mit a l'ouvrage, et ayant avec son manche a balai degage la terre qui a chaque bout entourait le tronc de saule servant de pont, elle put le tirer sur son bord. Maintenant elle etait; bien chez elle, maitresse dans son royaume, reine de son ile qu'elle s'empressa de baptiser, comme font les grands voyageurs; et pour le nom elle n'eut pas une seconde d'embarras ou d'hesitation: que pouvait-elle trouver de mieux que celui qui repondait a sa situation presente: -- _Good hope_. Il y avait bien deja le cap de Bonne-Esperance; mais on ne peut pas confondre un cap avec une ile. XIX C'est tres amusant d'etre, reine, surtout quand on n'a ni sujets, ni voisins, mais encore faut-il n'avoir rien autre chose a faire que de se promener de fetes en fetes a travers ses Etats. Et justement elle n'en etait pas encore a l'heureuse periode des fetes et des promenades. Aussi quand le lendemain, au jour levant, la population volatile de l'etang la reveilla par son aubade, et qu'un rayon de soleil, passant par une des ouvertures de l'aumuche, se joua sur son visage, pensa-t-elle tout de suite que ce n'etait plus a poings fermes qu'elle pouvait dormir, mais assez legerement au contraire, pour se reveiller lorsque le premier coup de sifflet ferait entendre son appel. Mais le sommeil le plus, solide n'est pas toujours le meilleur, c'est bien plutot celui qui s'interrompt, reprend, s'interrompt encore et donne ainsi la conscience de la reverie qui se suit et s'enchaine; et sa reverie n'avait rien que d'agreable et de riant: en dormant, sa fatigue de la veille avait si bien disparu qu'elle ne s'en souvenait meme plus; son lit etait doux, chaud, parfume; l'air qu'elle respirait embaumait le foin fane; les oiseaux la bercaient de leurs chansons joyeuses, et les gouttes de rosee condensee sur les feuilles de saules qui tombaient dans l'eau faisaient une musique cristalline. Quand le sifflet dechira le silence de la campagne, elle fut vite sur ses pieds, et apres une toilette soignee au bord de l'etang, elle se prepara a partir. Mais sortir de son ile en remettant le pont en place lui parut un moyen qui, en plus de sa vulgarite, presentait ce danger d'offrir le passage a ceux qui pourraient vouloir entrer dans l'aumuche, si tant etait que quelqu'un eut avant l'hiver cette idee invraisemblable. Elle restait devant le fosse, se demandant si elle pourrait le franchir d'un bond, quand elle apercut une longue branche qui etayait l'aumuche du cote ou les saules manquaient, et la prenant, elle s'en servit pour sauter le fosse a la perche, ce qui pour elle, habituee a cet exercice qu'elle avait pratique bien souvent, fut un jeu. Peut-etre etait- ce la une facon peu noble de sortir de son royaume, mais comme personne ne l'avait vue, au fond cela importait peu; d'ailleurs les jeunes reines doivent pouvoir se permettre des choses qui sont interdites aux vieilles. Apres avoir cache sa perche dans l'herbe de l'oseraie pour la retrouver quand elle voudrait rentrer le soir, elle partit et arriva a l'usine une des premieres. Alors, en attendant, elle vit des groupes se former et discuter avec une animation qu'elle n'avait pas remarquee la veille. Que se passait-il donc? Quelques mots qu'elle entendit au hasard le lui apprirent: "Pove fille! -- On y a cope le de. -- L'petiot de? -- L'petiot. -- Et l'ote? -- On y a pas cope. -- All a criai? -- C'tait des beuglements a faire pleurer ceux qui l'y entendaient." Perrine n'avait pas besoin de demander a. qui on avait coupe le doigt; et apres le premier saisissement de la surprise, son coeur se serra: sans doute elle ne la connaissait que depuis deux jours, mais celle qui l'avait accueillie a son arrivee, qui l'avait guidee, l'avait traitee en camarade, c'etait cette pauvre fille qui venait de si cruellement souffrir et qui allait rester estropiee. Elle reflechissait desolee, quand, en levant les yeux machinalement, elle vit venir Bendit; alors, se levant, elle alla a lui, sans bien savoir ce qu'elle faisait et sans se rendre compte de la liberte qu'elle prenait, dans son humble position, d'adresser la parole a un personnage de cette importance, qui de plus etait Anglais. "Monsieur, dit-elle en anglais, voulez-vous me permettre de vous demander, si vous le savez, comment va Rosalie?" Chose extraordinaire, il daigna abaisser les yeux sur elle et lui repondre: "J'ai vu sa grand'mere, ce matin, qui m'a dit qu'elle avait bien dormi. -- Ah! monsieur, je vous remercie." Mais Bendit, qui de sa vie n'avait jamais remercie personne, ne sentit pas tout ce qu'il y avait d'emotion et de cordiale reconnaissance dans l'accent de ces quelques mots. "Je suis bien aise", dit-il en continuant son chemin. Pendant toute la matinee elle ne pensa qu'a Rosalie, et elle put d'autant plus librement suivre sa vision que deja elle etait faite a son travail qui n'exigeait plus l'attention. A la sortie, elle courut a la maison de mere Francoise, mais comme elle eut la mauvaise chance de tomber sur la tante, elle n'alla pas plus loin que le seuil de la porte. "Voir Rosalie, pourquoi faire? Le medecin a dit qu'il ne fallait pas l'eluger. Quand elle se levera, elle vous racontera comment elle s'est fait estropier, l'imbecile!" La facon dont elle avait ete accueillie le matin l'empecha de revenir le soir; puisque certainement elle ne serait pas mieux recue, elle n'avait qu'a rentrer dans son ile qu'elle avait hate de revoir. Elle la retrouva telle qu'elle l'avait quittee, et ce jour-la n'ayant pas de menage a faire, elle put souper tout de suite. Elle s'etait promis de prolonger ce souper; mais si petits qu'elle coupat ses morceaux de pain, elle ne put pas les multiplier indefiniment, et quand il ne lui en resta plus, le soleil etait encore haut a l'horizon; alors, s'asseyant au fond de l'aumuche sur le billot, la porte ouverte, ayant devant elle l'etang et au loin les prairies coupees de rideaux d'arbres, elle reva au plan de vie qu'elle devait se tracer. Pour son existence materielle, trois points principaux d'une importance capitale se presentaient: le logement, la nourriture, l'habillement. Le logement, grace a la decouverte qu'elle avait eu l'heureuse chance de faire de cette ile, se trouvait assure au moins jusqu'en octobre, sans qu'elle eut rien a depenser. Mais la question de nourriture et d'habillement ne se resolvait pas avec cette facilite. Etait-il possible que pendant des mois et des mois, une livre de pain par jour fut un aliment suffisant pour entretenir les forces qu'elle depensait dans son travail? Elle n'en savait rien, puisque jusqu'a ce moment elle n'avait pas travaille serieusement; la peine, la fatigue, les privations, oui, elle les connaissait, seulement c'etait par accident, pour quelques jours malheureux suivis d'autres qui effacaient tout; tandis que le travail repete, continu, elle n'avait aucune idee de ce qu'il pouvait etre, pas plus que des depenses qu'il exigeait a la longue. Sans doute, elle trouvait que depuis deux jours ses repas tournaient court; mais ce n'etait la, en somme, qu'un ennui pour qui avait connu comme elle le supplice de la faim; qu'elle restat sur son appetit n'etait rien, si elle conservait la sante et la force. D'ailleurs, elle pourrait bientot augmenter sa ration, et aussi mettre sur son pain un peu de beurre, un morceau de fromage; elle n'avait donc qu'a attendre, et quelques jours de plus ou de moins, des semaines meme n'etaient rien. Au contraire l'habillement, au moins pour plusieurs de ses parties, etait dans un etat de delabrement qui l'obligeait a agir au plus vite, car les raccommodages faits pendant ses quelques journees de sejour aupres de La Rouquerie, ne tenaient plus. Ses souliers particulierement s'etaient si bien amincis que la semelle flechissait sous le doigt quand elle la tatait: il n'etait pas difficile de calculer le moment ou elle se detacherait de l'empeigne, et cela se produirait d'autant plus vite que, pour conduire son wagonet, elle devait passer par des chemins empierres depuis peu, ou l'usure etait rapide. Quand cela arriverait, comment ferait-elle? Evidemment elle devrait, acheter de nouvelles chaussures; mais devoir et pouvoir sont, deux; ou trouverait-elle l'argent de cette depense? La premiere chose a faire, celle qui pressait le plus, etait de se fabriquer des chaussures, et cela presentait pour elle des difficultes qui tout d'abord, quand elle en envisagea l'execution, la decouragerent. Jamais elle n'avait eu l'idee de se demander ce qu'etait un soulier; mais quand elle en eut retire un de son pied pour l'examiner, et qu'elle vit comment l'empeigne etait cousue a la semelle, le quartier reuni a l'empeigne et le talon ajoute au tout, elle comprit que c'etait un travail au-dessus de ses forces et de sa volonte, qui ne pouvait lui inspirer que du respect pour l'art du cordonnier. Fait d'une seule piece et dans un morceau de bois, un sabot etait par cela meme plus facile; mais comment le creuser quand, pour tout outil, elle n'avait que son couteau? Elle reflechissait tristement a ces impossibilites, quand ses yeux, errant vaguement sur l'etang et ses rives, rencontrerent une touffe de roseaux qui les arreta: les tiges de ces roseaux etaient vigoureuses, hautes, epaisses, et parmi celles poussees au printemps, il y en avait de l'annee precedente, tombees dans l'eau, qui ne paraissaient pas encore pourries. Voyant cela, une idee s'eveilla dans son esprit: on ne se chausse pas qu'avec des souliers de cuir et des sabots de bois; il y a aussi des espadrilles dont la semelle se fait en roseaux tresses et le dessus en toile. Pourquoi n'essayerait-elle pas de se tresser des semelles avec ces roseaux qui semblaient pousses la expres pour qu'elle les employat, si elle en avait l'intelligence? Aussitot elle sortit de son ile, et, suivant la rive, elle arriva a la touffe de roseaux, ou elle vit qu'elle n'avait qu'a prendre a brassee parmi les meilleures tiges, c'est-a-dire celles qui, deja dessechees, etaient cependant flexibles encore et resistantes. Elle en coupa rapidement une grosse botte qu'elle rapporta dans l'aumuche ou aussitot elle se mit a l'ouvrage. Mais apres avoir fait un bout de tresse d'un metre de long a peu pres, elle comprit que cette semelle, trop legere parce qu'elle etait trop creuse, n'aurait aucune solidite, et qu'avant de tresser les roseaux, il fallait qu'ils subissent une preparation qui, en ecrasant leurs fibres, les transformerait en grosse filasse. Cela ne pouvait l'arreter ni l'embarrasser: elle avait un billot pour battre dessus les roseaux; il ne lui manquait qu'un maillet ou un marteau; une pierre arrondie qu'elle alla choisir sur la route, lui en tint lieu; et tout de suite elle commenca a battre les roseaux, mais sans les meler. L'ombre de la nuit la surprit dans son travail; et elle se coucha en revant aux belles espadrilles a rubans bleus qu'elle chausserait bientot, car elle ne doutait pas de reussir, sinon la premiere fois, au moins la seconde, la troisieme, la dixieme. Mais elle n'alla pas jusque-la: le lendemain soir elle avait assez de tresses pour commencer ses semelles, et le surlendemain, ayant achete une alene courbe qui lui couta un sou, une pelote de fil un sou aussi, un bout de ruban de coton bleu du meme prix, vingt centimetres de gros coutil moyennant quatre sous, en tout sept sous, qui etaient tout ce qu'elle pouvait depenser, si elle ne voulait pas se passer de pain le samedi, elle essaya de faconner une semelle a l'imitation de celle de son soulier: la premiere se trouva a peu pres ronde, ce qui n'est pas precisement la forme du pied; la deuxieme, plus etudiee, ne ressembla a rien; la troisieme ne fut guere mieux reussie; mais enfin la quatrieme, bien serree au milieu, elargie aux doigts, rapetissee au talon, pouvait etre acceptee pour une semelle. Quelle joie! Une fois de plus la preuve etait faite qu'avec de la volonte, de la perseverance, on reussit ce qu'on veut fermement, meme ce qui d'abord parait impossible, et qu'on n'a pour toute aide qu'un peu d'ingeniosite, sans argent, sans outils, sans rien. L'outil qui lui manquait pour achever ses espadrilles, c'etait des ciseaux. Mais leur achat entrainerait une telle depense, qu'elle devait s'en passer. Heureusement elle avait son couteau; et au moyen d'une pierre a aiguiser qu'elle alla chercher dans le lit de la riviere, elle put le rendre assez coupant pour tailler le coutil applique a plat sur le billot. La couture de ces pieces d'etoffe n'alla pas non plus sans tatonnements et recommencements; mais enfin elle en vint a bout, et le samedi matin elle eut la satisfaction de partir chaussee de belles espadrilles grises qu'un ruban bleu croise sur ses bas retenait bien a la jambe. Pendant ce travail, qui lui avait pris quatre soirees et trois matinees commencees des le jour levant, elle s'etait demandee ce qu'elle ferait de ses souliers, alors qu'elle quitterait sa cabane. Sans doute, elle n'avait pas a craindre qu'ils fussent voles par des gens qui les trouveraient dans l'aumuche, puisque personne n'y entrait. Mais ne pourraient-ils pas etre ronges par des rats? Si cela se produisait, quel desastre! Pour aller au- devant de ce danger, il fallait donc qu'elle les serrat dans un endroit ou les rats, qui penetrent partout, ne pourraient pas les atteindre; et ce qu'elle trouva de mieux, puisqu'elle n'avait ni armoire, ni boite, ni rien qui fermat, ce fut de les suspendre a son plafond par un brin d'osier. XX Si elle etait fiere de ses chaussures, elle avait d'autre part cependant des inquietudes sur la facon dont elles allaient se comporter en travaillant: la semelle ne s'elargirait-elle pas, le coutil ne se distendrait-il pas au point de ne conserver aucune forme? Aussi, tout en chargeant son wagonet ou en le poussant, regardait- elle souvent a ses pieds. Tout d'abord elles avaient resiste; mais cela continuerait-il?! Ce mouvement, sans doute, provoqua l'attention d'une de ses camarades qui, ayant regarde les espadrilles, les trouva a son gout et en fit compliment a Perrine. "Ou qu'c'est que vo avez achete ces chaussons? demanda-t-elle. -- Ce ne sont pas des chaussons, ce sont des espadrilles. -- C'est joli tout de meme; ca coute-t-y cher? -- Je les ai faites moi-meme avec des roseaux tresses et quatre sous de coutil. -- C'est joli." Ce succes la decida a entreprendre un autre travail, beaucoup plus delicat, auquel elle avait bien souvent pense, mais en l'ecartant toujours, autant parce qu'il entrainait une trop grosse depense que parce qu'il se presentait entoure de difficultes de toutes sortes. Ce travail, c'etait de se tailler et de se coudre une chemise pour remplacer la seule qu'elle possedat maintenant et qu'elle portait sur le dos, sans pouvoir l'oter pour la laver. Combien couteraient deux metres de calicot, qui lui etaient necessaires? Elle n'en savait rien. Comment les couperait-elle lorsqu'elle les aurait? Elle ne le savait pas davantage. Et il y avait la une serie d'interrogations qui lui donnaient a reflechir; sans compter qu'elle se demandait s'il ne serait pas plus sage de commencer par se faire un caraco et une jupe en indienne pour remplacer sa veste et son jupon, qui se fatiguaient d'autant plus qu'elle etait obligee de coucher avec. Le moment ou ils l'abandonneraient tout a fait n'etait pas difficile a calculer. Alors comment sortirait-elle? Et pour sa vie, pour son pain quotidien, aussi bien que pour le succes de ses projets, il fallait qu'elle continuat a etre admise a l'usine. Cependant quand, le samedi soir, elle eut entre les mains les trois francs qu'elle venait de gagner dans sa semaine, elle ne put pas resister a la tentation de la chemise. Assurement le caraco et la jupe n'avaient rien perdu de leur utilite a ses yeux; mais la chemise aussi etait indispensable, et, de plus, elle se presentait avec tout un entourage d'autres considerations: habitudes de proprete dans lesquelles elle avait ete elevee, respect de soi- meme, qui finirent par l'emporter. La veste, le jupon elle les raccommoderait encore, et comme leur etoffe etait de fabrication solide, ils porteraient bien sans doute quelques nouvelles reprises. Tous les jours, quand a l'heure du dejeuner elle allait de l'usine a la maison de mere Francoise pour demander des nouvelles de Rosalie, qu'on lui donnait ou qu'on ne lui donnait point, selon que c'etait la grand'mere ou la tante qui lui repondaient, elle s'arretait, depuis que l'envie de la chemise la tenait, devant une petite boutique dont la montre se divisait en deux etalages, l'un de journaux, d'images, de chansons, l'autre de toile, de calicot, d'indienne, de mercerie; se placant au milieu, elle avait l'air de regarder les journaux ou d'apprendre les chansons, mais en realite elle admirait les etoffes. Comme elles etaient heureuses celles qui pouvaient franchir le seuil de cette boutique tentatrice et se faire couper autant de ces etoffes qu'elles voulaient! Pendant ses longues stations, elle avait vu souvent des ouvrieres de l'usine entrer dans ce magasin, et en ressortir avec des paquets soigneusement enveloppes de papier, qu'elles serraient sur leur coeur, et elle s'etait dit que ces joies n'etaient pas pour elle... au moins presentement. Mais maintenant elle pouvait franchir ce seuil si elle voulait, puisque trois pieces blanches sonnaient dans sa main, et, tres emue, elle le franchit. "Vous desirez? mademoiselle", demanda une petite vieille d'une voix polie, avec un sourire affable. Comme il y avait longtemps qu'on ne lui avait parle avec cette douceur, elle s'affermit. "Voulez-vous bien me dire, demanda-t-elle, combien vous vendez votre calicot... le moins cher? -- J'en ai a quarante centimes le metre." Perrine eut un soupir de soulagement. "Voulez-vous m'en couper deux metres? -- C'est qu'il n'est pas fameux a l'user, tandis que celui a soixante centimes... -- Celui a quarante centimes me suffit. -- Comme vous voudrez; ce que j'en disais, c'etait pour vous renseigner; je n'aime pas les reproches. -- Je ne vous en ferai pas, madame." La marchande avait pris la piece du calicot a quarante centimes, et Perrine remarqua qu'il n'etait ni blanc, ni lustre comme celui qu'elle avait admire dans la montre. "Et avec ca? demanda la marchande, quand elle eut dechire le calicot avec un claquement sec. -- Je voudrais du fil. -- En pelote, en echeveau, en bobine?... -- Le moins cher. -- Voila une pelote de dix centimes; ce qui nous fait en tout dix- huit sous." A son tour, Perrine eprouva la joie de sortir de cette boutique en serrant contre elle ses deux metres de calicot enveloppes dans un vieux journal invendu: elle n'avait, sur ses trois francs, depense que dix-huit sous, il lui en restait donc quarante-deux jusqu'au samedi suivant, c'est-a-dire qu'apres avoir preleve les vingt-huit sous qu'il lui fallait pour le pain de sa semaine, elle se voyait pour l'imprevu ou l'economie un capital de sept sous, n'ayant plus de loyer a payer. Elle fit en courant le chemin qui la separait de son ile, ou elle arriva essoufflee, mais cela ne l'empecha pas de se mettre tout de suite a l'ouvrage, car la forme qu'elle donnerait a sa chemise ayant ete longuement debattue dans sa tete, elle n'avait pas a y revenir: elle serait a coulisse; d'abord parce que c'etait la plus simple et la moins difficile a executer pour elle qui n'avait jamais taille des chemises et manquait de ciseaux, et puis parce qu'elle pourrait faire servir a la nouvelle le cordon de l'ancienne. Tant qu'il ne s'agit que de couture, les choses marcherent a souhait, sinon de facon a s'admirer dans son travail, au moins assez bien pour ne pas le recommencer. Mais ou les difficultes et les responsabilites se presenterent, ce fut au moment de tailler les ouvertures pour la tete et les bras, ce qui, avec son couteau et le billot, pour seuls outils, lui paraissait si grave, que ce ne fut pas sans trembler un peu qu'elle se risqua a entamer l'etoffe. Enfin, elle en vint a bout, et le mardi matin elle put s'en aller a l'atelier habillee d'une chemise gagnee par son travail, taillee et cousue de ses mains. Ce jour-la, quand elle se presenta chez mere Francoise, ce fut Rosalie qui vint au-devant d'elle le bras en echarpe. "Guerie! -- Non, seulement on me permet de me lever et de sortir dans la cour." Tout a la joie de la voir, Perrine continua de la questionner, mais Rosalie ne repondait que d'une facon contrainte. Qu'avait-elle donc? A la fin elle lacha une question qui eclaira Perrine: "Ou donc logez-vous maintenant?" N'osant pas repondre, Perrine se jeta a cote: "C'etait trop cher pour moi, il ne me restait rien pour ma nourriture et mon entretien. -- Est-ce que vous avez trouve a meilleur prix autre part? -- Je ne paye pas. -- Ah!" Elle resta un moment arretee, puis la curiosite l'emporta. "Chez qui?" Cette fois Perrine ne put pas se derober a cette question directe: "Je vous dirai cela plus tard. -- Quand vous voudrez; seulement vous savez, lorsqu'en passant vous verrez tante Zenobie dans la cour ou sur la porte il vaudra mieux ne pas entrer: elle vous en veut; venez le soir plutot, a cette heure-la elle est occupee." Perrine rentra a l'atelier attristee de cet accueil; en quoi donc etait-elle coupable de ne pas pouvoir continuer a habiter la chambree de mere Francoise? Toute la journee elle resta sous cette impression, qui revint plus forte quand le soir elle se trouva seule dans l'aumuche, n'ayant rien a faire pour la premiere fois depuis huit jours. Alors, afin de la secouer, elle eut l'idee de se promener dans les prairies qui entouraient son ile, ce qu'elle n'avait pas encore eu le temps de faire. La soiree etait d'une beaute radieuse, non pas eblouissante comme elle se rappelait celles de ses annees d'enfance dans son pays natal, ni brulante sous un ciel d'indigo, mais tiede, et d'une clarte tamisee qui montrait les cimes des arbres baignees dans une vapeur d'or pale: les foins, qui n'etaient pas encore murs, mais dont les plantes defleurissaient deja, versaient dans l'air mille parfums qui se concentraient en une senteur troublante. Sortie de son ile, elle suivit la rive de l'entaille, marchant dans les herbes hautes qui, depuis leur pousse printaniere, n'avaient ete foulees par personne, et de temps en temps se retournant, elle regardait a travers les roseaux de la berge son aumuche qui se confondait si bien avec le tronc et les branches des saules, que les betes sauvages ne devaient certainement pas soupconner qu'elle etait un travail d'homme, derriere lequel l'homme pouvait s'embusquer avec un fusil. Au moment ou, apres un de ces arrets qui l'avait fait descendre dans les roseaux et les joncs, elle allait remonter sur la berge, un bruit se produisit a ses pieds qui l'effara, et une sarcelle se jeta a l'eau en se sauvant effrayee. Alors regardant d'ou elle etait partie, elle apercut un nid fait de brins d'herbe et de plumes, dans lequel se trouvaient dix oeufs d'un blanc sale avec de petites taches de couleur noisette: au lieu d'etre pose sur la terre et dans les herbes, ce nid flottait sur l'eau; elle l'examina pendant quelques minutes, mais sans le toucher, et remarqua qu'il etait construit de facon a s'elever ou s'abaisser selon la crue des eaux, et si bien entoure de roseaux que ni le courant, si une crue en produisait un, ni le vent ne pouvaient l'entrainer. De peur d'inquieter la mere, elle alla se placer a une certaine distance, et resta la immobile. Cachee dans les hautes herbes ou elle avait disparu en s'asseyant, elle attendit pour voir si la sarcelle reviendrait a son nid; mais comme celle-ci ne reparut pas, elle en conclut qu'elle ne couvait pas encore, et que ces oeufs etaient nouvellement pondus; alors elle reprit sa promenade, et de nouveau au frolement de sa jupe dans les herbes seches elle vit partir d'autres oiseaux effrayes, -- des poules d'eau si legeres dans leur fuite qu'elles couraient sur les feuilles flottantes des nenuphars sans les enfoncer; des raies au bec rouge; des bergeronnettes sautillantes; des troupes de moineaux qui, deranges au moment de, leur coucher, la poursuivaient du cri auquel ils doivent leur nom dans le pays "cra-cra". Allant ainsi a la decouverte, elle ne tarda pas a arriver au bout de son entaille, et reconnut qu'elle se reunissait a une autre plus large et plus longue, mais par cela meme beaucoup moins boisee; aussi, apres avoir suivi dans la prairie une de ses rives pendant un certain temps, s'expliqua-t-elle que les oiseaux y fussent moins nombreux. C'etait son etang avec ses arbres touffus, ses grands roseaux foisonnants, ses plantes aquatiques qui recouvraient, les eaux d'un tapis de verdure mouvante que ce monde aile avait choisi parce qu'il y trouvait sa nourriture aussi bien que sa securite; et quand, une heure apres, en revenant sur ses pas, elle le revit, a demi noye dans l'ombre du soir, si tranquille, si vert, si joli, elle se dit qu'elle avait, eu autant d'intelligence que ces betes de le prendre, elle aussi, pour nid. XXI Chez Perrine, c'etait bien souvent les evenements du jour ecoule qui faisaient les reves de sa nuit, de sorte que les derniers mois de sa vie ayant ete remplis par la tristesse, il en avait ete de ses reves comme de sa vie. Que de fois, depuis que le malheur avait commence a la frapper, s'etait-elle eveillee baignee de sueur, etouffee par des cauchemars qui prolongeaient dans le sommeil les miseres de la realite. A la verite, apres son arrivee a Maraucourt, sous l'influence des pensees d'espoir qui renaissaient en elle, comme aussi sous celle du travail, ces cauchemars moins frequents etaient devenus moins douloureux, leur poids avait pese moins lourdement sur elle, leurs doigts de fer l'avaient serree moins fort a la gorge. Maintenant lorsqu'elle s'endormait, c'etait au lendemain qu'elle pensait, a un lendemain assure, ou bien a l'atelier, ou bien a son ile, ou bien encore a ce qu'elle avait entrepris ou voulait entreprendre pour ameliorer sa situation, ses espadrilles, sa chemise, son caraco, sa jupe. Et alors son reve, comme s'il obeissait a une suggestion mysterieuse, mettait en scene le sujet qu'elle avait tache d'imposer a son esprit: tantot un atelier dans lequel la baguette d'une fee remplacant le pilon de La Quille, donnait le mouvement aux mecaniques, sans que les enfants qui les conduisaient eussent aucune peine a prendre; tantot un lendemain radieux, tout plein de joies pour tous; une autre fois il faisait surgir une nouvelle ile d'une beaute surnaturelle avec des paysages et des betes aux formes fantastiques qui n'ont de vie que dans les reves; ou bien encore, plus terre a terre, son imagination lui donnait a coudre des bottines merveilleuses qui remplacaient ses espadrilles, ou des robes extraordinaires tissees par des genies dans des cavernes de diamants et de rubis, lesquelles robes remplaceraient a un moment donne le caraco et la jupe en indienne qu'elle se promettait. Sans doute ce moyen de suggestion n'etait pas infaillible, et son imagination inconsciente ne lui obeissait ni assez fidelement, ni assez regulierement pour avoir la certitude, en fermant les yeux, que les pensees de sa nuit continueraient celles de sa journee, ou celles qu'elle suivait quand le sommeil la prenait, mais enfin cette continuation s'enchainait quelquefois, et alors ces bonnes nuits lui apportaient un soulagement moral aussi bien que physique qui la relevait. Ce soir-la quand elle s'endormit dans sa hutte close, la derniere image qui passa devant ses yeux a demi noyes par le sommeil, aussi bien que la derniere idee qui flotta dans sa pensee engourdie, continuerent son voyage d'exploration aux abords de son ile. Cependant ce ne fut pas precisement de ce voyage qu'elle reva, mais plutot de festins: dans une cuisine haute et grande comme une cathedrale, une armee de petits marmitons blancs, de tournure diabolique, s'empressait autour de tables immenses et d'un brasier infernal: les uns cassaient des oeufs que d'autres battaient et qui montaient, montaient en mousse neigeuse; et de tous ces oeufs, ceux-ci gros comme des melons, ceux-la a peine gros comme des pois, ils confectionnaient des plats extraordinaires, si bien qu'ils semblaient avoir pour but d'arranger ces oeufs de toutes les manieres connues, sans en oublier une seule: a la coque, au fromage, au beurre noir, aux tomates, brouilles, poches, a la creme, au gratin, en omelettes variees, au jambon, au lard, aux pommes de terre, aux rognons, aux confitures, au rhum qui flambait avec des lueurs d'eclairs; et a cote de ceux-la d'autres plus importants, et qui incontestablement etaient des chefs, melangeaient d'autres oeufs a des pates pour en faire des patisseries, des souffles, des pieces montees. Et chaque fois qu'elle se reveillait a moitie, elle se secouait pour chasser ce reve bete, mais toujours il reprenait et les marmitons qui ne la lachaient point continuaient leur travail fantastique, si bien que quand le sifflet de l'usine la reveilla, elle en etait encore a suivre la preparation d'une creme au chocolat dont elle retrouva le gout et le parfum sur ses levres. Et alors, quand la lucidite commenca a se faire dans son esprit qui s'ouvrait, elle comprit que ce qui l'avait frappee dans son voyage, ce n'etait ni le charme, ni la beaute, ni la tranquillite de son ile, mais tout simplement les oeufs de sarcelle qui avaient dit a son estomac que depuis quinze jours bientot, elle ne lui donnait que du pain sec et de l'eau: et c'etaient ces oeufs qui avaient guide son reve en lui montrant ces marmitons et toutes ces cuisines fantastiques; il avait faim de ces bonnes choses cet estomac et il le disait a sa maniere en provoquant ces visions, qui en realite n'etaient que des protestations. Pourquoi n'avait-elle pas pris ces oeufs, ou quelques-uns de ces oeufs qui n'appartenaient a personne, puisque la sarcelle qui les avait pondus etait une bete sauvage? Assurement, n'ayant a sa disposition ni casserole, ni poele, ni ustensile d'aucune sorte, elle ne pouvait se preparer aucun des plats qui venaient de defiler devant ses yeux, tous plus allechants, plus savants les uns que les autres; mais c'est la le merite des oeufs precisement qu'ils n'ont pas besoin de preparations savantes: une allumette pour mettre le feu a un petit tas de bois sec ramasse dans les taillis, et sous la cendre il lui etait facile de les faire cuire comme elle voulait, a la coque ou durs, en attendant qu'elle put se payer une casserole ou un plat. Pour ne pas ressembler au festin que son reve avait invente, ce serait un regal qui aurait son prix. Plus d'une fois pendant son travail ce pourquoi lui revint a l'esprit, et si ce ne fut pas avec le caractere d'une obsession comme son reve, il fut cependant assez pressant pour qu'a la sortie elle se trouvat decidee a acheter une boite d'allumettes et un sou de sel; puis ces acquisitions faites elle partit en courant pour revenir a son entaille. Elle avait trop bien retenu la place du nid pour ne pas le retrouver tout de suite, mais ce soir-la la mere ne l'occupait pas; seulement elle y etait venue a un moment quelconque de la journee, puisque maintenant au lieu de dix oeufs il y en avait onze; ce qui prouvait que n'ayant pas fini de pondre elle ne couvait pas encore. C'etait la une bonne chance, d'abord parce que les oeufs seraient frais, et puis parce qu'en en prenant seulement cinq ou six la sarcelle, qui ne savait pas compter, ne s'apercevrait de rien. Autrefois Perrine n'eut pas eu de ces scrupules et elle eut vide completement le nid, sans aucun souci, mais les chagrins qu'elle avait eprouves lui avaient mis au coeur une compassion attendrie pour les chagrins des autres, de meme que son affection pour Palikare lui avait inspire pour toutes les betes une sympathie qu'elle ne connaissait pas en son enfance. Cette sarcelle n'etait- elle pas une camarade pour elle? Ou plutot en continuant son jeu, une sujette? Si les rois ont le droit d'exploiter leurs sujets et d'en vivre, encore doivent-ils garder avec eux certains menagements. Quand elle avait decide cette chasse, elle avait en meme temps arrete la maniere de la faire cuire: bien entendu ce ne serait pas dans l'aumuche, car le plus leger flocon de fumee qui s'en echapperait pourrait donner l'eveil a ceux qui le verraient, mais simplement dans une carriere du taillis ou campaient les nomades qui traversaient le village, et ou par consequent ni un feu, ni de la fumee ne devaient attirer l'attention de personne. Promptement elle ramassa une brassee de bois mort et bientot elle eut un brasier dans les cendres duquel elle fit cuire un de ses oeufs, tandis qu'entre deux silex bien propres et bien polis elle egrugeait une pincee de sel pour qu'il fondit mieux. A la verite il lui manquait un coquetier; mais c'est la un ustensile qui n'est indispensable qu'a qui dispose du superflu. Un petit trou fait dans son morceau de pain lui en tint lieu. Et bientot elle eut la satisfaction de tremper une mouillette dans son oeuf cuit a point; a la premiere bouchee, il lui sembla qu'elle n'en n'avait jamais mange d'aussi bon, et elle se dit qu'alors meme que les marmitons de son reve existeraient reellement ils ne pourraient certainement pas faire quelque chose qui approchat de cet oeuf de sarcelle a la coque, cuit sous les cendres. Reduite la veille a son seul pain sec, et n'imaginant pas qu'elle put y rien ajouter avant plusieurs semaines, des mois, peut-etre, ce souper aurait du satisfaire son appetit et les tentations de son estomac. Cependant il n'en fut pas ainsi; et elle n'avait pas fini son oeuf qu'elle se demandait si elle ne pourrait pas accommoder d'une autre facon ceux qui lui restaient, aussi bien que ceux qu'elle se promettait de se procurer par de nouvelles trouvailles. Bon, tres bon l'oeuf a la coque; mais bonne aussi une soupe chaude liee avec un jaune d'oeuf. Et cette idee de soupe lui avait trotte par la tete avec le tres vif regret d'etre obligee de renoncer a sa realisation. Sans doute la confection de ses espadrilles et de sa chemise lui avait inspire une certaine confiance, en lui demontrant ce qu'on peut obtenir avec de la perseverance. Mais cette confiance n'allait pas jusqu'a croire qu'elle pourrait jamais se fabriquer une casserole en terre ou en fer-blanc pour faire sa soupe, pas plus qu'une cuiller en metal quelconque ou simplement en bois pour la manger. Il y avait la des impossibilites contre lesquelles elle se casserait la tete; et, en attendant qu'elle eut gagne l'argent necessaire pour l'acquisition de ces deux ustensiles, elle devrait, en fait de soupe, se contenter du fumet qu'elle respirait en passant devant les maisons, et du bruit des cuillers qui lui arrivait. C'etait ce qu'elle se disait un matin en se rendant a son travail, lorsqu'un peu avant d'entrer dans le village, a la porte d'une maison d'ou l'on avait demenage la veille, elle vit un tas de vieille paille jete sur le bas cote du chemin avec des debris de toutes sortes, et parmi ces debris elle apercut des boites en fer- blanc qui avaient contenu des conserves de viande, de poisson, de legumes; il y en avait de differentes formes, grandes, petites, hautes, plates. En recevant l'eclair que leur surface polie lui envoyait, elle s'etait arretee machinalement; mais elle n'eut pas une seconde d'hesitation: les casseroles, les plats, les cuillers, les fourchettes qui lui manquaient, venaient de lui sauter aux yeux; pour que sa batterie de cuisine fut aussi complete qu'elle la pouvait desirer, elle n'avait qu'a tirer parti de ces vieilles boites. D'un saut elle traversa le chemin, et a la hate fit choix de quatre boites qu'elle emporta en courant pour aller les cacher au pied d'une haie, sous un tas de feuilles seches: au retour le soir, elle les retrouverait la et alors, avec un peu d'industrie, tous les menus qu'elle inventait pourraient etre mis a execution. Mais les retrouverait-elle? Ce fut la question qui pendant toute la journee la preoccupa. Si on les lui prenait, elle n'aurait donc arrange toutes ses combinaisons de travail que pour les voir lui echapper au moment meme ou elle croyait pouvoir les realiser. Heureusement aucun de ceux qui passerent par la ne s'avisa de les enlever, et quand la journee finie elle revint a la haie, apres avoir laisse passer le flot des ouvriers qui suivaient ce chemin, elles etaient a la place meme ou elle les avait cachees. Comme elle ne pouvait pas plus faire du bruit dans son ile que de la fumee, ce fut dans la carriere qu'elle s'etablit, esperant trouver la les outils qui lui etaient necessaires, c'est-a-dire des pierres dont elle ferait des marteaux pour battre le fer- blanc; d'autres plates qui lui serviraient d'enclumes, ou rondes de mandrins; d'autres seraient des ciseaux avec lesquels elle le couperait. Ce fut ce travail qui lui donna le plus de peine, et il ne lui fallut pas moins de trois jours pour faconner une cuiller; encore n'etait-il pas du tout prouve que si elle l'avait montree a quelqu'un, on eut devine que c'etait une cuiller; mais comme c'en etait une qu'elle avait voulu fabriquer, cela suffisait, et d'autre part, comme elle mangeait seule, elle n'avait pas a s'inquieter des jugements qu'on pouvait porter sur ses ustensiles de table. Maintenant pour faire la soupe dont elle avait si grande envie, il ne lui manquait plus que du beurre et de l'oseille. Pour le beurre, il en etait comme du pain et du sel; ne pouvant pas le faire de ses propres mains, puisqu'elle n'avait pas de lait, elle devait l'acheter. Mais pour l'oseille elle economiserait cette depense, par une recherche dans les prairies ou non seulement elle trouverait de l'oseille sauvage, mais aussi des carottes, des salsifis qui tout en n'ayant ni la beaute, ni la grosseur des legumes cultives, seraient encore tres bons pour elle. Et puis il n'y avait pas que des oeufs et des legumes dont elle pouvait composer le menu de son diner, maintenant qu'elle s'etait fabrique des vases pour les cuire, une cuiller en fer-blanc et une fourchette en bois pour les manger, il y avait aussi les poissons de l'etang, si elle etait assez adroite pour les prendre. Que fallait-il pour cela? Des lignes qu'elle amorcerait avec des vers qu'elle chercherait dans la vase. De la ficelle qu'elle avait achetee pour ses espadrilles, il restait un bon bout; elle n'eut qu'a depenser un sou pour des hamecons; et avec des crins de cheval qu'elle ramassa devant la forge, ses lignes furent suffisantes pour pecher plusieurs sortes de poissons, sinon les plus beaux de l'entaille qu'elle voyait, dans l'eau claire, passer dedaigneux devant ses amorces trop simples, au moins quelques-uns des petits, moins difficiles, et qui pour elle etaient d'une grosseur bien suffisante. TOME SECOND XXII Tres occupee par ces divers travaux qui lui prenaient toutes ses soirees, elle resta plus d'une semaine sans aller voir Rosalie; et comme, par une de leurs camarades aux cannetieres qui logeait chez mere Francoise, elle eut de ses nouvelles; d'autre part comme elle craignait d'etre recue par la terrible tante Zenobie, elle laissa les jours s'ajouter aux jours; mais a la fin, un soir elle se decida a ne pas rentrer tout de suite chez elle, ou d'ailleurs elle n'avait pas a faire son diner, compose d'un poisson froid pris et cuit la veille. Justement Rosalie etait seule dans la cour, assise sous un pommier; en apercevant Perrine elle vint a la barriere d'un air a moitie fache et a moitie content: "Je croyais que vous vouliez, ne plus venir? -- J'ai ete occupee. -- A quoi donc?" Perrine ne pouvait pas ne pas repondre: elle, montra ses espadrilles, puis elle raconta comment elle avait confectionne sa chemise. "Vous ne pouviez pas emprunter des ciseaux aux gens de votre maison? dit Rosalie etonnee. -- Il n'y a pas de gens qui puissent me preter, des ciseaux dans ma maison. -- Tout le monde a des ciseaux." Perrine se demanda si elle devait continuer a garder le secret sur son installation, mais pensant qu'elle ne pourrait le faire que par des reticences qui facheraient Rosalie, elle se decida a parler. "Personne ne demeure dans ma maison, dit-elle en souriant. -- Pas possible. -- C'est pourtant vrai, et voila pourquoi, ne pouvant pas non plus me procurer une casserole pour me faire de la soupe et une cuiller pour la manger, j'ai du les fabriquer, et je vous assure que pour la cuiller c'a ete plus difficile que pour les espadrilles. -- Vous voulez rire. -- Mais non, je vous assure." Et sans rien dissimuler, elle raconta son installation dans l'aumuche, ainsi que ses travaux pour fabriquer ses ustensiles, ses chasses aux oeufs, ses peches dans l'entaille, ses cuisines dans la carriere. A chaque instant Rosalie poussait des exclamations de joie comme si elle entendait une histoire tout a fait extraordinaire: "Ce que vous devez vous amuser! s'ecria-t-elle quand Perrine expliqua comment elle avait fait sa premiere soupe a l'oseille. -- Quand ca reussit, oui; mais quand ca ne marche pas! J'ai travaille trois jours pour ma cuiller; je ne pouvais pas arriver a creuser la palette: j'ai gache deux morceaux de fer-blanc; il ne m'en restait plus qu'un seul; pensez a ce que je me suis donne de coups de caillou sur les doigts. -- Je pense a votre soupe -- C'est vrai qu'elle etait bonne... -- Je vous crois. -- Pour moi qui n'en mange jamais, et ne mange non plus rien de chaud. -- Moi j'en mange tous les jours, mais ce n'est pas la meme chose: est-ce drole qu'il y ait de l'oseille dans les prairies, et des carottes, et des salsifis! -- Et aussi du cresson, de la ciboulette, des maches, des panais, des navets, des raiponces, des bettes et bien d'autres plantes bonnes a manger. -- Il faut savoir. -- Mon pere m'avait appris a les connaitre." Rosalie garda le silence un moment d'un air reflechi; a la fin elle se decida: "Voulez-vous que j'aille vous voir? -- Avec plaisir si vous me promettez de ne dire a personne ou je demeure. -- Je vous le promets. -- Alors quand voulez-vous venir? -- J'irai dimanche chez une de mes tantes a Saint-Pipoy; en revenant dans l'apres-midi je peux m'arreter." A son tour Perrine eut un moment d'hesitation, puis d'un air affable: "Faites mieux, dinez avec moi." En vraie paysanne qu'elle etait, Rosalie s'enferma dans des reponses ceremonieuses, sans dire ni oui ni non; mais il etait facile de voir qu'elle avait une envie tres vive d'accepter. Perrine insista: "Je vous assure que vous me ferez plaisir, je suis si isolee! -- C'est tout de meme vrai. -- Alors c'est entendu; mais apportez votre cuiller, car je n'aurai ni le temps ni le fer-blanc pour en fabriquer une seconde. -- J'apporterai aussi mon pain, n'est ce pas? -- Je veux bien. Je vous attendrai dans la carriere; vous me trouverez occupee a ma cuisine." Perrine etait sincere en disant qu'elle aurait plaisir a recevoir Rosalie, et a l'avance elle s'en fit fete: une invitee a traiter, un menu a composer, ses provisions a trouver, quelle affaire! et son importance devint quelque chose de sensible pour elle-meme: qui lui eut dit quelques jours plus tot qu'elle pourrait donner a diner a une amie? Ce qu'il y avait de grave, c'etaient la chasse et la peche, car si elle ne denichait pas des oeufs, et ne pechait pas du poisson, ce diner serait reduit a une soupe a l'oseille, ce qui serait vraiment par trop maigre. Des le vendredi elle employa sa soiree a parcourir les entailles voisines, ou elle eut la chance de decouvrir un nid de poule d'eau; il est vrai que les oeufs des poules d'eau sont plus petits que ceux des sarcelles, mais elle n'avait pas le droit d'etre trop difficile. D'ailleurs sa peche fut meilleure, et elle eut l'adresse de prendre avec sa ligne amorcee d'un ver rouge une jolie perche, qui devait suffire a son appetit et a celui de Rosalie. Elle voulut cependant avoir en plus un dessert, et ce fut un groseillier a maquereau pousse sous un tetard de saule qui le lui fournit; peut-etre les groseilles n'etaient-elles pas parfaitement mures, mais c'est une des qualites de ce fruit de pouvoir se manger vert. Quand a la fin de l'apres-midi du dimanche Rosalie arriva dans la carriere, elle trouva Perrine assise devant son feu sur lequel la soupe bouillait: "Je vous ai attendue pour meler le jaune d'oeuf a la soupe, dit Perrine, vous n'aurez qu'a tourner avec votre bonne main pendant que je verserai doucement le bouillon; le pain est taille." Bien que Rosalie eut fait toilette pour ce diner, elle ne craignit pas de se preter a ce travail qui etait un jeu, et des plus amusants pour elle encore. Bientot la soupe fut achevee, et il n'y eut plus qu'a la porter dans l'ile, ce que fit Perrine. Pour recevoir sa camarade qui tenait encore sa main en echarpe, elle avait retabli la planche servant de pont: "Moi, c'est a la perche que j'entre et sors, dit-elle, mais cela n'eut pas ete commode pour vous, a cause de votre main." La porte de l'aumuche ouverte, Rosalie ayant apercu dressees dans les quatre coins des gerbes de fleurs variees, l'une de massettes, l'autre de butomes roses, celle-ci d'iris jaunes, celle-la d'aconit aux clochettes bleues, et a terre le couvert mis, poussa une exclamation qui paya Perrine de ses peines. "Que c'est joli!" Sur un lit de fougere fraiche deux grandes feuilles de patience se faisaient vis-a-vis en guise d'assiettes, et sur une feuille de berce beaucoup plus grande, comme il convient pour un plat, la perche etait dressee entouree de cresson; c'etait une feuille aussi, mais plus petite, qui servait de saliere, comme c'en etait une autre qui remplacait le compotier pour les groseilles a maquereau; entre chaque plat etait piquee une fleur de nenuphar qui sur cette fraiche verdure jetait sa blancheur eblouissante. "Si vous voulez vous asseoir", dit Perrine en lui tendant la main. Et quand elles eurent pris place en face l'une de l'autre, le diner commenca. "Comme j'aurais ete fachee de n'etre pas venue, dit Rosalie, parlant la bouche pleine, c'est si joli et si bon. -- Pourquoi donc ne seriez-vous pas venue? -- Parce qu'on voulait m'envoyer a Picquigny pour M. Bendit qui est malade. -- Qu'est-ce qu'il a, M. Bendit? -- La fievre typhoide; il est tres malade, a preuve que depuis hier il ne sait pas ce qu'il dit, et ne reconnait plus personne; c'est pour cela qu'hier justement j'ai ete pour venir vous chercher. -- Moi! Et pourquoi faire? -- Ah! voila une idee que j'ai eue. -- Si je peux quelque chose pour M. Bendit, je suis prete: il a ete bon pour moi; mais que peut une pauvre fille? Je ne comprends pas. -- Donnez-moi encore un peu de poisson, avec du cresson, et je vais vous l'expliquer. Vous savez que M. Bendit est l'employe charge de la correspondance etrangere, c'est lui qui traduit les lettres anglaises et allemandes. Comme maintenant il n'a plus sa tete, il ne peut plus rien traduire. On voulait faire venir un. autre employe pour le remplacer; mais comme celui-la pourrait bien garder la place quand M. Bendit sera gueri, s'il guerit, M. Fabry et M. Mombleux ont propose de se charger de son travail, afin qu'il retrouve sa place plus tard. Mais voila qu'hier M. Fabry a ete envoye en Ecosse, et M. Mombleux est reste embarrasse, parce que s'il lit assez bien l'allemand, et s'il peut faire les traductions de l'anglais avec M. Fabry, qui a passe plusieurs annees en Angleterre, quand il est tout seul, ca ne va plus aussi bien, surtout quand il s'agit de lettres en anglais dont il faut deviner l'ecriture. Il expliquait ca a table ou je le servais, et il disait qu'il avait peur d'etre oblige de renoncer a remplacer M. Bendit; alors j'ai eu idee de lui dire que vous parliez l'anglais comme le francais... -- Je parlais francais avec mon pere, anglais avec ma mere, et quand nous nous entretenions tous les trois ensemble, nous employions tantot une langue, tantot l'autre, indifferemment, sans y faire attention -- Pourtant je n'ai pas ose; mais maintenant, est-ce que je peux lui dire cela? -- Certainement, si vous croyez qu'il peut avoir besoin d'une pauvre fille comme moi. -- Il ne s'agit pas d'une pauvre fille ou d'une demoiselle, il s'agit de savoir si vous parlez l'anglais. -- Je le parle, mais traduire une lettre d'affaires, c'est autre chose. -- Pas avec M. Mombleux qui connait les affaires. -- Peut-etre. Alors, s'il en est ainsi, dites a M. Mombleux que je serais bien heureuse de pouvoir faire quelque chose pour M. Bendit. -- Je le lui dirai." La perche, malgre sa grosseur, avait ete devoree, et le cresson avait aussi disparu. On arrivait au dessert. Perrine se leva et remplaca les feuilles de berce sur lesquelles le poisson avait ete servi par des feuilles de nenuphar en forme de coupe, veinees et vernissees comme eut pu l'etre le plus beau des emaux: puis elle offrit ses groseilles a maquereau: "Acceptez donc, dit-elle en riant comme si elle avait joue a la poupee, quelques fruits de mon jardin. -- Ou est-il, votre jardin? -- Sur notre tete: un groseillier a pousse dans les branches d'un des saules qui sert de pilier a la maison. -- Savez-vous que vous n'allez pas pouvoir l'occuper longtemps encore votre maison? -- Jusqu'a l'hiver, je pense. -- Jusqu'a l'hiver! Et la chasse au marais qui va ouvrir; a ce moment l'aumuche servira pour sur. -- Ah! mon Dieu." La journee qui avait si bien commence finit sur cette terrible menace, et cette nuit-la fut certainement la plus mauvaise que Perrine eut passee dans son ile depuis qu'elle l'occupait. Ou irait-elle? Et tous ses ustensiles, qu'elle avait eu tant de peine a reunir, qu'en ferait-elle? XXIII Si Rosalie n'avait parle que de la prochaine ouverture de la chasse au marais, Perrine serait restee sous le coup de ce danger gros de menaces pour elle, mais ce qu'elle avait dit de la maladie de Bendit et des traductions de Mombleux apportait une diversion a cette impression. Oui, elle etait charmante son ile et ce serait un vrai desastre que de la quitter; mais en ne la quittant point, elle ne se rapprocherait pas, et meme il semblait qu'elle ne se rapprocherait jamais du but que sa mere lui avait fixe et qu'elle devait poursuivre. Tandis que si une occasion se presentait pour elle d'etre utile a Bendit et a Mombleux, elle se creait ainsi des relations qui lui entr'ouvriraient peut-etre des portes par lesquelles elle pourrait passer plus tard; et c'etait la une consideration qui devait l'emporter sur toutes les autres, meme sur le chagrin d'etre depossedee de son royaume: ce n'etait pas pour jouer a ce jeu, si amusant qu'il fut, pour denicher des nids, pecher des poissons, cueillir des fleurs, ecouter le chant des oiseaux, donner des dinettes, qu'elle avait supporte les fatigues et les miseres de son douloureux voyage. Le lundi, comme cela avait ete convenu avec Rosalie, elle passa devant la maison de mere Francoise a la sortie de midi, afin de se mettre a la disposition de Mombleux, si celui-ci avait besoin d'elle; mais Rosalie vint lui dire que, comme il n'arrivait pas de lettre d'Angleterre le lundi, il n'y avait pas eu de traductions a faire le matin; peut-etre serait-ce pour le lendemain. Et Perrine rentree a l'atelier avait repris son travail, quand, quelques minutes apres deux heures, La Quille la happa au passage: "Va vite au bureau. -- Pour quoi faire? -- Est-ce que ca me regarde? on me dit de t'envoyer au bureau, vas-y." Elle n'en demanda pas davantage, d'abord parce qu'il etait inutile de questionner La Quille, ensuite parce qu'elle se doutait de ce qu'on voulait d'elle; cependant, elle ne comprenait pas tres bien que, s'il s'agissait de travailler avec Mombleux a une traduction difficile, on la fit venir dans le bureau ou tout le monde pourrait la voir et, par consequent, apprendre qu'il avait besoin d'elle. Du haut de son perron, Talouel, qui la regardait venir, l'appela: "Viens ici." Elle monta vivement les marches du perron. "C'est bien toi qui parles anglais? demanda-t-il, reponds-moi sans mentir. -- Ma mere etait Anglaise. -- Et le francais? Tu n'as pas d'accent. -- Mon pere etait Francais. -- Tu parles donc les deux langues? -- Oui, monsieur. -- Bon. Tu vas aller a Saint-Pipoy, ou M. Vulfran a besoin de toi." En entendant ce nom, elle laissa paraitre une surprise qui facha le directeur. "Es-tu stupide?" Elle avait deja eu le temps de se remettre et de trouver une reponse pour expliquer sa surprise. "Je ne sais pas ou est Saint-Pipoy, -- On va t'y conduire en voiture, tu ne te perdras donc pas." Et du haut du perron, il appela: "Guillaume!" La voilure de M. Vulfran qu'elle avait vue rangee, a l'ombre, le long des bureaux, s'approcha: "Voila la fille, dit Talouel, vous pouvez la conduire a M. Vulfran, et promptement, n'est-ce pas!" Deja Perrine avait descendu le perron, et allait monter a cote de Guillaume, mais il l'arreta d'un signe de main: "Pas par la, dit-il, derriere." En effet, un petit siege pour une seule personne se trouvait derriere; elle y monta et la voiture partit grand train. Quand ils furent sortis du village, Guillaume, sans ralentir l'allure de son cheval, se tourna vers Perrine. "C'est vrai que vous savez l'anglais? demanda-t-il. -- Oui. -- Vous allez avoir la chance de faire plaisir au patron." Elle s'enhardit a poser une question: "Comment cela? -- Parce qu'il est avec des mecaniciens anglais qui viennent d'arriver pour monter une machine et qu'il ne peut pas se faire comprendre. Il a amene avec lui M. Mombleux, qui parle anglais a ce qu'il dit; mais l'anglais de M. Mombleux n'est pas celui des mecaniciens, si bien qu'ils se disputent sans se comprendre, et le patron est furieux; c'etait a mourir de rire. A la fin, M. Mombleux n'en pouvant plus, et esperant calmer le patron, a dit qu'il y avait aux cannettes une jeune fille appelee Aurelie qui parlait l'anglais, et le patron m'a envoye vous chercher." Il y eut un moment de silence; puis, de nouveau, il se tourna vers elle. "Vous savez que si vous parlez l'anglais comme M. Mombleux, vous feriez peut-etre mieux de descendre tout de suite." Il prit un air gouailleur: "Faut-il arreter? -- Vous pouvez continuer. -- Ce que j'en dis, c'est pour vous. -- Je vous remercie." Cependant, malgre la fermete de sa reponse elle n'etait pas sans eprouver une angoisse qui lui etreignait le coeur, car si elle etait sure de son anglais, elle ignorait quel etait celui de ces mecaniciens, qui n'etait pas celui de M. Mombleux, comme disait Guillaume en se moquant; puis elle savait que chaque metier a sa langue ou tout au moins ses mots techniques, et elle n'avait jamais parle la langue de la mecanique. Qu'elle ne comprit pas, qu'elle hesitat, et M. Vulfran n'allait-il pas etre furieux contre elle, comme il l'avait ete contre M. Mombleux? Deja ils approchaient des usines de Saint-Pipoy, dont on apercevait les hautes cheminees fumantes, au-dessus des cimes des peupliers; elle savait qu'a Saint-Pipoy on faisait la filature et le tissage comme a Maraucourt, et que, de plus, on y fabriquait des cordages et des ficelles; seulement, qu'elle sut cela ou l'ignorat, ce qu'elle allait avoir a entendre et a dire ne s'en trouvait pas eclairci. Quand elle put, au tournant du chemin, embrasser d'un coup d'oeil l'ensemble des batiments epars dans la prairie, il lui sembla que pour etre moins importants que ceux de Maraucourt, ils etaient considerables cependant; mais deja la voiture franchissait la grille d'entree, presque aussitot elle s'arreta devant les bureaux. "Venez avec moi", dit Guillaume. Et il la conduisit dans une piece ou se trouvait M. Vulfran, ayant pres de lui le directeur de Saint-Pipoy avec qui il s'entretenait. "Voila la fille, dit Guillaume, son chapeau a la main. -- C'est bien, laisse-nous." Sans s'adresser a Perrine, M. Vulfran fit signe au directeur de se pencher vers lui, et il lui parla a voix basse; le directeur repondit de la meme maniere, mais Perrine avait l'ouie fine, elle comprit plutot qu'elle n'entendit que M. Vulfran demandait qui elle etait, et que le directeur repondait: "Une jeune fille de douze a treize ans qui n'a pas l'air bete du tout." "Approche, mon enfant", dit M. Vulfran d'un ton qu'elle lui avait deja entendu prendre pour parler a Rosalie et qui ne ressemblait en rien a celui qu'il avait avec ses employes. Elle s'en trouva encouragee et put se raidir contre l'emotion qui la troublait. "Comment t'appelles-tu? demanda M. Vulfran. -- Aurelie. -- Qui sont tes parents? -- Je les ai perdus. -- Depuis combien de temps travailles-tu chez moi? -- Depuis trois semaines. -- D'ou es-tu? -- Je viens de Paris. -- Tu parles anglais? -- Ma mere etait Anglaise. -- Alors, tu sais l'anglais? -- Je parle l'anglais de la conversation et le comprends, mais... -- Il n'y a pas de mais, tu le sais ou tu ne le sais pas? -- Je ne sais pas celui des divers metiers qui emploient des mots que je ne connais pas. -- Vous voyez, Benoist, que ce que cette petite dit la n'est pas sot, fit M. Vulfran en s'adressant a son directeur. -- Je vous assure qu'elle n'a pas l'air bete du tout. -- Alors, nous allons peut-etre en tirer quelque chose." Il se leva en s'appuyant sur une canne et prit le bras du directeur. "Suis-nous, mon enfant." Ordinairement les yeux de Perrine savaient voir et retenir ce qu'ils rencontraient, mais dans le trajet qu'elle fit derriere M. Vulfran, ce fut en dedans qu'elle regarda: qu'allait-il advenir de cet entretien avec les mecaniciens anglais? En arrivant devant un grand batiment neuf construit en briques blanches et bleues emaillees, elle apercut Mombleux qui se promenait en long et en large d'un air ennuye, et elle crut voir qu'il lui lancait un mauvais regard. On entra et l'on monta au premier etage, ou au milieu d'une vaste salle se trouvaient sur le plancher des grandes caisses en bois blanc, bariolees d'inscriptions de diverses couleurs avec les noms _Matter_ et _Platte, Manchester_, repetes partout; sur une de ces caisses, les mecaniciens anglais etaient assis, et Perrine remarqua que pour le costume au moins ils avaient la tournure de gentlemen; complet de drap, epingle d'argent a la cravate, et cela lui donna a esperer qu'elle pourrait mieux les comprendre que s'ils etaient des ouvriers grossiers. A l'arrivee de M. Vulfran ils s'etaient leves; alors celui-ci se tourna vers Perrine: "Dis-leur que tu parles anglais et qu'ils peuvent s'expliquer avec toi." Elle fit ce qui lui etait commande, et aux premiers mots elle eut la satisfaction de voir la physionomie renfrognee des ouvriers s'eclairer; il est vrai que ce n'etait la qu'une phrase de conversation courante, mais leur demi-sourire etait de bon augure. "Ils ont parfaitement compris, dit le directeur. -- Alors maintenant, dit M. Vulfran, demande-leur pourquoi ils viennent huit jours avant la date fixee pour leur arrivee; cela fait que l'ingenieur qui devait les diriger et qui parle anglais est absent." Elle traduisit cette phrase fidelement, et tout de suite la reponse que l'un d'eux lui fit: "Ils disent qu'ayant acheve a Cambrai le montage de machines plus tot qu'ils ne pensaient, ils sont venus ici directement au lieu de repasser par l'Angleterre. -- Chez qui ont-ils monte ces machines a Cambrai? demanda M. Vulfran. -- Chez MM. Aveline freres. -- Quelles sont ces machines?" La question posee et la reponse recue en anglais, Perrine hesita. "Pourquoi hesites-tu? demanda vivement M. Vulfran d'un ton impatient. -- Parce que c'est un mot de metier que je ne connais pas. -- Dis ce mot en anglais. -- _Hydraulic mangle_. -- C'est bien cela." Il repeta le mot en anglais, mais avec un tout autre accent que les ouvriers, ce qui expliquait qu'il n'eut pas compris ceux-ci lorsqu'ils l'avaient prononce; puis s'adressant au directeur: "Vous voyez que les Aveline nous ont devances; nous n'avons donc pas de temps a perdre: je vais telegraphier a Fabry de revenir au plus vite; mais en attendant il nous faut decider ces gaillards-la a se mettre au travail. Demande-leur, petite, pourquoi ils se croisent les bras." Elle traduisit la question, a laquelle celui qui paraissait le chef fit une longue reponse. "Eh bien? demanda M. Vulfran. -- Ils repondent des choses tres compliquees pour moi. -- Tache cependant de me les expliquer. -- Ils disent que le plancher n'est pas assez solide pour porter leur machine qui pese cent vingt mille livres..." Elle s'interrompit pour interroger les ouvriers en anglais: "_One hundred and twenty_? -- _Yes_. -- C'est bien cent vingt mille livres, et que ce poids creverait le plancher, la machine travaillant. -- Les poutres ont soixante centimetres de hauteur." Elle transmit l'objection, ecouta la reponse des ouvriers, et continua: "Ils disent qu'ils ont verifie l'horizontalite du plancher et qu'il a flechi. Ils demandent qu'on fasse le calcul de resistance, ou qu'on place des etais sous le plancher. -- Le calcul, Fabry le fera a son retour; les etais, on va les placer tout de suite. Dis-leur cela. Qu'ils se mettent donc au travail sans perdre une minute. On leur donnera tous les ouvriers dont ils peuvent avoir besoin: charpentiers, macons. Ils n'auront qu'a demander en s'adressant a toi qui seras a leur disposition, n'ayant qu'a transmettre leurs demandes a M. Benoist." Elle traduisit ces instructions aux ouvriers, qui parurent satisfaits quand elle dit qu'elle serait leur interprete. "Tu vas donc rester ici, continua M. Vulfran; on te donnera une fiche pour ta nourriture et ton logement a l'auberge, ou tu n'auras rien a payer. Si l'on est content de toi, tu recevras une gratification au retour de M. Fabry." XXIV Interprete, le metier valait mieux que celui de rouleuse: ce fut en cette qualite que, la journee finie, elle conduisit les monteurs a l'auberge du village, ou elle arreta un logement pour eux et pour elle, non dans une miserable chambree, mais dans une chambre ou chacun serait chez soi. Comme ils ne comprenaient pas et ne disaient pas un seul mot de francais, ils voulurent qu'elle mangeat avec eux, ce qui leur permit de commander un diner qui eut suffi, a nourrir dix Picards, et qui par l'abondance des viandes ne ressemblait en rien au festin cependant si plantureux que, la veille, Perrine offrait a Rosalie. Cette nuit-la ce fut dans un vrai lit qu'elle s'etendit et dans de vrais draps qu'elle s'enveloppa, cependant le sommeil fut long, tres long a venir; encore lorsqu'il finit par fermer ses paupieres, fut-il si agite qu'elle se reveilla cent fois. Alors elle s'efforcait de se calmer en se disant qu'elle devait suivre la marche des evenements sans chercher a les deviner heureux ou malheureux; qu'il n'y avait que cela de raisonnable; que ce n'etait pas quand les choses semblaient prendre une direction si favorable qu'elle pouvait se tourmenter; enfin qu'il fallait attendre; mais les plus beaux discours, quand on se les adresse a soi-meme, n'ont jamais fait dormir personne, et meme plus ils sont beaux plus ils ont chance de nous tenir eveilles. Le lendemain matin, quand le sifflet de l'usine se fit entendre, elle alla frapper aux portes des deux monteurs, pour leur annoncer qu'il etait l'heure de se lever; mais des ouvriers anglais n'obeissent pas plus au sifflet qu'a la sonnette, sur le continent au moins, et ce ne fut qu'apres avoir fait une toilette que ne connaissent pas les Picards, et apres avoir absorbe de nombreuses tasses de the, avec de copieuses roties bien beurrees, qu'ils se rendirent a leur travail, suivis de Perrine qui les avait discretement attendus devant la porte, en se demandant s'ils en finiraient jamais, et si M. Vulfran ne serait pas a l'usine avant eux. Ce fut seulement dans l'apres-midi qu'il vint accompagne d'un de ses neveux, le plus jeune, M. Casimir, car, ne pouvant pas voir avec ses yeux voiles, il avait besoin qu'on vit pour lui. Mais ce fut un regard dedaigneux que Casimir jeta sur le travail des monteurs, qui, a vrai dire, ne consistait encore qu'en preparation: "Il est probable que ces garcons-la ne feront pas grand'chose tant que Fabry ne sera pas de retour, dit-il; au reste il n'y a pas a s'en etonner avec le surveillant que vous leur avez donne." Il prononca ces derniers mots d'un ton sec et moqueur; mais M. Vulfran, au lieu de s'associer a cette raillerie, la prit par le mauvais cote. "Si tu avais ete en etat de remplir cette surveillance, je n'aurais pas ete oblige de prendre cette petite aux cannetieres." Perrine le vit se cabrer d'un air rageur sous cette observation faite d'une voix severe, mais Casimir se contint pour repondre presque legerement: "Il est certain que si j'avais pu prevoir qu'on me ferait un jour quitter l'administration, pour l'industrie, j'aurais appris l'anglais plutot que l'allemand. -- Il n'est jamais trop tard pour apprendre", repliqua M. Vulfran de facon a clore cette discussion ou de chaque cote les paroles etaient parties si vite. Perrine s'etait faite toute petite, sans oser bouger, mais Casimir ne tourna pas les yeux vers elle, et presque aussitot il sortit donnant le bras a son oncle; alors elle fut libre de suivre ses reflexions: il etait vraiment dur avec son neveu, M. Vulfran, mais combien le neveu etait-il rogue, sec et deplaisant! S'ils avaient de l'affection l'un pour l'autre, certes il n'y paraissait guere! Pourquoi cela? Pourquoi le jeune homme n'etait-il pas affectueux pour le vieillard accable par le chagrin et la maladie? Pourquoi le vieillard etait-il si severe avec l'un de ceux qui remplacaient son fils aupres de lui? Comme elle tournait ces questions, M. Vulfran rentra dans l'atelier, amene cette fois par le directeur, qui, l'ayant fait asseoir sur une caisse d'emballage, lui expliqua ou en etait le travail des monteurs. Apres un certain temps, elle entendit le directeur appeler a deux reprises: "Aurelie! Aurelie!" Mais elle ne bougea pas, ayant oublie qu'Aurelie etait le nom qu'elle s'etait donne. Une troisieme fois il cria: "Aurelie!" Alors, comme si elle s'eveillait en sursaut, elle courut a eux: "Est-ce que tu es sourde? demanda Benoist. -- Non, monsieur; j'ecoutais les monteurs. -- Vous pouvez me laisser", dit M. Vulfran au directeur. Puis, quand celui-ci fut parti, s'adressent a Perrine restee debout devant lui: "Tu sais lire, mon enfant? -- Oui, monsieur. -- Lire l'anglais? -- Comme le francais; l'un ou l'autre, cela m'est egal. -- Mais sais-tu en lisant l'anglais le mettre en francais? -- Quand ce ne sont pas de belles phrases, oui, monsieur. -- Des nouvelles dans un journal? -- Je n'ai jamais essaye, parce que si je lisais un journal anglais je n'avais pas besoin de me le traduire a moi-meme, puisque je comprends ce qu'il dit. -- Si tu comprends, tu peux traduire. -- Je crois que oui, monsieur, cependant je n'en suis pas sure, -- Eh bien nous allons essayer; pendant que les monteurs travaillent, mais apres les avoir prevenus que tu restes a leur disposition et qu'ils peuvent t'appeler s'ils ont besoin de toi, tu vas tacher de me traduire dans ce journal les articles que je t'indiquerai. Va les prevenir et reviens t'asseoir pres de moi." Quand, sa commission faite, elle se fut assise a une distance respectueuse de M. Vulfran, il lui tendit son journal: le _Dundee News_. "Que dois-je lire? demanda-t-elle en le depliant. -- Cherche la partie commerciale." Elle se perdit dans les longues colonnes noires qui se succedaient indefiniment, anxieuse, se demandant comment elle allait se tirer de ce travail nouveau pour elle, et si M. Vulfran ne s'impatienterait pas de sa lenteur, ou ne se facherait pas de sa maladresse. Mais au lieu de la bousculer il la rassura, car avec sa finesse d'oreille si subtile chez les aveugles, il avait devine son emotion au tremblement du papier: "Ne te presse pas, nous avons le temps; d'ailleurs tu n'as peut- etre jamais lu un journal commercial. -- Il est vrai monsieur." Elle continua ses recherches et tout a coup elle laissa echapper un petit cri. "Tu as trouve? -- Je crois. -- Maintenant cherche la rubrique: _Linen, hemp, jute, sacks twine_. -- Mais, monsieur, vous savez l'anglais! s'ecria-t-elle involontairement. -- Cinq ou six mots de mon metier, et c'est tout, malheureusement." Quand elle eut trouve, elle commenca sa traduction, qui fut d'une lenteur desesperante pour elle, avec des hesitations, des anonnements, qui lui faisaient perler la sueur sur les mains, bien que M. Vulfran de temps en temps la soutint: "C'est suffisant, je comprends, va toujours." Et elle reprenait, elevant la voix quand les mecaniciens menacaient de l'etouffer dans leurs coups de marteau. Enfin elle arriva au bout. "Maintenant, vois s'il y a des nouvelles de Calcutta?" Elle chercha. "Oui, voila: "De notre correspondant special." -- C'est cela; lis. -- "Les nouvelles que nous recevons de Dakka..." Elle prononca ce nom avec un tremblement de voix qui frappa M. Vulfran. "Pourquoi trembles-tu? demanda-t-il. -- Je ne sais pas si j'ai tremble; sans doute c'est l'emotion. -- Je t'ai dit de ne pas te troubler; ce que tu donnes est beaucoup plus que ce que j'attendais." Elle lut la traduction de la correspondance de Dakka qui traitait de la recolte du jute sur les rives du Brahmapoutra; puis, quand elle eut fini, il lui dit de chercher aux _nouvelles de mer_ si elle trouvait une depeche de Sainte-Helene. "Saint Helena est le mot anglais", dit-il. Elle recommenca a descendre et a monter les colonnes noires; enfin le nom de. Saint Helena lui sauta aux yeux: "Passe le 23, navire anglais _Alma_ de Calcutta pour Dundee; le 24, navire norvegien _Grundloven_ de Naraingaudj pour Boulogne." Il parut satisfait: "C'est tres bien, dit-il, je suis content de toi. Elle eut voulu repondre, mais de peur que sa voix trahit son trouble de joie, elle garda le silence. Il continua: "Je vois qu'en attendant que ce pauvre Bendit soit gueri je pourrai me servir de toi." Apres s'etre fait rendre compte du travail accompli par les monteurs, et avoir repete a ceux-ci ses recommandations de se hater autant qu'ils pourraient, il dit a Perrine de le conduire au bureau du directeur. "Est-ce que je dois vous donner la main? demanda-t-elle timidement. -- Mais certainement, mon enfant, comment me guiderais-tu sans cela? Avertis-moi aussi quand nous trouverons un obstacle sur notre chemin; surtout ne sois pas distraite. -- Oh! je vous assure, monsieur, que vous pouvez avoir confiance en moi! -- Tu vois bien que je l'ai cette confiance." Respectueusement elle lui prit la main gauche, tandis que de la droite il tatait l'espace devant lui du bout de sa canne. A peine sortis de l'atelier ils trouverent devant eux la voie du chemin de fer avec ses rails en saillie, et elle crut devoir l'en avertir. "Pour cela c'est inutile, dit-il, j'ai le terrain de toutes mes usines dans la tete et dans les jambes, mais ce que je ne connais pas, ce sont les obstacles imprevus que nous pouvons rencontrer; c'est ceux-la qu'il faut me signaler ou me faire eviter." Ce n'etait pas seulement le terrain de ses usines qu'il avait dans la tete, c'etait aussi son personnel; quand il passait dans les cours, les ouvriers le saluaient, non seulement en se decouvrant comme s'il eut pu les voir, mais encore en prononcant son nom: "Bonjour, monsieur Vulfran." Et pour un grand nombre, au moins pour les anciens, il repondait de la meme maniere: "Bonjour, Jacques", ou "bonjour, Pascal", sans que son oreille eut oublie leur voix. Quand il y avait hesitation dans sa memoire, ce qui etait rare, car il les connaissait presque tous, il s'arretait: "Est-ce que ce n'est pas toi?" disait-il en le nommant. S'il s'etait trompe, il expliquait pourquoi. Marchant ainsi lentement, le trajet fut long des ateliers au bureau; quand elle l'eut conduit a son fauteuil, il la congedia: "A demain", dit-il. XXV En effet, le lendemain a la meme heure que la veille, M. Vulfran entra dans l'atelier, amene par le directeur, mais Perrine ne put pas aller au-devant de lui, comme elle l'aurait voulu, car elle etait a ce moment occupee a transmettre les instructions du chef monteur aux ouvriers qu'il avait reunis: macons, charpentiers, forgerons, mecaniciens, et nettement, sans hesitations, sans repetitions, elle traduisait a chacun les indications qui lui etaient donnees, en meme temps qu'elle repetait au chef monteur les questions ou les objections que les ouvriers francais lui adressaient. Lentement, M. Vulfran s'etait approche, et les voix s'interrompant, de sa canne il avait fait signe de continuer comme s'il n'etait pas la. Et pendant que Perrine obeissante se conformait a cet ordre, il se penchait vers le directeur: "Savez-vous que cette petite ferait un excellent ingenieur, dit-il a mi-voix, mais pas assez bas cependant pour que Perrine ne l'entendit point. -- Positivement elle est etonnante pour la decision. -- Et pour bien d'autres choses encore, je crois; elle m'a traduit hier le _Dundee News_ plus intelligemment que Bendit; et c'etait la premiere fois qu'elle lisait la partie commerciale d'un journal. -- Sait-on ce qu'etaient ses parents? -- Peut-etre Talouel le sait-il, moi je l'ignore. -- En tout cas elle parait etre dans une misere pitoyable; -- Je lui ai donne cinq francs pour sa nourriture et son logement. -- Je veux parler de sa tenue: sa veste est une dentelle; je n'ai jamais vu jupe pareille a la sienne que sur le corps des bohemiennes; certainement elle a du fabriquer elle-meme les espadrilles dont elle est chaussee. -- Et la physionomie, qu'est-elle, Benoist? -- Intelligente, tres intelligente. -- Vicieuse? -- Non, pas du tout; honnete au contraire, franche et resolue; ses yeux perceraient une muraille et cependant ils ont une grande douceur, avec de la mefiance. -- D'ou diable nous vient-elle? -- Pas de chez nous assurement. -- Elle m'a dit que sa mere etait Anglaise. -- Je ne trouve pas qu'il y ait en elle rien des Anglais que j'ai connus; c'est autre chose, tout autre chose; avec cela jolie, et d'autant plus que son costume reellement miserable fait ressortir sa beaute. Il faut vraiment qu'il y ait en elle une sympathie ou une autorite native, pour qu'avec une pareille tenue nos ouvriers veuillent bien l'ecouter." Et comme Benoist etait de caractere a ne pas laisser passer une occasion d'adresser une flatterie au patron qui tenait la liste des gratifications, il ajouta: "Sans la voir vous avez devine tout cela. -- Son accent m'a frappe." Bien que n'entendant pas tout ce discours, Perrine en avait saisi quelques mots qui l'avaient jetee dans une agitation violente contre laquelle elle s'etait efforcee de reagir; car ce n'etait pas ce qui se disait derriere elle, qu'elle devait ecouter, si interessant que cela put etre, mais bien les paroles que lui adressaient le monteur et les ouvriers: que penserait M. Vulfran si dans ses explications en francais elle lachait quelque ineptie qui prouverait son inattention? Elle eut la chance d'arriver au bout de ses explications, et, alors, M. Vulfran l'appela pres de lui: "Aurelie." Cette fois elle n'eut garde de ne pas repondre a ce nom qui desormais devait etre le sien. Comme la veille il la fit asseoir pres de lui en lui remettant un papier pour qu'elle le traduisit; mais au lieu d'etre le _Dundee News_, ce fut la circulaire de la _Dundee trades report Association_, qui est en quelque sorte le bulletin officiel du commerce du jute; aussi, sans avoir a chercher de-ci, de-la, dut- elle la traduire d'un bout a l'autre. Comme la veille aussi, lorsque la seance de traduction fut terminee, il se fit conduire par elle a travers les cours de l'usine; mais cette fois ce fut en la questionnant: "Tu m'as dit que tu avais perdu ta mere; combien y a-t-il de temps? -- Cinq semaines. -- A Paris? -- A Paris. -- Et ton pere? -- Je l'ai perdu il y a six mois." Lui tenant la main dans la sienne, il sentit a la contraction qui la retracta combien etait douloureuse l'emotion que ses souvenirs evoquaient; aussi, sans abandonner son sujet, passa-t-il les questions qui necessairement decoulaient de celles auxquelles elle venait de repondre. "Que faisaient tes parents? -- Nous avions une voiture et nous vendions. -- Aux environs de Paris? -- Tantot dans un pays, tantot dans un autre; nous voyagions. -- Et ta mere morte, tu as quitte Paris? -- Oui, monsieur. -- Pourquoi? -- Parce que maman m'avait fait promettre de ne pas rester a Paris quand elle ne serait plus la, et d'aller dans le Nord, aupres de la famille de mon pere. -- Alors pourquoi es-tu venue ici? -- Quand ma pauvre maman est morte, il nous avait fallu vendre notre voiture, notre ane, le peu que nous avions, et cet argent avait ete epuise par la maladie; en sortant du cimetiere il me restait cinq francs trente-cinq centimes, qui ne me permettaient pas de prendre le chemin de fer. Alors je me decidai a faire la route a pied." M. Vulfran eut un mouvement dans les doigts dont elle ne comprit pas la cause. "Pardonnez-moi si je vous ennuie, monsieur, je dis sans doute des choses inutiles. -- Tu ne m'ennuies pas; au contraire, je suis content de voir que tu es une brave fille; j'aime les gens de volonte, de courage, de decision, qui ne s'abandonnent pas; et si j'ai plaisir a rencontrer ces qualites chez les hommes, j'en ai un plus grand encore a les trouver chez un enfant de ton age. Te voila donc partie avec cent sept sous dans ta poche... -- Un couteau, un morceau de savon, un de, deux aiguilles, du fil, une carte routiere; c'est tout. -- Tu sais te servir d'une carte? -- Il faut bien, quand on roule par les grands chemins; c'etait tout ce que j'avais sauve du mobilier de notre voiture." Il l'interrompit: "Nous avons un grand arbre sur notre gauche, n'est-ce pas? -- Avec un banc autour, oui, monsieur; -- Allons-y; nous serons mieux sur ce banc." Quand ils furent assis, elle continua son recit, qu'elle n'eut plus souci d'abreger, car elle voyait qu'il interessait M. Vulfran. "Tu n'as pas eu l'idee de tendre la main? demanda-t-il, quand elle en fut a sa sortie de la foret ou l'orage avait fondu sur elle. -- Non, monsieur, jamais. -- Mais sur quoi as-tu compte quand tu as vu que tu ne trouvais pas d'ouvrage? -- Sur rien; j'ai espere qu'en allant tant que j'aurais des forces, je pouvais me sauver; c'est quand j'ai ete a bout, que je me suis abandonnee, parce que je ne pouvais plus; si j'avais faibli une heure plus tot, j'etais perdue." Elle raconta alors comment elle etait sortie de son evanouissement sous les lechades de son ane, et comment elle avait ete secourue par la marchande de chiffons; puis, passant vite sur le temps pendant lequel elle etait restee chez la Rouquerie, elle en vint a la rencontre qu'elle avait faite de Rosalie: "En causant, dit-elle, j'appris que dans vos usines on donne du travail a tous ceux qui en demandent, et je me decidai a me presenter; on voulut bien m'envoyer aux cannetieres. -- Quand vas-tu te remettre en route?" Elle ne s'attendait pas a cette question qui l'interloqua: "Mais je ne pense pas a me remettre en route, repondit-elle apres un moment de reflexion. -- Et tes parents? -- Je ne les connais pas; je ne sais pas s'ils sont disposes a me faire bon accueil, car ils etaient faches avec mon pere. J'allais pres d'eux, parce que je n'ai personne a qui demander protection, mais sans savoir s'ils voudraient m'accueillir. Puisque je trouve a travailler ici, il me semble que le mieux pour moi est de rester ici. Que deviendrais-je si l'on me repoussait? Assuree de ne pas mourir de faim, j'ai tres peur de courir de nouvelles aventures. Je ne m'y exposerais que si j'avais des chances de mon cote. -- Ces parents se sont-ils jamais occupes de toi? -- Jamais. -- Alors ta prudence peut etre avisee; cependant, si tu ne veux pas courir l'aventure d'aller frapper a une porte qui reste fermee et te laisse dehors, pourquoi n'ecrirais-tu pas, soit a tes parents, soit au maire ou au cure de ton village? Ils peuvent n'etre pas en etat de te recevoir; et alors tu restes ici ou ta vie est assuree. Mais ils peuvent aussi etre heureux de te recevoir a bras ouverts; alors tu trouves pres d'eux une affection, des soins, un soutien qui te manqueront si tu restes ici; et il faut que tu saches que la vie est difficile pour une fille de ton age qui est seule au monde, ... triste aussi. -- Oui, monsieur, bien triste, je le sais, je le sens tous les jours, et je vous assure que si je trouvais des bras ouverts, je m'y jetterais avec bonheur; mais s'ils restent aussi fermes pour moi qu'ils l'ont ete pour mon pere... -- Tes parents avaient-ils des griefs serieux contre ton pere, je veux dire legitimes par suite de fautes graves? -- Je ne peux pas penser que mon pere, que j'ai connu si bon pour tous, si brave, si genereux, si tendre, si affectueux pour ma mere et pour moi, ait jamais rien fait de mal; mais enfin ses parents ne se sont pas faches contre lui et avec lui sans raisons serieuses, il me semble. -- Evidemment; mais les griefs qu'ils pouvaient avoir contre lui, ils ne les ont pas contre toi; les fautes des peres ne retombent pas sur les enfants. -- Si cela pouvait etre vrai!" Elle jeta ces quelques mots avec un accent si emu, que M. Vulfran en fut frappe. "Tu vois comme au fond du coeur, tu souhaites d'etre accueillie par eux. -- Mais il n'est rien que je redoute tant que d'etre repoussee. -- Et pourquoi le serais-tu? Tes grands parents avaient-ils d'autres enfants que ton pere? -- Non. -- Pourquoi ne seraient-ils pas heureux que tu leur tiennes lieu du fils perdu? Tu ne sais pas ce que c'est que d'etre seul au monde. -- Mais justement je ne le sais que trop. -- La jeunesse isolee, qui a l'avenir devant elle, n'est pas du tout dans la meme situation que la vieillesse, qui n'a que la mort." S'il ne pouvait pas la voir, elle de son cote ne le quittait pas des yeux, tachant de lire en lui les sentiments que ses paroles, trahissaient: apres cette allusion a la vieillesse, elle s'oublia a chercher sur sa physionomie la pensee du fond de son coeur. "Eh bien, dit-il apres un moment d'attente, que decides-tu? -- N'allez pas imaginer, monsieur, que je balance; c'est l'emotion qui m'empeche de repondre; ah! si je pouvais croire que ce serait une fille qu'on recevrait, non une etrangere qu'on repousserait! -- Tu ne connais rien de la vie, pauvre petite; mais sache bien que la vieillesse ne peut pas plus etre seule que l'enfance. -- Est-ce que tous les vieillards pensent ainsi, monsieur? -- S'ils ne le pensent pas, ils le sentent. -- Vous croyez?", dit-elle les yeux attaches sur lui, fremissante. Il ne lui repondit pas directement, mais parlant a mi-voix comme s'il s'entretenait avec lui-meme: "Oui, dit-il, oui, ils le sentent." Puis se levant brusquement comme pour echapper a des idees qui lui seraient douloureuses, il dit d'un ton de commandement: "Au bureau." XXVI Quand l'ingenieur Fabry reviendrait-il? C'etait la question que Perrine se posait avec inquietude, puisque ce jour-la son role d'interprete aupres des monteurs anglais serait fini. Celui de traductrice des journaux de Dundee pour M. Vulfran continuerait-il jusqu'a la guerison de Bendit? en etait une autre plus anxieuse encore. Ce fut le jeudi, en arrivant le matin avec les monteurs, qu'elle trouva Fabry dans l'atelier, occupe a inspecter les travaux qui avaient ete faits; discretement elle se tint a une distance respectueuse et se garda bien de se meler aux explications qui s'echangerent, mais le chef monteur la fit quand meme intervenir: "Sans cette petite, dit-il, nous n'aurions eu qu'a nous croiser les bras." Alors Fabry la regarda, mais sans lui rien dire, tandis que de son cote elle n'osait lui demander ce qu'elle devait faire, c'est-a- dire si elle devait rester a Saint-Pipoy ou retourner a Maraucourt. Dans le doute elle resta, pensant que puisque c'etait M. Vulfran qui l'avait fait venir, c'etait lui qui devait la garder ou la renvoyer. Il n'arriva qu'a son heure ordinaire, amene par le directeur qui lui rendit compte des instructions que l'ingenieur avait donnees et des observations qu'il avait faites; mais il se trouva qu'elles ne lui donnerent pas entiere satisfaction: "II est facheux que cette petite ne soit pas la, dit-il, mecontent. -- Mais elle est la, repondit le directeur, qui fit signe a Perrine d'approcher. -- Pourquoi n'es-tu pas retournee a Maraucourt? demanda M. Vulfran. -- J'ai cru que je ne devais partir d'ici que quand vous me le commanderiez, repondit-elle. -- Tu as eu raison, dit-il, tu dois etre ici a ma disposition quand je viens..." Il s'arreta, pour reprendre presque aussitot: "Et meme j'aurai besoin de toi aussi a Maraucourt; tu vas donc rentrer ce soir, et demain matin tu te presenteras au bureau; je te dirai ce que tu as a faire." Quand elle eut traduit les ordres qu'il voulait donner aux monteurs, il partit, et ce jour-la il ne fut pas question de lire des journaux. Mais qu'importait; ce n'etait pas quand le lendemain semblait assure qu'elle allait prendre souci d'une deception pour le jour present. "J'aurai besoin de toi aussi a Maraucourt." Ce fut la parole qu'elle se repeta dans le chemin qu'en venant a Saint-Pipoy, elle avait fait a cote de Guillaume. A quoi allait- elle etre employee? Son esprit s'envola, mais sans pouvoir s'accrocher a rien de solide. Une seule chose etait certaine: elle ne retournait point aux cannetieres. Pour le reste il fallait attendre; mais non plus dans la fievre de l'angoisse, car ce qu'elle avait obtenu lui permettait de tout esperer, si elle avait la sagesse de suivre la ligne que sa mere lui avait tracee avant de mourir, lentement, prudemment, sans rien brusquer, sans rien compromettre: maintenant elle tenait entre ses mains sa vie qui serait ce qu'elle la ferait; voila ce qu'elle devait se dire chaque fois qu'elle aurait une parole a prononcer, chaque fois qu'elle aurait une resolution a prendre, chaque fois qu'elle risquerait un pas en avant: et cela sans pouvoir demander conseil a personne. Elle s'en revint a Maraucourt en reflechissant ainsi, marchant lentement, s'arretant lorsqu'elle voulait cueillir une fleur dans le pied d'une haie, ou bien lorsque par-dessus une barriere une jolie echappee de vue s'offrait a elle sur les prairies et les entailles: un bouillonnement interieur, une sorte de fievre la poussaient a hater le pas, mais volontairement elle le ralentissait; a quoi bon se presser? C'etait une habitude qu'elle devait prendre, une regle qu'elle devait s'imposer de ne jamais ceder a des impulsions instinctives. Elle retrouva son ile dans l'etat ou elle l'avait laissee, avec chaque chose a sa place; les oiseaux avaient meme respecte les groseilles du saule qui ayant muri pendant son absence, composerent pour son souper un plat sur lequel elle ne comptait pas du tout. Comme elle etait rentree de meilleure heure que lorsqu'elle sortait de l'atelier, elle ne voulut pas se coucher aussitot son souper fini, et en attendant la tombee de la nuit, elle passa la soiree en dehors de l'aumuche, assise dans les roseaux a l'endroit ou la vue courait librement sur l'entaille et ses rives. Alors elle eut conscience que si courte qu'eut ete son absence, le temps avait marche et amene des changements pour elle menacants. Dans les prairies ne regnait plus le silence solennel des soirs, qui l'avait si fortement frappee aux premiers jours de son installation dans l'ile, quand dans toute la vallee on n'entendait sur les eaux, au milieu des hautes herbes, comme sous le feuillage des arbres, que les frolements mysterieux des oiseaux qui rentraient pour la nuit. Maintenant la vallee etait troublee au loin par toutes sortes de bruits: des battements de faux, des grincements d'essieu, des claquements de fouet, des murmures de voix. C'est qu'en effet, comme elle l'avait remarque en revenant de Saint-Pipoy, la fenaison etait commencee dans les prairies les mieux exposees, ou l'herbe avait muri plus vite; et bientot les faucheurs arriveraient a celles de son entaille qu'un ombrage plus epais avait retardee. Alors sans aucun doute elle devrait quitter son nid, qui pour elle ne serait plus habitable; mais que ce fut par la fenaison ou par la chasse, le resultat ne devait-il pas etre le meme, a quelques jours pres? Bien qu'elle fut deja habituee aux bons draps, ainsi qu'aux fenetres et aux portes closes, elle dormit sur son lit de fougeres comme si elle le retrouvait sans l'avoir quitte, et ce fut seulement le soleil levant qui l'eveilla. A l'ouverture des grilles, elle etait devant l'entree des shedes, mais au lieu de suivre ses camarades pour aller aux cannetieres, elle se dirigea vers les bureaux, se demandant ce qu'elle devait faire: entrer, attendre? Ce fut a ce dernier parti qu'elle s'arreta: puisqu'elle se tenait devant la porte, on la trouverait, si on la faisait appeler. Cette attente dura pres d'une heure; a la fin elle vit venir Talouel qui durement lui demanda ce qu'elle faisait la. "M. Vulfran m'a dit de me presenter ce matin au bureau. -- La cour n'est pas le bureau. -- J'attends qu'on m'appelle. -- Monte." Elle le suivit; arrive sous la veranda, il alla s'asseoir a califourchon sur une chaise, et d'un signe de main appela Perrine devant lui. "Qu'est-ce que tu as fait a Saint-Pipoy?" Elle dit a quoi M. Vulfran l'avait employee. "M. Fabry avait donc ordonne des betises? -- Je ne sais pas. -- Comment tu ne sais pas; tu n'es donc pas intelligente? -- Sans doute je ne le suis pas. -- Tu l'es parfaitement, et si tu ne reponds pas, c'est parce que tu ne veux pas repondre; n'oublie pas a qui tu parles. Qu'est-ce que je suis ici? -- Le directeur. -- C'est-a-dire le maitre, et puisque comme maitre, tout me passe par les mains, je dois tout savoir; celles qui ne m'obeissent pas, je les mets dehors, ne l'oublie pas." C'etait bien l'homme dont les ouvrieres avaient parle dans la chambree, le maitre dur, le tyran qui voulait etre tout dans les usines, non seulement a Maraucourt, mais encore a Saint-Pipoy, a Bacourt, a Flexelles, partout, et a qui tous les moyens etaient bons pour etendre et maintenir son autorite, a cote, au-dessus meme de celle de M. Vulfran. "Je te demande quelle betise a faite M. Fabry, reprit-il en baissant la voix. -- Je ne peux pas vous le dire puisque je ne le sais pas; mais je peux vous repeter les observations que M. Vulfran m'a fait traduire pour les monteurs." Elle repeta ces observations sans en omettre un seul mot. "C'est bien tout? -- C'est tout. -- M. Vulfran t'a-t-il fait traduire des lettres? -- Non, monsieur; j'ai seulement traduit des passages du _Dundee News_, et en entier la _Dundee trades report Association_. -- Tu sais que si tu ne me dis pas la verite, toute la verite, je l'apprendrai bien vite, et alors, ouste!" Un geste souligna ce dernier mot, deja si precis dans sa brutalite. "Pourquoi ne dirais-je pas la verite? -- C'est un avertissement que je te donne. -- Je m'en souviendrai, monsieur, je vous le promets. -- Bon. Maintenant va t'asseoir sur le banc la-bas; si M. Vulfran a besoin de toi, il se rappellera qu'il t'a dit de venir." Elle resta pres de deux heures sur son banc, n'osant pas bouger tant que Talouel etait la, n'osant meme pas reflechir, ne se reprenant que lorsqu'il sortait, mais s'inquietant, au lieu de se rassurer, car il eut fallu, pour croire qu'elle n'avait rien a craindre de ce terrible homme, une confiance audacieuse qui n'etait pas dans son caractere. Ce qu'il exigeait d'elle ne se devinait que trop: qu'elle fut son espion aupres de M. Vulfran, tout simplement, de facon a lui rapporter ce qui se trouvait dans les lettres qu'elle aurait a traduire. Si c'etait la une perspective bien faite pour l'epouvanter, cependant elle avait cela de bon de donner a croire que Talouel savait ou tout au moins supposait qu'elle aurait des lettres a traduire, c'est-a-dire que M. Vulfran la prendrait pres de lui tant que Bendit serait malade. Cinq ou six fois en voyant paraitre Guillaume, qui, lorsqu'il ne remplissait pas les fonctions de cocher, etait attache au service personnel de M. Vulfran, elle avait cru qu'il venait la chercher, mais toujours il avait passe sans lui adresser la parole, presse, affaire, sortant dans la cour, rentrant. A un certain moment il revint ramenant trois ouvriers qu'il conduisit dans le bureau de M. Vulfran, ou Talouel les suivit. Et un temps assez long s'ecoula, coupe quelquefois par des eclats de voix qui lui arrivaient quand la porte du vestibule s'ouvrait. Evidemment M. Vulfran avait autre chose a faire que de s'occuper d'elle et meme de se souvenir qu'elle etait la. A la fin les ouvriers reparurent accompagnes de Talouel: quand ils etaient passes la premiere fois, ils avaient la demarche resolue de gens qui vont de l'avant et sont decides; maintenant ils avaient des attitudes mecontentes, embarrassees, hesitantes. Au moment ou ils allaient sortir, Talouel les retint d'un geste de main: "Le patron vous a-t-il dit autre chose que ce que je vous avais deja dit moi-meme? Non, n'est-ce pas. Seulement il vous l'a dit moins doucement que moi, et il a eu raison. -- Raison! Ah! malheur! -- Vo n'direz point ca. -- Si, je le dirai parce que c'est la verite. Moi, je suis toujours pour la verite et la justice. Place entre le patron et vous, je ne suis pas plus de son cote que du votre, je suis du mien qui est le milieu. Quand vous avez raison, je le reconnais; quand vous avez tort, je vous le dis. Et aujourd'hui vous avez tort. Ca ne tient pas debout vos reclamations. On vous pousse, et vous ne voyez pas ou l'on vous mene. Vous dites que le patron vous exploite, mais ceux qui se servent de vous vous exploitent encore bien mieux; au moins le patron vous fait vivre, eux vous feront crever de faim, vous, vos femmes, vos enfants. Maintenant il en sera ce que vous voudrez, c'est votre affaire bien plus que la mienne. Moi je m'en tirerai avec de nouvelles machines qui marcheront avant huit jours et feront votre ouvrage mieux que vous, plus vite, plus economiquement, et sans qu'on ait a perdre son temps a discuter avec elles -- ce qui est quelque chose, n'est-ce pas? Quand vous aurez bien tire la langue, et que vous reviendrez en couchant les pouces, votre place sera prise, on n'aura plus besoin de vous. L'argent que j'aurai depense pour mes nouvelles machines, je le rattraperai bien vite. Voila. Assez cause. -- Mais... -- Si vous n'avez pas compris, c'est bete; je ne vais pas perdre mon temps a vous ecouter." Ainsi congedies, les trois ouvriers s'en allerent la tete basse, et Perrine reprit son attente jusqu'a ce que Guillaume vint la chercher pour l'introduire dans un vaste bureau ou elle trouva M. Vulfran assis devant une grande table couverte de dossiers qu'appuyaient des presse-papiers marques d'une lettre en relief, pour que la main les reconnut a defaut des yeux, et dont l'un des bouts etait occupe par des appareils electriques et telephoniques. Sans l'annoncer, Guillaume avait referme la porte derriere elle. Apres un moment d'attente, elle crut qu'elle devait avertir M. Vulfran de sa presence: "C'est moi, Aurelie, dit-elle. -- J'ai reconnu ton pas; approche et ecoute-moi. Ce, que tu m'as raconte de tes malheurs, et aussi l'energie que tu as montree m'ont interesse a ton sort. D'autre part, dans ton role d'interprete avec les monteurs, dans les traductions que je t'ai fait faire, enfin dans nos entretiens j'ai rencontre en toi une intelligence qui m'a plu. Depuis que la maladie m'a rendu aveugle, j'ai besoin de quelqu'un qui voie pour moi, et qui sache regarder ce que je lui indique aussi bien que m'expliquer ce qui le frappe. J'avais espere trouver cela dans Guillaume, qui lui est aussi intelligent, mais par malheur la boisson l'a si bien aboli qu'il n'est plus bon qu'a faire un cocher, et encore a condition d'etre indulgent. Veux-tu remplir aupres de moi la place que Guillaume n'a pas su prendre? Pour commencer tu auras quatre-vingt-dix francs par mois, et des gratifications si, comme je l'espere, je suis content de toi." Suffoquee par la joie, Perrine resta sans repondre. "Tu ne dis rien? -- Je cherche des mots pour vous remercier, mais je suis emue, si troublee que je n'en trouve pas; ne croyez pas..." Il l'interrompit: "Je crois que tu es emue en effet, ta voix me le dit, et j'en suis bien aise, c'est une promesse que tu feras ce que tu pourras pour me satisfaire. Maintenant autre chose: as-tu ecrit a tes parents? -- Non, monsieur; je n'ai pas pu, je n'ai pas de papier... -- Bon, bon; tu vas pouvoir le faire, et tu trouveras dans le bureau de M. Bendit, que tu occuperas en attendant sa guerison, tout ce qui te sera necessaire. En ecrivant, tu devras dire a tes parents la position que tu occupes dans ma maison; s'ils ont mieux a t'offrir, ils te feront venir; sinon, ils te laisseront ici. -- Certainement, je resterai ici. --Je le pense, et je crois que c'est le meilleur pour toi maintenant. Comme tu vas vivre dans les bureaux ou tu seras en relation avec les employes, a qui tu porteras mes ordres, comme d'autre part tu sortiras avec moi, tu ne peux pas garder tes vetements d'ouvriere, qui, m'a dit Benoist, sont fatigues.... -- Des guenilles; mais je vous assure, monsieur, que ce n'est ni par paresse, ni par incurie, helas! -- Ne te defends pas. Mais enfin comme cela doit changer, tu vas aller a la caisse ou l'on te remettra une fiche pour que tu prennes, chez Mme Lachaise, ce qu'il te faut en vetements, linge de corps, chapeau, chaussures." Perrine ecoutait comme si au lieu d'un vieillard aveugle a la figure grave, c'etait une belle fee qui parlait, la baguette au- dessus d'elle. M. Vulfran la rappela a la realite: "Tu es libre de choisir ce que tu voudras, mais n'oublie pas que ce choix me fixera sur ton caractere. Occupe-toi de cela. Pour aujourd'hui je n'aurai pas besoin de toi. A demain." XXVII Quand a la caisse on lui remit, apres l'avoir examinee des pieds a la tete, la fiche annoncee par M. Vulfran, elle sortit de l'usine en se demandant ou demeurait cette Mme Lachaise. Elle eut voulu que ce fut la proprietaire du magasin ou elle avait achete son calicot, parce que la connaissant deja, elle eut ete moins genee pour la consulter sur ce qu'elle devait prendre. Question terrible qu'aggravait encore le dernier mot de M. Vulfran: "ton choix me fixera sur ton caractere". Sans doute elle n'avait pas besoin de cet avertissement pour ne pas se jeter sur une toilette extravagante; mais encore ce qui serait raisonnable pour elle, le serait-il pour M. Vulfran? Dans son enfance elle avait connu les belles robes, et elle en avait porte dans lesquelles elle etait fiere de se pavaner; evidemment ce n'etaient point des robes de ce genre qui convenaient presentement; mais les plus simples qu'elle pourrait trouver conviendraient-elles mieux? On lui eut dit la veille, alors qu'elle souffrait tant de sa misere, qu'on allait lui donner des vetements et du linge, qu'elle n'eut certes pas imagine que ce cadeau inespere ne la remplirait pas de joie, et cependant l'embarras et la crainte l'emportaient de beaucoup en elle sur tout autre sentiment. C'etait place de l'Eglise que Mme Lachaise avait son magasin, incontestablement le plus beau, le plus coquet de Maraucourt, avec une montre d'etoffes, de rubans, de lingerie, de chapeaux, de bijoux, de parfumerie qui eveillait les desirs, allumait les convoitises des coquettes du pays, et leur faisait depenser la leurs gains, comme les peres et les maris depensaient les leurs au cabaret. Cette montre augmenta encore la timidite de Perrine, et comme l'entree d'une deguenillee ne provoquait les prevenances ni de la maitresse de maison, ni des ouvrieres qui travaillaient derriere un comptoir, elle resta un moment indecise au milieu du magasin, ne sachant a qui s'adresser. A la fin elle se decida a elever l'enveloppe qu'elle tenait dans sa main. "Qu'est-ce que c'est, petite?" demanda Mme Lachaise. Elle tendit l'enveloppe qui a l'un de ses coins portait imprimee la rubrique: Usines de Maraucourt, Vulfran Paindavoine". La marchande n'avait pas lu la fiche entiere que sa physionomie s'eclaira du sourire le plus engageant: "Et que desirez-vous, mademoiselle?" demanda-t-elle en quittant son comptoir pour avancer une chaise. Perrine repondit qu'elle avait besoin de vetements, de linge, de chaussures, d'un chapeau. "Nous avons tout cela et de premier choix; voulez-vous que nous commencions par la robe? Oui, n'est-ce pas. Je vais vous montrer des etoffes; vous allez voir." Mais ce n'etait point des etoffes qu'elle voulait voir, c'etait une robe toute faite qu'elle put revetir immediatement ou tout au moins le soir meme, afin de pouvoir sortir le lendemain avec M. Vulfran. "Ah! vous devez sortir avec M. Vulfran", dit vivement la marchande dont la curiosite se trouvait surexcitee par cet etrange propos qui la faisait se demander ce que le tout-puissant maitre de Maraucourt pouvait bien avoir a faire avec cette bohemienne. Mais au lieu de repondre a cette interrogation, Perrine continua ses explications pour dire que la robe dont elle avait besoin devait etre noire, parce qu'elle etait en deuil. "C'est pour aller a l'enterrement, cette robe? -- Non. -- Vous comprenez, mademoiselle, que l'usage auquel vous devez employer votre robe dit ce qu'elle doit etre, sa forme, son etoffe, son prix. -- La forme, la plus simple; l'etoffe, solide et legere; le prix, le plus bas. -- C'est bien, c'est bien, repondit la marchande, on va vous montrer. Virginie, occupez-vous de mademoiselle." Comme le ton avait change, les manieres changerent aussi; dignement Mme Lachaise reprit sa place a la caisse, dedaignant de s'occuper elle-meme d'une acheteuse qui montrait de pareilles dispositions: quelque fille de domestique sans doute, a qui M. Vulfran faisait l'aumone d'un deuil, et encore quel domestique? Cependant comme Virginie apportait sur le comptoir une robe en cachemire, garnie de passementerie et de jais, elle intervint: "Cela n'est pas dans les prix, dit-elle; montrez la jupe avec blouse en indienne noire a pois; la jupe sera un peu longue, la blouse un peu large, mais avec un rempli et des pinces, le tout ira a merveille; au reste nous n'avons pas autre chose." C'etait la une raison qui dispensait des autres; d'ailleurs malgre leur taille, Perrine trouva cette jupe et cette blouse tres jolies, et puisqu'on lui assurait qu'avec quelques retouches, elles iraient a merveille, elle devait le croire. Pour les bas et les chemises, le choix etait plus facile, puisqu'elle voulait ce qu'il y avait de moins cher; mais quand elle declara qu'elle ne prenait que deux paires de bas et deux chemises, Mlle Virginie se montra aussi meprisante que sa patronne, et ce fut par grace qu'elle daigna montrer les chaussures et le chapeau de paille noire qui completaient l'habillement de cette petite niaise: avait-on idee d'une sottise pareille, deux paires de bas! deux chemises! Et quand Perrine demanda des mouchoirs de poche, qui depuis longtemps etaient l'objet de ses desirs, ce nouvel achat limite d'ailleurs a trois mouchoirs, ne changea ni le sentiment de la patronne, ni celui de la demoiselle de magasin: "Moins que rien cette petite." -- Et maintenant, est-ce qu'il faudra vous envoyer ca? demanda Mme Lachaise. -- Je vous remercie, madame, je viendrai le chercher ce soir. -- Pas avant huit heures, pas apres neuf." Perrine avait cette bonne raison pour ne pas vouloir qu'on lui envoyat ses vetements, qu'elle ne savait pas ou elle coucherait le soir. Dans son ile, il n'y fallait pas songer. Qui n'a rien se passe de portes et de serrures, mais la richesse -- car malgre le dedain de cette marchande, ce qu'elle venait d'acheter constituait pour elle de la richesse -- a besoin d'etre gardee; il fallait donc que la nuit suivante elle eut un logement, et tout naturellement elle pensa a le prendre chez la grand'mere de Rosalie, et en sortant de chez Mme Lachaise elle se dirigea vers la maison de mere Francoise, pour voir si elle trouverait la ce qu'elle desirait, c'est-a-dire un cabinet ou une toute petite chambre, qui ne coutat pas cher. Comme elle allait arriver a la barriere, elle vit Rosalie sortir d'une allure legere. "Vous partez!" -- Et vous, vous etes donc libre!" En quelques mots precipites elles s'expliquerent: Rosalie, qui allait a Picquigny pour une commission pressee, ne pouvait pas rentrer chez sa grand'mere immediatement comme elle l'aurait voulu, de facon a arranger pour le mieux la location du cabinet; mais puisque Perrine n'avait rien a faire de la journee, pourquoi ne l'accompagnerait-elle pas a Picquigny? elles reviendraient ensemble; ce serait une partie de plaisir. Rapide a l'aller, cette partie de plaisir, une fois la commission faite, s'agrementa si bien au retour de bavardages, de flaneries, de courses dans les prairies, de repos a l'ombre, qu'elles ne rentrerent que le soir a Maraucourt; mais ce fut seulement en passant la barriere de sa grand'mere que Rosalie eut conscience de l'heure. "Qu'est-ce que va dire tante Zenobie? -- Dame! -- Ma foi tant pis; je me suis bien amusee. Et vous? -- Si vous vous etes amusee, vous qui avez avec qui vous entretenir toute la journee, pensez ce qu'a ete notre promenade pour moi qui n'ai personne. -- C'est vrai tout de meme." Heureusement la tante Zenobie etait occupee a servir les pensionnaires, de sorte que l'arrangement se fit avec mere Francoise, ce qui permit qu'il se conclut assez promptement sans etre trop dur: cinquante francs par mois pour deux repas par jour, douze francs pour un cabinet orne d'une petite glace avec une fenetre et une table de toilette. A huit heures Perrine dinait seule a sa table dans la salle commune une serviette sur ses genoux; a huit heures et demie elle allait chercher ses vetements qui se trouvaient prets; et a neuf heures, dans son cabinet dont elle fermait la porte a clef, elle se coucha un peu troublee, un peu grisee, la tete vacillante, mais au fond pleine d'espoir. Maintenant on allait voir. Ce qu'elle vit le lendemain matin, lorsqu'apres avoir donne ses ordres a ses chefs de service qu'il appelait par une sonnerie aux coups numerotes dans le tableau electrique du vestibule, M. Vulfran la fit venir dans son cabinet, ce fut un visage severe qui la deconcerta, car bien que les yeux qui se tournerent vers elle a son entree fussent sans regards, elle ne put se meprendre sur l'expression de cette physionomie qu'elle connaissait pour l'avoir longuement observee. Assurement ce n'etait pas la bienveillance qu'exprimait cette physionomie, mais plutot le mecontentement et la colere. Qu'avait-elle donc fait de mal qu'on put lui reprocher? A cette question qu'elle se posa, elle ne trouva qu'une reponse: ses achats, chez Mme Lachaise, etaient exageres. D'apres eux M. Vulfran jugeait son caractere. Et elle qui s'etait si bien appliquee a la moderation et a la discretion. Que fallait-il donc qu'elle achetat, ou plutot n'achetat point? Mais elle n'eut pas le temps de chercher. M. Vulfran lui adressait la parole d'un ton dur: "Pourquoi ne m'as-tu pas dit la verite? -- A propos de quoi ne vous aurais-je pas dit la, verite? demanda- elle effrayee. -- A propos de ta conduite depuis ton arrivee ici? -- Mais je vous affirme, monsieur, je vous jure que je vous ai dit la verite. -- Tu m'as dit que tu avais loge chez Francoise. Et en partant de chez elle ou as-tu ete? Je te previens que Zenobie, la fille de Francoise, interrogee hier par quelqu'un qui voulait avoir des renseignements sur toi, a dit que tu n'as passe qu'une nuit chez sa mere, et que tu as disparu sans que personne sache ce que tu as fait depuis ce temps-la." Perrine avait ecoute le commencement de cet interrogatoire avec emoi, mais a mesure qu'il avancait elle s'etait affermie. "Il y a quelqu'un qui sait ce que j'ai fait depuis que j'ai quitte la chambree de mere Francoise. -- Qui? -- Rosalie, sa petite-fille, qui peut vous confirmer ce que je vais vous dire, si vous trouvez que ce que j'ai pu faire depuis ce jour merite d'etre connu de vous. -- La place que je te destine aupres de moi exige que je sache ce que tu es. -- Eh bien, monsieur, je vais vous le dire. Quand vous le saurez, vous ferez venir Rosalie, vous l'interrogerez sans que je l'aie vue, et vous aurez la preuve que je ne vous ai pas trompe. -- Cela peut en effet se faire ainsi, dit-il d'une voix adoucie, raconte donc." Elle fit ce recit en insistant sur l'horreur de sa nuit, dans la chambree, son degout, ses malaises, ses nausees, ses suffocations. "Ne pouvais-tu supporter ce que les autres acceptent? -- Les autres n'ont sans doute pas vecu comme moi en plein air, car je vous assure que je ne suis difficile en rien, ni sur rien, et que la misere m'a appris a tout endurer; je serais morte; et je ne pense pas que ce soit une lachete d'essayer d'echapper a la mort. -- La chambree de Francoise est-elle donc si malsaine? -- Ah! monsieur, si vous pouviez la voir, vous ne permettriez pas que vos ouvrieres vivent la. -- Continue." Elle passa a sa decouverte de l'ile, et a son idee de s'installer dans l'aumuche. "Tu n'as pas eu peur? -- Je suis habituee a n'avoir pas peur. -- Tu parles de l'entaille qui se trouve la derniere sur la route de Saint-Pipoy, a gauche? -- Oui, monsieur. -- Cette aumuche m'appartient et elle sert a mes neveux. C'est donc la que tu as dormi? -- Non seulement dormi, mais travaille, mange, meme donne a diner a Rosalie, qui pourra vous le raconter; je ne l'ai quittee que pour Saint-Pipoy quand vous m'avez dit de rester a la disposition des monteurs, et cette nuit pour loger chez mere Francoise, ou je peux maintenant me payer un cabinet pour moi seule. -- Tu es donc riche que tu peux donner a diner a ta camarade? -- Si j'osais vous dire. -- Tu dois tout me dire. -- Est-il permis de prendre votre temps pour des histoires de petites filles? -- Ce n'est pas trop court qu'est le temps pour moi, depuis que je ne peux plus l'employer comme je voudrais, c'est long, bien long... et vide." Elle vit passer sur le visage de M. Vulfran un nuage sombre qui accusait les tristesses d'une existence que l'on croyait si heureuse et que tant de gens enviaient, et a la facon dont il prononca le mot "vide" elle eut le coeur attendri. Elle aussi depuis qu'elle avait perdu son pere et sa mere, pour rester seule, savait ce que sont les journees longues et vides, que rien ne remplit si ce n'est les soucis, les fatigues et les miseres de l'heure presente, sans personne avec qui les partager, qui vous soutienne ou vous egaie. Lui ne connaissait ni fatigues, ni privations, ni miseres. Mais sont-elles tout au monde, et n'est-il pas d'autres souffrances, d'autres douleurs! C'etaient celles-la que traduisaient ces quelques mots, leur accent, et aussi cette tete penchee, ces levres, ces joues affaissees, cette physionomie allongee par l'evocation sans doute de souvenirs penibles. Si elle essayait de le distraire? sans doute cela etait bien hardi a elle qui le connaissait si peu. Mais pourquoi ne risquerait-elle point, puisque lui-meme demandait qu'elle parlat, d'egayer ce sombre visage et de le faire sourire? Elle pouvait l'examiner, elle verrait bien si elle l'amusait ou l'ennuyait. Et tout de suite d'une voix enjouee, qui avait l'entrain d'une chanson, elle commenca: "Ce qui est plus drole que notre diner, c'est la facon dont je me suis procure les ustensiles de cuisine pour le faire cuire, et aussi comment, sans rien depenser, ce qui m'eut ete impossible, j'ai reuni les mets de notre menu. C'est cela que je vais vous dire, en commencant par le commencement qui expliquera comment j'ai vecu dans l'aumuche depuis que je m'y suis installee. Pendant son recit elle ne quitta pas M. Vulfran des yeux, prete a couper court, si elle voyait se produire des signes d'ennui, qui certainement ne lui echapperaient pas. Mais ce ne fut pas de l'ennui qui se manifesta, au contraire ce fut de la curiosite et de l'interet. "Tu as fait cela"!" interrompit-il plusieurs fois. Alors il l'interrogea pour qu'elle precisat ce que, par crainte de le fatiguer, elle avait abrege, et lui posa des questions qui montraient qu'il voulait se rendre un compte exact non seulement de son travail, mais surtout des moyens qu'elle avait employes pour remplacer ce qui lui manquait: "Tu as fait cela!" Quand elle fut arrivee au bout de son histoire, il lui posa la main sur les cheveux: "Allons, tu es une brave fille, dit-il, et je vois avec plaisir qu'on pourra faire quelque chose de toi. Maintenant va dans ton bureau et occupe ton temps comme tu voudras; a trois heures nous sortirons." XXVIII Son bureau, ou plutot celui de Bendit, n'avait rien pour les dimensions ni l'ameublement du cabinet de M. Vulfran, qui avec ses trois fenetres, ses tables, ses cartonniers, ses grands fauteuils en cuir vert, les plans des differentes usines accroches aux murs dans des cadres en bois dore, etait tres imposant et bien fait pour donner une idee de l'importance des affaires qui s'y decidaient. Tout petit au contraire etait le bureau de Bendit, meuble d'une seule table avec deux chaises, des casiers en bois noirci, et une _chart of the world_ sur laquelle des pavillons de diverses couleurs designaient les principales lignes de navigation; mais cependant avec son parquet de pitchpin bien cire, sa fenetre au milieu tendue d'un store en jute a dessins rouges, il paraissait gai a Perrine, non seulement en lui-meme, mais encore parce qu'en laissant sa porte ouverte, elle pouvait voir et quelquefois entendre ce qui se passait dans les bureaux, voisins: a droite et a gauche du cabinet de M. Vulfran, ceux des neveux, M. Edmond et M. Casimir, ensuite ceux de la comptabilite et de la caisse, enfin vis-a-vis celui de Fabry, dans lequel des commis dessinaient debout devant de hautes tables inclinees. N'ayant rien a faire et n'osant occuper la place de Bendit, Perrine s'assit a cote de cette porte, et, pour passer le temps, elle lut des dictionnaires qui etaient les seuls livres composant la bibliotheque de ce bureau. A vrai dire, elle en eut mieux aime d'autres, mais il fallut bien qu'elle se contentat de ceux-la, qui lui firent paraitre les heures longues. Enfin la cloche sonna le dejeuner, et elle fut une des premieres a sortir; mais en chemin, elle fut rejointe par Fabry et Mombleux, qui, comme elle, se rendaient chez mere Francoise. "Eh bien, mademoiselle, vous voila donc notre camarade," dit Mombleux, qui n'avait pas oublie son humiliation de Saint-Pipoy et voulait la faire payer a celle qui la lui avait infligee. Elle fut un moment deconcertee par ces paroles dont elle sentit l'ironie, mais elle se remit vite: "La votre non, monsieur, dit-elle doucement, mais celle de Guillaume." Le ton de cette replique plut sans doute a l'ingenieur, car se tournant vers Perrine il lui adressa un sourire qui etait un encouragement en meme temps qu'une approbation. "Puisque vous remplacez Bendit, continua Mombleux, qui pour l'obstination n'etait pas a moitie Picard. -- Dites que mademoiselle tient sa place, reprit Fabry. -- C'est la meme chose. -- Pas du tout, car dans une dizaine, une quinzaine de jours, quand M. Bendit sera retabli, il la reprendra cette place, ce qui ne serait pas arrive, si mademoiselle ne s'etait pas trouvee la pour la lui garder. -- Il me semble que vous de votre cote, moi du mien, nous avons contribue a la lui garder. -- Comme mademoiselle du sien; ce qui fait que M, Bendit nous devra une chandelle a tous trois, si tant est qu'un Anglais ait jamais employe les chandelles autrement que pour son propre usage." Si Perrine avait pu se meprendre sur le sens vrai des paroles de Mombleux, la facon dont on agit avec elle chez mere Francoise, la renseigna, car ce ne fut pas a la table des pensionnaires qu'elle trouva son couvert mis, comme on eut fait pour une camarade, mais sur une petite table a part, qui, pour etre dans leur salle, ne s'en trouvait pas moins releguee dans un coin et ce fut la qu'on la servit apres eux, ne lui passant les plats qu'en dernier. Mais il n'y avait la rien pour la blesser; que lui importait d'etre servie la premiere ou la derniere, et que les bons morceaux eussent disparu? Ce qui l'interessait, c'etait d'etre placee assez pres d'eux pour entendre leur conversation, et par ce qu'ils diraient de tacher de se tracer une ligne de conduite au milieu des difficultes qu'elle allait affronter. Ils connaissaient les habitudes de la maison; ils connaissaient M. Vulfran, les neveux, Talouel de qui elle avait si grande peur; un mot d'eux pouvait eclairer son ignorance et, en lui montrant des dangers qu'elle ne soupconnait meme pas, lui permettre de les eviter. Elle ne les espionnerait pas; elle n'ecouterait pas aux portes; quand ils parleraient, ils sauraient qu'ils n'etaient pas seuls; elle pouvait donc sans scrupule profiter de leurs observations. Malheureusement, ce matin-la, ils ne dirent rien d'interessant pour elle; leur conversation roula tout le temps du dejeuner sur des sujets insignifiants: la politique, la chasse, un accident de chemin de fer; et elle n'eut, pas besoin de se donner un air indifferent pour ne pas paraitre preter attention a leur discours. D'ailleurs, elle etait forcee de se hater ce matin-la, car elle voulait interroger Rosalie pour tacher de savoir comment M. Vulfran avait appris qu'elle n'avait couche qu'une fois chez mere Francoise. "C'est le Mince qui est venu pendant que nous etions a Picquigny; il a fait causer tante Zenobie sur vous, et vous savez, ca n'est pas difficile de faire causer tante Zenobie, surtout quand elle suppose que ca ne vaudra pas une gratification a ceux dont elle parle; c'est donc elle qui a dit que vous n'aviez passe qu'une nuit ici, et toutes sortes d'autres choses avec. -- Quelles autres choses? -- Je ne sais pas, puisque je n'y etais pas, mais vous pouvez imaginer le pire; heureusement, ca n'a pas mal tourne pour vous. -- Au contraire ca a bien tourne, puisque avec mon histoire j'ai amuse M. Vulfran. -- Je vais la raconter a tante Zenobie; ce que ca la fera rager! -- Ne l'excitez pas contre moi. -- L'exciter contre vous! maintenant, il n'y a pas de danger; quand elle saura la place que. M. Vulfran vous donne, vous n'aurez, pas de meilleure amie... de semblant; vous verrez demain; seulement si vous ne voulez, pas que le Mince apprenne vos affaires, ne les lui dites pas a elle. -- Soyez tranquille. -- C'est qu'elle est maline.[2] -- Mais me voila avertie." A trois heures, comme il l'en avait prevenue, M. Vulfran sonna Perrine, et ils partirent, en voiture, pour faire la tournee habituelle des usines, car il ne laissait pas passer un seul jour sans visiter les differents etablissements, les uns les autres, sinon pour tout voir, au moins pour se faire voir, en donnant ses ordres a ses directeurs, apres avoir entendu leurs observations; et encore y avait-il bien des choses dont il se rendait compte lui-meme, comme s'il n'avait point ete aveugle, par toutes sortes de moyens qui suppleaient ses yeux voiles, Ce jour-la ils commencerent la visite par Flexelles, qui est un gros village, ou sont etablis les ateliers du peignage du lin et du chanvre; et en arrivant dans l'usine, M. Vulfran, au lieu de se faire conduire au bureau du directeur, voulut entrer, appuye sur l'epaule de Perrine, dans un immense hangar ou l'on etait en train d'emmagasiner des ballots de chanvre qu'on dechargeait des wagons qui les avaient apportes. C'etait la regle que partout ou il allait, on ne devait pas se deranger pour le recevoir, ni jamais lui adresser la parole, a moins que ce ne fut pour lui repondre. Le travail continua donc comme s'il n'etait pas la, un peu plus hate seulement dans une regularite generale. "Ecoute bien ce que je vais t'expliquer, dit-il a Perrine, car je veux pour la premiere fois tenter l'experience de voir par tes yeux en examinant quelques-uns de ces ballots qu'on decharge. Tu sais ce que c'est que la couleur argentine, n'est-ce pas?" Elle hesita. "Ou plutot la couleur gris-perle? -- Gris-perle, oui, monsieur. -- Bon. Tu sais aussi distinguer les differentes nuances du vert: le vert fonce, le vert clair, et aussi le gris brunatre, le rouge? -- Oui, monsieur, au moins a peu pres. -- A peu pres suffit; prends donc une petite poignee de chanvre a la premiere balle venue et regarde-la bien de maniere a me dire quelle est sa nuance." Elle fit ce qui lui etait commande, et, apres avoir bien examine le chanvre, elle dit timidement: "Rouge; est-ce bien rouge? -- Donne-moi ta poignee." Il la porte a ses narines et la flaira: "Tu ne t'es pas trompee, dit-il, ce chanvre doit etre rouge en effet." Elle le regarda surprise; et, comme s'il devinait son etonnement, il continua: "Sens ce chanvre: tu lui trouves, n'est-ce pas, l'odeur de caramel? -- Precisement, monsieur. -- Eh bien, cette odeur veut dire qu'il a ete seche au four ou il a ete brule, ce que traduit aussi sa couleur rouge; donc odeur et couleur, se controlant et se confirmant, me donnent la preuve que tu as bien vu et me font esperer que je peux avoir confiance en toi. Allons a un autre wagon et prends une autre poignee de chanvre. Cette fois elle trouva que la couleur etait verte. "Il y a vingt especes de vert; a quelle plante rapportes-tu le vert dont tu parles? -- A un chou, il me semble, et, de plus, il y a par places des taches brunes et noires. -- Donne ta poignee." Au lieu de la porter a son nez, il l'etira des deux mains et les brins se rompirent. "Ce chanvre a ete cueilli trop vert, dit-il, et de plus il a ete mouille en balle: cette fois encore ton examen est juste. Je suis content de toi; c'est un bon debut." Ils continuerent leur visite par les autres villages, Bacourt, Hercheux, pour la terminer par Saint-Pipoy, et celle-la fut de beaucoup la plus longue, a cause de l'inspection du travail des ouvriers anglais. Comme toujours, la voiture, une fois que M. Vulfran en etait descendu, avait ete conduite a l'ombre d'un gros tremble; et au lieu de rester aupres du cheval pour le garder, Guillaume l'avait attache a un banc pour aller se promener dans le village, comptant bien etre de retour avant son maitre, qui ne saurait rien de sa fugue. Mais, au lieu d'une rapide promenade, il etait entre dans un cabaret avec un camarade qui lui avait fait oublier l'heure, si bien que lorsque M. Vulfran etait revenu pour monter en voiture, il n'avait trouve personne. "Faites chercher Guillaume", dit-il au directeur qui les accompagnait. Guillaume avait ete long a trouver, a la grande colere de M. Vulfran, qui n'admettait pas qu'on lui fit perdre une minute de son temps. A la fin, Perrine avait vu Guillaume accourir d'une allure tout a fait etrange: la tete haute, le cou et le buste raides, les jambes flechissantes, et il les levait de telle sorte en les jetant en avant, qu'a chaque pas il semblait vouloir sauter un obstacle. "Voila une singuliere maniere de marcher, dit M. Vulfran, qui avait entendu ces pas inegaux; l'animal est gris, n'est-ce pas, Benoist? -- On ne peut rien vous cacher. -- Je ne suis pas sourd, Dieu merci." Puis s'adressant a Guillaume, qui s'arretait: "D'ou viens-tu? -- Monsieur... je vais... vous dire... -- Ton haleine parle pour toi, tu viens du cabaret; et tu es ivre, le bruit de tes pas me le prouve. -- Monsieur... je vais... vous dire...." Tout en parlant, Guillaume avait detache le cheval, et, en remettant les guides dans la voiture, fait tomber le fouet; il voulut se baisser pour le ramasser, et trois fois il sauta par- dessus sans pouvoir le saisir. "Je crois qu'il vaut mieux que je vous reconduise a Maraucourt, dit le directeur. -- Pourquoi ca? repliqua insolemment Guillaume qui avait entendu. -- Tais-toi, commanda M. Vulfran d'un ton qui n'admettait pas la replique; a partir de l'heure presente tu n'es plus a mon service. -- Monsieur... je vais... vous dire..." Mais, sans l'ecouter, M. Vulfran s'adressa a son directeur: "Je vous remercie, Benoist, la petite va remplacer cet ivrogne. -- Sait-elle conduire? -- Ses parents etaient des marchands ambulants, elle a conduit leur voiture bien souvent; n'est-ce pas, petite? -- Certainement, monsieur. -- D'ailleurs, Coco est un mouton; si on ne le jette pas dans un fosse, il n'ira pas de lui-meme." Il monta en voiture, et Perrine prit place pres de lui, attentive, serieuse, avec la conscience bien evidente de la responsabilite dont elle se chargeait. "Pas trop vite, dit M. Vulfran, quand elle toucha Coco du bout de son fouet legerement. -- Je ne tiens pas du tout a aller vite, je vous assure, monsieur. -- C'est deja quelque chose." Quelle surprise quand, dans les rues de Maraucourt, on vit le phaeton de M. Vulfran conduit par une petite fille coiffee d'un chapeau de paille noire, vetue de deuil, qui conduisait sagement le vieux Coco, au lieu de le mener du train desordonne que Guillaume obligeait la vieille bete a prendre bien malgre elle! Que se passait-il donc? Quelle etait cette petite fille? Et l'on se mettait sur les portes pour s'adresser ces questions, car les gens etaient rares dans le village qui la connaissaient, et plus rares encore ceux qui savaient quelle place M. Vulfran venait de lui donner aupres de lui. Devant la maison de mere Francoise, la tante Zenobie causait appuyee sur sa barriere avec deux commeres; quand elle apercut Perrine, elle leva les deux bras au ciel dans un mouvement de stupefaction, mais aussitot elle lui adressa son salut le plus avenant accompagne de son meilleur sourire, celui d'une amie veritable. "Bonjour, monsieur Vulfran; bonjour, mademoiselle Aurelie." Et aussitot que la voiture eut depasse la barriere, elle raconta a ses voisines comment elle avait procure a cette jeune personne, qui etait leur pensionnaire, la bonne place qu'elle occupait aupres de M. Vulfran, par les renseignements qu'elle avait donnes au Mince: "Mais c'est une gentille fille, elle n'oubliera pas ce qu'elle me doit, car elle nous doit tout." Quels renseignements avait-elle pu donner? La-dessus elle avait enfile une histoire, en prenant pour point de depart les recits de Rosalie, qui, colportee dans Maraucourt avec les enjolivements que chacun y mettait selon son caractere, son gout ou le hasard, avait fait a Perrine une legende, ou plus justement cent legendes devenues rapidement le fond de conversations d'autant plus passionnees que personne ne s'expliquait cette fortune subite; ce qui permettait toutes les suppositions, toutes les explications avec de nouvelles histoires a cote. Si le village avait ete surpris de voir passer M. Vulfran avec Perrine pour conductrice, Talouel en le voyant arriver fut absolument stupefait. "Ou donc est Guillaume? s'ecria-t-il en se precipitant au bas de l'escalier de sa veranda pour recevoir le patron. -- Debarque pour cause d'ivrognerie inveteree, repondit M. Vulfran en souriant. -- Je suppose que depuis longtemps vous aviez l'intention de prendra cette resolution, dit Talouel. -- Parfaitement." Ce mot "je suppose" etait celui qui avait commence la fortune de Talouel dans la maison et etabli son pouvoir. Son habilete en effet avait ete de persuader a M. Vulfran qu'il n'etait qu'une main, aussi docile que devouee, qui n'executait jamais que ce que le patron ordonnait ou pensait. Si j'ai une qualite, disait-il, c'est de deviner ce que veut le patron, et en me penetrant de ses interets, de lire en lui." Aussi commencait-il presque toutes ses phrases par son mot: "Je suppose que vous voulez..." Et comme sa subtilite de paysan toujours aux aguets s'appuyait sur un espionnage qui ne reculait devant aucun moyen pour se renseigner, il etait rare que M. Vulfran eut a faire une autre reponse que celle qui se trouvait presque toujours sur ses levres: "Parfaitement." "Je suppose, aussi, dit-il en aidant M. Vulfran a descendre, que celle que vous avez prise pour remplacer cet ivrogne s'est montree digne de votre confiance? -- Parfaitement. -- Cela ne m'etonne pas; du jour ou elle est entree ici amenee par la petite Rosalie, j'ai pense qu'on en ferait quelque chose et que vous la decouvririez. En parlant ainsi il regardait Perrine, et d'un coup d'oeil qui lui disait en insistant: "Tu vois ce que je fais pour toi; ne l'oublie pas et tiens-toi prete a me le rendre." Une demande de payement de ce marche ne se fit pas attendre; un peu avant la sortie il s'arreta devant le bureau de Perrine et sans entrer, a mi-voix de facon a n'etre entendu que d'elle: "Que s'est-il donc passe a Saint-Pipoy avec Guillaume?" Comme cette question n'entrainait pas la revelation de choses graves, elle crut pouvoir repondre, et faire le recit qu'il demandait. "Bon, dit-il, tu peux etre tranquille, quand Guillaume viendra demander a rentrer, il aura affaire a moi." XXIX Le soir au souper, cette question: "Que s'est-il passe a Saint- Pipoy avec Guillaume?" lui fut de nouveau posee par Fabry et par Mombleux, car il n'etait personne de la maison qui ne sut qu'elle avait ramene M. Vulfran, et elle recommenca le recit qu'elle avait deja fait a Talouel; alors ils declarerent que l'ivrogne n'avait que ce qu'il meritait. "C'est miracle qu'il n'ait pas verse dix fois le patron, dit Fabry, car il conduisait comme un fou... -- Prononcez plutot comme un saoul, repondit Mombleux en riant. -- Il y a longtemps qu'il aurait du etre congedie -- Et qu'il l'aurait ete en effet sans certains appuis." Elle devint tout oreilles, mais en s'efforcant de ne pas laisser paraitre l'attention qu'elle pretait a ces paroles. "Il le payait cet appui. -- Pouvait-il faire autrement? -- Il l'aurait pu s'il n'avait pas donne barre sur lui: on est fort pour resister a toutes les pressions d'ou qu'elles viennent, quand on marche droit. -- C'etait la le diable pour lui de marcher droit. -- Etes-vous sur qu'on ne l'a pas encourage dans son vice, au lieu de le prevenir qu'un jour ou l'autre il se ferait renvoyer? -- Je pense qu'on a du faire une drole de mine quand on ne l'a pas vu revenir: j'aurais voulu etre la. -- On s'arrangera pour le remplacer par un autre qui espionne et rapporte aussi bien. -- C'est tout de meme etonnant que celui qui est victime de cet espionnage ne le devine pas et ne comprenne pas que ce merveilleux accord d'idees dont on se vante, que cette intuition extraordinaire ne sont que le resultat de savantes preparations: qu'on me rapporte que vous avez ce matin exprime l'opinion que le foie de veau aux carottes etait une bonne chose, et je n'aurai pas grand merite a vous dire ce soir que je suppose que vous aimez le veau aux carottes." Ils se mirent a rire en se regardant d'un air goguenard. Si Perrine avait eu besoin d'une cle pour deviner les noms qu'ils ne prononcaient pas, ce mot "je suppose" la lui eut mise aux mains; mais tout de suite elle avait compris que le "on" qui organisait l'espionnage etait Talouel, et celui qui le subissait M. Vulfran. "Enfin quel plaisir peut-il trouver a toutes ces histoires? demanda Mombleux. -- Comment, quel plaisir! On est envieux ou on ne l'est pas; de meme on est ou l'on n'est pas ambitieux. Eh bien, il se rencontre qu'on est envieux et encore plus ambitieux. Parti de rien, c'est- a-dire d'ouvrier, on est devenu le second dans une maison qui, a la tete de l'industrie francaise, fait plus de douze millions de benefices par an, et l'ambition vous est venue de passer du second rang au premier; est-ce que cela ne s'est pas deja produit, et n'a-t-on pas vu de simples commis remplacer des fondateurs de maisons considerables? Quand on a vu que les circonstances, les malheurs de famille, la maladie, pouvaient un jour ou l'autre mettre le chef dans l'impossibilite de continuer a la diriger, on s'est arrange pour se rendre indispensable, et s'imposer comme le seul qui fut de taille a porter ce fardeau ecrasant. La meilleure methode pour en arriver la n'etait-elle pas de faire la conquete de celui qu'on esperait remplacer, en lui prouvant du matin au soir qu'on etait d'une capacite, d'une force d'intelligence, d'une aptitude aux affaires au dela de l'ordinaire? De la le besoin de savoir a l'avance ce qu'a dit le chef, ce qu'il a fait, ce qu'il pense, de maniere a etre toujours en accord parfait avec lui, et meme de paraitre le devancer; si bien que quand on dit: "Je suppose que vous voudriez bien manger du veau aux carottes", la reponse obligee soit: "Parfaitement". De nouveau ils se mirent a rire, et pendant que Zenobie changeait les assiettes pour le dessert ils garderent un silence prudent; mais lorsqu'elle fut sortie, ils reprirent leur entretien comme s'ils n'admettaient pas que cette petite qui mangeait silencieusement dans son coin put en deviner les dessous qu'ils brouillaient a dessein. "Et si le disparu reparaissait? dit Mombleux. -- C'est ce que tout le monde doit souhaiter. Mais s'il ne reparait pas, c'est qu'il a de bonnes raisons pour ca, comme d'etre mort probablement. -- C'est egal, une pareille ambition chez ce bonhomme est raide tout de meme, quand on sait ce qu'il est, et aussi ce qu'est la maison qu'il voudrait faire sienne. -- Si l'ambitieux se rendait un juste compte de la distance qui le separe du but vise, le plus souvent il ne se mettrait pas en route. En tout cas, ne vous trompez pas sur notre bonhomme, qui est beaucoup plus fort que vous ne croyez, si l'on compare son point de depart a son point d'arrivee. -- Ce n'est pas lui qui a amene la disparition de celui dont il compte prendre la place. -- Qui sait s'il n'a pas contribue a provoquer cette disparition ou a la faire durer? -- Vous croyez? -- Nous n'etions ici ni l'un ni l'autre a ce moment, nous ne pouvons donc pas savoir ce qui s'est passe; mais etant donne le caractere du personnage, il est vraisemblable d'admettre qu'un evenement de cette gravite n'a pas du se produire sans qu'il ait travaille a envenimer les choses de facon a les incliner du cote de son interet. -- Je n'avais pas pense a cela, tiens, tiens! -- Pensez-y, et rendez-vous compte du role, je ne dis pas qu'il a joue, mais qu'il a pu jouer en voyant l'importance que cette disparition lui permettait de prendre. -- Il est certain qu'a ce moment il pouvait ne pas prevoir que d'autres heriteraient de la place du disparu; mais maintenant que cette place est occupee, quelles esperances peut-il garder? -- Quand ce ne serait que celle que cette occupation n'est pas aussi solide qu'elle en a l'air. Et de fait est-elle si solide que ca? -- Vous croyez... -- J'ai cru en arrivant ici qu'elle l'etait; mais depuis j'ai vu par bien des petites choses, que vous avez pu remarquer vous-meme, qu'il se fait un travail souterrain a propos de tout, comme a propos de rien, qu'on devine, plutot qu'on ne le suit, dont le but certainement est de rendre cette occupation intolerable. Y parviendra-t-on? D'un cote arrivera-t-on a leur rendre la vie tellement insupportable qu'ils preferent, de guerre lasse, se retirer? De l'autre trouvera-t-on moyen de les faire renvoyer? Je n'en sais rien. -- Renvoyer! Vous n'y pensez pas. -- Evidemment s'ils ne donnent pas prise a des attaques serieuses, ce sera impossible. Mais si dans la confiance que leur inspire leur situation ils ne se gardent pas; s'ils ne se tiennent pas toujours sur la defensive; s'ils commettent des fautes, et qui n'en commet pas? alors surtout qu'on est tout-puissant et qu'on a lieu de croire l'avenir assure, je ne dis pas que nous n'assisterons pas a des revolutions interessantes. -- Pas interessantes pour moi les revolutions, vous savez. -- Je ne crois pas que j'aurais plus que vous a y gagner; mais que pouvons-nous contre leur marche? Prendre parti pour celui-ci? Prendre parti pour celui-la? Ma foi non. D'autant mieux qu'en realite mes sympathies sont pour celui dont on vise l'heritage, en escomptant une maladie qui doit, semble-t-il aux uns et aux autres, le faire disparaitre bientot; ce qui, pour moi, n'est pas du tout prouve. -- Ni pour moi. -- D'ailleurs on ne m'a jamais demande nettement mon concours, et je ne suis pas homme a l'offrir. -- Ni moi non plus. -- Je m'en tiens au role de spectateur, et quand je vois un des personnages de la piece qui se joue sous nos yeux entreprendre une lutte qui semble impossible aussi bien que folle, n'ayant pour lui que son audace, son energie... -- Sa canaillerie. -- Si vous voulez je le dirai avec vous, cela m'interesse, bien que je n'ignore pas que dans cette lutte des coups seront donnes qui pourront m'atteindre. Voila pourquoi j'etudie ce personnage, qui n'a pas que des cotes tragiques, mais qui en a aussi de comiques, comme il convient d'ailleurs dans un drame bien fait. -- Moi je ne le trouve pas comique du tout. -- Comment, vous ne trouvez pas personnage comique un homme qui a vingt ans savait a peine lire et signer son nom, et qui a assez courageusement travaille pour acquerir une calligraphie et une orthographe impeccables, qui lui permettent de reprendre tout le monde ni plus ni moins qu'un maitre d'ecole? -- Ma foi, je trouve ca remarquable. -- Moi aussi je trouve ca remarquable, mais le comique c'est que l'education n'a pas marche parallelement avec cette instruction primaire, que le bonhomme s'imagine etre tout dans le monde, si bien que malgre sa belle ecriture et son orthographe feroce, je ne peux pas m'empecher de rire quand je l'entends faire usage de son langage distingue dans lequel les haricots sont "des flageolets" et les citrouilles "des potirons"; nous nous contentons de soupe, lui ne mange que "du potage"; quand je veux savoir si vous avez ete vous promener, je vous demande: "Avez-vous ete vous promener?" lui vous dit: "Allates-vous a la promenade? Qu'eprouvates-vous? Nous voyageames." Et quand je vois qu'avec ces beaux mots il se croit superieur a tout le monde, je me dis que s'il devient maitre des usines qu'il convoite, ce qui est possible, senateur, administrateur de grandes compagnies, il voudra sans doute se fait nommer de l'Academie francaise, et ne comprendra pas qu'on ne l'accueille point." A ce moment Rosalie entra dans la salle et demanda a Perrine si elle ne voulait pas faire une course dans le village. Comment refuser? Il y avait longtemps deja qu'elle avait fini de diner, et rester a sa place eut pu eveiller des suppositions qu'elle devait eviter de faire naitre, si elle voulait qu'on continuat de parler librement devant elle. La soiree etant douce et les gens restant assis dans la rue en bavardant de porte en porte, Rosalie aurait voulu flaner et transformer sa course en promenade; mais Perrine ne se preta pas a cette fantaisie, elle pretexta la fatigue pour rentrer. En realite ce qu'elle voulait c'etait reflechir, non dormir, et dans la tranquillite de sa petite chambre, la porte close, se rendre compte de sa situation, et de la conduite qu'elle allait avoir a tenir. Deja pendant la soiree ou elle avait entendu ses camarades de chambree parler de Talouel, elle avait pu se le representer comme un homme redoutable; depuis, quand il s'etait adresse a elle pour qu'elle lui dit "toute la verite sur les betises de Fabry". en ajoutant qu'il etait le maitre et qu'en cette qualite il devait tout savoir, elle avait vu comment cet homme redoutable etablissait sa puissance, et quels moyens il employait; cependant tout cela n'etait rien a cote de ce que revelait l'entretien qu'elle venait d'entendre. Qu'il voulut avoir l'autorite d'un tyran a cote, au-dessus meme de M. Vulfran, cela elle le savait; mais qu'il esperat remplacer un jour le tout-puissant maitre des usines de Maraucourt, et que depuis longtemps il travaillat dans ce but, cela elle ne l'avait pas imagine. Et pourtant c'etait ce qui resultait de la conversation de l'ingenieur et de Mombleux, en situation de savoir mieux que personne ce qui se passait, de juger les choses et les hommes et d'en parler. Ainsi le _on_ qu'ils n'avaient pas autrement designe, devait s'arranger pour remplacer par un autre l'espion qu'il venait de perdre; mais cet autre c'etait elle-meme qui prenait la place de Guillaume. Comment allait-elle se defendre? Sa situation n'etait-elle pas effrayante? Et elle n'etait qu'une enfant, sans experience, comme sans appui. Cette question elle se l'etait deja posee, mais non dans les memes conditions que maintenant. Et assise sur son lit, car il lui etait impossible de rester couchee, tant son angoisse etait enervante, elle se repetait mot a mot ce qu'elle avait entendu: "Qui sait s'il n'a pas contribue a provoquer l'absence du disparu, et a la faire durer. -- La place qu'ont prise ceux qui doivent remplacer ce disparu, est-elle aussi solidement occupee qu'on croit, et ne se fait-il pas un travail souterrain pour les obliger a l'abandonner, soit en les forcant a se retirer, soit en les faisant renvoyer?" S'il avait cette puissance de faire renvoyer ceux qui semblaient designes pour remplacer le maitre, que ne pourrait-il pas contre elle qui n'etait rien, si elle essayait de lui resister, et se refusait a devenir l'espionne qu'il voulait qu'elle fut! Comment ne donnerait-elle pas barre sur elle? Elle passa une partie de la nuit a agiter ces questions, mais quand a la fin la fatigue la coucha sur son oreiller, elle n'en avait vu que les difficultes sans leur trouver une seule reponse rassurante. XXX La premiere occupation de M. Vulfran en arrivant le matin a ses bureaux etait d'ouvrir son courrier, qu'un garcon allait chercher a la poste et deposait sur la table en deux tas, celui de la France et celui de l'etranger. Autrefois il decachetait lui-meme toute sa correspondance francaise, et dictait a un employe les annotations que chaque lettre comportait, pour les reponses a faire ou les ordres a donner; mais depuis qu'il etait aveugle il se faisait assister dans ce travail par ses neveux et par Talouel, qui lisaient les lettres a haute voix, et les annotaient; pour les lettres etrangeres, depuis la maladie de Bendit, apres les avoir ouvertes on les transmettait a Fabry si elles etaient anglaises, allemandes a Mombleux. Le matin qui suivit l'entretien entre Fabry et Mombleux qui avait emu Perrine si violemment, M. Vulfran, Theodore, Casimir et Talouel etaient occupes a ce travail de la correspondance, quand Theodore, qui ouvrait les lettres etrangeres, en annoncant le lieu d'ou elles etaient ecrites, dit: "Une lettre de Dakka, 29 mai. -- En francais? demanda M. Vulfran. -- Non, en anglais. -- La signature? -- Pas tres lisible, quelque chose comme Feldes, Faldes, Fildes, precede d'un mot que je ne peux pas lire; quatre pages; votre nom revient plusieurs fois; a transmettre a M. Fabry, n'est-ce pas? -- Non; me la donner." En meme temps Theodore et Talouel regarderent M. Vulfran, mais en voyant qu'ils avaient l'un et l'autre surpris le mouvement qui venait de leur echapper, et trahissait une meme curiosite, ils prirent un air indifferent. "Je mets la lettre sur votre table, dit Theodore. -- Non, donne-la moi." Bientot le travail prit fin, et le commis se retira en emportant la correspondance annotee; Theodore et Talouel voulurent alors demander a M. Vulfran ses instructions sur plusieurs sujets, mais il les renvoya, et aussitot qu'ils furent partis il sonna Perrine. Instantanement elle arriva. "Qu'est-ce que c'est que cette lettre?" demanda M. Vulfran. Elle prit la lettre qu'il lui tendait et jeta les yeux dessus; s'il avait pu la voir, il aurait constate qu'elle palissait et que ses mains tremblaient. "C'est une lettre en anglais datee de Dakka du 29 mai. -- La signature?" Elle la retourna: "Le pere Fildes. -- Tu en es certaine? -- Oui, monsieur, le pere Fildes. -- Que dit-elle? -- Voulez-vous me permettre d'en lire quelques lignes avant de repondre? -- Sans doute, mais vite." Elle eut voulu obeir a cet ordre, cependant son emotion, au lieu de se calmer, s'etait accrue, les mots dansaient devant ses yeux troubles. "Eh bien? demanda M. Vulfran d'une voix impatiente. -- Monsieur, cela est difficile a lire, et difficile aussi a comprendre: les phrases sont longues. -- Ne traduis pas, analyse simplement; de quoi s'agit-il?" Un certain temps s'ecoula encore avant qu'elle repondit; enfin elle dit: "Le pere Fildes explique que le pere Leclerc a qui vous aviez ecrit est mort, et que lui-meme, charge par le pere Leclerc de vous repondre, en a ete empeche par une absence, et aussi par la difficulte de reunir les renseignements que vous demandez; il s'excuse de vous ecrire en anglais, mais il ne possede qu'imparfaitement votre belle langue. -- Ces renseignements! s'ecria M. Vulfran. -- Mais, monsieur, je n'en suis pas encore la. Bien que cette reponse eut ete faite sur le ton d'une extreme douceur, il sentit qu'il ne gagnerait rien a la bousculer. "Tu as raison, dit-il, ce n'est pas une lettre francaise que tu lis; il faut que tu la comprennes avant de me l'expliquer. Voila ce que tu vas faire: tu vas prendre cette lettre et aller dans le bureau de Bendit, ou tu la traduiras aussi fidelement que possible, en ecrivant ta traduction que tu me liras... Ne perds pas une minute. J'ai hate, tu le vois, de savoir ce qu'elle contient." Elle s'eloignait, il la retint: "Ecoute bien. Il s'agit, dans cette lettre, d'affaires personnelles qui ne doivent etre connues de personne; tu entends, de personne; quoi qu'on te demande, s'il se trouve quelqu'un qui ose t'interroger, tu ne dois donc rien dire, mais meme ne laisser rien deviner. Tu vois la confiance que je mets en toi; je compte que tu t'en montreras digne; si tu me sers fidelement, sois certaine que tu t'en trouveras bien. -- Je vous promets, monsieur, de tout faire pour meriter cette confiance. -- Va vite et fais vite." Malgre cette recommandation, elle ne se mit pas tout de suite a ecrire sa traduction, mais elle lut la lettre d'un bout a l'autre, la relut, et ce fut seulement apres cela qu'elle prit une grande feuille de papier et commenca. "Dakka, 29 mai. "Tres honore monsieur, "J'ai le vif chagrin de vous apprendre que nous avons eu la douleur de perdre notre reverend pere Leclerc a qui vous aviez bien voulu demander certains renseignements, auxquels vous paraissez attacher une importance qui me decide a vous repondre a sa place, en m'excusant de n'avoir pas pu le faire plus tot, empeche que j'ai ete par des voyages dans l'interieur, et retarde d'autre part par les difficultes, qu'apres plus de douze ans ecoules, j'ai eprouvees a reunir ces renseignements d'une facon un peu precise; je fais donc appel a toute votre bienveillance pour qu'elle me pardonne ce retard involontaire, et aussi de vous ecrire en anglais; la connaissance imparfaite de votre belle langue en est seule la cause." Apres avoir ecrit cette phrase qui etait veritablement longue, comme elle l'avait dit a M. Vulfran, et qui par cela seul presentait de reelles difficultes pour etre mise au net, elle s'arreta pour la relire et la corriger. Elle s'y appliquait de toutes les forces de son attention quand la porte de son bureau, qu'elle avait fermee, s'ouvrit devant Theodore Paindavoine qui entra et lui demanda un dictionnaire anglais-francais. Justement elle avait ce dictionnaire ouvert devant elle; elle le ferma et le tendit a Theodore. "Ne vous en serviez-vous pas? dit celui-ci en venant pres d'elle. -- Oui, mais je peux m'en passer. -- Comment cela? -- J'en ai plus besoin pour l'orthographe des mots francais que pour le sens des mots anglais, un dictionnaire francais le remplacera tres bien." Elle le sentait sur son dos, et bien qu'elle ne put pas voir ses yeux n'osant pas se retourner, elle devinait qu'ils lisaient par- dessus son epaule. "C'est la lettre de Dakka que vous traduisez?" Elle fut surprise qu'il connut cette lettre qui devait rester si rigoureusement secrete. Mais tout de suite elle reflechit que c'etait peut-etre pour la connaitre qu'il l'interrogeait, et cela paraissait d'autant plus probable que le dictionnaire semblait etre un pretexte: pourquoi aurait-il besoin d'un dictionnaire anglais-francais puisqu'il ne savait pas un mot d'anglais? "Oui, monsieur, dit-elle. -- Et cela va bien cette traduction?" Elle sentit qu'il se penchait sur elle, car il avait la vue basse; alors vivement elle tourna son papier de facon a ce qu'il ne le vit que de cote. "Oh! je vous en prie, ne lisez pas, cela ne va pas du tout, je cherche, ... c'est un brouillon. -- Cela ne fait rien. -- Si, monsieur, cela fait beaucoup, j'aurais honte." Il voulut prendre la feuille de papier, elle mit la main dessus; si elle avait commence a se defendre par un moyen detourne, maintenant elle etait resolue a faire tete, meme a l'un des chefs de la maison. Il avait jusque-la parle sur le ton de la plaisanterie, il continua: "Donnez donc ce brouillon, est-ce que vous me croyez homme a faire le maitre d'ecole avec une jolie jeune fille comme vous? -- Non, monsieur, c'est impossible. -- Allons donc." -- Et il voulut le prendre en riant; mais elle resista. "Non, monsieur, non, je ne vous le laisserai pas prendre. -- C'est une plaisanterie. -- Pas pour moi, rien n'est plus serieux: M. Vulfran m'a defendu de laisser voir cette lettre par personne, j'obeis a M. Vulfran. -- C'est moi qui l'ai ouverte. -- La lettre en anglais n'est pas la traduction. -- Mon oncle va me la montrer tout a l'heure cette fameuse traduction. -- Si monsieur votre oncle vous la montre, ce ne sera pas moi; il m'a donne ses ordres, j'obeis, pardonnez-le moi." Il y avait tant de resolution dans son accent et dans son attitude que bien certainement pour avoir cette feuille de papier il faudrait la lui prendre de force; et alors ne crierait-elle point? Theodore n'osa pas aller jusque-la: "Je suis enchante de voir, dit-il, la fidelite que vous montrez pour les ordres de mon oncle, meme dans les choses insignifiantes." Lorsqu'il eut referme la porte, Perrine voulut se remettre au travail, mais elle etait si bouleversee que cela lui fut impossible. Qu'allait-il advenir de cette resistance, dont il se disait enchante quand au contraire il en etait furieux? S'il voulait la lui faire payer, comment lutterait-elle, miserable sans defense, contre un ennemi qui etait tout-puissant? Au premier coup qu'il lui porterait, elle serait brisee. Et alors il faudrait qu'elle quittat cette maison, ou elle n'aurait que passe. A ce moment sa porte s'ouvrit de nouveau, doucement poussee, et Talouel entra a pas glisses, les yeux fixes sur le pupitre ou la lettre et son commencement de traduction se trouvaient etales. "Eh bien, cette traduction de la lettre de Dakka, ca marche-t-il? -- Je ne fais que commencer. -- M. Theodore t'a derangee. Qu'est-ce qu'il voulait? -- Un dictionnaire anglais-francais. -- Pourquoi faire? il ne sait pas l'anglais. -- Il ne me l'a pas dit. -- Il ne t'a pas demande ce qu'il y a dans cette lettre? -- Je n'en suis qu'a la premiere phrase. -- Tu ne vas pas me faire croire que tu ne l'as pas lue. -- Je ne l'ai pas encore traduite. -- Tu ne l'as pas ecrite en francais, mais tu l'as lue." Elle ne repondit pas. "Je te demande si tu l'as lue; tu me repondras peut-etre. -- Je ne peux pas repondre. -- Parce que? -- Parce que M. Vulfran m'a defendu de parler de cette lettre. -- Tu sais bien que M. Vulfran et moi nous ne faisons qu'un. Tous les ordres que M. Vulfran donne ici passent par moi, toutes les faveurs qu'il accorde passent par moi, je dois donc connaitre ce qui le concerne. -- Meme ses affaires personnelles? -- C'est donc d'affaires personnelles qu'il s'agit dans cette lettre?" Elle comprit qu'elle s'etait laissee surprendre. "Je n'ai pas dit cela; mais je vous ai demande si, dans le cas d'affaires personnelles, je devrais vous faire connaitre le contenu de cette lettre. -- C'est surtout s'il s'agit d'affaires personnelles que je dois les connaitre, et cela dans l'interet meme de M. Vulfran. Ne sais- tu pas qu'il est devenu malade, a la suite de chagrins qui ont failli le tuer? Que tout a coup il apprenne une nouvelle qui lui apporte un nouveau chagrin ou lui cause une grande joie, et cette nouvelle trop brusquement annoncee, sans preparation, peut lui etre mortelle. Voila pourquoi je dois savoir a l'avance ce qui le touche, pour le preparer; ce qui n'aurait pas lieu, si tu lui lisais ta traduction tout simplement." Il avait debite ce petit discours d'un ton doux, insinuant, qui ne ressemblait en rien a ses manieres ordinaires si raides et si hargneuses. Comme elle restait muette, le regardant avec une emotion qui la faisait toute pale, il continua: "J'espere que tu es assez intelligente pour comprendre ce que je t'explique la, et aussi de quelle importance il est pour tous, pour nous, pour le pays entier qui vit par M. Vulfran, pour toi- meme qui viens de trouver aupres de lui une bonne place qui ne peut que devenir meilleure avec le temps, que sa sante ne soit pas ebranlee par des coups violents auxquels elle ne resisterait pas. Il a l'air solide encore, mais il ne l'est pas autant qu'il le parait; ses chagrins le minent, et d'autre part la perte de sa vue le desespere. Voila pourquoi nous devons tous ici travailler a lui adoucir la vie, et moi le premier, puisque je suis celui en qui il a mis sa confiance." Perrine n'eut rien su de Talouel, qu'elle se fut sans doute laisse prendre a ces paroles habilement arrangees pour la troubler et la toucher; mais apres ce qu'elle avait entendu, et des femmes de la chambree qui a la verite n'etaient que de pauvres ouvrieres, et de Fabry et de Mombleux qui eux etaient des hommes capables de savoir les choses aussi bien que de juger les gens, elle ne pouvait pas plus ajouter foi a la sincerite de ce discours, qu'avoir confiance dans le devouement du directeur: il voulait la faire parler, voila tout, et pour en arriver la tous les moyens lui etaient bons: le mensonge, la tromperie, l'hypocrisie. Elle eut pu avoir des doutes a ce sujet, que la tentative de Theodore aupres d'elle devait l'empecher de les admettre: pas plus que le neveu, le directeur n'etait sincere, l'un et l'autre voulaient savoir ce que disait la lettre de Dakka et ne voulaient que cela; c'etait donc contre eux que M. Vulfran prenait ses precautions quand il lui disait: "S'il se trouve quelqu'un qui ose t'interroger, tu dois non seulement ne rien dire, mais meme ne laisser rien deviner;" et c'etait a M. Vulfran, qui certainement avait prevu ces tentatives, a lui seul qu'elle devait obeir, sans prendre autrement souci des coleres et des haines qu'elle allait accumuler contre elle. Il etait debout devant elle, appuye sur son bureau, penche vers elle, la tenant dans ses yeux, l'enveloppant, la dominant; elle fit appel a tout son courage, et d'une voix un peu rauque qui trahissait son emotion, mais qui ne tremblait pas cependant, elle dit: "M. Vulfran m'a defendu de parler de cette lettre a personne." Il se redressa furieux de cette resistance, mais presque aussitot se penchant de nouveau vers elle en se faisant caressant dans les manieres comme dans l'accent: "Justement je ne suis personne, puisque je suis son second, un autre lui-meme. Elle ne repondit pas, "Tu es donc stupide? s'ecria-t il d'une voix etouffee. -- Sans doute, je le suis. -- Alors, tache de comprendre qu'il faut etre intelligent pour occuper la place que M. Vulfran t'a donnee aupres de lui, et que puisque cette intelligence te manque, tu ne peux pas garder cette place, et qu'au lieu de te soutenir comme je l'aurais voulu, mon devoir est de te faire renvoyer. Comprends-tu cela? -- Oui, monsieur. -- Eh bien, reflechis-y, pense a ce qu'est ta situation aujourd'hui, represente-toi ce qu'elle sera demain dans la rue, et prends une resolution que tu me feras connaitre ce soir." La-dessus, apres avoir attendu un moment sans qu'elle faiblit, il sortit a pas glisses comme il etait entre. XXXI "Reflechis." Elle eut voulu reflechir; mais comment, alors que M. Vulfran attendait? Elle se remit donc a sa traduction, se disant que pendant qu'elle travaillerait, son emotion se calmerait peut-etre, et qu'alors elle serait sans doute mieux en etat d'examiner sa situation et de decider ce qu'elle avait a faire. "La principale difficulte que j'ai, comme je vous le dis, rencontree dans mes recherches, a ete celle du temps qui s'est ecoule depuis le mariage de M. Edmond Paindavoine, votre cher fils. Tout d'abord je vous avoue que, prive des lumieres de notre reverend pere Leclerc qui avait beni cette union, j'ai ete completement desoriente, et que j'ai du chercher de differents cotes avant de recueillir les elements d'une reponse qui put vous satisfaire. "De ces elements il resulte que celle qui est devenue la femme de M. Edmond Paindavoine etait une jeune personne douee de toute les qualites: l'intelligence, la bonte, la douceur, la tendresse de l'ame, la droiture du caractere, sans parler de ces charmes personnels qui, pour etre ephemeres, n'en ont pas moins une importance souvent decisive pour ceux qui laissent leur coeur se prendre par les vanites de ce monde." Quatre fois elle recommenca la traduction de cette phrase, la plus entortillee a coup sur de cette lettre, mais elle s'acharna a la rendre avec toute l'exactitude qu'elle pouvait mettre dans ce travail, et si elle n'arriva pas a se satisfaire elle-meme, au moins eut-elle la conscience d'avoir fait ce qu'elle pouvait. "Le temps n'est plus ou tout le savoir des femmes hindoues consistait dans la science de l'etiquette, dans l'art de se lever ou s'asseoir, et ou toute instruction, en dehors de ces points essentiels, etait considere comme une decheance; aujourd'hui un grand nombre, meme parmi celles des hautes castes, ont l'esprit cultive et, se rappellent que dans l'Inde ancienne, l'etude etait placee sous l'invocation de la deesse Sarasvati. Celle dont je parle appartenait a cette categorie, et son pere ainsi que sa mere, qui etaient de famille brahmane, c'est-a-dire deux fois nes, selon l'expression hindoue, avaient eu le bonheur d'etre convertis a notre sainte religion catholique, apostolique et romaine par notre reverend pere Leclerc pendant les premieres annees de sa mission. Par malheur pour la propagation de notre foi dans le _Hind_ l'influence de la caste est toute-puissante, de sorte que qui perd sa foi perd sa caste, c'est-a-dire son rang, ses relations, sa vie sociale. Ce fut le cas de cette famille, qui par cela seul qu'elle se faisait chretienne, se faisait en quelque sorte paria. "Il vous paraitra donc tout naturel que, rejetee du monde hindou, elle se soit tournee du cote de la societe europeenne, si bien qu'une association d'affaires et d'amitie l'a unie a une famille francaise pour la fondation et l'exploitation d'une fabrique importante de mousseline sous la raison sociale Doressany (Hindou) et Bercher (le Francais). "Ce fut dans la maison de Mme Bercher que M. Edmond Paindavoine fit la connaissance de Mlle Marie Doressany et s'eprit d'elle; ce qui s'explique par cette raison principale qu'elle etait bien reellement la jeune fille que je viens de vous depeindre, tous les temoignages que j'ai reunis concordent entre eux pour l'affirmer, mais je ne peux pas en parler moi-meme, puisque je ne l'ai pas connue et ne suis arrive a Dakka qu'apres son depart. "Pourquoi s'eleva-t-il des empechements au mariage qu'ils voulaient contracter? C'est une question que je n'ai pas a traiter. "Quoi qu'il en ait ete, le mariage fut celebre, et dans notre chapelle le reverend pere Leclerc donna la benediction nuptiale a, M. Edmond Paindavoine et a Mlle Marie Doressany; l'acte de ce mariage est inscrit a sa date sur nos registres, et il pourra vous en etre delivre une copie si vous en faites la demande. "Pendant quatre ans M. Edmond Paindavoine vecut dans la maison des parents de sa femme ou une enfant, une petite fille, leur fut accordee par le Seigneur Tout-Puissant. Les souvenirs qu'ont gardes d'eux ceux qui a Dakka les ont alors connus sont des meilleurs, et les representent comme le modele des epoux, se laissant peut-etre emporter par les plaisirs mondains, mais cela n'etait-il pas de leur age, et l'indulgence ne doit-elle pas etre accordee a la jeunesse? "Longtemps prospere, la maison Doressany et Bercher eprouva coup sur coup des pertes considerables qui amenerent une ruine complete: M. et Mme Doressany moururent en quelques mois d'intervalle, la famille Bercher rentra en France, et M. Edmond Paindavoine entreprit un voyage d'exploration en Dalhousie comme collecteur de plantes et de curiosites de toutes sortes pour des maisons anglaises: avec lui il avait emmene sa jeune femme et sa petite fille alors agee de trois ans environ. "Depuis il n'est pas revenu a Dakka, mais j'ai su par un de ses amis a qui il a ecrit plusieurs fois, et aussi par un de nos peres qui tenait ces renseignements du reverend pere Leclerc, reste en correspondance avec Mme Edmond Paindavoine, qu'il a habite pendant plusieurs annees la ville de Dehra, choisie par lui comme centre d'exploration, sur la frontiere thibetaine et dans l'Himalaya, qui, dit cet ami, ont ete fructueuses. "Je ne connais pas Dehra, mais nous avons une mission dans cette ville, et si vous pensez que cela peut vous etre utile dans vos recherches, je me ferai un plaisir de vous envoyer une lettre pour un de nos peres dont le concours pourrait peut-etre les faciliter." Enfin elle etait terminee, la terrible lettre, et tout de suite apres le dernier mot ecrit, sons meme traduire la formule de politesse de la fin, elle ramassa les feuillets et se rendit vivement aupres de M. Vulfran, qu'elle trouva marchant d'un bout a l'autre de son cabinet en comptant les pas, autant pour ne pas aller donner contre la muraille que pour tromper son impatience. "Tu as ete bien lente, dit-il. -- La lettre est longue et difficile. -- N'as-tu pas ete derangee aussi? J'ai entendu la porte de ton bureau s'ouvrir et se fermer deux fois." Puisqu'il l'interrogeait, elle crut qu'elle devait repondre sincerement: peut-etre etait-ce la seule solution honnete et juste aux questions qu'elle avait agitees sans leur trouver de reponses satisfaisantes: "M. Theodore et M. Talouel sont venus dans mon bureau. -- Ah!" Il parut vouloir s'engager sur ce point, mais s'arretant, il reprit: "La lettre d'abord; nous verrons cela ensuite; assieds-toi pres de moi; et lis lentement, distinctement, sans hausser la voix," Elle fit sa lecture comme il lui etait commande, et d'une voix plutot faible que forte. De temps en temps M. Vulfran l'interrompit, mais sans s'adresser a elle, en suivant sa pensee: ... Modele des epoux, ... Plaisirs mondains, ... Maisons anglaises, quelles maisons? ... Un de ses amis; quel ami? ... De quelle epoque datent ces renseignements? Et quand elle fut arrivee a la fin de la lettre, resumant ses impressions, il dit; "Des phrases. Pas un nom. Pas une date. Que ces gens-la ont donc l'esprit vague!" Comme ces observations ne lui etaient pas faites directement, Perrine n'avait garde de repondre; alors un silence s'etablit que M. Vulfran ne rompit qu'apres un temps de reflexion assez long: "Peux-tu traduire du francais en anglais comme tu viens de traduire de l'anglais en francais? -- Si ce ne sont pas des phrases trop difficiles, oui. -- Une depeche? -- Oui, je crois. -- Eh bien, assieds-toi a la petite table et ecris." Il dicta: "Pere Fildes "Mission "Dakka. "Remerciements pour lettre." "Priere envoyer par depeche, reponse payee vingt mots, nom de l'ami qui a recu nouvelles, derniere date de celles-ci. Envoyer aussi nom du pere de Dehra. Lui ecrire pour le prevenir que je m'adresse a lui directement. "Paindavoine." "Traduis cela en anglais, et fais plutot plus court que plus long; a 1 fr 60 le mot, il ne faut pas les prodiguer; ecris tres lisiblement." La traduction fut assez vivement achevee et elle la lut a haute voix. "Combien de mots? demanda-t-il. -- En anglais quarante-cinq," Alors il calcula tout haut: "Cela fait 72 francs pour la depeche, 32 pour la reponse; 104 francs en tout que je vais te donner; tu la porteras toi-meme au telegraphe et la liras a la receveuse, pour qu'elle ne commette pas d'erreur." En traversant la veranda elle y trouva Talouel qui, les mains dans les poches, se promenait la, de maniere a surveiller tout ce qui se passait dans les cours aussi bien que dans les bureaux. "Ou vas-tu? demanda-t-il. -- Au telegraphe porter une depeche." Elle la tenait d'une main et l'argent de l'autre; il la lui prit en la tirant si fort que si elle ne l'avait pas lachee, il l'aurait dechiree, et tout de suite il l'ouvrit. Mais en voyant qu'elle etait en anglais, il eut un mouvement de colere. "Tu sais que tu as a me parler tantot, dit-il. -- Oui, monsieur." Ce fut seulement a trois heures qu'elle revit M. Vulfran, quand il la sonna pour partir. Plus d'une fois elle s'etait demandee qui remplacerait Guillaume; sa surprise fut grande quand M. Vulfran lui dit de prendre place a ses cotes, apres avoir renvoye le cocher qui avait amene Coco. "Puisque tu as bien conduit hier, il n'y a pas de raisons pour que tu ne conduises pas bien aujourd'hui. D'ailleurs nous avons a parler, et il vaut mieux pour cela que nous soyons seuls." Ce fut seulement apres etre sortis du village ou sur leur passage se manifesta la meme curiosite que la veille, et quand ils roulerent doucement a travers les prairies ou la fenaison etait dans son plein, que M. Vulfran, jusque-la silencieux, prit la parole, au grand emoi de Perrine qui eut bien voulu retarder encore le moment de cette explication si grosse de dangers pour elle, semblait-il. "Tu m'as dit que M. Theodore et M. Talouel etaient venus dans ton bureau. -- Oui, monsieur. -- Que te voulaient-ils?" Elle hesita, le coeur serre. "Pourquoi hesites-tu? Ne dois-tu pas tout me dire? -- Oui, monsieur, je le dois, mais cela n'empeche pas que j'hesite. -- On ne doit jamais hesiter a faire son devoir; si tu crois que tu dois te taire, tais-toi; si tu crois que tu dois repondre a ma question, car je te questionne, reponds. -- Je crois que je dois repondre. -- Je t'ecoute." Elle raconta exactement ce qui s'etait passe entre Theodore et elle, sans un mot de plus, sans un de moins. "C'est bien tout? demanda M. Vulfran lorsqu'elle fut arrivee au bout. -- Oui, monsieur, tout. -- Et Talouel?" Elle recommenca pour le directeur ce qu'elle avait fait pour le neveu, aussi fidelement, en arrangeant seulement un peu ce qui avait rapport a la maladie de M. Vulfran, de facon a ne pas repeter "qu'une mauvaise nouvelle trop brusquement annoncee, sans preparation pouvait le tuer". Puis, apres la premiere tentative de Talouel, elle dit ce qui s'etait passe pour la depeche, sans cacher le rendez-vous qui lui etait assigne a la fin de la journee. Tout a son recit, elle avait laisse Coco prendre le pas, et le vieux cheval, abusant de cette liberte, se dandinait tranquillement, humant la bonne odeur du foin seche que la brise tiede lui soufflait aux naseaux, en meme temps qu'elle apportait les coups de marteau du battement des faux qui lui rappelaient les premieres annees de sa vie, quand, n'ayant pas encore travaille, il galopait a travers les prairies avec les juments et ses camarades les poulains, sans se douter alors qu'ils auraient a trainer un jour des voitures sur les routes poussiereuses, a peiner, a souffrir les coups de fouet et les brutalites. Quand elle se tut, M. Vulfran resta assez longtemps silencieux, et comme elle pouvait l'examiner sans qu'il sut qu'elle tenait les yeux attaches sur lui, elle vit que son visage trahissait une preoccupation douloureuse faite, semblait-il, d'autant de mecontentement que de tristesse; enfin, il dit: "Avant tout, je dois te rassurer; sois certaine qu'il ne t'arrivera rien de mal pour tes paroles qui ne seront pas repetees, et que si jamais quelqu'un voulait se venger de la resistance que tu as honnetement opposee a ces tentatives, je saurais te defendre. Au reste, je suis responsable de ce qui arrive. Je les pressentais ces tentatives quand je t'ai recommande de ne pas parler de cette lettre qui devait eveiller certaines curiosites, et, des lors, je n'aurais pas du t'y exposer. A l'avenir, il n'en sera plus ainsi. A partir de demain, tu abandonneras le bureau de Bendit, ou l'on peut aller te trouver, et tu occuperas dans mon cabinet, la petite table sur laquelle tu as ecrit ce matin la depeche; devant moi on ne te questionnera pas, je pense. Mais comme on pourrait le tenter en dehors des bureaux, chez Francoise, a partir de ce soir, tu auras une chambre au chateau et tu mangeras avec moi. Je prevois que je vais entretenir avec les Indes un echange de lettres et de depeches que tu seras seule a connaitre. Il faut que je prenne mes precautions pour qu'on ne cherche pas a t'arracher de force, ou a te tirer adroitement des renseignements qui doivent rester secrets. Pres de moi, tu seras defendue. De plus, ce sera ma reponse a ceux qui ont voulu te faire parler, aussi bien que ce sera un avertissement a ceux qui voudraient le tenter encore. Enfin, ce sera une recompense pour toi." Perrine, qui avait commence par trembler, s'etait bien vite rassuree; maintenant, elle etait si violemment secouee par la joie qu'elle ne trouva pas un mot a repondre. "Ma confiance en toi m'est venue du courage que tu as montre dans la lutte contre la misere; quand on est brave comme tu l'as ete, on est honnete; tu viens de me prouver que je ne me suis pas trompe, et que je peux me fier a toi, comme si je te connaissais depuis dix ans. Depuis que tu es ici tu as du entendre parler de moi avec envie: etre a la place de M. Vulfran, etre M. Vulfran, quel bonheur! La verite est que la vie m'est dure, tres dure, plus penible, plus difficile que pour le plus miserable de mes ouvriers. Qu'est la fortune sans la sante qui permet d'en jouir? le plus lourd des fardeaux. Et celui qui charge mes epaules m'ecrase. Tous les matins, je me dis que sept mille ouvriers vivent par moi, vivent de moi, pour qui je dois penser, travailler, et que si je leur manquais ce serait un desastre, pour tous la misere, pour un grand nombre la faim, la mort peut-etre. Il faut que je marche pour eux, pour l'honneur de cette maison que j'ai creee, qui est ma joie, ma gloire, -- et je suis aveugle!" Une pause s'etablit et l'aprete de cette plainte emplit de larmes les yeux de Perrine; mais bientot M. Vulfran reprit: "Tu devais savoir par les conversations du village, et tu sais par la lettre que tu as traduite, que j'ai un fils; mais entre ce fils et moi, il y a eu, pour toutes sortes de raisons dont je ne veux pas parler, des dissentiments graves qui nous ont separes et qui, apres son mariage conclu malgre mon opposition, ont amene une rupture complete, mais n'ont pas eteint mon affection pour lui, car je l'aime, apres tant d'annees d'absence, comme s'il etait encore l'enfant que j'ai eleve, et quand je pense a lui, c'est-a- dire le jour et la nuit si longs pour moi, c'est le petit enfant que je vois de mes yeux sans regard. A son pere, mon fils a prefere la femme qu'il aimait et qu'il avait epousee par un mariage nul. Au lieu de revenir pres de moi, il a accepte de vivre pres d'elle, parce que je ne pouvais ni ne devais la recevoir. J'ai espere qu'il cederait; il a du croire que je cederais moi- meme. Mais nous avons le meme caractere: nous n'avons cede ni l'un ni l'autre Je n'ai plus eu de ses nouvelles. Apres ma maladie qu'il a certainement connue, car j'ai tout lieu de penser qu'on le tenait au courant de ce qui se passe ici, j'ai cru qu'il reviendrait. Il n'est pas revenu, retenu evidemment par cette femme maudite qui, non contente de me l'avoir pris, me le garde, la miserable!..." Perrine ecoutait, suspendue aux levres de M. Vulfran, ne respirant pas; a ce mot, elle interrompit: "La lettre du pere Fildes dit: "Une jeune personne douee des plus charmantes qualites: l'intelligence, la bonte, la douceur, la tendresse de l'ame, la droiture du caractere", on ne parle pas ainsi d'une miserable. -- Ce que dit la lettre peut-il aller contre les faits? et le fait capital qui m'a inspire contre elle l'exasperation et la haine, c'est qu'elle me garde mon fils, au lieu de s'effacer comme il convient a une creature de son espece, pour qu'il puisse retrouver et reprendre ici la vie qui doit etre la sienne. Enfin par elle nous sommes separes, et tu vois que, malgre les recherches que j'ai fait entreprendre, je ne sais meme pas ou il est; comme moi, tu vois les difficultes qui s'opposent a ces recherches. Ce qui complique ces difficultes, c'est une situation particuliere que je dois t'expliquer, bien qu'elle soit sans doute peu claire pour une enfant de ton age; mais, enfin, il faut que tu t'en rendes a peu pres compte, puisque par la confiance que je mets en toi, tu vas m'aider dans ma tache. La longue absence, la disparition de mon fils, notre rupture, le long temps qui s'est ecoule depuis les dernieres nouvelles qu'on a recues de lui, ont fatalement eveille certaines esperances. Si mon fils n'etait plus la pour prendre ma place quand je serai tout a fait incapable d'en porter les charges, et pour heriter de ma fortune quand je mourrai, qui occuperait cette place? A qui cette fortune reviendrait-elle? Comprends-tu les esperances embusquees derriere ces questions? -- A peu pres, monsieur. -- Cela suffit, et meme j'aime autant que tu ne les comprennes pas tout a fait. Il y a donc pres de moi, parmi ceux qui devraient me soutenir et m'aider, des personnes qui ont interet a ce que mon fils ne revienne pas, et qui par cela seul que cet interet trouble leur esprit, peuvent s'imaginer qu'il est mort. Mort, mon fils! Est-ce que cela est possible! Est-ce que Dieu m'aurait frappe d'un si effroyable malheur! Eux peuvent le croire, moi je ne peux pas. Que ferais-je en ce monde si Edmond etait mort? C'est la loi de la nature que les enfants perdent leurs parents, non que les parents perdent leurs enfants. Enfin, j'ai cent raisons meilleures les unes que les autres qui prouvent l'insanite de ces esperances. Si Edmond avait peri dans un accident, je l'aurais su; sa femme eut ete la premiere a m'en avertir. Donc Edmond n'est pas, ne peut pas etre mort; je serais un pere sans foi d'admettre le contraire." Perrine ne tenait plus ses yeux attaches sur M. Vulfran, mais elle les avait detournes pour cacher son visage, comme s'il pouvait le voir. "Les autres qui n'ont pas cette foi, peuvent croire a cette mort, et cela explique leur curiosite en meme temps que les precautions que je prends pour que tout ce qui se rapporte a mes recherches reste secret. Je te le dis franchement. D'abord pour que tu voies la tache a laquelle je t'associe: rendre un fils a son pere; et je suis certain que tu as assez de coeur pour t'y employer fidelement. Et puis je t'en parle encore, parce que c'a toujours ete ma regle de vie d'aller droit a mon but, en disant franchement ou je vais; quelquefois les malins n'ont pas voulu me croire et ont suppose que je jouais au fin; ils en ont toujours ete punis. On a deja tente de te circonvenir; on le tentera encore, cela est probable, et de differents cotes; te voila prevenue, c'est tout ce que je devais faire." Ils etaient arrives en vue des cheminees de l'usine de Hercheux, de toutes la plus eloignee de Maraucourt; encore quelques tours de roues, ils entraient dans le village. Perrine, bouleversee, fremissante, cherchait des paroles pour repondre et ne trouvait rien, l'esprit paralyse par l'emotion, la gorge serree, les levres seches: "Et moi, s'ecria-t-elle enfin, je dois vous dire que je suis a vous, monsieur, de tout coeur." XXXII Le soir, la tournee des usines achevee, au lieu de revenir aux bureaux comme c'etait la coutume, M. Vulfran dit a Perrine de le conduire directement au chateau; et pour la premiere fois elle franchit la magnifique grille doree, chef-d'oeuvre de serrurerie, qu'un roi n'avait pu se donner a l'une des dernieres expositions, racontait-on, mais que le riche industriel n'avait pas trouvee trop chere pour sa maison de campagne. "Suis la grande allee circulaire", dit M. Vulfran. Pour la premiere fois aussi elle vit de pres les massifs de fleurs que jusque-la elle n'avait apercus que de loin, formant des taches rouges ou roses sur le velours fonce des gazons tondus ras. Habitue a faire ce chemin, Coco le montait d'un pas tranquille et, sans avoir besoin de le conduire, elle pouvait poser ses regards, a droite et a gauche, sur les corbeilles, ou les plantes et les arbustes que leur beaute rendait dignes d'etre isoles en belle vue; car, bien que leur maitre ne put plus les admirer comme naguere, rien n'avait ete change dans l'ordonnance des jardins, aussi soigneusement entretenus, aussi dispendieusement ornes qu'au temps ou, chaque matin et chaque soir, il les passait en revue avec fierte. De lui-meme, Coco s'arreta devant le large perron, ou un vieux domestique, prevenu par le coup de cloche du concierge, attendait. "Bastien, tu es la? demanda M. Vulfran sans descendre. -- Oui, monsieur. -- Tu vas conduire cette jeune personne a la chambre des papillons, qui sera la sienne, et tu veilleras a ce qu'on lui donne tout ce qui peut lui etre necessaire pour sa toilette; tu mettras son couvert vis-a-vis le mien; en passant, envoie-moi Felix, qu'il me conduise aux bureaux." Perrine se demandait si elle etait eveillee. "Nous dinerons a huit heures, dit M. Vulfran; jusque-la tu es libre." Elle descendit et suivit le vieux valet de chambre, marchant eblouie, comme si elle etait transportee dans un palais enchante. Et reellement, le hall monumental, d'ou partait un escalier majestueux aux marches en marbre blanc, sur lesquelles un tapis tracait, un chemin rouge, n'avait-il pas quelque chose d'un palais? A chaque palier, de belles fleurs etaient groupees avec des plantes a feuillage dans de vastes jardinieres, et leur parfum embaumait l'air renferme. Bastien la conduisit au second etage, et, sans entrer, lui ouvrit une porte: "Je vais vous envoyer la femme de chambre", dit-il en se retirant. Apres avoir traverse une petite entree sombre, elle se trouva dans une grande chambre tres claire. tendue d'etoffe de couleur ivoire, semee de papillons aux nuances vives qui voletaient legerement; les meubles etaient en erable mouchete, et sur le tapis gris s'enlevaient vigoureusement des gerbes de fleurs des champs: paquerettes, coquelicots, bleuets, boutons d'or. Que cela etait frais et joli! Elle n'etait pas revenue de son emerveillement, et s'amusait encore a enfoncer son pied dans le tapis moelleux qui le repoussait, quand la femme de chambre entra: "Bastien m'a dit de me mettre a la disposition de mademoiselle." Une femme de chambre en toilette claire, coiffee d'un bonnet de tulle, aux ordres de celle qui quelques jours avant couchait dans une hutte, sur un lit de roseaux, au milieu d'un marais, avec les rats et les grenouilles! il lui fallut un certain temps pour se reconnaitre. "Je vous remercie, dit-elle enfin, mais je n'ai besoin de rien... il me semble. -- Si mademoiselle veut bien, je vais toujours lui montrer son appartement." Ce qu'elle appelait "montrer l'appartement", c'etait ouvrir les portes d'une armoire a glace et d'un placard, ainsi que les tiroirs d'une table de toilette, tout remplis de brosses, de ciseaux; de savons et de flacons; cela fait, elle mit la main sur un bouton pose dans la tenture: "Celui-ci, dit-elle, est pour la sonnerie d'appel; celui-la pour l'eclairage." Instantanement la chambre, l'entree et le cabinet de toilette s'eclairerent d'une lumiere eblouissante qui, instantanement aussi, s'eteignit; et il sembla a Perrine qu'elle etait encore dans les plaines des environs de Paris, quand l'orage l'avait assaillie et que les eclairs fulgurants du ciel entr'ouvert lui montraient son chemin ou le noyaient d'ombre. "Quand mademoiselle aura besoin de moi, elle voudra bien me sonner: un coup pour Bastien, deux coups pour moi." Mais ce dont "mademoiselle avait besoin", c'etait d'etre seule, autant pour passer la visite de sa chambre que pour se ressaisir, ayant ete jetee hors d'elle-meme par tout ce qui lui etait arrive depuis le matin. Que d'evenements, que de surprises en quelques heures, et qui lui eut dit le matin, quand, sous les menaces de Theodore et de Talouel, elle se voyait en si grand danger, que le vent, au contraire, allait si favorablement tourner pour elle! N'y avait-il pas de quoi rire de penser que c'etait leur hostilite meme qui faisait sa fortune? Mais combien plus encore eut-elle ri si elle avait pu voir la tete du directeur en recevant M. Vulfran au bas de l'escalier des bureaux. "Je suppose que cette jeune personne a fait quelque sottise? dit Talouel. -- Mais non. -- Pourtant, vous vous faites ramener par Felix? -- C'est qu'en passant je l'ai deposee au chateau, afin qu'elle ait le temps de se preparer pour le diner. -- Diner! Je suppose...." Il etait tellement suffoque qu'il ne trouva pas tout de suite ce qu'il devait supposer. "Je suppose, moi, dit M. Vulfran, que vous ne savez que supposer. -- Je suppose que vous la faites diner avec vous. -- Parfaitement. Depuis longtemps je voulais avoir pres de moi quelqu'un d'intelligent, de discret, de fidele, en qui je pourrais avoir confiance. Justement cette petite fille me parait reunir ces qualites: intelligente elle l'est, j'en suis sur; discrete et fidele, elle l'est aussi, j'en ai la preuve." Cela fut dit sans appuyer, mais cependant de facon que Talouel ne put se meprendre sur le sens de ces paroles. "Je la prends donc; et comme je ne veux pas qu'elle reste exposee a certains dangers, -- non pour elle, car j'ai la certitude qu'elle n'y succomberait pas, mais pour les autres, ce qui m'obligerait a me separer de ces autres..." Il appuya sur ce mot: "... Quels qu'ils fussent, elle ne me quittera plus; ici elle travaillera dans mon cabinet; pendant le jour elle m'accompagnera, elle mangera a ma table, ce qui rendra moins tristes mes repas qu'elle egayera de son babil, et elle habitera le chateau." Talouel avait eu le temps de retrouver son calme, et comme il n'etait ni dans son caractere, ni dans sa ligne de conduite de faire formellement la plus legere opposition aux idees du patron, il dit: "Je suppose qu'elle vous donnera toutes les satisfactions, que tres justement, il me semble, vous pouvez attendre d'elle. -- Je le suppose aussi." Pendant ce temps, Perrine, accoudee au balcon de sa fenetre, revait en regardant la vue qui se deroulait devant elle: les pelouses fleuries du jardin, les usines, le village avec ses maisons et l'eglise, les prairies, les entailles dont l'eau argentee miroitait sous les rayons obliques du soleil qui s'abaissait, et vis-a-vis, de l'autre cote, le bouquet de bois ou elle s'etait assise, le jour de son arrivee, et ou dans la brise du soir elle avait entendu passer la douce voix de sa mere qui murmurait: "Je te vois heureuse". Elle avait pressenti l'avenir la chere maman, et les grandes marguerites, traduisant l'oracle qu'elle leur dictait, avaient aussi dit vrai: heureuse, elle commencait a l'etre; et si elle n'avait pas encore reussi tout a fait, ni meme beaucoup, au moins devait-elle reconnaitre qu'elle etait en passe de reussir plus qu'un peu; qu'elle fut patiente, qu'elle sut attendre, et le reste viendrait a son heure. Qui la pressait maintenant? Ni la misere, ni le besoin dans ce chateau ou elle etait entree si vite. Quand le sifflet des usines annonca la sortie, elle etait encore a son balcon planant dans sa reverie, et ce furent ses coups stridents qui la ramenerent de l'avenir dans la realite presente. Alors du haut de l'observatoire d'ou elle dominait les rues du village et les routes blanches a travers les prairies vertes et les champs jaunes, elle vit se repandre la fourmiliere noire des ouvriers, qui grouillant d'abord en un gros amas compact, ne tarda pas a se diviser en plusieurs courants, a se morceler a l'infini, et a ne former bientot plus que des petits groupes qui eux-memes s'evanouirent promptement; la cloche du concierge sonna et la voiture de M. Vulfran monta l'allee circulaire au pas tranquille du vieux Coco. Cependant elle ne quitta pas encore sa chambre, mais comme il le lui avait recommande, elle fit sa toilette, en se livrant a une veritable debauche d'eau de Cologne aussi bien que de savon, -- d'un bon savon onctueux, mousseux, tout parfume de fines odeurs, - - et ce fut seulement quand la pendule placee sur sa cheminee sonna huit heures qu'elle descendit. Elle se demandait comment elle trouverait la salle a manger, mais elle n'eut pas a la chercher, un domestique en habit noir, qui se tenait dans le hall, la conduisit. Presque aussitot M. Vulfran entra; personne ne le conduisait; elle remarqua qu'il suivait un chemin en coutil pose sur le tapis, ce qui permettait a ses pieds de le guider et de remplacer ses yeux: une corbeille d'orchidees, au parfum suave, occupait le milieu de la table, couverte d'une lourde argenterie ciselee et de cristaux tailles dont les facettes refletaient les eclairs de la lumiere electrique qui tombait du lustre. Un moment elle se tint debout derriere sa chaise, ne sachant trop ce qu'elle devait faire; heureusement M. Vulfran lui vint en aide: "Assieds-toi." Aussitot le service commenca, et le domestique qui l'avait amenee posa une assiette de potage devant elle, tandis que Bastien en apportait une autre a son maitre, celle-la pleine jusqu'au bord. Elle eut dine seule avec M. Vulfran qu'elle se fut trouvee a son aise; mais sous les regards curieux, quoique dignes, des deux valets de chambre qu'elle sentait ramasses sur elle, pour voir sans doute comment mangeait une petite bete de son espece, elle se sentait intimidee, et cet examen n'etait pas sans la gener un peu dans ses mouvements. Cependant elle eut la chance de ne pas commettre de maladresse. "Depuis ma maladie, dit M. Vulfran, j'ai l'habitude de manger deux soupes, ce qui est plus commode pour moi, mais tu n'es pas tenue, toi, qui vois clair, d'en faire autant. -- J'ai ete si longtemps privee de soupe, que j'en mangerais bien deux fois aussi." Mais ce ne fut pas une assiette du meme potage qu'on leur servit, ce fut une nouvelle soupe, aux choux celle-la, avec des carottes et des pommes de terre, aussi simple que celle d'un paysan. Au reste, le diner garda en tout, excepte pour le dessert, cette simplicite, se composant d'un gigot avec des petits pois et d'une salade; mais pour le dessert il comprenait quatre assiettes a pied avec des gateaux et quatre compotiers charges de fruits admirables, dignes, par leur grosseur et leur beaute, des fleurs du surtout. "Demain tu iras, si tu le veux, visiter les serres qui ont produit ces fruits", dit M. Vulfran. Elle avait commence par se servir discretement quelques cerises, mais M. Vulfran voulut qu'elle prit aussi des abricots, des peches et du raisin, "A ton age, j'aurais mange tous les fruits qui sont sur la table... si on me les avait offerts." Alors Bastien, bien dispose par cette parole, voulut mettre sur l'assiette "de cette petite bete", comme il l'eut fait pour un singe savant, un abricot et une peche qu'il choisit avec la competence d'un connaisseur, quittant pour cela la place qu'il occupait derriere la chaise de M. Vulfran. Malgre les fruits, Perrine fut bien aise de voir le diner prendre fin; plus l'epreuve serait courte, mieux cela vaudrait: le lendemain, la curiosite satisfaite des domestiques, la laisserait tranquille sans doute. "Maintenant tu es libre jusqu'a demain matin, dit M. Vulfran en se levant de table, tu peux te promener dans le jardin au clair de la lune, lire dans la bibliotheque, ou emporter un livre dans ta chambre." Elle etait embarrassee, se demandant si elle ne devait pas proposer a M. Vulfran de se tenir a sa disposition. Comme elle restait hesitante, elle vit Bastien lui faire des signes silencieux que tout d'abord elle ne comprit pas: de la main gauche il paraissait tenir un livre qu'il feuilletait de la droite, puis, s'interrompant, il montrait M. Vulfran en remuant les levres avec une physionomie animee. Tout a coup elle crut qu'il lui expliquait qu'elle devait demander a M. Vulfran de lui faire la lecture; mais comme elle avait deja eu cette idee, elle eut peur de traduire la sienne plutot que celle de Bastien; cependant elle se risqua: "Mais n'avez-vous pas besoin de moi, monsieur? Ne voulez-vous pas que je vous fasse la lecture?" Elle eut la satisfaction de voir Bastien l'applaudir par de grands mouvements de tete: elle avait devine, c'etait bien cela qu'elle devait dire. "Il convient que quand on travaille, on ait ses heures de liberte, repondit M. Vulfran. -- Je vous assure que je ne suis pas fatiguee du tout. -- Alors, dit-il, suis-moi dans mon cabinet." C'etait une vaste piece sombre, qu'un vestibule separait de la salle a manger, et a laquelle conduisait un chemin en toile qui permettait a M. Vulfran de marcher franchement, puisqu'il ne pouvait s'egarer et qu'il avait dans la tete comme dans les jambes le juste sentiment des distances. Perrine s'etait plus d'une fois demande a quoi M. Vulfran passait son temps lorsqu'il etait seul, puisqu'il ne pouvait pas lire; mais cette piece, lorsqu'il eut presse un bouton d'eclairage, ne repondit rien a cette question; pour meubles, une grande table chargee de papiers, des cartonniers, des sieges, et c'etait tout; devant une fenetre un grand fauteuil voltaire, mais sans rien autour. Cependant l'usure de la tapisserie qui le recouvrait semblait indiquer que M. Vulfran devait y rester assis pendant de longues heures, en face du ciel, dont il ne voyait meme pas les nuages. "Que me lirais-tu bien?" demanda-t-il. Des journaux etaient sur la table enveloppes de leurs bandes multicolores. "Un journal, si vous voulez. -- Moins on donne de temps aux journaux, mieux cela vaut." Elle n'avait rien a repondre, n'ayant dit cela que pour proposer quelque chose. "Aimes-tu les livres de voyage? demanda-t-il. -- Oui, monsieur. -- Moi aussi; ils amusent l'esprit en le faisant travailler." Puis, comme s'il se parlait a lui-meme, sans qu'elle fut la pour l'entendre: "Sortir de soi, vivre d'autres vies que la sienne." Mais apres un moment de silence, revenant a elle: "Allons dans la bibliotheque", dit-il. Elle communiquait avec le cabinet, il n'eut qu'une porte a ouvrir et, pour l'eclairer, qu'un bouton a pousser; mais comme une seule lampe s'alluma, la grande salle aux armoires de bois noir resta dans l'ombre. "Connais-tu _le_ _Tour du Monde_? demanda-t-il. -- Non, monsieur. -- Eh bien, nous trouverons dans la table alphabetique des indications qui nous guideront." Il la conduisit a l'armoire qui contenait cette table, et lui dit de la chercher, ce qui demanda un certain temps; a la fin cependant elle mit la main dessus. "Que dois-je chercher? dit-elle. -- A l'I, le mot Inde." * Ainsi il suivait toujours sa pensee, et n'avait nullement l'idee de vivre la vie des autres comme il avait semble en exprimer le desir, car ce qu'il voulait certainement, c'etait vivre celle de son fils, en lisant la description des pays ou il le faisait rechercher. "Que vois-tu? dis." -- _L'Inde des Rajahs_, voyage dans les royaumes de l'Inde centrale et dans la presidence du Bengale, 1871 squared, 209 a 288. -- Cela veut dire que dans le deuxieme volume de 1871, a la page 209, nous trouverons le commencement de ce voyage; prends ce volume et rentrons dans mon cabinet." Mais quand elle eut atteint ce volume sur une planche basse, au lieu de se relever, elle resta a regarder un portrait place au- dessus de la cheminee, que ses yeux, qui peu a peu etaient habitues a la demi obscurite, venaient d'apercevoir. "Qu'as-tu?" demanda-t-il. Franchement elle repondit, mais d'une voix emue: "Je regarde le portrait place au-dessus de la cheminee. -- C'est celui de mon fils a vingt ans, mais tu dois bien mal le voir, je vais l'eclairer." Allant a la boiserie, il pressa un bouton, et un foyer de petites lampes place au haut du cadre et en avant du portrait l'inonda de lumiere. Perrine, qui s'etait relevee pour se rapprocher de quelques pas, poussa un cri et laissa tomber le volume du Tour du Monde. "Qu'as-tu donc?" dit-il. Mais elle ne pensa pas a repondre, et resta les yeux attaches sur le jeune homme blond, vetu d'un costume de chasse en velours vert, coiffe d'une casquette haute a large visiere, appuye d'une main sur un fusil et de l'autre flattant la tete d'un epagneul noir, qui venait de jaillir du mur comme une apparition vivante. Elle etait fremissante de la tete aux pieds, et un flot de larmes coulait sur son visage, sans qu'elle eut l'idee de les retenir, emportee, abimee dans sa contemplation. Ce furent ces larmes qui, dans le silence qu'elle gardait, trahirent son emoi. "Pourquoi pleures-tu?" Il fallait qu'elle repondit; par un effort supreme elle tacha de se rendre maitresse de ses paroles, mais en les entendant elle sentit toute leur incoherence: "C'est ce portrait... votre fils... vous son pere..." Il resta un moment ne comprenant pas, attendant, puis avec un accent que la compassion attendrissait: "Et tu as pense au tien? -- Oui, monsieur..., oui, monsieur. -- Pauvre petite!" XXXIII Quelle surprise le lendemain matin, quand, en entrant dans le cabinet de leur oncle pour le depouillement du courrier, les deux neveux, toujours en retard, virent Perrine installee a sa table comme si elle ne devait pas en demarrer! Talouel s'etait bien garde de les prevenir, mais il s'etait arrange de facon a se trouver la quand ils arriveraient, et a se "payer leur tete". Elle fut tout a fait drole, et par la rejouissante pour lui; car s'il etait furieux de l'intrusion de cette mendiante, qui du jour au lendemain, sans protection, sans rien pour elle, s'imposait a la faiblesse senile d'un vieillard, au moins etait-ce une compensation de voir que les neveux eprouvaient une fureur egale a la sienne. Qu'ils etaient donc amusants en jetant sur elle des regards impatients dans lesquels il y avait autant de colere que de surprise! Evidemment ils ne comprenaient rien a sa presence dans ce cabinet sacre, ou eux-memes ne restaient que juste le temps necessaire pour ecouter les explications que leur oncle avait a leur donner, ou pour rapporter les affaires dont ils etaient charges. Et les coups d'oeil qu'ils echangeaient en se consultant sans oser prendre un parti, sans meme oser risquer une observation ou une question, le faisaient rire sans qu'il prit la peine de leur cacher sa satisfaction et sa moquerie, car si une guerre ouverte n'etait pas declaree entre eux, il y avait beaux jours qu'ils savaient a quoi s'en tenir les uns et les autres sur leurs sentiments reciproques nes des secretes esperances que chacun nourrissait de son cote: Talouel contre les neveux; les neveux contre Talouel; ceux-ci l'un contre l'autre. Ordinairement Talouel se contentait de leur marquer son hostilite par des sourires ironiques ou des silences meprisants sous une forme de politesse humble, mais ce jour-la il ne put pas resister a l'envie de leur jouer une comedie de sa facon qui lui donnerait quelques instants d'agrement: ah! ils le prenaient de haut avec lui parce qu'ils se croyaient tous les droits en vertu de leur naissance, -- neveux bien au-dessus de directeur; l'un parce qu'il etait fils d'un frere, l'autre fils d'une soeur du patron, tandis que lui, qui n'etait que fils de ses oeuvres, avait travaille au succes de la glorieuse maison qui pour une part, une grosse part, etait sienne, eh bien! ils allaient voir. Ah! ah! Il sortit avec eux, et bien qu'ils parussent presses de rentrer dans leurs bureaux pour se communiquer leurs impressions et sans doute voir ce qu'ils avaient a faire contre l'intruse, d'un signe auquel ils obeirent, -- ce qui etait deja un triomphe, -- ils les emmena sous sa veranda, d'ou le bruit des voix contenues ne pouvait pas arriver jusqu'au bureau de M. Vulfran. "Vous avez ete etonnes de voir cette... petite installee dans le bureau du patron", dit-il. Ils ne crurent pas devoir repondre, ne pouvant pas plus reconnaitre leur etonnement que le nier. "Je l'ai bien vu, dit-il en appuyant; si vous n'etiez pas arrives en retard ce matin, j'aurais pu vous prevenir pour que vous vous tinssiez mieux." Ainsi il leur donnait une double lecon: -- la premiere, en constatant qu'ils etaient en retard; la seconde, en leur disant, lui qui n'avait passe ni par l'Ecole polytechnique, ni par les colleges, que leur tenue avait manque de correction. Peut-etre la lecon etait-elle un peu grossiere, mais son education l'autorisait a n'en pas chercher une plus fine. D'ailleurs les circonstances lui permettaient de ne pas se gener avec eux: quoi qu'il dit, ils l'ecouteraient; et il en usait. Il continua: "Hier M. Vulfran m'a averti qu'il installait cette petite au chateau, et que desormais elle travaillerait dans son cabinet. -- Mais quelle est cette petite? -- Je vous le demande. Moi je ne sais pas; M. Vulfran non plus, je crois bien. -- Alors? -- Alors il m'a explique que depuis longtemps il voulait avoir pres de lui quelqu'un d'intelligent, de discret, de fidele, en qui il pourrait avoir pleine confiance. -- Ne nous a-t-il pas? interrompit Casimir. -- C'est justement ce que je lui ai dit: N'avez-vous pas M. Casimir, M. Theodore? M. Casimir, un eleve de l'Ecole polytechnique, ou il a tout appris, en theorie s'entend, qui pour l'X ne craint personne, enfin qui vous est si attache; M. Theodore, qui connait la vie et le commerce pour avoir passe ses premieres annees aupres de ses parents, dans des difficultes qui pour sur l'ont forme, et qui d'autre part a pour vous tant d'affection. Est-ce que tous deux ne sont pas intelligents, discrets, fideles, et ne pouvez-vous pas avoir toute confiance en eux? Est-ce qu'ils pensent a autre chose qu'a vous soulager, vous aider, vous debarrasser du tracas des affaires en bons neveux, bien affectueux, bien reconnaissants qu'ils sont, et bien unis, unis comme de vrais freres qui n'ont qu'un meme coeur, parce qu'ils n'ont qu'un meme but." Malgre l'envie qu'il en avait, il n'appuyait pas sur chaque mot caracteristique, mais au moins en soulignait-il l'ironie par un sourire gouailleur, qu'il adressait a Theodore quand il parlait de la superiorite de Casimir dans la science de l'X, et a Casimir quand il glissait sur les difficultes commerciales de la famille de Theodore; a tous les deux, quand il insistait sur leur fraternite de coeur qui n'avait qu'un meme but. "Savez-vous ce qu'il me repondit?" continua-t-il. Il eut bien voulu faire une pause, mais de peur qu'ils ne tournassent le dos avant qu'il eut tout dit, vivement il continua: "Il me repondit: "Ah! mes neveux!" Qu'est-ce que cela voulait dire? Vous pensez bien que je ne me suis pas permis de le chercher: je vous le repete simplement. Et tout de suite j'ajoute ce qu'il me dit encore, pour expliquer sa determination de la prendre au chateau et de l'installer dans son bureau, que c'etait parce qu'il ne voulait pas qu'elle restat exposee a certains dangers, -- non pour elle, car il avait la certitude qu'elle n'y succomberait pas, mais pour les autres, ce qui l'obligerait a se separer de ces autres, quels qu'ils fussent. Je vous donne ma parole que je vous repete ce qu'il m'a dit mot pour mot. Maintenant, quels sont ces autres, je vous le demande?" Comme ils ne repondaient pas, il insista: "A qui a-t-il voulu faire allusion? Ou voit-il des autres qui pourraient faire courir des dangers a cette petite? Quels dangers? Toutes questions incomprehensibles, mais que justement pour cela j'ai cru devoir vous soumettre, a vous messieurs, qui, en l'absence de M. Edmond, vous trouvez places, par votre naissance, a la tete de cette maison." Il avait assez joue avec eux comme le chat avec la souris, pourtant il crut pouvoir une fois encore les faire sauter en l'air d'un vigoureux coup de patte: "Il est vrai que M. Edmond peut revenir d'un moment a l'autre, demain peut-etre, au moins si l'on s'en rapporte a toutes les recherches que M. Vulfran fait faire, fievreusement, comme s'il brulait sur une bonne piste. -- Savez-vous donc quelque chose?" demanda Theodore, qui n'eut pas la dignite de retenir sa curiosite. "Rien autre chose que ce que je vois; c'est-a-dire que M. Vulfran ne prend cette petite que pour lui traduire les lettres et les depeches qu'il recoit des Indes." Puis avec une bonhomie affectee: "C'est tout de meme malheureux que vous, monsieur Casimir, qui avez tout appris, vous ne sachiez pas l'anglais. Ca vous tiendrait au courant de ce qui se passe. Sans compter que ca vous debarrasserait de cette petite, qui est en train de prendre au chateau une place a laquelle elle n'a pas droit. Il est vrai que vous trouverez peut-etre un autre moyen, et meilleur que celui-ci, pour en arriver la; et si je peux vous aider, vous savez que vous pouvez compter sur moi... sans paraitre en rien bien entendu." Tout en parlant il jetait de temps en temps et a la derobee un rapide coup d'oeil dans les cours, plutot par force d'habitude que par besoin immediat; a ce moment, il vit venir le facteur du telegraphe, qui, sans se presser, musait a droite et a gauche. "Justement, dit-il, voila qu'arrive une depeche qui est peut-etre la reponse a celle qui a ete envoyee a Dakka. C'est tout de meme ennuyeux pour vous, que vous ne puissiez pas savoir ce qu'elle contient, de facon a etre les premiers a annoncer au patron le retour de son fils. Quelle joie, hein? Moi, mes lampions sont prets pour illuminer. Mais voila, vous ne savez pas l'anglais, et cette petite le sait, elle." Quelque regret qu'il eut a mettre un pas devant l'autre, le porteur de depeches etait enfin arrive au bas de l'escalier; vivement Talouel alla au-devant de lui: "Eh bien, tu sais, toi, tu ne t'amenes pas trop vite, dit-il. -- Faut-il s'en faire mourir?" Sans repondre, Talouel prit la depeche, et la porta a M. Vulfran avec un empressement bruyant. "Voulez-vous que je l'ouvre? demanda-t-il. -- Parfaitement." Mais il n'eut pas dechire le papier dans la ligne pointillee qu'il s'ecria: "Elle est en anglais. -- Alors c'est l'affaire d'Aurelie", dit M. Vulfran avec un geste auquel le directeur ne pouvait pas ne pas obeir. Aussitot que la porte fut refermee, elle traduisit la depeche: "L'ami, Leserre, negociant francais, dernieres nouvelles cinq ans; Dehra, reverend pere Mackerness, lui ecris selon votre desir." -- Cinq ans, s'ecria M. Vulfran, qui tout d'abord ne fut sensible qu'a cette indication; que s'est-il passe depuis cette epoque, et comment suivre une piste apres cinq annees ecoulees?" Mais il n'etait pas homme a se perdre dans des plaintes inutiles; ce fut ce qu'il expliqua lui-meme: "Les regrets n'ont jamais change les faits accomplis; tirons parti plutot de ce que nous avons; tu vas tout de suite faire une depeche en francais pour ce M. Lasserre puisqu'il est Francais, et une en anglais pour le pere Mackerness." Elle ecrivit couramment la depeche qu'elle devait traduire en anglais, mais pour celle qui devait etre deposee en francais au telegraphe elle s'arreta des la premiere ligne, et demanda la permission d'aller chercher un dictionnaire dans le bureau de Bendit. "Tu n'es pas sure de ton orthographe? -- Oh! pas du tout sure, monsieur, et je voudrais bien qu'au bureau on ne put pas se moquer d'une depeche envoyee par vous. -- Alors tu n'es pas en etat d'ecrire une lettre sans fautes? -- Je suis sure de l'ecrire avec beaucoup de fautes; le commencement des mots va a peu pres, mais pas la lin, quand il y a des accords, et puis les doubles lettres ne vont pas du tout non plus, et beaucoup d'autres choses encore: bien plus facile a ecrire l'anglais que le francais! J'aime mieux vous avouer cela tout de suite, franchement. -- Tu n'as jamais ete a l'ecole? -- Jamais. Je ne sais que ce que mon pere et ma mere m'ont appris, au hasard des routes, quand on avait le temps de s'asseoir, ou qu'on restait au repos dans un pays; alors ils me faisaient travailler; mais pour dire vrai, je n'ai jamais beaucoup travaille. -- Tu es une bonne fille de me parler franchement; nous verrons a remedier a cela; pour le moment occupons-nous de ce que nous avons a faire." Ce fut seulement dans l'apres-midi, en voiture, quand ils firent la visite des usines, que M. Vulfran revint a la question de l'orthographe. "As-tu ecrit a tes parents? -- Non, monsieur. -- Pourquoi? -- Parce que je ne desire rien tant que rester ici a jamais, pres de vous qui me traitez avec tant de bonte, et me faites une vie si heureuse. -- Alors tu desires ne pas me quitter? -- Je voudrais vous prouver chaque jour, pour tout, dans tout, ce qu'il y a de reconnaissance dans mon coeur..., et aussi d'autres sentiments respectueux que je n'ose exprimer. -- Puisqu'il en est ainsi, le mieux est peut-etre, en effet, que tu n'ecrives pas, au moins pour le moment; nous verrons plus tard. Mais, afin que tu puisses m'etre utile, il faut que tu travailles, et te mettes en etat de me servir de secretaire pour beaucoup d'affaires, dans lesquelles tu dois ecrire convenablement, puisque tu ecris en mon nom. D'autre part il est convenable aussi pour toi, il est bon que tu t'instruises. Le veux-tu? -- Je suis prete a tout ce que vous voudrez, et je vous assure que je n'ai pas peur de travailler. -- S'il en est ainsi, les choses peuvent s'arranger sans que je me prive de tes services. Nous avons ici une excellente institutrice: en rentrant je lui demanderai de te donner des lecons quand sa classe est finie, de six a huit heures, au moment ou je n'ai plus besoin de toi. C'est une tres bonne personne qui n'a que deux defauts: sa taille, elle est plus grande que moi, et plus large d'epaules, -- plus massive, bien qu'elle n'ait pas quarante ans, - - et son nom, Mlle Belhomme, qui crie d'une facon facheuse ce qu'elle est reellement: un bel homme sans barbe, et encore n'est- il pas certain qu'on ne lui en trouverait point en regardant bien. Pourvue d'une instruction superieure, elle a commence par des educations particulieres, mais sa prestance d'ogre faisait peur aux petites filles, tandis que son nom faisait rire les mamans et les grandes soeurs. Alors elle a renonce au monde des villes, et bravement elle est entree dans l'instruction primaire, ou elle a beaucoup reussi; ses classes tiennent la tete parmi celles de notre departement; ses chefs la considerent comme une institutrice modele. Je ne ferais pas venir d'Amiens une meilleure maitresse pour toi!" La tournee des usines terminee, la voiture s'arreta devant l'ecole primaire des filles, et Mlle Belhomme accourut aupres de M. Vulfran, mais il tint a descendre et a entrer chez elle pour lui exposer sa demande. Alors Perrine, qui les suivit, put l'examiner: c'etait bien la femme geante dont M. Vulfran avait parle, imposante, mais avec un melange de dignite et de bonte qui n'aurait nullement donne envie de se moquer d'elle, si elle n'avait pas eu un air craintif en desaccord avec sa prestance. Bien entendu, elle n'avait rien a refuser au tout-puissant maitre de Maraucourt, mais eut-elle eu des empechements qu'elle s'en serait degagee, car elle avait la passion de l'enseignement, qui, a vrai dire, etait son seul plaisir dans la vie, et puis d'autre part cette petite aux yeux profonds lui plaisait: "Nous en ferons une fille instruite, dit-elle, cela est certain: savez-vous qu'elle a des yeux de gazelle? Il est vrai que je n'ai jamais vu des gazelles, et pourtant je suis sure qu'elles ont ces yeux-la." Mais ce fut bien autre chose le surlendemain quand, apres deux jours de lecons, elle put se rendre compte de ce qu'etait la gazelle, et que M. Vulfran, en rentrant au chateau au moment du diner, lui demanda ce qu'elle en pensait. "Quelle catastrophe c'eut ete, -- Mlle Belhomme employait volontiers des mots grands et forts comme elle, -- quelle catastrophe c'eut ete que cette jeune fille restat sans culture! -- Intelligente, n'est-ce pas! -- Intelligente! Dites intelligentissime, si j'ose m'exprimer ainsi. -- L'ecriture? demanda M. Vulfran, qui dirigeait son interrogatoire d'apres les besoins qu'il avait de Perrine. -- Pas brillante, mais elle se formera. -- L'orthographe? -- Faible. -- Alors? -- J'aurais pu, pour la juger, lui faire faire une dictee qui m'aurait montre precisement son ecriture et son orthographe; mais cela seulement. J'ai voulu prendre d'elle une meilleure opinion, et je lui ai demande une petite narration sur Maraucourt; en vingt lignes, ou cent lignes, me dire ce qu'etait le pays, comment elle le voyait. En moins d'une heure, au courant de la plume, sans chercher ses mots, elle m'a ecrit quatre grandes pages vraiment extraordinaires: tout s'y trouve reuni, le village lui-meme, les usines, le paysage general, l'ensemble aussi bien que le detail; il y a une page sur les entailles avec leur vegetation, leurs oiseaux et leurs poissons, leur aspect dans les vapeurs du matin et l'air pur du soir, que j'aurais cru copiee dans un bon auteur, si je ne l'avais vu ecrire. Par malheur la calligraphie et l'orthographe sont ce que je vous ai dit, mais qu'importe! c'est une affaire de quelques mois de lecons, tandis que toutes les lecons du monde ne lui apprendraient pas a ecrire, si elle n'avait pas recu le don de voir et de sentir, et aussi de rendre ce qu'elle voit et ce qu'elle sent. Si vous en avez le loisir, faites-vous lire cette page sur les entailles, elle vous prouvera que je n'exagere pas." Alors, M. Vulfran, que cette appreciation avait mis en belle humeur, car elle calmait les objections qui lui etaient venues sur son prompt engouement pour cette petite, raconta a Mlle Belhomme comment Perrine avait habite une aumuche dans l'une de ces entailles, et comment avec rien, si ce n'est ce qu'elle trouvait sous sa main, elle avait su se fabriquer des espadrilles, et toute une batterie de cuisine dans laquelle elle avait prepare un diner complet, fourni par l'entaille elle-meme, ses oiseaux, ses poissons, ses fleurs, ses herbes, ses fruits. Le large visage de Mlle Belhomme s'etait epanoui pendant ce recit, qui sans aucun doute l'interessait, puis quand M. Vulfran avait cesse de parler, elle avait garde elle-meme le silence, reflechissant: "Ne trouvez-vous pas, dit-elle enfin, que savoir creer ce qui est necessaire a ses besoins est une qualite maitresse, enviable entre toutes? -- Assurement, et c'est cela meme qui m'a tout d'abord frappe chez cette jeune fille, cela et la volonte; dites-lui de vous conter son histoire, vous verrez ce qu'il lui a fallu d'energie pour arriver jusqu'ici. -- Elle a recu sa recompense, puisqu'elle vous a interesse, cette jeune fille. -- Interesse, et meme attache, car je n'estime rien tant dans la vie que la volonte a qui je dois d'etre ce que je suis. C'est pourquoi je vous demande de la fortifier chez elle par vos lecons, car si l'on dit avec raison qu'on peut ce qu'on veut, au moins est-ce a condition de savoir vouloir, ce qui n'est pas donne a tout le monde, et ce qu'on devrait bien commencer par enseigner, si toutefois il est des methodes, pour cela; mais en fait d'instruction, on ne s'occupe que de l'esprit, comme si le caractere ne devait, point passer avant. Enfin, puisque vous avez une eleve douee de ce cote, je vous prie de vous appliquer a le developper." Mlle Belhomme etait aussi incapable de dire une chose par flatterie, que de la taire par timidite ou embarras: "L'exemple fait plus que les lecons, dit-elle, c'est pourquoi elle apprendra a votre ecole mieux qu'a la mienne, et en voyant que malgre la maladie, les annees, la fortune, vous ne vous relachez pas une minute dans ce que vous considerez comme l'accomplissement d'un devoir, son caractere se developpera dans le sens que vous desirez.; en tout cas je ne manquerais pas de m'y employer, si elle passait insensible ou indifferente, -- ce qui m'etonnerait bien, -- a cote de ce qui doit la frapper." Et comme elle etait femme de parole, elle ne manqua pas en effet une occasion de citer M. Vulfran, ce qui l'amenait a parler de lui-meme pour ce qui n'etait pas rigoureusement indispensable a sa lecon, entrainee bien souvent, sans s'en apercevoir, par les adroites questions de Perrine. Assurement elle s'appliquait a ecouter Mlle Belhomme sans distraction, meme quand il fallait la suivre dans l'explication des regles de "l'accord des adjectifs consideres dans leurs rapports avec les substantifs", ou celle du participe passe dans les verbes actifs, passifs, neutres, pronominaux, soit essentiels, soit accidentels, et dans les verbes impersonnels; mais combien plus encore ses yeux de gazelle trahissaient-ils d'interet, quand elle pouvait amener l'entretien sur M. Vulfran, et particulierement sur certains points inconnus d'elle, ou mal connus par les histoires de Rosalie, qui n'etaient jamais tres precises, ou par les propos de Fabry et de Mombleux, enigmatiques a dessein, avec les lacunes, les sous-entendus de gens qui parlent, pour eux, non pour ceux qui peuvent les ecouter, et meme avec le souci que ceux-la ne les comprennent point! Plusieurs fois elle avait demande a Rosalie ce qu'avait ete la maladie de M. Vulfran, et comment il etait devenu aveugle, mais sans jamais en tirer que des reponses vagues; au contraire avec Mlle Belhomme elle eut tous les details sur la maladie elle-meme, et sur la cecite qui, disait-on, pouvait n'etre pas incurable, mais qui ne serait guerie, si on la guerissait, que dans certaines conditions particulieres qui assureraient le succes de l'operation. Comme tout le monde a Maraucourt, Mlle Belhomme s'etait preoccupee de la sante de M. Vulfran, et elle en avait assez souvent parle avec le docteur Ruchon pour etre en etat de satisfaire la curiosite de Perrine d'une facon autrement competente que Rosalie. C'etait d'une cataracte double que M. Vulfran etait atteint. Mais cette cataracte ne paraissait pas incurable, et la vue pouvait etre recouvree par une operation. Si cette operation n'avait pas encore etait tentee, c'etait parce que sa sante generale ne l'avait pas permis. En effet, il souffrait d'une bronchite inveteree qui se compliquait de congestions pulmonaires repetees, et qu'accompagnaient des etouffements, des palpitations, des mauvaises digestions, un sommeil agite. Pour que l'operation devint possible, il fallait commencer par guerir la bronchite, et d'autre part il fallait que tous les autres accidents disparussent. Or, M. Vulfran etait un detestable malade, qui commettait imprudence sur imprudence, et se refusait a suivre exactement les prescriptions du medecin. A la verite cela ne lui etait pas toujours facile: comment pouvait-il rester calme, ainsi que le recommandait M, Ruchon, quand la disparition de son fils et les recherches qu'il faisait faire a ce sujet le jetaient a chaque instant dans des acces d'inquietude ou de colere, qui engendraient une fievre constante dont il ne se guerissait que par le travail? Tant qu'il ne serait pas fixe sur le sort de son fils, il n'y aurait pas de chance pour l'operation, et on la differerait. Plus tard deviendrait-elle possible? On n'en savait rien, et l'on resterait dans cette incertitude tant que par de bons soins l'etat de M. Vulfran ne serait pas assez assure pour decider les oculistes. Mettre Mlle Belhomme sur le compte de M. Vulfran et la faire parler etait en somme assez facile pour Perrine, mais il n'en avait pas ete de meme lorsqu'elle avait voulu completer ce que la conversation de Fabry et de Mombleux lui avait appris sur les secretes esperances des neveux, aussi bien que sur celles de Talouel. Ce n'etait point une sotte que l'institutrice, il s'en fallait de tout, et elle ne se laisserait interroger ni directement ni indirectement sur un pareil sujet. Que Perrine fut curieuse de savoir ce qu'etait la maladie de M. Vulfran, dans quelles conditions elle s'etait produite, et quelles chances il y avait pour qu'il recouvrat la vue un jour ou ne la recouvrat point, il n'y avait rien que de naturel et meme de legitime a ce qu'elle se preoccupat de la sante de son bienfaiteur. Mais qu'elle montrat la meme curiosite pour les intrigues des neveux et celles de Talouel, dont on parlait dans le village, voila qui certainement ne serait pas admissible. Est-ce que ces choses-la regardent les petites filles? Est-ce un sujet de conversation entre une maitresse et son eleve? Est-ce avec des histoires et des bavardages de ce genre qu'on forme le caractere d'une enfant? Elle aurait donc du renoncer a tirer quoi que ce fut de l'institutrice a cet egard, si une visite a Maraucourt de Mme Bretoneux, la mere de Casimir, n'etait venue ouvrir les levres de Mlle Belhomme, qui seraient certainement restees closes. Avertie de cette visite par M. Vulfran, Perrine en fit part a Mlle Belhomme en lui disant que la lecon du lendemain serait peut- etre derangee, et, du moment ou elle eut recu cette nouvelle, l'institutrice montra une preoccupation tout a fait extraordinaire chez elle, car c'etait une de ses qualites de ne se laisser distraire par rien, et de tenir son eleve constamment en main comme le cavalier qui doit faire franchir a sa monture un passage perilleux tout plein de dangers. Qu'avait-elle donc? Ce fut seulement peu de temps avant son depart que Perrine eut une reponse a cette question qui vingt fois s'etait posee a son esprit. "Ma chere enfant, dit Mlle Belhomme en baissant la voix, je dois vous donner le conseil de vous montrer discrete et reservee demain avec la dame dont la visite vous est annoncee. -- Discrete, a propos de quoi? reservee en quoi et comment? -- Ce n'est pas seulement de votre instruction que je suis chargee par M. Vulfran, c'est aussi de votre education, voila pourquoi je vous adresse ce conseil, dans votre interet comme dans l'interet de tous. -- Je vous en prie, mademoiselle, expliquez-moi ce que je dois faire, car je vous assure que je ne comprends pas du tout ce qu'exige le conseil que vous me donnez, et tel qu'il est, il m'effraie. -- Bien que vous ne soyez, que depuis peu a Maraucourt, vous devez, savoir que la maladie de M. Vulfran et la disparition de M. Edmond sont une cause d'inquietude pour tout le pays. -- Oui, mademoiselle, j'ai entendu parler de cela. -- Que deviendraient les usines dont vivent sept mille ouvriers, sans compter ceux qui vivent eux-memes de ces ouvriers, si M. Vulfran mourait et si M. Edmond ne revenait pas? Vous devez sentir que ces questions ne se sont pas posees sans eveiller des convoitises. M. Vulfran en leguerait-il la direction a ses deux neveux; ou bien a un seul qui lui inspirerait plus de confiance que l'autre; ou bien encore a celui qui depuis vingt ans a ete son bras droit et qui, ayant dirige avec lui cette immense machine, est peut-etre plus que personne en situation et en etat de ne pas la laisser pericliter? Quand M. Vulfran a fait venir son neveu M. Theodore, on a cru qu'il designait ainsi celui-ci pour son successeur. Mais quand l'annee derniere il a appele pres de lui M. Casimir au moment ou celui-ci sortait de l'Ecole des ponts et chaussees, on a compris qu'on s'etait trompe, et que le choix de M. Vulfran ne s'etait encore fixe sur personne, par cette raison decisive qu'il ne veut pour successeur que son fils, car malgre les querelles qui les ont separes depuis plus de douze ans, c'est son fils seul qu'il aime d'un amour et d'un orgueil de pere, et il l'attend. M. Edmond reviendra-t-il? on n'en sait rien, puisqu'on ignore s'il est vivant ou mort. Une seule personne recevait probablement de ses nouvelles, comme M. Edmond en recevait de cette personne qui n'etait autre que notre ancien cure M. l'abbe Poiret; mais M. l'abbe Poiret est mort depuis deux ans, et aujourd'hui il parait a peu pres certain qu'il est impossible de savoir a quoi s'en tenir. Pour M. Vulfran, il croit, il est sur que son fils arrivera un jour ou l'autre. Pour les personnes qui ont interet a ce que M. Edmond soit mort, elles croient non moins fermement, elles sont non moins sures qu'il est mort reellement, et elles manoeuvrent de facon a se trouver maitresses de la situation le jour ou la nouvelle de cette mort arrivera a M. Vulfran qu'elle pourra bien tuer d'ailleurs. Maintenant, ma chere enfant, comprenez-vous l'interet que vous avez, vous qui vivez dans l'intimite de M. Vulfran, a vous montrer discrete et reservee avec la mere de M. Casimir, qui, de toutes les manieres, travaille pour son fils aussi bien que contre ceux qui menacent celui-ci? Si vous etiez trop bien avec elle, vous seriez mal avec la mere de M. Theodore. De meme que si vous etiez trop bien avec celle-ci quand elle viendra, ce qui certainement ne tardera pas, vous auriez pour adversaire Mme Bretoneux. Sans compter que si vous gagniez les bonnes graces des deux, vous vous attireriez peut-etre l'hostilite de celui qui a tout a redouter d'elles. Voila pourquoi je vous recommande la plus grande circonspection. Parlez aussi peu que possible. Et toutes les fois que vous serez interrogee de facon a ce que vous deviez malgre tout repondre, ne dites que des choses insignifiantes ou vagues; dans la vie bien souvent on a plus d'interet a s'effacer qu'a briller, et a se faire prendre pour une fille un peu bete plutot que pour une trop intelligente: c'est votre cas, et moins vous paraitrez intelligente, plus vous le serez." XXXIV Ces conseils, donnes avec une bienveillance amicale, n'etaient pas pour rassurer Perrine, deja inquiete de la venue de Mme Bretoneux. Et cependant, si sinceres qu'ils fussent, ils attenuaient la verite plutot qu'ils ne l'exageraient, car precisement parce que Mlle Belhomme etait physiquement d'une exageration malheureuse, moralement elle etait d'une reserve excessive, ne se mettant, jamais en avant, ne disant que la moitie des choses, les indiquant, ne les appuyant pas, pratiquant en tout les preceptes qu'elle venait de donner a Perrine et qui etaient les siens memes. En realite la situation etait encore beaucoup plus difficile que ne le disait Mlle Belhomme, et cela aussi bien par suite des convoitises qui s'agitaient autour de M. Vulfran que par le fait des caracteres des deux meres qui avaient engage la lutte pour que leur fils heritat seul, un jour ou l'autre, des usines de Maraucourt, et d'une fortune qui s'elevait, disait-on, a plus de cent millions. L'une, Mme Stanislas Paindavoine, femme du frere aine de M. Vulfran, avait vecu devoree d'envie, en attendant que son mari, grand marchand de toile de la rue du Sentier, lui gagnat l'existence brillante a laquelle ses gouts mondains lui donnaient droit, croyait-elle. Et comme ni ce mari, ni la chance, n'avaient realise son ambition, elle continuait a se devorer en attendant maintenant que, par son oncle, Theodore obtint ce qui lui avait manque a elle, et prit dans le monde parisien la situation qu'elle avait ratee. L'autre, Mme Bretoneux, soeur de M. Vulfran, mariee a un negociant de Boulogne, qui cumulait toutes sortes de professions sans qu'elles l'eussent enrichi: agence en douane, agence et assurance maritimes, marchand de ciment et de charbons, armateur, commissionnaire-expediteur, roulage, transports maritimes, -- voulait la fortune de son frere autant pour l'amour meme de la richesse que pour l'enlever a sa belle-soeur qu'elle detestait. Tant que M. Vulfran et son fils avaient vecu en bons rapports, elles avaient du se contenter de tirer de leur frere ce qu'elles en pouvaient obtenir en prets d'argent qu'on ne remboursait pas, en garanties commerciales, en influences, en tout ce qu'un parent riche est force d'accorder. Mais le jour ou, a la suite de prodigalites excessives et de depenses exagerees, Edmond avait ete envoye dans l'Inde, ostensiblement comme acheteur de jute pour la maison paternelle, en realite comme fils puni, les deux belles-soeurs avaient pense a tirer parti de cette situation; et quand ce fils en revolte s'etait marie malgre la defense de son pere, elles avaient commence, chacune de son cote, a se preparer pour que leur fils put, a un moment donne, prendre la place de l'exile. A cette epoque Theodore n'avait pas vingt ans, et il ne paraissait pas, par ce qu'il s'etait montre jusque-la, qu'il put etre jamais propre au travail et aux affaires commerciales: choye, gate par sa mere qui lui avait donne ses gouts et ses idees, il ne vivait que pour les theatres, les courses et les plaisirs que Paris offre aux fils de famille dont la bourse se remplit aussi facilement qu'elle se vide. Quelle chute quand il lui avait fallu s'enfermer dans un village, sous la ferule d'un maitre qui ne comprenait que le travail, et se montrait aussi rigoureux pour son neveu que pour le dernier de ses employes! Cette existence exasperante, il ne l'avait supportee que le mepris au coeur pour ce qu'elle lui imposait d'ennuis, de fatigues et de degouts. Dix fois par jour il decidait de l'abandonner, et s'il ne le faisait point, c'etait dans l'esperance d'etre bientot maitre, seul maitre de cette affaire considerable, et de pouvoir alors la mettre en actions, de facon a la diriger de haut et de loin, surtout de loin, c'est-a- dire de Paris, ou il se rattraperait enfin de ses miseres. Quand Theodore avait commence a travailler avec son oncle, Casimir n'avait que onze ou douze ans, et etait par consequent trop jeune pour prendre une place a cote de son cousin. Mais pour cela sa mere n'avait pas desespere qu'il put l'occuper un jour en regagnant le temps perdu: ingenieur, Casimir du haut de l'X dominerait M. Vulfran, en meme temps qu'il ecraserait de sa superiorite officielle son cousin qui n'etait rien. C'etait donc pour l'Ecole polytechnique qu'il avait ete chauffe, ne travaillant que les matieres exigees pour les examens de l'ecole, et cela en proportion de leur coefficient: 58 les mathematiques, 10 la physique, 5 la chimie, 6 le francais. Et alors il s'etait produit ce resultat facheux pour lui, que, comme a Maraucourt, les vulgaires connaissances usuelles etaient plus utiles que l'X, l'ingenieur n'avait pas plus domine l'oncle qu'il n'avait ecrase le cousin. Et meme celui-ci avait garde l'avance que dix annees de vie commerciale lui donnaient, car s'il n'etait pas savant, il en convenait, au moins il etait pratique, pretendait-il, sachant bien que cette qualite etait la premiere de toutes pour son oncle. "Que diable peut-on bien leur apprendre d'utile, disait Theodore, puisqu'ils ne sont pas seulement en etat d'ecrire clairement une lettre d'affaires avec une orthographe decente? -- Quel malheur, expliquait Casimir, que mon beau cousin s'imagine qu'on ne peut pas vivre ailleurs qu'a Paris! quels services, sans cela, il rendrait a mon oncle! mais qu'attendre de bon d'un monomane qui, des le jeudi, ne pense qu'a filer le samedi soir a Paris, disposant tout, derangeant tout dans ce but unique, et qui, du lundi matin au jeudi, reste engourdi dans les souvenirs de la journee du dimanche passee a Paris." Les meres ne faisaient que developper ces deux themes en les enjolivant; mais, au lieu de convaincre M. Vulfran, celle-ci que Theodore seul pouvait etre son second, celle-la que Casimir seul etait un vrai fils pour lui, elles l'avaient plutot dispose a croire, de Theodore ce que disait la mere de Casimir, et de Casimir ce que disait celle de Theodore, c'est-a-dire qu'en realite il ne pouvait pas plus compter sur l'un que sur l'autre, ni pour le present ni pour l'avenir. De la, chez lui, des dispositions a leur egard, qui etaient precisement tout autres que celles que chacune d'elles avait si aprement poursuivies: ses neveux, rien que, ses neveux; nullement et a aucun point de vue des fils. Et meme, dans ses procedes a leur egard, on pouvait facilement voir qu'il avait tenu a ce que cette distinction fut evidente pour tous, car, malgre les sollicitations de tout genre, directes et detournees, dont on l'avait enveloppe, il n'avait jamais consenti a les loger au chateau ou cependant les appartements ne manquaient pas, ni a leur permettre de partager sa vie intime, si triste et si solitaire qu'elle fut. "Je ne veux ni querelles ni jalousies autour de moi", avait-il toujours repondu. Et, partant de la, il avait donne a Theodore la maison qu'il habitait lui-meme avant de faire construire son chateau, et a Casimir celle de l'ancien chef de la comptabilite que Mombleux remplacait. Aussi leur surprise avait-elle ete vive et leur indignation exasperee, quand une etrangere, une gamine, une bohemienne s'etait installee dans ce chateau ou ils n'entraient que comme invites. Que signifiait cela? Qu'etait cette petite fille? Que devait-on craindre d'elle? C'etait ce que Mme Bretoneux avait demande a son fils, mais ses reponses ne l'ayant pas satisfaite, elle avait voulu faire elle- meme une enquete qui l'eclairat. Arrivee assez inquiete, il ne lui fallut que peu de temps pour se rassurer, tant Perrine joua bien le role que Mlle Belhomme lui avait souffle. Si M. Vulfran ne voulait pas avoir ses neveux a demeure chez lui, il n'en etait pas moins hospitalier, et meme largement, fastueusement hospitalier pour sa famille, lorsque sa soeur et sa belle-soeur, son frere et son beau-frere venaient le voir a Maraucourt. Dans ces occasions, le chateau prenait un air de fete qui ne lui etait pas habituel: les fourneaux chauffaient au tirage force; les domestiques arboraient leurs livrees; les voitures et les chevaux sortaient des remises et des ecuries avec leurs harnais de gala; et le soir, dans l'obscurite, les habitants du village voyaient flamboyer le chateau depuis le rez-de-chaussee jusqu'aux fenetres des combles, et de Picquigny a Amiens, d'Amiens a Picquigny, circulaient le cuisinier et le maitre d'hotel charges des approvisionnements. Pour recevoir Mme Bretoneux, on s'etait donc conforme a l'usage etabli et en debarquant a la gare de Picquigny elle avait trouve le landau avec cocher et valet de pied pour l'amener a Maraucourt, comme en descendant de voiture elle avait trouve Bastien pour la conduire a l'appartement, toujours le meme, qui lui etait reserve au premier etage. Mais malgre cela, la vie de travail de M. Vulfran et de ses neveux, meme celle de Casimir, n'avait ete modifiee en rien: il verrait sa soeur aux heures des repas, il passerait la soiree avec elle, rien de plus, les affaires avant tout; quant au fils et au neveu, il en serait de meme pour eux, ils dejeuneraient et dineraient au chateau, ou ils resteraient le soir aussi tard qu'ils voudraient, mais ce serait tout: sacrees les heures de bureau. Sacrees pour les neveux, elles l'etaient aussi pour M. Vulfran et par consequent pour Perrine, de sorte que Mme Bretoneux n'avait pas pu organiser et poursuivre son enquete sur "la bohemienne" comme elle l'aurait voulu. Interroger Bastien et les femmes de chambre, aller chez Francoise pour la questionner adroitement, ainsi que Zenobie et Rosalie, etait simple et, de ce cote, elle avait obtenu tous les renseignements qu'on pouvait lui donner, au moins ceux qui se rapportaient a l'arrivee dans le pays de "la bohemienne", a la facon dont elle avait vecu depuis ce moment, enfin a son installation aupres de M. Vulfran, due exclusivement, semblait-il, a sa connaissance de l'anglais; mais examiner Perrine elle-meme qui ne quittait pas M. Vulfran, la faire parler, voir ce qu'elle etait et ce qu'il y avait en elle, chercher ainsi les causes de son succes subit, ne se presentait pas dans des conditions faciles a combiner. A table, Perrine ne disait absolument rien; le matin, elle parlait avec M. Vulfran; apres le dejeuner, elle montait tout de suite a sa chambre; au retour de la tournee des usines, elle travaillait avec Mlle Belhomme; le soir en sortant de table, elle montait de nouveau a sa chambre; alors, quand, ou et comment la prendre pour l'avoir seule et librement la retourner? De guerre lasse, Mme Bretoneux, la veille de son depart, se decida a l'aller trouver dans sa chambre, ou Perrine, qui se croyait debarrassee d'elle, dormait tranquillement. Quelques coups frappes a sa porte, l'eveillerent; elle ecouta, on frappa de nouveau. Elle se leva et alla a la porte a tatons: "Qui est la? -- Ouvrez, c'est moi. -- Mme Bretoneux? -- Oui." Perrine tira le verrou, et vivement Mme Bretoneux se glissa dans la chambre, tandis que Perrine pressait le bouton de la lumiere electrique. "Couchez-vous, dit Mme Bretoneux, nous serons mieux pour causer." Et, prenant une chaise, elle s'assit au pied du lit de facon a avoir Perrine devant elle; puis ensuite elle commenca: "C'est de mon frere que j'ai a vous parler, a propos de certaines recommandations que je veux vous adresser. Puisque vous remplacez Guillaume aupres de lui, vous pouvez prendre des precautions utiles a sa sante et dont Guillaume, malgre tous ses defauts, l'entourait. Vous paraissez intelligente, bonne petite fille, il est donc certain que, si vous le voulez, vous pouvez nous rendre les memes services que Guillaume; je vous promets que nous saurons le reconnaitre." Aux premiers mots, Perrine s'etait rassuree: puisqu'on voulait lui parler de M. Vulfran, elle n'avait rien a craindre; mais quand elle entendit Mme Bretoneux lui dire qu'elle paraissait intelligente, sa defiance se reveilla, car il etait impossible que Mme Bretoneux qui, elle, etait vraiment intelligente et fine, put etre sincere en parlant ainsi; or, si elle n'etait pas sincere, il importait de se tenir sur ses gardes. "Je vous remercie, madame, dit-elle en exagerant son sourire niais, bien sur que je ne demande qu'a vous rendre les memes services que Guillaume." Elle souligna ces derniers mots de facon a laisser entendre qu'on pouvait tout lui demander. "Je disais bien que vous etiez intelligente, reprit Mme Bretoneux, et je crois que nous pouvons compter sur vous. -- Vous n'avez qu'a commander, madame. -- Tout d'abord, ce qu'il faut, c'est que vous soyez attentive a veiller sur la sante de mon frere et a prendre toutes les precautions possibles pour qu'il ne gagne pas un coup de froid qui peut etre mortel, en lui donnant une de ces congestions pulmonaires auxquelles il est sujet, ou qui aggrave sa bronchite. Savez-vous que si cette bronchite se guerissait, on pourrait l'operer et lui rendre la vue? Songez quelle joie ce serait pour nous tous." Cette fois, Perrine repondit: "Moi aussi, je serais bien heureuse. -- Cette parole prouve vos bons sentiments, mais vous, si reconnaissante que vous soyez de ce qu'on fait pour vous, vous n'etes pas de la famille." Elle reprit son air niais. "Bien sur, mais ca n'empeche pas que je sois attachee a M. Vulfran, vous pouvez me croire. -- Justement, vous pouvez nous prouver votre attachement par ces soins de tout instant que je vous indiquais, mais encore bien mieux. Mon frere n'a pas besoin seulement d'etre preserve du froid, il a besoin aussi d'etre defendu contre les emotions brusques qui, en le surprenant, pourraient le tuer. Ainsi, ces messieurs me disaient qu'en ce moment il faisait faire recherches sur recherches dans les Indes pour obtenir des nouvelles de son fils, notre cher Edmond." Elle fit une pause, mais inutilement, car Perrine ne repondit pas a cette ouverture, bien certaine que "ces messieurs", c'est-a-dire les deux cousins, n'avaient pas pu parler de ces recherches a Mme Bretoneux; que Casimir en eut parle, il n'y avait la rien que de vraisemblable, puisqu'il avait appele sa mere a son secours; mais Theodore, cela n'etait pas possible. "Ils m'ont dit que lettres et depeches passaient par vos mains et que vous les traduisiez a mon frere. Eh bien! il serait tres important, au cas ou ces nouvelles deviendraient mauvaises, comme nous ne le prevoyons que trop, helas! que mon fils en fut averti le premier; il m'enverrait une depeche, et, comme la distance d'ici a Boulogne n'est pas tres grande, j'accourrais soutenir mon pauvre frere: une soeur, surtout une soeur ainee, trouve d'autres consolations dans son coeur qu'une belle-soeur. Vous comprenez? -- Oh! bien sur, madame, que je comprends; il me semble au moins. -- Alors, nous pouvons compter sur vous?" Perrine hesita un moment, mais elle ne pouvait pas ne pas repondre. "Je ferai tout ce que je pourrai pour M. Vulfran. -- Et ce que vous ferez pour lui, vous le ferez pour nous, comme ce que vous ferez pour nous vous le ferez pour lui. Tout de suite je vais vous prouver que, quant a nous, nous ne serons pas ingrats. Qu'est-ce que vous diriez d'une robe qu'on vous donnerait?" Perrine ne voulut rien dire, mais comme elle devait, une reponse a cette offre, elle la mit dans un sourire. "Une belle robe avec une petite traine, continua Mme Bretoneux. -- Je suis en deuil. -- Mais le deuil n'empeche pas de porter une robe a traine. Vous n'etes pas assez habillee pour diner a la table de mon frere et meme vous etes tres mal habillee, fagotee comme un chien savant. Perrine savait qu'elle n'etait pas bien habillee, cependant elle fut humiliee d'etre comparee a un chien savant, et surtout de la facon dont cette comparaison etait faite, avec l'intention manifeste de la rabaisser. -- J'ai pris ce que j'ai trouve chez Mme Lachaise. -- Mme Lachaise etait bonne pour vous habiller quand vous n'etiez qu'une vagabonde, mais maintenant qu'il a plu a mon frere de vous admettre a sa table, il ne faut pas que nous ayons a rougir de vous; ce qui, nous pouvons le dire entre nous, a lieu en ce moment." Sous ce coup, Perrine perdit la conscience du role qu'elle jouait. "Ah! dit-elle tristement. -- Ce que vous etes drole avec votre blouse, vous n'en avez pas idee." Et l'evocation de ce souvenir fit rire Mme Bretoneux comme si elle avait cette fameuse blouse devant les yeux. "Mais cela est facile a reparer, et quand vous serez belle comme je veux que vous le soyez, avec une robe habillee pour la salle a manger, et un joli costume pour la voiture, vous vous rappellerez a qui vous les devez. C'est comme pour votre lingerie, je me doute qu'elle vaut la robe. Voyons un peu." Disant cela, d'un air d'autorite, elle ouvrit les uns apres les autres les tiroirs de la commode, et meprisante, elle les referma d'un mouvement brusque en haussant les epaules avec pitie. "Je m'en doutais, reprit-elle, c'est miserable, indigne de vous." Perrine, suffoquee, ne repondit rien. "Vous avez de la chance, continua Mme Bretoneux, que je sois venue a Maraucourt, et que je me charge de vous." Le mot qui monta aux levres de Perrine fut un refus: elle n'avait pas besoin qu'on se chargeat d'elle, surtout avec de pareils procedes; mais elle eut la force de le refouler: elle avait un role a remplir, rien ne devait le lui faire oublier; apres tout, c'etaient les paroles de Mme Bretoneux qui etaient mauvaises et dures, ses intentions, au contraire, s'annoncaient bonnes et genereuses. "Je vais dire a mon frere, reprit Mme Bretoneux, qu'il doit vous commander chez une couturiere d'Amiens dont je lui donnerai l'adresse, la robe et le costume qui vous sont indispensables, et de plus, chez une bonne lingere, un trousseau complet. Fiez-vous- en a moi, vous aurez quelque chose de joli, qui a chaque instant, je l'espere au moins, me rappellera a votre souvenir. La-dessus dormez bien, et n'oubliez rien de ce que je vous ai dit." XXV "Faire tout ce qu'elle pourrait pour M. Vulfran" ne signifiait pas du tout, aux yeux de Perrine, ce que Mme Bretoneux avait cru comprendre; aussi se garda-t-elle de jamais dire un mot a Casimir des recherches qui se poursuivaient aux Indes et en Angleterre. Et cependant, quand il la rencontrait seule, Casimir avait une facon de la regarder qui aurait du provoquer les confidences. Mais quelles confidences eut-elle pu faire, alors meme qu'elle se fut decidee a rompre le silence que M. Vulfran lui avait commande? Elles etaient aussi vagues que contradictoires, les nouvelles qui arrivaient de Dakka, de Dehra et de Londres, surtout elles etaient incompletes, avec des trous qui paraissaient difficiles a combler, surtout pour les trois dernieres annees. Mais cela ne desesperait pas M. Vulfran et n'ebranlait pas sa foi. "Nous avons fait le plus difficile, disait-il quelquefois, puisque nous avons eclaire les temps les plus eloignes; comment la lumiere ne se ferait-elle pas sur ceux qui sont pres de nous? un jour ou l'autre le fil se rattachera et alors il n'y aura plus qu'a le suivre." Si de ce cote Mme Bretoneux n'avait guere reussi, au moins n'en avait-il pas ete de meme pour les soins qu'elle avait recommande a Perrine de donner a M. Vulfran. Jusque-la Perrine ne se serait pas permis, les jours de pluie, de relever la capote du phaeton, ni, les jours de froid ou de brouillard, de rappeler a M. Vulfran qu'il etait prudent a lui d'endosser un pardessus, ou de nouer un foulard autour de son cou, pas plus qu'elle n'aurait ose, quand les soirees etaient fraiches, fermer les fenetres du cabinet; mais du moment qu'elle avait ete avertie par Mme Bretoneux que le froid, l'humidite, le brouillard, la pluie, pouvaient aggraver la maladie de M. Vulfran, elle ne s'etait plus laisse arreter par ces scrupules et ces timidites. Maintenant, elle ne montait plus en voiture, quel que fut le temps, sans veiller a ce que le pardessus se trouvat a sa place habituelle avec un foulard dans la poche, et au moindre coup de vent frais, elle le posait elle-meme sur les epaules de M. Vulfran, ou le lui faisait endosser. Qu'une goutte de pluie vint a tomber, elle arretait aussitot, et relevait la capote. Que la soiree ne fut pas tiede apres le diner, et elle refusait de sortir. Au commencement, quand ils faisaient une course a pied, elle allait de son pas ordinaire, et il la suivait sans se plaindre, car la plainte etait precisement ce qu'il avait le plus en horreur, pour lui-meme aussi bien que pour les autres; mais maintenant qu'elle savait que la marche un peu vive lui etait une souffrance accompagnee de toux, d'etouffement, de palpitations, elle trouvait toujours des raisons, sans donner la vraie, pour qu'il ne put pas se fatiguer, et ne fit qu'un exercice modere, celui precisement qui lui etait utile, non nuisible. Une apres-midi qu'ils traversaient ainsi a pied le village, ils rencontrerent Mlle Belhomme, qui ne voulut point passer sans saluer M. Vulfran, et apres quelques paroles de politesse le quitta en disant: "Je vous laisse sous la garde de votre Antigone." Que voulait dire cela? Perrine n'en savait rien et M. Vulfran qu'elle interrogea ne le savait pas davantage. Alors le soir elle questionna l'institutrice, qui lui expliqua ce qu'etait cette Antigone, en lui faisant lire avec un commentaire approprie a sa jeune intelligence, ignorante des choses de l'antiquite, l'_OEdipe a Colone_ de Sophocle; et les jours suivants, abandonnant le Tour du Monde, Perrine recommenca cette lecture pour M. Vulfran, qui s'en montra emu, sensible surtout a ce qui s'appliquait a sa propre situation. "C'est vrai, dit-il, que tu es une Antigone pour moi, et meme plus, puisque Antigone, fille du malheureux OEdipe, devait ses soins et sa tendresse a son pere." Par la, Perrine vit quel chemin elle avait fait dans l'affection de M. Vulfran, qui n'avait pas pour habitude de se repandre en effusion. Elle en fut si bouleversee que, lui prenant la main, elle la lui baisa. "Oui, dit-il, tu es une bonne fille." Et lui mettant la main sur la tete, il ajouta: "Meme quand mon fils sera de retour, tu ne nous quitteras pas, il saura reconnaitra ce que tu as ete pour moi. -- Je suis si peu et je voudrais etre tant! -- Je lui dirai ce que tu as ete, et d'ailleurs il le verra bien, car c'est un homme de coeur que mon fils." Bien souvent il s'etait exprime dans ces termes ou d'autres du meme genre sur ce fils, et toujours elle avait eu la pensee de lui demander comment, avec ces sentiments, il avait pu se montrer si severe, mais chaque fois, les paroles s'etaient arretees dans sa gorge serree par l'emotion: c'etait chose si grave pour elle d'aborder un pareil sujet. Cependant ce soir-la, encouragee par ce qui venait de se passer, elle se sentit plus forte; jamais occasion s'etait-elle presentee plus favorable: elle etait seule avec M. Vulfran, dans son cabinet ou jamais personne n'entrait sans etre appele, assise pres de lui, sous la lumiere de la lampe, devait-elle hesiter plus longtemps? Elle ne le crut pas: "Voulez-vous me permettre, dit-elle, le coeur angoisse et la voix fremissante, de vous demander une chose que je ne comprends pas, et a laquelle je pense a chaque instant sans oser en parler? -- Dis. -- Ce que je ne comprends pas, c'est qu'aimant votre fils comme vous l'aimez, vous ayez pu vous separer de lui. -- C'est qu'a ton age on ne comprend, on ne sent que ce qui est affection, sans avoir conscience du devoir: or mon devoir de pere me faisait une loi d'imposer a mon fils, coupable de fautes qui pouvaient l'entrainer loin, une punition qui serait une lecon. Il fallait qu'il eut la preuve que ma volonte etait au-dessus de la sienne; c'est pourquoi je l'envoyai aux Indes, ou j'avais l'intention de ne le tenir que peu de temps, et ou je lui donnais une situation qui menageait sa dignite, puisqu'il etait le representant de ma maison. Pouvais-je prevoir qu'il s'eprendrait de cette miserable creature et se laisserait entrainer dans un mariage fou, absolument fou? -- Mais le pere Fildes dit que celle qu'il a epousee n'etait point une miserable creature. -- Elle en etait une, puisqu'elle a accepte un mariage nul en France, et des lors je ne pouvais pas la reconnaitre pour ma fille, pas plus que je ne pouvais rappeler mon fils pres de moi, tant qu'il ne se serait pas separe d'elle; c'eut ete manquer a mon devoir de pere, en meme temps qu'abdiquer ma volonte, et un homme comme moi ne peut pas en arriver la; je veux ce que je dois, et ne transige pas plus sur la volonte que sur le devoir." Il dit cela avec une fermete d'accent qui glaca Perrine; puis, tout de suite il poursuivit: "Maintenant, tu peux te demander comment, n'ayant pas voulu recevoir mon fils apres son mariage, je veux presentement le rappeler pres de moi. C'est que les conditions ne sont plus aujourd'hui ce qu'elles etaient a cette epoque. Apres treize annees de ce pretendu mariage, mon fils doit etre aussi las de cette creature que de la vie miserable qu'elle lui a fait mener pres d'elle. D'autre part, les conditions pour moi sont changees aussi: ma sante est loin d'etre restee ce qu'elle etait, je suis malade, je suis aveugle, et je ne peux recouvrer la vue que par une operation qu'on ne risquera que si je suis dans un etat de calme lui assurant des chances serieuses de reussite. Quand mon fils saura cela, crois-tu qu'il hesitera a quitter cette femme, a laquelle d'ailleurs j'assurerai la vie la plus large ainsi qu'a sa fille? Si je l'aime, il m'aime aussi; que de fois a-t-il tourne ses regards vers Maraucourt! que de regrets n'a-t-il pas eprouves! Qu'il apprenne la verite, tu le verras accourir. -- Il devrait donc quitter sa femme et sa fille? -- Il n'a pas de femme, il n'a pas de fille. -- Le pere Fildes dit qu'il a ete marie dans la chapelle de la mission par le pere Leclerc. -- Ce mariage est nul en France pour avoir ete contracte contrairement a la loi. -- Mais aux Indes, est-il nul aussi? -- Je le ferai casser a Rome. -- Mais sa fille? -- La loi ne reconnait pas cette fille. -- La loi est-elle tout? -- Que veux-tu dire? -- Que ce n'est pas la loi qui fait qu'on aime ou qu'on n'aime pas ses enfants, ses parents. Ce n'etait pas en vertu de la loi que j'aimais mon pauvre papa, mais parce qu'il etait bon, tendre, affectueux, attentif pour moi, parce que j'etais heureuse quand il m'embrassait, joyeuse quand il me disait de douces paroles ou qu'il me regardait avec un sourire; et parce que je n'imaginais pas qu'il y eut rien de meilleur que d'etre avec lui-meme, quand il ne me parlait point et s'occupait de ses affaires. Et lui, il m'aimait parce qu'il m'avait elevee, parce qu'il me donnait ses soins, son affection, et plus encore, je crois bien, parce qu'il sentait que je l'aimais de tout mon coeur. La loi n'avait rien a voir la dedans; je ne me demandais pas si c'etait la loi qui le faisait mon pere, car j'etais bien certaine que c'etait l'affection que nous avions l'un pour l'autre. -- Ou veux-tu en venir? -- Pardonnez-moi si je dis des paroles qui vous paraissent deraisonnables, mais je parle tout haut, comme je pense, comme je sens. -- Et c'est pour cela que je t'ecoute, parce que tes paroles, pour peu experimentees qu'elles soient, sont au moins celles d'une bonne fille. -- Eh bien, monsieur, j'en veux venir a ceci, c'est que si vous aimez votre fils et voulez l'avoir pres de vous, lui de son cote il doit aimer sa fille et veut l'avoir pres de lui. -- Entre son pere et sa fille, il n'hesitera pas; d'ailleurs le mariage annule, elle ne sera plus rien pour lui. Les filles de l'Inde sont precoces; il pourra bientot la marier, ce qui, avec la dot que je lui assurerai, sera facile; il ne sera donc pas assez peu sense pour ne pas se separer d'une fille qui, elle, n'hesiterait pas a se separer bientot de lui pour suivre son mari. D'ailleurs, notre vie n'est pas faite que de sentiment, elle l'est aussi d'autres choses qui pesent d'un lourd poids sur nos determinations: quand Edmond est parti pour les Indes, ma fortune n'etait pas ce qu'elle est maintenant; quand il verra, et je la lui montrerai, la situation qu'elle lui assure a la tete de l'industrie de son pays, l'avenir qu'elle lui promet, avec toutes les satisfactions des richesses et des honneurs, ce ne sera pas une petite moricaude qui l'arretera. -- Mais cette petite moricaude n'est peut-etre pas aussi horrible que vous l'imaginez. -- Une Hindoue. -- Les livres que je vous lisais disent que les Hindous sont en moyenne plus beaux que les Europeens. -- Exagerations de voyageurs. -- Qu'ils ont les membres souples, le visage d'un ovale pur, les yeux profonds avec un regard fier, la bouche discrete, la physionomie douce; qu'ils sont adroits, gracieux dans leurs mouvements; qu'ils sont sobres, patients, courageux au travail; qu'ils sont appliques a l'etude... -- Tu as de la memoire. -- Ne doit-on pas retenir ce qu'on lit? Enfin il resulte de ces livres qu'une Hindoue n'est pas forcement une horreur comme vous etes dispose a le croire. -- Que m'importe, puisque je ne la connaitrai pas. -- Mais si vous la connaissiez, vous pourriez peut-etre vous interesser a elle, vous attacher a elle... -- Jamais; rien qu'en pensant a elle et a sa mere, je suis pris d'indignation. -- Si vous la connaissiez... cette colere s'apaiserait peut-etre." Il serra les poings dans un moment de fureur qui troubla Perrine, mais cependant ne lui coupa pas la parole: "J'entends si elle n'etait pas du tout ce que vous supposez; car elle peut, n'est-ce pas, etre le contraire de ce que votre colere imagine: le pere Fildes dit que sa mere etait douee des plus charmantes qualites, intelligente, bonne, douce... -- Le pere Fildes est un brave pretre qui voit la vie et les gens avec trop d'indulgence; d'ailleurs, il ne l'a pas connue, cette femme dont il parle. -- Il dit qu'il parle d'apres les temoignages de tous ceux qui l'ont connue; ces temoignages de tous n'ont-ils pas plus d'importance que l'opinion d'un seul? Enfin, si vous la receviez dans votre maison, n'aurait-elle pas, elle, votre petite fille, des soins plus intelligents que ceux que je peux avoir, moi? -- Ne parle pas contre toi. -- Je ne parle ni pour ni contre moi, mais pour ce qui est la justice... -- La justice! -- Telle que je la sens; ou si vous voulez, pour ce que, dans mon ignorance, je crois etre la justice. Precisement parce que sa naissance est menacee et contestee, cette jeune fille en se voyant accueillie, ne pourrait pas ne pas etre emue d'une profonde reconnaissance. Pour cela seul, en dehors de toutes les autres raisons qui la pousseraient, elle vous aimerait de tout son coeur." Elle joignit les mains en le regardant comme s'il pouvait la voir, et avec un elan qui donnait a sa voix un accent vibrant: "Ah! monsieur, ne voulez-vous pas etre aime par votre fille?" Il se leva d'un mouvement impatient: "Je t'ai dit qu'elle ne serait jamais ma fille. Je la hais, comme je hais sa mere; elles qui m'ont pris mon fils, qui me le gardent. Est-ce que, si elles ne l'avaient pas ensorcele, il ne serait pas pres de moi depuis longtemps? Est-ce qu'elles n'ont pas ete tout pour lui, quand moi son pere, je n'etais rien?" Il parlait avec vehemence en marchant a pas saccades par son cabinet, emporte, secoue par un acces de colere qu'elle n'avait pas encore vu. Tout a coup il s'arreta devant elle: "Monte a ta chambre, dit-il, et plus jamais, tu entends, plus jamais, ne te permets de me parler de ces miserables; car enfin de quoi te meles-tu? Qui t'a charge de me tenir un pareil discours?" Un moment interdite, elle se remit: "Oh! personne, monsieur, je vous jure; j'ai traduit, moi fille sans parents, ce que mon coeur me disait, me mettant a la place de votre petite fille." Il se radoucit, mais ce fut encore d'un ton menacant qu'il ajouta: "Si tu ne veux pas que nous nous fachions, desormais n'aborde jamais ce sujet, qui m'est, tu le vois, douloureux; tu ne dois pas m'exasperer. -- Pardonnez-moi, dit-elle la voix brisee par les larmes qui l'etouffaient, certainement j'aurais du me taire. -- Tu l'aurais du d'autant mieux que ce que tu as dit etait inutile." XXXVI Pour suppleer aux nouvelles que ses correspondants ne lui donnaient point, sur la vie de son fils, pendant les trois dernieres annees, M. Vulfran faisait paraitre dans les principaux journaux de Calcutta, de Dakka, de Dehra, de Bombay, de Londres, une annonce repetee chaque semaine, promettant quarante livres de recompense a qui pourrait fournir un renseignement, si mince qu'il fut, mais certain cependant, sur Edmond Paindavoine; et comme une des lettres qu'il avait recues de Londres parlait d'un projet d'Edmond de passer en Egypte et peut-etre en Turquie, il avait etendu ses insertions au Caire, a Alexandrie, a Constantinople: rien ne devait etre neglige, meme l'impossible, meme l'improbable; d'ailleurs n'etait-ce pas l'improbable qui devenait le vraisemblable dans cette existence cahotee? Ne voulant pas donner son adresse, ce qui eut pu l'exposer a toutes sortes de sollicitations plus ou moins malhonnetes, c'etait celle de son banquier a Amiens que M. Vulfran avait indiquee; c'etait donc celui-ci qui recevait les lettres que l'offre des mille francs provoquait, et qui les transmettait a Maraucourt. Mais de ces lettres assez nombreuses, pas une seule n'etait serieuse; la plupart provenaient d'agents d'affaires, qui s'engageaient a faire des recherches dont ils garantissaient le succes, si on voulait bien leur envoyer une provision indispensable aux premieres demarches; quelques-unes etaient de simples romans qui se lancaient dans une fantaisie vague promettant tout et ne donnant rien; d'autres enfin racontaient des faits remontant a cinq, dix, douze ans; aucune ne se renfermait dans les trois dernieres annees fixees par l'annonce, pas plus qu'elle ne fournissait l'indication precise demandee. C'etait Perrine qui lisait ces lettres ou les traduisait, et si nulles qu'elles fussent generalement, elles ne decourageaient pas M. Vulfran et n'ebranlaient pas sa foi: "Il n'y a que l'annonce repetee qui produise de l'effet", disait- il toujours. Et sans se lasser, il repetait les siennes. Un jour enfin une lettre datee de Serajevo en Bosnie apporta une offre qui paraissait pouvoir etre prise en consideration: elle etait en mauvais anglais, et disait que si l'on voulait deposer les quarante livres promises par l'insertion du _Times_, chez un banquier de Serajevo, on s'engageait a fournir des nouvelles authentiques de M. Edmond Paindavoine remontant au mois de novembre de la precedente annee: au cas ou l'on accepterait cette proposition, on devait repondre poste restante a Serajevo sous le numero 917. "Eh bien, tu vois si j'avais raison, s'ecria M. Vulfran, c'est pres de nous, le mois de novembre." Et il montra une joie qui etait un aveu de ses craintes: c'etait maintenant qu'il pouvait affirmer l'existence d'Edmond avec preuves a l'appui et non plus seulement en vertu de sa foi paternelle. Pour la premiere fois depuis que ses recherches se poursuivaient, il parla de son fils a ses neveux et a Talouel. "J'ai la grande joie de vous annoncer que j'ai des nouvelles d'Edmond; il etait en Bosnie au mois de novembre." L'emoi fut grand quand ce bruit se repandit dans le pays. Comme toujours en pareille circonstance on l'amplifia: "M. Edmond va arriver! -- Est ce possible? -- Si vous voulez en avoir la certitude regardez la mine des neveux et de Talouel." En realite, elle etait curieuse cette mine: preoccupee chez Theodore autant que chez Casimir, avec quelque chose de contraint; au contraire epanouie chez Talouel, qui depuis longtemps avait pris l'habitude de faire exprimer a sa physionomie comme a ses paroles precisement le contraire de ce qu'il pensait. Cependant il y avait des gens qui ne voulaient pas croire a ce retour: "Le vieux a ete trop dur; le fils n'avait pas merite que, pour quelques dettes, on l'envoyat aux Indes. Mis en dehors de sa famille, il s'en est cree une autre la-bas. -- Et puis etre en Bosnie, en Turquie, quelque part par la, cela, ne veut pas dire qu'on, est en route pour Maraucourt; est-ce que la route des Indes en France passe par la Bosnie?" Cette reflexion etait de Bendit, qui, avec son sang-froid anglais, jugeait les choses au seul point de vue pratique, sans y meler aucune consideration sentimentale. "Comme vous je desire le retour du fils, disait-il, cela donnerait a la maison une solidite qui lui manque, mais il ne suffit pas que je desire une chose pour que j'y croie; c'est Francais cela, ce n'est pas Anglais, et moi, vous savez, _I am an Englishman_." Justement parce que ces reflexions etaient d'un Anglais, elles faisaient hausser les epaules: si le patron parlait du retour de son fils, on pouvait avoir foi en lui; il n'etait pas homme a s'emballer, le patron. "En affaires, oui; mais en sentiment, ce n'est pas l'industriel qui parle, c'est le pere." A chaque instant M. Vulfran s'entretenait avec Perrine de ses esperances: "Ce n'est plus qu'une affaire de temps: la Bosnie, ce n'est pas l'Inde, une mer dans laquelle on disparait; si nous avons des nouvelles certaines pour le mois de novembre, elles nous mettront sur une piste qu'il sera facile de suivre." Et il avait voulu que Perrine prit dans la bibliotheque les livres qui parlaient de Bosnie, cherchant en eux, sans y trouver une explication satisfaisante, ce que son fils etait venu faire dans ce pays sauvage, au climat rude, ou il n'y a ni commerce, ni industrie. "Peut-etre s'y trouvait-il simplement en passant, dit Perrine. -- Sans doute, et c'est un indice de plus pour prouver son prochain retour; de plus s'il etait la de passage, il semble vraisemblablement qu'il n'etait pas accompagne de sa femme et de sa fille, car la Bosnie n'est pas un pays pour les touristes; donc il y aurait separation entre eux." Comme elle ne repondait rien malgre l'envie qu'elle en avait, il s'en facha: "Tu ne dis rien. -- C'est que je n'ose pas ne pas etre d'accord avec vous. -- Tu sais bien que je veux que tu me dises tout ce que tu penses. -- Vous le voulez pour certaines choses, vous ne le voulez pas pour d'autres. Ne m'avez-vous pas defendu d'aborder jamais ce qui se rapporte a... cette jeune fille? Je ne veux pas m'exposer a vous facher. -- Tu ne me facheras pas en disant les raisons pour lesquelles tu admets qu'elles ont pu venir en Bosnie. -- D'abord parce que la Bosnie n'est pas un pays inabordable pour des femmes, surtout quand ces femmes ont voyage dans les montagnes de l'Inde, qui ne ressemblent en rien pour les fatigues et les dangers a celles des Balkans. Et puis d'un autre cote, si M. Edmond ne faisait que traverser la Bosnie, je ne vois pas pourquoi sa femme et sa fille ne l'auraient pas accompagne, puisque les lettres que vous avez recues des differentes contrees de l'Inde disent que partout elles etaient avec lui. Enfin il y a encore une autre consideration que je n'ose pas vous dire, precisement parce qu'elle n'est pas d'accord avec vos esperances. -- Dis-la quand meme. -- Je la dirai, mais a l'avance je vous demande de ne voir dans mes paroles que le souci de votre sante, qui serait atteinte au cas ou votre attente serait decue; ce qui est possible n'est-ce pas? -- Explique-toi clairement. -- De ce que M. Edmond etait a Serajevo au mois de novembre, vous concluez qu'il doit etre de retour ici... bientot. -- Evidemment. -- Et cependant on peut ne pas le retrouver. -- Je n'admets pas cela. -- Une raison ou une autre peut l'empecher de revenir... N'est-il pas possible qu'il ait disparu? -- Disparu? -- S'il etait retourne aux Indes... ou ailleurs; s'il etait parti pour l'Amerique? -- Les si entasses les uns par-dessus les autres conduisent a l'absurde. -- Sans doute, monsieur, mais en choisissant ceux qu'on desire et en repoussant les autres on s'expose... -- A quoi? -- Quand ce ne serait qu'a l'impatience. Voyez dans quel etat agite vous etes depuis que vous avez recu cette nouvelle de Serajevo; et cependant les delais ne sont pas ecoules pour que la reponse vous soit parvenue. Vous ne toussiez presque plus; vous avez maintenant plusieurs acces par jour et aussi des palpitations, de l'essoufflement: votre visage rougit a chaque instant; les veines de votre front se gonflent. Que se passera-t- il si cette reponse se fait encore attendre, et surtout si... elle n'est pas ce que vous esperez, ce que vous voulez? Vous vous etes si bien habitue a dire: "Cela est ainsi, et non autrement", que je ne peux pas ne pas m'... inquieter. Cela est si terrible d'etre frappe par le pire, quand c'est au meilleur qu'on croit, et si j'en parle ainsi, c'est que cela m'est arrive: apres avoir tout craint pour mon pere, nous etions sures de son prompt retablissement le jour meme ou nous l'avons perdu; nous avons ete folles, maman et moi, et certainement c'est la violence de ce coup inattendu qui a tue ma pauvre maman; elle n'a pas pu se relever; six mois apres, elle est morte a son tour. Alors pensant a cela, je me dis..." Mais elle n'acheva pas, les sanglots etranglerent les paroles dans sa gorge, et comme elle voulait les contenir, car elle comprenait qu'ils ne s'expliquaient pas, ils la suffoquerent. "N'evoque pas ces souvenirs, pauvre petite, dit M. Vulfran, et parce que tu as ete cruellement eprouvee, n'imagine pas qu'il n'y a que malheurs en ce monde; cela serait mauvais pour toi; de plus cela serait injuste." Evidemment tout ce qu'elle dirait, ce qu'elle ferait, n'ebranlerait pas cette confiance, qui ne voulait croire possible que ce qui s'accordait avec son desir: elle ne pouvait donc qu'attendre en se demandant, pleine d'angoisses, ce qui se passerait lorsque arriverait la lettre du banquier d'Amiens apportant la reponse de Serajevo. Mais ce ne fut pas une lettre qui arriva, ce fut le banquier lui- meme. Un matin que Talouel comme a son ordinaire se promenait sur son banc de quart les mains dans ses poches, surveillant de son regard, qui ne laissait rien echapper, les cours de l'usine, il vit le banquier qu'il connaissait bien descendre de voiture a la grille des Shedes, et se diriger vers les bureaux d'un pas grave, avec une attitude compassee. Precipitamment il degringola l'escalier de sa veranda et courut au-devant de lui: en approchant, il constata que la mine etait d'accord avec la demarche et l'attitude. Incapable de se contenir il s'ecria: "Je suppose que les nouvelles sont mauvaises, cher monsieur? -- Mauvaises." La reponse se renferma dans ce seul mot. Talouel insista: "Mais... -- Mauvaises." Puis, changeant tout de suite de sujet: "M. Vulfran est dans ses bureaux? -- Sans doute. -- Je dois l'entretenir tout d'abord. -- Cependant... -- Vous comprenez." Si le banquier qui, dans son attitude embarrassee, fixait ses regards a terre, avait eu des yeux pour voir, il aurait devine qu'au cas ou Talouel deviendrait un jour le maitre des usines de Maraucourt, il lui ferait payer cher cette discretion. Autant Talouel s'etait montre obsequieux quand il avait espere obtenir ce qu'il voulait savoir, autant il afficha de brutalite quand il vit ses avances repoussees: "Vous trouverez M. Vulfran dans son cabinet", dit-il en s'eloignant les mains dans ses poches. Comme ce n'etait pas la premiere fois que le banquier venait a Maraucourt, il n'eut pas de peine a trouver le cabinet de M. Vulfran, et arrive a sa porte, il s'arreta un moment pour se preparer. Il n'avait pas encore frappe qu'une voix, celle de M. Vulfran, cria: "Entrez!" Il n'y avait plus a differer, il entra en s'annoncant: "Bonjour, monsieur Vulfran. -- Comment, c'est vous! a Maraucourt! -- Oui, j'avais affaire ce matin a Picquigny; alors j'ai pousse jusqu'ici pour vous apporter des nouvelles de Serajevo." -- Perrine assise a sa table n'avait pas besoin que ce nom fut prononce pour savoir qui venait d'entrer: elle resta petrifiee. "Eh bien? demanda M. Vulfran d'une voix impatiente. -- Elles ne sont pas ce que vous deviez esperer, ce que nous esperions tous. -- Notre homme a voulu nous escroquer les quarante livres? -- Il semble que ce soit un honnete homme. -- Il ne sait rien? -- Ses renseignements ne sont que trop authentiques... malheureusement. -- Malheureusement!" C'etait la premiere parole de doute que M. Vulfran prononcait. Il s'etablit un silence, et sur la physionomie de M. Vulfran qui s'assombrissait, il fut facile de voir par quels sentiments il passait: la surprise, l'inquietude. "Alors on n'a plus de nouvelles d'Edmond depuis le mois de novembre? dit-il. -- On n'en a plus. -- Mais quelles nouvelles a-t-on eues a cette epoque? quel caractere de certitude, d'authenticite presentent-elles? -- Nous avons des pieces officielles, visees par le consul de France a Serajevo. -- Mais parlez donc, rapportez ces nouvelles memes. -- En novembre, M. Edmond est arrive a Sarajevo comme... photographe. -- Allons donc! vous voulez dire avec des appareils de photographie? -- Avec une voiture de photographe ambulant, dans laquelle il voyageait en famille, accompagne de sa femme et de sa fille. Pendant quelques jours il a fait des portraits sur une place de la ville..." Il chercha dans les papiers qu'il avait deplies sur un coin du bureau de M. Vulfran. "Puisque vous avez des pieces, lisez-les, dit M. Vulfran, ce sera plus vite fait. -- Je vais vous les lire; je vous disais qu'il avait travaille comme photographe sur une place publique, la place Philippovitch. Au commencement de novembre il quitta Serajevo pour..." Il consulta de nouveau ses papiers: "... pour Travnik, et tomba... ou arriva malade a un village situe entre ces deux villes. -- Mon Dieu, s'ecria M. Vulfran, mon Dieu, mon Dieu!" Et il joignit les mains, le visage decompose, tremblant de la tete aux pieds comme si la vision de son fils se dressait devant lui. "Vous etes un homme de grande force... -- Il n'y a pas de force contre la mort. Mon fils.... -- Eh bien oui, il faut que vous connaissiez l'affreuse verite: le sept novembre... M. Edmond... est mort a Bousovatcha d'une congestion pulmonaire. -- C'est impossible! -- Helas! monsieur, moi aussi j'ai dit: c'est impossible en recevant ces pieces, bien que leur traduction soit visee par le consul de France; mais cet acte de deces d'Edmond Vulfran Paindavoine, ne a Maraucourt (Somme), age de trente-quatre ans, n'emprunte-t-il pas un caractere d'authenticite a ces renseignements memes, si precis? Cependant, voulant douter malgre tout, j'ai, en recevant ces pieces hier, telegraphie a notre consul a Serajevo; voici sa reponse: "Pieces authentiques, mort certaine." Mais M. Vulfran paraissait ne pas ecouter: affaisse dans son fauteuil, ecroule sur lui-meme, la tete penchee en avant reposant sur sa poitrine, il ne donnait aucun signe de vie, et Perrine affolee, eperdue, suffoquee, se demandait s'il etait mort. Tout a coup, il redressa son visage ruisselant de larmes qui jaillissaient de ses yeux sans regard, et tendant la main il pressa le bouton des sonneries electriques qui correspondaient dans les bureaux de Talouel, de Theodore et de Casimir. Cet appel etait si violent qu'ils accoururent aussitot tous trois. "Vous etes la, dit-il, Talouel, Theodore, Casimir? Tous trois repondirent en meme temps. "J'apprends la mort de mon fils. Elle est certaine. Talouel, arretez partout et immediatement le travail; telephonez qu'on affiche qu'il reprendra apres-demain, et que demain un service sera celebre dans les eglises de Maraucourt, Saint-Pipoy, Hercheux, Bacourt et Flexelles. -- Mon oncle!" s'ecrierent d'une meme voix les deux neveux. Mais il les arreta: "J'ai besoin d'etre seul; laissez-moi." Tout le monde sortit, Perrine seule resta. "Aurelie, tu es la?" demanda M. Vulfran. Elle repondit dans un sanglot. "Rentrons au chateau." Comme toujours il avait pose sa main sur l'epaule de Perrine, et ce fut ainsi qu'ils sortirent au milieu du premier flot des ouvriers qui quittaient les ateliers: ils traverserent ainsi le village ou deja la nouvelle courait de porte en porte, et chacun en les voyant passer se demandait s'il survivrait a cet ecrasement; comme il etait deja courbe, lui qui d'ordinaire marchait si solide, couche en avant comme un arbre que la tempete a brise par le milieu de son tronc. Mais cette question, Perrine se la posait avec plus d'angoisse encore, car aux secousses que de sa main il lui imprimait a l'epaule, elle sentait, sans qu'il prononcat une seule parole, combien profondement il etait atteint. Quand elle l'eut conduit dans son cabinet, il la renvoya: "Explique pourquoi je veux etre seul, dit-il, que personne n'entre, que personne ne me parle." Comme elle allait sortir: "Et je me refusais a te croire! -- Si vous vouliez me permettre... -- Laisse-moi", dit-il rudement. XXXVII Toute la nuit le chateau fut plein de mouvement et de bruit, car successivement arriverent: de Paris, M. et Mme Stanislas Paindavoine, prevenus par Theodore; de Boulogne, M. et Mme Bretoneux, avertis par Casimir; enfin de Dunkerque et de Rouen, les deux filles de Mme Bretoneux avec leurs maris et leurs enfants. Personne n'aurait manque au service de ce pauvre Edmond. D'ailleurs ne fallait-il pas etre la pour prendre position et se surveiller? Maintenant que la place etait vide, et bien vide a jamais, qui allait s'en emparer? C'etait l'heure des manoeuvres habiles ou chacun devait s'employer entierement, avec toute son energie, toute son intelligence, toute son intrigue. Quel desastre si cette industrie qui etait une des forces du pays, tombait aux mains d'un incapable comme Theodore! Quel malheur si un esprit borne comme Casimir en prenait la direction! Et aucune des deux familles n'avait la pensee d'admettre qu'une association fut possible, qu'un partage put se faire entre les deux cousins: on voulait tout pour soi; l'autre n'aurait rien: quels droits d'ailleurs avait-il a faire valoir cet autre? Perrine s'attendait a la visite matinale de Mme Bretoneux, et aussi a celle de Mme Paindavoine; mais elle ne recut ni l'une ni l'autre, ce qui lui fit comprendre qu'on ne croyait plus avoir besoin d'elle, au moins pour le moment. Qu'etait-elle en effet dans cette maison? Maintenant c'etait le frere de M. Vulfran, sa soeur, ses neveux, ses nieces, ses heritiers, enfin, qui y etaient les maitres. Elle s'attendait aussi a ce que M. Vulfran l'appellerait pour qu'elle le conduisit a l'eglise, comme elle le faisait tous les dimanches depuis qu'elle avait remplace Guillaume; mais il n'en fut rien, et quand les cloches, qui depuis la veille sonnaient des glas de quart d'heure en quart d'heure, annoncerent la messe, elle le vit monter en landau appuye sur le bras de son frere, accompagne de sa soeur et de sa belle-soeur, tandis que les membres de la famille prenaient place dans les autres voitures. Alors, n'ayant pas de temps a perdre, elle qui devait faire a pied le trajet du chateau a l'eglise, elle partit au plus vite. Elle quittait une maison sur laquelle la Mort avait etendu son linceul; elle fut surprise en traversant a la hate les rues du village, de remarquer qu'elles avaient leur air des dimanches, c'est-a-dire que les cabarets etaient pleins d'ouvriers qui buvaient en bavardant avec un tapage assourdissant, tandis que le long des maisons, assises sur des chaises, ou sur le pas de leur porte, les femmes causaient et que les enfants jouaient dans les cours. Personne n'assisterait-il donc au service? En entrant dans l'eglise ou elle avait eu peur de ne pas pouvoir entrer, elle la vit a moitie vide: dans le choeur etait rangee la famille; ca et la se montraient les autorites du village, les fournisseurs, le haut personnel des usines, mais rares, tres rares etaient les ouvriers, hommes, femmes, enfants qui, en cette journee dont les consequences pouvaient etre si graves pour eux cependant, avaient eu la pensee de venir joindre leurs prieres a celles de leur patron. Le dimanche sa place etait a cote de M, Vulfran, mais comme elle n'avait pas qualite pour l'occuper, elle prit une chaise a cote de Rosalie qui accompagnait sa grand'mere en grand deuil. "Helas! mon pauvre petit Edmond, murmura la vieille nourrice qui pleurait, quel malheur! Qu'est-ce que dit M. Vulfran?" Mais l'office qui commencait dispensa Perrine de repondre, et ni Rosalie, ni Francoise ne lui adresserent plus la parole, voyant combien elle etait bouleversee. A la sortie, elle fut arretee par Mlle Belhomme qui, comme Francoise, voulut l'interroger sur, M. Vulfran, et a qui elle dut repondre qu'elle ne l'avait pas vu depuis la veille. "Vous rentrez a pied? demanda l'institutrice. -- Mais oui. -- Eh bien, nous ferons route ensemble jusqu'aux ecoles." Perrine eut voulu etre seule, mais elle ne pouvait pas refuser, et elle dut suivre la conversation de l'institutrice. "Savez-vous a quoi je pensais en regardant M. Vulfran se lever, s'asseoir, s'agenouiller pendant l'office, si brise, si accable qu'il semblait toujours qu'il ne pourrait pas se redresser? C'est que pour la premiere fois aujourd'hui, il a peut-etre ete bon pour lui d'etre aveugle. -- Pourquoi? -- Parce qu'il n'a pas vu combien l'eglise etait peu remplie. C'eut ete une douleur de plus que cette indifference de ses ouvriers a son malheur. --Ils n'etaient pas nombreux, cela est vrai. -- Au moins il ne l'a pas vu. -- Mais etes-vous sure qu'il ne s'en soit pas rendu compte par le silence vide de l'eglise en meme temps que par le brouhaha des cabarets, quand il a traverse les rues du village? Avec les oreilles il reconstitue bien des choses. -- Cela serait un chagrin de plus pour lui, dont il n'a pas besoin, le pauvre homme; et cependant..." Elle fit une pause pour retenir ce qu'elle allait dire; mais comme elle n'avait pas l'habitude de jamais cacher ce qu'elle pensait, elle ajouta: "Et cependant ce serait une lecon, une grande lecon, car voyez- vous, mon enfant, nous ne pouvons demander aux autres de s'associer a nos douleurs, que lorsque nous nous associons nous- memes a celles qu'ils eprouvent, ou a leur souffrance; et on peut le dire, parce que c'est l'expression de la stricte verite..." Elle baissa la voix: "... Ce n'a jamais ete le cas de M. Vulfran: homme juste avec les ouvriers, leur accordant ce qu'il leur croit du, mais c'est tout; et la seule justice, comme regle de ce monde, ce n'est pas assez: n'etre que juste, c'est etre injuste. Comme il est regrettable que M. Vulfran n'ait jamais eu l'idee qu'il pouvait etre un pere pour ses ouvriers; mais entraine, absorbe par ses grandes affaires, il n'a applique son esprit superieur qu'aux seules affaires. Quel bien il eut pu faire cependant, non seulement ici meme, ce qui serait deja considerable, mais partout par l'exemple donne. Qu'il en eut ete ainsi, et vous pouvez etre certaine que nous n'aurions pas vu aujourd'hui... ce que nous voyons." Cela pouvait etre vrai, mais Perrine n'etait pas en situation d'apprecier la morale de ces paroles, qui la blessaient par ce qu'elles disaient, autant que parce qu'elle les entendait de la bouche de Mlle Belhomme, pour qui elle s'etait vite prise d'une affection respectueuse. Qu'une autre eut exprime ces idees, il lui semblait que cela l'eut laissee indifferente, mais elle souffrait de ce qu'elles etaient celles d'une femme en qui elle avait mis une grande confiance. En arrivant devant les ecoles elle se hata donc de la quitter. "Pourquoi n'entrez-vous pas, nous dejeunerions ensemble, dit Mlle Belhomme qui avait devine que son eleve ne devait pas prendre place a la table de la famille. -- Je vous remercie: M. Vulfran peut avoir besoin de moi. -- Alors rentrez." Mais en arrivant au chateau elle vit que M. Vulfran n'avait pas besoin d'elle, et meme qu'il ne pensait pas du tout a elle; car Bastien qu'elle rencontra dans l'escalier lui dit qu'en descendant de voiture, M. Vulfran s'etait enferme dans son cabinet, ou personne ne devait entrer: "En un jour comme aujourd'hui, il ne veut meme pas dejeuner avec la famille. -- Elle reste, la famille? -- Vous pensez bien que non; apres le dejeuner, tout le monde part; je crois qu'il ne voudra meme pas recevoir les adieux de ses parents. Ah! il est bien accable. Qu'est-ce que nous allons devenir, mon Dieu! Il faudra nous aider. -- Que puis-je? -- Vous pouvez beaucoup: M. Vulfran a confiance en vous, et il vous aime bien. -- Il m'aime! -- Je sais ce que je dis, et c'est gros, cela." Comme Bastien l'avait annonce, toute la famille partit apres le dejeuner; mais jusqu'au soir Perrine resta dans sa chambre sans que M. Vulfran la fit appeler; ce fut seulement un peu avant le coucher que Bastien vint lui dire que le patron la prevenait de se tenir prete a l'accompagner le lendemain matin a l'heure habituelle. "Il veut se remettre au travail, mais le pourra-t-il? Ce sera le mieux: le travail c'est sa vie." Le lendemain a l'heure fixee, comme tous les matins elle se trouva dans le hall, attendant M. Vulfran, et bientot elle le vit paraitre, marchant courbe, conduit par Bastien, qui, silencieusement fit un signe attriste pour dire que la nuit avait ete mauvaise. "Aurelie est-elle la?" demanda-t-il d'une voix alteree, dolente et faible comme celle d'un enfant malade. Elle s'avanca vivement: "Me voila, monsieur. -- Montons en voiture." Elle eut voulu l'interroger, mais elle n'osa pas; une fois assis en voiture, il s'affaissa et, la tete inclinee en avant, il ne prononca pas un mot. Au bas du perron des bureaux, Talouel se tenait pret a le recevoir et a l'aider a descendre; ce qu'il fit, obsequieusement: "Je suppose que vous vous etes senti assez fort pour venir, dit-il d'une voix compatissante qui contrastait avec l'eclat de ses yeux. -- Je ne me suis pas senti fort du tout; mais je suis venu parce que je devais venir. -- C'est ce que je voulais dire..." M. Vulfran lui coupa la parole en appelant Perrine et en se faisant conduire par elle a son cabinet. Bientot commenca le depouillement de la correspondance, qui etait volumineuse, comprenant les lettres de deux jours; il le laissa se faire, sans une seule observation, un seul ordre, comme s'il etait sourd ou endormi. Ensuite venait la reunion des chefs de services, dans laquelle devait ce jour-la se decider une grosse question, qui engageait serieusement les interets de la maison: devait-on vendre les grandes provisions de jute qu'on avait aux Indes et en Angleterre, en ne gardant que ce qui etait indispensable a la fabrication courante des usines pendant un certain temps, ou bien devait-on faire de nouveaux achats? en un mot se mettre a la hausse ou a la baisse? Habituellement les affaires de ce genre se traitaient avec une methode rigoureuse, dont personne ne s'ecartait: chacun a tour de role, en commencant par le plus jeune, donnait son avis et developpait ses raisons; M. Vulfran ecoutait, et a la fin, faisait connaitre la resolution qu'il se proposait de suivre; -- ce qui ne voulait pas dire qu'il la suivrait, car plus d'une fois on apprenait, six mois ou un an apres, qu'il avait fait precisement le contraire de ce qu'il avait dit; mais en tout cas, il se prononcait avec une nettete qui emerveillait ses employes, et toujours la discussion aboutissait. Ce matin-la la deliberation suivit sa marche ordinaire, chacun expliqua ses raisons pour vendre ou pour acheter; mais quand vint le tour de parole de Talouel, ce ne fut pas une affirmation que celui-ci produisit, ce fut un doute: "Je n'ai jamais ete si embarrasse; il y a de bien bonnes raisons pour, mais il y en a de bien fortes contre." Il etait sincere, en confessant cet embarras, car c'etait une regle chez lui de suivre la discussion sur la physionomie du maitre, bien plus que sur les levres de celui qui parlait, et de se decider d'apres ce que disait cette physionomie, qu'il avait appris a connaitre par une longue pratique, sans s'inquieter de ce qu'il pouvait penser lui-meme: que pouvait d'ailleurs peser son opinion dans la balance, ou de l'autre cote, ce qu'il mettait etait une flatterie au patron, dont il devait toujours et en tout devancer le sentiment? Or, ce matin-la, cette physionomie n'avait absolument rien exprime, qu'un vague exasperant. Voulait-il acheter, voulait-il vendre? A vrai dire il semblait ne pas prendre souci plus de l'un que de l'autre; absent, envole, perdu dans un autre monde que celui des affaires. Apres Talouel, deux conclusions furent encore emises, puis ce fut au patron de rendre son arret; et comme toujours, meme plus complet que toujours, s'etablit un respectueux silence, tandis que les yeux restaient attaches sur lui. On attendait, et comme il ne disait rien on s'interrogeait du regard: avait-il donc perdu l'intelligence ou le sentiment de la realite? Enfin il leva le bras, et dit: "Je vous avoue que je ne sais que decider." Quelle stupefaction! Eh quoi, il en etait la! Pour la premiere fois depuis qu'on le connaissait, il se montrait indecis, lui toujours si resolu, si bien maitre de sa volonte. Et les regards, qui tout a l'heure se cherchaient, evitaient maintenant de se rencontrer: les uns par compassion; les autres, particulierement ceux de Talouel et des neveux, de peur de se trahir. Il dit encore: "Nous verrons plus tard." Alors chacun se retira, sans dire un mot, et en s'en allant, sans echanger ses reflexions. Reste seul avec Perrine, assise a la petite table d'ou elle n'avait pas bouge, il ne parut pas faire attention au depart de ses employes, et garda son attitude accablee. Le temps s'ecoula, il ne bougea point. Souvent elle l'avait vu rester, immobile devant sa fenetre ouverte, plonge dans ses pensees ou ses reves, et cette attitude s'expliquait de meme que son inaction et son mutisme, puisqu'il ne pouvait ni lire, ni ecrire; mais alors elle ne ressemblait en rien a celle de maintenant, et a le regarder, l'oreille attentive, on pouvait voir sur sa physionomie mobile, que par les bruits de l'usine il suivait son travail comme s'il le surveillait de ses yeux, dans chaque atelier ou chaque cour: le battement des metiers, les echappements de la vapeur, les ronflements des cannetieres, les lamentables gemissements de la valseuse, le decrochage et l'accrochage des wagons, le roulement des wagonets, les coups de sifflet des locomotives, les commandements de manoeuvres, meme le sabotage des ouvriers quand ils traversaient d'un pas traine un chemin pave, rien ne se confondait pour lui, et de tout il se rendait un compte exact, qui lui permettait de savoir ce qui se faisait, et avec quelle activite ou quelle nonchalance cela se faisait. Mais maintenant oreille, visage, physionomie, mouvements, tout paraissait petrifie, momifie comme l'eut ete une statue. Cela etait si saisissant que Perrine, dans ce silence, se sentait envahie par une sorte de terreur qui l'aneantissait. Tout a coup, il mit ses deux mains sur son visage, et d'une voix forte, avec la conscience d'etre seul, ou plutot sans conscience de l'endroit ou il etait et de ceux qui pouvaient l'entendre, il dit: "Mon Dieu, mon Dieu, vous vous etes retire de moi. Qu'ai-je donc fait pour que vous m'abandonniez?" Puis le silence reprit plus ecrasant, plus lugubre, pour Perrine, que ce cri avait bouleversee, bien qu'elle ne put pas mesurer toute l'etendue et la profondeur du desespoir qu'il accusait. C'est qu'en effet, M. Vulfran, par la grande fortune qu'il avait faite et la situation qu'il occupait, en etait arrive a croire qu'il etait un privilegie, en quelque sorte un elu, dont la Providence se servait pour conduire le monde. Parti de si bas, comment serait-il parvenu si haut, s'il n'avait ete servi que par sa seule intelligence? Une main toute-puissante l'avait donc tire de la foule pour de grandes choses, et plus tard guide si surement, que ses idees avaient toujours obei a une inspiration superieure, de meme que ses actes a une direction infaillible; ce qu'il desirait avait toujours reussi; dans ses batailles, il avait toujours triomphe, et toujours ses adversaires avaient succombe. Mais voila que tout a coup ce qu'il voulait le plus ardemment, ce qu'il se croyait sur d'obtenir, pour la premiere fois ne se realisait pas: il attendait son fils, il savait qu'il allait le voir arriver, toute sa vie etait desormais arrangee pour cette reunion; et son fils etait mort. Alors quoi? Il ne comprenait pas, -- ni le present, ni le passe. Qu'avait-il ete? Qu'etait-il? Et si vraiment il avait ete ce que pendant quarante ans il avait cru etre, pourquoi ne l'etait-il plus? XXXVIII Cet aneantissement se prolongea, et il s'y joignit des accidents de sante: la bronchite, les palpitations s'aggraverent, il se produisit meme une congestion pulmonaire, qui pendant une semaine retint M. Vulfran a la chambre, et donna l'entiere direction des usines a Talouel triomphant. Cependant ces accidents s'amenderent, mais la prostration morale ne s'ameliora pas, et au bout de quelques jours il n'y eut plus qu'elle qui inquieta le medecin. Plusieurs fois Perrine avait essaye de l'interroger; mais il lui avait a peine repondu, le docteur Ruchon n'etant pas homme a s'interesser a la curiosite des gamines; heureusement il avait ete moins rebarbatif avec Bastien et Mlle Belhomme, qu'il rencontrait souvent a sa visite du soir, si bien que par le vieux valet de chambre et par l'institutrice son anxiete etait tant bien que mal renseignee. "Il n'y a pas de danger pour la vie, disait Bastien, mais M. Ruchon voudrait voir monsieur se remettre au travail." Mlle Belhomme etait moins breve, et quand en venant au chateau donner sa lecon, elle avait bavarde avec le medecin, elle repetait volontiers a son eleve ce que celui-ci avait dit, ce qui d'ailleurs se resumait en un mot toujours le meme: "Il faudrait une secousse, quelque chose qui remontat la mecanique morale arretee, mais dont le grand ressort ne parait cependant pas casse." Pendant longtemps on l'avait redoutee cette secousse, et c'etait meme la crainte qu'elle se produisit inopinement qui, plusieurs fois, avait retarde l'operation de la cataracte, que l'etat general semblait permettre. Mais maintenant on la desirait. Qu'elle se produisit, que M. Vulfran sous son impression reprit interet a ses affaires, au travail, a tout ce qui etait sa vie, et dans un avenir, prochain peut-etre, on pourrait sans doute la tenter avec des chances de reussite, alors surtout qu'on n'aurait pas a redouter les violentes emotions d'un retour ou d'une mort, qu'au point de vue special de l'operation on pouvait egalement redouter. Mais comment la provoquer? C'etait ce qu'on se demandait sans trouver de reponse a cette question, tant il semblait detache, de tout, au point de ne vouloir recevoir ni Talouel, ni ses neveux pendant qu'il avait garde la chambre, et d'avoir toujours fait repondre par Bastien, a Talouel, qui respectueusement venait a l'ordre deux fois par jour, le matin et le soir: "Decidez pour le mieux." Et quand, quittant le lit, il etait revenu aux bureaux, a peine s'etait-il fait rendre compte de ce qu'avait decide Talouel, trop habile, trop adroit et trop prudent d'ailleurs pour prendre aucune mesure que le patron n'eut pas prise lui-meme. Cette apathie n'empechait pas cependant que chaque jour Perrine le conduisit comme naguere dans les diverses usines; mais le chemin se faisait silencieusement, sans qu'il repondit le plus souvent aux observations qu'elle lui adressait de temps en temps, et arrive aux usines, c'etait a peine s'il ecoutait le rapport des directeurs. "Pour le mieux, repetait-il; entendez-vous avec Talouel." Combien de temps cela durerait-il? Une apres-midi qu'ils revenaient de la tournee des usines, et qu'ils approchaient de Maraucourt, au trot endormi du vieux cheval, une sonnerie de clairon passa dans la brise. "Arrete, dit M. Vulfran, il semble qu'on sonne au feu." La voiture arretee, la sonnerie s'entendit distinctement. "C'est le feu, dit M. Vulfran, vois-tu quelque chose? -- Un tourbillon de fumee noire. -- De quel cote? -- A travers le rideau des peupliers, je ne peux pas me reconnaitre. -- A droite, ou a gauche? -- Plutot a gauche." A gauche, c'etait vers l'usine. "Faut-il mettre Coco au galop? demanda-t-elle. -- Non, seulement va vite." En approchant, la sonnerie leur arrivait plus claire, mais comme ils tournaient selon le caprice des entailles bordees de peupliers, Perrine ne pouvait fixer l'endroit precis d'ou s'elevait la fumee, il semblait que c'etait du centre du village, et non de l'usine. Elle fit cette observation a M. Vulfran, qui ne repondit rien. Ce qui la confirma dans cette idee, ce fut que la sonnerie se faisait entendre maintenant tout a gauche, c'est-a-dire aux environs de l'usine. "On ne sonne pas la ou est le feu, dit-elle. -- Voila qui est bien raisonne", repliqua M. Vulfran. Mais il fit cette reponse d'un ton presque indifferent, comme s'il n'y avait pas interet pour lui a savoir ou etait le feu. Ce fut seulement en entrant dans le village qu'ils furent fixes: "Ne vous pressez pas, monsieur Vulfran, cria un paysan, le feu n'est pas chez vous: c'est la maison a la Tiburce qui brule." La Tiburce etait une vieille ivrogne qui gardait les enfants trop petits pour etre admis a l'asile, et habitait une miserable chaumiere, usee, a moitie effondree, situee au fond d'une cour, aux environs des ecoles. "Allons-y", dit M. Vulfran. Il n'y avait qu'a suivre les gens qui couraient; maintenant on voyait la fumee et les flammes s'elever en tourbillons au-dessus des maisons, et l'on respirait une odeur de brule. Avant d'arriver, ils durent arreter sous peine d'ecraser les curieux, qui pour rien au monde ne se seraient deranges. Alors M. Vulfran descendit de voiture, et guide par Perrine traversa les groupes. Comme ils approchaient de l'entree de la maison, Fabry, le casque en tete, car il commandait les pompiers de l'usine, vint a eux. "Nous sommes maitres du feu, dit-il, mais la maison est entierement brulee, et ce qui est plus grave, plusieurs enfants, cinq ou six peut-etre, ont peri; un est enseveli sous les decombres, deux ont ete asphyxies; les trois autres, on ne sait pas. -- Comment le feu a-t-il pris? -- La Tiburce etait endormie ivre, -- elle l'est encore, -- les enfants les plus grands ont joue avec des allumettes; quand tout a commence a flamber, ils se sont sauves, la Tiburce epouvantee en a fait autant, oubliant ceux au berceau." Une clameur sortait de la cour accompagnee de cris, M. Vulfran voulut se diriger de ce cote. "N'allez pas par-la, dit Fabry, ce sont les deux meres des enfants asphyxies qui les pleurent. -- Qui sont-elles? -- Des ouvrieres des usines. -- Il faut que je leur parle." Il appuya sa main sur l'epaule de Perrine, pour dire qu'elle devait le conduire. Precedes de Fabry, qui leur fit faire place, ils entrerent dans la cour, ou les pompiers noyaient les decombres de la maison effondree entre ses quatre murs restes debout, et sous les jets d'eau des tourbillons de flamme jaillissaient de ce foyer avec des crepitements. D'un coin oppose encombre de femmes, partaient les cris qu'ils avaient entendus. Fabry ecarta les groupes, et M. Vulfran, precede de Perrine, s'avanca vers les deux meres qui tenaient leurs enfants sur leurs genoux. Au milieu de ses larmes, l'une d'elles, qui croyait peut-etre a un secours supreme, le vit paraitre; alors reconnaissant que ce n'etait que le patron, elle etendit vers lui un bras menacant: "Venez donc ver ce qu'on fait d'nos efants, pendant qu'on s'extermine pour vous, c'est y vo qu'allez li rendre la vie? Oh! mon pauvre petit!" Et se penchant sur son enfant, elle eclata en cris et en sanglots. Un moment M. Vulfran resta indecis, puis il dit a Fabry: "Vous aviez raison; allons-nous-en." Ils rentrerent aux bureaux, et il ne fut plus question de l'incendie, jusqu'au moment ou Talouel vint annoncer a M. Vulfran que sur les six enfants qu'on croyait morts, trois avaient ete retrouves en bonne sante chez des voisins, ou on les avait portes dans le premier moment d'affolement: il n'y avait donc reellement que trois victimes, dont l'enterrement venait d'etre fixe au lendemain. Quand Talouel fut parti, Perrine, qui depuis le retour a l'usine etait restee plongee dans une reflexion profonde, se decida a adresser la parole a M. Vulfran: "N'irez-vous pas a cet enterrement? demanda-t-elle avec un fremissement de voix, qui trahissait son emotion. -- Pourquoi irais-je? -- Parce que ce serait votre reponse -- la plus digne que vous puissiez faire -- aux accusations de cette pauvre femme. -- Mes ouvriers sont-ils venus au service celebre pour mon fils? -- Ils ne se sont pas associes a votre douleur; vous vous associez a celles qui les atteignent, c'est une reponse aussi cela, et qui serait comprise. -- Tu ne sais pas combien l'ouvrier est ingrat. -- Ingrat pourquoi? Pour l'argent recu? C'est possible; et cela vient peut-etre de ce qu'il ne considere pas l'argent recu au meme point de vue que celui qui le donne; n'a-t-il pas des droits sur cet argent qu'il a gagne lui-meme? Cette ingratitude-la existe peut-etre telle que vous dites. Mais l'ingratitude pour une marque d'interet, pour une aide amicale, croyez-vous qu'elle soit la meme? C'est l'amitie qui fait naitre l'amitie. On aime ceux dont on se sent aime; et il me semble que si nous nous faisons l'ami des autres, nous faisons des autres nos amis. C'est beaucoup de soulager la misere des malheureux; mais comme c'est plus encore de soulager leur douleur... en la partageant!" Elle avait encore bien des choses a dire dans ce sens, lui semblait-il; mais M. Vulfran ne repondant rien, et ne paraissant meme pas l'ecouter, elle n'osa pas continuer: plus tard elle reprendrait ce sujet. Quand ils passerent devant la veranda de Talouel pour rentrer au chateau, M. Vulfran s'arreta: "Prevenez M. le cure, dit-il, que je prends a ma charge les frais de l'enterrement des enfants; qu'il ordonne un service convenable; j'y assisterai." Talouel eut un haut-le-corps. "Faites afficher, continua M. Vulfran, que tous ceux qui voudront se rendre demain a l'eglise en auront la liberte: c'est un grand malheur que cet incendie. -- Nous n'en sommes pas responsables. -- Directement, non." Ce ne fut pas la seule surprise de Perrine; le lendemain matin, apres le depouillement de la correspondance et la conference avec les chefs de service, M. Vulfran retint Fabry: "Vous n'avez rien de presse en train, je pense? -- Non, monsieur. -- Eh bien, partez pour Rouen. J'ai appris qu'on avait construit la une creche modele, dans laquelle on a applique ce qui s'est fait de mieux ailleurs; non la Ville, il y aurait eu concours et par suite routine, mais un particulier qui a cherche dans le bien a faire un hommage a des memoires cheres. Vous etudierez cette creche dans tous ses details: construction, chauffage, ventilation, prix de revient, et depense d'entretien. Puis vous demanderez a son constructeur de quelles creches il s'est inspire. Vous irez les etudier aussi, et vous reviendrez aussi vite qu'il vous sera possible. Il faut qu'avant trois mois nous ayons ouvert une creche a la porte de toutes mes usines: je ne veux pas qu'un malheur comme celui qui est arrive avant-hier se renouvelle. Je compte sur vous. N'ayons pas la charge d'une pareille responsabilite." Le soir, la lecon que Mlle Belhomme donnait a Perrine, qui avait raconte cette grande nouvelle a l'institutrice enthousiasmee, fut interrompue par l'entree de M. Vulfran dans la bibliotheque: "Mademoiselle, dit-il, je viens vous demander un service en mon nom et au nom des populations de ce pays, service considerable, d'une importance capitale par les resultats qu'il peut produire, mais qui, je le reconnais, exige de votre part un sacrifice considerable aussi: voici ce dont il s'agit." Ce dont il s'agissait, c'etait qu'elle donnat sa demission pour prendre la direction des cinq creches qu'il allait fonder; apres avoir cherche, il ne trouvait qu'elle qui fut la femme d'intelligence, d'energie et de coeur capable de mener a bien une tache aussi lourde. Les creches ouvertes, il les offrirait aux communes de Maraucourt, Saint-Pipoy, Hercheux, Bacourt, Flexelles, avec un capital suffisant pour subvenir a leur entretien a perpetuite, et il ne mettrait pour condition a sa donation que l'obligation de maintenir a leur tete celle en qui il avait toute confiance pour assurer le succes et la duree de son oeuvre. Ainsi presentee, la demande ne pouvait pas ne pas etre accueillie, mais ce ne fut pas sans dechirements, car le sacrifice, comme l'avait dit M. Vulfran, etait considerable pour l'institutrice: "Ah! monsieur, s'ecria-t-elle, vous ne savez pas ce que c'est que l'enseignement. --Donner le savoir aux enfants, c'est beaucoup, je le sais, mais leur donner la vie, la sante, c'est quelque chose aussi, et ce sera votre tache; elle est assez grande pour que vous ne la refusiez pas. -- Et je ne serais pas digne de votre choix si j'ecoutais mes convenances personnelles... Apres tout je me prendrai moi-meme pour eleve, et j'aurai tant a apprendre, que mon besoin d'enseignement trouvera a s'employer largement. Je suis a vous de tout coeur, et ce coeur est plus emu qu'il ne saurait l'exprimer, penetre de gratitude, d'admiration... -- Si vous voulez parler de gratitude, ce n'est pas a moi qu'il faut en adresser l'expression, mais a votre eleve, mademoiselle, car c'est elle qui par ses paroles, par ses suggestions, a eveille dans mon coeur des idees auxquelles j'etais jusqu'alors reste etranger, et m'a mis dans une voie ou je n'ai encore fait que quelques pas, qui ne sont rien a cote de la route a parcourir. -- Ah! monsieur, s'ecria Perrine enhardie de joie et de fierte, si vous vouliez encore en faire un. -- Pour aller ou? -- Quelque part ou je vous conduirais ce soir. -- Alors, tu ne doutes de rien. -- Ah! si je ne doutais de rien! -- Est-ce de moi que tu doutes? -- Non, monsieur, de moi, de moi seule. Mais cela n'a aucun rapport avec ce que je vous demande en vous proposant de vous conduire quelque part ce soir. -- Mais ou veux-tu me conduire ce soir? -- En un endroit ou votre presence pendant quelques minutes seulement peut produire des resultats extraordinaires. -- Encore ne peux-tu me dire quel est cet endroit mysterieux? -- Si je vous le disais, l'effet que j'attends de notre visite serait manque. Il fera beau et chaud ce soir, vous n'aurez pas a craindre de gagner froid, laissez-vous decider. -- Il semble qu'on peut avoir confiance en elle, dit Mlle Belhomme, bien que cette proposition se presente sous une forme un peu... bizarre et enfantine. -- Allons, qu'il soit fait comme tu veux, je t'accompagnerai ce soir. A quelle heure fixes-tu notre expedition? -- Plus il sera tard, mieux cela vaudra." Dans la soiree, il parla plusieurs fois de cette expedition, mais sans decider Perrine a s'expliquer. "Sais-tu que tu en es arrivee a piquer ma curiosite? -- Quand je n'aurais obtenu que cela, est-ce que ce ne serait pas deja quelque chose? Ne vaut-il pas mieux pour vous rever a ce qui peut se produire tantot ou demain, que vous aneantir dans les regrets de ce que vous esperiez hier? _ Cela vaudrait mieux si demain existait maintenant pour moi; mais a quel avenir veux-tu que je reve? il est plus triste encore que le passe, puisqu'il est vide. -- Mais non, monsieur, il n'est pas vide, si vous songez a celui des autres. Quand on est enfant... et pas heureux, on pense souvent, n'est-ce pas, a tout ce qu'on demanderait a un magicien tout-puissant, a un enchanteur, si on le rencontrait, et qui n'a qu'a vouloir pour realiser tous les souhaits; mais quand on est soi-meme cet enchanteur, est-ce qu'on ne pense pas quelquefois a ce qu'on peut faire pour rendre heureux ceux qui ne le sont pas, qu'ils soient enfants ou non; puisqu'on a aux mains le pouvoir, n'est-ce pas amusant de s'en servir? Je dis amusant parce que nous sommes dans une feerie, mais dans la realite il y a un autre mot que celui-la." La soiree s'ecoula dans ces propos; plusieurs fois M. Vulfran demanda si le moment n'etait pas venu de partir, mais elle le retarda tant qu'elle put. Enfin elle annonca qu'ils pouvaient se mettre en route: la nuit etait chaude comme elle l'avait prevu, sans vent, sans brouillard, mais avec des eclairs de chaleur qui frequemment embrasaient le ciel noir. Quand ils arriverent dans le village, ils le trouverent endormi, pas une seule lumiere ne brillait aux fenetres closes, pas de bruit d'aucune sorte, excepte celui de l'eau qui tombait des barrages de la riviere. Comme tous les aveugles, M. Vulfran savait se reconnaitre la nuit, et depuis leur sortie du chateau il avait suivi son chemin comme avec ses yeux. "Nous voila devant Francoise, dit-il a un certain moment. -- C'est justement chez elle que nous allons. Maintenant, si vous le voulez bien, nous ne parlerons pas: par la main je vous guiderai. Je vous previens cependant que nous aurons un escalier a monter, il est facile et droit; au haut de cet escalier j'ouvrirai une porte et nous entrerons; nous ne resterons la que ce que vous voudrez rester, une minute ou deux. -- Que veux-tu que je voie, puisque je ne vois pas? -- Vous n'avez pas besoin de voir. -- Alors pourquoi venir? -- Pour etre venu. J'oubliais de vous dire qu'il importe peu que nous fassions du bruit en marchant." Les choses s'arrangerent comme elle avait dit, et en arrivant dans la cour interieure, un eclair lui montra l'entree de l'escalier. Ils monterent, et Perrine, ouvrant la porte dont elle avait parle, attira doucement M. Vulfran et referma la porte. Alors ils se trouverent enveloppes d'un air chaud, acre, suffocant. Une voix empatee dit: "Qu'est-ce qui est la?" Une pression de main avertit M. Vulfran de ne pas repondre. La meme voix continua: "Couche-te don la Noyelle." Cette fois ce fut la main de M. Vulfran qui dit a Perrine qu'il voulait sortir. Elle rouvrit la porte, et ils redescendirent, tandis qu'un murmure de voix les accompagnait. Ce fut seulement dans la rue que M. Vulfran prit la parole: "Tu as voulu me faire connaitre la chambree dans laquelle tu as couche la premiere nuit de ton arrivee ici? -- J'ai voulu que vous connaissiez une des nombreuses chambrees de Maraucourt, et des autres villages ou couche tout un monde de vos ouvriers: hommes, femmes, enfants, pensant que quand vous auriez, respire leur air empoisonne pendant une minute seulement, vous voudriez faire rechercher combien de pauvres gens il tue." XXXIX Il y avait treize mois, jour pour jour, qu'un dimanche, par un temps radieux, Perrine etait arrivee a Maraucourt, miserable et desesperee, se demandant ce qui allait advenir d'elle. Le temps etait aussi radieux, mais Perrine et le village ne ressemblaient en rien a ce qu'ils etaient l'annee precedente. A la place ou elle avait passe la fin de sa journee, assise tristement a la lisiere du petit bois qui couronne la colline, tachant de se rendre compte de ce qu'etaient le village et les usines etales au-dessous d'elle dans la vallee, se trouvent maintenant des batiments en construction; un hopital en bon air, en belle vue, qui dominera tout le pays et recevra les ouvriers des usines de M. Vulfran qui habitent ou n'habitent pas Maraucourt. C'est de la qu'on peut le mieux suivre les transformations de la contree, et elles sont extraordinaires, eu egard surtout au peu de temps qui s'est ecoule. Aux usines elles-memes il n'a pas ete apporte de changements bien sensibles: ce qu'elles etaient, elles le sont toujours, comme si, arrivees a leur complet developpement, elles n'avaient qu'a continuer la marche reguliere de tout ce qui est rigoureusement regle. Mais a une courte distance de leur entree principale, la ou autrefois s'effondraient de pauvres bicoques occupees par deux garderies d'enfants du genre de celle de la Tiburce brulee quelques mois auparavant, se montrent le toit flambant rouge et la facade mi-partie rose, mi-partie bleue de la creche que M. Vulfran a fait construire en achetant pour les raser ces vieilles masures croulantes. Sa facon de proceder avec leurs proprietaires a ete aussi nette que franche: il les a fait venir et leur a explique que comme il ne pouvait pas tolerer plus longtemps que les enfants de ses ouvrieres fussent exposes a etre brules ou tues par toutes sortes de maladies resultant des mauvais soins qu'ils trouvaient chez celles qui les gardaient, il allait faire construire une creche dans laquelle ces enfants seraient recus, nourris, eleves gratuitement jusqu'a l'age de trois ans. Entre sa creche et leurs garderies il n'y avait pas de lutte possible. S'ils voulaient vendre leurs maisons, il les acheterait moyennant une somme fixe et une rente viagere. S'ils ne voulaient pas, ils n'avaient qu'a les garder; le terrain ne lui manquerait pas. Ils avaient jusqu'au lendemain matin onze heures pour se decider; a midi il serait trop tard. Au centre du village se dressent d'autres toits rouges beaucoup plus hauts, plus longs, plus imposants: ce sont ceux d'un groupe de batiments a peine acheves dans lesquels sont etablis des logements separes, des refectoires, des restaurants, des cantines, des magasins d'approvisionnement pour les ouvriers celibataires, hommes et femmes; et pour ces batiments M. Vulfran a employe le meme procede d'expropriation que pour la creche. Precedemment se trouvaient la plusieurs vieilles maisons appropriees tant bien que mal, en realite aussi mal que possible, au logement en chambrees des ouvriers et en cabinets. Il a fait appeler les proprietaires de ces maisons, et leur a tenu un langage a peu pres analogue a celui dont il s'est deja servi: "Depuis longtemps on se plaint violemment des chambrees dans lesquelles vous couchez mes ouvriers, et c'est aux mauvaises conditions dans lesquelles sont etablis ces logements qu'on attribue les maladies de poitrine et la fievre typhoide qui tuent tant de monde. Je ne peux pas tolerer cela plus longtemps. J'ai donc resolu de faire construire deux hotels dans lesquels j'offrirai aux ouvriers celibataires, hommes et femmes, une chambre separee et exclusive pour trois francs par mois. En meme temps j'amenagerai les rez-de-chaussee en refectoires et en restaurants ou je donnerai un diner compose de soupe, de ragout ou de roti, de pain et de cidre pour soixante-dix centimes. Si vous voulez me vendre vos maisons, j'eleverai mes hotels sur leur emplacement. Si vous ne voulez pas, gardez-les. Ma combinaison est dans votre interet, car j'ai ailleurs des terrains ou mes constructions me couteront beaucoup moins cher. Vous avez jusqu'a onze heures demain pour reflechir; a midi il serait trop tard. Sur ces terrains eparpilles un peu partout, on apercoit d'autres toits en tuiles neuves, tout petits ceux-la, et qui par leur proprete et leur eclat rouge contrastent avec les anciennes toitures couvertes de mousses et de sedum: ce sont ceux des maisons ouvrieres dont la construction est commencee depuis peu, et qui toutes sont ou seront isolees au milieu d'un jardinet, dans lequel pourront se recolter les legumes necessaires a l'alimentation de la famille, qui, pour cent francs par an de loyer, aura le bien-etre materiel et la dignite du chez-soi. Mais la transformation qui a coup sur eut frappe le plus vivement surpris, et meme stupefie celui qui serait reste un an absent de Maraucourt, etait celle qui avait bouleverse le parc meme de M. Vulfran, dans des pelouses qui, en le prolongeant, descendaient jusqu'aux entailles avec lesquelles elles se confondaient. Cette partie basse, restee jusque-la presque a l'etat naturel, avait ete retranchee du parc par un saut-de-loup, et maintenant s'elevait a son centre un grand chalet en bois, flanque d'autres cottages ou de kiosques construits a la legere, qui donnaient a l'ensemble une apparence de jardin public que precisaient encore toutes sortes de jeux, des maneges de chevaux de bois, des balancoires, des appareils de gymnastique, des jeux de boules, de quilles, des tirs a l'arc, a l'arbalete, a la carabine et au fusil de guerre, des mats de cocagne, des terrains pour la paume, des pistes pour velocipedes, un theatre de marionnettes, une estrade pour des musiciens. C'est qu'en realite c'est bien un jardin public, celui qui servait aux jeux des ouvriers de toutes les usines; car si pour chacun des autres villages: Hercheux, Saint-Pipoy, Bacourt, Flexelles, M. Vulfran avait decide de faire les memes constructions qu'a Maraucourt, il avait voulu qu'il n'y eut pour tous qu'un seul lieu de reunion et de recreation ou pourraient s'etablir des relations generales, qui deviendraient un lien entre eux. Et la simple bibliotheque qu'il avait eu tout d'abord l'intention d'etablir, s'etait transformee, sans qu'il sut trop sous quelle influence, en ce vaste jardin, ou autour des salles de lecture et de conference qui occupent le grand chalet central, se sont groupes ces jeux divers, dont le developpement a exige une partie meme de son parc, de sorte que maintenant le cercle ouvrier protege le chateau et le fait pardonner. Si rapidement que ces changements eussent ete concus et realises, ils n'ont pas ete sans produire un vif emoi dans la contree et meme une sorte d'agitation. Les plus hostiles ont ete les logeurs, les cabaretiers, les boutiquiers, qui ont crie a la ruine et a l'oppression: n'etait-ce pas une injustice, un crime social qu'on vint leur faire concurrence et les empecher de continuer leur commerce dans les memes conditions qu'ils l'avaient toujours pratique, au mieux de leurs interets, comme il convient a des hommes libres? Et de meme que lors de la creation des usines, les fermiers s'etaient insurges contre ces fabriques qui leur prenaient les ouvriers de la terre, ou les obligeaient a hausser les salaires, les petits commercants avaient joint leurs plaintes a celles des cultivateurs; c'etait tout juste si, quand M. Vulfran passait par les rues des villages en compagnie de Perrine, on ne les poursuivait pas de huees comme des malfaiteurs: il n'etait donc pas encore assez riche, le vieil aveugle, qu'il voulait ruiner le pauvre monde! la mort de son fils ne lui avait donc pas mis un peu de bonte, un peu de pitie au coeur! les ouvriers etaient donc imbeciles de ne pas comprendre que tout cela n'avait d'autre but que de les enchainer plus etroitement encore, et de leur reprendre d'une main ce qu'on semblait leur donner de l'autre. Des reunions s'etaient tenues ou l'on avait discute ce qu'il y avait a faire, et dans lesquelles plus d'un ouvrier avait prouve qu'il n'etait pas un imbecile comme tant d'autres de ses camarades. Dans l'intimite meme de M. Vulfran, ou plutot dans sa famille, ces reformes avaient provoque autant d'inquietudes que de critiques. Devenait-il fou? Allait-il se ruiner, c'est a dire les ruiner? Ne serait-il pas prudent de le faire interdire? Evidemment sa faiblesse pour cette petite fille, qui faisait de lui ce qu'elle voulait, etait une preuve de demence senile, que les tribunaux ne pourraient pas ne pas peser. Et toutes les inimities s'etaient concentrees sur cette dangereuse gamine qui ne savait pas ce qu'elle faisait: qu'importait a cette fille l'argent follement gaspille, ce n'etait pas le sien. Heureusement pour la fille, elle se sentait soutenue contre cette colere, dont elle recevait des coups directs ou indirects a chaque instant, par des amities qui l'encourageaient et la reconfortaient. Comme toujours Talouel, courtisan du succes, s'etait range de son cote: elle reussissait ce qu'elle entreprenait, elle faisait faire a M. Vulfran tout ce qu'elle voulait, elle etait en butte a l'hostilite de ses neveux, c'etait plus qu'il n'en fallait pour qu'il se montrat ouvertement son ami; au fond, que lui importait que M. Vulfran depensat des sommes considerables qui en realite augmentaient la fortune des etablissements; cet argent ce n'etait pas a lui Talouel qu'on le prenait, tandis que bien vraisemblablement les etablissements seraient a lui un jour ou l'autre; aussi quand il avait pu deviner qu'une amelioration nouvelle etait a l'etude, n'avait-il pas rate les occasions de "supposer" avec M. Vulfran que le moment etait propice pour la realiser. Mais d'autres amities qui plus que celle-la plaisaient a Perrine, c'etaient celles du docteur Ruchon, de Mlle Belhomme, de Fabry et des ouvriers que M. Vulfran avait fait elire pour composer le conseil de surveillance de ses differentes fondations. En voyant comment "la gamine" avait rendu a M. Vulfran l'energie morale et intellectuelle, le medecin avait change de manieres a son egard, et maintenant c'etait avec une affection paternelle qu'il la traitait, presque avec deference, en tout cas comme une personne qui compte: "Cette petite a plus fait que la medecine, disait-il, sans elle je ne sais vraiment pas ce que M. Vulfran serait devenu." Mlle Belhomme n'avait pas eu a changer de manieres, mais elle etait fiere d'elle, et chaque jour dans sa lecon il y avait quelques minutes ou franchement elle laissait paraitre ses vrais sentiments, bien qu'elle s'avouat que leur expression n'en fut peut-etre pas tres correcte, "de maitresse a eleve". Quant a Fabry, il etait associe de trop pres a tout ce qui se faisait, pour n'etre pas en accord avec cette jeune fille, a laquelle il n'avait pas tout d'abord prete attention, mais qui bien vite avait pris une si grande importance dans la maison, qu'il n'etait plus qu'un instrument entre ses mains. "Monsieur Fabry, vous allez aller a Noisiel etudier les maisons ouvrieres. -- Monsieur Fabry, vous allez aller en Angleterre etudier le _Working men's club Union_. -- Monsieur Fabry, vous allez aller en Belgique etudier les cercles ouvriers." Et Fabry partait, etudiait ce qu'on lui avait indique, tout en ne negligeant rien de ce qu'il trouvait interessant, puis au retour, apres de longues discussions avec M. Vulfran, etaient arretes les plans qu'executaient sous sa direction l'architecte et les conducteurs de travaux, adjoints a son bureau, devenu depuis peu le plus important de la maison. Jamais elle ne prenait part a ces discussions, jamais elle n'y melait son mot, mais elle y assistait, et il eut fallu une stupidite reelle pour ne pas comprendre qu'elle les preparait, les inspirait, et qu'en somme c'etait la semence qu'elle avait jetee dans l'esprit ou dans le coeur du maitre, qui germait et portait ses fruits. Pas plus que Fabry, les ouvriers elus par leurs camarades ne meconnaissaient le role de Perrine, et bien que dans leurs conseils elle ne se fut jamais permis ni un mot, ni un signe, ils savaient tres justement peser l'influence qu'elle exercait, et ce n'etait pas pour eux un mince sujet de confiance et de fierte qu'elle fut des leurs: "Vous savez, elle a travaille aux cannetieres. -- Est-ce que si elle ne sortait pas du travail, elle serait ce qu'elle est?" Il n'eut pas fait bon que devant ceux-la on parlat de la huer quand elle traversait les rues des villages, les huees commencees auraient ete vivement et violemment refoulees dans les gosiers. Ce dimanche-la, justement Fabry, parti depuis plusieurs jours pour une enquete dont M. Vulfran n'avait pas parle a Perrine, et qu'il avait meme paru vouloir tenir secrete, etait attendu; le matin il avait envoye de Paris une depeche ne contenant que ces quelques mots: "Renseignements complets, pieces officielles, arriverai midi." Il etait midi et demi, et il n'arrivait pas, ce qui contrairement a l'habitude avait provoque l'impatience de M. Vulfran, d'ordinaire plus calme. Son dejeuner acheve plus promptement que de coutume, il etait rentre dans son cabinet avec Perrine, et a chaque instant il allait a la fenetre ouverte sur les jardins pour ecouter. "Il est etrange que Fabry n'arrive pas. -- Le train aura eu du retard." Mais il ne se rendait pas a cette raison et restait a la fenetre d'ou elle eut voulu l'arracher, car il se passait dans les jardins et dans le parc des choses dont elle ne voulait pas qu'il eut connaissance; avec une activite plus qu'ordinaire les jardiniers achevaient d'entourer de treillages les corbeilles de fleurs, tandis que d'autres emportaient les plantes rares disseminees sur les pelouses; les grilles d'entree etaient grandes ouvertes, et au-dela du saut-de-loup, le Cercle des ouvriers etait pavoise de drapeaux et d'oriflammes, qui claquaient dans la brise de mer. Tout a coup il pressa le bouton d'appel pour son valet de chambre, et quand celui-ci parut, il lui dit que si quelqu'un venait, il ne recevrait personne. Cet ordre surprit d'autant plus Perrine que le dimanche habituellement il recevait tous ceux qui voulaient l'entretenir, petits ou grands, car tres avare en semaine de paroles qui font perdre un temps appreciable en argent, il etait au contraire volontiers bavard le dimanche, quand son temps et celui des autres n'avaient plus la meme valeur. Enfin un roulement de voiture se fit entendre dans le chemin des entailles, c'est-a-dire celui qui vient de Picquigny: "Voila Fabry", dit-il d'une voix qui parut alteree, anxieuse et heureuse a la fois. En effet, c'etait bien Fabry, qui entra vivement dans le cabinet: lui aussi paraissait etre dans un etat extraordinaire, et le regard qu'il jeta tout d'abord a Perrine la troubla sans qu'elle sut pourquoi: "Un accident de machine est cause de mon retard, dit-il. -- Vous arrivez, c'est l'essentiel. -- Ma depeche vous a prevenu. -- Votre depeche, trop courte et trop vague, m'a donne des esperances; ce sont des certitudes qu'il me faut. -- Elles sont aussi completes que vous pouvez les desirer. -- Alors parlez, parlez vite. -- Le dois-je devant mademoiselle? -- Oui, si elles sont ce que vous dites. C'etait la premiere fois que Fabry, rendant compte d'une mission, demandait s'il pouvait parler devant Perrine; et dans l'etat de trouble ou elle se trouvait deja, cette precaution ne pouvait que rendre plus violent encore l'emoi que les paroles de M. Vulfran et de Fabry, leur agitation a l'un et a l'autre, le fremissement de leurs voix, avaient provoque en elle. -- Comme, l'avait bien prevu l'agent que vous aviez charge de faire des recherches, dit Fabry qui parlait sans regarder Perrine, la personne dont il avait perdu la trace plusieurs fois etait venue a Paris; la, en compulsant les actes de deces, on a trouve au mois de juin de l'annee derniere un acte au nom de Marie Doressany, veuve de Edmond Vulfran Paindavoine. Voici une expedition de l'acte. Il la remit entre les mains tremblantes de M. Vulfran. "Voulez-vous que je vous la lise? -- Avez-vous verifie les noms? -- Assurement. -- Alors ne lisez pas; nous verrons plus tard, continuez. -- Je ne m'en suis pas tenu a cet acte, poursuivit Fabry, j'ai voulu interroger le proprietaire de la maison dans laquelle elle est morte, qui se nomme Grain de Sel, j'ai vu aussi ceux qui ont assiste a la mort de la pauvre jeune femme, une chanteuse des rues appelee la Marquise, et la Carpe, un vieux cordonnier; c'est a la fatigue, a l'epuisement, a la misere qu'elle a succombe; de meme j'ai vu le medecin qui l'a soignee, le docteur Cendrier qui demeure a Charonne, rue Riblette; il avait voulu l'envoyer a l'hopital, mais elle a refuse de se separer de sa fille. Enfin, pour completer mon enquete, ils m'ont envoye rue du Chateau-des- Rentiers chez une marchande de chiffons appelee La Rouquerie, que j'ai rencontree hier seulement au moment ou elle rentrait de la campagne. Fabry fit une pause, et, pour la premiere fois, se tournant vers Perrine qu'il salua respectueusement: "J'ai vu Palikare, mademoiselle, il va bien." Depuis un moment deja Perrine s'etait levee, et elle regardait, elle ecoutait eperdue, un flot de larmes jaillit de ses yeux. Fabry continua: "Fixee sur l'identite de la mere, il me restait a savoir ce qu'etait devenue la fille, c'est ce que m'a appris La Rouquerie en me racontant la rencontre qu'elle avait faite dans les bois de Chantilly d'une pauvre enfant mourant de faim, retrouvee par son ane. "Et toi, s'ecria M. Vulfran se tournant vers Perrine qui tremblait de la tete aux pieds, ne me diras-tu pas pourquoi cette enfant ne s'est pas fait connaitre, ne me l'expliqueras-tu pas, toi qui peux descendre dans le coeur d'une jeune fille...?" Elle fit quelques pas vers lui. Il continua: "Pourquoi elle ne vient pas dans mes bras ouverts...? -- Mon Dieu! -- Ceux de son grand-pere." XL Fabry s'etait retire, laissant en tete-a-tete le grand-pere et la petite-fille. Mais ils etaient si emus qu'ils restaient les mains dans les mains sans parler, n'echangeant que des mots de tendresse: "Ma fille, ma chere petite-fille! -- Grand-papa!" Enfin, quand ils se remirent un peu du trouble qui les bouleversait, il l'interrogea: "Pourquoi ne t'es-tu pas fait connaitre? demanda-t-il. -- Ne l'ai-je pas tente plusieurs fois? rappelez-vous ce que vous m'avez dit un jour, le dernier ou j'ai fait allusion a maman et a moi: "Plus jamais, tu entends, plus jamais, ne me parle de ces miserables". -- Pouvais-je soupconner que tu etais ma fille? -- Si cette fille s'etait presentee franchement devant vous, ne l'auriez-vous pas chassee sans vouloir l'entendre? -- Qui sait ce que j'aurais fait! -- C'est alors que j'ai decide de ne me faire connaitre que le jour ou, selon la recommandation de maman, je me serais fait aimer. -- Et tu as attendu si longtemps! N'avais-tu pas a chaque instant des preuves de mon affection? -- Etait-elle celle d'un pere? je n'osais le croire. -- Et il a fallu que, mes soupcons s'etant precises apres des luttes cruelles, des hesitations, des esperances aussi bien que des doutes que tu m'aurais epargnes en parlant plus tot, j'emploie Fabry pour t'obliger a te jeter dans mes bras! -- La joie de l'heure presente ne prouve-t-elle pas qu'il etait bon qu'il en fut ainsi? -- Enfin c'est bien, laissons cela, et dis-moi ce que tu m'as cache, me laissant poursuivre des recherches que d'un mot tu pouvais satisfaire... -- En me decouvrant. -- Parle-moi de ton pere; comment etes-vous arrives a Serajevo? Comment etait-il photographe? -- Ce qu'a ete notre vie dans l'Inde, vous pouvez..." Il l'interrompit: "Dis-moi tu; c'est a ton grand-pere que tu parles, non plus a M. Vulfran. -- Par les lettres que tu as recues tu sais a peu pres ce qu'a ete cette vie; je te la reconterai plus tard, avec nos chasses aux plantes, nos chasses aux betes, tu verras ce qu'etait le courage de papa, la vaillance de maman, car je ne peux pas te parler de lui sans te parler d'elle... -- Ne crois pas que ce que Fabry vient de m'apprendre d'elle, en me disant son refus d'entrer a l'hopital ou elle aurait peut-etre ete sauvee, et cela pour ne pas t'abandonner, ne m'a pas emu. -- Tu l'aimeras, tu l'aimeras. -- Tu me parleras d'elle. -- ... Je te la ferai connaitre, je te la ferai aimer. Je passe donc la-dessus. Nous avions quitte l'Inde pour revenir en France, quand, arrive a Suez, papa perdit l'argent qu'il avait emporte. Il lui fut vole par des gens d'affaires. Je ne sais comment." M. Vulfran eut un geste qui semblait dire que lui savait ce comment. "N'ayant plus d'argent, au lieu de venir en France, nous partimes pour la Grece, ce qui coutait moins cher de voyage. A Athenes, papa, qui avait des instruments pour la photographie, fit des portraits dont nous vecumes. Puis il acheta une roulotte, un ane, Palikare, qui m'a sauve la vie, et il voulut revenir en France par terre, en faisant des portraits le long de la route. Mais qu'on en faisait peu, helas! et que la route etait dure dans les montagnes, ou le plus souvent il n'y avait que de mauvais sentiers dans lesquels Palikare aurait du se tuer vingt fois par jour. Je t'ai dit comment papa etait tombe malade a Bousovatcha. Je te demande a ne pas te raconter sa mort aujourd'hui, je ne pourrais pas. Quand il ne fut plus avec nous, il fallut continuer notre route. Si nous gagnions peu, quand il pouvait inspirer confiance aux gens et les decider a se faire photographier, combien moins encore y gagnames- nous quand nous fumes seules! Plus tard aussi je te raconterai des etapes de misere, qui durerent de novembre a mai, en plein hiver, jusqu'a Paris. Par M. Fabry tu viens d'apprendre comment maman est morte chez Grain de Sel, et cette mort je te la dirai plus tard aussi avec les dernieres recommandations de maman pour venir ici." Pendant que Perrine parlait, des rumeurs vagues venant des jardins passaient dans l'air. "Qu'est-ce que cela?" demanda M. Vulfran. Perrine alla a la fenetre: les pelouses et les allees etaient noires d'ouvriers endimanches, d'hommes, de femmes, d'enfants au- dessus desquels flottaient des drapeaux, des bannieres; et de cette foule de six a sept mille personnes entassees, et dont les masses se continuaient en dehors du parc dans le jardin du Cercle, la route, les prairies, s'elevait cette rumeur qui avait surpris M. Vulfran et detourne son attention du recit de Perrine, si grand qu'en fut l'interet. "Qu'est-ce donc? repeta-t-il. -- C'est aujourd'hui ton anniversaire, dit-elle, et les ouvriers de toutes les usines ont decide de le celebrer en te remerciant ainsi de ce que tu as fait pour eux. -- Ah! vraiment, ah! vraiment!" Il vint a la fenetre comme s'il pouvait les voir, mais il fut reconnu, et aussitot courut de groupe en groupe une clameur qui en se propageant devint formidable. "Mon Dieu! qu'ils pourraient etre terribles s'ils etaient contre nous, murmura-t-il, sentant pour la premiere fois la force de ces masses qu'il commandait. -- Oui, mais ils sont avec nous parce que nous sommes avec eux. -- Et c'est a toi que cela est du, petite-fille; qu'il y a loin d'aujourd'hui au service celebre a la memoire de ton pere dans notre eglise vide! -- Voici l'ordre de la ceremonie qui a ete adopte par le conseil: je te conduirai sur le perron a deux heures precises; de la tu domineras la foule et tout le monde te verra; un ouvrier de chacun des villages ou sont les usines montera sur le perron et, au nom de tous, le vieux pere Gathoye t'adressera un petit discours. A ce moment deux heures sonnerent a la pendule. "Veux-tu me donner la main?" dit-elle. Ils arriverent sur le perron, et une immense acclamation retentit; alors, comme cela avait ete regle, les delegues monterent sur le perron, et le pere Gathoye, qui etait un vieux peigneur de chanvre, s'avanca seul a quelques pas de ses camarades pour debiter sa harangue qu'on lui avait fait repeter dix fois depuis le matin: Monsieur Vulfran, c'est pour vous feliciter que ... c'est pour vous feliciter que ..." Mais il resta court en faisant de grands bras, et la foule qui voyait ses gestes eloquents crut qu'il debitait son discours. Apres quelques secondes d'efforts pendant lesquelles il s'arracha plusieurs poignees de cheveux gris, en tirant dessus comme s'il peignait son chanvre, il dit: "Voila la chose: j'avais un discours a vous dire, mais je peux pas en retrouver un mot, ce que ca m'ennuie pour vous! enfin c'est pour vous feliciter, vous remercier au nom de tous, et de bon coeur." Il leva la main solennellement: "Je le jure, foi de Gathoye." Pour etre incoherent ce discours n'en remua pas moins M. Vulfran, qui etait dans un etat d'ame ou l'on ne s'arrete pas aux paroles; la main toujours appuyee sur l'epaule de Perrine il s'avanca jusqu'a la balustrade du perron et se trouva la comme dans une tribune ou la foule le voyait: "Mes amis, dit-il d'une voix forte, vos compliments d'amitie me causent une joie d'autant plus grande que vous me les apportez dans la journee la plus heureuse de ma vie, celle ou je viens de retrouver ma petite-fille, la fille du fils que j'ai perdu; vous la connaissez, vous l'avez vue a l'oeuvre, soyez surs qu'elle continuera et developpera ce que nous avons fait ensemble, et dites-vous que votre avenir, celui de vos enfants, est entre de bonnes mains." Disant cela, il se pencha vers Perrine, et sans qu'elle put s'en defendre la prenant dans ses bras encore vigoureux, il la souleva, et, la presentant a la foule, il l'embrassa. Alors il s'eleva une acclamation poussee et repetee pendant plusieurs minutes par des milliers de bouches d'hommes, de femmes, d'enfants; puis, comme l'ordre de la fete avait ete bien regle, aussitot le defile commenca et chacun en passant devant le vieux patron et sa petite-fille salua ou fit la reverence. "Si tu voyais les bonnes figures", dit Perrine. Cependant il y en eut qui ne furent pas precisement radieuses: celles des neveux, quand, la ceremonie terminee, ils vinrent feliciter leur "cousine". "Pour moi, dit Talouel qui avait voulu se donner le plaisir de se joindre a eux, et qui d'autre part tenait a ne pas perdre de temps pour faire sa cour a l'heritiere des usines, je l'avais toujours suppose." Des emotions de ce genre ne pouvaient pas etre bonnes pour la sante de M. Vulfran; la veille de son anniversaire il se trouvait mieux qu'il ne l'avait ete depuis longtemps, ne toussant plus, n'etouffant plus, mangeant et dormant bien; le lendemain, au contraire, la toux et les etouffements avaient si bien repris que tout ce qui avait ete si peniblement gagne paraissait perdu de nouveau. Aussitot le docteur Ruchon fut appele: "Vous devez comprendre, dit M. Vulfran, que j'ai envie de voir ma petite-fille, il faut donc que vous me mettiez au plus vite en etat de supporter l'operation. -- Ne sortez pas, mettez-vous au regime lacte, soyez calme, parlez peu, et je vous garantis qu'avec le beau temps dont nous jouissons, l'oppression, les palpitations, la toux disparaitront, et l'operation pourra se faire avec toutes chances de succes." Le pronostic du docteur Ruchon se realisa, et un mois apres l'anniversaire, deux, medecins appeles de Paris constaterent un etat general assez bon pour autoriser l'operation qui, si elle n'avait point toutes les chances pour elle, en avait cependant de serieuses et de nombreuses: en l'examinant dans une chambre obscure, on constatait que M. Vulfran avait conserve de la sensibilite retinienne, ce qui etait la condition indispensable pour permettre l'operation, et l'on decidait de la pratiquer avec iridectomie, c'est-a-dire excision d'une partie de l'iris. Comme on voulait l'endormir, il s'y refusa: "Non, dit-il, mais je demande a ma petite-fille d'avoir le courage de me tenir la main; vous verrez que cela me rendra solide. Est-ce tres douloureux? -- La cocaine attenuera la douleur." L'operation faite, le patient ne recouvra pas la vue instantanement, et cinq ou six jours s'ecoulerent avant que ne commencat la coaptation de la plaie de son oeil recouvert d'un bandeau compressif. Combien furent-elles longues pour le pere et la fille, ces journees d'attente, malgre les assurances favorables de l'oculiste reste au chateau pour pratiquer lui-meme les pansements necessaires; mais l'oculiste n'etait pas tout: que se passerait-il si une reprise de la bronchite se produisait? Une crise de toux, un eternuement ne pouvaient-ils pas tout compromettre? Et de nouveau Perrine eprouva les angoisses qui l'avaient accablee pendant la maladie de son pere et de sa mere. N'aurait-elle donc retrouve son grand-pere que pour le perdre, et une fois encore rester seule au monde? Le temps s'ecoula sans complications facheuses, et M. Vulfran fut autorise a se servir, dans une chambre aux volets clos, et aux rideaux fermes, de son oeil opere. "Ah! si j'avais eu des yeux, s'ecria-t-il apres l'avoir contemplee, est-ce que mon premier regard ne t'aurait pas reconnue pour ma fille? Ils sont donc imbeciles ici de n'avoir pas retrouve ta ressemblance avec ton pere? Talouel serait donc sincere en disant qu'il l'avait "suppose". Mais on ne laissa pas prolonger ses epanchements: il ne fallait pas qu'il eprouvat des emotions, ni qu'il toussat, ni qu'il eut des palpitations. "Plus tard". Le quinzieme jour le bandeau compressif fut remplace par un bandeau flottant; le vingtieme les pansements cesserent; mais ce fut seulement le trente-cinquieme que l'oculiste, revint de Paris pour decider un choix de verres convexes qui permettraient la lecture et la vision a distance: avec un malade ordinaire les choses eussent sans doute marche moins lentement, mais avec le riche M. Vulfran c'eut ete naivete de ne pas pousser les soins a l'extreme, et de ne pas multiplier les voyages. Ce que M. Vulfran desirait le plus, maintenant qu'il avait vu sa petite-fille, c'etait de sortir pour visiter ses travaux; mais cela demanda de nouvelles precautions, et imposa de nouveaux retards, car il ne voulait pas s'enfermer dans un landau aux glaces closes, mais se servir de son vieux phaeton, pour etre conduit par Perrine, et se montrer a tous avec elle: pour cela il importait de choisir une journee sans soleil, aussi bien que sans vent et sans froid. Enfin il s'en presenta une a souhait, douce et vaporeuse, avec un ciel bleu tendre, comme on en rencontre assez souvent en ce pays, et apres le dejeuner Perrine donna l'ordre a Bastien de faire atteler Coco au phaeton. "Tout de suite, mademoiselle." Elle fut surprise du ton de cette reponse, et du sourire de Bastien, mais elle n'y preta pas autrement attention, occupee qu'elle etait a habiller son grand-pere de facon qu'il ne fut expose a n'avoir ni froid, ni chaud. Bientot Bastien revint annoncer que la voiture etait avancee, et ils se rendirent sur le perron; Perrine, qui ne quittait pas des yeux son grand-pere, marchant seul, arrivait a la derniere marche, quand un formidable braiment lui fit tourner la tete. Etait-ce possible! Un ane etait attele au phaeton, et cet ane ressemblait a Palikare, mais Palikare lustre, peigne, les sabots brillants, habille d'un beau harnais jaune avec des houppettes bleues, qui continuait de braire le cou tendu, et voulait venir vers Perrine malgre le groom qui le retenait. "Palikare!" Et elle lui sauta a la tete en l'embrassant. "Ah! grand-papa, quelle bonne surprise! -- Ce n'est pas a moi que tu la dois, c'est a Fabry qui l'a rachete a La Rouquerie; le personnel des bureaux a voulu faire ce cadeau a leur ancienne camarade. -- M. Fabry est un bon coeur. -- Mais oui, mais oui, il a eu une idee qui n'est pas venue a tes cousins. Il m'en est venu une aussi a moi, qui a ete de commander a Paris une jolie charrette pour Palikare; elle arrivera dans quelques jours, et ne sera trainee que par lui, car ce phaeton n'est pas son affaire." Ils monterent en voiture, et Perrine prit les guides: "Par ou commencons-nous? -- Comment par ou? Mais par l'aumuche donc? Crois-tu que je n'ai pas envie de voir le nid ou tu as vecu, et d'ou tu es partie?" Elle etait telle que Perrine l'avait quittee l'annee precedente, avec son fouillis de vegetation vierge, sans que personne y eut touche, respectee meme par le temps, qui n'avait fait qu'ajouter a son caractere. "Est-ce curieux, dit M. Vulfran, qu'a deux pas d'un grand centre ouvrier, en pleine civilisation, tu aies pu vivre la de la vie sauvage! -- Aux Indes, en pleine vie sauvage, tout nous appartenait; ici, dans la vie civilisee, je n'avais droit a rien; j'ai souvent pense a cela." Apres l'aumuche, M. Vulfran voulut que sa premiere visite fut pour la creche de Maraucourt. Il croyait la bien connaitre pour en avoir longuement discute et arrete les plans avec Fabry, mais quand il se trouva dans l'entree, et qu'il vit d'un coup d'oeil toutes les autres salles: le dortoir ou sont couches les enfants aux maillots dans des berceaux roses ou bleus, selon le sexe de l'enfant; le pouponnat ou jouent ceux qui marchent seuls; la cuisine, le lavabo, il fut surpris et charme de reconnaitre que par une habile distribution et l'emploi de larges portes vitrees, l'architecte avait realise le difficile ideal a lui impose, qui etait que la creche fut une veritable maison de verre ou les meres vissent de la premiere salle tout ce qui se passait dans celles ou elles ne devaient pas entrer. Quand du dortoir ils vinrent dans le pouponnat, les enfants se precipiterent sur Perrine en lui presentant le jouet qu'ils avaient aux mains, une trompette, une crecelle, un cheval de bois, une poule, une poupee. "Je vois que tu es connue ici, dit M. Vulfran. -- Connue! reprit Mlle Belhomme qui les accompagnait, dites aimee, adoree; elle est une petite mere pour eux: personne comme elle qui sache si bien les faire jouer. -- Vous souvenez-vous, repondit M. Vulfran, que vous me disiez, que c'etait une qualite maitresse de savoir creer ce qui est necessaire a nos besoins; il me semble qu'il en est une autre plus belle encore, c'est de savoir creer ce qui est necessaire aux besoins des autres, et cela precisement ma petite-fille l'a fait. Mais nous ne sommes qu'au commencement, ma chere demoiselle: batir des creches, des maisons ouvrieres, des cercles, c'est l'a b c de la question sociale, et ce n'est pas avec cela qu'on la resout; j'espere que nous pourrons aller plus loin, plus a fond; nous ne sommes qu'a notre point de depart: vous verrez, vous verrez." Quand ils revinrent dans la salle d'entree, une femme finissait d'allaiter son enfant; vivement elle le redressa, et le presenta a M. Vulfran: "Regardez-le, monsieur Vulfran, c'est-y un bel efant? -- Mais... oui, c'est un bel enfant. -- Eh ben, il est ben a vous. -- Vraiment? -- J'en ai deja eu trois, que j'ai perdus; a qui doit-il de vivre celui-la? Vous voyez s'il est a vous; Dieu vous benisse, vous et votre chere fille!" Apres la creche ce fut la tour d'une maison ouvriere, puis de l'hotel, du restaurant, du cercle, et en quittant Maraucourt ils allerent a Saint-Pipoy, a Flexelles, a Bacourt, a Hercheux, et sur la route Palikare trottait joyeux, fier d'etre conduit par sa petite maitresse, dont la main etait plus douee que celle de la Rouquerie, et qui ne remontait jamais en voiture sans l'embrasser, -- caresse a laquelle il repondait par des mouvements d'oreilles tout a fait eloquents pour qui savait les traduire. Dans ces villages les constructions n'etaient pas aussi avancees qu'a Maraucourt, mais deja cependant pour la plupart on pouvait fixer l'epoque de leur achevement. La journee avait ete bien remplie, ils revinrent lentement avant l'approche de la nuit; alors, comme ils passaient d'une colline a l'autre, ils se trouverent dominer la contree ou partout se montraient des toits neufs a l'entour des hautes cheminees qui vomissaient des tourbillons de fumee; M. Vulfran etendit la main: "Voila ton ouvrage, dit-il, ces creations auxquelles, entraine par la fievre des affaires, je n'avais pas eu le temps du penser. Mais pour que cela dure et se developpe, il te faut un mari digne de toi, qui travaille pour nous et pour tous. Nous ne lui demanderons pas autre chose. Et j'ai idee que nous pourrons rencontrer l'homme de bon coeur qu'il nous faut. Alors nous vivrons heureux... en famille. FIN [1] On trouvait egalement cette orthographe du mot dans la deuxieme moitie du XIXe siecle. [NdC] [2] La forme feminine _maline_, utilisee, par exemple, au XVIe, est restee jusqu'a nos jours dans la prononciation vulgaire et dans les patois. [NdC] End of the Project Gutenberg EBook of En famille, by Hector Malot *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK EN FAMILLE *** ***** This file should be named 13793.txt or 13793.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/7/9/13793/ Produced by Ebooks libres et gratuits at http://www.ebooksgratuits.com Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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