Project Gutenberg's Les Pardaillan 02, L'épopée d'amour, by Michel Zévaco

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Title: Les Pardaillan 02, L'épopée d'amour

Author: Michel Zévaco

Release Date: August 31, 2004 [EBook #13339]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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MICHEL ZÉVACO

LES PARDAILLAN-2




L'épopée d'amour




I

OU UNE MINUTE DE JOIE FAIT PLUS QUE DIX-SEPT ANNÉES DE MISÈRE

Le maréchal de Montmorency avait retrouvé, au bout de dix-sept ans, sa femme, Jeanne de Piennes, sa femme dont la félonie de son frère cadet, le maréchal de Damville, l'avait séparé.

Il revoyait, comme dans un songe, la scène où Damville feignait de lui avouer qu'il avait été l'amant de Jeanne... son duel avec lui où il avait cru le laisser mort sur place... et la disparition de la comtesse de Piennes, duchesse de Montmorency.

Il revoyait son divorce, son mariage avec une autre femme que, d'ailleurs, il n'avait jamais aimée, l'image de la première demeurant tout entière en son coeur.

Les années coulaient et, soudain, un jeune seigneur, un jeune héros, le chevalier de Pardaillan, lui apportait une lettre de celle qu'il croyait à jamais disparue de sa vie.

Jeanne de Piennes était vivante!

Dans sa lettre, elle en appelait à son ancien seigneur et maître, elle clamait la félonie de Damville, elle demandait grâce et secours pour Loïse, sa fille, à lui, duc de Montmorency.

Une aube de gratitude et de joie s'était levée dans l'âme du vieux duc: il avait été, mais en vain, en appeler de son frère à la justice du roi, en vain il l'avait provoqué, sachant qu'il tenait en son pouvoir Jeanne et sa fille, en vain il avait fouillé Paris pour les retrouver, et il allait retomber dans sa nuit de deuil quand, de nouveau, le chevalier de Pardaillan était venu à lui.

Ce jeune homme, héros d'un autre âge, dont peut-être il devinait confusément le secret, l'avait conduit par la main à la demeure mystérieuse où se cachait tout ce qu'il avait aimé au monde, l'avait mis en présence de Jeanne de Piennes, la première duchesse de Montmorency.

L'heure tant espérée, après dix-sept ans de larmes et de deuil, était enfin sonnée.

Enfin, il retrouvait tout ce qu'il avait chéri et qui avait été la joie de son coeur, la moelle de ses os, l'essence même de son être; en un mot, celle qu'il avait aimée.

Hélas! comme une sève trop puissante fait craquer le bourgeon, le bonheur avait fait craquer le cerveau de celle qui avait été sienne.

Comment la retrouvait-il?

Folle?...

Jeanne de Piennes, dans les derniers jours de son martyre, alors qu'elle se sentait mortellement atteinte, ne vivait plus qu'avec une pensée:

«Il ne faut pas que je meure avant d'avoir assuré le bonheur de ma fille... Et quel bonheur peut-il y avoir pour la pauvre petite tant qu'elle ne sera pas sous l'égide de son père!... Oui! retrouver François, même s'il me croit encore coupable... mettre son enfant dans ses bras... et mourir alors!...»

Lorsqu'elle interrogea le chevalier de Pardaillan, lorsque celui-ci lui dit que c'était à un autre que lui de dire comment sa lettre avait été accueillie par le maréchal, Jeanne eut dès lors la conviction intime que François avait lu la lettre, et qu'il savait la vérité. Et elle attendit.

Lorsque le vieux Pardaillan lui annonça que le maréchal était là, elle ne parut pas surprise.

Aucune commotion ne l'agita. Seulement, elle murmura:

«Voici l'heure où je vais mourir!...»

La pensée de la mort ne la quittait plus. Elle ne la désirait ni ne la craignait.

Au vrai, elle se sentait mourir.

Qu'y avait-il de brisé en elle? Pourquoi le retour du bien-aimé n'avait-il provoqué dans son âme qu'une sorte de flamme dévorante et aussitôt éteinte? Elle ne savait.

Mais, sûrement, quelque chose se brisait en elle. Et elle put se dire: Voici la mort! Voici l'heure du repos!...

Elle étreignit convulsivement Loïse dans ses bras et murmura à son oreille quelques mots qui produisirent sur la jeune fille quelque foudroyant effet, car elle essaya en vain de répondre, elle fit un effort inutile pour suivre sa mère et elle demeura comme rivée défaillante, soutenue par le vieux Pardaillan.

Telle était l'immense lassitude de Jeanne, telle était la morbide fixité de sa pensée, qu'elle ne s'aperçut pas de l'évanouissement de Loïse.

Elle se mit en marche en songeant:

«O mon François, ô ma Loïse. Je vais donc vous voir réunis! Je vais donc pouvoir mourir dans vos bras!...»

Elle ouvrit la porte que lui avait indiquée Pardaillan et elle vit François de Montmorency.

Elle voulut, elle crut même s'élancer vers lui.

Elle crut pousser une grande clameur où fulgurait son bonheur.

Et tout ce mouvement de sa pensée se réduisit brusquement à cette parole qu'elle crut prononcer:

«Adieu... je meurs...»

Puis il n'y eut plus rien en elle.

Seulement, ce ne fut pas son corps qui mourut...

Sa pensée seule s'anéantit dans la folie: cette femme qui avait supporté tant de douleurs, qui avait tenu tête à de si effroyables catastrophes, cette admirable mère qui n'avait été soutenue pendant son calvaire que par l'idée fixe de sauver son enfant, cette malheureuse enfin s'abandonna, cessa de résister dès l'instant où elle crut sa fille sauvée, en sûreté! la folie qui, sans doute, la guettait depuis des années, fondit sur elle.

Dix-sept ans et plus de malheur n'avaient pu la terrasser.

Une seconde de joie la tua.

Mais, par une consolante miséricorde de la fatalité qui s'était acharnée sur elle,—si toutefois il est des consolations dans ces drames atroces de la pensée humaine!—par une sorte de pitié du sort, disons-nous, la folie de Jeanne la ramenait aux premières années de sa radieuse jeunesse, de son pur amour, dans ces chers paysages de Margency, où elle avait tant aimé...

Pauvre Jeanne! Pauvre petite fée aux fleurs!

L'histoire injuste ne t'a consacré que quelques mots arides. Pour le rêveur qui aime à pénétrer d'un pas hésitant dans les sombres annales du passé, qui cherche en tremblant parmi l'amas des décombres, l'humble fleurette qui a vécu, aimé, souffert, tu demeures un pur symbole de la souffrance humaine, et nous qui venons de retracer ta douleur, nous saluons d'un souvenir ému ta douce et noble figure.

Lorsque le maréchal de Montmorency revint à lui il se souleva sur un genou et, jetant à travers la salle le regard étonné de l'homme qui croit sortir d'un rêve, il vit Jeanne assise dans un fauteuil, souriante la physionomie apaisée, mais, hélas! les yeux sans vie.

Une jeune fille agenouillée devant elle, la tête cachée dans les genoux de la folle, sanglotait sans bruit.

François se releva et s'approcha, en titubant, de ce groupe si gracieux et si mélancolique.

Il se baissa vers la jeune fille et la toucha légèrement à l'épaule.

Loïse leva la tête.

Le maréchal la prit par les deux mains, la mit debout sans que sa mère essayât de la retenir et il la contempla avec avidité.

Il la reconnut à l'instant.

Loïse était le vivant portrait de sa mère.

Ou plutôt elle était le commencement de Jeanne telle qu'il l'avait vue et aimée à Margency.

«Ma fille!» balbutia-t-il.

Loïse, toute frissonnante de sanglots, se laissa aller dans les bras du maréchal et, pour la première fois de sa vie, avec un inexprimable ravissement mêlé d'une infinie douceur, elle prononça ce mot auquel ses lèvres n'étaient pas accoutumées...

«Mon père!...»

Alors, leurs larmes se confondirent. Le maréchal s'assit près de Jeanne dont il garda une main dans sa main, et prenant sa fille sur ses genoux, comme si elle eût été toute petite, il dit gravement:

«Mon enfant, tu n'as plus de mère... mais, dans le moment même où ce grand malheur te frappe, tu retrouves un père...»

Ce fut ainsi que ces trois êtres se trouvèrent réunis.

Lorsque le maréchal et Loïse eurent repris un peu de calme à force de se répéter qu'à eux deux ils arriveraient à sauver la raison de Jeanne, lorsque leurs larmes furent apaisées, ce furent de part et d'autre les questions sans fin.

Et François apprit ainsi par sa fille, en un long récit souvent interrompu, quelle avait été l'existence de celle qui avait porté son nom...

A son tour, il raconta sa vie, depuis le drame de Margency.

Et au moment où, enlacés, ils déposèrent sur le front pâle de Jeanne leur double baiser, il était près de minuit.




II

OÙ LA PROMESSE DE PARDAILLAN PÈRE
EST TENUE PAR MAÎTRE GILLES

Le maréchal de Damville, après avoir assisté a l'investissement de la maison de la rue Montmartre, s'était empressé de regagner l'hôtel de Mesmes.

Il tenait les deux Pardaillan et se promettait de ne pas les laisser échapper.

En effet, la mort seule de ces deux hommes pouvait lui garantir sa propre sécurité. Ils étaient tous les deux possesseurs d'un secret qui pouvait l'envoyer à t'échafaud.

Lorsque, persuadé que le vieux Pardaillan avait suivi la voiture qui enlevait Jeanne de Piennes, le maréchal s'était décidé à rompre avec lui, il avait en même temps décidé de supprimer ce dangereux auxiliaire.

Il se privait ainsi d'un aide précieux.

Mais il y gagnait une certaine tranquillité en ce qui concernait ses prisonnières.

Damville s'était jeté dans la conspiration de Guise uniquement en haine de son frère: pour acquérir Damville, Guise avait promis la mort de Montmorency. François mort, assassiné par quelque bon procès, Henri devenait le chef de la maison, l'unique héritier, un seigneur presque aussi puissant et peut-être plus riche que le roi; on lui donnait l'épée de connétable qu'avait illustrée son père; il était presque le deuxième personnage du royaume!

Voilà les pensées qui, lentement, s'étaient agglomérées dans la conscience du rude maréchal, et dont la pensée initiale avait été le désir effréné de se débarrasser de son frère.

Or, cette haine elle-même avait pris sa source dans l'amour d'Henri pour Jeanne de Piennes.

Repoussé à Margency par la fiancée de son frère, il s'était atrocement vengé.

Les choses en étaient là lorsqu'il rencontra Jeanne et s'aperçut ou crut s'apercevoir que sa passion mal éteinte se réveillait plus ardente que jadis.

La conspiration qui devait faire Guise roi de France conduisait Damville à la puissance; du même coup, son frère disparaissait; Jeanne de Piennes n'avait plus de raison de demeurer fidèle à François; et cette puissance acquise conduisait Henri à la conquête de Jeanne.

On s'explique maintenant que Damville s'empressât de se saisir de Jeanne et de sa fille pour que François ne pût jamais les rencontrer; on s'explique aussi sa modération relative vis-à-vis de ses prisonnières.

Il voulait un beau jour apparaître à Jeanne et lui dire:

«Je suis immensément riche, je suis le plus puissant du royaume après le roi; je serai peut-être un jour roi de France, car, en notre temps, le pouvoir appartient aux plus audacieux. Voulez-vous partager cette puissance et cette richesse, en attendant que je place une couronne sur votre tête?»

Et il ne doutait pas d'éblouir Jeanne de Piennes!

On comprend donc l'immense intérêt qu'avait Damville à ce que le chevalier de Pardaillan, féal de Montmorency, croyait-il, ignorât toujours où se trouvaient Jeanne et Loïse.

De là, la nécessité de cacher cette retraite au vieux Pardaillan qui n'hésiterait pas à avertir son fils! De là, la fureur du maréchal lorsque d'Aspremont lui eut persuadé que le vieux routier avait suivi la voiture! De là. Sa résolution de le tuer d'abord, de tuer ensuite le fils!

Or, il croyait que le vieux Pardaillan était mort au moment où il quitta Paris pour se rendre à Blois à la suite du roi.

Maintenant on comprend sa stupéfaction, sa rage, et aussi sa terreur de retrouver Pardaillan bien vivant, Pardaillan avec son fils!

Et quelles durent être ses pensées lorsqu'il vit Jeanne elle-même!...

C'était l'écroulement de tout son plan.

Les Pardaillan dénonçant la conspiration, François reprenant Jeanne, il vit tout cela d'un coup d'oeil, et lorsqu'il reprit le chemin de l'hôtel de Mesmes, il était bien résolu à obtenir un ordre du roi, à revenir lui-même faire le siège de la maison, de tuer de sa main les deux Pardaillan.

Il voulait avant tout savoir comment le vieux Pardaillan, qu'il avait laissé pour mort au fond de sa cave, se trouvait parfaitement en vie, et comment Gilles avait pu laisser Jeanne de Piennes s'échapper de chez Alice.

Il avait cédé à la prière menaçante de Jeanne en lui disant: «Ces deux hommes sont à vous, prenez-les!» Mais, en cédant, il s'était dit simplement qu'ainsi il les tenait tous quatre et qu'il les reprendrait dans un seul coup de filet.

Malgré ces assurances qu'il se donnait à lui-même, il se sentait dévoré d'inquiétude et, lorsqu'il atteignit l'hôtel de Mesmes, il écumait de rage.

Il parcourut rapidement l'hôtel sans retrouver personne.

«Fou que je suis! gronda-t-il, le misérable Gilles doit se trouver lui aussi aux Fossés-Montmartre!... à moins qu'il n'ait fui!...»

Il allait rebrousser chemin et sortir lorsqu'il eut l'idée de pousser jusqu'à l'office.

Il lui fallut pour cela longer ce corridor où se trouvait la porte de la fameuse cave et où avait eu lieu la grande bataille de Pardaillan.

Or, en passant devant la cave, le maréchal vit la porte ouverte.

Il se pencha et aperçut une faible lueur.

«Si ce pouvait être lui!» grinça-t-il entre ses dents. Cette cave qui eût dû être la tombe de Pardaillan deviendrait celle de Gilles, voilà tout. Il n'y aurait que le cadavre de changé!

Il descendit avec précaution.

A mesure qu'il descendait, l'intérieur de la cave lui apparaissait plus nettement.

Un spectacle étrange, presque fantastique, s'offrit à sa vue.

Il se glissa alors sans bruit dans un angle obscur pour ne rien perdre du spectacle en question.

La scène que nous allons retracer et qui se déroula sous les yeux du maréchal, était éclairée par une torche de résine qui traçait un cercle de lumière, tandis que le restant de la vaste cave demeurait plongé dans les ténèbres.

Dans ce cercle de lumière, éclairé par les lueurs fumeuses de la torche, apparaissaient deux hommes.

L'un d'eux était debout, attaché par des cordes à une espèce de poteau de torture.

L'autre était assis sur un billot de bois, en face du patient.

Celui qui était attaché au poteau était assez jeune encore; il avait une figure blême de terreur et poussait des gémissements à fendre l'âme la plus dure.

L'autre était un vieillard à physionomie démoniaque; une espèce de rictus balafrait ce visage couturé de rides.

Il était accroupi plutôt qu'assis sur son billot, et il s'occupait très consciencieusement à aiguiser son couteau.

Or, ce vieux qui semblait se préparer à quelque besogne de bourreau, c'était Gilles.

Le jeune, c'était Gillot.

Expliquons, en quelques mots, comment Gillot se trouvait dans cette cave alors que la plus élémentaire notion de la prudence eût dû lui conseiller de mettre le plus d'espace possible entre lui et son digne oncle.

Gillot avait reçu du ciel un certain nombre de vices en partage. Il était poltron, cafard, libidineux, gourmand ou plutôt goinfre, paresseux, fainéant, méchant quand il pouvait, lâche par conséquent, en somme un répugnant personnage.

Mais par-dessus tout, Gillot était avare.

Il tenait cela de son oncle, qui était l'avarice incarnée.

Ce fut cette avarice qui perdit l'infortuné Gillot, de même que l'amour perdit Troie.

En effet, au moment où, après l'héroïque résistance de Gilles, qui, comme on l'a vu, s'était obstinément refusé à révéler le secret du maréchal, Gillot, pour sauver ses oreilles, avait raconté à Pardaillan en quelle maison se trouvaient Jeanne de Piennes et Loïse; à ce moment-là, disons-nous, profitant de la prostration de son oncle et de l'émotion des deux Pardaillan, Gillot s'était éclipsé sans bruit.

Il venait de sauver ses oreilles—ces larges oreilles auxquelles, d'après les dires du vieux Pardaillan, qui avait des idées spéciales en esthétique, il avait si grand tort de tenir.

Mais ce n'était pas tout, les oreilles ne constituant en somme qu'un ornement de sa figure.

Il s'agissait maintenant de sauver le corps tout entier.

Pardaillan n'avait menacé que les oreilles, et encore prétendait-il ainsi embellir la face rougeaude de Gillot.

Mais Gilles! Ah! l'inexorable colère de l'oncle s'attaquerait à sa vie même! Gillot s'attendait pour le moins à être pendu si jamais il se trouvait nez à nez avec le terrible vieillard qui n'avait pas hésité à offrir sa vie et sa fortune plutôt que d'encourir la disgrâce de son maître!

Et ce maître lui-même que ferait-il de Gillot?...

Gillot frémit. Gillot sentit des ailes pousser à ses talons. Gillot escalada l'escalier avec toute la vélocité de l'épouvante la plus justifiée. Gillot en quelques secondes, se trouva dans l'office, et là. il se dit:

«Voyons, je ne puis rester à Paris. Si je n'y mourais de pendaison, de strangulation ou d'estrapade, j'y mourrais de peur, ce qui est tout un. Il faut que je m'en aille!»

Et Gillot fit un mouvement pour s'élancer.

Mais au même instant, sa figure se rembrunit. Pour aller loin, il faut beaucoup d'argent.

Presque aussitôt, une réflexion traversa sa cervelle matoise et sa figure prit à l'instant une expression d'hilarité qui eût pu faire croire qu'il devenait fou.

Non, Gillot n'était pas fou!

Simplement, il venait de se rappeler que s'il était pauvre, son oncle était fort riche! A force de musarder et de fouiller dans l'hôtel, Gillot avait découvert depuis longtemps le vénérable coffre où Gilles entassait les écus qu'il avait gagnés indistinctement avec ceux qu'il avait volés.

Saisir une pioche, s'emparer des clefs, voler vers l'appartement de son oncle, ouvrir le cabinet où se trouvait le fameux coffre, tout cela ne fut pour le rapide Gillot que l'affaire de deux minutes.

Or, il se disait que Gilles en avait bien encore pour un bon quart d'heure avec les Pardaillan.

Gillot, avant de porter le premier coup, tâta le couvercle du coffre pour voir où il faudrait frapper.

Et il tressaillit alors d'un long tressaillement de joie et de surprise: au premier mouvement qu'il avait fait, il avait soulevé le couvercle! Le coffre n'était pas fermé! Pourquoi? (Nos lecteurs n'ont pas oublié sans doute que le vieux Pardaillan avait passé par la.) Gillot leva le couvercle sans plus de réflexions et poussa un rugissement de joie, tomba à genoux, et plongea ses deux bras jusqu'aux coudes dans les piles d'écus.

A ce moment, Gillot oublia le ciel et la terre. Il oublia Pardaillan. Il oublia son oncle. Après un temps d'extase et de contemplation, Gillot en vint pourtant à se dire qu'il était là pour emplir ses poches, opération qu'il commença aussitôt.

«Jamais je ne pourrai tout emporter!» grommela-t-il avec un soupir de furieux regret, un vrai soupir d'avare.

Gillot était tout entier dans ce mot.

Pêle-mêle, cependant, il entassait les écus dans ses poches, dans ses chaussures, dans son pourpoint, sans songer qu'il ne pourrait faire un pas dans la rue sans résonner comme un mulet à sonnettes et sans risquer de semer de l'or sur la route.

Une fois qu'il se fut vautré tout son soûl dans cet argent et cet or, Gillot, les jambes écartées, les bras raides, tout pesant et tout embarrassé, se recula en murmurant:

«Quel malheur! j'en ai à peine la moitié. Or ça, fuyons!»

Il se détourna vers la porte et demeura pétrifié.

Son oncle était là!

Le terrible Gilles, accoté à la porte fermée, le regardait faire, avec un sourire blafard.

Gillot voulut joindre les mains, et dans ce mouvement, deux ou trois écus roulèrent sur le carreau.

Gillot se laissa tomber à genoux, et alors ce furent ses chausses qui crevèrent, la danse des écus recommença, une course d'or que le vieillard suivait du coin de l'oeil en continuant à sourire le plus hideusement du Monde.

Ce que voyant, Gillot essaya de sourire aussi: d'où le choc de deux grimaces extraordinaires.

—Mon oncle, mon digne oncle, balbutia Gillot.

—Que fais-tu là? demanda le vieillard.

—Je... vous voyez... je... range votre coffre...

Ah bon! Tu ranges mon coffre? Eh bien, continue, mon garçon.

Gillot demeura interloqué.

—Que... je continue?

—Mais oui: il y a ici dans mon coffre vingt-neuf mille trois cent soixante-cinq livres en argent et soixante mille deux cent vingt-huit livres en or; en tout, si je sais compter, quatre-vingt-neuf mille cinq cent quatre-vingt-treize livres. Compte, mon garçon, compte devant moi, écu par écu; range-moi tout cela par piles de vingt-cinq; l'or à droite, comme étant plus noble; l'argent à gauche; allons... qu'attends-tu?

—Voilà, mon digne oncle, mon bon oncle, voilà! fit Gillot.

Et il se mit à vider ses poches, ses chaussures, son pourpoint.

Le rangement commença avec ordre et méthode sous les yeux de l'oncle qui brillaient comme des escarboucles.

A mesure que chaque pile reprenait sa place dans le coffre, un nouveau soupir s'étranglait dans la gorge de Gillot, tandis que l'oncle comptait:

«Encore quinze mille... encore douze mille...»

Le total baissait de plus en plus, à mesure que les écus étaient réintégrés.

L'opération, comme bien on pense, dura longtemps. Commencée vers deux heures, elle s'acheva à cinq heures du soir.

Or, cette opération s'accomplissait en même temps que le roi Charles IX faisait sa rentrée dans Paris, en même temps que les deux Pardaillan se battaient rue Montmartre contre les mignons de Damville.

Donc, l'oncle Gilles annonçait le total à mesure que les piles d'or et les piles d'argent s'entassaient dans le coffre.

«Il ne manque plus que cinq mille livres... plus que quatre mille... plus que trois mille...»

Gillot qui venait de placer délicatement le dernier

écu et de pousser un dernier soupir, Gillot regarda autour de lui et ne vit plus rien.

Le carreau apparaissait donc tout entier: il n'y avait plus un seul écu.

«Comment dites-vous, mon oncle? fit Gillot.

—Je dis qu'il ne manque plus que trois mille livres.»

Gillot se fouilla et tira de sa poche l'écu, les deux sols et les six deniers qui constituaient sa fortune personnelle. Héroïquement, il les tendit au vieillard qui s'en saisit, les fit disparaître, et dit:

—Après!...

—Après, mon oncle?

—Oui, les trois mille livres!

—Mais je n'ai plus rien, mon oncle!

—Allons, dépêche-toi, sans quoi je te fouille.

—Fouillez-moi, mon bon oncle... je n'ai plus rien!

Gilles étouffa un grognement de désespoir, palpa de ses mains tremblantes les vêtements de Gillot, et une sueur froide pointa sur son crâne. Gillot ne mentait pas!...

—Déshabille-toi!

Gillot obéit, plus mort que vif. Le vieux Gilles examina chaque vêtement, sonda les coutures, retourna les poches, déchira les doublures... Il dut se rendre enfin à l'horrible vérité:

Trois mille livres manquaient au trésor!...

Une sauvage imprécation et un hurlement d'épouvante retentirent dans le cabinet; l'imprécation venait de Gilles, qui en même temps rugissait:

—Rends-les-moi, misérable!

Le hurlement venait de Gillot que son oncle venait de saisir à la gorge.

—Mes économies de cinq ans! hurla Gilles. Mais qui, qui donc me les a pris, mes pauvres écus? Mes pauvres écus, où êtes-vous?...

Seul, le vieux Pardaillan eût pu répondre à cette question.

Mais Gillot crut que le moment était venu de rentrer en grâce et insinua:

—Mon oncle, je vous aiderai à les retrouver!

—Toi! hurla le vieillard qui avait oublié son neveu, toi, misérable! Toi qui venais pour me voler! Toi! attends! Tu vas voir ce qu'il en coûte de se faire larronneur et traître! Habille-toi! vite!

En même temps, il secouait son neveu avec une force qu'on n'eût pu lui soupçonner. Enfin, il le lâcha, et Gillot se revêtit rapidement.

Gilles, cependant, s'apaisa par degrés.

Lorsque Gillot fut prêt, il le harponna au cou de ses doigts longs, osseux, durs comme du fer, et ayant soigneusement refermé le cabinet, il l'entraîna.

—Miséricorde! gémit Gillot.

Arrivé au rez-de-chaussée, Gilles lâcha son neveu, et tirant une dague acérée, lui dit:

—Au premier mouvement que tu fais pour fuir, je t'égorge!

Cette menace rassura un peu Gillot. On ne voulait donc pas le tuer, puisqu'il n'était menacé de mort que s'il tentait de fuir!

—Marche devant! reprit l'oncle, sa dague à la main.

Guidé, ou plutôt poussé, par le vieillard, Gillot passa dans le jardin, et entra dans la remise du jardinier.

—Prends ce pieu! commanda l'oncle en désignant un assez long poteau pointu par un bout.

Gillot obéit et chargea le poteau sur son épaule.

—Prends cette corde! Prends cette bêche! ajouta l'oncle.

Le neveu se chargea des objets qu'on venait de lui désigner. Ainsi chargé des instruments de supplice que le redoutable vieillard trouva amusant de lui faire porter, Gillot reprit le chemin de l'office, puis il pénétra dans le couloir de la cave.

Dans l'office, Gilles avait pris en passant une torche et un couteau.

Il poussa son neveu dans la cave et, lorsqu'ils furent descendus, il l'entraîna au fond et lui dit:

—Creuse ici!

Gillot, véritable loque humaine, décomposé par la terreur, hébété, se mit à creuser avec la bêche.

Le trou creusé, Gillot y planta le poteau et l'enfonça profondément à coups de maillet jusqu'à ce que Gilles, ayant constaté qu'il tenait solidement, criât: Assez!

Alors le vieillard saisit son neveu, le colla au poteau et l'y attacha avec la corde, de façon qu'il ne pûtremuer ni les bras, ni les jambes, ni la tête.

Gillot, fou de peur, se laissait faire, et l'instinct vital ne lui suggérait pas une révolte.

—Que voulez-vous donc faire de moi? balbutia-t-il.

—Tu vas le savoir, dit l'oncle.

Le vieillard poussa devant Gillot une sorte de billot de bois, s'y assit et se mit à aiguiser sur la lame de sa dague le couteau de cuisine qu'il avait apporté.

A la vue de ces apprêts, Gillot commença à pousser des gémissements ininterrompus.

Ce fut à ce moment-là que le maréchal de Damville pénétra dans la cave.

«Tu m'impatientes avec tes clameurs de cochon qu'on égorge, cria Gilles. Si tu ne te tais, je serai forcé de te tuer.

Gillot observa instantanément un silence absolu.

«Il ne veut donc pas me tuer! songea-t-il. Mais alors, que veut-il?...»

—Voyons, reprit alors le vieux Gilles. Je vais te juger en mon âme et conscience. C'est te dire que je serai indulgent, autant que tes crimes peuvent mériter l'indulgence. Réponds-moi en toute franchise.

—Oui, mon oncle. Je vous le promets bien, fit Gillot commençant à se rassurer.

Cependant, il louchait fortement sur le couteau que le vieillard continuait à affûter paisiblement. Celui-ci reprit:

—Tu as donc suivi la voiture où monseigneur avait caché ses prisonnières?

—Oui, mon oncle. Jusqu'à la rue de la Hache.

—Quelqu'un t'a-t-il vu?

—Je crois que M. d'Aspremont a dû m'apercevoir. Mais je ne pense pas qu'il m'ait reconnu.

—Et quelle était ton idée en suivant la voiture?

—Rien. Je voulais voir, voilà tout.

—Et tu as vu ce que tu ne devais pas voir, mon garçon!

—Hélas! je m'en repens bien, mon digne oncle!

—Bon. Maintenant, dis-moi, fripon, dis-moi, misérable, quel démon t'a poussé à raconter ce que tu n'aurais jamais dû voir aux deux damnés Pardaillan?

—Ce n'est pas un démon. Je voulais sauver mes oreilles, mon oncle.

—Ah! misérable lâche! Tu voulais sauver tes oreilles, alors que je te donnais l'exemple! Alors que j'offrais toute ma fortune, ce dont je fusse mort de chagrin si on l'eût acceptée! Sais-tu bien, infâme, quels malheurs ta trahison va attirer sur mon illustre maître?

—Hélas! pardonnez-moi, mon oncle!

—Et moi-même, que vais-je devenir? Que vais-je répondre à ce puissant seigneur lorsqu'il va me demander des comptes?

Le vieux Gilles était sincère. Il avait laissé tomber sa tête dans ses deux mains et se demandait s'il ne valait pas mieux mourir plutôt que d'avoir à essuyer la colère du maréchal.

Cependant, il avait un témoin de sa résistance et de sa parfaite innocence. Ce témoin n'était autre que Gillot lui-même. Gillot était donc précieux à conserver.

—Ecoute! dit-il en relevant la tête. Je ne te condamne pas à mort. Monseigneur prendra à ton égard telle décision qui lui conviendra. Mais il faut que je punisse ta lâcheté, ta trahison qui me met moi-même au pied du gibet, sans compter qu'elle me déshonore. Note que je ne te parle pas des trois mille livres qui manquent à mon coffre...

—Mais ce n'est pas moi! hurla Gillot.

—Que je ne te parle pas, continua Gilles impassible du vol énorme que tu as voulu perpétrer. Que n'as-tu eu l'idée de me poignarder plutôt que de toucher à mes pauvres chers écus?... Mais je te pardonne ce crime, te dis-je!... Et quant à ta trahison, monseigneur en jugera, et peut-être te fera-t-il grâce si tu lui racontes les choses telles qu'elles se sont passés. Me le jures-tu?

—Sur ma part de paradis, je le jure!

—Bon. En ce cas, je vais me contenter de juger le tort que tu me causes à moi-même en me faisant courir le risque d'être pour le moins chassé par monseigneur. Et je vais te punir par où tu as péché...

—Comment cela? Comment cela? bredouilla Gillot en verdissant de terreur.

—Oui, tu as trahi ton maître et ton oncle pour sauver tes oreilles. Eh bien, je vais te couper les oreilles!

—Miséricorde! rugit l'infortuné Gillot.

Gilles s'était levé tranquillement et essayait le tranchant de son couteau sur l'ongle de son pouce.

Il s'approcha de son neveu qui, livide, les yeux fermés, eut encore la force de se dégager.

—Au moins, n'en coupez qu'une!...

Il avait à peine terminé cette singulière objurgation qu'une clameur terrible jaillit de sa gorge: le terrible vieillard venait de lui saisir l'oreille droite et, la tirant fortement, l'avait tranchée d'un seul coup de couteau.

L'oreille tomba sur le sol de la cave.

—Grâce pour celle qui me reste, vociféra Gillot. ivre d'épouvante et de douleur. Grâce! pitié...

Un deuxième hurlement lui échappa, et alors il s'évanouit.

Avec la même tranquillité, l'oncle était passé à gauche et, au bout d'une seconde, l'oreille gauche de Gillot avait rejoint son oreille droite sur le sol ensanglanté.

Nul n'évite sa destinée, assurent les fatalistes. Il paraît que celle du malheureux Gillot était d'être tôt ou tard privé de ces deux vastes et larges ornements que la nature avait prodigalement octroyés à chaque face de son visage.

Une fois sa besogne accomplie, le hideux vieillard se mit à sourire.

Mais lorsqu'il vit son neveu inondé de sang, lorsqu'il le vit sans connaissance, il frémit et grommela:

«Diable! il ne faut pas que cet imbécile meure tout de suite. Il est mon témoin devant le maréchal!»

Il s'empressa donc de courir à l'office et en rapporta de l'eau, du vin sucré, un cordial, des compresses.

Lorsqu'il eut bien lavé les deux plaies, lorsqu'il les eut cautérisées au vin sucré, lorsqu'il les eut bandées convenablement, il introduisit une gorgée de cordial entre les lèvres du patient et aspergea son visage d'eau fraîche.

Gillot revint à lui, ouvrit des yeux hagards et, croyant avoir fait un cauchemar, son premier geste fut de porter les deux mains à ses oreilles. Elles n'y étaient plus!...

Gillot poussa un lamentable gémissement.

—Qu'as-tu donc à te plaindre? fit l'oncle avec cette intonation narquoise qu'on prête à Satan dans les vieilles légendes.

—Hélas! répondit Gillot, comment vais-je faire pour entendre, à présent?

—Imbécile! dit Gilles.

Ce fut toute la consolation qu'il accorda au pauvre mutilé! Seulement, il le prit par un bras, l'aida à se soulever, le remit debout, et tous deux se dirigèrent vers l'escalier aux dernières lueurs de la torche mourante.

Mais ils s'arrêtèrent alors, aussi épouvantés l'un que l'autre.

Un homme était devant eux!

Et cet homme, c'était le maréchal de Damville!

—Monseigneur! s'écria Gilles qui tomba à genoux.

—Eh bien, fit Damville d'une voix calme, que se passe-t-il?

—Ah! monseigneur! un affreux malheur! Je suis innocent, je vous le jure! J'ai veillé, surveillé, comme vous m'en aviez donné l'ordre en partant. La fatalité et ce misérable imbécile ont tout fait.

—Expliquez-vous clairement, maître Gilles! fit Damville avec sévérité.

—Eh bien, monseigneur, les prisonnières, le damné Pardaillan sait où elles se trouvent...

—Et tu n'es pour rien dans cette trahison?

—Monseigneur, je vous le jure. Mais daignez interroger ce misérable à qui je viens de couper les oreilles...

—C'est inutile. J'ai foi en ta parole, Gilles. Relève-toi.

—Ah! monseigneur! s'écria l'intendant; vous me croirez si vous voulez, mais ce que vous venez de dire est pour moi une récompense plus magnifique que le jour où vous me donnâtes cinq cents écus d'un seul coup!

—Ainsi, tu me restes dévoué?

—Jusqu'à la mort! Parlez, ordonnez, ma vie est à vous!

—Viens donc, et fais appel à ton génie d'astuce. Car, si je n'ai nul besoin de ton sang, ce que je vais te demander sera plus difficile à coup sûr que de mourir pour moi.

—Je suis prêt, monseigneur!

Et le vieillard se redressa. Le maréchal lui avait dit qu'il avait foi en sa parole, à lui, laquais! Comme s'il eût été gentilhomme!... de puissance à puissance!

Gilles sentit ses forces d'intrigue se décupler et brûla de se jeter dans la lutte, entrevoyant, au bout de cette lutte, une victoire éclatante, et, au bout de cette victoire, la fortune.

Damville remontait l'escalier de la cave, tout pensif.

«Monseigneur, et cet imbécile? dit le vieillard, en désignant Gillot, toujours évanoui. Faut-il l'achever?

—Non, il pourra servir dans ce que tu vas entreprendre. Viens!...




III

L'ASTROLOGUE

Nous laisserons le maréchal de Damville aux prises avec sa haine et sa rage, chercher quelque moyen de frapper à mort les Pardaillan et de s'emparer de Jeanne. Nous laisserons également François de Montmorency, la pauvre folle, et Loïse, dans la maison du savant Ramus, où les nécessités de notre récit nous rappelleront bientôt.

Trois jours après les événements qui se sont déroulés, trois jours après la rentrée triomphale du roi dans sa ville, comme dix heures, du soir sonnaient à Saint-Germain-l'Auxerrois, deux ombres marchaient lentement, dans la nuit qui enveloppait les jardins du nouvel hôtel de la reine.

Sur l'emplacement actuel de la Halle aux blés (Bourse de commerce), s'était élevé jadis l'hôtel de Soissons, non loin de l'hôtel de Nesle.

Catherine de Médicis, qui avait l'amour de la propriété, avait acheté les vastes jardins et les terrains vagues, autour de l'hôtel de Soissons, en ruine. Elle avait fait jeter bas les pierres branlantes; des régiments de maçons s'étaient employés à faire sortir de terre, comme sous le coup de baguette d'une fée, un hôtel d'une élégante magnificence, et une armée de jardiniers avaient, autour de l'Hôtel de la Reine, fait jaillir les plantes, les arbustes et les fleurs.

Dans ces jardins, Catherine, qui, toute sa vie, regretta l'Italie, avait fait transplanter à grands frais des orangers et des citronniers.

Elle aimait toutes les voluptés, toutes les ivresses, tous les parfums, le sang et les fleurs.

Et, c'est au bout de ces jardins, dans l'angle d'une sorte de cour qui s'avançait dans la direction du Louvre que, sur les ordres et les plans de Catherine, s'était élevée la colonne d'ordre dorique, encore debout—dernier vestige de tout cet harmonieux ensemble de constructions. Cette espèce de tourelle avait été spécialement construite pour l'astrologue de la reine.

C'est vers cette tour que se dirigeaient les deux ombres que nous venons de signaler. Ombres... car Ruggieri et Catherine—c'étaient eux—s'avançaient en silence, vêtus de noir tous deux. Ils s'arrêtèrent au pied de la colonne.

L'astrologue tira une clef de son pourpoint et ouvrit une porte basse.

Ils entrèrent et se trouvèrent alors au pied de l'escalier, qui montait en spirale jusqu'à la plate-forme de la tour.

Là, c'était un cabinet, ou plutôt un étroit réduit, où Ruggieri rangeait ses instruments de travail, lunettes, compas, etc. Pour tout meuble, il n'y avait qu'une table chargée de livres et deux fauteuils.

Une étroite meurtrière, donnant sur la rue de la Hache, laissait pénétrer l'air dans ce réduit.

C'est par cette meurtrière que la vieille Laura, espionne d'une espionne, communiquait avec Ruggieri.

C'est par cette meurtrière qu'Alice de Lux jetait les rapports qu'elle voulait faire parvenir à la reine.

Or, ce jour-là, Catherine avait reçu de Laura un billet contenant ces quelques mots:

«Ce soir, vers dix heures, elle recevra une visite importante, dont je rendrai compte demain.»

—Votre Majesté désire-t-elle que j'allume un flambeau? demanda Ruggieri.

Au lieu de lui répondre, Catherine saisit vivement la main de l'astrologue et la pressa, comme pour lui recommander le silence.

En effet, elle venait de percevoir un bruit de pas qui, dans la rue, s'approchait de la tour. Et, Catherine de Médicis, qui eût été un policier de premier ordre, se disait d'instinct que ces pas étaient sans doute ceux de la personne qui devait faire à Alice de Lux une importante visite.

La reine s'avança vers la meurtrière. Et, comme les ténèbres étaient profondes, comme elle ne voyait rien, elle se plaça de façon à entendre.

Les pas se rapprochaient.

—Des passants! fit Ruggieri, en haussant les épaules. Croyez-moi. Majesté.

Et il élevait la voix comme s'il eût voulu être entendu, eût-on dit, des gens qui venaient.

—Silence! murmura Catherine d'un ton de menace qui fit pâlir l'astrologue.

Les personnes qui marchaient dans la rue, quelles qu'elles fussent, ne pouvaient, en aucune façon, se douter qu'elles étaient ainsi épiées. Elles s'arrêtèrent près de la tour, non loin de la meurtrière, et la reine entendit une voix... une voix d'homme qu'on eût dit voilée d'une indéfinissable tristesse et qui la fit brusquement tressaillir.

La voix disait:

«J'attendrai ici Votre Majesté. De ce poste, je surveillerai à la fois la rue Traversine et la rue de la Hache. Nul ne saurait arriver à la porte verte sans que je lui barre le chemin. Votre Majesté sera donc en parfaite sûreté...

—Je n'ai aucune crainte, comte, répondit une autre voix—voix de femme, cette fois.

—Déodat! avait sourdement murmuré Ruggieri.

—Jeanne d'Albret! avait ajouté Catherine de Médicis.

—Voici la porte, madame, reprit la voix du comte de Marillac. Voyez, à travers le jardin, apparaît une lumière. Sans aucun doute, elle a reçu votre messager. Elle vous attend...

—Tu trembles, mon pauvre enfant?

—Jamais je n'éprouverai pareille émotion dans ma vie, qui en contient pourtant quelques-unes, qui furent ou bien douces, ou bien cruelles. Songez, Majesté, que ma vie se joue en ce moment!... Quoi qu'il advienne, je vous bénis, madame, pour l'intérêt que vous daignez me témoigner...

—Déodat, tu sais que je t'aime à l'égal d'un fils.

—Oui, ma reine, je le sais. Hélas! c'est une autre qui devrait être où vous êtes... Tenez, madame, quand je songe que ma mère m'a certainement reconnu dans cette entrevue du Pont de Bois, quand je songe qu'elle a vu mon émotion, touché ma plaie, sondé ma douleur et que pas un mot, pas un geste, pas un signe d'affection ne lui est échappé, qu'elle est demeurée glaciale, impénétrable, formidable de rigidité...»

Le comte laissa échapper un geste de violente amertume, et le bruit étouffé d'une sorte de sanglot parvint jusqu'à Catherine, qui demeura impassible.

—Courage! fit Jeanne d'Albret pour détourner les cours des pensées du jeune homme. Dans une heure, je l'espère, je vous apporterai un peu de joie, mon enfant...

A ces mots, la reine de Navarre traversa rapidement la rue et alla frapper à la porte verte.

L'instant d'après, la porte s'ouvrait et Jeanne d'Albret pénétrait dans la maison d'Alice de Lux.

Le comte de Marillac, les bras croisés, s'accota à la tour et attendit. Sa tête touchait presque à la meurtrière.

Quelles furent les pensées de ces trois êtres, pendant les longues minutes qui, une à une, tombèrent dans le silence de la nuit? L'astrologue: le père!... la reine: la mère!... Déodat: l'enfant!...

Par un imperceptible mouvement très lent, Ruggieri s'était placé de manière à empêcher Catherine de passer son bras par la meurtrière. Quel horrible soupçon traversa donc son esprit?

Catherine était toujours armée d'un court poignard acéré, arme florentine dont la lame portait d'admirables arabesques, bijou terrible dans les mains de la reine.

Et Ruggieri frémissait d'épouvante.

Car, la pointe de ce poignard, il l'avait trempée lui-même de subtils poisons, et une seule piqûre de ce précieux objet d'art était mortelle.

Qui sait si la reine ne l'eut pas, cette pensée d'allonger subitement son bras et de frapper?

Quoi qu'il en soit, elle demeura immobile.

Onze heures sonnèrent, puis la demie.

Enfin, comme le dernier coup de minuit s'envolait lourdement par les airs, la reine de Navarre quitta la maison d'Alice de Lux.

Le cou tendu, éperdu d'angoisse, le comte la vit venir sans pouvoir faire un pas.

Catherine s'apprêta à écouter.

Mais Jeanne d'Albret, s'étant approchée du comte de Marillac, lui dit simplement:

—Venez, mon cher fils, nous avons à causer sans retard...

Et tous deux s'éloignèrent alors...

Lorsqu'ils eurent disparu, Catherine de Médicis murmura:

—Maintenant, tu peux allumer ton flambeau.

L'astrologue obéit. Et il apparut alors livide, quoique sa main n'eût pas un tremblement et que son regard fût calme. Catherine, l'ayant considéré attentivement, eut un haussement d'épaules et dit:

—Tu as pensé que j'allais le tuer?

—Oui, dit l'astrologue avec une effrayante netteté.

—Ne t'ai-je pas dit que je ne voulais pas sa mort? Qu'il peut m'être utile? Tu vois que je ne songe pas à le frapper, puisqu'il vit encore après ce que nous venons d'entendre... As-tu entendu, toi? Il sait que je suis sa mère!

L'astrologue garda le silence.

—Jusqu'ici, j'ai voulu douter! Maintenant, c'est fini. Lui-même a parlé. Il sait, René!...

Pour tout autre que Ruggieri, ces paroles de Catherine n'eussent porté l'accent d'aucune émotion. Mais l'astrologue la connaissait. Et la voix de sa terrible amante lui apparut si formidable qu'il tint les yeux baissés, n'osant regarder celle qui, en apparence, lui parlait si paisiblement.

Sombre, la bouche contractée, les yeux fixés dans la nuit vers le point où le comte avait disparu, la reine reprit:

—Tu vois donc que tu peux te rassurer, mon bon René; ton affection paternelle ne sera soumise à aucune épreuve.

—Si, madame! répondit sourdement l'astrologue; je sais que mon fils va mourir et que rien au monde ne peut le sauver.

Catherine, étonnée, jeta un furtif regard sur l'astrologue.

—Expliquez-moi cela!» fit-elle en s'asseyant dans un fauteuil.

Ruggieri se redressa. Son visage ne manquait ni de beauté, ni même d'une certaine majesté naturelle. Ruggieri était loin d'être un charlatan. Nature complexe, faible au point d'accepter sans révolte les plus effroyables besognes, implacable dans l'exécution des crimes que seul il n'eût jamais osé concevoir, pitoyable quand il était livré à lui-même, terrible quand il redevenait l'instrument de la reine, il eût sans doute passé sa vie en études et fût devenu un paisible savant s'il ne s'était trouvé sur le chemin de Catherine.

L'art de la divination par les astres n'était pour Ruggieri qu'un art intermédiaire: il cherchait plus haut et plus loin. Connaître l'avenir, se disait-il, c'est le diriger! Quelle redoutable puissance armera l'homme qui parviendra à savoir aujourd'hui ce que demain doit être! Et que deviendra cette puissance si cet homme peut faire de l'or à sa guise?

Ruggieri croyait donc fermement.

Sans cesse déçu dans ses calculs, souvent, lorsqu'il avait passé des nuits, il laissait tomber sa plume avec découragement. Mais bientôt une force nouvelle le poussait, et avec une froide fureur, il s'enfonçait dans la solution de l'insoluble.

Quoi d'étonnant, dès lors, que ce cerveau fatigué ait été hanté de visions?

—Madame, dit-il, vous voulez savoir pourquoi mon fils va mourir et pourquoi rien ne peut le sauver. Je vais vous le dire. Lorsque j'ai reconnu mon fils dans cette auberge où vous m'aviez envoyé, je n'ai d'abord songé qu'à vous. Qu'était mon fils pour moi? Un inconnu. Tandis que vous étiez, vous, l'adoration de ma vie... Puis, peu à peu, la pitié est entrée en moi. Et avec la pitié, d'autres sentiments assez forts pour me faire souffrir, pas assez pour me pousser à me dresser devant vous pour vous dire: Celui-là, vous ne le frapperez pas... Et lorsque j'ai compris que vous l'aviez condamné, je me suis contenté de pleurer en moi-même. Car vous avez pris sur moi un étrange pouvoir, Catherine. Je ne vous étonnerai pas en disant que j'ai lutté pour vous chasser de moi-même. Ces temps derniers surtout, ayant consulté les astres, et ne recevant que des réponses douteuses, je m'étais repris à espérer. C'est vous dire que j'avais pris la résolution de me placer entre vous et lui, et d'empêcher le meurtre de mon enfant. Tout à l'heure encore, madame, si vous aviez essayé de le frapper, vous n'y eussiez point réussi: car je croyais alors qu'il devait vivre... Maintenant, je sais qu'il doit mourir.

Catherine hocha la tête, très calme en apparence.

—Superstition! murmura-t-elle.

—Visions diverses, madame. Vous voyez ceci, et je vois cela. Si vous avez une vision, vous l'appelez fantôme. Si j'ai une vision, je l'appelle corps astral.

—Je te crois, René! je te crois, fit sourdement Catherine.

Car cette femme si forte, et qui dominait si entièrement l'astrologue, était à son tour dominée par lui dès que Ruggieri abordait les problèmes d'occultisme.

Un changement étrange s'était fait dans la physionomie de l'astrologue. Ses yeux, légèrement convulsés, avaient ce regard en dedans qui transforme si complètement la figure humaine.

—Oui, reprit-il lentement, lorsque le Ciel se refuse à me répondre, lorsque les problèmes que je pose d'après les données sidérales aboutissent à l'insoluble, parfois la question que j'ai posée aux invisibles puissances me parvient par une autre voie. C'est ce qui vient d'arriver. Voici ce que j'ai vu, Catherine. Vous étiez près de la meurtrière. Et moi j'étais à cette place. Toute mon attention se portait sur vos bras. La bague que vous avez à l'index brillait doucement dans la nuit, et je ne la quittais pas des yeux. Car ainsi, je pouvais surveiller votre main, et si votre main se fût portée à votre poignard, je l'eusse arrêtée. Tout à coup, mon regard s'est troublé. A la même seconde, j'ai reçu comme une légère secousse dans le crâne, et ma tête, d'elle-même, s'est tournée vers la meurtrière. A ces signes, il m'était impossible de ne pas reconnaître que j'étais en communication avec l'Invisible. Remarquez que je ne pouvais voir mon fils de la place où j'étais. Pourtant, je l'aperçus distinctement. Il était à une vingtaine de pas en avant de la meurtrière, et se trouvait à sept ou huit pieds en l'air; il flottait, pour ainsi dire, dans une atmosphère brillante; lui-même brillait d'un étrange éclat dans toutes les parties de son corps. Il appuyait sa main sur son sein droit. Cette main, lentement, retomba. Et à la place où elle était, je vis une large blessure par laquelle s'échappait à flots un sang pareil à du cristal en fusion, et non pas rouge comme le sang des hommes. Mon fils flotta ainsi devant mes yeux pendant près de deux minutes. Puis, peu à peu, ses contours sont devenus moins précis; la forme s'est confondue jusqu'à ne plus être qu'une vapeur légère; la lueur s'est éteinte; la vision s'est évanouie, puis, rien...

La voix de Ruggieri était tombée au plus bas pendant ces derniers mots, et n'était plus qu'un murmure indistinct.

La reine se secoua comme pour se décharger de l'inutile fardeau des terreurs vaines; ses yeux pleins de défi dardèrent leur regard d'une étrange clarté sur le point que fixait l'astrologue.

—Mon mari, gronda-t-elle entre ses dents, jurait que je sentais la mort! Soit! Par le corps du Christ! il me plaît de sentir la mort! Il me plaît d'être celle qui passe en laissant un sillage de cadavres, puisque, pour dominer, il faut frapper! Puissances invisibles qui venez de me prévenir, je vous remercie! Marillac doit mourir: qu'il meure! Charles doit mourir, lui aussi: qu'il meure!... Anges et démons, vous m'aiderez à placer sur le trône le fils de mon coeur, mon bien-aimé Henri...

Catherine esquissa un rapide signe de croix, et toucha l'astrologue au front, du bout de son doigt glacé.

Ruggieri fut secoué d'un tressaillement.

—René, dit-elle, tu vois bien que le Ciel lui-même condamne cet homme...

—Notre fils...

—Eh bien, laissons sa destinée s'accomplir; ne nous mêlons pas de discuter les arrêts prononcés par les puissances; il sait que je suis sa mère, et c'est pour cela qu'on le condamne.

Catherine disait: on, parce qu'elle ne savait pas au juste si elle devait dire Dieu ou Satan.

—On le condamne alors que je rêvais pour lui un avenir royal. N'en parlons plus, René... Mais l'autre!... Cette femme qui sait aussi! tu viens d'entendre: Jeanne d'Albret connaît ce secret... Et celle-là, René, c'est moi qui la condamne! Je la tiens. Je rêve de nettoyer d'un seul coup le royaume que je destine à mon fils. Je rêve de rétablir l'autorité de Rome pour consolider l'autorité de mon Henri. J'ai sondé Coligny; j'ai sondé le Béarnais, j'ai étudié tous ces seigneurs qui encombrent la cour et la ville de leur morgue. René, je te le dis, tous, depuis leur reine jusqu'au dernier gentilhomme, tous ont le germe de la révolte. Ce n'est pas seulement contre l'Eglise qu'ils s'élèvent comme une menaçante barrière; l'autorité royale de France leur pèse; là-bas, dans leurs montagnes, ils ont pris des habitudes d'indépendance, et plus d'un se dit huguenot qui est tout bonnement révolté. René, si je ne détruis pas la réforme, c'est la monarchie elle-même qui sera quelque jour réformée. Commençons donc par frapper à la tête. Jeanne d'Albret, c'est la tête du protestantisme. Jeanne d'Albret connaît mon secret. En la supprimant, je me sauve et je sauve l'Eglise et l'État.

Ayant ainsi parlé, Catherine de Médicis entraîna Ruggieri hors de la tour.

—Ne devions-nous pas examiner les astres? fit celui-ci.

—Cet examen devient inutile. Je sais ce que je voulais savoir.

Ils traversèrent la partie des jardins où ils se trouvaient et parvinrent à un petit bâtiment d'allure élégante, placé à une centaine de pas de la tour. Il se composait d'un rez-de-chaussée et d'un premier étage. Catherine l'avait fait construire pour servir de logement à son astrologue. C'était une gracieuse maison brique et pierre blanche, avec balcon ventru en fer forgé. Une belle porte cintrée, en chêne orné de gros clous à tête, des fenêtres à vitraux délicats, une façade contre laquelle grimpaient des rosiers touffus, achevaient de donner à cette demeure une apparence de coquetterie.

Ils entrèrent, et, tout de suite après l'antichambre, pénétrèrent dans une pièce très vaste qui occupait toute l'aile gauche du rez-de-chaussée. Sur une grande table étaient déployées des cartes célestes dressées par Ruggieri lui-même; les murs disparaissaient derrière les rayons de chêne qui supportaient des volumes.

La reine et l'astrologue ne s'arrêtèrent que quelques instants dans le cabinet de travail poussiéreux.

—Allons dans ton laboratoire, dit Catherine.

Ruggieri eut un frémissement, mais obéit.

Ils traversèrent à nouveau l'antichambre, et Ruggieri, faisant manoeuvrer trois serrures compliquées, finit par ouvrir, après dix minutes de travail, une lourde porte renforcée de barres de fer.

Derrière cette porte s'en trouvait une autre. Et celle-ci était toute en fer. Elle n'avait aucune serrure. Mais Catherine elle-même ayant appuyé fortement sur un imperceptible bouton, la porte s'ouvrit, ou plutôt s'écarta, laissant de chaque côté la place suffisante pour le passage d'un homme.

La pièce où ils entrèrent alors occupait l'aile droite du rez-de-chaussée.

L'air y pénétrait par deux fenêtres, que d'épais rideaux en cuir, soigneusement tirés, protégeaient contre tout regard qui fût parvenu à percer les vitraux.

Ruggieri alluma deux flambeaux de cire, et la salle apparut alors.

Tout le panneau du fond était occupé par le manteau d'une cheminée assez vaste pour former à elle seule comme une pièce distincte. Sous ce manteau, deux larges fourneaux étaient dressés: à chacun d'eux, aboutissait le bout d'un soufflet de forge. Ils étaient encombrés de creusets de différentes, grandeurs. Cinq ou six tables placées ça et là supportaient des cornues de toutes tailles. Sur une planche, une collection de masques en verre ou en treillis d'acier.

Sur un signe de Catherine, Ruggieri ouvrit une vitrine au moyen de la clef qu'il portait suspendue à son cou, sous son pourpoint.

Catherine se pencha, et murmura:

—Choisissons!... Qu'est-ce que cette aiguille, René, cette jolie aiguille d'or?...

René s'était penché, lui aussi. Leurs deux têtes se touchaient presque.

Celle de Catherine, à ce moment, était hideuse;, parce qu'elle riait. Au repos, la tête de la reine présentait un caractère de sombre mélancolie qui n'allait pas sans grandeur. Quand elle souriait, elle parvenait à être gracieuse comme au temps de sa jeunesse où son sourire avait été chanté par tous les poètes. Mais quand elle riait d'une certaine façon, elle devenait effrayante.

Quant à Ruggieri, il n'y avait plus ni douleur ni inquiétude sur son visage, où éclatait le sauvage orgueil du savant qui contemple son oeuvre.

—Cette aiguille? dit-il avec un sourire d'affreuse modestie. Cueillez un fruit, madame, par exemple, une belle pêche bien mûre et dorée; enfoncez cette aiguille dans sa chair savoureuse; voyez, l'aiguille est si mince qu'il sera impossible d'apercevoir la trace de son passage dans le fruit. D'ailleurs, le fruit n'en sera nullement gâté, Seulement, la personne qui aura mangé cette pêche sera prise, dans la journée, de nausées et de vertiges; le soir, elle sera morte.

—Ah! ah!... Et ce liquide épais dans ce flacon, ce liquide qui ressemble à de l'huile?

—C'est, en effet, de l'huile, madame. Si, lorsqu'on prépare la veilleuse de Votre Majesté, on mélangeait douze ou quinze gouttes de cette huile à l'huile de la veilleuse. Votre Majesté s'endormirait comme d'habitude sans éprouver ni angoisse ni malaise. Seulement, elle s'endormirait un peu plus viee que d'habitude... et elle ne se réveillerait plus.

—Admirable, René! et cette série de minuscules flacons?

—Tout simplement des essences de fleurs, ma reine. Voici la rosé, voici l'oeillet et voici l'héliotrope; puis, l'essence de géranium; voici la violette; voici l'oranger. Vous vous promenez dans vos jardins avec un ami et vous lui faites remarquer la beauté d'un rosier, par exemple. Votre ami admire et demande à cueillir la rose. Il la cueille et la respire: c'est un homme mort si, la veille, vous avez fait une légère incision sur l'arbuste et si, dans l'incision, vous avez versé dix gouttes de cette essence... Vous pouvez aussi vous contenter de verser une goutte sur la fleur que vous offrirez. Le parfum de la fleur n'est pas modifié puisque chacune de ces essences possède le parfum lui-même.

—Très joli, René! Et ces cosmétiques?

—Ce sont des cosmétiques ordinaires, madame. Voici le noir pour les sourcils et cils; voici le rouge pour les lèvres; voici la pâte pour étendre sur le visage; voici les crayons pour donner de la vivacité aux yeux. Seulement, la femme qui aura employé cette pâte ou ces crayons sera prise, dans les deux jours qui suivront, de violentes démangeaisons à la figure, et bientôt un ulcère se produira, qui ravagera le plus beau visage.

—Ah! ce n'est pas pour tuer, alors?

—Eh! madame, on tue une jolie femme en lui prenant sa beauté.

—Tout ceci est foudroyant, murmura Catherine. Qu'y a-t-il là? de l'eau?

-Oui, madame, de l'eau pure, sans goût, sans saveur, sans odeur, sans parfum, de l'eau qui n'altérera en rien l'eau ou le vin, ou le liquide quelconque avec lequel vous l'aurez mêlée dans la proportion infime de trente à quarante gouttes pour une pinte. Ceci, madame, c'est le chef-d'oeuvre de Lucrèce: c'est l'aqua-tofana.

—L'aqua-tofana! fit sourdement la reine.

—Un pur chef-d'oeuvre, vous dis-je! Vous disiez, non sans raison, que l'effet de tous ces poisons est trop foudroyant. Je comprends qu'il est des cas où il faut agir avec quelque prudence. L'aqua-tofana, limpide comme du cristal, ne laisse aucune trace de son passage dans le corps de l'être quelconque, animal ou homme qui en aura bu. Cet homme, s'il a eu l'honneur de dîner à votre table et si son vin a été additionné de cette pure eau de roche, s'en retournera chez lui très bien portant. Ce n'est qu'un mois après qu'il commencera à éprouver quelque malaise, une angoisse spéciale; peu à peu, il lui sera impossible de manger; une faiblesse générale s'emparera de lui et, trois mois après le dîner, on l'enterrera.

—Merveilleux, dit Catherine, mais trop long.

—Venons-en donc à l'honnête moyenne. Dans combien de temps voulez-vous que... la gêne soit supprimée?

—Il faut que Jeanne d'Albret meure d'ici vingt ou trente jours, pas plus, pas moins.

—La chose est possible, madame, et la victime va nous en fournir le moyen. Choisissez sur tout ce rayon d'ébène.

—Ce livre?

—Est un livre d'heures, madame, livre d'une essentielle utilité entre les mains d'une catholique, missel précieux pour le travail des fermoirs d'or et de la reliure d'argent. Il suffit de le feuilleter.

—Mais Jeanne d'Albret est protestante, interrompit Catherine. Cette broche?

—Un admirable joyau. Malheureusement, elle est difficile à fermer... Alors, il arrive que la personne qui s'en sert force le ressort pour fermer et, en forçant, elle se pique au doigt, piqûre insignifiante qui fait se déclarer en huit jours une bonne gangrène.

—Non. Ce coffret. Qu'est-ce?

—Vous le voyez, madame, un coffret ordinaire pareil à tous les coffrets du monde, avec cette différence pourtant qu'il a été ciselé par d'habiles artisans et qu'il est en or massif, ce qui en fait un présent vraiment royal. Et puis, il y a une deuxième différence. Ouvrez-le, madame.

Catherine, sans la moindre hésitation, ouvrit. Un autre que Ruggieri eût tressailli devant une preuve d'aussi absolue confiance. Mais il y était habitué.

—Voyez, madame, reprit Ruggieri, l'intérieur de ce coffret est doublé en beau cuir de Cordoue... Ce cuir de Cordoue, qui est à lui seul un objet d'art, gaufré selon les méthodes secrètes de la tradition arabe, ce cuir est légèrement parfumé, comme vous pouvez vous en assurer.

Catherine, sans hésitation, aspira le parfum d'ambre qui se dégageait légèrement de l'intérieur du coffret.

—Il n'y a aucun danger à respirer ce parfum, reprit le chimiste. Seulement, si vous touchiez ce cuir, si vous laissiez votre main dans ce coffret pendant un temps suffisant, soit une heure environ, les essences dont il est imbibé se communiqueraient à votre sang par les pores de la peau, et dans une vingtaine de jours vous seriez prise d'une fièvre qui vous emporterait en trois ou quatre jours.

—Très bien. Mais quelle vraisemblance y a-t-il que je laisserais ma main dans ce coffret pendant au moins une heure?

—A défaut de votre main allant trouver le cuir de Cordoue, le cuir ne peut-il pas lui-même venir trouver votre main?... Je vous offre ce coffret... Vous lui donnez une destination quelconque... Il vous servira à renfermer l'écharpe que vous mettez à votre cou, les gants qui vont s'adapter à votre main. L'écharpe, les gants séjournent dans le coffret, leur vertu est dès lors aussi efficace que la vertu même de ce cuir.

—Voilà un vrai chef-d'oeuvre, murmura la reine.

Ruggieri se redressa. Son orgueil de chimiste trouvait dans ce mot la récompense de son patient labeur.

—Oui, dit-il, c'est là mon chef-d'oeuvre. J'ai mis des années à combiner les éléments subtils capables de s'adapter à la peau comme à la tunique de Nessus; j'ai veillé des nuits et des nuits, j'ai failli cent fois m'empoisonner moi-même pour trouver cette essence qui se communique par le toucher, et non par l'odorat ou par le palais. Dans ce coffret redoutable, j'ai enfermé la mort que j'ai ainsi réduite à l'état de servante docile, muette, invisible, méconnaissable. Prenez-le, ma reine. Il est à vous.

—Je le prends! dit Catherine.

En effet, elle referma soigneusement le coffret et s'en empara. Elle le garda un instant dans ses deux mains levées à hauteur de ses yeux, et murmura:

—Dieu le veut!




IV

ORDRE DU ROI

Le lendemain du jour où François de Montmorency retrouva sa fille et celle qui avait été sa femme, fut une journée paisible pour tous les habitants de la maison de la rue Montmartre.

Le maréchal sentait son coeur se dilater. Il était en extase devant sa fille et n'imaginait pas qu'il pût exister au monde rien d'aussi gracieux. Quant à Jeanne, la conviction se fortifiait en lui qu'elle subissait une crise passagère et que le bonheur lui rendrait à la fois la raison et la santé physique. Quelquefois, il lui semblait surprendre dans les yeux de la folle une aube d'intelligence. Il voulait croire à la guérison.

Il attachait parfois des regards timides sur Jeanne, et se disait alors:

«Lorsqu'elle comprendra, comment lui expliquerai-je mon mariage? Est-ce que je n'aurais pas dû demeurer fidèle, même la croyant infidèle?»

Et un trouble l'envahissait à la voir si belle, à peine changée, presque aussi idéale qu'au temps où il l'attendait dans le bois de Margency.

Quant à Loïse, à part la douleur de ne pouvoir tout de suite associer sa mère à sa félicité, elle était en plein ravissement. Elle aussi était convaincue qu'un mois de soins attentifs rendrait la raison à la martyre. Et elle s'abandonnait à cette joie inconnue d'elle jusqu'ici d'avoir une famille, un nom, un père. Ce père lui semblait un homme exceptionnel par la force, la gravité sereine. C'était de plus l'un des puissants du royaume.

Cette journée fut donc une journée de bonheur véritable malgré la folie de Jeanne.

Mais n'était-elle pas là, vivante? Et même, lorsqu'ils la considéraient tous les deux, le père et la fille ne remarquaient-ils pas qu'un heureux changement se manifestait dans sa santé? Ses yeux reprenaient leur brillant, ses joues redevenaient rosés; jamais Loïse ne l'avait vue ni aussi belle ni aussi gaie. Le rire de la folle éclatait non pas strident et nerveux, mais doux et plein d'innocent bonheur.

En ce jour, le maréchal lia pleine connaissance avec le vieux Pardaillan. Leurs mains se serrèrent dans une étreinte loyale et le souvenir de l'enlèvement de Loïse s'éteignit.

La nuit qui suivit fut également très calme.

Cependant, vers le commencement de cette nuit, un incident se produisit dans la rue. Le maréchal de Damville vint visiter le poste qui veillait devant la maison. Il était accompagné de quarante gardes du roi qui relevèrent les gardes d'Anjou. Un officier de la maison royale les commandait et le capitaine qui avait accepté la caution de Jeanne de Piennes dut se retirer.

Damville passa la nuit dans la rue, et vers l'aube, un mouvement se produisit parmi les soldats.

Vingt d'entre eux chargèrent leurs arquebuses et se tinrent prêts à faire feu.

On se préparait évidemment à enfoncer la porte.

La caution de Jeanne de Piennes était donc tenue pour nulle et non avenue? C'est là la réflexion que se fit le vieux Pardaillan lorsque, ayant mis le nez à la lucarne, il vit ces préparatifs. Il appela aussitôt le maréchal et le chevalier qui vinrent examiner la situation. Le vieux routier était tout joyeux et ses yeux pétillaient:

—S'ils attaquent, dit-il, nous n'avons plus aucune raison de tenir notre parole; nous étions ici prisonniers sous la foi de Mme de Piennes. L'attaque nous délivre et nous rend le droit de fuir. Il y a une porte ouverte: fuyons!

—C'est mon avis, dit le maréchal, pour le cas où ils attaqueraient. Parole faussée, parole rendue!

—Ils attaqueront, n'en doutez pas. Qu'en penses-tu, chevalier?

—Je pense que M. le maréchal doit sortir immédiatement avec les deux femmes, mais que nous devons rester, nous, et tenir tête.

—Ah! ah! Voilà du nouveau! grommela le vieux Pardaillan, qui comprit aussitôt ce qui se passait dans le coeur de son fils.

Et le prenant à part:

—Tu veux mourir, hein?

—Oui, mon père.

—Mourons donc ensemble. Cependant, tu peux bien entendre une observation de ton vieux père?

—Oui, monsieur...

—Eh bien, je ne demande pas mieux que de mourir, puisque tu ne peux vivre sans cette petite Loïson que le diable emporte, et que moi, je ne puis vivre sans toi. Mais encore faut-il être sûr que ta Loïsette t'échappe!

—Que voulez-vous dire? s'écria le chevalier en pâlissant d'espoir.

—Simplement ceci: as-tu demandé sa fille au maréchal?

—Folie!

—D'accord! Mais enfin, l'as-tu demandée?

—Vous savez bien que non!

—Eh bien, il faut la demander!

—Jamais! Jamais!... Oh! l'affront de me voir refuser!...

—Bon, c'est donc moi qui parlerai pour toi! Or, de de deux choses l'une: ou tu es accepté et tu fais aux Montmorency l'honneur d'entrer dans leur famille. Mort de tous les diables! ton épée vaut la leur, et ton nom est sans tache... Je poursuis: ou tu es refusé, et alors seulement il sera temps de graisser nos bottes pour le grand voyage d'où on ne revient pas. Voyons, consens à vivre jusqu'à ce que le père de Loise m'ait formellement dit: Non!

—Soit, mon père! dit le chevalier qui entrevit là un moyen de mourir seul et de ne pas entraîner son père à la mort.

—Monseigneur, dit alors le vieux Pardaillan en rejoignant le maréchal, nous venons, le chevalier et moi, de tenir conseil de guerre. Voici ce qui est décidé: Vous allez partir à l'instant. Nous demeurons ici jusqu'à ce que l'attaque soit avérée. Alors, nous partirons à notre tour.

—Je ne partirai pas d'ici sans vous, dit le maréchal d'une voix ferme. Et songez-y, chevalier, si vous ne consentez pas à me suivre, dès la première attaque, vous exposez à une mort terrible ces deux innocentes créatures.

Le chevalier tressaillit.

—Nous partirons donc, dit-il.

—Il n'y a plus qu'à attendre», dit Pardaillan père.

L'attente ne fut pas longue. Vers cinq heures du matin, le vieux routier, demeuré en observation à l'oeil-de-boeuf, vit un cavalier faire un signe à l'officier. Ce cavalier, bien qu'il fît chaud, était enveloppé d'un manteau qui le couvrait entièrement. En sorte que Pardaillan ne put le reconnaître.

L'officier s'approcha, escorté d'un procureur tout vêtu de noir, lequel, tirant un papier d'un étui, se mit à lire à haute et distincte voix:

«Au nom du roi:

«Sont déclarés traîtres et rebelles les sieurs Pardaillan père et fils réfugiés en cette maison sous la caution de noble dame de Piennes; est déclarée non avenue ladite caution, en ce que ladite dame ignorait les crimes précédemment commis par lesdits sieurs Pardaillan;

«Enjoignons auxdits sieurs de se rendre à discrétion pour être menés au Temple et de là être jugés pour crime de félonie et de lèse-majesté; plus incendie volontaire d'une maison; plus rébellion à main armée;

«Enjoignons aux officiers du guet royal de les prendre morts s'ils ne peuvent les prendre vifs, afin que leurs cadavres soient pendus.

«Et nous, Jules-Henri Percegrain, déclarons avoir ainsi parlé à haute voix auxdits rebelles, et déclarons leur avoir, par dernière indulgence, accordé une heure de réflexion.

«En foi de quoi nous avons signé et remis les présentes réquisitions à gentilhomme Guillaume Mercier, baron du Teil, lieutenant à la compagnie des arquebusiers du roi.»

L'homme noir remit son papier à l'officier et se retira près du cavalier au manteau, qui demeura immobile.

L'heure de grâce accordée aux rebelles s'écoula promptement.

La rue s'était remplie de monde; les curieux se haussaient sur la pointe des pieds pour voir si on prendrait les rebelles tout vifs ou si on les prendrait morts.

L'heure était passée, l'officier s'approcha de la porte et frappa rudement en criant:

«Au nom du roi!»

Le bruit du marteau résonna sourdement dans la maison et une fenêtre du premier étage s'ouvrit. Le vieux Pardaillan apparut. Une clameur s'éleva dans la rue:

«Les voilà! Les voilà! Ils se rendent!...»

Pardaillan salua gravement, se pencha et demanda:

—Monsieur, prétendez-vous donc nous attaquer?

—A l'instant même, dit l'officier, si vous ne vous rendez.

—Faites bien attention que vous violez vous-même la caution accordée.

—Je le sais, monsieur. Et vous devez vous rendre à discrétion.

—Nous rendre, c'est autre chose. Je voulais simplement vous faire dire que vous faussez la parole donnée. Maintenant, attaquez si bon vous semble.

Là-dessus, le vieux Pardaillan referma tranquillement sa fenêtre, tandis que l'officier criait encore une fois:

«Au nom du roi!»

Comme aucune réponse ne lui parvenait, l'officier fit un signe et un madrier disposé en façon de catapulte commença à fonctionner. Au cinquième coup, la porte tomba.

Les arquebusiers dirigèrent leurs canons sur la porte et se tinrent prêts.

Mais, personne ne s'étant montré, il fallut se résoudre à entrer dans la maison. Là, on constata que l'escalier était hérissé de barricades diverses.

—C'est en haut qu'il faudra faire le siège, gronda l'officier.

Il fallut deux heures pour déblayer l'escalier.

Lorsque le passage fut enfin libre, toute la troupe monta avec précaution, suivie par le cavalier, qui avait mis pied à terre, mais qui continuait à se cacher le visage dans son manteau.

A la satisfaction de l'officier, on trouva toutes les portes ouvertes en haut.

On pénétra dans les pièces qu'on visita l'une après l'autre, avec toutes les précautions nécessaires.

Le premier étage ayant été ainsi fouillé, il devint évident que les assiégés s'étaient retirés dans le grenier.

Mais, lorsque, après bien des hésitations et des sommations réitérées, on se décida enfin à pénétrer dans ce grenier, on n'y trouva que du foin.

Le cavalier poussa alors un cri de rage et, apercevant la porte de communication par laquelle on entrait dans la maison voisine, l'enfonça d'un violent coup de pied.

—Ils ont fui par là! rugit-il. Ils m'échappent!

Alors ce cavalier laissa retomber son manteau et les soldats étonnés reconnurent l'illustre maréchal de Damville.

—Qu'ordonnez-vous, monseigneur? demanda l'officier.

—Fouillez cette maison!» grinça Damville.

La maison fut fouillée; on n'y trouva personne.

Le maréchal de Damville sortit par la ruelle aux Fossoyeurs. Il était pâle de fureur. Il monta aussitôt à cheval et s'élança dans la direction du Louvre.

Arrivé là, il demanda aussitôt à être introduit auprès du roi.

Pendant ce temps, les fugitifs arrivaient à l'hôtel de Montmorency, et, les deux femmes installées, tinrent conseil de guerre.

—Ici, dit le maréchal aux Pardaillan, vous êtes en sûreté.

Le chevalier hocha la tête.

—Monseigneur, dit-il, si vous m'en croyez, vous devez fuir. Si vous étiez seul, je ne vous donnerais pas ce conseil...

—Vous avez raison, chevalier, dit le maréchal. Aussi bien, mon intention n'est-elle pas d'exposer ma fille et sa mère. Dès ce soir, je partirai avec elles pour le château de Montmorency. Je compte sur vous pour nous escorter jusque-là. Une fois à Montmorency, nul, pas même le roi, n'osera vous y chercher. Il faudrait une armée pour prendre le manoir.

Il fut donc convenu que le soir, à la nuit tombante, on quitterait Paris.

Dans cette journée, Pardaillan père eut avec le maréchal une mémorable conversation. Le chevalier s'était retiré dans la chambre qu'il occupait à l'hôtel. Loïse venait de se retirer auprès de sa mère. Le vieux Pardaillan demeura seul avec le maréchal et, voyant sortir Loïse, entama héroïquement la question qui lui tenait au coeur:

—Charmante enfant, dit-il, et que vous devez être bien heureux d'avoir retrouvée, monseigneur.

—Oui, monsieur. Heureux au-delà de toute expression.

—Puisse-t-elle, s'écria le vieux renard, trouver un mari digne d'elle! Mais je doute qu'il existe un homme digne de posséder une beauté aussi accomplie...

—Cet homme existe pourtant, dit simplement le maréchal. Je connais un personnage étrange qui apparaît comme un type achevé de bravoure et de finesse. Ce qu'on m'a raconté de lui, ce que j'en ai su par moi-même fait que je me le représente comme un de ces anciens paladins du temps du bon empereur Charlemagne. C'est à cet homme, mon cher monsieur de Pardaillan, que je destine ma fille.

—Excusez ma hardiesse, monseigneur, mais le portrait que vous venez de tracer est si beau que j'éprouve un impérieux désir de connaître un tel homme. Serais-je très indiscret si je vous demandais son nom?

—Nullement. Je vous ai, à vous et à votre fils, de telles obligations, que je ne veux rien vous cacher de mes chagrins et de mes joies. Vous le verrez, monsieur, car j'espère bien que vous assisterez au mariage de Loïse...

—Et il s'appelle? demanda Pardaillan.

—Le comte de Margency, répondit le maréchal en fixant son regard sur le vieux routier.

Celui-ci chancela. Il avait reçu le coup en plein coeur.

Il balbutia quelques mots et, tout étourdi, atterré, prit congé du maréchal et rejoignit son fils.

—Je viens de parler à M. le maréchal, dit-il.

—Ah!... Et vous lui avez dit?

—Je lui ai demandé à qui il comptait donner Loïse en mariage. Tiens-toi bien, chevalier. Le fer chaud dans une plaie vaut mieux que l'onguent. Tu n'auras jamais la petite. Elle est destinée à un certain comte de Margency.

—Ah! Et connaissez-vous cet homme?

—Je connais Margency, dit le vieux Pardaillan. C'est un beau comté. Enclavé dans les domaines de Montmorency, il avait été pour ainsi dire dépecé, et il n'en restait plus qu'un pauvre reste qui a appartenu à la famille de Piennes jusqu'au moment où le connétable s'en est emparé. Sans aucun doute, le comté a été reconstitué; quelque hobereau l'aura acheté pour avoir le titre de comte.

—Peu importe, monsieur, dit paisiblement le chevalier.

—J'admire ton calme, éclata le routier. Comment! c'est ainsi qu'on te traite, toi!... Et tu ne bondis pas?...

—Mais, mon père, comment voulez-vous que je sois traité? Le maréchal pour quelques pauvres services que je lui ai rendus, m'offre une somptueuse hospitalité.

—Chevalier, nous allons partir d'ici.

—Non, mon père.

—Tu dis: non? Qui t'y retient maintenant?

—Le maréchal compte sur nous pour l'escorter jusqu'à Montmorency. Nous l'escorterons, mon père. Et, une fois qu'il sera en parfaite sûreté dans son castel, alors nous irons nous faire tuer dans quelque jolie entreprise.

—De par tous les diables! pourquoi M. le maréchal n'appelle-t-il pas M. le comte de Margency pour l'escorter?

—Sans doute, nous trouverons le comte en route, dit le chevalier toujours souriant. Mais, lors même qu'il serait ici, je ne lui céderais pas le droit que j'ai conquis de mettre Loïse en sûreté. C'est à moi qu'elle fit appel, à moi seul. Je n'oublierai jamais cette minute. J'étais à mon observatoire de la Devinière... Tiens, à propos, il me faudra y passer pour régler une vieille dette. Avez-vous de l'argent, mon père?

—Trois mille livres. C'est le dernier présent que m'a fait M. de Damville, un peu malgré lui, d'ailleurs. Tu disais donc que tu voulais payer maître Landry?

—Et dame Huguette.

—Tu dois à tous les deux?

—Oui, Seulement, c'est de l'argent que je dois à Landry. Et c'est de la reconnaissance que je dois à Huguette. Je paierai l'un avec des écus, et l'autre... ma foi, ce sera plus difficile. Un écu n'est qu'un écu. Une parole sortie du coeur vaut un trésor. Je chercherai... je trouverai.

—Mais mon père, il faut nous occuper de quitter Paris dès ce soir. L'escorte du maréchal, s'il survient quelque obstacle, ne pourra que se battre, et ceci est insuffisant. Nous avons besoin de force et nous avons besoin de ruse. Damville est un rude jouteur, sans compter que nous avons à nos trousses une foule de roquets de moindre importance.

—Je connais, dit Pardaillan, quelques bons garçons qui pourront ce soir nous être utiles. Il faudrait que j'aille faire un tour du côté de la Truanderie.

—Allez donc, mon père, et soyez prudent.

Le vieux routier jeta un dernier regard à son fils, hocha la tête et s'éloigna.

Le chevalier décrocha sa rapière, fit quelques tours dans la chambre et s'assit dans un vaste fauteuil qu'on appelait dans l'hôtel le fauteuil du roi, parce que Henri Il s'y était assis.

Qu'on n'aille pas croire que le chevalier venait de jouer vis-à-vis de son père la comédie du jeune amoureux qui parle avec détachement de sa peine, en laissant sous-entendre le violent chagrin que cache le sourire amer.

Le chevalier était sincère au point qu'il ne jouait même pas la comédie avec lui-même, ce qui est encore plus difficile que de ne pas la jouer avec les autres.

Le sourire de pince-sans-rire qui lui était habituel ne disparut pas de ses lèvres. Il ne pleura pas. Il ne soupira pas. Chez lui, les choses se passaient en dedans.

Il était naïf. Une douleur entrevue même chez des inconnus lui serrait le coeur. Il rêvait de fabuleuses richesses pour étancher des larmes partout où il passerait. A défaut de richesses, il rêvait de parcourir le monde en aidant les opprimés, en frappant les oppresseurs. Il ne s'était jamais admiré soi-même. Mais il comprenait vaguement qu'il était exceptionnel et digne d'admiration. Il en résultait que parfois des bouffées d'ambition montaient à son cerveau. L'ambition de quelque magnifique et glorieuse destinée.

Il calculait exactement sa valeur, et nous l'avons vu devant le roi, c'est-à-dire devant un être d'essence supérieure, tout voisin de la divinité, calme, paisible, railleur à son habitude, comme devant un égal. Et, au fond de lui-même, il s'était effaré de n'avoir pas tremblé devant la majesté royale.

Lors donc qu'il se trouva seul, il n'éprouva pas le besoin de modifier son attitude. Il avait simplement dit à son père qu'il ne lui restait plus qu'à mourir, parce qu'il se jugeait incapable de surmonter l'amour qui avait pris possession de son coeur. Avec la même simplicité, il eût sangloté, s'il en eût éprouvé le besoin.

Tel était ce héros qui avait étonné Catherine de Médicis si difficile à étonner, qui avait conquis l'admiration de Jeanne d'Albret, qui avait souffleté de son rire le duc d'Anjou, qui s'était moqué du roi de France, qui avait battu sur tous les terrains le maréchal de Damville, et que le maréchal de Montmorency traitait en hôte royal.

Il était si pauvre qu'à part les trois mille écus rapinés par son père, il allait se trouver sans un sol du jour où il sortirait de cet hôtel.

Sincère, moqueur, tendre, ouvert à toutes les émotions, fort comme Samson, élégant comme Guise, il passait dans la vie sans voir qu'il marchait dans une gloire.

Une fois seul, il ne maudit pas le maréchal et trouva que les choses étaient comme elles devaient être, puisque, selon les idées de son temps,—de tous les temps!—un gueux ne pouvait épouser une héritière d'immenses richesses.

Il maudit encore moins Loïse, et se contenta de murmurer avec une adorable naïveté:

«Quel malheur pour elle! Comment quelqu'un, pourra-t-il jamais l'aimer comme je l'eusse aimée?... Pauvre Loïse!...»

Et après quelques instants de réflexion:

«Je crois bien qu'il est impossible de souffrir plus que je ne souffre. Si cela devait durer huit jours, je deviendrais fou. Heureusement, tout va s'arranger. Cette nuit, nous sommes à Montmorency, demain je rentre à Paris. Et alors, voyons... combien sont-ils? Damville: rude épée. Ce d'Aspremont dont m'a parlé mon père. Les trois mignons. Ce Maurevert. Cela fait six. Je les provoque tous les six à la fois. C'est le diable si à eux tous ils ne parviennent pas à me tuer. Allons, j'aurai de jolies funérailles!

A ce moment, une tête tiède se posa sur ses genoux.

Il baissa les yeux et vit que Pipeau s'était approché de lui, avait commodément installé sa tête et le regardait de ses grands yeux bruns, tendres, profonds, d'une belle humanité.

—Te voilà, toi? sourit-il joyeusement.

Pipeau jappa avec non moins de joie, répondant:

—Parfaitement! C'est moi! Moi! ton ami! Tu avais l'air de m'oublier, de ne pas plus penser à moi que si je n'étais pas ton ami le plus fidèle... fidèle jusqu'à la mort!

Voilà ce que dit Pipeau.

Le chevalier posa sa main sur la tête du chien et dit:

—Nous allons donc nous quitter. Pipeau? Ce m'est un grand chagrin. Je te dois beaucoup, sais-tu? Grâce à toi, je suis sorti de la Bastille, et puis, un jour que j'avais faim, tu as partagé avec moi, tu te rappelles? Et puis, toujours gai, tu me fus un si bon compagnon. Que deviendras-tu sans moi?...

Le chien avait écouté gravement.

Et sans doute, bien que le discours de son maître fût terminé, il continua à écouter ce que le chevalier pouvait se dire à lui-même, car ses yeux ne quittèrent pas les yeux du jeune homme, et le chien finit par pousser une plainte sourde.

—Pipeau! fit à ce moment le vieux Pardaillan qui entrebâilla la porte.

Le chien interrogea le chevalier, qui dit:

—Va.

—Je vais à la Devinière, puisque tu as des scrupules en ce qui regarde maître Landry, reprit le routier.

—Je vous accompagne, mon père.

—Non pas, mort diable! Le chien me suffira en cas d'attaque. Il pourra aussi me servir de courrier. Mais toi, ne bouge pas d'ici.»

Le chevalier fit un geste d'acquiescement, et Pardaillan père s'éloigna, suivi du chien, heureux d'entreprendre seul la besogne d'exploration qu'il avait méditée. Car, sous prétexte d'aller à la Devinière payer les dettes de son fils, le routier voulait surtout s'assurer que l'hôtel n'était pas surveillé, qu'ils n'avaient pas été suivis, enfin, que le chevalier était en sûreté parfaite.

«Une fois à Montmorency, songeait-il, je le déciderai à me suivre, et du diable si je n'arrive pas à lui faire oublier toutes les Loïse du monde. A son âge, j'eusse enlevé la petite, voilà tout. D'ailleurs, qui sait si ma ruse ne va pas arranger les choses? C'est un tour de vieille guerre. Allons, Pipeau, saute sur ton maître!»

Pardaillan tendit son bras et le chien sauta, avec un aboi sonore.

A quelle ruse? A quel tour faisait-il allusion?

Pour le moment, suivons le vieux routier dans son exploration. Il parcourut les rues avoisinantes et ayant constaté que tout paraissait parfaitement tranquille, n'ayant rien vu de suspect, descendit jusqu'au bac pour traverser la Seine.

Alors, il gagna la rue Saint-Denis et parvint à la Devinière en se promettant bien de pousser jusqu'au cabaret de Catho par la même occasion.

Maître Landry vit arriver Pardaillan avec un certain étonnement mélangé de crainte et d'espérance.

«Qui sait si cette fois enfin je ne serai pas payé?» murmura le digne aubergiste.

—Maître Landry, dit Pardaillan, je viens payer mes dettes et celles de mon fils, car nous allons quitter Paris.

—Ah! monsieur, quel malheur! s'écria Landry.

—Que voulez-vous, mon cher monsieur Grégoire, nous nous retirons après fortune faite.

L'aubergiste ouvrit des yeux énormes.

—Mais je ne vois pas dame Huguette, reprit Pardaillan. J'ai une commission à lui faire de la part de mon fils.

—Ma femme va arriver dans un instant. Mais monsieur me fera bien l'honneur de déjeuner une fois encore dans mon auberge, puisqu'il est sur le point de quitter Paris?

—Très volontiers, mon cher ami. Et d'ailleurs, tandis que je déjeunerai, vous établirez notre compte.

—Oh! monsieur, la chose ne presse pas.

—Si fait!

—Puisqu'il en est ainsi, monsieur, je vous avouerai que votre compte est tout préparé. Vous m'en aviez vous-même donné l'ordre, et par deux fois vous fûtes sur le point de régler cette misère. Seulement, vous en fûtes toujours empêché par des circonstances regrettables...

—Pour vous? fit Pardaillan en éclatant de rire.

—Non pas, mais pour vous, monsieur, dit Landry, qui se mit à rire aussi par politesse. En effet, la première fois, vous eûtes ce terrible duel avec ce monsieur Orthès... Et la deuxième fois... au moment où je tendais déjà la main, vous vous élançâtes dans la rue...

—-Oui, j'avais vu passer un vieil ami, que je voulais serrer dans mes bras.

—En sorte que nous en demeurâmes là, acheva Lan dry d'un air si piteux que le vieux routier eut un deuxième accès d'hilarité.

Cependant, on dressait le couvert sur une petite table, tandis que Pipeau, reprenant instantanément ses vieilles habitudes, entrait dans la cuisine de cet air hypocrite et détaché des biens de ce monde qui inspirait tant de confiance à ceux qui ne connaissaient pas la gourmandise et l'astuce de ce chien.

Pardaillan se mit donc à table. A l'aspect vénérable des flacons que Landry lui-même déposa sur la nappe éblouissante, il comprit qu'il était devenu aux yeux de l'aubergiste un personnage d'importance.

«Hum! grommela-t-il, l'argent est tout de même une bonne chose! Avec de l'argent qu'il me suppose, j'achète à crédit le respect et l'admiration de ce digne homme. Que serait-ce si j'étais réellement riche!»

A ce moment, Huguette entra dans la salle.

—Toujours fraîche, rose et tendre comme un jeune radis qui croque à la dent, dit le vieux Pardaillan.

Huguette, sans s'étonner de la bizarrerie de cette comparaison, sourit et soupira:

—Il paraît donc que vous nous abandonnez?

—Oui, ma chère madame Huguette, nous partons pour... pour des pays inconnus. Et, avant de partir, nous avons songé, mon fils et moi, que nous avions un vieux compte à régler, ici...

—Ah! monsieur! fit Landry avec attendrissement. Et il ajouta: je vais chercher la note.

—Ma chère Huguette, dit alors le vieux Pardaillan, je crois qu'il sera difficile au chevalier de venir acquitter ce qu'il vous doit, bien qu'il m'ait annoncé son intention de passer à, la Devinière.

—Monsieur le chevalier ne me doit rien, fit vivement Huguette.

—Si fait, par la mort du diable! A telles enseignes que je vais vous citer ses propres paroles: «Quant à la jolie Huguette, a-t-il dit, ce n'est pas de l'argent que je lui dois, mais deux bons baisers, en reconnaissance des attentions qu'elle a eues pour moi. Et je voudrais lui dire aussi que, quoi qu'il arrive, je ne l'oublierai jamais, et que je lui garderai toujours une bonne place parmi les plus doux et les meilleurs de mes souvenirs.»

—Le chevalier a dit cela? s'écria l'hôtesse, en rougissant.

—Sur ma foi! Et je crois qu'il n'a dit que la moitié de ce qu'il pensait. Aussi, je vais m'acquitter de la commission.

Là-dessus, le vieux routier se leva et embrassa Huguette deux fois sur chaque joue, ce qui faisait bonne mesure. Puis, se rasseyant, il leva son verre, et dit gravement: «A votre santé, jolie Huguette!»

—Monsieur, fit alors l'hôtesse toute rêveuse, je n'oublierai jamais la bonne pensée qu'a eue pour moi monsieur le chevalier. Dites-le-lui, je vous prie. Et, je veux à mon tour lui témoigner ma gratitude par un avis...

—Parlez, ma chère...

—Eh bien! dites-lui bien qu'elle l'aime! fit Huguette avec un soupir.

—Qui cela? s'écria Pardaillan, étonné.

—Celle qu'il aime, la jolie demoiselle... Loïse... Elle l'aime, continua Huguette, j'en suis sûre. J'ai vu ce pauvre jeune homme si malheureux...

—Ah! ma chère Huguette, vous êtes un ange!...

—Si malheureux que je n'ai pu m'empêcher de le lui dire à lui-même. Répétez-le-lui, et, lorsqu'il sera le mari de Loïse, qu'il se souvienne que c'est moi qui lui ai annoncé son bonheur.

—Corbleu! Dites que vous lui portez bonheur, ma bonne Huguette. Ah! c'est ainsi?... Ah! bien, voilà qui change diablement les choses!... Vive Dieu!... Que je vous embrasse encore!...

Sur ce, nouvelle embrassade. Après quoi, le vieux Pardaillan continua son repas, avec une infinie satisfaction.

Tout a une fin, même les bons déjeuners.

Celui de Pardaillan suit donc la loi commune, et le dernier flacon vidé jusqu'à la dernière goutte, le vieux routier, l'oeil conquérant, reboucla son épée et, mettant la main à sa ceinture de cuir qui contenait les trois mille livres prises dans le coffre de Gilles, appela maître Landry qui, sa note à la main, accourut, radieux, léger, fendant l'air de ses bras pour arriver plus vite. Landry, en arrivant à la table, déploya son papier. Il était long d'une aune. Et, comme pour s'excuser de cette menaçante longueur, l'aubergiste se hâta de dire:

—Dame, monsieur, c'est qu'il y en a long! Et encore, n'ai-je pas marqué les extras.

—Marquez tout, mon cher Landry, fit Pardaillan.

—En ce cas, tout compris, cela fait trois mille livres juste.

Le vieux routier reçut le coup sans sourciller et commença à entrouvrir sa ceinture de cuir. Le visage de Landry, qui était radieux, devint incandescent, tant l'émotion le fit flamboyer.

«Enfin!» murmura-t-il dans un souffle.

«Le voilà! Le voilà!» tonna à ce moment une voix furieuse.

En même temps, trois personnages, qui venaient d'entrer à l'instant même dans la salle, dégainèrent et se précipitèrent sur Pardaillan. L'auberge se remplit de cris. La main de Pardaillan, qui touchait la fameuse ceinture, descendit jusqu'à la rapière qu'elle mit au vent.

Le sourire de Landry se termina en grimace de douleur et d'épouvante... Pardaillan avait, d'un coup de pied, renversé la table ont toute la vaisselle s'était écroulée.

Huguette s'était enfuie dans la cuisine.

Les trois enragés portaient coup sur coup.

—Cette fois, pas de caution! ricanait l'un.

—Cette fois, pas de quartier! hurlait le second.

Le premier, c'était Maugiron. L'autre, Quélus.

Le troisième, qui ne disait rien, mais qui s'escrimait avec une rage froide, c'était Maurevert.

Ils étaient entrés à tout hasard dans l'auberge, sachant que la Devinière avait été longtemps le quartier général des Pardaillan.

A défaut du chevalier, ils trouvaient le père et, sans plus de réflexion, s'étant consultés d'un rapide regard, ils le chargèrent.

Pardaillan, affaibli par les blessures qu'il avait reçues rue Montmartre, se contenta d'établir un peu de défensive.

Il avait sur sa poitrine trois pointes menaçantes.

A chaque coup qui lui était porté, il parait s'il pouvait, ou reculait d'un bond.

La bataille était silencieuse, cette fois. Les trois étaient résolus à tuer le père en attendant le fils, et ils gardaient toutes leurs forces, tout leur sang-froid, jouant serré, cherchant le coup mortel.

Pardaillan reculait donc. Malheureusement, ses trois adversaires étaient placés en bataille entre lui et la porte de la rue. Il était donc repoussé peu à peu vers le fond de la salle, où la porte se trouvait ouverte. Il la franchit et se trouva alors dans cette salle où, au début de ce récit, nous avons montré le banquet des poètes de la Pléiade.

Cette salle franchie, il pénétra dans la suivante et parvint enfin dans la dernière pièce.

—Cette fois, nous le tenons, dit Maurevert, les dents serrées.

«Allons, pensa Pardaillan, le chevalier et moi, nous ne mourrons pas ensemble!»

A ce moment, il vit une porte s'ouvrir, et, sans hésitation, se précipita dans le réduit obscur qu'il entrevoyait: c'était un sombre cabinet où se trouvait l'entrée de la cave, d'une part, et, de l'autre, l'entrée du long corridor qui aboutissait à la rue.

Les trois assaillants voulurent se jeter a la suite de Pardaillan dans ce réduit. Mais la porte se ferma à leur nez.

Ce n'était pas le vieux routier qui avait fermé la porte: c'était Huguette!...

Quand elle avait vu la tournure que prenait la bagarre, elle avait rapidement fait le tour par la rue et le corridor et avait ouvert, puis refermé à clef la porte du réduit.

—Vous! s'écria Pardaillan, qui reconnut Huguette.

—Fuyez! fit la jolie hôtesse en montrant le corridor.

—Pas avant de vous avoir remerciée, dit le vieux; routier qui, rengainant sa rapière, saisit Huguette par la taille et l'embrassa sur les deux joues. Un pour moi! Un pour le chevalier de Pardaillan.

Aussitôt, il s'élança dans le corridor et, l'instant d'après, il détalait le long de la rue Saint-Denis.

—Tu ne nous échapperas pas, cette fois! criaient Maugiron et Quélus, tandis que Maurevert courait chercher un marteau pour défoncer la serrure.

Il se heurta à Huguette dans la salle des banquets.

—Un marteau! commanda Maurevert.

—Inutile, dit Huguette. Je vais ouvrir avec une clef.

—Vous serez récompensée, ma brave femme.

La porte ouverte, les trois spadassins virent le couloir et comprirent que le vieux renard avait fui.

Et tous trois s'élancèrent. Mais trop tard! Pardaillan était déjà loin, courant vers la Truanderie, non pour y chercher refuge, mais pour y trouver les compagnons dont il avait besoin pour assurer le départ du maréchal.

Dans la rue, il fut rejoint par Pipeau qui, fidèle à ses habitudes, tenait dans sa gueule un saucisson enlevé sur les tables de la Devinière.

Huguette, après le départ des mignons, revint à la cuisine, où elle trouva son mari cramoisi de fureur.

—Ah! vociférait Landry, j'espère bien que M. de Pardaillan n'aura plus la pensée de me payer!

—Pourquoi donc? fit Huguette en souriant. Il faudra pourtant qu'il paie, nous ne sommes pas assez riches pour abandonner une note pareille!

—Ouais-! fit l'aubergiste. Toutes les fois qu'il me vient payer, il y a bataille et bris de vaisselle dans ma pauvre auberge!

—Bah! marquez toujours...

Et maître Landry, ayant poussé un soupir, s'assit à une table, commanda qu'on lui apportât de l'encre et une plume, et il fit à la fameuse note la rallonge suivante:

«Item, un déjeuner complet et bien conditionné. Ci: deux écus et cinq sols. Item, une bouteille de vieux Beaugency: trois écus. Item, deux flacons de Saumur: deux écus. Item, vaisselle brisée: vingt livres. Item, un saucisson volé par le chien de M. de Pardaillan: quinze sols et quatre deniers.

—Donnez, que j'enferme la note, dit Huguette qui avait lu par-dessus l'épaule de son mari.

Landry lui remit le papier et regagna ses cuisines en proie à la plus sombre mélancolie.

Au-dessous du total général, Huguette écrivit alors:

«Reçu de M. de Pardaillan deux baisers, un pour lui, un pour M. le chevalier, son fils, de la valeur de quinze cents livres chacun.»

Et elle enferma la note dans l'armoire de sa chambre.

Vers six heures du soir, le vieux Pardaillan rentra à l'hôtel de Montmorency, sans avoir fait d'autre mauvaise rencontre. Il avait fait une longue station dans la Truanderie et avait eu un entretien mystérieux avec un certain nombre de ces figures patibulaires, qui pullulent en ce lieu.

Il souriait dans sa moustache et murmurait:

«Voyons ce qu'il sera advenu de la rencontre que j'ai si habilement préparée!»

A quelle rencontre faisait-il allusion?

On se rappelle que le vieux routier avait d'abord quitté son fils en lui disant qu'il allait à la Truanderie, puis, qu'il était revenu sous prétexte de lui emprunter Pipeau.

Or, du premier coup où il sortit de la chambre du chevalier, Pardaillan père se mit à errer par l'hôtel, jusqu'au moment où il se rencontra avec Loïse.

«Je vous cherchais, dit le vieux routier. Je tenais à vous faire mes adieux.

—Vos adieux! s'écria la charmante enfant qui ne put s'empêcher de pâlir.

—Oui, nous partons, mon fils et moi.

En parlant ainsi, et tout en expliquant avec volubilité que son fils lui paraissait atteint d'un mal incurable, le vieux renard marchait dans la direction de la chambre du chevalier.

Loïse le suivait, machinalement, tout émue par la nouvelle de ce brusque départ, le coeur serré par une angoisse inconnue.

Pardaillan ouvrit doucement la porte.

Loïse entendit le discours que le chevalier adressait à Pipeau.

Ce fut alors que le vieux routier appela le chien et partit, laissant la porte ouverte et, devant cette porte, Loïse tout interdite... Que se passa-t-il en elle à ce moment? A quelle impulsion obéit-elle? Toujours est-il qu'elle entra et, levant ses yeux candides sur le chevalier stupéfait et bouleversé, demanda:

—Vous voulez partir?... Pourquoi?

Le chevalier, non moins interdit et certes plus tremblant que la jeune fille, murmura:

—Qui vous a dit que je voulais partir, mademoiselle?

—Votre père, d'abord. Vous ensuite... Pardonnez-moi, monsieur... J'ai entendu bien malgré moi... Vous avez dit que vous vouliez partir et pour ne plus revenir... et que vous ne pouviez emmener votre chien là où vous allez... et que si vous partez, c'est que vous vous ennuyez... Oh! monsieur quel est ce pays d'où vous ne reviendrez jamais?...

—Mademoiselle...

—Et où vous ne pouvez emmener le pauvre Pipeau? Et pourquoi vous ennuyez-vous?

Elle parlait ainsi que dans un rêve, tout étonnée de sa propre audace, toute tremblante maintenant, deux larmes au bord de ses longs cils.

Le chevalier la contemplait avec un inexprimable ravissement et une douleur aiguë.

—De dire que je m'ennuie, mademoiselle, c'est une façon de parler...

—Oh! reprit-elle sous l'impulsion d'un irrésistible mouvement du coeur, est-ce parce que vous êtes ici?...

Le chevalier ferma les yeux, joignit les mains, et, d'une voix ardente:

—Ici... oh! ici... c'est le paradis!...

Elle poussa un faible cri. Et alors, cette lumière qui, en de certaines circonstances, jette sa flamme dans l'esprit et le coeur des jeunes filles, l'illumina soudainement, et, très pâle, blanche comme un lis, elle dit:

—Vous ne voulez pas partir... vous voulez mourir...

—C'est vrai.

—Pourquoi?

—Parce que je vous aime.

—Vous m'aimez?

—Oui.

—Et vous voulez mourir?

—Oui.

—Vous voulez donc que je meure?

Ces demandes et ces réponses, rapides et haletantes, fiévreuses, furent faites de part et d'autre, d'une voix basse. Emportés qu'ils étaient par leur rêve, ils se rendaient à peine compte de ce qu'ils se disaient. Mais tout était amour entre eux.

Entre eux, il ne put être question de dissimulation. Loïse, qui parlait au chevalier pour la deuxième ou troisième fois, avoua son amour spontanément. La pensée qu'elle aurait pu le cacher ou en rougir, ne l'effleura même pas. Cette fleur de timidité n'eût pas compris la timidité en ce moment.

Ce cri, qu'elle venait de laisser tomber de ses lèvres, ce cri de sincérité superbe était l'expression la plus complète, la plus absolue, de ce qu'elle pensait.

Si le chevalier mourait, elle mourrait.

C'était simple, limpide, lumineux. Il n'y avait rien autour de cela: pas de réflexion, pas de contestation possible. Était-ce de l'amour? Elle ne savait pas. Elle ne savait qu'une chose:

C'est que sa vie s'absorbait sans effort dans la vie du chevalier; c'est que son âme s'incorporait à l'âme de cet homme.

Et maintenant, s'il partait, elle partait.

S'il mourait, elle mourait.

Plus rien au monde ne pouvait les séparer.

—Voulez-vous donc que je meure? dit Loïse.

En même temps, ses yeux bleus, limpides comme l'azur du ciel, se fixèrent sur les yeux du chevalier de Pardaillan.

Il chancela.

Il oublia que le maréchal la destinait à ce comte de Margency, à cet inconnu qui allait la lui prendre, et, extasié, bouleversé par un étonnement infini, murmura:

«Je rêve.»

Lentement, elle baissa les yeux; une pâleur de lis s'étendit sur son visage, et elle dit:

—Si vous mourez, je meurs, puisque je vous aime...

Ils étaient tout près l'un de l'autre. Et pourtant, ils ne se touchaient pas. Le jeune homme éprouvait cette sensation très nette que l'ange s'évanouirait si seulement il lui prenait les mains.

Alors, avec cet accent de simplicité qui est la plus souveraine expression du pathétique, il murmura:

—Loïse, je vis puisque vous m'aimez... Être aimé de vous, cela me semblait une hérésie... Que votre regard se fût abaissé sur moi, c'était une folie... et pourtant, cela est. Loïse, je ne sais si je suis heureux ou malheureux, je ne sais si le ciel s'ouvre devant moi... Mais, la plénitude de la vie, Loïse, vous me l'avez versée...

—Je vous aime...

—Oui. Je le savais. Tout me le criait. Tout me disait que j'étais venu dans ce monde pour vous, pour vous seule!

Il se tut subitement.

Il était comme dans une épouvante et dans une extase.

Et tous les deux comprirent que toute parole eût été vaine.

Lentement, les yeux rivés aux yeux du chevalier, Loïse recula jusqu'à la porte, s'éloigna, s'évapora pour ainsi dire, et lui demeura longtemps à la même place, comme foudroyé.

Alors, la réaction se fit dans cette nature si froide en apparence, et si réellement violente.

Une joie inouïe, une joie terrible le souleva, le transporta.

Par la baie de la fenêtre, son regard étincelant rayonna sur Paris.

Et sa pensée cria, tandis que ses lèvres serrées ne laissaient échapper aucun son:

«Maintenant, je suis le maître du monde! Roi Charles, Montmorency, Damville, puissances et gloires, ma gloire et ma puissance vous égalent! O Loïse! Loïse!...»

Vers six heures, le vieux Pardaillan regagna l'hôtel de Montmorency. Il retrouva son fils armé en guerre, en conciliabule avec le maréchal de Montmorency. Dans la cour de l'hôtel attendait un de ces lourds carrosses qu'on pouvait entièrement fermer, au moyen de mantelets.

Le vieux routier examina curieusement le chevalier qui parut calme et froid, comme à son habitude.

«Allons, songea-t-il, il ne s'est rien passé. Heureusement que j'apporte les bonnes paroles de cette chère Huguette!»

Et, tirant son fils à part, il lui annonça qu'une vingtaine de truands se trouvaient aux abords de l'hôtel, prêts à escorter le maréchal, sans même qu'il s'en doutât.

Le signal du départ fut alors donné par le maréchal. On devait, pour dépister les curieux ou les sbires, sortir par la porte Saint-Antoine, puis faire un crochet à gauche, pour rejoindre la route de Montmorency.

Loïse et sa mère prirent place dans le carrosse, qui fut soigneusement fermé.

Le maréchal se plaça à la portière de droite; le chevalier à celle de gauche; le vieux Pardaillan prit la tête; derrière, venaient douze cavaliers de la maison du maréchal.

Ces sortes d'escorte, traversant Paris dans un appareil formidable, n'étaient alors nullement rares; nul ne fit donc attention à celle-ci, et la voiture arriva vers sept heures à la porte Saint-Antoine.

—On ne passe pas! dit à ce moment une voix...

Et l'officier qui commandait le poste s'avança.

—Qu'est-ce? demanda le maréchal en pâlissant.

L'officier le reconnut à l'instant, et, le saluant:

—Monseigneur, à mon grand regret, je suis obligé de vous empêcher de passer.

—Mais, monsieur, la porte est encore ouverte à cette heure!

—Pardon, monseigneur, elle est fermée; voyez, le pont est levé.

Le maréchal se pencha, regarda sous la voûte et vit, en effet, que le pont était levé!

—Bon pour cette porte, dit-il, mais les autres, sans doute...

—Toutes les portes de Paris sont fermées, monseigneur.

—Et à quelle heure seront-elles ouvertes demain?

—Demain, elles ne seront pas ouvertes, monseigneur; ni demain, ni les autres jours...

—Mais, s'écria le maréchal avec plus d'inquiétude encore que de colère, c'est une tyrannie cela!

—Ordre du roi, monseigneur!...

—Eh quoi! On ne peut plus sortir de Paris ni y entrer?...

—Pardon, monseigneur: il est facile d'y entrer et d'en sortir. On n'empêche personne d'entrer. Et, quant à sortir, il n'y a qu'à se procurer un laissez-passer de M. le grand prévôt. Il demeure à deux pas de la Bastille. Et, si monseigneur le désire...

—Inutile, dit le maréchal.

Et il donna l'ordre du retour.

«Ordre du roi! murmura-t-il. Très bien. Mais qui cet ordre vise-t-il? Moi? Quelle apparence y a-t-il?...»

Tout aussitôt, il songea à ces nombreux huguenots venus à Paris, avec Jeanne d'Albret, le roi Henri de Navarre et l'amiral Coligny.

François de Montmorency demeura persuadé qu'il s'agissait d'une mesure de police prise sans autre intention contre les huguenots.

Cependant, le carrosse avait repris le chemin de l'hôtel de Montmorency. Le vieux Pardaillan, lui, avais mis pied à terre et donné son cheval à conduire en main, à l'un des cavaliers de l'escorte. Il voulait en avoir le coeur net, et son intention était d'interroger l'officier.

Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées depuis le départ du maréchal, et il réfléchissait à la fable qu'il inventerait pour forcer l'officier à parler, lorsqu'il vit l'un des soldats du poste s'éloigner de la porte en prenant la rue Saint-Antoine.

Pardaillan le suivit. Il pensait simplement qu'il lui serait plus facile de tirer quelque chose de ce soldat. Il l'aborda donc et se mit à marcher de conserve avec lui.

—Il fait chaud, dit-il, pour entrer en matière. Une bouteille de vin frais serait la bienvenue?

—La bienvenue, mon gentilhomme.

—Voulez-vous en boire une avec moi, à la santé du roi?

—Je veux bien, par ma foi.

—Entrons donc dans ce bouchon...

—Pas maintenant.

—Pourquoi pas maintenant, puisque c'est maintenant que nous avons soif?

—Parce que j'ai une commission à faire.

—Où cela?

Du coup, le soldat commença à regarder de travers l'acharné questionneur. A ce moment, le regard de Pardaillan s'accrocha à un papier que le soldat avait placé dans son justaucorps et dont un bout dépassait.

—Ah ça, mon gentilhomme, qu'est-ce que cela peut bien vous faire? reprit le soldat.

—Rien du tout. Mais, si votre commission vous mène trop loin, vous comprenez...

—C'est juste. Eh bien, je vais au Temple.

Pardaillan tressaillit. Il continua de marcher quelques pas en ruminant une idée qui venait de lui traverser la cervelle.

—Camarade, dit-il tout à coup, voulez-vous que je vous dise?... Vous portez une lettre à l'hôtel de Mesmes.

—Comment le savez-vous? s'écria le soldat stupéfait.

—Tenez, voici la lettre qui dépasse et sort de votre justaucorps; elle va tomber, prenez garde.

En même temps, Pardaillan saisit entre le pouce et l'index le bout du papier qu'il tira. Rapidement, il jeta un coup d'oeil sur la suscription. Elle était ainsi libellée:

A monsieur le maréchal de Damville, en son hôtel.

Pardaillan jeta un coup d'oeil autour de lui. Ils se trouvaient dans la rue Saint-Antoine, pleine de passants. A vingt pas, arrivait une patrouille du guet à cheval. Il n'y avait pas moyen de se sauver en emportant la lettre. Il la rendit donc au soldat. Mais il avait pu remarquer qu'elle était assez mal cachetée, comme par une personne qui eût été très pressée.

Ils se remirent en marche. Pardaillan résolu à ne plus lâcher son homme d'une semelle, le soldat devenu très méfiant.

—Excusez-moi, mon gentilhomme, reprit tout à coup ce dernier, cette lettre doit arriver le plus tôt possible.

Là-dessus, le soldat prit le pas de course.

Mais il avait affaire à plus entêté que lui: Pardaillan se mit aussi à courir.

—Camarade, dit-il, voulez-vous gagner cent livres?

—Non! fit le soldat, en précipitant sa course.

—Cinq cents! reprit Pardaillan.

—Laissez-moi! monsieur, ou j'appelle!

—Mille!...

Le soldat s'arrêta court et devint cramoisi.

—Que me voulez-vous? dit-il d'une voix tremblante.

—Vous donner mille livres en or, si vous me laissez lire la lettre que vous portez.

—Pour mille livres, je serais pendu. Allons donc!

—Oh! oh! C'est donc bien grave, ce que vous portez?

En ce cas, je vous offre deux mille livres.»

Le soldat chancela. Pardaillan reprit rapidement:

—Nous entrons au premier cabaret et, tandis que vous videz une bonne bouteille, je décacheté la lettre, je la lis, puis je remets le cachet en place. Personne ne saura.

—Non, murmura le soldat d'une voix sourde; mon officier m'a dit que je serais pendu si la lettre s'égarit!...

—Imbécile! Qui te parle de l'égarer?... Trois mille livres! dit Pardaillan.

Et, prenant le soldat par le bras, il l'entraîna au fond d'un cabaret voisin. Le soldat suait à grosses gouttes.

Il pâlissait, il rougissait.

—Est-ce bien vrai?» murmura-t-il quand ils furent installés devant une bouteille.

Pardaillan vida sa ceinture et dit:

—Compte!

Le soldat, ébloui, étouffa un rugissement. Jamais il n'avait vu tant d'or. C'était une fortune qu'il avait là devant lui. Haletant, il remit la lettre à Pardaillan et, sans compter, remplit d'or ses poches. Puis, comme dans un coup de folie, il se leva, gagna la porte et disparut. Pardaillan haussa les épaules et, tranquillement, décacheta la lettre dont il était dès lors le maître.

Elle contenait ces mots:

«Monseigneur, une voiture de voyage fermée s'est presentée à la porte Saint-Antoine, escortée par une douzaine de cavaliers. Le maréchal de Montmorency était là. Il a paru très contrarié de ne pouvoir passer. Je crois avoir reconnu les deux aventuriers que vous m'avez signalés. Je fais suivre la voiture qui, je suppose, regagne l'hôtel de Montmorency. J'ose espérer, monseigneur, que vous brûlerez ce billet aussitôt reçu et que vous n'oublierez pas celui qui vous envoie cet avis.»

«Ah! ah! fit Pardaillan. Je sais maintenant ce que signifie l'ordre du roi de faire fermer toutes les portes de Paris!...»

Là-dessus, Pardaillan se mit en chemin pour regagner l'hôtel de Montmorency.

Dans cette soirée, le maréchal de Damville reçut autant de billets qu'il y avait de portes à Paris. Tous contenaient la même indication en peu de mots: «Rien de nouveau» ou bien: «Le maréchal ne s'est pas présenté pour sortir», ou bien encore: «Les personnes signalées ne sont pas venues.»

Seul, le poste de la porte Saint-Antoine n'envoya aucun rapport.

Ainsi, le maréchal de Montmorency, Loïse, Jeanne de Piennes et les deux Pardaillan étaient prisonniers dans Paris! Damville qui, en attendant de pouvoir assassiner Charles IX, usait et abusait du crédit dont il jouissait auprès du jeune roi, Damville avait obtenu pour une durée de trois mois la charge d'inspecter les portes de Paris. Il n'avait pas eu de peine à démontrer que, dans les circonstances présentes, il fallait exercer une étroite surveillance sur tout ce qui entrait dans Paris.

Et le roi lui avait confié le redoutable emploi qui le faisait quelque chose comme gouverneur militaire de Paris.

A l'hôtel de Montmorency, l'existence s'écoulait sans incident. Il avait été convenu qu'on resterait enfermé sans vaine tentative. Les portes de Paris ne pouvaient demeurer longtemps fermées et, à la première occasion, le départ se ferait tout naturellement.

Une quinzaine de jours s'écoulèrent ainsi.

Le chevalier et le vieux Pardaillan sortaient presque tous les jours pour aller aux nouvelles et en prenant toutes les précautions nécessaires pour ne pas être reconnus.

Un soir, le routier, qui était sorti seul, rentrait à l'hôtel lorsque, dans la loge du suisse, il aperçut quelqu'un qu'il reconnut immédiatement: c'était Gillot, le digne neveu de l'intendant de Damville.

—Que viens-tu faire ici? gronda-t-il.

—Monsieur l'officier, je viens... j'expliquais justement...

—Tu viens m'espionner, misérable!...

—Ecoutez-moi, de grâce! balbutia Gillot.

—Point d'affaires! Je vais te couper les oreilles.

Gillot se redressa et, très digne, prononça:

—Je vous en défie bien, par exemple!

En même temps, il retira un bonnet qui couvrait sa tête jusqu'à la nuque, et Pardaillan demeura stupéfait:

Gillot n'avait plus d'oreilles!...

—Vous voyez bien, monsieur, que vous ne sauriez me couper ce que je n'ai plus.

—Mais qui t'a ainsi arrangé?

—Mon oncle lui-même! Oui, monsieur!... Lorsque Mgr de Damville a su que j'avais trahi son secret parce que j'avais peur que vous me coupassiez les oreilles, il a dit à mon oncle: «C'est bon! Coupez-les-lui!...» Alors, mon oncle, que je n'eusse jamais cru capable d'un tel crime, a exécuté la cruelle sentence, et, tout évanoui que j'étais, m'a ensuite fait porter hors de l'hôtel. Une femme m'a relevé, m'a soigné, a guéri les deux blessures. Et moi, monsieur, moi qui veux me venger, je viens me mettre à votre disposition.»

—Tiens! tiens! pensa le vieux Pardaillan.

—Prenez-moi, monsieur. Vous n'aurez pas lieu de vous en repentir. Je vous aiderai peut-être mieux que vous ne croyez. Et, contre mes services, je ne vous demande qu'une chose.

—Laquelle? Voyons.

—C'est de m'aider à votre tour à me venger de Mgr de Damville qui a donné l'ordre de me couper les oreilles, et de mon oncle qui a exécuté cet ordre.»

«Voilà un animal qui me paraît animé d'excellentes intentions et qui pourra nous être utile», songea Pardaillan qui ajouta:

—Eh bien, c'est dit; je te prends à mon service.

Gillot eut dans les yeux un éclair de joie qui eût inquiété Pardaillan s'il l'eût surpris. Mais, faisant signe à Gillot de le suivre, le vieux routier s'enfonçait déjà dans l'hôtel.

Gillot le suivit en murmurant entre ses dents:

«J'espère que mon oncle Gilles sera content de moi!»




V

L'ORAGE GRONDE

Une vingtaine de jours après l'entrée du roi dans Paris eurent lieu les fiançailles d'Henri de Béarn et de Marguerite, soeur de Charles IX. A cette occasion, une fête fut donnée au Louvre, fête somptueuse et telle qu'on n'en avait plus vu depuis les grandes mises en scènes auxquelles se complurent François Ier et Henri II.

Cette mémorable, fastueuse et terrible soirée, il faut que nous la suivions pour ainsi dire heure par heure.

Le Louvre flamboyait de lumières, un immense bruissement de rires s'élevait de cette fournaise, et chacune des salles où se déployaient ces magnificences contenait un drame...

Au-dehors, une foule de peuple, difficilement contenue par les archers de service soutenus par des compagnies d'arquebusiers, roulait autour du Louvre, comme une mer aux flots noirs qui mugit autour d'un brillant rocher. Cette foule n'était pas seulement attirée par la curiosité. Malgré les édits criés à diverses reprises, la plupart des bourgeois étaient armés de pertuisanes et avaient endossé la cuirasse.

Au début de cette soirée, et comme la nuit s'étendait sur Paris, Catherine de Médicis et son fils Charles IX se trouvaient seuls dans une pièce dont le balcon dominait la Seine et la rive gauche.

Habillé de noir comme à son habitude, plus pâle que jamais, ses maigres mains d'ivoire incrustées sur la balustrade de fer, Charles IX regardait au loin une grande lueur rouge. Et, près de lui, d'un pas en arrière, Catherine souriait, de son rire énigmatique et cruel, sphinx formidable.

—Pourquoi m'avez-vous amené là, madame? demanda le roi.

—Pour vous montrer ce feu, sire.

—Un feu de joie? Mes bons Parisiens se réjouissent.

—Non, sire. Les Parisiens brûlent une maison où l'on a surpris une réunion de parpaillots... Et tenez... voici encore un feu qui s'allume... là, sur votre gauche!

Une bouffée de sang monta aux joues blêmes de Charles IX.

—Plaise au Ciel, continua Catherine, que l'idée ne leur vienne pas de brûler le Louvre!

—Par le sang du Christ! Je vais donner l'ordre de charger les incendiaires.

Et, se retournant, le roi cria:

—Holà, Cosseins!

—Êtes-vous fou, Charles? gronda Catherine en saisissant la main de son fils. Voulez-vous donc provoquer des émotions et des émeutes dans Paris?

—Que dites-vous là, madame? fit Charles en frissonnant.

—La vérité!... Vous avez rêvé la fusion des catholiques et des huguenots. Dieu sait si j'en ai gémi moi-même, car je voyais l'abîme où vous couriez. Ne voyez-vous pas les visages menaçants qui vous entourent depuis que Jeanne d'Albret, Henri de Béarn, Condé et Coligny sont ici! Aveugle!

Au loin, l'incendie montait et s'étendait, vaste nappe de flammes rouges qui ondulait dans la nuit.

—Voilà la réponse des Parisiens aux fiançailles de ce soir! reprit Catherine.

Les yeux exorbités, les mâchoires serrées, Charles IX regardait. Par moment, un frisson le secouait.

—Charles, continua la reine, écoutez-moi. Vous savez avec quelle joie j'ai poussé à la paix; vous savez que moi-même je me suis humiliée devant l'orgueilleuse Jeanne d'Albret. Vous savez que j'ai été jusqu'à imaginer le mariage de ma propre fille avec Henri de Béarn. C'est que, moi aussi, j'étais aveugle! Je croyais alors que la paix était possible entre les huguenots et les catholiques. La paix avec les huguenots? Délire! Rêve insensé! Il faut que l'hérésie ou l'Eglise triomphe ou meure!

—Madame!... Vous m'épouvantez!... Il est impossible que les choses en soient là parce que j'ai eu horreur de tout le sang qui se versait!

—Impossible? N'avez-vous pas lu les lettres que les ambassadeurs de tous les États apportent? Que nous dit le roi d'Espagne?... Qu'il prépare une armée pour rétablir le règne de Dieu compromis par notre faiblesse.

—Je ferai la guerre à l'Espagnol!

—Insensé! Que nous dit Venise? Que nous disent Parme et Mantoue? Que nous disent les Etats de l'Empire? Tous, tous, tous nous blâment, tous nous menacent!

—Je tiendrai tête à l'Europe s'il le faut!...

—Tiendrez-vous tête au Souverain Pontife? gronda Catherine. Vous relèverez-vous de l'excommunication dont il vous menace?

—Par l'enfer, madame! Le pape est le pape, et, moi, je suis le roi de France!...

Et, cramponné à la balustrade, Charles se raidit davantage.

—Silence! dit-il. Je veux qu'on se taise autour de moi! J'ai décidé la paix, et la paix se fera dans mon royaume! S'il faut faire la guerre à l'Espagne, à l'Empire, au pape lui-même, je ferai la guerre!

—Avec quoi? dit Catherine d'une voix glaciale.

—Avec mes armées, avec ma noblesse, avec mon peuple!...

—Votre peuple!... Venez, sire! Et vous allez entendre ce qu'il veut!

En même temps la reine saisit la main de son fils avec un geste d'irrésistible autorité et, l''entraînant, elle lui fit traverser plusieurs pièces.

Catherine s'arrêta dans une grande salle qui donnait sur le côté du Louvre opposé à la Seine.

—Vous parlez de votre noblesse, dit-elle alors. Sur qui compterez-vous? Sur un Guise qui fomente je ne sais quoi dans l'ombre? Sur un Montmorency qui s'enferme dans son hôtel pour y donner refuge aux rebelles?

—Mordieu! madame, de quels rebelles parlez-vous?

—De ces deux aventuriers qui, en plein Louvre, nous ont insultés, vous et moi!

—Et vous dites que Montmorency leur donne asile?

—Oui, sire. Et toute votre noblesse en est à ce point de révolte ouverte... Quant au peuple, écoutez...

Catherine entraîna le roi dans l'embrasure d'une fenêtre ouverte, et Charles, se penchant, vit, au-delà des fossés, du Louvre, la foule énorme qui se pressait et hurlait:

«Vive la messe! Mort aux huguenots!...»

Mais ces cris eux-mêmes étaient dominés et couverts par une clameur plus forte, plus volontaire, comme organisée:

«Vive Guise! Vive notre capitaine général!...»

Charles choqua violemment ses mains l'une contre l'autre et, se tournant vers la reine mère:

—Que signifie?... Qui est capitaine général?

—Votre peuple vous le dit, sire: c'est Henri de Guise!

—Et de quoi est-il capitaine général?

—Des troupes catholiques, sire!

—Or ça, madame, perdons-nous le sens?... Où donc sont ces troupes catholiques? Et qui les a instituées?...

—Charles, ces troupes, c'est tout le royaume! Ce sont les seigneurs qui ne veulent pas que l'hérétique soit traité sur le même pied que le loyal serviteur! Ce sont les bourgeois que vous pouvez voir d'ici, la pertuisane au poing! C'est tout votre peuple, enfin, qui s'arme pour sauver la vieille religion qui, elle, a sauvé le monde... Et c'est cela qui fait une armée, sire!

Charles IX referma violemment la fenêtre et se mit à arpenter la salle d'un pas agité.

—Que faire? Que faire? balbutiait-il.

—Eh! par Notre-Dame, votre devoir de roi, de fils aîné de l'Eglise!

—Quoi! Une trahison contre ce pauvre Coligny qui pleure de joie quand je l'appelle mon père! Contre ce pauvre Henri qui est si rayonnant et qui m'assure de toute son amitié... Faites tout ce que vous voudrez! Je ne veux pas m'en mêler.»

Tout Charles IX était dans ce mot.

Catherine réprima le tressaillement de joie qui l'agita. Elle marcha rapidement vers son fils, fixa son regard aigu sur ses yeux troubles et, d'une voix sourde, elle murmura:

—Charles, votre bon coeur vous perdra. Malheureux enfant, ne vois-tu pas que tu as introduit le loup dans Paris? Tu parles de l'amitié d'Henri de Béarn! Sais-tu où se trouvait Henri lorsque tu le croyais au camp de La Rochelle, avant ton départ pour Blois! Interroge là-dessus ton grand prévôt...

—Parlez, madame!...

—Eh bien, il était à Paris avec Condé, d'Andelot et Coligny. Et sais-tu ce qu'il y venait faire?... Il conspirait ta mort pour s'emparer de ta couronne!»

Le roi devint livide et jeta autour de lui des yeux hagards...

Se penchant à l'oreille de son fils, la reine ajouta:

—Pas un mot, sire! Pas un geste qui laisse comprendre aux damnés huguenots que vous savez l'horrible vérité! Dissimulez, sire, ou nous sommes tous perdus!...»

Alors elle s'éloigna, descendit un escalier dérobé et parvint à son oratoire.

—Paola! appela-t-elle.

Sa suivante florentine apparut.

—Sont-ils là? demanda la reine.

—Oui, Majesté. Lui, ici... et l'autre, là!

—Bien! le bravo d'abord... Et ensuite, lui!

La suivante sortit et reparut quelques instants après, suivie d'un homme qui s'inclina jusqu'à terre.

—Bonjour, mon cher Maurevert, dit la reine avec son plus gracieux sourire. Je vois que vous êtes toujours de nos amis, toujours empressé lorsque nous avons besoin d'un homme brave, énergique et dévoué.

—Votre Majesté me comble, dit Maurevert en se redressant.

—Pas du tout. J'aime à rendre hommage aux amis de la couronne. Pauvre couronne! Bien peu solide sur la tête de mon fils!...

«Diable! songea Maurevert en pâlissant, aurait-elle vent de quelque chose?»

Et, tout haut, il dit:

—S'il ne faut que risquer ma vie pour consolider cette couronne. Votre Majesté n'a qu'à parler: je suis tout prêt... à tout!

Au fond, Maurevert tremblait.

Il avait jeté autour de lui un rapide coup d'oeil pour s'assurer qu'il était bien seul avec la reine.

Puisque nous tenons ce Maurevert, dessinons-le en quelques traits. Il paraissait une trentaine d'années; svelte, mince, les cheveux et la barbe d'un blond ardent, presque roux, l'oeil gris, avec des reflets d'acier, la figure régulière, la tournure élégante, il avait la démarche souple d'un fauve et, dans son ensemble, ne manquait pas d'une sorte de beauté. Rompu à tous les exercices vigoureux, il passait pour très dangereux l'épée à la main et, en outre, avait une réputation établie de tireur infaillible à l'arquebuse et au pistolet.

Il n'avait pas de situation fixe à la cour. On ignorait d'où il venait et quelle était sa famille. Mais il avait été d'abord très protégé par le duc d'Anjou, frère du roi, à qui il avait rendu de ces inavouables services qu'un bravo pouvait rendre à un prince. En récompense Henri l'avait présenté à la reine Catherine, en lui disant:

—Madame ma mère, M. de Maurevert tuerait son père si je lui en donnais l'ordre.

Maurevert, en marge de la cour, méprisé par les uns, redouté par les autres, accepté, toléré plutôt, n'aimait et ne haïssait personne; mais il était capable de tuer froidement quiconque le gênait.

Que voulait-il? De l'argent d'abord, beaucoup d'argent. Et puis un titre qui lui permît de faire bonne figure parmi les nobles compagnons qui acceptaient sa société.

Il trahissait secrètement le duc d'Anjou pour le duc de Guise, tout prêt à trahir le duc de Guise pour le roi Charles. Il savait que le frère du roi attendait avec impatience la mort de Charles IX, et peut-être Maurevert eût-il assassiné le roi s'il n'eût craint d'être ensuite abandonné par Anjou.

Lors donc que Catherine lui eut fait entendre qu'elle craignait pour la couronne, Maurevert s'imagina que la reine avait peut-être des soupçons sur la conspiration de Guise.

«S'il en est ainsi, pensa-t-il, et qu'elle me veuille faire arrêter, je saute sur elle, je l'étrangle, et je prouve au roi que la reine mère voulait le tuer pour mettre Anjou sur le trône.»

C'est pourquoi il répondit sur un ton de menace que Catherine ne pouvait comprendre:

—Je suis prêt... à tout!

—Je le sais, monsieur, je le sais, et c'est pourquoi, dans les circonstances difficiles que nous traversons, j'ai songé à vous. J'ai des ennemis, ou plutôt mon fils a beaucoup d'ennemis...

—De quel fils Votre Majesté parle-t-elle en ce moment?

«Oh! Oh! pensa la reine. Corpo di Christo, voila un gaillard plus intelligent que je ne le pensais!»

Elle poussa un soupir, et dit d'un ton languissant:

—Mais de quel fils voulez-vous que je parle, sinon du roi...

—C'est que, comme je suis le plus fidèle serviteur de Mgr Henri, j'ai toujours une tendance à m'imaginer que c'est lui le seul fils de la reine. Pardonnez-moi, madame, j'oubliais le roi!

—Monsieur de Maurevert, dit-elle, j'aime également mes enfants... Lorsqu'il plaira à Dieu de rappeler à lui mon pauvre Charles, je serai heureuse de savoir qu'Henri possède des serviteurs aussi dévoués que vous... Mais, ce dévouement que vous avez pour le duc d'Anjou, ne sauriez-vous l'offrir au roi pour un temps?

—Madame, dit Maurevert, ce que j'en ai dit, c'est pour faire comprendre à Votre Majesté que j'appartiens corps et âme à Mgr d'Anjou...

Les yeux de la reine étincelèrent de joie. Maurevert surprit cette joie et continua:

—Mais il va sans dire que, si le roi a besoin de mes faibles services, je lui suis tout acquis: c'est mon devoir de fidèle sujet.

Il y avait une telle différence entre le ton que le bravo employait pour parler du duc d'Anjou et pour parler du roi que Catherine, transportée, s'écria:

—Monsieur de Maurevert, vous êtes un honnête homme et, si vous voulez m'obéir, je me charge de votre fortune!

Car cette femme si rude, si subtile, devenait aveugle dès qu'on la flattait dans son amour pour Henri d'Anjou.

Elle reprit après une minute de réflexion:

—Puisque vous voulez servir le roi, je veux vous donner une preuve de mon amitié en vous disant quels sont ses ennemis...

—J'écoute Votre Majesté, tout prêt à renfermer dans mon coeur comme au fond d'une tombe les secrets qu'elle daignera me confier.

—Je connais votre discrétion... Mais est-ce bien un secret pour vous? Ne vous doutez-vous pas de quels ennemis je veux vous parler?

—Serait-ce de M. le duc de Guise?

—Guise? Oh! non... le duc nous est tout dévoué...

—Alors, Votre Majesté veut parler du maréchal de Damville.

—Damville, à qui nous avons donné le gouvernement de la Guyenne, est un de nos plus beaux amis...

—Alors, fit Maurevert, il s'agit de celui qu'on appelle le chef des Politiques.

—Montmorency! dit la reine. Cette fois, c'est bien un ennemi que vous désignez. Mais nous en reparlerons plus tard.

—Alors, reprit Maurevert impénétrable, je ne vois pas...

—Songez que, le roi, c'est le fils aîné de l'Eglise.

—Votre Majesté veut parler des huguenots! s'écria le bravo avec une surprise parfaitement jouée. Mais le roi lui-même n'a-t-il pas proclamé la grande réconciliation?

—Eh bien, oui! Mais, malgré toutes nos avances, malgré la sincérité de nos offres, les huguenots conspirent. Ils sont insatiables. Ah! Maurevert, je tremble pour mon fils!

—Pourquoi Votre Majesté ne fait-elle pas arrêter l'amiral?

—Trop tard, mon bon Maurevert, trop tard. Arrêter l'amiral! Qui donc oserait maintenant se charger d'une telle besogne?...

—Moi, fit Maurevert.

—Vous!...

—Pourquoi pas? Que le roi m'en signe l'ordre, et, dès ce soir, en pleine fête, j'arrête Coligny.

—Quel scandale!... Non, non, c'est impossible!... Ah! je suis une reine bien malheureuse!... Ah! si le Ciel pouvait donc une fois exaucer ma prière! Une bonne fièvre quartaine nous délivrerait de Coligny, et il n'y aurait pas de scandale... vous comprenez... Hélas! nous en serons réduits à subir la loi des hérétiques et à entendre la messe en français! car, d'espérer que le Ciel enverra à l'amiral la fièvre qui nous sauverait tous, et qui vous enrichirait, mon bon monsieur de Maurevert, d'espérer cela, il n'y faut pas songer...

La reine s'arrêta sur ce mot. Maurevert sourit. Mais il voulait des ordres positifs. Il avait d'ailleurs compris depuis longtemps.

—Un accident! fit-il.

—Eh oui! dit la reine. Une tuile ne peut-elle pas tomber sur la tête de l'amiral?

—Hum! Il faudrait que cette tuile fût douée d'un dévouement...

—Qui coûterait cher, n'est-ce pas?... Parlez sans crainte, mon cher monsieur de Maurevert. Que faudrait-il pour donner de l'intelligence et du dévouement à cette tuile?

—Je l'ignore, madame. Mais, à défaut de cette tuile, je connais quelque part une bonne arquebuse...

—Mais c'est tout ce qu'il faut!

—En ce cas, que Votre Majesté cesse de craindre. Je n'ai qu'un mot à dire à un ami qui se chargerait...

—Voyons. Comment s'y prendrait cet ami?

—Mais de la façon la plus simple et la moins scandaleuse... Il attendrait au détour de quelque rue M. l'amiral qui tous les jours quitte le Louvre à la même heure et suit le même chemin pour se rendre à son hôtel... et tenez, madame, je vois ici l'endroit... Votre Majesté connaît-elle le révérend Villemur?

—Le chanoine de Saint-Germain-l'Auxerrois?

—C'est cela. Eh bien, ce digne chanoine, qui est des amis les plus zélés de l'Eglise, demeure justement dans le cloître Saint-Germain-l'Auxerrois, que M. l'amiral traverse tous les jours pour gagner la rue de Béthisy. Il loge dans une fort belle maison, cet excellent Villemur. Et il se trouve que les fenêtres de son logis sont grillées au rez-de-chaussée d'un assez-fort treillis, en sorte que, de la rue, il est impossible de voir ce qui se passe à l'intérieur de la maison.

—Très bien! Très bien...

—Supposons donc que mon ami va demander l'hospitalité au chanoine, et qu'il se place près de la fenêtre, son arquebuse à la main. Il joue avec cette arquebuse. Tout à coup la balle part et va frapper M. l'amiral qui passe juste à ce moment. Je crois bien, madame, que ceci vaut la tuile ou la fièvre.

—Certes! Et, si un tel accident arrivait, votre ami serait royalement récompensé.

—S'il s'agissait de moi, je répondrais que ma plus belle récompense serait la satisfaction d'avoir servi ma reine.

—Oui, mais tout le monde n'a pas votre désintéressement.

—Ce n'est que trop vrai, madame. Je crois donc que l'ami dont je vous parle et qui est d'une adresse extraordinaire à l'arquebuse pourrait bien se montrer maladroit si je n'étais là pour assurer un paiement raisonnable. Mais que Votre Majesté ne s'en inquiète pas: je possède une cinquantaine de mille livres, et avec cette faible somme...

Catherine eut un haut-le-corps. Mais se remettant aussitôt elle attira à elle une feuille de papier et y traça quelques mots.

—Monsieur de Maurevert, dit-elle, je ne souffrirai pas un tel sacrifice. Gardez vos cinquante mille livres. Quant à votre ami, voici pour lui un bon de vingt-cinq mille livres sur le trésor.

Maurevert lut le papier, le plia et le mit en poche.

—Le reste... après l'accident, dit Catherine. Vous voyez que je ne marchande pas quand il s'agit de récompenser vos amis, mais j'espère qu'il m'en sera tenu compte... Prévenez aussi votre ami que j'aurai besoin de lui...

—Contre qui, madame?...

—Je vais vous le dire. Mais il ne s'agit plus là ni du roi ni de l'Eglise. Il s'agit...»

Catherine, se déchargeant de cette souriante simplicité dont elle s'était couverte pour parler des affaires de l'État, laissa la haine éclater sur son visage.

—Il s'agit, poursuivit la reine, de deux hommes qui m'ont mortellement offensée. Sans eux, ou du moins sans l'un d'eux, nous n'en serions pas où nous sommes. Il n'y aurait plus d'armée huguenote. Il n'y aurait pas de fiançailles royales ce soir dans le Louvre. En sauvant Jeanne d'Albret, il nous a menacés, mes fils et moi, d'une ruine que toutes mes ressources pourront à peine conjurer. Mais ce n'est pas tout. Ce misérable se mêle de protéger quelqu'un qui est, dans ma vie, un obstacle terrible. Ce n'est pas tout. Par deux fois il m'a bafouée. Lui et son père, je les hais, Maurevert, et je vous donne, en vous révélant cette haine, la plus grande preuve d'estime que j'aie jamais donnée à per sonne. Tuez-moi ces deux hommes et je vous crée comte...»

Maurevert tressaillit.

—Je vous trouverai un comté à votre taille. Et en attendant, pour chacune de ces têtes, il y a cent mille livres.

—Ce sont donc de bien puissants personnages, madame?

—Ce sont deux misérables aventuriers. Mais, prenez-y garde, ces deux hommes sont de fer. On croit les avoir tués: ils reparaissent. On les brûle dans une maison, on les retrouve dans une autre. Mais vous y étiez, Maurevert! Vous y étiez à l'incendie du cabaret, vous étiez au siège de la rue Montmartre, vous étiez ici même lorsque j'ai été insultée, bafouée.

—Vous parlez des Pardaillan, madame!

—Vous les avez nommés! Ils sont maintenant...

—A l'hôtel de Montmorency, je le sais madame. Eh bien, madame, je vais vous étonner: pour la vie de ces deux hommes, je ne veux ni de votre comté, ni de vos deux cent mille livres... et je donnerais moi-même jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour les tenir un jour à ma merci et les étrangler de mes mains...

—Ah! ah! fit lentement Catherine, il paraît que vous leur en voulez fort, mon bon Maurevert.

Maurevert posa son doigt sur sa joue droite.

Sur cette joue, une longue cicatrice apparaissait, livide, sous les couches de pâte.

—Joli coup de cravache, dit la reine avec sa terrible tranquillité. Vous en serez marqué toute la vie.

Maurevert grinça des dents. Mais, se remettant presque aussitôt, il s'inclina:

—La reine me donne-t-elle congé?

—Allez, monsieur. Et songez que, si je suis bien servie, vous pourrez demander ce que vous voudrez sans craindre de trop demander.

Maurevert s'éloigna.

«Bon! songea la reine. Coligny. Les Pardaillan. Voyons maintenant où en est notre bonne Jeanne d'Albret.»

Elle s'assit dans un vaste fauteuil.

Peu à peu les traits convulsés de Catherine se détendirent. Une expression de mélancolie rêveuse remplaça l'expression de haine. Elle saisit un petit miroir pour s'examiner, et, quand elle se vit ce qu'elle voulait qu'elle fût, elle s'arrangea dans son fauteuil, prit une pose affaissée, ramena sur ses épaules le voile noir qui couvrait sa tête et s'en fit ainsi une sorte de cadre qui seyait merveilleusement à cette attitude et à cette mélancolie.

Alors seulement elle appela la suivante et lui fit un signe. Paola pénétra dans une pièce voisine, et, de même qu'elle avait introduit Maurevert, elle introduisit cette fois un nouveau personnage, et s'éclipsa sans bruit.

Quant à Maurevert il avait regagné les immenses salles où évoluaient dix mille invités. Sans que la fête battît encore son plein, il commençait déjà à régner dans cette foule ce laisser-aller qui dénote que la froideur première est passée.

Maurevert parcourut longtemps les salons, cherchant quelqu'un.

Il aperçut enfin un groupe nombreux de seigneurs qui paraissaient faire leur cour à un personnage qui, d'après l'attitude et le nombre des courtisans, ne pouvait être que le roi lui-même.

Ce n'était pas le roi, c'était Henri, duc de Guise.

Il portait avec une grâce hautaine un costume qui était une merveille de magnificence et de bon goût: la garde de son épée de parade étincelait de diamants; chacun des rubans de son pourpoint était fixé par une grosse perle; une agrafe de rubis et d'émeraudes supportait les plumes blanches de sa toque.

Henri de Lorraine, duc de Guise, heureux, souriant, resplendissant de jeunesse, réellement magnifique, pouvait en cette soirée passer pour le cavalier le plus accompli de la cour de France. Il riait avec les siens des huguenots qui passaient en leurs costumes plus sévères.

Tout à coup, l'idée d'une excellente farce traversa sans doute son esprit. Car il se mit à rire plus nerveusement que jamais: Téligny, gendre de l'amiral, venait d'apparaître, donnant la main à sa femme, Louise de Coligny, alors dans tout l'éclat de sa beauté.

Guise la vit de loin. Il étouffa un soupir et pâlit légèrement. Puis, éclatant de rire, comme nous avons dit, il s'écria:

—Messieurs, une jolie comédie!... Approchez-vous, je vais vous expliquer cela.

Le cercle des courtisans se resserra. A ce moment, quelqu'un toucha Henri de Guise au bras. Le duc se retourna et vit Maurevert.

—Attendez-moi, messieurs, dit-il. Je reviens à l'instant, et nous allons combiner ensemble une petite mascarade dont il sera parié!

Là-dessus, il se retira du cercle, suivi de Maurevert, et se réfugia dans l'embrasure d'une large fenêtre.

—Eh bien, fit-il, que voulait-elle?

—Me donner l'ordre de tuer Coligny, dit Maurevert.

Le duc tressaillit et murmura sourdement:

—Elle cherche à nous devancer... Mais n'importe! Autant commencer par l'amiral! Ah Coligny! Coligny! Tu pleureras des larmes de sang pour m'avoir fait pleurer des larmes d'amour. Qu'as-tu promis?

—De tirer sur l'amiral.

—Bien!... Seulement tu attendras que je te dise le bon moment. Tu comprends... Ne tire pas sans mon ordre.

—Oui, monseigneur.

—Et puis... le jour où tu tireras... tu t'arrangeras pour blesser grièvement le bonhomme, tu entends... mais non pour le tuer sur le coup.

Guise regagna son cercle de courtisans auxquels il commença à expliquer son idée, qui devait être des plus bouffonnes à en juger par les rires et les bravos qui l'accueillaient.

Quant à Maurevert, il se perdit dans la foule, gagna lentement les portes des salons, puis sortit du Louvre et disparut dans les rues noires.




VI

L'ORAGE GRONDE (suite)

«Le bravo d'abords et lui ensuite!» avait dit la reine Catherine à sa suivante Paola.

Nous venons d'assister à l'entretien qu'elle avait eu avec Maurevert. La suivante florentine introduisit alors le personnage que la reine avait simplement appelé «lui».

Ce nouveau personnage, ayant salué la reine, se tint immobile devant elle dans une attitude de raideur où il y avait autre chose que de la fierté. Il était très pâle. Ses yeux ardents éclairaient cette pâleur d'un feu étrange.

Cet homme, c'était le comte de Marillac.

—Vous êtes fidèle au rendez-vous, dit enfin Catherine; merci, comte.

—C'est bien plutôt à moi de remercier Votre Majesté de l'intérêt qu'elle daigne me témoigner, de la promesse qu'elle a bien voulu me faire...

La reine fit un signe de tête où il y avait de la lassitude, de la mélancolie, des sentiments réprimés, quelque chose comme une affection profonde qui n'ose éclater. Sa voix avait pris une douceur extraordinaire.

—Comte, dit-elle de cette voix harmonieuse, restée si jeune et si pure, il faut avant tout que je vous supplie de ne pas vous étonner de cet intérêt que vous avez pu remarquer...

—Madame, s'écria Marillac remué jusqu'aux entrailles, est-ce bien la reine qui me parle ainsi?

Et, en cette minute, il eut l'impression émouvante que Catherine allait lui répondre:

«Non pas la reine... mais vôtre mère!...»

Cette réponse ne vint pas.

—Comte, dit-elle, vous êtes l'homme le plus généreux que j'aie rencontré... C'est à cette générosité que je fais appel pour vous prier de ne pas m'interroger au sujet de cet intérêt... de cette affection que je vous porte.

—S'il y a un secret dans la pensée de Votre Majesté, et que ce secret soit surpris par moi, puisse-je être foudroyé par le feu du ciel avant que de mon coeur il soit monté à ma langue!

—Il y a un secret... Eh bien, oui, comte!... Et tenez... ce secret, je vous jure de vous le divulguer un jour... bientôt...

Le jeune homme laissa échapper un faible cri.

—Bientôt, reprit la reine avec un admirable désordre dans la voix, vous saurez pourquoi je m'intéresse tant à vous, pourquoi j'ai dû, dans notre dernière entrevue, feindre la froideur, et pourquoi, cependant, je vous offrais une royauté... pourquoi j'ai sondé votre chagrin... et pourquoi enfin je veux vous voir heureux!...

—Madame! madame! cria Marillac, comme il eût crié: Ma mère!...

Mais il n'entrait pas dans le plan de Catherine qu'un mot définitif fût prononcé. Elle dit en souriant:

—Que fîtes-vous de ce coffret d'or que vous voulûtes bien accepter?...

Marillac répondit par un sourire au sourire de la reine.

—Ce coffret, balbutia-t-il?... Ah! je le garde précieusement comme une relique, madame, puisqu'il me vient de vous!

Un nuage passa sur le front de Catherine.

—Vous le gardez... chez vous?

—Votre Majesté sait que j'habite l'hôtel de la reine de Navarre, puisque je suis un de ses gentilshommes... Le coffret est un bijou de femme.

—C'est vrai! fit Catherine, toujours avec le même sourire. Je m'en servais pour renfermer tantôt mes gants, tantôt mes écharpes. Il me fut jadis donné par le bon roi François Ier, lorsque j'arrivai à la cour de France...

—Il n'a pas perdu sa destination, dit alors le comte. Car Sa Majesté ma reine s'en sert pour mettre ses gants.

—Vraiment! fit Catherine avec un soupir qui eût paru un merveilleux chef-d'oeuvre de ruse à quiconque eût pu voir la joie sauvage qui éclata soudain dans ce coeur.

—Oui, reprit le comte avec une gravité soudaine, j'aime la reine de Navarre... pardonnez-moi, madame, j'allais dire: comme si elle était ma mère... Alors, je l'ai priée de me garder cette relique.... ce coffret... jusqu'au jour...

—Vous avez bien fait, mon enfant!

Le comte chancela, ébloui par ce mot qu'il entendait pour la première fois dans la bouche de Catherine.

—Jusqu'au jour, disiez-vous? reprit-elle vivement.

—Jusqu'au jour où je saurai enfin la vérité sur celle que vous savez, dit le comte en retombant dans ce même désespoir qui paraissait l'accabler. Et ceci m'amène à vous rappeler que Votre Majesté, dans cette entrevue même où elle me donna ce magnifique coffret, daigna me promettre...

—Je vais tenir ma promesse, mon cher comte...

Mais n'êtes-vous pas curieux de savoir comment j'ai connu votre passion pour Alice de Lux?...

—Je vis dans une telle inquiétude, madame, que rien ne me touche ni m'étonne... J'ai simplement supposé que Votre Majesté avait daigné s'informer de moi...

—C'est un peu cela, comte... mais croyez bien que le génie et l'intrigue qu'il m'a fallu déployer pour vous suivre pas à pas, savoir ce que vous pensiez, vous protéger au besoin...

Le comte, à ces mots, eut encore un de ces mouvements impulsifs comme Catherine en avait provoqué deux ou trois depuis le début de cet entretien. Mais, cette fois encore, elle s'arrêta, en se reprenant pour ainsi dire à l'instant précis où elle paraissait vouloir s'abandonner à l'émotion.

—Je vous ai surveillé, reprit-elle avec un sourire. J'ai d'abord voulu voir de près, et Dieu sait ce qu'il m'en a coûté pour demeurer si froide devant vous, alors que...

—Achevez, madame, je vous en supplie!

—Rien, fit la reine sourdement. L'heure n'est pas venue, et vous avez juré de ne pas m'arracher mon secret.

Le comte joignit les mains et s'inclina comme devant une sainte.

—Après notre première entrevue, continua la reine, je ne tardai pas à connaître votre amour pour Alice de Lux. Un soir, comte, vous vous êtes arrêté près de mon nouvel hôtel, au pied même de la tour. La reine de Navarre vous accompagnait. Elle entra chez Alice. Et vous, vous attendîtes... Alors, je voulus savoir ce qui vous tourmentait... Je connaissais Alice... je l'avais quelque peu malmenée jadis parce qu'elle abandonnait notre religion... J'eus tort, je l'avoue; on devrait toujours respecter la croyance des autres... Le lendemain matin, je la vis donc... et je sus ce qu'il s'était passé entre elle et la bonne reine Jeanne...

—C'est ce jour-là, madame, interrompit le comte frémissant, qu'eut lieu notre deuxième entrevue... c'est ce jour-là que vous me fîtes venir... que vous voulûtes bien me donner ce coffret d'or en signe de votre affection... royale... c'est ce jour-là enfin que vous me fîtes une promesse...

—Oui: celle de vous dire au juste ce qu'est Alice de Lux!... Cette promesse je vais la tenir... Mais, reprit Catherine, la reine de Navarre ne vous a donc rien dit depuis ce jour?

—Rien, madame, rien!... En quittant la maison d'Alice de Lux, elle me dit... et toute ma vie j'aurai ces paroles gravées dans ma mémoire: «Mon enfant, j'ai longuement interrogé votre fiancée. Dans mon âme, voici ce que je pense: je verrai avec effroi que cette demoiselle devienne la femme d'un homme que j'aime comme un fils... mais l'amour peut faire des miracles... et je crois vraiment que l'amour d'Alice pour vous est de ceux qui font des miraclés... Devant cet amour si grand, je vous dis, mon enfant: suivez votre destinée».

Le comte garda alors un sombre silence, comme s'il eût encore répété en lui-même ces paroles. Puis il reprit:

—Depuis, la reine ne voulut jamais ajouter un mot. Elle me pria même de ne plus lui parler de ces choses jusqu'au jour où je serais décidé à épouser Alice... Que signifie cet effroi qu'elle manifeste à l'idée qu'Alice peut devenir ma femme? Que s'est-il donc passé qu'il ait fallu un miracle, un miracle d'amour pour faire oublier à Jeanne d'Albret?... Il me semble, à force de creuser ma pensée, que la reine de Navarre a surpris un crime chez Alice, et que, par pitié pour moi, peut-être, elle ait résolu de taire ce crime...

—Avez-vous revu Alice, depuis;? demanda Catherine.

—Non, madame!... Il me semble maintenant qu'à son premier mot, à son premier geste, je découvrirai son crime... et pourtant je ne puis vivre sans elle!

—Vous parlez de crime, reprit la reine en hochant la tête, prenez garde de ne pas aller trop loin dans des soupçons que rien ne justifie... Écoutez-moi, comte... Il y a dix-huit jours, je vous ai demandé un mois pour savoir toute la vérité sur Alice de Lux. Mon enquête a abouti plus rapidement que je n'eusse espéré... cette vérité, vous allez la savoir selon ma promesse... Alice de Lux est pure, Alice de Lux a mené l'existence la plus innocente, Alice de Lux est digne de l'amour d'un homme tel que vous... mais...»

Ce «mais», le comte de Marillac ne l'entendit pas. A cette certitude que lui donnait Catherine de la pureté, de l'innocence d'Alice, le malheureux était tombé sur ses genoux, il avait saisi les mains de la reine, et ce cri fit pour ainsi dire explosion sur ses lèvres:

«Ma mère!... ma mère!...»

Catherine laissa tomber sur le comte prosterné un regard terrible; puis ce regard fit le tour de l'oratoire avec une inexprimable épouvante.

—Êtes-vous fou, monsieur? gronda-t-elle.

Au même instant, Marillac fut debout...

—Ah! comte, murmura Catherine, vous venez de me donner une émotion bien cruelle, pour si douce qu'elle soit... Songez que, si l'on vous avait entendu, la mère du roi de France était déshonorée...

—Oh! infâme que je suis!... Pardonnez à mon délire, Majesté...

—Silence, comte! Pour Dieu, si j'ai pu vous inspirer non pas même de l'affection, mais cette pitié naturelle que tout homme accorde à la femme qui a longuement et atrocement souffert, silence! Silence sur tout ceci...

—Je le jure, oh! je le jure sur mon âme.

—Pas un mot, pas une allusion à personne au monde!

—A personne, madame, à personne!...

—Pas même à Alice! Pas même à cette reine de bonté qui est votre reine.

—Je le jure!...

—Vous m'avez également juré de tenir secrètes toutes nos entrevues...

—Je le jure encore!...

La reine parut alors s'apaiser et s'abandonner à cette mélancolie qui donnait un charme sévère à son visage, quand elle voulait.

«Quoi! songeait-il. D'où me vient donc tant de joie? Ai-je donc réellement douté d'Alice? Jamais! Jamais!»

Après quelques instants, pendant lesquels Catherine calcula la confiance qu'elle avait pu acquérir dans le coeur de Marillac, elle reprit:

«Maintenant, puisque j'ai promis de vous dire toute la vérité, il faut que vous sachiez pourquoi la reine de Navarre a hésité, pourquoi vous avez pu concevoir des doutes sur Alice de Lux... Il y a en effet un mystère sur cette pauvre petite... Elle craignait que la vérité n'éclatât un jour à vos yeux; cette vérité est terrible en soi, bien que la pauvre enfant n'en soit en aucune façon responsable...

—Parlez, madame, supplia le comte...

—Eh bien, Alice est une fille sans nom, sans famille. Adoptée par les de Lux, elle ne peut en réalité se réclamer de sa naissance; voilà la vérité, comte!

Cette étrange accusation proférée devant Déodat—l'enfant trouvé lui-même—était une de ces audaces comme les concevait le sombre cerveau de Catherine. N'être pas «née» était alors pour une fille un terrible malheur.

Le comte, radieux, s'écria:

—Je cours me jeter aux pieds d'Alice... Puisse-t-elle me pardonner d'avoir osé la soupçonner!

—Ainsi, comte, vous passez outre?...

—Ah! madame, murmura Marillac d'une voix basse et ardente, comment cela pourrait-il m'arrêter, alors que moi-même...

Il se tut subitement, en voyant le nuage de tristesse qui couvrait soudain le front de la reine, et, se courbant devant elle, ajouta:

—Madame, je vous bénis pour la joie immense que vous venez de me donner... c'est à vous que je dois la vie...

—Eh bien, comte, eh bien, puisque vous voulez que je fasse ce mariage, croyez-moi, faites-le sans éclat.

—Peu importe, madame, comment se fera cette union, pourvu qu'elle se fasse!

—Me laissez-vous libre d'arranger la chose? demanda la reine avec un charmant sourire.

—Ah! madame, vous m'enivrez! s'écria le comte dans l'exaltation de sa double joie de fils et d'amant.

—Eh bien, je veux choisir l'église, l'heure, le jour... Voyons, vous n'êtes pas assez huguenot pour me refuser cette joie?...

—Madame, je ferai ce que vous voudrez... peu importe le prêtre...

—Le prêtre? Ah! oui... Eh bien, tenez, je l'ai trouvé... un saint homme... c'est le révérend Panigarola qui vous unira... L'église?... ce sera Saint-Germain-l'Auxerrois...

—Le jour? demanda le comte réellement enivré.

—Le jour?... Prenons le lendemain du mariage de ma fille Marguerite...

—L'heure?

—La meilleure: minuit! Allez, et puissiez-vous être heureux!

—Je le suis au-delà de toute expression, dit le comte en couvrant de baisers la main que lui avait tendue la reine.

—Un dernier mot, reprit celle-ci. Laissez-moi la joie d'annoncer à Alice son mariage; je dois une répara tion à cette pauvre enfant que j'ai rudoyée jadis plus qu'il ne convenait...

—Je vous obéirai, madame.

Et léger, soulevé par cette force de joie qui transporte les vrais amoureux, le comte s'éloigna, l'âme ravie, pour courir d'abord faire part de son bonheur à la reine de Navarre, et ensuite pour courir demander pardon à Alice.

A peine fut-il parti que la reine sortit de son oratoire, traversa son cabinet de travail et parvint à une pièce éloignée. Là, une jeune femme attendait dans la demi-obscurité de la pièce où brûlait un seul flambeau.

Cette femme, c'était Alice de Lux.

La reine alla à elle, lui prit la main et, la regardant jusqu'au fond de l'âme:

—Tu as entendu?

—Non, Majesté! dit Alice.

—Tu m'étonnes, fit la reine. Tu n'es donc plus toi-même!... Eh bien, écoute: il sort de mon oratoire; il t'aime plus ardemment que jamais; vous devez vous marier bientôt; ne lui demande ni le jour ni l'heure, ni le nom du prêtre; je t'instruirai de ces détails en temps voulu. Sache seulement que tu n'es pas la fille du comte de Lux, mais seulement une enfant qu'il a recueillie et dont on ne connaît ni le père ni la mère. C'est là le secret que tu avais confié à Jeanne d'Albret et qui te faisait trembler devant lui. Me comprends-tu?

—Oui, madame, dit faiblement Alice.

—Donc, à partir de ce jour, tu es heureuse. Plus de contrainte. Plus rien qui te gêne, puisque je suis seule à savoir...

—Et la reine de Navarre! murmura sourdement Alice.

—Ne t'en inquiète plus! répondit Catherine, d'une voix étrange. Donc, tu vas l'épouser, et vous partirez loin, où vous voudrez, et tu seras heureuse à jamais... tout cela à condition que tu m'obéisses jusqu'au bout... A la moindre hésitation de ta part, je te brise... et je le tue!

—J'obéirai, madame, dit Alice.

—Va, ma fille. Et rappelle-toi que je veux son bonheur et le tien...

Alice demeura immobile.

Il semblait qu'elle fût agitée par un combat intérieur.

—Eh bien, Alice? fit la reine. A quoi songez-vous donc?

—Pardon, madame, dit-elle en tressaillant, je... non...

—Voyons, tu as quelque chose à me dire?

—Non... je songeais...

—Ecoute, gronda la reine, es-tu bien sûre que tu n'as pas entendu la conversation que je viens d'avoir?

—Je vous le jure, madame!

La reine connaissait Alice: les moindres intonations de sa voix lui étaient familières. A l'accent de la jeune femme, elle comprit sa sincérité. Du reste, Alice se remettait maintenant; elle fit la révérence et sortit.

Par des couloirs et des escaliers retirés, l'espionne évita les salles de fête, gagna une porte du Louvre, sortit et rentra dans sa petite maison de la rue de la Hache.

Là, elle s'assit, les coudes sur une table, la tête dans les deux mains, et elle réfléchit:

«Et pourtant, il est son fils!... Le sait-elle? Dois-je le lui dire à lui?... Dois-je le lui dire à elle?... Ah! heureusement que je me suis retenue à temps, tout à l'heure, lorsque le mot a failli m'échapper... Je n'ai pas écouté, j'ai eu tort. Qu'ont-ils pu se dire?... Voyons, je ne me trompe pas, ma mémoire est fidèle... Là-bas, à Saint-Germain, lorsque la reine de Navarre m'a chassée, elle a bien eu une entrevue avec Déodat... j'ai bien entendu... ses paroles sont encore dans mes oreilles... il a dit: «Pourquoi ne suis-je pas mort le jour où j'ai appris que ma mère était l'implacable Médicis!» Dois-je lui dire que je sais cela?... Et Catherine, sait-elle que Déodat est son fils?... Si je lui dis... Ah! qui sait s'il ne se ferait pas un revirement de coeur!...»

Elle songea longuement, tournant et retournant le problème sous toutes ses faces.

«Je ne dirai rien!... telle fut sa conclusion... Si je révèle à Catherine que le comte est son fils, elle le ferait peut-être tuer!»




VII

PREMIER COUP DE FOUDRE

Nous suivrons maintenant le comte de Marillac qui, après avoir quitté Catherine de Médicis, était rentre dans les salons où se déployait la fête des fiançailles.

Ainsi, toute la douleur accumulée dans son âme se fondait sous les paroles de Catherine; il retrouvait une mère douloureuse dans cette reine, qui avait été, à ses yeux, l'implacable ennemie.

Et il cherchait tout simplement Jeanne d'Albret pour lui dire, à elle la première, combien il avait été heureux—sans dire le motif de ce bonheur imprévu, puisqu'il avait juré de se taire. Ensuite, s'il n'était pas trop tard, il irait chez Alice.

A ce moment, une bande joyeuse l'entoura, l'enveloppa d'une sorte de farandole. Dans la bande, le plus joyeux était le duc d'Anjou.

—Messire, vous ne vous amusez donc pas! criait le duc d'Anjou.

—Mon frère..., songea le comte, qui eut un sourire où parut toute l'affection qui débordait de son âme.

—Mort-Dieu! messieurs de la Réforme, il faut s'amuser! reprenait Anjou.

—Monseigneur, dit le comte, jamais de ma vie je n'ai eu joie pareille.

—A la bonne heure!

Et toute la bande entourant Marillac, chercha à l'entraîner. Et il sembla au comte que les seigneurs catholiques, qui s'amusaient ainsi, cherchaient à le rendre ridicule. Un flot de sang monta à son visage, et, en quelques bourrades, il se dégagea. La bande s'enfuit en riant.

Alors, le comte s'aperçut que la fête prenait étrange tournure.

Les seigneurs catholiques s'étaient organisés par petites bandes de cinq ou six, et chacune d'elles entourait un gentilhomme huguenot. Sous prétexte de liesse et d'amusement, chaque huguenot devenait un centre de moqueries.

Dans une salle, Henri de Béarn, saisi ainsi par la bande de Guise, servait de balle que les gentilshommes catholiques se renvoyaient l'un à l'autre. Pâle et inquiet, le rusé Béarnais n'en riait que plus fort.

Dans une autre salle, le prince de Condé tenait tête à une dizaine de catholiques, mais, moins patient que son roi, il rendait coup pour coup et bourrade pour bourrade. En sorte que, là, les rixes sonnaient la fête.

Cependant, les huguenots ne pensaient pas encore à mal et faisaient preuve d'une bonne grâce endurante, qui excitait les brocards et les lazzi des gentilshommes catholiques.

Soudain, une cinquantaine de nymphes se tenant par la main, laissant voir de leur chair tout ce qu'elles pouvaient en montrer, les yeux brillants, les lèvres ouvertes aux baisers, ces jeunes filles, disons-nous, se ruèrent à travers l'immense salon doré où venait d'avoir lieu un ballet sylvestre, dans lequel elles avaient joué un rôle.

—L'escadron volant de la reine! s'écria Guise. Nous allons rire.

Le mot était bien trouvé; il fit le tour des salles. Pontus de Thyard déclara qu'il fallait des chevaux pour un pareil escadron, et, s'offrant en exemple, saisit l'une des bacchantes au vol, la plaça à califourchon sur ses épaules.

En un instant, une rumeur de folie secoua la fête, chacune des bacchantes se trouva à cheval sur quelque seigneur; mais, à part Pon tus qui était catholique, tous ces chevaux humains se trouvèrent être des huguenots; en effet, chacune des bacchantes s'était accrochée à un huguenot, et, bon gré mal gré, poussée, hissée par des catholiques, enfourchait ses épaules, et le huguenot, moitié riant, moitié scandalisé, se laissait faire.

Alors, chacun de ces huguenots, ainsi transformé en bête de somme, fut saisi par les mains par deux catholiques qui l'entraînèrent.

Il y eut ainsi une cinquantaine de demoiselles à cheval sur des épaules huguenotes; le tout forma une longue file qui, parmi les tonnerres des vivats, les cris, les rires, commença à cavalcader.

En tête de cette cavalcade courait le duc de Guise, qui criait:

«Place aux centauresses! Place à l'union des sexes et des religions!»

Et les centauresses, impudiques et superbes, toutes belles filles, toutes demoiselles de haute noblesse, agitant leur jambes nues, comme pour donner des coups d'éperon, dépoitraillées, se démenant, gesticulant, les centauresses proclamaient la grande victoire de la messe...

Or, pendant que l'escadron volant de la reine, c'est-à-dire les demoiselles que Catherine avaient asservies et dressées aux besoins de sa politique et de sa police, pendant que les filles de la reine s'emparaient des huguenots, en même temps, une scène identique se produisait, les seigneurs catholiques s'emparaient des dames huguenotes et les obligeaient à participer à une sorte de sarabande affolée.

Ce fut dans ce moment que le roi parut

Les rires s'éteignirent d'un coup.

Les huguenots retrouvèrent leurs femmes et les catholiques se placèrent en masse sur le passage de Charles IX.

Celui-ci aperçut Coligny qui, impassible et les sourcils froncés, avait assisté, pâle et muet, aux scènes que nous venons d'esquisser d'un trait. L'amiral salua profondément le roi; mais celui-ci, s'avançant vers lui, le saisit dans ses bras, l'embrassa tendrement et lui dit:

—Eh bien, mon bon père, vous vous divertissez?

—Admirablement, sire, ces messieurs de votre cour ont des façons que je n'oublierai de ma vie...

—Peut-être, fit le roi, eussiez-vous préféré un autre amusement, comme, par exemple, de courir au roi, comme on courre le cerf...

Ces paroles résonnèrent comme un couo de tonnerre; pourtant Charles IX les avait prononcées en souriant.

—Sire, dit l'amiral froidement, j'espère que Votre Majesté voudra bien m'expliquer sa pensée...

—Eh! mort-Dieu! commença le roi.

Il était devenu livide, ses yeux lancèrent un double éclair, et, peut-être se fût-il abandonné à sa fureur, peut-être eût-il laissé échapper les secrets que sa mère venait de lui révéler, lorsqu'il vit le visage pâle de Catherine sortir, pour ainsi dire, de l'ombre. La reine s'avança rapidement et, toute souriante, s'écria:

—Eh! monsieur l'amiral, puisque vous vous préparez à courre le duc d'Albe, il faudra bien vous décider à courre le roi d'Espagne!

Un soupir de soulagement échappa aux huguenots, tandis qu'un murmure désappointé se faisait entendre parmi les catholiques.

—Sire! reprit alors Coligny rayonnant, j'avoue en effet qu'il m'intéresserait davantage de me divertir aux Pays-Bas, bien que la fête de Votre Majesté soit des plus magnifiques...

—Oui, mon digne père, vous êtes homme de camp plutôt qu'homme de cour, je le sais, fit le roi qui, sous les regards de sa mère, s'était promptement ressaisi. Mais je ne vois pas mon cousin de Béarn...

—Le voici, dit Catherine, et si parfaitement heureux qu'il serait dommage de troubler son bonheur.»

En effet, Henri de Béarn passait à ce moment, donnant la main à Marguerite, et paraissant très occupé à lui conter fleurette.

Charles IX, alors, fit un signe, et la fête reprit de plus belle, quoique avec un peu plus de modération apparente.

En même temps, il prit Coligny par le bras et l'emmena en disant:

—Voyons, mon père, où en sommes-nous de l'expédition aux Pays-Bas?... Pâques-Dieu, savez-vous qu'il se fait là-bas de grands carnages et que le duc d'Albe a fait occire dix-huit mille huguenots?

—Hélas! sire... je ne le sais que trop; mais, grâce à la haute générosité du roi de France, j'espère qu'avant peu nous pourrons arrêter l'affreux massacre...

—Faites vite, monsieur l'amiral, car il se pourrait que d'autres pays, fussent tentés d'imiter ces tueries.

Charles IX marchait vers un trône qu'on lui avait élevé dans le salon central. En route, il rencontra le poète Ronsard, et son visage parut s'éclairer. Il l'emmena aussi. Puis, s'asseyant sur son trône pour voir la fête, il obligea Coligny à s'asseoir à droite, honneur extraordinaire qui arracha aux huguenots des trépignements d'enthousiasme.

En même temps, sur un signe du roi, Ronsard prenait place à sa gauche; le poète, rouge de plaisir, se confondait en salutations.

—Ronsard, dit gaiement Charles IX. pendant que nos gens s'amusent et que mon bon père l'amiral songe à la guerre, faisons des vers, veux-tu?

Ronsard, comme on sait, était parfaitement sourd.

Il répondit donc le plus naturellement du monde en faisant allusion à la place qu'il occupait près du roi:

—Sans aucun doute, sire, et c'est là un honneur dont je me souviendrai toute la vie.

—Ecoute, reprit le roi, veux-tu que je te dise le dernier sixain que j'ai fait? Tu le corrigeras:

Toucher, aimer, c'est ma devise...

Mais, à peine le roi achevait-il le premier vers de son sixain qu'une rumeur soudaine s'éleva de la grande salle voisine où, une heure plus tôt, avait été joué le grand ballet des nymphes et des dryades.

—La reine se meurt!...

Voici ce qui se passait:

Nous avons vu le comte de Marillac se mettre à la recherche de Jeanne d'Albret. Il finit par la trouver à peu près au moment où Charles IX s'asseyait sur son trône, entre Ronsard et Coligny. Ce moment était celui aussi où Catherine de Médicis, entourée d'une escorte de gentilshommes, se dirigeait lentement, le sourire aux lèvres, vers la reine de Navarre.

Grave et pensive, Jeanne d'Albret assistait à cette fête donnée en l'honneur de son fils. A deux ou trois reprises, les dames d'honneur et les gentilshommes qui, autour d'elle, formaient une cour, l'avaient vue pâlir; puis une rougeur, ardente comme une flamme, avait remplacé cette pâleur.

Cependant, elle ne prêtait qu'une médiocre attention à ces symptômes d'un mal qu'elle ne pouvait prévoir.

Seulement, elle cherchait des yeux son fils Henri et, quand elle l'avait trouvé, elle le suivait d'un regard inquiet.

Ce fut sur ces entrefaites qu'elle aperçut tout à coup le comte de Marillac qui, faisant effort pour percer le cercle de courtisans, tâchait de s'approcher d'elle.

Elle sourit et tendit la main.

Aussitôt, les courtisans s'écartèrent et le comte, rayonnant de bonheur, comme nous avons dit, s'avança vivement pour saisir et baiser la main qui lui était tendue.

Mais, au même instant, la reine retira cette main et la porta à son front, puis à sa gorge. En même temps, elle se renversa en arrière, livide, le front baigné de sueur.

—De l'air! De l'air! cria Marillac, en pâlissant. La reine se trouve mal...

Aussitôt, cris, affolement des femmes, tumulte.

—Oh! mon Dieu, dit une voix douce et tremblante d'émotion, qu'a donc notre chère cousine?...

Et l'on vit Catherine de Médicis s'approcher précipitamment, se pencher sur Jeanne d'Albret, avec tous les signes d'un violent chagrin.

—Vite! Vite! ordonna-t-elle. Qu'on cherche maître Paré...

Vingt courtisans se précipitèrent vers le médecin du roi. Mais déjà, grâce à un flacon que lui faisait respirer Catherine, la reine de Navarre reprenait ses sens et balbutiait:

«Ce n'est rien... la chaleur... l'émotion... C'est vous, mon cher enfant?...

—Oui, madame, répondit Marillac d'une voix bouleversée. Plaise au Ciel de prendre ma vie plutôt que la vôtre!...

A ce moment, Ambroise Paré se penchait sur la reine et l'examinait attentivement.

—A moi! râla tout à coup Jeanne d'Albret... Mon fils! Je veux voir mon fils! Oh! je brûle! Mes mains brûlent...

Paré saisit les mains de la reine, tandis qu'on courait chercher Henri de Béarn.

Jeanne d'Albret, pour la deuxième fois, perdit connaissance. Et, cette fois, le flacon de sels fut impuissant. Henri arrivait à ce moment. Il vit sa mère mourante. Il pâlit affreusement et, saisissant le médecin par le bras, lui dit d'une voix basse et terrible:

—La vérité, monsieur! Au nom du Dieu vivant, la vérité!...

Paré. bouleversé lui-même, la tête perdue, murmura imprudemment:

—Elle va mourir!

Alors, Henri se jeta à genoux, saisit sa mère, se cramponna à elle, et les sanglots de ce roi, qui paraissait si jovial, furent effrayants. Effrayante aussi fut la douleur de Marillac qui, ayant reculé quelque peu, s'adossait à une colonne pour ne pas chanceler.

Catherine avait porté les mains à ses yeux et s'écriait:

—O mon Dieu! Quel affreux malheur!...

Et, de salle en salle, de groupe en groupe, étouffant les rires, chassant la joie, se propagea la sinistre rumeur parmi les huguenots:

—La reine se meurt!...

Coligny accourait à son tour. Condé, d'Andelot, les principaux huguenots se plaçaient autour de la reine de Navarre, comme s'ils eussent compris vaguement que ce malheur qui les frappait était peut-être un mystérieux avertissement de mort pour chacun d'eux.

Cependant, Charles IX avait appris en pâlissant la nouvelle.

Il allait s'écrier, s'étonner, lorsque, comme tout à l'heure, il vit les yeux de sa mère fixés sur lui.

Et ces yeux lui recommandaient si impérieusement le silence, ils étaient d'une si formidable éloquence, que Charles IX comprit sans doute! Il baissa la tête et dit tout haut:

—Allons, la fête est finie!

Vingt minutes plus tard, toutes les lumières étaient éteintes au Louvre et tout paraissait dormir.

Dans l'oratoire, Catherine et Ruggieri, pâles tous deux et suant le crime, causaient à voix basse.

—Que disait-elle? demandait l'astrologue.

—Qu'elle brûlait... partout... et surtout aux mains...

Ruggieri hocha la tête et dit:

—La chose s'est faite par les gants...

—Ah! mon ami, ton coffret est une merveille...

—La merveille, dit Ruggieri, c'est que vous ayez fait accepter le coffret à Jeanne d'Albret, sans éveiller ses soupçons.

Le lendemain matin, le bruit se répandit dans Paris que la reine de Navarre était morte d'un mal foudroyant, d'une sorte de fièvre inconnue. Et, à ceux qui s'étonnaient de cette mort imprévue, on répondait généralement qu'après tout, cela faisait une hérétique de moins et que cela n'empêchait pas les Parisiens de se régaler des grandes fêtes qui auraient lieu pour le mariage d'Henri de Béarn et de Marguerite de France.




VIII

GILLOT

Revenant en arrière, nous renouerons connaissance avec l'intéressant Gillot au moment même où, son oncle lui ayant proprement coupé les deux oreilles, il demeura étendu sans connaissance sur le sol humide des caves de l'hôtel de Mesmes.

On se souvient que le digne oncle Gilles avait demandé à Damville:

—Que ferons-nous de cet imbécile? Faut-il l'achever?

Et que le maréchal avait répondu:

—Non pas, car il peut nous servir.

Gillot demeura évanoui, mais ne tarda pas à revenir à lui.

Son premier mouvement fut de porter les deux mains à ses oreilles, comme s'il lui fût resté un vague espoir d'avoir rêvé. Mais ses mains ne rencontrèrent que les compresses, imbibées de vin et d'huile, que son oncle lui avait mises autour de la tête.

—Hélas! dit-il, je n'ai donc plus d'oreilles! De quel oeil vais-je être considéré? Je vais passer pour un monstre. Cependant, il me semble que je perçois le bruit de mes propres paroles...

Gillot se remit sur pied et constata qu'à part la violente douleur qu'il éprouvait, de chaque côté de la tête, il se portait, en somme, comme s'il n'eût subi aucune fâcheuse mutilation.

Il reprit donc courage et, tout affaibli qu'il était par la souffrance, il allait entreprendre l'ascension de l'escalier, lorsqu'au haut de cet escalier parut quelqu'un.

C'était l'oncle Gilles.

«Il vient m'achever, songea tristement Gillot. Sans doute le maréchal lui a donné l'ordre de m'exterminer!»

A sa grande stupéfaction, son oncle s'approcha de lui, avec un sourire des plus gracieux.

—Eh bien, mon pauvre ami, comment te sens-tu?

—Heu!... Bien mal, mon oncle.

—Courage... On te soignera, on te dorlotera, tu guériras.

—Ainsi, vous ne voulez pas me tuer?

—Pourquoi te tuerais-je? imbécile! Monseigneur te fait grâce. Et, non seulement il te fait grâce de la vie, mais encore il veut faire ta fortune.

—Ma fortune? balbutia Gillot.

—Oui, imbécile! A condition que tu lui obéisses pour lui faire oublier ta honteuse trahison.

—Ah! mon oncle, je m'en repens bien, je vous jure.

—Tant mieux, car, si tu es sincère, tu es en passe de devenir un homme riche.

On se souvient sans doute que l'avarice était le vice favori de maître Gillot, et que c'était même ce vice qui l'avait perdu.

—Parlez, mon digne oncle, dit-il d'une voix tremblante d'émotion. Je suis tout prêt à obéir. Qu'ordonne monseigneur?

—D'abord, de te guérir!

Et, soutenant son neveu par-dessous le bras, Gilles le conduisit dans sa chambre, le fit coucher dans son propre lit et commença à lui donner les soins les plus dévoués.

A peine fut-il dans le lit qu'une fièvre violente se déclara.

Gillot eut le délire pendant deux jours, c'est-à-dire qu'il passa ces deux jours à supplier son oncle de lui rendre ses oreilles.

Gilles, impatienté, finit par le menacer du bâillon. Au bout du sixième jour, la fièvre était tombée; au bout du dixième, les blessures étaient cicatrisées et Gillot pouvait se lever.

Le quinzième jour, Gillot put sortir.

Son premier soin fut de courir acheter un certain nombre de bonnets, capables de lui couvrir entièrement la tête, du front à la nuque.

Sur ce bonnet, il plaçait son chapeau ordinaire.

En se regardant dans un miroir, il trouva qu'il pouvait encore faire assez bonne figure.

Ce jour-là, Gillot eut avec son oncle une très longue conversation.

A la suite de cette conversation, il s'habilla de ses habits du dimanche, et Gilles lui dit:

—Va, maintenant, va, je te donne ma bénédiction...

—J'aimerais mieux quelques écus d'acompte, dit Gillot.

Gilles fit la grimace, mais s'exécuta.

—Réussiras-tu à entrer seulement? demanda-t-il d'un air offensant pour les capacités intellectuelles de son neveu.

—J'en réponds, dit Gillot: j'ai un moyen infaillible.

—Lequel?

—Mes oreilles!

Là-dessus, laissant son oncle abasourdi méditer cette réponse, le matois Gillot s'éloigna.

Nos lecteurs ont vu comment Gillot était entré à l'hôtel Montmorency. Il avait rencontré le vieux Pardaillan dans la loge du suisse. Et le routier l'avait emmené dans la chambre qu'il occupait.

Lorsqu'ils furent arrivés dans sa chambre, le routier s'assit à cheval sur une chaise à dossier de bois plein, allongea les jambes, plaça les coudes sur le dossier de la chaise et inspecta Gillot, qui prit une attitude digne, ferme et modeste.

—Ainsi, dit Pardaillan, tu peux nous rendre service?

—Je le crois, monsieur;

—Très bien, Gillot. Nous allons voir ce qu'on peut tirer de toi. Seulement, avant tout, il faut que je te dise une chose.

—Laquelle, monsieur?

—Si jamais je surprends chez toi la moindre velléité de trahison... Si je te surprends à écouter aux portes...

—Eh bien, monsieur?

—Eh bien, je te coupe la langue.»

Gillot demeura plus d'une minute suffoqué par cette perspective. Quoi? Après les oreilles, la langue!

—Mais enfin, monsieur, s'écria-t-il, quelle rage avez-vous de me vouloir ainsi découper vif?

—Que veux-tu? C'est ma manière, à moi. Il paraît que c'est aussi celle de ton oncle. Mais, pour en revenir à ta langue, sois assuré que, si jamais j'apprends que tu as raconté à qui que ce soit ce qui se passe ici, eh bien, je te la couperai!

Cette menace donna la chair de poule à Gillot, qui se demanda aussitôt s'il ne ferait pas mieux de s'en aller. Mais il réfléchit que la colère de l'oncle serait terrible. D'autre part, la récompense promise n'avait pas été sans lui inspirer quelque courage.

—Pendant qu'on me découpe, songeait-il, un peu plus, un peu moins... J'en serai quitte pour ne plus parler.

Seulement, Où s'arrêtera ce découpage? Car, enfin, si, après les oreilles, on me coupe la langue, il faudra bien un jour que mon nez y passe, et puis peut-être la tête...»

—Que penses-tu? demanda Pardaillan.

—Je pense, monsieur, à ce que je pourrais bien dire pour vous persuader de ma bonne foi. Pendant que j'ai encore une langue, je voudrais m'en servir pour vous jurer obéissance et fidélité...

—Voyons donc. Quel genre de services peux-tu nous rendre?

—Eh bien, monsieur, je n'ai pas été sans m'apercevoir qu'il existe quelque inimitié entre vous et monseigneur de Damville. Je crois que, si vous pouviez occire ce digne seigneur, vous n'hésiteriez guère. Et je puis vous affirmer que, si vous tombiez aux mains de mon ancien maître, au bout de cinq minutes, vous vous balanceriez dans le vide, une bonne corde au cou.

—Continue, Gillot. Sais-tu que tu parles bien?

—Merci, monsieur. Je suppose que vous soyez, tenu au courant des faits et gestes de monseigneur de Damville. Voilà, je pense, qui vous permettrait de vous défendre?

—Mais tu es vraiment moins bête que tu n'en as l'air!

—C'est-à-dire que mon petit plan vous convient?

—Oui, mais comment ferai-je pour savoir ce que veut entreprendre le maréchal, puisque tu ne peux plus rentrer à l'hôtel de Mesmes?

—C'est vrai que je n'y peux plus rentrer sous peine de mort. Car, monseigneur et mon oncle m'ont déclaré que je serais pendu si je reparaissais jamais en leur présence.

—Alors? Comment feras-tu?

—Monsieur, avez-vous jamais entendu dire que, ce que femme veut, Dieu le veut? Eh bien, il y a une femme, ou plutôt une jeune fille, à l'hôtel de Mesmes. Elle s'appelle Jeannette.

—Ah! ah! fit Pardaillan qui se rappela ce que le chevalier lui avait raconté.

—Or, continua Gillot, Jeannette m'aime et nous devons nous marier. Je peux lui faire faire tout ce que je voudrai. Et, comme c'est une fine mouche, elle saura, si je veux, tout ce qui se dit, se fait et se pense dans l'hôtel de Mesmes.

—Admirable!...

—Mon plan vous convient donc?

—Il me convient. Et que demandes-tu pour me servir ainsi?

—Je vous l'ai dit: de m'aider à me venger de mon oncle, qui m'a coupé les oreilles.

—Bon! je te promets de te livrer ce vieux Satan pieds et poings liés, et tu en feras ce que tu voudras. Voyons, que lui feras-tu?

—Monsieur, je lui rendrai la pareille!

—Bravo!... Et quand commenceras-tu à entrer en campagne?

—Dès le plus tôt...

—C'est bon. Maintenant, songe que, si je suis content de toi, non seulement tu seras vengé de ton avare d'oncle, mais encore tu auras des écus à n'en savoir que faire.

Gillot prit aussitôt un air de jubilation qui acheva de persuader entièrement le vieux routier.

C'est ainsi que le plus fin renard peut parfois se laisser prendre.

Il faut dire aussi que Gillot, matois et retors comme son oncle, avait admirablement joué son rôle. Quoi qu'il en soit, il fut installé dans l'hôtel Montmorency, qui abrita dès lors un traître.

Gillot ne perdit pas son temps.

Il passa le restant de la soirée et la journée du lendemain à étudier le plan de l'hôtel Montmorency.

Le surlendemain, il sortit après avoir dit à Pardaillan qu'il allait voir Jeannette et s'entendre avec elle. Le drôle se rendit à l'hôtel de Mesmes, en s'assurant tous les cent pas qu'il n'était pas suivi.

—Eh bien? lui demanda l'oncle Gilles.

—Eh bien, mon oncle, je suis dans la place S»

Gilles regarda son neveu avec une certaine admiration. Puis il alla chercher une feuille de papier, une plume, de l'encre, installa Gillot devant une table et lui dit:

—Explique...

Et Gillot expliqua. C'est-à-dire qu'il commença par tracer un plan de l'hôtel Montmorency qui, tout grossier qu'il était, n'en devait pas être moins précieux.

—Là, à gauche, mon oncle, voyez-vous, c'est un grand bâtiment pour les hommes d'armes et les chevaux.

—Combien d'hommes?

—Vingt-cinq, mon oncle, armés de bonnes arquebuses.

—Bon. Continue...

—Voyez, mon oncle, ce bâtiment est placé en arrière de la loge du suisse... en face la loge, ce carré que je dessine représente un autre bâtiment, pareil à celui des gens d'armes.

—Et que contient-il?

—Il sert de logis à une dizaine de gentilshommes dévoués au maréchal.

—Vingt-cinq et dix, cela fait trente-cinq hommes.

—Justement; mais ce n'est pas tout; et même cela n'est rien...

—Comment, il y aurait donc une autre garnison?

—Il y a M. le chevalier et son père... le coupeur de langues! dit Gillot en frémissant.

—Que veux-tu dire, imbécile?

—Rien, mon oncle, sinon que les deux damnés Pardaillan valent peut-être à eux seuls les vingt-cinq gens d'armes et les dix gentilshommes.

—C'est possible. Et où sont-ils logés, ces deux enragés?

—Attendez, mon oncle. Le deuxième étage du bâtiment aux gentilshommes est occupé par les laquais, au nombre d'une quinzaine. Bon. Maintenant, vous voyez que le bâtiment des écuries et gens d'armes et le bâtiment des gentilshommes sont séparés par ce carré qui représente une cour pavée. Au fond de ce carré, se dresse l'hôtel lui-même, c'est-à-dire l'habitation du maréchal. Vous voyez que ce logis ne touche pas aux deux autres constructions, en sorte que l'hôtel est complètement isolé. En arrière, il y a un jardin.

—Je vois. Parle-moi donc de ce logis isolé.

—C'est là, je vous dis, qu'habite le maréchal; c'est là, dans des appartements ayant vue sur le jardin, que logent les deux dames; c'est là, aussi, que sont logés les deux Pardaillan.

Le maréchal de Damville connaissait parfaitement l'hôtel de Montmorency. Le plan de Gillot ne devait donc pas lui servir; mais, ce plan indiquait comment étaient disposées les forces de l'hôtel, et cela pouvait lui être précieux.

L'oncle Gilles ne marchanda pas les éloges à son neveu, mais il ajouta:

—Il faut maintenant que nous soyons tenus au courant de ce qui se passe là-bas. Il faut donc que tu trouves le moyen de venir ici, tous les deux ou trois jours...

—Ce moyen est tout trouvé, dit paisiblement Gillot.

—Explique-moi cela!

—Dame! M. de Pardaillan croit que je viens ici pour vous espionner; oui, je lui ai fait croire cela!

Gilles répondit:

—Gillot, jamais plus je ne t'appellerai imbécile! Encore quelques efforts et tu auras conquis le fameux coffre qui, à ce que tu m'as assuré toi-même, t'avait tant ébloui.

Gillot quitta donc l'hôtel de Mesmes, radieux et convaincu que sa fortune était faite.

—Que vais-je bien raconter au Pardaillan? réfléchit-il, chemin faisant.

Il eut soudain un tressaillement.

—Mais, s'écria-t-il en lui-même, puisque je vais avoir un trésor pour dire ce qui se passe à l'hôtel de Montmorency, pourquoi n'en aurais-je pas un autre, en racontant ce qui se passe à l'hôtel de Mesmes?

Trahir des deux côtés, c'était recevoir des deux mains; et il résolut de trahir son oncle auprès de Pardaillan, comme il trahissait Pardaillan auprès de son oncle.

Gillot résolut de faire double fortune.

Aussi, lorsqu'il rentra à l'hôtel de Montmorency, s'empressa-t-il de dire à Pardaillan:

—Ah! monsieur, j'en ai de belles à vous raconter. Je viens de voir Jeannette, et je suis sûr que je vais vous intéresser.

«Décidément, songea Pardaillan, j'ai fait là une précieuse acquisition!»




IX

PANIGAROLA

Pendant toute cette période, le révérend Panigarola, qui s'était naguère signalé par la violence de ses attaques contre les huguenots, ne parut pas en chaire.

Il avait même renoncé à ses sinistres fonctions de «crieur des morts».

A quoi songeait-il? Que méditait-il?...

Deux jours après les funérailles royales qui furent faites à Jeanne d'Albret, vers la tombée de la nuit, une litière, de bourgeoise apparence, s'arrêta devant le couvent des Barrés.

Deux femmes en descendirent et entrèrent dans le parloir. Elles étaient voilées de noir.

Le frère portier leur ayant demandé ce qu'elles voulaient, la plus jeune répondit qu'elles désiraient parler à l'abbé lui-même.

Le moine ayant, répondu, en levant les bras au ciel, qu'on ne parlait pas ainsi au révérendissime abbé du couvent, la plus vieille, ou, du moins, celle qui paraissait telle, tira une lettre de son sein et la remit au portier.

—Portez cela à M. l'abbé, dit-elle... Et hâtez-vous, si vous ne voulez être châtié.

Cette femme parla d'un tel ton d'autorité que le moine, abasourdi, se hâta d'obéir. Il paraît que la visiteuse était femme de qualité, car, à peine l'abbé eut-il parcouru la lettre qu'il pâlit, se troubla et s'empressa de courir au parloir.

Que devint la stupéfaction du digne frère portier lorsqu'il vit son abbé s'incliner avec humilité devant la femme voilée de noir!

Et cette stupéfaction elle-même devint presque du scandale lorsque l'abbé, après quelques mots prononcés à voix basse, introduisit la femme dans le couvent et la guida à travers les longs couloirs déserts.

La plus jeune était demeurée au parloir.

L'abbé, suivi de la dame voilée, s'arrêta enfin devant une cellule.

Et cette cellule, c'était celle du révérend Panigarola. Les portes des cellules étaient toujours ouvertes.

—C'est là!» murmura l'abbé qui, aussitôt, se retira.

La femme entra.

Panigarola, en l'apercevant, se redressa soudain.

La femme laissa alors tomber son voile.

—La reine! murmura le moine.

En effet, c'était Catherine de Médicis!

—Bonjour, mon pauvre marquis, dit la reine en souriant. Il faut donc que ce soit moi qui vienne vous trouver au fond de ce hideux monastère. Sans compter que, pour y entrer, j'ai été obligée de me montrer à votre abbé, en sorte que, dans dix minutes, toute la communauté saura que la mère du roi est ici...

—Rassurez-vous, madame, dit Panigarola, le vénérable abbé est incapable de trahir un incognito de cette importance. Mais il y avait un moyen bien simple de vous éviter toute inquiétude en me faisant appeler. Je me fusse rendu au Louvre au premier ordre de la reine.

—Est-ce bien sûr?

—Par devoir, un homme de Dieu ne ment pas.

—Oui, mais j'ai connu un certain marquis de Pani-Garola qui n'en faisait qu'à sa tête.

—L'homme dont vous parlez est mort, madame.

Panigarola se redressa. Sa figure ravagée apparut blafarde et dure, avec un caractère d'étrange grandeur; dans les plis de sa robe blanche et noire, il se pétrifia comme une statue.

Catherine regarda autour d'elle, comme pour chercher un siège.

Panigarola, sans hâte, avança l'unique escabeau de la cellule.

—Non, fit Catherine en riant, ce serait trop dur; je n'ai pas encore fait de voeux, moi!

Et elle s'assit au bord du lit du moine.

—Asseyez-vous, marquis, reprit la reine, en désignant à son tour l'escabeau.

Panigarola refusa d'un signe de tête qui indiquait son respect des hiérarchies et de l'étiquette.

—Marquis, reprit la reine, convenons d'une chose, C'est qu'en ce moment je ne suis pas la reine, mais seulement une amie... une véritable et sincère amie... Mais comme vous avez donc changé, mon pauvre Pani! Est-ce bien vous que je revois si pâle, si amaigri, presque décharné?... Peut-être y a-t-il des remèdes au mal qui vous ronge...

Tandis que Catherine s'exprimait ainsi avec une sorte d'enjouement, le moine avait accentué la raideur de son maintien.

Il avait à demi ramené son capuchon, qui retombait presque sur les yeux.

En sorte qu'on ne voyait plus rien de lui que le bas de son visage émacié, une bouche sans sourire.

—Madame, dit-il d'une voix grave, vous me demandez de la franchise. En voici. Lorsque je suis arrivé à la cour de France, vous vous êtes figurée que j'étais un émissaire des républiques italiennes et que je venais conspirer avec le maréchal de Montmorency. Vous avez supposé que j'étais porteur de redoutables secrets. Alors, pour m'arracher ces secrets, vous avez lancé sur moi une de vos espionnes. Cette femme n'a pas tardé à se convaincre que je ne songeais guère à conspirer. Dès lors, vous fûtes rassurée, et Votre Majesté daigna même, alors, me faire des offres que je fus obligé de décliner. Vous me proposiez en effet de devenir un homme de parti, alors que jeune, débordant de vie et de passion, je ne songeais qu'à aimer la vie dans toutes ses manifestations. Malgré mon refus, Votre Majesté voulut bien m'honorer en effet de son amitié... peut-être espériez-vous qu'un jour viendrait où, quelque grande catastrophe ayant fait dévier ma vie, je serais entre vos mains un instrument de politique plus complaisant... Daigne Votre Majesté ne pas s'offenser de la violence de ma franchise...

—Mais je ne me fâche pas, mio caro, dit Catherine en accentuant son sourire. Je me demande seulement comment vous avez su que j'avais soupçonné en vous un espion des princes italiens?

—De la façon la plus naturelle, madame: la femme que vous aviez lancée sur moi est tombée malade.

—Des suites de ses couches, je le sais... car vous êtes père, mon cher marquis.

Un effrayant sanglot râla dans la gorge du moine.

—C'est vrai, continua-t-il. Cette femme devint mère... Une nuit, elle m'avait volé mes papiers pour vous les remettre. C'est ainsi que j'appris qu'elle était une de vos créatures... Lorsqu'elle devint mère et qu'elle fut malade, dans son délire, elle m'instruisit de ce que vous aviez médité contre moi. Ce fut alors que je lui fis écrire cette lettre où elle s'accusait elle-même d'avoir tué son fils. Et moi, pour me venger, sachant l'usage que vous en feriez, je vous remis cette lettre.

—Ah! ah! vous aviez donc pensé que je ferais juger Alice et que le bourreau serait chargé de votre vengeance!...

—Non, madame; je vous avais observée, je vous connaissais... C'est vous dire que je vous savais incapable d'un acte aussi peu profitable que de tuer une femme, d'un seul coup. Je pensais qu'armée de cette lettre vous obligeriez cette femme à devenir votre esclave; je pensais qu'un jour viendrait où elle aimerait; je pensais que vous n'auriez pas la générosité de couvrir son passé; je pensais que, ce jour-là, elle souffrirait ce que j'avais souffert, et que je serais vengé... Vous m'avez demandé de la franchise, madame...

—Oui. En voilà, et de la vraie! Mais, je ne vous en veux pas, au contraire! Vous êtes un homme supérieur, marquis!

—Ah! madame, s'écria le moine avec un sombre accent de désespoir, bénie serait la minute où, pour vous avoir offensée, vous me livreriez au bourreau! Car, je serais alors délivré de cette existence que je n'ai pas le courage de terminer! Quant à tirer parti de moi... regardez-moi, je ne suis plus qu'une loque humaine... J'ai eu un moment l'espoir qu'à force de tourmenter mon cerveau j'en arriverais à croire en Dieu...

—Et vous ne croyez pas?

—Non, madame.

—Je vous plains, dit Catherine.

—J'ai fait ce que j'ai pu; mes prédications furieuses contre les hérétiques, l'audace de mes attaques contre le roi, votre fils, avaient fini par m'exalter... mais je suis retombé dans mon néant...

—Pourquoi? demanda vivement la reine.

—Parce que j'ai rencontré cette femme; parce que l'amour que j'avais cru étouffé s'est réveillé plus violent que jadis!...

Les yeux de Catherine lancèrent un éclair.

«Je le tiens!» songea-t-elle.

Il y eut quelques minutes de long silence, pendant lesquelles Catherine se garda de faire le moindre geste.

Ce fut le moine qui revint le premier. Il fixa sur la reine un regard interrogateur.

—Vous voulez savoir ce que je suis venue faire ici? demanda Catherine.

—J'ai le devoir d'écouter Votre Majesté, mais non le droit de l'interroger.

—Eh bien, je vais donc faire comme si vous m'aviez interrogée et vais répondre à la question que je lis dans vos yeux. Rassurez-vous, je ne viens pas vous demander d'être mon confesseur...

Le moine avait repris son attitude de statue. Rien ne paraissait frémir ou vivre en lui.

—C'est un cas de conscience que je veux vous exposer. Je pense que vous êtes, comme moi, intéressé à sa solution. Dites-moi, marquis, ne pensez-vous pas que vous êtes assez vengé, et qu'Alice a assez souffert?

Cette fois, les paupières baissées du moine se relevèrent lentement et son regard se fixa sur la reine, avec épouvante.

—Vous me parliez d'une lettre, reprit-elle, de cette lettre qu'elle a écrite sous votre dictée et que vous m'avez remise; je vais vous dire, marquis. Cette lettre, je veux la rendre à la malheureuse. Moi, je trouve que c'est assez. Et vous?

—Je suis de l'avis de Votre Majesté, dit Panigarola d'une voix morne.

«Ah! ah! songea la reine. Joue-t-il au plus rusé?... Non, par la Madone, il n'est que trop sincère!»

Et elle ajouta:

—Je suis heureuse de ce que vous me dites là, car la lettre... eh bien, je l'ai déjà rendue à Alice.

Panigarola dit d'une voix paisible—trop paisible pour l'oreille exercée de Catherine:

—En sorte que la voilà libre? Je veux dire: délivrée de vous, madame.

—Et de vous, mon révérend père.

—Je ne l'ai jamais menacée.

—Allons, marquis, vous êtes encore un enfant. Faut-il vous dire que j'ai assisté à la scène de la confession d'Alice dans Saint-Germain-l'Auxerrois? A l'entrevue que vous avez eue avec elle, chez elle? J'ai tout vu, tout entendu, sinon par mes yeux et mes oreilles, du moins par des yeux et des oreilles qui m'appartiennent. Je sais que vous aimez Alice. Je sais que vous avez ravalé votre noble élégance au hideux métier de crieur des trépassés pour pouvoir, la nuit, aller rôder et sangloter autour de sa maison. Vous l'adorez encore, vous dis-je.

—Vous ai-je dit que je ne l'aimais pas? fit le moine.

Et cette fois la statue parut s'animer.

—Je l'aime! continua-t-il. Et j'éprouve une joie affreuse à dire tout haut ce que je me répète tout bas dans le silence de mes nuits sans sommeil. Oui, ma pensée a sombré dans un océan de désespoir et, lorsque, éperdu, je lève les yeux au ciel, je n'y découvre pas l'étoile qui pourrait me ramener à l'apaisement. Dieu, espoir suprême! je t'ai cherché: tu n'es que néant... En moi, madame, il ne reste plus rien; je suis une ombre, moins qu'une ombre... Et pourtant, lorsque j'entre dans les obscures profondeurs de ma conscience, parfois, dans la nuit de mon deuil, je vois luire l'aube incertaine d'un sentiment nouveau...

—Quel est donc ce sentiment? demanda Catherine étonnée.

—La pitié, répondit le moine. Ah! madame, je sais que je vous parle en ce moment une langue ignorée de vous, inconnue des hommes de ce temps... Et pourtant il m'arrive de me dire que la pitié sauvera le monde.

—Folie! murmura Catherine. Rêves insensés d'un esprit aux abois! Allons, je n'ai rien à faire ici.

Le moine entendit ou n'entendit pas. Mais il continua:

—Voilà ce que parfois je songe, Majesté... Alors je sens mes douleurs s'apaiser. Alors je renonce à rôder autour de la femme que j'aime. Alors je m'enferme dans cette cellule, et c'est de la pitié qui s'élève de mon coeur vers cette malheureuse qui me fit souffrir, mais qui souffre plus que moi peut-être...

—Vous êtes de bonne composition, marquis..., dit Catherine en se levant.

Panigarola s'inclina lentement comme s'il n'eût eu; plus rien à dire.

La reine fit deux pas vers la porte.

Tout à coup une idée soudaine la fit s'arrêter court.

Elle se retourna à demi vers le moine, courbé dans une attitude où il y avait plus de politesse pour la femme que de respect pour la reine.

—Je vous félicite, dit-elle sans ironie apparente. Alice sera donc heureuse, puisque la voilà délivrée de vous, délivrée de moi et qu'elle partagera ce divin bonheur avec l'homme qu'elle aime.

—L'homme qu'elle aime! murmura Panigarola livide.

—Eh! oui: monsieur le comte de Marillac, ami fidèle du roi de Navarre. Ce digne huguenot épousera son Alice dès que les noces du Béarnais seront accomplies, il l'emmènera là-bas dans son pays et, comme la paix régnera dans le royaume, rien ne viendra troubler le parfait bonheur des jeunes époux.

Ce que Panigarola souffrit dans cet instant, lui seul eût pu le dire. L'infernale Catherine venait d'un seul mot de réveiller en lui tous les démons de la jalousie. Marillac!... Il avait fini par l'oublier! A force de s'hypnotiser dans la pensée d'Alice, à force de supputer ce qu'elle avait dû souffrir, oui, il avait eu pitié d'elle...

Des rêves de pardon l'avaient hanté, aussi.

Qui savait si, un jour, il ne conduirait pas auprès d'Alice le petit Jacques Clément?

—Vous avez assez payé votre crime, lui dirait-il, embrassez votre enfant!

Dans ces rêves heurtés, dans cette sombre recherche de l'apaisement, le comte de Marillac n'existait plus.

Un mot de Catherine de Médicis le fit revivre dans l'esprit du moine.

La passion devait être la plus forte! S'il pardonnait à l'amante malheureuse, il ne pardonnait pas au rival heureux!

Peut-être à ce moment haïssait-il Marillac autant qu'il aimait Alice.

—L'homme qu'elle aime! avait répété Panigarola.

—Vous avez pitié de celui-là aussi? dit Catherine. Je vous jure que lui n'aurait pas pitié de vous.»

Et, brusquement, le moine comprit qu'il voulait tuer Marillac.

Il comprit le sens de ce qu'il appelait sa pitié: Alice ne devait être à personne! Et Marillac devait disparaître!

—Que la femme vive! gronda-t-il. Qu'elle vive en paix, autant, que la paix peut descendre en elle! Mais l'homme!... ah! l'homme! C'est autre chose!...

—Allons donc! dit Catherine. Que pouvez-vous contre lui?

—Rien! fit le moine, qui grinça des dents. Mais vous pouvez tout, vous!

—C'est vrai. Mais que m'importe? Que Marillac épouse Alice de Lux, qu'ils s'aiment, qu'ils s'adorent, qu'ils s'en aillent, enfin, qu'est-ce que tout cela peut me faire?...

—Qu'êtes-vous venue faire ici? éclata le moine. Vous êtes la reine! Je dis la reine la plus puissante de la chrétienté! Les instructions que j'ai reçues de Rome vous indiquent comme la maîtresse absolue des destinées catholiques! Reine, je vous ai parlé sans respect; chef des catholiques, je vous ai crié que je n'ai ni foi ni croyance! Et vous ne me faites pas saisir pour me jeter en quelque cachot, pour offrir ma mort en exemple aux hérétiques! Pourquoi m'écoutez-vous avec tant de mansuétude?... Madame, vous avez besoin de moi pour assouvir une vengeance que j'ignore, pour servir de ténébreux projets! Eh bien, soit. Je me donne à vous!

—Enfin, je vous retrouve! dit gravement Catherine. Tout ce que vous avez dit, je l'oublie. Je suis venue vous trouver parce que j'ai besoin de vous. Et je comptais sur votre aide parce que je connaissais votre haine pour Marillac.

—Parlez donc! Parlez, madame! Délivrez-moi de cette jalousie, et prenez mon âme!

—Je la prends! dit Catherine avec un calme étrange.

Panigarola avait enfoncé ses mains sous sa robe et ensanglantait ses ongles sur sa poitrine.

Pitié, amour, douleur, tout disparaissait de lui.

Il était seulement l'homme qui hait.

Catherine, sûre désormais d'avoir conquis le moine, reprit avec une simplicité d'accent qui eût pu paraître plus terrible que les cris d'angoisse du moine:

—En somme, que voulez-vous? Qu'Alice ne soit pas la femme du seul homme qu'elle ait jamais aimé? Vous voulez tuer cet homme? Et vous voulez aussi qu'Alice ne sache pas que le meurtrier c'est vous? Car vous aimez, car vous espérez encore! Eh bien, tout cela est facile si vous me donnez en échange l'aide que je suis venue vous demander.

—Je suis prêt, dit Panigarola dans un souffle.

—Écoutez. Par votre éloquence emportée et sauvage, vous êtes devenu l'homme qui peut bouleverser Paris. Pourquoi, tout à coup, avez-vous gardé le silence? C'est votre affaire. Mais, maintenant, je vous dis: remontez dans la chaire, parcourez les églises de Paris, parlez, parlez encore comme vous parliez...

—Que m'importent les prédications, maintenant!

—Insensé! Oubliez-vous que Marillac est huguenot?

Panigarola poussa un effroyable soupir.

—La paix est faite, reprit Catherine avec un livide sourire. Et j'espère qu'elle sera maintenue. Mais il y a parmi ces huguenots une centaine de mauvaises têtes que jamais je ne pourrai réduire à la raison. Il s'agit de les faire disparaître. M'entendez-vous? Un procès est impossible. Le procès de cent huguenots serait le signal de nouvelles guerres. Mais, si le peuple, dans un jour de colère, tue ces hommes, s'ils disparaissent dans une tourmente, et que le roi désavoue ces meurtres, que je les désavoue aussi, la paix est à jamais consolidée. Or, que faut-il pour cela? Surexciter les passions, mettons les superstitions du peuple, ouvrir la cage de ce fauve, lui montrer ses victimes!... Pour cela, il faut votre terrible éloquence!...

Le moine ne répondit pas tout de suite.

Une fièvre l'exaltait. Avec sa brûlante imagination, il se voyait décrétant la mort des huguenots.

Et c'était un rêve étrange, d'une tragique ampleur, que de décréter la mort, de traverser la ville comme un météore dévastateur, de faire naître sous ses pas les incendies, de marcher dans des fleuves de sang, et d'arriver enfin à Alice en lui disant:

—Voyez! Paris brûle! Paris meurt! Pour tuer Marillac, j'ai égorgé Paris!...»

Panigarola presque délirant, l'oeil en feu, le visage bouleversé, effroyable à voir, saisit la main de Catherine.

—Demain, madame, je prêcherai dans Saint-Germain-l'Auxerrois.

—Ne vous inquiétez donc plus du reste! dit-elle rapidement. Et même, tenez, marquis... je vous réponds que des miracles vont s'accomplir, et, que le premier de ces miracles, c'est que vous serez aimé!

—Moi! rugit-il avec un accent de désespoir indescriptible.

—Vous!... Aimé d'Alice!... Je la connais!... Elle méprise vos larmes; couvert de sang et d'horreur, vous lui apparaîtrez comme un dieu!... Nous, nous serons prêts...

—Comment?

—Les maisons des cent condamnés seront marquées une nuit. Au matin, ces maisons brûleront. Et leurs habitants...

—Vous savez où il habite, lui?

—Soyez donc tranquille! Sa maison sera la première brûlée, puisqu'il faut que Coligny soit le premier tué! Tout est prévu, tout est prêt; le jour est fixé...

—Quel jour?

—Le dimanche 24 août, jour consacré à saint Barthélémy.

—Allez en paix, madame, dit le moine. Moi, je vais méditer sur ce que je vais dire au peuple de Paris!

En parlant ainsi, Panigarola, écumant, donnait réellement une impression de hideur et de force qui se déchaîne. Catherine de Médicis comprit qu'il était inutile de le pousser plus loin. Elle se retira, dit quelques mots à l'abbé qui l'attendait dans le couloir, rejoignit au parloir la femme qui l'avait accompagnée et monta avec elle dans sa litière.

La jeune femme qui avait accompagné Catherine dans cette expédition demeurait silencieuse.

—Eh bien, fit tout à coup la reine avec une sorte de gaieté qui eût pu paraître macabre, tu ne me demandes pas ce qu'il a dit?

La jeune femme laissa retomber son voile, et la pâle figure d'Alice de Lux apparut.

—Madame, murmura-t-elle, comment oserais-je interroger Votre Majesté?

—Bah! Bah! Je te le permets... Tu n'oses pas?... Eh bien! je vais faire comme si tu m'avais interrogée... Il te pardonne!

Alice de Lux eut un frémissement.

—Madame...

—Ah! oui, la lettre! C'est cela, n'est-ce pas?... Eh bien! je la lui ai remise... Et il veut te la rendre lui-même... Et ce n'est pas tout!... Il veut que tu sois heureuse, jusqu'au bout: tu reverras ton enfant. Alice, et tu pourras l'emmener.

Alice pâlit affreusement.

—Ah! mon Dieu, continua la reine, je n'y pensais plus!... Il ne faut pas que le comte sache l'existence de cet enfant... Eh bien, tu en seras quitte pour ne pas l'emmener...

Pendant que Catherine, habile tourmenteuse s'il en fût, continuait sa route, le moine, à travers les couloirs et les escaliers du couvent, se dirigeait vers les jardins.

Panigarola marcha machinalement vers un coin où il y avait un banc de pierre et où il se promenait d'habitude.

Il s'assit sur le banc et laissa tomber sa tête dans une de ses mains.

A ce moment, il faisait presque nuit. Panigarola vit tout à coup quelqu'un qui s'asseyait près de lui. Ce quelqu'un, c'était l'abbé du couvent des Carmes, personnage considérable, jouissant d'une haute influence et considéré comme un saint.

—Vous travaillez, mon frère? demanda l'abbé... Restez assis... Ne vous levez pas.

—Monseigneur, dit Panigarola en cédant au geste bienveillant de l'abbé, je travaillais en effet... je prépare un sermon...

—C'est tout ce que je voulais savoir... Continuez, continuez, mon digne frère... moi je vais prévenir les curés et leurs vicaires qu'ils aient à venir vous entendre demain à Saint-Germain-l'Auxerrois... en même temps, j'écris à Rome que les temps sont proches... Laissez-moi vous faire une recommandation, mon frère.

—Je l'accueillerai avec reconnaissance, monseigneur.

—Que votre sermon de demain soit clair! Vous n'aurez pas vos auditeurs mondains ordinaires; l'église sera remplie de prêtres; or, vous connaissez le peu d'intelligence de nos curés; il s'agit donc de leur remontrer nettement leur devoir. En un mot, mon cher fils, songez que vous leur portez un mot d'ordre.

—Votre Révérence peut se rassurer, dit Panigarola. Je ferai de mon mieux.

—Si cela est vrai, dit l'abbé en se levant, de grandes choses s'accompliront. Mon fils, recevez ma bénédiction...

Panigarola se courba sous le geste.

Quand il se redressa, il vit l'abbé qui s'en allait.

Alors, il se dirigea vers cette partie du couvent où se trouvaient logés un certain nombre d'employés laïques, et qui était séparée du monastère proprement dit par un mur percé d'une porte. Le moine franchit cette porte, traversa une cour, entra dans un bâtiment isolé et pénétra enfin dans une chambrette où dormait un enfant.

Panigarola n'alluma pas de flambeau.

Il se pencha sur le petit lit et, longuement, contempla l'enfant, comme s'il eût vu clair dans la nuit.

Et qui se fût trouvé près de lui l'eût entendu murmurer dans un sanglot:

—O mon fils!... Si, du moins, elle t'aimait!... Si tu pouvais me faire reconquérir ta mère!...

Le lendemain soir, le révérend Panigarola prêcha dans Saint-Germain-l'Auxerrois.

L'archevêque de Paris assista à ce sermon. Les évêques Vigor et Sorbin de Sainte-Foi, prédicateur ordinaire du roi, le chanoine Villemur à la tête du chapitre de son église, les curés, doyens et vicaires de toutes les paroisses près de trois mille prêtres emplissaient la vaste nef. Les portes étaient fermées Une vingtaine de laïques furent seuls admis. En outre, un certain nombre de capitaines des milices bourgeoises, des centainiers, et même quelques simples dizainiers se massèrent à l'intérieur, près des portes, et purent entendre le sermon.

Le discours du révérend fut entendu dans le plus grand silence.

Seulement, quand ce fut fini, un frémissement terrible parcourut cette assemblée, surtout parmi les curés.

Puis, tout ce monde s'écoula.

Alors une femme, qui, cachée dans une des loges, avait tout vu, tout entendu, se leva à son tour et sortit. A la porte, elle retrouva quelques gentilshommes qui escortèrent sa litière jusqu'à l'hôtel de la reine.

En effet, c'était Catherine.

Et Catherine, au moment où le sermon se finissait, s'était penchée; son regard, chargé d'une haine avide, s'était appesanti sur le duc de Guise, et elle avait murmuré:

«Messieurs de Lorraine, exterminez-moi les huguenots!... Ce sera bien étonnant si, dans la bagarre, quelques bonnes arquebuses huguenotes ou autres ne me débarrassent de vous en même temps! Quant au roi, ajouta-t-elle avec un sourire, il n'est pas besoin de le tuer: il meurt. O mon Henri, tu régneras!»

Dès le lendemain de cette mémorable soirée, de furieuses prédications éclatèrent à la fois dans toutes les églises de Paris. Et, à la suite de chacun de ces prêches, le peuple se répandait dans les rues avec des menaces et des imprécations contre les réformés.




X

OÙ TOUT LE MONDE SE TROUVE HEUREUX

Le moment est venu où, semblable au voyageur qui monte une côte fort rude et très hérissée d'aspérités, nous devons prier le lecteur de souffler un instant avec nous et d'examiner de haut l'ensemble de la position.

Catherine de Médicis est la véritable protagoniste d'un gigantesque drame. La reine, par une lente manoeuvre, se trouve à la veille d'un double événement qui doit, d'après elle, se présenter dans le même instant. En effet, l'extermination des huguenots ne doit-elle pas être, du même coup, la mort de son fils Déodat?

Catherine redoutait les huguenots qui étaient capables de soutenir les prétentions qu'elle supposait à Henri de Béarn.

Elle redoutait les Guise, qu'elle supposait aussi férus d'un amour sans borne pour la puissance royale.

Elle redoutait le comte de Marillac, enfant d'une faute qui, si elle était découverte, ferait d'elle la risée de la cour.

Faire massacrer les huguenots par les Guise, et les Guise par les huguenots, assurer la disparition du comte son fils, telle dut être sa pensée conductrice.

Le résultat de la victoire était de placer le duc d'Anjou sur le trône, dès la mort escomptée de Charles IX, et de gouverner en souveraine maîtresse sous le nom de son fils préféré.

Toute cette laborieuse combinaison était sur le point d'aboutir: par Alice et Panigarola, elle tenait Marillac; Charles IX, épouvanté et tremblant, persuadé que les huguenots conspiraient sa mort, devenait un instrument docile; les Guise étaient prêts à se ruer dans Paris, le fer et la torche à la main.

Catherine était donc plus paisible, plus heureuse que nous ne l'avons jamais vue.

Si nous passons de la reine au comte de Marillac, de la mère au fils, nous voyons que Déodat vient de recevoir le double coup d'un bonheur imprévu.

Le pauvre jeune homme s'imagine avoir enfin touché le coeur de sa mère, et Catherine l'amuse par la fantasmagorie de sa maternité à demi avouée.

De plus, le comte a retrouvé toute sa sérénité d'amour pour Alice.

Les soupçons vagues, imprécis qu'il a pu concevoir, se sont évanouis sous le souffle de Catherine. Il n'a pas cessé un moment d'adorer Alice de Lux; mais, maintenant, il est sûr d'elle...

L'époque de son mariage approche.

Un grand chagrin, pourtant, a traversé cette félicité: Jeanne d'Albret est morte!...

C'est-à-dire tout ce que le comte a vénéré jusque-là! Mais ce chagrin lui-même s'efface lorsque Déodat songe qu'il a retrouvé une mère et une fiancée...

Encore un qui est heureux!...

Quant à Alice de Lux, la mort de Jeanne d'Albret lui a ôté le plus cruel de ses soucis. Seule, la reine de Navarre eût eu intérêt à la séparer du comte. Seule, elle pouvait et devait la dénoncer... La reine morte, Alice a respiré.

Catherine de Médicis lui a promis la suprême récompense de ses services.

Elle épousera le comte de Marillac!...

Une encore qui se persuade qu'après tant d'orages, elle est enfin arrivée au port d'un bonheur si durement conquis!...

Charles IX attend sans impatience le grand événement que lui a promis sa mère. Il ne sait pas au juste ce qui doit se passer. Il sait qu'il n'y aura plus de tracas, plus d'ennuis, plus de guerres; il pourra courir les bois, chasser le cerf et le sanglier, sans se demander à chaque instant si l'un des chasseurs qui l'accompagnent ne va pas le tuer; il pourra étudier de nouveaux airs sur le cor; enfin, vivre à sa guise.

Dès lors, pense-t-il, les crises effrayantes qui, à la moindre émotion, le jettent dans des délires tantôt furieux, tantôt désespérés, ces crises ne se renouvelleront plus. Il régnera sans conteste, c'est-à-dire qu'il emploiera aux commodités de sa vie tout ce qu'un peuple entier peut produire de richesse, de génie, de science et d'art.

Il pourra librement, vêtu en bourgeois, parcourir sa bonne ville, s'arrêter parfois dans quelque guinguette, et finir toutes ses excursions chez Marie Touchet qu'il aime sans passion, mais avec une tendresse profonde. Voilà ce que rêve cet enfant de vingt ans; pour le reste, il a ses conseillers, ses parlements, ses chanceliers et ses ministres qui s'occuperont de l'administration de son royaume.

Il a bonne mine, c'est-à-dire qu'au lieu d'être livide, comme à son ordinaire, il est simplement pâle.

Il semble même qu'il y ait une sorte de fierté dans ses yeux, une fierté qui étonne ses courtisans, inquiète Guise, et fait rêver Catherine.

C'est qu'il s'est passé une chose que toute la cour ignore:

Marie Touchet a accouché d'un beau garçon bien râblé, solide, criard, plein de vie; Charles IX est père!... Un nouveau petit Valois est au monde; et le roi songe quel titre il pourra bien lui conférer.

Il veut s'occuper de ce fils... et, pour cela, il faut que l'ère paisible prédite par sa mère se réalise enfin.

Jetons aussi un coup d'oeil dans le logis de Marie Touchet.

Maris Touchet, c'est la fille du peuple, avec toutes ses exquises délicatesses. Si nous pénétrons chez elle, nous la trouvons penchée sur le berceau de son fils; car, depuis quelques jours, elle est relevée de ses couches, et désormais elle ne vit plus que pour cet enfant.

Quel calme dans ce logis! quelle propreté!... Quelle modestie aussi!... modestie charmante qui ne va pas sans coquetterie. Dans la chambre à coucher aux meubles de noyer ciré, toute claire, voici le berceau où dort le duc d'Angoulême. Au-dessus du berceau, un beau portrait de Charles IX en bourgeois. Le roi sourit dans son cadre. Et Marie lui sourit lorsque parfois son regard se lève de l'enfant jusqu'au père.

Passons maintenant à des personnages plus actifs.

Panigarola, dans son couvent, médite la destruction des huguenots et la mort de son rival Marillac. Étrange physionomie que celle de ce moine incroyant poussé à la haine par l'amour, devenu à son insu le redoutable instrument que manie la sainte Inquisition!

Le duc de Guise s'apprête pour la suprême conquête. Son plan est d'une effrayante simplicité: le roi paraît résister au mouvement de foi apostolique et romaine qui veut sauver l'Eglise en exterminant la réformation. Or, ce mouvement doit aboutir à quelque bataille géante dans les rues de Paris.

Alors, lui. Guise, accusera formellement Charles IX de connivence avec les huguenots; il se fera nommer capitaine général de l'armée catholique, et, lorsque le massacre sera commencé, lorsque Paris brûlera, lorsque les ruisseaux des rues seront transformés en fleuves de sang, lorsque le peuple sera déchaîné, il marchera sur le Louvre; le roi impopulaire, le roi des huguenots sera déposé; Tavannes, le maréchal, est avec lui; Damville lui garantit trois mille cavaliers qui sont en route, quatre mille arquebuses; Guitalens, gouverneur de la Bastille, prépare son oubliette la plus sûre pour y enfermer Charles IX... et, lorsque le roi voudra se défendre, lorsqu'il appellera ses gardes, c'est Cosseins, son propre capitaine, qui l'arrêtera!...

Alors Guise arrêtera le carnage: il aura ainsi du même coup l'amour des catholiques qu'il aura déchaînés, et des huguenots qu'il aura sauvés.

Et, comme la France ne peut pas vivre sans roi, comme son oncle, le cardinal de Lorraine, a établi nettement la généalogie qui le fait descendre de Charlemagne, Henri de Guise sera roi!...

Le maréchal de Damville, lui aussi, prépare son coup.

Du fond de son gouvernement, il fait venir des troupes nombreuses: près de sept mille hommes qu'il a offerts à Guise pour l'aider à déposer Charles IX. Et, par un miracle de ruse, c'est à la prière même du roi que ces troupes se sont mises en route.

Si Guise est tué, Damville cherchera audacieusement à se substituer à lui, et ce rêve le hante d'arriver tout sanglant dans le Louvre, d'arracher la couronne à Charles et de la poser sur sa tête!...

Si au contraire Guise réussit, Damville se contentera d'être le plus haut personnage du royaume après le roi.

Mais ce que veut surtout Damville, c'est l'écrasement de son frère.

La vieille haine qui date du jour lointain où Jeanne de Piennes le repoussa, cette haine a gangrené son âme. Elle est devenue un hideux ulcère inguérissable... Damville donnerait jusqu'à cette royauté qu'il rêve dans le secret de ses pensées, pour faire souffrir son frère. L'occasion va enfin se présenter: Damville s'est réservé l'attaque de l'hôtel de Montmorency... c'est lui qui veut prendre le vieil hôtel où le connétable son père a vécu! Et le réduire en cendres! Il prendra François et le tuera de ses mains... Puis il emportera Jeanne de Piennes.

Montmorency est donc compris dans les massacres. Pourtant il n'est pas huguenot!... C'est vrai, mais il est suspect. Le parti modéré qui veut l'apaisement le considère comme son chef naturel. Et puis d'ailleurs, est-il vraiment besoin d'être huguenot pour être condamné?

Damville. donc, en cette période où nous essayons d'indiquer la position générale de la mise en scène historique, attendait avec la certitude que sa haine et son amour, avant peu, recevraient du même coup leur satisfaction. Par Gillot, il sait tout ce que fait et dit son frère, et il prend ses mesures en conséquence.

Car Gillot espionne activement... Seulement, il y a une chose, une seule, dont il n'a pu informer son oncle Gilles, pour la raison qu'il l'ignore. Et cette chose, qui peut-être bouleverserait de fond en comble les plans de Damville, c'est que la malheureuse Jeanne de Piennes est folle...

Pénétrons maintenant dans l'hôtel de Montmorency

Là se trouvent cinq personnages qui nous intéressent. D'abord, nos deux héros d'amour: le chevalier de Pardaillan et Loïse de Piennes de Montmorency.

Depuis qu'ils se sont dit leur amour, ils se parlent à peine. Et qu'est-il besoin de paroles? Il n'est pas une pensée du chevalier qui n'aille à Loïse; il n'est pas un battement du coeur de Loïse qui ne soit pour le chevalier. Pour Loïse. c'est bien simple: elle mourrait en ce moment sans s'apercevoir qu'elle meurt, pourvu que lui fût près d'elle! Et quel danger est possible quand le chevalier est là? Elle n'a pas confiance: elle est la confiance même.

Quant au chevalier, sûr de l'amour de Loïse, il croît n'avoir plus rien à redouter de la fortune adverse. Pourtant, il ne se croit pas certain d'être uni un jour à Loïse. Le maréchal de Montmorency a déclaré que sa fille est destinée au comte de Margency. Le chevalier de Pardaillan ne connaît pas ce comte, mais il fera tout au monde pour le rencontrer, et, l'épée à la main, lui disputera sa fiancée.

Il recherche activement deux choses. La première, c'est le moyen de sauver définitivement Loïse, c'est-à-dire de sortir de Paris; la deuxième, c'est de savoir qui est le comte de Margency que le maréchal a choisi pour fiancé à Loïse.

Pendant ce temps, le vieux Pardaillan demeure à l'affût. Il fait manoeuvrer son Gillot et échafaude un plan que nous ne tarderons pas à voir se développer sous nos yeux. Le vieux renard est inquiet. Il flaire il ne sait trop quel immense danger...

La pauvre Jeanne est folle. Que dire de plus? C'est peut-être la plus heureuse. Sa douce et tendre folie l'a ramenée aux beaux jours de sa première jeunesse. Elle se croit à Margency. Par un phénomène assez rare, sa santé physique est entièrement rétablie.

Le maréchal de Montmorency, tenu à l'écart par les chefs huguenots parce qu'il a refusé de s'associer à l'entreprise d'Henri de Béarn, alors que la paix n'était pas déclarée, est, d'autre part, haï de la Cour, parce qu'on l'accuse de bienveillance pour les huguenots: les partis politiques ne comprennent pas l'indépendance chez un homme influent.

Mais François de Montmorency ne cherche pas l'estime et l'admiration de ses concitoyens, pour la raison bien simple qu'il ne les estime ni ne les admire. Il a vu trop d'ambitions déchaînées autour du trône; il a vu trop de pensées criminelles, trop d'hypocrisies, trop de férocités: il ne rêve plus que la retraite au fond de son manoir...

Voilà donc, d'une façon générale, la position de tous nos personnages principaux.

Il plane sur cette situation un calme d'orage.

C'est ainsi que, dans les minutes tragiques qui précèdent la tempête, les arbres de la forêt demeurent immobiles; pas un souffle ne traverse l'espace. Le ciel pur n'offre rien de menaçant, et les buées grises dont il se couvre paraissent devoir se dissiper bientôt.

Tout à coup ce ciel devient noir; une rafale énorme balaie les airs, la tempête bat les horizons...




XI

ENTREVUE DE DAMVILLE ET DE PARDAILLAN

Nous transporterons maintenant nos lecteurs à l'hôtel de Montmorency, par une chaude soirée des premiers jours d'août. Dans la chambre qu'il occupait à l'hôtel, le vieux Pardaillan achevait de s'habiller en guerre, en sifflotant une fanfare de chasse.

C'est-à-dire qu'il endossait la casaque de cuir et ceignait sa longue rapière, non sans s'être assuré que la pointe n'en était pas émoussée. En outre, il se munissait d'une courte dague, présent de Montmorency, portant la marque des fabriques de Milan.

«Par Pilate! grogna-t-il, j'étouffe dans cette cuirasse; mais j'espère que sous peu je pourrai m'en débarrasser.»

Il était à ce moment neuf heures du soir et le lourd crépuscule d'été commençait à voiler Paris.

Lorsqu'il fut prêt, le vieux routier se jeta dans un fauteuil les jambes croisées, la rapière en travers des genoux, et se mit à réfléchir.

«Dois-je prévenir le chevalier? Non, par la Mort-Dieu. Il voudrait me suivre, car il n'en fait qu'à sa tête. Or, je veux être seul à traiter cette petite affaire. En effet, de deux choses l'une: ou mon ancien maître se trouvera seul, comme me l'a affirmé cet animal de Gillot, et, alors, je n'ai pas besoin d'aide. Ou je tombe dans un traquenard, et il est inutile que le chevalier soit tué en même temps que moi... Oui, mais si je suis tué!... Hum! Je voudrais bien voir mon fils avant...»

Pardaillan continua sa rêverie jusqu'au moment où il entendit sonner dix heures.

Alors, il descendit sans bruit, se fit reconnaître du suisse et sortit de l'hôtel en prévenant le digne gardien qu'il rentrerait peut-être fort tard dans la nuit; que, s'il ne rentrait pas du tout, il aurait entrepris un voyage.

Cependant, Pardaillan s'était éloigné. Il descendit sans hâte jusqu'à la Seine et, comme le passeur était couché, s'en alla traverser le fleuve au Grand Pont, qui porte aujourd'hui le nom de Pont au Change.

Pardaillan, tout flânant et sans se hâter, se dirigea vers le Temple, et il était à peu près onze heures lorsqu'il atteignit l'hôtel de Mesmes.

Sur sa façade, l'hôtel paraissait endormi.

Pardaillan en fit le tour. Sur les derrières, on l'a vu, se trouvait un jardin clôturé d'un mur.

Le vieux routier escalada le mur avec cette agilité qui était telle encore qu'elle excitait l'admiration de son fils.

Parvenu à la porte de l'office qui donnait sur le jardin, il commença à manoeuvrer pour forcer les verrous au moyen de sa dague. Il était minuit lorsque Pardaillan, à sa grande satisfaction, vit la porte s'ouvrir.

L'instant d'après, il était dans l'intérieur de l'hôtel. Pendant le séjour qu'il y avait fait, Pardaillan avait assez étudié la localité, selon son expression, pour être sûr de s'y conduire les yeux fermés. Il traversa donc le vestibule de l'office, enfila le couloir où se trouvait la fameuse entrée des caves et sourit en se rappelant la grande bataille qu'il avait soutenue là.

Parvenu à la partie antérieure de l'hôtel, il commença à monter un large escalier et arriva au premier étage; puis, ayant longé un corridor, il s'arrêta devant une porte: c'est là que commençait l'appartement particulier du duc de Damville.

«Y est-il?... N'y est-il pas?... S'il y est, est-il seul?»

Le vieux routier se posa ces questions.

«Bon! finit-il par murmurer, je vais bien voir.»

Et il allongea la main pour voir si la porte était fermée.

Au même instant, cette porte s'ouvrit d'elle-même, et le maréchal de Damville parut, un flambeau dans une main.

—Tiens! fit le maréchal d'une voix tranquille, c'est ce cher monsieur de Pardaillan! Vous me cherchez, je crois? Donnez-vous donc la peine d'entrer... moi aussi, je voulais justement vous voir et vous parler...

Pardaillan demeura une seconde atterré. Si difficile à émouvoir que soit un homme, il n'est pas sans éprouver quelque violente secousse lorsqu'il est soudain surpris par un ennemi mortel au moment même où il croyait surprendre cet ennemi.

Cependant, par un énergique effort de volonté, le vieux routier se remit promptement, et, saluant de bonne grâce, il répondit:

—Ma foi, monseigneur, j'accepte votre invitation, car j'ai des choses urgentes à vous dire.

—Si j'avais su que vous me cherchiez, reprit Damville, je vous eusse évité la peine de crocheter mes portes.

—Vous êtes mille fois trop bon, monseigneur. On crochète ce qu'on peut... les uns des serrures, les autres des coeurs humains...

—Mais entrez donc, je vous en supplie!

Pardaillan n'hésita pas. Il entra. Le maréchal referma la porte.

Ils se trouvaient alors dans une vaste antichambre sur laquelle s'ouvraient deux portes: l'une d'elles donnait sur une sorte de salon. C'est dans ce salon que Damville fit entrer Pardaillan.

—Ah! ça, dit Pardaillan qui s'assit, vous m'attendiez donc, monseigneur?

—Monsieur de Pardaillan, je vous attendais sans vous attendre. On attend toujours un homme comme vous.

—Voyons, monseigneur, dites-moi que vous étiez prévenu de ma visite, dit Pardaillan qui songea à Gillot.

—C'est la vérité, répondit Damville.

—Puisque vous êtes en veine de franchise, ne pourriez-vous me dire qui vous a prévenu?

—C'est facile, et je ne vois aucune raison de vous cacher ce détail. Un de mes officiers que vous connaissez bien, pour qui vous professez la plus vive amitié... ce brave Orthès...

—Le vicomte d'Aspremont!

—Lui-même. Si vous avez de l'amitié pour lui, il a pour vous une telle affection qu'il recherche toutes les occasions de vous apercevoir, ne fût-ce qu'un instant. Je crois qu'il a quelque chose d'intéressant à vous dire.

—Je l'écouterai volontiers, monseigneur. Il y a en effet une conversation engagée entre ce digne gentilhomme et moi, et il faudra bien que le dernier mot reste à l'un ou à l'autre.

—Je vous disais, mon cher monsieur, que votre excellent ami Orthès, dans l'espoir de vous serrer dans ses bras, ne cesse de rôder autour de l'hôtel Montmorency.

«Ah! songea Pardaillan, ce n'est donc pas Gillot!»

—Ce soir donc, il vous a suivi, il vous a vu escalader le mur de mon enclos, et, tandis que vous forciez l'office, il est entré par la grande porte et m'a prévenu de votre visite. J'étais sur le point de me coucher. Mais, pour avoir le plaisir de vous voir, j'ai résolu de veiller. Bien m'en a pris, puisque vous voilà.

—Oui, me voilà, dit Pardaillan. Mais, monseigneur, puisque vous poussez la condescendance à ce point, vous me permettrez bien de vous poser une petite question, une seule?

—Comment donc! Dix questions, question ordinaire et question extraordinaire, vous avez droit à toutes les questions!

Cette fois, le vieux routier ne put s'empêcher de pâlir!

Est-ce qu'il allait être livré au bourreau?

Est-ce qu'on allait lui appliquer la question, c'est-à-dire la torture!...

Pourtant, il fit bonne contenance et reprit:

—Je vous demanderai donc, monseigneur, si vous êtes seul.

—Monsieur Pardaillan, vous pouvez tout me dire, et décharger votre coeur. Quant à être seul, il n'y aura ja mais trop de braves officiers autour de moi pour faire honneur à un homme tel que vous. Et d'ailleurs, voyez!

A ces mots, le maréchal se leva. Trois portes s'ouvraient sur le salon: l'une par laquelle Pardaillan était entré; la deuxième qui donnait sur la chambre à coucher; la troisième qui ouvrait sur un cabinet d'armes.

Damville ouvrit la première, et Pardaillan aperçut douze gardes sur deux rangs, armés de hallebardes.

Le vieux routier hocha la tête, et Damville referma.

Puis il ouvrit la deuxième porte, et une quinzaine de gentilshommes apparurent à Pardaillan: ils avaient tous l'épée à la main.

—Bonsoir, messieurs! dit le vieux routier en saluant.

Cette deuxième vision disparut aussitôt, le maréchal ayant refermé la porte. Il alla alors ouvrir la troisième, et, cette fois, ce furent six arquebusiers, prêts à faire feu, qui apparurent; derrière eux, Orthès, prêt à donner le signal d'une décharge.

«Je suis pris!» se dit Pardaillan.

—Causons maintenant, dit le maréchal en fronçant les sourcils. Mon cher monsieur, vous veniez pour m'assassiner.

—Non pas, monseigneur, je venais pour vous tuer, il est vrai, mais pour vous tuer en un combat loyal. Je comptais vous trouver seul. J'avais même prévu le cas où je vous eusse trouvé endormi. Alors, je vous eusse réveillé, je vous eusse prié de vous habiller, et je vous eusse dit ceci: «Monseigneur, vous gênez terriblement quelques braves gens qui ne demandent qu'à vivre heureux et tranquilles et que vous avez résolu d'occire. Vous avez fait assez de mal dans votre vie. Et c'est vous rendre un signalé service que de vous empêcher d'en faire encore. Voici votre épée, voici la mienne. Défendez-vous bien, car j'ai la prétention de ne pas sortir d'ici sans vous avoir tué.» Voilà ce que je vous eusse dit, monseigneur. Et je suis prêt à vous le redire. Vous ouvrirez ces trois portes. Il y aura de nombreux témoins pour affirmer que Mgr Henry de Montmorency, maréchal duc de Damville, n'a pas été assassiné, mais bien tué légalement par la grâce de Dieu et de ma rapière.

Le maréchal était une véritable bête féroce; mais il avait le culte du courage.

L'attitude paisible et narquoise de Pardaillan, ce sourire qui hérissait sa moustache, sa tranquillité parfaite dans une aussi terrible conjecture, firent donc sur lui une profonde impression.

—Monsieur de Pardaillan, dit-il, vous n'avez pas prévu le cas où c'est moi qui vous eusse tué....

—C'était impossible, monseigneur. J'avais tous les avantages. Je ne vous dirai pas que votre cause est mauvaise et la mienne juste; mais je vous dirai qu'au métier des armes c'est le plus audacieux qui l'emporte, et je suis sûr d'être plus audacieux que vous.

—Soit, mais vous n'avez pas prévu le cas où je n'eusse pas voulu vous accorder l'honneur de me battre avec vous.

—Nous nous sommes expliqués là-dessus, à notre rencontre des Ponts-de-Cé, monseigneur; je crois vous avoir prouvé que mon épée vaut la vôtre.

Le maréchal se leva, pensif, et fit quelques pas dans la salle, non sans surveiller du coin de l'oeil les mains de son adversaire.

Mais Pardaillan, tranquillement assis, accoudé à son fauteuil, le regardait d'un air de bonhomie qui apparut au maréchal comme un excès d'intrépidité. Il s'accota à la haute cheminée et dit lentement:

—Monsieur de Pardaillan, j'ai toujours eu pour vous la plus haute estime, et je vous l'ai prouvé. Je vous le prouve encore en ce moment par ma modération. Si je faisais un signe, vous tomberiez mort à l'instant. Je pourrais faire mieux: je pourrais vous faire transporter à la Bastille qui, vous le savez, est commandée par un de mes amis, lequel, sur ma recommandation, vous tuerait aussi sûrement que pourraient le faire ces hallebardes et ces arquebuses, avec cette seule différence que vous mourriez sur un chevalet et que votre agonie pourrait durer plusieurs heures et même plusieurs jours... En effet, qui êtes-vous pour moi? Un ennemi. Vous m'avez trahi à Margency autrefois; aux Ponts-de-Cé, nous avions conclu un pacte; je vous avais pardonné votre trahison, je vous ai admis dans ma maison; vous étiez de mes amis; vous m'avez encore trahi de la façon que vous savez. Par miracle, vous avez échappé à ma juste vengeance. Et, depuis, vous êtes passé au camp ennemi. Qu'avez-vous à dire à cela?

—Que je ne vous ai pas trahi, monseigneur. Que décidé à me faire votre second loyal dans une entreprise grandiose, je ne voulais pas devenir votre complice dans une entreprise infâme. Capable d'entrer dans le Louvre et d'y arrêter le roi de mes mains, capable si vous me l'aviez ordonné de me saisir de la couronne et de vous l'apporter, capable de tenir tête en rase campagne à l'armée royale si vous m'aviez confié la poignée d'hommes dont vous disposez, je n'étais pas capable de me faire le bourreau d'une femme. Il fallait me demander ce que je pouvais vous donner, monseigneur! Mon épée, mon sang, mon énergie; vous avez voulu faire de moi l'espion de mon fils et le geôlier de celle qu'il aime. Vous avez fait erreur... Vous le savez, du reste, que je ne vous ai pas trahi. Si j'avais voulu vous trahir et faire une fortune du coup, si j'avais voulu vous envoyer à Montfaucon et gagner dans cette ignominie vos propres richesses, je n'avais qu'à aller trouver le roi et lui dire que vous le voulez tuer pour couronner le duc de Guise. Mon silence sur cette affaire vous prouve, monseigneur, que vous vous êtes séparé par votre faute d'un homme capable de garder un important secret, ce qui est rare, croyez-moi.

Le maréchal avait affreusement pâli. Et, lui qui tenait le vieux routier en son pouvoir, ce fut d'une voix suppliante qu'il demanda:

—Ainsi, vous n'avez rien dit à personne de cette affaire?

Pardaillan haussa les épaules avec un suprême dédain.

—Entendez-moi bien, reprit Damville. Sans me dénoncer, chose abominable et monstrueuse dont votre fierté ne saurait s'accommoder, vous auriez pu tout au moins... confier...

«Ah! ah! voilà donc le secret de ce qu'il appelle sa modération, songea Pardaillan. Il veut savoir si je n'ai point parlé!

Et, tout haut, il ajouta:

—A quelles personnes, monseigneur?

—Mais à des personnes qui, elles, n'auraient peut-être pas votre générosité!... A M. de Montmorency, par exemple!

—Et quand cela serait! fit Pardaillan. Vous parliez de vos droits! N'ai-je pas celui de vous traiter en ennemi? N'ai-je pas le droit de donner cette arme à votre frère? C'est plus qu'un droit. Comment! vous séquestrez la fille du maréchal de Montmorency... et je ne parle pas de l'infortunée dame de Piennes! Je prends seulement les choses où elles en sont: vous faites fermer les portes de Paris au maréchal; vous le tenez prisonnier, lui et les siens, et nous, par conséquent! C'est donc que vous préparez le dernier coup qui doit nous écraser tous!... Je vous le déclare, monseigneur, je n'aurais pas le courage de me faire votre dénonciateur, j'ai du moins pensé que je devais tout dire au maréchal votre frère, afin qu'il puisse au moins se défendre...

—Vous avez fait cela! gronda Damville avec un accent de rage et de désespoir.

—Je voulais le faire: mais je ne l'ai pas fait. Ne me remerciez pas. J'enrage d'avoir gardé le silence: c'est mon fils qui m'a empêché de parler. Savez-vous ce qu'il m'a dit?... Plutôt que de révéler un secret confié à notre honneur, un secret dont je ne suis plus le maître, je me tuerais à vos yeux! Que Damville brûle Paris, s'il l'ose, pour s'emparer de nous! S'il faut mourir, nous mourrons du moins sans que nul au monde, pas même un félon comme lui, puisse nous accuser de félonie!... Voilà ce que m'a dit mon fils, et voilà pourquoi je me suis tu, monseigneur!

—Ainsi, fit Damville d'une voix rauque. Montmorency ne sait rien?

—Rien, monseigneur; ni lui ni personne!

Le maréchal poussa un profond soupir. Sa terreur avait été telle qu'il ne songeait même pas à relever ce terme de félon dont Pardaillan venait de le souffleter.

En quelques instants il eut repris tout son sang-froid.

Il fit un pas comme pour se diriger vers celle des portes derrière laquelle se trouvait Orthès et ses arquebuses.

Mais, se ravisant soudain, il se retourna vers Pardaillan.

—Voyons, dit-il brusquement, si je vous offrais la paix?

Pardaillan se leva, s'inclina et demanda:

—Vos conditions, monseigneur?

—Simplement de ne pas me gêner dans ce que je vais entreprendre: vous et votre fils, vous sortirez de l'hôtel Montmorency; vous vous en irez de Paris, au diable si vous le voulez. Je vous ferai remettre deux bons chevaux tout harnachés; dans la sacoche de chacun des chevaux, il y aura deux mille écus.

Pardaillan, la tête baissée, paraissait réfléchir profondément.

—Songez-y, reprit le maréchal. Vous m'avez désarmé par votre fidélité à garder un secret que bien d'autres eussent vendu. Vos insultes, je les oublie. Vos petites trahisons, je les efface. A vous comme au chevalier, je veux le plus grand bien possible. Je ne veux même pas me souvenir que vous vous êtes introduit dans cet hôtel pour me tuer. Je vous dis: Pardaillan, ne soyons ni amis, ni ennemis, soyons neutres. Vous êtes mon prisonnier de guerre. Si fort et si brave que vous soyez, vous ne pouvez lutter contre ces arquebuses, ces hallebardes et ces bonnes épées qui vous cernent; il n'y a pas de fuite possible: vous êtes pris, mon cher. Eh bien, acceptez ce que je vous propose, et vous êtes libre.

—Et si j'acceptais, dit enfin le vieux Pardaillan, comment vous y prendriez-vous, monseigneur? Car je vous sais défiant; sur ma simple parole, vous ne m'ouvririez pas les portes de votre hôtel.

Un éclair de joie, aussitôt éteint, flamboya dans les yeux du maréchal, qui répondit:

—Je ne prendrai que les précautions indispensables; vous allez écrire une lettre au chevalier, assez pressante pour qu'il vienne vous retrouver ici. Un de ces gentilshommes portera cette lettre. Lorsque le chevalier sera ici, lorsque vous m'aurez tous deux donné votre parole de ne pas revenir à Paris avant trois mois, je vous escorterai moi-même avec quelques amis jusqu'à telle porte de Paris que vous me désignerez, et je vous souhaiterai bon voyage. Vous acceptez, n'est-ce pas? fit Damville en frémissant.

—Certes, monseigneur! Avec joie! Avec gratitude!

—Écrivez donc, alors! gronda le maréchal qui, se précipitant vers un meuble, en tira une écritoire et du papier.

Pardaillan ne bougea pas.

—Un mot, dit-il: j'accepte. Mais, malheureusement, je ne puis accepter que pour moi seul.

—Ecrivez toujours! Je me charge de convaincre le chevalier!

—Attendez donc, monseigneur. Je connais mon fils. Vous n'avez pas idée de sa méfiance. Il se méfie de moi. Il se méfie de lui-même. Il se méfie de l'ombre qui suit ses pas. Oui, monseigneur, plus d'une fois j'ai rougi de le voir si méfiant alors que j'ai, moi, un respect sans bornes pour les paroles d'un personnage tel que vous.

—Que signifie? gronda le maréchal.

—Cela signifie, monseigneur, qu'en lisant ma lettre, mon fils s'écrierait: «Comment! mon père est prisonnier du maréchal de Damville et il veut que je l'aille rejoindre, sous prétexte qu'il a fait la paix avec monseigneur! Allons donc! Vous êtes fou, mon père! Est-ce que vous ne savez pas que M. Damville est un fourbe, un félon—c'est mon fils qui parle!—un être pétri de ruse qui voudrait nous tenir tous les deux et nous occire ensemble? Mais sa ruse est par trop grossière. Je suis jeune et veux vivre. Quant à vous, mon père, qui avez assez vécu, mourez tout seul, puisque vous avez eu la sottise d'aller vous fourrer dans la gueule du loup!...» Voilà ce que dirait le chevalier en recevant ma lettre; il me semble l'entendre éclater de rire...

—Ainsi, fit Damville, les dents serrées, vous n'écrivez pas?...

—Cela ne servirait à rien, monseigneur. Et puis, tenez, admettons que, par impossible, mon fils se décide à me rejoindre. Savez-vous ce qui arriverait?

—Voyons!

—Le chevalier n'est pas seulement l'homme le plus méfiant de la terre, il est têtu, monseigneur, à tel point qu'il l'est presque autant que vous. Il s'est logé dans la tête d'arracher de vos griffes la dame de Piennes, sa fille et monseigneur votre frère. Rien ne l'en fera démordre. Moi, vous comprenez, j'accepte avec reconnaissance votre honorable proposition. Mais lui... Savez-vous ce qu'il nous dirait?...»

Pardaillan se campa devant Damville, la main à la garde de sa rapière, le buste droit.

—Il nous dirait ceci, monseigneur: «Ainsi donc, mon père, et vous, monsieur le duc, vous osez me proposer cette vilenie! Fi donc, messieurs! Pour quatre mille écus et deux chevaux tout harnachés d'or, eussiez-vous à m'offrir quatre mille sacs, contenant chacun quatre mille écus, que l'insulte n'en serait que plus forte. Quoi! il y a donc deux hommes au monde qui ont pu croire que le chevalier de Pardaillan pouvait vendre l'épée qu'il tient de son père et, abandonnant deux malheureuses femmes qu'il a juré de sauver, se mettre soi-même au rang des lâches? Ah! mon père, je ne me relèverai pas de l'offense que vous me faites. Revenez à une plus haute et plus digne estime de ce que vous vous devez à vous-même et laissez la honte de ces propositions à M. le duc de Damville qui, lui, a l'habitude de la félonie et de la trahison.»

—Misérable! rugit Damville.

—Un dernier mot, monseigneur! Un seul! Outre les défauts que je viens de vous signaler, le chevalier a encore celui de m'aimer tel que je suis. Il me sait ici! S'il ne me revoit pas au petit jour, il est capable d'aller raconter au roi que vous le trahissez pour Guise... Quitte à se tuer ensuite pour se punir d'avoir fait acte de dénonciateur!

Le maréchal, qui, déjà, s'élançait, s'arrêta comme frappé de la foudre, blême, écumant, terrible. Pardaillan sourit dans sa moustache et murmura:

«Pare celle-là, si tu peux!...

Mais, dans l'esprit du maréchal, affolé par les paroles du vieux routier comme le taureau peut l'être par les banderilles, la fureur et la haine l'emportèrent sur l'épouvante.

—Eh bien, soit! hurla-t-il. J'en courrai le risque! A moi!»

Pardaillan, d'un geste foudroyant, tira sa dague et bondit sur le maréchal.

—C'est donc toi qui mourras le premier! rugit-il.

Mais Damville avait vu venir le coup. Au moment où le poignard s'abattait sur lui, il se laissa tomber à plat sur le tapis! Pardaillan, emporté par l'élan, trébucha; au même instant, la pièce se remplissait de monde, se hérissait de hallebardes et d'épées.

Hagard, le vieux routier voulut alors tirer sa rapière pour mourir au moins en se défendant: vaine tentative! Saisi de tous les côtés à la fois, maintenu par vingt bras, il fut en un instant désarmé, bâillonné, ligoté.

Alors, il ferma les yeux et se raidit dans une immobilité farouche.

—Monseigneur, dit Orthès, où faut-il pendre ce truand?

—Le pendre! fit Damville d'une voix qui tremblait encore de rage. Y pensez-vous? Ce truand possède des secrets qu'il est utile de lui arracher dans l'intérêt de Sa Majesté notre roi...

—On va donc lui appliquer la question? reprit Orthès.

Pardaillan frissonna longuement.

—Oui-da! répondit Damville. Le tourmenteur juré sera prévenu par mes soins, et je veux assister moi-même à la besogne.

—Où faut-il le conduire?

—Au Temple, dit le maréchal.




XII

OÙ MAUREVERT JOUE UN RÔLE IMPORTANT

Ce dimanche-là, le chevalier de Pardaillan avait été voir son ami Marillac, comme il faisait presque tous les jours. Les deux jeunes gens se racontaient leurs inquiétudes, leurs joies, leurs espérances; Marillac parlait d'Alice; le chevalier parlait de Loïse.

Plusieurs fois, le comte avait offert à son ami d'aller trouver la reine mère et de lui demander un sauf-conduit pour le maréchal de Montmorency et les siens, Mais le chevalier avait toujours refusé avec obstination.

Toutes les fois que le comte parlait de la reine, de sa bienveillance, de ses promesses, Pardaillan gardait le silence.

«Tout est possible! se disait en effet le chevalier. Qui sait si l'infernale Catherine n'a pas été enfin touchée au coeur! Qui sait si elle ne s'est pas mise à aimer ce fils retrouvé!... Mais qui sait aussi quels pièges peut cacher cette bienveillance trop soudaine?... Quant à la malheureuse Alice, je m'arracherais la langue plutôt que de dire l'affreux secret qu'elle m'a confié dans une heure de délire...

Donc, le chevalier gardait le silence à la fois sur la reine et sur Alice... Seulement, il ne cessait de répéter à son ami:

—C'est le moment de redoubler de prudence, mon cher...

Marillac souriait alors... il était dans cet état de confiance absolue qui est comme un profond sommeil de l'esprit.

Il n'y avait qu'une ombre à son bonheur: la mort de Jeanne d'Albret.

Ce dimanche, il y avait trois jours qu'il n'avait pas vu le chevalier, lorsqu'il le vit entrer.

—J'allais entreprendre de vous relancer à l'hôtel de Montmorency! s'écria le comte en saisissant les mains de son ami... mais qu'avez-vous? Vous me paraissez sombre... préoccupé...

—Vous, au contraire, vous êtes en pleine joie à ce que je vois... vous essayez un costume?...

Le comte de Marillac, en effet, venait de quitter un costume qu'on lui avait apporté et qu'il avait essayé... C'était un habillement de grand seigneur, et tel que la magnificence de ces époques pouvait le concevoir. Mais ce costume si riche était entièrement noir depuis la plume de la toque jusqu'au haut-de-chausses en satin.

—C'est demain le grand jour, dit Marillac en souriant. C'est demain que notre roi Henri épouse Mme Marguerite. Avez-vous vu les préparatifs que l'on a faits à Notre-Dame? Ce sera magique. L'église tout entière est tendue de velours à crépines d'or. Les sièges des époux sont des merveilles...

—Ce sera splendide, fit le chevalier. Je comprends votre joie.

Marillac saisit sa main et la pressa.

—Cher ami, murmura-t-il, ma joie ne vient pas de là... Écoutez... j'avais juré de ne le dire à personne au monde... mais vous, mon ami, vous êtes mon autre moi-même... Demain, il y aura un mariage à Notre-Dame... et, demain soir, il y en aura un autre à Saint-Germain-l'Auxerrois... et je veux que vous soyez là!...

—Quel mariage? demanda le chevalier.

—Le mien!...

—Le vôtre! fit Pardaillan qui ne put s'empêcher de frémir. Et pourquoi le soir?

—La nuit, plutôt; à minuit!... Vous allez comprendre... la reine veut être là pour me bénir... elle se charge de tous les détails de la cérémonie... des amis à elle, des amis sûrs, y assisteront seuls... et vous, mon cher, mon frère! mais n'en dites rien. La reine veut être là, comprenez-vous? Et si on savait!... Ah! Pardaillan. on voudrait savoir pourquoi la mère de Charles IX s'intéresse tant à un pauvre gentilhomme huguenot...

Le chevalier eut un frisson que le comte ne remarqua pas: cette cérémonie mystérieuse, ce mariage de minuit qui devait être tenu secret et auquel Catherine devait assister... Il eut la pensée d'un guet-apens.

«Heureusement que je serai là!» songea-t-il.

Et, comme si le pressentiment d'un malheur l'eût poursuivi, il désigna le costume étalé sur un fauteuil:

—Est-ce dans ce costume que vous allez vous marier?

—Oui, frère, dit Marillac soudain redevenu grave. C'est dans ce costume que je veux assister au mariage de notre roi, et c'est dans ce même costume que, le soir, à minuit, je me rendrai à Saint-Germain-l'Auxerrois...

—Eh quoi! Tout de noir vêtu?

—Écoutez-moi, chevalier, dit Marillac, dont le visage se voila de mélancolie. Je suis dans un bonheur tel que je me demande parfois si je rêve. Vous savez combien j'ai souffert d'être obligé de maudire ma mère... eh bien, cette mère se révèle à moi comme la femme la plus aimante. Vous savez combien J'aime ma fiancée... eh bien, demain, Alice devient ma femme... comprenez-vous que ces deux bonheurs inouïs accablent mon âme!...

—Ainsi, dit le chevalier, pas une ombre à votre bonheur?

—Quelle inquiétude, quelle crainte pourrais-je avoir? Non, mon ami... tout en moi est apaisement et confiance... Et pourtant, oui, tout ce bonheur est comme voilé d'un crêpe.

—Il faut quelquefois écouter les pressentiments.

—Il ne s'agit pas d'un pressentiment. Encore une fois, je ne crains rien, je n'ai rien à redouter. Mais je m'habille de noir, mon ami, parce que je veux, aux yeux de tous, porter le deuil de l'admirable femme qui a été ma vraie mère: la reine de Navarre. La cour semble l'avoir déjà oubliée. Son fils lui-même, cet Henri qu'elle aimait tant, a bien vite repris ce visage insoucieux et sardonique... il a bien vite recommencé à papillonner autour des femmes, tandis que celle qui sera la sienne s'occupe, dit-on d'amours où le roi de Navarre ne joue aucun rôle, sinon celui de l'amant morfondu. Ah! mon ami, toute cette ingratitude pour une femme si vaillante et si bonne, cela me révolte. Et moi qui l'ai vénérée, moi qui l'ai vue mourir, je veux porter son deuil devant son fils, devant ma mère aussi... et devant ma femme!

Marillac demeura quelques minutes tout songeur.

—Cher ami, reprit le chevalier, avez-vous jamais admiré la singulière destinée qui vous a fait retrouver une mère juste au moment où vous avez perdu celle que vous considériez comme telle?

—Que voulez-vous dire? fit Marillac en tressaillant.

—Simplement ceci: tant que la reine de Navarre a vécu, Catherine de Médicis vous est apparue comme un monstre capable de toutes les atrocités. Or, c'est justement dans la nuit où est morte l'infortunée Jeanne d'Albret que madame votre mère a commencé de se révéler à vous dans toute sa maternelle mansuétude...

—Je vous avoue que je n'ai pas songé à cette coïncidence, dit Marillac en passant une main sur son front. Mais, puisque vous m'y faites penser, ne dois-je pas voir là une preuve de plus que mon bonheur dépasse mes espérances?»

Ce fut au tour de Pardaillan de tressaillir.

Il eut la sensation que son ami cherchait à s'étourdir, et qu'il faisait un violent effort pour se persuader à soi-même qu'il était heureux.

Oui, peut-être Marillac avait-il entrevu la haine formidable qui couvait sous les sourires de Catherine! Peut-être, à force de creuser le problème, en était-il arrivé à pressentir vaguement vers quels abîmes il était entraîné!... Peut-être n'y avait-il en lui qu'un désespoir sans fond... le désespoir d'avoir compris que sa mère voulait le tuer, le désespoir de deviner que sa fiancée était complice de sa mère!...

Peut-être, disons-nous!

Car, ce que nous établissons en quelques lignes positives, Marillac ne pouvait que le soupçonner.

—Vous ne m'avez jamais raconté la mort de la reine de Navarre! reprit tout à coup le chevalier.

—Ce sont de funestes souvenirs que vous remuez là, chevalier, dit le comte avec une sombre expression. Ce fut foudroyant. La reine était arrivée à neuf heures au Louvre, où on célébrait les fiançailles de son fils et de la princesse Marguerite. Après avoir reçu l'hommage des seigneurs catholiques, elle s'assit dans un fauteuil de ce salon, où le roi de France vint, en personne, lui témoigner son affectueuse admiration. Moi, j'étais où vous savez. Lorsque je fus redescendu dans les salles de fête, je la cherchai longtemps et ne la trouvai qu'à l'instant où elle s'évanouissait. Il y eut de grandes rumeurs, et je n'oublierai jamais la douleur qui éclata sur le visage de... la reine mère...

—De Catherine de Médicis? insista le chevalier.

—Oui, mon ami... Après que le médecin du roi eut examiné la reine de Navarre, celle-ci fut aussitôt transportée jusqu'à sa litière, malgré Ambroise Paré, qui lui voulait, sur l'heure, administrer je ne sais quel médicament... Le roi Henri, l'amiral, le prince de Condé et moi, nous montâmes à cheval pour escorter la litière; quelques gentilshommes nous accompagnèrent. La litière, ainsi entourée de notre groupe et précédée de laquais à cheval, portant des flambeaux, traversa la foule qui entourait le Louvre. A la vue du roi Henri, cette foule se mit à pousser des clameurs comme si nous eussions été des ennemis; cependant, lorsqu'on sut que la litière contenait Jeanne d'Albret mourante, un grand silence se fit, et, ces gens, honteux peut-être, s'écartèrent, mais, dans leur silence même, ce n'était pas le respect de la mort qui apparaissait... Ah! chevalier, quelle nuit!... Quand je songe à cette fête monstrueuse, à cette orgie plutôt, où les nôtres ont toléré que leurs femmes fussent insultées, puis ces cris funèbres, cette litière qui passe à travers un peuple retenant à peine ses grondements, je me prends à songer à quelque énorme et fantastique traquenard... mais c'est de la folie.

—Hum! fit le chevalier.

—Le roi nous comble de ses caresses; la reine mère... je connais ses sentiments...

—Hum! hum! répéta le chevalier.

—Le peuple nous est seul hostile; mais M. de Guise nous assure que les Parisiens n'ont qu'un reste de mauvaise humeur, qui se dissipera lorsqu'on aura vu notre roi entrer à Notre-Dame...

Et, comme pour éviter d'approfondir les soupçons qu'évoquait l'attitude du chevalier, le comte se hâta de continuer son récit:

—Lorsque la reine eut été couchée dans son lit, elle reprit connaissance. Le médecin du roi, maître Ambroise Paré, arriva à ce moment. Mais la reine, le regardant fixement, lui dit: «Je vous remercie, maître, Vous pouvez vous retirer. Tous soins seraient inutiles contre le mal. Je vais mourir... Allez!» Sans insister davantage, maître Paré s'inclina, en poussant un soupir, et, comme il se retirait, nous vîmes que son visage portait les traces d'une étrange épouvante.

—Ah! ah! Ce médecin n'est-il pas de la religion reformée?

—Oui, chevalier.

—Et vous dites qu'il n'insista pas pour donner des soins à la malheureuse reine? Et vous dites qu'il avait l'air épouvanté?

—En effet. Mais n'était-ce pas naturel? Ce mal foudroyant...

—Non, comte! Ambroise Paré est un homme énergique. S'il n'a pas insisté, s'il a été épouvanté, s'il a reculé, enfin...

—Que voulez-vous dire, chevalier? s'écria Marillac avec agitation.

—Rien, fit sourdement le chevalier. Je m'étonne de cette attitude, voilà tout. Mais continuez, cher ami...

—Oui... laissons de côté les soupçons.

—Ah! vous avez dit enfin le mot! Vous aussi, vous soupçonnez...

—Quoi? balbutia le comte.

—Un crime!...

Marillac pâlit. Son regard se détourna de Pardaillan.

—Eh bien, oui, dit-il enfin; je crois à un crime! La reine de Navarre avait des ennemis acharnés; plus d'une fois, elle a failli succomber. Peut-être, un de ces ennemis... un de ces hommes qui ne reculent pas devant le forfait... je donnerais ma vie pour le connaître, celui-là...

Marillac passa la main sur son front. Et, comme le chevalier gardait le silence, il continua:

—Mais peut-être, après tout, n'est-ce qu'un soupçon sans valeur.

—Peut-être! fit le chevalier. Vous disiez donc que le médecin du roi se retira.

—Et aussi nous tous, reprit Marillac, avec un empressement fébrile. Le roi Henri demeura seul près de sa mère. Pendant trois longues heures, nous attendîmes dans la pièce voisine. Enfin, l'aube entra dans cette salle où nos douleurs silencieuses étaient rassemblées, et fit pâlir les flambeaux. Ce fut à ce moment que le roi Henri sortit de la chambre de sa mère... Que lui avait-elle dit? Quelles furent ses suprêmes confidences? Qui sait?... Oui, qui sait si l'étrange hallucination qui s'empara de moi ne fut pas une vérité?... Car, comme je me trouvais près de la porte, il me sembla, un moment, saisir quelques lambeaux de la parole royale et funèbre... «Je meurs assassinée, disait la voix rauque de la mourante, mais je vous ordonne de l'ignorer... feignez de croire à une mort naturelle... ou, sans cela... vous seriez frappé à votre tour. Mais prenez bien garde, mon fils... Ah! oui, gardez-vous!...» Ces paroles, quand j'y pense, furent sans aucun doute une imagination de mon esprit ébranlé... Le roi Henri reparut à nos yeux et nous fit signe d'entrer.

Marillac étouffa un sanglot et deux larmes, qu'il ne songea pas à essuyer, coulèrent de ses yeux.

—Nous entrâmes donc, poursuivit-il. Quand je vis cette généreuse reine, cette guerrière qui avait étonné nos vieux généraux, quand je vis cette mère admirable qui avait abandonné la vie paisible de son palais pour se jeter dans la vie des camps, qui avait vendu jusqu'à son dernier diamant, pour payer les soldats de son fils, quand je vis celle qui m'avait tiré du néant, arraché à la mort, oui, quand je la vis livide, il me sembla que j'allais mourir moi-même et je demeurai comme stupide, dans un anéantissement de mes forces et de ma pensée... Elle dit au prince de Condé: «Ne pleurez pas, mon cher enfant. Peut-être suis-je la plus heureuse...» Nous l'entourions, tâchant de refouler nos sanglots... Son regard trouble fit le tour de cette assemblée d'hommes d'armes, penchés sur le lit d'une reine mourante.

Et j'ai retenu ses dernières paroles... Les voici, chevalier:

«Monsieur l'amiral, aussitôt après le mariage du roi, il faut quitter Paris... Rassemblez toutes nos forces... non pas que je me défie de mon cousin Charles, mais il faut être prêt à tout... Sous les ordres du roi, monsieur l'amiral, vous avez le commandement suprême... Henri, ajouta-t-elle en s'adressant au prince de Condé, vous êtes un frère pour mon fils... je vous bénis, mon enfant... Soyez toujours près de lui, au camp, à la ville et à la cour... Adieu, messieurs, je vous aimais bien tous... Toi, mon vieux d'Andelot, et vous, capitaine Briquemaut, et vous tous, fiers gentilshommes, grâce à vous, les grandes injustices prendront fin... le droit de vivre et de penser sera assuré aux huguenots... ayez confiance... notre cause est grande... qu'est-ce que le bonheur de l'humanité sans la liberté?... Adieu à tous...»

—A ces mots, les sanglots éclatèrent. Je crus que tout était fini... mais la reine, fixant son regard sur moi, me fit signe d'approcher... J'obéis et tombai à genoux, près du roi, en sorte que ma tête se trouvait près de celle de la reine... et c'est moi qui ai recueilli son dernier soupir...

Marillac se leva et fit quelques pas, en proie à une agitation que n'expliquait pas complètement la tristesse de pareils souvenirs. Il revint s'arrêter devant Pardaillan et continua d'une voix plus sourde:

—Oui, chevalier, c'est moi qui ai recueilli le dernier soupir de la reine de Navarre... mais, peut-être, à ma douleur filiale se mêla, dans cette minute terrible, une horreur qui me fit comprendre l'épouvante que j'avais surprise sur le visage du médecin et sur celui du roi... En effet, lorsque je fus tout près d'elle, Jeanne d'Albret tourna vers moi sa tête convulsée par l'agonie, murmura distinctement: «Prends sarde, mon enfant, prends garde!... Ecoute... il faut que tu saches...» Que voulait me dire la reine? Quel secret allait s'échapper de ses lèvres crispées? Je ne le saurai jamais, chevalier! car, à ce moment, la reine entra en agonie... Elle faisait de violents efforts pour me parler, mais aucune parole ne sortit plus de sa bouche... Seulement, tout à coup, son regard se fixa avec une effrayante expression sur la cheminée... puis, une légère secousse l'agita... puis, ce fut fini, la reine était morte... morte... et son regard semblait encore s'attacher à cet objet que, dans la seconde suprême, elle avait cherché des yeux...

Marillac se tut.

A travers ses doigts crispés sur ses yeux, des larmes s'échappèrent.

—Mon cher comte, dit Pardaillan, pardonnez-moi d'avoir ramené vos pensées vers ces pénibles scènes... Mais, dites-moi... pouvez-vous me dire quel était cet objet que la reine regardait en mourant?

Marillac alla à une armoire, dont il portait la clef sur lui et, l'ouvrant, il en tira un coffret d'or qu'il posa sur une table.

—Ce coffret, chevalier, m'a été donné par une personne auguste. Je l'avais à mon tour offert à la reine de Navarre, qui s'en servait pour y mettre ses gants... Sans aucun doute, la pauvre reine, en mourant, a voulu me dire de reprendre ce coffret qui se trouvait sur la cheminée de sa chambre et de le garder comme un double souvenir... le souvenir de mes deux mères.

—Ainsi, dit lentement le chevalier, c'est la reine Catherine qui vous a donné ce coffret?

—Oui, mon ami, dit Marillac en frissonnant.

Les deux hommes se regardèrent.

Et, sans doute, chacun d'eux put lire chez l'autre la pensée terrible qui l'agitait, car tous les deux pâlirent et détournèrent les yeux.

Marillac demeurait tremblant, les mains crispées sur le coffret d'or. Il baissa la tête. Et, soudain, le mystère de sa pensée monta jusqu'à ses lèvres, comme s'il n'eût pu le contenir davantage. Hagard, livide, il murmura:

—Mon sang... je le donnerais jusqu'à la dernière goutte... pour savoir la vérité... oh! chevalier... cette vérité... Ce n'est pas possible!... Ce serait trop horrible que ce coffret ait été l'instrument de mort... que Catherine, ma mère, ait tué Jeanne, mon autre mère... et que moi... moi... leur fils à toutes deux... aie porté à l'une le poison que lui envoyait l'autre!

—Comte! Comte! s'écria le chevalier, vous avez raison... ce serait trop horrible...

—Ah! puissé-je donc être foudroyé plutôt que de continuer à porter de tels soupçons dans mon esprit!... Catherine ne peut avoir conçu de pareilles horreurs... Catherine m'aime... j'en suis sûr... elle est ma mère... ma mère!...

En parlant ainsi, Marillac avait ouvert le coffret avec une sorte de rage désespérée.

Dans le coffret, il y avait une paire de gants blancs ceux que portait Jeanne d'Albret, la nuit de sa mort.

Il les saisit et, fermant les yeux, les baisa longuement.

Pardaillan, hors de lui, en proie à une sorte de vertige, lui arracha les gants, les remit à leur place, funèbre relique, et, lui-même, alla renfermer, avec un effroi visible, le mystérieux coffret d'or dans l'armoire.

Il y eut alors entre les deux hommes un long silence lourd d'angoisse.

L'action rapide de Pardaillan venait de préciser dans l'esprit de Marillac un soupçon qu'il n'osait s'avouer à lui-même.

Sa joie fébrile, son bonheur trop surexcité par lui-même, la vague épouvante que recouvraient ce bonheur et cette joie, son incertitude, ses doutes, son désespoir latent, en un éclair aveuglant, il comprit tout, il se comprit soi-même.

Et il assista, muet d'horreur, à l'abominable drame qui se déroulait dans sa pensée.

La mort inexplicable de Jeanne d'Albret, ses mystérieux avertissements, ce regard de terreur qu'elle avait eu en lui montrant le coffret d'or, cette mort fit rentrer le soupçon dans l'esprit du comte.

Quel soupçon? Que Catherine avait assassiné Jeanne d'Albret.

Non! Oh! non! Il ne voulait pas y croire!

S'il accusait Catherine, s'il acceptait cet infâme soupçon, s'il admettait sa mère meurtrière, c'est donc que sa mère se jouait de lui!

C'est donc qu'elle mentait en lui garantissant la dignité d'Alice! C'est donc qu'Alice était une créature de Catherine!

Si Alice l'avait joué, si Alice était indigne, si son amour s'effondrait!... Oh! mille morts plutôt! Il fallait, de toute son énergie, repousser le soupçon.

Voilà dans quels abîmes tournoyait l'âme du comte de Marillac.

Voilà pourquoi il s'arracha violemment à sa méditation. Voilà pourquoi, éclatant de rire, il alla ramasser la clef que le chevalier avait jetée, la remit tranquillement à la serrure de l'armoire et s'écria joyeusement:

—Par Dieu, mon cher ami, je crois que nous sommes fous... C'est votre faute aussi! Pourquoi m'avoir parlé de la mort de Jeanne d'Albret? Ah! oui, j'y suis. C'est ce costume noir qui est cause de tout... Eh bien, oui, mon cher, |e me marierai en noir, je veux porter le deuil de la grande amie que je pleurerai toujours... Parlons d'autre chose, voulez-vous?

—Volontiers, comte, dit le chevalier en essuyant la sueur froide qui mouillait ses tempes. Un dernier mot, toutefois.

—Parlez, cher ami.

—C'est bien décidément demain que doit avoir lieu votre mariage?

—Demain soir, à minuit, à Saint-Germain-l'Auxerrois... Mais vous êtes seul à le savoir.

—Et vous désirez que j'y assiste?

—Mon bonheur ne serait pas complet si vous n'étiez là.

—Bon. Comment et à quelle heure entrerai-je dans l'église?

—Trouvez-vous à onze heures à la petite porte qui donne sur le cloître... mais soyez seul.

—Très bien, mon cher comte!...

Et le chevalier songea:

«J'y serai avec quelques bonnes épées que je connais. Car, je veux donner mon âme au diable, si la douce Catherine ne cherche pas à faire assassiner son fils!...»

—Sortons, voulez-vous? reprit Marillac. Je veux passer avec vous cette fin de journée. Nous entrerons en quelque guinguette du bord de l'eau, et nous viderons bouteille...

—Je ne demande pas mieux, car, moi-même, je ne serais pas fâché de voir un peu ce qui se passe dans Paris. Avez-vous remarqué, mon cher comte, comme Paris a l'air fiévreux...

—Non, je n'ai pas remarqué, mon ami. Que voulez-vous? le bonheur est égoïste... mais, une chose que je remarque parfaitement, c'est que vous, si gai tous ces jours-ci, vous êtes triste...

—Triste? Non pas... mais inquiet.»

Les deux amis étaient dehors. Il faisait un beau soleil, et, comme le gros de la chaleur était passé, la rue était pleine de gens endimanchés...

—Et le sujet de cette inquiétude? demanda Marillac en prenant le bras du chevalier.

—Voici. Mon père a disparu depuis trois jours et je crains qu'il ne se soit jeté en quelque périlleuse aventure.

—Quoi? Vous n'en avez aucune nouvelle?

—Aucune. Mercredi soir, il est sorti de l'hôtel de Montmorency en disant au suisse que, s'il n'était pas rentré au matin, c'est qu'il aurait entrepris un voyage. Quel peut être ce voyage? Et comment a-t-il pu sortir de Paris?

—C'est un homme d'une rare prudence et, sans aucun doute, vous avez tort de vous inquiéter.

—Je le sais. Aussi, ne suis-je pas trop inquiet pour lui. Et, d'ailleurs, s'il y eût un danger immédiat, il m'eût prévenu. Seulement, pendant qu'il travaillait de son côté, je travaillais du mien et son absence peut compromettre la réussite de mon plan.

—Voyons votre plan, fit Marillac.

—Je suis arrivé à séduire un sergent qui doit être de garde à la porte Saint-Denis, mardi prochain. Il m'a promis de ne défendre que mollement le passage, pourvu que j'attaque avec vigueur. En outre, il s'arrangera pour que le pont soit baissé au moment où je l'attaquerai... Je compte sur vous, mon cher ami.

—Très bien. Mardi, quelle heure?

—Mais, vers les sept heures du soir. Il y aura une voiture dans laquelle seront Loïse et sa mère, ainsi que le maréchal, de qui j'ai pu obtenir qu'il ne se montrât pas. Nous serons une vingtaine...

—Bon. Je vous promets de vous en amener autant.

—Ah! si mon père était là!...

—Il sera rentré d'ici mardi, sans doute... Mais que veut tout ce monde?...

—Ma foi, dit le chevalier, les voilà qui se mettent à genoux!... Avançons.

—En voilà deux! hurla à ce moment une voix qui fit tressaillir le chevalier.

Marillac et Pardaillan, tout en devisant, s'étaient heurtés à une foule qui entourait quelque chose, devant la porte d'un couvent. Et cette foule criait:

«Miracle! Noël!...»

Les deux jeunes gens avaient continué à avancer jusqu'au moment où ils se trouvèrent devant la porte du couvent, au milieu de gens dont les uns entonnaient des cantiques, dont les autres, comme en délire, s'embrassaient sans se connaître, faisaient des signes de croix et se frappaient la poitrine. Puis, tout ce peuple était tombé à genoux, tandis que Marillac et Pardaillan demeuraient debout.

La foule, tout en s'agenouillant, clama d'une voix le cri qu'elle croyait être le plus agréable à tous les saints du paradis:

«Mort aux huguenots!...»

C'est à ce moment que la voix en question cria:

«En voilà deux!...»

Pardaillan reconnut aussitôt Maurevert qui le désignait spécialement. Maurevert était entouré d'une quinzaine de gentilshommes, qui semblaient le considérer comme leur chef. Au signe qu'il fit, ils se précipitèrent sur le chevalier, l'épée à la main.

Déjà, la foule, furieuse, délirante, enveloppait les deux amis qui, serrés de près, étouffés, ne pouvaient même pas tirer leurs épées.

«Place! Place!» vociféraient les gentilshommes en essayant d'arriver jusqu'à leurs deux victimes.

Mais chacun, dans ce peuple, tenait à se distinguer.

C'est pourquoi la foule ne s'ouvrit pas: elle voulait massacrer elle-même les deux huguenots qui, la dague à la main, immobiles, contenaient encore par leur attitude les enragés qui les entouraient.

Les deux jeunes gens échangèrent un regard; ils semblaient se dire:

«Nous allons mourir là, mais, avant de tomber, nous en découdrons bien quelques-uns?»

—Tue! Tue! vociférait Maurevert. Les huguenots à la hart!...»

Il y eut comme un vaste tourbillonnement de la foule; des milliers de poings se levèrent...

Mais, à ce moment, comme si un grand souffle eût abattu toute cette fureur, la foule retomba à genoux en criant:

«Miracle!... Voici le saint!...»

Le saint, c'était frère Lubin qui, ouvrant la porte du couvent où son supérieur l'avait rappelé, la mission laïque du frère étant terminée, le moine Lubin, donc, apparaissait, les bras ouverts, la face rubiconde et, apercevant le chevalier, s'en venait à lui, la larme a l'oeil, en souvenir des innombrables fonds de bouteille dont Pardaillan l'avait gratifié à la Devinière.

«Ce digne chevalier! Ce cher ami!» bégayait le moine qui passait à travers la foule prosternée.

Maurevert et ses acolytes le suivirent en troupe. Pardaillan et Marillac avaient profité de ce répit inespéré pour rengainer leurs dagues et mettre l'épée à la main.

Pardaillan ne se demanda pas pourquoi Maurevert se trouvait parmi cette masse de peuple et pour quelle besogne il était escorté de gentilshommes, dont il en reconnut quelques-uns pour des fervents de la reine Catherine.

—Attention! dit-il à Marillac, voici la meute... Voyez-vous, à votre gauche, cette encoignure sous l'auvent?

—Je la vois, dit Marillac qui, de la pointe de son épée, menaçait déjà un de ses assaillants.

—Allons-y d'un bond. Là, nous pourrons tenir tête... Attention! Vous y êtes?

Les deux amis se fendirent ensemble: un double hurlement éclata; deux des plus avancés tombèrent.

Marillac, alors, obéissant à la manoeuvre indiquée, se rua vers l'encoignure, en fourrageant de l'épée; la foule s'écarta avec des clameurs et se referma sur lui. Lorsque Marillac eut atteint son poste, il s'aperçut qu'il était seul.

—Pardaillan! rugit-il.

Et il se jeta tête baissée sur la muraille vivante.

A ce moment, il fut saisi par-derrière, paralysé, dans l'impossibilité de faire un mouvement, soulevé, entraîné, emporté dans l'intérieur du couvent.

Quant au chevalier, voici ce qui était arrivé:

Au moment où Lubin arrivait près de lui, l'un des gentilshommes, qui escortait Maurevert, lui porta un coup de pointe. Ce fut alors qu'il se fendit à fond et par un coup droit, traversa l'épaule de son adversaire. A l'instant où il se relevait et où il allait se jeter vers l'encoignure qu'il avait montrée à Marillac, le moine fut sur lui et l'enserra dans ses bras, en bégayant:

«C'est donc vous... Ah! que je suis heureux... Venez boire...»

D'une violente secousse, Pardaillan se débarrassa du moine, qui alla rouler à terre en murmurant:

«L'ingrat!...»

A ce moment, cent bras s'abattirent sur le chevalier; son épée fut brisée; en un instant, ses vêtements en lambeaux; le chevalier voulut saisir sa dague: Maurevert l'enleva.

Alors, on vit un spectacle inouï.

Désarmé, sanglant, le chevalier avait sur lui une masse humaine qui s'efforçait de l'écraser.

Et cette masse, il la soulevait, la secouait, la dispersait d'un formidable roulis des épaules; elle se reformait, l'accablait; il l'entraînait, roulait avec elle, se relevait, mordant, frappant de ses deux poings comme de deux béliers; des gens ensanglantés tombaient autour de lui; des hurlements effroyables, tout autour, éclataient dans la foule, tandis que le groupe frénétique attaché à lui luttait dans un silence farouche.

Presque assommé, du sang plein le visage et la bouche, Pardaillan, formidable, secouait la grappe humaine, comme le sanglier, enfin coiffé, peut secouer la meute.

Il soufflait d'un souffle rauque et bref.

Un brouillard flottait devant ses yeux. Il ne songeait plus à rien... à rien qu'à atteindre Maurevert qui, à dix pas, commandait la manoeuvre, à le saisir, à l'étrangler avant de mourir.

Une clameur plus terrible retentit soudain:

Le chevalier venait de tomber une dernière fois et ne se relevait plus: à chacune de ses jambes, à chacun de ses bras, à sa poitrine, deux hommes, trois, quatre, toute une foule pesait.

«Des cordes!» vociféra alors Maurevert.

Quelques secondes plus tard, Pardaillan, solidement lié, était emporté dans le couvent; sur la chaussée, une dizaine de blessés étanchaient leur sang.

Et la foule, saisissant Lubin, le soulevait, le portait en triomphe et l'acclamait. C'était le saint qui avait arrêté l'hérétique! C'était le saint qui, rien qu'en l'enlaçant de ses bras, lui avait ôté sa force!

Maurevert était entré dans le couvent et avait eu une assez longue conférence avec le prieur. A la suite de cette conférence, il s'était fait conduire dans la cellule où le comte de Marillac avait été enfermé. Il portait sous son bras l'épée du comte.

—Monsieur, dit-il en entrant, vous êtes libre, voici votre épée.

Marillac ne témoigna ni joie ni surprise. Il saisit froidement la lame qu'on lui tendait et la remit au fourreau.

—Monsieur de Maurevert, dit-il, j'espère que nous nous retrouverons, dans des conditions meilleures, c'est-à-dire à un moment où vous n'aurez pas pris la précaution de vous entourer de vingt spadassins pour attaquer deux hommes.

—Monsieur le comte, nous nous retrouverons quand il vous plaira, dit Maurevert en grondant.

—Après-demain matin, voulez-vous?

—Soit.

—Dans les prés du passeur?

—Le lieu et l'heure me conviennent; mais laissez-moi vous dire, monsieur le comte, que je ne comprends pas la querellé que vous me faites, au moment où je vous sauve la vie.

—Vous me sauvez la vie, vous! fit Marillac avec un dédain qui fit pâlir Maurevert.

Le bravo eut un éclair de joie dans les yeux. Mais il se contint et reprit:

—C'est sans doute un grand honneur pour moi, mais cela est. Je suis arrivé devant le couvent à l'instant même où la foule, furieuse de je ne sais quoi, allait se ruer sur vous. Avec mes amis, je vous ai pris et transporté ici. Sans moi, vous étiez donc mort, monsieur le comte.»

Marillac avait écouté ces explications avec une surprise étonnée.

—Monsieur, dit-il alors, s'il en est vraiment ainsi, je ne puis qu'être surpris. Je ne suis pas de vos amis, je crois...

—Eh! avais-je besoin que vous fussiez mon ami pour essayer de vous tirer des mains de ces enragés! Qui n'en eût fait autant à ma place?... Et puis, je dois vous l'avouer, j'avais une raison secrète de me jeter à votre secours...

—Quelle est cette raison, monsieur?

—Le désir que j'ai d'être agréable à la reine mère, dit Maurevert en s'inclinant avec un respect outré.

Marillac tressaillit et pâlit. Déjà Maurevert continuait:

—Si je ne suis pas de vos amis, monsieur le comte, si nous nous sommes même un peu regardés de travers à la dernière fête du Louvre, je n'en ai pas moins l'insigne honneur d'être des amis de la reine. Et savez-vous ce que la reine m'a dit tout récemment, à moi et à quelques autres de ses fidèles? Elle a dit, en propres termes, qu'elle vous considérait comme un parfait cavalier, qu'elle avait pour vous une véritable affection et qu'elle priait tous ses amis de vous protéger en toutes mauvaises occasions où vous pourriez vous trouver...

—La reine a dit cela! s'écria Marillac d'une voix altérée.

—Ce sont ses augustes paroles que j'ai l'honneur de vous répéter, monsieur le comte. Aussi, tout en acceptant le rendez-vous que vous me faites l'honneur de me donner, je vous prie de me tenir pour votre très dévoué.

Maurevert, après s'être incliné, fit un pas pour se retirer.

—Attendez, monsieur! dit Marillac.

Sombre, bouleversé, la voix tremblante, malgré tous ses efforts, il reprit:

—Monsieur, les paroles que vous prêtez à Sa Majesté ont pour moi une importance de vie ou de mort. Me jurez-vous que la reine s'est bien exprimée ainsi, en parlant de moi?

—Je vous le jure! dit Maurevert, avec une évidente sincérité. Je dois même ajouter que, si les paroles de la reine étaient affectueuses, le ton l'était plus encore. Ce n'est un secret pour personne, monsieur le comte, que vous êtes fort avant dans les faveurs de Sa Majesté, et qu'elle vous destine un haut commandement dans l'armée que M. l'amiral va conduire aux Pays-Bas.»

Un soupir, qui ressemblait à un rugissement, gonfla la poitrine de Marillac.

«Ma mère! ma mère! balbutia-t-il au fond de lui-même. Serait-ce donc vrai? Me serais-je donc trompé?...»

—Monsieur de Maurevert, reprit-il tout haut, je regrette de vous avoir mal accueilli.

—Tout le monde s'y fût trompé, monsieur le comte!

—Adieu donc et merci. Veuillez, je vous prie, me conduire à M. de Pardaillan, afin que nous partions ensemble.

—Monsieur le comte, je vous le répète: vous êtes libre. Mais, quant à M. de Pardaillan, c'est autre chose, vu que M. de Pardaillan est rebelle, accusé de lèse-majesté et que c'est mon devoir de l'arrêter.

—Vous l'arrêtez?

—C'est fait.

—De quel droit? Êtes-vous donc officier des gardes?

—Non, monsieur. J'ai simplement reçu un ordre d'avoir à me saisir de la personne de M. de Pardaillan, et j'étais justement à sa recherche, quand j'ai eu l'honneur de vous rencontrer.

—Un ordre! gronda Marillac. De qui?

—De la reine mère!

Sur ce mot, Maurevert, saluant une dernière fois le comte, sortit, laissant la porte ouverte. Marillac demeura un moment tout étourdi. Mais bientôt, se frappant le front, il murmura:

«Cette fois, je vais voir quelle peut être l'affection de la reine pour moi!...»

Marillac sortit de la cellule et se trouva dans un couloir en présence d'un moine, qui le salua et lui dit:

—Monsieur le comte, je suis chargé de vous faire sortir du couvent par une porte de derrière.

—Pourquoi pas par la grande porte?

—Écoutez, monsieur, fit le moine en souriant.

Marillac écouta. Au loin, vers la rue, il entendit une rumeur furieuse.

«Cela, reprit le moine, c'est la voix du peuple qui réclame sa victime. Et sa victime, c'est vous. Mais nous savons trop quelle serait la douleur de notre grande reine, s'il vous arrivait malheur... Venez donc, monsieur.»

Marillac, sans plus d'observations, suivit le moine, qui le conduisit jusqu'à une petite porte donnant sur une ruelle solitaire.

Le comte prit aussitôt le chemin du Louvre.




XIII

LE TEMPLE

Si vite que Marillac eût pris sa course vers le Louvre, Maurevert y arriva avant lui. Les ailes de la haine sont encore plus rapides que celles de l'amitié.

Il paraît que Maurevert était attendu avec impatience dans cette partie du Louvre, où se trouvaient les appartements de la reine mère. Car, à peine le capitaine des gardes, Nancey, l'eut-il aperçu, qu'il lui fit signe de le suivre et, le conduisant par un couloir privé, l'introduisit dans une antichambre où se trouvait la suivante florentine Paola, laquelle, à son tour, l'introduisit aussitôt dans le fameux oratoire.

Catherine de Médicis était là, écrivant fiévreusement; elle avait devant elle un monceau de lettres déjà terminées. Car la reine écrivait toujours elle-même. Soit défiance naturelle, soit besoin d'assouvir sa dévorante activité, elle n'eut jamais de secrétaire.

A l'entrée de Maurevert, elle leva la tête, fit un signe bref pour lui ordonner d'attendre et acheva la phrase commencée.

Maurevert avait bon oeil.

Il essaya de démêler les suscriptions de toutes les lettres déjà cachetées, que la reine avait rejetées sur la table, au hasard. Et il put constater que presque toutes ces lettres étaient adressées aux gouverneurs des provinces.

A ce moment. Catherine, levant brusquement la tête, surprit le regard de Maurevert.

—Vous essayez de savoir à qui j'écris? demanda-t-elle. J'aime les gens curieux. La curiosité est un signe d'intelligence. Allez à cette fenêtre...

—Je supplie Votre Majesté de croire...

—Obéissez donc...»

Maurevert alla à la fenêtre, tremblant et flairant quelque terrible surprise.

—Que voyez-vous dans la cour? demanda Catherine.

—Je vois une trentaine de courriers de Sa Majesté, à cheval, prêts à partir.

—C'est bien, demeurez où vous êtes, reprit la reine qui, en même temps, frappa un timbre d'un coup de son petit marteau d'argent.

Un homme entra qui, stylé d'avance, saisit toutes les lettres cachetées et sortit en toute hâte, sans avoir dit un mot. Deux minutes plus tard, Maurevert vit appa raître dans la cour le même homme. Il remit une lettre à l'un des courriers, et le courrier partit aussitôt à fond de train; puis il passa au deuxième, qui partit à son tour, puis au troisième... Au bout de cinq minutes, tous les courriers étaient partis.

—La prochaine fois que vous verrez votre ami le duc de Guise, dit tranquillement Catherine, vous lui direz que vous avez vu partir mes courriers porteurs de dépêches pour chacun de nos gouverneurs. Vous ajouterez que chacune de ces dépêches donne l'ordre à nos gouverneurs de rassembler leurs troupes et de marcher sur Paris, pour y arrêter les insensés qui ne craignent pas de conspirer contre le roi. Dans quelques jours, monsieur de Maurevert, soixante mille hommes marcheront sur Paris, pour protéger le roi!

Maurevert sentit un long frisson lui courir le long des reins, comme si la hache du bourreau se fût levée sur son cou.

«Je suis perdu», murmura-t-il en s'inclinant.

Catherine le regarda un instant avec une sombre expression de doute, de mépris et de triomphe.

Elle avait d'ailleurs menti.

Ses lettres contenaient l'ordre au gouverneur d'arrêter tout courrier qui ne serait pas muni d'un sauf-conduit, tout fuyard venant de Paris, et de faire saisir tout huguenot dans une sorte de vaste rafle.

«Relevez-vous, monsieur», reprit la reine.

Maurevert obéit.

—Si vous êtes franc, poursuivit Catherine, je vous donne vie sauve.

Un rugissement de joie souleva la poitrine de Maurevert. La reine ne le faisait pas saisir. La reine discutait encore avec lui. Donc, il était sauvé.

—Où en est la conspiration de M. de Guise? demanda froidement Catherine de Médicis.

—Madame, répondit enfin Maurevert en faisant un effort surhumain pour assurer sa voix, je jure sur le Christ que je n'ai pas conspiré.

—Et qui vous dit que vous conspirez? Allons donc, pour conspirer, il faut être quelqu'un! Seulement, vous n'êtes pas sans avoir écouté autour de vous. Que savez-vous?

—Eh bien, madame, on espère que Sa Majesté le roi ne voudra pas prendre contre les hérétiques les mesures nécessaires.

—Et alors?...

—Alors, madame, comme Paris est en pleine fermentation, on en profitera pour se faire désigner par la noblesse, par la bourgeoisie et par le peuple, comme le capitaine général des catholiques...

—Et alors?...

—C'est tout, madame!

—Vous mentez, monsieur de Maurevert!

—Madame, sur le chevalet de torture, je ne pourrais dire plus. Cependant... je pense... mais c'est une simple supposition...

—Dites toujours.

—Je pense que, maître de Paris, capitaine général des forces catholiques, on en profiterait peut-être, si les circonstances étaient favorables... pour mener directement Sa Majesté le roi...

«Est-ce que vraiment il ne sait rien?» songea la reine.

Maurevert, maintenant, s'était repris. Son visage était redevenu impénétrable.

—Monsieur, dit tout à coup la reine, vous avez rendu plus d'un service, et vous en rendrez d'autres sans doute.

—Ma vie appartient à Votre Majesté! qu'elle en dispose!

—Je vous pardonne, dit Catherine. Quant au duc de Guise, s'il veut être capitaine général, il le sera. J'aime les emportements de sa foi. Elle va jusqu'à le faire conspirer pour.. imposer au roi ses volontés. Je pense comme lui. Et, pour l'aider à convaincre le roi, je fais venir à Paris une armée complète. Alors nous verrons. Quant à vous...

Elle le fixa de son regard aigu.

Maurevert soutint l'examen avec le courage suprême du désespoir.

—Quant à vous, continua Catherine en traçant quelques mots sur un parchemin, voici ce que je puis faire pour vous.

Maurevert essayait ardemment de lire de loin.

«L'ordre de m'envoyer à la Bastille?» songeait-il.

La reine lui tendit le papier: c'était un bon de cinquante mille livres sur la cassette de la reine mère.

Un frémissement de joie secoua Maurevert qui s'inclina avec respect, mais sans exagération.

«Décidément, il ne sait rien, pensa Catherine qui avait suivi attentivement l'effet de sa générosité... L'heure approche, continua-t-elle; vous allez, mon cher monsieur, aller vous poster chez le chanoine Villemur, avec votre ami, cet ami dont vous me parliez.

—Mais, madame, fit Maurevert, cet ami est déjà payé, déjà à son poste. Et les cinquante mille livres que Votre Majesté veut bien m'octroyer...

—Sont pour vous dédommager d'un injuste soupçon, fit Catherine avec son plus charmant sourire, et aussi pour vous récompenser des nouvelles que vous m'apportez. Deux hérétiques ont été arrêtés grâce à votre intervention; oui, je sais déjà cela... Qu'avez-vous fait de ces deux hommes?

—J'ai rendu la liberté à l'un d'eux...

Une expression de surprise et d'inquiétude se peignit sur le visage de la reine.

—Celui à qui j'ai rendu la liberté, continua Maurevert, celui que je crois bien avoir sauvé des mains de la foule furieuse, c'est un huguenot d'importance... Mais j'ai cru remarquer que Votre Majesté le tenait en estime... C'est celui qu'on appelle le comte de Marillac.

La reine n'eut pas un tressaillement. Elle demeura souriante, presque indifférente. Mais Maurevert eût frémi d'épouvanté s'il avait pu entendre le rugissement du coeur de cette mère. Sans la moindre émotion, elle dit très simplement:

—Vous avez bien fait d'épargner M. de Marillac; il est de mes amis... Et l'autre?

—L'autre, madame! Daigne Votre Majesté me permettre de lui rappeler une promesse qu'elle a bien voulu me faire?

—Laquelle? dit la reine étonnée.

—Madame, je porte au visage une marque ineffaçable. Tant que je n'aurai pas vengé d'effroyable manière l'insulte...

—Ce coup de fouet? dit la reine.

—Oui, madame, fit Maurevert en grinçant des dents. On dirait, en effet, un coup de cravache... Eh bien, madame, l'homme que j'ai pris devant le couvent, c'est celui qui m'a marqué!

—Le chevalier de Pardaillan?

—Oui, Majesté...

«Ah! décidément, songea Catherine, en frémissant de joie, c'est un homme admirable que ce Maurevert!»

—Madame, reprit le bravo, j'ose vous rappeler que vous m'avez donné cet homme pour en faire ce que bon me semblerait...

—Où est-il? demanda Catherine.

—Enfermé dans une cellule de couvent.

—Et où voulez-vous le mettre?

—A la Bastille, si Votre Majesté m'en donne l'ordre.

—Et que voulez-vous faire de ces deux hommes? reprit-elle tout à coup.

—Votre Majesté a dit: ces deux hommes?

—Oui, l'autre... le père, le vieux truand, a été pris chez M. le maréchal de Damville qui m'en a fait prévenir: il est au Temple. M. le maréchal, pour des raisons que j'ignore, m'a demandé un ordre d'avoir à questionner ce vieux diable à quatre. M. le maréchal veut assister lui-même à la question. Mais tout cela est assez grave, en somme. Aucun jugement n'a été pris... J'avoue que je suis assez surprise de l'attitude du duc de Damville; il veut faire là un métier qui n'est pas le sien... Ah! est-ce que, par hasard, le Pardaillan posséderait des secrets précieux?

—Que Votre Majesté m'en donne l'ordre et je saurai bien lui arracher ces secrets!

—Vous comprenez que je n'ai aucun sujet de haine contre ce Pardaillan auquel vous en voulez tant...

—Le chevalier a insulté Votre Majesté en plein Louvre...

—Ce n'est pas bien sûr qu'il ait eu pensée de m'offenser. Et ce jeune homme a d'ailleurs rendu un grand service au roi en sauvant un jour sa cousine d'Albret qu'il tira d'une fort mauvaise situation. Hélas! pauvre reine de Navarre!... Cela ne l'a pas empêchée de mourir... c'est un grand malheur...

Maurevert eût vainement entrepris de suivre la pensée tortueuse de la reine.

Elle reprit avec un soupir:

—Je vous ai donné ces deux hommes, je ne m'en dédirai pas. Il faudrait donc, pour bien faire, les mettre ensemble... Et, puisque le vieux se trouve au Temple, c'est donc au Temple que nous enverrons le jeune?

En même temps, elle signait un ordre d'arrestation.

—Ah! madame, au Temple ou à la Bastille, peu importe, pourvu que je les tienne... surtout le chevalier!

—Et vous dites que vous vous chargeriez de les questionner?

—Oui, madame. Et cela suffira à ma vengeance.

—Prenez-les donc, dit la reine en tendant l'ordre d'arrestation.

Maurevert s'en empara avidement, et s'inclinant:

—Votre Majesté me donne-t-elle congé?

—Un moment, Maurevert. Quand comptez-vous appliquer la question à vos deux ennemis?

—Dès tout à l'heure, madame. Le temps de faire transférer le chevalier au Temple et de faire prévenir le tourmenteur juré.

—Qui ne voudra instrumenter qu'en présence des juges!

—C'est vrai! fit Maurevert atterré.

—A moins qu'il n'ait un ordre positif, reprit la reine.

Et elle écrivit rapidement quelques mots sur un papier qu'elle tendit à Maurevert.

C'était un ordre d'avoir à appliquer la question ordinaire et extraordinaire aux deux Pardaillan, dans la prison du Temple, le samedi 23 août, à dix heures du matin.

—Il faudra donc que j'attende jusque-là! grinça Maurevert.

—Eh! mon cher monsieur, j'ai patienté plus que vous, moi. Qu'est-ce que cinq jours? Car nous sommes à dimanche soir...

—C'est vrai. Que Votre Majesté me pardonne!

—Un dernier mot. Je ne veux personne dans la chambre des questions; personne que vous et le maître bourreau. Est-ce entendu?

—Votre Majesté peut se rassurer.

—Et vous me rapporterez fidèlement les aveux de ces deux hommes?

—Je vous le jure, madame!

—C'est bien. Maintenant, sachez une chose, monsieur. C'est que je vous donne la vie de ces deux hommes contre la vie de M. de Coligny que m'a promise... votre ami.

—Dès demain matin, madame, mon ami prendra position dans le cloître Saint-Germain-l'Auxerrois...»

—Maurevert se retira la tête en feu, la gorge sèche, avec une joie effroyable dans le coeur.

«Voilà qui se dessine, murmura Catherine de Médicis... Monsieur l'amiral, dites un pater et un ave, si toutefois vous savez vos prières... Quant à ces deux spadassins, je saurai quel secret Damville voulait leur arracher... il y a justement dans la chambre des tortures du Temple un cabinet noir où je serai à merveille pour tout entendre.»

A ce moment, Paola, la suivante florentine, entra et dit:

—Madame, M. le comte de Marillac est dans votre antichambre qui s'entretient vivement avec M. de Nancey.

Le sourire de la reine demeura figé sur ses lèvres.

—Et que veut-il, ce cher comte?

—Je crois qu'il prie le capitaine de demander pour lui une audience immédiate à Votre Majesté.

—Eh bien, va dire qu'on peut l'introduire.

Et son sourire se fit plus doux encore, plus paisible, d'une expression plus sereine, tandis qu'elle grondait:

—Que ne puis-je te faire arrêter, toi aussi! Ce serait si simple!... Oui... mais s'il parlait!... Non, non... Patience, patience... encore un jour!... Si je le tuais maintenant, d'ailleurs, cette pécore d'Alice serait capable... Allons donc! je les tiens tous les deux! ne gâtons rien!...

—Bonjour, mon cher comte... on me dit que vous désirez m'entretenir...

Marillac venait d'entrer.

La reine écarta de la main les lettres qui étaient devant elle.

Le comte, pâle, agité, violemment ému, s'approcha sur un signe qu'elle lui adressa.

—Voyons, reprit Catherine, qu'êtes-vous venu me demander?... Si tout est prêt pour la cérémonie de demain soir?

Marillac fléchit le genou.

—Votre Majesté, dit-il d'une voix tremblante, me comble d'une telle bienveillance que je serais ingrat de douter... Non, madame, ce n'est pas de moi qu'il s'agit. Je suis venu demander grâce.

—Grâce? fit la reine avec étonnement.

—Ou plutôt justice. Un de mes amis vient d'être saisi. Un ami, madame! Un frère!

—Il suffit, comte, dit la reine avec émotion. Il suffit que vous aimiez cet homme pour que je lui veuille tout le bien que je vous veux à vous-même. Son nom?

—Hélas! madame. Il a eu le malheur de vous déplaire à deux reprises différentes: une première fois, dans une entrevue qu'il eut avec vous au Pont de Bois, dans cette même salle où j'eus, moi, le bonheur de vous connaître! Une deuxième fois, au Louvre, dans le cabinet de Sa Majesté le roi...

—Comte, dit Catherine de sa voix mélancolique, tant de gens m'ont déplu... je tâche à les oublier...

Marillac jeta un regard ardent sur la reine.

—C'est le chevalier de Pardaillan», dit-il.

La reine parut chercher un instant dans sa mémoire, puis frappant ses deux mains l'une contre l'autre:

—Ah! oui!... Eh bien, j'avais complètement oublié ce jeune homme à qui je me souviens maintenant d'avoir offert d'entrer à mon service. Et vous dites qu'il est arrêté?

—Oui, madame. Et je viens vous prier de lui rendre la liberté. Je me porte garant que le chevalier n'a rien pu entreprendre ni contre le roi ni contre Votre Majesté.

—Nancey! appela la reine en frappant de son marteau.

Le capitaine des gardes apparut bientôt.

—Nancey, demanda la reine, êtes-vous au courant de l'arrestation d'un jeune gentilhomme, le chevalier de Pardaillan?

—Oui, madame. C'est ce cavalier qui, arrêté une première fois, s'est évadé de la Bastille.

—Qui a donné l'ordre? dit Catherine en fronçant le Sourcil.

—Sa Majesté le roi. Je crois que ce jeune homme est accusé de rébellion. En tout cas, on sait qu'il a résisté par deux fois aux soldats du roi.

—Ah! madame, s'écria Marillac, je vais vous dire en quelles circonstances...

—Chut! fit la reine. C'est bien, Nancey.

Le capitaine se retira.

—Mon cher enfant, reprit alors Catherine, je vais vous donner une preuve de... ma bienveillance... telle que mes fils Henri et François pourraient seuls en attendre de moi... Demeurez ici jusqu'à mon retour.

Marillac s'inclina profondément. Il tremblait. Un bouleversement se faisait dans son esprit. La conviction entrait en lui profonde, indéracinable, que la reine avait pour lui une affection profonde, une affection de mère.

Coupable? criminelle? hypocrite? cette femme qui le regardait avec une pareille douceur, qui lui parlait avec cette agitation que lui seul pouvait comprendre!

Et il n'était pas jusqu'à cette confiance illimitée de la reine qui ne lui inspirât une gratitude dont se gonflait son coeur, confiance que la soupçonneuse Catherine n'eût peut-être pas témoignée au roi lui-même.

En effet, la reine le laissait seul! Et là, devant lui, se trouvaient les lettres qu'elle écrivait, secrets d'État sans aucun doute!

Ah! plutôt que d'essayer de lire, plutôt que de jeter un regard sur ces secrets augustes, il se fût aveuglé sur l'heure.

Catherine demeura absente une demi-heure pendant laquelle elle ne perdit pas de vue un instant le comte de Marillac.

Un seul point demeurait obscur dans l'esprit du comte.

Maurevert lui avait déclaré que Pardaillan était arrêté par ordre de la reine mère.

Et la reine paraissait avoir oublié jusqu'au nom du chevalier!

Nancey affirmait que l'ordre venait du roi.

Simples contradictions, après tout!

Soudain, Catherine rentra: elle rayonnait.

—Nous avons cause gagnée! fit-elle gaiement.

—Ah! madame, murmura Marillac d'une voix que l'émotion rendait sourde. Ainsi, mon ami... le chevalier de Pardaillan... il est libre?

—J'ai la parole du roi. J'avoue que je ne la lui ai pas arrachée sans peine. Il paraît que votre ami conspire avec M. le maréchal de Montmorency.

—Lui!... Ah! madame, tenez, puisque l'occasion s'en présente, laissez-moi vous dire ce que le maréchal...

—Silence, comte... Ce ne sont pas là mes affaires, et puis, si M. de Pardaillan a quelque chose à me dire au sujet du maréchal, il me le dira lui-même.

—Comme vous êtes un grande reine! fit Marillac avec une expression de tendresse.

—Hélas! je suis simplement une femme qui a souffert, et la douleur, mon cher comte, est la bonne école de l'indulgence... Je ne veux pas savoir si votre ami conspire ou non. Je veux savoir seulement qu'il est votre ami. Dites-lui que, s'il a quoi que ce soit à me demander pour lui-même ou pour le maréchal, je le recevrai après-demain matin, à dix heures, lorsque le roi aura achevé de l'interroger...

—Sa Majesté désire donc interroger le chevalier?

—Oui, j'ai pu obtenir cette énorme dérogation à toutes les procédures. Au lieu d'être interrogé par un juge, votre ami le sera par le roi... et, si ses réponses sont satisfaisantes, s'il explique pourquoi il demeure renfermé dans l'hôtel de Montmorency... on le tiendra quitte de tout le reste, c'est-à-dire de la triple affaire du Louvre, du cabaret incendié et de la bataille rue Montmartre.

—Ah! madame, s'écria Marillac radieux, l'explication est des plus simples! Pardaillan et le maréchal ne demandent qu'à quitter Paris... si vous saviez!... il n'y a sous tout cela qu'une affaire d'amour...

—Eh bien, trouvez-vous après-demain matin au lever du roi, et vous emmènerez vous-même votre ami.

—Madame, il ne quittera pas le Louvre sans avoir déposé à vos pieds l'hommage de sa reconnaissance... Quant à moi, ma vie vous appartient.

Un éclair flamboya dans les yeux de Catherine. Mais Marillac ne vit pas cet éclair qui l'eût épouvanté, penché qu'il était devant la reine.

—Adieu, comte, dit celle-ci. A demain soir, d'abord... dans Saint-Germain-l'Auxerrois... puis, au Louvre, après-demain matin...»

Le comte sortit enivré.

Il se rendit à pied jusqu'au couvent. Comme il y arrivait, un cavalier en sortait, montait à cheval et disparaissait dans la direction du Louvre. Le comte demanda à être introduit auprès de l'abbé, ou tout au moins auprès du prieur. Ce fut le prieur qui le reçut au parloir.

—Monsieur, demanda-t-il, et ce terme fit faire la grimace au révérend prieur, y a-t-il inconvénient à ce que vous me disiez si M. le chevalier de Pardaillan est encore dans votre couvent?

—Aucun inconvénient; ce jeune homme est encore ici. Il devait être transféré à la Bastille. Mais je viens de recevoir un ordre du Louvre, qui m'enjoint de le garder jusqu'à mardi matin dans la meilleure chambre du couvent: je lui ai cédé la mienne; c'est tout ce que je pouvais faire.

—Et mardi matin, qu'arrivera-t-il? demanda Marillac palpitant.

—J'ai ordre de remettre ce jeune homme en liberté, en lui disant simplement que le roi veut lui parler à son lever et qu'une auguste personne compte sur son honneur de gentilhomme pour...

—Il ira! Je vous en réponds, moi! s'écria Marillac transporté. Mais ne pourrais-je voir le chevalier quelques instants?

—Monsieur, je n'y verrais pour ma part aucun obstacle. Mais je n'ai pas reçu d'ordre à ce sujet.

—Oui, oui, fit Marillac en souriant... Je n'insiste pas. Du moins, vous pouvez dire au chevalier que je serai ici mardi matin pour l'accompagner au Louvre.

—Oh! quant à cela, chose facile, dit le prieur avec bonhomie. La commission sera faite dans cinq minutes.

Le comte salua et se retira, l'âme ravie...

Et pourtant, il sentait peser sur lui une indéfinissable angoisse qui ressemblait vaguement à de la terreur.

—C'est la joie, s'affirma-t-il. Voyons, récapitulons tout mon bonheur. Demain matin, c'est le mariage du roi Henri à Notre-Dame. Bon. Après cela, je suis libre. Je demande un congé jusqu'au moment de l'entrée en campagne. Demain soir, à minuit... ma mère, oui, ma mère elle-même daigne conduire mon Alice à l'autel, et un prêtre m'unit enfin à celle qui est toute ma vie... Un prêtre! Bah! je puis bien faire cela pour ma mère!... Et puis, j'ai l'exemple du roi sous les yeux... Bon! Après-demain matin, je vais prendre Pardaillan, je le conduis au Louvre, j'obtiens pour le maréchal et sa famille une autorisation de franchir les portes... Nous partons tous!... Ah! ma mère! qui m'eût dit, il y a quelques mois, que je vous devrais tant de bonheur!»

Des groupes silencieux traversaient les rues. Il y avait, dans les profondeurs obscures de Paris, des rumeurs inaccoutumées...

«Les Parisiens se préparent aux grandes fêtes qui commenceront demain!» songea Marillac.

Le prieur avait menti en disant que le chevalier se trouvait encore dans son couvent; depuis plus d'une heure déjà, une escorte de vingt cavaliers, commandée par Maurevert, était arrivée: le chevalier, tout ligoté, avait été porté dans une voiture fermée. Et la voiture s'était élancée au galop, entourée par les cavaliers.

Elle s'arrêta devant la prison du Temple.

Le vaste enclos conservait encore, à cette époque, le nom qu'il avait reçu jadis au temps où les moines-soldats qu'on appelait les Templiers l'avaient habité. Il se nommait Villeneuve du Temple, comme s'il eût été une ville dans la ville.

Pourtant, depuis plus de deux siècles, les Templiers avaient été exterminés, et les chevaliers de Malte, qui les avaient remplacés, s'étaient dispersés depuis longtemps.

La plupart des bâtiments tombaient en ruine dès cette époque.

Il ne restait plus guère de solide que la vieille tour où, deux cent vingt ans plus tard, Louis XVI devait être enfermé avant d'être conduit à l'échafaud.

En 1572, la Tour du Temple servait déjà de prison. Et déjà même François Ier l'avait employée à cet usage.

Le gouverneur s'appelait Marc de Montluc; c'était le fils de ce Blaise de Montluc qui, en Guyenne, tailla les huguenots avec tant d'ardeur qu'on l'appela le Boucher royaliste.

Marc de Montluc avait la tournure et l'âme d'un geôlier. C'était un homme de trente-cinq ans, cheveux roux en broussaille, encolure de taureau, visage flétri par les vices, regard sanglant—une belle brute qui ne s'apaisait que devant un flacon de vin ou devant une fille.

Le vieux Blaise de Montluc avait servi sous le connétable de Montmorency d'abord, puis sous le maréchal de Damville. Et c'était à Damville qu'il avait recommandé son fils. Le maréchal lui avait obtenu cette fonction de gouverneur du Temple.

Lorsque Damville se fut emparé du vieux Pardaillan, il l'expédia donc tout droit au Temple: il se méfiait de la Bastille, dont le gouverneur Guitalens, bien que de ses amis, ne lui semblait pas assez énergique.

Puis il rendit compte de sa capture à la reine Catherine, et s'en prévalut naturellement comme d'un grand service.

Le maréchal se réservait de questionner lui-même le vieux routier.

Son plan devait être renversé par Maurevert qui, ayant capturé le chevalier de Pardaillan, fut chargé, par Catherine, de procéder à l'opération de la question. On a vu que la reine avait l'intention d'assister, cachée, à cette opération.

On a vu, en outre, que la reine avait fixé au samedi 23 août, dans la matinée, la torture des deux Pardaillan.

Et cette torture, qui devait être la vengeance de Maurevert, elle l'avait présentée au bravo comme la récompense de l'assassinat de Coligny.

Maurevert donnait un cadavre à la reine. La reine lui en donnait deux. C'était royalement payé.

Depuis l'instant où il avait été transporté dans le couvent, le chevalier n'avait pas ouvert les yeux. Il songeait. Le visage immobile, un pli d'ironie au coin des lèvres, il attendait le coup mortel. Car il ne doutait pas que Maurevert ne fût décidé à le tuer.

«Je voudrais bien savoir pour quel compte ce Maurevert m'assassine. Je ne crois pas qu'il ait gardé rancune du coup d'épée à revers dont je le souffletai; il n'en a gardé que la marque. Voyons, qui me fait tuer? La grande Catherine? Peut-être! Pourquoi? Parce que j'ai refusé de lui tuer son fils. Pauvre ami! Je crois que nous allons mourir ensemble... Loïse épousera le comte de Margency, voilà tout!»

Il fit un violent effort pour briser ses liens en se raidissant, en s'arc-boutant sur la tête et les pieds. Les cordes tinrent bon et il retomba en soufflant fortement.

Et, toutes les fois que le nom de Loïse revint dans son triste monologue, le même effort le tordit dans un spasme impuissant.

Une dizaine d'hommes entrèrent tout à coup. Pardaillan rouvrit les yeux, voulant regarder en face ses assassins. A sa grande surprise, il ne vit pas Maurevert, et ceux qui venaient d'entrer se contentèrent de le soulever et de l'emporter jusqu'à une voiture où il fut jeté tout ligoté. Au bout de vingt minutes, il comprit que la voiture passait sur un pont-levis. Puis il entendit le bruit grinçant d'une porte qu'on referme. Puis on le tira de sa prison roulante, et il reconnut qu'il était dans la cour du Temple. Il vit Maurevert qui causait avec un homme de haute taille, fort comme un hercule. Derrière cet homme, vingt gardes étaient alignés. Près de lui, deux geôliers portaient des flambeaux, car il faisait nuit.

—Monsieur de Montluc, disait Maurevert, vous êtes responsable de ces deux hommes jusqu'à samedi.

«Deux hommes? se demanda le chevalier. Pourquoi jusqu'à samedi?... Deux hommes! Ah! oui, Marillac...»

—C'est bon, monsieur de Maurevert, dit le gouverneur en riant; j'en aurai tellement soin qu'ils ne voudront jamais me quitter. J'en réponds donc jusqu'à samedi. Et alors, samedi?...

—Lisez ceci.

—Ah! ah! ricana le gouverneur. Question ordinaire...

—Et extraordinaire, monsieur de Montluc.

Le chevalier frissonna longuement.

«Pour samedi, à dix heures, bon!»

—Prévenez le tourmenteur juré pour dix heures, dit Maurevert.

—Et les fossoyeurs pour midi! acheva Montluc avec son rire épais d'ivrogne.

Alors toute cette vision disparut, la cour noire, la face rouge du gouverneur, les torches, les gardes... Saisi par cinq ou six geôliers, Pardaillan fut entraîné dans l'antre formidable de la Tour carrée. On monta un escalier. Une porte fut ouverte. Le chevalier fut rapidement délié, puis poussé dans une sorte de cachot; la porte se referma.

—Bonsoir, messieurs! dit une voix que le chevalier reconnut pour celle de Montluc.

—Pourquoi messieurs? se demanda-t-il.

A ce moment, quelqu'un le saisit à pleins bras, quelqu'un qu'il ne put reconnaître dans la profonde obscurité. Mais ce quelqu'un, l'ayant embrassé en poussant force soupirs, finit par dire d'une voix rauque de douleur:

«Toi!... Toi ici!... Toi dans cet enfer!

—Mon père! s'écria le chevalier qui eut une seconde de joie intense.

Et, tendrement, il serra à son tour le vieux routier dans ses bras.

—Nous sommes perdus, cette fois, reprit Pardaillan père. Pour moi, le mal n'est pas grand. Mais toi! toi, mon pauvre chevalier!...

—Bon! Vous saviez bien que notre destinée était de mourir ensemble!

—Et vous aurez satisfaction, ricana derrière la porte la voix de Maurevert. C'est grâce à moi, messieurs, que vous êtes ici dans la même chambre; c'est grâce à moi que vous subirez la même torture; c'est grâce à moi que vous mourrez ensemble! Voilà votre coup de cravache payé!...

—Misérable! hurla le vieux routier en se jetant sur la porte.

Le chevalier n'avait pas bronché.

—Viens! reprit Pardaillan en prenant son fils par la main. Viens t'asseoir, mon pauvre enfant...

Et, comme il connaissait le cachot qu'il habitait depuis quelques jours, il conduisit le chevalier dans un coin où se trouvait entassée de la paille, à la fois siège et couchette des habitants de ce lieu sinistre.

Le chevalier allongea sur la paille ses membres endoloris par la pression des cordes. Le premier moment de joie instinctive passé, il éprouvait maintenant une douleur plus accablante qu'au moment où il avait été arrêté. Vaguement, sans se le dire, il avait compté sur son père pour sauver Loïse! Lui mort, le vieux serait encore là pour protéger la jeune fille et la mettre en sûreté.

Tout était fini! Le vieux Pardaillan était prisonnier comme lui.

Et alors une nouvelle angoisse vint le saisir à la gorge...

Quoi! Son père! Il allait le voir torturer sous ses yeux! Il allait entendre les horribles cris du pauvre vieux qu'il avait tant aimé!

Le chevalier éclata en sanglots. Il saisit dans ses bras la tête vénérée du vieux routier.

—O mon père! bégaya-t-il... mon pauvre père!...

Pardaillan demeura tout saisi, tout bouleversé d'entendre pleurer son fils.

C'était la première fois!...

Oui! Si loin qu'il remontât dans sa vie, jamais il n'avait vu pleurer le chevalier... Lorsque, tout enfant, il lui était arrivé de le corriger d'une taloche—bien rare du reste—le petit lui tournait le dos après l'avoir fièrement regardé, mais il ne pleurait pas!... Plus tard, lorsque, après de longues années passées ensemble sur les routes, à travers les mêmes aventures et les mêmes périls, il s'était décidé à partir seul de Paris, il avait bien surpris dans l'oeil du chevalier quelque chose comme une humide buée... mais il ne pouvait dire qu'il eût réellement pleuré! Lorsque le jeune homme éperdu d'amour avait eu cette conviction que sa Loïse ne serait jamais à lui, il n'avait pas pleuré encore!

Ces larmes brûlantes qui tombaient sur ses cheveux blancs lui causèrent une inexplicable sensation d'étonnement douloureux.

—Jean, dit-il d'une voix basse et tremblante, Jean, mon fils, je cherche vainement dans mon coeur des paroles de consolation... Comme tu dois souffrir, mon pauvre enfant!... Si jeune, si beau, si brave... Si je pouvais mourir deux fois, et que cela suffise aux misérables... mais non! c'est à toi qu'ils en veulent... Ils ne m'ont pris que pour t'atteindre plus sûrement... Pleure, mon petit Jean, pleure avec ton vieux père qui se maudit de n'avoir que des larmes à t'offrir dans ce suprême moment... pleure ta jeune existence brisée...

—Mon vénéré père, vous vous trompez. Je mourrai sans faiblir et saurai faire honneur à votre nom.

—C'est donc ta petite Loïson que tu pleures?

—Non, mon père... Loïse m'aime... je le sais... et mourir avec cette certitude, voyez-vous, c'est mourir avec le paradis dans le coeur... Mais tenez, ne parlons plus de ce moment de faiblesse que je viens d'avoir... conservons toutes nos forces pour l'instant... où...

Le chevalier ne put achever et se mordit violemment les lèvres. Le vieux Pardaillan s'était levé et, habitué déjà à l'obscurité, arpentait furieusement le cachot.

—Chevalier, grondait-il, je ne suis qu'un sot! Si je n'avais pas commis la folie d'aller me jeter dans la gueule du loup, je serais libre, et, fût-ce même en mettant le feu à cette vieille tour, je te délivrerais!

Il raconta alors comment il s'était rendu à l'hôtel de Mesmes, croyant y trouver le maréchal seul et le forcer à se battre avec lui. De son côté, le chevalier raconta la scène de son arrestation. Enfin, brisé de fatigue, le jeune homme finit par s'endormir et sommeilla quelques heures.

Quand il ouvrit les yeux, il constata qu'une sorte de faible jour éclairait assez le cachot pour qu'il y pût voir.

Sa première idée fut d'examiner soigneusement la porte, puis l'étroite lucarne par où passait la lumière. Le vieux routier le laissa faire en secouant la tête. Lorsque le chevalier eut achevé son inspection, il se tourna vers son père.

—Ce que tu viens de faire, dit celui-ci, je l'ai fait pendant la première journée de mon emprisonnement. Et voici ce que j'ai pu apprendre: si nous parvenions à ouvrir la porte—et il nous faudrait pour cela dix à quinze jours de travail—nous tomberions dans un couloir qui n'a qu'une issue, laquelle est gardée par une trentaine d'arquebusiers...

—Et la lucarne? fit le chevalier avec un calme terrible.

—Regarde. Il faudrait desceller trois ou quatre de ces blocs cimentés pour arriver jusqu'aux barreaux, et alors il faudrait descendre dans la cour toujours pleine de gardes...

—N'y a-t-il donc aucun moyen? aucun espoir?...

—Aucun moyen d'évasion, dit le vieux routier. Et, quant à l'espoir, il ne nous en reste qu'un: celui de ne pas trop souffrir en mourant et de ne pas faire une trop vilaine grimace.

Avant de quitter le Temple, revenons pour quelques instants à cette violente figure de Montluc que nous n'avons fait qu'entrevoir. Après avoir fait conduire son nouveau prisonnier au cachot, le gouverneur du Temple était rentré dans son appartement. L'arrivée de Maurevert l'avait surpris en plein dîner; le prisonnier dûment verrouillé, Montluc reprenait tout simplement son dîner où il l'avait laissé.

—A boire! fit-il en se laissant tomber dans un fauteuil.

La salle à manger était vaste et riche. Au milieu de cette salle se trouvait une table bien éclairée, chargée de venaisons diverses et surtout de flacons de toutes dimensions. Trois couverts étaient mis: celui de Marc de Montluc et ceux de deux jeunes femmes qui, en le voyant entrer, lourd et pesant comme un homme qui ne veut pas tituber, se hâtèrent de remplir son gobelet, vaste récipient d'étain qui contenait une demi-pinte.

Ces deux femmes étaient à peine vêtues; leurs seins nus débordaient de leurs corsages ouverts; elles avaient les cheveux dénoues et le visage peint. Elles étaient jolies, malgré la flétrissure de la débauche; c'étaient deux fortes gaillardes, l'une rousse, d'un roux ardent comme une bête fauve, l'autre brune, avec une magnifique chevelure d'Espagnole.

La rousse se nommait tout simplement la Roussette, et elle-même ne se connaissait pas d'autre nom.

La brune s'appelait Pâquette.

Toutes deux étaient douées, inoffensives, très bêtes, même pas fières de la splendeur un peu fanée de leurs chairs, dociles et passives.

Marc de Montluc vida d'un trait le large et profond gobelet qui venait de lui être présenté, puis il répéta:

—A boire! J'ai l'enfer dans la gorge.

—Ce doit être ce jambon, observa la Roussette.

—Ou plutôt les épices de ce quartier de chevreuil riposta Pâquette déjà jalouse.

—Quoi que ce soit, j'enrage, mes mignonnettes, j'enrage de soif et d'amour.

—Buvez donc, monseigneur! dirent ensemble les deux ribaudes qui, saisissant chacune un flacon, se mirent à verser en même temps dans le fameux gobelet.

Ce repas, cette orgie plutôt, fut ce qu'il devait être Montluc qui était déjà ivre lorsque Maurevert était arrivé, eut de plus en plus soif. Les ribaudes, à force de boire, se firent bacchantes. Vers dix heures, elles avaient fini par laisser tomber les robes légères qui les couvraient encore; elles étaient entièrement nues et Montluc, faune formidable, s'amusait dans son énorme gaieté à les porter toutes les deux à bras tendus, la Roussette, à cheval sur le bras droit. Raquette, à cheval sur le bras gauche. Puis il s'amusa encore à les envoyer au plafond comme des balles et à les recevoir dans ses bras. Elles riaient, écorchées d'ailleurs et toutes contuses. Pâquette avait une plaie au front. La Roussette saignait du nez. La gaieté de Montluc devenait du délire. Parmi les vaisselles brisées, les flacons renversés, il imagina alors de lutter contre les deux ribaudes.

—Si je suis vaincu, hurla-t-il, je vous promets une récompense rare. Tête et ventre! La reine mère en serait jalouse!

La lutte commença aussitôt. Les deux ribaudes attaquèrent le colosse. Les trois nudités s'étreignirent en des enlacements furieux et formèrent un groupe cynique dont les attitudes furent des chefs-d'oeuvre d'insolente impudeur.

Le mâle se laissa terrasser, accablé de baisers, de morsures et de coups de griffe, remplissant la salle du tonnerre de son rire.

—Voyons la récompense! crièrent en choeur la Roussette et Pâquette.

—La récompense, bégaya Montluc, ah! oui...

—Est-ce le beau collier que vous nous fîtes voir?

—Non, par le diable, c'est mieux que cela!

—Doux Jésus, s'écria la Roussette, cette ceinture toute en soie bleue passementée d'or?

—Mieux encore, fit l'ivrogne en cherchant à rassembler ses idées, je veux... vous mener... écoutez, mes brebis...

—Voir les baladins! s'écrièrent les ribaudes en frappant des mains.

—Non... voir torturer!...

La Roussette et Pâquette se regardèrent inquiètes, dégrisées, un peu pâles.

Montluc assena sur la table un coup de poing qui renversa un flambeau.

—A boire! dit-il. Je veux... vous mener... à la question... vous verrez le chevalet... et comme on enfonce... les coins... ah! ah!... ce sera beau, par saint Marc! Il y aura deux questionnés... ils n'en sortiront pas vivants. A boire!

—Qu'ont-ils fait? demanda Raquette en frissonnant.

—Rien, dit Montluc.

—Sont-ils jeunes? vieux? gentilshommes?

—Un vieux... monsieur de Pardaillan... et un jeune... monsieur de Pardaillan... le père et le fils...

Les deux ribaudes firent le signe de croix.

—Et quand verrons-nous appliquer la question, monseigneur?

—Quand? fit Montluc. Ah! voilà... Attendez...

Un travail confus se fit dans la cervelle épaissie de l'ivrogne. Une lueur de raison lui fit entrevoir les conséquences que pourrait avoir pour lui la fantaisie qui venait de lui passer par la tête. Il risquait sa place, un procès peut-être!...

Une idée soudaine l'illumina, et, comme la question devait être appliquée le samedi matin, il bredouilla:

—Dimanche, mes brebis... venez dimanche... à la première heure... n'oubliez pas... dimanche!...




XIV

LA REINE MARGOT

Ce lundi matin 18 août de l'an 1572, dès huit heures, les cloches de Notre-Dame se mirent à sonner à toute volée, les cloches des églises voisines ne tardèrent pas à repondre, en sorte que bientôt, dans l'air pur et léger de la claire matinée d'été, ce fut un vaste vacarme des voix de bronze qui mugissaient, toutes joyeuses.

Dans toutes les rues de Paris, bourgeois et gens du peuple marchaient par bandes nombreuses, les femmes traînant après elles des gamins qui trottinaient; des marchands allaient de groupe en groupe, offrant des échaudés, des oublies, des flans, des pâtés chauds, toutes bonnes choses qui se débitaient rapidement.

Des cris, des interpellations, des rires éclataient dans ce peuple et cela prenait une grande rumeur de fête.

Mais il y avait on ne sait quoi de mauvais dans ces rires, de menaçant dans ces physionomies.

Et la menace se précisait lorsqu'on remarquait que la plupart des bourgeois, au lieu d'avoir endossé le pourpoint de drap des dimanches, portaient la cuirasse de buffle ou de fer et s'appuyaient sur des pertuisanes.

Beaucoup d'entre eux portaient une arquebuse sur l'épaule.

Ce matin-là, en effet, devait se célébrer dans Notre-Dame le mariage d'Henri de Béarn et de Marguerite de France que, dans le Louvre, Charles IX appelait déjà la reine Margot.

Quatre compagnies avaient, pendant la nuit, pris position sur le parvis et empêchaient la foule d'approcher des marches qui montaient au grand porche central de l'église. La double haie de soldats, hérissée d'arquebuses et de hallebardes, se continuait ensuite, hors le parvis, jusqu'à la porte du Louvre, tournée vers Saint-Germain-l'Auxerrois.

Il en résultait que les groupes du peuple, en arrivant au parvis, le trouvaient déjà occupé par une foule entassée. Les nouveaux arrivés poussaient pour avoir une place. Ceux qui étaient déjà installés résistaient: de là des remous terribles, des bagarres, des hurlements.

Par moments, il y avait des silences subits, d'une inquiétante lourdeur; puis des clameurs éclataient, on ne savait pourquoi; dans tous les groupes, on s'entretenait de choses menaçantes; il se trouvait bien par-ci par-là des femmes qui causaient de la toilette que porterait Madame Marguerite et qui était, disait-on, un miracle de richesses ou encore, de la somptuosité des carrosses de cérémonie... mais vite, on revenait partout au sujet qui tenait au coeur des Parisiens.

Ce sujet dont on s'entretenait ardemment, avec force jurons et signes de croix, c'était la question de savoir si le roi de Béarn et ses damnés acolytes, les huguenots, entreraient dans Notre-Dame. Quelques-uns faisaient bien remarquer qu'il fallait que le roi entrât, s'il voulait se marier, mais le plus grand nombre jurait que le maudit n'oserait pénétrer dans le lieu saint.

On en concluait généralement qu'il faudrait le traîner de force dans Notre-Dame, afin qu'il pût faire amende honorable.

Telles étaient les dispositions de la foule, lorsque les canons du Louvre se mirent à tonner.

Il y eut alors, à la surface de cette masse humaine, une sorte de houle qui se propagea du parvis jusqu'aux rues voisines, les cous se tendirent, des cris de femmes à demi étouffées retentirent, mais furent couverts par une clameur énorme, d'une sauvage expression:

«Vive la messe!... A la messe, les huguenots!...»

Presque aussitôt, de nouvelles compagnies d'archers et d'arquebusiers renforcèrent la haie des gens d'armes qui avait maintenant un quadruple rang de chaque côté.

Les bourgeois vociféraient.

Il fut évident qu'on ne pourrait atteindre les huguenots ainsi protégés. Mais il fut évident aussi que cette foule, savamment portée au suprême degré de l'exaspération, deviendrait terrible si par malheur on la laissait se déchaîner!

La manoeuvre militaire qui, pour le moment, mettait les huguenots hors d'atteinte, exaspéra la multitude.

Et cette exaspération éclata en violents murmures contre le roi, qu'on accusait tout haut de protéger les hérétiques.

«Il nous faut un capitaine général!...»

Ce cri, qui traduisait si bien la pensée des bourgeois armés, courut de bouche en bouche, se fortifia, s'enfla.

«Guise! Guise! Guise, capitaine général!

«A la messe les huguenots!»

Tout à coup, il y eut pourtant une accalmie; vingt-quatre hérauts à cheval, magnifiquement vêtus de drap d'or, les armoiries royales brodées en bleu sur la poitrine, les chevaux caparaçonnés de longues housses flottantes, débouchaient sur six rangs, le coude haut, la trompette à bannière armoriée levée au ciel, et sonnaient une fanfare bruyante.

«Les voilà! Les voilà!...»

Ce cri, pour un instant, fit taire toutes les clameurs, et les haines éparses se résorbèrent en curiosité.

Le cortège royal déroulait sa pompe vraiment imposante, et des applaudissements éclatèrent même.

Immédiatement après la fanfare des hérauts, parut une compagnie des gardes à cheval, commandés par M de Cosseins: c'était tous des cavaliers de haute taille, montés sur de lourds chevaux normands, étincelants d'acier et de broderies.

Puis venait le grand-maître des cérémonies dont le cheval était tenu en bride par deux valets, et qui précédait une centaine de seigneurs, tous de l'entourage du roi de France.

Mais un grand silence tomba sur le parvis, tandis que les rues avoisinantes devenaient houleuses: le carrosse du roi venait d'apparaître. Charles IX, sous son grand manteau royal, grelottait de fièvre; il avait été pris par une de ses crises au moment de sortir du Louvre. Il avait une figure d'ivoire, et ses yeux, sous ses sourcils froncés, avaient un regard de fou. Ce fut une sinistre apparition qui passa dans un grand frisson de défiance. Près de lui, Henri de Béarn, très, pale aussi et pourtant souriant, considérait le peuple avec inquiétude, ne voyant autour de lui que des visages hostiles et des yeux menaçants.

Dans un vaste carrosse entièrement doré, trame par huit chevaux blancs, on vit alors Catherine de Médicis et Marguerite de France: la vieille reine rutilante de diamants, toute raide dans une robe de lourde soie qui semblait taillée dans le marbre, glaciale, hautaine et, semblait-il, attristée par la cérémonie qui se préparait; sa fille Margot, radieuse de beauté, indifférente à ce qui se passait, un pli d'ironie au coin des lèvres.

La reine mère était à droite et, de ce côté-là, retentirent des hurlements forcenés de:

«Vive la messe! Vive la reine de la messe!»

Marguerite était assise à gauche et, sur la gauche du carrosse, ce furent des ricanements qui éclatèrent. «Bonjour, madame, cria une femme; votre mari a-t-il été à confesse, au moins?»

Le carrosse passa dans un rire énorme; mais, aussitôt après les vingt-quatre voitures qui contenaient les princes du sang, c'est-à-dire Henri, duc d'Anjou, et François, duc d'Alençon, et la duchesse de Lorraine, deuxième fille de Catherine, puis les dames d'atours, les demoiselles d'honneur, parurent divers personnages que la foule accueillit par un tonnerre de vivats: le duc de Guise, le maréchal de Tavannes, le maréchal de Damville, le duc d'Aumale, M. Goudé, le chancelier de Birague, le duc de Nevers, et une foule de gentilshommes, tous dans des carrosses d'une fabuleuse richesse tous vêtus de costumes d'une réelle splendeur.

Puis, tout aussitôt, les hurlements reprirent:

«A la messe! A la messe!»

Les huguenots apparaissaient à leur tour en des costumes non moins riches, mais plus sévères que les catholiques.

On ignore qui avait ainsi ordonnancé la marche du cortège. Mais cette séparation très nette entre les gentilshommes catholiques et protestants, le soin qu'on avait eu de placer les huguenots à la fin, à part quelques-uns comme Coligny et Condé qui occupaient leur rang naturel, permirent à la multitude mille suppositions, dont la plus essentielle était qu'on avait voulu mortifier les hérétiques.

Ils passèrent très fiers, dédaignant de répondre aux quolibets, aux plaisanteries, aux insultes.

Or, au fur et à mesure que le cortège défilait, les personnages de chaque carrosse pénétraient sous le grand porche, où l'archevêque et son chapitre se trouvaient réunis pour accueillir les deux rois, la reine et la fiancée.

Dans ce groupe que nous venons de signaler, se trouvaient Crucé, Pezou et Kervier, toujours inséparables.

Les gentilshommes du roi, qui se trouvaient à cheval avaient formé un demi-cercle autour du porche, de façon à dessiner une nouvelle barrière renforçant la barrière de hallebardiers et d'arquebusiers.

Charles IX et Henri de Béarn, précédés du grand-maître des cérémonies, de ses acolytes et de douze hérauts à pied sonnant de la trompette, entrèrent les premiers dans Notre-Dame.

Le moine Salviati, envoyé spécial du pape, s'avança à la rencontre du roi et, fléchissant à demi le genou, lui offrit l'eau bénite dans une aiguière d'or, en lui disant que cette eau avait été apportée par lui de Rome et prise au bénitier de Saint-Pierre.

Charles IX trempa ses doigts dans l'aiguière et il se signa lentement, jetant un regard oblique sur Henri.

Le chef des huguenots comprit que tous les yeux étaient fixés sur lui, et qu'on attendait qu'il fît le signe croix.

—Mon cousin, s'écria-t-il à demi-voix, que voilà donc une superbe assemblée d'évêques. Béni par un aussi grand nombre de saints, mon mariage ne peut manquer d'être heureux.

En parlant ainsi, le Gascon gesticulait gravement avec sa main, de façon qu'on pût à la rigueur admettre qu'il s'était signé. Charles IX sourit faiblement et se dirigea vers son trône.

Le cortège, peu à peu, s'entassa dans l'énorme nef qui, dans le scintillement des milliers de cierges, dans le cadre immense des tentures brodées qui tombaient du haut des voûtes, dans la clameur des cloches, des chants solennels et des trompettes, présenta alors un spectacle d'une magnificence inouïe.

Au-dehors, les vociférations éclataient à ce moment plus menaçantes, et le bruit du peuple, semblable au bruit de l'Océan par les heures de tempête, faisait frissonner Charles IX qui, livide, écoutait;

«Vive Guise! Vive le capitaine général!...»

Les huguenots, au nombre d'environ sept cents gentilshommes, venaient de mettre pied à terre devant le grand porche.

Mais, au lieu d'entrer dans l'église, ils s'étaient arrêtés, silencieux, ou formant des groupes qui causaient entre eux à voix basse, sans paraître entendre les hurlements.

—A la messe! à la messe! vociféra Pezou.

—Les maudits ne veulent pas entrer! rugit Kervier.

—Ils y entreront bientôt malgré eux! tonna Crucé.

Cette menace directe provoqua un délire d'enthousiasme dans le groupe qui occupait les marches, tandis qu'au loin la foule, ne sachant de quoi il s'agissait, riait en criant:

«Les damnés huguenots sont à la messe! Vive la messe!...»

Seuls trois huguenots avaient pénétré dans l'église. Le premier, c'était l'amiral Coligny, qui avait dit tout haut:

«Ici, ce peut être un champ de bataille comme un autre...»

Le deuxième, c'était le jeune prince de Condé qui, se penchant vers l'oreille du Béarnais, avait murmuré:

«La pauvre défunte reine m'a enjoint de ne vous quitter jamais, ni au camp, ni à la ville, ni à la cour.»

Le troisième; c'était Marillac.

Marillac ne savait qu'une chose: c'est que, depuis deux jours, en témoignage de son affection et pour avoir le droit de la protéger, la reine mère avait reçu Alice de Lux parmi ses filles d'honneur.

Alice devait donc être dans Notre-Dame: il y entra. Il fût entré en enfer. Il la vit en effet. Elle était tout près de la reine, habillée de blanc. Elle était toute pâle. Ses yeux étaient baissés.

«A quoi pense-t-elle?» songeait-il en la dévorant des yeux.

Alice, à ce moment, songeait ceci:

«Ce soir. Oh! ce soir, à minuit, j'aurai la lettre! l'infernale lettre qui me faisait la serve de Catherine! Ce soir, je serai libre, ah! libre... nous partirons, demain, et le bonheur, enfin, commencera pour moi.»

Ainsi, en cette matinée où elle croyait toucher à la liberté, c'est-à-dire à l'amour, au bonheur, Alice n'avait pas une pensée pour le pauvre petit être abandonné, pour son fils, pour Jacques Clément!

La reine Catherine était assise à gauche du maître-autel, sur un trône un peu plus bas que celui du roi, placé sa droite. Autour d'elle, ses filles d'honneur préférées sur des sièges en velours bleu, parsemé de fleurs de lis.

Derrière cette tenture, nul ne pouvait voir un moine qui se tenait debout dans l'ombre: c'était l'envoyé du pape, Salviati. Il était à demi penché vers la reine, qui semblait très attentive à lire dans son livre d'heures.

—Vous partirez aujourd'hui même, disait Catherine du bout des lèvres.

—Et que dois-je rapporter au Saint-Père? Que vous faites la paix avec les hérétiques? Dites, madame, est-ce cela que je dois rapporter?

Catherine répondit:

—Vous rapporterez au Saint-Père que l'amiral Coligny est mort!

Salviati tressaillit.

—L'amiral! fit-il. Le voilà là, à trente pas de nous, plus hautain que jamais.

—Combien de jours vous faut-il pour atteindre Rome?

—Dix jours, madame, si j'ai des nouvelles intéressantes...

—Eh bien, l'amiral sera mort dans cinq jours.

—Et qui le prouvera? demanda rudement le moine.

—La tête de Coligny que je vous enverrai», répondit Catherine sans émotion.

Salviati, tout cuirassé qu'il fût contre la pitié, ne put s'empêcher de frissonner. Mais déjà Catherine ajoutait:

—Vous direz donc au Saint-Père que l'amiral n'est plus. Dites-lui aussi qu'il n'y a plus de huguenots à Paris.

—Madame!...

—Qu'il n'y a plus de huguenots en France! termina Catherine d'une voix funèbre.

En même temps, elle s'agenouillait sur son prie-Dieu et se prosternait. Salviati, pâle comme un mort, avait lentement reculé.

Nul n'avait remarqué son manège, excepté une personne qui paraissait plongée dans la plus évangélique méditation, mais qui, manoeuvrant son regard à droite et à gauche, ne perdait pas un détail de ce qui se passait autour d'elle.

Et cette personne, c'était l'épousée elle-même, la soeur de Charles IX, la fille aînée de Catherine.

Savante, sceptique, supérieure à son époque, capable de soutenir une conversation suivie en latin et même en grec, éprise de littérature, de moeurs faciles, Marguerite était l'antithèse vivante de sa mère. Elle avait horreur des violences, horreur du sang versé, horreur de la guerre. On peut sans doute lui reprocher d'avoir considéré la vertu domestique comme un préjugé. Mais nous voulons seulement retenir que Margot, jusque dans ses débauches, conserva une élégance d'attitude et d'esprit qui lui font pardonner bien des choses.

Le matin même, comme l'amiral Coligny arrivait au Louvre pour prendre sa place dans le cortège, il avait dit au roi:

—Sire, voilà certes un beau jour qui se prépare pour le roi de Navarre, pour moi, et pour tous ceux de ma religion.

—Oui, avait brusquement répondu Charles, car, en donnant Margot à mon cousin Henri, je la donne à tous les huguenots du royaume.

Cette boutade, qui disait clairement le peu d'estime qu'avait le roi pour la vertu de sa soeur, fut rapportée aussitôt à Marguerite qui, avec son plus charmant sourire, repartit:

—Oui-da, mon frère et sire a dit cela? Eh bien, j'en accepte l'augure, et ferai de mon mieux pour rendre heureux tous les huguenots de France.

Pendant la cérémonie, Margot, l'oeil aux aguets, surprit l'entretien de sa mère et de l'envoyé du pape. A ce moment, elle était agenouillée près d'Henri de Béarn, qu'elle poussa légèrement du coude.

Henri, un peu pâle et souriant quand même de son sourire narquois, étudiait, lui aussi, avec une ardeur parfaitement dissimulée, les gens qui l'entouraient.

—Monsieur mon époux, murmura Marguerite, tandis que l'archevêque psalmodiait, avez-vous vu ma mère causer avec le révérend Salviati?

—Non, madame, dit Henri à voix basse tout en paraissant écouter religieusement l'officiant. Mais, comme vous avez de bons yeux, j'ose espérer que vous me ferez part de ce que vous avez vu.

—Monsieur, reprit Margot, je n'ai vu et ne vois rien de bon autour de nous.

—Auriez-vous peur, ma mie? demanda bravement le Gascon.

—Non, monsieur. Mais, dites-moi, ne sentez-vous rien?

—Si fait. Je sens l'encens...

—Et moi, je sens la poudre.

Henri jeta un regard de côté sur sa femme. Pour la première fois, peut-être, il la comprit bien. Car, baissant la tête comme pour une prière, il murmura d'une voix où, cette fois, il n'y avait plus d'ironie:

—Madame, pourrais-je donc vous parler à coeur ouvert?... Puis-je réellement compter sur vous?

—Oui, monsieur et sire, répondit Marguerite avec un accent de ferme franchise. Ne me quittez pas pendant tout le temps que nous serons à Paris...

—Ventre-saint-gris, madame, savez-vous que je ne vais plus avoir peur que d'une chose?

—Laquelle, sire?

—C'est de me mettre à vous aimer.

Margot eut un sourire plein de coquetterie.

Ainsi, c'est dit? reprit-elle. Vous me jurez fidélité pour tout le temps que vous logerez au Louvre?

—Madame, vous êtes adorable, dit le Gascon avec une émotion contenue.

Tels furent les propos qu'échangèrent les deux nouveaux époux, pendant que se déroulait la cérémonie nuptiale:

Cette cérémonie se termina enfin. Puis, précédé en grande pompe de tout le chapitre de Notre-Dame, le cortège se reforma: cardinaux, évêques, archevêques rutilants d'or, mitre en tête, crosse à la main, marchèrent jusqu'à la porte en entonnant le Te Deum. Le roi de Navarre donnait la main à la nouvelle reine; Catherine de Médicis, Charles IX, les princes, passèrent dans la double haie des seigneurs et des grandes dames toutes raidies dans les plis des soieries; les trompettes sonnèrent de joyeuses fanfares; les cloches recommencèrent leurs mugissements; le canon gronda, le peuple se mit à hurler, et tout ce monde, dans une houle énorme, dans la clameur des vivats et des menaces, reprit le chemin du Louvre.

Au Louvre, des fêtes splendides commencèrent aussitôt. Mais, dès que Marguerite eut reçu les salutations et les voeux de la multitude des seigneurs, dès qu'on se fut répandu dans les salles, elle entraîna son mari jusque dans son appartement.

—Sire, dit-elle, voici ma chambre. Comme vous voyez, j'y ai fait dresser deux lits. Voici le mien, et voici le vôtre. Tant que vous dormirez dans ce lit, je réponds de vous, sire!

—Pour Dieu, madame, s'écria Henri, que savez-vous?

—Je ne sais rien, dit sincèrement Margot. Je ne sais rien qu'une chose. C'est qu'ici je suis chez moi. Ici nul n'oserait pénétrer, pas même le roi.»

Henri baissa la tête, pensif.

—Venez, sire, reprit la reine Margot. Il ne faut pas que notre absence soit remarquée. On pourrait soupçonner que nous parlons d'amour...

—Tandis que nous parlons de mort! dit le Béarnais avec un frisson.

Pâles tous deux des pensées formidables qu'ils portaient et des choses qu'ils entrevoyaient, ils reprirent silencieusement le chemin des salles de fête.

«Vive la messe!» rugissait au-dehors la foule.

—Eh! ventre-saint-gris! dit le Béarnais, j'en sors, de la messe... et je n'en suis pas fâché, ajouta-t-il en déguisant ses inquiétudes sous une apparence de joviale galanterie... Car ma première messe me vaut la femme de France qui a le plus d'esprit et de beauté.

Il fixa un clair regard sur la nouvelle reine.

—Or ça, que me rapportera, en ce cas, ma deuxième messe?

—Qui sait? répondit la reine Margot en lui rendant regard pour regard.

Et, en elle-même, elle pensa:

—Peut-être un coup de poignard... ou peut-être le trône de France.




XV

L'ESCADRON VOLANT DE LA REINE

Dans les rues qui avoisinaient le Louvre, la foule de bourgeois et de peuple enfin libre de toute entrave s'était répandue avec des hurlements si féroces que les postes de chaque porte crurent prudent de relever les ponts-levis.

On ne sait ce qui fût arrivé dans cette journée si le temps ne se fût soudainement couvert et si une forte pluie d'orage n'eût engagé les Parisiens à rentrer chez eux.

Cependant, deux ou trois milliers des plus enragés reçurent stoïquement les averses en criant de plus belle:

«Vive la messe! Vive la messe!»

Ce cri, les huguenots rassemblés dans le Louvre l'entendaient sans inquiétude: ils étaient les hôtes du roi de France, et il leur semblait impossible que le plus grand roi de la chrétienté manquât à ses devoirs d'hospitalité en les faisant malmener.

Ils étaient d'ailleurs parfaitement résolus à se défendre, et à défendre le roi lui-même. Beaucoup d'entre eux soupçonnaient la main de Guise dans toute cette effervescence populaire. Si les choses allaient plus loin, si Guise, dans un coup de folie, osait attaquer Charles IX, ils défendraient le roi et le maintiendraient sur le trône.

Mais la foule poussait aussi un autre cri, que Catherine écoutait avec un sourire aigu.

A un moment, elle entraîna son fils Charles vers un balcon en lui disant:

—Sire, montrez-vous donc un peu à votre bon peuple qui vous acclame.

Charles IX parut sur le balcon. A sa vue, ce fut au-dehors une sorte de rugissement furieux. Et cette rumeur éclata:

«Vive le capitaine général! Vive Guise!... Mort aux huguenots!»

—Vous entendez, sire? fit Catherine à l'oreille du roi. Il n'est que temps d'agir... si vous ne voulez que Guise agisse à votre place!

Charles IX eut un tressaillement de rage et de terreur. Une lueur sanglante s'alluma dans ses yeux. Il recula, rentra, et, comme il se retournait vers l'intérieur de la salle, il vit venir Henri de Guise et l'amiral Coligny qui paraissaient au mieux ensemble.

Charles IX les regarda tous les deux avec des yeux de fou. Et, soudain, il éclata de rire: ce rire atroce, funèbre, terrible, qui le secouait comme d'une convulsion mortelle.

Catherine de Médicis s'était éloignée lentement. Sur son passage, les fronts se courbaient. Souriante, hautaine, elle passa.

Elle était plus jaune encore que d'habitude; c'était une statue d'ivoire en marche. On la vit s'arrêter devant une de ses demoiselles d'honneur; elle laissa tomber quelques mots, et continua son chemin: puis elle parla à une autre de ses demoiselles, puis à une autre; peut-être donnait-elle un mot d'ordre.

Enfin, elle se retira dans ses appartements, suivie par quatre de ses filles qui l'avaient escortée dans toutes ses évolutions.

Parmi ces quatre, se trouvait Alice de Lux.

Catherine pénétra dans son vaste et somptueux cabinet. Sur un signe qu'elle fit, Alice seule la suivit.

—Mon enfant, dit la reine en prenant place dans son grand fauteuil, tandis qu'Alice avançait un coussin de velours sous ses pieds, mon enfant, vous ne quitterez pas le Louvre aujourd'hui, ou plutôt vous ne me quitterez pas...

—Cependant, madame...

—Oui, je sais ce que vous allez me dire: vous devez attendre le comte de Marillac ce soir à huit heures...

Alice jeta sur la reine un regard étonné. Catherine haussa les épaules.

—Est-ce que je ne sais pas tout? fit-elle avec bonhomie. Mais, puisque nous allons nous séparer sans doute, je veux vous parler avec entière franchise: c'est Laura qui m'a prévenue. Cette bonne vieille Laura qui vous avait inspiré tant de confiance, eh bien, elle me tenait tous les jours au courant de ce que vous disiez et faisiez... A l'avenir, Alice, soyez prudente dans le choix de vos amies et de vos confidentes.

Alice demeurait atterrée, reprise par cette épouvante insurmontable que lui inspirait Catherine.

—Cette Laura est une laide créature, continua la reine; chassez-la dès demain... Mais, pour en revenir à ce que je disais, je sais donc que vous avez donné rendez-vous au comte de Marillac pour ce soir, à huit heures. Il devait vous révéler le secret qu'il avait eu bien du mal à garder, le pauvre garçon!... Ce secret, je vais vous le dire: le comte devait vous conduire à minuit dans Saint-Germain-l'Auxerrois... savez-vous pourquoi?

—Non, madame, balbutia Alice.

—Enfant!... Je vous croyais plus perspicace... Eh bien, apprenez donc que j'ai tout fait préparer pour que votre union avec le comte soit couronnée ce soir...

L'espionne rougit et pâlit coup sur coup. Son coeur se dilata. Ses yeux se remplirent de larmes. Elle balbutia:

—Mais la lettre, madame...

—La lettre? ah! oui... eh bien?

—C'est ce soir qu'on devait me la remettre, fit Alice tremblante d'espoir.

—Que Panigarola doit vous la remettre, voulez-vous dire? Puisque je la lui ai remise à lui-même! Puisqu'il vous pardonne!... Eh bien... à onze heures, vous verrez le marquis, et à minuit, le comte de Marillac arrivera, je me charge de le prévenir...

Alice sentait sa tête lui tourner comme lorsqu'on a le vertige.

Que Panigarola et Marillac fussent amenés par la reine dans le même lieu, presque à la même heure, cela lui semblait une redoutable conjoncture.

Le moine s'en irait-il? Le moine était-il au courant du mariage qui se préparait? Aurait-il donc cette grandeur d'âme de disparaître, la laissant libre, heureuse?...

—Vous ne me remerciez pas? reprit la reine toujours souriante.

—Hélas! madame! Vous me voyez toute bouleversée de bonheur et de crainte...

—De crainte?... Ah! oui... vous pensez que les deux rivaux peuvent se rencontrer, qu'un mot échappé à Panigarola peut tout apprendre à Marillac... Rassurez-vous: j'ai pris mes précautions... ils ne se verront pas.

—Ah! madame, s'écria Alice dans une explosion de joie sincère, que ne puis-je mourir pour Votre Majesté!...

—Enfant que vous êtes! Songez donc à vivre bien plutôt!... Mais ce n'est pas tout, Alice. Je vous ai parle avec la plus entière franchise... j'espère que vous-même...

—Interrogez-moi, madame!

—Eh bien, demanda la reine, que prétendez-vous faire? J'entends non pas seulement demain, mais dès cette nuit... Restez-vous à Paris?... Vous en allez-vous?...

Alors l'espionne devina ou crut avoir deviné la secrète pensée de la reine.

Le comte de Marillac, c'était son fils!

L'espionne le savait. Elle l'avait appris à Saint-Germain, dans la soirée même où la reine de Navarre l'avait chassée. Ce terrible secret, elle l'avait enfermé au plus profond de son coeur.

En effet, elle avait cette conviction profonde que la reine tuerait Marillac du jour où le mystère de sa naissance menacerait de s'éclairer.

Voici donc ce qu'elle supposa: la reine sait que Marillac est son fils. Elle sait que je ne puis vivre à Paris sans risquer d'être démasquée à chaque instant. Elle sait donc que j'entraînerai le comte le plus loin possible de Paris. Et c'est pour cela, c'est uniquement pour cela qu'elle me le donne pour époux et que mon mariage se fait la nuit, en plein mystère...

—Madame, dit-elle, c'est justement de ces choses que je voulais, ce soir, m'entretenir avec le comte. Mais j'attendrai les ordres de Votre Majesté.

—Nullement. Je veux que vous en fassiez à votre tête. Voyons, quel conseil donnerez-vous au comte?

—Eh bien, madame, pour être franche comme me l'ordonne ma reine, je n'ai pas de plus ardent désir que de quitter Paris. Votre Majesté me pardonnera, j'ose l'espérer.

—Ainsi, reprit Catherine avec une joie visible et peut-être sincère, vous partirez... mais quand?

—Dès cette nuit, si je puis, madame!

Catherine demeura pensive pendant quelques instants.

Qui sait si, à ce moment, elle ne pesa pas une dernière fois dans son esprit la nécessité du meurtre de son fils.

Qui sait si elle ne se dit pas que ce meurtre était peut-être inutile!

—Ce soir, à minuit, dit-elle lentement, une voiture vous attendra à la porte de Saint-Germain-l'Auxerrois. J'aurai donné les ordres nécessaires pour qu'elle puisse franchir sans obstacle la porte Bucy, par laquelle vous quitterez Paris. Vous gagnerez Lyon sans vous arrêter. De là, vous passerez en Italie. Vous vous arrêterez à Florence et vous y attendrez mes dernières instructions. Me promettez-vous que tout se passera ainsi que je vous le dis?

—Je vous le jure, madame! dit Alice en tombant à genoux.

—Bien... Si le comte... si votre époux manifestait un jour l'intention de rentrer en France, me promettez-vous de l'en détourner? Et s'il persiste, de m'en aviser?

—Jamais nous ne reviendrons en France, madame!

—Bien. Relevez-vous; mon enfant... Dans la voiture, vous trouverez mon cadeau de noces. A Florence, je vous ferai parvenir un acte de donation de l'un des palais de ma famille... Ne me remerciez pas, Alice... vous m'avez fidèlement servie, il est juste que je vous récompense...

Un flot de larmes brûlantes déborda des yeux d'Alice.

—Ah! madame, dit-elle, pauvre, sans ressources, dépouillée du peu que je possède, dussé-je marcher à pied, je serai trop heureuse encore de quitter Paris... pardonnez-moi, madame, j'y ai trop souffert!...

—Maintenant, Alice, écoutez-moi bien... j'ai encore des choses graves à vous dire... Je vais, mon enfant, vous donner une preuve de confiance illimitée.

—Les secrets de Votre Majesté me sont sacrés...

Catherine fixa un profond regard sur l'espionne, et dit nettement.

—Il y a une faute dans ma vie...

Alice demeura attentive, mais sans surprise apparente.

—Je dis, continua Catherine, une faute dans ma vie de femme... Quant à ma vie de reine, elle est au-dessus de la faute même... Pour vous parler plus clairement, Alice, apprenez un redoutable secret et voyez jusqu'où va ma confiance pour vous: Charles, Henri et François ne sont pas mes seuls fils...

Alice n'eut pas un tressaillement.

Peut-être cette insensibilité absolue fut-elle une erreur de sa part. Peut-être eût-elle dû témoigner une respectueuse surprise.

La reine, qui la dévorait des yeux, poursuivit:

—J'ai un quatrième fils. Et celui-là est loin des marches du trône.

—Quoi! madame, s'écria enfin Alice, un des fils de Votre Majesté aurait donc été écarté dès sa naissance...

Exclamation d'une prodigieuse habileté qui arriva presque à convaincre Catherine.

—Vous n'y êtes pas, reprit celle-ci. Le fils dont je vous parle, c'est mon fils, mais ce n'est pas celui du roi défunt...

—Madame, balbutia Alice, est-ce bien à moi que Votre Majesté fait une si terrible confidence....

—Vous jugez donc que la chose est terrible? fit Catherine... Oui, vous avez raison... Car, si on savait qu'il y a un adultère dans la vie de la grande Catherine, s'il y avait de par le monde un homme qui puisse entrer un jour ici et revendiquer peut-être des droits de naissance, à coup sûr des droit du coeur... oui, ce serait horrible pour moi!... C'est cela que vous avez voulu dire, n'est-ce pas?...

—Madame, s'écria l'espionne affolée déjà, comment oserais-je me permettre une pareille pensée!

Catherine se leva brusquement.

—Cet homme existe! gronda-t-elle. Oui, Alice, cette affreuse menace est suspendue sur la tête de ta reine! Et maintenant tu vas savoir pourquoi je considère Marillac comme mon ennemi mortel, pourquoi j'ai voulu le surveiller étroitement, pourquoi je t'ai attachée à ses pas...

Alice frissonnait.

Catherine notait ces frissons, étudiait cette pâleur livide, cherchait à provoquer le coup de foudre qui éclairerait ce qu'il y avait d'obscur dans la pensée d'Alice...

—Alice, dit la reine en martelant ses paroles, il y a un homme qui est la preuve vivante de ma faute, et cet homme, mon fils... Marillac le connaît...

—C'est faux, rugit Alice.

—Comment le sais-tu? haleta Catherine. Tu sais donc quelque chose?...

—Rien, madame, rien, je le jure! Marillac ne sait rien...

—Comment le sais-tu?

—Il me l'eût dit! Il n'a pas de secret pour moi...

La réponse était si naturelle, si vraisemblable, que la reine reprit lentement sa place et murmura:

«Me suis-je trompée?...»

Mais c'était une habile tourmenteuse que Catherine de Médicis. Elle rassembla ses idées et, avec cette rapidité, cette lucidité qui la faisaient si redoutable, changea sur l'instant même son plan d'attaque.

—Oui, dit-elle avec une mélancolie profonde, je haïssais le comte de Marillac... Je ne le hais plus, Alice. Ne crois pas que ce soit pour toi que je lui ai pardonné... Je l'aime bien, c'est vrai, mais mon affection ne pouvait aller jusque-là... Non, si j'ai pardonné au comte, c'est que j'ai acquis la certitude qu'il n'a pas parlé, qu'il a enseveli en lui-même le terrible secret... Et puis, ce qui me rassure, c'est que je compte sur toi pour l'emmener loin de Paris...

L'espionne fut, dès lors, entièrement rassurée.

«Voilà donc la vérité! Je la vois clairement. La reine sait que son fils est vivant! Elle croit que Déodat connaît son fils. Elle me charge de l'entraîner loin de Paris. C'est simple. Mais que serait-ce donc si elle savait que ce fils... c'est Déodat lui-même!»

Dans cette dernière et suprême bataille entre les deux femmes, la reine fut la plus forte. Elle ne commit aucune faute. Alice en commit une terrible en oubliant de se demander pourquoi Catherine lui faisait de telles confidences.

Alors la reine acheva son évolution, ce qu'on pourrait appeler un mouvement tournant de la pensée; sans grand effort, ses yeux se remplirent de larmes et elle murmura:

—Hélas! mon enfant, qui pourra jamais sonder le coeur d'une mère? Ce fils, qui est une menace pour moi, ce fils dont j'ai peur, ce fils que je cherche à écarter de ma vie sans le connaître, eh bien, je donnerais tout au monde pour le voir... ne fût-ce qu'une fois! Oh! tu ne peux comprendre cela, toi.

Alice demeura écrasée.

—En effet, gémit-elle au fond de sa conscience, je ne puis comprendre cela, moi! Moi qui vais partir, abandonnant mon enfant...

—Vois-tu, reprit la reine avec un sanglot, depuis des années et des années, c'est de cela que l'on me voit triste à la mort! Ce fils, Alice, il m'inspire une terreur insurmontable... et pourtant, je l'aime! Oh! si seulement je pouvais le bénir, l'embrasser à mon heure dernière... Comme je l'ai cherché... Comme je le cherche encore!...

Les mains jointes, les yeux humides, la voix brisée, la reine semblait oublier la présence d'Alice.

—Est-il plus effroyable supplice pour une mère! Passer sa vie à chercher l'enfant que l'on aime en secret sans même avoir la consolation de pouvoir avouer son amour maternel!... Que disais-je donc, Alice?... oui, c'est sur toi que je compte...

—Sur moi, madame, balbutia l'espionne.

—Ecoute! Quoi que tu en dises, Marillac connaît mon fils. Le comte, dans son extrême loyauté, ne t'a jamais entretenu de ce mystère... mais à quelques mots qui lui sont échappés, devant moi, je sais qu'il connaît mon fils!... Alors...

—Alors, madame? fit Alice toute palpitante.

—Eh bien, lorsque vous serez à Florence, tu lui arracheras ce secret... c'est le dernier service que je te demande, Alice!

Alice chancelait. Son esprit vacillait. Elle était comme un duelliste qui a reçu plusieurs coups et qui sent l'épée lui échapper des mains. Elle jeta un regard sur la reine et la vit livide.

—Hélas! reprit la reine dans un murmure, et en fermant les yeux, faible espoir! Qui sait si tu arriveras jamais à me faire connaître ce fils que je cherche en vain...

—J'en suis sûre, madame! s'écria l'espionne hors d'elle.

—Tu cherches à me consoler, fit la reine en se raidissant dans son rôle. Tu ne sais rien... tu me l'as dit..

—Madame, je vous jure que je vous ferai connaître votre fils!...

—Hélas! en es-tu bien sûre?...

—Aussi sûre que je vois Votre Majesté!

Ce fut une explosion sur les lèvres d'Alice.

La reine ferma les yeux, ses traits se détendirent: la lutte était terminée par ce mot. Avec la profonde satisfaction du triomphe, avec la haine furieuse qui s'était accumulée en elle, avec l'épouvante que le secret n'eût déjà franchi le cercle où il était enfermé, elle murmura en elle-même:

«Enfin! tu avoues! Tu sais, vipère!... Bon, bon... Ils étaient trois: Jeanne d'Albret, Marillac, Alice... Jeanne d'Albret est morte. Au tour d'Alice... et de mon fils!...»

Elle rouvrit les yeux, se leva, embrassa au front l'espionne.

—Mon enfant, dit-elle, je vous crois!... C'est vous qui me ferez retrouver mon fils... Adieu, Alice, à ce soir... D'ici là, vous êtes ma prisonnière... quelqu'un viendra vous prendre ici...

Elle sortit, laissant Alice palpitante, courbée par l'émotion plus encore que par le respect.

«O mon amant! s'écria l'espionne quand elle fut seule, enfin, nous touchons au bonheur.»




XVI

L'ESCADRON VOLANT DE LA REINE (suite)

Dix heures du soir venaient de sonner. Au Louvre, la première journée des fêtes données en l'honneur du grand acte qu'avait été le mariage d'Henri de Béarn et de Marguerite de France, cette première journée s'achevait dans une joie sans mélange.

Au-dehors, tout était silence et ténèbres.

A dix heures du soir, l'église Saint-Germain-l'Auxerrois était plongée dans une profonde obscurité.

Cependant, l'une des chapelles latérales s'éclairait faiblement, grâce à quatre flambeaux qui brûlaient sur l'autel.

Dans ce coin de l'église, un étrange spectacle eût frappé le visiteur qui fût entré à ce moment-là, si toutefois quelqu'un eût pu entrer: chose difficile, car les portes étaient fermées, et à chacune de ces portes, au-dehors, dissimulés dans l'ombre, trois ou quatre hommes montaient la garde.

Si quelqu'un venait et frappait d'une certaine façon convenue, ils devaient ne pas s'en inquiéter: on ouvrirait à ce quelqu'un, du dedans. Ces nocturnes veilleurs avaient mission de se saisir de toute autre personne qui se serait approchée.

Au-dedans, près de chaque porte, deux femmes attendaient ces personnes inconnues qui devaient venir.

Dans la chapelle latérale que nous venons de signaler, se trouvaient rassemblées une cinquantaine de femmes.

Elles étaient assises autour de l'autel, en demi-cercle, sur cinq ou six rangs, et causaient entre elles à voix basse; il en résultait un murmure confus qui n'était pas un murmure de prières.

Parfois, un éclat de rire étouffé jaillissait de ce murmure.

Parfois aussi, un éclat de voix dominait soudain les conversations.

Ces femmes étaient toutes d'une extrême jeunesse: la plus vieille n'avait pas vingt ans.

Elles étaient richement vêtues; toutes étaient belles; elles avaient des yeux hardis, hautains, et même durs.

Telles qu'elles étaient, cependant, plus d'une de ces femmes était souverainement belle, de cette beauté qui inspire de tragiques amours.

Toutes ces jeunes filles portaient à leur corsage une dague.

Toutes ces dagues, sorties évidemment de chez le même armurier, étaient cachées dans d'uniformes fourreaux de velours noirs.

Uniformément aussi, la poignée de ces dagues formait une croix.

Et chacune de ces poignées, c'est-à-dire chacune de ces croix, portait pour unique ornement un beau rubis.

Dans l'ombre, ces cinquante rubis incrustés à la croix de ces poignards attachés aux corsages de ces femmes, jetaient de rouges lueurs.

Dix heures sonnèrent...

Le murmure des voix féminines s'arrêta soudain.

Tout à coup, une sorte de glissement furtif se fit entendre, les jeunes filles tournèrent la tête vers le maître-autel...

«La reine! Voici la reine!»

Toutes alors se levèrent et demeurèrent silencieuses, courbées, frissonnantes.

Catherine s'avança lentement, arrivant du fond de l'église, probablement de la sacristie.

Elle était entièrement vêtue de noir. Le long voile des veuves l'enveloppait et cachait son visage. Sur sa tête, une couronne royale en or vieilli jetait de vagues reflets.

Elle traversa les rangs et s'agenouilla au pied de l'autel.

Toutes s'agenouillèrent.

Puis le fantôme se releva et monta les trois marches de l'autel.

Alors Catherine, rejetant sur ses épaules le voile qui couvrait son visage, se tourna vers les jeunes femmes qui, debout maintenant, muettes, violemment impressionnées, la regardaient avec une sorte de crainte superstitieuse.

La reine jeta un long regard sur ces filles.

Catherine de Médicis fut satisfaite de ce qu'elle vit.

Ces cinquante visages de jeunes femmes tournés vers elle étaient comme pétrifiés par l'angoisse de cette mise en scène. Et elle-même, à la sourde émotion qui la faisait palpiter, elle si forte, elle comprit tout l'effet qu'elle avait dû produire.

Oui, la reine était émue!

Un souvenir traversa son esprit.

Elle se revit à la bataille de Jarnac, trois ans auparavant, dansant au son des violes sur le champ de bataille avec ces mêmes filles qui étaient devant elle; elle entendit les éclats de rire de ses femmes lorsqu'il leur arrivait de marcher sur un blessé, ou de laisser traîner le bas de leurs robes dans une flaque de sang; et dans sa tête le son des violes se mêlait au son du canon: pendant qu'elle dansait, on bombardait les huguenots en déroute.

Du sang et des danses!

Des cadavres et des jeunes filles qui rient!

De la mort et de l'amour!

L'esprit de Catherine était fait de ces antithèses exorbitantes, de ces formidables contrastes.

Sous ses yeux, maintenant, dans l'église noire, emplie de silence, l'escadron volant était là, non pas au complet: sur les cent cinquante filles de noblesse qu'elle surexcitait, transformant les unes en ribaudes, les autres en espionnes, elle n'avait fait venir que celles dont elle était très sûre.

Celles-ci lui étaient soumises, lui appartenaient corps et âme. Leur admiration pour la souveraine maîtresse tenait de l'adoration.

Ribaudes, guerrières, espionnes, hystérisées par les passions, par les plaisirs orgiaques, surmenées de jouissance et de superstition, dans un couvent elles eussent été des possédées. Elles l'étaient en effet: l'âme de Catherine les brûlait...

Et elles étaient jeunes, belles, oui, belles à inspirer autour d'elles d'effroyables passions...

Tel était l'escadron volant de la reine.

—Mes filles, dit Catherine, l'heure approche où vous allez délivrer le royaume. Vous allez entrer dans la gloire de la suprême victoire... J'ai voulu la paix avec les hérétiques: Dieu m'en punit. Je suis frappée dans ce que j'ai de plus cher au monde, c'est-à-dire en vous qui êtes mes véritables filles selon mon coeur.

Les auditrices s'entre-regardèrent avec ce vague sentiment de terreur que l'accent, plus encore que les paroles de la reine, semblait distiller. Elle continua: «Parce que vous êtes toute ma joie, toute ma consolation, toute ma force, parce que vous m'aidez dans la terrible lutte que j'ai engagée, parce que vous êtes les plus implacables ennemis que Dieu ait suscités aux hérétiques, parce que vous êtes enfin les guerrières de Dieu, on a résolu votre perte. Dans une même nuit, vous devez être égorgées. Si ce malheur arrivait, si l'horrible hécatombe s'accomplissait, se serait la mort. Ce serait la perte du royaume. Or, mes filles, tout est prêt. Cinquante gentilshommes, cinquante monstres, cinquante huguenots, enfin, vont, dans la nuit de samedi à dimanche, assassiner les cinquante fidèles de la reine dont chacune aura été attirée dans un guet-apens.

Les cinquante filles, d'un même geste, dégainèrent leurs dagues.

Elles frémissaient de rage autant que d'épouvanté.

Un geste de la reine calma cet orage.

Ardentes, le cou tendu, les pupilles dilatées, elles écoutèrent.

—Je suis bien punie d'avoir voulu la paix! Punie d'autant plus que la trahison vient de ceux à qui j'avais donné toute ma confiance. Parmi les huguenots, il en était un qui m'avait inspiré une sorte d'affection. Parmi vous, il en était une que j'aimais plus que toutes. C'est celle-là qui me trahit! qui vous trahit! C'est celui-là qui a agencé, combiné, fomenté le massacre qui doit me laisser seule, sans appui, sans amis, puisque vous serez toutes égorgées!»

La reine parlait sans colère.

Cette fois, les filles demeurèrent silencieuses, stupéfiées d'horreur.

—Celle dont j'ai surpris les sinistres projets, continua la reine, vous a désignées. Ah! elle ne s'est pas trompée! Elle a choisi parmi mes cent cinquante amies les plus résolues, les plus fidèles, les plus guerrières, vous toutes ici présentes. L'abominable traîtresse s'appelle Alice de Lux.

—La Belle Béarnaise! hurlèrent plusieurs voix.

Et la tempête se déchaîna: tempête de vociférations, de menaces sur ces bouches convulsées, bras levés, mains frénétiques, agitant les poignards, tempête que Catherine, livide dans ses voiles noirs, immobile et raide, dominait comme le génie du mal. Puis les hurlements s'apaisèrent.

—L'homme qui, sur les indications de la Béarnaise, a combiné le massacre, c'est ce huguenot hypocrite qui avait su m'inspirer une véritable amitié: le comte de Marillac!... A partir de cette nuit, dès que vous sortirez d'ici, vous vous rendrez toutes en mon nouvel hôtel et vous y logerez jusqu'à dimanche. Pas une de vous, d'ici là, ne se hasardera à sortir: car elle serait impitoyablement frappée. Dimanche, tout danger sera écarté. Vous verrez comment. Vous serez donc sauvées. Mais ce n'est pas tout, mes filles! Dans une heure, Alice de Lux et Marillac seront ici.

Un silence effrayant accueillit cette déclaration et Catherine sourit.

Je vous les livre, poursuivit Catherine. Mais écoutez-moi d'abord. Un saint homme doit venir ici. Il est au courant de la trahison. Il s'est chargé de punir les deux traîtres. Frappés par lui, ils seront frappés par la main de Dieu, et cela vaudra mieux ainsi... Je le veux! Dieu le veut! Le révérend Panigarola, instrument du Seigneur, va vous venger. Vous, pendant l'exécution, massées contre la grande porte, invisibles, vous ne vous montrerez pas. Je le veux. Mais si Panigarola hésitait... si sa main tremblait... si la Belle Béarnaise et Marillac se défendaient trop bien... Alors, mes filles, vous accourriez... et vous feriez le reste. Ce signal...

Catherine dégaina sa dague et la leva comme une croix.

—Ce signal, le voici! dit-elle d'une voix qui tomba pesamment dans le silence plein de frissons. Et je crierai: Dieu le veut!

Elle prononça ce mot d'un accent si rude, si sauvage que les cinquante filles en eurent un recul d'épouvante.

Mais aussitôt, entraînées comme dans une formidable rafale de haine, soulevées par la vengeance, elles tendaient leurs bras, leurs poignards en croix et un seul hurlement gronda, funèbre et sourd:

«Dieu le veut!...»

Un grand souffle de superstition courba toutes les êtes... L'obscurité se fit soudain complète... Les cierges de l'autel s'éteignirent... Quand les filles de la reine se redressèrent, elles virent Catherine qui, ayant éteint les flambeaux, descendait les marches de l'autel.

Frémissantes, agitées de sentiments où la rage, la vengeance, l'épouvante et l'horreur superstitieuse se heurtaient, les cinquante se glissèrent à la place qui leur avait été désignée.

Et, le poignard à la main, elles attendirent.




XVII

LE MOINE

Vingt minutes s'écoulèrent. Les rafales qui mugissaient autour de la vaste église, dans le cloître, donnaient plus de profondeur au silence de l'intérieur. Car la tempête qui avait menacé toute la soirée, paraissait alors sur le point d'éclater.

Onze heures sonnèrent.

Puis la demie.

A ce moment, un homme s'approcha du maître-autel et d'une main tremblante, alluma quatre cierges, deux à droite, deux à gauche du tabernacle. Cet homme était blême. Il vacillait sur ses jambes. Il se retourna et vit la reine prosternée dans une attitude de recueillement.

—Madame..., balbutia-t-il.

Et, comme elle ne répondait pas, il la toucha à l'épaule et murmura:

—Catherine!...

La reine releva la tête; cette tête était effrayante.

—René, demanda la reine dans un souffle, tout est-il prêt?

Ruggieri joignit les mains:

—Madame, dit-il d'une voix sourde, ceci est un rêve atroce. Oh vous lui ferez grâce, n'est-ce pas? Grâce, ma reine! Pitié pour mon fils!

La reine s'était mise debout.

—René, dit-elle, par le Dieu vivant qui nous écoute, je te jure que j'ai aujourd'hui voulu le sauver... J'ai interrogé Alice... j'ai surpris la vérité... Elle est terrible, cette vérité! Non seulement Déodat sait qu'il est mon fils, mais il s'en vante! Alice de Lux connaît le secret.

Et comment le saurait-elle, s'il n'avait parlé?... Qui sait ce qu'à eux deux ils pourraient faire de ce secret si je les laissais fuir?... Non, René, il n'y a pas de pitié possible. Et, toi-même, ne l'as-tu pas condamné? Ne l'as-tu pas vu mort, le sein percé?

—Ce fut une vision de mon esprit malade, dit Ruggieri, dont les dents claquaient. Grâce, madame!... Tenez... je partirai avec eux... je les surveillerai...

—Tais-toi, René... Voici le signal... là... à cette porte...

—Non! c'est le tonnerre qui gronde!

—Va ouvrir, te dis-je!...

—Catherine!... Quoi!... le sang de votre sang! La chair de votre chair! Vous n'en aurez pas pitié!...

La reine se pencha, saisit l'astrologue par le bras et, comme dans ce moment ses forces étaient décuplées, d'un mouvement irrésistible, elle le releva.

—Misérable! gronda-t-elle, veux-tu donc que je sacrifie honneur, gloire, puissance, royauté, à ta faiblesse indigne? Prends garde toi-même!

Ruggieri leva les bras vers les voûtes obscures.

—Va ouvrir! commanda la reine.

Titubant, se heurtant aux grilles du choeur, aux aspérités des piliers massifs, il gagna la porte et ouvrit. Un homme, un moine, lui apparut.

Son capuchon était rabattu sur ses yeux.

Le moine entra. Il se retourna vers Ruggieri qui, hagard, les cheveux hérissés, le regardait de ses yeux fous.

—Où dois-je aller? demanda lentement le moine.

Ruggieri étendit le bras vers le maître-autel et, d'une voix rauque, sans expression humaine, gronda:

—Là!... C'est là qu'elle t'attend!... Va... bourreau!...

Le moine tressaillit longuement.

Ruggieri, les yeux tournés vers lui, recula, le bras tendu, et franchit la porte. Alors, le moine entendit une plainte déchirante que couvrait le roulement d'un coup de tonnerre, et, à la lueur de l'éclair, il vit l'homme qui s'en allait, se sauvait en trébuchant, les deux poings dans ses cheveux, grondant de sourdes imprécations.

Alors il ferma lui-même la porte et, laissant retomber son capuchon sur ses épaules, se dirigea vers le maître-autel.

Catherine le vit venir sans faire un pas à sa rencontre.

—Cest bien, marquis de Pani Garola. Fidèle au rendez-vous. Fort dans l'amour. Fort dans la mort. Soyez le bienvenu.

Panigarola tourna la tête vers la porte qu'il venait de fermer et songea:

«Pourquoi cet homme m'a-t-il appelé bourreau?...»

—Marquis, dit la reine, vous avez tenu parole. Grâce à vous, Paris est en ébullition. Grâce à vous, les paroisses sont autant de foyers d'incendie. Il n'y manque que l'étincelle qui mettra le feu à tant de passions. Merci mon révérend... A moi de tenir ma parole. Ici, dans un instant, vous allez voir celle que vous aimez...

—Alice! frémit le moine dans un frisson de tout son être.

—Elle est à vous! Emmenez-la, marquis. Je vous la donne. Et quant au rival, l'homme exécré, voici pour le tuer!....»

La reine tendit au moine un papier plié en quatre

—La lettre d'Alice! rugit Panigarola en saisissant le papier. Ah! je comprends! Ah! vous êtes grande et terrible!... Oui, il l'aime, il l'adore, et cette lettre peut le tuer plus sûrement qu'une balle au coeur!

—Ainsi, nous sommes d'accord?... Vous montrez la lettre a Marillac?... Vous la lui faites lire?

—Oui, oui!...

—Et alors, vous emmenez Alice. Ce sera à vous de la consoler... elle ne demande qu'à vous croire... je l'ai interrogée, marquis... soyez sûr qu'elle ne vous hait pas! Une voiture vous attend... Vous l'avez vue, je pense?

—Mais lui! lui! Il va donc venir ici?...

—Il va venir. Là est l'essentiel. Et si, malgré la lettre, il veut garder Alice pour lui? S'il la veut infâme et couverte d'opprobre comme vous allez la lui montrer? Si son amour survit à cette révélation, comme votre amour à vous a survécu à ses trahisons?...

—Madame! Madame! râla le moine.

—Il faut tout prévoir, poursuivit Catherine d'une voix effroyablement calme. Si Marillac vous dispute Alice...

D'un geste violent, le moine écarta sa robe.

Sous cette robe, il apparut vêtu en gentilhomme, d'un costume d'une rare magnificence. Il apparut «tel qu'il était jadis, l'élégant marquis au pourpoint de soie, à la collerette de dentelles précieuses, une chaîne d'or au cou, une forte dague à la ceinture.

Farouche, il tira la lame courte, épaisse, trapue et, d'une voix sifflante, haleta:

—Voilà qui décidera!




XVIII

LES FIANCÉS

Panigarola referma sa robe, rabattit son capuchon et s'agenouilla... Catherine le contempla un instant avec un sourire aigu. Puis elle se dirigea vers la porte par laquelle était entré le moine.

Il était à ce moment près de minuit.

Elle entendit le roulement d'un carrosse et ouvrit elle-même Le carrosse s'arrêta. Trois femmes en descendirent. L'une d'elles était Alice de Lux, pâle, vêtue de blanc. Elle eut comme une hésitation, puis entra. Les deux autres femmes remontèrent alors dans le carrosse qui s'éloigna aussitôt.

L'espionne, en pénétrant dans l'église, demeura un instant palpitante, interrogeant les ténèbres que les quatre flambeaux du maître-autel, là-bas, tout au loin trouaient de leurs lumières blafardes.

Mais une main saisit sa main; une voix murmura à son oreille:

—Mon enfant, vous voilà donc?...

Alice reconnut alors la reine.

—Vous le cherchez, n'est-ce pas? reprit Catherine. Patience... il va venir...

—Comme vous êtes bonne, madame!...

—As-tu vu la voiture qui doit vous emmener?...

—Je n'ai pas remarqué, madame! Mais je ne vois pas... le prêtre... Quoi! personne dans cette église?...

—Patience! te dis-je...

—Voici minuit qui sonne, madame.

—Oui. Et voici ton fiancé, dit la reine.

En effet, comme le premier coup de minuit résonnait, le signal fut frappé à la porte, du dehors. Alice, palpitante, allongea le bras pour ouvrir. La reine retint ce bras, d'un geste rude.

—C'est moi qui ouvre! gronda-t-elle.

Alice demeura toute saisie. Et, de fait, c'était étrange que la reine fût postée à cette entrée de l'église, qu'elle n'eût pas commis le soin d'ouvrir à quelque domestique; qu'elle-même, de ses mains royales, s'occupât de cette besogne.

Elle apparut à la malheureuse affolée comme une horrible araignée embusquée au centre de la toile qu'elle avait tendue.

«Ce n'est pas Marillac», songea-t-elle éperdue.

Elle se trompait: c'était bien Marillac!

La reine ayant ouvert, inspecta les abords de l'église pour s'assurer que le comte était venu seul.

—Quoi! demanda la reine, vous n'avez pas amené avec vous deux ou trois amis?

Marillac, reconnaissant la reine fut frappe d'étonnement. Il s'inclina avec une profonde émotion. Ah cette reine qui attendait à la porte, qui lui ouvrait elle-même! Quelle autre qu'une mère lui eût donné une telle preuve d'excessive bienveillance!

—Madame, dit-il, Votre Majesté oublie qu'elle m'a ordonné de venir seul... Cependant, je dois l'avouer j'avais résolu de me faire accompagner de celui qui est pour moi plus qu'un ami... mais le chevalier ne sera libre que demain matin...

—Oui, oui, interrompit vivement Catherine.

Elle ferma la porte et un soupir de joie terrible s'exhala de sa poitrine.

Les deux fiancés s'entrevirent dans l'ombre, se reconnurent plutôt qu'ils ne se virent; à l'instant, leurs mains s'enlacèrent et ils oublièrent l'univers...

D'instinct, ils marchèrent vers le maître-autel, attirés par les quatre étoiles qui brillaient faiblement.

La reine marchait derrière eux, les couvant de son regard funèbre.

Les fiancés s'arrêtèrent au pied de l'autel.

Alice murmura:

—Je ne vois pas le prêtre qui doit nous unir... Serait-il en retard?

Catherine s'avança vers Panigarola prosterné, le toucha à l'épaule et dit:

—Voici celui qui va vous unir...

Le moine se releva lentement, découvrit son visage et se tourna vers les fiancés...




XIX

LES RIBAUDES

En cette même soirée du lundi 18 août, la vieille Laura était seule dans la petite maison de la rue de la Hache.

A huit heures, selon le rendez-vous convenu avec Alice Marillac était arrivé.

—Alice? demanda-t-il.

—Retenue par la reine jusqu'à minuit. Elle m'a chargée de vous attendre. Que doit-il se passer. Seigneur Jésus? Jamais je n'ai vu Alice aussi radieuse.

Marillac sourit.

—Elle m'a dit de vous prévenir... attendez donc que je me rappelle bien ses paroles... Mon Dieu, la chère entant, comme elle est heureuse!...

—Voyons, fit doucement le comte, rappelez-vous

—J'y suis!... Voici: vous êtes attendu au premier coup de minuit, pas avant, pas après, où vous savez...

—C'est bien...

—Vous savez donc? reprit Laura en joignant les mains. Oh! que je voudrais savoir, moi aussi!

Vous saurez demain matin, je vous le promets... Allons, adieu, ma bonne dame!...

—Dieu vous conduise, monsieur le comte!

Le comte de Marillac jeta un regard attendri sur cette pièce paisible où si souvent il avait vu celle qu'il aimait, fit un geste d'adieu et disparut.

La vieille Laura l'avait accompagné jusqu'à la porte du jardin en le comblant de bénédictions émues. Puis elle était rentrée, s'était enfermée soigneusement et, s'étant assise, elle se mit à attendre.

Neuf heures sonnèrent.

Alors, elle grommela:

«Je crois qu'il ne reviendra plus maintenant. Quant à elle... elle est en bonnes mains.»

Elle se leva, inspecta tout d'un coup d'oeil et murmura en souriant:

«E finita la commedia. Je commençais à m'ennuyer. Ouf! c'est fini. Me voici libre. Voyons, que vais-je faire? Eh! pardieu! c'est bien simple. Chercher dans Paris quelque bonne petit auberge où je puisse passer trois au quatre jours inaperçue. Puis, me mettre en route, gagner l'Italie à petites journées... et là, nous verrons, je suis riche!»

Elle monta dans la chambre d'Alice, dont elle défonça la serrure en deux coups de marteau.

Là, sur le lit, Alice avait le matin même rassemblé tout ce qu'elle voulait emporter: une sacoche et un coffret.

Le coffret contenait les lettres qu'elle avait reçues de Marillac: Laura les jeta tranquillement au feu et elle ouvrit la sacoche. Ses yeux jetèrent un double éclair, sa bouche édentée grimaça un sourire.

La sacoche contenait les bijoux d'Alice et une trentaine de rouleaux d'écus d'or—toute sa fortune!

«Il y a bien là pour trois cent mille livres de bijoux et d'or, murmura la vieille, toute pâle. Avec ce que m'a remis la reine...

Un coup violent retentit au-dehors.

Laura, d'un souffle, éteignit le flambeau qui l'éclairait et, dégainant un poignard, elle se posta derrière la porte.

«Qu'elle entre! gronda-t-elle. Tant pis, je la tue! J'en ai assez! La reine m'a dit que tout serait fini cette nuit!»

Le même coup violent se renouvela et un long gémissement traversa la maison.

Laura, alors, respira:

«Suis-je sotte! C'est ce contrevent qui vient de se rabattre...»

Alors, à la hâte, elle empila dans la sacoche les bijoux et les rouleaux d'or qu'elle en avait extraits. Elle courut à sa proche chambre, revint avec un petit sac.

«Quarante mille livres! murmura-t-elle avec une moue de dédain. Voilà ce que me donne la grande Catherine pour tant de bons et loyaux services. C'est maigre. Heureusement, je me rattrape!»

Elle engouffra les quarante mille livres dans la sacoche qu'elle referma solidement.

Puis elle jeta un manteau sur ses épaules, sortit, ferma la porte du jardin, jeta la clef par-dessus le mur et s'éloigna aussi rapidement que le lui permettait le poids de sa sacoche.

Une ombre se détacha d'une encoignure voisine et se mit à la suivre.

Il était alors neuf heures et demie.

Les rues étaient désertes et noires; des nuages bas passaient en courant au-dessus des toits aigus; le couvre-feu avait sonné; les auberges et hôtelleries étaient fermées...

Laura ne s'apercevait pas qu'elle était suivie.

Elle allait au hasard, connaissant assez peu Paris, d'ailleurs: depuis l'époque où elle était venue, elle n'avait guère quitté la rue de la Hache. Enfin, elle se trouva complètement égarée.

Par moments, elle entrevoyait des ombres qui se mouvaient autour d'elle. Elle entendait des chuchotements. Peut-être l'homme qui la suivait parlait-il à ces gens... Peut-être... car, à diverses reprises, les ombres, qui avaient paru vouloir l'arrêter, s'écartèrent.

Alors elle frissonnait de terreur et hâtait le pas...

«Insensée que j'ai été! grondait-elle, de quitter la maison avant le jour, puisque Alice ne doit plus y revenir!... Oui, mais si la reine m'avait menti!... Si elle était revenue!...»

Et ses doigts s'incrustaient sur la sacoche.

A un moment, elle s'arrêta haletante: elle se trouvait dans une rue étroite et venait d'apercevoir un peu de lumière filtrant entre les jointures d'une porte.

Un large éclair déchira l'obscurité, inonda la rue d'une lumière livide. Et, à cette lueur, Laura entrevit une enseigne qui se balançait au-dessus de la porte en grinçant au vent.

L'enseigne représentait deux Maures attablés, buvant et causant.

«C'est une auberge!» gronda-t-elle.

Et elle s'élança vers la porte.

A cet instant, elle se sentit saisie par deux bras vigoureux et renversée sur la chaussée, tandis qu'une main rude s'appuyait sur sa bouche pour l'empêcher de crier.

Laura était vigoureuse. Elle se raidit dans un désespoir furieux.

—Diable! diable! grommela une voix avinée, on fait la méchante! A bas les pattes! En voilà une enragée!...

La vieille mordit la main qui s'appuyait sur sa bouche; cette main se retira; Laura se mit à hurler:

—A moi! Au guet! Au meurtre!

Le dernier cri s'étrangla dans sa gorge; la main qui s'était retirée de sa bouche venait de s'incruster sur son cou, les doigts s'y enfonçaient... et cette tenaille serrait d'un mouvement lent, d'une pression savante...

Laura se débattit quelques instants encore.

Et, tout à coup, la vieille espionne se tint immobile, sa tête roula sur son épaule, ses ongles s'implantèrent dans la boue de la chaussée.

Elle était morte.

Le truand la palpa, la retourna en grommelant.

Lorsque le truand eut trouvé la sacoche, il la soupesa, et un sourire de satisfaction balafra son visage, comme les éclairs balafraient le ciel noir.

Alors il saisit la vieille, la rangea proprement le long d'un mur.

«Là! grogna-t-il, me voilà en paix. Ah! ah! en voilà une qui ne parlera plus jamais!»

Pourtant, si cuirassé qu'il fût, le truand ne put échapper à cette rêverie spéciale qui s'appesantit sur le meurtrier.

Il demeura là une minute, arrangeant le cadavre contre le mur de façon qu'il ne pût être mouillé par le ruisseau du milieu de la ruelle.

«C'est drôle, songeait-il. Ce matin encore pauvre comme Job, me voici riche ce soir. Riche! Que de fois j'ai souhaité la richesse! Par les tripes du diable, il y a quarante mille livres là-dedans, et je n'en suis pas plus joyeux... Au fait, y sont-elles, les quarante mille livres!... Si je sais bien compter, c'est mon seizième cadavre, depuis que j'exerce la digne profession de tueur aux gages... Seize cadavres!... Bah! je tue on me paie, et tout est dit...»

Le bandit frissonna. Peut-être tout n'était-il pas dit dans cette conscience obscure.

Il continua son monologue, attendant un nouvel éclair pour voir une dernière fois la vieille, peut-être par cette terrible curiosité du criminel, ou peut-être simplement pour s'assurer qu'elle était bien morte.

Il était accroupi, regardant de ses yeux hagards, et il songeait:

«Ce matin donc, je vois entrer l'homme dans ma cassine. Il cachait bien son visage... mais je connais tous les visages de Paris, moi! Suffit, le seigneur astrologue ne voulait pas être reconnu; soit: ni vu, ni connu! Monseigneur Ruggieri, on est discret dans mon métier. L'homme me dit: combien pour une vieille femme?—Cinq écus de six livres, ce n'est pas trop. Voici les cinq écus. Tu iras rue de la Hache, au coin de la rue Traversine, tu attendras devant la maison; il y a une porte verte. Vers huit heures, la femme s'en ira. Tu la suivras. Mais, pour la frapper, tu attendras qu'elle soit loin, très loin de la maison. Compris, n'est-ce pas?—Compris, par les boyaux du diable!—Bon, qu'il me dit encore. Maintenant, écoute bien. Si tu n'exécutes pas bien la chose, si tu frappes mal, si la femme en revient, tu seras pendu. On te connaît, mon brave, et on a l'oeil sur toi.—Paix, monseigneur! La besogne sera faite et bien faite!—Alors, écoute: ce n'est pas cinq malheureux écus que tu auras gagnés: la femme aura sur elle au moins quarante mille livres; c'est pour toi!...»

Le truand souffla fortement et tâta le cadavre.

«Hum! elle se refroidit déjà, grogna-t-il... Quelle journée! Il me semblait que jamais le soir ne viendrait!... Il est venu pourtant! Et la vieille est bien sortie de la maison à la porte verte! Et je l'ai suivie! Et la voilà morte!... A moi les quarante mille livres!»

Un éclair, à ce moment, illumina la face convulsée du cadavre.

Le truand se releva.

«Pas de danger qu'elle en revienne, monsieur l'astrologue!... Entrons là, j'ai soif...»

Il frappa d'une façon spéciale. La porte s'entrouvrit. Le truand entra et alla s'asseoir dans un coin obscur, la sacoche sur ses genoux, sous la table.

Il parvint à entrouvrir la sacoche, y plongea la main, tâta les rouleaux d'écus, sentit les pierres sous ses doigts.

«Bon. Les quarante mille livres y sont. Cornes d'enfer! Pourquoi ne suis-je pas plus joyeux?...»

Qu'eût dit le truand s'il eût connu la véritable fortune que renfermait la sacoche?...

Peu nous importe, au fond.

Cette sinistre silhouette, apparue un instant, disparaît de notre récit sans que nous sachions si nous la retrouverons plus tard. C'est une ombre qui passe; nous l'avons noté pour le geste tragique inspiré par Catherine, qui avait toutes les prudences.

Le truand, ayant vidé plusieurs flacons, paya et s'en alla sans bruit.

Mais, puisque nous venons de pénétrer dans le cabaret des deux-morts-qui-parlent, jetons-y un coup d'oeil.

Il y avait nombreuse société, surtout composée de femmes, dans ce que Catho appelait la grande salle.

Catho était sujette aux hyperboles et exagérations. En vente, cette «grande salle» était assez étroite. Elle contenait cinq tables. A chaque table, il y avait trois ou quatre buveurs, truands et ribaudes, physionomies féroces ou abêties, gens de sac et de corde, qui composaient la clientèle nocturne du cabaret.

En effet, l'auberge des Deux-morts-qui-parlent, fréquentée le jour par des bourgeois et des soldats, devenait, la nuit, un véritable repaire. Catho ne s'était jamais senti le courage de refuser l'hospitalité à ses anciennes connaissances.

Il en résultait que cette salle avait, le jour, l'aspect du plus honnête cabaret qui fût dans le quartier, et, la nuit, l'apparence d'une véritable caverne où se réfugiaient des gens poursuivis par le guet, des ribaudes qui attendaient la bonne fortune.

A cette heure tardive, Catho n'était pas couchée encore. Elle était attablée dans un étroit cabinet, attenant à la salle publique, et causait avec deux jeunes femmes.

Ces deux femmes étaient entrées vers dix heures dans le cabaret, et, comme cette visite s'enchaîne étroitement à divers incidents de l'histoire que nous racontons, il est intéressant que nous reprenions du début la conversation qu'elles eurent avec Catho.

Lorsqu'elles pénétrèrent dans la salle, Catho s'avança à leur rencontre en disant:

«Vous voilà donc, mes toutes belles? Plus d'un mois qu'on ne vous a vues... Sûrement, vous avez quelque chose à me demander...

—C'est vrai, Catho, c'est vrai. Nous avons quelque chose à te demander, fit l'une des deux femmes.

—Et c'est grave, ajouta l'autre.

—Bon, bon, entrez là, dit Catho en les poussant vers le cabinet. Vous êtes toujours à court, et vous ne me rendez jamais. Toi, la Roussette, tu as encore mon beau collier de verroterie bleue que je te prêtai pour faire la conquête de ce beau capitaine, et toi, Pâquette, tu me dois Je ne sais plus combien d'écus... Vous êtes deux paniers percés...

—Mais aussi, comme nous t'aimons!

—Ah! jeunesse, jeunesse! Vous ne voulez pas mettre un sol de côté... S'il vous arrivait pourtant ce qui m'est arrivé à moi! Si vous perdiez votre beauté du diable!

Elles entrèrent dans le cabinet, tandis que la maîtresse du cabaret s'occupait de divers clients. Enfin, la digne Catho vint rejoindre ses préférées avec un flacon de vieux vin et quelques tartelettes.

Elle aimait la Roussette et Pâquette justement à cause des défauts qu'elle leur reprochait.

La Roussette, la plus hardie des deux, prit la parole, sur un coup de coude que lui donna Pâquette.

—Voilà, dit-elle, Pâquette et moi, nous sommes invitées à une fête...

—Pour quand? fit Catho souriante.

—Pour dimanche... Tu vois que nous avons le temps de nous préparer... surtout si tu nous aides.

—Et en quoi puis-je vous aider, friponnes? Il vous faut quelque collier, quelque ceinture?

—Eh bien, pas du tout, Catho. Il faut que nous soyons décemment vêtues, comme des bourgeoises, si j'ose dire. Dame... il y aura à cette fête des juges, des prêtres, sans doute... et lors, comprends-tu? Pâquette et moi, nous avons passé la journée à examiner nos robes... Toutes bonnes pour notre métier... corsages ouverts... ceintures éclatantes: non, il n'est pas possible que nous allions ainsi vêtues à cette fête. Et pourtant nous voulons y aller... Ecoute, Catho, il faut que d'ici à dimanche, et même samedi soir, tu nous aies habillées...

Catho leva les bras au ciel:

—Mais enfin! s'écria-t-elle, qu'est-ce donc que cette fête où doivent paraître des juges et des prêtres et où vous ne pouvez paraître avec ces robes, qui pourtant vous vont à merveille?

—Ah! Catho, si tu savais! fit timidement Pâquette.

—Un mariage, peut-être? Ou bien un feu de joie!

—Non pas, Catho: nous sommes invitées à voir questionner.

Catho demeura stupéfaite.

La Roussette et Pâquette, d'un signe de tête répétèrent que c'était bien vrai.

—Et cela vous amuse? s'écria la digne cabaretière Voir souffrir un pauvre diable, l'entendre crier merci... Moi, j'ai vu rouer une fois, et j'en frémis encore lorsque j'y songe.

—Que veux-tu, dit la Roussette, moi je ne voulais pas. Mais Pâquette veut voir. Et puis si nous n'y allions pas, M. de Montluc, qui est fort généreux, mais aussi fort brutal, nous en voudrait...

—Ah! c'est M. de Montluc qui vous invite à voir torturer? Le gouverneur du Temple?

—Oui-da, Catho. Tu vois que le personnage est d'importance.

—Et où devez-vous voir la question?

—Au Temple même. Nous serons cachées dans un cabinet proche de la chambre des questions. Car il ne faut pas qu'on nous voie. Mais, enfin, si on nous voit, nous devons passer pour des parentes du patient venues pour l'assister.

—Ah! bon... Mais, à votre place, je n'irais pas...

—Catho, ma bonne Catho, tu veux donc nous faire un gros chagrin? fit Pâquette.

—Et nous faire perdre la clientèle de M. de Montluc!

—Et nous attirer sa colère!

—Eh bien, soit! s'écria Catho vaincue. Je vous aurai tout ce qu'il faut.

—Pour samedi?

—Pour samedi soir, c'est entendu!

Les deux ribaudes battirent des mains et embrassèrent la digne aubergiste.

—Mais, reprit alors Catho, quel est donc le malheureux qu'on va questionner?

—Ils sont deux, fit Pâquette.

—Comment s'appellent-ils, ces deux pauvres diables?

—Pardaillan, fit tranquillement Pâquette. Le père et le fils.

Catho ne disait plus rien. Elle avait pâli. Ses mains, en tremblant, s'occupaient à déchiqueter une tartelette.

Certes, elle avait pour ces deux hommes une sorte de rude affection.

Dans son temps, elle avait aimé le vieux Pardaillan quinze jours, ou un mois, elle ne se souvenait plus.

Mais, tout de même, elle ne pensait pas qu'elle eût pu ressentir une telle angoisse, une si profonde révolte de son coeur et de sa chair à l'idée que cet homme devait mourir.

Catho avait passé dans la vie en repoussant d'instinct tout sentiment qui fait souffrir. Etait-elle bonne? méchante? Elle ne savait pas. Rarement, elle avait pleuré. Sa seule douleur sérieuse avait été de se voir marquée au visage et enlaidie après sa maladie.

Quant au chevalier de Pardaillan, ce jeune homme ne lui avait jamais inspiré qu'une sorte d'admiration. Elle ne voyait aucun gentilhomme semblable à lui. Sa fierté, sa grâce, sa froideur qui tenait à distance, l'ironie de son sourire, et, avec tout cela, cette pitié lointaine qu'elle avait lue au fond de ses yeux, cet ensemble en faisait un être à part.

Souvent Catho, songeant à lui, avait soupiré en se regardant au miroir. Mais la pensée ne lui fût jamais venue qu'elle pouvait aimer le chevalier.

Ils devaient mourir!

On devait les torturer!...

Catho se sentit si triste, si abattue, qu'elle souhaita de mourir sur l'heure, elle aussi.

—On dirait que nous t'avons fait de la peine, reprit la Roussette. Est-ce que tu connais ces hommes?

—Moi? Non..., murmura Catho.

—Alors... c'est entendu? nos robes...

—Oui, fit machinalement Catho, vous les aurez, allons, laissez-moi... Et vous dites que la chose est pour dimanche?

—Dimanche matin... mais nous devons aller au Temple samedi soir...

—Ah!... samedi soir...

—Mais oui, voyons! M. de Montluc nous attend à souper samedi soir, à huit heures... tu comprends?

—Oui, oui, balbutia Catho... Allez-vous-en, maintenant.

Les deux ribaudes embrassèrent leur bonne amie et se retirèrent.

Catho, alors, plaça ses deux coudes sur la table sa tête dans ses mains, et murmura:

«Dimanche! Dimanche matin!...»

Et, alors, elle se prit à sangloter.

Il n'est pas inutile de rappeler ici que la torture devait être appliquée aux Pardaillan non pas le dimanche, comme le croyaient Pâquette et la Roussette mais bien le samedi matin. Marc de Montluc, après avoir promis aux deux ribaudes de les faire assister à la hideuse scène, s'était repris à temps. Mais, comme il tenait à s'assurer leur visite, il leur avait affirmé que la chose se ferait le dimanche: au moment de tenir sa promesse après la bonne nuit qu'il se promettait, il en serait quitte pour leur dire que la question avait été avancée d'un jour.

Ceci établi, revenons à Catho.

Comme on a pu le voir, c'était une fille énergique.

L'explosion de sa douleur fut donc rapide. Et après les premiers sanglots, elle frappa du poing sur la table en disant de ce ton farouche qui indique les résolutions inébranlables:

«C'est bien. Il faut que, dans la nuit de samedi à dimanche, j'entre au Temple!»

Au moment où elle prit cette résolution, des cris retentirent dans la grande salle.

Catho essuya ses yeux, frotta ses joues avec son tablier pour y ramener quelque couleur et pénétra dans le cabaret en grondant:

—Que se passe-t-il encore?

—Un meurtre! On vient de tuer une pauvre vieille femme!

—C'est la Roussette et Pâquette!

Trois ou quatre ribaudes venaient de jeter cette affirmation: c'étaient des ennemies acharnées des deux filles, jalouses de leur succès et de leur beauté.

Aussi faisaient-elles grand tapage de ce meurtre qui, en d'autres circonstances, les eût laissées parfaitement indifférentes.

—Cette pauvre vieille! glapissait l'une. C'est abominable!

—J'ai toujours dit que Pâquette avait un mauvais regard! criait une autre.

—Il faut les dénoncer à la prévôté! hurlait une troisième.

La Roussette et Pâquette pleuraient, sanglotaient, juraient de leur innocence.

—Silence, toutes et tous! commanda Catho.

Le silence se rétablit à l'instant.

—Où est la vieille femme tuée? demanda Catho.

—Dans la rue, en face, ah! la pauvre vieille!... Cela fait pitié, j'en ferai une maladie...

Celle qui venait de parler ainsi était une grosse fille à tignasse jaune, aux yeux bouffis, qui jetaient des regards terribles sur les deux pauvrettes abasourdies, épouvantées par la soudaine accusation qui pesait sur elles.

—Voyons, Jehanne, raconte ce que tu sais, dit Catho.

La grosse fille mit ses poings sur ses hanches, se balança un instant et commença:

—Donc, nous venions de sortir, il y a cinq minutes, moi et Jacques le Manchot, avec la grande Blonde, Fifine-aux-soldats et Léonarde. A peine dehors, voilà Jacques le Manchot qui crie: «Tiens! qu'est-ce qu'il y a là?»

—Faut voir, que dit Fifine.—Allons-y, que je dis. Alors, Jacques le Manchot en avant, nous allons toutes voir. Et qu'est-ce que nous voyons? La Roussette et Pâquette accroupies sur une vieille femme qu'elles achevaient d'étrangler. Pas vrai, dites?

—C'est vrai! s'écrièrent Léonarde, la grande Blonde et Fifine-aux-soldats.

—C'est pas vrai! dit la Roussette. La vieille était déjà morte.

—Déjà morte! Déjà morte! Même qu'elle remuait encore!

Pâquette et la Roussette éclatèrent en sanglots et jurèrent qu'elles s'étaient heurtées dans la nuit à ce cadavre et qu'elles avaient voulu voir seulement s'il n'y avait rien de bon à emporter.

—Pas vrai! affirma Jehanne en roulant ses gros yeux. Moi, d'abord, je vais prévenir la prévôté! Viens Manchot!

Catho saisit la fille par le bras.

—Voilà bien des histoires, dit-elle simplement, pour une vieille qui est venue mourir à ma porte. C'est-il la première fois? Qu'as-tu à dire? Va chercher la prévôté, ma fille, et je me charge de lui dire ce qu'est devenu ce sergent qu'on n'a jamais retrouvé; et toi Manchot, j'en sais long sur ton compte... et vous toutes hein?

Il y eut un frémissement de terreur parmi la clientèle du cabaret.

—Par la mort-Dieu! reprit Catho, c'est la première fois qu'on parle de m'amener la prévôté. Qu'elle vienne donc, et elle en entendra de belles!...

—Catho! Catho! s'écrièrent quelques truands.

—Mais Catho a raison! C'est la faute à Jehanne!

La grosse fille fit amende honorable et assura qu'elle avait voulu plaisanter en parlant de dénoncer la Roussette et Pâquette. La paix se rétablit. Deux truands se chargèrent d'emporter le cadavre au loin, afin d'écarter tout soupçon du cabaret des Deux-morts-qui-parlent. Puis la société se dispersa.

Au moment où Pâquette et la Roussette allaient s'éloigner à leur tour, Catho les retint:

—Restez, je veux vous parler! dit-elle.

L'auberge fut fermée; les lumières s'éteignirent.

Catho conduisit ses deux amies jusqu'à une chambre et, là, elle leur dit:

—Alors, ce n'est pas vous qui avez tué la vieille?

—Catho! est-il possible que tu nous soupçonnes?...

—Eh bien, moi, dit Catho, je crois que c'est vous! Ne criez pas, ne pleurez pas, c'est inutile. Je crois que c'est vous. Et, quand même ce ne serait pas vous, tout vous dénonce. Il y a des témoins pour prouver que vous avez tué la vieille... Vous avez entendu Jehanne? Silence, donc! pas de pleurnicheries, nous allons nous entendre... écoutez-moi!

Pâquette joignit les mains. La Roussette baissa la tête. Elles tremblaient de terreur.

—Écoutez-moi, reprit Catho, si vous m'obéissez, je ne dis rien. Si vous ne m'obéissez pas, je vous dénonce. Choisissez.

—Commande! dirent-elles en claquant des dents.

—Voilà. Je vous demande cinq jours d'obéissance, pas une heure de plus; c'est facile.

—Que faut-il faire?

—Je vous le dirai au moment voulu. Mais, pour le moment, vous allez coucher ici. De cinq jours vous ne sortirez pas de chez moi. N'ayez pas peur, vous savez qu'on y dort bien et qu'on y mange mieux.

—On t'obéira, Catho. On sera sages et on ne se montrera pas.

—C'est tout ce qu'il faut. Mais songez-y. Si l'une de vous me quitte d'ici à samedi soir, je cours chez le grand prévôt.

—Et samedi soir, qu'arrivera-t-il?

—Eh bien, samedi soir, je vous rends la liberté. Je vous habille comme des filles de bourgeoises, et tout simplement vous vous rendez au Temple.




XX

LA DERNIÈRE FARCE DE L'ONCLE GILLES

Pendant que ces choses se passaient à l'auberge des Deux-morts-qui-parlent, une scène grotesque et macabre se déroulait à l'hôtel de Mesmes.

Ainsi, trois points de Paris, en cette soirée qui suivit le mariage d'Henri de Béarn et de Margot, en cette nuit où se déchaîna le violent orage que nous avons signalé, trois points, disons-nous, sollicitent notre curiosité, sans parler du Louvre où éclatait le faste d'une fête dont les annales du temps parlent comme d'un événement magnifique; sans parler de l'hôtel de Montmorency où la disparition inexpliquée des deux Pardaillan avait jeté le trouble, la crainte et la douleur; sans parler des recoins obscurs où grouillaient des ombres préparant on ne sait quel cataclysme...

Ces trois points, ce sont: l'auberge de Catho que nous venons de quitter; l'église Saint-Germain-l'Auxerrois où nous devons revenir sur le coup de minuit; et enfin, l'hôtel de Mesmes.

L'hôtel du duc de Damville était désert: toute la maison du maréchal s'était transportée rue des Fossés-Montmartre. Il y avait à cela un double motif. Le premier, le plus important peut-être, c'est qu'Henri de Montmorency redoutait une attaque de son frère; la visite du vieux Pardaillan n'avait fait qu'exaspérer cette crainte.

«Prévenu à temps, se disait Damville, j'ai pu attendre cet homme de pied ferme et m'emparer de lui; mais qui sait si François, dans un coup de désespoir, ne viendra pas lui-même à la tête de ses gentilshommes?

Le deuxième motif, c'est que le maréchal, ayant obtenu la surveillance de toutes les portes de Paris, en avait profité pour placer des hommes à lui à la porte Montmartre. Qu'une catastrophe se produisît, que Catherine de Médicis fût informée de la conspiration de Guise, comme Maurevert le laissait entendre, que Paris fût envahi par les troupes des provinces en marche, et il n'avait qu'un bond à faire pour fuir par la porte Montmartre.

L'hôtel de Mesmes était donc abandonné.

Cependant, ce soir-là, deux hommes s'y étaient introduits, et vers neuf heures, ils achevaient de souper dans l'office, en devisant entre eux: c'étaient Gilles et son neveu Gillot.

—Encore un bon coup de ce vieux vin, disait Gilles au moment où nous pénétrons auprès des deux compères.

Et il remplit le gobelet de Gillot. Le gobelet se trouva vide à l'instant même.

—Jamais je n'ai bu de vin pareil, fit Gillot d'une voix pâteuse.

Il avait la figure enluminée et les yeux brillants.

—Tiens, mon enfant, va donc prendre ce flacon, là, dans cette armoire ouverte, et tu en boira? du meilleur.

Gillot se leva et obéit sans trop trébucher.

«Il n'est pas encore à point», murmura Gilles.

Et il versa à son neveu une nouvelle rasade.

—Ainsi, reprit-il, tu ne veux plus retourner à l'hôtel Montmorency?

—Retourner là-bas! s'écria Gillot en levant les bras au ciel. Vous n'y pensez pas, mon oncle! Savez-vous que la maison est sens dessus dessous depuis la disparition du vieux coupeur de langues?

—Coupeur de langues? interrogea Gilles.

—Oui... le damné Pardaillan!...

Gillot, renversé sur le dossier de son fauteuil, se mit à rire aux éclats. Gilles fit chorus. Mais son rire, à lui, grinçait comme une vieille girouette et eût donné le frisson au neveu, si le neveu n'eût pas été occupé à ses agréables pensées.

—Or, continua Gillot, tout le monde, là-bas, se méfiait de moi. On devait soupçonner que j'étais pour quelque chose dans cette bonne farce; je vous le dis, mon oncle, il était temps que je m'en allasse... j'y eusse laissé ma tête... et je tiens à ma tête, moi...

Au souvenir de la mutilation qu'il avait subie, Gillot porta les deux mains à sa tête, soit pour s'assurer que cette tête était bien toujours à sa place, soit en signe d'adieu à ses oreilles défuntes. Il frissonna et parut se dégriser.

L'oncle se hâta de remplir son gobelet.

—Pour une farce, reprit Gillot après avoir bu, c'est une bonne farce! Le Pardaillan avait en moi une confiance! Et quand je lui ai assuré qu'il trouverait monseigneur tout seul... il a failli m'embrasser... Pauvre diable!

—Oui, mais il a voulu te couper les oreilles!

—C'est vrai! L'infâme!...

—Et la langue!

—Oui-da!... Qu'il y vienne, maintenant!...

Gillot saisit un couteau et voulut se lever. Mais il retomba pesamment assis et se mit à rire.

—En sorte, reprit Gilles, que tu es content?

—Content, mon oncle!... c'est-à-dire qu'il me semble que je rêve!... Quand je pense que, sur l'ordre de notre bon seigneur, vous m'avez octroyé mille écus!

—Et tu es bien décidé à ne plus retourner là-bas? dit Gilles.

—Vous êtes, fou, mon oncle!...

—Imbécile! Puisque Pardaillan n'est plus là!

—Mais puisque je l'ai trahi!... Il me couperait la langue, voyez-vous! Je veux jouir de mes mille écus, moi!... Je veux boire, moi! Et comment ferais-je pour boire sans langue?

Gillot, à partir de ce moment, devint larmoyant.

—Tu les as là, tes écus? demanda l'oncle. Fais voir un peu...

Gillot vida sa ceinture sur la table; les écus roulèrent; les yeux de Gilles brillèrent.

—C'est pourtant moi qui t'ai donné cela! fit-il d'un étrange accent, tandis que ses doigts osseux caressaient les écus et commençaient à les empiler...

—Sans compter..., balbutia Gillot, ce que vous... devez encore... me donner... Ça, mon oncle, c'est pour boire... vous me l'avez dit... mais maintenant... vous devez... me donner le reste...

—Quel reste? haleta Gilles.

—Le maréchal a dit... trois mille écus... trois mille...

—Bois donc, imbécile!

Gillot obéit. Son gobelet vide roula sur le carreau.

L'oncle s'était levé. Il était hagard. La vue des piles d'écus lui donnait le vertige.

—Imbécile! gronda-t-il. Trois mille écus d'or! à toi? Tu es ivre, je pense!

—Monseigneur... l'a dit!... Hé là! mon oncle!... Payez... ou je me plains... au maréchal...

—Payer!... rugit le vieillard... Et si je ne veux pas, moi!... Misérable! tu veux donc me ruiner?...

—Bon, bon! grommela Gillot en essayant vainement de se lever, nous allons voir... ce que monseigneur...

—Prends garde, Gillot, ricana l'oncle.

—Ah!... quel drôle de rire... vous avez... j'ai peur...

Gilles riait de son effroyable rire. Il était livide. La pensée d'avoir à livrer trois mille écus d'or l'affolait. Et la pensée que Gillot pourrait le dénoncer au maréchal, s'il ne s'exécutait pas, lui paraissait non moins effrayante.

—Ecoute, Gillot, dit-il tout à coup, veux-tu me donner de bon coeur cet argent dont tu ne saurais que faire?

—Fou! bégaya Gillot, mon pauvre oncle est devenu fou...

Gillot ne put achever. Le vieillard s'était précipité sur lui et, d'un tour de main, l'avait bâillonné. Puis, saisissant une corde que sans doute il avait préparée d'avance, il le lia sur son fauteuil.

Cela s'était fait si vite que Gillot, soudain dégrisé par l'épouvante, se vit dans l'impossibilité de faire un mouvement en même temps qu'il voulut essayer de se défendre.

Quant au vieillard, il marmottait des mots sans suite, allant et venant comme un lutin, plaçant dans une armoire les écus que Gillot avait jetés sur la table, sauf un petit tas. Quand cette opération fut terminée, quand il eut refermé l'armoire, Gilles se retourna vers son neveu et le débaillonna.

Gillot en profita pour se mettre à hurler; Gilles attendit patiemment. Quand son neveu eut compris que ses lamentations étaient inutiles, quand il se tut, Gilles lui dit paisiblement:

—Te voilà enfin raisonnable. Tiens, tu vois ce tas? C'est ta part: cinquante écus. Le reste est pour moi.

Le vieillard sourit et se versa un verre de vin.

—Avec ces cinquante écus, tu t'en iras chercher fortune ailleurs, et tâche que je ne t'y reprenne plus, ou sans ça, cette fois, plus de pitié: je t'occis.

La résolution de Gillot fut vite prise. Il simula la plus grande résignation:

—Puisque vous le voulez ainsi, mon oncle... je m'en irai...

—Et où iras-tu?

—Je ne sais pas... je quitterai Paris...

—Oui, j'y compte. Mais, avant de quitter Paris, tu iras bien un peu me dénoncer au maréchal, hein?... Si fait! Je te connais.

—Je me tairai, mon oncle, je vous le jure!

—Oui, mais moi, je veux en être sûr. Et, pour cela, je vais te couper la langue!

Gilles éclata de son rire démoniaque et ajouta:

—C'est toi qui m'en as donné l'idée. Comme tu m'avais déjà donné l'idée de te couper les oreilles. Bonnes idées, mon garçon, fameuses idées!

Quant à Gillot, son épouvante et son horreur furent telles qu'il renversa la tête, exhala un soupir d'angoisse et s'évanouit.

Gilles, paisible et rapide, se mit à affûter un coutelas de cuisine.

Puis, saisissant une forte tenaille dans un tiroir, il s'approcha de l'infortuné.

Mais, alors, il s'aperçut qu'il était plus difficile d'arracher une langue que de couper des oreilles. Il demeura un instant perplexe, sa tenaille d'une main, son coutelas de l'autre.

«Bah! grommela-t-il, j'en viendrai bien a bout... Le pauvre Gillot, tout de même!»

Il se mit à pouffer en se figurant la tête qu'aurait son neveu.

Il était sinistre.

Dehors, la tempête faisait rage autour de l'hôtel et, par moment, s'engouffrait en gémissant dans les couloirs.

Tout à coup, Gillot rouvrit les yeux.

Les hésitations de Gilles cessèrent à l'instant même. Gillot n'eut pas le temps de pousser jusqu'au bout le cri de terreur et de supplication que déjà l'horrible vieux lui enfonçait sa tenaille dans la bouche, ou plutôt il cherchait à la lui enfoncer.

Le malheureux, les yeux sanglants, les veines du front gonflées par l'effort, serrait les dents, en une crise de désespoir.

Cette lutte muette était effroyable.

Gillot eut soudain une sorte de grognement bref, puis une longue, une hideuse clameur stridente, frénétique; la tenaille avait saisi la langue! La tenaille venait de couper cette langue!

«Tant pis! murmura Gilles. S'il ne s'était pas débattu, j'eusse coupé proprement la chose avec mon couteau!»

Et comme il commençait son ricanement de démon, comme un coup de vent furieux ouvrait soudain sa fenêtre et éteignait le flambeau sur la table, Gilles, lui aussi, se mit tout à coup à hurler d'épouvante. Gillot venait de le saisir à la gorge!

Dans le paroxysme de souffrance, Gillot s'était raidi d'un effort étrange, Gillot avait cassé la corde qui attachait son bras, Gillot, à demi mort, mais rendu fou furieux par l'atroce douleur, s'était levé et, se laissant lourdement retomber sur son oncle, Gillot épouvantable. sanglant, monstrueux, enlaça le vieillard, ses doigts s'incrustèrent dans sa gorge, tous deux roulèrent sur le carreau...

Lorsque le jour vint, lorsque le soleil pénétra par la fenêtre ouverte, il éclaira deux cadavres enlacés, dont l'un, la figure rouge de sang, serrait encore l'autre à la gorge.




XXI

DIEU LE VEUT!

Panigarola priait, agenouillé, prostré sur les marches du maître-autel de Saint-Germain-l'Auxerrois. Il priait, c'est-à-dire qu'il discutait avec lui-même, dans un tragique et silencieux corps à corps. Il semblait de pierre.

Il n'implorait ni la bonté ni la puissance de la divinité: il cherchait dans son âme tourmentée une lueur de vérité.

Voici quelle fut la prière, ou plutôt la méditation, du moine, dans la silencieuse église, que la tempête extérieure battait de ses ailes géantes, tandis que Catherine de Médicis, embusquée à la petite porte, guettait l'arrivée d'Alice de Lux, l'arrivée du comte de Marillac, tandis que les cinquante nobles ribaudes, les cinquante belles demoiselles, attendaient, le poignard à la main.

«Pourquoi suis-je ici? Que viens-je faire? Et qu'ai-je fait?... Ce que j'ai fait est terrible: pour atteindre un homme, j'ai fait passer ma haine dans l'âme des multitudes à qui j'ai parlé au nom de Dieu, c'est-à-dire au nom de ce qui est, pour les hommes, la Bonté, le Pardon, la Justice. Donc, au nom de la Justice, j'ai indiqué qu'il fallait être injuste envers une foule de malheureux, au nom du Pardon, j'ai soutenu qu'il fallait exterminer ceux qui ne croient pas comme les catholiques; au nom de la Bonté, j'ai déchaîné la haine... J'ai voulu tuer Marillac. J'ai voulu emporter cette femme! J'ai voulu conquérir un baiser et, pour ce baiser, j'ai mis le feu aux quatre horizons du monde!... Or, où en suis-je maintenant? Voici: aujourd'hui, l'envoyée de Catherine m'est venue dire: «Ce soir, un peu avant minuit, soyez à Samt-Germain-l'Auxerrois: Alice vous attend.» Oui, voila bien ce qui m'a été dit... Et lorsque j'arrive, ayant oublié Marillac, lorsque j'arrive chercher l'amour, c'est encore à ma haine que je me heurte, et Catherine est là pour me dire que Marillac va se trouver devant moi!... O sombre génie, ô ténébreuse conspiratrice! qu'attends-tu de moi?... Ce que tu attends de moi, reine, c'est que je mette dans l'âme de cet homme autant de douleur, autant de haine qu'il y en a dans la mienne Et c'est cela que j'ai promis! Cette lettre, ce papier qui se tord dans ma main, je dois le faire lire à cet homme! Et voilà à quoi aboutit ma vengeance!... à cette chose ignoble et basse, vile et hideuse, que moi, marquis de Pani Garola, moi, qu'au-delà des monts on appelait le loyal, le fier, le probe gentilhomme, oui, moi, je vais lâchement tuer un homme, non pas en combat singulier comme jadis, non pas au soleil, mais dans l'ombre, après l'avoir attiré au plus infâme guet-apens, non pas les armes à la main, mais par un papier, par une forfaiture!... Voilà ce que je vais faire! Et cela pour qu'une femme qui ne m'aime pas soit à moi!

Une main s'appesantit sur l'épaule du moine.

Il frissonna.

«L'heure terrible est venue!» murmura-t-il.

Telle fut la pensée suprême du moine, à l'instant où le comte de Marillac et Alice de Lux, les mains enlacées, l'âme ravie, s'approchaient à pas lents et s'arrêtaient au pied de l'autel.

Catherine anxieuse, attentive, sans un geste de trop, concentrée dans l'attente, dit d'une voix calme:

—Voici celui qui va vous unir...

Les fiancés levèrent leur regard vers le moine qui lentement se redressait, rabattait son capuchon sur ses épaules et se tournait vers eux...

L'angoisse de cet instant fut inexprimable.

Alice vit Panigarola. Ses lèvres devinrent blanches. Un tremblement convulsif la saisit. Ses yeux rivés à ceux du moine exprimèrent une surhumaine horreur.

Dans cette inappréciable seconde, elle comprit l'affreux guet-apens.

Son regard de folie se détacha du moine, se posa sur Catherine avec une telle intensité d'épouvante que la reine recula d'un pas, puis sur son fiancé, et, cette fois, avec une si profonde pitié que Marillac chancela, puis, enfin, à nouveau sur le moine.

Marillac sentait ses pensées se disloquer avec le fracas d'un monument qui tombe.

Rien au monde ne pouvait lui faire savoir... mais il devinait, il voyait avec une aveuglante clarté que ce devait être quelque chose de monstrueux, d'impossible et pourtant de certain, quelque chose d'énorme et de fabuleusement hideux...

Le moine ne voyait qu'Alice... Alice seule!

Cela ne dura pas en tout deux secondes...

Mais ces deux secondes furent dans l'âme de Panigarola une éternité de désespoir. Il y avait dans l'attitude d'Alice un tel amour, si grand, si vrai, si pur, que, dans l'ombre, elle en paraissait illuminée...

Ah! ses grands yeux bruns tournés vers le moine! Comme ils parlèrent! Quelle ineffable et sublime supplication jaillit de leur double rayon de lumière!

«Tuez-moi, disaient ces yeux, infligez-moi les tortures qu'il vous plaira, mais lui! Ah! si vous n'êtes pas plus bourreau que le bourreau, ne lui faites pas de mal!...»

Cette prière muette de l'amante, cette synthèse d'atroce douleur, cette intense supplication, pénétraient dans l'âme du moine.

Il était debout par un miracle de volonté.

Et, lorsque après ces deux secondes il se retrouva, lorsqu'il put jeter en lui-même un regard d'étonnement, il n'y découvrit plus qu'une immense pitié...

Il leva les bras vers les voûtes noires, comme s'il eût voulu prendre à témoin de son sacrifice d'invisibles puissances, puis ses yeux, avec une expression de miséricorde où il sembla que son âme entière fût passée; l'instant d'après, tandis qu'Alice de Lux étouffait une clameur de joie, d'espoir et de gratitude, le moine s'affaissa, évanoui.

Le sacrifice avait brisé ses forces.

Marillac éperdu, livide, s'arracha à l'étreinte d'Alice et fit deux pas vers Catherine.

—Madame, fit-il d'une voix rude, que se passe-t-il? Quel est cet homme? Ah! ce n'est pas un prêtre! Voyez, voyez... sous sa robe de moine, c'est un gentilhomme qui apparaît!...

La robe s'était en effet écartée. Le brillant costume de Panigarola se montrait en partie. Dans sa main crispée, le moine tenait encore un papier chiffonné.

—Viens! haletait Alice, viens, partons, fuyons!...

—Madame, rugit le comte, quel est cet homme?...

Catherine répondit:

—Je ne sais... Mais, tenez, ce papier nous le dira peut-être...

Au même moment la reine s'écria:

—Oh! mais je le reconnais! C'est le marquis de Pani-Garola! Que fait-il ici à la place du prêtre qui m'attendait?...

Marillac s'était penché; de la main crispée du moine, il avait arraché le papier, ou du moins une partie du papier, et, d'un geste fébrile, de ses doigts qui tremblaient, il le dépliait, le défripait...

Ses deux poignets, à cet instant, furent saisis comme dans deux étaux par deux mains frêles, glacées, douées, satinées, mais convulsivement serrées. Le visage d'Alice lui apparut à quelques lignes du sien. Leurs regards échangèrent des sentiments de folie, obscurs, intraduisibles, terribles. Elle murmura d'une voix à peine distincte:

—Ne lis pas...

—Alice, tu sais ce qu'il y a là?

—Ne lis pas!... Donne-moi cette preuve d'amour! Regarde-moi! Je t'aime, tu ne peux savoir combien je t'aime! Ne lis pas, mon amant, mon époux! Ne lis pas le papier de cet homme!

—Alice! Tu connais cet homme!

Leurs voix, maintenant, avaient d'étranges intonations. Ils ne les reconnaissaient pas. Toute l'horreur, toute l'épouvante était dans la voix d'Alice, tandis que celle de Marillac rugissait le soupçon.

La malheureuse fit un effort désespéré et tenta de prendre le papier.

Marillac, d'un mouvement de douceur formidable se défit de l'étreinte et monta jusqu'à l'autel, posa près du tabernacle la lettre que ses doigts ne pouvaient plus tenir.

Alice se mit à genoux et murmura:

—Oh! mon amant, mon unique amour, adieu... tu ne sauras jamais... comme tu as été adoré... adieu...

Et, portant à ses lèvres le chaton d'une bague qui ne quittait pas son index, elle le mordit.

Alors elle leva sur Marillac des yeux empreints d'une passion surhumaine et attendit la mort.

A la lueur du cierge posé près du tabernacle, Marillac lut ces mots:

«Moi, Alice de Lux, je déclare que, si l'enfant que j ai eu du marquis de Pani-Garola, mon amant est mort, c'est que je l'ai tué. Que, si on retrouvait le cadavre de mon enfant, il ne...»

Là le papier était déchiré. Le reste était demeuré dans la main du moine.

Le comte se retourna: décomposé à ce point que Catherine ne le reconnut pas,—Catherine qui, à deux pas, ramassée sur elle-même, son poignard à la main contemplait cette scène.

Alice tendit vers lui ses bras, et d'une voix redevenue étrangement pure, dans une extase d'amour, transfigurée, purifiée par la mort qui la gagnait, elle dit:

—Je t'aime!...

Marillac ne la vit ni ne l'entendit.

Il s'étonnait qu'il fût vivant, que l'effroyable charge de douleur appesantie tout à coup sur lui ne l'eût pas écrasé, une singulière lucidité dans son esprit éclairait violemment un seul point,—une question qu'il se posait:

—Comment vais-je mourir?

Le reste disparaissait dans une sorte d'obscurité. Il n'y avait plus en lui que l'horreur de la vie. Vivre encore une heure, une minute, cela lui semblait une impossibilité.

Son regard vitreux tourna autour de lui.

Il se posa un inappréciable instant sur Alice qui, les bras tendus, les yeux rivés à lui, ne voyant que lui, répéta:

—Je t'aime...

Il ne la vit pas. Son regard atteignit la reine.

A grand-peine, il se détacha de l'autel auquel il s'était appuyé, et, d'un pas lourd, hésitant, il s'approcha d'elle.

Catherine de Médicis le vit venir sans pouvoir faire un geste. Elle était sous le charme de l'horreur. Confusément, elle se disait qu'elle avait outrepassé les limites.

Lorsque Marillac fut tout près d'elle, il sourit.

Quel sourire!...

Et voilà ce qu'il dit, ce qu'il balbutia plutôt:

—Eh bien, ma mère, êtes-vous contente?... Pourquoi me tuez-vous... de cette manière?...

Catherine apprit ainsi que son fils comprenait la vérité tout entière. Cette conviction rompit le charme. Effroyable, elle se redressa; d'un geste brusque, elle leva quelque chose qui paraissait être une croix et qui était un poignard, et elle gronda:

—Comte, ce n'est pas moi qui vous tue... c'est cette croix... c'est pour le service de Dieu! Dieu le veut!

Et, d'une voix tonnante, elle répéta:

—Dieu le veut!

Alors une étrange rumeur se fit entendre dans l'église. On eut dit que la tempête qui mugissait au-dehors avait défonce les portes et que les rafales accouraient vers le maître-autel. Un bruissement de robes qui se froissent et se heurtent, un piétinement rapide parmi des bruits de chaises renversées, un murmure d'abord indistinct de voix, puis le tumulte de ces voix éclatant en imprécations sauvages...

—Dieu le veut! Dieu le veut!

Marillac, comme dans une fantasmagorie de cauchemar, vit la foule des têtes féminines convulsées par la haine et la peur, il vit l'ombre se hérisser de lueurs de poignards...

Puis son regard tomba sur Alice.

Et il ne vit plus qu'elle!

—Je t'aime...

Et il n'entendit plus que ce mot.

Ses pensées se disloquèrent, sa raison s'effondra à grand tracas; il lui sembla une seconde que des hurlements emplissaient sa tête, que ses muscles hurlaient que ses nerfs hurlaient, que son cerveau hurlait puis brusquement, il ne ressentit plus rien; le cercle de feu s'éloigna, l'apaisement infini se fit en lui; son sourire devint radieux. Il était fou!

Dans cette fugitive durée du temps, le fou se mit à marcher vers Alice.

Elle répéta:

—Je t'aime...

Et il répondit de sa voix d'amour:

—Je t'aime... Attends-moi... partons...

—Dieu du ciel! rugit Alice, il me pardonne!...

Au même instant le corps de son amant s'abattit près d'elle; plus de dix coups de poignard l'avaient frappé en même temps.

—Quoi! râla-t-elle. Que se passe-t-il? Qui est là?... Ecoute!

Elle essayait de soulever le cadavre; il retomba pesamment...

Et, dans la même seconde, des mains furieuses s'abattirent sur elle, la déchirèrent, lacérèrent sa robe... Sanglante, hagarde, presque nue, Alice s'attachait désespérément au corps et haletait:

—Laissez-le! grâce pour lui!... Tuez-moi seule!

Un hurlement énorme emplit ses oreilles.

—A mort! à mort les deux traîtres! à mort la Béarnaise!

De nouveaux coups de poignard atteignirent le cadavre.

A travers les larmes de sang qui inondaient son visage, Alice aperçut alors, dans une suprême vision, la reine qui, debout, appuyée à l'autel, son poignard levé au ciel, son pied posé sur la poitrine de Marillac, hideuse et flamboyante, rugissait:

—Ainsi périssent les ennemis de la reine et de Dieu!

—Grâce pour lui! cria frénétiquement Alice.

—Mes filles! mes filles! tonna Catherine, jurez de frapper ainsi les ennemis de Dieu et de la reine! Dieu le veut!

Alice, au paroxysme de l'horreur, parvint à soulever la tête livide de son amant comme pour le montrer à Catherine. D'une main elle s'accrocha violemment à la robe de la reine.

Et, tandis que les cinquante juraient de frapper, tandis que les poignards s'agitaient, que les bouches écumaient, que les yeux étincelaient, dans la tempête des serments, la malheureuse, comme dans une dernière lueur d'espoir, jeta cette clameur:

—Sois donc maudite!... Reine de sang et de meurtre! Tu cherchais ton fils! Regarde! Le voilà...

A l'instant, elle retomba sur le corps de Marillac, et elle mourut en murmurant:

-Je t'aime!...




XXII

LE CIMETIÈRE DES S. S. INNOCENTS

Lorsque le tumulte se fut apaisé, Catherine de Médicis prononça quelques mots, et les cinquante, une à une, quittèrent l'église. Seulement, l'une d'elles, en sortant dans la rue, alla droit à un groupe de quatre ou cinq hommes qui attendaient et leur parla à voix basse.

Les hommes alors entrèrent dans l'église et marchèrent jusqu'au maître-autel où ils virent une femme agenouillée, complètement enveloppée dans ses voiles noirs.

La femme leur montra le cadavre du comte de Marillac.

«Et celle-ci?» fit l'un d'eux en désignant Alice de Lux.

La femme secoua la tête; les hommes saisirent Marillac et l'emportèrent hors de l'église.

Alors la reine éteignit les quatre cierges qui brûlaient à droite et à gauche du tabernacle. Puis, dans l'obscurité que trouait seule maintenant la faible lueur de la veilleuse suspendue aux voûtes, elle se baissa, se pencha sur une ombre étendue au pied de l'autel.

Cette ombre, c'était le moine Panigarola.

La reine plaça sa main sur la poitrine du moine et constata que le coeur battait sourdement. Alors, elle tira un flacon de son aumônière, et, l'ayant débouché, le fit respirer à l'homme évanoui.

Pendant quelques minutes, ses efforts furent vains...

«Pourtant, il vit!» gronda-t-elle.

Enfin, un léger tressaillement agita le moine, et bientôt il entrouvrit les yeux.

«Bon! pensa la reine. Il n'a rien vu... rien entendu!»

Panigarola se remit debout.

Il lui sembla qu'il sortait de la tombe, et la pensée indécise, affaiblie, lui parut revenir des lointaines régions de la mort.

Catherine le prit par la main, le conduisit jusqu'au cadavre d'Alice, et lui dit:

«Elle est morte, mon pauvre marquis... Vous voyez, il l'a tuée... J'ai assisté, impuissante, à ce meurtre... Lorsqu'il a vu le papier que vous teniez dans vos mains raidies, il s'en est emparé... il l'a lu... jamais je ne vis fureur pareille... en quelques instants, la malheureuse enfant, lacérée, déchirée comme vous voyez, est tombée sous ses coups... Mais vous êtes vengé... quelques gentilshommes qui m'avaient escortée... l'ont vu sortir sanglant, hagard, ils ont cru qu'il venait de me frapper moi-même, et, à cette heure... le cadavre de Marillac roule parmi les flots de la Seine... Adieu, marquis... je laisse le corps de cette pauvre fille à vos soins pieux... que Dieu ait pitié de son âme...

Catherine, alors, se recula, pareille à un fantôme qui rentre dans les ténèbres d'où il est sorti un instant pour quelque maléfice; quelques instants plus tard, seule, à pied, sans escorte, son poignard à la main, vaillante comme un reître, l'âme gorgée d'horreur, paisible et forte, elle se glissait par les rues et rentrait en son hôtel.

Panigarola demeuré seul se pencha sur le cadavre d'Alice.

Sa main se posa sur le sein nu et glacé: rien ne palpitait plus sous ce sein de neige, Alice était bien morte.

Le moine, se redressant, regarda autour de lui comme pour chercher quelque chose. Ayant trouvé, sans doute, il se dirigea vers le bénitier, y trempa son mouchoir de fine batiste, et revenant au cadavre se mit à laver doucement les taches de sang.

Bien que l'obscurité fût profonde, excepté au-dessous de la pâle veilleuse, il semblait y voir parfaitement et, dans ses allées et venues, marchait sans hésitation, sans bruit.

Par trois fois, il retourna au bénitier tremper son mouchoir.

Le bénitier, dès lors, parut plein de sang.

Par un hasard assez inexplicable, Alice n'avait aucune plaie au visage, et le sang qu'elle y portait provenait des blessures qui avaient labouré ses épaules, sa gorge et sa poitrine.

Lorsqu'il eut achevé de laver toutes ces plaies, le moine contempla un instant le cadavre: le visage pâle d'Alice apparaissait dans l'indécise clarté de la veilleuse, avec sa merveilleuse beauté pour ainsi dire idéalisée.

Panigarola, cependant, avait examiné les blessures, l'une après l'autre.

Il y en avait dix-sept. C'étaient de longues déchirures à fleur de peau, aucune n'avait pénétré aux sources de la vie.

Le moine secoua la tête et murmura:

«Pas une de ces blessures n'était mortelle...»

Continuant son funèbre examen, il remarqua à l'index de la main droite une bague dont le large chaton était comme crevé. A grand-peine il retira la bague du doigt qui se raidissait déjà.

Alors, il illumina un cierge et, avec une sorte de curiosité morbide, il étudia la bague.

Dans le chaton éventré, il aperçut quelques grains d'une poudre blanche; il rajusta les bords du chaton, de façon que le reste de poudre ne pût s'en échapper, et plaça la bague à son petit doigt.

«L'anneau des fiançailles», dit-il.

Revenant à Alice, il essaya de la recouvrir tant bien que mal; mais, comme il ne pouvait arriver à rejoindre les lambeaux lacérés du corsage, il se dépouilla de sa robe de gros drap brun et en enveloppa le cadavre.

Il apparut ainsi dans son élégant costume de riche gentilhomme.

D'un geste puissant, presque sans effort, il souleva dans ses bras le cadavre habillé de sa robe de moine, et l'emporta vers la porte que Ruggieri lui avait ouverte au moment où il était entré dans l'église.

Un carrosse de voyage était là qui attendait: c'était celui que la reine avait fait venir.

Un homme vêtu en postillon s'approcha du marquis de Pani-Garola et lui dit:

—Monseigneur, voici la chaise de route...

—Cette voiture est là pour moi? demanda-t-il sans s'étonner.

—Oui, monseigneur. J'ai des ordres. Nous prenons la route de Lyon et de l'Italie. Vous n'avez qu'à monter.

Le marquis, sans répondre, déposa Alice dans la voiture, l'allongea sur la banquette, de façon qu'elle ne pût tomber; puis, refermant la portière, il alla se placer à la tête des chevaux qu'il saisit par la bride.

Et il se mit en marche.

Le postillon, étonné, suivit et songeait:

«Voici l'épousée que m'a dit la reine... L'épousée est dans la voiture... mais pourquoi habillée en moine?...»

Il était, à ce moment, deux heures du matin.

Par moments, la rafale arrêtait l'attelage, les chevaux, la tête dans le vent, les jambes arquées dans une résistance.

Le postillon, terrifié maintenant plus encore par ce gentilhomme silencieux qui avait une allure de spectre que par la bataille qui hurlait dans les airs, s'abritait derrière la voiture, s'accrochait aux rayons des roues.

Panigarola demeurait immobile, sa face livide levée vers le ciel en feu.

Et, lorsque la rafale était passée, il reprenait sa marche, dans le bruit de la ferraille de la voiture funéraire, dans le tumulte et les clameurs des éléments déchaînés.

«Ou va-t-il? Où va-t-il? murmurait le postillon éperdu Pour un voyage de noces... c'est drôle... j'ai peur!»

Panigarola s'arrêta tout à coup, et, l'homme, ayant regarde autour de lui, se signa rapidement et bégaya:

«Le cimetière des Saints-Innocents!...»

Panigarola, sans plus faire attention à cet homme que s'il n'eut pas été là, monta dans la voiture; l'instant d'après, il en redescendait, tenant dans ses bras le cadavre d'Alice.

Il le déposa au pied du petit mur qui, de ce côté clôturait le cimetière.

Et il alla frapper à la fenêtre basse d'une sorte de cabane qui se dressait là.

Le postillon, de ses yeux agrandis par l'effroi, considérait celle qu'il avait appelée l'épousée. Un coup de vent écarta la robe de gros drap: la figure livide du cadavre lui apparut. Alors, avec une sourde imprécation, il sauta sur la selle du cheval conducteur, enfonça ses éperons dans les flancs de l'animal, et, comme emportée par une rafale d'épouvante, la lourde voiture s'enfuit dans la nuit...

—Qui va là? dit une voix chancelante, au coup que Panigarola frappa.

—Vous êtes le fossoyeur? demanda le gentilhomme

La porte de la cabane s'ouvrit. Un vieillard parut qui tenait à la main une lampe fumeuse. Cet homme examina un instant l'étrange visiteur qui venait le réveiller à pareille heure.

—Le révérend Panigarola! murmura-t-il. Sous ce costume!...

—Vous me connaissez?

—Qui ne connaît Votre Révérence? qui ne l'a entendue prêcher?

—Bon! Alors, si tu sais qui je suis, tu sais ce qu'il t'en coûterait pour me désobéir? Prends ta pioche tes instruments...

—Il s'agit donc..., interrogea le vieillard craintif.

—De creuser une fosse, oui! dit Panigarola d'une voix qui glaça le fossoyeur.

Le fossoyeur trembla. Ses cheveux se mouillèrent d'une sueur froide. Cette voix, qu'il entendait, ne lui parvenait pas comme une voix humaine. Elle paraissait monter du fond d'une tombe.

Vacillant, il saisit une pioche et une pelle.

Sur un signe du funèbre visiteur, il ouvrit une porte et pénétra dans le cimetière.

Panigarola avait soulevé dans ses bras le cadavre d'Alice et l'étreignait en marchant, d'une étreinte dont aucune parole ne pourrait rendre l'infinie douceur.

Il l'étreignait comme l'amant le plus passionné peut serrer dans ses bras la vierge qui lui avoue son amour.

Il l'étreignait comme une mère douloureuse peut étreindre le cadavre de l'enfant bien-aimé qu'elle essaie de faire revivre.

Le fossoyeur s'était arrêté.

Le vieillard commença à creuser, avec une hâte maladroite.

Cela dura une heure. Au bout de cette heure, la fosse fut assez profonde.

Or, pendant cette heure-là, le marquis de Panigarola, le premier amant d'Alice de Lux, se tint debout au bord de la fosse qui se creusait, tenant dans ses bras le cadavre de son amante. Ses yeux de pitié demeurèrent rivés sur le visage de la morte, sans un tressaillement des cils. Pendant cette heure-là, tandis que le fossoyeur piochait, tandis que les éclairs l'enveloppaient de leurs nappes livides, tandis que les croix de bois tombaient autour de lui avec des bruits secs de branches qui se brisent, il fut une statue du désespoir et de la pitié.

Le fossoyeur étant remonté, Panigarola descendit dans la fosse et y coucha son amante.

Il couvrit soigneusement son visage et ses mains, l'enveloppa tout entière dans la robe de moine.

Alors, il remonta sur les bords de la fosse.

Le vieillard effaré, ses mèches grises au vent tendit son doigt pour désigner le cadavre, et demanda:

—Quoi!... Sans cercueil?...

—Il n'en est pas besoin..., dit Panigarola.

—Quoi! à peine couverte!...

—Elle sera mieux couverte tout à l'heure.

Le fossoyeur ne comprit pas le sens de ces paroles.

Il saisit sa bêche et s'apprêta à jeter dans la fosse la première pelletée de terre.

Panigarola l'empoigna par le bras et dit:

—Pas encore!

Le fossoyeur, déjà penché, se redressa. Panigarola continua:

—Il manque quelqu'un dans la fosse...

—Qui? hurla le vieillard.

—Moi.

Le fossoyeur vacilla d'épouvanté. Il était transporté dans les régions de l'horreur... Il ne cherchait pas à comprendre. Il ne vivait plus, il rêvait.

—Va-t'en, reprit Panigarola. Tu reviendras dans une heure. Et, alors, écoute...

—J'entends, dit le vieillard en claquant des dents

—Tu recouvriras la fosse sans y regarder... Il y aura deux cadavres, le mien et le sien... tu recouvriras tout. Prends ceci.

Il tendit au fossoyeur une bourse pleine d'or, une fortune. Le vieillard s'en saisit. Dès lors, il se rassura quelque peu.

—C'est pour que je ne dise rien? demanda-t-il avec un sourire où luttaient l'avarice et l'effroi.

Panigarola secoua la tête.

—C'est donc pour me payer ma besogne?

—Si tu disais un mot de ce que tu fais cette nuit tu serais pendu. Quant à ta besogne, je n'ai pas à la payer puisque tu es le fossoyeur...

—Alors, pourquoi cet or?

—Ecoute... Demain, dans huit jours, dans un mois je ne sais pas quand, un enfant viendra... un petit garçon, cheveux noirs, yeux noirs, figure triste, pâle et chétive... six ans à le voir... Cet enfant, tu le prendras par la main, tu le conduiras sur cette fosse, et lui diras: «Si c'est la tombe de ta mère que tu cherches, «mon enfant, la voici.» Le feras-tu?

—C'est facile.

—L'enfant s'appelle Jacques-Clément.

—Jacques-Clément. Bon. Il pourra venir prier et pleurer tant qu'il voudra. C'est sacré.

Panigarola eut un geste de satisfaction.

Va-t'en. Souviens-toi. Et reviens dans une heure.

Le fossoyeur recula, s'en alla, les yeux tournés vers cet homme qui, debout sur le bord de la fosse, immobile, paraissait un spectre se préparant à rentrer dans la tombe d'où il était sorti.

Une terreur insensée, de nouveau, s'abattit sur lui. Il sentit qu'il allait tomber et s'appuya à quelque chose qui était une croix de bois. Il s'y cramponna. Et, de là, il continua à regarder. Un large éclair lui montra l'homme qui se courbait sur le bord de la fosse...

Puis l'obscurité se fit profonde.

Un nouvel éclair illumina le cimetière. Le fossoyeur, à bout de forces, tomba sur ses genoux: cette fois, il n'y avait plus personne au bord de la fosse!...

Panigarola s'était étendu près du corps d'Alice, son visage tourné vers le visage de la morte. Il avait dégainé sa dague, pour se frapper sans doute au cas où la mort ne viendrait pas assez vite.

Alors, il porta à ses lèvres le chaton qu'Alice avait mordu et il le mordit à la même place, absorba le reste de la poudre blanche.

C'est à peine s'il pensait. Son bras droit s'arrangea sous le cou de la morte. Ses yeux grand ouverts cherchaient à la voir. Et, dans ces yeux, il n'y avait ni haine ni amour, seulement une pitié infime.

A vingt pas de là, le fossoyeur écroulé au pied de la croix de bois, hagard, livide, le cou tendu vers la fosse, attendait. L'heure convenue s'écoula. Puis une autre. La tempête, lentement, s'apaisa. Et ce fut seulement au jour venu, au moment où, dans un ciel pur, lavé par les grands souffles, monta la lumière du soleil levant, ce fut alors seulement que le vieillard se traîna jusqu'au bord de la fosse et y jeta un regard empreint de cet étonnement indicible que causent les visions des rêves tragiques.

Les deux cadavres tournés visage contre visage les yeux ouverts, la bouche crispée, semblaient se regarder, se sourire, et se dire des choses mystérieuses et douées.

Le vieillard se dépouilla du surtout en peau de mouton qui couvrait ses épaules et le plaça sur les deux visages.

Puis, en hâte, il commença à remplir la fosse à pelletées rapides.




XXIII

LES AMOURS DE PIPEAU

Depuis la disparition du chevalier de Pardaillan, un des personnages les plus affairés, les plus occupés, les plus actifs de Paris, c'était certainement maître Pipeau.

Ce chien, qui avait le mensonge dans la peau, qui était voleur comme six tire-laine, avait d'abord trouvé dans l'hôtel Montmorency le paradis que peut rêver un chien. Par intrigue, ruse et astuce, il s'était mis au mieux avec le maître queux de l'hôtel; il avait persuadé à ce cuisinier, un peu faible d'esprit d'ailleurs, qu'il avait pour lui une amitié sans borne. Pur mensonge! Pipeau méprisait parfaitement le cuisinier, mais il adorait sa cuisine.

«Comme il m'aime! répétait le digne homme. Toujours dans mes Jambes! Il ne me quitte plus!»

Qu'eût-il dit, s'il avait connu la véritable pensée de Pipeau?

Mensonge, la queue, le moignon de queue qui remuait frénétiquement! Mensonge, le bon regard où il eût été impossible de démêler la moindre ironie! Mensonge, cette langue qui léchait avec componction les mains du brave homme et la sauce qui y restait souvent! Mensonge ces petits abois amicaux, ces cabrioles qui secouaient de rire la panse du maître queux!

Mais comment celui-ci aurait-il deviné la malice, l'hypocrisie et le mensonge du chien?

Pipeau acceptait rarement un morceau, si friand fût-il, des mains du cuisinier: il y avait à cela une raison toute simple, mais qui fut toujours ignorée de cet homme. Pipeau se servait lui-même.

En cachette, au bon moment, il prenait ce qui lui convenait. Et c'était ainsi bien meilleur.

«Il n'est pas gourmand, disait le maître queux. Il m'aime pour moi-même.»

Pas gourmand! Justes dieux, c'est ainsi que se font les réputations bonnes ou mauvaises! Pipeau pipait tout ce qu'il pouvait. Pipeau mettait l'office au pillage. Pipeau, fidèle à ses instincts, passait son temps à voler. Il devenait gras. Il devenait insolent.

Mais Pipeau n'était pas seulement un chien voleur, un effronté, un menteur, comme nous croyons l'avoir prouvé en diverses circonstances. Lorsque nous présentâmes ce personnage au lecteur, il nous souvient d'avoir affirmé que c'était un chien paillard.

Ajoutons que nous eussions fait le silence sur les amours de Pipeau, si le récit de ces amours n'était lié à des scènes importantes de notre récit.

Donc, Pipeau, dans l'hôtel Montmorency, était le chien le plus heureux de la création.

Ce bonheur fut sans mélange et sans remords jusqu'au jour où disparut le chevalier de Pardaillan. Le chien avait pour son maître—ou plutôt son ami—une adoration qui, de son côté, était sincère.

Un soir—soir d'inquiétude et de douleur—l'ami ne reparut pas!

De cette nuit-là. Pipeau ne ferma pas les yeux. Il alla et vint par l'hôtel, quêta, flaira, appela par de petits gémissements, le tout en pure perte. Le matin, il s'installa dans la rue devant la grande porte de l'hôtel.

Pardaillan ne revint pas. Pipeau en oublia l'office lui-même. Et le cuisinier l'appela en vain. Même le digne homme ayant voulu le saisir par le collier, le chien gronda de façon à lui faire comprendre qu'il eût à le laisser tranquille.

Cette journée se passa ainsi. Le soir, le chien ne rentra pas dans l'hôtel. Il continua d'attendre devant la porte.

Et, lorsque le jour revint, lorsqu'il fut bien persuadé que son maître ne reviendrait plus, il fila comme un trait.

Où pensez-vous qu'il alla?

Eh bien, il courut à la Bastille! «Qu'on m'aille soutenir, s'écrie quelque part La Fontaine, ce maître des poètes, qu'on m'aille soutenir, après un tel récit, que les bêtes n'ont point d'esprit!»

Pipeau en avait certainement. Il venait de passer de longues heures à ruminer sur l'absence de son maître.

«Où peut-il être, finit-il par se dire en son langage ou peut-il être, sinon dans cet endroit sombre et escarpé ou il s'est déjà renfermé une fois? Que peut-il bien faire là-dedans?»

C'est pourquoi il s'élança comme une flèche dans la direction de la Bastille. En temps ordinaire, Pipeau ignorait les allures lentes. Mais, lorsqu'il était pressé, le galop qui était sa marche habituelle devenait une frénésie. Pipeau culbuta successivement une douzaine d'enfants, deux ou trois vieilles femmes, renversa des pots à lait et des paniers d'oeufs à des devantures, fonça tête baissée dans des groupes, souleva sur son passage force clameurs et malédictions, et s'arrêta tout haletant devant la porte même par où le chevalier de Pardaillan avait été entraîné dans la Bastille.

Le chien leva le nez vers la fenêtre où son ami s'était montré à lui. Hélas! l'étroite meurtrière avait été bouchée: la précaution, chez les administratifs, est toujours rétrospective, et, pourrait-on dire, vindicative. M. de Guitalens avait fait murer cette lucarne qui avait servi au chevalier de Pardaillan pour communiquer avec son chien!

Pipeau, ayant attendu inutilement, se mit à faire le tour de la Bastille.

Mais c'est en vain qu'il aboya, appela et inspecta toute meurtrière semblable à la sienne.

Alors, de la même course furieuse, il repartit, et, quelques minutes plus tard, faisait irruption à l'auberge de la Devinière. Il monta jusqu'à la chambre jadis habitée par son maître, redescendit, visita coins et recoins, jusqu'à ce que, maître Landry Grégoire l'ayant aperçu, le pauvre chien fut expulsé à renfort de coups de balai.

Pipeau fila sans insister. Évidemment son maître n'était pas là: sans quoi'on ne l'eût pas ainsi traité.

Poursuivant le cours de ses recherches, Pipeau parcourut Paris en tous sens, et toujours à la même allure désordonnée. Il visita tous les endroits où il était passé avec son maître et finit, sur le soir, par aboutir à l'auberge des Deux-morts-qui-parlent, affamé, assoiffé, éreinté, haletant.

Catho lui donna à boire, à manger, le réconforta, et Pipeau trouvant le gîte à son gré y passa la nuit.

Mais le lendemain matin, reposé par neuf heures de sommeil, restauré, et ayant eu soin de faire un tour à la cuisine, il s'éclipsa dès qu'une servante ouvrit la porte.

Cette fois, il ne courait plus.

Il s'en allait tristement le nez à terre, la queue et les oreilles basses.

«C'est fini, songeait la pauvre bête, il m'a abandonné, je ne le verrai plus!»

Il atteignit ainsi l'hôtel Montmorency, se coucha devant la porte et attendit. Tout le jour, il demeura là, sourd à toute invitation du cuisinier, lequel, vraiment magnanime en cette circonstance, lui apporta sur le soir un succulent repas composé d'une carcasse de poulet.

Or, on était au soir du mercredi 20 août. Et cette date qui n'avait aucune importance pour le chien en a une pour nous.

La nuit vint. Pipeau, couché au fond d'une encoignure cherchait le sommeil et se livrait aux plus sombres réflexions, lorsque, tout à coup, il se remit sur ses quatre pattes; son nez se mit à remuer et à renifler sa queue s'agita doucement.

Pipeau avait-il flairé de loin son maître!... D'où lui venait cet émoi? D'où cette joie? Il nous en coûte de l'avouer, mais la vérité avant tout; Pipeau venait de flairer une chienne! Pipeau donc, s'était redressé, les yeux fixes, le nez interrogateur. Il ne tarda pas à apercevoir quatre ombres qui s'arrêtèrent juste en face de l'hôtel.

Ce groupe de quatre ombres se composait de deux hommes et de deux chiens.

Pipeau s'approcha. Les deux chiens grognèrent. L'un des deux hommes, d'une voix basse et rude, commanda:

—La paix, Pluton! La paix, Proserpine!

Pluton et Proserpine devaient être merveilleusement dressés car ils se turent à l'instant. C'étaient deux chiens de forte taille, deux sortes de molosses à poil rude, aux yeux sanguinolents, aux mâchoires formidables. L'un, le chien Pluton, était tout noir L'autre la chienne Proserpine, était toute blanche. Mais tous deux étaient de même race.

Pendant une heure environ, les deux hommes demeurèrent en observation devant l'hôtel. Ils allaient et venaient avec précaution et paraissaient chercher à voir ce qui pouvait se passer à l'intérieur.

—Voyez-vous, dit à la fin l'un d'eux, c'est par là qu'il faudra attaquer, croyez-moi, monseigneur.

—Oui, Orthès, répondit l'autre. Tu avais raison. Allons, rappelle les chiens et allons-nous-en.

L'homme qu'on venait d'appeler Orthès siffla doucement: Pluton, Proserpine et Pipeau se mirent en marche.

Quoi! Pipeau lui aussi?... Oui!

Car Pipeau s'était approché de Proserpine, et, en son langage, lui avait fait compliment. Il lui avait présenté ses civilités en excellents termes, sans doute, car Proserpine avait doucement remué la queue, sur quoi Pipeau s'était livré sans plus de bagatelles à une déclaration en règle; c'est-à-dire qu'il s'était mis à tourner autour de la donzelle en flairant tout ce qu'un chien croit devoir flairer.

Or, Pluton, mari de la dame, ayant relevé ses lèvres épaisses, montra une double rangée de crocs formidables.

Pipeau jeta un regard oblique sur le mari. Son poil se hérissa. Sa lèvre tremblotante découvrit, chez lui aussi, des engins d'attaque et de défense d'un calibre raisonnable.

Il y eut de part et d'autre un grognement sourd.

La bataille était imminente.

Proserpine, assise commodément sur son derrière, s'apprêta à juger ce combat dont, comme Chimène, elle était le prix.

Tout à coup. Pipeau recula.

Pipeau recula jusqu'à la carcasse de poulet qu'on lui avait apportée et à laquelle il n'avait pas touché, soit par tristesse, soit qu'il voulût ménager ses provisions. Il la prit dans sa gueule et l'apporta, oui, l'apporta... à qui? à Proserpine? pas du tout: à Pluton!

Pluton était un chien féroce et bête. Il se précipita sur la carcasse et la dévora incontinent. Après quoi il jeta sur Pipeau un regard d'étonnement et de reconnaissance; et, en signe de paix, agita sa queue, puis se coucha tranquillement.

Pipeau comprit que dès lors il était admis dans, l'amitié du gros chien.

Il se retourna aussitôt vers Proserpine et, en toute sécurité, recommença ses salamalecs.

Lorsque les deux hommes s'en allèrent, Pluton et Proserpine suivirent. Tout naturellement, Pipeau suivit.

Il oublia l'amitié pour l'amour. Il oublia sa tristesse. Il oublia son maître disparu. Il eût suivi Proserpine au bout du monde, d'autant plus que la ribaude faisait des grâces, jouait avec lui, et paraissait disposée à lui accorder ses faveurs.

Pluton marchait gravement, et peut-être, se disait-il qu'après tout un camarade qui offrait ainsi des carcasses de poulet méritait bien un petit sacrifice de sa part.

La bande arriva jusqu'à une grande maison de la rue des Fosses-Montmartre; une lourde porte s'ouvrit et Pipeau, se faufilant en douceur entre Proserpine et Pluton, entra dans la maison!...

La porte se referma.

Pipeau était l'hôte du maréchal de Damville et d'Orthes, vicomte d'Aspremont!...




XXIV

L'AMIRAL COLIGNY

Nous laisserons Pipeau s'occuper de ses amours, nous laisserons Catho, l'hôtesse des Deux-morts-qui-parlent, s'occuper, en compagnie de la Roussette et de Pâquette, d'une mystérieuse affaire pour laquelle elle se démenait fort, et, avant de revenir aux Pardaillan qui, dans la prison du Temple, attendent l'heure lugubre où leur sera appliquée la question, nous conduirons nos lecteurs au Louvre.

Depuis le lundi 18 août, les fêtes succèdent aux fêtes. Les huguenots sont radieux.

Catherine de Médicis se montre charmante pour tous.

Charles IX, seul, méfiant et taciturne, semble promener dans toute cette joie une incurable mélancolie.

Le vendredi 22 août, de bon matin, l'amiral Coligny quitta son hôtel de la rue de Béthisy et se rendit au Louvre.

Il était escorté, comme toujours, de cinq ou six gentilshommes huguenots et portait sous son bras une liasse de papiers.

C'était le plan définitif de la campagne qu'on allait entreprendre contre les Pays-Bas et dont Coligny devait avoir le commandement suprême.

Le roi devait étudier ce plan avec l'amiral et lui donner la dernière approbation.

Charles IX venait de se lever lorsque l'amiral arriva aux appartements du roi déjà envahis par la foule des courtisans. Il était ce matin-là de bonne humeur, et, lorsqu'il aperçut Coligny, il alla à sa rencontre, le pressa tendrement dans ses bras et s'écria:

—Mon bon père, j'ai rêvé cette nuit que vous me battiez!

—Moi, sire!

—Oui, oui, vous-même.

Déjà l'inquiétude se peignait sur le visage des huguenots présents, tandis que les catholiques ricanaient. Les uns et les autres pressentaient quelqu'une de ces terribles plaisanteries dont Charles IX était coutumier.

Mais le roi, éclatant de rire, continua:

—Vous me battiez à la paume! Conçoit-on cela? Moi, le premier joueur de France!

—Et de Navarre, sire! dit en souriant Henri de Béarn. Chacun sait que mon cousin Charles est imbattable à la paume.

Charles IX remercia Henri d'un geste gracieux et reprit:

—Amiral, je veux reprendre ma revanche sur mon rêve. Venez.

—Mais, sire, dit Coligny, Votre Majesté n'ignore pas que je n'ai jamais tenu une raquette...

—Allons bon! Et moi qui comptais vous battre!

—Sire, dit alors Téligny, si Votre Majesté le permet, je serai en cette occasion le tenant de M. l'amiral, que j'ai bien le droit d'appeler mon père, et je relèverai en son nom le défi.

—Vrai Dieu, monsieur, vous êtes un charmant homme et vous me faites grand plaisir. Amiral, nous causerons ce soir de choses sérieuses, car je vois aux redoutables papiers que vous tenez sous le bras, que vous me vouliez faire travailler. Vous me pardonnez, n'est-ce pas, mon bon père?

Et le roi, sifflant une fanfare de chasse, descendit au jeu de paume, suivi de tous ses courtisans. Deux camps furent formés et la partie commença aussitôt par un coup superbe du roi qui excellait véritablement à cet exercice.

Coligny était demeuré avec quelques gentilshommes et le vieux général des galères La Garde, qu'on appelait familièrement le capitaine Paulin.

Antoine Escalin des Aismars, baron de la Garde, était un soldat d'aventure. Pauvre, né de parents obscurs, il s'était élevé de grade en grade jusqu'au titre de général des galères, qui correspond à peu près à ce que nous appelons un contre-amiral.

C'était un homme froid, sans scrupule, féroce dans la bataille, catholique enragé par politique plutôt que par dévotion: mais il avait conçu pour Coligny une sorte d'admiration et d'estime; il s'intéressait fort à la campagne projetée, espérant y conquérir quelque nouvelle faveur.

Coligny l'avait spécialement chargé d'armer les vaisseaux qui devaient servir, car on comptait attaquer le duc d'Aïbe par terre et par mer, et le vieux La Garde s'était acquitté de sa mission avec le plus grand zèle: la flotte était prête.

Cet homme avait-il eu vent de quelque trahison? Avait-il flairé les projets de Catherine?

C'est probable. Mais, courtisan avisé autant que guerrier sans peur, il gardait pour lui ses impressions.

Coligny eut avec lui un long entretien qui dura deux heures.

Ceci se passait dans l'antichambre même du roi, en une embrasure de fenêtre où La Garde avait tiré un fauteuil. Et c'est sur ce fauteuil que Coligny avait déroulé ses plans. Ils avaient fini par se mettre à genoux tous les deux près du fauteuil, pour examiner de plus près une carte que l'amiral avait étalée.

Et ils étaient si profondément plongés dans leur étude qu'ils ne virent pas la reine Catherine de Médicis sortir des appartements du roi, traverser l'antichambre, saluée au passage par les gentilshommes présents, et s'enfoncer dans une galerie, lente, pâle, glaciale comme un spectre sous ses vêtements noirs.

Depuis la terrible scène de Saint-Germain-l'Auxerrois, Catherine paraissait troublée.

Parfois, elle s'arrêtait court dans les longues promenades solitaires qu'elle faisait dans son oratoire, et qui se fût trouvé près d'elle l'eût entendue murmurer alors:

«C'était mon fils...»

Était-ce donc le remords qui avait forcé les portes de cet esprit jusqu'alors fermé, solidement verrouillé?

Si Catherine se trouvait vraiment aux prises avec ce sentiment étrange qu'on appelle le remords, si son esprit sondait avec effroi les abîmes qu'elle avait creusés, ceux qui l'eussent parfaitement connue, Ruggieri par exemple, eussent redouté l'explosion de ce remords.

En effet, Catherine n'était pas femme à reculer. Si une plainte montait du fond de sa conscience, elle devait chercher à l'étouffer sous des clameurs plus terribles.

Ainsi son remords, si c'était du remords, aboutissait à une hâte plus fébrile, à une soif de sang plus brulante.

Catherine songeait:

«Du sang, encore du sang pour effacer ce sang!»

Ce matin-là, plus sombre que jamais dès qu'elle se trouvait seule, le sourire radieux qu'elle affectait devant la, cour disparut de ses lèvres, elle passa, comme nous avons dit, et jeta un oblique regard sur Coligny.

Au bout de la galerie, au moment d'entrer dans son oratoire, elle vit un homme qui l'attendait. C'était Maurevert. Il s'inclina comme pour la saluer et murmura:

—J'attends votre dernier ordre, madame.

Catherine laissa couler un long regard jusqu'au bout de la galerie, jusqu'à l'antichambre, jusqu'à Coligny qui se relevait, roulait ses papiers en causant vivement avec La Garde.

Et elle laissa tomber ce mot:

—Allez!

Maurevert s'inclina plus profondément. Il avait quelque chose a dire.. Maurevert songeait à la recommandation que lui avait faite le duc de Guise par une nuit de fête: il fallait blesser et non tuer Coligny... Maurevert voulait garder les bonnes grâces du duc, tout en obéissant à la reine. Et, laissant de côté la fiction que c'était un ami a lui qui devait tirer sur l'amiral, il dit:

—Et si je le manquais, madame?

—Eh bien! fit la reine tranquillement, vous en seriez quitte pour recommencer!

—Ainsi, insista le bravo, que l'amiral meure ou ne meure pas, demain matin, mes deux prisonniers du Temple sont bien à moi?...

—Oui!... à condition que j'assiste à la question.»

La-dessus, Catherine rentra dans son oratoire. Quelques minutes plus tard, Maurevert sortait du Louvre.

Dans l'embrasure de fenêtre de l'antichambre, le vieux La Garde disait à ce moment:

—Monsieur l'amiral, si vous m'en croyez, vous hâterez les derniers préparatifs... J'ai bataillé contre vous... Mais j'ai pour vous l'estime qu'on doit à un chef illustre... permettez-moi d'insister... Il faudrait que, dans un mois au plus tard, vous soyez en campagne.

—Dans un mois, mon cher baron! Dites dans dix jours et vous serez dans la vérité.

—Ah! tant mieux!» fit le vieux La Garde avec un soupir de soulagement.

Les deux chefs se serrèrent la main et La Garde descendit au jeu de paume pour faire sa cour au roi.

Coligny ayant roulé ses papiers, les plaça sous son bras et, faisant signe à ses gentilshommes, descendit à son tour et sortit du Louvre, répondant d'un sourire aux saluts respectueux.

Maurevert, sans se presser était arrivé au cloître Samt-Germain-l'Auxerrois. Il entra dans une maison basse dont les fenêtres du rez-de-chaussée étaient grillées: c'est là que demeurait le chanoine Villemur. Mais, depuis trois jours, le chanoine avait ostensiblement quitté la maison, se rendant, disait-il, auprès d'une parente qui habitait la Picardie. La maison passait donc pour inhabitée. Maurevert se glissa dans l'intérieur par une petite porte qu'une main mystérieuse lui entrouvrit du dedans, et il parvint bientôt dans la salle à manger au rez-de-chaussée.

—C'est le moment! dit-il alors à l'homme qui lui avait ouvert et qui l'avait accompagné.

Cet homme, c'était le chanoine Villemur.

—Je le savais, répondit simplement le chanoine. Venez.

Maurevert suivit son hôte, qui lui fit traverser trois pièces et l'introduisit enfin dans une cour qui se trouvait sur le derrière de la maison. La cour était clôturée de murs assez élevés. Une porte permettait d'en sortir. Villemur l'ouvrit et montra à Maurevert une sente déserte qui aboutissait à la Seine.

—Vous fuirez par là, dit-il. Et voici pour votre fuite.

Du doigt, il désigna un vigoureux cheval tout sellé, attaché par le bridon à un anneau.

—C'est Mgr Henri de Guise, reprit le chanoine, qui s'est ainsi occupé de votre sûreté. Ce cheval sort de ses écuries. A la porte Saint-Antoine, on vous laissera passer. Vous gagnerez le Soissonnais; puis, tournant à droite, vous vous dirigerez sur Reims. Là, vous attendrez.

—Bien, bien, fit Maurevert avec un sourire narquois. Croyez-vous vraiment à la nécessité de ma fuite?

—Je crois qu'il y va de votre tête.

—Je fuirai donc, reprit Maurevert parfaitement résolu à n'en rien faire.

Alors ils revinrent tous deux dans la salle à manger. Villemur prit dans un angle une arquebuse toute chargée et la présenta à Maurevert, qui l'examina attentivement.

—Parfait, dit-il enfin.

—Le voici!» s'écria à ce moment, et non sans quelque émotion, Villemur, qui s'était posté à la fenêtre grillée.

Le chanoine se recula, mais de façon à ne rien perdre de ce qui allait se passer.

Maurevert avait appuyé le bout du canon de l'arquebuse contre le treillis de la fenêtre.

Sur sa gauche, apparaissait un groupe de cinq ou six gentilshommes. En avant d'eux, à trois pas, marchait Coligny, qui causait paisiblement avec Clermont comte de Piles, jeune homme de la suite du roi de Navarre.

Maurevert, à ce moment, fit feu.

Il y eut, dans le cloître Saint-Germain-l'Auxerrois une seconde de stupéfaction. Coligny agitait sa main droite vers la fenêtre. Cette main était ensanglantée: la balle avait emporté l'index.

—Au meurtre! hurlèrent les gentilshommes.

Au même instant, un deuxième coup de feu retentit et, cette fois, l'amiral s'affaissa, l'épaule gauche fracassée.

Dans la même seconde, le cloître se remplit de cris une foule se rassembla, mais, lorsqu'on sut que l'amiral Coligny venait d'être frappé, cette foule se recula aussitôt, avec de sourdes imprécations contre les huguenots.

Après son premier coup de feu, Maurevert avait reposé son arme, en disant:

—Maladroit! je l'ai manqué.

—Recommencez! gronda Villemur.

—Avec quoi? fit Maurevert goguenard.

Le chanoine, d'un bond, fut près de lui, une deuxième arquebuse à la main, toute chargée. Maurevert, sans hésitation apparente, s'en saisit, et fit feu.

L'amiral tomba.

—Il est mort! dit Villemur.

—Je crois que oui, dit Maurevert avec un sourire.

—Fuyez!...

Maurevert obéit sans hâte, bien qu'à ce moment des coups violents ébranlassent la porte.

Il atteignit l'arrière-cour, défit le bridon, se mit en selle et enfila la sente, au trot.

Alors, le chanoine descendit rapidement dans les caves de sa maison, leva une trappe, s'enfonça dans un boyau, parcourut un long couloir, et, remontant par un escalier de pierre, arriva dans la sacristie de Saint-Germain-l'Auxerrois.

Dans le cloître, une scène de confusion terrible se passait. Les gentilshommes huguenots s'étaient rués vers la fenêtre; mais le treillis était solide; alors, tandis que les uns cherchaient à défoncer la porte, d'autres, l'épée à la main, entourèrent Coligny, comme pour faire face à une nouvelle attaque.

—Avertissez le roi, dit tranquillement Coligny.

L'un des gentilshommes, le baron de Pont, s'élança en courant vers le Louvre, traversant des groupes silencieux et hostiles.

Cependant, avec l'aide de ses amis, Coligny s'était relevé; mais il ne put se tenir debout et parut prêt à défaillir.

—Une chaise! cria Clermont de Piles.

Dans la foule, il y eut des ricanements; nul ne bougea. Les huguenots se regardèrent épouvantés, tout pâles.

Alors, deux d'entre eux unirent leurs mains entrelacées, formant ainsi une sorte de siège sur lequel le blessé fut assis, ses deux bras au cou des deux gentilshommes.

Les autres entourèrent ce groupe en silence, l'épée à la main. Ceux qui avaient essayé vainement de défoncer la porte, vinrent s'unir au cortège, qui se mit en route.

Coligny n'avait pas perdu connaissance.

—Soyez calmes, répétait-il d'une voix encore forte.

Mais ses amis ne l'écoutaient pas. Clermont de Piles pleurait—de colère autant que de douleur. Les autres criaient:

—On a tué l'amiral! on a meurtri notre père! Vengeance!

A chaque instant, ils rencontraient des huguenots, qui, se réunissant au cortège et voyant l'amiral grièvement blessé, tiraient leur épées et criaient:

—Vengeance!

En arrivant rue de Béthisy, ils étaient deux cents, agitant leurs épées, pleurant, menaçant, et les groupes du peuple qui les regardaient passer gardaient le silence.

Le bruit de l'attentat se répandit avec une rapidité inouïe; en moins d'une heure, une effervescence extraordinaire enfiévra Paris; les bourgeois sortirent en armes a tous les carrefours, des danses s'organisèrent; en d'autres endroits, des prêtres, montés sur des bornes, expliquèrent au peuple que Dieu venait de frapper un ennemi de l'Eglise.

A l'hôtel Béthisy et dans les environs, plus de mille huguenots s'étaient rassemblés et organisés, ne doutant pas qu'on voulût tuer l'amiral et décidés à le défendre en bataille rangée.

Cette multitude de gentilshommes exaspérés emplissait la cour de l'hôtel et, refluant par les portes grandes ouvertes, occupait toute la rue.

Cependant, le calme se rétablit peu à peu, et les épées rentrèrent dans les fourreaux lorsque le bruit se fut répandu que le meurtrier de l'amiral était un vulgaire coquin et non un stipendié du chanoine Villemur, comme on l'avait pensé. Le calme devint de l'apaisement lorsqu'on sut que les blessures, n'étaient nullement mortelles.

Malgré ce calme et cet apaisement, un grand nombre de huguenots s'enquirent, sur l'heure même, des logements qui étaient à louer dans la rue de Béthisy, voulant être prêts, jour et nuit. à courir au secours de leur chef.

Vers deux heures, il y eut un remous dans cette foule qui continuait à stationner dans la rue.

Une litière venait d'apparaître au bout de la rue; elle était précédée et suivie d'une demi-compagnie d'arquebusiers.

«Le roi! Le roi!...»

Toutes les têtes se découvrirent.

Mais la douleur et l'indignation l'emportant sur le respect, on cria: «Vengeance!»

La litière, avant d'entrer dans l'hôtel, s'arrêta un moment. Et, alors, on put voir qu'elle contenait le roi, Catherine et le duc d'Anjou.

Charles IX, pâle, sombre, agité, se pencha vers le groupe de gentilshommes le plus rapproché de lui.

—Messieurs, dit-il, autant que vous, je désire la vengeance; plus que vous, j'y suis engagé, car l'amiral est mon hôte; tenez-vous donc en paix, le meurtrier sera saisi et livré à un châtiment mémorable...

Des cris frénétiques de: «Vive le roi!» s'élevèrent alors.

Charles IX était au jeu de paume et dirigeait la partie contre le camp opposé, à la tête duquel se trouvait M. de Téligny, gendre de l'amiral, lorsque le baron de Pont était arrivé en courant, tout bouleversé, des larmes plein les yeux.

—Sire, on vient de tuer M. l'amiral!

Charles IX, qui s'apprêtait à envoyer la balle, demeura un instant immobile, comme frappé de stupeur.

Déjà, Téligny, Henri de Béarn, Condé et quelques autres huguenots, qui avaient entendu, s'étaient précipités au-dehors et avaient pris le chemin de la rue de Béthisy.

—Par la mort-Dieu, fit enfin le roi, que nous dites-vous là, monsieur!

—La vérité, sire! La triste vérité!...

Et il raconta la scène du cloître Saint-Germain-l'Auxerrois.

Charles jeta furieusement sa raquette.

—C'en est trop! cria-t-il. Il ne se passe pas de jour qu'on ne tue. Ah! messieurs les Parisiens, vous ne voulez faire qu'à votre tête? Et moi, qui suis le roi, je n'en ferai qu'a la mienne! Voilà qu'on me tue mes chefs d'armée à présent!

Et il rentra précipitamment dans le Louvre en disant:

—Qu'on me fasse venir M. de Birague et M. le grand prévôt.

Le grand prévôt se trouvait au Louvre; il se présenta aussitôt dans le cabinet du roi.

—Monsieur, dit Charles IX au grand prévôt, je vous donne trois jours pour trouver le meurtrier de mon digne père, l'amiral Coligny.

—Mais, sire...

—Allez, monsieur, allez! vociféra le roi. Trois tours vous entendez? Et, si vous ne trouvez pas, je croirai que vous êtes complice et je ferai votre procès!

Le grand prévôt se retira dans une inexprimable épouvante.

Le chancelier de Birague arriva au bout d'une heure pendant laquelle Charles IX se promena fébrilement dans son cabinet.

—Monsieur, lui dit Charles IX, quelles peines avons-nous édictées contre les bourgeois porteurs d'armes?

—L'amende d'abord, sire, l'amende proportionnée à la richesse du coupable; puis, la prison.

—Eh bien, monsieur, je veux qu'aujourd'hui vous fassiez créer un nouvel édit, que veuillez faire enregistrer.

Le chancelier, courbé, attendait. Le roi prononça:

«Tout porteur d'armes visibles, arquebuses, épées dagues, pistolets, arbalètes, hallebardes ou piques sera saisi sans autre procès et embastillé pour dix ans; ses biens, s'il en a, confisqués. Tout porteur d'armes cachées sous le manteau, sera conduit aux fourches patibulaires de sa juridiction et pendu, après douze heures pour tout délai, afin qu'il puisse faire pénitence et se réconcilier avec Dieu, s'il est en état de péché mortel.

—Sire, dit Birague, l'édit sera crié aujourd'hui. Mais Votre Majesté veut-elle me permettre une observation?

—Faites, monsieur.

—L'édit concerne tous les Parisiens, sans exception?

—Oui, monsieur: hormis les gentilshommes.

—Très bien, sire; seulement, je ferai remarquer à Votre Majesté que, depuis quelque temps, il n'est pas un Parisien qui se montre sans armes, dans les rues.

—Voilà qui prouve combien nos commandements royaux sont respectés. Que voulez-vous dire? Qu'il sera difficile d'arrêter tous les Parisiens armés? On les arrêtera, s'il le faut!... D'ailleurs, rassurez-vous, monsieur le chancelier; quelques exemples suffiront, deux bonnes douzaines de pendus, accrochés à nos fourches, inspireront de salutaires réflexions. Allez, mon sieur.

Birague s'inclina et sortit.

—Messieurs, continua le roi en s'adressant à ses courtisans, je veux qu'on fasse bon visage aux huguenots, et, si l'on tire l'épée, que ce soit pour notre service et le bien du royaume, et non pour continuer des guerres intestines. Les huguenots sont maintenant de nos amis, je veux qu'on le sache!

Là-dessus, Charles IX fit un signe et la foule des courtisans s'empressa de sortir.

Le roi, demeuré seul, se jeta dans un fauteuil et se mit à songer:

«Par la mort-Dieu, je voudrais que la peste étouffât le truand qui a tiré sur l'amiral!... Voilà la campagne retardée... Et, pourtant, mon salut est dans cette guerre qui entraînera hors du royaume tous les huguenots, à la suite de leur chef... Qu'ils s'en aillent guerroyer aux Pays-Bas, et voilà ma tranquillité assurée. Combien en reviendra-t-il?... Coligny me trahit-il comme madame la reine le prétend? C'est possible! Mais la meilleure manière de me débarrasser de lui et de tous ses acolytes, n'était-ce pas de lui donner une armée pour l'envoyer loin du royaume? Lui parti, Henri de Béarn tenu en laisse par Margot, qui m'aime, je n'avais plus que Guise devant moi, et j'en eusse fait bon marché... Voilà ma politique, à moi. Elle vaut bien celle de ma mère!...»

Charles IX demeura enfermé deux heures dans son cabinet, montrant par là la douleur que lui causait l'événement.

Puis, ayant dîné en hâte, il fit savoir à Catherine et à son frère, le duc d'Anjou, qu'ils eussent à se préparer pour l'accompagner chez l'amiral.

Bientôt, la litière se mit en route, escortée par une compagnie que commandait de Cosseins, le capitaine des gardes du roi. Pendant tout le trajet, le duc d'Anjou et Catherine affectèrent de parler continuellement d'un miracle qu'on avait constaté, à Saint-Germain-l'Auxerrois:

Trois jours auparavant, le mardi, de grand matin, le sacristain, étant entré dans l'église, avait vu le bénitier tout plein de sang, alors que, la veille au soir, il était rempli d'eau. Il s'agissait d'un miracle. Et tout ce sang avait été pieusement recueilli dans des ampoules, qu'on avait portées à Notre-Dame.

A ce signe, il était impossible de ne pas connaître la volonté divine: Dieu voulait du sang!

Charles IX avait écouté tout cet entretien, sombre et silencieux, se demandant peut-être s'il n'était pas dans l'erreur, et si le temps n'était pas venu de donner satisfaction à Dieu.

Cependant, lorsque la litière arriva devant l'hôtel de Coligny, le roi, secouant la tête, parut se reprendre, et, se penchant, prononça les paroles que nous avons signalées et qui furent accueillies par des cris frénétiques de: «Vive le roi!».

Coligny était couché lorsque Charles IX, Henri d'Anjou et Catherine entrèrent dans sa chambre. La pâle figure du blessé rayonna de joie. Le roi courut à lui et l'embrassa en disant:

—J'espère que ce misérable se balancera bientôt au bout d'une corde. J'espère que votre précieuse vie n'est pas en danger.

—Sire, dit Ambroise Paré qui se trouvait près du lit, je réponds de la vie de M. l'amiral. Dans quinze jours, il sera sur pied...

—Sire, dit à son tour Coligny, la joie que me cause la marque d'intérêt qui m'est donnée par mon roi fera beaucoup pour ma guérison.

—Monsieur l'amiral, fit le duc d'Anjou, vous me voyez tout morfondu du mal qui vous arrive...

—Dieu nous conserve le chef illustre et loyal serviteur, en qui nous avons mis toute notre confiance! fit Catherine, qui essuyait ses larmes.

A ces mots, il y eut, dans la chambre remplie de gentilshommes, un grand murmure de satisfaction.

Malgré les recommandations d'Ambroise Paré, on cria:

«Vive le roi! Vive la reine! Et vive le duc d'Anjou!...»

Enfin, la chambre du blessé se vida. Autour du lit demeurèrent seuls les trois augustes visiteurs, Henri de Navarre, Téligny et sa femme, Louise de Coligny.

La visite se prolongea une heure, au bout de laquelle le roi se retira en disant qu'il reviendrait le surlendemain, dimanche.

—Monsieur de Cosseins. appela-t-il à haute voix, pour que tout le monde pût l'entendre.

—Sire? fit le capitaine des gardes en s'approchant.

—Combien d'hommes avez-vous avec vous?

—Une compagnie, sire!

—Bon! Cela vous suffit-il pour défendre cet hôtel en cas d'attaque?

—Sire, avec ma compagnie, je tiendrais contre trois mille assaillants bien organisés.

—Bien! Vous demeurerez donc ici, je vous commets à la garde de cet hôtel, vous me répondez de la vie de l'amiral sur la vôtre...

—Mais, sire, qui vous escortera pour rentrer au Louvre?

Charles IX, d'un geste large, désigna les huguenots qui remplissaient la cour.

—Ces dignes gentilshommes voudront bien, pour une fois, composer mon escorte et, jamais, je n'en aurai eu de plus belle.

Il y eut alors une telle clameur de vivats, un tel enthousiasme, qu'il sembla que l'hôtel allait crouler...

Charles IX était radieux. Catherine avait échangé un rapide regard avec le duc d'Anjou, et dissimulait la joie terrible qui la faisait palpiter.

En effet, l'hôtel Coligny se trouvait ainsi dégarni de huguenots et occupé par Cosseins, qu'elle se flattait de faire obéir au premier signe.

Les gentilshommes huguenots s'organisèrent aussitôt pour faire escorte au roi. Ils tirèrent l'épée et se placèrent en rangs, comme des soldats à la parade.

Ce fut ainsi, au milieu d'un millier de huguenots, parmi les acclamations, que le roi rentra au Louvre.

Le soir, il y eut un grand dîner pour célébrer l'heureuse issue de l'événement, qui avait failli être mortel. La campagne projetée s'ouvrirait, dès que Coligny pourrait partir, c'est-à-dire dans une quinzaine de jours. Il voulut jouer avec des cartes un jeu nouveau qu'on venait d'inventer, et perdit, contre le Béarnais, deux cents écus, en riant de tout son coeur.

Le roi de Navarre empocha les deux cents écus avec une grimace de satisfaction et dit à la jeune reine, sa femme:

—Si cela continue ainsi, ma mie, nous deviendrons riches, et cela me changera un peu.

Margot regarda autour d'elle avec inquiétude et murmura:

—Sire, prenez garde!

—A quoi?... Charles est de bonne foi, j'en jurerais!

—Peut-être, mais regardez la reine... jamais je ne l'ai vue aussi souriante... Prenez garde, sire!

Catherine de Médicis, en effet, paraissait toute à la joie.

A dix heures, elle se retira dans son appartement, en disant à haute voix:

—Bonne nuit, messieurs de la réforme, je vais prier pour vous...

A minuit, tout paraissait dormir dans le Louvre...




XXV

LA NUIT TERRIBLE

Le roi était couché depuis une heure et ne dormait pas encore... Il méditait. Et, chez cet être maladif, nerveux à l'excès, la méditation prenait tout naturellement sa forme la plus poétique et peut-être la plus féconde c'est-a-dire la forme imaginative.

Ce n'étaient pas des raisonnements qui se présentaient à son esprit, mais des images.

Il revoyait la foule tumultueuse des huguenots ces visages bouleversés de fureur, ces épées qui s'agitaient dans la rue de Béthisy, puis l'apaisement, dès qu'il avait promis de venger l'amiral. Et l'ovation de la journée, ce triomphe qu'on lui avait décerné, lui inspirait autant de reconnaissance que de fierté.

Charles avait vingt ans: c'était un enfant. C'était un roi. Double raison pour excuser en lui l'égoïste vanité d'avoir entendu tant de cris qui se traduisaient par ce mot: «Vive moi!...»

Puis, il revoyait Coligny tout pâle dans son lit, et il repoussait l'idée que cette physionomie sévère, mais loyale, put être une figure de traître. Presque aussitôt une image en appelant une autre, c'était sa mère qui passait sur l'écran de son imagination. Rassuré par l'image de Coligny, il frémissait devant celle de sa mère... Et il évitait de se demander pourquoi.

Guise lui apparaissait alors, éclatant d'orgueil, rayonnant de beauté, magnifique, souriant et vigoureux, autant que lui, pauvre petit roi, était chétif, triste et maladif... «Oui certes. Guise serait un roi plus royal que moi!...», et une révolte le faisait se redresser.

Puis, il s'apaisait en appelant à son aide le tableau de l'armée partant pour la guerre, la multitude des hommes d'armes défilant devant lui, Coligny, les huguenots, et Condé, Guise, tous, tous ceux qu'il redoutait de lui-même ou qu'on lui avait appris à redouter, tous, jusqu'à son frère d'Anjou, s'en allant aux pays lointains d'où, peut-être, ils ne reviendraient pas...

C'était sa grande trouvaille, cela. C'était sa politique.

Et alors, autour de lui, la paix, la tranquillité, l'amour de Marie Touchet.

Charles ferma les yeux et sourit doucement.

Alors, le sommeil le gagna.

C'était ainsi toutes les nuits; les rêveries qui précèdent le sommeil chez tout homme qui s'endort, aboutissent fatalement au point central de ses inquiétudes du jour. Chez Charles, après des méandres, la rêverie aboutissait toujours à Marie Touchet.

Charles était donc dans cet état où la vie réelle se fond en une sorte de torpeur, lorsqu'un grattement, à une porte, le ramena violemment à la conscience des choses qui l'entouraient.

Il se souleva sur un coude et écouta.

Il y avait trois portes à sa chambre: une grande, qu'on ouvrait à deux battants, pour laisser entrer les courtisans au moment de son lever, et deux petites. L'une de celles-ci donnait sur un cabinet particulier par où le roi pouvait passer dans sa salle à manger. L'autre donnait sur un long et étroit couloir dérobé, dont deux personnes seules, au Louvre, pouvaient faire usage: sa mère et lui.

C'est à cette dernière porte qu'on venait de gratter.

Charles sauta à bas de son lit, alla à la porte et demanda:

—Est-ce vous, madame?

—Oui, sire: il faut que je vous parle sur l'heure.

Le roi ne s'était pas trompé: c'était bien Catherine de Médicis qui venait le réveiller. Il eut un geste d'ennui puis s'habilla en hâte, plaça un poignard à sa ceinture, et ouvrit.

Catherine de Médicis entra, et, sans autre explication:

—Mon fils, en ce moment, M. le chancelier de Birague, M. Gondi, le duc de Nevers, le maréchal de Tavannes et votre frère, Henri d'Anjou, sont réunis dans mon oratoire pour y prendre des décisions propres à vous sauver, à sauver l'État. Et ils attendent le roi pour lui soumettre le résultat de leur délibération.

Charles IX demeura un instant stupéfait.

—Madame, dit-il enfin, si je ne connaissais toute votre fermeté d'esprit, je me demanderais si une vision n'a pas troublé votre bon sens. Quoi, madame! vous me venez éveiller une heure après minuit pour me dire que ces messieurs délibèrent! De quel droit délibèrent-ils? Qui les a convoqués? Quel danger me menace et menace l'État? Eh bien, qu'ils délibèrent donc et me laissent dormir en paix!...

—Charles, dit froidement Catherine, ne vous couchez pas. Ou bien, ce sera peut-être pour la dernière fois.

Le roi se retourna vivement vers elle. Ses yeux avaient pris cette expression de terreur, ses joues, cette pâleur plombée qu'il avait au moment de ses crises.

—Que se passe-t-il donc? balbutia Charles IX.

—Il se passe que vous avez heureusement des amis qui veillent sur vous. Il se passe que, sous quarante-huit heures au plus tard, le Louvre doit être envahi, le roi massacré, moi exilée. Il se passe que les vaillants serviteurs que je viens de vous nommer sont venus m'avertir, et qu'à mon tour je vous avertis. Maintenant, sire, recouchez-vous, si vous voulez: je vais prévenir ces amis dévoués que leur délibération est inutile et que le roi veut dormir en paix...

—Le Louvre envahi! Le roi massacré! répétait Charles en passant ses mains sur son front jaune. Quelle folie!

Catherine le saisit par un bras qu'elle serra nerveusement.

—Charles, dit-elle d'une voix sombre, vous vous défiez de votre mère, de votre frère, de ceux qui vous aiment et dont l'intérêt même, à défaut de leur affection, vous garantit le dévouement. Ce qui est de la folie, c'est de vous livrer pieds et poings liés à ces maudits hérétiques, qui ont horreur de notre religion, et qui, pour en arriver à leurs fins, sont obligés de commencer par tuer le fils aîné de l'Eglise... Qu'avez-vous fait, Charles? Vous avez comblé ces gens-là des marques de votre affection, au point que la chrétienté catholique du royaume est réduite au désespoir, au point que trois mille seigneurs catholiques. Guise en tête, ont pris la résolution de sauver la France et l'Eglise malgré vous!... Vous voilà donc pris entre ces deux forces également redoutables: les huguenots, remplis d'orgueil et résolus à nous imposer la réforme; les catholiques, désespérés, furieux, acculés à la révolte suprême. L'instant est grave, sire! Si grave que je me demande si, sur le point de tout perdre, honneur et couronne, nous ne ferions pas bien de sauver tout au moins notre vie en prenant la fuite! Votre attitude d'aujourd'hui a mis le feu aux poudres. En jurant publiquement, en pleine rue, de venger un malheureux coup d'arquebuse qui a effleuré le cher amiral, vous avez soulevé le peuple entier. En faisant crier l'édit qui désarme les bourgeois, vous avez accrédité le bruit que vous voulez faire massacrer les Parisiens par les huguenots. En vous faisant escorter par les hérétiques, vous avez signifié aux gentilshommes catholiques qu'ils ne vous étaient plus rien, et que, sous peu, il leur faudrait céder le pas aux huguenots. Voilà ce que vous avez fait, sire! O mon Dieu! ajouta-t-elle tout à coup en levant les bras, éclairez le roi, et dites-lui, vous, puisqu'il se méfie de sa mère, dites-lui que l'heure est venue de mourir ou de tuer!

—Tuer! Toujours tuer!... Qui faut-il tuer?

—Coligny!

—Jamais!

Charles se redressa, livide, hagard. Les paroles de sa mère lui donnaient le vertige. Une exorbitante terreur s'était emparée de lui. Il jetait autour de lui des regards de fou, et sa main s'incrustait au manche de son poignard. Mais la pensée de ce procès terrible qu'il faudrait faire à l'amiral (car, dans son esprit, c'était de cela qu'il s'agissait) lui causait une insurmontable horreur.

Il est vrai qu'il avait quelque temps cru sa mère; il avait admis que l'amiral conspirait contre lui. Mais les preuves de l'innocence du vieux chef s'étaient accumulées si nombreuses, si évidentes dans son esprit, qu'il avait dû se rendre à cette évidence.

—Vous m'aviez dit, continua-t-il, que j'aurais les preuves de la trahison de Coligny et des huguenots. Où sont-elles, ces preuves?

—Vous voulez des preuves? Vous en aurez!

—Et quand cela?

—Demain matin: pas plus tard. Écoutez. Je suis parvenue à faire saisir deux aventuriers qui ont surpris bien des secrets et qui en savent long à la fois sur Guise, sur Montmorency et sur Coligny. L'un d'eux est ce jeune homme, le chevalier de Pardaillan, qui vint au Louvre en compagnie du maréchal, et qui eut une si étrange attitude. L'autre est son père. Je tiens ces deux hommes. Demain matin, ils vont être interrogés au Temple, où ils sont prisonniers. Je vous apporterai le procès-verbal de l'interrogatoire et vous verrez que Coligny n'est venu à Paris que pour vous frapper!

La reine parlait avec une telle force de conviction que Charles, déjà terrorisé, se sentit cette fois convaincu.

Toutefois, il ne voulut pas avoir l'air de céder et dit avec une fermeté apparente:

—C'est bien, madame, demain, je veux lire moi-même l'interrogatoire de ces Pardaillan.

—Ce n'est pas tout, mon fils! reprit Catherine avec plus d'énergie encore. Je vous ai dit que Tavannes se trouve dans mon oratoire, et vous m'avez dit, vous, que vous vous défiez du maréchal... Eh bien, moi aussi, je m'en défie! Seulement, je ne me contente pas de supposer, moi. Je vais droit au but et je cherche à savoir la vérité: je la sais!

—Il y a donc une vérité sur Tavannes!

—Une terrible vérité: savez-vous pourquoi le maréchal de Tavannes est au Louvre? C'est Henri de Guise qui l'a envoyé!... Ainsi cet homme, qui commande aux trois quarts de la garnison de Paris, qui, d'un geste, peut faire marcher quatre mille soldats sur le Louvre, cet homme appartient à Guise! Et que vient-il faire en notre conseil? S'assurer que vous êtes vraiment le roi, que vous allez prendre les mesures propres à sauver votre trône, votre vie et l'Eglise!... Faute de quoi, c'est Guise qui les prendra ces mesures. Mais lui ne sauvera que l'Eglise... Quant à votre trône et à votre vie, vous devrez lui demander merci. Ah! Charles... mon fils... mon roi!... du courage, par le sang du Christ! Voyez les huguenots qui s'apprêtent à une suprême entreprise! Voyez Guise, qui attend de vous un moment de défaillance pour se faire élire capitaine général et marcher sur vous... sur le roi, ami des hérétiques!...

—Par l'enfer! gronda Charles en se relevant. Ah! pour ceux-là, pas d'hésitation! Je n'ai que trop bien compris leur trahison. Je veux que, sur l'heure même, on arrête Guise en son hôtel! Je veux qu'on arrête Tavannes dans votre oratoire...

—Sire! Sire! cria Catherine en s'élançant et en plaçant sa main sur la bouche du roi, pour l'empêcher d'appeler.

—Eh! madame! êtes-vous donc aussi avec eux? dit Charles en se débarrassant de l'étreinte.

—Charles, qu'allez-vous faire? Où sont vos gardes pour arrêter Guise? Sachez que Paris tout entier se lèvera pour le défendre. Ce n'est pas seulement du courage et de l'énergie qu'il faut ici, c'est de la prudence! Laissez Guise s'endormir dans sa sécurité, et nous le rattraperons bien tôt ou tard. L'essentiel est qu'il ne puisse rien faire cette nuit, ni demain; et, pour cela, il faut qu'il sache par Tavannes que vous êtes décidé à sauver l'Eglise!... Venez, Charles, venez, mon fils... allons jouer ensemble la partie suprême qui doit raffermir sur votre tête cette couronne chancelante!

Catherine paraissait transfigurée par l'enthousiasme.

Jamais le roi ne l'avait vue si forte, si vaillante, avec un visage enflammé, des yeux où roulaient des pensées tragiques.

Et lui, chétif, malingre, suant l'épouvante et la fièvre, il se sentit près d'elle comme un petit enfant.

Elle l'avait pris par la main et l'entraînait avec une irrésistible vigueur.

La reine atteignit son oratoire, ouvrit brusquement la porte et s'effaça devant Charles IX, qui entra le premier.

—Le roi! dit Tavannes.

Les autres se levèrent, s'inclinèrent, demeurèrent courbés.

Charles IX avait repris assez d'empire sur lui-même pour paraître calme.

—Messieurs, dit-il, je vous remercie de vous être rendus à mon appel...»

Ce trait d'audace était presque un trait de génie, et Catherine regarda son fils avec étonnement.

—Asseyez-vous, messieurs, continua Charles, et délibérons sur les affaires présentes. Parlez le premier, monsieur le chancelier.

—Sire, dit Birague, j'ai fait crier aujourd'hui l'édit qui défend aux Parisiens de sortir armés dans les rues. Or, à mesure que cet édit se criait, les rues de Paris se sont remplies de gens en armes. Les capitaines de quartier ont rassemblé leurs hommes et, à l'heure qu'il est, il y a, dans chaque maison, des soldats prêts à occuper les carrefours. J'estime, sire, qu'il nous est impossible de résister à une pareille force. Si M. de Coligny est encore vivant d'ici vingt-quatre heures, il ne restera plus pierre sur pierre dans Paris.

—Votre avis est donc que nous devons arrêter M. l'amiral et instruire son procès?

—Mon avis, sire, est qu'on doit exécuter M. de Coligny séance tenante et sans autre forme de procès.

Le roi ne montra aucune surprise.

Seulement, il devint un peu plus pâle, et ses yeux parurent encore plus vitreux que d'habitude.

—Et vous, monsieur de Nevers?

—Moi, dit le duc de Nevers, j'ai vu ce soir des bandes de huguenots qui, hautement, accusaient Votre Majesté de jouer double jeu. J'ai vu ces mêmes huguenots tout pâles et déconfits au moment où ils ont su que l'amiral avait été tué; ils se préparaient tous à prendre la fuite. Puis, lorsqu'ils ont connu la vérité, plus insolents que jamais, ils ont décidé qu'il fallait exterminer les catholiques, de crainte d'être exterminés par eux; qu'on tue Coligny, et tout danger est conjuré.

Tavannes, interrogé, fit une réponse pareille.

Le duc d'Anjou assura que le maréchal de Montmorency, à la tête des politiques, allait se réunir aux huguenots, pour accabler le roi et Paris.

Gondi, dans un beau mouvement de colère, dit qu'il était prêt à étrangler l'amiral de ses propres mains.

Catherine ne disait rien. Elle écoutait et souriait.

Seulement, quand tous eurent parlé, quand elle vit Charles IX si pâle qu'on eût dit un spectre, ses lèvres blanches agitées d'un tremblement convulsif, elle se tourna vers lui et prononça:

—Sire, nous ici présents, et toute la chrétienté comme nous, attendons le mot qui doit nous sauver.

—Vous voulez donc que l'amiral meure? bégaya Charles.

—Qu'il meure! dirent-ils tous d'une voix.

Le roi se leva de son siège et se mit à marcher à pas précipités dans l'oratoire, essuyant, à grands revers de main, l'abondante sueur qui coulait sur son visage.

Catherine le suivait des yeux dans ses évolutions. Sa main, cette main de femme encore fine et belle, s'était crispée au manche de la dague qu'elle portait toujours à sa ceinture. Une double flamme d'un feu sombre jaillissait de ses prunelles grises; ses sourcils s'étaient contractés; toute sa personne se raidissait dans une tension de volonté portée au paroxysme.

Charles IX allait et venait, murmurant des mots sans suite.

La reine le vit s'arrêter au pied du grand Christ d'argent massif sur sa croix d'ébène. Catherine fit trois pas, et, levant ses deux bras vers la croix, d'une voix rauque, empreinte d'une étrange exaltation, elle cria:

—Maudis-moi, Seigneur! Maudis-moi d'avoir porté dans mes flancs un fils qui méprise ta loi, résiste à tes ordres et, sous ton divin regard, songe à jeter bas ton temple!...

Charles, les cheveux hérissés, recula et gronda:

—Vous blasphémez, madame!...

—Maudis-moi, Seigneur! continua Catherine fanatisée par l'excès de l'effort, maudis-moi de ne pas trouver les paroles qui doivent convaincre le roi de France!

—Assez! Assez, madame!... Que voulez-vous?...

—La mort de l'Antéchrist.

—La mort de Coligny! murmura Charles.

—Ah! cria Catherine d'une voix éclatante, vous voyez bien que vous le nommez!... Oui, sire, vous le savez comme nous tous, l'Antéchrist, c'est l'hypocrite qui nous a tué plus de six mille braves en tant de batailles, qui nous fait une guerre acharnée, qui, dans Paris même, exalte l'orgueil de ses démons et fomente la destruction de la sainte Eglise!

—C'est mon hôte, madame!... Messieurs, songez-y...

—C'est l'enfer qui nous attend tous s'il vit! rugit Catherine.

—Moi, je retourne en Italie, dit Gondi. Le salut de mon âme avant tout!

—Sire, fit le chancelier de Birague, daigne Votre Majesté me permettre de me retirer sur mes terres...

—Par le tonnerre du Ciel! vociféra Tavannes, je vais offrir mon épée au duc d'Albe!

—Partez! gronda Catherine. Partez donc tous! Que l'exode des fils de France commence donc! Malheur! Malheur sur nous! Charles, ta mère demeurera seule avec toi et mourra sous tes yeux, te couvrant de son corps avant que les hérétiques ne te frappent!...

Et, se rapprochant de lui, elle lui glissa dans l'oreille:

—Avant qu'Henri de Guise ne soit proclamé roi de France, pour avoir arraché le royaume aux huguenots!...

—Vous le voulez! haleta Charles IX. Vous le voulez tous!... Eh bien, tuez-le! Tuez l'amiral! Tuez mon hôte! Tuez celui que j'appelle mon père! Mais, par l'enfer, tuez aussi tous les huguenots de France, afin qu'il n'en reste pas un pour me reprocher ma félonie! Tuez! Tuez tout! Tuez!... Ah!...»

Son visage se convulsa.

Et ce rire sombre, fantastique et terrible, qui, parfois, éclatait sûr ses lèvres, le secoua de frissons convulsifs.

—Enfin! avait hurlé Catherine avec un accent de joie furieuse.

—Enfin! répéta le maréchal de Tavannes avec une sorte de contrariété.

D'un geste, Catherine les entraîna tous dans son cabinet proche de l'oratoire, tandis que le roi tombait dans un fauteuil, luttant désespérément contre la crise qui se déchaînait.

—Monsieur le maréchal, dit alors Catherine en regardant Tavannes en face, je vous charge d'avertir M. de Guise que le roi est décidé à sauver l'Eglise et le royaume. Nous comptons sur lui...

Tavannes s'inclina.

—Allez, messieurs, reprit la reine, voici trois heures qui sonnent; soyez ici demain matin, à huit heures; amenez-moi M. de Guise, M. d'Aumale, M. de Montpensier et M. de Damville; n'oubliez pas le prévôt Le Charron. Que, dès huit heures, nous soyons tous assemblés ici...

Le duc d'Anjou demeura seul avec sa mère.

Catherine lui prit les deux mains, le regarda longuement avec une profonde tendresse et, d'une voix très douce, murmura:

—Tu seras roi, mon fils! Va te reposer...

—Ma foi, dit le futur Henri III en bâillant, j'en ai grand besoin, madame.

Et il se retira, sans répondre au baiser de sa mère Cette indifférence du fils préféré, adoré... c'était le tourment, la plaie secrète de ce coeur de granit... c'était peut-être le châtiment.

Après quelques minutes de rêverie, Catherine alla ouvrir une porte.

Ruggieri parut. Il avait, depuis trois jours, vieilli de dix ans.

—Il est temps, dit la reine. Préviens Crucé, Kervier Pezou...

—Oui, madame, dit Ruggieri d'une voix blanche.

—C'est pour la nuit prochaine. Charge-toi du signal. A trois heures après minuit. L'heure est bonne. Tu placeras quelqu'un aux cloches de Saint-Germain-l'Auxerrois...

Ruggieri tressaillit et eut un geste d'horreur.

—Es-tu fou? gronda Catherine en haussant les épaules.

—J'irai moi-même, murmura sourdement Ruggieri, le glas de mon fils n'a pas été sonné... Je le sonnerai!...

—Son fils! songea la reine. Mon fils!...

Elle eut un geste violent et rude pour écarter d'importunes pensées et reprit:

A propos, qu'as-tu fait de Laura?

—Morte, dit Ruggieri.

—Et Panigarola?

—Je ne sais pas.

—Il faudra savoir. Cet homme peut être dangereux...

Ruggieri disparut silencieusement, pâle comme un fantôme.

La reine se mit à sa table. Bien qu'il fût plus de trois heures, elle n'avait nullement sommeil. Elle saisit sa plume et fébrilement commença à écrire...

Mais, bientôt, elle s'arrêta... la plume tomba de ses mains... son front s'inclina et, d'une voix sourde, à peine perceptible, dans un long et terrible soupir qui gonfla son sein, elle murmura:

«C'était mon fils!»

Cependant, Charles IX, la tête en feu, s'était traîné hors de l'oratoire et avait regagné sa chambre à coucher.

Il se jeta tout habillé en travers de son lit, mais n'y demeura que quelques minutes.

Il allait et venait d'un pas tremblant, et parfois soulevait les rideaux de sa fenêtre pour voir si le jour ne paraîtrait pas. Ses deux lévriers favoris, Nysus et Euryalus, le suivaient d'un air inquiet dans ses évolutions.

«Que faire pour ne pas penser à cela?» murmurait-il en claquant des dents.

Il alluma tout ce qu'il y avait de flambeaux dans la chambre et, allant à un petit meuble vitré, en tira un manuscrit.

«Si je travaillais un peu à mon livre?...»

Le manuscrit était tout entier de la main du roi. Il portait ce titre: La Chasse royale1. Le roi le feuilleta machinalement de ses mains qu'agitaient des tremblements et arriva jusqu'aux dernières lignes, jusqu'à la dernière phrase. Elle commençait par ces mots:

«Lorsque l'animal est hallali...»

Note 1: (retour) Revu et corrigé par Villeroi, ce livre a été imprimé en 1625.

«Hallali! gronda le roi. Oh! l'infernal et sinistre hallali qui se prépare!...»

Il rejeta furieusement le manuscrit au fond du petit meuble. Un gémissement se fit entendre.

«Qui est là?» hurla Charles en se retournant, livide.

C'était Nysus, l'un de ses deux chiens, qui sollicitait une caresse. Ils étaient là, tous les deux, le museau pointu en l'air, le regardant et l'interrogeant.

«Ah! fit Charles avec un soupir, c'est vous?... Que voulez-vous?... Êtes-vous chiens de chasse?... Est-ce la curée que vous réclamez?... Arrière! Arrière! C'est trop de sang!...»

Les deux lévriers, effarés, se reculèrent en jetant une plainte.

Charles vacilla sur ses jambes, ses mains s'étendirent pour chercher un appui, il tomba. Ses ongles s'incrustèrent sur le tapis; ses yeux se convulsèrent jusqu'à paraître entièrement blancs; sa bouche écuma...

«A moi!... Voici Guise qui m'assassine! Au meurtre!... Qui vient derrière lui?... Coligny! Les huguenots!... A mort! Tuez! Tuez!... Mettez-moi ce Pardaillan au chevalet... Réponds! Que sais-tu?... Cosseins!... Arrêtez ma mère! Ah! je meurs!...»

Il demeura pantelant pendant dix minutes.

Puis, se redressant sur ses mains:

«Que de sang!... Seigneur! Seigneur!... Voilà que je sue du sang, à présent!... Maître Ambroise, sauvez-moi!... Horreur! c'est du sang! J'étouffe! A moi! Oh! ils me laisseront noyer dans le sang!... Fuyons, Marie, fuyons... Là... plus haut, dans les tours de Notre-Dame!... Fuyons, Marie... le sang monte toujours...

Pendant une heure, le roi se débattit contre la crise, dans l'effroyable cauchemar de sa vision.

Puis, il n'eut plus qu'un souffle court et rauque, et tomba d'un morne et profond sommeil...




XXVI

LA CHAMBRE DE TORTURE

Pendant que se déroulaient au Louvre les tragiques incidents de ce formidable et suprême conciliabule que nous avons essayé d'esquisser, les deux Pardaillan, dans leur prison du Temple, sur leur botte de paille, dormaient côte à côte.

Car, c'est ce matin-là, samedi 23 août, qu'ils devaient tous les deux subir la question ordinaire et extraordinaire.

Et cela équivalait à une condamnation à mort.

Quelle mort!... Les os broyés, les chairs arrachées par des tenailles chauffées à blanc, les jambes serrées dans l'étau mortel, au point que les veines éclatent et que le sang jaillit et gicle!...

La chose devait se faire à dix heures du matin.

Ils dormaient.

Depuis six jours que le chevalier avait rejoint son père dans ce cachot, les deux prisonniers n'avaient eu aucune nouvelle du dehors. Montluc n'était pas venu les voir; Peut-être l'ivrogne les avait-il oubliés. Ils ne voyaient même pas le geôlier, car on leur passait à boire et à manger par une sorte de chatière ménagée au bas de la porte. Les trois premiers jours, et quoi que son père lui en eût dit, le chevalier avait activement cherché un moyen d'évasion.

Il avait sondé les murs: leur épaisseur—peut-être cinq ou six pieds—défiait toute tentative; il eût fallu un an pour arriver à les percer sans le secours des instruments nécessaires—et pour aboutir où? Sans doute dans quelque cachot voisin.

Quant à la lucarne, par où filtrait une lumière avare de ses rayons, il n'y avait même pas moyen d'atteindre les barreaux.

La porte était en chêne massif, bardée de fer, hérissée de clous énormes.

L'emploi de la force étant inutile, le chevalier songea à la ruse. Un soir, il se mit à plat ventre, la tête contre la chatière, appela la sentinelle et lui offrit cinq cents écus d'or s'il voulait l'aider à sortir, ne doutant pas que le duc de Montmorency ne payât la dette. La sentinelle répondit que M. de Montluc, le gouverneur, avait une telle défiance, qu'il gardait chez lui les clefs des cachots où se trouvaient les prisonniers les plus importants; que, même eût-il ces clefs, lui, soldat, n'ouvrirait pas pour tout l'or du royaume, vu qu'il tenait à sa tête plus encore qu'à la richesse.

—Tu vois? dit le vieux Pardaillan. Puisque nous n'avons plus que deux ou trois jours à vivre, tâchons de les vivre calmement. Ah! si tu m'avais écouté, chevalier! Si tu avais suivi mes conseils! Or ça, qu'as-tu à soupirer? Regretterais-tu de mourir?

—Ma foi oui, monsieur, répondit le chevalier dans la simplicité de son âme. J'aime la vie, je l'avoue. Et puis, il me semble que j'avais un rôle à jouer et que j'en ai esquissé les premiers gestes à peine. J'eusse voulu être un de ces hommes simples et dignes qui, la lance au poing, le coeur ferme et l'esprit libre, s'en allaient par le monde, afin de terroriser les méchants et de réconforter les faibles!

C'est en devisant de ces choses que les deux Pardaillan—évitant avec soin de parler de Loïse, l'un pour ne pas éveiller une suprême douleur chez son fils, l'autre pour ne pas pleurer,—atteignirent la nuit du vendredi, la dernière nuit.

Comme tous les soirs, ils s'endormirent paisiblement.

Comme tous les mâtins, le vieux Pardaillan se réveilla le premier, vers six heures. Un mince filet de jour se jouait sur le visage du chevalier; il souriait, rêvant sans doute de Loïse.

Le routier le contempla avec une inexprimable expression de tendresse et de douleur. L'heure terrible était arrivée. Un léger mouvement qu'il fit réveilla le jeune homme. Il ouvrit les yeux et vit son père, penché sur lui.

Alors, chacun d'eux frémit jusqu'au plus profond de l'être, et chacun s'efforça de garder un visage serein. Ils ne se dirent rien. Que se fussent-ils dit à ce moment suprême?

Enfin, après des heures qui leur parurent des minutes, ils entendirent dans le couloir un bruit de pas nombreux.

Ils s'étreignirent silencieusement, d'une longue étreinte d'adieu.

La porte s'ouvrit. Montluc parut. Il avait une escorte de vingt arquebusiers.

Montluc fit un signe: les gardes entourèrent les deux Pardaillan, qui eurent un dernier éclair de joie sombre en voyant que, jusqu'au bout, ils seraient ensemble.

On se mit en marche. Le chevalier constata qu'au bout du couloir il y avait d'autres gardes qui attendaient; toute la garnison du Temple—soixante soldats—était sur pied.

On descendit un escalier de pierre. On s'enfonça dans les entrailles de la vieille prison.

Enfin, on pénétra dans une vaste pièce dallée.

C'était la chambre de torture.

Le bourreau-juré était là. Près de lui, se trouvait un homme qu'à la lueur des torches le chevalier reconnut aussitôt—: c'était Maurevert. Le chevalier tourna la tête vers son père et sourit. Maurevert était livide et tremblant de haine impatiente.

Trente arquebusiers se rangèrent autour de la salle aux voûtes surbaissées. De six en six hommes, il y avait une torche. Les Pardaillan virent tout cela d'un coup d'oeil. Ils virent le chevalet de torture, avec ses ais, ses cordes, les coins de bois et le maillet posés sur une dalle; ils virent un brasier où chauffaient des fers, des tenailles. Ils virent le bourreau qui donnait des instructions à deux hommes: ses aides; ils virent Montluc qui causait avec Maurevert...

—Par lequel commençons-nous? demanda Montluc.

—Monsieur..., fit le chevalier en avançant d'un pas.

Aussitôt, dix mains rudes s'abattirent sur lui comme si on eût craint quelque tentative désespérée.

—Que voulez-vous? grommela Montluc.

—Une grâce, dit le chevalier en affermissant sa voix d'un effort terrible. Faites que je sois questionné le premier.

—Morbleu! cria le vieux Pardaillan, ce que tu demandes là est injuste. Honneur, à la vieillesse, que diable!

—Moi, ça m'est égal, dit Montluc qui interrogea Maurevert du regard.

Maurevert chercha les yeux du chevalier; mais le jeune homme avait tourné vers son père un suprême regard d'adieu.

—Le vieux d'abord! gronda Maurevert avec un accent de haine implacable.

Il avait deviné tout ce que le chevalier allait souffrir en voyant torturer son père. En même temps, il recula vivement vers une porte qui donnait sur une sorte de cabinet, où divers ustensiles étaient rangés. Là, dans l'ombre, une femme vêtue de noir, le visage couvert d'un long voile, attendait, semblable au génie familier de cet enfer.

Elle fit un signe à Maurevert, qui cria:

—Allons, bourreau, commence ton office.

—Nous disons le plus vieux d'abord? demanda le bourreau d'une voix indifférente.

Les deux aides, le bourreau et quelques gardes saisirent le vieux routier.

—Mon père! Mon père! rugit le chevalier.

Et, le désespoir le galvanisant d'une secousse électrique, il se courba, se raidit, se secoua, faisant vaciller et trembler les huit gardes qui essayaient de le maintenir. Il y eut une minute de tumulte et de désordre. Montluc tirait sa dague, et Maurevert cria: «Les chaînes! Les chaînes!» lorsque, tout à coup, la porte de la chambre des questions s'ouvrit et une voix haletante, une voix de femme, éclatante, domina les bruits de l'affreuse lutte:

«Au nom du roi!... Il y a sursis!...»

A ce cri «Au nom du roi», tous demeurèrent immobiles, jusqu'au bourreau qui laissa tomber les chaînettes dont il commençait à lier les jambes du chevalier, jusqu'à Maurevert, qui se mordit les poings pour étouffer un hurlement de rage, jusqu'à Catherine de Médicis qui, dans son ombre, tressaillit violemment.

Et tous virent alors une femme, une jeune femme à tournure élégante, modestement vêtue, qui jetait un regard de compassion émue et de joie profonde sur les deux condamnés, et qui, les mains jointes, murmurait:

«Que bénie soit la Vierge Marie, ma sainte patronne, j'arrive à temps!

—Marie Touchet! murmura le chevalier qui s'inclina d'un air de grâce, d'une simplicité prodigieuse en un tel moment.

—Qui êtes-vous, madame? demanda Montluc en s'avançant vers la jeune femme.

—Je suis une messagère du roi de France, voilà tout ce qui vous importe, monsieur! dit Marie Touchet.

—Comment êtes-vous parvenue ici?

Sans répondre, elle tendit un papier que Montluc alla lire à la lueur d'une torche. Il contenait ces mots:

Ordre aux gouverneurs, portiers et tous geôliers du
Temple de laisser passer le porteur des présentes jusqu'à
la chambre des questions.—Signé: Charles, Roi.

—Et maintenant, lisez ceci! reprit Marie Touchet.

Et elle tendit à Montluc stupéfait un deuxième papier sur lequel le roi avait, de sa main, tracé cette ligne:

Ordre de surseoir à l'interrogatoire de messieurs de
Pardaillan père et fils.—Signé: Charles, Roi.

Montluc, ayant lu, se tourna vers le sergent qui commandait les gardes et dit:

—Emmenez les prisonniers dans leur cachot. Bourreau, tu reviendras quand il plaira au roi.

—Un instant, gronda Maurevert. Tout n'est pas dit...

—Tout est dit quand le roi ordonne, dit Montluc.

Le chevalier et le vieux routier, pendant ces quelques instants, avaient tenu leurs yeux fixés sur Marie Touchet et l'éloquence de leurs regards la remerciait. Ils sortirent, environnés de leurs gardes, déjà plus respectueux.

Alors Marie Touchet s'éloigna à son tour, pareille à un de ces anges de la légende descendu un instant dans la demeure des démons.

Il n'y eut plus dans la lugubre salle que Maurevert et Montluc.

—Confiez-moi ces papiers, dit Maurevert. Le roi sera sans doute heureux de votre promptitude à obéir; mais, enfin, s'ils n'étaient pas de lui!...

—Ma foi, mon cher monsieur, dit le soudard, qu'ils soient du roi ou d'un autre, peu m'en chaut. Y a-t-il un cachet sur ces papiers? Oui. Ce cachet est-il aux armes du roi? Oui. Le reste ne me regarde pas.

Maurevert prit les papiers, et entra dans le cabinet.

—J'ai tout entendu, dit la reine en jetant à peine un coup d'oeil sur les papiers. Je connais la personne qui est venue.

—Ainsi, c'est bien le roi qui a signé? balbutia Maurevert. Que faire alors?

—Obéir. Je vais au Louvre et j'arrangerai la chose Tenez-vous en paix; ce qui est dit est dit; vous aurez ces deux hommes. Dans huit jours, trouvez-vous à mon hôtel. D'ici là, voyagez; ne demeurez pas à Paris. Vous avez commis une première maladresse en manquant l'amiral. Si vous en commettiez une deuxième en vous laissant arrêter—car on cherche le meurtrier—vous seriez, cette fois, perdu sans recours.

—Madame, je crois que mon intérêt exige que je demeure a Paris. Dans huit jours, d'ailleurs on aura autant d'intérêt que maintenant à trouver l'auteur de l'arquebusade du cloître.

—Je ne crois pas! dit Catherine avec un sourire livide.

Et saisissant le bras de Maurevert:

—Je vous couvre, entendez-vous? Votre grande faute n'est pas d'avoir tiré sur l'amiral, c'est de l'avoir manqué. Mais au surplus, les choses sont mieux ainsi; votre maladresse est peut-être un coup d'adresse extraordinaire. Obéissez, partez, revenez dans huit jours et vous saurez alors ma pensée. Et, quant à ces deux hommes ne craignez rien: je vous en réponds.

—J'obéirai, madame, dit Maurevert

Il sortit en se disant:

«Je me loge aux abords du Temple et je ne bouge pas de huit jours; je veux voir, moi!...»

«Comment et pourquoi la maîtresse du roi s'intéresse-t-elle à ces deux aventuriers? se demandait Catherine. Comment et pourquoi a-t-elle obtenu cet ordre de sursis?... Je le saurai dans quelques jours. Les Pardaillan ne peuvent m'échapper. Pour aujourd'hui, songeons à la grande besogne!»

Comment Marie Touchet avait obtenu ce sursis? C'est ce que nous devons expliquer rapidement.

Le valet du roi était entré à sept heures du matin dans l'appartement de Charles IX et l'avait trouvé qui se déshabillait.

—Tu vois, avait dit Charles, j'ai passé la nuit à travailler...

—Aussi Votre Majesté est-elle à faire peur, dit familièrement le valet.

—Je vais réparer cela. Je veux dormir jusqu'à onze heures, tu entends? Que personne n'entre ici! Tu diras à mes gentilshommes qu'il n'y aura pas de lever ce matin et que je les attends à mon jeu de paume après midi.

Le valet parti, le roi acheva de se déshabiller, mais pour revêtir aussitôt un costume de drap, d'apparence bourgeoise. Bientôt, par des couloirs et des escaliers dérobés, il gagna une cour déserte, atteignit une petite porte située non loin de l'angle qui avoisine Saint-Germain-l'Auxerrois. C'est par là qu'il passait quand il voulait qu'on le crût au Louvre alors qu'il se promenait dans sa bonne ville, comme un écolier heureux d'échapper pour quelques heures à la dure contrainte.

Dès qu'il se trouva dehors, le roi huma à pleins poumons l'air vif de la Seine. Sa poitrine étroite se dilata.

Un peu de couleur anima ses joues.

Nul n'eût reconnu dans ce petit bourgeois souriant et heureux l'homme qui venait de se débattre dans une crise affreuse contre des visions formidables, le roi qui venait de décréter l'hécatombe des huguenots...

Il remonta le cours de la Seine, puis tourna à gauche, atteignit la rue des Barrés et pénétra dans la maison de Marie Touchet.

C'est là qu'après ces terribles accès, qui faisaient de lui tantôt une misérable loque humaine, tantôt un fou furieux, c'est là qu'il venait chercher le repos réparateur; c'est là qu'il venait trouver l'apaisement et la douceur, lorsque quelque terrible scène l'avait mis aux prises avec sa mère.

Lorsque le roi eut été introduit dans l'appartement de Marie Touchet, il s'arrêta dans l'encadrement de la porte, émerveillé par le spectacle qu'il avait sous les yeux: Marie Touchet, assise près d'une fenêtre dont les châssis levés laissaient entrer à flots l'air et la lumière, était en déshabillé du matin. Son sein était nu. Et a ce sein se suspendait l'enfant rosé, joufflu ses deux petites mains pressant le beau sein blanc qu'il tétait assidûment, ses jambes en l'air se livrant à une gymnastique de satisfaction. Marie le contemplait en souriant.

Enfin, l'enfant, repu sans doute, s'endormit tout à coup, une goutte de lait au coin des lèvres.

Alors Marie Touchet se leva et le déposa doucement dans le berceau.

Et elle demeura là, le visage plein d'admiration.

A ce moment, Charles s'avança sans bruit, la saisit par-derrière dans ses bras et lui mit ses deux mains sur les yeux, en riant comme un gamin qui fait une bonne farce.

Marie le reconnut aussitôt, mais, se prêtant au jeu de son amant, elle s'écria dans un joli rire:

—Qui est là? Quel vilain m'empêche de voir monsieur mon fils? Ah! c'est trop fort. Je m'en plaindrai au roi.

—Plains-toi donc! fit Charles en ôtant ses mains. Et Marie, se jetant dans ses bras, lui tendit ses lèvres en disant:

—Mon cher seigneur, le premier baiser pour moi... Et maintenant, monsieur votre fils.

Le roi se pencha sur le berceau. Marie était près de lui, penchée aussi. Les deux têtes se touchaient. Toutes les deux exprimaient la même admiration naïve qui chez le roi, se nuançait d'étonnement... Quoi! ce petit être si fort si beau, c'est mon fils!... Le roi était perplexe... Il cherchait une place pour embrasser le petit sans l'éveiller et finalement, n'osant pas, chercha les lèvres de Marie en disant:

—Tiens, donne-lui ce baiser... je pourrais lui faire mal, moi!

Marie Touchet déposa doucement ses lèvres sur le front de l'enfant.

Puis, tous deux, se relevant, gagnèrent sur la pointe des pieds la salle à manger où le roi se jeta dans un fauteuil en disant:

—Je tombe de sommeil et de fatigue...

Marie Touchet s'était assise sur ses genoux et caressait doucement les cheveux de Charles.

—Raconte-moi tes peines, disait-elle. Comme tu es pâle!... Qui t'a encore tourmenté?... J'espère que tu n'as pas eu de crise, au moins?...

—Eh bien, si, j'ai encore eu une crise, et elle a été terrible... Ce qui est affreux, vois-tu, c'est qu'il y a quelque chose de nouveau dans mon mal... Je sens que mon esprit est atteint... ma cervelle se détraque... lorsque je sens la crise venir, il entre en moi comme un souffle de haine furieuse contre l'humanité... Dans ces minutes-là, je voudrais détruire tout ce qui m'entoure, mettre le feu à Paris comme je t'ai dit que cet empereur fît de Rome, frapper, tuer... Ah! Marie, on m'a trop dit que les rois ne sont forts que lorsqu'on les redoute, lorsqu'ils tuent... et cela, vois-tu, m'est entré dans le sang...

—Allons, tout cela passera... Il ne te faut qu'un peu de repos...

—Oui... du calme... du repos... Mais où en trouver hormis ici? Je suis entouré de conspirateurs.

—N'y songe pas en ce moment. Prends ici, du moins, le peu de repos qui calme ta pauvre chère tête... plains-toi, dis-moi ce que tu as souffert, mais ne me dis pas ce que tu redoutes... Tu es le roi... nul n'oserait te toucher...»

Elle parla ainsi longuement de sa voix douce, le berçant, le consolant...

Mais, cette fois, le roi ne voulait pas être consolé. Trop de choses et des choses trop terribles se préparaient autour de lui. Et, comme il n'osait en parler, il se mit à raconter que le parti des Guises travaillait à sa perte et que sa mère avait découvert la preuve de la conspiration, et que, ce matin même, on allait questionner deux dangereux acolytes de Guise.

—Voici neuf heures, termina-t-il. Dans une heure, ces maudits Pardaillan auront tout avoué, et je saurai la vérité.

Marie Touchet jeta un cri.

—Tu dis qu'on va questionner deux hommes qui s'appellent Pardaillan?

—Oui-da. Ce sont sans doute des serviteurs de Guise.

—Sire, s'écria Marie Touchet, je vous demande grâce pour ces deux hommes.

—Ça! perds-tu la tête?...

—Non, non, mon bon Charles! Ne t'ai-je pas dit que j'ai été sauvée par deux inconnus qui m'ont dit s'appeler Brisard et La Rochette?... Eh bien, ce sont eux! Ramus a su leurs vrais noms...

—Ah! tu vois bien qu'ils conspirent, puisqu'ils cachent leurs noms!... Ecoute, Marie, veux-tu que je sois tué?...

—Charles! Mon Charles! Je te jure qu'ils ne peuvent être coupables! Oh! tu les cherchais pour les combler d'honneurs... et voici qu'on va les questionner!... Ceci est affreux, sire! Ces deux hommes m'ont sauvée! Si je suis vivante, c'est à eux que je le dois.

—Marie!...

—Non, Charles! Je serais une infâme si je laissais livrer au bourreau deux vaillants gentilshommes qui ont risqué leur vie pour moi! Ne peux-tu les faire venir au Louvre? les interroger sans l'aide du bourreau? Ils diront tout! Je m'en fais la caution!...

—C'est, pardieu! vrai. Pourquoi ne leur parlerais-je pas moi-même?...

Marie, toute tremblante, entraîna le roi à un secrétaire.

—Écris, dit-elle, écris un ordre de sursis.

Charles écrivit l'ordre.

—Où sont-ils? demanda-t-elle.

—Au Temple. Je vais envoyer...

—Non, non! J'y vais! J'y cours! s'écria Marie Touchet en jetant à la hâte une capeline sur sa tête et un manteau sur ses épaules. Donne-moi seulement un sauf-conduit...

Charles écrivit le laisser-passer. Il apposa son cachet sur les deux papiers et les remit à Marie Touchet.

—O mon Charles, comme tu es bon... comme je t'aime!...

Et elle s'élança au-dehors, laissant le roi tout effaré, mais charmé. On sait le reste. Le roi demeura quelques minutes encore dans la paisible maison, alla revoir son fils qui dormait dans son berceau; puis, calme, l'âme purifiée, les yeux brillants, il reprit le chemin du Louvre.




XXVII

LE MESSIE DE LA SAINTE-INQUISITION

La reine, en quittant le Temple, était rentrée secrètement au Louvre où l'attendaient quelques seigneurs à qui elle avait donné rendez-vous pour huit heures. L'ordre de surseoir à l'interrogatoire des Pardailîan était pour elle une grosse déception.

En effet, elle avait espéré surprendre enfin la preuve de la trahison de Guise.

Par avance, elle avait préparé un coup de théâtre qui devait mettre Henri de Guise à sa discrétion...

Passant par un couloir secret, elle arriva à son oratoire.

Sa suivante florentine l'attendait.

—Qui est là? demanda la reine.

—Monseigneur le duc d'Anjou, le jeune duc de Guise le duc d'Aumale, M. de Birague, M. Gondi, le maréchal de Tavannes et le maréchal de Damville, M. le duc de Nevers et M. le duc de Montpensier.

—Où est Nancey?

—Le capitaine est à son poste avec les cent gardes.

—Que fait le roi?

—Sa Majesté est sortie ce matin de bonne heure; mais tout le monde croit, au Louvre, que le roi dort.

Catherine alla soulever une tenture et vit Nancey, son capitaine, l'épée nue à la main. Elle eut un geste de satisfaction et, venant s'asseoir près d'une petite table qui supportait un lourd missel, elle s'assura que son poignard était bien en place à portée de sa main, et elle dit:

—Fais prévenir M. le duc de Guise que je l'attends.

Deux minutes plus tard, le duc, somptueusement vêtu comme à son ordinaire, pénétrait dans l'oratoire et s'inclinait devant la reine.

La reine s'arma de son plus charmant sourire et désigna un siège au duc qui, sans se faire prier davantage, s'assit, campa son poing sur la hanche et regarda fixement la souveraine, comme d'égal à égal.

—Il se croit déjà roi! songea-t-elle.

Quel était donc cet homme qui faisait trembler l'indomptable Catherine?

Henri Ier de Lorraine, duc de Guise, était alors âgé de vingt-deux ans.

Il était très beau.

C'était le vivant portrait de sa mère, Anne d'Esté, duchesse de Nemours. Il avait donc cette beauté mâle et régulière de la superbe Italienne qui avait peut-être dans les veines un peu du sang de Lucrèce Borgia.

Cette filiation éclatait sur son visage en orgueil et en dédain.

Il s'habillait magnifiquement, entretenait une maison plus fastueuse que celle du roi; il portait au cou un triple collier de perles d'une inestimable valeur, et la garde de son épée était constellée de diamants; les soieries les plus chatoyantes, les velours les plus fins composaient son costume. Il penchait un peu la tête en arrière et fermait à demi les yeux pour parler aux gens, comme s'il eût voulu laisser tomber sa parole de plus haut. Sa certitude de monter sur le trône de France était, à cette époque, absolue.

D'où lui venait cette certitude qui, seule, lui donnait cette superbe confiance, cette morgue fastueuse, cet orgueil intraitable? Nous l'allons dire.

Notons, en passant, que ce magnifique cavalier qui éclipsait jusqu'au duc d'Anjou en élégance, que ce type achevé de la beauté, connut toute sa vie la singulière destinée d'être outrageusement trompé par sa femme: les amants se succédaient dans son lit, et toujours le duc de Guise montrait la morgue d'un être à demi divin que le ridicule ne saurait atteindre.

Si Henri de Guise tenait de sa mère la beauté du visage et la noblesse outrée des attitudes, il tenait de son père la froide cruauté.

François de Lorraine, duc de Guise et d'Aumale, prince de Joinville et marquis de Mayenne, avait tué quelquefois pour le seul plaisir de tuer,—comme à Vassy; sans coeur, sans esprit, sans entrailles, tel avait été l'illustre, le magnanime, le brave François de Guise, que les écrivains se sont toujours efforcés de présenter comme un modèle de vertu civique et guerrière.

La reine, ayant essayé de faire baisser les yeux à son redoutable interlocuteur, résolut d'abattre au moins pour un temps ses espérances.

—Monsieur le duc, dit-elle d'une voix glaciale, on vous a sans doute appris que le roi votre maître s'est décidé à débarrasser le royaume des hérétiques qui l'encombrent.

—Je connais cette résolution, et vous m'en voyez tout heureux, madame, bien qu'elle soit un peu tardive.

—Le roi est maître de choisir son heure. Mieux que les intrigants et les brouillons, il sait l'heure propice pour frapper les ennemis de l'Eglise... et ceux du trône.

Guise ne sourcilla pas et continua de sourire.

—Le roi, reprit la reine, le roi peut-il compter sur votre concours?...

—Vous le savez bien, madame! Mon père et moi nous avons assez fait pour le salut de la religion pour que je puisse reculer au dernier moment.

—Bien, monsieur. De quelle besogne spéciale voulez-vous vous charger?

—Je prends Coligny, dit froidement Guise; je prétends envoyer sa tête à mon frère le cardinal.

Catherine pâlit. Cette tête, c'est elle qui avait promis de l'envoyer aux inquisiteurs!

—Soit! dit-elle. Vous agirez au signal convenu: le tocsin de Saint-Germain-l'Auxerrois.

—Est-ce tout, madame?

—C'est tout, dit Catherine. Pourtant, comme vous êtes le rempart du trône, je prétends vous montrer les précautions que j'ai prises pour le cas où le Louvre serait attaqué par les parpaillots. Nancey!

Le capitaine des gardes de la reine parut aussitôt.

—Nancey, demanda la reine, combien avons-nous d'arquebusiers en ce moment dans le Louvre?

—Douze cents, madame.

Guise sourit.

—Et puis? reprit Catherine en le regardant de côté.

—Et puis, continua Nancey, nous avons deux mille Suisses, quatre cents arbalétriers et mille cavaliers logés comme nous avons pu.»

Cette fois, le front de Guise devint soucieux.

—Et puis? reprit la reine. Vous pouvez tout dire devant M. le duc, qui est un fidèle serviteur du roi.

—Et puis, enfin, nous avons douze canons...

—Les bombardes des jours de fête? insista Catherine.

—Non pas, madame: douze canons de bataille qui sont entrés secrètement au Louvre la nuit dernière.

Guise pâlit. Il ne souriait plus. D'instinct, il se leva et prit une attitude où commençait à paraître une nuance de respect.

—Achevez de rassurer M. le duc, dit Catherine. Que nous ont annoncé les messagers qui nous arrivent de puis trois jours?

—Mais, fit Nancey d'un air étonné, ces messagers annoncent simplement que les ordres du roi s'exécutent et que chaque gouverneur a mis des troupes en marche sur Paris...

—En sorte que?...

—En sorte que six mille cavaliers nous ont été signalés ce matin et seront dans la journée à Paris; en sorte que huit à dix mille fantassins doivent arriver ce soir ou demain matin au plus tard; en sorte que, sous trois jours, il y aura dans Paris ou sous les murs de Paris une armée de vingt-cinq mille combattants aux ordres du roi.»

Cette fois, Henri de Guise ne dissimula plus: il était atterré.

—La partie est perdue! gronda-t-il.

Et il s'inclina devant la reine avec un respect qu'il ne lui avait jamais témoigné: il était vaincu.

Mais déjà Nancey reprenait:

—Puisque nous parlons de ces choses, madame, voulez-vous me dire qui doit prendre le commandement des troupes du Louvre? Est-ce M. de Cosseins?

Le duc de Guise tressaillit d'espoir: Cosseins était à lui, on le sait. Mais cet espoir fut de courte durée.

—Monsieur de Cosseins, dit la reine, a obtenu du roi la garde de l'hôtel-amiral. Qu'il y reste. Nancey, vous commanderez. Je sais à quel point vous êtes dévoué.

Nancey mit un genou à terre et dit:

Jusqu'à la mort. Majesté!

—Je le sais. Faites donc, dès la nuit tombante, charger les arquebuses. Placez vos hommes en les distribuant à chaque porte. Que les canons soient chargés et pointés dans toutes les directions. Que les cavaliers se tiennent à cheval dans la cour, prêts à charger. Mettez quatre cents Suisses autour du roi, et, si on tente de marcher sur le Louvre, feu, Nancey! feu de vos arquebuses! feu de vos canons! feu partout et contre qui que ce soit, manants, bourgeois, prêtres, gentilshommes huguenots ou catholiques... tuez tout.

—Je tuerai tout! s'écria Nancey en se relevant. Mais, madame, autour de Votre Majesté... qui dois-je placer?

Catherine se leva, tendit son bras vers le Christ d'argent et, d'une voix qui eut des sonorités étranges, elle répondit:

—Autour de moi? Personne: j'ai Dieu pour moi!...

—Madame, dit Guise d'une voix altérée, lorsque Nancey fut sorti. Votre Majesté sait qu'elle peut faire état de moi pour le service du roi aussi bien que pour la défense de la religion...

—Je le sais, monsieur le duc. Aussi, croyez bien que, si vous n'aviez vous-même choisi votre besogne dans le grand oeuvre qui se prépare, c'est à vous que j'eusse demandé de prendre le commandement du Louvre.

Guise se mordit les lèvres jusqu'au sang: il s'était enferré lui-même.

—Madame, reprit-il, il ne me reste plus qu'à vous demander la faveur de vouloir bien recevoir l'homme à qui j'ai donné des ordres pour la nuit prochaine.

—Qu'il vienne!» dit Catherine.

Guise alla ouvrir la porte d'un couloir et fit un signe. Une sorte de colosse à figure niaise et poupine, aux mains énormes, aux yeux ronds à fleui; de tête, bleu faïence, au front bas et têtu, entra en se dandinant.

Cet homme s'appelait Dianowitz. Mais, comme il était d'origine bohémienne, le duc de Guise, selon l'usage qui faisait nommer les domestiques du nom de leur province, l'appelait Bohême et, par abréviation, simplement Bême.

La reine regarda le géant avec une admiration exagérée. Le géant sourit et caressa sa moustache.

—Tu t'es chargé de quelque chose pour cette nuit? demanda Catherine.

—De tuer l'Antéchrist, oui. Si Votre Majesté veut, je lui coupe la tête.

—Je le veux, dit la reine. Va, et obéis à ton maître.

Le géant se dandina sur ses jambes, mais demeura sur place.

—Eh bien, Bême, as-tu entendu? fit le duc.

—Oui; mais je veux pouvoir sortir de Paris avec deux ou trois bons compagnons qui m'escortent jusqu'à Rome... Vous savez que toutes les portes sont fermées...»

Catherine s'assit et écrivit rapidement quelques lignes sur un papier qu'elle signa et sur lequel elle apposa le sceau royal.

Bême le lut attentivement. Il contenait ces mots:

Sauf-conduit pour toute porte de Paris, valable ce jourd'hui 23 août et jusque dans trois jours—Laissez passer le porteur des présentes et les personnes qui l'accompagnent.—Service du Roi.

Le géant plia le papier et le plaça dans son pourpoint.

—Tu oublies ceci, dit Catherine.

Elle laissa tomber une bourse pleine d'or sur le plancher.

Le géant se baissa, la ramassa et sortit convaincu qu'il avait produit sur la reine une impression extraordinaire.

—Quelle magnifique brute! fit la reine. Je vous félicite, monsieur le duc, d'être capable d'avoir près de vous de pareils serviteurs... Et, maintenant, allons conférer avec nos amis.

La conférence dura jusqu'à sept heures du soir.

Tout cet après-midi, il y eut dans le Louvre des allées et venues mystérieuses.

A diverses reprises, la reine envoya chercher le roi; mais le roi jouait à la paume avec les huguenots et refusa constamment de se rendre à la prière de sa mère.

Peut-être espérait-il que, sans lui, on n'oserait prendre les décisions suprêmes. Peut-être voulait-il simplement s'étourdir.

A huit heures du soir, il y eut dans l'hôtel du duc de Guise une réunion de tous ceux qui avaient placé en lui toutes leurs espérances et déjà le considéraient comme le roi de France—depuis Damville jusqu'à Cosseins, depuis Sorbin de Sainte-Foi jusqu'à Guitalens.

—Messieurs, leur dit-il, cette nuit nous sauvons la religion de la Messe. Vous savez tous ce que vous avez à faire...

Un profond silence accueillit ces paroles.

—Quant à nos projets, continua Guise, ils sont remis à plus tard. La reine est sur ses gardes, messieurs, montrons ce soir que nous sommes des sujets fidèles—et, pour le reste, nous attendrons. Allez, messieurs.

C'est ainsi qu'Henri de Guise donna contrordre aux conjurés. Il paraissait troublé, inquiet, furieux.

A partir de neuf heures et jusqu'à onze heures, le duc reçut les curés des diverses paroisses et les capitaines de quartier, qu'on alla chercher par groupes de huit à dix.

A chaque groupe, il tint en termes brefs, d'une voix saccadée, le même langage:

—Messieurs, la bête est prise au piège!

—A mort! A mort!» répondirent prêtres et capitaines.

Et, à mesure que chaque groupe se retirait, on lui donnait les dernières instructions; le signal devait être donné par le tocsin de toutes les églises; les fidèles serviteurs de la religion porteraient un brassard blanc, ceux qui n'auraient pas le temps de confectionner un brassard mettraient un mouchoir autour du bras.




XXVIII

ÉTONNEMENT DE MONTLUC; SUITE DES AMOURS
DE PIPEAU ET NOUVELLE RUINE DE CATHO

Or, en cette soirée, trois scènes bien différentes, mais également étranges, se déroulèrent sur les points les plus divers de Paris.

La première, au Temple.

La deuxième, dans le repaire de Damville, aux Fossés-Montmartre.

La troisième, dans le cabaret des Deux-Morts-qui-parlent.

Vers neuf heures, deux femmes couvertes de grands manteaux furent mystérieusement introduites dans la prison du Temple et conduites à l'appartement du gouverneur: c'était Pâquette et la Roussette.

Montluc les attendait devant une table chargée de mets et de vins. Et, pour avoir liberté complète dans l'orgie, il avait donné congé à ses trois valets et à sa servante, lesquels, heureux de cette aubaine, s'étaient empressés d'aller respirer au-dehors un autre air que celui de la prison.

—Vous voilà, mes tourterelles! s'écria Marc de Montîuc en éclatant de rire. Venez ça, que je vous embrasse!

Mais Pâquette et la Roussette, au lieu d'obéir, dégrafèrent leurs manteaux et les laissèrent tomber.

Montluc ouvrit des yeux énormes et demeura bouche bée. Les deux ribaudes lui apparurent vêtues de satin, le cou enfoncé dans de vastes collerettes, la taille pincée et amincie sur le devant, en pointe; des costumes, non de bourgeoises, mais de princesses. Elles étaient chargées de bijoux au cou, aux oreilles, aux poignets, aux doigts; elles étaient fardées comme des grandes dames.

Dans son ingénuité, Catho avait cru devoir faire les choses en grand et avait visé à la magnificence. Où s'était-elle procuré ces nippes? Au fond de quelque friperie de la Cour des Miracles? Peu importe.

Ce qui est sûr, c'est qu'elle avait transformé les ribaudes en princesses: seulement, il y avait des détails qui révélaient la parfaite ignorance de Catho en matière de costumes de cour. En outre, si les robes étaient de satin authentique, elles étaient fripées et tachées. Les bijoux étaient en verroterie et en cuivre. Les deux ribaudes s'étaient fardées, mais elles l'étaient outrageusement.

Telles qu'elles étaient, elles s'admirèrent naïvement, et à peine leurs manteaux furent-ils tombés que, s'avançant vers Montluc ébahi, elles exécutèrent les trois révérences que Catho leur avait apprises.

Montluc, déjà ivre, car il en était à sa quatrième bouteille en les attendant, Montluc se leva, effaré, subjugué, se demandant s'il était en proie à un cauchemar et si, au lieu des deux ribaudes qu'il attendait, il ne recevait pas la visite de deux reines.

—Or ça! gronda Montluc en se remettant, que signifie?

—Eh bien, mais, dit la Roussette, nous sommes habillées pour la fête de demain matin.

—La fête! bégaya Montluc.

—Eh! oui, dit gentiment Pâquette, les deux truands qu'on va questionner, tenailler et mettre au chevalet...

Montluc avala une formidable rasade et, remis d'aplomb, son rire fit trembler les vitraux.

—La fête! Ah! oui, j'y suis... Et, comme ça, vous vous

êtes déguisées en princesses pour voir la question? Cornes du diable! Tripes et ventre! Voilà une idée! J'étouffe de rire! Ah! les dignes gueuses! Et moi qui ne les reconnaissais pas!... Je pouffe, j'étouffe, j'étrangle!... Des princesses! Holà! les gardes de Leurs Majestés!... Tudieu, je veux que vous soyez des reines, ce soir! Tais-toi, la Roussette... Assieds-toi, là, à ma gauche, et toi, Pâquette, à ma droite! Par les boyaux du dernier parpaillot que j'ai occis! Il faut que j'écrive la chose à M. Blaise, mon père, pour qu'il la raconte en son mémoire qu'il écrit... Des reines? Oui-da! Je le veux ainsi! Et je serai roi... Voyons, toi, la Roussette, tu seras... tu seras Mme Margot en personne! Et toi, Pâquette, que seras-tu? Tu seras Elisabeth d'Espagne... Silence! Que tout se taise dans Paris, en cette nuit mémorable! Toi, là reine de Navarre, emplis-moi mon verre. Et toi, la reine d'Espagne, viens t'asseoir sur mes genoux...

Il n'entre pas dans notre dessein d'offusquer le lecteur par le récit de l'orgie qui suivit: nous voulions simplement indiquer l'entrée des deux ribaudes au Temple.

A minuit, Montluc était au dernier degré de l'ivresse. Et pourtant il luttait encore.

A deux heures, il roulait sur le plancher, serrant contre lui, dans une étreinte furieuse, les deux reines dont les robes étaient en lambeaux, dont les coiffures s'étaient déroulées, dont les fards s'étaient liquéfiés et se mêlaient en un coloris sans nom sur leurs visages.

Bientôt on n'entendit plus que les ronflements énormes du soudard.

Alors, Pâquette et Roussette se relevèrent et prêtèrent l'oreille.

Sous leurs fards, elles étaient livides et des frissons les secouaient.

***

Transportons-nous maintenant à la maison des Fossés-Montmartre. Il est onze heures du soir. Le maréchal de Damville vient de rentrer. Il est sombre: ordre du chef de la conjuration de ne rien tenter contre le Louvre! Tous les grands projets remis à plus tard!... Mais, en même temps, une joie funeste jaillit de ses yeux en flammes de cruauté: on lui livre son frère! Il est chargé d'attaquer l'hôtel de Montmorency; c'est lui qui doit mettre à mort celui qu'on appelle le chef des politiques.

Et, dans cet hôtel de Montmorency, c'est Jeanne de Piennes qu'il va enfin reconquérir!...

Son frère mort, Jeanne est à lui!

Le maréchal traverse les vastes salles de sa maison. Elles sont remplies de soldats, les uns aiguisent leurs dagues sur des pierres; d'autres visitent leurs pistolets; d'autres chargent leurs arquebuses; tout cela se fait silencieusement. Sur des tables sont posées d'énormes cruches de vin. Tantôt l'un, tantôt l'autre se verse un grand gobelet.

Damville a fait signe à une douzaine de gentilshommes qui l'attendent. Et il va s'enfermer avec eux pour donner à chacun des ordres et lui indiquer sa besogne. Mais, avant de disparaître, il demande où est son favori, le vicomte d'Aspremont, et on lui répond qu'Orthés est avec ses chiens. Damville va le voir et le trouve dans une cour qu'éclairent deux torches.

—Eh bien, lui demande-t-il, tu n'apprêtes donc pas tes armes, toi?

Sans répondre, Orthès d'Aspremont lui montre ses deux molosses. Damville sourit.

Dans cette cour étroite, que les lueurs des deux torches teintaient de rouge, le vicomte d'Aspremont se livrait à un singulier travail. Il allait et venait lentement, les mains au dos. Ces mains tenaient un fouet à chiens. Sur ses talons, marchaient gravement deux chiens, la gueule entrouverte, les yeux sanglants, les épaisses babines pendantes: Pluton et Proserpine!

Et, derrière Proserpine, un chien berger à poil roux ébouriffé faisait des grâces, bondissait, se roulait: Pipeau!

Pipeau était le commensal de Proserpine...

Orthès avait voulu le renvoyer, mais Proserpine lui avait montré les dents.

Quant à Pluton, il avait admis le partage, soit par indifférence philosophique, soit en reconnaissance de la carcasse de poulet.

Pluton et Proserpine, donc, suivaient pas à pas leur maître.

Celui-ci arrivait au bout de la cour; là, un homme, debout, attendait, tout raide, sans un geste, sans un mouvement.

Alors, Orthès se retournait brusquement vers les deux molosses et faisait claquer son fouet. A ce signal, les deux monstrueuses bêtes sautaient sur l'homme immobile et, d'un seul coup, avec un grondement terrible, lui enfonçaient leurs crocs dans la gorge!...

Pipeau, la patte dressée, examinait cette scène avec étonnement.

Alors le vicomte d'Aspremont relevait l'homme, le remettait debout, arrangeait ses vêtements et son masque: l'homme était un mannequin...

Puis, le vicomte recommençait sa promenade, son fouet au dos, les deux chiens sur ses talons. Pipeau courtisant Proserpine.

Et, tout à coup, il donnait encore le signal... la hideuse leçon était répétée.

Alors, Orthès d'Aspremont se tourna vers le maréchal qui examinait cette scène effrayante et, avec un calme plus effrayant, il dit:

—Monseigneur, voilà mes armes!

***

Au cabaret des Deux-morts-qui-parlent, vers minuit. Depuis longtemps, Catho avait renvoyé ses ordinaires clients nocturnes. Et même elle avait condamné sa porte au moment où le couvre-feu avait sonné.

Mais, à partir de onze heures, cette porte s'entrebâilla.

Bientôt une femme parut, une pauvresse misérablement vêtue. Puis deux vieilles entrèrent, espèces de sorcières à capuches noires. Puis une borgnesse, un emplâtre sur l'oeil, qui, en entrant, défit son emplâtre.

Puis une hideuse manchote à tête de furie, qui s'étant assise, délia quelques cordes et retrouva son bras. Puis cinq ou six béquillardes qui se traînaient péniblement et qui jetèrent leurs béquilles dès qu'elles furent dans le cabaret. Vers minuit, l'auberge était bondée, toutes ses salles occupées, toutes ses tables prises: et là grouillait un monde fantastique, rien que des femmes, toute la Cour des Miracles femelle, truandes, diseuses de bonne aventure, danseuses de corde, mendiantes, les unes jolies sous les haillons, les autres hideuses, toutes vêtues de pièces et morceaux.

A toutes, Catho, aidée de deux ou trois femmes, servait à manger, versait à boire; elle causait vivement à quelques-unes, glissant à celle-ci un ducat, à celle-là un écu d'or...

Puis, tout à coup, après que Catho eut dit quelques mots, cette vision s'évanouit; les béquillardes reprirent leurs béquilles, les bossues leur bosse, les borgnes leur emplâtre, et, en quelques minutes, l'auberge se vida.

Tout ce monde inouï, exorbitant, s'était enfoncé dans l'ombre sereine de la nuit d'été.

Catho, alors, alla à une armoire et en tira trois sacs d'écus d'argent et d'or.

«La fin!» murmura-t-elle avec une grimace.

Vers une heure, le cabaret, qui s'était vidé, commença à se remplir de nouveau; cette fois encore, il ne vint que des femmes. Et leur misère, à celles-ci, était plus décente et s'attifait d'oripeaux. Il y en avait de très jolies. Il y en avait des laides. La plupart étaient jeunes. Presque toutes portaient la robe lâche et la ceinture; beaucoup de ces ceintures étaient brodées d'or...

Et c'étaient les ribaudes, toutes celles qui faisaient métier de leur corps, et que Catho, l'une après l'autre, avait depuis trois jours décidées. Elles riaient, chantaient, les unes d'une voix douce et dolente, les autres d'une voix enrouée; toutes buvaient, buvaient!

Catho recommença la distribution des écus. Ses trois sacs se vidèrent.

Alors, les ribaudes, par petits groupes, s'en allèrent dans la nuit silencieuse, et l'auberge demeura vide.

Catho prit une lanterne et descendit à sa cave; elle vit qu'il ne lui restait plus une bouteille de vin, plus un flacon de liqueur! Elle remonta dans le cabaret, pénétra dans l'office et vit qu'il ne lui restait plus un jambon, plus un morceau de pain, plus une volaille, plus un pâté!... Elle monta à sa chambre, ouvrit ses armoires et vit que, depuis deux jours, elle avait vendu ce qu'elle possédait pour en faire de l'argent... Elle ouvrit l'armoire où elle avait placé son argent, vit qu'il ne lui restait plus un sou...

«Bah!» dit-elle simplement.

Alors, elle prit une forte dague qu'elle plaça à sa ceinture, sortit, ferma la porte du cabaret dévasté, plaça les clefs sous la porte et s'éloigna à son tour.




XXIX

CE QU'IL Y AVAIT DANS LE SILENCE

La nuit était claire; c'est-à-dire que le ciel, constellé du zénith jusqu'à l'horizon, paraissait tout pâle, de cette pâleur indécise et tendre de la toute première aube Pourtant l'aube était loin encore.

Catho marchait, étonnée de cette majestueuse sérénité; bien que son âme inculte et farouche fût peu apte à regarder face à face les beautés insondables, elle levait parfois la tête vers le zénith diamanté; puis peut-être parce qu'elle ne pouvait saisir l'émotion qui tombait de ces harmonies, elle baissait son regard en frissonnant.

Seulement, elle pensait:

«Comme la nuit est belle!»

Elle s'étonna que Paris fût aussi profondément silencieux.

Où étaient les amoureux? Où étaient les truands? Pourquoi tout le monde se cachait-il?

Tout à coup, elle vit une porte s'ouvrir, la porte d'une belle maison, la maison de quelque homme noble ou tout au moins bourgeois. Une quinzaine de personnages en sortirent. Ils étaient armés d'arquebuses, de pistolets, de pertuisanes, de hallebardes. L'un d'eux portait une lanterne sourde. Un autre portait un papier. Tous avaient un brassard blanc, quelques-uns une croix blanche sur le pourpoint.

Cette troupe se mit en marche.

L'homme qui tenait le papier marchait en tête, près de l'homme a la lanterne.

«Où vont-ils? Que font-ils?» se demandait Catho en poursuivant sa route.

La troupe s'arrêta soudain; l'homme qui était en tête consulta son papier et, s'approchant d'une maison, traça sur la porte un signe.

Ces gens alors allèrent plus loin et Catho, étant arrivée devant la porte, vit que le signe tracé était une croix blanche marquée à la craie.

La troupe s'arrêta encore devant deux autres maisons, et le même homme les marqua d'une croix blanche.

Puis ils tournèrent brusquement dans une autre rue, et Catho poursuivit son chemin.

Mais alors, à vingt pas devant elle, une deuxième troupe lui apparut; puis, à gauche, à droite, dans toutes les rues qu'elle longeait ou qu'elle traversait, elle aperçut des troupes pareilles. Et toutes escortaient un homme qui portait un papier; cet homme s'arrêtait de temps à autre, examinait son papier et marquait une maison d'une croix blanche...

Catho compta d'abord ces petites lanternes sourdes qui se promenaient de place en place; elle compta aussi les portes que, sur sa route, elle vit marquées d'une croix blanches; puis elle y renonça... il y en avait trop.

Et, comme deux heures sonnaient au loin, dans le solennel silence, elle tressaillit et hâta le pas en disant:

«A quoi vais-je penser là!... Voici l'heure, et on m'attend!...»

Deux heures venaient de sonner. Il se fit par toute la ville comme une vaste et sourde rumeur, pareille à un coup de vent qui bruisse tout à coup à travers une forêt.

Puis le silence se fit plus profond...

Henri de Guise était à cheval dans la cour de son hôtel, remplie de gens d'armes.

Le duc d'Aumale était posté non loin de l'hôtel Coligny, sous un hangar, avec cent arquebusiers.

Le marquis chancelier de Birague était devant Saint-Germam-l'Auxerrois et, à voix basse, donnait des ordres à un capitaine de quartier qui commandait cinquante hommes.

Le maréchal de Damville attendait hors sa maison frissonnant d'impatience. Il était à cheval; autour de lui, trois cents cavaliers pareils à des statues équestres!

Crucé était embusqué près de l'hôtel du duc de La Force, vieux huguenot qui, depuis la mort de sa femme vivait retiré, se consacrant à l'éducation de son jeune fils. Crucé avait avec lui une vingtaine d'hommes Trente garçons bouchers, les bras nus, le coutelas à la main, entouraient Pezou.

Le libraire Kervier. avec un certain Charpentier commandait à une bande de truands, déjà ivres de vin, en attendant qu'ils fussent ivres de sang. Ce Charpentier était un docteur plus ou moins savant, mais rival haineux du vieux Ramus.

Le maréchal de Tavannes, posté sur le grand pont écoutait, penché sur l'encolure de son cheval. Deux cents fantassins, la pique au poing, avaient l'oeil fixé sur sa haute silhouette noire.

A chaque pont, il y avait ainsi un barrage de fantassins. les chaînes étaient d'ailleurs tendues du côté de l'Université, pour que ces troupes ne pussent être assaillies par-derrière.

A chaque carrefour de la ville, il y avait un capitaine de quartier et cinquante bourgeois en armes.

Derrière les portes fermées de toutes les maisons catholiques, des gens, prêts à se ruer au-dehors la figure livide, écoutaient le silence.

Le silence était énorme; c'était le silence de la mort.




XXX

LES MYSTÈRES DE LA RÉINCARNATION

Vers ce moment-là, c'est-à-dire entre deux et trois heures du matin, à cet instant solennel où des souffles d'angoisse faisaient frissonner la nuit, une scène effroyable se déroulait au Temple, avec, pour uniques personnages, le vieux routier et son fils, le chevalier de Pardaillan.

C'était une de ces scènes qui, par l'épouvante qu'elles dégagent, dépassent l'imagination et devant lesquelles la plume du romancier hésite et tremble. Mais, pour la présenter au lecteur, nous devons, pour quelques moments, nous attacher aux faits et gestes d'un personnage sur lequel nous concentrons toute notre attention.

Ce personnage, c'était l'astrologue de la reine, Ruggieri.

Ruggieri était sans doute l'homme le plus convaincu de la cour de France. Il avait la foi. Il croyait, d'une croyance profonde et sincère, à la possibilité de l'Absolu. Était-ce un fou? C'est possible, sans que ce soit certain.

L'astrologue portait en lui le mystère du Moyen Age agonisant. Né à Florence, il était peut-être le fils de quelque magicienne syriaque ou égyptienne, qui lui avait transmis l'amour des études ésotériques.

L'alchimie et l'astrologie étaient la double et incessante préoccupation de cet homme. En cherchant la pierre philosophale, en manipulant et en combinant des corps chimiques, Ruggieri avait trouvé des poisons redoutables.

Mais il faut noter que, pour lui, la pierre philosophale et la connaissance de l'avenir par les astres n'étaient que deux formes de l'Absolu. Ses études ésotériques comprenaient une troisième forme, qui était la recherche de l'immortalité de l'homme.

Ainsi donc: la toute-puissance par la richesse infinie, la science absolue par la connaissance de l'avenir; la parfaite jouissance de la vie par l'immortalité, voilà le rêve fabuleux qui hantait ce cerveau.

Quand il était fatigué de regarder au ciel, il redescendait à la chimie; quand il était fatigué de se pencher sur ses creusets, il se colletait avec la mort...

Et, courbé sur le cadavre de quelque supplicié qu'il avait acheté au bourreau, il cherchait, oui, il cherchait le moyen de faire revivre ce cadavre!...

«Qu'est-ce que le coeur? songeait-il: un balancier. Qu'est-ce que le sang? Le charroi de la vie. Voici un corps. Le sang y est toujours, c'est-à-dire le moyen de véhiculer la vie. Le coeur y est toujours, c'est-à-dire le régulateur nécessaire aux mouvements de la vie. Nerfs, muscles, chair, cerveau, tout y est. Or, ce corps, tel qu'il est maintenant, vivait ce matin. Il a fallu qu'une corde l'ait serré au cou pour qu'il devienne cadavre. Et, cependant, il est tel qu'il était avant la pendaison. Que manque-t-il à ce corps de matière? Evidemment le corps astral qui mettait en mouvement le balancier et charriait de la vie à travers les veines. De quoi s'agit-il donc, en somme? D'obliger ce corps astral à se réincarner en ce corps matériel. Voilà tout!

Quand il avait bien ainsi rêvé, Ruggieri modelait une statuette de cire qui représentait à ses yeux le corps astral du cadavre. Et, sur ce simulacre, il essayait ses incantations...

Quelquefois, il lui avait semblé voir le cadavre tressaillir comme prêt à se réveiller. Mais l'illusion s'envolait bientôt.

A force de triturer le problème sous toutes ses faces, un jour, il se frappa le front:

«Quelle erreur! murmura-t-il. Je dis que le sang est dans le cadavre. Oui, il y est. Mais il n'y est plus à l'état liquide. Il est coagulé. Il ne peut plus charrier la vie. Il faudra donc au prochain cadavre que j'achèterai, il faudra qu'avant toute incantation je lui transfuse un sang vivant!...»

Or, maintenant que nous avons complété le portrait de Ruggieri, maintenant qu'une lumière livide, mais nécessaire, a été projetée sur cette monstrueuse silhouette, nous prierons le lecteur de se transporter cinq jours en arrière, jusqu'au moment où le groupe d'hommes, que nous avons signalé en temps et lieu, pénétra dans l'église Saint-Germain-l'Auxerrois et enleva le cadavre de Marillac.

Catherine s'était montrée généreuse: à Panigarola, elle laissait le cadavre d'Alice; à Ruggieri, elle envoyait celui de son fils. Ruggieri attendait, en effet, hors l'église. Quand il vit les hommes qui emportaient Marillac mort, il s'approcha et prononça quelques paroles, sans doute un mot de reconnaissance.

Alors, il fit un signe, et les funèbres porteurs se mirent à le suivre.

Arrivé rue de la Hache, Ruggieri s'arrêta non loin de la maison qu'avait habitée Alice de Lux et, ayant fait déposer le cadavre à terre, il renvoya les porteurs.

A grand-peine, il souleva le corps et le transporta ou plutôt le traîna jusque dans les jardins. Et il referma la petite porte. Puis, à nouveau, il chargea sur ses épaules le lugubre fardeau et parvint enfin jusqu'à la maison si coquette où se trouvaient ses laboratoires.

Lorsque le corps se trouva étendu sur une grande table de marbre, lorsque Ruggieri l'eut déshabillé et soigneusement lavé, sa première besogne fut de lui injecter des aromates destinés à empêcher toute décomposition pendant quelques jours au moins; et ceci n'était qu'un jeu pour ce redoutable créateur de poisons.

Il s'assit près de la table de marbre à laquelle il s'accouda, et examina le corps de son fils: il était labouré de coups de poignard dont plusieurs avaient pénétré jusqu'aux sources de la vie; la poitrine, les épaules, le cou étaient zébrés de longues plaies entrouvertes. La tête avait conservé une sérénité remarquable. Evidemment, Marillac ne s'était pas aperçu qu'on le tuait. Le premier coup, qui lui avait été porté au moment où il descendait vers Alice, avait dû le foudroyer. Les paupières étaient légèrement soulevées. Ruggieri essaya en vain de les fermer et, n'y parvenant pas, il jeta sur le visage un mouchoir de fine batiste parfumée qu'il avait trouvé dans le pourpoint du mort et qui était au chiffre d'Alice.

Ruggieri n'était nullement ému.

La douleur paternelle disparaissait dans l'effort cérébral du savant.

Et cet effort devait être énorme. Car, pendant plusieurs heures, le mage demeura pétrifié dans une immobilité telle qu'on l'eût pris pour un autre cadavre, si une espèce de tremblement n'eût parfois agité ses mains. Il était d'ailleurs aussi pâle que le mort qu'il étudiait. Mais ses yeux laissaient échapper une flamme ardente.

A un moment de cette sinistre méditation, il bredouilla quelques mots:

«Il a perdu tout son sang... l'opération n'en est-elle pas simplifiée?... je recoudrai toutes ces plaies, sauf une... celle-ci... qui a ouvert la carotide... c'est par là que je dois faire la transfusion...»

A un autre moment de la journée, il murmura:

«Nostradamus ne m'a-t-il pas affirmé qu'il avait obligé le corps astral d'un de ses enfants à demeurer près de lui pendant plus d'un mois?... Et, moi-même, n'ai-je pas vu tressaillir à diverses reprises les cadavres que je voulais ranimer? Est-ce que le corps astral n'était pas là, alors, qui essayait de réintégrer sa demeure charnelle?»

A l'heure où la nuit commençait à tomber, Ruggieri se leva brusquement, courut à une vaste armoire pleine de livres et de manuscrits, et il se mit à la fouiller fébrilement.

Il tremblait convulsivement et répétait:

«Oh! je le trouverai... je le trouverai....»

Au bout de deux heures, ayant jonché le parquet de papiers et de volumes épars, il finit par mettre la main sur ce qu'il cherchait: c'était un livre qui ne contenait guère qu'une cinquantaine de pages. Les pages étaient moisies. Les caractères de l'écriture étaient hébraïques.

Lentement, Ruggieri se mit à le feuilleter. Ses yeux, d'un seul trait, parcouraient chaque page.

A la vingt-neuvième page, il eut comme un sourd rugissement, et son doigt se posa, s'incrusta sur une ligne.

«La formule d'incantation!» gronda-t-il.

Il était à ce moment dix heures du soir. Le silence était profond au-dehors.

Comme minuit approchait, l'astrologue alluma cinq nouveaux flambeaux, ce qui faisait sept avec ceux qui l'éclairaient déjà.

Il les plaça sur le parquet dans l'angle du laboratoire tourné à l'est. Les flambeaux étaient placés en fer à cheval dont l'ouverture se trouvait donc tournée vers l'ouest, et formaient un demi-cercle dans le coin, un demi-cercle appuyé à l'est. Dans ce demi-cercle de lumière, Ruggieri se plaça debout, tourné vers l'intérieur du laboratoire, c'est-à-dire regardant l'ouest, qui est le lieu de ténèbres, par rapport à l'est d'où vient la lumière.

De fa main, il traça dans l'air un cercle, comme pour s'enfermer.

Puis, devant lui, à ses pieds, au milieu des deux branches du fer à cheval formé par les sept flambeaux, il enfonça profondément son poignard dont la garde formait une croix.

Alors, tirant un chapelet de son pourpoint, il en détacha douze grains qu'il plaça en cercle autour du poignard dressé comme une croix.

Minuit commença à sonner ses douze coups lents et sonores, voilés de tristesse...

Au sixième coup, Ruggieri prononça la formule d'une voix calme, forte et grave.

Les vibrations du douzième coup de minuit résonnaient encore sourdement dans les airs, lorsqu'il vit à l'autre extrémité du laboratoire une forme blanche qui, d'abord indécise, se précisa rapidement jusqu'à dessiner une silhouette humaine.

Nous ne disons pas que cette sorte de vapeur blanche apparut dans le laboratoire. Nous disons que Ruggieri la vit.

Alors, d'un pas saccadé, il sortit du cercle formé par les flambeaux et la croix, et s'avança vers la forme blanche qu'il voyait.

Il ne faisait guère qu'un pas par minute, et chacun de ces pas s'accomplissait avec la raideur lente et sans arrêt d'un mécanisme.

Au bout de douze pas, il s'arrêta et demanda:

—Est-ce toi, mon enfant?...

Il ne vit pas les lèvres de l'apparition remuer. Aucun son ne frappa ses oreilles. Mais il entendit, en lui-même, et très distinctement, la réponse:

—Pourquoi m'avez-vous appelé, mon père?

Ruggieri se remit en marche; à mesure qu'il avançait, il vit l'apparition reculer; le corps astral essayait de le fuir; mais lui le poursuivait.

Ruggieri continua à marcher, revenant cette fois sur le cercle.

L'apparition se trouvait près du poignard, entre les deux branches du fer à cheval lumineux.

Alors, Ruggieri parla de nouveau. Il dit:

—Mon enfant, il faut entrer.

Il vit la forme blanche s'agiter violemment. Et, comme tout à l'heure, en lui-même, il entendit:

—Pourquoi ne me laissez-vous pas à l'éternel repos?

—Tu entreras, je le veux, dit Ruggieri. Pardonne-moi, mon fils, de t'emprisonner ici. Entre, je le veux.

Il vit la forme blanche hésiter, reculer, prendre son élan, et se placer enfin au centre des lumières, à la place même qu'il avait occupée.

Une satisfaction infinie se peignit sur les traits pétrifiés de Ruggieri.

Au bout de quelques minutes, son visage se détendit, ses yeux reprirent leur position naturelle, son bras droit retomba pesamment, le livre s'échappa de sa main gauche et roula sur le parquet.

Regardant dans le cercle de lumières, Ruggieri ne vit plus rien: la forme blanche avait disparu.

Mais il sourit et murmura:

«Je ne suis plus en état de voyant; donc, je ne vois pas; mais il est là; le corps astral de mon fils est là; et il ne sortira que lorsque je le voudrai!»

Ruggieri subit alors, et d'une façon soudaine, la réaction de l'état morbide où il s'était placé par suite d'un phénomène de volonté connu et décrit par tous les anciens auteurs des sciences ésotériques, mais que la médecine moderne a inventé... en lui donnant le nom tout battant neuf d'autosuggestion.

Pendant quelques minutes, il demeura tremblant, vacillant, agité de frissons fiévreux. Mais, bientôt, il se remit, et, courant aux volumes qu'il avait jetés sur le parquet, il saisit l'un d'eux et sortit rapidement de son laboratoire.

Le cadavre demeura seul sur la table de marbre, tandis que les sept flambeaux continuaient à brûler.

Ruggieri était entré dans sa chambre à coucher et, ayant allumé une lampe, se mit à parcourir le volume qui portait ce titre: Traité des fardements.

C'était une oeuvre de Nostradamus, publiée à Lyon en l'an 1552.

«Voilà, murmura Ruggieri, voilà ce que me laissa en mourant mon bon maître Nostredame. Que de fois j'ai lu et relu ces lignes tracées par sa main quelques heures avant sa mort! Que de nuits j'ai passées sur ces pages qu'il m'a sans doute laissées pour que je pusse tenter sa réincarnation!... Je la tentai. Par trois fois, j'entrai dans son tombeau, là-bas, dans l'église de Salon... mais je n'avais pas de sang à lui transfuser... Lisons encore... essayons!...»

Le manuscrit était divisé en trois parties très courtes. écrit à la hâte, et dont beaucoup de phrases étaient simplement commencées.

La première partie commençait par ces mots:

«La réincarnation peut s'obtenir moyennant le rappel du corps astral.»

La deuxième partie portait une sorte de titre qui était:

«Accointances qu'il peut y avoir entre le corps astral et le corps matériel après leur séparation.»

Enfin, la troisième partie était également résumée par quelques mots placés en tête de la page:

«Quel sang il faut infuser au cadavre.»

Ce fut cette dernière partie que Ruggieri se mit à lire et à relire longuement, la tête entre les deux mains. Enfin il se leva, alla à une armoire de fer encastrée dans le mur et dissimulée dans une tapisserie. L'ayant ouverte, il en tira, parmi une foule de papiers, un rouleau de parchemin qu'il déroula, sur la table et sur lequel il s'accouda.

C'était une grande feuille sur laquelle étaient traces des signes géométriques, avec renvois explicatifs sur les côtés. En haut de la feuille, ces mots étaient écrits:

«Horoscope de mon fils Déodat, comte de Marillac, et diverses constellations en conjonction avec la sienne.»

Alors, l'astrologue se mit à commencer une série de calculs géométriques dont chacun était suivi de calculs chiffrés.

Cela dura des heures.

Vers la fin, il écrivait avec une sorte de fièvre délirante. Une joie intense resplendissait sur son visage.

«J'y suis! murmura-t-il tout à coup, voilà la constellation de l'homme qu'il me faut!... quel est cet homme?... Oh! je le trouverai!»

Il s'évanouit soudain.

Peut-être de joie ou peut-être de fatigue.

Quand il revint à lui.'au bout de quelques minutes, il se dit:

«Le jour ne va pas tarder à paraître, maintenant... Eh bien, j'attendrai à ce soir!...»

Il se releva alors, rangea ses papiers dans l'armoire de fer, et en tira une boîte qu'il ouvrit; elle contenait un certain nombre de pilules; il en prit une et, l'ayant avalée, un bien-être immédiat succéda aussitôt à l'énorme fatigue qu'il éprouvait.

Ses yeux tombèrent alors sur l'horloge.

«Neuf heures, dit-il, il fait grand jour...»

Alors, il comprit. Il venait de passer toute une journée à étudier l'horoscope, après toute la nuit passée à évoquer le corps astral de son fils. On était au mercredi soir... Il y avait donc à tout le moins quarante-deux heures que Ruggieri n'avait pas mangé!... qu'il n'avait pas bu!... qu'il n'avait pas dormi!...

Sans aucun doute, les pilules, dont il venait d'en absorber une et qu'il avait composées lui-même, devaient contenir une substance fortifiante d'une extrême énergie, car il ne se sentit ni faim ni sommeil, et se contenta de boire un grand verre d'eau.

Toute la nuit qui suivit, Ruggieri la passa au sommet de la tour, l'oeil fixé à une puissante lunette qu'il avait perfectionnée pour son usage personnel.

Le vendredi, dans la nuit, il fut distrait du travail forcené auquel il se livrait par un envoyé de la reine, qui l'appelait. Lorsqu'il revint du Louvre, il se remit a étudier la constellation de l'homme dont le sang était nécessaire à la réincarnation de son fils.

Vers trois heures, comme les astres pâlissaient et qu'il allait remettre à la nuit suivante la suite de ses recherches, il poussa un cri terrible:

«J'ai trouvé! C'est lui!»

Il courut à sa chambre, sortit de l'armoire de fer une feuille de parchemin pareille à celle qui contenait l'horoscope de son fils. Et c'était en effet un autre horoscope.

Il tremblait de joie au point qu'il n'écrivait qu'avec difficulté. Une flamme étrange jaillissait de ses yeux. Et il murmurait, après chaque calcul:

«Oui... c'est bien lui!... cela coïncide...»

A six heures du soir, il poussa un long soupir, pareil à un rugissement, et s'évanouit de nouveau en prononçant un nom:

«Pardaillan!...»

Voilà donc ce que Ruggieri avait trouvé! Le nom de l'homme dont le sang était nécessaire à la réincarnation de son fils!...

Et, cet homme, c'était le chevalier de Pardaillan!

C'est sur le chevalier de Pardaillan qu'il allait tenter la hideuse, l'effroyable expérience!...

Comment le sinistre astrologue avait-il pu arriver à cette conclusion?

Il est probable que, dans son aberration, dans l'état de délire à froid où il vivait depuis l'assassinat de l'infortuné Marillac, il est probable que, dans le détraquement filial de cette cervelle qui avait reçu tant de secousses, il est probable, disons-nous, que la figure de Pardaillan se présenta d'elle-même à lui.

Ruggieri, lorsqu'il avait été trouver le chevalier à l'auberge de la Devinière pour lui faire les propositions au nom de la reine, avait rencontré dans l'escalier, et sans doute reconnu du premier coup son fils Déodat.

Plus tard, il avait établi l'horoscope du chevalier.

Mais, de cette rencontre de son fils en allant voir Pardaillan, était née dans ce cerveau, sans cesse préoccupé de conjonctions, la certitude que le comte de Marillac et le chevalier de Pardaillan étaient unis par d'invisibles liens et que leurs destinées faisaient corps.

Cette conviction, qui dormait au fond de son esprit, s'était réveillée sans qu'il en eût conscience, au moment où il cherchait dans le ciel la constellation de l'homme dont le sang lui était nécessaire.

En réalité, dès la première minute, il avait été obsédé par l'énergie du chevalier, et, comme il arrive à tous ceux qui poursuivent un problème insoluble, il avait amoncelé d'instinct les preuves autour de la solution ardemment souhaitée. Et, alors qu'il croyait que cette solution lui venait de ses calculs, c'est lui qui l'y avait mise dès avant de commencer le calcul. Toute folie trouve son explication.

Ruggieri revint rapidement à lui.

En toute hâte, de l'armoire de fer, il tira trois ou quatre papiers.

Ces papiers étaient blancs.

Mais au bas de chacun se trouvaient la signature de Charles IX et le sceau royal.

Comment Ruggieri s'était-il procuré ces ordres en blanc? Les avait-il obtenus de Catherine? Étaient-ce de parfaites imitations? Peu importe.

Il en remplit deux.

Puis il descendit à son laboratoire et renouvela ceux des flambeaux du cercle lumineux qui étaient près de s'éteindre, opération qu'il avait soigneusement recommencée plusieurs fois depuis l'incarnation; car, les lumières ne devaient pas s'éteindre: une seule lumière éteinte, c'était une porte par où le corps astral pouvait fuir.

«O mon fils, dit-il, sois rassuré; dès cette nuit, je verserai dans ton corps matériel le sang nécessaire, et, pour chasser les esprits jaloux, je sonnerai le glas, le glas terrible qui sera le signal des milliers de morts, afin que des milliers de corps astraux encombrent l'atmosphère!»

Ainsi s'exprima le fou...

Ayant parlé au corps astral comme on vient de le dire, Ruggieri sortit du laboratoire sans regarder le cadavre tout raide et livide sur sa table de marbre. Et, ayant enfourché sa mule, il se hâta vers le Temple.

Introduit auprès de Montluc, il exhiba les papiers qu'il avait remplis.

Montluc, les ayant lus, jeta sur l'astrologue un regard de stupeur et presque d'épouvanté.

«Mais, observa-t-il enfin d'une voix saccadée, je ne sais pas si la mécanique fonctionne encore... il y a longtemps qu'elle n'a servi...

—Ne vous inquiétez de rien. Mettez-moi seulement en relation avec l'homme.

—Bon. Venez donc.

Montluc et Ruggieri descendirent, gagnèrent une cour étroite au Fond de laquelle s'élevait une cahute en planches.

—Il est là, dit Montluc. Parlez-lui. Je vais m'occuper de faire descendre vos deux gaillards.

Montluc salua et se retira avec une hâte que motivait peut-être un sentiment d'horreur, ou peut-être simplement le désir de courir à son appartement où il devait attendre les deux ribaudes qui lui avaient promis leur visite pour ce soir-là.

Ruggieri, étant entré dans la cabane, vit un homme qui s'occupait à raccommoder une paire de sandales.

Cet homme, court sur ses jambes torses, avait une tête monstrueuse, des épaules énormes, et devait être d'une force herculéenne. C'était un ancien condamné aux galères, qu'on avait gracié à condition qu'il remplît, au Temple, certaines fonctions d'un ordre particulier.

Ruggieri lui montra l'un de ses papiers. L'homme fit signe qu'il obéirait. Ruggieri lui donna alors quelques ordres à voix basse. L'homme répondit:

—J'y vais.

—Non, dit l'astrologue, pas maintenant.

—Et quand-?

—Cette nuit. Je ne pourrai être ici qu'à trois heures et demie. Je veux recueillir moi-même la chose.

—Trois heures et demie. Bon. Je commencerai donc à tourner la manivelle vers trois heures.

Ruggieri approuva d'un signe de tête et sortit.

Mais, au moment où il allait franchir la porte du Temple, il s'arrêta soudain et murmura:

«Il faut que je le voie... il est essentiel que je lise dans sa main...»




XXXI

LA MÉCANIQUE

Après la soudaine intervention de Marie Touchet dans la chambre de torture, les deux Pardaillan avaient été réintégrés dans leur cellule. Un flot d'espoir montait de leurs coeurs à leurs cerveaux. Mais ces deux hommes d'une trempe exceptionnelle évitaient de se montrer l'un à l'autre la joie qu'ils éprouvaient.

Simplement, le vieux routier s'écria Quand ils eurent été enfermés:

—Pour cette fois, chevalier, je dois convenir que tu n'as pas eu tort de sauver cette aimable personne. Par Pilate, j'aurai donc connu une femme qui aura montré quelque gratitude?

—Vous pouvez ajouter un homme, observa le chevalier.

—Qui donc? Ton Montmorency, qui nous laisse mourir dans ce cul-de-basse-fosse, alors qu'il devrait déjà avoir mis le feu à Paris et fait sauter le Temple pour nous en tirer!

—Mais, monsieur, nous eussions sauté, nous aussi en ce cas, répondit le chevalier. Mais, ajouta-t-il, c'est de Ramus que je voulais parler. Ce digne savant ne nous a-t-il pas tirés d'un fort mauvais pas, rue Montmartre?

—C'est pardieu la vérité. Mort de tous les diables devrai-je donc me réconcilier avec l'humanité?

Les deux intrépides aventuriers plaisantaient et devisaient paisiblement à l'heure où ils venaient d'échapper à une mort affreuse.

Cependant, peu à peu, leur entretien s'attacha à cette charmante et vaillante jeune femme qui leur était apparue comme un ange sauveur. Ils finirent par convenir que leur situation s'était infiniment améliorée et que, sûrement. Marie Touchet les délivrerait.

La journée se passa ainsi.

Et, déjà, la nuit avait envahi leur cachot, alors que dehors il faisait jour encore, lorsque la porte s'ouvrit.

Avouons que le coeur leur battit fort: était-ce la liberté?...

C'était Ruggieri!...

Il entra seul, une lanterne à la main, tandis que les arquebusiers qui l'avaient accompagné se rangeaient dans le couloir, prêts à faire feu à la moindre tentative d'évasion.

Ruggieri leva sa lanterne et alla droit au chevalier.

—Me reconnaissez-vous? demanda-t-il.

Le chevalier examina un instant l'astrologue.

—Je vous reconnais, dit-il, bien que vous ayez fort changé. C'est vous qui vîntes me voir en mon taudis qui se trouva fort honoré de votre visite. C'est vous qui me posâtes de ces questions étranges, comme de me demander en quelle année j'étais né et si j'étais libre... C'est vous qui me donnâtes ce joli sac contenant deux cents beaux écus de six livres parisis. C'est vous qui m'ouvrîtes la porte de la maison du Pont de Bois où vous m'aviez donné rendez-vous... Mon père, saluez cet homme: c'est un des plus hideux coquins dont puisse se glorifier une truanderie. Savez-vous pourquoi il m'amena à l'illustre et généreuse Catherine, reine de par le diable? C'était pour me prier d'assassiner mon ami, le comte de Marillac!

Une terrible secousse fit bondir l'astrologue.

Ses yeux se gonflèrent, comme s'il allait pleurer.

Mais il ne pleura pas. Il éclata d'un rire sinistre et grinça:

—Moi! Moi! Tuer Déodat! Fou! Triple fou!... Ah! si Déodat n'était mort, si je n'avais enfermé son corps astral dans le cercle magique...

Il n'acheva pas.

Le chevalier l'avait saisi par le bras. Il secoua violemment ce bras.

Vous dites, gronda-t-il, vous dites que le comte est mort!...

—Mort! répéta Ruggieri hagard, une lueur de folie dans les yeux. Mort!... heureusement, je tiens les deux corps, le corps matériel et l'astral... jeune homme, c'est pour cela que je suis ici... votre main, je vous prie...

Le chevalier avait croisé les bras, et sa tête s'était inclinée sur sa poitrine.

—Si loyal, murmura-t-il, si brave et si jeune!... Et si bon!... Mort!... Tué sans doute par cette femme!... Mon père, mon père, vous avez trop raison... il y a trop de loups et de louves de par le monde...

—Pardieu! fit le vieux routier qui tournait avec curiosité autour de Ruggieri. Quand je te le dis, chevalier! Des loups, certes, il y en a à foison. Et des hiboux... tiens, comme monsieur que voici... fi! la vilaine bête... vous sentez la mort, monsieur; allez-vous-en!...

—Monsieur, dit timidement Ruggieri, voulez-vous me donner votre main?...

Il parlait au chevalier, et sa voix avait une si étrange douceur, elle implorait avec tant de tristesse, que le chevalier, lentement, décroisa les bras et dit:

—Quoi que vous ayez fait, monsieur, je crois que vous pleurez, mon pauvre ami... voici ma main.

Ruggieri avait saisi la main droite que le chevalier, croyant qu'il voulait simplement la serrer par communauté d'affliction, lui avait tendue. Cette main, il l'avait ouverte, et, projetant sur la paume la lumière de la lanterne, il l'étudiait, il en inspectait les lignes.

Déjà, Ruggieri avait oublié ce sentiment de douleur paternelle qui s'éveillait en lui. Il était tout à sa folie, à l'affreuse pensée qui le guidait.

—Voici la preuve! hurla-t-il. Voici votre ligne de vie qui va se perdre dans la ligne que j'ai retrouvée dans la main de Déodat! Voici, tenez...

Il eût sans doute révélé l'abominable, la monstrueuse espérance de réincarnation, mais le vieux Pardaillan, exaspéré par l'accent funèbre de cette voix, avait saisi Ruggieri au col; il le secoua un instant et, finalement, d'une secousse, l'envoya rouler sur la porte du cachot.

Ruggieri se leva lentement et jeta sur le chevalier un dernier regard si étrange que celui-ci en frissonna; puis, ouvrant la porte, il disparut.

—As-tu vu ce regard? dit le vieux routier tout pâle.

Le chevalier, tout à la violente douleur de la nouvelle qu'il venait d'apprendre, allait et venait dans le cachot avec une agitation croissante. Une furieuse colère montait en lui. Jamais le vieux Pardaillan n'avait vu son fils dans cet état. Et, sans doute, cette colère, allait finalement se traduire par quelque éclat, lorsque la porte s'ouvrit à nouveau. Les mêmes arquebusiers, qui avaient conduit Ruggieri, apparurent dans les couloir. Et le sergent qui les commandait dit simplement:

—Messieurs, veuillez me suivre.

Le vieux routier tressaillit d'espoir. Il voyait dans cet incident la suite de l'intervention de Marie Touchet. Si on ne les mettait pas en liberté, on allait les transférer dans quelque chambre plus aérée. Il saisit le bras du chevalier.

—Viens, dit-il. Nous songerons à venger ton ami quand nous serons hors d'ici.

—Oui, fît le chevalier, les dents serrées, le venger!... Je sais d'où est parti le coup qui l'a frappé.

Ils se mirent en marche, entourés d'arquebusiers.

—Monsieur, dit le vieux Pardaillan au sergent, vous nous conduisez dans une autre cellule?

—Oui, monsieur.

—Très bien.

Le sergent le regarda d'un air étonné. On arriva au bout du couloir et on commença à descendre un escalier tournant, pareil à celui qu'ils avaient descendu le matin pour arriver à la chambre de torture, mais non le même.

Cependant, ils s'enfonçaient de plus en plus. L'air devenait méphitique. Les murailles suintaient. Par plaques, des touffes de champignons verdâtres se renflaient sur la pierre. A d'autres endroits, cette pierre brillait de mille cristaux minuscules: c'était le salpêtre qui sortait.

On arriva ainsi à une sorte de boyau long d'une vingtaine de pas.

«Diable!» songea Pardaillan père.

Mais il se rassura aussitôt en apercevant, au bout du boyau, un étroit escalier qui remontait. Et, comme il n'y avait de couloir ni à droite ni à gauche, il en conclut qu'ils allaient reprendre par là le chemin qui les ramènerait à l'air.

C'était vrai: les deux Pardaillan devaient monter cet escalier qui tournait rapidement sur lui-même et dont ils n'apercevaient que les deux ou trois premières marches.

Il y eut mieux: les arquebusiers firent halte dans le boyau, et les deux prisonniers furent invités à monter les premiers. Ils montèrent; derrière eux, le sergent; derrière le sergent, les arquebusiers.

Le vieux Pardaillan qui, plein d'espoir, marchait en tête, compta huit marches tournantes. A la neuvième marche, il n'y avait plus d'escalier, mais une sorte de porte basse et étroite s'ouvrait; machinalement, il franchit le pas; le chevalier passa derrière lui; au même instant, ils entendirent derrière eux un bruit sonore et métallique, comme celui d'une porte de fer qui se referme...

L'obscurité était opaque.

Le silence était aussi absolu que les ténèbres.

—Es-tu là? demanda le vieux Pardaillan, avec une poignante angoisse.

—Je suis là! dit le chevalier.

Ils se turent brusquement, pris de cet indicible étonnement qui est le premier signe de la terreur: en effet, leurs voix résonnaient d'étrange façon, avec cette même sonorité métallique qu'avait eue la porte en se Refermant.

Instinctivement, les deux hommes avaient tendu les bras devant eux; leurs mains se rencontrèrent et s'étreignirent.

Dans ce mouvement, ils firent chacun un pas pour se rapprocher l'un de l'autre.

Mais ils s'arrêtèrent soudain, et la même sensation d'étonnement les immobilisa; en voulant marcher, ils avaient senti que le plancher n'était pas sur un plan horizontal, mais qu'il s'inclinait sur une pente assez raide.

Le vieux Pardaillan se baissa vivement et toucha ce plancher.

—Du fer! gronda-t-il en se redressant.

Alors, ensemble, ils reculèrent, remontant la pente de cet étrange plancher de fer.

Au bout de trois pas, ils furent arrêtés par la muraille et, l'ayant touchée, ils constatèrent qu'elle était en fer!

Ils étaient entourés de fer. Ils étaient dans une chambre de fer!

Pourtant, contre la muraille, leurs pieds se sentaient d'aplomb. La déclivité ne commençait qu'à un demi-pas du mur de fer.

—Ne bouge pas de là! fit le vieux Pardaillan. Je ne sais dans quel traquenard nous sommes tombés. Mais ce doit être effroyable. Je veux pourtant me rendre compte...

Alors, il se mit à suivre la muraille en comptant ses pas à haute voix, afin de rester en communication avec le chevalier.

Il marchait le long de cette bordure horizontale sorte de sentier qui côtoyait le pied des murs.

Lorsque, ayant fait le tour de cette case, il rejoignit son fils, il avait compté vingt-quatre pas; huit de chaque côté dans le sens de la longueur et quatre dans le sens de la largeur.

La cage était donc d'assez vastes proportions. Ni banc ni siège d'aucune sorte, ni aucun des ustensiles qui garnissent un cachot: partout la muraille était unie.

Ils songèrent-qu'on les avait enfermés dans cette cage pour les y laisser mourir de faim et de soif.

Un moment, l'effroi pénétra dans ces âmes indomptables.

Mais, bientôt, chacun d'eux songeant qu'il ne devait pas augmenter les souffrances de l'autre par sa propre faiblesse, ils raffermirent leurs coeurs, et se prenant par la main:

—Je pense, dit Pardaillan père, que voici la fin de notre carrière.

—Est-ce qu'on sait? dit froidement le chevalier.

—Soit! je ne demande pas mieux que de vivre encore. Mais j'enrage de ne pas savoir où je suis, et pourquoi ce plancher s'en va de tous côtés en pente vers le centre.

—Peut-être s'est-il affaissé par son propre poids Attendons, monsieur. Qu'avons-nous à redouter au bout du compte? De mourir par la faim. Je conviens que c'est un supplice assez hideux. Mais nous pourrons y échapper quand il nous sera bien démontré que nous devons mourir.

—Y échapper! Et comment?

—En nous tuant, dit simplement le chevalier.

—J'entends bien. Mais comment? Nous n'avons ni dague, ni épée.

—Nous avons mieux.

—Et quoi?

—Nos éperons. Les miens n'ont pas de molette et constituent au pis aller des poignards assez présentables.

—Par Pilate, tu es en veine de bonnes idées, chevalier!

Tel fut l'entretien héroïque de ces deux hommes placés dans la situation la plus effroyable.

Séance tenante, le chevalier défit ses éperons qui, selon un usage encore très répandu, consistaient simplement en une tige d'acier assez longue et aiguë. Il en donna un au vieux routier et garda l'autre pour lui...

Chacun d'eux affermit cette arme extraordinaire dans sa main droite en nouant autour du poignet les courroies d'éperon.

A partir de ce moment, ils ne se dirent plus rien.

Accotés à la muraille de fer, l'oreille tendue, ils attendirent, cherchant à voir et ne voyant que ténèbres, cherchant à entendre et n'entendant que silence.

Quel espace de temps s'écoula ainsi?

Soudain, le vieux Pardaillan murmura:

—As-tu entendu?...

—Oui... Ne bougeons pas... Taisons-nous...

Un léger bruit, comme le bruit du déclic d'une machine qui va se mettre en mouvement, venait de frapper leurs oreilles.

Ce bruit de déclic venait du plafond.

A ce moment même, une lumière pâle envahit la cage de fer... puis cette lumière se renforça comme si une deuxième lampe mystérieuse eût été allumée... puis elle se renforça deux fois encore, en sorte que la clarté était maintenant suffisante pour montrer tous les détails de l'épouvantable lieu.

D'abord, les deux Pardaillan ne virent qu'eux-mêmes. Ils se virent hagards, hérissés, avec des visages terribles:

—On va nous attaquer, gronda le vieux.

—Oui, tenons-nous bien.

—Ce n'est pas par la faim qu'on veut nous tuer... C'est donc la bataille!...

—La bataille! La vie!...

Cependant, l'attaque ne se produisait pas. D'un rapide regard, ils inspectèrent alors le caveau. Et cet étonnement que nous avons signalé plus haut, cet étonnement avant-coureur des plus atroces sensations d'horreur entra de nouveau dans leurs esprits avec une violence d'écluse qui s'ouvre...

Voici en effet ce qu'ils virent:

Ils avaient cherché d'instinct la porte, le trou par où ils étaient entrés, et ils ne la trouvèrent plus; cette porte devait sans doute se fermer hermétiquement au moyen d'un mécanisme: sur la muraille, aucune ligne indiquant la solution de continuité, plus de porte!

Ils examinèrent alors ce plancher bizarre qui, dans la nuit, leur avait paru s'en aller en pente.

Ils ne s'étaient pas trompés: tout autour du caveau bordant la muraille, régnait un sentier horizontal de deux pieds de large; et à partir de l'arête de ce sentier commençait la déclivité assez raide; le plancher était ainsi divisé en quatre pans dont chacun s'abaissait vers le centre, et cela formait un tronc de pyramide renversée parfaitement régulier. Les quatre pans inclinés, au lieu d'aboutir à une pointe centrale, étaient coupés de façon à former au fond de cette cuvette quadrangulaire un rectangle très régulier.

Or, ce rectangle, ce n'était pas une plaque de fer, ni une dalle de pierre, ni rien!

C'était du vide!...

Si, dans la nuit, ils se fussent laissé entraîner sur l'une des quatre pentes, ils eussent abouti à ce trou!

Tombés! Où? Dans quoi? Dans quel puits? Quel abîme?

A tout prix le savoir! Ils le voulurent. Et s'arc-boutant l'un à l'autre, pour ne pas glisser sur la pente unie ils descendirent et arrivèrent au bord du trou de la cheminée.

Et alors, ils frémirent. S'étant regardés ils se virent livides. Et le vieux Pardaillan prononça ces mots:

—J'ai peur... Et toi?...

—Éloignons-nous, fit le chevalier sans répondre à la terrible question.

Ils revinrent sur le sentier.

Qu'avaient-ils donc entrevu de formidable? Était-ce un puits sans fond? Était-ce le vertige d'une chute qui ne s'arrêterait jamais?

Non. C'était quelque chose de plus simple, mais cette simplicité dégageait de l'horreur.

Ce trou... Eh bien, ce trou, c'était une fosse en fer.

Oui. Une fosse!... Mais une fosse avec d'étranges particularités. D'un bout à l'autre, elle était creusée d'une rigole. Et cette rigole aboutissait à un orifice de tuyau qui se perdait on ne savait où...

Pourquoi cet agencement destiné à pousser, à refouler, à attirer, à absorber?...

Les Pardaillan, muets, collés contre la muraille de fer, regardaient la fosse qui béait au centre de la cuvette quadrangulaire formée par le plancher de fer.

Nous avons dit que le fantastique caveau s'était éclairé.

La lumière venait de quatre lampes.

Ces lampes, placées dans des niches pratiquées au bas de la muraille, au ras du sentier, étaient mises hors d'atteinte par un treillis de fer.

Les niches, évidées dans la muraille de fer, correspondaient évidemment avec un couloir qui faisait le tour du caveau puisque c'était du dehors qu'on avait allumé les quatre lampes.

Ces lampes, placées au ras du sol, étaient agencées pourtant de manière à envoyer leurs reflets vers le plafond en même temps que vers la fosse.

Ce plafond lui-même était de fer.

Les Pardaillan levèrent les yeux, l'inspectèrent... et ï'étonnement les saisit dans ses rafales plus puissantes...

Ce plafond ne ressemblait pas plus à un plafond que le plancher ressemblait à un plancher...

Ce plafond était lui-même disposé en tronc de pyramide, chacun de ses pans étant parfaitement dans le plan de la pyramide d'en bas!

En sorte que, si ce plafond était tombé, il se fût exactement adapté au plancher.

Et, au centre de ce plafond, juste au-dessus de la fosse, une masse de fer parfaitement rectangulaire surplombait. Cette masse, épaisse de cinq pieds, toujours dans l'hypothèse où le plafond fût tombé, se serait exactement emboîtée dans la fosse!...

Tout cela formait un ensemble exorbitant; cela suait l'épouvante, cela distillait de l'horreur...

Le chevalier de Pardaillan ayant tout inspecté, ayant confronté avec ce qu'il voyait le souvenir des choses qu'on se racontait à voix basse sans y croire, le chevalier de Pardaillan, avait compris. Et, de ses lèvres qui remuèrent à peine, il laissa tomber ces seuls mots:

—La mécanique espagnole qui fonctionna aux XVe et XVIe siècles, dans le mystère des geôles profondes!

—La mécanique? interrogea le vieux Pardaillan. qui ne savait pas, lui!

Le chevalier n'eut pas le temps de répondre.

Ce léger bruit de déclic, qu'ils venaient d'entendre peu avant que les lumières ne s'allumassent, se reproduisit dans le silence absolu.

Presque en même temps, ils entendirent sur le côté droit de la cage de fer, au-dehors, une rumeur grinçante et continue de roue mal graissée qui se met en mouvement, ou de vis qui s'enfonce dans un pas de vis rouille...

La vis devait être formidable, si c'était une vis. Car la rumeur était assourdissante.

Et, aussitôt, un grondement sourd, un roulement ininterrompu qui venait d'en haut leur fit lever les yeux vers le plafond.

Leurs cheveux se hérissèrent...

Le plafond s'était mis à descendre!...

Il descendait tout d'une pièce, d'un mouvement très lent, mais continu. Il s'abaissait...

La monstrueuse pyramide de fer en relief descendait vers la pyramide de fer en creux...

Le bloc de fer rectangulaire s'abaissait pour aller s'encastrer dans la fosse de fer...

Et eux?...

Eux!... Ils allaient bientôt sentir peser sur leurs têtes la masse formidable!

Alors, affolés, ils allaient chercher à gagner une minute de vie!

Comment?... En descendant vers la fosse.

Et, lorsqu'ils y seraient, la masse rectangulaire s'emboîterait dans cette fosse...

Ils seraient écrasés par l'effroyable pression!

Et la rigole était là pour recueillir leur sang!

La fosse était là! Ils y descendraient sûrement, infailliblement! Elle les fascinait. Elle les appelait. Elle les attirait comme le Maëlstrom de l'Océan attire le vaisseau qui se débat en vain pour échapper à ses mortelles étreintes!

Le grondement de la mécanique continuait.

Le plafond descendait.

Bientôt, il se trouva à un pied de la tête du vieux Pardaillan, plus grand que le chevalier.

Épouvante et délire»... Bientôt, il ne fut qu'à un pouce!...

Bientôt, il ne fut qu'à une ligne!...

Il toucha les cheveux... il atteignit le crâne... le vieux routier baissa la tête... la masse effroyable atteignit ses épaules... il fallait descendre... descendre vers l'horreur... descendre vers la fosse de fer!...

Terrible, les yeux exorbités, les veines des tempes gonflées à éclater, le vieux incrusta ses pieds sur le sentier de fer, s'arc-bouta des deux coudes à la muraille de fer, et, se raidissant dans un effort titanesque, il voulut, oui, il voulut, de ses épaules, arrêter la descente du plafond de fer!...

Et l'impossible se réalisa!

Le plafond s'arrêta!...

Mais cela dura quelques secondes... le vieux haleta, son visage se convulsa... le plafond se remit à descendre...

Alors, comme le fer touchait les épaules du chevalier, il s'arc-bouta à son tour... il refit le prodige...

Et pendant que, de ses épaules, il suspendait un instant l'épouvantable masse, sa parole, étrange, comme lointaine, descendit vers le vieux routier...

—Mon père, nous avons nos poignards... Quand je tomberai près de vous, il sera temps... mourons ensemble...

La seconde d'après, l'irrésistible force descendante le courba...

Il s'abattit près de son père.

L'instant suprême était venu: en même temps, ils levèrent leurs mains armées pour se frapper...




XXXII

DES VISAGES PENCHÉS SUR LA NUIT

Vers deux heures du matin, cette nuit-là, Ruggieri sorti du nouvel hôtel de la reine, et, d'un pas tranquille, prit le chemin de l'église Saint-Germain-l'Auxerrois où il ne tarda pas à arriver. Il se dirigea vers la petite porte par laquelle Marillac et Alice de Lux étaient entrés dans la nuit du lundi précédent.

Devant cette porte, il trouva un homme qui l'attendait. C était le sonneur de cloches. Cet homme remit à l'astrologue la clef du clocher, et dit:

—Comme ça, vous ne voulez pas que je vous aide? C'est que la Guisarde est lourde à manoeuvrer. Moi-même j'ai du mal à la mettre en mouvement.

—La Guisarde? fit Ruggieri.

—Oui, dit le sonneur en éclatant de rire, c'est le nom que j'ai donné à la grosse cloche.

Ruggieri entra dans l'église, ferma la porte et bientôt il commençait l'ascension du clocher. Il parvint ainsi à une sorte de chambre ouverte à tous les vents et dont le plafond était percé de trous par où descendaient des cordes qui servaient à mettre en mouvement les cloches situées au-dessus du plafond.

L'une de ces cordes était un vrai câble: c'était la corde du gros bourdon, qu'on sonnait rarement. Le sonneur, pourtant vigoureux était obligé de se faire aider pour le mettre en branle.

Ruggieri saisit ce câble et le secoua en levant la tête.

Une douzaine de hiboux effarés se mirent à voleter.

—Qui êtes-vous? s'écria l'astrologue qui se mit à parcourir à grands pas le plancher à demi pourri. Êtes-vous les âmes de Chilpéric et d'Ultrogothe dont j'ai vu les statues aux portails de cette église? Est-ce toi, roi franc, toi qui bâtis ce temple, voici près de mille ans? Venez-vous m'aider?... Oui... il faut que, cette nuit, les airs soient remplis d'esprits!

Une sueur abondante et glaciale ruisselait sur son visage.

—Voici l'heure! murmura-t-il d'une voix grelottante. Voici l'heure où je vais sonner le grand rappel des esprits épars... le glas du comte de Marillac!...

Il se redressa lentement en éclatant de rire, et marcha vers la grosse corde, la corde du tocsin...

—Le glas de mon fils!... Non, de par Dieu, de par la Vierge, de par les saints!... Sonne, bronze énorme, sonne la vie, sonne la réincarnation du fils de la reine!...

En hurlant ces paroles insensées, il se jeta sur la corde du tocsin et s'y suspendit de tout son poids...

Pendant quelques secondes, la lourde cloche s'ébranla, se balança, tressaillit, grinça...

Puis le battant frappa les flancs... le premier coup retentit, jetant dans le même silence un mugissement prolongé.

Sur la façade du Louvre qui regardait Saint-Germain-l'Auxerrois, un balcon était ouvert—le balcon d'une vaste salle plongée dans l'obscurité. Près du balcon, deux ombres à demi penchées en avant, sans oser se montrer, attendaient, raidies par l'angoisse de cette minute Fatale.

C'était Catherine de Médicis, toute vêtue de noir.

C'était son fils bien-aimé, Henri, duc d'Anjou.

Ils se tenaient par la main. Ils étaient blêmes. Le duc d'Anjou tremblait. Comme Ruggieri, ils écoutaient, ils regardaient. Leurs yeux étaient fixés sur l'église

Cette sorte de surexcitation nerveuse, maladive, qu'on éprouve lorsqu'on attend le bruit d'une explosion alors que les mineurs ont mis le feu à la mèche, tordait Catherine et lui laissait à peine la faculté de respirer...

Tout a coup, devant eux, la voix grave, profonde et mugissante du bronze donna son premier coup de gueule.

Le duc d'Anjou, d'une secousse, échappa à l'étreinte de sa mère, et recula... recula jusqu'à ce que, trouvant derrière lui un fauteuil, il tomba en se bouchant les oreilles.

Catherine, comme poussée par une force invincible, s'était redressée avec un soupir terrible.

Elle bondit sur le balcon, se pencha sur l'appui, noire funèbre les ongles incrustés à la pierre, pareille à l'archange de la Mort.

La cloche, la grosse cloche de Saint-Germain-l'Auxerrois hurlait, gueulait, mugissait, rugissait, comme folle...

Alors des bruits étranges, des rumeurs inouïes montèrent du fond de l'ombre...

Près de Saint-Germain, une autre cloche se mit à hurler, puis, plus loin, une autre, puis d'autres, toutes les cloches tous les tocsins de Paris secouant sur la ville les rafales monstrueuses de leurs sonorités éperdues!

En bas, des ombres apparaissaient, qui couraient se heurtaient, vociféraient, et des éclairs jaillissaient des épées; des torches, des centaines de torches, des milliers de torches s'allumaient, et la ville paraissait toute rouge tout embrasée comme par les feux de l'enfer soudain ramenés sur la terre...

Derrière Catherine, dans le Louvre, un coup de pistolet retentit, puis un autre, puis d'autres.

Le grand carnage huguenot, la grande hécatombe humaine venait de commencer!




XXXIII

LE ROI QUI RIT

Charles IX se trouvait dans sa chambre à coucher. Il ne s'était pas déshabillé. Mais il était assis dans un vaste et profond fauteuil où il paraissait plus petit encore plus malingre et chétif. Ses deux lévriers favoris Nysus et Euryalus, étaient couchés à ses pieds et dormaient d'un sommeil inquiet.

Au premier coup de tocsin, il eut comme un long frisson.

Le bourdon de Saint-Germain-l'Auxerrois se mit alors à gronder et à mugir, comme une bête fauve encagée bondit a tort et à travers.

Nysus et Euryalus, debout soudain, firent entendre un long grognement de colère et de peur. Charles IX les appela; ils sautèrent sur le fauteuil, chacun d'un côté; il saisit leurs deux têtes fines et soyeuses, les pressa contre sa poitrine pour sentir quelque chose de vivant et d'ami.

Toutes les cloches de Paris, tous les tocsins s'étaient mis a répondre au tocsin enragé de Ruggieri.

Le roi, lentement, se souleva, se mit debout. Il courut enfoncer sa tête sous les oreillers du lit; mais le hurlement était plus fort; les vitraux tremblaient; les flambeaux grelottaient; les meubles trépidaient... Alors il se redressa, leva la tête, voulut braver les hurlements; sa bouche crispée laissa échapper des malédictions sourdes; puis il cria plus fort; puis il se mît à vociférer, il hurla à l'unisson des cloches, et ses deux chiens hurlèrent. Le roi vociférait:

—Gueuses! vous tairez-vous! Assez! Assez! Gueuses! cloches d'enfer! Je veux qu'on les fasse taire! Oh! les cloches! Elles crient plus fort, je ne veux pas! Ne tuez pas!

Où fuir? Plus féroce, plus lugubre, l'immense et tragique hurlement répercutait les échos prolongés de ses clameurs. L'affreuse tempête des tocsins déployait sur Paris des rafales plus violentes. Ah! non, elles ne se tairaient pas, les cloches! Pendant quatre jours et quatre nuits, elles devaient ainsi rugir sans arrêt.

Charles courut à la fenêtre, arracha le rideau, souleva un châssis.

Il recula en claquant des dents.

Le jour venait. Le matin de ce dimanche se levait. Mais, malgré le jour, les torches continuaient à courir.

Des gens, avec de longs cris d'horreur, fuyaient. D'autres, rouges de sang, les poursuivaient.

Ce fut une vision rapide, effrayante. Charles recula jusqu'au milieu de la chambre. Il bégaya:

«Qu'ai-je fait? Qu'ai-je dit?... Quoi! c'est par mon ordre que cela se fait!... Oh! je ne veux pas voir... je ne veux pas entendre!... Où fuir? Où fuir?...»

Où fuir?... Il ouvrit la porte de sa chambre, se glissa, pareil à un fantôme, le long d'un couloir, et entra dans une galerie. Et ses cheveux se hérissèrent.

Cinq ou six cadavres lui apparurent, les uns sur le nez, tout ramassés, les autres sur le dos, les bras en croix. Dans un angle de la galerie, un jeune homme se défendait contre une douzaine de catholiques. Il tomba tout à coup. C'était Clermont de Piles. Au centre de la galerie, deux femmes à genoux levaient les mains; elles tombèrent, la gorge ouverte de coups de poignards. Et là, les hurlements des hommes retentissaient, plus féroces que ceux des cloches. Il recula. Il n'entra pas dans la galène et il bégaya:

«C'est moi! C'est moi qui tue ces femmes! C'est moi qui assassine ces hommes! Grâce! Pitié! Où fuir?...

Où fuir?... Il se sauva loin de l'abominable galerie et voulut descendre un escalier... mais là, au tournant, sur le palier, une quinzaine de cadavres entassés, les poings crispés, les yeux convulsés!... Il remonta, chercha un autre couloir... Là, des coups d'arquebuse éclataient et des coups de pistolet.

Tout le long du couloir, des cadavres! Dans la fumée acre Charles eut la vision d'une quinzaine de forcenés sanglants, mourant, vociférant: Arrête! Taïaut! Taïaut!... L'homme poursuivi trébucha, tomba et l'instant après, son corps ne fut qu'une plaie rouge. Les démons disparurent, coururent au bout du couloir où deux huguenots, presque nus, essayaient de fuir... La bande disparut... le couloir était libre... Charles s'avança et arriva au cadavre de l'homme qu'on venait de tuer... C'était le baron de Pont qui, la veille, lui avait gagné une partie a la paume... Charles fit un effort, bondit comme pour traverser un large fossé, et franchit ainsi le cadavre... Mais il demeura pétrifié: ses deux pieds venaient de se poser dans une flaque de sang et il rugit:

«Oh! ces cris dans ma tête! Qu'on sonne donc les cloches plus fort, mort-Dieu! Ces coups d'arquebuse ne font pas de bruit! Plus fort! Je ne veux plus entendre ces cris dans ma tête! A moi! fuyons!... où fuir? où fuir?...»

Où fuir? Il se mit à courir, enjamba des cadavres d hommes a peine vêtus, des cadavres de femmes entièrement nus, des cadavres tordus, avec des bouches convulsées par la dernière malédiction, des yeux terribles, des yeux suppliants, des yeux emplis d'ineffables étonnements... des cadavres, encore des cadavres...

Où fuir? Grâce! Pitié! Ces deux mots, ces deux cris résonnaient dans sa cervelle avec des hurlements prolongés...

Le Louvre, le Louvre entier n'était plus que fumée, sang, hurlements, plaintes, détonations... Où fuir?

Il se frappa le crâne à grands coups. Tous ces cadavres, il les reconnaissait! Il les nommait au passage! Maintenant il marchait dans le sang et n'y faisait plus attention. Il piétinait des chairs déchiquetées. Il avait pris sa tête à deux mains et courait, courait, montait, descendait, fou, hagard, hébété, et hurlait:

«Où fuir? Qui crie dans ma tête? Assez! assez! assez!»

Il rencontra une fenêtre. Il tira le châssis. Sans doute, l'horreur centuplait ses forces: le châssis tomba, brisé, dans la cour. La fenêtre était au premier. Charles, haletant, essaya de respirer. Il se pencha:

—Grâce! Pitié! crièrent des voix.

—Sire! sire! nous sommes vos hôtes!

—Sire! sire! nous étions vos amis!

Ils étaient là une vingtaine de gentilshommes huguenots qui tendaient leurs bras vers lui. Sans armes, à peine vêtus, ils avaient été acculés dans un coin de la cour. Cent fauves à visage humain les entouraient, cent arquebuses. Charles, penché, entendit encore:

«Sire! Sire! Sire!»

Alors, le rire, le rire terrible et funeste qui épouvantait lorsqu'on l'entendait, ce rire tragique éclata sur ses lèvres. La tête renversée en arrière, les mains crispées à la fenêtre, il riait sans pouvoir s'arrêter de rire...

Alors, il recommença a fuir. Une porte était ouverte... Il s'y engouffra... alla tomber dans un fauteuil...

Charles IX reconnut qu'il se trouvait dans son cabinet familier, celui où il aimait à entasser les instruments de chasse, les trompes, les ferronneries, celui où Crucé lui avait remis une arquebuse perfectionnée, d'invention toute récente.

L'arquebuse était là, dans son coin.

Elle n'était pas seule, il y en avait une dizaine accrochées aux murs, un peu partout, car le roi s'intéressait fort aux ouvrages de mécanique, aux armes à feu.

Ce cabinet, que nous avons dépeint, se trouvait au rez-de-chaussée. On se rappelle sans doute que le chevalier de Pardaillan y avait été amené par le maréchal de Montmorency et la manière dont il en était sorti en sautant le fossé.

Le fossé en effet, était exactement sous la fenêtre.

Au-delà du fossé commençait la berge où de beaux peupliers dressaient dans le ciel bleu leurs cimes élégantes.

Au-delà de la berge, la Seine.

En se retrouvant dans ce cabinet, Charles IX se sentit comme rassuré. Il respira un instant. Au-delà de la porte, l'effroyable tumulte de la tuerie continuait dans le Louvre.

Soudain, derrière cette porte une galopade de pas nombreux.

La porte s'ouvrit violemment.

Deux hommes hagards, déchirés, poursuivis par plus de cinquante forcenés, firent irruption dans le cabinet.

Charles se redressa tout d'une pièce.

Ces deux hommes qu'on allait tuer, c'étaient les deux grands chefs des huguenots.

C'était le roi Henri de Navarre.

C'était le jeune prince de Condé!...

—Feu! Feu donc! vociféra quelqu'un.

D'un bond instinctif, Charles se plaça entre les poursuivants et les poursuivis.

La meute s'arrêta sur le seuil du cabinet, grondante hérissée, des visages noirs de poudre, des yeux sanglants...

—Arrière! dit Charles IX.

—Mais ce sont des parpaillots! Si le roi se met à protéger les hérétiques!...

—Qui parle? tonna le roi. Qui parle ainsi devant moi?

Une seconde, Charles eut l'attitude de majesté qui lui manqua toujours. La meute recula.

Le roi referma la porte du cabinet. Il tremblait de fureur.

—Ah! gronda-t-il en assenant un coup de poing sur une table, il y a donc une autorité, dans le royaume, aussi forte bientôt que l'autorité du roi?

—Oui, sire, dit Condé: l'autorité de...

—Tais-toi, tais-toi, ventre-saint-gris! lui souffla le Béarnais pâle comme la mort.

Mais le jeune prince ne tremblait pas. Il leva sur le roi un regard intrépide, et, se croisant les bras, il continua:

—Je ne suis pas venu ici pour implorer pitié. Roi de Navarre, je vous ai entraîné chez le roi de France pour que vous lui demandiez compte du sang de nos frères! Parlez, sire... ou, par le Dieu vivant, c'est moi qui parlerai!...

—Mauvaise tête! fit le Béarnais, qui parvint à sourire. Remercie mon cousin Charles qui nous sauve!

Condé lui tourna le dos.

Charles les regardait tous deux d'un oeil vitreux. Il tordait dans ses mains un mouchoir dont, parfois, il essuyait son front. Il grelottait. Cette folie spéciale qui l'avait fait fuir à travers son palais s'emparait de nouveau de lui. Mais elle prenait une forme nouvelle. La contagion hideuse du meurtre montait dans cette cervelle affolée. Des lueurs sinistres s'allumèrent dans ses Yeux.

Dans le Louvre, les détonations, les plaintes déchirantes, les imprécations horribles retentissaient plus violentes.

Au-dehors de Paris montait une rumeur immense, faite des hurlements des cloches, des hurlements des assassins, des hurlements des victimes...

—Sire! sire! clama Condé en se tordant les bras, vous n'avez donc ni coeur ni entrailles? Quoi! cette monstrueuse tuerie!

—Taisez-vous! rugit Charles qui grinça des dents. On tue ceux qui me voulaient tuer! C'est votre faute fourbes, hypocrites qui voulez renverser la religion de nos pères, détruire la tradition française! C'est la messe qui nous sauve, entendez-vous?

—La messe! vociféra Condé. Comédie infâme!...

—Que dit-il? bégaya Charles, que dit-il? Voilà qu'il blasphème! Attends! Attends!...

Il se jeta sur l'arquebuse dont Crucé lui avait fait hommage. Elle était chargée.

—Tu nous perds, murmura le Béarnais qui s'adossa à un meuble pour ne pas tomber.

—Renonce! tonna le roi en couchant Condé en joue.

Et, par une de ces sautes soudaines de la pensée qui tourne aux vents de la folie, tout à coup ce fut sur Henri de Béarn qu'il dirigea le canon de son arme en même temps, il éclatait de rire, furieusement, funèbrement.

—Renonce! hurla-t-il de nouveau.

—Eh! ventre-saint-gris, s'écria le Béarnais en accentuant cet accent gascon qui, la veille encore, mettait Charles de si bonne humeur, est-ce à la vie que je dois renoncer, mon cousin? C'est dommage! Adieu, nos belles chasses!

—Je veux que tu ailles à la messe! Que cela finisse une bonne fois. Tout le monde à la messe, et n'en parlons plus!...

—A la messe! fit Henri de Navarre.

—Oui! Choisis! La messe ou la mort!...

—Allons-y, cousin! Allons-y tout de suite! Ça! où dit-on la messe? J'en veux tout de suite, moi!

—Et toi? reprit Charles en se tournant vers Condé

—Moi, sire, je choisis la mort!

Le roi fit feu.

Henri de Béarn jeta un cri d'angoisse.

Mais dans la fumée, on vit Condé debout, très calme et les bras croises. La main de Charles tremblait à tel point que la balle avait passé à deux pieds au-dessus de la tête du jeune homme.

—Sire! clama le Béarnais, je réponds de lui. Il se convertira sous trois jours!

Mais Charles ne l'écoutait plus. Peut-être ne les voyait-il plus. L'effroyable tumulte, dans le Louvre et dans Paris, lui donnait une sorte de vertige. La folie montait, folie de terreur, folie de meurtre, folie de la conscience qui hurlait, folie du sang dont les odeurs acres envahissaient sa cervelle. Il poussa une effroyable imprécation et, saisissant son arquebuse par le canon, à coups de crosse il se mit à démolir la fenêtre; les vitraux tombèrent en éclats, le châssis sauta, Paris lui apparut dans un brouillard sanglant!...

Charles avait jeté son arquebuse. Il se pencha à la fenêtre et regarda avidement. L'affreuse chasse à l'homme, sur les berges de la Seine, se poursuivait comme sur tous les points de Paris.

Des hommes, des enfants passaient en bondissant comme des cerfs. Un coup d'arquebuse abattait tantôt l'un, tantôt l'autre. Il y en avait qui tombaient à genoux, les mains levées vers les bourreaux. Mais des prêtres, arrivaient au pas de course et hurlaient:

«Tuez! Tuez!...»

On tuait.

«Tuez! murmurait Charles. Il faut tuer! Pourquoi tuer? Ah! oui!... Guise... la messe...»

Et le mot effroyable bourdonnait plus fort dans sa tête.

«Tuez! Tuez!... Il faut tuer!... Du sang! Du sang!...»

Il était ivre. Il était soûl. Il tremblait. Sa tête se balançait de droite et de gauche, lentement. Il riait. Il sentait ses nerfs se tordre sous l'effort du rire. Il avait un visage épouvantable. La folie montait à la fureur.

Et, tout à coup, secouant frénétiquement l'appui de la fenêtre, il eut un long hurlement de loup au fond des bois. Et la parole affreuse, en cris rauques, en râles brefs, fit explosion sur ses lèvres exsangues:

«Tuez! Tuez! Tuez!...»

Alors, il bondit en arrière, saisit l'une des arquebuse. Il y en avait une dizaine. Elles étaient toutes chargees... Qui les avait chargées?...

Et il tira.

Puis il saisit une autre arquebuse

Et il tira...

Il tirait au hasard. Homme, femme ou enfant Tout ce qu'il voyait passer, il tirait.

Quand il eut déchargé toutes les arquebuses il se pencha, fou furieux, effroyable à voir, la bouche pleine de mousse, les yeux hors de la tête, les cheveux hérissés et, longuement, il se mit à hurler:

«Tuez! Tuez! Tuez!...»

Soudain, il se renversa en arrière, tomba se tordit sur le plancher, la poitrine gonflée, les ongles incrustés au tapis.

Et, alors, le roi de Navarre et Condé purent voir un spectacle hideux et tragique...

Là, sur ce tapis, un homme secoué de sanglots frénétiques se roulait, se cognait la tête, se labourait la poitrine à coups de griffes et, de cette loque tordue de ces sanglots effrayants, jaillissait une sorte de plainte rauque, un cri bref:

«Tuez!... Tuez!... Tuez!...»

Et cette loque, c'était le roi de France!

Condé leva ses deux poings crispés vers le ciel comme pour une malédiction suprême. Et brusquement, il sortit du cabinet.




XXXIV

ENTRÉE DE CATHO DANS LA GLOIRE

Vers l'heure où Catherine de Médicis, au balcon du Louvre, attendait le premier coup de tocsin Catho comme on a vu cheminait dans la nuit que sillonnaient de lueurs falotes les lanternes des marqueurs de portes. Elle était paisible et farouche. C'était tout simple, ce qu'elle entreprenait!... et c'était formidable!

Parvenue devant l'ouverture d'un profond cul-de-sac plus noir et plus silencieux encore que les rues avoisinantes, elle s'arrêta et, à demi-voix, se mit à fredonner une complainte.

Aussitôt dans le cul-de-sac, se produisit un murmure confus de voix, vite étouffé, un remous d'ombres se mettant en mouvement. Catho se remit en marche Mais, cette fois, elle n'était plus seule. Une troupe étrange la suivait. Près de trois cents femmes. Toutes celles à qui, dans son cabaret, elle avait donné rendez-vous. Mendiantes et ribaudes, jeunes et vieilles borgnesses, bancales, boiteuses, hideuses mégères de la Cour des Miracles ou belles filles d'amour elles marchaient en troupeau serré, Catho en tête, étrange général de cette armée fantastique. Elles allaient d'un bon pas. Toutes étaient armées, les unes de vieux pistolets les autres d'épées rouillées, d'autres d'une barres de fer, d'autres d'un simple gourdin, d'autres, enfin, n'avaient que leurs griffes.

Comme pour Catho. c'était tout simple, ce qu'elles entreprenaient!

A diverses reprises, le fantastique troupeau qui piétinait derrière Catho fut arrêté par ces petites troupes qui s'en allaient de porte en porte. Le chef de l'une d'elles voulut interroger Catho et lui barrer le chemin. Mais Catho et ses guerrières le regardèrent d'un air si menaçant que l'homme recula, il supposa, d'ailleurs, que peut-être ces femmes avaient un rôle à jouer dans la grande tragédie.

Catho arriva devant le Temple et s'arrêta.

Derrière elle, son troupeau s'arrêta. Il y eut des rires étouffés, des jurons assourdis; l'impatience de la bataille gagnait les guerrières, il y avait une petite fille de seize ans, toute mince et fluette, qui brandissait une arquebuse et disait:

—Qu'on y touche, pour voir! Un jour, comme maman était malade sur son grabat, il est entré chez nous avec du bon vieux vin, du poulet et trois écus...

—Une fois, il m'a tirée des mains de la prévôté, dit une voix éraillée.

—Un si beau chevalier! fit une ribaude en agitant une rapière.

—Voulez-vous vous taire? dit Catho.

Elles se turent, mais maintenant, elles frémissaient. Celles qui connaissaient Pardaillan, à voix basse, racontaient ses hauts faits.

Catho, alors, rangea son armée. Au premier rang, toutes celles qui avaient pu se procurer une arme à feu; puis celles qui avaient une épée, une dague, un bâton enfin, derrière, celles qui n'avaient rien.

Quant à elle, elle tenait à la main un solide poignard.

—Attention! dit-elle. A peine la porte ouverte, suivez-moi!

Il y eut un profond silence. Devant elles, le Temple se dressait, terrible et sombre.

Tout à coup, au loin, très loin, une cloche se mit à rugir. Puis une autre cloche...

—Le tocsin! dit une vieille mendiante.

—Qu'est-ce cela? murmura Catho. Est-ce pour nous?

Le tumulte grandissait. Les cloches de Paris se mettaient en branle. Des coups d'arquebuse, des coups de pistolet éclataient dans la nuit. Dans la fantastique armée de Catho, il y eut un long frémissement. La panique, un instant, menaça. Mais, brusquement, le commencement de terreur se changea en fureur. Aux hurlements des cloches, aux cris lointains, aux sourdes détonations, elles se mirent à répondre par des insultes; les armes furent brandies; il y eut, pendant quelques secondes, le désordre et le bruit d'une halle où l'on s'invective.

Soudain, une porte basse fut ouverte.

La Roussette et Pâquette apparurent.

—En avant! hurla Catho.

—En avant! répondit le tonnerre des trois cents voix.

—Par ici!» cria la Roussette.

Toute la troupe se rua, s'engouffra sous la porte que les deux ribaudes venaient d'ouvrir du dedans.

—J'ai les clefs! glapissait Pâquette.

—Nous avons renfermé les hommes d'armes! ajouta la Roussette.

—Vite! Vite! Au cachot! commanda Catho. Où est-ce?

—Par là!

Elles débouchèrent dans une petite cour qu'elles emplirent de leur tumulte.

Holà! tonna une voix, que signifie? Qui êtes-vous, sorcières?... Arrière!...

—En avant! vociféra Catho.

—Feu! Feu! hurla la voix...

Douze arquebuses éclatèrent. Cinq des guerrières de Catho tombèrent, mortes ou blessées. Alors, dans cette cour étroite, il y eut des vociférations inimaginables. Douze soldats rangés en bataille et commandés par un officier venaient de faire feu...

Voici ce qui s'était passé:

Il y avait dans le Temple une garnison de soixante soldats. Elle était divisée en deux groupes qui occupaient deux postes. La Roussette et Pâquette, après avoir ficelé solidement le gouverneur Montluc, avaient pris deux trousseaux de clefs et étaient descendues en toute hâte. Dans l'une des cours sur laquelle s'ouvrait la grande porte du Temple, il y avait un poste. Quarante soldats y dormaient; la Roussette s'approcha de la porte massive et la ferma à double tour: les soldats ne pouvaient plus sortir, les fenêtres étant grillées!

Alors elles coururent ouvrir la porte basse où Catho devait entrer.

Malheureusement, il y avait un deuxième poste. Outre ce deuxième poste, il y avait les geôliers, les sentinelles.

Un officier, qui faisait sa ronde, se heurta dans une cour à l'armée des ribaudes.

Au bruit de la décharge et de la bataille qui commençait, les soldats du deuxième poste, qui n'étaient pas enfermés, accoururent. Les geôliers s'habillèrent en hâte et descendirent. Les sentinelles se replièrent sur le champ de bataille... En voyant le Temple envahi par cette légion de mendiantes hurlantes et vociférantes, ils crurent d'abord à une vision de cauchemar. Mais les coups pleuvaient. Ces femmes en guenilles frappaient et leurs coups portaient...

Pendant quelques minutes, ce fut, dans la cour, un vacarme effrayant que couvrait le tumulte déchaîné sur Paris.

Une vingtaine de truandes et ribaudes gisaient sur le sol. Mais autant de soldats étaient tombés.

Elles bondissaient, poussaient des cris assourdissants, rouges de sang, les cheveux épars, sorcières en délire: enivrées par le sang, enfiévrées, furieuses, hagardes; les soldats pliaient, se débandaient, on n'entendait plus que des plaintes sourdes, de rauques imprécations et, finalement, un grand hurlement de triomphe éclata.

Les derniers soldats ou geôliers survivants s'étaient précipités dans un couloir dont ils poussèrent la porte affolés terrorisés par cette irruption inouïe de mégères endiablées. Seuls, un officier, un sergent et un soldat demeurèrent dans un coin.

—En avant! rugit Catho.

Elle avait reçu trois coups de dague. Elle haletait elle était comme une panthère blessée qui cherche sur quel ennemi elle va fondre.

Elle chercha des yeux la Roussette et Pâquette: elles venaient de tomber, blessées—mortellement peut-être.

Alors Catho eut une malédiction terrible. Elle saisit les clefs que la Roussette tenait dans sa main crispée et, livide, sanglante, échevelée, courut au groupe des trois prisonniers.

—Où est le chevalier de Pardaillan? demanda-t-elle au soldat.

—Je ne sais pas! dit le soldat.

Catho leva sa dague et frappa un seul coup. Le soldat tomba comme une masse.

—Conduis-moi! reprit-elle haletante en s'adressant à l'officier.

—Ribaude! dit l'officier, croîs-tu donc que...

Il n'eut pas le temps d'achever; Catho l'abattit d'un coup terrible, un seul coup, comme pour le soldat.

—A toi, dit-elle au sergent.

—J'obéis, répondit le sergent, pâle comme la mort

Le sergent se mit en marche. Catho le suivit, tamponnant ses blessures, marchant de ce pas souple de la panthère prête à bondir, son poignard rouge incrusté dans la main. Derrière elle le troupeau suivait à la débandade.

Le sergent par une porte, était passé dans une deuxième cour.

Là, au fond de cette cour, il y avait une voûte.

Le sergent s'enfonça sous la voûte; à gauche, une petite porte basse ouverte; un escalier tournant commençait là.

Catho arrêta le sergent, lui mit la main sur l'épaule et dit:

—Si tu me trompes, tu es mort.

—Des lumières! cria une voix.

—Inutile, reprit le sergent. La mécanique est éclairée.

—La mécanique? gronda Catho.

—Oui. Là, vous trouverez ceux que vous cherchez.

Le sergent commença à descendre l'escalier tournant. Il grommelait et ricanait dans sa moustache grise:

—Elle les trouvera oui!... Attends un peu, tu vas les retrouver... une pinte ou deux de sang, et voilà!

La bande cheminait le long de l'étroit boyau.

Au bout de ce couloir où les tumultes du dehors n'arrivaient plus que comme un bourdonnement lointain, Catho entrevit un étrange spectacle.

Dans la lumière fumeuse d'une torche, au bas d'un escalier tournant, il y avait un homme, sorte de gnome court sur pattes, à tête énorme, aux bras nus musculeux.

Cet être bizarre, à grand effort, faisait tourner une manivelle de fer.

—Qu'est cela? demanda-t-elle.

—La mécanique! dit le sergent.

—Où sont-ils? haleta Catho prise d'un pressentiment terrible.

—Là!... sous la meule de fer!» dit le sergent qui éclata de rire.

Catho jeta un hurlement. Son poing fermé se leva, siffla dans l'air et s'abattit sur le crâne du sergent qui étendit les bras, tourna sur lui-même et tomba, le nez sur les dalles.

Il était mort.

Catho enjamba le cadavre. En deux bonds, hurlante, échevelée, dépoitraillée, elle fut sur le gnome qui, tout à sa besogne, ne voyait rien, n'entendait rien.

Les dix doigts de Catho s'incrustèrent sur la nuque du gnome qu'elle arracha de la manivelle.

Le grincement s'arrêta net.

Le bourreau considéra Catho d'un oeil hébété. Catho, après l'avoir saisi par la nuque, l'avait retourné, l'avait collé contre la muraille. Ses doigts maintenant s'incrustaient dans la gorge du gnome. Un silence profond régna dans le boyau. On n'entendait que les deux râles, celui du monstre et celui de Catho.

—Grâce! dit l'homme, stupide d'épouvanté devant tous ces visages de femmes.

—Où sont-ils? râla Catho.

—Là! fit le gnome.

—Ouvre! Ouvre! Ou tu es mort!

Elle parlait bas, bredouillait plutôt, comme ivre. Le monstre étendit le bras et montra un fort bouton de métal qui, à cinq pieds au-dessus de la manivelle, bosselait le mur.

Catho lâcha le gnome et bondit.

Son poing fermé se mit à marteler à grands coups le bouton de fer.

Mais, dès le premier coup, un déclic avait retenti, La porte de fer s'ouvrit.

Et alors, deux hommes, deux fantômes, livides, les yeux élargis par l'étonnement infini, les lèvres retroussées par le rictus des épouvantes surhumaines, apparurent...

—Sauvés! hurla Catho dans un éclat de rire effrayant.

Presque aussitôt, les sanglots firent explosion sur ses lèvres.

—Sauvés!...

—Catho!...

Ce cri éclata en même temps, poussé par les deux hommes.

Un instant, ils demeurèrent comme pétrifiés devant le boyau empli de femmes qui maintenant riaient, battaient des mains, se félicitaient, jacassaient, pleuraient.

Alors, ils comprirent!

Leur imagination, prompte comme la foudre, reconstitua l'épopée: Catho soulevant les ribaudes et les truandes pour envahir le Temple, et la bataille, et la ruée a travers les sombres couloirs; et ils comprirent pourquoi, au moment de se frapper, ils avaient entendu de sourdes rumeurs, pourquoi le plafond s'était arrête net pourquoi la porte s'était ouverte, pourquoi ils étaient vivants, libres, hors l'épouvantable cauchemar de la mécanique de fer!...

D'un bond, ils furent près de Catho.

D'un même mouvement, ils tombèrent à ses genoux et chacun d'eux, saisissant une de ses mains, y déposa un long baiser.

Catho, appuyée au mur, se laissait faire, comme si elle eut compris que cet hommage, venant de pareils hommes, était la suite toute naturelle du rêve de son âme simple, violente et douce.

Le gnome, le monstre, en sautillant sur ses iambes torses, s'était faufilé, avait fui, effaré.

Dans l'étroit couloir, le silence s'était rétabli, et on entendait seulement la sourde rumeur qui venait du monde des vivants en train d'accomplir la grande hécatombe.

Le vieux Pardaillan, le premier, sortit de cette extase qui les avait fait tomberai genoux devant Catho.

Il se releva, le sourcil froncé, la moustache hérissée et, de sa voix brève:

—Partons! Malheur à eux!...

—Oui, dit le chevalier en se relevant alors, partons! Nous avons quelque chose à faire!

Il avait dit cela d'une voix si calme qu'il était impossible d'y découvrir une émotion.

Mais le vieux Pardaillan comprit, lui, car il murmura entre ses dents serrées:

—Gare aux loups, maintenant que ce lion est déchaîné!... Allons, viens, Catho!

Catho voulut faire un pas. Brusquement, elle s'affaissa.

Catho sourit. Elle montra du doigt son sein droit ensanglanté. D'un geste rapide, le vieux routier acheva de déchirer le corsage déjà en lambeaux. Le sein apparut.

Une plaie large et profonde laissait échapper du sang qui ne sortait déjà plus que goutte à goutte.

—Partez!, râla Catho.

—Sans toi! Jamais!...»

De nouveau, elle sourit. Ses yeux de bon chien fidèle s'attachèrent sur le vieux routier, puis sur le chevalier.

—Tout de même, murmura-t-elle à mots entrecoupés, ils... ne vous... auront pas... partez... adieu...

—Catho! ma pauvre Catho!

Les deux Pardaillan s'étaient mis à genoux. Ils soutenaient, dans leurs bras, l'un les épaules, l'autre la tête de la blessée.

Elle continuait à sourire. Elle comprenait bien que tout était fini pour elle. Tout à coup, ses yeux fixés sur le chevalier devinrent vitreux. Elle eut une légère secousse. Et ce fut ainsi, en souriant et en regardant le chevalier de Pardaillan, qu'elle se raidit dans le suprême effort de la vie qui quitte le corps.

—Morte! gronda le vieux Pardaillan.

—Les voilà! Les voilà! hurla à ce moment à l'entrée du couloir une voix féroce, délirante et tremblante à la fois.

Et un homme apparut, haletant, convulsé, hideux à voir... suivi d'une vingtaine de soldats.

Et, cet homme, c'était Ruggieri qui cherchait sa proie, Ruggieri qui venait chercher le sang nécessaire à la réincarnation—à son rêve de magicien fou furieux!




XXXV

LIONS DÉCHAÎNÉS

Les deux Pardaillan bondirent et se ruèrent vers l'entrée du boyau. D'instinct, les ribaudes, collées au mur a droite et à gauche, leur firent un passage. Mais, dès qu'ils se trouvèrent en tête, elles remplirent le couloir de leurs cris assourdissants.

—Catho est morte!

—Vengeons-la!

—Mort au guet!

En un instant, les Pardaillan s'étaient heurtés au groupe de soldats qui apparaissait. Les deux premiers tombèrent mortellement frappés à coups de l'arme bizarre et courte qu'ils portaient—des poinçons, paraissait-il.

Devant cette attaque furieuse, devant les visages des tunes décharnées qui hurlaient à la mort derrière les deux hommes, les autres soldats s'arrêtèrent. Le vieux routier et son fils avaient ramassé les piques des deux soldats tombés.

Dans le boyau, il n'y avait place que pour deux de front.

Une nouvelle attaque des Pardaillan jeta par terre les deux plus avancés.

En même temps, la bande des ribaudes, agitant ses armes, poussait des cris terribles; en désordre, les soldats remontèrent précipitamment l'escalier.

Sans un mot, livides, hérissés, les Pardaillan montèrent par bonds furieux; à chaque bond, un coup de pique; à chaque coup de pique, un juron; à chaque juron, un homme qui tombait.

Tout à coup, les Pardaillan se virent à l'air, dans une cour. Ils respirèrent largement, et, d'un même mouvement instinctif, levèrent les yeux comme pour se rendre compte qu'ils ne rêvaient pas, qu'ils voyaient bien une réalité: les sombres bâtiments du Temple, et, là-haut, le ciel où brillaient des étoiles pâlies par l'approche de l'aube.

—Feu! tonna la voix d'un officier.

Les deux Pardaillan tombèrent à plat ventre, la décharge passa au-dessus d'eux et ils se relevèrent d'un bond...

L'officier avait rangé ses hommes au fond de la cour, sur un seul rang. Les arquebuses déchargées, il hurla:

—En avant!...

Alors, dans cet étroit espace qu'éclairaient les premières lueurs de l'aube, il y eut une mêlée fabuleuse, comparable en ses évolutions désordonnées aux tourbillons d'un cyclone. En effet, les soldats, croyant que les Pardaillan étaient les chefs de cette bande de furies, les avaient entourés. Le vieux routier et le chevalier s'étaient adossés l'un à l'autre; autour d'eux tourbillonnaient des hommes d'armes, et, autour des hommes d'armes, avec des cris stridents, tourbillonnaient les femmes.

Ruggieri, cependant, courait comme un insensé, s'arrachant les cheveux et vociférant des malédictions.

—A l'aide! A l'aide! Ils s'échappent!

Il parvint à la grande porte et l'ouvrit, affolé, ne sachant plus ce qu'il faisait.

Des groupes de catholiques passaient, le mouchoir blanc au bras.

—Ici, Ici! hurla Ruggieri... Misérables! Ils ne m'entendent pas!

Devant lui, on pillait une maison d'où sortaient les cris perçants des victimes.

—Par ici! appela Ruggieri. Il y a deux huguenots ici!...

On ne l'écoutait pas; en effet, chacun des assassins pillards était occupé à quelque sinistre besogne.

Alors, avec des sanglots terribles, se heurtant aux murs, se frappant la poitrine, invoquant les esprits, il rentra dans le Temple. Il eut un rugissement de joie en apercevant les hommes d'armes derrière les barreaux des deux fenêtres.

Réveillés par le tumulte, d'abord effarés de trouver la solide porte fermée, ces hommes cherchaient à démolir les grilles des fenêtres.

—Attendez! Je vais vous aider! Vite! Vite!

—Au nom du Ciel! cria un sergent, que se passe-t-il?

—Vite! vite! Ils se sauvent! Il me faut leur sang!

A ce moment, une grande clameur le fit se retourner. Il vit la cour se remplir de femmes délirantes qui hurlaient:

—Victoire! Victoire!...

Elles passèrent en courant, se dirigeant vers la grande porte.

Les soldats du poste, à grands coups, cherchaient à démolir leurs grilles. Des barreaux sautèrent enfin! A cet instant, les dernières combattantes passèrent échevelées, et cette vision fantastique s'évanouit sous une voûte: les deux Pardaillan, les derniers, apparurent alors, sanglants, l'oeil en feu, marchant de ce pas souple et terrible des grands fauves qui regagnent leurs forêts.

Ruggieri, sans voix, bégayant une dernière malédiction, voulut se jeter au-devant d'eux.

Le chevalier, d'une main, l'écarta sans effort apparent Mais le geste avait dû être puissant, car Ruggieri alla rouler jusqu'à la muraille au pied de laquelle il tomba tout d'une masse.

Les Pardaillan passèrent!...

Cinq ou six soldats, par l'ouverture pratiquée, sautaient dans la cour et leur coururent sus; les deux fauves se retournèrent avec un grondement si effroyable, avec des faces si terribles que les reîtres s'arrêtèrent, reculèrent et mirent en joue.

Deux coups de feu éclatèrent.

Sans hâter leur pas souple de lions en marche, les Pardaillan continuèrent leur route et, comme les quarante soldats du poste enfin délivrés s'élançaient ensemble, ils les virent franchir la grande porte que Ruggieri avait ouverte et disparaître dans la fumée, dans le tumulte. L'officier survivant, stupéfait du spectacle insensé que présentait la rue entrevue, ne songea qu'à se barricader. Puis il se mit à la recherche du gouverneur Montluc qu'il trouva ficelé, ronflant sous la table de sa salle à manger...

A ce moment, il était trois heures et demie.

Le jour grandissait.

Malgré cela, les bandes de forcenés qui parcouraient les rues n'éteignaient pas leurs torches! Elles servaient à mettre le feu aux maisons marquées d'une croix blanche.

Les deux Pardaillan, une fois hors du Temple, avaient pris au hasard la première rue. Elle était pleine de fumée et de cris; fumée des arquebusades, fumée des incendies, détonations, cris d'horreur, clameurs d'agonie...

—Libres! gronda le vieux routier.

—Libres! répéta le chevalier. Pauvre Catho!...

Ils se regardèrent. Chacun d'eux avait ramassé une forte rapière et une bonne dague. Dagues et rapières étaient rouges. Ils étaient déchirés. Ils étaient pâles.

—Pas blessé? demanda le vieux.

—Rien, ou presque. Et vous, monsieur?

—Pas une égratignure... Allons!... Mais qu'y a-t-il dans Paris?... Que de sang!... Quelle affreuse bataille!...

—Non, mon père, c'est un égorgement... Allons, dépêchons...

—Mais où?... Chez Montmorency?...

—Tout à l'heure. Je ne pense pas qu'on ose attaquer le maréchal. D'ailleurs, il est catholique... Venez... vite!...

—Où aller, alors?

—A l'hôtel Coligny, mon père! On tue les huguenots... Là, on doit tuer aussi... Ah! mon pauvre ami!...

—Marillac?... Mais il est mort! Le sorcier te l'a dit!

—Il a menti, peut-être... Allons!

Ils couraient maintenant, sans s'arrêter, enjambant ici un cadavre, faisant là un crochet pour éviter une foule en train de brûler une maison; ils allaient, remplis d'étonnement, la cervelle endolorie par l'épouvantable tumulte des cloches et des détonations; ils allaient, frappant tout ce qui se dressait devant eux, sans un mot, côte à côte, la dague en avant; et ce fut ainsi qu'ils atteignirent l'hôtel Coligny, à quatre heures du matin.

Une foule énorme remplissait la rue de Béthisy.

Ils foncèrent et se frayèrent un passage. Peut-être les prit-on pour deux catholiques forcenés.

La porte de l'hôtel était grande ouverte, la cour encombrée de gens d'armes qui hurlaient:

—A sac! A sac!

Et ils entrèrent. Dans un remous de cette foule qui affluait et refluait, ils arrivèrent au centre de la cour, horrifiés, et, comme ils regardaient autour d'eux, pantelants de colère, une voix dominant le tumulte cria:

—Eh bien, Bême!... Bême! Bême! As-tu fini?...

Et ils reconnurent le duc de Guise qui levait la tête vers une des fenêtres de l'hôtel.




XXXVI

ICI L'ON TUE

Guise avait perdu du temps. Parti à trois heures de son hôtel, il venait d'arriver seulement chez Coligny Il avait fait plusieurs détours et, de temps à autre, il s'arrêtait, écoutait, paraissant attendre. Chemin faisant pour faire patienter ses hommes, il faisait massacrer au hasard de la rencontre, tout ce qui ne criait pas «Vive la messe!» et n'avait pas une croix blanche au chapeau. Qu'espérait-il? Qu'attendait-il? Peut-être pensait-il pouvoir marcher sur le Louvre... Comme il venait de s'arrêter encore, un homme accourut au galop de son cheval, vint se placer près de lui et lui dit à voix basse:

—Rien à faire, monseigneur! Le prévôt occupe l'hôtel de ville avec des forces imposantes et les troupes de la reine sont en route!

Guise grinça des dents. Il prit le trot. Suivi de ses cavaliers, il passa comme un tonnerre, tandis qu'autour de lui retentissaient les vociférations de:

«Vive Guise! Vive le pilier de l'Eglise!»

Dans la rue de Béthisy, les maisons qui avoisinaient l'hôtel étaient remplies de huguenots. Mais, là, la besogne était déjà faite; trois de ces maisons flambaient; deux cents cadavres jonchaient la chaussée; Guise et ses soudards arrivèrent de leur trot pesant et piétinant ces cadavres, s'arrêtèrent devant la porte de l'hôtel.

Sur cette porte, quelqu'un venait de tracer ces mots à la craie:

«Ici, l'on tue!»

—Tu vois? de Guise s'adressant à un colosse qui était près de lui.

—Je vois! répondit le colosse.

C'était Dianowitz, appelé Bohême et, par abréviation, Bême.

A ce moment, arriva le duc d'Aumale, escorté de Sarlabous, gouverneur du Havre, et de cent cavaliers.

—Ça va se faire! dit Guise.

Tous descendirent de cheval. Et le duc de Guise du pommeau de son épée, frappa rudement à la porte Elle s'ouvrit aussitôt. Cosseins apparut, entouré de ses gardes—ces gardes que Charles IX avait laissés pour protéger Coligny.

—Monseigneur, dit Cosseins, faut-il commencer?

—Commencez! répondit Guise.

Aussitôt, les gardes mêlés aux cavaliers de Guise s'élancèrent dans l'hôtel, des torches à la main l'épée nue. Bême, suivi d'une dizaine de gardes, monta droit à l'appartement de l'amiral.

Alors, on entendit les cris des serviteurs que l'on égorgeait. Pendant quelques minutes, l'hôtel fut plein de ces étranges clameurs d'agonie qui ressemblent aux cris des fous. Puis il y eut un brusque silence. Bême et les siens, parmi lesquels un certain Attin, de la maison d'Aumale, étaient arrivés devant la chambre de l'amiral. Derrière eux, en soutien, marchait Cosseins le capitaine des gardes de Charles IX. La bande s'arreta un instant; devant la porte, un homme, l'épée nue a la main, les attendait. C'était Téligny, gendre de Coligny.

«Qui demandez-vous? dit-il d'une voix calme

—L'Antéchrist! répondit Bême.

Téligny se rua sur lui, mais, avant qu'il eût pu faire deux pas, il tomba, percé de dix coups de poignard Cosseins se pencha sur lui.

—Il est mort, dit-il froidement.

Téligny n'était pas mort. Il agonisait. Ses yeux effrayants s'ouvrirent et se fixèrent sur ce visage penché sur lui. Il fit un suprême effort.

—Face de traître! râla-t-il.

Et, dans ce même effort, il cracha au visage du capitaine et expira. Cosseins se releva et recula vivement tout pâle, en essuyant sa face souillée.

Bême, cependant, d'un coup d'épaule, avait défoncé la porte.

Il entra. Coligny était au lit. La chambre était éclairée par deux grands flambeaux.

A demi relevé sur les oreillers, l'amiral apparut si calme, si majestueux, que les forcenés eurent une hésitation. Près de lui, le pasteur Merlin lisait dans un livre de prières. Coligny qui, depuis une heure, écoutait l'effroyable tumulte, Coligny qui avait compris la hideuse vérité, Coligny n'avait pas essayé de fuir.

Toute tentative eût d'ailleurs été inutile; dès les premiers instants, Cosseins avait placé partout des gardes.

Lorsqu'il vit entrer Bême, il se tourna légèrement vers le pasteur et lui dit d'une voix étrangement paisible:

—Je crois qu'il est temps de réciter la prière des morts.

—Merlin fit un signe approbatif et tourna quelques feuillets de son livre.

Au même moment, Attin lui enfonça son poignard dans la gorge; le pasteur s'affaissa, sans une plainte tué raide.

Bême s'était approché en ricanant du lit de l'amiral Il tenait une dague dans sa main gauche et un épieu de chasse dans sa main droite.

—Quiconque se sert de l'épée périra par l'épée dit gravement Coligny en regardant Attin qui venait de foudroyer le pasteur.

—Bon! hurla Bême, ce n'est donc pas par l'épée que tu seras meurtri!

Et il jeta son poignard.

Il leva son épieu, un fort épieu de chasse au sanglier.

Et, comme il paraissait hésiter devant le vieillard, si calme, si imposant, si majestueux, l'amiral lui dit:

—Frappe, bourreau: tu ne raccourcis pas de beaucoup ma vie.

—Taïaut! Taïaut! hurlèrent les démons qui entouraient Bême.

Bême frappa. L'épieu, du premier coup, troua profondément la gorge. Un flot de sang jaillit. Alors le misérable, ivre de sang, se mit à frapper à coups redoublés le cadavre. Il continuait, toujours, les yeux hors de la tête, tandis que la meute, autour de lui, saccageait, pillait, brisait et hurlait:

—Taïaut! Taïaut!

—Bême! Bême! cria d'en bas la voix de Guise, as-tu fini?...

Bême s'acharnait.

—Bême! Bême! appela encore Henri de Guise. Est-ce fait?...

Sanglant, hagard, Bême s'arrêta. Sa monstrueuse figure s'apaisa par degré, c'est-à-dire qu'elle s'illumina d'une sorte d'orgueil bestial. Il examina le cadavre hideusement déchiqueté, comme le tigre peut examiner sa proie alors qu'il est repu.

Ce cadavre, il le saisit à pleins bras, l'arracha du lit et l'apporta près de la fenêtre dont le châssis venait de voler en éclats.

—C'est fait! hurla Bême en se penchant.

Et il apparut, à la lueur des torches, dans le jour naissant, dans ce mélange informe de jour, de lumière rouge et de fumée, il apparut, le cadavre rouge dans ses bras, il apparut comme ces visions de délire qui durent jadis épouvanter les rêves de Dante!

Une sauvage acclamation qui monta de la cour salua l'atroce apparition.

Les cheveux hérissés d'horreur, pétrifiés comme dans les cauchemars, le chevalier de Pardaillan et le vieux routier, parmi ces abois féroces, distinguèrent:

—Vive la messe!

—Vive le pilier de l'Eglise!

Lorsque le silence se rétablit, comme parfois les volcans se taisent après un instant, on entendit alors une voix, la voix du noble Henri de Lorraine, duc de Guise, qui criait à Bême:

—C'est bien! Jette-le, qu'on le reconnaisse!...

Le cadavre, avec un bruit sourd et mat, tomba sur les pavés de la cour.

Guise, Aumale, Montpensier, Cosseins, vingt autres se penchèrent.

—C'est bien lui! dit Guise. Te voilà donc, Châtillon! Je savais bien qu'un jour ou l'autre ma race mettrait son pied sur ta tête! Tiens! Tiens!...

Le talon se leva et se posa violemment sur le front du cadavre.

—Voilà! hurla le duc de Guise, voilà comment travaillent les bons catholiques!

—Lâche! siffla une voix étrange, cinglante comme un coup de cravache.

Et, dans l'insaisissable seconde de silence et de stupéfaction qui suivit ce cri, Pardaillan marcha au duc, l'atteignit et sa voix continua à cravacher;

—Ton père s'appelait le Balafré. Toi, tu t'appelleras le Souffleté!...

Sa main se leva, s'abattit toute grande sur la face de Guise, le soufflet retentit dans le silence comme un coup de tonnerre. Guise chancela et roula à trois pas dans les bras de ses soudards...

Quels hurlements firent alors explosion! Des centaines de poignards, des centaines d'épées se levèrent, se choquèrent, des centaines de voix heurtèrent dans le tumulte leurs cris de mort.

Pardaillan s'était mis en garde, résolu à mourir.

Mais il n'eut pas le temps de porter le premier coup, les bras levés n'eurent pas le temps de s'abattre sur lui... Le chevalier, à l'instant précis où retentissait le soufflet, se sentit saisi par une force d'ouragan, enlevé, porté, poussé vers un trou noir qui béait, il entra dans du noir, il entendit un choc violent et sonore.

Ce trou, c'était une porte ouverte.

Cette force qui avait saisi le chevalier, comme la rafale peut saisir une feuille, c'était le vieux routier qui empoignait son fils et l'emportait.

Ce choc sonore, c'était une porte que le vieux lion venait de pousser du pied, à l'instant où des centaines de furieux, se gênant d'ailleurs et se bousculant l'un l'autre, allaient les happer tous les deux!...

Des coups énormes ébranlèrent cette porte.

Il était certain qu'elle ne tiendrait pas deux minutes.

—Tu n'en feras jamais d'autres! dit simplement le vieux routier en escaladant les marches qui se trouvaient devant lui et en entraînant son fils.

Où montaient-ils? Ils ne savaient pas...

—Ce n'est pas fini! répondit le chevalier, les dents serrées.

Dans la cour, Henri de Guise était remonté à cheval et criait:

—Cinquante hommes pour fouiller l'hôtel! Que j'aie la tête de ces deux parpaillots dans une heure! Les autres, suivez-moi!... A Montfaucon!...»




XXXVII

LA MARCHE AU GIBET

—Pardon, monseigneur, dit une voix près du duc sanglant.

Guise se pencha, féroce, le poignard levé.

—Ah! c'est toi! fit-il en reconnaissant Bême. Que veux-tu?

—Vous voulez pendre l'Antéchrist?

—Oui! Que veux-tu? Dépêche!

—Je veux la tête, pardieu! Elle m'appartient, vous le savez! Elle vaut mille écus d'or!»

Guise éclata d'un rire terrible.

—C'est juste! Prends-la!... Nous pendrons l'Antéchrist parles pieds, voilà tout!...

Bême se baissa. En quelques coups de poignard il acheva de séparer la tête du tronc. Le corps fut saisi par les pieds. Deux hommes le traînaient, marchant en avant, chacun d'eux tenant une jambe, le torse sanglant traînant dans la boue.

Et tous suivirent. Guise en tête!...

La marche au gibet, la marche macabre du corps traîné dans la boue gluante de sang, commença à travers les rues de Paris, parmi d'autres cadavres, dans le tumulte des acclamations féroces, dans le tonnerre des détonations d'arquebuses, sous le hurlement des cloches inlassables...

Vingt mille Parisiens suivaient l'infâme procession que conduisait Guise.

Chemin faisant, on tuait, on riait, on chantait... Le cadavre de Coligny sautait sur les cailloux, tantôt sur le ventre, tantôt sur le dos... Ce fut ainsi qu'on atteignit les fourches de Montfaucon. Le cadavre, bientôt, se balança par les pieds au bout d'une corde. Et alors s'éleva dans les airs une clameur immense qu'on entendit de tout Paris et qui frissonna longuement, lugubre comme le grand coup d'aile de l'ouragan déchaîné.




XXXVIII

PAROLE MÉMORABLE DE BÊME

Bême était resté dans la cour de l'hôtel de Coligny, avec les gens d'armes laissés par Guise pour retrouver les audacieux, les fous qui l'avaient insulté en un tel moment. En quelques minutes, la porte fut défoncée et la bande se rua dans un escalier, celui-là même qu'avaient monté les Pardaillan. Bême entendit les cris éclater d'étage en étage.

«Ils les tiennent! songea-t-il en riant. Voilà deux gaillards dont la peau ne vaut pas un ducaton à l'heure qu'il est... tandis que cette tête vaut mille écus d'or. Belle tête, ma foi!... Ça, il faut que je la débarbouille...

Il entra dans une pièce du rez-de-chaussée qui avait dû servir de corps de garde, et il en ressortit bientôt avec un baquet plein d'eau. Tranquillement, il se mit à sa hideuse besogne.

En haut, dans les combles, il entendait les voix furieuses des limiers lancés aux trousses des Pardaillan.

Tout à coup, il vit entrer dans la cour un homme qui, d'un air anxieux, se mit à inspecter l'hôtel, le nez en l'air.

—Tiens! monsieur de Maurevert! dit Bême. On dirait que vous cherchez un trésor!

—Je cherche, dit Maurevert, la voix rauque et les yeux sanglants, je cherche deux de ces parpaillots, justement! Je les ai vus partir du Temple. J'ai perdu leur piste. Je suis sûr qu'ils ont dû venir ici...

—Ah! ah!... Un vieux, maigre, moustache grise et rude, oeil gris?...

—Oui, oui!...

—Et un jeune, comme qui dirait l'autre, en plus sauvage, en plus fort, en plus hérissé? Ils sont là... on leur fait la chasse, allez-y!

Maurevert s'élança dans l'escalier que lui montrait Bême et disparut en poussant un rugissement de joie.

Pendant que ces choses se passaient dans la cour, les deux Pardaillan avaient monté l'escalier. Le bâtiment dans lequel ils se trouvaient formait le flanc gauche de l'hôtel et était isolé des deux autres dont l'ensemble traçait le rectangle de la cour.

D'étage en étage, les Pardaillan virent qu'il n'y avait pour eux aucune issue possible.

Comme ils atteignaient le grenier, la porte venait de céder et la bande faisait irruption dans l'escalier.

—Ah! ça! dit le vieux routier, mais nous allons être pris comme des renards?

—Faites attention, monsieur, répondit le chevalier, que nous étions, il y a moins de deux heures, dans une cage de fer où nous allions être broyés; nous sommes au paradis en comparaison.

En parlant ainsi, ils avaient couru à l'unique fenêtre du grenier, donnant sur une cour étroite.

—Voici le chemin! s'écria le vieux routier en apercevant la fenêtre.

—Une planche! Vite, une planche!

Ils cherchèrent des yeux: il n'y avait rien dans le grenier, pas même une corde qu'on eût pu, peut-être, utiliser...

Redescendre? Impossible: les gens d'armes montaient, fouillant chaque étage.

Ils se regardèrent, tout pâles...

Soudain, ils entendirent des cris au-dessous d'eux...

—Sautons! dit le chevalier froidement. Il y a moins de six pieds d'une fenêtre à l'autre!...

—Sautons! dit le vieux routier d'une voix qui parut étrange à son fils.

En effet, sauter était impossible: tout point d'appui pour prendre de l'élan manquait; la fenêtre d'en face était étroite; c'eût été un prodige que de pouvoir se lancer dans le vide et arriver juste à passer dans cet espace resserré.

Mais mieux valait encore courir ce risque terrible que de tomber aux mains des cinquante fous furieux qui montaient, ivres de rage!

—Sautons! avait dit le vieux Pardaillan. Attends! je passe le premier!...

Et aussitôt il se mit debout sur le bord de la fenêtre.

Au même instant, le chevalier, la gorge serrée par l'angoisse, la sueur au front, vit son père se laisser tomber en avant!

Le vieux routier ne sautait pas! Il se laissait tomber!...

La tentative était prodigieuse, inouïe—une de ces idées folles qui germent dans la folie du désespoir!...

Le corps raidi, tendu à briser ses nerfs, les bras musculeux tendus dans un formidable effort, les pieds rivés à l'appui de la fenêtre, le vieux Pardaillan se laissa tomber en avant, tout d'une pièce, sans fléchissement ni des jarrets, ni des coudes... Son corps décrivit un arc de cercle dans le vide...

Le chevalier jeta un cri...

Et, à ce cri, la voix du routier, oui, sa voix même, répondit:

—Voici la planche, passe, chevalier!...»

La folle tentative avait réussi!

Les mains du vieux Pardaillan, au bout de ses bras tendus, avaient saisi le rebord de la fenêtre d'en face, tandis que ses pieds s'arc-boutaient à la fenêtre du grenier!...

Et il demeurait ainsi suspendu sur le vide, pont vivant jeté d'une fenêtre à l'autre!

Ces deux hommes étaient formidables dans tout ce qu'ils entreprenaient: prompt comme l'éclair, léger comme un chat sauvage, le chevalier bondit, posa son pied sur le centre du pont vivant, et, dans son élan, alla rouler jusqu'au milieu de la pièce où il venait de tomber!...

Au même instant, le vieux routier, solidement harponné des mains, laissa tomber ses pieds, se hissa à la force des poignets et rejoignit son fils...

Tel avait été l'effort que, pendant une minute, ils demeurèrent prostrés, haletants, sans voix...

Le grenier qu'ils venaient de quitter se remplit de cris de fureur.

Puis il y eut un silence relatif.

Les deux Pardaillan, l'oreille tendue, couchés sur le plancher, écoutaient, prêts à bondir.

—Je comprends tout! s'écria une voix. Voyez, capitaine, ils ont dû sauter dans le passage par la fenêtre du premier étage, pendant que nous montions.

—Et maintenant ils sont loin, dit une autre voix qui devait être celle de l'officier.

Les Pardaillan entendirent la bande s'éloigner et redescendre en brisant quelques vitres par acquit de conscience. Le chevalier s'approcha alors d'une fenêtre qui donnait sur la cour.

Bême était demeuré seul, toujours occupé à sa funèbre besogne.

Maintenant, il enveloppait de linges la tête de l'amiral.

Puis, sifflotant un air de fanfare, il alla chercher de l'eau pour se laver les mains. Il n'avait plus qu'à prendre la tête et la porter chez un embaumeur qui était prévenu et l'attendait. Après quoi, avec cinq ou six compagnons, il monterait à cheval et se dirigerait à franc étrier sur l'Italie et Rome...

—Tiens! dit Bême en revenant dans la cour, la grande porte est fermée? Par qui? Pourquoi?

Comme il se posait ces questions avec une vague inquiétude, il aperçut tout à coup les deux Pardaillan.

Au même instant, le chevalier fut sur lui et dit:

—C'est bien toi qui as jeté par la fenêtre le corps de M. de Coligny?

La voix du chevalier paraissait parfaitement paisible.

Bême se redressa, se rengorgea et répondit de son haut:

—C'est bien moi, mon jeune parpaillot. Après?

—Est-ce toi qui as tué l'amiral?

—C'est bien moi, suppôt de Calvin. Après?

—Avec quoi l'as-tu assassiné?

—Avec ça! fit le colosse en désignant son épieu rouge.

Et il éclata de rire en ajoutant:

—Il y en a autant à votre service, faillis chiens d'hérétiques! Holà! A moi! Au parpaillot!...

En même temps, Bême voulut s'élancer vers la porte de l'hôtel pour l'ouvrir et appeler une bande qu'on entendait dans la rue, occupée à saccager une maison.

Mais il demeura cloué sur place.

Le vieux Pardaillan venait de lui sauter à la gorge en disant:

—Ne bouge pas, mon ami, nous avons à régler un petit compte...

Bême se secoua violemment. Mais la tenaille vivante ne lâchait pas prise. A demi suffoqué, râlant, le colosse fit signe qu'il se tiendrait tranquille. Le vieux routier le lâcha.

—Que voulez-vous? demanda le colosse, pris d'un commencement de terreur.

—A toi! Rien! fit le chevalier. Je veux simplement débarrasser la terre d'un monstre.

—Ah! vous me voulez assassiner?

—Sais-tu te battre?» dit le chevalier en haussant les épaules.

Bême bondit en arrière, tira sa rapière de la main droite et sa dague de la main gauche. Il tomba en garde.

Le chevalier déboucla son ceinturon et jeta son épée.

—Voici l'arme qui convient ici, dit-il.

Sans hâte, il alla ramasser l'épieu, l'assura dans sa main et marcha sur le colosse.

Bême sourit: sa rapière était deux fois plus longue que l'épieu; il était sûr d'embrocher ce jeune fou et après, il ferait son affaire au vieux.

Le chevalier marcha sur lui et, cette fois, Bême pâlit.

Le vieux routier, au milieu de la cour, s'était croisé les bras.

Le chevalier arrivait sur le colosse, et sa physionomie était méconnaissable, avec ses yeux effrayants de fixité.

Bême, coup sur coup, lui porta deux ou trois bottes: elles furent parées par l'épieu qui, soudain, se trouva à un pouce de sa poitrine. Le colosse recula, d'abord lentement, puis plus vite; il rugissait, bondissait, multipliait les coups, effaré, stupéfait de voir qu'aucun ne portait. Il reculait. Et, après chacun de ses coups, à chacun de ses arrêts, il voyait la pointe de l'épieu sur sa poitrine.

Tout à coup, il se trouva acculé à la grande porte.

Devant lui, le visage effrayant du chevalier.

Bême comprit qu'il était dans la main de la fatalité.

—Je vais donc mourir! bégaya-t-il. Ah!... Est-ce que par hasard Dieu...

Ce fut sa dernière parole. Comme il levait son poignard dans un dernier effort désespéré, le chevalier lui porta le coup—le seul qu'il lui eût porté—un seul coup.

L'épieu, lancé avec une sorte de frénésie, défonça la poitrine, passa à travers et s'enfonça dans le bois de la porte...

Bême demeura cloué au portail de l'hôtel Coligny, tout debout, mort sans un soupir...

Le chevalier alla ramasser sa rapière, reboucla son ceinturon et, prenant le bras de son père, qui avait assisté sans un mot, sans un geste, à cette exécution, tous d°ux sortirent par la petite porte bâtarde...

Deux minutes ne s'étaient pas écoulées que Maurevert parut dans la cour.

Maurevert avait suivi les soudards de Guise d'étage en étage, cherchant et fouillant avec une ardeur passionnée. Lorsque les soldats s'éloignèrent, il eut un moment de désespoir. Par où avaient donc fui les Pardaillan? Il redescendit et seul, d'étage en étage, recommença les recherches.

—Ils ont fui! Ils m'échappent!... Oh! je les retrouverai!»

Il grondait ces mots en rentrant dans la cour et jetait autour de lui des regards sanglants.

Il s'arrêta soudain, pétrifié, muet d'épouvanté...

Là, devant lui, un cadavre, debout, un épieu en travers du corps, était cloué à la grande porte fermée!...

Le cadavre de Bême!...

Maurevert, au bout d'un instant, revint de sa stupeur et se mit à tourner dans la cour comme un insensé en vociférant:

«Ils ont passé par là! Voilà la marque de leur passage!»

Cependant, il eut vite acquis la conviction qu'il n'y avait plus personne dans la cour ni dans l'hôtel... plus rien, que des cadavres!

Alors, par un effort de volonté, il se calma, réfléchit comme peut réfléchir un limier et chercha à reprendre la piste.

Son regard tomba sur un paquet enveloppé de linges.

Il défit les linges et trouva la tête de Coligny. Il la saisit par les cheveux.

—Toujours bon à prendre, gronda-t-il entre les dents. A qui la porterai-je? A Guise? A la reine?... Bah! Guise est battu pour cette fois, je la porterai à la reine!

Il s'élança.

—Nous allons essayer de sortir de Paris, dit le vieux Pardaillan à son fils, lorsqu'ils se trouvèrent dans la rue.

—Nous allons essayer de gagner l'hôtel Montmorency.

—Tu l'as dit toi-même: le maréchal, en sa qualité de catholique, ne court aucun danger...

—Est-ce qu'on sait? Allons toujours.

—Dis donc la vérité! fit le vieux routier avec humeur. Il te tarde de revoir la petite Loïson...

Le chevalier pâlit. Jamais il ne prononçait le nom de Loïse: il y pensait trop pour en parler. Il se contenta de répéter:

—Allons toujours, monsieur. Si le maréchal de Montmorency est attaqué, je crois que nous ne lui serons pas inutiles...

Et, à la pensée que des bandes de forcenés entouraient peut-être Loïse, il frémit et hâta le pas.

—Mais enfin! s'écria le vieux routier, s'il est avec les massacreurs!... Dame!... n'est-il pas bon catholique?

Le chevalier s'arrêta, livide.

—Oh! murmura-t-il, ce serait horrible... Je veux m'en assurer, mon père! Je veux voir si Loïse est la fille d'un de ceux qui tuent au nom de Dieu!...




XXXIX

LE DIMANCHE 24 AOÛT 1572
FÊTE DE LA SAINT-BARTHÉLÉMY

Dès qu'ils furent sortis de la rue de Béthisy, les Pardaillan purent se rendre compte que chacun de leurs pas les jetterait dans un nouveau péril Paris était comme un vaste champ de bataille, qu'il était impossible de traverser sans se heurter à des ennemis furieux, sans risquer la mort à chaque seconde Pourtant, il n'y avait pas bataille: il y avait tuerie, carnage.

Dans chaque quartier, dans chaque rue, toute personne suspecte, qui avait témoigné quelque sympathie à la réforme, ceux-là, protestants ou non. étaient traqués; la même hideuse scène se reproduisait sur tous les points de Paris.

Au jour venu, le massacre avait pris des proportions fantastiques. Cela devait durer ainsi pendant six jours En province, dans les grandes villes, les mêmes scènes d'horreur se reproduisaient...

A Paris, dans cette matinée d'août, si belle et si radieuse, l'humanité se transforma. Les hommes devinrent des carnassiers. On vit des femmes boire du sang des victimes. On respirait une odeur acre et fade on respirait des chairs grillées, on ne voyait que du feu, de la fumée, et, dans ces tourbillons de fumée, des visages hideux, des ombres qui couraient, l'éclair rouge d'un poignard au poing.

Du sang! Du sang! Il y en avait partout, le long des murs, en larges éclaboussures, sur les chaussées en flaques gluantes, dans les ruisseaux épaissis qui roulaient lourdement. Et, par un singulier phénomène il y avait des quartiers qui demeuraient paisibles des rues ou, pendant plusieurs heures, on ne se douta pas que Paris était à feu et à sang.

Dans un petit marché en plein air qui se tenait derrière Samt-Merry, dans une cour, marchandes et ménagères causaient gaiement, étonnées seulement de ces bruits de cloche qu'elles ne comprenaient pas...

A cent pas de la Seine, non loin de la Bastille, des vieillards jouaient aux boules ou se chauffaient au soleil...

En dehors de ces rares endroits qui échappaient à l'horreur, tout dans Paris offrait l'image d'une ville dévastée par quelque grand cataclysme; des centaines de maisons flambaient; des milliers de cadavres jonchaient les rues.

Voilà ce que les Pardaillan virent en cette matinée de dimanche, fête de saint Barthélémy:

Obstinément, ils cherchaient à piquer droit sur l'hôtel Montmorency; ils reculaient jusqu'aux confins de Paris, revenaient à la charge, entraînés, poussés en avant, ramenés en arrière, ballottés par le cyclone qui ravageait la cité, l'université et la ville.




XL

PROFILS DE GARGOUILLES

Quelle heure était-il? Ils ne savaient pas. Où étaient-ils? Ils ne savaient pas. Ils étaient quelque part accrochés à la borne cavalière qui se dressait sous un auvent où les avait entraînés un violent reflux de peuple.

A dix pas, sur leur droite, on saccageait un hôtel

Devant l'hôtel, on dressait un bûcher: les meubles les sièges de l'hôtel s'entassaient.

Alors, quelqu'un mit le feu au bûcher.

Un homme parut, tenant dans ses bras un cadavre.

«Vive Pezou!» hurlait la foule autour du bûcher.

Le cadavre, c'était celui du duc de La Rochefoucauld. L homme, c'était Pezou. Le chevalier de Pardaillan le distingua nettement dans les tourbillons de fumée Pezou avait les bras nus. Il avait la marche et l'attitude du tigre; autour de lui, sa bande avait les mêmes faces crispées; les mêmes yeux flamboyants les mêmes bouches aux lèvres retroussées... des tigres! Il n'y avait là que des tigres...

—Ça fait le quarantième! hurla l'un d'eux. Bravo Pezou!

Pezou sourit, marcha sur le bûcher, le cadavre dans les bras.

Le cadavre du malheureux La Rochefoucauld avait la gorge ouverte par une large plaie d'où le sang continuait à couler.

Pezou et sa bande entourèrent le bûcher qui déjà flambait.

Pezou monta sur une table.

Alors, il leva le corps, comme pour le jeter au sommet de l'entassement.

Soudain, il le ramena à lui, violemment. Sa face prit l'expression du fauve. Sa bouche, dans un geste de délire, se colla un instant à la plaie rouge... puis il jeta le cadavre dans le feu, sa bouche apparut sanglante et il sauta de la table en grognant:

—J'avais soif!...

Un hurlement prolongé de la foule salua la bande de tigres qui s'élançait, disparaissait au coin de la rue, cherchant, quêtant, reniflant; Pezou grognait;

—Au quarante et unième à présent! M'en faut cent d'ici ce soir à moi tout seul...

—Fuyons! Fuyons! dit le vieux Pardaillan, livide d'horreur.

Il avait enlacé son fils de tout son effort pour l'empêcher de se ruer sur Pezou.

Ils s'orientèrent et reprirent leur chemin, piquant droit sur l'hôtel Montmorency.

Et, comme ils avaient gagné du terrain, comme ils se rapprochaient de la Seine, ils furent saisis dans un autre tourbillon, se trouvèrent soudain au milieu d'une foule, et, accrochés l'un à l'autre, ballottés, entraînés, refluèrent jusqu'à l'entrée de la rue Saint-Denis, et, regardant autour d'eux, se virent dans la cour d'une belle maison; à l'intérieur, on entendait des cris d'agonie, la foule battait des mains et vociférait...

—Bravo, Crucé! Bravo, Crucé! Taïaut! Pille La Force!...

C'était en effet la maison du vieux huguenot La Force.

Là, ce fut vite fait. Au bout de trois minutes on n'entendit plus de cris d'agonie; tout avait été massacre, serviteurs, servantes, maîtres...

La foule partit, entraînée par les lieutenants de Crucé, allant plus loin chercher de nouvelles autres victimes... la cour se trouva libre.

—Fuyons! répéta le vieux Pardaillan.

—Entrons! dit le chevalier.

S'engouffrant dans un large escalier, ils parvinrent dans une grande belle salle ravagée en partie. Au milieu de ce salon, il y avait cinq cadavres en tas, les uns sur les autres.

Deux hommes s'occupaient avec une farouche tranquillité à fracturer une armoire. C'était Crucé et l'un de ses fidèles.

Ils défoncèrent les tiroirs et commencèrent à emplir leurs poches.

Puis ils coururent aux cadavres, le vieux La Force ayant encore au cou un collier de grand prix.

Ils se penchèrent... Crucé saisit le collier, son compagnon arrachait les oreilles d'une femme pour avoir les diamants des boucles.

—En route, maintenant, dit Crucé...

Comme ils allaient se relever, ils tombèrent tous deux en même temps, la face sur les cadavres.

Le chevalier avait assommé Crucé d'un coup de poing à la tempe; le vieux Pardaillan avait fracassé le rrâne de l'autre d'un coup de crosse de pistolet.

Les deux bandits ne poussèrent pas un cri. Ils se débattirent un instant dans les spasmes de l'agonie...

Les Pardaillan redescendirent alors et, dans la rue, reprirent leur course, rasant les maisons, tâchant d'éviter les feux de joie et les bandes de carnassiers.

Où étaient-ils? Ils ne savaient pas.

Quelle heure? Ils ne savaient pas.

Seulement, le soleil était haut dans le ciel, brillant d'un éclat paisible au-dessus des tourbillons de fumée.

Et, toujours, les cloches mugissaient.

A un tournant de rue, les Pardaillan s'arrêtèrent pétrifiés.

Ils eussent voulu fuir l'atroce apparition.

Devant eux, à vingt pas, une bande venait d'apparaître. Elle se composait d'une cinquantaine de carnassiers marchant en rangs serrés; derrière eux venait une foule énorme, armée de gourdins, de vieilles épées, de piques rouges.

Les cinquante qui marchaient en tête étaient solidement armés de poignards. Toutes ces lames étaient rouges de sang.

Tous portaient la croix blanche.

Une quinzaine d'entre eux étaient à cheval.

Or, devant toute la bande, marchaient trois hommes. Ces trois hommes portaient des piques. Au bout de chacune de ces piques, il y avait une tête!...

—Vive Kervier! Vive Kervier! vociférait la foule frénétique.

Kervier! le libraire Kervier! Cervier! Loup-Cervier! Il brandissait sa pique au haut de laquelle la tête blafarde se balançait...

Cette tête, les deux Pardaillan la reconnurent ensemble et un même frémissement d'horreur les secoua.

—Ramus!

Le chevalier avait murmuré le nom en fermant un instant les yeux...

C'était bien la tête du pauvre et inoffensif savant...

Les yeux du chevalier demeuraient fixés sur cette tête. Puis ces yeux s'abaissèrent sur celui qui portait la pique, sur Kervier. Le chevalier trembla. Cette impression d'horreur et de pitié qui l'avait paralysé fit place à une furieuse colère qui blanchit ses lèvres.

Kervier vit cette figure convulsée qui le regardait; il y lut le mépris foudroyant qui y éclatait. Il eut un grondement et fit un geste pour désigner les deux Pardaillan; dans la même seconde, il tomba, roula sur la chaussée qu'il talonna. Il cria:

—Malédiction!

Et il expira: une balle de pistolet venait de le frapper en plein front, et ce coup de pistolet c'était le chevalier qui l'avait tiré. Rudement, un grand gaillard à croix blanche venait de le heurter; cet homme agitait un pistolet chargé; d'un coup de poing, Pardaillan l'avait arrêté net, lui avait arraché son pistolet et avait fait feu!

Au même instant, il y eut contre les deux Pardaillan une ruée féroce, une sauvage clameur de mort, des coups d'arquebuse retentirent, cinq cents loups furieux aboyèrent lugubrement devant une allée où les deux hérétiques s'enfonçaient tous voulurent pénétrer à la fois, mais, plus prompt, plus furieux que tous, un cavalier, un géant vêtu de rouge et qui appartenait sans doute à la maison de Damville, car il en portait les armes sur son pourpoint, ce géant poussa son cheval en avant, et pointa sa rapière...

—Sauvés! hurla d'une voix étrange le vieux routier.

Et tandis que le chevalier se demandait comment, le vieux Pardaillan, d'un bond terrible, se jeta à la bride du cheval dont la tête et le cou se présentaient à l'entrée de l'allée; ce cheval, il l'attira, le happa, l'entraîna, le fit entrer tout entier dans l'allée!..

Et l'allée se trouva ainsi bouchée!...

Le routier éclata d'un rire homérique.

Derrière la croupe du cheval tourbillonnaient les loups, retentissaient les hurlements de rage; le cheval ruait; le colosse rouge, un instant hébété par cette manoeuvre, essayait par violentes saccades de ramener la bête en arrière, et, tout à coup, pris d'une terreur folle, il se laissa glisser en arrière de la croupe pour fuir et une ruade l'envoya rouler sur les assaillants au moment où il touchait le sol...

Déjà le chevalier, avec son ceinturon, avait entravé les jambes de devant du cheval, magnifique rouan... le vieux routier s'apprêtait à frapper la bête au poitrail, de son poignard, afin que l'obstacle demeurât plus longtemps... le chevalier l'arrêta soudain et dit:

—Galaor!...

Le vieux considéra la bête et, la reconnaissant, répéta:

—Galaor!... C'est bien lui!...

Et leur rire, à tous deux, remplit l'allée d'un bruit de tonnerre.

Galaor, ses jambes entravées, n'en ruait qu'avec plus de fureur; chacun de ses flancs touchait l'une et l'autre paroi; l'allée était bouchée par une barricade vivante.

Les deux Pardaillan s'enfoncèrent vers le fond de l'allée, certains qu'elle ne serait pas dégagée avant dix bonnes minutes; mais, avant de partir, le chevalier avait embrassé le naseau fumant du cheval en disant:

—Merci, mon bon ami...

—Ah ça! s'écria le vieux, mais nous sommes dans une souricière... pas d'issue! Mais du diable si je ne connais pas ce boyau... il me semble que j'ai dû passer par là...

Une porte, au fond de l'allée, s'ouvrit soudain, et une femme parut...

—Huguette!

Ce cri échappa aux deux hommes.

C'était Huguette, en effet et ils se trouvaient dans l'allée de l'auberge de la Devinière. Comment ne l'avaient-ils pas reconnue?

Le hasard les avait poussés dans la rue Saint-Denis au moment où ils essayaient de se diriger sur la Seine.

Le hasard les avait arrêtés devant cette allée qui leur offrait un refuge au moment où la rue avait été envahie par la bande hurlante des loups de Kervier...

Huguette, toute tremblante, les conduisit alors dans la salle voisine; trois hommes s'y trouvaient: Landry Grégoire, pâle comme un mort, et, chose étrange en pareil moment, deux poètes qui buvaient et écrivaient: c'étaient Dorât et Pontus de Thyard.

—Par là! dit Huguette aux deux Pardaillan, en leur montrant un escalier. En haut vous pourrez communiquer avec la maison voisine, redescendre et sortir par-derrière... fuyez!

—Par le Ciel! disait Dorât, je veux écrire en l'honneur de la destruction des hérétiques une ode qui portera mon nom à la postérité! j'appellerai mon poème: les Matines de Paris!

—Trempe ta plume dans le sang, en ce cas, dit Pontus.

—Malheur! malheur! gémit Landry Grégoire en faisant le geste de s'arracher les cheveux, opération impossible puisqu'il était entièrement chauve. Malheur! mon auberge va être saccagée, si on sait qu'ils ont fui par là!

—Maître Landry, lui cria le vieux Pardaillan, vous mettrez l'auberge, la casse et l'incendie sur ma note!...

—Je jure que tout sera payé, ajouta le chevalier.

—Fuyez! Fuyez!... répéta Huguette.

Le vieux Pardaillan l'embrassa sur les deux joues.

Le chevalier la prit dans ses bras, toute pâlissante, la baisa doucement sur les yeux, et murmura:

—Huguette, jamais je ne t'oublierai...

Pour la première fois, il tutoyait Huguette, et le coeur de celle-ci en fut bouleversé...

Ils s'élancèrent et disparurent dans l'escalier.

Au même instant reparut l'aubergiste, portant sur le bras un sac où il avait entassé son or et les bijoux de sa femme.

—Fuyons! dit Huguette. Les forcenés ont envahi l'allée...

Fuyons! répéta Landry qui flageolait sur ses jambes.

—Madame Landry! tonna le poète Dorât, vous êtes une mauvaise catholique et je vais vous dénoncer!

Pontus de Thyard dégaina sa rapière et dit tranquillement:

—Partez, Huguette, partez, maître Landry!... Et, si cette vipère s'avise de siffler, je la pourfends sur l'heure!..

Dorât s'effondra.

Quelques instants plus tard, la horde des loups pénétrait par la porte de l'allée défoncée, et, ne trouvant plus personne, mettait l'auberge à sac et à feu...




XLI

VISIONS TRAGIQUES

Les Pardaillan, ayant suivi le chemin que leur avait indiqué Huguette, se retrouvèrent dans une ruelle déserte, et, s'élançant au pas de course, atteignirent la rue Montmartre par la ruelle Saint-Sauveur. Mais c'est en vain qu'ils eussent essayé de prendre pied dans cette rue. Il y avait là un prodigieux encombrement de peuple qui roulait vers la Seine ses flots vertigineux, parmi les lourdes volutes de fumée, parmi les hurlements de mort, dans le tumulte inlassable des cloches et des arquebusades...

Dans ce remous, les Pardaillan furent saisis, entraînés où?... Ils ne savaient pas! Ils avaient la tête perdue d'angoisse. Des nausées violentes soulevaient leurs coeurs...

Et, comme ils s'étonnaient vaguement que les carnassiers d'alentour ne se jetassent pas sur eux, soudain ils virent que chacun d'eux avait un brassard blanc au bras droit...

C'était Huguette qui, d'une main rapide et légère sans qu'ils s'en aperçussent, les avait marqués du talisman de protection.

Le chevalier dégrafa le brassard d'un geste de colère; il n'était pas huguenot. Était-il catholique? En réalité il ignorait l'une et l'autre religion. Il voulut jeter le brassard; le vieux Pardaillan le saisit au vol, et le mit dans sa poche en disant:

—Par Pilate, conserve-le au moins comme un souvenir de la bonne Huguette!

Le chevalier haussa les épaules.

En enfouissant l'étoffé blanche au fond de sa poche, le vieux routier sentit un papier qu'il froissait.

—Qu'est cela? dit-il.

—Quoi?...

—Rien... je me rappelle... marchons.

Ce n'était rien, en effet, ou pas grand-chose, pensait le routier; au moment où ils avaient quitté la cour de l'hôtel Coligny, Pardaillan père avait aperçu ce papier tombé aux pieds de Bême cloué à la porte, l'épieu en travers de la poitrine. Machinalement, il avait ramassé le papier et l'avait fourré dans sa poche.

Ils continuèrent donc à suivre le flot humain qui les portait vers la Seine qu'il leur fallait traverser pour marcher sur l'hôtel Montmorency. Mais, à l'embouchure du pont, ils durent s'arrêter devant une foule de huit à dix mille forcenés.

Tout à coup, ils purent se jeter dans une ruelle et fuir l'effroyable tumulte... ils coururent haletants, hagards, et, brusquement, se trouvèrent près d'un enclos entouré de murs assez bas; et ce coin de Paris leur apparut paisible, souriant, tranquille...




XLII

L'OASIS

Ou étaient-ils?... Ils ne savaient pas. Quelle heure était-il?... Ils ne savaient pas. Ils respirèrent, essuyèrent la sueur qui inondait leurs visages livides.

A dix pas sur la gauche, il y avait une porte spacieuse. Près de la porte s'élevait une construction basse, une sorte de cabane.

L'esprit reposé, et rafraîchi, ils regardèrent autour d'eux et virent alors qu'il y avait une croix au-dessus de la porte. Ayant regardé par-dessus le mur, ils virent l'enclos plein de croix. Et ils comprirent.

L'enclos était un cimetière. La cabane, c'était le logis du fossoyeur.

Les Pardaillan avaient abouti au cimetière des Innocents.

Il pouvait être un peu plus de midi.

Alors ils tinrent conseil pour savoir par quel chemin ils traverseraient la Seine pour gagner l'hôtel Montmorency.

Finalement, le chevalier trouva un plan qui consistait à gagner le port aux plâtres, qu'on appelait aussi port des Barrés, et qui se trouvait derrière Saint-Paul La, ils sauteraient dans une barque et descendraient le cours du fleuve jusqu'au bac, où ils aborderaient non loin de l'hôtel du maréchal.

Comme ils allaient se mettre en route, ils virent venir à eux un petit enfant.

L'enfant marchait lentement, courbé sous un volumineux paquet enveloppé d'une serge.

—Où ai-je vu cet enfant-là? murmura le chevalier.

Et comme le porteur arrivait près d'eux:

Où vas-tu, petit?...»

L'enfant déposa son paquet avec précaution, désigna le cimetière et dit:

—Je vais là... Ah! Je vous reconnais bien... c'est vous qui m'avez parlé un jour, comme je travaillais près du couvent... et vous m'avez dit que mes aubépines étaient magnifiques. Voulez-vous les voir? elles sont finies...

—Lestement, il défit son paquet et, avec un naïf orgueil, montra son ouvrage.

—C'est très beau, dit sincèrement le chevalier.

—N'est-ce pas?... C'est pour ma mère...

—Ah! oui, je me rappelle, dit le chevalier ému... Tu te nommes?...

—Jacques Clément, je vous l'ai dit. Voulez-vous me faire ouvrir la porte du cimetière.

Le chevalier alla heurter à la porte de la cabane. Le fossoyeur apparut, tremblant du tumulte qu'il entendait se déchaîner. Cependant, lorsqu'on lui eut expliqué de quoi il s'agissait, il parut se rassurer, examina attentivement l'enfant, se frappa le front et dit:

—Est-ce que tu ne t'appelles pas Jacques Clément

—Oui-da.

—Eh bien, viens! Je vais te montrer la tombe de ta mère...

Les deux Pardaillan étaient stupéfaits de cette reconnaissance. Mais le petit n'en paraissait pas étonné. Il reprit son paquet.

—Et tu viens de loin ainsi? fit le chevalier.

—Du couvent... vous savez bien! Ah! j'ai eu du mal à passer, par exemple! Il y en a du monde dans les rues!

Il parlait posément, gravement même. Puis il suivit le fossoyeur. Le chevalier, machinalement, suivit et entra dans le cimetière.

Au moment où le groupe disparaissait parmi les tombes, deux moines arrivèrent par le même chemin qu'avait suivi Jacques Clément et s'arrêtèrent près de la porte d'entrée.

—Mon frère, dit l'un, soufflons un instant et laissons à nos hommes le temps de nous rejoindre.

—Et le temps à l'enfant de préparer le miracle, dit l'autre... Que de meurtres! Que de sang, frère Thibaut! Croyez-vous vraiment qu'il ne vaudrait pas mieux répandre du vin, bonum vinum?...

—Frère Lubin, ce sang est agréable à Dieu, songez-y!

—Oui, je ne dis pas non. Mais j'avoue que j'aimerais mieux être à la Devinière, sans compter qu'une balle égarée...»

Pendant que les moines, l'un sévère et l'autre dolent, devisaient ainsi, le groupe formé par les deux Pardaillan, le fossoyeur et le petit Jacques Clément, s'arrêtait près d'une tombe où la terre était fraîchement remuée.

—C'est là!» dit le fossoyeur.

Une minute, l'enfant parut troublé. Il murmura:

—Ma mère... comment était-elle, quand elle vivait!

—Pauvre petit, dit le chevalier, tu ne l'as donc pas connue?

—Non... mais elle va être contente.

Alors il se mit à planter sur la tombe les touffes d'aubépine artificielle qu'il tirait de son paquet...

Et cela finit par former un gros buisson fleuri comme si, par miracle, de l'aubépine se fût mise à fleurir en plein mois d'août.

Quelque chose comme une larme roula sur les joues du chevalier et tomba sur la terre... sur la tombe de la mère du petit Jacques Clément... la tombe d'Alice de Lux et de Panigarola!...

L'enfant, ayant levé les yeux, vit ces larmes et demeura tout saisi. Il s'approcha et, prenant la main du chevalier, il dit gravement:

«Vous avez pleuré sur ma mère, jamais je ne l'oublierai... voulez-vous me dire votre nom?

—Je m'appelle le chevalier de Pardaillan...

—Le chevalier de Pardaillan...

—Mon petit, dit le chevalier, veux-tu que je te reconduise?...

—Non, non... je n'ai pas peur... et puis je veux rester ici... j'ai beaucoup de choses à dire à maman...

—Adieu, mon enfant...

—Au revoir, chevalier de Pardaillan, dit gravement Jacques Clément.

Le vieux routier prit le chevalier par le bras et l'entraîna.

Les deux moines, cependant, attendaient non loin de la porte du cimetière. Au bout d'une demi-heure, ils virent reparaître le petit Jacques Clément. Thibaut donna rapidement ses instructions à Lubin, qui gémit:

—Alors, il faut encore que je risque d'être tué dans la bagarre!

—Soyez prompt, soyez fort, frère Lubin... moi, je rentre au couvent, il faut accompagner l'enfant...

Lubin poussa un profond soupir et la graisse de ses joues trembla.

Thibaut avait pris Jacques Clément par la main. Il s'éloigna en disant:

—D'ailleurs, voici du renfort... fratres ad succurrendum!... allons, frère Lubin, c'est le moment!

Une cinquantaine d'individus à mine patibulaire s'approchaient du cimetière. En passant près d'eux, Thibaut leur fit un signe; puis il disparut rapidement, entraînant le petit.

—C'est égal, grommela Lubin, s'il s'était agi d'aller vider bouteille à la Devinière, frère Thibaut n'eût pas été si prompt à me confier aux soins de la Providence, tandis qu'il va se mettre à l'abri...

Et il pénétra dans le cimetière sans avoir l'air d'apercevoir la bande qui s'engouffra derrière lui et le suivit.

Frère Lubin marcha tout droit à la tombe d'Alice de Lux.

—Que vois-je? cria-t-il de sa plus belle voix. De l'aubépine qui vient de fleurir?...

Et, tombant à genoux, il leva les bras au ciel en tonitruant:

—Miracle! Miracle! Loué soit le Seigneur!

—Miracle! Miracle! hurlèrent les acolytes, comparses probablement inconscients de la comédie qui se jouait.

—C'est Dieu qui manifeste sa volonté.

—Mort aux hérétiques!

Ces cris se croisèrent pendant quelques secondes. Fuis frère Lubin entonna le Te Deum, repris en choeur par les gens qui l'entouraient. D'autres, entendant des clameurs, entraient dans le cimetière. Le bruit du miracle, rapidement colporté, se répandait dans tout le quartier; des gens accouraient, se pressaient parmi les tombes; au bout d'un quart d'heure, une foule énorme emplissait le cimetière, et chacun put se rendre compte qu'un magnifique buisson d'aubépine avait fleuri en plein mois d'août!...

Frère Lubin cueillit le buisson d'aubépine dont il eut soin de ne pas laisser une seule branche.

Alors, une douzaine de forts gaillards le saisirent le placèrent sur leurs épaules; ce groupe fut étroitement entouré par les gens à mine patibulaire que Thibaut avait appelés des fratres ad succurrendum (frères de renfort).

Et la procession s'organisa. Des prêtres surgirent Des moines en quantité affluèrent.

Glorieux et reluisant de graisse, Lubin portant dans ses bras le buisson du petit Jacques Clément fut promené à travers Paris; sur son passage, l'ardeur se ranimait, le massacre reprenait des forces, la grande tuerie devenait plus furieuse.

Tel fut le miracle de l'aubépine...




XLIII

«...QUE DES CHIENS DÉVORANTS
SE DISPUTAIENT ENTRE EUX....»

Les deux Pardaillan avaient essayé de mettre à exécution leur projet de gagner le port aux Barrés pour descendre la Seine en s'emparant de l'une des nombreuses barques attachées à quai.

Mais à peine furent-ils sortis de cette sorte d'oasis que formait la tranquillité du cimetière et des environs qu'ils furent repris par les tourbillons des foules déchaînées: ils voulaient remonter le fleuve, un coup d'aile de le tempête humaine les renvoya vers le Louvre.

Et soudain, au milieu de ce torrent, ils se trouvèrent à l'entrée du Pont de Bois, puis sur le pont, puis sur la rive gauche...

Ce fut ainsi qu'ils passèrent la Seine.

Le torrent tournait vers la gauche

Alors ils entrèrent dans le dédale des rues qui les conduirait à l'hôtel de Montmorency.

Là les clameurs de mort, le hurlement des cloches, les plaintes des victimes s'entrechoquaient comme sur la rive droite dans les airs embrasés.

La tête perdue, ils allaient, guidés seulement par une sorte d'instinct... Ils poursuivaient le cours de l'épique ruée à travers le carnage, dans le sang et les flammes, tragiques, effrayants.

Soudain, une petite place... Le vieux Pardaillan saisit son fils par le bras, l'arrêta net et lui désigna quelque chose qui devait être effroyable, car le chevalier fut saisi d'un frisson convulsif.

Le vieux, de sa voix devenue rauque, avait grondé:

—Orthès! Orthès d'Aspremont... Damville rôde par ici!

—Malédiction! râla le chevalier.

—C'était Orthès, le premier lieutenant de Damville! son âme damnée!

A ce moment, une femme, une huguenote, d'une maison voisine, bondit échevelée, hagarde, ses vêtements en lambeaux, presque nue, en criant d'une voix déchirante: Grâce!

Une douzaine de forcenés la poursuivaient.

La femme, jeune et belle, alla heurter Orthès, tomba à genoux et pantela, les mains tendues:

—Grâce! Ne me tuez pas! Pitié!

Un effroyable sourire contracta les lèvres d'Orthès. Il leva un fouet et toucha la femme, puis, à grands coups, il fit claquer son fouet en hurlant:

—Taïaut, Pluton! Taïaut, Proserpine! Taïaut! Pille! Pille!...»

Au même instant, deux chiens énormes, à la gueule rouge de sang, se jetèrent sur la femme; elle eut une horrible clameur d'épouvante et tomba à la renverse, les deux chiens sur elle.

Un coup de croc de Pluton lui ouvrit la gorge, la gueule de Proserpine s'implanta sur un des seins, pendant quelques secondes, les Pardaillan, pétrifiés par l'horreur, ne virent qu'un amas de chairs pantelantes d'où fusaient des jets de sang, n'entendirent que les grognements sourds des deux chiens occupés à l'horrible besogne.

Alors, le chevalier, pâle comme un mort, la lèvre soulevée par l'étrange sourire qu'il avait à de certaines minutes épiques, la moustache hérissée, tremblante marcha sur Orthès.

Orthès, levant les yeux, aperçut les deux Pardaillan et poussa un hurlement de joie infernale... il commença un geste, ce geste ne s'acheva pas... le chevalier venait de le saisir par un poignet, celui qui tenait le fouet le hurlement de joie devint un cri de terreur: le chevalier lui arracha le fouet, continua à tenir l'homme par le poignet.

Alors le fouet se leva, siffla dans les airs et s'abattit sur Orthès...

Une large zébrure rouge balafra la face du tigre humain.

Une deuxième fois, le fouet se leva, le fouet des chiens s'abattit sur la face d'Orthès, puis encore, et encore!...

D'un effort désespéré, Orthès s'arracha à l'étreinte et, les yeux sanglants, vociféra à ceux qui le suivaient:

—Sus! sus! Ils en sont!... Pille! Tue! Pluton, Proserpine, taïaut! taïaut!...

Les deux chiens lâchèrent les restes sanglants de la femme et se dressèrent, tout hérissés, les babines retroussées, l'un devant le vieux Pardaillan, l'autre devant le chevalier...

Orthès, délirant de rage et de souffrance, râla encore:

—Pille, Pluton! Pille Proserpine! Hardi mes dogues!

Il tomba soudain renversé, en proférant une horrible imprécation un chien, non l'un des siens, un chien de berger a poil roux, maigre et subtil, avait bondi sur lui... Pipeau! C'était Pipeau! Pipeau; l'amant de Proserpine, qui avait suivi sa maîtresse d'étape en étape.

D'un coup sec, d'un seul coup, les mâchoires de fer de Pipeau entrèrent dans la gorge d'Orthès.

Le vicomte d'Aspremont demeura immobile tué net près des restes sanglants de la femme... les deux Pardaillan n'avaient rien vu de cette scène...

Pluton s'était dressé devant le vieux Pardaillan.

Proserpine, devant le chevalier...

Ils hésitèrent pendant un laps de temps inappréciable, puis, ensemble, avec un aboi sauvage, ils bondirent, cherchant la gorge...

Dans le même instant, Pluton retomba en arrière, éventré par le coup de dague du vieux routier...

Proserpine avait sauté sur le chevalier...

Au moment où elle avait bondi, lui, des deux mains» l'avait empoignée au cou; il serra frénétiquement, de ses dix doigts convulsés par l'effort; la chienne râla, sa voix s'éteignit...

Dix secondes ne s'étaient pas écoulées depuis l'instant où les Pardaillan avaient vu les chiens bondir sur la huguenote.

Ils jetèrent autour d'eux des regards flamboyants, ne voyant même pas Pipeau qui bondissait autour d'eux, délirant de joie, ne voyant que les visages des compagnons d'Orthès, de la foule qui houlait, roulait autour d'eux, aboyant à la mort.

—En route! dit le chevalier.

Et sa voix avait une prodigieuse intonation.

Il ramassa le fouet... le fouet à chiens.

Et ils s'avancèrent, flamboyants, étincelants, tragiques, souples, grandis, paraissait-il, plus grands que ne sont les hommes, marchant d'un pas rude qui talonnait le pavé derrière eux, comme s'ils eussent foncé sur le génie des tempêtes d'enfer...

Et le rugissement du chevalier retentit au-dessus des tumultes déchaînés.

—Arrière, chiens!... Fils de chiennes!... Arrière, chiens!...

A droite, à gauche, le fouet se levait, s'abattait, sifflait...

Et la voix du chevalier, comme la cravache, cinglait, sifflait...

—Arrière, les chiens! Au chenil, la meute!

Tout à coup, il aperçut Pipeau et dit:

—Pardon, ami! je t'ai insulté...

Devant le fouet, devant cette lanière vivante prodigieuse, la foule s'ouvrait. Tigres, loups, chacals, tous les carnassiers rampèrent, se culbutèrent, se bousculèrent a droite et à gauche sur la petite place.

Une ruelle déserte s'ouvrait devant le chevalier: il s'y engouffra.




XLIV

ENTRE LE CIEL ET LA TERRE

Le chevalier entra dans la ruelle sans savoir où elle le conduirait...

Près de lui, le vieux Pardaillan, les deux mains armées, pareilles à deux griffes de lion.

Autour d'eux. Pipeau, fou de joie, fou de fureur!

Ils firent face à la foule.

Sur leurs pas, la foule s'était ruée avait envahi l'étroit passage, massée, tassée, ondulante; et cela formait un mascaret humain qui s'avançait, roulait se heurtait, avec des clameurs d'océan.

Pas à pas, face au mascaret, les deux êtres fabuleux haussés en cette minute aux grandissements surhumains pas à pas, les deux Pardaillan reculaient.

La lanière du chevalier sifflait, cinglait, marbrait des faces d'où jaillissait un hurlement: les deux dagues les deux griffes du vieux routier, du vieux lion labouraient des poitrines; Pipeau à reculons, l'oeil en feu, le poil droit, la gueule enrouée, pillait, mordait des jambes...

Les Pardaillan reculaient...

Où étaient-ils? Ils ne le savaient pas.

Soudain, à vingt pas derrière eux, il y eut une sourde et puissante détonation suivie d'un fracas de maison qui s'écroule. Le vieux routier jeta un rapide regard vers ce bruit d'explosion. Et il vit alors que la ruelle débouchait sur une rue plus large; que, dans cette rue, une deuxième foule tourbillonnait autour de quelque chose qui ressemblait à une forteresse assiégée, et qu'un coup de mine venait de faire sauter une partie de cette forteresse...

Donc, devant eux, la horde déchaînée devant laquelle ils reculaient pas à pas...

Derrière eux, cette autre foule sur laquelle ils allaient être jetés...

Un étau dans lequel ils allaient être broyés...

Et, soudain, la chose se produisit. Les deux foules se rejoignirent. Refoulés par une vague plus puissante du mascaret, les deux Pardaillan furent jetés sur la horde qui assiégeait la forteresse; la rue était pleine de fumée acre, de poussière, de vociférations, de détonations d'arquebuses; il y eut une mêlée affreuse de cavalerie et de piétons, un remous vertigineux où les Pardaillan furent ballottés, poussés, repoussés brusquement, une sorte d'ouverture béa devant eux ils se retrouvèrent dans un large escalier éventré rampes démolies, marches déchaussées... Ils se retrouvèrent là... ils se retrouvèrent bondissant le long des marches de cet escalier qui ne tenait plus que par miracle... ils montaient, montaient: comme dans les rêves du délire, ils montaient, sans savoir où ils étaient, où ils allaient, sans que nul, parmi la foule osât se lancer à leur poursuite dans l'infernal escalier qui branlait et vacillait parmi les tourbillons de fumée!...

Ils atteignirent le sommet de l'escalier, étroite plateforme en plein air, qui avait dû être son dernier palier.

Là il n'y avait plus rien, sinon une haute muraille à laquelle s'adossait encore l'escalier. D'un dernier bond les deux Pardaillan atteignirent le faîte de cette muraille. Ils s'y cramponnèrent, s'y installèrent solidement et, au même instant, derrière eux, il y eut un effroyable fracas tandis qu'un opaque nuage de poussière et de plâtras les enveloppait: c'était l'escalier qui venait de s'écrouler!...

Cramponnés sur le faîte de la haute muraille, ils se trouvèrent alors isolés entre le ciel, où roulaient de lourdes volutes de fumée, où passait la rafale des hurlements de cloches, et la terre d'où montait l'immense clameur de mort...

Alors le chevalier se pencha, regarda en bas, non du cote de l'escalier écroulé, mais sur l'autre versant de la muraille.

Il regarda à travers les tourbillons de fumée écarlate qui montait, chercha à distinguer ce qu'il y avait dans le tumulte effrayant qui se déchaînait au-dessous de lui.

Et son âme frémit. Son coeur défaillit. Ses lèvres tremblèrent. Ses yeux jetèrent une lueur farouche de desespoir!

Qu'avait-il donc vu?...

La cour d'un hôtel: l'hôtel qu'on assiégeait de la rue. Une cour pleine de décombres et de cadavres! Parmi ces décombres, une foule de gens d'armes qui se ruaient à travers la grande porte démantelée! Et sur les marches qui conduisaient à la porte de l'hôtel trois hommes, l'épée à la main, se défendant encore!...

Et, à la tête des assaillants, un furieux, plus furieux plus ardent que tous!

Et, parmi les trois, un homme de haute stature qui levait au ciel un dernier regard chargé d'imprécations!

Et Pardaillan les reconnut, assaillants et assiégés!

C'était Henri de Damville qui attaquait! François de Montmorency qui allait succomber!

Les deux frères enfin face à face!

Et, cette cour, c'était la cour de l'hôtel Montmorency!...

—Malédiction! rugit le chevalier de Pardaillan.




XLV

COMME A THÉROUANNE

Henri de Montmorency, maréchal de Damville, s'était mis en route au premier coup de tocsin de Saint-Germain-l'Auxerrois. Son armée marchait en bon ordre et sans hâte.

Il avait d'abord les gentilshommes de sa maison, au nombre de vingt-cinq; puis trois cents soudards à cheval; derrière les cavaliers, roulaient trois tombereaux chargés de tonneaux de poudre; derrière la poudre, deux cents reîtres armés d'arquebuses.

A peine cette troupe se fut-elle mise en marche que le maréchal en confia le commandement à l'un de ses gentilshommes et s'éloigna avec trente cavaliers seulement.

La petite troupe atteignit rapidement l'hôtel de Mesmes.

Il mit pied à terre, s'approcha de la porte de son hôtel et cria:

—François de Montmorency, est-ce toi qui m'as jeté ce gant?

En même temps, il frappait le gant cloué à la porte.

Dans les environs, le tumulte grandissait, des torches passaient, des cris retentissaient. Les trente cavaliers, immobiles comme des statues, ne tournaient pas la tête vers ces clameurs: ils regardaient leur chef.

Damville frappa le gant. Et, d'une voix devenue plus sauvage, il cria:

—Où es-tu, François de Montmorency? Pourquoi n'es-tu pas ici quand je relève ton gant?

Aussitôt, il arracha le gant et alla l'attacher à l'arçon de sa selle.

Pour la troisième fois, il cria:

—Lâche! Puisque tu n'es pas ici pour relever ton défi, c'est donc moi qui vais te retrouver!

A ces mots, il monta à cheval et, s'élançant au galop, rejoignit son armée au moment où elle venait de franchir le Grand-Pont.

Le maréchal de Montmorency, tenu à l'écart comme nous avons vu, suspect à Guise, haï de la vieille reine, ignorait ce qui devait se passer. L'eût-il su même, il lui eût été impossible de supposer qu'on oserait s'attaquer à un Montmorency.

François de Montmorency, donc, se savait suspect, mais non désigné aux coups des massacreurs.

A tout hasard, il mit son hôtel en état de défense.

Une douzaine de gentilshommes, les uns catholiques, les autres huguenots, et bons serviteurs de la monarchie, mais comme lui ayant horreur de tant de guerres sauvages, vivaient dans l'hôtel et composaient sa maison, ou, si l'on veut, sa cour.

Le maréchal porta à quarante le nombre des gens d'armes qu'il entretenait.

De plus, il arma les laquais: il y en avait une vingtaine dans l'hôtel.

Tout cela formait un total d'environ quatre-vingts combattants. L'hôtel fut abondamment pourvu de poudre, de balles, de mousquets, de pistolets et d'armes de toute nature, des provisions de bouche pour un mois y furent entassées.

La successive disparition du vieux Pardaillan et du chevalier raviva les inquiétudes du maréchal. Dès lors tous les soirs, l'hôtel fut barricadé.

Pendant ces quelques journées, Loïse vécut auprès de sa mère La douce folie de Jeanne de Piennes demeurait invariable dans ses manifestations; toujours elle se croyait à Margency et on la voyait prêter l'oreille en murmurant:

—Le voici qui vient... Je vais lui dire... oh! je tremble... Et, si François apparaissait alors, le coeur serré les bras vaguement tendus vers celle qui l'avait tant aimé, la folle le regardait d'un air étonné, sans le reconnaître:

Quant à Loïse, si elle souffrit de l'inexplicable disparition du chevalier il fut impossible de le deviner; son pur et fier profil de vierge ne s'altéra pas. Seulement l'inquiétude faisait de terrible ravages dans cette âme.

Le samedi soir, comme elle s'était assise près de Jeanne de Piennes, s'occupant à un travail de broderie ses yeux rêveurs parurent fixer un point dans l'espace; la folle, qui semblait sommeiller, redressa soudain, se pencha, et, la figure extasiée, murmura:

—Enfin, le voici!... Oh! quand viendra-t-il?...

—Hélas! Hélas! murmura Loïse. Où est-il?

Le maréchal entra en ce moment. Il vit cette scène si douce et triste d'un seul coup d'oeil Il saisit la mère et la fille dans ses bras et les serra convulsivement contre lui, en proie a une angoisse inexprimable.

Vers deux heures du matin, tout dormait dans l'hôtel, en cette nuit du samedi, hormis les gens d'armes du corps de garde. Le silence était profond. Jeanne de Piennes et Loïse reposaient dans la même chambre.

Le maréchal, vers dix heures, s'était retiré dans son appartement.

Les premiers mugissements des cloches réveillèrent François de Montmorency.

Il s'habilla, revêtit une cuirasse de buffle, ceignit son épée de bataille, s'arma d'une dague et ouvrit une fenêtre.

Une étrange rumeur venait du fond de Paris et semblait gagner les rues de proche en proche. Au loin, de sourdes détonations éclataient. Les cloches sonnaient le tocsin.

Pendant quelques minutes, le maréchal écouta cette énorme rumeur. Son visage s'assombrit.

Alors, il courut à la chambre où dormaient Jeanne de Piennes et Loïse.

Loïse, dès le premier coup de cloche, s'était habillée, et, maintenant, elle aidait sa mère à se vêtir.

—Tu n'as pas peur, mon enfant? dit le maréchal.

—Je n'ai pas peur. Mais que se passe-t-il?

—Je vais le savoir. Mets tes vêtements de route, mon enfant, et tiens-toi prête. à tout!

Dans la cour, François trouva ses gentilshommes, armés, écoutant l'horrible tumulte dont les rafales allaient grandissant de minute en minute. Les gens d'armes étaient à leur poste.

—Monseigneur, s'écria l'un des gentilshommes, le jeune La Trémoille, que le vieux duc de La Trémoille avait placé auprès de Montmorency pour y apprendre, avait-il dit, l'honneur, le courage et la vertu,—monseigneur, je suis sûr que les guisards attaquent le Louvre! Il faut courir au secours du roi! Écoutez! écoutez! On se bat au Louvre!...»

Le maréchal secoua la tête. Une inexprimable inquiétude l'envahissait. Non! il ne s'agissait pas d'un coup de force tenté par Guise!... Guise eût procédé plus vite!

—La Trémoille. dit-il, et vous, Saint-Martin, poussez une pointe jusqu'à la Seine...

Les deux jeunes gens s'élancèrent dans la rue.

Il était tout près de quatre heures lorsqu'ils revinrent. Et, sans doute, ce qu'ils avaient vu devait être horrible, car ils étaient livides, hagards.

—Maréchal! râla Saint-Martin, on meurtrit les huguenots en masse!...

—Monseigneur, rugit La Trémoille. on tue mes frères! Partout! Dans les maisons! Dans les rues! Au Louvre!

—J'y vais» dit Montmorency d'un accent qui fit courir un long frisson parmi les hommes d'armes.

Il commanda, comme jadis quand il partait pour Thérouanne:

—A cheval, messieurs! Holà! mon destrier de bataille!...

Il y eut dans la cour un rapide tumulte de prise d'armes.

—Messieurs, dit François, nous allons tenter l'impossible: atteindre le Louvre, pénétrer jusqu'au roi, lui demander d'arrêter le carnage... et s'il refuse... bataille!

—Bataille! rugirent les gentilshommes.

—Ouvrez la porte! commanda le maréchal.

Le suisse se précipita vers la grande porte.

A ce moment, un étrange tumulte envahit la rue tumulte de reîtres arrivant au pas de course, de lourds chevaux martelant le pavé, d'épées entrechoquées et tout ce tumulte s'arrêta devant l'hôtel... Une voix éclatante, terrible, sauvage, hurla:

—A l'assaut, au pillage! à sac! Sus! Sus! Sus!

—Mon frère! gronda François de Montmorency.

Et d'une voix terrible qui domina les puissantes rafales de la tempête de mort, il cria:

—Henri! Henri! Malheur! Malheur à toi!

Un formidable coup de madrier ébranla la grande porte massive.

—Pied à terre! commanda Montmorency

La manoeuvre s'exécuta, les chevaux furent rentrés aux écuries.

François en quelques secondes, prit son dispositif de bataille: devant la porte fermée, les quarante hommes d'armes sur un front de dix arquebuses, et sur quatre rangs, le premier rang, prêt à faire feu, les trois autres, l'arme au pied. A gauche de la porte, un groupe de gentilshommes armés de longues piques; à droite, un autre groupe. Montmorency, sur le perron de l'hôtel, dominant cet ensemble, l'estramaçon au poing.

Un deuxième coup de madrier retentit sourdement sur la porte.

—Lâche! Lâche! hurla la voix de Damville, je relève ton défi! Me voici! Où es-tu, que je te soufflette de ton gant!...

—Ouvrez la porte! tonna Montmorency.

De droite et de gauche, les deux groupes de gentilshommes se précipitèrent, firent tomber les lourdes ferrures, attirèrent à eux les deux énormes vantaux de chêne massif, la porte se trouva grande ouverte!...

Manoeuvre audacieuse, manoeuvre sublime!

Il y eut dans la rue un recul désordonné devant cette porte qui s'ouvrait.

Puissante et calme, la voix de François tomba du haut du perron:

—Premier rang!... Feu!...

Les dix arquebuses tonnèrent; d'effroyables clameurs retentirent; les dix hommes, déjà, avaient dégagé le deuxième rang et rechargeaient leurs armes.

—En avant! En avant! vociféra Damville.

—Deuxième rang!... Feu!...

Un rideau de flammes, un nuage de fumée noire, un coup de tonnerre, cris, vociférations, insultes, tourbillon de recul dans la rue...

—Troisième rang!... Feu!...

—Quatrième rang!... Feu!...

Dans la ruelle par où avaient débouché les Pardaillan, les troupes de Damville fuyaient; trente cadavres jonchaient la rue, à droite et à gauche de la porte, une foule énorme, et Damville mettant pied à terre, livide de rage, fou furieux, tendant le poing à la forteresse, geste impuissant!...

—Fermez la porte! commanda Montmorency.

Cependant, Henri de Dam ville retrouva promptement le sang-froid nécessaire pour organiser un deuxième assaut.

Il commença par rassembler ses reîtres et ses cavaliers auxquels il fit mettre pied à terre; les chevaux furent conduits au bord de la Seine, à l'endroit où aboutissait le bac du passeur.

Puis il fit refouler à droite et à gauche de l'hôtel la foule hurlante.

Alors, devant l'hôtel, il tint conseil avec quelques-uns de ses gentilshommes. Tout cela dura une heure.

Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque Damville acheva son dispositif pour une nouvelle attaque. Les lèvres blanches, la moustache tremblante, la voix brève et rauque, il donnait ses ordres.

Et il persista dans le même plan: défoncer la porte!

Alors, au moyen de palans, on dressa une sorte de catapulte devant la porte de l'hôtel. A cette machine fut accrochée une masse de fer composée de trois énormes enclumes attachées ensemble au bout d'une chaîne.

En même temps, on pénétrait dans la maison qui faisait mur mitoyen avec le bâtiment de droite: ce mur, on le perça à coups de pioche et, dans l'excavation, un tonneau de poudre fut placé.

A ce moment, il était plus de midi. L'installation de la machine avait demandé plusieurs heures. Un silence relatif s'établit dans la rue. D'un coup d'oeil, Damville vit que chacun était à son poste. Il donna le signal en levant le bras.

Dix hommes s'attelèrent à la masse de fer suspendue à la chaîne qui pendait du haut de quatre immenses madriers placés debout l'un contre l'autre, les quatre sommets liés ensemble, les quatre pieds s'écartant de dix coudées l'un de l'autre.

Les dix hommes ramenèrent la masse de fer jusque dans la ruelle, et, soudain, la lâchèrent.

La masse partit, s'élança, décrivit sa courbe de plus en plus foudroyante et alla heurter la porte... les reîtres firent un mouvement pour s'élancer... un craquement sinistre se fit entendre...

Mais reîtres et gentilshommes poussèrent une clameur de malédiction: la porte avait résisté!...

Damville se mordait les poings, il comprit que, de l'intérieur, on avait élevé une barricade; tout le temps qu'il avait passé à préparer l'assaut, Montmorency l'avait passé à organiser une défense acharnée.

—Oh! gronda Henri, quand je devrais passer un mois devant cette masure!...

Cette masure, c'était l'hôtel de Montmorency! la demeure qu'avait habitée son père le connétable!

—Orthès! appela-t-il.

—Le vicomte promène ses chiens! lui fut-il répondu.

—Sauval! appela-t-il alors.

L'homme ainsi nommé se précipita: c'était celui qui était préposé à la garde de la manipulation des poudres.

—Ici, dit le maréchal, un tonneau. Et là, un tonneau, Est-ce compris?

La manoeuvre fut aussitôt exécutée, les tonneaux placés, la mèche amorcée.

Damville y mit lui-même le feu, puis se retira à distance.

Vingt secondes plus tard, l'explosion retentit, un double jet de flammes s'éleva jusqu'au ciel, la porte s'écroula, les barricades qui la maintenaient se disloquèrent, le passage était libre!...

Les reîtres entrèrent dans la cour comme une bande de loups. Des décharges d'arquebuses les accueillirent, mais, cette fois, ils étaient lancés, rien ne pouvait les arrêter.

La mêlée commença; les arquebuses et les pistolets déchargés se turent; on commença à se battre à coups de piques, de dagues et de rapières.

Serrés en un groupe compact, en un peloton hérissé, les gens de Montmorency tenaient tête à la meute; ils gardaient le silence farouche du désespoir; les assaillants hurlaient, vociféraient; dans la rue, la foule accourue de toutes parts voulait entrer, tuer; le besoin de tuer était dans ces esprits affolés.

Montmorency cherchait des yeux Damville; il ne le voyait pas.

Damville attendait la minute propice.

L'estramaçon de François, de seconde en seconde, se levait et s'abattait.

Autour de Montmorency, une quinzaine de corps, entassés, morts ou blessés, lui faisaient un rempart.

Son peloton, réduit de la moitié, s'était massé au pied du perron central de l'hôtel.

Or, pendant que ces reîtres tourbillonnaient autour de cette poignée d'hommes, Damville avait rassemblé cent de ses cavaliers démontés sur la gauche de la cour.

Et il les jetait comme un bélier vivant sur le groupe de défenseurs et d'assaillants. Leur masse se rua d'un bloc.

Avec la violence d'épaves lancées à la côte, les gens de Montmorency furent précipités sur le bâtiment de droite.

Montmorency, dès lors, n'eut plus qu'une dizaine de combattants autour de lui.

Il monta sur le perron avec ces quelques derniers défenseurs. Quelques secondes se passèrent; une clameur immense s'éleva tout à coup... et Montmorency vit qu'il n'y avait plus autour de lui que sept ou huit hommes; la cour tout entière appartenait aux gens de Damville.

A ce moment même, une détonation formidable retentissait: le bâtiment de droite s'écroulait presque tout entier, ensevelissant ses défenseurs sous des décombres fumants!

Un lieutenant de Damville venait de faire sauter le bâtiment!...

Il ne restait plus debout que la muraille bordant la cour.

—Il faut mourir ici! dit Montmorency avec le calme du désespoir.

Et, comme il jetait derrière lui un rapide regard, par la porte de la salle d'honneur il vit sa fille Loïse qui accourait, bondissait, une dague à la main.

—Mon père! cria-t-elle, vous allez voir comment sait mourir une Montmorency!

—Ta mère! hurla François en assenant un terrible coup d'estramaçon qui fit reculer le flot des assaillants.

Loïse s'arrêta, pantelante. Sa mère!... Il fallait qu'elle vécût pour sa mère.

A cet instant, François de Montmorency, livide, sanglant, déchiré, effrayant, eut un rugissement de joie terrible:

—Enfin! Toi! Toi! Enfin!...

—Il avait Damville devant lui!...




XLVI

LES TITANS

Dans un de ces suprêmes coups d'oeil qui durent ce que dure un éclair, voici ce que vit François de Montmorency.

Il était sur le perron, son estramaçon levé à deux mains. Derrière lui, sa fille. Au fond de la salle, sur un fauteuil, Jeanne de Piennes, souriante devant ces horreurs...

Près de lui, deux hommes encore vivants.

Au bas des marches, Damville, son frère Henri, levant vers lui une face convulsée de haine, montant, une lourde rapière au poing.

Derrière Damville, à sa droite, à sa gauche, une foule de gens d'armes pressés, tassés, un bloc hérissé d'épées, de dagues, qui emplissait la cour tout entière, quatre cents tigres entassés là, des flamboiements d'acier, une clameur sauvage;

—A mort! A mort!

Au milieu de cette foule, un tombereau chargé de poudre qu'on venait de faire entrer.

Au-delà, la porte de l'hôtel, démantelée, jetée bas, béante...

Par ce large trou béant, la rue apparaissait, noire de foule, un océan de peuple, d'où montait la même clameur obstinée, rauque, sauvage:

—A mort! A mort!

Voici ce que Montmorency vit et entendit dans cet inappréciable temps de récit pendant lequel Damville, refoulant ses hommes d'armes pour atteindre son frère, gronda:

—Place! Il est à moi!...

Au même instant, les deux frères se trouvèrent l'un devant l'autre.

Les deux hommes, qui avaient survécu à l'effroyable carnage et qui se trouvaient près de Montmorency, tombèrent.

Damville fit un geste, qui arrêta les centaines de dagues levées sur François, et il hurla:

—Vivant! Il me le faut vivant!...

François avait levé son estramaçon qui jeta dans l'air un flamboiement rouge. L'estramaçon décrivit sa courbe et s'abattit avec une violence capable de fendre un homme...

Damville fit un bond en arrière.

L'estramaçon de François heurta la marche de marbre et se brisa.

Malédiction! rugit Montmorency.

—A moi! hurla Damville. François, tu meurs de ma main! Adieu, mon frère! Rappelle-toi que tu m'as confié Jeanne de Piennes! Sois tranquille, j'aurai soin d'elle!

En même temps, il se rua sur François, désarmé.

François, d'un coup de son tronçon d'épée, para le coup formidable qui lui était destiné. Au même instant, d'un bond, il entra dans la salle d'honneur et, d'un geste frénétique, saisissant sa fille dans ses bras, il tonna:

—Ni Jeanne! Ni Loise! Ni moi! Aucun de nous ne sera à toi!

Il arracha la dague des mains de la jeune fille et, entraînant Loïse près de sa mère assise au fond de la salle, il leva l'arme sur Jeanne de Piennes!...

Mourons! Mourons ensemble! adieu!...

A ce moment, une clameur énorme, une clameur d'imprécations, de malédictions, de plaintes déchirantes, jaillit, fusa de la cour, mêlée au grondement sourd de quelque chose qui s'écroule!...

Damville avait bondi au bas du perron, avec un cri de malédiction!

Les reîtres fuyaient, tourbillonnaient, se heurtaient, éperdus, se frappaient les uns les autres pour fuir plus vite!

Que se passe-t-il?...

En quelques bondissements, haletant, la tête perdue, délirant d'un espoir insensé. Montmorency regagna le perron...

Ce qui se passait!... Voici:

Du haut de la muraille demeurée debout, seule de tout le bâtiment qui avait sauté, du haut de cette muraille, disons-nous, un bloc de pierre avait roulé, s'était abattu au milieu de la cour, écrasant trois ou quatre hommes...

Tous, ayant levé la tête, aperçurent à travers les tourbillons de fumée deux hommes, debout, deux êtres étranges qui marchaient sur l'arête de la muraille branlante...

Et, aussitôt après le premier bloc, un deuxième tomba, roula, écrasa, traça un large sillon sanglant, puis un autre, et un autre encore, sans arrêt!... Cela pleuvait!

Quelle panique! Quels hurlements de rage et d'épouvanté!

Vingt secondes après la chute du premier bloc, il n'y avait plus dans la cour de l'hôtel que des cadavres et des blessés aux membres fracassés!...

Et, là-haut, sur l'infernale muraille, les deux êtres fabuleux, entourés de fumée et de poussière, noirs, étincelants, rouges, déchirés, flamboyants, les deux Pardaillan éclataient d'un rire terrible!...

La muraille sur laquelle se trouvaient le chevalier de Pardaillan et le vieux routier dominait l'hôtel central, c'est-à-dire que les deux épiques travailleurs étaient plus haut placés que le toit.

Il leur eût été facile de sauter sur ce toit, de gagner la première lucarne et de descendre par le grenier.

C'est ce que le vieux routier avait fait remarquer à son fils sur le premier moment, c'est-à-dire lorsque, s'étant penchés, ils reconnurent qu'ils avaient abouti à l'hôtel Montmorency.

Le chevalier secoua frénétiquement la tête. Il montra le maréchal debout entre ses deux derniers compagnons, et, derrière lui, Loïse. Et il gronda:

—Si elle meurt, c'est la tête la première que je descendrai!...

—Enfer! rugit le vieux, avoir tenu tête à Paris tout entier! Et venir te tuer ici!...

Il s'était croisé les bras et frappait furieusement du talon.

Sous ces coups, une pierre à moitié descellé se détacha, tomba dans le vide... d'en bas, une clameur de stupéfaction, de rage et de terreur monta jusqu'à eux...

—Tiens! tiens! fit simplement le vieux routier. Mais ça écrase, ça!...

—A l'oeuvre! rugit le chevalier.

Ils se baissèrent tous deux; leurs deux dagues attaquèrent un bloc, firent levier, une poussée précipita le bloc dans le vide et, en bas, une large trouée se fit dans la foule des reîtres.

Dès lors, ils ne regardèrent plus.

Chacun travailla de son côté; la grêle de pierres se mit à pleuvoir; pièce par pièce, ils démantelaient la muraille. Ils étaient aussi fermes sur l'étroite corniche que sur la terre; un geste de trop, un mouvement à faux, et ils étaient précipités; ils n'y prenaient pas garde... Quand ils se rejoignirent, ils regardèrent en bas et virent qu'il n'y avait plus personne dans la cour!...

Ils riaient; ils étaient noirs de fumée et de poussière; leurs yeux flamboyaient; leurs mains s'étaient ensanglantées; leurs habits étaient en lambeaux; ils riaient comme des fous!

Un coup d'arquebuse retentit; la balle fit tomber le chapeau du chevalier.

—Ce n'est pas moi qui vous salue! hurla-t-il.

Les arquebusades se succédaient; les balles sifflaient autour d'eux; de la rue, deux ou trois cents reîtres les visaient, tandis que la foule poussait ses hurlements de mort...

Alors, le vieux longea, la muraille et vint surplomber la rue...

—Rangez vos crânes! vociféra-t-il.

On vit le titan soulever dans ses bras un moellon qu'il lança à toute volée.

—Place, monsieur! dit le chevalier.

Et, à son tour, il s'avança, tandis que le vieux se couchait sur la crête pour le laisser passer.

Le moellon du chevalier traça sa courbe dans l'espace, tomba, rebondit parmi les hurlements d'épouvanté.

Pendant trois minutes, l'effrayante manoeuvre se poursuivit; à coups de moellons, les deux titans déblayaient la rue comme ils avaient déblayé la cour; la muraille baissait; ils descendaient à mesure d'un cran; et, finalement, les arquebuses se turent!... Dans la rue, il n'y avait plus personne! Damville, livide, saisit sa tête à deux mains et, tandis que, là-haut, retentissait le rire des titans, ceux qui environnaient le maréchal virent qu'il pleurait à chaudes larmes, de rage, de honte et de fureur!...

La muraille avait baissé de sept ou huit rangées de moellons...

Les deux titans, voyant la rue libre et l'hôtel entièrement dégagé, dirent ensemble: «Partons!»

Ils sautèrent sur le toit de la loge du suisse; du toit, ils sautèrent dans la cour; là, ils se regardèrent un instant et ne se reconnurent pas, tant leurs faces noires et sanglantes flamboyaient d'audace et d'orgueil!...

Les Pardaillan, enjambant cadavres et décombres, traversèrent la cour en quelques bonds, escaladèrent le perron et se jetèrent dans la grande salle d'honneur de l'hôtel de Montmorency.

Le chevalier, qui marchait le premier, se sentit saisi par deux bras puissants, enlevé, pressé sur une large poitrine; et le maréchal de Montmorency, l'embrassant sur les deux joues, murmura en frémissant:

—Mon fils! Mon fils!...

Pardaillan, alors, jeta autour de lui un regard égaré: il vit Jeanne de Piennes, qui, indifférente, souriait à son rêve; il vit François de Montmorency qui pleurait; il vit Loïse toute droite, toute pâle, qui l'examinait d'un air de suprême gravité.

Le chevalier laissa errer, du maréchal à Loïse, son regard ébloui. Et le titan se sentit faible comme un enfant...

Il balbutia:

—Votre fils!... Oh! prenez garde que je ne me trompe sur le sens de ce mot!... Vous m'appelez votre fils... moi!...»

Le maréchal comprit l'angoisse qui montait dans ce coeur de lion.

Il se tourna vers sa fille et dit:

—Réponds, Loïse!...

Loïse devint très pâle. Ses yeux se remplirent de larmes.

—Mon époux... soyez le bienvenu dans la maison de mes pères... ta maison, ô mon époux!...»

Le chevalier chancela, s'abattit sur ses genoux, son front s'inclina sur les deux mains de Loïse et il se prit à pleurer...

—Pardieu! s'écria le vieux routier. Je te disais bien qu'elle ne pouvait être qu'à toi! Tu l'as conquise le fer à la main!

Mais Loïse secoua la tête, et elle murmura:

—Non, non... je l'aimais avant!... Là-bas... la petite fenêtre du grenier... c'est là qu'il m'a conquise...

Comme les paroles sont lentes! Et que valent les descriptions en de tels moments!... Dans l'intense émotion qui les faisait palpiter, cette scène n'avait duré que quelques secondes. Ce fut un cri, un geste d'éclair, une explosion d'amour. Ce fut, dans le cadre tragique de l'hôtel fumant, parmi les ruines, dans la vaste et funèbre rumeur de mort qui emplissait Paris, ce fut, dans cette minute épique, l'enlacement suprême de deux âmes qui, depuis des temps, allaient l'une vers l'autre!...

Loïse, dégageant ses mains, alla au vieux routier, lui mit ses bras autour du cou et, comme le maréchal avait dit: «Mon fils» au chevalier, elle dit:

—Mon père!...

La rude moustache du routier trembla.

Puis, il saisit Loïse à pleins bras, l'enleva et cria:

—Vive Dieu! La jolie fille que j'ai là!...

Une rumeur qui venait de la rue l'arrêta court.

Hérissés, les deux Pardaillan bondirent vers le perron.

—Alerte! Alerte! Par l'enfer! tonna le vieux.

Près de la grande porte démantelée, les visages de tigres de Damville se montraient.

Le chevalier courut au maréchal.

Le routier s'avança sur le perron.

Haletant, à mots hachés, eut lieu le suprême conciliabule:

—Maréchal, qu'y a-t-il, par là?

—Les jardins, les communs, mon fils...

—Au-delà des jardins?

—Des ruelles aboutissant à la Seine...

—Y a-t-il une voiture? N'importe quoi, dans les communs?...

—Une chaise de voyage...

—En route! hurla le chevalier.

—Je vous rejoins! cria le vieux routier.

Le maréchal saisit Jeanne de Tiennes dans ses bras. Le chevalier enleva Loïse comme une plume; elle laissa tomber sa tête sur son épaule; il fut secoué d'un frisson convulsif et s'élança.

L'instant d'après, ils étaient dans les jardins. Pénétrer dans la grande remise, traîner dehors une voiture fermée qui s'y trouvait, atteler deux chevaux à la voiture furent pour les deux hommes l'affaire de deux minutes. Jeanne de Piennes et Loïse furent déposées, jetées, pourrait-on dire, sur les banquettes.

—En conducteur, maréchal! commanda Pardaillan.

Le maréchal sauta sur l'un des deux chevaux.

Le chevalier bondit dans l'écurie, en tira un cheval qu'il ne sella même pas, lui jetant simplement un bridon à la bouche. Il remit le bridon au maréchal:

—Où est la porte, mon père?...

—Là!... Voyez, mon fils!...

—Allez!... Je vous suis!... Ouvrez et attendez-nous!...

Le chevalier, le pauvre hère, le gueux jetait des ordres. François de Montmorency, maréchal de France, obéissait.

Et cela leur semblait, à tous deux, naturel, comme certaines choses exorbitantes deviennent naturelles dans les rêves!...

La voiture, déjà, traversait le jardin, gagnait la porte que le maréchal ouvrait.

Le chevalier se précipitait vers la grande salle d'honneur.

Dans la cour de l'hôtel s'élevaient d'effroyables clameurs... Damville revenait à la charge!...

—Mon père! Mon père! Mon père! hurla Pardaillan.

A l'instant où le chevalier allait mettre le pied dans la salle qu'il lui fallait traverser pour rejoindre la cour antérieure de l'hôtel, une explosion terrible fit entendre son tonnerre qui, pour une seconde, étouffa l'immense rumeur des cloches, des plaintes et des hurlements de mort...

Une flamme écarlate fusa très haut dans le ciel, puis s'affaissa, se replia sur elle-même comme un rideau qui tombe...

L'hôtel Montmorency vacilla, s'entrouvrit, s'écroula dans un fracas de cataclysme.

La violente poussée de l'air fit reculer de dix pas le chevalier.

Mais il ne tomba pas! Il ne voulut pas tomber!

Et ce fut ce recul qui le sauva malgré lui.

La pluie de pierres, noires de poudre, ne l'atteignit pas.

Dans cette seconde épique où, farouche, convulsé, pétrifé, il lutta contre l'ouragan déchaîné par l'explosion, où, quand même, il demeura debout, une sorte de passage s'entrouvrit devant ses yeux flamboyants... Passage hérissé de poutres calcinées, de pierres fumantes, de plâtras. Et cela brûlait!...

L'incendie, allumé par l'explosion, achevait l'oeuvre dévastatrice...

—Mon père! Mon père! râla le chevalier. Où est mon père?...

Où était le vieux routier? Que faisait-il?

Tandis que le chevalier entraînait Montmorency, Jeanne de Piennes et Loïse vers les jardins, le vieux Pardaillan s'était avancé vers la cour. Par un étrange revirement de son esprit, le routier avait reconquis tout son calme.

Il était allé plus loin que l'horreur, plus haut que toute exaltation, et, très calme, grommelait:

—C'est tout de même exorbitant que cela me tarabuste ainsi!... Il faut que j'en aie le coeur net!

De quoi s'agissait-il? Du papier qu'il avait pris à Bême.

Qu'était-ce que ce papier? Par trois ou quatre fois, il avait voulu y regarder. Toujours quelque nouvel incident l'en avait empêché: il n'y tenait plus. Il le prit, l'ouvrit, le parcourut rapidement.

Sauf-conduit pour toute porte de Paris valable ce jourd'hui, 23 d'août, et jusque dans trois jours.—Laissez passer le porteur des présentes et les personnes qui l'accompagneront.—Service du Roi.

C'était signé: Charles, Roi. Le cachet, aux armes de France, faisait une tache rouge dans un coin.

Le vieux routier, simplement, poussa un soupir de soulagement. Il savait enfin!

Il descendait le perron, le terrible perron où Montmorency avait tenu tête à la meute.

Voyait-il seulement les reîtres de Damville qui, un à un, s'approchaient, avec des faces inquiètes et sombres?... S'il les voyait, il ne s'en préoccupa point. Il alla droit au tombereau de poudre laissé dans la cour, au milieu de la rue. Il y avait dans ce tombereau vingt barils de poudre.

Le vieux Pardaillan se mit tranquillement à les décharger.

A ce moment, un coup d'arquebuse retentit: l'un des reîtres venait de tirer sur lui et l'avait manqué.

Le routier grommela:

—C'est imbécile de n'avoir pas lu ce papier plus tôt. Comment le faire parvenir au chevalier, maintenant?

Et il continua sa besogne, sans hâte apparente, sans déploiement de force visible, mais, en réalité, avec le prodigieux effort de tous ses muscles tendus, avec la rapidité foudroyante d'une machine en mouvement.

L'un après l'autre, il transportait les barils dans la salle d'honneur.

D'instant en instant, le nombre de ces figures louches qu'il avait remarquées augmentait; les reîtres n'osaient pas encore pénétrer dans la cour.

Le vieux Pardaillan en était à son seizième baril.

Ruisselant de sueur, les mains en sang, les ongles déchirés, livide de son titanesque effort sous la couche de poussière qui lui noircissait le visage, il reparut sur le perron pour aller chercher le dix-septième baril...

Il vit la cour pleine de furieux, qui se ruaient vers le perron...

—A mort! A mort! rugit Damville qui poussait ses reîtres.

—Mais il me reste quatre barils à prendre! hurla le vieux Pardaillan. Tant pis! Avec seize, nous ferons l'affaire... Adieu, Loise, Loïsette, Loïson!

Il tira le pistolet qu'il avait à la ceinture et, au moment où la horde envahissait la salle d'honneur, murmura:

—Je crois, mes agneaux, qu'entre vous et le chevalier je vais dresser une barricade un peu soignée!

Il fit feu sur la poudre!...

La poudre s'enflamma, commença à pétiller!...

Les assaillants, à la vue des barils entassés, de la traînée de poudre qui crépitait, essayèrent de fuir, jetant des imprécations sauvages, des râles d'épouvanté. Le vieux titan fit un bond terrible vers une porte de dégagement... Trop tard!...

La formidable explosion retentit.

L'hôtel s'écroula dans un fracas d'enfer, ensevelissant deux cents des assaillants sous ses décombres fumants.

Damville avait pu fuir à temps, lui!

Et, de la rue, fou de rage, livide d'épouvanté, hagard, hébété, il contemplait la destruction des derniers restes de son armée de cinq cents reîtres, gentilshommes et gens d'armes!...

Son armée mise en déroute! Et par qui?... Par deux hommes!...

—Oh! les démons! hurla-t-il, les démons de l'enfer!

Devant la grande porte de l'hôtel, il contemplait ces ruines avec le désespoir de la vengeance inassouvie. Et pourtant une flamme de sombre joie jaillissait de ses yeux, lorsqu'il songeait que, sans aucun doute, tous avaient péri dans l'explosion: son frère, les Pardaillan... Jeanne de Piennes aussi! Sa passion en saignait. Mais mieux encore il aimait Jeanne morte que Jeanne au bras de François.

Soudain, voici ce que la foule put voir:

Au milieu de l'infernal passage, dans les tourbillons de fumée, dans les flammes, marchant parmi les ruines fumantes, sautant ici une poutre enflammée, là un entassement de pierres brûlantes, oui, dans cette fournaise, apparut un homme!

Les sourcils et les cheveux à demi brûlés, les vêtements en lambeaux, noir dans l'auréole écarlate des flammes, cet homme tourna vers Damville, vers la foule, un visage effrayant où on ne vit que le flamboiement des yeux...

Et, cet homme, c'était le chevalier de Pardaillan L.

—Mon père!... Monsieur!... Monsieur de Pardaillan!...

—Ici, par les cornes du diable!

Le chevalier bondit. Sous un entassement de poutres et de moellons, il vit alors son père. Arc-bouté sur ses genoux, le vieux routier soutenait encore de ses épaules la charge effroyable des pierres écroulées sur lui. Il était livide. Son souffle court et rauque ne rendait plus qu'un râle. Il souriait à son fils.

—Me voici, père, me voici... ce ne sera rien... courage... encore cette pierre... oh! vos pauvres cheveux blancs sont brûlés... plus que cette poutre... votre jambe. Seigneur!»

Délirant, la voix tremblante, le geste fiévreux, rude, le chevalier travaillait...

—Tu n'auras donc... jamais... voulu m'écouter... Je t'avais ordonné... de fuir...»

Le chevalier saisit son père à pleins bras, le souleva...

—Père, père... il n'y a que la jambe, n'est-ce pas?... Oui, oui... pas d'autres blessures...

—Je dois avoir... deux ou trois côtes... un peu... froissées.

Le vieux routier avait la poitrine fracassée.

Sur son dernier mot, il perdit connaissance. Un sanglot terrible convulsa la gorge du chevalier...

Il enleva le vieux dans ses deux bras et se mit en marche...

La foule se rua avec un long hurlement de mort et envahit les décombres de ce qui avait été la cour d'honneur.

L'instant d'après, le chevalier, emportant son père chargé sur ses épaules, achevait de franchir les ruines, se retrouvait dans les jardins, courait dans un dernier effort jusqu'à la voiture où il déposa le vieux routier agonisant, entre Jeanne de Tiennes et Loïse... entre la mère dont il avait jadis enlevé l'enfant... et la fille qu'il avait ramenée!...

Alors, il ramassa une rapière, sauta sur le cheval sans selle que lui tenait le maréchal; il se mit en tête et piqua droit devant lui, vers la porte la plus voisine!...

Dans la voiture, le vieux routier, secoué par les cahots, revint à lui; il fouilla dans une de ses poches, en tira un papier qu'il serra convulsivement dans sa main et qu'il tendit tout froissé à Loise...




XLVII

LA BONNE ÉTAPE

Il pouvait être sept heures du soir. Le soleil descendait vers l'horizon et ses rayons obliques nuançaient de pourpre les fumées qui roulaient lourdement sur Paris. Dans les rues, dans les carrefours, dans les maisons, on tuait toujours.

Pardaillan, sur son cheval sans selle, rapière au poing, passait à travers ces horreurs. Il ne voyait plus rien. Il n'entendait plus rien. Dans sa tête, une seule idée fixe: gagner l'une des portes de Paris! Sortir de cet enfer! Comment? Il ne savait pas...

Toutes ces hordes sanglantes, ces victimes qui bondissaient, ces feux de bûchers et d'incendies, ces houles humaines qui déferlaient à grand fracas lui apparaissaient dans un brouillard rouge, comme les ombres d'une fantasmagorie géante...

Soudain, la halte!...

Où est-il? Devant une porte.

En avant de la porte, vingt soldats, vingt arquebuses. Un officier.

D'un bond sauvage, Pardaillan est sur l'officier: un cri rauque, bref:

—Ouvrez!...

—On ne sort pas!...

De la voiture, Loïse a sauté. A l'officier, elle présente un papier tout ouvert, et elle se rejette dans la voiture...

L'officier jette un regard étonné sur Pardaillan et crie:

—Ouvrez la porte!... Messagers du roi!...

—Messagers du roi! ricane le vieux routier qui, dans le fond de la voiture, s'est soulevé un instant et retombe pantelant, un sourire étrange au coin de sa moustache hérissée...

—Messagers du roi! murmure Pardaillan.

Il ne comprend pas! Il ne sait pas! Il rêve! C'est la suite du rêve fabuleux qui se poursuit depuis le matin, partant de l'apparition de Catho dans la mécanique infernale du Temple, pour aboutir à la catastrophe de l'hôtel Montmorency!...

Voici la porte ouverte! Voici le pont baissé!

Il s'élance! Il passe! La voiture roule. Ils sont au-delà du pont-levis qui déjà se relève. Ils sont hors Paris!...

Et, comme ils viennent de franchir la porte, comme la porte, déjà, s'est refermée, voici qu'arrivent une quinzaine de cavaliers, chevaux blancs d'écume, flancs éventrés par les éperons, faces humaines convulsées par la haine, la rage, la fureur...

C'est Damville! C'est Maurevert! Ils accourent, haletants. Le cheval de Damville s'abat, fourbu. Ensemble, ils vocifèrent:

—Ouvrez! Ouvrez! Ce sont des parpaillots!...

—Ce sont des messagers du roi! répond l'officier. Voici l'ordre!

—Ouvre! rugit Damville. Ouvre, ou par le sang du Christ...

—Gardes! tonne l'officier. Apprêtez vos armes!...

Damville recule... Maurevert s'élance, un papier à la main:

—Messager de la reine! gronde-t-il. Ouvrez, officier!

—Passez, monsieur! Mais vous passerez seul! Arrière. les autres!...

Maurevert franchit la porte.

Damville lève ses deux poings au ciel, vomit une affreuse imprécation et tombe comme une masse...

Maurevert n'a pas menti; il est bien le messager de Catherine de Médicis. Après avoir cherché les Pardaillan partout où il pense les trouver, il s'est rendu au Louvre, il a été introduit aussitôt dans l'oratoire, où il a trouvé la reine à genoux, au pied du grand Christ massif.

—Vous voyez, a dit Catherine en se relevant, je prie pour l'âme de tous ceux qui meurent en ce jour...

—Priez-vous aussi pour celui-ci, madame?

Rudement, il a posé la tête de Coligny sur la table. Catherine n'a pas eu un frisson. Dans un souffle, elle a interrogé:

—Bême?...

—Mort!

—Maurevert, portez cette tête à Rome et racontez là-bas ce que nous faisons ici!

—Je pars!...

—Voici un laissez-passer. Voici de l'or. Courez. Volez. Pas un instant à perdre... Ah! prenez encore ceci!...

«Ceci» c'est un petit poignard qu'elle tend à Maurevert. Celui-ci secoue la tête en montrant sa forte dague:

—Je suis armé!

—Oui, mais ceci ne pardonne jamais!... jamais!...

Maurevert a tressailli. Il saisit l'arme qu'on lui offre... et qui, sans doute, sort de la fameuse vitrine de Ruggieri, le savant manipulateur de poisons!...

Il est parti!... Il a attaché la tête de Coligny à l'arçon de sa selle... Il est parti... rêvant de faire sa fortune à Rome, puis de revenir en France frapper Pardaillan avec le petit poignard qui jamais ne pardonne... Il a traversé la Seine... Et, comme il se dirige vers la porte du faubourg de Grenelle, des hommes d'armes passent près de lui, dans le tumulte de la tuerie... des hommes qui fuient! Il les a reconnus. Ce sont des gens de Damville!...

Damville! Montmorency! Pardaillan!

Les trois noms se heurtent dans sa tête! Il se rue vers l'hôtel Montmorency! Impuissant, ivre de rage, il assiste à l'explosion, à la retraite épique de Pardaillan jetant son père sur ses épaules comme Enée autrefois Anchise, et l'emportant à travers la fournaise...

Puis il a rassemblé quelques cavaliers, il a secoué Damville, tous ont fait le tour de la forteresse embrasée, se sont lancés sur les traces de la voiture qui vole devant eux, parmi les cadavres.

Maurevert, enfin, a franchi la même porte que Pardaillan...

En même temps que Maurevert, un être s'est glissé, s'est précipité, que nul n'a songé à retenir: ce n'est qu'un chien!

Pipeau!...

Pipeau, qui a suivi son maître à la piste, et qui, maintenant, s'élance.

Hors la porte, Maurevert s'est arrêté un instant. Où sont-ils passés? Par où ont-ils fui? Oh! il les retrouvera! Il les suivra jusqu'en enfer!...

Ah! ce chien qui s'élance!... Mais c'est son chien! Le chien de Pardaillan!... Le nez à terre, il cherche, souffle... Il a trouvé la piste!...

Pipeau est parti comme un trait...

Et Maurevert, enfonçant ses éperons dans le ventre de son cheval, a bondi sur les traces de Pipeau!...

Une fois hors Paris, Pardaillan a poussé son cheval droit devant lui. La voiture le suit. Ils traversent une plaine. Ils montent une côte. Une colline boisée par places de hêtres et de châtaigniers. Puis des champs, de larges champs couverts d'épis dorés.

En haut de la côte, Pardaillan s'est arrêté, il a sauté à bas de son cheval.

Montmorency, de son côté, met pied à terre.

Où sont-ils?... Sur le haut de la colline de Montmartre Quelle heure? Le soleil, à l'horizon, plonge dans un océan de nuées écarlates... A leurs pieds, Paris!...

A peine a-t-il sauté à terre que Pardaillan, ayant constaté qu'on ne le poursuit pas, s'est élancé, a ouvert la voiture; Loïse en est descendue; Jeanne de Piennes demeure à sa place, indifférente.

Le chevalier a pris son père dans ses bras et, avec des précautions infinies, l'a descendu, l'a étendu sur le gazon... Il est encore persuadé que le vieux routier est seulement blessé aux jambes. Il se penche sur lui... sur ce pauvre visage couvert de contusions, balafré d'éraflures sanguinolentes, noir de poudre...

M. de Pardaillan vient de perdre connaissance.

Il a eu un sourire pour son fils, puis, avec un douloureux soupir, il a fermé les yeux...

—De l'eau! De l'eau!

De l'eau? Une source murmure là, tout près. Le chevalier s'est redressé. Il aperçoit la source. Il va s'élancer.

A ce moment, du milieu d'un épais buisson, surgit un homme...

Maurevert!...

Maurevert a suivi à la piste Pipeau qui, maintenant, se roule sur le gazon, saute, bondit, gémit, prouve l'allégresse de son âme par les exorbitantes gambades qui sont sa façon de parler.

Maurevert, à trois cents pas de la voiture qu'il a aperçue, est descendu de cheval, a attaché sa bête sous le couvert d'un bouquet de hêtres et s'est avancé en rampant parmi les buissons...

Il a vu le chevalier descendre son père de la voiture...

Il l'a vu se baisser...

C'est le moment!...

Il frappera le chevalier encore baissé, dans le dos!...

Le chevalier se relève... les deux hommes sont presque face à face... le chevalier désarmé, Maurevert, son poignard à la main... le poignard que lui a donné la reine!

L'élan emporte Maurevert...

—Meurs! hurle-t-il dans un râle de joie sauvage! Voici ma réponse à ton coup de cravache!...

Un cri terrible, un cri de femme retentit...

Le poignard s'est levé!...

Et, avant qu'il ne soit retombé, Loïse s'est jetée en avant... Elle a reçu au sein le coup destiné à Pardaillan!... Elle tombe dans les bras du chevalier!...

Toute cette scène a duré moins d'une seconde.

Déjà Maurevert a bondi en arrière, il court, il vole vers son cheval...

Pardaillan a déposé Loïse sur le gazon et, terrible, convulsé, rugissant de douleur, il a fait un saut effrayant sur la pente raide de la colline.

Vain effort...

Maurevert a atteint son cheval!

Et, avant de disparaître, il se retourne sur sa selle et vocifère:

Au revoir! Bientôt ton tour!»

Ces paroles se perdent au vent. Elles n'arrivent pas jusqu'à Pardaillan.

Alors, la sueur de l'angoisse au front, les dents claquant de terreur, Pardaillan se retourne vers le groupe de Loïse et Montmorency; il n'ose faire un pas; il râle:

—Morte! Morte peut-être!

—Ce n'est rien! rugit de loin Montmorency, dans une clameur de joie folle. Ce n'est rien, chevalier!... ce n'est qu'une piqûre au sein!

Au même instant, le chevalier voit Loïse se relever et lui sourire.

Le chevalier, à pas tremblants, vacillant de la secousse qu'il vient d'éprouver, s'approche vers Loïse qui lui tend les deux mains. Près de la gorge, il voit la blessure: une légère éraflure... Sans aucun doute, le mouvement violent de Loïse a fait dévier l'arme de l'assassin...

Le chevalier, laissant Loïse aux soins du maréchal, se retourna vers son père. Et, à ce moment, il oublia qu'il existât une Loïse au monde; les effroyables dangers qui l'avaient harcelé comme une nuée de fantômes, son amour même, il oublia tout, il fut comme submergé par une douleur qu'il ne connaissait pas. Que se passait-il?...

Le sire de Pardaillan se mourait!...

En ces quelques secondes qui venaient de s'écouler, un terrible bouleversement s'était accompli sur le visage du vieux lutteur abattu, du titan écrasé, du sire de Pardaillan étendu sur le gazon de la colline de Montmartre.

Le masque de l'aventurier, de l'intrépide coureur de routes, ce masque si vivant, si narquois, déjà se détournait, les joues tirées, le nez aminci; ce profil si fin et si hardi semblait se pétrifier...

—Seigneur! Seigneur! gronda le chevalier tout au fond de lui-même, mon père agonise!...

Intrépide et fort devant la douleur, il refoula ses sanglots et parvint, oui, il parvint à sourire; doucement, sans une secousse, il souleva le blessé dans ses bras, le porta au bord de la source...

—Comment êtes-vous, monsieur?... Ce sont vos jambes, n'est-ce pas?... mais nous allons nous installer dans une maison de ce village... et je vous guérirai, moi...

Héroïquement, il souriait; ni sa voix ni son geste ne tremblaient tandis qu'il mouillait son mouchoir dans la source et lavait le visage noir de poudre.

Et, soudain, il s'arrêta épouvanté; ce visage, à mesure qu'il le lavait, apparaissait d'une lividité de cadavre!

Pipeau, couché au long de la source, gémissait doucement, remuant son moignon de queue, et il léchait les mains du blessé, les pauvres mains à demi brûlées, toutes tailladées de longues plaies...

Un frisson glacial secoua le chevalier; il lui parut que la terre allait s'effondrer sous lui...

Le vieux souleva à demi la tête; il eut un geste de caresse pour le chien, qui le regarda de ses yeux noirs et profonds, humides de douleur humaine.

—Ah! ah! murmura le sire de Pardaillan. tu as compris, toi? Et tu me dis adieu, hein? Chevalier, où est donc... le maréchal? Et Loïse, Loison?...

—Me voici, monsieur, dit François de Montmorency en se penchant.

—Me voici, mon père, dit Loïse en s'agenouillant.

Le chevalier étouffa le rugissement qui montait à sa gorge, et, de ses ongles, laboura sa poitrine...

—Maréchal, reprit le blessé, vous allez... donc... marier... nos enfants?... Dites-le-moi... je partirai... tranquille...

—Je vous le jure! dit gravement Montmorency.

—Bon!... Eh bien, chevalier... tu n'es pas à plaindre... Mais, dites-moi, maréchal.. vous aviez parlé... d'un certain comte de Margency...

A qui je destinais ma fille, parce que je ne connaissais personne de plus digne d'elle... monsieur...

—Eh bien?...

—Le voici! dit Montmorency en désignant le chevalier. Le comté de Margency m'appartient: je le donne au chevalier de Pardaillan... c'est la dot de Loïse...

Le vieux routier eut un pâle sourire. Il murmura:

Ta main, chevalier!...

Le chevalier, à bout de forces, s'abattit à genoux, saisit la main de son père, y colla ses lèvres et s'abandonna aux sanglots.

—Tu pleures?... enfant!... Donc te voilà... comte de Margency... Va, mon fils, tu seras heureux.. Et vous aussi, ma chère enfant... Vos deux visages... près du mien... jamais je n'eusse osé... rêver... une aussi belle.... mort!...

—Tu ne mourras pas! bégaya le chevalier. Mon père!...

—C'est ici... ma dernière étape, chevalier, la bonne étape... de l'éternel repos!... Et tu voudrais que je ne meure pas?... Adieu, maréchal... adieu, Loïse... Loïsette... Loïson... je vous bénis, chère petite... adieu, chevalier...

Les mains du vieux routier devenaient glacées... Le sire de Pardaillan ferma un instant les yeux.

Il les rouvrit bientôt, jeta un regard autour de lui et dit:

—Chevalier... je veux reposer... ici... l'endroit est charmant... près de cette source... sous ce grand hêtre... Moi qui ai couru... tant d'auberges... ce sera là ma dernière auberge...

Une plainte déchirante jaillit des lèvres du chevalier

Le vieux routier l'entendit... Un étrange sourire passa sur ses lèvres blanches. Il eut quelque chose comme un éclat de rire de suprême ironie et il dit:

—A propos d'auberge... chevalier... n'oublie pas de payer.... notre dette... à Huguette!...

Presque aussitôt, il leva les yeux vers la sérénité du ciel ou les premières étoiles du soir s'allumaient une à une, pales et douces.

Les mains du vieux Pardaillan étreignirent la main de son fils et celle de Loïse.

Il eut encore un murmure, presque un souffle les yeux fixes sur une étoile qui souriait au fond de l'immensité bleuâtre.

Une légère secousse l'agita.

Il demeura immobile, un sourire figé sur les lèvres les yeux ouverts sur l'immensité du ciel crépusculaire au fond duquel les douces et pâles constellations s'éveillaient...

Le sire de Pardaillan, celui que notre grand historien national Henri Martin, si réservé dans ses admirations a appelé L'HÉROÏQUE PARDAILLAN... le vieux routier était mort...

Le chevalier de Pardaillan se retrouva vers minuit dans les bras du maréchal de Montmorency, Loïse soutenait sa tête et pleurait; Pipeau se lamentait à ses pieds.

—Mon fils, dit le maréchal, soyez homme jusqu'au bout... songez que votre fiancée n'est pas en sûreté tant que nous n'aurons pas gagné Montmorency...

—Ah! râla le jeune homme, j'ai perdu le meilleur de moi-même.»

Il retomba à genoux près du corps de son père et, la tête dans les mains, se prit à pleurer... Une heure se passa... Lorsque le chevalier regarda autour de lui, il vit que quelques paysans du village s'étaient approchés, avec une torche, des bêches... sans doute le maréchal les avait appelés pendant sa longue défaillance.

Il colla ses lèvres sur le front glacé du vieux routier et murmura un adieu suprême...

Alors il se releva et, comme les paysans commençaient à creuser une fosse sous le grand hêtre, près de la source, le chevalier les écarta doucement, saisit lui-même la bêche, et, tandis que de grosses larmes traçaient leur sillon le long de ses joues, il se mit, de ses mains, à creuser la tombe de son père... la dernière auberge du vieux coureur de routes!...

Un des paysans, de sa torche, l'éclairait de reflets rouges.

Les autres, le bonnet à la main, regardaient en silence... Au-dessus de cette scène tragique, le ciel déroulait ses splendeurs paisibles et là-bas, au-delà des plaines qui s'étendaient au bas de la colline, Paris rougeoyait comme une fournaise immense, et il semblait que toutes les cloches sonnaient le glas de l'héroïque Pardaillan...

Vers deux heures du matin, la fosse fut assez profonde.

Le chevalier de Pardaillan ne pleurait plus; mais une pâleur terrible avait envahi son visage; il prit son père dans ses bras et le coucha au fond de la fosse.

A ses côtés il plaça le tronçon de rapière qui, n'avait pas quitté le vieux lutteur.

Puis il le couvrit soigneusement, et lui-même, doucement, commença à ramener du gazon, des feuillages, puis de la terre; alors, il sortit de la fosse qu'il commença à combler... Au bout d'une demi-heure, tout était fini!...

Le maréchal et les paysans s'approchèrent de cette tombe et s'inclinèrent profondément.

Loïse et le chevalier s'agenouillèrent, leurs mains s'unirent...

Et, comme Loïse cherchait ce que, dans sa naïve croyance, elle pourrait dire qui fût bien venu du vieux père couché sous la terre, elle murmura:

—O mon père, je te jure d'aimer toujours celui que tu aimais tant!...

Bientôt, ils se relevèrent. Loïse, de deux branches coupées par un paysan, fit une croix et la planta dans la terre fraîchement remuée...

Alors, elle remonta dans la voiture; le maréchal se remit en selle, le chevalier sauta sur son cheval et ils prirent le chemin de Montmorency.

Comme le soleil se levait, ils pénétraient dans l'antique château féodal...

Quant à la fosse creusée par le chevalier, voici ce qui arriva: la croix plantée par Loïse fut remplacée, par les paysans qui avaient assisté à la scène, par une grande croix mieux faite.

Enfin, l'humble croix paysanne fut remplacée par un crucifix immense, qu'on appela le Calvaire.

Le souvenir de ces choses s'est perpétué jusqu'à nos temps, et aujourd'hui encore, à l'endroit où le vieux routier rendit le dernier soupir, il y a une petite place qu'on appelle la place du Calvaire de Montmartre.




XLVIII

SUÉE SANGLANTE

Si notre récit est terminé en fait, nous devons donner satisfaction aux curiosités qui ont pu s'éveiller sur certains de nos personnages.

Nous devons dire surtout ce que devinrent Jeanne de Piennes, Loïse, le chevalier de Pardaillan et François de Montmorency lorsqu'ils eurent enfin gagné le vieux manoir où s'est déroulée la première scène de cette histoire.

Mais, avant de revenir au château de Montmorency, jetons un dernier coup d'oeil sur quelques autres acteurs du drame.

Maurevert alla jusqu'à Rome porter la nouvelle de la destruction des hérétiques. En traversant la France, il put se rendre compte que la tache de sang s'élargissait jusqu'à couvrir tout le royaume. Maurevert demeura un an à Rome.

Que fit-il pendant cette année? Sans doute, il prépara sa fortune; probablement il s'aboucha avec certains personnages.

Le jour où il se mit en selle pour reprendre la route de Paris, ce qui arriva le Ier septembre de l'an 1573, une sombre satisfaction brillait dans ses yeux, et il murmura, en se touchant la joue que le chevalier avait cinglée:

«Et maintenant, Pardaillan, à nous deux!...»

Huguette et son mari, maître Grégoire, avaient pu demeurer cachés dans une cave chez une de leurs parentes; lorsque le calme se rétablit, Huguette voulut retourner à son auberge. Mais le timide Grégoire lui fit observer que Paris était un séjour encore bien dangereux, que tous les jours il y avait des processions ou les cris de mort retentissaient encore; que lui, Landry Grégoire, était, Dieu merci! excellent catholique, mais, enfin, qu'à défaut d'hérétiques on pourrait bien le pendre ou le tailler un jour pour avoir favorisé la fuite de Pardaillan. Huguette se rendit à ses raisonnements. Ils allèrent donc à Provins, pays natal d'Huguette, et y demeurèrent environ trois ans, au bout desquels maître Grégoire commença à se persuader que peut-être on l'avait oublié, et qu'il pouvait rentrer à Paris. C'est ce qu'il fit, non d'ailleurs sans répugnances.

Le 18 juin 1575, l'auberge de la Devinière, ainsi baptisée jadis par Rabelais, fut rouverte, et aussi achalandée que par le passé.

Jacques Clément continua à être élevé chez les Barrés jusqu'à l'âge de treize ans, époque de sa vie à laquelle il passa au couvent des Cordeliers.

Ruggieri, pendant les horribles journées de carnage, demeura enfermé dans son laboratoire, en tête-à-tête avec le cadavre embaumé du malheureux comte de Marillac.

Ruggieri fit venir d'Italie un superbe bloc de marbre qui fut taillé en forme de pierre tombale très simple.

Sur la pierre, il fit graver un seul mot,—le nom de l'infortuné jeune homme:

DÉODAT

Dès lors Ruggieri vécut misérablement, se tuant à la recherche de l'insoluble problème, passant des nuits entières en observation sur sa tour, et des jours en rêveries sombres pendant lesquels, assis au fond d'un fauteuil, il contemplait, d'un oeil morne et vitreux, un point dans l'espace.

Il paraît que Catherine eut peur de lui à un moment donné, car elle le fit impliquer dans le procès en sorcellerie intenté à La Môle et au comte de Coconasso. Peut-être la vieille souveraine eut-elle alors encore plus peur des révélations que Ruggieri pouvait faire. Car, après lui avoir pour ainsi dire montré de prés l'échafaud, elle le sauva et le garda près d'elle, et, sans doute, il lui rendit encore plus d'un mystérieux service.

Après les massacres de la Saint-Barthélémy, le duc de Guise rejoignît son gouvernement de Champagne, et le duc de Damville, son gouvernement de Guyenne. Henri de Guise comprenait que Catherine de Médicis, chaudement félicitée par Rome et par l'Espagne, triomphait pour l'heure. Mais, sans doute, il ne renonçait pas à ses projets car, en s'éloignant de Paris, il montra le poing au Louvre et gronda entre ses dents serrées:

—Tout n'est pas fini!...

Quant à Damville, lorsqu'il sut que son frère et Jeanne de Piennes avaient pu gagner Montmorency, il tomba dans un état de prostration qui faillit lui coûter la vie... Mais sa robuste constitution, la rage et le désir de vengeance furent plus forts que la mort. Il quitta Paris en disant lui aussi:

—Je reviendrai! Tout n'est pas fini, mon frère!

Nous prierons maintenant le lecteur de se transporter au château de Vincennes, résidence et prison royales. C'est par une magnifique matinée d'été. Nous sommes au 30 mai de l'an 1574, c'est-à-dire exactement vingt et un mois et six jours après ce dimanche de la fête de Saint-Barthélémy où le roi Charles IX avait laissé massacrer ses hôtes.

Près de deux ans, donc, se sont écoulés depuis l'abominable forfait.

Entouré d'intrigants qui guettaient sa mort et l'escomptaient ouvertement, Charles vécut retiré, laissant le gouvernement à sa mère. Il voyait bien qu'autour de lui tous, sa mère, ses frères, ses courtisans, trouvaient qu'il avait trop vécu. Et pourtant, il n'avait que vingt-trois ans. Brantôme dit qu'au moment de se retirer au château de Vincennes Charles s'écria amèrement:

—Ah! c'est trop m'en vouloir! Au moins, s'ils eussent attendu ma mort!...

A Vincennes, sous les beaux ombrages du bois, il retrouva quelque tranquillité. Mais ses nuits étaient terribles. Dès qu'il s'endormait, il se voyait entouré de spectres auxquels il demandait grâce. Il ne parvenait à dormir un peu que lorsque sa nourrice, assise près de son lit, lui racontait de vieilles histoires de chevalerie, comme on fait aux enfants peureux pour les endormir.

Il faisait aussi de la musique, se mêlait aux choeurs qu'il organisait, faisait venir des musiciens avec lesquels il discutait fiévreusement pendant des heures. Mais souvent, au milieu d'un choeur, on le voyait s'arrêter tout à coup, pâlir et trembler de tous ses membres. Et alors, ceux qui pouvaient l'approcher de très près l'entendaient murmurer:

—Que de sang! que de meurtres! O mon Dieu, pardonne-les-moi et fais-moi miséricorde!...

Puis il se mettait à pleurer, et généralement se déclarait alors une crise qui le laissait abattu, mortellement triste... Plusieurs fois par semaine. Marie Touchet venait le voir secrètement.

Le 29 mai, Charles IX passa une journée effrayante, suivie d'une nuit de délire pendant laquelle, malgré les soins de sa nourrice, il se débattit contre d'affreuses visions. Il pleura, sanglota, supplia des spectres et ne retrouva un peu de repos qu'au matin du 30 mai.

C'est en ce matin-là que nous introduisons le lecteur dans la chambre du roi.

Charles se promenait lentement, courbé, voûté, les joues creuses, les yeux caves, brûlants de fièvre; ce jeune homme paraissait un vieillard brisé par l'âge...

—Charles, à chaque instant, allait à la fenêtre, soulevait le rideau et balbutiait:

—Oh! elle ne vient pas!... Nourrice, elle ne vient pas!...

—Sire, le cavalier est parti à sept heures, il est à peine huit heures et demie... elle va venir...

—Et Entraigues? L'as-tu mandé?... Est-il là?

—Il est là, sire... Vous n'avez qu'à ouvrir cette porte...

François de Balzac d'Entraigues était un jeune gentilhomme profondément dévoué à Charles qui, deux jours avant cette scène, l'avait nommé gouverneur d'Orléans.

Orléans! le pays natal de Marie Touchet!

Que rêvait donc Charles IX?... Nous allons le savoir.

A neuf heures la porte de la chambre s'ouvrit et Marie Touchet parut. Elle portait son enfant dans ses bras. Une joie intense brilla dans les yeux du roi. Marie déposa l'enfant dans les bras de la vieille nourrice de Charles et s'avança vers le roi. Elle avait bien maigri. Elle était bien pâlie. Mais elle était toujours belle de cette beauté douce et comme effacée qui était son grand charme.

En voyant les ravages que le mal avait faits sur la figure du roi depuis sa dernière visite, elle ne put retenir ses larmes. S'asseyant, elle prit son amant sur ses genoux comme elle faisait dans leur maison de la rue des Barrés, et elle l'étreignit sans pouvoir prononcer une parole.

Cette fois, ce fut Charles qui s'efforça de consoler Marie. Il semblait avoir repris une dernière lueur d'énergie.

—Marie, écoute-moi... je suis condamné, je vais mourir, demain, dans quelques jours, aujourd'hui peut-être...

—Charles, mon bon Charles, tu ne mourras pas! Ce sont les regrets qui te donnent ces tristes idées!... Ah! maudits soient ceux qui t'ont conseillé, et que ce sang versé retombe sur leur tête...

—Non, Marie! Je suis perdu, je le sais! Peut-être à ta prochaine visite ne me trouveras-tu pas. Ne pleure pas. Ecoute-moi. Je veux que tu sois heureuse encore et que tu vives... ne fût-ce que pour apprendre à cet enfant à ne pas exécrer ma mémoire...

—Charles! Tu me déchires le coeur!...

—Je sais, mon doux ange bien-aimé... il le faut pourtant. Je t'ai appelée ce matin pour te donner mes dernières instructions, mes ordres... Oui, s'il le faut, ce seront les ordres de ton roi!...

—Charles! mon amant! mon roi! ta volonté m'est sacrée!...

—Donc, pour la tranquillité de mes derniers jours, pour toi, ma chère Marie, et aussi pour ce pauvre innocent, tu vas me jurer de m'obéir par-delà ma mort...

Elle se prit à sangloter et, espérant le calmer, répondit:

—Je te le jure, mon bon sire.

—Très bien, dit le roi. Je te sais femme à tenir parole, même quand tu sauras ce que je vais te demander. Écoute, Marie. Quand je serai mort, si tu es seule, tu seras en butte à mes ennemis qui voudront te faire payer le seul bonheur que j'aie connu en ce monde...

—Qu'importe! s'écria la jeune femme, alarmée par ce qu'elle prévoyait. J'aime mieux souffrir, pourvu que je sois seule. Et puis, pourquoi songerait-on à persécuter une pauvre femme qui ne demande que d'élever son enfant!

—Ah! Marie, tu ne les connais pas. Peut-être te ferait-on grâce, à toi... Mais l'enfant!... On redoutera les prétentions de ce pauvre petit qui est de sang royal, on voudra l'écarter... et la meilleure manière d'écarter les gens, vois-tu, c'est de les tuer!...»

Marie Touchet eut un cri de terreur et demeura toute tremblante.

—On le tuera, Marie! si loin que tu ailles, si bien que tu te caches, on l'empoisonnera... on l'égorgera.

—Tais-toi! oh! tais-toi!...

—La seule manière de le sauver, c'est de placer près de toi et de lui un homme fidèle, brave et bon qui veillera sur vous deux parce qu'il en aura le droit, parce qu'il sera ton mari!... Parmi tant de traîtres qui m'entourent, il est un gentilhomme que j'aime et que tu estimes à sa valeur: c'est Entraigues... ce sera ton époux...

—Sire!... Charles!...

—C'est mon désir suprême, dit le roi.

—O mon cher bien-aimé! dit Marie d'une voix brisée.

—C'est ma volonté royale!...

—J'obéirai, dit Marie dans un souffle. Oui, pour l'enfant, pour ton fils... J'obéirai!...

Le roi fit un signe à la nourrice qui ouvrit une porte.

François d'Entraigues parut.

—Approche, mon ami, dit Charles IX. Je veux te demander si tu es disposé à tenir le serment que tu me fis hier.

—Je l'ai juré, sire, et je ne suis pas de ceux qui jurent par deux fois.

—Tu me promis d'épouser la femme que je te désignerais, d'adopter son enfant comme la chair de ta propre chair...

—Sire, dit Entraigues, dès ce moment j'ai compris que vous me demandiez de veiller sur la vie de votre fils en devenant aux yeux du monde, sinon en fait, l'époux de Mme Marie... est-ce bien cela, sire?

—Oui, mon ami...

—J'ai juré, sire, que je tiendrai parole: je donnerai mon nom à celle que vous avez aimée; je la couvrirai du blason de ma famille; la force de mon bras et les ressources de mon esprit je les emploierai à la protéger envers et contre tous ainsi que l'enfant royal qui m'est confié...

Marie Touchet avait couvert ses yeux de son mouchoir et pleurait.

Le gentilhomme se tourna vers elle et ajouta:

—Ne craignez rien, madame... jamais je ne me prévaudrai de mon titre d'époux, qui ne me donnera qu'un seul droit: celui de vous rendre la vie douce et de vous faire un rempart contre les desseins des méchants...

C'était un redoutable engagement que prenait là ce jeune homme—en toute sincérité.

Peut-être l'avenir allait-il échafauder sur ce serment des complications dramatiques...

Charles IX, dans un mouvement de joie profonde, saisit la main de Marie Touchet et la plaça dans celle d'Entraigues.

—Mes enfants, dit-il,—et ce mot, dans la bouche de ce mourant, n'était pas déplacé—mes enfants, soyez bénis tous deux!

Alors il prit dans ses bras son fils, pauvre petit être autour duquel déjà se tramaient peut-être dans l'ombre des projets de mort; il le serra sur sa maigre poitrine, l'embrassa, et le rendit enfin à Marie Touchet.

—Marie, dit-il alors, je sens que mes jours sont comptés; mon enfant, fais-moi la grâce de revenir ici tous les matins à partir d'aujourd'hui.

—Certes, mon bon Charles! Si je pouvais demeurer en ce château... te soigner, te veiller... ah! je te guérirais!

Le roi secoua la tête...

—Entraigues, dit-il, accompagne-la... Car voici l'heure où madame ma mère me vient voir.

Marie se jeta dans les bras du roi.

—A demain, dit Charles IX.

—A demain, répondit Marie Touchet.

Après un dernier baiser, un dernier regard à son amant, elle sortit, accompagnée d'Entraigues.

Comme Marie Touchet était montée dans sa voiture fermée, et comme Entraigues se mettait en selle, il vit venir au loin un groupe de cavaliers au galop.

La voiture de Marie Touchet s'ébranla.

Entraigues demeura un moment sur place pour voir quels étaient ces cavaliers si pressés qui accouraient dans un nuage de poussière. En tête de ce groupe, en avant de plus de cinquante pas, galopait un homme qu'Entraigues ne tarda pas à reconnaître.

Il pâlit et murmura:

—Le roi de Pologne ici2!... Ah! maintenant je vois bien que Charles va mourir, puisque les corbeaux accourent!

Note 2: (retour) Le duc d'Anjou. On sait qu'Henri d'Anjou, frère de Charles, était monté, peu après la Saint-Barthélémy, sur le trône de Pologne. On sait que, prévenu en toute hâte par Catherine de Médicis, de la fin prochaine de Charles IX, il quitta secrètement la cour de Pologne et arriva à Vincennes juste à temps pour voir mourir son frère, et recueillir sa couronne sous le nom de Henri III.

Alors, d'un temps de trot rapide, il rejoignit la voiture de Marie Touchet et rentra avec elle dans Paris.

Charles IX était demeuré avec sa nourrice.

—Comme il ferait bon vivre! murmura-t-il. Oh! vivre dans la paix des champs, n'être plus roi, n'être plus le misérable que je suis, ne plus deviner les poignards dans l'ombre, ne plus redouter le poison dans le pain que je mange. Oh! mon rêve de roi!... Vivre! oh! vivre encore!... Seigneur! un peu de paix, par pitié!...

Deux larmes coulèrent le long de ses joues amaigries.

—Madame la reine ne vient pas? demanda-t-il.

Non, Catherine de Médicis ne venait pas, ce matin-là! Sans doute, elle devait être fort occupée, depuis que le cavalier aperçu par Entraigues était entré au château.

—Couche-moi, nourrice, reprit Charles au bout d'un moment.

La vieille nourrice obéit. Bientôt, le roi fut installé dans son grand lit. Elle le borda maternellement. Il ferma les yeux.

—Il va mieux, songea la nourrice.

Lorsqu'il comprit qu'il était seul, Charles IX ouvrit les yeux.

—Seul! murmura-t-il. Tout seul! Autour de moi, le silence, l'abandon! plus de courtisans, plus de gardes! On sait que je vais mourir...

La solitude, en effet, était profonde autour du roi. C'était bien le silence de l'abandon. Seule, la vieille nourrice venait de temps à autre se pencher sur lui...

Pourtant, en prêtant l'oreille, il semblait à Charles qu'il entendait dans le château des bruits inaccoutumés, un mouvement de va-et-vient de gens empressés, une rumeur joyeuse, eût-on dit! cette rumeur d'une foule de courtisans qui s'empresse autour d'un roi...

Quelle était donc cette Majesté qu'on saluait ainsi, tandis que lui demeurait seul, tout seul en présence de la mort?...

Les heures s'écoulèrent.

La nourrice elle-même ne venait plus: peut-être l'avait-on écartée afin qu'elle ne pût renseigner le roi.

Vers le soir, Charles voulut se lever, il frappa sur un timbre. Il appela. Personne ne vint.

Alors il voulut se lever seul, sans aide.

Mais il retomba sur son lit, et constata avec épouvante que ses forces, depuis le matin, s'en étaient allées.

Il demeura faible, baigné d'une sueur froide, pris d'une angoisse terrible. Il voulut crier, et ses lèvres ne rendirent qu'un son rauque, à peine intelligible.

—Mon Dieu! mon Dieu! râla-t-il. Est-ce que je vais mourir?

Il se souleva subitement, ses dents se mirent à claquer... la crise, la redoutable crise qui l'avait si souvent terrassé, s'abattait sur lui...

Les ombres du crépuscule envahissaient la chambre.

Charles, assis sur son lit, les jambes pendantes, d'un geste d'horreur, repoussait de la main droite les spectres qui, peu à peu, envahissaient la chambre, tandis que, de la main gauche, il cherchait à remonter la couverture jusqu'à son cou, comme pour se cacher.

—Du sang! gronda-t-il. Qui a répandu tant de sang?... Grâce! Qui donc crie grâce et pitié?... Qui êtes-vous? Est-ce toi, Coligny? Et toi, Clermont, que veux-tu? Et toi. La Rochefoucauld? Et toi Chavaignes? Et toi, La Force? Et toi, Pont? Et toi, Ramus? Et toi, Briquemaut? Et toi, La Trémoille? Et toi, La Place? Et toi, Rohan? Que me voulez-vous? Et, vous tous, pourquoi entrez-vous ici? Oh!... la chambre se remplit... il y en a partout, partout, dans le couloir, dans la galerie, dans le château, dans la cour... Ils montent! Ils viennent tous! Qui êtes-vous? Que voulez-vous? A moi! A moi! Oh! c'est affreux! Quoi! vous me voulez tuer?... Quels effroyables gémissements! Quels cris d'agonie! Que sont ces mugissements par les airs? Les cloches! Les cloches! Cela hurle dans ma tête! Cela rugit! Assez! Arrêtez! Grâce!...

Charles IX se tut subitement. Sa voix, qui, peu à peu, s'était enflée, se termina par une plainte affreuse.

Alors, il prit sa tête à deux mains et pleura. Il murmurait:

—Mon Dieu! Mon Dieu! pardonnez-moi!

Tout à coup, il tendit ses bras décharnés vers cette foule de fantômes qui l'entouraient.

—Pardon! oh! pardon!... Que de malédictions sur moi!

La nuit devenait sombre au-dehors. Mais la chambre s'était éclairée de flambeaux.

En effet, maintenant, des êtres se glissaient vers ce lit où hoquetait l'épouvantable agonie.. non pas des fantômes, mais des vivants... des courtisans... le duc d'Anjou... et, toute noire, sinistre, effrayante, Catherine de Médicis!...

La vieille reine se pencha sur le lit et murmura:

—Mon fils...

De sa main glacée, elle toucha le roi au front.

Charles IX jeta une stridente clameur d'épouvante, chercha à repousser cette main, se souleva, les yeux hagards, fou de terreur, fou de remords, il rejeta les couvertures...

Il eut un râle, un souffle:

—Du sang!...

Et, cette fois, ce n'était pas une illusion!...

Il y avait réellement du sang dans ce lit! Les draps étaient piqués de petites taches rouges! Et c'était du sang! Une affreuse transpiration d'agonie et de délire coulait sur le corps du mourant. Et c'était du sang! Charles IX suait du sang3. Sa poitrine était à nu. De ses ongles, il avait lacéré sa chemise. Ses bras se tordaient, tordus par la crise.

Note 3: (retour) Historique.

Et tous ceux qui étaient là se regardèrent avec des yeux d'épouvanté et d'horreur!

Cette poitrine était rouge! Ces bras étaient rouges! Rouges de sang!...

Catherine eut un recul terrible et ferma les yeux.

Deux secondes, un silence mortel pesa sur cette scène.

D'un râle plus rauque, d'une voix plus rude, Charles répéta son cri:

—Du sang!...

Et, tout à coup, sa bouche se convulsa, ses lèvres se crispèrent, et son rire, le rire terrible, le rire funèbre qui jetait l'épouvante dans les âmes, ce rire semblable à un hurlement grinça, fusa, éclata, se gonfla, toujours plus fort, toujours plus sinistre...

Soudain, Charles se renversa... Mort!...

La reine se pencha, posa sa main sur la poitrine de Charles. Et cette main devint toute rouge.

Alors, lentement, elle se releva, se tourna vers le duc d'Anjou, livide, et, d'une étreinte farouche de sa main sanglante, elle empoigna la main de son fils bien-aimé, la main d'Henry d'Anjou... et, d'une voix éclatante, d'une clameur de triomphe qui s'entendit au loin, cria:

—Messieurs!... Vive le roi!...




XLIX

LE PRINTEMPS DE MONTMORENCY

Revenant de vingt et un mois en arrière, nous reprenons nos héros au point où nous les avons laissés, c'est-à-dire entrant au château de Montmorency, à l'aube du 25 août 1572.

On n'a peut-être pas oublié qu'après son enquête à Margency, enquête qui établissait d'une manière éclatante l'innocence de Jeanne de Piennes, le maréchal avait commandé à son intendant d'aménager toute une aile du château pour deux princesses qu'il comptait héberger. C'est dans cette partie du château que furent installées Loïse et Jeanne de Piennes.

Le maréchal voulait entreprendre de sauver la raison de celle qu'il avait adorée, qu'il adorait encore, et il imaginait de frapper vivement l'esprit de la pauvre folle en la conduisant un jour à Margency...

Mais, un devoir plus immédiat sollicita son courage et son dévouement. A peine Jeanne et sa fille furent-elles installées qu'il fit sonner le tocsin du manoir. Il ordonna à son capitaine d'armes de fermer les portes, de lever les ponts-levis, de faire couler dans les fossés les eaux qui en étaient détournées en temps de paix, de faire charger les vingt-quatre pièces d'artillerie, d'armer en guerre les quatre cents hommes de la garnison, enfin, de tout préparer pour soutenir au besoin un long siège.

En même temps, il envoyait des estafettes dans plusieurs directions.

François de Montmorency eut un entretien avec le chevalier de Pardaillan. Les dernières résolutions y furent prises.

Le 25 août 1572, vers trois heures, il y avait près du château deux mille quatre cents cavaliers bien montes, bien armés. Ce corps de cavalerie fut divisé en deux brigades, fortes chacune de douze cents hommes.

Le maréchal prit le commandement de l'une; Pardaillan fut mis à la tête de l'autre.

Puis, chacun d'eux s'élança dans une direction différente; et ces deux hommes, qui laissaient derrière eux tout ce qu'ils aimaient au monde, partirent sans regrets apparents pour remplir un devoir d'humanité.

Le maréchal s'élança vers Pontoise; de là, il battit le pays jusqu'à Magny, puis poussa droit au nord et arriva jusqu'à Beauvais. Partout où il passait, il rassemblait ceux qui étaient en état de porter les armes, leur parlait fortement, leur racontait les horreurs de Paris, et enfin les décidait à s'opposer, les armes à la main, à toute tentative de massacre.

Là où les ordres de Catherine étaient déjà arrivés, là où on commençait à tuer, il fondait tout à coup sur les massacreurs, faisait jeter en prison les plus enragés et décrétait que tout homme pris à violenter, molester ou piller, serait pendu haut et court, sans procès.

Pendant un mois, il battit la campagne, inspirant partout une terreur salutaire aux trop fervents catholiques.

Pardaillan opérait de son côté. mais avec plus de fougue encore et de rapidité. Pendant deux mois, il ne laissa pas un point inexploré dans les pays qu'il traversa.

De L'Isle-Adam, où il se dirigea tout d'abord, Pardaillan bondit jusqu'à Luzarches; de là, il remonta à Senlis, traversa Crépy, allant, revenant, courant à l'est, à l'ouest, entra en coup de foudre à Compiègne et poussa jusqu'à Noyon dans une course audacieuse.

Alors, obliquant à gauche, il redescendit sur Montdidier, et, par Crèvecoeur, gagna enfin Beauvais où le maréchal avait établi ses quartiers.

Cette campagne, faite de marches et de contre-marches, avait duré trois mois.

Grâce donc au maréchal de Montmorency et au chevalier de Pardaillan, toute cette province fut exempte des horreurs qui s'abattirent sur presque tout le reste du royaume.

Au bout de ces trois mois, le calme s'était complètement rétabli. Mais le maréchal, pendant un mois encore, promena sa petite armée pour achever d'intimider les forcenés.

Ce ne fut que le soir du 29 décembre par un temps de neige, que le maréchal rentra dans son manoir. Le 6 janvier, il licencia son armée.

L'hiver s'écoula paisiblement.

Le mariage de Pardaillan et de Loïse avait été fixé au mois d'avril, sur la prière de François.

Pendant la campagne du maréchal et du chevalier, la santé de Jeanne de Piennes avait achevé de se rétablir. Sa beauté était redevenue éclatante; toute pâleur avait disparu; cette ombre de mélancolie, qui couvrait son visage à l'époque où on l'appelait encore la Dame en noir, s'était dissipée. C'était dans ses yeux et sur ses lèvres un soupir de bonheur.

Hélas! ce bonheur n'était qu'un rêve!

C'est à son rêve que souriait la pauvre démente...

Quant à Loïse, la blessure qu'elle avait reçue de Maurevert sur la colline de Montmartre s'était cicatrisée moins promptement qu'on n'aurait pu s'y attendre, il est vrai; mais enfin, lorsque le maréchal et le chevalier étaient rentrés au château, il n'y avait plus qu'une légère trace rosée indiquant que Loïse avait été frappée là.

Sa santé, à elle aussi, s'était rétablie. Elle avait même pris une bonne mine qu'elle n'avait jamais eue. L'incarnat de ses lèvres, l'animation extraordinaire de son teint étonnèrent le maréchal. Il est vrai que, parfois, elle devenait soudain d'une pâleur mortelle et se mettait à grelotter; mais cela durait deux minutes, et ne pouvait paraître alarmant.

En même temps, le caractère de la jeune fille se transformait.

Elle avait toujours été un peu mélancolique; elle devint d'une gaieté dont les éclats, par moments, amenèrent de soudaines épouvantes dans l'âme du chevalier.

Seulement, lorsqu'elle était seule, elle croisait quelquefois ses mains sur sa poitrine, et murmurait:

«J'ai là un feu qui me brûle, et lentement me consume...»

Le 25 avril, devant toute la seigneurie de la province, tandis que les cloches de Montmorency sonnaient, et que les canons faisaient entendre des salves joyeuses, le contrat de mariage fut signé dans la grande salle d'honneur du château.

La veille, le maréchal dit à Pardaillan:

—Mon cher fils, voici les lettres et documents qui vous font maître et seigneur du comté de Margency... Prenez-les comme un gage de mon affection et de ma gratitude...

—Monseigneur, c'est un souvenir de tendresse et d'admiration que je veux offrir à celui qui fut mon maître, et me légua le nom de Pardaillan. Pauvre, sans sou ni maille, sans terres, n'ayant pour tout bien au monde que ce nom, je désire, en m'unissant à l'ange que vous me donnez, m'appeler seulement le chevalier de Pardaillan... Plus tard, monseigneur, il conviendra peut-être que je m'appelle le comte de Margency.

Ceci fut dit avec une belle simplicité d'orgueil que le maréchal comprit. Il serra le chevalier dans ses bras, et, sans insister, referma les parchemins dans un coffre.

Devant le bailli qui procédait au contrat, devant la foule des seigneurs accourus, le chevalier fut donc purement et simplement: le chevalier de Pardaillan.

La cérémonie fut suivie d'un de ces festins somptueux comme seul un Montmorency pouvait en offrir à de tels hôtes.

Le soir, les invités repartirent.

En effet, le mariage devait se faire à l'église, en la plus stricte intimité, vu le deuil du jeune époux.

Le matin du 26 avril se leva enfin.

Ce fut une radieuse journée de printemps. Les cerisiers étaient en fleur; les haies embaumaient; les bois d'alentour se couvraient d'une verdure tendre; la campagne parsemée de bouquets—pommiers blancs, poudrés à frimas—saturés de parfums—lilas, violettes, muguet—la campagne si douce et si plaisante à l'oeil, en ces jours où le monde renaît, offrait le spectacle et le charme d'un jardin comme timide et frileux encore. Cette journée passa comme un doux songe d'amour.

Le maréchal, pourtant, paraissait assiégé de sombres souvenirs... C'est que cette date du 26 avril était à jamais gravée dans son coeur. Vingt ans avant, la nuit du 26 avril, en la chapelle de Margency, s'était consommée son union avec Jeanne de Piennes! Et, en cette même nuit, il était parti pour Thérouanne... pour la guerre... pour l'inconnu... pour le malheur!...

Le soir vint. Onze heures sonnèrent.

Le maréchal avait revêtu son costume, semblable à celui qu'il portait le 26 avril de l'an 1553. Il donna le signal du départ: en effet, ce n'est pas dans la chapelle du château que devait s'accomplir la cérémonie... Loïse et Jeanne furent placées dans une voiture. Le maréchal et Pardaillan montèrent à cheval. On partit. On suivit la route sous un clair de lune d'une douceur infinie, et, enfin, on s'arrêta devant une pauvre petite église:

La chapelle de Margency, comme vingt ans avant!

Le mariage de minuit, comme vingt ans avant!

Presque les mêmes personnages!... Quelques paysans... et près de l'autel, une vieille, très vieille femme qui pleurait, nourrice de Jeanne! Le prêtre commença son office.

Pardaillan et Loïse, l'un près de l'autre, se tenaient par la main; leurs yeux ne se quittaient pas; et, dans ce double regard qui se croisait, il y avait comme de l'extase.

Le maréchal, avec une poignante anxiété suivait sur le visage Jeanne l'effet de cette scène. La mémoire allait-elle se réveiller? La raison allait-elle revenir? La martyre pourrait-elle donc entrevoir un peu de bonheur?...

Les anneaux furent échanges.

Le prêtre prononça les formules sacramentelles.

Loïse et Pardaillan étaient unis!...

Alors, comme autrefois Jeanne et, François s'étaient à cette minute même tournés vers le sire de Piennes Pour demander sa bénédiction suprême, d'un même mouvement instinctif et gracieux, les deux époux se tournèrent vers la pauvre folle, et, pâles tous deux de leur bonheur infini, s'inclinèrent doucement, ployèrent le genoux...

Dans le trajet de Montmorency à Margency, Jeanne de Piennes était demeurée indifférente, loin de ce monde, aux prises avec les pensées obscures qui évoluaient dans les ténèbres de son esprit.

Pendant la cérémonie, elle tint ses regards fixes tantôt sur le prêtre, tantôt sur cette vieille femme qui pleurait non loin d'elle. A un moment, elle passa ses mains sur son front, ses lèvres s'agitèrent... un prodigieux travail se faisait dans cette pauvre cervelle... Tout à coup, elle vit Loïse et le chevalier, qui s'inclinaient devant elle.

—Où suis-je? balbutia-t-elle.

—Jeanne! Jeanne! supplia François d'une voix ardente.

—Ma mère!... murmura Loïse en levant sur elle son beau regard noyé de larmes.

La folle se dressa toute droite. Pendant deux secondes qui furent longues comme des heures, dans le silence plein d'angoisse qui régnait dans l'église, elle contempla tout ce qui l'entourait.

Sa voix, de nouveau, se fit entendre, plus distincte, plus affermie:

—L'église de Margency... l'autel... Qui est là? ma fille?... oh!... est-ce bien toi, François?... Est-ce que je rêve?... Non... je suis morte et je vois ces choses du fond de la tombe!...

—Jeanne!...

—Ma mère!...

Ce double cri retentit dans l'église, déchirant, terrible, épouvanté.

Jeanne avait répété:

«Morte!»

Et, en même temps qu'elle prononçait ce mot, elle était tombée à la renverse dans le fauteuil, comme jadis le sire de Piennes, son père. Un instant, ses bras essayèrent de se soulever comme pour bénir les êtres qui sanglotaient autour d'elle... puis ses yeux s'ouvrirent et s'attachèrent à François... un céleste rayonnement d'amour intense et de bonheur surhumain jaillit de ces yeux... et ce fut tout!...

François, avec un atroce sanglot de désespoir, la saisit dans ses bras... la tête de Jeanne retomba mollement sur son épaule... C'était fini!...

Alors. la voix grave du vieillard qui venait d'officier l'union de Loïse et Pardaillan s'éleva, solennelle te tremblante:

—Mon Dieu, recevez dans votre sein celle qui vient à vous.

Un mois après cette scène, par un beau soir de mai, comme le soleil se couchait dans une gloire pourpre François de Montmorency, en grand deuil, l'âme noyée de regrets, se promenant dans le jardin du château. Il s'assit sur un banc de pierre, qu'ombrageait un énorme buisson de chèvrefeuille.

Dans une allée lointaine, il vit passer un couple qui marchait lentement parmi les fleurs, parmi les parfums du soir, dans l'auguste sérénité de ce beau crépuscule.

Pardaillan et Loïse s'arrêtèrent enlacés; ils échangèrent un long baiser, et leur amour paraissait infini, suave, parfumé comme la radieuse et sereine nature qui les enveloppait de ses caresses.

Les yeux du maréchal s'emplirent de larmes, il laissa tomber sa tête dans ses deux mains, et murmura:

«O mes enfants, aimez-vous, soyez heureux! Comme Loïse est fiévreuse depuis quelques jours!... comme ses yeux brillent d'un éclat funeste!... Est-ce que je n'ai pas assez payé ma dette au malheur? Est-ce que je vais souffrir encore?... Oh! non!... non!... Enfants, chers enfants, pour tant d'infortune et de tristesse, soyez heureux!...

Il releva la tête... regarda au loin la vision adorable des deux amoureux qui s'étaient remis en marche, lents, onduleux, enlacés... Dans l'ombre ils semblèrent ne former qu'un seul être... Puis ils disparurent au détour d'un massif de roses.

Alors, un sourire consolateur erra sur les lèvres de François de Montmorency.

Il se leva pour les voir encore, et il murmura le mot qui résume tout le doute et toute l'espérance des hommes:

«Qui sait?... Peut-être!...»




TABLE

I.—Où une minute de joie fait plus que dix-sept années de misère.

II.—Où la promesse de Pardaillan père est tenue par maître Gilles.

III.—L'astrologue.

IV.—Ordre du roi.

V.—L'orage gronde.

VI.—L'orage gronde (suite).

VII.—Premier coup de foudre.

VIII.—Gillot.

IX,—Panigarola.

X.—Où tout le monde se trouve heureux.

XI.—Entrevue de Damville et de Pardaillan.

XII.—Où Maurevert joue un rôle important.

XIII.—Le Temple.

XIV.—La reine Margot.

XV.—L'escadron volant de la reine.

XVI.—L'escadron volant de la reine (suite).

XVII.—Le moine.

XVIII.—Les fiancés.

XIX.—Les ribaudes.

XX.—La dernière farce de l'oncle Gilles.

XXI.—Dieu le veut!

XXII.—Le cimetière des SS Innocents.

XXIII.—Les amours de Pipeau.

XXIV.—L'amiral Coligny.

XXV.—La nuit terrible.

XXVI.—La chambre de torture.

XXVII.—Le messie de la Sainte-Inquisition.

XXVIII.—Étonnement de Montluc; suite des amours de Pipeau et

nouvelle ruine de Catho.

XXIX.—Ce qu'il y avait dans le silence.

XXX.—Les mystères de la réincarnation.

XXXI.—La mécanique.

XXXII.—Des visages penches sur la nuit.

XXXIII.—Le roi qui rit.

XXXIV.—Entrée de Catho dans la gloire.

XXXV.—Lions déchaînés.

XXXVI.—Ici l'on tue.

XXXVII.—La marche au gibet.

XXXVIII.—Parole mémorable de Bême.

XXXIX.—Le dimanche 24 août 1572, fête de la Saint-Barthélémy.

XL.—Profils de gargouilles.

XLI.—Visions tragiques.

XLII.—L'oasis.

XLIII.—«...que des chiens dévorants se disputaient entre eux...»

XLIV.—Entre le ciel et la terre.

XLV.—Comme à Thérouanne.

XLVI.—Les Titans.

XLVII.—La bonne étape.

XLVIII.—Suée sanglante.

XLIX.—Le printemps de Montmorency.












End of the Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan 02, L'épopée d'amour
by Michel Zévaco

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