The Project Gutenberg eBook of Le Speronare

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Title: Le Speronare

Author: Alexandre Dumas

Release date: September 1, 2005 [eBook #8863]
Most recently updated: May 31, 2013

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SPERONARE ***

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LE SPERONARE par ALEXANDRE DUMAS

LA SANTA-MARIA DI PIE DI GROTTA

Le soir même de notre arrivée à Naples, nous courûmes sur le port, Jadin et moi, pour nous informer si par hasard quelque bâtiment, soit à vapeur, soit à voiles, ne partait pas le lendemain pour la Sicile. Comme il n'est pas dans les habitudes ordinaires des voyageurs d'aller à Naples pour y rester quelques heures seulement, disons un mot des circonstances qui nous forçaient de hâter notre départ.

Nous étions partis de Paris dans l'intention de parcourir toute l'Italie, Sicile et Calabre comprises; et mettant religieusement ce projet à exécution, nous avions déjà visité Nice, Gênes, Milan, Florence et Rome, lorsqu'après un séjour de trois semaines dans cette dernière ville, j'eus l'honneur de rencontrer chez monsieur le marquis de T…, chargé des affaires de France, monsieur le comte de Ludorf, ambassadeur de Naples. Comme je devais partir dans quelques jours pour cette ville, le marquis de T… jugea convenable de me présenter à son honorable confrère, afin de me faciliter d'avance les voies diplomatiques qui devaient m'ouvrir la barrière de Terracine. Monsieur de Ludorf me reçut avec ce sourire vide et froid qui n'engage à rien, ce qui n'empêcha point que deux jours après je ne me crusse dans l'obligation de lui porter mes passeports moi-même. Monsieur de Ludorf eut la bonté de me dire de déposer nos passeports dans ses bureaux, et de repasser le surlendemain pour les reprendre. Comme nous n'étions pas autrement pressés, attendu que les mesures sanitaires en vigueur, à propos du choléra, prescrivaient une quarantaine de vingt-huit jours, et que nous avions par conséquent près d'une semaine devant nous, je pris congé de monsieur de Ludorf, me promettant bien de ne plus me laisser présenter à aucun ambassadeur que je n'eusse pris auparavant sur lui les renseignements les plus circonstanciés.

Les deux jours écoulés, je me présentai au bureau des passeports. J'y trouvai un employé qui, avec les meilleures façons du monde, m'apprit que quelques difficultés s'étant élevées au sujet de mon visa, il serait bon que je m'adressasse à l'ambassadeur lui-même pour les faire lever. Force me fut donc, quelque résolution contraire que j'eusse prise, de me présenter de nouveau chez monsieur de Ludorf.

Je trouvai monsieur de Ludorf plus froid et plus compassé encore que d'habitude; mais comme je pensai que ce serait probablement la dernière fois que j'aurais l'honneur de le voir, je patientai. Il me fit signe de m'asseoir; je pris un siège. Il y avait progrès sur la première fois: la première fois il m'avait laissé debout.

—Monsieur, me dit-il avec un certain embarras, et en tirant les uns après les autres les plis de son jabot, je suis désolé de vous dire que vous ne pouvez aller à Naples,

—Comment cela? demandai-je, bien décidé à imposer à notre dialogue le ton qui me plairait: est-ce que les chemins seraient mauvais, par hasard?

—Non, monsieur, les routes sont superbes, au contraire; mais vous avez le malheur d'être porté sur la liste de ceux qui ne peuvent pas entrer dans le royaume napolitain.

—Quelque honorable que soit cette distinction, monsieur l'ambassadeur, repris-je en assortissant le ton aux paroles, comme elle briserait à la moitié le voyage que je compte faire, ce qui ne serait pas sans quelque désagrément pour moi, vous me permettrez d'insister, je l'espère, pour connaître la cause de cette défense. Si c'était une de ces causes légères comme il s'en rencontre à chaque pas en Italie, j'ai quelques amis de par le monde, qui, je le crois, auraient la puissance de les faire lever.

—Ces causes sont très graves, monsieur, et je doute que vos amis, si haut placés qu'ils soient, aient l'influence de les faire lever.

—Mais enfin, sans indiscrétion, monsieur, pourrait-on les connaître?

—Oh! mon Dieu, oui, répondit négligemment monsieur de Ludorf, et je ne vois aucun inconvénient à vous les dire.

—J'attends, monsieur.

—D'abord, vous êtes le fils du général Mathieu Dumas, qui a été ministre de la Guerre à Naples pendant l'usurpation de Joseph.

—Je suis désolé, monsieur l'ambassadeur, de décliner ma parenté avec l'illustre général que vous citez; mais vous êtes dans l'erreur, et malgré la ressemblance du nom, il n'y a même entre nous aucun rapport de famille. Mon père est, non pas le général Mathieu, mais le général Alexandre Dumas.

—Du général Alexandre Dumas? reprit monsieur de Ludorf, en ayant l'air de chercher à quel propos il avait déjà entendu prononcer ce nom.

—Oui, repris-je; le même qui, après avoir été fait prisonnier à Tarente au mépris du droit de l'hospitalité, fut empoisonné à Brindisi avec Mauscourt et Dolomieu, au mépris du droit des nations. Cela se passait en même temps que l'on pendait Caracciolo dans le golfe de Naples. Vous voyez, monsieur, que je fais tout ce que je puis pour aider vos souvenirs.

Monsieur de Ludorf se pinça les lèvres.

—Eh bien! monsieur, reprit-il après un moment de silence, il y a une seconde raison: ce sont vos opinions politiques. Vous nous êtes désigné comme républicain, et vous n'avez quitté, nous a-t-on dit, Paris, que pour affaires politiques.

—A cela je répondrai, monsieur, en vous montrant mes lettres de recommandation: elles portent presque toutes le cachet des ministères et la signature de nos ministres. Voyez, en voici une de l'amiral Jacob, en voici une du maréchal Soult, et en voici une de M. Villemain; elles réclament pour moi l'aide et la protection des ambassadeurs français dans les cas pareils à celui où je me trouve.

—Eh bien! dit monsieur de Ludorf, puisque vous aviez prévu le cas où vous vous trouvez, faites-y face, monsieur, par les moyens qui sont en votre pouvoir. Pour moi, je vous déclare que je ne viserai pas votre passeport. Quant à ceux de vos compagnons, comme je ne vois aucun inconvénient à ce qu'ils aillent où ils voudront, les voici. Ils sont en règle, et ils peuvent partir quand il leur plaira; mais, je suis forcé de vous le répéter, ils partiront sans vous.

—Monsieur le comte de Ludorf a-t-il des commissions pour Naples? demandai-je en me levant.

—Pourquoi cela, monsieur?

—Parce que je m'en chargerais avec le plus grand plaisir.

—Mais je vous dis que vous ne pouvez point y aller.

—J'y serai dans trois jours.

Je saluai monsieur de Ludorf, et je sortis le laissant stupéfait de mon assurance.

Il n'y avait pas de temps à perdre si je voulais tenir ce que j'avais promis. Je courus chez un élève de l'école de Rome, vieil ami à moi, que j'avais connu dans l'atelier de monsieur Lethierre qui était, lui, un vieil ami de mon père.

—Mon cher Guichard, il faut que vous me rendiez un service.

—Lequel?

—Il faut que vous alliez demander immédiatement à monsieur Ingres une permission pour voyager en Sicile et en Calabre.

—Mais, mon très cher, je n'y vais pas.

—Non, mais j'y vais, moi; et comme on ne veut pas m'y laisser aller avec mon nom, il faut que j'y aille avec le vôtre.

—Ah! je comprends. Ceci est autre chose.

—Avec votre permission, vous allez demander un passeport à notre chargé d'affaires. Suivez bien le raisonnement. Avec le passeport de notre chargé d'affaires, vous allez prendre le visa de l'ambassadeur de Naples, et, avec le visa de l'ambassadeur de Naples, je pars pour la Sicile.

—A merveille. Et quand vous faut-il cela?

—Tout de suite.

—Le temps d'ôter ma blouse et de monter à l'Académie.

—Moi, je vais faire mes paquets.

—Où vous retrouverai-je?

—Chez Pastrini, place d'Espagne.

—Dans deux heures j'y serai.

En effet, deux heures après, Guichard était à l'hôtel avec un passeport parfaitement en règle. Comme on n'avait pas pris la précaution de le présenter à monsieur de Ludorf, l'affaire avait marché toute seule.

Le même soir, je pris la voiture d'Angrisani, et le surlendemain j'étais à Naples. Je me trouvais de trente-six heures en avant sur l'engagement que j'avais pris avec monsieur de Ludorf. Comme on voit, il n'avait pas à se plaindre. Mais ce n'était pas le tout d'être à Naples; d'un moment à l'autre je pouvais y être découvert. J'avais connu à Paris un très illustre personnage qui y passait pour marquis, et qui se trouvait alors à Naples, où il passait pour mouchard. Si je le rencontrais, j'étais perdu. Il était donc urgent de gagner Palerme ou Messine.

Voilà pourquoi, le jour même de notre arrivée, nous accourions, Jadin et moi, sur le port de Naples pour y chercher un bâtiment à vapeur ou à voiles qui pût nous conduire en Sicile.

Dans tous les pays du monde, l'arrivée et le départ des bateaux à vapeur sont réglés: on sait quel jour ils partent et quel jour ils arrivent. A Naples, point. Le capitaine est le seul juge de l'opportunité de son voyage. Quand il a son contingent de passagers, il allume ses fourneaux et fait sonner la cloche. Jusque-là il se repose, lui et son bâtiment.

Malheureusement nous étions au 22 août, et comme personne n'était curieux d'aller se faire rôtir en Sicile par une chaleur de trente degrés, les passagers ne donnaient pas. Le second, qui par hasard était à bord, nous dit que le paquebot ne se mettrait certainement pas en route avant huit jours, et encore qu'il ne pouvait pas même pour cette époque nous garantir le départ.

Nous étions sur le môle à nous désespérer de ce contretemps, tandis que Milord furetait partout pour voir s'il ne trouverait pas quelque chat à manger, lorsqu'un matelot s'approcha de nous, le chapeau à la main, et nous adressa la parole en patois sicilien. Si peu familiarisés que nous fussions avec cet idiome, il ne s'éloignait pas assez de l'italien pour que je ne pusse comprendre qu'il nous offrait de nous conduire où nous voudrions. Nous lui demandâmes alors sur quoi il comptait nous conduire, disposés que nous étions à partir sur quelque chose que ce fût. Aussitôt il marcha devant nous, et, s'arrêtant près de la lanterne, il nous montra, à cinquante pas en mer, et dormant sur son ancre, un charmant petit bâtiment de la force d'un chasse-marée, mais si coquettement peint en vert et en rouge, que nous nous sentîmes pris tout d'abord pour lui d'une sympathie qui se manifesta sans doute sur notre physionomie, car, sans attendre notre réponse, le matelot fit signe à une barque de venir à nous, sauta dedans, et nous tendit la main pour nous aider à y descendre.

Notre speronare, c'est le nom que l'on donne à ces sortes de bâtiments, n'avait rien à perdre à l'examen, et plus nous nous approchions du navire, plus nous voyions se développer ses formes élégantes et ressortir la vivacité de ses couleurs. Il en résulta qu'avant de mettre le pied à bord, nous étions déjà à moitié décidés.

Nous y trouvâmes le capitaine. C'était un beau jeune homme de vingt-huit à trente ans, à la figure ouverte et décidée. Il parlait un peu mieux italien que son matelot. Nous pûmes donc nous entendre, ou à peu près. Un quart d'heure plus tard, nous avions fait marché à huit ducats par jour. Moyennant huit ducats par jour, le bâtiment et l'équipage nous appartenaient corps et âme, planches et toiles. Nous pouvions le garder tant que nous voudrions, le mener où nous voudrions, le quitter où nous voudrions: nous étions libres; seulement tant tenu, tant payé. C'était trop juste.

Je descendis dans la cale; le bâtiment n'était chargé que de son lest. J'exigeai du capitaine qu'il s'engageât positivement à ne prendre ni marchandises ni passagers; il me donna sa parole. Il avait l'air si franc, que je ne lui demandai pas d'autre garantie.

Nous remontâmes sur le pont, et je visitai notre cabine. C'était tout bonnement une espèce de tente circulaire en bois, établie à la poupe, et assez solidement amarrée à la membrure du bâtiment pour n'avoir rien à craindre d'une rafale de vent ou d'un coup de mer. Derrière cette tente était un espace libre pour la manoeuvre du gouvernail. C'était le département du pilote. Cette tente était parfaitement vide. C'était à nous de nous procurer les meubles nécessaires, le capitaine de la Santa-Maria di Pie di Grotta ne logeant point en garni. Au reste, vu le peu d'espace, ces meubles devaient se borner à deux matelas, à deux oreillers et à quatre paires de draps. Le plancher servait de couchette. Quant aux matelots, le capitaine compris, ils dormaient ordinairement pêle-mêle dans l'entrepont.

Nous convînmes d'envoyer les deux matelas, les deux oreillers et les quatre paires de draps dans la soirée, et le moment du départ fut fixé au lendemain huit heures du matin.

Nous avions déjà fait une centaine de pas, en nous félicitant, Jadin et moi, de notre résolution, lorsque le capitaine courut après nous. Il venait nous recommander par-dessus tout de ne pas oublier de nous munir d'un cuisinier. La recommandation me parut assez étrange pour que je voulusse en avoir l'explication. J'appris alors que, dans l'intérieur de la Sicile, pays sauvage et désolé, où les auberges, quand il y en a, ne sont que des lieux de halte, un cuisinier est une chose de première nécessité. Nous promîmes au capitaine de lui en envoyer un en même temps que notre roba.

Mon premier soin, en rentrant, fut de m'informer à monsieur Martin Zir, maître de l'hôtel de la Vittoria, où je pourrais trouver le cordon-bleu demandé. Monsieur Martin Zir me répondit que cela tombait à merveille, et qu'il avait justement mon affaire sous la main. Au premier abord, cette réponse me satisfit si complètement, que je montai à ma chambre sans insister davantage; mais, arrivé là, je pensai qu'il n'y avait pas de mal à prendre quelques renseignements préalables sur les qualités morales de notre futur compagnon de voyage. En conséquence, j'interrogeai un des serviteurs de l'hôtel, qui me répondit que je pouvais être d'autant plus tranquille sous ce rapport, que c'était son propre cuisinier que me donnait monsieur Martin. Malheureusement cette abnégation, loin de me rassurer de la part de mon hôte, ne fit qu'augmenter mes craintes. Si monsieur Martin était content de son cuisinier, comment s'en défaisait-il en faveur du premier étranger venu? S'il n'en était pas content, si peu difficile que je sois, j'en aimais autant un autre. Je descendis donc chez monsieur Martin, et je lui demandai si je pouvais réellement compter sur la probité et la science de son protégé. Monsieur Martin me répondit en me faisant un éloge pompeux des qualités de Giovanni Cama. C'était, à l'entendre, l'honnêteté en personne, et, ce qui était bien de quelque importance aussi pour l'emploi que je comptais lui confier, l'habileté la plus parfaite. Il avait surtout la réputation du meilleur friteur, qu'on me passe le mot, je n'en connais pas d'autre pour traduire fritatore, non seulement de la capitale, mais du royaume. Plus monsieur Martin enchérissait sur ses éloges, plus mon inquiétude augmentait. Enfin, je me hasardai à lui demander comment, possédant un tel trésor, il consentait à s'en séparer.

—Hélas! me répondit en soupirant monsieur Martin, c'est qu'il a, malheureusement pour moi qui reste à Naples, un défaut qui devient sans importance pour vous qui allez en Sicile.

—Et lequel? m'informai-je avec inquiétude.

—Il est appassionato, me répondit monsieur Martin. J'éclatai de rire.

C'est qu'en passant devant la cuisine, monsieur Martin m'avait fait voir Cama à son fourneau, et Cama, dans toute sa personne, depuis le haut de sa grosse tête jusqu'à l'extrémité de ses longs pieds, était bien l'homme du monde auquel me paraissait convenir le moins une pareille épithète; d'ailleurs, un cuisinier passione, cela me paraissait mythologique au premier degré. Cependant, voyant que mon hôte me parlait avec le plus grand sérieux, je continuai mes questions.

—Et passionné de quoi? demandai-je.

—De Roland, me répondit monsieur Martin.

—De Roland? répétai-je, croyant avoir mal entendu.

—De Roland, reprit monsieur Martin avec une consternation profonde.

—Ah ça! dis-je, commençant à croire que mon hôte se moquait de moi, il me semble, mon cher monsieur Martin, que nous parlons sans nous entendre. Cama est passionné de Roland: qu'est-ce que cela veut dire?

—Avez-vous jamais été au Môle? me demanda monsieur Martin.

—A l'instant où je suis rentré, je venais de la lanterne même.

—Oh! mais ce n'est pas l'heure.

—Comment, ce n'est pas l'heure?

—Non. Pour que vous comprissiez ce que je veux dire, il faudrait que vous y eussiez été le soir quand les improvisateurs chantent. Y avez-vous jamais été le soir?

—Comment voulez-vous que j'y aie été le soir? Je suis arrivé ici depuis ce matin seulement, et il est deux heures de l'après-midi.

—C'est juste. Eh bien! Vous avez quelquefois, parmi les proverbes traditionnels sur Naples, entendu dire que, lorsque le lazzarone a gagné deux sous, sa journée est faite?

—Oui.

—Mais savez-vous comment il divise ses deux sous?

—Non. Y a-t-il indiscrétion à vous le demander?

—Pas le moins du monde.

—Contez-moi cela, alors.

—Eh bien! Il y a un sou pour le macaroni, deux liards pour le cocomero, un liard pour le sambuco, et un liard pour l'improvisateur. L'improvisateur est, après la pâte qu'il mange, l'eau qu'il boit et l'air qu'il respire, la chose la plus nécessaire au lazzarone. Or, que chante presque toujours l'improvisateur? Il chante le poème du divin Arioste, l'Orlando Furioso. Il en résulte que, pour ce peuple primitif aux passions exaltées et à la tête ardente, la fiction devient réalité; les combats des paladins, les félonies des géants, les malheurs des châtelaines, ne sont plus de la poésie, mais de l'histoire; il en faut bien une au pauvre peuple qui ne sait pas la sienne. Aussi s'éprend-il de celle-là. Chacun choisit son héros et se passionne pour lui: ceux-ci pour Renaud, ce sont les jeunes têtes; ceux-là pour Roland, ce sont les coeurs amoureux; quelques-uns pour Charlemagne, ce sont les gens raisonnables. Il n'y a pas jusqu'à l'enchanteur Merlin qui n'ait ses prosélytes. Eh bien! Comprenez-vous maintenant? Cet animal de Cama est passionné de Roland.

—Parole d'honneur?

—C'est comme je vous le dis.

—Eh bien! Qu'est-ce que cela fait?

—Ce que cela fait?

—Oui.

—Cela fait que, lorsque vient l'heure de l'improvisation, il n'y a pas moyen de le retenir à la cuisine, ce qui est assez gênant, vous en conviendrez, dans une maison comme la nôtre, où il descend des voyageurs à toute heure du jour ou de la nuit. Enfin, cela ne serait rien encore; mais attendez donc, c'est qu'il y a ici un valet de chambre qui est renaudiste, et que si, sans y penser, j'ai le malheur de l'envoyer à la cuisine au moment du dîner, alors tout est perdu. La discussion s'engage sur l'un ou sur l'autre de ces deux braves paladins, les gros mots arrivent, chacun exalte son héros et rabaisse celui de son adversaire; il n'est plus question que de coups d'épée, de géants occis, de châtelaines délivrées. De la cuisine, plus un mot; de sorte que le pot-au-feu se consume, les broches s'arrêtent, le rôti brûle, les sauces tournent, le dîner est mauvais, les voyageurs se plaignent, l'hôtel se vide, et tout cela parce qu'un gredin de cuisinier s'est mis en tête d'être fanatique de Roland! Comprenez-vous maintenant?

—Tiens, c'est drôle.

—Mais non, c'est que ce n'est pas drôle du tout, surtout pour moi; mais, quant à vous, cela doit vous être parfaitement égal. Une fois en Sicile, il n'aura plus là son damné improvisateur et son enragé valet de chambre qui lui font tourner la tête. Il rôtira, il fricassera à merveille, et de plus, il fera tout pour vous, si vous lui dites seulement une fois tous les huit jours qu'Angélique est une drôlesse et Médor un polisson.

—Je le lui dirai.

—Vous le prenez donc?

—Sans doute, puisque vous m'en répondez.

On fit monter Cama. Cama fit quelques objections sur le peu de temps qu'il avait pour se préparer à un pareil voyage, et sur les dangers qu'il pouvait y courir; mais, dans la conversation, je trouvai moyen de placer un mot gracieux pour Roland. Aussitôt Cama écarquilla ses gros yeux, fendit sa bouche jusqu'aux oreilles, se mit à rire stupidement, et, séduit par notre communauté d'opinion sur le neveu de Charlemagne, se mit entièrement à ma disposition.

Il en résulta que, comme je l'avais promis au capitaine, j'envoyai Cama le même soir coucher à bord, avec les malles, les matelas et les oreillers, que nous allâmes rejoindre le lendemain à l'heure convenue.

Nous trouvâmes tous nos matelots sur le pont et nous attendant. Sans doute ils avaient aussi grande impatience de nous connaître que nous de les voir. Ce n'était pas une question moindre pour eux que pour nous, que celle de savoir si nos caractères sympathiseraient avec les leurs; il y allait pour nous de presque tout le plaisir que nous nous promettions du voyage; il y allait pour eux de leur bien-être et de leur tranquillité pendant deux ou trois mois.

L'équipage se composait de neuf hommes, d'un mousse et d'un enfant, tous nés ou du moins domiciliés au village della Pace, près de Messine. C'étaient de braves Siciliens dans toute la force du terme, à la taille courte, aux membres robustes, au teint basané, aux yeux arabes, détestant les Calabrais, leurs voisins, et exécrant les Napolitains, leurs maîtres; parlant ce doux idiome de Méli qui semble un chant, et comprenant à peine la langue florentine si fière de la suprématie que lui accorde son académie de la Crusca; toujours complaisants, jamais serviles, nous appelant excellence et nous baisant la main, parce que cette formule et cette action, qui chez nous ont un caractère de bassesse, ne sont chez eux que l'expression de la politesse et du dévouement. A la fin du voyage, ils arrivèrent à nous aimer comme des frères tout en continuant à nous respecter comme des supérieurs, distinction subtile où l'affection et le devoir avaient gardé leur place; et ils nous rendaient juste ce que nous avions le droit d'attendre en échange de notre argent et de nos bons procédés.

Leurs noms étaient: Giuseppe Arena, capitaine; Nunzio, premier pilote;
Vicenzo, second pilote; Pietro, frère de Nunzio; Giovanni, Filippo,
Antonio, Sieni, Gaëtano. Le mousse et le fils du capitaine, gamin âgé de
six ou sept ans, complétaient l'équipage.

Maintenant, que nos lecteurs nous permettent, après avoir embrassé avec nous du regard l'équipage en masse, de jeter un coup d'oeil particulier sur ceux de ces braves qui se distinguent par un caractère ou une spécialité quelconques: nous avons à faire avec eux un assez long voyage; et pour qu'ils prennent intérêt à notre récit, il faut qu'ils connaissent nos compagnons de route. Nous allons donc les faire apparaître tout à coup à leurs yeux tels qu'ils se découvriront à nous successivement.

Le capitaine Giuseppe Arena était, comme nous l'avons dit, un bel homme de vingt-huit ou trente ans, à la figure franche et ouverte dans les circonstances habituelles, à la figure calme et impassible dans les moments de danger. Il n'avait que très peu de connaissances en navigation; mais comme il possédait quelque fortune, il avait acheté son bâtiment, et cet achat lui avait naturellement valu le titre de capitaine. Quant au droit ou au pouvoir que ce titre lui donnait sur ses hommes, nous ne le vîmes pas une seule fois en faire usage. A part une légère nuance de respect qu'on lui accordait sans qu'il l'exigeât, et qu'il fallait les yeux de l'habitude pour bien distinguer, l'équipage vivait avec lui sur un pied d'égalité tout à fait patriarcale.

Nunzio le pilote était après le capitaine le personnage le plus important du bord: c'était un homme de cinquante ans, court et robuste, au teint de bistre, aux cheveux grisonnants, au visage rude, et qui naviguait depuis son enfance. Il était vêtu d'un pantalon de toile bleue et d'une chemise de bure; dans les temps froids ou pluvieux, il ajoutait à ce strict nécessaire une espèce de manteau à capuchon qui tenait à la fois du paletot de l'occident et du burnous méridional. Ce manteau, qui était de couleur brune, brodé de fil rouge et bleu aux poches et aux ouvertures des manches, tombait raide et droit, et donnait à sa physionomie un admirable caractère. Au reste, Nunzio était l'homme essentiel ou plutôt indispensable: c'était l'oeil qui veillait sur les rochers, l'oreille qui écoutait le vent, la main qui guidait le navire. Dans les gros temps, le capitaine redevenait simple matelot et lui remettait tout le pouvoir. Alors du gouvernail, que d'ailleurs quelque temps qu'il fît il ne quittait jamais que pour la prière du soir, il donnait ses ordres avec une fermeté et une précision telles, que l'équipage obéissait comme un seul homme. Son autorité avait la durée de la tempête. Lorsqu'il avait sauvé le navire et la vie de ceux qui le montaient, il se rasseyait simple et calme à l'arrière du bâtiment, et redevenait Nunzio le pilote; mais, quoiqu'il eût abandonné son autorité, il conservait son influence: car Nunzio, religieux comme un vrai marin, était considéré à l'égal d'un prophète. Ses prédictions, à l'endroit du temps qu'il prévoyait d'avance à des signes imperceptibles à tous les autres yeux, n'avaient jamais été démenties par les événements, de sorte que l'affection que lui portait l'équipage était mêlée d'un certain respect religieux qui nous étonna d'abord, mais que nous finîmes bientôt par partager, tant est grande sur l'homme, quelle que soit sa condition, l'influence d'une supériorité quelconque.

Vicenzo, que nous plaçons le troisième plutôt pour suivre la hiérarchie des rangs qu'à cause de son importance réelle, avait titre de second pilote; c'était lui qui remplaçait Nunzio dans les rares et courts moments où celui-ci abandonnait le gouvernail. Pendant les nuits calmes, ils veillaient chacun à son tour. Presque toujours au reste, même dans les moments où son aide était inutile à la direction du navire, Vicenzo était assis près de notre vieux prophète, échangeant avec lui des paroles rares, et le plus souvent à voix basse. Cette habitude l'avait isolé du reste de l'équipage et rendu silencieux: aussi paraissait-il rarement parmi nous et ne répondait-il que lorsque nous l'interrogions; il accomplissait alors cet acte comme un devoir, avec toutes les formules de politesse usitées parmi les matelots. Au reste, brave et excellent homme, et après Nunzio, qui était un prodige sous ce rapport, résistant d'une manière merveilleuse à l'insomnie et à la fatigue.

Après ces trois autorités venait Pietro: Pietro était un joyeux compagnon qui remplissait parmi l'équipage l'emploi d'un loustic de régiment: toujours gai, sans cesse chantant, dansant et grimaçant; parleur éternel, danseur enragé, nageur fanatique, adroit comme un singe dont il avait les mouvements, entremêlant toutes les manoeuvres d'entrechats grotesques et de petits cris bouffons qu'il jetait à la manière d'Auriol; toujours prêt à tout, se mêlant à tout, comprenant tout; plein de bon vouloir et de familiarité; le plus privé avec nous de tous ses compagnons. Pietro s'était lié tout d'abord avec notre bouledogue. Celui-ci, d'un caractère moins facile et moins sociable, fut longtemps à ne répondre à ses avances que par un grognement sourd, qui finit par se changer à la longue en un murmure amical, et finalement en une amitié durable et solide, quoique Pietro, gêné dans sa prononciation par l'accent italien, n'ait jamais pu l'appeler que Melor au lieu de Milord; changement qui parut blesser d'abord son amour-propre, mais auquel il finit cependant par s'habituer au point de répondre à Pietro comme si ce dernier prononçait son véritable nom.

Giovanni, garçon gros et gras, homme du Midi avec le teint blanc et le visage joufflu d'un homme du Nord, s'était constitué notre cuisinier du moment où notre ami Cama s'était senti pris du mal de mer, ce qui lui était arrivé dix minutes après que le speronare s'était mis en mouvement; il joignait au reste à la science culinaire un talent qui s'y rattachait directement, ou plutôt dont elle n'était que la conséquence: c'était celui de harponneur. Dans les beaux temps, Giovanni attachait à la poupe du bâtiment une ficelle de quatre ou cinq pieds de longueur, à l'extrémité de laquelle pendait un os de poulet ou une croûte de pain. Cette ficelle ne flottait pas dix minutes dans le sillage qu'elle ne fût escortée de sept ou huit poissons de toute forme et de toute couleur, pour la plupart inconnus à nos ports, et parmi lesquels nous reconnaissions presque toujours la dorade à ses écailles d'or, et le loup de mer à sa voracité. Alors Giovanni prenait son harpon, toujours couché à bâbord ou à tribord près des avirons, et nous appelait. Nous passions alors avec lui sur l'arrière et, selon notre appétit ou notre curiosité, nous choisissions parmi les cétacés qui nous suivaient celui qui se trouvait le plus à notre convenance. Le choix fait, Giovanni levait son harpon, visait un instant l'animal désigné, puis le fer s'enfonçait en sifflant dans la mer; le manche disparaissait à son tour, mais pour remonter au bout d'une seconde à la surface de l'eau: Giovanni le ramenait alors à lui à l'aide d'une corde attachée à son bras; puis, à l'extrémité opposée, nous voyions reparaître dix fois sur douze le malheureux poisson percé de part en part; alors la tâche du pêcheur était faite, et l'office du cuisinier commençait. Comme sans être réellement malades nous étions cependant constamment indisposés du mal de mer, ce n'était pas chose facile que d'éveiller notre appétit. La discussion s'établissait donc aussitôt sur le mode de cuisson et d'assaisonnement le plus propre à l'exciter. Jamais turbot ne souleva parmi les graves sénateurs romains de dissertations plus savantes et plus approfondies que celles auxquelles nous nous livrions, Jadin et moi. Comme pour plus de facilité nous discutions dans notre langue, l'équipage attendait, immobile et muet, que la décision fût prise. Giovanni seul, devinant à l'expression de nos yeux le sens de nos paroles, émettait de temps en temps une opinion, qui, nous annonçant quelque préparation inconnue, l'emportait ordinairement sur les nôtres. La sauce arrêtée, il saisissait le manche du gril ou la queue de la poêle; Pietro grattait le poisson et allumait le feu dans l'entrepont; Milord, qui n'avait aucun mal de mer et qui comprenait qu'il allait lui revenir force arêtes, remuait la queue et se plaignait amoureusement. Le poisson cuisait, et bientôt Giovanni nous le servait sur la longue planche qui nous servait de table, car nous étions si à l'étroit sur notre petit bâtiment que la place manquait pour une table réelle. Sa mine appétissante nous donnait les plus grandes espérances; puis, à la troisième ou quatrième bouchée, le mal de mer réclamait obstinément ses droits, et l'équipage héritait du poisson, qui passait immédiatement de l'arrière à l'avant, suivi de Milord qui ne le perdait pas de vue depuis le moment où il était entré dans la poêle ou s'était couché sur le gril, jusqu'à celui où le mousse en avalait le dernier morceau.

Venait ensuite Filippo. Celui-là était grave comme un quaker, sérieux comme un docteur, et silencieux comme un fakir. Nous ne le vîmes rire que deux fois dans tout le courant du voyage, la première lorsque notre ami Cama tomba à la mer dans le golfe d'Agrigente; la seconde fois lorsque le feu prit au dos du capitaine, qui, d'après mes conseils et pour la guérison d'un rhumatisme, se faisait frotter les reins avec de l'eau-de-vie camphrée. Quant à ses paroles, je ne sais pas si nous eûmes une seule fois l'occasion d'en connaître le son ou la couleur. Sa bonne ou sa mauvaise disposition d'esprit se manifestait par un sifflottement triste ou gai, dont il accompagnait ses camarades chantant, sans jamais chanter avec eux. Je crus longtemps qu'il était muet, et ne lui adressai pas la parole pendant près d'un mois, de peur de lui faire une nouvelle peine en lui rappelant son infirmité. C'était du reste le plus fort plongeur que j'eusse jamais vu. Quelquefois, nous nous amusions à lui jeter du haut du pont une pièce de monnaie: en un tour de main il se déshabillait, pendant que la pièce s'enfonçait, s'élançait après elle au moment où elle était prête de disparaître, s'enfonçait avec elle dans les profondeurs de la mer, où nous finissions par le perdre de vue malgré la transparence de l'eau; puis, quarante, cinquante secondes, une minute après, montre à la main, nous le voyions reparaître, remontant parfaitement calme et sans effort apparent, comme s'il habitait son élément natal et qu'il vînt de faire la chose la plus naturelle. Il va sans dire qu'il rapportait la pièce de monnaie et que la pièce de monnaie était pour lui.

Antonio était le ménétrier de l'équipage. Il chantait la tarentelle avec une perfection et un entrain qui ne manquaient jamais leur effet. Parfois nous étions assis, les uns sur le tillac, les autres dans l'entrepont; la conversation languissait, et nous gardions le silence: tout à coup Antonio commençait cet air électrique qui est pour le Napolitain et le Sicilien ce que le ranz des vaches est pour le Suisse. Filippo avançait gravement hors de l'écoutille la moitié de son corps et accompagnait le virtuose en sifflant. Alors Pietro commençait à battre la mesure en balançant sa tête à droite ou à gauche, et en faisant claquer ses pouces comme des castagnettes. Mais à la cinquième ou sixième mesure l'air magique opérait; une agitation visible s'emparait de Pietro, tout son corps se mettait en mouvement comme avaient fait d'abord ses mains; il se soulevait sur un genou, puis sur les deux, puis se redressait tout à fait. Alors, et pendant quelques instants encore, il se balançait de droite à gauche, mais sans quitter la terre; ensuite, comme si le plancher du bâtiment se fût échauffé graduellement, il levait un pied, puis l'autre; et enfin, jetant un de ces petits cris que nous avons indiqués comme l'expression de sa joie, il commençait la fameuse danse nationale par un mouvement lent et uniforme d'abord, mais qui, s'accélérant toujours, pressé par la musique, se terminait par une espèce de gigue effrénée. La tarentelle ne prenait fin que lorsque le danseur épuisé tombait sans force, après un dernier entrechat dans lequel se résumait toute la scène chorégraphique.

Enfin venaient Sieni, dont je n'ai gardé aucun souvenir, et Gaëtano, que nous vîmes à peine, retenu qu'il fut à terre, pendant tout notre voyage, par une ophthalmie qui se déclara le lendemain de notre arrivée dans le détroit de Messine. Je ne parle pas du mousse; il était tout naturellement ce qu'est partout cette estimable classe de la société, le souffre-douleur de tout l'équipage. La seule différence qu'il y eût entre lui et les autres individus de son espèce, c'est que, vu le bon naturel de ses compagnons, il était de moitié moins battu que s'il se fût trouvé sur un bâtiment génois ou breton.

Et maintenant nos lecteurs connaissent l'équipage de la Santa Maria di Pie di Gratta aussi bien que nous-même.

Comme nous l'avons dit, tout l'équipage nous attendait sur le pont, et, amené sur son ancre, était prêt à partir. Je fis un dernier tour dans l'entrepont et dans la cabine pour m'assurer qu'on avait embarqué toutes nos provisions et tous nos effets. Dans l'entrepont, je trouvai Cama joyeusement établi entre les poulets et les canards destinés à notre table, et mettant en ordre sa batterie de cuisine. Dans la cabine, je trouvai nos lits tout couverts, et Milord déjà installé sur celui de son maître. Tout était donc à sa place et à son poste. Le capitaine alors s'approcha de moi et me demanda mes ordres; je lui dis d'attendre cinq minutes.

Ces cinq minutes devaient être consacrées à donner de mes nouvelles à monsieur le comte de Ludorf. Je pris dans mon album une feuille de mon plus beau papier, et je lui écrivis la lettre suivante:

«Monsieur le comte,

Je suis désolé que Votre Excellence n'ait pas jugé à propos de me charger de ses commissions pour Naples; je m'en serais acquitté avec une fidélité qui lui eût été une certitude de la reconnaissance que j'ai gardée de ses bons procédés envers moi.

Veuillez agréer, monsieur le comte, l'hommage des sentiments bien vifs que je vous ai voués, et dont un jour ou l'autre j'espère vous donner une preuve.

[Note: Cette preuve s'est fait attendre jusqu'en 1841, époque où j'ai publié la première édition de ce livre; mais, comme on le voit, j'ai rattrapé le temps perdu, et j'espère que M. le comte de Ludorf, qui a pu m'accuser d'oubli, reviendra de son erreur sur mon compte, si par hasard ces lignes ont l'honneur de passer sous ses yeux.]

ALEX. DUMAS

Naples, ce 23 août 1835.»

Pendant que j'écrivais, l'ancre avait été levée, et les rameurs s'étaient mis à babord et à tribord, leurs avirons à la main, et se tenant prêts à partir. Je demandai au capitaine un homme sûr pour remettre ma lettre à la poste; il me désigna un des spectateurs que notre départ avait attirés, et qui était de sa connaissance. Je lui fis passer, par l'entremise d'une longue perche, ma lettre accompagnée de deux carlini, et j'eus la satisfaction de voir aussitôt mon commissionnaire s'éloigner à toutes jambes dans la direction de la poste.

Lorsqu'il eut disparu, je donnai le signal du départ. Les huit rames que nos hommes tenaient en l'air retombèrent ensemble et battirent l'eau à la fois. Dix minutes après, nous étions hors du port, et un quart d'heure plus tard, nous ouvrions toutes nos petites voiles à un excellent vent de terre qui promettait de nous mettre rapidement hors de la portée de tous les agents napolitains que monsieur le comte de Ludorf pourrait lancer à nos trousses.

Ce bon vent nous accompagna pendant quinze ou vingt milles à peu près; mais, à la hauteur de Sorrente, il mollit, et bientôt tomba tout à fait, de sorte que nous fûmes obligés de marcher de nouveau à la rame. Cela nous donna le temps de nous apercevoir que la brise de mer nous avait ouvert l'appétit. En conséquence, parfaitement disposés à apprécier les qualités du protégé de monsieur Martin Zir, nous prîmes notre plus belle basse-taille, et nous appelâmes Cama. Personne ne répondit. Inquiets de ce silence, nous envoyâmes Pietro et Giovanni à sa recherche, et cinq minutes après, nous le vîmes apparaître à l'orifice de l'écoutille, pâle comme un spectre, et soutenu sous chaque bras par ceux que nous avions envoyés à sa recherche, et qui l'avaient trouvé étendu sans mouvement entre ses canards et ses poules. Il était évidemment impossible au pauvre diable de se rendre à nos ordres. A peine s'il pouvait se soutenir sur ses jambes, et il tournait les yeux d'une façon lamentable. Pensant que le grand air lui ferait du bien, nous fîmes aussitôt apporter un matelas sur le pont, et on le coucha au pied du mât; c'était très bien pour lui; mais pour nous, cela ne nous avançait pas à grand-chose. Nous nous regardions, Jadin et moi, d'un air assez déconcerté, lorsque Giovanni vint se mettre à nos ordres, s'efforçant de remplacer, pour le moment du moins, notre pauvre appassionato.

On juge si nous acceptâmes la proposition. Le capitaine, qui n'était pas fier, reprit aussitôt la rame que Giovanni venait d'abandonner. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, que nous entendîmes les gémissements d'une poule que l'on égorgeait; bientôt nous vîmes la fumée s'échapper par l'écoutille; puis nous entendîmes l'huile qui criait sur le feu. Un quart d'heure après, nous tirions chacun notre part d'un poulet à la provençale, auquel il manquait peut-être bien quelque chose selon la Cuisinière bourgeoise, mais que, grâce à ce susdit appétit qui s'était toujours maintenu en progrès, nous trouvâmes excellent. Dès lors nous fûmes rassurés sur notre avenir; Dieu nous rendait d'une main ce qu'il nous ôtait de l'autre.

Vers les deux heures, nous nous trouvâmes à la hauteur de l'île de Caprée. Comme en perdant notre temps nous ne perdions pas grand-chose, attendu que, malgré le travail incessant de nos rameurs, nous ne faisions guère plus d'une demi-lieue à l'heure, je proposai à Jadin de descendre à terre pour visiter l'île de Tibère, et de monter jusqu'aux ruines de son palais, que nous apercevions au tiers à peu près de la hauteur du mont Solaro. Jadin accepta de tout coeur, pensant qu'il y aurait quelque beau point de vue à croquer. Nous fîmes part aussitôt de nos intentions au capitaine qui mit le cap sur l'île et, une heure après, nous entrions dans le port.

CAPRÉE

Il y a peu de points dans le monde qui offrent autant de souvenirs historiques que Caprée. Ce n'était qu'une île comme toutes les îles, plus riante peut-être, voilà tout, lorsqu'un jour Auguste résolut d'y faire un voyage. Au moment où il y abordait, un vieux chêne dont la sève semblait à tout jamais tarie releva ses branches desséchées et déjà penchées vers la terre, et dans la même journée l'arbre se couvrit de bourgeons et de feuilles. Auguste était l'homme aux présages; il fut si fort enchanté de celui-ci, qu'il proposa aux Napolitains de leur abandonner l'île d'Oenarie s'ils voulaient lui céder celle de Caprée. L'échange fut fait à cette condition. Auguste fit de Caprée un lieu de délices, y demeura quatre ans, et lorsqu'il mourut, légua l'île à Tibère.

Tibère s'y retira à son tour, comme se retire dans son antre un vieux tigre qui se sent mourir. Là seulement, entouré de vaisseaux qui nuit et jour le gardaient, il se crut à l'abri du poignard et du poison. Sur ces roches où il n'y a plus aujourd'hui que des ruines, s'élevaient alors douze villas impériales, portant les noms des douze grandes divinités de l'Olympe; dans ces villas, dont chacune servait durant un mois de l'année de forteresse à l'empereur, et qui étaient soutenues par des colonnes de marbre dont les chapiteaux dorés soutenaient des frises d'agate, il y avait des bassins de porphyre où étincelaient les poissons argentés du Gange, des pavés de mosaïque dont les dessins étaient formés d'opale, d'émeraudes et de rubis; des bains secrets et profonds, où des peintures lascives éveillaient des désirs terribles en retraçant des voluptés inouïes. Autour de ces villas, aux flancs de ces montagnes nues aujourd'hui, s'élevaient alors deux forêts de cèdres et des bosquets d'orangers où se cachaient de beaux adolescents et de belles jeunes filles, qui, déguisés en faunes et en dryades, en satyres et en bacchantes, chantaient des hymnes à Vénus, tandis que d'invisibles instruments accompagnaient leurs voix amoureuses; et quand le soir était venu, quand une de ces nuits transparentes et étoilées comme l'Orient seul en sait faire pour l'amour, s'était abaissée sur la mer endormie; quand une brise embaumée, soufflant de Sorrente ou de Pompeïa, venait se mêler aux parfums que des enfants, vêtus en amours, brûlaient incessamment sur des trépieds d'or; quand des cris voluptueux, des harmonies mystérieuses, des soupirs étouffés, frémissaient vagues et confus comme si l'île amoureuse tressaillait de plaisir entre les bras d'un dieu marin, un phare immense s'allumait, qui semblait un soleil nocturne. Bientôt, à sa lueur, on voyait sortir de quelque grotte et marcher le long de la grève, entre son astrologue Thrasylle et son médecin Chariclès, un vieillard vêtu de pourpre, au cou raide et penché, au visage silencieux et morne, secouant de temps en temps une forêt de cheveux argentés qui retombaient sur ses larges épaules, ondulant comme la crinière d'un lion. Le vieillard laissait tomber de ses lèvres quelques mots rares et tardifs, tandis que sa main aux gestes efféminés caressait la tête d'un serpent privé qui dormait sur sa poitrine. Ces mots, c'étaient quelques vers grecs qu'il venait de composer, quelques ordres pour des débauches secrètes dans la villa de Jupiter ou de Gérés, quelque sentence de mort qui, le lendemain, allait, sur les ailes d'une galère latine, aborder à Ostie et épouvanter Rome: car ce vieillard, c'était le divin Tibère, le troisième César, l'empereur aux grands yeux fauves, qui, pareils à ceux du chat, du loup et de la hyène, voyaient clair dans l'obscurité.

Aujourd'hui, de toutes ces magnificences, il ne reste plus que des ruines; mais, plus vivace que la pierre et le marbre, la mémoire du vieil empereur est demeurée tout entière. On dirait, tant son nom est encore dans toutes les bouches, que c'est d'hier qu'il s'est couché dans la tombe parricide que lui avait préparée Caligula, et où le poussa Macron. On dirait qu'à défaut de son corps, on tremble encore devant son ombre, et les habitants de Capri et d'Anacapri, les deux cités de l'île, montrent encore les restes de son palais avec la même terreur qu'ils montreraient un volcan éteint, mais qui, à chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, peut se ranimer plus mortel et plus dévorant que jamais.

Ces deux cités sont situées, Capri, en amphithéâtre en face du port, et Anacapri au haut du mont Solara. Un escalier de cinq ou six cents marches, rude et creusé dans le roc, conduit de la première à la seconde de ces deux villes; mais la fatigue de cette rapide ascension est largement rachetée, il faut le dire, par le panorama splendide que l'oeil embrasse une fois arrivé au sommet de la montagne. En effet, le voyageur, en faisant face à Naples, a d'abord à sa droite Paestum, cette fille voluptueuse de la Grèce, dont les rosés, qui fleurissaient deux fois l'an dans un air mortel à la virginité, allaient se faner au front d'Horace et s'effeuiller sur la table de Mécène; puis Sorrente, où le vent qui passe emporte avec lui la fleur des orangers qu'il disperse au loin sur la mer, puis Pompeia, endormie dans sa cendre, et qu'on réveille comme une vieille ruine d'Egypte, avec ses peintures ardentes, ses urnes lacrymales et ses bandelettes mortuaires; enfin Herculanum, qui surprise un jour par la lave, cria, se tordit et mourut comme Laocoon étouffé aux noeuds de ses serpents. Alors commence Naples, car Torre di Greco, Resina et Portici ne sont, à vrai dire, que des faubourgs; Naples, la ville paresseuse, couchée sur son amphithéâtre de montagnes, et allongeant ses petits pieds jusqu'aux flots tièdes et lascifs de son golfe; Naples, dont Rome, la reine du monde, avait fait sa maison de plaisance, tant alors comme aujourd'hui la nature avait versé autour d'elle tous ses enchantements. Puis, après Naples, l'oeil découvre Pouzzoles et son temple de Sérapis à moitié caché dans l'eau; Cumes et son antre sibyllin, où descendit le pieux Énée; puis le golfe où Caligula jeta, pour surpasser Xerxès, un pont d'une lieue, dont on aperçoit encore les ruines; puis Bauli, d'où partit la galère impériale préparée par Néron et qui devait s'ouvrir sous les pieds d'Agrippine; puis Baïa, si mortelle aux chastes amants; puis enfin Misène, où est enterré le clairon d'Énée, et d'où Pline l'ancien alla mourir, étouffé dans sa litière par les cendres de Stabia.

Figurez-vous le tableau que nous venons de décrire éclairé par ce phare immense qu'on appelle le Vésuve, et dites-moi s'il y a dans le monde entier quelque chose qui puisse se comparer à un pareil spectacle.

Au milieu de ces souvenirs antiques surgit sous les pieds un souvenir tout moderne. C'est un épisode de cette épopée gigantesque qui commença en 1789 et qui finit en 1815. Depuis deux ans déjà les Français étaient maîtres du royaume de Naples, depuis quinze jours Murat en était roi, et cependant Caprée appartenait encore aux Anglais. Deux fois son prédécesseur Joseph en avait tenté la conquête, et deux fois la tempête, cette éternelle alliée de l'Angleterre, avait dispersé ses vaisseaux.

C'était une vue terrible pour Murat que celle de cette île qui lui fermait sa rade comme avec une chaîne de fer; aussi le matin, lorsque le soleil se levait derrière Sorrente, c'était cette île qui attirait tout d'abord ses yeux; et le soir, lorsque le soleil se couchait derrière Procida, c'était encore cette île qui fixait son dernier regard.

A chaque heure de la journée, Murât interrogeait ceux qui l'entouraient à l'endroit de cette île, et il apprenait sur les précautions prises par Hudson Lowe, son commandant, des choses presque fabuleuses. En effet, Hudson Lowe ne s'était point fié à cette ceinture inabordable de rochers à pic qui l'entoure, et qui suffisait à Tibère; quatre forts nouveaux avaient été ajoutés par lui aux forts qui existaient déjà; il avait fait effacer par la pioche et rompre par la mine les sentiers qui serpentaient autour des précipices, et où les chevriers eux-mêmes n'osaient passer que pieds nus; enfin il accordait une prime d'une guinée à chaque homme qui parvenait, malgré la surveillance des sentinelles, à s'introduire dans l'île par quelque voie qui n'eût point été ouverte encore à d'autres qu'à lui.

Quant aux forces matérielles de l'île, Hudson Lowe avait à sa disposition deux mille soldats et quarante bouches à feu, qui, en s'enflammant, allaient porter l'alarme dans l'île de Ponza, où les Anglais avaient à l'ancre cinq frégates toujours prêtes à courir où le canon les appelait.

De pareilles difficultés eussent rebuté tout autre que Murat, mais Murat était l'homme des choses impossibles. Murat avait juré qu'il prendrait Caprée, et quoiqu'il n'eût fait ce serment que depuis trois jours, il croyait déjà avoir manqué à sa parole, lorsque le général Lamarque arriva. Lamarque venait de prendre Gaëte et Maratea, Lamarque venait de livrer onze combats et de soumettre trois provinces, Lamarque était bien l'homme qu'il fallait à Murat; aussi, sans lui rien dire, Murat le conduisit à la fenêtre, lui remit une lunette entre les mains et lui montra l'île.

Lamarque regarda un instant, vit le drapeau anglais qui flottait sur les forts de San-Salvador et de Saint-Michel, renfonça avec la paume de sa main les quatre tubes de la lunette les uns dans les autres et dit: Oui, je comprends; il faudrait la prendre.

—Eh bien? reprit Murat.

—Eh bien! répondit Lamarque, on la prendra. Voilà tout.

—Et quand cela? demanda Murat.

—Demain, si Votre Majesté le veut.

—A la bonne heure, dit le roi, voilà une de ces réponses comme je les aime. Et combien d'hommes veux-tu?

—Combien sont-ils? demanda Lamarque.

—Deux mille, à peu près.

—Eh bien! Que Votre Majesté me donne quinze ou dix-huit cents hommes; qu'elle me permette de les choisir parmi ceux que je lui amène: ils me connaissent; je les connais. Nous nous ferons tous tuer jusqu'au dernier, ou nous prendrons l'île.

Murat, pour toute réponse, tendit la main à Lamarque. C'était ce qu'il aurait dit étant général; c'était ce qu'il était prêt à faire étant roi. Puis tous deux se séparèrent, Lamarque pour choisir ses hommes, Murat pour réunir les embarcations.

Dès le lendemain tout était prêt, soldats et vaisseaux. Dans la soirée, l'expédition sortit de la rade. Quelques précautions qu'on eût prises pour garder le secret, le secret s'était répandu: toute la ville était sur le port, saluant de la voix cette petite flotte, qui partait gaiement et pleine d'insoucieuse confiance pour une chose que l'on regardait comme impossible.

Bientôt le vent, favorable d'abord, commença de faiblir: la petite flotte n'avait pas fait dix milles qu'il tomba tout à fait. On marcha à la rame; mais la rame est lente, et le jour parut que l'on était encore à deux lieues de Caprée. Alors, comme s'il avait fallu lutter contre toutes les impossibilités, vint la tempête. Les flots se brisèrent avec tant de violence contre les rochers à pic qui entourent l'île, qu'il n'y eut pas moyen pendant toute la matinée, de s'en approcher. A deux heures la mer se calma. A trois heures les premiers coups de canon furent échangés entre les bombardes napolitaines et les batteries du port; les cris de quatre cent mille âmes, répandues depuis Margellina jusqu'à Portici, leur répondirent.

En effet, c'était un merveilleux spectacle que le nouveau roi donnait à sa nouvelle capitale: lui-même, avec une longue-vue, se tenait sur la terrasse du palais. Des embarcations on voyait toute cette foule étagée aux différents gradins de l'immense cirque dont la mer était l'arène. César, Auguste, Néron n'avaient donné à leurs sujets que des chasses, des luttes de gladiateurs ou des naumachies; Murat donnait aux siens une véritable bataille.

La mer était redevenue tranquille comme un lac. Lamarque laissa ses bombardes et ses chaloupes canonnières aux prises avec les batteries du fort, et avec ses embarcations de soldats il longea l'île: partout des rochers à pic baignaient dans l'eau leurs murailles gigantesques; nulle part un point où aborder. La flottille fit le tour de l'île sans reconnaître un endroit où mettre le pied. Un corps de douze cents Anglais, suivant des yeux tous ses mouvements, faisait le tour en même temps qu'elle.

Un moment on crut que tout était fini et qu'il faudrait retourner à Naples sans rien entreprendre. Les soldats offraient d'attaquer le fort; mais Lamarque secoua la tête: c'était une tentative insensée. En conséquence, il donna l'ordre de faire une seconde fois le tour de l'île, pour voir si l'on ne trouverait pas quelque point abordable, et qui eût échappé au premier regard.

Il y avait dans un rentrant, au pied du fort Sainte-Barbe, un endroit où le rempart granitique n'avait que quarante à quarante-cinq pieds d'élévation. Au-dessus de cette muraille, lisse comme un marbre poli, s'étendait un talus si rapide, qu'à la première vue, on n'eût certes pas cru que des hommes pussent l'escalader. Au-dessus de ce talus, à cinq cents pieds du roc, était une espèce de ravin, et douze cents pieds plus haut encore, le fort Sainte-Barbe, dont les batteries battaient le talus en passant par-dessus le ravin dans lequel les boulets ne pouvaient plonger.

Lamarque s'arrêta en face du rentrant, appela à lui l'adjudant général Thomas et le chef d'escadron Livron. Tous trois tinrent conseil un instant; puis ils demandèrent les échelles.

On dressa la première échelle contre le rocher: elle atteignait à peine au tiers de sa hauteur; on ajouta une seconde échelle à la première, on l'assura avec des cordes, et on les dressa de nouveau toutes deux: il s'en fallait de douze ou quinze pieds, quoique réunies, qu'elles atteignissent le talus; on en ajouta une troisième; on l'assujettit aux deux autres avec la même précaution qu'on avait prise pour la seconde, puis on mesura de nouveau la hauteur: cette fois les derniers échelons touchaient à la crête de la muraille. Les Anglais regardaient faire tous ces préparatifs d'un air de stupéfaction qui indiquait clairement qu'une pareille tentative leur semblait insensée. Quant aux soldats, ils échangeaient entre eux un sourire qui signifiait: «Bon, il va faire chaud tout à l'heure.»

Un soldat mit le pied sur l'échelle.

«Tu es bien pressé!» lui dit le général Lamarque en le tirant en arrière, et il prit sa place. La flottille tout entière battit des mains. Le général Lamarque monta le premier, et tous ceux qui étaient dans la même embarcation le suivirent. Six hommes tenaient le pied de l'échelle, qui vacillait à chaque flot que la mer venait briser contre le roc. On eût dit un immense serpent qui dressait ses anneaux onduleux contre la muraille.

Tant que ces étranges escaladeurs n'eurent point atteint le talus, ils se trouvèrent protégés contre le feu des Anglais par la régularité même de la muraille qu'ils gravissaient; mais à peine le général Lamarque eut-il atteint la crête du rocher, que la fusillade et le canon éclatèrent en même temps: sur les quinze premiers hommes qui abordèrent, dix retombèrent précipités. A ces quinze hommes, vingt autres succédèrent, suivis de quarante, suivis de cent. Les Anglais avaient bien fait un mouvement pour les repousser à la baïonnette, mais le talus que les assaillants gravissaient était si rapide qu'ils n'osèrent point s'y hasarder. Il en résulta que le général Lamarque et une centaine d'hommes, au milieu d'une pluie de mitraille et de balles, gagnèrent le ravin, et là, à l'abri comme derrière un épaulement, se formèrent en peloton. Alors les Anglais chargèrent sur eux pour les débusquer; mais ils furent reçus par une telle fusillade qu'ils se retirèrent en désordre. Pendant ce mouvement, l'ascension continuait, et cinq cents hommes à peu près avaient déjà pris terre.

Il était quatre heures et demie du soir. Le général Lamarque ordonna de cesser l'ascension: il était assez fort pour se maintenir où il était; et effrayé du ravage que faisaient l'artillerie et la fusillade parmi ses hommes, il voulait attendre la nuit pour achever le périlleux débarquement. L'ordre fut porté par l'adjudant général Thomas, qui traversa une seconde fois le talus sous le feu de l'ennemi, gagna contre toute espérance l'échelle sans accident aucun, et redescendit vers la flottille, dont il prit le commandement, et qu'il mit à l'abri de tout péril dans la petite baie que formait le rentrant du rocher.

Alors l'ennemi réunit tous ses efforts contre la petite troupe retranchée dans le ravin. Cinq fois, treize ou quatorze cents Anglais vinrent se briser contre Lamarque et ses cinq cents hommes. Sur ces entrefaites, la nuit arriva; c'était le moment convenu pour recommencer l'ascension. Cette fois, comme l'avait prévu le général Lamarque, elle s'opéra plus facilement que la première. Les Anglais continuaient bien de tirer, mais l'obscurité les empêchait de tirer avec la même justesse. Au grand étonnement des soldats, cette fois l'adjudant général Thomas monta le dernier; mais on ne tarda point à avoir l'explication de cette conduite: arrivé au sommet du rocher, il renversa l'échelle derrière lui: aussitôt les embarcations gagnèrent le large et reprirent la route de Naples. Lamarque, pour s'assurer la victoire, venait de s'enlever tout moyen de retraite.

Les deux troupes se trouvaient en nombre égal, les assaillants ayant perdu trois cents hommes à peu près; aussi Lamarque n'hésita point, et mettant la petite armée en bataille dans le plus grand silence, il marcha droit à l'ennemi sans permettre qu'un seul coup de fusil répondît au feu des Anglais.

Les deux troupes se heurtèrent, les baïonnettes se croisèrent, on se prit corps à corps; les canons du fort Sainte-Barbe s'éteignirent, car Français et Anglais étaient tellement mêlés qu'on ne pouvait tirer sur les uns sans tirer en même temps sur les autres. La lutte dura trois heures; pendant trois heures, on se poignarda à bout portant. Au bout de trois heures, le colonel Hausel était tué, cinq cents Anglais étaient tombés avec lui; le reste était enveloppé. Un régiment se rendit tout entier: c'était le Royal Malte. Neuf cents hommes furent faits prisonniers par onze cents. On les désarma; on jeta leurs sabres et leurs fusils à la mer; trois cents hommes restèrent pour les garder; les huits cents autres marchèrent contre le fort.

Cette fois, il n'y avait même plus d'échelles. Heureusement, les murailles étaient basses: les assiégeants montèrent sur les épaules les uns des autres. Après une défense de deux heures, le fort fut pris: on fit entrer les prisonniers et on les y enferma.

La foule qui garnissait les quais, les fenêtres et les terrasses de Naples, curieuse et avide, était restée malgré la nuit: au milieu des ténèbres, elle avait vu la montagne s'allumer comme un volcan; mais, sur les deux heures du matin, les flammes s'étaient éteintes sans que l'on sût qui était vainqueur ou vaincu. Alors l'inquiétude fit ce qu'avait fait la curiosité: la foule resta jusqu'au jour; au jour, on vit le drapeau napolitain flotter sur le fort Sainte-Barbe. Une immense acclamation, poussée par quatre cent mille personnes, retentit de Sorrente à Misène, et le canon du château Saint-Elme, dominant de sa voix de bronze toutes ces voix humaines, vint apporter à Lamarque les premiers remerciements de son roi.

Cependant la besogne n'était qu'à moitié faite; après être monté il fallait descendre, et cette seconde opération n'était pas moins difficile que la première. De tous les sentiers qui conduisaient d'Anacapri à Capri, Hudson Lowe n'avait laissé subsister que l'escalier dont nous avons parlé: or, cet escalier, que bordent constamment des précipices, large à peine pour que deux hommes puissent le descendre de front, déroulait ses quatre cent quatre-vingts marches à demi-portée du canon de douze pièces de trente-six et de vingt chaloupes canonnières.

Néanmoins, il n'y avait pas de temps à perdre, et cette fois, Lamarque ne pouvait attendre la nuit; on découvrait à l'horizon toute la flotte anglaise, que le bruit du canon avait attirée hors du port de Ponza. Il fallait s'emparer du village avant l'arrivée de cette flotte, ou sans cela elle jetait dans l'île trois fois autant d'hommes qu'en avait celui qui était venu pour la prendre; et, obligés devant des forces si supérieures de se renfermer dans le fort Sainte-Barbe, les vainqueurs étaient forcés de se rendre ou de mourir de faim.

Le général laissa cent hommes de garnison dans le fort Sainte-Barbe, et, avec les mille hommes qui lui restaient, tenta la descente. Il était dix heures du matin. Lamarque n'avait moyen de rien cacher à l'ennemi; il fallait achever comme on avait commencé, à force d'audace. Il divisa sa petite troupe en trois corps, prit le commandement du premier, donna le second à l'adjudant général Thomas, et le troisième au chef d'escadron Livron; puis, au pas de charge et tambour battant, il commença de descendre.

Ce dut être quelque chose d'effrayant à voir que cette avalanche d'hommes se ruant par cet escalier jeté sur l'abîme, et cela sous le feu de soixante à quatre-vingts pièces de canon. Deux cents furent précipités qui n'étaient que blessés peut-être, et qui s'écrasèrent dans leur chute: huit cents arrivèrent en bas et se répandirent dans ce qu'on appelle la grande marine. Là on était à l'abri du feu; mais tout était à recommencer encore, ou plutôt rien n'était achevé: il fallait prendre Capri, la forteresse principale, et les forts Saint-Michel et San-Salvador.

Alors, et après l'oeuvre du courage, vint l'oeuvre de la patience; quatre cents hommes se mirent au travail. En avant des thermes de Tibère, dont les ruines puissantes les protégeaient contre l'artillerie de la forteresse, ils commencèrent à creuser un petit port, tandis que les quatre cents autres, retrouvant dans leurs embrasures les canons ennemis, tournaient les uns vers la ville et préparaient des batteries de brèche, tournaient les autres vers les vaisseaux qu'on voyait arriver luttant contre le vent contraire, et préparaient des boulets rouges.

Le port fut achevé vers les deux heures de l'après-midi; alors on vit s'avancer de la pointe du cap Campanetta les embarcations renvoyées la veille et qui revenaient chargées de vivres, de munitions et d'artillerie. Le général Lamarque choisit douze pièces de vingt-quatre; quatre cents hommes s'y attelèrent, et à travers les rochers, par des chemins qu'ils frayèrent eux-mêmes à l'insu de l'ennemi, les traînèrent au sommet du mont Solaro qui domine la ville et les deux forts. Le soir, à six heures, les douze pièces étaient en batterie. Soixante à quatre-vingts hommes restèrent pour les servir; les autres descendirent et vinrent rejoindre leurs compagnons.

Mais, pendant ce temps, une étrange chose s'opérait. Malgré le vent contraire, la flotte était arrivée à portée de canon et avait commencé le feu. Six frégates, cinq bricks, douze bombardes et seize chaloupes canonnières assiégeaient les assiégeants, qui à la fois se défendaient contre la flotte et attaquaient la ville. Sur ces entrefaites, l'obscurité vint; force fut d'interrompre le combat; Naples eut beau regarder de tous ses yeux, cette nuit-là le volcan était éteint ou se reposait.

Malgré la mer, malgré la tempête, malgré le vent, les Anglais parvinrent pendant la nuit à jeter dans l'île deux cents canonniers et cinq cents hommes d'infanterie. Les assiégés se trouvaient donc alors près d'un tiers plus forts que les assiégeants.

Le jour vint: avec le jour la canonnade s'éveilla entre la flotte et la côte, entre la côte et la terre. Les trois forts répondaient de leur mieux à cette attaque qui, divisée, était moins dangereuse pour eux, quand tout à coup quelque chose comme un orage éclata au-dessus de leurs têtes: une pluie de fer écrasa à demi-portée les canonniers sur leurs pièces. C'étaient les douze pièces de 24 qui tonnaient à la fois.

En moins d'une heure, le feu des trois forts fut éteint; au bout de deux heures, la batterie de la côte avait pratiqué une brèche. Le général Lamarque laissa cent hommes pour servir les pièces qui devaient tenir la flotte en respect, se mit à la tête de six cents autres et ordonna l'assaut.

En ce moment un pavillon blanc fut hissé sur la forteresse. Hudson Lowe demandait à capituler. Treize cents hommes, soutenus par une flotte de quarante à quarante-cinq voiles, offraient de se rendre à sept cents, ne se réservant que la retraite avec armes et bagages. Hudson Lowe s'engageait en outre à faire rentrer la flotte dans le port de Ponza. La capitulation était trop avantageuse pour être refusée; les neuf cents prisonniers du fort Sainte-Barbe furent réunis à leurs treize cents compagnons. A midi, les deux mille deux cents hommes d'Hudson Lowe quittaient l'île, abandonnant à Lamarque et à ses huit cents soldats la place, les forts, l'artillerie et les munitions.

Douze ans plus tard, Hudson commandait dans une autre île, non point cette fois à titre de gouverneur, mais de geôlier, et son prisonnier, comme une insulte qui devait compenser toutes les tortures qu'il lui avait fait souffrir, lui jetait à la face cette honteuse reddition de Caprée.

Je visitai le talus et l'escalier, c'est-à-dire l'endroit par lequel quinze cents hommes étaient montés et mille étaient descendus; rien qu'à les regarder, on a le vertige; chaque marche de l'escalier porte encore la trace de quelque mitraille.

J'avais fait toute cette excursion seul. Jadin avait trouvé une vue à croquer, et s'était arrêté au tiers de la montée. Je le rejoignis en descendant, et nous regagnâmes ensemble le port. Là, nous fûmes entourés de vingt-cinq bateliers qui se mirent à nous tirer chacun de leur côté: c'étaient les ciceroni de la Grotte d'azur. Comme on ne peut pas venir à Caprée sans voir la Grotte d'azur, j'en choisis un et Jadin un autre, car il faut une barque et un batelier par voyageur, l'entrée étant si basse et si resserrée qu'on ne peut y pénétrer qu'avec un canot très étroit.

La mer était calme, et cependant elle brise, même dans les plus beaux temps, avec une si grande force contre la ceinture des rochers qui entoure l'île, que nos barques bondissaient comme dans une tempête, et que nous étions obligés de nous coucher au fond et de nous cramponner aux bords pour ne pas être jetés à la mer. Enfin, après trois quarts d'heure de navigation pendant lesquels nous longeâmes le sixième à peu près de la circonférence de l'île, nos bateliers nous prévinrent que nous étions arrivés. Nous regardâmes autour de nous, mais nous n'apercevions pas la moindre apparence de la plus petite grotte, lorsqu'ils nous montrèrent un point noir et circulaire que nous apercevions à peine au-dessus de l'écume des vagues: c'était l'orifice de la voûte.

La première vue de cette entrée n'est pas rassurante: on ne comprend pas comment on pourra la franchir sans se briser la tête contre le rocher. Comme la question nous parut assez importante pour être discutée, nous la posâmes à nos bateliers, lesquels nous répondirent que nous avions parfaitement raison, en restant assis, mais que nous n'avions qu'à nous coucher tout à fait, et que nous éviterions le danger. Nous n'étions pas venus si loin pour reculer. Je donnai le premier l'exemple; mon batelier s'avança en ramant avec des précautions qui indiquaient que, tout habitué qu'il était à une pareille opération, il ne la regardait cependant pas comme exempte de tout danger. Quant à moi, dans la position où j'étais, je ne voyais plus rien que le ciel; bientôt, je me sentis soulever sur une vague, la barque glissa avec rapidité, je ne vis plus rien qu'un rocher qui sembla pendant une seconde peser sur ma poitrine. Puis, tout à coup, je me trouvai dans une grotte si merveilleuse, que j'en jetai un cri d'étonnement, et je me relevai d'un mouvement si rapide pour regarder autour de moi, que je manquai d'en faire chavirer notre embarcation.

En effet, j'avais devant moi, autour de moi, dessus moi, dessous moi et derrière moi, des merveilles dont aucune description ne pourrait donner l'idée, et devant lesquelles le pinceau lui-même, ce grand traducteur des souvenirs humains, demeure impuissant. Qu'on se figure une immense caverne toute d'azur, comme si Dieu s'était amusé à faire une tente avec quelque reste du firmament; une eau si limpide, si transparente, si pure, qu'on semblait flotter sur de l'air épaissi; au plafond, des stalactites pendantes comme des pyramides renversées; au fond, un sable d'or mêlé de végétations sous-marines; le long des parois qui se baignent dans l'eau, des pousses de corail aux branches capricieuses et éclatantes; du côté de la mer un point, une étoile, par lequel entre le demi-jour qui éclaire ce palais de fée; enfin, à l'extrémité opposée, une espèce d'estrade ménagée comme le trône de la somptueuse déesse qui a choisi pour sa salle de bains l'une des merveilles du monde.

En ce moment toute la grotte prit une teinte foncée, comme la terre lorsqu'au milieu d'un jour splendide un nuage passe tout à coup devant le soleil. C'était Jadin qui entrait à son tour, et dont la barque fermait l'orifice de la caverne. Bientôt il fut lancé près de moi par la force de la vague qui l'avait soulevé, la grotte reprit sa belle couleur d'azur, et sa barque s'arrêta tremblotante près de la mienne, car cette mer, si agitée et si bruyante au-dehors, n'avait plus au-dedans qu'une respiration douce et silencieuse comme celle d'un lac.

Selon toute probabilité, la Grotte d'azur était inconnue des anciens. Aucun poète n'en parle, et certes, avec leur imagination merveilleuse, les Grecs n'eussent point manqué d'en faire le palais de quelque déesse marine au nom harmonieux, et dont ils nous eussent laissé l'histoire. Suétone, qui nous décrit avec tant de détails les thermes et les bains de Tibère, eût bien consacré quelques mots à cette piscine naturelle que le vieil empereur eût choisie sans aucun doute pour théâtre de quelques-unes de ses monstrueuses voluptés. Non, la mer peut-être était plus haute à cette époque qu'elle n'est maintenant, et la merveille marine n'était connue que d'Amphitrite et de sa cour de sirènes, de naïades et de tritons.

Mais parfois, comme Diane surprise par Actéon, Amphitrite se courrouce contre ces indiscrets voyageurs qui la poursuivent dans cette retraite. Alors, en quelques instants, la mer monte et ferme l'orifice, de sorte que ceux qui sont entrés ne peuvent plus sortir. En ce cas, il faut attendre que le vent, qui a sauté tout à coup de l'est à l'ouest, passe au sud ou au septentrion; et il est arrivé que des visiteurs venus pour passer vingt minutes dans la Grotte d'azur, y sont restés deux, trois et même quatre jours. Aussi les bateliers, dans la prévoyance de cet accident, emportent-ils toujours avec eux une certaine quantité d'une espèce de biscuit destiné à nourrir les prisonniers. Quant à l'eau, elle filtre en deux ou trois endroits de la grotte, assez abondamment pour que l'on n'ait rien à craindre de la soif. Nous fîmes quelques reproches à notre batelier d'avoir attendu si tard à nous raconter un fait aussi peu rassurant; mais il nous répondit avec une naïveté charmante.

—Dame! Excellence, si l'on disait cela tout d'abord aux voyageurs, il y en a la moitié qui ne voudraient pas venir, et ça ferait du tort aux bateliers.

J'avoue que depuis cette circonstance accidentelle, j'étais pris d'une certaine inquiétude, qui faisait que je trouvais la Grotte d'azur infiniment moins agréable qu'elle ne m'avait paru d'abord. Malheureusement notre batelier nous avait raconté ces détails au moment où nous nous déshabillions pour nous baigner dans cette eau si belle et si transparente qu'elle n'a pas besoin, pour attirer le pêcheur, des chants de la poétique ondine de Goethe. Nous ne voulûmes point perdre les préparatifs faits, nous achevâmes ceux qui restaient à faire en toute hâte, et nous piquâmes chacun une tête.

C'est seulement lorsqu'on est à cinq ou six pieds au-dessous de la surface de l'eau, qu'on peut en apprécier l'incroyable pureté. Malgré le voile qui enveloppe le plongeur, aucun détail ne lui échappe; on aperçoit aussi clairement qu'au travers de l'air le moindre coquillage du fond ou la moindre stalactite de la voûte; seulement, chaque chose prend une teinte encore plus foncée.

Au bout d'un quart d'heure, nous remontâmes chacun dans notre barque, et nous nous rhabillâmes sans avoir séduit, à ce qu'il paraît, aucune des nymphes invisibles de cet humide palais, qui n'eussent point manqué, dans le cas contraire, de nous retenir au moins vingt-quatre heures. La chose était humiliante; mais, comme nous n'avions la prétention ni l'un ni l'autre d'être des Télémaques, nous en prîmes notre parti. Nous nous recouchâmes au fond de notre canot respectif et nous sortîmes de la Grotte d'azur avec les mêmes précautions et le même bonheur que nous y étions entrés: seulement nous fûmes six minutes sans pouvoir ouvrir les yeux; la clarté ardente du soleil nous aveuglait. Nous n'avions pas fait cent pas que déjà ce que nous venions de voir n'avait plus pour nous que la consistance d'un rêve.

Nous abordâmes de nouveau au port de Caprée. Pendant que nous réglions nos comptes avec nos bateliers, Pietro nous montra un homme couché au grand soleil et étendu la face contre le sable. C'était le pêcheur qui, neuf ou dix ans auparavant, avait découvert la Grotte d'azur en cherchant des fruits de mer le long des rochers. Il était venu aussitôt faire part de sa découverte aux autorités de l'île, et leur avait demandé ou le privilège de conduire seul les voyageurs dans le nouveau monde qu'il avait découvert, ou une remise sur le prix que se feraient payer ceux qui les conduiraient. Les autorités, qui avaient vu dans cette découverte un moyen d'attirer les étrangers sur leur île, avaient accédé à la seconde proposition, de sorte que depuis ce temps le nouveau Christophe Colomb vivait de ses rentes, après lesquelles il ne se donnait pas même la peine de courir, et qui, on le voit, lui arrivaient en dormant. C'était le personnage de toute l'île dont le sort était le plus envié.

Comme nous avions vu tout ce que Caprée pouvait nous offrir de curieux, nous remontâmes dans notre chaloupe, et nous regagnâmes le speronare, qui, profitant de quelques bouffées de vent de terre, remit à la voile et s'achemina tout doucement dans la direction de Palerme.

GAETANO SFERRA

Bientôt nous fûmes de nouveau surpris par le calme. Après nous avoir fait faire huit à dix milles, la brise tomba, démentant le proverbe qui dit que c'est en mer qu'on trouve le vent. Nos matelots alors reprirent leurs avirons, et nous nous remîmes à marcher à la rame.

En tout autre lieu du monde, cette manière de voyager nous eût paru insupportable; mais, sur cette magnifique mer Tyrrhénienne, sous ce ciel éclatant, en vue de toutes ces îles, de tous ces promontoires, de tous ces caps aux doux noms, la traversée, au contraire, devenait une longue et douce rêverie. Quoique nous fussions au 24 août, la chaleur était tempérée par cette brise délicieuse et pleine de saveur marine, qui semble porter la vie avec elle. De temps en temps nos matelots, pour se dissimuler à eux-mêmes la fatigue de l'exercice auquel le calme les contraignait, chantaient en choeur une chanson en patois sicilien, dont la mesure, comme réglée sur le mouvement de la rame, semblait s'incliner et se relever avec eux. Ce chant avait quelque chose de doux et de monotone, qui s'accordait admirablement avec le léger ennui que, dans son impatience d'atteindre l'avenir et de franchir l'espace, l'homme éprouve chaque fois que le mouvement qui l'emporte n'est point en harmonie avec la rapidité de sa pensée. Aussi ce chant avait-il un charme tout particulier pour moi. C'est qu'il était parfaitement d'accord avec la situation; c'est qu'il allait au paysage, aux hommes, aux choses; c'est qu'il était pour ainsi dire une émanation mélodieuse de l'âme, dans laquelle l'art n'entrait pour rien; quelque chose comme un parfum ou comme une vapeur qui, flottant au-dessus d'une vallée ou s'élevant aux flancs d'une montagne, complète le paysage au milieu duquel on se trouve, et va éveiller un sens endormi, qui croyait n'avoir rien à faire dans tout cela, et se trouve au contraire tout à coup charmé au point de croire que cette fête de la nature est pour lui seul et de s'en regarder comme le roi.

La journée s'écoula ainsi sans que nous eussions fait plus de douze ou quinze milles, et sans que nous pussions perdre de vue ni les côtes de l'ancienne Campanie, ni l'île de Caprée; puis vint le soir, amenant quelques souffles de brise, dont nous profitâmes pour faire à la voile un mille ou deux, mais qui, en tombant bientôt, nous laissèrent dans le calme le plus complet. L'air était si pur, la nuit si transparente, les étoiles avaient tant de lumière, que nous traînâmes nos matelas hors de notre cabine et que nous nous étendîmes sur le pont. Quant à nos matelots, ils ramaient toujours, et de temps en temps, comme pour nous bercer, ils reprenaient leur mélancolique et interminable chanson.

La nuit passa sans amener aucun changement dans la température; les matelots s'étaient partagé la besogne; quatre ramèrent constamment, tandis que les quatre autres se reposaient. Enfin le jour vint, et nous réveilla avec ce petit sentiment de fraîcheur et de malaise qu'il apporte avec lui. A peine si nous avions fait dix autres milles dans la nuit. Nous étions toujours en vue de Caprée, toujours en vue des côtes. Si ce temps-là continuait, la traversée promettait de durer quinze jours. C'était un peu long. Aussi, ce que la veille nous avions trouvé admirable commençait à nous paraître monotone. Nous voulûmes nous mettre à travailler; mais, sans être indisposés nullement par la mer, nous avions l'esprit assez brouillé pour comprendre que nous ne ferions que de médiocre besogne. En mer, il n'y a pas de milieu; il faut une occupation matérielle et active qui vous aide à passer le temps, ou quelque douce rêverie qui vous le fasse oublier.

Comme nous nous rappelions avec délices notre bain de la veille, et que la mer était presque aussi calme, presque aussi transparente et presque aussi bleue que celle de la Grotte d'azur, nous demandâmes au capitaine s'il n'y aurait pas d'inconvénient à nous baigner tandis que Giovanni pécherait notre déjeuner. Comme il était évident que nous irions en nageant aussi vite que le speronare, et que le plaisir que nous prendrions ne retiendrait en rien notre marche, le capitaine nous répondit qu'il ne voyait d'autre inconvénient que la rencontre possible des requins, assez communs à cette époque dans les parages où nous nous trouvions, à cause du passage du pesce spado [Note: Espadon.], dont ils sont fort friands, quoique celui-ci, à l'aide de l'épée dont la nature l'a armé, leur oppose une rude défense. Comme la nature n'avait pas pris à notre endroit les mêmes précautions qu'elle a prises pour le pesce spado, nous hésitions fort à donner suite à notre proposition, lorsque le capitaine nous assura qu'en nageant autour du canot, et en plaçant deux hommes en sentinelle, l'un à la poupe et l'autre à la proue du bâtiment, nous ne courions aucun danger, attendu que l'eau était si transparente, que l'on pouvait apercevoir les requins à une grande profondeur, et que, prévenus aussitôt qu'il en paraîtrait un, nous serions dans la barque avant qu'il ne fût à nous.

Ce n'était pas fort rassurant: aussi étions-nous plus disposés que jamais à sacrifier notre amusement à notre sûreté, lorsque le capitaine, qui vit que nous attachions à la chose plus d'importance qu'elle n'en avait réellement, nous offrit de se mettre à l'eau avec Filippo en même temps que nous. Cette proposition eut un double effet: d'abord elle nous rassura, ensuite elle piqua notre amour-propre. Comme nous avions à faire avec notre équipage un voyage qui n'était pas sans offrir quelques dangers de différentes espèces, nous ne voulions pas débuter en lui donnant une mauvaise idée de notre courage. Nous ne répondîmes donc à la proposition qu'en donnant l'ordre aux sentinelles de prendre leur poste, et à Pietro de mettre le canot à la mer. Lorsque toutes ces précautions furent prises, nous descendîmes par l'escalier. Quant au capitaine et à Filippo, ils ne firent pas tant de façons, et sautèrent tout bonnement par-dessus le bord; mais, à notre grand étonnement, nous ne vîmes reparaître que le capitaine; Filippo était passé par-dessous le bâtiment, afin d'explorer les environs, à ce qu'il paraît. Un instant après, nous l'aperçûmes qui revenait par la proue, en nous annonçant qu'il n'avait absolument rien découvert qui pût nous inquiéter. Le capitaine, sans être de sa force, nageait aussi admirablement bien. Je fis remarquer à Jadin qu'il avait au côté droit de la poitrine une blessure qui ressemblait fort à un coup de couteau. Comme le capitaine était beau garçon, et qu'en Sicile et en Calabre les coups de couteau s'adressent plus particulièrement aux beaux garçons qu'aux autres, nous pensâmes que c'était le résultat de la vengeance de quelque frère ou de quelque mari, et je me promis d'interroger à la première occasion le capitaine là-dessus.

Au bout de dix minutes, nous entendîmes de grands cris; mais il n'y avait pas à s'y tromper, c'étaient des cris de joie. En effet, Giovanni venait de piquer une magnifique dorade, et s'avançait de l'arrière à babord, la portant triomphalement au bout de son harpon, pour nous demander à quelle sauce nous désirions la manger. La chose était trop importante pour être résolue ainsi sans discussion; nous remontâmes donc immédiatement à bord pour examiner l'animal de plus près et pour arrêter une sauce digne de lui. Le capitaine et Filippo nous suivirent; on amarra de nouveau la chaloupe à son poste, et nous entrâmes en délibération. Quelques observations qui nous parurent assez savantes, émises par le capitaine, nous déterminèrent pour une espèce de matelote. Ce n'était pas sans motifs que j'avais appelé le capitaine au conseil; je ne perdais pas de vue la cicatrice de sa poitrine, et je voulais en connaître l'histoire. Je l'invitai donc à déjeuner avec nous, sous prétexte que, si son avis à l'endroit de la dorade était erroné, je voulais le punir en le forçant de la manger tout entière. Le capitaine se défendit d'abord de ce trop grand honneur que nous voulions lui faire; mais, voyant que nous insistions, il finit par accepter. Aussitôt il disparut dans l'écoutille, et Pietro s'occupa des préparatifs du déjeuner.

Le couvert était bientôt dressé. On posait une longue planche sur deux chaises, c'était la table; on tirait nos matelas de cuir sur le pont, c'étaient nos sièges. Nous nous couchions, comme des chevaliers romains, dans notre triclinium en plein air, et, sur le moindre signe que nous faisions, tout l'équipage s'empressait de nous servir.

Au bout de dix minutes, le capitaine reparut, orné de ses plus beaux habits et portant à la main une bouteille de muscat de Lipari, qu'après force circonlocutions il se hasarda à nous offrir. Nous acceptâmes sans aucune difficulté, et il parut on ne peut plus touché de notre condescendance.

C'était un excellent homme que le capitaine Arena, et qui n'avait à notre avis qu'un seul défaut, c'était de garder pour Jadin et moi une trop respectueuse obséquiosité. Cela empêchait entre lui et nous cette communication rapide et familière de pensées à l'aide de laquelle j'espérais descendre un peu dans la vie sicilienne. Je ne faisais aucun doute que tous ces hommes endurcis aux fatigues, habitués aux tempêtes, parcourant la Méditerranée en tous sens depuis leur enfance, n'eussent force récits de traditions nationales ou d'aventures personnelles à nous faire, et j'avais compté sur les récits du pont pour défrayer ces belles nuits orientales, où la veille est plus douce que le sommeil; mais avant d'en arriver là, nous voyions bien qu'il y avait encore du chemin à faire, et nous commencions par le capitaine, afin d'arriver plus tard et par degrés jusqu'aux simples matelots.

Notre dorade ne se fit pas attendre. Du plus loin que nous l'aperçûmes, l'odeur qu'elle répandait autour d'elle nous prévint en sa faveur; et bientôt, à notre satisfaction, son goût justifia son parfum. Dès lors, nous reconnûmes que le capitaine était doublement à cultiver, et nous redoublâmes d'attentions.

Nous avions pris le soin, en partant de Naples, de faire une certaine provision de vin de Bordeaux. Quoique le capitaine fût d'une sobriété extrême, nous parvînmes à lui en faire boire deux ou trois verres. Le vin de Bordeaux a, comme on le sait, des qualités essentiellement conciliantes. A la fin du déjeuner, nous étions parvenus à lui faire à peu près oublier la distance qu'il avait mise lui-même entre lui et nous: une dernière attention finit par nous le livrer pieds et poings liés; Jadin lui offrit de faire pour sa femme le portrait de son petit garçon. Le capitaine devint fou de joie; il appela monsieur Peppino, qui se roulait à l'avant au milieu des tonneaux et des cordages avec son ami Milord. L'enfant accourut sans se douter de ce qui l'attendait; son père lui expliqua la chose en italien, et, soit curiosité, soit obéissance, il s'y prêta de meilleure grâce que nous ne nous y attendions.

J'envoyai à l'équipage, qui continuait de ramer de toute sa force, deux bouteilles de vin de Bordeaux; nous débouchâmes le cruchon de muscat, nous allumâmes les cigares, et Jadin se mit à la besogne.

Ce n'était pas tout, il fallait diriger la conversation du côté de la fameuse cicatrice qui avait attiré mes regards. J'en trouvai l'occasion en parlant de notre bain et en félicitant le capitaine sur la manière dont il nageait.

—Oh! quant à cela, excellence, ce n'est point un grand mérite, me répondit-il. Nous sommes de père en fils, depuis deux cents ans, de véritables chiens de mer, et, étant jeune homme, j'ai traversé plus d'une fois le détroit de Messine, du village Delia Pace au village de San-Giovanni, d'où est ma femme.

—Et combien y a-t-il? demandai-je.

—Il y a cinq milles, dit le capitaine; mais cinq milles qui en valent bien huit à cause du courant.

—Et depuis que vous êtes marié, repris-je en riant, vous ne vous hasardez plus à faire de pareilles folies.

—Oh! ce n'est point depuis que je suis marié, répondit le capitaine; c'est depuis que j'ai été blessé à la poitrine: comme le fer a traversé le poumon, au bout d'une heure que je suis à l'eau, je perds mon haleine, et je ne peux plus nager.

—En effet, j'ai remarqué que vous aviez une cicatrice. Vous vient-elle d'un duel ou d'un accident?

—Ni de l'un ni de l'autre, excellence. Elle vient tout bonnement d'un assassinat.

—Et un drôle d'assassinat, encore, dit Pietro, profitant de ses privilèges et se mêlant de la conversation sans cesser de ramer.

L'exclamation, comme on le comprend bien, n'était point de nature à diminuer ma curiosité.

—Capitaine, continuai-je, est-ce qu'il y a de l'indiscrétion à vous demander quelques détails sur cet événement?

—Non, plus maintenant, répondit le capitaine, attendu qu'il n'y a que moi de vivant encore des quatre personnages qui y étaient intéressés; car, quant à la femme, elle est religieuse, et c'est comme si elle était morte. Je vais vous raconter la chose, quoique ce ne soit pas sans un certain remords que j'y pense.

—Un remords! Allons donc, capitaine, vous n'avez, pardieu! rien à vous reprocher là-dedans; vous vous êtes conduit en bon et brave Sicilien.

—Je crois que j'aurais cependant mieux fait, reprit le capitaine en soupirant, de laisser le pauvre diable tranquille.

—Tranquille! Un gaillard qui vous avait fourré trois pouces de fer dans l'estomac. Vous avez bien fait, capitaine, vous avez bien fait!

—Capitaine, repris-je à mon tour, vous doublez notre curiosité, et maintenant, je vous en préviens, je ne vous laisse pas de repos que vous ne m'ayez tout raconté.

—Allons, jeune enfant, dit Jadin à Peppino, ne bouge pas. Nous en sommes aux yeux, capitaine.

Je traduisis l'invitation à Peppino, et le capitaine reprit:

—C'était en 1825, au mois de mai, il y a de cela un peu plus de dix ans, comme vous voyez; nous étions allés à Malte pour y conduire un Anglais qui voyageait pour son plaisir, comme vous. C'était le deuxième ou troisième voyage que nous faisions avec ce petit bâtiment-ci, que je venais d'acheter. L'équipage était le même à peu près, n'est-ce pas, Pietro?

—Oui, capitaine, à l'exception de Sienni; vous savez bien que nous étions entrés à votre service après la mort de votre oncle, de sorte que ça n'a quasi pas changé.

—C'est bien cela, reprit le capitaine; mon pauvre oncle est mort en 1825.

—Oh! mon Dieu, oui! Le 15 septembre 1825, reprit Pietro avec une expression de tristesse dont je n'aurais pas cru son visage joyeux susceptible.

—Enfin, la mort de mon pauvre oncle n'a rien à faire dans tout ceci, continua le capitaine en soupirant. Nous étions à Malte depuis deux jours; nous devions y rester huit jours encore, de sorte qu'au lieu de me tenir sur mon bâtiment comme je devais le faire, j'étais allé renouveler connaissance avec de vieux amis que j'avais à la Cité Villette. Les vieux amis m'avaient donné à dîner, et après le dîner nous étions allés prendre une demi-tasse au café Grec. Si vous allez jamais à Malte, allez prendre votre café là, voyez-vous; ce n'est pas le plus beau, mais c'est le meilleur établissement de toute la ville, rue des Anglais, à cent pas de la prison.

—Bien, capitaine, je m'en souviendrai.

—Nous venions donc de prendre notre tasse de café; il était sept heures du soir, c'est-à-dire qu'il faisait tout grand jour. Nous causions à la porte, quand tout à coup je vois déboucher, au coin d'une petite ruelle dont le café fait l'angle, un jeune homme de vingt-cinq à vingt-huit ans, pâle, effaré, sans chapeau, hors de lui-même enfin. J'allais frapper sur l'épaule de mon voisin pour lui faire remarquer cette singulière apparition, quand tout à coup, le jeune homme vient droit à moi, et avant que j'aie eu le temps de me défendre, me donne un coup de couteau dans la poitrine, laisse le couteau dans la blessure, repart comme il était venu, tourne l'angle de la rue, et disparaît.

Tout cela fut l'affaire d'une seconde. Personne n'avait vu que j'étais frappé, moi-même je le savais à peine. Chacun se regardait avec stupéfaction, et répétait le nom de Gaëtano Sferra. Moi, pendant ce temps-là, je sentais mes forces qui s'en allaient.

—Qu'est-ce qu'il t'a donc fait, ce farceur-là, Giuseppe? me dit mon voisin; comme tu es pâle!

—Ce qu'il m'a fait? répondis-je; tiens.—Je pris le couteau par le manche, et je le tirai de la blessure.—Tiens, voilà ce qu'il m'a fait. Puis, comme mes forces s'en allaient tout à fait, je m'assis sur une chaise, car je sentais que j'allais tomber de ma hauteur.

—A l'assassin! à l'assassin! cria tout le monde. C'est Gaëtano Sferra.
Nous l'avons reconnu, c'est lui. A l'assassin!

—Oui, oui, murmurai-je machinalement; oui, c'est Gaëtano Sferra. A l'assassin! à l'assas… Ma foi! c'était fini, j'avais tourné de l'oeil.

—C'est pas étonnant, dit Pietro, il avait trois pouces de fer dans la poitrine; on tournerait de l'oeil à moins.

—Je restai deux ou trois jours sans connaissance, je ne sais pas au juste. En revenant à moi, je trouvai Nunzio, le pilote, celui qui est là, à mon chevet; il ne m'avait pas quitté, le vieux cormoran. Aussi, il le sait bien, entre nous c'est à la vie, à la mort. N'est-ce pas, Nunzio?

—Oui, capitaine, répondit le pilote en levant son bonnet comme il avait l'habitude de le faire lorsqu'il répondait à quelqu'une de nos questions.

—Tiens, lui dis-je, pilote, c'est vous?

—Oh! il me reconnaît, cria le pilote, il me reconnaît. Alors ça va bien.

—Vous le voyez, Nunzio: il n'est pas bien gai, n'est-ce pas?

—Non, le fait est qu'il n'en a pas l'air.

—Eh bien! le voilà qui se met à danser comme un fou autour de mon lit.

—C'est que j'étais content, dit le pilote.

—Oui, reprit le capitaine, tu étais content, mon vieux, ça se voyait. Mais d'où est-ce que je reviens donc? lui demandai-je.—Ah! vous revenez de loin, me répondit-il. En effet, je commençais à me rappeler. Oui, oui, c'est juste, dis-je. Je me souviens, c'est un farceur qui m'a donné un coup de couteau; eh bien! au moins est-il arrêté, l'assassin?

—Ah bien, oui, arrêté! dit le pilote: il court encore.

—Cependant on savait qui, repris-je. C'était, c'était, attends donc, ils l'ont nommé; c'était Gaëtano Sferra, je me rappelle bien.

—Eh bien! Voilà ce qui vous trompe, capitaine, c'est que ce n'était pas lui. Tout cela, c'est une drôle d'histoire, allez.

—Comment ce n'était pas lui?

—Ah! non, ça ne pouvait pas être lui, puisque Gaëtano Sferra avait été condamné le matin à mort pour avoir donné un coup de couteau; qu'il était en prison où il attendait le prêtre, et qu'il devait être exécuté le lendemain. C'en est un autre qui lui ressemble, à ce qu'il paraît, quelque frère jumeau, peut-être.

—Ah! dis-je. Moi, au fait, je ne sais pas si c'est lui, je ne le connais pas.

—Comment, pas du tout?

—Pas le moins du monde.

—Ce n'est pas pour quelque petite affaire d'amour, hein?

—Non, parole d'honneur, vieux, je ne connais personne à Malte.

—Et vous ne savez pas pourquoi il vous en voulait, cet enragé-là?

—Je n'en sais rien.

—Alors n'en parlons plus.

—C'est égal, repris-je, c'est embêtant tout de même d'avoir un coup de couteau dans la poitrine, et de ne pas savoir pourquoi on l'a reçu ni qui vous l'a donné. Mais, si jamais je le rencontre, il aura affaire à moi, Nunzio, je ne te dis que cela.

—Et vous aurez raison, capitaine. En ce moment Pietro ouvrit la porte de ma chambre.

—Eh! Pilote, dit-il, c'est le juge.

—Tiens, tu es là aussi, Pietro, m'écriai-je.

—Un peu, capitaine, que je suis là, et que je n'en ai pas quitté, encore.

C'est vrai tout de même; il était dans l'antichambre pour empêcher qu'on ne fît du bruit; et comme il entendait que nous devisions, Nunzio et moi, il avait ouvert la porte.

—Ça va donc mieux? dit Vicenzo en passant la tête à son tour.

—Ah ça! mais, repris-je, vous y êtes donc tous?

—Non, il n'y a que nous trois, capitaine, les autres sont au speronare; seulement, ils viennent voir deux fois par jour comment vous allez.

—Et comme je vous le disais, capitaine, reprit Pietro, c'est le juge.

—Eh bien! Fais-le entrer, le juge.

—Capitaine, c'est qu'il n'est pas seul.

—Avec qui est-il?

—Il est avec celui qu'on prenait pour votre assassin.

—Ah! ah! dis-je.

—Je vous demande pardon, monsieur le juge, dit Nunzio, c'est que le capitaine n'est pas encore bien crâne, attendu qu'il n'y a qu'un quart d'heure qu'il a ouvert les yeux, et qu'il n'y a que dix minutes qu'il parle, et nous avons peur.

—Alors nous reviendrons demain, dit une voix.

—Non, non, répondis-je; puisque vous voilà, entrez tout de suite, allez.

—Entrez, puisque le capitaine le veut, reprit Pietro en ouvrant la porte.

Le juge entra; il était suivi d'un jeune homme qui avait les mains liées et qui était conduit par des soldats; derrière le jeune homme marchaient deux individus habillés de noir; c'étaient les greffiers.

—Capitaine Arena, dit le juge, c'est bien vous qui avez été frappé d'un coup de couteau à la porte du café Grec?

—Pardieu! oui, c'est bien moi, et la preuve (je relevai le drap et je montrai ma poitrine), c'est que voilà le coup.

—Reconnaissez-vous, continua-t-il en me montrant le prisonnier, ce jeune homme pour celui qui vous a frappé?

Mes yeux se rencontrèrent en ce moment avec ceux du jeune homme, et je reconnus son regard comme j'avais déjà reconnu son visage; seulement, comme je savais que ma déclaration le tuait du coup, j'hésitais à la faire.

Le juge vit ce qui se passait en moi, alla au crucifix suspendu à la muraille, le prit, et me l'apportant:—Capitaine, me dit-il, jurez sur le Christ de dire toute la vérité, rien que la vérité.

J'hésitais.

—Faites le serment qu'on vous demande, dit le prisonnier, et parlez en conscience.

—Eh bien! ma foi! repris-je, puisque c'est vous qui le voulez…

—Oui, je vous en prie.

—En ce cas-là, repris-je en étendant la main sur le crucifix, je jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

—Bien, dit le juge. Maintenant, répondez. Reconnaissez-vous ce jeune homme pour être celui qui vous a frappé d'un coup de couteau?

—Parfaitement.

—Alors vous affirmez que c'est lui?

—Je l'affirme.

Il se retourna vers les deux greffiers.—Vous le voyez, dit-il, le blessé lui-même est trompé par cette étrange ressemblance.

Quant au jeune homme, un éclair de joie passa sur son visage. Je trouvai cela un peu étrange, attendu qu'il me semblait que ce que je venais de déposer ne devait pas le faire rire.

—Ainsi, vous persistez, reprit le juge, à affirmer que ce jeune homme est bien celui qui vous a frappé?

Je sentis que le sang me montait à la tête; car, vous comprenez, il avait l'air de dire que je mentais.

—Si je persiste? je le crois pardieu bien! et à telle enseigne qu'il était nu-tête, qu'il avait une redingote noire, un pantalon gris, et qu'il venait par la petite ruelle qui conduit à la prison.

—Gaëtano Sferra, dit le juge, qu'avez-vous à répondre à cette déposition?

—Que cet homme se trompe, répondit le prisonnier, comme se sont trompés tous ceux qui étaient au café.

—C'est évident, dit le juge en se retournant une seconde fois vers les greffiers.

—Je me trompe! m'écriai-je en me soulevant malgré ma faiblesse; ah bien! par exemple, en voilà une sévère! Ah! je me trompe!

—Capitaine! s'écria Nunzio, capitaine! Oh mon Dieu! mon Dieu!

—Ah! je me trompe! repris-je. Eh bien! je vous dis, moi, que je ne me trompe pas.

—Le médecin, le médecin! cria Pietro.

En effet, l'effort que j'avais fait en me levant avait dérangé l'appareil, et ma blessure s'était rouverte, de sorte qu'elle saignait de plus belle. Je sentis que je m'en allais de nouveau; toute la chambre valsait autour de moi, et, au milieu de tout cela, je voyais les yeux du prisonnier fixés sur moi avec une expression de joie si étrange, que je fis un dernier mouvement pour lui sauter au cou et l'étrangler. Ce mouvement épuisa ce qu'il me restait de force; un nuage sanglant passa devant mes yeux; je sentis que j'étouffais, je me renversai en arrière, puis je ne sentis plus rien: j'étais retombé dans mon évanouissement.

Celui-là ne dura que sept ou huit heures, et j'en revins comme du premier. Cette fois le médecin était auprès de moi: Pietro l'avait amené, et Nunzio n'avait pas voulu le laisser partir. J'essayai de parler, mais il me mit un doigt sur la bouche en me faisant signe de me taire. J'étais si faible, que j'obéis comme un enfant.

—Allons, ça va mieux, dit le médecin. Du silence, la diète la plus absolue, et humectez-lui de temps en temps la blessure avec de l'eau de guimauve. Tout ira bien. Surtout ne lui laissez voir personne.

—Ah! quant à cela, vous pouvez être tranquille. Quand ce serait le Père éternel lui-même qui frapperait à la porte, je lui répondrais: Vous demandez le capitaine?—Oui.—Eh bien! Père éternel, il n'y est pas.

—Et puis, d'ailleurs, dit Pietro, nous étions là, nous autres, pour veiller à la porte et envoyer promener les juges et les greffiers, s'ils se représentaient.

—Si bien, pour en finir, reprit le capitaine, que personne ne vint que le médecin, que je ne parlai que quand il m'en donna la permission, et que tout alla bien, comme il l'avait dit. Au bout d'un mois je fus sur mes jambes; au bout de six semaines je pus regagner le bâtiment. Quant à l'Anglais, il était parti; mais c'était un brave homme tout de même. Il avait payé à Nunzio le prix convenu, comme s'il avait fait tout le voyage, et il avait encore laissé une gratification à l'équipage.

—Oui, oui, dit Pietro, qui n'était pas fâché sans doute de me donner la mesure de la générosité de l'Anglais, trois piastres par homme. Aussi nous avons joliment bu à sa santé, n'est-ce pas les autres?

—Dame! il l'avait bien mérité, répondit en choeur l'équipage.

—Et vous, capitaine, que fîtes-vous?

—Moi? eh bien! la mer me remit. Je respirais à pleine poitrine, j'ouvrais la bouche que l'on aurait cru que je voulais avaler tout le vent qui venait de la Grèce; un fameux vent, allez. Si nous l'avions seulement pour nous conduire à Palerme, nous y serions bientôt; mais nous ne l'avons pas.

—Peut-être bien que nous ne tarderons pas à en avoir un autre, dit le pilote; mais celui-là ce ne sera pas la même chose.

—Un peu de sirocco, hein? n'est-ce pas, vieux? demanda le capitaine.

Nunzio fit un signe de tête affirmatif.

—Et puis? repris-je, voulant la suite de mon histoire.

—Eh bien! je revins au village Della Pace, où ma femme, que j'avais laissée grosse de Peppino, avait eu une si grande peur, qu'elle en était accouchée avant terme. Heureusement que ça n'avait fait de mal ni à la mère ni à l'enfant; et depuis ce temps-là je me porte bien, à l'exception, comme je vous le disais, que quand je nage trop longtemps, la respiration me manque.

—Mais ce n'est pas tout, dis-je au capitaine, et vous avez fini par avoir l'explication de ce singulier quiproquo?

—Attendez donc, reprit-il, nous ne sommes qu'à la moitié de l'histoire, et encore c'est le plus beau qui me reste à vous raconter. Malheureusement je crois que c'est là que j'ai eu tort!

—Mais non, mais non, dit Pietro; mais je vous dis que non.

—Heu! heu! dit le capitaine.

—Je vous écoute, repris-je.

—Il y avait déjà un an que l'aventure était arrivée, lorsque je retrouvai l'occasion de retourner à Malte. Ma femme ne voulait pas m'y laisser aller; pauvre femme! elle croyait que cette fois-là j'y laisserais mes os; mais je la rassurai de mon mieux. D'ailleurs c'était justement une raison, puisqu'il m'était arrivé du mal à un premier voyage, pour qu'il m'arrivât du bien au second; tant il y a que j'acceptai le chargement. Cette fois il n'était pas question de voyageurs, mais de marchandises.

En effet, la traversée fut excellente; c'était de bon augure. Cependant, je l'avoue, je n'avais pas grand plaisir à rentrer à Malte; aussi, mes petites affaires faites, je revenais bien vite sur le speronare. Bref, j'allais partir le lendemain, et j'étais en train de faire un somme dans la cabine, quand Pietro entra.

—Capitaine, me dit-il, pardon de vous réveiller; mais c'est une femme qui dit qu'elle a besoin de vous parler pour affaires.

—Une femme! et où est-elle, cette femme? demandai-je en me frottant les yeux.

—Elle est en bas, dans un petit canot.

—Toute seule?

—Avec un rameur.

—Et quelle est cette femme?

—Je lui ai demandé son nom; mais elle m'a répondu que cela ne me regardait pas, qu'elle avait affaire à vous, et non pas à moi.

—Est-elle jeune? est-elle jolie?

—Ah! ceci, c'est autre chose: je ne peux pas dire, car elle a un voile, et il est impossible de rien voir au travers.

—C'est vrai ça, elle avait l'air d'une religieuse, interrompit Pietro.

—Alors, fais-la monter, repris-je.

Pietro sortit. Je me mis derrière une table, et j'ouvris tout doucement mon couteau. J'étais devenu défiant en diable depuis mon aventure; et comme je ne connaissais pas de femmes, je pensais que ça pourrait bien être un homme déguisé. Mais, une fois prévenu, c'est bon. Un homme prévenu, comme on dit, en vaut deux. Puis, sans me vanter, je manie assez proprement le couteau moi aussi.

—Je crois bien, dit Pietro: vous êtes modeste, capitaine. Voyez-vous, excellence, le capitaine, c'est le plus fort que je connaisse. A un pouce, à deux pouces, à toute la lame, il se bat comme on veut; cela lui est égal, à lui.

—Mais au premier coup d'oeil, continua le capitaine, je vis bien que je m'étais trompé, et que c'était bien une femme; et une pauvre petite femme qui avait grand peur encore, car on voyait sous son voile qu'elle tremblait de tous ses membres. Je remis mon couteau dans ma poche, et je m'approchai d'elle.

—Qu'y a-t-il pour votre service, madame? lui demandai-je.

—Vous êtes le capitaine de ce petit bâtiment? répondit-elle.

—Oui, madame.

—Avez-vous quelque affaire qui vous retienne dans le port?

—Je comptais partir demain matin.

—Avez-vous des passagers maltais?

—Aucun.

—Faites-vous voile plus particulièrement pour un point de la Sicile que pour l'autre?

—Je comptais rentrer dans le port de Messine.

—Voulez-vous gagner quatre cents ducats?

—Belle demande! Je crois pardieu bien que je le veux! si toutefois, vous le comprendrez bien, la chose ne peut pas me compromettre.

—En aucune façon.

—Que faut-il faire?

—Il faut venir cette nuit avec votre speronare à la pointe Saint-Jean, à une heure du matin. Vous enverrez votre canot à terre. Un passager attendra sur le rivage; il vous dira Sicile, vous lui répondrez Malte. Vous le ramènerez à bord, et vous le déposerez dans l'endroit de la Sicile qui vous conviendra le mieux. Voilà tout.

—Dame! c'est faisable, répondis-je; et vous dites que pour cela…

—Il y a une prime de quatre cents ducats, deux cents ducats comptant: les voilà (l'inconnue tira une bourse et la jeta sur la table); deux cents ducats qui vous seront remis par le passager lui-même en touchant la terre.

—Eh! mais, dites donc, repris-je, il faut au moins que je vous fasse une obligation moi, une reconnaissance, quelque chose, un petit papier enfin.

—A quoi bon? Vous êtes honnête homme ou vous ne l'êtes pas. Si vous êtes honnête homme, votre parole suffit; si vous ne l'êtes pas, vous comprenez, aux précautions que je prends, au secret que je vous demande, que votre papier ne peut me servir à rien, et que je ne suis pas en mesure de le faire valoir devant les tribunaux.

—Par quel hasard vous êtes-vous adressée à moi, alors?

—Je me promenais aujourd'hui sur le port, ne sachant à qui m'adresser pour le service que je réclame de vous. Je vous ai vu passer, votre figure ouverte m'a plu, vous avez monté dans votre canot, vous êtes venu droit au petit bâtiment où nous sommes, j'ai deviné que vous en étiez le capitaine; j'ai attendu la nuit: la nuit venue, je m'y suis fait conduire à mon tour, j'ai demandé à vous parler, et me voilà.

—Oh! quant à ce qui est d'être franc et honnête, répondis-je, vous ne pouviez pas mieux vous adresser.

—Eh bien! c'est tout ce qu'il me faut, répondit l'inconnue en me tendant la main; une jolie petite main, ma foi! que j'avais même grande envie de la prendre et de la baiser; c'est chose convenue.

—Vous avez ma parole.

—Vous n'oublierez pas le mot d'ordre?

—Sicile et Malte.

—C'est bien: à une heure, à la pointe Saint-Jean.

—A une heure.

L'inconnue redescendit dans le bateau et regagna la terre; à dix heures nous levâmes l'ancre. La pointe Saint-Jean est une espèce de cap qui s'avance dans la mer vers la partie méridionale de Malte, à une lieue et demie de la ville, ce qui, par mer, faisait une distance de cinq ou six milles à peu près. Mais comme le vent était mauvais, il fallait franchir cette distance à la rame; comme vous comprenez, il n'y avait pas de temps à perdre.

A minuit et demi, nous étions à un demi-mille de la porte Saint-Jean. Ne voulant pas m'approcher davantage, de peur d'être vu, je mis en panne, et j'envoyai Pietro à terre avec le canot. Je le vis s'enfoncer dans l'obscurité, se confondre avec la côte et disparaître; un quart d'heure après il reparut. Le passager était assis à l'arrière du canot, tout s'était donc bien passé.

J'avais fait préparer la cabine de mon mieux: j'y avais fait transporter mon propre matelas; d'ailleurs, comme avec le vent qui soufflait nous devions être le lendemain à Messine, je pensais que, si difficile que fût notre hôte, une nuit est bientôt passée. Puis, il y a des circonstances où les gens les plus délicats passent volontiers sur certaines choses, et, il faut le dire, notre passager me paraissait être dans une de ces circonstances-là.

Ces réflexions firent que, par délicatesse, et pour ne point paraître trop curieux, je descendis dans l'entrepont, tandis qu'il montait à bord. De son côté, le passager alla droit à la cabine sans regarder personne et sans dire une seule parole; seulement il laissa deux onces [Note: L'once est une monnaie sicilienne qui vaut 12 F.] dans la main que Pietro lui tendit pour l'aider à monter l'escalier. Au bout de cinq minutes, quand le canot fut amarré, Pietro vint me rejoindre.

—Tenez, capitaine, me dit-il, voici deux onces à ajouter à la masse.

—Ils n'ont, voyez-vous, interrompit le capitaine, qu'une bourse pour eux tous; seulement je suis le caissier: à la fin du voyage je fais les comptes de chacun et tout est dit.

—Eh bien! demandai-je à Pietro, comment cela s'est-il passé?

—Mais à merveille, répondit-il; il était là qui attendait avec la femme voilée qui était venue à bord, et il paraît même qu'il était impatient de me voir; car, à peine m'eut-il aperçu, qu'il embrassa l'autre, et qu'il vint au-devant de moi, ayant de l'eau jusqu'aux genoux; alors nous avons échangé le mot d'ordre, et il est monté à bord. Tant que la femme a pu le voir, elle est restée sur la côte à nous regarder et à nous faire des signes avec son mouchoir. Puis, quand nous avons été trop loin, nous avons entendu une voix qui nous criait bon voyage; c'était encore elle, la pauvre femme!

—Et as-tu vu notre passager?

—Non, il s'est caché la figure dans son manteau, seulement, à sa voix et à sa tournure, ça m'a l'air d'un jeune homme, l'amant de l'autre probablement.

—C'est bien: va dire aux camarades de déployer la voile, et à Nunzio de gouverner sur Messine.

Pietro remonta sur le pont, transmit l'ordre que j'avais donné, et dix minutes après nous marchions que c'était plaisir. Je ne tardai pas à le suivre sur le pont: je ne sais pourquoi je ne pouvais dormir. D'ailleurs, le temps était si beau, il ventait un si bon vent, il faisait un si magnifique clair de lune, que c'était péché que de s'enfermer dans un entrepont avec une pareille nuit.

Je trouvai le pont solitaire; tous les camarades étaient rentrés dans leur écoutille et dormaient à qui mieux mieux; il n'y avait que Nunzio qui veillait comme d'habitude; mais, attendu qu'il était caché derrière la cabine, on ne le voyait pas, si bien qu'on aurait cru que le bâtiment marchait tout seul.

Il était deux heures et demie du matin à peu près, nous avions déjà laissé Malte bien loin derrière nous, et je me promenais de long en large sur le pont, pensant à ma petite femme et aux amis que nous allions retrouver, quand tout à coup je vis s'ouvrir la cabine et paraître le passager. Son premier coup d'oeil fut pour s'assurer de l'endroit où nous étions. Il vit Malte, qui ne paraissait plus que comme un point noir, et il me sembla qu'à cette vue il respirait plus librement. Cela me rappela les précautions qu'il avait prises en montant à bord; et craignant de le contrarier en restant sur le pont, je m'acheminai vers l'écoutille de l'avant pour pénétrer dans l'entrepont, lorsque, faisant deux ou trois pas de mon côté:

—Capitaine, me dit-il.

Je tressaillis: il me sembla que j'avais déjà entendu cette voix quelque part comme dans un rêve. Je me retournai vivement.

—Capitaine, reprit-il en continuant de s'avancer vers moi, pensez-vous, si ce vent-là continue, que nous soyons demain soir à Messine?

Et à mesure qu'il s'approchait, je croyais reconnaître son visage, comme j'avais cru reconnaître sa voix. A mon tour, je fis quelques pas vers lui; alors il s'arrêta en me regardant fixement et comme pétrifié. A mesure que la distance devenait moindre entre nous, mes souvenirs me revenaient, et mes soupçons se changeaient en certitude. Quant à lui, il était visible qu'il aurait mieux aimé être partout ailleurs qu'où il était; mais il n'y avait pas moyen de fuir, nous avions de l'eau tout autour de nous, et la terre était déjà à plus de trois lieues. Néanmoins, il recula devant moi jusqu'au moment où la cabine l'empêcha d'aller plus loin. Je continuai de m'avancer jusqu'à ce que nous nous trouvassions face à face. Nous nous regardâmes un instant sans rien dire, lui pâle et hagard, moi avec le sourire sur les lèvres, et cependant je sentais que moi aussi je pâlissais, et que tout mon sang se portait à mon coeur; enfin, il rompit le premier le silence.

—Vous êtes le capitaine Giuseppe Arena, me dit-il d'une voix sourde.

—Et vous l'assassin Gaëtano Sferra, répondis-je.

—Capitaine, reprit-il, vous êtes honnête homme, ayez pitié de moi, ne me perdez pas.

—Que je ne vous perde pas! comment l'entendez-vous?

—J'entends que vous ne me livriez point; en arrivant en Sicile, je doublerai la somme qui vous a été promise.

—J'ai reçu deux cents ducats pour vous conduire à Messine; vous devez m'en donner deux cents autres en débarquant; je toucherai ce qui est promis, pas un grain de plus.

—Et vous remplirez l'obligation que vous avez prise, n'est-ce pas, de me mettre à terre sain et sauf?

—Je vous mettrai à terre sans qu'il soit tombé un cheveu de votre tête; mais, une fois à terre, nous avons un petit compte à régler: je vous redois un coup de couteau pour que nous soyons quittes.

—Vous m'assassinerez, capitaine?

—Misérable! lui dis-je; c'est bon pour toi et pour tes pareils d'assassiner.

—Eh bien! alors, que voulez-vous dire?

—Je veux dire que, puisque vous jouez si bien du couteau, nous en jouerons ensemble; toutes les chances sont pour vous, vous avez déjà la première manche.

—Mais je ne sais pas me battre au couteau, moi.

—Bah! laissez donc, répondis-je en écartant ma chemise et en lui montrant ma poitrine, ce n'est pas à moi qu'il faut dire cela; d'ailleurs, ce n'est pas difficile: on se met chacun dans un tonneau, on se fait lier le bras gauche autour du corps, on convient de se battre à un pouce, à deux pouces ou à toute la lame, et on gesticule. Quant à ce dernier point, c'est déjà réglé; et, sauf votre plaisir, nous nous battrons à toute lame, car vous avez si bien frappé, qu'il n'en était pas resté une ligne hors de la blessure.

—Et si je refuse?

—Ah! si vous refusez, c'est autre chose: je vous mettrai à terre comme j'ai dit, je vous donnerai une heure pour gagner la montagne, et puis je préviendrai le juge; alors, c'est à vous de bien vous tenir, parce que, si vous êtes pris, voyez-vous, vous serez pendu.

—Et si j'accepte le duel et que je vous tue?

—Si vous me tuez, eh bien! tout sera dit.

—Ne me poursuivra-t-on pas?

—Qui cela? mes amis?

—Non, la justice!

—Allons donc! est-ce qu'il y a un seul Sicilien qui déposerait contre vous parce que vous m'auriez tué loyalement? Pour m'avoir assassiné, à la bonne heure.

—Eh bien! je me battrai; c'est dit.

—Alors, dormez tranquille, nous recauserons de cela à Contessi ou à la Scaletta. Jusque-là, le bâtiment est à vous, puisque vous le payez; promenez-vous-y en long et en large; moi, je rentre chez moi.

Je descendis dans l'écoutille. Je réveillai Pietro, et je lui racontai tout ce qui venait de se passer. Quant à Nunzio, c'était inutile de lui rien raconter à lui; il avait tout entendu.

—C'est bon, capitaine, dit Pietro; soyez tranquille, nous ne le perdrons pas de vue.

Le lendemain, à deux heures de l'après-midi, nous arrivâmes à la Scaletta; je consignai l'équipage sur le bâtiment, et nous descendîmes dans le canot, Gaëtano Sferra, Pietro, Nunzio et moi.

En mettant pied à terre, Nunzio et Pietro se placèrent l'un à droite, l'autre à gauche de notre homme, de peur qu'il ne lui prît envie de s'échapper; il s'en aperçut.

—Vos précautions sont inutiles, capitaine, me dit-il; du moment où il s'agit d'un duel, que ce soit au pistolet, à l'épée ou au couteau, cela ne fait rien, je suis votre homme.

—Ainsi, repris-je, vous me donnez votre parole d'honneur que vous ne chercherez pas à vous échapper?

—Je vous la donne.

Je fis un signe à Nunzio et à Pietro, et ils le laissèrent marcher seul.

—C'est égal, dit Pietro se mêlant de nouveau à la conversation, nous ne le perdions pas de vue, tout de même.

—N'importe. Tant il y a, reprit le capitaine, qu'à partir de ce moment-là il n'y a rien à dire sur lui.

—Aussi, je ne dis rien, reprit Pietro.

—Nous continuâmes de suivre le chemin, et au bout de dix minutes nous étions chez le père Matteo, un bon vieux Sicilien dans l'âme, celui-là, et qui tient une petite auberge à l'Ancre d'or.

—Bonjour, père Matteo, lui dis-je. Voilà ce que c'est: nous avons eu des mots ensemble, monsieur et moi, nous voudrions nous régaler d'un petit coup de couteau; vous avez bien une chambre à nous prêter pour cela, n'est-ce pas?

—Deux, mes enfants, deux, dit le père Matteo.

—Non pas; deux, ce serait de trop, mon brave, une seule suffira. Puis, s'il s'ensuivait quelque chose (nous sommes tous mortels, et un malheur est bien vite arrivé), enfin, s'il s'ensuivait quelque chose, vous savez ce qu'il y a à dire. Nous étions à dîner, monsieur et moi, nous nous sommes pris de dispute, nous avons joué des couteaux, et voilà; bien entendu que, s'il y en a un de tué, c'est celui-là qui aura eu tous les torts.

—Tiens, cela va sans dire, répondit le père Matteo.

—Si je tue monsieur, je n'ai pas de recommandation à vous faire, on l'enterrera décemment et comme un bourgeois doit être enterré; c'est moi qui paie. Si monsieur me tue, il y a de quoi faire face aux frais dans le speronare. D'ailleurs, vous me feriez bien crédit, n'est-ce pas, père Matteo?

—Sans reproche, ça ne serait pas la première fois, capitaine.

—Non, mais ça serait la dernière. Dans ce cas-là, père Matteo, comprenez bien ceci: moi tué, monsieur est libre comme l'air, entendez-vous bien? Il va où il veut et comme il veut: et si on l'arrête, c'est moi qui lui ai cherché noise; j'étais en train, j'avais bu un coup de trop, et il ne m'a donné que ce que je méritais: vous entendez!

—Parfaitement.

—Maintenant, prépare le dîner, vieux. Toi, Pietro, va-t'en acheter deux couteaux exactement pareils; tu sais comme il les faut. Toi, Nunzio, tu t'en iras trouver le curé. A propos, repris-je en me retournant vers Gaëtano qui avait écouté tous ces détails avec une grande indifférence, je dois vous prévenir que je commande une messe; elle ne sera dite que demain matin, mais c'est égal, l'intention y est. Si vous voulez en commander une de votre côté pour que je n'aie pas d'avantage sur vous, et que Dieu ne soit ni pour l'un ni pour l'autre, vous en êtes le maître; c'est fra Girolamo qui dit les meilleures,

—Merci, me répondit Gaëtano; vous ne pensez pas, j'espère, que je crois à toutes ces bêtises.

—Vous n'y croyez pas! vous n'y croyez pas, dites-vous? tant pis; moi j'y crois, monsieur. Nunzio, tu iras commander la messe chez fra Girolamo, entends-tu, pas chez un autre.

—Soyez tranquille, capitaine.

Pietro et Nunzio sortirent pour s'acquitter chacun de la mission dont il était chargé. Je restai seul avec Gaëtano Sferra et le vieux Matteo.

—Maintenant, monsieur, dis-je en m'approchant de Gaëtano, si au moment où nous sommes arrivés, vous n'avez rien à faire avec Dieu, vous avez sans doute quelque chose à faire avec le monde. Vous avez un père, une mère, une maîtresse, quelqu'un enfin qui s'intéresse à vous et que vous aimez. Matteo, du papier et de l'encre. Faites comme moi, monsieur, écrivez à cette personne, et si je vous tue, foi d'Arena! la lettre sera fidèlement remise.

—Ceci, c'est autre chose, et vous avez raison, dit Gaëtano en prenant le papier et l'encre des mains du vieux Matteo, et en se mettant à écrire.

Je m'assis à la table qui était en face de la sienne, et je me mis à écrire de mon côté. Il va sans dire que la lettre que j'écrivais était pour ma pauvre femme.

Comme nous finissions, Nunzio et Pietro rentrèrent.

—La messe est commandée, dit Nunzio.

—A fra Girolamo?

—A lui-même.

—Voici les deux couteaux, dit Pietro, c'est une piastre les deux.

—Chut! dis-je.

—Non, non, dit Gaëtano; il est juste que je paie le mien et vous le vôtre. D'ailleurs, nous avons un compte à régler, capitaine. Je vous redois deux cents ducats, car vous m'avez, selon nos conventions, fidèlement remis à terre.

—Que cela ne vous inquiète pas, rien ne presse.

—Cela presse fort, au contraire, capitaine. Voici les deux cents ducats. Quant à vous, mon ami, continua-t-il en s'adressant à Pietro, voici deux onces pour l'achat du couteau.

—Je vous demande pardon, monsieur, dit Pietro; le couteau coûte cinq carlins, et non pas deux onces. Je ne reçois pas de bonne main pour une pareille chose.

—Je crois bien! dit Pietro interrompant encore; un couteau qui pouvait tuer le capitaine!

—Maintenant, reprit Gaëtano Sferra, quand vous voudrez; je vous attends.

—Vous êtes servis, dit le vieux Matteo en rentrant de sa cuisine.

—Montons donc, dis-je à Gaëtano.

Nous montâmes. Je suivais Gaëtano par derrière; il marchait d'un pas ferme: je demeurai convaincu que cet homme était brave. C'était à n'y plus rien comprendre.

Comme l'avait dit Matteo, nous étions servis. Un bout de la table, couvert d'une nappe et de tout l'accompagnement nécessaire, supportait le dîner. L'autre bout était resté vide, et un tonneau défoncé par un bout était disposé de chaque côté pour nous recevoir quand il nous plairait de commencer.

Pietro déposa un couteau de chaque côté de la table.

—Si vous connaissez ici quelqu'un, et que vous désiriez l'avoir pour témoin, dis-je à Gaëtano, vous pouvez l'envoyer chercher, nous attendrons.

—Je ne connais personne, capitaine. D'ailleurs ces deux braves gens sont là, continua Gaëtano en montrant Pietro et le pilote; ils serviront en même temps pour vous et pour moi.

Ce sang-froid m'étonna. Depuis que j'avais vu cet homme de près, j'avais perdu une partie de mon désir de me venger. Je résolus donc de faire une espèce de tentative de conciliation.

—Écoutez, lui dis-je au moment où il venait de passer de l'autre côté de la table, il est évident qu'il y a dans tout ceci quelque mystère que je ne connais pas et que je ne puis deviner. Vous n'êtes point un assassin. Pourquoi m'avez-vous frappé? Dans quel but moi plutôt qu'un autre? Soyez franc, dites-moi tout; et si je reconnais que vous avez été poussé par une nécessité quelconque, par une de ces fatalités plus fortes que l'homme, et à laquelle il faut que l'homme obéisse, eh bien! tout sera dit et nous en resterons là.

Gaëtano réfléchit un instant; puis, d'un air sombre:

—Je ne puis rien vous dire, reprit-il, le secret n'est pas à moi seul; puis voyez-vous, ce n'est point le hasard qui nous a conduits face à face. Ce qui est écrit est écrit, et il faut que les choses s'accomplissent: battons-nous!

—Réfléchissez, repris-je, il en est encore temps. Si c'est la présence de ces hommes qui vous gêne, il s'en iront, et je resterai seul avec vous, et ce que vous m'aurez dit, je vous le jure! ce sera comme si vous l'aviez dit à un confesseur.

—J'ai été près de mourir, j'ai fait venir un prêtre, je me suis confessé à lui, croyant que cette confession serait la dernière; au risque de paraître devant Dieu chargé d'un péché mortel, je ne lui ai pas révélé le secret que vous voulez savoir.

—Cependant…, monsieur, repris-je, insistant d'autant plus qu'il se défendait davantage.

—Ah! interrompit-il insolemment, est-ce que c'est vous qui, après m'avoir fait venir ici, ne voudriez plus vous battre? Est-ce que vous auriez peur, par hasard?

—Peur! m'écriai-je; et d'un bond je fus dans le tonneau et le couteau à la main.

—N'est-ce pas, Pietro, continua le capitaine en s'interrompant, n'est-ce pas que je fis tout cela pour l'amener à me dire la cause de sa conduite envers moi?

—Oui, vous l'avez fait, répondit Pietro, et j'en étais même bien étonné, car vous le savez bien, capitaine, ce n'est pas votre habitude, et quand nous avions de ces choses-là avec les Calabrais, ça allait comme sur des roulettes.

—Enfin, reprit le capitaine, il ne voulut rien entendre. Il entra à son tour dans son tonneau. Seulement, quand on voulut lui lier le bras gauche derrière le dos comme on venait de me le faire à moi, il prétendit que cela le gênait, et demanda qu'on lui laissât le bras libre. On le lui délia aussitôt.

Alors nous commençâmes à nous escrimer; comme malgré lui et naturellement il parait les coups que je lui portais avec le bras gauche, cela retarda un peu la fin du combat. Il me déchira même un tant soit peu l'épaule avant que je l'eusse touché, car je regardais comme au-dessous de moi de le frapper dans les membres. Mais, ma foi! quand je vis mon sang couler, et Pietro qui se mangeait les poings jusqu'aux coudes, je lui allongeai une si rude botte, que, du coup de poing encore plus que du coup de couteau, il s'en alla rouler, lui et son tonneau, jusqu'auprès de la fenêtre. Quand je vis qu'il ne se relevait pas, je pensai qu'il avait son compte. En effet, en regardant la lame du couteau, je vis qu'elle était rouge jusqu'au manche. Nunzio courut à lui.

—Eh bien! eh bien! lui dit-il, qu'est-ce qu'il y a? Est-ce que nous demanderons un prêtre ou un médecin?

—Un prêtre, répondit Gaëtano d'une voix sourde, le médecin serait inutile.

—Va donc pour le prêtre, dit Nunzio. Eh! vieux, continua-t-il en appelant.

Une porte s'ouvrit et Matteo apparut.

—Une chambre et un lit pour monsieur qui se trouve mal!

—C'est prêt, dit Matteo.

—Alors, aidez-moi à le porter pendant qu'ils vont casser quelques bouteilles, eux autres, pour faire croire que ça est venu comme ça petit à petit.

—Un prêtre! un prêtre! murmura Gaëtano plus sourdement encore que la première fois; vous voyez bien que si vous tardez, je serai mort avant qu'il vienne—En effet, le sang coulait de sa poitrine comme d'une fontaine.

—Vous, mort! ah! bien oui, dit Matteo en le prenant pardessous les épaules, tandis que Nunzio le prenait par les jambes; vous avez encore pour plus de quatre ou cinq heures à vivre, allez, je vois ça dans vos yeux; je vais vous mettre là-dessus une bonne compresse, et vous aurez le temps de faire une fameuse confession.

La porte se referma, et je me retrouvai seul avec Pietro.

—Eh bien! me dit-il, que diable avez-vous donc, capitaine? est-ce que vous allez vous trouver mal pour cette écorchure que vous avez là à l'épaule?

—Ah! ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, lui répondis-je, mais j'aimerais mieux ne pas avoir rencontré cet homme, j'étais payé pour le mener sain et sauf ici.

—Eh bien! mais il me semble, répondit Pietro, que, quand nous l'avons débarqué, il se portait comme un charme.

—Cet argent me portera malheur, Pietro; et s'il meurt, je n'en veux pas garder un sou, et je l'emploierai à faire dire des messes.

—Des messes! c'est toujours bon, dit Pietro, et la preuve, c'est que celle que vous avez commandée tout à l'heure ne vous a pas mal réussi; mais l'argent n'est pas méprisable non plus.

—Et cette pauvre femme, Pietro, cette pauvre femme qui est venue me trouver à mon bâtiment, et qui l'a conduit jusque sur le rivage! Hein! quand elle va savoir cela.

—Ah! dame! il y aura des larmes, ça c'est sûr; mais, au bout du compte, il vaut mieux que ce soit elle qui pleure que la patronne. D'ailleurs, vous n'avez fait que lui rendre ce qu'il vous avait donné il y a un an, voilà tout; avec les intérêts, c'est vrai, mais écoutez donc, il n'y a que des banqueroutiers qui ne paient pas leurs dettes.

—C'est égal, repris-je, je voudrais bien savoir pourquoi il m'a donné ce coup de couteau.

En ce moment, la porte de la chambre où l'on avait porté Gaëtano Sferra s'ouvrît.

—Capitaine Arena, dit une voix, le moribond vous demande. Je me retournai, et je reconnus fra Girolamo.

—Me voilà, mon père, répondis-je en tressaillant.

—Allons, dit Pietro, vous allez probablement savoir la chose; si cela peut se dire, vous nous la raconterez.

Je lui fis signe de la tête que oui et j'entrai.

—Mon frère, dit fra Girolamo en montrant Gaëtano Sferra, pâle comme les draps dans lesquels il était couché, voici un chrétien qui va mourir, et qui désire que vous entendiez sa confession.

—Oui, venez, capitaine, dit Gaëtano d'une voix si faible qu'à peine pouvait-on l'entendre; et puisse Dieu me donner la force d'aller jusqu'au bout!

—Tenez, tenez, dit le père Matteo en entrant et en posant une fiole remplie d'une liqueur rouge comme du sang, sur la table qui était près du lit du mourant; tenez, voilà qui va vous remettre le coeur; buvez-moi deux cuillerées de cela, et vous m'en direz des nouvelles. Vous savez, capitaine, continua-t-il en s'adressant à moi, c'est le même élixir que faisait cette pauvre Julia, qu'on appelait la sorcière, et qui a fait tant de bien à votre oncle.

—Oh! alors, dis-je, en versant la liqueur dans une cuillère, et en approchant la cuillère des lèvres du blessé, buvez; Matteo a raison, cela vous fera du bien.

Gaëtano avala la cuillerée d'élixir, tandis que fra Girolamo refermait la porte derrière Matteo, qui ne pouvait rester plus longtemps, le moribond allait se confesser. A peine l'eut-il bue, que ses yeux brillèrent, et qu'une vive rougeur passa sur son visage.

—Que m'avez-vous donné là, capitaine? s'écria-t-il en me saisissant la main; encore une cuillerée, encore une, je veux avoir la force de tout vous raconter.

Je lui donnai une seconde gorgée de l'élixir; il se souleva alors sur une main et appuya l'autre sur sa poitrine.

—Ah! voilà la première fois que je respire depuis que j'ai reçu votre coup de couteau, capitaine; cela fait du bien de respirer.

—Mon fils, dit fra Girolamo, profitez de ce que Dieu vous secourt pour nous dire ce secret qui vous étouffe plus encore que votre blessure.

—Mais si j'allais ne pas mourir, mon père, s'écria Gaëtano: si j'allais ne pas mourir! il serait inutile que je me confessasse. J'ai déjà vu la mort d'aussi près qu'en ce moment-ci, et cependant j'en suis revenu.

—Mon fils, dit fra Girolamo, c'est une tentation du démon qui, à cette heure, dispute votre âme à Dieu. Ne croyez pas les conseils du maudit. Dieu seul sait si vous devez vivre ou mourir; mais agissez toujours comme si votre mort était sûre.

—Vous avez raison, mon père, dit Gaëtano en essuyant avec son mouchoir une écume rougeâtre qui humectait ses lèvres; vous avez raison: écoutez, et vous aussi, capitaine.

Je m'assis au pied du lit, fra Girolamo s'assit au chevet, prit dans ses deux mains les deux mains du moribond, qui commença:

—J'aimais une femme; c'est celle à laquelle est adressée la lettre que je vous ai donnée, mon père, pour qu'elle lui fût remise en cas de mort. Cette femme, je l'avais aimée jeune fille; mais je n'étais pas assez riche pour être agréé par ses parents: on la donna à un marchand grec, jeune encore, mais qu'elle n'aimait pas. Nous fûmes séparés. Dieu sait que je fis tout ce que je pus pour l'oublier. Pendant un an je voyageai, et peut-être ne fusse-je jamais revenu à Malte, si je n'eusse reçu la nouvelle que mon père était mourant.

Trois jours après mon retour, mon père était mort. En suivant son convoi, je passai devant la maison de Lena. Malgré moi, je levai la tête, et à travers la jalousie j'aperçus ses yeux. De ce moment, il me sembla ne l'avoir pas quittée un instant, et je sentis que je l'aimais plus que jamais.

Le soir, je revins sous cette fenêtre. J'y étais à peine, que j'entendis le petit cri que faisaient en s'écartant les planchettes des persiennes; au même moment une lettre tomba à mes pieds. Cette lettre me disait que dans deux jours son mari partait pour Candie, et qu'elle restait seule avec sa vieille nourrice. J'aurais dû partir, je le sais bien, mon père, j'aurais dû fuir aussi loin que la terre eût pu me porter, ou bien entrer dans quelque couvent, faire raser mes cheveux, et m'abriter sous quelque saint habit qui eût étouffé mon amour; mais j'étais jeune, j'étais amoureux: je restai.

Mon père, je n'ose pas vous parler de notre bonheur, c'était un crime. Pendant trois mois nous fûmes, Lena et moi, les êtres les plus heureux de la création. Ces trois mois passèrent comme un jour, comme une heure, ou plutôt ils n'existèrent pas: ce fut un rêve.

Un matin Lena reçut une lettre de son mari. J'étais près d'elle quand sa vieille nourrice l'apporta. Nous nous regardâmes en tremblant; ni l'un ni l'autre de nous ne l'osait ouvrir. Elle était là sur la table. Deux ou trois fois, et chacun à notre tour, nous avançâmes la main. Enfin, Lena la prit, et me regardant fixement:

—Gaëtano, dit-elle, m'aimes-tu?

—Plus que ma vie, répondis-je.

—Serais-tu prêt à tout quitter pour moi, comme je serais prête à tout quitter pour toi?

—Je n'ai que toi au monde: où tu iras, je te suivrai.

—Eh bien! convenons d'une chose: si cette lettre m'annonce son retour, convenons que nous partirons ensemble, à l'instant même, sans hésiter, avec ce que tu auras d'argent et moi de bijoux.

—A l'instant même, sans hésiter; Lena, je suis prêt.

Elle me tendit la main, et nous ouvrîmes la lettre en souriant. Il annonçait que ses affaires n'étant point terminées, il ne serait de retour que dans trois mois. Nous respirâmes. Quoique notre résolution fût bien prise, nous n'étions pas fâchés d'avoir encore ce délai avant de la mettre à exécution.

En sortant de chez Lena, je rencontrai un mendiant que depuis trois jours je retrouvais constamment à la même place. Cette assiduité me surprit, et tout en lui faisant l'aumône, je l'interrogeai; mais à peine s'il parlait l'italien, et tout ce que j'en pus tirer, c'est que c'était un matelot épirote dont le vaisseau avait fait naufrage, et qui attendait une occasion de s'engager sur un autre bâtiment.

Je revins le soir. Le temps nous était mesuré d'une main trop avare pour que nous en perdissions la moindre parcelle. Je trouvai Lena triste. Pendant quelques instants je l'interrogeai inutilement sur la cause de cette tristesse; enfin elle m'avoua qu'en faisant sa prière du matin devant une madone du Pérugin, qui était dans sa famille depuis trois cents ans et à laquelle elle avait une dévotion toute particulière, elle avait vu distinctement couler deux larmes des yeux de l'image sainte. Elle avait cru d'abord être le jouet de quelque illusion, et elle s'en était approchée, afin de regarder de plus près. C'étaient bien deux larmes qui roulaient sur ses joues, deux larmes réelles, deux larmes vivantes, deux larmes de femme! Elle les avait essuyées alors avec son mouchoir, et le mouchoir était resté mouillé. Il n'y avait pas de doute pour elle, la madone avait pleuré, et ces larmes, elle en était certaine, présagaient quelque grand malheur.

Je voulus la rassurer, mais l'impression était trop profonde. Je voulus lui faire oublier par un bonheur réel cette crainte imaginaire; mais pour la première fois je la trouvai froide et presque insensible, et elle finit par me supplier de me retirer, et de la laisser passer la nuit en prières. J'insistai un instant, mais Lena joignit les mains en me suppliant, et à mon tour je vis deux grosses larmes qui tremblaient à ses paupières. Je les recueillis avec mes lèvres; puis, moitié ravi, moitié boudant, je m'apprêtai à lui obéir.

Alors nous soufflâmes la lumière; nous allâmes à la fenêtre pour nous assurer si la rue était solitaire, et nous soulevâmes le volet. Un homme enveloppé dans un manteau était appuyé au mur. Au bruit que nous fîmes, il releva la tête; mais nous vîmes à temps le mouvement qu'il allait faire: nous laissâmes retomber le volet, et il ne put nous apercevoir.

Nous restâmes un instant muets et immobiles, écoutant le battement de nos coeurs qui se répondaient en bondissant et qui troublaient seuls le silence de la nuit. Cette terreur superstitieuse de Lena avait fini par me gagner, et si je ne croyais pas à un malheur, je croyais au moins à un danger. Je soulevai le volet de nouveau, l'homme avait disparu.

Je voulus profiter de son absence pour m'éloigner; j'embrassai une dernière fois Lena, et je m'approchai de la porte. En ce moment il me sembla entendre dans le corridor qui y conduisait le bruit d'un pas. Sans doute Lena crut l'entendre comme moi, car elle me serra les mains.

—As-tu une arme? me dit-elle si bas, qu'à peine je compris.

—Aucune, répondis-je.

—Attends. Elle me quitta. Quelques secondes après, je l'entendis ou plutôt je la sentais revenir. Tiens, me dit-elle, et elle me mit dans la main le manche d'un petit yatagan qui appartenait à son mari.

—Je crois que nous nous sommes trompés, lui dis-je, car on n'entend plus rien.

—N'importe! me dit-elle, garde ce poignard, et désormais ne viens jamais sans être armé. Je le veux, entends-tu? Et je rencontrai ses lèvres qui cherchaient les miennes pour faire de son commandement une prière.

—Tu exiges donc toujours que je te quitte.

—Je ne l'exige pas, je t'en prie.

—Mais à demain, au moins.

—Oui, à demain.

Je serrai Lena une dernière fois dans mes bras, puis j'ouvris la porte.
Tout était silencieux et paraissait calme.

—Folle que tu es! lui dis-je.

—Folle tant que tu voudras, mais la madone a pleuré.

—C'est de jalousie, Lena, lui dis-je en l'enlaçant une dernière fois dans mes bras et en approchant sa tête de la mienne.

—Prends garde! s'écria Lena avec un cri terrible et en faisant un mouvement pour se jeter en avant. Le voilà! le voilà!

En effet, un homme s'élançait de l'autre bout de l'appartement. Je bondis au-devant de lui, et nous nous trouvâmes face à face. C'était Morelli, le mari de Lena. Nous ne dîmes pas un mot, nous nous jetâmes l'un sur l'autre en rugissant. Il tenait d'une main un poignard et de l'autre un pistolet. Le pistolet partit dans la lutte, mais sans me toucher. Je ripostai par un coup terrible, et j'entendis mon adversaire pousser un cri. Je venais de lui enfoncer l'yatagan dans la poitrine. En ce moment le mot de halte retentit en anglais: une patrouille qui passait dans la rue, prévenue par le coup de pistolet, s'arrêtait sous les fenêtres. Je me précipitais vers la porte pour sortir; Lena me saisit par le bras, me fit traverser sa chambre, m'ouvrit une petite croisée qui donnait sur un jardin. Je sentis que ma présence ne pouvait que la perdre.

—Écoute, lui dis-je, tu ne sais rien, tu n'as rien vu, tu es accourue au bruit, et tu as trouvé ton mari mort.

—Sois tranquille.

—Où te reverrai-je?

—Partout où tu seras.

—Adieu.

—Au revoir.

Je m'élançai comme un fou à travers le jardin, j'escaladai le mur, je me trouvai dans une ruelle. Je n'y voyais plus, je ne savais plus où j'étais, je courus ainsi devant moi jusqu'à ce que je me trouvasse sur la place d'Armes; là, je m'orientai, et rappelant à mon aide un peu de sang-froid, je me consultai sur ce que j'avais de mieux à faire. C'était de fuir; mais à Malte on ne fuit pas facilement; d'ailleurs j'avais sur moi quelques sequins à peine; tout ce que je possédais était chez moi, chez moi aussi étaient des lettres de Lena qui pouvaient être saisies et dénoncer notre amour. La première chose que j'eusse à faire était donc de rentrer chez moi.

Je repris en courant le chemin de la maison. A quelques pas de la porte était un homme accroupi, la tête entre ses genoux: je crus qu'il dormait, comme cela arrive parfois aux mendiants dans les rues de Malte; je n'y fis point attention, et je rentrai.

En deux bonds je fus dans ma chambre; je courus d'abord au secrétaire dans lequel étaient les lettres de Lena, et je les brûlai jusqu'à la dernière; puis, quand je vis qu'elles n'étaient plus que cendres, j'ouvris le tiroir où était l'argent, je pris tout ce que j'avais. Mon intention était de courir au port, de me jeter dans une barque, de troquer mes habits contre ceux d'un matelot, et le lendemain de sortir de la rade avec tous les pêcheurs qui sortent chaque matin. Cela m'était d'autant plus facile que vingt fois j'avais fait des parties de pêche avec chacun d'eux, et que je les connaissais tous. L'important était donc de gagner le port.

Je redescendis vivement dans cette intention; mais au moment où je rouvrais la porte de la rue pour sortir, quatre soldats anglais se jetèrent sur moi; en même temps un homme s'approcha, et m'éclairant le visage avec une lanterne sourde:

—C'est lui, dit-il.

De mon côté, je reconnus le mendiant épirote à qui j'avais fait l'aumône le matin même. Je compris que j'étais perdu si je ne surveillais pas chacune de mes paroles. Je demandai, de la voix la plus calme que je pus prendre, ce qu'on me voulait et où l'on me conduisait; on me répondit en prenant le chemin de la prison, et arrivé à la prison, en m'enfermant dans un cachot.

A peine fus-je seul que je réfléchis à ma situation. Personne ne m'avait vu frapper Morelli, j'étais sûr de Lena comme de moi-même. Je n'avais point été pris sur le fait, je résolus de me renfermer dans la dénégation la plus absolue.

J'aurais bien pu dire qu'en sortant de chez Lena j'avais été attaqué et que je n'avais fait que me défendre. Ainsi peut-être je changeais la peine de mort en prison, mais je perdais Lena. Je n'y songeais même point.

Le lendemain, un juge et deux greffiers vinrent m'interroger dans ma prison. Morelli n'était pas mort sur le coup; c'était lui qui avait dit mon nom au chef de la patrouille survenue pendant notre lutte; il avait affirmé sur le crucifix m'avoir parfaitement reconnu, et il avait rendu le dernier soupir.

Je niai tout; j'affirmai que je ne connaissais Lena que pour l'avoir rencontrée comme on rencontre tout le monde, au spectacle, à la promenade, chez le gouverneur; j'étais resté chez moi toute la soirée, et je n'en étais sorti qu'au moment où j'avais été arrêté. Comme nos maisons ont rarement des concierges, et que chacun entre et sort avec sa clef, personne sur ce point ne put me donner de démenti.

Le juge donna l'ordre de me confronter avec le cadavre. Je sortis de mon cachot, et l'on me conduisit chez Lena. Je sentis que c'était là où j'aurais besoin de toute ma force: je me fis un front de marbre, et je résolus de ne me laisser émouvoir par rien.

En traversant le corridor, je vis la place de la lutte: une petite glace était cassée par la balle du pistolet, le tapis avait conservé une large tache de sang; elle se trouvait sur mon chemin, je ne cherchai point à l'éviter, je marchai dessus comme si j'ignorais ce que c'était.

On me fit entrer dans la chambre de Lena: le cadavre était couché sur le lit, la figure et la poitrine découvertes; une dernière convulsion de rage crispait sa figure; sa poitrine était traversée par la blessure qui l'avait tué. Je m'approchai du lit d'un pas ferme; on renouvela l'interrogatoire, je ne m'écartai en rien de mes premières réponses. On fit venir Lena.

Elle s'approcha pâle, mais calme; deux grosses larmes silencieuses roulaient sur ses joues, et pouvaient aussi bien venir de la douleur qu'elle éprouvait d'avoir perdu son mari, que de la situation où elle voyait son amant.

—Que me voulez-vous encore? dit-elle; je vous ai déjà dit que je ne sais rien, que je n'ai rien vu; j'étais couchée, j'ai entendu du bruit dans le corridor, j'ai couru; j'ai entendu mon mari crier à l'assassin. Voilà tout.

On fit monter l'Épirote, et on nous confronta avec lui. Lena dit qu'elle ne le connaissait point. Je répondis que je ne me rappelais pas l'avoir jamais vu.

Je n'avais donc réellement contre moi que la déclaration du mort. Le procès se poursuivit avec activité: le juge accomplissait son devoir en homme qui veut absolument avoir une tête. A toute heure du jour et de la nuit, il entrait dans mon cachot pour me surprendre et m'interroger. Cela lui était d'autant plus facile, que mon cachot avait une porte qui donnait dans la chambre des condamnés, et qu'il avait la clef de cette porte; mais je tins bon, je niai constamment.

On mit dans ma prison un espion qui se présenta comme un compagnon d'infortune, et qui m'avoua tout. Comme moi il avait tué un homme, et comme moi il attendait son jugement. Je plaignis le sort qui lui était réservé, mais je lui dis que, quant à moi, j'étais parfaitement tranquille, étant innocent. L'espion, un matin, passa dans un autre cachot.

Cependant, à l'accusation du mort, à la déposition de l'Épirote, s'était jointe une circonstance terrible: on avait retrouvé dans le jardin la trace de mes pas; on avait mesuré la semelle de mes bottes avec les empreintes laissées, et l'on avait reconnu que les unes s'adaptaient parfaitement aux autres. Quelques-uns de mes cheveux aussi étaient restés dans la main du moribond: ces cheveux, comparés aux miens, ne laissaient aucun doute sur l'identité.

Mon avocat prouva clairement que j'étais innocent, mais le juge prouva plus clairement que j'étais coupable, et je fus condamné à mort.

J'écoutai l'arrêt sans sourciller; quelques murmures se firent entendre dans l'auditoire. Je vis que beaucoup doutaient de la justice de la condamnation. J'étendis la main vers le Christ:

—Les hommes peuvent me condamner, m'écriai-je; mais voilà celui qui m'a déjà absous.

—Vous avez fait cela, mon fils, s'écria fra Girolamo, qui n'avait pas sourcillé à l'assassinat, mais qui frissonnait au blasphème.

—Ce n'était pas pour moi, mon père, c'était pour Lena. Je n'avais pas peur de la mort; et vous le verrez bien, puisque vous allez me voir mourir; mais ma condamnation la déshonorait, mon supplice en faisait une femme perdue. Puis, je ne sais quelle vague espérance me criait au fond du coeur que je sortirais de tout cela. D'ailleurs, en vous avouant tout comme je le fais, à vous et au capitaine, est-ce que Dieu ne me pardonnera pas, mon père? Vous m'avez dit qu'il me pardonnerait! Mentiez-vous aussi, vous?

Fra Girolamo ne répondit au moribond que par une prière mentale. Gaëtano regardait en pâlissant ce moine qui s'agenouillait sur les péchés d'autrui, et je vis la fièvre de ses yeux qui commençait à s'éteindre; il sentit lui-même qu'il faiblissait.

—Encore une cuillerée de cet élixir, capitaine, dit-il. Et vous, mon père, écoutez-moi d'abord: nous n'avons pas de temps à perdre: vous prierez après.

Je lui fis avaler une gorgée d'élixir, qui produisit le même effet que la première fois. Je vis reparaître le sang sur ses joues, et ses yeux brillèrent de nouveau.

—Où en étions-nous? demanda Gaëtano.

—Vous veniez d'être condamné, lui dis-je.

—Oui. On me conduisit dans mon cachot; trois jours me restaient: trois jours séparent, comme vous savez, la condamnation du supplice.

Le premier jour, le greffier vint me lire l'arrêt, et me pressa d'avouer mon crime, m'assurant que, comme il y avait des circonstances atténuantes, peut-être obtiendrais-je une commutation de peine. Je lui répondis que je ne pouvais avouer un crime que je n'avais pas commis, et je vis qu'il sortait du cachot, ébranlé lui-même de la fermeté de mes dénégations.

Le lendemain ce fut le tour du confesseur. C'était un crime plus grand que le premier peut-être, mais je niai tout, même au confesseur.—Fra Girolamo fit un mouvement.—Mon père, reprit Gaëtano, Lena m'avait toujours dit que, si je mourais avant elle, elle entrerait dans un couvent et prierait pour moi pendant tout le reste de sa vie. Je comptais sur ses prières.

Le confesseur sortit convaincu que je n'étais pas coupable, et sa bouche, en me donnant le baiser de paix, laissa échapper le mot martyr. Je lui demandai si je ne le reverrais pas, il promit de revenir passer avec moi la journée et la nuit du lendemain.

A quatre heures du soir, la porte de ma prison, celle qui donnait dans la chapelle des condamnés, s'ouvrit, et je vis paraître le juge.

—Eh bien! lui dis-je en l'apercevant, êtes-vous enfin convaincu que vous avez condamné un innocent?

—Non, me répondit-il; je sais que vous êtes coupable; mais je viens pour vous sauver.

Je présumai que c'était quelque nouvelle ruse pour m'arracher mon secret, et je me pris à rire dédaigneusement. Le juge s'avança vers moi, et me tendit un papier; je lus:

«Crois à tout ce que te dira le juge, et fais tout ce qu'il t'ordonnera de faire.

TA LENA.»

—Vous lui avez arraché ce billet par quelque ruse infâme ou par quelque atroce torture, répondis-je en secouant la tête. Lena n'a point écrit ces paroles volontairement.

—Lena a écrit ces paroles librement; Lena est venue me trouver; Lena a obtenu de moi que je te sauvasse, et je viens te sauver. Veux-tu m'obéir et vivre? veux-tu t'obstiner et mourir?

—Eh bien! que faut-il faire? repris-je.

—Écoute, dit le juge en se rapprochant de moi et en me parlant d'une voix si basse, qu'à peine je pouvais l'entendre; suis aveuglément les instructions que je vais te donner; ne réfléchis pas, obéis, et ta vie est sauvée, et l'honneur de ta maîtresse est sauvé.

—Parlez.

Il détacha mes fers.

—Voici un poignard, prends-le; sors par cette porte, dont j'ai seul la clef; cours au café le plus proche; laisse-toi hardiment reconnaître par tous ceux qui seront là; enfonce ton couteau dans la poitrine du premier venu; laisse-le dans la blessure; fuis, et reviens. Je t'attends ici, et Lena, enfermée chez moi, me répond de ton retour.

Je compris tout. Mes cheveux se dressèrent sur ma tête, je sentis une sueur froide poindre à leur racine et ruisseler sur mon visage. Le juge, cet homme nommé par la loi pour protéger la société, s'était laissé séduire à prix d'argent, et n'avait rien trouvé de mieux que de m'absoudre d'un premier meurtre par un second.

Un instant j'hésitai: mais je pensai à la liberté, à Lena, au bonheur. Je lui pris le couteau des mains, je sortis comme un fou, je courus au café Grec; il était plein de gens de ma connaissance: il n'y avait que vous dont la figure me fût étrangère, capitaine. J'allai à vous, je vous frappai. Selon les instructions du juge, je laissai le couteau dans la blessure, et je m'enfuis. Quelques secondes après, j'étais rentré dans mon cachot; le juge rattacha mes fers, referma la porte de la prison, et disparut. Dix minutes avaient suffi pour ce terrible drame. J'aurais cru avoir fait un rêve, si je n'avais vu ma main pleine de sang. Je la frottai contre la terre humide du cachot; le sang disparut, et j'attendis.

Le reste de la journée et de la nuit s'écoulèrent sans que, comme vous le comprenez bien, je fermasse l'oeil un seul instant. Je vis le jour s'éteindre et le jour revenir, ce jour qui devait être mon dernier jour. J'entendis l'horloge de la chapelle sonner les quarts d'heures, les demi-heures, les heures. Enfin, à six heures du matin, au moment où je songeais que j'avais juste encore vingt-quatre heures à vivre, la porte s'ouvrit, et je vis entrer le confesseur.

—Mon fils, me dit le brave homme en entrant vivement dans mon cachot, ayez bon espoir, car je viens vous apporter une étrange nouvelle. Hier, à quatre heures du soir, un homme mis comme vous, de votre âge, de votre taille, et vous ressemblant tellement que chacun l'a pris pour vous, a commis un assassinat, au café Grec, sur un capitaine sicilien, et a fui sans qu'on pût l'arrêter.

—Eh bien! repris-je, comme si j'ignorais le parti que le juge pourrait tirer du fait, mon père, je ne vois là qu'un meurtre de plus, et je ne comprends pas comment ce meurtre peut m'être utile.

—Vous ne comprenez pas, mon fils, que tout le monde est convaincu maintenant que ce n'est pas vous qui avez assassiné Morelli? que vous êtes victime de votre ressemblance avec son meurtrier, et que déjà le juge a ordonné de surseoir à votre exécution?

—Dieu soit loué! répondis-je; mais j'aurais préféré que mon innocence fût reconnue par un autre moyen.

Toute cette journée se passa en interrogatoires nouveaux. Je n'avais qu'une chose à répondre; c'est que je n'avais pas quitté mon cachot. Mes gardiens le savaient mieux que personne. Le confesseur déposa m'avoir quitté à quatre heures moins quelques minutes; le geôlier affirma n'avoir pas même détaché mes fers. Le juge me quitta le soir, avouant devant tous ceux qui étaient là qu'il devait y avoir dans cet événement quelque fatale méprise, et déclarant que son impartialité ne lui permettait pas de laisser exécuter le jugement.

Le lendemain, on vint me chercher pour me confronter avec vous. Vous vous rappelez cette scène, capitaine? Vous me reconnûtes: rien ne pouvait m'être plus favorable que l'assurance avec laquelle vous affirmiez que c'était moi qui vous avais frappé. Plus votre déposition me chargeait, plus elle me faisait innocent.

Cependant on ne pouvait me mettre en liberté ainsi; il fallait une nouvelle enquête, et quoiqu'il fût pressé chaque jour par Lena, chaque jour le juge hésitait à la faire. L'important, disait-il, était que je vécusse; le reste viendrait à son temps.

Une année s'écoula ainsi, une année éternelle. Au bout de cette année, le juge tomba malade, et le bruit se répandit bientôt que sa maladie était mortelle.

Lena alla le trouver au lit d'agonie, et lui demanda impérieusement ma liberté. Le juge voulut encore éluder sa promesse. Lena le menaça de tout révéler. Il avait un fils pour lequel il sollicitait la survivance de sa place; il eut peur, il donna à Lena la clef de la chapelle.

Au milieu de la nuit je la vis apparaître. Je crus que c'était un rêve; depuis un an je ne l'avais pas vue. La réalité faillit me tuer de joie.

Elle me dit tout en deux mots, et comment nous n'avions pas un instant à perdre; puis elle marcha devant moi, et je la suivis, elle me conduisit chez elle. Je repassai par le corridor où j'avais vu une tache de sang, je rentrai dans cette chambre où j'avais été confronté avec le cadavre. Le surlendemain, elle me cacha toute la journée dans l'oratoire où était la madone du Pérugin. Les domestiques allèrent et vinrent comme d'habitude dans la maison, et nul ne se douta de rien. Lena passa une partie de la journée avec moi; mais comme elle avait habitude de s'enfermer dans son oratoire, et qu'elle se retirait là ordinairement pour prier, personne n'eut le plus petit soupçon.

Le soir venu, elle me quitta; vers les dix heures je la vis rentrer.

—Tout est arrangé, me dit-elle, j'ai trouvé un patron de barque qui se charge de te conduire en Sicile. Je ne puis partir avec toi; en nous voyant disparaître à la fois, ce que nous avons pris tant de peine à cacher serait révélé aux yeux de tous. Pars le premier; dans quinze jours je serai à Messine. Ma tante est supérieure aux Carmélites, tu me retrouveras dans son couvent.

J'insistai pour qu'elle partît avec moi, j'avais je ne sais quel pressentiment. Cependant elle insista avec tant de fermeté, m'assura avec des promesses si solennelles qu'avant trois semaines nous serions réunis, que je cédai.

Il faisait nuit sombre; nous sortîmes sans être vus, et nous nous acheminâmes vers la pointe Saint-Jean. Là, selon la promesse qu'on lui avait faite, une chaloupe vint me prendre. Nous nous embrassâmes encore. Je ne pouvais la quitter, je voulais l'emporter avec moi, je pleurais comme un enfant. Quelque chose me disait que je ne la reverrais plus; c'était la vengeance divine qui me parlait ainsi.

Je m'embarquai sur votre bâtiment; mais, comme vous le comprenez bien, je ne pouvais dormir. Je sortis de la cabine pour prendre l'air sur le pont, et je vous rencontrai.

A partir de ce moment vous savez tout. J'ai mieux aimé me battre que de vous faire alors l'aveu que je vous fais maintenant, vous auriez cru que je faisais cet aveu parce que j'avais peur, et puis, cet aveu fait, vous aviez mon secret, c'est-à-dire ma vie. Je ne risquais pas davantage en acceptant le duel que vous me proposiez. Dieu vous a choisi pour l'exécuteur de sa justice. Il n'a pas voulu qu'une fois adultère et deux fois assassin, je jouisse en paix de l'impunité légale que ma maîtresse avait achetée pour moi à prix d'or. Venez ici, capitaine, voici ma main. Pardonnez-moi comme je vous pardonne.

Il me donna la main et s'évanouit.

Je lui fis avaler deux autres cuillerées d'élixir, et il rouvrit les yeux, mais avec le délire. A partir de ce moment, il ne prononça plus que des paroles sans suite entremêlées de prières et de blasphèmes, et le soir à neuf heures il expira, laissant à fra Girolamo la lettre destinée à Lena Morelli.

—Et qu'est devenue cette jeune femme? demandai-je au capitaine,

—Elle n'a survécu que trois ans à Gaëtano Sferra, me répondit-il, et elle est morte religieuse au couvent des Carmélites de Messine.

—Et combien y a-t-il de temps, demandai-je au capitaine, que cet événement a eu lieu?

—Il y a… dit le capitaine en cherchant dans sa mémoire.

—Il y a aujourd'hui neuf ans, jour pour jour, répondit Pietro.

—Aussi, ajouta le pilote, voilà notre tempête qui nous arrive.

—Comment, notre tempête?

—Oui. Je ne sais pas comment cela s'est fait, dit Pietro; mais depuis ce temps-là, toutes les fois que nous sommes en mer l'anniversaire de ce jour-là, nous avons eu un temps de chien.

—C'est juste, dit le capitaine en regardant un gros nuage noir qui s'avançait vers nous venant du midi; c'est pardieu vrai! Nous n'aurions dû partir de Naples que demain.

L'ANNIVERSAIRE

Pendant le récit que nous venions d'entendre, le temps s'était pris peu à peu, et le ciel paraissait couvert comme d'une immense tenture grise sur laquelle se détachait par une teinte brune plus foncée le nuage qui avait attiré l'attention du capitaine. De temps en temps de légères bouffées de vent passaient, et l'on avait ouvert notre grande voile pour en profiter, car le vent, venant de l'est, eût été excellent pour nous conduire à Palerme s'il avait pu se régler. Mais bientôt, soit que ces bouffées cessassent d'être fixes, soit que déjà les premières haleines d'un vent contraire nous arrivassent de Sicile, la voile commença à battre contre le mât, de telle façon que le pilote ordonna de la carguer. Lorsque le temps menaçait, le capitaine résignait aussitôt, je crois l'avoir dit, ses pouvoirs entre les mains du vieux Nunzio, et redevenait lui-même le premier et le plus docile des matelots. Aussi, à l'injonction faite par le pilote de débarrasser le pont, le capitaine fut-il le plus actif à enterrer notre table, et à aider Jadin à rentrer dans sa cabine son tabouret et ses cartons. Du reste, le portrait était fini, et de la plus exacte ressemblance, ce qui avait combattu chez le capitaine par un sentiment de plaisir l'impression douloureuse que lui avait causée le souvenir sur lequel nous l'avions forcé de s'arrêter.

Cependant le temps se couvrait de plus en plus, et l'atmosphère offrait tous les signes d'une tempête prochaine. Sans qu'ils eussent été prévenus le moins du monde du danger qui nous menaçait, nos matelots, pour qui l'heure de dormir était venue, s'étaient réveillés comme par instinct, et sortaient les uns après les autres, et le nez en l'air, par l'écoutille de l'avant; puis ils se rangeaient silencieusement sur le pont, clignant de l'oeil, et faisant un signe de tête qui voulait certainement dire:—Bon, ça chauffe;—puis, toujours silencieux, les uns retroussaient leurs manches, les autres jetaient bas leurs chemises. Filippo seul était assis sur le rebord de l'écoutille, les jambes pendantes dans l'entrepont, la tête appuyée sur sa main, regardant le ciel avec sa figure impassible, et sifflotant par habitude l'air de la tarentelle. Mais, cette fois, Pietro était sourd à l'air provocateur, et il paraît même que cette mélodie monotone parut quelque peu intempestive au vieux Nunzio; car, montant sur le bastingage du bâtiment sans lâcher le timon du gouvernail, il passa la tête par-dessus la cabine, et s'adressant à l'équipage comme s'il ne voyait pas le musicien:

—Avec la permission de ces messieurs, dit-il en ôtant son bonnet, qui est-ce donc qui siffle ici?

—Je crois que c'est moi, vieux, répondit Filippo; mais c'est sans y faire attention, en vérité de Dieu!

—A la bonne heure! dit Nunzio, et il disparut derrière la cabine. Filippo se tut.

La mer, quoique calme encore, changeait déjà visiblement de couleur. De bleu d'azur qu'elle était une heure auparavant, elle devenait gris de cendres. Sur son miroir terne venaient éclore de larges bulles d'air qui semblaient monter des profondeurs de l'eau à la surface. De temps en temps ces légères rafales que les marins appellent des pattes de chat, égratignaient sa nappe sombre, et laissaient briller trois ou quatre raies d'écume, comme si une main invisible l'eût battue d'un coup de verges. Notre speronare, qui n'avait plus de vent, et que nos matelots ne poussaient plus à la rame, était sinon immobile, du moins stationnaire, et roulait balancé par une large houle qui commençait à se faire sentir; il y eut alors un quart d'heure de silence d'autant plus solennel, que la brume qui s'étendait autour de nous nous avait peu à peu dérobé toute terre, et que nous nous trouvions sur le point de faire face à une tempête qui s'annonçait sérieusement, non pas avec un vaisseau, mais avec une véritable barque de pêcheurs. Je regardais nos hommes, ils étaient tous sur le pont, prêts à la manoeuvre et calmes, mais de ce calme qui naît de la résolution et non de la sécurité.

—Capitaine, dis-je au patron en m'approchant de lui, n'oubliez pas que nous sommes des hommes; et si le danger devient réel, dites-le-nous.

—Soyez tranquille, répondit le capitaine.

—Eh bien! pauvre Milord! dît Jadin en donnant à son bouledogue une claque d'amitié qui aurait tué un chien ordinaire; nous allons donc voir une petite tempête: ça vous fera-t-il plaisir, hein?

Milord répondit par un hurlement sourd et prolongé, qui prouva qu'il n'était pas tout à fait indifférent à la scène qui se passait, et qu'instinctivement lui aussi pressentait le danger.

—Le mistral! cria le pilote en levant sa tête au-dessus de la cabine.

Aussitôt chacun tourna ses yeux vers l'arrière: on voyait pour ainsi dire venir le vent; une ligne d'écume courait devant lui, et derrière cette ligne d'écume on voyait la mer qui commençait à s'élever en vagues. Les matelots s'élancèrent, les uns au beaupré et les autres au petit mât du milieu, et déployèrent la voile de foc, et une petite triangulaire dont j'ignore le nom, mais qui me parut correspondre à la voile du grand hunier d'un vaisseau. Pendant ce temps le mistral arrivait sur nous comme un cheval de course, précédé d'un sifflement qui n'était pas sans quelque majesté. Nous le sentîmes passer: presque aussitôt notre petite barque frémit, ses voiles se gonflèrent comme si elles allaient rompre; le bâtiment enfonça sa proue dans la mer, la creusant comme un vaste soc de charrue, et nous nous sentîmes emportés comme une plume au vent.

—Mais, dis-je au capitaine, il me semble que dans les gros temps, au lieu de donner prise à la tempête, comme nous le faisons, on abaisse toutes les voiles. D'où vient que nous n'agissons pas comme on agit d'habitude?

—Oh! nous n'en sommes pas encore là, me répondit le capitaine; le vent qui souffle maintenant est bon, et si nous l'avions seulement pendant douze heures, à la treizième nous ne serions pas loin, je ne dis pas de Païenne, mais de Messine. Tenez-vous beaucoup à aller à Palerme plutôt qu'à Messine?

—Non, je tiens à aller en Sicile, voilà tout. Et vous dites donc que le vent que nous avons à cette heure est bon?

—Excellent; mais c'est que par malheur il a un ennemi mortel, c'est le sirocco, et que comme le sirocco vient du sud-est et le mistral du nord-ouest, quand ils vont se rencontrer tout à l'heure, ça va être une jolie bataille. En attendant, il faut toujours profiter de celui que Dieu nous envoie pour faire le plus de chemin possible.

En effet, notre speronare allait comme une flèche, faisant voler sur ses deux flancs de larges flocons d'écume; le temps s'assombrissait de plus en plus, les nuages semblaient se détacher du ciel et s'abaisser sur la mer, de larges gouttes de pluie commençaient à tomber.

Nous fîmes ainsi, en moins d'une heure, huit à dix milles à peu près; puis la pluie devint si violente, que, quelque envie que nous eussions de rester sur le pont, nous fûmes forcés de rentrer dans la cabine. En repassant près de l'écoutille de l'arrière, nous aperçûmes notre cuisinier qui roulait au milieu d'une douzaine de tonneaux ou de barriques, aussi parfaitement insensible que s'il était mort. Depuis le moment où nous avions mis le pied à bord, le mal de mer l'avait pris, et nous n'avions pu, à l'heure des repas, en tirer autre chose que des plaintes déchirantes sur le malheur qu'il avait eu de s'embarquer.

Nous rentrâmes dans la cabine, et nous nous jetâmes sur nos matelas. Milord, devenu doux comme un agneau, suivait son maître la queue et la tête entre les jambes. A peine étions-nous dans la cabine, que nous entendîmes un grand remue-ménage sur le pont, et que les mots: Burrasca! burrasca! prononcés à haute voix par le pilote, attirèrent notre attention. Au même moment, notre petit bâtiment se mit à danser de si étrange sorte, que je compris que le sirocco et le mistral s'étaient enfin rejoints, et que ces deux vieux ennemis se battaient sur notre dos. En même temps, le tonnerre se mit de la partie, et nous entendîmes ses roulements au-dessus du tapage infernal que faisaient les vagues, le vent et nos hommes. Tout à coup, et au-dessus du bruit de nos hommes, du vent, des vagues et du tonnerre, nous entendîmes la voix du pilote criant, avec cet accent qui veut l'obéissance immédiate: Tutto a basso! Tout à bas.

Le pont retentit des pas de nos matelots et de leurs cris pour s'exciter l'un l'autre; mais, malgré cette bonne volonté qu'ils montraient, le speronare s'inclina tellement à babord que, ne pouvant me maintenir sur une pente de 40 à 45 degrés, je roulai sur Jadin; nous comprîmes alors qu'il se passait quelque chose d'insolite, et nous nous précipitâmes vers la porte de la cabine; une vague, qui venait pour y entrer comme nous allions pour en sortir, nous confirma dans notre opinion; nous nous accrochâmes à la porte, et nous nous maintînmes malgré la secousse. Quoiqu'il ne fût que cinq à six heures du soir à peu près, on ne voyait absolument rien, tant la nuit était noire, et tant la pluie était épaisse. Nous appelâmes le capitaine pour savoir ce qui se passait; on nous répondit par des cris confus; en même temps un roulement de tonnerre effroyable se fit entendre, le ciel parut s'enflammer et se fendre, et nous vîmes tous nos hommes, depuis le capitaine jusqu'aux mousses, occupés à tirer la grande voile dont les cordes mouillées ne voulaient pas rouler dans les poulies. Pendant ce temps, le bâtiment s'inclinait toujours davantage; nous marchions littéralement sur le flanc, et le bout de la vergue trempait dans la mer.

—Tout à bas! tout à bas! continuait de crier le pilote, d'une voix qui indiquait qu'il n'y avait pas de temps à perdre.—Tout à bas, au nom de Dieu!

—Taillez! coupez! criait le capitaine. Il y a de la toile à Messine, pardieu!

En ce moment nous vîmes pour ainsi dire voler un homme au-dessus de notre tête; cet homme, ou plutôt cette ombre, sauta du toit de la cabine sur le bastingage, du bastingage sur la vergue. Au même instant on entendit le petit cri d'une corde qui se rompt. La voile, de tendue et de gonflée qu'elle était, devint flottante, et s'arracha elle-même aux liens qui la retenaient tout le long de la vergue: un instant encore arrêtée par le dernier lien, elle flotta comme un énorme étendard au bout de la vergue. Enfin ce dernier obstacle se rompit à son tour, et la voile disparut comme un nuage blanc emporté par le vent dans les profondeurs du ciel. Le speronare se releva. Tout l'équipage jeta un cri de joie.

Quant au pilote, il était déjà retourné à son poste et assis à son gouvernail.

—Ma foi! dit le capitaine en s'approchant de nous, nous l'avons échappé belle, et j'ai cru un instant que nous allions tourner cap dessus cap dessous; et, sans le vieux qui s'est trouvé là à point nommé, je ne sais pas comment ça allait se passer.

—Dites donc, capitaine, demandai-je, il me semble qu'il a bien mérité une bouteille de vin de Bordeaux: si nous la lui faisions monter?

—Demain, pas ce soir; ce soir pas un seul verre, nous avons besoin qu'il ait toute sa tête, voyez-vous; c'est Dieu qui nous pousse et c'est lui qui nous conduit.

Pietro s'approcha de nous.

—Que veux-tu? lui demanda le capitaine.

—Moi, rien, capitaine; seulement, sans indiscrétion, est-ce que vous avez oublié de lui faire dire sa messe à cet animal-là?

—Silence! dit le capitaine; ce qui devait être fait à été fait, soyez tranquille.

—Mais alors de quoi se plaint-il?

—Tiens, Pietro, veux-tu que je te dise, reprit le capitaine, tant qu'il me restera un sou de son maudit argent, je crois que ce sera comme cela. Aussi, en arrivant à la Pace, je porte le reste à l'église des Jésuites, et je fais une fondation annuelle, parole d'honneur.

—Ils y tiennent, dit Jadin.

—Que diable voulez-vous, mon cher? repris-je. Le moyen de ne pas être superstitieux, quand on se trouve sur une pareille coquille de noix, entre un ciel qui flambe, une mer qui rugit, et un tas de vents qui viennent on ne sait d'où. J'avoue que je suis comme le capitaine, tout prêt à faire dire aussi une messe pour l'âme de ce bon monsieur Gaëtano.

—Ne vous engagez pas trop, me dit Jadin, il me semble que voilà le calme qui revient.

En effet, il y avait en ce moment entre le sirocco et le mistral une espèce de trêve, de sorte que le bâtiment était redevenu un peu tranquille, quoiqu'il eût encore l'air de frémir comme un cheval effrayé. Le capitaine alors monta sur un banc, et pardessus le toit de la cabine échangea quelques paroles avec le pilote.

—Oui, oui, dit celui-ci, il n'y aura pas de mal, quoique nous n'ayons pas pour bien longtemps à être tranquilles. Oui, cela nous fera toujours gagner un mille ou deux.

—Qu'allons-nous faire? demandai-je.

—Profiter de ce moment de bonace pour marcher un peu à la rame. Ohé! les enfants, continua-t-il, aux rames! aux rames!

Les matelots s'élancèrent sur les avirons, qui s'allongèrent par-dessus les bastingages, comme les pattes de quelque animal gigantesque, et qui commencèrent à battre la mer.

Au premier coup, le chant habituel de nos matelots commença; mais à cette heure, après le danger que nous venions de courir, il me sembla plus doux et plus mélancolique que d'habitude. Il faut avoir entendu cette mélodie en circonstance pareille, et dans une nuit semblable, pour se faire une idée de l'effet qu'elle produisit sur nous. Ces hommes qui chantaient ainsi entre le danger passé et le danger à venir, étaient une sainte et vivante image de la foi.

Cette trêve dura une demi-heure à peu près. Puis la pluie commença à retomber plus épaisse, le tonnerre à gronder plus fort, le ciel à s'ouvrir plus enflammé, et le cri déjà si connu: La burrasca! la burrasca! retentit de nouveau derrière la cabine. Aussitôt les matelots tirèrent les avirons, les rangèrent le long du bord, et se tinrent de nouveau prêts à la manoeuvre.

Nous eûmes alors une nouvelle répétition de la scène que j'ai racontée, moins l'épisode de la voile, plus un événement qui le remplaça avec un certain succès.

Nous étions au plus fort de la bourrasque, bondissant, virant, tournant au bon plaisir du vent et de la vague, lorsque tout à coup une tête monstrueuse, inconnue, fantastique apparut à l'écoutille de l'arrière, absolument à la manière dont sort un diable par une trappe de l'Opéra, et après avoir crié deux ou trois fois: Aqua! aqua! aqua! s'abîma de nouveau dans les profondeurs de la cale. Je crus reconnaître Giovanni.

Cette apparition n'avait pas été vue seulement de nous seuls, mais de tout l'équipage. Le capitaine dit deux mots à Pietro, qui disparut à son tour par l'écoutille. Une seconde après, il remonta avec une émotion visible, et s'approchant du capitaine:

—C'est vrai, murmura-t-il.

Le capitaine vint aussitôt à nous.

—Écoutez, dit-il, il paraît qu'il vient de se faire une voie d'eau dans la cale; si la voie est forte, comme nous n'avons pas de pompes, nous sommes en danger: ne gardez donc, de tout ce que vous avez sur vous, que vos pantalons pour être plus à votre aise au cas où il vous faudrait sauter à la mer. Alors, saisissez une planche, un tonneau, une rame, la première chose venue. Nous sommes sur la grande route de Naples à Palerme, quelque bâtiment passera, et nous en serons quittes, je l'espère, pour un bain de douze ou quinze heures.

Et le capitaine, pensant que ces mots n'avaient pas besoin de commentaire, et que le danger réclamait sa présence, descendit à son tour dans l'écoutille, tandis que Jadin et moi nous rentrions dans la cabine, et, nous munissant chacun d'une ceinture contenant tout ce que nous avions d'or, nous mettions bas habits, gilets, bottes et chemises.

Lorsque nous reparûmes sur le pont dans notre costume de nageurs, chacun attendait silencieusement le retour du capitaine, et l'on voyait la tête du pilote qui dépassait le toit de la cabine, ce qui prouvait qu'il n'attachait pas moins d'importance que les autres à la nouvelle que le capitaine allait rapporter.

Il remonta en éclatant de rire.

La voie d'eau était tout bonnement occasionnée par un tonneau de glace que nous avions emporté de Naples, afin de boire frais tout le long de la route, et que nous avions mis au plus profond de la cale; une secousse l'avait renversé, la glace avait fondu, et c'était cette eau gelée qui, envahissant le matelas de notre pauvre cuisinier, l'avait un instant tiré de sa torpeur, et lui avait fait pousser les cris qui avaient tant effrayé tout l'équipage.

Cette bourrasque passa comme la première. Un peu de calme reparut, et avec le calme le chant de nos matelots. Nous étions écrasés de fatigue, il devait être à peu près onze heures ou minuit. Nous n'avions rien pris depuis le matin, ce n'était pas le moment de parler de cuisine. Nous rentrâmes dans notre cabine, et nous nous jetâmes sur nos matelas. Je ne sais pas ce que devint Jadin; mais, quant à moi, au bout de dix minutes j'étais endormi.

Je fus éveillé par le plus effroyable sabbat que j'eusse jamais entendu de ma vie. Tous nos matelots criaient en même temps, et couraient comme des fous de l'avant à l'arrière, passant sur le toit de la cabine qui craquait sous leurs pieds comme s'il allait se défoncer. Je voulus sortir, mais le mouvement était si violent que je ne pus tenir sur mes pieds, et que j'arrivai à la porte en roulant plutôt qu'en marchant; là, je me cramponnai si bien que je parvins à me mettre debout.

—Que diable y a-t-il donc encore? demandai-je à Jadin qui regardait tranquillement tout cela les mains dans ses poches, et en fumant sa pipe.

—Oh! mon Dieu, me répondit-il, rien, ou presque rien; c'est un vaisseau à trois ponts qui, sous prétexte qu'il ne nous voit pas, veut nous passer sur le corps, à ce qu'il paraît.

—Et où est-il?

—Tenez, me dit Jadin en étendant la main à l'arrière, là, tenez.

En effet, je vis à l'instant même grandir, du milieu de la mer où il semblait plongé, le géant marin qui nous poursuivait. Il monta au plus haut d'une vague, de sorte qu'il nous dominait, comme de sa montagne un vieux château domine la plaine. Presque au même instant, par un jeu de bascule immense, nous montâmes et lui descendit, au point que nous nous trouvâmes de niveau avec ses mâts de perroquet. Alors seulement il nous aperçut sans doute, car il fit à son tour un mouvement pour s'écarter à droite, tandis que nous faisions un mouvement pour nous écarter à gauche. Nous le vîmes passer comme un fantôme, et de son bord ces mots nous arrivèrent lancés par le porte-voix: «Bon voyage!» Puis le vaisseau s'élança comme un cheval de course, s'enfonça dans l'obscurité, et disparut.

—C'est l'amiral Mollo, dit le capitaine, qui va sans doute à Palerme avec le Ferdinand; ma foi! il était temps qu'il nous vît; sans cela nous passions un mauvais quart d'heure.

—Où donc sommes-nous maintenant, capitaine?

—Oh! nous avons fait du chemin, allez! nous sommes au milieu des îles.
Regardez de ce côté, et d'ici à cinq minutes vous verrez la flamme de
Stromboli.

Je me tournai du côté indiqué, et en effet, le temps fixé par le capitaine n'était pas écoulé, que je vis tout l'horizon se teindre d'une lueur rougeâtre, tandis que j'entendais un bruit assez pareil à celui que ferait une batterie de dix ou douze pièces de canon éclatant les unes après les autres. C'était le volcan de Stromboli.

Ce fut pour nous un phare, et il pouvait nous indiquer avec quelle rapidité nous marchions. La première fois que je l'avais entendu, il était à l'avant du bâtiment, bientôt nous l'eûmes à notre droite, bientôt enfin derrière nous. Sur ces entrefaites, nous atteignîmes trois heures du matin, et le jour commença à se lever.

Je n'ai vu de ma vie plus splendide spectacle. Peu à peu la tempête avait cessé, quoique le mistral continuât toujours de se faire sentir. La mer était redevenue d'un bleu azur, et offrait l'image d'Alpes mouvantes, avec leurs vallées sombres, avec leurs montagnes nues et couronnées d'une écume blanche comme la neige. Notre speronare, léger comme la feuille, était balayé à cette surface, montant, descendant, remontant encore pour redescendre avec une rapidité effrayante, et en même temps une intelligence suprême. C'est que le vieux Nunzio n'avait pas quitté le gouvernail, c'est qu'au moment où quelqu'une de ces montagnes liquides se gonflait derrière nous, et se précipitait pour nous engloutir, d'un léger mouvement il jetait le speronare de côté, et nous sentions alors la montagne, momentanément affaissée, bouillonner au-dessous de nous, puis nous prendre sur ses robustes épaules, nous élever à son plus haut sommet, de sorte qu'à deux ou trois lieues autour de nous nous revoyions tous ces pics et toutes ces vallées. Tout à coup la montagne s'affaissait en gémissant sous notre carène, nous redescendions précipités par un mouvement presque vertical, puis nous nous trouvions au fond d'une gorge, où nous ne voyions plus rien que de nouvelles vagues prêtes à nous engloutir, et qui, au contraire, comme si elles eussent été aux ordres de notre vieux pilote, nous reprenaient de nouveau sur leur dos frémissant pour nous reporter au ciel.

Deux ou trois heures se passèrent à contempler ce magnifique spectacle au milieu duquel nous cherchions toujours les côtes de la Sicile, dont nous devions cependant approcher, puisque nous venions de laisser derrière nous Lipari, l'ancienne Méliganis, et Stromboli, l'ancienne Strongyle; mais devant nous un immense voile s'étendait comme si toute la vapeur chassée par le mistral s'était épaissie pour nous cacher les côtes de l'antique Trinacrie. Nous demandâmes alors au pilote si nous naviguions vers une île invisible, et s'il n'y avait pas espérance de voir tomber le nuage qui nous cachait la déesse. Nunzio se tourna vers l'ouest, étendit la main au-dessus de sa tête, puis se tournant de notre côté:

—Est-ce que vous n'avez pas faim? dit-il.

—Si fait, répondîmes-nous d'une seule voix. Il y avait vingt heures que nous n'avions mangé.

—Eh bien! déjeunez, je vous promets la Sicile pour le dessert.

—Vent de Sardaigne? demanda le patron.

—Oui, capitaine, répondit Nunzio.

—Alors nous serons à Messine aujourd'hui?

—Ce soir, deux heures après l'Ave Maria.

—C'est sûr? demandai-je.

—Aussi sûr que l'Évangile, dit Pietro en dressant notre table. Le vieux l'a dit.

Ce jour-là il n'y avait pas moyen de faire la pêche. En revanche on tordit le cou à deux ou trois poulets, on nous servit une douzaine d'oeufs, on nous monta deux bouteilles de vin de Bordeaux, et nous invitâmes le capitaine à prendre sa part du déjeuner. Comme il avait grand faim, il se fit moins prier que la veille. Au reste, quand je dis que Pietro mit la table, je parle métaphoriquement. La table, à peine dressée, avait été renversée, et nous étions forcés de manger debout en nous adossant à quelque appui, tandis que Giovanni et Pietro tenaient les plats. Le reste de l'équipage, entraîné par notre exemple, commença à en faire autant. Il n'y avait que le vieux Nunzio qui, toujours à son gouvernail, paraissait insensible à la fatigue, à la faim et à la soif.

—Dites donc, capitaine, demandai-je à notre convive, est-ce qu'il y aurait encore du danger à envoyer une bouteille de vin au pilote?

—Hum! dit le capitaine, en regardant autour de lui, la mer est encore bien grosse, une vague est bientôt embarquée.

—Mais un verre, au moins?

—Oh! un verre, il n'y a pas d'inconvénient. Tiens, dit le capitaine à Peppino qui venait de reparaître, tiens, prends ce verre-là, et porte-le au vieux, sans en répandre, entends-tu?

Peppino disparut dans la cabine, et un instant après nous vîmes au-dessus du toit la tête du pilote qui s'essuyait la bouche avec sa manche, tandis que l'enfant rapportait le verre vide.

Merci, excellences, dit Nunzio. Hum! hum! merci. Ça ne fait pas de mal, n'est-ce pas, Vicenzo?

Une seconde tête apparut.—Le fait est qu'il est bon, dit Vicenzo en étant son bonnet, et il disparut.

—Comment! ils sont deux? demandai-je.

—Oh! dans le gros temps ils ne se quittent jamais, ce sont de vieux amis.

—Alors un second verre?

—Un second verre, soit! mais ce sera le dernier.

Peppino porta à l'arrière notre seconde offrande, et nous vîmes bientôt une main qui tendait à Nunzio le verre scrupuleusement vidé jusqu'à la moitié. Nunzio ôta son bonnet, nous salua, et but.

—Maintenant, excellences, dit-il en rendant le verre vide à Vicenzo, je crois que si vous voulez vous retourner du côté de la Sicile, vous ne tarderez pas à voir quelque chose.

Effectivement, depuis quelques minutes nous commencions à sentir des bouffées de vent qui venaient du côté de la Sardaigne, et dont nous avions profité en ouvrant une petite voile latine qui se hissait au haut du mât placé à l'avant. Au premier souffle de ce vent, les vapeurs qui pesaient sur la mer se soulevèrent comme une fumée détachée de son foyer, puis découvrirent graduellement les côtes de Sicile et les montagnes de Calabre, qui semblèrent d'abord ne faire, depuis le cap Blanc jusqu'à la pointe du Pizzo, qu'un même continent dominé par la tête gigantesque de l'Etna. La terre fabuleuse et mythologique d'Ovide, de Théocrite et de Virgile, était enfin devant nos yeux, et notre navire, comme celui d'Énée, voguait vers elle à pleines voiles, non plus protégé par Neptune, l'antique dieu de la mer, mais sous les auspices de la madone, étoile moderne des matelots.

MESSINE LA NOBLE

Nous approchions rapidement, dévorant des yeux l'horizon circulaire qui s'ouvrait devant nous comme un vaste amphithéâtre. A midi, nous étions à la hauteur du cap Pelore, ainsi appelé du pilote d'Annibal. Le général africain fuyait en Asie les Romains qui l'avaient poursuivi en Afrique, lorsque arrivé au point où nous étions, et d'où il est impossible de distinguer le détroit, il se crut trahi et acculé dans une anse où les ennemis allaient le bloquer et le prendre. Annibal était l'homme des résolutions rapides et extrêmes; il regarda sa main: l'anneau empoisonné qu'il portait toujours n'avait pas quitté son doigt. Sûr alors d'échapper à la honte de l'esclavage par la rapidité de la mort, il voulut que celui qui l'avait trahi allât annoncer son arrivée à Pluton; et sans lui accorder les deux heures qu'il demandait pour se justifier, il le fit jeter à la mer; deux heures plus tard il s'aperçut de son erreur, et nomma du nom de sa victime le cap qui, en se prolongeant, lui avait dérobé la vue du détroit; tardive expiation qui, consacrée par les historiens, s'est conservée jusqu'à nos jours.

De moment en moment, au reste, tous les accidents de la côte nous apparaissaient plus visibles; les villages se détachaient en blanc sur le fond verdâtre du terrain; nous commencions à apercevoir l'antique Scylla, ce monstre au buste de femme et à la ceinture entourée de chiens dévorants, si redoutée des anciens matelots, et que le divin Hélénus avait tant recommandé à Énée de fuir. Quant à nous, nous fûmes moins prudents que le héros troyen, quoique nous vinssions comme lui d'échapper à une tempête. La mer était redevenue tout à fait calme, les aboiements des chiens avaient cessé pour faire place au bruit de la mer, qui se brisait contre le rivage; la Scylla moderne nous apparaissait dans son pittoresque développement, avec ses roches antiques surmontées d'une forteresse bâtie par Murât, et sa cascade de maisons qui descend du haut de la montagne jusqu'à la mer, comme un troupeau qui court à l'abreuvoir. Je demandai alors au capitaine si l'on ne pourrait pas diminuer la rapidité de notre course pour me laisser le temps de reconnaître, ma carte à la main, toutes ces villes aux noms sonores et poétiques; ma demande cadrait à merveille avec ses intentions. Notre speronare, trop fier et trop coquet pour entrer à Messine tout endolori qu'il était encore par l'orage, avait besoin de s'arrêter lui-même un instant pour qu'on rajustât son antenne brisée et qu'on le couvrît de voiles neuves. On mit en panne pour que les matelots fissent plus tranquillement leur besogne. Je pris mon album et jetai mes notes; Jadin prit son carton et se mit à croquer la côte. Deux ou trois heures se passèrent ainsi, rapides et occupées; puis, chacun ayant fini son affaire, on remit le cap sur Messine, et le petit bâtiment fendit de nouveau la mer avec la rapidité d'un oiseau qui regagne son nid.

La journée s'était écoulée au milieu de tous ces soins, et le soir commençait à descendre. Nous nous approchions de Messine, et je me souvenais de la prophétie du pilote, qui nous avait annoncé que deux heures après l'Ave Maria nous serions arrivés à notre destination. Cela me rappela que depuis notre départ je n'avais vu aucun de nos matelots remplir ostensiblement les devoirs de la religion, que ces enfants de la mer regardent cependant comme sacrés. Il y avait plus: une petite croix de bois d'olivier incrusté de nacre, pareille à celles que fabriquent les moines du Saint-Sépulcre, et que les pèlerins rapportent de Jérusalem, avait disparu de notre cabine, et je l'avais retrouvée à la proue du bâtiment, au-dessous d'une image de la Madone du pied de la grotte, sous l'invocation de laquelle notre petit bâtiment était placé. Après m'être informé s'il y avait eu un motif particulier pour changer cette croix de place, et avoir appris que non, je l'avais reprise où elle était, et l'avait rapportée dans la cabine, où elle était restée depuis lors; on a vu comment la madone, reconnaissante sans doute, nous avait protégés à l'heure du danger.

En ce moment je me retournai, et j'aperçus le capitaine près de nous.

—Capitaine, lui dis-je, il me semble que, sur tous les bâtiments napolitains, génois ou siciliens, lorsque vient l'heure de l'Ave Maria, on fait une prière commune: est-ce que ce n'est pas votre habitude à bord du speronare?

—Si fait, excellence, si fait, reprit vivement le capitaine; et s'il faut vous le dire, cela nous gêne même de ne pas la faire.

—Eh! qui diable vous en empêche?

—Excusez, excellence, reprit le capitaine; mais comme nous conduisons souvent des Anglais qui sont protestants, des Grecs qui sont schismatiques, et des Français qui ne sont rien du tout, nous avons toujours peur de blesser la croyance ou d'exciter l'incrédulité de nos passagers, par la vue de pratiques religieuses qui ne seraient pas les leurs. Mais quand les passagers nous autorisent à agir chrétiennement, nous leur en avons une grande reconnaissance; de sorte que, si vous le permettez…

—Comment donc, capitaine! je vous en prie; et si vous voulez commencer tout de suite, il me semble que, comme il est près de huit heures…

Le capitaine regarda sa montre; puis, voyant qu'il n'y avait effectivement pas de temps à perdre:

—L'Ave Maria, dit-il à haute voix.

A ces mots, chacun sortit des écoutilles, et s'élança sur le pont. Plus d'un sans doute avait déjà commencé mentalement la Salutation angélique, mais chacun s'interrompit aussitôt pour venir prendre sa part de la prière générale.

D'un bout à l'autre de l'Italie, cette prière, qui tombe à une heure solennelle, clôt la journée et ouvre la nuit. Ce moment de crépuscule, plein de poésie partout, s'augmente encore sur la mer d'une sainteté infinie. Cette mystérieuse immensité de l'air et des flots, ce sentiment profond de la faiblesse humaine comparée au pouvoir omnipotent de Dieu, cette obscurité qui s'avance, et pendant laquelle le danger, présent toujours, va grandir encore, tout cela prédispose le coeur à une mélancolie religieuse, à une confiance sainte qui soulève l'âme sur les ailes de la foi. Ce soir-là surtout, le péril auquel nous venions d'échapper, et que nous rappelaient de temps en temps une vague houleuse ou des mugissements lointains; tout inspirait à l'équipage et à nous-mêmes un recueillement profond. Au moment où nous nous rassemblions sur le pont, la nuit commençait à s'épaissir à l'orient; les montagnes de la Calabre et la pointe du cap de Pelore perdaient leur belle couleur bleue pour se confondre dans une teinte grisâtre qui semblait descendre du ciel comme s'il en fût tombé une fine pluie de cendres, tandis qu'à l'occident, un peu à droite de l'archipel de Lipari, dont les îles aux formes bizarres se détachaient avec vigueur sur un horizon de feu, le soleil élargi et barré de longues bandes violettes commençait à tremper le bord de son disque dans la mer Tyrrhénienne, qui, étincelante et mobile, semblait rouler des flots d'or fondu. En ce moment le pilote se leva derrière la cabine, prit dans ses bras le fils du capitaine qu'il posa à genoux sur l'estrade qu'elle formait, et, abandonnant le gouvernail comme si le bâtiment était suffisamment guidé par la prière, il soutint l'enfant afin que le roulis ne lui fît pas perdre l'équilibre. Ce groupe singulier se détacha aussitôt sur un fond doré, pareil à une peinture de Giovanni Fiesole, ou de Benozzo Gozzoli; et d'une voix si faible qu'elle arrivait à peine jusqu'à nous, et qui cependant venait de monter jusqu'à Dieu, commença de réciter la prière virginale que les matelots écoutaient à genoux, et nous inclinés.

Voilà de ces souvenirs pour lesquels le pinceau est inhabile et la plume insuffisante; voilà de ces scènes qu'aucun récit ne peut rendre, qu'aucun tableau ne peut reproduire, parce que leur grandeur est tout entière dans le sentiment intime des acteurs qui l'accomplissent. Pour le lecteur de voyages ou l'amateur de marines, ce ne sera jamais qu'un enfant qui prie, des hommes qui répondent et un navire qui flotte; mais pour quiconque aura assisté à une pareille scène, ce sera un des plus magnifiques spectacles qu'il aura vus, un des plus magnifiques souvenirs qu'il aura gardés; ce sera la faiblesse qui prie, l'immensité qui regarde, et Dieu qui écoute.

La prière finie, chacun s'occupa de la manoeuvre. Nous approchions de l'entrée du détroit; après avoir côtoyé Scylla, nous allions affronter Charybde. Le phare venait de s'allumer au moment même où le soleil s'était éteint. Nous voyions, de minute en minute, éclore comme des étoiles les lumières de Solano, de Scylla et de San-Giovanni; le vent, qui selon la superstition des marins, avait suivi le soleil, nous était aussi favorable que possible, de sorte que, vers les neuf heures, nous doublâmes le phare et entrâmes dans le détroit. Une demi-heure après, comme l'avait prédit notre vieux pilote, nous passions sans accident sur Charybde, et nous jetions l'ancre devant le village Della Pace.

Il était trop tard pour prendre la patente, et nous ne pouvions descendre à terre sans avoir rempli cette formalité. La crainte du choléra avait rendu la surveillance des côtes très active: il ne s'agissait de rien moins que d'être pendu en cas de contravention: de sorte qu'arrivés à peine à cinquante pas de leurs familles, nos matelots ne pouvaient, après deux mois d'absence, embrasser ni leurs femmes ni leurs enfants. Cependant, la vue du pays natal, notre heureuse arrivée malgré la tempête, le plaisir promis pour le lendemain, avaient chassé les souvenirs tristes, et presque aussitôt les coeurs naïfs de ces braves gens s'étaient ouverts à toutes les émotions joyeuses du retour. Aussi, à peine le speronare était-il à l'ancre et les voiles étaient-elles carguées, que le capitaine, qui l'avait fait arrêter juste en face de sa maison, et le plus près possible du rivage, poussa un cri de reconnaissance. Aussitôt, la fenêtre s'ouvrit; une femme parut; deux mots furent échangés seulement à terre et à bord: Giuseppe! Maria!

Au bout de cinq minutes le village était en révolution. Le bruit s'était répandu que le speronare était de retour, et les mères, les filles, les femmes et les fiancées, étaient accourues sur la plage, armées de torches. De son côté, tout l'équipage était sur le pont; chacun s'appelait, se répondait; c'étaient des questions, des demandes, des réponses qui se croisaient avec une telle rapidité et une telle confusion, que je ne comprenais pas comment chacun pouvait distinguer ce qui lui revenait en propre de ce qui était adressé à son voisin. Et cependant tout se démêlait avec une incroyable facilité; chaque parole allait trouver le coeur auquel elle était adressée; et comme aucun accident n'avait attristé l'absence, la joie devint bientôt générale et se résuma dans Pietro, qui commença, accompagné par le sifflement de Filippo, à danser la tarentelle, tandis qu'à terre sa maîtresse, suivant son exemple, se mit à se trémousser de son côté. C'était bien la chose la plus originale que cette danse exécutée, moitié à bord, moitié sur le rivage. Enfin, les gens du village s'en mêlèrent; l'équipage, de son côté, ne voulut pas demeurer en reste, et, à l'exception de Jadin et de moi, le ballet devint général. Il était en pleine activité, lorsque nous vîmes sortir du port de Messine une véritable flotte de barques portant toutes à leurs proues un foyer ardent. Une fois au-delà de la citadelle, elles s'étendirent en ligne sur un espace d'une demi-lieue à peu près, puis, rompant leurs rangs, elles se mirent à sillonner le détroit en tous sens, n'adoptant aucune direction, aucune allure régulière; on eût dit des étoiles qui avaient perdu leur route et qui se croisaient en filant. Comme nous ne comprenions absolument rien à ces évolutions étranges, nous profitâmes d'un moment où Pietro épuisé reprenait des forces, assis les jambes croisées sur le pont, et nous l'appelâmes. Il se leva d'un seul bond et vint à nous.

—Eh bien! Pietro, lui dis-je, nous voilà donc arrivés?

—Comme vous voyez, excellence, à l'heure que le vieux a dite; il ne s'est pas trompé de dix minutes.

—Et nous sommes content?

—Un peu. On va revoir sa petite femme.

—Dites-nous donc, Pietro, repris-je, ce que c'est que toutes ces barques.

—Tiens, dit Pietro, qui ne les avait pas aperçues, tant ses yeux étaient attirés d'un autre côté; tiens, la pêche au feu! Au fait, c'est le bon moment. Voulez-vous la faire?

—Mais certainement, m'écriai-je, me rappelant l'excellente partie de ce genre que nous avions faite sur les côtes de Marseille avec Méry, monsieur Morel et toute sa charmante famille; est-ce qu'il y a moyen?

—Sans doute; il y a tout ce qu'il faut à bord pour cela.

—Eh bien! Deux piastres de bonne main à partager entre le harponneur et les rameurs.

—Giovanni! Filippo! Ohé! les autres, voilà du macaroni qui nous tombe du ciel.

Les deux matelots accoururent. Giovanni, comme on se le rappelle, était le harponneur en titre. Lorsque Pietro leur eut dit ce dont il s'agissait, il cria deux ou trois paroles explicatives à sa maîtresse, et disparut sous le pont.

En effet, à mesure que les barques se rapprochaient de nous, nous commencions à distinguer, tout couvert d'un reflet rougeâtre, et pareil à un forgeron près d'une forge, le harponneur, son arme à la main, et derrière lui, dans l'ombre, les rameurs pressant ou ralentissant le mouvement de leurs avirons, selon le commandement qu'ils recevaient. Presque toutes ces barques étaient montées par des jeunes gens et des jeunes femmes de Messine; et, pendant les mois d'août et de septembre, le détroit illuminé a giorno, comme on dit en Italie, est tous les soirs témoin de ce singulier spectacle. De son côté, Reggio ouvre quotidiennement aussi son port à de pareilles expéditions, de sorte que, des côtes de la Sicile aux côtes de la Calabre, la mer est littéralement couverte de feux follets qui, vus du haut des montagnes bordant chaque rive, doivent former les évolutions les plus bizarres et les dessins les plus fantastiques qu'il soit possible d'imaginer.

Au bout de dix minutes, la chaloupe était prête et portait fièrement à sa proue un grand réchaud de fer dans lequel brûlaient des morceaux de bois résineux. Giovanni nous attendait armé de son harpon, et Pietro et Filippo leurs rames à la main. Nous descendîmes, et nous prîmes place le plus près possible de l'avant. Quant à Milord, comme nous nous rappelions la scène qu'en pareille circonstance il nous avait faite à Marseille, nous le laissâmes à bord.

Il n'y avait au reste aucune variété dans la manière de faire cette pêche. Les poissons, attirés par la lueur de notre feu, comme à la chasse des alouettes par le reflet du miroir, montaient du fond de la mer et venaient à la surface regarder avec une curiosité stupide cette flamme inaccoutumée. C'était ce moment de badauderie que saisissait Giovanni avec une admirable agilité et une adresse parfaite. Nous avions déjà cinq ou six pièces magnifiques, lorsque nous nous joignîmes à la flotte messinoise, et que nous nous perdîmes au milieu d'elle.

La merveilleuse chose que cette mer, qui, la veille, avait voulu nous engloutir dans des gouffres sans fond; qui, à cette heure, nous berçait mollement sur son miroir uni; qui, après un danger, nous offrait un plaisir, et qui feignait elle-même l'oubli, pour nous ôter, à nous, le souvenir! Aussi, comme l'on comprend bien que les marins ne puissent se séparer longtemps de cette capricieuse maîtresse, qui finit presque toujours par les dévorer!

Nous errions depuis une demi-heure à peu près au milieu de ces cris de joie, de ces chants, de ces éclats de rire, de ces démonstrations bruyantes que prodiguent si volontiers les Italiens méridionaux, lorsque d'une barque sans foyer, sans harponneur, et qui venait à nous voilée et mystérieuse, nous entendîmes sortir une harmonie douce et tendre, et qui n'avait rien de commun avec les sons qui nous entouraient. Une voix de femme chantait en s'accompagnant d'une guitare, non plus la mélodieuse chanson sicilienne mais la naïve ballade allemande. Pour la première fois peut-être depuis la chute de la maison de Souabe, le pays habitué aux refrains vifs et gracieux du midi entendait le chant poétique du nord. Je reconnus les stances de Marguerite attendant Faust. D'une main, je fis signe aux rameurs de s'arrêter; de l'autre, à Giovanni de suspendre son exercice, et nous écoutâmes. La barque s'approchait doucement de nous, nous apportant plus distincte, à chaque coup d'aviron, cette ballade allemande si célèbre par sa simplicité:

    Rien ne console
    De son adieu:
    Je deviens folle,
    Mon Dieu! mon Dieu!

    Mon âme est vide,
    Mon coeur est sourd;
    J'ai l'oeil livide
    Et le front lourd.

    Ma pauvre tête
    Est à l'envers:
    Adieu la fête
    De l'Univers!

    En sa présence
    Le monde est beau,
    En son absence
    C'est un tombeau.

    A la fenêtre
    Son oeil distrait
    Me voit paraître
    Dès qu'il paraît.

    Sa voix m'emporte
    Dedans, dehors;
    Qu'il entre ou sorte,
    J'entre ou je sors.

    Joyeuse ou sombre,
    Selon sa loi
    Je suis son ombre
    Et non plus moi.

    Et dans ma fièvre
    Je crois parfois
    Sentir sa lèvre,
    Ouïr sa voix.

    Et murmurante,
    De mots d'amour,
    Pâle et mourante.
    J'attends qu'un jour

    Sa bouche en flamme
    Vienne épuiser
    Toute mon âme
    Dans un baiser!

    Rien ne console
    De son adieu:
    Oh! je suis folle
    Mon Dieu! mon Dieu!

La barque passa près de nous, nous jetant cette suave émanation germanique. Je fermai les yeux, et je crus descendre encore le cours rapide du Rhin; puis la mélodie s'éloigna. On avait fait silence pour la laisser passer; une fois perdue dans le lointain, la bruyante hilarité italienne se ranima. Je rouvris les yeux, et je me retrouvai en Sicile, croyant avoir fait, comme Hoffmann, quelque songe fantastique. Le lendemain, le songe me fut expliqué lorsque je vis sur l'affiche du théâtre de l'Opéra le nom de mademoiselle Schulz.

Cependant la nuit s'avançait, les barques devenaient de plus en plus rares. A chaque instant il en disparaissait quelques-unes derrière l'angle de la citadelle; les lumières éparses sur la rive s'éteignaient elles-mêmes comme s'étaient éteintes les lumières errantes sur la mer. Nous commencions à sentir nous-mêmes toute la fatigue de la nuit et de la journée de la veille: nous reprîmes donc la route de notre bâtiment, et, lorsque nous y arrivâmes, nous pûmes voir, du haut du pont, le détroit entier rentré dans l'obscurité, depuis Reggio jusqu'à Messine, et tout s'éteindre, à l'exception du phare qui, pareil au bon génie de ces parages, veille incessamment jusqu'au jour, une flamme au front.

Le lendemain, nous nous éveillâmes avec le jour: ses premiers rayons nous montrèrent la reine du détroit, la seconde capitale de la Sicile, Messine la Noble, que sa situation merveilleuse, ses sept portes, ses cinq places, ses six fontaines, ses vingt-huit palais, ses quatre bibliothèques, ses deux théâtres, son port et son commerce, qui impriment le mouvement à une population de soixante-dix mille âmes, rendent, malgré la peste de 1742 et le terrible tremblement de terre de 1783, une des plus florissantes et des plus gracieuses cités du monde. Cependant, de l'endroit où nous étions, c'est-à-dire à vingt-cinq ou trente pas du rivage, en face du village Della Pace, nous ne pouvions avoir de cette vue qu'une idée imparfaite; mais, dès que nous eûmes levé l'ancre et gagné le milieu du détroit, Messine nous apparut dans toute sa majesté.

Peu de situations sont pareilles à celle de Messine, porte puissante de deux mers, par laquelle on ne peut passer de l'une à l'autre que sous son bon plaisir royal. Adossée à des coteaux merveilleusement accidentés, couverts de figues d'Inde, de grenadiers et de lauriers rosés, elle a en face d'elle la Calabre. Derrière la ville se levait le soleil qui, à mesure qu'il montait sur l'horizon, colorait le panorama qu'il éclairait des plus capricieuses couleurs. A la droite de Messine, s'étend la mer d'Ionie, à sa gauche la mer Tyrrhénienne.

Nous continuions toujours d'avancer, sans plus de mouvement que si nous voguions sur un large fleuve; et à mesure que nous avancions. Messine s'offrait à nous dans ses moindres détails, développant à nos yeux son quai magnifique, qui se recourbe comme une faux jusqu'au milieu du détroit, et forme un port presque fermé. Cependant, au milieu de cette splendeur, une chose singulière donnait un aspect étrange à la ville: toutes les maisons de la Marine, c'est ainsi que l'on nomme le quai qui sert en même temps de promenade, étaient uniformes de hauteur et, comme les maisons de la rue de Rivoli, bâties sur un même modèle, mais inachevées et élevées de deux étages seulement. Les colonnes, coupées à moitié, sont veuves du troisième, qui semble avoir été d'un bout à l'autre de la ville enlevé par un coup de sabre. J'interrogeai alors Pietro, notre cicerone maritime. Il m'apprit que le tremblement de terre de 1783 ayant abattu toute la ville, les familles ruinées par cet accident ne faisaient rebâtir que ce qui leur était strictement nécessaire, et que peu à peu, d'ici à cinquante autres années, la rue s'achèverait. Je me contentai de cette réponse, qui me parut au reste assez plausible.

Notre bâtiment jeta l'ancre en face d'une fontaine d'un rococo magnifique, et représentant Neptune enchaînant Charybde et Scylla. En Sicile, tout est encore mythologique, et Ovide et Théocrite y sont regardés comme des novateurs.

A peine l'ancre avait-elle mordu, et les voiles étaient-elles abaissées, que nous reçûmes l'invitation de nous rendre à la douane, c'est-à-dire à la police. Je mettais déjà le pied sur l'échelle, afin de nous rendre dans la barque, lorsque je fus retenu par un cri lamentable; c'était mon cuisinier napolitain, que j'avais complètement perdu de vue depuis son apparition pendant la tempête, qui commençait à se dégourdir, comme une marmotte qui se réveille après l'hiver. Il sortait de l'écoutille tout chancelant, soutenu par deux de nos matelots, et regardant tout autour de lui d'un air hébété. Le pauvre garçon, quoique n'ayant ni bu ni mangé depuis notre départ, était parfaitement bouffi, et avait les yeux gonflés comme des oeufs, et les lèvres grosses comme des saucisses. Cependant, malgré l'état déplorable où il était réduit, l'immobilité du bâtiment, qui déjà la veille avait amené un mieux sensible, venait de le rendre peu à peu à lui-même, de sorte qu'il se tenait debout ou à peu près, lorsque le bateau vint nous prendre pour nous conduire à terre. Voyant que j'allais y descendre sans lui, il avait compris alors que je l'oubliais, et avait rassemblé toutes ses forces pour jeter le cri lamentable qui m'avait fait retourner. J'avais trop de pitié dans le coeur pour abandonner le pauvre Cama dans une pareille situation, aussi je fis signe à la barque de l'attendre; on l'y descendit en le soutenant par-dessous les épaules; enfin il y prit pied, mais ne pouvait encore supporter le mouvement de la mer, si calme et si inoffensif qu'il fût, il tomba à l'arrière, affaissé sur lui-même.

Arrivé à la douane, et au moment de paraître devant les autorités messinoises, une autre épreuve attendait le pauvre Cama. Il s'était tant pressé de partir en apprenant qu'il allait avoir pour maître un appréciateur de Roland, qu'il n'avait oublié qu'une chose, c'était de se munir d'un passeport. Je crus d'abord que j'allais sur ce point tout arranger à sa satisfaction. En effet, lorsque Guichard avait été prendre à l'ambassade de France le passeport avec lequel je voyageais, sachant que je comptais emmener un domestique en Sicile, il avait fait mettre sur son passeport: Monsieur Guichard et son domestique; puis il était allé porter le susdit papier au visa napolitain. Là, par mesure de sûreté gouvernementale, on lui avait demandé le nom de ce domestique; il avait dit alors le premier qui lui était venu à l'esprit, de sorte qu'on avait ajouté à ces cinq mots: Monsieur Guichard et son domestique, ces deux autres mots: nommé Bajocco. J'offris donc à Cama de s'appeler momentanément Bajocco, ce qui me paraissait un nom tout aussi respectable que le sien; mais, à mon grand étonnement, il refusa avec indignation, disant qu'il n'avait jamais rougi de s'appeler comme son père, et que pour rien au monde, il ne ferait l'affront à sa famille de voyager sous un nom supposé, et surtout sous un nom aussi hétéroclite que celui de Bajocco. J'insistai, il tint bon; malheureusement, en touchant la terre ferme, ses forces lui étaient revenues comme à Antée, et avec ses forces son entêtement habituel. Nous étions donc au plus fort de la discussion, lorsqu'on vint nous prévenir qu'on nous attendait dans la chambre des visas. Peu sûr moi-même de la validité de mon passeport, je n'avais nullement envie encore de compliquer ma situation de celle de Cama; je l'envoyai donc à tous les diables, et j'entrai.

Contre mon attente, l'examen, pour notre part, se passa sans encombre; on me fit seulement observer que mon passeport ne portait pas de signalement: c'était une précaution qu'avait prise Guichard, son signalement s'accordant médiocrement avec le mien. Je répondis courtoisement à l'employé qu'il était libre de combler cette lacune; ce qu'il fit effectivement. Puis cette formalité, qui mettait mon passeport parfaitement en règle, remplie à notre satisfaction à tous les deux, il nous donna à haute voix, à Jadin et à moi, l'autorisation de passer à terre. J'aurais bien voulu attendre encore un instant Cama, pour savoir comment il s'en tirerait; mais comme, aux yeux de l'aimable gouvernement auquel nous avions affaire, tout est suspect, hâte et retard, je me contentai de le recommander au capitaine, et je sautai avec Jadin dans la barque, qui nous conduisit enfin sur le quai. Nous entrâmes aussitôt dans la ville par une porte percée dans les bâtiments du port.

Ce fut le 5 février 1783, une demi-heure environ après midi, que, par un jour sombre et sous un ciel chargé de nuages épais et de formes bizarres, les premiers signes du désastre dont Messine porte encore les traces se firent sentir. Les animaux, à qui tous les cataclysmes se révèlent par l'instinct avant d'arriver à l'homme, furent les premiers à donner les marques d'une frayeur dont on cherchait encore vainement les causes apparentes. Les oiseaux s'envolèrent des arbres où ils étaient perchés et des toits où ils s'abritaient, et commencèrent à décrire des cercles immenses, sans oser se reposer sur la terre; les chiens furent pris d'un tremblement convulsif et hurlèrent tristement; les boeufs, répandus dans la campagne, mugissants et effrayés, se dispersèrent çà et là et comme poursuivis par un danger invisible. Dans ce moment, on entendit une détonation profonde, pareille à un tonnerre souterrain, et qui dura trois minutes: c'était la grande voix de la nature qui criait à ses enfants de songer à la fuite ou de se préparer à la mort. Au même moment, les maisons commencèrent à trember comme prises de fièvre, quelques-unes s'affaissèrent sur elles-mêmes, et de tous les points de la ville un nuage de poussière et de fumée monta vers le ciel, qu'il rendit plus sombre et plus menaçant encore; puis un frémissement courut par toute la terre, pareil à celui d'une table chargée que l'on secouerait par les pieds, et une partie de la ville s'abîma. Toutes les maisons restées debout vomirent à l'instant même leurs habitants par les portes et les fenêtres, tout ce qui n'avait pas été tué par la première secousse se sauva vers la grande place; mais, avant que cette foule épouvantée y parvînt, un autre tremblement de terre se fit sentir, la poursuivant dans les rues, l'écrasant sous les débris des maisons, qui formèrent à l'instant même d'immenses barricades de décombres et de ruines, au haut desquelles on vit bientôt apparaître comme des spectres ceux qui, pour fuir, foulaient aux pieds ceux qui avaient été ensevelis. Les deux tiers de la ville étaient déjà abattus.

La grande place était couverte d'une foule immense, qui tout éloignée qu'elle était des bâtiments, était loin cependant de se trouver à l'abri de tout danger. De seconde en seconde, des crevasses s'ouvraient, dévorant une maison, un palais, une rue, puis refermaient leurs gueules fumantes, comme des monstres rassasiés. Un de ces abîmes pouvait s'ouvrir sous les pieds des citoyens, et, comme ils engloutissaient les maisons, engloutir leurs habitants. Enfin, la terre parut se calmer, comme fatiguée de son propre effort; une pluie orageuse et pressée tomba de ce ciel épais et lourd; la torpeur de la nature gagna les hommes; tout parut s'engourdir dans l'extrême douleur: la nuit vint, nuit terrible, tempétueuse, obscure, et pendant laquelle nul n'osa rentrer dans le peu de maisons qui restaient debout; ceux qui avaient une voiture s'y couchèrent, les autres attendirent le jour dans les rues ou dans la campagne. A minuit, la terre, qui s'était momentanément calmée, recommença à frémir, puis à trembler, mais cette fois sans direction aucune; si bien qu'il eût été difficile de dire laquelle était la plus agitée, d'elle ou de la mer. En ce moment, on vit un clocher détaché de sa base et emporté dans l'air, tandis que la coupole du dôme s'affaissait, et que le palais royal, les maisons de la Marine, douze couvents et cinq églises, étaient comme sapés à leurs bases et s'abîmaient du faîte aux fondements. La durée des deux premiers tremblements de terre avait été de quatre et de six secondes, la dernière fut de quinze.

Au milieu de cette désolation nocturne et obscure, certaines parties de la ville s'éclairèrent insensiblement, des sifflements se firent entendre. Bientôt, au sommet des débris, on vit briller des flammes pareilles au dard d'un serpent enseveli qui tenterait de se tirer d'un monceau de ruines. Comme le cataclysme avait eu lieu à l'heure du dîner, dans presque toutes les maisons il y avait du feu dans les cheminées ou dans les cuisines; c'était ce feu couvert de débris qui avait mordu aux poutres et aux lambris, avait d'abord couvé comme dans un fourneau souterrain, et qui demandait à sortir, trop comprimé dans sa fournaise. Vers les deux heures du matin, sur presque tous les points, la ville était en flammes. La journée du 6 fut une journée de triste et lugubre repos; au jour, la terre redevint immobile. A peine quelques bâtiments restaient-ils debout de toute cette ville, florissante la veille. Les habitants commençaient à reprendre quelque espérance, non plus pour leurs maisons, mais pour leur vie, car ils avaient passé la nuit éclairés par l'incendie qui courait avec acharnement de ruines en ruines. Cependant chacun avait commencé à s'appeler, à se reconnaître, à faire une part de joie pour les vivants et de larmes pour les morts, lorsque le 7, vers les trois heures de l'après-midi, les secousses diminuèrent insensiblement, et, néanmoins, il leur fallut plus d'un an pour disparaître.

Cependant, depuis trois jours personne n'avait mangé; tous les magasins étaient détruits; quelques bâtiments entrèrent dans le port, qui partagèrent leurs provisions avec les plus affamés. Bientôt les villes voisines vinrent au secours de leur soeur. La Calabre elle-même, malgré sa vieille haine, se montra ennemie généreuse, et envoya du pain, du vin, de l'huile. Le vice-roi expédia un officier de Palerme à Messine avec pleins pouvoirs pour faire le bien; les chevaliers de Malte envoyèrent quatre galères, 60 000 écus, un chargement de lits et de médicaments, quatre chirurgiens pour panser les blessés, et sept cents esclaves d'Afrique pour rebâtir les maisons. Le gouvernement n'accepta de tout cela que quatre cents onces, les lits, les médicaments et les médecins, le tout pour l'hôpital. On construisit des baraques en bois pour les bâtiments d'absolue nécessité, et dont ne peut se passer un peuple, tels que les tribunaux, les collèges et les églises. Tous les droits sur le savon, l'huile et la soie, qui étaient le principal commerce de la ville, furent abolis. On distribua des aumônes aux plus pauvres, des consolations et des promesses soutinrent les autres. Peu à peu, la crainte diminua avec la violence des secousses, quoique de temps en temps encore, la terre continuât de frémir comme un être animé. Au bout de quinze jours on commença de fouiller les ruines, afin d'en tirer tout ce qui pouvait avoir échappé au double désastre; mais le feu avait été si violent que les métaux avaient fondu; l'or et l'argent monnayés furent retrouvés en lingots. Les plus riches étaient pauvres.

Voilà comment rien ou presque rien des anciens monuments qu'y élevèrent successivement les Grecs, les Sarrasins, les Normands et les Espagnols, n'existe à Messine. Les murailles de la cathédrale résistèrent cependant, quoique, comme nous l'avons dit, la coupole fût tombée. Le couvent des Franciscains, bâti en 1435 par Ferdinand le Magnifique, échappa miraculeusement au désastre. Deux fontaines aussi, l'une située sur la place du Dôme, l'autre sur le port, restèrent debout. La première, datant de 1547, avait été élevée en l'honneur de Zancle, le prétendu fondateur de Messine; la deuxième, bâtie en 1558, et représentant, comme nous l'avons dit, Neptune enchaînant Charybde et Scylla. Toutes deux étaient sculptées par frère Giovanni Agnolo. Nous avions vu, en passant sur le port, la fontaine de Neptune; nous nous acheminâmes vers la cathédrale.

La façade de ce monument, telle qu'on la voit aujourd'hui, est un singulier mélange des architectures différentes qui se sont succédé depuis le XIe siècle. La partie de la façade qui s'élève depuis le sol jusqu'à la hauteur des bas-côtés remonte à son fondateur, Roger II; ses assises de marbre rouge, que séparent, ainsi qu'aux mosquées du Caire et d'Alexandrie, des lambeaux enrichis d'inscrustations en marbres de différentes couleurs, portent l'empreinte du goût arabe modifié par le ciseau byzantin. Quant aux trois portes exécutées en marbre blanc, leurs contours se détachent harmonieusement sur les chaudes et riches parois qui leur servent de fond: celle du milieu, beaucoup plus élevée que les autres, porte les armes du roi d'Aragon, qui en fixe l'exécution à l'an 1350 à peu près.

A l'intérieur, comme presque toutes les églises de cette époque, la cathédrale est bâtie sur le plan de la basilique romaine. Les colonnes qui soutiennent la voûte sont de granit, inégales en hauteur, différentes en diamètre, et réunies entre elles par des arcades qui soutiennent des murs percés de croisées, et ensuite des combles dont les charpentes en relief sont encore peintes et dorées en certaines parties; c'étaient les colonnes d'un temple de Neptune, jadis placées au Phare, et transportées à Messine lorsque la Sicile passa de la domination vagabonde des Sarrasins sous celle des pieux aventuriers normands. On les reconnaît au premier coup d'oeil pour antiques, à leurs élégantes proportions, quoiqu'elles soient surmontées de chapiteaux grossiers, d'un dessin moitié mauresque, moitié byzantin. Quelques belles parties de mosaïque brillent encore à la voûte du choeur et dans les chapelles attenantes; le reste fut détruit dans l'incendie de 1232.

En sortant de la cathédrale, nous nous trouvâmes en face de la fontaine du Dôme. Celle-ci, que je préfère infiniment à celle du port, est une de ces charmantes créations du VIe siècle, qui réunissent le sentiment gothique à la suavité grecque; sur sa pointe la plus élevée est Zancle, fondateur de la ville, contemporain d'Orion et de tous les héros des époques fabuleuses. Derrière lui, un chien, symbole de la fidélité, lève la tête et le regarde; cette figure est soutenue par un groupe de trois amours adossés les uns aux autres, dont les pieds trempent dans une barque supportée elle-même par quatre femmes ravissantes de morbidezza, entre lesquelles des têtes de dauphins lancent des jets d'eau qui retombent dans une barque plus grande encore, et de là enfin, dans un bassin gardé par des lions, entouré par des dieux marins, et orné de sculptures représentant les principales scènes de la mythologie.

Les points principaux examinés, nous nous lançâmes au hasard dans la ville: si modernes que soient les constructions et si médiocres architectes que soient les constructeurs, ils n'ont pu ôter à la situation ce qu'elle offrait d'accidenté et de grandiose. Deux choses qui me frappèrent entre toutes furent: la première, un escalier gigantesque qui conduit tout bonnement d'une rue à une autre, et qui semble un fragment de la Babel antique; la seconde, le caractère étrange que donnent à toutes les maisons leurs balcons de fer uniformes, bombés, et chargés de plantes grimpantes qui en dissimulent les barreaux, et retombent le long des murs en longs festons que le vent fait gracieusement flotter. Pardon, j'en oublie une. A la porte d'un corps de garde de gendarmerie, je vis un brigadier qui, en chemise et le bonnet de police sur la tête, confectionnait une robe de tulle rose à volants. Je m'arrêtai un instant devant lui, et émerveillé de la manière dont il jouait de l'aiguille, je pris des informations sur ce brave militaire. J'appris alors qu'à Messine l'état de couturière était en général exercé par des hommes; mon brigadier cumulait: il était en même temps gendarme et tailleur pour femmes.

Il n'y a à Messine ni parc royal ni jardin public; de sorte que chacun, le soir venu, se porte vers le quai de la Palazzata, plus vulgairement appelé la Marine, afin d'y respirer l'air de la mer. Le port est donc le rendez-vous de toute l'aristocratie messinoise, qui se promène à cheval ou en voiture depuis une porte jusqu'à l'autre, c'est-à-dire sur une longueur d'un quart de lieue.

Peut-être, si l'on pouvait franchir d'un seul bond la Méditerranée, et sauter du boulevard des Italiens sur le port de Messine, peut-être, dis-je, trouverait-on quelque différence notable entre les personnages qui peuplent ces deux promenades; mais, en sortant de Naples, la transition est trop douce pour être sensible. La seule chose qui donne à la Marine un air particulier, ce sont ses charmants abbés galants, coquets, pomponnés, portant des chaînes d'or comme des chevaliers, et montés sur de magnifiques ânes venant de Pantellerie, ayant leur généalogie comme des coursiers arabes, et des harnais qui le disputent en élégance à ceux des plus magnifiques chevaux.

En rentrant à l'hôtel, nous trouvâmes notre capitaine qui nous attendait. Nous lui demandâmes des nouvelles de Cama. Le pauvre diable était en prison et se réclamait de nous. Malheureusement il était trop tard pour faire des démarches le soir même, les autorités napolitaines étant de toutes les autorités que je connaisse celles qu'il est le plus imprudent de déranger hors des heures qu'elles daignent employer à la vexation des voyageurs. Force nous fut, en conséquence, de remettre la chose au lendemain. D'ailleurs, j'avais pour le moment une préoccupation bien autrement sérieuse. Jadin, qui s'était trouvé souffrant dans la journée, et qui m'avait quitté au milieu de mes courses à travers la ville pour rentrer à l'hôtel, était réellement indisposé. J'appelai le maître de l'hôtel, je lui demandai l'adresse du meilleur médecin de la ville, et le capitaine courut le chercher.

Un quart d'heure après, le capitaine revint avec le docteur: c'était un de ces bons médecins comme je croyais qu'il n'en existait plus que dans les comédies de Dorat et de Marivaux, avec une perruque toute tirebouchonnée, et un jonc à pomme d'or. Notre Esculape reconnut immédiatement tous les symptômes d'une fièvre cérébrale parfaitement constituée, et ordonna une saignée. Je fis aussitôt apporter linge et cuvette, et voyant qu'il se levait pour se retirer, je lui demandai s'il ne pratiquerait pas l'opération lui-même; mais il me répondit, avec un air plein de majesté, qu'il était médecin et non barbier, et que je n'avais qu'à aller chercher un saigneur pour exécuter son ordonnance. Heureux pays où il y a encore des Figaro autre part qu'au théâtre!

Je ne tardai point à trouver ce que je cherchais. Outre les deux plats à barbe pendus au-dessus de la porte, et le consilio manuque qui devait guider le comte Almaviva, le frater messinois avait une enseigne spéciale représentant un homme saigné aux quatre membres, dont le sang rejaillissait symétriquement dans une énorme cuvette, et qui se renversait sur sa chaise en s'évanouissant. Le prospectus n'était pas attrayant; et si c'eût été Jadin lui-même qui eût été en quête de l'honorable industriel que réclamait sa position, je doute qu'il eût donné la préférence à celui-là; mais comme je comptais bien ne le laisser saigner que d'un membre, je pensai qu'il en serait quitte pour un quart de syncope.

En effet, tout alla à merveille, la saignée fit grand bien à Jadin, qui ne commença pas moins pendant la nuit à battre la campagne, et qui le lendemain matin avait le délire. Le médecin revint à l'heure convenue, trouva le malade à merveille, ordonna une seconde saignée et l'application de linges glacés autour de la tête. La journée se passa sans que je visse clairement, je l'avoue, qui du malade ou de la maladie l'emporterait. J'étais horriblement inquiet. Outre mon amitié bien réelle pour Jadin, j'avais à me reprocher, s'il lui arrivait malheur, de l'avoir entraîné à ce voyage. J'attendis donc le lendemain avec grande impatience.

Le docteur avait ordonné d'exposer le malade à tous les vents, d'ouvrir portes et fenêtres, et de le placer le plus possible entre des courants d'air. Si étrange que me parût l'ordonnance, je l'avais religieusement appliquée le jour et la nuit précédente. Je fis donc tout ouvrir comme d'habitude; mais, à mon grand étonnement, l'obscurité, au lieu d'amener cette douce brise, fraîche haleine de la nuit, plus fraîche encore dans le voisinage de la mer que partout ailleurs, ne nous souffla qu'un vent aride et brûlant qui semblait la vapeur d'une fournaise. Je comptais sur le matin: le matin n'apporta aucun changement dans l'état de l'atmosphère.

La nuit avait beaucoup fatigué mon pauvre malade. Cependant, l'exaltation cérébrale me paraissait avoir tant soit peu disparu pour faire place à une prostration croissante. Je sonnai pour avoir de la limonade, seule boisson que le docteur eût recommandée, mais personne ne répondit. Je sonnai une seconde, une troisième fois; enfin, voyant que la montagne ne voulait pas venir à moi, je me décidai à aller à la montagne. J'errai dans les corridors et les appartements, sans trouver une seule personne à qui parler. Le maître et la maîtresse de maison n'étaient point encore sortis de leur chambre, quoiqu'il fût neuf heures du matin; pas un domestique n'était à son poste. C'était à n'y rien comprendre.

Je descendis chez le concierge, je le trouvai couché sur un vieux divan tout en loques qui faisait le principal ornement de sa loge, et je lui demandai pourquoi la maison était déserte. «Ah! monsieur, me dit-il, ne sentez-vous pas qu'il fait sirocco?»

—Mais quand il ferait sirocco, lui dis-je, ce n'est pas une raison pour qu'on ne vienne pas quand j'appelle.

—Oh! monsieur, quand il fait sirocco, personne ne fait rien.

—Comment! Personne ne fait rien? Et les voyageurs, qui est-ce donc qui les sert?

—Ah! ces jours-là, ils se servent eux-mêmes.

—C'est autre chose. Pardon de vous avoir dérangé, mon brave homme. Le concierge poussa un soupir qui m'indiquait qu'il lui fallait une grande charité chrétienne pour m'accorder le pardon que je lui demandais.

Je me mis aussitôt à la recherche des objets nécessaires à la confection de ma limonade; je trouvai citron, eau et sucre, comme le chien de chasse trouve le gibier au flair. Nul ne me guida ni ne m'inquiéta dans mes recherches. La maison semblait abandonnée, et je songeai, à part moi, qu'une bande de voleurs qui se mettrait au-dessus du sirocco ferait sans aucun doute d'excellentes affaires à Messine.

L'heure de la visite du docteur arriva, et le docteur ne vint point. Je présumai que lui comme les autres avait le sirocco; mais, comme l'état de Jadin était loin d'avoir subi une amélioration bien visiblement rassurante, je résolus d'aller relancer mon Esculape jusque chez lui, et de l'amener de gré ou de force à l'hôtel. Je me rappelai l'adresse donnée au capitaine; je pris donc mon chapeau, et je me lançai bravement à sa recherche. En passant dans le corridor, je jetai les yeux sur un thermomètre: à l'ombre, il marquait trente degrés.

Messine avait l'air d'une ville morte, pas un habitant ne circulait dans ses rues, pas une tête ne paraissait aux fenêtres. Ses mendiants eux-mêmes (et qui n'a pas vu le mendiant sicilien ne se doute pas de ce que c'est que la misère), ses mendiants eux-mêmes étaient étendus au coin des bornes, roulés sur eux-mêmes, haletants, sans force pour étendre la main, sans voix pour demander l'aumône. Pompeï, que je visitai trois mois après, n'était pas plus muette, pas plus solitaire, pas plus inanimée.

J'arrivai chez le docteur. Je sonnai, je frappai, personne ne répondit; j'appuyai ma main contre la porte, elle n'était qu'entr'ouverte; j'entrai, et me mis en quête du docteur.

Je traversai trois ou quatre appartements; il y avait des femmes couchées sur des canapés, il y avait des enfants étendus par terre. Rien de tout cela ne leva même la tête pour me regarder. Enfin, j'avisai une chambre dont la porte était entrebâillée comme celle des autres, je la poussai, et j'aperçus mon homme étendu sur son lit.

J'allai à lui, je lui pris la main, et je lui tâtai le pouls.

—Ah! dit-il mélancoliquement, en tournant avec peine la tête de mon côté, vous voilà, que voulez-vous?

—Pardieu! ce que je veux? Je veux que vous veniez voir mon ami, qui ne va pas mieux à ce qu'il me semble.

—Aller voir votre ami! s'écria le docteur avec un mouvement d'effroi, mais c'est impossible.

—Comment, impossible!

Il fit un mouvement désespéré, prit son jonc de la main gauche, le fit glisser dans sa main droite, depuis la pomme d'or qui ornait une de ses extrémités, jusqu'à la virole de fer qui garnissait l'autre.

—Tenez, me dit-il, ma canne sue.

En effet, il en tomba quelques gouttes d'eau, tant ce vent terrible a d'action, même sur les choses inanimées.

—Eh bien? qu'est-ce que cela prouve? lui demandai-je.

—Cela prouve, monsieur, que par un temps pareil, il n'y a plus de médecin, il n'y a que des malades.

Je vis que je n'obtiendrais jamais du docteur qu'il vînt à l'hôtel, et que, si je demandais trop, je n'aurais rien; je pris donc la résolution de me réduire à l'ordonnance; je lui expliquai les changements arrivés dans la situation du malade, et comment la fièvre avait disparu pour faire place à l'abattement. A mesure que j'exposais les symptômes, le docteur se contentait de me répondre: il va bien, il va bien, il va très bien; de la limonade, beaucoup de limonade, de la limonade tant qu'il en voudra, j'en réponds. Puis, écrasé par cet effort, le docteur me fit signe qu'il était inutile que je le tourmentasse plus longtemps, et se retourna le nez contre le mur.

—Eh bien! me dit Jadin en me revoyant, le docteur ne vient-il pas?

—Ma foi! mon cher, il prétend qu'il est plus malade que vous, et que ce serait à vous de l'aller soigner.

—Qu'est-ce qu'il a donc? la peste?

—Bien pis que cela, il a le sirocco.

Au reste, le docteur avait raison, et je reconnaissais moi-même dans mon malade un mieux sensible. Comme la chose lui était recommandée, il passa sa journée à boire de la limonade, et le soir le mal de tête même avait disparu. Le lendemain, à part la faiblesse, il était à peu près guéri. Je lui laissai régler ses comptes avec le docteur, et je sortis pour faire à pied une petite excursion jusqu'au village Della Pace, patrie de nos mariniers, et qui est situé à trois ou quatre milles au nord de Messine.

LE PESCE SPADO

Je trouvai la route de la Pace charmante; elle côtoie d'un côté la montagne, et de l'autre la mer. C'était jour de fête: on promenait la châsse de saint Nicolas, je ne sais dans quel but, mais tant il y a qu'on la promenait, et que cela causait une grande joie parmi les populations. En passant devant l'église des Jésuites, qui se trouve à un quart de lieue du village Della Pace, j'y entrai. On disait une messe. Je m'approchai de la chapelle, et je retrouvai tous nos matelots à genoux, le capitaine en tête. C'était la messe promise pendant la tempête, et qu'ils acquittaient avec un scrupule et une exactitude bien méritoires pour des gens qui sont à terre. J'attendis dans un coin que l'office divin fût fini; puis, quand le prêtre eut dit l'ite missa est, je sortis de derrière ma colonne et je me présentai à nos gens.

Il n'y avait point à se tromper à la façon dont ils me reçurent: chaque visage passa subitement de l'expression du recueillement à celle de la joie; à l'instant même mes deux mains furent prises, et bon gré mal gré baisées et rebaisées. Puis, je fus présenté à ces dames, et à la femme du capitaine en particulier. Elles étaient plus ou moins jolies, mais presque toutes avaient de beaux yeux, de ces yeux siciliens, noirs et veloutés, comme je n'en ai vu qu'à Arles et en Sicile, et qui, pour Arles comme pour la Sicile, ont, selon toute probabilité, une source commune: l'Arabie.

J'arrivais bien: le capitaine allait partir pour Messine à mon intention. Il voulait me ramener à la Pace pour me faire voir la fête; je lui avais épargné les trois quarts du chemin.

Nous arrivâmes chez lui: il habitait une jolie petite maison, pleine d'aisance et de propreté. En entrant dans un petit salon, la première chose que j'aperçus fut le portrait de monsieur Peppino, qui faisait face à celui du comte de Syracuse, ex-vice roi de Sicile. C'étaient, avec sa femme, les deux personnes que notre capitaine aimait le mieux au monde. Ce grand amour d'un Sicilien pour un vice-roi napolitain m'étonna d'abord, mais plus tard il me fut expliqué, et je le retrouvai chez tous les compatriotes du capitaine.

Je vis le capitaine en grande conférence avec sa femme, et je compris qu'il était question de moi. Il s'agissait de m'offrir à déjeuner, et ni l'un ni l'autre n'osait porter la parole. Je les tirai d'embarras en m'invitant le premier.

Aussitôt, tout fut en révolution: monsieur Peppino fut envoyé pour ramener le pilote, Giovanni et Pietro. Le pilote devait déjeuner avec nous, et c'était moi qui l'avais demandé pour convive; Giovanni devait faire la cuisine, et Pietro nous servir. Maria courut au jardin cueillir des fruits, le capitaine descendit dans le village pour acheter du poisson, et je restai maître et gardien de la maison.

Comme je présumais que les apprêts dureraient une demi-heure ou trois quarts d'heure, et que ma personne ne pouvait que gêner ces braves gens, je résolus de mettre le temps à profit, et de faire une petite excursion au-dessus du village. La maison du capitaine était adossée à la montagne même. Un petit sentier, aboutissant à une porte de derrière, s'y enfonçait presque aussitôt, paraissant et disparaissant à différents intervalles, selon les accidents du terrain. Je m'engageai dans le sentier, et commençai à gravir la montagne au milieu des cactus, des grenadiers et des lauriers roses.

A mesure que je montais, le paysage, borné au sud par Messine, et au nord par la pointe du Phare, s'agrandissait devant moi, tandis qu'à l'est s'étendait, comme un rideau tout bariolé de villages, de plaines, de forêts et de montagnes, cette longue chaîne des Apennins, qui, née derrière Nice, traverse toute l'Italie et s'en va mourir à Reggio. Peu à peu, je commençai à dominer Messine, puis le Phare; au-delà de Messine apparaissait, comme une vaste nappe d'argent étendue au soleil, la mer d'Ionie; au-delà du Phare, se déroulait plus étroite, et comme un immense ruban d'azur moiré, la mer Tyrrhénienne; à mes pieds j'avais le détroit que j'embrassais dans toute sa longueur, dont le courant était sensible comme celui d'un fleuve, et qui m'indiquait, par un bouillonnement parfaitement visible, ces gouffres de Charybde, si redoutés des anciens, et qu'Homère dans l'Odyssée place à un trait d'arc de Scylla, quoiqu'ils en soient effectivement à treize milles.

Je m'assis sous un magnifique châtaignier, avec cette singulière sensation de l'homme qui se trouve dans un pays qu'il a désiré longtemps parcourir, et qui doute qu'il y soit réellement arrivé; qui se demande si les villages, les caps et les montagnes qu'il a sous les yeux, sont réellement ceux dont il a si souvent entendu parler, et si c'est bien à eux surtout que s'appliquent tous ces noms poétiques, sonores, harmonieux, dont l'ont bercé dans sa jeunesse le grec et le latin, ces deux nourrices de l'esprit, sinon de l'âme.

C'était bien moi, et j'étais bien en Sicile. Je revoyais les mêmes lieux qu'avaient vus Ulysse et Énée, qu'avaient chantés Homère et Virgile. Ce village pittoresque, près d'une roche élevée et surmontée d'un château fort, c'était Scylla qui avait tant effrayé Anchise. Cette mer bouillonnant à mes pieds, et qu'il avait fallu tant de siècles pour calmer, c'était le voile qui me couvrait l'implacable Charybde, où Frédéric II jeta cette coupe d'or, que tenta vainement d'aller ressaisir, élancé pour la troisième fois dans le gouffre, Colas il Pesce, poétique héros de la balade du Plongeur de Schiller. Enfin, j'étais adossé à ce fabuleux et gigantesque Etna, tombeau d'Encelade, qui touche le ciel de sa tête, lance des pierres brûlantes jusqu'aux étoiles, et fait trembler la Sicile lorsque le géant, enseveli vivant dans son sein, essaie de changer de côté. Seulement l'Etna, comme Charybde, était fort calme; et de même que le gouffre, au lieu d'engloutir l'eau, de la rejeter au ciel, toute souillée de son sable noir, n'a plus que le léger bouillonnement dont j'ai parlé, l'Etna n'a plus qu'une légère fumée qui annonce que le géant est endormi, qui prévient en même temps qu'il n'est pas mort.

J'en étais là de ma rêverie, lorsque je vis, à la fenêtre de sa maison, le capitaine, qui me fit signe que le couvert était mis, et que l'on n'attendait plus que moi. Je lui répondis de même que je montais jusqu'à une espèce de petit monument que j'apercevais à une cinquantaine de pas au-dessus de ma tête, et que je redescendais aussitôt. Il me répondit par un geste qui signifiait que j'étais le maître de me passer cette fantaisie. Je profitai aussitôt de la permission.

C'était une petite colonne ronde, de huit ou dix pieds de haut et de trois ou quatre pieds de tour; elle était évidée par le milieu, et des tablettes de pierre la partageaient en trois ou quatre niches superposées. Dans ces niches je croyais voir de grosses boules, et je ne comprenais pas le moins du monde ce que cela pouvait être, lorsqu'en m'approchant je m'aperçus peu à peu que sur ces boules étaient dessinés des yeux, un nez, une bouche. Je fis quelques pas encore, et je reconnus que c'étaient tout simplement trois têtes d'hommes proprement détachées de leur tronc, et qui séchaient au soleil. Un instant je voulus douter, mais il n'y avait pas moyen: elles étaient au grand complet, avec cheveux, dents, barbe et sourcils. C'étaient bien trois têtes.

On comprend que ma première parole en descendant fut pour demander au capitaine ce que faisaient là ces trois têtes. L'histoire était on ne peut plus simple. Un équipage calabrais s'était approché des côtes de Sicile pour faire la contrebande, quoiqu'on fût en temps de choléra, et qu'il fût défendu de mettre pied à terre sans patente. Trois de ces malheureux avaient été pris, jugés, condamnés à mort, décapités, et leurs têtes avaient été mises là pour servir d'épouvantail à ceux qui seraient tentés de faire comme eux. Cela me rappela que, moi aussi, j'étais en Sicile en contrebandier, qu'au lieu de dix-huit jours que j'aurais dû passer à Rome pour achever ma quarantaine, j'en étais parti au bout de quatorze, et qu'il restait une quatrième niche vide.

Mon pauvre capitaine s'était mis en frais, et Giovanni avait fait des merveilles. Il y avait surtout un certain plat de poisson qui me parut un chef-d'oeuvre; je demandai le nom de cet honorable cétacé, que je ne connaissais point encore, et qui cependant me paraissait si digne d'être connu: j'appris que j'avais affaire au pesce spado.

Je me rappelais avoir lu dans ma jeunesse de fort belles descriptions de la manière dont le poisson à épée, autrement dit l'espadon, profitant de l'arme effroyable dont la nature avait armé le bout de son nez, attaquait parfois la baleine, lui livrait de rudes combats, puis, bondissant hors de l'eau, et se laissant retomber sur elle la tête la première, la transperçait de son dard, qui ordinairement a quatre ou cinq pieds de long; mais là s'arrêtaient les renseignements du naturaliste. Je m'étais donc contenté jusque-là d'estimer l'espadon sous le rapport de son aptitude à l'escrime, et voilà tout; mais je vis que monsieur de Buffon lui avait fait tort, qu'il possédait, comme poisson, des qualités inconnues non moins estimables que celles dont son historien s'était fait l'apologiste, et qu'il méritait d'avoir dans la Cuisinière bourgeoise un article nécrologique aussi important que l'article biographique qu'il possédait déjà dans l'histoire naturelle.

Le dessert n'était pas moins remarquable que le déjeuner: il se composait de grenades et d'oranges magnifiques, auxquelles était joint un fruit qui ne m'était pas moins inconnu que le poisson sur lequel je venais de recueillir de si précieux renseignements. Ce fruit était la figue d'Inde, cette manne éternelle que la Sicile offre si largement à la sensualité du riche et à la misère du pauvre, En effet, dès qu'on sort des portes d'une ville, on voit surgir de tous côtés d'immenses cactus tout chargés de ces fruits. La figue d'Inde est de la grosseur d'un oeuf de poule, enveloppée d'une pulpe verte, et défendue par de petits bouquets d'épines dont la piqûre amène une longue et douloureuse démangeaison; aussi, il faut une certaine étude pour arriver à éventrer le fruit sans accident. Cette opération faite, il sort de la blessure un globe à la chair jaunâtre, doux, frais et fondant, qu'on commence d'abord par déguster avec une certaine froideur, mais dont, au bout de huit jours, on finit par se faire une nécessité. Les Siciliens adorent ce fruit, qui est pour eux ce que le cocotier est pour les Napolitains, avec cette différence que le cocomero a besoin d'une certaine culture, et qu'on ne peut se le procurer gratuitement, tandis que la figue d'Inde pousse partout, dans le sable, dans les terres grasses, dans les marais, dans les rochers, et jusque dans les fentes des murs, et ne donne que la peine de la cueillir.

Ce déjeuner, l'un des plus instructifs que j'aie certainement fait de ma vie, terminé, le capitaine m'offrit de venir voir la fête de la châsse de saint Nicolas. On comprend que je me gardai bien de refuser une pareille proposition. Nous nous mîmes en route en continuant de remonter le chemin qui conduit au phare. Bientôt, nous nous engageâmes à gauche dans de petits mouvements de terrain qui nous firent perdre de vue la mer; enfin, nous nous trouvâmes au bord d'un petit lac isolé, bleu, clair, brillant comme un miroir, encadré, à gauche, par une rangée de maisons, à droite, par une suite de montagnes qui empêche cette jolie coupe de s'épancher dans le détroit. C'était le lac de Pantana. Ses bords présentaient l'aspect d'une fête de campagne réduite à sa plus naïve simplicité, avec ses jeux où il est impossible de gagner, ses petites boutiques chargées de fruits, et ses tarentelles.

Ce fut là que j'eus pour la première fois l'occasion d'examiner cette danse dans tous ses détails. C'est une merveilleuse danse, et la plus commode que je connaisse, pourvu qu'on ait le musicien, et encore, à la rigueur, on peut chanter ou siffler l'air soi-même. Elle se danse seul, à deux, à quatre, à huit, et indéfiniment, si l'on veut, homme à homme, femme à femme, qu'on se connaisse ou qu'on ne se connaisse pas: la chose n'y fait rien, à ce qu'il paraît, et ce ne semblait nullement inquiéter les danseurs. Quand un des spectateurs a envie de danser à son tour, il sort du cercle des assistants, entre dans l'espace réservé au ballet, saute alternativement sur un pied et sur un autre, jusqu'à ce qu'une autre personne se détache et se mette à sauter vis-à-vis de lui. Si le partenaire tarde et que le monologue ennuie l'acteur, il s'approche en mesure du couple qui danse déjà, donne un coup de coude à l'homme ou à la femme qui danse depuis le plus longtemps, l'envoie se reposer et prend sa place, sans que la galanterie lui fasse faire aucune différence de sexe. Il est vrai de dire aussi que les Siciliens apprécient tous les avantages d'une gigue si indépendante: la tarentelle est une véritable maladie chez eux. J'étais arrivé sur les bords du lac avec le capitaine, sa femme, Nunzio, Giovanni, Pietro et Peppino. Au bout de dix minutes, je me trouvai absolument seul, et libre de me livrer à toutes les réflexions que je jugeais convenable de faire. Chacun sautillait à qui mieux mieux, et il n'y avait pas jusqu'au fils du capitaine qui ne se trémoussât en face d'une espèce de géant, qui n'offrait d'autre différence avec les cyclopes, dont il me paraissait descendre en droite ligne, que l'accident qui lui avait donné deux yeux.

Quant à la musique qui donnait le branle à toute cette population, elle n'était pas, comme chez nous, réunie sur un seul point, mais disséminée au contraire sur les bords du lac; l'orchestre se composait en général de deux musiciens, l'un jouant de la flûte, et l'autre d'une espèce de mandoline. Ces deux instruments réunis formaient une mélodie assez semblable à celle qui chez nous a le privilège de faire exclusivement danser les chiens et les ours. Les musiciens étaient mobiles et cherchaient la pratique, au lieu de l'attendre. Lorsqu'ils avaient épuisé les forces du groupe qui les entourait, et que la recette, abandonnée à la généreuse appréciation du public, était épuisée, ils se mettaient en marche, jouant l'air éternel, et ils n'avaient pas fait vingt pas, que sur leur passage un autre groupe se formait et les forçait de faire une nouvelle halte chorégraphique. Je comptai soixante-dix de ces musiciens, qui tous avaient plus ou moins d'occupation.

Au plus fort de la fête, et vers les trois heures à peu près, la châsse de saint Nicolas sortit de l'église où elle était enfermée; aussitôt les danses cessèrent; chacun accourut, prit sa place dans le cortège, et la procession commença de faire le tour du lac, accompagnée de l'explosion éternelle d'un millier de boîtes.

Ce nouvel exercice dura à peu près une heure et demie, puis la châsse rentra dans l'église avec les prêtres, et la foule s'éparpilla de nouveau autour du lac.

Comme il se faisait tard et que j'avais vu de la fête tout ce que j'en voulais voir, je pris congé du capitaine, qui fit un signe à Pietro et à Giovanni, lesquels aussitôt quittèrent leurs danseuses sans leur dire un seul mot et accoururent: leur intention était de me faire reconduire par mer avec la barque du speronare, afin de m'épargner les deux lieues qui me séparaient de Messine. J'essayai de me défendre, mais il n'y eut pas moyen, et Giovanni fit tant d'instances et Pietro tant de cabrioles, tous deux mirent à un si haut prix l'honneur de reconduire Son Excellence, que Son Excellence, qui, au fond du coeur, n'était aucunement fâchée de s'en aller coucher dans une bonne barque au lieu de piétiner sur des jambes assez fatiguées de l'avoir portée, par une chaleur de 35 degrés, depuis huit heures du matin jusqu'à cinq heures du soir, finit par accepter, se promettant, il est vrai, de dédommager Pietro et Giovanni du plaisir perdu. Nous nous en allâmes donc tout en bavardant jusqu'au village Della Pace, eux me parlant sans cesse le chapeau à la main, et moi n'ayant d'autre occupation que de leur faire mettre le chapeau sur la tête. Arrivés en face de la porte du capitaine, ils détachèrent une barque, je sautai dedans, et comme le courant était bon, nous commençâmes, sans grande fatigue pour ces braves gens, à descendre le détroit, tout en laissant à notre droite des bâtiments d'une forme si singulière qu'ils finirent par attirer mon attention.

C'étaient des chaloupes à l'ancre, sans cordages et sans vergues, du milieu desquelles s'élevait un seul mât d'une hauteur extrême: au haut de ce mât, qui pouvait avoir vingt-cinq ou trente pieds de long un homme, debout sur une traverse pareille à un bâton de perroquet, et lié par le milieu du corps à l'espèce d'arbre contre lequel il était appuyé, semblait monter la garde, les yeux invariablement fixés sur la mer; puis, à certains moments, il poussait des cris et agitait les bras: à ces clameurs et à ces signes, une autre barque plus petite, et comme la première d'une forme bizarre, ayant un mât plus court à l'extrémité duquel une seconde sentinelle était liée, montée par quatre rameurs qui la faisaient voler sur l'eau, dominée à la proue par un homme debout et tenant un harpon à la main, s'élançait rapide comme une flèche et faisait des évolutions étranges, jusqu'au moment où l'homme au harpon avait lancé son arme. Je demandai alors à Pietro l'explication de cette manoeuvre; Pietro me répondit que nous étions arrivés à Messine juste au moment de la pêche du pesce spado, et que c'était cette pêche à laquelle nous assistions. En même temps, Giovanni me montra un énorme poisson que l'on tirait à bord d'une de ces barques et m'assura que c'était un poisson tout pareil à celui que j'avais mangé à dîner et dont j'avais si bien apprécié la valeur. Restait à savoir comment il se faisait que des hommes si religieux, comme le sont les Siciliens, se livrassent à un travail si fatigant le saint jour du dimanche; mais ce dernier point fut éclairci à l'instant même par Giovanni, qui me dit que le pesce spado étant un poisson de passage, et ce passage n'ayant lieu que deux fois par an et étant très court, les pêcheurs avaient dispense de l'évêque pour pêcher les fêtes et dimanches.

Cette pêche me parut si nouvelle, et par la manière dont elle s'exécutait et par la forme et par la force du poisson auquel on avait affaire, qu'outre mes sympathies naturelles pour tout amusement de ce genre, je fus pris d'un plus grand désir encore que d'ordinaire de me permettre celui-ci. Je demandai donc à Pietro s'il n'y aurait pas moyen de me mettre en relation avec quelques-uns de ces braves gens, afin d'assister à leur exercice. Pietro me répondit que rien n'était plus facile, mais qu'il y avait mieux que cela à faire: c'était d'exécuter cette pêche nous-mêmes, attendu que l'équipage était à notre service dans le port comme en mer, et que tous nos matelots étant nés dans le détroit, étaient familiers avec cet amusement. J'acceptai à l'instant même, et comme je comptais, en supposant que la santé de Jadin nous le permît, quitter Messine le surlendemain, je demandai s'il serait possible d'arranger la partie pour le jour suivant. Mes Siciliens étaient des hommes merveilleux qui ne voyaient jamais impossibilité à rien; aussi, après s'être regardés l'un l'autre et avoir échangé quelques paroles, me répondirent-ils que rien n'était plus facile, et que, si je voulais les autoriser à dépenser deux ou trois piastres pour la location ou l'achat des objets qui leur manquaient, tout serait prêt pour le lendemain à six heures; bien entendu que, moyennant cette avance faite par moi, le poisson pris deviendrait ma propriété. Je leur répondis que nous nous entendrions plus tard sur ce point. Je leur donnai quatre piastres, et leur recommandai la plus scrupuleuse exactitude. Quelques minutes après ce marché conclu, nous abordâmes au pied de la douane.

La vue de ce bâtiment me rappela le pauvre Cama, que j'avais parfaitement oublié. Je demandai à mes deux rameurs s'ils en savaient quelque chose, mais ni l'un ni l'autre n'en avait entendu parler: c'était jour de fête, il était donc inutile de s'en occuper le même jour. Le lendemain matin, nous nous mettions de trop bonne heure en mer pour espérer que les autorités seraient levées. Je dis à Pietro de prévenir le capitaine de m'attendre à l'hôtel vers onze heures du matin, c'est-à-dire au retour de notre pêche, attendu qu'en ce moment nous ferions ensemble les démarches nécessaires à la liberté du prisonnier. Au reste, ayant payé à Cama en partant de Naples son mois d'avance, j'étais moins inquiet sur son compte; avec de l'argent on se tire d'affaire, même en prison.

Je trouvai Jadin aussi bien qu'il était permis de le désirer; il avait renvoyé son médecin, en lui donnant trois piastres et en l'appelant vieil intrigant. Le médecin, qui ne parlait pas français, n'avait compris que la partie de la harangue qui se traduisait par la vue, et avait pris congé de lui en lui baisant les mains.

J'annonçai à Jadin la partie de pêche arrangée pour le lendemain, puis je fis mettre les chevaux à une espèce de voiture que notre hôtelier eut l'audace de nous faire passer pour une calèche, et nous allâmes faire un tour sur la Marine.

Il y a vraiment dans les climats méridionaux un espace de temps délicieux; c'est celui qui est compris entre six heures du soir et deux heures du matin. On ne vit réellement que pendant cette période de la journée; au contraire de ce qui se passe dans nos climats du Nord, c'est le soir que tout s'éveille. Les fenêtres et les portes des maisons s'ouvrent, les rues s'animent, les places se peuplent. Un air frais chasse cette atmosphère de plomb qui a pesé toute la journée sur le corps et sur l'esprit. On relève la tête, les femmes reprennent leur sourire, les fleurs leurs parfums, les montagnes se colorent de teintes violâtres, la mer répand son acre et irritante saveur; enfin, la vie, qui semblait près de s'éteindre, renaît, et coule dans les veines avec un étrange surcroît de sensualité.

Nous restâmes deux heures à faire corso à la Marine; nous passâmes une autre heure au théâtre pour y entendre chanter la Norma. Je me rappelai alors ce bon et cher Bellini, qui, en me remettant au moment de mon départ de France des lettres pour Naples, m'avait fait promettre, si je passais à Catane, sa patrie, d'aller donner de ses nouvelles à son vieux père. J'étais bien décidé à tenir religieusement parole, et fort loin de me douter que celles que je donnerais à son père seraient les dernières qu'il en devait recevoir.

Pendant l'entr'acte, j'allai remercier mademoiselle Schulz du plaisir qu'elle m'avait fait le soir de mon arrivée à Messine, lorsqu'elle était passée près de ma barque, en jetant à la brise sicilienne cette vague mélodie allemande que Bellini a prouvé ne lui être pas si étrangère qu'on le croyait.

Il était temps de rentrer. Pour un convalescent, Jadin avait fait force folies; il voulait absolument repasser par la Marine, mais je tins bon, et nous revînmes droit à l'hôtel. Nous devions nous lever le lendemain à six heures du matin, et il était près de minuit.

Le lendemain, à l'heure dite, nous fûmes réveillés par Pietro, qui avait quitté ses beaux habits de la veille pour reprendre son costume de marin. Tout était prêt pour la pêche, hommes et chaloupes nous attendaient. En un tour de main, nous fûmes habillés à notre tour; notre costume n'était guère plus élégant que celui de nos matelots; c'était, pour moi, un grand chapeau de paille, une veste de marin en toile à voiles, et un pantalon large. Quant à Jadin, il n'avait pas voulu renoncer au costume qu'il avait adopté pour tout le voyage, il avait la casquette de drap, la veste de panne taillée à l'anglaise, le pantalon demi-collant et les guêtres.

Nous trouvâmes dans la chaloupe Vincenzo, Filippo, Antonio, Sieni et Giovanni. A peine y fûmes-nous descendus, que les quatre premiers prirent les rames: Giovanni se mit à l'avant avec son harpon, Pietro monta sur son perchoir, et nous allâmes, après dix minutes de marche, nous ranger au pied d'une de ces barques à l'ancre qui portaient au bout de leurs mâts un homme en guise de girouette. Pendant le trajet, je remarquai qu'au harpon de Giovanni était attachée une corde de la grosseur du pouce, qui venait s'enrouler dans un tonneau scié par le milieu, qu'elle remplissait presque entièrement. Je demandai quelle longueur pouvait avoir cette corde, on me répondit qu'elle avait cent vingt brasses.

Tout autour de nous se passait une scène fort animée: c'étaient des cris et des gestes inintelligibles pour nous, des barques qui volaient sur l'eau comme des hirondelles; puis, de temps en temps, faisaient une halte pendant laquelle on tirait à bord un énorme poisson muni d'une magnifique épée. Nous seuls étions immobiles et silencieux; mais bientôt notre tour arriva.

L'homme qui était au haut du mât de la barque à l'ancre poussa un cri d'appel, et en même temps montra de la main un point dans la mer qui était, à ce qu'il paraît, dans nos parages à nous. Pietro répondit en criant: Partez! Aussitôt nos rameurs se levèrent pour avoir plus de force, et nous bondîmes plutôt que nous ne glissâmes sur la mer, décrivant, avec une vitesse dont on n'a point idée, les courbes, les zigzags et les angles les plus abrupts et les plus fantastiques, tandis que nos matelots, pour s'animer les uns les autres, criaient à tue-tête: Tutti do! tuttido! Pendant ce temps, Pietro et l'homme de la barque à l'ancre se démenaient comme deux possédés, se répondant l'un à l'autre comme des télégraphes, indiquant à Giovanni, qui se tenait raide, immobile, les yeux fixes et son harpon à la main, dans la pose du Romulus des Sabines, l'endroit où était le pesce spado que nous poursuivions. Enfin, les muscles de Giovanni se raidirent, il leva le bras; le harpon, qu'il lança de toutes ses forces, disparut dans la mer; la barque s'arrêta à l'instant même dans une immobilité et un silence complets. Mais bientôt le manche du harpon reparut. Soit que le poisson eût été trop profondément enfoncé dans l'eau, soit que Giovanni se fût trop pressé, il avait manqué son coup. Nous revînmes tout penauds prendre notre place auprès de la grande barque.

Une demi-heure après, les mêmes cris et les mêmes gestes recommencèrent, et nous fûmes emportés de nouveau dans un labyrinthe de tours et de détours; chacun y mettait une ardeur d'autant plus grande, qu'ils avaient tous une revanche à prendre et une réhabilitation à poursuivre. Aussi, cette fois, Giovanni fit-il deux fois le geste de lancer son harpon, et deux fois se retint-il; à la troisième, le harpon s'enfonça en sifflant; la barque s'arrêta, et presqu'aussitôt nous vîmes se dérouler rapidement la corde qui était dans le tonneau; cette fois, l'espadon était frappé, et emportait le harpon du côté du Phare, en s'enfonçant rapidement dans l'eau. Nous nous mîmes sur sa trace, toujours indiquée par la direction de la corde; Pietro et Giovanni avaient sauté dans la barque, et avaient saisi deux autres rames qui avaient été rangées de côté; tous s'animaient les uns les autres avec le fameux tutti do. Et cependant, la corde, en continuant de se dérouler, nous prouvait que l'espadon gagnait sur nous; bientôt, elle arriva à sa fin, mais elle était arrêtée au fond du tonneau; le tonneau fut jeté à la mer, et s'éloigna rapidement, surnageant comme une boule. Nous nous mîmes aussitôt à la poursuite du tonneau, qui bientôt, par ses mouvements bizarres et saccadés, annonça que l'espadon était à l'agonie. Nous profitâmes de ce moment pour le rejoindre. De temps en temps de violentes secousses le faisaient plonger, mais presqu'aussitôt il revenait sur l'eau. Peu à peu, les secousses devinrent plus rares, de simples frémissements leur succédèrent, puis ces frémissements même s'éteignirent. Nous attendîmes encore quelques minutes avant de toucher à la corde. Enfin Giovanni la prit et la tira à lui par petites secousses, comme fait un pêcheur à la ligne qui vient de prendre un poisson trop fort pour son hameçon et pour son crin. L'espadon ne répondit par aucun mouvement, il était mort.

Nous nageâmes jusqu'à ce que nous fussions à pic au-dessus de lui. Il était au fond de la mer, et la mer, nous en pouvions juger par ce qu'il restait de corde en dehors, devait avoir, à l'endroit où nous nous trouvions, cinq cents pieds de profondeur. Trois de nos matelots commencèrent à tirer la corde doucement, sans secousses, tandis qu'un quatrième la roulait au fur et à mesure dans le tonneau pour qu'elle se trouvât toute prête au besoin. Quant à moi et Jadin, nous faisions, avec le reste de l'équipage, contrepoids à la barque, qui eût chaviré si nous étions restés tous du même côté.

L'opération dura une bonne demi-heure; puis Pietro me fit signe d'aller prendre sa place, et vint s'asseoir à la mienne. Je me penchai sur le bord de la barque, et je commençai à voir, à trente ou quarante pieds sous l'eau, des espèces d'éclairs. Cela arrivait toutes les fois que l'espadon, qui remontait à nous, roulait sur lui-même, et nous montrait son ventre argenté. Il fut bientôt assez proche pour que nous pussions distinguer sa forme. Il nous paraissait monstrueux; enfin, il arriva à la surface de l'eau. Deux de nos matelots le saisirent, l'un par le pic, l'autre par la queue, et le déposèrent au fond de la barque. Il avait de longueur, le pic compris, près de dix pieds de France.

Le harpon lui avait traversé tout le corps, de sorte qu'on dénoua la corde, et qu'au lieu de le retirer par le manche, on le retira par le fer, et qu'il passa tout entier au travers de la double blessure. Cette opération terminée, et le harpon lavé, essuyé, hissé, Giovanni prit une petite scie et scia l'épée de l'espadon au ras du nez; puis il scia de nouveau cette épée six pouces plus loin, et me présenta le morceau; il en fit autant pour Jadin; et aussitôt, lui et ses compagnons scièrent le reste en autant de parties qu'ils étaient de rameurs, et se les distribuèrent. J'ignorais encore dans quel but était faite cette distribution, quand je vis chacun porter vivement son morceau à sa bouche, et sucer avec délices l'espèce de moelle qui en formait le centre. J'avoue que ce régal me parut médiocre; en conséquence, j'offris le mien à Giovanni, qui fit beaucoup de façons pour le prendre, et qui enfin le prit et l'avala. Quant à Jadin, en sa qualité d'expérimentateur, il voulut savoir par lui-même ce qu'il en était; il porta donc le morceau à sa bouche, aspira le contenu, roula un instant des yeux, fit une grimace, jeta le morceau à la mer, et se retourna vers moi en me demandant un verre de muscat de Lipari, qu'il vida tout d'un trait.

Je ne pouvais me lasser de regarder notre prise. Nous étions assurément tombés sur un des plus beaux espadons qui se pussent voir. Nous regagnâmes la grande barque avec notre prise, nous la fîmes passer d'un bord à l'autre, puis nous nous apprêtâmes à une nouvelle pêche. Après deux coups de harpon manqués, nous prîmes un second pesce spado, mais plus petit que le premier. Quant aux détails de la capture, ils furent exactement les mêmes que ceux que nous avons donnés, à une seule exception près: c'est que le harpon ayant frappé dans une portion plus vitale et plus rapprochée du coeur, l'agonie de notre seconde victime fut moins longue que celle de la première, et qu'au bout de soixante-dix ou quatre-vingts brasses de corde, le poisson était mort.

Il était onze heures moins un quart, j'avais donné rendez-vous à onze heures au capitaine; il était donc temps de rentrer en ville. Nos matelots me demandèrent ce qu'ils devaient faire des deux poissons. Nous leur répondîmes qu'ils n'avaient qu'à nous en garder un morceau pour notre dîner, que nous reviendrions faire à bord sur les trois heures, après quoi, sauf le bon plaisir du vent, nous remettrions à la voile pour continuer notre voyage. Quant au reste du poisson, ils n'avaient qu'à le vendre, le saler ou en faire cadeau à leurs amis et connaissances. Cet abandon généreux de nos droits nous valut un redoublement d'égards, de joie et de bonne volonté qui, joint au plaisir que nous avions pris, nous dédommagea complètement des quatre piastres de première mise de fonds que nous avions données.

Nous trouvâmes le capitaine, qui nous attendait avec son exactitude ordinaire. Jadin se chargea de régler les comptes avec notre hôte, et de faire approvisionner par Giovanni et Pietro le bâtiment de fruits et de vin. Je m'en allai ensuite avec le capitaine faire ma visite au chef de la police messinoise.

Nous trouvâmes, contre l'habitude, un homme aimable et de bonne compagnie. Il était d'ailleurs lié avec le docteur qui avait traité Jadin, et qui lui avait parlé de nous très favorablement. Nous lui racontâmes l'aventure de Cama, comment il avait oublié son passeport pour me suivre plus vite dès qu'il avait su que j'étais un digne appréciateur de Roland, et comment enfin son refus de changer de nom, qui indiquait au reste la droiture de son âme, avait amené son arrestation. Le chef de la police fit alors donner au capitaine sa parole d'honneur que Cama, pendant tout le voyage, resterait à bord du speronare et ne descendrait point à terre. Je me permis de faire observer à l'autorité que j'avais pris un cuisinier pour me faire la cuisine, et non comme objet de luxe. J'ajoutai que comme du moment où il mettait le pied à bord du bâtiment, il était pris du mal de mer, sa société me devenait parfaitement inutile tout le temps que durait la navigation, et je lui avouai que j'avais compté me rattraper de ce sacrifice pendant notre voyage à terre; mais j'eus beau faire valoir toutes ces raisons, en appeler de Philippe endormi à Philippe éveillé, la sentence était portée, et le juge n'en voulut pas démordre. Il est vrai qu'il m'offrait un autre moyen; c'était de laisser Cama en prison pendant tout le voyage, et de ne le reprendre qu'à mon retour, époque à laquelle il me donnerait un certificat qui, constatant que mon cuisinier était resté à Messine par une cause indépendante de ma volonté, et qui ne pouvait être attribuée qu'à sa propre faute, me dispenserait de le payer. Mais j'eus pitié du pauvre Cama. Le capitaine donna sa parole, et le chef de la police, en échange, me remit l'ordre de mise en liberté du prisonnier. Je laissai au capitaine le soin de faire sortir Cama de prison; je lui recommandai d'être à trois heures juste en face de la Marine, et je rentrai à l'hôtel.

Je trouvai Jadin en grande discussion avec l'aubergiste, qui voulait lui faire payer les déjeuners qu'il n'avait pas pris, sous prétexte que nos chambres étaient de deux piastres chacune, nourriture comprise; en outre, il présentait un compte de dix-huit francs pour limonade, eau de guimauve, etc. Après une menace bien positive d'aller nous plaindre à l'autorité d'un pareil vol, il fut convenu que tout ce qui avait été pris, de quelque façon que l'absorption se fût faite, passerait pour nourriture. Il en résulta que Jadin paya son eau de guimauve et sa limonade comme si c'eût été des côtelettes et des beefsteaks, moyennant quoi notre hôte voulut bien nous tenir quitte, et nous pria de le recommander à nos amis.

A trois heures, nous vîmes arriver Pietro et Giovanni, qui s'étaient constitués nos serviteurs, et qui venaient chercher nos malles. Le vent était bon, et le bâtiment n'attendait plus que nous pour mettre à la voile. La première personne que nous aperçûmes en montant à bord fut Cama. La prison lui avait été à merveille; ses yeux étaient débouffis et ses lèvres désenflées, de sorte qu'il avait retrouvé un visage à peu près humain. L'incarcération, au reste, l'avait rendu on ne peut plus traitable, et il était prêt désormais à prendre tous les noms qu'il me plairait de lui donner. Malheureusement cette abnégation patronymique lui venait un peu tard.

Au reste, avec sa santé, Cama réclamait ses droits; il s'était revêtu de son costume des grands jours pour imposer à quiconque tenterait d'usurper ses fonctions. Il avait la toque de percale blanche, la veste bleue, le pantalon de nankin, le tablier de cuisine coquettement relevé par un coin, et il appuyait fièrement la main gauche sur le manche du couteau passé dans sa ceinture. Giovanni n'avait ni toque de percale, ni veste bleue, ni pantalon de nankin, ni tablier drapé, ni couteau de cuisine coquettement passé au côté, mais il avait des antécédents respectables, et parmi ces antécédents, le déjeuner qu'il nous avait fait faire la veille chez le capitaine. Aussi ne paraissait-il aucunement disposé à faire la moindre concession. Il avait d'ailleurs un auxiliaire puissant: c'était Milord, qui l'avait reconnu jusqu'à présent pour le véritable distributeur d'os et de pâtée, et qui était parfaitement disposé à le soutenir. Je vis que la chose tournait tout doucement à mal; j'appelai le capitaine, et ne voulant mécontenter ni l'un ni l'autre de ces fidèles serviteurs, je lui dis que nous ne dînerions que dans une heure et demie, et que, puisque le vent était bon, je le priais de ne pas perdre de temps pour mettre à la voile. Aussitôt tous les hommes furent appelés à la manoeuvre, Giovanni comme les autres. Nous levâmes l'ancre, nous dépliâmes la voile, et nous commençâmes à marcher. Quant à Cama, il descendit triomphalement sous le pont.

Un quart d'heure après, Giovanni, en descendant à son tour, le trouva étendu de tout son long près de ses fourneaux. Ce que j'avais prévu était arrivé. Le mal de mer avait fait son effet. Cama ne réclamait plus rien qu'un matelas et la permission de se coucher sur le pont.

L'exigence du chef de la police, qui avait fait promettre au capitaine que Cama ne mettrait point pied à terre, lui promettait, comme on le voit, un voyage bien agréable.

Giovanni triompha sans ostentation. A l'heure où nous l'avions demandé, le dîner fut prêt et se trouva excellent. Le capitaine le partagea avec nous, et il fut convenu, une fois pour toutes, qu'il en serait ainsi tous les jours. Au dessert, je m'aperçus que monsieur Peppino n'avait point encore paru, et je m'informai de lui. J'appris que sa mère l'avait gardé près d'elle. En outre, Gaëtano, retenu par une espèce d'ophthalmie, était resté à terre.

Pendant le dîner, le capitaine nous donna des nouvelles de la tempête. Ce n'est pas sans raison qu'elle avait effrayé sa femme: six bâtiments s'étaient perdus pendant les dix-huit heures qu'elle avait duré.

Jusqu'à la nuit, nous suivîmes le milieu du détroit à égale distance à peu près des côtes de Sicile et des côtes de Calabre. Des deux côtés, une végétation luxuriante, qui venait baigner ses racines jusque dans la mer, luttait de force et de richesse. Nous passâmes ainsi devant Contessi, Reggio, Pistorera, Sainte-Agathe; enfin, dans les brumes du soir, nous vîmes apparaître le pittoresque village de la Scaletta, dont le nom indique l'aspect, et où le capitaine avait eu son duel avec Gaëtano Sferra. Puis la nuit vint, une de ces nuits délicieuses, limpides et parfumées, comme on n'a point d'idée qu'il en puisse exister nulle part quand on n'a pas quitté le Nord.

Nous tirâmes nos matelas sur le pont, nous nous jetâmes dessus, et nous endormîmes, bercés à la fois par le mouvement des vagues et par le chant de nos matelots, qui, sur les dix heures, sentant tomber le vent, s'étaient remis bravement à la rame.

Lorsque nous ouvrîmes les yeux, il était quatre heures du matin, et nous étions à l'ancre dans le port de Taormine.

CATANE

L'aspect de Taormine nous plongea en extase. A notre gauche, et ornant l'horizon, s'élevait l'Etna, cette colonne du ciel, comme l'appelle Pindare, découpant sa masse violette dans une atmosphère rougeâtre tout imprégnée des rayons naissants du soleil. Au second plan, en se rapprochant de nous, étaient accroupies aux pieds du géant deux montages fauves, qu'on eût dit recouvertes d'une immense peau de lion, tandis que, devant nous, au fond d'une petite crique, et se dégageant à peine de l'ombre, s'élevaient au bord de la mer, pareilles à un miroir d'acier bruni, quelques chétives maisons dominées à droite par l'ancienne ville naxienne de Tauromenium. La ville est dominée elle-même par une montagne, ou plutôt par un pic au haut duquel se groupe et se dresse le village sarrasin de la Mola, auquel on n'arrive que par une échelle de pierre.

Lorsque nous eûmes bien considéré ce spectacle si grand, si magnifique, si splendide, que Jadin ne pensa pas même à en faire une esquisse, nous nous retournâmes vers l'est. Le soleil se levait lentement et majestueusement derrière la pointe de la Calabre, et enflammait le sommet de ses montagnes, tandis que tout leur versant occidental demeurait dans la demi-teinte, et que, dans cette demi-teinte, on distinguait les crevasses, les vallées et les ravins à leur ombre plus foncée, et les villes et les villages, au contraire, à leur teinte blanche et mate. A mesure qu'il s'élevait dans le ciel, tout changeait de couleur, montagnes et maisons; la mer brune devint éclatante, et lorsque nous nous retournâmes, le premier paysage que nous avions vu avait perdu lui-même sa teinte fantastique pour rentrer dans sa puissante et majestueuse réalité.

Nous mîmes pied à terre, et après une montée d'une demi-heure, assez rapide, et par un chemin étroit et pierreux, nous arrivâmes aux murailles de la ville, composées de laves noires, de pierres jaunâtres et de briques rouges. Quoique au premier aspect la ville semble mauresque, l'ogive de la porte est normande. Nous la franchîmes, et nous nous trouvâmes dans une rue sale et étroite, aboutissant à une place au milieu de laquelle s'élève une fontaine surmontée d'une étrange statue; c'est un buste d'ange du XIVe siècle greffé sur le corps d'un taureau antique. L'ange est de marbre blanc, et le taureau de granit rouge. L'ange tient de la main gauche un globe dans lequel on a planté une croix, et de l'autre un sceptre. Une église placée en face présente deux ornements remarquables; d'abord, les six colonnes en marbre qui la soutiennent, ensuite les deux lions gothiques qui, couchés au pied des fonds baptismaux, supportent les armes de la ville, qui sont une centauresse: cette seconde sculpture donne l'explication de celle de la place.

En sortant de l'église, nous rencontrâmes un malheureux qui, de son état, était tailleur, et que la munificence du roi de Naples avait élevé aux fonctions de cicerone. Aux premiers mots que nous échangeâmes avec lui, nous vîmes à qui nous avions affaire; mais, comme nous avions besoin d'un guide, nous le prîmes à ce titre, afin de ne pas être volés. En effet, il nous conduisit assez directement au théâtre, tout en nous faisant passer devant une maison qu'une ceinture de lettres gothiques faisant corniche désignait comme ayant servi de retraite à Jean d'Aragon après la défaite de son armée par les Français. A quatre-vingts pas de cette maison à peu près, sont les ruines d'un couvent de femmes, dont il ne reste qu'une tour carrée percée de trois fenêtres gothiques et dominée par un mur de rochers, au pied duquel poussent des grenadiers, des orangers et des lauriers roses. Du milieu de ce groupe d'arbres s'élancent deux palmiers qui donnent à toute cette petite fabrique un air africain qui ne manque pas d'une certaine apparence de réalité sous un soleil de trente-cinq degrés.

Nous arrivâmes enfin aux ruines du théâtre; avant qu'on eût découvert ceux de Pompeïa et d'Herculanum, et quand on ne connaisssait pas celui d'Orange, c'était, disait-on, le mieux conservé. Comme à Orange, on a profité de l'accident du terrain en faisant une incision demi-circulaire dans une montagne, pour tailler dans le granit les degrés sur lesquels étaient assis les spectateurs, le théâtre de Tauromenium pouvait en contenir vingt-cinq mille.

Au reste, ce théâtre bâti en briques n'offre que des ruines sans grandeur; le voyageur venu là pour visiter ces ruines, s'assied, et ne voit plus que l'immense horizon qui se déroule devant lui.

En effet, à droite, l'Etna se développe dans toute l'immensité de sa base, qui a soixante-dix lieues de tour, et dans toute la majesté de sa taille, qui a dix mille six cents pieds de hauteur, c'est-à-dire deux mille pieds de moins seulement que le mont Blanc, et six mille deux cents pieds de plus que le Vésuve. A gauche, la chaîne des Apennins va s'abaissant derrière Reggio, et, pareille à un taureau agenouillé, étend sa tête et présente ses cornes à la mer qui se brise au cap dell'Armi. A l'horizon, la mer et le ciel se confondent; puis, en ramenant, par la droite, ses regards de l'horizon le plus éloigné à la base du théâtre, on découvre un rivage échancré de ports, tout parsemé de villes, et de villes qui s'appellent Syracuse, Augusta et Catane.

Quand on a vu ce magnifique spectacle une heure, la curiosité, je l'avoue, manque pour tout le reste; aussi, fut-ce par acquit de conscience que, pendant que Jadin faisait un croquis du théâtre et du paysage, je visitai la naumachie, les piscines, les bains, le temple d'Apollon et le faubourg du Rabato, mot sarrasin qui constate l'occupation arabe en lui survivant.

Après deux heures de course dans les rochers, les vignes et qui pis est dans les rues de Taormine, après avoir compté cinquante-cinq couvents, tant d'hommes que de femmes, ce qui me parut fort raisonnable pour une population de quatre mille cinq cents âmes, je revins à Jadin, tourmenté d'une faim féroce, et le retrouvai dans une disposition qui, malgré sa maladie récente, ne le cédait en rien à la mienne. Comme il ne me restait à visiter, pour compléter mon excursion archéologique, que la voie des tombeaux, et que la voie des tombeaux était juste au-dessous de nous, au lieu de retraverser toute la ville, nous descendîmes moitié glissant, moitié roulant, par une espèce de précipice couvert d'herbes desséchées sur lesquelles il était aussi difficile de se maintenir que sur la glace; contre toute attente, nous arrivâmes au bas sans accident, et nous nous trouvâmes sur la voie sépulcrale.

C'est le même système d'enterrement que dans les catacombes: des sépulcres de six pieds de long et de quatre pieds de profondeur sont creusés horizontalement, et de petits murs en façon de contrefort séparent ces propriétés mortuaires les unes des autres; il y a quatre étages de tombeaux.

On comprend qu'il n'était nullement question de déjeuner dans les infâmes bouges qui s'élèvent, sous le nom de maisons, au bord de la mer. Nous fîmes signe au capitaine, que nous reconnaissions sur le pont, et qui ne nous avait pas perdus de vue, de nous envoyer la chaloupe. Nous soldâmes notre cicerone, et nous retournâmes à bord.

Décidément, Giovanni était un grand homme: il avait deviné qu'après une excursion de cinq heures dans des régions fort apéritives, nous ne pouvions manquer d'avoir faim. En conséquence, il s'était mis à l'oeuvre; et notre déjeuner était prêt.

Voyageurs qui voyagez en Sicile, au nom du ciel prenez un speronare! Avec un speronare, surtout, si cela est possible, celui de mon ami le capitaine Arena, dans lequel on est mieux que dans aucun autre, avec un speronare, vous mangerez toutes les fois que vous n'aurez pas le mal de mer; dans les auberges, vous ne mangerez jamais. Et que l'on prenne ceci à la lettre: en Sicile, on ne mange que ce qu'on y porte; en Sicile, ce ne sont point les aubergistes qui nourrissent les voyageurs, ce sont les voyageurs qui nourrissent les aubergistes.

En attendant, et tandis que le capitaine allait chercher à terre sa patente, nous fîmes un excellent déjeuner. A midi, le capitaine étant de retour, nous levâmes l'ancre. Nous avions un joli vent qui nous permettait de faire deux lieues à l'heure, de sorte qu'au bout de trois heures à peu près, nous nous trouvâmes à la hauteur d'Aci-Reale, où j'avais dit au capitaine que je comptais m'arrêter. En conséquence, il mit le cap sur une espèce de petite crique d'où partait un chemin en zigzag qui conduisait à la ville, laquelle domine la mer d'une hauteur de trois à quatre cents pieds.

Ce fut une nouvelle patente à prendre, et un retard d'une heure à souffrir; après quoi, nous fûmes autorisés à nous rendre à la ville. Jadin me suivit de confiance sans savoir ce que j'allais y faire.

Aci me parut assez belle et assez régulièrement bâtie. Ses murailles lui donnent un petit air formidable dont elle semble toute fière; mais je n'étais pas venu pourvoir des murailles et des maisons, je cherchais quelque chose de mieux, je cherchais le fils de Neptune et de Thoosa. Je pensais bien qu'il ne viendrait pas au-devant de moi, je m'adressai à un monsieur qui suivait la rue dans un sens opposé au mien. J'allai donc à lui: il me reconnut pour étranger, et pensant que j'avais quelques renseignements à lui demander, il s'arrêta.

—Monsieur, lui dis-je, pourrais-je sans indiscrétion vous demander le chemin de la grotte de Polyphème?

—Le chemin de la grotte de Polyphème? Ho, ho! dit le monsieur en me regardant, le chemin de la grotte de Polyphème?

—Oui, monsieur.

—Vous vous êtes trompé, monsieur, de trois quarts de lieue à peu près. C'est au-dessous d'ici en allant à Catane. Vous reconnaîtrez le port aux quatre roches qui s'avancent dans la mer et que Virgile appelle cyclopea saxa et Pline scopuli cydopum. Vous mettrez pied à terre dans le port d'Ulysse, vous marcherez en droite ligne en tournant le dos à la mer, et entre le village d'Aci-San-Filippo et celui de Nizeti, vous trouverez la grotte de Polyphème.

Le monsieur me salua et continua son chemin.

—Eh bien! mais voilà un monsieur qui me semble posséder assez bien son cyclope, me dit Jadin, et ses renseignements me paraissent positifs.

—Aussi, à moins que vous n'ayez quelque chose de particulier à faire ici, nous retournerons à bord, si vous le voulez bien.

—Apprenez, mon cher, me dit Jadin, que je n'ai rien à faire là où il y a quarante degrés de chaleur, que je ne suis venu que pour vous suivre, et que désormais, quand vous ne serez pas plus sûr de vos adresses, vous me rendrez service de nous laisser où nous serons, moi et Milord. N'est-ce pas, Milord?

Milord tira d'un demi-pied une langue rouge comme du feu, ce qui, joint à la manière active dont il se mit à souffler, me prouva qu'il était exactement de l'avis de son maître.

Nous redescendîmes vers la mer, et nous nous rembarquâmes. Au bout d'une demi-heure, je reconnus parfaitement, à ses quatre rochers cyclopéens, le lieu indiqué: d'ailleurs je demandai au capitaine si la rade que je voyais était bien le port d'Ulysse, et il me répondit affirmativement. Nous jetâmes l'ancre au même endroit que l'avait fait Énée.

Telle est la puissance du génie, qu'après trois mille ans ce port a conservé le nom que lui a donné Homère, et que là, pour les paysans, l'histoire d'Ulysse et de ses compagnons, perpétuée comme une tradition, non seulement à travers les siècles, mais encore à travers les dominations successives des Sicaniens d'Espagne, des Carthaginois, des Romains, des empereurs grecs, des Goths, des Sarrasins, des Normands, des Angevins, des Aragonais, des Autrichiens, des Bourbons de France et des ducs de Savoie, semble aussi vivante que le sont pour nous les traditions les plus nationales du moyen âge.

Aussi le premier enfant auquel je demandai la grotte de Polyphème se mit à courir devant moi pour me montrer le chemin. Quant à Jadin, au lieu de me suivre, il se jeta galamment à la mer, sous le prétexte d'y chercher Galathée. Au reste, on retrouve tout, avec des proportions moins gigantesques sans doute que dans les poèmes d'Homère, de Virgile et d'Ovide; mais la grotte de Polyphème et de Galathée est encore là après trente siècles; le rocher qui écrasa Acis est là, couvert et protégé par une forteresse normande qui a pris son nom. Acis, il est vrai, fut changé en un fleuve qu'on appelle aujourd'hui le Aquegrandi, et que je cherchai vainement; mais on me montra son lit, ce qui revenait au même. Je supposai qu'il était allé coucher autre part, voilà tout. Quand il fait 35 à 40 degrés de chaleur, il ne faut pas être trop sévère sur la moralité des fleuves.

Je cherchai aussi la forêt dont Énée vit sortir le malheureux Achéménide, oublié par Ulysse, et qu'il recueillit quoique Grec; mais la forêt a disparu ou à peu près.

La nuit commençait à descendre, et le soleil que j'avais vu lever derrière la Calabre disparaissait peu à peu derrière l'Etna. Un coup de fusil tiré à bord du speronare, et qui me parut s'adresser à moi, me rappela que, passé une certaine heure, on ne pouvait plus s'embarquer. Je me souciais peu de coucher dans une grotte, fût-ce dans celle de Galathée; d'ailleurs, je ressemblais trop peu au portrait du beau berger Acis pour qu'elle s'y trompât. Je repris le chemin du speronare.

Je trouvai Jadin furieux. Le dîner était brûlé; il m'assura que, si je continuais à voir aussi mauvaise compagnie que les cyclopes, les néréides et les bergers, il se séparerait de moi et voyagerait de son côté.

Nous étions écrasés de fatigue; entre Taormine, Aci-Reale et le port d'Ulysse, nous avions fait une rude journée; aussi la veillée ne fut pas longue. Le souper fini, nous nous jetâmes sur nos lits et nous endormîmes.

Notre réveil fut moins pittoresque que la veille: je me crus en face d'une église tendue de noir pour un enterrement. Nous étions dans le port de Catane.

Catane se lève comme une île entre deux rivières de lave. La plus ancienne, et qui enveloppe sa droite, est de 1381; la plus moderne, et qui presse sa gauche, est de 1669. Saisie par l'eau, qu'elle a commencé par refouler à la distance d'un quart de lieue, cette lave a enfin fini par se refroidir comme une immense falaise pleine d'excavations bizarres et sombres, qui semblent autant de porches de l'enfer, et qui, par un contraste bizarre, sont toutes peuplées de colombes et d'hirondelles. Quant au fond du port, il a été comblé, et les petits bâtiments seuls peuvent maintenant y entrer.

Pendant que le capitaine allait prendre patente, nous montâmes dans la barque, et nos fusils à la main, nous allâmes faire une excursion sous ces voûtes. Il en résulta la mort de cinq ou six colombes qui furent destinées à servir de rôti à notre dîner.

Le capitaine revint avec notre permission d'aller à terre; nous en profitâmes aussitôt, car je comptais employer la journée du lendemain et du surlendemain à gravir l'Etna, ce qui, au dire des gens du pays même, n'est point une petite affaire; dix minutes après, nous étions à la Corona d'Oro, chez le seigneur Abbate, que je cite par reconnaissance; contre l'habitude, nous trouvâmes quelque chose à manger chez lui.

Catane fut fondée, suivant Thucydide, par les Chalcidiens, et selon quelques autres auteurs, par les Phéniciens, à une époque où les irruptions de l'Etna étaient non seulement rares, mais encore ignorées, puisque Homère, en parlant de cette montagne, ne dit nulle part que ce soit un volcan. Trois ou quatre cents ans après sa fondation, les fondateurs de la ville en furent chassés par Phalaris, celui, on se le rappelle, qui avait eu l'heureuse imagination de mettre ses sujets dans un taureau d'airain, qu'il faisait ensuite rougir à petit feu, et qui, juste une fois dans sa vie, commença l'expérience par celui qui l'avait inventée. Phalaris mort, Gelon se rendit maître de Catane et, mécontent de son nom, qui en supposant qu'il soit tiré du mot phénicien caton, veut dire petite, il lui substitua celui d'Etna, peut-être pour la recommander par cette flatterie à son terrible parrain, qui à cette époque commençait à se réveiller de son long sommeil; mais bientôt les anciens habitants, chassés par Phalaris, étant revenus dans leur patrie, grâce aux victoires de Ducetius, roi des Siciles, la religion du souvenir l'emporta, et ils lui rendirent son premier nom. Ce fut alors que les Athéniens rêvèrent de conquérir cette Sicile qui devait être leur tombeau. Alcibiade les commandait; sa réputation de beauté, de galanterie et d'éloquence, marchait devant lui. Il arriva devant Catane, et demanda à être introduit seul dans la ville, et à parler aux Catanais: peut-être, s'il n'y eût eu que les Catanais, sa demande lui eût-elle été refusée, mais les Catanaises insistèrent. On conduisit Alcibiade au cirque, et tout le monde s'y rendit. Là l'élève de Socrate commença une de ces harangues ioniennes si douces, si flatteuses, si éloquentes, si terribles, si colorées, si menaçantes. Aussi les gardes des portes eux-mêmes abandonnèrent leur poste pour venir l'écouter. C'est ce qu'avait prévu Alcibiade, qui ne péchait point par excès de modestie, et c'est ce dont profita Nicias, son lieutenant: il entra avec la flotte athénienne dans le port, qui, à cette époque, n'était point comblé par la lave, et s'empara de la ville sans que personne s'y opposât. Cinquante ou soixante ans plus tard, Denis l'Ancien, qui venait de traiter avec Carthage et de soumettre Syracuse, atteignit le même but, non point par l'éloquence, mais par la force. Mamercus, mauvais poète tragique et tyran médiocre, lui succéda, fournissant à la postérité des sujets de drame dont Timoléon devait être le héros. Puis vinrent les Romains, ces grands envahisseurs, qui apparurent à leur tour vers l'an 549 de la fondation, et qui commencèrent par piller; Valérius Messala fut sous ce point de vue le prédécesseur de Verrès. Seulement, du temps de Valérius Messala, on pillait pour la république, tandis que, du temps de Verrès, la chose s'était perfectionnée, on pillait pour soi. Le vainqueur envoya donc les dépouilles à Rome; c'était encore la Rome pauvre, la Rome de terre et de chaume; aussi fut-elle on ne peut plus sensible au présent. Il y avait surtout dans le butin une horloge solaire que l'on plaça près de la colonne Rostrale, et à laquelle, pendant un demi-siècle, le peuple roi vint regarder l'heure avec admiration. Chacune de ces heures était alors comptée par des conquêtes. Ces conquêtes enrichissaient Rome, et Rome commençait à devenir généreuse. Marcellus résolut alors de faire oublier aux Siciliens la façon dont les Romains avaient débuté avec eux; Marcellus avait la rage de bâtir: il bâtissait, partout où il se trouvait, des fontaines, des aqueducs, des théâtres. Catane avait déjà deux théâtres; Marcellus y ajouta un gymnase, et probablement des bains. Aussi, Verrès trouva-t-il la ville dans un état assez florissant pour qu'il daignât jeter les yeux sur elle; il s'informa de ce qu'il y avait de mieux dans ce qu'y avait laissé Messala et dans ce qu'y avait ajouté Marcellus. On lui parla d'un temple de Cérès, bâti en lave et élevé hors de la ville, lequel renfermait une magnifique statue, connue seulement des femmes, car il était défendu aux hommes d'entrer dans ce temple. Verrès, qui de sa nature était peu galant, prétendit que les femmes avaient déjà bien assez de privilèges sans qu'on respectât encore celui-là, puis il entra dans le temple et prit la statue. Quelque temps après, Sextus Pompée pilla Catane à son tour, sous prétexte qu'elle avait été fort tiède pour son père dans ses discussions avec César, de sorte qu'il était grand temps que vînt Auguste, lorsque effectivement Auguste vint.

Celui-là, c'était le réédificateur général et le pacificateur universel. Dans sa jeunesse, emporté par l'exemple, il avait bien proscrit quelque peu, pour faire comme Lépide et Antoine; mais il avait pris de l'âge, s'était fait nommer tribun du peuple et non pas imperator, comme le disaient les républicains du temps. Il aimait les bucoliques, les géorgiques et les idylles, les chants des bergers, les combats de flûte et le murmure des ruisseaux. C'était enfin le dieu qui faisait le repos du monde. Catane ressentit les bienfaits de ce doux règne. Auguste releva ses murs et lui envoya une colonie qui, sous Théodose encore, était restée une des plus florissantes de la Sicile; mais, à partir de la mort de ce dernier, les tribulations de Catane recommencèrent: les Grecs, les Sarrasins et les Normands se succédèrent les uns aux autres, et la traitèrent à peu près comme avait fait Messala, Verres et Sextus Pompée. Enfin, pour couronner toutes ces déprédations successives, un tremblement de terre, arrivé en 1169, la renversa sans lui laisser une seule maison; quinze mille habitants y périrent. Le tremblement de terre calmé, ceux qui s'étaient sauvés revinrent à leurs ruines comme des oiseaux à leurs nids, et, avec l'aide de Guillaume le Bon, reconstruisirent une ville nouvelle. Elle était à peine sur pied, que Henri VI, dans un moment de mauvaise humeur, y mit le feu et passa les habitants au fil de l'épée. Heureusement, il s'en sauva quelques-uns. Ceux qui étaient échappés au père conspirèrent contre le fils. Frédéric Barberousse était dans les principes de son digne père; il rebrûla derechef, et repassa de nouveau au fil de l'épée. Après Henri et Frédéric, il n'y avait de pis que la peste: elle vint en 1348, et dépeupla Catane. Cette ville commençait enfin à se remettre de tous les fléaux successifs qui l'avaient dévastée, lorsque en 1669, un fleuve de lave de dix lieues de longueur et d'une lieue de large sortit du Monte-Rosso, descendit jusqu'à elle, couvrant trois villages dans sa course, et, la sapant dans sa base, la poussa dans son port, qu'il combla avec ses ruines.

Voilà l'histoire de Catane pendant vingt-six siècles, et cependant la ville obstinée a constamment repoussé au même endroit, enfonçant chaque fois davantage dans ce sol mouvant et infidèle ses racines de pierre. Il y a plus: Catane est, avec Messine, la ville la plus riche de la Sicile.

Aussitôt le déjeuner terminé, nous nous mîmes en route à travers la ville. Notre cicerone nous mena tout droit à ses deux places; j'ai remarqué que ce sont les places que les cicerone vous font généralement voir tout d'abord. Je leur en sais gré, en ce qu'une fois qu'on les a vues, on en est débarrassé.

Les places de Catane sont, comme toutes les places, de grands espaces vides entourés de maisons; plus l'espace est grand, plus la place est belle: c'est convenu dans tous les pays du monde. Une de ces places est entourée d'insignifiantes constructions. Je ne sais pas comment s'appellent ces sortes de fabriques: ce ne sont point des maisons, ce ne sont point des monuments; on prétend que ce sont des palais; grand bien leur fasse!

L'autre place est un peu plus pittoresque, en ce qu'elle est un peu plus irrégulière. Au milieu s'élève une fontaine de marbre, surmontée d'un éléphant de lave, qui porte lui-même sur son dos un obélisque de granit. Cet obélisque est-il ou n'est-il pas égyptien? Telle est la grave question qui partage les archéologues de la Sicile. Tel qu'il est, égyptien ou non, un point sur lequel il n'y a pas de conteste, c'est qu'il servait de spina au cirque découvert en 1820.

Ce fut sur cette place que je demandai à mon guide s'il connaissait monsieur Bellini père. A cette demande, il se retourna vivement, et, me montrant un vieillard qui passait dans une petite voiture attelée d'un cheval:

—Tenez, me dit-il, le voilà qui va à la campagne.

Je courus à la voiture, que j'arrêtai, pensant qu'on n'est jamais indiscret quand on parle à un père de son fils, et d'un fils comme celui-là surtout. En effet, au premier mot que je lui en dis, le vieillard me prit les mains en me demandant s'il était bien vrai que je le connusse. Alors je tirai de mon portefeuille une lettre de recommandation qu'au moment de mon départ de Paris Bellini m'avait donnée pour la duchesse de Noja, et je lui demandai s'il connaissait cette écriture. Le pauvre père ne me répondit qu'en me la prenant des mains et en baisant l'adresse; puis, se retournant de mon côté:

—Oh! c'est que vous ne savez pas, dit-il, comme il est bon pour moi! Nous ne sommes pas riches: eh bien! à chaque succès, je vois arriver un souvenir de lui, et chaque souvenir a pour but de donner un peu d'aisance et de bonheur à ma vieillesse. Si vous veniez chez moi, je vous montrerais une foule de choses que je dois à sa piété. Chacun de ses succès traverse les mers et m'apporte un bien-être nouveau. Cette montre, c'est de Norma; cette petite voiture et ce cheval, c'est une partie du produit des Puritains. Dans chaque lettre qu'il m'écrit, il me dit toujours qu'il viendra; mais il y a si loin de Paris à Catane, que je ne crois pas à cette promesse, et que j'ai bien peur de mourir sans le revoir. Vous le reverrez, vous?

—Mais oui, répondis-je, car je croyais le revoir; et si vous avez quelque commission pour lui…

—Non. Que lui enverrais-je, moi? ma bénédiction? Pauvre enfant! je la lui donne le matin et le soir. Vous lui direz que vous m'avez fait passer un jour heureux en me parlant de lui; puis, que je vous ai embrassé comme un vieil ami. Le vieillard m'embrassa. Mais vous ne lui direz pas que j'ai pleuré. D'ailleurs, ajouta-t-il en riant, c'est de joie que je pleure. Et c'est donc vrai qu'il a de la réputation, mon fils?

—Mais une très grande, je vous assure.

—Quelle étrange chose! Et qui m'aurait dit cela quand je le grondais de ce qu'au lieu de travailler, il était là, battant la mesure avec son pied, et faisant chanter à sa soeur tous nos vieux airs siciliens? Enfin, tout cela est écrit là-haut. C'est égal, je voudrais bien le revoir avant de mourir. Est-ce que votre ami le connaît aussi, mon fils?

—Certainement.

—Personnellement?

—Personnellement. Mon ami est lui-même le fils d'un musicien distingué.

—Appelez-le donc alors; je veux lui serrer la main aussi, à lui.

J'appelai Jadin, qui vint. Ce fut son tour alors d'être choyé et caressé par le pauvre vieillard, qui voulait nous ramener chez lui, et voulait passer la journée avec nous. Mais c'était chose impossible: il allait à la campagne, et l'emploi de notre journée était arrêté. Nous lui promîmes d'aller le voir si nous repassions à Catane; puis il nous serra la main, et partit. A peine eut-il fait quelques pas qu'il me rappela. Je courus à lui.

—Votre nom? me dit-il; j'ai oublié de vous demander votre nom.

Je lui dis, mais ce nom n'éveilla en lui aucun souvenir. Ce qu'il connaissait de son enfant même, ce n'était pas l'artiste, c'était le bon fils.

—Alexandre Dumas, Alexandre Dumas, répéta-t-il deux ou trois fois. Bon, je me rappellerai que celui qui portait ce nom-là m'a donné de bonnes nouvelles de mon… Alexandre Dumas, adieu, adieu! Je me rappellerai votre nom; adieu!

Pauvre vieillard! Je suis sûr qu'il ne l'a pas oublié, car les nouvelles que je lui donnais, c'étaient les dernières qu'il devait recevoir!

En le quittant, notre guide nous conduisit au Musée. Ce Musée, tout composé d'antiquités, est de fondation moderne. Il se trouva pour le bonheur de Catane un grand seigneur riche à ne savoir que faire de sa richesse, et de plus artiste. C'était don Ignazio de Patarno, prince de Biscari. Le premier, il se souvint qu'il marchait sur un autre Herculanum, et des fouilles royales commencèrent, faites par un simple particulier. Ce fut lui qui retrouva un temple de Cérès, qui découvrit les thermes, les aqueducs, la basilique, le forum et les sépultures publiques. Enfin, ce fut lui qui fonda le Musée, et qui recueillit et classa les objets qui en font partie; ces objets se divisent en trois classes: les antiquités, les produits d'histoire naturelle et les curiosités.

Parmi les antiquités, on compte des statues, des bas-reliefs, des mosaïques, des colonnes, des idoles, des pénates et des vases siciliens.

Les statues appartiennent presque toutes à une époque de mauvais goût ou de décadence, et n'offrent de réellement remarquable qu'un torse colossal qui vient, dit-on, d'une statue de Jupiter Éleuthère, une Penthésilée mourante, un buste d'Antinoüs, et une centauresse; encore ce dernier morceau est-il plus précieux comme curiosité que comme art, toutes les statues de centaures que l'on ait trouvées étant des statues mâles, et les centauresses n'existant ordinairement que sur les bas-reliefs et les médailles.

Les vases siciliens composent, sans contredit, la collection la plus intéressante du Musée, en ce qu'ils sont de formes variées à l'infini, et presque tous d'une élégance parfaite.

Quant aux idoles, pénates, lampes, etc., c'est ce qu'on voit partout.

Les produits d'histoire naturelle appartiennent aux trois règnes de la Sicile, et demandent des appréciateurs spéciaux. Ce qui me parut curieux et remarquable pour tout le monde, c'est une collection des laves de L'Etna. Ces laves, beaucoup moins belles et beaucoup moins variées que celles du Vésuve, sont presque toutes rousses ou mouchetées de gris; cela tient à ce que l'Etna renferme le fer et le sel ammoniac en quantité beaucoup plus grande que le soufre, les marbres et les matières vitrifiables, tandis que le Vésuve, au contraire, contient ces derniers objets en grande abondance.

Enfin, la collection des curiosités consiste en armures, cuirasses, épées sarrasines, normandes et espagnoles, dont quelques-unes sont fort riches et d'un très beau travail.

On montrait aussi autrefois un médaillier dans lequel était renfermée une collection complète des médailles de la Sicile; mais à force de le montrer, le gardien s'aperçut un beau jour qu'il en manquait cinq des plus précieuses: depuis ce temps, le médaillier est fermé.

Du Musée, nous allâmes à la cathédrale en traversant la rue
Saint-Ferdinand. J'appelai vivement Jadin; il se retourna.

—Retenez Milord, lui dis-je.

—Pourquoi?

—Retenez-le d'abord, je vous dirai pourquoi ensuite. Jadin appela Milord, et lui passa son mouchoir dans son collier.

—Maintenant, lui dis-je, regardez sur la fenêtre de cet opticien.

Sur la fenêtre de l'opticien, il y avait un chat dressé à regarder les passants à travers une paire de lunettes, qu'il portait fort gravement sur son nez.

—Peste! dit Jadin, vous avez eu là une bonne idée; celui-là rentre dans la classe des chats savants, et nous aurait coûté plus de deux pauls.

Milord, en sa qualité de bouledogue, était en effet un si grand étrangleur de chats, que nous avions jugé utile, on se le rappelle, de prendre des mesures à ce sujet. En conséquence, à partir de Gênes, ville dans laquelle Milord avait commencé à exploiter en Italie la race féline, nous avions débattu le prix d'un chat bien conditionné, et il avait été arrêté avec les propriétaires des deux premiers étranglés, qu'un chat de race ordinaire, gris pommelé, gris blanc, ou moucheté de feu, valait deux pauls, au maximum; étaient exceptés de ce tarif, bien entendu, les angoras, les chats savants, enfin les chats à deux têtes ou à six pattes. Nous nous étions fait donner un reçu en règle des deux chats génois; nous avions fait ajouter successivement à ce reçu les reçus subséquents, de manière à nous faire un titre indiscutable. Toutes les fois que Milord commettait un assassinat nouveau, et qu'on nous demandait pour la victime plus de deux pauls, nous tirions notre titre de notre poche, nous prouvions que deux pauls étaient le dédommagement que nous étions habitués à donner en pareil cas, et il était bien rare alors que le propriétaire ne se contentât point de l'indemnité dont s'étaient contentées la plupart des personnes à qui nous avions eu affaire. Mais, comme nous l'avons dit, il y avait des exceptions à notre tarif, et un chat qui portait des lunettes d'une façon si majestueuse devait naturellement rentrer dans les exceptions. Jadin avait donc dit une chose pleine de sens, lorsqu'il avait dit qu'on nous ferait payer le chat de l'opticien plus de deux pauls, et il avait agi avec une louable prudence lorsqu'il avait fait une laisse de son mouchoir.

Grâce à cette précaution, nous traversâmes la rue Saint-Ferdinand sans encombre, et sans que Milord eût paru s'apercevoir autrement que par sa captivité d'un instant de notre inquiétude momentanée. En entrant dans l'église, nous le lâchâmes. Il n'y avait plus rien à craindre.

L'église est sous l'invocation de sainte Agathe, qui y est enterrée, comme on le sait. Son martyre fut d'avoir la gorge coupée et tenaillée; aussi, comme Didon, la sainte a appris à compatir aux maux qu'elle a soufferts, elle est surtout miraculeuse pour les maladies de sein. Une multitude d'exvoto en argent, en marbre et en cire, représentant tous des mamelles, font foi de son pouvoir sanitaire et de la confiance que la population catanaise a dans la belle et chaste vierge qu'elle a choisie pour sa patronne.

Dans le choeur, de beaux bas-reliefs de chêne, qui datent du XVe siècle, représentent toute l'histoire de la sainte depuis le moment où elle refusa d'épouser Quintilien, jusqu'à celui où l'on rapporta son corps de Constantinople. Les plus curieux de ces bas-reliefs sont ceux où la sainte est frappée de barres de fer, où on lui coupe les seins, où on la brûle et où, visitée dans sa prison par saint Pierre, elle est guérie par lui. Puis vient la seconde période de la légende; après la martyre l'élue, après le supplice les miracles. Alors, et en suivant toujours les bas-reliefs, on voit la sainte apparaître à Guibert, et lui ordonner d'aller chercher son corps à Constantinople. Guibert obéit et trouve son tombeau. Embarrassé alors pour emporter cette précieuse relique, il coupe le cadavre par morceaux et en met un morceau dans le carquois de chacun de ses soldats, et le rapporte ainsi jusqu'à Catane sans qu'il s'en égare autre chose qu'un sein, qui heureusement est retrouvé et rapporté par une petite fille, de sorte que la bienheureuse Agathe, à la honte des infidèles, se retrouve au grand complet.

Tous ces bas-reliefs sont charmants de naïveté. Personne n'y fait attention, aucun livre n'en parle, nul cicerone ne pense à les faire voir, et cependant, c'est à coup sûr une des choses les plus curieuses que renferme l'église.

J'oubliais le voile de sainte Agathe que l'on conserve dans la cathédrale. Ce précieux tissu, comme on dit dans les tragédies classiques, a le privilège d'arrêter les laves qui descendent de l'Etna: on n'a qu'à leur présenter le voile, et le torrent s'arrête, se refroidit et se coagule. Malheureusement il faut que cette action soit accompagnée d'une foi tellement forte, que presque jamais le miracle ne réussit complètement; mais alors ce n'est pas la faute du voile, c'est la faute de celui qui le porte.

En sortant de l'église, notre guide nous conduisit à l'amphithéâtre, dont il est presque impossible de mesurer la grandeur, enterré qu'il est presque entièrement dans la lave. C'est de cet amphithéâtre que fut tiré, comme nous l'avons dit, en 1820, l'obélisque qui s'élève sur la place de l'Éléphant; mais les fouilles nécessitaient des dépenses énormes, et l'on fut obligé de les cesser.

Au-dessus de l'amphithéâtre se trouve un bâtiment qu'on nous assura être la prison où mourut la sainte. A la porte de cette prison est une pierre qui conserve l'empreinte de deux pieds de femme. Au moment où sainte Agathe marchait à la mort, Quintilien lui fit offrir une fois encore la vie si elle consentait à abjurer et à devenir sa femme. Ma volonté, répondit la sainte, est plus ferme que cette pierre. Et la pierre s'affaissa sous ses pieds, dont, depuis cette époque, elle a gardé la marque.

De l'amphithéâtre nous allâmes au théâtre. Mais, pour reconnaître l'un et l'autre, il faut encore plus de foi que pour présenter le voile de la sainte à la lave. Nous avons déjà dit que c'était dans ce théâtre qu'Alcibiade haranguait les Catanais lorsque Catane fut prise par Nicias.

Si l'on veut au reste voir de près et dans toute sa terrible variété l'effet des laves, il faut monter sur une des tours du château Orsini, bâti par l'empereur Frédéric II, roi de Sicile. L'irruption de 1669 a enveloppé ce château comme une île, mais l'océan de feu battit vainement le géant de granit; le géant est resté debout au milieu des ruines qui l'entourent.

Nous revenions à l'hôtel, où nous comptions manger un morceau avant de visiter le couvent des Bénédictins, la seule chose qui nous restât à voir, lorsqu'en regardant autour de moi, je m'aperçus que Milord était invisible. Chaque fois que pareille chose nous arrivait, nous connaissions d'avance les suites de cette disparition. Au bout d'un instant nous le voyions ressortir par quelque porte ou quelque fenêtre, se léchant le museau, et suivi d'un indigène mâle ou femelle tenant son chat par la queue, et venant réclamer ses deux pauls. Mon premier regard m'apprit que nous étions dans la rue Saint-Ferdinand, et le second que nous étions en face de la boutique de l'opticien; en même temps, j'entendis un sabbat de possédés, derrière un tonneau qui se trouvait à la porte. Je saisis le bras de Jadin et lui montrai la fenêtre où le chat manquait. Il comprit tout à l'instant même, courut au tonneau, ramassa une paire de lunettes qu'il mit à l'instant sur son nez comme si c'étaient les siennes qu'il eût égarées, et revint suivi de Milord. Quant au malheureux chat, il était trépassé obscurément dans le coin où il était imprudemment descendu, et où Jadin laissa prudemment son cadavre. Or, nous étions à cette heure du jour où, comme le disent dédaigneusement les Italiens, il n'y a dans les rues que les chiens et les Français. Personne ne fut donc témoin de l'assassinat, pas même les grues du poète Ibicus; non seulement l'assassinat resta parfaitement impuni, mais Jadin même hérita des lunettes du défunt.

Ces lunettes sont dans l'atelier de Jadin, où il les montre comme étant celles du fameux abbé Meli, l'Anacréon de la Sicile. Il en a déjà refusé cent écus qu'un Anglais lui a offerts; il ne les donnera, à ce qu'il assure, que pour vingt-cinq louis.

LES BÉNÉDICTINS DE SAINT-NICOLAS-LE-VIEUX

Le couvent de Saint-Nicolas, le plus riche de Catane, et dont la coupole dépasse en hauteur tous les monuments de la ville, a été bâti, vers le milieu du siècle passé, sur les dessins de Contini. On y remarque l'église et le jardin; l'église pour ses colonnes de vert antique et pour un très bel orgue, ouvrage d'un moine calabrais, qui demanda pour tout paiement d'être enterré sous son chef-d'oeuvre; le jardin, pour la difficulté vaincue; effectivement le fond est en lave, et toute la terre qui le couvre a été apportée à main d'homme.

La règle du couvent de Saint-Nicolas était autrefois très sévère; les moines devaient demeurer sur l'Etna, aux limites des terres habitables, et à cet effet, leur premier monastère était bâti à l'entrée de la seconde région, trois quarts de lieue au-dessus de Nicolosi, dernier village que l'on rencontre en montant au cratère. Mais comme tout s'affaiblit à la longue, la règle perdit peu à peu de sa rigueur, et on commença à ne plus réparer le couvent. Bientôt une ou deux salles s'était affaissées sous le poids des neiges, les bons pères firent bâtir la magnifique succursale de Catane, qui prit le nom de Saint-Nicolas-le-Neuf, et ne demeurèrent que pendant l'été à Saint-Nicolas-le-Vieux. Plus tard, Saint-Nicolas-le-Vieux fut abandonné été comme hiver; on parla pendant trois ou quatre ans d'y faire des réparations qui le rendraient de nouveau habitable, mais on s'en garda bien. Enfin, une bande de voleurs, gens beaucoup moins difficiles sur leurs aises que les moines, s'en étant emparés et y ayant élu domicile, il ne fut plus aucunement question de remonter à Saint-Nicolas-le-Vieux, et les bons pères, qui ne se souciaient pas d'avoir des discussions avec de pareils hôtes, leur abandonnèrent la tranquille jouissance du couvent.

Cela donna lieu à une méprise assez curieuse.

En 1806, le comte de Weder, Allemand de vieille roche, comme son nom l'indique, partit de Vienne pour visiter la Sicile; il s'embarqua à Trieste, prit terre à Ancône, visita Rome, s'y arrêta ainsi qu'à Naples, pour y prendre quelques lettres de recommandation, se remit de nouveau en mer, et débarqua à Catane.

Le comte de Weder connaissait de longue date l'existence du couvent de Saint-Nicolas, et la réputation qu'avaient les bons pères de posséder parmi leurs frères servants le meilleur cuisinier de toute la Sicile. Aussi le comte de Weder, qui était un gastronome très distingué, n'avait-il point manqué de se faire donner à Rome, par un cardinal avec lequel il avait dîné chez l'ambassadeur d'Autriche, une lettre de recommandation pour le supérieur du couvent de Saint-Nicolas. La lettre était pressante: on recommandait le comte comme un pieux et fervent pèlerin, et l'on réclamait pour lui l'hospitalité pendant tout le temps qu'il lui plairait de rester au monastère.

Le comte était savant à la manière des Allemands, c'est-à-dire qu'il avait lu une grande quantité de bouquins parfaitement oubliés; de sorte qu'il pouvait, à l'appui de ses assertions, si erronées et si ridicules qu'elles fussent, citer un certain nombre de noms inconnus, qui donnaient une sorte de majesté pédantesque à ses paradoxes. Or, parmi ces bouquins, se trouvait un catalogue des couvents de bénédictins répandus sur la surface du globe, et il avait vu et retenu, avec la ténacité d'un esprit d'outre-Rhin, que la règle des bénédictins de Saint-Nicolas de Catane leur enjoignait, comme je l'ai dit, de demeurer sur la dernière limite de la reggione coltirata, et sur la première de la reggione nemorosa. Aussi, lorsqu'il fit venir un muletier pour qu'il le conduisît à Saint-Nicolas, et que le muletier lui eut demandé si c'était à Saint-Nicolas-le-Neuf ou à Saint-Nicolas-le-Vieux, le comte répondit sans hésiter:

A San-Nicolo sull'Etna.

C'était tout ce que le comte savait d'italien.

Il n'y avait pas à s'y tromper, et l'indication était précise: cependant le muletier hasarda quelques observations; mais, le comte lui ferma la bouche en lui disant: Je bairai pien. On connaît la puissance habituelle d'un pareil argument: le muletier salua le comte, et une demi-heure après revint avec une mule.

—Eh pien? dit le comte.

—Eh bien! Excellence? répondit le muletier qui, en sa qualité de guide comprenait toutes les langues.

—Eh pien! ma pagache?

—Votre Excellence emporte son bagage?

—Partieu!

—Oh! dit le muletier, c'est que Votre Excellence eût pu le laisser à l'auberge; c'eût été plus sûr.

—Che ne guitte chamais ma pagache, entendez-fous, dit l'Allemand.

Le muletier répondit par un signe imperceptible qui voulait dire: Chacun est libre—et s'en alla chercher le second mulet. Cependant, lorsque le mulet fut chargé, l'honnête guide crut devoir à sa conscience de faire une dernière observation.

—Ainsi Votre Excellence est décidée?

—Cerdainement, répondit le comte en fourrant une énorme paire de pistolets dans les fontes de sa monture.

—Elle va à Saint-Nicolas-le-Vieux?

—J'y fais.

—Votre Excellence a donc des amis à Saint-Nicolas-le-Vieux?

—Chai ein lettre pour la cheneral.

—Pour le capitaine? veut dire Votre Excellence.

—Pour la cheneral, que je tis!

—Hum! hum! dit le Sicilien.

—D'ailleurs, je bairai pien, je bairai pien, entends-tu, maraud?

—Pardon, continua le guide; mais, puisque Votre Excellence est dans de si bonnes dispositions, lui serait-il égal de me payer d'avance?

—D'afance! et pourquoi ça?

—Parce qu'il est déjà trois heures, que nous n'arriverons pas avant la nuit, et que je voudrais revenir tout de suite.

—A la nuit? dit le comte. Au moins soupe-t-on au coufent.

—Au couvent?

—Oui, à San-Nicolo.

—Oh! certainement, qu'on y soupe; on est même plus sûr d'y trouver la table mise la nuit que le jour.

—Les farceurs! dit le comte dont un éclair gastronomique illumina le visage. Tiens, foilà bour la ponne noufelle que tu me donnes.

Et il lui remit deux piastres, qu'il tira d'une bourse admirablement garnie.

—Merci, Excellence, répondit le muletier qui, une fois payé, n'avait plus rien à dire.

—Eh pien! bartons-nous maintenant? reprit le comte.

—Quand vous voudrez, Excellence.

Le guide aida le comte à monter sur sa mule, et se mit en route en chantant une espèce de cantique qui ressemblait beaucoup plus à un miserere qu'à une tarentelle; mais le comte était trop préoccupé du dîner qu'il allait faire pour remarquer tout ce que ce prélude avait de mélancolique.

La route se fit assez silencieusement. Le guide avait fini par croire, en voyant la confiance du comte appuyée des deux énormes pistolets qu'il avait logés dans ses fontes, qu'il était au mieux avec les hôtes de Saint-Nicolas-le-Vieux, et que même peut-être il faisait partie de quelque bande de la Bohême qui était en relation d'intérêts avec celles de la Sicile. Quant à lui, il savait que personnellement il n'avait rien à craindre, les muletiers étant généralement sacrés pour les voleurs, et doublement, comme on le comprend bien, lorsqu'ils leur amènent une si bonne pratique que paraissait être le comte.

Cependant, à chaque village qu'il rencontrait sur la route, le muletier s'arrêtait sous un prétexte ou sous un autre. C'était une espèce de transaction qu'il faisait avec sa conscience, pour donner au comte le temps de faire ses réflexions et de retourner en arrière si bon lui semblait. Mais à chaque halte, le comte reprenait d'une voix que la faim rendait de plus en plus pressante:

—En afant; allons, en afant, der teufel! nous n'arriferons chamais.

Et il repartait suivi par les regards ébahis des paysans qui venaient d'apprendre du guide le but de cet étrange pèlerinage, et qui ne comprenaient pas que, sans y être conduit de force, on eût l'idée de faire le voyage de Saint-Nicolas-le-Vieux.

Ils traversèrent ainsi Gravina, Sainta-Lucia-di-Catarica, Mananunziata et
Nicolosi. Arrivés à ce dernier village, le guide fit un dernier effort.

—Excellence, dit-il, à votre place je souperais et je coucherais ici, puis demain, j'irais, en me promenant, comme cela, tout seul, à Saint-Nicolas-le-Vieux.

—Est-ce que tu ne m'as pas dit que che trouferais un pon souper et un pon lit au coufent?

—Pardieu si, répondit le guide, s'ils veulent vous bien recevoir.

—Mais quand che té tis que chai ein lettre pour la cheneral.

—Pour le capitaine?

—Non, pour la cheneral.

—Enfin, dit le guide, puisque vous le voulez absolument.

—Certainement, que je le feux.

—En ce cas, allons.

Et les deux voyageurs se remirent en route.

Comme l'avait dit le muletier, la nuit était venue; il ne faisait pas de lune, on ne voyait pas à quatre pas devant soi. Mais comme le muletier connaissait parfaitement le terrain, il n'y avait pas de risque de se perdre. Il prit un petit sentier à peine tracé, et qui s'écartait à droite dans les terres; puis, commençant à quitter la région cultivée, il entra dans celle des forêts. Au bout d'une heure de marche, on vit se dessiner une masse noire, aux fenêtres de laquelle on n'apercevait aucune lumière.

—Voilà Saint-Nicolas-le-Vieux, dit à voix basse le muletier.

—Oh! oh! dit le comte, foilà un coufent dans ein situation pien mélangolique.

—Si vous voulez, répartit vivement le guide, nous pouvons retourner à Nicolosi, et si vous ne voulez pas coucher à l'auberge, il y a un excellent homme qui ne vous refusera pas un lit, monsieur Gemellaro.

—Che ne le connais bas. Tailleurs, c'est à Saint-Nigolas que je feux aller, et non à Nicolosi.

Zerebello da tedesco, murmura le Sicilien.

Puis, fouettant ses deux mules, il se remit en marche. Cinq minutes après ils étaient à la porte du couvent.

Le couvent n'avait rien de plus rassurant pour être vu de plus près. C'était une vieille fabrique du XIIe siècle, où il était facile de lire les ravages de chaque irruption qui avait eu lieu depuis le temps de sa fondation. La date de tous les incendies et de tous les tremblements de terre était là sculptée sur la pierre. A certaines dentelures qui se détachaient en vigueur sur un ciel bleu foncé, tout brillant d'étoiles, il était facile de reconnaître qu'une partie des bâtiments tombait en ruines. Cependant les murailles qui entouraient l'édifice paraissaient assez bien entretenues, et l'on y avait pratiqué des meurtrières, ce qui donnait à Saint-Nicolas-le-Vieux plutôt l'apparence d'une forteresse que l'aspect d'un monastère.

Le comte regarda tout cela d'un air fort calme, et ordonna au muletier de frapper. Celui-ci, qui en avait pris son parti, souleva un vieux marteau de fer tout rongé par la rouille et le temps, et le laissa retomber de toute sa pesanteur. Le coup retentit dans les profondeurs du couvent, et une cloche au son aigre répondit. Presque en même temps, une petite fenêtre, pratiquée à dix pieds de hauteur, s'ouvrit. Il en sortit un long tube de fer, qui se dirigea vers la poitrine du comte; une tête barbue se montra à l'ouverture, et une voix qui n'avait rien de l'onction monacale demanda:

Qui va là?

—Ami, répondit le comte en écartant de la main le canon du fusil; ami.

En même temps il lui sembla sentir arriver par la fenêtre ouverte une odeur de rôti qui lui réjouit l'âme.

—Ami, hum! ami, dit l'homme de la fenêtre. Et qui nous prouvera que vous êtes un ami?

Et il ramena le canon de fusil dans la direction première.

—Mon très gère frère, répondit le comte en écartant de nouveau et avec le même sang-froid l'arme qui le menaçait, che combrends très pien que fous breniez vos brécauzions afant de recefoir les édranchers, et chand ferais autant à vodre blace, moi; mais chai ein lettre du gardinal Morosini pour le cheneral à fous.

—Pour notre capitaine? reprit l'homme au fusil.

—Eh! non, non, pour la cheneral.

—Enfin, ça ne fait rien. Vous êtes tout seul? continua l'interlocuteur.

—Dout zeul.

—Attendez, on va vous ouvrir.

—Hum! ça sent pon, la rôdi, dit l'Allemand en descendant de sa mule.

—Excellence, demanda le muletier, qui pendant ce temps avait déchargé le bagage du comte, vous n'avez plus besoin de moi?

—Tu ne feux donc pas resder? reprit le comte.

—Non, dit le muletier; avec votre permission, j'aime mieux aller coucher ailleurs.

—Et pien! fas, dit le comte.

—Faudra-t-il vous venir chercher? demanda le Sicilien.

—Non, la cheneral me fera recontuire.

—Très bien. Adieu, Excellence.

—Atieu.

En ce moment la clef commença à grincer dans la serrure, le guide sauta sur une de ses mules, prit la bride de l'autre, et s'éloigna au trot. Il était déjà à une cinquantaine de pas quand la porte s'ouvrit.

—Ça sent pon, dit l'Allemand en humant l'odeur qui venait de la cuisine; ça sent très pon.

—Vous trouvez? demanda l'étrange portier.

—Oui, dit le comte, oui, che troufe.

—C'est le souper du chef, qui est en route et que nous attendons d'un moment à l'autre.

—Alors, j'arrife pien, dit le comte en riant.

—Est-ce qu'il vous connaît, notre chef? demanda le portier.

—Non; mais chai ein lettre pour lui.

—Ah! c'est autre chose. Voyons?

—La foilà.

Le portier prit la lettre et lut:

«Al reverendissimo générale dei Benedettini; al covento di San-Nicolo di Catania

—Ah! je comprends, dit le portier.

—Ah! fous combrenez; c'est pien heureux, dit le comte en lui frappant sur l'épaule. En ce cas, mon ami, si fous combrenez, charchez-fous de ma pagache, et brenez garte surtout au borde-mandeau: c'est là où est mon pourse.

—Ah! c'est là où est votre bourse. C'est bon à savoir, dit le portier en prenant le porte-manteau avec un empressement tout particulier.

Puis, s'étant emparé du reste du bagage:

—Allons, allons, continua-t-il, je vois bien que vous êtes un ami; venez.

Le comte ne se le fit pas dire deux fois, et suivit son guide.

L'aspect intérieur du couvent n'était pas moins étrange que son aspect extérieur. Partout des ruines; beaucoup de futailles défoncées; nulle part de crucifix ni de saintes images. Le comte s'arrêta un instant, car il était de ces causeurs qui ont la mauvaise habitude de s'arrêter quand ils parlent, et il exprima son étonnement à son guide d'une pareille dévastation.

—Que voulez-vous? lui répondit son guide; nous sommes un peu isolés, comme vous avez pu le voir; et comme la montagne est pleine de mauvais sujets qui ne craignent ni Dieu ni diable, nous ne laissons pas traîner le peu que nous possédons. Tout ce que nous avons d'objets précieux est sous clef dans les caves. D'ailleurs, vous savez que nous avons un autre monastère dans la plaine, tout près de Catane?

—Non, che ne le safais bas. Ah! fous afez un audre monazdère! Diens, diens, diens!

—Maintenant, examinez vous-même votre bagage, pour que vous puissiez attester au chef qu'il n'en a rien été détourné.

—Oh! c'être pien fazile; ein malle, ein sag dé nuit et ein borde-mandeau.
Che fous la récommante, la borde-mandeau; c'est là qu'est mon pourse.

—Ainsi, trois objets seulement, n'est-ce pas? Ce n'est guère.

—C'être assez.

—Vous trouvez, vous?

—Oui, je troufe.

—Eh bien! attendez là, dit le portier en faisant entrer le comte dans une espèce de cellule, et je ne doute pas que d'ici à une demi-heure le chef ne soit de retour. Et il fit mine de s'en aller.

—Dides donc, dides donc! Est-ce qu'en l'attendant che ne bourrai bas descentre à la guisine? Je donnerais beut-être de pons conseils au guisinier, moi.

—Ma foi! dit le portier, je n'y vois pas d'inconvénient: attendez ici, je vais mettre votre bagage en sûreté, et je viens vous reprendre. A propos, combien y a-t-il dans votre bourse?

—Trois mille six cent vingt tucats.

—Trois mille six cent vingt ducats, bon, reprit le portier.

—Ça m'a l'air t'un pien honnête homme, murmura le comte en regardant s'éloigner le frère qui emportait toute sa robba; ça m'a l'air t'un pien honnête homme.

Dix minutes après, son guide était de retour.

—Si vous voulez descendre à la cuisine, dit le Sicilien, vous êtes libre.

—Oui, che le feux. Où est-delle la guisine?

—Venez.

Le comte suivit de nouveau son guide, qui le conduisit dans les cuisines du couvent. La broche était garnie, tous les fourneaux étaient allumés, et des casseroles bouillaient partout.

—Pon, dit l'Allemand s'arrêtant sur la dernière marche, et embrassant d'un coup d'oeil ce spectacle succulent; pon, il baraît que che ne suis bas tompé chour de cheûne. Ponchour, guisinier, ponchour.

Le cuisinier était prévenu; il reçut en conséquence le comte avec toute la déférence qu'il devait à un gourmet. Le comte en profita pour aller lever le couvercle de toutes les casseroles et goûter à toutes les sauces. Tout à coup il s'élança sur le cuisinier qui allait verser du sel dans une omelette, et lui arracha des mains le vase où étaient les oeufs.

—Eh pien! eh pien! Qu'est-ce que tu fais donc? s'écria le comte.

—Comment, qu'est-ce que je fais? demanda le cuisinier.

—Foui, qu'est-ce que tu fais? je te le temante.

—Je mets du sel dans l'omelette.

—Mais, malheureux, on ne met bas de sel dans l'omelede. On met du sugre et des confidures, de ponnes confidures de croseilles.

—Allons donc, reprit le cuisinier en essayant de lui arracher le vase des mains.

—Non bas! non bas! dit le comte, c'est moi qui la ferai l'omelede; tonne-moi tes confidures.

—Ah! dit le cuisinier en s'échauffant, nous allons voir un peu qui est-ce qui est le maître ici.

—C'est moi! dit une voix forte; qu'y a-t-il?

Le comte et le cuisinier se retournèrent: un homme de quarante à quarante-cinq ans, vêtu d'une robe de moine, se tenait debout sur l'escalier; il était de haute taille et avait cette physionomie dure et impérieuse de ceux qui sont habitués à commander.

—Le capitaine! s'écria le cuisinier.

—Ah! dit le comte, c'est le cheneral, pon. Cheneral, continua-t-il en s'avançant vers le moine, che vous temante bardon, mais fous avez un guisinier qui ne sait bas faire les omeledes.

—Vous êtes le comte de Weder, monsieur? dit le moine en très bon français.

—Oui, ma cheneral, répondit le comte sans lâcher les oeufs ni la fourchette avec laquelle il s'apprêtait à les battre; che suis le gonde de Weter en bersonne.

—Alors c'est vous qui m'avez apporté la lettre de recommandation que m'a remise le frère portier?

—Moi-même.

—Soyez le bienvenu, monsieur le comte.

Le comte s'inclina.

—Seulement, continua le moine, je regrette que la situation écartée de notre couvent, son éloignement de tout lieu habité, ne nous permettent pas de vous mieux recevoir; mais nous sommes de pauvres solitaires des montagnes, et vous nous pardonnerez, je l'espère, si notre table n'est pas mieux garnie.

—Comment, comment, bas mieux carnie! Mais la souber, elle me semble excellente au gondraire, et quand chaurai fait l'omelede aux confidures…

—Mais, capitaine, dit le cuisinier.

—Donnez des confitures à monsieur, et qu'il fasse son omelette comme il l'entendra, dit le moine.

Le cuisinier obéit sans souffler mot.

—Maintenant, dit le moine, ne vous gênez pas, monsieur le comte, faites comme chez vous, et lorsque votre omelette sera finie, remontez, nous vous attendons.

—C'est l'affaire de zinq minutes, et che remonde; faites douchours serfir.

—Vous entendez, dit le moine au cuisiner, faites servir. Et il remonta l'escalier. Un instant après, deux frères descendirent et se mirent aux ordres du cuisinier. Pendant ce temps, le comte triomphant confectionnait son omelette; lorsqu'elle fut finie, il remonta à son tour.

Le supérieur l'attendait avec toute la communauté, qui se composait d'une vingtaine de frères, dans un réfectoire bien éclairé, et où l'on avait dressé une table parfaitement servie. Le comte fut frappé du luxe d'argenterie que cette table étalait, ainsi que de la finesse des nappes et des serviettes. Le couvent avait tiré de son trésor et de sa lingerie ce qu'il avait de mieux pour faire honneur à son hôte. Quant à l'appartement, il contrastait singulièrement, par son aspect délabré, avec le luxe du couvert qui y était dressé. C'était une grande salle qui avait dû être autrefois une chapelle, et dans l'autel de laquelle on avait pratiqué une cheminée; les parois n'avaient pour tout ornement que les toiles d'araignées qui les couvraient, et quelques chauves-souris attirées par la lumière voletaient au plafond, entrant et sortant, selon leur caprice, par les fenêtres brisées.

En outre, un arsenal de carabines était pittoresquement disposé contre la muraille.

Le comte embrassa cet aspect d'un coup d'oeil, et admira l'abnégation religieuse des bons pères, qui, possédant des trésors tels que ceux qui étaient étalés à ses yeux, vivaient cependant exposés aux intempéries du ciel, comme les anciens solitaires du mont Carmel et de la Thébaïde. Le supérieur remarqua son étonnement.

—Monsieur le comte, dit-il en souriant, je vous demande encore une fois pardon du mauvais dîner et du mauvais gîte que vous trouverez ici. Peut-être vous avait-on peint l'intérieur de notre couvent comme un lieu de délices. Voilà comme la société nous juge, monsieur le comte. Aussi une fois rentré dans le monde, j'espère que vous nous rendrez justice.

—Ma voi! cheneral, répondit le comte, je ne sais bas drop ce qui mangue à la tiner, et j'ai fu en pas une patterie de guisine assez bien orcanisée; et, à moins que ce ne zoit le fin?

—Oh! répondit le supérieur; soyez tranquille sous ce rapport; le vin est bon.

—Eh pien! si le fin est pon, c'est tout ce qu'il faut.

—Seulement, ajouta le supérieur, je crains que nos façons ne vous paraissent peu monacales. Par exemple, nous avons l'habitude de ne jamais souper sans avoir à côté de nous chacun une paire de pistolets; c'est une précaution contre les accidents qui peuvent arriver à chaque minute dans un lieu aussi isolé que celui-ci. Vous voudrez donc bien nous excuser si, malgré votre présence, nous ne nous écartons pas de nos habitudes.

Et à ces mots le supérieur releva sa robe, tira de sa ceinture une paire de superbes pistolets qu'il déposa près de son assiette.

—Faides, faides, cheneral, faides, répondit l'Allemand; les bisdolets, c'est l'ami de l'homme; chen ai aussi, moi, des bisdolets. Oh mais! c'est édonnant comme les vodres leur ressemblent, c'est édonnant.

—Cela se peut, répondit le supérieur en réprimant un sourire; ce sont de très bonnes armes, que j'ai fait venir d'Allemagne, des Kukenreiter.

—Des Kukenreiter? C'est jusdement ça. Faides donc brendre les miens, qui sont avec ma pagache, cheneral, pour les gombarer un beu.

—Après le dîner, comte, après le dîner. Mettez-vous en face de moi, là, très bien. Savez-vous votre Bénédicité?.

—Je l'ai su autrevois; mais che l'ai un beu ouplié.

—Tant pis, tant pis, dit le général, car je comptais sur vous pour le dire; mais si vous l'avez oublié, on s'en passera.

—On zen bassera, répondit le comte, qui était de bonne composition; on zen bassera.

Et le comte, effectivement, avala son potage sans Bénédicité, ce que firent aussi les autres moines. Lorsqu'il eut fini, le capitaine lui passa une bouteille.

—Goûtez-moi ce vin-là, lui dit-il.

Le comte, se doutant qu'il avait affaire à un vin de choix emplit un petit verre qui était devant lui, le prit par le pied, examina un instant, à la lueur de la lampe la plus rapprochée, le liquide jaune comme de l'ambre, puis il le porta à sa bouche, et le dégusta avec la voluptueuse lenteur d'un gourmet.

—C'est édonnant, dit le comte, moi qui groyais gonnaître tous les fins, che ne gonnais pas celui-là; à moins que ce ne soit du matère d'un noufeau gru.

—C'est du marsala, monsieur le comte, un vin qui n'est pas connu et qui mérite cependant de l'être. Oh! notre pauvre Sicile, elle renferme comme cela une foule de trésors oubliés.

—Comment tides-fous qu'il s'abbelle? demanda le comte en se versant un second verre.

—Marsala.

—Marzala…! Eh pien! c'est un pon fin; ch'en achèterai. Se fend-il cher?

—Deux sous la bouteille.

—Fous tides? reprit le comte, qui croyait avoir mal entendu.

—Deux sous la bouteille.

—Teux sous la pouteille! Mais fous habidez le baradis derrestre, cheneral; che ne m'en fas blus d'izi, moi, je me fais pénédictin.

—Merci de la préférence, comte; quand vous voudrez, nous vous recevrons.

—Teux sous la pouteille! reprit le comte en se versant un troisième verre.

—Seulement, je dois vous prévenir qu'il a un défaut, dit le supérieur.

—Il n'a bas de téfauts, répondit le comte.

—Je vous demande pardon; il est très capiteux.

—Gabiteux, gabiteux, dit le comte avec mépris; j'en poirais une binte qu'il n'y baraîtrait bas blus que si j'afais afalé un ferre de zirop de crozeille.

—Alors, ne vous gênez pas, dit le supérieur, faites comme chez vous; seulement, je vous préviens que nous en avons d'autres.

En vertu de la permission qui lui était accordée, le comte se mit à boire et à manger en véritable Allemand. Mais, il faut l'avouer, il soutint admirablement la réputation dont jouissent ses compatriotes. Les moines, excités par leur supérieur, ne voulurent pas, de leur côté, laisser un étranger en arrière, de sorte que bientôt on rompit le silence religieux qui avait régné au commencement du repas, chacun commença à parler à voix basse à son voisin, puis plus haut à tout le monde. Au second service, chacun criait de son côté et commençait à raconter les aventures les plus étranges qu'il fût possible d'entendre. Le comte, si peu qu'il comprît le sicilien, crut s'apercevoir qu'il était question surtout de coups hardis exécutés par des brigands, de couvents pillés, de gendarmes pendus, de religieuses violées. Mais il n'y avait rien là d'étonnant; la situation isolée des dignes bénédictins, leur éloignement de la ville, devaient les avoir rendus plus d'une fois témoins de pareilles scènes. Le marsala allait toujours, sans préjudice du syracuse sec, du muscat de Calabre et du malvoisie de Lipari. Si forte que fût la tête du comte, ses yeux commencèrent à se couvrir d'un brouillard et sa langue à s'épaissir. Alors les monologues succédèrent peu à peu aux conversations, et les chansons aux monologues. Le comte, qui voulait rester à la hauteur de ses hôtes, chercha dans son répertoire anacréontique, et, n'y trouvant rien pour le moment que la chanson des brigands de Schiller, il se mit à entonner à tue-tête le fameux Stehlen, morden, huren, balgen, auquel il lui sembla que les convives répondaient par des applaudissements universels. Bientôt tout parut tourner autour de lui; il lui sembla que les moines jetaient bas leurs habits religieux et se transformaient peu à peu en bandits. Ces figures ascétiques changeaient de caractère et s'illuminaient d'une joie féroce; le dîner dégénérait en orgie. Cependant on buvait toujours, et chaque fois qu'on buvait, c'étaient des vins nouveaux, des vins plus capiteux, des vins pris dans la cave du prince de Paterno, ou dans la cantine des dominicains d'Aci-Reale. On frappait sur la table avec des bouteilles vides pour en demander d'autres, et en frappant on renversait les lampes; le feu alors se communiquait à la nappe, et de la nappe à la table, et au lieu de l'éteindre on y jetait les chaises, les bancs, les stalles. En un instant la table ne fut plus qu'un immense bûcher, autour duquel les moines devenus bandits se mirent à danser comme des démons. Enfin, au milieu de tout ce sabbat infernal, la voix du capitaine retentit, demandant: Le monache! le monache! Un hourra général accueillit cette demande. Un instant après, une porte s'ouvrit, et quatre religieuses parurent, traînées par cinq ou six bandits; des hurlements de joie et de luxure les accueillirent. Le comte voyait tout cela comme dans un rêve, et comme dans un rêve il lui semblait qu'une force supérieure clouait son corps à sa place, tandis que son esprit était emporté ailleurs. En un instant les vêtements des pauvres filles furent en lambeaux; les bandits se ruèrent sur elles; le capitaine voulut faire entendre sa voix, mais sa voix fut couverte par les clameurs générales. Il sembla alors au comte que le capitaine prenait ses fameux Kukenreiter, qui ressemblaient si fort aux siens. Il crut entendre retentir deux coups de feu; il ferma les yeux, tout ébloui de la flamme. En les rouvrant, il vit du sang, deux brigands qui se tordaient en hurlant dans un coin, la plus belle des religieuses dans les bras du capitaine, puis il ne vit plus rien; ses yeux se fermèrent une seconde fois sans qu'il eût la puissance de les rouvrir, ses jambes manquèrent sous lui, enfin il tomba comme une masse; il était ivre-mort.

Lorsque le comte s'éveilla, il était grand jour; il se frotta les yeux, se secoua et regarda autour de lui; il était couché sous un arbre à la lisière du bois, avait à sa droite Nicolosi, à sa gauche Pedara, devant lui Catane, et derrière Catane la mer. Il paraissait avoir passé la nuit à la belle étoile, couché sur un doux lit de sable, la tête appuyée sur son porte-manteau, et sans autre dais de lit que l'immense azur du ciel. D'abord, il ne se rappela rien, et demeura quelque temps comme un homme qui sort de léthargie; enfin sa pensée, par une opération lente et confuse d'abord, se reporta en arrière, et bientôt il se rappela son départ de Catane, les hésitations de son muletier, son arrivée au couvent, son altercation avec le cuisinier, l'accueil que lui avait fait le général, le dîner, le vin de Marsala, les chansons, l'orgie, le feu, les religieuses et les coups de pistolets. Il regarda de nouveau autour de lui, et vit sa malle, son sac de nuit et son portemanteau. Il ouvrit ce dernier, y retrouva son portefeuille, sa pipe d'écume de mer, son sac à tabac et sa bourse, sa bourse qui, à son grand étonnement, lui parut aussi ronde que si rien ne lui était arrivé; il l'ouvrit avec anxiété; elle était toujours pleine d'or, et de plus il y avait un billet; le comte l'ouvrit vivement et lut ce qui suit:

«Monsieur le Comte,

Nous vous faisons mille excuses de nous séparer de vous d'une façon aussi brusque; mais une expédition de la plus haute importance nous attire du côté de Cefalu. J'espère que vous n'oublierez pas l'hospitalité que vous ont donnée les bénédictins de Saint-Nicolas-le-Vieux, et que, si vous retournez à Rome, vous demanderez à monsignor Morosini de ne point oublier de pauvres pécheurs dans ses prières.

Vous retrouverez tout votre bagage, à l'exception des Kukenreiter, que je vous demande la permission de garder comme un souvenir de vous.

DOM GAËTANO, Prieur de Saint-Nicolas-le-Vieux.

16 octobre 1806.»

Le comte de Weder compta son or, il n'y manquait pas une obole.

Lorsqu'il arriva à Nicolosi, il trouva tout le village en révolution: la veille, le couvent de Sainte-Claire avait été forcé, l'argenterie du monastère pillée, et les quatre plus jeunes et plus belles religieuses enlevées, sans qu'on pût savoir ce qu'elles étaient devenues.

Le comte retrouva son muletier, remonta sur sa mule, revint à Catane, et, ayant appris qu'un bâtiment était prêt à mettre à la voile pour Naples, il s'y embarqua et quitta la Sicile la même nuit.

Deux ans après, il lut dans l'Allgemeine Zeitung que le fameux chef de bandits Gaëtano, qui s'était emparé du couvent de Saint-Nicolas-le-Vieux, sur l'Etna, pour en faire un repaire de brigands, après un combat terrible soutenu contre un régiment anglais, avait été pris et pendu à la grande joie des habitants de Catane, qu'il avait fini par venir rançonner jusque dans la ville.

L'ETNA

Le lendemain de notre arrivée à Catane, nous devions, on se le rappelle, tenter une ascension sur l'Etna. Je dis tenter, car c'est surtout à l'occasion des projets que les voyageurs font à l'endroit de cette montagne qu'on peut appliquer le proverbe: l'homme propose et Dieu dispose. Rien de plus commun que les curieux partis de Catane pour gravir le Ghibello, comme on appelle l'Etna en Sicile; rien de plus rare que les privilégiés arrivés jusqu'à son cratère. C'est que, pendant neuf ou dix mois de l'année, la montagne est véritablement inaccessible: jusqu'au 15 juin, il est trop tôt; passé le 1er octobre, il est trop tard.

Nous étions sous ce rapport dans les conditions voulues, car nous étions arrivés à Catane le 4 septembre; de plus, toute la journée avait été magnifique; aucune vapeur, aucun brouillard, ne voilaient l'Etna. De toutes les rues qui y conduisaient, nous l'avions vu, la veille, calme et majestueux. La légère fumée qui s'échappait du cratère suivait la direction du vent, flottant comme une banderole; enfin, le soleil, que nous avions vu se coucher du haut de la coupole des Bénédictins, avait glissé dans un ciel sans nuage et disparu derrière le village d'Aderno, promettant pour le lendemain une journée non moins belle que celle qui venait de s'écouler.

Aussi, à cinq heures du matin, notre guide nous éveilla-t-il en nous annonçant un temps fait exprès pour nous. Nous courûmes aussitôt à nos fenêtres qui donnaient sur l'Etna, et nous vîmes le géant baignant sa tête colossale dans les blondes vapeurs du matin. On distinguait parfaitement les trois régions qu'il faut franchir pour arriver au sommet, la région cultivée, la région des bois, la région déserte. Contre l'ordinaire, son cône était entièrement dépouillé de neige.

Ce n'est que vers les quatre heures ordinairement que l'on part; mais nous voulions nous arrêter quelques heures à Nicolosi, et visiter le Monte-Rosso, un de ces cent volcans secondaires dont se hérisse la croupe de l'Etna. D'ailleurs il y avait, m'avait-on dit, à Nicolosi, un certain monsieur Gemellaro, savant modeste et aimable, qui demeurait là depuis cinquante ans, et qui se ferait un plaisir de répondre à toutes mes questions. J'avais demandé une lettre pour lui; on m'avait répondu que c'était chose inutile, son obligeante hospitalité s'étendant à tout voyageur qui entreprenait l'ascension, toujours pénible et souvent dangereuse, que nous allions tenter.

A cinq heures donc, après nous être munis d'une bouteille du meilleur rhum que nous pûmes trouver, nous enfourchâmes nos mules, et nous partîmes pour Nicolosi, où nous devions compléter nos provisions. Nous étions chacun dans notre costume ordinaire, auquel, malgré les recommandations de notre hôte, nous n'avions rien ajouté, ne pouvant croire qu'après avoir joui dans la plaine d'une température à cuire un oeuf, nous trouverions dix degrés de froid sur la montagne.

Je ne sais rien de plus beau, de plus original, de plus accidenté, de plus fertile et de plus sauvage à la fois que le chemin qui conduit de Catane à Nicolosi, et qui traverse tour à tour des mers de sable, des oasis d'orangers, des fleuves de lave, des tapis de moissons, et des murailles de basalte. Trois ou quatre villages sont sur la route, pauvres, chétifs, souffreteux, peuplés de mendiants, comme tous les villages siciliens; avec tout cela, ils ont des noms sonores et poétiques, qui résonnent comme des noms heureux: ils s'appellent Gravina, Santa-Lucia, Massanunziata; ils sont élevés sur la lave, bâtis avec de la lave recouverte de lave; ils sortent tout entiers des entrailles de la montagne, comme de pauvres fleurs flétries avant de naître, et qu'un vent d'orage doit emporter.

Entre Massanunziata et le mont Miani, à droite de la route, est la fosse de la Colombe. D'où vient ce doux nom à une excavation noire, ténébreuse, profonde de deux cents pieds, large de cent cinquante? Notre guide ne put nous le dire.

Nous arrivâmes à Nicolosi, espèce de petit bourg bâti sur les confins du monde habitable. Deux ou trois milles avant Nicolosi, on commence à entrer dans une région désolée, et cependant un demi-mille au-dessus de Nicolosi, on voit encore de belles plantations et un coteau couvert de vignes. Quelque feu intérieur remplace-t-il partiellement la chaleur du soleil, qui déjà à cette hauteur commence à se tempérer? C'est encore là un de ces mystères dont le guide ignare et le voyageur savant ne peuvent dire le mot.

Nous descendîmes dans un de ces bouges que la Sicile seule a l'audace de baptiser du nom d'auberge, et comme il était encore de bonne heure, nous envoyâmes, pendant qu'on préparait notre déjeuner, nos cartes à monsieur Gemellaro, en lui demandant la permission de lui faire notre visite. Monsieur Gemellaro nous fit répondre qu'il allait se mettre à table, et que, si nous voulions partager sa collation, nous serions les bienvenus. Quel que fût, à l'aspect du déjeuner qui nous attendait, notre désir d'accepter une offre si gracieuse, nous eûmes la discrétion de la refuser, et nous poussâmes la sobriété jusqu'à nous contenter du repas de l'auberge. C'était une action méritoire et digne d'être mise en parallèle avec les jeûnes les plus rudes des pères du désert.

Ce maigre déjeuner terminé, nous ordonnâmes à notre guide de se mettre en quête d'une paire de poulets ou d'une demi-douzaine de pigeons quelconques, de leur tordre le cou, de les plumer et de les rôtir. C'était nos provisions de bouche pour le déjeuner du lendemain; cette précaution prise, nous nous acheminâmes vers la maison de monsieur Gemellaro, la plus imposante de tout le village. Le domestique était prévenu et nous introduisit dans le cabinet de travail, où son maître nous attendait. En apercevant monsieur Gemellaro, je jetai un cri de surprise mêlé de joie: c'était le même qui, à Aci-Reale, m'avait si obligeamment indiqué le chemin de la grotte de Polyphème.

—Ah! c'est vous, nous dit-il en nous apercevant; je me doutais que j'allais revoir d'anciennes connaissances. Tout voyageur qui met le pied en Sicile m'appartient de droit; il faut qu'il passe par ici, et je le happe au passage. Avez-vous trouvé votre grotte?

—Parfaitement, monsieur, grâce à votre obligeance, que nous venons de nouveau mettre à l'épreuve.

—A vos ordres, messieurs, répondit monsieur Gemellaro en nous faisant signe de nous asseoir; et j'oserai dire que, si vous voulez des renseignements sur le pays, vous ne pouvez pas vous adresser mieux qu'à moi.

En effet, monsieur Gemellaro habitait depuis soixante ans le village de Nicolosi, où il était né, et l'occupation de toute sa vie avait été d'observer le volcan qu'il avait sans cesse devant les yeux. Depuis soixante ans, la montagne n'avait pas fait un mouvement que monsieur Gemellaro ne se fût mis aussitôt à l'étudier; le cratère n'avait pas changé pendant vingt-quatre heures de forme, que monsieur Gemellaro ne l'eût dessiné sous son nouvel aspect; enfin, la fumée ne s'était pas épaissie ou volatilisée une seule fois, que monsieur Gemellaro n'eût tiré de son assombrissement ou de sa ténuité des augures que le résultat n'avait jamais manqué de confirmer. Bref, monsieur Gemellaro est l'Empédocle moderne; seulement, plus sage que l'ancien, j'espère qu'on l'enterrera avec ses deux pantoufles. Aussi monsieur Gemellaro connaît-il son Etna sur le bout des doigts. Depuis trois mille ans, la montagne n'a pas jeté une gorgée de lave que monsieur Gemellaro n'en ait un échantillon; il n'est pas jusqu'à l'île Julia dont monsieur Gemellaro ne possède un fragment.

Nos lecteurs ont sans nul doute entendu parler de l'île Julia, île éphémère qui n'eut que trois mois d'existence, il est vrai, mais qui fit autant et plus de bruit pendant son passage en ce monde que certaines îles qui existent depuis le déluge.

Un beau matin du mois de juillet 1831, l'île Julia sortit du fond de la mer et apparut à sa surface. Elle avait deux lieues de tour, des montagnes, des vallées comme une île véritable; elle avait jusqu'à une fontaine; il est vrai que c'était une fontaine d'eau bouillante.

Elle était à peine sortie des flots, qu'un vaisseau anglais passa; en quelque endroit de la mer qu'apparaisse un phénomène quelconque, il passe toujours un vaisseau anglais en ce moment-là. Le capitaine, étonné de voir une île à un endroit où sa carte marine n'indiquait pas même un rocher, mit son vaisseau en panne, descendit dans une chaloupe, et aborda sur l'île. Il reconnut qu'elle était située sous le 38e degré de latitude, qu'elle avait des montagnes, des vallées, et une fontaine d'eau bouillante. Il se fit apporter des oeufs et du thé, et déjeuna près de la fontaine; puis, lorsqu'il eut déjeuné, il saisit un drapeau aux armes d'Angleterre, le planta sur la montagne la plus élevée de l'île, et prononça ces paroles sacramentelles: «Je prends possession de cette terre au nom de Sa Majesté britannique.» Puis il regagna son vaisseau, remit à la voile, et reprit le chemin de l'Angleterre où il arriva heureusement, annonçant qu'il avait découvert dans la Méditerranée une île inconnue, qu'il avait nommée Julia, en honneur du mois de juillet, date de sa découverte, et dont il avait pris possession au nom de l'Angleterre.

Derrière le bâtiment anglais était passé un bâtiment napolitain, lequel n'avait pas été moins étonné que le bâtiment anglais. A la vue de cette île inconnue, le capitaine, qui était un homme prudent, commença par carguer ses voiles, afin de s'en tenir à une distance respectueuse. Puis il prit sa lunette, et à l'aide de sa lunette, il reconnut qu'elle était inhabitée, qu'elle avait des vallées et une montagne, et qu'au sommet de cette montagne flottait le pavillon anglais. Il demanda aussitôt quatre hommes de bonne volonté pour aller à la découverte. Deux Siciliens se présentèrent, descendirent dans la chaloupe et partirent. Un quart d'heure après, ils revinrent, rapportant le drapeau anglais. Le capitaine napolitain déclara alors qu'il en prenait possession au nom du roi des Deux-Siciles, et la nomma île Saint-Ferdinand, en l'honneur de son gracieux souverain. Puis il revint à Naples, demanda une audience au roi, lui annonça qu'il avait découvert une île de dix lieues de tour, toute couverte d'orangers, de citronniers et de grenadiers, et dans laquelle se trouvaient une montagne haute comme le Vésuve, une vallée comme celle de Josaphat, et une source d'eau minérale où l'on pouvait faire un établissement de bains plus considérable que celui d'Ischia. Il ajouta comme en passant, et sans s'appesantir sur les détails, qu'un vaisseau anglais ayant voulu lui disputer la possession de cette île, il avait coulé bas le susdit vaisseau, en preuve de quoi il rapportait son pavillon. Le ministre de la marine, qui était présent à l'audience, trouva le procédé un peu leste; mais le roi de Naples donna raison entière au capitaine, le fit amiral, et le décora du grand cordon de Saint-Janvier.

Le lendemain, on annonçait dans les trois journaux de Naples que l'amiral Bonnacorri, duc de Saint-Ferdinand, venait de découvrir, dans la Méditerranée, une île de quinze lieues de tour, habitée par une peuplade qui ne parlait aucune langue connue, et dont le roi lui avait offert la main de sa fille. Chacun de ces journaux contenait en outre un sonnet à la gloire de l'aventureux navigateur. Le premier le comparait à Vasco de Gama, le second à Christophe Colomb, et le troisième à Améric Vespuce.

Le même jour, le ministre d'Angleterre alla demander des explications au ministre de la marine de Naples touchant les bruits injurieux pour l'honneur de la nation britannique qui commençaient à se répandre au sujet d'un vaisseau anglais que l'amiral Bonnacorri prétendait avoir coulé bas. Le ministre de la marine répondit qu'il avait entendu vaguement parler de quelque chose de pareil, mais qu'il ignorait lequel, du vaisseau napolitain ou du vaisseau anglais, avait été coulé bas. Loin de se contenter de cette explication, le ministre prétendit qu'il y avait insulte pour sa nation dans la seule supposition qu'un vaisseau anglais pût être coulé bas par un autre vaisseau quelconque, et demanda ses passeports. Le ministre de la marine en référa au roi de Naples, qui lui ordonna de signer à l'ambassadeur tous les passeports qu'il lui demanderait, et fit de son côté écrire à son ministre de Londres de quitter à l'instant même la capitale de la Grande-Bretagne.

Cependant le gouvernement britannique poursuivait la prise de possession de l'île Julia avec son activité ordinaire. C'était le relais qu'il cherchait depuis si longtemps sur la route de Gibraltar à Malte. Un vieux lieutenant de frégate, qui avait eu la jambe emportée à Aboukir, et qui depuis ce temps sollicitait une récompense quelconque auprès des lords de l'amirauté, fut nommé gouverneur de l'île Julia, et reçut l'ordre de s'embarquer immédiatement pour se rendre dans son gouvernement. Le digne marin vendit une petite terre qu'il tenait de ses ancêtres, acheta tous les objets de première nécessité pour une colonisation, monta sur la frégate le Dard, avec sa femme et ses deux filles, doubla la pointe de la Bretagne, traversa le golfe de Gascogne, franchit le détroit de Gibraltar, entra dans la Méditerranée, longea les côtes d'Afrique, relâcha à Pantellerie, arriva sous le 38e degré de latitude, regarda autour de lui, et ne vit pas plus d'île Julia que sur sa main. L'île Julia était disparue de la veille, et je n'ai pas entendu dire que jamais, au grand jamais, personne en ait entendu parler depuis.

Les deux puissances belligérantes, qui avaient fait des armements considérables, continuèrent à se montrer les dents pendant dix-huit mois; puis leur grimace dégénéra en un sourire rechigné; enfin, un beau matin, elles s'embrassèrent, et tout fut dit.

Cette querelle d'un instant, qui en définitive raffermit l'amitié de deux nations faites pour s'estimer, n'eut d'autre résultat que la création d'un nouvel impôt dans les royaumes des Deux-Siciles et de la Grande-Bretagne.

Laissons l'île Julia, ou l'île Saint-Ferdinand, comme on voudra l'appeler, et revenons à l'Etna, qu'on pourrait bien supposer l'auteur de cette mauvaise plaisanterie qui faillit troubler la tranquillité européenne.

Le mot Etna est, à ce que prétendent les savants, un mot phénicien qui veut dire mont de la fournaise. Le phénicien était, on le voit, une langue dans le genre de celle que parlait Covielle au bourgeois gentilhomme, et qui exprimait tant de choses en si peu de mots. Plusieurs poètes de l'antiquité prétendent que ce fut le lieu où se réfugièrent Deucalion et Pyrrha pendant le déluge universel. A ce titre, monsieur Gemellaro, qui est né à Nicolosi, peut certes réclamer l'honneur de descendre en droite ligne d'une des premières pierres qu'ils jetèrent derrière eux. Cela laisserait bien loin, comme on voit, les Montmorency, les Rohan et les Noailles.

Homère parle de l'Etna, mais sans le désigner comme un volcan. Pindare l'appelle une des colonnes du ciel. Thucydide mentionne trois grandes explosions, depuis l'époque de l'arrivée des colonies helléniques jusqu'à celle où il vivait. Enfin, il y eut deux éruptions à l'époque des Denis; puis elles se succédèrent si rapidement, qu'on ne compta désormais que les plus violentes.

[Note: Les principales éruptions de l'Etna eurent lieu l'an 662 de Rome, et pendant l'ère chrétienne, dans les années 225, 420, 812, 1169, 1285, 1329, 1333, 1408, 1444, 1446, 1447, 1536, 1603, 1607, 1610, 1614, 1619, 1634, 1669, 1682, 1688, 1689, 1702, 1766 et 1781.]

Depuis l'éruption de 1781, l'Etna a bien eu quelque petite velléité de bouleverser encore la Sicile; mais, comme ces caprices n'ont pas de suites sérieuses, il est permis de penser que ce qu'il en a fait, c'est uniquement par respect pour lui-même, et pour conserver sa position de volcan.

De toute ces éruptions, une des plus terribles fut celle de 1669. Comme l'éruption de 1669 partit du Monte-Rosso, et que le Monte-Rosso n'est qu'à un demi-mille à gauche de Nicolosi, nous nous mîmes en route, Jadin et moi, pour visiter le cratère, après avoir promis à monsieur Gemellaro de venir dîner chez lui.

Il faut avant tout savoir que l'Etna se regarde comme trop au-dessus des volcans ordinaires pour procéder à leur façon; le Vésuve, Stromboli, l'Hécla même, versent la lave du haut de leur cratère, comme le vin déborde d'un verre trop plein; l'Etna ne se donne pas tant de peine. Son cratère n'est qu'une espèce de cratère d'apparat, qui se contente de jouer au bilboquet avec des rocs incandescents gros comme des maisons ordinaires, et qu'on suit dans leur ascension aérienne, comme on pourrait suivre une bombe qui sortirait d'un mortier; mais, pendant ce temps, le fort de l'éruption se passe réellement ailleurs. En effet, quand l'Etna est en travail, il lui pousse alors tout bonnement sur le dos, à un endroit ou à un autre, une espèce de furoncle de la grosseur de Montmartre; puis le furoncle crève, et il en sort un fleuve de lave qui suit sa pente, descend, brûle ou renverse tout ce qui se rencontre devant lui, et finit par aller s'éteindre dans la mer. Cette façon de procéder est cause que l'Etna est couvert d'une quantité de petits cratères qui ont formé d'immenses meules de foin; chacun de ces volcans secondaires a sa date et son nom particulier, et tous ont fait, dans leur temps, plus ou moins de bruit et plus ou moins de ravage.

Le Monte-Rosso est, comme nous l'avons dit, au premier rang de cette aristocratie secondaire; ce serait, dans tout autre voisinage que celui des Andes, des Cordillières ou des Alpes, une fort jolie petite montagne de neuf cents pieds d'élévation, c'est-à-dire trois fois haute comme les tours de Notre-Dame. Le volcan doit son nom à la couleur des scories terreuses dont il est formé; on y monte par une pente assez facile, et, au bout d'une demi-heure d'ascension à peu près, on se trouve au bord de son cratère.

C'est une espèce de puits séparé dans le fond comme une salière, et qui s'offre maintenant aux regards avec un air de bonhomie et de tranquillité parfaite. Quoiqu'il n'y ait pas de chemin pratiqué, on y descendrait, à la rigueur, avec des cordes; sa profondeur peut être de deux cents pieds, et sa circonférence de cinq ou six cents.

C'est de cette bouche, aujourd'hui muette et froide, que sortit, en 1669, une telle pluie de pierres et de cendres, que littéralement, pendant trois mois, le soleil en fut obscurci, et que le vent la porta jusqu'à Malte. La violence de l'éjaculation était telle, qu'un rocher de cinquante pieds de longueur fut lancé à mille pas du cratère d'où il était sorti, et s'enfonça en retombant à vingt-cinq pieds de profondeur. Enfin, la lave parut à son tour, monta en bouillonnant jusqu'à l'orifice, déborda sur la pente méridionale, et, laissant Nicolosi à sa droite et Boriello à sa gauche, commença de s'écouler, non pas comme un torrent, mais comme un fleuve de feu, couvrit de ses vagues ardentes les villages de Campo-Rotondo, de San-Pietro, de Gigganeo, et alla se jeter dans le port de Catane, en y poussant devant elle une partie de la ville. Là commença une lutte horrible entre l'eau et le feu; la mer repoussée d'abord céda la place, et recula d'un quart de lieue, découvrant à l'oeil humain ses profondeurs. Des vaisseaux furent brûlés dans le port, de gros poissons morts vinrent flotter à la surface de l'eau; puis, comme furieuse de sa défaite, la mer à son tour revint attaquer la lave. La lutte dura quinze jours; enfin, la lave vaincue s'arrêta, et de l'état fusible commença de passer à l'état compact. Pendant quinze autres jours, la mer bouillonna encore, occupée à refroidir ce nouveau rivage qu'elle était forcée d'accepter, puis, peu à peu, le bouillonnement s'effaça. Mais la campagne tout entière était dévastée, trois villages étaient anéantis. Catane était aux trois quarts détruite, et le port à moitié comblé.

Du haut du Monte-Rosso ou plutôt des Monte-Rossi (car la montagne se partage en deux sommets comme le Vésuve), on voit cette traînée de lave, longue de cinq lieues, large parfois de trois, et que près de deux siècles n'ont recouverte encore que de deux pouces de terre. Du point où j'étais, à ma droite et à ma gauche, devant et derrière moi, dans l'horizon que mon oeil pouvait embrasser, je comptai en outre vingt-six montagnes, toutes produites par des éruptions volcaniques, et pareilles de forme et de hauteur à celle sur laquelle j'étais monté.

En promenant ainsi mes regards autour de moi, j'avais aperçu, au pied d'un autre volcan éteint, les ruines de ce fameux couvent de Saint-Nicolas-le-Vieux, où le comte de Weder avait été si bien reçu par dom Gaëtano; un lieu qui conservait de pareils souvenirs méritait à tous égards notre visite. Aussi, à peine descendus des Monte-Rossi, nous acheminâmes-nous vers le couvent.

C'est une construction élevée, selon Farello, par le comte Simon, petit-fils du Normand Roger, le conquérant le plus populaire de toute la Sicile, et connu encore aujourd'hui de tout paysan sous le nom del conte Ruggieri. Quelques savants prétendent que ce monastère est situé sur l'emplacement de l'ancienne ville d'Inesse; il est vrai que d'autres savants prétendent que l'ancienne ville d'Inesse s'élevait sur le revers opposé de l'Etna; il s'est échangé là-dessus force volumes entre les érudits de Catane, de Taormino et de Messine, et le fait est resté un peu plus obscur qu'auparavant, tant chacun avait apporté d'excellentes preuves à l'appui de son opinion. A mon retour à Catane, l'un d'eux me demanda ce qu'en pensait l'Académie des Sciences de Paris. Je lui répondis que l'Académie des Sciences, après s'être longtemps occupée de cette grave question, avait reconnu qu'il devait exister deux villes d'Inesse, bâties en rivalité l'une de l'autre, l'une par les Naxiens, et l'autre pas les Sicaniens d'Espagne; l'une sur le revers méridional, l'autre sur le revers septentrional du mont Etna. Le savant se frappa le front, comme s'il se sentait illuminé d'une idée nouvelle, courut à son bureau, prit la plume, et commença un volume qui, à ce que j'ai appris depuis, a jeté un grand jour sur cette importante question.

Ce couvent, où, selon les intentions de leur pieux fondateur, les bénédictins étaient condamnés à vivre exposés les premiers aux ravages du volcan que devaient conjurer leurs prières, n'est plus qu'une ruine. Ce qu'il y a de mieux conservé est la chapelle et la fameuse salle où le comte de Weder, nouveau Faust, assista au sabbat de Gaëtano-Méphistophélès. Un plateau qui domine le monastère n'est autre chose qu'une masse de lave déchirée en gouffres profonds, et du haut de laquelle on domine un amphithéâtre de cratères éteints.

Il était quatre heures du soir; nous devions dîner à quatre heures et demie chez notre excellent hôte, monsieur Gemellaro; nous reprîmes donc le chemin de sa maison avec d'autant plus de hâte, que le déjeuner du matin nous avait admirablement prédisposés à un second repas. Nous trouvâmes la table toute dressée, nous avions admirablement saisi ce moment si rapide et si rare où l'on n'attend pas, et où cependant l'on n'a pas fait attendre.

Monsieur Gemellaro était un de ces savants comme je les aime, savants expérimentateurs, qui détestent toute théorie, et ne parlent que de ce qu'ils ont vu. Pendant tout le dîner, la conversation roula sur la montagne de notre hôte. Je dis la montagne de notre hôte, car monsieur Gemellaro est bien convaincu que l'Etna est à lui, et il serait fort étonné si un jour Sa Majesté le roi des Deux-Siciles lui en réclamait quelque chose.

Après l'Etna, ce que monsieur Gemellaro trouvait de plus grand et de plus beau, c'était Napoléon, cet autre volcan éteint, qui, pendant une irruption de quatorze ans, a causé tant de tremblements de trônes et de chutes d'empires. Son rêve était de posséder une collection complète des gravures qui avaient été faites sur lui; je le désespérai en lui disant qu'il faudrait en charger quatre vaisseaux, et qu'elles ne tiendraient pas dans le cratère des Monte-Rossi.

Après le dîner, monsieur Gemellaro s'informa des précautions que nous avions prises pour monter sur l'Etna: nous lui répondîmes que les précautions se bornaient à l'achat d'une bouteille de rhum, et à la cuisson de deux ou trois poulets. Monsieur Gemellaro jeta alors les yeux sur nos costumes, et, voyant Jadin avec sa veste de panne, et moi avec ma veste de toile, nous demanda en frissonnant si nous n'avions ni redingotes, ni manteaux. Nous lui répondîmes que nous ne possédions absolument pour le moment que ce que nous avions sur le corps. Voilà bien les Français, murmura monsieur Gemellaro en se levant; ce n'est pas un Allemand ou un Anglais qui s'embarquerait ainsi. Attendez, attendez. Et il alla nous chercher deux grosses capotes à capuchons, pareilles à nos capotes militaires, qu'il nous remit en nous assurant que nous n'aurions pas plutôt fait deux lieues au-delà de Nicolosi, que nous rendrions hommage à sa prévoyance.

La causerie se prolongea jusqu'à neuf heures du soir; notre guide vint alors frapper à la porte avec nos mulets. Nous lui demandâmes s'il était parvenu à se procurer quelques comestibles: il nous répondit en nous montrant quatre de ces malheureux poulets comme il n'en existe qu'en Italie, et qui, à eux quatre, ne valaient pas un bon pigeon de pied. En outre, il avait acheté deux bouteilles de vin, du pain, du raisin et des poires; avec cela il y avait de quoi faire le tour du monde.

Nous enfourchâmes nos montures, et nous nous mîmes en route par une nuit qui nous parut, au sortir d'une chambre bien éclairée, d'une effroyable obscurité; mais peu à peu, nous commençâmes à distinguer le paysage, grâce à la lueur des myriades d'étoiles qui parsemaient le ciel. Il nous parut d'abord, à la façon dont nos mulets s'enfonçaient sous nous, que nous traversions des sables. Bientôt nous entrâmes dans la seconde région, ou région des forêts, si toutefois les quelques arbres, éparpillés, malingres et tordus, qui couvrent le sol, méritent le nom de forêt. Nous y marchâmes deux heures à peu près, suivant de confiance le chemin où nous engageait notre guide, ou plutôt nos mulets, chemin qui, au reste, à en juger par les descentes et les montées éternelles, nous paraissait effroyablement accidenté. Déjà, depuis une heure, nous avions reconnu la justesse des prévisions de monsieur Gemellaro, relativement au froid, et nous avions endossé nos houppelandes à capuchons, lorsque nous arrivâmes à une espèce de masure sans toit, où nos mulets s'arrêtèrent d'eux-mêmes. Nous étions à la casa del Bosco ou della Neve, c'est-à-dire du Bois ou de la Neige, noms qu'elle mérite successivement l'été et l'hiver. C'était, nous dit notre guide, notre lieu de halte. Sur son invitation, nous mîmes pied à terre et nous entrâmes. Nous étions à moitié chemin de la casa Inglese; seulement, comme disent nos paysans, nous avions mangé notre pain blanc le premier.

La casa della Neve était comme un prélude à la désolation qui nous attendait plus haut. Sans toit, sans contrevents et sans portes, elle n'offrait d'autre abri que ses quatre murs. Heureusement notre guide s'était muni d'une petite hache: il nous apporta une brassée de bois; nous fîmes jouer immédiatement le briquet phosphorique, et nous allumâmes un grand feu. On comprendra qu'il fut le bienvenu, lorsqu'on saura qu'un petit thermomètre de poche que nous portions avec nous était déjà descendu de 18 degrés depuis Catane.

Une fois notre feu allumé, notre guide nous invita à dormir, et nous abandonna à nous-mêmes pour prendre soin de nos mulets. Nous essayâmes de suivre son conseil, mais nous étions éveillés comme des souris, et il nous fut impossible de fermer l'oeil. Nous suppléâmes au sommeil par quelques verres de rhum, et par force plaisanterie sur ceux de nos amis parisiens qui, à cette heure, prenaient tranquillement leur thé sans se douter le moins du monde que nous étions à courir la prétantaine dans les forêts de l'Etna. Cela dura jusqu'à minuit et demi; à minuit et demi, notre guide nous invita à remonter sur nos mulets.

Pendant notre halte, le ciel s'était enrichi d'un croissant qui, quelle qu'en fût la ténuité, suffisait cependant pour jeter un peu de lumière. Nous continuâmes à marcher un quart d'heure encore à peu près au milieu d'arbres qui devenaient plus rares de vingt pas en vingt pas, et qui finirent enfin par disparaître tout à fait. Nous venions d'entrer dans la troisième région de l'Etna, et nous sentions, au pas de nos mulets, quand ils passaient sur des laves, quand ils traversaient des cendres, ou quand ils foulaient une espèce de mousse, seule végétation qui monte jusque-là. Quant aux yeux, ils nous étaient d'une médiocre utilité, le sol nous apparaissant plus ou moins coloré, voilà tout, mais sans que nous pussions, au milieu de l'obscurité, distinguer aucun détail.

Cependant, à mesure que nous montions, le froid devenait plus intense, et, malgré nos houppelandes, nous étions glacés. Ce changement de température avait suspendu la conversation, et chacun de nous, concentré en lui-même comme pour y conserver sa chaleur, s'avançait silencieusement. Je marchais le premier, et, si je ne pouvais voir le terrain sur lequel nous avancions, je distinguais parfaitement à notre droite des escarpements gigantesques et des pics immenses, qui se dressaient comme des géants, et dont les silhouettes noires se dessinaient sur l'azur foncé du ciel. Plus nous avancions, plus ces apparitions prenaient des aspects étranges et fantastiques; on comprenait bien que la nature n'avait point fait ces montagnes ainsi, et que c'était une longue lutte qui les avait dépouillées. Nous étions sur le champ de bataille des titans; nous gravissions Pélion entassé sur Ossa.

Tout cela était terrible, sombre, majestueux; je voyais et je sentais parfaitement la poésie de ce nocturne voyage, et cependant j'avais si froid que je n'avais pas le courage d'échanger un mot avec Jadin pour lui demander si toutes ces visions n'étaient point le résultat de l'engourdissement que j'éprouvais, et si je ne faisais pas un songe. De temps en temps des bruits étranges, inconnus, qui ne ressemblaient à aucun des bruits que l'on entend habituellement, s'éveillaient dans les entrailles de la terre, qui semblait alors gémir et se plaindre comme un être animé. Ces bruits avaient quelque chose d'inattendu, de lugubre et de solennel, qui faisait frissonner. Souvent, à ces bruits, nos mulets s'arrêtaient tout court, approchaient leurs naseaux ouverts et fumants du sol, puis relevaient la tête en hennissant tristement, comme s'ils voulaient faire entendre qu'ils comprenaient cette grande voix de la solitude, mais que ce n'était point de leur propre mouvement qu'ils venaient troubler ses mystères.

Cependant nous montions toujours, et de minute en minute le froid devenait plus intense; à peine si j'avais la force de porter ma gourde de rhum à ma bouche. D'ailleurs, cette opération était suivie d'une opération plus difficile encore, qui consistait à la reboucher; mes mains étaient tellement glacées, qu'elles n'avaient plus la perception des objets qu'elles touchaient, et mes pieds étaient tellement alourdis qu'il me semblait porter une enclume au bout de chaque jambe. Enfin, sentant que je m'engourdissais de plus en plus, je fis un effort sur moi-même, j'arrêtai mon mulet, et je mis pied à terre. Pendant cette évolution, je vis passer Jadin sur sa monture. Je lui demandai s'il ne voulait pas en faire autant que moi; mais, sans me répondre, il secoua la tête en signe de refus et continua son chemin. D'abord il me fut impossible de marcher; il me semblait que je posais mes pieds nus sur des milliers d'épingles. J'eus alors l'idée de m'aider de mon mulet, et je l'empoignai par la queue; mais il appréciait trop l'avantage qu'il avait d'être débarrassé de son cavalier pour ne pas tenter de conserver son indépendance. A peine eut-il senti le contact de mes mains, qu'il rua des deux jambes de derrière; un de ses pieds m'atteignit à la cuisse et me lança à dix pieds en arrière. Mon guide accourut et me releva.

Je n'avais rien de cassé; de plus la commotion avait quelque peu rétabli la circulation du sang; je n'éprouvais presque pas de douleur, quoique, par ma chute, il me fût clairement prouvé que le coup avait été violent. Je me mis donc à marcher, et me sentis mieux. Au bout de cent pas, je trouvai Jadin arrêté; il m'attendait. Le mulet, qui l'avait rejoint sans moi ni le guide, lui avait indiqué qu'il venait de m'arriver un accident quelconque. Je le rassurai et nous continuâmes notre route; lui et le guide à mulet, moi à pied. Il était deux heures du matin.

Nous marchâmes trois quarts d'heure encore à peu près dans des chemins raides et raboteux, puis nous nous trouvâmes sur une pente doucement inclinée, où nous traversions de temps en temps de grandes flaques de neige dans lesquelles j'enfonçais jusqu'à mi-jambes, et qui finirent par devenir continues. Enfin cette sombre voûte du ciel commença à pâlir, un faible crépuscule éclaira le terrain sur lequel nous marchions, amenant un air plus glacé encore que celui que nous avions respiré jusque-là. A cette lueur terne et douteuse, nous aperçûmes devant nous quelque chose comme une maison; nous nous en approchâmes, Jadin au trot de son mulet, et moi en courant de mon mieux. Le guide poussa une porte, et nous nous trouvâmes dans la casa Inglese, bâtie au pied du cône pour le plus grand soulagement des voyageurs.

Mon premier cri fut pour demander du feu, mais c'était là un de ces souhaits instinctifs qu'il est plus facile de former que de voir s'accomplir; les dernières limites de la forêt sont à deux grandes lieues de la maison, et dans les environs, entièrement envahis par les laves, par les cendres ou par la neige, il ne pousse pas une herbe, pas une plante. Le guide alluma une lampe qu'il trouva dans un coin, ferma la porte aussi hermétiquement que possible, et nous dit de nous réchauffer de notre mieux en nous enveloppant dans nos houppelandes, et en mangeant un morceau, tandis qu'il conduirait ses mulets dans l'écurie.

Comme, à tout prendre, ce qu'il y avait de mieux à faire était de sortir de l'état de torpeur où nous nous trouvions, nous nous mîmes à battre la semelle de notre mieux, Jadin et moi. Enfermé dans la maison, le thermomètre marquait 6 degrés au-dessous de zéro: c'était une différence de 41 degrés avec la température de Catane.

Notre guide rentra, rapportant une poignée de paille et des branches sèches, que nous devions sans doute à la munificence de quelque Anglais, notre prédécesseur. En effet, il est arrivé quelquefois que ces dignes insulaires, toujours parfaitement renseignés à l'égard des précautions qu'ils doivent prendre, louent un mulet de plus, et, en traversant la forêt, le chargent de bois. Si peu anglomane que je sois, c'est un conseil que je donnerai à ceux qui voudraient faire le même voyage. Un mulet coûte une piastre, et je sais que j'aurais donné de grand coeur dix louis pour un fagot.

L'aspect de ce feu, de si courte durée qu'il dût être, nous rendit notre courage. Nous nous en approchâmes comme si nous voulions le dévorer, étendant nos pieds jusqu'au milieu de la flamme; alors, un peu dégourdis, nous procédâmes au déjeuner.

Tout était gelé, pain, poulets, vins et fruits; il n'y avait que notre rhum qui était resté intact. Nous dévorâmes deux de nos poulets comme nous eussions fait de deux alouettes; nous donnâmes le troisième à notre guide, et nous gardâmes le quatrième pour la faim à venir. Quant aux fruits, c'était comme si nous eussions mordu dans de la glace; nous bûmes donc un coup de rhum au lieu de dessert, et nous nous trouvâmes un peu restaurés.

Il était trois heures et demie du matin; notre guide nous rappela que nous avions encore trois quarts d'heure de montée au moins, et que si nous voulions être arrivés au haut du cône pour le lever du soleil, il n'y avait pas de temps à perdre.

Nous sortîmes de la casa Inglese. On commençait à distinguer les objets: tout autour de nous s'étendait une vaste plaine de neige, du milieu de laquelle, figurant un angle de quarante-cinq degrés à peu près, s'élevait le cône de l'Etna. Au-dessous de nous, tout était dans l'obscurité; à l'orient seulement, une légère teinte d'opale colorait le ciel sur lequel se découpaient en vigueur les montagnes de la Calabre.

A cent pas au-delà de la maison anglaise, nous trouvâmes les premières vagues d'un plateau de lave, qui tranchait par sa couleur noire avec la neige, du milieu de laquelle il sortait comme une île sombre. Il nous fallut monter sur ces flots solides, sauter de l'un à l'autre, comme j'avais déjà fait à Chamouny sur la Mer de glace, avec cette différence que des arêtes aiguës coupaient le cuir de nos souliers et nous déchiraient les pieds. Ce trajet, qui dura un quart d'heure, fut un des plus pénibles de toute la route.

Nous arrivâmes enfin au pied du cône, qui, quoique s'élevant de treize cents pieds au-dessus du plateau où nous nous trouvions, était complètement dépouillé de neige, soit que l'inclinaison en soit trop rapide pour que la neige s'y arrête, soit que le feu intérieur qu'il recèle ne laisse pas les flocons séjourner à sa surface. C'est ce cône, éternellement mobile, qui change de forme à chaque irruption nouvelle, s'abîmant dans le vieux cratère, et se reformant avec un cratère nouveau.

Nous commençâmes à gravir cette nouvelle montagne, toute composée d'une terre friable mêlée de pierres qui s'éboulait sous nos pieds et roulait derrière nous. Dans certains endroits, la pente était si rapide, que, du bout des mains et sans nous baisser, nous touchions le talus; de plus, à mesure que nous montions, l'air se raréfiait et devenait de moins en moins respirable. Je me rappelai tout ce que m'avait raconté Balmat lors de sa première ascension au mont Blanc, et je commençais à éprouver juste les mêmes effets. Quoique nous fussions déjà à mille pieds à peu près au-dessus des neiges éternelles, et que nous dussions monter encore à une hauteur de huit cents pieds, la houppelande que j'avais sur les épaules me devenait insupportable, et je sentais l'impossibilité de la porter plus longtemps; elle me pesait comme une de ces chappes de plomb sous lesquelles Dante vit, dans le sixième cercle de l'enfer, les hypocrites écrasés. Je la laissai donc tomber sur la route, n'ayant pas le courage de la traîner plus loin, et laissant à mon guide le soin de la reprendre en passant; bientôt il en fut ainsi pour le bâton que je portais à la main et pour le chapeau que j'avais sur la tête. Ces deux objets, que j'abandonnai successivement, roulèrent jusqu'à la base du cône, et ne s'arrêtèrent qu'à la mer de lave, tant la pente était raide. De son côté, je voyais Jadin qui se débarrassait aussi de tout ce que son costume lui paraissait offrir de superflu, et qui de cent pas en cent pas s'arrêtait pour reprendre haleine.

Nous étions au tiers de la montée à peu près, nous avions mis près d'une demi-heure pour monter quatre cents pieds; l'orient s'éclaircissait de plus en plus; la crainte de ne pas arriver au haut du cône à temps pour voir le lever du soleil nous rendit tout notre courage, et nous repartîmes d'un nouvel élan, sans nous arrêter à regarder l'horizon immense qui, à chaque pas, s'élargissait encore sous nos pieds; mais plus nous avancions, plus les difficultés s'augmentaient; à chaque pas la pente devenait plus rapide, la terre plus friable, et l'air plus rare. Bientôt, à notre droite, nous commençâmes à entendre des mugissements souterrains qui attirèrent notre attention; notre guide marcha devant nous et nous conduisit à une fissure de laquelle sortait un grand bruit, et poussée par un courant d'air intérieur, une fumée épaisse et soufrée. En nous approchant des bords de cette gerçure, nous voyions, à une profondeur que nous ne pouvions mesurer, un fond incandescent rouge et liquide; et, quand nous frappions du pied, la terre résonnait au loin comme un tambour. Heureusement la terre était parfaitement calme car, si le vent eût poussé cette fumée de notre côté, elle nous eût asphyxiés, tant elle portait avec elle une effroyable odeur de soufre.

Après une halte de quelques minutes au bord de cette fournaise, nous nous remîmes en route, montant de biais, pour plus de facilité; je commençais à avoir des tintements dans la tête, comme si le sang allait me sortir par les oreilles, et l'air, qui devenait de moins en moins respirable, me faisait haleter comme si la respiration allait me manquer tout à fait. Je voulus me coucher pour me reposer un peu, mais la terre exhalait une telle odeur de soufre, qu'il fallut y renoncer. J'eus l'idée alors de mettre ma cravate sur ma bouche, et de respirer à travers le tissu: cela me soulagea.

Cependant, petit à petit, nous étions arrivés aux trois quarts de la montée, et nous voyions à quelques centaines de pieds seulement au-dessus de notre tête le sommet de la montagne. Nous fîmes un dernier effort, et moitié debout, moitié à quatre pattes, nous nous remîmes à gravir ce court espace, n'osant pas regarder au-dessous de nous de peur que la tête nous tournât, tant la pente était rapide. Enfin Jadin, qui était de quelques pas plus avancé que moi, jeta un cri de triomphe: il était arrivé et se trouvait en face du cratère; quelques secondes après, j'étais près de lui. Nous nous trouvions littéralement entre deux abîmes.

Une fois arrivés là, et n'ayant plus besoin de faire des mouvements violents, nous commençâmes à respirer avec plus de facilité; d'ailleurs le spectacle que nous avions sous les yeux était tellement saisissant, qu'il dissipa notre malaise, si grand qu'il fût.

Nous nous trouvions en face du cratère, c'est-à-dire d'un immense puits de huit milles de tour et de neuf cents pieds de profondeur; les parois de cette excavation étaient depuis le haut jusqu'en bas recouvertes de matières scarifiées de soufre et d'alun; au fond, autant qu'on pouvait le voir de la distance où nous nous trouvions, il y avait une matière quelconque en ébullition, et de cet abîme montait une fumée ténue et tortueuse, pareille à un serpent gigantesque qui se tiendrait debout sur la queue. Les bords du cratère étaient découpés irrégulièrement et plus ou moins élevés. Nous étions sur un des points les plus hauts.

Notre guide nous laissa un instant tout à ce spectacle, en nous retenant de temps en temps cependant par notre veste quand nous nous approchions trop près du bord, car la pierre est si friable qu'elle pourrait manquer sous les pieds, et qu'on recommencerait la plaisanterie d'Empédocle; puis il nous invita à nous éloigner d'une vingtaine de pieds du cratère, pour éviter tout accident, et à regarder autour de nous.

L'orient, qui de la teinte opale que nous avions remarquée en sortant de la casa Inglese était passé à un rose tendre, était maintenant tout inondé des flammes du soleil, dont on commençait à apercevoir le disque au-dessous des montagnes de la Calabre. Sur les flancs de ces montagnes d'un bleu foncé et uniforme, se détachaient, comme de petits points blancs, les villages et les villes. Le détroit de Messine semblait une simple rivière, tandis qu'à droite et à gauche on voyait la mer comme un miroir immense. A gauche, ce miroir était tacheté de plusieurs points noirs: ces points noirs étaient les îles de l'archipel Lipariote. De temps en temps une de ces îles brillait comme un phare intermittent; c'était Stromboli, qui jetait des flammes. A l'occident, tout était encore dans l'obscurité. L'ombre de l'Etna se projetait sur toute la Sicile.

Pendant trois quarts d'heure, le spectacle ne fît que gagner en magnificence. J'ai vu le soleil se lever sur le Righi et sur le Faulhorn, ces deux titans de la Suisse: rien n'est comparable à ce qu'on voit du haut de l'Etna. La Calabre, depuis le Pizzo jusqu'au cap delle Armi, le détroit depuis Scylla jusqu'à Reggio, la mer de Tyrrhène et la mer d'Ionie; à gauche, les îles Éoliennes qui semblent à portée de la main; à droite, Malte, qui flotte à l'horizon comme un léger brouillard; autour de soi, la Sicile tout entière, vue à vol d'oiseau, avec son rivage dentelé de caps, de promontoires, de ports, de criques et de rades; ses quinze villes, ses trois cents villages; ses montagnes qui semblent des collines; ses vallées, qu'on croirait des sillons de charrues; ses fleuves, qui paraissent des fils d'argent, comme pendant l'automne il en descend du ciel sur l'herbe des prairies; enfin, le cratère immense, mugissant, plein de flammes et de fumée; sur sa tête le ciel, sous ses pieds l'enfer; un tel spectacle nous fit tout oublier, fatigues, danger, souffrance. J'admirais entièrement, sans restriction, de bonne foi, avec les yeux du corps et les yeux de l'âme. Jamais je n'avais vu Dieu de si près, et par conséquent si grand.

Nous restâmes une heure ainsi, dominant tout le vieux monde d'Homère, de Virgile, d'Ovide et de Théocrite, sans qu'il vînt à Jadin ni à moi l'idée de toucher un crayon, tant il nous semblait que ce tableau entrait profondément dans notre coeur et devait y rester gravé sans le secours de l'écriture ou du dessin. Puis nous jetâmes un dernier coup d'oeil sur cet horizon de trois cents lieues qu'on n'embrasse qu'une fois dans sa vie, et nous commençâmes à redescendre.

A part le danger de rouler du haut en bas du cône, la difficulté de la descente ne peut se comparer à celle de la montée. En dix minutes, nous fûmes sur l'île de lave, et, un quart d'heure après à la casa Inglese.

Le froid, toujours piquant, avait cessé d'être pénible; nous entrâmes dans la maison anglaise pour nous rajuster tant soit peu, car, ainsi que nous l'avons dit, notre toilette avait subi pendant l'ascension une foule de modifications.

La maison anglaise, que l'ingratitude des voyageurs finira par réduire à l'état de la casa della Neve, est encore un don précieux, quoique indirect, de la philanthropie scientifique de notre excellent hôte, monsieur Gemellaro. Il avait vingt ans à peine qu'il avait déjà calculé de quel inappréciable avantage serait pour les voyageurs qui montent sur l'Etna afin d'y faire des expériences météorologiques, une maison dans laquelle ils pussent se reposer des fatigues de la montée et se soustraire au froid éternel qui rend cette région inhabitable. En conséquence, il s'était adressé dix fois à ses concitoyens, soit de vive voix, soit par écrit, afin d'obtenir d'eux à cet effet une souscription volontaire; mais toutes ses tentatives avaient été sans succès.

Vers cette époque, monsieur Gemellaro fit un petit héritage; alors il n'eut plus recours à personne, et éleva par ses propres moyens une maison qu'il ouvrit gratis aux voyageurs. Cette maison était située, d'après son propre calcul, confirmé par celui de son frère, à 9 219 pieds au-dessus du niveau de la mer. Un voyageur reconnaissant écrivit au-dessus de la porte ces mots latins:

Casa haec quantula Etnam perlustrantibus gratissima.

Et la maison fut appelée dès lors la Gratissima.

Mais en bâtissant la Gratissima, monsieur Gemellaro n'avait fait que ce que ses moyens individuels lui permettaient de faire, c'est-à-dire qu'il avait offert un abri au savant. Ce n'était point assez pour lui: il voulut donner des moyens d'études à la science en meublant la maison de tous les instruments nécessaires aux observations météorologiques que les voyageurs de toutes les parties du monde venaient journellement y faire. C'était l'époque où les Anglais occupaient la Sicile. Monsieur Gemerallo s'adressa à lord Forbes, général des armées britanniques.

Lord Forbes adopta non seulement le projet de monsieur Gemellaro, mais il résolut même de lui donner un plus grand développement. Il ouvrit une souscription en tête de laquelle il s'inscrivit pour 71 000 francs. La souscription ainsi patronisée atteignit bientôt le chiffre nécessaire, et lord Forbes, près de la petite maison de monsieur Gemellaro, qui depuis sept ans était, comme nous l'avons dit, appelée la Gratissima, fit élever un bâtiment composé de trois chambres, de deux cabinets, et d'une écurie pour seize chevaux. C'est cette maison, qui était un palais en comparaison de sa chétive voisine, qui fut appelée du nom de ses fondateurs:

Casa Inglese, ou Casa degli Inglesi.

Pendant tout le temps qu'on bâtit cette maison nouvelle, monsieur Gemellaro, qui, grâce aux ouvriers, pouvait faire venir tous les jours de Nicolosi les choses qui lui étaient nécessaires, demeura dans l'ancienne, occupé à faire des observations thermométriques trois fois par jour. D'après ces observations, la température moyenne, dans le mois de juillet fut, le matin, de +3,37; à midi, +7; le soir, +3; moyenne, +4,9; et dans le mois d'août, le matin, +2,7; à midi, +8,2; et le soir, +3,1; moyenne: +4,7; la plus grande chaleur monta jusqu'à +12,4; le plus grand froid descendit jusqu'à -0,9. Ces expériences, comme nous l'avons dit, étaient faites à 9219 pieds au-dessus du niveau de la mer.

Aujourd'hui, la Gratissima est en ruines, et la maison anglaise, dégradée chaque jour par les voyageurs qui y passent, menace de ne leur offrir bientôt d'autre abri que ses quatre murs.

Après une nouvelle halte d'un quart d'heure, pendant laquelle nous expédiâmes notre poulet et le reste du pain, nous sortîmes de nouveau de la maison anglaise, et nous nous trouvâmes sur le plateau qu'on appelle, par antiphrase sans doute, la pleine du Froment. Il était entièrement couvert de neige, quoique nous fussions au temps le plus chaud de l'année. Une trace, visiblement battue, indiquait le chemin suivi par les voyageurs. Nous nous écartâmes pour aller visiter à gauche la vallée del Bue. A chaque pas que nous faisions sur cette neige vierge, nous enfoncions de six pouces à peu près.

La vallée del Bue ferait à l'Opéra une magnifique décoration pour l'enfer de la Tentation ou du Diable amoureux. Je n'ai jamais rien vu de plus triste et de plus désolé que ce gigantesque précipice, avec ses cascades de lave noire, figées au milieu de leur cours sur ce sol incandescent. Pas un arbre, pas une herbe, pas une mousse, pas un être animé. Absence totale de bruit, de mouvement et d'existence.

Aux trois régions qui divisent l'Etna, on pourrait certes en ajouter une quatrième plus terrible que toutes les autres, la région du feu.

Au fond de la vallée del Bue, on voit, à trois ou quatre mille pieds au-dessous de soi, deux volcans éteints qui ouvrent leurs gueules jumelles. On dirait deux taupinières. Ce sont deux montagnes de quinze cents pieds chacune.

Il fallut toutes les instances de notre guide pour nous arracher à ce spectacle. Rien ne pouvait nous faire souvenir que nous avions une trentaine de milles à faire pour retourner à Catane. D'ailleurs Catane était là sous nos pieds; nous n'avions qu'à étendre la main, nous y touchions presque. Comment croire à ces dix lieues dont nous parlait notre guide?

Nous remontâmes sur nos mulets, et nous partîmes. Quatre heures après, nous étions de retour chez monsieur Gemellaro. Nous l'avions quitté avec un sentiment d'amitié, nous le retrouvions avec un sentiment de reconnaissance.

Et voilà cependant un de ces hommes que les gouvernements oublient, que pas un souvenir ne va chercher, que pas une faveur ne récompense. Monsieur Gemellaro n'est pas même correspondant de l'Institut. Il est vrai qu'heureusement le bon et cher monsieur Gemellaro ne s'en porte ni mieux ni plus mal.

Nous étions de retour à Catane à onze heures du soir, et le lendemain, à cinq heures du matin, nous remettions à la voile.

SYRACUSE

Notre retour fut une joie pour tout l'équipage. A part le coup de pied que j'avais reçu de ma mule, et dont j'éprouvais, il est vrai, une douleur assez vive, le voyage s'était terminé sans accident. Chaque matelot nous baisa les mains, comme si, pareils à Énée, nous revenions des enfers. Quant à Milord qui, depuis l'aventure du chat de l'opticien, était, autant que possible, consigné à bord sous la garde de ses deux amis Giovanni et Pietro, il était au comble du bonheur.

Le temps était magnifique. Depuis notre tempête, nous n'avions pas vu un nuage au ciel; le vent venait de la Calabre, et nous poussait comme avec la main. La côte que nous longions était peuplée de souvenirs. A une lieue de Catane, quelques pierres éparses indiquent l'emplacement de l'ancienne Hybla; après Hybla, vient le Symèthe, qui a changé son vieux nom classique en celui de Giaretta. Autrefois, et au dire des anciens, le Symèthe était navigable, aujourd'hui il ne porte pas la plus petite barque. En échange, ses eaux, qui reçoivent les huiles sulfureuses, les jets de naphte et de pétrole de l'Etna, ont la faculté de condenser ce bitume liquide, et enrichissent ainsi son embouchure d'un bel ambre jaune, que les paysans recueillent et qui se travaille à Catane.

On rencontre ensuite le lac de Pergus, sur lequel, au dire d'Ovide, on ne voyait pas moins glisser de cygnes que sur celui de Caystre; lac tranquille, transparent et recueilli, qui est voilé par un rideau de forêts, et qui réfléchit dans ses ondes les fleurs de son printemps éternel. C'était sur ses bords que courait Proserpine avec ses compagnes, remplissant son sein et sa corbeille d'iris, d'oeillets et de violettes, lorsqu'elle fut aperçue, aimée et enlevée par Pluton, et que, chaste et innocente jeune fille, elle versa, en déchirant sa robe dans l'excès de sa douleur, autant de pleurs pour ses fleurs perdues que pour sa virginité menacée.

Après le lac viennent les champs des Lestrigons; Lentini, qui a succédé à l'ancienne Léontine, dont les habitants conservaient la peau du lion de Némée, qu'Hercule leur avait donnée pour armes lorsqu'il fonda leur ville; Augusta, bâti sur l'emplacement de l'ancienne Mégare, Augusta de sanglante et infâme mémoire, qui a égorgé dans son port trois cents soldats aveugles qui revenaient d'Egypte en 1799. Puis enfin, après Mégare, on trouve Thapse, qui est couchée au bords des flots.

Pantagioe Megarosque sinus, Thapsumque jacentem.

Tout en poursuivant notre voyage, nous remarquions le changement d'aspect de la côte. Au lieu de ces champs fertiles et mollement inclinés, qui, en s'approchant de la mer, se couvraient des roseaux qui fournissaient sa flûte à Polyphème, et abritaient les amours d'Acis et de Galathée, se dressaient de grandes falaises de rochers, d'où s'envolaient des milliers de colombes. Vers les quatre heures du soir, un écueil surmonté d'une croix nous a rappelé le naufrage de quelques navires. Enfin nous vîmes pointer un pan des murailles de Syracuse, et nous entrâmes dans son port au bruit que fait en s'exerçant une école de tambours. C'était le premier désenchantement que nous gardait la fille d'Archias le Corinthien.

Sortie de l'île d'Ortygie pour bâtir sur le continent Acradine, Tychè, Neapolis et Olympicum, Syracuse, après avoir vu tomber en ruines l'une après l'autre ses quatre filles, est rentrée dans son berceau primitif. C'est aujourd'hui tout bonnement une ville d'une demi-lieue de tour, qui compte cent seize mille âmes, et qui est entourée de murailles, de bastions et de courtines bâtis par Charles V.

Du temps de Strabon, elle avait cent vingt mille habitants, autant qu'en renferme la ville moderne, et cent quatre-vingts stades de tour. Puis, comme sa population s'augmentait de jour en jour, et que ses murailles et ses cinq villes ne pouvaient plus la contenir, elle fondait Acre, Casmène, Camérine et Enna.

Du temps de Cicéron, et toute déchue qu'il la trouva de son ancienne prospérité, voilà ce qu'était encore Syracuse:

«Syracuse, dit Cicéron, est bâtie dans une situation à la fois forte et agréable. On y aborde facilement de tous côtés, soit par terre, soit par mer; ses ports, renfermés pour ainsi dire dans l'enceinte de ses murs, ont plusieurs entrées, mais ils sont joints les uns aux autres. La partie séparée par cette jonction forme une île; cette île est enfermée dans cette ville, si vaste qu'on peut réellement dire qu'elle renferme un tout composé de quatre grandes villes. Dans l'île est le palais d'Acron, dont les prêteurs se servent; là aussi s'élèvent, parmi d'autres temples, ceux de Diane et de Minerve: ce sont les plus remarquables. A l'extrémité de cette île est une fontaine d'eau douce nommée Aréthuse, d'une grandeur surprenante, riche en poissons, et qui serait envahie par les eaux de la mer, sans une digue qui l'en garantit. La deuxième ville est Acradine, où l'on trouve une grande place publique, de beaux portiques, un prytanée très riche d'ornements, un très grand édifice qui sert de lieu de réunion pour traiter les affaires publiques, et un magnifique temple consacré à Jupiter Olympien. La troisième est Tychè. Elle a reçu ce nom d'un temple de la Fortune qui y existait autrefois; elle renferme un lieu très vaste pour les exercices du corps, et plusieurs temples. Ce quartier de Syracuse est très peuplé. Enfin la quatrième ville est nommée Neapolis. Au haut de cette ville est un très grand théâtre; en outre, elle possède deux beaux temples, le temple de Cérès et le temple de Proserpine; on y remarque de plus une statue d'Apollon qui est fort grande et fort belle.»

Voilà la Syracuse de Cicéron telle que l'avaient faite les guerres d'Athènes, de Carthage et de Rome, telle que l'avaient laissée les déprédations de Verrès. Mais la vieille Syracuse, la Syracuse d'Hyéron et de Denys, la véritable Pentapolis enfin, était bien autrement belle, bien autrement riche, bien autrement splendide. Elle avait huit lieues de tour; elle avait un million deux cent mille habitants dont la richesse excessive était devenue proverbiale, au point qu'on disait à tout homme qui se vantait de sa fortune: Tout cela ne vaut pas la dixième partie de ce que possède un Syracusain. Elle avait une armée de cent mille hommes et de dix mille chevaux répartie derrière ses murailles; elle avait cinq cents vaisseaux qui sillonnaient la Méditerranée, du détroit de Gadès à Tyr, et de Carthage à Marseille. Elle avait enfin trois ports ouverts à tous les navires du monde: Trogyle, que dominaient les murailles d'Acradine, et que longeait la voie antique qui conduisait d'Ortygie à Catane; le grand port, le Sicanum sinus de Virgile, qui contenait cent vingt vaisseaux; le petit port, portus marmoreus, qu'Hiéron avait fait entourer de palais et Denys paver de marbre; et puis, pour que Syracuse n'eût rien à envier aux autres villes, elle eut Athènes pour rivale, Carthage pour alliée, Rome pour ennemie, Archimède pour défenseur, Denys pour tyran, et Timoléon pour libérateur.

A six heures nous mîmes pied à terre à Ortygie. On nous fit subir force formalités à la porte, ce qui nous fit perdre une demi-heure encore, de sorte qu'une fois entrés à Syracuse, nous n'eûmes que le temps de chercher un hôtel, de dîner et de nous coucher, remettant nos visites au lendemain matin.

J'avais une lettre pour un jeune homme, dont un ami commun, qui me recommandait à lui, m'avait promis merveille. C'était le comte de Gargallo, fils du marquis de Gargallo, auquel Naples doit la meilleure traduction d'Horace qui existe en Italie. Le comte était, m'avait-on dit, spirituel comme un Français moderne, et hospitalier comme un vieux Syracusain. L'éloge m'avait paru exagéré tant que je ne vis pas le comte; il me parut faible quand je l'eus connu.

A huit heures du matin, je me présentai chez le comte de Gargallo. Il était encore couché. On lui porta ma lettre et ma carte. Il sauta à bas du lit, accourut, et nous tendit la main avec une telle cordialité, qu'à partir de ce moment je sentis que nous étions amis à toujours.

Le comte de Gargallo n'était, à cette époque, jamais venu à Paris, et cependant il parlait français comme s'il eût été élevé en Touraine, et connaissait notre littérature en homme qui en fait une étude particulière. Aux premiers mots qu'il prononça, au premier geste qu'il fit, il me rappela beaucoup, pour l'accent, l'esprit et les façons, mon bon et cher Méry, qu'il n'avait jamais vu et qu'il ne connaissait que de nom; il pouvait, comme on le voit, choisir plus mal.

Le comte mit à notre disposition sa maison, sa voiture et sa personne; nous le remerciâmes pour la première offre, et nous acceptâmes les deux autres. Il fut convenu que, pour mettre de l'ordre dans nos investigations, nous commencerions par Ortygie, qui, ainsi que nous l'avons dit, est maintenant Syracuse, puis, que nous visiterions successivement Neapolis, Acradine, Tyehè et Olympicum.

Pendant que nous établissions notre plan de campagne, on dressait la table, et, pendant que nous déjeunions, on mettait les chevaux à la voiture. C'était, comme on le voit, de l'hospitalité intelligente au premier degré; au reste, le comte aurait pu, à la rigueur, offrir aux étrangers les soixante lits d'Agathocle, car il avait cinq maisons à Syracuse.

Notre première visite fut pour le musée; il est de création moderne et date de vingt-cinq à vingt-six ans; d'ailleurs, Naples a l'habitude d'enlever à la Sicile ce qu'on y trouve de mieux. Il n'en reste pas moins au musée de Syracuse une belle statue d'Esculape, et cette fameuse Vénus Callipyge dont parle Athénée. La statue de la déesse me parut digne de la réputation européenne dont elle jouit.

Du musée nous allâmes à l'emplacement de l'ancien temple de Diane: c'est le plus ancien monument grec de Syracuse. Cette ville devait un temple à Diane, car Ortygie appartenait à cette déesse. Elle l'avait obtenue de Jupiter, dans le partage qu'il avait fait de la Sicile entre elle, Minerve et Proserpine, et lui avait donné ce nom en souvenir du bois d'Ortygie à Délos, où elle était née; aussi célébrait-on à Syracuse une fête de trois jours en son honneur. Ce fut pendant une de ces fêtes que les Romains, arrêtés depuis trois ans par le génie d'Archimède, s'emparèrent de la ville. Deux colonnes d'ordre dorique, enchâssées dans un mur mitoyen de la rue Trabochetto, sont tout ce qui reste de ce temple.

Le temple de Minerve, converti en cathédrale au XIIe siècle, est mieux conservé que celui de sa soeur consanguine, et doit sans doute cette conservation à la transformation qu'il a subie; les colonnes qui en sont demeurées debout, sont d'ordre dorique, cannelées et saillantes à l'extérieur de la muraille qui les réunit, et fort inclinées d'un côté depuis le tremblement de terre de 1542.

J'avais réservé ma visite à la fontaine Aréthuse pour la dernière. La fontaine Aréthuse est, pour tout poète, une vieille amie de collège: Virgile l'invoque dans sa dixième et dernière églogue, adressée à son ami Gallus, et Ovide raconte d'elle des choses qui font le plus grand honneur à la moralité de cette nymphe. Il est vrai qu'il met le récit dans la bouche de la nymphe elle-même, qui, comme toutes les faiseuses de mémoire, aurait bien pu ne se peindre qu'en buste. Quoi qu'il en soit, voici ce que le bruit public disait d'elle:

Aréthuse était une des plus belles et des plus sauvages nymphes de la suite de Diane. Chasseresse comme la fille de Latone, elle passait sa journée dans les bois, poursuivant les chevreuils et les daims, et ayant presque honte de cette beauté qui faisait la gloire des autres femmes. Un jour qu'elle venait de poursuivre un cerf, et qu'elle sortait tout échevelée et haletante de la forêt de Stymphale, elle rencontra devant elle une eau si pure, si calme et si doucement fugitive, que, quoique le fleuve eût plusieurs pieds de profondeur, on en voyait le gravier comme s'il eût été à découvert. La nymphe avait chaud, elle commença par tremper ses beaux pieds nus dans le fleuve, puis elle y entra jusqu'aux genoux; puis enfin, invitée par la solitude, elle détacha l'agrafe de sa tunique, déposa le chaste vêtement sur un saule, et se plongea tout entière dans l'eau. Mais à peine y fut-elle, qu'il lui sembla que cette eau frémissait d'amour, et la caressait comme si elle eût eu une âme. D'abord Aréthuse, certaine d'être seule, y fit peu d'attention; bientôt cependant il lui sembla entendre quelque bruit: elle courut au bord; malheureusement elle était si troublée, qu'au lieu de gagner la rive où était sa tunique, la pauvre nymphe se trompa et gagna la rive opposée. Elle y était à peine, qu'un beau jeune homme éleva la tête du milieu du courant, secoua ses cheveux humides, et, la regardant avec amour, lui dit: «Où vas-tu, Aréthuse? Belle Aréthuse, où vas-tu?»

Peut-être une autre se fût-elle arrêtée à ce doux regard et à cette douce voix; mais, nous l'avons dit, Aréthuse était une vierge sauvage qui, n'accompagnant Diane que le jour, n'avait jamais vu la prude meurtrière d'Actéon s'humaniser de nuit pour le beau berger de la Carie. Aussi, au lieu de s'arrêter, elle se prit à fuir nue et toute ruisselante comme elle était. De son côté, Alphée ne fît qu'un bond du milieu de son cours sur sa rive, et se mit à sa poursuite nu et ruisselant comme elle; ils traversèrent ainsi, et sans qu'il la pût atteindre, Orchomène, Psophis, le mont Cyllène, le Ménale, l'Erymanthe et les campagnes voisines d'Elis, franchissant les terres labourées, les bois, les rochers, les montagnes, sans que le dieu pût gagner un pas sur la nymphe. Mais enfin, quand vint le soir, la belle fugitive sentit qu'elle commençait à s'affaiblir; bientôt elle entendit les pas du dieu qui pressaient ses pas; puis, aux derniers rayons du soleil, elle vit son ombre qui touchait la sienne, elle sentit une haleine ardente brûler ses épaules. Alors elle comprit qu'elle allait être prise, et que, brisée de cette longue course, elle n'aurait plus de force pour se défendre: «A moi! cria-t-elle, ô divine chasseresse! Souviens-toi que souvent tu m'as jugée digne de porter ton arc et tes flèches! Diane, déesse de la chasteté, prends pitié de moi!»

Et, à ces mots, la nymphe se vit enveloppée d'un nuage; Alphée, quoique près de l'atteindre, la perdit à l'instant de vue. Au lieu de s'éloigner découragé, il resta obstinément à la même place. Mais, quand le nuage disparut, où était la nymphe, il n'y avait plus qu'un ruisseau; Aréthuse était métamorphosée en fontaine.

Alors Alphée redevint fleuve, et changea le cours de ses eaux pour les mêler à celles de la belle Aréthuse; mais Diane, la protégeant jusqu'au bout, lui ouvrit une voie souterraine. Aréthuse prit aussitôt son cours au-dessous de la Méditerranée, et ressortit à Ortygie. Alphée, de son côté, s'engouffra près d'Olympie, et, toujours acharné à la poursuite de sa maîtresse, reparut à deux cents pas d'elle dans le grand port de Syracuse.

Aréthuse soutint toujours qu'elle n'avait pas rencontré Alphée dans son voyage sous-marin, mais, quelque serment que fît la pauvre nymphe, un pareil voisinage ne laissait pas d'être tant soit peu compromettant. Depuis cette époque, toutes les fois qu'on parlait de la chasteté d'Aréthuse devant Neptune et Amphitrite, les deux augustes époux souriaient de façon à faire croire qu'ils en savaient plus qu'ils ne voulaient en dire sur le passage du fleuve et de la fontaine à travers leur liquide royaume.

Cependant, si problématique que fût la virginité de la nymphe, nous n'en réclamâmes pas moins l'honneur de lui être présentés. On nous conduisit devant un lavoir immonde, où une trentaine de blanchisseuses, les manches retroussées jusqu'aux aisselles, et les robes relevées jusqu'aux genoux, tordaient les chemises des Syracusains. On nous dit: Saluez, voici la fontaine demandée. Nous étions en face de la belle Aréthuse. Ce n'était pas la peine de faire tant la prude pour en arriver là.

Nous fûmes curieux néanmoins de goûter cette eau miraculeuse; nous prîmes un verre, et nous le plongeâmes à l'endroit même où elle sort du rocher; elle est, à l'oeil, d'une limpidité parfaite, mais un peu saumâtre au goût. C'est une preuve de plus contre la pauvre nymphe, et qui porterait à penser qu'elle ne s'en est pas même tenue, comme le dit Ausone, aux purs baisers de son amant; incorruptarum miscentes oscula aquarum.

Voyez où conduit l'incrédulité: si l'on en croit les apparences, non seulement Aréthuse ne serait plus vierge, mais encore elle serait adultère.

A quelques pas de la fontaine et sur la pointe méridionale de l'île, s'élevait le palais de Verres: ses ruines ont servi à bâtir un fort normand au XIe siècle: ce fort occupe la place où était la roche de Denys, rasée par Timoléon.

En face, et de l'autre côté de l'ouverture du grand port, surgissait le Plemmyrium, dont les derniers vestiges ont disparu; c'était une forteresse bâtie par Archimède: quatre animaux en bronze, un taureau, un lion, une chèvre et un aigle, ornaient ses quatre angles tournés chacun vers un des quatre points cardinaux. Lorsqu'il faisait du vent, le vent s'engouffrait dans la gueule ou dans le bec de l'animal qui était tourné de son côté, et lui faisait pousser le cri qui lui était propre. C'était surtout, à ce qu'on assure, ce chef-d'oeuvre éolique qui rendait Rome si fort jalouse de Syracuse.

Nous traversâmes toute la ville pour visiter Neapolis; mais, à la porte, il nous fallut quitter notre voiture, la voie antique, qui conserve la trace des chars anciens, étant on ne peut plus incommode pour les calèches modernes.

Nous côtoyâmes le port de marbre, ayant à notre droite la mer, à notre gauche quelques masures. C'est dans ce port, le plus précieux joyau de Syracuse, que stationnait la flotte de la république. Xénagore y construisit la première galère à six rangs de rames, et Archimède y fit confectionner le merveilleux vaisseau qu'Hiéron II envoya à Ptolémée, roi d'Egypte, et qui, s'il faut en croire Athénée, avait vingt rangs de rameurs, et renfermait des bains, une bibliothèque, un temple, des jardins, une piscine et une salle de festins.

La route que nous suivions conduit droit au couvent des capucins. Après une demi-heure de marche, nous arrivâmes chez les bons pères, introduits par deux moines de la communauté que nous avions rejoints à mi-chemin, et avec lesquels nous avions fait route tout en causant. Le couvent était tenu avec une propreté admirable et qui contrastait avec l'effroyable saleté dont le spectacle nous poursuivait depuis notre entrée en Sicile. Cela affermit Jadin dans un dessein qu'il avait depuis longtemps: c'était de se mettre en pension dans un couvent pendant une huitaine de jours, pour y travailler à son aise, tout en examinant de près la vie du cloître. Il fit alors demander par monsieur de Gargallo aux bons pères s'ils ne voudraient point le recevoir pour hôte pendant une semaine. Les capucins répondirent que ce serait avec grand plaisir, et fixèrent le prix de la pension à quarante sous par jour, logement et nourriture. Jadin était dans l'extase de pareilles conditions, et allait arrêter le marché avec le frère trésorier, lorsque monsieur de Gargallo lui dit tout bas d'attendre, avant de rien conclure, l'heure du dîner. Jadin demanda alors si ce dîner n'était point suffisamment copieux pour soutenir un estomac mondain. Monsieur de Gargallo lui répondit qu'au contraire, les capucins passaient pour avoir des repas splendides et surtout très variés, mais que c'était dans la préparation de ces repas qu'existerait peut-être l'obstacle. Jadin pensa en frissonnant que, pour maintenir plus facilement son voeu de chasteté, la communauté mêlait peut-être au jus des viandes le suc du nymphea, ou de quelque autre plante réfrigérante. Il remercia monsieur de Gargallo, et quitta le trésorier sans rien conclure, et après ne s'être avancé que tout juste assez pour faire une honorable retraite.

Au moment où nous nous présentâmes à la porte, elle était encombrée de mendiants. C'était l'heure à laquelle les capucins font chaque jour une distribution de soupe, et une centaine d'hommes, de femmes et d'enfants, attendaient ce moment, la bouche béate et l'oeil ardent, comme une meute attendant la curée.

Je n'ai point encore parlé du mendiant sicilien, l'occasion ne s'étant pas présentée; et cependant, on ne peut pas passer sous silence une classe qui forme en Sicile le dixième à peu près de la population. Qui n'a pas vu le mendiant sicilien ne connaît pas la misère. Le mendiant français est un prince, le mendiant romain un grand seigneur, et le mendiant napolitain un bon bourgeois, en comparaison du mendiant sicilien. Le pauvre de Callot avec ses mille haillons, le fellah égyptien avec sa simple chemise, paraîtraient des rentiers à Palerme ou à Syracuse. A Syracuse et à Palerme, c'est la misère dans toute sa laideur, avec ses membres décharnés et débiles, ses yeux caves et fiévreux. C'est la faim avec ses véritables cris de douleur, avec son râle d'éternelle agonie; la faim, qui triple les années sur la tête des jeunes filles; la faim, qui fait qu'à l'âge où dans tous les pays toute femme est belle, de jeunesse au moins, la jeune fille sicilienne semble tomber de décrépitude; la faim, qui, plus cruelle, plus implacable, plus mortelle que la débauche, flétrit aussi bien qu'elle, sans offrir même la grossière compensation sensuelle de sa rivale en destruction.

Tous ces gens qui étaient là n'avaient point mangé depuis la veille. La veille, ils étaient venus recevoir leur écuelle de soupe, comme ils venaient aujourd'hui, comme ils viendraient demain. Cette écuelle de soupe, c'était toute leur nourriture pour vingt-quatre heures, à moins que quelques-uns d'entre eux n'eussent obtenu quelques grani de la compassion de leurs compatriotes ou de la pitié des étrangers. Mais le cas est presque inouï: les Syracusains sont familiarisés avec la misère, et les étrangers sont rares à Syracuse.

Quand parut le distributeur de la bienheureuse soupe, ce furent des hurlements inouïs, et chacun se précipita vers lui, sa sébile à la main. Il y en avait qui étaient trop faibles pour hurler et pour courir, et qui se traînaient en gémissant sur leurs genoux et sur leurs mains.

Avec le potage était restée la viande qui avait servi à la faire, et que le cuisinier avait taillée en petits morceaux, afin que le plus grand nombre en pût avoir. Celui à qui ce bonheur venait à échoir rugissait de joie, et se retirait dans un coin, prêt à défendre sa proie si quelqu'autre, moins bien traité du hasard, voulait la lui enlever.

Il y avait, au milieu de tout cela, un enfant vêtu, non pas d'une chemise, mais d'une espèce de toile d'araignée à mille trous, qui n'avait pas d'écuelle et qui pleurait de faim. Il tendit ses deux pauvres petites mains amaigries et jointes pour remplacer autant qu'il était en lui par le récipient naturel le vase absent. Le cuisinier y versa une cuillerée de potage. Le potage était bouillant et brûla les mains de l'enfant; il jeta un cri de douleur et ouvrit malgré lui les doigts, le pain et le bouillon tombèrent par terre sur une dalle. L'enfant se jeta à quatre pattes et se mit à manger à la manière des chiens.

—Et si ces bons pères interrompaient cette distribution, demandai-je à monsieur de Gargallo, que deviendraient tous ces malheureux?

—Ils mourraient, me répondit-il.

Nous laissâmes à un des frères deux piastres pour qu'il les convertit en grani et les distribuât à ces misérables, puis nous nous sauvâmes.

Le jardin des capucins s'étend sur l'emplacement des anciennes latomies ou carrières. C'est de ces carrières et de celles qui sont près de l'amphithéâtre, que sortit toute la Syracuse antique avec ses murailles, ses temples, ses palais.

Nous descendîmes par une espèce de rampe jusqu'à une profondeur de cinquante pieds à peu près, nous passâmes sous un vaste pont, puis nous nous trouvâmes en face d'un tombeau moderne; c'est celui d'un jeune Américain nommé Nicholson, âgé de dix-huit ans, et tué en duel à Syracuse; comme hérétique et à cause aussi du genre de sa mort, les portes de toutes les églises se fermèrent pour lui. Non moins hospitaliers pour les morts que pour les vivants, les bons capucins prirent le cadavre, l'emportèrent, et lui donnèrent la sépulture dans leurs jardins.

Ces jardins, comme ceux des bénédictins de Catane, sont un miracle d'art et de patience. A Catane, il fallait recouvrir la lave, ici le roc. La tâche était la même, elle fut remplie avec un tel courage, qu'on appelle aujourd'hui il paradiso ce labyrinthe de pierres où autrefois, il ne poussait pas un brin d'herbe, et qui aujourd'hui est tapissé d'orangers, de citronniers, de nopals. Ces murailles gigantesques sont devenues des espaliers, et dans les moindres interstices les aloès épanouissent leurs puissantes feuilles, du milieu desquelles s'élancent leurs fleurs séculaires.

C'est dans ces latomies que furent enfermés les Athéniens prisonniers après la défaite de Nicias, Les onze latomies à Syracuse étaient tellement encombrées, qu'une maladie épidémique se mit parmi ces malheureux, et que les Syracusains, craignant qu'elle ne s'étendît jusqu'à eux, renvoyèrent à Athènes tous ceux qui purent citer de mémoire douze vers d'Euripide. C'est encore dans une de ces latomies que fut renvoyé le fameux philosophe qui, pour toute louange aux vers que lui lisait Denys, fît cette réponse devenue proverbiale: Qu'on me ramène aux carrières. Dans ce pays où aucune tradition ne se perd, eût-elle trois mille ans, on appelle cette latomie la latomie de Philoxène.

Au milieu de ces carrières dont le ciel forme la seule voûte, s'élèvent des espèces de colonnes isolées, frustes, abruptes, capricieusement tordues, sur lesquelles s'appuient des ruines. C'était, dit-on, au haut de ces colonnes, dont le sommet arrive au niveau de la plaine, qu'on plaçait, prisonnières elles-mêmes, des sentinelles chargées de veiller sur les prisonniers, et auxquelles on faisait passer leur nourriture à l'aide d'un panier attaché au bout d'une corde.

Nous parcourûmes dans tous les sens cet étrange labyrinthe, avec ses aqueducs antiques, qui lui portent encore de l'eau comme au temps des Hiéron et des Denys, avec ses cascades de verdure qui ont l'air de se précipiter du haut des murailles, et dont le moindre vent fait onduler les riches festons, avec ses vieilles inscriptions illisibles, dans lesquelles les voyageurs cherchent à reconnaître un hommage à Euripide-Sauveur; puis nous entrâmes dans la petite église de Saint-Jean par un portique couvert, formé de trois arceaux gothiques. Une inscription gravée dans une chapelle souterraine réclame pour ce petit temple l'honneur d'être la plus ancienne église catholique de la Sicile. La voici:

        Crux superior recens,
    Caeterae vero antiquiores sunt,
    Et antiquissima consecrationis
     Signa referunt templi hujus,
    Quo non habet tota Sicilia aliud
             Antiquiùs.

Près de cette église sont les catacombes, catacombes bien autrement conservées que celles de Paris, de Rome et de Naples. Leur fondation est attribuée au tyran Hiéron II, mais aucune preuve n'appuie cette assertion. Selon toute probabilité, elles datent de différentes époques, et furent creusées au fur et à mesure qu'un plus grand nombre de morts réclamèrent un plus grand nombre de couches sépulcrales. Quelques tombeaux contiennent encore des ossements; dans aucun, à ce qu'on assure, on n'a trouvé d'urnes, ni de vases, mais seulement quelquefois des lampes.

Là aussi il y avait distinction entre les riches et les pauvres: les riches avaient de magnifiques colombaires à la manière des Romains; les pauvres avaient, non pas une fosse commune, mais un roc commun: leurs sépultures, simplement creusées dans le rocher, sont superposées les unes aux autres, et indiquent par leurs dimensions si elles renfermaient des hommes, des femmes ou des enfants.

Cette ville souterraine était bâtie, au reste, à l'instar des villes vivantes, et éclairée par le soleil: elle avait ses rues et ses carrefours; le jour y pénètre par des ouvertures rondes comme celles du Panthéon, et au moyen desquelles on aperçoit le ciel à travers un réseau de lierre et de broussailles. C'est près de ces catacombes et dans un bain antique que furent découvertes, il y a quelque vingt ans, les statues d'Esculape et de la Vénus Callipyge, qui font le principal ornement du musée de Syracuse.

En rentrant au couvent, nous nous croisâmes avec le frère quêteur; il revenait porteur d'une besace rondement garnie. Monsieur de Gargallo nous fit signe de le suivre jusqu'à la cuisine; nous demandâmes alors négligemment la permission de voir cette importante partie de l'établissement, elle nous fut immédiatement accordée.

Le cuisinier attendait le pourvoyeur, ayant en face de lui sur une grande table une demi-douzaine de casseroles de toute dimension qu'attendaient autant de réchauds allumés. Aux quelques mots qu'il échangea avec le frère quêteur, je crus comprendre qu'il lui reprochait de venir un peu tard; le frère quêteur s'excusa comme il put et ouvrit sa besace, doublée d'un côté d'une espèce de grand bidon en ferblanc. Le bidon fut tiré de son enveloppe, ouvert immédiatement, et présenta à la vue son gros ventre tout farci d'ailes de poulets, de cuisses de canards, de moitiés de pigeons, de tranches de gigots, de côtelettes de mouton, et de râbles de lapins. Le cuisinier jeta un oeil satisfait sur la récolte du jour, puis, avec une agilité admirable, il distribua, à l'aide de ses doigts, les différents échantillons dans les casseroles, à la manière dont un prote décompose une forme, mettant les cuisses avec les cuisses, les ailes avec les ailes, assortissant les espèces entre elles, et formant un tout complet des différentes parties qui avaient appartenu à des individus du même genre; puis, ayant fait à chaque espèce une sauce assortie au sujet, il servit à la sainte communauté un dîner qui ne laissait pas d'offrir un fumet fort tentateur et une mine des plus succulentes, et que le prieur nous invita fort gracieusement à partager. Malheureusement, c'était à nous surtout qu'était applicable le proverbe gastronomique, que, pour trouver la cuisine bonne il ne faut pas la voir faire. Nous remerciâmes donc, avec une reconnaissance non moins sentie que si nous n'avions pas assisté à l'étrange préparation qui nous avait pour le moment ôté l'appétit; quant à Jadin il était à tout jamais guéri de l'idée de se mettre en pension chez aucun des quatre ordres mendiants.

Comme il se faisait tard et que nous étions en course depuis le matin, nous revînmes chez le comte de Gargallo, où nous trouvâmes un dîner qui nous fit glorifier le Seigneur, qui nous avait envoyé l'idée de refuser celui des capucins.

Le soir, nous courûmes tous les cabarets de la ville, afin de déguster les meilleurs vins, et d'en faire une provision, que nous envoyâmes à bord du speronare. Lucrèce Borgia venait de mettre à la mode le vin de Syracuse, et je ne voulais pas perdre une si belle occasion d'en meubler ma cave: le plus cher nous coûta 17 sous le fiasco; c'était du vin qui, rendu à Paris, valait 20 francs la bouteille.

Le lendemain, nous reprîmes notre excursion interrompue la veille, mais cette fois avec un simple cicerone de place: le comte restait en ville pour organiser une promenade en bateau sur l'Anapus. J'avais d'abord offert, avec tout le faste et l'orgueil d'un propriétaire, la chaloupe du speronare et deux de nos matelots; mais, comme les guides suisses, les mariniers de Syracuse ont des privilèges que tout voyageur doit respecter.

Nous reprîmes la même route que la veille; mais, à moitié chemin du couvent des capucins, nous reprîmes le bord de la mer, et nous coupâmes à travers Neapolis. Notre guide, prévenu que nous avions vu les latomies ainsi que les catacombes de Saint-Jean, et que nous désirions ne pas faire de double emploi, nous conduisit droit aux ruines du palais d'Agathocle, appelées encore aujourd'hui la maison des soixante lits. De ce palais, il reste trois grandes chambres; si, comme me l'assura mon guide, c'était dans ces trois chambres qu'étaient les soixante lits, l'hospitalité du magnifique Syracusain devait fort ressembler à celle de l'Hôtel-Dieu.

L'amphithéâtre est à quelques pas seulement de la maison d'Agathocle, c'est une construction romaine; les Grecs, comme on sait, n'ayant jamais apprécié autant que le peuple-roi les combats de gladiateurs, il est petit et d'un médiocre intérêt pour quiconque a vu les arènes d'Arles et de Nîmes, et le Colisée à Rome.

Entre l'amphithéâtre et le théâtre sont les latomies des Cordiers, ainsi appelées parce qu'aujourd'hui, on y file le chanvre; c'est dans ces latomies que se trouve la fameuse carrière intitulée l'Oreille de Denys. Je ne sais quel degré de parenté existait entre le roi Denys et le roi Midas; mais, j'en suis fâché pour le tyran de Syracuse, la carrière qui porte le nom de son appareil auditif a fort exactement la forme que l'on attribue généralement aux oreilles que le roi de Phrygie avait reçues de la munificence d'Apollon.

Ce qui a fait donner à cette carrière dont on ignore au reste l'origine (car elle est polie et taillée avec trop de soin et dans une forme trop étrange pour que l'existence en soit due à une simple extraction de la pierre), ce qui, dis-je, à fait donner à cette carrière le nom qu'elle porte, c'est la faculté de transmettre le moindre bruit qui se fait dans son intérieur, à un petit réduit pratiqué à l'extrémité supérieure de son ouverture. Ce réduit passe généralement pour le cabinet de Denys. Le tyran, qui se livrait à une étude toute particulière de l'acoustique, venait, dit-on, écouter là les plaintes, les menaces et les projets de vengeance de ses prisonniers. A moins de se faire mépriser souverainement par son cicerone, je ne conseille à aucun voyageur de révoquer en doute ce point historique.

L'Oreille de Denys est creusée dans un bloc de rocher taillé à pic, d'une hauteur de cent vingt pieds environ; l'extrémité supérieure de l'ouverture se trouve à soixante-dix pieds d'élévation à peu près, ce qui rendait, à mon avis, une conspiration on ne peut plus facile à Syracuse; on n'avait qu'à attendre le moment où le tyran était dans son cabinet, et retirer l'échelle. J'ai pris, je l'avoue, une fort médiocre idée des anciens habitants de Syracuse, depuis qu'après avoir lu tous les auteurs qui ont parlé de cette ville, je me suis assuré que jamais cette idée ne leur était venue.

Notre guide nous offrit de vérifier par nous-mêmes la vérité de ce qu'il avait dit sur la transmission des sons. Aux premiers mots qu'il en dit, et avant que nous eussions encore répondu oui ou non, nous vîmes trois ou quatre gaillards, dont l'industrie consiste à guetter les étrangers qui s'aventurent sur leurs domaines, se mettre en mouvement pour préparer les moyens d'ascension; au bout de dix minutes, deux d'entre eux descendaient une corde du haut des rochers. Presque immédiatement, la corde fut assujettie à une poulie, un siège fixé à la corde, et l'un d'eux commença à s'élever, tiré par les trois autres, pour nous familiariser par son exemple, avec cet étrange mode de locomotion.

Comme l'exemple, si attrayant qu'il fût, n'avait pas sur nous une grande puissance d'attraction, et que cependant nous désirions que l'expérience fût faite par l'un de nous, nous tirâmes à la courte-paille à qui aurait l'honneur de monter dans la cellule aérienne du tyran. Le sort favorisa Jadin, il fit une grimace qui prouvait qu'il n'appréciait pas tout son bonheur, mais il ne s'en assit pas moins bravement sur son siège. A peine assis, et comme si nos guides avaient peur qu'il ne revînt sur sa décision, il s'éleva majestueusement dans les airs, où il commença à tourner comme un peloton de fil qu'on dévide. Milord poussa de grands cris en voyant son maître prendre cette route inusitée, et moi, je l'avoue, je le suivis des yeux avec une certaine inquiétude jusqu'à ce que je le visse logé solidement et confortablement dans son pigeonnier. Cependant, rassuré par Jadin lui-même sur la façon dont il se trouvait casé, j'entrai dans la carrière pour me livrer aux différentes expériences d'usage en pareil cas.

La carrière s'enfonce en tournant, mais en conservant toujours la même forme, à trois cent quarante pieds à peu près de profondeur. Des anneaux de fer, attachés de distance en distance, furent longtemps considérés comme ayant servi à enchaîner les prisonniers; mais l'abbé Capodicci démontra que ces anneaux étaient modernes et avaient servi, selon toute probabilité, à attacher des chevaux. Cela n'empêcha point notre guide, qui n'était nullement de l'avis de l'illustre abbé, de nous les donner pour des instruments de torture. Nous ne voulûmes pas le contrarier pour si peu de chose, et nous nous apitoyâmes avec lui sur le sort des malheureux qui étaient si incommodément rivés à la muraille.

Arrivé au fond de la carrière, notre guide, après s'être assuré que Jadin avait l'oreille appliquée au petit trou si précieux pour le tyran, m'invita à dire aussi bas que je le voudrais, mais d'une manière intelligible cependant, une phrase quelconque, me promettant que mes paroles seraient immédiatement transmises à mon camarade. J'invitai alors Jadin à battre le briquet et d'allumer son cigare.

Après lui avoir donné le temps de se conformer à l'invitation que je venais de lui faire, et dont l'exécution devait me prouver qu'il m'avait entendu, nous déchirâmes une feuille de papier; puis notre guide, qui avait gardé cette expérience pour la dernière, tira un coup de pistolet, dont le bruit, par le même effet d'acoustique, sembla celui d'un coup de canon. Nous courûmes aussitôt à l'extrémité extérieure de la carrière pour nous rendre compte des effets produits. Je trouvai Jadin qui fumait à pleine bouche, et qui sautait sur un pied en se frottant l'oreille. Il avait parfaitement entendu le son de ma voix et le bruit du papier. Quant au coup de pistolet, qui était une surprise inattendue, il l'avait rendu parfaitement sourd de l'oreille droite. Notre guide triomphait.

Jadin descendit par le même procédé qu'il avait employé pour monter, et toucha la terre sans autre accident que la permanence de sa demi-surdité, qui dura tout le reste de la journée.

Nous reprîmes la voie antique toute garnie de tombeaux, et après une visite au prétendu sépulcre d'Archimède, du haut duquel, à ce que nous assura notre guide, l'illustre savant s'amusait, par la combinaison de ses miroirs, à brûler les vaisseaux romains avec autant de facilité que les enfants en ont à allumer de l'amadou avec un verre de lunette, nous traversâmes un carrefour sur le pavé duquel on voit parfaitement la trace des chars. Nous nous acheminâmes ainsi vers le théâtre, chassant devant nous des myriades de lézards de toutes couleurs, seuls habitants modernes de la vieille Neapolis.

Le théâtre est avec les latomies le monument le plus curieux de Syracuse. Il fut bâti par les Grecs, mais l'on ignore entièrement l'époque de sa construction. Cette inscription, que l'on retrouva sur une pierre: BASILISSDE PHILISTIDOS avait mis tout d'abord les savants sur la voie, et leur avait fait décider, avec leur certitude ordinaire, qu'il remontait au règne de la reine Philistis. Mais, arrivés à cette découverte, les savants se trouvèrent dans une impasse, l'histoire ne faisant aucune mention de la susdite reine, et la chronologie, depuis Archias jusqu'à Hiéron II, ne leur offrant pas la plus petite lacune où on pût encadrer un règne féminin. Aussi ces deux mots grecs font-ils le désespoir de tous les savants siciliens; lorsqu'ils élèvent la voix sur une question quelconque, on n'a qu'à prononcer clairement ces deux mots magiques, ils baissent l'oreille, soupirent profondément, prennent leur chapeau et s'en vont.

Quoi qu'il en soit, le théâtre est là, il existe, on ne peut le nier; c'est bien le même où Gélon réunit le peuple en armes et vint, seul et désarmé, lui rendre compte de son administration. Agathocle y assembla les Syracusains après le meurtre des premiers de la ville, et Timoléon, vieux et aveugle, y vint souvent, à ce qu'assuré Plutarque, pour soutenir, par les conseils de son génie, ceux qu'il avait délivrés par la force de son bras.

Rien de plus pittoresque d'ailleurs que cette admirable ruine, dont un meunier s'est emparé, et que personne ne lui conteste. Là il fait tranquillement son ménage, sans songer le moins du monde aux respectables souvenirs qu'il foule aux pieds. Les eaux de l'ancien aqueduc de Neapolis, détournées de leur cours, sortent avec fracas de trois arceaux, et viennent, après s'être brisées en cascatelles sur les deux premiers étages du théâtre, faire tourner prosaïquement la roue de son moulin; cette opération accomplie, le trop plein se répand à travers l'édifice, ruisselle en se brisant contre les pierres, et s'échappe par mille petits canaux argentés qu'on voit reluire au milieu des caroubiers, des aolès et des opiuntas. Au fond, et au-delà d'une plaine où moutonnent des olivers, on aperçoit Syracuse; au-delà de Syracuse la mer.

La vue est magnifique. Jadin s'y arrêta pour en faire un croquis. Je l'aidai à faire son établissement, puis je le quittai pour continuer mes courses, et en promettant de le venir reprendre à l'endroit où je le laissais.

Je suivis le chemin de Syracuse à Catane, qui sépare Acradine de Tychè, sans trouver trace d'autres ruines que de celles adhérentes à la roche elle-même. Les maisons étaient bâties sans fondations, la pierre adhérant à la pierre, voilà tout; on suit les lignes qu'elles décrivaient, avec une certaine peine cependant. Les rues sont beaucoup plus faciles à reconnaître, les ornières creusées par les roues servent de ligne conductrice et dirigent l'oeil avec certitude. Outre les débris des maisons, outré les ornières des chars, le sol est encore criblé de trous irréguliers, qui devaient être des puits, des citernes, des piscines, des bains et des aqueducs.

Arrivés à la scala Pupagglio, au lieu de descendre au port Trogyle, aujourd'hui le Stentino, qui n'offre rien de curieux, nous remontâmes vers l'Épipoli, en suivant les débris de cette ancienne muraille, que Denys, à ce qu'on assure, fit bâtir en vingt jours par soixante mille hommes.

L'Épipoli, comme l'indique son nom, était une forteresse élevée sur une colline, et qui dominait les quatre autres quartiers de Syracuse. L'époque de sa fondation est ignorée; tout ce qu'on sait, c'est qu'elle existait du temps des guerres du Péloponèse. Les Athéniens, conduits par Nicias, s'en étaient emparés, et y avaient établi leurs magasins; mais ils en furent chassés presque aussitôt par leurs vieux ennemis les Spartiates, qui de leur côté avaient traversé la mer pour venir au secours des Syracusains. Lors de l'expulsion des tyrans, Dion s'en empara, et ajouta de nouvelles fortifications aux anciennes. Au pied de l'Épipoli sont les latomies de Denys le Jeune.

Nous montâmes au sommet de l'Épipoli, aujourd'hui enrichi d'un télégraphe qui, pour le moment, se reposait avec un air de paresse qui faisait plaisir à voir, malgré les gestes multipliés du télégraphe correspondant. Nous poussâmes doucement la porte, et nous trouvâmes les employés qui faisaient tranquillement un somme. Cela nous expliqua l'immobilité de leur instrument. Nous nous gardâmes bien de les réveiller.

Du haut de l'Épipoli, et en tournant le dos à la mer, on domine, à droite, la plaine où campa Marcellus, et, à gauche, tout le cours de l'Anapus. Au fond du tableau s'élève en amphithéâtre le Belvédère, joli petit village qui nous parut dormir à l'ombre de ses oliviers avec autant de volupté que les employés à l'ombre de leur télégraphe.

A cinq cents pas du village, et près du fleuve Anapus, mon guide me fit remarquer une petite chapelle gothique qu'il me proposa de visiter, attendu qu'il s'y était passé, il y avait quelque cinquante ans, une histoire terrible. Je lui répondis que je voyais parfaitement la chapelle, et que je me contenterais de l'histoire terrible, s'il me la voulait bien raconter. Mon guide me fit remarquer que l'histoire étant longue et éminemment intéressante, ne devait pas en conscience être comprise dans le tarif de la journée, qui était d'une demi-piastre. Je le tranquillisai en lui assurant qu'il aurait une demi-piastre pour sa journée et une demi-piastre pour l'histoire. Dès lors, il ne fit plus aucune difficulté, et commença un récit auquel nous reviendrons dans un autre chapitre.

L'heure était plus qu'écoulée. Nous approchions de midi; le soleil était à son zénith et m'inondait libéralement d'une chaleur de quarante degrés, réfléchie par les dalles de Tychè. Je pensai qu'il était temps de revenir à Jadin, et de reprendre avec lui le chemin de Syracuse. Je m'acheminai donc vers le théâtre, où, à mon grand étonnement, je ne trouvai plus que son siège sans carton et sans parasol. Je commençais à craindre que Jadin n'eût été victime de quelque histoire terrible dans le genre de celle que venait de me raconter mon guide, lorsque je l'aperçus à cheval sur la branche majeure d'un superbe figuier qui lui donnait à la fois de l'ombre et de la nourriture. Je m'approchai de lui, et lui fis observer que le meunier auquel appartenait l'arbre pourrait trouver fort étrange la liberté qu'il prenait; mais Jadin me répondit fièrement qu'il était chez lui, et que, moyennant dix grains, il avait acheté le droit de manger des figues à discrétion, et même d'en remplir ses poches. Le marché me parut médiocre pour le meunier, la veste de panne de Jadin contenant onze poches de différentes grandeurs.

Nous revînmes vers la ville au pas de course, et trempés comme si l'on nous eût plongés dans l'un des trois ports de Syracuse. Cela m'expliqua la métamorphose en fontaine d'Aréthuse et de Cyané; une heure de plus à ce délicieux soleil, et nous passions évidemment à l'état de fleuves.

Monsieur de Gargallo avait prévu que, par cette grande chaleur, nous serions peu disposés à nous remettre immédiatement en route. Il avait en conséquence retenu la barque pour trois heures seulement, ce qui nous laissait une demi-heure de bain et une heure et demie de sieste. Aussi, lorsque les mariniers vinrent nous dire que tout était prêt, étions-nous frais et dispos comme si nous n'avions pas quitté nos lits depuis la veille.

Nous nous embarquâmes cette fois dans le grand port. C'est là qu'eut lieu la fameuse bataille navale entre les Athéniens et les Syracusains, dans laquelle les Athéniens eurent vingt vaisseaux brûlés et soixante coulés à fond. Dix ou douze barques dans le genre de celle sur laquelle nous étions montés composent aujourd'hui toute la marine des Syracusains.

Notre première visite fut pour le fleuve Alphée. A tout seigneur tout honneur. Ce fleuve Alphée, comme nous l'avons dit, après avoir disparu à Olympie, reparaît dans le grand port à deux cents pas de la fontaine Aréthuse; le bouillonnement de ses flots est visible à la surface de la mer, et on prétend qu'en plongeant une bouteille à une certaine profondeur, on la retire pleine d'eau douce et parfaitement bonne à boire. Malheureusement, nous ne pûmes vérifier le fait, les objets d'expérimentation nous manquant.

Nous nous dirigeâmes alors, en traversant le port en droite ligne, vers l'embouchure de l'Anapus, autre fleuve qui ne manque pas non plus d'une certaine distinction mythologique, quoiqu'il soit plus connu par la rivière Cyané qu'il épousa que par lui-même. En effet, la rivière Cyané, qui se joint à lui à un quart de lieue à peu près de son embouchure, était ce qu'il y avait de mieux dans l'aristocratie des nymphes, des nayades et des hamadryades. On ne connaît précisément ni son père ni sa mère, mais on sait de source certaine qu'elle était cousine de cette autre Cyané, fille du fleuve Méandre, changée en rocher pour n'avoir pas voulu écouter un beau jeune homme qui l'aimait passionnément, et qui se tua en sa présence sans que sa mort lui causât la moindre émotion. Hâtons-nous de dire que sa cousine n'était point de si dure trempe; aussi fut-elle changée en fontaine, ce qui autrefois était la métamorphose usitée pour les âmes sensibles. Voici à quelle occasion cet accident mémorable arriva. Nous le laisserons raconter à monsieur Renouard, traducteur des Métamorphoses d'Ovide. Ce morceau, qui date de 1628, donnera une idée de la manière dont on comprenait l'antiquité vers le milieu du règne de Louis XIII, dit le Juste, non pas, comme on pourrait le croire, pour avoir fait exécuter messieurs de Marsillac, de Boutteville, de Cinq-Mars, de Thou et de Montmorency, mais parce qu'il était né sous le signe de la balance.

Pluton vient d'enlever Proserpine, et l'emporte sur son char sans trop savoir lui-même où il la conduit; enfin, il arrive dans les environs d'Ortygie. Voici le texte du traducteur:

«C'est là qu'était Cyané, la nymphe la plus renommée qui fût lors en Sicile, et qui a laissé dans ce pays-là son nom aux eaux qui le portent encore. Elle parut hors de l'eau environ jusqu'au ventre, et, reconnaissant Proserpine, se présenta pour la secourir: «Vous ne passerez pas plus avant, dit-elle à Pluton. Comment voulez-vous être par force le gendre de Cérès? La fille méritait bien d'être gagnée par de douces paroles, non pas d'être enlevée. Pour l'avoir vous la deviez prier et non pas la forcer. Quant à moi, je vous dirai bien, s'il m'est permis de mettre en comparaison ma bassesse avec sa grandeur, que j'ai été autrefois aimée du fleuve Anape, mais il ne m'eut pas de la façon en mariage. Il rechercha longtemps mon amitié, et il ne jouit point de mon corps qu'il n'eût premièrement acquis mes volontés.» En faisant de telles remontrances, elle étendait les bras d'un côté et d'autre tant qu'elle pouvait, pour empêcher le chariot de passer outre; dont Pluton irrité donna de son trident, sceptre de son empire, un si grand coup contre terre, qu'elle se fendit, et fit une ouverture à ses effroyables chevaux, par laquelle ils se rendirent incontinent dans le sombre palais des ombres avec la proie qu'ils traînaient. Cyané en eut tel crève-coeur, tant d'avoir vu enlever ainsi Prosperpine que d'avoir été méprisée, qu'elle en conçut un deuil en son âme dont elle ne put jamais être consolée. Nourrissant de larmes ses peines secrètes, elle se consuma si bien qu'elle fondit en pleurs, et se convertit en ces ondes desquelles elle avait été déesse tutélaire. On vit peu à peu ses membres s'amollir; ses os perdirent leur dureté et se rendirent ployables, comme firent aussi ses ongles. Tous les membres les plus faibles, ainsi que les cheveux, les doigts, les pieds et les cuisses, devinrent premièrement liquides, car un corps, moins il est épais, plus tôt il est changé en eau. Puis après les épaules, les reins, les côtes et l'estomac s'écoulèrent en ruisseaux. Enfin ses veines corrompues, au lieu de sang, ne furent pleines que d'eau, et de tout son corps rien ne lui resta qu'on pût arrêter avec la main.»

Cette traduction eut le plus grand succès à l'hôtel de Rambouillet. Mademoiselle de Scudéry tenait ce que nous avons cité pour un morceau capital; Chapelain en faisait ses délices, et mademoiselle Paulet tournait elle-même en fontaine toutes les fois qu'on lisait ce passage devant elle.

Le mariage de l'Anapus et de Cyané fut heureux, s'il faut en croire les apparences, car les bords du lit où ils coulent ensemble sont ravissants. Ce sont de véritables murailles de verdure, qui se recourbent en berceaux pour former une voûte fraîche et sombre. De temps en temps, des échappées de vue, que l'on croirait ménagées par l'art, et qui cependant ne sont rien autre chose que des accidents de la nature, permettent de découvrir sur la rive gauche les ruines de l'Épipoli, et sur la rive droite celles du temple de Jupiter Urius, construit par Gélon, et dont il ne reste que deux colonnes. C'était dans ce temple qu'était la fameuse statue couverte d'un manteau d'or que Denys s'appropria, sous l'ingénieux prétexte qu'il était trop lourd en été et trop froid en hiver. Verrès, qui était amateur, n'en apprécia que mieux la statue pour la voir sans manteau, et l'envoya à Rome. C'était une des trois plus belles de l'antiquité: les deux autres étaient, comme on sait, la Vénus Callipyge et l'Apollon.

Du temps de Mirabella, auteur sicilien qui écrivait vers le commencement du XVIIe siècle, il restait encore debout sept colonnes de ce temple; elles étaient d'une seule pièce et avaient vingt-cinq palmes de hauteur.

En face de ces colonnes à peu près, on passe sous un pont d'une seule arche, jeté sur l'Apanus, et, cent pas après, on se trouve à la jonction du fleuve et de la rivière. Par galanterie, nous laissâmes le fleuve à notre droite, et nous continuâmes notre route sur la rivière Cyané.

Rien de plus charmant, au reste, que les mille tours et détours de cette gracieuse rivière, entre ses deux bords tout chargés de papyrus, ce roi des roseaux. Ce sont tantôt de délicieux petits lacs dont on voit le fond, tantôt un courant resserré et rapide, qui se plaint comme si la voix de la nymphe elle-même racontait encore à Ovide sa triste métamorphose; tantôt de petites îles habitées par des milliers d'oiseaux aquatiques, qui s'envolaient à notre approche ou bien plongeaient dans les roseaux, où nous pouvions suivre leur fuite par le mouvement qu'ils imprimaient à cette forêt de joncs flexibles et mouvants. Nous remontâmes ainsi pendant une heure à peu près, puis nous arrivâmes à la source de la fontaine, grand bassin d'une centaine de pieds de tour. C'est là que Pluton frappa la terre de son trident et disparut dans l'enfer. Aussi prétend-on que cette source est un abîme dont on n'a jamais pu trouver le fond. Les gens du pays l'appellent Lapisma. C'est autour de cette source que les Carthaginois avaient établi leur camp.

En revenant, le comte de Gargallo ordonna à nos mariniers de s'arrêter un instant dans un délicieux réduit ombragé de tous côtés par d'énormes touffes de papyrus, qui, au moindre vent, balancent avec grâce leurs têtes chevelues. C'est là que la tradition veut que se soit passée la scène des soeurs Callipyges.

Les soeurs Callipyges étaient, comme on sait, Syracusaines. C'étaient non seulement les deux plus riches héritières de la ville, mais encore les deux plus belles personnes qui se pussent voir de Mégare au cap Pachinum. Parmi les dons que la nature libérale s'était plu à leur prodiguer, était cette richesse de formes dont elles tiraient leur nom. Or, un jour que les deux soeurs se baignaient ensemble, à l'endroit même où nous étions, elles se prirent de dispute, chacune d'elles prétendant l'emporter en beauté sur l'autre. Le procès était difficile à juger par les intéressées elles-mêmes, aussi appelèrent-elles un berger qui faisait paître ses troupeaux dans les environs. Le berger ne se fit pas faire signe deux fois; il accourut, et les deux soeurs, sortant de l'eau et se montrant à lui dans toute leur éblouissante nudité, le firent juge de la question. Le nouveau Paris regarda longtemps indécis, portant ses yeux ardents de l'une à l'autre; enfin, il se prononça pour l'aînée. Enchantée du jugement, celle-ci lui offrit sa main et son coeur, que le berger, comme on le comprend bien, accepta avec reconnaissance. Quant à la plus jeune, elle fit la même offre au frère cadet du juge, qui, arrivé au moment où il venait de prononcer son jugement, avait déclaré s'inscrire en faux contre lui. Les quatre jeunes gens élevèrent alors un temple à la Beauté; et comme chacun d'eux continuait de soutenir son opinion, les deux rivales se décidèrent à en appeler à la postérité: elles firent faire par les deux meilleurs statuaires de l'époque les deux Vénus qui portent encore leur nom, et dont l'une est à Naples et l'autre à Syracuse. Deux mille trois cents ans sont écoulés depuis cette époque, et la postérité indécise n'a point encore porté son jugement: Adhuc sub judice lis est, comme dit Horace.

Heureux temps, où les bergers épousaient des princesses! Et quelles princesses, encore!

LA CHAPELLE GOTHIQUE

On se rappelle cette petite chapelle gothique que me montra mon guide du haut de l'Épipoli, et que je ne voulus pas aller voir, retenu par la chaleur sénégalienne qu'il faisait en ce moment. Cette chapelle appartenait à la famille San-Floridio. Bâtie par un ancêtre du marquis actuel, elle servait surtout de lieu de sépulture à la famille. Il y avait une vieille tradition sur cette chapelle, qui ne contenait pas seulement, disait-on, des caveaux mortuaires: on parlait de souterrains inconnus, dans lesquels un comte de San-Floridio se serait réfugié à l'époque des guerres avec les Aragonais d'Espagne, guerres pendant lesquelles son patriotisme l'aurait fait condamner à mort. La tradition ajoutait qu'il était resté dans cette retraite pendant dix ans, et y avait été régulièrement nourri par de vieux serviteurs, qui, au risque de leur propre vie, lui portaient toutes les deux nuits, dans ce souterrain, de quoi boire et de quoi manger. Vingt fois le comte de San-Floridio aurait pu se sauver et gagner Malte ou la France; mais il ne voulut jamais consentir à quitter la Sicile, espérant toujours que l'heure de la liberté sonnerait pour elle, et pensant qu'il devait être là au premier signal.

En 1783, il y avait encore deux rejetons mâles de cette famille, le marquis et le comte de San-Floridio. Le marquis habitait Messine, et le comte Syracuse. Le marquis était veuf et sans enfants, et n'avait près de lui que deux serviteurs: une jeune fille de Catane, nommée Teresina, qui avait appartenu à sa femme, et pouvait avoir dix-huit ou vingt ans à peu près; puis un homme de trente ans au plus, qu'on appelait Gaëtano Cantarello, le dernier descendant de cette race de serviteurs fidèles qui avaient donné à l'ancien marquis une si grande preuve de dévouement, et qui, de père en fils, étaient demeurés dans la maison de l'aîné de la famille. Cet aîné connaissait seul le secret du souterrain, secret qu'il transmettait à son fils, et qui était d'autant mieux gardé, que d'an jour à l'autre les marquis de San-Floridio, qui étaient restés constamment dans le parti patriote, pouvaient avoir besoin de recourir de nouveau à cet introuvable asile.

Nous avons raconté, à propos de Messine, le tremblement de terre de 1793 et ses déplorables suites. Le marquis de San-Floridio fut une des victimes de ce triste événement. La toiture de son palais s'enfonça, et il fut tué par la chute d'une poutre; ses deux serviteurs, Teresina et Gaëtano, échappèrent sans blessures au désastre, quoique Gaëtano, pour essayer de sauver son maître, disait-on, fût resté plus d'une heure sous les décombres de la maison. Le comte de San-Floridio, qui représentait la branche cadette, se trouva ainsi le chef de la famille, et hérita du titre et de la fortune de son aîné. Le marquis étant mort au moment où il s'y attendait le moins, avait emporté avec lui le secret de la chapelle; mais, il faut le dire, ce ne fut pas ce secret que le comte de San-Floridio regretta le plus; ce fut une somme de 50 ou 60 000 ducats d'argent comptant que l'on savait exister dans les coffres du défunt, et que, malgré des fouilles multipliées, on ne parvint pas à retrouver. Le pauvre Cantarello était au désespoir de cette disparition, qu'on pouvait, disait-il en s'arrachant les cheveux, lui imputer, à lui. Le comte le consola de son mieux, en lui disant que la fidélité des serviteurs de la famille était trop connue pour qu'un pareil soupçon le pût atteindre; et, comme preuve de ce qu'il avançait, il lui offrit près de lui la place qu'il occupait près de son frère; mais Cantarello répondit qu'après avoir perdu un si bon maître, il ne voulait plus appartenir à personne. Le comte lui demanda alors s'il connaissait le secret de la chapelle; Cantarello assura que non. Une somme assez ronde, offerte à la suite de cette conversation par le comte, fut refusée par ce digne serviteur, qui se retira dans les environs de Catane, et dont on n'entendit plus parler. Le comte de San-Floridio se mit en possession de la fortune de son frère, qui était immense, et prit le titre de marquis.

Dix ans s'étaient écoulés depuis cet événement, et le marquis de San-Floridio, qui avait fait rebâtir le palais de son frère, habitait l'été Messine et l'hiver Syracuse; mais qu'il fût à Syracuse ou à Messine, il ne manquait jamais de faire dire, à la chapelle de la famille, une messe pour le repos de l'âme du défunt. Cette messe était célébrée à l'heure même où l'événement avait eu lieu, c'est-à-dire à neuf heures du soir.

On en était arrivé au dixième anniversaire, qui devait se célébrer avec la pompe habituelle, mais auquel devait assister un nouveau personnage, qui joue le principal rôle dans cette histoire. C'était le jeune comte don Ferdinand de San-Floridio, qui, ayant atteint sa dix-huitième année, venait de finir ses classes, et arrivait du collège de Palerme depuis quelques jours seulement.

Don Ferdinand savait parfaitement qu'il portait un des plus beaux noms, et qu'il devait hériter d'une des plus grandes fortunes de la Sicile. Aussi avait-il tourné au vrai gentilhomme. C'était un beau garçon aux cheveux d'un noir d'ébène, qui disparaissait malheureusement sous la poudre qu'on portait à cette époque, aux yeux noirs, au nez grec et aux dents d'émail, portant le poing sur la hanche, le chapeau un peu de côté, et plaisantant fort, comme c'était la mode à cette époque, aux dépens des choses saintes; au reste, excellent cavalier, fort sur l'escrime, et nageant comme un poisson; toutes choses qui s'apprenaient au collège des nobles. Seulement, on disait qu'à ces leçons classiques les belles dames de Palerme en avaient ajouté d'autres, auxquelles le comte Ferdinand n'avait pas pris moins de goût qu'à celles dont il avait si bien profité, quoique ces leçons féminines ne fussent pas portées sur le programme universitaire. Tant il y a enfin que le comte revenait à Syracuse, jeune, beau, brave, et dans cet âge aventureux où chaque homme se croit destiné à devenir le héros de quelque roman.

Ce fut sur ces entrefaites qu'arriva le jour anniversaire de la mort du marquis. Le père et la mère du comte prévinrent trois jours d'avance leur fils de se tenir prêt pour cette funèbre cérémonie. Don Ferdinand, qui hantait peu les églises, et qui, ainsi que nous l'avons dit, était on ne peut plus voltairien, aurait fort désiré pouvoir se dispenser de cette corvée; mais il comprit qu'il n'y avait pas moyen de se soustraire à ce devoir de famille, et que toute escapade de ce genre, à l'endroit d'un oncle dont on avait hérité cent mille livres de rentes, serait on ne peut plus inconvenante. D'ailleurs, il espérait que la cérémonie attirerait à la petite chapelle, si isolée qu'elle fût, quelque belle dame de Syracuse ou quelque jolie paysanne de Belvédère, et qu'ainsi la toilette qu'il était obligé de faire, à cette triste occasion, ne serait pas tout à fait perdue. Don Ferdinand se prêta donc d'assez bonne grâce à la circonstance, et, après avoir mis son père et sa mère dans leur litière, sauta aussi résolument dans la sienne que s'il se fût agi pour lui d'aller figurer dans un quadrille.

Disons un mot en passant de cette charmante manière de voyager. Il n'y a en
Sicile que trois modes de locomotion: la voiture, le mulet ou la litière.

La voiture est dans la vieille Trinacrie ce qu'elle est partout, si ce n'est qu'elle a conservé une forme de carrosse qui réjouirait on ne peut plus les yeux de ce bon duc de Saint-Simon, si, pour punir les péchés de notre époque, Dieu permettait qu'il revînt en ce monde. Les carrosses sont faits pour les rues où l'on peut passer en carrosses, et pour les routes où l'on peut voyager en voiture; il y a plus ou moins de rues praticables dans chaque ville, et je n'en pourrais dire le nombre. Quant aux routes, elles sont plus faciles à compter: il y en a une qui se rend de Messine à Palerme, et vice versa. Il en résulte que, quand on voyage partout ailleurs que sur cette ligne, il faut aller à mulet ou en litière.

Tout le monde sait ce que c'est que d'aller à mulet, je n'ai donc pas besoin de m'étendre sur ce mode de voyage, mais on ignore assez généralement ce que c'est que d'aller en litière, du moins comme on l'entend en Sicile.

La litière est une grande chaise à porteurs, construite généralement pour deux personnes, qui, au lieu d'être assises côte à côte, comme dans nos coupés modernes, sont placées face à face, comme dans nos anciens vis-à-vis. Cette litière est posée sur un double brancard, qui s'adapte au dos de deux mulets: un serviteur conduit le premier, et le second n'a qu'à suivre. Il en résulte que le mouvement de la litière, surtout dans un pays aussi accidenté que l'est la Sicile, correspond assez exactement au mouvement de tangage d'un vaisseau, et donne de même le mal de mer. Aussi prend-on généralement en exécration les personnes avec lesquelles on voyage de cette manière. Au bout d'une heure de cette locomotion, on se dispute avec son meilleur ami, et, à la fin de la première journée, on est brouillé à mort. Damon et Pythias, ces antiques modèles d'amitié, partis de Catane en litière, se seraient battus en duel en arrivant à Syracuse, et se seraient égorgés fraternellement, ni plus ni moins qu'Étéocle et Polynice.

Le marquis et la marquise descendirent de leur litière en se disputant, et sans que l'un songeât à offrir la main à l'autre, de sorte que la marquise fut obligée d'appeler ses domestiques pour qu'ils l'aidassent à descendre. Quant au jeune comte, il sauta lestement de la sienne, tira un beau miroir de sa poche pour s'assurer que sa coiffure n'était pas dérangée, rajusta son jabot, jeta aristocratiquement son chapeau sous son bras gauche, et entra dans la petite église à la suite de ses nobles parents.

Contre l'attente du jeune comte, il n'y avait, à l'exception du prêtre, du sacristain et des enfants de choeur, absolument personne dans la chapelle. Il jeta donc un regard assez maussade de tous côtés, fit mondainement trois ou quatre tours dans l'église, et finit, se trouvant fort durement à genoux, par s'asseoir dans le confessionnal, où, préparé comme il l'était au sommeil par le mouvement de la litière, il ne tarda point à s'endormir.

Le comte dormait comme on dort à dix-huit ans. Aussi l'office des morts s'écoula-t-il sans que serpent, orgue, ni De Profundis le réveillassent. L'office terminé, la marquise le chercha de tous côtés et l'appela même à voix basse; mais le marquis, aigri encore par son voyage, se retourna vers sa femme, et lui dit que son fils n'était qu'un libertin qu'elle gâtait par son excessive faiblesse maternelle, et qu'il voyait bien que, quand il était perdu, ce n'était pas à l'église qu'il fallait le chercher. La pauvre mère n'avait rien à répondre à cela: l'absence du jeune homme, dans une circonstance aussi solennelle, déposait contre lui; elle baissa la tête et sortit de la chapelle. Derrière elle, le marquis en ferma la porte à clef, et tous deux remontèrent dans leur litière pour revenir à Syracuse. La marquise avait jeté un instant les yeux dans la litière de son fils, espérant l'y trouver; elle se trompait, la litière était parfaitement vide. Elle ordonna alors aux porteurs d'attendre jusqu'à ce que son fils revînt; mais le marquis passa la tête par la portière disant que, puisque son fils avait trouvé bon de s'éloigner sans dire où il allait, il reviendrait à pied, ce qui au reste n'était pas une grande punition, la chapelle étant éloignée d'une lieue à peine de Syracuse. La marquise, qui était habituée à obéir, monta passivement dans la litière conjugale, qui se mit aussitôt en route, suivie par la litière vide.

En rentrant au palais, elle s'informa tout bas du comte, et apprit avec une certaine inquiétude qu'il n'avait pas reparu. Cependant, cette inquiétude se calma bientôt lorsqu'elle songea que le marquis avait une maison de campagne à Belvédère, et que, selon toute probabilité, son fils, réfléchissant que, passé onze heures, Syracuse fermait ses portes sous prétexte qu'elle est ville de guerre, irait coucher à cette maison de campagne.

Mais, comme le lecteur le sait, il n'était rien arrivé de tout cela. Le comte de San-Floridio ne battait pas la campagne comme l'en accusait le marquis, et n'était point allé coucher à Belvédère comme l'espérait la marquise. Il dormait bel et bien dans son confessionnal, rêvant que la princesse de M…, la plus jolie femme de Palerme, lui donnait, tête à tête, une leçon de natation dans les bassins de la Favorite, et ronflant joyeusement à ce doux rêve.

A deux heures du matin il s'éveilla, étendit les bras, bâilla, se frotta les yeux, et, se croyant dans son lit, voulut changer de côté; mais il se cogna rudement la tête à l'angle du confessionnal. Le choc avait été si rude que le jeune comte en ouvrit les yeux tout grands et se trouva réveillé du coup. Au premier abord, il regarda avec étonnement autour de lui, n'ayant aucune idée du lieu où il se trouvait; peu à peu, le souvenir lui revint; il se rappela le voyage de la veille, son désappointement en rentrant dans la chapelle, et enfin le moment de lassitude et d'ennui qui l'avait conduit dans le confessionnal, où il s'était endormi et où il se réveillait. Dès lors, il devina le reste; il comprit que son père et sa mère, ne le voyant plus auprès d'eux, étaient retournés à Syracuse, et l'avaient laissé, sans s'en douter, derrière eux dans la chapelle. Il alla à la porte, la trouva hermétiquement fermée, ce qui le confirma dans cette supposition; alors, il tira de son gousset une montre à répétition, la fit sonner, s'assura qu'il était deux heures et demie du matin, jugea fort judicieusement que les portes de Syracuse étaient fermées, et que tout le monde était couché au château de Belvédère, ce qui ne lui laissait d'autre chance que de passer la nuit à la belle étoile. Trouvant qu'à tout prendre, si on était moins bien dans un confessionnal que dans son lit, on y était toujours mieux que dans un fossé, il se réintégra donc dans son alcôve improvisée, s'y accouda du mieux qu'il put, et referma les yeux afin d'y reprendre au plus tôt ce bon sommeil dont le fil avait été momentanément interrompu.

Le comte était peu à peu retombé dans cette sorte de crépuscule intérieur qui n'est déjà plus le jour, et qui n'est pas encore la nuit de la pensée, lorsque l'ouïe, ce dernier sens qui s'endort en nous, lui transmit vaguement le bruit d'une porte que l'on ouvrait, et qui, en s'ouvrant, criait sur ses gonds. Le comte se redressa aussitôt, plongea ses regards dans l'église, et aperçut, à la lueur de la lanterne qu'il portait à la main, un homme incliné devant l'autel latéral le plus rapproché du confessionnal où il se trouvait. Presque aussitôt cet homme se releva, approcha la lanterne de sa bouche et la souffla; puis, s'enveloppant de ce manteau moitié italien, moitié espagnol, que les Siciliens appellent un ferrajiolo, il traversa l'église dans toute sa longueur, assourdissant autant que possible le bruit de sa marche, passa si près du comte que don Ferdinand eût pu le toucher en étendant la main, s'avança vers la porte de sortie, l'ouvrit, et disparut en la refermant à clef derrière lui.

Don Ferdinand était resté muet et immobile à sa place, moitié de crainte, moitié de surprise. Notre jeune comte n'était pas une de ces âmes de fer comme on en rencontre dans les romans, un de ces héros qui, comme Nelson, demandent à quinze ans ce que c'est que la peur. Non, c'était tout bonnement un jeune homme brave et aventureux, mais superstitieux comme on l'est en Sicile, ou comme on le devient partout ailleurs, quand on se trouve de nuit seul dans une chapelle isolée, avec des tombes sous ses pieds, un autel devant soi, Dieu au-dessus de sa tête, et le silence partout. Aussi, quoique don Ferdinand eût porté la main tout d'abord à son épée, afin de se défendre contre cette apparition quelle qu'elle fût, il vit sans déplaisir, pris comme il l'était, à l'improviste, au beau milieu de son demi-sommeil, cette apparition passer près de lui sans faire mine de le remarquer. Au premier aspect, il avait cru avoir affaire à quelque être fantastique, à quelqu'un de ses aïeux qui, mécontent de la partialité avec laquelle on accordait une messe annuelle au feu marquis, sortait tout doucement de sa tombe pour venir réclamer la même faveur. Mais quand l'être mystérieux avait approché, pour la souffler, la lanterne de sa bouche, la lueur qu'elle projetait avait éclairé son visage, et le comte avait parfaitement reconnu dans le personnage au manteau un homme de haute taille, âgé de quarante à quarante-cinq ans, auquel sa barbe et ses moustaches noires donnaient, ainsi que la préoccupation intérieure qui l'agitait sans doute, une physionomie sombre et sévère. Il savait donc à quoi s'en tenir sur ce point, et était convenu qu'il venait de se trouver en face d'un être de la même espèce, sinon du même rang, que lui. Cette conviction était bien déjà quelque chose, mais ce n'était point assez pour tranquilliser tout à fait le comte: un homme inconnu ne pénétrait pas ainsi dans une chapelle, où il n'avait évidemment que faire, sans quelque mauvaise intention. Nous devons donc avouer que le coeur du jeune comte battit fortement lorsqu'il vit passer cet homme à deux pas de lui; et ces battements, qui prouvaient, quelle qu'en fût la cause, une surexcitation violente, ne cessèrent que dix minutes après que la porte se fut refermée, et que don Ferdinand se fut assuré qu'il était bien seul dans la chapelle.

On comprend qu'il ne fut plus question pour le jeune homme de se rendormir; perdu dans un monde de conjectures, il passa le reste de la nuit l'oeil et l'oreille au guet, cherchant à donner une base quelque peu solide aux édifices successifs que bâtissait son imagination. Ce fut alors qu'il se rappela cette tradition de famille où il était question d'un souterrain dans lequel un marquis de San-Floridio, proscrit et condamné à mort, était resté caché près de dix ans; mais il savait aussi que son oncle était mort sans avoir le temps de léguer le secret du souterrain à personne. Néanmoins, ce souvenir, tout incomplet et incohérent qu'il fût, jeta comme un rayon de lumière dans la nuit qui enveloppait le jeune comte: il pensa que ce secret, qu'il croyait scellé dans une tombe, avait bien pu être découvert par le hasard. La première conséquence de cette nouvelle idée fut que le souterrain était devenu le repaire d'une bande de brigands, et qu'il avait eu l'honneur de se trouver en face de leur capitaine; mais bientôt, don Ferdinand réfléchit que, depuis assez longtemps, on n'avait entendu parler dans les environs d'aucun vol considérable ou d'aucun meurtre important. Il y avait bien, comme toujours, quelques petites filouteries de bourses et de tabatières, quelques coups de couteau échangés par-ci par-là, et qui tiraient une ou deux fois la semaine le capitaine de nuit de son sommeil; mais rien de tout cela n'indiquait une bande organisée, permanente, et commandée par un chef aussi résolu que paraissait l'être l'homme au manteau: il fallait donc abandonner cette hypothèse.

Cependant, tandis que le jeune comte faisait et défaisait mille conjectures, le temps s'était écoulé, et les premiers rayons du jour commençaient à paraître; il pensa que, s'il voulait approfondir plus tard cette étrange aventure, il ne fallait pas qu'il se laissât voir aux environs de la chapelle. En conséquence, profitant du demi-crépuscule qui régnait encore, il monta, à l'aide de plusieurs chaises, sur une fenêtre, l'ouvrit, se laissa glisser en dehors, tomba sans accident d'une hauteur de huit ou dix pieds, rentra à Syracuse au moment de l'ouverture des portes, et, moyennant deux onces, le concierge lui promit de dire au marquis et à la marquise qu'il était rentré la veille une demi-heure après eux.

Grâce à cette précaution, les choses se passèrent comme le jeune comte l'avait désiré; et lorsqu'il descendit pour le déjeuner, le marquis se contenta si facilement de l'excuse que son fils lui donna pour sa disparition de la veille, que celui-ci vit bien que son père, trompé par le concierge sur le temps qu'elle avait duré, n'y attachait qu'une médiocre importance.

Il n'en fut pas ainsi de la marquise: elle avait veillé jusqu'au jour et avait entendu rentrer son fils, mais elle se garda bien de souffler le mot sur cette escapade, de peur que son bien-aimé don Ferdinand ne fût grondé. D'ailleurs il y a toujours dans les premières absences noctures de son fils quelque chose qui fait sourire l'amour-propre d'une mère.

En se retrouvant dans sa chambre et bientôt dans son lit, don Ferdinand avait d'abord espéré se dédommager de l'interruption causée dans son sommeil par l'apparition de l'homme mystérieux; mais à peine avait-il eu les yeux fermés, que cette apparition s'était reproduite dans son souvenir, et, malgré la fatigue dont ce jeune homme était accablé, avait constamment chassé loin de lui le sommeil. Don Ferdinand n'avait donc fait que penser à son aventure nocturne lorsque l'heure du déjeuner arriva, et qu'il fut forcé de descendre.

Nous avons dit que le déjeuner se passa pour don Ferdinand aussi bien qu'il avait pu espérer; aussi, enhardi par l'indulgence de son père, le comte parla-t-il avec une apparente indifférence d'aller chasser dans les Pantanelli. Le marquis ne mit aucun empêchement à ce projet, et, après le déjeuner, le comte, armé de son fusil, suivi de son chien et muni de la clef de la chapelle, partit, promettant à sa mère de lui rapporter un plat de bécassines pour son dîner.

Le comte traversa les Pantanelli pour l'acquit de sa conscience, et afin de crotter ses guêtres et son chien, tira deux ou trois bécassines qu'il manqua; arrivé à la hauteur de la chapelle, il piqua droit à la porte, l'ouvrit et la referma derrière lui sans avoir été vu. La chose n'était point étonnante: il était une heure de l'après-midi, et à une heure de l'après-midi, à moins d'avoir été changé en lézard comme Stellio par Cérès, il n'est point d'usage, en Sicile, de courir les champs.

Malgré l'exiguïté des fenêtres et l'assombrissement du jour extérieur, qui ne pénétrait qu'à travers des vitraux coloriés, l'intérieur de la chapelle était suffisamment éclairé pour que don Ferdinand pût se livrer à ses recherches. Il commenta par marcher droit au confessionnal où il s'était endormi; de là, il reporta les yeux vers l'autel devant lequel il avait vu s'incliner l'homme au manteau. Alors, il alla à l'autel, et chercha des deux côtés s'il ne trouverait pas une issue quelconque, mais sans rien voir. Cependant, à la droite du tabernacle, son chien flairait obstinément la muraille, comme s'il eût reconnu une piste, et il regardait son maître en poussant des gémissements sourds et prolongés. Don Ferdinand, qui connaissait l'instinct de ce fidèle animal, ne douta plus dès lors que l'inconnu ne fût sorti de cette partie de la muraille; mais il eut beau regarder, il ne vit aucune trace d'une issue quelconque, de sorte qu'après une heure de recherches inutiles, don Ferdinand sortit de la chapelle, désespérant de découvrir par les moyens ordinaires le mystère qu'elle renfermait.

En sortant de la chapelle, le jeune comte s'était déjà arrêté au seul parti qui lui restât à prendre: c'était de s'enfermer de nouveau nuitamment dans la chapelle, d'y guetter l'homme au manteau, et, à l'aide de l'obscurité, de surprendre son secret. Ce projet nécessitait certains arrangements préparatoires et une somme d'indépendance et de liberté que don Ferdinand ne pouvait espérer à Syracuse, placé comme il l'était sous la double surveillance du marquis et de la marquise; aussi, son plan fut-il promptement arrêté.

En revenant, il passa de nouveau par les marais, qui fourmillaient de gibier, et comme le jeune homme était bon tireur quand il n'était surpris par aucune distraction au moment de mettre en joue, il eut bientôt fait une collection honorable de bécassines, de sarcelles et de râles. En rentrant, il déposa le produit de sa chasse aux pieds de sa mère, et déclara qu'il s'était si fort amusé dans l'excursion qu'il venait de faire, qu'avec la permission du marquis et de la marquise, il comptait aller passer quelques jours à Belvédère afin d'être plus à même de se livrer tout à son aise au plaisir de la chasse. Le marquis, qui était fort accommodant toutes les fois qu'il ne devait pas aller, qu'il n'allait pas ou qu'il n'avait pas été en litière, répondit qu'il n'y voyait pas d'inconvénient; la marquise essaya de faire quelques observations sur cet amusement; mais le marquis répondit qu'au contraire la chasse était un plaisir tout aristocratique, et qui lui paraissait merveilleusement convenir à un gentilhomme. Lui-même, ajouta-t-il, s'y était fort livré dans son temps, et ses ancêtres en avaient fait leur exercice favori. D'ailleurs, dans l'antiquité même, la chasse était spécialement réservée aux gentilshommes des meilleures maisons, témoin Méléagre, qui était fils d'Oenée et roi de Calydon; Hercule, qui était fils de Jupiter et de Sémélé, et enfin Apollon, qui, fils de Jupiter et de Latone, c'est-à-dire de dieu et de déesse, n'avait aucune tache dans ses quartiers paternels et maternels, de telle sorte qu'il eût pu, comme lui, marquis de San-Floridio, être chevalier de Malte de justice. Le marquis savait bien qu'il y avait loin du serpent Python, du lion de Némée et du sanglier de Calydon, à des bécassines, à des râles et à des sarcelles; mais, à tout prendre, son fils, si brave qu'il fût, ne pouvait tuer que ce qu'il rencontrait, et, si par hasard son chien faisait lever un monstre quelconque, il était bien certain que don Ferdinand le mettrait à mort.

La pauvre mère n'avait rien à répondre à une harangue si savante; aussi, se contenta-t-elle de soupirer, d'embrasser son fils, et de lui recommander d'être prudent.

Le même soir, don Ferdinand était installé dans la maison de campagne du marquis de San-Floridio, laquelle était située à cinq cents pas à peine de la chapelle gothique, qui en était une dépendance.

Quelque envie qu'eut le jeune homme de renouveler incontinent son expérience nocturne, force lui fut d'attendre au lendemain. Il lui fallait faire connaissance avec les localités, se procurer la clef de la porte du parc, et prendre quelques informations dans le voisinage.

Les informations furent sans résultat. On se rappelait bien avoir vu venir de temps en temps à Belvédère un homme dont le signalement répondait à celui que donnait le comte, mais on ne connaissait pas cet homme. Cependant le jardinier promit de prendre des renseignements plus positifs sur cet étranger.

La nuit venue, don Ferdinand sortit par la porte du jardin, armé de son épée et d'une paire de pistolets, s'achemina seul vers la chapelle, s'y enferma, gagna le confessionnal, s'y installa comme une sentinelle dans sa guérite, et veilla jusqu'au jour sans voir se renouveler l'apparition ni aucun autre événement qui y eût trait.

Le lendemain, le surlendemain et la troisième nuit, le comte renouvela la même expérience, sans en obtenir aucun résultat. Don Ferdinand commença à croire qu'il avait fait un rêve, et que son chien avait flairé la piste de quelques rats.

Don Ferdinand ne se tenait cependant point pour battu, et comptait passer encore la nuit suivante à son poste ordinaire, lorsque sa mère lui fit dire qu'ayant appris que sa soeur, abbesse du couvent des Ursulines à Catane, était fort malade, elle désirait lui faire une visite, et le priait de lui servir de chevalier. Don Ferdinand, tout absolu dans ses volontés qu'il était, avait été élevé dans des traditions de respect aristocratique pour ses parents. Il recommanda au jardinier de bien remarquer, en son absence, si l'homme à la barbe noire ne revenait pas à Belvédère, et partit aussitôt pour aller se mettre à la disposition de la marquise.

La marquise partait le lendemain matin; elle comptait que son fils et elle feraient route en litière; mais don Ferdinand, qui exécrait ce mode de locomotion, demanda la permission d'accompagner sa mère à cheval. La permission lui fut accordée, l'équitation, au dire du marquis, n'étant point un exercice moins aristocratique que la chasse, et faisant partie de ceux qui conviennent essentiellement à l'éducation d'un gentilhomme.

La marquise et le comte partirent à l'heure fixée, accompagnés de leurs campieri. Comme ils approchaient de Millili, le comte en vit sortir un homme à cheval, qui, par le chemin qu'il suivait, devait nécessairement le croiser. A mesure que cet homme approchait, don Ferdinand le regardait avec une attention plus grande: il lui semblait reconnaître l'homme au manteau; lorsqu'il fut à vingt pas de lui, il n'eut plus de doute.

Vingt projets plus insensés les uns que les autres passèrent à l'instant dans l'esprit du jeune homme: il voulait marcher droit à l'inconnu, lui mettre pistolet sur la gorge, et lui faire avouer ce qu'il était venu faire dans la chapelle de sa famille; il voulait le suivre de loin, et, en arrivant à Belvédère, le faire arrêter; il voulait attendre le soir, revenir de nuit à franc étrier, et se cacher de nouveau dans le confessionnal, espérant le surprendre; puis, il examinait l'une après l'autre les difficultés ou plutôt les impossibilités de ces divers plans, et reconnaissait que non seulement ils étaient impraticables, mais encore qu'ils lui enlevaient toute chance d'arriver à son but. Pendant ce temps, l'homme au manteau était passé.

Don Ferdinand, qui était resté en arrière, immobile sur la grande route, comme si lui et son cheval étaient pétrifiés, fut tiré de ses réflexions par un des campieri de sa mère qui venait lui demander, de la part de la marquise, la cause de cette étrange station sous un soleil de trente-cinq degrés. Don Ferdinand répondit qu'il examinait le paysage, qui, du point où il était parvenu, lui paraissait on ne peut plus pittoresque; et, donnant un coup d'éperon à son cheval, il rejoignit la litière de la marquise.

Cependant une chose tranquillisait don Ferdinand: c'est que les visites de l'inconnu à la chapelle de sa famille étaient sans doute périodiques, et que, six jours s'étant écoulés depuis la dernière qu'il avait faite jusqu'à celle qu'il comptait y faire sans doute le soir même, il n'avait qu'à attendre six autres jours encore pour le voir reparaître. Il continua donc sa route, un peu tranquillisé par cette probabilité, que la confiante imagination de la jeunesse ne tarda point à changer chez lui en certitude.

En arrivant à Catane, la marquise trouva sa soeur infiniment mieux. La vénérable abbesse, ayant reçu l'archevêque de Palerme à son passage à Catane, lui avait offert un dîner splendide, et s'était donné, pour lui faire honneur, une indigestion de meringues aux confitures. L'intensité du mal avait été si grande, qu'on avait cru d'abord les jours de l'abbesse en danger, et qu'on s'était empressé d'écrire à la marquise; mais la maladie avait bientôt cédé aux attaques réitérées que la science avait dirigées contre elle, et la digne abbesse était à cette heure tout à fait hors de danger.

En sa qualité de neveu de la supérieure, don Ferdinand avait été reçu dans l'enceinte interdite aux profanes, et réservée aux seules brebis du Seigneur. Jamais le jeune comte n'avait vu pareille réunion d'yeux noirs et de blanches mains; il en fut d'abord ébloui au point de ne savoir auxquels entendre; de leur côté, jamais les nonnes n'avaient vu, même à travers la grille du parloir, un si élégant cavalier, et les saintes filles étaient tout en émoi. Enfin, au bout de deux ou trois jours, il y avait déjà force oeillades échangées avec les plus jolies, et force billets glissés dans les mains des moins sévères, lorsque la marquise annonça à son fils qu'il eût à se tenir prêt à repartir le lendemain avec elle pour Syracuse. La nouvelle de ce départ vint arracher le comte à ses rêves d'or, et fit verser force larmes dans le couvent. Mais don Ferdinand promit bien à sa tante, qu'il voyait pour la première fois, et qu'il avait prise en affection dès la première vue, de venir lui rendre visite aussitôt que la chose lui serait possible. Cette promesse se répandit à l'instant dans la sainte communauté, et changea les désespoirs du départ en une douce mélancolie.

A Catane, dans le couvent dirigé par sa vénérable tante, au milieu de tous ces yeux siciliens, les plus beaux yeux du monde, don Ferdinand aurait peut-être oublié le mystère de la chapelle, mais une fois de retour à Syracuse, il ne pensa plus à autre chose; prétexta une recrudescence de passion pour la chasse, et courut de nouveau s'installer au château de Belvédère.

L'homme au manteau y avait reparu, et le jardinier, sur ses gardes cette fois, s'était mis à sa piste et avait pris des informations nouvelles; ces informations, au reste, se réduisaient à de bien vagues éclaircissements. Du nom de l'homme au manteau on ne savait absolument rien; seulement, on le connaissait pour un personnage fort charitable, qui, chaque fois qu'il passait à Belvédère, y répandait de nombreuses aumônes. Il s'arrêtait d'ordinaire chez un paysan nommé Rizzo. Le jardinier s'était rendu chez ce paysan, et avait interrogé toute la famille, mais il n'en avait rien appris, sinon que l'homme au manteau leur avait, à différentes reprises, rendu quelques visites sous prétexte de s'informer de la demeure des plus pauvres habitants de Belvédère. Bien souvent il les avait chargés aussi d'acheter des aliments de toute sorte, comme du pain, du jambon, des fruits, qu'il distribuait lui-même aux nécessiteux. Deux ou trois fois seulement, il était venu accompagné d'un jeune garçon enveloppe d'un long manteau, et qui, à chaque fois, était fort triste. Malgré le soin qu'il prenait de le cacher, les paysans avaient cru, dans ce jeune garçon, reconnaître une femme, et avaient plaisanté l'homme au manteau sur sa bonne fortune; mais l'inconnu avait pris la plaisanterie du mauvais côté, et avait répondu, d'un ton qui n'admettait point de réplique, que celui qui l'accompagnait, et qu'on prenait pour une femme, était un jeune prêtre de ses parents qui ne pouvait s'habituer au séjour du séminaire, et qu'il faisait sortir de temps en temps pour le distraire un peu.

Il y avait quinze jours à peu près que l'inconnu avait amené chez les Rizzo ce jeune garçon, ou cette jeune femme; car, malgré l'explication donnée par l'homme au manteau, ils continuaient à conserver des doutes sur le sexe de ce personnage.

Tout cela, comme on le comprend bien, loin d'éteindre la curiosité du jeune comte, ne fit que l'exciter de plus en plus; aussi, dès la nuit suivante, était-il à son poste; mais ni cette nuit, ni le lendemain, il ne vit paraître celui qu'il attendait. Enfin, pendant la troisième nuit, la septième qui se fût écoulée depuis sa rencontre sur la grande route, il entendit la porte d'entrée rouler sur ses gonds, puis se refermer; un instant après, une lanterne brilla tout à coup, comme si on l'eût allumée dans l'église même; cette lanterne, comme la première fois, s'approcha du confessionnal, et à sa lueur don Ferdinand reconnut l'homme au manteau. Cet homme marchait droit à l'autel, souleva le degré qui formait la dernière de ses trois marches, y prit un objet que don Ferdinand ne put distinguer, s'approcha de la muraille, parut introduire une clef dans une serrure, entr'ouvrit une porte secrète qui, pratiquée entre deux pilastres, faisait mouvoir un pan de pierres, referma cette porte derrière lui et disparut.

Cette fois, don Ferdinand était bien éveillé; il n'y avait pas de doute, ce n'était pas une vision.

Don Ferdinand réfléchît alors sur la conduite qu'il allait tenir. S'il eût fait grand jour, s'il eût eu des témoins pour applaudir à son courage, s'il eût été excité par un mouvement d'orgueil quelconque, il eût attendu cet homme à sa sortie, aurait marché droit à lui, et, l'épée à la main, lui aurait demandé l'explication du mystère. Mais il était seul, il faisait nuit, personne n'était là pour applaudir à la façon cavalière dont il se mettait en garde: don Ferdinand écouta la voix de la prudence. Or, voici ce que la prudence lui conseilla.

L'inconnu s'était agenouillé devant l'autel, avait soulevé une pierre; sous cette pierre, il avait pris un objet, qui devait être une clef, puisqu'avec cet objet il avait ouvert une porte. Sans doute, en sortant, il déposerait la clef à l'endroit où il l'avait prise, et s'éloignerait de nouveau pour sept ou huit jours. Ce qu'à y avait de mieux à faire pour le jeune comte était donc d'attendre qu'il fût éloigné, de prendre la clef, d'ouvrir la porte à son tour, et de pénétrer dans le souterrain.

Ce plan était si simple, qu'on ne doit point s'étonner qu'il se soit présenté à l'esprit de don Ferdinand, et que son esprit s'y soit arrêté. Cela n'empêchait pas, comme pourraient le présumer quelques imaginations aventureuses, que don Ferdinand ne fût un très brave et très chevaleresque jeune homme; mais, comme nous l'avons dit, personne ne le regardait, et la prudence l'emporta sur l'orgueil.

Il attendit près de deux heures ainsi, sans voir paraître personne. Quatre heures du matin venaient de sonner lorsqu'enfin la porte se rouvrit: l'homme au manteau sortit sa lanterne à la main, s'approcha de nouveau de l'autel, leva la pierre, cacha la clef, rajusta le degré de façon à ce qu'il fût impossible de voir qu'il se levait ou s'abaissait à volonté, passa de nouveau à deux pas de don Ferdinand, souffla sa lanterne comme il avait fait la première fois, et sortit, refermant la grande porte d'entrée et laissant don Ferdinand seul dans l'église et à peu près maître de son secret.

Quelque impatience qu'éprouvât le jeune comte de donner suite à cette étrange aventure, comme il n'avait pas eu la précaution de se munir d'une lanterne, force lui fut d'attendre le jour. D'ailleurs, chaque minute de retard donnait à l'homme au manteau le temps de s'éloigner, et apportait à don Ferdinand une chance de plus de ne pas être surpris.

Les premiers rayons du jour glissèrent enfin à travers les vitraux coloriés de la chapelle; don Ferdinand sortit de son confessionnal, s'approcha de l'autel, souleva la marche, qui céda pour lui comme elle avait cédé pour l'inconnu; mais d'abord, il ne vit rien qui ressemblât à ce qu'il cherchait. Enfin dans un enfoncement, il aperçut une cheville de bois qu'il tira à lui et qui laissa tomber dans sa main une petite clef ronde, pareille à une clef de piano: il la prit, l'examina avec soin, replaça le degré à sa place, s'approcha à son tour du mur, et guidé cette fois par une certitude, finit par découvrir dans l'angle du pilastre un petit trou rond, presque invisible à cause de l'ombre que projetait la colonne. Il y introduisit aussitôt la clef, et la porte tourna sur ses gonds avec une facilité que sa lourdeur rendait surprenante; il aperçut alors un corridor sombre, dont l'humidité vint au-devant de lui et le glaça. Au reste, pas un rayon de lumière, pas un bruit.

Don Ferdinand s'arrêta. Il était par trop imprudent de s'aventurer ainsi sous cette voûte; quelque trappe ouverte sur le chemin pouvait punir cruellement de sa curiosité l'indiscret visiteur. Ayant refermé la porte, et satisfait de ce commencement de découverte, il rentra au château, décidé à se munir d'une lanterne pour la nuit suivante; et à pousser son investigation jusqu'au bout.

Don Ferdinand passa toute la journée dans une agitation facile à comprendre; vingt fois, il fît venir le jardinier et l'interrogea; chaque fois, comme s'il eût eu quelque chose à lui apprendre qu'il ne sût point déjà, le brave homme lui répéta ce qu'il lui avait déjà dit, en ajoutant cependant que l'homme au manteau avait été vu la veille dans le village. Cela s'accordait à merveille avec l'apparition de la nuit, et affermit don Ferdinand dans l'opinion qu'il avait déjà, que c'était le même homme qu'il avait vu dans la chapelle.

A dix heures, don Ferdinand sortit du château avec une lanterne sourde; il était armé d'une paire de pistolets et d'une épée. Il entra dans la chapelle sans avoir rencontré personne sur sa route, leva de nouveau la marche, retrouva la clef à sa place, ouvrit la porte, et vit le corridor sombre. Cette fois, armé de sa lanterne, il s'y aventura bravement. Mais à peine eut-il fait vingt pas qu'il trouva un escalier, et au bas de cet escalier une porte fermée, dont il n'avait pas la clef. Don Ferdinand, irrité de cet obstacle inattendu, secoua la porte pour voir si elle ne s'ouvrirait point. La porte demeura inébranlable, et le jeune comte comprit que, sans une lime et une tenaille, il n'y avait pas moyen de faire sauter la serrure. Un instant il eut l'idée d'appeler; mais, en historien véridique que nous sommes, nous devons avouer qu'au moment de crier, il s'arrêta avec un frémissement involontaire: tant, dans une pareille situation, tout lui paraissait mystérieux et terrible, même le bruit de sa propre voix!

Il sortit donc lentement du corridor, referma la porte derrière lui, remit la clef à sa place accoutumée, et reprit le chemin du château pour s'y procurer une lime et une tenaille.

Sur la route, il rencontra un homme, qu'il ne put reconnaître dans l'obscurité; d'ailleurs, en l'apercevant, cet homme avait pris l'autre côté du chemin, et lorsque don Ferdinand s'avança vers lui, au lieu de l'attendre, le passant se jeta à droite, et disparut comme une ombre dans les papyrus et les joncs qui bordaient la route.

Don Ferdinand continua son chemin sans trop réfléchir à cette rencontre, tort naturelle d'ailleurs: il y a par toutes les routes, en Sicile, une foule de gens qui, la nuit, quand ils n'abordent pas, n'aiment point être abordés. Cependant, autant qu'avait pu le voir le jeune comte, cet homme qu'il venait de rencontrer était enveloppé d'un grand manteau pareil à celui que portait l'homme de la chapelle. Mais ce doute, en s'offrant à l'esprit de don Ferdinand, ne fut qu'un aiguillon de plus pour le pousser à mener la même nuit cette affaire à bout. Don Ferdinand s'était fait depuis quelques jours à lui-même une foule de petites concessions que de temps en temps, il regardait comme par trop prudentes; il résolut donc d'en finir cette fois et de ne reculer devant rien.

Don Ferdinand ne trouva ni lime ni tenaille, mais il mit la main sur une pince, ce qui revenait à peu près au même, si ce n'est qu'au lieu d'ouvrir la seconde porte, il lui faudrait tout simplement l'enfoncer. Au point où il en était arrivé, peu lui importait, on le comprend bien, de quelle manière céderait cette porte, pourvu qu'elle cédât. Armé de ce nouvel instrument, et après avoir renouvelé la bougie de sa lanterne, don Ferdinand reprit le chemin de la chapelle.

Tout paraissait dans le même état où il l'avait laissé. La porte d'entrée était fermée à clef à double tour comme il l'avait fermée. Le comte entra dans l'église, s'approcha de l'autel, leva la marche, tira la cheville, la secoua, mais inutilement; il n'y avait plus de clef: sans doute, l'inconnu était revenu en son absence et était à cette heure dans le souterrain.

Cette fois, nous l'avons dit, don Ferdinand était décidé à ne plus reculer devant rien: il se releva, pâle, mais calme; il examina les amorces de ses pistolets, s'assura que son épée sortait librement du fourreau, et s'avança vers la muraille pour écouter s'il n'entendrait pas quelque bruit; mais, au moment où il approchait son oreille du trou, la porte s'ouvrit, et don Ferdinand se trouva face à face avec l'homme au manteau.

Tous deux firent d'instinct un pas en arrière, en s'éclairant mutuellement avec la lanterne que chacun d'eux tenait à la main. L'homme au manteau vit alors que celui à qui il avait affaire était presque un enfant, et un sourire dédaigneux passa sur ses lèvres. Don Ferdinand vit ce sourire, en comprit la cause, et résolut de prouver à l'inconnu qu'il se trompait à son égard, et qu'il était bien un homme.

Il y eut un moment de silence pendant lequel tous deux tirèrent leurs épées, car l'inconnu avait une épée sous son manteau; seulement il n'avait pas de pistolets.

—Qui êtes-vous, monsieur? demanda impérieusement don Ferdinand, rompant le premier le silence; et que venez-vous faire à cette heure dans cette chapelle?

—Mais qu'y venez-vous faire vous-même, mon petit monsieur? répondit en ricanant l'inconnu; et qui êtes-vous, s'il vous plaît, pour me parler de ce ton?

—Je suis don Ferdinand, fils du marquis de San-Floridio, et cette chapelle est celle de ma famille.

—Don Ferdinand, fils du marquis de San-Floridio! répéta l'inconnu avec étonnement. Et comment êtes-vous ici à cette heure?

—Vous oubliez que c'est à moi d'interroger. Comment y êtes-vous vous-même?

—Ceci, mon jeune seigneur, reprit l'inconnu en sortant du corridor, en fermant la porte et en mettant la clef dans sa poche, c'est un secret qu'avec votre permission je conserverai pour moi seul, car il ne regarde que moi.

—Tout ce qui se passe chez moi me regarde, monsieur, répondit don
Ferdinand; votre secret ou votre vie!

Et à ces mots il porta la pointe de son épée au visage de l'inconnu, qui voyant briller le fer du jeune homme, l'écarta vivement avec le sien.

—Oh! oh! reprit le jeune comte, qui, si rapide qu'eut été ce mouvement, avait reconnu à la manière insolite dont la parade avait été faite que son adversaire était parfaitement ignorant dans l'art de l'escrime. Vous n'êtes point gentilhomme, mon cher ami, puisque vous ne savez pas manier une épée; vous êtes tout simplement un manant, c'est autre chose. Votre secret, ou je vous fais pendre.

L'homme au manteau poussa un rugissement de colère; cependant, après avoir fait un pas en avant comme pour se jeter sur le jeune comte, il s'arrêta et se contint.

—Tenez, dit-il alors avec assez de sang-froid, tenez, monsieur le comte, j'ai bonne envie de vous épargner à cause du nom que vous portez, mais cela me sera impossible si vous insistez encore pour savoir ce que je suis venu faire ici. Retirez-vous à l'instant même, oubliez ce que vous avez vu, cessez vos visites dans cette chapelle, jurez-moi sur cet autel que personne ne saura jamais que vous m'y avez rencontré. Les San-Floridio, je le sais, sont gens d'honneur, et vous tiendrez votre serment. A cette condition, je vous laisse vivre.

Ce fut au tour de don Ferdinand de rugir.

—Misérable! s'écria-t-il, tu menaces quand tu devrais trembler! Tu interroges quand tu devrais répondre! Qui es-tu? Que viens-tu faire ici? Où conduit cette porte? Réponds, ou tu es mort.

Et le comte porta une seconde fois son épée sur la poitrine de l'inconnu.

Cette fois l'homme au manteau ne se contenta point de parer, mais il riposta, jetant loin de lui sa lanterne pour se dérober autant que possible aux coups de son adversaire; mais don Ferdinand, le bras gauche tendu vers lui, l'éclairait avec la sienne, et une lutte terrible s'engagea entre la force d'un côté et l'adresse de l'autre. En face du danger, don Ferdinand avait retrouvé tout son courage: pendant quelques secondes, il se contenta de parer avec autant d'adresse que de sang-froid les coups inexpérimentés que lui portait son ennemi; puis, l'attaquant à son tour avec la supériorité qu'il avait dans les armes, il le força de reculer, l'accula à une colonne, et, le voyant enfin dans l'impossibilité de rompre davantage, il lui porta au travers de la poitrine un si rude coup d'épée, que la pointe de son fer non seulement traversa le corps de l'inconnu, mais alla s'émousser contre la colonne. Il fit aussitôt un pas de retraite en retirant son épée à lui et en se remettant en garde.

Il y eut de nouveau un moment de silence mortel, pendant lequel don Ferdinand, éclairant l'inconnu de sa lanterne, le vit porter sa main gauche à sa poitrine, tandis que sa main droite, qui n'avait plus la force de soutenir son épée, s'abaissait lentement et laissait échapper son arme; enfin, le blessé s'affaissa lentement sur lui-même, et tomba sur ses genoux, en disant:

—Je suis mort!

—Si vous êtes frappé aussi grièvement que vous le dites, reprit don Ferdinand sans bouger, de crainte de surprise, je crois que vous ne ferez pas mal de vous occuper de votre âme, qui ne me paraît pas dans un état de grâce parfaite. Je vous conseille donc, si vous avez quelque secret à révéler, de ne pas perdre de temps; si c'est un secret que je puisse entendre, me voilà; si c'est un secret qui ne puisse être confié qu'à un prêtre, dites un mot et j'irai vous en chercher un.

—Oui, dit le mourant, j'ai un secret, et un secret qui vous regarde même, en supposant que, comme vous l'avez dit, vous soyez le fils du marquis de San-Floridio.

—Je vous le dis et je vous le répète, je suis don Ferdinand, comte de
San-Floridio, le seul héritier de la famille.

—Approchez-vous de l'autel et faites-m'en le serment sur le crucifix.

Le comte se révolta d'abord à l'idée qu'un manant refusât de le croire sur sa parole; mais, songeant qu'il devait avoir quelque indulgence pour un homme qui allait mourir de son fait, il s'approcha de l'autel, monta sur les marches, et prêta le serment demandé.

—C'est bien, dit le blessé; maintenant, approchez-vous de moi, monsieur le comte, et prenez cette clef.

Le jeune homme s'avança vivement, tendit la main, et le mourant y déposa une clef. Le comte, sentit au toucher que ce n'était pas la clef de la porte secrète.

—Qu'est-ce que cette clef? demanda-t-il.

—Vous vous en irez à Carlentini, reprit le mourant, évitant de répondre à la question; vous demanderez la maison de Gaëtano Cantarello: vous entrerez seul dans cette maison, seul, entendez-vous? Dans la chambre à coucher, vous trouverez au pied du lit un carreau sur lequel est gravée une croix; sous ce carreau est une cassette, dans cette cassette sont soixante mille ducats; vous les prendrez, ils sont à vous.

—Qu'est-ce que toute cette histoire? demanda le comte; est-ce que je vous connais? Est-ce que je veux hériter de vous?

—Ces soixante mille ducats vous appartiennent, monsieur le comte; car ils ont été volés à votre oncle, le marquis San-Floridio de Messine. Ils ont été volés par moi, Gaëtano Cantarello, son domestique; et ce n'est point un héritage, c'est une restitution.

—Héritage ou restitution, peu m'importe, s'écria le jeune homme, ce ne sont point ces soixante mille ducats que je cherche ici, et ce n'est pas là le secret que je veux savoir. Tenez, ajouta le comte en rejetant la clef à Cantarello, voici la clef de votre maison, donnez-moi en échange celle de cette porte.

Et il montra du bout du doigt la porte du corridor.

—Venez donc la prendre, dit Gaëtano d'une voix mourante, car je n'ai plus la force de vous la donner; là, là, dans cette poche.

Don Ferdinand s'avança sans défiance, et se pencha sur le moribond; mais celui-ci le saisit tout à coup de la main gauche avec la force désespérée de l'agonie et, reprenant son épée de la main droite, il lui en porta un coup qui, heureusement, glissa sur une côte et ne fit qu'une légère blessure.

—Ah! misérable traître! s'écria le comte en saisissant un pistolet à sa ceinture et en le déchargeant à bout portant sur Cantarello, meurs donc comme un réprouvé et comme un chien, puisque tu ne veux pas te repentir comme un chrétien et comme un homme.

Cantarello tomba à la renverse. Cette fois, il était bien mort.

Don Ferdinand s'approcha de lui, son second pistolet à la main, de peur d'une nouvelle surprise; puis, bien certain qu'il n'avait plus rien à craindre, il le fouilla de tous côtés; mais dans aucune poche il ne retrouva la clef de la porte secrète. Sans doute, dans la lutte, Cantarello l'avait jetée derrière lui, espérant de cette façon la dérober à son adversaire.

Alors don Ferdinand ramassa sa lanterne qu'il avait laissé tomber, et se mit à chercher cette clef qui lui échappait toujours d'une façon si étrange. Au bout de quelques instants, affaibli par le sang qu'il perdait, il sentit sa tête bourdonner comme si toutes les cloches de la chapelle sonnnaient à la fois; les piliers qui soutenaient la voûte lui parurent se détacher de la terre et tourner autour de lui; il lui sembla que les murs se rapprochaient de lui et l'étouffaient comme ceux d'une tombe. Il s'élança vers la porte de la chapelle pour respirer l'air pur et frais du matin; mais à peine avait-il fait dix pas dans cette direction, qu'il tomba lui-même évanoui.

CARMELA

Lorsque don Ferdinand revint à lui, il était couché dans sa chambre au château de Belvédère, sa mère pleurait à côté de lui, le marquis se promenait à grands pas dans la chambre, et le médecin s'apprêtait à le saigner pour la cinquième fois. Le jardinier auquel le jeune comte avait demandé de si fréquents renseignements sur l'homme au manteau, s'était inquiété en voyant sortir son maître si tard; il l'avait suivi de loin, avait entendu le coup de pistolet, était entré dans l'église, et avait trouvé don Ferdinand évanoui et Cantarello mort.

Le premier mot de don Ferdinand fut pour demander si l'on avait retrouvé la clef. Le marquis et la marquise échangèrent un regard d'inquiétude.

—Rassurez-vous, dit le médecin; après une blessure aussi grave, il n'y a rien d'étonnant à ce que le malade ait un peu de délire.

—Je suis parfaitement calme, et je sais à merveille ce que je dis, reprit don Ferdinand; je demande si l'on a retrouvé la clef de la porte secrète, une petite clef faite comme une clef de piano.

—Oh! mon pauvre enfant! s'écria la marquise en joignant les mains et en levant les yeux au ciel.

—Tranquillisez-vous, madame, répondit le docteur, c'est un délire passager, et avec une cinquième saignée…

—Allez-vous-en au diable avec votre saignée, docteur! Vous m'avez tiré plus de sang avec votre mauvaise lancette, que le misérable Cantarello avec son épée.

—Mais il est fou! il est fou! s'écria la marquise.

—Dans tous les cas, reprit le jeune comte, dans tous les cas, mon très cher père, ma folie n'aura pas été perdue pour vos intérêts, car je vous ai retrouvé soixante mille ducats que vous croyiez perdus, et qui sont à Carlentini, au pied du lit de Cantarello, sous un carreau marqué d'une croix; vous pouvez les envoyer prendre, et vous verrez si je suis un fou. Eh! laissez-moi donc tranquille, docteur, j'ai besoin d'un bon poulet rôti et d'une bouteille de vin de Bordeaux, et non pas de vos maudites saignées.

Ce fut à son tour le médecin qui leva les yeux au ciel.

—Mon enfant, mon cher enfant! s'écria la marquise, tu veux donc me faire mourir de chagrin?

—Une saignée est-elle absolument indispensable? demanda le marquis.

—Absolument.

—Eh bien! Il n'y a qu'à faire entrer quatre domestiques, qui le maintiendront de force dans son lit pendant que vous opérerez.

—Oh! mon Dieu, dit le comte, il n'y a pas besoin de tout cela. Cela vous fera-t-il grand plaisir, madame la marquise, que je me laisse saigner?

—Sans doute, puisqu'ils disent que cela te fera du bien.

—Alors, tenez, docteur, voilà mon bras; mais c'est la dernière, n'est-ce pas?

—Oui, dit le docteur; oui, si elle dégage la tête et fait disparaître le délire.

—En ce cas, soyez tranquille, reprit le comte, la tête sera dégagée, et le délire ne reparaîtra plus; allez, docteur, allez.

Le docteur fit son opération; mais, comme le blessé était déjà horriblement affaibli, il ne put supporter cette nouvelle perte de sang, et s'évanouit une seconde fois; seulement, ce nouvel évanouissement ne dura que quelques minutes.

Pendant qu'on le saignait si fort contre son gré, don Ferdinand avait fait ses réflexions: il comprenait que, s'il parlait de nouveau de la clef du piano, d'argent enterré et de porte secrète, on le croirait encore dans le délire, et qu'on le saignerait et resaignerait jusqu'à extinction de chaleur naturelle. En conséquence, il résolut de ne parler de rien de tout cela, et de se réserver à lui-même de mettre seul à fin une entreprise qu'il avait commencée seul.

Le jeune comte revint donc de son évanouissement dans les dispositions les plus pacifiques du monde; il embrassa sa mère, salua respectueusement le marquis, et tendit la main au docteur, en disant qu'il sentait bien que c'était à son grand art qu'il devait la vie. A ces mots le docteur déclara que le délire avait complètement disparu, et répondit du malade.

Alors don Ferdinand se hasarda à demander des détails sur la façon dont on l'avait retrouvé; il apprit que c'était le jardinier qui l'avait suivi, et qui, étant entré dans l'église, l'avait découvert à dix pas de son adversaire, dans un état qui ne valait guère mieux que celui de Cantarello. Ces questions de la part du blessé en amenèrent d'autres, comme on le pense bien, de la part du marquis et de la marquise; mais don Ferdinand se contenta de répondre qu'étant entré dans l'église par pure curiosité, et parce qu'en passant devant la porte il avait cru y entendre quelque bruit, il avait été attaqué par un homme de haute taille qu'il croyait avoir tué. Il ajouta qu'il serait bien désireux de remercier le bon jardinier de son zèle, et qu'il priait que l'on permît à Peppino de le venir voir. On lui promit que, si le lendemain il continuait d'aller mieux, on lui donnerait cette distraction.

Le soir même, comme le marquis et la marquise, profitant d'un instant de sommeil de leur fils, étaient allés souper, et que don Ferdinand, en se réveillant, venait de se trouver seul, il entendit à la porte de sa chambre la voix de Peppino, qui venait s'informer de la santé de son jeune maître. Aussitôt, don Ferdinand appela et ordonna de faire entrer le jardinier. Le laquais qui était de service hésitait, car la marquise avait défendu de laisser entrer personne; mais don Ferdinand réitéra son ordre d'une voix tellement impérative, que, sur la promesse que lui fit le comte qu'il ne le garderait qu'un instant près de lui, le laquais fit entrer le jardinier.

—Peppino, lui dit don Ferdinand aussitôt que la porte fut refermée, tu es un brave garçon, et je regrette de n'avoir pas eu plus de confiance en toi. Il y a cent onces à gagner si tu veux m'obéir, et n'obéir qu'à moi.

—Parlez, notre jeune seigneur, répondit le jardinier.

—Qu'a-t-on fait de l'homme que j'ai tué?

—On l'a transporté dans l'église du village, où il est exposé, pour qu'on le reconnaisse.

—Et on l'a reconnu?

—Oui.

—Pour qui?

—Pour l'homme au manteau qui venait de temps en temps chez les Rizzo.

—Mais son nom?

—On ne le sait pas.

—Bien. L'a-t-on fouillé?

—Oui; mais on n'a trouvé sur lui que de l'argent, de l'amadou, une pierre à feu et un briquet. Tous ces objets sont exposés chez le juge.

—Et parmi ces objets il n'y a pas de clef?

—Je ne crois pas.

—Va chez le juge, examine ces objets dans le plus grand détail, et, s'il y a une clef, reviens me dire comment cette clef est faite. S'il n'y en a pas, va-t'en dans la chapelle, et, tout autour de la colonne près de laquelle on a retrouvé le mort, cherche avec le plus grand soin: tu retrouveras deux clefs.

—Deux?

—Oui; l'une, pareille à peu près à la clef de ce secrétaire; l'autre… lève le dessus de ce clavecin; bon, et donne-moi un instrument de fer qui doit se trouver dans un des compartiments; bien, c'est cela; l'autre pareille à peu près à celle-ci. Tu comprends?

—Parfaitement.

—Que tu en trouves un ou que tu en trouves deux, tu m'apporteras ce que tu auras trouvé, mais à moi, rien qu'à moi, entends-tu?

—Rien qu'à vous; c'est dit.

—A demain, Peppino.

—A demain, Votre Excellence.

—A propos! Viens au moment où mon père et ma mère seront à déjeuner, afin que nous puissions causer tranquillement.

—C'est bon; je guetterai l'heure.

—Et tes cinquantes onces t'attendront.

—Eh bien! Votre Excellence, elles seront les bienvenues, vu que je vais me marier avec la fille aux Rizzo, un joli brin de fille.

—Chut! Voilà ma mère qui revient. Passe par ce cabinet, descends par le petit escalier, et qu'elle ne te voie pas.

Peppino obéit. Quand la marquise entra, elle trouva son fils seul et parfaitement tranquille.

Le lendemain, à l'heure convenue, Peppino revint. Il avait exécuté sa commission avec une intelligence parfaite. Parmi les objets déposés chez le juge était une clef ordinaire, et pareille à celle du sanctuaire. On l'avait trouvée près du mort. Après s'être assuré de ce fait, Peppino s'était rendu à la chapelle et avait si bien cherché que, de l'autre côté de la chapelle, il avait trouvé la seconde clef, qui était faite comme celle du piano. Sans doute Cantarello l'avait jetée loin de lui. Le jeune comte s'en empara avec empressement, la reconnut pour être bien la même qu'il avait trouvée sous la première marche de l'autel, et qui ouvrait la porte du corridor noir, et la cacha sous le chevet de son lit. Puis, se retournant vers Peppino:

—Écoute, lui dit-il, je ne sais encore quand je pourrai me lever; mais, à tout hasard, tiens prêtes chez toi, pour le moment où nous en aurons besoin, deux torches, des tenailles, une lime et une pince, et tâche de ne pas découcher d'ici à quinze jours.

Peppino promit au comte de se procurer tous les objets désignés et se retira.

Resté seul, don Ferdinand voulut voir jusqu'où allaient ses forces, et essaya de se lever. A peine fut-il sur son séant, qu'il sentit que tout tournait autour de lui. Sa blessure était peu grave, mais les saignées du docteur l'avaient fort affaibli, de sorte que, voyant qu'il allait s'évanouir de nouveau, il se recoucha promptement, comprenant qu'avant de rien tenter, il devait attendre que les forces lui fussent revenues.

Aussi resta-t-il toute cette journée et celle du lendemain fort tranquille, et ne donnant plus d'autre signe de délire que de demander de temps en temps du poulet et du vin de Bordeaux, en place des déplorables tisanes qu'on lui présentait. Mais, comme on le pense bien, ces demandes parurent au docteur exorbitantes et insensées; selon lui, elles dénotaient un reste de fièvre qu'il fallait combattre. Il ordonna donc de continuer avec acharnement le bouillon aux herbes, et parla d'une sixième saignée si les symptômes de cet appétit désordonné, qui indiquait la faiblesse de l'estomac du malade, se représentaient encore. Don Ferdinand se le tint pour dit, et, voyant qu'il était sous la puissance du docteur, il se résigna au bouillon aux herbes.

Le soir, comme le malade venait de s'endormir, la marquise entra dans sa chambre avec quatre laquais, qui, sur un signe qu'elle leur fit, restèrent auprès de la porte. Don Ferdinand, qui crut qu'on venait pour le saigner, demanda à sa mère, avec une crainte qu'il ne chercha pas même à cacher, ce que signifiait cet appareil de force que l'on déployait devant lui. La marquise alors lui annonça, avec tous les ménagements possibles que, la justice ayant fait une enquête, et l'aventure de la chapelle étant restée jusqu'alors fort obscure, elle venait d'être prévenue à l'instant même que don Ferdinand devait être arrêté le lendemain; qu'en conséquence elle venait de faire préparer une litière pour emporter son fils à Catane, où il resterait tranquillement chez sa tante, la vénérable abbesse des Ursulines, jusqu'au moment où le marquis serait parvenu à assoupir cette malheureuse affaire. Contre l'attente de la marquise, don Ferdinand ne fit aucune difficulté. Il avait jugé du premier coup que le docteur ne le poursuivrait pas jusque dans le saint asile qui lui était ouvert; il espérait que, vu la distance, ses ordonnances perdraient un peu de leur férocité, et il apercevait dans l'éloignement, à travers un nuage couleur de rosé, ce bienheureux poulet et cette bouteille de Bordeaux tant désirés, qui, depuis trois jours, étaient l'objet de sa plus ardente préoccupation. D'ailleurs, il espérait que la surveillance qui l'entourait serait moins grande à Catane qu'à Syracuse, et qu'une fois sur ses pieds, il s'échapperait plus facilement du couvent de sa tante que du château maternel. Ajoutons qu'au milieu de tout cela, il se rappelait ces jolis yeux noirs qui avaient tant pleuré à son départ, et ces petites mains qui lui promettaient de si adroites gardes-malades. Un instant l'idée était bien venue au comte, lorsque sa mère lui avait parlé d'arrestation, d'aller au-devant de la justice, en racontant aux juges tout ce qui s'était passé; mais il connaissait les juges et la justice siciliennes, et il jugea avec une grande sagacité que les moyens dont comptait se servir le marquis pour étouffer cette affaire valaient mieux que toutes les raisons qu'il pourrait donner pour l'éclaircir. En conséquence, au lieu de s'opposer le moins du monde à ce voyage, comme l'avait d'abord craint la marquise, il s'y prêta de son mieux; et, après avoir pris sous son oreiller la clef mystérieuse, il se laissa emporter par les quatre laquais, qui le déposèrent mollement dans la litière qui l'attendait à la porte. La seule chose que demanda don Ferdinand fut que sa mère lui donnât le plus tôt possible de ses nouvelles par l'entremise de Peppino. La marquise, qui ne vit là qu'un souhait fort naturel, et surtout très filial, le lui promit sans aucune difficulté.

Un courrier avait été envoyé par avance à la digne abbesse, de sorte qu'en arrivant au couvent le blessé trouva toutes choses préparées pour le recevoir. Le courrier, on le comprend bien, avait été interrogé avec toute la curiosité claustrale; mais il n'avait pu dire que ce qu'il savait lui-même, de sorte que l'accident qui amenait don Ferdinand à Catane, n'étant connu de fait que par son terrible résultat, était loin d'avoir rien perdu de son mystérieux intérêt. Aussi le jeune comte apparut-il aux jeunes religieuses comme un des plus aimables héros de roman qu'elles eussent jamais rêvé.

De son côté, don Ferdinand ne s'était pas tout à fait trompé sur l'amélioration hygiénique que le changement de localité devait amener, selon lui, dans sa situation. Dès le premier jour, le bouillon aux herbes fut changé en bouillon de grenouilles, et il lui fut permis de manger une cuillerée de confitures de groseilles. Ce ne fut pas tout. Après l'office du soir, une des plus jolies religieuses fut introduite dans sa chambre pour être sa garde de nuit. Peut-être une pareille tolérance était-elle un peu bien contre les règles de la sévérité monastique, mais le pauvre malade était vraiment si faible, qu'à la première vue, elle ne paraissait, en conscience, présenter aucun inconvénient.

L'événement justifia la supérieure. Si jolie que fût sa garde-malade, le blessé n'en dormit pas moins profondément toute la nuit. Aussi le lendemain, grâce à ce bon sommeil, avait-il le visage meilleur; c'était un avertissement à la bonne abbesse de lui continuer le même régime, auquel on se contenta, dans la journée, d'ajouter comme une noix de conserve aux violettes.

Le soir, don Ferdinand vit entrer dans sa chambre une figure nouvelle. La surveillante désignée pour cette nuit n'était pas moins jolie que celle à laquelle elle succédait. Le malade causa un instant avec elle, et lui fit quelques compliments sur son gracieux visage; mais bientôt la fatigue l'emporta sur la galanterie, il tourna le nez contre le mur, et ferma les yeux pour ne les rouvrir qu'au matin.

Comme le blessé allait de mieux en mieux, il obtint, le troisième jour, outre les bouillons aux grenouilles, les confitures et la conserve, un peu de gelée de viande, qu'il avala avec une reconnaissance extrême pour les belles mains qui la lui servaient. Il en résulta qu'il leva les yeux des mains au visage, et se trouva en face de la plus délicieuse figure qu'il eût encore vue. Le comte demanda alors à cette belle personne si son tour ne viendrait pas bientôt d'être sa garde-malade: elle lui répondit qu'elle était désignée pour la nuit prochaine. Le comte s'informa alors comment elle s'appelait, ne doutant pas, disait-il, qu'un doux nom n'appartînt à une si belle personne. La religieuse répondit qu'elle s'appelait Carmela. Don Ferdinand trouva que c'était le nom le plus délicieux qu'il eût jamais entendu, aussi le prononça-t-il tout bas plus de vingt fois, pendant l'intervalle qui s'écoula entre le léger dîner qu'il venait de faire et l'heure à laquelle la religieuse qui était de garde près de son lit venait lui apporter sa potion du soir.

Carmela arriva à l'heure fixe, et même un peu avant l'heure. Don Ferdinand la remercia de son exactitude. La pauvre jeune fille jeta les yeux sur la pendule et, voyant qu'elle était en avance de plus de vingt minutes, elle rougit le plus gracieusement du monde.

La potion avalée, Carmela alla s'assoir dans un grand fauteuil qui était à l'autre bout de la chambre. Le malade lui demanda alors, avec la voix la plus caressante qu'il put prendre, pourquoi elle s'éloignait ainsi de lui. Carmela répondit que c'était pour ne point troubler son sommeil. Don Ferdinand s'écria qu'il ne se sentait aucunement envie de dormir, et supplia Carmela de lui faire la grâce de venir causer avec lui. La jeune fille approcha son fauteuil en rougissant.

Les deux jeunes gens demeurèrent un instant muets, Carmela les yeux baissés et don Ferdinand les yeux fixés, au contraire, sur Carmela. Alors, il put la voir tout à son aise. C'était dans son ensemble une des plus délicieuses créatures que l'on pût imaginer, avec des cheveux noirs qui montraient l'extrémité de leurs bandeaux sous sa coiffe blanche, des yeux bleus assez grands pour s'y mirer à deux à la fois, un nez droit et fin comme celui des statues grecques ses aïeules, une bouche rosé comme le corail que l'on pêche près du cap Passaro, une taille de nymphe antique et un pied d'enfant. Le seul reproche que l'on pouvait faire à cette beauté si parfaite, était la pâleur un peu trop mate de son teint, qui faisait ressortir d'autant plus le cercle bleuâtre qui entourait ses yeux comme un signe d'insomnie et de douleur.

Au bout d'un quart d'heure de contemplation, don Ferdinand rompit tout à coup le silence.

—Comment se fait-il qu'une aussi belle personne que vous ne soit pas heureuse? demanda-t-il à Carmela. Et comment se peut-il qu'il y ait sous le ciel un être assez barbare pour faire couler des larmes de ces beaux yeux, pour un regard desquels on serait trop heureux de donner sa vie?

La jeune fille tressaillit comme si cette demande eût répondu à ses propres pensées, et don Ferdinand vit deux perles liquides et brillantes se balancer au bout de longs cils, et tomber l'une après l'autre sur les genoux de Carmela.

—Dieu l'a voulu ainsi, répondit la jeune fille, en me donnant un frère et une soeur aînés, auxquels mon père réserve toute notre fortune. Alors, comme il ne restait pas de dot pour moi, on m'a fiancée à Dieu qui semblait m'avoir réservée ainsi pour lui.

—Et c'est votre père qui a exigé de vous un pareil sacrifice? demanda don
Ferdinand.

—C'est mon père, répondit Carmela en levant ses beaux yeux au ciel.

—Et comment appelle-t-on ce barbare?

—Le comte don Francesco de Terra-Nova.

—Le comte de Terra-Nova! s'écria don Ferdinand; mais c'est l'ami de mon père.

—Oh! mon Dieu, oui; et tout ce que j'ai pu obtenir de lui, à ce titre, c'est que j'entrerais au couvent de votre tante.

—Et c'est sans regret que vous avez renoncé au monde? demanda don
Ferdinand.

—Je n'avais encore vu du monde que ce qu'on peut en apercevoir à travers les grilles d'une jalousie, lorsque je suis entrée dans ce couvent, répondit Carmela; aussi je n'avais aucun motif de le regretter, et j'espérais que la solitude serait pour moi le bonheur ou du moins la tranquillité. Quelque temps je demeurai dans cette croyance, mais hélas! J'ai reconnu mon erreur, et c'est avec une crainte mortelle, je l'avoue, que je vois arriver le moment où je prononcerai mes voeux.

—Oh! oui, dit don Ferdinand, cela se voit facilement; vous n'étiez pas née pour vivre dans un cloître. Il faut pour cela un coeur inflexible, et vous, vous avez le coeur humain et pitoyable, n'est-ce pas?

—Hélas! murmura la jeune fille.

—Vous ne pourriez pas voir souffrir, vous, sans vous laisser émouvoir par celui qui souffre; aussi, dès que je vous ai vue, j'ai senti mon coeur plein d'espérance.

—Mon Dieu! demanda la jeune fille, que puis-je donc faire pour vous?

—Vous pouvez me rendre la vie, dit don Ferdinand avec une expression qui pénétra jusqu'au fond de l'âme de la jeune fille.

—Que faut-il faire pour cela?… Parlez.

—Oh! vous ne voudrez pas, continua don Ferdinand, vous avez reçu des recommandations trop sévères, et vous me laisserez mourir pour ne pas manquer à vos devoirs.

—Mourir! s'écria Carmela.

—Oui, mourir, reprit le comte d'un ton languissant et en se laissant aller sur son oreiller, car je sens que je m'en vais mourant.

—Oh! parlez, et si je puis quelque chose pour vous…

—Certes, vous pouvez tout ce que vous voulez, car nous sommes seuls, n'est-ce pas? Et, excepté nous, personne ne veille dans le couvent?

—Mais c'est donc bien difficile, ce que vous désirez? demanda en rougissant la belle garde-malade.

—Vous n'avez qu'à vouloir, répondit don Ferdinand.

—Alors dites, balbutia Carmela.

La prière de don Ferdinand était loin de répondre à celle qu'attendait la belle religieuse.

—Procurez-moi un poulet rôti et une bouteille de vin de Bordeaux, dit don
Ferdinand.

Carmela ne put s'empêcher de sourire.

—Mais, dit-elle, cela vous fera mal.

—Me faire mal! s'écria don Ferdinand, figurez-vous bien que je n'attends que cela pour être guéri. Mais il y a pour me faire mourir une conspiration à la tête de laquelle est cet infâme docteur, et vous êtes de cette conspiration aussi, vous, je le vois bien; vous si bonne, si jolie: vous pour laquelle je me sens, en vérité, si bonne envie de vivre.

—Mais vous n'en mangerez que bien peu?

—Une aile.

—Mais vous ne boirez qu'une goutte de vin?

—Une larme.

—Eh bien! Je vais aller chercher ce que vous désirez.

—Ah! Vous êtes une sainte! s'écria don Ferdinand en saisissant les mains de la novice et en les lui baisant avec un transport moins éthéré que ne le permettait la dénomination qu'il venait de lui donner. Aussi Carmela retira-t-elle sa main comme si, au lieu des lèvres de Ferdinand, c'était un fer rouge qui l'eût touchée.

Quant au comte, il regarda s'éloigner la belle religieuse avec un sentiment de reconnaissance qui touchait à l'admiration, et pendant sa courte absence, il fut obligé de s'avouer que, même à Palerme, il n'avait vu aucune femme qui, pour la beauté, la grâce et la candeur, pût soutenir la comparaison avec Carmela.

Ce fut bien autre chose lorsqu'il la vit apparaître portant d'une main, sur une assiette, cette aile de volaille si désirée, et de l'autre un verre de cristal à moitié rempli de vin de Bordeaux. Ce ne fut plus pour lui une simple mortelle, ce fut une déesse; ce fut Hébé servant l'ambroisie et versant le nectar.

—Je n'ai pu tout apporter du même voyage, dit la belle pourvoyeuse en déposant l'assiette et le verre sur une table qu'elle approcha du lit du malade; mais je vais vous aller chercher du pain pour manger avec votre poulet, et des confitures pour votre dessert. Attendez-moi.

—Allez, dit don Ferdinand, et surtout revenez bien vite; tout cela me semblera bien meilleur encore quand vous serez là.

Mais, quelque diligence que fit Carmela, la faim du pauvre Ferdinand était si dévorante, qu'il ne put attendre son retour, et que, lorqu'elle rentra, elle trouva l'aile du poulet dévorée et le verre de vin de Bordeaux entièrement vide. Ce fut alors le tour du pain et des confitures: tout y passa.

Le souper fini, il fallut en faire disparaître les traces, et Carmela reporta à l'office tout ce qu'elle venait d'en tirer, se réservant de dire, si l'on s'apercevait de la soustraction, que c'était elle qui avait eu faim. Ainsi la pauvre enfant était déjà prête à commettre pour le beau malade un des plus gros péchés que défende l'Église.

Comme on le pense bien, l'excellent repas que venait de faire don Ferdinand n'avait servi qu'à accroître les sentiments, encore vagues et flottants, qu'il avait, à la première vue, senti naître dans son coeur pour la belle novice. Aussi, pendant qu'elle était descendue à l'office, songeait-il en lui-même que c'était une loi bien cruelle que celle qui condamnait à un éternel célibat une aussi belle enfant, et cela parce qu'elle avait le malheur d'avoir un frère qui, pour soutenir l'honneur de son rang, avait besoin dé toute la fortune paternelle. C'était une réflexion, au reste, toute nouvelle pour lui, car il avait vingt fois entendu parler de sacrifices pareils, et n'y avait jamais fait attention. D'où venait donc que cette fois le comte de Terra-Nova lui semblait un tyran près duquel Denys l'Ancien était, à ses yeux, un personnage débonnaire et plein d'humanité?

Lorsque Carmela rentra dans la chambre du malade, la première chose qu'elle remarqua, ce fut l'expression à la fois attendrie et passionnée de son regard. Aussi s'arrêta-t-elle après avoir fait trois ou quatre pas, comme si elle hésitait à venir reprendre la place qu'elle occupait près de son lit; mais le comte l'y invita avec un geste si suppliant, qu'elle n'eut pas la force de lui résister.

Si haut que l'homme soit emporté par son imagination, il y a toujours en lui un côté matériel que ne peuvent soulever pour longtemps les ailes de l'amour, de la poésie ou de l'ambition. Le côté matériel tend à la terre, comme l'autre tend au ciel; mais, plus lourd que l'autre, il ramène sans cesse l'homme dans la sphère des besoins physiques. C'est ainsi que, près d'une femme charmante, le pauvre don Ferdinand avait d'abord pensé à sa faim, et que, ce besoin de sa faiblesse éteint, il se retrouva incontinent attaqué par le sommeil. Cependant, il faut le dire à sa gloire, au lieu de céder à ce second adversaire comme au premier, il essaya de lutter contre lui. Mais la lutte fut courte et malheureuse, force lui fut de se rendre; il rassembla les deux petites mains de Carmela dans les siennes, et s'endormit les lèvres dessus.

Il fit un long, doux et bon sommeil, plein de rêves charmants, et se réveilla le sourire sur les lèvres et l'amour dans les yeux. La pauvre enfant l'avait regardé longtemps dormir, puis le sommeil était venu à son tour. Elle avait alors voulu retirer ses mains pour s'accommoder de son mieux dans son fauteuil, mais sans se réveiller, le blessé les avait retenues, et s'était plaint doucement, tout en les retenant. Alors Carmela ne s'était pas senti le courage de le contrarier, elle s'était tout doucement appuyée au traversin, et ces deux charmantes têtes avaient dormi sur le même oreiller.

Don Ferdinand se réveilla d'abord; la première chose qu'il vit, en ouvrant les yeux, fut cette belle jeune fille endormie, et faisant sans doute aussi de son côté quelque rêve, mais probablement moins doux et moins riant que les siens, car des larmes filtraient à travers ses paupières fermées; un frisson contractait ses joues pâles, et un léger tremblement agitait ses lèvres. Bientôt ses traits prirent une expression d'effroi indicible, tout son corps sembla se raidir pour une lutte désespérée, quelques mots sans suite s'échappèrent de sa bouche. Enfin, avec un grand cri, elle porta si violemment les mains à sa tête, qu'elle en abattit sa coiffe de novice, et que ses longs cheveux tombèrent sur ses épaules; en même temps ce paroxysme de douleur la réveilla, elle ouvrit les yeux et se trouva dans les bras de don Ferdinand. Alors elle jeta un second cri, mais de joie, et parut si heureuse, que, lorsque le convalescent appuya ses lèvres sur ses beaux yeux encore humides, elle n'eut point la force de se défendre et lui laissa prendre un double baiser.

La pauvre enfant rêvait que son père la forçait de prononcer ses voeux, et elle ne s'était réveillée que lorsqu'elle avait vu les ciseaux s'approcher de sa belle chevelure. Elle raconta, toute haletante de douleur encore, ce triste rêve à don Ferdinand, qui, pendant ce temps, baisait ces longs cheveux qu'elle avait eu si grand peur de perdre, en jurant tout bas que, tant qu'il serait vivant, il n'en laisserait pas tomber un seul de sa tête.

L'heure était venue où Carmela devait quitter le malade. Comme, selon toute probabilité, le blessé devait être guéri avant que son tour de garde ne revînt, elle le quittait pour ne plus le revoir; ce fut une douleur réelle à ajouter à la douleur imaginaire qu'elle venait d'éprouver. Don Ferdinand aurait pu la rassurer, mais avec sa santé revenait son égoïsme, il ne voulut rien perdre du bénéfice de cette séparation que la jeune fille croyait éternelle: elle avait déjà laissé les lèvres de Ferdinand toucher ses mains et ses yeux, elle ne chercha pas même à défendre ses joues pâles et brûlantes: d'ailleurs, jusque-là, qu'étaient-ce que tous ces baisers, sinon des baisers d'ami, des baisers de frère?

La jeune fille venait de sortir quand parut la digne abbesse; mais, au lieu d'avouer ce retour de bien-être, ce sentiment de puissance qu'il éprouvait, don Ferdinand se plaignit d'une faiblesse plus grande que la veille. Sa tante effrayée lui demanda s'il n'avait point encore été bien soigné par sa garde de nuit, don Ferdinand répondit qu'au contraire, depuis qu'il était au couvent, il n'avait point été l'objet de soins aussi intelligents et aussi assidus, et que même il priait sa tante de lui laisser la même jeune fille pour garde-malade les nuits suivantes. Don Ferdinand prononça cette prière d'une voix si suppliante et si langoureuse, que la bonne abbesse, craignant de contrarier un malade dans un pareil état de faiblesse, s'empressa de le rassurer en lui disant que, puisque cette garde lui convenait, elle entendait qu'il n'en eût point d'autre; elle ajouta que, si ces veilles continues fatiguaient trop la jeune fille, on la dispenserait des matines et même des offices du jour.

Rassuré sur ce point, don Ferdinand en attaqua un autre; il dit à sa tante que cette grande faiblesse qu'il éprouvait venait sans doute du manque absolu de nourriture. La bonne abbesse reconnut qu'effectivement un jeune homme de vingt ans ne pouvait pas vivre avec du bouillon de grenouilles, des confitures et des conserves; elle promit d'envoyer, outre cela, dans la journée, un consommé et un filet de poisson. Puis, comme ses devoirs l'appelaient à l'église, elle quitta le malade, le laissant un peu réconforté par cette double promesse.

A peine eut-elle laissé don Ferdinand seul, que le malade voulut faire l'essai de ses forces. Six jours auparavant la même tentative lui avait mal réussi, mais cette fois il s'en tira fièrement et à son honneur. Après avoir fermé la porte avec soin pour ne pas être surpris dans une occupation qui eût prouvé qu'il n'était point si malade qu'il voulait le faire croire, il fit plusieurs fois le tour de sa chambre sans éblouissement aucun, et avec un reste de langueur seulement, qui devait sans nul doute disparaître, grâce au traitement fortifiant qu'il avait adopté. Quant à sa blessure, elle était complètement refermée, et pour ses saignées il n'y paraissait plus. Cette investigation achevée, don Ferdinand se mit à sa toilette avec un soin qui prouvait qu'il se reprenait à d'autres idées qu'à celles qui l'avaient exclusivement préoccupé jusqu'à ce jour, peigna et parfuma ses beaux cheveux noirs que son valet de chambre n'avait ni coiffés ni poudrés depuis la nuit où il avait reçu sa blessure, et qui n'allaient pas moins bien à son visage pour être rendus à leur couleur naturelle; puis il rouvrit la porte, se remit au lit, et attendit les événements.

La supérieure tint avec une fidélité scrupuleuse la promesse qu'elle avait faite, et don Ferdinand vit arriver, à l'heure convenue, le consommé, le filet de poisson, et même un petit verre de muscat de Lipari, dont il n'avait pas été question dans le traité. Tout cela, il est vrai, était distribué avec la parcimonie de la crainte; mais le peu qu'il y en avait était d'une succulence parfaite. Cette ombre de repas était loin cependant d'être suffisante pour apaiser la faim de don Ferdinand, mais c'était assez pour le soutenir jusqu'à la nuit, et à la nuit n'avait-il pas sa bonne Carmela pour mettre tout l'office à sa disposition?

Carmela entra cette fois encore d'un peu meilleure heure que la veille. La pauvre enfant ne cachait point la joie qu'elle avait eue lorsqu'elle avait appris que l'abbesse, sur la demande de don Ferdinand, la désignait à l'avenir pour la seule garde du malade. Dans sa reconnaissance, elle courut droit au lit du jeune homme, et cette fois, d'elle-même, et comme si c'était une chose qui lui fût due, elle lui présenta ses deux joues. Ferdinand y appuya ses lèvres, prit les deux mains de Carmela, et la regarda avec un si doux et si tendre sourire, que la pauvre enfant, sans savoir ce qu'elle disait, murmura: Oh! je suis bien heureuse! et tomba assise, près du lit, la tête renversée sur le dossier du fauteuil qui l'attendait.

Et Ferdinand aussi était bien heureux, car c'était la première fois qu'il aimait véritablement. Toutes ses amours de Palerme ne lui paraissaient plus maintenant que de fausse amours; il n'y avait qu'une femme au monde, c'était Carmela. Nous devons avouer toutefois que, pour être tout entier à ce sentiment délicieux dont il commençait seulement à apprécier la douceur, il comprit qu'il lui fallait se débarrasser d'abord de ce reste de faim qui le tourmentait. Regardant donc Carmela le plus tendrement qu'il put, il lui renouvela sa prière de la veille, en la conjurant seulement cette fois d'apporter le poulet intact et la bouteille pleine.

Carmela était dans cette disposition d'esprit où les femmes ne discutent plus, mais obéissent aveuglément. Elle demanda seulement un délai, afin d'être certaine de ne rencontrer personne sur les escaliers ou dans les corridors. L'attente était facile. Les jeunes gens parlèrent de mille choses qui voulaient dire clair comme le jour qu'ils s'aimaient; puis, lorsque Carmela crut l'heure venue, elle sortit sur la pointe du pied, une bougie à la main, et légère comme une ombre.

Un instant après elle rentra, portant un plateau complet; mais cette fois, il faut le dire en l'honneur de don Ferdinand, ses premiers regards se portèrent sur la belle pourvoyeuse et non sur le souper qu'elle apportait. Ce souper en valait cependant bien la peine: c'était une excellente poularde, une bouteille à la forme élancée et au long goulot, et une pyramide de ces fruits que Narsès envoya comme échantillon aux Barbares qu'il voulait attirer en Italie.

—Tenez, dit Carmela en posant le plateau sur la table, je vous ai obéi parce que, je ne sais pourquoi, je ne trouve point de paroles pour vous refuser; mais maintenant, au nom du ciel! soyez sage, et songez comme je serais malheureuse si ma complaisance pour vous allait tourner à mal.

—Écoutez, dit Ferdinand, il y a un moyen de vous assurer que je ne ferai pas d'excès.

—Lequel? demanda la jeune fille.

—C'est de partager la collation. Ce sera une oeuvre charitable, puisque vous empêcherez un pauvre malade de tomber dans le péché de la gourmandise; et, si j'en crois les apparences, ajouta-t-il en jetant un coup d'oeil sur la poularde, eh bien! ce ne sera pas une pénitence trop rude pour les autres péchés que vous aurez commis.

—Mais je n'ai pas faim, moi, dit Carmela.

—Alors l'action n'en sera que plus méritoire, reprit Ferdinand, vous vous sacrifierez pour moi, voilà tout.

—Mais, reprit encore la religieuse un peu plus disposée à donner au malade cette nouvelle preuve de dévouement, c'est aujourd'hui mercredi, jour maigre, et il ne nous est pas permis de faire gras sans dispense.

—Tenez, répondit don Ferdinand en étendant le doigt vers la pendule qui marquait justement minuit, et en donnant, par une pause d'un moment, le temps aux douze coups de tinter; tenez, nous sommes à jeudi, jour gras; vous n'avez donc plus besoin de dispense, et vous aurez la conscience riche d'un péché de moins et d'une bonne action de plus.

Carmela ne répondit rien, car, nous l'avons dit, elle n'avait déjà plus d'autre volonté que celle de Ferdinand; elle prit donc une chaise et s'assit de l'autre côté de la table en face de lui.

—Oh! que faites-vous là? demanda le jeune homme. Ne voyez-vous pas que vous êtes trop éloignée de moi, et que je ne pourrai atteindre à rien sans risquer de faire un effort qui peut faire rouvrir ma blessure?

—Vraiment! s'écria Carmela avec effroi; mais dites-moi alors où il faut que je me mette, et je m'y mettrai.

—Là, dit Ferdinand en lui indiquant le bord de son lit, là, près de moi; de cette manière je n'aurai aucune fatigue, et vous n'aurez rien à craindre.

Carmela obéit en rougissant, et vint s'asseoir sur le bord du lit du jeune homme, sentant qu'elle faisait mal, peut-être; mais cédant à ce principe de la charité chrétienne qui veut que l'on ait pitié des malades et des affligés. L'intention était bonne, mais, comme le dit un vieux proverbe, l'enfer est pavé de bonnes intentions!

Et cependant c'était un tableau digne du paradis, que ces deux beaux jeunes gens rapprochés l'un de l'autre comme deux oiseaux au bord d'un même nid, se regardant avec amour et souriant de bonheur. Jamais ni l'un ni l'autre n'avait fait un souper si charmant, ni compris même qu'il y eût tant de mystérieuses délices cachées dans un acte aussi simple que celui auquel ils se livraient. Don Ferdinand lui-même, quelque plaisir qu'il eût eu la veille à apaiser cette faim effroyable qui le tourmentait depuis si longtemps, n'avait senti que la jouissance matérielle du besoin satisfait; mais cette fois c'était tout autre chose, il se mêlait à cette jouissance matérielle une volupté inconnue et presque céleste. Tous deux étaient oppressés comme s'ils souffraient, tous deux étaient heureux comme s'ils étaient au ciel. Carmela sentit le danger de cette position; un dernier instinct de pudeur, un dernier cri de vertu lui donna la force de se lever pour s'éloigner de don Ferdinand, mais don Ferdinand la retint, et elle retomba sans force et sans résistance. Il sembla alors à Carmela qu'elle entendait un faible cri, et que le frôlement de deux ailes effleurait son front. C'était l'ange gardien de la chasteté claustrale qui remontait tout éploré vers le ciel.

Le lendemain, la supérieure, en entrant dans la chambre de son neveu, lui annonça un message de sa mère, et derrière elle don Ferdinand vit apparaître Peppino.

Don Ferdinand avait tout oublié depuis la veille pour se replier sur lui-même et pour vivre dans son bonheur: cette vue lui rappelait tout ce qui s'était passé, et il y eut un instant où tout cela ne lui sembla plus qu'un rêve; sa vie réelle n'avait commencé que du jour où il avait vu Carmela, où il avait aimé et été aimé. Mais Peppino, apparaissant tout à coup comme un fantôme, était cependant une sérieuse et terrible réalité; sa présence rappelait à don Ferdinand qu'il lui restait à approfondir le mystère de la chapelle. Aussi, en présence de sa tante, jeta-t-il les yeux sur la lettre maternelle qu'il lui apportait. Cette lettre annonçait que tout allait au mieux à l'endroit de la justice; avant un mois, la marquise espérait que son fils pourrait revenir librement à Syracuse. Dès que don Ferdinand fut seul avec Peppino, il s'informa s'il ne s'était rien passé de nouveau à Belvédère depuis la nuit où il avait été blessé.

Tout était resté dans le même état; on ignorait toujours le nom du mort que l'on avait enterré après procès-verbal constatant ses blessures; personne n'était entré depuis cette époque dans la chapelle, et des paysans qui étaient passés près de ce lieu la nuit, disaient avoir entendu des gémissements et des bruits de chaînes qui semblaient sortir de terre, preuve bien évidente que le trépassé était mort en état de péché mortel, et que son âme revenait pour demander des prières à celui qui l'avait ainsi violemment et inopinément fait sortir de son corps.

Toutes ces données rendirent à Ferdinand son premier désir de mener à bout cette étrange aventure. Blessé et retenu dans son lit, il n'avait pas volontairement du moins perdu un temps qui pouvait être précieux; mais, maintenant qu'il se sentait à peu près guéri, maintenant que ses forces étaient revenues, maintenant qu'il n'y avait plus d'autre cause de retard que sa volonté, il résolut de tenter l'entreprise aussitôt que cela lui serait possible. En conséquence, il ordonna à Peppino de garder le secret, et de revenir, dans la nuit du surlendemain, avec deux chevaux et une échelle de corde. Don Ferdinand, comme on le comprend, voulait éviter toute contestation avec la tourière du couvent, qui sans doute avait l'ordre formel de ne pas le laisser sortir; il avait donc résolu de passer par-dessus les murs du jardin, à l'aide de l'échelle que lui jetterait Peppino.

Peppino promit tout ce que le jeune comte voulut. Selon les ordres qui lui avaient déjà été donnés, il tenait toutes prêtes, dans le pavillon qu'il habitait, torches, tenailles, limes et pinces. Tout fut donc convenu pour la nuit du surlendemain: les chevaux attendraient près du mur extérieur, Peppino frapperait trois fois dans ses mains, et, au même signal répété par don Ferdinand, il jetterait l'échelle par-dessus le mur.

Malgré ce projet et même à cause de ce projet, don Ferdinand ne feignit pas moins d'être toujours accablé par une grande faiblesse; d'ailleurs il gagnait deux choses à cette feinte: la première de prolonger près de lui les veilles de Carmela, et la seconde d'ôter à sa tante tout soupçon qu'il eût l'idée de fuir. La ruse réussit complètement: la pauvre femme l'avait trouvé si languissant le matin, qu'elle revint vers le soir pour savoir de lui comment il se trouvait; don Ferdinand lui dit qu'il avait essayé de se lever, mais que, ne pouvant se tenir debout, il avait été forcé de se recoucher aussitôt. La bonne abbesse gronda fort son neveu de cette imprudence, et lui demanda s'il était toujours satisfait de sa garde-malade; le comte répondit qu'il avait dormi toute la nuit et ne pouvait par conséquent lui rien dire à ce sujet; que, cependant, s'étant réveillé une fois, il se rappelait l'avoir vue éveillée elle-même et faisant sa prière; l'abbesse leva les yeux au ciel, et se retira tout édifiée. Il résulta de cette information, que Carmela reçut la permission de venir près du malade une heure plus tôt que d'habitude.

Ce fut une grande joie pour les jeunes gens que de se revoir, et cependant Carmela avait pleuré toute la journée. Quant à don Ferdinand, il n'avait éprouvé ni chagrin ni remords; et Carmela lui trouva le visage si joyeux, qu'elle n'eut point la force de l'attrister de sa propre tristesse. D'ailleurs, à peine la main du jeune homme eut-elle touché sa main, à peine leurs yeux eurent-ils échangé un regard, à peine les lèvres de Ferdinand se fussent-elles posées sur ses lèvres pâles et cependant brûlantes, que tout fut oublié.

La journée qui suivit cette nuit se passa comme les autres journées; seulement jamais Ferdinand ne s'était senti l'âme si pleine de bonheur: il aimait autant qu'il était aimé. Puis la nuit revint, puis le jour succéda encore à la nuit; c'était le dernier que don Ferdinand devait passer dans le couvent. La nuit suivante Peppino devait venir le chercher avec les chevaux.

Don Ferdinand n'avait eu le courage de rien dire à Carmela: d'ailleurs il craignait que, par douleur ou par faiblesse, elle ne le trahît. Lorsqu'il vit s'avancer l'heure où il crut que Peppino devait s'approcher de Catane, il alla vers la fenêtre, l'ouvrit et, montrant à Carmela ce beau ciel étoile, il lui demanda si elle n'aurait point du bonheur à descendre avec lui au jardin et à respirer ensemble cet air pur tout imprégné de saveur marine. Carmela voulait tout ce que voulait Ferdinand. Son bonheur à elle était non point d'être à tel endroit, ou de respirer tel ou tel air; son bonheur était d'être près de lui et de respirer le même air que lui. Elle se contenta donc de sourire et de répondre: Allons.

Don Ferdinand s'habilla, mit dans sa poche la clef du corridor sombre, et descendit dans le jardin, appuyé sur le bras de Carmela. Ils allèrent s'asseoir sous un berceau de lauriers rosés. Alors don Ferdinand demanda à Carmela si elle connaissait les détails de l'événement auquel il devait le bonheur de la voir. Carmela n'en savait que ce qu'en savait tout le monde, mais elle lui dit qu'elle aurait bien du bonheur à les lui entendre raconter à lui-même. Puis elle lui passa un bras autour du cou, et, appuyant sa tête sur son épaule, comme ces pauvres fleurs qui se penchent après une trop chaude journée, elle attendit ses paroles comme la douce brise, comme la fraîche rosée, qui devaient lui faire relever la tête.

Don Ferdinand lui raconta tout, depuis sa première rencontre avec Cantarello jusqu'au duel. Pendant ce récit, la pauvre Carmela passa par toutes les angoisses de l'amour et de la terreur. Don Ferdinand la sentit se rapprocher de lui, frissonner, trembler, frémir. Au moment où le jeune homme parla de coup d'épée reçu, elle jeta un cri et faillit perdre connaissance. Enfin, au moment où il venait de terminer son récit, et où il la tenait tout éplorée dans ses bras, trois battements de main retentirent de l'autre côté du mur. Carmela tressaillit.

—Qu'est-ce que cela? s'écria-t-elle.

—M'aimes-tu, Carmela? demanda don Ferdinand.

—Qu'est-ce que ce signal? répéta de nouveau la jeune fille. Ne me trompe pas, Ferdinand, je suis plus forte que tu ne le crois. Seulement dis-moi toute la vérité; que je sache ce que j'ai à espérer ou à craindre.

—Eh bien! dit Ferdinand, c'est Peppino qui vient me chercher.

—Et tu pars? demanda Carmela. Et elle devint si pâle, que don Ferdinand crut qu'elle allait mourir.

—Écoute, lui dit-il en se penchant à son oreille, veux-tu partir avec moi?

Carmela tressaillit et se leva vivement; mais elle retomba aussitôt.

—Écoute, Ferdinand, dit-elle, tu m'aimes ou tu ne m'aimes pas: si tu ne m'aimes pas, que je reste ici ou que je te suive, tu ne m'en abandonneras pas moins, et je serai perdue à la fois aux yeux du monde et aux yeux de Dieu; si tu m'aimes, tu sauras bien venir me rechercher avec la permission et l'aveu de mon père, n'est-ce pas? Et, le jour où je te reverrai, Ferdinand, où je te reverrai pour t'appeler mon mari, je tomberai à genoux devant toi, car tu m'auras rendu l'honneur et sauvé la vie. Si je ne te revois pas, je mourrai, voilà tout.

Ferdinand la prit dans ses bras.

—Oh! oui! oui! s'écria-t-il en la couvrant de baisers, oui, sois tranquille, je reviendrai.

Le signal se renouvela.

—Entends-tu? dit Carmela, on t'attend.

Ferdinand répondit en frappant à son tour trois coups dans ses mains, et un rouleau de cordes, lancé par-dessus le mur, tomba à ses pieds.

Carmela poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement, et sa douleur s'échappa de sa poitrine en sanglots si profonds et si sourds, que Ferdinand, qui avait déjà fait un pas vers l'échelle de corde, revint à elle, et, lui passant le bras autour du corps, puis la rapprochant de lui:

—Écoute, Carmela, lui dit-il, dis un mot, et je ne te quitte pas.

—Ferdinand, répondit la jeune fille en rappelant tout son courage, tu l'as dit, il y a quelque mystère étrange caché dans ce souterrain, peut-être quelque créature vivante y est-elle ensevelie; songes-y, Ferdinand, songes-y, il y a quatorze jours que Cantarello est mort et que tu es blessé, et depuis quatorze jours, O mon Dieu! c'est effroyable à penser. Pars, pars, Ferdinand; car, si je retardais ton départ d'une seconde, peut-être te verrais-je reparaître avec un visage sévère et accusateur, peut-être pour la première fois me dirais-tu: Carmela! c'est ta faute. Pars, pars!

Et la jeune fille s'était élancée sur le paquet de cordes, et déroulait l'échelle qui devait lui enlever tout ce qu'elle aimait au monde. Cette double vue, qui n'appartient qu'au coeur de la femme, lui avait fait deviner qu'il se passait dans la chapelle quelque douloureuse catastrophe. Don Ferdinand, qui d'abord ne s'était arrêté qu'à l'idée que le souterrain renfermait quelque trésor soustrait, quelque amas d'objets volés, commençait à entrevoir une autre probabilité. Ces cris de douleur, ces bruits de chaînes que les paysans avaient pris pour les plaintes de Cantarello, lui revenaient à l'esprit, et à son tour il se reprochait d'avoir tant tardé, comprenant tout ce qu'il y avait d'admirable force et de sublime charité de la part de Carmela dans cette abnégation d'elle-même qui faisait qu'au lieu de le retenir, elle pressait son départ. Il sentit qu'il l'en aimait davantage, et, la pressant dans ses bras:

—Carmela, lui dit-il, je te jure en face de Dieu qui nous entend…

—Pas de serment! pas de serment! dit la jeune fille en lui fermant la bouche avec sa main; que ce soit ton amour qui te ramène, Ferdinand, et non la promesse que tu m'auras faite. Dis-moi: sois tranquille, Carmela, je reviendrai. Voilà tout, et je croirai en toi comme je crois en Dieu.

—Sois tranquille, je reviendrai, murmura le jeune homme en appuyant ses lèvres sur celles de sa maîtresse, oh! oui, je reviendrai; et si je ne reviens pas, c'est que je serai mort.

—Alors, dit en souriant la jeune fille, sois tranquille, nous ne serons pas séparés longtemps.

Peppino répéta une seconde fois le signal.

—Oui, oui, me voilà! s'écria Ferdinand en s'élançant sur l'échelle de corde et en montant rapidement sur le couronnement du mur.

Arrivé là, il se retourna et vit la jeune fille à genoux, et les bras tendus vers lui.

—Adieu, Carmela! lui cria-t-il, adieu, ma femme devant Dieu et bientôt devant les hommes!

Et il sauta de l'autre côté de la muraille.

—Au revoir, murmura une voix faible; au revoir, je t'attends.

—Oui, oui, répondit Ferdinand. Il sauta sur le cheval que lui avait amené Peppino, lui enfonça ses éperons dans le ventre, et s'élança, suivi du jardinier, sur la route de Syracuse, craignant, s'il restait plus longtemps, de n'avoir plus la force de partir.

LE SOUTERRAIN

Dieu garda don Ferdinand et Peppino de toute mauvaise rencontre, et au point du jour ils arrivèrent à Belvédère.

Sans entrer au village, ils se dirigèrent à l'instant vers la petite porte du jardin, enfermèrent les chevaux dans l'écurie, prirent les torches, la pince, les tenailles et la lime, et s'avancèrent vers la chapelle. Comme des craintes superstitieuses continuaient d'en écarter les visiteurs, ils ne rencontrèrent personne sur la route et y entrèrent sans être vus.

L'impression fut profonde pour don Ferdinand quand il se retrouva là où il avait éprouvé de si violentes émotions et couru un si terrible danger; il ne s'en avança pas moins d'un pas ferme vers la porte secrète, mais sur sa route, il reconnut les traces du sang desséché de Cantarello, qui rougissait encore les dalles de marbre dans toute la partie du pavé voisine de la colonne au pied de laquelle il était tombé. Don Ferdinand se détourna avec un frémissement involontaire, décrivit un cercle en regardant de côté et en silence cette trace que la mort avait laissée en passant, puis il alla droit à la porte secrète, qui s'ouvrit sans difficulté. Arrivés là, les deux jeunes gens allumèrent chacun une torche, continuèrent leur chemin, descendirent l'escalier, et trouvèrent la seconde porte; en un instant elle fut enfoncée; mais, en s'ouvrant, elle livra passage à une odeur tellement méphitique, que tous deux furent obligés de faire quelques pas en arrière pour respirer. Don Ferdinand ordonna alors au jardinier de remonter et de maintenir la première porte ouverte, afin que l'air extérieur pût pénétrer sous ces voûtes souterraines. Peppino remonta, fixa la porte et redescendit. Déjà don Ferdinand, impatient, avait continué son chemin, et de loin Peppino voyait briller la lumière de sa torche; tout à coup le jardinier entendit un cri, et s'élança vers son maître. Don Ferdinand se tenait appuyé contre une troisième porte qu'il venait d'ouvrir; un spectacle si effroyable s'était offert à ses regards, qu'il n'avait pu retenir le cri qui lui était échappé et auquel était accouru Peppino.

Cette troisième porte ouvrait un caveau à voûte basse qui renfermait trois cadavres: celui d'un homme scellé au mur par une chaîne qui lui ceignait le corps, celui d'une femme étendue sur un matelas, et celui d'un enfant de quinze ou dix-huit mois, couché sur sa mère.

Tout à coup les deux jeunes gens tressaillirent; il leur semblait qu'ils avaient entendu une plainte.

Tous deux s'élancèrent aussitôt dans le caveau: l'homme et la femme étaient morts, mais l'enfant respirait encore; il avait la bouche collée à la veine du bras de sa mère et paraissait devoir cette prolongation d'existence au sang qu'il avait bu. Cependant il était d'une faiblesse telle, qu'il était évident que, si de prompts secours ne lui étaient prodigués, il n'y avait rien à faire; la femme paraissait morte depuis plusieurs heures, et l'homme depuis deux ou trois jours.

La décision de don Ferdinand fut rapide et telle que le commandait la gravité de la circonstance; il ordonna à Peppino de prendre l'enfant; puis, s'étant assuré qu'il ne restait dans ce fatal caveau aucune autre créature ni morte, ni vivante, à l'exception de l'homme et de la femme, qui leur étaient inconnus à tous deux, il repoussa la porte, sortit vivement du souterrain, referma l'issue secrète, et, suivi de Peppino, s'achemina vers le village de Belvédère. Le long du chemin, Peppino cueillit une orange, et en exprima le jus sur les lèvres de l'enfant, qui ouvrit les yeux et les referma aussitôt en y portant les mains et en poussant un gémissement, comme si le jour l'eût douloureusement ébloui; mais, comme en même temps il ouvrait sa bouche haletante, Peppino renouvela l'expérience, et l'enfant, quoique gardant toujours les yeux fermés, sembla revenir un peu à lui.

Don Ferdinand se rendit droit chez le juge, et lui raconta mot pour mot ce qui venait d'arriver, en lui montrant l'enfant près d'expirer comme preuve de ce qu'il avançait, et en le sommant de le suivre à la chapelle pour dresser procès-verbal et reconnaître les morts; puis, accompagné du juge, il se rendit chez le médecin, laissa l'enfant à la garde de sa femme, et tous quatre retournèrent à la chapelle.

Tout était resté dans le même état depuis le départ de Ferdinand et de
Peppino. On commença le procès-verbal.

Le cadavre enchaîné au mur était celui d'un homme de trente-cinq à trente-six ans, qui paraissait avoir effroyablement lutté pour briser sa chaîne, car ses bras crispés étaient encore étendus dans la direction de la bouche de sa femme: ses bras étaient couverts de ses propres morsures, mais ces morsures étaient des marques de désespoir plus encore que de faim. Le médecin reconnut qu'il devait être mort depuis deux jours à peu près. Cet homme lui était totalement inconnu ainsi qu'au juge.

La femme pouvait avoir vingt-six à vingt-huit ans. Sa mort à elle paraissait avoir été assez douce; elle s'était ouvert la veine avec une aiguille à tricoter, sans doute pour prolonger l'existence de son enfant, et était morte d'affaiblissement, comme nous l'avons déjà dit. Le médecin jugea qu'elle était expirée depuis quelques heures seulement. Ainsi que l'homme, elle paraissait étrangère au village, et ni le médecin ni le juge ne se rappelèrent avoir jamais vu sa figure.

Auprès de la tête de la femme, et contre la muraille, était une chaise brisée et recouverte d'un jupon. Le juge leva cette chaise, et l'on s'aperçut alors qu'elle avait été mise là pour cacher un trou pratiqué au bas de la muraille. Ce trou était assez large pour qu'une personne y pût passer, mais il s'arrêtait à quatre ou cinq pieds de profondeur. Examen fait de ce trou, il fut reconnu qu'il avait dû être creusé à l'aide d'un instrument de bois que les femmes siciliennes appellent mazzarello; c'est le même que nos paysannes placent dans leur ceinture et qui leur sert à soutenir leur aiguille à tricoter. Au reste, telle est la puissance de la volonté, telle est la force du désespoir, que l'on retrouva sous le matelas plusieurs pierres énormes arrachées des fondations du mur, et qui en avaient été extraites par cette femme sans autre aide que celle de ses mains et de cet outil. La terre était, ainsi que les pierres, recouverte par le matelas, afin sans doute de les cacher aux yeux de ceux qui gardaient les prisonniers.

La visite continua. On trouva dans un enfoncement de la muraille une bouteille où il y avait eu de l'huile, une jarre où il y avait eu de l'eau, une lampe éteinte et un gobelet de fer-blanc. Un autre enfoncement du mur était noirci par la calcination, et annonçait que plusieurs fois on avait dû allumer du feu en cet endroit, quoiqu'il n'y eût aucun conduit par lequel pût s'échapper la fumée.

Une table était dressée au milieu de ce caveau. En s'asseyant devant cette table pour écrire, le juge vit un second gobelet d'étain dans lequel était une liqueur noire; près du gobelet était une plume, et par terre trois ou quatre feuillets de papier. On s'aperçut alors que ces feuillets étaient écrits d'une écriture fine et menue, sans orthographe, et cependant assez lisible. Aussitôt on se mit à la recherche des autres morceaux de papier que l'on pourrait trouver encore, et l'on en découvrit deux nouveaux dans la paille qui était sous le cadavre de l'homme. Ces feuillets de papier ne paraissaient point avoir été cachés là avec intention; mais bien plutôt être tombés par accident de la table, et avoir été éparpillés avec les pieds. Comme les feuillets étaient paginés, on les réunit, on les classa, et voici ce qu'on lut:

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il.

J'ai écrit ces lignes dans l'espérance qu'elles tomberont entre les mains de quelque personne charitable. Quelle que soit cette personne, nous la supplions, au nom de ce qu'elle a de plus cher en ce monde et dans l'autre, de nous tirer du tombeau où nous sommes enfermés depuis plusieurs années, mon mari, mon enfant et moi, sans avoir mérité aucunement cet effroyable supplice.

Je me nomme Teresa Lentini, je suis née à Taormine, je dois avoir maintenant vingt-huit ou vingt-neuf ans. Depuis le moment où nous sommes enfermés dans le caveau où j'écris, je n'ai pu compter les heures, je n'ai pu séparer les jours des nuits, je n'ai pu mesurer le temps. Il y a bien longtemps que nous y sommes; voilà tout ce que je sais.

J'étais à Catane, chez le marquis de San-Floridio, où j'avais été placée comme soeur de lait de la jeune comtesse Lucia. La jeune comtesse mourut en 1798, je crois; mais la marquise, à qui je rappelais sa fille bien-aimée, voulut me garder auprès d'elle. Elle mourut à son tour, cette bonne et digne marquise; Dieu veuille avoir son âme, car elle était aimée de tout le monde.

Je voulus alors me retirer chez ma mère, mais le marquis de San-Floridio ne le permit pas. Il avait près de lui, à titre d'intendant, un homme dont les ancêtres, depuis quatre ou cinq générations, avaient été au service de ses aïeux, qui connaissait toute sa fortune, qui savait tous ses secrets; un homme dans lequel il avait la plus grande confiance enfin. Cet homme se nommait Gaëtano Cantarello. Il avait résolu de me marier à cet homme, afin, disait-il, que nous puissions tous deux demeurer près de lui jusqu'à sa mort.

Cantarello était un homme de vingt-huit à trente ans, beau, mais d'une figure un peu dure. Il n'y avait rien à dire contre lui; il paraissait honnête homme; il n'était ni joueur ni débauché. Il avait hérité de son père, et reçu des bontés du marquis une somme considérable pour un homme de sa condition; c'était donc un parti avantageux, eu égard à ma pauvreté. Cependant, lorsque le marquis de San-Floridio me parla de ce projet, je me mis malgré moi à frémir et à pleurer; il y avait dans le froncement des sourcils de cet homme, dans l'expression sauvage de ses yeux, dans le son âpre de sa voix, quelque chose qui m'effrayait instinctivement. J'entendais dire, il est vrai, à toutes mes compagnes que j'étais bien heureuse d'être aimée de Cantarello, et que Cantarello était le plus bel homme de Messine. Je me demandais donc intérieurement si je n'étais pas une folle de juger seule ainsi mon fiancé, tandis que tout le monde le voyait autrement. Je me reprochais donc d'être injuste pour le pauvre Cantarello. Et, à mes yeux, le reproche que je me faisais était d'autant plus fondé, que, si j'avais un sentiment de répulsion instinctive pour Cantarello, je ne pouvais me dissimuler que j'éprouvais un sentiment tout contraire pour un jeune vigneron des environs de Paterno, nommé Luigi Pollino, lequel était mon cousin. Nous nous aimions d'amitié depuis notre enfance, et nous n'aurions pas su dire nous-mêmes depuis quelle époque cette amitié s'était changée en amour.

Notre désespoir à tous deux fut grand, lorsque le marquis m'eut fait part de ses projets sur moi et Cantarello; d'autant plus que ma mère, qui voyait là un mariage comme je ne pouvais jamais espérer d'en faire un, disait-elle, abandonna entièrement les intérêts du pauvre Luigi pour prendre ceux du riche intendant, et me signifia de renoncer à mon cousin pour ne plus penser qu'à son rival.

Nous étions arrivés au commencement de l'année 1783, et le jour de notre mariage était fixé pour le 15 mars, lorsque le 5 février, de terrible mémoire, arriva. Toute la journée du 4, le sirocco avait soufflé, de sorte que chacun était endormi dans la torpeur que ce vent amène avec lui. Le marquis de San-Floridio était retenu par la goutte dans son appartement, où il était couché sur une chaise longue. Je me tenais dans la chambre voisine, afin d'accourir à sa première demande, si par hasard il avait besoin de quelque chose, lorsque tout à coup un bruit étrange passa dans l'air, et le palais commença de vaciller comme un vaisseau sur la mer. Bientôt le mur qui séparait ma chambre de celle du marquis se fendit à y passer la main, tandis que le mur parallèle s'écroulait et que le plafond, cessant d'être soutenu de ce côté, s'abaissait jusqu'à terre. Je me jetai du côté opposé pour éviter le coup, et je me trouvai prise comme sous un toit; en même temps, j'entendis un grand cri dans la chambre du marquis. J'étais près de cette gerçure qui s'était faite dans la muraille; j'y appliquai mon oeil. Une poutre en tombant avait frappé le marquis à la tête, et il avait roulé de sa chaise longue à terre, tout étourdi. J'allais essayer de courir à son aide lorsque, par la porte de la chambre opposée à celle où je me trouvais, je vis entrer Cantarello dans l'appartement du marquis. A la vue de son maître évanoui, sa figure prit une expression si étrange, que j'en frémis de terreur. Il regarda autour de lui s'il était bien seul; puis, assuré que personne n'était là, il s'élança sur son maître; je crus d'abord que c'était pour le secourir, mais je fus détrompée, il détacha la cordelière qui nouait la robe de chambre du marquis, la roula autour de son cou; puis, lui appuyant le genou sur la poitrine, il l'étrangla. Dans son agonie, le marquis rouvrit les yeux, et sans doute il reconnut son assassin, car il étendit vers lui les deux mains jointes. Je poussai un cri involontaire. Cantarello leva la tête.—Y a-t-il quelqu'un ici? dit-il d'une voix terrible. C'est alors que je vis dans toute leur expression de férocité ce froncement de sourcil, ce regard, qui m'avaient, même sur son visage calme, toujours effrayée. Tremblante et presque morte de peur, je me tus et m'affaissai sur moi-même. Au bout d'un instant, ne voyant paraître personne, je me relevai, je rapprochai de nouveau mon oeil de l'ouverture, car j'avais oublié le danger que je courais moi-même en restant dans un palais qui pouvait achever de s'écrouler d'un moment à l'autre, tant j'étais retenue et fascinée en quelque sorte par la scène terrible qui venait de se passer devant moi. Le marquis était étendu par terre sans mouvement et paraissait mort. Cantarello était debout devant un secrétaire que chacun de nous savait être plein d'or et de billets, car jamais on n'y laissait la clef, et nous n'ignorions pas que cette clef ne quittait pas le marquis. L'intendant prenait l'or et les billets à pleines mains, et les entassait confusément dans les poches de son habit; puis, lorsqu'il eut tout pris, il arracha du lit du marquis le matelas en paille de maïs, renversa le secrétaire sur le matelas, entassa les chaises sur le secrétaire, et, tirant un tison du poêle, il mit le feu à ce bûcher. Bientôt, voyant la flamme grandir, il s'élança par la porte par laquelle il était entré.

Comme ceci est une accusation mortelle que je porte contre une créature humaine, je jure devant Dieu et devant les hommes que mon récit est exact, et que je ne retranche ni n'ajoute rien aux faits qui se sont passés devant moi.

Le marquis était mort; la flamme faisait des progrès effrayants; les secousses ébranlaient le palais à faire croire à chaque instant qu'il allait s'écrouler. L'instinct de la conservation se réveilla en moi; je me traînai hors des décombres qui m'environnaient de tous côtés, je gagnai un escalier que je descendis, comme en un rêve, sans en toucher les marches en quelque sorte. Derrière moi l'escalier s'abîma. Sous le vestibule, je me trouvai face à face avec Cantarello; je jetai un cri; il voulut me prendre par-dessous le bras pour m'entraîner, je m'élançai dans la rue en criant au secours. Les rues étaient pleines de fuyards; je me mêlai à la foule, je me perdis dans ses flots, et je fus poussée par elle et avec elle sur la grande place. J'avais perdu Cantarello de vue, c'était la seule chose que je voulais pour le moment.

Le jour s'écoula au milieu de transes effroyables, puis la nuit vint. La plupart des maisons de Messine étaient en flammes, et l'incendie éclairait les rues et les places d'un jour sombre et effrayant. Cependant, comme avec la nuit un peu de tranquillité était revenue, on comptait les morts par leur absence; on cherchait les vivants; quiconque avait un père, une mère, un frère ou un ami, l'appelait par son nom. Moi, je n'avais personne; ma mère était à Taormine. J'étais assise en silence, ma tête sur mes deux genoux, et revoyant sans cesse l'effroyable scène à laquelle j'avais assisté dans la journée, quand tout à coup j'entendis mon nom prononcé avec un accent de crainte indicible. Je levai la tête, je vis un homme qui courait de groupe en groupe comme un insensé: c'était Luigi. Je me levai, je prononçai son nom; il me reconnut, poussa un cri de joie, bondit jusqu'à moi, me prit dans ses bras et m'emporta comme un enfant. Je me laissai faire; je jetai mes bras autour de son cou, et je fermai les yeux. Tout autour de nous j'entendis des cris de terreur; à travers mes paupières je voyais des lueurs rougeâtres, parfois je sentais la chaleur des flammes; enfin, après une demi-heure environ, le mouvement qui m'emportait se ralentit, puis s'arrêta tout à fait. Je rouvris les yeux; nous étions hors de la ville; Luigi, écrasé de fatigue, était tombé sur un genou et me soutenait sur l'autre. A l'horizon, Messine brûlait et s'écroulait avec d'immenses gémissements. J'étais donc sauvée, j'étais dans les bras de Luigi, j'étais hors de la puissance de cet infâme Cantarello, je le croyais du moins!

Je me relevai vivement:—Je puis marcher, dis-je à Luigi; fuyons, fuyons!

Luigi avait repris haleine; il était aussi ardent à m'emmener que moi à fuir: il me passa son bras autour du corps pour me soutenir, et nous reprîmes notre course. En arrivant à Contessi, nous vîmes un homme qui chassait hors du village à demi écroulé cinq ou six mulets. Luigi s'approcha de lui, lui proposa de lui en acheter un qui était tout sellé; le prix fut arrêté à l'instant. Le mulet payé, Luigi monta dessus; je m'élançai en croupe. Au point du jour, nous arrivâmes à Taormine.

Je courus chez ma mère; elle me croyait perdue, pauvre femme! Je lui dis que le marquis était tué, le palais consumé; je lui dis que je serais morte vingt fois sans Luigi; je me jetai à ses pieds, et lui jurai que je mourrais plutôt que d'appartenir à Cantarello.

Elle m'aimait: elle céda. Luigi entra, elle l'appela son fils, et il fut convenu que le lendemain je deviendrais sa femme.

Ce qui avait surtout rendu ma mère plus facile, c'est que j'avais tout perdu par l'événement qui avait causé la mort du marquis. La position que j'occupais chez lui était au-dessus de celle des serviteurs ordinaires; aussi n'avais-je pas d'appointements fixes. De temps en temps seulement le marquis me faisait quelque cadeau d'argent, que j'envoyais aussitôt à ma mère; puis, outre cela, comme je l'ai dit, il s'était réservé de me doter. Cette dot, je le savais, devait être de 10 000 ducats, mais rien ne constatait cette intention; le marquis n'avait point fait de testament. Cette somme, toute promise qu'elle fût, n'était point une dette. La famille ignorait cette promesse, et pour rien au monde je n'aurais voulu la faire valoir auprès d'elle comme un droit. J'avais donc réellement tout perdu à la mort du marquis, et ma mère, qui avait refusé si opiniâtrement de m'unir à Luigi, était à cette heure, au fond de l'âme, je crois, fort contente qu'il n'eût point changé de sentiments à mon égard, ce qui pouvait fort bien arriver de la part de Cantarello. D'ailleurs elle m'aimait réellement, et elle avait vu mon éloignement pour lui se changer en une insurmontable aversion, elle m'avait entendue lui jurer avec un profond accent de vérité que je mourrais plutôt que d'appartenir à cet homme. Cantarello eût donc été là pour me réclamer, qu'elle m'aurait, je crois, laissée à cette heure libre de choisir entre lui et son rival.

La journée se passa à accomplir, chacun de notre côté, nos devoirs de religion. Le prêtre fut invité à se tenir prêt pour le lendemain, dix heures du matin; nos parents et nos amis furent prévenus que nous devions recevoir la bénédiction nuptiale à cette heure. Quant à Luigi, il n'avait plus depuis longtemps ni père ni mère, et il ne lui restait après eux aucun parent assez proche pour qu'il eût cru devoir le faire prévenir.

C'étaient de tristes auspices pour un mariage. Quoique le tremblement de terre se fît sentir moins vivement à Taormine, assise comme elle est sur un roc, qu'à Messine et à Catane, la ville cependant n'était point exempte de secousses, qui de moment en moment pouvaient devenir plus violentes. Cependant Dieu nous garda pour cette fois, et le jour parut sans qu'il fût survenu un accident sérieux.

Dix heures sonnèrent; nous nous rendîmes à l'église, accompagnés de presque tout le village. En entrant, il me sembla voir un homme caché derrière un pilier, dans la partie la plus sombre et la plus reculée de la chapelle. Si simple et si naturelle que fût la présence d'un curieux de plus, soit instinct, soit pressentiment, à partir de ce moment mes yeux ne se détachèrent plus de cet homme.

La messe commença; mais, à l'instant où nous nous agenouillâmes devant l'autel, l'homme se détacha du pilier, s'avança vers nous, et, se plaçant entre le prêtre et moi:

—Ce mariage ne peut pas s'achever, dit-il.

—Cantarello! s'écria Luigi en portant la main à sa poche pour y chercher son couteau. Je lui saisis le bras avec force, quoique je me sentisse pâlir moi-même.

—Ne troublez pas la cérémonie divine, dit le prêtre, et, qui que vous soyez, retirez-vous.

—Ce mariage ne peut s'achever! répéta, d'une voix plus haute et plus impérieuse encore, Cantarello.

—Et pourquoi? demanda le prêtre.

—Parce que cette femme est la mienne, reprit Cantarello en me désignant du doigt.

—Moi! la femme de cet homme! m'écriai-je; il est fou!

—C'est vous, Teresa, qui êtes folle, reprit froidement Cantarello, ou plutôt qui avez volontairement perdu la mémoire. Ne vous souvenez-vous plus que le marquis de San-Floridio nous avait, depuis longtemps, fiancés l'un à l'autre, et que, la veille même du tremblement de terre, c'est-à-dire le 4 à minuit, nous avons été mariés dans sa chapelle, où il a voulu nous servir de témoin lui-même; mariés par son propre chapelain?

Je jetai un cri de terreur, car je savais que le marquis et le chapelain étaient morts tous deux, et que ni l'un ni l'autre par conséquent ne pouvait porter témoignage en ma faveur.

—Avez-vous commis ce sacrilège, ma fille? demanda avec un dernier air de doute le prêtre en s'avançant vers moi.

—Mon père, m'écriai-je, par tout ce qu'il y a de plus sacré au monde, je vous affirme…

—Et moi, dit Cantarello en étendant la main vers l'autel, je vous affirme…

—Pas de parjure, m'écriai-je, pas de parjure! N'avez-vous point déjà assez de crimes dont il vous faut répondre devant Dieu?

Cantarello tressaillit et me regarda fixement, comme s'il eût voulu lire jusqu'au fond de mon âme; mais cette fois, au lieu de me troubler, son regard me donna une force nouvelle, car dans son regard je voyais apparaître un sentiment de terreur. Je profitai de ce moment d'hésitation.

—Mon père, dis-je au prêtre, cet homme est un pauvre fou qui m'a aimée, et je ne puis attribuer le crime dont il a voulu se rendre coupable aujourd'hui qu'à l'excès de son amour. Laissez-moi lui parler, je vous prie, tout bas, près de l'autel, mais en face de vous tous, et j'espère qu'il se repentira et qu'il avouera la vérité.

Cantarello éclata de rire.

—La vérité, s'écria-t-il, je l'ai dite, et il n'y a pas de puissance au monde qui puisse me faire dire autre chose.

—Silence, répondis-je, et suivez-moi.

Dieu me donnait une force inouïe, inconnue, et dont je ne me serais jamais crue capable. Le prêtre était descendu de l'autel; je fis signe à Cantarello de me suivre: il me suivit. Tous les assistants formaient autour de nous un large cercle; Luigi seul se tenait en avant, la main sur son couteau, et ne nous perdant pas des yeux.

—Teresa, me dit Cantarello à voix basse et m'adressant la parole le premier, comme s'il eût craint ce que j'allais dire, pourquoi avez-vous manqué à la parole que vous avez donnée au marquis de San-Floridio? Pourquoi m'avez-vous forcé de recourir à ce moyen?

—Parce que, lui répondis-je en le regardant fixement à mon tour, parce que je ne voulais pas être la femme d'un voleur ni d'un assassin.

Cantarello devint pâle comme la mort; mais cependant, à l'exception de cette pâleur, rien n'indiqua que le coup dont je venais de le frapper eût porté si avant.

—D'un voleur et d'un assassin! répéta-t-il en riant; vous m'expliquerez ces paroles, je l'espère?

—Je n'ai qu'une seule explication à vous donner, répondis-je; j'étais dans la chambre voisine, et à travers une fente de la muraille j'ai tout vu.

—Et qu'avez-vous vu? me demanda Cantarello.

—Je vous ai vu entrer dans la chambre du marquis au moment où il venait d'être blessé par la chute d'une poutre; je vous ai vu vous précipiter sur lui, je vous ai vu l'étrangler avec la cordelière de sa robe de chambre; je vous ai vu forcer le secrétaire et tout prendre, or et billets; puis tirer la paillasse du lit, renverser secrétaire, chaises et canapé, et y mettre le feu avec un tison du poêle. C'est moi qui ai jeté le cri qui vous a fait lever la tête; et quand vous m'avez rencontrée en bas, sous le vestibule, et que je vous ai fui, vous avez cru que j'étais pâle d'effroi, n'est-ce pas? C'était d'horreur.

—Le conte n'est point mal imaginé, reprit Cantarello. Et sans doute vous espérez qu'on le croira?

—Oui; car ce n'est point un conte, mais une terrible réalité.

—Mais la preuve?

—Comment! la preuve?

—Oui, il faudra donner la preuve. Le palais est en feu, le cadavre est consumé, le secrétaire qui contenait cet or prétendu et ces billets supposés est réduit en cendres. Oui, la preuve! la preuve!

Sans doute ce fut Dieu qui m'inspira.

—Vous ignorez donc ce qui s'est passé? lui demandai-je.

—Que s'est-il passé?

—Après votre départ, après que vous eûtes quitté la ville pour aller cacher votre vol dans quelque retraite sûre, les domestiques du marquis se sont réunis, et, dans un moment de tranquillité, sont montés à sa chambre. Le cadavre a été retrouvé intact, déposé dans la chapelle, et la trace de la strangulation peut sans doute encore se voir autour de son cou. Le secrétaire est en cendres, oui; les billets sont brûlés, oui; mais l'or se fond et ne se consume pas. Les domestiques savaient que ce secrétaire était plein d'or; on cherchera les lingots, et les lingots seront absents. Alors, moi, je dirai où ils doivent se trouver, et peut-être, en cherchant bien dans les caves ou dans les jardins de votre maison de Catane, on les trouvera.

Cantarello poussa une espèce de rugissement sourd que moi seule je pus entendre, et je vis qu'il hésitait s'il ne me poignarderait pas tout de suite, au risque de ce qui pourrait en résulter.

—Si vous faites un mouvement, lui dis-en en reculant d'un pas, j'appelle au secours, et vous êtes perdu. Voyez plutôt.

En effet, Luigi et trois autres jeunes gens de nos parents et de nos amis se tenaient tout prêts à s'élancer sur Cantarello au premier signe que je ferais. Cantarello jeta sur eux un regard de côté, vit ces dispositions hostiles, et parut réfléchir un instant.

—Et si je me retire, si je quitte la Sicile, si je vous laisse être heureuse avec votre Luigi?

—Alors je me tairai.

—Qui m'en répondra?

—Mon serment.

—Et votre mari lui-même ignorera ce qui s'est passé?

—Tant que vous nous laisserez tranquilles et que vous ne tenterez pas de troubler notre bonheur.

—Jurez, alors.

J'étendis la main vers l'autel.

—O mon Dieu! dis-je à mi-voix, recevez le serment que je fais de ne jamais dire à âme vivante au monde ce que j'ai vu au palais San-Floridio pendant la journée du 5. Écoutez le serment que je fais au meurtrier et au voleur de cacher son crime à tout le monde, comme si j'étais sa complice, et de ne jamais, ni directement ni indirectement, le révéler à personne.

—Même en confession.

—Même en confession; à moins, ajoutai-je, que lui-même ne me dégage de mon serment par quelque persécution nouvelle.

—Jurez par le sang du Christ!

—Par le sang du Christ! je le jure.

—Mon père, dit Cantarello en descendant des marches de l'autel et en s'adressant au prêtre, je suis un pauvre pécheur, pardonnez-moi et priez pour moi; j'avais menti, cette femme est libre.

Puis, ces paroles prononcées du même ton que si le repentir seul les avait fait sortir de sa bouche, Cantarello passa près du groupe de jeunes gens; Luigi et l'intendant échangèrent un regard, l'un de mépris et l'autre de menace; puis, s'enveloppant de son manteau, Cantarello gagna la porte d'un pas ferme et disparut.

La cérémonie nuptiale, si étrangement et si inopinément interrompue, s'acheva alors sans autre incident.

En rentrant à la maison, Luigi m'interrogea sur ce qui s'était passé entre moi et Cantarello, et me demanda par quelle puissance j'avais pu le faire obéir ainsi; mais je lui répondis que, comme il avait pu le voir, j'avais fait un serment, et que ce serment était celui de me taire. Luigi n'insista point davantage, il savait qu'aucune prière ne pouvait me faire manquer à une promesse si solennellement faite, et je ne m'aperçus jamais qu'il eût gardé de mon refus un mauvais souvenir.

Nous allâmes demeurer dans la maison de Luigi. C'était une jolie petite maison isolée au milieu d'une vigne, à trois quarts de lieue de Paterno, de l'autre côté de la Giavetta, et sur la route de Censorbi. Quant à Cantarello, il avait quitté, disait-on, la Sicile, et personne ne l'avait revu depuis le jour où il était entré dans l'église de Taormine. Rien n'avait transpiré, au reste, ni de l'assassinat, ni du vol, et nul ne soupçonnait que le marquis de San-Floridio n'eût pas été tué accidentellement.

Pendant trois ans, nous fûmes, Luigi et moi, les créatures les plus heureuses de la terre; le seul chagrin que nous eussions éprouvé était la perte de notre premier enfant; mais Dieu nous en avait envoyé un second plein de force et de santé, et nous commencions à oublier cette première perte, quelque douloureuse qu'elle fût. Notre enfant était en nourrice à Feminamorta, petit village situé à deux lieues à peu près de notre maison, et, tous les dimanches, ou nous allions le voir, ou sa nourrice nous l'amenait.

Une nuit, c'était la nuit du 2 au 3 décembre 1787, on frappa violemment à notre porte; Luigi se leva et demanda qui frappait:

—Ouvrez, dit une voix; je viens de Feminamorta, et je suis envoyé par la nourrice de votre enfant.—Je poussai un cri de terreur, car un messager envoyé à cette heure ne présageait rien de bon.

Luigi ouvrit. Un homme vêtu en paysan était debout sur le seuil.

—Que voulez-vous? demanda Luigi. Notre enfant serait-il malade?

—Il a été surpris aujourd'hui à cinq heures par des convulsions, dit le paysan, et la nourrice vous fait dire que, si vous n'accourez pas bien vite, elle a peur que le pauvre innocent ne trépasse sans que vous ayez la consolation de l'embrasser.

—Et un médecin! criai-je, un médecin! ne devrions-nous pas aller chercher un médecin à Paterno?

—C'est inutile, répondit le paysan, cela ne ferait que vous retarder, et celui du village est près de lui.

Et, comme si le paysan eût été pressé lui-même, il reprit en courant le chemin de Feminamorta.

—Si vous arrivez avant nous, cria Luigi au messager, annoncez à la nourrice que nous vous suivons.

—Oui, dit le paysan dont la voix commençait à se perdre dans l'éloignement.

Nous nous habillâmes à la hâte et tout en pleurant; puis, fermant la porte derrière nous, nous prîmes à notre tour la route de Feminamorta; mais, à moitié chemin à peu près, et comme nous traversions un endroit resserré par des rochers, quatre hommes masqués s'élancèrent sur nous, nous renversèrent, nous lièrent les mains, et nous mirent un bâillon dans la bouche et un bandeau sur les yeux. Puis, ayant fait avancer une litière portée à dos de mulets, ils nous firent entrer dedans, Luigi et moi, fermèrent à clef les portières et les volets, et se remirent aussitôt en chemin au grand trot des mules. Nous marchâmes ainsi quatre ou cinq heures à peu près, puis nous nous arrêtâmes; un instant après, la porte de notre litière s'ouvrit, et nous sentîmes, à la fraîcheur qui venait jusqu'à nous, que nous devions être dans quelque grotte; alors on nous débâillonna.

—Où sommes-nous et où nous menez-vous? m'écriai-je aussitôt, tandis que de son côté Luigi faisait à peu près la même question.

—Buvez et mangez, dit une voix qui nous était parfaitement inconnue, tandis qu'on nous déliait les mains, en nous laissant les jambes enchaînées; buvez et mangez, et ne vous occupez pas d'autre chose.

J'arrachai le bandeau qui me couvrait les yeux. Comme je l'avais prévu, nous étions dans une caverne, deux hommes masqués se tenaient chacun à une portière, un pistolet à la main, tandis que deux autres nous tendaient du vin et du pain.

Luigi repoussa le vin et le pain qu'on lui offrait, et fit un mouvement pour délier la corde qui retenait ses jambes; un des hommes lui appuya un pistolet sur la poitrine.

—Encore un mouvement pareil, lui dit-il, et tu es mort.

Je suppliai Luigi de ne faire aucune résistance.

On nous présenta de nouveau du pain et du vin.

—Je n'ai pas faim, je n'ai pas soif, dit Luigi.

—Ni moi non plus, ajoutai-je.

—Comme vous voudrez, nous dit l'homme qui nous avait déjà parlé, et dont la voix nous était inconnue; mais alors vous trouverez bon qu'on vous lie les mains, qu'on vous bâillonne et qu'on vous bande les yeux de nouveau.

—Faites ce que vous voulez, dis-je, nous sommes en votre puissance.

—Infâmes scélérats! murmura Luigi.

—Au nom du ciel! m'écriai-je, au nom du ciel! Luigi, pas de résistance, tu vois bien que ces messieurs ne veulent pas nous tuer. Ayons patience, et peut-être qu'ils auront pitié de nous.

A cette espérance, exprimée avec l'accent de l'angoisse, un seul éclat de rire répondit; mais à cet éclat de rire je tressaillis jusqu'au fond de l'âme. Je le reconnaissais pour l'avoir déjà entendu dans l'église de Taormine. Sans aucun doute nous étions au pouvoir de Cantarello, et il était au nombre des quatre hommes masqués qui nous escortaient.

Je tendis les mains et j'avançai la tête avec soumission. Il n'en fut pas de même de Luigi; une lutte s'engagea entre lui et l'homme qui voulait le garrotter, mais les trois autres vinrent au secours de leur compagnon, et il fut de nouveau lié et bâillonné de force, puis on lui banda les yeux, et l'on referma sur nous les portières et les volets de la litière.

Je ne puis dire combien d'heures nous restâmes ainsi, car il est impossible de mesurer le temps dans une pareille situation. Seulement, il est probable que nous passâmes la journée cachés dans cette grotte, nos conducteurs n'osant sans doute marcher que la nuit. Je ne sais ce qu'éprouvait Luigi; mais, pour moi, je sentais que la fièvre me brûlait, et que j'avais une faim et surtout une soif extrêmes. Enfin notre litière s'ouvrit de nouveau, cette fois on ne nous délia point; on se contenta de nous ôter le bâillon de la bouche. A peine pus-je parler, que je demandai à boire: on approcha un verre de ma bouche; je le vidai d'un trait, et aussitôt je sentis qu'on me rebâillonnait comme auparavant.

Je n'avais pas pris le temps de goûter la liqueur qu'on m'avait donnée, et qui ressemblait fort à du vin, quoiqu'elle eût un goût étrange et que je ne connaissais pas; mais, quelle que fût cette liqueur, je sentis au bout d'un instant qu'elle rafraîchissait ma poitrine. Il y a plus, bientôt j'éprouvai un calme que je croyais impossible dans une situation pareille à la mienne. Ce calme même n'était pas exempt d'un certain charme. Je crus, tout bandés que fussent mes yeux, voir passer devant moi des fantômes lumineux qui me saluaient avec un doux sourire; peu à peu je tombai dans un état d'apathie qui n'était ni le sommeil ni la veille. Il me semblait que des airs oubliés depuis ma jeunesse bruissaient à mes oreilles; de temps en temps je voyais de grandes lueurs qui traversaient comme des éclairs l'obscurité de la nuit, et j'apercevais alors des palais richement éclairés ou de belles prairies toutes couvertes de fleurs. Bientôt je crus sentir qu'on me prenait et qu'on m'emportait sous un berceau de chèvrefeuille et de lauriers roses, qu'on me couchait sur un banc de gazon, et que je voyais au-dessus de ma tête un beau ciel tout étoilé. Alors je me mettais à rire de la frayeur que j'avais eue lorsque je m'étais crue prisonnière; puis je revoyais mon enfant, qui accourait en jouant vers moi; seulement ce n'était pas celui qui vivait encore, chose étrange! C'était celui qui était mort. Je le pris dans mes bras, je l'interrogeai sur son absence, et il m'expliqua qu'un matin il s'était réveillé avec des ailes d'ange et était remonté vers le ciel; mais alors il m'avait vu tant pleurer, qu'il avait prié Dieu de permettre qu'il redescendît sur la terre. Enfin tous ces objets devinrent peu à peu moins distincts, et finirent par se confondre ensemble et disparaître dans la nuit. Je tombai alors, presque sans transition, dans un sommeil lourd, profond, obscur et sans rêves.

Quand je me réveillai, nous étions dans le caveau où nous sommes encore aujourd'hui, moi libre, Luigi scellé à la muraille par une chaîne. Une table était dressée entre nous; sur cette table était une lampe, quelques provisions de bouche, du vin, de l'eau, des verres, et contre la muraille un reste de feu qui avait servi à river les fers de Luigi.

Luigi était assis, la tête sur les deux genoux, et plongé dans une si profonde douleur, que je me réveillai, me levai et allai à lui sans qu'il m'entendît. Un sanglot, qui s'échappa malgré moi de ma poitrine, le tira de son accablement. Il leva la tête, et nous nous jetâmes dans les bras l'un de l'autre.

C'était la première fois depuis notre enlèvement que nous pouvions échanger nos pensées. Comme moi, quoiqu'il n'eût pas précisément reconnu Cantarello, il était convaincu que nous étions ses victimes; comme à moi, on lui avait donné une boisson narcotique qui lui avait fait perdre tout sentiment, et il venait de se réveiller seulement lorsque je me réveillai moi-même.

Le premier jour nous ne voulûmes pas manger. Luigi était sombre et muet; j'étais assise et je pleurais près de lui. Bientôt, cependant, notre douleur s'adoucit de ce que nous étions ensemble. Enfin le besoin se fit sentir si violemment, que nous mangeâmes, puis le sommeil vint à son tour. La vie continuait pour nous, moins la liberté, moins la lumière.

Luigi avait une montre: pendant notre voyage, elle s'était arrêtée à minuit ou à midi; il la remonta; elle ne nous indiquait pas l'heure réelle; mais elle nous faisait du moins une heure fictive à l'aide de laquelle nous pouvions mesurer le temps.

Nous avions été enlevés dans la nuit du mardi au mercredi. Nous calculâmes que nous nous étions réveillés le jeudi matin. Au bout de vingt-quatre heures, nous fîmes une ligne sur le mur avec un charbon. Un jour devait être écoulé; nous étions à vendredi. Vingt-quatre heures après, nous tirâmes une seconde ligne pareille; nous étions à samedi. Au bout du même temps, nous tirâmes encore une ligne qui dépassait en longueur les deux premières; cette ligne indiquait le dimanche.

Nous passâmes en prières tout le saint jour de Seigneur.

Huit jours s'écoulèrent ainsi. Au bout de huit jours, nous entendîmes des pas qui semblaient venir d'un long corridor; ces pas se rapprochèrent de plus en plus; notre porte s'ouvrit. Un homme enveloppé d'un grand manteau parut, tenant une lanterne à la main: c'était Cantarello.

Je tenais Luigi dans mes bras; je le sentais frémir de colère. Cantarello s'approcha de nous, et je sentit tous les muscles de Luigi successivement se contracter et se tendre. Je compris que, si Cantarello s'approchait à la portée de sa chaîne, il bondirait sur lui comme un tigre, et qu'il y aurait une lutte mortelle entre ces deux hommes. Il me vint alors une pensée que j'aurais crue impossible, c'est que je pouvais devenir encore plus malheureuse que je ne l'étais. Je lui criai donc de ne pas s'approcher. Il comprit la cause de ma crainte; sans me répondre, il releva son manteau et me montra qu'il était armé. Deux pistolets étaient passés à sa ceinture, et une épée était pendue à son côté.

Il déposa sur la table des provisions nouvelles; ces provisions se composaient, comme les premières, de pain, de viandes fumées, de vin, d'eau et d'huile. L'huile surtout nous était précieuse; elle entretenait la lumière de notre lampe. Je m'aperçus alors que la lumière était un des premiers besoins de la vie.

Cantarello sortit et referma la porte sans que je lui eusse adressé d'autres paroles que celles qui avaient pour but de l'empêcher de s'approcher de Luigi, et sans qu'il eût répondu par un autre geste que par celui qui indiquait qu'il avait des armes. Ce fut alors seulement que, certaine par sa présence même d'être relevée de mon serment, qui ne m'engageait que s'il tenait lui-même la promesse qu'il avait faite de s'éloigner de nous, je racontai tout à Luigi. Lorsque j'eus fini, Luigi poussa un profond soupir.

—Il a voulu s'assurer notre silence, dit-il. Nous sommes ici pour le reste de notre vie.

Un éclat de rire affirmatif retentit derrière la porte. Cantarello s'était arrêté là, avait écouté et avait tout entendu. Nous comprîmes que nous n'avions plus d'espoir qu'en Dieu et en nous-mêmes.

Nous commençâmes alors à faire une inspection plus détaillée de notre cachot. C'est une espèce de cave de dix pas de large sur douze de long, sans autre issue que la porte. Nous sondâmes les murs: partout il nous parurent pleins. J'allai à la porte, je l'examinai; elle était de chêne et retenue par une double serrure. Il y avait peu de chances de fuite; d'ailleurs, Luigi était enchaîné par le milieu du corps et par un pied.

Néanmoins, pendant un an à peu près, l'espoir ne nous abandonna point tout à fait; pendant un an nous rêvâmes tous les moyens possibles de fuir. Chaque semaine, exactement, Cantarello reparaissait et nous apportait nos provisions hebdomadaires; chose étrange, peu à peu nous nous étions habitués à sa visite, et, soit résignation, soit besoin d'être distraits un instant de notre solitude, nous avions fini par attendre le moment où il devait venir avec une certaine impatience. D'ailleurs, l'espoir, qui ne s'éteint jamais, nous faisait toujours croire qu'à la visite prochaine Cantarello aurait pitié de nous. Mais le temps s'écoulait, Cantarello reparaissait avec la même figure sombre et impassible, et s'éloignait le plus souvent sans échanger avec nous une seule parole. Nous continuions à tracer les jours sur la muraille.

Une seconde année s'écoula ainsi. Notre existence était devenue toute machinale; nous restions des heures entières comme anéantis, et, pareils aux animaux, nous ne sortions de cet anéantissement que lorsque le besoin de boire ou de manger nous tirait de notre torpeur. La seule chose qui nous préoccupât sérieusement, c'est que notre lampe ne s'éteignît, et ne nous laissât dans l'obscurité; tout le reste nous était indifférent.

Un jour, au lieu de monter sa montre, Luigi la brisa contre la muraille; à partir de ce jour nous cessâmes de mesurer les heures, et le temps cessa d'exister pour nous: il était tombé dans l'éternité.

Cependant, comme j'avais remarqué que Cantarello venait régulièrement tous les huits jours, chaque fois qu'il venait, je faisais une marque sur la muraille et cela remplaçait à peu près notre montre; mais je me lassai à mon tour de ce calcul inutile, et je cessai de marquer les visites de notre geôlier.

Un temps indéfini s'écoula: ce durent être plusieurs années. Je devins enceinte.

Ce fut une sensation bien joyeuse et bien pénible à la fois. Devenir mère dans un cachot, donner la vie à un être humain sans lui donner le jour ni la lumière, voir l'enfant de ses entrailles, une pauvre créature innocente qui n'est point née encore, condamnée au supplice qui vous tue!

Pour notre enfant nous revînmes à Dieu, que nous avions presque oublié. Nous l'avions tant prié pour nous, sans qu'il nous répondît, que nous avions fini par croire qu'il ne nous entendait pas; mais nous allions le prier pour notre enfant, et il nous semblait que notre voix devait percer les entrailles de la terre.

Je ne dis rien à Cantarello. J'avais peur, je ne sais pourquoi, que cette nouvelle ne lui inspirât quelque sombre projet contre nous ou contre notre enfant. Un jour il me trouva assise sur mon lit et allaitant la pauvre petite créature.

A cette vue il tressaillît, et il me sembla que sa sombre figure s'adoucissait. Je me jetai à ses pieds.

—Promettez-moi que mon enfant n'est point enseveli pour toujours dans ce cachot, lui dis-je, et je vous pardonne.

Il hésita un instant, puis, passant la main sur son front:

—Je vous le promets! dit-il.

A la visite suivante il m'apporta tout ce qu'il fallait pour habiller mon enfant.

Cependant je dépérissais à vue d'oeil. Un jour, Cantarello me me regarda avec une expression de pitié que je ne lui avais pas encore vue.

—Jamais, me dit-il, vous n'aurez la force d'allaiter cet enfant.

—Ah! répondis-je, vous avez raison, et je sens que je m'éteins. C'est l'air qui me manque.

—Voulez-vous sortir avec moi? demanda Cantarello. Je tressaillis.

—Sortir! Et Luigi, et mon enfant?

—Ils resteront ici pour me répondre de votre silence.

—Jamais! répondis-je, jamais!

Cantarello reprit en silence sa lanterne, qu'il avait posée sur la table, et sortit.

Je ne sais combien d'heures nous restâmes sans parler, Luigi et moi.

—Tu as eu tort, me dit enfin Luigi.

—Mais pourquoi sortir? répondis-je.

—Tu aurais vu où nous sommes, tu aurais remarqué où il te conduisait. Tu aurais pu trouver quelque moyen de révéler notre existence et d'appeler à nous la pitié des hommes. Tu as eu tort, te dis-je.

—C'est bien, lui répondis-je; s'il m'en parle encore, j'accepterai.

Et nous retombâmes dans notre silence habituel. Les huit jours s'écoulèrent. Cantarello reparut; outre nos provisions habituelles, il portait un assez gros paquet.

—Voici des habits d'homme, dit-il; quand vous serez décidée à sortir, mettez-les, je saurai ce que cela veut dire, et je vous emmènerai.

Je ne répondis rien; mais, à la visite suivante, Cantarello me trouva vêtue en homme.

—Venez, me dit-il.

—Un instant, m'écriai-je, vous me jurez que vous me ramènerez ici.

—Dans une heure vous y serez.

—Je vous suis.

Cantarello marcha devant moi, ferma la première porte, et nous nous trouvâmes dans un corridor. Dans ce corridor était une seconde porte qu'il ouvrit et qu'il ferma encore, puis nous montâmes dix ou douze marches, et nous nous trouvâmes en face d'une troisième porte.

Cantarello se retourna vers moi, tira un mouchoir de sa poche et me banda les yeux. Je me laissai faire comme un enfant; je me sentais tellement en la puissance de cet homme, qu'une observation même me semblait inutile.

Lorsque j'eus les yeux bandés, il ouvrit la porte, et il me sembla que je passais dans une autre atmosphère. Nous fîmes quarante pas sur des dalles, quelques-unes retentissaient comme si elles recouvraient des caveaux, et je jugeai que nous étions dans une église. Puis Cantarello lâcha ma main et ouvrit une autre porte.

Cette fois je jugeai, par l'impression de l'air, que nous étions enfin sortis, et du caveau et de l'église, et sans donner le temps à Cantarello de me découvrir les yeux, sans songer aux suites que pouvait avoir mon impatience, j'arrachai le mouchoir!

Je tombai à genoux, tant le monde me parut beau! Il pouvait être quatre heures du matin, le petit jour commençait à poindre; les étoiles s'effaçaient peu à peu du ciel, le soleil apparaissait derrière une petite chaîne de collines; j'avais devant moi un horizon immense: à ma gauche des ruines, à ma droite des prairies et un fleuve; devant moi une ville, derrière cette ville la mer.

Je remerciai Dieu de m'avoir permis de revoir toutes ces belles choses, qui, malgré le crépuscule dans lequel elles m'apparaissaient, ne laissaient pas de m'éblouir au point de me forcer à fermer les yeux, tant mes regards s'étaient affaiblis dans mon caveau. Pendant ma prière, Cantarello referma la porte. Comme je l'avais pensé, c'était celle d'une église. Au reste cette église m'était tout à fait inconnue, et j'ignorais parfaitement où je me trouvais.

N'importe, je n'oubliai aucun détail; et ce me fut chose facile, car le paysage tout entier se reflétait dans mon âme comme dans un miroir.

Nous attendîmes que le jour fût tout à fait levé, puis nous nous acheminâmes vers un village. Sur la route nous rencontrâmes deux ou trois personnes qui saluèrent Cantarello d'un air de connaissance. En arrivant au village, nous entrâmes dans la troisième maison à droite. Il y avait au fond de la chambre et près d'un lit une vieille femme qui filait; près de la fenêtre, une jeune femme, de mon âge à peu près, était occupée à tricoter; un enfant de deux à trois ans se roulait à terre.

Les femmes paraissaient habituées à voir Cantarello; pourtant je remarquai que pas une seule fois elles ne l'appelèrent par son nom. Ma présence les étonna. Malgré mes habits, la jeune femme reconnut mon sexe, et fit à demi-voix quelques plaisanteries à mon conducteur. C'est un jeune prêtre, répondit-il d'un ton sévère; un jeune prêtre de mes parents qui s'ennuie au séminaire, et que, de temps en temps, pour le distraire, je fais sortir avec moi.

Quant à moi, je devais paraître comme abrutie à ceux qui me regardaient. Mille idées confuses se pressaient dans mon esprit; je me demandais si je ne devais pas crier au secours, à l'aide, raconter tout, accuser Cantarello comme voleur, comme assassin. Puis je m'arrêtais, en songeant que tout le monde paraissait le connaître et le vénérer, tandis que moi j'étais inconnue; on me prendrait pour quelque folle échappée de sa loge, et l'on ne ferait pas attention à moi; ou, dans le cas contraire, Cantarello pouvait fuir, repasser par l'église, égorger mon enfant et mon mari. Il l'avait dit, mon enfant et mon mari répondaient de moi. D'ailleurs, où et comment les retrouverais-je? La porte par laquelle nous étions entrés dans l'église ne pouvait-elle être si secrète et si bien cachée qu'il fût impossible de la découvrir? Je résolus d'attendre, de me concerter avec Luigi, et d'arrêter sans précipitation ce que nous devions faire.

Au bout d'un instant, Cantarello prit congé des deux femmes, passa son bras sous le mien, descendit par une petite ruelle jusqu'au bord d'un fleuve, suivit pendant un quart de lieue son cours, qui nous rapprochait de l'église; puis, par un détour, il me ramena sous le porche par lequel j'étais sortie, me banda les yeux et rouvrit la porte, qu'il referma derrière nous. Je comptai de nouveau quarante pas. Alors la seconde porte s'ouvrit; je sentis l'impression froide et humide du souterrain, je descendis les douze marches de l'escalier intérieur; nous arrivâmes à la troisième porte, puis à la quatrième; elle cria à son tour sur ses gonds. Enfin Cantarello me poussa, les yeux toujours bandés, dans le caveau, et referma la porte derrière moi. J'arrachai vivement le bandeau, et je me retrouvai en face de Luigi et de mon enfant.

Je voulais raconter aussitôt à Luigi tout ce que j'avais vu, mais il me fit, en portant un doigt à sa bouche, signe que Cantarello pouvait écouter derrière la porte, et entendre ce que nous dirions. J'allai m'asseoir sur le matelas qui me servait de lit, et je donnai le sein à mon enfant.

Luigi ne s'était pas trompé: au bout d'une heure à peu près, nous entendîmes des pas qui s'éloignaient doucement. Ennuyé de notre silence, Cantarello, sans doute, s'était décidé à partir. Cependant nous ne nous crûmes pas encore en sûreté, malgré ces apparences de solitude; nous attendîmes quelques heures encore; puis, ces quelques heures écoulées, je m'approchai de Luigi, et, à voix basse, je lui racontai tout ce que j'avais vu, sans omettre un détail, sans oublier une circonstance.

Luigi réfléchit un instant; puis, me faisant à son tour quelques questions auxquelles je répondis affirmativement:

—Je sais où nous sommes, dit-il; ces ruines sont celles de l'Épipoli, ce fleuve, c'est l'Anapus; cette ville, c'est Syracuse; enfin, cette chapelle, c'est celle du marquis de San-Floridio.

—O mon Dieu! m'écriai-je, en me rappelant cette vieille histoire d'un marquis de San-Floridio qui, du temps des Espagnols, avait passé dix ans dans un souterrain, souterrain si bien caché que ses ennemis les plus acharnés n'avaient pu le découvrir.

—Oui, c'est cela, dit Luigi, comprenant ma pensée; oui, nous sommes dans le caveau du marquis Francesco, et aussi bien cachés aux yeux des hommes que si nous étions déjà dans notre tombe.

Je compris alors combien il était heureux que je n'eusse pas cédé à ce mouvement qui m'avait portée à appeler au secours.

—Eh bien! me demanda Luigi après un long silence, as-tu conçu quelque espérance? as-tu formé quelque projet?

—Écoute, lui dis-je. Parmi ces deux femmes, il y en avait une, la plus jeune, qui me regardait avec intérêt; c'est à elle qu'il faudrait parvenir à faire savoir qui nous sommes et où nous sommes.

—Et comment cela?

J'allai à la table et je pris deux feuilles de papier blanc dans lesquelles étaient enveloppés quelques fruits.

—Il faut, dis-je à Luigi, mettre à part et cacher tout le papier que désormais nous pourrons nous procurer; j'écrirai dessus toute notre malheureuse histoire, et, un jour où je sortirai, je la glisserai dans la main de la jeune femme.

—Mais si malgré tout cela on ne retrouve pas l'entrée du caveau, si Cantarello arrêté se tait, et si, Cantarello se taisant, nous restons ensevelis dans ce tombeau?

—Ne vaut-il mieux pas mourir que de vivre ainsi?

—Et notre enfant? dit Luigi.

Je jetai un cri et me précipitai sur mon enfant. Dieu me pardonne! je l'avais oublié, et c'était son père qui s'en était souvenu.

Il fut convenu cependant que je suivrais le plan que j'avais proposé; seulement, je ne devais oublier rien de ce qui pourrait guider les recherches. Puis nous laissâmes de nouveau couler le temps, mais cette fois avec plus d'impatience, car, si éloignée qu'elle fût, il y avait une lueur d'espérance à l'horizon.

Cependant, pour ne point éveiller les soupçons de Cantarello, il fallait, si ardent qu'il fût, cacher le désir que j'avais de sortir une seconde fois; lui, de son côté, semblait avoir oublié ce qu'il m'avait offert. Quatre mois s'écoulèrent sans que j'en ouvrisse la bouche; mais je retombais dans un marasme tel que, me voyant un jour couchée sans mouvement et pâle comme une morte, il me dit le premier:

—Si dans huit jours vous voulez sortir, tenez-vous prête; je vous emmènerai.

J'eus la force de ne point laisser voir la joie que j'éprouvai à cette proposition, et je me contentai de lui faire signe de la tête que j'obéirais.

Pendant le temps qui s'était écoulé, nous avions mis de côté tout le papier que nous avions pu recueillir, et il y en avait déjà assez pour écrire l'histoire détaillée de tous nos malheurs.

Le jour venu, Cantarello me trouva prête. Comme la première fois, il marcha devant moi jusqu'à la seconde porte, et là, comme à la première sortie, il me banda les yeux; puis tout se passa comme tout s'était déjà passé. A la porte de l'église, j'ôtai mon bandeau.

Nous sortions à peu près à la même heure que la première fois; c'était le même spectacle, et cependant, chose étrange! déjà je le trouvais moins beau.

Nous nous acheminâmes vers le village; nous entrâmes dans la même maison. Les deux femmes y étaient encore, l'une filant, l'autre tricotant. Sur une table étaient un encrier et des plumes. Je m'appuyai contre cette table, et je glissai une plume dans ma poche. Pendant ce temps, Cantarello parlait à voix basse avec la jeune femme. C'était de moi encore qu'il était question, car elle me regardait en parlant. J'entendis qu'elle lui disait:—Il paraît qu'il ne s'habitue pas au séminaire, votre jeune parent, car il est encore plus pâle et plus triste que la première fois que vous nous l'avez amené.—Quant à la vieille femme, elle ne disait pas un mot, elle ne levait pas la tête de son rouet; elle paraissait idiote.

Au bout de dix minutes à peu près, Cantarello, comme la première fois, mit mon bras sous le sien, reprit la même route, et descendit aux bords du petit fleuve. Tout en suivant ce chemin, je dis à Cantarello que je voudrais bien avoir aussi des aiguilles et du coton pour tricoter, et il me promit qu'il m'en apporterait.

Tout en revenant vers la chapelle, je m'aperçus que nous devions être à la fin de l'automne; les moissons étaient faites, ainsi que les vendanges. Je compris alors pourquoi Cantarello avait été quatre mois sans me parler de sortir. Il attendait que les travailleurs eussent quitté les champs.

A la porte de la chapelle, il me banda de nouveau les yeux. Je rentrai conduite par lui, et sans faire la moindre résistance. Je comptai de nouveau les quarante pas, et nous nous arrêtâmes. Je compris pendant cette pause que Cantarello fouillait à sa poche pour en tirer la clef. J'entendis qu'il cherchait contre la muraille l'ouverture de la serrure. Je songeai qu'il devait alors avoir le dos tourné. Je levai vivement mon bandeau, et je l'abaissai aussitôt. Ce ne fut qu'une seconde, mais cette seconde me suffit. Nous étions dans la chapelle à gauche de l'autel. La porte doit se trouver entre les deux pilastres.

C'est là qu'il faudra chercher cette entrée, chercher jusqu'à ce qu'on la trouve, car c'est là précisément et positivement qu'elle est.

Cantarello ne vit rien. Les deux portes s'ouvrirent successivement devant nous, et, la troisième refermée derrière moi, je me retrouvai dans notre cachot.

Luigi et moi, nous observâmes le même silence que la première fois, et ce ne fut que lorsque je jugeai qu'il était impossible que Cantarello fût encore là, que je tirai la plume de ma poche et que je la montrai à Luigi. Il me fit signe de la cacher, et je la glissai sous le matelas.

Puis j'allai m'asseoir près de lui, et, comme la première fois, je lui racontai les moindres détails de ma sortie. C'était une circonstance précieuse que la découverte que j'avais faite de la porte secrète qui donnait dans l'église, et, avec des renseignements aussi exacts que ceux que je pouvais donner maintenant, il était certain qu'on finirait par découvrir la serrure, et qu'une fois la serrure découverte, on parviendrait jusqu'à nous.

Je laissai un jour se passer à peu près avant d'essayer d'écrire; alors je pris un des gobelets d'étain, je délayai dans de l'eau un peu de ce noir qui était resté à la muraille depuis le jour où on y avait fait du feu, je pris ma plume, je la trempai dans ce mélange, et je m'aperçus avec joie qu'il pouvait parfaitement me tenir lieu d'encre.

Le même jour, je commençai à écrire, sous l'invocation de Dieu et de la Madone, ce manuscrit, qui contient le récit exact de nos malheureuses aventures, et la bien humble et bien pressante prière, à tout chrétien dans les mains duquel il tomberait, de venir le plus tôt possible à notre secours.

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il.

Une croix était dessinée au-dessous de ces mots, puis le manuscrit continuait; seulement, la forme du récit était changée: elle était au présent au lieu d'être au passé. Ce n'étaient plus des souvenirs de dix, de huit, de six, de quatre ou de deux ans; c'étaient des notes journalières, des impressions momentanées, jetées sur le papier à l'heure même où elles venaient d'être ressenties.

Aujourd'hui Cantarello est venu comme d'habitude; outre les provisions ordinaires, il a apporté le coton et les aiguilles à tricoter qu'il m'avait promis; le manuscrit et la plume étaient cachés, les deux gobelets étaient propres et rincés sur la table, il ne s'est aperçu de rien. O mon Dieu! protégez-nous.

Trois semaines sont passées, et Cantarello ne parle pas de me faire sortir. Aurait-il des soupçons? Impossible. Aujourd'hui il est resté plus longtemps que d'habitude, et m'a regardée en face; je me suis sentie rougir, comme s'il avait pu lire mon espérance sur mon front; alors j'ai pris mon enfant dans mes bras, et je l'ai bercé en chantant, tant j'étais troublée.

—Ah! vous chantez, a-t-il dit; vous ne vous trouvez donc pas si mal ici que je le croyais?

—C'est la première fois que cela m'arrive depuis que je suis ici.

—Savez-vous depuis combien de temps vous êtes dans ce souterrain? a demandé Cantarello.

—Non, ai-je répondu; les deux ou trois premières années, j'ai compté les jours; mais j'ai vu que c'était inutile, et j'ai cessé de prendre cette peine.

—Depuis près de huit ans, a dit Cantarello.

J'ai poussé un soupir, Luigi a fait entendre un rugissement de colère. Cantarello s'est retourné, a regardé Luigi avec mépris, et a haussé les épaules; puis, sans parler de me faire sortir, il s'est retiré.

Ainsi il y a huit ans que nous sommes enfermés dans ce caveau. O mon Dieu! mon Dieu! vous l'avez entendu de sa propre bouche; il y a huit ans! Et qu'avons-nous fait pour souffrir ainsi? Rien; vous le savez bien, mon Dieu!

Sainte Madone du Rosaire, priez pour nous!

Oh! écoutez-moi, écoutez, vous dont je ne sais pas le nom; vous, mon seul espoir; vous qui, femme comme moi, mère comme moi, devez avoir pitié de mes souffrances; écoutez, écoutez!

Cantarello sort d'ici. Deux mois et demi s'étaient écoulés sans qu'il parlât de rien; enfin, aujourd'hui, il m'a offert de sortir dans huit jours; j'ai accepté. Dans huit jours il viendra me prendre; dans huit jours mon sort sera entre vos mains; vos yeux, vos paroles, toute votre personne a paru me porter de l'intérêt.—Ma soeur en Jésus-Christ, ne m'abandonnez pas!

Vous trouverez toute cette histoire chez vous après mon départ. Sur mon salut éternel, sur la tombe de ma mère, sur la tête de mon enfant! c'est la vérité pure, c'est ce que je dirai à Dieu quand Dieu m'appellera à lui, et à chacune de mes paroles l'ange qui accompagnera mon âme au pied de son trône dira en pleurant de pitié:

—Seigneur, c'est vrai!

Écoutez donc: aussitôt que vous aurez trouvé ce manuscrit, vous irez chez le juge, et vous lui direz qu'à un quart de lieue de chez lui, il y a trois malheureux qui gémissent ensevelis depuis huit ans: un mari, une femme, un enfant. Si Cantarello est votre parent, votre allié ou votre ami, ne dites au juge rien autre chose que cela, et sur la madone! je vous jure qu'une fois hors d'ici, pas un mot d'accusation ne sortira de ma bouche; je vous jure sur cette croix que je trace, et que Dieu me punisse dans mon enfant si je manque à cette sainte promesse!

Vous ne lui direz donc rien autre chose que ceci:—Il y a près d'ici trois créatures humaines plus malheureuses que jamais aucune créature ne l'a été; nous pouvons les sauver: prenez des leviers, des pinces; il y a quatre portes, quatre portes massives à enfoncer avant d'arriver à eux. Venez, je sais où ils sont, venez.—Et s'il hésitait, vous tomberiez à ses genoux comme je tombe aux vôtres, et vous le supplieriez comme je vous supplie.

Alors il viendra, car quel est l'homme, quel est le juge qui refuserait de sauver trois de ses semblables, surtout lorsqu'ils sont innocents? Il viendra, vous marcherez devant lui et vous le conduirez droit à l'église.

Vous ouvrirez la porte, vous conduirez le juge à la chapelle à droite, celle où il y a au-dessus de l'autel un saint Sébastien tout percé de flèches; lorsque vous serez arrivés à l'autel, écoutez bien, il y a deux pilastres à gauche. La porte doit être pratiquée entre ces deux pilastres. Peut-être ne la verrez-vous point d'abord, car elle est admirablement cachée, à ce qu'il m'a paru; peut-être, en frappant contre le mur, le mur ne trahira-t-il aucune issue; car, comprenez bien, c'est le mur même qui forme l'entrée du souterrain; mais l'entrée est là, soyez-en sûre, ne vous laissez pas rebuter. Si elle échappait d'abord à vos recherches, allumez une torche, approchez-la de la muraille, je vous dis que vous finirez par trouver quelque serrure imperceptible, quelque gerçure invisible, ce sera cela. Frappez, frappez: peut-être vous entendrons-nous, nous saurons que vous êtes là, cela nous donnera l'espoir du courage. Vous saurez que nous sommes derrière à vous entendre, à prier pour vous, oui, pour vous, pour le juge, pour tous nos libérateurs quels qu'ils soient; oui, je prierai pour eux tous les jours de ma vie comme je prie en ce moment.

C'est bien clair, n'est-ce pas, tout ce que je vous dis là? Dans l'église des marquis de San-Floridio, la chapelle à droite, celle de Saint Sébastien, entre les deux pilastres. Oh! mon Dieu, mon Dieu! je tremble tellement en vous écrivant, ma libératrice, que je ne sais pas si vous pourrez me lire.

Je voudrais savoir comment vous vous appelez, pour répéter cent fois votre nom dans mes prières. Mais Dieu, qui sait tout, sait que c'est pour vous que je prie, et c'est tout ce qu'il faut.

Oh! mon Dieu! il vient d'arriver ce qui n'était jamais arrivé depuis que nous sommes ici. Cantarello est venu deux jours de suite. Avait-il été suivi? Se doutait-il de quelque chose? Quelqu'un a-t-il quelque soupçon de notre existence et cherche-il à nous découvrir? Oh! quel que soit cet être secourable, cet être humain, secourez-le, Seigneur, venez-lui en aide!

Cantarello était entré au moment où nous nous y attendions le moins. Heureusement le papier était caché. Il est entré et à regardé de tous côtés, a frappé contre tous les murs; puis, bien assuré que chaque chose était dans le même état:

—Je suis revenu, a-t-il dit en se retournant vers moi, parce que j'avais oublié de vous dire, je crois, que, si vous vouliez, je vous ferais sortir à ma première visite.

—Je vous remercie, lui répondis-je, vous me l'aviez dit.

—Ah! je vous l'avais dit, reprit Cantarello d'un air distrait, très bien; alors, j'ai pris en revenant une peine inutile.

Puis il regarda encore autour de lui, sonda la muraille en deux ou trois endroits, et sortit. Nous l'entendîmes s'éloigner et fermer l'autre porte. Dix minutes environ après son départ, une espèce de détonation se fit entendre comme celle d'un coup de pistolet ou d'un coup de fusil. Est-ce un signal qu'on nous donne, et, comme nous l'espérons, quelqu'un veillerait-il pour nous?

Depuis quatre ou cinq jours, rien de nouveau ne s'est passé; autant qu'il m'est permis de me fier à mon calcul, c'est demain que Cantarello va venir me prendre. Je n'ajouterai probablement rien à ce récit d'ici à demain, rien qu'une nouvelle supplication que je vous adresse pour que vous ne nous abandonniez pas à notre désespoir.

O âme charitable, ayez pitié de nous!

O mon Dieu! mon Dieu! que s'est-il passé? Ou je me trompe (et il est impossible que je me trompe de deux jours), ou le jour est passé où Cantarello devait venir, et Cantarello n'est pas venu. J'en juge d'ailleurs par nos provisions, qu'il renouvelait tous les huit jours; elles sont épuisées, et il ne vient pas. Mon Dieu! étions-nous donc réservés à quelque chose de pire qu'à ce que nous avions souffert jusqu'à présent? Mon Dieu! je n'ose pas même dire à vous ce dont j'ai peur, tant je crains que l'écho de cet abîme ne me réponde: Oui!

Oh! mon Dieu, serions-nous destinés à mourir de faim?

Le temps se passe, le temps se passe, et il ne vient pas, et aucun bruit ne se fait entendre. Mon Dieu! Nous consentons à rester ici éternellement, à ne jamais revoir la lumière du ciel. Mais il avait promis de faire sortir mon enfant, mon pauvre enfant!

Où est-il, cet homme que je ne voyais jamais qu'avec effroi, et que maintenant j'attends comme un dieu sauveur? Est-il malade? Seigneur, rendez-lui la santé. Est-il mort sans avoir eu le temps de confier à personne l'horrible secret de notre tombe? Oh! mon enfant! mon pauvre enfant!

Heureusement il a mon lait, et souffre moins que nous; mais, sans nourriture, mon lait va se tarir; il ne nous reste plus qu'un seul morceau de pain, un seul. Luigi dit qu'il n'a pas faim, et me le donne. Oh! mon Dieu! soyez témoin que je le prends pour mon enfant, pour mon enfant à qui je donnerai mon sang quand je n'aurai plus de lait.

Oh! quelque chose de pire! quelque chose de plus affreux encore! l'huile est épuisée, notre lampe va s'éteindre; l'obscurité du tombeau précédera la mort; notre lampe, c'était la lumière, c'était la vie; l'obscurité, ce sera la mort, plus la douleur.

Oh! maintenant, puisqu'il n'y a plus d'espoir pour nos corps, qui que vous soyez qui descendrez dans cet effroyable abîme, priez… Dieu! la lampe s'éteint… Priez pour nos âmes!

Le manuscrit se terminait là; les quatre derniers mots étaient écrits dans une autre direction que les lignes précédentes, ils avaient dû être tracés dans l'obscurité. Ce qui s'était passé depuis, nul ne le savait que Dieu, seulement l'agonie devait avoir été horrible.

Le morceau de pain abandonné par Luigi avait dû prolonger la vie de Teresa de près de deux jours, car le médecin reconnut qu'il y avait eu trente-cinq ou quarante heures d'intervalle à peu près entre la mort du mari et la mort de la femme. Cette prolongation de la vie de la mère avait prolongé la vie de l'enfant; de là venait que de ces trois malheureuses créatures la plus faible seule avait survécu.

La lecture du manuscrit s'était faite dans le caveau même témoin de l'agonie de Teresa et de Luigi: il ne laissait aucun doute sur ni aucune obscurité sur tous les événements qui s'étaient passés; et, lorsque don Ferdinand y eut ajouté sa déposition, toutes choses devinrent claires et intelligibles aux yeux de tous.

A son retour dans le village, don Ferdinand trouva l'enfant déjà mieux; il envoya aussitôt un messager à Feminamorta pour s'informer de ce qu'était devenu le premier enfant de Luigi et de Teresa, et il apprit qu'il était toujours chez les braves gens à qui il avait été confié; sa pension, au reste, avait été exactement payée par une main inconnue, sans doute par Cantarello; Don Ferdinand déclara qu'à l'avenir c'était sa famille qui se chargeait du sort de ces deux malheureux orphelins, ainsi que des frais funéraires de Luigi et de Teresa, pour lesquels il fonda un obit perpétuel.

Puis, lorsqu'il eut pensé à la vie des uns et à la mort des autres, don Ferdinand songea qu'il lui était bien permis de s'occuper un peu de son bonheur à lui; il revint à Syracuse avec le juge, le médecin et Peppino, et, tandis que ces trois derniers racontaient au marquis de San-Floridio tout ce qui s'était passé dans la chapelle de Belvédère, don Ferdinand prenait sa mère à part, et lui racontait tout ce qui s'était passé dans le couvent des Ursulines de Catane. La bonne marquise leva les mains au ciel, et déclara en pleurant que c'était la main de Dieu qui avait conduit tout cela, et que ce serait fâcher le Seigneur que d'aller contre ses volontés. Comme il est facile de le penser, don Ferdinand se garda bien de la contredire.

Aussitôt qu'elle sut le marquis seul, la marquise lui fit demander un rendez-vous; le moment était bon, le marquis se promenait en long et en large dans sa chambre, répétant que son fils s'était conduit à la fois avec la valeur d'Achille et la prudence d'Ulysse. La marquise lui exposa combien il serait fâcheux qu'une race qui promettait de reprendre, grâce à ce jeune héros, un nouvel éclat, s'arrêtât à lui et s'éteignît avec lui. Le marquis demanda à s'a femme l'explication de ces paroles, et la marquise déclara en pleurant que don Ferdinand, chez qui les événements survenus depuis un mois avaient provoqué un élan de pitié inattendu, était décidé à se faire moine. Le marquis de San-Floridio éprouva une telle douleur en apprenant cette détermination, que l'a marquise se hâta d'ajouter qu'il y aurait un moyen de parer le coup: c'était de lui accorder pour femme la jeune comtesse de Terra-Nova, qui était sur le point de prononcer ses voeux au couvent de Ursulines de Catane, et de laquelle don Ferdinand était amoureux comme un fou. Le marquis déclara à l'instant que la chose lui paraissait à la fois non seulement on ne peut plus facile, mais encore on ne peut plus sortable, te comte de Terra-Nova étant non seulement un de ses meilleurs amis, mais encore un des plus grands noms de la Sicile. On fit, en conséquence, venir don Ferdinand, qui, ainsi que l'avait prévu sa mère, consentit, moyennant cette condition, à ne pas se faire bénédictin. Le marquis lâcha, en se grattant l'oreille, quelques mots de doute sur la dot de Carmela, laquelle dot, si ses souvenirs ne le trompaient pas, devait être assez médiocre, la famille de Terra-Nova ayant été à peu près ruinée pendant les troubles successifs de la Sicile. Mais sur ce point don Ferdinand interrompit son père, en lui disant que Carmela avait un parent inconnu qui lui faisait don de soixante mille ducats. Dans un pays où le droit d'aînesse existait, c'était un fort joli douaire pour une fille, et pour une fille qui avait un frère aîné surtout; aussi le marquis ne fit-il aucune objection, et, comme il était un de ces hommes qui n'aiment pas que les affaires traînent en longueur, il ordonna de mettre les chevaux à la litière, et se rendit le jour même chez le comte de Terra-Nova.

Le comte aimait fort sa fille; il ne l'avait mise au couvent que pour ne point être forcé de rogner en sa faveur le patrimoine de son fils, qui, étant destiné à soutenir le nom et l'honneur de la famille, avait besoin, pour arriver à ce but, de tout ce que la famille possédait. Il déclara donc que, de sa part, il ne voyait aucun empêchement à ce mariage, si ce n'était que Carmela ne pouvait avoir de dot; mais à ceci le comte répondit en souriant que la chose le regardait. Séance tenante, parole fut donc échangée entre ces deux hommes qui ne savaient pas ce que c'était de manquer à leur parole.

Le marquis revint à Syracuse. Don Ferdinand l'attendait avec une impatience dont on peut se faire une idée, et tout en l'attendant, et pour ne point perdre de temps il avait fait seller son meilleur cheval. En apprenant que tout était arrangé selon ses désirs, il embrassa le marquis, il embrassa la marquise, descendit les escaliers comme un fou, sauta sur son cheval, et s'élança au galop sur la route de Catane. Son père et sa mère le virent de leur fenêtre disparaître dans un tourbillon de poussière.

—Le malheureux enfant! s'écria la marquise, il va se rompre le cou.

—Il n'y a point de danger, répondit le marquis; mon fils monte à cheval comme Bellérophon.

Quatre heures après, don Ferdinand était à Catane. Il va sans dire que la supérieure pensa s'évanouir de surprise et Carmela de joie.

Trois semaines après, les jeunes gens étaient unis à la cathédrale de Syracuse, don Ferdinand n'ayant point voulu que la cérémonie se fît à la chapelle des marquis de San-Floridio, de peur que le sang qu'il avait vu coagulé sur les dalles ne lui portât malheur.

On enleva le carreau marqué d'une croix, qui était au pied du lit de
Cantarello, et l'on y trouva les soixante mille ducats.

C'était la dot que don Ferdinand avait reconnue à sa femme.

UN REQUIN

Nous avions vu à Syracuse tout ce que Syracuse pouvait nous offrir de curieux; il ne nous restait plus qu'à y faire la provision de vin obligée; nous consacrâmes toute la soirée à cette importante acquisition; le même soir, nous fîmes porter nos barriques au speronare, où nous les suivîmes immédiatement, après avoir embrassé notre savant et aimable cicérone, qui, en nous quittant, nous donna des lettres pour Palerme.

Nous trouvâmes comme toujours l'équipage joyeux, dispos et prêt au départ; il n'y avait pas jusqu'à notre cuisinier qui n'eût profité de ces deux jours de repos pour se remettre; il nous attendait sur le pont, prêt à nous faire à souper, car le pauvre diable, il faut le dire, était plein de bonne volonté, et, dès qu'il pouvait se tenir sur ses jambes, il en profitait pour courir à ses casseroles. Malheureusement, nous avions dîné avec Gargallo, ce qui ne nous laissait aucune possibilité de profiter de sa bonne disposition à notre égard. A notre refus, il se rabattit sur Milord, qui était toujours prêt, et qui avala à lui seul, avec adjonction convenable de pain et de pommes de terre, le macaroni destiné à Jadin et à moi, circonstance qui, j'en suis certain, a laissé dans sa mémoire un bon souvenir de la façon dont on mange à Syracuse.

Nous avions laissé le capitaine un peu souffrant d'un rhumatisme dans les reins; bon gré, mal gré, il m'avait fallu faire le médecin, et j'avais ordonné des frictions avec de l'eau-de-vie camphrée. Le capitaine avait déjà usé du remède; soit imagination, soit réalité, il prétendait se trouver mieux à notre retour, et se promettait de suivre l'ordonnance.

Le temps était magnifique. Je l'ai déjà dit, rien n'est beau, rien n'est poétique comme une nuit sur les côtes de Sicile, entre ce ciel et cette mer qui semblent deux nappes d'azur brodées d'or; aussi restâmes-nous sur le pont assez tard à jouer à je ne sais quel jeu inventé par l'équipage, et dans lequel le perdant était forcé de boire un verre de vin. Il va sans dire qu'en deux ou trois leçons nous étions devenus plus forts que nos maîtres, et que nos matelots perdaient toujours; Pietro surtout était d'un malheur désespérant.

Vers minuit, nous nous retirâmes dans notre cabine, laissant le pont à la disposition du capitaine, qui venait d'y dresser une espèce de plate-forme sur laquelle il se couchait à plat ventre afin de donner plus de facilité à Giovanni d'exécuter la prescription que je lui avais faite à l'endroit des rhumatismes de son patron; mais à peine étions-nous au lit, que nous entendîmes jeter un cri perçant. Nous nous précipitâmes, Jadin et moi, vers la porte; nous y arrivâmes à temps pour voir le pont couvert de flammes, et du milieu de ces flammes se dégager une espèce de diable tout en feu, qui, d'un bond, s'élança par-dessus le bastingage, et alla s'enfoncer dans la mer, tandis que son compagnon, dont le bras seul brûlait, courait en jetant des hurlements de damné et en appelant au secours. Nous demeurâmes un instant sans rien comprendre non plus que l'équipage à toute cette aventure, lorsque la tête de Nunzio apparut tout à coup au-dessus de la cabine, et que cet ordre se fit entendre:

—A bas la voile, et attendons le capitaine, qui est à la mer.

L'ordre fut exécuté sur-le-champ et avec cette ponctualité passive qui forme le caractère particulier de l'obéissance des matelots. La voile glissa le long du mât, et s'abattit sur le pont; presque aussitôt le petit bâtiment s'arrêta comme un oiseau dont on briserait l'aile, et l'on entendit la voix du capitaine, qui demandait une corde; un instant après, grâce à l'objet demandé, le capitaine était remonté à bord.

Alors tout s'expliqua.

Pour plus d'efficacité, Giovanni avait fait tiédir l'eau-de-vie camphrée, et armé d'un gant de flanelle, il en frottait les reins du capitaine, lorsque dans le voyage qu'elle faisait du plat où était le liquide à l'épine dorsale du patron, sa main avait pris feu à la lampe qui éclairait l'opération; le feu s'était communiqué immédiatement de la main de l'opérateur à la nuque du patient, et de la nuque du patient à toutes les parties du corps humectées par le spécifique. Le capitaine s'était senti tout à coup brûlé des mêmes feux qu'Hercule; pour les éteindre, il avait couru au plus près, et s'était élancé dans la mer. C'était lui qui avait poussé le cri que nous avions entendu, c'était lui que nous avions vu passer comme un météore. Quant à son compagnon d'infortune, c'était le pauvre Giovanni, dont le bras, emprisonné dans son gant de flanelle, brûlait depuis le bout des ongles jusqu'au coude, et qui n'ayant aucun motif de faire le Mucius Scévola, courait sur le pont en criant comme un possédé.

Visite faite des parties lésées, il fut reconnu que le capitaine avait le dos rissolé, et que Giovanni avait la main à moitié cuite. On gratta à l'instant même toutes les carottes qui se trouvaient à bord, et de leurs raclures on fit une compresse circulaire pour la main de Giovanni, et un cataplasme de trois pieds de long pour les reins du capitaine; puis, le capitaine se coucha sur le ventre, Giovanni sur le côté, l'équipage comme il put, nous comme nous voulûmes, et tout rentra dans l'ordre.

Nous nous réveillâmes comme nous doublions le promontoire de Passera, l'ancien cap Pachinum, l'angle le plus aigu de l'antique Trinacrie. C'était la première fois que je trouvais Virgile en faute. Ses altas cautes projectaque saxa Pachini s'étaient affaissées pour offrir à la vue une côte basse, et qui s'enfonce presque insensiblement dans la mer. Depuis le jour où l'auteur de l'Énéide écrivait son troisième chant, l'Etna, il est vrai, a si souvent fait des siennes, que le nivellement qui donne un démenti à l'harmonieux hexamètre de Virgile pourrait bien être son ouvrage, cette supposition soit faite sans l'offenser: on ne prête qu'aux riches.

Le vent était tout à fait tombé, et nous ne marchions qu'à la rame, longeant les côtes à un quart de lieue de distance, ce qui nous permettait d'en suivre des yeux tous les accidents, d'en parcourir du regard toutes les sinuosités. De temps en temps nous étions distraits de notre contemplation par quelque goëland qui passait à portée, et à qui nous envoyions un coup de fusil, ou par quelque dorade qui montait à la surface de l'eau, et à laquelle nous lancions le harpon. La mer était si belle et si transparente, que l'oeil pouvait plonger à une profondeur presque infinie. De temps en temps, au fond de cet abîme d'azur, brillait tout à coup un éclair d'argent; c'était quelque poisson qui fouettait l'eau d'un coup de queue, et qui disparaissait effrayé par notre passage. Un seul, qui paraissait de la grosseur d'un brochet ordinaire, nous suivait à une profondeur incalculable, presque sans mouvement, et bercé par l'eau. J'avais les yeux fixés sur ce poisson depuis près de dix minutes, lorsque Jadin, voyant ma préoccupation, vint me rejoindre, en s'informant de ce qui la causait. Je lui montrai mon cétacé qu'il eut d'abord quelque peine à apercevoir, mais qu'il finit par distinguer aussi bien que moi. Bientôt il arriva ce qui arrive à Paris lorsqu'on s'arrête sur un pont et qu'on regarde dans la rivière. Pietro, qui passait avec une demi-douzaine de côtelettes qui devaient faire le fonds de notre déjeuner, s'approcha de nous, et, suivant la direction de nos regards, parvint aussi à voir l'objet qui les attirait; mais, à notre grand étonnement, cette vue parut lui faire une impression si désagréable, que nous nous hâtâmes de lui demander quel était ce poisson qui nous suivait si obstinément. Pietro se contenta de hocher la tête; après nous avoir répondu: C'est un mauvais poisson, il continua son chemin vers la cuisine, et disparut dans l'écoutille. Comme cette réponse était loin de nous satisfaire, nous appelâmes le capitaine, qui venait de faire son apparition sur le pont, et sans prendre le temps de lui demander comment allait son rhumatisme, nous renouvelâmes notre question. Il regarda un instant, puis laissant échapper un geste de dégoût:

Cè un cane marino, nous dit-il, et il fit un mouvement pour s'éloigner.

—Peste, capitaine! dis-je en le retenant, vous paraissez bien dégoûté. Un cane marino? Mais c'est un requin, n'est-ce pas?

—Non pas précisément, reprit le capitaine, mais c'est un poisson de la même espèce.

—Alors, c'est un diminutif de requin, dit Jadin.

—Il n'est pas des plus gros qui se puissent voir, répondit le capitaine, mais il est encore de six à sept pieds de long.

—Farceur de capitaine! dit Jadin.

—C'est l'exacte vérité.

—Dites donc, capitaine, est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de le pêcher? demandai-je.

Le capitaine secoua la tête.

—Nos hommes ne voudront pas, dit-il.

—Et pourquoi cela?

—C'est un mauvais poisson.

—Raison de plus pour en débarrasser notre route.

—Non, il y a un proverbe sicilien qui dit que tout bâtiment qui prend un requin à la mer rendra un homme à la mer.

—Mais enfin, ne pourrait-on le voir de plus près?

—Oh! cela est facile; jetez-lui quelque chose, et il viendra.

—Mais quoi?

—Ce que vous voudrez; il n'est pas fier. Depuis un paquet de chandelles jusqu'à une côtelette de veau, il acceptera tout.

—Jadin, ne perdez pas l'animal de vue; je reviens.

Je courus à la cuisine, et, malgré les cris de Giovanni, qui était en train de passer nos côtelettes à la poêle, je pris un poulet qu'il venait de plumer et de trousser à l'avance pour notre dîner. Au moment de mettre le pied sur l'échelle, j'entendis de si profonds soupirs, que je m'arrêtai pour regarder qui les poussait. C'était Cama, que le mal de mer avait repris, et qui, ayant su qu'un requin nous suivait, se figurait, selon la superstition des matelots, qu'il était là à son intention. J'essayai de le rassurer; mais, voyant que je perdais mon temps, je revins à mon squale.

Il était toujours à la même place, mais le capitaine avait quitté la sienne et était allé causer avec le pilote, nous laissant le champ libre, curieux qu'il était d'assister à ce qui allait se passer entre nous et le requin. Au reste, les quatre matelots qui ramaient avaient quitté leurs avirons, et appuyés sur le bastingage, à quelques pas de nous, ils paraissaient s'entretenir de leur côté de l'important événement qui nous arrivait.

Le requin était toujours immobile et se tenait à peu près à la même profondeur.

J'attachai une pierre de notre lest au cou du poulet, et je le jetai à l'eau dans la direction du requin.

Le poulet s'enfonça lentement, et était déjà parvenu à une vingtaine de pieds de profondeur sans que celui auquel il était destiné eût paru s'en inquiéter le moins du monde, lorsqu'il nous sembla néanmoins voir le squale grandir visiblement. En effet, à mesure que le poulet descendait, il montait de son côté pour venir au devant de lui. Enfin, lorsqu'ils ne furent qu'à quelques brasses l'un de l'autre, le requin se retourna sur le dos et ouvrit sa gueule, où disparut incontinent le poulet. Quant au caillou que nous y avions ajouté pour le forcer à descendre, nous ne vîmes pas que notre convive s'en inquiétât autrement; bien plus, alléché par ce prélude, il continua de monter, et par conséquent de grandir. Enfin, il arriva jusqu'à une brasse ou une brasse et demie au-dessous de la surface de la mer, et nous fûmes forcés de reconnaître la vérité de ce que nous avait dit le capitaine: le prétendu brochet avait près de sept pieds de long.

Alors, malgré toutes les recommandations du capitaine, l'envie nous reprit de pêcher le requin. Nous appelâmes Giovanni, qui, croyant que nous étions impatients de notre déjeuner, apparut au haut de l'échelle les côtelettes à la main. Nous lui expliquâmes qu'il s'agissait de tout autre chose, et lui montrâmes le requin en le priant d'aller chercher son harpon, et en lui promettant un louis de bonne main s'il parvenait à le prendre; mais Giovanni se contenta de secouer la tête, et, posant nos côtelettes sur une chaise, il s'en alla en disant: Oh! excellence, c'est un mauvais poisson.

Je connaissais déjà trop mes Siciliens pour espérer parvenir à vaincre une répugnance si universellement manifestée; aussi, ne me fiant pas à notre adresse à lancer le harpon, n'ayant point à bord de hameçon de taille à pêcher un pareil monstre, je résolus de recourir à nos fusils. En conséquence, je laissai Jadin en observation, l'invitant, si le requin faisait mine de s'en aller, à l'entretenir avec les côtelettes, près desquelles Milord était allé s'asseoir, tout en les regardant de côté avec un air de concupiscence impossible à décrire, et je courus à la cabine pour changer la charge de mon fusil; j'y glissai des cartouches à deux balles par chaque canon; quant à la carabine, elle était déjà chargée à lingots, puis je revins sur le pont.

Tout était dans le même état: Milord gardant les côtelettes, Jadin gardant le requin, et le requin ayant l'air de nous garder.

Je remis la carabine à Jadin, et je conservai le fusil; puis nous appelâmes Pietro pour qu'il jetât une côtelette au requin, afin que nous profitassions du moment où l'animal la viendrait chercher à la surface de l'eau pour tirer sur lui; mais Pietro nous répondit que c'était offenser Dieu que de nourrir des chiens de mer avec des côtelettes de veau, quand nous n'en donnions que les os à ce pauvre Melord. Comme cette réponse équivalait à un refus, nous résolûmes de faire la chose nous-mêmes. Je transportai le plat de la chaise sur le bastingage; nous convînmes de jeter une première côtelette d'essai, et de ne faire feu qu'à la seconde, afin que le poisson, parfaitement amorcé, se livrât à nous sans défiance, et nous commençâmes la représentation.

Tout se passa comme nous l'avions prévu. A peine la côtelette fut-elle à l'eau, que le requin s'avança vers elle d'un seul mouvement de sa queue, et, renouvelant la manoeuvre qui lui avait si bien réussi à l'endroit du poulet, tourna son ventre argenté, ouvrit sa large gueule meublée de deux rangées de dents, puis absorba la côtelette avec une gloutonnerie qui prouvait que, s'il avait l'habitude de la viande crue, quand l'occasion s'en présentait il ne méprisait pas non plus la viande cuite.

L'équipage nous avait regardé faire avec un sentiment de peine, visiblement partagé par Milord, qui avait suivi le plat de la chaise au bastingage, et qui se tenait debout sur le banc, regardant par-dessus le bord; mais nous étions trop avancés pour reculer, et, malgré la désapprobation générale que le respect qu'on nous portait empêchait seul de manifester hautement, je pris une seconde côtelette; mesurant la distance pour avoir le requin à dix pas et en plein travers, je la jetai à la mer, reportant du même coup la main à la crosse de mon fusil pour être prêt à tirer.

Mais à peine avais-je accompli ce mouvement que Pietro jeta un cri, et que nous entendîmes le brait d'un corps pesant qui tombait à la mer. C'était Milord qui n'avait pas cru que son respect pour les côtelettes devait s'étendre au-delà du plat, et qui, voyant que nous en faisions largesse à un individu qui, dans sa conviction, n'y avait pas plus de droit que lui, s'était jeté pardessus le bord pour aller disputer sa proie au requin.

La scène changeait de face; le squale, immobile, paraissait hésiter entre la côtelette et Milord; pendant ce temps Pietro, Philippe et Giovanni avaient sauté sur les avirons, et battaient l'eau pour effrayer le requin; d'abord nous crûmes qu'ils avaient réussi, car le squale plongea de quelques pieds; mais, passant trois ou quatre brasses au-dessous de Milord qui, sans s'inquiéter de lui le moins du monde, continuait de nager en soufflant vers sa côtelette qu'il ne perdait pas de vue, il reparut derrière lui, remonta presque à fleur d'eau, et d'un seul mouvement s'élança en se retournant sur le dos vers celui qu'il regardait déjà comme sa proie. En même temps nos deux coups de fusil partirent; le requin battit la mer d'un violent coup de queue, faisant jaillir l'écume jusqu'à nous, et sans doute dangereusement blessé, s'enfonça dans la mer, puis disparut, laissant la surface de l'eau jusque-là du plus bel azur troublée par une légère teinte sanglante.

Quant à Milord, sans faire attention à ce qui se passait derrière lui, il avait happé sa côtelette, qu'il broyait triomphalement, tout en revenant vers le speronare, tandis qu'avec le coup qui me restait à tirer je me tenais prêt à saluer le requin s'il avait l'audace de se montrer de nouveau; mais le requin en avait assez à ce qu'il paraît, et nous ne le revîmes ni de près ni de loin.

Là s'élevait une grave difficulté pour Milord: il était plus facile pour lui de sauter à la mer que de remonter sur le bâtiment; mais, comme on le sait, Milord avait un ami dévoué dans Pietro; en un instant la chaloupe fut à la mer, et Milord dans la chaloupe. Ce fut là qu'il acheva, avec son flegme tout britannique, de broyer les derniers os de la côtelette qui avait failli lui coûter si cher.

Son retour à bord fut une véritable ovation; Jadin avait bien quelque envie de l'assommer, afin de lui ôter à l'avenir le goût de la course aux côtelettes; mais j'obtins que rien ne troublerait les joies de son triomphe, qu'il supporta au reste avec sa modestie ordinaire.

Toute la journée se passa à commenter l'événement de la matinée. Vers les trois heures, nous nous trouvâmes au milieu d'une demi-douzaine de petites îles, ou plutôt de grands écueils qu'on appelle les Formiche. L'équipage nous proposait de descendre sur un de ces rochers pour dîner, mais j'avais déjà jeté mon dévolu sur une jolie petite île que j'apercevais à trois milles à peu près de nous, et sur laquelle je donnai l'ordre de nous diriger; elle était indiquée sur ma carte sous le nom de l'île de Porri.

C'était le jour des répugnances: à peine avais-je donné cet ordre, qu'il s'établit une longue conférence entre Nunzio, le capitaine et Vincenzo, puis le capitaine vint nous dire qu'on gouvernerait, si je continuais de l'exiger, vers le point que je désignais, mais qu'il devait d'abord nous prévenir que, trois ou quatre mois auparavant, ils avaient trouvé sur cette île le cadavre d'un matelot que la mer y avait jeté. Je lui demandai alors ce qu'était devenu le cadavre; il me répondit que lui et ses hommes lui avaient creusé une fosse, et l'avaient enterré proprement comme il convenait à l'égard d'un chrétien, après quoi ils avaient jeté sur la tombe toutes les pierres qu'ils avaient trouvées dans l'île, ce qui formait la petite élévation que nous pouvions voir au centre; en outre, de retour au village Della Pace, ils lui avaient fait dire une messe. Comme le cadavre n'avait rien à réclamer de plus, je maintins l'ordre donné, et, l'appétit commençant à se faire sentir, j'invitai nos hommes à prendre leurs avirons; un instant après six rameurs étaient à leur poste, et nous avancions presque aussi rapidement qu'à la voile.

Pendant ce temps, Nunzio leva la tête au-dessus de la cabine; c'était ordinairement le signe qu'il avait quelque chose à nous dire. Nous nous approchâmes, et il nous raconta qu'avant la prise d'Alger cette petite île était un repaire de pirates qui s'y tenaient à l'affût, et qui de là fondaient comme des oiseaux de proie sur tout ce qui passait à leur portée. Un jour que Nunzio s'amusait à pêcher, il avait vu une troupe de ces barbaresques enlever un petit yacht qui appartenait au prince de Paterno, et dans lequel le prince était lui-même.

Cet événement avait donné lieu à un fait qui peut faire juger du caractère des grands seigneurs siciliens.

Le prince de Paterno était un des plus riches propriétaires de la Sicile; les barbaresques, qui savaient à qui ils avaient affaire, eurent donc pour lui les plus grands égards, et, l'ayant conduit à Alger, le vendirent au dey pour une somme de 100 000 piastres, 600 000 francs, c'était pour rien. Aussi le dey ne marchanda aucunement, sachant d'avance ce qu'il pouvait gagner sur la marchandise, paya les 100 000 piastres, et se fit amener le prince de Paterno pour traiter avec lui de puissance à puissance.

Mais, au premier mot que le dey d'Alger dit au prince de Paterno de l'objet pour lequel il l'avait fait venir, le prince lui répondit qu'il ne se mêlait jamais d'affaires d'argent, et que, si le dey avait quelque chose de pareil à régler avec lui, il n'avait qu'à s'en entendre avec son intendant.

Le dey d'Alger n'était pas fier, il renvoya le prince de Paterno et fit venir l'intendant. La discussion fut longue; enfin il demeura convenu que la rançon du prince et de toute sa suite serait fixée à 600 000 piastres, c'est-à-dire près de 4 millions, payables en deux paiements égaux: 300 000 piastres à l'expiration du temps voulu pour que l'intendant retournât en Sicile et rapportât cette somme, 300 000 piastres à six mois de date. Il était arrêté, en outre, que, le premier paiement accompli, le prince et toute sa suite seraient libres; le second paiement avait pour garant la parole du prince.

Comme on le voit, le dey d'Alger avait fait une assez bonne spéculation: il gagnait 3 500 000 francs de la main à la main.

L'intendant partit et revint à jour fixe avec ses 300 000 piastres; de son côté, le dey d'Alger, fidèle observateur de la foi jurée, eut à peine touché la somme, qu'il déclara au prince qu'il était libre, lui rendit son yacht, et pour plus de sécurité lui donna un laissez-passer.

Le prince revint heureusement en Sicile, à la grande joie de ses vassaux qui l'aimaient fort, et auxquels il donna des fêtes dans lesquelles il dépensa encore 1 500 000 francs à peu près. Puis il donna l'ordre à son intendant de s'occuper à réunir les 300 000 piastres qu'il restait devoir au dey d'Alger.

Les 300 000 piastres étaient réunies et allaient être acheminées à leur destination, lorsque le prince de Paterno reçut un papier marqué, qu'il renvoya comme d'habitude, à son intendant. C'était une opposition que le roi de Naples mettait entre ses mains, et un ordre de verser la somme destinée au dey d'Alger dans le trésor de sa majesté napolitaine.

L'intendant vint annoncer cette nouvelle au prince de Paterno. Le prince de
Paterno demanda à son intendant ce que cela voulait dire.

Alors l'intendant apprit au prince que le roi de Naples, ayant déclaré, il y avait quinze jours, la guerre à la régence d'Alger, avait jugé qu'il serait d'une mauvaise politique de laisser enrichir son ennemi, et comprit qu'il serait d'une politique excellente de s'enrichir lui-même. De là l'ordre donné au prince de Paterno de verser le reste de sa rançon dans les coffres de l'État.

L'ordre était positif, et il n'y avait pas moyen de s'y soustraire. D'un autre côté, le prince avait donné sa parole et ne voulait pas y manquer. L'intendant, interrogé, répondit que les coffres de son excellence étaient à sec, et qu'il fallait attendre la récolte prochaine pour les remplir.

Le prince de Paterno, en fidèle sujet, commença par verser entre les mains de son souverain les 300 000 piastres qu'il avait réunies; puis il vendit ses diamants et sa vaisselle, et en réunit 300 000 autres, que le dey reçut à heure fixe.

Quelques-uns prétendirent que le plus corsaire des deux monarques n'était pas celui qui demeurait de l'autre côté de la Méditerranée.

Quant au prince de Paterno, il ne se prononça jamais sur cette délicate appréciation, et, toutes les fois qu'on lui parla de cette aventure, il répondit qu'il se trouvait heureux et honoré d'avoir pu rendre service à son souverain.

Cependant, tout en causant avec Nunzio, nous avancions vers l'île. Elle pouvait avoir cent cinquante pas de tour, était dénuée d'arbres, mais toute couverte de grandes herbes. Lorsque nous n'en fûmes plus éloignés que de deux ou trois encablures, nous jetâmes l'ancre, et l'on mit la chaloupe à la mer. Alors seulement une centaine d'oiseaux qui la couvraient s'envolèrent en poussant de grands cris. J'envoyai un coup de fusil au milieu de la bande; deux tombèrent.

Nous descendîmes dans la barque, qui commença par nous mettre à terre, et qui retourna à bord chercher tout ce qui était nécessaire à notre cuisine. Une espèce de rocher creusé, et qui avait servi à cet usage, fut érigé en cheminée; cinq minutes après, il présentait un brasier magnifique, devant lequel tournait une broche confortablement garnie.

Pendant ces préparatifs, nous ramassions nos oiseaux, et nous visitions notre île. Nos oiseaux étaient de l'espèce des mouettes; l'un d'eux n'avait que l'aile cassée. Pietro lui fit l'amputation du membre mutilé, puis le patient fut immédiatement transporté à bord, où l'équipage prétendit qu'il s'apprivoiserait à merveille.

La barque qui le conduisait ramena Cama. Le pauvre diable, chaque fois que le bâtiment s'arrêtait, reprenait ses forces, et tant bien que mal se redressait sur ses jambes. Il avait aperçu l'île, et comme ce n'était enfreindre qu'à moitié la défense qui lui était faite d'aller à terre, Pietro avait eu pitié de lui, et nous le renvoyait une casserole à chaque main.

Pendant ce temps, nous faisions l'inventaire de notre île. Les pirates qui l'avaient habitée avaient sans doute une grande prédilection pour les oignons, car ces hautes herbes que nous avions vues de loin, et dans lesquelles nous nous frayions à grand-peine un passage, n'étaient rien autre chose que des ciboules montées en graines. Aussi, à peine avions-nous fait cinquante pas dans cette espèce de potager, que nous étions tout en larmes. C'était acheter trop cher une investigation qui ne promettait rien de bien neuf pour la science. Nous revînmes donc nous asseoir auprès de notre feu, devant lequel le capitaine venait de faire transporter une table et des chaises. Nous profitâmes aussitôt de cette attention, Jadin en retouchant des croquis inachevés, et moi en écrivant à quelques amis.

A part ces malheureux oignons, j'ai conservé peu de souvenirs aussi pittoresques que celui de notre dîner dressé près de ce tombeau d'un pauvre matelot noyé, dans cette petite île, ancien repaire de pirates, au milieu de tout notre équipage, joyeux, chantant et empressé. La mer était magnifique, et l'air si limpide, que nous apercevions jusqu'à deux ou trois lieues dans les terres, les moindres détails du paysage; aussi demeurâmes-nous à table jusqu'à ce qu'il fût nuit tout à fait close.

Vers les neuf heures du soir, une jolie brise se leva, venant de terre; c'était ce que nous pouvions désirer de mieux. Comme la côte de Sicile, du cap Passera à Girgenti, ne présente rien de bien curieux, j'avais prévenu le capitaine que je comptais, si la chose était possible, toucher à l'île de Panthellerie, l'ancienne Cossire. Le hasard nous servait à souhait; aussi le capitaine nous invita à nous hâter de remonter à bord. Nous ne perdîmes d'autre temps à nous rendre à son invitation que celui qu'il nous fallait pour mettre le feu aux herbes sèches dont l'île était couverte. Aussi en un instant fut-elle tout en flammes.

Ce fut éclairés par ce phare immense que nous mîmes à la voile, en saluant de deux coups de fusil le tombeau du pauvre matelot noyé.

IL SIGNOR ANGA

Le lendemain, quand nous nous réveillâmes, les côtes de Sicile étaient à peine visibles. Comme le vent avait continué d'être favorable, nous avions fait une quinzaine de lieues dans notre nuit. C'était le tiers à peu près de la distance que nous avions à parcourir. Si le temps ne changeait pas, il y avait donc probabilité que nous arriverions avant le lendemain matin à Panthellerie.

Vers les trois heures de l'après-midi, au moment où nous fumions, couchés sur nos lits, dans de grandes chibouques turques, d'excellent tabac du Sinaï que nous avait donné Gargallo, le capitaine nous appela. Comme nous savions qu'il ne nous dérangeait jamais à moins de cause importante, nous nous levâmes aussitôt et allâmes le joindre sur le pont. Alors il nous fit remarquer, à une demi-lieue de nous, à peu près vers notre droite et à l'avant, un jet d'eau qui, pareil à une source jaillissante, s'élevait à une dizaine de pieds au-dessus de la mer. Nous lui demandâmes la cause de ce phénomène. C'était tout ce qui restait de la fameuse île Julia, dont nous avons raconté la fantastique histoire. Je priai le capitaine de nous faire passer le plus près possible de cette espèce de trombe. Notre désir fut aussitôt transmis à Nunzio, qui gouverna dessus, et au bout d'un quart d'heure nous en fûmes à cinquante pas.

A cette distance, l'air était imprégné d'une forte odeur de bitume, et la mer bouillonnait sensiblement. Je fis tirer de l'eau dans un seau; elle était tiède. Je priai le capitaine d'avancer plus près du centre de l'ébullition, et nous fîmes encore une vingtaine de pas vers ce point; mais arrivé là, Nunzio parut désirer ne pas s'en approcher davantage. Comme ses désirs en général avaient force de loi, nous déférâmes aussitôt; et, laissant l'ex-île Julia à notre droite, nous allâmes nous recoucher sur nos lits et achever nos pipes, tandis que le bâtiment, un instant détourné de sa direction, remettait le cap sur Panthellerie.

Vers les sept heures du soir, nous aperçûmes une terre à l'avant. Nos matelots nous assurèrent que c'était là notre île, et nous nous couchâmes dans cette confiance. Ils ne nous avaient pas trompés. Vers les trois heures, nous fûmes réveillés par le bruit que faisait notre ancre en allant chercher le fond. Je sortis le nez de la cabine, et je vis que nous étions dans une espèce de port.

Le matin, ce furent, comme d'habitude, mille difficultés pour mettre pied à terre. Il était fort question du choléra, et les Panthelleriotes voyaient des cholériques partout. On nous prit nos papiers avec des pincettes, on les passa au vinaigre, on les examina avec une lunette d'approche; enfin il fut reconnu que nous étions dans un état de santé satisfaisant, et l'on nous permit de mettre pied à terre.

Il est difficile de voir rien de plus pauvre et de plus misérable que cette espèce de bourgade semée au bord de la mer, et environnant d'une ceinture de maisons sales et décrépites le petit port où nous avions jeté l'ancre. Une auberge où l'on nous conduisit nous repoussa par sa malpropreté; et, sur la promesse de Pietro, qui s'engagea à nous faire faire un bon déjeuner à la manière des gens du pays, nous passâmes outre, et nous nous mîmes en chemin à jeun.

Les principales curiosités du pays sont les deux grottes que l'on trouve à une demi-lieue à peu près dans la montagne, et dont l'une, appelée le Poêle, est si chaude, qu'à peine y peut-on rester dix minutes sans que les habits soient imprégnés de vapeur.

L'autre, qu'on appelle la Glacière, est au contraire si froide qu'en moins d'une demi-heure une carafe d'eau y gèle complètement. Il va sans dire que les médecins se sont emparés de ces deux grottes comme d'une double bonne fortune, et y tuent annuellement, les uns par le chaud et les autres par le froid, un certain nombre de malades.

En sortant du Poêle, nous vîmes Pietro qui était en train d'écorcher un chevreau qu'il venait d'acheter dix francs. Deux troncs d'oliviers transformés en chenets, et une broche en laurier rose, devaient, avec l'aide d'un feu cyclopéen préparé dans l'angle d'un rocher, amener l'animal tout entier à un degré de cuisson satisfaisant. Sur une pierre plate étaient préparés des raisins secs, des figues et des châtaignes, dont, à défaut de truffes, on devait bourrer le rôti. Cama, qui avait voulu dépecer le chevreau pour en faire des côtelettes, des gigots, des éclanches et des filets, avait eu le dessous, et servait, tout en déplorant l'infériorité de sa position, d'aide de cuisine à Pietro.

Nous nous acheminâmes vers la glacière, où nous entrâmes après avoir, sur la recommandation de notre guide, eu le soin de nous laisser refroidir à point. Le précaution n'était pas inutile, la température y étant très certainement à huit ou dix degrés au-dessous de zéro. J'en sortis bien vite, mais j'y donnai l'ordre qu'on y laissât notre eau et notre vin.

Quelques questions, que nous fîmes à notre guide sur les causes géologiques qui déterminaient ce double phénomène, restèrent sans réponse ou amenèrent des réponses telles que je ne pris pas même la peine de les consigner sur mon album.

En sortant de la glacière, notre cicerone nous demanda si notre intention n'était pas de monter au sommet de la montagne la plus élevée de l'île et au haut de laquelle nous apercevions une espèce de petite église. Nous demandâmes ce qu'on voyait du haut de la montagne; on nous répondit qu'on voyait l'Afrique. Cette promesse, jointe à la certitude que le déjeuner ne serait prêt que dans deux heures au moins, nous ayant paru une cause déterminante, nous répondîmes affirmativement. Aussitôt, du groupe qui nous environnait et qui nous avait suivis depuis la ville, nous regardant avec une curiosité demi-sauvage, se détacha un homme d'une trentaine d'années, qui, se glissant entre les rochers, disparut bientôt derrière un accident de terrain. Comme cette disparition, qui avait suivi immédiatement notre adhésion, m'avait frappé, je demandai à notre guide quel était cet homme qui venait de nous quitter; mais il nous répondit qu'il ne le connaissait pas, et que c'était sans doute quelque pâtre. J'essayai d'interroger deux autres Panthelleriotes; mais ces braves gens parlaient un si singulier patois, qu'après dix minutes de conversation réciproque, nous n'avions pas compris un seul mot de ce que nous nous étions dit. Je ne les en remerciai pas moins de leur obligeance, et nous nous mîmes en route.

Le sommet de la montagne est à deux mille cinq cents pied à peu près au-dessus du niveau de la mer; un chemin fort distinctement tracé et assez praticable, surtout pour des gens qui descendaient de l'Etna, indique que la petite chapelle dont j'ai déjà parlé est un lieu de pèlerinage assez fréquenté. Aux deux tiers de la montée à peu près, j'aperçus un homme que je crus reconnaître pour celui qui nous avait quittés, et qui courait à travers torrents, rochers et ravins. Je le montrai à Jadin, qui se contenta de me répondre:

—Il paraît que ce monsieur est fort pressé.

Notre cortège avait continué de nous suivre, quoique évidemment il n'attendît rien de nous. Comme, au reste, il ne nous demandait rien, et que nous n'en éprouvions d'autre importunité que l'ennui d'être regardés comme des bêtes curieuses, nous ne nous étions aucunement opposés à l'honneur qu'on nous faisait. Notre escorte arriva donc avec nous au sommet de la montagne où était située la chapelle. Sur le seuil de la porte, un homme, revêtu d'un costume de moine, nous attendait en s'essuyant le front. Au premier coup d'oeil, je reconnus notre escaladeur de rochers; alors tout me fut expliqué: il avait pris les devants pour revêtir son costume religieux, et il se disposait à nous offrir une messe. Comme la messe, à mon avis, tire sa valeur d'elle-même et non pas de l'officiant qui la dit, je fis signe que j'étais prêt à l'entendre. A l'instant même nous fûmes introduits dans la chapelle. En un tour de main, les préparatifs furent faits; deux des assistants s'offrirent pour remplir les fonctions d'enfant de choeur, et l'office divin commença.

La religion est une si grande chose par elle-même, que, quel que soit le voile ridicule dont l'enveloppe la superstition ou la cupidité, elle parvient toujours à en dégager sa tête sublime dont elle regarde le ciel, et ses deux mains dont elle embrasse la terre. Je sais, quant à moi, qu'aux premières paroles saintes qu'il avait prononcées, le moine spéculateur avait disparu pour faire place, sans qu'il s'en doutât certes lui-même, à un véritable ministre du Seigneur, je me repliais sur moi-même, et je pensais à mon isolement, perdu que j'étais sur le sommet le plus élevé d'une île presque inconnue, jetée comme un relais entre l'Europe et l'Afrique, à la merci de gens dont je comprenais à peine le langage, et n'ayant pour me remettre en communication avec le monde qu'une frêle barque, que Dieu, au milieu de la tempête, avait prise dans une de ses mains, tandis que de l'autre il brisait autour de nous, comme du verre, des frégates et des vaisseaux à trois ponts. Pendant un quart d'heure à peine que dura cette messe, je me retrouvai par le souvenir en contact avec tous les êtres que j'aimais et dont j'étais aimé, quel que fût le coin de la terre qu'ils habitassent. Je vis en quelque sorte repasser devant moi toute ma vie, et, à mesure qu'elle se déroulait devant mes yeux, tous les noms aimés vibraient les uns après les autres dans mon coeur. Et j'éprouvais à la fois une mélancolie profonde et une douceur infinie à songer que je priais pour eux, tandis qu'ils ignoraient même dans quel lieu du monde je me trouvais. Il résulta de cette disposition que, la messe finie, le moine, à son grand étonnement, ainsi qu'à celui de l'assemblée qui avait entendu l'office divin par-dessus le marché, vit, au lieu de deux ou trois carlins qu'il comptait recevoir, tomber une piastre dans son escarcelle. C'était, certes, la première fois qu'on lui payait une messe ce prix-là.

En sortant de la petite chapelle, je regardai autour de moi. A gauche s'étendait la Sicile, pareille à un brouillard. Sous nos pieds était l'île, qu'enveloppait de tous côtés la Méditerranée, calme et transparente comme un miroir. Vue ainsi, Panthellerie avait la forme d'une énorme tortue endormie sur l'eau. Comme en tout l'île n'a pas plus de dix lieues de tour, on en distinguait tous les détails, et à la rigueur on en aurait pu compter les maisons. La partie qui me parut la plus fertile et la plus peuplée est celle qui est connue dans le pays sous la désignation d'Oppidolo.

Cependant, comme la faim commençait à se faire sentir, nos yeux, après avoir erré quelque temps au hasard, finirent par se fixer sur l'endroit où se préparait notre déjeuner. Quoiqu'il y eût trois quarts de lieue de distance au moins du point où nous nous trouvions jusqu'à cet endroit, l'air était si limpide, que nous ne perdions aucun des mouvements de Pietro et de son acolyte. Lui, de son côté, s'aperçut sans doute que nous le regardions, car il se mit à danser une tarentelle, qu'il interrompit au beau milieu d'une figure pour aller visiter le rôti. Sans doute le chevreau approchait de son point de cuisson, car, après un examen consciencieux de l'animal, il se retourna vers nous et nous fit signe de revenir.

Nous trouvâmes notre couvert mis au milieu d'un charmant bois d'azeroliers et de lauriers roses, tout entrelacés de vignes sauvages. Il consistait tout bonnement en un tapis étendu à terre, et au-dessus duquel s'élevait un beau palmier dont les longues branches retombaient comme des panaches. Notre vin glacé nous attendait; enfin des grenades, des oranges, des rayons de miel et des raisins, formaient un dessert symétrique et appétissant au milieu duquel Pietro vint déposer, couché sur une planche recouverte de grandes feuilles de plantes aquatiques, notre chevreau rôti à point et exhalant une odeur merveilleusement appétissante.

Comme le chevreau pouvait peser de vingt-cinq à trente livres, et que, quelque faim que nous eussions, nous ne comptions pas le dévorer à nous deux, nous invitâmes Pietro à en faire part à la société, qui, depuis notre débarquement, nous avait fait l'honneur de nous suivre. Comme on le devine bien, l'offre fut acceptée sans plus de façon qu'elle était faite. Nous nous réservâmes une part convenable, tant de la chair de l'animal que des accessoires dont on lui avait bourré le ventre, et le reste, accompagné d'une demi-douzaine de bouteilles de vin de Syracuse, fut généralement offert à notre suite. Il en résulta un repas homérique des plus pittoresques; et, pour que rien n'y manquât, au dessert, le berger qui nous avait vendu le chevreau, et qui sans remords aucun en avait mangé sa part, joua d'une espèce de musette au son de laquelle, tandis que nous fumions voluptueusement nos longues pipes, deux Panthelleriotes, par manière de remerciement sans doute, nous dansèrent une gigue nationale qui tenait le milieu entre la tarentelle napolitaine et le boléro andalou. Après quoi nous prîmes chacun une tasse de café bouilli et non passé, c'est-à-dire à la turque, et nous redescendîmes vers la ville.

En arrivant sur le port, nous aperçûmes le capitaine qui causait avec une sorte d'argousin gardant quatre forçats; nous nous approchâmes d'eux, et, à notre grand étonnement, nous remarquâmes que le capitaine parlait avec une sorte de respect à son interlocuteur, et l'appelait Excellence. De son côté, l'argousin recevait ces marques de considération comme choses à lui dues, et ce fut tout au plus si, lorsque le capitaine le quitta pour nous suivre, il ne lui donna pas sa main à baiser. Comme on le comprend bien, cette circonstance excita ma curiosité, et je demandai au capitaine quel était le respectable vieillard avec lequel il avait l'honneur de faire la conversation quand nous l'avions interrompu. Il nous répondit que c'était Son Excellence il signor Anga, ex-capitaine de nuit à Syracuse.

Maintenant, comment le signor Anga, de capitaine de Syracuse, était-il devenu argousin? C'était une chose assez curieuse que voici:

Pendant les années 1810, 1811 et 1812, les rues de Syracuse se trouvèrent tout à coup infestées de bandits si adroits et en même temps si audacieux, que l'on ne pouvait, la nuit venue, mettre le pied hors de chez soi sans être volé et même quelquefois assassiné. Bientôt ces expéditions nocturnes ne se bornèrent pas à dévaliser ceux qui se hasardaient nuitamment dans les rues, mais elles pénétrèrent dans les maisons les mieux gardées, jusqu'au fond des appartement* les mieux clos, de sorte que la forêt de Bondy, de picaresque mémoire, était devenue un lieu de sûreté auprès de la pauvre ville de Syracuse.

Et tout cela se passait malgré la surveillance du signor Anga, capitaine de nuit, auquel du reste on ne pouvait faire que le seul reproche d'arriver cinq minutes trop tard, car, à peine une maison venait-elle d'être pillée, qu'il accourait avec sa patrouille pour prendre le signalement des voleurs; à peine un malheureux venait-il d'être assassiné, qu'il était là pour le relever lui-même, recevoir ses derniers aveux s'il respirait encore, et dresser procès-verbal du terrible événement.

Aussi chacun admirait-il la prodigieuse activité du signor Anga, tout en déplorant, comme nous l'avons dit, qu'un magistrat si actif ne poussât pas l'activité jusqu'à arriver dix minutes plus tôt au lieu d'arriver cinq minutes plus tard. La ville tout entière ne s'en applaudissait pas moins d'être si bien gardée, et pour rien au monde n'aurait voulu qu'on lui donnât un autre capitaine de nuit que le signor Anga.

Cependant les vols continuaient avec une effronterie toujours croissante. Un jeune officier, logé dans le couvent de Saint-François, venait de recevoir un solde arriéré en piastres espagnoles; il déposa son petit trésor dans un tiroir de son secrétaire, prit la clef dans sa poche, et s'en alla dîner en ville, se reposant sur la double sécurité que lui offraient la sainteté du lieu où il logeait, et le soin qu'il avait pris de cadenasser ses trois cents piastres.

Le soir en rentrant, il trouva son secrétaire forcé et le tiroir vide.

De plus, comme il tombait ce soir-là des torrents de pluie, et que rien n'est antipathique au Sicilien comme d'être mouillé, le voleur avait pris le parapluie du jeune officier.

L'officier, désespéré, courut à l'instant même chez le capitaine Anga, qu'il trouva, malgré le temps abominable qu'il faisait, revenant d'une de ses expéditions nocturnes, si dévouées et malheureusement si infructueuses. Malgré la fatigue du signor Anga, et quoiqu'il fût mouillé jusqu'aux os et crotté jusqu'aux genoux, il ne voulut pas faire attendre le plaignant, reçut sa déposition séance tenante, et lui promit de mettre dès le lendemain toute sa brigade à la poursuite de ses piastres, de son parapluie et de ses voleurs.

Mais trois mois s'écoulèrent sans que l'on retrouvât ni voleur, ni parapluie, ni piastres.

Au bout de ces trois mois, un jour qu'il faisait un temps pareil à celui pendant lequel son vol avait eu lieu, le jeune officier, propriétaire d'un parapluie neuf, traversait la grande place de Syracuse, lorsqu'il crut voir un parapluie si exactement pareil à celui qu'il avait perdu, que le désir lui prit aussitôt de lier connaissance avec l'individu qui le portait. En conséquence, au détour de la première rue, il arrêta l'inconnu pour lui demander son chemin; l'inconnu le lui indiqua fort poliment. L'officier s'informa du nom de celui chez qui il avait trouvé une si gracieuse obligeance, et il apprit que son interlocuteur n'était autre que le domestique de confiance de la signora Anga, femme du capitaine de nuit.

Cette découverte devenait d'autant plus grave, que le jeune officier avait acquis une preuve irrécusable que le parapluie en question était bien le sien. Tout en causant avec le domestique, il avait retrouvé ses deux initiales gravées sur un petit écusson d'argent qui ornait la pomme du parapluie, que le voleur n'avait pas voulu priver de cet ornement.

L'officier courut, par le chemin le plus court, chez le capitaine de nuit; le signor Anga était absent pour affaire de service; l'officier se fit conduire chez madame, et lui raconta comment elle avait un voleur ou tout au moins un receleur à son service. Madame Anga jeta les hauts cris, jurant que la chose était impossible; en ce moment même, le domestique rentra; le jeune officier, qui commençait à s'impatienter de dénégations qui ne tendaient à rien moins qu'à le faire passer pour fou ou pour imposteur, prit le domestique par une oreille, l'amena devant sa maîtresse, lui arracha des mains le parapluie qu'il tenait encore, montra l'écusson, et fit reconnaître les deux initiales pour être les siennes. Il n'y avait rien à répondre à cela; aussi maîtresse et domestique étaient-ils fort embarrassés, lorsque la porte s'ouvrit, et que le signor Anga parut en personne.

L'officier renouvela aussitôt son accusation, soutenant que, les piastres ayant disparu en même temps que le parapluie, et le parapluie étant retrouvé, les piastres ne pouvaient être loin. Le signor Anga, surpris par un dilemme aussi positif, se troubla d'abord, puis, s'étant bientôt remis, répondit insolemment au jeune officier, et finit par le mettre à la porte. C'était une faute: cette colère donna au volé des soupçons qu'il n'eût jamais eus sans cela. Il courut chez le colonel anglais qui tenait garnison dans la ville: le colonel requit le juge, et le juge, suivi du greffier et du commissaire, fit une descente chez le signor Anga, qui, à sa grande humiliation, fut forcé de laisser faire perquisition chez lui.

On avait déjà visité toute la maison sans que cette visite amenât le moindre résultat, lorsque le jeune officier, qui, en sa qualité de partie intéressée, dirigeait les recherches, s'aperçut, en traversant le rez-de-chaussée, que ce rez-de-chaussée était parqueté, chose très rare en Sicile. Il frappa du pied, et il lui sembla que le parquet sonnait plus fort le creux qu'un honnête parquet ne devait le faire. Il appela le juge, lui fit part de ses doutes; le juge fit venir deux charpentiers. On leva le parquet, et l'on trouva, les unes à la suite des autres, quatre caves pleines, non seulement de parapluies, mais de vases précieux, d'étoffes magnifiques, d'argenterie portant les armes de ses propriétaires, enfin un bazar tout entier.

Alors tout fut expliqué, et cette longue impunité des voleurs n'eut plus besoin de commentaires. Il signor Anga était à la fois le chef et le receleur de ces industriels. Le sous-prieur du couvent où était logé le jeune homme était son associé. L'affaire de ce digne moine était surtout l'écoulement des objets volés. Le signor Anga était, au reste, un homme remarquable, qui avait organisé son commerce en grand; et qui avait des espèces de comptoirs à Lentini, à Calata-Girone et à Calata-Nisetta, c'est-à-dire dans toutes les villes où il y avait de grandes foires; et cependant, comme on le voit, malgré cette active industrie, malgré ces débouchés nombreux, le signor Anga opérait si en grand, que, lorsqu'on les découvrit, ses magasins étaient encombrés.

Le moine arrêté échappa, par privilège ecclésiastique, à la justice séculière, et fut remis à son évêque. Comme depuis cette époque nul ne le revit, on présume qu'il fut enterré dans quelque in pace, où l'on retrouvera un jour son squelette.

Quant au signor Anga, il fut condamné aux galères perpétuelles. Envoyé d'abord simple forçat à Vallano, de là, au bout de cinq ans de bonne conduite, il fut transporté à Panthellerie, où, pendant cinq autres années, n'ayant donné lieu à aucune plainte, il fut élevé au grade d'argousin, qu'il occupe honorablement depuis douze années, avec l'espoir de passer incessamment garde-chiourme.

C'est ce que lui souhaitait notre capitaine en prenant congé de lui.

Avant de quitter Panthellerie, je fus curieux de me faire une expérience: j'y mis à la poste les lettres que j'avais écrites à mes amis, et qui étaient datées de l'île de Porri; elles parvinrent à leur destination un an après mon retour; il n'y a rien à dire.

GIRGENTI LA MAGNIFIQUE

Il était sept heures du soir lorsque nous remîmes à la voile; par un bonheur extrême, le vent qui, pendant deux jours, avait soufflé de l'est, venait de tourner au sud. Cependant ce bonheur n'était pas sans quelque mélange; ce vent tout africain était chargé de chaudes bouffées du désert libyen; c'était le cousin-germain de ce fameux sirocco dont nous avions eu un échantillon à Messine, et comme lui il apportait dans toute l'organisation physique une découragement extrême.

Nous fîmes porter nos lits sur le pont. La cabine était devenue étouffante. Il passait comme une poussière de cendres rouges entre nous et le ciel, et la mer était si phosphorescente qu'elle semblait rouler des vagues de flammes; à un quart de lieue derrière le bâtiment notre sillage semblait une traînée de lave.

Lorsqu'il en était ainsi, tout l'équipage disparaissait, et le bâtiment, abandonné à Nunzio, dont le corps de fer résistait à tout, semblait voguer seul. Cependant je dois dire qu'au moindre cri du pilote, cinq ou six têtes sortaient des écoutilles, et qu'au besoin les bras les plus alanguis retrouvaient toute leur vigueur.

Quoique nous fussions moins sensibles que les Siciliens à l'influence de ce vent, nous n'en éprouvions pas moins un certain malaise dont le résultat était de nous ôter tout appétit; la nuit se passa donc tout entière à dormir d'un mauvais sommeil, et la journée à boire de la limonade.

Le surlendemain de notre départ de Panthellerie, et comme nous étions à huit ou dix lieues encore des côtes de Sicile, le vent tomba, et il fallut marcher à la rame; mais comme chacun avait dans les bras un reste de sirocco, à peine fîmes-nous trois lieues dans la matinée. Vers les cinq heures, une petite brise sud-ouest se leva: le pilote en profita pour faire hisser nos voiles, et le bâtiment, qui était plein de bonne volonté, commença à marcher de façon à nous donner l'espoir d'entrer le soir même dans le port de Girgenti.

En effet, vers les neuf heures du soir, nous jetions l'ancre dans une petite rade au fond de laquelle on apercevait les lumières de quelques maisons; mais à peine cette opération était-elle terminée que l'on nous héla de la forteresse qu'on appelle la Santé, et qu'on nous donna l'ordre d'aller prendre une autre station. Comme tous les ordres de la police napolitaine, celui-ci n'admettait ni retard ni explication; il fallut en conséquence obéir à l'instant même; on essaya de lever l'ancre; mais, dans la précipitation que l'on mit à cette manoeuvre, toutes les précautions, à ce qu'il paraît, n'ayant point été prises, le câble se brisa. On jeta à l'instant même une bouée pour reconnaître la place, et, comme sans s'inquiéter des causes de notre retard, le chef de la Santé continuait de nous héler, nous allâmes, à grande force d'avirons, prendre la place qui nous était désignée.

Cet événement nous tint sur pied jusqu'à minuit: nous étions fatigués de la traversée que nous venions de faire, et nous dormîmes tout d'une traite jusqu'à neuf heures du matin; la journée était belle et l'eau du port parfaitement calme, si bien que Cama, déjà levé, s'apprêtait à passer terre, d'abord pour achever de se remettre, comme Antée en touchant sa mère, ensuite pour acheter du poisson aux petits bâtiments que nous voyions revenir de la pêche. Inspection faite des deux ou trois maisons qui, à l'aide d'une enseigne, se qualifiaient d'auberges, nous reconnûmes que la précaution de notre brave cuisinier n'était pas intempestive, et qu'il était prudent de déjeuner à bord avant de nous risquer dans l'intérieur des terres. En conséquence, Cama, que nous autorisâmes à faire ce que bon lui semblerait à l'égard de notre nourriture, se hasarda sur la planche qui conduisait comme un pont de notre speronare au bateau voisin, et, arrivé sur celui-ci, gagna de proche en proche le rivage. Un instant après, nous le vîmes reparaître, portant sur sa tête une corbeille pleine de poisson.

J'allai annoncer cette nouvelle à Jadin, qui, en pareille circonstance, levait toujours, au profit de ses natures mortes, une dîme sur notre provision. Cette fois surtout j'avais aperçu de loin certains rougets gigantesques qui, convenablement placés sur une raie et à côté d'une dorade, devaient faire à merveille, comme opposition de couleur. Quelque envie qu'il eût de paresser une demi-heure encore, Jadin, dans la crainte que ses poissons ne lui échappassent, se hâta donc de passer un pantalon à pied. Pendant qu'il accomplissait cette opération, je lui montrai de loin Cama qui, s'avançant avec sa corbeille, mettait déjà le pied sur la planche, quand tout à coup nous entendîmes un grand cri, et poisson, corbeille et cuisinier disparurent comme par une trappe. Le pied encore mal assuré du pauvre Cama lui avait manqué, et il était tombé dans la mer; aussitôt, et par un mouvement plus rapide que la pensée, Pietro s'était élancé après lui.

Nous courûmes à l'endroit où l'accident venait d'arriver, lorsqu'à notre grand étonnement nous vîmes Pietro qui, au lieu de s'occuper de Cama, repêchait avec grand soin les poissons et les remettait les uns après les autres dans la corbeille qui flottait sur l'eau: l'idée ne lui était pas venue en un seul instant que Cama ne savait pas nager; en conséquence, ne doutant pas qu'il ne se tirât d'affaire tout seul, il ne s'occupait que de la friture, dont la perte d'ailleurs lui paraissait peut-être beaucoup plus déplorable que celle du cuisinier.

En ce moment nous vîmes surgir, à quelques pas du bâtiment, le pauvre Cama, non point en homme qui fait sa brassée ou qui tire sa marinière, mais en noyé qui bat l'eau de ses deux mains, et qui la rejette déjà par le nez et par la bouche. Le temps était précieux: il n'avait fait que paraître et disparaître. Nous jetâmes bas nos habits pour nous élancer après lui; mais, avant que nous fussions à la fin de la besogne, Philippo sauta par-dessus bord avec sa chemise et son pantalon, donnant une tête juste à l'endroit où Cama venait de s'enfoncer, et quatre ou cinq secondes après il reparut tenant son homme par le collet de sa veste blanche. Nous voulûmes lui jeter une corde, mais il fit dédaigneusement signe qu'il n'en avait pas besoin, et, poussant Cama vers l'échelle, il parvint à lui mettre un des échelons entre les mains; Cama s'y cramponna en véritable noyé, et d'un seul bond, par un effort inouï, il se trouva sur le pont. Tout cela s'était fait si rapidement qu'il n'avait pas eu le temps de perdre connaissance, mais il avait avalé deux ou trois pintes d'eau qu'il s'occupa immédiatement de rendre à la mer. Comme il faisait, au reste, une chaleur étouffante, le bain n'eut d'autre suite que la petite évacuation que nous avons mentionnée, laquelle même, au dire de tout l'équipage, ne pouvait être que très profitable à la santé de Cama.

Le capitaine avait rempli les formalités voulues, nos passeports étaient déposés à la police, rien ne s'opposait donc à ce que nous fissions l'excursion projetée; en conséquence, nous nous aventurâmes sur le pont tremblant qui avait failli être si fatal à Cama, et, plus heureux que lui, nous gagnâmes le bord sans accident.

A peine avions-nous mis à terre qu'un homme, qui nous observait depuis plus d'une heure, s'avança vers nous et s'offrit d'être notre cicérone. Trois ou quatre autres individus, qui s'étaient approchés sans doute dans la même intention, n'essayèrent pas même de soutenir la concurrence en lui voyant tirer de sa poche une médaille qu'il nous présenta. Cette médaille portait d'un côté les armes d'Agrigente, qui sont trois géants chargés chacun d'une tour avec cette devise: Signat Agrigentum mirabilis aula gigantum, et de l'autre le nom d'Antonio Ciotta. En effet, il signor Antonio Ciotta était le cicérone officiel de l'endroit, et il commença immédiatement son entrée en fonctions en marchant devant nous et en nous invitant à Je suivre.

Girgenti est située à cinq milles à peu près de la côte: on s'y rend par une montée assez rapide, qui élève d'abord le voyageur à un millier de pieds au-dessus de la mer. Tout le long delà route nous rencontrions des mulets chargés de ce soufre qui devait, quelques années après, amener entre Naples et l'Angleterre ce fameux procès dans lequel le roi des Français fut choisi pour arbitre. Le chemin se ressentait du commerce dont il était l'artère. Comme les sacs qui contenaient la marchandise n'étaient point si bien fermés qu'il ne s'échappât de temps en temps quelque parcelle de leur contenu, la route, à là longue, s'était couverte d'une couche de soufre qui, dans quelques endroits, avait jusqu'à trois ou quatre pouces d'épaisseur. Quant aux muletiers qui accompagnaient les sacs, ils étaient parfaitement jaunes depuis les pieds jusqu'à la tête, ce qui leur donnait un des aspects les plus étranges qui se puissent voir.

Nous n'étions point encore entrés dans la ville que nous savions déjà que penser de l'épithète que, dans leur emphatique orgueil, les Siciliens ont ajoutée à son nom. En effet, Girgenti là magnifique n'est qu'un sale amas de maisons bâties en pierres rougeâtres, avec des rues étroites où il est impossible d'aller en voiture, et qui communiquent les unes aux autres par des espèces d'escaliers dont, sous peine des plus graves désagréments, il est absolument nécessaire de toujours tenir le milieu. Comme il était évident que le reste de la journée ne suffirait pas à la visite des ruines, nous nous mîmes en quête d'une auberge où passer la nuit. Malheureusement une auberge n'était pas chose facile à découvrir à Girgenti la magnifique. Notre ami Ciotta nous conduisit dans deux bouges qui se donnaient insolemment ce nom; mais, après une longue conversation avec l'hôte de l'un et l'hôtesse de l'autre, nous découvrîmes qu'à la rigueur nous trouverions à nous nourrir un peu, mais pas du tout à nous coucher. Enfin, une troisième hôtellerie remplit les deux conditions réclamées par nous à la grande stupéfaction des Agrigentins, qui ne comprenaient rien à une pareille exigence. Nous nous hâtâmes en conséquence d'arrêter la chambre et les deux grabats qui la meublaient, et, après avoir commandé notre dîner pour six heures du soir, nous secouâmes les puces dont nos pantalons étaient couverts, et nous nous mîmes en chemin pour visiter les ruines de la ville de Cocalus.

Je dis Cocalus sur la foi de Diodore de Sicile: entendons-nous bien, car avec les savants ultramontains il faut mettre les points sur les i. Une erreur de date, une faute de typographie, ont de si graves inconvénients dans la patrie de Virgile et de Théocrite, qu'il faut y faire attention. Un pauvre voyageur inoffensif met sans penser à mal un a pour un o ou un 5 pour un 6; tout à coup il disparaît, on n'en entend plus parler; la famille s'inquiète, le gouvernement informe et on le trouve enseveli sous une masse d'in-folios, comme Tarpeïa sous les boucliers des Sabins. Si on l'en tire vivant, il se sauve à toutes jambes, et on ne l'y reprend plus; mais pour le plus souvent il est mort, à moins que, comme Encelade, il ne soit de force à secouer l'Etna. Je dis donc Cocalus comme je dirais autre chose, sans la moindre prétention à faire autorité.

Cocalus régnait à Agrigente lorsque Dédale vint s'y réfugier avec tous les trésors qu'il emportait de Crète. Ces trésors étaient si considérables que le célèbre architecte demanda à son hôte la permission de bâtir un palais pour les y renfermer. Cocalus, qui avait de la terre de reste, lui dit de choisir l'endroit qui lui conviendrait le mieux, et de faire sur cet endroit ce que bon lui semblerait. L'auteur du labyrinthe choisit un rocher escarpé, accessible sur un seul point, et encore fortifia-t-il ce point de telle façon que quatre hommes suffisaient pour le défendre contre une armée.

Ceci se passait quelques années avant la guerre de Troie. Mais, comme ces ruisseaux qui s'enfoncent sous terre en sortant de leur source pour reparaître fleuves quelques lieues plus loin, la ville naissante disparaît pendant deux ou trois siècles dans l'obscurité des temps, pour briller dans les vers de Pindare, sous le nom de reine des cités. Alors, si l'on en croit Diogène de Laerce, sa population était de huit cent mille âmes, et si l'on s'en rapporte à Empédocle, cette population, entre autres défauts, portait ceux de la gourmandise et de l'orgueil si loin, qu'elle mangeait, disait-il, comme si elle devait mourir le lendemain, et qu'elle bâtissait comme si elle devait vivre toujours. Aussi, comme Empédocle était un philosophe, c'est-à-dire un personnage probablement fort insociable, il quitta cette ville de cuisiniers et de maçons pour aller s'installer sur le mont Etna, où il vécut de racines, dans une petite tour qu'il se bâtit lui-même. On sait qu'un beau matin, dégoûté sans doute de cette nouvelle résidence comme il l'avait été de l'ancienne, il disparut tout à coup, et qu'on ne retrouva de lui que sa pantoufle.

Une centaine d'années auparavant, comme chacun sait, Phalaris, chargé par ses concitoyens de la construction du temple du Jupiter Polien, avait profité des sommes énormes mises à sa disposition pour réunir une petite armée et surprendre les Agrigentins. Ce projet liberticide, exécuté avec succès pendant la célébration des fêtes de Cérès, mit les Agrigentins au désespoir. Aussi firent-ils quelques tentatives pour se délivrer de leur tyran. Mais celui-ci, qui était homme d'imagination, commanda à un artiste de l'époque un taureau d'airain deux fois grand comme nature, et dont la partie postérieure devait s'ouvrir à l'aide d'une clef. Au bout de trois mois le taureau fut fini; au bout de quatre une révolte éclata. Phalaris fit arrêter les chefs, ordonna d'amasser une grande quantité de bois sec entre les jambes du taureau, y fit mettre le feu, et lorsqu'il fut rouge, on ouvrit le monstre, et on y enfourna les rebelles. Comme il avait eu le soin d'ordonner que la gueule du taureau fût tenue ouverte, le peuple, qui assistait à l'exécution, put entendre par cette issue les cris que poussaient les patients, et qui semblaient les mugissements du taureau lui-même. Ce genre d'exécutions, renouvelé cinq ou six fois dans l'espace de dix-huit mois, eut un résultat des plus satisfaisants. Bientôt les révoltes devinrent de plus en plus rares; enfin, elle cessèrent tout à fait, et Phalaris régna, grâce à son ingénieuse invention, tranquille et respecté pendant l'espace de trente et un ans. Après sa mort, quelques critiques, jaloux de sa gloire, dirent bien que son taureau d'airain n'était qu'une contrefaçon du cheval de bois, mais il n'en est pas moins vrai que, malgré cette accusation, qui au fond ne manquait peut-être pas de quelque vérité, la gloire de l'invention finit par lui en rester tout entière.

L'époque qui suivit le règne de Phalaris fut l'ère brillante des Agrigentins. C'était à qui parmi eux ferait assaut de luxe et de magnificence. Un simple particulier, nommé Exenetus, vainqueur aux jeux, rentra dans la ville suivi de trois cents chars, tramés chacun par deux chevaux blancs élevés dans ses pâturages. Un autre, nommé Gellias, avait des domestiques stationnant à chaque porte de la ville, et dont la mission était d'amener tous les voyageurs qui passaient par Agrigente dans son palais, où les attendait une splendide hospitalité. Cinq cents cavaliers de Gela ayant traversé Agrigente dans le mois de janvier, et ayant été amenés à Gellias par ses domestiques, furent logés et nourris par lui pendant trois jours, et reçurent au moment de leur départ chacun un manteau. Gellias était en outre, s'il faut en croire la tradition, un homme de beaucoup d'esprit, ce qui, on le comprend bien, ne gâtait rien à l'hospitalité qu'on recevait chez lui. Aussi les Agrigentins, ayant eu quelques intérêts à régler avec la petite ville de Centuripa, le chargèrent de se rendre auprès d'eux et de terminer l'affaire. Gellias partit aussitôt et se présenta à l'assemblée des Centuripes. Mais comme, à ce qu'il paraît, il était haut à peine de quatre pieds et demi, et en outre assez mal pris dans sa petite taille, des éclats de rire accueillirent son apparition et un des assistants, plus impertinent que les autres, se chargea même de lui demander, au nom de l'assemblée, si tous ses concitoyens lui ressemblaient.—Non pas, messieurs, répondit Gellias. Il y a même à Agrigente de fort beaux hommes: seulement on les réserve pour les grandes républiques et pour les villes illustres; aux petites villes et aux républiques de peu de considération on leur envoie des hommes de ma taille.—Cette réponse abasourdit tellement les railleurs, que Gellias obtint de l'assemblée tout ce qu'il désirait, et eut la gloire de régler les intérêts d'Agrigente, au plus grand avantage de la chose publique.

Cependant, Carthage, qui de l'autre côté de la mer voyait Agrigente grandir en richesse et en population, comprit qu'elle devait l'avoir pour amie fidèle ou pour ennemie déclarée dans la longue lutte qu'elle venait d'entreprendre contre Rome. Non seulement les Agrigentins refusèrent l'alliance des Carthaginois, mais encore ils se déclarèrent leurs ennemis. Aussitôt Annibal et Amilcar traversèrent la mer, et vinrent mettre le siège devant la ville. Les Agrigentins jugèrent alors qu'il serait à propos de réformer quelque chose de ce luxe devenu proverbial dans l'univers entier, et décidèrent que les soldats de garde à la citadelle ne pourraient avoir plus d'un matelas, d'une couverture et de deux oreillers. Malgré cette ordonnance lacédémonienne, Agrigente fut forcée de se rendre après huit ans de siège.

Alors toutes ses richesses devinrent la proie du vainqueur: tableaux, statues, vases précieux, tout fut envoyé à Carthage. Il n'y eut pas jusqu'au fameux taureau d'airain de Phalaris qui ne traversât la mer pour aller embellir la ville de Didon. Il est vrai que, deux cent soixante ans plus tard, lorsque Scipion à son tour eut pris et pillé Carthage, comme Amilcar avait pris et pillé Agrigente, le taureau repassa la mer et fut vendu aux Agrigentins, qui avaient pour lui une affection dont on se rend difficilement compte, quand on examine les rapports peu agréables que Phalaris les avait forcés d'avoir ensemble.

Malgré cette restitution et la protection dont la couvrit Rome, Agrigente ne se releva jamais de sa chute, et ne fit que décroître jusqu'au moment où elle perdit jusqu'à son nom. Aujourd'hui, Girgenti, pauvre fille mendiante d'une race royale, ne couvre guère que la vingtième partie du sol que couvrait sa gigantesque aïeule, et compte treize mille âmes végétant à grand-peine là où florissait un million d'habitants; ce qui n'empêche pas, comme je l'ai déjà dit, qu'entre Messine la Noble et Païenne l'Heureuse, elle ne s'intitule pompeusement Girgenti la Magnifique.

La première chose qui nous frappa en sortant de la ville, fut la porte même sous laquelle nous passions, et qui est évidemment une construction sarrasine. Je voulus commencer, en face de ce monument de la conquête arabe, à mettre à l'épreuve la science patentée de notre guide, et je lui demandai s'il savait è quel siècle remontait cette porte; niais le brave Ciotta se contenta de me répondre qu'elle était fort vieille et que, comme elle faisait mauvais effet, on allait l'abattre par l'ordre de monsieur l'intendant, et la remplacer par une autre d'ordre dorique grec. Je m'informai alors du nom du digne intendant, et j'appris qu'il s'appelait Vaccari. Dieu lui fasse la paix!

Nous laissâmes à notre gauche la roche Athénienne, la plus élevée des montagnes qui dominaient l'antique Agrigente, et au sommet de laquelle étaient bâtis les temples de Jupiter Atabyrius et de Minerve. Un instant nous eûmes l'intention d'y monter; mais notre guide nous ayant appris qu'il n'y avait rien autre chose à y voir qu'un assez beau panorama, nous remîmes l'ascension à un autre voyage, et nous nous acheminâmes vers le temple de Proserpine, à laquelle les Agrigentins avaient voué une grande dévotion. Ce temple est à peu près aussi invisible que celui de Jupiter Atabyrius; seulement, sur ses fondations a poussé une petite église. A cent pas d'elle coule un fumicello, qui, après s'être appelé l'Acragas et le Dragon, se nomme tout modestement aujourd'hui la rivière Saint-Blaise: c'est la même, au reste, qui, dans l'antiquité, séparait l'antique Agrigente de Neapolis, ou la ville neuve.

Nous suivîmes l'enceinte des murs encore fort visibles, et nous nous trouvâmes bientôt à l'angle du rempart où était bâti le temple de Junon-Lucine, qui s'élève, soutenu par trente-quatre colonnes d'ordre dorique, au-dessus d'un précipice taillé à pic. Une tradition, accréditée par Fazzello, veut que ce soit dans ce temple que s'était retiré, lors de la prise d'Agrigente, Gellias avec sa famille et ses trésors. Selon la même tradition, la teinte rougeâtre qui colore les pierres viendrait du feu mis par Gellias lui-même, et qui le brûla, lui et tous les siens. Il est vrai que Diodore, qui rapporte le même fait, dit qu'il se passa dans le temple du Jupiter-Atabyrius.

C'était dans ce temple qu'était suspendu le fameau tableau de Xeuxis, mentionné par Pline, chanté par l'Arioste, et pour lequel l'artiste avait fait passer devant lui cent femmes nues, afin de choisir parmi elles les cinq plus parfaites qui devaient lui servir de modèles. Il en résulta que la figure de la déesse était la quintessence de toutes les perfections différentes réunies en une seule. Au reste, comme Xeuxis avait pris goût à cette manière de travailler, il renouvela l'expérience pour son Hélène de Crotone et pour sa Vénus de Syracuse.

Malgré le soleil véritablement africain qui dardait d'aplomb sur nos têtes, Jadin s'assit pour me faire un dessin du temple, tandis que je me mis à la recherche des grenades. Je ne tardai pas à trouver un buisson au milieu duquel il en restait deux ou trois magnifiques; mais, au moment où j'y enfonçai la main, il me sembla entendre un sifflement, et voir se balancer une tête illuminée de deux yeux ardents. En effet, c'était un serpent, qui s'était enroulé autour du tronc principal, et qui, nouveau dragon des Hespérides, s'apprêtait à défendre les fruits que je convoitais. Un coup de bâton frappé sur le buisson lui fit quitter son poste pour se réfugier dans de grandes herbes qui poussaient à quelques pas de là; mais, avant qu'ils les eût atteintes, Milord, qui m'avait suivi, avait sauté dessus, et lui avait cassé les reins d'un coup de dent. Comme, tout blessé à mort qu'il était, il se redressait encore pour mordre Milord, je lui cassai la tête d'un coup de fusil. Nous le mesurâmes alors, Ciotta et moi: il avait un peu plus de cinq pieds de long. La digne cicérone m'assura, sans doute pour me flatter, que c'était un des plus grands qu'il eût jamais vus. Je reviens à mes grenades, que je rapportai en triomphe à Jadin, tandis que Ciotta me suivait, traînant le monstre par la queue.

Du temple de Junon-Lucine, nous passâmes à celui de la Concorde, le plus beau et le moins endommagé des deux. Une pierre retrouvée parmi les ruines, et que l'on conserve dans la maison commune de Girgenti, lui a fait donner ce nom. Voici l'inscription qu'elle portait, et que j'ai copiée en laissant aux mots leur disposition:

      Concordiae Agrigenti-
          norum Sacrum.
      Respublica lylibitano-
        rum Dedicantibus

    M. Haterio Candido Procos
    Et L. Cornelio Marcello Q.
          PR. PR.

Nous commençâmes par visiter l'intérieur de ce monument vraiment magnifique, et dans lequel on entre par une porte ouverte au centre du pronaos. La cella, large de trente pieds et longue de quatre-vingt dix, est parfaitement conservée: deux escaliers sont pratiqués dans l'intérieur des murailles, et, par l'un d'eux, on peut encore monter facilement jusqu'aux combles.

En 1620, le temple de la Concorde fut converti en église chrétienne et dédié à San-Gregorio della Rupe, évêque de Girgenti. Alors on appropria le temple à sa nouvelle destination, et l'on perça les six portes cintrées qui donnent sur le péristyle; mais, vers la fin du dernier siècle, on regarda ce mariage de la mythologie et du christianisme comme une double profanation artistique et religieuse: toute trace de l'église moderne disparut, et si le dieu antique revenait, il trouverait, à peu de chose prés, son temple tel qu'il est sorti des mains de son architecte inconnu.

Lorsque je descendis des combles, je trouvai Jadin à la besogne. Je profitai de la station pour me laisser glisser au bas des remparts et aller visiter les tombeaux creusés dans les murailles: c'étaient ceux des guerriers que les Agrigentins avaient l'habitude d'enterrer ainsi pour que, quoique morts, ils gardassent encore la ville. Pendant le siège, les Carthaginois les ouvrirent et jetèrent aux vents les cendres qu'ils renfermaient; mais, quelque temps après, la peste s'étant déclarée, et Annibal leur chef étant mort, Amilcar attribua l'apparition du fléau à cette profanation, et, pour apaiser les dieux, sacrifia un enfant à Saturne et plusieurs prêtres à Neptune. Les dieux furent satisfaits de cette réparation, et la peste s'en alla un beau matin comme elle était venue.

Je voulus remonter par le même chemin que j'avais suivi en descendant, mais la chose était impossible; je fus forcé de côtoyer les remparts sur une longueur de cinq cents pas à peu près, et de rentrer par l'ouverture qui a gardé le nom de Porte-Dorée et qui est située entre le temple d'Hercule et celui de Jupiter Olympien, Comme la nuit s'avançait, je remis la visite de ces deux merveilles au lendemain. A moitié chemin du temple de la Concorde, je rencontrai Jadin qui avait plié bagage et qui venait au devant de moi. Nous nous engageâmes dans une rue de la vieille ville toute bordée de tombeaux, et nous nous acheminâmes vers Girgenti, dont nous étions éloignés d'une demi-lieue à peu près.

Avec le changement de lumière, la ville avait changé d'aspect; le soleil, prêt à s'abaisser à l'horizon, se couchait derrière Girgenti, qui, assise au haut de son rocher, se détachait en vigueur sur un ciel de feu, pareille à une des ces villes babyloniennes que rêve Martyn. A gauche était la mer d'Afrique, calme, azurée, immense; derrière nous les temples de Junon-Lucine et de la Concorde; enfin, sous nos pieds, conservant la trace des chars, la voie antique, la même qui avait été foulée, il y a deux mille ans, par ce peuple disparu dont nous côtoyions les tombeaux.

A mesure que nous approchions de la ville, le grandiose s'effaçait, et Girgenti nous réapparaissait telle qu'elle est réellement, c'est-à-dire comme un amas confus de maisons sales et mal bâties. Cependant, à trois cents pas de la porte, une autre illusion nous attendait. De jeunes filles du peuple venaient puiser de l'eau à une fontaine, et remportaient sur leurs têtes ces belles cruches d'une forme longue, comme on en retrouve dans des dessins d'Herculanum et dans les fouilles de Pompeïa; c'étaient, comme je l'ai dit, des filles du peuple couvertes de haillons, mais ces haillons étaient drapés d'une manière simple et grande, mais le geste avec lequel elle soutenaient l'amphore était puissant, mais enfin, telles qu'elles étaient, à moitié nues, non point par coquetterie, mais par misère, c'étaient encore les filles de la Grèce, dégénérées, abâtardies, sans doute, dans lesquelles cependant il était facile de retrouver encore quelque trace du type maternel. Deux d'entre elles, sur notre invitation transmise par Ciotta, posèrent complaisamment pour Jadin, qui en fit deux croquis qu'on croirait des copies de peintures antiques.

Nous trouvâmes à l'hôtel un moderne Gellias, qui, ayant appris notre arrivée, nous attendait pour nous offrir l'hospitalité: c'était l'architecte de la ville, monsieur Politi, homme fort aimable, dont la vie tout entière est consacrée à l'étude des antiquités au milieu desquelles il vit. Quelque envie que nous eussions de profiter de son offre, nous la refusâmes; pour ne point faire trop de peine à notre hôte, qui avait visiblement fait de grands frais à l'endroit de notre réception, nous déclarâmes à monsieur Politi, que pour tout le reste, nous réclamions son obligeance.

Monsieur Politi nous répondit en se mettant à notre entière disposition. Nous en profitâmes à l'instant même en lui demandant des renseignements sur la manière dont nous devions gagner Palerme.

Il y avait deux moyens d'arriver a ce but: le premier était celui des côtes avec notre speronare; le second était de couper diagonalement la Sicile de Girgenti à Palerme. Le premier nécessitait quinze ou dix-huit jours de navigation, le second trois jours seulement de cavalcade. De plus il nous montrait l'intérieur de la Sicile dans toute sa solitude et sa nudité; il n'y avait donc pas à balancer comme économie de temps et gain de pittoresque. Nous choisîmes le second. Un seul inconvénient y était attaché. La route, nous assura monsieur Politi, était infestée de voleurs, et quinze jours auparavant, un Anglais avait été assassiné entre Fontana-Fredda et Castro-Novo. Nous nous regardâmes, Jadin et moi, et nous nous mîmes à rire.

Depuis que nous étions en Italie, nous avions sans cesse entendu parler de bandits sans jamais avoir aperçu l'ombre d'un seul. D'abord, je l'avouerai, ces récits terribles de voyageurs dévalisés, mis à rançon, assassinés, que nous avaient faits les conducteurs de voitures pour ne pas marcher la nuit, ou les maîtres d'auberge pour nous engager à prendre une escorte sur laquelle on leur fait une remise, avaient produit sur nous quelque sensation. En conséquence, les premières fois, nous nous étions prudemment arrêtés où nous nous trouvions; puis, les autres, nous étions partis avec quelque crainte; enfin, voyant qu'on parlait toujours d'un danger qui ne se réalisait jamais, nous avions fini par rire et voyager à toute heure, sans prendre d'autre précaution que de ne jamais quitter nos armes. Plus tard, à Naples, on nous avait promis positivement que nous ne quitterions pas la Sicile sans rencontrer ce que nous avions cherché inutilement ailleurs, et, depuis que nous étions en Sicile, comme à Naples, comme à Rome, comme à Florence, nous n'avions encore trouvé de véritables détrousseurs de grand chemin que tes aubergistes. Il est vrai qu'ils faisaient la chose en conscience.

La crainte de monsieur Politi nous parut donc tant soit peu exagérée, et nous lui dîmes que, ce qu'il nous présentait comme un obstacle étant un attrait de plus, nous choisissions définitivement la route de terre. Comme cette réponse, pour ne point paraître une espèce de forfanterie, nécessitait une explication, nous lui dîmes ce qui nous était arrivé jusque-là, le bonheur que nous avions eu de ne faire aucune mauvaise rencontre, et le désir que nous aurions, ne fût-ce que pour donner à notre voyage le charme de l'émotion, de faire connaissance avec quelque bandit.

—Pardieu! nous dit monsieur Politi, n'est-ce que cela? J'ai votre affaire sous la main.

—Vraiment?

—Oui; seulement c'est un voleur en retraite, un bandit réconcilié, comme on dit. Il est muletier à Palerme, il vient d'amener ici deux Anglais. Si vous voulez le prendre, il a deux bonnes mules de retour, et avec lui vous aurez au moins l'avantage, si vous rencontrez des bandits, de pouvoir traiter. En sa qualité d'ancien confrère, ces messieurs lui font des avantages qu'ils ne font à personne.

—Et cet honnête homme est à Girgenti? m'écriai-je.

—Il y était ce matin encore, et à moins qu'il ne soit parti depuis ce moment, ce dont je doute, nous pouvons l'envoyer chercher.

—A l'instant même, je vous en prie.

Monsieur Politi appela le garçon et lui dit d'aller chercher Giacomo Salvadore de sa part, et de l'amener à l'instant même. Dix minutes après, le garçon reparut, suivi de l'individu demandé.

C'était un homme de quarante à quarante-cinq ans, qui, sous son costume de paysan sicilien, avait conservé une certaine allure militaire. Il avait sur la tête un bonnet de laine grise brodé de rouge, de forme phrygienne; quant au reste de son accoutrement, il se composait d'un gilet de velours bleu, duquel sortaient des manches de chemise de grosse toile dont les poignets étaient bordés de rouge comme le bonnet, d'une ceinture de laine de différentes couleurs qui lui ceignait la taille, d'une culotte courte de velours pareil à celui du gilet; enfin il avait pour chaussure des espèces de bottes à retroussis ouvertes sur le côté. Le tout se détachait sur un manteau de couleur rougeâtre brodé de vert, qui, jeté sur une de ses épaules seulement, pendait derrière lui et donnait à son aspect quelque chose de pittoresque.

Monsieur Politi nous avait priés de ne faire aucune allusion à la première profession du signor Salvadore, et de nous contenter purement et simplement, dans cette première entrevue, de débattre nos prix et de faire notre accord. Nous lui avions promis de nous tenir dans les bornes de la plus stricte convenance.

Comme l'avait pensé monsieur Politi, le muletier, en voyant débarquer le matin deux étrangers, s'était dit qu'il ne perdrait pas son temps à attendre. Il est vrai que quelquefois, il l'avouait lui-même, il avait été trompé dans un calcul pareil, et qu'il avait rencontré des âmes timorées qui avaient préféré, pour traverser trois jours de désert, une autre compagnie que celle d'un ex-voleur; mais aussi, dans d'autres circonstances, comme par exemple dans celle où nous nous trouvions, il avait été dédommagé de sa peine. Somme toute, il était presque sûr de son affaire quand les voyageurs étaient Anglais ou Français; les chances se balançaient quand le voyageur était Allemand; mais, si le voyageur était Italien, il ne prenait pas même la peine de se présenter et de faire ses ouvertures; il savait d'avance qu'il était refusé.

La discussion ne fut pas longue. D'abord Salvadore, fier comme un roi, avait l'habitude d'imposer les conditions et non de les recevoir. Comme ces conditions se bornaient à deux piastres par mule et à deux piastres pour le muletier, en tout, et y compris la mule qui portait le bagage, huit piastres, ces arrangements nous parurent si raisonnables, que nous arrêtâmes immédiatement mules et muletier pour le surlendemain matin, moyennant lequel accord Salvadore nous donna deux piastres d'arrhes.

Ceci est encore une chose remarquable, que, par toute l'Italie, ce sont les vetturini qui donnent des arrhes aux voyageurs et non les voyageurs qui donnent des arrhes aux vetturini.

Monsieur Politi demanda alors à Salvadore s'il croyait qu'il y eût quelque danger pour nous sur la route. Salvadore répondit que, quant au danger, il n'y en avait pas, et qu'il pouvait en répondre. A un seul endroit peut-être, c'est-à-dire à une lieue et demie ou deux lieues de Castro-Novo, nous aurions quelque négociation à entamer avec une bande qui avait fait élection de domicile dans les environs; mais, en tout cas, Salvadore répondait que le droit de passage qu'on exigerait de nous, en supposant même qu'on l'exigeât, ne s'élèverait pas à plus de dix ou douze piastres. C'était, comme on le voit, une misère qui ne valait pas la peine qu'on s'en occupât.

Ce point posé, nous remplîmes un verre de vin que nous présentâmes à
Salvadore, et nous trinquâmes à notre heureux voyage.

Tout était arrêté, il ne s'agissait plus que de donner avis au capitaine Arena de la résolution que nous avions prise, afin qu'il fît le tour de la Sicile avec son bâtiment et vînt nous rejoindre à Palerme. En conséquence, on me chercha un messager qui, moyennant une demi-piastre, se chargea de porter ma dépêche jusqu'au port. Elle contenait l'invitation à notre brave patron de venir nous parler le lendemain avant neuf heures, et la désignation de quelques objets de première nécessité, qui devaient constituer notre bagage de voyageurs, et à l'aide desquels nous attendrions tant bien que mal, à Palerme, le reste de notre roba.

Sur ce, monsieur Politi, voyant que nous paraissions fort désireux de gagner notre chambre, prit congé de nous en s'offrant d'être en personne notre cicerone pour le lendemain, et en nous priant de prévenir notre hôte que nous dînions ce jour-là en ville.

LE COLONEL SANTA-CROCE

Grâce à la discrétion de monsieur Politi, qui nous avait permis de nous retirer de bonne heure, nous étions le lendemain sur pied et prêts à le suivre, lorsqu'il vint nous prendre à six heures. La chaleur, répercutée par les rochers nus sur lesquels nous marchions, avait été si étouffante la veille, que nous avions résolu d'y échapper autant que possible en nous mettant en campagne dès le matin.

Nous sortîmes par la même porte que la veille, accompagnés de monsieur Politi et suivis de notre ami Ciotta, dont nous avions été bien tentés de nous débarrasser, mais qui, pareil au jardinier du Mariage de Figaro, n'avait pas été si sot que de renvoyer de si bons maîtres. En attendant qu'il nous donnât des preuves de son érudition, il nous donnait des marques de sa bonne volonté, en portant le parasol, le tabouret et la boîte à couleurs de Jadin.

La première trace d'antiquités que nous rencontrâmes fut des sépulcres creusés dans le roc même, comme j'en avais déjà rencontré de pareils à Arles et au village de Baux; je laissai Jadin s'enfoncer avec monsieur Politi dans une profonde discussion scientifique, et je m'acheminai avec Ciotta vers un petit édifice carré d'une construction assez élégante, porté sur un soubassement et orné de quatre pilastres. Après avoir inutilement essayé de me rendre compte, par ma propre science archéologique, de l'ancienne destination de cet édifice, force me fut de recourir à l'érudition de Ciotta, et je lui demandai s'il avait une opinion sur cette ruine.

—Certainement, Excellence, me dit-il, c'est la chapelle de Phalaris.

—La chapelle de Phalaris! répondis-je assez étonné de cette singulière alliance de mots. Vous croyez?

—J'en suis sûr, Excellence.

—Mais de quel Phalaris? demandai-je, car, au bout du compte, il pouvait y en avoir eu deux, et la réputation du premier pouvait avoir nui à l'illustration du second.

—Mais, reprit Ciotta étonné de la question, mais du fameux tyran qui avait inventé le taureau d'airain.

—Ah! ah! pardon, je ne le croyais pas si dévot.

—Il avait des remords, Excellence, il avait des remords; et comme le palais qu'il habitait était à quelques pas d'ici, il fit élever cette chapelle à proximité du susdit palais, pour n'avoir pas trop à se déranger quand il voulait entendre la sainte messe.

—Pardon, signor cicerone, mais l'explication me paraît si judicieuse, que je vous demanderai la permission de l'inscrire séance tenante sur mon album.

—Faites, Excellence, faites.

En ce moment, Jadin nous rejoignit; comme je ne voulais pas le priver de l'explication lumineuse que m'avait donnée Ciotta, je le laissai avec lui, et je pris à mon tour monsieur Politi pour visiter le temple des Géants, tandis que Jadin faisait en quatre coups de crayon un croquis de la chapelle de Phalaris.

Le temple des Géants n'est, à l'heure qu'il est, qu'un monceau de ruines, et si, comme le dit Biscari, on n'avait retrouvé un triglyphe parmi ces ruines, on ne saurait pas même à quel ordre d'architecte cet édifice appartenait.

Selon toute probabilité, ce temple, qui semblait bâti pour l'éternité, fut renversé par les barbares. En 1401, Fazello, le chroniqueur de la Sicile, dit avoir encore vu debout trois des géants qui formaient les cariatides. Ce sont ces trois géants que la Girgenti moderne, en fille fière de sa race, a pris pour armes. Quelque temps après, un tremblement de terre les renversa, et aujourd'hui, de toute cette cour de colosses, comme dit la devise de la ville, il ne reste qu'un pauvre géant couché dont on a rapproché les morceaux, et qui peut donner encore, avec un tronçon des fameuses colonnes de ce temple, dans les cannelures desquelles un homme pouvait se cacher, une idée de la grandeur du monument.

Nous mesurâmes le géant de pierre; il avait de 24 à 25 pieds, y compris ses bras ployés au-dessus de sa tête. Au reste, les contours en sont très frustes, ces cariatides, selon tout probabilité, ayant été revêtues de stuc, et dans leur partie postérieure se trouvant adossées à des pilastres.

Notre ami Ciotta avait bâti sur cette figure un système non moins ingénieux que celui qu'il nous avait développé sur la chapelle de Phalaris; il pensait que ce géant était un des anciens habitants de la Sicile, qui ayant eu l'imprudence de se laisser tomber dans une fontaine pétrifiante, avait eu le bonheur de s'y conserver intact jusqu'au jour où, la fontaine ayant été mise à sec par un tremblement de terre, on l'y avait retrouvé tel qu'il était encore aujourd'hui.

Du temple des Géants, nous n'eûmes qu'à traverser la voie antique pour nous trouver à celui d'Hercule. Celui-ci est encore plus maltraité que son voisin. Une colonne seule est restée debout. C'est le temple dont parle Cicéron à propos de la fameuse statue du fils d'Alcmène, si magnifique, qu'il était difficile de rien voir de plus beau;—Quo non facile dixerim quidquid vidisse pulchrius.—Aussi, lorsque Verrès, qui l'avait trouvée à sa convenance, voulut s'en emparer, il y eut émeute, et les habitants d'Agrigente chassèrent à coups de pierres les messagers du proconsul romain.

Ces ruines visitées, nous descendîmes par la porte d'Or, et, franchissant l'enceinte des murs, nous nous avançâmes vers un petit monument carré, que les uns assurent être le tombeau de Theron, et les autres celui d'un célèbre coursier. Au reste, les uns et les autres donnent de si puissante preuves à l'appui de leur assertion, que notre cicerone, embarrassé de se prononcer entre eux, nous dit, pour tout concilier, que ce sépulcre était celui d'un ancien roi agrigentin, qui s'était fait enterrer avec un cheval qu'il aimait beaucoup.

Trois cents pas plus loin sont deux colonnes enchâssées dans les murs d'une petite cassine: c'est tout ce qui reste du temple d'Esculape. La plaine au milieu de laquelle s'élève cette cassine s'appelle encore il Campo romano. En effet, c'était à cette place que, dans la première guerre punique, campait, au dire de Polybe, une partie de l'armée romaine.

Comme le soleil, avec lequel nous avions fait la veille une si intime connaissance, recommençait à nous faire les honneurs de la ville, qu'au dire de Pindare il ne dédaignait pas autrefois de chanter lui-même, nous nous privâmes des temples de Vulcain, de Castor et Pollux, et de la piscine creusée par les prisonniers carthaginois dans la vallée d'Acragas. Ciotta insista beaucoup pour nous y conduire, mais nous lui promîmes de le payer comme si nous l'avions vue, ce qui le ramena à l'instant même à notre sentiment.

En rentrant à l'hôtel, nous trouvâmes le capitaine Arena qui nous attendait avec notre cuisinier. Nous nous étonnâmes de cette infraction aux lois de la police napolitaine, qui défendait, on se le rappelle, au susdit Cama de mettre pied à terre. Mais le pauvre diable avait tant prié qu'on l'éloignât de l'élément sur lequel il n'avait pas un instant de repos, et qui la veille encore avait pensé lui être si fatal, que le capitaine, touché de ses supplications, nous l'amenait pour nous demander si, malgré la défense faite à son endroit, nous voulions prendre sur nous de l'emmener par terre à Palerme. La patient attendait notre décision avec une figure si piteuse, que nous n'eûmes pas le courage de lui refuser sa requête. Au risque de ce qui pouvait en résulter, Cama fut donc, à sa grande satisfaction, réinstallé sur la terre ferme. Cinq minutes après, notre hôte accourut pour nous demander si nous étions mécontents de notre dîner de la veille. Comme nous n'avions aucun motif de désobliger ce brave homme, qui avait véritablement fait ce qu'il avait pu, nous lui dîmes que, loin de nous en plaindre, nous en étions au contraire très satisfaits; alors il nous pria de venir mettre le holà dans sa cuisine, où Cama mettait tout sens dessus dessous. Nous y courûmes aussitôt, et nous trouvâmes effectivement Cama au milieu de cinq ou six casseroles, et demandant à grands cris de quoi mettre dedans. C'était cette demande indiscrète qui avait blessé notre hôte. Nous fîmes comprendre à Cama que ses exigences était exorbitantes, et nous l'invitâmes à laisser le cuisinier de la maison nous apprêter à son goût les douze ou quinze oeufs qu'il était parvenu à grand-peine à se procurer. Cama se retira en grommelant, et nous ne pûmes le consoler qu'en lui promettant qu'il prendrait sa revanche pendant notre voyage d'Agrigente à Palerme.

Le capitaine avait apporté tous nos effets, et à tout hasard une centaine de piastres. Mais, comme ce que monsieur Politi nous avait dit de la route ne nous invitait pas à nous surcharger d'argent, nous le priâmes de remporter la susdite somme au bâtiment, où elle serait beaucoup plus en sûreté que dans nos poches. Nous avions, Jadin et moi, une cinquantaine d'onces, c'est-à-dire sept ou huit cents francs, et cela nous paraissait d'autant plus suffisant dans les circonstances actuelles, que le capitaine nous promettait de nous avoir rejoints dans une dizaine de jours. Il avait bien eu un instant la crainte qu'un accident arrivé au speronare ne le forçât de s'arrêter quelques jours à Girgenti pour se procurer une ancre qui remplaçât celle restée au fond de la mer; mais Philippo avait tant et si bien plongé, qu'il avait fini par dégager la dent de fer du rocher sous lequel elle avait mordu, et alors, après avoir plongé sept fois à la profondeur de vingt-cinq pieds, il était revenu à la surface de l'eau avec son ancre. Aussitôt Pietro et Giovanni, qui l'attendaient, s'étaient jetés à la mer avec un câble; on avait passé le câble dans l'anneau, et l'ancre avait été triomphalement hissée sur le bâtiment.

Tout allant donc pour le mieux, nous prîmes congé du capitaine, en lui donnant rendez-vous à Palerme.

Aussitôt après le déjeuner, qui, d'après le prospectus qu'on en a vu, ne devait pas nous tenir longtemps, nous nous mîmes en quête des choses remarquables que pouvait nous offrir Girgenti elle-même. La liste était courte: un magasin de vases étrusques fort incomplet, et dont chaque pièce nous était offerte pour un prix triple de celui qu'elle nous eût coûté à Paris; un petit tableau prétendu de Raphaël, mais tout au plus de Jules Romain, qui avait été volé, puis rendu par l'entremise d'un confesseur, et qui était déposé chez le juge, qui pourra bien en devenir le propriétaire définitif; enfin l'église cathédrale, privée pour le moment d'évêque, attendu que, le dernier prélat étant mort, le roi de Naples touchant provisoirement ses revenus, qui sont de trente mille onces, sa majesté sicilienne ne se pressait pas de pourvoir au bénéfice vacant.

Ces différentes visites, tout insignifiantes qu'elles étaient, ne nous conduisirent pas moins jusqu'au dîner, qui nous fut servi avec une profusion que nous avions rencontrée chez notre bon Gemellaro, mais que nous n'avions pas retrouvée depuis. Au dessert, la conversation retomba sur les voleurs; ce sujet nous ramena tout naturellement à Salvadore, notre futur guide, et nous demandâmes à monsieur Politi quelques renseignements sur la façon dont la grâce de Dieu l'avait touché. Mais, au lieu de nous répondre, notre hôte nous offrit de nous raconter une anecdote arrivée il y avait sept ou huit ans à Castro-Giovanni. Ne voulant pas lâcher la réalité pour l'ombre, nous acceptâmes aussitôt, et, sans autre préambule que de nous faire servir le café et d'ordonner qu'on ne vînt nous déranger sous aucun prétexte, monsieur Politi commença l'histoire suivante:

—Le 20 juillet 1826, à six heures du soir, la salle du tribunal de Castro-Giovanni était non seulement encombrée de curieux, mais encore les rues avoisinantes regorgeaient d'un flot d'hommes et de femmes qui, n'ayant pu trouver place dans l'enceinte où l'on rendait la justice, attendaient dehors le résultat du jugement. C'est que ce jugement était de la plus haute importance pour toute la population du centre de la Sicile. L'accusé qui comparaissait à cette heure devant ses juges faisait, à ce qu'on assurait, partie de la bande du fameux capitaine Luigi Lana, qui, se tenant tantôt sur la route de Catane à Palerme, tantôt sur celle de Catane à Girgenti, et quelquefois même sur les deux, dévalisait scrupuleusement tout voyageur qui avait l'imprudence de prendre l'une ou l'autre de ces deux routes.

Le seigneur Luigi Lana était un de ces chefs de voleurs comme on n'en trouve plus qu'en Sicile et à l'Opéra-Comique, et qui s'élancent sur les grands chemins pour redresser les abus de la société, et remettre un peu d'égalité entre les faveurs et les disgrâces de la fortune. Vingt personnes avaient eu affaire à lui; mais, sur les vingt signalements donnés par elles, il n'y en avait pas deux qui se ressemblassent. Au dire des uns c'était un beau jeune homme blond de vingt-quatre à vingt-cinq ans, et qui avait l'air d'une femme; au dire des autres, c'était un homme de quarante à quarante-cinq ans, aux traits fortement accentués, au visage olivâtre et aux cheveux noirs et crépus. Il y en avait qui disaient l'avoir vu entrer dans les églises et y dire ses prières avec une componction à faire honte aux moines les plus fervents; d'autres lui avaient entendu proférer des blasphèmes à faire fendre le ciel, et le tenaient pour un impie et pour un réprouvé. Enfin il y en avait encore, mais c'était le plus petit nombre, il faut l'avouer, qui disaient qu'il était plus honnête homme au fond que ceux qui le poursuivaient pour le faire pendre, et plus rigide observateur d'une simple promesse verbale que beaucoup de commerçants ne le sont d'une obligation écrite: ceux-là s'appuyaient sur un fait qui prouvait qu'effectivement maître Luigi Lana ne plaisantait pas à l'endroit de ses engagements. Voici l'événement sur lequel ils basaient la bonne opinion qu'ils avaient conçue et qu'ils émettaient touchant ce singulier personnage.

Un jour qu'il était poursuivi, il avait trouvé asile chez un riche seigneur nommé le marquis de Villalba; en le quittant, Luigi, reconnaissant, lui avait promis que lui et les siens pouvaient désormais voyager en Sicile en toute sûreté. Confiant en cette promesse, le marquis de Villalba avait envoyé quelques jours après cet événement son intendant faire un paiement à Cefalu; mais, entre Polizzi et Colesano, l'intendant avait été arrêté par un voleur. Le pauvre diable avait eu beau dire qu'il appartenait au marquis de Villalba, et que le marquis de Villalba avait pour lui et les siens un sauf-conduit du capitaine: le bandit n'avait point écouté ses réclamations et avait laissé le pauvre intendant nu comme un ver. Se voyant dans l'impossibilité de continuer sa route, l'intendant était revenu sur ses pas et avait demandé l'hospitalité dans la première maison de Polizzi; de là il avait écrit à son maître l'accident qui lui était arrivé, lui demandant ses instructions sur ce qui lui restait à faire. Le marquis de Villalba, qui ne se souciait pas d'aller sommer Lana de tenir la promesse qu'il lui avait faite et à laquelle il avait manqué si promptement, était en train d'écrire au pauvre intendant qu'il eût à revenir au château, lorsqu'on lui remit deux sacs qu'un inconnu venait d'apporter pour lui de la part du capitaine Luigi Lana. Le marquis ouvrit les deux sacs. Le premier contenait la somme qui avait été volée à l'intendant, le second la tête du voleur.

En même temps l'intendant recevait dans la maison où il s'était réfugié, et par un autre messager inconnu, les habits dont il avait été dépouillé.

A partir de ce jour, aucun bandit ne s'avisa plus de se frotter ni au marquis de Villalba, ni à personne de sa maison.

Or, comme nous l'avons dit, le 20 juillet 1826, on jugeait au tribunal de Castro-Giovanni un homme accusé de faire partie de la bande de Luigi Lana, et que l'on soupçonnait d'avoir assassiné un voyageur anglais trois mois auparavant, c'est-à-dire le 18 mai, entre Centorbi et Paterno. Comme l'Anglais était mort deux jours après des quatres coups de poignard qu'il avait reçus, il n'y avait pas moyen de convaincre le coupable par la confrontation. Mais avant d'expirer, le moribond, qui avait gardé pendant tout cet événement un sang-froid digne du pays où il était né, avait donné de son meurtrier un signalement tellement exact, que, grâce à ce signalement, on avait arrêté six semaines après le coupable.

Quand nous disons le coupable, nous devrions dire simplement l'accusé, car les avis étaient fort partagés sur l'individu qui comparaissait devant le seigneur Bartolomeo, juge de Castro-Giovanni. En effet, malgré la déposition de l'Anglais mourant, malgré l'identité du signalement avec les traits de son visage, le prisonnier soutenait qu'il était victime d'une erreur de ressemblance, et que, le jour même où avait eu lieu l'assassinat, il était sur le port de Palerme, où pour le moment il exerçait le métier de facchino. Malheureusement le seigneur Bartolomeo, juge de Castro-Giovanni, paraissait s'être rangé au nombre des personnes peu disposées à croire à cette dénégation, ce qui laissait, la chose était facile à voir, infiniment peu d'espoir au pauvre diable, qui, pour toute défense, arguait d'un alibi qu'il ne pouvait pas prouver.

Les choses en étaient donc là, et l'on attendait de minute en minute le prononcé du jugement, lorsqu'un beau jeune homme de vingt-huit à trente ans, revêtu d'un uniforme de colonel anglais, et suivi de deux domestiques comme lui à cheval, entra à Castro-Giovanni, venant du côté de Palerme, et s'arrêta à l'hôtel du Cyclope, tenu par maître Gaëtano Pacca. Comme les voyageurs de cette qualité étaient rares à Castro-Giovanni, maître Gaëtano accourut lui-même à la porte, et ne voulut céder à personne l'honneur de tenir la bride du cheval de l'étranger, tandis que l'étranger mettait pied à terre. L'officier, qui, comme nous l'avons dit, était suivi de deux domestiques, voulut d'abord s'opposer à cet excès de politesse, mais, voyant que son hôte futur insistait, il ne voulut pas le contrarier pour si peu, mit pied à terre dans toutes les règles de l'équitation, et entra dans l'hôtel en fouettant légèrement avec sa cravache la poussière amassée sur ses bottes et sur son pantalon.

—Je suis le très humble serviteur de Votre Excellence, dit au colonel maître Gaëtano, qui, ayant jeté la bride du cheval aux mains d'un des domestiques, était entré derrière l'étranger, et je serai éternellement fier de ce qu'un seigneur du rang de Votre Excellence se soit arrêté à l'hôtel du Cyclope. Votre Excellence vient sans doute de faire une longue route, et une longue route ouvre l'appétit. Que ferai-je servir à Votre Excellence pour son dîner?

—Mon cher monsieur Pacca, dit l'étranger avec un accent maltais fortement prononcé, et d'un air de hauteur qui arrêta tout court la politesse un peu familière de maître Gaëtano, faites-moi d'abord le plaisir de répondre à une question que j'aurais à vous adresser, puis nous en reviendrons à la proposition que vous avez la bonté de me faire.

—Je suis aux ordres de Votre Excellence, dit l'hôte du Cyclope.

—Très bien. Je voudrais savoir combien il y a de milles de Castro-Giovanni au château de mon honorable ami le prince de Paterno.

—Votre Excellence ne compte sans doute pas faire une si longue route aujourd'hui, et surtout à l'heure qu'il est.

—Pardon, mon cher Pacca, reprit l'étranger avec le même ton railleur qu'on avait déjà pu remarquer dans l'accent qui accompagnait ses paroles. Mais vous ne vous apercevez pas que vous répondez à ma question par une autre question. Je vous demande combien il y a de milles d'ici au château du prince de Paterno: comprenez-vous?

—Dix-sept milles, Votre Excellence.

—Très bien: avec mon cheval c'est l'affaire de trois heures, et pourvu que je parte à huit heures du soir, je serai encore arrivé avant minuit: préparez mon dîner et celui de mes gens, et faites donner à manger à nos montures.

—Seigneur Dieu! s'écria l'aubergiste, Votre Excellence aurait-elle donc l'intention de voyager de nuit?

—Et pourquoi pas?

—Mais Votre Excellence doit savoir que les routes ne sont pas sûres?

L'étranger se mit à rire avec une indéfinissable expression de mépris; puis, après un instant de silence:

—Qu'y a-t-il donc à craindre? demanda-t-il en continuant de fouetter la poussière de son pantalon avec sa cravache.

—Ce qu'il y a à craindre? Votre Excellence le demande!

—Oui, je le demande.

—Votre Excellence n'a-t-elle point entendu parler de Luigi Lana?

—De Luigi Lana? qu'est-ce que cet homme?

—Cette homme, Excellence, c'est le plus terrible bandit qui ait jamais paru en Sicile.

—Vraiment? dit l'étranger de son même ton goguenard.

—Sans compter qu'en ce moment il est exaspéré, continua l'aubergiste, et je réponds bien qu'il ne fera quartier à personne.

—Et de quoi est-il exaspéré, maître Gaëtano? Voyons, contez-moi cela.

—De ce qu'on juge en ce moment un des hommes de sa bande.

—Où cela?

—Ici même, Excellence.

—Et sans doute ce drôle sera condamné?

—J'en ai peur, Excellence.

—Et pourquoi en avez-vous peur, maître Gaëtano?

—Pourquoi, Excellence? parce que Luigi Lana est un homme à mettre, pour se venger, le feu aux quatre coins de Castro-Giovanni.

L'étranger éclata de rire.

—Puis-je savoir de quoi rit Votre Excellence? demanda l'aubergiste tout stupéfait.

—Je ris de ce qu'un homme de coeur fait trembler huit ou dix mille lâches comme vous, répondit l'étranger avec un air plus méprisant que jamais. Et, continua-t-il après une pause d'un instant, vous croyez donc que cet homme sera condamné?

—Je n'en fais pas de doute, Excellence.

—Je suis fâché de n'être pas arrivé plus tôt, reprit l'étranger comme s'il se parlait à lui-même; je n'aurais pas été fâché de voir la figure que fera le drôle en entendant prononcer son jugement.

—Peut-être est-il encore temps, dit maître Gaëtano; et si Votre Excellence veut se distraire à cela en attendant que son dîner soit servi, j'écrirai un petit mot au juge Bartolomeo, dont j'ai l'honneur d'être le compère, et je ne doute pas que sur ma recommandation il ne fasse placer Votre Excellence dans l'enceinte même des avocats.

—Merci, mon cher monsieur Pacca, dit l'étranger en se levant et s'avançant vers la porte; merci, mais ce serait probablement trop tard. J'entends un grand bruit de monde qui revient, et sans doute le jugement est prononcé.

En effet, la foule qui, dix minutes auparavant, se pressait autour du tribunal, se répandait à cette heure dans les rues; et, comme un orage planant sur la ville, les mots: à mort! à mort! grondaient répétés par quatre ou cinq mille voix.

L'accusé, malgré ses dénégations réitérées, n'ayant pu produire aucun témoin à décharge, venait d'être condamné à être pendu.

Le jeune colonel resta sur la porte jusqu'à ce que cette foule qu'il regardait en fronçant le sourcil et en mordant sa moustache fût écoulée; puis, lorsque la rue fut, à l'exception de quelques groupes semés ça et là, redevenue solitaire, il se retourna vers l'aubergiste, qui se tenait respectueusement derrière lui, se haussant sur la pointe des pieds, et essayant de voir par-dessus son épaule.

—Et quand croyez-vous que cet homme soit exécuté, mon cher monsieur Pacca? demanda l'étranger.

—Mais après-demain matin, sans doute, répondit maître Gaëtano; aujourd'hui le jugement, cette nuit la confession, demain la chapelle ardente, après-demain la potence.

—Et à quelle heure?

—Vers les huit heures du matin, c'est l'heure ordinaire.

—Ma foi! il me prend une envie, dit le colonel.

—Laquelle, Excellence?

—C'est, n'ayant pu voir juger ce drôle, de le voir au moins pendre.

—Rien de plus facile; Votre Excellence peut partir demain matin, faire sa visite à son ami le prince de Paterno, et être de retour ici demain soir.

—Vous parlez comme saint Jean-Bouche-d'Or, mon cher monsieur Pacca, répondit le colonel en tirant hors de son uniforme rouge son jabot de batiste; et je ferai comme vous dites. Ainsi donc occupez-vous de mon dîner et de ma chambre; tâchez que tout cela soit, je ne dirai pas bon, mais passable; comme vous m'en donnez le conseil, je partirai demain matin et je reviendrai demain soir. Pendant ce temps-là occupez-vous donc de m'avoir une bonne place pour regarder l'exécution: une fenêtre, par exemple; je la paierai ce qu'on voudra.

—Je ferai mieux que cela, Excellence.

—Que ferez-vous, mon cher monsieur Pacca?

—Votre Excellence sait qu'il est d'habitude que le juge assiste au supplice sur une estrade?

—Ah! c'est l'habitude? non, je ne le savais pas. Mais qu'importe, allez toujours.

—Eh bien! je demanderai au juge, dont, comme je l'ai déjà dit, je crois, j'ai l'honneur d'être compère, une place près de lui pour Votre Excellence.

—A merveille! maître Gaëtano; et moi je vous promets, si vous me l'obtenez, de ne pas vérifier l'addition de votre carte, et de m'en rapporter au total.

—Allons, allons, dit maître Gaëtano, je vois que tout cela peut s'arranger, et Votre Excellence, je l'espère, quittera ma maison satisfaite de l'hôte et de l'hôtel.

—J'en ai l'espoir, mon cher monsieur Pacca; mais, en attendant le dîner, qui, j'en ai peur, se fera attendre, n'avez-vous rien à me donner à lire pour me distraire?

—Si fait, Excellence, si fait, reprit maître Gaëtano en ouvrant une armoire où moisissaient quelques mauvais bouquins dépareillés. Voici le Guide du voyageur en Sicile, par l'illustre docteur Francesco Ferrara; voici deux volumes des Poésies légères, de l'abbé Meli; voici le Traité de la Jettature, par maître Nicolao Valetta; voici l'Histoire du terrible bandit Luigi Lana, ornée de son portrait dessiné d'après nature…

—Ah! diable! mon cher hôte, donnez-moi ce livre; donnez vite, je vous prie, je suis curieux de voir quelle figure on lui a faite.

—Voilà, Excellence, voilà.

—Peste… mais savez-vous que c'est un fort vilain monsieur, que votre ami Luigi Lana, avec ses grosses moustaches, ses yeux à fleur de tête, ses cheveux mal peignés, son chapeau en pain de sucre et ses pistolets à la ceinture?

—Eh bien! cette copie, si terrible qu'elle soit, n'est encore rien auprès de l'original.

—Vraiment?

—Je puis l'affirmer à Votre Excellence.

—Vous l'avez donc vu, mon cher monsieur Pacca? demanda le jeune colonel en se balançant sur sa chaise, et en regardant l'aubergiste de son air le plus goguenard.

—Non, Excellence, non pas moi; mais j'ai logé de pauvres diables de voyageurs qui l'avaient rencontré pour leur malheur, eux, et qui m'en ont fait le portrait depuis les pieds jusqu'à la tête.

—Bah! la peur leur aura troublé la vue, et ils auront exagéré. En tout cas, mon cher hôte, maintenant que j'ai ce que je désirais, occupez-vous de mon dîner, je vous prie, tandis que je verrai si les actions de ce terrible personnage correspondent à sa figure.

—A l'instant, Excellence, à l'instant.

Le voyageur fit un signe de la tête indiquant qu'il savait parfaitement ce qu'il devait penser du subito italien, et s'allongeant sur deux chaises, il s'apprêta avec une nonchalance toute méridionale à commencer sa lecture.

Sans doute, malgré l'espèce de mépris avec lequel il avait ouvert le livre, les aventures qu'il contenait présentèrent quelque intérêt à l'esprit du colonel, car, lorsque maître Gaëtano rentra au bout d'une demi-heure, il le retrouva dans la même posture, et livré à la même occupation.

Si le colonel avait bien employé son temps, maître Gaëtano n'avait pas perdu le sien. Après avoir causé avec le maître, il avait fait causer les domestiques, et il avait appris d'eux que le voyageur qu'il avait l'honneur d'héberger en ce moment était un jeune Maltais qui, jouissant d'une fortune de cent mille livres de rentes, avait acheté un régiment en Angleterre. Restait à savoir le nom de cet étranger. Mais le propriétaire de l'hôtel du Cyclope avait trouvé un moyen tout simple de le connaître; il apportait, selon l'habitude italienne, son registre à signer au jeune voyageur.

Le colonel, entendant quelqu'un qui s'arrêtait près de lui, leva les yeux et aperçut son hôte; en voyant le registre, il devina l'intention, tendit la main, prit une plume, et, à l'endroit que lui indiquait le doigt de maître Gaëtano, il écrivit ces trois mots: Colonel Santa-Croce.

Maître Gaëtano était très satisfait, il savait tout ce qu'il désirait savoir.

—Maintenant, dit-il, quand Votre Excellence voudra se mettre à table, la soupe est servie.

—Ah! ah! dit le jeune colonel, que ne m'avez-vous dit cela plus tôt, mon cher monsieur Pacca! je vous aurais épargné la peine de déranger votre couvert.

—Comment, déranger mon couvert. Excellence! n'est-il point dressé à votre goût?

—Si fait, mon cher monsieur Pacca, si fait; mais j'ai l'habitude de m'essuyer les mains avec de la toile de Hollande, et de manger dans de l'argenterie; ce n'est point que vos torchons ne soient fort propres, et vos couverts d'étain parfaitement étamés; mais, avec votre permission, je ne m'en servirai pas. Appelez mon domestique.

Maître Gaëtano obéit à l'instant même, quoique un peu humilié de l'affront que lui faisait le colonel; mais comme il lui avait promis de ne pas vérifier l'addition, il se promit à part lui de porter l'affront sur sa carte.

Cinq minutes après, le valet de chambre entra avec un nécessaire grand comme une malle, et en tira de la vaisselle plate, deux ou trois couverts d'argent et un gobelet de vermeil, le tout aux armes du colonel.

Le colonel attaqua le dîner de maître Gaëtano avec l'air dédaigneux d'un prince, goûta à peine de chaque plat, puis, après le repas, voyant que le temps était beau et qu'il faisait un clair de lune superbe, il s'apprêta à aller faire un tour par la ville. Maître Gaëtano offrit de l'accompagner, mais le colonel lui répondit qu'il préférait être seul.

Néanmoins, comme maître Gaëtano était fort curieux de sa nature, il sortit dix minutes après le colonel, sous prétexte d'aller se promener lui-même, mais, dans le fait, pour voir s'il ne le rencontrerait pas. Cependant, quoiqu'il n'y eût que deux ou trois rues principales à Castro-Giovanni, l'attente du digne aubergiste fut trompée, et il ne vit rien qui ressemblât à l'allure décidée et hautaine du jeune voyageur. En passant devant la prison, il vit entrer un pauvre moine de l'ordre de saint François; l'homme de Dieu venait pour préparer le condamné à la mort.

Le colonel ne rentra qu'à minuit. Maître Gaëtano eût bien voulu lui demander ce qu'il avait trouvé d'assez curieux à Castro-Giovanni pour être resté dehors jusqu'à une pareille heure. Mais, comme il ouvrait la bouche pour faire cette question, le jeune homme laissa tomber sur lui, d'un air si dédaigneux, l'ordre de le faire éveiller à six heures du matin, que maître Gaëtano sentit la voix s'éteindre dans sa bouche, et s'inclina en signe d'obéissance, sans répondre une seule parole. Quant au colonel, il s'enferma avec son valet, qui ne sortit de sa chambre qu'à une heure du matin.

A sept heures du matin, le colonel, après avoir pris une tasse de café noir seulement, partait, disait-il, pour le château du prince de Paterno, n'emmenant avec lui que son valet de chambre, et laissant le second domestique pour garder les bagages et rappeler à maître Gaëtano la promesse qu'il lui avait faite de lui retenir une place près du juge pour voir l'exécution.

Ce n'était pas chose commune à Castro-Giovanni qu'une exécution; aussi la journée qui précéda la mort du pauvre condamné fut-elle fort agitée; chacun courait par les rues, tandis que les cloches sonnaient, et c'était à qui aurait quelque nouvelle par le juge ou par le geôlier. On pensait que le coupable, n'ayant plus d'espérance d'adoucir la rigueur de son supplice que par le repentir qu'il montrerait, ferait des révélations, et que l'on saurait ainsi quelque chose de positif, et sur lui, et sur ce terrible Luigi Lana, son capitaine. L'attente fut trompée; non seulement le condamné ne fit aucune révélation, mais, au contraire, il continuait à protester de son innocence, répétant sans cesse que, le jour même de l'assassinat, il était à Palerme, c'est-à-dire à près de cent cinquante milles du lieu où il avait été commis.

Le confesseur lui-même n'avait pas pu en tirer autre chose; et le vénérable moine était sorti de la prison en disant qu'il avait bien peur que la justice des hommes, croyant punir un coupable, ne fît un martyr.

La journée s'écoula ainsi au milieu des discussions les plus animées sur la culpabilité ou l'innocence du condamné, puis le soir vit s'illuminer les fenêtres de la chapelle ardente dans laquelle il devait passer la nuit. A dix heures du soir, le même moine qui était déjà venu le consoler dans sa prison fut introduit dans la chapelle, et ne quitta le prisonnier qu'à onze heures et demie. Après son départ, le condamné, qui avait été fort agité toute la journée, parut tranquille.

A minuit, le colonel rentra avec son valet de chambre à l'hôtel du Cyclope, et, trouvant maître Gaëtano qui l'attendait, recommanda d'abord qu'on eût grand soin de ses chevaux, qui venaient de faire une longue course; puis il s'informa si la commission dont son hôte s'était chargé était faite à sa satisfaction. Maître Gaëtano répondit que son compère le juge avait été trop heureux de faire quelque chose qui fût agréable à Son Excellence, et qu'il aurait pour le lendemain, près de lui et sur l'estrade même, la place qu'il désirait.

Durant toute la nuit, les cloches sonnèrent pour rappeler aux bonnes âmes qu'elles devaient prier pour le patient.

Le lendemain, dès cinq heures, les rues qui conduisaient de la prison au lieu du supplice étaient encombrées de curieux; les fenêtres présentaient une muraille de têtes, et les toits mêmes craquaient sous les spectateurs.

A sept heures, le juge vint prendre place sur l'estrade avec les deux greffiers, le capitaine de nuit et le commissaire; comme le lui avait promis maître Gaëtano, un siège était réservé près du juge pour le colonel. A sept heures et demie, il arriva, remercia fort gracieusement, et d'un air qui sentait d'une lieue son grand seigneur, le juge de sa complaisance, et, ayant regardé, pour voir s'il n'aurait pas trop de temps à attendre, l'heure à une magnifique montre tout enrichie de diamants, il s'assit à la place d'honneur, au milieu des autorités de la ville de Castro-Giovanni.

A huit heures, les cloches sonnèrent avec un redoublement d'onction; elles indiquaient que le condamné sortait de la prison.

Au bout de quelques minutes, une rumeur croissante annonça l'approche du condamné. En effet, bientôt on vit paraître le bourreau qui le précédait à cheval, puis quatre gardes qui marchaient derrière le bourreau, puis le condamné lui-même, à cheval sur un âne, la tête tournée vers la queue, et marchant à reculons, afin qu'il ne perdît point de vue le cercueil que portaient derrière lui les frères de la Miséricorde, puis enfin toute la population de Castro-Giovanni qui fermait la marche.

Le condamné semblait écouter d'une façon fort distraite les exhortations du moine qui l'accompagnait. On disait généralement que cette distraction venait de ce que le moine n'était pas le même qui l'était venu visiter dans sa prison. En effet, au moment où l'on s'attendait à voir arriver ce moine, il n'avait point paru, et l'on avait été obligé d'en courir chercher un autre pour que le condamné ne mourût pas privé des secours de la religion.

Quoi qu'il en soit, comme nous l'avons dit, le pauvre diable paraissait fort inquiet, et jetait à droite et à gauche sur la foule des regards qui indiquaient la situation de son esprit. De temps en temps même, contre l'habitude des condamnés, qui s'épargnent ce spectacle le plus longtemps possible, il se retournait vers la potence, sans doute pour calculer le temps qui lui restait à vivre. Tout à coup, arrivé devant l'estrade du juge, et au moment où le confesseur l'aidait à descendre de son âne, le condamné jeta un grand cri, et, montrant d'un signe de tête, car ses mains étaient liées, le colonel assis près du juge:

—Mon père, s'écria-t-il en s'adressant au moine, mon père, voilà un seigneur qui, s'il le veut, peut me sauver.

—Lequel? demanda le moine avec étonnement.

—Celui qui est près du juge, mon père; celui qui a un uniforme rouge et des épaulettes de colonel. C'est le bon Dieu qui l'amène sur ma route, mon père. Miracle, miracle!

Et chacun se mit à répéter: Miracle! après le condamné sans savoir encore de quoi il s'agissait; ce qui n'empêcha pas le bourreau de s'approcher du patient, afin de commencer son office. Mais le confesseur se plaça entre eux deux.

—Arrêtez, dit-il; au nom de Dieu, arrêtez!—Juge, continua la moine, le patient dit qu'il reconnaît assis près de toi un témoin qui peut lui sauver la vie en attestant qu'il est innocent. Juge, je t'adjure d'entendre ce témoin.

—Et quel est ce témoin? demanda le juge en se levant sur l'estrade.

—Le colonel Santa-Croce! le colonel Santa-Croce! cria le patient.

—Moi? dit avec étonnement le colonel en se levant à son tour; moi, mon ami? Vous vous trompez assurément, et, quoique vous sachiez mon nom, moi je ne vous connais pas.

—Vous ne le connaissez pas, hein? demanda le juge.

—Aucunement, répondit le colonel après avoir regardé avec plus d'attention encore que la première fois le condamné.

—Je m'en doutais, reprit le juge en secouant la tête; c'est une des ruses habituelles de ces misérables.

Puis il se rassit, en faisant signe au bourreau de continuer son office.

—Colonel, s'écria le patient, colonel, vous ne me laisserez pas mourir ainsi, quand d'un mot vous pouvez me sauver! Colonel, laissez-moi seulement vous adresser une question.

—Oui, oui, cria la foule, c'est juste, laissez parler le condamné, laissez-le parler!

—Monsieur le juge, dit le colonel, je crois que l'humanité exige que nous nous rendions à la prière de ce malheureux. S'il veut nous tromper, au reste, nous nous en apercevrons bien, et alors il n'aura retardé sa mort que de quelques minutes.

—Je n'ai rien à refuser à Votre Excellence, dit le juge; mais, vraiment, ce n'est pas la peine, croyez-moi, colonel, de lui donner cette satisfaction.

—Je vous la demande pour ma propre conscience, monsieur, dit le colonel.

—J'ai déjà dit à Votre Excellence que j'étais à ses ordres, reprit le juge.

Puis se levant:

—Gardes, ajouta-t-il, amenez le condamné.

On amena ce malheureux. Il était pâle comme la mort, et tremblait de tous ses membres.

—Eh bien! coquin, dit le juge, te voilà en face de Son Excellence; parle donc.

—Excellence, dit le condamné, ne vous souvient-il pas que, le 18 mai dernier, vous avez débarqué à Palerme, venant de Naples?

—Je ne saurais préciser le jour aussi exactement que vous le faites, mon ami; mais la vérité est que c'est vers cette époque que j'abordai en Sicile.

—Ne vous souvient-il pas, Excellence, du facchino qui porta vos malles sur une petite charrette du port à l'Hôtel des Quatre-Cantons, où vous logeâtes?

—Je logeais effectivement Hôtel des Quatre-Cantons, répondit le colonel; mais j'ai, je l'avoue, entièrement oublié la figure de l'homme qui m'y a conduit.

—Mais ce que vous n'avez pu oublier, Excellence, c'est qu'en passant devant la porte d'un serrurier, un de ses apprentis qui sortait, tenant un barre de fer sur son épaule, m'en donna un coup contre la tête, et me fit cette blessure. Tenez.

Et le condamné, avançant la tête, montra effectivement une cicatrice à peine fermée encore, et qui lui marquait le front.

—Oui, vous avez raison, parfaitement raison, dit le colonel, et je me rappelle cette circonstance comme si elle venait d'arriver à l'instant même.

—Et à preuve, continua avec joie le condamné, qui, se voyant reconnu, commençait à reprendre espoir, à preuve que, comme un généreux seigneur que vous êtes, au lieu de me donner six carlins que je vous avais demandés, vous me donnâtes deux onces.

—Tout cela est l'exacte vérité, dit le colonel en se retournant vers le juge; mais nous allons être mieux renseignés encore. J'ai sur moi le portefeuille où j'inscris jour par jour ce que je fais; ainsi, il me sera facile de m'assurer si cet homme ne nous donne pas une fausse date.

—Cherchez, cherchez, colonel, dit le condamné; maintenant je suis sûr de mon affaire.

Le colonel ouvrit son portefeuille, puis, arrivé à la date indiquée, il lut tout haut:

«Aujourd'hui 18 mai, j'ai abordé à Palerme à onze heures du matin.—Pris sur le port un pauvre diable qui a été blessé en portant mes malles.—Logé à l'Hôtel des Quatre-Cantons.»

—Voyez-vous? voyez-vous? s'écria le condamné.

—Ma foi! monsieur le juge, dit le colonel en se retournant vers maître Bartolomeo, si c'est vraiment le 18 mai que l'assassinat dont ce pauvre homme est accusé a été commis, je dois affirmer sur mon honneur que le 18 mai il était à Palerme, où, comme le constate mon album, il a été blessé à mon service. Or, comme il ne pouvait être à la fois à Palerme et à Centorbi, il est nécessairement innocent.

—Innocent! innocent! cria la foule.

—Oui, innocent, mes amis, innocent! dit le condamné. Je savais bien que
Dieu ferait un miracle en ma faveur.

—Miracle! miracle! cria la foule.

—Eh bien! dit le juge, nous allons le faire reconduire en prison, et nous procéderons à une autre enquête.

—Non, non, libre! libre à l'instant même! cria le peuple.

Et, à ces mots, une partie de la foule, se ruant vers l'estrade, enleva le condamné et lui délia les mains, tandis que l'autre renversait la potence et poursuivait le bourreau à coups de pierre.

Quant au colonel, il fut reporté en triomphe à l'Hôtel du Cyclope.

Toute la journée, Castro-Giovanni fut en fête; et lorsque le colonel quitta la ville vers midi, il lui fallut fendre à grand-peine avec son cheval les flots du peuple, qui lui baisait les mains en criant: Vive le colonel Santa-Croce! Vive le sauveur de l'innocent!

Quant au condamné, comme chacun voulait lui parler et entendre de sa propre bouche le récit de son aventure, ce ne fut que vers le soir qu'il se trouva avoir quelque peu de liberté. Il en profita aussitôt pour enfiler une ruelle que son peu de largeur rendait plus sombre encore; puis, par cette ruelle, il atteignit la porte de la ville; puis, une fois hors de la ville, il gagna a toutes jambes une gorge de la montagne, où il disparut.

Le lendemain, le juge reçut de Luigi Lana une lettre dans laquelle le chef de bandits le remerciait de la complaisance qu'il avait eue de lui offrir un siège sur sa propre estrade; il le priait en outre de présenter ses compliments à son compère, maître Gaëtano, propriétaire de l'hôtel du Cyclope.

Mais, tout libre qu'était redevenu le condamné, l'impression produite sur son esprit par l'aspect de la potence, à laquelle il avait pour ainsi dire touché du doigt, avait été si réelle, qu'il résolut, malgré les exhortations de ses camarades, d'abandonner la vie qu'il avait menée jusque-là et de se réconcilier avec la police.

Le religieux qui l'avait accompagné dans le trajet de la prison à l'échafaud fut l'intermédiaire entre lui et l'autorité. La prière fut transmise au vice-roi, et comme le bandit ne demandait que la vie sauve, promettant d'être à l'avenir un modèle de probité, après quelques pourparlers entre le moine et le vice-roi, sa demande lui fut accordée, à cette seule condition qu'il ferait amende honorable pieds nus et le corps ceint d'une corde.

Cette cérémonie eut lieu à Palerme, à la grande édification des fidèles.

Voilà ce qui arriva à Castro-Giovanni, le 20 juillet de l'an de grâce 1826.

—Et depuis lors, demandai-je à monsieur Politi, qu'est devenu, s'il vous plaît, cet honnête homme?

—Il a pris le nom de Salvadore, sans doute en mémoire de la façon miraculeuse dont il a été sauvé, s'est fait muletier, afin, comme il s'y était engagé, de gagner sa vie d'une façon honorable; et, si ce que je vous ai raconté ne vous donne pas une trop grande défiance, il aura l'honneur d'être demain matin votre guide de Girgenti à Palerme.

L'INTÉRIEUR DE LA SICILE

Le lendemain, quelque diligence que nous fîmes, nous ne parvînmes à nous mettre en route que vers les neuf heures du matin. Nous avions demandé d'abord une mule de renfort pour Cama; mais, lorsqu'il se vit pour la première fois de sa vie juché au haut d'une selle sans autre support que deux étriers d'inégale longueur, il déclara que la bride lui paraissait un point d'appui trop insuffisant pour qu'il lui confiât la conservation de sa personne. En conséquence, avec l'aide de Salvadore, il mit pied à terre, et la mule fut renvoyée.

Pendant ce temps, on chargeait toute notre roba sur la mule de transport. Comme ce bagage était assez considérable, Cama remarqua qu'il formait sur le dos de l'animal une surface plane de trois ou quatre pieds de diamètre. Cette terrasse parut à Cama un véritable lieu de sûreté, comparée à l'extrémité aiguë de la selle, et il demanda à s'établir, comme il l'entendrait, sur cette petite plate-forme. Salvadore, consulté pour savoir si sa mule pouvait porter ce surcroît de charge, répondit qu'il n'y voyait pas d'inconvénient; au bout d'un instant, Cama se trouva donc placé au centre de notre roba, assis à la manière des tailleurs, et s'élevant pyramidalement au milieu de son domaine.

On nous avait recommandé de visiter les Maccaloubi. Nous priâmes donc Salvadore de prendre le chemin qui y conduisait; mais, habitué à de pareilles demandes, il avait de lui-même prévenu notre désir, et nous n'en étions déjà plus qu'à un demi-mille lorsque nous lui dîmes de nous y conduire.

Les Maccaloubi sont tout bonnement de petits volcans de vase, au nombre de trente ou quarante, qui s'élèvent sur une plaine boueuse. Chacun de ces volcans en miniature a un pied ou dix-huit pouces de haut; la matière qui s'échappe de ces taupinières est une espèce d'eau pâteuse, couleur de rouille, très froide, et, à ce que l'on assure, très salée. Lorsque nous les visitâmes, les volcaneaux se reposaient, c'est-à-dire qu'à grand-peine, et avec des efforts qui devaient singulièrement les fatiguer, ils poussaient leur lave humide hors de leur cratère. Salvadore nous assura qu'il y avait des époques où ils jetaient de la boue à cent ou cent cinquante pieds de hauteur, et où toute cette plaine de vase tremblait comme une mer. Nous ne vîmes rien de pareil. Elle était au contraire fort tranquille, comme nous l'avons dit, et assez sèche pour qu'en marchant dans les intervalles des volcans, on n'enfonçât que deux ou trois pouces. Comme la chose, malgré la recommandation, nous parut médiocrement curieuse, et que nous n'étions pas assez forts en géologie pour étudier la cause de ce phénomène, nous ne fîmes aux Maccaloubi qu'une assez courte station, et nous continuâmes notre chemin.

Vers les onze heures, nous nous trouvâmes sur le bord d'un petit fleuve. Comme nous suivions un chemin à peine tracé, et praticable seulement pour les litières, les mulets et les piétons, il n'y avait pas, on le pense bien, d'autre moyen de traverser le fleuve que d'y pousser bravement nos mulets. Ils y entrèrent jusqu'au ventre, et nous conduisirent sans accident à l'autre bord. J'avais invité Salvadore à monter en croupe derrière moi; mais, comme il faisait très chaud, il n'y fit point tant de façon, et passa tranquillement à la manière de ses mulets, c'est-à-dire en se mettant dans l'eau jusqu'à la ceinture.

A quelques pas au-delà du fleuve, nous trouvâmes une espèce de petit bosquet de lauriers roses qui ombrageait une fontaine. C'était une halte tout indiquée pour notre déjeuner. Nous sautâmes, en conséquence, à bas de nos mules; Cama se laissa glisser du haut de son bagage, Salvadore battit les buissons pour en chasser deux ou trois couleuvres et une douzaine de lézards, et nous déjeunâmes.

Comme nous avions invité Salvadore à déjeuner avec nous, honneur qu'après quelques façons préliminaires il avait fini par accepter, il était devenu vers la fin du repas un peu plus communicatif qu'il ne l'avait été au moment de notre départ. Jadin profita de ce commencement de sociabilité pour lui demander la permission de faire son portrait. Salvodore y consentit en riant, drapa son manteau sur son épaule gauche, s'appuya sur le bâton pointu dont il se servait pour sauter par-dessus les ruisseaux et pour piquer les mules, croisa une de ses jambes sur l'autre, et se tint devant lui avec l'immobilité et l'aplomb d'un homme habitué à accéder à de pareilles demandes.

Pendant ce temps, je pris mon fusil et je battis les environs: un malheureux lapin qui s'était aventuré hors de son terrier, et qui eut l'imprudence de vouloir le regagner, au lieu de rester tranquillement à son gîte où je ne l'eusse pas découvert, fut le trophée de cette expédition.

Ce fut une occasion pour Salvadore de nous demander la permission d'examiner nos fusils, ce qu'il n'avait point encore osé faire, malgré l'envie qu'il en avait. Il les prit et les retourna en homme à qui les armes sont familières; mais, comme c'étaient des fusils du système Lefaucheux, le mécanisme lui en était parfaitement inconnu. Je n'étais pas fâché, tout en ayant l'air de satisfaire sa curiosité, de lui montrer qu'à une distance honnête je ne manquerais pas mon homme; je fis donc jouer la bascule, je changeai mes cartouches de plomb à lièvre pour des cartouches de plomb à perdrix, et, jetant deux piastres en l'air, je les touchai toutes les deux. Salvadore alla ramasser les piastres, reconnut sur elles la trace du plomb, et secoua la tête de haut en bas, en digne appréciateur du coup que je venais de faire. Je lui proposai de tenter le même essai; il me dit tout simplement qu'il n'avait jamais été grand tireur au vol, mais que, si mon camarade voulait lui prêter sa carabine, il nous montrerait ce qu'il savait faire à coup posé. Comme elle était toute chargée à balles, Jadin la lui mit aussitôt entre les mains. Salvadore prit pour but une petite pierre blanche de la grosseur d'un oeuf, qui se trouvait à cent pas de nous au milieu du chemin et, après l'avoir visée avec une attention qui indiquait l'importance qu'il attachait à réussir, il lâcha le coup et brisa la pierre en mille morceaux.

Cela nous fit faire, à Jadin et à moi, la réflexion médiocrement rassurante que, dans l'occasion, Salvadore non plus ne devait pas manquer son homme.

Quant à Cama, il ne pensait à rien autre chose qu'à envelopper son lapin dans des herbes qu'il avait cueillies au bord de la fontaine, afin de le maintenir frais jusqu'à l'heure du dîner.

Nous nous remîmes en route; le misérable fiumicello que nous venions de traverser faisait plus de tours et de détours que le fameux Méandre. Nous le rencontrâmes douze fois sur notre route en moins de trois lieues: chaque fois nous le passâmes à gué comme la première.

Pendant toute cette route, nous n'apercevions aucune terre cultivée, mais des plaines immenses couvertes de grandes herbes, brûlées par le soleil, au milieu desquelles s'élevait parfois, comme une île de verdure, une petite cabane entourée de cactus, de grenadiers et de lauriers roses. A cent pas, tout autour de la cabane, le sol était défriché, et l'on apercevait quelques légumes qui perçaient la terre et qui, selon toute probabilité, étaient la seule nourriture des malheureux perdus dans ces solitudes.

Nous marchâmes jusqu'à cinq heures du soir, apercevant de temps en temps une espèce de village juché à la cime de quelque rocher, sans qu'on pût distinguer le moins du monde par quel chemin on y arrivait. Enfin, du haut d'une petite colline, Salvadore nous montra une ferme placée sur notre chemin, et nous dit que c'était là que nous passerions la nuit. Une lieue à peu près au delà de cette ferme, et à droite de la route, s'élevait sur le penchant d'une montagne une ville de quelque importance, nommée Castro-Novo. Nous demandâmes à Salvadore pourquoi nous ne gagnions pas cette ville, au lieu de nous arrêter dans une misérable auberge où nous ne trouverions rien; Salvadore se contenta de nous répondre que cela nous écarterait trop de notre route. Comme une plus longue insistance de notre part eût pu faire croire à notre guide que nous nous défiions de lui, ce qui eût été fort ridicule après notre choix volontaire, nous n'ajoutâmes point d'autres observations, et nous résolûmes, puisque nous avions tant fait que de le prendre, de nous en remettre entièrement à lui: seulement nous lui demandâmes, pour savoir au moins où nous allions passer la nuit, quel était le nom de cette baraque. Il nous répondit qu'elle s'appelait Fontana-Fredda.

C'était bien, du reste, le plus magnifique coupe-gorge que j'aie vu de ma vie, isolé dans un petit défilé, sans aucune muraille de clôture, et n'ayant pas une seule porte ou une seule fenêtre qui fermât. Quant à ceux qui l'habitaient, notre présence ne leur parut probablement pas un événement assez digne de curiosité pour qu'ils se dérangeassent, car nous nous arrêtâmes à la porte, nous descendîmes de nos mules, et nous entrâmes dans la première pièce sans voir personne; ce ne fut qu'en ouvrant une porte latérale que j'aperçus une femme qui berçait son enfant sur ses genoux en chantonnant une chanson lente et monotone. Je lui adressai la parole; elle me répondit, sans se déranger, quelques mots d'un patois si étrange, que je renonçai à l'instant même à lier conversation avec elle, et que j'en revins à Salvadore, qui, faute de garçon d'écurie, déchargeait ses mules lui-même, le priant de s'occuper en personne de notre dîner et de notre coucher. Il me répondit, en secouant la tête, qu'il ne fallait pas trop compter ni sur l'un ni sur l'autre, mais qu'il ferait de son mieux.

En rentrant dans la première pièce, je trouvai Cama désespéré; il avait déjà fait sa visite, et n'avait trouvé ni casserole, ni gril, ni broche. Je l'invitai à se procurer d'abord de quoi griller, bouillir ou rôtir; nous verrions ensuite comment remplacer les ustensiles absents.

Après avoir attaché ses mules au râtelier, Salvadore apparut à son tour, et entra dans la chambre voisine; mais un instant après il en sortit en disant que, le maître de la maison se trouvant à Secocca, et sa femme étant à moitié idiote, nous n'avions qu'à agir comme nous ferions dans une maison abandonnée. Les provisions se bornaient, nous dit-il, à une cruche d'huile rance et à quelques châtaignes: pour du pain, il n'en avait pas.

Si ce langage n'était pas rassurant, il avait au moins le mérite d'être parfaitement clair. Chacun se mit donc en quête de son côté, et s'occupa de rassembler ce qu'il put: Jadin, après une demi-heure de course dans les rochers, rapporta une espèce de colombe; Salvadore avait tordu le cou à une vieille poule; j'avais, dans un hangar bâti en retour de la maison, trouvé trois oeufs; enfin, Cama avait dépouillé le jardin, et réuni deux grenades et une douzaines de figues d'Inde. Tout ceci, joint au lapin heureusement mis à mort pendant que Jadin faisait le portrait de Salvadore, présentait tant bien que mal l'apparence d'un dîner. Il ne restait plus qu'à l'apprêter.

Ne trouvant pas de casserole, et forcés d'employer de l'huile rance au lieu de beurre, nous arrêtâmes que notre menu se composerait d'un potage à la poule, d'un rôti de gibier, de trois oeufs à la coque en entremets, et de nos grenades flanquées de nos figues d'Inde en dessert; les châtaignes, cuites sous la cendre, devaient remplacer le pain.

Tout cela n'eût rien été, absolument rien, sans l'odieuse saleté du bouge où nous nous trouvions.

A peine nous étions-nous mis à l'oeuvre, que deux enfants couverts de haillons, maigres, hâves et fiévreux, étaient sortis comme des gnomes, je ne sais d'où, et étaient venus s'accroupir de chaque côté de la cheminée, suivant avec des yeux avides nos maigres provisions dans toutes les transformations qu'elles éprouvaient. Nous avions voulu les chasser d'abord de leur poste, afin de n'avoir pas sous les yeux ce dégoûtant tableau; mais la harangue que je leur avais faite et le coup de pied dont à mon grand regret l'avait accompagnée Cama, n'avaient produit qu'un grognement sourd assez semblable à celui d'un marcassin qu'on veut tirer de son trou. Je m'étais alors retourné vers Salvadore, en lui demandant ce qu'ils avaient et ce qu'ils voulaient, et Salvadore m'avait répondu en jetant sur eux un regard d'indicible pitié.—Ce qu'ils ont et ce qu'ils veulent? Ils ont faim et voudraient manger.

Hélas! c'est le cri du peuple sicilien, et je n'ai pas entendu autre chose pendant trois mois que j'ai habité la Sicile. Il y a des malheureux dont la faim n'a jamais été apaisée depuis le jour où, couchés dans leur berceau, ils ont commencé de sucer le sein tari de leur mère, jusqu'au jour où, étendus sur leur lit de mort, ils ont expiré, essayant d'avaler l'hostie sainte que le prêtre venait de poser sur leurs lèvres.

Dès lors on comprend que ces deux pauvres enfants eurent droit à la meilleure part de notre dîner; nous restâmes sur notre faim, mais au moins ils furent rassasiés.

Quelle horrible chose de penser qu'il y a des misérables pour lesquels avoir mangé une fois sera un souvenir de toute la vie!

Le dîner terminé, nous nous occupâmes de notre gîte. Salvadore nous découvrit une espèce de chambre au rez-de-chaussée, sur la terre de laquelle étaient jetées dans deux auges deux paillasses sans draps; c'étaient nos lits.

Cela, joint aux insectes qui couvraient déjà le bas de nos pantalons, et qui couraient impunément le long des murs, ne nous promettait pas un sommeil bien profond; aussi résolûmes-nous d'en essayer le plus tard possible, et allâmes-nous, nos fusils sur l'épaule, faire une promenade par la campagne.

Rien n'était doux, calme et tranquille comme cette solitude: c'était le silence et la poésie du désert; l'air brûlant de la journée avait fait place à une petite brise nocturne qui apportait un reste de saveur marine pleine de voluptueuse fraîcheur; le ciel était un vaste dais de saphir tout étoilé d'or; des météores immenses traversaient l'espace sans bruit, tantôt sous l'aspect d'une flèche qui file vers son but, tantôt pareils à des globes de flammes descendant du ciel sur la terre. De temps en temps une cigale attardée commençait un chant tout à coup interrompu et tout à coup repris; enfin les lucioles scintillaient, étoiles vivantes, pareilles à des étincelles éphémères que font naître les caprices des enfants en frappant sur un foyer à demi éteint.

C'eût été fort doux de passer la nuit ainsi, mais nous avions le lendemain une quarantaine de milles à faire, mais nous avions fait vingt-cinq milles dans la journée, mais là enfin, comme toujours, comme partout, quand l'âme disait oui, le corps disait non.

Nous rentrâmes vers les dix heures, et nous nous jetâmes tout habillés sur nos lits.

D'abord la fatigue l'emporta sur tout autre chose, et je m'endormis; mais, au bout d'une heure, je me réveille, transpercé d'un million d'épingles; autant aurait valu essayer de dormir dans une ruche d'abeilles. Je me remuai, je changeai de place, je me tournai, je me retournai; impossible de me rendormir.

Quand à Jadin, soit fatigue plus grande, soit sensibilité moins exaltée, il dormait comme Epiménide.

Je me souvins alors de ce hangar plein de paille ou j'avais été dénicher des oeufs, et il me parut un lieu de délices, comparé à l'enfer où je me trouvais. En conséquence, comme rien ne s'opposait à ce que j'en usasse à mon plaisir, je pris mon fusil couché à côté de moi sur mon matelas, j'ouvris doucement la fenêtre, je sautai dehors, et j'allai m'étendre sur cette paille tant désirée.

J'y étais depuis dix minutes à peu près, et je commençais à entrer dans cet état qui n'est plus la veille, mais qui n'est pas encore le sommeil, lorsqu'il me sembla que j'entendais parler à quelques pas de moi. Quelques instants encore je doutai, et par conséquent j'essayai de m'enfoncer davantage dans mon assoupissement, lorsque le bruit devint si distinct, que j'ouvris les yeux tout grands, et qu'à la lueur des étoiles je vis trois hommes arrêtés à l'angle de la maison. Mon premier mouvement fut de m'assurer si mon fusil était toujours près de moi. Je le sentis à la place où je l'avais posé, et, plus tranquille, je reportai les yeux sur mes trois individus.

Comme j'étais caché dans l'ombre que projetait le toit du hangar, ils ne pouvaient m'apercevoir, tandis que moi, au contraire, à mesure que mes yeux s'habituaient à l'obscurité, je les distinguais parfaitement. Ils étaient enveloppés de longs manteaux; l'un d'eux avait un fusil, les deux autres étaient seulement armés de bâtons.

Au bout de quelques minutes, pendant lesquelles ils restèrent immobiles en parlant à voix basse, celui des trois qui avait le fusil s'approcha de la fenêtre par laquelle j'étais sorti, entr'ouvrit le contrevent, et passa sa tête avec précaution, de manière à regarder dans la chambre. Comme nous avions laissé brûler une lampe sur la cheminée, il pouvait voir un de nos deux matelas occupé et l'autre vide. Sans doute cette circonstance le préoccupa, car il revint aussitôt à ses deux compagnons et leur parla vivement. Tous trois alors s'approchèrent. Je crus que le moment était venu; je me levai sur un genou et j'armai les deux chiens de mon fusil. Comme les intentions de trois drôles qui entrent par la fenêtre, à minuit, ne peuvent être douteuses, ma résolution était bien arrêtée: au premier acte d'effraction qu'ils tentaient, je faisais coup double, et, si le troisième ne s'enfuyait pas, Jadin, éveillé par le bruit, avait sa carabine.

En ce moment la fenêtre du grenier s'ouvrit et je vis passer la tête de
Salvadore.

A cette apparition, je l'avoue, je crus que notre guide en revenait à son ancien métier, et que nous allions avoir affaire à quatre bandits au lieu d'avoir affaire à trois seulement. Mais, avant que ce doute eût le temps de se changer en certitude, j'entendis une voix qui demandait impérieusement en sicilien:

—Qui êtes-vous? que voulez-vous?

—Salvadore! dirent à la fois les trois hommes.

—Oui, Salvadore. Attendez-moi, je descends.

Dix secondes après, la porte s'ouvrit et Salvadore parut.

Il marcha droit aux trois hommes, et entama avec eux une conversation qui, pour avoir lieu à voix basse, ne m'en parut pas moins vive. Pendant dix minutes ils semblèrent disputer, eux parlant avec insistance, lui répondant avec fermeté. Bientôt les trois hommes reculèrent de quelques pas, comme pour tenir conseil entre eux; Salvadore resta où il était, les bras croisés et le regard fixé sur eux. Enfin, celui qui avait un fusil se détacha du groupe, revint à Salvadore, lui donna une poignée de main et, rejoignant ses camarades, s'éloigna avec eux. Au bout de cinq minutes ils étaient perdus tous trois dans l'obscurité, et je n'entendais plus que le bruit de leurs pas sur les herbes sèches.

Salvadore resta encore un quart d'heure à peu près à la même place, dans la même attitude; puis, certain que les visiteurs nocturnes s'étaient retirés réellement, il rentra à son tour et referma la porte derrière lui.

On comprend que la scène dont je venais d'être témoin m'avait ôté, du moins pour le moment, toute envie de dormir. Je restai une demi-heure immobile comme une statue, dans l'attitude où j'étais, et le doigt sur la gâchette de mon fusil; puis, au bout d'une demi-heure, comme rien ne reparaissait, et comme je n'entendais plus aucun bruit, je repris une position un peu moins incommode.

Une autre demi-heure s'était à peine écoulée que, telle est la puissance étrange du sommeil, je m'étais déjà rendormi.

Le froid du matin me réveilla. Si belle que doive être la journée, il tombe toujours en Sicile, quelques minutes avant que le soleil se lève, une rosée fine, pénétrante et glacée. Heureusement le toit sous lequel je m'étais mis à couvert m'en avait garanti; mais je n'en ressentais pas moins ce malaise matinal bien connu de tous les voyageurs.

J'allais rentrer dans la chambre comme j'en étais sorti, lorsque je vis Jadin ouvrir la fenêtre; il venait de se réveiller, et, ne me voyant pas sur mon matelas, il avait conçu quelque inquiétude de ce que j'étais devenu, et me cherchait. Je lui racontai ce qui s'était passé; il n'avait rien entendu. Cela faisait honneur à son sommeil, car non seulement il n'avait pas été plus ménagé que moi par les insectes, mais encore, moi absent, il avait dû payer pour nous deux. C'est, au reste ce que prouvait la simple inspection de sa personne; il était tatoué des pieds à la tête comme un sauvage de la Nouvelle-Zélande.

Nous appelâmes Salvadore, qui nous répondit de l'écurie où il apprêtait ses mules; puis, attendu, comme on le pense bien, qu'il n'était pas question de déjeuner, et qu'il n'y avait sur notre route que la seule ville de Corleone, je crois, où nous comptassions faire un repas quelconque, nous fîmes provision de châtaignes, afin d'amuser notre appétit tout le long de la route.

Quant à la carte à payer, à notre grand étonnement, elle se trouvait, je ne sais comment, monter à trois piastres: nous les donnâmes, mais en recommandant à Salvadore de ne les remettre qu'à titre d'aumône.

Nous nous mîmes en route dans le même ordre que la veille, si ce n'est que je marchai d'abord à pied pour deux raisons: la première, c'est que je désirais me réchauffer; et la seconde c'est que je n'étais pas fâché de causer avec Salvadore de ce qui s'était passé dans la nuit. Au premier mot qui m'en échappa, il se mit à rire; puis, voyant que j'avais assisté à ce petit drame depuis le lever de la toile jusqu'au baisser du rideau:—Ah! oui, oui, me dit-il, ce sont d'anciens camarades qui travaillent la nuit au lieu de travailler le jour. Si vous aviez pris un autre guide que moi, il est probable qu'il y aurait eu quelque chose entre vous, et que, d'après ce que vous me dites, cela se serait mal passé pour eux; mais vous avez vu que, quoiqu'ils se soient fait un peu tirer l'oreille, il n'en ont pas moins fini pour nous laisser le champ de bataille. Maintenant nous n'entendrons plus parler de rien avant le passage de Mezzojuso.

—Et au passage de Mezzojuso? demandai-je.

—Oh! là il faudra le voir.

—N'avez-vous point sur ceux que nous rencontrerons la même influence que vous avez eue sur ceux que nous avons déjà rencontrés?

—Dame! répondit Salvadore avec un geste sicilien que rien ne peut rendre, c'est une nouvelle troupe qui vient de se former.

—Et vous ne les connaissez pas beaucoup?

—Non, mais ils me connaissent.

Nous étions arrivés au bord d'un torrent qui, après avoir fait tourner une espèce de moulin qu'on appelle le moulin de l'Olive, coulait d'un mouvement assez doux, et qu'il fallait bien entendu, comme notre fleuve de la veille dont il était peut-être la source, traverser à gué: je remontai donc sur ma mule. Salvadore me demanda la permission de sauter en croupe, ce que je lui accordai, et nous tentâmes le passage, qui s'opéra à notre satisfaction, quoique, malgré nos précautions, nous ne pussions nous empêcher d'être mouillés jusqu'aux genoux. Jadin vint ensuite et gagna comme nous le bord sans accident; mais il n'en fut pas de même du pauvre Cama, qui était évidemment destiné à nous servir de bouc émissaire. A peine son mulet fut-il arrivé au milieu du torrent que, mal dirigé par son conducteur, il dévia de quelques pieds et s'enfonça dans un trou: au cri que jeta Cama nous nous retournâmes, et nous l'aperçûmes dans l'eau jusqu'à la ceinture, tandis que nous ne voyions plus que la tête du mulet: la figure que faisait ce malheureux était si grotesque, il était dans tous les événements funestes qui lui arrivaient si profondément comique, que nous ne pûmes nous empêcher d'éclater de rire.

Cette hilarité intempestive réagit sur Cama, qui voulut faire reprendre à son mulet la route qu'il avait perdue, mais, dans les efforts que l'animal fit lui-même, il rencontra une pierre et buta: la violence du coup fit rompre la sangle, et nous vîmes immédiatement Cama et notre bagage s'en aller au fil de l'eau. Si utile que nous fût le premier, et si nécessaire que nous fût le second, nous courûmes à notre cuisinier, tandis que Salvadore courait à notre bagage: au bout de cinq minutes, homme et roba étaient hors de l'eau, mais tellement mouillés, tellement ruisselants, qu'il n'y avait pas moyen de continuer la route sans faire sécher le tout.

Nous allumâmes un grand feu avec des herbes sèches et des oliviers morts; nous-mêmes en avions besoin; l'air du matin nous avait glacés, et nous nous chauffâmes avec un indicible plaisir à un de ces feux libres et gigantesques comme en allument les bûcherons dans les forêts et les pâtres dans les montagnes; en outre nous y fîmes rôtir chacun une douzaine de châtaignes. Ce fut notre déjeuner.

Pendant que nous faisions cette halte obligée, nous vîmes paraître une litière portée sur deux mules, menée par un conducteur et accompagnée de quatre campieri. Elle renfermait un digne prélat, gros, gras et frais qui, plus prudent que nous, m'eut tout l'air, au regard de mépris qu'il jeta sur notre collation, de porter ses provisions avec lui. Les quatre campieri, armés de fusils et enveloppés de manteaux, donnaient à sa marche un aspect assez pittoresque. Malgré là difficulté du passage où nous avions échoué, grâce à l'adresse de son conducteur, il traversa la petite rivière sans accident.

Au bout d'une heure à peu près nous levâmes le camp. Mais, quelques instances que nous fissions à Cama, il ne voulut jamais remonter sur son mulet. Salvadore profita de ce refus pour s'y installer à sa place; nous nous remîmes en route, Cama nous suivant à pied.

Les plaines que nous traversions, si toutefois des terrains si bouleversés peuvent s'appeler des plaines, offraient toujours un aspect des plus grandioses: chaque fois que nous arrivions au sommet de quelque monticule, nous apercevions de ces lontains immenses et fantastiques comme on en voit en rêves; et si bizarrement colorés par le soleil, qu'ils semblaient mener à quelqu'un de ces pays féeriques que les pas de l'homme ne peuvent atteindre. De temps en temps nous apercevions dans la plaine, où il se recourbait comme un serpent de verdure, quelque ruisseau desséché par la canicule, dont un long ruban de lauriers roses, protégés par un reste de fraîcheur, marquait toutes les sinuosités; puis, ça et là, une de ces petites îles verdoyantes que nous avons déjà décrites, s'élevant sur ce désert d'herbes rougeâtres, au milieu desquelles chantaient désespérément des millions de cigales.

Après six ou huit heures de marche sous un soleil tellement ardent que le cuir de nos bottes nous brûlait les pieds, nous aperçûmes la ville où nous devions dîner: c'étaient deux ou trois rangées de maisons n'ayant que des rez-de-chaussée, bâties à des distances égales les unes des autres, et qui de loin ressemblaient, à s'y méprendre, à des joujoux d'enfants.

En descendant à la porte de la principale auberge, nous remarquâmes avec plaisir qu'elle contenait quelques instruments de cuisine qui ne paraissaient pas trop abandonnés; mais Salvadore vint calmer la joie que nous causait cette vue, en nous invitant à en faire le plus prompt usage qu'il nous serait possible, attendu qu'ayant perdu une heure à nous réchauffer le matin, il fallait rattraper cette heure sur notre dîner, afin de ne point arriver trop tard aux rochers de Mezzojuso. Si affamés que nous fussions, nous comprîmes l'importance de l'avis, et nous pressâmes notre hôte le plus qu'il nous fut possible. Cela n'empêcha point que nous ne perdissions deux heures à faire un exécrable dîner. Un chat, porté sur notre carte au compte de Milord, nous prouva qu'il avait été plus heureux que nous.

Nous nous remîmes en route vers les cinq heures. Comme le défilé qu'il nous fallait franchir n'était guère éloigné que de six milles de Corleone, où nous avions dîné, nous commençâmes à l'apercevoir vers six heures un quart. C'était tout bonnement un passage entre deux montagnes, l'une coupée à pic, l'autre s'inclinant par une pente assez rapide, toute couverte de rocs qui avaient roulé du sommet, et s'étaient arrêtés à différentes distances. Nous devions y être arrivés vers sept heures, c'est-à-dire en plein jour encore. Salvadore nous montra ce passage du bout de son bâton; puis, nous regardant comme pour voir l'effet que ce qu'il allait nous annoncer produirait sur nous:

—S'il y a quelque chose à craindre, dit-il, ce sera là.

—Hâtons donc le pas, répondis-je, car, s'il y a vraiment quelque danger, mieux vaut l'aller chercher au grand jour que d'attendre qu'il vienne nous surprendre pendant la nuit.

—Allons, dit Salvadore.

Et, appuyant la main sur le pommeau de ma selle, il excita de la voix nos mules, qui prirent le trot.

Nous approchâmes rapidement. Cama, pour ne point nous retarder, avait repris sa place au milieu du bagage, et nous suivait, cramponné aux cordes qui le liaient. Il avait entendu quelques mots des craintes émises par Salvadore, et avait paru fort inquiet. Je lui avais alors offert, comme Jadin avait une carabine et moi un fusil à deux coups, de prendre les pistolets, afin de nous donner un coup de main si l'occasion se présentait; mais cette offre avait failli le faire tomber de frayeur du haut de sa mule. Jadin les avait donc gardés dans ses fontes.

A trois cents pas du passage à peu près, Salvadore arrêta ma mule. Comme c'était elle qui tenait la tête du cortège, les deux autre suivirent immédiatement son exemple; puis, nous disant de demeurer à l'endroit où nous étions, attendu qu'il venait d'apercevoir le bout d'un fusil derrière un rocher, Salvadore nous quitta et marcha droit vers le point indiqué.

Nous profitâmes de cette petite halte pour voir si nos armes étaient en état. J'avais, dans chaque canon de mon fusil deux balles mariées, et Jadin en avait autant dans celui de sa carabine et dans ceux de ses pistolets. Comme les pistolets étaient doubles, cela nous faisait sept coups à tirer, sans compter que nos fusils, étant à système, pouvaient se recharger assez promptement pour qu'en cas de besoin une seconde décharge succédât presque immédiatement à la première.

Nous suivions Salvadore des yeux avec une attention que l'on comprendra facilement. Il s'avançait d'un pas ferme et rapide, sans montrer aucune hésitation; bientôt nous vîmes poindre un homme à l'angle d'une pierre; Salvadore l'aborda, et tous deux, après quelques paroles échangées, disparurent derrière le rocher.

Au bout de dix minutes, Salvadore reparut seul et revint vers nous. Nous cherchâmes de loin à lire sur son visage quelles nouvelles il nous apportait, mais c'était chose impossible. Enfin, lorsqu'il fut à quelques pas de nous:

—Eh bien! lui dis-je, qu'y a-t-il?

—Il y a que, comme je l'avais prévu, ils ne veulent pas nous laisser passer.

—Comment! ils ne veulent pas nous laisser passer?

—C'est-à-dire à moins que vous ne payiez le passage.

—Et sont-ils bien exigeants?

—Oh! non. A ma considération, ils n'exigent que cinq piastres.

—Ah! dit Jadin en riant, à la bonne heure! voilà des gens raisonnables, et j'aime presque mieux avoir affaire à eux qu'aux aubergistes.

—Et combien sont-ils, demandai-je, pour avoir la prétention de nous mettre ainsi à contribution?

—Ils sont deux.

—Comment! deux en tout?

—Oui; les autres sont sur la route d'Armianza à Polizzi.

—Que dites-vous de cela, Jadin?

—Eh bien! mais je dis que, puisqu'ils ne sont que deux, et que nous sommes quatre, c'est à nous de leur faire donner cinq piastres.

—Mon cher Salvadore, repris-je alors, faites-moi le plaisir de retourner vers ces messieurs, et de leur dire que nous les invitons à se tenir tranquille.

—Ou sinon, continua Jadin, que je les fais manger par Milord. N'est-ce pas, le chien? Veux-il manger un voleur, le chien? Hein?

Milord fit deux ou trois bonds fort joyeux en signe de parfait consentement.

—C'est votre dernier mot? dit Salvadore.

—Le dernier.

—Eh bien! vous avez raison. Seulement, mettez pied à terre, et marchez de l'autre côté des mules, afin que, si dans un moment de mauvaise humeur il leur prenait l'envie de vous envoyer un coup de fusil, vous leur présentiez le moins de prise possible.

Le conseil était bon; nous le suivîmes aussitôt. Quant à Salvadore, soit qu'il pensât n'avoir rien à craindre, soit qu'il méprisât le danger, il marcha, en sifflant, quatre pas en avant de la première mule, tandis que nous étions chacun derrière la nôtre, et entièrement abrités par elle.

Nous vîmes poindre le chapeau pointu de nos bandits au-dessus du rocher; nous vîmes s'abaisser les deux canons de fusil dans notre direction; mais quoique, à l'endroit où la route était la plus rapprochée du lieu où ils étaient embusqués, il n'y eût guère plus de soixante pas d'eux à nous, toute leur hostilité se borna à cette démonstration, peut-être aussi défensive qu'offensive. Au bout de dix minutes, nous étions hors de portée.

—Eh bien! Cama, dis-je en me retournant vers notre malheureux cuisinier, qui, pâle, comme la mort, marmottait ses prières en baisant une image de la madone qu'il portait au cou, que penses-tu maintenant des voyages par terre?

—Oh! monsieur, s'écria Cama, j'aime encore mieux la mer, parole d'honneur!

—Tenez, dis-je à Salvadore, vous êtes un brave homme; voici les cinq piastres pour boire à notre santé.

Salvadore nous baisa les mains, et nous remontâmes sur nos mules.

Une heure après, nous étions arrivés sans autre accident à l'auberge de San-Lorenzo, où nous devions coucher. Nous y trouvâmes un souper et un lit détestables, pour lesquels on nous demanda le lendemain quatre piastres.

Décidément Jadin avait raison: les véritables voleurs, ceux surtout auxquels il n'y avait pas moyen d'échapper, c'étaient les aubergistes.

PALERME L'HEUREUSE

Plus favorisée du ciel que Girgenti, Palerme mérite encore aujourd'hui le nom qu'on lui donna il y a vingt siècles: aujourd'hui, comme il y a vingt siècles, elle est toujours Palerme l'heureuse.

En effet, s'il est une ville au monde qui réunisse toutes les conditions du bonheur, c'est cette insoucieuse fille des Phéniciens qu'on appelle Palermo Felice, et que les anciens représentaient assise comme Vénus dans une conque d'or. Bâtie entre le monte Pellegrino qui l'abrite de la tramontana, et la chaîne de la Bagherie, qui la protège contre le sirocco; couchée au bord d'un golfe qui n'a que celui de Naples pour rival; entourée d'une verdoyante ceinture d'orangers, de grenadiers, de cédrats, de myrthes, d'aloès et de lauriers roses, qui la couvrent de leurs ombres, qui l'embaument de leurs parfums; héritière des Sarasins, qui lui ont laissé leurs palais; des Normands, qui lui ont laissé leurs églises; des Espagnols, qui lui ont laissé leurs sérénades, elle est à la fois poétique comme une Sultane, gracieuse comme une Française, amoureuse comme une Andalouse. Aussi son bonheur à elle est-il un de ces bonheurs qui viennent de Dieu, et que les hommes ne peuvent détruire. Les Romains l'ont occupée, les Sarrasins l'ont conquise, les Normands l'ont possédée, les Espagnols la quittent à peine, et à tous ces différents maîtres, dont elle a fini par faire ses amants, elle a souri du même sourire: molle courtisane, qui n'a jamais eu de force que pour une éternelle volupté.

L'amour est la principale affaire de Parlerme; partout ailleurs on vit, on travaille, on pense, on spécule, on discute, on combat: à Palerme, on aime. La ville avait besoin d'un protecteur céleste; on ne pense pas toujours à Dieu, il faut bien un fondé de pouvoir qui y pense pour nous. Ne croyez pas qu'elle ait été choisir quelque saint morose, grondeur, exigeant, sévère, ridé, désagréable. Non pas; elle a pris une belle vierge, jeune, indulgente, fleur sur la terre, étoile au ciel; elle en a fait sa patronne. Et pourquoi cela? Parce qu'une femme, si chaste, si sainte qu'elle soit, a toujours un peu de la Madeleine; parce qu'une femme, fût-elle morte vierge, a compris l'amour; parce que enfin c'est d'une femme que Dieu à dit: «Il lui sera beaucoup remis parce qu'elle a beaucoup aimé.»

Aussi, lorsque après une route rude, fatigante, éternelle, au milieu des solitudes brûlées par le soleil, dévastées par les torrents, bouleversées par les tremblements de terre, sans arbres pour se reposer le jour, sans gîte pour dormir la nuit, nous aperçûmes, en arrivant au haut d'une montagne, Palerme, assise au bord de son golfe, se mirant dans cette mer azurée comme Cléopâtre aux flots du Cyrénaïque, on comprend que nous jetâmes un cri de joie: c'est qu'à la simple vue de Palerme, on oublie tout. Palerme est un but; c'est le printemps après l'hiver, c'est le repos après la fatigue; c'est le jour après la nuit, l'ombre après le soleil, l'oasis après le désert.

A la vue de Palerme toute notre fatigue s'en alla; nous oubliâmes les mules au trot dur, les fleuves aux mille détours; nous oubliâmes ces auberges dont la faim et la soif sont les moindres inconvénients, ces routes dont chaque angle, chaque rocher, chaque carrière, recèlent un bandit qui vous guette; nous oubliâmes tout pour regarder Palerme, et pour respirer cette brise de la mer qui semblait monter jusqu'à nous.

Nous descendîmes par un chemin bordé d'une côte d'immenses roseaux, et baigné de l'autre par la mer; le port était plein de bâtiments à l'ancre, le golfe plein de petites barques à la voile; une lieue avant Palerme, les villas couvertes de vignes se montrèrent, les palais ombragés de palmiers vinrent au devant de nous: tout cela avait un air de joie admirable à voir. En effet, nous tombions au milieu des fêtes de sainte Rosalie.

A mesure que nous approchions de la ville, nous marchions plus vite; Palerme nous attirait comme cette montagne d'aimant des Mille et une Nuits, que ne pouvaient fuir les vaisseaux. Après nous avoir montré de loin ses dômes, ses tours, ses coupoles, qui disparaissaient peu à peu, elle nous ouvrait ses faubourgs. Nous traversâmes une espèce de promenade située sur le bord de la mer, puis nous arrivâmes à une porte de construction normande; la sentinelle, au lieu de nous arrêter, nous salua, comme pour nous dire que nous étions les bienvenus.

Au milieu de la place de la Marine, un homme vint à nous:

—Ces messieurs sont Français? nous demanda-t-il.

—Nés en pleine France, répondit Jadin.

—C'est moi qui ai l'honneur de servir particulièrement les jeunes seigneurs de votre nation qui viennent à Palerme.

—Et en quoi les servez-vous? lui demandai-je.

—En toutes choses, Excellence.

—Peste! vous êtes un homme précieux. Comment vous appelez-vous?

—J'ai bien des noms, Excellence; mais le plus communément on m'appelle il signor Mercurio.

—Ah! très bien, je comprends. Merci.

—Voilà les certificats des derniers Français qui m'ont employé: vous pouvez voir qu'ils ont été parfaitement satisfaits de mes services.

Et en effet il signor Mercurio nous présenta trois ou quatre certificats fort circonstanciés et fort indiscrets qu'il tenait de la reconnaissance de nos compatriotes. Je les parcourus des yeux et les passais à Jadin, qui les lut à son tour.

—Ces messieurs voient que je suis parfaitement en règle?

—Oui, mon cher ami, mais malheureusement nous n'avons pas besoin de vous.

—Si fait, Excellence, on a toujours besoin de moi; quand ce n'est pas pour une chose, c'est pour une autre: êtes-vous riches, je vous ferai dépenser votre argent; êtes-vous pauvres, je vous ferai faire des économies; êtes-vous artistes, je vous montrerai des tableaux; êtes-vous hommes du monde, je vous mettrai au courant de tous les arrangements de la société. Je suis tout, Excellence: cicerone, valet de chambre, antiquaire, marchand, acheteur, historien,—et surtout…

Ruffiano, dit Jadin.

Si signore, répondit notre étrange interlocuteur avec une expression d'orgueilleuse confiance dont on ne peut se faire aucune idée.

—Et vous êtes satisfait de votre métier?

—Si je suis satisfait, Excellence! C'est-à-dire que je suis l'homme le plus heureux de la terre.

—Peste! dit Jadin, comme c'est agréable pour les honnêtes gens!

—Que dit votre ami, Excellence?

—Il dit que la vertu porte toujours sa récompense. Mais pardon, mon cher ami: vous comprenez; il fait un peu chaud pour causer d'affaires en plein soleil; d'ailleurs nous arrivons, comme vous voyez, et nous sommes fatigués.

—Ces messieurs logent sans doute à l'hôtel des Quatre-Cantons?

—Je crois qu'oui.

—J'irai présenter mes hommages à ces messieurs.

—Merci, c'est inutile.

—Comment donc, ce serait manquer à mes devoirs; d'ailleurs j'aime les
Français, Excellence.

—Peste! C'est bien flatteur pour notre nation.

—J'irai donc à l'hôtel.

—Faites comme vous voudrez, seigneur Mercurio; mais vous perdrez probablement votre temps; je vous en préviens.

—C'est mon affaire.

—Adieu, seigneur Mercurio.

—Au revoir, Excellence.

—Quelle canaille! dit Jadin.

Et nous continuâmes notre route vers l'hôtel des Quatre-Cantons. Comme je l'ai dit, Palerme avait un air de fête qui faisait plaisir à voir. Des drapeaux flottaient à toutes les fenêtres, de grandes bandes d'étoffes pendaient à tous les balcons; des portiques et des pyramides de bois recouvertes de guirlandes de fleurs se prolongeaient d'un bout à l'autre de chaque rue. Salvadore nous fit faire un détour, et nous passâmes devant le palais épiscopal. Là était une énorme machine à quatre ou cinq étages, haute de quarante-cinq à cinquante pieds, de la forme de ces pyramides de porcelaine sur lesquelles on sert les bonbons au dessert; toute drapée de taffetas bleu avec des franges d'argent, surmontée d'une figure de femme tenant une croix et entourée d'anges. C'était le char de sainte Rosalie.

Nous arrivâmes à l'hôtel; il était encombré d'étrangers. Par le crédit de Salvadore, nous obtînmes deux petites chambres que l'hôte réservait, disait-il, pour des Anglais qui devaient arriver de Messine dans la journée, et qui d'avance les avaient fait retenir. Peut-être n'était-ce qu'un moyen de nous les faire payer le triple de ce qu'elles valaient; mais, telles qu'elles étaient, et au prix qu'elles coûtaient, nous étions encore trop heureux de les avoir.

Nous réglâmes nos comptes avec Salvadore, qui nous demanda un certificat que nous lui donnâmes de grand coeur. Puis j'ajoutai deux piastres de bonne main aux cinq que je lui avais déjà données en sortant du défilé de Mezzojuso, et nous nous quittâmes enchantés l'un de l'autre.

Nous interrogeâmes notre hôte sur l'emploi de la journée; il n'y avait rien à faire jusqu'à cinq heures du soir, qu'à nous baigner et à dormir; à cinq heures, il y avait promenade sur la Marine; à huit heures, feu d'artifice au bord de la mer; toute la soirée, illumination et danses à la Flora; à minuit corso.

Nous demandâmes deux bains, nous fîmes préparer nos lits, et nous arrêtâmes une voiture.

A quatre heures, on nous prévint que la table d'hôte était servie; nous descendîmes, et nous trouvâmes une table autour de laquelle étaient réunis des échantillons de tous les peuples de la terre. Il y avait des Français, des Espagnols, des Anglais, des Allemands, des Polonais, des Russes, des Valaques, des Turcs, des Grecs et des Tunisiens. Nous nous approchâmes de deux compatriotes, qui, de leur côté, nous ayant reconnus, s'avançaient vers nous; c'étaient des Parisiens, gens du monde, et surtout gens d'esprit, le baron de S… et le vicomte de R…

Comme il y avait déjà plus de huit jours qu'ils étaient à Palerme, et qu'une de nos prétentions, à nous autres Français, c'est de connaître au bout de huit jours une ville, comme si nous l'avions habitée toute notre vie, leur rencontre, en pareille circonstance, était une véritable trouvaille. Ils nous promirent, dès le soir même, de nous mettre au courant de toutes les habitudes palermitaines. Nous leur demandâmes s'ils connaissaient il signor Mercurio: c'était leur meilleur ami. Nous leurs racontâmes comment il était venu au-devant de nous et comment nous l'avions reçu; ils nous blâmèrent fort et nous assurèrent que c'était un homme précieux à connaître, ne fût-ce que pour l'étudier. Nous avouâmes alors que nous avions commis une faute, et nous promîmes de la réparer.

Après le dîner, que nous trouvâmes remarquablement bon, on nous annonça que nos voitures nous attendaient; comme ces messieurs avaient la leur, et que nous ne voulions pas cependant nous séparer tout à fait, nous nous dédoublâmes. Jadin monta avec le vicomte de R…, et le baron de S… monta avec moi.

Il était arrivé à ce dernier, la veille même, une aventure trop caractéristique pour que, malgré cette grande difficulté que l'on éprouve dans notre langue à dire certaines choses, je n'essaie pas de la raconter. Qu'on se figure d'ailleurs qu'on lit une historiette de Tallemant des Réaux, ou un épisode des Dames galantes de Brantôme.

Le baron de S… était à la fois un philosophe et un observateur; il voyageait tout particulièrement pour étudier les moeurs des peuples qu'il visitait; il en résultait que dans toutes les villes d'Italie, il s'était livré aux recherches les plus minutieuses sur ce sujet.

Comme on le pense bien, le baron de S… n'avait pas fait la traversée de Naples à Palerme pour renoncer, une fois arrivé en Sicile, à ses investigations habituelles. Au contraire, cette terre, nouvelle pour le baron de S…, lui ayant paru présenter sous ce rapport de curieuses nouveautés, il n'en était devenu que plus ardent à faire des découvertes.

Il signor Mercurio qui, ainsi qu'il nous l'avait dit, était versé dans toutes les parties de la science philosophique que pratiquait le baron de S… s'était trouvé sur son chemin comme il s'était trouvé sur le nôtre; mais, mieux avisé que nous, le baron de S… avait tout de suite compris de quelle utilité un pareil cicérone pouvait être pour un homme qui, comme lui voulait connaître les effets et les causes. Il l'avait dès le jour même attaché à son service.

Le baron de S… avait commencé ses études dans les hautes sphères de la société; de là, pour ne point perdre le piquant de l'opposition, il avait passé au peuple. Dans l'une et l'autre classe, il avait recueilli des documents si curieux que, ne voulant pas laisser ses notes incomplètes, il avait demandé l'avant-veille à il signor Mercurio s'il ne pourrait lui ouvrir quelque porte de cette classe moyenne qu'on appelle en Italie le mezzo ceto. Il signor Mercurio lui avait répondu que rien n'était plus facile, et que dès le lendemain il pourrait le mettre en relations avec une petite bourgeoise fort bavarde, et dont la conversation était des plus instructives. Comme on le pense bien, le baron de S… avait accepté.

La veille au soir, en conséquence, il signor Mercurio était venu le chercher à l'heure convenue, et l'avait conduit dans une rue assez étroite, en face d'une maison de modeste apparence; le baron avait, à l'instant même et du premier coup d'oeil, rendu justice à l'intelligence de son guide, qui avait ainsi trouvé tout d'abord ce qu'il lui avait dit de chercher. Il allait tirer le cordon de la sonnette, pressé qu'il était de voir si l'intérieur de la maison correspondait à l'extérieur, lorsqu'il signor Mercurio lui avait arrêté le bras et, lui montrant une petite clef, lui avait fait comprendre qu'il était inutile d'immiscer un concierge ou un domestique aux secrets de la science. Le baron avait reconnu la vérité de la maxime, et avait suivi son guide, qui, marchant devant lui, le conduisit, par un escalier étroit mais propre, à une porte qu'il ouvrit comme il avait fait de celle de la rue. Cette porte ouverte, il traversa une antichambre et, ouvrant une troisième porte, qui était celle d'une salle à manger, il y introduisit le baron en lui disant qu'il allait prévenir la dame à laquelle il avait désiré être présenté.

Le baron, qui s'était plus d'une fois trouvé dans des circonstances pareilles, s'assit sans demander d'explications. La pièce dans laquelle il était répondait à ce qu'il avait déjà vu de la maison: c'était une chambre modeste avec une petite table au milieu, et des gravures enfermées dans des cadres noirs pendus aux murs; ces gravures représentaient La Cène de Léonard de Vinci, l'Aurore du Guide, l'Endymion du Guerchin, et la Bachante de Carrache.

Il y avait en outre, dans cette salle à manger, deux portes en face l'une de l'autre.

Au bout de dix minutes qu'il était assis, le baron, commençant de s'ennuyer, se leva et se mit à examiner les gravures; au bout de dix autres minutes, s'impatientant un peu plus encore, il regarda alternativement l'une et l'autre des deux portes, espérant à chaque instant que l'une ou l'autre s'ouvrirait. Enfin, comme dix nouvelles minutes s'étaient écoulées encore sans qu'aucune des deux s'ouvrit, il résolut, toujours plus impatient, de se présenter lui-même, puisque il signor Mercurio tenait tant à faire sa présentation. Au moment où il venait de prendre cette décision, et comme il hésitait entre les deux portes, il crut entendre quelque bruit derrière celle de droite. Il s'en approcha aussitôt et prêta l'oreille; sûr qu'il ne s'était pas trompé, il frappa doucement.

—Entrez, dit une voix.

Il sembla bien au baron que la voix venait de lui répondre avec un timbre tant soit peu masculin, mais il avait remarqué qu'en Italie les voix de soprano étaient assez communes chez les hommes; il ne s'arrêta point à cette idée, et, tournant la clef, il ouvrit la porte.

Le baron se trouva en face d'un homme de trente à trente-deux ans, vêtu d'une robe de chambre de bazin, assis devant un bureau et prenant des notes dans de gros livres. L'homme à la robe de chambre tourna la tête de son côté, releva ses lunettes, et le regarda.

—Pardon, monsieur, dit le baron tout étonné de rencontrer un homme là où il s'attendait à trouver une femme, mais je crois que je me suis trompé.

—Je le crois aussi, répondit tranquillement l'homme à la robe de chambre.

—En ce cas, mille pardons de vous avoir dérangé, reprit le baron.

—Il n'y a pas de quoi, monsieur, répondit l'homme à la robe de chambre.

Alors ils se saluèrent réciproquement, et le baron referma la porte, puis il se remit à regarder les gravures.

Au bout de cinq minutes, la seconde porte s'ouvrit, et une jeune femme de vingt à vingt-deux ans fit signe au baron d'entrer.

—Pardon, madame, dit le baron à voix basse, mais peut-être ignorez-vous qu'il y a quelqu'un là, dans la chambre en face de celle-ci.

—Si fait, monsieur, répondit la jeune femme sans se donner la peine de changer le diapason de sa voix.

—Et sans indiscrétion, madame, demanda le baron, peut-on vous demander quel est ce quelqu'un?

—C'est mon mari, monsieur.

—Votre mari?

—Oui.

—Diable!

—Cela vous contrarie-t-il?

—C'est selon.

—Si vous l'exigez, je le prierai d'aller faire un tour par la ville; mais il travaille, et cela le dérangera.

—Au fait, dit le baron en riant, si vous croyez qu'il reste où il est, je ne vois pas trop…

—Oh! monsieur, il ne bougera pas.

—En ce cas, dit le baron, c'est autre chose, vous avez raison, il ne faut pas le déranger.

Et le baron entra chez la jeune femme qui referma la porte derrière lui. Au bout de deux heures, le baron sortit après avoir fait sur les moeurs de la bourgeoisie sicilienne les observations les plus intéressantes, et sans que personne, comme la promesse lui en avait été faite, vînt le troubler dans ses observations. Aussi se promettait-il de les reprendre au premier jour.

Comme le baron achevait de me raconter cette histoire, nous arrivions à la
Marine.

C'est la promenade des voitures et des cavaliers, comme la Flora est celle des piétons. Là comme à Florence, comme à Messine, tout ce qui a équipage est forcé de venir faire son giro entre six et sept heures du soir; au reste, c'est une fort douce obligation: rien n'est ravissant comme cette promenade de la Marine adossée à une file de palais, avec son golfe communiquant à la haute mer, qui s'étend en face d'elle, et sa ceinture de montagnes qui l'enveloppe et la protège. Alors, c'est-à-dire depuis six heures du soir jusqu'à deux heures du matin, souffle le greco, fraîche brise du nord-est qui remplace le vent de terre, et vient rendre la force à toute cette population qui semble destinée à dormir le jour et à vivre la nuit; c'est l'heure où Palerme s'éveille, respire et sourit. Réunie presque entière sur ce beau quai, sans autre lumière que celle des étoiles, elle croise ses voitures, ses cavaliers et ses piétons; et tout cela parle, babille, chante comme une volée d'oiseaux joyeux, échange des fleurs, des rendez-vous, des baisers; tout cela se hâte d'arriver, les uns à l'amour, les autres au plaisir: tout cela boit la vie à plein bord, s'inquiétant peu de cette moitié de l'Europe qui l'envie, et de cette autre moitié de l'Europe qui la plaint.

Naples la tyrannise, c'est vrai; peut-être parce que Naples en est jalouse. Mais qu'importe à Palerme la tyrannie de Naples? Naples peut lui prendre son argent, Naples peut stériliser ses terres, Naples peut lui démolir ses murailles, mais Naples ne lui prendra pas sa Marine baignée par la mer, son vent de greco qui la rafraîchit le soir, ses palmiers qui l'ombragent le matin, ses orangers qui la parfument toujours, et ses amours éternelles qui la bercent de leurs songes quand ils ne l'éveillent pas dans leur réalité.

On dit: «Voir Naples et mourir.» Il faut dire: «Voir Palerme et vivre.»

A neuf heures, une fusée s'élança dans l'air, et la fête s'arrêta. C'était le signal du feu d'artifice, qui se tire devant le palais Butera.

Le prince de Butera est un des grands seigneurs du dernier siècle qui ont laissé le plus de souvenirs populaires en Sicile, où, comme partout, les grands seigneurs commencent à s'en aller.

Le feu d'artifice tiré, il y eut scission entre les promeneurs; les uns restèrent sur la Marine, les autres tirèrent vers la Flora. Nous fûmes de ces derniers, et au bout de cinq minutes nous étions à la porte de cette promenade, qui passe pour un des plus beaux jardins botaniques du monde.

Elle était magnifiquement illuminée, des lanternes de mille couleurs pendaient aux branches des arbres, et dans les carrefours étaient des orchestres publics, où dansaient la bourgeoisie et le peuple. Au détour d'une allée, le baron me serra le bras; une jeune femme et un homme encore jeune passaient près de nous. La femme était la petite bourgeoise avec laquelle il avait philosophé la veille; son cavalier était l'homme à la robe de chambre qu'il avait vu dans le cabinet. Ni l'un ni l'autre ne firent mine de le reconnaître, ils avaient l'air de s'adorer.

Nous restâmes à la Flora jusqu'à dix heures; à dix heures les portes de la cathédrale s'ouvrent pour laisser sortir des confréries, des corporations, des châsses de saints, des reliques de saintes, qui se font des visites les uns aux autres. Nous n'avions garde de manquer ce spectacle: nous nous acheminâmes donc vers la cathédrale, où nous arrivâmes à grand-peine à cause de la foule.

C'est un magnifique édifice du XIIe siècle, d'architecture moitié normande, moitié sarrasine, plein de ravissants détails d'un fini miraculeux, et tout découpé, tout dentelé, tout festonné comme une broderie de marbre; les portes en étaient ouvertes à tout le monde, et le choeur, illuminé du haut en bas par des lustres pendus au plafond et superposés les uns aux autres, jetait une lumière à éblouir: je n'ai nulle part rien vu de pareil. Nous en fîmes trois ou quatre fois le tour, nous arrêtant de temps en temps pour compter les quatre-vingts colonnes de granit oriental qui soutiennent la voûte, et les tombeaux de marbre et de porphyre où dorment quelques-uns des anciens souverains de la Sicile [Note: Ces tombeaux sont ceux du roi Roger et de Constance, impératrice et reine; de Frédéric II et de la reine Constance, sa femme; de Pierre II d'Aragon et de l'empereur Henri VI. En 1784, on ouvrit ces divers monuments pour y constater la présence des ossements royaux qu'ils devaient renfermer. Le corps de Henri, revêtu de ses ornements impériaux et d'un costume brodé d'or était parfaitement intact et à peine défiguré.]. Une heure et demie s'écoula dans cette investigation; puis, comme minuit allait sonner, nous remontâmes dans notre voiture, et nous nous fîmes conduire au Corso, qui commence à minuit, et qui se tient dans la rue del Cassaro.

C'est la plus belle rue de Palerme, qu'elle traverse dans toute sa longueur, ce qui fait qu'elle peut bien avoir une demi-lieue d'une extrémité à l'autre. Lorsque les émirs se fixèrent à Palerme, ils choisirent pour leur résidence un vieux château situé à l'extrémité orientale, qu'ils fortifièrent, et auquel ils donnèrent le nom de el Cassaer; de là, la dénomination moderne de Cassaro. Elle s'appelle aussi, à l'instar de la rue fashionable de Naples, la rue de Tolède.

Cette rue est coupée en croix par une autre rue, ouvrage du vice-roi Macheda, qui lui a donné son nom, qu'elle a perdu depuis pour prendre celui de Strada-Nova. Au point où les deux rues se croisent, elles forment une place dont les quatre faces sont occupées par quatre palais pareils, ornés des statues des vice-rois.

Qu'on se figure cette immense rue del Cassaro, illuminée d'un bout à l'autre, non pas aux fenêtres, mais sur ces portiques et ces pyramides de bois que j'avais déjà remarqués dans la journée; peuplée d'un bout à l'autre des carrosses de tous les princes, ducs, marquis, comtes et barons dont la ville abonde: dans ces carrosses, les plus belles femmes de Palerme sous leurs habits de grand gala; de chaque côté de la rue, deux épaisses haies de peuple, cachant sous la toilette des dimanches les haillons quotidiens; du monde à tous les balcons, des drapeaux à toutes les fenêtres, une musique invisible partout, et on aura une idée de ce que c'est que le Corso nocturne de sainte Rosalie.

Ce fut pendant de pareilles fêtes qu'éclata la révolution de 1820. Le prince de la Cattolica voulut la réprimer, et fit marcher contre le peuple quelques régiments napolitains qui formaient la garnison de Palerme. Mais le peuple se rua sur eux et, avant qu'ils eussent eu le temps de faire une seconde décharge, ils les avait culbutés, désarmés, dispersés, anéantis. Alors les insurgés se répandirent dans la ville en criant: Mort au prince de la Cattolica! A ces cris, le prince se réfugia à trois lieues de Palerme, chez un de ses amis qui avait une villa à la Bagherie; mais le peuple l'y poursuivit. Le prince, traqué de chambre en chambre, se glissa entre deux matelas. Le peuple entra dans la chambre où il était, le chercha de tous côtés, et sortit sans l'avoir vu. Alors, le prince de la Cattolica, n'entendant plus aucun bruit, et croyant être seul, se hasarda à sortir de sa retraite, mais un enfant, qui était caché derrière une porte, le vit, rappela les assassins, et le prince fut massacré.

C'était, comme le prince de Butera, un des grands seigneurs de Palerme, mais il était loin d'être populaire et aimé comme celui-ci: tous deux étaient ruinés par les prodigalités sans nom que tous deux avaient faites; mais le prince de Butera ne s'en aperçut jamais, et très probablement mourut sans s'en douter, car ses fermiers, d'un accord unanime, continuèrent de lui payer une énorme redevance et quand, malgré cette énorme redevance, l'intendant du prince leur écrivait ces seules paroles: «Le prince manque d'argent», les caisses se remplissaient comme par miracle, ces braves gens vendant dans cette circonstance jusqu'à leurs joyaux de mariage. Le prince de la Cattolica, tout au contraire, était toujours aux prises avec ses créanciers: de sorte qu'à la suite d'une fête magnifique qu'il venait de donner à la cour, le roi Ferdinand, voyant qu'il ne savait où donner de la tête, lui accorda, par ordonnance royale, quatre-vingts années pour payer ses dettes. Muni de cette ordonnance, le prince de la Cattolica envoya promener ses créanciers.

Comme le prince de Butera était mort depuis quelques années, il ne fallut rien moins que le vieux prince de Paterno, l'homme le plus populaire de la Sicile après lui, pour apaiser les esprits et arrêter les massacres. Bien plus, comme le général Pepe et ses troupes s'étaient présentés, au nom du gouvernement provisoire, pour entrer à Palerme, le prince fit tant que, de part et d'autre, il obtint qu'un traité serait signé. Les Palermitains, pour conserver à cet acte la forme d'un traité, et afin qu'il ne pût jamais passer pour une capitulation, exigèrent que le traité fût rédigé et signé hors de l'île. En effet, les conditions furent discutées, arrêtées et signées sur un vaisseau américain à l'ancre dans le port. Un des articles portait que les Napolitains entreraient sans battre le tambour. A la porte de la ville, le tambour-major, comme par habitude, fit le signe ordinaire, et aussitôt la marche commença; en même temps, un homme du peuple qui se trouvait là, se jeta sur le tambour le plus proche de lui et creva sa caisse d'un coup de couteau. On voulut arrêter cet homme, mais en un instant la ville entière fut prête à se soulever de nouveau. Le général Pepe ordonna aussitôt de remettre les baguettes au ceinturon, et l'article composé par les Palermitains eut, moins cette infraction de quelques secondes, son entière exécution.

Mais le traité ne tarda pas à être violé, non seulement dans un de ses articles, mais dans toutes ses parties; d'abord le parlement napolitain refusa de le ratifier, puis bientôt, les Autrichiens étant rentrés à Naples, le cardinal Gravina fut nommé lieutenant général du roi en Sicile, et, le 5 avril 1821, publia un décret qui annulait tout ce qui s'était passé depuis que le prince héréditaire avait quitté l'île; alors les extorsions commencèrent pour ne plus s'arrêter, et l'on vit des choses étranges. Nous citerons deux ou trois exemples qui donneront une idée de la façon dont les impôts sont établis et perçus en Sicile.

La ville de Messine avait un droit sur les contributions communales, et sur ce revenu elle payait un excédent de contributions foncières; le roi s'empara de ce droit, et exigea que la ville continuât de payer l'excédent, quoiqu'elle n'eût plus la propriété.

Le prince de Villa-Franca avait une terre qu'il avait mise en rizière, et qui, rapportant 6 000 onces (72 000 francs à peu près), avait été taxée sur ce revenu: le gouvernement s'aperçut que les irrigations que l'on faisait pour cette culture étaient nuisibles à la santé des habitants; il fit défense au prince de Villa-Franca de continuer cette exploitation; le prince obéit, mit sa terre en froment et en coton mais, comme cette exploitation est moins lucrative que l'autre, le revenu de la terre tomba de 72 000 francs à 6 000. Le prince de Villa-Franca continue de payer le même impôt, 900 onces, c'est-à-dire 3 000 francs de plus que ne lui rapporte la terre.

En 1851, des nuées de sauterelles s'abattirent sur la Sicile, les propriétaires voulurent se réunir pour les détruire; mais les réunions d'individus au-dessus d'un certain nombre étant défendues, le roi fit savoir qu'il se chargeait, moyennant un impôt qu'il établissait, de la destruction des sauterelles. Malgré les réclamations, l'impôt fut établi. Le roi ne détruisit pas les sauterelles, qui disparurent toutes seules après avoir dévoré les récoltes, et l'impôt resta.

Ce sont ces exactions dont nous venons de raconter les moindres qui ont produit cette haine profonde qui existe entre les Siciliens et les Napolitains, haine qui surpasse celle de l'Irlande et de l'Angleterre, celle de la Belgique et de la Hollande, celle du Portugal et de l'Espagne.

Cette haine avait, quelque temps avant notre arrivée à Palerme, amené un fait singulier.

Un soldat napolitain avait, je ne sais pour quel crime, été condamné à être fusillé.

Comme les soldats napolitains, près des Siciliens surtout, ne jouissent pas d'une grande réputation de courage, les Siciliens attendaient avec une vive impatience le jour de l'exécution pour savoir comment le Napolitain mourrait.

Les Napolitains, de leur côté, n'étaient pas sans inquiétude: braves autant que peuple qui soit au monde lorsque la passion les exalte, les Napolitains ne savent pas attendre la mort de sang-froid; si leur compatriote mourait lâchement, les Siciliens triomphaient, et ils étaient tous humiliés dans sa personne. La situation était grave, comme on le voit, si grave, que les chefs écrivirent au roi de Naples pour obtenir une commutation de peine. Mais il s'agissait d'une grave faute de discipline, d'insulte à un supérieur, je crois, et le roi de Naples, bon d'ailleurs, est sévère justicier de ces sortes de délits: il répondit donc qu'il fallait que la justice eût son cours.

On se réunit en conseil pour savoir ce qu'il y avait à faire en pareille circonstance. On proposa bien de fusiller l'homme dans l'intérieur de la citadelle, mais c'était tourner la difficulté et non la vaincre, et cette mort cachée et solitaire, loin de faire taire les accusations que l'on craignait, ne manquerait pas au contraire de les motiver. Dix autres propositions du même genre furent faites, débattues et rejetées; c'était une impasse dont il n'y avait pas moyen de sortir.

Il est vrai de dire que le malheureux se conduisait, de son côté, non seulement de manière à augmenter cette appréhension, mais encore de façon à la changer en certitude. Depuis que son jugement avait été lu, il ne faisait que pleurer, que demander grâce, et que se recommander à saint Janvier. Il était évident qu'il faudrait le traîner au lieu du supplice, et qu'il mourrait comme un capucin.

Sous différents prétextes, on avait reculé le jour de l'exécution; mais enfin, tout sursis nouveau était devenu impossible. Le conseil était réuni pour la troisième fois, cherchant toujours un moyen et ne le trouvant pas. Enfin on allait se séparer, en remettant tout à la Providence, lorsque l'aumônier du régiment, se frappant le front tout à coup, déclara que ce moyen si longtemps et si vainement cherché par les autres, il venait de le trouver, lui.

On voulut savoir quel était ce moyen; mais l'aumônier déclara qu'il n'en dirait pas le premier mot à personne, la réussite dépendant du secret. On lui demanda alors si le moyen était sûr; l'aumônier dit qu'il en répondait sur sa tête.

L'exécution fut fixée au lendemain, dix heures du matin. Elle devait avoir lieu entre monte Pellegrino et Castellamare, c'est-à-dire dans une plaine qui pouvait contenir tout Palerme.

Le soir, l'aumônier se présenta à la prison. En l'apercevant, le condamné jeta les hauts cris, car il comprit que le moment de faire ses adieux au monde était venu. Mais, au lieu de le préparer à la mort, l'aumônier lui annonça que le roi lui avait accordé sa grâce.

—Ma grâce! s'écria le prisonnier, ma grâce! en saisissant les mains du prêtre.

—Votre grâce.

—Comment! Je ne serai pas fusillé? Comment! Je ne mourrai pas, j'aurai la vie sauve? demanda le prisonnier ne pouvant croire à une pareille nouvelle.

—Votre grâce pleine et entière, reprit le prêtre; seulement Sa Majesté y a mis une condition, pour l'exemple.

—Laquelle? demanda le soldat en pâlissant.

—C'est que tous les apprêts du supplice devront être faits comme si le supplice avait lieu. Vous vous confesserez ce soir comme si vous deviez mourir demain, on viendra vous chercher comme si vous n'aviez pas votre grâce, on vous conduira au lieu de l'exécution comme si on allait vous fusilier; enfin, pour conduire la chose jusqu'au bout et que l'exemple soit complet, on fera feu sur vous, mais les fusils ne seront chargés qu'à poudre.

—Est-ce bien sûr, ce que vous me dites là? demanda le condamné, à qui cette représentation semblait au moins inutile.

—Quel motif aurais-je de vous tromper? répondit le prêtre.

—C'est vrai, murmura le soldat. Ainsi, mon père, reprit-il, vous me dites que j'ai ma grâce, vous m'assurez que je ne mourrai pas?

—Je vous l'affirme.

—Alors, vive le roi! Vive saint Janvier! Vive tout le monde! cria le condamné en dansant tout autour de sa prison.

—Que faites-vous, mon fils? Que faites-vous? s'écria le moine; oubliez-vous que ce que je viens de vous découvrir était un secret qu'on m'avait défendu de vous dire, et qu'il est important que tout le monde ignore que je vous l'ai révélé, le geôlier surtout? A genoux donc, comme si vous deviez toujours mourir, et commencez votre confession.

Le condamné reconnut la vérité de ce que lui disait le prêtre, se mit à genoux et se confessa.

L'aumônier lui donna l'absolution.

Avant que le prêtre ne le quittât, le prisonnier lui demanda encore de nouveau l'assurance que tout ce qu'il lui avait dit était vrai.

Le prêtre le lui affirma une seconde fois; puis il sortit.

Derrière le prêtre le geôlier entra, et trouva le prisonnier sifflotant un petit air.

—Tiens, tiens, dit-il, est-ce que vous ne savez pas qu'on vous fusille demain, vous?

—Si fait, répondit le soldat; mais Dieu m'a accordé la grâce de faire une bonne confession, et maintenant je suis sûr d'être sauvé.

—Oh! alors, c'est différent, dit le geôlier. Avez-vous besoin de quelque chose?

—Je mangerais bien, dit le soldat.

Il y avait deux jours qu'il n'avait rien pris.

On lui apporta à souper; il mangea comme un loup, but deux bouteilles de vin de Syracuse, se jeta sur son grabat, et s'endormit.

Le lendemain, il fallut le tirer par les bras pour le réveiller. Depuis qu'il était en prison, le pauvre diable ne dormait plus.

Jamais le geôlier n'avait vu un homme si déterminé.

Le bruit se répandit par la ville que le condamné marcherait au supplice comme à une fête. Les Siciliens doutaient fort de la chose, et avec ce geste négatif qui n'appartient qu'à eux, ils disaient: Nous verrons bien.

A sept heures, on vint chercher le prisonnier. Il était en train de faire sa toilette. Il avait fait blanchir son linge, il avait brossé à fond ses habits: il était aussi beau qu'un soldat napolitain peut l'être.

Il demanda à marcher jusqu'au lieu de l'exécution, et à garder ses mains libres. Les deux choses lui furent accordées.

La place de la Marine, sur laquelle est située la prison, était encombrée de monde. En arrivant sur le haut des degrés, il salua fort gracieusement le peuple. Il n'y avait point sur son visage la moindre marque d'altération. Les Siciliens n'en revenaient pas.

Le condamné descendit les escaliers d'un pas ferme, et commença de s'acheminer par les rues, gardé par le caporal et les neuf hommes chargés de l'exécution. De temps en temps, sur sa route, il rencontrait des camarades, et, avec la permission de son escorte, leur tendait la main; et quand ceux-ci le plaignaient, il répondait par quelque maxime consolante comme: la vie est un voyage; ou bien par quelque vers équivalent à ces beaux vers du Déserteur:

    Chaque minute, chaque pas
    Ne mène-t-il pas au trépas?

puis il reprenait sa route.

Les Napolitains triomphaient.

A la porte d'un marchand de vin, il aperçut deux de ses camarades montés sur une borne pour le regarder passer; il alla à eux. Ils lui offrirent de boire un dernier verre de vin ensemble. Le condamné accepta, tendit son verre et le laissa remplir jusqu'au bord; puis, le levant sans que sa main tremblât, sans qu'il ne répandît une seule goutte de la précieuse liqueur qu'il contenait:

—A la longue et heureuse vie de Sa Majesté le roi Ferdinand! dit-il d'une voix ferme et dans laquelle il n'y avait pas le plus léger tremblement.

Et il vida le verre.

Cette fois Siciliens et Napolitains applaudirent, tant le courage est chose puissante, même sur un ennemi.

On arriva au lieu de l'exécution.

Là, pensaient les Siciliens, ce courage factice, résultat d'une exaltation quelconque, s'évanouirait sans doute. Tout au contraire: en voyant le lieu marqué, le condamné parut redoubler de courage. Il s'arrêta de lui-même au point désigné; seulement il demanda à n'avoir pas les yeux bandés et à commander le feu lui-même.

Ces deux dernières faveurs se refusent rarement, comme on le sait; aussi lui furent-elles accordées.

Alors son confesseur s'approcha de lui, l'embrassa, lui fit baiser le crucifix, lui offrit quelques paroles de consolation qu'il parut recevoir fort légèrement; puis il lui donna l'absolution et s'écarta pour laisser achever l'oeuvre mortelle.

Le condamné se posa debout, le visage regardant Palerme, et: le dos tourné au monte Pellegrino. Le caporal et les neuf hommes reculèrent jusqu'à ce qu'ils fussent à dix pas de lui; alors le mot halte se fit entendre, et ils s'arrêtèrent.

Aussitôt le condamné, au milieu de ce silence profond, religieux, solennel, qui plane toujours au-dessus des choses suprêmes, commanda la charge, et cela d'une voix calme, ferme, parfaitement divisée dans ses commandements.

Au mot Feu! il tomba percé de sept balles sans dire un mot, sans pousser un soupir; il avait été tué raide.

Les Napolitains jetèrent un grand cri de triomphe: l'honneur national était sauvé.

Les Siciliens se retirèrent la tête basse, et profondément humiliés qu'un
Napolitain pût mourir ainsi.

Quant au prêtre, son parjure resta une affaire à régler entre lui et Dieu.

Cependant, cette grande haine entre les deux peuples s'était un peu calmée dans les derniers temps. Je parle des années 1833, 1834 et 1835. Le roi de Naples, lors de son avènement au trône, était venu en Sicile et avait fait précéder son arrivée à Messine de la grâce de vingt condamnés politiques; aussi, lorsqu'il mit le pied sur le port, les vingt graciés l'attendaient vêtus de longues robes blanches, et tenant chacun une palme à la main. La voiture qui devait conduire le roi au palais fut alors dételée, et le roi traîné en triomphe au milieu d'un enthousiasme général.

Quelque temps après, il acheva d'accomplir les espérances des Siciliens, en envoyant son frère à Palerme avec le rang de vice-roi.

Le comte de Syracuse était non seulement un jeune homme, mais même presque un enfant; il avait, à ce que je crois, dix-huit ans à peine. D'abord, cette extrême jeunesse effraya ses sujets; quelques espiègleries augmentèrent les inquiétudes; mais bientôt, au frottement des affaires, l'enfant se fit homme, comprit quelle haute mission il avait à remplir en réconciliant Naples et Palerme; il rêva pour cette pauvre Sicile ruinée, abattue, esclave, une renaissance sociale et artistique. Deux ans après son arrivée, l'île respirait comme si elle sortait d'un sommeil de fer. Le jeune prince était devenu l'idole des Siciliens.

Mais il arriva ce qui arrive toujours en pareille circonstance: les hommes qui vivaient du désordre, de la ruine et de l'abaissement de la Sicile, virent que leur règne était fini si celui du prince continuait. La bonté naturelle du vice-roi devint dans leur bouche un calcul d'ambition, la reconnaissance du peuple une tendance à la révolte. Le roi, entouré, circonvenu, tiraillé, conçut des soupçons sur la fidélité politique de son frère.

Sur ces entrefaites, le carnaval arriva. Le comte de Syracuse, jeune, beau garçon, aimant le plaisir, était de toutes les fêtes, et saisit avec empressement l'occasion de profiter de celles qui se présentaient. Napolitain, et par conséquent habitué à un carnaval bruyant et animé, il organisa une magnifique cavalcade dans laquelle il prit le costume de Richard-Coeur-de-Lion, et invita tous les seigneurs siciliens qui voudraient lui être agréables à se distribuer les autres personnages du roman d'Ivanhoë. Le comte de Syracuse n'était point encore en disgrâce, par conséquent chacun se hâta de se rendre à son invitation. La cavalcade fut si magnifique, que le bruit en arriva jusqu'à Naples.

—Et comment était déguisé mon frère? demanda le roi.

—Sire, répondit le porteur de la nouvelle. Son Altesse Royale le comte de
Syracuse représentait le personnage de Richard-Coeur-de-Lion.

—Ah! oui, oui, murmura le roi, lui Richard-Coeur-de-Lion, et moi
Jean-Sans-Terre! Je comprends.

Huit jours après, le comte de Syracuse était rappelé.

Cette disgrâce lui avait donné une popularité nouvelle en Sicile, où chacun, l'ayant vu de près, rendait justice à ses intentions, et où personne ne le soupçonnait du crime dont on l'avait accusé près de son frère.

De son côté le roi Ferdinand, sachant qu'il avait perdu par cet acte une partie de sa popularité en Sicile, boudait ses sujets insulaires. Pour la première fois depuis son avènement au trône, il laissait passer la fête de sainte Rosalie sans venir assister dans la cathédrale à la messe solennelle qu'on célèbre à cette époque.

Voilà au milieu de quels sentiments je trouvais la Sicile, sans que ces préoccupations politiques nuisissent cependant d'une manière ostensible à sa propension vers le plaisir.

Le Corso dura jusqu'à deux heures. A deux heures du matin, nous rentrâmes au milieu des illuminations à moitié éteintes, et des sérénades à moitié étouffées.

Le lendemain, à neuf heures du matin, on frappa à ma porte. Je sonnai le garçon de l'hôtel qui entra par un escalier particulier.

—Ouvrez mes volets, et voyez qui frappe, lui dis-je. Il obéit, et entr'ouvrant la porte:

—C'est il signor Mercurio, me dit-il après avoir regardé, et en se retournant de mon côté.

—Dites-lui que je suis au lit, répondis-je un peu impatienté de cette insistance.

—Il dit qu'il veut attendre que vous soyez levé, répondit le domestique.

—Alors dites-lui que je suis fort malade.

—Il dit qu'il veut savoir de quelle maladie.

—Dites-lui que c'est de la migraine.

—Il dit qu'il veut vous proposer un remède infaillible.

—Dites-lui que je suis à l'extrémité.

—Il dit qu'il veut vous dire adieu.

—Dites-lui que je suis mort.

—Il dit qu'il veut vous jeter de l'eau bénite.

—Alors, faites-le entrer.

Il signor Mercurio entra avec un assortiment de pipes de Tunis, une collection de produits sulfureux des îles Éoliennes, une foule d'ouvrages en lave de Sicile, et enfin, une partie, comme on dit en termes de commerce, d'écharpes de Messine, le tout posé en équilibre sur sa tête, appendu à ses mains, ou roulé autour de son cou. Je ne pus m'empêcher de rire.

—Ah ça! lui dis-je, savez-vous, seigneur Mercurio, que vous avez un grand talent pour forcer les portes?

—C'est mon état, Excellence.

—Et cela vous réussit-il souvent?

—Toujours.

—Mais enfin, chez les gens qui tiennent bon?

—J'entre par la fenêtre, par la cheminée, par le trou de la serrure.

—Et une fois entré?

—Oh! une fois entré, je vois à qui j'ai affaire, et j'agis en conséquence.

—Mais à ceux qui, comme moi, ne veulent rien acheter?

—Je leurs vends toujours quelque chose, quoique avec Votre Excellence, je ne veuille pas avoir de secrets. Ces pipes, ces échantillons, ces écharpes, toute cette roba enfin n'est qu'un prétexte; ma vraie profession, Excellence…

—Oui, oui, je la connais; mais je vous ai dit que je n'en ai que faire.

—Alors, Excellence, voyez ces pipes.

—Je ne fume pas.

—Voyez ces écharpes.

—J'en ai six.

—Voyez ces échantillons de soufre.

—Je ne suis pas marchand d'allumettes.

—Voyez ces petits ouvrages en lave.

—Je n'aime que les chinoiseries.

—Je vous vendrai pourtant quelque chose?

—Oui, si tu veux.

—Je veux toujours, Excellence.

—Vends-moi une histoire: tu dois en avoir de bonnes, au métier que tu fais.

—Allez demander cela aux confesseurs des couvents.

—Pourquoi me renvoies-tu à eux?

—Parce que la discrétion fait mon crédit, et que je ne veux pas le perdre.

—Donc tu n'as pas d'histoire à me raconter?

—Si fait, j'en ai une.

—Laquelle?

—J'ai la mienne; comme elle est à moi, j'en peux disposer. En voulez-vous?

—Tiens, au fait, elle doit être assez curieuse; je te donne deux piastres de ton histoire.

—Je dois prévenir Votre Excellence qu'il n'est pas le premier auquel je la raconte.

—Et combien de fois l'as-tu déjà racontée?

—Une fois à un Anglais, une fois à un Allemand, et deux fois à des
Français.

—Mets-tu la même conscience dans toutes tes fournitures, signor Mercurio?

—La même, Excellence.

—Alors, comme tu es un homme précieux, je ne rabattrai rien de ce que j'ai dit; voilà tes deux piastres.

—Avant d'avoir l'histoire?

—Je m'en rapporte à toi.

—Oh! Si Votre Excellence voulait m'honorer d'une confiance pareille à l'endroit de…

—L'histoire, signor Mercurio, l'histoire!

—La voilà, Excellence.

Je sautai en bas de mon lit, je passai un pantalon à pieds, je chaussai mes pantouffles, je m'assis à une table où l'on venait de me servir des oeufs frais et du thé, et je fis signe au signor Mercurio que j'étais tout oreilles.

GELSOMINA

Il signor Mercurio était né au village de Carini, et il espérait bien qu'en commémoration de l'honneur qui revenait à ce village d'avoir donné naissance à un homme tel que lui, il lui sérail; érigé après sa mort, sur la montagne qui domine Carini, une statue de la taille de celle de saint Charles Borromée à Arona.

C'était un homme de trente-cinq à quarante ans, quoique à ses cheveux grisonnants et à sa barbe parsemée de poils argentés, on pût lui en donner hardiment quarante-cinq à cinquante; mais, comme il disait lui-même, ces marques de vieillesse prématurée tenaient beaucoup moins à l'âge qu'à la fatigue de l'esprit et au travail de l'imagination. C'était, en effet, un rude métier, et demandant une éternelle tension de la pensée que celui qu'il faisait depuis sa jeunesse; nous disons depuis sa jeunesse, car l'état qu'il avait embrassé était le résultat, non pas d'une suggestion étrangère, mais d'une vocation personnelle.

A vingt-cinq ans, il signor Mercurio était un beau garçon, jouissait déjà d'une réputation méritée par toute la Sicile, quoiqu'il se nommât encore tout simplement Gabriello, du nom de l'ange Gabriel, auquel sa mère avait eu une dévotion toute particulière pendant sa grossesse; aussi prétendait-il que plus d'une grande dame avait regretté parfois qu'il ne lui présentât point pour son compte les déclarations qu'il faisait pour le compte d'autrui.

Un jour, c'était le lendemain des fêtes de sainte Rosalie, le prince de G… le fit demander. Comme le prince de G… était une des meilleures pratiques de Gabriello, celui-ci se hâta de se rendre au palais; à peine arrivé, il fut introduit.

—Gabriello, dit le prince mettant de côté toute circonlocution inutile et entrant de plein saut en matière, il y avait hier sur le char de sainte Rosalie, une jeune fille de seize ans à peu près, belle comme un ange, avec des yeux superbes et des cheveux magnifiques. Ne pourrais-tu pas lui dire deux mots de ma part?

—Quatre, Excellence, répondit Gabriello; mais dépeignez moi un peu la personne à laquelle il faut que je m'adresse. Où était-elle placée? Était-ce parmi les anges qui portent des guirlandes au premier étage, ou parmi ceux qui jouent de la trompette au second?

—Mon cher, il n'y a pas à s'y tromper: c'était celle qui représentait la Sagesse, qui tenait une lance à la main droite, un bouclier à la main gauche, et qui était debout derrière le cardinal.

—Diamine! Excellence, vous n'avez pas mauvais goût.

—Tu la connais?

—Est-ce que je ne connais pas toutes les femmes de Palerme?

—Qui est-elle?

—C'est la fille unique du vieux Mario Capelli.

—Et comment l'appelle-t-on?

—On l'appelle Gelsomina.

—Eh bien! Gabriello, je veux Gelsomina.

—Ce sera long. Excellence! Ce sera cher!

—Combien de jours?

—Huit jours.

—Combien d'onces?

—Cinquante onces.

—Va pour huit jours et pour cinquante onces. Nous sommes aujourd'hui le 19 juillet, je t'attends le 27.

Et le prince, qui savait qu'on pouvait se reposer sur l'exactitude de
Gabriello, attendit tranquillement le moment fixé.

Le même jour, Gabriello se mit à l'oeuvre: sa première visite fut pour le capucin qui confessait Gelsomina, et qui se nommait Fra Leonardo.

C'était un vieillard de soixante-quinze ans, à la barbe blanche et au visage sévère; aussi Gabriello vit-il, avant d'ouvrir la bouche, que la négociation entreprise serait plus difficile à mener à fin qu'il n'avait cru. Il lui dit qu'il venait au nom d'un oncle de la jeune fille, qui, ayant du bien, voulait l'avantager, si ce que l'on disait de sa sagesse était la vérité. Le résultat des renseignements donnés par le capucin fut que Gelsomina était un ange.

Au reste, comme c'est toujours par là que débutent les confesseurs, Gabriello ne s'inquiéta pas trop des mauvais renseignements que celui de Gelsomina venait de lui donner. Il se déguisa en juif, prit les plus beaux bijoux qu'il put se procurer, s'en forma une espèce d'écrin, et, au moment où le vieux Mario était dehors, il entra chez la jeune fille pour lui offrir sa marchandise. Quand Gelsomina sut que c'étaient des pierreries qu'on allait lui montrer, elle refusa même de les voir, en disant qu'elle n'était pas assez riche pour désirer de pareilles choses. Gabriello lui dit alors que, quand on avait seize ans et qu'on était belle comme elle l'était, on pouvait tout désirer et tout avoir; à ces mots, il ouvrit l'écrin et lui mit sous les yeux assez de diamants pour tourner la tête à une sainte; mais Gelsomina jeta à peine un coup d'oeil sur l'écrin et, comme Gabriello insistait, elle entra dans la chambre voisine, en sortit un instant après avec une couronne de jasmin et de daphnés, et se mirant avec coquetterie dans une glace: «Tenez, lui dit-elle, voilà mes diamants, à moi; Gaëtano dit que je suis belle comme cela, et, tant qu'il me trouvera belle ainsi, je ne désirerai pas autre chose. Maintenant, mon père va rentrer, il trouverait peut-être mauvais que je vous eusse reçu en son absence; ainsi, croyez-moi, retirez-vous.»

Gabriello n'insista pas; pour la première visite, il ne voulait pas l'effaroucher. D'ailleurs il savait ce qu'il voulait savoir: Gelsomina n'était pas coquette, et elle aimait un jeune homme nommé Gaëtano.

Il retourna chez le prince de G…

—Excellence, lui dit-il, je viens de voir Gelsomina; c'est plus difficile et plus cher que je ne croyais; il me faut quinze jours et cent onces.

—Prends le temps et l'argent que tu voudras, mais réussis, voilà tout ce que je te demande.

—Je réussirai, Excellence.

—Je puis donc y compter?

—C'est comme si vous rayiez, monseigneur.

Gabriello connaissait assez son monde pour comprendre qu'il n'y avait rien à faire du côté de la jeune fille. Il se retourna donc de l'autre côté.

Il s'agissait de découvrir monsieur Gaëtano. La chose n'était pas difficile: Gabriello loua une petite chambre au premier, dans la maison située en face de celle qu'habitait Gelsomina, et le soir même il se mit en sentinelle derrière la jalousie.

A mesure que l'heure s'avançait, là rue devint de plus en plus déserte. A minuit, elle était complètement solitaire; à minuit et demi, un grand garçon passa et repassa plusieurs fois; enfin, voyant que tout était tranquille, il s'arrêta, tira une petite mandoline de dessous son manteau, et se mit à chanter la chanson de Méli:

Occhiuzzi neri,

A la fin du couplet, la jalousie du premier se souleva doucement, et Gabriello en vit sortir la jolie tête de Gelsomina avec sa couronne de jasmins et de daphnés. Le jeune homme monta aussitôt sur une borne, et lui prit la main qu'il baisa; mais tout se borna là. Après deux heures des protestations de l'amour le plus chaste et le plus pur, la jalousie retomba. Le jeune homme resta encore un instant à prier; mais la petite main repassa seule à travers les planchettes, puis, après avoir été baisée et rebaisée vingt fois, elle se retira à son tour. Ce fut vainement alors que Gaëtano pria et implora; Gabriello entendit le bruit de la fenêtre qui se refermait. Le jeune homme, au lieu d'être reconnaissant de ce qu'on avait fait pour lui, sauta à terre avec un mouvement de dépit. Gabriello pensa qu'il allait se retirer; il descendit vivement. En effet, au moment où il ouvrait la porte, le jeune homme tournait le coin de la rue. Gabriello marcha derrière lui.

Il prit la rue de Tolède, qu'il suivit jusqu'à la place de la Marine, puis il longea le quai et entra dans une petite maison située au bord de la mer. Gabriello fit, pour la reconnaître, une croix sur la maison avec de la craie rouge, et il rentra tranquillement chez lui.

Le lendemain, il connaissait Gaëtano comme il connaissait Gelsomina. C'était un beau garçon de vingt-quatre à vingt-cinq ans, pêcheur de son état, d'un caractère froid et retiré en lui-même, et si préoccupé d'assortir sa toilette à sa figure, que ses camarades ne l'appelaient que le glorieux.

De ce moment, le plan de Gabriello fut arrêté.

Il alla trouver la plus adroite et la plus jolie fille qu'il put rencontrer à Palerme: c'était une Catanaise qu'un marquis syracusain avait séduite, puis abandonnée après avoir vécu près d'un an avec elle. Pendant cette année elle avait pris certaines façons de grande dame; c'était tout ce qu'il fallait à Gabriello.

Il prit un appartement petit, mais élégant, dans un des plus beaux quartiers de la ville. Il loua pour un mois les plus jolis meubles qu'il put trouver; il alla chercher sa Catanaise, la conduisit dans l'appartement, lui donna pour femme de chambre une fille qui était sa maîtresse; puis, une fois installée, il lui fit sa leçon. Tout cela lui prit huit jours.

Le neuvième était un dimanche; ce dimanche amenait la fête d'un village voisin de Palerme nommé Belmonte; Gelsomina vint à cette fête avec trois ou quatre de ses jeunes amies. Gaëtano n'était point encore arrivé, mais, en cherchant de tous côtés celui pour qui elle était venue, les yeux de Gelsomina s'arrêtèrent sur une petite barque tout enrubannée et à la poupe de laquelle flottait un pavillon de soie; c'était la barque de Gaëtano qui traversait le golfe et qui venait de Castellamare à la Bagherie. Arrivé à la côte, Gaëtano amarra sa barque et sauta sur le rivage: il avait un simple habit de pêcheur, mais son bonnet phrygien était du pourpre le plus vif; sa veste de velours était brodée comme un cafetan arabe; sa ceinture aux mille couleurs était de la plus belle soie de Tunis; enfin, son pantalon plissé était de la plus fine toile de Catane. Toutes les jeunes filles, en apercevant le beau pêcheur, poussèrent un cri d'admiration; Gelsomina seule resta muette, mais elle rougit d'orgueil et de plaisir.

Gaëtano fut tout à Gelsomina; et cependant, quoiqu'il parût fier d'elle comme elle était fière de lui, les regards du beau jeune homme ne laissaient pas de s'égarer de la modeste jeune fille aux nobles dames qui étaient venues, des villas voisines, voir cette fête populaire à laquelle elles dédaignaient de prendre part. Plusieurs d'entre elles remarquèrent même Gaëtano, et se le montrèrent du doigt avec cette naïveté des femmes italiennes, qui s'arrêtent devant un beau garçon, et qu'elles regardent comme elles regarderaient un beau chien ou un beau cheval. Gaëtano répondit à leurs regards par un regard de dédain; mais, dans ce regard de Gaëtano, il y avait pour le moins autant d'envie que d'orgueil, et l'on comprenait facilement qu'il donnerait bien des choses pour être l'amant d'une de ces fières beautés qu'en apparence il semblait haïr.

Gelsomina ne voyait qu'une chose: c'est que son Gaëtano était le roi de la fête, c'est qu'on l'enviait d'être aimée par le beau pêcheur; et, jugeant le coeur de son amant par le sien, elle était heureuse.

Gaëtano proposa à Gelsomina et à ses amies de les ramener dans sa barque. Les jeunes filles acceptèrent, et tandis qu'un jeune frère de Gaëtano, enfant de douze ans, tenait le gouvernail, le beau pêcheur s'assit à la proue, prit sa mandoline et, au milieu de cette belle nuit, sous ce ciel magnifique, sur cette mer d'azur, il se mit à chanter les plus douces chansons de Méli, l'Anacréon sicilien.

On aborda ainsi près de la cabane de Gaëtano; puis il amarra sa barque. Les jeunes filles descendirent. Le beau pêcheur conduisit Gelsomina et deux de ses compagnes qui demeuraient dans le même quartier qu'elle jusqu'au coin de la rue qu'elle habitait; puis, arrivé là, il les quitta, et Gelsomina rentra avec une de ses amies qui, un instant après, sortit, accompagnée à son tour de la vieille Assunta, la nourrice de Gelsomina.

Gabriello s'était remis a son poste à la même heure que la veille; il vit Gaëtano passer, repasser, s'arrêter et faire le signal. Comme la veille, les deux amants causèrent jusqu'à deux heures du matin; mais, comme la veille encore, leur entretien demeura chaste et pur, et leurs caresses se bornèrent à quelques baisers déposés sur la main de Gelsomina.

Gaëtano ne douta plus qu'ils ne se vissent ainsi chaque nuit; mais il ne douta pas non plus que, malgré ces entretiens, Gelsomina ne fût digne en tout point de représenter la déesse de la Sagesse sur le char de sainte Rosalie.

Le lendemain, comme Gaëtano venait à son rendez-vous habituel, une femme, couverte d'un long voile noir, l'accosta et lui glissa un petit billet dans la main. Gaëtano voulut l'interroger, mais la femme voilée appuya par-dessus son voile son doigt sur sa bouche en signe de silence, et Gaëtano étonné la laissa se retirer sans faire un seul mouvement pour la retenir.

Gaëtano resta un instant immobile à la place où il était, reportant ses yeux du billet à la femme voilée et de la femme voilée au billet; puis, s'approchant vivement d'une madone devant laquelle brûlait une lampe, il lut ou plutôt il dévora les quelques lignes que le papier contenait. C'était une déclaration d'amour, qui n'avait pour signature que ces mots, dont l'effet, au reste, fut magique sur Gaëtano: Une des plus grandes dames de la Sicile.

On lui disait en outre que, s'il était disposé à répondre à cet amour, il retrouverait le lendemain, à la même heure et à la même place, la même femme voilée, qui le conduirait près de l'inconnue que la violence de sa passion forçait à faire près de lui cette étrange démarche.

A cette lecture, le visage de Gaëtano s'éclaira d'une orgueilleuse joie. Il releva le front, secoua la tête, et respira comme un homme qui arrive tout à coup, et au moment où il s'en doutait le moins, à un but longtemps poursuivi; puis, quoiqu'il fût minuit passé, il resta encore un instant pensif, debout et les bras croisés, devant la madone, relut une seconde fois le billet, le glissa dans la poche de côté de sa veste, et prit la rue qui conduisait à la maison de Gelsomina.

Quoique aucun signal n'eût été fait, la pauvre enfant était à sa fenêtre; c'était la première fois, depuis que Gaëtano lui avait dit qu'il l'aimait, que Gaëtano se faisait attendre.

Enfin il parut, non point tendre et empressé comme d'habitude, mais contraint, gêné, inquiet. Dix fois Gelsomina, s'apercevant de sa préoccupation, lui demanda quelle pensée le tourmentait. Gaëtano dit qu'il était indisposé, souffrant, et que, si le lendemain il ne se sentait pas mieux, il était possible qu'il ne vînt même pas.

En face de cette crainte, Gelsomina oublia toute autre chose; il fallait en effet que Gaëtano fût bien malade pour n'avoir point la force de venir voir sa Gelsomina, que depuis un an il venait voir, en lui disant lui-même que peut-être l'habitude qu'il avait d'une inaltérable santé faisait qu'il exagérait les douleurs qu'il éprouvait, et qu'en tout cas il ferait tout au monde pour venir à l'heure ordinaire.

Les jeunes gens se séparèrent; pour la première fois, Gelsomina referma sa fenêtre avec un serrement de coeur inconnu pour elle jusque-là. Gaëtano, au contraire, à mesure qu'il s'éloignait de Gelsomina, se sentait soulagé et respirait plus librement. Mal accoutumé encore à feindre, sa dissimulation l'étouffait.

Le lendemain, à la même heure et à la même place, Gaëtano rencontra la jeune femme; en l'apercevant, tout son sang reflua vers son coeur, et il crut qu'il allait étouffer. La femme s'approcha de lui.

—Eh bien! lui dit-elle, es-tu décidé?

—Ta maîtresse est-elle jeune? demanda Gaetano.

—Vingt-deux ans.

—Ta maîtresse est-elle belle?

—Comme un ange.

Il y eut un moment de silence pendant lequel le bon et le mauvais génie de Gaetano se livrèrent en lui un combat terrible; enfin, le mauvais génie remporta.

—Je te suis, dit Gaetano.

Aussitôt, la femme voilée marcha la première, et Gaetano la suivit.

Le guide de Gaetano prit la rue Magueda, qu'il parcourut aux trois quarts de sa longueur; puis il s'arrêta devant un délicieux palazzino, tira une clef de sa poche, ouvrit une porte donnant sur un escalier, dont on avait éteint avec soin toutes les lumières, dit à Gaetano de le suivre en tenant le bout de son voile, monta avec lui une vingtaine de marches, l'introduisit dans une antichambre; faiblement éclairée, traversa un riche salon; puis, ouvrant une porte qui laissa arriver jusqu'au beau pêcheur cet air tiède et parfumé qui s'échappe du boudoir d'une jolie femme:

—Madame, dit-elle, c'est lui.

—O mon Dieu! Teresita, répondit une douce voix avec un accent plein de crainte, je n'oserai jamais le voir.

—Et pourquoi cela, madame? dit Teresita entrant et laissant la porte ouverte pour que Gaetano pût voir sa maîtresse à demi couchée sur une chaise longue, et dans le plus délicieux déshabillé qui se pût voir; pourquoi cela?

—Il n'aurait qu'à ne pas m'aimer!

—Ne pas vous aimer, madame! s'écria Gaetano en se précipitant dans la chambre; ne pas vous aimer! Le croyez-vous vous même, et n'est-ce pas impossible quand on vous a vue? Oh! ne craignez rien, ne craignez rien, madame! Je suis tout a vous.

Et Gaetano tomba aux pieds de la jeune femme, qui cacha sa tête dans ses mains comme par un dernier mouvement de pudeur.

Teresita sortit et les laissa ensemble.

Gelsomina attendit jusqu'à quatre heures du matin, mais inutilement,
Gaetano ne vint pas.

La journée du lendemain fut une triste journée pour la pauvre enfant; c'était sa première douleur d'amour. Il lui sembla que le soleil ne se coucherait jamais; enfin, le soir arriva, la nuit vint, les heures passèrent, lourdes et éternelles, mais elles passèrent. Minuit sonna.

La pauvre enfant n'osait ouvrir sa fenêtre; enfin, le signal se fit entendre, elle s'élança contre sa jalousie, et y passa à la fois les deux mains pour chercher celles de Gaëtano. Gaëtano était à son poste, mais froid et contraint. Il sentit lui-même qu'il se trahissait, il voulut lui reparler ce même langage d'amour auquel il l'avait habituée, mais il manquait à sa voix cet accent de conviction qui subjugue, il manquait à ses paroles cette chaleur de l'âme qui entraîne; Gelsomina sentit instinctivement que quelque grand malheur la menaçait, et ne répondit qu'en pleurant. A la vue de ces larmes qui roulaient du visage de Gelsomina sur le sien, Gaëtano retrouva un instant son ancien amour. Gelsomina trompée s'y laissa reprendre. Ce fut elle alors qui demanda pardon à Gaëtano, qui s'accusa d'être inquiète, exigeante, jalouse. Gaëtano tressaillit à ce dernier mot prononcé pour la première fois entre eux; car il sentait qu'il ne pourrait longtemps tromper Gelsomina, habituée qu'elle était à le voir chaque nuit.

Alors il lui chercha une querelle.

—Vous vous plaignez de moi, lui dit-il, Gelsomina, quand ce serait à moi à me plaindre de vous.

—A vous… à vous plaindre de moi! s'écria la jeune fille; mais que vous ai-je donc fait?

—Vous ne m'aimez pas.

—Je ne vous aime pas! Vous dites que je ne vous aime pas, moi! Il dit que je ne l'aime pas, mon Dieu!

Et la jeune fille leva ses yeux tout humides de pleurs vers le ciel, comme pour le prendre à témoin que, si jamais accusation avait été injuste, c'était celle-là.

—Du moins, reprit Gaëtano, embarrassé de soutenir lui-même une assertion dont, au fond de son coeur, il reconnaissait la fausseté; du moins, vous ne m'aimez pas comme je voudrais que vous m'aimassiez.

—Et comment pourrais-je vous aimer plus que je ne le fais? demanda la jeune fille.

—Est-ce aimer véritablement, dit Gaëtano, que de refuser quelque chose à l'homme qu'on aime?

—Que vous ai-je jamais refusé? demanda naïvement Gelsomina.

—Tout, dit Gaëtano; c'est tout refuser que de n'accorder qu'à demi.

Gelsomina rougit, car elle comprit ce que lui demandait son amant.

Puis, après un moment de silence réfléchi de la part de la jeune fille, impatient de la part du jeune homme:

—Écoutez, Gaëtano, lui dit-elle. Vous savez ce qui a été convenu entre mon père et vous. Il me donne mille ducats en mariage, et il a exigé de vous que vous apportassiez une pareille somme; vous lui avez dit que deux ans vous suffiraient pour l'amasser, et vous avez accepté la condition qu'il vous a faite d'attendre deux ans. Moi, de mon côté, vous le voyez, Gaëtano, j'ai fait ce que j'ai pu pour vous rendre l'attente moins longue. Voilà un an que nous nous aimons, et, pour moi du moins, cette année a passé comme un jour. Eh bien! si vous craignez la lenteur de l'année qui nous reste à attendre, si, comme vous le dites, vous croyez, lorsqu'une jeune fille a donné son coeur, qu'il lui reste encore quelque chose à accorder, eh bien! prévenez le prêtre de Sainte-Rosalie, venez me prendre demain à dix heures du soir, au lieu de minuit; munissez-vous d'une échelle pour que je puisse descendre de cette fenêtre, et alors je me rends à l'église de la sainte, le prêtre nous unit secrètement [Note: En Sicile, et même dans tout le reste de l'Italie, où il n'y a pas d'actes de l'état civil, les mariages faits ainsi, même sans le consentement des parents, sont parfaitement valides.], et alors… la femme n'aura plus rien à refuser à son mari.

Gaëtano avait écouté cette proposition en silence et en pâlissant; enfin, voyant que Gelsomina attendait avec anxiété sa réponse:

—Demain! dit-il, demain! Je ne puis pas demain, c'est impossible.

—Impossible! Et pourquoi?

—J'ai fait marché avec deux Anglais pour les conduire aux Iles: c'est cela qui me rendait triste. Je suis forcé de te quitter pour sept ou huit jours, Gelsomina.

—Toi, me quitter pour sept ou huit jours! s'écria Gelsomina en lui saisissant la main comme pour le retenir.

—Ils m'ont offert quarante ducats pour cette course, et j'avais une telle hâte de compléter la somme qu'exigé ton père, que j'ai accepté.

—Ce que tu me dis là est-il bien vrai? demanda la jeune fille, doutant pour la première fois des paroles de son amant,

—Je te le jure, Gelsomina; et, à mon retour, eh bien! nous verrons à faire ce que tu me demandes.

—Ce que je te demande! s'écria la jeune fille étonnée; grand Dieu! Mais est-ce moi qui te prie? Est-ce moi qui te presse? Tu dis que je demande, quand je croyais accorder… Mais nous ne nous comprenons plus, Gaëtano?

—Si fait, Gelsomina; seulement tu te défies de ma parole, et tu ne veux rien accorder qu'à ton mari. Eh bien! soit, à mon retour, je ferai ce que tu exiges.

—Ce que j'exige! Oh, mon Dieu, mon Dieu! s'écria Gelsomina; que s'est-il donc passé entre nos deux coeurs?

Puis, comme deux heures sonnaient, elle tendit sa main à Gaëtano, espérant qu'il la retiendrait encore. Mais Gaëtano, coupable envers Gelsomina, se trouvait mal à l'aise en face d'elle; et, baisant la main de la jeune fille, il sauta à terre en lui disant:

—A huit jours, Gelsomina.

—A huit jours, murmura la jeune fille en laissant retomber la jalousie avec un profond soupir, et en regardant Gaëtano s'éloigner.

Deux fois Gaëtano, sans doute repentant au fond du coeur, s'arrêta pour revenir dire un adieu plus tendre à Gelsomina; deux fois la jeune fille, dans cette espérance, porta vivement la main à la jalousie, toute prête qu'elle était pour le pardon. Mais, cette fois comme la première, le mauvais génie de Gaëtano l'emporta et, continuant de s'éloigner de Gelsomina, il disparut enfin à l'angle de la rue.

La jeune fille resta debout derrière la jalousie, jusqu'à ce qu'elle vit paraître le jour; alors seulement elle se jeta tout habillée sur son lit.

Vers les trois heures de l'après-midi, au moment où le vieux Mario venait de sortir, le juif qui était déjà venu offrir des diamants à Gelsomina entra avec un autre écrin. La jeune fille était assise, les mains sur ses genoux, la tête inclinée sur la poitrine, en proie à une si profonde rêverie, qu'elle ne le vit point entrer, et qu'elle ne s'aperçut de sa présence que lorsqu'il fut tout près d'elle. Elle le regarda, le reconnut, et tressaillit comme si elle eût touché un serpent.

—Que demandez-vous? s'écria-t-elle.

—Je demande, dit le juif, si votre couronne de jasmins et de daphnés suffit toujours à Gaëtano?

—Que voulez-vous dire? s'écria la jeune fille.

—Je dis que c'est un garçon plein d'ambition et d'orgueil; il se pourrait qu'il se lassât de cette simple parure, et qu'il se mît un beau matin en quête d'une couronne plus précieuse.

—Gaëtano m'aime, dit la jeune fille en pâlissant, et je suis sûre de lui comme il est sûr de moi. D'ailleurs, il ne voudrait pas me tromper, il a le coeur trop grand pour cela.

—Si grand, dit le juif en riant, qu'il y a dans ce coeur de la place pour deux amours.

—Vous mentez, dit la jeune fille en essayant de donner à sa voix une assurance qu'elle n'avait pas; vous mentez, laissez-moi.

—Je mens! dit le juif, et si au contraire je te donnais la preuve que je dis la vérité?

Gelsomina le regarda avec des yeux où se peignaient toutes les angoisses de la jalousie; puis, secouant la tête comme pouf donner un démenti à la voix de son propre coeur:

—Impossible, dit-elle, impossible.

—Et cependant, dit le juif, il ne vient pas ce soir; il ne viendra pas demain, il ne viendra pas après-demain.

—Il part aujourd'hui pour les Iles.

—Il te l'a dit?

—N'était-ce point la vérité, mon Dieu! s'écria la jeune fille avec l'expression de la plus, profonde douleur.

—Gaëtano n'a point quitté Palerme, dit le Juif,

—Mais il part ce soir? demanda avec anxiété Gelsomina.

—Il ne part ni ce soir, ni demain, ni après-demain: il reste.

—Il reste! Et pourquoi faire reste-t-il?

—Pourquoi faire? Je vais vous le dire. Pour faire l'amour avec une belle marquise.

—Quelle est celle femme? Où est cette femme? Je veux la voir! Je veux lui parler!

—Qu'as-tu à faire à cette femme? C'est Gaëtano qui te trahit, c'est de
Gaëtano qu'il faut te venger.

—Me venger! Et comment?

—En lui rendant infidélité pour infidélité, trahison pour trahison.

—Sortez! s'écria Gelsomina, vous êtes un infâme!

—Vous me chassez? dit le juif. Je m'en vais, mais vous me rappellerez.

—Jamais!

—Je me nomme Isaac; je demeure Salita Sant'Antonio, n° 27. J'attendrai vos ordres pour revenir.

Et il sortit, laissant Gelsomina écrasée sous la nouvelle qu'elle venait d'apprendre.

Toute la journée, toute la nuit se passèrent dans une lutte incessante. Ce que Gelsomina souffrit pendant cette nuit et pendant cette journée ne peut se décrire. Vingt fois elle prit la plume, vingt fois elle la rejeta; Enfin, le lendemain à trois heures, on frappa à la porte du juif; il alla ouvrir. Une femme couverte d'un voile noir entra; puis, aussitôt que la porte se fut refermée derrière elle, cette femme leva son voile. C'était Gelsomina.

—Me voilà, dit-elle.

—Vous avez fait plus que je n'espérais, dit le juif. Je comptais que c'était moi que vous feriez venir, et c'est vous qui êtes venue.

—Il était inutile de mettre quelqu'un dans la confidence, dit Gelsomina.

—En effet, c'est plus prudent, répondit le juif. Que voulez vous de moi?

—Savoir la vérité.

—Je vous l'ai dite.

—La preuve?

—Vous pourrez l'avoir quand vous voudrez.

—Comment?

—En vous cachant rue Magueda, en face du n° 140. Il y a là un palais avec des colonnes, qui semble fait exprès pour cela.

—Eh bien! après?

—Après? A minuit, vous verrez Gaëtano entrer; à deux heures, vous le verrez sortir.

—A minuit, rue Magueda, en face du n° 140?

—Parfaitement.

—Et la nuit prochaine ira-t-il?

—Il y va toutes les nuits.

—Tout service mérite récompense, reprit en souriant avec amertume
Gelsomina. Vous venez de me rendre un service, à combien l'estimez-vous?

Le juif ouvrit son écrin, et le présenta à Gelsomina.

—Choisissez celui de tous ces diamants qui vous conviendra le mieux, dit-il, et je serai payé.

—Taisez-vous, dit la jeune fille.

Et, jetant sur une chaise une bourse dans laquelle il avait cinq ou six onces et autant de piastres:

—Tenez, lui dit-elle, voilà tout ce que j'ai; prenez-le. Je vous remercie.

Et elle sortit sans vouloir rien écouter de ce que lui disait le juif.

Le soir, à dix heures, elle alla embrasser comme d'habitude le vieux Mario dans son lit, rentra chez elle, s'enveloppa d'un grand voile noir; puis, à onze heures, elle se glissa doucement dans le corridor, regarda à travers le trou de la serrure de la chambre de son père, et s'assura que la lampe était éteinte. Pensant que cette obscurité était une preuve que le vieillard était endormi, elle ouvrit alors doucement la porte de la rue, prit la clef pour pouvoir rentrer quand elle voudrait, et sortit.

Dix minutes après, elle était dans la rue Magueda, cachée derrière une colone du palais Giardinelli, en face du n° 140.

A minuit moins quelques minutes, elle vit s'avancer un homme enveloppé d'un manteau. Au premier coup d'oeil elle le reconnut: c'était Gaëtano. Elle s'appuya contre la colonne pour ne pas tomber.

Gaëtano passa et repassa, comme il avait habitude de le faire pour elle. Bientôt, à ce même signal qui avait tant de fois fait battre son propre coeur, Gelsomina vît la porte s'ouvrir, et Gaëtano disparut.

Gelsomina crut qu'elle allait mourir; mais la jalousie lui rendit les forces que la jalousie lui avait ôtées. Elle s'assit sur les marches du palais, et, cachée dans l'ombre projetée par les colonnes, elle attendit.

Les heures passèrent; elle les compta les unes après les autres. Comme trois heures venaient de sonner, la porte se rouvrit; Gaëtano reparut, une femme vêtue d'un peignoir dé mousseline blanche l'accompagnait. Il n'y avait plus de doute: Gelsomina était trahie.

D'ailleurs, comme si Dieu eût voulu d'un seul coup lui ôter toute espérance, les deux amants lui donnèrent le temps de s'assurer de son malheur. Ni l'un ni l'autre ne pouvaient se quitter. Leur adieu dura près d'une demi-heure.

Enfin Gaëtano s'éloigna; la porte se referma derrière lui. Gelsomina, debout sur les degrés du palais, semblait une statue de marbre. Enfin, comme si elle s'arrachait de sa base, elle fit quelques pas en avant, mais ses genoux se dérobèrent sous elle; elle voulut crier, mais la voix lui manqua, et, jetant un cri étouffé, qui ne parvint pas même jusqu'à Gaëtano, elle tomba de toute sa hauteur sur le pavé.

Quand elle revint à elle, elle se retrouva assise sur les marches du palais Giardinelli. Un homme lui faisait respirer des sels: cet homme, c'était le juif.

Gelsomina regarda cet homme avec terreur: il semblait un démon acharné à sa perte. Elle fouilla dans ses poches pour voir si elle avait quelque argent pour lui payer ses soins; puis, sa recherche ayant été inutile:

—Je n'ai rien sur moi, lui dit-elle. Je vous ferai récompenser.

—J'irai demain chercher ma récompense moi-même, dit le juif.

—Ne venez pas! s'écria Gelsomina en se reculant de lui, vous me faites horreur!

Le juif, jugeant que le moment serait mal choisi pour renouveler ses propositions, se mit à rire, et laissa Gelsomina maîtresse de se retirer.

Gelsomina profita de la liberté que lui donnait le juif, et s'éloigna d'un pas rapide. Bientôt elle se retrouva à la porte de sa maison. Elle était arrivée là sans retourner la tête en arrière, sans regarder ni à droite ni à gauche. Toutes les hallucinations de la fièvre passaient devant ses yeux, toutes les rumeurs du délire bruissaient à ses oreilles.

Elle voulut ouvrir la porte, mais elle ne put jamais retrouver la serrure; elle crut qu'elle allait devenir folle, et se coucha, en criant miséricorde à Dieu, sur le banc de pierre qui était sous sa fenêtre.

A cinq heures du matin, en sortant pour ouvrir les volets, son père la retrouva là.

Elle n'était pas évanouie; mais elle avait les yeux fixes, les mains crispées, et ses dents claquaient l'une contre l'autre comme si elle sortait de l'eau glacée.

Son père voulut l'interroger, mais elle ne répondit point. Comme il faisait jour à peine, personne encore ne l'avait vue. Il la prit dans ses bras, l'emporta comme un enfant, et la remit à la vieille Assunta, qui lui ôta ses habits et la coucha sans qu'elle fît la moindre résistance, sans qu'elle prononçât un seul mot.

A peine couchée, la fièvre la prit; Mario voulait envoyer chercher un médecin, mais Gelsomina dit qu'elle ne voulait voir que son confesseur Fra Leonardo.

Fra Leonardo vint, et s'entretint plus d'une heure avec la jeune fille. Lorsqu'il sortit de la chambre de Gelsomina, son vieux père l'attendait pour l'interroger; mais le confesseur ne pouvait rien dire; il secoua la tête tristement, et, à toutes les questions que lui fit le vieillard, il se contenta de répondre que Gelsomina était une sainte.

Derrière le confesseur arriva le juif; il dit à Mario qu'il avait appris que sa fille était malade, et que, comme il avait une foule de secrets pharmaceutiques, il se faisait fort de la guérir si on voulait l'introduire auprès d'elle.

Le vieillard fit demander à Gelsomina si elle voulait recevoir un juif qui se disait médecin; Gelsomina se fit faire son portrait par la vieille Assunta, et, ayant reconnu son persécuteur: «Nourrice, répondit-elle, va dire à cet homme qu'il repasse demain à la même heure.»

Le lendemain, le juif n'eut garde de manquer au rendez-vous; mais, lorsqu'il demanda au vieux Mario où était sa fille, celui-ci lui répondit en pleurant que, le matin même, Gelsomina était entrée comme novice au couvent de Notre-Dame-du-Calvaire.

Gabriello avait compté sur le désespoir pour perdre Gelsomina; mais, en cette occasion, prières, menaces, argent, tout fut inutile; il avait affaire à une tourière incorruptible.

Cinq jours s'écoulèrent sans rien amener de nouveau. Le terme demandé par
Gabriello au prince de G… arriva; il se présenta chez lui tout confus.
C'était la première fois qu'il échouait aussi complètement.

—Eh bien, dit le prince de G…, où est cette jeune fille?

—Ma foi! monseigneur, dit Gabriello, voici douze jours que Dieu et le diable la jouent aux dés; mais cette fois Dieu a été le plus fin, et il a gagné.

—Ainsi, tu y renonces?

—Elle s'est réfugiée dans le couvent de Notre-Dame-du-Calvaire, et, à moins que nous ne l'en enlevions de force, je ne vois pas trop moyen de l'en faire sortir.

—Merci du conseil, mais je ne veux pas me brouiller avec l'archevêque; d'ailleurs c'était ton affaire et non la mienne. Tu t'étais chargé de m'amener cette jeune fille ici; tu as échoué, c'est sur toi que la honte en retombera.

—J'espère que monseigneur me gardera le secret, dit Gabriello profondément humilié.

—Le secret! s'écria le prince; ah bien oui; le secret! Je dirai partout au contraire que je voulais une fille de rien, une grisette, une petite ouvrière, que je t'ai laissé carte blanche pour l'argent, et que, malgré tout cela, tu as échoué.

—Mais monseigneur veut donc me perdre! s'écria Gabriello désespéré.

—Non, mais je veux qu'on sache le fonds qu'on peut faire sur ta parole; c'est un petit dédommagement que je me réserve.

—Votre Excellence est décidée à me faire cet affront?

—Parfaitement décidée.

—Mais si je n'avais pas perdu tout espoir?

—Alors, c'est autre chose.

—Si je demandais trois mois à Votre Excellence pour tenter un nouveau moyen?

—Je t'en donne six.

—Et pendant ces six mois, Votre Excellence gardera le secret sur ce premier échec?

—Je serai muet; tu vois que je te fais beau jeu.

—Oui, Excellence; aussi, maintenant, ce n'est plus une affaire d'argent, c'est une question d'honneur; j'y réussirai ou j'y perdrai mon nom.

—Ainsi donc, dans six mois?

—Peut-être avant, mais pas plus tard.

—Adieu, seigneur Gabriello.

—Au revoir. Excellence.

Gabriello rentra chez lui; il lui était venu, tout en causant avec le prince de G…, une idée lumineuse qu'il avait besoin de mûrir. Toute la journée et toute la nuit, il la retourna dans sa tête; le lendemain il commença de la mettre à exécution.

Dès le matin, il alla trouver Fra Leonardo dans sa cellule, se jeta à ses pieds en lui disant qu'il était un grand pécheur, mais que la grâce de Dieu l'avait touché, et qu'il s'adressait à lui pour qu'il le soutînt dans la bonne voie, hors de laquelle il avait si longtemps marché.

Il lui confessa ensuite l'infâme métier qu'il exerçait, se frappant la poitrine avec tant de componction et de remords, à chaque nouvel aveu qui sortait de sa bouche, que Fra Leonardo, voyant dans cet homme un miracle de conversion, ne put s'empêcher de lui demander comment le repentir lui était venu.

Alors Gabriello lui raconta qu'il avait été chargé par un grand seigneur de perdre Gelsomina, mais qu'à peine l'avait-il vue qu'il était devenu amoureux d'elle, et n'avait pas même osé lui parler. Longtemps il avait combattu cet amour, sachant bien qu'il était indigne d'une si chaste jeune fille; mais enfin il avait pensé qu'il n'y a pas de crime si grand que le repentir n'efface, pas de conduite si souillée que l'absolution ne lave. Il avait donc pris la résolution d'aller se jeter aux genoux du père de Gelsomina, et de lui tout dire, lorsqu'il avait appris que celle qu'il aimait venait d'entrer dans un couvent. Alors, dans son désespoir, il était venu à Fra Leonardo pour lui dire que son parti était pris, et que, si Gelsomina se faisait religieuse, lui, de son côté, était décidé à entrer en religion, en abandonnant la moitié de ce bien si mal acquis aux pauvres, et en faisant de l'autre moitié un fonds pour marier quelque fille pauvre et sage qui aurait refusé de s'enrichir aux dépens de son honneur.

Une pareille détermination toucha le bon capucin jusqu'aux larmes; il dit à son pénitent que tout n'était pas encore perdu, et que Gelsomina ne persisterait peut-être point dans une résolution prise en un moment d'exaltation, et qui mettait son vieux père au désespoir. En outre il promit d'user de toute son influence sur elle pour la déterminer à ne point prendre pour une vocation sérieuse ce vertige religieux qui l'avait saisie lorsqu'elle avait regardé le monde du haut de sa douleur. Gabriello se jeta aux pieds du moine, et lui baisa les genoux en lui demandant la permission de revenir tous les jours.

Fra Leonardo raconta tout au père de Gelsomina; le pauvre vieillard, compatissant à une douleur qu'il partageait, demanda à voir ce pauvre jeune homme afin de pleurer avec lui. Le moine promit de le lui amener le lendemain.

Le lendemain, à l'heure convenue, le père de Gelsomina vit arriver Fra Leonardo et son pénitent. Les deux affligés se jetèrent dans les bras l'un de l'autre; Gelsomina était le lien qui les unissait: aussi, ne parlèrent-ils que d'elle; c'étaient les premiers moments de consolation que le vieux Mario eût goûtés depuis que sa fille était au couvent. Aussi, lorsque Gabriello le quitta, fit-il promettre au jeune homme qu'il reviendrait le voir le lendemain.

Non seulement Gabriello n'avait garde de manquer à un pareil rendez-vous, mais encore il y vint longtemps avant l'heure indiquée. Le vieillard lui sut gré d'être plus qu'exact, et ils passèrent une partie de la journée ensemble.

Quant à Gaëtano, on n'en entendait pas même parler; il avait la tête plus que jamais affolée de sa prétendue marquise.

Fra Leonardo voyait Gelsomina tous les jours. Il lui raconta d'abord, sans qu'elle y fît grande attention, la conversion miraculeuse qu'elle avait faite; puis il lui peignit le désespoir de Gabriello en la perdant. Gelsomina savait ce que c'était que les douleurs de l'amour, elle plaignait au fond du coeur le jeune homme qui les éprouvait.

Quelques jours après, Gelsomina consentit à voir son père, mais à condition qu'il n'essaierait pas de la dissuader de sa résolution de se faire religieuse; le vieux Mario promit tout ce que l'on voulut, et ne lui parla tout le temps que de Gabriello, qui avait pour lui tous les soins qu'un fils aurait pour son père. Gelsomina remercia Dieu de ce qu'il rendait au vieillard l'enfant qu'il avait perdu.

Quelque temps après, comme Fra Leonardo vit Gelsomina plus tranquille, il commença à l'entretenir des véritables devoirs d'une chrétienne. Le premier de ces devoirs, selon lui, était d'honorer ses parents et de leur obéir en tous points, un père et une mère étant en ce monde la divinité visible pour leurs enfants.

Vers la même époque, le vieux Mario se hasarda à reparler à sa fille de ses anciens rêves paternels, comment il avait songé parfois au bonheur qu'il éprouverait à mourir entre les bras de ses petits-fils; puis il demanda à Gelsomina, les larmes aux yeux, s'il lui fallait renoncer pour toujours à cet espoir. Gelsomina pleura, mais ne répondit rien.

Une fois, Gelsomina hasarda de demander à Fra Leonardo ce qu'était devenu Gaëtano. Fra Leonardo répondit qu'il était toujours le même, mais qu'il devenait de plus en plus orgueilleux, et qu'on le voyait à toutes les fêtes avec des rubans à son chapeau, des bagues à ses doigts, et des ceintures magnifiques autour du corps. Gelsomina soupira du plus profond de son coeur; il était évident qu'elle était complètement oubliée.

Comme Fra Leonardo sortait de la cellule de la novice, le vieux Mario y entrait. Chaque jour il était plus reconnaissant à Gabriello de ses soins pour lui, soins d'autant plus désintéressés qu'une seule récompense était digne d'eux, et que cette récompense, la résolution de Gelsomina la rendait impossible.

Quatre mois s'écoulèrent; ces quatre mois avaient amené une grande amélioration dans l'état des choses. Gelsomina sentait qu'elle ne serait jamais heureuse elle-même, mais elle comprenait qu'elle pouvait beaucoup pour le bonheur des autres: or, pour un coeur comme celui de Gelsomina, c'était presque être heureuse elle-même que de rendre les autres heureux.

Aussi, la première fois qu'elle vit son père pleurer en songeant que l'époque où elle devait prendre le voile arrivait, ce fut elle qui le consola en lui disant de prendre courage, qu'elle commençait à sentir que Dieu lui donnerait la force de surmonter son amour, et que, comme la seule crainte de revoir Gaëtano l'avait déterminée à fuir le monde, peut-être rentrerait-elle dans le monde du moment où elle pourrait le revoir sans crainte. A cette seule espérance, le vieillard éprouva une si grande joie, que Gelsomina eut presque des remords d'avoir causé à son père une si grande douleur.

Quelques jours après, Fra Leonardo se hasarda à parler à la novice de Gabriello et de l'amour profond qu'il conservait pour elle. Gelsomina ne put s'empêcher de comparer cet amour sans espérance à celui de Gaëtano, qui pouvait tout espérer, et elle plaignit le pauvre garçon plus tendrement qu'elle ne l'avait encore fait.

Cela rendit quelque courage au pauvre père: à la première entrevue qu'il eut avec sa fille, il lui ouvrit son coeur tout entier, il ne manquait à Gabriello que d'être l'époux de Gelsomina pour que Mario vît en lui un véritable enfant; le lien social seul manquait, car Gabriello avait depuis cinq mois, pour le vieillard, les soins, l'amour et le respect que le fils le plus tendre pourrait avoir pour son père.

Gelsomina tendit la main au vieillard, et lui demanda huit jours pour interroger son coeur.

Ces huit jours, Gelsomina les passa dans la prière et dans la solitude; elle aimait toujours Gaëtano, mais d'un amour qui n'avait plus rien de terrestre, et à la manière dont les enfants du ciel aimaient les fils de la terre. Elle sentait en elle, sinon le désir, du moins la force d'appartenir à un autre, et d'être une digne femme et une digne mère, comme elle avait été une sainte jeune fille.

Lorsque son père revint au jour indiqué, elle lui dit donc que, si son bonheur dépendait de son consentement, elle donnait ce consentement, sinon avec joie, du moins avec résignation. Le vieux Mario tomba presque aux genoux de sa fille, mais elle le prit dans ses bras et sourit à le voir si heureux.

Alors il lui demanda la permission de lui amener Gabriello le lendemain, mais elle lui répondit qu'elle n'avait pas besoin de le voir, qu'elle recevrait un mari des mains de son père, et que ce mari, quel qu'il fût, avait droit à son estime et à son dévouement; que ces deux sentiments étaient les seuls que l'on pouvait exiger d'elle, et que ce serait au temps d'en faire naître un autre.

Le mariage fut fixé à quinze jours; ces quinze jours, Gelsomina les passa en prières et en exercices religieux; puis, le matin du quinzième, elle quitta le couvent pour aller à l'église, où l'attendait son fiancé. Ce fut au pied de l'autel seulement qu'elle rencontra Gabriello, et comme elle ne l'avait vu que déguisé en juif, avec une barbe et une perruque, elle ne le reconnut pas.

Au retour, chacun félicita Gabriello sur son bonheur, chacun lui dit qu'il avait épousé une véritable sainte.

Mais lui se déroba à toutes ces félicitations; il avait une visite à faire.

On annonça au prince de G… que Gabriello l'attendait dans son antichambre.

—Faites entrer, dit le prince.

Gabriello entra.

—Eh bien! demanda le prince, où en sommes-nous? C'est demain que le terme expire.

—Et c'est ce soir que je vous livre Gelsomina, dit Gabriello.

—Et comment as-tu fait cela, démon? s'écria le prince.

—Monseigneur, c'est tout simple; voyant qu'elle était incorruptible, je l'ai épousée.

—Et?

—Et ce soir vous prendrez ma place, voilà tout. Un honnête homme n'a que sa parole; j'avais engagé la mienne à Votre Excellence, et je la tiens.

Le soir il fut fait ainsi qu'il avait été dit

Gelsomina ignora toujours cet infâme traité; ce qui ne l'empêcha pas de mourir au bout de trois ans de mariage, en laissant à Gabriello une fille qui a maintenant douze ans, et qu'il est prêt à vendre comme il a vendu sa mère.

On voit que l'honnête homme n'a pas volé son surnom d'il Signor Mercurio, dont il est si fier qu'il a complètement abandonné son nom de baptême et son nom de famille.

Quant à Gaëtano, lorsqu'il sut qu'il avait été trompé, et qu'en prenant une courtisane pour une marquise, il avait perdu ce trésor d'amour qu'on appelait Gelsomina, il entra dans une telle colère, qu'il donna à la Catanaise un coup de couteau dont elle faillit mourir.

Il en résulta pour lui une condamnation de vingt ans aux galères.

Nous le retrouvâmes un mois après à Vulcano, où, comme on dit en style de bagne, il faisait son temps.

SAINTE ROSALIE

Comme il signor Mercurio achevait son récit, Jadin, le baron S… et le vicomte de R… entrèrent; le garçon de l'hôtel leur avait procuré une fenêtre dans la rue del Cassero, et ils venaient me chercher pour l'occuper avec eux.

Ils sourirent en me voyant en tête-à-tête avec le signor Mercurio, qui, de son côté, à leur aspect, se retira le plus discrètement du monde, emportant les deux piastres dont j'avais payé son abominable histoire.

De mon côté, comme j'avais le sourire de ces messieurs sur le coeur, et que j'éprouvais pour cet homme un dégoût qu'ils ne pouvaient comprendre, puisqu'ils n'en connaissaient pas la cause, j'appelai le garçon, je lui déclarai que, si le signor Mercurio rentrait dans ma chambre, je quitterais à l'instant l'hôtel.

Cet ordre a porté ses fruits, et je suis certain qu'encore aujourd'hui je passe à Palerme pour un puritain de première classe.

Je ne demandai à ces messieurs que le temps de m'habiller. Comme la maison dans laquelle nous avions loué une fenêtre était à cinq cents pas à peine, nous ne jugeâmes pas à propos de faire atteler pour cela, et nous nous y rendîmes à pied.

La ville avait le même air de fête; les rues étaient encombrées de monde, il nous fallut près d'une heure pour faire ces cinq cents pas.

Enfin, nous atteignîmes la maison, nous montâmes au second étage, nous entrâmes en possession de notre fenêtre. Il y en avait deux dans la chambre mais l'autre était occupée par une famille anglaise; le locataire, auquel nous avions sous-loué, se tenait debout et prêt à en faire les honneurs.

La première chose qui me frappa en jetant les yeux sur la rue fut, au troisième étage de la maison en face de nous un énorme balcon, en manière de cage, tenant toute la largeur de la maison; sa forme était bombée comme celle d'un vieux secrétaire, et les grilles qui le composaient étaient assez serrées pour qu'on ne put voir que fort confusément au travers.

Je demandai au maître de la maison l'explication de cette singulière machine que j'avais déjà au reste remarquée à plusieurs autres maisons: c'était un balcon de religieuses.

Il y a aux environs de Palerme et à Palerme même, une vingtaine de couvents de filles nobles: en Sicile, comme partout ailleurs, les religieuses sont censées n'avoir plus aucun commerce avec le monde; mais en Sicile, pays indulgent par excellence, on leur permet de regarder le fruit défendu auquel elles ne doivent pas toucher. Elles peuvent donc, les jours de fête, venir prendre place, je ne dirai pas à ces balcons, mais dans ces balcons, ou elles se rendent de leur couvent, si éloigné qu'il soit, par des passages souterrains et par des escaliers dérobés. On m'a assuré que, lors de la révolution de 1820, quelques religieuses, plus patriotes que les autres, avaient, emportées par leur enthousiasme national, versé du haut de ce fort imprenable de l'eau bouillante sur les soldats napolitains.

A peine cette explication nous était-elle donnée, que la volière se remplit de ses oiseaux invisibles, qui se mirent aussitôt à caqueter à qui mieux mieux. Autant que j'en pus juger par le bruit et par le mouvement, le balcon devait bien contenir une cinquantaine de religieuses.

L'aspect qu'offrait Palerme était si vivant et si varié, que, quoique nous fussions venus au moins deux heures trop tôt, ces deux heures s'écoulèrent sans un seul moment d'ennui; enfin, au bruit d'une salve d'artillerie qui se fit entendre, à la rumeur qui courut par la ville, au mouvement qui se fit parmi les assistants, nous jugeâmes que le char se mettait en route.

Effectivement, nous commençâmes bientôt à l'apercevoir à l'extrémité de la rue del Cassero, au tiers de laquelle à peu près nous nous trouvions; il s'avançait lentement et majestueusement, traîné par cinquante boeufs blancs aux cornes dorées; sa hauteur atteignait celle des maisons les plus élevées, et outre les figures peintes ou modelées en carton et en cire dont il était couvert, il pouvait contenir sur ces deux différents étages, et sur une espèce de proue qui s'élançait en avant, pareille à celle d'un vaisseau, de cent quarante à cent cinquante personnes, les unes jouant de toutes sortes d'instruments, les autres chantant, les autres enfin jetant des fleurs.

Quoique cette énorme masse ne fût composée en grande partie que d'oripeaux et de clinquant, elle ne laissait point que d'être imposante. Notre hôte s'aperçut de l'effet favorable produit sur nous par la gigantesque machine; mais, secouant la tête avec douleur, au lieu de nous maintenir dans notre admiration, il se plaignit amèrement de la foi décroissante et de la lésinerie croissante de ses compatriotes. En effet, le char, qui aujourd'hui égale à peine en hauteur les toits des palais, dépassait autrefois les clochers des églises; il était si lourd, qu'il fallait cent boeufs au lieu de cinquante pour le traîner; il était si large et si chargé d'ornements, qu'il défonçait toujours une vingtaine de fenêtres. Enfin, il s'avançait au milieu d'une telle foule, qu'il était bien rare qu'en arrivant à la place de la Marine il n'y eût pas un certain nombre de personnes écrasées. Tout cela, on le comprend, donnait aux fêtes de sainte Rosalie une réputation bien supérieure à celle dont elles jouissent aujourd'hui, et flattait fort l'amour-propre des anciens Palermitains.

En effet, le char passa devant nous, nous nous aperçûmes que les autorités municipales ou ecclésiastiques de Palerme, je ne saurais trop dire lesquelles, avaient fort tiré à l'économie: ce que nous avions pris de loin pour de la soie était du simple calicot, les gazes des draperies étaient singulièrement fanées, et les ailes des anges avaient grand besoin d'être remplumées, vers leurs extrémités surtout, qui avaient fort souffert des ravages du temps et du frottement de la machine.

Immédiatement après le char, venaient les reliques de sainte Rosalie, enfermées dans une châsse d'argent et posées sur une espèce de catafalque porté par une douzaine de personnes qui se relayent et affectent de marcher cahin caha, à la manière des oies. Je demandai la cause de cette singulière façon de procéder, et l'on me répondit que cela tenait à ce que sainte Rosalie avait un léger défaut dans la tournure.

Derrière cette châsse, un spectacle bien plus étrange et bien plus inexplicable encore nous attendait: c'étaient les reliques de saint Jacques et de saint Philippe, je crois, portées par une quarantaine d'hommes, qui vont sans cesse courant à perdre haleine et s'arrêtant court. Ce temps d'arrêt leur sert à laisser former un intervalle d'une centaine de pas entre eux et les reliques de sainte Rosalie; aussitôt cet intervalle formé ils se remettent à courir de nouveau, et ne s'arrêtent que lorsqu'ils ne peuvent aller plus loin; alors ils s'arrêtent encore pour repartir un instant après, et ce transport des reliques des deux saints s'exécute ainsi, par courses et par haltes, depuis le moment du départ jusqu'au moment de l'arrivée. Cette espèce de mythe gymnastique fait allusion à un fait tout en l'honneur des deux élus: un jour qu'on transportait leur châsse, je ne sais pour quelle cause, d'un lieu à un autre, elle passa par hasard dans une rue que dévorait un incendie; les porteurs s'aperçurent qu'à mesure qu'ils s'avançaient, le feu s'éteignait; afin que le feu fît le moins de dégât possible, ils se mirent à courir; cette ingénieuse idée fut couronnée du plus entier succès. Partout où ce n'était qu'un incendie ordinaire, la flamme disparut aussitôt; seulement, là où l'incendie était le plus acharné, il fallut s'arrêter une ou deux minutes. De là les courses, de là les haltes. Comme on le comprend bien, cette aptitude des deux saints à combattre les incendies rend inutile à Palerme le corps royal des sapeurs-pompiers.

Après les reliques de saint Jacques et de saint Philippe venaient celles de saint Nicolas, portées par une dizaine d'hommes dansant et valsant. Cette façon de rendre hommage à la mémoire d'un saint nous ayant aussi paru assez étrange, nous en demandâmes l'explication: ce à quoi on nous répondit que, saint Nicolas étant de son vivant d'un naturel fort jovial, on n'avait rien trouvé de mieux que cette marche chorégraphique, qui rappelait parfaitement la gaieté de son caractère.

Derrière saint Nicolas ne venait rien autre chose que le peuple, lequel marchait comme il l'entendait.

Cette marche triomphale, qui avait commencé vers midi, ne fut guère achevée que sur les cinq heures. Alors les voitures circulèrent de nouveau dans les rues; la promenade de la Marine commençait.

La soirée offrit les mêmes délices que la veille. En général, les plaisirs italiens ne sont point variés: on fait aujourd'hui ce qu'on a fait hier, et l'on fera demain ce qu'on a fait aujourd'hui. Nous eûmes donc feu d'artifice, danses à la Flora, corso à minuit, et illuminations jusqu'à deux heures.

Tout en assistant aux honneurs rendus à sainte Rosalie à Palerme, nous avions lié, pour le lendemain, la partie d'aller faire un pèlerinage à sa chapelle, située au sommet du mont Pellegrino. En conséquence, nous avions commandé à la fois une voiture et des ânes; une voiture, pour aller tant que la route serait carrossable, et les ânes pour faire le reste du chemin.

Le mont Pellegrino n'est, à vrai dire, qu'un squelette de montagne; toute la terre végétale qui le couvrait autrefois a été successivement emportée dans la plaine par le vent ou par la pluie. Une route magnifique, posée sur des arcades et digne des anciens Romains, conduit à la moitié de sa hauteur, à peu près. Là, nous trouvâmes, comme nous l'avions ordonné d'avance, un relais de ces magnifiques ânes de Sicile qui, s'ils étaient transportés chez nous, feraient honte, non seulement à leurs confrères, mais encore à beaucoup de chevaux: c'est cette supériorité dans l'espèce qui leur vaut sans doute l'honneur de servir de montures aux dandys et aux gens de Palerme, quand ils vont faire leurs visites du matin.

Après une heure de montée, nous arrivâmes à la chapelle de Sainte-Rosalie, qui n'est rien autre chose que la grotte dans laquelle la sainte retirée du monde a vécu loin de ses séductions. Au-dessus de l'entrée de la grotte est son arbre généalogique parfaitement en règle, depuis Charlemagne jusqu'à Sinibaldo, père de la sainte.

Sainte Rosalie était fiancée au roi Roger, lorsqu'au lieu d'attendre tranquillement, dans la maison paternelle, son royal époux, elle s'enfuit un matin, et disparut pour ne plus revenir. Elle avait alors quatorze ans.

Sainte Rosalie se réfugia dans la caverne du mont Pellegrino, où elle vécut solitaire et mourut ignorée, se livrant à la méditation et conversant avec les anges. Au mois de juillet 1624, au milieu d'une peste terrible qui dévastait la ville de Palerme, un homme du peuple eut une vision. Il lui sembla qu'il se promenait hors des portes de Palerme, lorsqu'une colombe, descendant du ciel, se posa à quelques pas de lui: il alla à la colombe, mais la colombe reprit son vol et alla se poser à quelques pas plus loin; il la suivit de nouveau, et de vols en vols la colombe finit par entrer sous la grotte de sainte Rosalie, où elle disparut: alors le songeur se réveilla. Comme on le pense bien, il comprit qu'un pareil rêve n'était autre chose qu'une révélation. A peine fit-il jour, qu'il se leva, sortit de Palerme, et aperçut la colombe conductrice. Alors se renouvela en réalité la vision de la nuit. Le brave homme suivit la colombe sans la perdre de vue, et entra un instant après elle dans la grotte. La colombe avait disparu, mais il y trouva le corps de la sainte.

Ce corps était parfaitement conservé, et il semblait, quoique cinq siècles se fussent écoulés depuis le moment de sa mort, que l'élue du Seigneur vînt d'expirer à l'instant même; elle avait dû mourir à l'âge de vingt-huit ou trente ans.

L'homme à la colombe accourut en grande hâte à Palerme, et fit part à l'archevêque du songe qu'il avait fait, et de la précieuse trouvaille qui en avait été la suite. L'archevêque assembla aussitôt tout le clergé; puis, croix et bannières en tête, on alla chercher le corps de sainte Rosalie à la caverne qui lui avait servi de tombeau; et, après l'avoir posée sur un catafalque, on ramena à Palerme, où on le fit promener par les rues, porté sur les épaules de douze jeunes filles, vêtues de blanc, couronnées de fleurs, et tenant des palmes à la main. Le même jour la peste cessa: c'était le 15 juillet 1624.

Dès lors il devint impossible de douter que la fille de Sinibaldo ne fût une sainte, et, comme cette sainte avait sauvé la ville, on mit la ville sous sa protection. Depuis ce temps, son culte s'est maintenu avec une fleur de jeunesse et de poésie qui est le partage de bien peu d'élues.

L'entrée de la grotte est demeurée dans sa simplicité primitive; c'est une espèce de vestibule, taillé en plein roc et décoré de médaillons de Charles III, de Ferdinand 1er et de Marie-Caroline. Ce vestibule est séparé du sanctuaire par une ouverture qui va de la voûte au sommet de la montagne, et par laquelle pénètre le jour; des plantes et des fleurs grimpantes ont poussé dans cette gerçure, et retombent en guirlande dans l'intérieur de la caverne; à un certain moment de la journée, les rayons du soleil pénètrent par cette ouverture, et séparent le vestibule de la chapelle par un ardent rayon de lumière.

Le sanctuaire renferme deux autels.

Le premier à gauche est dédié à sainte Rosalie. Il s'élève à l'endroit même où fut retrouvé le corps de la sainte. Une statue en marbre, ouvrage de Caggini, a remplacé les reliques qu'on a enfermées dans une châsse. Cette statue représente une belle vierge couchée dans l'attitude d'une jeune fille qui dort; elle a la tête appuyée sur une de ses mains, et de l'autre tient un crucifix. La robe dont elle est enveloppée, et qui est un don du roi Charles III, a coûté 5 000 piastres; elle porte, de plus, un collier de diamants au cou, des bagues à tous les doigts, et sur la poitrine, pendues à un ruban noir et à un ruban bleu, les croix de Malte et de Marie-Thérèse. Près de la sainte sont une tête de mort, une écuelle, un bourdon, un livre et une discipline d'or massif; comme la robe, ces différents objets sont un don du roi Charles III.

Le second autel, situé au fond de la grotte, et en face de son ouverture, est placé sous l'invocation de la Vierge; mais, il faut le dire à la gloire de sainte Rosalie, tout dédié qu'il est à la mère du Christ, il est infiniment moins riche, infiniment moins beau, surtout infiniment moins fréquenté que le premier. Derrière cet autel se trouve la source où buvait la sainte.

La chapelle de Sainte-Rosalie est, comme nous l'avons dit, le refuge des amours persécutés. Si les amants qu'on veut séparer parviennent un beau matin à se réunir, et qu'on ne les rattrape pas dans le trajet qui sépare Palerme de la montagne, ils sont sauvés: une fois entrés dans la caverne, les droits des parents cessent, et ceux de la sainte commencent. Le prêtre leur demande s'ils veulent être unis, et sur leur réponse affirmative leur dit une messe: la messe finie, ils sont mariés; ils peuvent revenir au grand jour, et bras dessus, bras dessous, à Palerme. Les parents n'ont plus rien à dire.

Au moment où nous arrivions dans la chapelle, le prêtre accomplissait, selon toute probabilité, une union de ce genre: un jeune homme et une jeune fille étaient agenouillés devant l'autel, sans autre témoin de leur union que le sacristain qui servait la messe. Notre arrivée parut d'abord leur causer quelque inquiétude, mais, nous ayant reconnus pour étrangers, ils ne firent plus attention à nous. Nous nous agenouillâmes à quelques pas d'eux, en attendant que la messe fût dite.

La messe achevée, ils se levèrent, remercièrent le prêtre, sortirent de la grotte, montèrent sur leurs ânes et disparurent. Ils étaient mariés.

Nous interrogeâmes le prêtre, qui nous dit qu'il ne se passait guère de semaines sans qu'une cérémonie pareille s'accomplît.

En rentrant chez nous, nous trouvâmes pour le lendemain une invitation à dîner de la part du vice-roi, le prince de Campo-Franco; nous lui avions fait remettre la veille nos lettres de recommandation, et, avec cette politesse parfaite qu'on ne rencontre guère que chez les grands seigneurs italiens, il leur faisait honneur à l'instant même.

Le prince de Campo-Franco a quatre fils; c'est le second de ses fils, le comte de Lucchesi Palli, qui a épousé madame la duchesse de Berry: il était momentanément en Sicile pour y amener dans le caveau de sa famille le corps de la petite fille née pendant la captivité de Blaye, et qui venait de mourir.

Comme cette invitation à dîner était pour la maison de campagne du prince, située, comme presque toutes les villas des riches Palermitains, à la Bagherie, nous partîmes deux ou trois heures plus tôt qu'il n'était nécessaire, afin d'avoir le temps de visiter le fameux palais du prince de Palagonia, modèle du grotesque et miracle de folie.

La route que l'on prend pour se rendre à la Bagherie est la même que nous avions déjà suivie pour venir à Palerme. A un quart de lieue de la ville, on passe l'Orèthe, l'ancien Eleuthère de Ptolémée, et aujourd'hui le fiume del Amiraglio. Ce filet d'eau, majestueusement décoré du nom de fleuve, traversait autrefois la ville et se jetait dans le port; mais il a été détourné de son ancien lit, sur l'emplacement duquel on a bâti la rue de Tolède.

C'est aux environs de la Bagherie que Roger, comte de Sicile et de Calabre, remporta sur les Sarrasins, vers 1072, la grande bataille qui lui livra Palerme.

Notre voiture s'arrêta en face du palais du prince de Palagonia, que nous reconnûmes aussitôt aux monstres sans nombre qui garnissent les murailles, qui surmontent les portes, qui rampent dans le jardin; ce sont des bergers avec des têtes d'âne, des jeunes filles avec des têtes de cheval, des chats avec des figures de capucin, des enfants bicéphales, des hommes à quatre jambes, des solipèdes à quatre bras, une ménagerie d'êtres impossibles, auxquels le prince, à chaque grossesse de sa femme, priait Dieu de donner une réalité, en permettant que la princesse accouchât de quelque animal pareil à ceux qu'il avait soin de lui mettre sous les yeux pour amener cet heureux événement. Malheureusement pour le prince, Dieu eut le bon esprit de ne pas écouter sa prière, et la princesse accoucha tout bonnement d'enfants pareils à tous les autres enfants, si ce n'est qu'ils se trouvèrent ruinés un beau jour par la singulière folie de leur père.

Un autre caprice du prince était de se procurer toutes les cornes qu'il pouvait trouver: bois de cerf, bois de daim, cornes de boeufs, cornes de chèvre, défenses d'éléphant même, tout ce qui avait forme recourbée et pointue était bienvenu au château, et acheté par le prince presque sans marchander. Aussi, depuis l'antichambre jusqu'au boudoir, depuis la cave jusqu'au grenier, le palais était hérissé de cornes: les cornes avaient remplacé les patères, les portemanteaux, les pitons; les lustres pendaient à des cornes, les rideaux s'accrochaient à des cornes; les buffets, les ciels de lits, les bibliothèques, étaient surmontés de cornes. On aurait donné vingt-cinq louis d'une corne, que dans tout Palerme on ne l'aurait pas trouvée.

L'art n'a rien à faire dans une pareille débauche d'imagination: palais, cours, jardin, tout cela est d'un goût détestable, et ressemble à une maison bâtie par une colonie de fous. Jadin ne voulut pas même compromettre son crayon jusqu'à en faire un croquis.

Pendant que nous visitions le palais Palagonia, nous fûmes joints par le comte Alexandre, troisième fils du prince de Campo-Franco; il avait appris notre arrivée, et venait au-devant de nous, afin que nous eussions quelqu'un pour nous présenter à son père et à ses frères aînés que nous n'avions point encore vus.

La ville du prince de Campo-Franco est sans contredit, pour la situation surtout, une des plus délicieuses qui se puissent voir: les quatre fenêtres de la salle à manger s'ouvrent sur quatre points de vue différents, un de mer, un de montagne, un de plaine et un de forêt.

Le dîner fut magnifique, mais tout sicilien, c'est-à-dire qu'il y eut force glaces et quantité de fruits, mais fort peu de poisson et de viande. Nous dûmes paraître des ichtyophages et des carnivores de première force, car nous fûmes, Jadin et moi, à peu près les seuls qui mangèrent sérieusement.

Après le dîner on nous servit le café sur une terrasse couverte de fleurs; de cette terrasse on apercevait tout le golfe, une partie de Palerme, le mont Pellegrino, et enfin au milieu de la mer, au large, comme un brouillard flottant à l'horizon, l'île d'Alciuri. L'heure que nous passâmes sur cette terrasse, et pendant laquelle nous vîmes le soleil se coucher et le paysage traverser toutes les dégradations de lumière, depuis l'or vif jusqu'au bleu sombre, est une de ces heures indescriptibles qu'on retrouve dans sa mémoire en fermant les yeux, mais qu'on ne peut ni faire comprendre avec la plume, ni peindre avec le crayon.

A neuf heures du soir, par une nuit délicieuse, nous quittâmes la Bagherie, et nous revînmes à Palerme.

LE COUVENT DES CAPUCINS

La journée du lendemain était consacrée à des courses par la ville: un jeune homme, Arami, camarade de collège du marquis de Gargallo, et pour lequel ce dernier m'avait remis une lettre, devait nous accompagner, dîner avec nous, et de là nous conduire au théâtre, où il y avait opéra.

Nous commençâmes par les églises, le Dôme avait droit à notre première visite; nous l'avions déjà parcouru le jour de notre arrivée; mais, préoccupés de la scène qui s'y passait, nous n'avions pu en examiner les détails. Ces détails sont, au reste, peu importants et peu curieux, l'intérieur de la cathédrale ayant été remis à neuf: nous en revînmes donc bientôt aux sépulcres royaux qu'elle renferme.

Le premier est celui de Roger II, fils du grand comte Roger, et qui fut lui-même comte de Sicile et de Calabre en 1101, duc de Pouille et prince de Salerne en 1127, roi de Sicile en 1150; qui mourut enfin en 1154, après avoir conquis Corinthe et Athènes.

Le second est celui de Constance à la fois impératrice et reine: reine de Sicile par son père Roger; impératrice d'Allemagne par son mari, Henri VI, roi de Sicile lui-même en 1194, et mort en 1197.

Le troisième est celui de Frédéric II, père de Manfred, et grand-père de
Conradin, qui succéda à Henri VI et mourut en 1250.

Enfin, les quatrième et cinquième sont ceux de Constance, fille de Manfred, et de Pierre, roi d'Aragon.

En sortant du Dôme, nous traversâmes la place, et nous nous trouvâmes en face du Palais-Royal.

Le Palais-Royal est bâti sur les fondements de l'ancien Al Cassar sarrasin. Robert Guiscard et le grand comte Roger entourèrent de murailles la forteresse arabe, et s'en contentèrent momentanément; Roger, son fils, deuxième du nom, y éleva une église à saint Pierre et fit construire deux tours, nommées, l'une, la Pisana et l'autre la Greca. La première de ces deux tours renfermait les diamants et le trésor de la couronne; la seconde servait de prison d'État. Guillaume 1er trouva la demeure incommode et commença le Palazzo-Nuovo, qui fut achevé par son fils vers l'an 1170.

Nous venions voir principalement deux choses à Palazzo-Nuovo: les fameux béliers syracusains, qui y ont été transportés, et la chapelle de Saint-Pierre, qui, malgré ses sept cents ans d'existence, semble sortir de la main des mosaïstes grecs.

Nous cherchions de tous côtés les béliers, lorsqu'on nous les montra coquettement badigeonnés en bleu de ciel: nous demandâmes quel était l'ingénieux artiste qui avait eu l'idée de les peindre de cette agréable couleur; on nous répondit que c'était le marquis de Forcella. Nous demandâmes où il demeurait, pour lui envoyer nos cartes.

Il n'en est point ainsi de l'église de Saint-Pierre; elle est restée à la fois un miracle d'architecture et d'ornementation. Sans doute, le respect qu'on a eu pour elle tient à la tradition, tradition respectée et transmise par les Sarrasins eux-mêmes, et qui veut que saint Pierre, en se rendant de Jérusalem à Rome, ait consacré lui-même une petite chapelle souterraine, qui sert aujourd'hui de caveau mortuaire à l'église.

C'est dans cette chapelle que Marie-Amélie de Sicile épousa Louis-Philippe d'Orléans. C'est encore dans cette chapelle que fut baptisé le premier-né de leur fils, le duc d'Orléans actuel. En versant l'eau sainte sur le front de l'enfant, l'archevêque dit tout haut:

—Peut-être qu'en ce moment je baptise un futur roi de France.

—Ainsi soit-il! répondit le marquis de Gargallo, qui tenait, au nom de la ville de Palerme, l'enfant royal sur les fonts baptismaux.

Le roi Louis-Philippe n'a point oublié, sur le trône de France, la petite chapelle de Saint-Pierre, et, lors de son voyage en Sicile, le prince de Joinville lui fit don, au nom de son père, d'un magnifique ostensoir de vermeil, incrusté de topazes.

De cette chapelle presque souterraine on nous fit monter sur l'Observatoire; c'est du haut de cette terrasse que, grâce à l'instrument de Ramsden, Piazzi découvrit pour la première fois, le 1er janvier 1801, la planète de Cérès. Comme nous y allions dans un dessein beaucoup moins ambitieux, nous nous contentâmes, à l'orient, de voir les îles Lipari, pareilles à des taches noires et vaporeuses flottant à la surface de la mer, et, à l'occident, le village de Montreale, surmonté de son gigantesque monastère que nous devions visiter le lendemain.

Près du palais est la Porte Neuve, arc de triomphe élevé à Charles V, à l'occasion de ses victoires en Afrique.

Pour en finir avec les monuments, nous ordonnâmes à notre cocher de nous conduire aux deux châteaux sarrasins de Ziza et de Cuba: ces deux noms, à ce que nous assura notre cocher, habitué à conduire les voyageurs aux différentes curiosités de la ville, et par conséquent tout disposé à trancher du cicerone, étaient ceux des fils du dernier émir; mais Arami, auquel nous avions une confiance infiniment plus grande, nous dit qu'aucune tradition importante ne se rapportait à ces deux monuments.

Le palais Ziza est le mieux conservé des deux; on y voit encore une grande salle mauresque à plafond en ogive, décorée d'arabesques et de mosaïques. Une fontaine qui jaillit dans deux bassins octogones continue de rafraîchir cette salle, aujourd'hui solitaire et abandonnée. Dans les autres pièces, l'ornementation arabe a disparu sous de mauvaises fresques. Quant au château de Cuba, c'est aujourd'hui la caserne de Borgognoni.

Près des deux châteaux mauresques s'est élevé un monastère chrétien en grande réputation, non seulement à Palerme, mais par toute la Sicile; c'est le couvent des capucins. Ce qui lui a valu cette renommée, c'est surtout la singulière propriété qu'ont ses caveaux de momifier les cadavres, et de les conserver ainsi exempts de corruption jusqu'à ce qu'ils tombent en poussière.

Aussi, dès que nous arrivâmes au couvent, le père gardien, habitué aux visites quotidiennes qu'il reçoit des étrangers, nous conduisit-il à ses catacombes; nous descendîmes trente marches, et nous nous trouvâmes dans un immense caveau souterrain, taillé en croix, éclairé par des ouvertues pratiquées dans la voûte, et où nous attendait un spectacle dont rien ne peut donner une idée.

Qu'on se figure douze ou quinze cents cadavres réduits à l'état de momies, grimaçant à qui mieux mieux, les uns semblant rire, les autres paraissant pleurer, ceux-ci ouvrant la bouche démesurément, pour tirer une langue noire entre deux mâchoires édentées, ceux-là serrant les lèvres convulsivement, allongés, rabougris, tordus, luxés, caricatures humaines, cauchemars palpables, spectres mille fois plus hideux que les squelettes pendus dans un cabinet d'anatomie, tous revêtus de robe de capucins, que trouent leurs membres disloqués, et portant aux mains une étiquette sur laquelle on lit leur nom, la date de leur naissance et celle de leur mort. Parmi tous ces cadavres est celui d'un Français nommé Jean d'Esachard, mort le 4 novembre 1831, âgé de cent deux ans.

Le cadavre le plus rapproché de la porte, et qui, de son vivant, s'appelait Francesco Tollari, porte à la main un bâton. Nous demandâmes au gardien de nous expliquer ce symbole; il nous répondit que, comme le susdit Francesco Tollari était le plus près de la porte, on l'avait élevé à la dignité de concierge, et qu'on lui avait mis un bâton à la main pour qu'il empêchât les autres de sortir.

Cette explication nous mit fort à notre aise; elle nous indiquait le degré de respect que les bons moines portaient eux-mêmes à leurs pensionnaires; dans les autres pays, on rit de la mort; eux riaient des morts: c'était un progrès.

En effet, il faut avouer que, dans cette collection de momies, celles qui ne sont pas hideuses sont risibles. Il est difficile à nous autres gens du nord, avec notre culte sombre et poétique pour les trépassés, de comprendre qu'on se fasse un jeu de ces pauvres corps dont l'âme est partie, qu'on les habille, qu'on les coiffe, qu'on les farde comme des mannequins; que, lorsque quelque membre se déjette par trop, on casse ce membre, et on le raccommode avec du fil de fer, sans craindre, avec ce sentiment éternel qui réagit en nous contre le néant, que le cadavre n'éprouve une souffrance physique, ou que l'âme qui plane au-dessus de lui ne s'indigne aux transformations qu'on lui fait subir. J'essayai de faire part de toutes ces sensations à notre compagnon; mais Arami était sicilien, habitué dès l'enfance à regarder comme un honneur rendu à la mémoire ce que nous regardons comme une profanation du tombeau.

Il ne comprit pas plus notre susceptibilité, que nous son insouciance. Alors nous en prîmes notre parti; et comme la chose était curieuse au fond, convaincus que ce qui ne blessait pas les vivants ne devait pas blesser les morts, nous continuâmes notre visite.

Les momies sont disposées, tantôt sur deux et tantôt sur trois rangs de hauteur, alignées côte à côte, sur des planches en saillie, de manière à ce que celles du premier rang servent de cariatides à celles du second, et celles du second au troisième. Sous les pieds des momies du premier rang sont trois étages de coffres en bois, plus ou moins précieux, décorés plus ou moins richement d'armoiries, de chiffres, de couronnes. Ils renferment les morts pour lesquels les parents ont consenti à faire la dépense d'une bière; ces bières ne se clouent pas comme les nôtres, pour l'éternité, mais elles ont une porte, et cette porte a une serrure dont les parents possèdent la clef. De temps en temps les héritiers viennent voir si ceux dont ils mangent la fortune sont toujours là: ils voient leur oncle, leur grand-père ou leur femme, qui leur fait la grimace, et cela les rassure.

Aussi feriez-vous le tour de la Sicile sans entendre raconter une seule de ces poétiques histoires de fantômes qui font la terreur des longues veillées septentrionales. Pour l'habitant du midi, l'homme mort est bien mort; pas d'heure de minuit à laquelle il se lève, pas de chant du coq auquel il se recouche: le moyen de croire aux revenants, quand on tient les revenants sous clef, et qu'on a cette clef dans sa poche!

Parmi ces morts, il y a des comtes, des marquis, des princes, des maréchaux de camp dans leurs cuirasses: le plus curieux de tous ceux qui composent cette société aristocratique est sans contredit un roi de Tunis qui, poussé à Palerme par un coup de vent, tomba malade au couvent des capucins et y mourut; mais avant de mourir, touché par la grâce, il se convertit et reçut le baptême. Cette conversion, comme on le pense bien, fit grand bruit, l'empereur d'Autriche lui-même ayant consenti à être son parrain. Aussi les capucins, afin de perpétuer l'honneur qui en rejaillissait sur leur couvent, se sont-ils mis en frais pour le royal néophyte. Sa tête et ses mains sont posées sur une espèce de tablette surmontée d'un dais en calicot; la tête porte une couronne de papier, et la main gauche tient en guise de sceptre un bâton de chaise doré; au-dessous de cette singulière châsse on lit cette inscription, qui renferme toute l'histoire du roi de Tunis:

     Naccui in Tunisi re, venuto a sorte in Palermo,
                 Abbraciai la santa fede
          La fede e il viver bene salva mi in morte.
             Don Filippo d'Austria, re di Tunizzi,
            Mori a Palermo.—20 settembre 1622
.

[Note: «Je naquis roi à Tunis. Poussé par le sort à Palerme, j'embrassai la sainte foi. La sainte foi et la bonne vie me sauvèrent à l'heure de la mort.

«Don Philippe d'Autriche, roi de Tunis, mourut à Palerme le 20 septembre 1622.

Il y a peut-être bien une petite faute de langue à la troisième ligne; mais, en sa qualité de roi de Tunis, don Philippe d'Autriche est excusable de ne point parler le pur italien.]

Outre ces niches destinées au commun des martyrs, outre les caisses réservées à l'aristocratie, il y a encore un des bras de cette immense croix funéraire qui forme une espèce de caveau particulier: c'est celui des dames de la haute aristocratie palermitaine.

C'est là peut-être que la mort est la plus hideuse: car c'est là qu'elle est la plus parée; les cadavres, couchés sous des cloches de verre, y sont habillés de leurs plus riches habits: les femmes, en parures de bal ou de cour; les jeunes filles, avec leurs robes blanches et avec leurs couronnes de vierges. On peut à peine supporter la vue de ces visages coiffés de bonnets enrubannés, de ces bras desséchés sortant d'une manche de satin bleu ou rose, pour allonger leurs doigts osseux dans des gants quatre fois trop larges, de ces pieds chaussés de souliers de taffetas et dont on aperçoit les nerfs et les os à travers des bas de soie à jour. L'un de ces cadavres, horrible à voir, tenait à la main une palme, et avait cette épitaphe écrite sur la plinthe de son lit mortuaire:

       Saper vuoi dichi ciacce, il senso vero: Antonia
                        Pedoche fior
             Passaggiero visse anni XX e mon a XXV
                       Settembre 1834
.

Un autre cadavre non moins affreux à voir, enseveli avec une robe de crêpe, une couronne de roses et un oreiller de dentelles, est celui de la signora D. Maria Amaldi e Ventimiglia, marchesina di Spataro, morte le 7 août 1834, à l'âge de vingt-neuf ans. Ce cadavre était tout jonché de fleurs fraîches; le gardien des capucins, que nous interrogeâmes, nous dit que ces fleurs étaient renouvelées tous les jours, par le baron P… qui l'avait aimée. C'était un terrible amour que celui qui résistait depuis deux ans à une pareille vue.

Nous étions dans ces catacombes depuis deux heures à peu près, et nous pensions avoir tout vu, lorsque le gardien nous dit qu'il nous avait gardé pour la fin quelque chose de plus curieux encore. Nous lui demandâmes avec inquiétude ce que ce pouvait être, car nous croyions avoir atteint les bornes du hideux, et nous apprîmes qu'après avoir vu les cadavres arrivés à un état complet de dessiccation, il nous restait à voir ceux qui étaient en train de sécher. Nous étions allés trop loin déjà pour reculer en si beau chemin; nous lui dîmes de marcher devant nous, et que nous étions prêts à le suivre.

Il alluma donc une torche; et, après avoir fait une douzaine de pas dans un des corridors, il ouvrit un petit caveau entièrement privé de jour, et y entra le premier son flambeau à la main. Alors, à la lueur rougeâtre de ce flambeau, nous aperçûmes un des plus horribles spectacles qui se puissent voir; c'était un cadavre entièrement nu, attaché sur une espèce de grille de fer, ayant les pieds nus, les mains et les mâchoires liés, afin d'empêcher autant que possible les nerfs de ces différentes parties de se contracter; un ruisseau d'eau vive coulait au-dessous de lui, et opérait cette dessiccation, dont le terme est ordinairement de six mois: ces six mois écoulés, le défunt passe à l'état de momie, est rhabillé et remis à sa place, où il restera jusqu'au jour du jugement dernier. Il y a quatre de ces caveaux qui peuvent contenir chacun trois ou quatre cadavres; on les appelle les pourrissoirs

Les hôtes de cet ossuaire ont, comme les autres morts, leur jour de fête; alors on les habille avec leurs habits du dimanche, du linge blanc, des bouquets au côté, et l'on ouvre les portes des catacombes à leurs parents et à leurs amis. Quelques-uns cependant conservent leur robe de bure et leur air morne. Les parents, qui se doutent de ce qui les attriste, se hâtent de leur demander s'ils ont besoin de quelque chose, et si une messe ou deux peut leur être agréable. Les morts répondent par un signe de tête, ou par un signe de main, que c'est cela qu'ils désirent. Les parents paient un certain nombre de messes au couvent, et si ce nombre est suffisant, ils ont la satisfaction, l'année suivante, de voir les pauvres patients fleuris et endimanchés, en signe qu'ils sont sortis du purgatoire et jouissent de la béatitude éternelle.

Tout cela n'est-il pas une bien étrange profanation des choses les plus saintes? Et notre tombe, à nous, ne rend-elle pas bien plus religieusement à la poussière ce corps fait de poussière, et qui doit redevenir poussière?

J'avoue que je revis avec plaisir le jour, l'air, la lumière et les fleurs; il me semblait que je m'éveillais après un effroyable cauchemar, et, quoique je n'eusse touché à aucun des habitants de cette triste demeure, j'étais comme poursuivi par une odeur cadavéreuse dont je ne pouvais me débarrasser. En arrivant à la porte de la ville, notre cocher s'arrêta pour laisser passer une litière, précédée d'un homme tenant une sonnette et suivie de deux autres litières: c'était un homme qu'on portait aux Capucins. Cette manière de transporter les trépassés, assis, habillés et fardés, dans une chaise à porteurs, me parut digne du reste. Les deux litières qui suivaient la première étaient occupées, l'une par le curé, l'autre par son sacristain.

Je fis un des plus mauvais dîners de ma vie, non pas que celui de l'hôtel fût mauvais, mais j'étais poursuivi par l'image du mort que je venais de voir sécher sur le gril. Quant à Arami, il mangea comme si de rien n'était.

Après le dîner nous allâmes au théâtre; deux des principaux seigneurs de Sicile s'étaient faits entrepreneurs, et étaient parvenus à réunir une assez bonne troupe: on jouait Norma, ce chef-d'oeuvre de Bellini.

J'avais déjà beaucoup entendu parler de l'habitude qu'ont les Siciliens de dialoguer par gestes, d'un bout à l'autre d'une place, ou du haut en bas d'une salle; cette science, dont la langue des sourds-muets n'est que l'a, b, c, remonte, s'il faut en croire les traditions, à Denys le Tyran: il avait prohibé sous des peines sévères les réunions et les conversations, il en résulta que ses sujets cherchèrent un moyen de communication qui remplaçât la parole. Dans les entr'actes, je voyais des conversations très animées s'établir entre l'orchestre et les loges; Arami surtout avait reconnu dans une avant-scène un de ses amis, qu'il n'avait pas vu depuis trois ans, et il lui faisait avec les yeux, et quelquefois avec les mains, des récits qui, à en juger par les gestes pressés de notre compagnon, devaient être du plus haut intérêt. Cette conversation terminée, je lui demandai si sans indiscrétion je pouvais connaître les événements qui avaient paru si fort l'émouvoir. «Oh! mon Dieu! oui, me répondit-il; celui avec qui je causais est de mes bons amis, absent de Palerme depuis trois ans, et il m'a raconté qu'il s'était marié à Naples; puis qu'il avait voyagé avec sa femme en Autriche et en France. Là, sa femme est accouchée d'une fille, que malheureusement il a perdue. Il est arrivé par le bateau à vapeur d'hier; mais, comme sa femme a beaucoup souffert du mal de mer, elle est restée au lit, et lui seul est venu au spectacle.

—Mon cher, dis-je à Arami, si vous voulez bien que je vous croie, il faudra que vous me fassiez un plaisir.

—Lequel?

—C'est d'abord de ne pas me quitter de la soirée, pour que je sois sûr que vous n'irez pas faire la leçon à votre ami, et, quand nous le joindrons au foyer, de le prier de nous répéter tout haut ce qu'il vous a dit tout bas.

—Volontiers, dit Arami.

La toile se releva; on joua le second acte de Norma, puis, la toile baissée, les acteurs redemandés selon l'usage, nous allâmes au foyer, où nous rencontrâmes le voyageur.

—Mon cher, lui dit Arami, je n'ai pas parfaitement compris ce que tu voulais me dire, fais-moi le plaisir de me le répéter.

Le voyageur répéta son histoire mot pour mot, et sans changer une syllabe à la traduction qu'Arami m'avait faite de ses signes. C'était véritablement miraculeux.

Je vis six semaines après un second exemple de cette faculté de muette communication; c'était à Naples. Je me promenais avec un jeune homme de Syracuse, nous passâmes devant une sentinelle; ce soldat et mon compagnon échangèrent deux ou trois grimaces, que dans tout autre temps je n'eusse pas même remarquées, mais auxquelles les exemples que j'avais vus me firent donner quelque attention.

—Pauvre diable! murmura mon compagnon.

—Que vous a-t-il donc dit? lui demandai-je.

—Eh bien! j'ai cru le reconnaître pour Sicilien, et je me suis informé en passant de quelle ville il était; il m'a dit qu'il était de Syracuse et qu'il me connaissait parfaitement. Alors je lui ai demandé comment il se trouvait du service napolitain, et il m'a dit qu'il s'en trouvait si mal que, si ses chefs continuaient de le traiter comme ils le faisaient, il finirait certainement par déserter. Je lui ai fait signe alors que, si jamais il en était réduit à cette extrémité, il pouvait compter sur moi, et que je l'aiderais autant qu'il serait en mon pouvoir. Le pauvre diable m'a remercié de tout son coeur, je ne doute pas qu'un jour ou l'autre je ne le voie arriver.

Trois jours après, j'étais chez mon Syracusain, lorsqu'on vint le prévenir qu'un homme qui n'avait pas voulu dire son nom le demandait; il sortit, et me laissa seul dix minutes à peu près.—Eh bien! fit-il en rentrant, quand je l'avais dit!

—Quoi?

—Que le pauvre diable déserterait.

—Ah! ah! c'est votre soldat qui vient de vous faire demander?

—Lui-même; il y a une heure, son sergent à levé la main sur lui, et le soldat a passé son sabre au travers du corps de son sergent. Or, comme il ne se soucie pas d'être fusillé, il est venu me demander deux ou trois ducats: après-demain il sera dans les montagnes de la Calabre, et dans quinze jours en Sicile.

—Eh bien! mais une fois en Sicile que fera-t-il? demandai-je.

—Heu! dit le Syracusain avec un geste impossible à rendre; il se fera bandit.

J'espère que le compatriote de mon ami n'a pas fait mentir la prédiction susdite, et qu'il exerce à cette heure honorablement son état entre Girgenti et Palerme.

GRECS ET NORMANDS

Le lendemain, nous partîmes pour Ségeste, avec l'intention de nous arrêter au retour à Montreale.

Il y a huit lieues, à peu près, de Palerme au tombeau de Cérès, et cependant on nous prévint de prendre pour faire cette petite course les précautions que nous avions déjà prises pour venir de Girgenti, les voleurs affectionnant singulièrement cette route, déserte pour la plupart du temps il est vrai, mais immanquablement parcourue par tous les étrangers qui arrivent à Palerme. Les voleurs sont donc sûrs, quand il leur tombe un voyageur sous la main, qu'il en vaut la peine, et, au défaut de la quantité, ils se retirent sur la qualité.

Nous étions cinq hommes bien armés, et Milord, qui en valait bien un sixième; nous n'avions donc pas grand-chose à craindre. Nous prîmes place dans la calèche découverte, nos fusils à deux coups entre les jambes, à l'exception d'un seul, qui s'assit près du cocher, sa carabine en bandoulière. Milord suivit la voiture, montrant les dents, et, moyennent ces précautions, nous arrivâmes au lieu de notre destination sans accident.

Jusqu'à Montreale la route est délicieuse; c'est ce que les anciens appelaient la conque d'or, c'est-à-dire un vaste bassin d'émeraude tout bariolé de lauriers roses, de myrtes et d'orangers, au-dessus desquels s'élève de place en place quelque beau palmier balançant son panache africain. Au-delà de Montreale, sur le versant de la colline qui regarde Aliamo, tout change d'aspect, la végétation tarit, la verdure s'efface, l'herbe parasite reprend ses droits, et l'on se trouve dans le désert.

Au détour du chemin, dans une des positions les plus pittoresques du monde, seul resté debout entre tous les monuments de l'ancienne ville, on aperçoit le temple de Cérès, situé sur une espèce de plate-forme d'où il domine le désert, triste et mélancolique vestige d'une civilisation disparue.

Un prince troyen, nommé Hippotès, avait une fille fort belle, nommée Égeste, qu'il exposa dans une barque sur la mer, de peur que le sort ne la désignât pour être dévorée par le monstre marin que Neptune avait suscité contre Laomédon, lequel avait oublié de payer au susdit dieu la somme convenue pour l'érection des murailles de Troie. Or, la première victime offerte au monstre avait été Hésione, fille du débiteur oublieux; mais Hercule, qui l'avait rencontrée sur sa route, l'avait délivrée en passant, et le monstre, resté à jeun, avait fait aux Troyens cette dure condition: qu'on lui donnerait à dévorer une jeune fille tous les ans. Les pères et mères avaient fort crié, mais ventre affamé n'a point d'oreilles; le monstre avait tenu bon, et il avait fallu passer par où il avait voulu.

Hippotès, dans la crainte que le sort ne tombât sur sa fille, et qu'un autre Hercule ne se trouvât pas sur les lieux pour la délivrer, avait donc préféré la mettre dans une barque pleine de provisions, et pousser la barque à la mer. A peine y était-elle, qu'une jolie brise des Dardanelles s'était élevée, et avait poussé le bateau tant et si bien, qu'il avait fini par aborder près de Drépanum, à l'embouchure du fleuve Crynise. Le Crynise était un des fleuves les plus galants de l'époque; c'était le cousin du Scamandre et le beau-frère de l'Alphée. Il n'eut pas plutôt vu la belle Égeste, qu'il se déguisa en chien noir et vint lui faire sa cour. Égeste aimait beaucoup les chiens, elle caressa fort celui qui venait au-devant d'elle; puis, s'étant assise au pied d'un arbre, elle mangea quelques grenades qu'elle avait cueillies sur le rivage, et s'endormit, le chien à ses genoux.

Pendant son sommeil, elle fit un de ces rêves comme en avaient fait Léda et Europe, et, neuf mois après, elle accoucha de deux fils qu'elle nomma, l'un Éole, qu'il ne faut pas confondre avec le dieu des vents, et l'autre Aceste. L'histoire ne dit pas ce que devint Éole; quant à Aceste, il bâtit une ville sur le rivage de son père, et, comme c'était un fils pieux, il l'appela Égeste du nom de sa mère.

La ville était déjà presque entièrement construite, lorsqu'Énée, chassé de Troie, aborda à son tour à Drépanum. Il envoya quelques-uns de ses lieutenants pour explorer le pays, et ceux-ci lui rapportèrent qu'ils venaient de rencontrer un peuple de la même origine qu'eux, et parlant leur idiome. Énée descendit à terre aussitôt, s'avança vers la ville, et trouva Aceste au milieu de ses ouvriers; les deux princes se saluèrent, se nommèrent, et reconnurent qu'ils étaient cousins issus de germain.

Tous ceux qui ont expliqué le cinquième livre de l'Énéide, savent comment le héros troyen, ayant eu le malheur de perdre son père, célébra des jeux en son honneur, sur le mont Erix, et comment le bon roi Aceste fut choisi par lui pour être le juge de ces jeux. C'est à peu près la dernière mention qu'on trouve de lui dans l'histoire.

Ce sage roi mort, ses sujets n'eurent rien de plus pressé que de se disputer avec les Sélinuntins, à propos de quelques arpents de terre qui se trouvaient entre les deux villes. Une guerre acharnée éclata entre les deux peuples. Il est fort difficile de préciser le temps que dura cette guerre. Enfin, Sélinunte s'étant alliée avec Syracuse, Égeste s'allia avec Leontium. Cette alliance ne rassura pas, à ce qu'il paraît, le pauvre petit peuple, car il envoya demander des secours aux Athéniens.

Les Athéniens étaient fort obligeants quand on les payait bien; ils résolurent de s'assurer d'abord des moyens pécuniaires des Égestains, puis de les secourir après, s'il y avait lieu. Ils envoyèrent des députés, à qui on fit voir une certaine quantité de vases d'or et d'argent renfermés dans le temple de Vénus Érycine; les députés reconnurent qu'Athènes pouvait faire ses frais, et Athènes envoya Nicias, qui commença par demander une avance de trente talents: c'était une vingtaine de mille francs de notre monnaie. Les Égestains trouvèrent la chose raisonnable et payèrent. Nicias joignit alors sa cavalerie à la leur, et s'empara de la ville d'Hycare, dont il fit vendre les habitants: cette vente produisit cent vingt talents, quatre-vingt mille francs à peu près, dont il oublia de donner la moitié aux Égestains. Au nombre des femmes vendues, il y avait une jeune fille de douze ans déjà célèbre pour sa beauté. Cette jeune fille, transportée à Corinthe, fut depuis la célèbre Laïs, dont la beauté obtint bientôt une telle réputation, que les peintres, dit Athénée, venaient la trouver en foule pour s'inspirer de cet illustre modèle. Mais tous n'étaient point admis en sa présence, et sa vue coûtait quelquefois si cher, que du prix qu'elle y mettait est venu le proverbe: il n'est pas donné à tout le monde d'aller à Corinthe.

Mais le triomphe d'Égeste ne fut pas long; Nicias fut battu, pris par les Syracusains, et condamné à mort. Égeste retomba sous la domination de Sélinunte, et demeura dans cet état d'asservissement jusqu'à ce que Annibal l'Ancien petit-fils d'Amilcar, eût détruit Sélinunte après huit jours d'assaut. Égeste fit alors naturellement partie du bagage du vainqueur. Lors de la première guerre punique, elle se souvint qu'elle était du même sang que les Romains et se révolta; les Carthaginois n'étaient pas pour les demi-mesures: ils rasèrent la ville, et transportèrent à Carthage tout ce qu'ils y trouvèrent de précieux.

Les Romains triomphèrent; la malheureuse ville agonisante se reprit alors à la vie. Soutenue par le sénat, qui lui donna avec la liberté un riche et vaste territoire, et qui ajouta un S à son nom, pour éloigner de ce nom l'idée du mot egestas, qui veut dire pauvreté, elle releva ses maisons, ses temples et ses murailles. Mais ses murailles étaient à peine relevées, qu'elle eut l'imprudent courage de refuser à Agathocle le tribut qu'il demandait. Ce fut la fin de Ségeste; le tyran la condamna à mort à l'exécuta comme un seul homme: un jour suffit à sa destruction, et, pour en perpétuer le souvenir, il défendit aux peuples environnants d'appeler la place où avait été Ségeste autrement que Dicépolis, c'est-à-dire la ville du châtiment.

Un seul temple survécut à l'anéantissement général: c'est celui qui est encore debout, et que l'on croît consacré à Cérès. C'est dans ce temple qu'était la fameuse statue en bronze de Cérès, qui, prise par les Carthaginois lorsqu'ils rasèrent la ville, fut rendue aux Ségestains par Scipion l'Africain, et plus tard enlevée définitivement par Verrès pendant sa préture.

Deux petits ruisseaux, que nous traversâmes à sec et qui prennent un filet d'eau l'hiver, avaient été appelés le Scamandre et le Simoïs, en souvenir des deux fleuves troyens. Le Simoïs est aujourd'hui il fiume San-Bartolo; l'autre n'a plus même de nom.

Jadin prit une vue du temple; nous laissâmes auprès de lui, pour le garder, un des hommes de notre escorte, armé d'un fusil qui ne le quittait jamais le jour, et près duquel il couchait la nuit; nous nous mîmes ensuite à chasser au milieu d'immenses plaines couvertes de chardons et de fenouil. Malgré l'admirable disposition du terrain pour la chasse, je ne rencontrai que deux couleuvres, que je tuai, l'une d'un coup de talon de botte, et l'autre d'un coup de fusil.

Tout en chassant, nous arrivâmes aux ruines d'un théâtre, mais c'était si peu de chose auprès de ceux d'Orange, de Taormine et de Syracuse, que nous ne nous occupâmes que de la vue qu'on découvre du haut de ses marches. On domine la baie de Castellamare, l'ancien port de Ségeste.

Il était trop tard pour que notre cocher voulût revenir le même soir à Palerme: tout ce qu'il consentit à faire pour nous fut de nous donner le choix, d'aller coucher à Calatani, ou à Aliamo. Sur l'assurance que nous donnèrent les gardiens du temple, que le curé d'Aliamo tenait auberge, et que cette auberge était habitable, nous nous décidâmes pour cette dernière ville. Je porte trop de respect à l'Église pour rien dire de l'auberge du curé d'Aliamo. Nous en partîmes le lendemain matin à six heures; à neuf heures nous étions à Montreale. Nous nous y arrêtâmes pour déjeuner, puis nous allâmes visiter le Dôme.

Le Dôme de Montreale est peut-être le monument qui offre l'alliance la plus précieuse des architectures grecque, normande et sarrasine. Guillaume le Bon le fonda vers l'an 1180, à la suite d'une vision: fatigué de la chasse, il s'était endormi sous un arbre; la Vierge lui apparut et lui révéla qu'au pied de cet arbre il y avait un trésor; Guillaume fouilla la terre; il trouva le trésor, et bâtit le Dôme. Les portes furent faites sur le modèle de celles de Saint-Jean, à Florence, en 1186; cette inscription, gravée sur l'une d'elles, ne laisse pas de doute sur leur auteur: Bonanus, civis Pisanus, me fecit. «Bonano, citoyen de Pisé, me fit.»

Guillaume ordonna que son tombeau serait élevé dans le temple qu'il avait fait bâtir, et y fit transporter ceux de Marguerite sa mère, de Guillaume le Mauvais, son père, et de Roger et Henri ses frères, morts, l'un à l'âge de huit ans, l'autre à l'âge de treize ans. Son voeu fut d'abord accompli, mais d'une étrange sorte, car, étant mort tout à coup d'une fièvre qui le prit à son retour de Syrie, âgé de trente-six ans, et après vingt-quatre ans de règne, il fut couché par son successeur, Tancrède le Bâtard, dans une simple fosse creusée au pied du tombeau de son père Guillaume le Mauvais. Ce ne fut qu'en 1575 que ses ossements furent exhumés par l'archevêque don Luis de Torre, et déposés dans une tombe de marbre blanc, élevée sur une estrade de même matière. Une pyramide s'élevait sur ce tombeau, et sur une des faces de la pyramide était gravé ce passage du psaume cent dix-septième, que les rois normands avaient adopté pour leur devise: Dextera Domini fecit virtutem.

En 1811, le feu prit au Dôme: une partie de la voûte s'écroula et endommagea plus ou moins les tombeaux; ceux de Marguerite, de Roger et d'Henri furent entièrement brisés: leurs ossements, recueillis immédiatement, n'offrirent rien de particulier; le tombeau de Guillaume II ne contenait qu'un crâne, auquel pendait une longue mèche de cheveux roux. Ce signe indélébile de la race normande et quelques autres débris étaient couverts d'un drap de soie couleur d'or. Ces ossements se trouvaient enfermés dans une caisse en bois peinte en bleu, toute parsemée d'étoiles et marquée d'une croix rouge. Le corps ne paraissait pas même avoir été embaumé, car une relation de sa première exhumation, en 1575, atteste qu'à cette époque il n'était guère en meilleur état que lorsqu'il fut retrouvé en 1811. Mais le tombeau qui attira plus spécialement l'attention des antiquaires, fut celui de Guillaume le Mauvais. A l'ouverture du sarcophage, on trouva d'abord une caisse de cyprès enveloppée d'une espèce de drap de satin de couleur feuille morte, et, cette caisse ouverte, on découvrit le cadavre du roi parfaitement conservé, quoique six siècles et demi se fussent écoulés depuis son inhumation. Conforme à la description donnée par l'histoire, il avait près de six pieds de long. Le visage et tous les membres étaient intacts, moins la main droite qui manquait; une barbe rousse, à laquelle se réunissaient des moustaches pendantes, descendait jusque sur sa poitrine; les cheveux étaient de la même couleur, et quelques mèches, arrachées du crâne, étaient éparpillées dans le côté gauche de la bière. Le cadavre était couvert de trois tuniques superposées: la première était une espèce de longue veste avec des manches de drap de satin de couleur d'or, qui conservait encore un beau lustre; elle partait du cou et descendait jusqu'aux mollets en bouffant sur les hanches. Sous cette veste était un autre vêtement de lin qui, partant du cou comme le premier, descendait jusqu'à mi-jambe; il était en tout semblable à une aube de prêtre; cette espèce d'aube était serrée autour de la taille par une ceinture de soie couleur d'or dont les deux bouts se réunissaient sur le nombril au moyen d'une boucle. Enfin, sous ce vêtement était une chemise qui partait également du cou, mais qui couvrait tout le corps. Les jambes étaient chaussées de longues bottes de drap qui montaient presque jusqu'au haut des cuisses, et qui, à leur partie supérieure, étaient rabattues sur une largeur de trois pouces. La couleur de ce drap était feuille morte, et il paraissait avoir fait partie du même morceau qui recouvrait la bière. La main gauche, la seule qui restât, était nue, et tout auprès on voyait le gant de la main droite; ce gant était en soie tricotée de couleur d'or, et sans aucune couture.

Vers une des extrémités de la caisse, on retrouva une petite monnaie de cuivre; au centre était une aigle couronnée, et au-dessus de cette aigle, une croix et quelques lettres dont on ne put retrouver la signification.

Il y avait peu de différence entre le costume de Guillaume et ceux qui revêtaient les cadavres de Henri et de Frédéric II, retrouvés à Palerme, en 1784, ce qui prouve que ce costume était l'habit royal des souverains normands.

Près du Dôme est l'abbaye, et attenant à l'abbaye est le cloître, merveilleuse construction de style arabe, soutenue par deux cent seize colonnes, dont pas une ne présente la même ornementation. Sur l'un des chapiteaux on voit représenté Guillaume II à genoux, offrant son église à la Vierge. C'est ce cloître qui a servi de modèle pour la décoration du troisième acte de Robert-le-Diable.

C'étaient de vaillants hommes, il faut l'avouer, que ces Normands. Au VIIe siècle, ils quittent la Norvège, et apparaissent dans les Gaules. Charlemagne passe sa vie à les repousser, et lorsqu'il croit être débarrassé d'eux à tout jamais, il voit reparaître à l'horizon leurs vaisseaux si nombreux, que découragé, non pas pour lui, mais pour ses descendants, le vieil empereur croise les bras et pleure silencieusement sur l'avenir. En effet, un siècle ne s'est pas écoulé, qu'ils remontent la Seine et viennent assiéger Paris. Repoussés en Neustrie par Eudes, fils de Robert le Fort, ils s'y cramponnent au sol, il est impossible dé les en arracher, et Charles le Simple traite avec Rollon, leur chef. A peine le traité est-il fait qu'ils bâtissent les cathédrales de Bayeux, de Caen et d'Avranches. Le reste de la Gaule n'a point une langue encore, et se débat entre le latin, le teuton et le roman, qu'ils ont déjà des trouvères. Les romans de Rou et de Benoît de Saint-Maur précèdent de cent vingt ans les premières poésies provençales, Guillaume le Bâtard, en 1066, a son poète Taillefer, qui l'accompagne, et auquel il donne l'homérique mission de chanter une conquête qui n'est pas encore entreprise. Puis, à peine l'Angleterre conquise (et il ne leur faut qu'une bataille pour cela), les vainqueurs se substituent aux vaincus, brisent l'ancien moule saxon, changent la langue, les moeurs, les arts; de sorte qu'on ne voit plus qu'eux à la surface du sol, et que la population première disparaît comme anéantie.

Pendant que ces faits s'accomplissent vers l'occident, il s'opère à l'orient quelque chose de plus incroyable encore; une quarantaine de Normands, égarés à leur retour de Jérusalem, où ils ont été faire une croisade pour leur compte, débarquent à Salerne et aident les Lombards à battre les Sarrasins. Serguis, duc de Naples, pour les récompenser de ce service, leur accorde quelques lieues de terrain entre Naples et Capoue; ils y fondent aussitôt Averse, que Ranulphe gouverne avec le titre de comte. Ils ont un pied en Italie, c'est tout ce qu'il leur faut. Attendez, voici venir Tancrède de Hauteville et ses fils. En 1035, ils abordent sur les côtes de Naples. Deux ans après, ils aident l'empereur d'Orient à reconquérir la Sicile sur les Sarrasins, s'emparent de la Pouille pour leur propre compte, se font nommer ducs de Calabre, flottent un instant indécis entre les deux grands partis qui divisent l'Italie, se font guelfes; et, investis d'hier par les papes, ils les récompensent à leur tour en les soutenant contre les empereurs d'Occident. Et combien de temps leur a-t-il fallu pour tout cela? De 1035 à 1060, vingt-cinq ans.

Place à Roger, le grand comte. Ce n'est plus assez pour lui d'être comte de Pouille et duc de Calabre; il enjambe le détroit, prend Messine en 1061, et Palerme en 1072. Dans l'espace de onze ans, il a anéanti la puissance sarrazine. Mais ce n'est pas tout pour lui que d'être conquérant comme Alexandre, et législateur comme Justinien; il lui faut encore réunir en lui le pouvoir sacerdotal au pouvoir militaire, la mitre à l'épée: il se fait nommer légat du pape en 1098, et meurt en 1101, léguant à ses descendants ce titre, aujourd'hui encore un des plus précieux du roi de Naples actuel.

Son fils Roger lui succède, mais ce n'est plus assez pour celui-ci d'être comte de Sicile et de Calabre, duc de Pouille et prince de Salerne. En 1130, il se fait nommer roi de Sicile, et en 1146 il s'empare d'Athènes et de Corinthe, d'où il rapporte les mûriers et les vers à soie. En 1154, il meurt, laissant la Sicile à son fils, Guillaume le Mauvais: c'est celui que nous avons trouvé revêtu de ses habits royaux, dans le tombeau brisé de Montreale, et qui, couché dans sa bière, a six pieds de long. Guillaume II, son fils, lui succède, et bâtit le Dôme de Montreale, la cathédrale de Palerme et le palais Royal. Celui-là, c'est Guillaume le Pacifique, Guillaume le poète, Guillaume l'artiste. Il profite à la fois de la civilisation grecque, arabe et occidentale; il prend aux Occidentaux la pensée mystique, aux Arabes la forme, aux Grecs l'ornementation; trouve le temps de faire une croisade, et revient mourir, à trente-six ans, près de ce Dôme de Montreale qu'il a bâti.

En lui s'éteint la descendance légitime du grand comte. Il a pour successeur un bâtard de Roger, duc de Pouille, nommé Tancrède. Celui-là règne cinq ans sans que l'histoire s'en occupe. Avec lui meurt le dernier des rois normands. Henri VI, qui a épousé Constance, fille de Roger, lui succède. La famille de Souabe est sur le trône de Sicile.

Il nous restait quelques heures pour visiter La Favorite, château royal auquel la prédilection que lui portaient Caroline et Ferdinand a fait donner son nom. Pendant leur long séjour en Sicile, La Favorite était la résidence d'été des deux exilés. C'est de La Favorite que partit lady Hamilton, pour aller obtenir de Nelson la rupture de la capitulation de Naples. Nelson, pour une nuit de plaisir, manqua à la parole donnée, et vingt mille patriotes payèrent de leur tête la défaite d'Emma Lyonna, l'ancienne courtisane de Londres.

La Favorite est un nouveau caprice dans le genre de la folie palagonienne; seulement, à La Favorite, tout est chinois: intérieur et extérieur, ameublement et jardin. On ne sort pas des kiosques, des pagodes, des ponts, des sonnettes et des grelots. Il est inutile de dire que tout cela est d'un goût détestable et dans le genre du plus mauvais Louis XV.

En rentrant à Palerme, nous trouvâmes tout notre équipage qui nous attendait à la porte de l'hôtel. Le speronare était entré dans le port le matin même, après un excellent voyage. Il apportait avec lui une provision de vin de marsala achetée sur les lieux. Il fallut nous laisser baiser les mains par tous ces braves gens, auxquels nous donnâmes rendez-vous à bord pour le lundi suivant.

CHARLES D'ANJOU

Il y a, à un mille à peu près de Palerme, sur les bords de l'Orèthe, et près du Campo-Santo actuel, une petite église qu'on appelle l'église du Saint-Esprit. Elle n'a rien de remarquable sous le rapport de l'art, mais elle garde pour les Palermitains un grand souvenir. C'est à la porte de cette église que commença le massacre des Vêpres siciliennes. Aussi n'avions-nous garde de manquer à lui faire notre visite.

Que ceux qui m'ont suivi dans mes excursions pittoresques veuillent bien m'accompagner un instant dans cette excursion historique, la chose en vaut la peine.

Le pape Alexandre IV venait de mourir. La bataille de Monte-Aperto, au succès de laquelle Manfred avait concouru en envoyant mille de ses cavaliers en aide aux Gibelins, avait consolidé la puissance impériale en Italie, et avait placé Manfred à la tête du parti aristocratique. Urbain IV, en montant sur le trône pontifical, vit que, s'il voulait rendre à Rome son ancienne suprématie, c'était Manfred qu'il fallait frapper.

La chose était d'autant plus facile que Manfred donnait par sa conduite grande prise à la censure ecclésiastique. On le soupçonnait d'avoir accéléré la mort de son père Frédéric II [1], et de son frère Conrad. En outre, au lieu de combattre les Sarrasins partout où il les rencontrait, comme l'avaient fait ses prédécesseurs normands, il s'était allié avec eux, et il avait un corps d'infanterie et de cavalerie arabe dans son armée.

Note:

[1] L'excommunication contre la maison de Souabe remontait à Frédéric H. Ce fut à propos de cette excommunication qu'un curé de Paris, chargé de proclamer l'interdit, et rie voulant pas se prononcer entre deux antagonistes aussi puissants, s'acquitta de cette difficile mission en laissant tomber du haut de la chaire ces paroles pleines de sens: «J'ai ordre de dénoncer l'empereur comme excommunié. J'ignore pourquoi. J'ai appris seulement qu'il y avait un grand différend entre lui et le pape. Je ne sais de quel côté est le bon droit. En conséquence, autant que je le puis, je donne ma bénédiction à celui des deux qui a raison, et j'excommunie celui qui a tort.»]

Urbain IV, de son côté, devait être plus qu'aucun autre de ses prédécesseurs porté à soutenir le parti guelfe de tout son pouvoir. Né à Troyes en Champagne, dans les derniers rangs du peuple, il avait grandi soutenu par son seul génie. Évêque de Verdun d'abord, puis patriarche de Jérusalem, il était revenu en 1261 de la Terre-Sainte, et avait trouvé le Saint-Siège vacant. Huit cardinaux, dernier reste du sacré collège, étaient réunis en conclave pour élire un successeur à Alexandre IV, et venaient de passer trois mois à essayer inutilement de réunir la majorité sur l'un d'entre eux. Lassé de ces tentatives infructueuses, un des votants mit sur son billet le nom du patriarche de Jérusalem. Au scrutin suivant, ce nom réunit la majorité, et l'élu du sort devint le vicaire de Dieu sous le nom d'Urbain IV.

Il était temps que l'interrègne cessât; des fenêtres du Vatican le nouveau pape pouvait voir les Sarrasins errants dans la campagne de Rome. Urbain IV non seulement leur ordonna d'en sortir, mais encore, les traitant comme leurs frères d'Afrique et de Syrie, il publia une croisade contre eux. Quelques-uns disent même que, couvert d'une cuirasse et le visage voilé par un casque, il prit rang parmi les chevaliers, et, joignant le tranchant du glaive à la force de la parole il les repoussa de sa main au-delà des frontières du Saint-Siège.

Mais Urbain n'était pas homme à s'arrêter là. Manfred apprit en même temps que ses soldats avaient été repoussés et qu'il était cité à comparaître devant le pape, pour rendre compte de ses liaisons avec les Sarrasins, de son obstination à faire exécuter les saints mystères dans les lieux interdits, et des exécutions de deux ou trois de ses sujets, exécutions que la bulle pontificale qualifiait de meurtres. Manfred, comme on le pense bien, se rit de cet ordre et refusa d'obéir.

Alors Urbain IV se tourna vers la France, son pays natal. Le saint roi Louis régnait. Le pape lui offrit le royaume de Sicile pour lui ou pour un de ses fils. Mais Louis avait un coeur d'or; c'était la loyauté, la noblesse et la justice faites homme. Tout en révérant les décisions du Saint-Père, il lui sembla instinctivement qu'il n'avait pas le droit de prendre une couronne posée légitimement sur la tête d'un autre, et dont à défaut de cet autre son neveu était héritier. Il exprima des scrupules qu'une longue lettre d'Urbain IV ne put vaincre. Le pape alors se tourna vers Charles d'Anjou, frère du roi, et lui envoya le bref d'investiture.

Charles d'Anjou était une des puissantes organisations du XIIIe siècle, qui a vu naître tant d'hommes de fer. Il pouvait avoir à cette époque quarante-huit ans environ; c'était le frère puîné de saint Louis, avec lequel il avait fait la croisade d'Égypte, et dont il avait partagé la captivité à Mansourah. Il avait épousé Béatrix, la quatrième fille de Raimond Béranger, qui avait marié les trois autres: l'aînée, Marguerite, à Louis IX, roi de France; la seconde, Léonor, à Henri III, roi d'angleterre; et la troisième, à Richard, duc de Cornouailles et roi des Romains. Charles d'Anjou était donc, après les rois régnants, un des plus puissants princes du monde, car, comme fils de France, il possédait le duché d'Anjou, et, comme mari de Béatrix, il avait hérité du comté de Provence.

En outre, dit Jean Villani, son historien, c'était un homme sage et prudent au conseil, preux et fort dans les armes, sévère et redouté des rois eux-mêmes, car il avait de hautes pensées qui l'élevaient aux plus hautes entreprises; car il était persévérant dans le bonheur et inébranlable dans l'adversité; car il était ferme et fidèle dans ses promesses, parlant peu, agissant beaucoup, ne riant presque jamais, ne prenant plaisir ni aux mimes, ni aux troubadours, ni aux courtisans; décent et grave comme un religieux, zélé catholique, et apte à rendre justice. Sa taille était haute et nerveuse, son teint olivâtre, son regard terrible. Il paraissait fait plus qu'aucun autre seigneur pour la majesté royale, demeurait douze ou quinze heures à cheval, couvert de son harnais de guerre sans paraître fatigué, ne dormait presque point, et s'éveillait toujours prêt au conseil ou au combat.

Voilà l'homme sur lequel Urbain IV, dans son instinct de haine contre les Gibelins, avait jeté les yeux. Simon, cardinal de Sainte-Cécile, partit pour la France, et, au nom du pape, lui remit le bref d'investiture.

Charles d'Anjou tenait ce bref à la main, lorsqu'en rentrant chez lui, il trouva sa femme en pleurs; cette douleur l'étonna d'autant plus que Béatrix avait près d'elle, à cette époque, les deux soeurs qu'elle aimait le plus, Marguerite et Léonor. En apercevant son mari, qu'elle n'attendait point, elle essaya de cacher ses larmes; mais ce fut inutilement. Charles lui demanda ce qu'elle avait; au lieu de lui répondre, Béatrix éclata en sanglots. Charles insista plus fortement encore, et alors Béatrix lui raconta que quelques minutes auparavant elle avait été faire une visite à ses deux soeurs, et qu'après les avoir embrassées, elle avait voulu s'asseoir auprès d'elles sur un fauteuil pareil au leur, mais qu'alors la reine d'Angleterre lui avait tiré ce fauteuil des mains et lui avait dit:—Vous ne pouvez vous asseoir sur un siège pareil au nôtre; prenez donc un tabouret ou tout au plus une chaise, car ma soeur est reine de France, et moi je suis reine d'Angleterre; tandis que vous n'êtes, vous, que duchesse d'Anjou et comtesse de Provence.

Charles d'Anjou laissa errer sur ses lèvres un de ces sourires rares et amers qui assombrissaient son visage au lieu de l'éclairer; et, ayant embrassé Béatrix, il lui dit:

—Allez retrouver vos soeurs, asseyez-vous sur un siège pareil à leurs sièges; car, si elles sont reines de France et d'Angleterre, vous êtes, vous, reine de Naples et de Sicile.

Mais ce n'était pas le tout que de prendre un vain titre; il fallait en réalité conquérir le trône auquel ce titre était attaché. Charles leva un impôt sur ses vassaux d'Anjou et de Provence, Béatrix vendit tous ses bijoux, à l'exception de son anneau de mariage. Saint Louis lui-même, désireux de voir son frère occuper ailleurs qu'en France son esprit actif et entreprenant, vint à son aide; et Charles, grâce à tous ces moyens réunis, aux promesses qu'il fit, et dont son honneur et son courage étaient les garants, parvint à réunir une armée de cinq mille chevaux, quinze mille fantassins et dix mille arbalétriers. Mais, dans la hâte qu'il avait d'arriver à Rome et de remplir dans la ville pontificale l'office de sénateur, qui lui avait été déféré, il prit avec lui mille chevaliers seulement, s'embarqua sur une petite flotte de vingt galères qu'il tenait prête et fit voile pour Ostie, laissant la conduite de son armée à Robert de Béthune, son gendre.

Manfred plaça à l'embouchure du Tibre le comte Guido Novello, qui commandait pour lui en Toscane. Le comte Guido Novello qui gouvernait les galères réunies de Pise et de Sicile, avait une flotte triple de celle de Charles d'Anjou; mais Dieu avait décidé que Charles d'Anjou serait roi. Il ouvrit la main et en laissa tomber la tempête; la tempête faillit jeter la flotte de Charles d'Anjou sur les côtes de Toscane, mais elle éloigna celle de Guido Novello des côtes romaines. Charles d'Anjou poussa en avant avec son vaisseau, aborda seul à Ostie; puis, se jetant sur une barque avec cinq ou six chevaliers seulement, il remonta le Tibre et vint loger au couvent de Saint-Paul-hors-les-murs, bien plus comme un fugitif que comme un conquérant.

Pendant ce temps, Urbain IV était mort; mais, poursuivant son projet au-delà de sa vie, il avait, avant de mourir, créé une vingtaine de cardinaux auxquels il avait fait jurer de lui donner pour successeur le cardinal de Narbonne, français comme lui, et de plus sujet immédiat de Charles d'Anjou. Les cardinaux avaient tenu parole, et Guido Fulco, élu presque à l'unanimité pendant le temps même qu'il était en mission près de Charles, était monté sur le trône pontifical en prenant le nom de Clément IV.

Charles avait donc la certitude d'être bien reçu à Rome; seulement, il n'y voulait faire son entrée qu'avec une suite digne d'un prince tel que lui. Il resta donc au couvent de Saint-Paul-hors-les-murs, au risque d'être enlevé par quelque parti de Gibelins, jusqu'au moment où les galères qu'il avait perdues dans la mer de Toscane arrivèrent à leur tour à Ostie. Charles assembla aussitôt ses chevaliers, et le 24 mai 1265, il fit son entrée dans la capitale du monde chrétien avec le titre solennel de défenseur de l'Église.

Pendant ce temps, le reste de l'armée passait les Alpes, descendait dans le Piémont, traversait le Milanais, évitait Florence la gibeline, gagnait Ferrare, et, se recrutant partout des Guelfes qu'elle rencontrait sur son chemin, arrivait devant Rome dans les derniers jours de l'année 1265.

Il était temps. Tous les sacrifices avaient été faits pour l'amener là: Charles d'Anjou et le pape y avaient épuisé leurs trésors; tous deux manquaient d'argent: il n'y avait donc pas une minute à perdre, il fallait marcher à l'ennemi, et payer les soldats par une victoire.

Charles d'Anjou ne voulut pas même attendre le retour du printemps: il se mit à la tête de son armée, et, dans les premiers jours de février, il s'avança vers Naples par la route de Ferentino.

En arrivant à Ceperano, les Français aperçurent les avant-postes ennemis, commandés par le comte de Caserte, beau-frère de Manfred: il défendait un passage du Garigliano, admirablement fortifié par la nature. Les Français examinèrent la position et reconnurent sa supériorité; décidés toutefois à traverser le fleuve, ils n'en marchèrent pas moins à l'ennemi; mais l'ennemi ne les attendit pas, et à leur grand étonnement leur livra le passage. Alors Charles d'Anjou reconnut qu'il y avait folie ou trahison parmi les lieutenants de Manfred, et en remercia Dieu tout haut.

Le fleuve fut donc franchi sans que l'on frappât un coup de lance, et l'on s'avança vers les deux forteresses de Rocca et de San-Germano; celles-ci n'étaient point défendues par des Napolitains, mais par des Arabes; aussi la lutte fut-elle longue et sanglante. Enfin toutes deux furent escaladées, et, comme les Sarrasins qui les défendaient ne purent pas fuir, et dédaignèrent de se rendre, ils furent massacrés jusqu'au dernier.

A la nouvelle de ces deux succès si inattendus, le découragement se mit parmi les Apuliens. Aquino ouvrit ses portes, les gorges d'Alifes furent livrées, et Charles et ses soldats débouchèrent dans les plaines de Bénévent, où les attendaient Manfred et son armée.

On peut dire, sans exagération aucune, que l'Europe tout entière avait les yeux fixés sur ce petit coin de terre, où allait se décider la grande question guelfe et gibeline, qui séparait l'Italie et l'Allemagne depuis un siècle et demi; c'étaient le pape et l'empereur aux mains dans la personne de leurs lieutenants, et ces lieutenants étaient, non seulement deux des plus grands princes, mais encore deux des plus braves capitaines qui fussent au monde.

Aussi ni l'un ni l'autre ne faillirent à leur renommée ni à leur destin. Charles d'Anjou, en apercevant les soldats de Manfred, se retourna vers ses chevaliers, et dit: «Comtes, barons, chevaliers et hommes d'armes, voici le jour que nous avons tant désiré: donc, au nom de Dieu et de Notre Saint-Père le pape, en avant!»

Et alors il fit quatre brigades de sa cavalerie; la première, qui était de mille chevaliers français commandés par Guy de Montfort et le maréchal de Mirepoix; la seconde, qui était de neuf cents chevaliers provençaux et des auxiliaires romains, qu'il se réserva de mener lui-même; la troisième, qui était de sept cents chevaliers flamands, brabançons et picards, et qui fut mise sous les ordres de Robert de Flandres et de Gilles Lebrun, connétable de France; enfin la quatrième, qui se composait de quatre cents émigrés florentins, vieux débris de Monte-Aperto, et que conduisait Guido Guerra, cet éternel ennemi des Gibelins.

Lorsque Manfred aperçut de son côté les troupes françaises, il s'arma, à l'exception de son casque, dont il attacha lui-même le cimier, qui était un aigle d'argent, afin de n'avoir plus qu'à le mettre sur sa tête; puis, montant à cheval, il s'avança au milieu de ses capitaines en disant:—Comtes et barons, c'est ici qu'il me faut vaincre en roi ou mourir en chevalier, quoique ce ne soit pas l'avis de quelques-uns de vous, je le sais; je ne ferai donc pas un pas pour éviter la bataille. Appareillez-vous sans plus tarder, car voici les Français qui viennent à nous!

Et au même instant il disposa son armée en trois brigades: la première de douze cents chevaux allemands commandés par le comte Giordano Lancia, et la troisième de quatorze cents chevaux apuliens et sarrasins, dont il se réserva le commandement pour lui-même.—On voit que, pour l'un et l'autre parti, les historiens ne font aucun compte de l'infanterie.—Le fleuve Calore, qui coule devant Bénévent, séparait les deux armées.

Au moment où Manfred prit ses dispositions pour soutenir la bataille et où il devint évident pour les Français qu'ils allaient en venir aux mains avec leurs ennemis, le légat du pape monta sur un bouclier que quatre hommes élevèrent sur leurs épaules; puis il bénit Charles d'Anjou et ses chevaliers, donnant à chacun l'absolution de ses péchés; et tous la reçurent à genoux comme devaient le faire des soldats du Christ et des défenseurs de l'Église.

Les Français s'avancèrent vers la rivière avec lenteur et précaution, car ils ignoraient par quel moyen ils pourraient la franchir, lorsqu'ils virent les archers sarrasins qui leur en épargnaient la peine en la traversant eux-mêmes et en venant au-devant d'eux. Ces archers sarrasins passaient, avec les anglais, pour les plus adroits tireurs de la terre, et ils étaient bien autrement légers et rapides que ceux-ci. Aussi l'infanterie française, mal armée, sans cuirasses, et ayant à peine quelques jaques rembourrées ou quelques casques en cuir, ne put-elle tenir contre la nuée de flèches que les voltigeurs arabes firent pleuvoir sur elle, et se retira-t-elle en désordre. Alors Guy de Montfort et le maréchal de Mirepoix, craignant que cet échec n'ébranlât la confiance du reste de l'armée, fondirent sur les archers avec la première brigade, en criant; Montjoie, chevaliers! Les archers n'essayèrent pas même de résister à cette avalanche de fer qui roulait sur eux; ils se dispersèrent dans la plaine, fuyant mais tirant toujours. Les chevaliers français, ardents à leur poursuite, commencèrent à se débander; alors le comte Galvano, qui commandait la première brigade, pensant que le moment était venu de charger cette troupe en désordre, leva sa lance en criant: Souabe, Souabe, chevaliers! et, descendant à son tour dans la plaine, vint donner dans le flanc de la brigade française, qu'il coupa presque en deux. Mais aussitôt le comte de Galvano se vit chargé lui-même par Guido Guerra et ses Guelfes; en même temps le cri: Aux chevaux, aux chevaux! circula dans les brigades française et florentine. Les chevaliers de Charles d'Anjou commencèrent à frapper les animaux au lieu de frapper les hommes: les chevaux, moins bien armés que les cavaliers, se renversèrent les uns sur les autres; le trouble commença de se mettre parmi les cavaliers allemands. La seconde brigade de Manfred, commandée par le comte Giordano Lancia, et composée de Toscans et de Lombards, vint à leur secours, mais leur charge, mal dirigée, rencontra les Allemands qui commençaient à fuir, et, au lieu de rétablir le combat, ne fit qu'augmenter le désordre. En ce moment, Charles d'Anjou fit passer l'ordre à sa troisième bataille de donner. Les Allemands, les Lombards et les Toscans de Manfred se trouvèrent presque enveloppés: au milieu de tout cela, on reconnaissait les Guelfes, qui, ayant à venger la défaite de Monte-Aperto, faisaient merveille et frappaient les plus rudes coups. Les archers sarrasins étaient devenus inutiles, car la mêlée était telle que leurs flèches tombaient également sur les Allemands et sur les Français. Manfred pensa qu'il ne fallait rien moins que sa présence et celle des douze cents hommes de troupes fraîches qu'il s'était réservés pour rétablir la bataille, et ordonna à ses capitaines de se préparer à le suivre. Mais, au lieu de le seconder, les barons de la Pouille, le grand-trésorier comte de la Cerra et le comte de Caserte tournèrent bride et s'enfuirent, entraînant avec eux neuf cents hommes à peu près. C'est alors que Manfred vit que l'heure était venue, non plus de vaincre en roi, mais de mourir en chevalier: ayant regardé autour de lui, et voyant qu'il lui restait encore environ trois cents lances, il prit son casque des mains de son écuyer; mais, au moment où il le posait sur sa tête, l'aigle d'argent qui en formait le cimier tomba sur l'arçon de sa selle.—C'est un signe de Dieu, murmura Manfred; j'avais attaché ce cimier de mes propres mains, et ce n'est point le hasard qui le détache. N'importe! en avant, Souabe, chevaliers!—Et, abaissant sa visière et mettant sa lance en arrêt, il alla donner dans le plus épais de l'armée française, où il disparut, n'ayant plus rien qui le distinguât des autres hommes d'armes. Bientôt la lutte s'affaiblit de la part des Allemands. Les Toscans et les Lombards lâchèrent pied; Charles d'Anjou, avec ses neuf cents chevaliers provençaux, se rua sur ceux qui tenaient encore; les Gibelins, sans chef, sans ordres, appelant Manfred qui ne répondait pas, prirent la fuite; les vainqueurs les poursuivirent pêle-mêle et traversèrent Bénévent avec eux. Nul n'essaya de rallier les vaincus, et en un seul jour, en une seule bataille, en cinq heures à peine, la couronne de Naples et de Sicile échappa aux mains de la maison de Souabe et roula aux pieds de Charles d'Anjou.

Les Français ne s'arrêtèrent que lorsqu'ils furent las de tuer. Leur perte avait été grande, mais celle des Gibelins fut terrible. Pierre des Uberti et Giordano Lancia furent pris vivants; la soeur de Manfred, sa femme Sibylle et ses enfants, furent livrés et s'en allèrent mourir dans les cachots de la Provence; enfin cette belle armée, si pleine de courage et d'espoir le matin, semblait s'être évanouie comme une vapeur, et il n'en restait que les cadavres couchés sur le champ de bataille.

Pendant trois jours on chercha Manfred, car la victoire de Charles d'Anjou était incomplète si l'on ne retrouvait Manfred mort ou vif. Pendant trois jours on examina un à un les chevaliers qui avaient été tués; enfin un valet allemand le reconnut, mit son cadavre en travers sur un âne, et l'amena à Bénévent, dans la maison qu'habitait Charles; mais, comme Charles ne connaissait pas Manfred, et craignait qu'on ne le trompât, il ordonna de coucher ce cadavre tout nu au milieu d'une grande salle, puis il appela près de lui Giordano Lancia. Pendant qu'on obéissait à son ordre, Charles tira une chaise près du cadavre et s'assit pour le regarder; il avait deux larges et profondes blessures, l'une à la gorge et l'autre au côté droit de la poitrine, et des meurtrissures par tout le corps, ce qui indiquait qu'il avait reçu un grand nombre de coups avant de tomber.

Pendant l'examen que faisait Charles de ce corps tout mutilé, la porte s'ouvrit, et Giordano Lancia apparut. A peine eut-il jeté un coup d'oeil sur le cadavre, quoiqu'il eût le visage couvert de sang, qu'il s'écria en se frappant le front: «O mon maître! mon maître! que sommes-nous devenus!» Charles d'Anjou n'en demanda point davantage, il savait tout ce qu'il désirait savoir: ce cadavre était bien celui de Manfred.

Alors les chevaliers français qui avaient été quérir Giordano Lancia, et qui étaient entrés derrière lui, demandèrent à Charles d'Anjou de faire au moins enterrer en terre sainte celui qui trois jours auparavant était encore roi de deux royaumes. Mais Charles répondit: «Ainsi ferais-je volontiers; mais, comme il est excommunié, je ne le puis.» Les chevaliers courbèrent la tête, car ce que disait Charles était vrai, et la malédiction pontificale poursuivait l'excommunié jusqu'au-delà de la mort. On se contenta donc de lui creuser une fosse au pied du pont de Bénévent, et de rejeter la terre sur lui, sans mettre sur cette tombe isolée aucune marque de ce qu'avait été celui qu'elle renfermait. Cependant, les vainqueurs ne pouvant souffrir que le lieu où reposait un si grand capitaine restât ignoré, chaque soldat prit une pierre, et alla la déposer sur sa fosse; mais le légat ne voulut pas même permettre que les restes de Manfred reposassent sous ce monument élevé par la pitié de ses ennemis; il fit exhumer le cadavre, et, ayant ordonné qu'on le portât hors des Etats romains, le fit jeter sur les bords de la rivière Verte, où il fut dévoré par les corbeaux et par les animaux de proie.

Avec Charles d'Anjou, le pape, et par conséquent les Guelfes, triomphaient par toute l'Italie; c'était à Florence qu'était pour le moment la puissance gibeline. Une révolte qui s'éleva le jour même où l'on apprit la bataille de Bénévent la renversa; puis, pour ne lui laisser ni le temps, ni les moyens de se reconnaître, Charles d'Anjou envoya un de ses lieutenants en Sicile et marcha sur Florence.

Florence lui ouvrit ses portes comme elle devait le faire deux cents ans plus tard à Charles VIII; Florence lui donna des fêtes; Florence le conduisit voir, en grande pompe, son tableau de la Madone, que venait d'achever Cimabue.

Pendant ce temps les capitaines français se partageaient le royaume, et les soldats pillaient les villes; cette conduite, qui devait dépopulariser promptement le nouveau roi, rendit quelque espoir aux Gibelins: ils tournèrent les yeux vers l'Allemagne; là était la seule étoile qui brillât dans leur ciel. Conradin, fils de Conrad, petit-fils de Frédéric, neveu de Manfred, élevé à la cour de son aïeul le duc de Bavière, venait d'atteindre sa seizième année. C'était un jeune homme plein d'âme et de coeur, qui n'attendait que le moment de régner ou de mourir: il bondit de joie et d'espérance lorsque les messages des Gibelins lui annoncèrent que ce moment était venu.

Sa mère, Elisabeth, l'avait élevé pour le trône; c'était une femme au noble coeur et à la puissante pensée: elle vit avec douleur arriver ces messagers; mais, loin de mettre son amour maternel entre eux et son fils, elle laissa les hommes décider de ces choses souveraines dont les hommes seuls doivent être les arbitres.

Il fut décidé que Conradin marcherait à la tête des Gibelins, et, soutenu par l'empereur, tenterait de reconquérir le royaume de ses pères.

Toute la noblesse d'Allemagne accourut autour de Conradin. Frédéric, duc d'Autriche, orphelin comme lui, dépouillé de ses États comme lui, jeune et courageux comme lui, s'offrit pour être son second dans ce terrible duel. Conradin accepta. Les deux jeunes gens jurèrent que rien ne les pourrait séparer, pas même la mort, se mirent à la tête de dix mille hommes de cavalerie, rassemblés par les soins de l'empereur, du duc de Bavière et du comte de Tyrol, et arrivèrent à Vérone vers la fin de l'année 1267.

Charles d'Anjou avait d'abord l'intention de fermer le passage de Rome à son jeune rival, et de l'attendre entre Lucques et Pise, appuyé de toute la puissance des Guelfes de Florence. Mais les exactions de ses ministres, les violences de ses capitaines, et le pillage de ses soldats, avaient excité une révolte dans ses nouveaux États. Il avait bien écrit à Clément IV de l'aider de sa parole et de son trésor; mais Clément, indigné lui-même de ce qui se passait presque sous ses yeux, lui avait répondu:

«Si ton royaume est cruellement spolié par tes ministres, c'est à toi seul qu'on doit s'en prendre, puisque tu as conféré tous les emplois à des brigands et à des assassins, qui commettent dans tes États des actions dont Dieu ne peut supporter la vue. Ces hommes infâmes ne craignent pas de se souiller par des viols, des adultères, d'injustes exactions, et toutes sortes de brigandages. Tu cherches à m'attendrir sur ta pauvreté; mais comment puis-je y croire? Eh quoi! tu peux ou tu ne sais pas vivre avec les revenus d'un royaume dont l'abondance fournissait à un souverain tel que Frédéric, déjà empereur des Romains, de quoi satisfaire à des dépenses plus grandes que les tiennes, de quoi rassasier l'avidité de la Lombardie, de la Toscane, des deux Marches et de l'Allemagne entière, et qui lui donnait en outre les moyens d'accumuler d'immenses richesses!»

Force avait donc été à Charles d'Anjou de revenir à Naples et d'abandonner le pape, qui l'abandonnait. Quant à la révolte, à peine de retour dans sa capitale, il l'avait prise corps à corps, et l'avait vite étouffée entre ses bras de fer.

Clément IV, qui ne pouvait pas compter sur Rome, mal fortifiée et incapable de soutenir un siège, se retira à Viterbe. De là il envoya trois fois à Conradin l'ordre de licencier son armée et de venir pieds nus recevoir, aux genoux du prince des apôtres, la sentence qu'il lui plairait de porter contre lui. Mais le fier jeune homme, tout enivré des acclamations qui l'avaient accueilli à Pise, et qui de Pise le suivaient jusqu'à Sienne, n'avait pas même daigné répondre aux lettres du Saint-Père, et Clément, le jour de Pâques, avait prononcé la sentence d'excommunication contre lui et ses partisans, qui le déclarait déchu du titre de roi de Jérusalem, le seul que lui eût laissé son oncle Manfred en le dépouillant de ses États, et qui déliait ses vassaux de leur serment de fidélité.

Quelques jours après, on vint annoncer à Clément IV que Conradin venait de battre à Pontavalle Guillaume de Béselve, maréchal de Charles. Clément était en prière; il releva la tête, et se contenta de prononcer ces mots:

—Les efforts de l'impie se dissiperont en fumée.

Le surlendemain, on vint dire au pape que l'armée gibeline était en vue de la ville. Le pape monta sur les remparts, et de là il vit Conradin et Frédéric qui, n'osant pas l'attaquer, faisaient du moins passer orgueilleusement leurs dix mille hommes sous ses yeux. Un des cardinaux, effrayé de voir tant de braves hommes d'armes de fière mine, s'écria alors:

—O mon Dieu! quelle puissante armée!

—Ce n'est point une armée, répondit Clément IV; c'est un troupeau que l'on mène au sacrifice.

Clément parlait au nom du Seigneur, et le Seigneur devait ratifier ce qu'il avait dit.

Comme l'avait prévu Clément, Rome ne fit aucune résistance; le sénateur Henri de Castille vint ouvrir la porte de ses propres mains. Conradin s'arrêta huit jours dans la capitale du monde chrétien pour y faire reposer son armée et retrouver les trésors que son approche avait fait enfouir dans les églises: puis, à la tête de cinq mille gens d'armes, il passa sous Tivoli, traversa le val de Celle et entra dans la plaine de Tagliacozzo. C'était là que l'attendait Charles d'Anjou.

Malgré le besoin que le prince français aurait eu en pareille occasion de toutes ses bonnes lances, il n'avait pu les réunir autour de lui, forcé qu'il avait été de mettre des garnisons dans toutes les villes de Calabre et de Sicile; mais il avait tourné les yeux vers un allié tout naturel: c'était Guillaume de Villehardoin, prince de Morée; il lui avait donc écrit pour lui demander du secours, et Villehardoin, traversant l'Adriatique, était accouru avec trois cents hommes.

Villehardoin était près de Charles d'Anjou, avec son grand-connétable Jadie, et messire Jean de Tournay, seigneur de Calavrita, lorsqu'on commença d'apercevoir l'armée de Conradin. Vêtu d'un costume léger, moitié grec moitié français, montant un de ces rapides coursiers d'Elide dont Homère vante la vélocité, il demanda à Charles d'Anjou la permission de partir en éclaireur, pour reconnaître l'armée allemande; cette permission accordée, Guillaume de Villehardoin lâcha la bride à son cheval, et, suivi de deux des siens, il alla se mettre en observation sur un monticule d'où il dominait toute la plaine.

L'armée de Conradin était d'un tiers plus forte à peu près que celle du duc d'Anjou, et toute composée des meilleurs chevaliers d'Allemagne. Guillaume revint donc trouver Charles avec un visage sérieux, car, si brave prince qu'il fût, il ne se dissimulait pas toute la gravité de la position.

Le roi causait avec un vieux chevalier français, plein de sens et de courage, bon au conseil, bon au combat; c'était le sire de Saint-Valéry: le sire de Saint-Valéry, tout éloigné qu'il était resté des Allemands, n'avait pas moins remarqué la supériorité de leur nombre, et il essayait de calmer l'ardeur du roi, qui, sans rien calculer, voulait s'en remettre à Dieu et marcher droit à l'ennemi, lorsque, comme nous l'avons dit, Guillaume de Villehardoin arriva.

Aux premiers mots que prononça le prince, Saint-Valéry vit que c'était un renfort qui lui arrivait, et insista davantage encore pour que Charles d'Anjou se laissât guider par leurs deux avis. Charles d'Anjou alors s'en remit à eux, et Guillaume de Villehardoin et Allard de Saint-Valéry arrêtèrent le plan de bataille, qui fut communiqué au roi, et adopté par lui à l'instant même.

On forma trois corps de cavalerie légère, composés de Provençaux, de Toscans, de Lombards et de Campaniens; on donna à chaque corps un chef parlant sa langue et connu de lui, puis on mit ces trois chefs sous le commandement de Henri de Cosenze, qui était de la taille du roi, et qui lui ressemblait de visage; en outre, Henri revêtit la cuirasse de Charles d'Anjou et ses ornements royaux, afin d'attirer sur lui tout l'effort des Allemands.

Ces trois corps devaient engager la bataille, puis, la bataille engagée, paraître plier d'abord et fuir ensuite à travers les tentes que l'on laisserait tendues et ouvertes, afin que les Allemands ne perdissent rien des richesses qu'elles contenaient. Selon toute probabilité, à la vue de ces richesses, les vainqueurs cesseraient de poursuivre les ennemis et se mettraient à piller. En ce moment, les trois brigades devaient se rallier, sonner de la trompette, et à ce signal Charles d'Anjou, avec six cents hommes, et Guillaume de Villehardoin avec trois cents, devaient prendre en flanc leurs ennemis et décider de la journée.

De son côté, Conradin divisa son armée en trois corps, afin que le mélange des races n'amenât point de ces querelles si fatales un jour de combat; il donna les Italiens à Galvano de Lancia, frère de cet autre Lancia qui avait été fait prisonnier à la bataille de Bénévent; les Espagnols à Henri de Castille, le même qui avait ouvert les portes de Rome; enfin, il prit pour lui et Frédéric les Allemands, qui l'avaient suivi du fond de l'empire.

Ces dispositions prises de chaque côté, Charles jugea que le moment était venu de les mettre à exécution; il renouvela à Henri de Cosenze et à ses trois lieutenants les instructions qu'il leur avait déjà données, et cette poignée d'hommes, qui pouvait monter à deux mille cinq cents cavaliers, s'avança au devant de Conradin.

Les chefs de l'armée impériale, voyant au premier rang l'étendard de Charles d'Anjou et croyant le reconnaître lui-même à ses ornements royaux et à son armure dorée, ne doutèrent point qu'ils n'eussent en face d'eux toute l'armée guelfe. Or, comme il était facile de voir qu'elle était de moitié moins nombreuse que l'armée gibeline, leur courage s'en augmenta; et Conradin ayant fait entendre le cri de Souabe, chevaliers! mit sa lance en arrêt, et chargea le premier sur les Provençaux, les Lombards et les Toscans.

Le choc fut rude; on avait dit aux chefs de ne tenir que le temps suffisant pour faire croire aux impériaux à une victoire sérieuse; mais, quand tant de braves chevaliers se virent aux mains, ils eurent honte de lâcher pied, même pour faire tomber leurs ennemis dans une embuscade; ils se défendirent donc avec tant d'acharnement, que Charles d'Anjou, ne comprenant rien à la non exécution de ses ordres, quitta la petit vallon où il était caché avec ses six cents hommes, et monta sur une colline pour voir ce qui se passait.

La lutte était terrible; tous les efforts des impériaux s'étaient concentrés sur le point où ils avaient cru reconnaître le roi; Henri de Cosenze avait été entouré, et craignant, s'il se rendait, qu'on ne reconnût qu'il n'était pas le vrai roi, il voulait se faire tuer. De leur côté, ses lieutenants et ses soldats ne voulaient point l'abandonner, et au lieu de fuir tenaient ferme. En les voyant entourés ainsi et lutter si courageusement contre des forces doubles des leurs, Charles d'Anjou voulait abandonner le plan de bataille et courir à leur secours; mais Allard de Saint Valéry le retint. En ce moment Henri de Cosenze tomba percé de coups, et les autres lieutenants, perdant l'espoir de le sauver, donnèrent l'ordre de retraite, qui bientôt se changea en déroute.

Alors ce qui avait été prévu arriva, les soldats de Charles d'Anjou et ceux de Conradin se jetèrent pêle-mêle à travers le camp, les uns fuyant, les autres poursuivant; mais à peine les impériaux eurent-ils vu les tentes ouvertes, qu'attirés par les étoffes précieuses, par les vases d'argent, par les armures splendides qu'elles renfermaient, croyant d'ailleurs Charles d'Anjou tué et son armée dispersée, ils rompirent leurs rangs et se mirent à piller. Vainement les deux jeunes gens firent-ils tous leurs efforts pour les maintenir; leur voix ne fut point entendue, ou ceux qui l'entendirent ne l'écoutèrent point, et à peine si de leurs cinq mille hommes d'armes, il en resta autour d'eux cinq cents avec lesquels ils continuèrent de poursuivre les fugitifs; tous les autres s'arrêtèrent, et, rompant l'ordonnance, s'éparpillèrent par la plaine.

C'était le moment si impatiemment attendu par Charles d'Anjou. Avant même que les fuyards donnassent, en sonnant de la trompette, le signal convenu, il se dressa sur ses arçons, et, criant: Montjoie! Montjoie, chevaliers! il vint donner avec ses six cents hommes de troupes fraîches au milieu des pillards, qui étaient si loin de s'attendre à cette surprise, que, le prenant pour un détachement des leurs qui rejoignait le corps d'armée, ils ne se mirent pas même en défense. De son côté Villehardoin arrivait comme la foudre; en même temps on entendit la trompette des troupes légères: l'armée de Conradin était prise entre trois murailles de fer.

Avant que les Allemands eussent reconnu le piège dans lequel ils venaient de tomber, ils étaient perdus; aussi n'essayèrent-ils pas même de résister, et commencèrent-ils à fuir par toutes les ouvertures que leur présentaient entre elles les trois batailles de leurs ennemis. Conradin voulait se faire tuer sur la place; mais Frédéric et Galvano Lancia prirent chacun son cheval par la bride et l'emmenèrent au galop, malgré ses efforts pour se débarrasser d'eux.

Ils firent quarante-cinq milles ainsi, ne s'arrêtant qu'une seule fois pour faire manger leurs chevaux; enfin ils arrivèrent à Astur, villa située à un mille de la mer. Là, ils furent reconnus pour des Allemands par des gens du seigneur de Frangipani, à qui appartenait cette villa, et qui allèrent prévenir leur maître que cinq ou six hommes, couverts de sang et de poussière, avaient mis pied à terre et venaient de faire prix avec un pêcheur pour les conduire en Sicile: le départ était fixé à la nuit suivante.

Le seigneur de Frangipani, après quelques questions sur la manière dont les Allemands étaient vêtus, ayant appris qu'ils étaient couverts de cuirasses dorées et portaient des couronnes sur leurs casques, ne douta plus que ce ne fussent d'illustres fugitifs; il fut encore confirmé dans cette idée lorsqu'il apprit dans la journée que Conradin avait été battu par Charles d'Anjou. Alors, l'idée lui vint que l'un de ces fugitifs était peut-être le prétendant lui-même, et il comprit que, si cela était ainsi, et s'il pouvait le livrer à Charles d'Anjou, celui-ci lui paierait son ennemi mortel au poids de l'or.

En conséquence, s'étant informé à quelle heure les fugitifs devaient s'embarquer, il fit préparer une barque du double plus grande que celle qui leur était destinée, y fit coucher une vingtaine d'hommes d'armes, s'y rendit lui-même lorsque la nuit commença de tomber, et, caché dans une petite crique, il attendit que le pêcheur mît à la voile: à peine y fut-il, qu'il appareilla à son tour, et, comme sa barque était de moitié plus grande que celle qu'il poursuivait, il l'eut bientôt rejointe et même dépassée. Alors il se mit en travers, et, coupant le chemin aux fugitifs, il leur ordonna de se rendre. Conradin essaya de se mettre en défense, mais il n'avait que quatre hommes avec lui, et le seigneur de Frangipani en avait vingt; il fallut donc céder au nombre, et les deux jeunes gens furent ramenés prisonniers, avec leur suite, à la tour d'Astur.

Le seigneur de Frangipani ne s'était pas trompé: il reçut de Charles d'Anjou la seigneurie de Pilosa, située entre Naples et Bénévent, et livra, en échange, ses prisonniers au roi de Sicile.

Une fois maître du dernier rival qu'il crût devoir craindre, Charles d'Anjou hésita entre la mort et une prison éternelle: la mort était plus sûre, mais aussi c'était un exemple bien terrible à donner au monde, que de faire tomber la tête d'un jeune roi de dix-sept ans sous la hache du bourreau. Il crut alors devoir en référer au pape, et lui fit demander conseil.

L'inflexible Clément IV se contenta de répondre cette seule ligne, terrible par son laconisme même.

Vita Corradini, mors Caroli.—Mors Corradini, vita Caroli.

Dès lors Charles n'hésita plus; un crime autorisé par le pape cessait d'être un crime et devenait un acte de justice. Il convoqua donc un tribunal: ce tribunal se composait de deux députés de chacune des deux villes de la Terre de Labour et de la Principauté. Conradin fut amené devant ce tribunal, sous l'accusation de s'être révolté contre son souverain légitime, d'avoir méprisé l'excommunication de l'Église, de s'être allié avec les Sarrasins, d'avoir pillé les couvents et les églises de Rome.

Une seule voix osa s'élever en faveur de Conradin: celui qui donna cette preuve de courage s'appelait Guido de Lucaria; un seul homme se présenta pour lire la sentence: l'histoire n'a pas conservé le nom de celui qui donna cette preuve de lâcheté. Seulement, Villani raconte que ce juge avait à peine fini la lecture régicide, que Robert, comte de Flandre, propre gendre de Charles d'Anjou, se leva, et, tirant son estoc, lui en donna un coup à travers la poitrine en s'écriant:

—Tiens, voici pour t'apprendre à oser condamner à mort un aussi noble et si gentil seigneur.

Le juge tomba en jetant un cri, et expira presque au même instant. Et il n'en fut pas autre chose de ce meurtre, ajoute Villani, le roi et toute sa cour ayant reconnu que Robert de Flandre venait de se conduire en vaillant seigneur.

Conradin n'était pas présent lorsque l'arrêt fut prononcé; on descendit alors dans sa prison, et on le trouva jouant aux échecs avec Frédéric.

Les deux jeunes gens, sans se lever, écoutèrent la sentence que leur lut le greffier; puis, la lecture achevée, ils se remirent à leur partie.

Le supplice était fixé pour le lendemain huit heures du matin: Conradin y fut conduit accompagné de Frédéric, duc d'Autriche, des comtes Gualferano et Bartolomeo Lancia, Gérard et Gavano Donoratico de Pise. La seule grâce que Charles d'Anjou lui eût accordée était d'être exécuté le premier.

Arrivé au pied de l'échafaud, Conradin repoussa les deux bourreaux qui voulaient l'aider à monter l'échelle, et monta seul d'un pas ferme.

Arrivé sur la plate-forme, il détacha son manteau, puis, s'agenouillant, il pria un instant.

Pendant qu'il priait, ayant entendu le bourreau qui s'approchait de lui, il fit signe qu'il avait fini, et, se relevant en effet:

—O ma mère! ma mère! dit-il à haute voix, quelle profonde douleur te causera la nouvelle qu'on va te porter de moi!

A ces mots, qui furent entendus de la foule, quelques sanglots éclatèrent; Conradin vit que parmi ce peuple il lui restait encore des amis, et peut-être des vengeurs.

Alors il tira son gant de sa main, et le jetant au milieu de la place:

—Au plus brave, cria-t-il.

Et il présenta sa tête au bourreau.

Frédéric fut exécuté immédiatement après lui, et ainsi s'accomplit la promesse que les deux jeunes gens s'étaient faite, que la mort même ne pourrait les séparer.

Puis vint le tour de Gualferano et de Bartolomeo Lancia, et des comtes
Gérard et Gavano Donoratico de Pise.

Le gant jeté par Conradin au milieu de la foule fut ramassé par Henri d'Apifero, qui le porta à don Pierre d'Aragon, seul et dernier héritier de la maison de Souabe comme mari de Constance, fille de Manfred.

JEAN DE PROCIDA

Vers la fin de l'année 1268, il y avait à Salerne un noble sicilien qui s'appelait Jean, et qui était seigneur de l'île de Procida; aussi était-il généralement connu sous le nom de Jean de Procida. Jean pouvait alors être âgé de trente-quatre ou trente-cinq ans.

Quoique jeune encore, sa réputation était grande, non seulement dans la noblesse, car, outre sa seigneurie de Procida, il était encore seigneur de Tramonte et du Cajano, de son chef, et du chef de sa femme seigneur de Pistiglioni, mais dans les armes, car il avait combattu avec Frédéric, et dans l'administration, car il avait fait exécuter le port de Palerme. Enfin son nom n'était pas moins illustre dans les sciences: en effet, Jean s'était adonné tout particulièrement à la médecine, et il avait guéri des maladies que les plus grands mires de l'époque regardaient comme incurables.

A la mort de Manfred, dont il était grand-protonotaire, il s'était rallié à Charles d'Anjou, qui l'avait fait membre de son conseil; mais, soit, comme le disent les uns, qu'il se fût aperçu que Charles d'Anjou était l'amant de sa femme Pandolfina, soit que la mort tragique de Conradin l'eût détaché de son nouveau roi, il quitta Salerne et passa en Sicile sans que ce départ fît naître aucun soupçon, car il était déjà absent depuis deux ans lorsque Charles d'Anjou, au moment de partir lui-même pour Tunis avec Louis IX son frère, permit à deux de ses favoris nommés, l'un Gautier Carracciolo, et l'autre Manfredo Commacello, d'aller le consulter sur une maladie dont ils étaient atteints.

On connaît le résultat de la croisade: Louis IX, se fiant au Dieu pour lequel il s'était armé, débarqua sur le rivage d'Afrique au moment des grandes chaleurs, sans attendre, comme le lui avait conseillé son frère, que les pluies les eussent tempérées. La peste se mit dans l'armée, et le héros chrétien mourut martyr le 25 août 1270.

Charles d'Anjou prit le commandement de l'armée, alla assiéger Tunis; mais, au lieu d'y presser le roi maure à la dernière extrémité, comme le demandaient peut-être et la mémoire de son frère et l'intérêt de l'église, il traita avec lui à la condition qu'il se reconnaîtrait tributaire de la Sicile, et, ramenant ses vaisseaux vers son royaume, au lieu de les conduire à Jérusalem, il débarqua à Trapani au milieu d'une effroyable tempête. Déclarant alors que la croisade était finie, il invita chaque prince à rentrer dans ses États, et donna l'exemple lui-même en faisant voile pour Naples, sa capitale.

Cependant Jean de Procida, après avoir parcouru toute la Sicile et s'être assuré que chacun, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, y gardait un coeur sicilien, avait cherché sur tous les trônes d'Europe quel était le prince qui avait à la fois le plus de droits et d'intérêt à renverser Charles d'Anjou du trône de Naples et de Sicile, et il avait reconnu que c'était don Pierre d'Aragon, gendre de Manfred, et cousin du jeune Conradin, qui venait d'être si cruellement mis à mort sur la place du Marché-Neuf, à Naples.

Il s'était donc rendu à Barcelone, où il avait trouvé le roi don Pierre et la reine, sa femme, fort douloureusement attristés de cette destruction qui s'était mise dans leur famille.

Mais don Pierre était un prince sage qui ne faisait rien que gravement et sûrement; il avait reçu, avec de grands honneurs, Henri d'Apifero, qui lui avait apporté le gant de Conradin, et, quoique dès cette époque sa résolution eût sans doute été prise, il s'était contenté de suspendre ce gant au pied de son lit, entre son épée et son poignard, mais sans rien dire ni sans rien promettre. Au reste, il avait offert à Henri d'Apifero de rester à sa cour, lui promettant qu'il y serait traité à l'égal des plus grands seigneurs de Castille, de Valence et d'Aragon. Henri y était resté trois ans, espérant que le roi don Pierre prendrait quelque parti hostile à l'égard de Charles d'Anjou; mais, malgré les pleurs de sa femme Constance, malgré la présence accusatrice de Henri, il ne lui avait plus parlé de la cause de son voyage; et le chevalier, croyant qu'il l'avait oubliée, s'était retiré sans rien dire, et était monté sur un vaisseau qui s'en allait en croisade.

Ce fut quelque temps après son départ que Jean de Procida arriva.

Jean demanda une audience au roi don Pierre, et l'obtint aussitôt, car sa réputation s'était étendue jusqu'en Castille, et l'on savait à la fois que c'était un vaillant homme d'armes, un loyal conseiller et un grand médecin. Il dit à don Pierre tout ce qu'il venait de voir de ses propres yeux, et comment la Sicile était prête à se révolter. Le roi d'Aragon l'écouta d'un bout à l'autre sans rien dire, et, lorsqu'il eut fini, le conduisant dans sa chambre, il lui montra pour toute réponse le gant de Conradin cloué au pied de son lit, entre son poignard et son épée.

C'était une réponse; si claire qu'elle fût cependant, elle n'était point assez précise pour Jean de Procida. Aussi, quelques jours après, sollicita-t-il une nouvelle audience, et, plus hardi cette fois que la première, pressa-t-il don Pierre de s'expliquer. Mais don Pierre, qui, comme le dit son historien Ramon de Muntaneo, était un prince qui songeait toujours au commencement, au milieu et à la fin, se contenta de lui répondre qu'avant de rien entreprendre, un roi devait songer à trois choses:

1° Ce qui pouvait l'aider ou le contrarier dans son entreprise;

2° Où il trouverait l'argent nécessaire à son entreprise;

3° Ne se fier qu'à des gens qui lui garderaient le secret sur cette entreprise.

Procida, qui était un homme sage, répondit qu'il reconnaissait la vérité de cette maxime, et que des trois choses qu'exigeait don Pierre il faisait sa propre affaire.

En conséquence, rien de plus, pour cette fois, ne fut dit ni fait entre don
Pierre d'Aragon et Jean de Procida; et, le lendemain de cette entrevue,
Jean de Procida s'embarqua sur un navire, sans dire où il allait ni quand
il reviendrait.

En effet, la position du roi don Pierre était difficile, et il avait raison d'être inquiet sur les trois points qu'il avait indiqués.

L'Occident ne lui offrait point d'allié contre Charles d'Anjou, ses coffres étaient vides, et s'il transpirait la moindre chose de son projet de détrôner le roi de Sicile, les papes qui le soutenaient ne pouvaient manquer de l'excommunier, comme ils avaient fait de Frédéric, de Manfred et de Conradin. Or, tous trois avaient fini fort piteusement: Frédéric par le poison, Manfred par le fer, et Conradin sur l'échafaud.

De plus, il y avait liaison fort intime entre le roi don Pierre et le roi Philippe le Hardi, son beau-frère. Lorsque le premier n'était encore qu'enfant, il était venu à la cour de France, où il avait été reçu avec grand honneur, et où il était resté deux mois, prenant part à tous les jeux et tournois qui avaient été célébrés à l'occasion de son arrivée. Pendant ces deux mois, une telle intimité s'était formée entre les deux princes, qu'ils s'étaient mutuellement prêté foi et hommage, s'étaient juré qu'ils ne s'armeraient jamais l'un contre l'autre en faveur de qui que ce fût au monde, et, en garantie de ce serment, avaient communié tous deux de la même hostie.

Jusque-là, cette amitié s'était maintenue inaltérable, et souvent, en signe de cette amitié, le roi d'Aragon portait à la selle de son cheval, sur un canton, les armes de France, et sur l'autre les armes d'Aragon; ce que faisait aussi le roi de France.

Or déclarer la guerre à Charles d'Anjou, oncle du roi Philippe le Hardi, n'était-ce pas violer le premier de tous les serments jurés?

Cependant, au moment où, comme on le voit, les choses paraissaient impossibles à mener à bien, Dieu permit qu'elles s'arrangeassent pour le plus grand bonheur de la Sicile.

Michel Paléologue, grand-connétable et grand domestique de l'empereur grec à Nicée, venait de déposer l'empereur Jean IV, lui avait fait crever les yeux comme c'était l'habitude, puis, ayant marché sur Constantinople, il en avait chassé les Francs qui y régnaient depuis l'an 1204, c'est-à-dire depuis cinquante-six ans.

C'était Beaudoin II qui était alors empereur, Beaudoin dont le fils
Philippe était marié à Béatrix d'Anjou, fille du roi de Naples.

Charles d'Anjou, débarrassé de ses deux rivaux, voyant son double royaume à peu près en paix, avait tourné les yeux vers l'Orient, et, rêvant un immense royaume franc qui ceindrait la moitié de la Méditerranée, il avait fait alliance avec les princes de Morée, et avait résolu de renverser Paléologue. En conséquence, il préparait, à la grande terreur de ce dernier, une foule de vaisseaux, de nefs et de galères, qu'il disait tout haut être destinés à une expédition dont le but était de rétablir son gendre Philippe sur le trône de Constantinople.

L'empereur, de son côté, était occupé à se prémunir contre cette entreprise; il avait levé des contributions et des troupes par tout l'empire, il faisait construire des vaisseaux, il faisait réparer ses ports, et cependant toutes ces précautions ne le rassuraient pas, car il savait à quel terrible ennemi il avait affaire, lorsqu'on lui annonça tout à coup qu'un moine franciscain, arrivant de Sicile, demandait à lui parler pour choses de la plus haute importance.

L'empereur ordonna aussitôt qu'il fût introduit, et cet ordre exécuté,
Paléologue et l'inconnu se trouvèrent en face l'un de l'autre.

L'empereur était défiant comme un Grec; aussi, se tenant à distance du moine:

—Mon père, lui demanda-t-il, que me voulez-vous?

—Très noble empereur, répondit le moine, ordonnez; je vous demande au nom du Seigneur Dieu que je puisse vous accompagner en quelque lieu secret où ce que j'ai à vous dire ne soit entendu de personne.

—Que voulez-vous donc me dire de si particulier?

—Je veux vous entretenir de la plus grande affaire que vous ayez au monde.

—D'abord, qui êtes-vous? demanda l'empereur.

—Je suis Jean, seigneur de Procida, répondit le moine.

—Venez donc et suivez-moi, dit l'empereur.

Et ils montèrent aussitôt sur la plus haute tour du palais, et quand ils furent arrivés sur la plate-forme:

—Seigneur Jean de Procida, dit l'empereur en lui montrant le vide qui les environnait de tous côtés, nous n'avons ici que Dieu qui puisse nous entendre; parlez donc en toute sécurité.

—Très noble empereur, lui répondit Jean, ne sais-tu pas que le roi Charles a juré sur le Christ de t'enlever ta couronne, de te tuer toi et les tiens, comme il a tué le noble roi Manfred et le gentil seigneur Conradin, et qu'en conséquence, avant qu'il soit un an, il va se mettre en route pour conquérir ton royaume, avec cent vingt galères armées, trente gros vaisseaux, quarante comtes et dix mille cavaliers, et une foule de croisés chrétiens?

—Hélas! dit l'empereur, messire Jean, que voulez-vous? Oui, je le sais, et j'en vis comme un homme désespéré; j'ai déjà voulu m'arranger plusieurs fois avec le roi Charles, et jamais il n'a voulu entendre à rien. Je me suis mis au pouvoir de la sainte Église de Rome, de nos seigneurs les cardinaux et de notre saint-père le pape; je me suis mis entre les mains du roi de France, du roi d'Angleterre, du roi d'Espagne et du roi d'Aragon, et chacun me répond verbalement aux lettres que je lui envoie qu'il craint de mourir rien que d'en parler, tant est grande la puissance de ce terrible roi Charles. C'est pourquoi je n'attends ni conseils, ni secours des hommes, et je n'espère plus qu'en Dieu, puisque, malgré tout ce que j'ai pu faire, je ne trouve dans les chrétiens ni aide ni conseil.

—Eh bien! dit Jean de Procida, celui qui te délivrerait de cette grande crainte qui te tient, le regarderais-tu comme digne de quelque récompense?

—Il mériterait tout ce que je pourrais faire, s'écria l'empereur. Mais qui serait assez hardi pour penser à moi de sa seule et bonne volonté? qui serait assez puissant pour faire la guerre pour moi à la puissance du roi Charles?

—Ce sera moi, répondit Jean de Procida.

Et l'empereur le regarda avec étonnement et lui demanda:

—Comment ferez-vous pour achever, vous, simple seigneur, ce que n'osent même entreprendre les plus puissants rois de la terre?

—Cela me regarde, répondit Jean; sachez seulement que je tiens la chose pour sûre et certaine.

—Dites-moi donc alors comment vous comptez vous y prendre? demanda l'empereur.

—Sauf votre respect, répondit Jean, je ne vous le dirai point que vous ne m'ayez promis 100 000 onces.

—Et avec les 100 000 onces, que ferez-vous?

—Ce que je ferai? dit Procida: je ferai venir quelqu'un qui prendra la terre de Sicile au roi Charles, et qui lui donnera tant à faire qu'il en aura pour tout le reste de ses jours à se débarrasser de lui.

—Si tu es en état de tenir ce que tu me promets, répondit l'empereur, ce n'est pas 100 000 onces seulement que je te donnerai, mais ce sont tous mes trésors dont tu peux disposer.

Et Jean de Procida dit alors:

—Seigneur empereur, signez-moi donc une lettre par laquelle vous me donnerez créance près de tel souverain qui me conviendra, et dans laquelle vous vous engagerez à me payer 100 000 onces en trois paiements: le premier pour commencer l'entreprise, le second quand elle sera en son milieu, et le troisième quand elle aura eu bonne fin.

—Descendons dans mon cabinet, répondit l'empereur, et à l'instant même je vous ferai écrire et sceller cette lettre.

—Avec votre permission, très noble empereur, reprit Jean, mieux vaut que vous m'écriviez cette lettre de votre main, et que vous la scelliez vous-même, car outre qu'étant toute de votre écriture elle aura un plus grand crédit, nul ne saura que nous deux ce qui se sera passé entre vous et moi.

—Vous avez raison, dît l'empereur, et je vois que ce n'est point à tort que vous vous êtes fait la réputation d'un sage et vaillant homme.

Alors ils descendirent tous deux dans le cabinet particulier de l'empereur, qui écrivit la lettre de sa main, la scella lui-même, et la remit à messire Jean de Procida.

—Et maintenant, pour plus grande sûreté encore, répondit messire Jean, il faut que vous me fassiez chasser de vos États, comme si j'avais commis quelque méchante action, car, de cette façon, personne ne se doutera, même vos plus intimes, qu'il y ait alliance entre vous et moi.

L'empereur approuva ce projet, et le lendemain messire Jean de Procida fut arrêté publiquement et reconduit hors de l'empire. Puis, lorsqu'on demanda ce qu'avait fait ce moine inconnu, on répondit qu'il était venu de la part du roi Charles pour empoisonner l'empereur de Constantinople,

Le vaisseau qui emmenait Jean de Procida le déposa à Malte, d'où il prit une barque et gagna la Sicile.

A peine y eut-il mis le pied, qu'évitant les côtes, qui étaient gardées par les Angevins, il pénétra dans l'intérieur des terres et s'en alla trouver, toujours vêtu en franciscain, messire Palmieri Abbate et plusieurs autres barons de Sicile aussi puissants et aussi patriotes que lui.

Puis, les ayant rassemblés, il leur dit:

—Misérables que vous êtes, vendus comme des chiens et traités comme des chiens, ne vous lasserez-vous donc jamais d'être des esclaves et de vivre comme des animaux, quand vous pouvez être des seigneurs et vivre comme des hommes? Allez, nous n'êtes pas dignes que Dieu vous regarde en pitié, puisque vous n'avez pas pitié de vous-mêmes.

Alors, tous répondirent d'une seule voix:

—Hélas! messire Jean de Procida, comment pouvons-nous faire autrement que nous faisons, nous qui sommes soumis à des maîtres puissants comme jamais il n'y en eut au monde? Tout au contraire, il nous semble que, quelque effort que nous fassions, nous ne sortirons jamais d'esclavage.

—Eh bien donc! dit Procida, puisque vous n'avez pas le courage de vous délivrer vous-mêmes, je vous délivrerai, moi, pourvu que vous vouliez faire ce que je vous dirai.

Et tous tombèrent à genoux devant Jean de Procida, l'appelant leur sauveur et leur second Christ, et lui demandant ce qu'ils avaient à faire pour le seconder.

—Il faut, dit Jean de Procida, retourner dans vos terres, armer vos vassaux, et leur dire de se tenir prêts à un signal. Quand le temps sera venu, je vous donnerai ce signal, et vous, vous le transmettrez à vos vassaux.

—Mais, dirent les seigneurs, comment pouvons-nous entreprendre une pareille chose sans argent et sans appui?

—Quant à l'argent je l'ai déjà, dit Procida; et quant à l'appui, je l'aurai bientôt, si vous voulez écrire la lettre que je vais vous dicter.

Tous répondirent qu'ils étaient prêts, et Jean de Procida dicta la lettre suivante:

«Au magnifique, illustre et puissant seigneur, roi d'Aragon et comte de
Barcelone.

«Nous nous recommandons tous à votre grâce. Et d'abord messire Alaimo, comte de Lentini, puis messire Palmieri Abbate, puis messire Gualtieri de Galata Girone, et tous les autres barons de l'île de Sicile, nous vous saluons avec toute révérence, en vous priant d'avoir pitié de nos personnes, comme vendus et assujettis à l'égal des bêtes.

«Nous nous recommandons à votre seigneurie et à madame votre épouse, qui est notre maîtresse, et à laquelle nous devons porter allégeance.

«Nous vous envoyons prier de daigner nous délivrer, retirer et arracher des mains de nos ennemis, qui sont aussi les vôtres, de même que Moïse délivra le peuple des mains de Pharaon.

«Croyez donc, magnifique, illustre et puissant seigneur roi, à notre dévouement et à notre reconnaissance, et, pour tout ce qui n'est point porté en cette lettre, rapportez-vous-en à ce que vous dira messire Jean de Procida.»

Puis ils signèrent cette lettre, et, l'ayant scellée de leurs sceaux, ils la remirent à messire Jean de Procida, qui la joignit à celle qu'il avait déjà reçue de Michel Paléologue, et qui, se remettant en voyage, partit aussitôt pour Rome.

Nicolas III de la maison des Ursins régnait alors: c'était un homme d'une volonté forte et pervévérante, qui voulait fixer authentiquement le pouvoir temporel de la tiare, et qui, en conséquence, après avoir fait tous ses parents princes, avait cherché pour eux des alliances dans les plus puissantes maisons d'Europe; il avait donc fait demander à Charles d'Anjou la main de sa fille pour un de ses neveux; mais Charles d'Anjou avait dédaigneusement refusé.

De là était née dans le coeur du saint-père une haine secrète, mais profonde, qui lui faisait oublier ce qu'il devait à ses prédécesseurs, Urbain IV et Clément IV.

Jean de Procida connaissait cette haine, et il comptait sur elle pour rallier le pape au parti de la Sicile.

Arrivé à Rome, toujours sous sa robe de franciscain, il fit donc demander au pape une audience; le pape, qui le connaissait de réputation, la lui accorda aussitôt.

A peine Procida se vit-il en présence du saint-père, que, reconnaissant à la manière gracieuse dont il le recevait que ses intentions étaient bonnes à son égard, il lui demanda à lui parler dans un lieu plus secret que celui où ils se trouvaient: le pape y consentit volontiers, et, ouvrant lui-même la porte d'une chambre retirée qui lui servait d'oratoire, il y introduisit Jean de Procida.

Puis, y étant entré à son tour, il ferma la porte derrière lui.

Alors, Jean de Procida regarda autour de lui, et voyant qu'effectivement nul regard ne pouvait pénétrer jusqu'où il était, il tomba aux genoux du pape, qui le voulut relever; mais lui, n'en voulant rien faire:

—O Saint-Père! lui dit-il, toi qui maintiens dans ta droite tout le monde en équilibre, toi qui es le délégué du Seigneur en ce monde, toi qui dois désirer avant toute chose la paix et le bonheur des hommes, intéresse-toi à ces malheureux habitants des royaumes de Fouille et de Sicile, car ils sont chrétiens comme le reste des hommes, et cependant traités par leur maître au-dessous des plus vils animaux.

Mais le pape répondit:

—Que signifie une pareille demande, et comment veux-tu que j'aille contre le roi Charles, mon fils, qui maintient la pompe et l'honneur de l'Église?

—O très saint-père, s'écria Jean de Procida, oui, vous devez parler ainsi, car vous ne savez pas encore à qui vous parlez; mais moi je sais au contraire que le roi Charles n'obéit à aucun de vos commandements.

Alors le pape lui dit:

—Vous savez cela, mon fils! et dans quel cas n'a-t-il pas voulu nous obéir?

—Je n'en citerai qu'un, saint-père, répondit Jean: ne lui avez-vous pas fait demander une de ses filles pour un de vos neveux, et ne vous a-t-il pas refusé?

Le pape devint très pâle et dit:

—Mon fils, comment savez-vous cela?

—Je sais cela, très saint-père, et non seulement je le sais, mais encore beaucoup d'autres seigneurs le savent comme moi, et c'était un bruit généralement répandu dans la terre de la Sicile lorsque je l'ai quittée, que non seulement il avait refusé l'honneur de votre alliance, mais encore que, devant votre ambassadeur, il avait dédaigneusement déchiré les lettres de Votre Sainteté.

—Cela est vrai, cela est vrai, dit le pape, n'essayant plus même de dissimuler la haine qu'il portait au roi Charles; et j'avoue que, si je trouvais l'occasion de l'en faire repentir, je la saisirais bien volontiers.

—Eh bien! cette occasion, très saint-père, je viens vous l'offrir, moi, et plus prompte et plus certaine que vous ne la trouverez jamais.

—Comment cela? demanda le pape.

—Je viens vous offrir de lui faire perdre la Sicile d'abord, puis, après la Sicile, peut-être bien encore tout le reste de son royaume.

—Mon fils, dit le saint-père, songez à ce que vous dites, et vous oubliez, ce me semble, que ces pays sont à l'Église.

—Eh bien! répondit Procida, je les lui ferai enlever par un seigneur plus fidèle que lui à l'Église, qui paiera mieux que lui le cens dû à l'Église, et qui se conformera en tous points comme chrétien et comme vassal à ce que lui ordonnera l'Église.

—Et quel est le seigneur qui aura tant de hardiesse que de marcher contre le roi Charles? demanda le pape.

—Promettez-moi, très saint-père, quelque parti que vous preniez, de tenir son nom secret, et je vous le dirai.

—Sur ma foi! je te le promets, dit le saint-père.

—Eh bien! ce sera don Pierre d'Aragon, reprit Jean de Procida, et il accomplira cette entreprise avec l'argent du Paléologue et l'appui des barons de Sicile, ainsi que ces lettres peuvent en faire foi à Votre Sainteté.

Le pape lut les lettres, et lorsqu'il les eut lues:

—Et quel sera le chef de la révolte? demanda-t-il.

—Ce sera moi, répondit Jean de Procida, à moins que Votre Sainteté n'en connaisse un plus digne que moi.

—Il n'en est pas de plus digne que vous, messire, répondit le pape.
Accomplissez donc votre projet, et nous le seconderons de nos prières.

—C'est beaucoup, dit messire Jean, mais ce n'est point assez: il me faut encore une lettre de Votre Sainteté pour la joindre à celle de Michel Paléologue et à celle des barons de Sicile.

—Je vais donc vous la donner, dit le pape, et telle que vous la désirez.

Et alors il s'assit devant une table et écrivit la lettre suivante:

«Au très chrétien roi notre fils Pierre, roi d'Aragon, le pape Nicolas III.

«Nous te mandons nôtre bénédiction avec cette recommandation sainte que, nos sujets de Sicile étant tyrannisés et non bien gouvernés par le roi Charles, nous te demandons et commandons d'aller dans l'île de Sicile, en te donnant tout le royaume à prendre et à maintenir, comme fils conquérant de la sainte mère Église romaine.

«Donne créance à messire Jean de Procida, notre confident, et à tout ce qu'il te dira de bouche; tiens caché le fait, afin qu'on n'en sache jamais rien, et pour cela je te prie qu'il te plaise de vouloir bien commencer cette entreprise et de ne rien craindre de qui voudrait t'offenser.»

Messire Jean de Procida joignit la lettre du saint-père aux deux lettres qu'il avait déjà, et, pour ne point perdre un temps précieux, il s'embarqua le lendemain au port d'Ostie, afin de toucher en Sicile, et de la Sicile gagner Barcelone.

Messire Jean aborda à Cefalu, et donna ordre à son bâtiment d'aller l'attendre à Girgenti.

Alors il traversa toute la Sicile, pour s'assurer que les sentiments de ses compatriotes étaient toujours les mêmes, et pour annoncer aux seigneurs conjurés qu'ils n'avaient plus qu'à se tenir prêts, et que le signal ne se ferait pas attendre. Puis, messire Jean de Procida ayant doublé leur courage par l'espoir qu'il leur donnait, il gagna Girgenti, monta sur son navire, et s'embarqua pour Barcelone.

Mais le Dieu qui l'avait toujours encouragé et soutenu sembla tout à coup l'abandonner.

Il est vrai que ce que messire Jean de Procida regarda d'abord comme un revers de fortune, n'était rien autre chose qu'une nouvelle faveur de la Providence.

Une tempête terrible s'éleva, qui jeta le navire de messire Jean de Procida sur les côtes d'Afrique, où il fut pris, lui et tout son équipage, et conduit devant le roi de Constantine, qui lui demanda qui il était et où il allait.

Messire Jean, qui était, comme toujours, habillé en franciscain, se garda bien de révéler sa condition, et se contenta de répondre qu'il était un pauvre moine chargé par Sa Sainteté d'une mission secrète pour le roi Pierre d'Aragon.

Alors le roi de Constantine réfléchit un instant, et ayant fait éloigner tout le monde:

—Veux-tu, demanda-t-il, te charger aussi d'une mission de ma part pour le roi don Pierre?

—Oui, répondit Procida, et bien volontiers, si cette mission n'a rien de contraire à la religion catholique et aux intérêts de notre saint-père le pape.

—Bien au contraire, répondit le roi de Constantine, car voici ce qui nous arrive.

Et il raconta à Jean de Procida que son neveu, le roi de Bougie, étant révolté contre lui et voulant le détrôner, il ne voyait d'autre moyen de conserver son trône qu'en se mettant sous la protection du roi d'Aragon; et, pour que cette protection fût encore plus efficace, le roi de Constantine ajouta qu'il était prêt à se faire chrétien, lui et tout son royaume, si le roi don Pierre voulait le recevoir pour son filleul et pour son vassal.

Jean de Procida promit de s'acquitter de la mission qui lui était confiée, et, au lieu de le retenir en prison, le roi de Constantine, au grand étonnement de ses ministres et de son peuple, lui fit rendre la liberté, ainsi qu'à tout son équipage. Puis son navire, toujours par l'ordre du roi, lui ayant été remis avec tout ce qu'il contenait, il s'embarqua aussitôt, et après une heureuse traversée il descendit à Barcelone.

Comme on le pense bien, après ce qui s'était passé au premier voyage de messire Jean de Procida, son retour était un grand événement pour le roi don Pierre; aussi le mena-t-il, comme la première fois, dans la chambre la plus secrète de son palais, et là il lui demanda avec empressement ce qu'il avait fait depuis son départ.

—Très noble seigneur roi, répondit Procida, vous m'avez dit que, pour accomplir la grande entreprise que je vous avais proposée, il fallait trois choses: un appui, de l'argent, et le secret.

—Cela est vrai, répondit don Pierre.

—Le secret a été bien gardé, reprit messire Jean de Procida, puisque vous-même, monseigneur, ignorez d'où je viens. Quant à l'argent, voici la lettre de l'empereur Paléologue, qui s'engage à vous donner 100 000 onces. Enfin, quant à l'appui, voici l'adhésion signée par les principaux seigneurs de la Sicile, qui se révolteront au premier signal que je leur donnerai, et voici le bref de Sa Sainteté qui vous autorise à profiter de cette révolte.

Le roi don Pierre prit les lettres les unes après les autres, et les lut avec attention; puis, se retournant vers messire Jean de Procida:

—Tout cela est bien, lui dit-il; et sans doute mieux que je ne l'espérais; il reste un obstacle que je ne t'ai pas dit: j'ai fait alliance d'amitié avec le roi de France, et j'ai promis de n'armer ni contre lui, ni contre ses parents, ni contre ses amis. Or, il me va falloir armer, et beaucoup, et, quand le roi de France me fera demander contre qui j'arme, il me faudra donc mentir ou m'exposer à une brouille avec lui. Trouve-moi au moins, toi qui m'as déjà trouvé tant de choses, un prétexte que je puisse donner de cet armement.

—Il est trouvé, monseigneur, lui répondit Jean de Procida. Le roi de Constantine, que le roi de Bougie, son neveu, menace de détrôner, vous fait dire, par ma bouche, qu'il est prêt à se faire chrétien, si vous voulez lui servir de parrain et de défenseur. Or, si l'on vous demande pourquoi et contre qui vous armez, vous répondrez que c'est pour soutenir le roi de Constantine contre son neveu le roi de Bougie; et, comme il se fera chrétien indubitablement, il en rejaillira un grand honneur sur votre règne. Armez donc tranquillement, monseigneur, et faites voile pour l'Afrique; je me charge du reste.

—Puisqu'il en est ainsi, dit le roi don Pierre, je vois bien que Dieu veut que la chose s'accomplisse. Va donc, cher ami, fais que ton entreprise vienne à bonne fin, et je t'engage ma parole que, l'occasion échéant, je ne ferai défaut ni à toi, ni aux barons de Sicile, ni à notre saint-père le pape.

Sur cette promesse, Jean de Procida quitta le roi don Pierre et s'en retourna d'abord vers l'empereur Paléologue, qui lui remit avec grande joie les 53 000 onces d'or qu'il avait promises, et que Procida envoya aussitôt au roi don Pierre; puis, de Constantinople, il s'en revint à Rome; mais, en abordant à Ostie, il apprit que le pape Nicoles III était mort, et que le pape Martin IV, qui était une créature du duc d'Anjou, venait d'être élu.

Alors il jugea inutile d'aller plus loin, et, remettant aussitôt à la voile, il se dirigea vers la Sicile, où il trouva tout le monde dans la crainte et dans la douleur de cette élection.

Mais il rassura les conjurés, en disant qu'à défaut du pape il restait aux Siciliens trois des princes les plus puissants de la terre, qui étaient l'empereur Frédéric, l'empereur Michel Paléologue, et le roi don Pierre d'Aragon.

Or, les barons ayant repris courage, demandèrent à Jean de Procida ce qu'ils devaient faire, et Jean de Procida répondit que chaque seigneur devait s'en retourner dans ses domaines et tenir ses vassaux prêts pour le moment convenu, et qu'à ce moment, à un signal donné, on tuerait tous les Français qui se trouvaient dans l'île. Et tous les barons avaient une telle confiance dans messire Jean de Procida, qu'ils s'en retournèrent chez eux, et se tinrent prêts à agir, lui laissant le soin de fixer l'heure de l'exécution.

Comme l'avait prévu don Pierre d'Aragon, le roi de France et le nouveau pape s'étaient inquiétés de ses armements, et lui avaient demandé contre qui il les dirigeait. Le roi avait alors répondu que c'était contre les Sarrasins d'Afrique, comme bientôt on pourrait voir.

En effet, ses armements terminés, ce qui fut promptement fait, grâce à l'or de Michel Paléologue, don Pierre monta sur sa flotte avec mille chevaliers, huit mille arbalétriers, et vingt mille almogavares, et, après avoir relâché à Mahon, il s'achemina vers le port d'Alcoyll, où il aborda après trois jours de traversée.

Mais là il apprit de bien tristes nouvelles: le projet du roi de Constantine avait été su, et lorsque cette nouvelle était arrivée aux cavaliers sarrasins, comme ceux-ci étaient fort attachés à la religion de Mahomet, ils s'étaient soulevés; puis, se rendant au palais en grande rumeur, ils avaient pris le roi et avaient coupé la tête à lui et à douze de ses plus intimes qui lui avaient donné parole de se faire chrétiens avec lui. Ensuite ils s'étaient rendus près du roi de Bougie, et lui avaient offert le royaume de son oncle, dont celui-ci s'était aussitôt emparé.

Ces nouvelles ne découragèrent point don Pierre; et comme son entreprise avait un autre but que celui qu'elle paraissait avoir, il n'en résolut pas moins de prendre terre, et d'attendre, tout en consultant les Sarrasins, des nouvelles de la Sicile.

Il fit donc débarquer toute son armée.

Puis, cette armée étant en pays découvert, et rien ne la protégeant contre les attaques des Sarrasins, il mit à l'oeuvre tous les maçons qu'il avait amenés avec lui, et fit construire un mur qui entourait toute la ville.

Cependant la conjuration marchait en Sicile.

Le moment était on ne peut mieux choisi: les Français s'endormaient dans une sécurité profonde, le roi Charles était à la cour du pape, son fils était en Provence, et Jean de Procida avait fixé le jour de la délivrance de la Sicile au premier avril 1282.

En conséquence tous les seigneurs avaient reçu avis du jour fixé et se tenaient prêts à agir, soit à Palerme, soit dans l'intérieur de la Sicile.

On était arrivé au 30 mars: c'était le lundi de Pâques, et, selon l'habitude, toute la ville de Palerme se rendait à vêpres.

Comme le temps était magnifique, beaucoup de dames et de jeunes seigneurs siciliens avaient choisi, plus encore dans un but de plaisir que dans un but religieux, l'église du Saint-Esprit, qui est située, comme nous l'avons dit, à un quart de lieue de Palerme, pour y entendre l'office.

Presque toutes les dames et seigneurs, comme c'était la coutume, étaient vêtus de longues robes de pèlerins, et portaient à la main un bourdon.

Les soldats angevins étaient sortis comme les autres, et on les rencontrait par groupes armés tout le long du chemin, regardant insolemment les femmes, et de temps en temps les faisant rougir par quelque parole cynique ou par quelque geste grossier; mais, comme les jeunes gens qui les accompagnaient étaient désarmés, une loi de Charles d'Anjou défendant aux Siciliens de porter ni épée ni poignards, ils étaient forcés de supporter tout cela.

Cependant un groupe de Palermitains s'avançait, composé d'une jeune fille, de son fiancé et de ses deux frères: il était suivi depuis les portes de Palerme par un sergent nommé Drouet, et par quatre soldats armés de leurs épées et de leurs poignards, et qui, outre ces armes, portaient en guise de bâtons des nerfs de boeuf à la main. Le groupe venait de franchir le pont de l'Amiral, et allait entrer dans l'église, lorsque Drouet, s'avançant et se plaçant devant la porte de l'église, accusa les jeunes gens de porter des armes sous leurs robes de pèlerins. Ceux-ci, qui voulaient éviter une rixe, ouvrirent à l'instant même leurs manteaux, et montrèrent qu'à l'exception du bourdon qu'ils portaient à la main, ils étaient entièrement désarmés.

—Alors, dit Drouet, c'est que vous avez caché vos armes sous la robe de cette jeune fille.

Et en disant ces mots il étendit la main vers elle et la toucha d'une façon si inconvenante, qu'elle jeta un cri et s'évanouit dans les bras d'un de ses frères.

Le fiancé alors, ne pouvait contenir plus longtemps sa colère, repoussa violemment Drouet, qui, levant le nerf de boeuf qu'il tenait à la main, lui en fouetta la figure. Au même instant un des deux frères, arrachant du fourreau l'épée de Drouet, lui en donna un si violent coup de pointe, qu'il lui traversa le corps d'un flanc à l'autre, et que Drouet tomba mort. En ce moment les vêpres sonnèrent.

Aussitôt le jeune homme, voyant qu'il était trop avancé pour reculer, leva son épée toute sanglante en criant:

—A moi, Palerme! à moi! qu'ils meurent, les Français! qu'ils meurent!

Et il tomba sur le premier soldat, stupéfait de ce qui venait de se passer, et le renversa près de son sergent.

Le fiancé se saisit aussitôt de l'épée de ce soldat et vint prêter main forte à son ami contre les deux qui restaient.

En un même instant le cri: A mort, à mort les Français! courut sur les ailes ardentes de la vengeance jusqu'à Palerme.

Messire Alaimo de Lentini était dans la ville avec deux cents conjurés.

Voyant quelles choses se passaient, il comprit qu'il fallait avancer le signal convenu: le signal fut donné, et le massacre, commencé à la porte de la petite église du Saint-Esprit sur la personne du sergent Drouet, gagna Palerme, puis Montreale, puis Cefalu; des bandes de conjurés s'élancèrent dans l'intérieur de la Sicile en criant vengeance et liberté.

Chaque château devint une tombe pour les Français qu'il renfermait, chaque ville répondait au cri poussé par Palerme, chaque église sonna ses vêpres, et, en moins de huit jours, tous les Français qui se trouvaient en Sicile étaient égorgés, à l'exception de deux qui, contre la règle générale adoptée par leurs compatriotes, s'étaient montrés doux et cléments.

Ces deux hommes étaient le seigneur de Porcelet, gouverneur de Calatafini, et le seigneur Philippe de Scalembre, gouverneur du val di Noto.

Charles d'Anjou apprit à Rome la nouvelle des vêpres siciliennes par l'entremise de l'archevêque de Montreale, qui lui envoya un courrier pour lui annoncer ce qui venait de se passer. Mais Charles d'Anjou reçut le messager comme un grand coeur reçoit une grande infortune, et se contenta de répondre:

—C'est bien, nous allons partir, et nous verrons la chose par nous-même.

Puis, lorsque le messager fut sorti de sa présence, il leva les deux mains au ciel et s'écria:

—Sire Dieu, puisque, après m'avoir comblé de tes dons, il te plaît aujourd'hui de m'envoyer la fortune contraire, fais que je ne redescende du trône que pas à pas, et je jure que je laisserai mille de mes ennemis couchés sur chacun de ses degrés.

PIERRE DARAGON

Le premier soin des seigneurs siciliens fut de faire partir deux ambassades, l'une pour Messine, l'autre pour Alcoyll: la première adressée à leurs compatriotes, et la seconde à Pierre d'Aragon.

Voici la lettre des Parlermitains, conservée encore aujourd'hui dans les archives de Messine [Note: il est inutile de dire que nous n'inventons rien, que les lettres sont copiées sur les originaux ou traduites avec la plus grande exactitude.]:

«De la part de tous les habitants de Palerme et de tous leurs fidèles compagnons en armes pour la liberté de la Sicile, à tous les gentilshommes, barons et habitants de la ville de Messine, salut et éternelle amitié.

«Nous vous faisons savoir que, par la grâce de Dieu, nous avons chassé de notre terre et de nos contrées les serpents qui nous dévoraient nous et nos enfants, et suçaient jusqu'au lait du sein de nos femmes. Or, nous vous prions et supplions, vous que nous tenons pour nos frères et pour nos amis, que vous fassiez ce que nous avons fait, et que vous vous souleviez contre le grand dragon, notre commun ennemi, car le temps est venu où nous devons être délivrés de notre servitude et sortir du joug pesant de Pharaon; car le temps est venu où Moïse doit tirer les fils d'Israël de leur captivité; car le temps est venu enfin où les maux que nous avons soufferts nous ont lavés des péchés que nous avions commis. Donc que Dieu le père, dont la toute-puissance nous a pris en pitié, vous regarde à votre tour, et que sous ce regard, vous vous réveilliez et vous leviez pour la liberté.

«Donné à Palerme, le 14 de mai 1282.»

Pendant ce temps, le roi Pierre d'Aragon était aux mains avec Mira-Bosecri, roi de Bougie, et tous les Sarrasins d'Afrique, car à peine avaient-ils vu l'armée aragonaise prendre pied à Alcoyll et s'y fortifier, qu'ils avaient envoyé des cavaliers par tout le pays pour crier la proclamation de guerre; de sorte que Pierre d'Aragon, adossé à la mer et ayant derrière lui sa flotte, commandée par Roger de Lauria, avait devant lui, enveloppant la muraille qu'il avait fait faire, plus de soixante mille hommes, tant Maures et Arabes que Sarrasins.

Il arriva qu'un jour on lui dit qu'un Sarrasin demandait à lui parler à lui-même, refusant de s'ouvrir à aucun autre de la nouvelle importante qu'il prétendait apporter. Le roi ordonna qu'il fût aussitôt introduit devant lui et devant les seigneurs qui l'entouraient; mais le Sarrasin, voyant ce grand nombre de chevaliers, refusa de s'ouvrir en leur présence, et déclara qu'il ne dirait rien qu'au roi et à son aumônier. Le roi, qui était très brave, et qui d'ailleurs ne quittait jamais ses armes offensives et défensives, avec lesquelles il ne craignait ni Arabes, ni Maures, ni Sarrasins, ni qui que ce fût au monde, ordonna aussitôt à chacun de se retirer, et demeura seul avec l'archevêque de Barcelone et l'étranger.

Le Sarrasin alors se jeta aux genoux du roi et lui dit:

—Mon noble roi et seigneur, j'étais du nombre de ceux qui devaient embrasser la religion chrétienne avec le roi de Constantine, à qui le Seigneur fasse paix! mais, comme heureusement personne ne savait la détermination que j'avais prise, j'échappai au massacre, et, pour qu'on ne se doutât de rien, je ne me réunis à tes ennemis. Maintenant voici que j'ai un grand secret à te dire; mais, si je ne me faisais chrétien d'abord, je trahirais, en le disant, les Sarrasins, car, ayant encore le même dieu qu'eux, je devrais avoir les mêmes intérêts; tandis qu'au contraire, une fois baptisé, les chrétiens deviennent mes frères, et ce seraient eux que je trahirais en ne te disant point ce que j'ai à te dire. Ainsi donc, si tu veux savoir la nouvelle que je t'apporte et qui est, je te le répète, de la plus grande importance pour toi et les tiens, consens à être mon parrain, et fais-moi baptiser par le saint archevêque qui est près de toi.

Alors don Pierre se retourna vers l'archevêque, et lui dit en langue catalane:

—Que pensez-vous de cela, mon père?

—Qu'il ne faut écarter personne de la voie du Seigneur, répondit l'archevêque, et qu'il faut accueillir comme venant de Dieu quiconque veut aller à Dieu.

Alors le roi se retourna vers le Sarrasin et lui demanda:

—D'où es-tu et comment t'appelles-tu?

—Je suis de la ville d'Alfandech, et je m'appelle Yacoub Ben-Assan.

—Es-tu décidé à renoncer à ta ville et à ta croyance, et à échanger ton nom de Yacoub Ben-Assan contre celui de Pierre?

—C'est ce que je désire sincèrement, répondit le Sarrasin.

—Faites donc votre office, mon père, dit le roi à l'archevêque. Et l'archevêque, ayant pris une aiguière d'argent, bénit l'eau qu'elle contenait, et, en ayant versé quelques gouttes sur la tête du Sarrasin, il le baptisa au nom de la Très Sainte Trinité; puis, lorsqu'il eut fini:

—Maintenant, Pierre, lui dit-il, levez-vous, vous voilà espagnol et chrétien. Dites donc à votre roi et à votre parrain ce que vous avez à lui dire.

—Monseigneur, dit le néophyte, sachez que le roi Mira-Bosecri et les Sarrasins ont remarqué que, le dimanche étant pour vous et vos soldats un jour de repos et de fête, les murailles du camp étaient moins bien gardées ce jour-là que les autres jours. En conséquence, ils ont résolu dimanche d'attaquer la bastide du comte de Pallars, qu'ils croient la moins forte, et de l'emporter ou d'y périr tous; car ils pensent que pendant ce temps vous et tous vos soldats serez occupés à entendre la messe, et que par ce moyen ils auront bon marché de vous.

Et le roi, ayant réfléchi de quelle importance était l'avis quil recevait, se retourna vers celui qui venait de le lui donner, et lui dit:

—Je te remercie, gentil filleul, et je reconnais que tu as le coeur vraiment chrétien. Retourne maintenant parmi ces mécréants maudits, afin que tu demeures au courant de tous leurs projets, et, si celui que tu m'as révélé n'est pas abandonné, reviens me voir et m'en avertir dans la nuit de samedi à dimanche.

—Mais comment traverserai-je les avant-postes? demanda le messager.

Le roi appela ses gardes.

—Vous voyez bien cet homme, leur dit-il; toutes les fois qu'il se présentera à une sentinelle et qu'il dira: Alfandech, j'entends qu'on le laisse entrer librement et sortir de même.

Puis il donna vingt doubles d'or au nouveau chrétien, et, celui-ci lui ayant renouvelé sa foi et son hommage, sortit du camp sans être vu et alla rejoindre les Sarrasins.

Aussitôt le roi assembla tous ses chefs, et leur annonça cette bonne nouvelle que l'ennemi devait attaquer le camp le dimanche matin. Or, on avait tout le temps de se préparer à cette attaque, car on n'était encore que dans la nuit du jeudi au vendredi.

Pendant la journée du samedi, et vers tierce, on vint annoncer au roi don Pierre que l'on apercevait deux grandes barques venant de la Sicile et navigant sous pavillon noir. Il ordonna aussitôt à l'amiral Roger de Lauria, qui commandait la flotte, de laisser passer ces barques, car il se doutait bien quelles sortes de nouvelles elles apportaient.

La flotte s'ouvrit, les barques passèrent au milieu des nefs, des galères et des vaisseaux, et elle vinrent aborder au rivage, où les attendait le roi.

A peine ceux qui montaient ces barques eurent-ils mis pied à terre et eurent-ils appris que c'était le roi don Pierre qui était devant eux, qu'ils s'agenouillèrent, baisèrent trois fois le sol, et s'approchant du roi en se traînant sur leurs genoux, ils courbèrent la tête jusqu'à ses pieds, en criant: Merci, seigneur; seigneur, merci. Et comme ils étaient vêtus de noir ainsi que des suppliants, comme leurs larmes coulaient de leurs yeux sur les pieds du roi, comme leurs cris et leurs gémissements n'avaient point de fin, chacun en eut grande pitié, et le roi tout comme les autres; car, se reculant, il leur dit d'une voix toute pleine d'émotion:

—Que voulez-vous? qui êtes-vous? d'où venez-vous?

—Seigneur, dit alors l'un d'eux, tandis que les autres continuaient de crier et de pleurer, seigneur, nous sommes les députés de la terre de Sicile, pauvre terre abandonnée de Dieu, de tout seigneur et de toute bonne aide terrestre; nous sommes de malheureux captifs tout près de périr, hommes, femmes et enfants, si vous ne nous secourez. Nous venons, seigneur, vers votre royale majesté, de la part de ce peuple orphelin, vous crier grâce et merci! Au nom de la Passion, que Notre Seigneur Jésus-Christ a soufferte sur la croix pour le genre humain, ayez pitié de ce malheureux peuple; daignez le secourir, l'encourager, l'arracher à la douleur et à l'esclavage auxquels il est réduit. Et vous devez le faire, seigneur, pour trois raisons: la première, parce que vous êtes le roi le plus saint et le plus juste qu'il y ait au monde; la seconde parce que tout le royaume de Sicile appartient et doit appartenir à la reine votre épouse, et après elle à vos fils les infants, comme étant de la lignée du grand empereur Frédéric et du noble roi Manfred, qui étaient nos légitimes; et la troisième enfin parce que tout chevalier, et vous êtes, sire, le premier chevalier de votre royaume, est tenu de secourir les orphelins et les veuves.

Or, la Sicile est veuve par la perte qu'elle a faite d'un aussi bon seigneur que le roi Manfred; or, les peuples sont orphelins parce qu'ils n'ont ni père ni mère qui les puissent défendre, si Dieu, vous et les vôtres, ne venez à leur aide. Ainsi donc, saint seigneur, ayez pitié de nous, et venez prendre possession d'un royaume qui vous appartient à vous et à vos enfants, et, tout ainsi que Dieu a protégé Israël en lui envoyant Moïse, venez de la part de Dieu tirer ce pauvre peuple des mains du plus cruel Pharaon qui ait jamais existé; car, nous vous le disons, seigneur, il n'est pas de maîtres plus cruels que ces Français pour les pauvres gens qui ont le malheur de tomber en leur pouvoir.

Alors le roi les regarda d'un oeil compatissant, puis, tendant les deux mains à ceux des deux messagers qui étaient le plus près de lui:

—Barons, leur dit-il en les relevant, soyez les bienvenus, car ce que vous avez dit est vrai, et ce royaume de Sicile revient légitimement à la reine notre épouse et à nos enfants. Prenez donc courage, nous allons prier Dieu de nous éclairer sur ce que nous devons faire, puis nous vous ferons part de ce que nous avons résolu.

Et ils répliquèrent:

—Que le Seigneur vous ait en sa garde, et vous inspire cette pensée d'avoir pitié de nous, pauvres misérables que nous sommes! Et, comme preuve que nous venons au nom de vos sujets, voici les lettres de chacune des villes de la Sicile, de chacun des châteaux, de chaque baron, de chaque gentilhomme et de chaque chevalier, par lesquelles chevaliers, gentilshommes, barons, châteaux et villes, s'engagent à vous obéir, comme à leur roi et seigneur, à vous et à vos descendants.

Le roi alors prit ces lettres, qui étaient au nombre de plus de cent, et ordonna de bien loger ces députés et de leur donner, à eux et à leur suite, toutes les choses dont ils auraient besoin.

Pendant ce temps la nuit était venue, et le roi, s'étant retiré dans la maison qu'il habitait, y fut bientôt prévenu que l'homme devant lequel il avait ordonné que toutes les portes s'ouvrissent quand il dirait le mot Alfandech était là, et demandait de nouveau à lui parler. Comme le roi l'attendait avec impatience, il ordonna qu'il fût introduit à l'instant.

—Eh bien! lui dit-il en l'apercevant, nous espérons, cher filleul, que rien n'est changé, et que tu nous apportes une bonne nouvelle?

—Je vous apporte la nouvelle, très puissant seigneur et roi, répondit le nouveau converti, que vous ayez à vous tenir prêts, vous et vos gens, à la pointe du jour, car à la pointe du jour toute l'armée sarrasine sera en campagne.

—J'en suis aise, dit le roi, et je reconnais que tu es un digne messager. Et maintenant, fais comme tu voudras: retourne vers les Sarrasins ou demeure avec nous, à ton choix; et si tu demeures avec nous, en échange des terres et des châteaux que tu pouvais avoir en Afrique, nous te donnerons de telles terres et de tels châteaux en Aragon, qu'en voyant ceux que tu auras acquis, tu ne regretteras en rien ceux que tu auras perdus.

Et le nouveau converti répondit:

—Comme chrétien et comme filleul d'un aussi grand roi que vous, il me semble, sauf votre plaisir, monseigneur, que je dois rester avec mes frères et combattre sous votre étendard. Quant à mes terres et à mes châteaux, je les abandonne bien volontiers, et je ne demande en échange qu'un bon cheval et de bonnes armes.

—C'est bien, dit le roi; retirez-vous dans la maison que vous voudrez, et tenez-vous prêt à marcher sous notre étendard dès demain matin.

A ces mots, le filleul de don Pierre se retira, et, dix minutes après, on lui amena dans la maison où il s'était logé un cheval des écuries du roi, sur le dos duquel résonnait une de ses propres armures.

Puis le roi employa le temps qui lui restait à donner les ordres nécessaires pour la bataille du lendemain, ce qui rendit toute l'armée si joyeuse que sur vingt-cinq mille soldats qui la composaient, il n'y eut certainement pas dix hommes qui fermèrent les yeux un seul instant de toute cette nuit.

Au point du jour, les Sarrasins s'avancèrent silencieusement, croyant surprendre les postes aragonais; et ce ne fut que lorsqu'ils se trouvèrent à deux ou trois cents pas des murailles que, du haut d'une petite colline qui dominait le camp, ils aperçurent toute l'armée, chevaliers, barons, arbalétriers, et jusqu'aux valets de l'armée, rangés derrière les palissades et se tenant prêts à combattre.

Alors ils virent qu'ils avaient été trahis et que leurs ennemis étaient sur leurs gardes.

Aussitôt les chefs délibérèrent sur ce qu'ils devaient faire, et pour savoir s'il leur fallait continuer d'aller en avant ou tourner le dos; mais il était déjà trop tard. Le roi, voyant leur hésitation, ordonna d'ouvrir les barrières.

Aussitôt les trompettes commencèrent de sonner; l'avant-garde, sous la conduite du comte de Pallars et de don Ferdinand d'Ixer, s'élança bannière déployée; toute l'armée la suivit, criant:

—Saint Georges et Aragon!

L'espace qui séparait chrétiens et Sarrasins fut franchi en un instant; les deux armées se heurtèrent fer contre fer, et le combat commença.

Ce fut un combat terrible, sans tactique militaire, sans plan arrêté, où chacun choisit son homme et frappa jusqu'à ce que, cet homme abattu, il s'en présentât un autre.

Dans cette lutte, l'avant-garde sarrasine tout entière disparut écrasée: puis le roi en tête, son étendard à la main, entra dans le plus épais des bataillons ennemis. Ses chevaliers et ses barons le suivirent, ouvrant cette masse comme aurait fait un coin de fer. Enfin toute cette foule s'écarta, montrant sa blessure ouverte et sanglante.

Tout était fini; les Sarrasins, blessés au coeur, voulurent en vain se rallier; les terribles épée des chrétiens abattaient tout ce qu'elles touchaient. Les deux ailes séparées ne purent se rejoindre; l'infanterie arabe, percée par les traits des arbalétriers, commença à fuir; les Almogavares, légers comme les chamois de la Sierra-Morena, se mirent à leur poursuite.

La cavalerie seule tenait encore; mais bientôt, abandonnée à sa propre force, il lui fallut fuir à son tour. Le roi voulait la poursuivre et franchir une montagne qui était devant lui; mais le comte de Pallars et don Ferdinand d'Ixer l'arrêtèrent en criant:

—Au nom de Dieu! sire, pas un pas de plus. Songez à notre camp, où nous n'avons laissé que des malades, des femmes et des enfants; que deviendraient-ils, s'ils étaient séparés de nous, et que deviendrions-nous nous-mêmes? Au camp, sire, au camp!

Et, malgré les efforts du roi, qui ne voulait rien écouter, disant que le jour de l'extermination des Sarrasins était venu, ils le ramenèrent vers les palissades.

Comme le roi était à mi-chemin des barrières, un homme couché parmi les cadavres se souleva sur un genou, et, tandis que de la main gauche il tenait fermée une blessure qu'il avait reçue à la poitrine, de l'autre il lui présenta un étendard sarrasin qu'il venait de conquérir. Cet homme, c'était le Sarrasin Yacoub Ben-Assan. Don Pierre ordonna qu'on lui portât secours à l'instant même; mais le blessé fit signe au roi que tout était inutile. Don Pierre prit alors l'étendard, et, comme s'il n'eût attendu pour mourir que le moment de remettre son trophée aux mains de son royal parrain, le blessé se recoucha sur le champ de bataille, et, levant la main de sa poitrine, laissa son âme fuir par sa blessure.

Les envoyés de Sicile avaient vu tout le combat du haut des maisons d'Alcoyll, et ils avaient été fort émerveillés des magnifiques faits d'armes qu'avaient accomplis le roi don Pierre et ses gens, si bien que, pendant tout le temps de la bataille, ils disaient entre eux:

—Si Dieu permet que le roi vienne en Sicile, les Français seront tous morts ou vaincus, car, depuis le roi jusqu'au dernier soldat, tous marchent au combat comme à une fête.

Le soir, don Pierre donna l'ordre d'enterrer les soldats espagnols et de brûler les corps des Sarrasins, de peur que les cadavres ne corrompissent l'air, et que les maladies ne se missent dans son camp comme elles s'étaient mises dans celui du roi saint Louis à Tunis.

Le lendemain et le surlendemain on attendit vainement l'ennemi; il s'était retiré à plus de trois lieues en arrière, tant sa terreur était grande: et cependant tous les jours il lui arrivait de tous les côtés un tel nombre de gens qu'il eût été impossible de les compter.

Le quatrième jour on signala deux autres barques venant, comme les premières, de Sicile, mais portant des envoyés bien plus pressants et bien plus tristes encore que les premiers.

Dans la première étaient deux chevaliers de Palerme, et dans la seconde deux citoyens de Messine; tous étaient vêtus de noir, leurs barques avaient des voiles noires, et elles naviguaient sous des pavillons noirs. A peine virent-ils le roi que, comme avaient fait les premiers, ils se jetèrent à genoux, mais avec des cris bien plus lamentables et bien plus suppliants que les autres, car ils venaient annoncer que le roi Charles assiégeait Messine, et bien véritablement, en une telle extrémité, ils n'avaient plus de recours qu'en Dieu et dans le roi don Pierre d'Aragon.

Cependant le roi don Pierre d'Aragon paraissait encore hésiter, mais alors le comte de Pallars s'avança vers lui et, parlant en son nom et au nom des barons et chevaliers qui l'entouraient:

—Seigneur, lui dit-il, pourquoi hésitez-vous, et qui vous retient? Prenez en miséricorde un peuple infortuné qui vient vous crier merci; car il n'est coeur si dur au monde, qu'il soit chrétien ou Sarrasin, qui n'en ait pitié. Sire, la voix du peuple est la voix de Dieu, et, quand le peuple prie, Dieu ordonne. N'attentez donc pas davantage, seigneur; n'hésitez donc plus, sire, car je vous affirme, en mon nom et en celui de tous mes compagnons, que, tous tant que nous sommes, nous vous suivrons partout où vous irez, et que nous sommes prêts à périr pour la gloire de Dieu, pour votre honneur et pour la résurrection du peuple de la Sicile.

Aussitôt toute l'armée se mit à crier:

—En Sicile! en Sicile! Au nom de Dieu! sire, ne laissez pas ce pauvre peuple qui vous appartient et qui, après vous, appartiendra à vos enfants. En Sicile, sire! en Sicile!

Et alors le roi, entendant ces choses merveilleuses et voyant la bonne volonté de son armée, leva les mains au ciel et dit:

—Seigneur, c'est en votre nom et pour vous servir que j'entreprends ce voyage: Seigneur, je me recommande à vous, moi et les miens.

Puis, se retournant vers son armée:

—Eh bien! ajouta-t-il, puisque Dieu le veut et que vous le voulez, partons donc sous la garde et avec la grâce de Dieu, de madame sainte Marie et de toute la cour céleste, et allons en Sicile.

Et tous s'écrièrent:

—Noël! Noël! en Sicile! en Sicile!

Et toute l'armée, s'agenouillant d'un seul mouvement, se mit à chanter le Salve Regina en signe d'action de grâces.

La même nuit, on expédia les deux premières barques pour la Sicile, avec cette bonne nouvelle que le roi don Pierre d'Aragon et toute son armée allaient arriver.

Le lendemain, le roi fit tout embarquer, hommes, femmes, enfants, et le dernier qui s'embarqua, ce fut lui; puis, lorsque tout l'embarquement fut terminé, les deux autres barques partirent à leur tour pour annoncer qu'elles avaient vu le roi et toute l'armée mettre à la voile.

Dieu nous donne un contentement pareil à celui qu'on éprouva en Sicile lorsqu'on y apprit cette bonne nouvelle!

La traversée du roi d'Aragon fut heureuse, car la Providence ne l'avait point si miraculeusement conduit jusque-là pour l'abandonner en chemin; de sorte que, sans accident aucun, il débarqua à Trapani, le 3 du mois d'août 1282.

Aussitôt les prud'hommes de Trapani envoyèrent des courriers par toute la Sicile; et, derrière ces courriers qui passaient disant au peuple: «le roi don Pierre d'Aragon est arrivé avec une puissante armée», des cris de joie s'élevaient; villes, villages et châteaux s'illuminaient, si bien qu'on pouvait deviner la route qu'ils avaient suivie à la tramée de bonheur et de lumière qu'ils laissaient après eux.

Quant au roi, chacun venait au-devant de lui avec de la joie plein le coeur, et des fleurs plein les mains, et chacun s'écriait en le voyant:

—Bon et saint seigneur, que Dieu te donne vie et victoire, afin que tu puisses nous délivrer de ces Français maudits!

Et tout le monde allait ainsi chantant, dansant et s'embrassant: et, pendant plus d'un mois, personne ne fit oeuvre de ses mains que pour les joindre en remerciant Dieu.

Le quatrième jour de son arrivée, le roi don Pierre vit venir à lui les principaux de la ville de Palerme, qui lui apportaient, au nom de leurs concitoyens, tout l'argent qu'ils avaient pu réunir; mais le roi don Pierre, après les avoir courtoisement reçus, leur répondit qu'il n'avait pas besoin d'argent, ayant apporté son trésor, et qu'il était venu non pas pour lever sur eux de nouvelles contributions, mais pour les recevoir au nombre de ses vassaux et les défendre contre leur ennemis.

Le surlendemain, le roi don Pierre partit pour Palerme, et vous pensez bien que, si de pareilles fêtes avaient eu lieu à Trapani, qui est une ville secondaire, il y en eut de bien autrement belles à Palerme, qui est la capitale de toute la Sicile.

Là, toutes les cloches sonnèrent, toutes les processions sortirent des églises avec les croix et les bannières, et, chaque jour, tout ce qu'il y avait d'hommes, de femmes et d'enfants dans la ville, se réunissaient sur la place du Palais-Royal, et criaient tant et si fort: Vive le roi notre bon seigneur! que le roi, pour satisfaire tout ce peuple, qui ne pouvait croire à son bonheur, était obligé de se montrer cinq ou six fois le jour au balcon de sa fenêtre.

Pendant ce temps, les prud'hommes de Palerme adressaient des messagers à toutes les autres villes de la Sicile, afin qu'elles envoyassent leurs clefs pour être offertes au roi, et des députés qui lui missent la couronne sur la tête au nom de toute l'île.

De son côté, le roi don Pierre envoya directement quatre barons au roi Charles, qui assiégeait Messine, avec charge de lui dire qu'il lui mandait et ordonnait de sortir de son royaume, attendu qu'il n'ignorait pas que le royaume appartenait à la reine d'Aragon, sa femme, et à ses enfants; qu'en conséquence il l'invitait à vider sa terre, et, s'il refusait à se tenir pour averti, que le roi don Pierre l'en irait chasser en personne.

Mais le roi Charles répondit qu'il n'entendait renoncer à son royaume ni pour le roi don Pierre, ni pour aucun autre que ce fût au monde, et que, ce royaume lui ayant été donné par la grâce de Dieu, il saurait bien le reconquérir à l'aide de son épée.

Le roi don Pierre ne répondit à ce refus qu'en ordonnant à son armée de terre et de mer de marcher sur Messine.

Mais, en lui voyant faire ces grands apprêts, les prud'hommes de Palerme lui demandèrent:

—Sauf votre bon plaisir, monseigneur, voulez-vous bien nous dire où vous allez?

Et le roi don Pierre répondit:

—Ne le voyez-vous point? Je vais combattre le roi Charles et le mettre hors de la terre de Sicile.

Alors les prud'hommes s'écrièrent:

—Au nom de Dieu! monseigneur, n'y allez pas sans nous, car, vous le comprenez bien, ce serait une honte pour nous que de ne pas vous aider de tout notre pouvoir dans une occasion qui nous intéresse si fort.

Le roi don Pierre consentit donc à attendre, et l'on fit publier par toute la Sicile que chaque homme âgé de quinze à soixante ans eût à se rendre à Palerme sous quinze jours, avec ses armes et son pain pour un mois. En attendant, et pour donner bon courage aux Messinois, le roi ordonna à deux mille Almogavares de faire la plus grande diligence possible pour se rendre dans la ville assiégée et y annoncer sa prompte arrivée.

Il avait choisi deux mille Almogavares au lieu de deux mille chevaliers, parce que les montagnards, habitués à la fatigue, armés légèrement, n'ayant pour tout bagage qu'une jaquette de drap ou de cuir sur le corps, une résille sur la tête, des espadrilles aux pieds, et portant sur leur dos, dans une besace, autant de pains qu'il y avait de jours de chevauchée, pouvaient franchir la distance plus rapidement qu'aucune autre troupe.

Aussi, quoiqu'il y ait pour tout le monde six journées de marche de Palerme à Messine, les deux mille Almogavares y arrivèrent vers le soir du troisième jour, et cela si secrètement, qu'ils entrèrent par la porte de la Caperna, depuis le premier jusqu'au dernier, sans qu'aucune sentinelle ni vedette de l'armée française s'aperçût de leur arrivée.

Lorsqu'on apprit, à Messine, le renfort que la garnison venait de recevoir, et surtout les bonnes nouvelles que ce renfort apportait, ce fut comme on le pense bien une grande joie par toute la ville. Mais les pauvres assiégés rabattirent bien de cette joie le lendemain lorsqu'ils virent leurs protecteurs se préparer au combat.

En effet, l'aspect des Almogavares n'était point rassurant, et, pour qui ne les avait point connus à l'oeuvre, ils semblaient bien plutôt un amas de bandits et de bohémiens qu'une troupe de soldats.

Aussi les Messinois s'écrièrent-ils:

—Oh! Seigneur Dieu! de quelle haute joie sommes nous descendus, et quels sont ces hommes qui vont ainsi à moitié nus, sans autre armes qu'une épée et un couteau, sans bouclier et sans écu? Mon Dieu! si toutes les troupes du roi d'Aragon sont pareilles, nous n'avons pas grand compte à faire sur nos défenseurs.

Et les Almogavares, ayant entendu les paroles qui se murmuraient ainsi autour d'eux, répondirent:

—C'est bon, c'est bon, on verra aujourd'hui même qui nous sommes. Montez seulement sur les tours et sur les remparts, et regardez.

Les Messinois montèrent sur les tours et sur les remparts, mais en secouant la tête, car ils n'avaient pas grande espérance que les Almogavares tiendraient les belles promesses qu'ils faisaient.

Ceux-ci cependant, sans avoir pris d'autre repos que trois ou quatre heures de sommeil, sans avoir mangé autre chose qu'un de leurs pains, et sans avoir bu ni vin ni liqueur, mais seulement l'eau qui coulait aux fontaines de la ville, se firent ouvrir une porte, et, au moment où les assiégeants s'y attendaient le moins, fondirent sur eux avec une telle impétuosité, qu'ils pénétrèrent presque jusqu'à la tente du roi. Et comme avant de sortir ils s'étaient donné les uns aux autres parole de ne point rentrer qu'ils n'eussent tué chacun son homme, lorsqu'ils rentrèrent, il y avait deux mille Français de moins dans l'armée du roi Charles, et cela sans compter les prisonniers qu'ils ramenaient.

Quand les gens de Messine, qui, ainsi que nous l'avons dit, étaient montés sur les tours et sur les remparts, virent cette brillante sortie et quel résultat terrible elle avait eu pour les assiégeants, ils revinrent fort de l'opinion désavantageuse qu'ils avaient d'abord conçue sur les Almogavares, et ce fut à qui leur ferait plus de fête et leur rendrait plus d'honneurs: chaque riche bourgeois en voulut avoir deux chez lui, et les y traita comme s'ils eussent été de la famille, rassurés et tranquillisés qu'ils étaient maintenant par la certitude qu'avec de pareils hommes leur ville était devenue imprenable.

Cependant le roi Charles apprit que le roi don Pierre d'Aragon, après s'être fait couronner à Palerme, s'avançait à grandes journées par terre, tandis que sa flotte, conduite par son amiral, Roger de Lauria, faisait le tour de l'île.

Ces deux armées réunies pouvaient former, avec celle des Siciliens, à peu près soixante à soixante-cinq mille hommes, c'est-à-dire plus de trois fois autant qu'en avait le roi Charles.

Or, ce dernier, qui était un prince très entendu dans les choses de guerre, comprit qu'il pouvait être trahi par les Abruzziens et les Apuliens, comme le roi Manfred, et que, comme le roi Manfred, il pourrait bien mourir de male mort.

Il prit donc son parti promptement et comme devait le faire un homme aussi prudent que brave.

Par une nuit bien obscure il monta sur les vaisseaux, traversa le détroit et s'en alla aborder à Reggio de Calabre avec la moitié de son armée, car ses vaisseaux n'étaient ni assez grands ni assez nombreux pour transporter son armée tout entière, il devait reprendre le lendemain matin la moitié qui restait encore sur la terre de Sicile.

Mais, au point du jour, le bruit se répandit que le roi Charles s'était embarqué pendant la nuit avec une partie de son monde, et que ce qui restait encore devant Messine était le tiers à peine de son armée. Aussitôt les Almogavares se firent ouvrir deux portes, et, séparés en deux troupes, ils fondirent sur les huit ou dix mille hommes qui restaient encore, ce que voyant les Messinois, ils s'armèrent de leur côté de tout ce qu'ils purent trouver, et sortirent de la ville au nombre de huit ou dix mille.

Les Français essayèrent d'abord de résister, d'autant plus qu'ils voyaient revenir de Reggio les galères qui les devaient emporter.

Cependant, quel que fût leur courage, ils ne purent soutenir le choc acharné de leurs ennemis, ils se dispersèrent tout le long du rivage, jetant leurs armes pour courir plus vite, tendant les bras vers leurs vaisseaux, et criant:

—A l'aide! à l'aide!

Mais quoique ceux qui montaient les galères fissent force de rames, ils n'arrivèrent que bien tard au gré de ceux qui les appelaient, car il y en avait déjà plus de trois mille de tués.

Enfin ceux qui restaient étaient si pressés de fuir, qu'ils n'attendirent pas que les vaisseaux abordassent, et qu'ils se jetèrent à la mer pour les aller rejoindre, de sorte que beaucoup périrent dans le trajet, et que, de sept ou huit mille hommes que le roi Charles avait laissés après lui, à peine en vit-il revenir cinq cents.

Cette journée fut une riche journée pour les Almogavares; car les Français n'avaient pas même pris le temps de plier leurs tentes et de les emporter; aussi y gagnèrent-ils un si riche butin, que les florins d'or roulaient le lendemain dans Messine comme de menus deniers.

Deux jours après, le roi Pierre d'Aragon fit son entrée à Messine au milieu des cris de joie et des acclamations de tout le peuple, et les fêtes qu'on lui fit durèrent quinze jours et quinze nuits: pendant ces quinze nuits, la ville fut illuminée de façon qu'on y voyait à se promener dans ses rues comme à la lumière du soleil.

Ce fut ainsi que la terre de Sicile fut délivrée du dernier Français, et cela se passa l'an de grâce 1282.

Puisse-t-il arriver une pareille joie à tout noble peuple opprimé par l'étranger!

Voici la véritable chronique des Vêpres siciliennes, telle que je l'ai copiée dans la bibliothèque du Palais-Royal à Palerme.

TABLE

La Santa-Maria di Pie di Grotta Caprée

Gaëtano Sferra

L'anniversaire

Messine la Noble

Le pesce spado

Catane

Les bénédictins de Saint-Nicolas-le-Vieux

L'Etna

Syracuse

La chapelle gothique

Carmela

Le Souterrain

Un Requin

Il signor Anga

Girgenti la Magnifique

Le colonel Santa-Croce

L'intérieur de la Sicile

Palerme l'Heureuse

Gelsomina

Sainte Rosalie

Le Couvent des capucins

Grecs et Normands

Charles d'Anjou

Jean de Procida

Pierre d'Aragon