Project Gutenberg's Les Pardaillan--Tome 03, La Fausta, by Michel Zévaco

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Title: Les Pardaillan--Tome 03, La Fausta

Author: Michel Zévaco

Release Date: September 6, 2004 [EBook #13383]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FAUSTA ***




Produced by Renald Levesque





MICHEL ZÉVACO

LES PARDAILLAN-3




La Fausta




PROLOGUE

DÉCOR: une nuit de printemps parfumée, mystérieuse et pure. Le parvis de Notre-Dame. La cathédrale accroupie dans l'ombre comme un sphinx et, à l'autre bout, un seigneurial hôtel à façade sévère. Au balcon gothique, sous la caresse des clartés astrales, une blanche apparition de charme et de grâce.

Palpitante et radieuse, elle suit des yeux, dans l'obscurité bleuâtre, un élégant et fier gentilhomme qui s'éloigne.

Cette jeune fille, c'est Léonore, l'unique enfant du baron de Montaigues qui, depuis la tragique journée de la Saint-Barthélémy où le vieux huguenot fut supplicié,—aveuglé des deux yeux!—lui prodigue d'inépuisables consolations.

Et ce seigneur, à qui elle jette l'adieu passionné de ses baisers, c'est le fastueux et noble duc Jean de Kervilliers.

Son amant! Lentement, à regret, lorsqu'il a disparu, elle rentre dans cette chambre où ses rendez-vous nocturnes s'écoulent aussi rapides que les irréelles minutes d'un songe éblouissant et où, il y a une heure, ici même, suspendue au cou de Jean, elle a murmuré le plus émouvant et le plus redoutable des aveux... Elle va être mère!

Comme elle a tremblé alors! car pour le baron de Montaigues, ce père qu'elle adore, quelle agonie de honte!

A son premier mot, Kervilliers est devenu livide de bonheur sans doute; car il l'a enlacée d'une plus ardente étreinte et a balbutié de formelles assurances; le vieillard ne saura pas. La faute réparée à temps sera ignorée de tous. Demain, lui, Jean, parlera! Demain, elle sera sa fiancée! Dans peu de jours sa femme!

Tout à coup, un fracas retentit! Une vitre du balcon a sauté, une pierre enveloppée d'un papier roule sur le tapis!

Léonore demeure d'abord immobile de stupeur et d'effroi...

Ce papier alors, la fascine et l'attire. Un billet? Elle se baisse, le saisit, hésite et... elle le déplie C'en est fait d'un trait elle l'a parcouru! Alors elle pâlit.

Son coeur se serre, une plainte d'infinie détresse expire sur ses lèvres. Qu'a-t-elle lu?... Voici:

Monseigneur l'évêque prince Farnèse, qui demain célébrera la Pâque dans Notre-Dame, est le seul qui puisse vous dire pourquoi Jean, duc de Kervilliers, ne vous épousera jamais... jamais!

Qui a jeté la pierre? Un jaloux d'amour? Un ennemi de race? Qu'importe! Et pendant que cet être, quel qu'il soit, écoute et regarde, pendant que la fille de Montaigues se débat, aux prises avec le désespoir le duc de Kervilliers rentre chez lui, tombe à genoux devant un portrait de Léonore et sanglote:

«Qu'a-t-elle dit? qu'elle va être mère? J'ai bien entendu?... Perdue! oh! perdue!... Et moi! Ah! misérable! pourquoi n'ai-je pas fui quand cette passion m'a mordu au coeur? Que faire?... Fuir! Fuir honteusement...»

*

Au coup de la grand-messe de ce dimanche de Pâques 1573, Léonore entre dans cette cathédrale dont, fille de huguenots, elle n'a jamais franchi le seuil.

Ce sont des heures d'inoubliables tortures qu'elle vient de vivre. Mille suppositions affolantes ont traversé son esprit. Jean est-il marié à une autre? L'évêque va lui répondre!

Dans l'église, elle s'arrête, défaillante, consciente à peine de ce qu'elle fait. Là-bas, tout au fond, dans la splendeur des cierges, couvert d'or, le prince Farnèse, légat du pape, entonné le Kyrie.

Léonore se met en marche. Par de lents efforts, elle se fraie un passage. Mais, quand enfin elle atteint le choeur, elle est sans forces. Dix pas, au plus, la séparent du prince-évêque. Tourné vers le tabernacle, il officie, en des poses empreintes d'une solennelle dignité.

Et, maintenant, Léonore a peur. L'approche de l'horrible réalité l'épouvante. Elle se raccroche à son rêve d'amour, elle veut garder une illusion quelques minutes encore... Soudain la sonnette résonne pour l'élévation!

Mgr Farnèse a saisi l'ostensoir, et, flamboyant de sa majesté, il se retourne... Une terrible secousse ébranle Léonore des pieds à la tête. Cet évêque!... Cette flamme des yeux!... Cette éclatante beauté!... Elle les connaît!...

Cet évêque!... Non! l'hallucination est par trop insensée! Il faut qu'elle s'assure, qu'elle voie de près! Hagarde, rapide, elle franchit la grille, s'élance... et alors!... Pantelante, elle monte les degrés de l'autel! Ses deux mains convulsives s'abattent sur les épaules de l'évêque foudroyé, et un lamentable cri déchire le silence:

«Puissances du Ciel! Jean! mon amant! C'est toi!»

Et Léonore inanimée tombe en travers des marches, aux pieds de l'évêque pétrifié, blanc comme un marbre.

Une tempête de rumeurs se déchaîne. Sacrilège! On accourt. On se précipite sur Léonore, on la saisit.

Et, tandis qu'on l'entraîne, qu'on l'emporte, qu'on la jette au fond d'un cachot, le prince Farnèse, duc de Kervilliers, l'évêque, l'amant, rugit dans sa conscience:

«Damné! Maudit! Je suis maudit!»

*

Sur la place de Grève, dans la brumeuse matinée de novembre, un flot humain houle et roule autour d'un échafaudage de poutres grossières. Contre le poteau central est assis un géant silencieux: c'est maître Claude... le bourreau! Ce sinistre squelette de madriers, c'est le gibet! Et ce peuple accouru des quatre horizons de Paris est là pour voir mourir Léonore, condamnée pour mensonge diabolique et calomnie hérésiarque envers l'évêque.

Le jour même où Léonore a été arrêtée dans Notre-Dame, le baron de Montaigues, son père, s'est tué d'un coup de dague au coeur. Quant à l'accusée, à toutes les questions elle a répondu par des regards sans vie.

Neuf heures sonnent. Le glas tinte. On entend le De Profundis: c'est le cortège.

Les moines, les confréries, les pénitents qui psalmodient, le médecin-juré, les gens du guet, le grand prévôt...

Puis, soutenue par deux prêtres, les cheveux épars, les pieds nus, la tête renversée sur l'épaule, c'est Léonore!

Et, derrière elle, entouré d'inquisiteurs qui le surveillent, morne, vieilli, décomposé, marchant tout éveillé dans un rêve funèbre lui! l'amant!... Ordre implacable venu du Saint-Office de Rome: il faut que sa présence et son indifférence prouvent au monde que l'hérétique a menti en accusant un évêque au pied même du trône de Dieu!

Soudain, tout s'immobilise dans un effrayant silence: le grand prévôt fait le signe fatal!

Le bourreau s'avance. Sa large main tombe sur l'épaule nue de la condamnée. L'instant est atroce...

A cette suprême seconde, Léonore a un spasme qui l'arrache à la monstrueuse étreinte... Et, coup sur coup, deux clameurs brèves, stridentes, font explosion sur ses lèvres crispées!...

Cette femme qui va mourir, là, sous la corde qui se balance, elle se débat dans les douleurs de l'enfantement!

Le bourreau recule! Le médecin-juré s'élance, tandis qu'une rafale de frémissements balaie la Grève! Et, lorsqu'il se relève enfin, le peuple, aux côtés de Léonore prostrée, inerte, évanouie, aperçoit un tout petit être qui vagit...

«Une fille! c'est une fille!» crie une femme.

La foule, tout autour de cette nouvelle-née si faible, si seule, demeure un instant pantelante. Puis, brusquement, la pitié déborde, éclate et gronde. On supplie, on menace, on crie grâce et miséricorde pour la mère! Le grand prévôt hésite... puis, convaincu par l'immense compassion du peuple, il jette un ordre: la condamnée a vie sauve. Léonore, sans connaissance, est emportée sur une civière, et l'enfant...

*

L'enfant demeure! La condamnée n'a pas le droit de nourrir sa fille en prison! L'innocente créature est abandonnée à la merci publique: une heure durant, elle sera exposée où elle est née: sous le gibet! Pauvre toute-petite qui attend qu'on lui fasse la charité d'une mère.

Et Farnèse! Jean de Kervilliers! Le père. Il est là, haletant, la sueur aux cheveux, dévorant des yeux cette chair de sa chair, courbé, enchaîné par l'effroyable obéissance à d'effroyables ordres supérieurs. Il veut prendre son enfant, l'emporter... il ne doit pas! Il ne peut pas! Quoi! la mère a été graciée... et sa fille va donc mourir là! Non! oh! non... car voici quelqu'un, enfin!... quelqu'un qui s'approche d'elle, se penche, se baisse avec un sourire tout mouillé de pleurs... Et. avec des précautions délicates et tendres, ce quelqu'un enveloppe la frêle abandonnée dans un pan de son manteau. Puis, tandis que l'évêque brisé, contenu par les inquisiteurs, éclate en sanglots et tend les bras, l'homme lentement s'en va... emportant la fille du prince Farnèse...

Et cet homme... c'est le bourreau!...




I

VIOLETTA

Le matin du 12 mai 1588, six gentilshommes montaient à fond de train les hauteurs de Chaillot. Sur le sommet, leur chef s'arrêta. Pâle de désespoir, il se retourna vers Paris qu'il contempla longuement.

Un rauque sanglot déchira sa gorge. Il se raidit, et hurla ces paroles qu'emporta le souffle du vent:

«Ville ingrate! Ville déloyale! Toi que j'ai aimée plus que ma propre femme! Tremble, car je ne rentrerai dans tes murs que par la brèche!»

A cet instant, deux cavaliers apparurent: l'un paraissant avoir dépassé la trentaine, admirable de vigueur, avec une de ces, physionomies audacieuses et railleuses, glaciales et géniales, qui laissent d'ineffaçables impressions; l'autre dix-huit ans, svelte, gracieux, merveilleux de beauté.

Les cinq fidèles qui entouraient le fugitif, voyant s'arrêter ces deux inconnus, cherchèrent à l'entraîner. Mais lui, levant les bras au ciel, cria:

—Malédiction sur moi! Tout m'abandonne. Oh! qui donc à présent voudra me prendre en pitié?

—Moi! répondit une voix sonore.

Le fugitif vit le plus jeune des deux étrangers qui s'avançait... Alors une terreur subite s'empara de lui:

—Toi! Toi! Charles! Mon frère, es-tu donc sorti du tombeau pour m'accabler?

—Vous vous trompez, répondit l'inconnu. Je ne suis pas celui qu'évoque votre remords, je ne suis pas Charles IX. Je suis son fils. Je suis Charles, duc d'Angoulême.

—Ah! gronda le fugitif, c'est toi l'enfant de Marie Touchet et de Charles! C'est toi le bâtard d'Angoulême! Que viens-tu demander à Henri III, roi de France?

—Je vais vous le dire. J'ai quitté Orléans pour vous parler en face! Il y a huit jours, Sire, j'ai atteint ma majorité. Ce jour-là, ma mère m'a conduit dans sa chambre et a découvert un portrait que j'avais toujours vu voilé d'un crêpe: j'ai reconnu Charles IX. Alors ma mère s'est agenouillée. Elle m'a raconté comment était mort l'homme qu'elle avait adoré. J'ai su l'effroyable agonie de mon père! Et je suis parti pour dire au duc de Guise: Traître et rebelle, qu'as-tu fait de ton roi? Je suis parti pour crier à Catherine de Médicis: Mère infâme! mère sans entrailles, qu'as-tu fait de ton fils? Je suis parti pour trouver Henri de Valois, roi de France, et lui crier: Qu'as-tu fait de ton frère?...

A cette dernière apostrophe, le roi, d'une violente saccade, fit reculer son cheval; puis il s'affaissa sur lui-même, secoué d'un tremblement mortel.

Une clameur alors éclata parmi les cinq gentilshommes. En même temps, ils dégainèrent... A cet instant, le compagnon du duc d'Angoulême bondit au milieu du groupe furieux, tira une longue rapière et, très calme:

—Messieurs, dit-il, ceci est une affaire intime. Laissez l'oncle et le neveu s'expliquer, ou bien je croirai que vous êtes de la famille. Et, dans ce cas, je serai forcé de croire que j'en suis aussi, moi!

Les épées allaient s'entrechoquer, lorsque le roi fit un signe impérieux. Les gentilshommes s'arrêtèrent:

—On se retrouvera!... si toutefois monsieur ne cache pas son nom! grondèrent-ils.

—Messieurs, dit froidement l'étranger, je m'appelle le chevalier de Pardaillan!

Le chevalier ne parut pas avoir remarqué le prodigieux effet produit par son nom. Il se retira à l'écart, comme si cette scène violente eût cessé de l'intéresser. Il se mit à examiner une troupe de cavalerie qui, sortant de Paris, s'approchait de Chaillot, sans trop de hâte, d'ailleurs.

Le duc d'Angoulême n'avait pas bougé. Sombre comme une figure de remords, Henri III se tourna vers lui.

—Jeune homme, dit-il, il manquait à mon malheur de vous rencontrer sur le chemin de l'exil. Priez le Ciel qu'au jour où je remonterai sur mon trône je puisse oublier que vous avez insulté à ma misère!

—Ce jour-là, vous me verrez me dresser sur les marches de ce trône! Je vous arracherai votre manteau royal! Jusque-là, je ne puis vous haïr; vous n'avez droit qu'à ma pitié! Paris vous chasse; vous n'êtes plus qu'un fantôme de roi que hante le fantôme d'une victime. Allez donc, Sire! car voici qu'on se met à votre poursuite... Regardez!... Jusqu'à ce que vous soyez redevenu roi de France, le fils de Charles IX vous fait grâce!

Henri III, blême de rage, voulut balbutier quelques mots qui se perdirent dans un sanglot. Mais ses fidèles, apercevant le gros des cavaliers qui sortait de Paris, saisirent son cheval et l'entraînèrent.

Charles d'Angoulême demeura songeur, les yeux fixés sur Paris. Que se passait-il dans cette âme? Pourquoi ce jeune homme ne suivait-il pas d'un dernier regard de haine le roi à qui il venait de jeter de tels défis?

Peu à peu, par degré, les derniers reflets de sentiments violents qui venaient de l'agiter s'éteignirent sur son visage qui s'éclaira alors d'un sourire très doux.

D'une voix d'extase, il murmura:

«Paris!... Oui, je viens y chercher la vengeance... mais je viens y chercher aussi l'amour!... Paris! C'est là que je vais te retrouver, chère inconnue qui emporta mon âme. Violetta... douce violette d'amour.

A ce moment, le chevalier de Pardaillan s'approcha de lui et ïe toucha à l'épaule. D'un geste large, il enveloppa Paris. Et, regardant le fils de Charles IX dans les yeux:

—Un trône à prendre, monseigneur!... prononça-t-il.

Charles d'Angoulême eut le tressaillement du rêveur qu'on arrache au plus doux songe; et il balbutia:

—Pardaillan! Pardaillan! que dites-vous?

—Je dis simplement qu'Henri de Valois n'est plus roi de France, qu'Henri de Guise n'est encore que roi de Paris, qu'Henri de Navarre jette par ici son regard de faucon qui cherche une proie, je dis que cela fait trois hommes pour la même couronne... et que, cette couronne, il serait beau qu'elle puisse me servir en la posant sur votre tête, à payer ma dette de reconnaissance à votre mère!

A ces mots, Pardaillan se lança sur un sentier qui courait autour de Paris et traversait les hameaux du Roule et de Monceaux pour aboutir au village de Montmartre.

«Violetta! murmura le jeune homme, que n'ai-je, en effet un trône à t'offrir!...»

Et palpant ébloui de ce qu'il entrevoyait dès lors, Charles d'Angoulême se jeta à la suite de son compagnon au moment où le gros des cavaliers qui étaient sortis de Paris montait les pentes de Chaillot. Celui qui marchait en tête de ces poursuivants était un homme de trente-huit ans, magnifique de costume et de taille, beau de visage, hautain de geste, sombre de physionomie, le front balafre par l'entaille d'une ancienne blessure: c'était Henri de Lorraine duc de Guise.

—Messieurs, dit-il en s'arrêtant, le roi est déjà loin. Il nous faut renoncer à l'espoir de le ramener à ses sujets...

—Dites un mot, fit un gentilhomme près de lui, donnez-moi dix bons chevaux, et je le ramène vif... ou mort!

—Maurevert, es-tu fou? dit le duc sur le même ton. Laissons fuir! Holà, quelle est cette figure d'enfer?

A ce moment, en effet, débouchait sur la hauteur une longue et lourde voiture à demi détraquée, poussiéreuse, traînée par un squelette de cheval...

Et, près de la bête poussive, marchait d'un pas de spectre une bohémienne masquée de rouge, portant avec une étrange noblesse son costume bariolé sur lequel retombaient ses cheveux d'un blond magnifique.

—Qui es-tu? demanda le duc de Guise en poussant vers elle son cheval.

La bohémienne s'arrêta. Mais elle ne dit pas un mot.

—Par le Ciel! s'écria le duc, je crois que cette gitane se moque...

Il n'acheva pas: à cette seconde, de l'intérieur de cette chose innommable qu'était la voiture, s'échappait une mélodie: une voix d'une incomparable pureté chantait doucement. Le duc de Guise, soudain pâli, frémissant, écoutait à demi penché, sous le charme:

—Oh! cette voix! C'est la sienne! C'est elle!...

Un homme, à cet instant, s'élança de la voiture et se courba en une pose de respect exorbitant et ironique.

—Le bohémien Belgodère! murmura Henri de Guise.

Et cherchant à cacher la violente émotion qui l'étreignait:

—Dis-moi, bohème: quelle est cette femme masquée, plus silencieuse que la nuit, plus mystérieuse que la tombe?...

—Excusez-la, monseigneur! C'est Saïzuma, une pauvre folle que j'ai recueillie un jour quelle sortait de prison; sa folie, c'est d'avoir le visage toujours couvert, afin, dit-elle, qu'on ne puisse voir sa honte... quant à moi, d'où je viens, monseigneur? Du bout du monde! Où je vais? A Paris, centre du monde! Qui je suis? Belgodère, premier et dernier du nom bateleur, jongleur, avaleur de sabre et bon à tout métier Vous faut-il le spectacle?

—Il suffit, bohème!... Dis-moi, n'étais-tu pas à Orléans il v a trois mois?

—J'y étais, monseigneur! fit Belgodère qui dissimula un sourire. J'y étais avec toute ma troupe y compris la merveille des merveilles, la chanteuse Violetta qui charme jusqu'aux princes! Monseigneur va la voir! Violetta! Violetta mia! Ah! la voila.

Une jeune fille de quinze ans apparut, toute tremblante, sur le devant de la voiture:

—Me voici, maître... me voici!...

Un murmure d'admiration parcourut les cinquante cavaliers. Le duc demeura ébloui.

«Oui, c'est elle! fit-il en lui-même. J'éprouve le même trouble que lorsque je la vis pour la première fois. Par les saints! Qu'ai-je donc à m'émouvoir ainsi!... Cette fille de bohème sera à moi, je le veux!»

Ah! C'est que cette fille de bohème était vraiment une merveille.

Voyant ces étrangers qui fixaient sur elle des yeux étincelants, elle baissa la tête. Alors son regard rencontra celui du duc de Guise, et un geste de terreur lui échappa. Elle se recula, s'effaça derrière les rideaux de cuir et courut à une femme qui, étendue sur un matelas, la tête près d'une petite fenêtre ouverte au ras du plancher, livide comme une mourante, respirait péniblement.

—Mère! Mère! murmura Violetta, l'homme d'Orléans! Il est là! Oh! j'ai peur! Le malheur rôde autour de moi!

Et ce mot de mère semblait inexact, de cette fille exquise à cette femme aux traits communs quoique pleins de bonté, à peine affinés par la phtisie.

—Pauvre enfant! râla-t-elle... bientôt... je n'y serai plus... Puisse le Ciel... te faire rencontrer... un sauveur... Espère, Violetta... ce jeune homme... qui n'osa jamais t'adresser la parole... je crois avoir lu dans son âme... il t'aime!...

—Violetta! Violetta! hurlait le bohémien. Attends! je vais te chercher...

—Laisse cette enfant tranquille, ordonna le duc de Guise en se baissant vers Belgodère. Et écoute-moi. Prends cette bourse, elle contient dix ducats d'or. Dix bourses pareilles, tu entends, si tu exécutes fidèlement tout ce que quelqu'un viendra te dire de ma part.

Belgodère s'inclina jusqu'à terre. Quand il se releva, il vit le duc qui, s'étant mis à la tête de ses cavaliers, reprenait au grand trot le chemin de Paris... Alors, il se redressa de toute sa hauteur, jeta un coup d'oeil oblique sur la voiture où avait disparu Violetta, et gronda:

«Je tiens ma vengeance!»




II

LA PLACE DE GRÈVE

Au fond d'une vaste salle aux majestueuses tentures, aux meubles solennels, dans l'ombre d'un dais de soie brochée d'or, immobile en un fauteuil d'ébène précieusement sculpté, se tenait une femme. Un être de beauté prodigieuse, éblouissante et fatale: peut-être une sainte extatique, ou peut-être une étincelante magicienne, ou peut-être une somptueuse courtisane orientale.

Un homme entra: opulent et sévère costume de cavalier tout en velours noir, figure livide, pétrifiée lentement par une douleur qui ne pardonne jamais. 11 s'arrêta devant la splendide inconnue et fléchit le genou.

Elle ne parut pas étonnée de cet hommage royal ou religieux et tendit le bras vers une large fenêtre ouverte. Le gentilhomme se redressa.

L'inconnue, alors, parla. Et aucune épithète ne pourrait traduire la force de sa voix.

—Cardinal, dit-elle, je viens de vous donner un ordre.

Le cavalier frissonna; et, humblement, comme s'il n'y eût rien eu dans ces paroles d'exorbitant, de stupéfiant, de fabuleux, cet homme à cette femme répondit:

—J'obéis à Votre Sainteté...

—Cardinal, reprit-elle sans un tressaillement, vous venez de prononcer un mot terrible. N'oubliez pas que si, dans Rome, je suis celle que vous dites, l'héritière de la souveraineté pontificale de Jeanne, la chevalière de la grande tradition, ici, dans Paris, je ne suis que la descendante de Lucrèce Borgia: la princesse Fausta!...

Le gentilhomme à qui elle donnait le titre de cardinal, bien qu'il ne portât pas l'habit religieux et fut armé d'une épée, cet homme qui pourtant semblait cuirassé par l'orgueil des vieilles races, se courba dans une attitude d'obéissance; puis, avec désespoir, il marcha à la fenêtre, et, glacé par une secrète horreur, s'y appuya, domina la place...

C'était le lendemain de la journée des Barricades. Et Paris, qui venait de chasser son roi, Paris tout hérissé, Paris fumant encore des arquebusades de la veille, fêtait la violette et la rose; car, de tout temps, Paris adora l'émeute et les fleurs, grondement et sourire de sa rue. Ensoleillée, bruyante, la Grève, en cette radieuse matinée du grand marché annuel de mai, présentait un indescriptible mouvement de lignes et de couleurs, fouillis de promeneuses en atours, de mendiants en guenilles.

Sans doute le cardinal, qui planait sur cette féerie de joie, était descendu dans les ténèbres de son passé, évoquant quelques souvenirs effrayants, car il haletait. Mais sous ses yeux, soudain, aux deux extrémités de la place, un double mouvement de foule le fit tressaillir.

Sur sa droite, c'était une fantastique guimbarde que l'imagination surmenée d'une Callot eût donnée pour carrosse à ses équipes de sacripants: le véhicule de Belgodère qui, au pas branlant de sa haridelle fourbue, faisait son entrée sur la Grève. Sur sa gauche, c'était un groupe de jeunes seigneurs cuirassés de buffle, l'épée de guerre aux flancs. Et, au milieu d'eux, les dépassant de la tête, plus magnifique et plus sombre encore que la veille sur le plateau de Chaillot, pensif et formidable, le Balafré, le duc Henri de Guise, le roi de Paris!

Le redoutable capitaine semblait ne rien voir autour de lui, ni ce respect mêlé de terreur qui courbait les têtes sur son passage, ni l'angoisse de cette multitude. Il ne voyait que la bohémienne Saïzuma qui, une main sur la bride du cheval, s'avançait, lentement, énigme vivante; et, près d'elle. Belgodère qui vociférait.

Du haut de la fenêtre, le cardinal avait vu Guise marchant vers Belgodère. Sans quitter son poste, il se tourna alors vers le fauteuil d'ébène, et dit:

—Ils sont venus!...

La mystérieuse inconnue qui s'appelait princesse Fausta se leva et, d'un pas de déesse, s'approcha:

—Violetta! Violetta! clamait à ce moment Belgodère en apercevant le duc de Guise qui venait à lui.

L'enfant, pareille à un rayonnement d'aurore, apparut sur le devant de la charrette, ses longs cheveux blonds épars sur ses épaules de neige, timide, craintive, effarouchée.

La princesse Fausta darda un regard où couvait une flamme d'incendie, sur cette vision de charme intense et pur qu'était Violetta.

—Henri, murmura-t-elle, Henri de Guise, tu m'appartiens! Tu seras roi parce que je veux être reine! Maîtresse de la France et de l'Italie, Henri, périsse donc tout ce qui t'empêche de m'aimer... moi, moi seule! Périsse Catherine de Clèves, ta femme! Périsse cette Violetta que tu adores!

Et d'une voix brève, soudain devenue métallique et dure:

—Cardinal, voici l'heure d'agir... Voyez cet homme sur qui reposent d'immenses espérances. Croyez-vous qu'il pense à ce trône qu'il touche grâce à nous? Depuis trois mois, depuis qu'à Orléans il a vu une pauvre fille de Bohème dont il porte partout l'image, Guise hésite: il nous échappe et il est perdu pour nous... si je ne lui arrache du coeur la racine même de cette passion!

Le cardinal regarda l'adorable enfant, et murmura:

—Pauvre innocente!

—La pitié est un crime souvent, une faiblesse toujours, dit la princesse Fausta, glaciale. Descendez, cardinal, et faites en sorte que le bohème Belgodère m'amène cette petite en mon palais de la Cité...

Sans doute, le cardinal savait quelle effroyable sentence cachait cet ordre, car il baissa la tête, et balbutia:

—Frappez donc, puisque la mort de cette infortunée créature est nécessaire! Mais épargnez-moi l'affreuse besogne de vous la livrer!

—Cardinal, reprit-elle avec une terrible froideur, vous préviendrez maître Claude.

—Le bourreau! haleta le cardinal. Ne me condamnez pas au hideux supplice de revoir l'homme qui m'arracha l'âme en me volant et en laissant mourir ma...

—Silence, cardinal Farnèse!...

Il y eut cette fois un tel grondement de tonnerre dans l'accent de la princesse que l'homme chancela, haletant, ébloui, dompté. Alors, calmée, soudainement paisible:

—Ce sera pour ce soir dix heures. Allez, cardinal. Agissez. Et faites tenir cette lettre au duc de Guise.

Le gentilhomme saisit le pli, puis, plus morne encore, il sortit et descendit en râlant au fond de son coeur:

—Ah! la malédiction pèse sur moi, toujours!...

Sur la Grève, à travers la foule qui formait cercle, le visage redevenu rigide, il marcha vers Belgodère, Sur l'avant de la voiture attendait Violetta, tremblante. A ce moment, le duc de Guise se penchait vers le sacripant et murmurait:

—Tout à l'heure, un gentilhomme t'apportera mes ordres. Exécute-les, si tu ne veux avoir les os rompus!

—Je suis prêt, monseigneur. Ordonnez!

—Alors, à toi les ducats... à moi la fille!... Et maintenant fais-la chanter afin que ma présence ait ici un prétexte.

—A l'instant même, Violetta! Violetta!

La jeune fille tressaillit, arrachée à un rêve d'extase. Au loin, du fond de la place, un jeune seigneur s'avançait, les yeux fixés sur elle. Leur double regard se cherchait, se croisait. Et ce gentilhomme, tout radieux, de sa jeunesse et de son amour, c'était le fils du roi Charles IX, le duc d'Angoulême!

—Violetta! vociféra Belgodère.

Un cri terrible l'interrompit... Un cri d'agonie ou d'épouvanté, qui jaillissait de la roulotte.

—Ma mère! ma mère se meurt!

L'agonisante, celle que Violetta appelait sa mère, les mains crispées, tenait son visage collé à la petite fenêtre, comme fascinée par une effroyable apparition...

—Ma mère! ma mère! sanglota Violetta.

—Messeigneurs! criait dehors Belgodère, un instant de patience, et je vous ramène la chanteuse. En attendant, la célèbre Saïzuma va vous dire la bonne aventure!

Saïzuma demeurait immobile. Ses yeux flamboyants, du masque rouge, se rivaient sur le cardinal Farnèse...

Le cardinal avait vu cette femme... Et tous les deux se regardaient.

La femme agonisante tourna vers Violetta, que Belgodère injuriait, un visage empreint d'une immense pitié:

—Violetta, je vais mourir. Il faut que tu saches... Je ne suis pas ta mère...

—Oh! sanglota la jeune fille éperdue, c'est un affreux vertige qui vous saisit. Revenez à vous, mère!

—Je ne suis pas ta mère!... Et ton père, Violetta, tu crois que ce fut maître Claude? Eh bien, maître Claude n'est pas ton père!... Ta mère, je ne sais où elle est... Mais ton père. Violetta?... ton père!... veux-tu le connaître?... Veux-tu le voir?... Eh bien... tiens.... regarde!...

Dans une effrayante convulsion, la mourante essaya de désigner l'homme sur qui elle dardait son regard...

—Saints et anges! balbutia Violetta éperdue, prenez pitié de ma mère!

A cet instant, une sauvage imprécation éclata sur cette scène poignante, et Belgodère apparut, ramassé sur lui-même. Il se jeta sur la jeune fille, l'empoigna par les deux épaules, et, d'un geste furieux, la remit debout.

—Dehors! gronda-t-il. Au travail, la chanteuse!

—Regarde! cria l'agonisante. Et souviens-toi!...

—Enfer! vociféra le bohémien. Voici la Simonne qui s'en mêle maintenant! Attends un peu, toi!

Alors, il se rua sur celle qu'il appelait la Simonne: sur la mourante! Il la renversa sur la couchette et lui plaqua une de ses formidables mains sur la bouche, l'autre sur la gorge...

La Simonne se débattit deux secondes... Soudain, elle eut un bref soupir et elle se tint immobile, tandis que son bras décharné, tendu vers la fenêtre, semblait montrer encore l'homme dans la foule... L'envoyé de Fausta! Le prince Farnèse! L'amant de Léonore de Montaigues!... Le père de Violetta!

L'enfant, rudement poussée, était tombée; elle n'avait rien vu de la hideuse tragédie. Lorsqu'elle se releva, déjà, le sacripant, debout, sombre, étonné de son crime, grommelait:

—J'ai serré un peu fort, peut-être! Et puis, je n'ai rien tué, moi! La mort était là, qui rôdait, je l'ai aidée...

Le premier regard de Violetta fut pour la Simonne, blanche comme cire.

—Morte! râla-t-elle. Ma mère est morte!...

—Et moi, je te dis qu'elle dort! ricana Belgodère. Dehors, la chanteuse, dehors! Au travail.

Violetta s'abattit sur ses genoux et se prit à sangloter:

—O pauvre, pauvre maman Simonne, vous n'êtes donc plus! Vous abandonnez donc votre petite Violetta! Mère, vous ne me prendrez donc plus dans vos bras?

A ce moment, la bohémienne Saïzuma apparut a l'entrée de la roulotte et, sans paraître voir Belgodère, ni Violetta, ni la morte, alla s'asseoir dans le fond. Alors, un long frisson l'agita, et elle murmura:

—Pourquoi cet homme m'a-t-il regardée?... Pourquoi l'ai-je regardé, moi?... Au fond de quel enfer ai-je déjà éprouvé la brûlure de ses yeux noirs? Oh! déchirer ce voile funèbre qui recouvre ma pensée!

D'un geste de folie, elle pressa son front à deux mains; et, comme si son masque lui eût pesé, elle le dénoua, son visage fut visible! Étrange, avec ses traits qui paraissaient pétrifiés, ses yeux sans vie ou brûlait seulement la flamme d'un insondable désespoir, ce visage gardait une beauté avec on ne savait quoi de tragique, de mystérieux, d'infiniment doux et d'inconcevable...

Violetta sanglotait doucement, les lèvres collées sur la main glacée de celle qu'elle nommait sa mère. Belgodère allait et venait, mâchonnait de sourds jurons, stupéfait de sa propre hésitation. Brusquement, il décrocha la guitare dont Violetta s'accompagnait d'habitude et grommela:

—En voilà assez! Si tu pleures tant, tu ne pourras plus chanter. Allons, la chanteuse, on t'attend! Des seigneurs, des ducs, des princes: noble compagnie, bonne récolte!

Violetta se releva, et, révoltée:

—Chanter! râla-t-elle. Chanter quand ma mère morte est là encore! Oh! tuez-moi plutôt!

—Ecoute bien, la chanteuse! Je ne te tuerai pas... car on t'attend... des princes, des ducs, te dis-je! Seulement choisis: ou tu vas prendre ta guitare et faire entendre ta jolie voix, ou je me mets à fouetter... ta mère!...

En même temps, le bandit saisit un fouet à chien... Violetta jeta un cri d'épouvanté. Elle jeta autour d'elle un regard de douleur et de désespoir... et ce regard s'arrêta sur la morte!... La jeune fille courut à la bohémienne, lui saisit les deux mains, et, d'une voix étranglée:

—Madame! Madame! Défendez-la, protégez-la, souvenez-vous qu'elle vous a soignée! Oh! elle ne m'entend pas! allez-vous laisser frapper une morte?... Ma mère...

—Qui parle ici de mère? dit la bohémienne, hagarde. Est-ce qu'il y a des mères! Est-ce qu'il y a des enfants!...

—Pitié, madame! Cet homme vous écoute et vous craint! Un mot! dites un mot!

—Attention! hurla Belgodère. Décide-toi!

—Oh! cria Violetta, se tordant les bras, vous n'avez pas de coeur, bohémienne!

—Pas de coeur! dit sourdement Saïzuma. Il est perdu, mon coeur... Il est resté là-bas... dans l'immense église... Jeune fille, prends garde à l'évêque voleur de coeurs!...

—Misérable folle! sanglota l'enfant. Tu ne veux rien faire pour ma mère! Eh bien, écoute à ton tour! Moi, la fille, je te maudis! Entends-tu? Maudite sois-tu! par moi!...

Saïzuma éclata de rire!... Et, lentement, elle remit son masque rouge sur son visage... Violetta se tourna vers le bohémien au moment où il laissait retomber le fouet... Elle bondit... Ce fut elle qui reçut le coup sur ses épaules...

—Grâce, Belgodère! Je t'obéirai... J'irai chanter!...

—A la bonne heure! dit froidement le sacripant, qui tendit la guitare à l'enfant.

Elle la saisit lentement, d'un mouvement de désespoir concentré et, le visage ruisselant de larmes, murmura:

«Chanter!... Près du corps de ma mère!... O ma pauvre maman, pardonne-moi ce sacrilège... Obéir!...

Elle s'inclina rapidement, baisa la morte au front, et s'élança au-dehors. Belgodère, lui jetant un regard de terrible joie, grinça entre ses dents:

—Va, fille de bourreau! Guise t'attend! Demain, tu seras infâme! Nul autre que moi ne le dira à ton père!...

Et, alors, il descendit les marches branlantes du petit escalier en hurlant:

—Messeigneurs, voici la chanteuse! Place, manants! Place à l'illustre chanteuse Violetta! Et vous, monsieur Picouic! Et vous, monsieur Croasse! Fainéants!

Deux hercules, qui complétaient la troupe de Belgodère, se mirent à distribuer au menu peuple force horions et bourrades, et, bientôt, un grand cercle se forma, au centre duquel la pauvre créature accordait sa guitare sur laquelle tombaient des larmes silencieuses.

A deux pas de la petite chanteuse, un groupe de gentilshommes, favoris de Guise, et, en avant d'eux, le duc, pâle, agité, l'oeil rivé sur cette enfant qui le faisait trembler... Sur sa gauche, le prince Farnèse, sombre et muet; près de la roulotte à laquelle s'appuyait le duc Charles d'Angoulême, plus tremblant, plus agité peut-être qu'Henri de Guise... Et là-haut, à la fenêtre, à demi cachée dans les rideaux, la princesse Fausta.

Violetta ne voyait rien; son âme était restée près de la morte; ses yeux demeuraient baissés sur l'instrument; et ses doigts fins se mirent à voltiger sur les cordes; une ritournelle d'une grande douceur s'exhala dans l'air embaumé par les éventaires du marché aux fleurs. Et sa voix d'or commença une naïve complainte d'amour... mais, dès la première strophe, elle s'arrêta, brisée par un sanglot... Le duc de Guise s'avança vivement.

—Vous pleurez? demanda-t-il d'une voix altérée.

La chanteuse leva sur lui son regard noyé de douleur.

—Vous, balbutia-t-elle frissonnante. Laissez-moi!

—Tu pleures, reprit le duc, haletant. Si tu voulais... jamais plus tu ne pleurerais... car, tu serais la plus fêtée, la plus choyée dans Paris. Ecoute-moi, gronda-t-il avec plus de menaçante ardeur, ne te recule pas ainsi... Par le Ciel! il faut que tu saches que je t'aime... il faut...

A ce moment, comme Charles d'Angoulême, livide, la main à la garde de l'épée, s'avançait en frémissant, une éclatante fanfare de trompettes résonna sur la place de Grève... Des clameurs furieuses, aussitôt, s'élevèrent de la multitude qui reflua, tourbillonna...

—Les gardes du roi! Les Suisses de Crillon! A mort!... A l'eau!...

Ces gardes, c'étaient ceux qui, la veille, avaient essayé d'enlever les barricades élevées par le peuple!...

Le duc de Guise s'élança en poussant une imprécation. Ses gentilshommes le suivirent, l'épée à demi tirée... Le peuple, à la vue de ses ennemis de la veille, poussait des vociférations de rage... En un instant, la place, si paisible et joyeuse, fut remplie de hurlements, bousculades de bourgeois courant s'armer.

—Aux armes! A mort les suppôts d'Hérode!...

—A l'eau, les gardes! A l'eau, Crillon!...

Et ce fut dans ce tumulte de prise d'armes, à cette minute où les arquebusades allaient peut-être recommencer, qu'eut lieu la première rencontre de Charles d'Angoulême et de Violetta...

En voyant Guise se précipiter sur Crillon, Charles avait renfoncé son épée et s'était arrêté près de l'enfant... Ils étaient l'un devant l'autre, tous deux d'un charme intense dans la grande rumeur d'orage qui se déchaînait.

—De grâce, dit-il doucement, ne craignez rien... Vous pleuriez... Est-ce que cet insolent gentilhomme...

—Non! oh! non, dit-elle avec effroi. Je pleurais... voyez-vous... parce que... ma mère est morte!... Elle est là... toute seule!... Et nul ne se penche sur ce pauvre corps pour lui faire l'aumône d'une prière...

—Votre mère est là... morte! fit Charles en pâlissant de pitié, comme il avait pâli d'amour. Et vous, pauvre enfant, on vous forçait à chanter!... cela est horrible!...

—Non! non! dit-elle en jetant un regard de terreur sur Belgodère qui rôdait autour d'eux, en grondant. Je chantais... pour acheter des fleurs à ma mère...

Charles prit une main de Violetta qui, à ce contact, tressaillit... Il la conduisit à la roulotte, la fit monter et entra lui-même. Alors, il aperçut le corps de la Simonne étendu sur sa couchette, et il s'inclina, la tête nue.

—Veillez votre mère, dit-il avec une expression d'immense pitié. Et, quant à son cercueil, c'est moi qui le fleurirai, si vous daignez le permettre... Violetta leva sur lui un regard éperdu de reconnaissance...

—Ce n'est ni le lieu ni l'heure de vous parler, dit alors Charles d'Angoulême. Mais, dès maintenant, cessez de craindre quoi que ce soit... Il est impossible que vous demeuriez avec ces bohémiens... Demain matin, je viendrai parler au maître de cette voiture...

—Qui est tout prêt à vous entendre, monseigneur, et à vous répondre, dit près de Charles une voix ironique.

Le jeune duc toisa le sacripant courbé devant lui.

—Où pourrai-je te parler, mon maître? demanda-t-il.

—Ici près, monseigneur: rue de la Tissanderie, à l'auberge de l'Espérance.

—C'est bien. Attends-moi donc dès demain matin.

Charles d'Angoulême jeta un dernier regard sur Violetta, prosternée, le visage dans les deux mains.

A la vengeance, maintenant! murmura-t-il. O mon père, regarde ce que va faire ton fils!

Et il sortit, se dirigeant droit vers le duc de Guise!... Belgodère, les bras croisés, ricanait:

—Viens demain, oui, je t'attendrai de pied ferme, imbécile!... Demain!... Où sera demain Violetta?

Il haussa les épaules et descendit en grognant:

—Il faut pourtant que j'aille prévenir qu'on me débarrasse du cadavre. Le plus tôt sera le mieux. Aujourd'hui même, tu seras partie, la Simonne. Bon voyage!...

Et il allait s'élancer, lorsque au bas des marches il vit se dresser devant lui un homme vêtu de velours noir, dont le visage livide semblait celui d'un mort.

—C'est toi, demanda-t-il, qui es Belgodère, maître de cette voiture?

—Voilà une infernale figure, songea le bohémien qui frémit malgré lui. Oui, mon gentilhomme, ajouta-t-il tout haut, je suis celui que vous dites.

—C'est donc toi, reprit-il lentement, qui es le maître de cette jeune chanteuse... Violetta?

Belgodère. tressaillit, s'inclina plus profondément.

—J'y suis! songea-t-il. C'est le gentilhomme que le duc de Guise devait m'envoyer pour me transmettre ses décisions! Ah! ah! je te tiens enfin, Claude! Tu vas savoir de mes nouvelles! Et des nouvelles de ta fille!

Il se redressa, se drapa, et dit brusquement:

—J'attends ce que vous avez à me communiquer.

—Je te suis envoyé par un puissant personnage. Cette enfant... cette Violetta... dit le gentilhomme sourdement.

—Violetta et moi, nous sommes au service de celui qui vous envoie, dit Belgodère. Vos ordres?

—Ecoute, il y a dans la Cité une maison délabrée, presque en ruine. La porte est en fer, avec un marteau de bronze; c'est là... C'est là que ce soir, à neuf heures, tu devras amener cette jeune fille.

—Ce soir! A neuf heures! On y sera, par l'enfer!

Le gentilhomme noir demeura un instant abîmé dans une lointaine rêverie. Puis, avec un tressaillement:

—Cette femme masquée de rouge... qui était là tout à l'heure... dis-moi, qui est-ce?...

—Une bohémienne de ma tribu. Elle s'appelle Saïzuma.

Celui que le bohémien appelait une infernale figure se redressa. Il parut soulagé de quelque secrète épouvante. Alors, il fit un signe d'adieu au bohémien. Puis tirant de son pourpoint la lettre que Fausta lui avait remise pour le duc de Guise, le prince Farnèse se glissa parmi la multitude où il disparut sans bruit.




III

PARDAILLAN

Tandis que se décidait ainsi la destinée de Violetta dans ce rapide et sinistre entretien de Belgodère et du prince Farnèse, Charles d'Angoulême marchait au duc de Guise.

Le fils du roi Charles IX était bouleversé d'une terrible colère. Lorsque Guise avait parlé à voix basse à la jeune fille, il avait senti se lever dans son coeur un sentiment qui n'y était pas encore: la haine d'amour, la plus implacable des haines... Ce fut les poings serrés qu'il fonça dans les rangs pressés de la multitude silencieuse, attentive aux gestes et aux paroles de Guise, son héros, son idole!

Tout à coup, il se sentit saisi par le bras. Il se retourna vivement:

—Le chevalier de Pardaillan! fit-il avec joie.

—Oui, j'arrive à temps pour vous empêcher de faire une folie! fit Pardaillan. Où courez-vous de ce pas? Insulter monseigneur le duc?... Peste! vous êtes gourmand... Ils sont ici une armée de guisards!... Il n'y avait qu'un homme au monde capable de tenir tête à dix mille bourgeois qui enragent du désir de massacrer n'importe quoi... Cet homme est mort, mon prince: c'était mon père.

Tout en cherchant à étourdir Charles de ses paroles, Pardaillan essayait de l'entraîner hors de la foule.

—Pardaillan, gronda le jeune duc d'un ton de désespoir concentré, je veux parler à cet homme.

—Eh! par Pilate, la vie est bonne, au bout du compte! Je ne veux pas me faire égorger, moi!... Du moins, pas avant d'avoir dit ma façon, de penser à ce digne sire de Maurevert! Allons, venez, mordieu!...

—Allez donc, Pardaillan! murmura Charles, des larmes de rage aux paupières. Allez! Moi, je vais à Guise!

Le chevalier jeta sur le jeune homme un regard ou il y avait comme une tendresse de grand frère.

—Vous le voulez absolument! dit-il en saisissant une main de Charles.

—Je hais Guise! Malheur à lui, puisque je le trouve sur mon chemin!

—Amour! Amour! Folie et misère! grommela le chevalier. Tâchons de sauver ce jeune fou! Allons donc, ajouta-t-il tout haut, puisque vous le voulez! Mais, vrai Dieu, la conversation va être drôle! Giboulée, ma bonne vieille rapière, à toi la parole!...

Pardaillan se haussa sur la pointe des pieds, embrassa d'un rapide regard circulaire la foule énorme qui les enveloppait et se mit en marche!... A coups de coude, il se fraya un passage. En quelques instants, le chevalier et son jeune compagnon atteignirent le premier rang, et ils virent alors le duc de Guise, le roi de Paris, qui, hautain, livide, se tenait devant Grillon, et hurlait quelques mots qui se perdaient dans une furieuse acclamation de la foule...

La minute était tragique... Voici ce qui venait de se passer: Crillon—celui-là même que Charles IX, au siège de Saint-Jean-d'Angély, avait surnommé le brave—Crillon, brave et fidèle jusqu'à la mort, venait d'apprendre qu'Henri III avait fui de Paris. Et il était sorti de l'Hôtel de Ville où il était renfermé avec mille gardes et deux mille Suisses, pour rejoindre son roi!

Guise venait d'accourir! D'un signe, il enchaînait la foule idolâtre et la muselait. Et, alors, le duc s'avançait au-devant de Crillon. Le vieux capitaine, trapu, le visage sanglant, arrêta sa troupe, et, d'un geste rude, salua le duc.

—Je vois avec plaisir, dit Guise sur un ton mordant, que Louis de Crillon ramène ses gardes à Sa Majesté... C'est donc au Louvre que vous vous rendez?

—Vous faites erreur! C'est au roi que je me rends! éclata Crillon.

—Prenez garde, capitaine! gronda le Balafré, vous avez déjà commis une folle imprudence en sortant de l'Hôtel de Ville!

—Et vous voudriez m'en faire commettre une autre en m'y faisant rentrer! Le roi est hors de Paris, monsieur le duc: je sortirai de Paris! Le chemin est-il libre?

—Il l'est pour tous les vrais fidèles, éclata Guise. Et le roi...

—Vive le roi! monsieur! hurla Crillon. Prenez garde vous-même, monseigneur! Prenez garde à la forfaiture! Nous avons tous deux l'ordre du Saint-Esprit; en le recevant, nous avons juré fidélité au roi, notre grand maître! Que faites-vous de votre serment?

Un grondement de tonnerre roula sur la place de Grève démontée, agitée de furieuses vagues humaines. Guise, devenu affreusement pâle, jetait autour de lui des ordres rapides. Et ses gentilshommes s'élançaient sur tous les points où les troupes de la Ligue étaient disséminées.

Crillon leva son épée... Ce fut à cet instant que Charles d'Angoulême et le chevalier de Pardaillan parvinrent au premier rang de cette foule tumultueuse.

Guise, l'idole de Paris, Guise eut alors un grand geste large et superbe. Et la foule s'apaisa, écouta, avide de l'entendre, de l'admirer encore.

A ce moment, le colonel des Suisses, qui jusqu'ici s'était tenu en arrière de Crillon, s'avança rapidement vers le duc et dit à haute voix:

—Ni moi ni mes Suisses ne sortirons de Paris!

—Colonel! hurla Crillon, à votre rang! Ou, par le sang du Christ, il faut vous battre avec moi jusqu'à ce qu'un de nous deux tombe!

—Monseigneur, dit le colonel, je me rends à la Ligue!... Suisses! sortez des rangs!...

A ce moment, une voix jeune, sonore, vibrante, éclata.

—Traître! tu te rends à un traître!...

Le colonel gronda une furieuse imprécation. Guise, la figure bouleversée de rage, tira à demi son épée et chercha l'audacieux qui le souffletait de ce nom de traître!

Et il vit alors un jeune homme qui bondissait au milieu du cercle vide, repoussait le colonel des Suisses d'un geste de souverain mépris, et se plantait devant lui.

—Henri de Lorraine, duc de Guise! dit encore ce jeune homme, meurtrier de mon père, deux fois traître! moi, Charles d'Angoulême, fils de Charles IX, roi de France, je te déclare félon et te défie en champ clos, à l'heure, au jour, au lieu qui te plairont!...

A l'instant, vingt gentilshommes se ruèrent sur Charles, le poignard levé. Mais Guise les contint d'un signe. Il haletait. Sa bouche écumait. Il cherchait une insulte avant de faire le geste qui livrerait le jeune homme à sa meute...

—Fils de Charles! dit-il enfin, j'accepte ton défi... Mais, comme la lâcheté est héréditaire dans ta famille, comme tu pourrais essayer de fuir, je vais te faire précieusement garder jusqu'au jour où moi, le Balafré...

—Vous ne vous appelez pas le Balafré, monseigneur! cria un homme qui, à son tour, s'avança, calme, la lèvre ironique, les yeux pétillants de malice, de joie.

C'était Pardaillan!... D'un coup d'oeil, il avait jugé là situation. Il venait de comprendre que Guise allait jeter un ordre d'arrestation.

«Sauvons mon petit louveteau!» grommela-t-il.

Il marcha sur le duc de Guise à qui, d'une voix cinglante, il jeta ces mots:

—Pardon; vous ne vous appelez pas le Balafré!...

—Votre nom, à vous! rugit Guise. Qui êtes-vous?...

—Ce n'est pas mon nom qui importe, c'est le vôtre, monseigneur! Il y a seize ans, dans la cour d'un hôtel de la rue de Béthisy...

—La rue de Béthisy! murmura Guise dont les yeux exorbités se posèrent avec épouvante sur Pardaillan. Oh! si tu es celui que je crois... malheur à toi! continue!...

—Je continue! Donc, vous veniez d'assassiner l'amiral Coligny... Au moment où vous posiez le pied sur la face sanglante du cadavre, cette main que voilà, monseigneur...

Pardaillan ouvrit sa main toute large...

—Cette main s'appesantit sur votre face, à vous, et, depuis lors, vous vous appelez le Souffleté!...

—C'est toi! rugit Guise... A moi! A moi! Arrêtez-les tous deux! Prenez-les! Vivants! Il me les faut vivants!...

Alors, un effroyable tumulte se déchaîna. Les digues de l'océan populaire se rompirent... Crillon recula jusque sur ses gardes, emporté comme par un mascaret. Le colonel des Suisses, le premier, mit rudement la main sur l'épaule du duc d'Angoulême... Au même instant, il s'abattit comme une masse: Pardaillan venait de tirer sa rapière, et, d'un coup de pommeau, lui avait fracassé le crâne...

—Guise! Guise! cria Charles, souviens-toi que tu as accepté mon défi!

—A mort! A mort! hurlait la foule.

—Vivants! Je les veux vivants! vociférait Guise.

Au moment où, d'un coup de pommeau, le chevalier abattait aux pieds de Guise le colonel des Suisses, il saisit Charles, son louveteau! à pleins bras et se mit à bondir vers Crillon, vers la troupe des gardes immobiles et pâles... Il tenait sa rapière par la lame, et se servait du pommeau comme d'une massue. Ce fut ainsi qu'il se fraya un passage jusqu'à la troupe de Crillon, parmi les gentilshommes de Guise rués sur lui.

Pardaillan se dressa sur la pointe des pieds et leva très haut, de son bras tendu, sa rapière vers le ciel. Et alors, d'une voix qui résonna comme du bronze, à l'instant où Crillon, éperdu, se voyait débordé, où les gardes allaient se débander, où Guise, déjà, poussait un rugissement de triomphe, Pardaillan tonna:

—Trompettes! sonnez la marche royale!...

Électrisés, soulevés par l'enthousiasme des grands chocs, les hommes d'armes hurlèrent dans un grand élan:

—Vive le roi!...

Et ils se mirent en marche, tandis que la fanfare royale éclatait et dominait l'épouvantable tumulte...

Et, en avant, l'épée haute, près de Charles qu'il entraînait, près de Crillon, stupéfait, qui l'admirait, le chevalier de Pardaillan marchait, fonçant dans la foule, entraînant les hommes d'armes, creusant un sillage à travers les masses des ligueurs et les infernales clameurs de mort... Maintenant, devant la troupe de Crillon, devant ces blessés qui s'avançaient d'un pas pesant et régulier, la hallebarde croisée, les multitudes de bourgeois s'ouvraient, fuyaient, les uns courant s'armer, les autres déchargeant leurs pistolets au hasard.

Pardaillan avait remis sa rapière au fourreau. Il marchait en tête, d'un pas rude, et criait:

«Place au roi! Place au roi!...»

Et il y avait une telle ironie dans ce cri que ceux qui l'entendaient ne savaient de quel roi le chevalier voulait parler, ni si c'était vraiment pour le service d'un roi que flamboyait le regard de cet homme!

À ce moment, mille ligueurs, commandés par Bussi-Leclerc, armés d'arquebuses toutes chargées, débouchèrent au pas de course sur la place de Grève, venant de la Bastille.

—Enfin! rugit le duc de Guise, triomphant.

Il allait s'élancer vers Bussi-Leclerc; une main, tout à coup, se posa sur son bras.

—Que voulez-vous! gronda-t-il d'une voix rauque à celui qui venait d'arrêter son élan—un gentilhomme, vêtu de velours noir, silencieux et sinistrement paisible.

—Lisez ceci, monseigneur duc, dit le gentilhomme qui tendit un pli fermé.

—Hé! monsieur! vociféra Guise. Tout à l'heure...

—Il sera trop tard! dit l'homme vêtu de noir. Cette lettre est de la princesse Fausta!...

Le duc qui s'élançait s'arrêta court, avec un profond tressaillement. Il saisit la lettre, brisa le cachet... Et lut!... L'effet de cette lecture fut foudroyant. Le duc chancela... Son visage devint couleur de cendres.

—Vos ordres, monseigneur? cria Bussi-Leclerc.

—Mes ordres! balbutia le duc.

Il jeta sur tout ce qui l'entourait un regard où luisait une folie de meurtre; puis, d'une voix basse:

—A l'hôtel, messieurs! Suivez-moi à l'hôtel de Guise!...

Et il s'élança, suivi de ses gentilshommes stupéfaits, oubliant Bussi-Leclerc et ses mille ligueurs, Grillon, Pardaillan et le duc d'Angoulême, oubliant tout au monde.

Pardaillan avait continué sa marche foudroyante, entraînant Grillon et ses hommes d'armes. A travers des foules de ligueurs hurlants, mais qui, sans chefs, sans armes, n'osaient attaquer, la troupe de Crillon atteignit la Porte Neuve au moment où, des deux Châtelets, du Temple, de l'Arsenal, s'élançaient en courant vers la Grève les compagnies prévenues... La porte fut franchie... Alors Crillon se jeta dans les bras de Pardaillan.

—Partez vite, si vous m'en croyez! fit le chevalier.

—Oui! mais de quel côté?... J'ignore où est le roi!...

—Je l'ai vu hier, fuyant et fort pâle... un triste Sire, entre nous, monsieur de Grillon! Quoi qu'il en soit, il prit la route de Chartres...

—Venez avec moi, monsieur, s'écria Crillon, le roi vous fera colonel!

—Eh! monsieur! fit tranquillement Pardaillan, je suis déjà maréchal! maréchal de moi-même, et c'est énorme. Pourquoi me faire colonel des autres?

Crillon secoua sa crinière:

—Vous êtes un rude compagnon. Si le roi avait dix serviteurs taillés sur votre modèle, il serait demain sur son trône!... Allons, adieu!... Votre nom?...

—Chevalier de Pardaillan! Adieu, monsieur de Crillon!

Le brave Crillon, ébahi, se tourna vers ses troupes et se mit en route, en saluant une dernière fois de son épée cet homme dont l'intrépidité l'avait émerveillé.

Pardaillan prit le duc d'Angoulême par le bras et, simplement, comme si rien d'extraordinaire ne se fût passé:

—Rentrons par la porte Montmartre et allons nous reposer en vidant un broc de Suresnes à la Devinière, chez cette bonne dame Huguette Grégoire...

Laissons Pardaillan et Charles d'Angoulême rentrer dans Paris, et revenons un instant au duc de Guise qui venait de s'élancer vers son hôtel.

Sous ses allures de magnifique gentilhomme, sous l'ambition effrénée qui surchauffait son cerveau, sous cette passion même qui le brûlait pour une pauvre petite fille de Bohême, Henri de Lorraine, duc de Guise, roi de Paris par la force, presque roi de France par l'immense désir de la Ligue, cet homme, qui faisait trembler des rois, portait au coeur un mal terrible, un ulcère rongeur: la jalousie!

Guise avait lu la lettre de la princesse Fausta, que le cardinal Farnèse lui remettait. Elle contenait ces lignes:

«Le comte de Loignes n'est pas de ceux qui sont sortis de Paris à la suite d'Hérode. La duchesse de Guise, que vous croyez sur la route de Lorraine et que vous avez conduite vous-même, il y a deux jours jusqu'à Lagny, vient de rentrer dans Paris. Quelqu'un vous attend en votre hôtel pour vous expliquer ce double évènement.»




IV

LE BOURREAU

Le soir de ce jour, sous la sérénité pâle du crépuscule Paris gardait encore de profonds tressaillements, il ne faisait plus jour, pas encore nuit; peu à peu les bruits s'éteignaient, et, du ciel, mêlées aux dernières clartés, tombaient les premières ombres qui allaient envelopper la silhouette capricieuse et tourmentée du vieux Paris.

Ce fut à cette heure indécise que quatre hommes portant une civière s'approchèrent de la voiture de Belgodère demeurée sur la place de Grève. Sur la civière, il y avait un cercueil vide.

Dans la roulotte une torche de résine était allumée; ses lueurs fuligineuses jetaient de vagues reflets rouges sur le corps de la Simonne, étendue toute raide sur sa couchette: Violetta agenouillée, affaissée, les yeux fixés sur la figure aimée de celle qu'elle appelait sa mère, ne pleurait pas, n'ayant plus de larmes... Près d'elle, debout, les bras croisés, la lèvre crispée par la haine satisfaite, Belgodère guettait.

Les quatre hommes entrèrent et déposèrent le cercueil au long de la morte.

—Voilà! fit l'un; nous venons enlever cette hérétique de Bohême...

—Bien entendu, ajouta un autre, il n y a pas de prêtre; la défunte s'en est passée pendant sa vie: elle s'en passera pour sa dernière promenade.

Violetta, secouée d'un long frisson, s'était jetée sur la Simonne, et doucement, à mots imperceptibles, brisés de sanglots, lui disait l'éternel adieu... Rudement, Belgodère l'arracha à la funèbre étreinte: Violetta se releva, le coeur défaillant. Lorsqu'elle osa regarder, la Simonne était dans le cercueil!... Alors l'enfant eut un grand cri.

La Simonne avait disparu à jamais. Et le secret que son agonie avait voulu crier, le secret de la naissance de Violetta, était cloué avec elle dans la bière!...

—Viens, dit alors Belgodère d'une voix étrange. Tu ne veux pas laisser ta mère s'en aller toute seule!... Allons, je te permets de l'accompagner...

Pour la première fois depuis de longues années, Violetta leva sur Belgodère un regard où il y avait une aube de reconnaissance étonnée...

Accompagner sa mère jusqu'au cimetière! Pour cette pauvre enfant, c'était une consolation...! Et les patrouilles qui sillonnaient Paris purent voir ce pauvre cercueil fleuri comme un cercueil de princesse, qui s'en allait par les rues déjà obscures, suivi lentement par une jeune fille qui marchait en pleurant...

Belgodère avait quitté la roulotte en disant à ses deux hercules assis sur les marches:

—Ramenez la voiture à l'auberge, peut-être ne rentrerai-je pas cette nuit... Et, quant à Violetta, ajouta-t-il plus sourdement, elle ne rentrera jamais!...

Il s'éloigna alors à grandes enjambées, et, d'assez loin, se mit à suivre Violetta qu'il couvait de son oeil luisant.

Au moment où Violetta se mit en marche derrière la lugubre civière, un homme, abrité sous l'auvent d'une maison de la place, la suivit d'un morne regard.

La victime est en route, murmura-t-il alors. Il me reste à prévenir le sacrificateur! Effroyable besogne! Pauvre infortunée! Le hideux bohémien te mène... et, là-bas, t'attend Fausta, l'implacable Fausta!...

Cet homme frissonna comme s'il eût fait grand froid. Alors il quitta le recoin d'où il avait guetté le départ de Belgodère et de Violetta et pénétra dans le dédale de la Cité.

.........................................

Près de la cathédrale, vers le milieu de la rue Calandre, dans un terrain vague en bordure du Marché Neuf achevé depuis deux mois, s'élevait une maison basse, honteuse, en quarantaine parmi les logis voisins.

Le jour, les hommes s'écartaient de cette demeure en grondant une imprécation. Les femmes pâlissaient et faisaient un signe de croix. En ce logis, dans une pièce froide, aux meubles sévères, aux murailles nues qui s'ornaient seulement d'une croix d'ébène, une sorte de colosse pensif était assis dans un large fauteuil, le front dans la main, tandis qu'une vieille servante allait et venait à pas furtifs.

—Vous ne mangez donc pas, maître Claude? demanda la femme en s'arrêtant.

Le géant fit un geste d'indifférence et de lassitude.

—Toujours ces affreux souvenirs de votre ancien métier, reprit-elle, au bout d'un silence.

—Non, dit sourdement Claude en secouant la tête.

Oh!... alors, c'est que vous pensez à l'enfant!...

—Toujours! soupira Claude comme s'il se fût parlé à lui-même. Les minutes où les spectres de mes victimes ne viennent pas m'assiéger sont encore, peut-être, les plus terribles pour moi... Car alors, c'est son image, à elle, qui se dresse devant mes yeux... Huit ans, dame Gilberte! huit ans écoulés presque jour pour jour depuis qu'elle disparut comme un beau songe qui s'évanouit...

Maître Claude, qui semblait l'incarnation de la force animale, reprit avec une étrange douceur:

—Il paraît que je n'étais pas fait pour tant de bonheur, et que j'étais condamné aux solitudes maudites!

—Allons, allons, maître Claude, fuyez ces souvenirs!

—Avec quel enivrement, continua Claude sans entendre, je courais à Meudon!... La bonne Simonne venait au-devant de moi... Et l'enfant? Ah! la voici! Elle accourt, elle me serre le cou, elle grimpe sur mes épaules en riant et en criant comme une petite folle: Mère Simonne! voici papa!... Ah! quel bon rire... Maître Claude couvrit son visage de ses deux mains... Il pleurait doucement, sans bruit...

—Un matin... jour d'épouvanté! C'était un jeudi... il faisait beau... j'arrive à Meudon, j'appelle... pas de réponse... J'entre dans le jardin! Pas de Simonne! Encore moins d'enfant! Je pénètre dans la maison... tout est bouleversé comme par une lutte... je me sens devenir fou... je sors, je crie... rien, toujours rien!... L'effroyable journée! Je tombe, le soir, sans connaissance... et, lorsque je reviens à moi, je vois une femme qui me soigne... Mon enfant! Où est mon enfant?... Nul ne sait!... Tout ce qu'on sait dans le voisinage, c'est que, la veille, on a vu passer une troupe de bohémiens... Comment ne suis-je pas mort!

Un coup frappé à la porte réveilla de longs échos dans la maison. Gilberte demeura immobile, saisie de stupeur...

—Depuis huit ans, nul n'a frappé à cette porte! gronda Claude. Qui cela peut être, sinon le malheur qui passe?...

Un deuxième coup plus rude du heurtoir retentit sourdement. Maître Claude fit un signe impérieux à la servante qui sortit. Tout à coup, dans l'encadrement de la porte, un homme parut, la tête couverte d'une cape noire... Claude se leva, et, d'un ton raide et craintif à la fois, demanda:

—Qui êtes-vous?... Que voulez-vous de moi?...

L'inconnu demeura une minute sans parler; puis, d'une voix basse et rauque, il prononça:

—Maître, je viens requérir les services de ta profession...

Claude fut secoué d'un tressaillement et dit:

—Du temps que j'exerçais mon sinistre métier, l'Official et le grand prévôt seuls pouvaient me requérir. Vous n'êtes ni l'Official ni le grand prévôt... sans quoi vous sauriez que, depuis huit ans, je me suis fait relever de mes fonctions...

L'inconnu demeura une minute sans parler; puis, d'une voix rauque, il laissa tomber ces mots:

—Pour moi, pour celle à qui tu dois obéissance, tu es encore le bourreau... regarde!

Alors il sortit de dessous son manteau sa main droite. Au médius de cette main, il y avait un large anneau couronné par un énorme chaton de fer sur lequel étaient tracés des signes mystérieux. Claude jeta un coup d'oeil sur ces signes. Alors un frémissement le fit chanceler!

—Tu obéis?... demanda l'inconnu.

—J'obéis, monseigneur!...

—Bien. Rends-toi à la maison du bout de l'île, derrière Notre-Dame. L'exécution est pour dix heures... Y seras-tu?

—J'y serai, monseigneur!... fit Claude dans un soupir qui ressemblait à un râle. Mais dites à ceux qui vous envoient de ne plus compter sur moi... cette exécution sera la dernière!

—La dernière! fit l'homme. Soit!... Maintenant, Claude, je vais te montrer ce visage que tu sembles me reprocher de tenir caché...

D'un geste rapide, il fit tomber, sa cape et son visage apparut, pâle, d'une pâleur spectrale. Claude recula haletant et murmura avec un indicible accent:

—L'évêque!... Le prince Farnèse!... Le père de de l'enfant!...

—De l'enfant que tu me volas! gronda Farnèse.

—Oui, c'est moi! Moi qui t'ai maudit! Moi qui viens de te maudire encore, puisque tu n'as pas eu pitié de mon malheur! Ou plutôt, non! je ne te maudis pas. C'est en suppliant que je viens... Ecoute! dis-moi la vérité! Sois homme une fois dans ta vie!

Claude hésita un instant... puis secoua la tête.

—La vérité! gronda enfin Claude. Je vous l'ai dite le jour que vous êtes venu, il y a près de quinze ans! Elle est morte! Morte trois jours après que je la recueillis au pied du gibet...

Le cardinal-prince Farnèse ne dit plus rien. Il ramena sa cape sur sa tête et, avec un lugubre gémissement, se dirigea vers la porte. Claude, rapidement, jeta un manteau sur ses épaules, suivit Farnèse et le rejoignit au moment où il mettait le pied dans la rue.

—Vous ne m'avez pas dit qui je dois exécuter ce soir!...

—J'ignore!... dit Farnèse, morne et glacé.

—Est-ce un homme?... Une femme?...

—Une femme!.. Une jeune fille!...

Le bourreau essuya la sueur qui inondait son front... Et il s'élança vers l'extrémité de l'île, vers la mystérieuse maison de la princesse Fausta, en grondant:

«La dernière exécution... La dernière victime!...»




V

LA MAISON DE LA CITÉ

La Simonne fut enterrée dans le plus proche cimetière, c'est-à-dire aux Innocents. Lorsque le cercueil eut été mis en terre, et que le fossoyeur commença à rejeter les premières pelletées, Belgodère saisit Violetta par la main et l'entraîna. La jeune fille le suivit sans résistance. Elle marchait sans se rendre compte du trajet qu'elle accomplissait. Pourtant au fond de son coeur rayonnait doucement une image consolatrice qui semblait lui murmurer qu'elle n'était pas seule au monde.

Ce jeune seigneur au regard limpide, à la voix caressante... reviendrait-il? Elle ignorait jusqu'à son nom...

Oui, il reviendra! puisqu'il l'a dit!... Demain matin, elle le reverra!... Et les presque dernières paroles de la Simonne murmurant à son coeur une consolation:

«Ce jeune homme... ce sera ton sauveur... car il t'aime!...»

Tout à coup, elle s'aperçut que Belgodère ne se dirigeait ni vers la place de Grève ni vers la rue de la Tissanderie où se trouvait l'auberge de l'Espérance.

—Où me conduisez-vous? balbutia-t-elle.

Le bohémien, sans rien dire, serra plus fort la main de Violetta et marcha plus vite. Il passa entre la double rangée des maisons d'un pont, et, le fleuve franchi, tourna à gauche.

A l'est, derrière Notre-Dame et le palais archiépiscopal, se dressaient côte à côte deux constructions pareilles à deux soeurs se tenant par la main... mais deux soeurs dont l'une était mignonne créature et l'autre un monstre de hideux.

Belgodère, tenant toujours Violetta par la main, marcha droit au formidable portail de la construction monstrueuse.

—Où sommes-nous? bégaya Violetta en jetant autour d'elle un regard éperdu.

Belgodère ne répondit pas. Il heurta le lourd marteau de bronze. La porte de fer s'ouvrit sans bruit. Violetta voulut se rejeter en arrière; le bohémien la harponna solidement: dans la seconde qui suivit, elle se vit dans un vaste vestibule dallé, aux hautes murailles nues, faiblement éclairé, où se tenaient deux hommes masqués, la dague nue à la ceinture.

—Voici la petite que moi, Belgodère, devais amener. C'est bien ici? fit le bohémien.

—C'est ici! dit l'un des deux gardes.

Au même instant, cet homme jeta sur la tête de Violetta un sac de toile noire qu'il serra au cou par un cordon. Sans un cri, sans un souffle, paralysée, Violetta se sentit soulevée, entraînée, emportée elle ne savait où!... L'autre géant masqué tendit à Belgodère une bourse bien gonflée:

—Voici les cent ducats que tu as demandés... Un instant, l'ami: si tu veux avoir la langue arrachée, si tu veux être écorché vif, tu n'as qu'à souffler à âme qui vive un mot de ce que tu viens de faire...

Le bohémien s'inclina jusqu'à terre, avec un sourire narquois, et sortant à reculons s'évanouit dans la nuit.

Dix heures sonnèrent à Notre-Dame. Belgodère avait disparu depuis longtemps. Ce fut à ce moment que maître Claude s'approchant à son tour de la terrible maison, heurta le marteau de bronze. Encore une fois la porte de fer s'ouvrît sans bruit. Après la victime, le bourreau! Sans doute les deux hommes masqués le reconnurent, car l'un d'eux, lui faisant signe de le suivre, se mit à le précéder dans l'intérieur de la maison.

Dès le vestibule franchi, cette maison hideuse devenait un fabuleux palais, une succession de pièces ornées avec magnificence, aboutissant à une salle immense au fond de laquelle, sous un dais, s'élevait un trône d'or, merveille de sculpture.

Dans la salle du trône, douze torchères en or massif supportant chacune douze flambeaux de cire rosé, des colonnes alternativement de jaspe et de marbre, d'énormes vases de porphyre, des tapisseries d'Arabie, soixante fauteuils aux dossiers très hauts, tous surmontés d'une tiare sculptée, tous portant une F brodée sous laquelle se croisaient deux clefs symboliques que semblaient garder vingt-quatre hommes d'armes vêtus d'acier, silencieux, immobiles, hallebardes au poing.

Le bourreau passa parmi ces merveilles sans un frémissement, suivant son conducteur muet. Il parvint ainsi, de salle en salle, jusqu'à une pièce nue, froide, humide, avec des murs en pierre grise, sans un meuble; seulement, au long des murailles, il y avait des chaînes accrochées à des anneaux de fer.

Là se tenait une femme vêtue de noir, la tête couverte d'une mantille en dentelle noire. On ne voyait pas son visage; mais à sa main étincelait un anneau pareil à celui du prince Farnèse. Seulement, tandis que l'anneau du cardinal était en fer, celui qui brillait à cette main de femme était en or pur; et les caractères du chaton étaient tracés par des diamants qui fulguraient dans la pénombre.

Cette femme, c'était Fausta!

Alors Claude frissonna et tomba à genoux en murmurant:

«La souveraine!...»

Fausta prononça avec une étrange et glaciale solennité:

—Bourreau! Nous, grande prêtresse de l'Ordre auquel vous avez juré obéissance, avons jugé et condamné à mort une créature humaine de qui la vie était une menace pour les projets sacrés dont nous sommes la dépositaire. Bourreau! vous avez accepté d'être l'exécuteur de secrètes sentences qui ne relèvent que de la divine justice... Entrez donc dans la chambre des exécutions où la condamnée attend et accomplissez votre oeuvre...

Claude releva le front et tendit les mains vers Fausta.

Vous avez à Nous parler!... Nous vous le permettons..., dit Fausta.

—Souveraine, dit Claude avec un tremblement convulsif, j'ose adresser une supplique à l'éblouissante Majesté aux pieds de laquelle je me prosterne...

—Parlez, bourreau: Nous sommes sur cette terre pour punir, mais aussi pour consoler.

—Consoler!... Oui! C'est de consolation dont j'ai besoin... Le vent qui passe m'apporte les larmes et les malédictions de ceux que j'ai tués... En vain je me crie que je fus seulement un instrument de la justice humaine! En vain j'implore le Dieu tout-puissant de rendre un peu d'apaisement à mon coeur! J'ai peur de mourir sans cette absolution suprême qui me fut promise par votre envoyé!... Depuis deux ans que j'ai juré obéissance, par trois fois j'ai dû venir ici exercer mon terrible ministère... et la Seine n'a redit à personne le secret des trois cadavres que je lui ai jetés!... J'ai imploré la pitié de plus de cent prêtres; et aucun n'a voulu tracer sur ma tête le signe rédempteur qui m'eût rendu le repos!... A votre envoyé. Souveraine, j'ai refusé l'or qu'il m'offrait... mais, lorsqu'il m'a promis la sainte absolution, j'ai signé le pacte!... Par trois fois, j'ai obéi, Souveraine! Maintenant, je ne peux plus. Souveraine, ayez pitié de moi!...

—Vous avez bien fait de m'ouvrir votre âme, dit Fausta d'un accent de douceur pénétrante. Bourreau, l'épreuve est terminée. Allez demain dans Notre-Dame. Après la messe, vous serez entendu en confession générale, mais par un prince de l'Eglise, muni, à votre intention, des pleins pouvoirs de Sa Sainteté...

Et d'une voix de commandement suprême:

—Maintenant bourreau, va! Éteins cette vie encore!... A ce prix, demain, tu seras absous de tous tes meurtres, et délivré de tous tes spectres...

Claude se releva d'un bond, le visage resplendissant d'une épouvantable extase.

—Vous dites, gronda-t-il, que je serai absous de tout mon passé?...

—Tu seras absous!...

—Et que cette exécution est la dernière... qu'après cette femme je ne tuerai plus personne?...

—Cette femme sera ta dernière victime!

—Qu'elle meure donc, rugit maître Claude, en se dirigeant vers la chambre des exécutions.

C'était une large pièce au plancher mal équarri, au milieu duquel apparaissaient les rainures d'une trappe fermée. Il y avait un anneau à cette trappe. Une corde y était adaptée; elle montait droit au plafond, puis, par un système de poulies, descendait le long d'une paroi où elle était fixée à un gros clou par un noeud. Il n'y avait qu'à défaire ce noeud: la corde glissait dans ses poulies, et le couvercle de la trappe, n'étant plus soutenu par elle, s'abaissait, retombait...

Quiconque se trouvait alors sur ce couvercle était précipité... En bas, la Seine coulait avec de sourdes lamentations, des clapotis pareils à des malédictions.

En entrant, le bourreau aperçut au milieu de la salle, dans la livide clarté diffuse, celle qu'il allait tuer. Elle était étendue sur le plancher, évanouie de terreur sans doute.

Il frissonna longuement. Puis il se dirigea vers le clou auquel était accrochée la corde qui soutenait la trappe!... Mais, pour y aller, il fit un long détour, sans regarder la victime... La sueur coulait à grosses gouttes sur son visage... Et ce fut ainsi qu'il atteignit la corde. Sans oser se retourner, il porta une main tremblante sur le noeud, qu'il commença à défaire... A ce moment, la condamnée, la victime, poussa un soupir.

«Elle se réveille... Il faut que je la tue avant de la précipiter... Elle pourrait se sauver!.. Et puis... elle souffrirait trop... je dois tuer, non faire souffrir!...» ajouta-t-il grelottant.

Alors il se retourna, bondit jusqu'à la condamnée, et s'agenouilla ou plutôt s'accroupit près d'elle disposant les cordelettes de l'étranglement!...

La victime fit un mouvement... Des paroles à peine bégayées parvinrent jusqu'à l'oreille du bourreau.

«Adieu, mère... ma mère chérie... Père! Où es-tu?...»

«Elle appelle sa mère, haleta le bourreau. Comme sa voix est douée et comme elle me remue le coeur!...»

Une irrésistible curiosité s'emparait de lui! Voir! oh! voir le visage de cette victime... Lire peut-être sur sa figure le crime qui la condamnait. Il résistait encore à la tentation que, déjà, ses doigts avaient délié le cordon qui maintenait le sac noir autour du cou. Déjà lui apparaissait l'adorable visage de Violetta... Il la contempla une longue minute, avec un indicible effarement.

Puis, à force de la regarder, il sentit comme un battement sourd et profond de son coeur, un bouleversement de son âme.

«Ah ça! gronda-t-il en saisissant sa crinière de ses deux mains crispées, mais je deviens fou, moi!... Que vais-je imaginer là!... Vais-je sombrer dans la folie!... ce visage... il me rappelle... non!... c'est insensé!... l'enfant aurait cet âge-là! oh si je pouvais voir ses yeux! Si c'était elle!... Ma fille! hurla-t-il dans un cri terrible!... Violetta! Violetta!...

Violetta ouvrit les yeux, les posa, timides et craintifs, sur le bourreau... Elle tendit les bras et murmura:

—Mon père!... Bon, bon petit papa Claude!...

Claude jeta une déchirante clameur:

—Seigneur Dieu! c'est elle! c'est mon enfant!...

Il se redressa et recula, ses mains énormes, secouées d'un tremblement convulsif, se tendaient vers elle. Il riait et pleurait.

Puis, avec une sorte de rudesse, il empoigna la jeune fille dans ses bras puissants, l'emporta dans l'angle le plus éloigné de la trappe, s'assit sur le plancher, et la mit sur ses genoux.

Il pleurait à grosses larmes, bégayant des choses incompréhensibles, et il y avait sur son visage monstrueux une irradiation de bonheur. Violetta souriait et répétait:

—Mon père... mon bon père Claude... c'est vous!...

Et, quand elle pût comprendre quelques mots de ce qu'il balbutiait, elle l'entendit qui disait:

—Oui... c'est ça... appelle-moi encore ainsi... encore... Ah ça! que s'est-il passé? Non, tais-toi, tu me diras ça plus tard... Dire que c'est toi?... Je ne rêve pas, dis!... Ah ça! fit-il en riant avec délices, rentrons chez nous...

—Oh! père... qu'est-ce donc, ici... murmura Violetta reprise d'épouvante.

Claude répéta en grelottant d'angoisse:

—Ici!... Nous sommes ici!...

—Père, père! quelle horrible angoisse vous saisit! Oh! j'ai peur! Qu'est-ce donc que cette maison?...

—Ce que c'est! gronda Claude. Oh!... je me souviens!...

Il se releva d'un bond, saisit la jeune fille terrifiée... A ce moment la porte s'ouvrit. Fausta parut, voilée de noir.

Fausta fixa sur Violetta un regard d'ardente curiosité.

—C'est donc là, murmura-t-elle, l'enfant que recueillit le bourreau! C'est donc la fille de Farnèse! Nouvelle raison plus puissante encore pour qu'elle disparaisse!...

Claude s'était arrêté, pétrifié. Fausta tendit les bras et dit avec une funèbre simplicité:

—Qu'attendez-vous?...

Claude eut un recul de bête sauvage à l'instant de regorgement. Fausta, de sa même voix affreusement simple, répéta:

—Qu'attendez-vous?

Alors Claude repoussa derrière lui Violetta comme pour une protection suprême. Puis il joignit ses mains énormes et, la tête perdue, balbutia d'une voix très basse:

—Madame, c'est mon enfant... Je l'avais perdue... et je la retrouve ici... Vous ne voudriez pas, n'est-ce pas? maintenant que vous savez. Allons... laissez-nous passer...

—Bourreau, dit Fausta, qu'attends-tu pour exécuter la condamnée?

A ce mot de bourreau, un cri d'angoisse et d'horreur jaillit de la gorge de Violetta.

—Mon père!... Bourreau!... Mon père est bourreau!...

Claude entendit ce cri. Alors, il se tourna vers la jeune fille. Une sublime expression de désespoir s'étendit sur sa physionomie. Et d'un accent indiciblement navré:

—Ne t'effraie pas... je ne te toucherai plus, si tu veux... je ne te parlerai plus... je ne t'appellerai plus ma fille... mais ne t'effraie pas. Je t'en supplie, n'aie pas peur... Madame, gronda-t-il soudain en se retournant vers Fausta, vous venez de commettre un crime; vous avez brisé le lien d'affection qui rattachait cette enfant à l'infortuné que je suis. Et je vous le déclare: prenez garde, maintenant...

—Prends garde toi-même, bourreau! interrompit Fausta sans colère, Es-tu en rébellion? Obéis-tu?

—Obéir! Ah ça! Je vous dis que c'est ma fille!... Ne crains rien, ma petite Violetta. Sortons d'ici!

—Bourreau! dit Fausta d'une voix éclatante, choisis: de mourir avec elle, ou d'obéir!...

—Obéir, moi! hurla Claude d'un accent sauvage. Assassiner ma fille, moi!... Vous êtes folle, ma Souveraine! Place! place, par l'enfer! Ou ta dernière heure est venue!..

De son bras gauche, il entoura la taille de Violetta qu'il emporta... Et, levant son bras, balançant dans l'espace son poing formidable, il marcha sur Fausta...

Fausta vit venir sur elle l'homme, effroyable. Elle ne recula pas, mais d'un sifflet qu'elle portait à la ceinture elle tira un son bref et aigu... A l'instant même, quinze gardes armés d'arquebuses firent irruption dans la funèbre salle.

Claude, portant Violetta à demi évanouie dans ses bras, recula en grondant:

—Venez-y donc! Touchez-la, si vous osez...

Mais les gardes n'avançaient pas: sans doute, Fausta leur avait donné ses ordres avant d'entrer. Ils n'avançaient pas!... Mais Claude les vit apprêter leurs armes!

—Attention! commanda une voix rude.

A cet instant, les quinze gardes entendirent un hurlement, ils virent une ombre géante qui bondissait; dans la même seconde, ils firent feu! Le tonnerre des quinze arquebuses éclata! La sinistre chambre s'emplit d'une fumée noire!... Et les gardes, alors, sortirent...

Fausta demeura seule, immobile, un mystérieux sourire aux lèvres. Lentement, les volutes de fumée se dissipèrent... Alors, elle chercha les cadavres de Claude et de Violetta... Et elle ne les vit pas!... Violetta et Claude avaient disparu!...

Les yeux de Fausta errèrent, fouillèrent les coins sombres... et enfin... s'arrêtèrent sur la trappe, au milieu de la pièce... la trappe était ouverte!...

Fausta s'approcha, se pencha, écouta et demeura là, inclinée sur ce gouffre noir, au fond duquel, sans doute, tournoyaient maintenant les cadavres enlacés...




VI

LA BONNE HÔTESSE

En se séparant de Crillon dans la plaine des Tuileries, le chevalier de Pardaillan et le duc d'Angoulême longèrent les fossés et rentrèrent dans Paris par la porte Montmartre. Ils traversèrent la ville, parvinrent dans la rue des Barrés située entre la Seine et Saint-Paul, et pénétrèrent dans une maison de bourgeoise apparence où, la veille, après leur rencontre avec Henri III, ils étaient descendus tout droit.

Cette maison appartenait à Marie Touchet, mère du jeune duc, et lui avait été donnée par Charles IX. Elle était donc toute pleine des souvenirs de ce roi mort si jeune, d'une mort si effrayante, après la sanglante tragédie de la Saint-Barthélémy.

Charles, qui avait pour camarades une foule de jeunes seigneurs dans l'Orléanais et l'Ile-de-France, ne se savait qu'un ami: Pardaillan. Et, pourtant, ce Pardaillan, il ne le connaissait que depuis une dizaine de jours: un soir, le chevalier était passé par Orléans et avait fait visite à l'amante du feu roi Charles IX. Marie Touchet avait raconté à son fils ce qu'elle savait de Pardaillan, et le jeune duc l'avait écoutée comme on écoute quelque héroïque passage d'un poème de chevalerie. Puis, lorsque le lendemain, après la scène où fut décidé son départ, Charles d'Angoulême s'était mis en route. Marie avait levé ses yeux suppliants sur le chevalier, comme pour lui dire:

—J'hésitais à laisser partir mon enfant... mais je n'aurai plus peur si vous lui accordez votre amitié.

—Madame, avait dit Pardaillan, je vais à Paris. J'espère que Mgr le duc d'Angoulême voudra bien me compter parmi ses amis...

La mère de Charles avait compris ce qu'il pouvait y avoir de promesse dans ces mots et avait répondu par un regard où elle avait mis toute sa reconnaissance. Pendant la route, le duc s'était pris d'une sorte de passion pour son compagnon, dont il ne pouvait se lasser d'admirer l'allure insoucieuse, enfin tout cet ensemble qui frappait du premier coup, qui faisait de Pardaillan un être à part, un de ces hommes qu'il est impossible de ne pas remarquer.

Enfin, la bagarre de la place de Grève, les restes de la défaite des Barricades avaient inspiré au jeune duc un sentiment qui tenait de l'étonnement émerveillé, du respect, et aussi de la reconnaissance —puisque, sans le chevalier, il eût été purement et simplement occis.

Or, lorsque, après avoir longtemps ruminé, il se décida le soir, à table, à parler de Violetta, lorsqu'il eut chanté son amour, il se trouva que Charles rencontra dans Pardaillan le plus parfait des amis que puisse rêver un amoureux.

—Aimez-la, morbleu! s'exclama le chevalier, et faites-vous aimer! Et soyez heureux, tous deux! Bohémienne ou princesse, du moment que vous l'aimez, elle est l'étoile qui vous guidera!

Sur ces mots, Pardaillan s'alla coucher, non sans avoir annoncé à Charles qu'il se rendrait le lendemain matin à la Devinière, rue Saint-Denis, où il l'attendrait pour savoir le résultat de sa démarche auprès de Belgodère.

Le lendemain, à l'aube, le jeune duc était debout, il sentait son coeur battre:

«La revoir! murmura-t-il en s'élançant enivré, la revoir et lui dire... oserai-je?...

Pardaillan, lui, dormit comme un homme qui n'a rien de mieux à faire. Et au matin, vers neuf heures, il se rendit comme il l'avait dit, à la Devinière, célèbre rôtisserie qui était alors le rendez-vous de la haute société galante.

Lorsque le chevalier de Pardaillan gravit, non sans une sourde émotion, les quatre marches du perron de la Devinière et qu'il s'assit dans un coin obscur de la grande salle commune, l'hôtesse, les bras nus jusqu'aux coudes, le visage tout rosé devant la haute flamme claire de la cuisine, surveillait deux ou trois rangs de bécassines et de sarcelles des marais de la Grange-Batelière qui tournoyaient gravement et se doraient au feu.

Huguette, la patronne de la Devinière, avait à cette époque un peu plus de trente-trois ans, sa taille avait gardé de la ligne, ses traits avaient une finesse que plus d'une grande dame leur eût enviée.

Tout à coup, un chien roux leva le nez, avec un tressaillement; il se dressa subitement sur ses pattes en reniflant... puis bondit dans la salle. Huguette s'arrêta net, ses yeux agrandis, fixés sur un étranger, qui le caressait. Elle pâlit.

—Jésus! murmura-t-elle, est-ce que ce serait...

A l'instant, le chevalier leva la tête et elle le reconnut.

—Mon Dieu! monsieur le chevalier... est-ce bien vous?...

Pardaillan se leva vivement, contempla une seconde l'hôtesse avec un sourire attendri, puis lui saisit les mains, et, au grand ébahissement des servantes qui n'avaient jamais vu leur patronne permettre à personne une pareille familiarité, l'embrassa sur les deux joues.

—Et comment va ce bon Grégoire? demanda le chevalier pour essayer de donner le change à l'émotion visible de l'hôtesse.

—Dieu ait son âme, le pauvre cher homme! il est mort, voici tantôt sept ans...

Et, avec cette spéciale hypocrisie qu'on pardonne aux jolies femmes, Huguette profita de ce souvenir pour donner un libre cours aux larmes qui pointaient à ses paupières.

—Et de quoi diable a-t-il pu mourir? demanda le chevalier. Il avait une santé si florissante...

—Justement, dit Huguette en essuyant ses yeux. Il est mort de trop bien se porter...

Elle examinait le chevalier à la dérobée; et elle constatait, peut-être avec une arrière-pensée de satisfaction inavouée, qu'il n'avait pas dû faire fortune: à certains détails perceptibles seulement au coup d'oeil sûr de la femme qui aime, elle jugeait que, si Pardaillan n'était plus le pauvre hère qu'elle avait connu jadis, il était loin d'être le magnifique seigneur qu'il était devenu, croyait-elle encore une heure auparavant.

—Vous rappelez-vous, monseigneur le chevalier, dit-elle, la dernière visite que vous fîtes à la Devinière?... Quinze ans presque... vous étiez triste... oh! si triste!...

Pardaillan avait soulevé le rideau de la fenêtre près de laquelle il était placé, et, un peu pâle, avait levé les yeux vers la façade d'une vieille maison sise vis-à-vis de l'auberge.

—C'est là que je la connus, dit-il avec une grande douceur! C'est là que je la vis pour la première fois...

—Loïse!... murmura l'hôtesse en elle-même.

Pardaillan laissa retomber le rideau, et se mettant à rire:

—Ah ça! dame Huguette, vous n'avez donc plus de ce vin si clair et si traître qu'affectionnait mon père?...

L'hôtesse fit un signe; une servante se précipita; bientôt Huguette remplit un gobelet que le chevalier lampa d'un trait. Coup sur coup, il vida ainsi trois ou quatre verres, tandis que l'hôtesse, de sa voix câline, multipliait les questions, poussée par la curiosité... L'oeiï de Pardaillan se troublait, ce front d'une si insoucieuse audace se voilait.

—Tenez, Huguette, dit-il soudain, je n'ai plus personne qui m'aime... que vous... Je ne vois pas pourquoi je vous cacherais mon coeur. Sachez donc, dame Huguette, que, si j'étais si triste à mon dernier passage à Paris, c'est que je venais de perdre Loïse...

—Morte! fit l'hôtesse avec une sincère et profonde douleur! Morte, Loïse de Montmorency!..

—Loïse de Pardaillan, comtesse de Margency, dit gravement le chevalier. Car elle était ma femme. Et moi, on m'avait fait comte de Margency. Oui, elle est morte... Le jour où nous quittâmes Paris, en ce jour d'horreur où nous marchions dans le sang...

—La Saint-Barthélémy!

—Oui... Ce fut ce jour-là que mon père succomba à ses blessures. Et ce fut à ce moment, à cette minute d'angoisse où je me penchais sur mon père, ce fut alors qu'un démon bondit et frappa Loïse d'un coup de poignard... Versez-moi donc à boire, ma jolie Huguette...

—Oh! c'est affreux! fit l'hôtesse. Voir mourir le même jour votre père et... celle que vous adoriez!...

—Non! dit Pardaillan, elle ne mourut pas ce jour-là. La blessure était insignifiante. Et Loïse en guérit rapidement... Alors, Je l'épousai... à Montmorency. Alors je crus que le paradis était descendu sur terre exprès pour moi. Car, vous l'avez dit, j'adorais Loïse comme j'adorerai jusqu'à mon dernier souffle le radieux souvenir que je garde d'elle...

Pardaillan disait ces choses-là avec un léger tremblement, les yeux perdus au loin, dans son passé...

—Pauvre chevalier! Pauvre Loïse! dit Huguette.

—Oui!... Trois mois après notre union, l'ange s'envola... Un soir, une fièvre ardente la prit... Le lendemain matin, elle jeta ses bras autour de mon cou, voulut prononcer quelques mots, et expira doucement.

—Elle a donc succombé à cette fièvre? reprit timidement Huguette.

Pardaillan secoua la tête:

—Si elle était simplement morte d'une fièvre, dit-il d'une voix étrangement rauque, n'ayant plus rien à faire au monde, je serais mort aussi, moi!... Or, j'ai vécu... et je vis... ajouta-t-il avec un accent terrible.

Il laissa retomber son verre vide sur la table et reprit:

—Loïse est morte assassinée... Le poignard était empoisonné!...

L'hôtesse frissonna.

—Alors, poursuivit le chevalier, je me mis en route pour rejoindre l'homme. C'est à cette époque que je vous vis, ma bonne Huguette.

—Et... vous l'avez rejoint... l'homme?...

—Pas encore. Il sait que je le cherche. Par quatre fois, j'avais réussi à l'acculer... Je le tenais! L'homme, à chaque fois, m'a glissé dans les mains au dernier moment... Mais je le suis... il ne m'échappera pas... J'ai connu la misère des grandes routes, et, souvent, Huguette, lorsque je me couchais sur une botte de paille sans manger, j'ai songé à la bonne hôtesse de la Devinière, qui avait toujours un dîner pour ma faim, un sourire pour mes joies, une larme pour mes douleurs...

—Hélas! murmura Huguette toute pâle de ce qu'elle venait d'entendre, ce n'est pas souvent que l'hôtesse a pensé à vous... c'est toujours!... Mais à propos de dîner, monsieur le chevalier, j'ose espérer...

—Comment donc, ma bonne Huguette! Je fais plus que d'espérer: je réclame!...

Dans la cuisine, qui avait une porte particulière sur la rue, Huguette se heurta à deux seigneurs, dont l'un dit:

—Holà, l'hôtesse, un cabinet pour mon camarade et moi, quatre flacons de Beaugency, une ou deux de ces volailles, et le reste à l'avenant!

Huguette conduisit les deux gentilshommes et les quitta pour revenir à la cuisine en leur disant:

—Dans un instant vous allez être servis, monsieur de Maineville et monsieur de Maurevert!...

—Soudain un jeune gentilhomme entra, le visage bouleversé, parcourut la salle d'un coup d'oeil et, apercevant le chevalier, courut à lui. C'était Charles d'Angoulême qui, très pâle, se laissa tomber sur un escabeau.

—Mon cher Pardaillan! murmura-t-il, je suis perdu!

—Bah! fit Pardaillan, que vous arrive-t-il?

—Eh bien, dit le jeune duc, dont les yeux s'emplirent de larmes, cette jeune fille dont je vous ai parlé... celle que j'aime, Pardaillan!... Elle a disparu!

—Pauvre petit duc! murmura le chevalier avec un singulier attendrissement. Et que dit le bohémien?

—Belgodère? introuvable! On ne l'a pas revu à l'auberge de l'Espérance. Sur de vagues indications, je suis parti comme un fou, j'ai exploré les rues qui avoisinent la Grève et, enfin, me voici...

Pardaillan garda le silence. Il réfléchissait:

—Oui, gronda-t-il enfin, comme se parlant à lui-même, c'est bien le temps des rapts, des viols, des meurtres, des trames sombres. Qui peut avoir intérêt à faire disparaître une pauvre petite bohémienne?

—Pardaillan, Pardaillan, vous me faites frémir!

Le chevalier haussa les épaules. Tout à coup il tressaillit, médita un instant, et, relevant la tête:

—Auriez-vous, d'aventure, un objet quelconque ayant appartenu à cette jeune fille?...

Le duc d'Angoulême rougit, soupira, et finit par tirer de son pourpoint une écharpe en soie brodée.

—Je l'ai... ramassée, hier, dans la voiture du bohémien, balbutia-t-il en la tendant au chevalier.

—Dites donc que vous l'avez volée, fit paisiblement Pardaillan qui fourra l'écharpe dans sa poche, et ajouta: Rentrez chez vous, monseigneur, et attendez-moi rue des Barrés. Peut-être ce soir ou demain matin vous apporterai-je des nouvelles... car j'ai un guide sûr.

C'était son chien Pipeau confié autrefois à Huguette.

Pipeau remua gravement la queue. A ce moment, l'hôtesse déposait sur la table les premiers éléments d'un dîner qui devait être une merveille.

—Eh quoi! demanda Huguette d'une voix tremblante, vous partez? Sans faire honneur à mon dîner?...

—Dîner digne de deux empereurs, dit Pardaillan qui jeta un regard de regret sur les somptuosités gastronomiques d'où montaient des parfums délectables.

—Hélas! il ne fut ordonné qu'à votre intention... Qui va être digne de le manger?...

—Qui, ma chère Huguette? Par Dieu! s'écria Pardaillan dont l'oeil s'illumina d'une flamme de bonté pour ainsi dire blagueuse, je veux aujourd'hui faire deux empereurs! Promettez-moi de servir mes invités comme moi-même!...

Pardaillan traversa majestueusement la salle qui commençait à s'emplir de buveurs. Sur le perron, il s'arrêta, et considéra un instant les passants, faisant son choix, et cherchant deux individus dignes de lui, dignes du merveilleux dîner d'Huguette.

—Holà! cria-t-il soudain à deux hommes qui vinrent à passer. Veuillez entrer, messeigneurs... Oui, vous... vous, le grand noir aux yeux de corbeau, et vous, le grand échalas, aux yeux de vrille... Faites-moi l'honneur de venir dîner céans: je vous invite!

Les deux hères auxquels s'adressait le discours en question s'arrêtèrent stupéfaits, puis timidement, redoublant les salutations, gravirent le perron.

C'étaient deux grands diables qui n'en finissaient plus de hauteur, mais tous deux d'une extravagante maigreur, piteux, minables, avec leurs manteaux troués, leurs semelles éculées, vêtus d'emphatiques guenilles de baladins dans la misère.

Pardaillan conduisit les deux gueux à la table resplendissante et leur fit signe de s'asseoir devant le féerique repas qu'elle supportait. Effarés, muets d'émotion, les narines larges ouvertes et l'oeil obliquement braqué sur les chefs-d'oeuvre d'Huguette, les deux lamentables sires obéirent, s'assirent de côté, posant chacun un quart de fesse sur le siège. Et ils demeurèrent pantelants, croyant rêver.

—Comment vous appelez-vous, monsieur de la Vrille? demanda Pardaillan à celui do ses invités qui paraissait le plus intelligent des deux.

L'homme répondit en se courbant:

—Monseigneur, on m'appelle Picouic...

—Picouic?... Joli et mélodique. Mais veuillez ne pas me monseigneuriser, s'il vous plaît!... Et vous, monsieur du Corbeau?

L'autre, en effet, était une caricature de corbeau: cheveux noirs et plats sur le front, nez long, proéminent et osseux. Il répondit d'une voix lugubre:

—Monseigneur, on m'appelle Croasse...

—Croasse? Admirable, par Pilate!... Eh bien, monsieur Picouic et monsieur Croasse, mangez et buvez, vous êtes les hôtes du chevalier de Pardaillan... Madame Grégoire, voici l'écot de mes deux camarades, ajouta le chevalier en déposant deux écus d'or dans la main de l'hôtesse.

Et, sur un geste de refus esquissé par Huguette:

—Ma chère Huguette, fit-il doucement, vous savez que mes hôtes sont à moi et que je n'ai jamais permis à personne de s'en emparer.

Et, saluant les deux hères d'un de ces grands gestes chevaleresques dont il avait le secret, le chevalier, suivi de Pipeau, rejoignit le duc d'Angoulême qui l'attendait dans la rue: cependant que MM. Croasse et Picouic, les deux «hercules» de Belgodère, hébétés d'admiration, commençaient timidement l'attaque.

A l'instant où Pardaillan franchissait le seuil de la Devinière, le rideau d'un cabinet qui s'ouvrait sur la cuisine et la salle se souleva. Derrière les vitraux apparut une sombre figure qui le regarda descendre le perron... Et, cette figure, convulsée de haine, c'était celle de Maurevert, l'assassin de Loïse de Pardaillan, comtesse de Margency.




VII

L'ORGIE

S'il fallait chercher le mot synthétique capable de traduire le duc de Guise dans sa personnalité humaine, nous dirions que cet homme s'appelait Orgueil. Guise, comme Achille, n'avait qu'un point vulnérable dans son âme cuirassée: on ne pouvait le blesser que dans son orgueil.

Or, ce capitaine qui pouvait réellement passer pour le plus beau gentilhomme de Paris, à qui toutes les grandes dames de l'époque écrivaient des lettres passionnées, ce triomphateur à qui nulle femme ne résistait, Henri de Guise était marié et trompé...

Ce fut le mari le plus outragé de son époque. Il eut des désespoirs d'orgueil—car, naturellement, il n'aimait pas sa femme dont il exigeait la fidélité: il voulait bien la tromper tous les jours, mais non en être bafoué. L'assassinat de Saint-Mégrin n'arrêta pas l'outrage: Catherine de Clèves, duchesse de Guise, pleura huit jours Saint-Mégrin et prit un autre amant, puis un autre, puis d'autres, en sorte que Guise continua à verser du sang et des larmes de rage.

Pour le moment, Henri de Guise ne connaissait pas l'amant de Catherine: pourtant, il était bien sûr qu'elle en avait un. Résolu à garder toute sa lucidité d'esprit, au moment où Paris commençait à gronder, il envoya Catherine en Lorraine, sous la garde d'une duègne dont il se croyait sûr. On a vu par la lettre de la princesse Fausta que Catherine était sortie par une porte et rentrée par une autre... Mais là devait s'arrêter la comédie... C'est sur un drame que le rideau allait se relever!...

Rentré en son hôtel, le duc de Guise se renferma dans son appartement et eut une longue conversation avec celui qui lui était annoncé dans la lettre de Fausta. Le lendemain, il passa sa journée à dicter des lettres, à donner des ordres. Il était inquiet, nerveux, ses familiers voyaient clairement les marques de la tempête intérieure qui se déchaînait en lui.

Le soir de ce même jour deux hommes s'arrêtaient à l'extrémité de la Cité, devant une maison dont la façade en ruine dissimulait un féerique palais.

L'un d'eux frappa, et, lorsque la porte de fer se fut ouverte, s'effaça devant son compagnon qui entra. A l'intérieur, ce dernier laissa retomber son manteau, et les deux gardes qui veillaient sans cesse dans le vestibule purent reconnaître la sombre et livide figure du duc de Guise.

Le roi de Paris, et que Paris eût voulu appeler roi de France, fut alors conduit vers la gauche de ce palais, c'est-à-dire vers cette ligne où la maison Fausta et l'auberge du Pressoir-de-Fer entraient en conjonction.

Là, dans une salle plus petite, moins sévère que les autres, mais aussi plus élégante, la princesse Fausta, harmonieusement habillée d'un costume de laine blanche aux plis hiératiques, était assise dans un fauteuil couvert de soie blanche; ses pieds reposaient sur un coussin de velours blanc. Dans cette blancheur immaculée, la beauté de Fausta resplendissait et les diamants noirs de ses yeux voilés de longs cils brillaient d'un éclat étrange, hallucinant.

Henri de Guise entra brusquement, mais, devant Fausta, il s'arrêta court et, avec un frémissement de tout son être, s'inclina très bas. Lorsqu'il se redressa, son visage apparut en pleine lumière, si pâle que la cicatrice de sa balafre semblait d'un rouge sanglant.

—Vous pouvez parler, duc, dit la mystérieuse princesse avec un sourire qui était un poème de grâce.

—Madame, dit alors Henri de Guise d'une voix rauque, votre émissaire m'a tout dit. J'ai souffert depuis hier comme un damné... Des preuves, madame!...

—Vous... voulez! dit Fausta d'un ton de suprême hauteur qui glaça Guise, soudain courbé.

—Pardonnez-moi, bégaya-t-il. J'ai perdu, la tête... Oh! tenir ce comte de Loignes comme j'ai tenu Saint-Mégrin!...

—Ainsi, dit doucement Fausta, si... on vous donnait... des preuves...

—Oh! malheur à lui!... gronda Guise.

—Mais elle?... reprit Fausta, elle?... Pauvre femme! Pauvre affolée d'amour!... J'espère que ce n'est pas sur elle que retomberait votre vengeance?...

—Assez, madame, rugit Guise, hors de lui. Si la duchesse a poussé l'abjection jusqu'à aimer un Loignes, il faut qu'elle meure!... il faut qu'ils meurent ensemble!...

La Fausta tressaillit.

—Duc, dit-elle, souvenez-vous que des intérêts puissants vous sont confiés. Souvenez-vous que vous êtes pour le peuple le Fils de David, et, pour nous, le Fils bien-aimé de notre Eglise, le roi de France!... Allez, duc, continua-t-elle en frappant sur un gong, accomplissez l'acte nécessaire qui doit rendre enfin la paix à votre âme... Suivez votre guide... vous verrez, et vous serez convaincu...

Guise, haletant, ivre de vengeance, gronda:

—Si je vous dois cela... Je vous devrai plus que le trône! haleta Guise, ivre de vengeance.

Il s'inclina avec ce respect religieux qui courbait tous ceux qui approchaient Fausta, et, voyant un homme qui, au coup de timbre, venait d'entrer, le suivit précipitamment, la main au manche de sa dague.

Alors, Fausta s'approcha d'une lourde tapisserie qu'elle souleva. Derrière la tapisserie, il y avait une porte fermée, sur le panneau de laquelle s'ouvrait un judas, qui faisait communiquer la maison de Fausta avec l'auberge voisine!...

L'homme qui conduisait Guise sortit de la maison, et se dirigea droit sur l'entrée du Pressoir-de-Fer. Il gratta à la porte qui s'ouvrit et, quelques instants plus tard, le duc de Guise se trouvait dans l'intérieur de ce cabaret.

Deux grosses filles joufflues, très peintes, couvertes de bijoux et très court vêtues, s'avancèrent au-devant de lui en souriant et exécutant des révérences.

L'une d'elles s'approcha de lui et lui appliqua sur la figure un masque de velours tel que les élégants en portaient alors, lorsqu'ils pénétraient dans un lieu de réputation douteuse, et pour ne pas être reconnus. Presque en même temps, l'autre lui jetait sur les épaules un ample manteau de soie légère.

Guise comprit que ces femmes étaient averties de sa visite et qu'elles savaient ce qu'il venait chercher à l'auberge du Pressoir-de-Fer. Elles l'entraînèrent dans la salle qui s'ouvrait sur le cabaret.

Là, régnait une demi-obscurité. La pièce, tendue d'élégantes étoffes et meublée de larges fauteuils, était déserte; mais, de la salle voisine, arrivaient des éclats de rire, des voix excitées, tout un bruit d'orgie... Et Guise comprit alors que cette petite maison de cabaret sur le devant était en réalité un lieu de débauche, comme il y en avait tant dans les sombres ruelles de la Cité...

—Monseigneur n'a qu'à entrer, murmura l'une des femmes, on n'attend plus qu'un convive... ce convive ne viendra pas... c'est monseigneur qui vient à sa place... La partie de plaisir consiste ce soir à garder son masque: seulement, à dix heures, tous les masques devront tomber...

Elles poussèrent une porte, s'effacèrent et Guise entra. Tout d'abord, il demeura ébloui par l'éclat des lumières. Il était brusquement poussé dans l'orgie la plus radieuse et la plus impudique.

La pièce était vaste, luxueuse, emplie de parfums capiteux.

Au milieu, une table somptueuse se dressait, chargée de vaisselle d'or, supportant des fruits rares, des friandises précieuses; des vins aux tons de rubis chatoyaient dans des flacons aux formes étranges, et, ces vins, c'étaient des servantes aux costumes impudiques qui, impassibles et souriantes, les versaient dans les coupes d'or des convives.

Il y avait là quatre couples enlacés, les femmes sur les genoux des hommes. C'est À peine s'ils firent attention à Guise qui entrait: un geste de bienvenue de l'un des hommes, une invitation à prendre place, et ce fut tout... Seulement, une femme, qui était seule, s'avança vivement vers lui, l'enlaça de ses deux bras nus et murmura:

—Enfin, vous voici, cher seigneur... vous venez bien tard...

Guise se sentit devenir insensé... une irrésistible fureur fit craquer ses muscles... D'un geste fou, il voulut repousser la femme... mais, plus étroitement, elle l'enlaça, une de ses mains arrêta sur sa bouche le cri de fureur... et, de l'autre, elle lui indiquait un objet qu'il n'avait pas vu encore.

C'était une grande horloge qui scandait l'orgie d'un tic-tac ironique. Guise vit alors qu'elle allait marquer dix heures!

—Dix heures! murmura la femme. L'heure où les masques vont tomber... Attendez, cher seigneur... Regardez!...

Le duc se laissa tomber sur un fauteuil et, sous son masque, il sentit la sueur couler. Les quatre couples demeuraient enlacés et murmuraient des choses confuses... Tout à coup, l'horloge sonna... Les dix coups tombèrent, grêles et sinistres.

—Tant pis! cria soudain une voix de femme. Nous avons gagé de nous montrer!... Moi, je commence...

Et, brusquement, elle laissa tomber son masque et arracha celui de l'homme au cou duquel elle était suspendue.

—La reine Margot! murmura Guise, stupéfait.

—Puisque c'est convenu! continua une autre femme au milieu des éclats de rire.

Et, d'un geste plus hardi encore, elle imita Margot.

—Claudine de Beauvilliers! gronda en lui-même Guise.

L'homme qui accompagnait Claudine lui était inconnu. Mais, déjà, la troisième femme venait de retirer son masque! Et celle-là riait d'un rire gamin plus frais, plus sonore... Et, cette fois, Guise fut secoué d'un frémissement de rage. Dans cette femme, il venait de reconnaître sa propre soeur!... La duchesse de Montpensier!...

Toute rieuse et s'efforçant de rougir, elle essayait de dénouer le masque de son compagnon: mais l'homme résistait, son ivresse dissipée soudain... tout à coup, elle y parvint... le visage de l'amant de la duchesse apparut... Et les rires qui avaient salué chaque visage qui se découvrait se figèrent... l'amant de la duchesse de Montpensier s'était relevé soudain, les yeux hagards.

C'était un jeune homme livide, au teint bilieux, aux traits convulsifs. Il passa sur son front une main pâle, d'une pâleur d'ivoire, et gronda:

—Qu'ai-je fait? Que suis-je venu faire ici?

En même temps, il recula, bondit vers la porte et, le visage dans les mains, se sauva... Guise qui, d'un oeil ardent, avait suivi toute cette scène fantastique, murmura:

—Le moine Jacques Clément, amant de Marie!...

—A mon tour, cria la quatrième femme d'une voix résolue, comme si toute hésitation de pudeur eût disparu de sa pensée. Aussitôt, d'un geste de bravade, elle arracha son masque et fit tomber celui de son amant... Et, alors. Guise sentit sa tête tourner. Cet... homme, c'était le comte de Loignes, son ennemi mortel! Et, cette ribaude impudique, au sourire provocateur, c'était Catherine de Clèves, la duchesse de Guise, sa femme!...

Cette seconde de faiblesse chez le duc de Guise fit place à une réaction où la honte, encore, tenait la plus grande place. Il se redressa lentement et demeura immobile. La duchesse de Guise vit cette sorte de statue dont les yeux, du fond du masque, se rivaient sur elle. Un rapide frisson, le long de sa nuque, la prévint que la terreur allait s'emparer d'elle... Elle sourit pourtant et, hardie, demanda:

—Et vous, messire, ne tiendrez-vous pas la gageure?

Elle s'arrêta net. Guise venait de laisser tomber son masque. Au même instant, le comte de Loignes se redressa, livide, tandis que les deux autres hommes gagnaient la porte; la duchesse de Montpensier se sauva; Claudine de Beauvilliers s'évanouit et la duchesse de Guise, malgré toute son audace, ne put retenir un faible gémissement.

Guise, en effet. Guise silencieux, la lèvre tremblante, la dague à la main, avait une de ces physionomies comme elle lui en avait vu deux ou trois fois. Elle voulut se lever, faire un geste, balbutier une parole; mais elle demeura paralysée, fascinée, se disant qu'elle allait mourir...

Le duc était d'un côté de la table; de Loignes, en face, de l'autre côté. Guise se ramassa sur lui-même; d'un effort énorme, il renversa la lourde table et, dans la seconde qui suivit, il y eut le geste rapide d'un bras qui se lève et qui retombe... Un jet de sang inonda le parquet... Loignes tomba comme une masse.

Guise, alors, se retourna vers la duchesse, sa dague toute rouge à la main. Et il la vit qui bondissait affolée, franchissait la porte, s'enfuyait. Il se rua...

Des insultes affreuses, des cris rauques éclatèrent. La duchesse, épouvantée, franchit deux salles, arriva à la porte extérieure, l'ouvrit, se jeta dehors... Guise la poursuivit jusque dans la salle du cabaret; là, il trébucha contre une table, sa tête tourna, il sentit le sol se dérober sous ses pas et il s'affaissa, évanoui, tenant dans sa main crispée le poignard rouge.

......................................................

Dans la pièce où le comte de Loignes gisait inanimé, une porte secrète s'ouvrit, sans bruit. Une femme entra. Elle jeta un regard à peine sur Loignes et, parvenue dans la salle du cabaret, vit la porte ouverte.

—Catherine de Clèves est morte! murmura-t-elle. Henri de Guise sera roi de France, et moi reine!...

Un sourire terrible illumina son visage... Mais, soudain, son pied heurta le duc de Guise évanoui, étendu sur le carreau. Elle le reconnut aussitôt... Son oeil se dilata...

Catherine de Clèves a échappé! dit sourdement Fausta. Un retard. Un obstacle. Il faut trouver autre chose!...

Alors, lentement, Fausta revint sur ses pas. Un homme agenouillé près du comte de Loignes sondait la blessure. Elle s'approcha de celui qui étudiait la blessure de Loignes, et le toucha à l'épaule.

—Est-ce qu'il est mort? demanda Fausta...

—Non, madame... et, même, il ne mourra pas...

—Maître Ruggieri... reprit-elle, que faudrait-il pour que cet homme meure?

—Vous pouvez le faire achever, madame, dit avec froideur l'homme qu'on venait d'appeler Ruggieri.

—Maître, dit Fausta secouant la tête, il faut que cette blessure soit suffisante sans que je m'en mêle...

—Alors, madame, il faut que le blessé soit transporté chez moi. Il suffira d'entretenir la fièvre. Pour cela, il est nécessaire que je puisse surveiller la marche du mal.

Fausta approuva d'un signe de tête et disparut.

Ruggieri la suivit d'un sourire qui, peut-être, eût glacé cette femme que rien n'effrayait.

—Sois tranquille, gronda-t-il alors lui-même... Tu ne te doutes pas, Fausta, que j'ai deviné ta pensée!...

A ce moment, six hommes, sans doute prévenus par Fausta, entrèrent, déposèrent le comte de Loignes toujours évanoui sur un fauteuil et l'emportèrent hors de l'auberge.

Catherine de Clèves, duchesse de Guise, avait bondi hors de l'auberge, en proie à une terreur insensée. Ses forces tout à coup défaillirent, Elle comprit qu'elle allait rouler sur le pavé. A ce moment, il lui sembla voir un homme arrêté devant la maison voisine. Elle se traîna jusqu'à cet inconnu et tomba dans ses bras en murmurant:

—Par pitié, monsieur, qui que vous soyez, défendez-moi.

L'homme, très embarrassé de ce fardeau et comprenant qu'un prompt secours était nécessaire à cette femme, regarda autour de lui, et, avisant la porte de la maison de Fausta, souleva le heurtoir de bronze.

La porte s'ouvrit... Et Pardaillan entra, portant dans ses bras la duchesse de Guise évanouie. Et la porte de fer de la maison de Fausta se referma sur lui!...




VIII

DOUBLE CHASSE

Le chevalier de Pardaillan avait quitté la Devinière, escorté, par Charles d'Angoulême et suivi de Pipeau. Sur ses instances et presque sur ses ordres, le jeune duc le quitta pour aller l'attendre rue des Barrés. Pardaillan n'eut pas de peine à trouver l'auberge de l'Espérance, et il y établit son quartier général pour la journée.

Il se mit en observation, interrogeant l'hôte, faisant bavarder les gens de basse mine qui hantaient l'auberge. Quoi qu'il fît et qu'il dît, il ne put obtenir aucun renseignement positif sur la singulière disparition de la petite chanteuse de Bohême. Il se décida donc à attendre la nuit pour entreprendre l'expédition qu'il méditait.

La nuit venue, Pardaillan sortit, sifflotant un air de fanfare. Pipeau marchait gravement sur ses talons.

Dehors, le chevalier présenta au chien l'écharpe de Violetta et la lui fit flairer. Pipeau considéra l'écharpe d'un oeil torve, la renifla un instant, et son moignon de queue s'agita.

—Très bien, fit Pardaillan, nous y sommes. En avant!

Au premier croisement des rues. Pipeau quêta, chercha avec rage, avec frénésie, le bout du nez de travers.

A vingt pas derrière Pardaillan, dans l'ombre, se glissant le long des murs, trois hommes avançaient et suivaient tous ses mouvements. Deux d'entre eux tenaient à la main un solide poignard effilé; le troisième les dirigeait et semblait guetter le moment de les lâcher sur Pardaillan...

Cet homme, c'était Maurevert. Les deux autres, c'étaient les deux hercules de la troupe Belgodère: Croasse et Picouic.

Maurevert, au moment où le chevalier était sorti de la Devinière, s'était élancé sur ses traces et l'avait suivi jusqu'à la porte de l'auberge de l'Espérance, et, dehors, avait guetté la sortie de Pardaillan.

Il était patient. Il eût attendu jusqu'au lendemain, s'il l'eût fallu. Pardaillan à Paris!... C'était la mort assurée!...

Où fuir encore?... Il faudrait donc recommencer cette course éperdue, qui avait duré des années?...

Que voulait-il?... Il ne savait pas au juste. Il avait quitté précipitamment Maineville et s'était élancé derrière Pardaillan, fasciné, entraîné, avec le vague espoir que le hasard le lui livrait peut-être!...

Oh! s'il pouvait le tuer!... Non pas qu'il désirât la mort du chevalier; sa haine, certes, lui souhaitait non seulement la mort, mais d'affreuses souffrances. Mais il y avait en lui quelque chose de plus fort que la haine... C'était la peur... une peur de tous les instants...

Tuer Pardaillan, pour Maurevert, c'était se décharger de l'épouvante; tant que le chevalier vivrait, lui n'oserait vivre!...

La nuit était venue depuis quelque temps déjà, lorsqu'il aperçut deux hommes qui, se tenant le bras, s'approchaient de l'auberge... Avec sa sûreté de coup d'oeil, Maurevert reconnut en eux deux façons de truands, deux de ces sacripants comme il en pullulait alors, et qui, pour quelques écus, dépêchaient leur homme en douceur et sans trop le faire crier. Maurevert fit donc un signe impérieux, auquel les deux hères se rendirent aussitôt.

—Voulez-vous gagner chacun cinquante bonnes livres bien comptées? demanda Maurevert tout en continuant à surveiller du coin de l'oeil la porte de l'auberge.

—Que faut-il faire? demandèrent-ils en choeur.

Maurevert s'assura que les deux truands étaient armés d'une bonne dague, et ce, malgré les édits répétés.

—Écoutez, mes braves; ce qu'il faut faire, le voici: il y a là, dans cette auberge, un homme...

—Qui vous gêne, peut-être, dit l'un.

—Tu es intelligent, l'ami, dit Maurevert.

—Et cet homme, il s'agirait de...

—Oui, gronda Maurevert.

—Bon! Ça nous va. Cent livres pour nous deux, après l'opération: c'est entendu. Prépare ta dague, Croasse! car les deux malandrins étaient les hôtes de Pardaillan.

—Silence!... fit Maurevert.

La porte de l'auberge s'ouvrait. Les trois hommes s'aplatirent contre le mur. Dans le rai de lumière qui sortait du cabaret, Maurevert reconnut Pardaillan et se sentit blêmir... Lorsque le chevalier et le chien se furent mis en route, Maurevert donna ses instructions:

—Suivez-moi, dit-il à voix basse. Quand je vous dirai: «Allez!» il sera temps. Vous vous jetterez sur l'homme. Mais ne le manquez pas du premier coup: sans quoi il ne vous manquera pas, lui!

Pour toute réponse, Picouic tira son poignard et Croasse, ayant enfin compris ce dont il s'agissait, l'imita. Maurevert se mit en route. Les deux maigres hercules le suivaient le poignard au poing. Vingt fois, Maurevert eût pu donner le signal; vingt fois, il fut sur le point de le donner. Il n'osa pas!...

C'est en roulant des pensées de peur mortelle que Maurevert, sur la piste de Pardaillan, atteignit la Cité...

Là, Maurevert vit le chevalier s'arrêter devant une maison, il crût enfin que l'occasion était propice, et il allait s'effacer, donner le signal, lorsqu'une femme échevelée sortit de l'auberge voisine et alla tomber dans les bras de Pardaillan... Quelques instants plus tard, le chevalier disparaissait avec l'inconnue dans la maison à laquelle il venait de frapper.

—Il nous échappe, dit Picouic. C'est de votre faute, mon gentilhomme!

—Attendons, répondit Maurevert.




IX

L'ABSOLUTION

Maître Claude, tenant Violetta évanouie dans ses bras puissants, s'était jeté dans la trappe. En atteignant l'eau, il se sentit d'abord entraîné au fond, très loin. Il étreignit son enfant sur sa vaste poitrine, et, d'un vigoureux coup de talon, remonta à la surface de la Seine. Alors, tout ce qu'il avait de force et d'instinct vital fut employé à soutenir la tête de la jeune fille hors de l'eau. Tout à coup, il eut aux genoux la sensation d'un raclement. Il avait pied!... Alors, il éleva l'enfant tout entière hors de l'eau et il marchait, soufflant fortement.

Quand il fut monte sur le haut de la berge, il vit qu'il se trouvait à peu près vers la rue de la Juiverie, au-dessous du pont Notre-Dame. Alors, il se mit à courir, et en quelques minutes atteignit son logis. A ses appels, la porte s'ouvrit; dame Gilberte apparut tout effarée.

—Du feu! haleta Claude, des linges chauds... vite!

Dans l'affolement, la porte demeura ouverte. Claude courut jusqu'à sa chambre, déposa Violetta sur son lit.

Dame Gilberte, dans la cuisine, allumait un grand feu...

Or, à l'instant où Claude pénétrait dans la maison, un homme qui venait d'entrer dans la rue de la Calandre s'arrêtait devant le logis de l'ancien bourreau de Paris. C'était Belgodère!...

La figure du sacripant avait un rayonnement terrible, Il vit la porte ouverte et s'arrêta un instant, perplexe. Puis, assurant une dague trapue dans son poing caché sous son manteau, il haussa les épaules et grommela:

«Tant mieux, après tout!... On dirait que Claude n'attend que moi!... Entrons!... Voyons, que vais-je lui dire? Il faut que je dose la souffrance... Il faut qu'il en meure sous mes yeux!... Comment, maître Claude! vous ne me reconnaissez pas? Regardez-moi bien! C'est moi qui vous attachâtes au pilori, alors qu'il vous était si facile de me laisser fuir!... Maintenant, attention: c'est moi qui enlevai votre petite Violetta... Et savez-vous ce que j'en ai fait, de votre pure et chaste enfant. J'en ai fait une ribaude! Allez la chercher dans le lit de monseigneur de Guise!... Ah! Ah! que dites-vous de la farce, mon bon monsieur Claude?...»

Le bandit ricanait en se racontant ces choses à lui-même. Il entra et vit des portes ouvertes devant lui. Tout à coup, il s'arrêta: il venait d'apercevoir au fond d'une chambre Claude penché sur un lit, Claude qui, les épaules secouées de sanglots, râlait:

—Elle vit!... Seigneur Jésus qui avez pitié des pauvres gens, vous avez donc eu pitié de moi aussi!... Violetta, mon enfant, ouvre tes yeux...

Belgodère demeura un instant frappé de stupeur. Puis, rapide et silencieux, il recula dans la pièce voisine qui était la salle à manger. Elle était obscure. Le bohémien, alors, gagna doucement la porte de la salle à manger, puis la porte extérieure, et il s'éloigna rapidement. D'instinct, et sans savoir au juste ce qu'il voulait faire, il se dirigea vers la maison de Fausta. Là, il s'arrêta. La rage le faisait trembler. Mais il y avait en lui de l'étonnement plus que de la fureur.

Méditant sur ce qu'il avait vu, Belgodère s'était approche de la porte de fer à laquelle il se mit à frapper à coups redoublés. Dix minutes plus tard, le bohémien était amené devant Fausta. Il y eut un long entretien au cours duquel la mystérieuse princesse, ayant frappé sur un timbre, donna cet ordre à l'homme accouru:

—Qu'on aille à l'instant me chercher le prince Farnèse...

L'entretien terminé, Belgodère fut conduit à une chambre du palais où il fut enfermé à double tour. Mais sans doute le bohémien s'attendait à cet emprisonnement qui, au surplus, était probablement consenti, car il ne témoignait ni surprise ni terreur.

Grâce aux soins de dame Gilberte qui l'avait déshabillée, couchée et frictionnée, Violetta revint à elle. Et, lorsque maître Claude put entrer dans la chambre, il trouva l'enfant les yeux grands ouverts, pensive, rêveuse, semblant réfléchir à des choses douloureuses et graves.

Il toussa comme pour prévenir Violetta de sa présence, et, de loin, d'une voix humble et enrouée:

—Tâche de dormir; ne pense plus à tout cela; c'est fini, je te dis... Tu comprends, il faut que tu te reposes pour que demain à la première heure nous puissions partir... non, non, ne dis rien... tais-toi... Sache seulement que, lorsque nous serons loin de Paris, quand tu seras en sûreté... eh bien, tu seras libre de me voir ou de ne pas me voir...

Violetta voulut prononcer quelques mots... Mais déjà Claude avait disparu. Lorsque les premiers rayons du soleil pénétrèrent dans la chambre, elle se leva, s'habilla et s'assit dans un fauteuil, les mains jointes, la tête penchée sur le sein. Ce fut à ce moment que maître Claude entra.

—Dans quelques minutes, dit-il, une bonne litière va venir. Tu y monteras avec dame Gilberte... Moi, je serai à cheval, et, tu sais, ne va pas avoir peur...

—Avant de partir, je voudrais vous parler, balbutia Violetta avec une émotion qui la faisait trembler.

Claude pâlit.

Violetta, cependant, se taisait. Elle avait baissé les yeux, et continuait à trembler. Claude, par un suprême effort de désespoir, souriait.

—Voyons, dit-il d'une voix qu'il crut très naturelle, parle, puisque tu as quelque chose à me dire... moi, vois-tu, je crois... je...

Brusquement, il tomba à genoux.

—Écoute-moi, ma petite Violetta. Avant que la bonté du Seigneur ne t'eût mise dans ma vie comme un rayon de soleil, j'exerçais mon métier sans savoir. Tantôt à Montfaucon, tantôt en Grève, des fois à la Croix-du-Trahoir, ou ailleurs, j'allais... on me livrait le condamné, la condamnée... Est-ce que je savais, moi?... Mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père, tous avaient tué. J'ai fait comme eux. C'était le métier de la famille...

Violetta écoutait, dans un tel saisissement qu'il lui eût été impossible de faire un geste.

—C'était ainsi, continua-t-il. Et voilà qu'un jour je te pris, je te ramassai, toute frêle, toute petite, et si jolie... Tu ne saurais jamais ce qui s'est passé dans mon coeur à cette minute où tu tendais tes mains à la foule?...

—Je tendais... mes mains... à la foule?...

—Bien sûr! Et c'est moi qui te pris, puisque tu n'avais pas de père...

—Pas de père! cria Violetta secouée d'un tressaillement.

—C'est vrai... tu ne sais pas... je t'ai toujours menti... Je ne suis pas ton père..., termina-t-il humblement.

Violetta porta vivement ses mains à ses yeux comme pour les garantir d'une lumière trop vive et murmura: —O Simonne, ton agonie a donc dit la vérité...

Elle demeura ainsi, le visage caché dans ses mains, tandis que Claude reprenait:

—Voilà. Je ne suis pas ton père. Avant que tu ne fusses mienne, avant que je ne t'eusse ramassée, pauvre petite abandonnée, j'ignorais ce que c'est que la vie. Mais, quand tu fus à moi, un jour, tout à coup, je m'aperçus que je n'étais plus le même... j'eus horreur de tuer... Déjà je songeais à ce que tu penserais, à ce que tu dirais, si jamais l'affreuse vérité t'était révélée... Je crus retrouver la paix en me faisant relever de mes horribles fonctions... Ah! bien, oui! Plus que jamais, des spectres rôdèrent autour de moi... Et ce n'est que près de toi, dans notre petite maison de Meudon, que je me sentais redevenir moi-même... c'était trop de bonheur encore pour moi... je te perdis. Ce que j'ai souffert en ces années de solitude et de désespoir, moi-même sans doute je ne pourrais le dire... Et voici qu'à l'heure où je te retrouve, au moment, à la minute où je puis espérer revivre encore... voici que tu apprends ce que j'ai été!... Voilà... tu sais tout... Ce que je voulais te demander seulement, c'est de me permettre de te sauver... de te mettre en sûreté... Et puis, après, tu me renverras!

Claude baissa la tête. A genoux, affaissé sur lui-même. Violetta ouvrit ses yeux bleus où brilla une lueur d'aurore, et, de sa voix douce, elle dit:

—Père... mon bon petit papa Claude... embrasse-moi... tu vois bien que tu me fais beaucoup de chagrin...

—Qu'as-tu dit? bégaya Claude tout tremblant.

Violetta, sans répondre, saisit de ses deux petites mains les mains formidables du bourreau, le força à se relever, et, lorsque Claude, éperdu, fut tombé dans le fauteuil, elle s'assit sur ses genoux, jeta ses bras autour de son cou, posa sa tête adorable sur sa poitrine, et répéta:

—Père... mon bon père... embrassez votre fille!...




X

LE PÈRE

L'heure qui suivit fut pour maître Claude un tel rayonnement de bonheur que son passé en fut comme effacé.

—Partons, fit-il tout à coup. Voilà que j'oublie tout, moi! Ce n'est pas qu'il y ait du danger... car sûrement on nous croit morts... Donc, nous pourrions d'autant mieux rester ici que, même si on ne nous croit pas morts, on ne supposera jamais que nous avons cherché un refuge ici même... On nous cherchera partout, excepté dans cette maison... mais elle me fait peur à présent cette maison! J'y ai tant souffert! Mais assez bavardé... Partons!

Violetta secoua doucement la tête.

—Comment! Tu ne veux pas partir?...

—Père, vous l'avez dit vous-même: il n'y a ici aucun danger; nous y sommes mieux cachés que partout ailleurs, puisqu'on nous croit morts...

—C'est vrai... mais pourquoi?...

—Je ne veux pas quitter Paris encore, fit Violetta en baissant les yeux. Restons ici tout au moins quelques jours.

—Tant que tu voudras. Dame Gilberte! renvoyez cette litière et ce cheval. L'enfant veut rester!...

La vieille servante qui, émerveillée, tournait autour de Claude et de Violetta, s'empressa d'obéir.

—Ce n'est pas tout, père, dit alors Violetta avec un sourire, nous restons; mais ce matin il faut que je sorte, pour aller à l'auberge de l'Espérance...

—Ah! bah!... Voyons... tout à l'heure, quand je te tenais dans mes bras, tu m'as raconté une foule de choses que j'entendais à peine... Ah! j'y suis! Le jeune homme qui a apporté des fleurs?... Voyons, dis-moi cela, un peu!... Son nom, d'abord... Tu rougis? Pourquoi?...

—Je n'ai pas dit..., murmura la jeune fille en pâlissant.

—Mais, moi, je devine! Digne jeune homme! Allons, comment s'appelle-t-il?

—Je ne sais pas! fit Violetta dans un souffle.

Claude éclata d'un bon rire qui fit trembler les vitraux.

—Dépeins-le-moi, au moins...

Violetta, tout heureuse elle-même de cette joie débordante, entreprit une description que maître Claude lui arracha par lambeaux. Quand ce fut fini, Claude se leva.

—Je vais le chercher dit-il. Dans une heure je te l'amène. Il faut que je voie ce jeune gentilhomme, que je lise dans ses yeux s'il est capable d'aimer assez pour...

Claude serra Violetta dans ses bras, et sortit en courant, la laissant tout étourdie, n'ayant pas eu le temps de faire une objection. Et, par la pensée, elle le suivait jusqu'à l'auberge de l'Espérance.

A ce moment, les vitraux d'une fenêtre du rez-de-chaussée volèrent en éclats; plusieurs hommes sautèrent dans la maison, et Violetta, épouvantée, entendit crier ces mots:

—Si l'homme résiste, tuez-le!... Mais pas une égratignure à la petite!...

Maître Claude, ayant jeté un manteau sur ses épaules, s'était élancé vers la rue de la Tissanderie et n'avait pas tardé à atteindre l'auberge de l'Espérance.

Claude ne se rencontra pas avec Charles d'Angoulême. L'aubergiste, tenu à la plus extrême prudence, ne lui donna que de maigres renseignements. Maître Claude attendit plus d'une heure. Puis il se dit que le jeune gentilhomme ne viendrait sans doute pas. Il partit, se promettant de revenir.

Dix minutes plus tard, Charles rentrait dans l'auberge, après avoir inutilement exploré les environs...

Maître Claude venait de franchir le pont et rentrait dans Notre-Dame, il s'arrêta court. Un homme venait au-devant de lui... Et c'était une figure de malheur.

Une immense pitié envahit l'âme du bourreau qui murmura en pâlissant:

—Le père de Violetta!

C'était en effet le prince Farnèse!... Or, d'où venait-il?... Il sortait du logis de Claude!...

Appelé dans la nuit par Fausta, il en avait reçu une mission. Et, cette mission, il avait cherché à la remplir en même temps que la maison de Claude était envahie... Farnèse n'avait pas trouvé le bourreau. Peut-être sa mission devenait-elle dès lors inutile. Car il avait quitté le logis maudit en jetant une dernière malédiction contre l'homme qui lui avait pris sa fille... A ce moment Farnèse aperçut Claude, il s'arrêta devant lui:

—J'ai reçu hier l'ordre de vous entendre en confession générale, dit-il.

Une bouffée de honte monta au cerveau de Claude.

—Ainsi, songea-t-il tout au fond de sa conscience, c'est lui qui devait me donner l'absolution!... Je lui ai volé sa fille, et lui me rend à Dieu!...

—Monseigneur, balbutia-t-il, je ne veux pas vous tromper... Depuis hier... cette nuit même... il s'est passé un événement qui fait que... peut-être... je n'ai plus droit à votre bénédiction!...

—Je dois vous entendre, dit Farnèse d'une voix étrange; peu importe ce qui a pu se passer.

Farnèse s'était mis en marche, comme s'il eût la certitude que Claude le suivait, et, en effet, Claude marchait à trois pas derrière lui.

Par des ruelles détournées, Farnèse atteignait Notre-Dame. Maître Claude y entra à sa suite. Farnèse le conduisit jusqu'à un confessionnal et dit:

—Attendez-moi là... préparez votre conscience au grand acte...

Claude tomba à genoux et murmura:

—Mon Dieu, Seigneur! N'est-ce pas que je ne puis pas me séparer de mon enfant! N'est-ce pas que je puis la garder!... N'est-ce pas que c'est assez que je dise à votre ministre qu'il ne doit plus pleurer, et que, plus tard, il reverra l'enfant!...

Farnèse avait disparu dans la sacristie. Il y était entré cavalier; il en sortit cardinal... Lorsque Claude le revit soudain traversant la vaste nef silencieuse et obscure, il tressaillit. Farnèse en cavalier était un admirable gentilhomme. Farnèse en cardinal était, dans toute sa majesté imposante, ce que pouvait alors représenter ce mot: un-prince de l'Eglise...

Farnèse, en passant devant le maître-autel, fléchit le genou, peut-être autant par une faiblesse physique que par devoir religieux. Une sorte de gémissement sourd s'échappa de ses lèvres, et il baissa les yeux, n'osant regarder ces marches en travers desquelles était tombée Léonore...

Ah! cette horrible matinée du jour de Pâques de l'année 1573!...

Livide de ces souvenirs, il se dirigea vers Claude agenouillé, là-bas, dans le grand confessionnal à la vaste architecture... Et alors, ce fut un autre sentiment qui se déchaîna en lui! Ce fut une autre scène qui se présenta à son imagination!... Il revit le gibet de la place de Grève!... Il revit le bourreau s'emparant de son enfant!...

Une enfant... une fille! C'est-à-dire la possibilité de vivre, d'aimer encore, de réparer peut-être... Non! rien de tout cela n'avait été... Il se revit courant chez Claude, le suppliant... Il entendit le bourreau lui répéter:

Votre fille n'a vécu que trois jours...

Et l'affreuse parole de mort, Claude l'avait répétée la veille. Cet homme avait laissé mourir sa fille... l'avait tuée peut-être?... Qui savait!... Oh! faire souffrir cet homme comme il avait souffert, lui... Lui rendre douleur pour douleur, désespoir pour désespoir.

Il s'assit près de Claude, non pas à la place ordinaire du confesseur, de l'autre côté du grillage, mais près de lui, le touchant presque... Claude ne remarqua pas ce détail. Son visage rayonna lorsqu'il vit le cardinal.

—Si triste et sombre maintenant, comme il va être heureux tout à l'heure! songea-t-il.

—Je vous écoute, dit Farnèse glacial.

Un frisson secoua les larges épaules de Claude. Alors, il commença le hideux récit... sa confession de bourreau qui a horreur de tant de meurtres froidement accomplis. Le bourreau, les cheveux hérissés, les yeux hagards, grondant et suant, racontait, racontait toujours, et parfois levait un regard de détresse sur le cardinal.

Et celui-ci demeurait glacial. Pas un mot... Farnèse attendait que ce fût fini... Claude, enfin, s'arrêta, haletant.

—Ce sont bien là tous vos meurtres? demanda Farnèse.

—Tous, monseigneur, répondit Claude humblement. Je n'ai rien oublié...

Farnèse avait fermé les yeux. Lorsqu'il les rouvrit, il darda un tel regard que Claude frissonna longuement, se ramassa sur lui-même comme à l'approche d'un malheur.

—Tu as oublié le plus hideux de tes meurtres, dit alors Farnèse. Monstre, descends en toi-même, et cherche le véritable crime de ton existence abjecte!...

Claude, avec un frémissement d'épouvanté, se releva... Au même instant, le cardinal fut debout et lui saisit la main...

—Ton crime, c'est d'avoir tué un coeur d'homme, le mien!... Tu m'as volé ma fille! Tu l'as laissée mourir! Tu l'as tuée, dis-je!... Réponds!... Misérable démon, moi, t'absoudre!... Ecoute, écoute, puisque tu as une fille, puisque, toi aussi, tu as un coeur de père!...

Claude devint pâle comme un mort. Les yeux dilatés, la bouche ouverte, il considérait Farnèse sans pouvoir énoncer un mot... Le cardinal eut un rire effrayant, et, de sa main, secoua violemment le bras de Claude.

—Ah! tu as une fille, toi aussi! Ah! tu aimes, toi aussi!... Ta fille, monstre, c'est moi qui l'ai conduite dans la chambre des exécutions!... Oui, oui, je vois le ricanement de tes yeux! Tu veux dire que tu l'as sauvée?

—Vous saviez ce qui s'est passé cette nuit!... rugit Claude.

—Oui, je le savais!... Et c'est pour cela... c'est pour te dire... écoute!... ta fille... en ce moment... tu m'entends? démon!... Ta fille... elle est reprise! Elle est aux mains de Fausta!.. On la tue!... Et c'est moi qui ai fait cela!...

Farnèse, d'un geste rude, repoussa Claude et se croisa les bras. Celui-ci, sous l'épouvantable parole, avait fléchi, ses deux mains à son visage.

Lorsque Claude laissa retomber ses bras, il était méconnaissable... il était la personnification de la stupeur dans la douleur... Son regard tragique et sanglant alla jusqu'à l'autel, jusqu'à la Croix. Et il dit...

—Tu as fait cela, prêtre? Tu as livré cette enfant?...

—Oui, je l'ai livrée!...

—Et tu dis qu'on la tue?... Elle est morte?...

—Morte!...

Un gémissement, d'une étrange douceur, monta jusqu'aux voûtes de la cathédrale. Puis ce gémissement s'enfla, devint un grondement furieux, et Claude tonna:

—Cette enfant, prêtre!... Cette enfant que tu as fait assassiner!... sais-tu qui elle est?

—Cette enfant! balbutia Farnèse. Eh bien?...

—Eh bien..., hurla Claude, d'une voix déchirante, cette enfant!... c'était ta fille!...

Et il s'en alla, titubant, emplissant la vaste nef de ses sanglots, sans regards derrière lui, sans voir ce que devenait le cardinal. Le cardinal s'était affaissé avec un râle. Un jeune moine qui priait non loin de là s'approcha alors de lui, et ayant constaté qu'il vivait se mit à le soigner activement. Ce moine s'appelait Jacques Clément.




XI

LE PACTE

Claude sortit de Notre-Dame, marcha sur la maison Fausta, et frappa violemment du poing à la porte de fer, sans songer au heurtoir.

La porte ne s'ouvrit pas.

—On m'ouvrira bien, grognait Claude; il faudra bien qu'on m'ouvre, il faudra bien qu'on me dise ce qu'est devenue mon enfant. Malédiction!... Ouvrirez-vous?...

Des deux poings, il frappait...

—Mais, mon bon monsieur, dit une voix, vous ne savez donc pas que la maison est déserte?

Un rassemblement s'était formé autour de lui. Bien peu reconnurent l'ancien bourreau. Un homme, à ce moment, un cavalier vêtu de noir, traversa les groupes sans rien voir, marchant d'un pas égal et rapide, et il pénétra dans la petite maison voisine, dans l'auberge du Pressoir-de-Fer. Cet homme ne vit pas Claude, et Claude ne le vit pas...

Après l'abattement et les supplications, Claude s'en alla, la tête basse.

Il rentra dans son logis et se mit à errer. Dame Gilberte avait disparu; dans la chambre où avait dormi Violetta, il y avait des traces de lutte. Machinalement, Claude se mit à tout remettre en place.

Il prononçait des mots sans suite, et serrait convulsivement dans ses mains les quelques objets qui avaient pu toucher Violetta... Il finit par se jeter dans le fauteuil où s'était assise Violetta et ferma les yeux, essaya de réfléchir...

—C'est cela, murmura-t-il avec un indéfinissable sourire; c'est, cela pardieu!... Mourir!... Quelle bonne idée!...

Il se releva et courut à une salle où il n'avait pas dû entrer depuis longtemps, car tout y sentait le moisi. Claude ouvrit violemment la fenêtre et rabattit les contrevents. La lumière éclatante du plein midi entra à flots dans cette pièce et éclaira soudain des haches rouillées, des masses, des maillets de bois, des couteaux. Cette salle... c'était sa salle aux outils... les sinistres outils de son ancien métier!...

Dans un coin, des paquets de cordes toutes neuves; quelques-unes de ces cordes étaient toutes préparées, avec le noeud coulant au bout. Claude en saisit une, et, tout courant, revint à la chambre de Violetta...

Là, il éprouva la solidité de la corde, ses mains ne tremblaient pas; avec le plus grand soin, il se mit à graisser la corde aux abords du noeud coulant; puis il planta un clou énorme assez haut dans le mur et y accrocha la corde... Alors, monté sur un escabeau, il passa le noeud coulant autour de son cou...

Alors, d'un coup de pied, Claude fit basculer l'escabeau... Il tomba dans le vide.

......................................................

Au même instant, quelqu'un parut au seuil de la chambre, Ce quelqu'un vit maître Claude pendu. Il tira son poignard, et, au-dessus de la tête, trancha la corde... Claude s'affaissa au long du mur... L'homme, avec la même résolution, desserra le noeud coulant et se mit à frictionner le bourreau qui, au bout de quelques minutes, commença à respirer et ouvrit les yeux... Cet homme, c'était le père de Violetta, le cardinal prince Farnèse...

Claude, en revenant à lui, reconnut le cardinal. Il se releva, repoussa rudement Farnèse, et, avec un éclat de rire infernal, s'élança hors de la chambre. Quelques secondes plus tard, il reparaissait, une lourde hache au poing. Le cardinal n'avait pas bougé.

Claude s'aperçut alors d'une chose qu'il n'avait pas remarquée tout d'abord... Le matin, dans la cathédrale, les longs et fins cheveux du cardinal et sa barbe soyeuse étaient presque noirs... Maintenant, cette barbe et ces cheveux étaient blancs... Le cardinal Farnèse avait vieilli de vingt ans en quelques heures...

Claude fit cette remarque sans y attacher aucune importance. Il s'avança sur Farnèse en grondant:

—Merci, prêtre! je t'avais oublié, tu viens me rappeler qu'avant de mourir!...

—Je viens te rappeler que tu as autre chose à faire que de mourir, dit Farnèse d'une voix étrangement calme.

—Qu'ai-je donc à faire! rugit Claude dont les yeux devenaient hagards. Te tuer avant de mourir?...

—Tue-moi si tu veux; je venais te dire qu'il nous reste à venger l'enfant...

—La venger? bégaya Claude.

—Cette femme, dit Farnèse, qui a profité de ton absence dénoncée par je ne sais quel démon, cette femme aux pieds de laquelle je viens de me traîner deux heures durant, qui m'a employé, moi, au meurtre de l'enfant... que j'appelais Sainteté, que tu appelais Souveraine, l'assassin de ma fille... bourreau, veux-tu donc qu'elle vive?...

Claude saisit le bras de Farnèse et le serra avec violence.

—Bourreau, continua Farnèse, je suis venu te dire ceci: veux-tu m'aider à frapper cette femme? Elle représente une redoutable puissance. Son pouvoir est sans bornes. Son approche peut nous briser comme verre. Un signe d'elle peut nous tuer. Eh bien, aimais-tu assez l'enfant pour devenir mon aide? mon aide pendant une seule année... Non seulement mon aide, mais mon esclave?

Claude avait écouté en frémissant de tout son être. Une sombre joie s'alluma dans ses yeux éperdus.

—Monseigneur, répondit-il dans un souffle, à partir de cette minute, je vous appartiens corps et âme, pomme vous m'appartiendrez corps et âme quand ce sera fait!

Avec une effroyable sérénité, Farnèse s'assit à la table sur laquelle se trouvaient parchemin et écritoire.

—Échangeons en ce cas les écritures nécessaires à notre ligue, dit-il.

Sur une feuille de parchemin, il écrivit:

«Ce 14 de mai de l'an 1588. Moi, prince Farnèse, cardinal, évêque de Modène, déclare et certifie: Dans un an, jour pour jour, ou avant ladite époque si la femme nommée Fausta succombe, m'engage à me présenter devant maître Claude, bourreau, à tel jour ou telle nuit qui lui plaira; m'engage à lui obéir quoi qu'il demande; et lui donne permission de me tuer si bon lui semble. Et que je sois damné dans l'éternité si je tente de me refuser ou de fuir. Et je signe: Jean, prince Farnèse, évêque et cardinal par la grâce de Dieu.»

Farnèse se leva, tendit le papier à Claude. Celui-ci le lut lentement, plia le parchemin et le mit dans sa poche.

—A ton tour! dit alors le cardinal.

«Ce 14 de mai de l'an 1588. Moi, maître Claude, bourgeois de la Cité, ancien bourreau-juré de Paris, demeuré bourreau par l'âme, déclare et certifie: Pour atteindre la femme nommée Fausta, m'engage, pendant un an à dater de ce jour, à obéir aveuglément à Monseigneur prince et cardinal évêque Farnèse. Et que je sois damné dans l'éternité si une seule fois dans le cours de cet an je lui refuse obéissance. Et je signe...»

A ce moment, comme le front de Claude saignait, une goutte de sang tomba sur le parchemin au-dessous du dernier mot, Claude tressaillit et, de son pouce, il écrasa la goutte de sang et traça une croix rouge.

—Ma signature, à moi..., gronda-t-il.

—Je la tiens pour valable! dit Farnèse prenant le parchemin.

Le bourreau le regardait s'en aller et murmurait sourdement:

—La Souveraine... d'abord!... Et vous, ensuite... Monseigneur!...




XII

LA FAUSTA

Nous ramenons maintenant notre lecteur au mystérieux palais de la princesse Fausta, au moment où Pardaillan y vient d'entrer, portant Catherine de Clèves évanouie.

Du palais se sont enfuies Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier, et Claudine de Beauvilliers, profitant de la porte de communication.

Fausta, revenant de l'auberge, longea un long couloir et murmura devant une porte:

«Ici, la petite bohémienne, nous verrons!»

Plus loin devant une deuxième porte:

«Ici, Claudine de Beauvilliers, la solution peut-être.»

Plus loin encore, devant une troisième porte:

«Ici, Marie de Lorraine m'attend... J'ai à lui parler du moine!... dit-elle.

Plus loin enfin, devant une quatrième porte, sur les confins de la partie réservée aux gardes:

«Ici, le bohémien Belgodère... Un bon limier à lancer sur Farnèse!...»

Ainsi, avec une effrayante lucidité, cette femme étiquetait, pour ainsi dire, sa multiple pensée: son esprit se mouvait à l'aise dans le tourbillon de la vaste intrigue...

Comme elle revenait sur ses pas et qu'elle passait devant le grand vestibule, tout à coup une voix sonore et railleuse parvint jusqu'à elle. Chaque porte de ce palais était truquée; chacune possédait un judas, un oeil invisible... Fausta n'eut qu'à s'approcher pour voir ce qui se passait dans le vestibule. Elle eut une exclamation de joie.

«Dieu est avec moi!» murmura-t-elle.

Au même instant elle fit un signe: et sans doute ses servantes ne la perdaient jamais de vue dans ses évolutions, car aussitôt deux femmes accoururent, deux femmes françaises, celles-là. Elle leur donna quelques ordres à voix basse et rapide, puis ouvrit toute grande la porte du vestibule, où Pardaillan, soutenant dans ses bras la duchesse de Guise, disait leur fait aux deux gardes.

—A Dieu ne plaise, dit Fausta, que quelqu'un ait frappé à ce logis et qu'il n'y ait trouvé les secours qui se doivent entre chrétiens. Entrez, monsieur; vous êtes le bienvenu... Mes femmes vont donner les soins nécessaires à votre dame que je vois pâmée...

Pardaillan remit la duchesse de Guise aux bras des deux femmes qui disparurent, portant Catherine de Clèves sans connaissance. Alors Pardaillan se découvrit.

—Madame, dit-il, je vous dois mille grâces. Sans vous, je me fusse trouvé fort embarrassé. Cette noble dame n'est point mienne...

Et, en quelques mots, il met Fausta au courant de son histoire.

—Sire chevalier de Pardaillan, dit gravement Fausta, votre air et vos paroles me donnent le désir de vous connaître mieux. Ne me ferez-vous pas la faveur de vous reposer un instant chez la princesse Fausta-Borgia, étrangère venue à Paris pour s'y instruire des arts, des lettres, de la noble élégance de la gentilhommerie française...

Le chevalier jeta autour de lui ce rapide et sûr coup d'oeil de l'homme habitué à la prudence.

—Qu'est ceci? grommela-t-il en lui-même. Un coupe-gorge, peut-être?... Hum!... Voilà aussi, par la mort-diable, une créature par trop délicieuse, pour un tel cadre... Ma foi, je me laisse tomber? Tant pis s'il y a un précipice sous les fleurs!...

Et s'inclinant avec une grâce altière, non sans laisser entrevoir la longueur démesurée de sa rapière:

—Madame, dit-il, l'illustre nom de Borgia m'est garant qu'en fait d'arts et de lettres vous pourriez être notre éducatrice. Cela dit, madame, je me déclare à vos ordres.

Fausta fit un geste comme pour inviter le chevalier à la suivre et pénétra dans l'intérieur.

Pardaillan ébloui, transporté en pays de rêve et de mystère, palpitait voyant le trône et la tiare.

Fausta s'arrêta dans cette façon de boudoir où elle avait reçu le duc de Guise et qui était sans doute destiné aux étrangers. Elle s'assit sur ce siège de satin blanc où sa beauté fatale prenait un relief de précieuse médaille. Et, avant que Pardaillan fût revenu de son étonnement:

—Monsieur le chevalier, dit-elle, c'est vous qui, sur la place de Grève, avez tenu tête à M. le duc de Guise, et avez joué ce tour dont tout Paris a parlé.

—Moi, madame? s'écria Pardaillan, jouant la stupéfaction, êtes-vous bien sûre que ce soit moi?...

—J'ai tout vu; du haut d'une fenêtre, je prenais plaisir à voir la place encombrée de bateleurs et de marchands... j'ai tout vu, et je viens de vous reconnaître.

—En ce cas, madame, je me garderai bien de vous contredire. Ce serait vous donner une piètre idée de cette gentilhommerie française que vous êtes venue étudier sur place.

Pardaillan, son premier étonnement passé, redevenait maître de lui-même. Il avait une physionomie de naïveté ingénue et paisible. Quant à Fausta, il était impossible de savoir ce qu'elle pensait. Mais, pour la première fois, elle voyait un homme soutenir son regard avec une dignité mêlée d'une impassible ironie...

—Monsieur, dit-elle, sur la place de Grève, je vous ai admiré... Votre épée est sûre, monsieur; mais votre coup d'oeil est encore plus sûr. Venons donc au fait.

«Que va-t-il m'arriver?» se dit Pardaillan.

—Lorsque, sur la place de Grève, je vous ai vu à l'oeuvre, continua Fausta en essayant vainement de faire baisser les yeux du chevalier, j'ai pris aussitôt la résolution de m'enquérir de vous et de vous connaître. Le hasard me sert à souhait, M. de Guise doit vous haïr. S'il vous hait depuis longtemps, raison de plus pour faire votre paix avec lui...

—Vous voulez dire, madame, qu'il serait sage à lui de faire sa paix avec moi?

Fausta jeta un regard plus aigu sur la figure de cet homme qui osait parler ainsi du maître de Paris.

—Monsieur, dît-elle tout à coup, si vous voulez mettre votre épée au service du duc de Guise, je vous jure, moi, que non seulement il oubliera tout ressentiment, mais encore qu'il fera de vous un puissant seigneur...

—Il faudra donc, dit paisiblement le chevalier, qu'il touche cette main que voici?

—Il la touchera, fit-elle en souriant.

—Permettez-moi, madame, d'avoir meilleure opinion que vous d'un homme qui sera, demain peut-être, roi de France. M. de Guise ne peut toucher la main qui l'a touché au visage...

—Vous avez fait cela! murmura-t-elle, vous avez souffleté le duc de Guise!....

—Dans une circonstance qu'il vous racontera lui-même si vous le lui demandez. Il vous dira que lui, chevalier de Lorraine, haut seigneur, le premier du royaume après les princes du sang et peut-être même avant, n'a pas hésité à faire assassiner dans son lit un vieillard. Il vous dira qu'il poussa la magnanimité jusqu'à faire jeter par la fenêtre le cadavre de l'amiral Coligny! Rude victoire, madame! Et ce ne fut pas la payer trop cher, du soufflet qui jaillit alors, si j'ose dire, de la main que voici!...

—Le duc défendait la cause de l'Eglise! dit sourdement Fausta.

—De quelle Eglise? madame... Il y en a au moins deux..., dit Pardaillan sans aucune intention qu'une innocente raillerie.

—Comment savez-vous qu'il y a deux Eglises, vous? gronda-t-elle, pâlissante.

—Deux Eglises! murmura Pardaillan étourdi. Que veut dire cela...?

—Est-ce que cet homme serait un espion! songeait Fausta.

—Oh! oh! se disait le chevalier, est-ce que cette femme serait le chef occulte de la Sainte Ligue... Est-ce que Guise ne serait qu'un instrument?... Est-ce que la Ligue serait une nouvelle Eglise?...

Dans ce bref instant où ils songeaient ainsi, ils s'étaient étudiés, comme deux lutteurs. Fausta avait rapidement pris son parti. De son examen, il résulta à ses yeux que Pardaillan devait être un routier héroïque, capable d'entreprises extraordinaires: une épée invincible qu'il s'agissait d'acheter à tout prix.

—Chevalier, reprit tout à coup Fausta, si vous ne pouvez être à M. de Guise, peut-être ne refuseriez-vous pas de servir un autre maître?

—Cela dépend du maître, madame, fit Pardaillan de son air le plus ingénu. Voyons, madame, le maître que vous avez à me proposer est-il celui qu'attend le monde?...

Fausta le regardait, stupéfaite de sentir au fond d'elle-même elle ne savait quoi qui palpitait. Cet homme, le premier, troublait sa pensée. Elle était émue, malgré elle.

—Le maître que j'ai à vous proposer, dit-elle en gardant cette majestueuse froideur qu'elle devait à une longue étude, est digne de vous, chevalier...

—Ah! pardieu, madame, je serai bien aise de connaître un tel personnage!...

—Vous l'avez devant vous, dit Fausta.

—Vous, madame!...

—Moi!... Moi, chevalier, moi qui cherche des hommes pour l'exécution de vastes entreprises capables de séduire les plus ambitieux... Voulez-vous être l'un de ces hommes?... Je devine en vous la grandeur d'âme, la force d'un esprit supérieur, la pensée qui permet de dominer l'humanité!...

«Malheur de moi! songea le chevalier. Me voilà bien loti! Il n'y a donc pas moyen de vivre en paix?»

—Sachez donc, continua Fausta d'une voix devenue ardente, sachez donc, ô vous que je ne connais pas, sachez mon rêve!... Sachez que je suis celle que des évêques, des cardinaux réunis en conclave secret ont élue pour conduire l'Eglise à ses destinées suprêmes!... Sachez que...

Elle s'arrêta, palpitante... Soudain, elle porta la main à son front. Et, en elle-même, elle balbutia:

«Quoi! Émue à ce point par ce routier! Quoi! Moi qui parle aux rois en despote, je me sens fléchir devant cet aventurier!... Malheureuse! qu'ai-je dit! qu'allais-je dire!...

Mais Pardaillan avait compris... le voile de mystère qui enveloppait Fausta se déchirait en partie!...

«Oh! murmura-t-il, c'est donc vrai! C'est bien Rome dans Paris!... Et, ce trône que j'ai aperçu, s'il n'est pas pour un pape... eh bien, il est donc pour la Papesse!»

Pardaillan frissonna. Une femme!... Oui, une femme qui se dressait devant Sixte-Quint!... Il y avait dans cette monstrueuse supposition une telle démence apparente que Pardaillan haussa les épaules et: «Impossible!...» prononça-t-il à mi-voix.

«Il m'a devinée! murmura Fausta au fond d'elle-même. Il faut que cet homme devienne sur l'heure un de mes serviteurs... ou bien qu'il ne sorte pas vivant de ce palais!...»

Les violentes émotions duraient peu chez Pardaillan. Ce fut avec curiosité qu'il considéra l'étrange princesse.

«Madame, dit-il, puisque vous avez commencé à m'expliquer votre pensée, daignez achever... Je vois que vous êtes en France pour une oeuvre... terrible.

—Cette oeuvre, dit alors Fausta redevenue maîtresse d'elle-même, vous en avez vu les premiers actes... Henri de Valois a succombé à nos premiers coups... il est en fuite... Le trône de France est inoccupé... Chevalier, que pensez-vous d'Henri III?...

—Je connais à peine le roi, madame. Je ne l'ai vu qu'une fois ou deux, alors qu'il s'appelait le duc d'Anjou, et j'avoue que je le tiens en médiocre estime...

—Bien, dit Fausta, le visage éclairé, maintenant, tout ressentiment à part, que pensez-vous d'Henri de Guise?

—Je pense, dit nettement le chevalier, qu'il est tout désigné pour monter sur le trône de France...

—Oui, dit Fausta. Mais ne pensez-vous pas aussi qu'il est plus digne de la couronne que n'importe quel gentilhomme de ce pays?

Pardaillan prit un visage des plus stupéfaits.

—Comment M. de Guise peut-il m'apparaître brave et beau, à moi qui l'ai souffleté!... Guise est un fauve, madame. Et puis...

—Achevez donc, chevalier, dit froidement Fausta.

—Soit! Je voulais vous dire ceci: que faites-vous vous-même? Si belle, madame, vous ne songez à rien de sérieux, c'est-à-dire à l'amour, au bonheur... Vous songez à des choses qui, d'avance, me font bâiller d'ennui... c'est-à-dire à des histoires de trône... Excusez-moi...

—Jamais je ne fus autant intéressée... continuez! reprit Fausta dont le regard lança un sombre éclair.

—Merci, madame!... Je continue... Encore si ces histoires de trône offraient un amusement quelconque... Mais non. Cela se complique... Voulez-vous que je vous dise?... Eh bien, Henri de Guise ne sera pas roi de France!...

—Pourquoi?... Voyons... pourquoi?...

—Parce que je ne veux pas, dit simplement Pardaillan. Vous êtes venue en France pour accomplir cette oeuvre. Eh bien, madame, vous ne réussirez pas!

—Pourquoi? gronda Fausta... pourquoi?...

—Parce que je vous ai devinée, madame! Parce qu'une femme qui rêve de s'appeler Papesse est une chose qui me blesse, moi! parce que vous voulez monter sur le trône auprès d'un homme que j'ai résolu d'écarter du trône!...

—Mais pourquoi ne réussirais-je pas? dit Fausta.

—Parce que vous allez me trouver sur votre chemin, madame!

Sur ces mots, Pardaillan s'inclina profondément. A ce moment retentit un coup de sifflet strident. Et, en se redressant, le chevalier put croire qu'il avait rêvé car Fausta avait disparu!... Il se retourna vivement.

—Ah! ah! s'écria-t-il en éclatant de rire. Trois... sept... douze!... Ça, messieurs, qu'êtes-vous?

En parlant ainsi, Pardaillan avait tiré sa longue rapière, et, s'acculant d'un bond à l'angle gauche de la pièce, était tombé en garde... En effet, au coup de sifflet, en même temps que Fausta disparaissait par une porte dissimulée derrière les tentures du dais, une douzaine d'hommes masqués s'étaient rués, l'épée à la main....

A l'instant, la salle se remplit du cliquetis des fers froissés et choqués; puis, coup sur coup, il y eut un gémissement bref et un hurlement prolongé: le gémissement venait de l'un des assaillants tombé raide mort; le hurlement, d'un blessé qui se retirait de la bagarre.

Pardaillan, acculé à son angle, ramassé sur lui-même, l'oeil calme et brillant, ne faisait que peu de gestes; seulement chacun de ces gestes était un éclair de foudre. Les assaillants serrés lui portaient coup sur coup... Un instant, le chevalier fit trois pas en avant et s'enveloppa d'un tel flamboiement d'acier qu'il y eut un recul...

—Arrière, messieurs! cria Pardaillan.

Il n'avait pas une blessure. Parmi les assaillants, cinq étaient morts ou blessés. A ce moment, sept ou huit nouveaux combattants entrèrent en scène. Ceux-ci étaient armés de pistolets!... Pardaillan était perdu!

A cet instant précis, et avant qu'un seul des pistolets eût fait feu, une porte s'ouvrit... Un homme parut!... Pardaillan, échevelé, bondit comme un lion. D'une poussée terrible, il envoya l'homme rouler à dix pas, et franchit la porte!

Cette porte, c'était celle qui faisait communiquer le palais Fausta avec l'auberge du Pressoir-de-Fer! Cet homme, c'était le duc de Guise!...

Pardaillan se trouva dans la salle de l'orgie...

—Arrête! Arrête! vociférèrent les bravi de Fausta.

En quelques secondes, le chevalier eut traversé deux salles et se trouva dans le cabaret: la porte par où avait fui la duchesse de Guise était entrouverte...

Il se trouvait dans la ruelle... L'instant d'après, il s'effaçait dans l'ombre...

«Ouf! dit-il en s'arrêtant au bout d'une centaine de pas. Au fond, je ne suis pas fâché d'avoir vu cela, moi!...»

Il fit dix pas encore et s'arrêta soudain.

«Ah ça! grommela-t-il, et la jeune personne qui s'est pâmée dans mes bras!... Que devient-elle? Si j'allais la chercher?... Au fait, je suis son cavalier?... C'est peut-être une impolitesse de la planter là! Tout de même, ce serait excessif de me faire mettre en charpie uniquement pour aller présenter mes hommages et mes adieux à une inconnue... Allons, chevalier, un peu de sagesse, que diable!... Et la petite bohémienne? Où vais-je reprendre sa piste?...

Il se secoua et se remit tranquillement en route.

«Allons dormir, fit-il. J'ai toujours vu que mes bonnes idées me sont venues en dormant.»

Et, ayant franchi le pont, il se dirigea vers la rue des Barrés où l'attendait Charles d'Angoulême...

Depuis qu'il était sorti de l'auberge du Pressoir-de-Fer, trois ombres le suivaient, s'attachant à ses pas, et suivant chacun de ses mouvements. C'était Picouic et Croasse suivis de Maurevert.

Arrivé au port Saint-Paul, le chevalier s'enfonça à gauche dans une sorte d'étroit boyau qui allait s'ouvrir à son autre extrémité sur la rue des Barrés.

—Voici le moment! gronda Maurevert en s'arrêtant.

Les deux «hercules» s'élancèrent... Maurevert tira sa dague et s'apprêta à se ruer sur Pardaillan dès qu'il serait à terre; il voulait lui porter le dernier coup.

Le chevalier, maintenant, marchait insoucieusement. Tout à coup, il entendit derrière lui le glissement de deux pas rapides. Il se retourna et vit les deux hommes qui arrivaient à lui. Sa main se porta vivement à sa rapière.

«Oh! dit-il, c'est une nuit de travail pour Giboulée!... Bon! ajouta-t-il en enfonçant sa rapière, ce ne sont que deux truands!..

—La bourse ou la vie! crièrent les bandits.

En même temps, ils levèrent leurs dagues. Mais, avant que leurs bras se fussent abattus, tous deux poussèrent un hurlement de douleur. Simplement, Pardaillan avait détendu ses deux poings... Le poing droit écrasa le nez de Croasse. Le poing gauche enfla subitement l'oeil de Picouic.

—A genoux, truands! dit le chevalier, et demandez pardon au chevalier de Pardaillan...

Les deux hommes, malgré la douleur et l'effarement de cette réception à laquelle ils étaient loin de s'attendre, s'apprêtaient à porter quelque traître coup au chevalier; mais à ce nom ils s'arrêtèrent stupéfaits... Croasse jeta son poignard... Picouic rengaina le sien...

—Ah ça! gronda le chevalier; à genoux, vous dis-je!...

En même temps, il les saisit l'un et l'autre par le cou, et les deux fronts, irrésistiblement rapprochés, se cognèrent avec un bruit de bois que l'on frappe. Les deux malandrins tombèrent à genoux.

—Grâce, monsieur le chevalier, gémit l'un... je vous dirai tout!... Sachez seulement que je suis Picouic!...

—Et moi, monseigneur, dit l'autre, plutôt que de toucher à l'un de vos cheveux, j'aimerais mieux jeûner un mois de suite: Croasse a la reconnaissance du ventre!

—Croasse! Picouic? dit Pardaillan; où ai-je entendu ces deux noms... Ça! levez-vous, mes drôles!... Où vous ai-je vus?

—Ce matin, monseigneur! dit Picouic. En l'auberge de La Devinière...

—Hum! je vous reconnais maintenant. Donc, pour prix de ce dîner préparé par les divines mains d'Huguette elle-même, vous me vouliez meurtrir?

Picouic et Croasse répondirent ensemble:

—Ah! si j'avais su que ce fût vous, monseigneur!...

—Qu'eussiez-vous fait? Parlez, et je vous laisse aller sains et saufs, sans autre correction; mais soyez francs!

—Éloignons-nous, monseigneur! dit Croasse; car il pourrait tomber sur vous à l'improviste...

—Qui ça!... Il?... Vous étiez donc trois?...

—Celui qui nous a payés pour vous mettre à mal!

Mais déjà Pardaillan n'écoutait plus. Il s'était élancé vers la Seine... Être attaqué par deux malandrins qui en voulaient à son argent, ce n'était rien... mais, que quelqu'un eût payé ces gens pour le faire assassiner, c'était plus grave. Pardaillan eut beau battre les environs, il ne trouva personne. Il revint donc simplement aux deux truands, qui étaient restés dans la ruelle. Il les retrouva à la même place—preuve qu'ils étaient de bonne foi.

—L'homme a disparu! dit-il. Dépeignez-le-moi un peu... c'est peut-être un de mes amis qui voulait m'amuser!...

Picouic et Croasse se regardèrent, stupéfaits. Ils n'étaient pas habitués à ces façons de parler. Picouic, le plus intelligent des deux, entreprit alors une description de l'homme qui les avait payés. Il paraît que cette description fut assez exacte, et que Pardaillan finit par voir clairement de quoi il s'agissait, car peu à peu son visage s'enflamma, et un sourire crispa ses lèvres:

«Lui!... murmura-t-il. Ah! il sait déjà que je suis à Paris!...»

Il demeura rêveur quelques instants, puis s'écria:

—C'est bien, allez vous faire pendre où vous voudrez...

Mais les gueux ne voulurent pas le laisser partir seul et l'accompagnèrent jusqu'à la rue des Barrés.




XIII

LA REINE MERE

Dans un vaste et sombre oratoire de l'hôtel de la reine, une femme assise dans un fauteuil de vieux chêne feuilletait avec une profonde attention un gros volume écrit en latin, à la première page duquel on pouvait lire ce titre:

STEMMATA LOTHARINGIE ET BARRI DUCUM

Généalogie des ducs de Lorraine et de Bar!... C'était une interminable argumentation bourrée de documents plus ou moins apocryphes et de pièces justificatives.

La liseuse parut s'absorber dans les conclusions du livre qu'elle referma enfin d'un geste lent. Elle murmura sourdement:

—Oui, René, voilà l'audace des Guise et de leurs partisans!... L'avocat David, que j'ai fait tuer, faisait remonter l'ascendance de Guise jusqu'à Charlemagne...

—Ne vous plaignez pas, madame, dit l'homme à qui ces mots s'adressaient, et qui, debout, contemplait fixement la liseuse, ne vous plaignez pas; c'est vous qui avez couvé ce vautour; il fallait lui rogner les ailes quand je vous l'ai dit..

—Mon fils est un usurpateur; les Valois sont des usurpateurs, la vraie race royale, c'est la race des Lorrains... Le vrai roi de France, c'est Henri de Guise!...

—Catherine! Songez que vous avez laissé tout le beau rôle au duc de Guise, pendant les journées que ce livre appelle les pieuses matines de saint Barthélémy...

Cette fois, la femme tressaillit et redressa un visage énergique et sombre. C'était Catherine de Médicis, mère d'Henri III. Elle avait, à cette époque, bien près de soixante-dix ans.

—La Saint-Barthélémy! fit-elle dans un souffle.

—Oui, dit l'homme qu'on avait appelé René, d'une voix terriblement calme, la mort de mon fils!...

La vieille reine feignit de ne pas entendre.

—Ruggieri, dit-elle, tu as raison. La Saint-Barthélémy est la grande faute de ma vie... J'eusse dû me débarrasser des Guise d'abord... Et, quant aux huguenots, il eût toujours été temps de les livrer à la sanglante piété du peuple... Mais n'en parlons plus, René... Voici Guise maître de Paris... Mon fils a fui: le pauvre enfant n'a eu que le temps de franchir les portes, comptant sur sa mère pour tenir tête aux barricades... Ah! qu'il me connaît bien! Il savait que la vieille ne déserterait pas, elle!

Elle s'était redressée. Une flamme de haine mettait une auréole tragique sûr ce front vieilli... Une grande horloge, à ce moment, sonna lentement neuf heures.

—Dans quelques minutes, reprit-elle, le visiteur sera ici. Tu auras soin, René, de le placer de façon qu'il voie et entende tout. Quant à Guise, tu le feras introduire dans cet oratoire. Va, mon bon René... A propos, ce Loignes, comment est-il?... En réchappera-t-il?...

—Oui, ma reine. Il vivra. Dans un mois, il sera debout...

—Tu me l'amèneras alors, que je sache ce qu'on peut tirer de cet homme.

Ruggieri, au lieu de sortir, s'approcha de la vieille reine, sortit de sa poche un sachet de velours, et en tira une pierre ronde qu'il déposa sur la table, devant Catherine.

—Qu'est-ce que cela? fit la reine dont les yeux se mirent à briller de joie. Un nouveau talisman?...

—Oui, madame, dit gravement Ruggieri. J'ai pensé qu'en ces effrayantes conjonctures Votre Majesté ne saurait être assez protégée contre les maléfices et le mauvais sort.

—Ah! René, tu me sauves! s'écria Catherine qui, de ses doigts tremblants, saisit la pierre et l'examina.

C'était un onyx rond, de deux couleurs, sur lequel était gravé un mot...

—Publeni..., épela la vieille reine.

—Un mot de cabale que j'ai trouvé dans le manuscrit de Nostradamus, répondit l'astrologue. Sa vertu est à peu près infinie. Lorsque vous serez embarrassée pour trouver l'idée victorieuse, la réponse sans réplique, il suffira que vous le prononciez trois fois à voix basse...

—Publeni! répéta Catherine de Médicis.

Déjà Ruggieri avait sorti d'une trousse des pinces d'acier, pareilles à celles dont se servent les bijoutiers. Catherine dégrafa un bracelet qu'elle portait au poignet gauche. Ce bracelet se composait déjà de neuf chatons que Ruggieri avait donnés à la reine en diverses circonstances. L'astrologue y joignit l'onyx qu'il venait d'offrir.

—Vous voilà solidement armée, ma reine, dit l'astrologue quand il eut terminé son travail.

Sur ces mots, Ruggieri sortit.

—M. Peretti est-il arrivé? demanda-t-il à un laquais.

—Il attend depuis quelques minutes dans la salle des Nymphes.

Ruggieri s'avança précipitamment vers cette salle. Là, un homme vêtu comme un modeste bourgeois, assis dans un fauteuil à coussins. C'était un vieillard à cheveux gris; il pouvait avoir un peu plus de soixante-huit ans; mais sa taille élevée se tenait droite dans une attitude de force et d'orgueil. Tel était M. Peretti.

Au moment où Ruggieri entra, il se leva en gémissant, comme s'il eût eu beaucoup de peine à se mouvoir, et, courbé, s'appuya sur une canne de sa main droite, tandis que, de la gauche, il pesait de tout son poids sur le bras que Ruggieri lui tendait avec respect.

L'astrologue conduisit le visiteur jusqu'à une pièce qui communiquait avec l'oratoire de la reine. De la place où il s'assit, M. Peretti pouvait voir et entendre à travers une baie assez large qui était dissimulée par une tapisserie...

Catherine de Médicis venait à peine d'achever une fantastique prière où les anges se mêlaient étrangement aux démons, lorsque des acclamations du peuple retentirent dans les rues. Elle se releva, les poings serrés, et gronda:

«Voici Henri de Guise qui vient! On l'acclame, lui!... Et mon fils, à moi, est méprisé!... Mais patience... Encore patience!»

La rumeur des vivats grossit, se rapprocha, puis s'affaissa presque tout à coup: Henri de Guise venait de pénétrer dans l'hôtel de la reine. Quelques instants plus tard, la porte de l'oratoire s'ouvrit; un valet de chambre, sorte de majordome dans l'hôtel, apparut. Mais, avant même qu'il eût ouvert la bouche, la reine dit à haute voix:

—Allez dire à M. le duc qu'il nous plaît de lui donner audience, comme au plus fidèle sujet de Sa Majesté le roi...

—Je remercie Votre Majesté, dit le duc en entrant, de me donner ce nom de fidèle sujet, qui est le plus beau titre auquel puisse prétendre un loyal gentilhomme...

La reine prit place dans son fauteuil. Guise demeura debout, mais dans une attitude si hautaine et si agressive qu'il était difficile de savoir s'il venait en sujet du roi ou en conquérant, qui va dicter ses conditions.

Catherine de Médicis avait pris cette physionomie de majestueuse dignité qu'elle adoptait comme un masque.

—Mon cousin, dit-elle avec une sérénité qui était vraiment du grand art, quelles sont vos intentions? Nous sommes seuls. Nul ne peut nous écouter. Moi, je suis disposée à tout entendre et comprendre. Jusqu'où prétendez-vous pousser la victoire?

Henri de Guise, connaissant de longue date la fourberie de Catherine, avait préparé ses batteries en conséquence.

—Madame, dit-il, ce n'est pas moi, vous le savez, qui ai fait les barricades. C'est le peuple de Paris. qu'en vain j'ai essayé d'enchaîner; les bourgeois étaient las de payer de lourds impôts, madame.

La reine approuva d'un geste.

—Ce qui a exaspéré Paris, continua Guise en s'échauffant, c'est l'hypocrisie de ce roi qui tantôt se donne à la Ligue et tantôt aux huguenots, c'est sa dépravation incroyable qui le fait s'entourer de mignons, c'est enfin l'immense souffle du royaume indigné réclamant un roi, un vrai roi...

—Et ce vrai roi... C'est vous!...

—Moi, madame!... Moi... ou un autre! gronda Guise perdant toute mesure. Il faut sauver la France...

—Et le sauveur, c'est vous!...

—Moi, madame... Moi... ou un autre! Qu'importe, pourvu que l'antique renom de la France ne sombre pas à tout jamais dans le ridicule et la honte des orgies, entremêlées de processions hypocrites!...

—Tout ce que vous venez de dire, fit la reine, je le pensais. Mille fois j'ai prévenu mon fils. Hélas! on ne m'a pas écoutée... N'en parlons plus: je suis trop vieille et trop fatiguée pour lutter encore. Mais j'avoue que je mourrais le désespoir dans l'âme de voir passer le trône à un hérétique... à ce Béarnais maudit qui, en ce moment même, rassemble à La Rochelle une formidable armée...

Guise pâlit et chancela presque sous le coup terrible que Catherine venait de lui porter. Henri de Béarn, roi de Navarre, était le seul qui pût lui tenir tête.

—Hélas! continua-t-elle, qui donc est capable d'arrêter le huguenot dans sa marche à la couronne?... Mon fils en fuite, presque proscrit, sans soldats, ne peut rien... Et vous, mon cousin, comment feriez-vous la guerre au Béarnais?

—Ah! Madame, je mettrai le royaume à feu et à sang... mais Henri de Navarre n'arrivera pas à Paris!...

—Quelle autorité avez-vous pour conduire à bien cette entreprise? Il faudrait donc tout d'abord vous faire proclamer roi! C'est-à-dire déposer mon fils, ce qui serait un crime abominable.

—Quelle que soit ma répugnance à ce crime, il faudra pourtant le commettre, madame!....

—C'est la guerre civile déchaînée, dit Catherine.

—Voyez-vous un autre moyen d'arrêter le Béarnais? demanda le duc avec une insolente ironie.

—Il y en a un, dit Catherine gravement, un seul... c'est d'attendre la mort de mon fils...

Guise tressaillit violemment. Catherine, à ce moment, paraissait auguste de douleur et de majesté.

—Vous savez, dit-elle d'une voix infiniment triste, que le pauvre enfant est condamné; vous savez que les médecins ne lui accordent pas plus d'un an à vivre maintenant... Duc, écoutez-moi... Ne voyez en moi qu'une mère affligée, une chrétienne qui veut mourir en paix, en accomplissant jusqu'au bout son devoir... Henri est mon dernier enfant... Après lui, la dynastie des Valois est donc éteinte.

Guise, maintenant, écoutait avec une telle attention que le chapeau qu'il tenait à la main lui glissa des doigts.

Un imperceptible sourire balafra ses lèvres minces.

—Mon fils mort dans quelques mois, reprit-elle, qui va succéder à la race des Valois éteinte?... Qui donc, sinon celui que le roi Henri III aura désigné lui-même?...

—Et qui donc Henri III désignera-t-il, sinon celui que je lui aurai nommé moi-même? car, grâce à Dieu, j'ai gardé tout mon pouvoir sur le coeur de mon enfant... Il reste donc uniquement à savoir qui est celui que je désignerai?...

—Et celui-là, madame, palpita Guise, qui est-il?...

A ces mots, Catherine comprit que la victoire lui appartenait. Guise se rendait à discrétion.

—Celui-là, dit-elle avec cette sorte d'indifférence, celui-là, c'est celui qui m'aidera, je veux dire aidera mon fils à terrasser pour toujours le Béarnais... Je ne vois qu'un homme capable de remplir ce rôle: c'est vous, mon cousin.

Le duc frémissait d'espoir et d'orgueil. Ce que lui offrait Catherine, c'était la royauté assurée, sans la guerre. Et, pour cela, que lui demandait-on en revanche?...

D'attendre que le roi fût mort.

Un an à peine, et Guise était roi sans contestation possible. Et, si la mort était trop lente au gré du prétendant, ne pouvait-on la hâter?...

Voilà les effroyables pensées qui s'agitaient à cette minute dans l'esprit de Guise. En cette minute, peut-être, il consentit sa perte! Aux dernières paroles de Catherine, il répondit en se redressant:

—Madame, quand voulez-vous que j'aille chercher le roi pour le ramener triomphant à son Louvre?

—Mon cousin, dit Catherine cachant son ironie, nous irons ensemble... Mais, pour nos Parisiens, il faudra que la rentrée de mon fils soit précédée de quelque discussion. Il ne faut pas que vous ayez eu l'air de vous soumettre, si vous voulez que les ligueurs vous demeurent fidèles au jour... prochain hélas! où vous serez sacré Majesté...

—Madame, dit Guise ébloui, j'admire votre génie. Il sera donc fait comme vous dites. Je me présenterai au roi en lieutenant-général de la Ligue... et non...

—Et non en sujet par trop fidèle! acheva Catherine avec un sourire aigu. A propos, ajouta-t-elle en toussant et en jetant un rapide regard vers la tapisserie, il sera de toute nécessité de vous assurer le concours de Rome...

—Rome! fit-il sourdement. Tenez, madame, il est temps que le pape s'occupe un peu plus des affaires de l'Eglise et un peu moins des affaires de la France. Sixte est envahissant.

—Prenez garde, mon fils... Sixte est puissant...

—Il l'a été, madame!... Nous pouvons aujourd'hui nous passer de lui. Par son despotisme, il s'est attiré la haine d'une foule de cardinaux. Qu'il prenne garde lui-même!

—Ce que je vais dire à Votre Majesté est tellement incroyable que j'ose à peine le croire moi-même... Seulement, sachez ceci: c'est que, si la Chrétienté a comme chef visible Sixte-Quint, elle a aussi un chef occulte...

—Oh! ceci est impossible!... Un schisme!...

—Pourquoi pas, madame! Si le schisme assure la prédominance du pouvoir royal!

—Hélas! dit Catherine. Je ne souhaite rien voir de ce que vous m'annoncez là... je ne souhaite plus qu'une chose au monde... C'est que mon fils vive à peu près tranquille les deux mois qui lui restent à vivre... après quoi, je m'éteindrai, n'ayant plus rien à faire sur cette terre.

Guise s'inclina avec une apparente émotion. Puis, il alla lui-même ouvrir la porte. Son escorte apparut aux yeux de la vieille reine...

—Messieurs, dit à haute voix le duc de Guise, Sa Majesté la reine a bien voulu me promettre, en ce jour mémorable, d'employer son crédit à faire cesser la guerre qui désole Paris et son royaume... La reine, messieurs, continua Guise, a accepté et promis de faire accepter par Sa Majesté le roi les articles les plus importants de notre Sainte Ligue...

Les gentilshommes de l'escorte demeurèrent stupéfaits. Ils étaient venus pour arrêter Catherine, pour en faire un otage, et ils assistaient, avec stupeur, à cette réconciliation imprévue.

—Messieurs, dit alors Catherine, veuillez préparer un cahier de vos désirs: je réponds de le faire accepter par le roi.

—Vive la reine! crièrent les gens de Guise, qui commencèrent aussitôt à se retirer.

La reine mère, debout, appuyée à son fauteuil, les regardait s'éloigner en souriant. Alors, elle se dirigea vers la tapisserie qui masquait la baie où M. Peretti, invisible, avait assisté à cette scène. La reine Catherine de Médicis demeura debout devant ce bourgeois, comme Guise était demeuré debout devant elle.

—Votre Sainteté a vu et entendu? demanda la reine.

—Oui, ma fille, répondit M. Peretti, tout vu, tout Entendu...




XIV

SIXTE-QUINT

—M. le Duc De Guise, continua le pape, rappelle volontiers que, dans ma première jeunesse, j'ai gardé des pourceaux. En effet, le maître chez qui j'étais domestique me jugeait tellement faible d'esprit qu'il n'avait même pas voulu me confier les vaches de son troupeau. On me donna les pourceaux à conduire à la pâture: c'est là, ma fille, que j'ai appris à conduire les hommes... Devenu prêtre, devenu cardinal, plus je montais, plus je m'apercevais que les hommes sont des pourceaux, qu'il faut mener à coups de gaule. C'est ainsi que je suis devenu pape, ma fille!...

Il se mit à rire doucement.

—Savez-vous comment m'appelaient les cardinaux du conclave?... Ils m'appelaient l'Âne!... Oui, ma fille, l'Âne de la Marche. Et c'est pour cela qu'ils m'ont élu... Et puis, ils croyaient que j'allais mourir, tellement j'étais courbé, penché vers la terre... Jugez de leur terreur lorsque je me redressai tout à coup, une fois élu!... Votre Guise est pleutre, madame. Votre Guise est un pourceau, madame!

Sixte se mit à rire doucement, mais, si doux que fût ce rire, il était formidable. Catherine, malgré elle, frissonna. Le pape, tout à coup, se tourna vers elle:

—Votre fils Henri, madame, est un pauvre prince. Lorsque Guise, malgré sa défense, est allé le braver jusque dans le Louvre, c'était le moment, pour le roi, de se défaire d'un homme qui pouvait le perdre. Il fallait alors...

Il s'arrêta brusquement... Catherine s'était penchée comme pour recueillir avidement la parole qui autorisait, sanctifiait pour ainsi dire le meurtre du duc de Guise.

—Guise, reprit le pape, m'a demandé de l'argent pour exterminer l'hérésie en France. Cet argent, je l'ai apporté, madame: trente mules chargées d'or arrivent sur Paris.

La reine frémit.

—Je vous remercie, continua Sixte, de m'avoir révélé un Guise que je ne connaissais pas; les millions qui viennent s'en retourneront à Rome.

La reine respira.

—C'est vrai, poursuivit le vieillard, j'ai eu peur d'Henri de Béarn. J'ai eu peur de voir l'hérésie s'asseoir, avec cet homme, sur le trône de France. La France, perdue pour l'Eglise, madame, c'était une de ces catastrophes auxquelles les papes doivent parer coûte que coûte... Malgré toute mon affection pour vous, j'ai donc dû abandonner Henri III. Et je me suis tourné vers Guise... J'avoue que le duc m'apparaissait, avec la Ligue, comme le champion des destinées de l'Eglise. Je me suis trompé... vous venez de me le prouver... Votre fils est faible... Qui donc va nous sauver de l'hérésie?...

Catherine, alors, se redressa lentement; et elle, qui n'avait encore rien dit, répondit:

—Moi!... Me, me adsum!... Je suis là, moi!... Ce qui m'épouvantait, Saint-Père, ce qui me paralysait, c'était de savoir que Votre Sainteté n'était pas avec nous. Vous étiez avec l'ennemi mortel de ma maison, avec Guise!... Ah! Saint-Père, que je sois simplement assurée de votre neutralité, je n'en demande pas plus, et vous me verrez à l'oeuvre!... Quant à Guise, j'en fais mon affaire!

—Et que faut-il pour cela? demanda Sixte souriant.

—Votre neutralité d'abord!... L'appui de Philippe d'Espagne!... en second lieu.

—Dès aujourd'hui, je sommerai le roi Philippe de vous venir en aide... Ensuite?...

—Votre bénédiction, Saint-Père! dit Catherine en tombant à genoux.

Sixte-Quint leva la main droite et bénit des trois doigts la reine prosternée.

—Saint-Père, dit la vieille reine en se relevant, daignerez-vous accepter l'humble et pieuse hospitalité de la plus fervente et de la plus soumise de vos filles?

—Oui, dit Sixte-Quint. Je suis trop vieux pour me remettre en route sans avoir pris quelques jours de repos.

Lorsque Catherine fut sortie, Sixte-Quint s'assit à une table, puis se mit à écrire longuement. Quand il eut terminé, il fit appeler Cajetan, le seul de ses cardinaux en qui il eût une confiance absolue.

—Cajetan, lui dit-il, vous allez partir à l'instant. Hors Paris, vous lirez ce papier qui renferme des instructions précises, puis, vous le détruirez quand vous aurez compris...

—Où dois-je aller, Saint-Père?...

—Il s'agit, mon bon Cajetan, d'amener à nous... le seul homme capable de sauver l'Eglise et de restaurer l'autorité royale en France...

—Et qui est cet homme, Saint-Père?...

—C'est un huguenot. Il s'appelle Henri de Bourbon. Il est roi de Navarre en attendant d'être roi de France..., répondit Sixte-Quint, regardant fixement le Cardinal.




XV

SAÏZUMA

Pendant trois jours, le chevalier de Pardaillan et Charles d'Angoulême battirent Paris pour retrouver une trace quelconque de la petite bohémienne. Mais ce fut en vain.

—Je ne la retrouverai plus, dit Charles avec abattement.

—Pourquoi cela? ripostait Pardaillan. Une femme se retrouve toujours, vous pouvez m'en croire.

—Pardaillan, je suis au désespoir!

Le chevalier le regarda avec une fraternelle pitié.

—Ah ça! s'écria-t-il, je voudrais bien comprendre, moi! Lorsque Madame votre mère me fit l'insigne honneur de me prier de veiller sur vous, je croyais que vous veniez à Paris avec des pensées d'ambition... Sur le plateau de Chaillot, je vous ai proposé de conquérir le trône vacant...

—Non! dit fermement le jeune homme. Non, Pardaillan, ce n'est pas pour cela que je suis venu à Paris!

—Le visage du chevalier s'éclaira:

—Ainsi, dit-il, vous ne rêvez pas la royauté?...

—Non, mon ami...

Le chevalier se mit à se promener dans la pièce où avait lieu cet entretien. Il souriait. Ses yeux brillaient de joie.

—Alors, reprit-il tout à coup, qu'êtes-vous venu chercher à Paris?... Simplement la vengeance?...

Cette fois, l'oeil du jeune homme s'alluma, et il répondit:

—En vain, je voudrais me parer à vos yeux d'un sentiment de force qui n'est pas dans mon âme... Méprisez-moi, Pardaillan: je ne suis ni le prince que votre audace a peut-être espéré, ni l'homme de violence que votre esprit d'entreprise a souhaité sans doute. Pardaillan, il faut que vous me connaissiez tout entier.

Le chevalier s'était jeté dans un fauteuil et, à travers ses paupières à demi closes, considérait le duc.

—Chevalier, continuait d'Angoulême, je dois l'avouer. Lorsque vous m'avez laissé entrevoir que, moi aussi, je pouvais me jeter à la conquête de ce trône qu'assiègent de si formidables appétits, j'ai eu un instant d'éblouissement. J'ai cru une minute que j'étais un prince, et j'ai oublié que je suis simplement le Bâtard d'Angoulême. Fils de roi, oui, mais non fils de reine... Oh! je n'ai pas besoin de vous dire, n'est-ce pas! J'aime mieux que ma mère s'appelle Marie Touchet. Je ne conçois pas de mère plus tendre que n'est la mienne. Mais Marie Touchet n'était pas l'épouse de Charles IX et, si je suis fils de roi, je ne puis être prince héritier...

—Est-ce donc pour cela que vous renoncez à la grande lutte que je vous offrais? demanda le chevalier.

Charles baissa les yeux.

—Laissez-moi achever, dit-il, et vous me jugerez après, tel que je suis... Lorsque nous avons rencontré le roi, mon oncle, j'ai cru que la vengeance seule occupait mon coeur. Et, pourtant, je sentais moi-même que mon cri de haine sonnait faux. La vengeance n'est chez moi qu'un devoir filial. Elle ne jaillit pas du fond de mon âme...

—Et lorsque vous vous êtes trouvé nez à nez avec M. de Guise? interrogea Pardaillan malicieux.

Le jeune prince pâlit.

—Ah! fit-il sourdement, là, j'ai vraiment éprouvé le ravage que peut faire dans le coeur humain ce redoutable sentiment qui s'appelle la haine. Oui, Pardaillan, je veux frapper Henri III, véritable meurtrier de Charles IX, par ses menées hypocrites qui ont poussé mon père à la folie... mais je ne le hais pas! Oui, je veux frapper Catherine de Médicis... ma grand-mère! Sombre esprit de maléfice qui a précipité le malheureux Charles IX aux abîmes du désespoir... mais je ne la hais pas! Et je hais Guise, le moins coupable des trois, parce qu'il parlait avec le sourire insolent du triomphe à la pauvre bohémienne que j'aime, moi!... Maintenant, vous savez tout, Pardaillan!

Charles avait prononcé ces derniers mots d'une voix de plus en plus basse. A la fin, deux grosses larmes jaillirent de ses yeux.

—Pauvre petit! murmura Pardaillan.

—Je vous fais honte, n'est-ce pas? reprit Charles.

Pardaillan marcha au jeune homme et lui prit la main.

—Non, mon enfant, dit-il simplement. Pourquoi vous mépriserais-je? De toutes les occupations, l'amour est la plus noble, la plus humaine, en ce sens que c'est elle qui fait le moins de mal aux autres hommes. Par la mort-Dieu, la conquête de la femme aimée est autrement précieuse et intéressante que la conquête d'un trône!

Le fils de Charles IX frémissait. Son coeur se gonflait d'amour et de désespoir.

—Pauvre petit! répéta Pardaillan. Allons, reprit-il à haute voix, ne vous chagrinez pas ainsi!

—Qui sait si elle n'est pas morte! Ou pis encore, Pardaillan! qui sait si elle n'est pas au pouvoir de cet homme!...

—Bon! Supposons même cela! Eh bien, vous pouvez m'en croire, la femme qui aime est capable de toutes les malices et de tous les héroïsmes pour se garder à celui qu'elle a élu.

Longtemps encore, Pardaillan parla sur ce ton.

Charles, écrasé de fatigue par ces journées de recherches ardentes et inutiles, s'était jeté dans un fauteuil. Peu à peu, ses yeux se fermèrent. La nuit était venue. Pardaillan, doucement, referma la fenêtre et sortit doucement.

Sur la gauche de l'hôtel de la rue des Barrès, se trouvait une petite cour. Là, s'ouvrait l'écurie. Le chevalier, traversant la petite cour, aperçut deux hommes sur la porte de cette écurie, assis sur une botte de paille et devisant entre eux, assez mélancoliquement.

C'était Picouic et Croasse. Ils se levèrent à la vue de celui qu'ils avaient failli assassiner.

—Que diable faites-vous là? demanda-t-il.

—Comme monseigneur peut le voir, nous prenons le frais avant de nous mettre à la recherche d'un maître moins rude que Belgodère.

—Belgodère? demanda Pardaillan qui tressaillit. Celui-là qui fait profession de bateleur et logeait rue de la Tissanderie, à l'auberge de l'Espérance?...

—Celui-là même!... Si monseigneur daignait le permettre, je lui soumettrais une idée qui m'est venue en dormant sur le foin de cette écurie...

—Voyons l'idée, dit Pardaillan.

—Nous cherchons un maître, monseigneur, un maître qui ne nous rosse pas du matin au soir, et nous sustente autrement qu'avec des cailloux. Nous cherchons, dis-je, un maître qui sache reconnaître notre intelligence, notre habileté. Pourquoi ne seriez-vous pas ce maître?

—Dites-moi, fit Pardaillan qui avait suivi son idée à lui, puisque vous avez vécu avec ce Belgodère, qui était cette jeune fille, nommée... comment donc?...

—Monseigneur veut parler de la chanteuse Violetta?

—C'est cela même. Avez-vous un soupçon de ce qu'elle pouvait être et de l'intérêt que votre maître pouvait avoir à la garder avec lui?

—Nous ne la connaissions pas. Lorsque Belgodère nous a rencontrés et nous a engagés dans sa troupe, Violetta et Saïzuma vivaient déjà avec le bohémien.

—Saïzuma? demanda Pardaillan.

—Oui: la diseuse de bonne aventure... une folle.

—Et cette Saïzuma a-t-elle disparu aussi?

—Je l'ignore, monseigneur; nous n'avons pas remis les pieds à l'auberge de l'Espérance... Mais monseigneur n'a pas répondu a la demande que j'avais l'honneur de lui soumettre humblement.

—Ah! oui... vous cherchez un maître, et il vous conviendrait que ce maître, ce fût moi?... Eh bien, je vous répondrai là-dessus demain matin. Demeurez donc ici pour cette nuit encore et nous verrons... Mais, dites-moi, cette Saïzuma... vous dites que c'est une folle?...

—Du moins, elle paraît telle. D'ailleurs, elle parle fort peu, si ce n'est pour exercer son métier qui est de lire dans la main des gens.

—Savez-vous si elle connaissait la petite chanteuse?

—Qui peut savoir ce que pense Saïzuma? Elle est un mystère vivant. Son visage même nous est inconnu, car elle porte toujours un masque.

Pardaillan demeura pensif. Cette mystérieuse bohémienne excitait sa curiosité. Il songea à la douleur de Charles d'Angoulême. Il se dit que, s'il pouvait retrouver la piste de la disparue, s'il pouvait créer ce bonheur de deux amants réunis grâce à lui, ce lui serait une joie presque aussi puissante que de retrouver Maurevert.

Il se mit donc en route pour l'auberge de l'Espérance et y pénétra au moment même où l'hôte fermait les portes, à cause du couvre-feu qui sonnait. Mais, pour certains cabarets borgnes de Paris, la fermeture n'était qu'apparente.

En entrant, le chevalier vit que la salle était occupée par une vingtaine de buveurs, hommes ou femmes, et il alla s'installer à une table, comptant se renseigner aussitôt auprès de l'hôte. L'honorable assemblée qui s'abreuvait se composait, bien entendu, de truands et de ribaudes. L'une de ces femmes, voyant le chevalier prendre place à une table isolée, quitta le groupe dont elle faisait l'ornement, pour s'approcher de Pardaillan. Elle s'assit devant lui, les coudes sur la table, et se mit à rire.

Devant ce rire, Pardaillan demeura grave et paisible.

—Par la tête et le ventre! cria à ce moment l'un des buveurs, veux-tu venir ici, Loïson!

Le chevalier tressaillit et pâlit. Ce nom fit monter à son cerveau une bouffée de souvenirs.

Tu t'appelles Loïson? demanda-t-il à la ribaude.

Loïse, mon prince...

Un instant, il ferma les yeux. Puis il secoua la tête.

—Ah! ça, gronda le buveur, truand trapu à la tignasse rouge, faudra-t-il que je vienne te chercher?

—C'est bon. Rougeaud, grommela la ribaude, laisse-moi gagner ma vie, et la tienne!

—Tenez, ma fille, dit Pardaillan avec une grande douceur, prenez cet écu et allez boire avec votre ami le Rougeaud...

Loïson fut stupéfaite. Elle prit l'écu que le chevalier lui tendait et chercha comment elle pourrait remercier une pareille générosité. Alors elle murmura:

—Je demeure dans la rue, la porte en face du cabaret...

Ayant ainsi fait preuve de reconnaissance, la ribaude se leva et rejoignit le Rougeaud qui, à la vue de l'écu, avait louché fortement et jeté un mauvais regard sur Pardaillan, lorsque, de différents côtés, des cris s'élevèrent.

—Ohé! cabaretier du diable, tu ne nous montres pas la diablesse rouge? grognait l'un.

—La bonne aventure! glapissaient des femmes.

—C'est bon, c'est bon, mes agneaux, répondit l'hôte, je vais la chercher, la femme au masque!...

—Qui est cette bohémienne qu'on vous réclame? demanda Pardaillan.

—Une malheureuse, une folle, mon gentilhomme! On me l'a laissée en gage. Figurez-vous qu'il y a quelques jours s'est installée dans mon honorable auberge une troupe de baladins. Ces gens mangeaient chacun comme quatre. En sorte que la note a pris en moins de rien des proportions mirifiques. Or, ils ont tout à coup disparu... Ces bateleurs ont oublié d'emmener la diseuse de bonne aventure. Et, pour me rembourser de mes frais, tous les soirs j'oblige cette femme à raconter à chacun la petite histoire qu'elle lit dans les mains: il en coûte deux deniers par personne, et comme de juste...

—Vous empochez les deniers. C'est fort bien vu. Allez donc la chercher, car voici votre clientèle qui s'impatiente.

Saïzuma, drapée dans ses vêtements bariolés, son masque rouge sur la figure, sa splendide chevelure éparse sur ses épaules, entra de son pas majestueux et spectral.

—Allons, bohémienne! dit tout à coup le cabaretier avec un rire contraint, raconte-nous un peu ton histoire.

—Vous tous qui m'écoutez, dit-elle alors, seigneurs et hautes dames assemblés dans cette cathédrale, pourquoi me regardez-vous ainsi? J'ai dit la vérité. L'imposture est sur les lèvres de l'évêque et non sur les miennes... Malheureuse! Pourquoi l'ai-je aimé?... Écoutez, puisque vous voulez savoir l'histoire du malheur.

Elle pencha la tête. Les ribaudes tremblaient et les truands frémissaient.

—C'est le soir, dit lentement la bohémienne... Tout est paisible dans le somptueux hôtel et par la grande fenêtre large ouverte apparaît la cathédrale que contemple la jeune fille... La voici qui sourit doucement... Comme elle est heureuse!... Près d'elle, celui qu'elle aime est assis, et il lui tient les deux mains, et elle écoute, dans le ravissement de son âme, ce que lui dit le noble seigneur... Et, cependant, au fond du somptueux hôtel, le vieux père aveugle se repose... confiant dans sa fille, il dort... Du moins, elle le croit. Et son amant le croit aussi. Et ils sont l'un près de l'autre, et leurs lèvres se rapprochent, et elles vont s'unir dans un baiser, lorsque la porte s'ouvre...

—Malheur!... gronda une ribaude toute pâle.

—C'est le père... aveugle qui s'avance, les mains étendues, et appelle sa fille... L'amant s'est redressé... la fille tremble de terreur...—«Ma fille, mon enfant... avec qui parlais-tu?...—«Avec personne, père!...» Et l'amant?... Ah! comme il est adroit, silencieux et furtif!... Il s'est reculé jusqu'au fond de la chambre, et il ne semble même plus respirer... La jeune fille n'a même pas la force de se lever pour aller au-devant de l'aveugle... C'est lui qui vient à elle à pas tremblants, et enfin il saisit ses mains...—«Comme tes mains sont glacées, mon enfant!»—«Père, c'est le soir... c'est le vent...» Et les yeux de la jeune fille mourante d'effroi se portent sur l'amant immobile. Elle cherche un autre mensonge.

—Pauvre demoiselle! dit la ribaude qui s'appelait Loïson.

Saïzuma n'entendit pas: Et elle continua.

«Le front du père se voile; l'aveugle tourne autour de lui son regard mort, comme s'il espérait voir... Voir! oh! s'il avait vu!...—«Ma fille, mon enfant, es-tu bien sûre qu'il n'y a personne ici?...»—«Sûre, mon père! oh! tout à fait sûre!...»—«Jure-le, mon enfant!... Car je sais que tu as l'âme haute et pure et tu ne voudrais pas te charger d'un tel parjure!...» Jurer! Jurer cela! sur les cheveux blancs de l'aveugle!... le regard de la jeune fille va chercher le regard de l'amant, et le regard de l'amant répond: Jure, mais jure donc!...—Et alors, sous le regard de l'amant, la jeune fille dit: «Mon père, sur vos cheveux blancs, sur la sainte Bible, je jure qu'il n'y a personne ici que nous deux...» Et le pauvre père sourit. Et il demande pardon à sa fille. Et elle, la parjure, sent que le malheur, désormais, va la saisir...»

Saïzuma se tut. Et peut-être y avait-il eu une brusque saute de direction dans l'esprit de Saïzuma.

D'une voix changée, emphatique et théâtrale, elle s'écria:

—A force de regarder en moi-même au fond du cachot j'ai appris à regarder dans l'âme des autres. Seigneurs et hautes dames, la bohémienne sait tout, et l'avenir pour elle n'a pas de voiles. Qui veut connaître son avenir?

—Moi, moi! cria une ribaude qui tendit sa main.

—Tu vivras longtemps, dit Saïzuma, mais tu ne seras jamais ni riche ni heureuse.

—Malédiction! gronda la ribaude.

Mais déjà Loïson tendait sa main sur laquelle Saïzuma jetait un coup d'oeil.

—Prends garde à celui que tu aimes, dit-elle, il te fera du mal.

—Bon! grogna le Rougeaud, ce sera pain bénit.

Successivement, plusieurs ribaudes et quelques truands connurent en frémissant l'avenir révélé par la bohémienne.

Le Rougeaud lui aussi tendit la main.

—Ton sang va couler, dit Saïzuma. Prends garde.

Le Rougeaud avait peut-être bu plus que de raison. Il pâlit soudain et poussa un juron. Puis son visage s'enflamma. Il était convaincu que la bohémienne lui jetait un mauvais sort. Il l'avait violemment saisie au bras. Saïzuma, raide, immobile, ne fit pas un geste de défense.

—Déclare que tu as menti! rugit le truand, tandis que les ribaudes s'écartaient épouvantées.

—J'ai dit! répéta Saïzuma de sa voix morne.

Le Rougeaud leva le poing... Au moment où ce poing, véritable massue, allait s'abattre sur la tête de la bohémienne, le truand sentit une main rude tomber sur son épaule. Il chancela et se retourna avec un furieux grognement.

Pardaillan prit Saïzuma par la main et la conduisit à la place qu'il venait de quitter. Le Rougeaud resta stupéfait de cet acte d'audace. Le Rougeaud était le roi de cet antre qui s'appelait l'auberge de l'Espérance. Il y régnait en despote. Quand il avait parlé, les autres clients n'avaient qu'à obéir. Il se fit donc un grand silence dans la salle; les truands attendirent ce qui allait se passer, prêts d'ailleurs à se ruer au secours de leur chef si besoin était. Les ribaudes regardèrent Pardaillan avec compassion. Loïson pâlit. Le chevalier s'était assis près de Saïzuma et, paisible, sans daigner se préoccuper de l'orage qui s'amassait sur sa tête:

—Madame, dit-il, vous plairait-il de me dire à moi aussi, ma bonne aventure?

—Madame! dit sourdement Saïzuma qui tressaillit. Quand m'a-t-on appelée ainsi?... Oh! il y a longtemps!

—Il ne me plaît pas, à moi, que la bohémienne vous dise la bonne aventure, gronda le Rougeaud en s'avançant alors.

Pardaillan redressa la tête, toisa le truand et dit:

—Voulez-vous un bon conseil, l'ami?...

—Je ne veux pas de conseil. Je ne veux rien de vous. Que faites-vous ici? Messieurs de la gentilhommerie n'ont pas le droit d'entrer dans ce cabaret, si ce n'est avec ma permission. Sortez donc à l'instant.

Le calme relatif du Rougeaud fit frissonner l'assemblée.

—Et si je ne sors pas? demanda Pardaillan.

—Alors c'est moi qui vais vous porter dehors!

En même temps les deux poings du truand se levèrent. Mais à l'instant même un grondement de stupeur courut parmi les truands qui se levèrent dans un grand tumulte.

Les poings du Rougeaud n'avaient pas eu le temps de s'abattre... Pardaillan s'était vivement levé. Ses deux poings à lui, se détendant comme deux catapultes, avaient frappé le truand en pleine poitrine... Et ce geste avait été si rapide qu'on put seulement voir le truand chanceler sur sa base et s'abattre contre une table qui roula avec ses pots de grès et ses gobelets d'étain. Dans le même instant le Rougeaud se leva d'un bond et vociféra:

—En avant, la truanderie! Mort au gentilhomme!

Alors les dagues jetèrent des lueurs sinistres. Les ribaudes, par une prompte manoeuvre, se massaient dans un angle. En un clin d'oeil la salle se trouva débarrassée et les truands, le poignard à la main, s'avancèrent sur Pardaillan, le Rougeaud en tête.

Brusquement, il y eut dans cette troupe de forcenés un arrêt d'épouvanté. D'un geste formidable, Pardaillan empoigna le Rougeaud, le coucha sur la table, le maintint à la gorge d'une main, et de l'autre, tirant sa dague, en appuya la pointe sur la poitrine du truand...

—Un pas de plus, vous autres, fit-il froidement, et cet homme est mort!...

Sous l'étreinte de cette main de fer, le Rougeaud, fou de rage, eut un mouvement de reptile qui se tord.

—En avant! hurla-t-il.

La dague s'enfonça!... le sang jaillit!...

—J'ai dit! murmura Saïzuma.

Les truands reculèrent... Le Rougeaud fit un suprême effort, tenta en vain de débarrasser sa gorge, et, d'une voix qui cette fois ne fut qu'un râle, répéta:

—En avant!... Enfer!... Je meurs!... Je...

Et, cette fois, cinq ou six des plus furieux s'avançaient en vociférant. Le tumulte éclata, plus violent.

—En avant les grands moyens! tonna Pardaillan.

Et, alors, on le vit saisir le Rougeaud presque évanoui et l'acculer au mur... Alors, cet être pantelant, le chevalier le souleva d'un effort furieux au-dessus de sa tête, le balança un inappréciable temps, et, à l'instant où les truands allaient l'atteindre, à toute volée, le lança, vivant projectile!... Quatre des truands roulèrent. Le Rougeaud demeura sur le carreau, étendu sans vie. Il y eut parmi les truands un recul terrifié, des jurons et des imprécations.

C'en était fait!... Pardaillan triomphait... il s'assit paisiblement et attendit que le calme se fût rétabli.

—Madame, disait doucement Pardaillan à Saïzuma, comme si rien ne se fût passé, est-il quelque chose au monde que je puisse faire pour vous?

—Oui, dit la bohémienne: me faire sortir d'ici...

Pardaillan se leva, chercha des yeux le cabaretier et dit:

—Ouvrez la porte.

Avant même que l'hôte eût fait un mouvement, la porte se trouva ouverte par deux ou trois de ses clients. Pardaillan prit Saïzuma par la main et tous deux traversèrent la salle. Les truands, sur leur passage, s'écartèrent. Sur le carreau, le Rougeaud sanglant, le visage noir, râlait. Loïson, à genoux, bassinait son front avec de l'eau fraîche, et pleurait. Le chevalier se pencha, examina le blessé, et dit:

—Ne pleurez pas, mon enfant, il en reviendra... Vous m'en voulez, peut-être?

La ribaude leva les yeux sur lui et répondit doucement:

—Je ne vous en veux pas...

Le chevalier lui glissa un écu d'or dans la main. Et il continua son chemin jusqu'à la porte du cabaret. Sur le seuil, il se retourna, tira de sa poche une poignée de pièces de cuivre et d'argent mêlées, et il les jeta en pluie, et il sortit avec Saïzuma, tandis que, dans la salle, il y avait une ruée sur les pièces qui couraient et roulaient.

Il faisait nuit noire. La ville dormait, silencieuse, et Pardaillan arriva rue Montmartre, escortant la bohémienne.

—Madame, dit alors le chevalier, vous voilà délivrée de ces gens. Mais où irez-vous à présent? Si vous voulez....

—Je voudrais, dit Saïzuma, sortir de cette ville. J'étouffe dans cette ville... Pourquoi y suis-je venue?...

—Mais où irez-vous ensuite!... Pauvre femme... Suivez-moi... je connais non loin d'ici une auberge, une bonne auberge, et le bon coeur de l'hôtesse pansera les plaies de votre coeur... dites, le voulez-vous?...

—Sortir! murmura Saïzuma en secouant la tête. Oh! m'échapper de cette ville où j'ai souffert... où je souffre!... Qui que vous soyez, avez-vous pitié de moi!...

—Eh bien, soit!... Venez... dit Pardaillan ému.

Ils atteignirent la porte Montmartre et se trouvèrent sur cette route mal entretenue qui, serpentant à travers des marais, s'en allait vers le pied de la montagne. Alors il entreprit d'interroger la bohémienne.

—Vous avez, dit-il, longtemps vécu avec le bohémien Belgodère?

—Belgodère?... Oui: un homme dur et méchant. Mais qui dira jamais la dureté et la méchanceté de l'évêque?

—Et Violetta?... Vous l'avez connue aussi?...

—Je ne la connais pas, je ne veux pas la connaître.

—Mais pourquoi? demanda Pardaillan perplexe. Vous haïssez donc cette pauvre petite?

—Non. Je ne la hais pas. Je ne l'aime pas... je ne veux pas la connaître... Je ne puis pas la voir.

Elle s'arrêta tout à coup, saisit le chevalier par le bras:

—Elle a un visage qui me fait trop souffrir, murmura-t-elle, qui me rappelle trop de choses... ne me parlez jamais d'elle... jamais!

Ils arrivèrent enfin sur le haut de la colline. Là s'élevait l'abbaye des Bénédictines.

Pardaillan se demandait jusqu'où la fantaisie de la folle allait l'entraîner. Il ne voulait et ne pouvait s'écarter de Paris. D'autre part, il eût éprouvé un remords à abandonner cette malheureuse toute seule en pleine campagne. S'il pouvait la décider à demander l'hospitalité dans le couvent!

—Madame, dit-il alors, vous voici hors de Paris.

—Oui, dit la bohémienne, ici je respire. Ici j'étouffe moins sous le poids des pensées qui, là-bas, tourbillonnaient autour de ma tête comme des oiseaux funèbres... Pensées de folie, sans doute. Que suis-je?... Saïzuma, pas autre chose. Je suis Saïzuma. Voulez-vous que je vous dise la bonne aventure?

Pardaillan offrit sa main à la diseuse de bonne aventure.

—Si j'aimais un homme, dit Saïzuma, moi qui n'aime pas, qui n'ai jamais aimé, et qui n'aimerai jamais, si j'aimais un homme, je voudrais qu'il eût une main pareille à la vôtre. Vous êtes gueux, peut-être, et vous êtes prince parmi les princes. Vous portez en vous le malheur, et vous semez autour de vous le bonheur...

—Par Pilate! songea le chevalier. Je porte en moi le malheur?... C'est ce qu'il faudra voir. Voyons, pauvre femme, reprit-il, puisque vous paraissez me témoigner quelque confiance, voici une maison ou c'est un devoir d'accorder l'hospitalité à ceux qui sont errants. Il faut vous y reposer deux ou trois jours. Je viendrai vous chercher.

—Alors, je consens à m'arrêter ici, dit Saïzuma.

Le chevalier, craignant que la folle ne revînt bientôt sur sa détermination, s'empressa d'aller agiter la grosse cloche du couvent. Une femme parut, qui ne portait pas le costume de religieuse et qui, apercevant un gentilhomme de bonne mine, eut un étrange sourire et fit un geste comme pour l'inviter à entrer.

—Pardon, dit le chevalier étonné, c'est bien ici l'abbaye des Bénédictines de Montmartre? Je ne me trompe pas?

—Vous ne vous trompez pas, monsieur, dit la femme.

—Ma digne femme, ce n'est pas pour moi que je vous demande l'hospitalité, mais bien pour cette infortunée...

La soeur examina la bohémienne d'un coup d'oeil rapide, et dit:

Notre révérende abbesse Claudine de Beauvilliers nous interdit de recevoir les hérétiques ailleurs que dans une partie du couvent où, nous-mêmes, nous ne pénétrons jamais. Je vais y conduire cette femme.

—Je viendrai la chercher sous peu de jours.

—Quand il vous plaira, mon gentilhomme.

Saïzuma entra. La religieuse jeta au chevalier un nouveau sourire qui le surprit autant que le premier. Puis la porte se referma.




XVI

LA VISION DE JACQUES CLÉMENT

Les nécessités de notre récit nous ramènent dans le palais de la princesse Fausta. En cette élégante petite salle où déjà nous avons vu la Fausta aux prises avec Pardaillan. Là, disons-nous, elle parle cette fois à une femme.

Et cette femme que nous avons entrevue dans la scène d'orgie que nous avons dû décrire, c'est justement Claudine de Beauvilliers, l'abbesse des Bénédictines de Montmartre. L'entretien tirait sans doute à sa fin, car Claudine était debout, prête à se retirer.

—Ainsi, disait Fausta comme pour résumer ce qui venait d'être dit, la petite chanteuse?

—En parfaite sûreté parmi les filles de ma maison. Elle est d'ailleurs gardée à vue par ce Belgodère. Mais il me reste à savoir ce que je dois en faire... Il m'a semblé entrevoir...

—Parlez clairement, dit Fausta impérieuse. Voyons, qu'avez-vous entrevu?

—Que vous avez condamné cette Violetta à mourir.

—Elle est jugée. L'exécution n'est que retardée.

—Oui!... Mais ce n'est pas tout, reprit Claudine de Beauvilliers, il m'a semblé que, si cette exécution était retardée, c'est que la petite Violetta ne devait pas seulement mourir... et qu'avant la mort.. elle devait...

—Avant qu'elle ne meure du corps, dit gravement Fausta, je veux qu'elle meure de l'âme. Voilà ma pensée. Et voilà ce que vous n'osez dire parce que la faiblesse de votre esprit vous montre une faute où il n'y a qu'une nécessité: que cette vierge devienne une fille impure.

L'abbesse des Bénédictines s'inclina.

—Quand cela sera, reprit Fausta, vous me préviendrez...

Claudine de Beauvilliers fit une nouvelle révérence, presque un agenouillement, puis se retira.

—Elles n'osent pas parler, murmura Fausta quand elle fut seule, et elles osent le reste! Moi, vierge, qu'aucune pensée d'amour n'a jamais troublée, je sais dire ce qu'il faut, et j'emploie les mots nécessaires...

Elle s'arrêta court. Son visage pâlit soudain. Et son sein se souleva. Un instant, son regard éperdu demeura fixé sur une image qui, sans doute, flottait devant ses yeux...

Lorsque Fausta se fut calmée, elle appela et donna un ordre à la servante qui se présenta.

Quelques instants plus tard, une jolie femme, légère, gracieuse, entra souriante; et elle était si légère dans sa marche qu'il fallait y regarder à deux fois avant de s'apercevoir qu'elle boitait quelque peu... Celle qui venait d'entrer dans le boudoir de Fausta était Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier soeur du duc de Guise.

—Quelles nouvelles? demanda Fausta avec un sourire où il y avait peut-être une expression amicale.

—Bonnes et mauvaises...

—Voyons d'abord les mauvaises...

—Eh bien, mon frère...

—Ah! c'est le duc de Guise que concernent les mauvaises nouvelles?

—Oui, ma reine... Là, il y a échec sur toute la ligne. D'abord Henri se réconcilie avec Catherine de Clèves, et ensuite il est plus que jamais épris de la petite chanteuse, surtout depuis sa disparition...

—Racontez, dit la princesse d'un ton bref.

—Eh bien, voici. Tout d'abord, sachez que mon frère a eu une entrevue avec la vieille reine. Eh bien, la Médicis s'est soumise!

—En sorte que voilà levé l'obstacle le plus redouté par le duc. Rien ne l'empêche donc de pousser sa victoire?

—Oui. Et la preuve, madame, c'est qu'il veut s'emparer au plus tôt de la personne du roi. Mon frère m'a exposé son plan qui est admirable: feindre une soumission momentanée, aller trouver Valois sous prétexte de discussion et d'états généraux à assembler; y aller, d'ailleurs avec des forces... nos plus intrépides ligueurs seront de la partie... J'en serai aussi, madame. Alors, on s'empare de Valois, et... tout simplement, on l'enfermera en quelque bon couvent...

—C'est vraiment admirable, dit Fausta gravement.

—Oh! vous verrez, madame, continua follement la jolie duchesse, ce sera une haute comédie. Savez-vous qui tonsurera Valois?... Moi, madame!... J'ai déjà les ciseaux!...

Et Marie de Montpensier agita les ciseaux d'or qu'elle portait suspendus à une chaînette.

—Vous en voulez donc bien au roi? demanda Fausta.

—Oui, je lui en veux!... N'a-t-il pas eu l'audace de me conseiller devant toute la cour de me faire faire un soulier plus haut que l'autre! Comme si je boitais. Voyez, madame, est-ce que je boite? ajouta-t-elle en faisant quelques pas.

—Non, ma mignonne, vous ne boitez pas. Et il faut avoir l'âme perverse d'un Hérode pour soutenir une telle monstruosité... C'est donc entendu, c'est vous qui allez infliger à Henri de Valois...

—La tonsure! s'écria la duchesse consolée.

—Oui. Est-ce la bonne nouvelle que vous m'apportez?...

—Non, madame, et, puisqu'il faut vous le dire tout de suite, sachez que ma mère la duchesse de Nemours est à Paris! Et je l'ai gagnée à Votre cause!... Ma mère vient de Rome où elle a vu Sixte, il y a deux mois. Elle a eu un long entretien avec celui que les cardinaux rebelles persistent à appeler encore le pape. Alors... ma mère est revenue avec la conviction que Sixte est un dangereux hypocrite décidé à ne travailler que pour lui-même. La voyant dans ces dispositions, je lui ai parlé de ce conclave où les plus ardents et les plus généreux des cardinaux se sont réunis pour choisir un nouveau chef... en sorte que l'Eglise romaine ferait exactement ce que nous voulons faire avec Henri de Valois... Et elle a accueilli l'idée de ce nouveau pape, du moment qu'il était tout acquis aux intérêts de notre maison...

—C'est vraiment là une bonne nouvelle, ma chère enfant! dit Fausta dans les yeux de qui passa un éclair. Si la duchesse de Nemours est avec nous, je crois que de grandes choses s'accompliront avant peu...

—Seulement, reprit alors la duchesse de Montpensier, ma mère veut connaître ce nouveau pape avant de s'engager dans une aussi terrible aventure.

—Je le lui ferai connaître! Mais vous deviez, disiez-vous, m'annoncer de mauvaises nouvelles?

—Je reprends donc mon récit: après son entrevue avec la reine mère, mon frère est rentré dans son hôtel. Il me parla lui-même de la scène de l'autre soir; il le fit sans colère... Du moment qu'il a tué, mon frère est apaisé. Loignes étant mort. Guise n'a plus de colère.

—J'ignorais, dit Fausta, que le duc fût à ce point généreux.

—Mais la duchesse de Guise ne l'ignore pas, madame!.... C'est donc sans étonnement que j'ai vu tout à coup entrer Catherine de Clèves dans le cabinet de mon frère qui, d'abord, demeura stupéfait d'une pareille audace et porta la main à sa dague... Là duchesse, sans un mot, se mit à genoux; puis, comme mon frère haletait, elle murmura:

—Loignes est mort; morte ma folie...

—Elle savait bien ce qu'elle disait; car la main de mon frère cessa de se crisper sur la poignée de sa dague; la duchesse eut un sourire que seule je vis... Alors je sortis... Au bout de deux heures, mon frère me dit qu'il exilait la duchesse de Guise en Lorraine. et ce fut tout.

—Ceci est un bel exemple de magnanimité, dit paisiblement Fausta. Ainsi, reprit-elle après un assez long silence méditatif, vous êtes sûre de tenir Henri de Valois?...

—Je vous l'ai dit, madame.

—Et vous croyez que votre frère, le duc de Guise. va chercher à s'emparer du roi?

—Il s'y prépare...

—Enfant! Et si je vous disais que je suis renseignée, que je connais comme si je l'avais entendu l'entretien de Catherine de Médicis et du duc de Guise! Si je vous disais que la vieille Florentine, pétrie d'astuce, a joué votre frère!... Si je vous disais enfin que le duc a promis d'attendre patiemment la mort d'Henri III!...

—Oh! madame, ce serait là une affreuse trahison de mon frère envers la Ligue et envers sa famille!

—Ce n'est pas une trahison, c'est un acte de diplomatie.

—Alors..., fit la duchesse de Montpensier dont le joli visage se convulsa, ma vengeance m'échappe, à moi!...

—Non, si vous savez vouloir, si vous avez confiance en moi, si vous m'écoutez...

—Ma confiance en vous est sans borne, madame. Parlez donc, je suis décidée à frapper Henri de Valois.

La Fausta parut réfléchir quelques minutes. Alors, avec cette voix si persuasive:

—Marie, dit-elle, vous êtes la forte tête de votre famille. C'est grâce à vous que les Valois s'éteindront et que la dynastie des Guise montera sur le trône, De vos trois frères, l'un, Mayenne, est trop gras pour avoir de l'esprit; l'autre, le cardinal est un soudard brutal; le troisième, enfin, le duc, est stupide d'amour. Vous seule, mon enfant, savez tout voir et tout comprendre. La situation est dangereuse. Voulez-vous tout sauver d'un coup?...

—Je suis prête, madame... ordonnez... que faut-il?...

—Il faut, dit Fausta, qu'Henri de Valois meure. C'est très joli de vouloir tondre, et vous avez une grâce infinie à agiter vos ciseaux d'or. Mais, si Henri III ne meurt pas, c'est une affreuse catastrophe que vous préparera Catherine!

—Et qui sera l'exécuteur, madame? balbutia la duchesse.

—Vous! répondit Fausta.

La duchesse de Montpensier pâlit.

—Voici la situation, dit froidement Fausta. Henri de Guise a juré à la Médicis d'attendre patiemment la mort d'Henri III. A ce prix, on lui a promis que le roi le désignerait pour son successeur. Valois peut vivre dix ans, vingt ans, malgré toutes les apparences. Et ne vécût-il même que quelques mois, c'en est assez. La vieille reine saura mettre ce temps à profit et fomentera la destruction des Guise comme elle a fomenté la destruction des Châtillon. Choisissez donc: ou de tuer, ou d'être tuée... Il faut agir, continua âprement Fausta. Si vous reculez maintenant, prenez garde, vous allez tomber.

—Tuer, murmura Montpensier, tuer de mes mains! Oh! je n'aurai jamais ce courage...

—Valois aura donc le courage de faire rouler votre belle tête sous la hache du bourreau! Insensée! Famille d'insensés qui ne veut pas voir! C'est un duel à mort que vous avez engagé. Si Henri III et la Médicis ne meurent pas, c'est la famille des Guise qui va s'éteindre. Adieu, mignonne!

—Madame, s'écria la duchesse hors d'elle-même, un seul mot: je suis prête à agir!

—Bien. Vous voilà telle que je vous souhaitais... Vous voilà dans l'état d'esprit nécessaire pour mener jusqu'au bout le grand oeuvre. Il suffit que vous inspiriez à quelqu'un la haine même qui vous anime...

—Quelqu'un! murmura la duchesse en tressaillant. Où trouver l'homme en qui j'aurais assez de confiance pour lui dire ce que je n'ose pas me dire à moi-même?...

—Ou un amour tout aussi terrible pour vous, dit Fausta négligemment. Cet homme existe...

Cette fois. Marie de Montpensier devint livide.

—Jacques! balbutia-t-elle dans un souffle.

—Oui, le moine Jacques Clément, dit Fausta. Jacques Clément vous aime d'une passion absolue.

«Pauvre ami!» murmura la duchesse tout bas.

La Fausta se leva.

—Voulez-vous que meure celui qui vous a insultée? dit-elle d'une voix basse et ardente.

—Oui, je le veux! haleta la duchesse.

—Voulez-vous que votre frère soit roi?... Voulez-vous être la première à la cour de France, humilier ceux et celles qui vous ont humiliée?

—Oui, je le veux! répéta la duchesse enivrée.

—Soyez donc fidèle et obéissante, dit alors la Fausta en se redressant. Allez, ma fille...

—Oh! s'écria la duchesse frappée d'une sorte d'effroi vertigineux, qui donc êtes-vous, madame, vous qui parlez comme si vous déteniez la souveraine puissance?

—Je suis, dit Fausta qui se transfigura dans un rayonnement de grandeur, je suis celle qui vous est envoyée par le conclave secret; je suis celle qui a été élue pour combattre Sixte, traître aux destinées de l'Eglise! Je suis la papesse Fausta Ière.

La duchesse de Montpensier, effarée, jeta un regard sur la femme qui parlait ainsi, et elle la vit si rayonnante qu'elle recula, ploya les genoux et se prosterna, éblouie, fascinée... La Fausta alla à elle, la releva doucement, et dit:

—Allez... vous serez un de mes anges!...




XVII

LA VISION DE JACQUES CLEMENT (suite)

Le couvent des Jacobins était situé rue Saint-Jacques et s'adossait presque aux murs d'enceinte; à ses pieds se creusaient les fossés Saint-Michel qui ont laissé leur nom au boulevard actuel.

Le prieur des Jacobins s'appelait Bourgoing. C'était un homme de forte corpulence, au visage réjoui, fort enclin à se mêler de politique, mais, au demeurant, pas méchant. C'était d'ailleurs un fanatique partisan de Guise et de la Ligue; il tenait Henri de Valois en profonde horreur.

Le soir où nous pénétrons dans le couvent des Jacobins, le prieur, commodément installé sur les coussins d'un vaste fauteuil, écoutait un de ses moines qui semblait sa vivante antithèse. Maigre, la figure ascétique, illuminée par deux grands yeux brûlés de fièvre, la bouche sévère, tel était ce moine qui venait d'achever un récit où il avait dû confesser quelque grave péché, car il baissait la tête, tandis que le prieur souriait.

—Hum, fit enfin messire Bourgoing, évidemment, mon fils, vous avez eu tort d'entrer dans cette taverne, où vous risquiez de rencontrer Satan. Et vous dites, mon fils, que ces femmes se sont à demi déshabillées?...

—Hélas! mon révérend, il n'est que trop vrai! dit le moine d'un ton de profond désespoir.

—Mais enfin, frère Clément, vous avez résisté?

—Oui, mon révérend.

—Et triomphé?... En somme, vous êtes sorti victorieux de cette épreuve? Savez-vous que c'est fort beau, frère Clément?... Vous vous abstiendrez pendant quatre jours de toute nourriture, hormis le pain et l'eau: vous direz trois fois dans la nuit le psaume de la pénitence. Allez en paix...

Le moine s'inclina et sortit, les bras croisés sur la poitrine, le capuchon rabattu sur les yeux. A peine fut-il sorti de chez le prieur que celui-ci se leva, alla ouvrir une porte, et, alors, une femme enveloppée entièrement d'un manteau sombre, entra... C'était la duchesse de Montpensier.

—Vous avez entendu? demanda Bourgoing.

—Oui, fit la duchesse, ce pauvre jeune homme a bien peur du péché... Et pourtant, ajouta-t-elle, le péché ne se présente pas à lui sous une forme si effrayante...

Cependant, Jacques Clément était arrivé à sa cellule dont, selon la règle, il laissa la porte ouverte. Il se mit à genoux sur le carreau et, levant les yeux vers le crucifix:

«Le péché est en moi! murmura-t-il. Ce n'est pas la divine figure que je vois, c'est son image, à elle!... Seigneur, Seigneur, ayez pitié de votre humble serviteur...»

Le moine demeura ainsi, en une longue méditation, jusqu'au moment où la cloche sonna pour l'office nocturne. Alors il se releva et descendit vers la chapelle.

La chapelle, faiblement éclairée par de rares flambeaux, se remplit peu à peu, les moines prenant chacun leur place suivant leur grade dans la hiérarchie.

«Orémus! cria le prieur. Mes frères, prions pour que le projet d'une puissante princesse favorable à notre Eglise soit couronné d'une pleine réussite.

«Orémus! répéta le prieur. Mes frères, prions pour le salut de l'un de nos frères qui a eu à soutenir un rude assaut du Malin, et qui va faire sa confession.

Jacques Clément quitta sa stalle, s'avança jusqu'au milieu du choeur, se prosterna et dit:

—Mes frères, je m'accuse d'avoir pénétré dans un lieu de perdition, et d'avoir rassasié mes yeux de la vue d'objets impurs.

Un frémissement imperceptible agita les frocs. Il se fit un grand silence. Jacques Clément tremblait, Une âpre et douloureuse volupté l'étreignit à la gorge. Mais l'impitoyable prieur avait commandé: il fallait obéir.

—Mes frères, dit-il, ces objets impurs, c'était d'abord des tableaux licencieux dont vous ne pouvez avoir aucune idée... Ce furent des femmes, mes frères... non des femmes telles que nous les voyons dans nos églises ou par les rues, décemment vêtues, mais des êtres sataniques, d'une beauté inconcevable, bien qu'elles fussent masquées, et si peu vêtues... et là, mes frères, ah! si je ne commis pas l'horrible péché, si je ne roulai pas dans les abîmes de honte, c'est que profitant d'une dernière lueur de chasteté, je rassemblai tout mon courage et pus m'enfuir...

«Orémus! orémus! oremus!» cria le prieur, puis il donna ses ordres pour sauver l'âme en danger de perdition et chasser les démons acharnés sur le pauvre frère.

—Que chacun de vous, dit-il, récite par trois fois dans le courant de cette nuit sept Pater et sept Ave, et une fois le psaume de pénitence. Pour ce surcroît de besogne, mes frères, vous serez dispensés des offices nocturnes; que chacun demeure donc enfermé dans sa cellule.

—Amen! dirent les moines d'une seule voix. Alors ils sortirent en rang, les mains croisées, la tête penchée. Puis le prieur sortit à son tour. Puis le sacristain éteignit les deux ou trois flambeaux qui brûlaient dans la chapelle. Dès lors, elle ne fut plus éclairée que par la veilleuse suspendue au plafond par une longue chaîne.

Jacques Clément, prosterné, essaya de prier comme il avait essayé dans sa cellule. Devant lui, ce n'était pas le tabernacle qu'il voyait, c'était l'image d'une femme qu'en vain il essayait d'écarter. C'était l'image de Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier.

«Seigneur, murmurait le jeune homme, ainsi, malgré la pénitence, malgré la confession publique devant mes frères assemblés, malgré le jeûne et la prière, l'amour me dévore, l'amour me transporte... Seigneur, ayez pitié de moi!...»

Peu à peu, dans ce cerveau vidé par le jeûne, exaspéré par l'amour, commencèrent à se produire les phénomènes d'hallucination. Un bruit sec, lointain, venu il ne savait d'où, le fit sursauter. Ce bruit, c'était celui de l'horloge, précédant l'heure qui va sonner... Et, dans le grand silence terrible qui enveloppait le moine, l'heure sonna avec une désespérante lenteur.

«Neuf!... Dix!... Onze!... Douze!...»

Ses cheveux se hérissèrent sur sa tête... il fit un effort pour se relever et retomba à genoux, pétrifié, car à ce douzième coup... la chapelle, là-bas, au fond du choeur, à l'endroit même où se trouvait la porte des tombeaux souterrains, s'était éclairée d'une lueur étrange, une lueur réelle... Cela formait comme un nimbe très doux...

Un cri expira à ce moment dans sa gorge... La porte s'ouvrait... une apparition se montrait...

Mais, au lieu du spectre qu'il attendait, ce que vit Jacques Clément, ce fut une éblouissante et radieuse figure... une femme jeune, adorablement belle, avec de grands cheveux blonds répandus sur ses épaules... et elle était vêtue de blanc... et elle tenait à la main une dague dont les reflets d'acier luisaient!... Cette figure représentait celle de Marie de Montpensier!... celle qu'il adorait!...

—Qui es-tu? dit-il d'une voix haletante, à peine compréhensible. Es-tu d'essence divine, ou bien est-ce l'enfer qui me soumet à une nouvelle épreuve?...

L'apparition parla. D'une voix douce, bien timbrée, où chaque mot sonnait clair, elle dit:

—Rassure-toi, Jacques Clément... Je ne suis pas un être d'enfer... et la preuve, la voici!...

A ces mots, l'apparition trempa sa main tout entière dans une vasque contenant de l'eau bénite.

—Je suis ce que, sur terre, vous appelez un ange...

—Mais, pourquoi, pourquoi as-tu pris ce visage?...

—Parce que c'est celui de l'être que tu aimes. Le Très-Haut a entendu tes prières. Et, si j'ai pris la figure que tu me vois, c'est qu'il t'est permis d'aimer cette femme...

Jacques Clément poussa un cri rauque.

—Il m'est permis de l'aimer! bégaya-t-il.

—Oui... à condition que tu exécutes les ordres que je viens te communiquer...

Jacques Clément tendit ses bras raidis vers l'apparition. Toute terreur avait disparu de son esprit...

—Parle! dit-il d'une voix d'extase, parle encore!

L'ange eut un imperceptible sourire de malice et dit;

—Je suis le messager du Dieu tout-puissant et te viens avertir des ordres divins. Jacques, Jacques! écoute... Là-haut, la couronne du martyre se prépare pour toi... Et, ici-bas, c'est la couronne d'amour qui t'est promise!...

—Que dois-je faire? s'écria le jeune moine transporté.

—Tu dois accomplir l'acte suprême qui délivrera le peuple de France... le peuple de Dieu: tu as été choisi pour frapper Valois... Par toi le tyran doit être mis à mort...

A ces mots la forme blanche de l'apparition s'enfonça dans les ténèbres. Le moine tomba la face contre les dalles. L'épouvante le reprit comme avant la vision.

Une heure se passa avant qu'il pût reprendre ses esprits. A peu près calmé, il parvint à se relever péniblement... Alors, il se demanda s'il n'avait pas rêvé.

Et, comme il se mettait en marche, son pied heurta un objet qui rendit un son clair. Il se baissa, le ramassa, et un grondement de joie furieuse, de terreur aussi, expira sur ses lèvres bleuies... Cet objet... c'était la dague que l'ange tenait à la main pendant l'apparition!... L'ange lui avait laissé une preuve matérielle de sa descente sur la terre!...

«Oh! rugit le moine en serrant la dague dans sa main convulsée, je n'ai pas rêvé! J'ai le droit de l'aimer!... Car voici l'arme, avec laquelle je dois tuer le tyran!...

Égaré, titubant, il regagna en courant sa cellule, et tomba sur sa couchette, la dague dans sa main crispée.




XVIII

LE MOULIN DE LA BUTTE SAINT-ROCH

Picouic et Croasse avaient réalisé leur rêve et vu leurs efforts couronnés d'un plein succès: ils avaient été promus à la dignité de laquais de M. le duc d'Angoulême. Pardaillan et le jeune duc vivant d'une vie commune pour le quart d'heure, les anciens hercules de Belgodère s'étaient d'autant plus tenus pour satisfaits qu'en devenant les laquais de Charles d'Angoulême ils espéraient être surtout les écuyers de Pardaillan pour qui ils éprouvaient une admiration sans bornes.

Le lendemain de cet heureux jour où les deux pauvres diables trouvèrent ce que Picouic avait justement appelé une position sociale, le chevalier de Pardaillan et le jeune duc sortirent dans l'intention de se rendre à l'abbaye de Montmartre pour essayer de tirer quelques renseignements de la bohémienne Saïzuma. Picouic et Croasse, fiers comme deux Artaban dans leurs habits neufs, et d'ailleurs armés jusqu'aux dents, suivaient leurs maîtres à dix pas.

Tout en donnant la réplique à Charles qui ne parlait, on s'en doute, que de Violetta, Pardaillan songeait à ce Maurevert qu'il était venu chercher à Paris après l'avoir cherché en Provence et en Bourgogne. Tout à coup, il le vit à quinze pas à peine, qui marchait devant lui, accompagné d'un homme.

Pardaillan pâlit légèrement. Ses yeux se plissèrent et sa main se crispa sur la garde de sa rapière.

Ce n'était pas ainsi que Maurevert devait mourir!...

—Qu'avez-vous, cher ami? lui demanda le petit duc. Vous êtes tout pâle.

—Rien, fit Pardaillan. Seulement, si vous voulez bien, nous remettrons à plus tard notre voyage à Montmartre.

—Soit. Que ferons-nous donc?...

—Suivre ces deux hommes qui marchent là devant nous...

Il fallait que Maurevert fût distrait par une bien puissante préoccupation. Car lui qui, d'ordinaire, avait constamment les yeux et les oreilles aux aguets, semblait avoir oublié tout un monde pour s'absorber dans l'audition de ce compagnon qui lui parlait à voix basse. Cet homme était une façon de garçon meunier. Mais son oeil exercé, sous ce costume, eut vite reconnu l'homme de guerre. Cet homme, en effet, c'était Maineville, l'âme damnée du duc de Guise. Et Maineville disait:

—Le duc n'y croit pas. Malgré la précision de la lettre qui lui dénonce la chose, il ne veut pas croire...

—Et pourtant, reprit Maurevert, cette lettre lui vient de cette femme mystérieuse...

—A laquelle il obéit comme si elle était une souveraine, oui. Il faudrait, Maurevert, que nous sachions qui est au juste cette Fausta.

—Nous le saurons. Et tu dis, Maineville, que c'est elle qui lui a écrit la chose?... Si c'était vrai, Maineville!...

—Ce serait la royauté assurée pour monseigneur le duc... car il ne lui manque que l'argent. Dans une heure nous saurons si la lettre a dit vrai!... Mais enfin, si c'est vrai?...

—Eh bien, dit Maineville, nous courons prévenir le duc, qui sait ce qu'il aura à faire.

Alors les deux hommes hâtèrent le pas. Ils franchirent la porte Saint-Honoré et se dirigèrent vers une pauvre petite chapelle qui était dédiée à saint Roch. Elle se dressait au pied d'une butte qui, en conséquence, s'appelait butte Saint-Roch. Au sommet de la colline, un joli moulin présentait ses grands bras ailés au souffle des brises. A la chapelle Saint-Roch commençait un sentier rocailleux, fort étroit, et les ânes qui portaient le blé au moulin n'y pouvaient passer qu'un à un. Or, au moment où Maurevert et Maineville arrivaient à la chapelle, un spectacle extraordinaire s'offrit à eux.

Sur le sentier, des mulets cheminaient et grimpaient à la file, d'un sabot hardi; ces mulets portaient chacun un grand sac qui pouvait contenir de la farine ou du blé. Ils étaient conduits par une dizaine de muletiers qui ressemblaient à des muletiers comme Maineville pouvait ressembler à un garçon meunier. Ces gens, poussiéreux et hâlés par le soleil comme s'ils eussent fait une longue étape, portaient à la ceinture de forts pistolets d'arçon et des dagues fort aiguisées.

—Ah! ah! fit Maineville, voilà bien la troupe des mulets signalée dans la lettre.

—Voilà du blé qui doit valoir son pesant d'or, dit Maurevert, dont les yeux étincelaient.

—C'est ce dont il faut nous assurer.

Ils atteignirent le sentier, à hauteur du dernier mulet derrière lequel marchait le dernier muletier de l'escorte.

—Au large! dit le muletier d'une voix menaçante.

—Un instant, mon officier, intervint Maineville, ce brave homme ignore que je suis l'un des garçons du moulin et que vous êtes, vous, l'officier des meuneries royales. Allons, l'ami, nous t'escortons jusque là-haut.

—Vous êtes garçon meunier? fit le muletier en jetant un regard soupçonneux sur Maineville.

—Il me semble que cela se voit assez, et ce gentilhomme que tu vois là est proposé au droit de mouture.

—Et, de par mes fonctions, dit Maurevert, je veux voir quelle qualité de blé contient ce sac.

Le muletier vit que ses camarades avaient marché pendant cette discussion; il parut un instant vouloir les rappeler; mais sans doute il se ravisa à la réflexion, car il reprit d'un ton de mauvaise humeur:

—Faites votre office. Je vais vous montrer mon blé.

Et il commença à défaire la cordelette qui nouait la tête du sac. Comme pour l'aider, Maineville se précipita et bouscula l'homme; le sac s'ouvrit, l'orge se répandit sur le sentier, et le sac n'ayant plus de contrepoids tomba de l'autre côté. Le muletier, sans un mot, se rua. Mais déjà Maurevert avait plongé la main dans le sac à moitié délesté, et avait constaté au fond la présence d'un deuxième sac qu'il tâta rapidement.

Il se releva comme le muletier arrivait sur lui... Maurevert était tout pâle; ce deuxième sac, à son toucher, avait rendu un son de métal... et, sous ses doigts, il avait senti des formes dures qui ne rappelaient que vaguement l'orge ou tout autre grain... c'étaient des ducats ou des écus!...

—C'est bien, dit-il froidement. Ramasse ton blé, mon brave homme.

Le muletier, sans répondre, tira un de ses pistolets et l'amorça. Les deux hommes bondirent. Comme ils avaient gagné une vingtaine de pas, Maurevert sentit un choc au-dessus de sa tête, et son chapeau tomba: c'était le muletier qui venait de tirer... Maurevert et Maineville disparurent bientôt, et le muletier murmura:

—Qui sont ces deux hommes?... Ont-ils dit la vérité!... Je ne crois pas qu'ils aient eu le temps de...

Il plongea sa main au fond du sac et, ayant constaté que son contenu métallique était toujours en place, il se rassura, rechargea le sac sur le mulet et rejoignit ses camarades au moulin. Au pied de la butte, contre une haie vive, Maurevert et Maineville s'étaient arrêtés.

—Trente mulets chargés d'or! dit Maurevert. Car il est évident que les vingt-neuf premiers sacs contiennent au fond ce que contient le trentième.

—Oui... Il y a peut-être là plusieurs millions, dit Maineville, pensif.

Les deux agents de Guise se regardèrent. Il y eut une minute de silence. Puis Maineville posa sa main sur l'épaule de Maurevert et dit:

—Je te comprends, camarade. Tu veux dire que, si nous voulions, au lieu de prévenir notre duc, nous pourrions conquérir deux ou trois de ces sacs. Mais que ferais-tu de cet or?

—Ce que je ferais, je partirais, Maineville! Je commence à me fatiguer de la guerre et des aventures. Et puis, j'ai éprouvé l'ingratitude des grands. Si j'avais deux cent bonnes mille livres à moi, Maineville, je m'en irais! Où! Je ne sais... mais l'air de Paris ne me vaut rien pour le moment. Je n'ose plus m'y promener par les rues, de crainte d'y rencontrer...

—Quoi donc? fit Maineville.

—Rien: un spectre. Tu ne crois pas aux revenants? Mon spectre à moi a l'âme chevillée au corps.

—On dirait que tu as peur! ricana Maineville.

—Peur! fit sourdement Maurevert. Tu me connais. Tu m'as vu dans vingt rencontres. Je n'ai jamais tremblé... Eh bien, Maineville, toutes les fois que je songe à cet homme, je sens un froid de glace me pénétrer jusqu'aux moelles. Il faut que je me sauve, au bout du monde, s'il le faut... que je connaisse enfin la joie que je ne connais plus depuis seize ans; dormir tranquille..., oublier cet homme!... Et, pour cela, il me faut de l'argent!... Maineville, qu'est-ce que deux cent mille livres?... Laisse-moi les prendre...

—Ecoute, dit alors Maineville... De grandes choses se préparent. Le duc sera roi de France. La grande conspiration va aboutir. Que manque-t-il? Presque rien: un peu d'or pour lever des hommes, réduire le Béarnais et forcer le Valois dans son dernier retranchement... Cet or, Maurevert, c'est la Ligue sauvée, c'est la couronne pour Guise, et, pour moi, l'épée de connétable. Si nous en distrayons une partie, nous ne sommes plus que de misérables tire-laine. Guise nous chasse... Suis bien mon plan: nous nous adjoignons quelques hardis compagnons; ce soir, nous revenons en force au moulin; nous nous emparons des fameux sacs; nous les transportons à l'hôtel de Guise. Et, alors, je dis au duc: «Monseigneur, l'argent est là. Pour moi, je ne demande rien. Mais, il faut deux cent mille livres pour Maurevert. Sinon, il est capable de crier tout haut comment vous avez trouvé les millions qui vont vous permettre de lever une armée... Crois-tu que Guise te refusera cette somme?...

—Eh bien, oui! Tu as raison!...

—Ainsi, nous faisons comme j'ai dit?

—De point en point, fit Maurevert. A ce soir, donc!...

Les deux bandits s'éloignèrent rapidement vers Paris. Alors, du fond d'une haie touffue, une tête pâle apparut avec un sourire qui eût épouvanté Maurevert, deux yeux ardents se fixèrent sur les deux hommes jusqu'à ce qu'ils eussent tourné au premier détour du chemin. Et le chevalier de Pardaillan demeura à cette place, immobile et pensif.

«Cette fois, murmura-t-il, je crois que je le tiens!...»




XIX

LE MEUNIER

Pardaillan avait suivi Maineville et Maurevert dès l'instant où il les avait aperçus. Au-delà de la porte Saint-Honoré, il avait laissé Angoulême et ses deux nouveaux laquais, qui l'attendirent en se dissimulant derrière une masure. De loin, il avait assisté à la discussion du muletier avec Maineville et Maurevert. Puis, il avait vu ce dernier s'enfuir à toutes jambes, il avait entendu le coup de pistolet, et, rampant parmi les hautes avoines, il avait pu se glisser jusqu'à la haie près de laquelle avait eu lieu l'entretien que nous venons de rapporter. Alors, le chevalier se dirigea vers la masure où il avait laissé Charles.

—Voulez-vous, lui dit-il, jouer un mauvais tour à Mgr Guise? Retournez à votre hôtel, prenez-y des armes et munitions. Montez à cheval avec ces deux dignes serviteurs, qui brûlent du désir d'en découdre! L'un d'eux, continua le chevalier, me ramènera mon destrier. Je vous attendrai dans le moulin que vous apercevez d'ici.

—Mais, de quoi s'agit-il?... demanda Charles.

—Je vous l'ai dit: de jouer un mauvais tour à Guise, et de lui porter un de ces coups dont il ne se relèvera pas.

Le petit duc n'en demanda pas davantage; il avait en Pardaillan une confiance illimitée. Il partit aussitôt.

Pardaillan, lui, s'engagea dans l'étroit sentier qui, une heure plus tôt, avait été suivi par les trente mulets. A son grand étonnement, le sentier était libre. Il put parvenir sur le plateau sans avoir été arrêté par aucune des sentinelles qu'il s'était attendu à rencontrer.

«Est-ce que les mulets portaient vraiment de l'orge? songea-t-il. Est-ce que toute cette histoire de sommes d'argent au fond des sacs ne serait qu'une chimère?...»

Les abords du moulin ne semblaient rien annoncer d'extraordinaire. II entra dans le logis du meunier, dont la porte était ouverte.

«Décidément, Maurevert a rêvé», grommela-t-il en frappant du pommeau de sa rapière sur une table.

A cet appel, une servante apparut, et, d'un air étonné, s'enquit de ce que désirait ce visiteur armé de pied en cap, et tel que le moulin n'en avait jamais dû voir.

—Ma mignonne, dit Pardaillan, je voudrais parler à votre maître pour une affaire de farine, une affaire d'or...

—Ah! ah! fit un homme qui entrait à ce moment, une affaire d'or, dites-vous, mon gentilhomme?

Et le maître meunier fixa sur Pardaillan un regard vif et perçant.

«Je veux simplement vous acheter quelques sacs de blé, mais en vous les payant dix fois le prix habituel. Et notez qu'il m'en faut trente sacs. Vous le voyez, c'est une fortune... Et je ne mets au marché qu'une condition: c'est de choisir moi-même mes sacs.

—C'est trop juste, dit le meunier qui, alors, sans avoir l'air de le faire exprès, referma la porte d'entrée.

—Vous pouvez même pousser le verrou, mon brave, fit Pardaillan, narquois. Surtout, quand vous saurez que les sacs que je veux vous acheter sont justement les trente qui vous ont été apportés tout à l'heure par trente mulets.

A ces mots, le meunier jeta un cri d'appel, et, de la pièce voisine, les muletiers, poignards et pistolets aux poings, firent irruption. Pardaillan tira sa rapière et le combat allait s'engager, lorsqu'une voix forte retentit:

—Bas les armes!...

Les muletiers et Pardaillan s'arrêtèrent. Et, alors, entra un grand vieillard à l'attitude hautaine, qui fit un geste de commandement. Les muletiers et le meunier disparurent. Pardaillan rengaina son épée. Le vieillard le considéra avec attention, puis il dit:

—Monsieur, je suis le maître de ce moulin. C'est donc avec moi que vous devez traiter.

—Monsieur, dit Pardaillan, je crois inutile d'employer avec vous les détours. Je commence donc par vous déclarer que j'ai surpris votre secret: les mulets qui sont montés ici étaient chargés d'or.

—C'est exact, monsieur: il y en a pour trois millions...

Pardaillan fit un geste d'indifférence. Le maître du moulin, ou celui qui se donnait pour tel, examina Pardaillan qui, de son côté, rendait examen pour examen.

—Pourquoi, demanda tout à coup le chevalier, avez-vous empêché ces dignes muletiers de foncer sur moi?

—Parce que votre figure m'a intéressé. J'eusse été fâché qu'il vous arrivât malheur. Et, dès l'instant où je vous ai vu monter le sentier et entrer ici, j'ai désiré vous connaître. Voulez-vous me dire votre nom?

—On m'appelle le chevalier Pardaillan. Et vous?

—Moi, je m'appelle M. Peretti, dit le vieillard après une courte hésitation.

—Savez-vous, demanda Pardaillan, qui étaient ces deux hommes qui ont eu querelle avec un de vos muletiers?

—Je crois avoir, de loin, reconnu l'un d'eux... le sire de Maineville, qui appartient à la maison de Guise... Et vous, monsieur de Pardaillan, reprit M. Peretti, n'êtes-vous pas au duc?

En parlant, M. Peretti fouillait les yeux de Pardaillan.

—Je vais vous dire, fit paisiblement le chevalier, dans quelle intention je suis monté au moulin. Je suivais justement M. de Maineville et son compagnon.

—Qui était ce compagnon? fit vivement M. Peretti.

—Vous avez deviné Maineville. Je vous ai dit mon nom à moi, parce que vous me l'avez demandé. Quant à celui que vous ne connaissez pas et que je connais, moi, son nom vous est inutile, je le garde pour moi. J'ai donc pu entendre la conversation de Maineville qui est à M. de Guise, comme vous l'avez dit. Or, ce que veut faire Maineville me déplaît fort, et je suis venu ici pour l'empêcher.

—Que veut-il donc faire?...

—Il veut aller dire à son seigneur et maître que les millions promis par le pape Sixte sont arrivés... Il paraîtrait donc que Sa Sainteté, après avoir promis, se dédit. Pourquoi? Je n'en sais rien, et peu m'en chaut. Seulement, Maineville veut revenir ici en force, s'emparer des précieux sacs de Sa Sainteté, porter à M. de Guise tout ce blé poussé à l'ombre du Vatican et que le duc convertirait en un gâteau royal. Et cela m'ennuie. Je suis venu dire au meunier du céans: «Brave homme, ce soir on t'enlèvera ton trésor... à moins que je ne m'en mêle». J'ai donc fait signe à deux ou trois hardis compagnons qui, avec moi, seront là pour recevoir dignement les envoyés de M. le duc de Guise.

—Et pour ce service, dit M. Peretti, pour cette défense que vous m'offrez, que demandez-vous?

—Rien, répondit Pardaillan.

M. Peretti tressaillit et regarda Pardaillan d'un air soupçonneux. Cet homme n'est-il pas un ennemi envoyé d'avance. Mais, devant la figure loyale de Pardaillan, ses doutes s'envolèrent.

—Vous êtes un brave chevalier, dit-il, excusez mes défiances, elles vous sembleront naturelles quand vous saurez que je suis responsable de tout cet argent. Je parlerai de vous à notre Saint-Père, vous pouvez en être assuré, et il trouvera, lui, une récompense digne de vous.

—Ma récompense est toute trouvée, dit Pardaillan, narquois. Ne vous en inquiétez donc pas, je vous en prie.

M. Peretti, encore une fois, demeura perplexe.

«Quel diable d'homme est-ce là?» songea-t-il.

Et, pour pénétrer le mystère, il pria le chevalier à dîner avec lui, ce que Pardaillan s'empressa d'accepter.

Pendant ce repas, il remarqua plusieurs choses: d'abord, que le dîner était de beaucoup trop délicat pour un simple meunier; ensuite, que M. Peretti était entouré d'un respect étrange. Il en conclut qu'il avait affaire à quelque haut et puissant seigneur au service de Sixte-Quint.

Le dîner finissait lorsque le duc d'Angoulême arriva escorté de Picouic et de Croasse. Les deux laquais portaient chacun deux mousquets, des pistolets, enfin tout un attirail de guerre qui fit sourire M. Peretti.

«Diable! fit-il, je vois que vous êtes homme de précaution. Nous avons là de quoi soutenir un siège...

—Aussi bien, est-ce d'un siège qu'il s'agit.

Dès lors, M. Peretti commença à se demander s'il ne ferait pas mieux de se retirer. Il ne doutait plus de Pardaillan. Mais, jusque-là, il s'était volontiers bercé de cet espoir que le chevalier avait fort exagéré la situation. A la vue des armes de guerre, il commença à prendre au sérieux l'aventure.

Mais M. Peretti était brave, sans doute. Et puis une irrésistible curiosité lui était venue de voir à l'oeuvre cet homme extraordinaire qui venait défendre un trésor et qui ne voulait rien recevoir en échange. M. Peretti demeura donc...

La journée se passa sans incident. Vers la tombée du jour, Picouic, et Croasse furent envoyés en sentinelles perdues, au pied de la butte, pour signaler l'approche de toute bande, armée ou non.

Les deux géants maigres s'installèrent donc aux abords de la chapelle Saint-Roch et se mirent à surveiller le terrain dans la direction de la porte Saint-Honoré. La nuit était venue lorsqu'une troupe sortit de Paris et se dirigea droit sur la chapelle. Elle se composait d'une quarantaine d'hommes d'armes et était suivie d'une lourde charrette que traînaient trois forts chevaux. Les hommes d'armes étaient pour intimider les gens du moulin, la charrette pour transporter à l'hôtel de Guise les trente précieux sacs.

L'expédition était conduite par Maineville. Près de Maineville marchaient Maurevert, Bussi-Leclerc et Crucé. Le reste se composait de soldats, cette sorte de razzia devant demeurer secrète. Mais, mêlé à ces soldats, un gentilhomme masqué marchait silencieusement: c'était le duc de Guise lui-même, qui avait voulu assister à l'opération.

On connaît Maineville et Maurevert.

Crucé était un bourgeois, ligueur enragé. Jean Leclerc, maître d'armes, créé par Guise gouverneur de la Bastille, était une sorte de brave qui se vantait de n'avoir pas eu un seul duel qui n'eût été suivi de mort d'homme. A son nom de Leclerc, il avait ajouté celui de Bussi, en mémoire du fameux Bussi d'Amboise, si misérablement assassiné par les mignons d'Henri III.

Guise, en marchant vers le moulin pour s'emparer des millions que Sixte-Quint avait fait venir pour lui et qu'il lui refusait maintenant, frémissait d'espoir. Avec cette énorme somme, il pourrait fausser la parole donnée à Catherine de Médicis, de ne rien tenter de violent contre Henri III. Il pourrait acheter les conseillers du Parlement qui lui tenaient tête. Il pourrait payer les arriérés de solde de deux ou trois régiments, qui n'obéissaient plus qu'en grommelant. Il pourrait lever une armée, tenir la campagne, chasser Henri de Béarn jusque dans ses montagnes, capturer Henri III, le déposer et se faire couronner!

Une sourde fureur l'animait contre ce pape Sixte, dont il avait reçu l'envoyé venant lui annoncer que Sa Sainteté, épuisée par des pertes d'argent, était dans l'impossibilité de le secourir... Moins de deux heures après cet envoyé. Guise avait reçu la lettre de la princesse Fausta, lui disant que l'argent était là!... Maineville, envoyé pour s'assurer du fait, revenait bientôt le confirmer!... Et Guise, dévoré de rage et d'impatience, se perdait en suppositions sur les causes de cette brusque défection du pape... Car, enfin, si l'argent était là, c'était pour lui qu'il était venu!...

L'expédition avait aussitôt été résolue.

Picouic et Croasse aperçurent la petite troupe qui s'avançait en bon ordre.

«Rentrons au moulin, maintenant», dit Picouic. Il s'élança. Croasse, terrifié, l'imita. Mais, au bout de quelques pas, pris de frayeur, il buta et tomba sur les genoux. Picouic continua seul son chemin en courant. Alors, Croasse se releva et se remit à descendre à toutes jambes vers la chapelle Saint-Roch. Mais, à ce moment, la troupe signalée était sur le point d'atteindre elle-même cette chapelle; Croasse entendit les pas pesants des hommes d'armes cuirassés et casqués de fer. Il frémit et se vit perdu.

Mais, au moment où la troupe de Guise commençait à tourner la chapelle pour s'engager dans le sentier où était assis Croasse, un dernier instinct de défense le galvanisa; il se releva, bondit et, se hissant sur une borne, put atteindre, grâce à ses longs bras, la fenêtre qui éclairait le choeur de la chapelle. D'un coup de coude, il défonça les vitraux et, bientôt, il se laissa glisser à l'intérieur. La troupe conduite par Maineville passa.

Tout autre que Croasse eût jugé que le danger était passé en même temps. Mais, si Croasse ne brillait pas en général par l'imagination, à cette minute, cette imagination surexcitée par la peur enfanta des incidents: il entendit des chuchotements autour de la chapelle, bien qu'il n'y eût personne.

Croasse chercha, éperdu, un trou de, souris où se fourrer, et parcourut la chapelle dans l'obscurité, se heurtant aux bancs, aux sièges. Soudain, il tomba tout de son long: au même instant, une décharge d'arquebuse éclata au loin. Il se cramponna à un anneau de fer que ses mains rencontrèrent, et il s'arc-bouta à cet anneau comme un noyé s'accroche au fétu de bois. Or, à force de s'arc-bouter et dans les mouvements spasmodiques de sa frayeur. Croasse Constata tout à coup que la dalle à laquelle était scellé l'anneau se soulevait.

Une sorte de long boyau s'ouvrait devant lui. Il se précipita. L'obscurité était profonde, absolue. Où aboutissait ce souterrain? Croasse courut à perdre baleine. Soudain, son front heurta contre quelque obstacle. Croasse eut la sensation d'avoir reçu un coup de masse d'armes. Il tomba et s'évanouit...

Pendant ce temps, Picouic avait continué sa course, et ce ne fut qu'en arrivant au moulin qu'il s'aperçut de la disparition de son compagnon.

«Le lâche a fui! Ah! Croasse, tu nous déshonores!...»

Et, comme Picouic ne voulait pas être déshonoré, il raconta à Pardaillan que Croasse s'était embusqué au pied du sentier pour tenter une diversion.

Le chevalier prit aussitôt ses dispositions et rassembla tout le monde dans la grande salle: c'est-à-dire le meunier, trois garçons meuniers, dix muletiers, ce qui, en comprenant le duc d'Angoulême et Picouic et lui-même, portait à dix-sept le nombre des défenseurs du moulin. Quant aux deux ou trois femmes du moulin, elles s'étaient renfermées dans une salle donnant sur les champs.

M. Peretti suivait de l'oeil toutes les évolutions du chevalier. Une dernière hésitation se lisait sur son visage.

Pardaillan venait de faire sortir sa troupe. On entendait les pas des hommes de Guise qui montaient le sentier. Bientôt, on distingua leurs ombres confuses.

«Ce jeune homme est-il un traître? réfléchissait M. Peretti. Ce Pardaillan est-il un envoyé de Guise?... Je vais le savoir dans un instant... Ma destinée et celle du royaume de France sont dans les mains de cet Inconnu... Si c'est un traître, mes millions sont à Guise... Guise est roi... et moi... prisonnier, peut-être!...»

Pensif, il alla s'accouder contre les vitraux de la fenêtre. Toutes les lumières avaient été éteintes...

«Dans un instant. Je saurai! murmura M. Peretti. Voyons... si ce Pardaillan me trahit, si Guise entre ici, que lui dirai-je... Je lui dirai...»

Une violente détonation éclata soudain; l'éclair de la décharge illumina la nuit, et, dans le sentier, on entendit le hurlement des blessés, la retraite précipitée des survivants...

—Ils en tiennent! dit paisiblement le chevalier. Rechargez vos armes sans hâte... Ils vont en avoir pour une demi-heure à se concerter et à revenir de leur surprise.

M. Peretti entendit ces mots, et son visage s'éclaira.

«Ce n'est pas un traître, fit M. Peretti. Décidément, M. de Guise n'aura pas mon argent. Le Béarnais sera roi!...

Il ouvrit vivement la porte et appela le chevalier.

—Ne craignez rien, dit Pardaillan en s'approchant.

—Je n'ai pas peur, monsieur. Mais vous venez de dire que, sans doute, il n'y aurait pas de nouvelle attaque avant une demi-heure? Eh bien, le moment est venu de suivre l'excellent conseil que vous m'avez donné dans la journée... c'est-à-dire de faire filer mes trente mulets... Seulement... Je crains...

—Oui, vous craignez que M. de Cuise, en trouvant le moulin vide, ne lance une bonne compagnie de cavaliers dont les chevaux auront vite fait de rattraper vos mulets...

—C'est cela même, mon noble ami... Vous me permettez, n'est-ce pas, de vous appeler ainsi? Car vous venez de me rendre un service, voyez-vous... c'est que j'étais responsable, moi! Et devant qui? Devant notre Saint-Père lui-même!... Sa Sainteté saura tout ce qu'elle doit au chevalier de Pardaillan!... Mais me voilà bien embarrassé! Si on me poursuit... il faudrait...

—Il faudrait, dit Pardaillan, que la troupe du duc soit arrêtée devant le moulin jusqu'au jour, pour vous permettre de prendre de l'avance... Eh bien, partez donc. Je me charge d'arrêter l'ennemi jusqu'à demain matin.

—Quoi! à vous seul, vous arrêterez cette bande bien armée!... Car, je vous préviens que le meunier de céans et ses aides devront m'accompagner...

—Je m'en doute, car tous ces messieurs ressemblent à des meuniers comme je ressemble au pape.

M. Peretti tressaillit.

—Vous lui ressemblez peut-être plus que vous ne pensez... Jeune homme, vous ne voulez pas de récompense, et je vois à votre air qu'il est inutile d'insister. Mais, prenez cet anneau... et, peut-être qu'en certaines occasions, il pourra vous être plus utile qu'une fortune...

A ces mots. M, Peretti glissa vivement une bague dans la main de Pardaillan, et, sans y attacher d'autre importance, le chevalier la passa à un de ses doigts... Dix minutes plus tard, les trente mulets rechargés de leurs précieux sacs sortaient par-derrière et se mettaient en route. M. Peretti suivait à cheval, escorté par le meunier et ses garçons transformés en gens de guerre.

La caravane ayant atteint rapidement la Ville-l'Évêque, celui qui paraissait être le chef des muletiers s'approcha, chapeau bas, de M. Peretti et lui demanda:

—C'est bien la route d'Italie, que nous reprenons?

—Non, monsieur le comte, répondit M. Peretti: vous prendrez la route de La Rochelle...

Pardaillan, Charles d'Angoulême et Picouic étaient demeurés seuls dans le logis du meunier; le moulin lui-même se dressait sur l'aile gauche de ce logis, et ils communiquaient par un escalier de bois qui, partant du rez-de-chaussé, aboutissait à l'étage du moulin où se manoeuvrait la meule et où on pouvait mettre en mouvement les grands bras livrés à l'action du vent. De cet étage du moulin, par une simple trappe à laquelle aboutissait une échelle, on descendait à l'étage inférieur où se recueillait la farine.

Pardaillan parcourut rapidement le logis et le moulin et se rendit compte de ces diverses dispositions.

—Voici notre quartier général, dit-il en désignant le logis, et voici notre ligne de retraite, ajouta-t-il en montrant l'escalier qui conduisait au moulin.

—Nous allons donc nous battre? demanda Picouic.

—Alerte! cria Pardaillan.

La troupe de Guise, en effet, apparaissait à ce moment sur la butte. Pardaillan ouvrit la fenêtre et cria:

—Holà, messieurs! qui êtes-vous? que désirez-vous?

—Qui êtes-vous vous-même? fit dans la nuit une voix impérieuse.

—Ma foi, monseigneur duc, répondit Pardaillan en reconnaissant la voix de Guise, je suis le meunier du joli moulin de la butte... Qu'y a-t-il pour votre service?

—Meunier ou non, dit le duc, vous avez tout à l'heure tiré sur mes gens qui montaient le sentier sans autre intention que de patrouiller. En conséquence, je vous préviens que vous serez pendu haut et court, à moins que vous ne sortiez à l'instant. Auquel cas, il vous sera fait grâce de la vie.

—Me sera-t-il permis, monseigneur, d'emporter aussi les trente sacs pleins d'or que vous venez piller?

—Sortez! hurla le duc, furieux, livrez-nous la place, ou nous allons vous donner l'assaut!

—Ah! monseigneur, si vous menacez, nous allons être forcés de faire une sortie et de vous exterminer tous...

—Guise, qui allait Jeter un ordre, s'arrêta soudain.

—Ils sont peut-être cent là-dedans! dit-il à Maineville.

Pardaillan entendit et cria:

—Nous sommes trois, monseigneur!... Et c'est bien assez, savoir: le duc d'Angoulême, qui attend avec impatience la rencontre que vous lui avez promise; le sieur Picouic, baladin de son métier, et, enfin, votre serviteur, chevalier de Pardaillan.

Et il referma tranquillement la fenêtre.

—Oui, au revoir! gronda Guise, pâle de fureur.

Et il donna ses ordres. Avec les forces dont il disposait, il forma un large cercle de surveillance autour de la butte; chaque homme avait pour mission de surveiller, et non de se battre; il devait surtout prévenir le cas où on tenterait de faire sortir du moulin tout bagage qui ressemblerait à des sacs de blé. Puis, il expédia un sergent à Paris.

Deux heures plus tard, ce sergent revenait, annonçant que les ordres du duc allaient s'exécuter, c'est-à-dire qu'une troupe de mille arquebusiers allait arriver.

Pendant ces deux heures, Pardaillan et ses deux compagnons s'étaient fortement barricadés. Maurevert frémissait de joie: il tenait enfin l'ennemi tant redouté et disait au duc:

—Monseigneur, vous m'avez promis deux cent mille livres sur le butin que vous allez faire? Je veux vous proposer un échange: gardez les deux cent mille livres et donnez-moi l'homme qui vient de vous parler avec tant d'insolence.

—Je te comprends, Maurevert, dit Guise, tu hais cet homme. Mais, moi aussi, je le hais. Et nous avons un vieux compte à régler. Cela date de l'hôtel Coligny... Seulement, si tu veux te contenter de cent mille livres, ce qui est encore un joli denier, tu auras permission d'assister à l'entretien que j'aurai avec le Pardaillan, dès que nous l'aurons pris dans son terrier.

—Peste, monseigneur, c'est cher, ce sera donc bien beau?

—Je te le jure, gronda Guise.




XX

L'ATTAQUE DU MOULIN

Pendant que Guise attendait les mille hommes de renfort demandés et échangeait avec Maurevert ces macabres facéties, Maineville et Bussi-Leclerc s'approchaient en rampant du moulin, résolus qu'ils étaient à connaître le nombre exact des assiégés.

Tout était silencieux et obscur dans le moulin. Mais, dans le logis, une fenêtre était éclairée. Ce fut donc par l'échelle du moulin que les deux hommes se dirigèrent; bientôt, ils eurent atteint l'étage où se trouvait la meule.

En quelques minutes, ils eurent parcouru le moulin et furent convaincus qu'il ne s'y trouvait personne. Ils allaient donc redescendre, lorsque Maineville aperçut un léger rai de lumière au pied d'un mur; il saisit Bussi-Leclerc par le bras et lui souffla à l'oreille:

—Il y a là une porte de communication...

Ils s'approchèrent de ce rayon de lumière pâle, dans l'intention non pas d'ouvrir, mais d'écouter. Mais, en touchant la porte, Bussi-Leclerc s'aperçut qu'elle était simplement poussée. Avec des précautions infinies, il l'attira a lui: la porte s'ouvrit sans bruit... Les deux hommes s'accroupirent sur le haut de l'escalier et purent alors dominer la salle. Et, alors, ils tressaillirent d'étonnement. Un étrange spectacle s'offrit à leurs yeux.

Assis à une table, le chevalier de Pardaillan et le duc d'Angoulême dévoraient à belles dents un superbe jambon, tandis qu'un pâté attendait son tour et que Picouic versait à boire!... Le long d'un mur étaient rangées, en bon ordre, une douzaine d'arquebuses toutes chargées. Sur une table voisine, s'alignaient plusieurs pistolets. Tout en mangeant et en buvant, Pardaillan et Charles continuaient une conversation déjà commencée.

—Dès demain matin, disait le chevalier, nous irons visiter ce couvent. Il faudra bien que la bohémienne parle, et nous finirons par savoir ce qu'est devenue votre jolie petite Violetta... Allons, soyez gai, mon prince...

—Ainsi, Pardaillan, dit le duc d'Angoulême, vous pensez que cette Saïzuma en sait plus long qu'elle n'a voulu d'abord vous en dire?...

—J'en suis sûr, dit Pardaillan. Et voilà maître Picouic qui, ayant vécu avec elle, vous dira... tiens! tiens!

Ces derniers mots, le chevalier les avait prononcés au moment où il se renversait sur le dossier de son siège, pour examiner à la lumière la couleur du vin qu'il allait boire. Dans ce mouvement, sa tête s'était levée et ses yeux avaient rencontré, au haut de l'escalier de bois, Maineville et Bussi-Leclerc. Pardaillan se mit à rire et désigna les deux hommes à Charles, qui bondit sur son épée.

—Messieurs, dit Pardaillan, si le coeur vous en dit, je vous invite!...

Maineville et Bussi-Leclerc étaient braves. Ils n'avaient devant eux que trois hommes; la même idée leur vint: s'emparer de Pardaillan et de ses deux compagnons, les amener pieds et poings liés au duc de Guise.

Ils se levèrent, saluèrent et Maineville dit poliment:

—Monsieur de Pardaillan, ce sera avec plaisir que nous trinquerons avec vous si vous voulez porter la santé de M. le duc de Guise et nous accompagner ensuite auprès de lui.

Charles voulut s'élancer. Mais Pardaillan le retint.

—Monsieur de Maineville, dit-il, ce serait avec plaisir que je porterais la santé de votre maître si je ne craignais de désobliger M. d'Angoulême, que voici, et qui, je ne sais pourquoi, ne peut souffrir les Lorrains; quant à vous accompagner auprès de M. de Guise, c'est encore plus impossible, vu que nous n'avons pas fini de dîner.

—C'est avec désespoir que nous interrompons votre dîner dit alors Bussi-Leclerc.

A ces mots, les deux hommes, l'épée à la main, se précipitèrent et Bussi-Leclerc porta sur le crâne de Picouic un tel coup de pommeau que le pauvre tomba évanoui. Pardaillan se jeta au pied de l'escalier, leur coupant ainsi toute retraite. Tout cela s'était passé en quelques secondes: Maineville se trouva en garde devant le duc d'Angoulême, Pardaillan devant Bussi-Leclerc... Au même instant, les épées s'engagèrent. Bussi-Leclerc porta coup sur coup deux ou trois de ses meilleures bottes; à son étonnement, elles furent parées par le chevalier.

—A vous, monsieur, je vous tue! rugit Bussi-Leclerc en se fendant à fond par un coup droit.

—Bravo, mon prince, dit Pardaillan qui, dédaignant de lui répondre, avait vivement paré. Poussez... c'est cela... fendez-vous... touché!

Maineville, touché au bras, saisit son épée de la main gauche et, furieusement, il attaqua Charles, tandis que Bussi-Leclerc, ivre de rage devant le dédain de son adversaire, portait de son côté à Pardaillan des coups jusqu'ici réputés mortels.

—Allons, allons! il faiblit, disait Pardaillan en s'adressant à Charles, et comme si Bussi-Leclerc n'eût pas existé... Ne le tuez pas, mort-diable!... j'ai une idée... liez-lui sa rapière... bon!... ah! désarmé!... tenez-le!... ficelez-le-moi! nous allons rire!...

En effets Charles, à ce moment, venait de désarmer Maineville qui, glissant sur le parquet, était tombé sur un genou. Il lui mettait sa pointe sur sa gorge et lui disait:

—Vous rendez-vous, monsieur?...

—Je me rends, fit Maineville, pâle du sang qu'il avait perdu, plus pâle encore de honte et de fureur.

A ce moment, Picouic, revenu de son évanouissement, se relevait, courait à Maineville, saisissant un paquet de cordelettes à nouer les sacs de blé, et, en quelques secondes, le ficelait proprement. Alors seulement Pardaillan regarda son adversaire qui, écumant, bondissait autour de lui, et de sa voix la plus paisible:

—Et vous disiez donc, cher monsieur...

—Je disais, hurla Bussi-Leclerc, que je vais te clouer à ce mur!

Pardaillan, d'un battement sec, fit dévier la rapière dont la pointe érafla son pourpoint.

—Vous parlez de clouer, répondit-il. En effet, vous manoeuvrez votre épée comme un clou. Tenez, je vais vous donner une leçon... regardez bien...

—Misérable! rugit Bussi-Leclerc.

A ce moment, son épée lui sauta des mains et alla tomber à dix pas. Il voulut courir la ramasser. Mais il se heurta à Picouic qui braquait sur lui un pistolet... Bussi-Leclerc se croisa les bras et baissa la tête. C'est à peine s'il s'aperçut que le Picouic lui ficelait les jambes d'abord, puis les bras... puis le portait et l'étendait auprès de Maineville.

—Achevons de dîner, dit Pardaillan, qui, ayant rengainé sa rapière, se remit à table. Ah! ça, maître Picouic, à quoi pensez-vous... mon verre est vide...

—Je crois, cher ami, qu'il est temps de nous en aller, dit à ce moment Charles d'Angoulême, qui venait de s'approcher de la fenêtre. Voyez...

Pardaillan alla voir. Aux lueurs de l'aube naissante, il aperçut, au pied de la butte, une troupe qui se déployait en ordre d'assaut. C'était une longue ligne d'arquebusiers flanquée à gauche et à droite par un double rang d'archers. Au loin, par la porte Saint-Honoré, arrivaient des bandes de bourgeois, la pertuisane au poing, qui hurlaient.

Il résulta de l'ensemble de ces circonstances qu'au soleil levant il y avait autour de la butte quatre ou cinq mille hommes.

«Diable! fit Pardaillan, il est temps, en effet, de nous en aller; mais je crois bien que, pour le moment, c'est plus facile à dire qu'à faire.

—Cependant, observa doucement Charles, nous devions, ce matin, aller voir la bohémienne; vous me l'avez promis, Pardaillan. Il faut nous en aller.

—Nous nous en irons, fit Pardaillan. Mais quels cris assourdissants!... Holà, maître Picouic, au travail! Chargez sur votre dos M. de Maineville, moi je prends M. Bussi-Leclerc, qui est le plus lourd...

Des clameurs terribles s'élevaient de l'armée assiégeante. A mi-côte, les assiégeants s'arrêtèrent. Ils attendaient la décharge des assiégés et s'étonnaient de leur silence.

—Ils préparent quelque méchant coup, dit Guise à Maurevert. Mais où est Maineville? Où est Bussi?...

Et, pendant ce temps, celui qui était la cause de tout ce tumulte, enfermé dans le moulin avec ses deux compagnons, se préparait froidement à quelque défense désespérée.

Pardaillan avait pratiqué des ouvertures à travers les planches mal jointes du moulin. Et, toutes les arquebuses, il les avait calées; elles étaient toutes braquées et il n'y avait qu'à y mettre le feu... Après quoi, il y avait encore les pistolets.

Au-dehors, au moment où le soleil se levait. Guise donna tout à coup le signal de l'assaut. Une immense clameur retentit et l'armée se mit en marche, de toutes parts; mais, presque au même instant, il y eut un arrêt général, et un grand silence tomba tout à coup sur la butte et la plaine, devant un spectacle extraordinaire:

Trois hommes, sortant du moulin, en portaient un quatrième, solidement garrotté. Et, en un instant, cet homme ficelé fut attaché à l'extrémité d'une des ailes du moulin...

—C'est Maineville! rugit Guise effaré, hébété de stupeur.

Déjà, les trois assiégés avaient saisi un deuxième personnage, également garrotté, et, avec la même rapidité, ramenaient vers le sol l'aile opposée et y attachaient l'infortuné!

—Bussi-Leclerc! s'exclama Maurevert.

—Feu! Feu sur ces démons! hurla Guise.

Cent arquebuses partirent à la fois; la pétarade se continua quelques minutes au risque d'atteindre les deux malheureux, accrochés chacun à son aile du moulin! Et, lorsque l'opaque fumée se fut dissipée, on vit Pardaillan qui, sur la dernière marche de l'échelle, saluait d'un large coup de chapeau, puis rentrait dans le moulin et rejetait l'échelle à terre, d'un coup de talon... Au même instant, les ailes du moulin se mirent à tourner!... Les deux malheureux tantôt en haut, tantôt en bas, tantôt la tête au ciel, tantôt renversée vers le sol, suivaient l'orbite implacable tracée par les ailes du moulin, haletants de terreur.

—En avant! En avant! hurla Guise fou furieux de rage.

Une violente décharge partit du moulin. C'était les dix arquebuses de Pardaillan qui faisaient feu. Mais l'élan était donné... moins de deux minutes plus tard, au milieu d'effroyables hurlements, le logis du meunier était envahi...

Et la stupeur tournait au délire. Dans ce logis, il n'y avait personne! L'escalier qui conduisait au moulin fut aperçu. En un instant, vingt, cinquante, cent hommes d'armes se ruèrent et atteignirent l'étage supérieur du moulin.

«Personne!...»

Les trois assiégés étaient descendus à l'étage inférieur, Picouic armé des deux derniers pistolets, Pardaillan et Charles, l'épée à la main.

Pardaillan, parvenu tout en bas, souleva deux ou trois planches de ce cône sur lequel était bâti le moulin et montra le chemin à ses deux compagnons qui s'y glissèrent... C'était le dernier refuge!... Il allait falloir mourir là, en vendant sa vie le plus chèrement!... Pardaillan, le dernier, se glissa dans le trou, et rajusta les planches.

Maintenant, ils étaient sur le sol même. Les envahisseurs hésitaient à descendre à l'étage inférieur du moulin.

Enfin, l'un d'eux ayant regardé et n ayant vu personne, une bande se précipita et se trouva sur le plancher que les trois assiégés venaient de quitter!... C'était la fin «... On allait découvrir dans un instant l'étroit passage par lequel ils s'étaient faufilés.

Ce fut à ce moment que Picouic sentit le sol vaciller sous ses pieds comme s'il eût tombé... Il se baissa, tâta de ses mains dans l'obscurité. Et il sentit que ses mains touchaient une dalle, et que cette dalle basculait. Picouic jeta un cri... En un instant, Pardaillan et Charles comprirent ce qui se passait, et tous trois appuyèrent de toutes leurs forces sur la dalle qui allait livrer passage aux assaillants!...

Et, comme ils étaient à genoux, haletants, pesant sur la dalle, une voix lugubre, lointaine, leur parvint.

—Ah! les lâches! disait-elle. Ils me bouchent la sortie! Attendez que je vous extermine tous!...

—Croasse! hurla Picouic. C'est Croasse!...

En une seconde, la dalle arrachée laissa voir un trou béant, où commençait un escalier de pierre moisie... Et. dans ce trou, apparut la tête pâle, effarée, tragique et comique de Croasse!...

Dans le même instant, et avant que Croasse fût revenu de sa stupeur, les trois hommes se précipitaient dans le trou et couraient le long d'un boyau noir, Picouic entraînant Croasse. Dix minutes plus tard, ils atteignaient l'autre extrémité du souterrain qui aboutissait à la chapelle Saint-Roch. A ce moment même les assiégeants trouvaient la dalle soulevée et commençaient à descendre, avec précaution, l'escalier de pierre...

Les quatre hommes sortirent de la chapelle, le plus paisiblement du monde et se mêlèrent à la foule qui tourbillonnait au pied de la butte, les yeux fixés sur le moulin. Ils passèrent inaperçus dans cette foule où personne ne les connaissait, et, en hâte, rentrèrent dans Paris.

Croasse fut interrogé sur les événements qui l'avaient amené à devenir un sauveteur aussi imprévu.

—Je venais de me battre dans la chapelle contre je ne sais combien d'ennemis que je mis en fuite, dit-il, lorsque, saisi traîtreusement par sept ou huit forcenés, je fus précipité dans un trou noir où je fus laissé pour mort. Lorsque je m'éveillais, entendant des bruits de bataille, je résolus de me rapprocher de vous, messieurs, et alors...

—Monsieur Croasse, vous êtes étonnant!... fit Pardaillan avec un sourire.




XXI

L'ABBAYE DE MONTMARTRE

Une litière, ornée à l'intérieur de coussins de soie et toute tendue de la même étoffe, venait de franchir le pont Notre-Dame. Une dizaine de cavaliers, vêtus d'un costume sombre et bien armés, escortaient cette litière. Les yeux fixés sur la litière, un homme de haute taille et de forte carrure, enveloppé soigneusement dans un manteau, suivait à distance.

Cet homme, c'était maître Claude, l'ancien bourreau de Paris. Cette litière, c'était celle de la princesse Fausta.

Elle traversa Paris, franchit la porte Montmartre et monta la côte raide par la route qui serpentait sous l'ombrage de hêtres séculaires. Enfin, elle s'arrêta devant le porche de l'abbaye des Bénédictines. La princesse Fausta descendit de la litière et, comme si sa venue eût été attendue, la porte s'ouvrit aussitôt. Maître Claude s'était arrêté derrière un arbre. Alors, il se retourna, inspecta avec impatience les pentes de la colline, et, apercevant enfin un homme qui montait lentement, lui fit signe d'approcher. L'homme rejoignit maître Claude; c'était le prince cardinal Farnèse.

Par une sorte de fatalisme, ou par un suprême dédain de la vie, issu de son désespoir, Farnèse se cachait à peine et ne prenait aucune précaution...

—Elle est là! dit maître Claude en tendant le bras vers l'abbaye.

Farnèse jeta un regard sur l'escorte de Fausta, qui, ayant mis pied à terre, attendait devant la porte.

—Bien. Es-tu décidé à agir?... dit-il.

—Je me suis vendu à vous pour un an, répondit maître Claude d'une voix sombre. Je vous appartiens. Ordonnez donc: j'obéirai... mais... n'oubliez pas qu'après la mort de la tigresse vous m'appartenez, vous!... gronda-t-il.

Farnèse haussa les épaules et dit:

—Si je n'avais pour un temps raccroché ma vie à l'espoir de venger ma fille, je me livrerais à toi à l'instant, et je te bénirais de me délivrer de la vie... Ne crains donc pas que j'essaie de déchirer le pacte qui nous lie...

—Bon! commandez donc, et j'obéis!... dit le bourreau.

—Commençons par entrer dans ce couvent.

Alors, à distance et sous le couvert des vieux arbres, ils contournèrent l'abbaye.

Nous avons expliqué que le couvent était en triste état, comme si, depuis des années déjà, il eût été abandonné; les jardins, jadis si beaux, n'étaient plus qu'une forêt de ronces. Le potager, qui se trouvait sur les derrières du couvent, demeurait seul assez bien cultivé, les habitantes de ce lieu étrange se nourrissant principalement des légumes qu'elles faisaient pousser. Ce potager était clos d'un mur d'enceinte comme le reste du couvent; mais, à ce mur, il y avait, de place en place, de larges brèches qui, sous les pieds de mystérieux visiteurs, avaient fini par former de véritables passages ouverts.

Ce fut vers l'une de ces brèches que maître Claude se dirigea, suivi du prince Farnèse, pensif.

Non loin se trouvait un vieux pavillon d'élégante architecture, jadis construit par quelque abbesse qui venait y chercher le repos et la solitude, mais qui, maintenant, n'était plus qu'une ruine. Claude, d'un coup d'épaule, défonça la porte vermoulue. Ils entrèrent.

—Attendez-moi là, dit maître Claude.

Farnèse acquiesça d'un signe de tête et demeura immobile, tandis que l'ancien bourreau s'éloignait.

La princesse Fausta était entrée dans le couvent. Malgré l'incroyable puissance de caractère de cette femme, un trouble indéfinissable paraissait sur son visage.

Précédée de deux jeunes religieuses, à la physionomie plus mutine que dévote, Fausta parvint au premier étage et, sur l'immense palier où s'ouvrait un profond couloir, rencontra l'abbesse Claudine de Beauvilliers qui se hâtait de venir au-devant de son illustre visiteuse. Celle-ci eut un agenouillement rapide, et Fausta leva la main, les trois premiers doigts ouverts, signe mystérieux... bénédiction que seuls peuvent donner les successeurs de saint Pierre! Mais ce fut si rapide que les deux religieuses ne virent rien de ce geste.

Claudine, déjà, marchait devant Fausta et, lui montrant le chemin, la fit pénétrer dans une pièce meublée avec un luxe disparate. Sur une table de marbre à coins rehaussés d'argent, c'était tout l'attirail des brosses, des pinceaux, des pots et des flacons, onguents et cosmétiques alors en usage non seulement pour les femmes, mais aussi pour les hommes. Et, au-dessus de cette table, un Christ d'or étendait ses bras.

L'abbesse roula un large fauteuil et, lorsque Fausta se fut assise, plaça sous ses pieds un coussin de velours. Elle-même demeura debout.

—Cette femme... cette bohémienne est toujours ici? demanda alors Fausta.

—Oui, madame. Selon vos ordres, nous la surveillons étroitement. Votre Sainteté désire-t-elle la voir?...

Fausta demeura quelques minutes silencieuse et pensive.

—Ma Sainteté! dit Fausta après un silence... Dérision!... Vingt-trois cardinaux réunis en conclave secret, dans les catacombes de Rome, ont résolu la guerre contre Sixte. Et, déjà, devant l'exécution, ils tremblent. Ma souveraineté pontificale est destinée à s'exercer dans les ténèbres, alors que mon âme aspire violemment au grand jour!... Ah! Claudine, mon coeur déborde d'amertume. Vous m'appelez Sainteté! Et, lorsque je regarde en moi-même, je ne vois qu'une jeune fille épouvantée de voir que la nature s'est trompée en lui donnant le sexe qui est le nôtre, plus épouvantée encore de découvrir, sous ses aspirations insensées, la faiblesse d'une femme.

Claudine leva vers Fausta un regard de sympathie.

—Ah! ma noble et radieuse souveraine, murmura-t-elle, vous qui inspirez à la fois l'amour et le respect, je vois qu'une douleur inconnue vous étreint... Que ne puis-je mourir pour vous éviter l'ombre d'une souffrance!...

Fausta, d'un geste plein de dignité, releva l'abbesse.

—Oui, dit-elle, vous êtes vraiment une apôtre, Claudine. Si votre chair est faible, votre âme est forte. Vous êtes la seule qui m'ayez comprise... Écoutez donc...

Sur un signe de Fausta, Claudine de Beauvilliers, abbesse des Bénédictines de Montmartre, s'assit et Écouta.




XXII

LE COEUR DE FAUSTA

—Est-ce que le règne pontifical de Jeanne est un rêve? reprit Fausta, comme si elle se fût parlé à elle-même. Quelle est la loi qui défend à une femme d'occuper le trône de Pierre? Est-ce qu'il n'y a pas des saintes comme il y a des saints?

Claudine écoutait ardemment ces étranges paroles. S'adressant plus directement à l'abbesse, Fausta continua:

—Donc, ils sont vingt-trois qui, fatigués de la tyrannie de Sixte, ont résolu d'élever une Eglise devant son Eglise, un trône devant son trône... Trois ans se sont écoulés depuis... J'habitais Rome alors, le palais qu'avait habité mon aïeule, Lucrèce... Le sang des Borgia bouillonnait dans mes veines. Riche, belle, adulée, seule au monde, je voyais mon palais plein de seigneurs et de princes de l'Eglise... Mais je n'avais de joie qu'à relire la terrible légende des Borgia, mes ancêtres. Et j'ai senti en moi l'esprit vaste d'Alexandre Borgia, la fougue conquérante de César Borgia, le coeur de Lucrèce Borgia. Être à moi seule ce qu'ils ont été à eux trois!... Oui, je faisais ce rêve inouï, lorsque je rencontrai Farnèse... C'est lui que je conquis le premier, et c'est lui qui, le premier, m'abandonne!...

—Quoi! madame... le cardinal Farnèse!...

—Un soir, reprit Fausta sans répondre, Farnèse vint me chercher dans mon palais. Il connaissait mon rêve... Il me témoignait une sorte d'admiration... Ce soir-là, donc, nous sortîmes de Rome et pénétrâmes dans les Catacombes. Arrivés à un vaste carrefour éclairé de torches, je vis les vingt-trois revêtus de leurs simarres...

—Voici celle que vous savez, dit Farnèse. Voici celle qui peut nous sauver...

—Alors, les vingt-trois m'entourèrent. Je ne tremblai pas devant ce que j'entrevis à l'instant et j'acceptai leur terrible proposition. Alors, l'un d'eux, le plus vieux, passa à mon doigt cet anneau...

Fausta allongea la main et montra l'anneau.

—Je me mis à l'oeuvre, continua Fausta. J'ai bouleversé l'Italie dont presque tous les évêques sont prêts à me reconnaître. J'ai bouleversé la France, parce que son roi, aux premières ouvertures de Farnèse, haussa les épaules. Ce roi, je l'ai fait chasser. J'en ai choisi un autre...

—Il me semble, dit timidement Claudine, que les événements se déroulent bien selon vos plans...

—Voilà ce qui me déroute! Les apparences sont telles qu'elles dépassent mes prévisions, et, sous ces événements, s'en trouvent d'autres qui m'arrêtent... Les cardinaux du conclave secret ont peur. Farnèse vient de m'abandonner...

—Mais, Guise! Guise!

—Guise s'est réconcilié avec la duchesse!... Je la tenais, pourtant... Je l'ai envoyée, espérant qu'elle aurait assez d'audace pour se représenter une fois encore à l'hôtel de Guise, et qu'alors... Mais elle a eu l'audace prévue, elle a vu son mari... et le mari a pardonné!

Claudine de Beauvilliers réprima un sourire.

—Guise, reprit Fausta, Guise qui passe pour le type accompli de l'énergie violente, Guise n'est vraiment admirable que dans la bataille. Mais, une fois le casque et la cuirasse déposés, j'aperçois dans Guise ce qu'il est en réalité: une belle statue qui, parfois, a un geste violent, mais qui n'est capable ni de haute pensée, ni de ferme résolution... Oui, il a pardonné à la duchesse de Guise et ceci m'a déroutée. Il a laissé sortir de Paris trois mille hommes que ce Crillon a conduits à Henri de Valois. Il a parlé à Catherine de Médicis, et quelques mots de la vieille Florentine ont suffi pour faire crouler l'échafaudage de résolutions que j'avais lentement élevé dans ce faible cerveau!... Enfin, dénué d'argent, une occasion s'offre à lui de saisir le trésor qui lui permettra de conquérir le royaume; renseignée par mes espions, je le lui indique. Il n'a qu'à le prendre... et, au moulin de la butte Saint-Roch, il se fait jouer comme un enfant!

Fausta ferma tout à fait les yeux. Elle murmura:

—Il est vrai que, sur la place de Grève et à la butte Saint-Roch, Guise a eu affaire à forte partie... Pourquoi le duc de Guise n'a-t-il pas l'âme d'un Pardaillan?...

Alors, comme si le secret qu'elle portait au coeur l'eût étouffée, elle reprit d'une voix qui tremblait presque:

—Le véritable chevalier des héroïques entreprises, ce n'est pas un Guise à l'armure étincelante ou au pourpoint de satin... Je l'ai vu, le vrai chevalier. Qui est-il?... Oh! que ne donnerais-je pas pour le mieux connaître, pour pénétrer sa vie, comprendre sa pensée... être enfin...

La Fausta s'arrêta soudain. Son visage pâlit et les ongles de ses mains s'incrustèrent dans les paumes, en l'effort qu'elle fit pour dompter son émotion. Mais Claudine avait vu, entendu... et elle avait deviné...

—Folie! murmura Fausta. Je n'ai pas de coeur...

—Pourquoi, ma Souveraine? s'écria Claudine palpitante. Reine toute-puissante, pourquoi ne seriez-vous pas femme?...

—Parce que, dit la Fausta, en reprenant toute sa majesté, je ne veux pas être dominée par un homme...

—Ah! madame, c'est un maître d'une bien douce puissance que l'Amour!...

—L'Amour! balbutia Fausta en tressaillant.

Elle baissa la tête et une larme brûlante gonfla ses paupières. Mais cette larme s'évapora et, lorsqu'elle releva la tête, son visage avait repris toute sa sérénité.

—Voilà donc où nous en sommes, continua-t-elle simplement. Guise a reculé de dix ans en ces quelques jours et Farnèse, pierre angulaire de mon édifice, Farnèse m'échappe!... Voyons donc cette Saïzuma... puisque vous croyez avoir découvert...

L'abbesse frappa dans ses mains. Une porte s'ouvrit et une religieuse parut:

—Qu'on amène la bohémienne, dit Claudine.




XXIII

LE SPECTRE

Maître Claude, laissant le prince Farnèse dans le pavillon, s'était éloigné en traversant le potager.

Claude connaissait sans doute les étranges moeurs de ce couvent qui était une exception. Il ne semblait prendre aucun soin de se cacher. Ayant traversé le potager, il passa sous une voûte et, là, se rencontra avec une jeune et jolie fille au costume laïque et quelque peu sommaire.

Et, cette fille au sourire effronté, aux yeux hardis, c'était encore une religieuse. Elle se planta résolument devant maître Claude et, d'une voix câline, demanda:

—Ce beau cavalier est sans doute de l'escorte qui vient de s'arrêter devant le porche?

—En effet, je suis de la suite de la princesse, et j'ai ordre de venir la retrouver.

—Si vous allez chez l'abbesse, vous n'avez qu'à suivre ces deux soeurs...

Les deux soeurs étaient vêtues en religieuses. Elles marchaient lentement, la tête baissée et les bras croisés. Car, dans ce couvent, il y avait quelques soeurs demeurées pures.

Entre ces deux femmes, marchait, silencieuse, la bohémienne au masque rouge... Saïzuma. Claude les laissa passer. Il se mit à les suivre. Les deux religieuses frappèrent à une porte qui s'ouvrit. Alors elles prirent chacune Saïzuma par une main et entrèrent. Quelques instants plus tard, elles sortirent seules et s'éloignèrent lentement. Alors maître Claude s'approcha de la porte. Mais là, il s'arrêta et passa ses deux mains sur son front. La facilité avec laquelle il marchait à l'événement terrible lui causait une angoisse qu'il n'eût pas éprouvée s'il lui avait fallu traverser mille dangers...

Claude avisa à quelques pas une porte entrouverte; il y alla, et se trouva dans une étroite pièce sans meubles où régnait une demi-obscurité. Dans cette solitude, Claude, les bras croisés, se prit à songer. Que venait-il faire là?...

Tuer. Ou tout au moins s'emparer d'une femme qu'il allait livrer au prince Farnèse. Une haine terrible l'animait contre Fausta. La meurtrière de sa fille devait mourir. Mais il lui semblait que des souvenirs s'agitaient au fond de sa mémoire.

«Cette bohémienne, qui marche entre deux religieuses, a une allure que je reconnais, songea maître Claude.

Il médita longtemps sur ce sujet, ayant oublié à ce moment Farnèse et Fausta. Puis se décida.

Les deux religieuses conduisant Saïzuma étaient entrées chez l'abbesse.

—Madame, dit l'une des religieuses, deux hommes viennent encore d'entrer sur le territoire de la communauté.

—Hélas! fit Claudine, les murs de notre pauvre couvent sont en ruine. Comment pourrions-nous empêcher ces incursions de l'Amalécite? Allez prier, mes soeurs, allez...

Cette réponse impudente, Claudine la fit sur un ton de douloureuse piété. Les deux soeurs s'inclinèrent et sortirent. Sans doute Fausta était au courant des moeurs extraordinaires de ce couvent, car elle ne parut nullement étonnée. Seulement, tandis que les soeurs se retiraient, elle dit:

—Le jour est proche, madame l'abbesse, où vous pourrez rebâtir le temple qui abrite ces saintes filles. N'oubliez pas qu'un revenu de cent mille livres est assuré à votre couvent, du jour où nos projets auront été bénis par Dieu.

L'oeil de Claudine étincela. Fausta, déjà, s'était tournée vers Saïzuma et l'examinait en silence. La bohémienne s'approcha d'elle, lui prit la main, et lui dit de sa voix morne;

—Voulez-vous savoir votre bonne aventure?

—Non, dit Fausta. Mais, si tu veux, je te dirai la tienne. Car je sais lire dans la main les événements passés.

Saïzuma considéra avec étonnement là femme qui lui parlait ainsi avec une douceur d'accent qui fondai son coeur et une autorité qui la subjuguait. Elle demanda:

—Qui es-tu? Es-tu de Bohême comme moi?...

—Peut-être, dit Fausta. Mais, puisque je te parle à visage découvert, ne peux-tu retirer ton masque?

—Mon masque est rouge, mais, si je le retire, on verra que mon visage est pourpre de honte. Tous ceux qui étaient dans l'église cathédrale sur la place de Grève m'ont vue...

—L'église cathédrale! murmura Fausta en tressaillant. La place de Grève!... Oh! serait-ce bien elle?...

—Et puis, peut-être tu redouterais d'être reconnue par le bourreau? ajouta-t-elle, étudiant l'effet de ses paroles.

—Le bourreau n'est rien, dit Saïzuma. Il ne m'a pas fait de mal. Il n'a pas broyé mon coeur. Celui que je redoute, c'est l'imposteur qui a tué mon âme...

—Le nom de cet imposteur? dit Fausta en suivant avec une attention passionnée l'effet de ses paroles.

—Il est là! répondit Saïzuma, en posant la main sur son sein. Nul ne le saura.

—Eh bien, je le sais, moi!...

Saïzuma éclata de rire. Fausta saisit sa main, l'ouvrit, y jeta un regard, et d'une voix impérieuse:

—Les lignes de ta main m'ont révélé ta vie passée...

Saïzuma retira violemment sa main et la referma dans un mouvement de terreur convulsive.

—Je sais que c'est au pied de l'autel que ton coeur a été broyé par l'évêque... Celui que tu aimais! Jean de Kervilliers!

Saïzuma jeta un cri de détresse et tomba à genoux.

—C'est elle! C'est bien elle! murmura Fausta.

Et elle se pencha vers la bohémienne pour la relever. A ce moment, la porte s'ouvrit. Fausta vit entrer maître Claude... Elle ne frémit pas.

—Que viens-tu chercher ici? demanda-t-elle avec hauteur.

—Vous! répondit Claude.

—Parle donc...

—Ma supplique est simple, madame. Je voulais vous prier de m'accompagner jusqu'au vieux pavillon qui se trouve derrière les jardins de ce couvent.

—Et si je refusais, bourreau?

—Si vous refusiez, madame, je serais forcé de vous tuer tout de suite. Mon maître, et je dis mon maître parce que je lui appartiens en ce moment, m'a ordonné de vous amener à lui dans ce pavillon. Je vous amènerai, morte ou vive.

Claudine, devant cette scène imprévue, était devenue livide d'épouvante. Fausta gardait cette admirable expression de majesté sereine qui lui était habituelle.

—Et ton maître, dit-elle, qui est-ce?...

—Mgr le cardinal Farnèse...

—Fausta avait violemment tressailli.

—Je te suis! dit-elle.

Si Claude fut étonné par ce peu de résistance, il ne le témoigna ni par un mot ni par un geste. Fausta, d'un signe, avait rassuré Claudine. Puis, se penchant vers Saïzuma, elle la releva en murmurant à son oreille avec une expression d'infinie pitié:

—Venez, pauvre femme, et vous ne souffrirez plus...

Maître. Claude, sa dague nue à la main, ouvrit la porte. Fausta passa, s'appuyant sur le bras de Saïzuma, ou plutôt l'entraînant. L'abbesse voulut la suivre, mais Claude referma la porte à clef, en disant:

—Demeurez ici, madame. Sachez de plus que, si vous appeliez, l'unique chance de salut qui reste à la princesse Fausta s'évanouirait.

Claudine demeura donc enfermée dans la chambre, à demi évanouie de terreur. Quant à Fausta, elle marchait d'un pas tranquille. Claude venait derrière elle. Lorsque Fausta fut arrivée au bas de l'escalier, elle se tourna vers le bourreau.

—Conduisez-moi..., lui dit-elle.

—Allez droit au fond du jardin, répondit Claude. Et n'oubliez pas qu'au premier cri, au premier geste, je vous égorge...

Fausta se mit en marche et atteignit le pavillon, elle entra. Claude entra derrière elle et ferma la porte.

Farnèse, plongé dans une méditation, n'entendit pas le bruit de la porte qui grinçait. Claude se dirigea vers lui. En cette seconde, Fausta conduisit la bohémienne dans un angle obscur et lui dit impétueusement:

—Si tu veux te libérer de la douleur qui étreint ta vie depuis que tu fus trahie par Jean de Kervilliers, demeure ici, en silence.

La recommandation était inutile. La bohémienne avait vu le cardinal Farnèse, et un profond tressaillement avait secoué tout son être.

«L'homme noir de la place de Grève», murmura-t-elle.

Fausta s'était vivement dirigée vers l'extrémité opposée de cette salle. Elle prit place dans un vieux fauteuil et attendit. Claude avait touché Farnèse.

—Monseigneur, dit-il, elle est ici.

—Elle! qui elle? haleta Farnèse en bondissant.

—Celle qui a tué votre fille, celle que nous avons condamnée, celle qui va mourir... la voici.

—Ah! oui..., murmura-t-il, Fausta! Ce n'est que Fausta!

Il y avait un soulagement dans cette constatation.

—Bourreau, dit-il d'une voix très calme, tu attendras dehors. Quand je t'appellerai, tu exécuteras la sentence.

Claude s'inclina avec soumission. Et, étant sorti, il s'assit sur le seuil de pierre. Farnèse, pendant quelques instants, contempla silencieusement Fausta.

—Madame, dit-il enfin, vous voilà en mon pouvoir. Je dois vous prévenir que j'ai l'intention de vous tuer comme on tue une bête féroce. Qu'avez-vous à dire à cela?

—Cardinal, répondit Fausta, vous êtes en état de rébellion contre votre souveraine. J'eusse pu, d'un mot, livrer le bourreau que vous m'avez envoyé. Mais j'ai voulu voir jusqu'où irait votre audace. Et c'est pourquoi je suis ici. Sachez-le, je sortirai de cette maison sans que vous ayez touché un cheveu de ma tête.

Un instant, sous cette voix dominatrice, le cardinal faillit courber la tête. Mais, se raidissant, il continua:

—Une seule chose au monde peut vous sauver. Lorsque je me suis traîné à vos pieds, lorsque je vous ai crié que cette pauvre innocente sacrifiée à vos projets, c'était ma fille... je croyais encore parler à la Souveraine. J'ai vu alors qu'il n'y avait en vous que de l'audace, et que cela seulement vous faisait forte. Pendant des années, je vous ai été aveuglément dévoué. Pour vous, je me suis fait criminel, croyant agir pour le bien de la nouvelle Eglise. Et, lorsque je vous ai demandé ma fille, vous m'avez dit: «Elle est morte...» A ce moment-là, je vous ai condamnée. Rien ne peut donc vous sauver aujourd'hui, à moins que vous ne me prouviez que vous avez menti, et que ma fille n'est pas morte!

Le cardinal fixa un ardent regard sur Fausta. Un dernier espoir le faisait palpiter.

—Elle est morte, dit Fausta implacable. J'ai voulu savoir si, vous, mon premier disciple, vous étiez assez dégagé des faiblesses humaines pour sacrifier même votre fille à la cause sacrée pour laquelle vous deviez dévouer votre sang jusqu'à sa dernière goutte... Si je vous avais vu tel que je vous espérais, Farnèse... qui sait de quoi j'eusse été capable, et quelle magnifique récompense j'eusse trouvée pour vous! Qui sait même si un miracle ne vous eût rendu celle que vous pleurez!...

—Rêves insensés! dit-il sourdement. N'espérez pas, madame, échapper à la sentence en me berçant d'un puéril espoir.

A ces mots, le cardinal fit un mouvement comme s'il allait appeler le bourreau. Mais, en même temps, Fausta se leva. Et elle marcha si flamboyante dans sa sérénité, si terrible dans sa majesté, que le cardinal s'arrêta et qu'une secrète horreur l'envahit tout à coup.

—Puisque votre rébellion vous damne, dit-elle glaciale, puisque vous n'avez pas voulu que fût tenté le miracle de joie, eh bien! que s'accomplisse donc le miracle de désespoir, vivez avec celle qui est la mort de votre âme!

—Que voulez-vous dire? balbutia Farnèse.

—Cherche en toi-même! Tu la crois morte depuis seize ans!... Regarde.

D'un geste rapide elle fit tomber le masque de Saïzuma.

—Léonore! rugit Farnèse en reculant, tandis que Saïzuma s'avançait vers lui.

—Qui donc a prononcé mon nom? demanda la bohémienne.

Farnèse livide, les yeux exorbités, se cacha le visage dans les mains. Et, quand Saïzuma fut tout près de lui, il tomba à genoux.

La voix éclatante de Fausta s'éleva:

—Adieu, cardinal! Je te mets aujourd'hui aux prises avec Léonore de Montaigues, ton amante!... Prends garde que je ne te mette, un jour, aux prises avec le spectre de ta fille!...

Mais Farnèse n'entendait pas. Il ne voyait que Saïzuma... Léonore... le spectre!...

Fausta s'était dirigée vers la porte sans hâter le pas. Là, elle trouva Claude qui attendait et qui, la voyant apparaître, demeura stupide d'étonnement. D'un bond, le bourreau pénétra dans la salle, courut à Farnèse, et vit alors Saïzuma qui se penchait sur le cardinal.

—La mère de Violetta!... murmura-t-il, pétrifié.

Et Claude recula de quelques pas, effaré, presque terrifié par cette soudaine apparition de celle qu'il aurait dû, jadis, par un matin de novembre, exécuter sur la place de Grève. Alors, à l'attitude de Farnèse, de l'amant de Léonore, il comprit pourquoi Fausta avait pu sortir si tranquillement de cette salle où elle devait mourir. Sa haine, qui, un moment, avait fait place à la stupéfaction, lui revint plus violente.

—Eh bien, murmura-t-il, je serai donc seul à exécuter cette femme!

Et il s'élança au-dehors sur les traces de Fausta. Mais déjà celle-ci avait rejoint son escorte devant le grand porche du couvent. De loin, Claude vit la litière s'éloigner, entourée de cavaliers.




XXIV

LA SOEUR PHILOMÈNE

Maître Claude revint sur ses pas. Un instant, il s'arrêta devant le pavillon où il avait laissé le prince Farnèse. Il songeait, en marchant lentement:

«Fausta sait que le cardinal Farnèse veut la tuer. C'est elle qui a amené la malheureuse Léonore au cardinal. Pourquoi?... Elle avait une escorte suffisante pour faire saisir Farnèse... elle s'éloigne simplement. Pourquoi n'a-t-elle pas essayé de me saisir moi-même?...»

Claude franchit la brèche par où il était entré avec le cardinal Farnèse. Comme il descendait les rampes abruptes, il vit monter quatre hommes qui marchaient en deux groupes. Il continua à descendre et croisa les deux premiers de ces inconnus qu'il salua gravement. Ils lui rendirent son salut. Et Claude continua son chemin vers Paris.

Ce jeune seigneur que Claude ne connaissait pas et qui venait de lui rendre son salut plus courtoisement que ne faisaient en général les gentilshommes à un simple bourgeois comme lui, c'était Charles d'Angoulême.

Il rayonnait d'espoir, le petit duc! Cette bouche d'or de Pardaillan lui avait si bien répété qu'il retrouverait Violetta. Il montait donc fort allègrement les pentes de Montmartre, trouvant la nature charmante. Pardaillan, le meilleur des compagnons, convaincu que, là-haut, il allait trouver la bohémienne Saïzuma, et que, par la bohémienne, il finirait par savoir la retraite de Belgodère, et, par conséquent, de Violetta.

Les quatre hommes parvinrent à la brèche. Pardaillan passa le premier, et, ne voyant rien d'anormal et d'inquiétant, fit signe à Charles qui le suivit aussitôt. Bientôt, ils furent rejoints par Croasse et Picouic... Dans le jardin, deux vieilles religieuses bêchaient.

L'une d'elles aperçut soudain les quatre nouveaux venus. Et, avec un sourire amer, les désigna à sa compagne.

—Cela va bien, dit-elle, ils viennent à quatre, maintenant! Jésus, dans un peu de temps, c'est toute une armée qui viendra s'installer au couvent!

—Allons, allons, soeur Philomène, dit l'autre religieuse, plus sceptique ou plus résignée. Si nos jeunes soeurs se veulent damner, cela les regarde... nous n'y pouvons rien!

—Jésus Marie, murmura soeur Philomène, on dirait qu'ils viennent à nous, regardez, soeur Mariange.

—Oui, vraiment, c'est à nous qu'ils en veulent... Allons-nous-en, soeur Philomène.

Soeur Philomène, d'un geste rapide, défripa sa pauvre vieille jupe et, d'un coup de main, rentassa sous la coiffe les mèches de cheveux qui voltigeaient au vent.

—Restons au contraire, dit-elle. Il faut savoir s'ils auront l'audace de ne pas nous respecter.

Pardaillan et le duc d'Angoulême s'avançaient en effet vers les deux religieuses. Soeur Mariange regarda en face les deux arrivants. Soeur Philomène baissa pudiquement les yeux.

Soeur Mariange était une petite personne grasse et replète, tout en embonpoint, avec une figure rougeaude. Soeur Philomène, anguleuse et sèche comme un sarment, avait dû toujours être laide, et elle en gardait une rancune à tout l'univers. Elle ignorait d'ailleurs parfaitement la vie, et, par certains côtés, elle était d'une innocence enfantine.

Pardaillan souleva son chapeau avec politesse.

—N'approchez pas! Arrêtez! cria Philomène.

Le bon Pardaillan, qui s'était déjà arrêté devant cette injonction palpitante, demeura interloqué. Charles d'Angoulême, à son tour, salua et dit:

—Madame...

—Ne me parlez pas! interrompit la vieille femme avec un geste de pudeur outragée. Qu'espérez-vous? parlez! Je lis vos intentions perverses sur vos visages!

Ici Pardaillan fut pris d'un éclat de rire qui, malgré ses soucis, gagna aussitôt le jeune duc.

—Par tous les diables, s'écria Pardaillan, avons-nous l'air de Maures ou de Turcs? Sommes-nous faits comme des gens qui viennent violenter la vertu de deux femmes d'apparence aussi vénérable?... Non, madame, ne redoutez de nous aucune entreprise malséante. Nous venons simplement vous prier de nous donner un renseignement. Et, pour achever de vous rassurer, je vous dirai que mon ami que voici a eu un grand malheur... il aime une jeune fille—oh! ne craignez rien, ce n'est pas une religieuse—et cette jeune fille a été enlevée.

—Pauvre jeune homme! murmura soeur Philomène en regardant le petit duc avec intérêt.

Or, continua Pardaillan, il y a ici une femme, une bohémienne, que j'ai menée moi-même jusqu'au porche du couvent, et à qui on a bien voulu donner l'hospitalité. Cette bohémienne peut nous être d'un précieux secours pour retrouver celle que nous cherchons... et nous voudrions la voir.

—J'ai vu la femme dont vous parlez, dit alors soeur Mariange, qui jusque-là avait rempli le rôle de personnage muet.

Charles fit vivement deux pas vers la soeur Mariange.

—Madame, dit-il d'une voix émue, faites que je puisse voir la bohémienne, et vous n'aurez pas obligé un ingrat.

—La charité chrétienne nous fait un devoir d'obliger le prochain. Vous voulez parler à la bohémienne? dit-elle. Eh bien, vous voyez ce vieux pavillon, là-bas, près de la brèche?... Elle y est en ce moment: je l'ai vue y entrer.

Pardaillan et Charles n'en écoutèrent pas davantage et se dirigèrent en toute hâte vers le pavillon Signalé.




XXV

L'ÉTÉ DE LA SAINT-MARTIN

Pendant que Charles et Pardaillan pénétraient dans le vieux pavillon, les deux laquais, c'est-à-dire Picouic et Croasse, demeuraient au-dehors en sentinelle. Le premier avait été posté au pied de la brèche. Le second devait rester à l'entrée même du pavillon.

Croasse qui, bien à contrecoeur, était passé foudre de guerre, commença par jeter tout autour de lui un regard menaçant. Et il mit la dague à la main. Cependant, ayant constaté que le potager, en fait d'ennemis, ne présentait à ses regards que de modestes herbages légumineux, il commença à se dire que le moment d'une nouvelle bataille, n'était sans doute pas arrivé. Il éteignit donc le feu de son regard, et tout doucement rengaina sa dague, en murmurant:

«Je les verrai bien toujours venir.»

En attendant, par mesure de simple prudence et pour ne pas s'exposer inutilement, il quitta à petits pas le poste où il avait été mis en surveillance et se dirigea vers un hangar où étaient remisés les ustensiles de jardinage: faible abri, mais abri tout de même. Or, juste comme il allait atteindre le hangar et s'y terrer, une ombre parut. Croasse bondit. Ce n'était pas l'ennemi: c'était soeur Philomène.

—Arrêtez, pour l'amour de Dieu, s'écria-t-elle en voyant Croasse tirer un pistolet de sa ceinture.

Croasse, voyant qu'il n'avait affaire qu'à une femme déjà âgée et paraissant toute saisie de frayeur, remit le pistolet à sa place. Cependant soeur Philomène avait joint les mains avec admiration:

—Comme vous devez être brave! dit-elle.

—Malheur à moi! songea Croasse. Cela se voit donc?... Que me voulez-vous, ma digne femme? ajouta-t-il tout haut.

Philomène demeura interloquée. Elle n'avait pas prévu cette question si simple. Au fait, que voulait-elle?...

Philomène vivait depuis treize ans dans le fantastique couvent. Elle avait quarante-cinq ans et paraissait dix ans de plus; elle avait toujours été trop laide pour tomber dans le péché. Elle n'était pas une dévergondée.

Devant la question du prudent Croasse qui avait tout à coup soupçonné en elle un ennemi, Philomène baissa donc les yeux, soupira et se mit à lisser le bout de son tablier, comme eût pu faire une petite fille à qui on dit pour la première fois qu'elle est jolie. C'était grotesque, c'était hideux, c'était navrant peut-être, mais c'était d'une profonde sincérité: Philomène, soeur Philomène, avait reçu le coup de foudre!

—Enfin, reprit Croasse, vous n'êtes pas venue seulement pour le plaisir de me contempler, je pense?

Philomène releva les paupières, et, avec la hardiesse de son innocence, répondit:

—Si fait!... vous êtes si beau!... foi de Philomène!

—Oh! oh! songea Croasse. Est-ce que j'étais aussi, sans le savoir, un bourreau de coeurs?...

Il examina d'un oeil plus bienveillant Philomène qui palpitait, et la vit moins laide, moins vieille qu'elle n'était.

Voyant l'effet que ce mot avait produit sur Croasse, Philomène s'enhardit encore et murmura:

Je venais vous prier de visiter avec moi nos jardins...

Invité à visiter en compagnie de Philomène les fruits et les fleurs du jardin. Croasse comprit qu'il était de son devoir de répondre par une galanterie telle qu'on pouvait en attendre d'un bourreau de coeurs et d'un véritable héros d'armes; il ouvrit un large bec et croassa:

—O Philomène! que ne puis-je cueillir la fleur de votre modestie et les fruits de votre vertu!

C'était une déclaration que Croasse jugea audacieuse et Philomène décisive. Tous deux un instant demeurèrent ébahis, effarés; Philomène était confuse et palpitante de sentir qu'elle tombait dans les abîmes du péché. Croasse, de plus en plus audacieux et se sentant irrésistible, saisit une main de Philomène.

Très astucieusement, Philomène tirait Croasse vers un coin désert de la communauté dont l'approche était depuis quelques jours sévèrement interdite aux religieuses. Philomène trouvait avantage à gagner ce lieu où s'élevait une petite construction entourée de palissades, afin de pouvoir continuer l'entretien avec Croasse à l'abri de toute indiscrétion. Grâce à de savants détours, Philomène put atteindre la région désirée.

—Il ne s'agit plus maintenant que d'entrer dans l'enceinte, murmura-t-elle faiblement. C'est une charmante retraite où personne ne pourra venir surprendre nos paroles...

Philomène avait cramponné sa main sèche au bras de Croasse. Sans plus d'explication, elle le traîna jusqu'à la porte de la palissade. Cette porte se trouvait fermée.

—Attendez! fit Croasse bouillonnant d'ardeur et d'audace, je vais sauter par-dessus la palissade, et quand je serai à l'intérieur je pourrai facilement vous ouvrir.

Déjà Croasse entreprenait l'escalade; quelques instants plus tard, il sautait dans l'enclos, et sans perdre une seconde se prépara à ouvrir à Philomène. A ce moment, il entendit derrière lui le bruit précipité de pas légers. Il se retourna et étouffa un cri de stupéfaction: une jeune fille accourait vers lui, cheveux épars, mains jointes, regard suppliant... une enfant adorablement belle dans sa terreur même.

—O monsieur, supplia-t-elle, qui que vous soyez, sauvez-moi! Emmenez-moi d'ici!...

—La petite chanteuse!... Violetta!... s'écria Croasse.

A cette voix, la jeune fille parut reconnaître soudain celui à qui elle s'adressait ef s'arrêta.

—Ah! murmura-t-elle avec accablement, ce n'est pas un sauveur! Ce n'est qu'un aide de Belgodère!...

Et deux larmes roulèrent sur ses joues pâlies.

—Violetta! Ici, répéta Croasse.

Croasse n'eut pas le temps d'en dire plus long! Sur le seuil de la maisonnette apparaissait à cet instant quelqu'un qu'il ne connaissait que trop bien: c'était Belgodère!...

Le bohémien faisait tournoyer un gourdin de cornouiller de respectable apparence. Croasse pâlit et, poussant un long gémissement, flageola, sur ses longues jambes.

La pauvre petite baissa la tête et se dirigea lentement vers la maisonnette dans laquelle elle disparut. Belgodère se retourna vers Croasse... Celui-ci, mettant à profit le court instant où il lui avait semblé que son terrible patron ne le regardait pas, s'était élancé pour franchir la palissade. Mais Belgodère le guettait du coin de l'oeil: au moment où l'infortuné Croasse allait enjamber la palissade, il fut saisi par le mollet et violemment ramené au sol.

Belgodère saisit rudement Croasse par le bras et gronda:

—Ah ça! que fais-tu ici?

—Maître, balbutia Croasse, mais... je vous cherchais!...

—Eh bien, puisque tu me cherchais, tu m'as trouvé. Arrive!... Marche, ou gare la trique!...

Quelques instants plus tard. Croasse, blême d'épouvante, entrait à son tour dans la maisonnette. Philomène, à travers les planches mal jointes, avait assisté à toute cette scène. Alors, saisie de crainte, elle s'était enfuie rapidement et, retrouvant soeur Mariange, lui racontait tout. Et, lorsque ce récit fut terminé, soeur Mariange tomba dans une profonde méditation. Sous ses dehors frustes, c'était une matoise habile à tout comprendre et surtout à tirer bon parti de ce quelle avait une fois compris.

—Écoutez, soeur Philomène, fit-elle, c'est très grave, ce que vous venez de me dire. Je crois que Mme de Beauvilliers prendrait des mesures terribles contre nous si elle savait que nous savons...

—Jésus! Vous m'effrayez!...

—Ce qui est sûr, c'est que, si vous parvenez à taire votre langue...

—Et qu'y gagnerai-je? s'écria Philomène.

—La vie assurée! Songez à cela, soeur Philomène.

Mariange se dirigea rapidement vers le vieux pavillon qu'elle avait elle-même désigné à Pardaillan et à Charles d'Angoulême. Mais ce fut en vain qu'elle y pénétra précipitamment. Le pavillon était vide.




XXVI

L'ENCLOS DU COUVENT

Lorsque le lamentable Croasse, tremblant de tous ses membres, fut entré dans la maisonnette, Belgodère qui le suivait, son terrible gourdin au poing, ferma la porte soigneusement et s'adressant à son piteux hercule que la frayeur rendait vacillant comme un homme ivre:

—Or ça, tu me cherchais, m'as-tu dit...

Croasse, qui louchait lamentablement sur la menaçante trique, bégayait éperdument, ne sachant à quel saint se vouer.

—Cornes du diable! fit Belgodère, peu patient de son naturel, es-tu mué en mouton moutonnant?... Tu bêles et ne réponds pas?... Faut-il te délier la-langue?

—Si je vous dis la vérité, vous ne frapperez pas? interrogea Croasse anxieusement.

—Cela dépendra de ce que tu me diras... Va!...

Croasse vit bien qu'il fallait se contenter de ces paroles, si peu encourageantes fussent-elles, et qu'il ne tirerait pas davantage de ce maître qu'il maudissait du fond de l'âme. La vue du solide gourdin au poing robuste du bohémien paralysait tous les efforts de son imagination. Si bien que, sur un geste d'impatience de son bourreau, il résolut tout uniment de dire la vérité toute nue sans s'inquiéter des suites qu'elle pourrait avoir pour ses nouveaux maîtres: le sire de Pardaillan et le duc d'Angoulême qu'il regrettait amèrement en ce moment, car ceux-là du moins ne lui pariaient pas la matraque au poing. Ce fut donc d'une voix mal assurée qu'il commença son récit:

—Voilà, maître... Votre disparition soudaine... nous a laissés, Picouic et moi, dans un cruel embarras... l'hôte de l'auberge de l'Espérance nous ayant mis dehors, nous ne savions que devenir!

—Cet animal a raison au fait, murmura Belgodère.

Notons ici que Croasse mentait effrontément, car on se souvient que Picouic et lui avaient bellement profité d'une absence du bohémien pour gagner la rue et se mettre en quête d'un maître, et que, ce maître, ils croyaient bien l'avoir trouvé en la personne du chevalier de Pardaillan.

Mais, si peu perspicace qu'il fût, Croasse avait fort judicieusement fait cette remarque que son ancien patron, s'il avait été au fait de cette désertion, aurait commencé par le rosser sans plus attendre, et il en avait conclu, non sans raison, que, s'il ne l'avait pas fait, c'est qu'il l'ignorait. Aussi, voyant que Belgodère ne relevait sa phrase par aucun argument frappant, respira-t-il plus librement et continua-t-il avec plus d'assurance:

—Nous avons erré plusieurs jours autour de l'auberge et, ne vous voyant pas revenir, pensant que pour des raisons... excellentes sans doute... vous aviez décidé de nous quitter... comme il nous fallait vivre quand même, nous nous sommes mis en quête d'un autre maître qui... en attendant votre retour... voulût bien nous donner le gîte et la pitance.

—Bref, dit Belgodère, vous m'avez abandonné... Et ce nouveau maître, comment se nomme-t-il?

Ici Croasse eut un instant la velléité de nommer Pardaillan, mais le désir légitime qu'il avait d'éblouir par sa nouvelle position fit qu'il donna la préférence au duc, dont le titre était autrement pompeux et imposant que celui, modeste, de chevalier. Aussi répondit-il avec orgueil, en se rengorgeant:

—C'est Mgr le duc d'Angoulême!...

Belgodère bondit, n'en pouvant croire ses oreilles.

—Peste! fit le bohémien qui réfléchissait profondément, mes compliments... Il est honorable pour moi d'être remplacé par un duc... un fils de roi...

Croasse, qui n'entendait pas malice, se gonflait démesurément et oubliait presque le gourdin, cependant, toujours aux mains du bohémien. Celui-ci, toujours ironique, reprenait:

—Tout cela ne me dit point comment et pourquoi je vous ai rencontré si inopinément, monsieur Croasse.

—Ah! voilà, dit monsieur Croasse. Il paraît que mon jeune maître—à ce que j'ai cru comprendre du moins par des bribes de conversations surprises de-ci de-là—, mon jeune maître est amoureux... d'une jeune fille qui a disparu soudainement.

—Est-ce possible!... fit Belgodère en serrant nerveusement son bâton.

—Or, il y a, paraît-il, dans ce couvent une bohémienne...

Belgodère tressaillit.

—Une bohémienne qui prédit l'avenir d'une façon miraculeuse... Mon jeune maître, monseigneur le duc, est venu ici pour la consulter, pensant qu'elle pourrait lui dire, peut-être, ce qu'est devenue la jeune fille... une noble demoiselle, belle comme le jour... dont il est amoureux.

—En sorte que c'est pour consulter cette bohémienne... que le duc d'Angoulême est venu ici? C'est très remarquable!... Mais vous? Comment vous ai-je trouvé devant cette palissade... que vous aviez escaladée?...

Croasse toussa légèrement.

—Moi? dit-il, j'avais été laissé dans le jardin... seul... et comme j'avais aperçu des figures... qui ne m'inspiraient aucune confiance... j'avais résolu de passer de ce côté-ci de la palissade... pour mieux surveiller ces figures suspectes...

—Oui-da!... en sorte qu'au service de votre nouveau maître vous seriez devenu brave... Ah! sacripant! éclata soudain le bohémien, qui saisit incontinent Croasse stupéfait au collet et laissa retomber à bras raccourci son bâton sur sa squelettique échine, ah! scélérat, gibier de potence!... tu te moques de moi!

Tout en parlant, Belgodère frappait à tour de bras. D'abord saisi d'étonnement, Croasse s'était laissé choir sur le sol en gémissant.

Puis les gémissements s'étaient haussés d'un ton et enfin s'étaient transformés en hurlements qui déchiraient l'air chaque fois que le terrible bâton tombait sur ses épaules.

—Debout, chien! s'écria le bohémien en le frappant du pied, debout et écoute...

Toujours geignant. Croasse se redressa péniblement.

—Ah! tu es venu m'espionner ici!... Ah! ton scélérat de maître veut enlever Violetta... Eh bien, écoute: je vais sortir... sois tranquille, tu seras soigneusement enfermé ici... avec Violetta... je reviens dans un instant... si je ne retrouve pas Violetta ici... si quelqu'un s'est approché de la palissade... je t'arrache la langue...

Belgodère ferma soigneusement toutes les portes et se rendit tout droit chez l'abbesse Claudine de Beauvilliers à qui il raconta tout ce qu'il savait ou devinait. Celle-ci se chargea d'aviser séance tenante la princesse Fausta qui prendrait telles mesures qu'elle jugerait utiles, cependant que Belgodère regagnait promptement la maisonnette où il retrouvait tout comme il l'avait laissé.




XXVII

LES AMANTS

Le prince Farnèse, en reconnaissant Léonore de Montaigues dans la bohémienne Saïzuma, avait eu la violente impression d'être ramené de seize ans en arrière.

Léonore avait à peine changé.

La sensation de stupeur et d'effroi s'effaça peu à peu de l'esprit de Farnèse. L'amour, à cet instant, triompha dans son coeur. Lentement, il se releva et murmura:

—Vous devez me haïr. Vous avez raison. Mais, quand je vous aurai tout dit, peut-être me haïrez-vous un peu moins.

Il parlait d'une voix humble et basse. Il osait à peine jeter un regard sur cette femme qu'il n'avait cessé d'aimer.

Dans le temps où il l'avait cru morte, il lui avait semblé que cet amour s'était étouffé. A corps perdu, il s'était jeté dans la prodigieuse aventure: opposer Fausta à Sixte-Quint, bouleverser la Chrétienté... oublier enfin. Maintenant, il comprenait l'inanité de ces tentatives.

Jean Farnèse, dans la ruée à la conquête de l'amour, s'était brisé les reins dans ce lamentable épisode de la vie des coeurs: l'arrivée de Léonore dans Notre-Dame... Léonore morte, le cardinal avait cherché une autre voix, d'autres dérivatifs à la violente activité de son âme.

Léonore retrouvée vivante, il revenait à l'amour. Il eut un espoir fou: reconquérir Léonore, aimer encore, être aimé encore, fuir, fuir avec elle...

D'un mot, montrons-le tel qu'il était; il oubliait Violetta!... Il oublia qu'il avait une fille, que cette fille était morte, et qu'il était là pour frapper la Fausta. Il cherchait des termes de passion qui allaient réveiller l'étincelle dans le coeur de Léonore... Vaguement, dans un geste de supplication, il tendit les mains, et tout à coup, sans bruit, sans secousse, il se prit à pleurer.

Farnèse n'avait pas pleuré depuis seize ans. Farnèse n'avait pas pleuré lorsqu'il avait demandé la vie de sa fille à Fausta. Farnèse pleurait devant Léonore.

—Vous pleurez? demanda Léonore avec une grande douceur de pitié. Vous avez donc, vous aussi, des douleurs?... Les douleurs s'en vont avec les larmes. Moi, je ne peux pas pleurer, et c'est pourquoi je garde mes douleurs qui m'oppressent, qui m'étouffent...

Le cardinal avait relevé la tête. Une immense stupeur s'emparait de lui... Quoi! C'était Léonore qui parlait ainsi!... Pas de reproches!... Rien que de la pitié!... Il trembla.

—Dites, reprit Léonore, quelle est votre souffrance? Pourquoi pleurez-vous? Peut-être pourrai-je vous consoler?

—Oh! rugit le cardinal en lui-même, mais elle ne me reconnaît donc pas!... Léonore!... Léonore!... râla-t-il.

Elle le regarda avec un étonnement qui le déchira.

—Léonore? dit-elle. Quel nom prononcez-vous là?... Pauvre fille!... Taisez-vous, car vous pourriez la réveiller...

Cette fois, la terreur fit irruption dans l'âme du cardinal.

—Écoutez, poursuivit Léonore, je vais vous dire votre bonne aventure.

En même temps, elle saisit la main du cardinal qui, à ce contact, frissonna longuement.

—Folle! bégaya-t-il, folle!... Plus que morte!...

A ce moment, la porte du pavillon s'ouvrit, et deux hommes entrèrent. C'étaient Charles et le chevalier de Pardaillan, qui, devant cette scène imprévue, s'arrêtèrent au seuil...

Le cardinal ne les vit pas. De toute sa passion palpitante, il répéta le nom de l'adorée, comme si avec ce nom il eût voulu réveiller ses souvenirs et sa raison.

—Ecoute! écoute! haleta le cardinal. Tu ne reconnais donc pas ton amant? Regarde-moi. Je suis celui que tu as aimé!... Celui qui est devant toi, c'est Jean Farnèse!...

Il la secoua violemment. Soudain il s'écria:

—Ta fille! Voyons, que tu ne me reconnaisses pas, soit! Mais tu es mère. Ta fille! Ta Violetta...

—Que dit-il? palpita Charles d'Angoulême.

—Silence! dit le chevalier. Il se passe ici quelque chose d'effroyable.

—Ta Violetta! rugissait Farnèse. Elle s'appelle Violetta... Ta fille.... Il faut donc pour t'émouvoir que je frappe comme tu fus frappée jadis... Ecoute!... Tu avais une fille!... Elle a souffert plus que toi... et maintenant... elle est morte!...

—Qui a dit que Violetta est morte? cria une voix avec un sanglot déchirant.

Le cardinal éperdu vit devant lui un jeune homme aux traits nobles et doux, à la figure ravagée en ce moment par une effroyable douleur. Saïzuma, comme si toute cette scène ne l'eût pas regardée, avait reculé.

Farnèse se tourna vers ce jeune homme qui venait d'apparaître et qui sanglotait.

—Qui êtes-vous? demanda-t-il d'une voix démente.

—Oh! s'écria Charles avec un accent qui fit frémir le cardinal d'effroi, et Pardaillan de pitié, vous avez dit qu'elle est morte!... Violetta morte!...

Et une sorte de fureur s'empara du malheureux jeune homme, il saisit violemment le bras de Farnèse.

—Qui êtes-vous?... Qui est cette femme? Pourquoi dites-vous que Violetta est morte? Comment le savez-vous?...

Hagard, livide, d'une voix si triste et si déchirante que Charles en demeura plein d'angoisse, le cardinal répondit:

—Qui je suis... Un malheureux qu'une femme a maudit dans une heure terrible. Regardez-moi... Je suis le cardinal prince Farnèse, l'amant de Léonore de Montaigues, le père de Violetta...

—Son père! haleta Charles.

—Sa mère! murmura Pardaillan en jetant un regard de pitié sur la bohémienne Saïzuma.

—Fuyez! reprit le cardinal hors de lui; fuyez, jeune homme! Ne me touchez pas! Tout ce qui me touche est maudit!...

Pardaillan lui mit la main sur l'épaule.

—Monsieur le cardinal, dit-il, soyez homme. Voici mon ami, M. le duc d'Angoulême... il aimait la pauvre petite Violetta... Vous dites qu'elle est morte... vous ne pouvez tout au moins refuser à cet enfant la terrible consolation de savoir comment elle est morte...

—Comment? bégaya Farnèse... morte... assassinée.

Pardaillan tressaillit. La pensée du duc de Guise traversa son cerveau.

—Assassinée! dit-il froidement. Par qui?

—Par une femme... une tigresse... oh! je l'ai laissée échapper!... Malheur sur moi, malheur sur vous, puisque je ne l'ai pas tuée quand je la tenais!...

—Cette femme! cette femme! frémit le chevalier tandis que Charles haletant se rapprochait pour entendre le nom de la maudite.

Le cardinal fit sur lui-même un puissant effort et parvint à reconquérir un peu de son calme:

—Cette femme, dit-il, ne vous avisez pas de vous heurter à elle; vous seriez brisés comme verre. Duc d'Angoulême, et vous aussi, monsieur, prenez garde à cette femme; puisque vous avez connu et aimé Violetta, elle doit vous connaître et vous haïr... fuyez, s'il en est temps...

—Cette femme qui a assassiné Violetta c'est donc...

—Elle s'appelle Fausta!...

—Bon, grommela Pardaillan, je vois que je l'avais bien jugée! Eh bien, Fausta du diable, puisque tu ne te mêles pas seulement de faire des rois, puisque tu te mêles aussi de tuer... pardieu! à nous deux!...

Farnèse, déjà, s'était retourné vers Léonore. Mais, maintenant qu'elle avait remis son masque rouge, le charme était rompu. Il joignit les mains, et d'une voix basse:

—Léonore, je t'aime toujours!... Léonore, maudis-moi; mais fuyons ensemble... Ton coeur, je le réchaufferai... ton âme, je la réveillerai...

Saïzuma eut ce rire terrible qui avait déjà glacé Farnèse.

—Jean de Kervilliers! hurla-t-elle, que me veux-tu? Où veux-tu m'entraîner? O mon père, où êtes-vous?... Silence, tous!... La cloche a sonné... voici le maudit qui soulève l'ostensoir et va bénir l'assemblée...

Un gémissement lugubre râla sur les lèvres de Farnèse qui recula encore.

—Le maudit! murmura-t-il. Oui, maudit! Bien maudit!...

Et il s'enfuit, éperdu, chancelant, Le chevalier, alors, essuya la sueur qui coulait de son front.

—Venez, dit-il en saisissant le bras de Charles, sortons de ce couvent où l'air retentit de malédictions...

Charles, d'un signe, lui montra Saïzuma.

—Sa mère! murmura le jeune homme.

Il se rapprocha vivement de Saïzuma.

—Madame, dit-il avec douceur, voulez-vous venir avec moi?...

Saïzuma, un instant, le considéra avec attention.

—Je veux bien, dit-elle enfin. Je ne vois rien dans les lignes de votre visage qui m'inspire défiance ou épouvante.

Pardaillan, prenant la main de la bohémienne, la mit dans celle de Charles qui tressaillit douloureusement. Et il marcha en avant... Dehors, il retrouva Picouic, fidèle à son poste sur la brèche. Quant à Croasse, il avait disparu.

Ce fut à ce moment que soeur Mariange, ayant trouvé le pavillon vide, alla voir sur la brèche. Elle regarda au loin et ne vit personne. Mais Mariange était obstinée. Elle croyait avoir trouvé une occasion de faire fortune et elle était décidée à ne pas la laisser échapper. Elle commença donc à descendre précipitamment les pentes de la colline, se dirigeant vers la Grange-Batelière. Et, lorsqu'elle fut arrivée à deux cents pas des murs de Paris, elle eut la satisfaction d'apercevoir un groupe qui s'enfonçait sous la porte Montmartre; dans ce groupe, elle reconnut aussitôt la bohémienne à son manteau bariolé.

Soeur Mariange, sans hésitation, se mit à courir de ses petites jambes courtaudes et s'engouffra à son tour sous la porte. Elle arriva à temps pour voir Saïzuma, toujours escortée de Pardaillan et de Charles, tourner à gauche et entrer dans une auberge. Comme elle ne savait pas lire, elle ne put en déchiffrer l'enseigne. Alors, elle interrogea une femme.

—La Devinière... bon!... grommela-t-elle en enfonçant ce nom dans sa mémoire.

Soeur Mariange se mit alors à faire les cent pas, réfléchissant sur cette aventure. Devait-elle parler à ces étrangers comme elle en avait eu l'intention?... C'était peut-être un moyen de gagner de l'argent, mais aussi de s'attirer la colère de l'abbesse.

—J'ai trouvé, fit-elle tout à coup. D'après tout ce que j'ai pu voir et entendre, l'abbesse a un gros intérêt à ne pas perdre de vue cette bohémienne du diable. Alors, moi, je lui révèle la retraite de la bohémienne et, comme récompense, je demande dix écus d'or... au moins!

Ayant ainsi combiné son petit plan, elle reprit en hâte le chemin de l'abbaye et, y étant parvenue, se présenta aussitôt devant l'abbesse qui venait de recevoir la visite de Belgodère et qui, à ce moment même, achevait une lettre. Claudine de Beauvilliers écouta attentivement le récit de Mariange, la félicita de sa vigilance et murmura:

—Au fait, voilà une messagère toute trouvée...

Alors, à la lettre qu'elle venait d'écrire, elle ajouta un long post-scriptum. Puis, ayant plié et cacheté sa missive, elle se tourna vers Mariange et dit:

—C'est un grand service que vous venez de nous rendre, ma soeur. Il faut que vous en soyez récompensée. Prenez donc cette lettre; celle à qui vous allez la porter vous récompensera mieux que je ne pourrai le faire. Seulement prenez garde que, si vous perdiez cette missive ou si quelqu'un vous l'enlevait, ce serait un grand malheur pour moi, donc pour l'abbaye, donc pour vous-même.

Et elle se hâta de donner à Mariange les instructions nécessaires pour que la lettre pût parvenir à destination.

L'adresse était ainsi conçue:

«A Madame la princesse Fausta, en son palais.»




XXVIII

CONSEIL DE GUERRE

Cependant Paris s'agitait. La noblesse, étonnée de l'inertie de Guise, commençait à prendre peur. On se répétait sous le manteau que le chef suprême de la Ligue trahissait.

Les bourgeois, de leur côté, recommençaient les patrouilles armées et faisaient entendre des murmures précurseurs de l'émeute.

Le lendemain de ce jour où soeur Mariange fut chargée par Claudine de porter une lettre à Fausta, l'agitation était à son comble. Vers quatre heures de l'après-midi, le duc de Guise était enfermé dans son cabinet avec Maurevert. Le duc se préoccupait fort peu de l'émotion des Parisiens; il savait qu'il n'avait qu'à parler pour être acclamé.

Guise était sombre. Pour lui, comme pour Charles d'Angoulême, Violetta était perdue. Il allait et venait dans le vaste et somptueux salon qui lui servait de cabinet. La tête penchée sur la poitrine, il n'écoutait Maurevert que d'une oreille distraite. En effet, Maurevert lui rendait compte de l'état de Paris, de la colère qui commençait à gronder, de l'impatience des bourgeois, des soupçons de plusieurs gentilshommes qu'il nommait...

Pourtant Guise dressa tout à coup les oreilles et s'arrêta devant Maurevert, lorsque celui-ci en vint à prononcer un nom. Ce nom, c'était celui du chevalier de Pardaiïlan.

—Eh bien? dit-il, l'as-tu retrouvé?

—Hélas! non, monseigneur.

—Et le bâtard d'Angoulême? reprit Guise.

—Monseigneur, si nous retrouvons le Pardaillan, nous mettons du même coup la main sur Charles.

—Ah! continua amèrement le duc, si tu haïssais cet homme, ce misérable Pardaillan, comme je le hais... tu ne l'aurais pas perdu de vue ni laissé sortir de Paris!

—Monseigneur, j'ai la conviction que Pardaillan n'a pas quitté Paris.

—Qui te le fait croire?

Maurevert frissonna et il murmura;

—Tant que je serai à Paris, il y sera...

—Je ne te comprends pas, dit Guise d'un air narquois; mais je ne veux me souvenir que d'une chose: c'est que, sur notre prise de la butte Saint-Roch, tu devais toucher deux cent mille livres, et que, ces deux cent mille livres, tu les abandonnais pour avoir la joie de voir Pardaillan mort une bonne fois... Puisque cet homme est à Paris, puisque tu le hais, que ne le cherches-tu?... Aurais-tu peur... toi!

Maurevert cherchait une réponse, lorsque le valet familier de Guise ouvrit la porte et annonça que Bussi-Leclerc, le gouverneur de la Bastille, venait d'arriver.

—Qu'il entre! qu'il entre!... Lui aussi doit avoir une dent féroce contre le Pardaillan, et il nous aidera...

—Te voilà, mon pauvre crucifié, ricana le duc qui était sans pitié pour les mésaventures des autres, comment vas-tu? Par la barbe du pape, sais-tu que tu faisais une plaisante figure sur ton aile de moulin!

—Le spectacle devait être assurément fort galant, dit Bussi, glacial.

—Ne te fâche pas, dit le duc en riant plus fort. Je te revois encore les pieds au ciel, la tête en bas, roulant des yeux terribles... allons, ne grince pas des dents, c'est moi qui t'ai détaché... Il était temps, hein?

—Hé, monseigneur, j'aurais voulu vous y voir!

—Donc, tu en veux fort au Pardaillan?...

—Oui, mais pas de cela! gronda Bussi-Leclerc.

Il songeait à ce duel où, pour la première fois, il avait été désarmé, vaincu.

—Monseigneur, reprit-il, j'ai d'étranges choses à vous rapporter. Il y a de rudes émotions dans Paris!

—Bon! Et que veulent encore nos Parisiens?

—Ils veulent un roi, monseigneur!

—Un roi, un roi! gronda Guise. Ils en avaient un, ils l'ont chassé. Oui, je sais ce que tu vas dire. C'est moi qu'ils veulent. Eh! pardieu, qu'ils attendent!

—Aussi les Parisiens attendent-ils que vous vous rendiez au Louvre; mais, pour prendre patience, ils s'amusent ou plutôt nous cherchons à les amuser. Je leur ai promis les Fourcaudes à pendre un peu, dit Bussi-Leclerc en ricanant.

Les Fourcaudes, c'étaient les deux filles du procureur Fourcaud, lequel avait été arrêté deux mois avant la fuite de Henri III et enfermé à la Bastille comme suspect d'hérésie; le jour où on l'avait arrêté, ses deux filles avaient crié qu'elles aussi étaient de la religion nouvelle, c'est-à-dire protestantes; on les avait donc traînées à la Bastille, où leur père n'avait pas tardé à succomber.

Sommées d'abjurer, moyennant quoi on leur offrait la liberté, les filles de Fourcaud avaient répondu qu'elles préféraient mourir. L'une de ces infortunées s'appelait Jeanne; elle avait dix-sept ans et était jolie à damner un saint; l'autre s'appelait Madeleine et avait vingt ans.

—Je leur ai promis les Fourcaudes, continua Bussi-Leclerc. Ils étaient tout à l'heure dix mille qui m'assourdissaient de leurs cris et qui se démenaient le long des fossés de la Bastille. J'ai fait entrer une douzaine des plus enragés, je leur ai demandé ce qu'ils voulaient.

—Nous voulons pendre et brûler les hérétiques «Fourcaudes», ont-ils dit tout d'une voix...

—Et alors? dit Guise en bâillant.

—Alors, monseigneur, il y aura demain un beau feu de joie en lequel les damnées Fourcaudes seront bellement grillées, non toutefois sans avoir été un peu pendues.

—Le sire de Maineville demande à être introduit auprès de Monseigneur, dit à ce moment un valet.

Guise fit un signe. La porte s'entrouvrit, laissant voir la salle remplie de gentilshommes armés, qui attendaient anxieusement les décisions qu'allait prendre le maître, le roi de Paris. Maineville entra, et, comme s'il se fût trouvé devant le roi, attendit en silence.

—Parle, dit Guise, qu'as-tu à nous raconter?

—Monseigneur, j'ai à dire qu'il y a dans Paris une étrange émotion. Vos Parisiens enragent de soif... et, pour une soif pareille, monseigneur, il faut une boisson rouge. Il n'y a que le sang pour étancher la soif des Parisiens quand ils se mettent à crier.

—Eh bien, qu'on leur en donne! dit Guise. Demain, les Fourcaudes...

Il se fit un moment de silence. Ces nouvelles, successivement apportées à Guise par Bussi-Leclerc, par Maineville et par d'autres qui les avaient précédés, lui indiquaient qu'il était temps de prendre une décision. Et c'était justement devant cette décision qu'il reculait encore.

Pendant ces journées où nous le voyons si hésitant, si tourmenté d'un amour qui le rongeait. Guise était aussi préoccupé d'une pensée de vengeance. L'affaire de la place de Grève avait remis en sa présence ce Pardaillan dont, depuis l'effroyable journée de la Saint-Barthélémy, il avait gardé un terrible souvenir. Or, le même Pardaillan venait de lui porter un coup qui pouvait être mortel.

On avait fouillé le moulin et le logis du meunier, on avait creusé la terre, sondé les murs, et on n'avait retrouvé aucune trace des précieux sacs qui pourtant existaient!... Donc, Pardaillan avait fait partir l'argent!... Pourquoi?

Quoi qu'il en fût. Guise était frustré, volé!... Et où était ce Pardaillan, à cette heure? Qui pouvait le dire?...

Comme Maineville venait d'achever son récit, et que Guise roulait ces diverses pensées, le valet entra pour la troisième fois et remit une lettre au duc qui, ayant examiné la suscription, se hâta de briser le cachet. Les trois courtisans virent alors un livide sourire passer sur le visage du duc et ils l'entendirent murmurer:

—Nous le tenons!...

Cette lettre était de Fausta!... Et Fausta, prévenue elle-même par Claudine de Beauvilliers, annonçait au duc que Pardaillan et Charles d'Angoulême se trouvaient à Paris.

«Demain, ajoutait la princesse en terminant, demain je vous dirai l'endroit exact où vous pourrez saisir cet homme.»

—Tu disais, demanda Guise à Maurevert, que ton ami Pardaillan se trouve encore à Paris?

—J'en répondrais! répondit Maurevert en frissonnant.

—Eh bien, tu as dit la vérité... Cette fois, je pense qu'il ne nous échappera pas. Et pour commencer, Maurevert, ordre à toutes les portes de Paris de ne plus laisser passer âme qui vive. Va, et fais diligence.

Maurevert s'élança, et, donnant des ordres à son tour, expédia sur tous les points de Paris des messagers porteurs de la décision ducale. Moins d'une heure plus tard, toutes les portes de la ville se fermaient, tous les ponts-levis se levaient et le bruit courait dans Paris enfiévré que l'armée de Henri III, unie à celle du roi de Navarre, avait été signalée.

Dans le cabinet du duc de Guise, Maurevert, Bussi-Leclerc et Maineville faisaient des projets au sujet des supplices réservés à Pardaillan arrêté.




XXIX

LA VIERGE GUERRIÈRE

Nous sommes au soir de cette même journée. Au fond de son mystérieux palais, Fausta est assise à une table sur laquelle est étalée la lettre de l'abbesse Claudine de Beauvilliers. Elle a revêtu un costume de cavalier tout en velours noir sur lequel se détache la jaquette de cuir fauve, souple cuirasse assez fine pour modeler les contours de cette magnifique statue, assez forte pour défier la pointe d'une dague.

Un loup de velours couvre le visage de Fausta. Une épée est attachée à son baudrier, une véritable rapière, longue et solide, à la garde d'acier bruni. Sur sa tête, dont la chevelure opulente est relevée en torsades noires comme la nuit, elle a posé un feutre orné d'une plume de coq rouge...

Pardaillan aussi porte un feutre sur lequel se balance une plume de coq rouge... Coïncidence? Souvenir?... Qui sait!

Fausta elle-même ignore pourquoi elle a emprunté ce détail de costume au chevalier. Car Fausta, c'est la vierge inviolable, n'ayant de femme que son sexe. Et pourtant Fausta éprouve un trouble qui l'accable. Pour la première fois, Fausta irrésolue comprend enfin qu'elle est encore trop femme pour devenir l'Ange qu'elle a rêvé d'être!...

Cette lettre de l'abbesse, Fausta l'avait relue mille fois. Qu'y avait-il donc dans ces pages qui pût jeter un tel désordre dans une telle âme? Commençons par la fin, c'est-à-dire par le post-scriptum; il contenait le récit de Mariange, c'est-à-dire la fuite, ou plutôt le départ de Saïzuma. Or, Saïzuma, c'était la mère de Violetta. Et avec qui était-elle partie? Avec Pardaillan!... Tout le début de la lettre contenait le récit de Belgodère, c'est-à-dire que le duc d'Angoulême et Pardaillan étaient à la recherche de Violetta.

Fausta, après de longs et terribles pourparlers avec elle-même, venait de découvrir dans son âme un sentiment qui n'y était pas encore.

Elle haïssait Violetta!... Depuis quand?... Depuis la lecture de la lettre!... Habituée à lire en soi-même, Fausta, rugissante de honte et d'impuissance, dut s'avouer la vérité: elle n'avait jusqu'à présent haï Violetta. Elle ne l'avait jamais considérée que comme une pauvre petite fille que le hasard mettait en travers de la route fulgurante qu'elle parcourait et qu'il fallait froidement supprimer...

Elle haïssait maintenant Violetta d'une haine atroce; maintenant, oui, maintenant qu'elle savait ceci: Pardaillan recherchait Violetta!... Pardaillan aimait Violetta!...

Fausta jalouse!

Les décisions, lentement, s'étaient agglomérées dans son esprit, en cette journée où elle avait vécu d'inoubliables heures de lutte et de détresse. Vers midi elle avait expédié un émissaire à Claudine pour lui annoncer sa prochaine visite et elle disait à l'abbesse:

«Vous me répondez sur votre vie de la prisonnière jusqu'à ma visite.»

Vers quatre heures, elle avait écrit au duc de Guise pour lui dénoncer la présence de Pardaillan à Paris. Elle avait hésité à désigner l'auberge de la Devinière... elle s'était accordé jusqu'au lendemain. Pourquoi?...

Il était environ neuf heures du soir lorsque nous la retrouvons accoudée à une table et relisant encore la lettre de Claudine, y cherchant la résolution suprême. A ce moment, Fausta semblait très calme. C'est que, peut-être, la résolution s'était formulée dans son esprit. En effet, elle se leva, brûla la lettre à un flambeau de cire rosé, passa des gants de peau souples s'assura que son épée était en bonne place à son côté, puis, ayant frappé sur un timbre, elle ordonna sans même se retourner, car elle était sûre que quelqu'un était accouru pour recueillir l'ordre:

—Quatre cavaliers d'escorte et un cheval pour moi, à l'instant. Et qu'on aille prévenir Bussi-Leclerc, gouverneur de la Bastille, que je l'irai voir cette nuit même.

Moins de deux minutes plus tard, elle se trouvait dans la rue où les quatre cavaliers attendaient, et où un écuyer lui présentait l'étrier... Une fois qu'elle fut en selle, les cavaliers se placèrent deux en avant, deux derrière elle.

—A l'abbaye de Montmartre! dit alors Fausta.

La petite troupe se mit aussitôt en marche, sortit de la Cité, et se dirigea vers la porte Montmartre. La porte était fermée. Mais l'un des cavaliers de l'escorte montra à l'officier du poste un papier qui portait la signature du duc. L'officier fit baisser le pont-levis.




XXX

VIOLETTA

Lorsque Fausta atteignit l'abbaye de Montmartre, tout était obscur et silencieux. Mais, l'un des cavaliers ayant heurté à la porte d'une certaine façon, le double vantail ne tarda pas à s'ouvrir tout grand. Fausta, ayant mis pied à terre, se fit conduire à l'appartement de l'abbesse.

—La prisonnière? demanda Fausta d'une voix qui étonna Claudine par sa vibration d'inquiétude.

—Elle est toujours là, madame, rassurez-vous...

—Conduisez-moi près d'elle.

Simplement, l'abbesse prit un flambeau et se mit à précéder Fausta. Elle ouvrit la barrière. Belgodère ne dormait jamais que d'un oeil. Il entendit donc les pas de Claudine et de Fausta, et, se jetant à bas du lit de camp où il sommeillait tout habillé, alla ouvrir la porte, méfiant. Il reconnut aussitôt l'abbesse, et s'inclina profondément.

—La prisonnière? répéta Fausta avec cette même émotion que Claudine avait déjà remarquée.

Belgodère la reconnut à la voix; il se courba cette fois jusqu'au sol.

—Ce qu'on me donne à garder, dit-il, je le garde. La prisonnière est là!...

Les deux femmes pénétrèrent dans le logis sommairement meublé d'un petit lit de camp, d'une table et de deux chaises, le tout éclairé par une torche. Claudine tira les verrous d'une porte. Fausta prit le flambeau et dit:

—J'entrerai seule...

A ce moment, d'une soupente qui dominait la première pièce où Claudine et Belgodère attendaient, surgit une tête effarée, au profil burlesque. Cette tête, c'était celle de Croasse.

Croasse dormait dans la soupente, sur un tas de paille. De ce poste élevé, il dominait la chambre, vit entrer Claudine et Fausta. Il vit Fausta pénétrer dans la pièce qui servait de prison à Violetta. Lui aussi se demanda ce que signifiait cette visite nocturne.

Fausta avait déposé sur un meuble le flambeau qu'elle tenait à la main. Un rapide coup d'oeil autour d'elle lui montra la pièce misérable, sans fenêtre, plus triste vraiment qu'une prison. Sur un vieux canapé. Violetta dormait tout habillée. Fausta la contempla ardemment. Lentement, elle détacha son masque et se laissa tomber à ses pieds.

—Belle, murmura-t-elle, certes! Une figure d'ange. Elle est digne vraiment de ce héros de chevalerie qui s'appelle Pardaillan. Comme il doit l'aimer!... Eh bien, qu'il souffre donc, puisqu'il s'est mis en travers de ma route. Quoi! j'aurais jusqu'ici marché au but sublime avec la victorieuse et sereine volonté que rien n'arrête et il se trouvera un homme, un seul, qui aura pu me dire en face: «Tu n'iras pas plus loin.»

Fausta palpitait. Et elle comprenait qu'elle se mentait à elle-même. Prétextes!... Elle ne haïssait Pardaillan ni pour l'affaire de la place de Grève ni pour l'affaire du moulin. Le haïssait-elle seulement?...

Ah! elle ne le sentait que trop dans cette minute: ce qu'elle haïssait, c'était Violetta qu'elle supposait aimée de Pardaillan. Elle était jalouse.

Fausta cacha son visage dans ses deux mains. Une douleur affreuse l'étreignit... La pire douleur... La douleur de la honte...

A ce moment, Violetta s'éveilla. Et vit ce jeune homme—Fausta était vêtue en cavalier—qui pantelait. le visage dans les deux mains, et semblait lutter contre une terrible et mystérieuse souffrance. Ses grands yeux bleus s'emplirent de pitié.

Sa main toucha le bras de Fausta. Et d'une voix de compassion charmante:

—Qui êtes-vous? demanda-t-elle. Êtes-vous comme moi une victime?... Êtes-vous... Ah!...

Ce dernier cri soudain s'exhala dans une angoisse d'épouvante et d'horreur, et, d'un bond, elle fut debout. Fausta, touchée au bras, avait violemment tressailli, ses deux mains étaient tombées, son visage ravagé par la passion apparaissait en pleine lumière, et Violetta la reconnaissait...

Mille pensées flamboyaient dans l'esprit de Fausta. Mille paroles ardentes se pressèrent sur ses lèvres, des insultes peut-être, ou des cris de douleur... car, à ce moment, elle n'était plus Fausta la Vierge sacrée, Fausta la Souveraine, Fausta l'élue du Conclave secret... elle était seulement la descendante de Lucrèce Borgia. Elle dit seulement d'une voix rauque:

—Venez!...

Venir!... Où?... Que voulait-elle donc en faire?... Quelle atroce et sombre résolution de la prendre, de l'emporter, de la jeter à quelque supplice, d'assister à son agonie!...

Et, comme Violetta tremblante n'obéissait pas, Fausta recula jusqu'à la porte. Dans ce court instant, par un prodige d'effort, elle reconquit la sérénité du visage...

—Une litière, à l'instant, dit-elle à Claudine.

L'abbesse s'élança. Fausta se tourna vers Belgodère.

—Prends cette fille, dit-elle, et amène-la à la litière. Tu y monteras avec elle. Tu m'en réponds sur ta vie.

—Où donc ira la litière? demanda Belgodère avec un frémissement.

—A la Bastille! répondit sourdement Fausta.

Belgodère entra dans le réduit et marcha droit à Violette, et lui aussi de ce même ton rauque prononça:

—Viens!...

En même temps, il la saisit, et en lui-même grommela:

«Je crois que, cette fois, maître Claude va verser des larmes de sang... comme il m'en a fait verser à Moi!...»




XXXI

LES FOURCAUDES

Violetta fut Jetée dans la litière par Belgodère qui y monta alors. Fausta se remit en selle. Sur un signe qu'elle fit, les quatre cavaliers entourèrent la litière, la petite troupe commença à descendre dans la nuit.

Fausta gagna la rue Saint-Antoine et s'arrêta devant la Bastille. Bientôt les chaînes du pont-levis grincèrent, le tablier s'abattit; la litière passa et s'arrêta enfin dans une cour étroite.

—Le gouverneur! demanda Fausta au sergent d'armes.

—Si vous voulez me suivre, je vais vous conduire à lui.

Fausta mit pied à terre et désigna la litière:

—Il y a là une prisonnière. Si elle s'échappe, tu seras pendu à l'aube, sans procès.

Le sergent sourit. Il donna un ordre à deux geôliers qui l'accompagnaient. Quelques minutes plus tard, Violetta était enfermée dans un cachot...

Fausta suivit le sergent que précédait un homme portant un falot. Ils montèrent un escalier. Dans un couloir, un homme accourait, achevant de s'habiller en hâte.

—Je suis à vos ordres, madame! dit Bussi-Leclerc en reconnaissant une femme dans ce jeune cavalier qui lui parlait avec tant d'autorité.

—Monsieur, dit Fausta, on vous a prévenu que je viendrais cette nuit.

—Madame, dit Bussi-Leclerc en dévisageant Fausta, on m'a prévenu qu'un messager de Mgr le duc m'apporterait cette nuit des ordres.

—Vous avez ici, dit Fausta, deux prisonnières qu'on appelle les Fourcaudes? Ces prisonnières doivent être livrées à la justice du peuple?

—Dès demain matin, madame... Chose, promise, chose due. Nous tenons parole, nous autres.

—L'une des deux Fourcaudes, dit Fausta, sera pendue et brûlée. Quant à l'autre, vous allez la remettre en liberté.

—Oh! oh! ceci est impossible, madame, s'écria Bussi-Leclerc en sursautant. J'ai promis au peuple deux hérétiques à pendre, il les aura.

—Vous tiendrez parole, messire Leclerc. Comment s'appellent les condamnées? Et quel est leur âge?

—L'aînée, Madeleine; elle a vingt ans environ; la cadette, Jeanne; elle paraît seize ans.

—C'est celle-ci que vous allez relâcher. Madeleine sera livrée. Il y aura grâce pour Jeanne.

—S'il y a grâce pour l'une des condamnées, comment pourrais-je livrer les deux hérétiques?...

—Ne vous en inquiétez pas. L'essentiel est que Jeanne Fourcaud est graciée.

—Et qui lui fait grâce?

—Moi.

—Mais qui êtes-vous, madame? dit Bussi-Leclerc stupéfait.

—Lisez donc ceci! interrompit Fausta en tendant un papier a Bussi-Leclerc, qui, étonné, le prit, s'approcha d'un flambeau et le lut. Le papier portait la signature et le sceau du duc de Guise. Il contenait ces lignes:

«Ordre à tous nos officiers de tout rang, en quelque lieu et quelque occasion que ce soit, sous peine de la vie, d'obéir à la princesse Fausta, porteuse des présentes.»

«La princesse Fausta!» murmura Bussi-Leclerc.

Il jeta un regard d'ardente curiosité sur Fausta et, s'inclinant très bas, lui rendit le parchemin en disant:

—J'obéis, madame.

—Bien. Conduisez-moi donc auprès des Fourcaudes, ou plutôt auprès de la plus jeune.

Sans dire un mot, Bussi-Leclerc s'empressa de prendre un flambeau et se mit à précéder sa visiteuse. Dans le couloir, il retrouva le sergent et lui dit quelques mots à voix basse. Le sergent s'inclina et prit les devants en courant.

Bussi-Leclerc, toujours suivi de Fausta, descendit un escalier et parvint dans la cour où attendaient la litière et les quatre cavaliers d'escorte. Là, on trouva deux geôliers prévenus par le sergent.

—Va me chercher ma prisonnière..., dit Fausta au sergent.

Quelques minutes plus tard, Violetta apparaissait entre deux soldats qui la tenaient chacun par un bras. Elle frissonnait d'épouvante, mais n'opposait aucune résistance.

-Marchez! dit alors Fausta à Bussi-Leclerc.

Toute la petite troupe se dirigea vers une porte basse, accompagnée des deux porte-clefs. On descendit un escalier tournant qui s'enfonçait dans le sol comme une vis qui eût déchiré les entrailles de la terre.

Les geôliers s'arrêtèrent devant une porte dont ils tirèrent les verrous. Fausta entra seule, après avoir pris le flambeau des mains de Bussi-Leclerc. Le cachot était étroit. Ses voûtes surbaissées semblaient peser d'un poids énorme sur les épaules. Dans un angle, accroupie sur le sol, une jeune fille aux traits amaigris, toute jeune, se leva lorsque la porte s'ouvrit. Son front était calme. Ses yeux brillaient d'un feu surhumain. Cette jeune fille, c'était Jeanne Fourcaud.

—Vient-on me chercher pour le supplice! dit-elle. Je suis prête.

—Jeanne Fourcaud, dit Fausta, vous ne serez pas suppliciée. Vous vivrez. Vous serez libre.

—Le roi me fait donc grâce de la vie? haleta la pauvre créature.

—De la vie et de la liberté. Vous êtes libre. Venez!...

Jeanne allait s'élancer, soudain elle s'arrêta, plus pâle. Une pensée terrible venait de lui traverser l'esprit.

—Et Madeleine! râla-t-elle, ma soeur!.. libre avec elle... oui!... sans Madeleine... J'aime mieux mourir!...

—Votre soeur, Madeleine, est sauvée comme vous. Elle est déjà dehors et vous attend. Venez...

Jeanne Fourcaud s'abattit sur ses genoux, saisit les mains de Fausta et les couvrit de baisers. Une violente réaction se faisait en elle. La Fausta, d'un geste d'impatience, la releva, l'entraîna presque défaillante de bonheur. Dans le couloir, elle remit Jeanne Fourcaud aux mains d'un geôlier et dit:

—Conduisez-la jusqu'à la litière...

Alors Fausta se tourna vers l'autre geôlier et lui désignant Violetta:

—Enfermez cette créature...

Violetta, devant la gueule ouverte du cachot, eut un recul instinctif, et une sorte de gémissement râla sur ses lèvres. Mais la main du geôlier s'abattit sur elle et, l'instant d'après, la porte se refermait lourdement, les verrous étaient poussés... D'un geste, alors, Fausta renvoya le geôlier et les deux soldats qui remontèrent l'escalier. Elle demeura seule avec Bussi-Leclerc. Un livide sourire plissa ses lèvres. Froidement, elle demanda:

—Vous ne comprenez pas?

—J'attends que vous m'expliquiez...

Alors Fauta, désignant le cachot où Violetta venait d'être jetée, dit:

—Là se trouve Jeanne Fourcaud!...

Bussi-Leclerc, tout cuirassé qu'il fût contre les émotions sentimentales, ne put s'empêcher de frémir.

—Quoi! balbutia-t-il, cette jeune fille...

—Elle s'appelle désormais, Jeanne Fourcaud... Vous devez, demain matin, livrer les Fourcaudes à la justice du peuple. Vous les livrerez!...

Lorsque Bussi-Leclerc et Fausta furent remontés à la surface de la terre, Jeanne Fourcaud fut placée dans la litière, presque évanouie. Belgodère s'approcha de Fausta.

—Tu veux savoir ce qu'est devenue la fille de Claude? demanda-t-elle.

—Rien ne vous échappe, madame, dit le bohémien courbé. Violetta, vous le savez, c'est mon espoir. Voilà huit ans que Violetta m'appartient. Je la gardais jalousement pour... ce que vous savez. Enfin bref, au lieu de la vendre à Mgr le duc, il se trouve que c'est à vous que je l'ai vendue... Je sens, je devine que l'heure est venue où je pourrai parler à Claude...

—Mais sais-tu seulement où il est?

—Non, mais je le retrouverai, n'ayez crainte.

—Voyons, reprit alors Fausta pensive, tu m'as toujours promis de me raconter ton histoire: le moment est venu. Voici ce que tu vas faire; tu vas reconduire la litière à l'abbaye; mes hommes t'escorteront, puis te ramèneront à mon palais. Tu mettras la nouvelle prisonnière en lieu sûr. Et, quand tu m'auras dit pourquoi tu hais Violetta, je te dirai, moi, ce qu'elle va devenir.

—Monsieur le gouverneur, dit tout haut Fausta en se tournant vers Bussi-Leclerc, à quelle heure aura lieu le spectacle que vous avez promis aux Parisiens?...

—Mais à la pointe du jour, je pense.

—C'est trop tôt. Je veux en être. Il me semble que, dix heures du matin, ce sera une heure convenable.

—A vos ordres, dix heures, soit...

Fausta remonta alors à cheval. Belgodère prit place près de Jeanne Fourcaud. L'escorte s'ébranla. Une fois hors de la Bastille, Fausta donna un ordre à ses cavaliers.

La litière et l'escorte se dirigèrent alors par le chemin qu'elles avaient accompli en sens inverse. Fausta seule s'en alla vers la Cité.

Belgodère, parvenu à l'abbaye de Montmartre, conduisit sa nouvelle prisonnière, c'est-à-dire Jeanne Fourcaud, dans la masure où, quelques heures auparavant, était enfermée Violetta.

—Qu'est-ce que cette fille que je dois maintenant surveiller? Du diable si je comprends quelque chose en cette affaire?... Croasse! Que veut la Signera Fausta? Où me conduit-elle?... Bah! Je vais le savoir tout à l'heure sans doute... Croasse! Croasse veillera sur la petite en mon absence... Croasse!...

A ce troisième appel. Croasse ne répondit pas plus qu'aux deux premiers.

—Tu dors, gronda Belgodère, tu as l'audace de dormir pendant que je travaille! Attends un peu, misérable, je viens, va, ne te dérange pas...

En grommelant ces aménités, le bohémien avait saisi le fameux gourdin avec lequel Croasse avait fait si ample connaissance, et, sans hâte, montait l'échelle qui aboutissait à la soupente. Là, il eut une exclamation de rage: pas de Croasse! Croasse avait disparu. Belgodère ne s'en inquiéta pas outre mesure. Il réfléchit que cette nouvelle prisonnière dont il ne savait pas le nom ne pourrait s'évader de si tôt, et, sans prévenir l'abbesse, alla retrouver les cavaliers de Fausta qui l'attendaient pour le ramener au palais de la Cité. Une heure plus tard, Belgodère entrait dans la mystérieuse maison où, le lendemain soir de son arrivée à Paris, il avait conduit Violetta, croyant la livrer au duc de Guise.




XXXII

LE SECRET DE BELGODÈRE

FAUSTA attendait le bohémien dans cette pièce où nous avons déjà introduit nos lecteurs et où ses deux suivantes favorites, Myrthis et Léa, s'occupaient à lui préparer une boisson réconfortante. En entrant, et tout en s'inclinant, Belgodère loucha fortement vers ces préparatifs.

—Qu'on apporte du vin, dit Fausta en surprenant ce regard.

Elle fut obéie immédiatement.

L'oeil de Belgodère pétilla. Il se versa une rasade et l'avala d'un trait.

—Eh bien, reprit Fausta en trempant elle-même ses lèvres dans le verre de cristal que lui présentait Myrthis, tu disais donc que tu avais une intéressante histoire à me raconter?

—Heu!... C'est l'histoire de beaucoup d'entre nous autres, pauvres bohémiens chassés, traqués, pendus. Cent fois, vous avez dû entendre la pareille sans vous en émouvoir.

—Raconte donc, dit Fausta. Si une injustice a été commise à ton égard, peut-être puis-je la réparer...

—Trop tard! dit sourdement Belgodère.

—Si tu as gardé une haine contre ceux qui t'ont fait du mal, tu sais que je puis t'aider.

—Oui, dit alors Belgodère. Vous pouvez compléter ma vengeance. Vous êtes forte et puissante. Par vous, Claude peut souffrir plus qu'il n'eût souffert par moi seul...

—C'est donc de Claude que tu as à te venger?

Belgodère venait d'achever le flacon. Il baissa la tête qu'il laissa tomber dans ses deux mains énormes. Fausta fit un signe: un flacon plein remplaça aussitôt sur la table le flacon vide.

—Écoutez, dit alors Belgodère, j'ai l'air d'une brute, n'est-ce pas? Je ressemble à un de ces fauves qui ont à peine visage humain? Que diriez-vous si je vous apprenais que, dans la poitrine du fauve, il y a un coeur d'homme? Pourtant, cela est, reprit Belgodère; si inconcevable que cela puisse paraître, j'ai eu un coeur, puisqu'il y a eu une époque de ma vie où je ne songeais ni à la haine, ni à la vengeance, une époque où j'ai aimé!

Belgodère s'était tu, plongé dans son passé.

—Continue! dit Fausta impérieusement.

—Il a donc été un temps, poursuivit Belgodère, où je n'étais pas ce que je parais être. Un jour, je m'aperçus que j'étais amoureux... Ce n'est rien pour un autre homme: pour moi, c'était terrible. En effet, j'étais très laid, et je le savais... on me l'avait tant répété... J'étais le plus fort, le plus redouté de ma tribu. Mais, moi, je tremblais devant Magda. Je tremblais parce que je me savais hideux et qu'autour de Magda rôdaient cinq ou six beaux garçons, dont le plus laid était cent fois plus beau que moi. Jamais je n'osai dire un mot à Magda. Seulement, quand je passais près d'elle, je sentais son regard noir peser sur moi. Je ne dormais plus, je ne mangeais plus. Cela ne pouvait durer ainsi. Un soir, je réunis les amoureux de Magda. Quand ils furent réunis, je l'envoyai chercher elle-même. Elle vint, et je lui dis: «Magda, voici que tu vas sur tes quinze ans. Il est temps que tu choisisses un homme.» Magda sourit et, désignant comme au hasard l'un de mes rivaux, lui dit: «C'est toi que je choisis.»

—Ah! pauvre Belgodère! fit railleusement Fausta.

—Oui, dit le bohémien, mais vous allez voir. Je me plaçai devant l'homme. Il comprit et sortit son couteau, moi le mien. Cinq minutes plus tard, je le renversai et, quand je le tins, la poitrine sous mes genoux, je lui coupai les deux oreilles. Il se releva en hurlant. Alors Magda dit tranquillement: «Je ne veux pas d'un homme sans oreilles.—Eh bien, choisis-en un autre! «Le voici», dit-elle en désignant un deuxième amant. Je me plaçai devant celui-ci, comme je m'étais placé devant le premier. La bataille recommença et dura cette fois dix minutes. Et, quand je tins l'homme renversé, je lui coupai le nez. Naturellement Magda ne voulut pas d'un homme sans nez, pas plus qu'elle ne voulut d'un borgne, car je crevai l'oeil droit du troisième qui se présenta, pas plus qu'elle ne voulut d'un lâche, car les deux derniers s'enfuirent, et je demeurai seul.

—Alors Magda me dit: «C'est toi que je choisis. Je t'avais choisi dès longtemps. Mais je voulais voir si tu étais bien tel que je supposais.» Le même soir, j'épousai Magda selon les coutumes de ma tribu. Pendant six ans, je fus un homme heureux. J'eus d'abord une fille qui fut appelée Flora. Quatre ans plus tard, j'eus une deuxième fille qui fut appelée Stella. On disait d'elles qu'elles étaient belles comme deux fleurs. Je crois que j'ai fini mon flacon... Il en était au quatrième.

—La septième et dernière année de mon bonheur, reprit le bohémien, nous vînmes à Paris, en France. Flora avait alors six ans et Stella deux ans. Nous vivions bien tranquilles, malgré le mépris et la haine des gens de Paris, lorsqu'un soir le bruit se répandit que des scélérats avaient pénétré nuitamment dans une église et volé les vases d'or. L'église s'appelait Saint-Eustache. Nous en étions voisins. Et, comme des truands ou des francs-bourgeois, si méchants qu'ils soient, n'en sont pas moins chrétiens et incapables d'un tel forfait, ce fut nous qu'on accusa. Un matin, une quinzaine de ma tribu, hommes, femmes et enfants, tout fut arrêté et conduit vers une prison. En route, je parvins à m'échapper des mains des gardes. Peut-être aurais-je mieux fait de me laisser pendre comme les autres. Car il y eut cinq hommes et six femmes pendus. Parmi les femmes se trouvait Magda.

Belgodère était pâle, d'une pâleur livide, et de grosses gouttes de sueur coulaient sur son visage qu'il essuyait d'un revers de main.

—La veille du jour où Magda et les autres devaient être conduits à Montfaucon, reprit-il, j'allai trouver le bourreau. Depuis deux mois que durait le procès, j'avais ramassé de l'or, beaucoup d'or. J'allai donc trouver le bourreau... Je lui offris l'or. Je me mis à genoux. Je suppliai. Je lui demandais pourtant une chose bien simple. C'était de mettre une corde usée au cou de Magda. La corde se fût brisée: c'est un cas de grâce. Et, quant à la tirer de prison, j'en faisais mon affaire...

—Et que fit Claude?...

—Il prit le sac d'or et le jeta dans la rue. Puis il m'empoigna moi-même par les épaules et me jeta dans la rue. Puis il ferma sa porte et se verrouilla. Au point du jour, je vis sortir le bourreau. Je le suivis... jusqu'à Montfaucon... Vingt minutes plus tard, je vis Magda qui se balançait au bout d'une corde, tandis que le peuple poussait des cris de joie tels que je les ai encore dans l'oreille...

—Et tes enfants? demanda Fausta. Stella? Flora?... furent-elles donc pendues aussi?

—Non, râla Belgodère, elles ne furent pas pendues: elles furent baptisées!...

—Eh bien, tu en as été quitte pour les débaptiser?

—Je n'ai jamais su ce qu'elles sont devenues, gronda Belgodère. Le lendemain de la scène de Montfaucon, j'appris que, par les soins du bourreau, les enfants avaient été remis à des familles charitables qui acceptaient de les élever. Pendant trois mois je cherchai partout. Je fouillai Paris. De mes deux filles, je n'eus aucune nouvelle.

—Et que fis-tu alors?

—Au bout de trois mois, j'allai retrouver le bourreau et je lui dis: «Tu as tué celle que j'aimais. Et moi j'ai juré de te tuer à mon tour. Mais, si tu veux me répondre, je te pardonnerai. Je te donnerai l'or que j'avais amassé comme rançon de Magda. Je ferai plus: je m'engagerai à ton service et serai le fidèle serviteur, gardien de ta maison et de ta vie. Dis, veux-tu me répondre?... Sais-tu où sont mes filles?...» Et ce fut pour moi une minute de joie délirante lorsque j'entendis Claude me répondre: «Sans doute, puisque c'est moi qui les ai placées! Oh! tu peux te rassurer, bohème, elles ont la chance d'être adoptées par un très haut bourgeois...» Ces mots n'avaient aucun sens pour moi. Mais je me disais: Cet homme a tué Magda. Mais c'est son métier. Je ne puis lui en vouloir. Son métier n'est pas de désespérer un malheureux père, il va parler... Pour toute réponse, il me releva en me saisissant par les épaules. Je criai grâce et miséricorde. Alors, il me dit: «Ecoute, bohème, je devrais t'arrêter et te conduire à, l'official. En te laissant partir, comme je l'ai déjà fait une fois, je manque à mon devoir. Tes filles sont en bonnes, mains. Elles seront plus heureuses qu'avec toi.»—Je veux mes filles! Rends-moi mes filles.—«Allons, dit-il sans colère et sans pitié, va-t'en...» Et, comme la première fois, il m'empoigna et je fis le serment que Claude souffrirait exactement ce que j'avais souffert.

—Le serment est beau, sans doute, dit froidement Fausta. Reste à l'accomplir!

—Vous allez voir, dit Belgodère avec son rire terrible. Je n'étais pas pressé. J'eusse pu tuer Claude, mais cela me paraissait insuffisant. Je m'attachai donc à ses pas. Je le suivis partout où il allait. Et c'est ainsi que je sus qu'il avait une fille, et que, cette fille, il l'aimait, il l'adorait, comme j'avais aimé, adoré ma Stella et ma Flora. Le jour où j'eus cette certitude, madame, je faillis devenir fou de joie... Comme moi, Claude aimait! Comme moi, Claude allait souffrir. Et comme mes filles à moi, la sienne allait vivre avec des étrangers, d'une autre race et d'une autre religion... Cette fille, madame, c'était Violetta...

—Violetta, c'est la fille de Claude?

—Sans doute! L'eussé-je haïe sans cela? En elle, c'est Claude que je hais. Mais pourquoi me demandez-vous cela?

—Pour être bien sûre que Violetta, c'est la fille de Claude.

—J'en suis sûr. Je ne tardai pas à m'apercevoir que le bourreau avait une vraie passion pour son enfant. C'est donc dans l'enfant que je résolus de le frapper. Malheureusement, je vis un jour que j'étais suivi: je dus fuir, quitter la France. J'attendis patiemment le temps nécessaire pour être oublié. Au bout de quelques années, je revins: mon amour était mort, mais je revenais affamé de vengeance.

Belgodère frissonna. Fausta le contemplait.

«Je m'emparai donc de Violetta, poursuivit le bohémien. Elle était sous la garde d'une femme nommé Simonne. Pour que cette femme ne pût me dénoncer, je m'en emparai également. Puis je les fis partir dans la direction de la Bourgogne. Quant à moi, je demeurai à Paris pour juger du coup que j'avais porté. Il était terrible, et je rejoignis ma troupe. J'avais mon idée sur Violetta.

—Que voulais-tu donc en faire? demanda Fausta.

—Quelque chose comme une ribaude que j'eusse un jour livrée à quelque seigneur. Alors, je me fusse présenté devant Claude pour lui dire: «Tu m'as volé mes filles, j'ai volé la tienne. Tu as fait de Flora et de Stella des chrétiennes, j'ai fait de Violetta une ribaude.» Et, alors, je l'eusse tué... A Orléans, où je m'arrêtai assez longtemps, je vis qu'un puissant et beau seigneur rôdait autour de la petite. Je m'informai. J'appris que, cet homme, c'était le duc de Guise. Je vins donc à Paris, et ma bonne étoile voulut que je rencontrasse le duc aux portes de la ville. Je le vis plus amoureux que jamais: je convins d'un bon prix, ce qui ne gâtait rien dans mon affaire, et je livrai Violetta... Seulement, à partir de ce moment, les choses s'embrouillent: croyant conduire la petite au duc de Guise, c'est à vous que je l'amène!...

—Le regrettes-tu?

—Je ne sais, dit Belgodère avec une hésitation. A vous de tenir parole. Vous m'avez promis une belle vengeance, madame.

—Eh bien, que dirais-tu si je faisais pendre Violetta sous les yeux de Claude?

Un terrible sourire balafra le visage du bohémien.

—Oh! oh! Et Claude verra la chose?... Et je pourrai lui parler? le forcer à regarder? lui dire que c'est moi qui ai pris son enfant et qui la livre au bûcher?

—Tu seras près de lui et tu lui diras ce que tu voudras. Ecoute-moi; demain matin, à dix heures, en place de Grève, seront pendues deux jeunes filles, pendues et brûlées. Leur crime, c'est d'être les filles d'un père qui, autrefois, était de la religion romaine et qui s'est mis ensuite d'une autre religion. Cet homme s'appelait Fourcaud. Il est mort en prison. Demain, le peuple pendra et brûlera ses deux filles. Or, sais-tu ce que nous avons été faire tout à l'heure à la Bastille? Nous avons fait sortir l'une des Fourcaudes... et, à sa place, nous avons...

—Laissé Violetta! rugit Belgodère. Enfer! C'est magnifique, cela!... Ah! bien m'a pris d'entrer à votre service!... Ainsi donc, clama-t-il avec son rire effroyable, demain matin, à dix heures, en place de Grève, seront pendues...

—Les deux damnées, les deux hérétiques protestantes.

—Peu m'importe leur religion, dit le bohémien d'une voix sombre. Violetta sera brûlée devant son père, voilà l'essentiel...

—Oui! devant son père! murmura Fausta qui tressaillit.

—Vous dites Violetta et une autre... qui est l'autre?

—Madeleine Fourcaud.

Belgodère se leva et fit quelques pas en grommelant. Soudain, il s'arrêta court.

—Mais Claude? gronda-t-il. Claude, comment verra-t-il? C'est que tout est là!... Comment le préviendrai-je? Car il faut que ce soit moi qui le prévienne!...

—Bon. Ecoute-moi bien. Demain matin, tu iras sur la place de Grève. Lorsque tu verras que la foule est rassemblée, tu entreras dans la troisième maison qui se trouve à gauche de la place en tournant le dos au fleuve... Tu ne pourras t'y tromper. Il y aura des têtes à toutes les fenêtres. Mais cette maison-là, vois-tu, sera fermée du haut en bas, comme si elle portait le deuil des deux condamnées... Quand tu seras entré, tu demanderas à parler au prince Farnèse.

—Qui est le prince Farnèse?

—Qu'importe! dit Fausta avec un livide sourire. On te conduira devant le prince Farnèse. Il est probable qu'on te fera entrer dans une grande pièce dont la fenêtre donne sur la place de Grève.

—Mais Claude! Claude!...

—Eh bien, Claude, tu le trouveras auprès de Farnèse!... Va maintenant. Je t'avais promis que ta vengeance, pour être retardée, n'en serait que plus complète!

Belgodère eut un rauque grognement et s'élança hors de la maison de Fausta.

Après le départ de Belgodère, Fausta s'était mise à écrire. Voici ce qu'elle écrivit:

«Votre rébellion méritait un châtiment. C'est pourquoi je vous ai infligé une souffrance proportionnée à votre faute. Puisque la rébellion était causée par votre fille, j'ai voulu que la souffrance vous vînt de votre fille. Et c'est pourquoi je vous ai dit qu'elle était morte. Mais vous êtes mon disciple bien-aimé. Je ne veux pas que la punition se prolonge... Cardinal, apprenez donc que Violetta n'est pas morte. Si vous voulez la revoir, trouvez-vous demain matin dans notre logis de la place de Grève, et, à l'homme qui, un peu avant dix heures, vous viendra voir, demandez de vous la montrer: il vous la montrera.»

«Votre très affectionnée qui attend votre retour.»

Alors Fausta laissa tomber dans sa main sa tête alourdie et murmura:

«J'atteins et je frappe Farnèse. Mais comment atteindre et frapper Pardaillan avant de le livrer à Guise?... Le père assistera au supplice de Violetta... pourquoi l'amant n'y assisterait-il pas?»




XXXIII

LA CHEVALIÈRE

Fausta, longtemps, demeura immobile. Jusqu'à cette minute, elle avait lutté contre la passion. Maîtresse de ses sentiments, elle avait méprisé les premiers avertissements de l'amour. Maintenant, la tempête d'amour grondait en elle. Et, courbée, déchue de sa propre magnificence, elle râlait un cri sublime:

«J'aime! oh! j'aime!»

Et, comme elle sentait sa pensée vaciller et tituber, soudain un tableau se forma devant ses yeux.

Elle était à la fenêtre de la maison sur la place de Grève. Une foule énorme roulait sur la place... Guise apparaissait parmi les acclamations... puis les trompettes sonnaient une fanfare, et Crilîon apparaissait...

Et, alors, elle revoyait l'épisode... un homme tenait tête au roi de Paris et semblait, de son regard, faire refluer la foule menaçante... et Pardaillan, la rapière haute vers le ciel, marchait à travers la multitude qui tourbillonnait... C'est là qu'elle l'avait vu pour la première fois! C'est ainsi qu'elle le revoyait!... C'était de là que datait son amour!...

«Je l'aimais déjà, râla-t-elle au fond d'elle-même, Violetta morte, je l'aimerai encore!...»

Plongée dans ses réflexions, elle cherchait une conclusion digne d'elle. Jamais jusqu'alors, dans la vie étrange, fabuleuse, fantastique qui était sa vie, elle n'avait eu de longues hésitations: l'acte, chez elle, suivait toujours immédiatement la pensée. Cette conclusion qu'elle s'imposa, nous la donnons ici comme preuve de son intrépidité d'âme.

«J'aime, dit-elle. Ceci est avéré. Si affreuse que soit l'aventure, rien ne peut faire qu'elle ne soit pas; j'aime ce Pardaillan, moi qui ai souri de l'amour que m'offraient les plus beaux gentilshommes de Rome, de Milan, de Florence... Et, moi qui n'ai jamais aimé, je suis frappée à mon tour... j'aime cet homme qui m'a regardée en face...»

Elle haletait, elle souffrait vraiment une torture physique devant la décision qu'elle prenait.

«Je ne dois pas aimer!... Ceci est une épreuve que m'impose l'Esprit suprême, et dont je dois sortir victorieuse. Une âme comme la mienne n'est pas faite pour d'ordinaires passions: j'aimerai cet homme tant qu'il vivra. Donc il faut qu'il meure!...»

Elle eut un tressaillement. Son oeil flamboya d'orgueil:

«Mort, je l'aimerai peut-être encore... mais il ne sera plus en moi que le souvenir mélancolique d'un mal passé, guéri par ma volonté. Pardaillan mourra! Et, pour que mon triomphe sur moi-même soit véritable et complet, c'est de ma main que mourra Pardaillan!...»

Elle se leva à ces mots et acheva:

«Que je le tienne devant mon épée, qu'il soit une fois vaincu... vaincu par moi!... Et peut-être le dédain de sa défaite étouffera-t-il jusqu'au souvenir de mon amour!...»

Elle tira son épée, l'examina attentivement. Elle avait repris tout son calme et elle souriait. Elle ploya l'acier dans ses deux mains. Alors Fausta s'enveloppa d'un manteau, plaça sur son visage un large masque de velours et assura son feutre sur les torsades noires de ses cheveux. Elle jeta un coup d'oeil sur une horloge: elle marquait trois heures du matin.

«Le jour va bientôt paraître, fit-elle. Il est temps!...»

Elle siffla trois fois au moyen d'un sifflet d'argent qu'elle portait toujours suspendu à son cou. Un homme parut.

—Nous allons en expédition, dit Fausta.

—Combien d'hommes d'escorte?

—Vous seul, cela suffira.

Alors Fausta sortit de la maison à pied,, suivie de ce seul homme. Les rues de Paris étaient noires encore, et la solitude était profonde. Mais quelques vagues lueurs éparses indiquaient que l'aube était proche. Fausta marchait d'un pas souple et rapide. En route, elle donna des instructions à son compagnon; sans doute ces instructions étaient bien étranges puisque l'homme ne put retenir un geste d'étonnement.

Lorsqu'ils arrivèrent devant l'auberge de la Devinière, Fausta s'arrêta dans la rue. L'homme la regarda comme si, hésitant encore, il eût demandé une confirmation des ordres qu'il avait reçus.

—Allez, dit simplement Fausta.

Alors l'homme heurta à différentes reprises le marteau de la porte...

Le chevalier de Pardaillan dormait de tout son coeur lorsqu'un laquais vint le réveiller en lui disant qu'un étranger, malgré l'heure extraordinaire, voulait lui parler à tout prix. Pardaillan objecta qu'il avait pris l'habitude de dormir la nuit et qu'il trouvait fort déplaisant d'être réveillé au moment où il faisait un très beau rêve, et il ajouta:

—Sache, maraud, que je ne me lèverais à cette heure que pour deux choses également respectables: pour recevoir une honnête dame, ou pour me battre avec un ennemi pressé.

Et Pardaillan se tourna du côté du mur en menaçant le laquais de le jeter par la fenêtre, s'il ne le laissait reprendre son rêve au point où il l'avait quitté si malencontreusement.

—Monsieur le chevalier, dit une voix, si ce n'est pour les deux motifs indiqués par vous qu'on vient vous réveiller, c'est tout au moins pour l'un d'eux.

Pardaillan se retourna, s'accouda et aperçut l'étranger qui, ayant suivi le laquais jusqu'à la porte, avait assisté à ce colloque.

—Ah! ah! dit le chevalier, c'est donc une dame qui me veut voir?

L'homme garda le silence.

—-C'est donc quelqu'un qui me veut pourfendre dès l'aurore?

L'homme s'inclina sans répondre.

—C'est bien, dit alors Pardaillan, dans dix minutes je suis à vous, monsieur.

Il s'habilla sans hâte en sifflotant une fanfare de chasse.

Puis il ceignit sa bonne rapière, descendit dans la salle commune et aperçut le même étranger, qui le pria poliment de l'accompagner jusque dans la rue. Le chevalier obéit à cette invitation et s'assura par un rapide regard que la rue était parfaitement déserte. L'homme attendit que le garçon de la Devinière eût refermé la porte. Alors il se tourna vers Pardaillan, retira son chapeau et dit:

—Vous êtes bien le chevalier de Pardaillan?

—En chair et en os, mon cher monsieur, et vous?

—Moi, monsieur le chevalier, je suis l'écuyer d'un seigneur qui désire ne pas se nommer. Au nom de mon maître, je viens vous porter défi, vous déclarant convaincu de lâcheté si vous n'acceptez le cartel.

Pardaillan se mit à rire.

—Cornes du diable! fit-il, je pourrais vous répondre, sire écuyer, qu'il est dans les usages de la chevalerie de savoir au moins avec qui l'on va se couper la gorge.

—Mon maître vous dira son nom quand il vous aura couché sur la chaussée.

A ce moment, de l'ombre épaisse d'un mur se détacha une apparition qui s'avança, s'arrêta devant Pardaillan et fit signe à celui qui s'était donné pour écuyer. Celui-ci, sans plus rien dire, salua le chevalier, s'inclina devant le nouveau venu et, sans tourner la tête, s'éloigna. Pardaillan et l'inconnu se trouvèrent seuls en présence. Le chevalier avait jeté un ardent regard sur cette apparition.

Son étrange adversaire paraissait être un jeune homme d'une vingtaine d'années, en qui on devinait la force nerveuse et souple d'un être habitué aux exercices du corps.

—Monsieur, dit alors le chevalier en reprenant cet air d'insouciance qui lui était habituel, vous n'avez pas voulu me dire votre nom; et, bien que ceci soit contre toutes les règles, je n'insiste pas pour le connaître; mais, enfin, ne pourrais-je savoir pourquoi vous me voulez occire?

Tout en parlant, il cherchait à étudier l'inconnu. Il espérait le reconnaître à la voix, mais l'inconnu, à son discours, ne répondit qu'en tirant sa rapière. Le chevalier salua et dégaina aussitôt.

—Monsieur, reprit-il, avant d'engager les fers, je vous prie de remarquer que j'ai toutes les raisons possibles de demeurer caché dans Paris; malgré cela, je n'ai pas hésité à me rendre à votre invitation. Contre tant de déférence que je vous témoigne, vous pourriez me rendre un service. Pourriez-vous me dire comment et par qui vous avez su que je passais la nuit à la Devinière?

Pour toute réponse, l'inconnu tomba en garde.

—Vous n'êtes pas galant, monsieur, dit Pardaillan, et, à mon grand regret, je vais être obligé de vous arracher votre masque. Défendez votre visage... je vous promets de ne pas tirer ailleurs qu'au masque.

Depuis quelques instants, les épées étaient engagées, et le cliquetis des fers troublait seul le silence.

Dès le premier engagement, Pardaillan eut un moment de surprise: il s'était battu cent fois peut-être, il connaissait les plus fines lames du royaume, il avait dans la main les passes les plus difficiles et, cette fois, il trouvait un redoutable adversaire. Jamais il n'avait rencontré poignet plus souple et plus ferme, rapière plus vivante, pointe plus menaçante. Il essaya de faire rompre l'inconnu.

Celui-ci demeura ferme, cloué sur place, les épaules effacées, n'offrant aucune prise. Soudain, il se détendit comme un ressort, et ce fut Pardaillan qui dut faire un bond en arrière...

—Mes compliments, dit le chevalier, avec un coup pareil, vous aviez toutes les chances de me tuer... toutes moins une. C'est justement cette une qui me sauve!

A son tour, il attaqua, et peut-être, avec sa science consommée de l'escrime, trouva-t-il à diverses reprises l'occasion de toucher son adversaire à la poitrine. Mais Pardaillan avait dit qu'il ne toucherait qu'au visage.

Maintenant le jour grandissait; tout à coup l'un des deux combattants venait de jeter un cri terrible, le cri de l'homme blessé à mort... Pourtant, aucun des deux adversaires ne tombait!...

Celui qui avait poussé ce cri, c'était l'inconnu. Pardaillan, après une série d'attaques combinées avec un art supérieur, l'avait touché au front... La pointe avait traversé le masque qui, arraché, était demeuré fixé au bout de la rapière.

—Une femme!... fit Pardaillan stupéfait...

Et il abaissa la pointe de sa rapière.

Fausta portait au front une petite tache rouge: une gouttelette de sang. Elle leva la tête vers le ciel et peut-être songea-t-elle que cette blessure n'atteignait pas seulement son front, mais quelque chose de. plus profond qui était en elle depuis des années... la foi...

Oui, c'était cette foi qui était touchée en elle, blessée pour la première fois. Fausta se vit déchue.

Pardaillan, d'un geste tranquille, releva son épée.

Il recula de deux pas, souleva son chapeau et s'inclinant:

—Si j'avais su avoir l'honneur de croiser le fer avec la princesse Fausta, dit-il, je vous jure, madame, que je me fusse laissé toucher.

Il appuya sur ce mot à double sens. Fausta le considéra d'un regard flamboyant et riposta par ce seul mot:

—Défendez-vous...

Pardaillan rengaina son épée. Elle marcha sur lui, pantelante d'amour et de haine écumante, splendide et terrible. Elle saisit son épée par le milieu de la lame et, cette épée, devenue poignard, elle la leva sur le chevalier et se rua, sans un cri, sans un mot. Pardaillan, d'un geste prompt, saisit le poignet de Fausta d'une main, l'épée de l'autre; presque à la même seconde elle se trouva désarmée et, jetant un deuxième cri pareil à celui qu'elle avait poussé lorsqu'elle avait été atteinte au front, elle recula en portant les deux mains à son visage.

Pardaillan prit l'épée de Fausta par la pointe, et lui tendit la poignée en s'inclinant.

—Madame, dit-il avec une sorte d'émotion, je n'ai pour tout bien au monde que ma pauvre vie à laquelle je tiens encore quelque peu; excusez-moi donc de la défendre, et pardonnez-moi d'être obligé de faire couler les larmes précieuses que je vois dans vos yeux, faute de ne pouvoir laisser couler mon sang.

—Oh! démon! râla-t-elle dans un sanglot, démon que l'enfer a jeté sur ma route pour me tenter, pour me désespérer, tu m'as vaincue deux fois, dans mon coeur et dans mes armes. Mais ne te hâte pas de triompher. Je t'arracherai de mon coeur par l'exorcisme. Et quant à ton coeur à toi... va! la place de Grève, tout à l'heure, me vengera!

Ces paroles insensées, elle les prononça d'une voix si sourde que le chevalier les entendit à peine.

Déposant alors l'épée aux pieds de Fausta, il se recula. Mais Fausta secoua violemment la tête. Elle leva son pied nerveux et en frappa l'épée qui se brisa.

—Adieu, dit-elle, ou plutôt à bientôt vous revoir. Car j'espère bien que vous serez aujourd'hui à dix heures sur la place de Grève...

—La place de Grève! murmura Pardaillan tandis qu'elle s'éloignait. Voici la deuxième fois qu'elle en parle. Pourquoi? Le moment me semble donc venu d'ouvrir l'oeil. Et, pour commencer, il s'agit de décamper de la Devinière.

Alors il se baissa, ramassa les deux tronçons d'épée et les examina.

—Peste! murmura-t-il, une lame des ateliers de Milan, si j'en crois cette marque!... C'est que cette damnée princesse en jouait joliment.

A ce moment, le jour était tout à fait venu. Pardaillan alla frapper à la porte de la Devinière encore fermée et, étant entré dans l'hôtellerie, se dirigea vers la chambre qu'occupait le duc d'Angoulême.

—Il nous faut déménager, dit-il; si nous avons trouvé hier que le séjour de notre hôtel n'était pas trop sûr, il se trouve maintenant que cette auberge est encore moins sûre. Mais quoi! déjà levé, mon prince?... ou plutôt... vous ne vous êtes pas couché?... Hein?... Que vois-je?... un pistolet tout chargé sur cette table?...

Charles mit la main sur le pistolet. Il était pâle.

—Vous voulez mourir? dit Pardaillan.

—Oui! répondit Charles simplement. Puisqu'elle est morte.

—C'est donc chez vous une résolution?

—Irrévocable, dit Charles d'une voix ferme et sombre. Pardaillan, recevez ici mes adieux.

—Je veux bien, dit Pardaillan, en surveillant étroitement tous les mouvements du jeune homme, je veux bien recevoir vos adieux. Mais, que diable, est-ce donc une chose si pressée que de vous loger une balle dans la tête ou dans le coeur? Je crois avoir été pour vous un ami fidèle... Et si, à mon tour, j'ai besoin de vous!... Si je viens faire appel à votre amitié!

—Parlez donc, chevalier... je suis prêt. Qu'exigez-vous de moi?

—Rien, ou presque rien: d'attendre à demain pour me faire les adieux en question.

Charles reposa sur la table le pistolet qu'il avait saisi. Pardaillan s'en empara aussitôt.

—Chevalier, dit le duc d'Angoulême, je comprends l'effort suprême que tente votre amitié. Vous espérez, en gagnant du temps, me rattacher à la vie. Détrompez-vous. J'aimais Violetta, reprit-il avec une exaltation croissante, vous ne pouvez savoir ce que cela signifie, vous qui n'avez pas les sentiments de tout le monde, et qui peut-être n'avez jamais aimé... Je n'étais plus en moi, j'étais en elle. Sa mort est donc ma mort. Je vous disais que je souffre. C'est faux. La vérité est que je ne vis plus. Chevalier, c'est tout de suite que je dois mourir.

Pardaillan saisit les poignets du jeune homme. Une violente émotion s'emparait de lui.

Il comprenait que Charles, arrivé au paroxysme de la douleur, allait se tuer. Coeur faible, si tendre et si pur dans cette toute première jeunesse. Charles succombait au premier coup du malheur. Pardaillan le vit perdu.

—Mon ami, murmura-t-il d'une voix tremblante, mon enfant, vivez pour moi qui ne suis plus attaché à la vie que par une vieille haine et qui, depuis que je vous connais, ai fait ce rêve de m'y attacher encore pour une affection!

Charles secoua la tête et son regard môme se fixa sur le pistolet.

—Il le faut donc! fit Pardaillan.

Il avait une nature trop absolument éprise d'indépendance, un ami trop sûr, une conscience trop libre, un esprit trop large: l'idée ne pouvait lui venir de s'opposer par la force au geste suprême qui allait délivrer son ami.

—Adieu, Pardaillan, dit Charles d'une voix ferme.

Pardaillan déposa le pistolet sur la table. A cet instant tragique la porte s'ouvrit, Picouic entra et cria:

—Monseigneur, il est retrouvé! Il est revenu! Il est là!...

—Qui ça? hurla Pardaillan. Qui est revenu? Qui est là?...

—Moi! fit une voix large, grasse, burlesque et lugubre.

Croasse apparut.

—Moi, continua-t-il, qui, au prix de mille dangers, ai découvert le secret de l'abbaye de Montmartre, moi qui ai vu, cette nuit, enlever la pauvre petite Violetta, et qui...

Le croassement s'arrêta net dans la gorge de Croasse. Un double cri délirant retentit. Pardaillan et Charles bondirent ensemble sur Croasse et l'entraînèrent dans l'intérieur de la chambre.

—Qu'as-tu dit haleta Charles, plus livide devant cette espérance qu'il ne l'avait été devant la mort.

—Que tu as vu Violetta cette nuit? rugit Pardaillan.

—Oui! fit Croasse avec un rauque soupir.

Charles chancela. Un ineffable sourire transfigura le jeune homme. Alors, Croasse fut accablé de questions. De l'ensemble de ses réponses, il résulta que Violetta avait été enlevée de l'abbaye de Montmartre et conduite dans une autre prison.

Charles, suspendu aux lèvres de Croasse, l'écoutait comme il eût écouté un messie.

Celui-ci raconta, en se donnant le beau rôle, l'enlèvement de la pauvre Violetta. Il raconta comment il avait lutté contre les sbires de mauvaise mine et comment, malgré ses efforts, il n'avait pu sauver la pauvre Violetta. Alors, désespéré de son échec, il a cherché à retrouver le duc et Pardaillan.

La vérité, comme on s'en doute, était beaucoup plus simple. Après le départ de Belgodère et de Violetta. Croasse était descendu de sa soupente, s'était esquivé, avait attendu dans les marécages l'ouverture des portes de Paris et, comme l'ordre du duc de Guise était de ne laisser sortir personne, mais non d'empêcher d'entrer, il avait bravement pénétré dans Paris.

Si Charles d'Angoulême et Pardaillan n'ajoutaient que peu de foi à l'odyssée extraordinaire de Croasse. ils n'en laissèrent rien paraître. L'essentiel était que Violetta fût vivante. Sur ce point. Croasse était affirmatif et il n'y avait aucune raison de douter de sa parole. Mais alors, qu'avait-on fait de Violetta? Où avait-elle été entraînée? Tout à coup, Pardaillan pâlit.

—La place de Grève! murmura-t-il. Pourquoi la damnée Fausta a-t-elle parlé de Violetta?... Pourquoi m'a-t-elle donné rendez-vous ce matin à dix heures, sur la place de Grève?...

Il jeta les yeux sur l'horloge. Elle marquait neuf heures et demie.

—En route! dit-il d'une voix qui fit frissonner Charles. Duc, armez-vous solidement... et suivez-moi!...

—Où allons-nous?... haleta Charles.

—A la place de Grève! répondit Pardaillan qui s'élança.




XXXIV

LES DEUX PÈRES

Belgodère avait achevé la nuit sur la place de Grève, suivant les allées et venues des aides qui construisaient les machines destinées au supplice de Madeleine et Jeanne Fourcaud. Ces machines, d'une formidable simplicité, consistaient en deux potences pareilles à toutes les potences. Seulement, autour de chacune de ces potences, on avait entassé des fascines méthodiquement disposées, et, au-dessus des fascines, des pièces de bois sec.

A la corde, on pendait le ou la condamnée. Puis on mettait le feu aux fascines, les flammes montaient, enveloppaient le corps, brûlaient enfin la corde; le corps tombait dans le brasier et achevait de se consumer.

Belgodère assista donc à ces préparatifs. Lorsque les deux bûchers furent terminés autour des deux potences, il vit que les mêmes ouvriers édifiaient un large échafaud auquel on accédait par quatre marches et qui fut entièrement recouvert d'un tapis. C'était pour Guise et sa suite.

Cependant, le jour venait et, à mesure que la lumière inondait la place, elle se remplissait peu à peu de monde. De tous les coins de Paris, des groupes endimanchés et rieurs arrivaient et prenaient place.

Vers huit heures, une compagnie d'archers de la Ligue s'avança sur la place. Des acclamations retentirent: le moment approchait. Belgodère allait et valait dans cette multitude. Un livide sourire crispait ses lèvres. Il lui semblait que cette masse énorme de peuple était là pour célébrer sa vengeance.

Il s'était approché de cette partie de la place qui bordait le fleuve et qui était la grève proprement dite. Là, une litière venait d'arriver.

Elle s'était placée de façon que les personnes qu'elle contenait pussent embrasser toute la scène. Une vingtaine d'hommes armés d'épées et de poignards entouraient cette litière, dont les rideaux de cuir étaient fermés.

Un instant, ces rideaux s'entrouvrirent, et Belgodère aperçut l'intérieur tapissé de satin blanc. Une tête pâle se montra, puis disparut... Si rapide qu'eût été cette apparition, le bohémien l'avait reconnue:

«La Fausta!» murmura-t-il

A ce moment, une fanfare de trompettes retentit sur la place, des exclamations délirantes éclatèrent dans un roulement de tonnerre. De la rue du Temple débouchait un quadruple rang de cavaliers aux toques ornées de touffes de plumes, aux pourpoints de soie cramoisie sur lesquels se détachait l'écusson de Guise. Ils levaient vers le ciel le pavillon de leurs trompettes et leur éclatante fanfare semblait annoncer la venue de quelque roi tout-puissant.

Derrière eux venaient les gardes particuliers de Henri de Guise, somptueusement vêtus de drap d'or, portant à l'épaule d'étincelantes hallebardes, le capitaine des gardes et les officiers à cheval.

Et, enfin, seul dans un large espace laissé vide, monté sur un magnifique alezan aux naseaux de feu, vêtu de soie blanche, le manteau cramoisi sur les épaules, le duc de Guise apparaissait, soulevant sur son passage une longue rumeur de vivats.

Derrière lui, la foule de ses gentilshommes, avec des costumes de parade étincelants de broderie, passait clans un cliquetis d'éperons et d'épées.

Henri de Guise et ses gentilshommes mirent pied à terre et prirent place aussitôt sur les sièges de l'échafaud élevé en face des deux bûchers, et presque au même instant, au loin, du fond de la rue Saint-Antoine, arrivèrent en rafales sinistres des mugissements sourds, et c'était des cris de haine et de mort... c'était les deux condamnées qu'on allait livrer à la justice du peuple et qu'on amenait au supplice...

Alors Belgodère regarda la grande horloge de l'hôtel des prévôts: elle marquait bientôt dix heures!... Il marcha vers la maison que lui avait signalée Fausta, heurta rudement. La porte s'ouvrit aussitôt. Un serviteur vêtu de noir apparut et, avant que le bohémien eût ouvert la bouche, demanda:

—Vous venez de la part de la princesse Fausta? Entrez! Monseigneur se meurt d'angoisse à vous attendre!

Déjà le serviteur l'entraînait, le bohémien se trouva devant l'entrée d'une vaste pièce à demi obscure. Il écarquilla les yeux et vit le prince Farnèse qui, les traits bouleversés, venait à sa rencontre. Puis, il gronda dans une sorte de rugissement de joie furieuse:

«Il est là!...»

Il!... C'était Claude!...

Oui, Claude était là. Depuis le pacte qu'ils avaient signé, le prince Farnèse et maître Claude, le cardinal et le bourreau, se voyaient à tout moment, unis dans une commune pensée: tuer Fausta qui avait tué Violetta.

Lorsque Farnèse eut reçu, dans la nuit qui venait de s'écouler, la lettre de Fausta qui lui annonçait que sa fille était vivante, Claude se trouvait près de lui. Le reste de cette nuit fut pour les deux hommes une effroyable série d'angoisses.

Lorsque le jour se leva et filtra à travers les volets fermés, ils se virent si changés, si pitoyables avec des visages empreints d'une telle angoisse, qu'ils se firent peur. Farnèse, le premier, secoua cette torpeur morbide et, appelant un serviteur, lui donna des ordres.

—Attendons! dit-il alors.

Farnèse demeura immobile, les bras croisés. Claude se mit à marcher lentement. Il leur semblait qu'ils vivaient dans un rêve. Tantôt la lettre de Fausta leur paraissait toute naturelle, et parfois ils croyaient qu'elle avait menti. Mais pourquoi Fausta aurait-elle menti? Dans quel but?

A la longue, l'attention de Farnèse se concentra sur les bruits qui s'enflaient. Dans l'anormale surexcitation de cette attente fiévreuse, il en vint à imaginer une mystérieuse connivence entre la lettre de Fausta et ces clameurs qu'il entendait. Il alla à la fenêtre, repoussa légèrement les volets. La Grève lui apparut soudain, avec ses deux poteaux de supplice, ses deux bûchers, son estrade, sa foule immense, vision tragique, effrayante, qui le fit reculer.

—Qui va-t-on exécuter? demanda-t-il d'une voix terrible en saisissant le bras de Claude.

Claude demeura un instant hébété d'horreur. En lui aussi, tout à coup, s'opérait la connivence mystérieuse entre l'idée de Violetta et l'idée d'exécution. Il bondit à la fenêtre et, hagard, considéra ce qui se passait. Un cri de mort, un nom répété par les mille gueules du monstre qui se roulait autour des bûchers. Ce nom lui apprit la vérité. Il sourit.

—Rassurez-vous, dit-il. Je me souviens. On pend ce matin les Fourcaudes...

—Les filles du procureur Fourcaud?...

—Ses filles? dit Claude en tressaillant violemment. Oui!... Ses filles!... Jeanne et Madeleine...

—Pourquoi savez-vous leurs noms? demanda le cardinal, heureux de penser un instant d'autres pensées.

—Tout le monde le sait, dit Claude.

Et tout bas, d'un murmure indistinct, plus pâle encore qu'il n'était la minute d'avant:

«Jeanne et Madeleine!... Les filles de Fourcaud!... De Fourcaud!... Hélas! pouvais-je prévoir cela quand...»

Un coup de marteau extérieur ébranla la grande porte et répercuta de sourds échos jusqu'à eux.

—Le voilà! murmura Farnèse d'une voix éteinte.

Claude ne dit rien, mais ses yeux se rivèrent sur la porte. Au dehors, un immense hurlement monta.

—Les voilà! Les voilà! Les voilà! Les Fourcaudes!

Ils n'entendirent pas cette clameur funèbre qui se déchaînait. Ils n'entendirent que le pas précipité de celui qui montait l'escalier, de celui qui allait leur montrer Violetta vivante... et la leur rendre sans doute!...

Farnèse, la tête en feu, s'avança, chancelant, vers la porte. Claude voulut s'élancer... A ce moment cette porte s'ouvrit et l'ancien bourreau demeura cloué sur place.

Et—devenait-il fou?—à cette minute où la pensée de Violetta eût dû occuper son esprit et son âme, voici ce qu'il songea:

«Lui!... Lui!... A l'heure où les Fourcaudes montent au bûcher!... Oh! l'abominable fatalité!...»

Et, alors, il recula, comme si la vue de Belgodère l'eût affolé d'horreur.

Farnèse, du premier coup d'oeil, reconnut le bohémien à qui il avait parlé sur cette même place de Grève! Le bohémien à qui il avait donné l'ordre de conduire Violetta au palais Fausta!... Sa fille...

Le bohémien devait savoir où se trouvait Violetta! Farnèse eut un rugissement de joie folle, saisit le bras de Belgodère et balbutia:

—Ma fille! Où est ma fille?

—Sa fille! gronda le bohémien. Est-ce qu'il est fou, celui-là?...

A cet instant, il aperçut Claude, se débarrassa d'un geste brusque de l'étreinte du cardinal et marcha sur l'ancien bourreau. Claude frémit.

—Voici longtemps que nous ne nous étions vus, dit Belgodère avec un rire effroyable... Depuis le jour où tu m'as refusé de me montrer mes enfants, ne fût-ce qu'une minute!...

Le regard de Claude se tourna vers la fenêtre avec une indicible expression d'effroi.

—Écoutez-moi, murmura-t-il d'une voix humble, je croyais bien faire... sauver ces pauvres petites dans leur corps et dans leur âme... oh! je vous jure, celui qui les prenait était un homme de bien...

—Sauver mes filles! gronda Belgodère. Sauver des enfants en les arrachant à leur père! Fameux!... Ainsi, digne bourreau, tu ne t'es pas demandé ce que le père allait souffrir... Et tu ne t'es pas dit que je cherchais à te rendre deuil pour deuil, souffrance pour souffrance!...

Claude se redressa.

Que dis-tu? bégaya-t-il.

—Ta Violetta! Qui te l'a enlevée? Dis! Le sais-tu? C'est moi!... Moi! Comprends-tu cela?... Eh bien, bourreau!.. Tu ne dis rien!... Veux-tu me dire ce que tu as fait de Flora?... ce que tu as fait de Stella? Moi je te dirai ce que j'ai fait de Violetta!...

—Cet homme a tué ma fille! gronda Farnèse.

—Tué! hurla Claude. Est-ce cela que tu devais nous annoncer!... Oh!... malheur sur toi, si cela est!...

Belgodère éclata de rire.

—Dent pour dent! grinça-t-H. Tu veux ta fille?... Tu veux la voir?... Ce matin, on pend, on brûle les Fourcaudes!... Il y en a bien une sur le bûcher!... L'autre n'y est pas!... L'autre Fourcaude, sais-tu qui c'est? Eh bien, regarde!...

D'un bond, Claude fut à la fenêtre; Farnèse délirant se rua aussi, Un cri lugubre déchira l'espace.

—Violetta!... Là! Là!... Au bûcher!... Violetta!...

—Violetta au bûcher! rugit Claude.

Claude regarda... Sur le bûcher de gauche se balançait le corps de l'une des Fourcaudes déjà pendue, et les flammes l'enveloppaient... L'autre Fourcaude, à ce moment, était entraînée au bûcher de droite... Et celle-ci, c'était Violetta!...

Claude empoigna Belgodère par le cou: terrible, effroyable à voir, avec un visage sans expression humaine, il se pencha et, dans ce mouvement, força le bohémien à se pencher. Et la voix de Claude, voix rauque, voix à l'intraduisible accent, à l'oreille de Belgodère hurla ces paroles:

—Regarde à ton tour!... Regarde, démon!... Regarde le corps de Madeleine Fourcaud!... Regarde!... La corde se brise!... Regarde!... La voilà dans les flammes!... Belgodère!... Belgodère!... Celle qui brûle ne s'appelle pas Madeleine!... Elle s'appelle Flora et c'est ta fille!...

A ces mots, Claude, d'un mouvement frénétique, repoussa Belgodère dans la chambre et, avec une imprécation sauvage, enjambant l'appui de la fenêtre, il sauta dans le vide. Belgodère avait poussé un de ces hurlements sinistres comme en ont les fauves qu'on égorge.

Ainsi que dans un cauchemar, il vit Claude traverser l'espace, tomber, rouler sur le sol, puis se relever, et, la dague à la main, se ruer sur la multitude, vers le bûcher... vers Violetta... Belgodère tendit les bras, des larmes de sang coulèrent sur son visage monstrueux. Tout à coup, il sursauta... Stella il ne l'avait pas reconnue cette nuit, mais il allait la retrouver, elle lui resterait. Il s'élança. Il se rua... Et, tout à coup, il se sentit saisi à l'épaule par une main de fer. Son regard se fixa sur l'homme qui l'arrêtait.

—Qui es-tu? Que veux-tu? gronda-t-il.

—Je suis le père de Violetta, dit Farnèse d'une voix glaciale. Et tu vas mourir ici!...

—Le père de Violetta! vociféra Belgodère, stupide d'étonnement. Le père de Violetta, c'est Claude!...

—Le père de Violetta, c'est moi! clama Farnèse avec un accent de surhumain désespoir. Et, puisque c'est toi qui l'as tuée, meurs donc? Meurs et sois damné!...

En même temps, la dague de Farnèse jeta un éclair. Mais les émotions qui venaient de le bouleverser avaient achevé de briser en lui les ressorts de la vie... La dague ne s'abattit pas! Le cardinal ouvrit les bras tout grands, tournoya sur lui-même et s'abattit comme une masse, évanoui... Belgodère s'élança, descendit l'escalier en quelques bonds, et se prit à courir vers la porte Montmartre. De la place de Grève une rumeur montait... Farnèse, pantelant, se traîna vers la fenêtre...




XXXV

L'ÉPOPÉE

Le duc de Guise et sa brillante escorte avaient mis pied à terre près de l'estrade qui avait été préparée pour eux: le flot de gentilshommes, dans le bruissement soyeux des manteaux de satin, monta les marches de l'estrade. Un page aux couleurs de Guise prit place parmi les pages du duc. Celui-ci, ayant salué une fois encore la foule immense qui l'acclamait, s'assit dans un fauteuil plus élevé que les sièges réservés aux gentilshommes. Derrière le fauteuil se rangèrent les huit pages, le poing sur la hanche. Ils ne témoignèrent aucune surprise à voir ce neuvième page se glisser parmi eux et prendre d'autorité la place d'honneur, c'est-à-dire se poster juste derrière le duc, de façon à toucher presque le dossier du fauteuil.

En arrière des pages prirent place Maineville, Bussi-Leclerc, Maurevert, et la foule des gentilshommes, escorte royale de ce chef qui n'osait être roi.

Tout à coup. Guise pâlit. Les gentilshommes de l'estrade frémirent et se levèrent. D'un groupe nombreux et discipliné, massé au pied de l'estrade, un cri nouveau venait de se lever. Et ce cri, on le poussait sur un signe que venait de faire le page inconnu placé derrière le fauteuil du duc. Et c'était hurlé d'une voix terrible, impérieuse:

—Vive le roi!...

—Vive le roi! Vive le roi! répéta la multitude exaltée.

Le page se pencha sur le dossier du fauteuil, et, tandis que Guise balbutiait d'indistinctes paroles, murmura d'une voix ferme:

—Roi de Paris, voici l'occasion d'être roi de France!...

Le duc se retourna vivement.

—Vous, madame! Vous, princesse Fausta! ici! sous ce costume!... dit-il plein d'émotion.

—Je suis où vous êtes, et peu importe le costume puisque je porte votre blason. Duc, agirez-vous aujourd'hui! Ce peuple, tout à l'heure, va vous porter sur ses épaules jusqu'au Louvre, si vous le voulez!...

—Oui! Eh bien, oui! fit le duc haletant, ébloui.

—Vous marchez sur le Louvre, duc!... Et ce soir, roi de France, vous couchez dans le lit d'Henri de Valois...

—Oui, oui, répéta le duc de Guise qui, à ce moment, se dressa tout debout et salua longuement comme s'il eût enfin accepté cette royauté que lui offrait tout un peuple.

Alors, sur l'estrade et autour de l'estrade, sur toute la place rugissante, ce ne fut qu'une énorme clameur, tandis que des milliers de bras frénétiques agitaient des chapeaux ou des écharpes et que de toutes les fenêtres tombait une pluie de fleurs.

—Vive le roi! Vive le roi!...

Fausta leva au ciel un regard flamboyant. A ce moment, du fond de la rue Saint-Antoine, arriva jusqu'à la place une rumeur sinistre.

—Les voilà! Les voilà!

Les cris de mort, dès lors, se mêlèrent aux acclamations.

—Vive le roi!... Mort aux huguenots!...

Les deux condamnées apparurent à l'encoignure de la place et furent saluées par un hurlement sauvage, immense, capable de donner le frisson.

Guise venait de reprendre place dans son fauteuil. Derrière, sur lui, se penchait à demi Fausta. Les yeux de Guise étaient braqués sur Madeleine Fourcaud qui, la première, faisait son entrée sur la place.

—Belle fille! dit Guise.

Autour de lui on se mit à rire. Elle était belle, en effet, avec ses longs cheveux noirs, sa peau brune et mate, dorée, semblait-il, comme si elle eût été la descendante de quelque gitane.

L'énorme hurlement funèbre se déchaîna plus violent, plus âpre, plus sauvage... Madeleine atteignit le bûcher qui lui était destiné!... Madeleine!... Flora.... la fille aînée de Belgodère.

Elle jeta autour d'elle un regard mourant qu'emplissait la suprême angoisse de la mort. Au même instant, elle fut saisie par les aides, accrochée par le cou, et une acclamation retentit: Madeleine Fourcaud, vêtue de sa longue tunique blanche, se balançait au bout de la corde...

Guise regardait et répétait:

—Belle fille, par ma foi! belle...

Le dernier mot s'étrangla dans sa gorge. Ses yeux exorbités venaient de se fixer sur la deuxième condamnée qu'on traînait à son bûcher.

—A l'autre! hurlait le peuple.

Et, cette autre. Guise la voyait! Cette autre, c'était celle qui hantait ses rêves, celle qu'il aimait enfin, c'était Violetta!...

Toute blanche dans sa robe blanche, auréolée de ses cheveux d'or, elle marchait, sans comprendre peut-être, et ses yeux d'un bleu presque violet erraient avec une douceur étonnée sur ce peuple qui hurlait à la mort. Tout à coup, elle vit le gibet! Elle vit le bûcher! Elle eut un geste d'indicible terreur et elle se raidit...

Guise poussa un rauque soupir. Comment Violetta était-elle là, près du bûcher, à la place de Jeanne Fourcaud! Il n'y avait plus en lui qu'une pensée: la sauver à tout prix! Il se souleva à demi, prêt à jeter un ordre...

—Qu'allez-vous faire? gronda à son oreille une voix.

Guise se tourna, hagard, vers Fausta, et incapable de prononcer un mot, d'un geste fou, lui montra Violetta.

—Je sais, dit Fausta avec une effrayante douceur. Elle est condamnée. Il faut qu'elle meure...

—Non, non! haleta Guise.

—Sauvez-la donc, si vous pouvez!... Insensé! Ne comprenez-vous pas que l'amour de ce peuple pour vous va se changer en haine! que, si vous lui arrachez une Fourcaude, vous n'êtes plus le fils de David, le pilier de l'Eglise! que vous devenez le champion de l'hérésie! qu'on ne vous portera pas au Louvre, mais à la Seine!...

Guise retomba sur son fauteuil!... Il ne jeta pas l'ordre sauveur!... Il retomba, pour sa royauté, pour sa vie!... Il baissa la tête et murmura seulement:

—Oh! c'est affreux! Je ne veux pas voir...

Et il ferma les yeux.

A cette seconde, des vivats, des applaudissements frénétiques éclatèrent dans la foule; une bande, impatiente sans doute de brûler la deuxième Fourcaude, venait de se ruer sur les gardes qui entraînaient Violetta... Fausta jeta un cri d'effroyable détresse...

A la tête de cette bande, elle venait de reconnaître un homme qui fonçait tête basse, entrait comme un coin dans la multitude, parvenait jusqu'à Violetta et la saisissait. Et cet homme, c'était Pardaillan!...

Le chevalier de Pardaillan et le fils de Charles IX s'étaient élancés de l'auberge de la Devinière, suivis de Picouic.

—Cher ami, disait Charles en courant près de Pardaillan, je me sens revivre, puisqu'elle vit. Mais où est-elle? Ah! pour la conquérir, je tiendrai tête à tout Paris!...

—Tant mieux, monseigneur, tant mieux! dit Pardaillan d'une voix singulière. Je ne sais si mon instinct me trompe, mais il me semble flairer une odeur de bataille...

—Nous allons donc nous battre?

Pour toute réponse, le chevalier grommela un juron et précipita sa marche. Que pensait-il? Que redoutait-il? Rien de précis. Il courait à la place de Grève parce que Fausta lui avait donné rendez-vous sur la place de Grève, en prononçant le nom de Violetta.

Lorsqu'ils débouchèrent, haletants et couverts de sueur, sur la place où roulait le flot tumultueux, Pardaillan, s'adressant au premier bourgeois venu:

—Que se passe-t-il?

—Ne le savez-vous pas? on va pendre et brûler les damnées Fourcaudes en présence de Mgr de Guise.

—Pauvres filles, murmura Pardaillan.

Et, se mettant à jouer des coudes et des épaules, il s'avança vers les bûchers surmontés de leurs potences.

—Bonjour, monsieur le chevalier, dit tout à coup près de lui une voix féminine.

Pardaillan considéra attentivement la jeune femme fardée qui venait si hardiment de le saisir par le bras.

—Où diable vous ai-je vue, mignonne?

—Quoi! vous ne vous souvenez pas de l'auberge de l'Espérance? La soirée où vous vîntes voir la bohémienne qui disait la bonne aventure?...

—Loïson! fit le chevalier avec un sourire.

—Ah! vous vous rappelez mon nom! s'écria gaiement la ribaude.

Une rafale de hurlements interrompit Loïson... C'était Guise qui, à ce moment, débouchait sur la place.

—Et que fais-tu ici? reprit Pardaillan attendri par le regard de gratitude admirative de la ribaude.

—Dame, fit Loïson, je cherche aventure.

—Avec ton ami le Rougeaud? dit le chevalier en riant.

Une nouvelle rafale de clameurs plus exaspérées passa sur la Grève et empêcha Loïson de répondre. Cette fois, c'était les Fourcaudes, les condamnées qui apparaissaient.

A ce moment, Charles d'Angoulême était à quelques pas de Pardaillan. Il tournait le dos au côté de la place par où arrivaient les Fourcaudes.

Son regard flamboyant s'était fixé sur le duc de Guise dont il appelait le regard; sa main tourmentait la garde de sa rapière; des pensées de folie envahissaient son cerveau; il méditait l'acte insensé: bondir sur cette estrade, braver et provoquer le duc, le ravisseur de Violetta et l'assassin de Charles IX!

Ce fut à ce moment que la ribaude Loïson, se haussant sur la pointe des pieds pour voir, elle aussi, les condamnée, vit venir Madeleine... La ribaude esquissa le signe de croix, car elle était bonne catholique. Mais sa main s'arrêta soudain dans le geste qu'elle commençait. A cet instant même, elle venait d'apercevoir la deuxième condamnée... celle qu'on appelait Jeanne Fourcaud...

—Oh! murmura-t-elle, voilà qui est étrange!

Pardaillan, lui aussi, venait d'apercevoir la condamnée. Pardaillan n'avait jamais vu Violetta. Mais il tressaillit et jeta un rapide regard du côté de Charles. Les paroles de Fausta résonnèrent à ses oreilles... ce rendez-vous sur la Grève à dix heures... dix heures sonnaient à la grande horloge de l'hôtel des prévôts. Et ce fut dans cette seconde où un doute effroyable traversait l'esprit de Pardaillan que la ribaude Loïson murmura:

—Oh! voici qui est vraiment étrange!... Je connais cette jeune fille!...

—Tu la connais! haleta Pardaillan.

—Certes!... Elle était à l'auberge de l'Espérance avec le bohémien, avec les deux grands escogriffes, avec la diseuse de bonne aventure que vous avez emmenée... Ils l'appelaient Violetta...

Le visage de Pardaillan se transfigura. Un sombre désespoir le convulsa. D'un rapide regard circulaire, il embrassa la Grève et cette foule énorme, pareille à un océan démonté. Et ce regard s'emplit d'une immense pitié lorsqu'il se posa sur Charles d'Angoulême.

—Allons, dit-il à haute voix, tentons l'impossible...

Loïson avait suivi pour ainsi dire la pensée du chevalier.

—Il aime la condamnée! se dit-elle. C'est elle qu'il venait chercher à l'Espérance! Il va mourir pour elle!

Et à son tour, dans le même instant, Loïson s'élança, fonça à travers les groupes de bourgeois, si haletante, si furieuse et si échevelée qu'on s'écartait avec des cris d'effroi et d'étonnement. Pardaillan atteignit Charles. Celui-ci se retourna et vit le chevalier tout blanc, qui étendait le bras vers la condamnée... Jeanne Fourcaud... A ce moment elle n'était plus qu'à vingt pas du bûcher, et, d'une voix étrange dont le calme éveillait des échos terribles, Pardaillan disait:

—C'est là qu'il faut regarder!...

Charles eut un chancellement soudain et un cri farouche. En même temps, il s'élança, suivant Pardaillan qui se ruait dans un élan furieux. Pardaillan avait tiré sa puissante rapière. Il la tenait par la lame et se servait de la lourde garde de fer comme d'une masse. Il bondissait. Si on ne s'écartait pas, il assommait. Le pommeau de fer frappait à coups sourds, et des hommes tombaient à droite, à gauche... La foule s'ouvrait, éventrée... ceux qui étaient devant lui, se retournant aux cris de douleur et d'épouvanté, fuyaient à gauche, fuyaient à droite. Des remous formidables entraînaient des paquets d'hommes et Pardaillan passait, effrayant à voir avec son terrible sourire figé au coin de la lèvre. En un instant inappréciable, il y eut un large espace vide entre Pardaillan et les archers qui entraînaient Violetta.

Violetta, dans cet instant où, hagarde, folle d'horreur, elle avait la hideuse vision du bûcher enflammé au-dessus duquel se balançait le corps de Madeleine, aperçut Pardaillan qui accourait comme une trombe... et aussitôt, près de lui, elle vit Charles. Elle tendit les bras. Un ineffable sourire d'extase illumina son visage.

Charles, sans un cri, se jeta en avant. Alors les gardes croisèrent leurs armes et Violetta apparut derrière une ceinture de hallebardes et de piques. Alors aussi, la foule, un moment affolée, se ressaisissait... l'espace vide se remplissait d'ombres furieuses... et de là-haut, de l'estrade, des vociférations:

—A mort! A mort!...

Un immense rugissement de la multitude roula la clameur mortelle comme un tonnerre. La foule d'une part, les gardes de l'autre, se resserrèrent comme les dents d'un étau formidable entre lesquelles Pardaillan et Charles allaient être écrasés, aplatis, déchiquetés... A ce moment, dix, quinze, vingt hommes à la figure sinistre se ruèrent le poignard à la main; des gens tombèrent, la fuite recommença, et ces inconnus hurlèrent:

—Pardaillan! Pardaillan!

Devant la soudaine, la fantastique ruée des truands ameutés par Loïson, la foule refluait, éperdue.

Guise, debout, rugissait de rage. Maineville, Bussi, cent autres s'élançaient, l'épée au poing... Fausta, flamboyante de fureur, levait sur le ciel un regard chargé d'imprécations, et, quand ce regard retombait sur Pardaillan, il était chargé d'une admiration surhumaine...

Voici ce qui se passait: tout ce que Paris comptait de coupe-bourses avait été attiré sur la Grève par la certitude de fructueuses opérations dans une multitude trop occupée de crier à la mort pour surveiller ses poches.

Ceux d'entre eux qui avaient vu le chevalier à l'auberge de l'Espérance et en avaient gardé un souvenir de terreur et d'admiration le reconnurent dès l'instant où il s'élança sur les archers. Foncer sur les agents de l'autorité a toujours été un plaisir pour la tourbe des gens de sac et de corde.

En quelques instants, une centaine de ces malandrins, surgis de toutes parts, s'étaient massés derrière le chevalier, adoptant aussitôt le cri de ralliement:

—Pardaillan! Pardaillan!

Un choc se produisit. Cette masse, emportée comme une trombe, fit la trouée à travers la foule culbutée, et se heurta soudain aux gardes, piques croisées.

Le choc fut effroyable et, dans le même instant, une vingtaine d'hommes, gardes ou truands, tombèrent, morts ou blessés. Pardaillan, les habits déchirés par les coups de piques, sanglant, hérissé, formidable, Pardaillan franchit comme un boulet les rangs des archers.

—Arrière, hurlèrent les deux gardes qui maintenaient Violetta.

La rapière du chevalier se leva, tourbillonna, le pommeau de fer atteignit l'un des gardes à la tempe; il tomba comme une masse; l'autre recula; au même instant, le chevalier saisit dans ses bras Violetta expirante et, se retournant, il apparut à ceux de l'estrade...

—Tuez-le! tuez-le! vociférait Guise.

—Je suis vaincue! Je suis maudite! gronda Fausta.

La mêlée entre les gardes et les truands se faisait des plus violentes; des gentilshommes dévalaient de l'estrade et couraient sur Pardaillan, la dague levée. Pardaillan jeta la jeune fille dans les bras de Charles. Celui-ci, déchiré lui-même, ses forces centuplées par la frénésie de cette minute, reçut Violetta qui à ce moment ouvrit les yeux.

Il y eut entre yeux un regard qui eut la durée d'un éclair... Et ce fut dans le tumulte déchaîné, dans la fumée qui montait du bûcher de Madeleine, ce fut la confirmation de leur amour.

—En avant! rugit Pardaillan. Vers les chevaux!

Les montures de l'escorte étaient massées près de l'estrade.

Il saisit sa rapière par la poignée. Et il se mit en marche vers les chevaux. Il ne courait pas. Ce n'était plus la ruée de tout à l'heure. La rapière tourbillonnait, pointait, frappait, sifflait; sur la route sanglante, des gens tombaient... et Pardaillan blessé, pareil à une statue rouge-, éclaboussé de sang du front aux pieds, marchait, couvrant de son prodigieux moulinet Charles et Violetta.

Pardaillan atteignit les chevaux au moment où une vingtaine de gentilshommes se ruaient sur lui tous ensemble. Il mit son épée en travers de ses dents, empoigna Charles, tenant Violetta, et les souleva tous deux d'un terrible effort: Charles se trouva à cheval, Violetta assise devant lui, sur l'encolure, l'enlaçant d'un de ses bras.

—Tue! Tue! rugirent les assaillants...

Ils étaient sur lui... Les truands décimés avaient fui!... La foule revenait à la charge avec une clameur sauvage.

Pardaillan vit qu'il était seul!...

Seul contre deux ou trois cents gentilshommes... Seul contre cinq ou six cents gardes!.. Seul contre vingt mille furieux qui couvraient la Grève...

Pardaillan sourit...

—O vous que j'aime, murmura Charles, que ma dernière parole soit une parole de bonheur... je vous aime!...

—O mon beau prince, dit Violetta extasiée, je vous aime, et mon bonheur est grand de mourir dans vos bras...

A cet instant, l'immense clameur de mort et de joie affreuse devint de nouveau une clameur d'épouvante... Les gentilshommes fuyaient, les gardes fuyaient, le peuple fuyait... Et, seule maintenant sur l'estrade, Fausta, haletante, rugissait une suprême imprécation de rage... Que se passait-il?...

Les chevaux de l'escorte, pris de folie sans doute, s'étaient débandés... Près de quatre cents chevaux lâchés, furieux, hennissant, ruant, affolés encore par les cris de détresse, renversant des groupes, les écartant, les culbutant de leurs poitrails, d'autres se heurtant, se mordant, tombant, se relevant et reprenant leur course insensée...

Comment?... Pourquoi cette folie soudaine?

A la seconde où les truands furent dispersés, où les gardes se reformèrent, où les gentilshommes se ruèrent, où Charles fut placé, jeté à cheval avec Violetta, Pardaillan bondit sur le laquais le plus proche de lui, et l'envoya rouler sur le sol d'une furieuse poussée; en même temps, il se mit à cravacher les chevaux de sa rapière: la rapière transformée en cravache cingla des croupes, fouetta des naseaux, zébra d'estafilades sanglantes des poitrails et des encolures...

Et les chevaux, fous de douleur, se cabrant, se dressant, se mordant et ruant, se précipitèrent en une galopade éperdue. Pardaillan s'élança sur un deuxième groupe; même manoeuvre, mêmes cinglements, même fuite enragée des bêtes affolées...

Maintenant, c'étaient les chevaux eux-mêmes qui faisaient sa besogne!...

Charles d'Angoulême, fou de stupéfaction devant ce prodigieux spectacle, entendit tout à coup une voix éclatante:

—En avant, par tous les diables!

Il vit Pardaillan près de lui... Pardaillan monté sur un cheval qu'il venait d'arrêter par la bride... Pardaillan ruisselant de sang et de sueur, terrible, flamboyant, qui s'élança vers le pont de Grève où il n'y avait plus personne, c'est-à-dire vers le fleuve, la foule ayant redouté d'être poussée à l'eau, et ayant fui partout par les rues. Charles suivit...

—Fuyez, dit Pardaillan. Gagnez votre hôtel et attendez-moi là...

—Et vous? haleta le jeune duc.

—On nous poursuit. Je vais tâcher de les entraîner, Si nous fuyons ensemble on saura où nous sommes!

Pardaillan, levant sa rapière, cingla la croupe du cheval de Charles, qui partit à fond de train. Quant à lui, il demeura sur place, immobile, regardant d'un oeil étrange la tunique blanche de Violetta qui s'envolait, et bientôt disparut au loin... Charles était sauvé!... Violetta était sauvée!

A ce moment, tout près de lui, un long hurlement venant de la place de Grève retentit.

Guise et Fausta étaient demeurés seuls, près de l'estrade.

Il n'était plus question de marche triomphale vers Notre-Dame et vers le Louvre!...

Cependant, en quelques minutes, une cinquantaine des chevaux furent arrêtés enfin. Une troupe se forma, qui s'élança à la poursuite de Pardaillan. Ils étaient presque sur lui. Alors, Pardaillan piqua son cheval d'un furieux et double coup d'éperon. La bête hennit de douleur et bondit, enfilant une ruelle étroite, dans laquelle se précipitèrent les poursuivants.

«Bon! grommela le chevalier, les voilà dépistés.»

Derrière lui la rumeur de mort grondait: après une ruelle, une autre. Il franchissait d'un bond la rue Saint-Antoine, renversait des gens; des clameurs saluaient au passage l'infernale cavalcade...

Les premiers des poursuivants étaient sur lui; il entendait le souffle rauque des bêtes épuisées; il courait, labourait les flancs de son cheval quand il faiblissait, et lui demandait un suprême effort... Où allait-il? L'instinct seul le guidait à ce moment...

«Les portes de Paris sont fermées», avait-il pensé. Et il était rentré au coeur de la ville... Mais la meute avait volé, elle aussi. Plusieurs étaient tombés en route. Mais ils étaient encore une trentaine...

Que voulait Pardaillan? Espérait-il les épuiser, et, se retournant à la fin, demander son salut à quelque tentative insensée?... Mais il voyait bien que, dès qu'il s'arrêterait, la foule se ruerait sur lui... Dans les rues qu'il parcourait, un tumulte effroyable se déchaînait. Les imprécations, les malédictions éclataient contre cet homme qui était poursuivi...

Où aller?... Son cheval faiblissait; il rendait du sang par les naseaux; ses flancs ruisselaient de sang. Et lui-même, tout sanglant, tout déchiré, sa rapière nue en travers de la selle, les yeux flamboyants, penché sur l'encolure écumante, passait comme une foudroyante vision!...

Où allait-il?... Où aboutirait-il?... Il ne savait pas!...

Mourir!... mourir sans avoir frappé Maurevert!...

Pardaillan jeta autour de lui des yeux hagards ou pourtant, même en cette tragique seconde, il y avait encore une ironie... Il allait mourir! Et Maurevert pour qui il avait vécu, Maurevert, l'assassin de Loïse...

Maurevert allait vivre désormais sans terreur!

Il regarda autour de lui et, dans cette course vertigineuse, il lui sembla reconnaître des détails, des maisons déjà, une rue connue... Une lueur d'espoir s'alluma dans son esprit: cette rue, c'était la rue Saint-Denis!... C'était l'auberge de la Devinière... une retraite possible!...

Derrière lui, la troupe des cavaliers galopait éperdument; il n'avait comme avance que deux ou trois longueurs de chevaux. Sa bête épuisée ne donnait plus que le galop raidi qui précède la chute. Pardaillan vit le perron de la Devinière, et se prépara: il abandonna la bride sur l'encolure et déchaussa les étriers; en même temps, passant la jambe par-dessus l'encolure, il se trouva assis sur la selle, A cet instant, il atteignit la Devinière: il sauta!...

En même temps qu'il sautait, il cinglait le cou de son cheval d'un dernier coup de sa rapière. La bête, affolée de douleur, bondit avec une nouvelle vigueur et continua son galop furieux pour aller s'abattre enfin plus de cinq cents pas plus loin... Le peloton des poursuivants, lancé au galop de charge, passa comme une trombe...

Les premiers, seuls, avaient vu la manoeuvre de Pardaillan et tentèrent de s'arrêter. Alors, ce fut une mêlée affreuse. Les cavaliers qui accouraient par-derrière, lancés en une course frénétique, vinrent heurter ceux des premiers rangs comme des catapultes vivantes.

Cependant le chevalier avait gagné le perron de la Devinière au moment même où tout ce qui était à l'auberge, buveurs, garçons et servantes, se précipitait dehors pour voir quel cyclone passait dans la rue. Ces gens virent Pardaillan qui montait. Et ils s'écartèrent, pris d'épouvante. Pardaillan avait une si terrible figure qu'ils tremblèrent.

Pardaillan entra, jeta sa rapière et chancela un instant. Par un puissant effort, il réagit; et, apercevant un gobelet plein de vin qu'un buveur avait laissé pour courir au perron, il le vida d'un trait. Alors, il ferma la porte et les fenêtres. Puis, avec tranquillité, il se mit à barricader l'auberge; entre la première fenêtre et la porte, il y avait un bahut chargé de vaisselle; Pardaillan se mit à pousser le bahut et vint le placer devant la porte...

«Bonne idée, grommela-t-il, qu'a eue jadis maître Grégoire de placer des barreaux aux fenêtres; cela m'épargne de la besogne, et vraiment je n'en puis plus...»

—Mon Dieu, fit tout à coup une voix tremblante, que se passe-t-il?... Qui êtes-vous?... Que faites-vous là?...

—C'est moi, ma chère Huguette. rassurez-vous! fit Pardaillan qui, en se retournant, venait d'apercevoir l'hôtesse.

—Vous, monsieur le chevalier!... Seigneur!... comme vous voilà fait!... Oh! mais il se trouve mal!...

Pardaillan venait de tomber lourdement sur un escabeau; le sang perdu, l'affolement de cette course infernale à travers Paris, toutes ces causes combinées le terrassaient enfin. Huguette s'élança, et, soutenant dans ses bras la tête pâle du chevalier, elle le contempla un instant avec une profonde expression de tendresse où il y avait l'émoi d'une amante et une pitié maternelle.

Au-dehors les hurlements se rapprochèrent soudain.

—Mathieu! Lubin! appela Huguette. Et vous Jehanne, Gillette, accourez!... Vite, donnez-moi ce cordial!...

La salle commune était parfaitement vide. Il n'y avait plus personne dans l'auberge. Pardaillan se mit à rire.

—Pardieu, je les ai laissés dehors, en me barricadant!...

Dans la rue, devant l'auberge, c'était la rumeur de mort qui montait; les gentilshommes de Guise se préparaient à l'attaque.

—Il faut défoncer cela, dit l'un d'eux.

—Un instant! fit une voix rauque.

Tous se retournèrent et virent Maurevert. Ils ne purent s'empêcher de frémir à voir la haine qui éclatait sur ce visage.

—Je connais l'homme, cria-t-il. Soyez sûrs que, s'il s'est gîté là, il doit avoir le moyen de se défendre. Donc, il ne faut rien livrer au hasard. La prise est trop importante. Il faut prévenir le duc!

—Je m'en charge, dit un gentilhomme en s'élançant.

Huguette et le chevalier n'avaient rien entendu de ces paroles qui se perdirent dans le tumulte. Mais Huguette entendait parfaitement les cris de mort.

—Est-ce donc à vous que s'adressent ces cris? demanda-t-elle en pâlissant.

—A qui voulez-vous que ce soit? fit Pardaillan.

—Hélas! reprit Huguette qui tremblait, que va-t-il vous arriver, chevalier!

Le mot était sublime. Car Huguette, malgré son angoisse, s'oubliait. Pardaillan la considéra un instant avec une admiration attendrie.

—Vous savez bien, ma chère hôtesse, qu'à la Devinière il ne m'est jamais rien arrivé de fâcheux.

Un étrange tumulte éclatait dans la rue, à ce moment. Et ce n'était pas le tumulte d'une attaque: des bruits sourds résonnaient, et ce n'était pas les bruits d'une porte qu'on essaie de défoncer. Ce tumulte, c'était celui d'une foule qui s'écarte précipitamment. Ces bruits, c'était, eût-on dit, ceux de meubles qui, tombant de très haut, se brisaient à grand fracas sur le perron et sur la chaussée. En même temps, de rauques vociférations descendaient du haut d'une fenêtre, comme une pluie d'imprécations. Dehors Maurevert s'écriait:

—Je le savais bien que le damné Pardaillan avait rassemblé ici son armée de truands!

Et Pardaillan disait à Huguette:

—Ah ça! mais nous avons des défenseurs?

Il s'élança vers les étages supérieurs et, guidé par le bruit formidable, atteignit le deuxième et dernier étage. Là, il constata que les vociférations venaient de la chambre où il avait dormi la nuit précédente...

—Ils sont au moins quinze là-dedans, songea-t-il. A la bonne heure! Je commence à croire qu'on va pouvoir donner du fil à retordre à messieurs les guisards.

Et il ouvrit la porte en criant:

—Holà, camarades, ne jetez pas tout à la fois! De la méthode, que diable! Organisons une défense, et...

Il s'arrêta court, ébahi par le spectacle imprévu qui s'offrait à ses yeux.

Dans sa chambre, il n'y avait plus de meubles: les chaises, les deux fauteuils, la table, le bahut, le lit même, démonté sans doute pièce à pièce, avaient été précipités par la fenêtre grande ouverte. Il n'y avait plus qu'une horloge, une de ces grandes horloges enfermées dans une gaine de bois sculpté.

Et celui qui, à ce moment-là, faisait des efforts pour lui faire prendre le chemin des autres meubles...

C'était... Croasse.




XXXVI

BELGODÈRE

Belgodère, on l'a vu, s'était élancé vers la porte Montmartre pour courir à l'abbaye. Il trouva la porte fermée: sur l'ordre du duc de Guise, nul ne pouvait sortir de Paris.

«A cette heure, se dit-il, la fille de Claude doit être en cendres. Le tour est joué. Que pense-t-il?... Il pleure.»

L'image qui s'évoquait dans son esprit, Violetta pendue au-dessus du bûcher, et Claude mourant de désespoir, appela l'image de sa propre fille que lui-même avait vue dans les flammes. Un long frisson le secoua.

«Flora est morte, gronda-t-il. Mais Violetta est morte. Et il me reste Stella. Que reste-t-il à Claude?»

Il pâlit à la pensée que Claude chercherait sans doute à se venger sur Stella. Alors en toute hâte il revint à la porte.

—Laissez-moi passer, dit-il au chef de poste, je paierai ce qu'il faudra.

Cet homme couvert de sueur, hagard, haletant, les yeux exorbités, éveilla les soupçons du sergent d'armes. Il fit un signe: cinq ou six gardes se jetèrent sur Belgodère et le poussèrent dans la rue. Le bohémien courut à la porte voisine, mais s'y heurta à la même consigne.

Tout à coup, il eut un cri de joie et se reprit à courir.

«Comment n'y ai-je pas songé tout de suite? Elle me fera sortir, elle!»

Il partit en courant, et bientôt frappait au palais Fausta.

Fausta venait de rentrer.

Elle reçut Belgodère dès qu'il demanda à la voir. Et, certes, jamais le bohémien n'eût pu soupçonner quels orages se déchaînaient à ce moment dans l'esprit de cette femme. C'est à peine si elle était un peu plus pâle que d'habitude.

—Que me veux-tu? demanda-t-elle.

—Un sauf-conduit pour franchir les portes de Paris, dit le bohémien.

—Tu veux donc me quitter?

—Non, madame. Aujourd'hui, moins que jamais. Car, grâce à vous, une de mes filles est vivante. Vous savez que mes deux filles Flora et Stella furent, après l'arrestation des miens, confiées à un chrétien. Ce chrétien-là, madame, c'était le procureur Fourcaud! Ainsi, celle qui a été pendue et brûlée, c'était ma fille aînée. Celle que vous avez sauvée, c'est Stella. Sur votre ordre, je l'ai conduite et laissée à l'abbaye de Montmartre. Et les portes de Paris sont fermées. Vous comprenez qu'il me faut un sauf-conduit!

—Je comprends, dit Fausta. Et tu vas avoir satisfaction.

Fausta tira en effet un papier d'un petit meuble et le remit au bohémien en lui disant:

—Garde ceci précieusement; ce papier te permet en tout temps de passer partout; ce soir tu me rendras ce parchemin.

Belgodère saisit le parchemin qui portait la signature et le sceau de Guise. Il s'élança au-dehors sans songer à remercier Fausta. A peine fut-il parti que Fausta, ayant tracé en hâte quelques mots sur une feuille, appela et dit:

—Un cavalier pour l'abbaye. Cet ordre à Mme de Beauvilliers. Il est nécessaire que le cavalier arrive avant l'homme qui sort d'ici.

Belgodère avait repris le chemin de la porte Montmartre. Lorsqu'il y arriva, c'était encore le même sergent qui était de garde. Il reconnut le bohémien. Et il s'apprêtait cette fois à le faire saisir lorsque Belgodère exhiba son papier. A peine le sergent y eut-il jeté un coup d'oeil qu'il regarda Belgodère avec stupéfaction, puis s'inclina.

Dès que la porte lui eut été ouverte, Belgodère se précipita au-dehors, franchit le pont et s'élança vers l'abbaye. Tout en montant au pas de course, il ruminait:

«Comment vais-je apprendre la chose? Elle croit qu'elle s'appelle Jeanne Fourcaud. Pas du tout. Elle s'appelle Stella. C'est ma fille. Me croira-t-elle seulement? Oui. Nous partirons.»

Il riait nerveusement en grommelant ainsi, et il avait une effrayante figure.

Il atteignit l'abbaye et trouva plus expéditif de passer par la brèche. Il marcha vers l'enclos, et, quand il n'en fut plus qu'à cent pas, il vit que la porte en planches était ouverte. Belgodère fronça les sourcils, mais aussitôt il songea:

«C'est moi qui l'aurais laissée ouverte cette nuit...»

D'un bond, il fut dans le logis. Il était vide...

—Il se mit à courir comme un insensé, appelant, sanglotant et mêlant ses appels de tendresse de jurons terribles. Quand il fut bien sûr que Stella n'était plus ni dans le pavillon, ni dans l'enclos, il courut au monastère, monta l'escalier en bousculant un homme qui à ce moment le redescendait, et frappa violemment à la porte de l'abbesse.

—Stella! où est Stella? gronda-t-il lorsqu'il se trouva en présence de Mme de Beauvilliers; la prisonnière!

—Ne l'avez-vous pas emmenée? conduite à la Bastille?

—Je ne parle pas de Violetta. Je veux dire celle que j'ai ramenée...

—Ah! vous aviez donc ramené une autre prisonnière?

Belgodère saisit sa dure chevelure à deux mains. Il se rappelait maintenant qu'il n'avait prévenu personne. A mots entrecoupés, il fit le récit de ce qui s'était passé pendant la nuit, et comment, ayant conduit Violetta à la Bastille, il avait ramené Jeanne Fourcaud.

—Vous avez eu tort de ne pas m'informer, dit Claudine de Beauvilliers. Si la princesse demande compte de cette nouvelle prisonnière c'est vous seul qui en êtes responsable. Je conçois votre émotion...

Mais déjà Belgodère n'écoutait plus. Il secoua la tête et, s'élançant au-dehors, il retourna à l'enclos. Là, il s'assit sur une pierre, la tête entre les mains. Ce désespoir farouche dura deux heures, au bout desquelles le bohémien commença à mettre un peu d'ordre dans son esprit.

Il songea d'abord à la facilité avec laquelle il était arrivé auprès de l'abbesse. Il eût été attendu qu'il n'eût été ni plus vite, ni mieux reçu. Car l'abbesse lui avait parlé avec une politesse et une douceur à laquelle il n'était pas accoutumé.

Alors, il alla étudier de près la porte de la pièce ou Stella avait été enfermée. La serrure était intacte; elle n'avait pas été brisée ni forcée. La conclusion sautait aux yeux: Stella n'avait pas ouvert; on lui avait ouvert du dehors!

Mais qui?... Qui pouvait avoir eu un intérêt a délivrer cette jeune fille?... Fausta!... Fausta et les cavaliers qui lut avaient servi d'escorte!...

Belgodère, alors, se rappela cet homme qu'il avait croisé dans l'escalier tout à l'heure. Quand il eut rassemblé dans son esprit toutes les circonstances, Belgodère quitta l'abbaye et se mit à descendre lentement les pentes de Montmartre. Sa rude figure à ce moment, paraissait calme. Seulement, ses lèvres étaient blanches, ses yeux étaient striés de fibrilles rouges. Voici ce qu'il songeait:

«Fausta savait que j'allais à l'abbaye reprendre mon enfant. Fausta a expédié un cavalier qui m'a dépassé et a enlevé mon enfant. Bien. Très bien. Que veut-elle? Je ne sais pas. Mais, si elle se doute de ce que je pense, elle fera mourir ma fille... C'est bon... Je m'attache à elle!»

Un geste menaçant compléta la pensée dû bohémien. Quand, dans la soirée, se jugeant assez calme pour maîtriser son émotion, il reparut devant Fausta. celle-ci fut la première à demander:

—Ma prisonnière?...

—Elle a disparu, dit froidement Belgodère.

—Nous la retrouverons, dit Fausta, sans émotion. Tu peux te retirer en paix, Belgodère, non toutefois sans m'avoir rendu le sauf-conduit que je t'ai confié.

—Ce papier! s'exclama le bohémien en se fouillant vivement. Par le diable, où est-il?... Je ne l'ai plus...

—Tu l'as perdu?...

—Oui, dit Belgodère en regardant fixement Fausta, j'ai dû le perdre...

—Cela n'a pas d'importance, après tout. Va, Belgodère, et attends mes ordres. A moins que tu ne veuilles quitter mon service, auquel cas je t'enverrais à mon trésorier?

—A moins que vous ne me chassiez, dit le bohémien, je préfère rester.

—C'est bien aussi ce qu'il me semble, à moi, dit Fausta.

Et elle accompagna d'un sourire aigu le bohémien qui, après une humble salutation, se retirait. Belgodère grondait en lui-même:

«Maintenant, je suis tout à fait sûr que c'est elle qui a fait enlever Stella. Par l'enfer, signora mia, non seulement je n'ai pas fini avec vous, mais cela ne fait que commencer!...




XXXVII

CLAUDE

Le prince Farnèse, en s'appuyant à la fenêtre du logis de la place de Grève, assista; pétrifie, au terrible spectacle que nous avons essayé de peindre.

Violetta était sauvée!... Violetta avait disparu, emportée au galop par ses sauveurs!...

Ces sauveurs, Farnèse les avait reconnus. C'était ces hommes à qui il avait parlé dans le vieux pavillon de l'abbaye de Montmartre, lorsque la subtile et perverse diplomatie de Fausta l'avait si soudainement remis en présence de la bohémienne Saïzuma... de Léonore de Montaigues... de celle qu'il croyait morte...

Lorsque Farnèse vit que sa fille était sauvée, il poussa un rauque soupir de joie surhumaine et, pour la première fois depuis seize mortelles années qu'il venait de vivre, un rayon d'espoir tomba dans ce coeur damné.

En quelques secondes, un plan s'échafauda dans son esprit. Par les deux sauveteurs, retrouver Léonore, et, en lui ramenant Violetta... sa fille... se faire pardonner le formidable passé!...

Oh! revoir Léonore! Les emporter toutes deux... elle et sa fille!... Déchirer cette robe de cardinal dont la pourpre lui apparaissait faite de sang!... S'en aller dans quelque pays lointain... retrouver le bonheur et l'amour!...

C'est toute cette vision qui enfiévrait le cardinal à ce moment même où Fausta descendait de l'estrade, rugissante de sa nouvelle défaite, mais où, conservant ce merveilleux sang-froid qui ne l'abandonnait jamais, elle donnait rapidement deux ordres.

L'un de ces ordres concernait le logis où se trouvait Farnèse. Quant à l'autre, nous en verrons l'exécution tout à l'heure.

Lorsque le prince cardinal eut vu disparaître le cheval qui emportait Charles et Violetta, il se retourna, après avoir machinalement fermé la fenêtre. Il fallait agir vite. Nul doute, en effet, que Fausta ne cherchât à s'emparer de Violetta. Alors il regretta amèrement de ne pas avoir tué cette femme lorsqu'il la tenait dans le pavillon de l'abbaye.

En songeant à ces choses, Farnèse descendit lentement l'escalier. Le serviteur, vêtu de noir, qui avait fait entrer Belgodère, se présenta pour lui ouvrir la porte.

—Si on vient me chercher de la part de la Souveraine, lui dit-il, vous répondrez que je suis sorti d'ici en disant que je quitte Paris pour regagner l'Italie.

—Bien, monseigneur! dit le laquais qui, en même temps, ouvrit rapidement une porte qui donnait sur une sorte de loge qu'il occupait.

Au même instant, de cette loge, s'élancèrent cinq ou six hommes qui se jetèrent sur Farnèse. En un clin d'oeil, il fut désarmé.

—Farnèse, livide, dit à celui qui venait de le désarmer:

—Comte, dit-il, nous suivons le même chemin depuis trois ans; je sais donc que vous accomplirez dans foute leur rigueur les ordres que vous avez reçus. Un mot seulement: puis-je vous prier de me conduire le plus tôt possible à... celle qui vous a envoyé?

—Monseigneur, dit celui qu'on venait d'appeler comte, votre prière sera d'autant mieux accueillie que nous devons vous conduire à l'instant même au palais de la Cité.

Ils se mirent en route, le cardinal au milieu d'eux.

Vingt minutes plus tard, la petite troupe entrait dans la maison de Fausta. Le cardinal fut introduit dans une pièce dont la porte de chêne était garnie de ferrures solides.

Il demanda à être conduit aussitôt auprès de Fausta. Mais, pour toute réponse, l'homme qui l'avait conduit jusqu'à cette chambre referma la porte et poussa les verrous. Farnèse tomba sur un siège et murmura:

«Qui sait s'il ne vaut pas mieux que je meure enfin! La malédiction de Notre-Dame pèse sur moi, et tout ce que je touche est maudit... Mais mourir sans avoir frappé l'infernale Fausta!... O Claude! Claude! que fais-tu?...»

Ce que faisait Claude?... Il s'était élancé vers le point où il avait vu galoper Charles d'Angoulême emportant Violetta. Il passa en bondissant près de l'estrade.

Fausta le vit sans doute!... Elle devina ce qu'il allait faire!... et dit quelques mots à un homme qui se trouvait près d'elle, et cet homme se mit à courir derrière Claude.

Claude, l'un des premiers, saisit la bride de l'un de ces chevaux qui couraient en tous sens. Il sauta dessus et se trouva faire partie, pour ainsi dire, du peloton de cavaliers qui se lançait à la poursuite de Pardaillan. Seulement, lorsque Pardaillan tourna, Claude ne suivit pas le peloton. Il s'élança ventre à terre dans la même direction que Charles d'Angoulême, qu'il voyait disparaître au loin. Celui-ci se croyait poursuivi.

Lorsqu'il s'arrêta, haletant, devant son hôtel, l'hôtel de Marie Touchet, il sauta à terre, saisit Violetta dans ses bras, et heurta le marteau avec une telle frénésie que les serviteurs accoururent affolés; la porte ouverte, Charles déposa dans l'antichambre Violetta évanouie... A ce moment, Claude arrivait à fond de train et s'arrêtait devant la porte. Charles s'élança au-dehors et braqua son pistolet sur Claude. A l'instant même où il tirait, son bras dévia; la balle se perdit dans les airs; Charles se sentit étreint par deux bras de femme, et une voix balbutia à son oreille:

—Mon père! C'est mon père que vous tuez!...

Le jeune duc poussa un cri et jeta un regard de terreur sur Claude. Et, le voyant debout, tout pâle dans la fumée, il s'élança, lui saisit les deux mains:

—Entrez... entrez, ô vous qu'elle appelle son père... pardonnez... j'ai cru que vous nous poursuiviez...

Quelques instants plus tard, Charles d'Angoulême et Violetta, réunis dans les bras de Claude, mêlaient leurs sourires et leurs larmes. Le bourreau sanglotait doucement.

«Monsieur, fit alors le jeune homme tandis qu'il souriait à Violetta, notre situation est bien simple: j'aime cet ange dont vous avez le bonheur d'être le père. Il faut donc que vous sachiez qui je suis. Je m'appelle Charles, duc d'Angoulême. Ma mère s'appelle Mme Marie Touchet, et mon père s'appelait Charles IX...

—Le fils du roi! murmura Violetta ravie.

Au fond de cette rue paisible, les clameurs mortelles n'arrivaient pas. Dans cette salle aux beaux meubles luisants, aux tapisseries anciennes, régnait un calme infini. Charles d'Angoulême, cependant, reprenait:

—Vous savez maintenant qui je suis... je serais bien heureux, en cette minute la plus heureuse de ma vie, de savoir qui est le père de celle que j'aime...

Claude, qui contemplait Violetta, releva lentement la tête. Les larmes de bonheur qui coulaient sur ses joues se figèrent au bord de ses yeux hagards.

Qui je suis? fit-il d'une voix étranglée.

En même temps, d'un geste instinctif, il retira sa main que Charles avait prise. Cette main... cette main homicide... cette main rouge de sang...!

Violetta pâlit affreusement. Elle avait compris, elle!...

—Père! oh! mon bon père Claude! balbutia-t-elle. Et cette parole était adorable! cette parole où elle reconnaissait le bourreau pour son père en une pareille seconde!...

—Non, non! répéta Claude. Vous n'avez pas eu tort de me demander qui je suis. Il faut que vous sachiez ce que je ne suis pas. Monseigneur duc, je ne suis pas le père de cette enfant!...

—Père! père! cria Violetta d'une voix déchirante, vous m'avez déjà dit cela! Eh bien moi, quoi qu'il arrive, je déclare que vous êtes mon père, et que je n'en ai jamais eu d'autre que vous!...

Tandis que Charles demeurait stupéfait, bouleversé, Claude souleva Violetta dans ses bras, la serra un instant, avec un rauque sanglot, sur sa vaste poitrine, et l'emporta dans la pièce voisine où il la déposa dans un fauteuil.

—Ne bouge pas, fit-il, ne crains rien... ton vieux papa Claude arrangera tout. Tu l'épouseras, le fils du roi!... bientôt tu seras madame la duchesse d'Angoulême...

Alors il revint dans la salle ou il avait laissé Charles, et se mit à marcher de long en large, pensif.

—Monsieur, fit-il en s'arrêtant tout à coup, comme je vous le disais, je ne suis pas le père de Violetta. Je l'ai seulement élevée. Il importe donc assez peu que vous sachiez ce que j'ai été. Je vous dirai simplement que mon nom est maître Claude, et que je suis bourgeois de Paris. Ce qui importe, reprit-il en faisant un effort, c'est que je ne suis pas le père de celle que vous aimez. Violetta est la fille de Mgr Farnèse et de la très noble demoiselle Léonore de Montaigues.

—Cet homme que j'ai vu dans le pavillon de l'abbaye?...

—Oui, c'est lui!...

—Où et quand pourrai-je revoir le prince Farnèse?

—Je sais où le trouver.

—Eh bien, faites donc en sorte que je puisse le voir au plus tôt.

Une sorte de gêne, une sourde contrainte régnait maintenant entre les deux hommes.

—Le prince Farnèse, reprit Claude, est le seul qui puisse décider du sort de Violetta; je ne suis rien pour elle... je voudrais que vous soyez bien pénétré de cette vérité...

—Je le suis, dit Charles sourdement.

—Bien! continua Claude en pâlissant. Étant donné que je ne suis rien pour Violetta, qu'elle n'est rien pour moi, le mieux c'est que vous soyez, dès aujourd'hui, en communication avec le prince Farnèse... le père de Violetta.

—C'est mon avis, dit Charles.

L'ancien bourreau baissa la tête. Il demeurait là, abîmé dans une sombre méditation.

Le jeune homme le considérait avec une angoisse croissante. Des soupçons, d'autant plus poignants qu'ils étaient plus imprécis, l'envahissaient. Comment se faisait-il que ce Claude s'enfermât en une attitude équivoque? Qui était-il? Quelle tache son contact avait-il jetée sur Violetta? Au moment où il se posa ces questions, Charles vit une telle douleur sur le visage de Claude que ses soupçons s'évanouirent pour un instant, et, entraîné par une instinctive pitié, il s'écria:

—Nous ne pouvons nous quitter ainsi! Monsieur, au nom de celle que nous aimons tous deux, je vous somme de me dire qui vous êtes!...

—Ne vous l'ai-je pas dit? fit le bourreau d'une voix tremblante, je suis un bourgeois de Paris, et je m'appelle Claude... Voilà tout!

—Non! ce n'est pas tout!... Ce secret... ce secret qui est dans votre vie, je veux le savoir à présent...

—Ce secret! balbutia Claude. Écoutez, monseigneur. Je vous ai dit que Violetta elle-même vous le révélerait. Le prince Farnèse... le père de l'enfant que vous allez voir tout à l'heure vous donnera sur la naissance de celle que vous aimez les explications nécessaires... Monseigneur, jurez-moi de ne jamais parler de moi au prince Farnèse!...

—Eh bien, soit!

—Adieu donc. Dans une heure le prince Farnèse sera ici... Cependant... s'il survenait quelque chose... n'importe quoi où vous pensiez que je puisse être utile à l'enfant, il y a dans la Cité, vers le milieu de la rue de la Calandre, une maison autour de laquelle l'herbe pousse, une maison basse et isolée des autres dont la porte et les fenêtres sont toujours fermées. De nuit ou de jour, tant que vous serez encore à Paris si vous avez besoin d'aide, venez frapper à la porte de cette maison... Un dernier mot: quand partirez-vous?

—Demain à la pointe du jour.

—Par quelle porte?

—Je passerai rue Saint-Denis, chercher a l'auberge de la Devinière un ami qui m'est très cher... car je présume qu'il a dû se réfugier là... puis, avec le prince Farnèse et Violetta, j'irai chercher la route d'Orléans.

—Bien! Vous sortirez donc par la porte de Notre-Dame-des-Champs...

A ces mots, Claude fit brusquement quelques pas comme s'il voulait entrer dans la pièce où se trouvait Violetta. Mais il s'arrêta court, secoua la tête et revint sur Charles qu'il contempla longuement.

—Monseigneur, dit-il alors d'une voix basse et rauque, cette enfant vous adore; je le sais; c'est l'âme la plus pure, le coeur le plus généreux... elle a beaucoup souffert...

—Souffrances, misères, tout cela est fini pour elle! dit Charles en joignant fiévreusement les mains.

Une expression d'ineffable joie se répandit sur le visage du bourreau. Il salua le duc d'Angoulême avec une sorte d'humilité. Quelques instants plus tard, il était dehors.

Au moment où le bourreau avait quitté la maison de la rue des Barrés, un homme sortant d'une encoignure s'était mis à le suivre à distance. Cet homme, c'était l'un de ceux à qui la Fausta avait jeté un ordre près de l'estrade.

L'homme, qui le suivait de loin, le vit descendre la berge, arriver jusqu'au bord de l'eau et demeurer longtemps debout, immobile, à regarder couler cette eau.

«Voici le fait, ruminait le malheureux en se débattant contre son désespoir, je suis le bourreau! Que Violetta m'ait absous de mon passé, cela ne me surprend pas... Oui, mais Violetta est un ange, et je suis le bourreau! Je n'y puis rien. Elle aime ce jeune homme. Il l'aime, lui aussi!... C'est un noble coeur. Elle sera duchesse d'Angoulême», fit-il tout à coup en riant.

L'espion lui vit faire un geste violent, puis remonter la berge et reprendre le chemin de la place de Grève.

«Mais, rugissait Claude en lui-même, ce serait le dernier des débardeurs de Seine! serait-il truand au lieu d'être duc! Où est le pauvre diable, si malheureux qu'il soit, qui consentira à vivre près du bourreau?»

Il atteignit la place de Grève et, à travers les groupes encore nombreux et agités, se dirigea vers le logis où il avait laissé Farnèse.

«Le bourreau disparu... moi mort, tout change! Il n'aura plus horreur de moi s'il sait que je me suis tué... Il n'aura plus que de la pitié... oui, oui... il saura que je suis mort et qu'il peut aimer sans horreur... Un mot que je lui ferai parvenir à Orléans fera l'affaire... Et, alors, Violetta pourra tout lui dire, si elle veut! O ma fille bien-aimée, si tu savais avec quelles délices je vais mourir pour toi!...»

Et il était vraiment radieux, sa monstrueuse figure noyée de larmes se nimbait d'une gloire de sacrifice. Il heurta le marteau du logis en se disant:

«Farnèse!... En voilà un, par exemple, qui va être étonné de ce que je vais lui apprendre!... Que je déchire le pacte qui le lie à moi, que je lui pardonne, et que sa fille... oui, sa fille l'attend!... Il n'a qu'à aller rue des Barrés. A la bonne heure! Voilà un père que Violetta peut avouer!»

Le laquais noir vint ouvrir, le reconnut à l'instant et lui sourit.

—Je veux voir monseigneur, dit Claude.

—Montez, répondit le laquais.

Claude passa et se mit à monter rapidement le large escalier, A ce moment l'espion qui l'avait suivi pas à pas entra à son tour dans la maison et, sans dire un mot au valet noir, pénétra dans la loge.

Claude était arrivé à la porte de cette vaste salle où il avait attendu avec Farnèse. Il entra. A l'instant où, pensif, il franchissait cette porte, il se sentit brusquement saisi par les bras, et sa tête fut enveloppée d'un sac.

Il ne poussa pas un cri, ne dit pas un mot; mais, d'un terrible roulis des épaules, il se débarrassa de l'étreinte; en même temps, il étendait au hasard ses deux mains; les deux mains, pinces effrayantes, saisirent deux gorges; un double râle bref et deux masses tombèrent.

Tout à coup, Claude trébucha, s'affaissa... On venait de lui passer un noeud coulant autour des jambes, et une forte secousse sur la corde lui avait fait perdre l'équilibre.

Claude étendu, les jambes liées, aveugle, essaya une résistance suprême. Bientôt, il se trouva dans l'impossibilité de faire un geste.

Il demeura immobile, et sa pensée se reporta vers Violetta... Puis, tout tourbillonna dans sa tête; il s'aperçut qu'il allait s'évanouir... mourir peut-être.




XXXVIII

LE TRIBUNAL SECRET

Lorsqu'il revint à lui, il se sentit ranimé par une impression de fraîcheur, en même temps qu'il éprouvait des secousses de cahots. Où le conduisait-on?...

Par qui, pour qui avait-il été saisi? Le sac jeté sur sa tête le mit sur la voie; c'était là une manoeuvre familière aux gens de Fausta. Il frémit. Non pour lui-même... Que pouvait Fausta?... Le tuer? Il était décidé à se tuer lui-même!... Mais Violetta?... Est-ce que l'infernale Fausta n'avait pas retrouvé sa trace, à elle aussi?...

Tout à coup le véhicule qui le transportait s'arrêta. Claude fut saisi par une douzaine d'hommes qu'il ne voyait pas. Il entendit résonner un marteau de bronze sur une porte, et il frissonna. Il comprit dans quel antre on l'entraînait: il était bien le prisonnier de celle qu'il avait appelée sa Souveraine!...

Claude, porté à bras, sentit qu'on s'arrêtait encore et qu'on ouvrait une porte verrouillée, puis qu'on le déposait précipitamment sur un tapis... Alors, il entendit un cri d'étonnement... Une main rapide trancha les liens qui l'entravaient, le sac fut enlevé. Celui qui venait de le délivrer et qui se trouvait à genoux près de lui eut une sourde exclamation.

—Claude! Vous! Vous ici!...

Les yeux de Claude, éblouis, s'étaient fermés.

—Le cardinal prince Farnèse!...

Le cardinal était agenouillé près de lui.

—Où sommes-nous? râla Claude.

—Ne vous en doutez-vous pas! dit Farnèse d'une voix sombre. Où sommes-nous, sinon chez celle qui passe, semant la mort!

—Fausta! gronda Claude qui parvint à se mettre debout. Mais vous êtes donc prisonnier, vous aussi?

—J'ai été saisi au moment où je quittais le logis de la place de Grève... Ma fille! haleta Farnèse.

—Sauvée! Je voulais vous conduire près d'elle...

Farnèse baissa la tête devant le bourreau qui le considérait d'un regard empli d'une ineffable sérénité.

—Vous étiez le père, murmura Claude. Et, pour le bonheur de l'enfant, il lui fallait un père qui ne fût pas le bourreau.

Deux larmes brûlantes s'échappèrent des yeux de Farnèse.

—Voyons, dit-il d'une voix tremblante, vous disiez qu'elle est sauvée... répétez-le... vous disiez cela...

—Oui, je vous raconterai en détail toute l'aventure; pour le moment, il faut songer à sortir d'ici... Avant tout, il faut que je reprenne des forces; donnez-moi à manger!

—A manger? balbutia Farnèse en passant la main sur son front.

—Oui, je meurs de faim... et surtout de soif...

Farnèse saisit le bras de Claude.

—Je suis ici depuis ce matin, cette porte de chêne ne s'est ouverte que tout à l'heure lorsqu'on vous a jeté ici, presque dans mes bras... Il n'y a ni à manger ni à boire.

A ce moment, la lampe suspendue très haut au plafond s'éteignait subitement, grâce à quelque mécanisme manoeuvré du dehors.

Un léger déclic se fit entendre; une faible lumière éclaira soudain l'obscurité profonde, et alors un fantastique spectacle de rêve leur apparut...

Tout un panneau de la pièce où ils étaient enfermés semblait avoir disparu!... A la place de ce panneau, une grille se montrait. Et, de l'autre côté de cette grille, c'était une pièce de vastes dimensions, éclairée par de rares flambeaux qui projetaient autour d'eux une lueur triste. Au milieu de cette salle, le cardinal et le bourreau virent une mise en scène fabuleuse...

Au milieu de cette salle s'élevait une estrade tendue de velours incarnat et surmontée d'un dais de soie brochée à reflets rouges. Les tentures de ce dais retombant en arrière de l'estrade en plis chatoyants formaient un fond d'un rouge de flamme sur lequel ressortait en un étrange relief la sombre beauté de Fausta... Fausta, immobile sur un trône d'ivoire incrusté d'or, vêtue de ses habits pontificaux, le front ceint de la tiare d'or, les pieds posés sur un vaste coussin de satin blanc, Fausta, sculpturale, hiératique, éclatante de majesté, tandis qu'au pied de l'estrade six robes rouges de cardinaux, douze robes violettes d'évêques s'alignaient dans une immobilité de saints de cathédrale, tandis qu'à droite et à gauche de la salle le double rang d'hommes d'armes couverts d'acier et appuyés sur les hallebardes semblait un alignement de cariatides étincelantes.

Papesse!...

Elle était la papesse formidable et glorieuse qui daignait, dans cette lueur confuse des candélabres, se montrer en toute sa splendeur. Une quarantaine de gentilshommes, tous debout, le chapeau bas, se tenaient en arrière de son trône. Et il régnait sur cette assemblée un silence terrible...

Soudain, la statue blanche s'anima... Son regard se tourna vers l'un des six cardinaux rangés au pied de l'estrade, et elle fit un geste de sa main pâle où rutilait l'anneau, le symbolique anneau pareil à celui que Sixte-Quint portait à son doigt.

Le cardinal à qui Fausta avait fait un signe tenait un papier. Il s'avança de quelques pas, s'agenouilla devant Fausta, se prosterna, puis, se relevant, se tourna vers la grille face aux deux prisonniers. Et il prononça:

—Êtes-vous Jean Farnèse, évêque de Parme, cardinal lié à nous par le traité accepté et signé par vous devant le conclave réuni dans les Catacombes de Rome?

—Je suis celui que vous dites, cardinal Rovenni... Que me voulez-vous?... répondit Farnèse glacial.

Celui qui s'appelait cardinal Rovenni se tourna vers Claude et dit;

—Êtes-vous maître Claude, bourgeois, ancien bourreau juré de Paris! Êtes-vous Claude qui avez accepté les fonctions de bourreau dans notre association?

—Je le suis! répondit sourdement Claude.

La voix du cardinal Rovenni se fit solennelle:

«Cardinal Farnèse et vous maître Claude, écoutez. Vous êtes tous deux accusés de crimes capitaux contre la sûreté de notre association sacrée. Ces crimes ont été exposés devant notre tribunal secret qui les a jugés en toute conscience. Je dois donc vous transmettre la sentence sans appel dont chacun de vous est frappé... Cardinal Farnèse, continua-t-il en dépliant et en lisant le parchemin qu'il tenait, vous êtes accusé d'avoir laissé un sentiment humain dominer votre coeur et vous pousser à la désobéissance puis à la rébellion. Vous êtes accusé et convaincu d'avoir essayé de soustraire à la mort votre fille condamnée par notre tribunal parce qu'elle est un obstacle, parce que sa vie est un danger pour notre société.»

Farnèse, peu à peu, avait repris son sang froid et, regardant Fausta en face:

«Madame, dit-il, j'ai été le premier à étayer votre souveraineté; le premier j'entre en rébellion. J'étais venu à vous parce que Sixte me semblait être la Tyrannie dans l'Eglise libre. Je me suis séparé de vous parce que j'ai vu que vous étiez l'incarnation de la Perversité. Je ne reconnais plus votre sainteté, ni votre souveraineté. Je sais que vous allez me tuer.

Mais, avant de mourir, laissez-moi vous dire que je vous ai regardée jusqu'au fond de l'âme et que ce que j'ai vu me cause un vertige d'horreur.

Farnèse recula en se croisant les bras. Un silence de mort accueillit ces paroles. Pas un frisson de vie ne courut sur le visage de cette statue qu'était Fausta... Alors le cardinal Rovenni reprit, s'adressant cette fois à Claude:

«Maître Claude, vous êtes accusé et convaincu de rébellion; vous êtes accusé et convaincu d'avoir tenté de soustraire au supplice la fille païenne nommée Violetta; vous êtes accusé et convaincu d'avoir refusé ici même d'exercer votre office contre cette fille qui vous était livrée.»

Claude ne répondit pas. Il restait sous le coup de cette stupéfaction qui l'avait saisi dès le premier instant et qui paralysait ses facultés. Le cardinal Rovenni attendit un instant. Et, alors, d'une voix sourde, il se mit à lire le parchemin:

«Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Au nom de notre Souveraine élue et choisie pour monter sur le trône de Pierre et y exercer le pontificat sous le nom de Fausta, Première du nom, en notre âme et conscience avons déclaré Jean Farnèse, cardinal, coupable de haute trahison envers la Souveraineté pontificale; et Claude, bourreau-juré, coupable de rébellion et trahison envers la Société. En conséquence, moi, François Rovenni, cardinal par la grâce de Dieu, ai donné lecture aux condamnés de la sentence de mort, ai respectueusement supplié Sa Sainteté, notre Souveraine pontificale, de prononcer sur le genre de supplice applicable aux condamnés.»

La papesse ne fit pas un mouvement. Seulement ses yeux noirs étincelaient dans la demi-obscurité. Et sa voix sans accent humain, sans pitié, sans haine, prononça:

«Nous, Fausta Ière, souveraine par l'élection du conclave secret, vu la sentence qui condamne à mort Jean Farnèse, cardinal, et Claude, bourreau-juré, vu le malheur des temps qui commande encore le secret, arrêtons:

«Que les deux condamnés ne soient pas ostensiblement exécutés;

«Que la Faim et la Soif soient les exécutrices de la sentence.»

Tous les personnages qui entouraient le trône s'agenouillèrent alors. Une éclatante lumière, jaillie de vingt-quatre lampes soudain démasquées, inonda le trône d'ivoire, les trompettes sonnèrent une fanfare aux accents larges et lents, que soutenaient les mugissements d'un grand orgue, dissimulé derrière le trône... et, sur ce trône, Fausta, debout, leva le bras, étendit la main droite, et les trois doigts s'ouvrirent pour la bénédiction pontificale...

Soudain cette fantastique vision disparut en un instant... Farnèse et Claude se retrouvèrent plongés dans une profonde obscurité. Lorsque la lampe du plafond se ralluma, grâce à quelque invisible mécanisme, au lieu de la grille, ils virent la muraille telle qu'elle était d'abord.

—Quel affreux cauchemar!... balbutia Claude.

—Quelle réalité sinistre! répondit Farnèse de sa voix glaciale. Vous n'avez pas rêvé!

—Quoi!... Nous sommes condamnés à mourir...

—De faim et de soif!.. Oui!...

Claude voulait mourir, mais non de cette épouvantable mort. Il jeta autour de lui un regard de feu.

—Cette fenêtre! gronda-t-il.

En un clin d'oeil, il eut placé un escabeau sur la table, approché la table du fond de la pièce et atteint la fenêtre qui surplombait la Seine. Un souffle d'humidité venu de la rivière fouetta son visage. La fenêtre était défendue par des barreaux monstrueux... mais Claude sourit!... il se sentait assez fort pour arracher les barres de fer. Il redescendit, saisit Farnèse par le bras et haleta:

—Nous ne mourrons pas ici... nous fuirons par cette fenêtre avant deux heures.

Farnèse eut un imperceptible haussement d'épaules.

—Nous ne fuirons pas, nous mourrons ici..., murmura-t-il.

A ce moment, et, comme pour confirmer cette certitude qu'exprimait le cardinal d'une voix morne, un volet se rabattit violemment de l'extérieur et mura la fenêtre... C'était un volet de fer de trois pouces d'épaisseur, et il eût fallu un mois de travail à Claude pour l'arracher, après avoir descellé les barreaux.

Alors, les cheveux hérissés, en proie au vertige de l'épouvante, il recula jusque dans un angle de ce tombeau, s'y accula, et, farouche, haletant de la soif qui le brûlait, il se mit à calculer combien d'heures il avait à vivre!...




XXXIX

LE MARIAGE DE VIOLETTA

Revenons en arrière, c'est-à-dire au moment même où Claude fut arrêté dans le logis de la Grève. Nous suivrons l'espion qui, depuis la rue des Barrés, s'était attaché aux pas de l'ancien bourreau.

Lorsque Claude eut été solidement lié et mis dans l'impossibilité de faire un seul mouvement, cet homme, cet espion, sortit du logis, s'élança rapidement vers le palais de Fausta, et, ayant été aussitôt introduit auprès d'elle, lui rendit compte de l'arrestation.

Fausta tenait donc en son pouvoir à la fois Farnèse et Claude,—les deux pères de Violetta, Mais ce que voulait surtout Fausta, c'était reprendre Violetta elle-même. Elle interrogea donc l'espion.

De l'ensemble des réponses de l'espion, et bien que celui-ci n'eût rien vu que Claude, il résulta dans l'esprit de Fausta que Violetta se trouvait dans l'hôtel de la rue des Barrés. Fausta, d'un geste, renvoya alors l'espion et se mit à réfléchir, avec qui la jeune fille se trouvait-elle, avec Pardaillan, sans aucun doute!

Il ne restait donc qu'à marcher à la rue des Barrès avec, des forces suffisantes pour s'emparer de Pardaillan et de son amante.

Fausta, une fois sa résolution prise, n'en remettait jamais l'exécution. Elle frappa donc pour donner des ordres. Le valet qui entra tenait un plateau d'or à la main. Sur le plateau il y avait une lettre.

—Un gentilhomme de Mgr de Guise, dit le valet en fléchissant le genou, vient d'apporter cette missive. Il attend.

Fausta prit la lettre, la décacheta, la lut et tressaillit. Voici ce quelle venait de lire;

«Madame, nous tenons le damné Pardaillan. Il est en l'auberge de la Devinière, sise rue Saint-Denis. que nous cernons de toutes parts. La bête est prise au piège, et j'ai pensé qu'il vous serait agréable d'assister à l'hallali. Je vous envoie donc un de mes fidèles, le sire de Maurevert, qui se mettra à vos ordres pour vous conduire sur le terrain de chasse.

La lettre n'était ni signée ni scellée. Mais Fausta reconnut l'écriture de Guise.

—Faites entrer ce gentilhomme, dit-elle.

Les déductions de Fausta se trouvaient bouleversées: Pardaillan n'était pas rue des Barrés avec Violetta. Pardaillan était cerné rue Saint-Denis par les hommes de Guise.

A ce moment, Maurevert entra. Et comme il savait qu'il était envoyé à une princesse, il ne put retenir un geste d'étonnement en voyant un page au pourpoint armorié de l'écu de Lorraine, là où il s'attendait à voir une femme. Fausta, en effet, ne s'était pas encore dévêtue du costume de page qu'elle avait pris pour aller sur la Grève.

—Monsieur, dit-elle, vous m'êtes envoyé par le duc de Guise?

—Oui, madame, dit Maurevert en s'inclinant avec un sourire; car, dans son esprit, cette femme habillée en page ne pouvait qu'être l'une des nombreuses amies de Guise.

—Madame, continua-t-il, mon seigneur duc m'envoie pour vous confirmer la nouvelle incluse dans son message. A savoir que le sire de Pardaillan va être pris comme un renard au gîte. S'il vous convient d'assister à cette partie de plaisir, veuillez me suivre, madame, sans retard. Car j'ai un certain intérêt à être moi-même présent à l'opération.

Fausta, depuis l'entrée de Maurevert, employait toutes les ressources de son esprit à jauger l'homme, à son geste, à sa voix. Lorsque Maurevert eut achevé de parler, elle comprit qu'une haine dévorante poussait cet homme qui dès lors cessait d'être à ses yeux un banal messager.

—Monsieur de Maurevert, fit-elle tout à coup avec un de ces sourires qui faisaient frissonner, j'ai non moins de hâte que vous de me rendre auprès du duc de Guise...

—Partons donc...

—Un instant. Je veux vous dire la cause de ma hâte, espérant que vous m'aiderez dans mon projet. Je veux que vous demandiez pour moi une grâce à M. de Guise. Sûrement, il ne me la refusera pas.

—Et quelle est cette grâce? fit Maurevert en tordant sa moustache avec une fébrile impatience.

—Pas grand-chose, dit Fausta: la vie et la liberté de M. de Pardaillan...

Maurevert bondit.

—Voilà ce que vous voulez que je demande au duc? fit-il d'une voix altérée. Voilà près de dix-huit ans que je connais... Pardaillan. Et voilà dix-huit ans, madame, que j'attends une occasion pareille à celle de ce jour. Si mon père faisait un geste pour sauver Pardaillan, je tuerais mon père. Si le duc de Guise vous accordait la grâce de Pardaillan, je tuerais le duc, quitte à être déchiré sur place par ses gardes! Si vous demandiez cette grâce devant moi, je vous tuerais vous-même!...

En disant ces mots, Maurevert, la main crispée sur le manche de sa dague, paraissait en effet prêt à se ruer sur Fausta. Pourtant il reprit rapidement son sang-froid, et s'inclinant:

—Adieu, madame. Pardonnez-moi de ne pouvoir vous escorter, sachant ce que vous allez demander...

—Je le demanderai pourtant, dit Fausta en se levant.

—Heureusement, je n'en serai pas réduit au meurtre d'une aussi belle créature que vous êtes, madame, car je crois que le duc lui-même vous tuerait de ses mains, quelque regret qu'il en puisse éprouver ensuite, plutôt que de vous accorder la vie et la liberté de son plus mortel ennemi.

—Il me l'accordera pourtant! dit Fausta avec cet accent d'irrésistible autorité qui courbait devant elle les fronts les plus orgueilleux. Je parle ainsi, parce que, si vous obéissez à Guise, si Paris obéit à Guise, c'est à moi que Guise obéit! Parce que je suis celle qui a révolutionné le royaume et chassé Henri III! Celle qui échafaude le trône de votre roi de demain; parce que je suis celle qui est envoyée pour rétablir l'ancien ordre des choses, parce que je suis Fausta!...

—Fausta! murmura Maurevert en frissonnant.

Et, dans son esprit éperdu, s'évoqua la mystérieuse légende de puissance infinie qui escortait ce nom comme l'éclair escorte la foudre. Ce nom chuchoté avec terreur dans l'entourage du duc, ce nom qui faisait pâlir Guise lui-même, frappa Maurevert d'une sorte d'effroi superstitieux.

Il jeta un rapide regard sur cette femme. Ses genoux se plièrent. Il se prosterna. Fausta dédaigna ce triomphe.

—Maurevert, dit-elle d'une voix calmée, je connais ta haine contre Pardaillan. Et, maintenant que tu sais qui je suis, je te demande: Veux-tu me donner la vie et la liberté de cet homme?...

Un vertige s'empara de Maurevert. L'idée lui vint de se ruer sur Fausta, de la frapper à mort... mais, derrière ces portes, il devina les gardes qui veillaient, prêts à accourir au premier cri. Il poussa un rauque soupir et, convenant aussitôt avec lui-même de remettre sa vengeance à plus tard, il murmura:

—Que votre volonté soit faite!... Ma haine était toute ma vie: je remets ma vie entre vos mains...

Fausta, alors, invita Maurevert à s'asseoir en lui désignant un siège.

«Voilà un homme qui est sur le point de me haïr, songea Fausta; et il faut que, dans un instant, il soit prêt à m'adorer. Monsieur de Maurevert, reprit-elle tout haut, en me faisant le sacrifice volontaire de votre haine, vous avez acquis des droits à ma reconnaissance. Je veux vous offrir une récompense digne de vous. Tout d'abord, sachez que votre haine aura toute satisfaction.

—Que voulez-vous dire? s'écria ardemment Maurevert.

—Que Pardaillan mourra! Que non seulement je ne demanderai pas sa grâce au duc, mais encore que je vous le livrerai, à vous, dès qu'il sera pris!

Maurevert étouffa un rugissement.

—Madame, fit-il, tout à l'heure je vous ai dit que je remettais ma vie entre vos mains; maintenant je vous dis que, le jour où vous me demanderez cette vie, vous me trouverez prêt à mourir pour vous...

«Maintenant il est à moi! songea Fausta. On obtient donc tout de la haine et rien de l'amour des hommes! Monsieur de Maurevert, reprit-elle gravement, je retiens vos paroles et m'en souviendrai dans l'occasion.

—Que cette occasion vienne donc, et vous me verrez à l'oeuvre. Mais, madame, ne vous semble-t-il pas qu'il est temps pour moi de rejoindre le duc de Guise?...

—Ne craignez rien. Aucune tentative ne sera commencée contre l'auberge de la Devinière sans mon ordre. Et c'est vous qui porterez l'ordre. Maintenant, écoutez-moi. Je sais que vous êtes pauvre. Je sais que le duc compte assez sur votre fidélité pour ne vous réserver que des emplois subalternes. Voulez-vous devenir riche? Voulez-vous acquérir à la fois l'argent et la haute situation à laquelle votre esprit libre peut prétendre?... Cent mille livres vous sont assurées dès demain si vous m'obéissez; et, dans l'avenir, un emploi important à la cour de France, quelque chose, par exemple, comme la capitainerie générale des gardes.

—Que faut-il faire? palpita Maurevert ébloui, subjugué...

Vous le saurez ce soir. Soyez ici à onze heures. Maintenant vous pouvez aller rejoindre le duc. Voici mes ordres en ce qui concerne votre ennemi... Pardaillan: le prendre vivant et le conduire à la Bastille Saint-Antoine. Ajoutez que je veux être prévenue dès que l'homme sera capturé.

—Vous serez prévenue par moi-même, dit Maurevert qui s'inclina, tout étourdi de ce qui lui arrivait.

Fausta fit un geste de hautaine bienveillance, et Maurevert, s'éloignant, sortit de la maison et reprit en toute hâte le chemin de la rue Saint-Denis. Quant à Fausta, si elle avait semblé conduire toute cette scène sans effort apparent, l'effort n'en était pas moins considérable, car, après le départ de Maurevert elle pencha la tête et la laissa tomber dans une de ses mains comme si elle eût été un moment accablée du poids de ses pensées.

«Pardaillan est pris, murmura-t-elle. Pris!... Conduit à la Bastille!... Est-ce de la joie ou de la terreur qui fait palpiter mon sein?... Pardaillan mourra sans que je l'aie revu...»

Et, secouant la tête comme pour se débarrasser dune pensée qui la gênait à ce moment, car elle avait une admirable méthode de travail dans ses conceptions:

«Mais qui se trouve, alors, dans l'hôtel de la rue des Barrés?... Où est Violetta?...»

Ayant ainsi parlé, son visage un instant bouleversé par la passion reprit toute sa sincérité. Elle appela ses femmes qui lui apportèrent un costume de gentilhomme qu'elle revêtit, mit un masque de velours noir sur son visage, et bientôt, montant à cheval elle prit le chemin de la rue des Barrés, escortée d'un seul domestique.

Ce domestique, c'était l'espion qui avait suivi maître Claude. Lorsqu'ils furent arrivés rue des Barrés, l'espion prit les devants et s'arrêta devant l'hôtel d'où il avait vu sortir Claude. Fausta mit pied à terre et souleva elle-même le marteau. Au bout de quelques instants, le guichet de la porte s'ouvrit. Une figure d'homme parut derrière le guichet.

—Que voulez-vous? demanda l'homme qui jeta dans la rue un regard rapide et soupçonneux.

Fausta répondit:

—Je viens de la part de M. le chevalier de Pardaillan, de maître Claude et de Mgr Farnèse.

A peine Fausta eut-elle parlé que la porte s'ouvrit précipitamment et l'homme dit:

—Entrez, monseigneur vous attend...

—Monseigneur! songea Fausta en tressaillant.

Et elle entra sans hésitation apparente; mais sa main s'assura que la dague et le pistolet passés à sa ceinture pouvaient être facilement et rapidement saisis.

—Venez, venez, monsieur! dit le serviteur.

Si vite que Fausta eût traversé l'antichambre, elle n'en étudia pas moins d'un regard l'ensemble des choses qui l'entouraient. Sur un panneau de mur, elle vit un portrait de jeune femme d'une délicate et mélancolique beauté. Au-dessous du portrait, une tapisserie portait en broderie d'or cette devise qui se répétait sur d'autres panneaux: «Je charme tout.»

«Marie Touchet! La maîtresse du roi Charles IX!...»

Fausta sourit et murmura:

«Je suis dans l'hôtel de Marie Touchet!... Et l'ami de Pardaillan... celui à qui Violetta a été confiée... c'est celui qui a insulté Guise sur la place de Grève... c'est Charles de Valois, duc d'Angoulême... et le voici...»

En effet, à ce moment, une porte s'ouvrait et Charles d'Angoulême s'avançait rapidement:

—Soyez le bienvenu, monsieur, dit-il avec émotion, vous qui venez au nom de trois hommes qui, en cette heure, occupent ma pensée tout entière...




XL

LE MARIAGE DE VIOLETTA (suite)

Arès le départ de Claude, le duc d'Angoulême était demeuré quelques minutes pensif, sans pouvoir détacher son esprit de cette figure sombre qui lui inspirait un indéfinissable sentiment et surtout une curiosité frémissante pour le secret que Claude avait emporté.

Bientôt, la pensée de Charles prit un autre cours. L'amour, dans ce qu'il a de pur, de généreux et d'enthousiaste, l'amour vibrait dans son coeur et le faisait palpiter.

Quelques mois à peine le séparaient du bienheureux jour où Violetta lui était apparue... où l'amour était né dans son coeur sous le premier rayon de son regard.

Il se dirigea vers la chambre où était sa bien-aimée. Il entra. Violetta, à sa vue, se leva, fit deux pas rapides vers lui et lui tendit les mains en murmurant:

—Vous voici donc, mon cher seigneur... je vous attendais...

Elle était un peu pâle. Et, dans ses grands yeux fixés sur lui, elle laissait éclater son amour et sa joie.

Charles, ébloui, saisit une main de Violetta et la porta à ses lèvres, dans un geste plus courtois qu'ardent, mais qui lui permettait de cacher son trouble. Alors, dans une inspiration soudaine, il la conduisit au pied d'un grand portrait où souriait une femme aux traits empreints d'une douceur mélancolique et, simplement, il dit:

—Ma mère...

Violetta leva les yeux vivement vers le portrait, joignit les mains et dit:

—Comme elle est belle, mon cher seigneur! Comme elle doit être bonne!... Et comme elle a dû vous aimer...

Avec l'infinie science de l'instinct, Violetta venait de résumer Marie Touchet tout entière dans ces trois traits: la beauté, la bonté, l'amour...

—Celui qu'elle aimait..., reprit Charles, ravi de la plus douce émotion.

Et il conduisit Violetta au pied d'un autre portrait et dit:

—Mon père, le roi Charles IX. tel qu'il était deux ans avant sa mort...

Violetta considéra le portrait avec une remarquable attention, puis elle murmura:

—Pauvre petit roi!...

Charles d'Angoulême tressaillit. Il n'était pas possible de trouver un mot plus convenable pour traduire l'impression rendue par le peintre de ce roi chétif, pâle, dans les yeux troubles duquel pointait déjà l'aube livide des folies.

Ils causaient ainsi, sans émotion apparente, de choses qui ne se rattachaient pas à leur amour. De leur amour, ils ne disaient pas un mot. Mais toutes les paroles, tous les gestes de Charles, indiquaient qu'il faisait entrer Violetta dans l'intimité de la maison, qu'elle avait droit dès ce moment de faire partie de la famille.

Ils se regardaient en souriant. Et c'était une minute d'un charme infini... Charles, tremblant, tira alors d'un bahut un écrin qui contenait plusieurs bijoux, et notamment des bracelets et des bagues enrichis de diamants. Parmi ces bagues, il en était une toute simple, en or mat, qui portait une seule perle incrustée dans les dents du chaton délicat, joyau fragile, d'une finesse admirable.

—Voici, dit-il alors, une bague que Charles IX a donnée à ma mère le jour de ma naissance. Ma mère l'a retirée de son doigt lorsque je l'ai quittée, et me l'a donnée en me disant que ce serait la bague de fiançailles de celle que je choisirais pour épouse...

Alors, tout pâle, palpitant, il prit la bague et la passa au doigt de Violetta en balbutiant:

—Voilà la bague de fiançailles que m'a donnée ma mère. Elle est à vous, Violetta, et vous êtes ma douce fiancée, comme vous étiez l'élue de mon coeur dès la minute où je vous vis pour la première fois...

Enivrés tous deux, extasiés et frémissants, leurs mains se cherchaient, leurs regards s'enlaçaient, leurs bras, vaguement, s'ouvraient pour une étreinte... A ce moment, on frappa à la porte. Presque aussitôt, un serviteur familier du duc entra, et Charles courut au-devant de lui.

—C'est le prince Farnèse demanda-t-il ardemment.

—Non, monseigneur, mais un jeune gentilhomme qui vient de sa part, ainsi que du chevalier de Pardaillan et de maître Claude...

—Mon père! murmura Violetta. Mon père est donc parti!...

Charles saisit la main de la jeune fille.

—Chère âme, dit-il, violemment ramené du rêve à la réalité, je vais savoir où est votre père, et nous irons le rejoindre... ne craignez rien... il nous attend...

Sur ces mots, il s'élança dans la grande salle où se tenait le jeune gentilhomme annoncé et Violetta attendit, palpitante mais rassurée... car que pouvait-elle craindre là où se trouvait celui qui était son fiancé?...

Le jeune duc salua avec politesse celui qu'il pouvait considérer comme un ami. Le messager s'inclina et demanda:

—C'est bien à Monseigneur Charles de Valois, comte d'Auvergne et duc d'Angoulême que j'ai l'honneur de parler?

—Une femme! murmura Charles. Oui... monsieur, répondit-il en appuyant sur ce dernier mot.

—Monseigneur, reprit la Fausta, mon nom ne vous apprendrait rien. C'est le nom d'une pauvre femme trahie, trompée, bafouée, réduite au désespoir par l'homme qui règne en ce moment sur Paris...

—Le duc de Guise!

—Oui. Et c'est pour me venger de lui, du moins je l'espère, que j'ai pris ce costume qui m'a permis d'entrer dans Paris et de m'y mouvoir à l'aise. Ce que je vous en dis, c'est seulement pour m'excuser de demeurer simplement pour vous la messagère de vos amis.

—Oh! madame, il n'est pas besoin d'excuse. Je serais indigne du nom que je porte si, en vous demandant votre nom, je jetais une seule inquiétude dans votre esprit. Votre cause d'ailleurs m'est sympathique, puisque vous aussi vous êtes une victime de Guise.

—Ne parlons donc plus de cet homme, dit Fausta en prenant place dans le fauteuil que lui désignait Charles, et venons-en au message que j'ai accepté de vous transmettre.

La position de Fausta était périlleuse. Elle savait peu de choses. Et ce qu'elle ne savait pas, il fallait obliger Charles à le dire lui-même.

—Monseigneur, dit-elle, permettez-moi une question. Vos trois amis m'ont paru s'inquiéter fort d'un détail auquel en ma qualité de femme... qui a aimé et souffert... je me suis vivement intéressée. La jeune fille, qu'ils nommaient Violetta, est-elle encore ici, dans cet hôtel?

—Elle y est, dit Charles sans aucun soupçon.

—Loué soit le seigneur! M. de Pardaillan sera bien heureux. Car c'est lui surtout qui m'a semblé inquiet... Sans doute il aime cette jeune fille?... dit-elle.

—Pardaillan aime sans doute Violetta, fit Charles en souriant. Mais, s'il vous a paru si inquiet, je reconnais là sa généreuse amitié. Car Violetta, madame, c'est ma fiancée, et, moi, j'ai le bonheur d'être l'ami du chevalier.

A ces mots, Fausta hocha la tête en signe de sympathie. Mais sans doute elle dut faire un terrible effort pour ne laisser échapper ni un mot, ni un cri, ni un geste, car, sous son masque, elle devint très pâle.

Ce qu'elle venait d'apprendre la bouleversait. C'était le renversement immédiat de toute sa pensée et de tout son sentiment. Violetta n'était pas l'amante de Pardaillan! Violetta était la fiancée de Charles d'Angoulême!...

Pour dire quelque chose, pour gagner du temps et tâcher de voir clair en elle-même, elle reprit:

—Je ne m'étonne plus maintenant de l'intérêt que semblait témoigner M. de Pardaillan à cette jeune fille... Ce gentilhomme paraît avoir pour vous une immense affection...

—Oui, dit Charles attendri; Pardaillan est mon ami, il est dans ma vie comme un dieu tutélaire. Je lui dois mes joies les plus précieuses... Si j'ai retrouvé celle que j'aime, si elle n'est pas morte, c'est encore à lui que je le dois...

—Quoi! s'écria Fausta, cette pauvre enfant s'est donc trouvée en danger de mort?...

La question était si naturelle que Charles se mit à faire le récit des événements de la place de Grève, en insistant, bien entendu, sur l'héroïsme du chevalier de Pardaillan.

Fausta, tout en l'écoutant avec attention, faisait son plan et décidait du sort de Violetta.

La tuer?... A quoi bon maintenant?... Écarter à tout jamais Violetta du duc de Guise, cela suffisait. Et la situation s'éclaircissait ainsi:

Pardaillan était pris ou allait l'être. Farnèse et Claude étaient ses prisonniers et, dès le soir même, le tribunal secret allait les condamner à mort. Il ne s'agissait donc que de s'emparer du duc d'Angoulême et d'éloigner Violetta. C'est sur ce double problème que se concentra toute la force de calcul et de volonté de la Fausta.

Lorsque Charles eut achevé son récit ému, elle reprit:

—Je comprends tout maintenant. Ces gentilshommes, dans leur hâte, n'ont pu me donner que des renseignements incomplets. Et je ne comprenais pas bien le mystérieux rendez-vous qu'ils assignaient.

—Un rendez-vous? fit Charles étonné.

—Je vois qu'il faut que je vous raconte les choses de point en point. Comme je vous l'ai dit, monseigneur, surveillée, traquée, je suis entrée dans Paris à la faveur de ce déguisement. Pour tout vous dire d'un mot, je suis de la religion... ce qu'ils nomment une huguenote...

—En ce cas, madame, dit-il, je vous engage vivement à bien vous cacher: on tue, on pend, on brûle dans Paris...

—Je le sais, dit Fausta, sur un ton d'amertume admirable de naturel et d'émotion. Venue pour l'accomplissement d'une mission difficile, je pris ce déguisement, je descendis dans une simple auberge située rue Saint-Denis... l'auberge de la Devinière. J'y passai la nuit fort tranquille. La matinée s'écoula sans incident. J'allai donc sortir, tantôt, lorsque, soudain, la rue se remplit de rumeurs. On criait à mort! Tout à coup, un homme aux vêtements déchirés pénétra dans l'auberge et, presque aussitôt, une troupe de cavaliers passa dans la rue comme une trombe.

—C'était Pardaillan! haleta Charles. Il est sauvé?...

—Parfaitement sauvé, rassurez-vous. Ce gentilhomme, comme je le sus bientôt, c'était en effet le chevalier de Pardaillan. Je le pris pour un huguenot, Et, ouvrant la porte d'un cabinet où je me trouvais, je lui fis signe de s'y réfugier. Il vint à moi non comme quelqu'un qui se cache, mais avec un air paisible.

—Comme je le reconnais bien là!...

—Je lui demandai s'il était de la religion. Alors il me dit son nom sans m'expliquer les motifs pour lesquels on le poursuivait. Alors je m'employai de mon mieux à laver et panser ses blessures. Deux heures se passèrent ainsi lorsque, par la porte vitrée du cabinet, il vit entrer dans la salle deux hommes que je ne connaissais pas. Il leur fit signe. Ils vinrent. Et, chose étrange, il se nomma, il vous nomma, comme si ces deux hommes ne l'eussent pas connu. C'était, comme je le sus presque aussitôt, le prince Farnèse et un bourgeois nommé maître Claude.

—Ils ne le connaissent pas, en effet, et l'un d'eux ne l'a vu que quelques instants... Continuez, madame...

—Alors eut lieu entre eux un assez long entretien où il fut question de vous et de la jeune fille. Le bourgeois... raconta qu'il était sorti d'ici, de votre hôtel, pour aller chercher le prince Farnèse...

—C'est vrai! s'écria Charles fort intéressé.

—Et qu'il l'avait trouvé, continua celle-ci. Il ajouta que tous deux se mettaient en route pour venir rue des Barrés, mais que, maître Claude ayant été reconnu par des gardes du duc de Guise, ils avaient dû fuir. Ils s'étaient jetés dans la rue Saint-Denis et étaient entrés à l'auberge de la Devinière pour y attendre que l'émotion populaire fût calmée...

—Je vais les rejoindre! s'écria Charles en se levant.

—Gardez-vous-en bien, dit Fausta. Attendez la fin de mon message... Alors, celui qui s'appelait maître Claude commença un long récit. Mais j'entendais qu'il s'agissait de vous et le mot mariage frappa plusieurs fois mes oreilles... Ce récit, le prince Farnèse et le chevalier de Pardaillan l'écoutèrent avec une égale émotion... Enfin, le bourgeois, maître Claude, alla examiner la rue et revint en disant qu'elle était pleine de furieux dont on entendait les cris et qu'ils commençaient à fouiller les maisons. Le chevalier de Pardaillan proposa de sortir par une porte de derrière. Mais où aller ensuite? C'est alors, monseigneur, que je proposai à ces trois hommes, dont la situation m'avait émue, de se retirer dans l'hôtel de l'un de mes amis, situé tout proche, «Oui, dit le prince Farnèse, mais comment prévenir le fiancé de ma fille?»

Ces derniers mots étaient un chef-d'oeuvre de ruse. Sachant ce qu'il savait maintenant, Charles les trouva si naturels qu'il ne songea même pas à s'étonner. Fausta, voyant la confiance du duc, continua:

—Lorsque le prince Farnèse eut parlé de la nécessité de vous prévenir, je m'avançai et me proposai comme messagère.

—Ah! madame, s'écria Charles en saisissant une main de Fausta et en la portant à ses lèvres, tout à l'heure, je voulais respecter votre secret. Maintenant je vous supplie de me dire à qui je suis redevable d'un si grand service...

Fausta secoua la tête avec mélancolie.

—Ce que j'ai fait est vraiment peu de chose, dit-elle, et ne mérite pas votre gratitude... Pour revenir à l'objet de mon message, il fut convenu que les trois hommes se réfugieraient dans l'hôtel que je leur indiquais et qu'ils attendraient la nuit pour en sortir. Quant à moi, le chevalier de Pardaillan m'indiqua exactement la situation de votre hôtel et me dit de m'annoncer comme venant de la part du prince Farnèse, de maître Claude et de M. de Pardaillan. C'est ce que j'ai fait... Alors, nous sortîmes tous par une porte détournée. Je les conduisis à l'hôtel de mon ami où ils sont en sûreté et d'où ils ne sortiront que ce soir à onze heures. Voici exactement ce que me dit le chevalier de Pardaillan: «Pour Dieu! madame, suppliez le duc d'Angoulême de ne pas bouger avant cette nuit!...» Au moment où j'allais m'éloigner, le prince Farnèse me remercia, puis ajouta ces paroles que je vous transmets:

«Ce soir, à minuit, nous attendrons le duc et ma fille dans l'église Saint-Paul. Qu'il ne s'inquiète de rien! Tout sera prêt.»

—Dans l'église Saint-Paul! fit Charles enivré, je comprends... je comprends tout! Ce soir à minuit, en l'église Saint-Paul, avec Violetta... j'y serai!...

Fausta se leva et dit d'un accent pénétré:

—Il me reste, monseigneur, à vous souhaiter tout le bonheur que vous méritez, fit Fausta d'un air pénétré.

—Comment pourrai-je m'acquitter jamais envers vous! murmura Charles.

Fausta parut hésiter quelques instants, comme si elle eût éprouvé une violente émotion... Elle répondit soudain:

—En recommandant à la duchesse d'Angoulême de prier parfois pour mon mari... Agrippa, baron d'Aubigné...1

En même temps elle s'avança rapidement vers la porte.

—La baronne d'Aubigné! avait murmuré Charles. Ah! je comprends maintenant qu'elle taise son nom! Noble coeur, ne crains rien de moi!

Note 1: (retour) Agrippa d'Aubigné, huguenot militant, et l'un des plus fidèles capitaines de Henri de Béarn, était connu pour un redoutable conspirateur, et sa tête était mise à prix par les chefs de la Ligue catholique triomphante à Paris.

Quelques instants plus tard, la Fausta, au pas paisible de son cheval, et suivie à distance par son laquais, disparaissait au tournant de la rue et murmurait avec un sourire qui découvrit ses petites dents féroces:

—Maintenant, il ne me reste plus qu'à marier Violetta...

Charles, le coeur bondissant, courut retrouver Violetta, et lui prenant la main:

—Chère âme, ce soir, nous serons unis à jamais ce soir, vous serez duchesse d'Angoulême...




XLI

LE MARIAGE DE VIOLETTA (fin)

L'église Saint-Paul était à deux pas de l'hôtel de Marie Touchet.

Peu à peu, avant que le soir ne fût arrivé divers personnages parurent dans la rue des Barrés et occupèrent des encoignures de portes. En sorte qu'une heure après le départ de la messagère, si Charles avait eu l'idée de sortir de l'hôtel, il n'eût pu faire dix pas soit à gauche, soit à droite, sans se heurter à l'une de ces statues immobiles.

Lorsque la nuit fut tombée, un étrange mouvement se produisit autour de l'église Saint-Paul. Diverses troupes, composées chacune de dix ou douze hommes, prirent position devant chacune des portes de l'église. Dans la rue Saint-Antoine, un lourd carrosse vint stationner.

Pendant que Fausta prenait ses dispositions, Charles et Violetta, assis l'un près de l'autre, continuaient à vivre de ce beau rêve d'amour où ils venaient d'entrer. Enfin, onze heures sonnèrent.

—Il est temps, dit Charles doucement.

—Allons, mon cher seigneur, répondit Violetta.

Elle était toujours vêtue de la tunique blanche qu'elle portait sur la place de Grève. Seulement, Charles alla prendre dans une vieille armoire un grand manteau qui avait appartenu à sa mère et le lui jeta sur les épaules.

Dehors, Violetta se suspendit à son bras. Et, serrés l'un contre l'autre, sans prononcer un mot, ils marchèrent vers l'église Saint-Paul. ...........................................................

Onze heures du soir!... C'était le moment où Claude et Farnèse écoutaient, dans la maison de Fausta, la sentence du tribunal secret qui les condamnait à mourir.

Lorsque le panneau se fut refermé, Fausta descendit lentement de son trône et gagna sa chambre à coucher. Nul n'y pénétrait. Myrthis et Léa, ses deux suivantes, étaient les seules qui eussent permission d'y entrer.

Elles étaient là, attendant leur souveraine. Elles la déshabillèrent du splendide costume qu'elle portait. Et, alors, elle revêtit ces mêmes vêtements de gentilhomme sous lesquels elle s'était présentée a l'hôtel de la rue des Barrés. Puis elle se rendit dans cette salle élégante qui pouvait passer pour le boudoir d'une jolie femme. Un homme était là qui attendait, assis, et qui, à l'entrée de Fausta, se leva vivement et s'inclina.

—Êtes-vous prêt à tout ce que nous avons convenu ce soir? demanda Fausta.

—Je suis prêt, madame, répondit l'homme.

Ils sortirent ensemble du palais de la Cité. Dehors attendait une escorte d'une vingtaine de cavaliers. Fausta monta à cheval et, se mettant en route, fit signe à l'homme de marcher près d'elle. Et ils se mirent à parler à voix basse.

Cet homme qui attendait Fausta, qui venait de monter à cheval et se tenait près d'elle, c'était le sire de Maurevert.

Charles et Violetta arrivèrent à l'église par la rue des Prêtres-Saint-Paul, au moment où la demie de onze heures tombait dans la nuit des temps.

Charles, dans le court trajet de la rue des Barrés à l'église Saint-Paul, avait bien entrevu des ombres se glissant au long des murs, apparaissant pour disparaître aussitôt; mais il avait pensé que c'était des tire-laine, gens peu redoutables pour un homme bien décidé, et il s'était contenté d'assurer dans sa main le manche de sa bonne dague.

Devant l'église, Charles s'arrêta et regarda autour de lui, pour voir s'il n'apercevait pas ceux qui l'attendaient. Il ne vit personne. Mais il s'aperçut aussitôt que la porte était entrouverte. Donc, on l'attendait à l'intérieur. Ils entrèrent. L'église était vaguement éclairée par deux cierges allumés au maître-autel. Près du choeur, il entrevit alors trois hommes debout qui, formés en groupe, semblaient attendre en causant entre eux.

—Les voici! dit Charles.

—Mon père? demanda Violetta.

—Oui, votre père, chère âme... et voici... oh! voici le prêtre qui va nous unir...

Ils frissonnèrent tous deux longuement et se serrèrent l'un contre l'autre, dans une douce étreinte. Le prêtre revêtu de ses ornements venait en effet d'apparaître, suivi de deux autres prêtres, en surplis.

Ils s'avancèrent lentement vers le choeur.

A mesure qu'ils avançaient, un étrange mouvement se produisait dans l'église. Des chapelles latérales noyées d'obscurité, sortaient des hommes qui, silencieusement, se mettaient à marcher derrière le couple. Bientôt, ces inconnus furent au nombre d'une trentaine et, enveloppés dans leurs manteaux, ils semblaient une escorte rassemblée pour le mariage secret d'un prince.

Charles et Violetta, les yeux fixés sur les trois hommes qui attendaient dans le choeur, s'avançaient en souriant. Tout à coup, Charles tressaillit et regarda avec terreur.

Ces trois inconnus venaient de laisser tomber leurs manteaux... C'étaient Maineville et Bussi-Leclerc. Quant au troisième, il portait un masque.

D'un mouvement instinctif, Charles entoura Violetta de son bras gauche, tandis que, de la main droite, il dégainait son poignard.

—Messieurs, dit-il d'une voix sourde, que faites-vous ici?...

—Monseigneur, répondit Bussi-Leclerc, nous sommes ici pour une double cérémonie: un mariage...

—Un mariage! s'exclama Charles qui commençait à sentir une sueur froide pointer à la racine de ses cheveux. Quel mariage?... Messieurs, prenez garde!

—Mais, fit à son tour Maineville, le mariage de la fille du prince Farnèse, nommée Violetta.

Violetta jeta un faible gémissement.

—Oh! rugit Charles, ceci est insensé!... Maineville! Leclerc! que me voulez-vous? Prenez garde!...

Doucement, de son bras gauche, il essayait de se dégager de l'étreinte de Violetta...

—Monseigneur, dit alors Bussi-Leclerc, ce que nous faisons, vous allez le savoir. Nous sommes ici pour une double cérémonie, un mariage, vous ai-je dit, et, si vous m'aviez laissé achever, j'aurais ajouté: une arrestation... Monseigneur, veuillez me remettre votre épée; au nom du lieutenant général de la Sainte-Ligue, je vous arrête!

Violetta jeta une déchirante clameur. Charles éclata de rire, et soulevant sa fiancée dans ses bras:

—Le premier de vous qui me touche est mort!

En parlant, ivre de désespoir, ses forces décuplées, il reculait, Violetta dans ses bras; il semblait vraiment que son regard eût pétrifié les trois, car ils ne bougeaient pas.

—Monseigneur, dit alors Maineville, toute résistance serait inutile. Retournez-vous, et voyez!...

Charles, d'un geste machinal et furieux, se retourna en effet. Et une imprécation terrible jaillit de sa gorge: devant lui, un large demi-cercle d'épées nues s'allongeait à droite et à gauche. Au même instant, les deux branches de cette pince se mirent en mouvement, et Charles se trouva enfermé dans un cercle...

Violetta, dans ses bras, d'un geste rapide, saisit sa tête à deux mains et le baisa sur la bouche en murmurant:

—Mourons ensemble, mon cher seigneur...

En même temps, Violetta se laissa glisser sur les dalles et saisit le poignard de son fiancé. Charles, enivré par la violente sensation de ce baiser d'amour et de mort, jeta autour de lui un suprême regard qui lui montra l'église pleine d'ombres; Maineville et Bussi-Leclerc, et l'inconnu masqué au pied de l'autel, et sur les marches le prêtre qui commençait à officier, et, autour de lui, autour de Violetta, le cercle d'acier qui se resserrait...

Alors, il tira son épée, ses yeux chargés de passion se rivèrent aux yeux de Violetta, et il balbutia:

—Mourons ensemble, ma chère âme...

Aussitôt il se rua, fonça droit devant, tenant toujours Violetta par la main, avec l'espérance insensée de pouvoir traverser ce cercle d'acier, et fuir... fuir!... Dans cet instant même, dix bras s'abattirent sur lui, dix autres sur Violetta. De son épée, Charles frappait à coups terribles.

—Attends-moi, chère âme!... Je suis à toi!... hurlait-il. L'épée se brisa; du tronçon il continua à frapper; autour de lui le sang giclait, des hommes tombaient; le tronçon d'épée lui fut arraché... plus loin, il entendit le cri de Violetta, comme un appel, et alors il tomba sur les genoux; dix, quinze hommes se ruèrent sur lui... et il se sentit lié, soulevé, emporté hors de l'église et jeté dans un carrosse qui s'ébranla aussitôt...

Moins de trois minutes plus tard, le carrosse roula sur un pont-levis, puis sous une voûte, puis s'arrêta.

Le duc d'Angoulême était à la Bastille.

Dans l'église Saint-Paul, une scène atroce déroulait à ce moment ses péripéties.

En effet, Violetta, arrachée des bras de Charles, avait été entraînée jusqu'au pied de l'autel. Là, avons nous dit, se trouvaient trois hommes: deux d'entre eux nous sont connus: c'étaient Maineville et Bussi-Leclerc. Le troisième se démasqua au moment où la jeune fille apparut près de lui, à demi morte de désespoir et se soutenant à peine. Celui-là, c'était Maurevert.

Violetta jeta autour d'elle des yeux hagards. Et ce fut à ce moment que Maurevert saisit sa main et prononça:

—Merci, ma bien-aimée; merci, ma belle fiancée, d'être venue à l'heure. Tout est prêt pour notre mariage, et voici le prêtre qui va nous unir...

—Nous unir! balbutia Violetta. Vous!... Qui êtes-vous?...

—Violetta! dit Maurevert d'une voix ardente, quelle étrange folie vous saisit! Regardez-moi! Ne me reconnaissez-vous pas? Je suis votre fiancé!

—Horreur! Oh! mais je deviens folle! Charles! Mon bien-aimé! A moi!...

Son bras se leva pour se frapper avec cette dague qu'elle avait prise aux mains de son fiancé; mais alors elle s'aperçut que l'arme lui avait été arrachée, elle tomba sur ses deux genoux; Maurevert s'agenouilla près d'elle...

Alors Je prêtre se tourna vers eux, prononçant les paroles sacramentelles, ouvrant les bras pour une bénédiction... Et ce prêtre, Violetta, en levant la tête dans un mouvement de spasme, ce prêtre, elle le vit... Et c'était un tout jeune prêtre aux yeux noirs et, ce visage, il lui sembla qu'elle l'avait entrevu une fois...

Le prêtre murmurait les formules... Et soudain, dans une fulgurante éclaircie, elle revit la terrible scène où elle avait retrouvé maître Claude, le soir où Belgodère l'avait entraînée dans une mystérieuse maison de la Cité, où on lui avait jeté un sac noir sur la tête, où elle s'était évanouie, où, en se réveillant elle avait vu penché sur elle le visage de celui qu'elle appelait son père! Et Claude l'avait prise dans ses bras pour l'emporter!... Et les hommes armés d'arquebuses étaient entrés!... Et, avec eux, une femme! Une femme sur qui ses yeux mourants ne s'étaient fixés qu'un instant!

Ce prêtre, c'était elle!... C'était Fausta qui célébrait le mariage de Maurevert et de Violetta!...

Une inexprimable horreur se glissa dans les veines de la jeune fille. Dans ce moment, elle perdit connaissance... Dans ce moment aussi le prêtre, étendant les bras, disait d'une voix grave:

—Allez. Au nom du Dieu vivant, pour jamais vous êtes unis!...




XLII

HÉROÏSME DE PARDAILLAN

On a vu que le chevalier de Pardaillan, attiré par le bruit exorbitant qui se faisait dans sa chambre, y était entré à temps pour assister au combat de Croasse avec une horloge.

Pardaillan demeura d'abord stupéfait, puis s'approcha de la fenêtre et examina ce qui se passait; il se passait simplement que deux troupes d'archers venaient de prendre position dans la rue et que le peuple les acclamait, et en profitait pour acclamer surtout le duc de Guise, bien que celui-ci fût absent.

Il sortit de la chambre, suivi de près par Croasse. Apparut l'hôtesse portant un bol et des bandages de linge. Huguette déposa le tout sur une table. Le bol contenait une savante mixture composée par Huguette à l'effet de cicatriser les blessures du chevalier.

—Pour qui tout cela? fit Pardaillan.

—Pour vous, monsieur le chevalier, répondit Huguette, toute pâle et tremblante des rumeurs qu'elle entendait devant la porte de sa maison.

—Tiens, c'est vrai, je suis quelque peu décousu, dit Pardaillan, qui s'aperçut alors que le sang coulait sur ses mains. Mais, ma chère Huguette, si excellente chirurgienne que vous soyez, je crois que vos soins sont inutiles. Dans quelques minutes, tout serait à recommencer.

—Mon Dieu, monsieur, vous parlez comme si vous alliez être attaqué...

—Attaqué, ma chère Huguette!... Je crois que, dans une demi-heure, il ne restera pas grand-chose de votre auberge; une fois encore je vais être cause d'une grande destruction chez vous... ce sera la dernière!

—Mais vous! fit Huguette d'une voix mourante.

—Oh! moi, toute la charpie que pourraient effiler vos jolies mains me serait parfaitement inutile. Ce m'est encore une joie que de mourir en cette bonne auberge où j'ai connu les plus douces heures de ma vie.

Huguette poussa un gémissement. Pardaillan allait et venait, traînait des tables et des bancs et renforçait la barricade qu'il élevait avec toutes les règles de l'art.

—Parfait, dit-il. A l'abri d'un pareil rempart, je crois que je pourrai un peu donner du fil à retordre à messieurs de la messe. Regardez-moi ces mâchicoulis et ces meurtrières, ils en auront pour une heure à démolir tout cela... Pendant cette heure-là nous allons essayer de battre en retraite... nous trouverons bien un moyen, cornes du diable!

Pardaillan prit les mains de l'hôtesse et la consola.

—Voyons, fit le chevalier, il faut chercher un recoin où vous puissiez vous cacher, tandis que je tiendrai tête à ces furieux. Car, je crois ne rien vous apprendre, Huguette, en vous disant que cette fuite dont je vous parlais serait bien difficile.

—Impossible! balbutia Huguette avec un sanglot.

—Vous voyez bien qu'il faut vous cacher... dans votre cave, par exemple... Moi pris, ils n'auront pas l'idée de pousser plus loin les recherches. Venez, ma chère, ce silence relatif qui se tait dans la rue ne m'annonce rien de bon...

—Vous pris! murmura Huguette. Vous mort, que deviendrai-je, moi?...

—Elle reposa sur la poitrine du chevalier sa tête charmante que l'amour transfigurait.

—Au-dehors, dans ce silence relatif qu'avait signalé Pardaillan, une voix rude retentissait:

—Ici, ces poutres!... Les arquebusiers, là, sur deux rangs! Et apprêtez vos armes! Ici, les hallebardiers!

—Pardaillan, dit Huguette très doucement, laissez-moi mourir avec vous, puisque je n'ai pu vivre avec vous. Mon pauvre coeur, depuis des années, porte votre image. Je n'espérais pas votre amour. Je savais que vous aviez donné toute votre pensée à une autre. Je savais que vous adoriez Loïse morte comme vous l'aviez aimée vivante. Oh! non, je n'espérais rien... Seulement, quand vous étiez là, je vous regardais, et cela suffisait. C'était ma part de bonheur.

Pardaillan, tout pâle, écoutait la voix brisée de larmes qui lui rapportait le premier aveu d'un amour qu'il connaissait depuis de longues années.

Huguette, elle, n'écoutait que son coeur, qui enfin osait se révéler.

—Vous voyez, Pardaillan, que votre vie, c'était ma vie. S'il ne s'agissait pour vous que de quelque méfait qui se paie par la prison, je serais tranquille, car je me ferais forte de vous délivrer. Vous vivant, même prisonnier, comme vous le fûtes jadis à la Bastille, je vivrais... je me dirais: «Sûrement, il en sortira. S'il n'en trouve pas le moyen, je le trouverai, moi!...

—Huguette, ma chère Huguette. c'est précisément de cela qu'il s'agit!

—Non, non, vous allez mourir, Pardaillan! Votre air et vos préparatifs me disent assez que vous êtes décidé à vous faire tuer sur place.

—Décidé à me défendre, voilà tout. Mordieu, croyez-vous que ce soit agréable d'aller à la Bastille?

—Non, Pardaillan! mais on sort de la Bastille, on ne sort pas du tombeau...

—Hum!... on sort... on sort... pas toujours, ma chère!

—C'est donc bien grave ce que vous avez fait?

—Pas grave du tout. Comme je crois vous l'avoir dit, je n'ai rien fait, moi. J'ai simplement empêché de faire. Mais, enfin, je vous avoue que les huit ou dix mois de prison que j'ai mérités m'effraient, et j'aime mieux risquer tout pour tout.

Pardaillan, en parlant de huit ou dix mois de prison qu'il redoutait, était sublime.

—Risquer tout pour tout, reprit Huguette, c'est donc que vous allez mourir. Pardaillan, laissez-moi mourir avec vous, car, si vous mourez, je n'ai plus rien à faire dans la vie!

Les sanglots l'empêchèrent de continuer.

—Assez, Huguette, assez! dit Pardaillan d'une voix basse et tremblante. Vous êtes celle que j'ai le plus aimée après le pauvre ange que j'ai perdu... Vous êtes celle que choisirait mon coeur si ce coeur n'était mort en même temps que Loïse... Vous ne mourrez pas... et je ne mourrai pas!... Huguette, quand je me serai tiré de cette sotte affaire... nous vieillirons ensemble en causant, les soirs d'hiver, de M. de Pardaillan, mon père, qui vous aimait tant...

IL regarda Huguette à la dérobée. Elle ne pleurait plus, mais ses mains jointes semblaient continuer une prière.

—O mon père, songea Pardaillan, et son front s'empourpra d'une flamme d'orgueil et de sacrifice, ô mon père, vous qui m'avez appris comme il faut se battre et comme il faut mourir, vous allez voir comme on se rend!

A ce moment, il tira son épée et la brisa sur ses genoux.

—Que faites-vous? palpita Huguette.

Il prit sa dague et la jeta au loin en éclatant de rire.

—Vous le voyez, ma chère, je cède à vos bons conseils; je vais me laisser arrêter. Pour quelques mois de prison, le jeu n'en vaudrait pas la chandelle. Je veux vivre, Huguette!... Je veux vivre parce que vous venez de me prouver que la vie peut être encore belle et douce pour moi!... Attendez-moi donc paisible et confiante... je vous garantis que je ne moisirai pas dans leur Bastille...

Alors, Pardaillan se mit à démolir l'échafaudage qu'il avait construit devant la porte, et il ouvrait cette porte à l'instant où, dans la rue, une immense clameur s'élevait:

«Guise! Guise! Vive le grand Henri!»

C'était Guise, en effet, qui, au milieu d'une magnifique escorte, s'arrêtait devant le perron de la Devinière.

La porte s'ouvrit tout à coup, et Pardaillan parut sur le perron. Il se tourna vers Huguette, souleva son chapeau d'un grand geste, et dit en souriant:

—Au revoir, ma bonne hôtesse... à bientôt!...

Et, s'étant couvert, pâle et flamboyant, il se retourna vers la rue et descendit le perron. Les gardes, les archers, les arquebusiers massés, les gentilshommes à cheval. Guise au milieu d'eux, la foule aux fenêtres, tout ce monde qui hurlait avait fait soudain silence.

On vit Pardaillan, avec ses vêtements déchirés et sanglants, descendre le perron et s'avancer vers le duc de Guise. Alors on entendit sa voix ferme, un peu ironique et encore voilée de pitié:

—Monseigneur, je me rends!...

Guise demeura une minute comme stupide. Pardaillan, là tête levée, le regardait en face. Le duc jeta autour de lui des regards soupçonneux. Le silence devint Effrayant.

—N'ayez pas peur. Monseigneur, il n'y a pas d'embuscade, dit alors Pardaillan.

Et c'était si énorme, ce mot «N'ayez pas peur» dit par un homme seul, blessé, désarmé, à un homme entouré de cinq cents gardes, que Guise pâlit, comme si, pour la deuxième fois, cet homme l'eût souffleté. Il fit un geste.

Aussitôt, Pardaillan fut entouré de gens d'armes. Et ce fut alors seulement, lorsque le chevalier désarmé, blessé, seul, fut par surcroît enveloppé d'un quadruple rang de gardes, ce fut alors que Guise parla:

—Vous vous rendez, monsieur! Que me disait-on, que vous étiez invincible, un indomptable! Par ma foi, messieurs, je vous trouve ridicule avec vos archers: pour prendre monsieur, il suffisait d'envoyer un exempt...

Pardaillan se croisa les bras. Guise haussa les épaules.

—Allons, dit-il, j'étais venu pour voir un paladin... Gardes, conduisez-le à la Bastille... je suis fort marri de m'être dérangé pour ne voir qu'une figure de lâche.

Pardaillan se mit à sourire. Mais ce sourire était livide. Il étendit le bras: du doigt, il désigna le visage du duc. Et, d'une voix très calme, il dit:

—Je croyais me rendre au bourreau; je me suis trompé: je ne me suis rendu qu'à Henri le Souffleté. Tenez-moi bien, Henri de Lorraine, pendant que vous me tenez! Tuez-moi bien, pendant que vous pouvez m'assassiner! Et, si vous croyez au Dieu à qui, voici seize ans, vous avez offert vingt mille cadavres d'innocents, si vous croyez à ce Dieu que vous allez prêchant, pour voler un trône, priez-le bien! Car, j'en jure par le nom de mon père, si vous ne me tuez pas, je vous tuerai, moi! Et ce mot que vous venez de me jeter, je le ramasse, et vous le renfoncerai dans la gorge avec la pointe de ma dague!... Gardes, en avant!...

Pardaillan se mit à marcher, entouré par les arquebusiers qu'il paraissait conduire, tant ils avaient semblé obéir a son commandement.




XLIII

CONSEIL DE FAMILLE

Guise se mit en marche vers son hôtel. Aussitôt il en fit fermer les portes. Il avait besoin de se recueillir, de réfléchir sur ce qu'il venait de voir. De toute évidence, Paris était à bout de patience. Il fallait trouver un moyen de l'occuper et de l'amuser.

Guise entra dans son vaste cabinet. Il était suivi de Maineville et de Bussi-Leclerc, ses favoris.

—Mais, je ne vois pas Maurevert, dit-il.

—Monseigneur, fit Maineville, Maurevert digère... le plat de vengeance dont il s'est nourri tout à l'heure sinon dans l'auberge, du moins devant la Devinière.

—Ah! oui... Il a une haine... une vieille haine contre le Pardaillan. Eh bien, il doit être satisfait? Il le sera mieux encore demain et, quel que soit son appétit de vengeance, je me charge de l'apaiser pour longtemps.

—Tudieu! quel appétit, monseigneur! reprit Maineville. Depuis l'affaire de la butte Saint-Roch...

—Les ailes du moulin? fit Guise en riant.

—Oui. Eh bien, je croyais en vouloir fort au sire de Pardaillan. Et voici Leclerc qui n'a pas passé un seul jour sans faire porter un cierge à Notre-Dame afin que la bonne Vierge lui permît de prendre sa revanche. Est-ce vrai, Bussi?

—C'est ma foi vrai! dit Leclerc. Et je suis fâché que le drôle se soit rendu. J'y perds une douzaine de ducats que j'ai dépensés en bonne cire de première qualité.

—Tu te plaindras à Notre-Dame, quand tu iras en paradis, fit Guise.

—Donc, continua Maineville, Leclerc et moi, nous avions une dent aiguisée contre le damné Pardaillan. Mais cette dent n'était rien auprès de celle de Maurevert qui en a une vraie défense de sanglier. Je l'ai vu, monseigneur, au moment où le fier-à-bras s'est venu lui-même placer parmi les gardes comme un simple truand qui se rend au guet. Maurevert m'a saisi le bras à m'en faire crier, et il a dit: «Voici le plus beau jour de ma vie...» Et, lorsqu'on emmena le Pardaillan, il sauta de son cheval. Et, comme je lui demandais où il allait, il me montra le prisonnier et il se mit à suivre les gardes.

—Eh bien, laissons donc Maurevert à son régal, et occupons-nous de nos braves ligueurs. Il faut prendre une décision...

—Oui, mon frère, dit a ce moment une voix rude, il est temps de prendre une décision.

On vit alors entrer l'homme qui parlait ainsi, et qui, depuis un instant, avait entrouvert la porte.

—Louis! s'écria Henri de Guise.

—Et Charles! ajouta un deuxième personnage qui pénétra dans la salle en soufflant comme un boeuf.

—Et cette pauvre petite Catherine! ajouta une voix féminine, malicieuse et douce à la fois.

—Et votre mère, Henri! ajouta une voix féminine aussi, mais grave, avec on ne savait quoi de sombre.

Le duc de Guise, à la vue de ces quatre personnages qui venaient d'entrer, fit un signe à Maineville et Bussi-Leclerc, qui, s'étant inclinés profondément, disparurent.

—Mes frères, ma soeur, ma mère, dit alors le duc, soyez les bienvenus. Rien ne pouvait m'être aussi précieux que de voir réunie toute la famille, en une circonstance où se joue la gloire de notre nom et où la maison dont je suis le chef peut conquérir la première place qui soit au monde.

—C'est cette conquête qu'il s'agit de décider, dit la mère des Guise. Vous n'avez qu'un pas à faire. Ce pas, vous hésitez à le faire. Si vous ne le faites pas, Henri, nous sommes tous perdus.

Le duc de Guise pâlit. Puis, comprenant que l'heure était venue d'une explication décisive, il invita ses visiteurs à prendre place dans des fauteuils, et s'asseyant lui-même:

—Causons donc, ma mère, dit-il, car vous savez que je suis prêt à mourir plutôt que de vous voir menacés par un danger que j'aurais créé...

Les quatre personnages s'assirent. C'était: Louis de Lorraine, cardinal de Guise; Charles de Lorraine, duc de Mayenne; Marie-Catherine de Lorraine, duchesse de Montpensier, et Anne d'Esté, duchesse de Nemours, veuve de François de Guise, tué par Poltrot de Mère au siège d'Orléans.

Ces cinq personnages étaient donc réunis dans le vaste cabinet. Assistons à ce conseil de famille d'où tant d'événements devaient sortir pour aboutir à une catastrophe.

La duchesse de Nemours avait pris place dans le grand fauteuil de son fils aîné. Elle se trouvait placée le dos à la fenêtre, et face à un immense portrait de François de Guise. Ses enfants étaient réunis autour d'elle.

Le cardinal de Guise parla le premier et dit:

—J'ai reçu, de Celle qui nous guide, l'ordre d'attendre à Notre-Dame l'arrivée de mon frère Henri. J'avais tout préparé pour la cérémonie du couronnement. Six cardinaux et douze évêques envoyés par Sa Sainteté Fausta m'entouraient. Trois cents curés, doyens ou vicaires, étaient prêts à se répandre dans Paris pour annoncer la bonne nouvelle. Tout était prêt: mon frère seul ne l'était pas, puisqu'il n'est pas venu à Notre-Dame!

Henri fronça le sourcil. Mais déjà le duc de Mayenne prenait la parole à son tour.

—Par ma foi, dit-il, je suis bien venu d'Auxerre à Paris à franc étrier, sur le reçu d'une missive à moi dépêchée par la belle Fausta. Je suis arrivé trop tôt, puisque j'ai pu disposer de deux mille combattants dans les rues, et que moi-même, avec mille bons pertuisaniers, j'ai pris position dans le Louvre. Mais en vain j'y ai attendu mon frère.

—J'avais cinq cents bourgeois et hommes du peuple sur la Grève, dit à son tour la duchesse de Montpensier. Ces braves gens avaient reçu le mot d'ordre de notre incomparable Fausta. Elle me fit un signe. Je criai: «Vive le roi!...» Et mes gens de crier à tue-tête: «Vive le roi!...» Mais il n'y eut point de roi!

—Paris est ivre, dit Mayenne, et vous savez comme il a l'ivresse mauvaise.

—Paris! Paris! éclata Henri. Vous ne parlez que de Paris. On dirait, à vous entendre, que le royaume de France commence à la porte Bordelle pour finir à la porte Montmartre! Aller à Notre-Dame pour m'y faire couronner! Marcher de là sur le Louvre pour y décréter la déchéance de Valois! C'était possible. C'était facile, trop facile!... Et les provinces, qu'en faites-vous? Et les parlements qui me dénoncent comme fauteur de troubles et de sédition, qu'en faites-vous? Roi, je veux l'être, autant pour moi que pour vous. Mais, par le Ciel, je veux l'être à la manière d'un vrai roi qui prend sa place légitime, et non à la façon d'un larron qui dispute sa couronne à la France ameutée. Or, Catherine de Médicis me donne cette chance. A bout de force, et voyant en son fils Henri le dernier représentant des Valois, elle préfère encore un Guise à un Navarre! Catherine qui sait que son fils est condamné, rongé par une maladie implacable! Catherine qui m'a supplié d'attendre un an, rien qu'un an! d'attendre, dis-je, la mort de son fils! de donner à ce fils une année de tranquillité Avez-vous mieux à m'offrir?

En parlant ainsi, le Balafré considérait la duchesse de Nemours. Mais la mère des Guise, le coude sur le bras du fauteuil, le menton dans la main, tenait ses yeux fixés sur le portrait de son mari.

—Parlez! reprît Henri avec impatience. Voyons, Louis, que dites-vous?

Le cardinal s'écria:

—J'arrive de Troyes. Le peuple s'est précipité à ma rencontre. Les échevins ont été pendus. Les quelques hobereaux fidèles à Valois ont fui. J'ai fait élire de nouveaux échevins. Une garnison de deux mille reîtres soutient le peuple révolté et rallié au nom de Guise. La Champagne, debout tout entière, vous acclame. La tempête se propage et gagne la Picardie, l'Artois; la Normandie suivra. Henri, Henri! nous avons allumé un terrible incendie. Et, quand il va consumer cette race pourrie, quand il va purifier le royaume, exterminer l'hérésie, détruire Valois, quand le peuple de France vous appelle et vous réclame, vous nous demandez d'éteindre l'incendie, vous nous demandez de refouler l'espoir de ce peuple... Tenez, vous me faites pitié... Je m'en vais!

Et il fit quelques pas vers la porte.

—Demeurez, Louis! dit alors la duchesse de Nemours.

Le cardinal s'arrêta net. Car, dans ces âges, l'autorité de la mère de famille était encore incontestée.

—Demeurez, mon frère, ajouta le Balafré. Quelle que soit la décision qui sortira d'ici, il faut qu'elle soit prise en commun. Avec vous, je suis tout. Sans vous, je suis bien peu.

Le cardinal, flatté d'avoir humilié l'intraitable orgueil de son frère, reprit sa place en disant:

—D'ailleurs, mon cher Henri, je vais vous apprendre une chose qui va sans doute modifier vos idées: Valois est loin d'être aussi malade que le prétend sa mère. Il n'a nulle envie de mourir. Que diriez-vous donc si, au lieu d'une année, il vous fallait attendre cinq ans, dix ans même?

—L'année écoulée, fit vivement le Balafré, je redeviens libre, je ne suis plus enchaîné par mon serment...

La mère des Guise darda alors son clair regard sur son fils aîné. Et, d'une voix sourde, où se devinait une haine invétérée que les ans n'avaient pu émousser, la mère des Guise parla:

—Henri, dit-elle, voici le portrait de votre père et, vous pouvez m'en croire, c'est son esprit même qui m'anime. Ce portrait, s'il pouvait parler, vous dirait:

—Moi, fils, j'ai été lâchement assassiné par un de ces misérables huguenots qui insultent l'Eglise et qui ont frappé en moi le ferme serviteur de Dieu. Au nom de l'Eglise bafouée, au nom de mon sang qu'ils ont versé, vengeance, mon fils!...

—Nous avons fait la Saint-Barthélémy, dit Henri d'une voix sombre, et nous en avons tué vingt mille.

La mère des Guise eut un geste large.

—Il faut, dit-elle, l'extermination complète de la secte. Et, pour accomplir cette grande oeuvre, il faut à ce royaume un roi tel que vous, mon fils! Or, savez-vous ce qui se passe à l'heure même où nous discutons, tandis que d'autres agissent?... Oui, le pape a maudit les parpaillots! Oui, Sixte a excommunié les Bourbons et les a déclarés inaptes à régner!...

—Mais savez-vous où est en ce moment ce pape fourbe, rebelle à la loi divine, hypocrite et peut-être relaps?... Sixte-Quint est au camp du roi de Navarre!

Sixte-Quint lui a apporté les millions qui nous étaient destinés!..

—Enfer et malédiction! rugit le Balafré, si cela était!...

—Cela est! reprit la mère des Guise d'une voix plus haineuse. Et, comme je le disais en entrant, nous sommes perdus tous! Si nous ne prenons les devants, si nous ne mettons la main sur la couronne avant que Navarre ne la pose sur sa tête, c'est notre mort, à tous!

A ces mots, le Balafré se leva, tira sa dague et jeta autour de lui un regard de fou, comme s'il eût voulu protéger sa mère contre ce bourreau qu'elle venait d'évoquer. La duchesse de Nemours, se levant à son tour, saisit son bras, lui arracha la dague et gronda:

—Mon fils, sauve-toi, sauve-nous, sauve la religion! Jure sur cette arme, qui est aussi une croix, de marcher à l'infidèle et de frapper l'hérétique, s'appelât-il Valois! acheva la mère des Guise d'une voix sourde. Jure, mon fils!...

Je le jure! dit le Balafré avec un tel accent qu'il n'y avait plus moyen de douter de sa résolution.

Alors tous reprirent leurs places et se regardèrent, livides. Ce qui venait de se jurer là, c'était l'assassinat de Henri III de Valois, roi de France.

—Le tout est de savoir comment nous allons procéder à la chose, dit Mayenne.

—Je m'en charge, fit la duchesse de Montpensier avec un singulier sourire.

—L'opération proposée par notre illustre mère me paraît possible, s'écria Mayenne, je me hâte de le dire. Et même j'ajouterai que je n'en vois pas d'autre. Évidemment, il faut que Valois meure. Seulement, à ce jeu-là, qui ne tue pas à coup sûr est tué. C'est pourquoi je demande comment nous allons procéder.

—Je m'en charge, répéta la jolie duchesse d'un ton qui attira cette fois l'attention du Balafré.

—Autre chose, poursuivit Mayenne sans accorder d'attention à sa soeur. Je suppose l'opération terminée; Valois est tombé sous nos coups, Valois est mort, Valois est enterré. Que sommes-nous, nous autres, non seulement aux yeux du royaume, mais surtout aux yeux des rois voisins?... Des assassins! Je conclus que ce n'est pas un Guise qui doit frapper Valois. Qu'avez-vous à dire à cela, ma mère?

—Parle, Marie! dit la mère des Guise.

Et la jolie petite duchesse, la fée aux ciseaux d'or, agitant les boucles blondes de ses cheveux, souriante, d'un air mutin, laissa tomber ces mots de ses lèvres rosés:

—Tout ce que vient de dire le gros Mayenne est plein de gros bon sens...

Mayenne roula des yeux furibonds, car ce sceptique avait un point vulnérable: il ne voulait pas qu'on se moquât de sa bedaine.

—Expliquez-vous, ma soeur! dit le cardinal.

—C'est bien simple, fit Marie de Montpensier, je connais un homme qui veut tuer Valois; je dis: qui veut! c'est-à-dire qu'il y a engagé sa vie spirituelle... Son bras ne se trompera pas. Son coeur ne faiblira pas—Il hait donc bien Valois? demanda le Balafré.

—Lui?... Non!... Il aime, voilà tout. Il aime une femme qui hait Valois. C'est pourquoi il réussira la où échouerait un ennemi du roi. Parmi tant de bras que nous pourrions armer, celui-là seul ne faiblira pas à la tâche. Car, cet amour, voyez-vous, le rend capable de regarder Dieu face à face et de le braver! Que dis-je? C'est un ange de Dieu qui a remis à cet homme le poignard qui doit tuer Valois! Cet homme, que dévore le feu de la passion, attend et prie au fond d'un monastère. Il attend que l'ange revienne le trouver et lui dise: «Frappe! Le moment est venu! Frappe!»

Marie de Montpensier éclata de rire et ajouta:

—Or, mes frères, j'ai justement l'heur de connaître intimement cet ange. Sur un signe de moi, l'ange ira trouver Jacques Clément, le moine exterminateur, et lui dira: «Frappe!...» Et Jacques Clément frappera.

—Jacques Clément!... Le moine!... murmura Henri de Guise. Oh! je comprends! C'est cet homme qui, un soir, au fond de la Cité, à l'auberge du Pressoir-de-Fer...

—Chut, mon frère! dit Marie qui ne se donna pas la peine de rougir au souvenir de la scène d'orgie évoquée par le Balafré, chut!

—Et vous dites que cet homme est prêt?

—Le poignard sacré que l'ange lui a confié ne quitte plus sa ceinture.

Le Balafré demeura une minute songeur. Peut-être eût-il préféré frapper lui-même.

—Eh bien? reprit Marie de Montpensier, dois-je faire signe à l'ange?

—Oui, gronda sourdement le duc de Guise. Peu importe après tout le bras qui frappe, pourvu que l'arme soit mortelle!




XLIV

LE TIGRE AMOUREUX

Il était près de onze heures. Paris dormait. Le Balafré, dans ce cabinet où s'était tenu le conseil de famille, où avait été décidé l'assassinat de Henri III, se promenait de long en large, d'un pas lent et alourdi. Depuis le départ de ses frères, de sa soeur et de sa mère, il rêvait et toute sa pensée morose pouvait se condenser ainsi:

«Être roi!... Oui, sans doute, ce sera magnifique. Oui! Mais cela va me conduire hors de Paris et m'éloigner d'une petite bohémienne. Ah! pour me rapprocher du trône, il faut que je m'éloigne de Violetta!...»

Deux hommes, demeurés près de Guise à cette heure tardive, debout dans un angle de la pièce, attendaient que le duc leur donnât congé pour se retirer. C'était Maineville et Bussi-Leclerc.

—Il songe à la couronne, notre roi! murmura Bussi-Leclerc.

—Oui, mais il est onze heures! dit Maineville à voix basse; et il désigna d'un coup d'oeil l'horloge, qui, en effet, se mit à sonner les onze coups.

—Diable!... Et Maurevert qui nous attend!

Bussi-Leclerc ricanait en parlant ainsi. Maineville, résolument, s'avança vers le duc de Guise:

—Monseigneur....

Guise parut étonné de voir encore ses deux fidèles.

—Je vous avais oubliés, dit-il en passant une main sur son front.

—C'est bien ce que nous nous disions, fit Maineville, mais nous n'osions interrompre vos... royales pensées.

—Cependant, reprit Bussi-Leclerc, comme voici onze heures qui sonnent, nous prierons Monseigneur de nous accorder notre congé...

—Oui; la journée a été rude et vous êtes fatigués...

—Fatigués? dit Maineville. Jamais nous ne sommes fatigués à votre service. Mais nous avons un rendez-vous à minuit...

—Un rendez-vous d'amour?...

—Monseigneur, vous vous trompez; ou, du moins, c'est un rendez-vous d'amour, mais il ne s'agit pas de nous... Il s'agit... Ah! ma foi, l'aventure est trop drôle, et malgré les recommandations de Maurevert, il faut que vous la sachiez! Maurevert convole en justes noces!

—Maurevert se marie! Et il ne m'a rien dit!...

—A vous moins qu'à tout autre, monseigneur!

—Mais, enfin, vous saviez, vous autres. Pourquoi ne m'avez-vous pas prévenu? Il ne me convient pas que les gentilshommes de ma maison prennent femme sans mon agrément...

—Nous ne savions rien, dit Maineville. Dans la soirée, pendant que vous étiez en conseil. Maurevert nous est arrivé avec une singulière figure, et, après nous avoir fait jurer le secret, nous a annoncé son mariage pour cette nuit même, en nous priant de l'assister et en ajoutant que son aventure lui semblait si étrange à lui-même qu'il avait besoin de deux bons amis comme nous pour se rassurer contre un accident ou un malheur possibles.

—Voilà qui est étrange, en effet. Et qui épouse-t-il?

—Voilà ce que nous ignorons; nous ne connaîtrons la fiancée qu'en la voyant... Ainsi, monseigneur, si vous y consentez, nous allons nous retirer, Leclerc et moi, pour nous trouver à Saint-Paul à onze heures et demie.

—Eh bien, fit tout à coup le duc de Guise, non seulement je vous autorise à vous rendre à ce bizarre rendez-vous, mais je vous y accompagne! Pardieu! je veux, moi aussi, voir la fiancée de Maurevert.

En parlant ainsi, le duc assura sa rapière et jeta un manteau sur ses épaules.

—Monseigneur, dit Bussi-Leclerc avec une certaine hésitation, nous avons promis à Maurevert de ne rien dire à personne, et surtout à vous...

—Soyez tranquilles... je m'arrangerai de façon à tout voir sans être vu. En route, messieurs...

Les trois hommes arrivèrent rapidement à Saint-Paul. Bussi-Leclerc et Maineville pénétrèrent dans l'église, laissant le duc sous le portail, selon ce qui était convenu en route. Le Balafré demeura immobile, caché dans la nuit du porche, ému, malgré lui, il ne savait de quelle angoisse. A ce moment, du fond de la nef, parvint jusqu'à lui une clameur de détresse; puis un bruit de lutte violente.

«Ce n'était pas un complot, murmura Guise rassuré, c'était un meurtre; mais qui tue-t-on?»

Il entra. Les cris, brefs et étouffés, les cliquetis d'armes remplissaient l'église. Là-bas, vers le choeur, dans l'obscurité, s'agitait violemment un groupe d'ombres... puis, tout à coup, il vit qu'on entraînait quelqu'un, et toute la bande passa à trois pas de lui... Quelques instants plus tard, il entendit le carrosse qui s'élançait et comprit que le quelqu'un était emporté vers une destination inconnue.

Un inexprimable étonnement s'empara alors de Guise. En effet, au moment où il croyait tout fini, il venait d'entendre encore un cri... un cri de femme... et, portant les yeux vers le choeur, il voyait un prêtre qui officiait à l'autel, et, agenouillés, pareils à deux fiancés, un homme et une jeune fille vêtue de blanc... l'homme, l'époux, soutenait la jeune fille de son bras, et il sembla à Guise, de la place où il se trouvait, que cette fiancée se laissait aller avec abandon au bras de Maurevert... Car l'homme ne pouvait être que Maurevert.

Tout à coup le duc tressaillit. La cérémonie était terminée; le prêtre, ayant prononcé la formule d'union, se retirait; l'époux, Maurevert, se relevait. Et alors. Guise, debout, constata que l'épouse était évanouie, morte, peut-être! Ce qu'il avait pris pour une attitude de tendresse n'était que l'attitude d'un corps qui ne se soutient plus. A ce moment, deux femmes sortaient de la sacristie. Une voix prononça:

—Conduisez-la jusqu'à la litière, et qu'on m'attende.

«La voix de Fausta!» murmura le duc.

Maurevert... l'époux... n'accompagnait pas l'épousée!... Les deux femmes avaient pris l'inconnue vêtue de blanc, et la soutenaient ou plutôt l'emportaient évanouie. Elles passèrent près de Guise. Et, à la faible lueur de cette lumière diffuse vaguement épandue dans l'église, il jeta un regard avide sur cette femme évanouie. Et il étouffa une sorte de rugissement qui gronda sourdement dans sa gorge. Cette femme, c'était celle qu'il aimait à en devenir fou, c'était la petite bohémienne, c'était Violetta...

En quelques instants, l'église fut vide. Et Guise, revenu de sa stupeur, allait s'élancer, lorsque, du fond du choeur, il vit venir deux hommes dont il reconnut l'un:

Maurevert! L'époux! Le mari de Violetta!...

Que signifiait cet étrange mariage? Pourquoi Maurevert venait-il d'épouser Violetta? Ces questions tourbillonnèrent dans sa tête... Il voulait savoir!... Et il se renfonça dans son ombre, prêtant l'oreille à ce que disait Maurevert ou, plutôt, l'inconnu qui l'accompagnait...

Puisque Maurevert était là encore, Violetta, l'épousée, ne pouvait s'éloigner sans doute!... Il allait donc savoir la vérité. Haletant, il écouta ardemment et, tout de suite, il reconnut la voix de l'inconnu... c'était la même voix qui avait ordonné que l'épousée attendît dans la litière... c'était Fausta.

—Donc, disait Fausta, vous passez au palais de la Cité, et vous y touchez les cent mille livres convenues. Pour le reste, fiez-vous à moi. Le duc sera roi dans un mois. Il oubliera alors la petite bohémienne. Et, même s'il apprenait ce qui vient de se passer, je vous garantis le pardon. Ce qui est dit est dit: vous serez capitaine des gardes de Sa Majesté Henri quatrième roi de Lorraine et de France.

—Ah! madame, fit Maurevert, la minute où je vous ai rencontrée est une minute à jamais bénie dans mon existence! Comment pourrai-je m'acquitter envers vous?...

—Je vous l'ai dit! répondit Fausta d'une voix sombre.

—Oh! soyez tranquille pour ce qui est convenu de cette petite...

—Donc, vous partez?

—Je pars. Mais vous savez, madame, qu'avant de quitter Paris j'ai quelqu'un à voir.

—Allez donc voir cet homme, puisque vous le voulez!...

—Ah! je renoncerais à tout plutôt que de renoncer à cette joie de le voir enchaîné, enfin à ma merci!...

—Bien. Moi, cependant, je vous garderai votre... femme.

—Merci, madame! ricana Maurevert. Et où la retrouverai-je?

—Lorsque vous sortirez de la Bastille, sortez de Paris et allez trouver l'abbesse des Bénédictines de Montmartre. Elle vous remettra votre épouse... et vous donnera mes dernières instructions. Allez...

Guise vit Maurevert s'incliner profondément devant Fausta, baiser sa main, puis s'élancer au-dehors. Il savait maintenant où retrouver Violetta; il avait au moins deux ou trois heures devant lui. Il attendit donc.

Fausta marcha jusqu'à la litière qu'entouraient une douzaine de cavaliers, dont l'un portait une torche. Le reste de la rue semblait désert.

Le véhicule s'ébranla avec son escorte et disparut bientôt au fond de la rue Saint-Antoine. Fausta était demeurée seule. Elle fit quelques pas hésitants vers la Bastille, puis, soudain, s'arrêta, comme indécise. A ce moment, le duc s'approcha d'elle.

—Madame et bien-aimée Souveraine, les rues de Paris sont peu sûres à cette heure. Vous êtes depuis trop peu de temps à Paris pour le savoir. Mais, moi qui le sais, ce m'est un devoir que de vous offrir l'appui de mon bras et la protection de mon épée...

Fausta n'avait pas eu un geste de surprise.

—Duc, répondit-elle gravement, vous savez que je suis celle que rien ne peut atteindre, et qu'il n'y a pas de danger pour moi dans ces rues, fussent-elles remplies de truands. L'épée temporelle que vous m'offrez est bien peu de chose auprès de l'épée spirituelle dont je puis disposer... Duc, vous sortez de cette église, continua-t-elle en désignant Saint-Paul.

Ce n'était pas une question. Fausta affirmait comme si elle eût été sûre. Pourtant, elle ne savait pas.

—Oui, madame! répondit Guise, et c'est justement parce que je sors de cette église que...

—Eh bien, rentrons-y! interrompit Fausta. Pour ce que nous avons à dire, peut-être, nous serons mieux placés, nous mettant sous le regard de Dieu...

Et Fausta, résolument, marcha vers Saint-Paul, où elle entra. Guise, partagé entre l'irritation et la crainte, la suivit jusqu'au choeur où elle s'arrêta. Fausta prit alors la main de Guise et, d'une voix rude, rauque, menaçante, prononça:

«Au nom de la Sainte Trinité. Je jure sur Dieu le créateur, touchant cet Evangile, et sous peine d'anathématisation et damnation éternelle, que je suis entré en la sainte association catholique, suivant la formule qui m'a été lue loyalement et sincèrement, soit pour y commander, soit pour y obéir.

«L'association des princes, seigneurs et gentilshommes catholiques doit être faite et est faite pour rétablir la loi de Dieu en son entier, remettre et retenir le saint service d'icelui selon la forme et la manière de la sainte Eglise catholique, apostolique et romaine, abjurant et renonçant toutes erreurs au contraire.»

C'était la formule de la ligue dont Guise était le chef suprême.

Fausta laissa retomber la main de Guise.

—Voilà ce que vous avez juré, dit-elle.

—Et ce que je suis prêt à jurer encore.

—Bien! dit Fausta. Maintenant, duc, une question: savez-vous la peine infligée dans nos traités à tout catholique épousant une hérétique?...

—La peine de mort, répondit Guise en frissonnant.

Sombre, agité de pensées contradictoires, le Balafré était résolu à poursuivre Violetta. Et il comprenait que la papesse... la souveraine voulait lui arracher Violetta.

Alors, quoi?... Briser violemment avec la Fausta? Mais la Fausta était la source même de sa puissance. Par des fils invisibles, elle tenait la Ligue dans ses petites mains!

Renoncer à Violetta!... A cette pensée, il sentait la rage gronder en lui et sa tête se perdre en combinaisons inspirées par la folie. Fausta reprît:

—La peine de mort appliquée non seulement à celui qui épouse une hérétique, mais encore à celui qui, par le contact de l'hérétique, devient lui-même démoniaque. Est-ce vrai?

—Ces lois, dit Guise d'une voix rauque, vous savez bien, madame, que nous les avons faites pour maintenir le commun des ligueurs dans l'obéissance absolue. Vous savez que, nous qui pensons, nous qui sommes la tête, nous ne pouvons nous soumettre à de telles servitudes!...

—Duc, est-ce bien vous qui parlez ainsi! dit sourdement Fausta. Vous, le chef! Vous, le roi de demain! Vous avez juré, duc! Si votre serment n'est pas valable, dites-le! Si la parole d'un Guise ne vaut pas la parole du dernier de nos ligueurs, dites-le, qu'on le sache! Et on le saura!... Parlez, duc. Un seul mot, un seul: êtes-vous parjure?, ne l'êtes-vous pas?...

Guise trembla. En un instant, il vit Paris révolté contre lui.

—Par le Dieu vivant, gronda-t-il, nul ne pourra jamais dire qu'Henri de Lorraine a manqué à son devoir. Mais celle que j'aime n'est pas hérétique!...

—Celle que vous aimez! Vous parlez de la bohémienne Violetta, n'est-ce pas? Eh bien, écoutez!... Le soir du dimanche de Saint-Barthélémy, il y a seize ans, duc, vers onze heures, une troupe de bons catholiques envahit un hôtel qui se trouvait dans la Cité, devant Notre-Dame.

—Je me rappelle, dit le Balafré, qui frissonna au souvenir des horribles scènes évoquées par Fausta.

—Bien... Depuis la veille, duc, vous aviez parcouru Paris comme l'ange exterminateur. Et, partout où vous passiez, le sang coulait, les incendies s'allumaient, les cadavres s'amoncelaient...

Le duc laissa retomber sur sa poitrine sa tête livide et murmura:

—Coligny! Rohan! Condé! Montaigues!...

—Montaigues! reprit Fausta. Celui-là, sans doute, vous semblait plus redoutable que les autres! Son crime était plus atroce, peut-être! son hérésie plus enracinée! Car, la mort ne vous parut pas une expiation suffisante! Vous trouvâtes le châtiment qui convenait à Montaigues! Et, puisque son âme était ténébreuse, vous décidâtes qu'il achèverait sa vie dans les ténèbres: Montaigues, sur un signe de vous, eut les deux yeux crevés! Est-ce vrai?

—C'est vrai! dit Guise dans un soupir qui était peut-être l'aveu d'un remords...

—Bien... Ce Montaigues, vous savez comme il est mort. Vous savez qu'il avait versé dans l'esprit de sa fille toute la pensée d'hérésie qui souillait son esprit... Vous savez à quel crime abominable il poussa Léonore et que cette fille osa accuser un évêque d'avoir été son amant!... Vous savez que Léonore de Montaigues mit au monde une fille trois fois maudite, qui naquit au pied du gibet...

—Que vais-je apprendre? haleta Guise.

—Ce que vous comprenez déjà, répondit Fausta: que Violetta, c'est la fille du gibet!

—La fille de Léonore de Montaigues? balbutia le duc.

—Oui! Comprenez-vous, maintenant?... Je veillais sur vous, par bonheur! Je suis parvenue à conduire cette fille des races maudites jusqu'au pied du bûcher...

—Grâce pour elle!... Oh! ne la tuez pas!... Il ne faut pas qu'elle meure... car je mourrais aussi, moi!

—Vous me faites pitié, duc!... J'attendrai donc, pour ordonner son supplice, que nous ayons trouvé l'exorcisme suffisant et que vous soyez guéri...

—Mais pourquoi ce mariage? gronda le duc. Pourquoi Maurevert est-il devenu l'époux de Violetta? Ce qui est vrai pour moi ne l'est donc pas pour lui? Maurevert n'est-il pas souillé?... Ah! qu'il prenne garde!...

—Laissez votre poignard tranquille, dit Fausta. Il doit vous servir pour frapper les ennemis et non pas le plus dévoué de vos serviteurs... Maurevert a consenti à ce simulacre pour éloigner de vous la bohémienne hérétique... Mais Maurevert ne sera pas l'époux de Violetta...

—Que sera-t-il donc pour elle?

—Il sera son geôlier!...

Guise songeait. De tout ce que Fausta venait de lui dire, il ne retenait qu'un fait... mais ce fait le bouleversait et lui inspirait une sorte d'horreur.

Oui, c'était vrai! C'est lui qui avait fait subir à Montaigues l'effroyable supplice de l'aveuglement. Et c'était la descendante de cet homme qu'il aimait!..

Fausta l'avait acculé au dilemme: renoncer à Violetta ou renoncer à la couronne! Et Guise ne voulait renoncer ni à l'une ni à l'autre. Il fallait gagner du temps.

—Vous m'avez rappelé mes serments, dit-il enfin, je vais vous en demander un autre. Je suis prêt à tenir les miens. Je tiens la bohémienne pour hérétique. Je crois, j'espère, par votre toute-puissante intercession, me guérir de cet amour... Mais, à votre tour, jurez-moi que Maurevert ne sera pas l'époux de cette fille!

—Je vous le jure, duc, Violetta ne sera l'épousée ni de Maurevert ni d'aucun autre, jusqu'au moment où vous-même, enfin guéri, donnerez l'ordre de la supplicier...

Quelques minutes de silence s'écoulèrent; Guise songeait et voici comme il arrangeait les choses: Violetta prisonnière, il la retrouverait quand bon lui semblerait. Prisonnière dans l'abbaye de Montmartre, sous la garde de Maurevert, elle ne pouvait lui échapper. Donc, il se servait d'abord de Fausta, pour conquérir la couronne. Une fois roi... il verrait à mettre Fausta elle-même à la raison.

—Adieu donc, madame et souveraine, dit-il en s'inclinant. Je compte sur votre parole sacrée!




XLV

LA REVANCHE DE BUSSI-LECLERC

Maurevert, comme il l'avait dit, était attendu dans la rue par Bussi-Leclerc.

—Tout s'est bien passé? demanda celui-ci, qui songeait, en souriant, à la présence du duc de Guise.

—Sans doute! fit Maurevert étonné. Pourquoi?...

—Pour rien! Marchons...

—Oui, marchons. J'ai hâte de voir l'homme.

Bussi-Leclerc se mit à siffler une fanfare de châsse et Maurevert hâta le pas. Quelques minutes plus tard, ils franchissaient le pont-levis et entraient dans la Bastille.

—Voilà mon domaine! fit en riant Bussi-Leclerc. Ce n'est pas gai. Drôle d'idée qu'a eue notre duc de me faire gouverneur de la Bastille!

—Non, ce n'est pas gai! C'est même terrible, dit Maurevert avec une sombre joie. Où est-il?... Allons!...

—Patience, que diable! Holà! quatre gardes et un falot!...

Quatre soldats armés d'arquebuses et un geôlier, porteur d'une lanterne, s'élancèrent à l'ordre.

—Marche devant, dit Bussi-Leclerc au geôlier. Et vous, suivez-nous, ajouta-t-il en se tournant vers les quatre arquebusiers.

On traversa des cours, on passa sous des voûtes, Bussi-Leclere sifflait entre les dents; Maurevert frissonnait. Et, pourtant, une joie sauvage faisait battre son coeur à grands coups.

Ils étaient arrivés dans une étroite cour où on entrait après avoir franchi une lourde grille. La cour était infecte. Là, s'arrondissait un colosse de pierre dont la tête se perdait dans le ciel noir: c'était la tour du Nord.

—C'est là que nous mettons les plus intraitables. N'est-ce pas. Comtois?

Comtois, le geôlier, hocha la tête et se mit à ouvrir la porte. Une bouffée d'air méphitique frappa Bussi-Leclerc au visage.

Comtois commença à descendre; Maurevert, derrière lui, jetait un avide regard au fond des ténèbres où il s'enfonçait; puis, venait Bussi-Leclerc; puis, les quatre arquebusiers. L'escalier tournait et s'enfonçait comme une effroyable vis de pierres verdâtres. Au bout de trente marches, on s'arrêta. L'air était à peine respirable.

Bussi-Leclerc toucha du bout du doigt une porte et dit:

—Numéro quatorze!

—Numéro quatorze? fit Maurevert hagard.

—Eh! oui... ce bon petit duc... M. d'Angoulême...

—Et que m'importe le duc d'Angoulême! gronda Maurevert. Descendons!

Et il poussa le geôlier. A ce moment, du fond du cachot numéro quatorze, un grand cri dément jaillit et réveilla de sinistres échos dans l'escalier.

Bussi-Leclerc avait pâli. Ce bretteur, ce spadassin, sans foi ni loi, n'avait pas encore l'âme d'un geôlier.

—Voici le numéro dix-sept! dit tout à coup Comtois en s'arrêtant devant une porte.

—Ouvre! dit Maurevert d'une voix rauque.

Il prit le falot des mains du geôlier, et, comme celui-ci ne se hâtait pas assez à son gré, il poussa lui-même les verrous. La porte s'ouvrit toute grande. Maurevert, le falot à la main, fit deux pas dans cette sorte de trou qui était un cachot. La faible lueur de la lanterne éclaira le trou, les pierres rongées portant des inscriptions. Et son regard s'arrêta au fond du cachot.

Là, contre la paroi, deux anneaux scellés dans le mur supportaient deux chaînes rouillées. Les deux anneaux inférieurs encerclaient les deux chevilles d'un homme. Et, cet homme, debout, appuyé à la paroi, cet homme sur qui Maurevert levait son falot, cet homme le regardait...

Bussi-Leclerc entra et fit sortir le geôlier. Maurevert tremblait légèrement. Il considérait le prisonnier avec un sourire indescriptible. Le prisonnier souriait aussi, mais d'une autre manière. Maurevert, au bout d'un instant de contemplation, accrocha son falot à un clou. Et il dit:

—Te voilà donc, Pardaillan. Depuis seize ans que nous passons le temps à courir l'un après l'autre, nous nous retrouvons donc enfin...

—Tiens! fit paisiblement Pardaillan, voici M. Bussi-Leclerc, geôlier en chef de ce gai séjour!

Maurevert grinça des dents et dit:

—Tu n'oses ni me regarder, ni me parler, sire de Pardaillan. Mais, moi, je te parle et te regarde. Je suis venu pour cela. Tu m'écouteras donc, malgré toi...

—Monsieur Leclerc, dit Pardaillan, l'épée qui vous bat les mollets est bien longue, moins longue pourtant que celle que je vous fis sauter des doigts dans le moulin.

Bussi-Leclerc pâlit et grommela un juron.

—Hâte-toi, gronda-t-il, hâte-toi, Maurevert, car je ne répondrais pas de daguer le démon...

—Bah! fit Pardaillan, vous n'oseriez, monsieur Leclerc. En effet, on ne m'a enchaîné que par les pieds, et mes mains libres vous font peur...

Pardaillan se mit à rire, d'un rire qui fit frissonner les quatre arquebusiers restés dans le couloir.

—Par la mort-Dieu! vociféra Bussi-Leclerc en dégainant.

—Laisse! Laisse! fit Maurevert d'une voix qui coula comme du fiel. Le sire de Pardaillan a raison.

Le tourmenteur qui va venir demain serait trop vexé de n'avoir qu'un cadavre à torturer... Et alors...

Pardaillan riait toujours.

—Monsieur Leclerc, continua-t-il, interrompant Maurevert comme s'il n'eût pas été là, monsieur Leclerc, savez-vous que j'ai cru, moi aussi, à votre illustre renommée de maître d'armes invincible? Quand je vous ai vu devant moi, l'épée à la main, je n'ai pu m'empêcher de recommander ma pauvre âme à Dieu. Miséricorde, je me voyais en capilotade! Juste comme je me disais cela, monsieur Leclerc, votre épée s'est mise à décrire dans l'air un arc de quinze pieds. Quel saut! Et quel sot j'étais de croire que j'avais un maître devant moi, quand vous n'étiez qu'un méchant prévôt... un écolier!

Bussi-Leclerc écumait. Chaque parole de Pardaillan était un coup de poignard à sa vanité...

—Tu trouveras demain un maître à enfoncer les coins! rugit Bussi-Leclerc.

—Un écolier? reprit Pardaillan, un bon écolier, je l'avoue. On voit que vous avez fréquenté les tripots, monsieur Leclerc. Oui, il faut être juste: avec une dizaine d'années d'étude encore, vous serez un écolier avouable, presque un bon prévôt...

Cette ironie arracha au maître d'armes une imprécation de rage:

—Misérable! Tu me pris en traître!

Peu à peu, il en arrivait à oublier la situation. Il ne voyait plus en Pardaillan qu'un maître qui se vantait de l'avoir vaincu. Il se croyait à la salle d'armes et, tirant son épée, il commença une démonstration.

—Voici, écumait-il, je tenais mon épée en tierce, comme ceci... regarde, Maurevert... lorsque...

—Oh! monsieur Leclerc, interrompit le rire terrible de Pardaillan, quelle garde avez-vous là?... Trop de raideur dans le poignet, que diantre!

—Démon! vociféra Bussi-Leclerc; il me donne la leçon!...

Il rengaina son épée. Il était livide de rage. Et, soudain, il tendit le poing à Pardaillan, grommela un juron, fit deux appels du pied comme s'il eût répondu à une provocation et sortit du trou noir, du cachot, de l'antre effroyable, poursuivi par le rire féroce de Pardaillan.

—Le démon est enragé! gronda Leclerc en se bouchant les deux oreilles.

Il eût pleuré. Son amour-propre saignait à vif. Il fit un geste pour ordonner aux arquebusiers d'attendre Maurevert et remonta l'escalier quatre à quatre.

—Or ça dit alors Maurevert, tandis que tu vis encore, sire de Pardaillan, écoute-moi. Je ne suis pas Bussi-Leclerc, moi, et j'avoue que j'ai eu peur de toi... Maintenant que te voilà enchaîné, je n'ai plus peur, tu comprends?... L'homme qui est devant toi s'appelle Maurevert... comprends-tu cela?... ce Maurevert qui porte à la figure la trace du coup de rapière dont tu la cinglas!... Maurevert, qui porta l'un des derniers coups dont mourut ton truand de père!... Maurevert qui fournit là-haut, sur les pentes de Montmartre, ce joli coup de poignard dont mourut la demoiselle de Montmorency, ta maîtresse!...

Le misérable étudiait attentivement l'effet de ces paroles.

Sur la physionomie étrangement paisible du chevalier, il ne vit aucun frémissement. Pardaillan ne le regardait pas. Seulement, il avait sa main droite dans son pourpoint. Et, au souvenir de son père, mort entre ses bras, au souvenir de celle qui était l'adoration fidèle de sa vie, cette main s'était crispée; la clameur de détresse qui grondait dans cette poitrine ne s'échappa pas.

«Enfer! gronda en lui-même Maurevert plus livide, est-ce qu'il ne souffrirait plus du passé?... Tu m'as bien cherché, reprit-il tout haut. Voilà des années et des années que tu cours après moi. Voilà des années que je passe, moi, à te fuir... A la fin, je me suis demandé ce que tu pouvais bien avoir à me dire... et je me suis arrangé pour nous ménager ce rendez-vous...

Voyons, je suis prêt à t'entendre. Qu'as-tu à me dire?...

Pardaillan suivait des yeux le vol affolé d'une chauve-souris qui tournoyait dans l'étroit espace.

—Voyons si elle trouvera moyen de sortir, murmura le chevalier.

Maurevert trembla de rage.

—C'est bon, dit-il; toi aussi, tu sortiras d'ici; mais tu en sortiras les pieds devant. Sois tranquille, Pardaillan. Tu ne t'en iras pas seul au cimetière des suppliciés: je te suivrai jusque-là... Et, quand j'aurai vu jeter la dernière pelletée de terre sur ton cadavre, je m'en irai, enfin libre et tranquille. Et si, par hasard, quelque terreur posthume vient m'inquiéter, eh bien, j'aurai ma femme pour me rassurer et me consoler...

Maurevert s'arrêta un instant. Il espérait, cette fois, porter un coup terrible à Pardaillan, et, puisqu'il ne souffrait plus dans son passé, le faire souffrir dans le présent.

—Il est juste, reprit-il, que tu saches qui est ma femme. Tu la connais. Elle s'appelle Violetta; je viens de l'épouser il n'y a pas plus d'une heure.

Pas un geste, pas un battement de paupière ne vint prouver à Maurevert que Pardaillan eût entendu. Mais l'effort que le chevalier devait faire à cette minute pour commander à son visage devait être affreux.

—Quand tu seras mort, continua Maurevert, je partirai avec Violetta. Si elle m'aime ou ne m'aime pas, peu importe à moi!... Au contraire, je souhaite sa haine, car ce me sera un double plaisir que d'être le maître de cette fille, malgré son amour pour un autre... L'autre, c'est un de tes plus chers amis... Tiens... écoute... l'entends-tu qui hurle?... Tu ne dis rien?...

La poitrine de Pardaillan se gonfla.

—Donc, reprit Maurevert, la jolie bohémienne porte mon nom et, tout à l'heure, je l'emmène: c'est mon bien, c'est ma chose. Et d'une! Le petit Valois est là-haut, dans un cachot pareil au vôtre, vous pouvez. l'entendre hurler.

Maurevert surveillait Pardaillan du coin de l'oeil et s'enivrait d'une jouissance prodigieuse.

Pardaillan souriait. Mais Maurevert ne remarqua pas qu'il s'était appuyé du dos au mur pour ne pas tomber.

Maurevert écumant, grinçant, se laboura le visage à coups d'ongles.

—Oh! démon!... Je t'arracherai bien une plainte!

—La chauve-souris était sortie du cachot, Pardaillan murmura:

—C'est curieux comme j'ai sommeil...

Il s'allongea sur le sol, posa sa tête sur son bras replié, et ferma les yeux. Si Maurevert avait pu voir l'effroyable souffrance qui déchirait cet homme, il fût devenu fou de joie. Mais, ayant dirigé le jet de lumière sur lui, Maurevert vit qu'il dormait paisiblement, les lèvres souriantes...

—Au revoir! hurla Maurevert. A demain, ou peut-être à après-demain, car je te laisserai peut-être un jour ou deux à croupir dans ton désespoir. Dors bien... moi aussi, je vais me coucher... dans le mystère de l'alcôve, la petite bohémienne attend son époux... A bientôt, Pardaillan!...

Il sortit à reculons, les yeux fixés sur le prisonnier, espérant encore surprendre un tressaillement, une plainte, une larme... Paisible et souriant, Pardaillan dormait.

Alors Maurevert mâcha une insulte. Il remonta précipitamment l'escalier, suivi par le geôlier et les quatre arquebusiers. Quelques minutes plus tard, il entrait dans l'appartement de Bussi-Leclerc.

—Oh! oh! s'écria le gouverneur, par les cornes de Satan, d'où sors-tu donc pour être ainsi livide?

—De l'enfer! répondit Maurevert.

—Je comprends, ricana Bussi-Leclerc, le damné Pardaillan t'a injurié comme il a fait pour moi, hein?... Il a dû t'en raconter... Car il a la langue bien pendue, le sacripant! Que t'a-t-il dit, voyons?

—Rien! dit Maurevert en se versant Un verre d'une bouteille que le gouverneur était en train de vider. Pour quand le bourreau est-il prévenu?

—Quand? Après-demain soir; notre grand Henri veut voir appliquer la question. Toi aussi, hein?

—Sans doute. J'accompagnerai le duc comme je l'accompagne partout.

Maurevert balbutia quelques paroles d'adieu et se retira; puis, une fois hors de la Bastille, il prit, aussitôt le chemin de Montmartre. Bussi-Leclerc demeuré seul haussa les épaules et grommela:

—Le Pardaillan a dû l'étourdir d'insultes!... Pardieu, c'est bien sûr qu'il m'a pris en traître, au moulin... Je ne connaissais pas son coup... mais je le connais maintenant!...

Bussi-Leclerc se coucha. Il paraît qu'il passa une mauvaise nuit, car, trois ou quatre fois, il dérangea son valet de chambre pour se faire apporter du vin. Le lendemain, il passa toute la journée dans la galerie d'armes à la Bastille. Il fit venir successivement les prévôts et les maîtres les plus réputés de Paris. A tous, il disait:

—Je vais vous montrer le coup; je l'ai étudié; je le tiens!

Et, en effet, prévôt ou maître, à peine l'adversaire était-il en garde que Bussi, après quelques passes rapides, lui faisait sauter l'épée des mains. Ce jour-là, la renommée de Bussi-Leclerc fut à son apogée.

—Oui, lui dit Maineville, mais, en somme, tu fus désarmé un jour.

—C'est vrai, dit Bussi-Leclerc en grinçant des dents; mais celui qui m'a désarmé ne pourra jamais s'en vanter.

La nuit vint. Leclerc dîna sobrement, puis dormit quatre heures. Puis, il se fit masser et frotter d'huile comme les lutteurs antiques. Ensuite, il demeura une heure au repos, étendu sur son lit, ruminant et grommelant parfois:

«Il ne faut pas qu'il meure avant...»

Il était un peu plus de minuit lorsqu'il s'habilla de vêtements légers et souples. Il s'enveloppa de son manteau et, sous ce manteau, cacha deux épées. Alors, il appela Comtois le geôlier, et, suivi comme la veille de quatre arquebusiers, il se dirigea vers le cachot de Pardaillan.

Au premier sous-sol, il laissa les gardes et le geôlier, leur ordonnant de l'attendre là. Puis, prenant le falot, il descendit, entra dans le cachot et, tendant une épée à Pardaillan:

—Monsieur, dit-il, par un coup de traîtrise, vous m'avez désarmé une fois. Vous êtes enchaîné par les pieds, c'est vrai; mais vos chaînes ont assez de jeu pour que vous puissiez vous mettre en garde. De mon côté, je vous jure bien que je ne romprai pas, ni en arrière, ni par les flancs. Nous sommes donc à égalité. Voici une épée. Vous m'avez désarmé: je vous désarmerai. Et quand j'aurai fait constater que je suis votre maître, je serai à votre disposition, monsieur, pour toutes commissions après votre mort. Je pense, monsieur, que vous serez assez galant homme pour ne pas refuser ma revanche.

—Monsieur de Bussi-Leclerc, dit Pardaillan, d'une voix qui, malgré lui, frémit d'une joie puissante, j'étais sûr qu'un homme tel que vous ne voudrait pas rester sous le coup d'une défaite affreuse. Aussi, vous voyez, je ne dormais pas... JE VOUS ATTENDAIS!...




XLVI

MONOLOGUE DE PARDAILLAN

Voici ce que se racontait à lui-même le chevalier de Pardaillan, dans l'heure même où le sire de Bussi-Leclerc se préparait à descendre à son cachot:

—Viendra-t-il? Ou ne viendra-t-il pas? Ai-je bien lu sur ce visage de spadassin la vanité qui saigne? Ai-je bien vu dans ces attitudes la bienheureuse haine qu'il me porte? Dois-je espérer que j'ai assez exagéré cette vanité? Seigneur Dieu, si vous existez, faites seulement que M. de Bussi-Leclerc ait bien la dose de vanité que je lui suppose; le reste me regarde!

—Pouvais-je ne pas me rendre?... Seul, j'eusse tenté quelque coup de folie. Je crois vraiment qu'à force de folie j'eusse été assez sage pour me tirer de la Devinière. Mais, voilà, il y avait Huguette!...

—Pauvre Huguette! Est-ce que je ne lui devais pas cela?... Pour tant d'amour silencieux, humble et dévoué, pour seize ans de tendresse inavouée, je pouvais bien lui donner cette minute de joie... de ne pas mourir sous ses yeux. Car, rien ne prouve que je ne fusse pas mort. Et puis, parmi tant de coups que j'eusse reçus, il s'en fût bien égaré quelques-uns sur elle!... Allons, j'ai bien fait de me rendre!...

—L'amour d'Huguette! reprit Pardaillan en fronçant les sourcils. Ma réponse à cet amour est-elle une trahison à l'amour que je cache en moi?... Eh quoi, Loïse! Je t'aime donc toujours?... J'aime une morte! Morte depuis seize ans, morte dans mes bras, en me jetant son dernier regard si doux, que j'en sens encore la douceur... J'aime une morte! Il sera donc dit que tout aura été folie dans la vie de mon coeur!...

En parlant ainsi, Pardaillan pleurait doucement. Il continua:

—Cette vipère (il pensait à Maurevert) m'a tout de même octroyé quelques morsures qui m'ont fait souffrir la malemort. Violetta! Charles!... Pauvre petit duc qui avait une si belle confiance en moi! Pris! Enchaîné comme moi! Et ces plaintes qui descendent parfois jusqu'à moi.

Et un rugissement lui échappa, à lui! Il secoua ses chaînes et essaya de faire un ou deux pas. Il murmura:

—Pour Loïse assassinée, pour mon père assassiné, pour Charles qu'on assassine, pour Violetta qu'on assassine, pour tant de souffrances répandues sur la terre et concentrées ici, dans ce cachot, qu'est-ce que je demande? De pouvoir, un jour, dire deux mots à l'assassin et à celle qui, jadis, fournit l'arme. O bonne Catherine, dire que je n'avais pas songé à toi...

«Loïse... Maurevert... Médicis... Guise... viendra-t-il ou ne viendra-t-il pas? Il ne viendra pas...

A ce moment, il dressa l'oreille. Un bruit lointain venait de le frapper. Rapidement, le bruit se rapprocha, la porte s'ouvrit. Pardaillan eut un profond tressaillement qui l'agita jusqu'au fond de l'être. Et sa pensée, dans un flot de joie terrible, rugit ce seul mot:

«Il est venu!...»




XLVII

LA BASTILLE

—Vous m'attendiez? dit Bussi-Leclerc s'adressant à Pardaillan.

—Ma foi, oui, monsieur, je vous attendais!

Bussi-Leclerc jeta autour de lui un regard de défiance:

«J'ai peut-être eu tort de laisser mes hommes là-haut, grommela-t-il. Si je les faisais descendre? Oui, mais si je n'arrive pas à le désarmer?... Double honte!...»

Pardaillan comprit que, même enchaîné, même dans l'état de faiblesse où il était, il semblait encore redoutable, et il trembla de voir Bussi-Leclerc s'éloigner.

—Je vous attendais, reprit-il; ne m'avez-vous pas annoncé que je dois être questionné? Puisque vous voilà, je suppose que le bourreau n'est pas loin...

—Ah! bon! fit Leclerc. Eh bien, non, mon cher monsieur, ce n'est pas pour cette nuit. Rassurez-vous. Vous avez encore quelques heures devant vous... Venons-en donc à ce que je vous disais. Vous avez entendu ma proposition. Acceptez-vous de me donner ma revanche?

—Je vous ferai observer, monsieur, dit Pardaillan qui tremblait de joie maintenant, que je suis dans une position d'infériorité complète.

Bussi-Leclerc avait tressailli de joie. Cette simple remarque, si juste et si naturelle de Pardaillan, lui semblait un aveu.

—Il a peur!... Il est perdu!...

Se reculant de quatre pas, il prit le champ nécessaire à ce duel fantastique.

Pardaillan se plaça sur ses deux jambes aussi commodément que les chaînes pouvaient le lui permettre. Et, ayant pris la position de garde, il laissa échapper une sorte de gémissement.

—Voyons, dit sérieusement Leclerc, vous êtes bien, il me semble...

—Oh! monsieur! terriblement gêné, au contraire!

—Bah! bah! pourvu que je sois dans la même position, nous sommes a armes égales. Je m'engage sur l'honneur à ne pas me servir un instant de mes jambes; je ne suis donc ici qu'un bras armé d'une épée: vous aussi... Allons! gronda-t-il, y sommes-nous?

—M'y voici! dit Pardaillan.

Les fers s'engagèrent, battirent, et Pardaillan exécuta le coup par lequel il avait désarmé Leclerc au moulin de Saint-Roch. L'épée de Leclerc demeura ferme dans la main.

«Malheur! murmura-t-il. Il a appris la passe!...»

—Ah! Ah! éclata de rire Bussi triomphant. Oui, je l'ai apprise la damnée passe! Et j'en ai appris une autre que je veux vous enseigner!

Il avait baissé la pointe de son épée. Pardaillan l'imita et répéta:

«Malheur sur moi!...»

Bussi-Leclerc riait terriblement. La première partie de sa revanche était gagnée, puisque le coup de Pardaillan n'avait pas réussi. Peut-être s'il eût été de sang-froid eût-il pu remarquer que son adversaire y avait mis une étrange maladresse. Mais Bussi-Leclerc n'en pensait pas si long. Il dit:

—Je vais maintenant vous désarmer, sire de Pardaillan, comme vous m'avez désarmé, et nous serons presque quittes. Seulement, comme il faut que je prouve à tous que je vous ai vaincu, je vous rendrai votre épée. Puis. je vous blesserai... En garde!... Ah! démon d'enfer...

Ces derniers mots furent un véritable hurlement de rage et d'étonnement. A mesure qu'il avait parlé, Bussi avait exécuté. D'un froissement auquel peu d'épées eussent résisté, il avait abattu la lame de son adversaire, et, espérant le surprendre au front après lui avoir annoncé qu'il allait d'abord essayer de le désarmer, il s'était fendu à fond; en même temps, son épée sauta!...

Pour la deuxième fois, Bussi-Leclerc, l'invincible, était vaincu, désarmé!... Pardaillan n'avait pas bougé. Appuyé de la main gauche au mur, il restait en garde et disait avec cette terrible froideur qui, chez lui, révélait l'émotion:

—Ramassez votre épée, monsieur. Vous le pouvez, puisque je suis enchaîné...

Cette effrayante émotion de Pardaillan venait de ce qu'il pensait. Et ce qu'il pensait, le voici:

«Idiot! Trois fois stupide! Je n'ai pu résister au plaisir de donner une leçon à ce spadassin!... Tout est perdu! Les voilà qui descendent!... Il va s'en aller!»

En effet, au hurlement de Leclerc, des voix effarées avaient répondu dans l'escalier. Comtois et les arquebusiers, s'imaginant qu'on égorgeait le gouverneur de la Bastille, accouraient.... Bussi-Leclerc, ivre de honte, ramassa vivement son épée, la rengaina et ouvrit la porte.

—Que venez-vous espionner ici? Arrière, gibier d'estrapade! Qu'on remonte à l'instant!

Pardaillan tressaillit de joie et haletant, appuyé à son mur avec un sourire intraduisible, balbutia:

«Loïse!... Mon père!... Nous sommes sauvés!...»

Les arquebusiers et le geôlier remontaient avec plus de précipitation qu'ils n'étaient descendus.

Quand Bussi-Leclerc n'entendit plus rien, il rentra dans le cachot et, comme il avait fait d'abord, referma la porte et raccrocha au clou le falot et le trousseau de clefs. Aussitôt il dégaina.

—Mort de ma mère! gronda-t-il à voix basse.. Tant pis pour le bourreau. Tu ne mourras que de ma main...

Oh! cette fois, il ne s'agissait plus d'une passe d'armes. Cette fois, il ne s'immobilisait plus, selon ses propres conventions. Cette fois, il voulait tuer... Il bondissait à droite, à gauche, rompait, avançait... et l'autre, enchaîné, le tenait haletant à la même distance...

L'épée de Bussi jetait dans cette obscurité de brusques éclairs d'acier. Et cet homme qui rugissait de rage, qui se lançait à l'assaut... et Pardaillan qui ne faisait pas un pas, qui se couvrait seulement de sa pointe, oui, dans ces ténèbres, au fond de ce trou, c'était un spectacle de délire...

Un moment vint où Leclerc, épuisé, s'accota à la porte.

«Oh! murmura-t-il, pourquoi lui ai-je donné un fer!»

Reposé, il se rua, dans le silence effroyable, il n'y eut que le battement bref des fers, et le halètement du fauve qui voulait du sang. Et, cette fois, Pardaillan recula, se renfonça dans son angle!...

—Je le tiens! gronda Leclerc.

Il avança de deux pas pour le corps à corps final:

—Je le tiens! rugit-il. Je le cloue au mur!

Au même instant, Bussi-Leclerc, en se jetant en avant, ivre, les yeux injectés, se sentit saisi par deux bras puissants; il pantela, puis sa tête retomba sur son épaule. Alors Pardaillan desserra l'étreinte... Il laissa glisser Leclerc sur le soi et, se baissant, le toucha au coeur:

—Bon, dit-il, pas mort! Il en reviendra, et je serai son homme s'il lui convient de recommencer...

Pardaillan se redressa alors, s'avança aussi loin qu'il put, allongea la main, et atteignit le trousseau de clefs. En un instant, il eut ouvert les énormes cadenas des anneaux qui encerclaient ses chevilles. Alors, il voulut s'élancer. Et une sorte de désespoir furieux descendit dans son âme:

Pardaillan ne pouvait plus marcher! Il pouvait à peine se soutenir... Il connut un instant de désespoir, d'angoisse, puis il se domina, trempa ses mains dans l'eau qui croupissait dans les flaques du sol. Et cette fraîcheur acheva de le ranimer. Alors, il se releva.

«Je veux, dit-il, les dents serrées par l'effort de la volonté... Je veux! donc, je peux!... je veux marcher!...

Et ce miracle naturel de l'action violente opérée par une âme sur un corps s'accomplissait!... Pardaillan épuisé se levait, il marchait..., il saisissait le falot et le trousseau de clefs..., il sortait de sa tombe!... Et, ayant refermé la porte à triple tour, la porte du cachot où gisait Leclerc évanoui, il eut un soupir qui exprimait un monde, et, flamboyant d'espérance, d'un pas souple, nerveux, il se mit à monter.

Là-haut, dans la cour, attendaient les quatre arquebusiers. Le geôlier Comtois, penché sur le trou de l'escalier, écoutait... Pardaillan s'arrêta au premier sous-sol. Il était devant la porte du cachot de Charles,—du moins, selon ce que lui avait dit Maurevert.

Avec un calme effrayant, Pardaillan se mit à essayer les clefs et à tirer les verrous, ce qui ne se fit pas sans grincements. De l'autre côté de la porte, Pardaillan entendait une sorte de halètement furieux.

A ce moment, de l'étage inférieur, montèrent des clameurs étouffées, des coups sourds comme si on eût ébranlé une porte à coups de bélier. C'était Bussi-Leclerc qui, revenu de son évanouissement, et constatant qu'il se trouvait enfermé, poussait des hurlements de rage, et essayait de démolir à coups de pied l'épais panneau de chêne.

Soudain, la porte sur laquelle Pardaillan s'escrimait s'ouvrit. Il entra vivement et la repoussa derrière lui. Le cachot s'éclaira de la faible lueur du falot qu'il tenait à la main. Et cette lumière lui montra un jeune homme en lambeaux, couvert de sang, des yeux hagards, une bouche convulsée dans un visage livide, fou de désespoir...

Cet être fit un bond terrible, et Pardaillan se sentit enlacé, étreint par deux bras furieux; un souffle rauque le frappa au visage, deux mains convulsées se crispèrent à sa gorge, et une voix à peine distincte gronda:

—J'en tiens un! Meurs, misérable!...

—Charles! Mon enfant! haleta Pardaillan...

Dans ces demi-ténèbres, tandis qu'en bas résonnaient sourdement les appels de Leclerc, ce fut une lutte atroce: Charles employait toutes ses forces, à étouffer... à serrer, à tuer! Tuer qui?... Pardaillan!... Et Pardaillan ne voulait ni tuer ni blesser le jeune homme! Et, en haut, sans aucun doute, les geôliers écoutaient ces bruits, et, malgré la défense du gouverneur, allaient se décider à descendre!...

L'instant fut effroyable. Et le redoutable événement prévu se réalisa! Le geôlier Comtois et les arquebusiers descendaient!... Pardaillan entendit leurs pas qui heurtaient les pierres dans les ténèbres... lors, il cessa de se défendre. Il eut un rire étrange, et, comme les mains de Charles, libres enfin, s'incrustaient à sa gorge, il prononça:

—Ce sera beau que Pardaillan ait été tué par le fils de Marie Touchet!

Charles entendit ce rire. Ce fut ce rire qu'il reconnut!... Il bondit en arrière et considéra celui qu'il voulait tuer... Et alors, il le reconnut!...

Pardaillan lui colla sa main sur la bouche: Comtois et les arquebusiers passaient devant la porte!...

Pardaillan saisit Charles par les épaules, le releva et haleta:

—Silence!... Au nom de Violetta vivante, silence!...

Violetta vivante! Charles ébloui se laissa entraîner... En quelques instants, ils atteignirent le haut de l'escalier, et Pardaillan referma à triple tour la porte de la tour Nord!...

Au même moment, on entendit derrière cette porte la galopade affolée des gardes qui terrifiés, remontaient et se heurtaient du front aux ferrures intérieures!... Pardaillan s'appuya à la porte pour souffler un instant. Charles saisit ses mains, les couvrant de larmes brûlantes.

—O Pardaillan. sanglota le jeune duc, ô mon frère, pardon... je vous ai frappé, moi!... J'ai voulu vous tuer!...

—Bon! bon! fit Pardaillan. Maintenant que nous sommes à moitié libres, on respire déjà mieux, bien que ce ne soit pas encore l'air de la liberté...

Ils étaient dans cette cour étroite par laquelle on accédait à la tour du Nord. Au-delà de cette tour, il y en avait d'autres. Et là, ils rencontreraient des sentinelles. Pour toute arme, ils n'avaient à eux deux que la dague arrachée par le chevalier à Bussi-Leclerc...

Dans ce moment où Pardaillan cherchait à calculer la possibilité de ce miracle: sortir de la Bastille, il prêta pour la première fois attention au tapage que Comtois et les arquebusiers faisaient derrière la porte.

—Ces sacripants réveilleraient des morts! grommela-t-il.

La tour du Nord était heureusement assez éloignée des postes de sentinelles et surtout du grand poste de la porte d'entrée. Voyant que, les hurlements des enfermés, loin de s'arrêter, augmentaient en intensité:

—On dit que de crier plus fort que les chiens, fit-il, cela les terrifie et arrête leurs abois. Essayons!

Et Pardaillan se mit à frapper sur la porte et à vociférer:

—Holà! Êtes-vous enragés! Ne saurait-on dormir tranquilles?

Un silence de mort suivit l'apostrophe de Pardaillan. Évidemment, les enfermés étaient au comble de l'effarement.

—Que voulez-vous? reprit Pardaillan.

—Eh! par la mort-Dieu, nous voulons sortir! Qui que vous soyez, allez prévenir le poste à l'instant!

C'était le geôlier Comtois qui venait de parler ainsi. Le digne Comtois n'avait pu imaginer ce qui se passait. Aux appels de Bussi-Leclerc, il était descendu jusqu'au deuxième sous-sol; mais, à ses demandes, le gouverneur n'avait répondu que par des menaces de l'étriper s'il n'ouvrait à l'instant... Comtois s'était alors précipité pour aller chercher les clefs puisque son trousseau était enfermé avec le gouverneur. Et, avec les quatre gardes, effaré, épouvanté, il s'était heurté à la porte de la tour, verrouillée à l'extérieur.

—Ainsi, reprit Pardaillan, vous ne savez pas qui vous a enfermés?

—Non! A moins que ce ne soit Satan en personne...

—Je vais vous dire: c'est moi qui ai enfermé M. le gouverneur; c'est moi qui vous ai enfermés...

—Qui, vous? hurla Comtois.

—Moi, Pardaillan, dit le chevalier paisible.

On entendit un hurlement de désespoir.

—Rassurez-vous, dit Pardaillan, la tour du Nord est bien loin des postes, et personne ne peut vous entendre. Je ferai alors prévenir le chef de poste que M. le gouverneur a dû partir subitement en voyage, escorté d'un geôlier et d'arquebusiers. Nul n'aurait l'idée de venir voir ce que vous devenez, puisqu'on vous croira en voyage. Je dis donc que je vais simplement vous laisser mourir dans cet escalier.

Lorsque Pardaillan eut compris, au diapason des gémissements, que la terreur des malheureux confinait à la folie, il frappa du poing pour signifier qu'on eût à l'écouter. Le silence se fit à l'instant même.

—Vous me faites pitié, dit alors le chevalier. Je veux bien vous laisser vivre, à une condition, la voici: vous rendez-vous à moi? J'ouvre. Sinon, je m'en vais.

—Nous nous rendons! crièrent d'une voix les quatre affolés.

—Je ne me rends pas, moi! vociféra le geôlier.

Vous êtes des lâches, et la peur vous rend stupides.

Cet homme ne peut pas sortir de la Bastille. Et, quant à nous, nous serons délivrés par la ronde qui passe à trois heures!

—Délivrés pour être pendus! cria Pardaillan, car je dirai que vous êtes mes complices. Adieu!...

—Arrêtez, monseigneur! vociférèrent les soldats.

Un bruit de lutte féroce remplit l'escalier: les quatre arquebusiers s'étaient précipités sur le geôlier qui se trouva bâillonné et ligoté au moyen de ceintures et d'écharpes. Pardaillan comprit ce qui se passait. Et, lorsque le silence se fut rétabli, il entrouvrit la porte.

—Passez-moi vos arquebuses et vos dagues, dit-il.

Les soldats obéirent. Alors, il ouvrit la porte toute grande. Les quatre infortunés sortirent en toute hâte, comme des oiseaux de nuit effarés. Ils déposèrent Comtois qui, bâillonné, ficelé comme un saucisson, roulait des yeux terribles.

—Voilà, monseigneur! dirent-ils.

Pardaillan éclata de rire, puis délia les pieds du geôlier qui, aussitôt, se mit debout. Puis, il le débâillonna. Mais, en même temps, il lui appuyait la pointe de sa dague sur la gorge, geste qui équivalait au plus éloquent des discours.

—Te rends-tu? demanda Pardaillan.

—A condition que vous me fassiez sortir de la Bastille, dit Comtois.

—Non seulement tu sortiras avec ces quatre braves, mais vous recevrez chacun une année complète de votre solde.

—En ce cas, je suis votre homme! dit Comtois.

—Partons, cher ami, dit alors le duc d'Angoulême.

—Un instant! fit Pardaillan qui le regarda d'un air étrange. J'ai toujours rêvé de visiter la Bastille une bonne fois. Et l'occasion est trop belle et trop bonne pour que je la laisse échapper. Visitons la Bastille!




XLVIII

OÙ PARDAILLAN VISITE LA BASTILLE

Le jeune duc fixa sur celui qu'il appelait son frère un regard de terreur. Pour Charles, en effet, il n'y avait plus qu'une chose à faire: s'en aller! Il ne songeait pas aux grilles, aux sentinelles, aux postes, aux portes, aux infranchissables obstacles:

—Mon ami... mon frère!... balbutia le jeune homme avec une inexprimable angoisse.

Pardaillan sourit... Il se tourna donc vers Comtois, lui délia les mains et lui dit tranquillement:

—Marche devant, et ouvre-moi les portes!

—Je n'ai pas mon trousseau, dit Comtois avec un secret espoir.

—Le voici! fit Pardaillan, goguenard.

Et il tendit le trousseau au geôlier ébahi.

—Vous autres, reprit le chevalier en s'adressant aux quatre soldats, marchez près de lui; et, s'il fait un geste de trop, assommez-le.

Tactique admirable. Pardaillan, en donnant une mission de confiance à ces hommes, en paraissant s'en remettre à eux du soin de sa sécurité, en donnant enfin une occupation à leurs esprits, faisait d'eux ses aides.

—Que voulez-vous voir? demanda le geôlier.

—Les prisonniers! dit Pardaillan. Combien y a-t-il de prisonniers dans les cachots?

—Vingt-six... dont huit dans la tour du Nord, qui est mon service spécial.

—Voyons donc les huit de la tour du Nord!...

Comtois jeta autour de lui un dernier regard, comme s'il eût espéré la soudaine arrivée d'une ronde, puis, voyant toute résistance inutile, il ouvrit une porte près de celle par où l'on descendait aux sous-sols. Et, tous ensemble, ils commencèrent à monter. Au premier étage, dans une chambre spacieuse et assez bien aérée, se trouvaient trois jeunes gens qui dormaient de tout leur coeur et qui, au bruit de ces gens entrant dans leur prison, se réveillèrent, effarés.

—Messieurs, dit Pardaillan, veuillez vous habiller en toute hâte et me suivre.

—Bah! fit l'un, est-ce pour aller en place de Grève?

—Est-ce pour aller achever la nuit auprès de nos maîtresses? fit l'autre.

—C'est vous qui avez deviné, monsieur, dit Pardaillan.

A ces mots prononcés très simplement, les prisonniers firent un bond et, tout tremblants, sautèrent à bas de leurs lits. Celui qui avait parlé le dernier s'élança vers le chevalier et dit:

—Monsieur, écoutez-moi: voici M. de Chalabre, qui a vingt-deux ans; voici M. de Montsery, qui en a vingt; moi-même, marquis de Sainte-Maline, j'en ai vingt-quatre. C'est vous dire quelle affreuse cruauté ce serait de votre part de nous offrir la liberté à l'heure où nous attendons la mort, si cette liberté n'est qu'une ironie... Monsieur, nous sommes condamnés à mort par M. de Guise parce que nous sommes des gentilshommes fidèles à Sa Majesté... Par grâce! dites-nous la vérité: où nous conduisez-vous?

—Je vous l'ai dit, répondit Pardaillan avec une gravité empreinte d'une souveraine pitié.

—Nous sommes donc libres! haletèrent les infortunés jeunes gens.

—Vous allez l'être!...

—Votre nom! votre nom! dirent les trois prisonniers avec une prodigieuse émotion.

—Puisque vous m'avez fait l'honneur de me dire le vôtre, messieurs, on m'appelle le chevalier de Pardaillan...

En un tour de main, les trois jeunes gens furent habillés. A chacun d'eux, Pardaillan remit une arquebuse. Alors, celui qui s'appelait marquis de Sainte-Maline salua Pardaillan avec autant de cérémonie et de gracieuse aisance que s'il se fût trouvé à une présentation dans un salon du Louvre.

—Monsieur de Pardaillan, dit-il, nous vous sommes redevables de trois libertés et de trois vies. Quand il vous plaira, où il vous plaira, venez nous demander trois vies et trois libertés!

Pardaillan s'inclina comme pour, prendre acte de cette promesse.

—En route, messieurs, fit-il d'un ton bref. Et toi, marche!

Comtois leva les bras au ciel et obéit.

Le geôlier avait monté un étage et ouvert une porte. Pardaillan et Charles entrèrent, tandis que le reste de la troupe attendait dans l'escalier. A la lueur de son falot, Pardaillan vit un vieillard décemment vêtu, le visage empreint d'une noble intelligence; il travaillait à la lueur d'une petite lampe à des dessins et des plans qu'il traçait sur des cartons. A la vue de ces nocturnes visiteurs, cet homme se leva, salua et dit:

—Soyez les bienvenus dans la demeure qu'il a plu a à la grande Catherine d'offrir à Bernard de Palissy...

—Monsieur de Palissy, murmura Pardaillan.

C'était, en effet, l'illustre artiste enfermé à la Bastille pour avoir déplu à Catherine de Médicis.

—Monsieur, reprit Bernard de Palissy, êtes-vous de la cour? Voulez-vous vous charger de remettre à Sa Majesté un mémoire où j'explique que j'ai besoin de compas et de crayons!

—Je regrette de ne pouvoir me charger de votre placet, dit Pardaillan de cette voix paisible qui lui servait à masquer son émotion. Venez, vous êtes libre.

Pardaillan sortit, tandis que l'artiste, stupéfait, demeurait un instant immobile, puis se hâtait de rassembler ses cartons d'une main tremblante, et, les serrant précieusement sous son bras, se mêlait aux autres prisonniers.

Au troisième étage. Comtois, avec le soupir d'un geôlier qui fait cet affreux cauchemar de délivrer ses prisonniers, ouvrit une porte derrière laquelle Pardaillan trouva trois hommes qui, ayant entendu le bruit des pas, écoutaient anxieux. C'étaient trois huguenots qui devaient prochainement subir la question avant d'être pendus. Les malheureux, en voyant tout ce monde, s'imaginèrent que le moment était arrivé et, avec une énergie désespérée, entonnèrent un psaume.

—Vous chanterez demain, cria Pardaillan. Suivez-moi... Vous êtes libres.

Les trois fanatiques se turent instantanément et regardèrent avec terreur cet homme ensanglanté, qui leur montrait la porte du cachot grande ouverte. Et déjà Pardaillan était sorti.

Alors les huguenots voyant que ces gens se remettaient en marche, pareils à eux, hâves, avec cette pâleur spéciale que donne le cachot, furent saisis d'un tremblement nerveux, et, muets de cette joie énorme que peuvent avoir les ensevelis qu'on déterre, ils se mirent à suivre.

Dans le sombre escalier de la tour du Nord, Pardaillan descendit le premier, son falot à la main.

Près de Pardaillan marchait Charles d'Angoulême, tremblant d'émotion. Puis Comtois le geôlier, qui dardait sur Pardaillan des yeux effarés; puis enfin, les huit prisonniers pêle-mêle.

Dans la petite cour, Pardaillan s'arrêta soudain. Au loin, par-delà la grille de fer que nous avons signalée, il voyait venir un falot pareil au sien. Dans la lueur confuse de ce falot en marche, une douzaine d'ombres s'agitaient:

—La ronde de trois heures! murmura une voix.

Pardaillan se retourna et vit que c'était Comtois qui avait parlé. En même temps, il comprit que le geôlier allait crier, appeler...

—Alerte! hurla Comtois! A moi! A...

Il n'eut pas le temps d'achever. Le poing de Pardaillan s'était levé, pareil à une masse, et était retombé sur la tempe du geôlier. Comtois tomba tout d'une pièce, perdant le sang par le nez et par la bouche, et demeura immobile.

La ronde avait entendu le cri d'alarme... elle accourait au pas de course... Les huit hommes, frémissants, la tête délirante, vivant une minute prodigieuse, jetèrent une terrible clameur. Chalabre, Sainte-Maline, Montsery, Charles d'Angoulême, mirent leurs arquebuses en joue. La ronde, composée de douze hommes et d'un officier, Déboucha dans la cour en criant:

—Nous voici! Qu'y a-t-il?...

—Feu! commanda Pardaillan.

Et, en même temps que les quatre arquebuses tonnaient, il se rua, la dague au poing, jusqu'à la grille de fer, qu'il referma. Alors, dans les ténèbres de l'étroite cour, il y eut une fantastique mêlée qui dura une minute à peine et cessa tout à coup...

En effet, Pardaillan avait tout de suite vu l'officier. Il avait bondi sur lui, lui avait arraché son épée, l'avait saisi à la gorge et, l'acculant à un coin de cour, lui disait:

—Monsieur, nous sommes trente et vous êtes une douzaine. Criez à vos gens de se rendre, ou je vous tue...

L'officier sentit la pointe de sa propre épée s'enfoncer, dans sa gorge. Cela le décida.

—Bas les armes! vociféra-t-il d'une voix enragée de terreur.

Les gardes jetèrent leurs hallebardes. Affolés, les survivants, blessés ou non, obéirent, pendant que les prisonniers, sautant sur les hallebardes, les poussaient vivement. Et, alors, on vit ce spectacle exorbitant: un à un, depuis l'officier jusqu'au dernier garde, les gens de la ronde entraient dans la cour!... Quand ils furent tous dedans, Pardaillan referma tranquillement la porte et dit:

—Maintenant, nous avons tous des armes!...

Et, faisant signe à sa troupe de le suivre, il s'élança sous une large voûte au-delà de laquelle il se trouva dans une autre cour. Là, le silence était complet. On ne voyait personne, ni rien, sinon les murailles des bâtiments intérieurs.

Pardaillan chercha une issue en contournant les murailles et, face à la voûte qu'il venait de franchir, il vit s'ouvrir devant lui une sorte de tuyau, long corridor humide et noir. Il s'y engagea, suivi de son étrange troupe, et arriva à un tournant:

—Qui va là? cria une voix tout à coup.

Et, en même temps, la même voix se mit à hurler:

—Sentinelles, veillez! Sentinelles, aux armes!

Pardaillan s'était rué en avant, sa dague au poing. Mais devant lui il ne trouva rien: la sentinelle, qui avait jeté l'alarme, s'était repliée au pas de course sur la grand-porte. Et, maintenant, c'était dans l'énorme forteresse un bruit de gens qui courent, qui s'interpellent.

Pardaillan eut un frémissement de tout son être. Il se tourna vers ceux qui le suivaient et dit simplement:

—Voulez-vous tenter avec moi d'être libres? Il faudra peut-être mourir!

—Libres ou morts! crièrent-ils ensemble.

—Eh bien, reprit Pardaillan d'une voix qui, cette fois, résonna comme une fanfare, eh bien, en avant donc et, puisqu'on ne peut être libres à moins, prenons la Bastille!

Pardaillan se mit en marche, tranquille en apparence.

Derrière lui, la troupe marchait silencieuse. Et, tout à coup, à dix pas devant lui, dans une cour, dans la clarté des torches allumées, il vit grouiller une masse confuse d'hommes d'armés en tête desquels marchait un officier.

Celui-ci, d'un geste, arrêta sa troupe devant l'entrée du corridor. Pardaillan marchait toujours, sans hâter, ni ralentir le pas. Cet instant de silence fut bref.

—Holà! cria l'officier, qui êtes-vous?

—En avant! rugit Pardaillan.

Il se ramassa sur lui-même, se détendit comme un ressort, et, en deux pas, fut sur l'officier. Un geste foudroyant suivit le bond; l'officier tomba comme une masse, tué raide.

Les gardes, en voyant tomber leur chef, eurent ce recul qu'on remarque dans toutes les troupes habituées à l'obéissance passive. Et cette seconde de trouble suffit aux révoltés pour sortir du corridor et se ruer dans la cour.

—Feu! feu! vociféra un sergent.

Quarante arquebuses tonnèrent, les balles crépitèrent sur les murailles, et, en même temps que ce roulement de tonnerre, éclata une énorme vocifération de triomphe... immédiatement suivie de malédictions furieuses...

En effet, les gardes, s'imaginant que le couloir était plein d'ennemis invisibles, avaient fait feu dans le boyau noir... Et ce fut la lueur même de l'arquebuse qui leur montra ce corridor vide, à l'instant où ils étaient attaqués à droite, à gauche, derrière, par les hallebardes des révoltés.

Les arquebuses déchargées, les gardes se trouvaient désarmés, car il fallait près de deux minutes pour recharger. Alors, parmi les malédictions des blessés, les jurons, il y eut dans cette cour une deuxième bataille... mêlée, affreuse, d'autant plus terrible que les torches avaient été jetées; les gardes, se servant de leurs arquebuses comme de massues, s'assommant les uns les autres.

Et, dans ce groupe informe, délirant. Pardaillan, sa dague au poing, se lançait tête baissée, frappait à droite, frappait à gauche, passait, coupait, faisait une horrible trouée. Deux ou trois minutes s'écoulèrent; la cour était pleine de sang... les gardes affolés, pris d'une terreur insensée, se sauvaient, se heurtaient à d'autres qui accouraient... Ce fut une vision d'enfer, une indescriptible ruée à travers les couloirs et les cours de la Bastille. Dans la grande cour, une trentaine de cadavres gisaient sur les pavés.

Pardaillan, Charles d'Angoulême, Montsery, Sainte-Maline et Chalabre, en quelques secondes, tinrent conseil. A eux cinq, ils marchèrent sur la porte d'entrée. De-ci, dé-là, éclataient encore des coups d'arquebuse; de loin en loin, des groupes de gardes passaient, affolés, tirant les uns sur les autres.

Pardaillan arriva devant la porte d'entrée. Là, une vingtaine de gardes s'étaient barricadés. Pardaillan, d'un coup de coude, fit sauter le vitrail de la fenêtre: sa tête sanglante, hérissée, terrible, apparut aux assiégés, et il hurla:

—Au nom du roi, rendez-vous... Il y a deux mille royalistes dans la Bastille!

—Vive le roi! vociférèrent les assiégés.

—Jetez vos armes!...

Les arquebuses et les hallebardes passèrent à travers les barreaux de la fenêtre.

—Bon!... Ne bougez plus, ou vous êtes morts!

En même temps, Sainte-Maline, Montsery et Chalabre ouvraient la grande porte, abattaient le pont-levis.

—Partez! fit Pardaillan.

—Et vous?...

—Partez donc, mordieu!...

—Adieu, monsieur de Pardaillan! Souvenez-vous de notre dette!...

Tous trois bondirent sur le pont-levis et disparurent dans la nuit. Charles considérait Pardaillan sans comprendre, mais avec cette confiance illimitée qu'il avait pour lui. Pourquoi ne fuyait-il pas?

Et, pourtant, la situation, qui, après avoir été tragique, était maintenant si favorable, menaçait de redevenir terrible. En effet, au tocsin de la Bastille, d'autres tocsins dans Paris avaient répondu. Des rumeurs s'éveillaient.

Ce qui se passait!... Il se passait que Pardaillan, prenait la Bastille!... Et la Bastille prise, que voulait-il encore?... Il se rapprocha de la fenêtre grillée où les vingt gardes terrorisés, affolés par ces bruits qu'ils entendaient, étaient persuadés que Henri III était dans Paris.

—Le chef?... demanda Pardaillan.

Un sergent s'approcha en disant:

—Grâce! Je n'en ai pas fait plus que les autres!...

—Rassure-toi mon ami, fit Pardaillan. Vous aurez tous vie sauve. Passe-moi simplement les clefs des cachots, et fais-moi le plaisir de sortir avec six de ces braves.

-Quelques instants plus tard, il rejoignait Pardaillan avec six hommes portant chacun un trousseau de clefs.

—Mon ami, dit Pardaillan, le roi veut voir les prisonniers de la Bastille dès cette nuit, excepté ceux de la tour du Nord. Va donc me chercher les autres. Et tâche d'être prompt si tu veux qu'on oublie que tu fus guisard.

Le sergent s'élança au pas de course.

Dix minutes se passèrent. Dans la Bastille, les rumeurs s'apaisaient peu à peu. Et, si l'on entendait encore des cris, c'était ceux de: «Vive le roi!» Mais, hors de là Bastille, Paris, réveillé pas les tocsins, s'armait, se répandait dans les rues. On ne savait pas encore pourquoi, ni d'où venait cette alarme... Mais bientôt... Charles d'Angoulême regarda Pardaillan d'un air qui signifiait clairement que vraiment c'était tenter le diable que d'attendre plus longtemps. Pardaillan se mit à rire et dit:

—Je songe à la figure que doit faire le gouverneur de la Bastille, M. de Bussi-Leclerc, en entendant ces cris de: Vive le roi!...

A ce moment, le jour se levait. Les rues se remplissaient de bourgeois effarés; des patrouilles de gens d'armes passaient en courant; des troupes marchaient vers les portes, et les foules de peuple se portaient sur les remparts pour repousser l'attaque.

Tout à coup, une bande étrange parut aux yeux de Pardaillan et de Charles d'Angoulême, une bande composée de gens maigres, hâves, livides, avec des yeux hagards et papillotants comme ceux des oiseaux de nuit que frappe la lumière du jour; la plupart étaient en guenilles, quelques-uns à peine vêtus. Et tous portaient sur le visage ce masque de stupéfaction et de ravissement que Pardaillan avait vu chez ceux à qui il avait ouvert lui-même.

Ces gens, c'était les dix-huit prisonniers restants.

Devant la porte grande ouverte, devant le pont-levis baissé, ils s'arrêtaient avec une sorte de farouche dé fiance. Une indicible émotion étreignait le coeur de Pardaillan.

—Eh bien? dit-il, qu'attendez-vous pour vous en aller? Allez donc, morbleu! puisque vous êtes libres!...

Alors une clameur terrible éclata parmi ces gens, faite de sanglots et de hurlements indistincts de leur joie furieuse. Et, levant les bras au ciel, se poussant, se ruant, ils se précipitèrent sur le pon-levis; en quelques instants, leur troupe affolée se fut dispersée dans les ruelles avoisinantes... il n'y avait plus de prisonniers à la Bastille!

—Maintenant, allons-nous-en, dit Pardaillan.

Et à son tour, avec Charles d'Angoulême, il franchit le pont-levis.

—Monsieur le gouverneur?... dit près de lui le sergent qui l'avait escorté chapeau bas, voulez-vous me donner vos ordres? Dois-je fermer les portes?...

—Ah ça! mon cher, à quel gouverneur parlez-vous? dit Pardaillan.

—Mais, balbutia le sergent, à vous!... Car, je suppose que vous êtes le nouveau gouverneur.

—Tiens! fit Pardaillan qui se frappa le front. J'allais justement oublier... Mon ami, faites-moi le plaisir d'aller à la tour du Nord et de délivrer ceux de vos camarades que j'y ai enfermés. Quant au gouverneur... M. de Bussi-Leclerc! Vous le trouverez au cachot du deuxième sous-sol où il doit fort pester. Allez, mon ami, allez.

—Mais vous n'êtes pas le nouveau gouverneur? rugit le sergent, blême devant ce qu'il entrevoyait.

—Moi? fit Pardaillan avec cette froideur qu'il avait dans les moments où il s'amusait à l'excès, moi? je suis un prisonnier comme ces messieurs que vous avez poussés dehors. Et, vous voyez, je fais comme eux, je m'en vais...

Le sergent demeura sur place, comme frappé de la foudre. Quand il reprit ses sens, Pardaillan et Charles étaient déjà loin. A demi fou, le sergent vociféra à une patrouille qui passait au pas de course d'entrer à la Bastille. Mais la patrouille courait aux remparts et ne s'inquiéta pas de ces cris. D'ailleurs tout criait dans Paris. Et, comme le soleil se levait, un étrange spectacle apparut aux yeux des rares Parisiens demeurés chez eux.

La plupart des maisons étaient barricadées; dans les rues, les chaînes étaient tendues. Tout ce qui était valide était aux remparts. Et, sur ces remparts, c'était une foule énorme, grouillante, interrogeant les horizons paisibles...

Le duc de Guise, posté à la porte Neuve, qui était le point faible parce qu'on pouvait essayer de passer par la Seine, le duc de Guise avait concentré là ses meilleures troupes. Des cavaliers étaient partis hors du mur pour tâcher de reconnaître les forces royalistes...

Et, peu à peu, ces éclaireurs revenaient l'un après l'autre... Et tous apportaient la même réponse...

—Pas de royalistes autour de Paris! pas d'ennemis!

Mais alors!... D'où venait la panique? Pourquoi le tocsin? Quelle cloche avait commencé? On ne savait. Guise, nerveux et pâle, finit par hausser les épaules, et grommela à Maurevert et à Maineville qui se trouvaient près de lui:

—Si nos Parisiens s'émeuvent ainsi pour l'ombre, que serait-ce s'ils voyaient le loup? Allons, mes frères et ma mère ont raison: il faut partir!...

Les troupes rentrèrent, la foule regagna l'intérieur de Paris, un peu penaude; les chaînes furent décrochées; les barricades furent démolies... Guise regagna son hôtel et, sur son passage, le bruit se répandit qu'une grande procession allait s'organiser et que le fils de David, le grand Henri, Henri le Saint, allait trouver Valois.

Il était environ sept heures du matin quand Guise rentra dans son hôtel et ordonna de tout préparer à l'instant pour son départ à Chartres.

—Maurevert, vous nous accompagnez! ajouta-t-il, le regardant fixement.

Maurevert pâlit. Guise s'approcha de lui, le toucha du bout du doigt au front, et d'une voix sourde:

—Lors même que vous auriez cent mille livres, vous entendez; Maurevert, lors même que vous seriez assez riche pour me quitter, lors même que vous auriez accepté une mission de surveillance à Montmartre...

—Monseigneur!...

—Lors même que vous seriez bien et dûment marié; tu m'entends, Maurevert! continua le duc en grinçant des dents, je te défends de jamais chercher à lever les yeux sur celle que tu sais... Je te défends de me quitter...

—Monseigneur, bégaya Maurevert livide, soyez sûr...

—Tu ne me quitteras plus: tu logeras ici; et, en route vers Chartres, je veux t'avoir toujours près de moi... si tu veux que cette tête que je viens de toucher continue à rester sur tes épaules...

Maurevert s'inclina en murmurant une assurance de parfaite obéissance. Mais, en lui-même, il songea:

—Dès que le damné Pardaillan aura été questionné, je pars!... justement parce que je tiens à ma tête!... Monseigneur, reprit-il tout haut, c'est ce matin que nous devons nous rendre à la Bastille... Vous savez ce que vous avez bien voulu me promettre...

—Oui, oui, fit le duc, calmé par l'attitude servile de Maurevert, tu es un bon serviteur, et, sois sûr que je n'oublierai jamais rien... même la capitainerie des gardes qui t'a été promise!

Maurevert tressaillit.

—Seulement, continua le duc, songe à la gagner en prouvant ton dévouement à celui qui pourra te conférer le grade que tu ambitionnes. Quant à ce que tu me dis de la Bastille, tu as raison: tu assisteras au supplice de ton ennemi.

—En ce cas, monseigneur, il est temps! fit avidement Maurevert. Le tourmenteur a été mandé pour sept heures.

—Allons, s'écria Guise en riant, hâtons-nous de satisfaire l'appétit de notre ami... sans quoi, il va se jeter sur nous pour nous dévorer. A la Bastille!

A ce moment, une rumeur éclata dans l'antichambre; et cette porte, malgré les règles d'étiquette plus sévères à l'hôtel de Guise qu'au Louvre, s'ouvrit. Un homme apparut et entra d'un bond. Cet homme, c'était Bussi-Leclerc!...

—Eh bien, gronda le duc, qu'est-ce à dire?

—Monseigneur! ah! monseigneur! frappez-moi! battez-moi! tuez-moi!... Je suis fou! Je suis un misérable!...

Et Bussi-Leclerc tomba à genoux, devant Guise stupéfait. Quant à Maurevert, il s'était reculé de trois pas, livide, secoué jusqu'au fond de l'être par une terrible intuition.

—Relevez-vous, Leclerc, dit le duc de Guise, et expliquez-vous, ou, par Notre-Dame, je croirai vraiment que vous êtes frappé de folie.

—Que ne suis-je fou! en effet, râla Bussi-Leclerc. Que ne suis-je mort! Tout vaudrait mieux pour moi que l'infortune qui m'accable!... Monseigneur... la Bastille...

—Eh bien?... la Bastille!...

—Pardaillan!... L'infernal Pardaillan s'est évadé...

On entendit une imprécation, un cri déchirant... Et on vit Maurevert qui s'abattait comme une masse...

Alors, une effroyable crise se déchaîna dans l'âme de Guise.

Bussi-Leclerc connaissait ces accès de fureur de son maître. Il se releva vivement, et, devant ce qu'il prévoyait, recouvra son sang-froid.

Guise le regarda un instant, d'un oeil hébété, cherchant peut-être ce qu'il allait faire. Et, alors, sa main se leva, avec cette lenteur de l'insulte préméditée. Bussi-Leclerc vit le geste. Livide, il saisit un poignard qui traînait sur la table, le tendit au duc et, d'une voix blanche:

—Monseigneur, si vous frappez, frappez avec le fer, comme un gentilhomme à un gentilhomme...

La main de Guise se crispa, son bras retomba sans achever l'insulte. Bussi-Leclerc jeta le poignard sur le parquet et se croisa les bras.

Guise se mit à arpenter la vaste salle, soufflant fortement et frappant le parquet de son rude talon. Le duc peu à peu se calma, revint sur Bussi-Leclerc, lui tendit la main en lui disant:

—Allons, j'ai eu tort, Bussi: restons amis. Mais raconte-moi comment les choses se sont passées.

Alors, à mots hachés, coupés de jurons, de soupirs et d'imprécations, Bussi-Leclerc entreprit le récit du fantastique duel au fond du cachot; et ce fut au cours de ce récit que sa vanité se réveilla, sa vanité saignante de maître es armes que nul ne pouvait toucher. Bussi-Leclerc s'accusa d'imprudence; Bussi-Leclerc cria qu'il n'était qu'un misérable; mais Bussi-Leclerc qui venait de tenir tête à Guise, oui, cet homme de courage, et, après tout, meilleur qu'un autre, au fond, Bussi-Leclerc sentit les mots s'étrangler dans sa gorge quand vint le moment d'avouer qu'il avait été pour la deuxième fois désarmé!

Et Bussi-Leclerc mentit! Il mentit en se jurant de tuer à petit feu Pardaillan, cause de son mensonge! Il inventa des péripéties, s'acharna aux détails et prouva que Pardaillan avait été désarmé...

—Et ce fut alors, ajouta-t-il, au moment où je me baissais pour ramasser son épée, ce fut alors que, traîtreusement, il me déchargea sur la tête un grand coup de poing à assommer un boeuf, si bien que je perdis connaissance, et, quand je m'éveillai, je me trouvai seul, enfermé dans le cachot!... Mais ce n'est pas tout!..

Alors, il raconta les batailles dans les ténèbres, les mêlées, à croire que Pardaillan commandait une armée, si bien qu'on avait cru à la présence de cette armée et que le roi était dans Paris, et, enfin, la fuite des prisonniers de la Bastille, délivrés par le démon de Pardaillan!...

—C'est bien, dit Guise, je vais faire contre cet homme ce qu'on peut faire contre un redoutable truand.

Et il se mit à écrire fiévreusement un ordre.

—Voilà! dit le duc en achevant d'écrire et en signant. Que cet ordre soit crié à l'instant. Car, si le truand a ouvert la porte des vingt-six prisonniers de la Bastille, ce ne peut être que pour entreprendre d'en former une bande à la disposition de Valois!... Chalabre, Sainte-Maline et Montsery étaient parmi les prisonniers...

En effet, jamais il ne fût venu à la pensée de Guise, ni d'aucun homme raisonnable, que Pardaillan, dans la terrible situation où il se trouvait, eût perdu son temps à ouvrir la porte des prisonniers de la Bastille, uniquement pour le plaisir d'ouvrir des portes.

—Bussi, reprit le duc de Guise, je te pardonne...

—Ah! monseigneur! balbutia Leclerc, qui s'inclina sur la main du duc et la baisa.

—Qu'il ne soit plus question de cette monstrueuse affaire, sinon pour nous défendre. Maurevert, Maineville, Bussi, tous les trois vous êtes unis à moi désormais par quelque chose de plus fort que l'amitié, le dévouement et l'ambition...

—Par quoi donc, monseigneur? haleta Maurevert revenu à lui.

—Par la peur! reprit le duc de Guise. Nous sommes tous les quatre hantés par cette pensée que le Pardaillan doit nous tuer tous...

Ils frissonnèrent. Car telle était bien leur pensée!...




XLIX

L'AUBERGE DU PRESSOIR-DE-FER

Que faisait pendant ce temps celui qui était cause de ces terreurs? Pardaillan, nous gémissons de l'avouer, Pardaillan mangeait un pâté d'anguilles à l'auberge du Pressoir-de-Fer. Occupation, certes, qui n'avait rien d'héroïque.

Nous avons vu que Pardaillan et Charles d'Angoulême, en sortant de la Bastille, avaient enfilé la rue Saint-Antoine. Elle était pleine de groupes effarés qui criaient «Aux armes» et couraient aux remparts. Grâce à cette foule, ils passèrent inaperçus dans les groupes. Au bout de cinq cents pas, Pardaillan s'arrêta soudain et s'accota à un mur.

—Qu'avez-vous? dit Charles. C'est l'émotion, n'est-ce pas, cher ami?... ou plutôt... la perte de sang!...

—Non, fit Pardaillan, j'ai faim, voilà tout!

—Nous ne sommes pas loin de la rue des Barrés, dit Charles mais j'ai tout lieu de supposer qu'après ce qui m'est arrivé, mon hôtel est pour nous deux la retraite la moins sûre de tout Paris.

—Au fait, dit Pardaillan qui, à ces mots, fit un effort pour surmonter sa faiblesse, que diable vous est-il arrivé? Comment se fait-il que, vous ayant laissé galopant le long de la Seine et ayant entraîné à mes trousses toute la bande enragée, je yous aie trouvé dûment embastillé?

—Entrons dans ce cabaret, fit Charles, et je vous raconterai mon malheur tout en nous restaurant de notre mieux; car, ajouta-t-il, moi aussi, j'ai faim.

—Un instant, mon duc! Avez-vous de l'argent? moi, je n'ai pas le moindre ducaton, le plus maigre liard.

Charles se fouilla vainement.

—Les scélérats m'ont dépouillé, quand ils m'ont descendu dans le cachot, dit-il.

—En ce cas, dit froidement Pardaillan, il nous faut aller à votre hôtel, quoi qu'il en puisse advenir.

Ils se dirigèrent donc vers la rue des Barrés, que Pardaillan, d'un coup d'oeil prompt et sûr, examina soigneusement avant que d'y pénétrer. La rue était parfaitement déserte et formait un recoin paisible dans la grande rumeur de Paris. Ils entrèrent dans l'hôtel où le chevalier se restaura séance tenante de deux grands coups de vin.

Charles conduisit Pardaillan dans une chambre qui avait été la pièce où son père aimait à se reposer. Là, il y avait des vêtements, de quoi habiller de pied en cap une douzaine de gentilshommes.

—Cher ami, dit le petit duc, voici des vêtements qui ont appartenu au feu roi Charles IX. Voyez donc si, de toutes ces pièces, vous pourrez vous composer un costume.

—Je vous remercie, monseigneur, dit Pardaillan, mais, si je ne me trompe. Sa Majesté Charles IX avait une finesse de taille qui...

—C'est vrai! fit Charles d'Angoulême, et je ne songeais plus que ces habits de roi sont trop petits pour vous.

Il décrocha une longue et solide rapière que Charles IX, grand amateur d'armes, possédait.

—Prenez au moins cette épée que mon père a portée, dit-il.

—Ah! pour cela, oui! dit Pardaillan, qui examina la lame et, finalement, la ceignit avec une satisfaction qui fit briller de plaisir les yeux de Charles.

Le jeune homme, alors, passant dans sa chambre, se hâta de s'habiller, de pied en cap, car lui-même était en guenilles. Puis il rejoignit le chevalier en disant:

—J'ai ordonné à mes gens de nous préparer un de ces bons dîners comme vous les aimez; dans une demi-heure, nous pourrons nous mettre à table et nous causerons.

—Hum! Nous causerons tout aussi bien dehors, et, quant à dîner, nous nous contenterons de la cuisine du premier cabaret. Partons donc, puisque vous voilà équipé... et muni d'or, j'espère?

Pour toute réponse, Charles étala sur la table deux cents doubles ducats d'or dont il prit la moitié, tandis que Pardaillan mettait l'autre moitié dans les poches de sa ceinture de cuir.

En sortant de l'hôtel, le chevalier entra dans une friperie de la Mortellerie et y fit emplette d'un costume. Il compléta son équipement par une bonne cuirasse de cuir de boeuf et par un manteau. Alors, ils se mirent en quête d'une taverne assez solitaire pour qu'ils y fussent en sûreté.

—Maintenant que nous voilà à peu près tranquilles, dit Charles en marchant, je voudrais avant tout que vous me parliez de Violetta vivante.

—Oui, dit vivement le chevalier, par tout ce que j'ai entendu, sûrement, Violetta est vivante...

—Et qu'est-elle devenue? s'écria le jeune duc.

—Ce qu'elle est devenue? dit Pardaillan, nous allons chercher à le savoir quand vous m'aurez expliqué ce qui vous est arrivé. Mais, un mot d'abord: connaissez-vous le sire de Maurevert?

—Je l'ai vu à Orléans quand le duc de Guise y passa.

—Bon. Eh bien, si jamais vous revoyez cet homme, en quelque lieu que ce soit, tâchez de vous emparer de lui...

—Un bon coup de dague ou d'épée...

—Non, non! fit Pardaillan avec un singulier sourire: ne le frappez pas... et puis, tenez, je crois que Maurevert est à l'abri de tout péril... parce qu'il faut... parce qu'il est juste que je puisse lui dire deux mots avant qu'il ne meure. Mais enfin, si vous le voyez, saisissez-le tout vif et me l'amenez; si nous n'avons pas d'ici là retrouvé celle après qui vous courez, Maurevert nous donnera de précieuses indications: il faut que nous retrouvions Maurevert!

—Mais enfin, reprît Charles, expliquez-moi d'abord comment, m'ayant fait donner rendez-vous à Saint-Paul vous deviez m'attendre avec Farnèse, le père de Violetta... et Claude, ce mystérieux inconnu qu'elle semble chérir.

—Donc, je devais vous attendre à Saint-Paul avec Farnèse et Claude? Et je vous y ait fait donner rendez-vous?

—Par la dame d'Aubigné, qui m'est venue voir de votre part...

Charles raconta la visite qu'il avait reçue et ce qui s'en était suivi jusqu'à la scène nocturne dans Saint-Paul.

—Très bien, fit Pardaillan, qui avait écouté attentivement. Maintenant, monseigneur, je vais vous apprendre deux choses: la première, c'est que je n ai pu vous donner aucun rendez-vous avec Farnèse et maître Claude, puisque je n'ai jamais vu ce Claude, puisque je n'ai pas revu celui qui s'appelle prince Farnèse, depuis l'abbaye de Montmartre, puisque, enfin, deux heures après vous avoir quitté, j'étais arrêté à l'auberge de la Devinière!

—Oh! s'écria Charles frémissant, j'ai été joué!

—La deuxième, continua Pardaillan, c'est que la dame masquée et déguisée en gentilhomme ne s'appelait nullement du nom honorable d'Aubigné...

—Et comment s'appelle-t-elle! fit Charles frissonnant.

—Elle s'appelle Fausta! répondit tranquillement Pardaillan. Ce nom ne vous dit rien. Patience! Vous ne tarderez pas à connaître la femme qui s'appelle ainsi... Prenez garde à cette femme, monseigneur!

L'enlèvement de Violetta par Belgodère, Violetta traînée au supplice comme hérétique, sous le nom d'une fille de Fourcaud, tout cela est l'oeuvre de Fausta... Pour la tenir en échec, il suffit de mettre la main sur le sire de Maurevert...

—Oh! Pardaillan, ma tête se perd à sonder ces abîmes. Que vient faire Maurevert en tout ceci?...

—Maurevert pris, peut-être aurons-nous arraché à la main de Fausta une de ses armes les plus redoutables, répondit Pardaillan.

—Pourquoi ne pas vous attaquer directement à elle?

Pardaillan saisit le bras de Charles.

—Laissez-moi faire! dit-il... Violetta est vivante, voilà tout ce qu'il importe de savoir. Quant à Fausta, vous êtes maintenant un de ceux sur qui son regard mortel s'est appesanti, elle vous frappera comme elle a essayé de me frapper, comme elle a frappé ce Farnèse et ce Claude...

—Mais, elle est donc armée d'une véritable puissance?

—Elle est plus reine en France que Henri III n'y a jamais été roi; elle est plus reine à Paris que Guise n'y est roi! Elle a bouleversé le royaume. Elle bouleversera Paris pour vous atteindre... Elle a son armée à elle! Elle a sa justice à elle!

—Impossible! Oh! tout cela n'est qu'un rêve affreux!...

—Enfin! songez à Henri III chassé de Paris! Songez au bûcher préparé pour Violetta! Songez que, nous-mêmes, il n'y a pas deux heures que nous sommes hors de la Bastille!... Songez à maître Claude! Songez au prince Farnèse!

—Pardaillan, haleta Charles, il faut délivrer ces deux hommes!... Où sont-ils? Oh! si vous le savez...

—Ils sont là! dit Pardaillan en désignant une maison à Charles qui s'arrêta, frémissant.

Depuis quelques minutes, ils étaient entrés dans la Cité et l'avaient contournée jusqu'à cette pointe qui s'allongeait derrière Notre-Dame. Le jeune duc se vit en présence de hautes murailles noires, lézardées, une façade sombre et muette avec une porte de fer, de rares fenêtres fermées, une apparence de logis abandonné depuis des années.

—Voici le palais de Fausta! dit Pardaillan.

Charles eut un mouvement comme pour s'élancer. Le chevalier le saisit par le bras.

—Frappez à cette porte de fer! dit-il froidement, et, dans dix minutes, nous aurons rejoint Claude et Farnèse qui agonisent derrière ces murs!... Mais voici justement, près de la maison où l'on agonise, la maison où l'on mange et où l'on boit...

Charles jeta les yeux sur l'auberge que lui désignait Pardaillan. Elle était jolie, accorte, avenante et fleurie.

Pardaillan se souvenait parfaitement que, le soir où il était entré dans le palais de Fausta, une femme évanouie dans ses bras, le soir où il avait eu avec la maîtresse du palais cet entretien qui s'était termine par une bagarre, il se souvenait, disons-nous, qu'entré par le palais c'était par l'auberge qu'il avait pu fuir. Il y avait donc sûrement communication entre le sinistre palais et la jolie auberge.

—Pardaillan! fit Charles haletant, je n'ai pas faim, moi! Il faut les délivrer, ces deux infortunés!...

—Eh! par les cornes du diable, c'est justement pour cela qu'il nous faut aller dîner. Entrons! ajouta-t-il brusquement.

Et il se dirigea vers le cabaret.

Au moment où ils allaient franchir le perron un crieur public apparut, escorté de quatre pertuisaniers, et sonna de la trompe à trois reprises. Si désert que fût l'endroit, les ruelles voisines dégorgèrent aussitôt un flot respectable de curieux et de commères qui entourèrent le crieur.

—Écoutons, dit Pardaillan. Les crieurs racontent souvent des choses fort curieuses, d'autant que celui-ci est escorté de gardes aux armes de notre bien-aimé duc de Guise...

Lorsque le crieur jugea qu'il était environné d'un nombre suffisant d'auditeurs, il se mit non pas à lire, mais à réciter à haute voix un cri qu'il avait sans doute appris par coeur.

«Nous, maître Guillaume Guillaumet, crieur patenté de la ville de Paris, par ordre exprès de Mgr duc, régent de cette ville en l'absence de Sa Majesté le roi... Ordre ci-présent, signé de sa main et scellé de son sceau ducal, faisons savoir à tous et toutes présents, les sommant de le répéter à tous et toutes non présents:

«Le sire de Pardaillan, ci-devant comte de Margency, est déclaré félon, traître et rebelle aux intérêts de l'Eglise et de la Sainte-Ligue.

«Il est mandé à tout féal serviteur de la foi ecclésiastique ou laïque, de saisir au corps ledit sire de Pardaillan et de le livrer à l'Official.

«Que, s'il ne peut être saisi vif, soit livré mort.

«Que ledit sire de Pardaillan est de taille moyenne, plutôt grand, large des épaules, portant costume de velours gris et chapeau à plume de coq; qu'il porte moustache à retroussis et barbiche à la royale, qu'il a le front haut, les yeux éclairs, la figure insolente; et qu'à ces signes on ne peut manquer de le reconnaître, en quelque lieu qu'il se cache.

«Faisons en outre connaître et promettons:

«Qu'une somme de cinq mille ducats d'or sera remise à quiconque saisira vif ledit sire de Pardaillan, ou présentera sa tête soit à l'Official, soit au grand prévôt, soit à tout autre officier de justice.»

Maître Guillaume Guillaumet souffla une fois dans sa trompe, ce qui signifiait que le cri était terminé.

Dans la salle commune du Pressoir-de-Fer où Pardaillan et Charles entrèrent, le premier très calme, le deuxième bouleversé et livide, on ne s'entretenait que du cri. Les demandes, les réponses se croisaient, et, toujours comme un prestigieux refrain, revenait ce mot qui semblait sonner comme du métal:

—Cinq mille ducats d'or!...

Pardaillan avait tranquillement traversé la salle commune et gagné un cabinet éloigné que le chevalier se rappelait avoir franchi d'un bond, le soir de son algarade dans le palais Fausta; il voulait se rapprocher le plus possible de la porte de communication, Il s'assit à une table. Et, à la femme qui vint demander ce qu'il fallait servir à ces gentilshommes, il répondit:

—A dîner! le cri du sieur Guillaumet m'a creusé l'appétit.

Dix minutes plus tard, une jolie omelette, dorée à souhait, laissait échapper son fumet parfumé. En quelques bouchées, Pardaillan expédia l'omelette. Puis il attaqua un pâté d'anguilles, dont il ne laissa que la terrine. Le tout, arrosé de quelques flacons d'un petit vin des coteaux de Saumur, pétillant comme du Champagne. Sans perdre un coup de dents, Pardaillan grommelait parfois:

—Mangez donc, morbleu! Vous faites là une mine de carême...

Charles, en effet, ne suivait l'entrain du robuste dîneur que de fort loin et sans conviction.

L'hôtesse, une grande et forte rousse qui avait dû être fort jolie aux temps déjà lointains de sa jeunesse, venait de déposer sur la table un grand pot en disant:

—Ce sont des pêches cuites au vin, au sucre et à la cannelle. C'est délicieux.

Pardaillan vida les trois quarts du pot dans son assiette, et, ayant goûté, déclara:

—Merveilleux!

—C'est moi qui ai inventé cet entremets, dit l'hôtesse dont les grands yeux de brebis s'emplirent de contentement.

—Et comment vous nomme-t-on, ma toute belle? reprit le chevalier.

—La Roussette, mon gentilhomme, pour vous servir.

—Tudieu! le joli nom... Madame la Roussette, je vous déclare que votre auberge est la première de Paris!

A ce moment, un jeune homme vêtu de noir entra, s'assit à une table voisine. Les yeux pâles de ce jeune homme se fixèrent un instant sur le chevalier et il tressaillit.

Pardaillan se tourna vers l'hôtesse et lui dit avec un sourire:

—Madame la Roussette, je m'installe dans votre auberge et n'en bouge plus tant qu'il y aura un écu dans ma ceinture...

Cependant, Charles contemplait Pardaillan d'un regard navré.

—Par la mort-diable! s'écria Pardaillan en voyant revenir la Roussette qui venait de servir le jeune homme vêtu de noir, on croirait, mon cher compagnon, que vous avez un crime sur la conscience. Vous ne seriez pas plus triste si vous étiez ce Pardaillan dont M. le crieur patenté de la ville de Paris vient de mettre la tête à prix, un joli prix, d'ailleurs. Cinq mille ducats d'or! Peste!... Je voudrais bien connaître ce Pardaillan!

Ici, la physionomie de la Roussette devint grave et elle prononça:

—Moi, je le connais...

-Charles d'Angoulême fit un bond. Pardaillan, sous la table, lui écrasa le pied.

—Ah! ah! fit-il.

—Mais oui, je le connais! dit la Roussette.

Pardaillan pivota sur sa chaise, s'accouda à la table, regarda l'hôtesse en face, et dit:

—Dépeignez-le-moi, j'ai envie de gagner les cinq mille ducats, tiens!...

—Je gage dix nobles à la rose que vous le connaissez aussi, dit tranquillement de sa place le jeune homme noir à l'oeil pâle.




L

OU PARDAILLAN DÉCOUVRE QUE L'HÔTESSE EST
PLUS BELLE QU'ELLE N'EN A L'AIR

Pardaillan loucha vers sa rapière, puis vers l'inconnu qui venait de parler ainsi. Mais ce jeune homme avait laissé retomber sa tête sur sa poitrine.

—Ah! ça, monsieur, dit Pardaillan, mais vous le connaissez donc?...

—Je le connais! répondit l'inconnu.

—Mais, moi aussi, je le connais, fit à ce moment une voix douée.

Et une femme, qui, depuis quelques minutes, venait d'entrer dans le cabinet, s'avança en souriant et s'appuya au bras de la Roussette.

Pardaillan éclata d'un rire nerveux.

—Ah! ça, reprit-il, mais tout le monde le connaît donc?...

—N'est-ce pas que nous le connaissons, Pâquette? fit la Roussette.

—Sans doute! répondit Pâquette.

—Eh bien, dépeignez-le-moi! dit Pardaillan.

—Si c'est pour gagner les cinq mille ducats, fit la Roussette en secouant la tête, ne comptez pas sur moi!

—Ni sur moi! dit Pâquette.

Cette fois, l'étonnement de Pardaillan fut au comble.

—Voyons, fit-il brusquement, asseyez-vous là. Je n'ai nulle envie de gagner les cinq mille ducats d'or Et, la preuve, en voici dix pour vous et dix pour vous...

La Roussette et Pâquette ouvrirent des yeux énormes.

—Ramassez donc, morbleu! fit Pardaillan qui poussa les deux tas d'or. Mais, en revanche, racontez-moi comment vous connaissez le sire de Pardaillan.

Les deux hôtesses se poussèrent du coude, s'interrogèrent du regard, puis raflèrent l'or et s'assirent.

—Puisque Votre Altesse le désire, fit la Roussette. Mais nous ne dirons pas comment est fait le sire de Pardaillan...

—C'est inutile.

—Eh bien, donc, mon gentilhomme, vous n'êtes pas sans avoir remarqué que notre auberge est à l'enseigne du Pressoir-de-Fer? Eh bien, c'est en souvenir du chevalier de Pardaillan... La chose se passa dans la nuit du 24 août 1572.

—La nuit où on commença à exterminer les damnés huguenots, ajouta Pâquette.

—A cette époque-là, nous connaissions une femme qui s'appelait Catho.

Dans l'oeil de Pardaillan s'alluma une singulière flamme d'attendrissement. La Roussette continua:

—Nous aimions Catho comme une soeur. Et Catho aimait le chevalier de Pardaillan, sans le lui avoir jamais dit. Et Catho se serait fait tuer pour le chevalier. La preuve, c'est qu'elle se fit tuer...

—Ah! Elle se fit tuer! murmura Pardaillan d'une voix rauque.

—Oui, la pauvre fille!... Mais, pour en revenir au chevalier, lui et son père, un vieux que je vois encore, long, sec, maigre, le visage terrible... tous deux, donc, étaient enfermés au Temple et condamnés à un supplice dont vous n'avez pas d'idée. Il paraît qu'on les avait mis dans une cage de fer dont les parois devaient se rapprocher l'une de l'autre et les écraser. Comment Catho apprit-elle la chose? Nous l'ignorons!... Mais il faut que vous sachiez qu'elle ameuta toutes les ribaudes, depuis la rue Tirechappe jusqu'aux Blancs-Manteaux.

Pardaillan ferma les yeux. Il revécut la terrible scène évoquée par la Roussette. Il rouvrit les yeux. Ces yeux étaient hagards et firent peur aux deux femmes. Il se mit à rire. Ce rire fit frissonner Charles. Et Pardaillan, se tournant vers le jeune homme noir aux yeux pâles, dit d'une voix qui l'étonna lui-même:

—Eh! monsieur... voulez-vous gagner les cinq mille ducats d'or?...

L'inconnu redressa la tête, s'approcha, s'assit près du chevalier et répondit:

—Non, monsieur, car, plutôt que de vous dénoncer et de vous livrer, je me couperais la langue avec les dents... m'entendez-vous, monsieur de Pardaillan?...

A ce nom ainsi prononcé, la Roussette et Pâquette jetèrent un cri. Pâquette courut à la porte et la ferma vivement. Charles, qui s'était levé d'un bond, se rassit alors. Pardaillan passa les deux mains sur son front.

—Qui êtes-vous, monsieur? demanda le chevalier.

—Regardez ces deux femmes, monsieur de Pardaillan, répondit l'inconnu. Ce sont de pauvres tenancières d'une auberge à écoliers; cinq mille ducats seraient pour elles la fortune. Pourquoi ai-je lu sur leurs visages qu'elles mourraient plutôt que de trahir Pardaillan?...

—Parce que les ribaudes et les pauvres gens l'aimaient, dit la Pâquette.

—Parce que maintes fois sa rapière mit en fuite le guet qui emmenait quelque hère à la prison, dit la Roussette.

Et la Roussette ajouta:

—Parce que Catho disait: «Il est l'ami de tout ce «qui pleure.» Oui, Catho nous dit cela quand elle réunit toutes les pauvres ribaudes, vieilles et jeunes. Et tout ce qui avait souffert se rua sur le Temple pour délivrer l'ami de ceux et de celles qui pleurent... Et, maintenant que je vous vois, oh!... monsieur... comme je suis heureuse d'avoir été de celles qui marchèrent sur le Temple!

Pardaillan regarda la Roussette. Elle était comme rajeunie et transfigurée. Elle était belle, la ribaude vieillie, de toute la beauté de sa pauvre âme ignorante et simple.

Et Pardaillan, voyant ses larmes, fut remué jusqu'au fond du coeur. Un coup de soleil pénétra jusqu'à ce coeur, et, ayant vidé son verre, tout embarrassé, il se mit à rire de son bon rire, ne sachant que répondre à ces ribaudes.

Il saisit simplement une main de la Roussette, une main de Pâquette et les réunit sous le même baiser très respectueux, ce dont les deux ribaudes pâlirent d'orgueil, car on ne baisait la main qu'aux rois et aux princesses.

—A mon tour! dit alors le jeune homme noir. Je ne vous trahirai pas, chevalier de Pardaillan, parce qu'un jour, jour de carnage et d'horreur, vous poursuivi, vous traqué, vous avez rencontré près du cimetière des Innocents un enfant qui cherchait la tombe de sa mère; parce que vous avez consolé cet enfant, que vous l'avez pris par la main et conduit sur la tombe; parce que cet enfant vous a regardé et a juré de ne jamais vous oublier; parce que je suis cet enfant, monsieur, et que je m'appelle Jacques Clément!...

A ces mots, et avant que Pardaillan eût pu faire un geste, Jacques Clément se tourna vers les deux hôtesses, fit un signe mystérieux de reconnaissance et dit:

—Adieu, chevalier de Pardaillan. Suivez votre destinée qui est flamboyante. Moi, je suis la mienne qui est effroyable... Allons, femmes, ouvrez-moi la porte de communication!...

La Roussette et Pâquette avaient vu le signe. Elles marchèrent vers le fond de la pièce et disparurent dans une salle voisine, suivies de Jacques Clément. Pardaillan avait saisi la main de Charles d'Angoulême et avait murmuré:

—La porte de communication!... C'est-à-dire le moyen d'arriver jusqu'à Claude et Farnèse... et, peut-être, jusqu'à Violetta!...




LI

LE PALAIS DE FAUSTA

Les deux hôtesses avaient donc introduit Jacques Clément par la fameuse porte, dans une grande salle ornée de meubles luxueux. Cette salle, Jacques Clément la reconnut. Il frémit en se rappelant l'orgie à laquelle il avait été attiré. Cette fois, il ne s'agissait pas d'orgie. Il s'agissait, pour lui, d'aller prendre les ordres de Dieu pour le grand acte qui se préparait.

C'était la deuxième fois qu'il venait à l'auberge du Pressoir-de-Fer. La première, il y avait été attiré pour une orgie; la deuxième, qui était celle-ci, il y était envoyé par la duchesse de Montpensier pour discuter du suprême intérêt de la religion.

Dans la salle aux orgies, il dut répéter le signe de reconnaissance.

—Est-ce tout? demanda la Roussette.

—C'est tout pour avoir le droit de venir jusqu'ici, dit le moine, mais, comme je veux aller plus loin, regardez...

Et il traça en l'air, du bout du doigt, une sorte de triangle. C'était le deuxième signe qui permettait d'aller plus loin.

Alors, la Roussette, soulevant une tapisserie, découvrit une porte en disant:

—C'est ici.

Les deux hôtesses disparurent de la salle et Jacques Clément frappa d'une façon spéciale à la porte qui lui avait été indiquée. Comme s'il eût été attendu, cette porte s'ouvrit aussitôt. Jacques Clément entra et, se vit alors dans une pièce éclairée par la lumière d'une lampe, bien qu'il fît grand jour au-dehors. Une femme, vêtue de blanc, assise dans un grand fauteuil, presque dans l'ombre, lui fit signe d'approcher.

—Vous êtes messire Jacques Clément? demandât-elle.

—Oui, madame. Je suis celui que vous dites.

—Et vous savez qui je suis, moi?

—Je présume que vous êtes celle qu'on nomme princesse Fausta!...

—En effet..., dit Fausta de ce ton de simplicité qu'elle prenait pour ne pas effrayer les gens de prime abord.

—Mon révérend prieur, le très vénérable Bourgoing, m'a dit que je pouvais avoir confiance en vous, reprit Jacques Clément.

—En effet, vous pouvez avoir toute confiance en moi.

—Voici donc ce qui m'amène, madame...

—Parlez sans crainte, dit Fausta.

—Oui, dit le moine, oui, je comprends, je sens, je vois que je puis parler sans crainte... Eh bien, madame, mon coeur a conçu un terrible projet. Ce projet, je l'exécuterai même si je dois être damné. Mais j'ai demandé au révérend père Bourgoing de m'accorder la sainte absolution, et il m'a répondu que, pour un cas aussi grave, il n'y avait qu'une personne au monde capable de donner l'absolution... j'entends l'absolution d'avance.

—Et cette personne? demanda, Fausta.

—Le révérend abbé m'a assuré que vous pourriez me conduire auprès d'elle, afin qu'elle puisse m'entendre sous le sceau de la confession.

—Parlez, donc, sire moine, dit tranquillement Fausta. Car vous êtes devant celle dont vous a parlé votre abbé, celle qui peut vous absoudre.

A ces mots, Fausta se redressa dans son fauteuil.

Ce n'était plus une femme... C'était un être mystérieux, à qui il plaisait de se montrer femme, mais qui, tout à l'heure peut-être, serait prince, reître ou prêtre.

Jacques Clément, depuis la nuit dans la chapelle des jacobins, vivait dans une sorte d'éréthisme sentimental, ou, plutôt, dans une crise de folie spéciale. Très raisonnable et même capable de beaux sentiments, comme on l'a vu par sa rencontre avec Pardaillan, d'esprit sombre, mais très lucide, son imagination le transportait dans une vie à part, dès qu'il était question de cette vision et de ce qui s'y rattachait... c'est-à-dire le meurtre projeté de Henri de Valois.

Il lui semblait alors entendre des voix surhumaines et apercevoir des êtres fantastiques, au milieu desquels il se mouvait à l'aise, comme si le domaine du fantastique eût été désormais la seule réalité réelle.

Le moine regarda Fausta et ne la reconnut pas. Il vit ce visage qui, de douceur féminine, était devenu flamboyant et majestueux. Un étrange frémissement s'empara de lui. Il entendit à son oreille ce coup de cymbales qu'il entendait lorsque, de sa vie réelle, il se transposait subitement dans l'irréel. Et, ses yeux s'étant abaissés jusqu'à la main de Fausta, il ne fut pas surpris d'y voir l'anneau des papes!...

Lentement, il se laissa tomber à genoux et balbutia:

—Qui êtes-vous?... M'êtes-vous envoyée par le Seigneur? Etes-vous un de ses anges, comme elle?

A la question qui venait de lui être posée, Fausta répondit avec une sincérité absolue:

—Vous vous méprenez, sire moine. Je ne suis pas un ange. Mais, tenez pour certain que je suis l'Envoyée, celle à qui Dieu a donné mission de rétablir son autorité sur ce bas monde. Je suis votre Souveraine pontificale!

—Souveraine pontificale! murmura Jacques Clément. Le révérend père Bourgoing m'avait bien parlé à mots couverts de cet étrange événement. Mais je le mettais au rang des fables...

—L'apparition de l'ange est-elle une fable? Cesse de douter, moine! humilie ton front devant la sainteté de Fausta Ire, comme Fausta humilie son front devant la gloire du Très-Haut... Tu es venu ici chercher une absolution. Cette dextre seule peut la verser sur ta tête. Parle donc sans crainte, sans orgueil ni faiblesse. Et, afin que tu n'aies plus aucun doute sur tes destinées et les miennes, regarde...

En même temps, Fausta décrocha vivement le poignard qu'elle portait à la ceinture et le jeta devant le moine toujours agenouillé.

—Est-ce bien le même? demanda Fausta.

—Oui, répondit sourdement Jacques Clément, c'est bien le même poignard que j'ai reçu, et je vois maintenant que vous êtes en communication avec l'ange...

A ce moment, avec une soudaineté foudroyante, les ténèbres se firent autour de Jacques Clément. Il ne vit plus ni Fausta ni rien de ce qui l'entourait. Et cette horreur sacrée, qu'il avait éprouvée dans la chapelle des jacobins, s'empara de lui, lorsqu'une clarté très douce illumina peu à peu le fond de la pièce et que, dans cette clarté, il vit surgir l'ange... Comme la première fois, cet ange avait les traits de la duchesse de Montpensier. Jacques Clément tendit ses bras éperdus vers cette apparition. Soudain, l'ange se rapprocha de lui, se pencha et murmura:

—C'est aujourd'hui, Jacques Clément, que tu vas savoir par quelles routes tu iras à l'immortalité, à la gloire céleste... et au bonheur terrestre. La souveraine pontificale est chargée de t'instruire... Ecoute-la...

Aussitôt, l'ange se recula vivement, et il sembla au moine que cet être s'évaporait. La lumière, de nouveau, inonda la pièce.

La pensée d'une supercherie ne pouvait venir au moine.

—Au nom du Ciel, madame, s'écria-t-il en essuyant la sueur froide qui couvrait son visage, n'avez-vous rien vu dans cette pièce pendant que s'est faite l'obscurité?

—Sire moine, revenez à vous, je vous prie... la lumière n'a pas cessé de briller.

—Quoi! cette pièce n'a pas été un instant plongée dans les ténèbres?

—En aucune façon...

—Et vous n'avez pas vu un corps aérien, là, devant cette tapisserie?...

—Je n'ai vu que vous, sire moine...

—Que Dieu me conserve la raison! reprit Jacques Clément.

—Croyez-moi, sire moine. Dieu vous conservera la raison tant que vous mettrez cette raison à son service.

—Que faut-il donc que je fasse?... s'écria le jeune moine. Le savez-vous?

—Je sais, répondit Fausta, que vous avez reçu d'un ange un poignard semblable à celui que j'ai reçu moi-même et que je viens de vous montrer. Avec ce poignard, vous devez frapper Valois...

—Ainsi, dit le moine avec une ardeur où on pouvait encore découvrir quelque hésitation, il est vraiment permis de tuer un roi?...

—Qui en doute, si ce roi est criminel!

—Et j'aurai l'absolution entière?

—Vous l'avez! dit gravement Fausta.

Et, levant la main droite dans un geste de bénédiction, elle prononça les paroles sacramentelles que Jacques Clément écouta avec une avidité stupéfaite.

Le moine s'inclina:

—Vos instructions? demanda-t-il. Car, seul et faible comme je suis, comment pourrais-je atteindre Valois?

—Après-demain, dit Fausta, partira de Paris la grande procession qui doit aller à Chartres porter au roi les doléances du peuple de Paris. Prenez place dans le cortège. Nul ne peut s'étonner de vous y voir. Modestement confondu dans la foule, priez en vous-même et songez que vous portez, en même temps que la parole de Dieu, la fortune de la nouvelle Eglise!

—Et une fois à Chartres? interrogea le moine.

—Vous me retrouverez là pour vous guider..., à moins que vous ne soyez guidé par l'ange lui-même...

—L'ange! dit Jacques Clément en tressaillant. Je le verrai donc?

—Je crois que vous le verrez, sinon sous sa forme aérienne, du moins sous sa forme matérielle.

Jacques Clément, cette fois, fixa un regard de défiance sur la Fausta et demanda:

—Quoi! madame, vous connaissez donc cette forme matérielle? Comment la connaissez-vous?

—Comme vous la connaissez vous-même. J'ai vu ce que vous avez vu, en d'autres lieux et d'autres temps que vous, voilà tout. J'ai entendu ce que vous avez entendu. Douteriez-vous de ces apparitions, sire moine?

—Le Ciel m'en garde! dit le moine avec ferveur.

—Donc, si je vous dis que peut-être vous verrez l'ange sous sa forme matérielle, c'est que la duchesse de Montpensier sera à Chartres en même temps que vous et moi-même.

Le front pâle du moine s'empourpra. Il baissa ses paupières pour voiler le feu de son sang et il balbutia ce seul mot:

«Marie!...»

Alors la Fausta eut un sourire livide, et, reprenant ce ton d'autorité souveraine par lequel elle inspirait le respect à de plus forts esprits que celui de ce moine:

—Regardez-moi bien, dit-elle. Croyez-vous vraiment que je sois en communication avec la puissance céleste?

—Je le crois de toute mon âme...

—Eh bien, vous devez croire que toutes mes paroles me sont dictées, inspirées même...

—Oh! haleta le moine, qu'allez-vous donc me dire?...

Ceci seulement: autant vous devez avoir confiance dans la forme aérienne de l'ange, autant vous devez vous défier de sa forme matérielle...

—Me défier de Marie! murmura le moine.

—N'a-t-elle pas déjà cherché à vous induire au péché mortel? Souvenez-vous de cette salle que vous venez de traverser pour arriver ici! Souvenez-vous de ce soir où vous y fûtes entraîné...

—Oh! vous savez donc tout, puisque vous savez que je reçus un coup terrible au coeur...

Le moine avait grondé ces quelques mots en grinçant des dents. Fausta, qui l'étudiait avec la froide attention d'un chirurgien qui fait crier la chair sous son scalpel, Fausta, voyant le jeune homme haleter, se hâta de continuer:

—Souvenez-vous que, depuis cette nuit fatale, vos veines semblent charrier des laves enflammées et que vos lèvres brûlées de fièvre cherchent dans la nuit un baiser pareil à celui qu'elle y déposa alors!...

—Grâce, madame et souveraine, râla le moine. Je ne sais par quel prodige vous êtes au courant de sensations que je n'ai même pas la force de m'avouer à moi-même, mais ces sensations, vous me les peignez avec une vérité affreuse!

—Soit, reprit Fausta avec une infinie douceur. Ne parlons donc plus du passé et songeons à l'avenir. Vous voilà donc en garde. Et, si vous vous trouvez en face de la duchesse de Montpensier...

—Eh bien? bégaya le moine.

—Eh bien, je vous l'ai dit: soyez en défiance... car...

—Madame, ma souveraine, de grâce...

—Eh bien, elle vous aime! dit Fausta.

Le moine jeta un cri terrible et tomba prosterné, la face contre terre... Longtemps, il demeura ainsi, avec cette seule pensée vivante en lui, flamboyante comme un éclair qui l'eût aveuglé:

—Elle m'aime!... Me méfier d'elle... moi!... Ah! dût-elle me conduire en enfer!...

Lorsqu'il se releva, il vit avec surprise que Fausta avait disparu. A sa place, une jeune femme souriante l'attendait. Elle le prit par la main, le conduisit à une porte qui, sur un signal donné par elle, venait de s'entrouvrir.

Le moine franchit cette porte et, se retrouvant dans l'auberge du Pressoir-de-Fer, il put croire qu'il avait rêvé. Sans s'attarder, d'ailleurs, il quitta l'auberge et s'éloigna rapidement.

Fausta était entrée dans une pièce voisine de celle où elle avait reçu Jacques Clément. Là, elle avait retrouvé une femme qui l'attendait sans doute avec impatience, car, à la vue de Fausta, elle s'avança vivement à sa rencontre. Et, si le moine eût été là, il eût reconnu aussitôt le costume de laine blanche et les longs cheveux d'or de l'ange qui venait de lui apparaître. Seulement, les traits de cet ange, de graves et mélancoliques, étaient devenus rieurs et le visage sceptique de la duchesse de Montpensier eût, peut-être, alors porté un coup mortel aux croyances du moine.

Quoi qu'il en soit, l'ange, s'étant avancé au-devant de Fausta, celle-ci lui prit les deux mains, la baisa au front et lui dit:

—Vous êtes vraiment l'ange de grâce et de beauté souriante dans la terrible bataille où tout est si noir et si triste autour de nous...

—Ainsi, s'écria Marie de Montpensier, il croit vraiment que je suis ange?

Elle éclata de rire, puis, tout aussitôt, ajouta:

—Pauvre jeune homme!

La Fausta considéra la duchesse avec une gravité qui avait quelque chose de glacial. Et elle dit:

—Bien que votre esprit sacrilège ne puisse concevoir des vérités qui vous échappent, apprenez que vous êtes l'ange désigné, beaucoup plus qu'il ne vous semble à vous-même...

—Mais..., balbutia la duchesse interdite et presque frappée de terreur.

—Mais, continua Fausta, il est temps que ce rôle vous soit ôté. Faible comme vous êtes, vous ne pourriez le supporter plus longtemps. A Chartres, ce n'est plus sous forme d'ange que vous paraîtrez au moine Jacques Clément, c'est bien Marie de Montpensier qui achèvera de le conduire...

—Ma foi, murmura la duchesse, j'aime mieux cela!

—Jacques Clément sera dans la grande procession, reprit négligemment Fausta.

—Je serai donc près de lui pendant la route: car je ferai la route à pied, oui, moi! Que ce soit pour la rémission de mes péchés, au moins!... péchés présents et à venir!

Ayant fait une rapide génuflexion, la duchesse s'éloigna légèrement et bientôt sortit par la grande porte de fer. Quant à Fausta, elle regagna cette pièce qui voisinait avec l'auberge du Pressoir-de-Fer et qui était, comme on l'a vu, sa retraite favorite. Là, elle murmura:

«Henri III mourra donc! Le sort en est maintenant jeté!»

A ce moment, une de ses suivantes entra et lui dit quelques mots à voix basse. Fausta eut un geste de surprise, mais dit:

—Amène-le-moi, Myrthis...

La suivante sortit, puis revint quelques instants plus tard, accompagnant un homme qui s'inclina devant Fausta, sans prononcer une parole.

—Eh quoi, dit Fausta avec cette gaieté qui paraissait n'être que l'expression d'une terrible ironie, eh quoi, sire de Maurevert, est-ce bien vous que je vois! N'avez-vous pas été mis par mon trésorier en possession des cent mille livres convenues?

—Si fait, madame...

—Alors, comment se fait-il que vous ne soyez pas à l'abbaye de Montmartre?

—Oui, je devrais être auprès de Violetta; mais je vais vous dire, madame: Mgr Guise m'a positivement défendu de m'approcher de l'abbaye, tant la jalousie le torture...

—Oh! gronda Fausta. Et je voulais la laisser vivre!...

—Je continue, madame, reprit Maurevert, avec, lui aussi, une sorte d'ironie furieuse; vous devez me connaître, puisque vous avez eu recours à moi. Vous devez donc supposer que, malgré la défense. de Mgr Guise, je serais déjà à l'abbaye... j'aurais déjà enlevé ma femme, car elle est ma femme après tout! en un mot, je serais déjà bien loin de Paris avec Violetta...

—C'est un peu ce qui était convenu.

—Oui, mais il est arrivé un petit événement qui fait que je n'ai plus aucune envie de fuir seul, vu que le duc m'assure une protection efficace.

—Et cet événement?...

—M. de Pardaillan s'est évadé de la Bastille.

Si Maurevert avait pu avoir un soupçon quelconque des sentiments de Fausta à l'égard de Pardaillan, ce soupçon se fût évanoui à l'instant même. En effet, il est impossible de donner une idée de la perfection d'indifférence avec laquelle Fausta accueillit cette nouvelle qui retentit tout à coup à ses oreilles comme un coup de tonnerre!

Et, tandis que ses pensées se mettaient à tourbillonner dans un souffle d'affolement, souriante, paisible, avec cette même nuance d'ironie où il y avait pourtant un peu de pitié, elle demanda:

—Pauvre monsieur de Maurevert, qu'allez-vous devenir?

Maurevert grinça des dents. Fausta, d'un seul mot, venait de préciser ce qu'il y avait d'étrange et d'affreux dans sa vie: puisque Pardaillan était libre, qu'allait-il devenir, lui, Maurevert?

—Ce que je vais devenir? dit Maurevert avec une sorte de soupir de lassitude. Il faut que je m'appuie à Guise. Nous sommes quatre maintenant à haïr cet homme: Guise, Leclerc, Maineville et Maurevert; cela fait quatre haines... quatre épouvantes si vous voulez...

—Épouvantes? dit Fausta. Vous avez prononcé: épouvantes?...

Et, descendant en elle-même, Fausta vit qu'il y avait dans son coeur une chose qui n'y était pas auparavant: l'épouvante...

—Madame, gronda Maurevert, Guise a peur. Bussi-Leclerc a peur. Maineville a peur. Maurevert a peur. Et c'est cela qui peut nous sauver tous les quatre, c'est d'unir ces quatre épouvantes pour en faire sortir la foudre!

—Le duc de Guise, madame, continua-t-il, nous a dit ceci: «Je crois que tous quatre, nous mourrons de la main du damné Pardaillan! Il n'avait pas besoin de le dire en ce qui me concerne. Voici seize ans que je le sais, moi!

Ici, Maurevert fit en quelques mots le récit des événements qui s'étaient passés à la Bastille. Ce récit, Fausta l'écouta avec le même calme apitoyé. Maurevert acheva alors:

—Voilà ce que je suis venu vous dire, madame. C'est-à-dire que le duc, moi, Leclerc, Maineville, nous nous unissons désormais pour atteindre l'ennemi commun. C'est-à-dire, madame, que je ne puis m'attarder à l'abbaye de Montmartre. Le duc part pour Chartres; nous partons ensemble tous les quatre.

—C'est fort bien vu, dit paisiblement Fausta. Mais enfin, depuis ce matin que cet homme est sorti de la Bastille, qu'avez-vous déjà fait pour le retrouver?

—Nous avons mis sa tête à prix: cinq mille ducats d'or.

—Retournez donc auprès du duc, dît Fausta, toujours avec la même tranquillité. Nous reprendrons nos projets particuliers, sire de Maurevert, quand, avec l'aide de vos trois amis, vous aurez triomphé de vôtre ennemi.

Maurevert s'inclina et se dirigea vers la porte par où il était rentré.

—Non, dit Fausta, passez par ici...

Elle lui désignait la porte qui faisait communiquer le palais et l'auberge. C'était un principe, au palais Fausta, qu'on vît le moins de monde possible entrer ou sortir, surtout le jour.

Maurevert, ayant salué Fausta, sortit donc et se trouva dans l'auberge, ou du moins dans cette salle somptueuse qui semblait n'être que le prolongement dû palais. Il la traversa et parvint dans un cabinet, au moment où l'une des hôtesses, Pâquette, y entrait elle-même par une autre porte. Pâquette, apercevant cet étranger, ferma vivement cette porte comme si elle eût craint qu'il n'aperçût les personnes qui se trouvaient dans la pièce voisine. Maurevert, déjà, avait atteint la salle commune, et, comme Pâquette lui demandait ce qu'il désirait, il parut s'apercevoir alors seulement qu'il était dans une auberge. Il secoua la tête et sortit.

«C'est un fou», songea Pâquette qui, ayant pris une petite dame-jeanne de Saumur, regagna le cabinet d'où elle sortait quand elle avait rencontré Maurevert.

—J'ai eu peur, dit Pâquette en entrant.

—De quoi? fit la voix narquoise de Pardaillan.

Ces gens que Maurevert avait failli apercevoir, ou qui auraient pu l'entrevoir lui-même si Pâquette n'avait si vivement fermé la porte, ces gens, c'était Pardaillan et Charles d'Angoulême, qui, après le départ de Jacques Clément, étaient restés à la même table, dans le même cabinet...

—De quoi? reprit Pâquette. D'un homme à sinistre visage qui ne m'a pas répondu un mot quand je lui ai parlé, qui est entré dans l'auberge, Dieu sait comme, et qui peut-être est à votre recherche!...

—Eh bien, qu'il cherche! dit froidement le chevalier. Ainsi, ma belle Roussette, et vous, ma jolie Pâquette, vous êtes ici non pas les hôtesses du Pressoir-de-Fer, comme l'assure votre enseigne, mais, à vrai dire, les servantes de cette dame mystérieuse... Ses servantes! Peut-être ses espionnes?...

Le mot n'offensa nullement les deux anciennes ribaudes.

—Ni servantes ni espionnes, dit simplement Pâquette... Seulement, voici: le lendemain du jour où nous avons ouvert ici une auberge à laquelle nous avons donné cette enseigne en mémoire de vous et aussi en mémoire de Catho, ce jour-là, nous reçûmes la visite d'un grand bel homme qui eût été magnifique et tout à fait plaisant à voir s'il n'eût eu la mine sévère, et d'une tristesse telle que jamais je ne vis tristesse pareille. Est-ce vrai, la Roussette?...

—C'est vrai, Mgr Farnèse était à la fois le plus magnifique cavalier et le prêtre le plus lugubre qu'on puisse imaginer.

—Mgr Farnèse! s'exclama sourdement Charles d'Angoulême.

—C'était le nom de cet homme, comme nous l'apprîmes plus tard. Il paraît qu'il est cardinal. Enfin, il nous proposa de nous aider dans l'établissement de notre auberge à telles enseignes qu'il paya pour nous les huit mille livres que coûta cet établissement. Non content de cela, il nous assura qu'il nous ferait une rente de six cents écus pour nous deux, si nous voulions consentir a lui louer à perpétuité une salle au fond de notre auberge et à laisser percer dans cette salle une porte communiquant avec la maison voisine. Tout cela fut accepté, bien entendu... Et, peu à peu, cet homme nous instruisit de ce qu'attendait de nous sa maîtresse... La salle du fond fut magnifiquement meublée... il s'y passa quelquefois des orgies merveilleuses... d'autres fois, on y attira des gens que nous ne revîmes jamais.

—Lorsque nous vîmes qu'il se passait là d'étranges événements, continua Pâquette, nous nous repentîmes, mais il était trop tard. Et puis, que nous demandait-on? Simplement de conduire jusqu'à la salle en question les gens qui viendraient nous faire un signe.

—Pareil à celui que vous a fait tout à l'heure ce jeune homme?

—C'est bien cela... Nous ignorons ce qui se passe dans la maison voisine...

—Et vous n'avez jamais essayé d'y pénétrer?...

—Oh! que si!... s'écria naïvement la Roussette. Seulement...

—Seulement? interrogea Pardaillan.

—Eh bien, continua la Roussette, un jour nous avons voulu ouvrir, et nous n'avons pas pu. Alors, la curiosité nous a prises toutes les deux, et Pâquette s'est décidée à frapper à la porte selon le signal convenu.

—Et ce signal? demanda négligemment le chevalier.

La Roussette et Pâquette se regardèrent avec effarement.

—Le signal! balbutia Pâquette.

—Oui, je vous demande par quel signal vous parvîntes à ouvrir la porte; car, finaudes comme vous êtes toutes deux, vous avez dû y parvenir.

—Hélas! monsieur le chevalier, vous ne savez donc pas que nous risquons notre vie à vous parler de ces choses? Que serait-ce si nous faisions la révélation que vous nous demandez!...

—Eh bien, n'en parions plus! dit Charles d'Angoulême.

—C'est cela, reprit Pardaillan. Ne parlons plus du signal. Mais vous pouvez continuer votre récit.

La Roussette, à qui la langue démangeait comme à une digne commère qu'elle était, reprit donc:

—Ce fut la Pâquette qui frappa. A peine eut-elle frappé que la porte s'ouvrît. Et nous reculâmes...

—Bah! c'était donc bien terrible?...

—Vous allez voir, reprit la Roussette en frissonnant. Dès que nous fûmes entrées, la porte se referma d'elle-même... la lumière qui inondait la pièce où nous étions s'éteignit. Je poussai un grand cri et tombai à genoux... Je fermai les yeux!...

—Moi aussi! ajouta Pâquette.

—Lorsque je les rouvris, continua la Roussette, je vis qu'un peu de clarté s'était faite dans la pièce, suffisante pour laisser voir deux cordes qui pendaient au plafond, et, au bout de chaque corde, un beau noeud coulant... Alors, je compris que nous allions être pendues, et je me mis à pleurer... Tout à coup, deux hommes apparurent, deux géants masqués de noir. Je ne sais ce que pensait Pâquette, mais moi je ne pensais même plus; l'horreur me paralysait; l'un des géants saisit le noeud coulant qui se balançait au-dessus de ma tête, il baissa ce noeud jusqu'à moi qui étais à genoux, et bientôt je sentis que la corde me serait le cou...

La Roussette, à ce mot, porta la main à son cou, par un geste machinal, et respira longuement. Pâquette murmura:

—Pendant ce temps, l'autre géant me serrait le cou à moi!...

—Et comment fûtes-vous sauvées?

—Vous allez voir, continua la Roussette. Quand j'eus la corde au cou, je me mis à réciter en moi-même une prière pour tâcher au moins de sauver mon âme, puisque je ne pouvais plus sauver mon corps. Ayant entrouvert un oeil, je vis que les deux géants avaient disparu. Nous étions l'une en face de l'autre, à genoux, chacune avec notre corde au cou. Je ne sais quelle figure je pouvais faire, mais celle de Pâquette m'épouvanta. Je voulus lui parler, mais aucun mot ne sortit de ma gorge. Alors, monsieur le chevalier, oh! alors, il se passa une chose vraiment effrayante. Écoutez... Comme je regardais Pâquette que je voyais blanche comme une morte avec des traits tout retournés, je vis que la corde qu'elle portait au cou et qui était accrochée au plafond par l'autre bout, oui... cette corde se mit à se tendre!... Pâquette poussa un cri... Au même instant, elle se mit debout. Et, dans ce même instant, je sentis que la corde que j'avais à mon cou se tendait aussi et, moi aussi, je poussai le même cri.

—Oui, le cri de chat sauvage, hein?

—Oui, monsieur le chevalier, dit la Roussette ébahie. Et, moi aussi, je me mis debout!... Alors, j'essayai de défaire le noeud: impossible!... La corde se tendait. Elle m'attirait vers le plafond... mais elle se tendait lentement, si lentement que je la voyais se tendre, monsieur. Oh! je voulus l'arrêter, je la saisis... Mais la corde continuait de se tendre... Encore un peu, encore une petite secousse, et la corde m'enlèvera, je serai suspendue, je serai pendue.

—Tais-toi! Tais-toi! haleta Pâquette affolée.

Il y eut un instant de silence, pendant lequel la Roussette et Pâquette se remirent de leur émotion en vidant un gobelet de vin que Pardaillan leur versa de la dame-jeanne.

—J'en ai gardé la petite mort, reprit alors la Roussette. Mais enfin, pour achever de vous raconter, voilà que je vois tout à coup la Pâquette qui saisit une chaise près d'elle juste au moment où sa corde, à elle, allait la soulever! Et elle grimpe sur la chaise. Dans mon dernier regard, je vois aussi un escabeau près de moi. Je l'attire, je monte! Nous voilà sauvées... sauvées pour dix minutes... car les maudites cordes, comme si de rien n'était, continuaient à se tendre!... Au bout de dix minutes, donc, dix siècles, mes gentilshommes, dix agonies, dix morts! au bout de ce temps, dis-je, voilà les cordes retendues!... Plus d'espoir, alors!... Je me hisse sur la pointe des pieds, et, tout d'un coup, comme dans une folie, je me mets à crier: «Grâce! Grâce!...»

—Et moi aussi, dit la Pâquette. En entendant la Roussette, je crie: «Grâce! Grâce!...»

—Et notez qu'il n'y avait personne!... Mais je crie de plus belle: «Grâce! Je ne le ferai plus...» Alors, la corde s'arrête tout à coup de se tendre! Et même elle se détend un peu!... «Grâce! Plus jamais je n'entrerai ici!...» La corde se détend!... Et voilà qu'une voix sortie de je ne sais où, une voix qui me glace d'horreur, une voix pourtant douce, nous dit: «Vous repentez-vous?...»

—Oui! oh! oui! que nous crions en sanglotant toutes deux.

—Essaierez-vous encore de surprendre des secrets sacrés?...

—Jamais! oh! jamais!...

«Eh bien, pour cette fois, Dieu vous a fait grâce! Allez, et soyez fidèles!...» A ces mots, continua la Roussette haletante, voilà les cordes qui se détendent tout à fait. Je saute au bas de mon escabeau. Pâquette saute en bas de sa chaise. Je m'évanouis. Lorsque je revins à moi, je me trouvais étendue dans une salle de l'auberge, et Pâquette était près de moi.

La Roussette se tut quelques instants. Elle se frottait doucement le cou.

—Voilà, reprit Pâquette, ce qui nous est arrivé pour avoir voulu regarder de l'autre côté de cette porte...

—Diable! fit Pardaillan, mais moi, tout ce que vous racontez là me donne une furieuse envie d'aller y voir...

Les deux hôtesses effarées se regardèrent en pâlissant.

—Gardez-vous-en! murmura l'une.

—Il vous arriverait malheur! dit l'autre.

—Bah! bah! je crois que vous exagérez un peu. Et puis, après tout, ce ne sera jamais aussi terrible que le pressoir de fer auquel votre enseigne me fait songer...

La journée, peu à peu, dans ces récits, s'était écoulée; le soir était venu. Dans l'auberge, des flambeaux s'étaient allumés. Pendant ce temps, la dame-jeanne s'était vidée. Après la dame-jeanne, de nombreux flacons avaient succombé aux attaques réitérées. Et il va sans dire que la Roussette était plus rouge que jamais, et que Pâquette devenait coquelicot. Si bonnes buveuses qu'elles fussent, Pardaillan, qui était un terrible buveur de pots quand il s'y mettait, les avait mises à merci.

—Voyons, reprit-il tout à coup, que diriez-vous si je vous demandais de me révéler le signal?

—Le signal? bégaya la Roussette.

—Eh oui, le fameux signal qui fait ouvrir la porte de communication...

Pardaillan souriait béatement en parlant ainsi. La Roussette et Pâquette étaient à peu près ivres; mais, comme nous avons dit, c'étaient de solides commères, des biberonnes capables de boire sans perdre de leur raison que ce qu'il leur convenait d'en perdre. A la question de Pardaillan, la Roussette, femme prudente, prépara sa retraite:

—Allons, Pâquette, fit-elle, il s'en va temps de préparer le dîner de messieurs les écoliers; pendant que nous en contons ici, nos mâtines de servantes doivent laisser brûler la venaison. Viens, Pâquette...

Et elle fit la révérence à Pardaillan, tout en reculant. Tout à coup, le chevalier la saisit par le bras en disant:

—Prenez garde, mon enfant, vous alliez tomber. Et voici la jolie Pâquette qui fléchît aussi sur les genoux. Tenez-la! Soutenez-la! Retenez-la donc, mon brave compagnon! C'est étonnant comme ce petit vin du Saumurois casse les jambes aux femmes et donne de la force au bras des hommes!

Le duc d'Angoulême, au premier mot, au premier coup d'oeil de Pardaillan, avait compris et suivi Pâquette qu'il maintenait solidement. En même temps, Pardaillan s'était levé, avait repoussé du genou la porte entrouverte, et, se retournant:

—Vous n'avez pas répondu à ma demande, fit-il avec une grande douceur.

—Monsieur le chevalier, dit la Roussette avec une sorte de dignité, écoutez-moi: je me suis battue pour vous autrefois. J'étais dans le Temple avant même Catho, et voici la Pâquette qui, comme moi, a risqué sa vie pour sauver la vôtre. Depuis cette époque, et cela date de loin, il n'est pas de journée où nous n'ayons causé de vous avec grande admiration. En sorte, monsieur le chevalier, que nous avions de vous l'idée même qu'on se fait d'un roi... Allons-nous être forcées de nous en repentir?...

Et la digne hôtesse versa quelques larmes, tandis que Pâquette continuait à son tour:

—Ah! monsieur le chevalier, je n'aurais jamais cru qu'un jour ce serait vous qui condamneriez la Roussette et la pauvre Pâquette. Car, si nous vous répondons, nous serons tuées sans miséricorde!

Pardaillan répondit gravement:

—Vous me fendez l'âme toutes les deux. Vous n'avez que trop raison. Je suis un ingrat!

—Vous vous moquez de deux pauvres filles, dit tristement la Roussette.

—Croyez-vous? En êtes-vous sûres?... Moi, je ne sais pas. Ce que je sais, c'est que vous me donnerez le signal, ou je suis décidé à vous poignarder de ma main.

Pardaillan tira sa dague. Les deux femmes s'interrogèrent d'un regard navré, poussèrent un terrible soupir, et la Roussette, enfin, balbutia:

—Sur la porte, il y a une croix formée de cinq gros clous. Frappez successivement sur ces cinq clous, en haut, en bas, à gauche, à droite et enfin au centre: la porte s'ouvrira!...

Aussitôt, elle couvrit son visage de ses mains et murmura en pleurant:

—Nous sommes perdues!...

—Vous êtes de bonnes filles, dit Pardaillan avec une grande douceur: vous me pardonnerez donc de vous avoir malmenées... Votre auberge vaut douze à quinze mille livres... Je vous l'achète!

A ces mots, il vida sur la table le contenu de sa ceinture de cuir, et il fit signe à Charles, qui l'imita sans hésitation. La Roussette et Pâquette, apercevant le tas de ducats d'or, furent instantanément consolées, tout en gardant un restant de terreur à la pensée de la vengeance qu'elles encouraient.

—Avec cet or, dit Charles, vous pouvez fuir...

—Bah! bah! s'écria la Roussette plus enivrée par la vue des ducats qu'elle ne l'avait été par le vin, pourquoi fuir, mon gentilhomme?...

—Mais les cordes?... les fameuses cordes qui se tendent si lentement?...

—Bon. Nous jurerons que vous êtes entrés à l'auberge avec le cavalier de tout à l'heure, et que c'est lui qui vous a indiqué le signal.

—Et si on ne vous croit pas?

—Alors, il sera temps de songer à fuir.

Pardaillan admira avec quelle facilité les femmes savent résoudre les cas de conscience; puis, suivi de Charles d'Angoulême, il se dirigea vers la salle somptueuse qui servait pour ainsi dire de transition entre l'auberge et le palais. Il marcha droit sur la porte et vit les cinq gros clous signalés par la Roussette. Alors, du poing, il se mit à frapper sur ces clous, dans l'ordre qui lui avait été indiqué. Au cinquième coup, la porte s'ouvrit!...

.......................................................

Après le départ de Maurevert, Fausta avait renvoyé ses femmes.

Fausta avait reçu avec un calme étrange la nouvelle de la fuite de Pardaillan. Demeurée seule, elle ferma soigneusement les portes, abaissa les tapisseries qui les voilaient, lentement alla s'asseoir et se mit à songer:

«Cet homme m'a dit qu'il ferait obstacle à mes projets. Il tient parole. Tout m'a réussi jusqu'au jour où il est entré dans ma vie. Tout s'effondre depuis l'instant où il s'est révélé à moi...»

Ce qui se passait en elle était effroyable.

Fausta sentait, comprenait qu'elle pleurait. Mais ses larmes, au lieu de déborder des paupières, au lieu d'être des gouttes visibles brûlant ses joues, étaient des larmes invisibles et semblaient retomber sur son coeur comme du plomb fondu.

Ce qui souffrait en elle, ce qui se débattait, c'était la créature humaine, la femme. Et, ce qui demeurait ainsi paisible dans ce fauteuil, c'était une Fausta pour ainsi dire artificielle, la souveraine de l'orgueil, celle qui ne s'était jamais vue pleurer et qui jamais n'avait eu peur.

«Ce Maurevert, songea-t-elle, m'a parlé de leur épouvante, à tous. Et moi?... Épouvante, qui es-tu?... Épouvante, je t'ignore!...»

Et elle vit que désormais elle n'ignorait plus l'épouvante. Elle comprit que, si Pardaillan était libre, elle tremblait.

«C'est ma propre faiblesse qui fait sa force, continua-t-elle. Il y a en moi un sentiment que je ne devais pas connaître. Entre Dieu et moi, ce pacte avait été fait. Je devais être la Vierge immaculée non seulement dans son corps mais dans le plus secret de sa pensée... Je ne suis plus la Vierge...»

Fausta prononça ces mots presque à haute voix. Et qui les eût entendus n'eût eu aucune idée de la rage, de la terreur, de la honte qui bouleversaient cette âme.

Peu à peu, pourtant, elle s'apaisa.

«Mais, pour exécuter mon projet, gronda-t-elle à un moment, il n'en faut pas moins que cet homme soit retrouvé, qu'il soit de nouveau en mon pouvoir! Et si cela n'arrive jamais?...»

Comme elle pensait ces choses, un coup fut frappé à la porte de communication par où l'on pénétrait dans l'auberge.

«Qui peut venir?» songea Fausta.

Le deuxième coup fut frappé.

«Est-ce Guise?... Est-ce le moine?... Qui est-ce?...»

La porte, une fois les cinq coups frappés dans l'ordre, s'ouvrait automatiquement. Mais Fausta pouvait l'empêcher de s'ouvrir, simplement en poussant un léger verrou qui faisait obstacle à la marche du mécanisme. Au quatrième coup, elle eut soudain l'idée de pousser ce verrou. Un étrange sentiment la poussait à ne pas recevoir celui qui frappait... quel qu'il fût. Elle se leva vivement et marcha à la porte.

A ce moment, le cinquième coup fut frappé et la porte s'ouvrit. Fausta s'arrêta, pétrifiée: Pardaillan était devant elle. Le chevalier se tourna vers Charles d'Angoulême, et, d'un ton étrange:

—Monseigneur, dit-il, je compte sur vous pour veiller sur ce prisonnier...

«Quel prisonnier?» se demanda Charles, stupéfait.

—Si, dans une heure, vous ne m'avez pas revu, tuez sans pitié, puis sautez à cheval, courez à Chartres à franc étrier, et prévenez le roi...

«De quoi faut-il prévenir le roi?» gronda en lui-même le jeune duc, étourdi.

Sa confiance dans la force et l'esprit d'invention de Pardaillan était illimitée. Mais il sentait que le chevalier jouait en ce moment un jeu effroyable et Charles, au lieu de répondre, se dit qu'il serait le dernier des lâches s'il n'entrait pas en même temps que son compagnon dans l'antre de la Fausta. Il fit donc résolument un pas.

—Monseigneur, dit Pardaillan en lui saisissant le bras, vous m'avez bien compris, n'est-ce pas?

Et, cette fois, le ton était tel que Charles comprit que, de son obéissance passive, dépendaient le succès de l'entreprise et la vie du chevalier.

—Soyez tranquille, dit-il, si, dans une heure, vous n êtes pas de retour où vous savez, je tue, et, dès demain matin, dès cette nuit, Henri III est prévenu.

—Admirable! fit Pardaillan.

Et il entra, cessant de maintenir ouverte la porte La porte, alors, se referma d'elle-même, lourdement Pardaillan s'était avancé vers Fausta, la tête découverte, la plume de son chapeau balayant le tapis. Il s'inclina.

—Madame, dit-il en se redressant, daignerez-vous me pardonner de me présenter chez vous à une heure tardive et par une porte dérobée.

Fausta s'était assise. Une joie funeste brillait dans son regard. Elle s'était accoudée au bras de son fauteuil, et telles étaient sa pâleur et son immobilité qu'il eût été facile de la prendre pour quelque beau marbre. Pardaillan reprit:

—Un entretien de vous à moi, madame, était indispensable et urgent. Je me suis introduit chez vous comme j'ai pu. Voulez-vous me pardonner cette grave infraction aux règles de toute étiquette, soit princière ou royale, soit pontificale?

Cette fois, Fausta fit un geste: elle frappa d'un marteau sur un timbre. Un homme entra, qui ne témoigna d'aucun étonnement à la vue de l'étranger.

—Combien de gardes au palais demanda Fausta d'une voix calme.

—Vingt-quatre arquebusiers, dit l'homme. Mais, si Votre Sainteté le désire, on peut faire aussi venir les archers dont c'est le jour de repos jusqu'à minuit.

—Combien de gentilshommes de service? reprit la Fausta.

—Les douze ordinaires. Mais...

—Silence. Faites prendre les armes aux gardes et surveillez toutes les issues. Que les gentilshommes de service se tiennent prêts à entrer ici au premier coup de sifflet. Allez.

L'homme fit une génuflexion et sortit. Pardaillan sourit. Les mesures prises par la Fausta le soulageaient d'une inquiétude. Cette femme était peut-être une tigresse, mais c'était une femme. Maintenant, il était sûr d'avoir affaire à des hommes. Cette pensée le rassura.

—Qui êtes-vous? demanda la Fausta, comme si elle eût vu alors pour la première fois l'homme qui était devant elle.

—Madame, dit Pardaillan, je suis celui à qui vous avez fait commettre une impardonnable faute. Grâce à votre habileté à vous déguiser, grâce à l'incomparable souplesse avec laquelle vous maniez l'épée, vous m'avez forcé, devant la Devinière, à vous prendre un instant pour un homme; vous m'avez forcé à croiser le fer avec une femme; vous m'avez forcé à toucher cette femme au front... C'est une chose que je ne me pardonnerai jamais, madame...

Pardaillan, son chapeau à la main droite, la main gauche appuyée à la garde de la rapière, l'oeil doux, la figure paisible, parlait avec un accent de profonde sincérité. Fausta jeta sur lui un furtif regard. Et ses yeux, à elle, se troublèrent. Son sein palpita.

Il est certain que, si elle était une magnifique expression de la splendeur féminine, Pardaillan, dans cette attitude un peu théâtrale, mais qui lui seyait à merveille, avec son visage rayonnant de générosité, était un, admirable type de beauté masculine.

Fausta comprit qu'elle avait devant elle un adversaire digne de sa puissance.

—Monsieur de Pardaillan, dit-elle, je vous pardonne d'être entré ici sans y être appelé. Je vous pardonne de m'avoir touché au front. Mais je vous déclare que vous ne sortirez pas d'ici vivant. Vous avez entendu les ordres que j'ai donnés?

Pardaillan fit oui de la tête. Fausta reprit avec un sourire livide:

—Je vous pardonne aussi, puisque vous allez mourir, d'avoir surpris mes secrets, de savoir qui je suis.

Pardaillan s'inclina.

—Madame, dit-il avec cette charmante naïveté de la voix et du regard qui n'appartenait qu'à lui, puisque vous voulez bien me pardonner tout cela, pourquoi donc voulez-vous me tuer?...

Fausta devint plus pâle qu'elle n'était. Et ce fut d'une voix morte, sans accent, qu'elle répondit:

—Vous allez comprendre d'un seul coup, monsieur de Pardaillan, combien je vous admire, combien je vous estime, et combien je suis sûre de vous tuer tout à l'heure. Je veux vous tuer, monsieur, parce que ce n'est pas au front, mais au coeur que vous m'avez touchée. Si je vous haïssais, je vous laisserais vivre. Mais il faut que vous mouriez, parce que je vous aime.

Pardaillan frémit. Ce qui venait d'être dit lui parut plus redoutable mille fois que l'ordre donné en sa présence. Il se sentit perdu... Et, pourtant, il voulut, par un calme absolu, demeurer digne de l'effrayante adversaire et maître de la terrasser. Voici ce qu'il répondit:

—Madame, vous m'aimez. Et moi aussi, vous m'apparaissez d'une si splendide hideur, vous êtes à mes yeux une si inconcevable force de beauté, de deuil et de terreur que je vous aimerais, oui, je vous aimerais, si je n'aimais...

—Vous aimez? dit Fausta, non pas avec colère, non pas avec curiosité, ni avec amour, ni avec haine, mais seulement avec cette effroyable froideur que nous avons signalée.

—Oui, j'aime, dit Pardaillan avec une infime douceur. Et j'aimerai jusqu'à la dernière minute de ma vie. Il n'y a pas dans mon âme d'autre sentiment possible que cet amour par lequel j'étais, sans lequel je ne serai plus. Je l'aime, madame, je l'aime morte...

—Morte!

—Ce fut presque un cri qui échappa à Fausta, une sourde exclamation où se heurtaient de l'étonnement, de la joie et peut-être aussi, qui sait? du regret. Car Fausta, sincère dans son rôle de vierge, eût triomphé dans son coeur d'une jalousie contre une vivante.

—Vous devez penser que je suis un misérable fou, reprit Pardaillan. Mais cela est. J'aime la morte, depuis seize ans qu'elle est morte... Aussi, madame, je vous le jure d'honneur, je bénirais la minute où les assassins que vous venez d'aposter vont se ruer sur moi, si je n'avais intérêt à vivre encore. Je vivrai donc, puisqu'il le faut.

Pour la seconde fois, Fausta ressentit comme une violente humiliation. Elle venait, ainsi que le disait Pardaillan, d'aposter des assassins prêts à se ruer. Et Pardaillan affirmait avec sa belle simplicité:

«Je vivrai donc puisqu'il le faut...»

Elle fut sur le point de donner le signal. Une intense curiosité, un ardent désir de mieux connaître cet homme la retinrent. Elle l'examinait avec un prodigieux étonnement. Il avait baissé la tête, comme pensif, après ce qu'il venait de dire. Il la releva soudain. Un fin sourire se jouait sur ses lèvres.

—Madame, dit-il, avant que je n'entreprenne de me colleter avec vos gens et de les réduire à la raison...

—Vous pensez les réduire! interrompit Fausta.

—Madame, je ne sortirai pas d'ici que je n'aie obtenu ce qu'il est nécessaire que j'obtienne, dit simplement Pardaillan. Et, pour cela, je dois tout d'abord vous dire comment j'ai pu entrer ici...

Et, en lui-même, Pardaillan s'écria:

«O ma digne Pâquette, ô ma tendre Roussette, voici pour vous sauver un peu... Il faut que vous sachiez, continua-t-il à haute voix, que j'ai un ennemi... excusez-moi, madame, ces détails sont nécessaires: cet ennemi est un moine jacobin, il s'appelle Jacques Clément. Ce moine, reprit Pardaillan, je me suis saisi de lui, tout à l'heure, lorsqu'il est sorti de votre palais. Et je sais ce qu'il veut faire.»

Pardaillan ne savait rien qu'une chose: c'est que Jacques Clément voulait tuer Henri III et qu'il était entré chez la Fausta. Tout le reste, avec sa vive imagination, il venait de le supposer. Et, tandis qu'il parlait, il se disait:

—Si je me trompe, je suis mort. Si Fausta n'a pas elle-même armé le bras de Jacques Clément, si elle n'a pas un immense intérêt à tuer Valois, je ne sortirai pas d'ici...

Fausta avait fermé les yeux. Il ne voyait pas ce qu'elle pensait. Mais il continua bravement:

—Frère Jacques Clément, madame, doit tuer Henri III. Et c'est vous qui le poussez à ce meurtre. Voilà ce que je sais, madame! Par Jacques Clément, en le forçant à parler, j'ai su comment on entrait ici; j'ai su son dessein, qui est le vôtre. Je connais ce moine depuis longtemps, madame. En le choisissant, je puis vous dire que vous avez choisi un terrible instrument. Il réussira. Il frappera Valois. De ce fait, M. le duc de Guise sera roi.

Il parlait lentement, comme on va pas à pas sur un terrain inconnu, plein de fondrières.

—Pour que Jacques Clément réussisse, continua-t-il, que faut-il tout d'abord?... Qu'il soit rendu à la liberté... Il faut ensuite que le roi Henri III ne soit pas prévenu que M. le duc de Guise veut le faire trucider...

Cette fois; le coup fut si rude que Fausta tressaillit. Pardaillan perçut ce tressaillement et respira longuement.

—Je commence à croire que je ne suis pas encore mort! songea-t-il.

—Ainsi, dit Fausta, le moine vous a avoué qu'il veut tuer Henri de Valois?

—Ai-je dit cela, madame? Mettons que je me suis trompé, car Jacques Clément ne m'a rien dit. Seulement, je sais qu'il doit tuer le roi pour le compte de Guise et, sachant cela, je me suis emparé de lui. Si je suis libre, si vous m'accordez la grâce que je viens solliciter, Jacques Clément est libre, et il va où il veut, il fait ce qu'il veut. Car que m'importe à moi que Valois vive ou meure! Mais, je vous le dis, la mort de ce roi intéresse le duc de Guise. Si Valois ne meurt pas promptement. Guise est perdu. Il le sait. Vous le savez. La vie de Henri III, c'est la mort de Guise et la vôtre!

A cet exposé si simple et si terrible, et si vrai, de toute la politique de cette époque, Fausta comprit qu'elle n'avait pas seulement devant elle un homme d'une bravoure exceptionnelle, mais aussi une intelligence d'une profonde sensibilité. Elle soupira. Et sa pensée, à ce moment, était celle-ci:

—Pourquoi ce pauvre gentilhomme sans feu ni lieu ne s'appelle-t-il pas duc de Guise?...

—Donc, reprit le chevalier, sachant sûrement que Clément a été armé par Guise, par vous, sachant que, de longtemps, vous ne retrouverez pas un homme capable, d'un geste de son bras, de changer les destinées du royaume de l'Eglise, moi, Pardaillan, je me suis emparé de ce moine. Et, si vous me frappez, il meurt, comme vous avez pu l'entendre par la promesse que Mgr le duc d'Angoulême vient de me faire. Il meurt. Henri III est prévenu que Guise le veut tuer. Guise est perdu, et vous aussi. Est-ce clair?

Fausta, blanche comme une morte, Fausta souffrait en ce moment comme elle n'avait jamais souffert. Elle haïssait cet homme qui la bravait, d'une haine furieuse, d'une haine humaine... elle qui avait voulu s'élever au-dessus de toute humanité... et elle était prête à se jeter à ses genoux, à crier grâce, à s'avouer vaincue, à humilier son orgueil, à proclamer son amour, à hurler enfin qu'elle n'était qu'une femme!...

—Que voulez-vous? demanda-t-elle rudement.

—Peu de chose; contre la liberté de Jacques Clément, je vous demande la vie et la liberté de deux hommes. Est-ce trop pour payer la mort d'un roi?...

—Deux hommes? dit Fausta surprise.

—Nous y voici donc, fit Pardaillan. Je vais vous dire, madame. Ces deux hommes, je ne les connais pas. Leur vie ou leur mort m'est indifférente, comme celle de Valois. Seulement, vous avez vu tout à l'heure ce jeune homme qui maintenant s'apprête à égorger Jacques Clément s'il ne me revoit pas. Eh bien, ce jeune homme a une mère qui s'appelle Marie Touchet. Et cette femme, un jour que mon père allait subir le supplice, est apparue dans la prison et a sauvé mon père... et moi, par la même occasion. Le fils de Marie Touchet m'est sacré, madame. Alors, voyez comme c'est simple: tout naturellement, je me suis mis à aimer ce qu'aime mon seigneur duc, et j'ai éprouvé une vive affection pour cette pauvre petite bohémienne que vous avez voulu faire brûler vive... Me suivez-vous, madame?

—Oui. Vous venez me demander Violetta. Mais j'ignore où elle peut être.

—Je viens, dit Pardaillan, vous demander la vie du père de Violetta et d'un autre malheureux; le prince Farnèse et maître Claude sont enfermés ici, condamnés à mourir. Ce sont ces deux hommes que je suis venu vous supplier humblement de rendre à la lumière du jour.

Ici, Fausta établit rapidement dans sa tête que quelqu'un autour d'elle la trahissait. Car comment Pardaillan eût-il appris que Claude et Farnèse étaient enfermés dans son palais? Elle dédaigna de se demander qui était ce traître.

—Ainsi, fit-elle d'une voix qui résonna avec une étrange douceur, vous êtes venu vous faire tuer ici dans l'espoir de sauver deux hommes que vous ne connaissez pas?

—Je crois que vous faites erreur, madame, dit Pardaillan. Je suis bien venu pour sauver ces deux hommes, mais je ne suis pas venu pour me faire tuer, puisque je vous ai dit tout au contraire qu'il est nécessaire que je vive encore. Je vous propose un marché, voilà tout, estimant que la vie de Jacques Clément que je tiens dans mes mains vous est plus précieuse que la vie de Farnèse et de Claude. Me serais-je trompé? ajouta-t-il avec une inquiétude réelle, si réelle qu'elle eût pu paraître feinte à toute autre que Fausta.

—Vous ne vous êtes pas trompé, dit-elle gravement. Et la preuve c'est que je fais grâce à ces deux hommes, condamnés pourtant par un tribunal dont les sentences sont sans appel.

Pardaillan demeura stupéfait. Il ne pouvait croire que la ruse naïve qu'il venait d'employer eût si pleinement réussi.

Mais Fausta venait de frapper deux coups sur le timbre. Un homme entra, et, au moment où il souleva la tapisserie, Pardaillan put voir derrière cette tapisserie des gens immobiles, l'épée à la main.

—Que font les prisonniers? demanda Fausta.

—Le prince Farnèse est assis dans un fauteuil, et le bourreau couché sur le tapis.

«Le bourreau!» s'exclama Pardaillan en lui-même; Une sorte d'angoisse l'envahit. Une sueur froide pointa à son front. Quel était ce bourreau?... Quelle mystérieuse accointance pouvait-il y avoir entre le bourreau et Violetta?... Car, ce bourreau, c'était celui qu'on appelait maître Claude! Celui que Violetta aimait plus encore que son père!...

—Que disent-ils? reprit Fausta.

—Ils ne disent plus rien. Ils semblent privés de sentiment. Cependant, ils vivent encore; la poitrine du cardinal se soulève avec effort, et on entend le souffle haletant de maître Claude...

—Horrible? murmura Pardaillan qui pâlit.

Fausta souriait d'un sourire aigu qui montrait ses dents, admirables perles qui brillaient, sous l'incarnat de ses lèvres...

—Qu'ont-ils dit? Qu'ont-ils fait depuis qu'ils ont commencé à mourir?

Dans les premières heures qui ont suivi la sentence du sacré tribunal, les deux condamnés sont restés immobiles, chacun dans un coin, comme prostrés et abattus. Puis le bourreau a cherché un moyen de sortir. Lorsqu'il eut constaté l'impossibilité de la fuite, il s'est tenu tranquille. Des heures se sont passées. Puis ils ont commencé à souffrir vivement, car ils se sont rapprochés Fun de l'autre et ont cherché dans un échange de paroles un oubli momentané de la souffrance.

L'homme parlait froidement; il ne faisait pas un récit; il faisait un rapport, voilà tout.

—Puis, continua l'homme, ils se sont séparés à nouveau. Le cardinal s'est assis dans un fauteuil et a fermé les yeux. Le bourreau s'est tenu debout dans l'angle opposé, regardant fixement devant lui. Enfin, sont arrivées les grandes souffrances. D'abord, des plaintes se sont élevées; puis ces plaintes sont devenues des cris; puis ces cris sont devenus des hurlements; la folie furieuse s'est déclarée; tous les deux se sont rués sur la porte qu'ils ont martelée de coups. Puis, peu à peu, après quelques heures de fureur, ils ont pleuré, ils ont demandé une goutte d'eau...

—Affreux! oh! c'est affreux! haleta Pardaillan.

—Continuez, dit simplement Fausta.

—Enfin, ils ont commencé de râler; les grandes souffrances sont passées et l'agonie, je crois, est bien proche.

Fausta se tourna vers Pardaillan, qui, livide, essuyait son front. Et elle dit:

—J'ai voulu, monsieur, vous faire savoir que ces deux hommes sont bien près de la mort...

Pardaillan fit un effort pour échapper à cette impression d'horreur qui venait de le paralyser.

—Qu'on ouvre la porte de leur chambre, qu'on ranime les deux condamnés. Qu'on les ramène à la vie et à la force par un prudent emploi de la liqueur qui nous sert en pareil cas. Puis, quand ils seront capables de marcher, qu'on les conduise jusqu'à la rue et qu'on les y laisse libres en leur disant que grâce leur est faite de par l'intercession de M. le chevalier de Pardaillan...

—Madame! murmura Pardaillan.

Fausta fit un geste hautain qui signifiait:

—Attendez! ce n'est pas fini entre nous!...

L'homme qui venait de faire le rapport s'était retiré. Un mortel silence s'établit. Pardaillan considérait avec une indéfinissable horreur cette femme, qui pourtant venait de lui donner si complète satisfaction. Près d'une demi-heure se passa ainsi. Puis l'homme reparut en disant:

—Les condamnés ont été ranimés selon l'ordre donné. Il ne reste plus qu'à les conduire jusqu'à la rue.

—Monsieur le chevalier de Pardaillan, dit Fausta, accompagnez vos amis jusqu'au grand vestibule: je vous attends ici... car, si je vous prouve que j'ai accepté le marché proposé, vous devez me prouver à votre tour que mon homme à moi est libre comme sont libres vos deux hommes à vous...

Elle fit un signe, et l'homme au rapport s'inclina et sortit, suivi de Pardaillan. Rapidement, le chevalier, à la suite de son conducteur, franchit deux ou trois vastes salles magnifiquement décorées, longea un couloir et parvint à une porte ouverte.

«C'est là», dit le conducteur.

Le chevalier entra et, assis sur des fauteuils, il vit le prince Farnèse et maître Claude. Un personnage vêtu de noir, quelque médecin sans doute, était penché sur eux et achevait de les rappeler à la vie...

Quelques minutes se passèrent. Pardaillan attendait, la gorge serrée par l'angoisse, regardant avec une maladive curiosité ces deux visages d'hommes sur lesquels la souffrance avait laissé des traces terribles.

Puis le personnage noir se releva avec un rire silencieux de satisfaction et se tourna vers Pardaillan:

—Ils en reviendront, dit-il avec une grimace qui voulait être sans doute un sourire. Ils en reviendront, s'ils prennent la précaution de manger et de boire avec une grande modération pendant huit jours: Louée soit notre souveraine sacrée qui fait grâce!

Là-dessus, le personnage noir fit une courbette et s'éclipsa. Pardaillan regarda vivement autour de lui, vit qu'il était seul, et, s'approchant de Famèse, lui glissa rapidement à l'oreille:

—En sortant d'ici, entrez à l'auberge voisine, rejoignez-y le duc d'Angoulême et allez m'attendre tous les trois à la Devinière, rue Saint-Denis. Eh bien, monsieur, continua-t-il à haute voix, comment vous trouvez-vous?...

Le cardinal et le bourreau eurent un regard effaré, vacillant, rempli de cet immense étonnement qui est le vertige de la pensée. Ils étaient pâles comme des spectres. Leurs joues étaient creuses, leurs yeux profondément enfoncés sous les orbites.

Mais, presque aussitôt, et avec une foudroyante soudaineté, le sang afflua à leurs visages. C'était la liqueur qui agissait. Ils se dressèrent, et leur premier mouvement fut de marcher à la porte; ils s'arrêtèrent avec une crainte d'enfants.

—Au nom de Violetta! murmura ardemment le chevalier.

—Violetta? balbutia Farnèse comme s'il eût éprouvé une grande difficulté à se souvenir et une plus grande encore à parler.

Mais ce nom ainsi jeté produisit sur l'esprit de Claude un effet comparable à celui que le violent révulsif avait produit sur son corps. Il eut une sorte de grondement. Ses poings énormes se serrèrent.

—Vous dites: Violetta! fit-il haletant.

—Oui! dit Pardaillan dans un souffle. Si vous l'aimez, faites ce que je dis: entrez au Pressoir-de-Fer, rejoignez-y le duc d'Angoulême, et, tous trois, allez m'attendre à la Devinière. Silence! On nous écoute...

En même temps, Pardaillan prit une main de Farnèse, une main de Claude et les entraîna:

—Venez, dit-il, n'avez-vous pas entendu que la glorieuse Fausta vous fait grâce?...

Les deux hommes marchèrent. Que leur arrivait-il? Qu'était-il arrivé? Où allaient-ils? Qui était cet homme? Ils ne savaient plus rien. Dans leur tête, il n'y avait que du vide...

Quelques instants plus tard, ils atteignaient le grand vestibule, traînés par le chevalier, qui lui-même était guidé par l'homme de Fausta. Toutes ces salles, ces couloirs qui se succédaient semblaient déserts. Mais, dans le vestibule, il y avait une vingtaine de gardes. La porte, la grande porte de fer s'entrouvrit. Dans le même instant, Farnèse et Claude se trouvèrent dehors.

Si peu de temps que la porte de fer eût été entrouverte, le chevalier en eût peut-être profité pour faire ce qu'il appelait une trouée à travers les gardes massés et se précipiter dehors. Il fut retenu par cette réflexion que, dans l'état où se trouvaient les deux condamnés graciés, il n'y avait pas de défense à espérer de leur part. Ils seraient poursuivis, rattrapés, et tout ce que venait de tenter Pardaillan serait inutile.

Il laissa donc la porte se refermer, et, suivant le même homme qui l'avait guidé, il se retrouva quelques instants plus tard en présence de Fausta. Il s'inclina devant elle, non sans émotion, et lui dit:

«Madame, c'est fait: ces deux malheureux sont libres.»

Et, comme Fausta ne répondait pas, abîmée qu'elle était dans quelque lointaine rêverie:

—Si peu que je sois, continua-t-il, si puissante et glorieuse que vous soyez, qui sait si la gratitude du pauvre chevalier ne vous sera pas un jour de quelque utilité?...

Fausta tourna légèrement la tête de son côté et dit:

—Où est le moine Jacques Clément?...

—Il est libre, madame, répondit Pardaillan sans hésitation. Aussi libre que le cardinal et le bourreau qui sortent de ce logis. Madame, continua-t-il, et une flamme d'intrépidité et d'audace empourpra son visage, libre à vous de me considérer comme un otage. Mais il ne sera pas dit que je vous aurai trompée après l'acte de générosité que vous avez accordé à mon humble prière. En vous l'avouant, je me retire sans doute tout espoir de salut, mais sachez-le: Jacques Clément n'a jamais été en mon pouvoir, et il n'est pas davantage en ce moment au pouvoir du duc d'Angoulême...

—En sorte, dit Fausta, que je puis donner l'ordre de vous mettre à mort sans que les projets du moine sur Henri III en soient interrompus?...

—Vous le pouvez, madame!

Et Fausta, de cette voix sans expression qui faisait frissonner les plus braves, reprit:

—Je vais donc donner cet ordre. Apprêtez-vous à mourir, chevalier!...

Pardaillan, d'un geste lent, tira sa rapière, regarda Fausta en face, et dit:

—Je suis prêt, madame!...

Fausta se leva et s'approcha de Pardaillan.

Celui-ci la reconnut à peine...

Ce n'était plus la statue glaciale et glacée. Ce n'était plus cette synthèse d'orgueil, cette figuration de majesté qui faisait courber les fronts et inspirait la terreur. Celle qui venait vers lui, c'était une femme dans tout l'éclat de la beauté qui s'exalte, dans toute la magnificence de l'amour qui se déchaîne et qui s'offre!...

Les yeux de cette femme, ces splendides yeux noirs pareils à des diamants noirs, versaient de la passion en jets de flamme. Ces yeux pleuraient. Des larmes lentes, silencieuses et brûlantes, qui s'évaporaient au feu des joues.

Pardaillan, des deux mains, s'appuya sur la garde de son épée dont la pointe s'appuyait au plancher. Il se tenait tout raide, dans une immobilité de stupeur.

Lorsque Fausta fut près de Pardaillan, palpitante, le sein soulevé par le tumulte de sa passion déchaînée, les yeux noyés d'une immense douleur, elle leva ses deux bras. Et ces bras, soudain, enveloppèrent le cou de Pardaillan... Et, quand elle le tint ainsi, tandis qu'un sanglot terrible râlait dans sa gorge, elle attira cette tête à elle... Et, alors, ses lèvres pâles, violemment, se posèrent sur les lèvres du chevalier...

La sensation brûlante de ce baiser fit tressaillir Pardaillan jusqu'au plus profond de l'être... mais ses lèvres, à lui, demeurèrent muettes!

Pardaillan reçut le baiser, le violent, le délirant baiser de la vierge. Et il ne le rendit pas... Pardaillan, jusqu'à son dernier souffle, devait aimer la morte!...

Fausta, lentement, dénoua ses bras et se recula...

Lorsqu'elle fut loin, presque au bout de la salle, près de disparaître, elle parla. Et sa voix parvint au chevalier comme une voix lointaine, peut-être une voix d'outre-tombe ou d'outre-ciel... Et voici ce qu'elle disait:

—Pardaillan, tu vas mourir... Non parce que tu t'es dressé devant ma puissance, non parce que tu m'as arraché Violetta, non parce que tu m'as combattue et vaincue... Pardaillan, tu vas mourir parce que je t'aime!...

Elle s'arrêta un instant. Le chevalier, toujours immobile et raide à la même place, toujours appuyé sur sa rapière debout devant lui, la regardait, l'écoutait, et il lui semblait voir une ombre qui s'évanouissait, il lui semblait entendre la musique d'un sanglot.

La voix d'ineffable douceur, mélopée d'amour et de douleur, qui sûrement était plus belle qu'une voix humaine, puisque Fausta, dans cette minute inouïe, s'élevait vraiment au-dessus de l'humanité. La voix reprit:

—Tu es aimé de celle qui n'a jamais aimé: la vierge d'orgueil et de pureté s'est humiliée devant toi; parce que je ne dois pas aimer, l'homme que j'aime doit mourir. Pardaillan, je pleure sur toi, et je te tue. Et, toi qui aimes la morte, toi qui as compris la gloire et l'harmonie de la fidélité, toi qui portes dans ton âme une morte, une morte vivante, tu comprendras le sens du baiser que la vierge a déposé sur tes lèvres. Puisque quelqu'un est entré malgré ma défense désespérée dans cette âme où nul ne devait pénétrer, celui que je porterai dans l'âme sera un mort, comme celle que tu portes, toi, une morte. Adieu, Pardaillan!

A ces mots, Fausta s'éloigna encore, ondoyante et flottante comme une ombre, puis, tout à coup, Pardaillan ne vit plus rien: il était seul; un silence funèbre, un silence de nuit profonde, pesait sur lui.

Mais il n'était pas homme à se perdre longtemps dans le rêve. Il ne tarda donc pas à reprendre pied sur terre, et, s'assurant que sa bonne rapière était toujours dans sa main, il sourit.

—Mourir! murmura-t-il. C'est bientôt dit. Mme Fausta, belle créature en vérité, et c'est dommage qu'un si beau corps renferme une telle méchanceté... m'assure que je vais être tué. Pourquoi? Parce qu'elle m'a embrassé. Par la tête et le ventre, le motif me paraît insuffisant, à moi!...

Cependant, comme la solitude et le silence continuaient à être aussi absolus que possible dans cette pièce, Pardaillan commença à se demander quel genre de mort lui réservait l'étrange magicienne.

Non sans essayer du pied le plancher à chaque pas, l'oeil au guet, la rapière au poing, il se dirigea vers la porte par laquelle il était entré, c'est-à-dire celle qui communiquait avec le Pressoir-de-Fer. Il essaya de l'ouvrir; mais il n'y avait là ni serrure ni verrou; la porte qui s'ouvrait au moyen d'un mécanisme devait se fermer de même; Pardaillan en acquit promptement la conviction.

Il faut pourtant que je m'en aille!

Et, résolument, il se dirigea vers le fond de la salle, vers cette tapisserie derrière laquelle avait disparu Fausta. Il souleva la tapisserie et se vit en présence d'un couloir désert... Où aboutissait ce couloir?

—Cordieu! murmura-t-il en s'avançant, il ne sera pas dit que j'aurai attendu ici le bon plaisir de cette damnée magicienne, comme un renard dans son terrier. En avant donc, et au diable le mystère!

Il avança donc à grands pas et aboutit bientôt dans une salle déserte. Mais, comme il venait d'y entrer, la porte se referma derrière lui. En même temps, à l'autre bout de la salle, une autre porte s'ouvrait...

—Il paraît que c'est par là que je dois passer, fit Pardaillan. Passons donc!

Et il continua de marcher, l'épée à la main. Il marchait dans du silence. Le palais était une solitude. Seulement, à mesure qu'il franchissait une porte, elle se refermait derrière lui. Il traversa ainsi plusieurs salles.

Il commençait à éprouver en quelque sorte une horreur pénétrante. Y avait-il danger de mort? Et où était ce danger? Et en quoi consistait-il?... Il y avait comme une menace lugubre dans ces portes qui se refermaient derrière lui, comme pour lui dire:

—Tu ne repasseras plus jamais par là!...

Et, pourtant, il ne s'arrêtait pas.

«Il faudra bien que j'aboutisse quelque part!» grommelait furieusement le chevalier, qui, pareil au prince de la légende, parcourait l'épée à la main cette façon de palais enchanté.

Et, malgré toute sa force d'âme, il éprouvait le vertige du danger inconnu. Une salle encore fut franchie, salle immense et somptueuse avec ses colonnes de jaspe... la salle du trône; puis deux ou trois pièces encore que Pardaillan traversa presque en courant, les yeux exorbités, l'angoisse au coeur, en criant à pleine voix:

—Mais tout le monde a donc peur de ma rapière, dans ce nid d'assassins!..

Pardaillan se trompait: c'était lui qui avait peur... peur du silence, de la solitude, de l'inconnu. Brusquement, il fut rassuré: il venait enfin de pénétrer dans une salle aux murailles nues. Mais, dans cette salle, il y avait des hommes, des gens en chair et os, bâtis comme lui!... Il respira longuement et se mit à rire, tout en tombant en garde.

Ces gens étaient au nombre d'une trentaine. Ils étaient armés d'épées et de poignards. Ils se tenaient debout, tout autour de la salle, contre les murs. A l'entrée de Pardaillan, aucun d'eux ne fit un geste. Et, dans la minute qui suivit, il eut le temps de bien se rendre compte de sa situation. Elle était terrible...

D'abord, la porte, comme toutes les autres, venait de se fermer. Ensuite, au milieu, au beau milieu du plancher, s'ouvrait un trou carré. Au fond de ce trou, il entendait mugir les eaux de la Seine. S'il faisait un faux pas en se défendant, il tombait dans le trou. S'il se déplaçait, en avant, en arrière, à gauche ou à droite, il se heurtait aux aciers qui luisaient confusément dans cet antre à peine éclairé!... Pardaillan se trouvait dans la salle des exécutions, c'est-à-dire dans cette salle même où maître Claude avait pénétré pour étrangler Violetta.

Il y eut, comme nous l'avons dit, une minute de silence.

«Si je pouvais seulement m'acculer à un de ces angles!» songeait Pardaillan.

Brusquement, retentit de l'autre côté des murs un bruit éclatant et prolongé, semblable au bruit que peuvent faire deux cymbales violemment heurtées l'une contre l'autre. Alors, les statues adossées aux murs s'animèrent et se mirent en mouvement, les épées en garde; dans le même instant, Pardaillan se vit au centre d'un cercle d'acier.

Ce cercle se resserra sans hâte. Chacun de ces hommes, l'épée nue en avant, marchait vers le trou noir qui béait. Ils ne semblaient pas voir Pardaillan, ni s'occuper de lui. Seulement, la manoeuvre apparut au chevalier d'une admirable simplicité: de quelque côté qu'il se tournât, il avait une pointe sur la poitrine. C'était sûr; il allait être lardé de coups d'épée, et, à force de reculer, il lui faudrait bien sauter dans le trou!...

Au moment même où les statues s'animaient et se mettaient en mouvement, il se rua en avant pour franchir le cercle d'acier, et porta devant lui deux ou trois coups de pointe. Et un frémissement de terreur le parcourut cette fois des pieds à la tête: il était sûr d'avoir touché deux de ses assaillants... de les avoir touchés à mort!... Et aucun ne tombait!...

Il comprit que tous ces hommes étaient vêtus de cottes de mailles qui les rendaient invulnérables, sauf au visage!... Et ces visages, alors, il les regarda. Car il eut le temps de les regarder!... Car les assaillants avançaient avec une effroyable lenteur... Et, cette fois, l'épouvante se glissa dans son coeur...

Car ces visages immobiles, sans un pli, sans expression, pareils à des visages de morts, il comprit que c'était des masques... Non, même pas au visage, il ne pouvait atteindre les formidables statues qui marchaient sur lui, lentement, combien lentement!...

Il jeta un rapide coup d'oeil derrière lui. H était à trois pas du trou carré ouvert pour le recevoir. Une deuxième fois, il se rua, silencieux, haletant, les cheveux hérissés... Et il recula: aucun des hommes n'était blessé, et lui venait d'être touché à l'épaule, au défaut de sa cuirasse de buffle.

Il se ramassa sur lui-même...

Le cercle d'acier se resserra encore un peu... les statues venaient de faire deux pas, et, maintenant, le cercle très étroit se composait de deux ou trois hommes en profondeur.

A ce moment, des mystérieuses profondeurs du palais, s'éleva un chant funèbre, comme si un grand nombre de moines ou de prêtres fussent rassemblés pour un De profundis. En même temps, une cloche se mit à sonner le glas et les mugissements d'un orgue se déroulèrent en larges volutes d'une musique plaintive et menaçante.

Pardaillan reçut la secousse du frisson mortel! C'était pour lui, ce glas! Il eut soudain ce sang-froid terrible, cette limpidité de vision, cette foudroyante rapidité de décision qui président aux «coups de folie».

Au moment précis où les pointes des épées allaient l'atteindre, le pousser dans le trou, il se baissa, se ramassa sur lui-même, se détendit soudain; il y eut dans les jambes des assaillants le grouillement bref d'une bête qui passe en mordant, d'un sanglier qui fonce, défense en avant; deux ou trois hurlements de douleur éclatèrent, et deux hommes tombèrent éventrés par la dague de Pardaillan, qui, ne pouvant frapper ni aux visages masqués ni aux poitrines cuirassées, décousait les entrailles!... L'instant d'après, il se trouvait hors du cercle infernal, et, se relevant d'un bond, gagnait un angle de la salle où il s'acculait.

Une minute de répit pendant laquelle les voix graves des moines lointains, le mugissement de l'orgue et le son de la cloche couvraient tout autre bruit.

Les bourreaux, les gens d'armes de Fausta eurent un instant d'effarement. Puis, l'un d'eux, le chef sans doute, prononça quelques mots brefs et rudes, et, aussitôt, dans une manoeuvre silencieuse et rapide, le cercle se brisa; ils se formèrent sur trois ou quatre rangs et marchèrent vers le coin où s'était acculé le condamné.

En cette minute, Pardaillan, le corps entier vibrant, les nerfs tendus à se rompre, la tête en feu, jeta un regard de fauve pris au piège. Et il souffla fortement, d'un souffle rauque... en même temps, il rengaina sa rapière et saisit un objet accroché au mur.

Cette salle était la salle des exécutions. C'était là qu'on tuait ceux que le tribunal secret avait condamnés. C'était la salle du bourreau... Et, comme c'était la salle du bourreau, un peu partout, aux murs, étaient accrochés en bon ordre les instruments du bourreau: ici des paquets de cordes, là une masse pour assommer, là des coutelas, plus loin des haches. Cet objet que Pardaillan venait de saisir, c'était une masse. Elle se composait d'une énorme boule de fer hérissée de pointes et emmanchée d'un bois rugueux à peine poli.

Ce fut, nous avons dit, une minute de répit pendant laquelle les meurtriers s'organisèrent pour un nouveau système d'attaque.

Pardaillan, sa masse à la main, les vit s'avancer sur lui de leur pas égal.

«Si j'attends, je suis mort», dit Pardailhan.

Dans le même instant, il saisit la masse à deux mains, et il marcha!... Souple, nerveux, effrayant à voir en cette suprême seconde, il fit trois pas. Et, alors, la masse énorme se souleva, tournoya au-dessus de sa tête, siffla, s'abattit; des coups sourds, de brefs soupirs de bêtes assommées, des corps qui tombaient d'une pièce, le nez à terre, des crânes fracassés; puis un tumulte effroyable, un désordre furieux dans la bande qui oubliait toute discipline, toute consigne de silence; et des hurlements de malédictions et cela tout couvert par les mugissements de l'orgue.

Pardaillan était au centre de la bande affolée qui tourbillonnait, hurlait, vociférait, essayait de lui porter le coup mortel... mais comment l'atteindre? La masse, la terrible masse de fer décrivait un cercle de mort! Campé sur ses deux jambes, comme s'il eût été là de toute éternité, sans un mot, avec un pétillement rouge au coin des yeux où flambait le rire extravagant d'une triomphante ironie, il n'avait au-dessus du torse, au-dessus de la tête, qu'un mouvement uniforme et foudroyant des deux bras manoeuvrant la masse...

Dans la bande, un recul désordonné. Sept cadavres sur le plancher. Et, dans ce recul de folie, toute une grappe humaine était poussée dans le trou! un homme tombait, se raccrochait, en entraînait un autre, et ils étaient cinq qui disparaissaient avec un effroyable hurlement!...

Et, alors, après cette attaque qui avait peut-être duré trois secondes, Pardaillan se mettait en marche! Il ne choisissait pas! Il allait droit devant lui, ne s'inquiétant pas de frapper, laissant à la masse énorme le soin de choisir des victimes, dans le bondissement échevelé de la bande disloquée, émiettée, éperdue d'épouvante!

Lorsqu'il atteignit l'autre extrémité de la grande salle, il se retourna et se reposa une seconde sur sa masse, et il apparut ruisselant de sueur, un râle aux lèvres, son large torse soulevé par l'effort précipité de la respiration, sa tête pâle terrible à voir avec le flamboiement d'éclairs jailli de ses yeux, ses narines dilatées, le rire de silence et de démence, le rire épouvantable qui lui retroussait les lèvres...

Il se reposa une seconde. Et, dans cette seconde, comme à travers un brouillard rouge, il vit sur le plancher une douzaine de corps recroquevillés dans des poses de terreur, il vit le plancher jonché d'épées brisées et de masques en treillis de fer, il vit de larges flaques de sang, et, sur les murs, des éclaboussures rouges... Et, contre un des panneaux, à l'endroit sans doute où se trouvait la porte, quelques hommes qui, furieusement, frappaient du pommeau de leurs épées, qui appelaient de leurs voix délirantes d'angoisse!...

La porte, fermée par un mécanisme, ne s'ouvrait pas!... Suprême précaution de Fausta, qui avait voulu la mort de Pardaillan, sans espoir de fuite... peut-être sans possibilité qu'elle cédât elle-même à la pitié!...

Il comprit tout cela, lui! Et ils le comprirent aussi, eux! Car, cessant tout à coup leurs vains appels, ils se réunirent en groupe, et, farouches, avec des imprécations sauvages, se ruèrent sur lui...

Deux pas en avant! Et la masse se lève! Cette masse que le bourreau a de la peine à soulever pour la laisser retomber une seule fois, la masse énorme recommence à tournoyer! Impossible d'approcher l'homme!... Ils reculent! Et lui se remet en marche!

Il marcha d'un bout à l'autre de la salle, et, brusquement, il fut secoué d'un rire nerveux: dans la fuite affolée, entrechoquée, bondissante, trois hommes encore venaient de tomber dans le trou noir!... Ils n'étaient plus que sept ou huit.

Et ceux-là étaient ivres d'épouvanté, sans voix, à force de hurler leur désespoir...

Par trois fois encore, ils essayèrent de se ruer sur lui, de l'atteindre où ils pouvaient, au bras, au visage, aux jambes... A chaque fois, c'était un crâne qui sautait! La masse accomplissait sa besogne, tournait rencontrait une tête, une épaule, un bras, fracassait, broyait... Et, tout à coup, Pardaillan vit qu'il était seul debout!... Alors, sa masse lui tomba des mains. Il essaya de la soulever sans y parvenir, et murmura:

«Pauvres gens!»

Dans le palais, les voix funèbres psalmodiaient sa mort....

Tout à coup, un grand silence se fit. Pardailîan comprit qu'on allait venir, qu'on allait ouvrir la porte et s'assurer que la besogne était terminée, c est-a-dire qu'il avait été tué, précipité dans le fleuve. Cette pensée le fit tressaillir et lui rendit son sang-froid.

«Chacun défend sa peau comme il peut, grogna-t-il. C'est ici un champ de bataille. J'ai tué pour ne pas l'être. Mais, puisque j'ai tant fait que de me défendre de mon mieux, il est temps de quitter ce logis.»

En parlant ainsi, il guignait de l'oeil le trou où on avait voulu le précipiter: c'était en effet le seul passage ouvert pour une fuite. Il s'approcha du bord, se mit à genoux, regarda, et ne vit rien que les ténèbres; mais, au fond, il entendit très bien les eaux du fleuve qui se brisaient avec de sourds murmures et des glissements soyeux.

Il n'avait plus une seconde à perdre. Il s'accrocha des deux «mains aux bords et, ainsi suspendu, se laissa plonger dans le trou; alors, du bout des pieds balancés dans le vide, il chercha... Et ce qu'il avait prévu arriva.

Cette salle des exécutions surplombait le fleuve, avons-nous dit. Elle ne faisait point partie de la bâtisse du palais. C'était une annexe. Le plancher reposait sur un échafaudage de madriers qui sortaient de l'eau. Les pieds de Pardaillan heurtèrent l'un de ces madriers. Ce madrier partait de quelque autre poutre et s'élevait en diagonale jusqu'au plancher.

Les pieds de Pardaillan, remontant et tâtonnant, suivirent cette ligne diagonale qui aboutissait presque à l'orifice du trou. Une sorte de plainte s'échappa alors des lèvres de Pardaillan: c'était le cri de joie de l'homme qui se sait sauvé!...

A la force des poignets, il remonta alors, jusqu'à ce qu'il sentît que le madrier était de plus en plus proche de l'orifice, de plus en plus rapproché de lui, et, alors, cette poutre, il l'enlaça de ses deux jambes avec la frénétique puissance de l'homme qui ne veut pas mourir, et, quand il fut ainsi accroché, ses mains lâchèrent les bords du trou auxquels elles se cramponnaient; dans le même instant, il enlaça la poutre de ses deux bras... et il se laissa glisser...

Moins d'une seconde plus tard, il atteignit le point où le madrier diagonal s'appuyait sur une poutre verticale, comme une branche s'appuie au tronc. Il se laissa glisser encore, et, bientôt, il sentit qu'il entrait dans l'eau.

«Prenons un peu de repos, songea-t-il, puis je me mettrai à nager, et c'est bien du diable si je n'atteins pas l'une ou l'autre des berges...»

Comme il disait ces mots, quelque chose le heurta mollement. Pardaillan toucha la chose, l'inspecta des mains, et un frisson d'horreur le parcourut: cette chose, c'était un cadavre, le cadavre de l'un des hommes tombés dans le fleuve. Presque au même instant, d'un autre côté, il fut heurté par un autre cadavre que les flots soulevaient. Puis, dans la même seconde, un autre, et encore d'autres cadavres, autour de lui, autour de cette poutre à laquelle il se cramponnait: le flot les berçait, les soulevait, les laissait retomber... mais ne les entraînait pas!

Pourquoi ne les entraînait-il pas?

Tous ces cadavres l'entouraient et tournaient au gré du tourbillon d'eau qui se formait là; on eût dit qu'ils l'appelaient, lui faisaient signe de les suivre et cherchaient à l'entraîner. Et cela dépassait les limites de l'horreur...

L'homme est au fond du trou noir, cramponné à sa poutre, les ongles incrustés dans les mousses visqueuses du bois, suspendu au-dessus des eaux noires qui glissaient à travers d'autres poutres et allaient se heurter aux fondations du palais; et, contre lui, tout autour de lui, ces cadavres qui ne voulaient pas s'en aller, qui le touchaient, le heurtaient, l'enlaçaient de leur ronde effroyable!

Pardaillan demeurait stupide d'horreur, les cheveux hérissés, la bouche ouverte par un cri qui ne sortait pas, les yeux dilatés pour voir... mais il ne voyait pas, ou du moins il ne distinguait que confusément. Et, d'abord, la faculté de penser fut enrayée dans son esprit, où il n'y eut plus qu'épouvante et ténèbres; puis la sensation d'angoisse, la vertigineuse horreur de cet enlacement par des cadavres qui remuaient dans l'eau fut si atroce qu'il sentit sa pensée se réveiller.

Cette impression s'évanouit à son tour, et, par un effort furieux, Pardaillan parvint à écarter en partie l'épouvante. Il leva la tête, et, là-haut, l'orifice carré du trou lui apparut dans une vague lueur. Alors, il songea à fuir l'étreinte macabre, les attouchements des cadavres en remontant là-haut. Peut-être trouverait-il un moyen de sortir du palais.

Il commença à se hisser et, bientôt, il fut hors de l'atteinte des cadavres. Mais, au-dessous de lui il les entendait s'entrechoquer doucement et continuer leur ronde dans le mystère de la mort. Cependant, il respira alors. Une acre sueur glacée coulait sur son visage, mais il ne pouvait s'essuyer, et il n'y pensait pas, toutes les ressources de ses forces étant employées à un seul résultat: remonter dans la salle, fuir! fuir à tout prix!...

Et, comme il était à peu près à mi-chemin entre l'orifice, là-haut, et les cadavres en bas, il entendit des voix; un frisson mortel, alors, se glissa le long de son échine; il ne pouvait plus remonter dans la salle, car, dans la salle, maintenant, retentissaient des pas nombreux, des exclamations, des imprécations...

Donc, s'il descendait, il retombait à l'abominable cauchemar des cadavres, il s'engouffrait dans la folie. S'il remontait, à peine sa tête apparaîtrait-elle à l'orifice qu'il serait assommé, précipité parmi les cadavres...

Pardaillan, ses deux bras et ses deux jambes frénétiquement serrés autour de la poutre, s'arrêta, haletant, hagard, la tête perdue. Soudain, la rumeur dans la salle s'apaisa d'un coup, et il entendit une voix, il reconnut la voix qui disait:

—Que se passe-t-il?... Où est le condamné?...

Et Pardaillan entendit qu'on répondait:

—Votre Sainteté peut voir que le sire de Pardaillan a été précipité par nos hommes; mais il nous en coûte cher! Quel carnage!...

Pardaillan leva la tête et aperçut des ombres qui se penchaient. Distinctement, il reconnut Fausta. Il la vit pendant près d'une minute. Il entendit le rauque soupir qui s'exhala de son sein. Puis, lentement, elle se redressa. L'homme qui avait parlé dit alors:

—Heureuse idée qu'a eue Votre Sainteté de faire établir la nasse!...

«La nasse!» gronda Pardaillan en lui-même, avec une nouvelle épouvante.

«De cette façon, continuait l'homme, il n'y a plus de fuite possible, comme c'est arrivé pour Claude...

Il y eut quelques instants de silence. Pardaillan songeait:

«Ils vont s'en aller; alors, je remonterai; et, puisqu'ils me croient mort, j'ai des chances de m'en tirer; mais qu'est-ce que cette nasse?...

Il y eut dans la salle des allées et venues; puis, plus lointaine, mais distincte encore, il entendit la voix de Fausta:

—Que demain on ouvre la nasse afin que ces corps puissent s'en aller au fil de l'eau... et qu'on referme la trappe...

Dans le même instant, cette lueur vague qu'il voyait au-dessus de sa tête s'éteignit brusquement, et il entendit un bruit sourd: c'était la trappe qui se refermait! le trou carré que l'on bouchait!...

Pardaillan reçut alors le choc des désespoirs sans remède: il était perdu; rien ne pouvait le sauver. En effet, toute issue lui était bouchée par en haut. Et, quant à fuir par le fleuve, il comprenait maintenant que c'était impossible! Il comprenait pourquoi l'eau n'avait pas entraîné les cadavres! Il comprenait, il imaginait que l'infernale Fausta, à la suite de l'évasion de Claude, avait fait établir une sorte de puits en treillis plongeant sans doute jusqu'au lit du fleuve, ou mieux, formant, comme avait dit l'homme, une nasse d'où on ne pouvait sortir!...

Dans un dernier effort, il se hissa jusqu'au point où venait s'arc-bouter la poutre diagonale par laquelle il était descendu et il put s'asseoir sur la fourche que cela formait. Il était temps! Il était à bout de force et de souffle... Mais là, il respira, et, presque aussitôt, dans cette âme formidable, la réaction s'opéra...

A cheval sur la fourche, le dos appuyé à la poutre diagonale, Pardaillan éprouva alors une détente, un repos du corps et de l'esprit qui lui parut un délice. Toutes ces sensations d'horreur et de terreur qu'il avait éprouvées disparurent; il ferma les yeux: il eut un sourire, et un grand apaisement se fit en lui...

«Dans la nasse! murmura-t-il avec un grondement indistinct! Ni plus ni moins qu'un goujon de Seine! Mais je ne suis pas un goujon, madame!...»

Brusquement, ce murmure se tut. Il n'y eut plus rien que le souffle régulier d'une respiration, et, en bas, le glissement soyeux de l'eau, les tamponnements flous des cadavres qui se heurtaient mollement et continuaient leur ronde macabre...

Pardaillan dormait!...




TABLE

Prologue

I.—Violetta

II.—La place de Grève

III.—Pardaillan

IV.—Le bourreau

V.—La maison de la Cité

VI.—La bonne hôtesse

VII.—L'orgie

VIII.—Double chasse

IX.—L'absolution

X.—Le père

XI.—Le pacte

XII.—La Fausta

XIII.—La reine mère

XIV.—Sixte-Quint

XV.—Saïzuma

XVI.—La vision de Jacques Clément

XVII.—La vision de Jacques Clément (Suite)

XVIII.—La maison de la butte Saint-Roch.

XIX.—Le meunier

XX.—L'attaque du moulin

XXI.—L'abbaye de Montmartre

XXII.—Le coeur de Fausta

XXIII.—Le spectre

XXIV.—La soeur Philomène

XXV.—L'été de la Saint-Martin

XXVI.—L'enclos du couvent

XXVII.—Les amants

XXVIII.—Conseil de guerre

XXIX.—La vierge guerrière

XXX.—Violetta

XXXI.—Les Fourcaudes

XXXII.—Le secret de Belgodère

XXXIII.—La chevalière

XXXIV.—Les deux pères

XXXV.—L'épopée

XXXVI.—Belgodère

XXXVII.—Claude

XXXVIII.—Le tribunal secret

XXXIX.—Le mariage de Violetta

XL.—Le mariage de Violetta (suite)

XLI.—Le mariage de Violetta (fin)

XLII.—Héroïsme de Pardaillan

XLIII.—Conseil de famille

XLIV.—Le tigre amoureux

XLV.—La revanche de Bussi-Leclerc

XLVI.—Monologue de Pardaillan

XLVII.—La Bastille

XLVIII.—Où Pardaillan visite la Bastille

LIX.—L'auberge du Pressoir-de-Fer

L.—Où Pardaillan découvre que l'hôtesse est plus belle qu'elle n'en a l'air

LI.—Le palais de Fausta









End of the Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan--Tome 03, La Fausta
by Michel Zévaco

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